Ivanhoe (3/4)

By Walter Scott

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Title: Ivanhoe (3/4)
       Le retour du croisé

Author: Walter Scott

Translator: Albert Montémont

Release Date: November 16, 2010 [EBook #34342]
[Last updated: March 26, 2012]

Language: French


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IVANHOE.

OU

LE RETOUR DU CROISÉ

Par Walter Scott.


TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. ALBERT-MONTÉMONT


Toujours de son départ il faisait les apprêts,
Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
(_Trad. de_ Prior.)


TOME TROISIÈME.



PARIS.

RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,
Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8.

AMABLE GOBIN ET CIE,
Successeurs de la Maison Baudouin, rue de Vaugirard, 17.

1829.

IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ.




CHAPITRE XXIV.


    «Je la courtiserai comme un lion courtise
    sa lionne.»
    V. Home. _Douglas_.

Pendant que les scènes que nous venons de décrire se passaient dans
divers points du château, la juive Rébecca attendait, dans une tour
éloignée, le sort qu'on lui destinait. Elle y avait été conduite par
deux de ses ravisseurs déguisés, et qui la firent entrer précipitamment
dans une petite chambre, où elle se trouva en présence d'une vieille
sibylle qui grommelait un air saxon, comme pour accompagner les
révolutions de son fuseau sur le plancher. Elle leva la tête en voyant
Rébecca, et jeta sur la belle juive ce regard de malignité et d'envie
que la vieillesse et la laideur, lorsqu'elles se joignent à des
dispositions malfaisantes, ont coutume de jeter sur la jeunesse et la
beauté.

«Allons, vieux grillon, dit un des conducteurs, debout et va-t'en; notre
noble maître l'ordonne. Il faut céder cette chambre à un hôte plus
aimable que toi.»

«Oui, dit la vieille; voilà comment on récompense les services; il fut
un temps où un seul mot prononcé par moi aurait fait tomber de sa selle
et chassé du service le meilleur homme d'armes d'entre vous, et
maintenant il faut que je me lève et que je marche, sur l'ordre d'un
palefrenier comme toi.»

«Bonne dame Urfried, dit l'autre conducteur, ne reste pas là à
raisonner, mais debout et décampe. Les ordres des maîtres doivent être
entendus à demi-mot et exécutés promptement. Ta saison est passée, ma
vieille, et ton soleil est couché depuis long-temps. Tu es maintenant le
véritable emblème d'un ancien cheval de bataille, qu'on a réformé et
relégué au milieu des bruyères. Tu as galopé dans ton temps, et
maintenant c'est tout au plus si tu peux aller l'amble. Allons, tâche de
trotter hors d'ici.»

«Vous êtes de vilains chiens, tous les deux, dit la vieille femme, et
puisse un chenil être votre lieu de sépulture! Que le méchant démon
Zernebock me déchire les membres l'un après l'autre, si je sors de ma
chambre avant d'avoir filé tout le chanvre qui est à ma quenouille!»

«Tu en répondras à notre maître,» répliqua-t-il; et il se retira avec
son compagnon, laissant Rébecca en société avec la vieille femme, auprès
de qui elle se trouvait ainsi introduite malgré elle.

«À quelle action diabolique sont-ils maintenant occupés?» dit la vieille
en marmottant entre ses dents; mais jetant de temps en temps un regard
furtif et malin sur Rébecca: «Oh! dit-elle, ce n'est pas difficile à
deviner. Des yeux brillans, des cheveux noirs, et une peau blanche comme
du papier avant que le prêtre l'ait barbouillée de son noir onguent.
Oui, il est facile de deviner pourquoi ils l'envoient dans cette tour
solitaire, d'où un cri ne serait pas plus entendu que s'il sortait de
cinquante toises sous terre. Tu auras des hiboux pour voisins, ma belle,
et leurs sinistres plaintes seront entendues aussi loin que les tiennes,
et l'on fera autant d'attention aux unes qu'aux autres. Et étrangère,
encore,» ajouta-t-elle en remarquant les vêtemens et le turban de
Rébecca. «De quel pays es-tu? Sarrasine? Égyptienne? Pourquoi ne
réponds-tu pas? Tu sais pleurer, ne sais-tu pas parler?»

«Ne vous fâchez pas, bonne mère,» dit Rébecca.

«Tu n'as pas besoin d'en dire davantage, répliqua Urfried; on connaît un
renard à sa queue, et une juive à son langage.»

«Par pitié, dit Rébecca, dites-moi ce que je dois attendre de la
violence que l'on m'a faite en me traînant ici? Est-ce à ma vie qu'on en
veut, à cause de ma religion? J'en ferai volontiers le sacrifice.»

«À ta vie, mignonne? répondit la sibylle. Quel plaisir trouveraient-ils
à te l'ôter? Crois-moi, ta vie ne court aucun danger. Tu seras traitée
d'une manière qui fut autrefois jugée assez bonne pour une noble fille
saxonne. Sera-ce à une juive, comme toi, à se plaindre de ce qu'elle ne
l'est pas mieux? Regarde-moi; j'étais aussi jeune et deux fois aussi
belle que toi lorsque Front-de-boeuf, père de Réginald, prit ce château
de vive force, à l'aide des Normands qui l'accompagnaient. Mon père et
ses sept fils défendirent leur domaine d'étage en étage, de chambre en
chambre. Il n'y eut pas une salle, pas un escalier, qui ne fût teint de
leur sang. Tous périrent, et avant que leurs corps ne fussent refroidis,
avant que leur sang n'eût eu le temps de sécher, j'étais devenue la
proie du vainqueur et l'objet de son mépris.»

«Ne peut-on avoir du secours? N'y a-t-il pas quelque moyen d'échapper?
dit Rébecca; je récompenserais richement l'assistance que tu me
donnerais.»

«Il ne faut pas y songer, répondit la vieille. On ne peut sortir d'ici
que par la porte de la mort, et il sera tard, il sera tard,
ajouta-t-elle en secouant sa tête grise, avant que cette porte s'ouvre
pour nous. Mais c'est une consolation de penser que nous laissons après
nous sur la terre des êtres qui seront malheureux comme nous. Adieu,
juive. Israélite ou chrétienne, ton sort serait le même, car tu as
affaire à des gens qui ne connaissent ni scrupule ni pitié. Adieu, te
dis-je; ma quenouille est finie, et la tienne est encore à son
commencement.»

«Restez, restez, dit Rébecca; pour l'amour du ciel! restez, dussiez-vous
me maudire, m'accabler d'injures; votre présence est encore une
protection pour moi.»

«La présence de la mère de Dieu ne te servirait pas de protection. La
voilà, lui montrant une image de la Vierge Marie grossièrement sculptée;
vois si elle pourra détourner le sort qui t'attend.»

En disant ces mots, elle sortit avec un sourire moqueur qui rendit sa
figure ridée encore plus hideuse par de nombreuses contorsions, qu'elle
ne l'était dans sa mauvaise humeur habituelle. Elle ferma la porte à
clef, et Rébecca l'entendit descendre lentement et péniblement
l'escalier de la tour, maudissant chaque marche qu'elle trouvait trop
élevée.

Rébecca devait cependant s'attendre à un sort encore plus affreux que
celui de Rowena; car, quelque ombre de respect et d'égards que l'on fît
paraître pour une héritière saxonne, quelle apparence y avait-il qu'on
en montrât aucun pour la fille d'une race opprimée? La juive avait
toutefois un avantage; elle était mieux préparée, par l'habitude de la
réflexion et par sa force naturelle d'esprit, à lutter contre les
dangers auxquels elle était exposée. Douée d'un caractère ferme et
observateur, même dès ses plus jeunes années, la pompe et la richesse
que son père déployait dans l'intérieur de sa maison, ou dont elle était
témoin chez les autres Hébreux opulens, n'avaient pu l'aveugler au point
de l'empêcher de voir que cet état de choses était extrêmement précaire.
De même que Damoclès dans son célèbre banquet, Rébecca voyait
continuellement, au milieu de ce luxe éblouissant, l'épée suspendue par
un cheveu sur la tête de son peuple. Ces réflexions avaient tempéré,
adouci et ramené à un jugement plus sain, un caractère qui, dans
d'autres circonstances, se serait montré hautain, fier et obstiné.

D'après l'exemple et les injonctions de son père, Rébecca avait appris à
se conduire avec douceur et convenance envers tous ceux qui
l'approchaient. Elle n'avait pu, à la vérité, imiter son excès
d'humilité servile, parce qu'elle était étrangère à cette bassesse
d'esprit et à cet état constant de timide appréhension qui en était la
cause; mais elle se comportait avec une noble fierté, comme si, tout en
se soumettant aux circonstances désastreuses dans lesquelles elle se
trouvait placée en appartenant à une race méprisée, elle avait néanmoins
la conviction intime de ses droits à un plus haut rang, par son propre
mérite, que celui auquel le despotisme arbitraire des préjugés religieux
lui permettait d'aspirer.

Ainsi préparée contre les maux qui la menaçaient, elle avait acquis la
fermeté nécessaire pour agir convenablement lorsqu'ils arriveraient. Sa
situation actuelle exigeait toute sa présence d'esprit, et elle l'appela
à son secours.

Son premier soin fut de visiter son appartement; mais elle ne vit que
peu d'espoir de s'évader ou de se garantir de tout danger. Il n'y avait
ni passage secret, ni trappe, et, excepté à l'endroit où la porte par
laquelle elle était entrée joignait le bâtiment principal, l'appartement
paraissait circonscrit par le mur extérieur de la tour. La porte n'avait
en dedans ni barre, ni verrou. L'unique fenêtre de la chambre donnait
sur un espace crénelé qui s'élevait au dessus de la tour, ce qui fit
d'abord concevoir à Rébecca l'espoir de s'échapper; mais elle reconnut
bientôt qu'il n'avait de communication avec aucune autre partie des
remparts, et que ce n'était qu'un balcon ou une plate-forme isolée,
fortifiée comme à l'ordinaire par un parapet et des embrasures, et où
l'on pouvait poster quelques archers pour défendre la tour et flanquer
par leurs traits la muraille du château de ce côté.

Il ne lui restait nulle ressource si ce n'est un courage passif et cette
confiance en Dieu, naturelle aux âmes grandes et généreuses. Quoique
instruite à donner une fausse interprétation aux promesses que
l'Écriture fait au peuple choisi du ciel, Rébecca n'était point dans
l'erreur en croyant que l'état actuel de ce peuple était un état
d'épreuve, ou en espérant qu'un jour viendrait que les enfans de Sion
seraient admis à participer avec les Gentils à la même plénitude de
gloire et de prospérité. En attendant, tout ce qu'elle voyait autour
d'elle lui démontrait que l'état actuel était un état de châtiment et
d'épreuve, et qu'il était spécialement du devoir de chacun de s'y
soumettre sans pécher. Ainsi, se considérant comme une victime du
malheur, Rébecca avait réfléchi de bonne heure sur sa situation et avait
fortifié son âme contre les dangers qu'elle aurait probablement à
courir.

Cependant la captive trembla et changea de couleur quand elle entendit
quelqu'un monter l'escalier, et que, la porte de sa chambre s'ouvrant
lentement, elle vit entrer un homme d'une grande taille et vêtu comme un
de ces brigands auxquels elle attribuait son infortune. Après être entré
il ferma la porte derrière lui; son bonnet couvrait ses sourcils et
cachait la partie supérieure de son visage; et il tenait son manteau
croisé de manière à ne laisser rien apercevoir de la partie inférieure
de son corps. Dans ce costume, comme s'il se fût préparé à faire quelque
action dont la seule pensée le faisait rougir, il se présenta devant sa
prisonnière effrayée; cependant, tout brigand qu'il sembla par son
costume, il paraissait embarrassé pour expliquer le motif de sa visite,
en sorte que Rébecca, faisant un effort sur elle-même, eut le temps
d'anticiper sur cette explication. Elle avait déjà détaché deux riches
bracelets et un collier; elle s'empressa de les présenter au brigand
supposé, pensant naturellement que satisfaire sa cupidité serait un
moyen de se concilier sa faveur.

«Prends ceci, mon ami, dit-elle, et pour l'amour de Dieu aie pitié de
mon vieux père et de moi! Cette parure est précieuse, mais ce n'est
qu'une bagatelle auprès de ce que nous te donnerions pour obtenir d'être
renvoyés de ce château libres et sans qu'il nous fût fait aucun mal.»

«Belle fleur de la Palestine, répondit le brigand, ces perles orientales
le cèdent en blancheur à vos dents; les diamans sont brillans, mais il
n'ont pas l'éclat de vos yeux; et depuis que j'ai commencé ce métier,
j'ai fait voeu de préférer la beauté aux richesses.»

«Ne te fais pas tort à toi-même, dit Rébecca, accepte une rançon et aie
pitié de nous; l'or te procurera le plaisir, nous maltraiter ne te
donnera que des remords. Mon père satisfera volontiers à tous tes
désirs; et si tu es sage, tu pourras, avec l'or que tu obtiendras, te
procurer les moyens de rentrer dans la société, obtenir le pardon de tes
erreurs passées et te mettre à l'abri de la nécessité d'en commettre de
nouvelles.»

«C'est fort bien parler, dit le brigand en français, trouvant
probablement difficile de soutenir la conversation en saxon, ainsi que
Rébecca l'avait commencée; mais sache, lis éblouissant de la vallée de
Bacca, que ton père est déjà entre les mains d'un savant alchimiste qui
saurait convertir en or et en argent jusqu'aux barreaux rouillés d'une
grille de prison. Le vénérable Isaac est soumis à l'action d'un alambic
qui distillera de lui tout ce qu'il a de plus cher, sans le secours de
mes demandes ni de tes supplications. Ta rançon doit être payée par
l'amour et la beauté, et je ne l'accepterai qu'en cette monnaie.»

«Tu n'es pas un brigand de nos forets, répondit Rébecca dans la même
langue. Jamais brigand ne refusa de pareilles offres; pas un d'eux ne
parle le dialecte dans lequel tu t'exprimes. Tu n'es pas un brigand,
mais un Normand; peut-être un Normand d'une noble naissance. Qu'elle se
manifeste aussi dans tes actions, et jette loin de toi ce masque affreux
d'outrage et de violence.»

«Et toi, qui sais si bien deviner, dit Brian de Bois-Guilbert en
baissant le manteau qui lui couvrait le visage, tu n'es pas une vraie
fille d'Israël, mais en tout, sauf la jeunesse et la beauté, une
véritable magicienne d'Endor. Je ne suis donc pas un brigand, belle rose
de Saron, mais je suis un chevalier qui aura plus de plaisir à parer ton
cou et tes mains de perles et de diamans, qui te vont si bien, qu'à te
priver de ces bijoux.»

«Que peux-tu attendre de moi, dit Rébecca, si ce n'est mes richesses? Il
ne peut y avoir rien de commun entre vous et moi. Tu es chrétien; moi je
suis juive. Notre union serait contraire aux lois de l'Église et de la
synagogue.»

«Oui, sans doute, répliqua le templier en riant; épouser une juive! non,
de par dieu! fût-elle la reine de Saba elle-même; et sache d'ailleurs,
charmante fille de Sion, que, si le roi très chrétien m'offrait sa fille
très chrétienne en mariage avec le Languedoc pour dot, je ne pourrais
l'épouser. Je suis templier; vois la croix de mon ordre.»

«Oses-tu bien en appeler à ce signe, dit Rébecca, dans un moment comme
celui-ci?»

«Eh bien! que t'importe? dit le templier; tu ne crois point à ce signe
bienheureux de notre salut.»

«Je crois ce que mes pères m'ont appris à croire, dit Rébecca, et je
prie Dieu de me pardonner, si ma croyance est erronée. Mais vous, sire
chevalier, quelle est la vôtre, quand vous en appelez sans scrupule à ce
qu'il y a de plus sacré à vos yeux, à l'instant même où vous vous
proposez de violer le plus solennel de vos voeux, comme chevalier et
comme religieux?»

«Très bien et très gravement prêché, ô fille de Sirah! répondit le
templier. Mais, ma douce Ecclésiastica, les préjugés étroits de la
nation juive t'aveuglent sur nos hauts priviléges. Le mariage serait un
crime horrible chez un templier, mais pour toute autre folie moins
criminelle dont je puis me rendre coupable, je puis en aller promptement
recevoir l'absolution à la préceptorerie voisine. Le plus sage des
monarques et son père, dont vous conviendrez que les exemples doivent
être de quelque poids, ne jouissaient pas de priviléges plus étendus que
ceux que nous, pauvres soldats du temple de Sion, avons gagnés par notre
zèle pour sa défense. Les protecteurs du temple de Salomon peuvent se
permettre un peu de licence d'après l'exemple de ce roi.»

«Si tu ne lis l'Écriture, dit la juive, ainsi que la Vie des Saints,
qu'afin de pouvoir justifier ta licence, tu es aussi criminel que celui
qui extrait des poisons des plantes les plus salutaires.» Les yeux du
templier étincelèrent de colère à ce reproche. Écoute, Rébecca, dit-il,
jusqu'ici je t'ai parlé avec douceur; mais à présent je parlerai en
vainqueur. Tu es ma captive; conquise avec mon arc et ma lance; soumise
à ma volonté par les lois de toutes les nations. Je ne rabattrai pas un
iota de mes droits, et je ne m'abstiendrai point de prendre par la
violence ce que tu refuses à la prière ou à mes droits.»

«Arrête, dit Rébecca, arrête, et écoute-moi avant de tenter de te
souiller d'un crime aussi abominable! Ta force, il est vrai, l'emporte
sur la mienne; car Dieu a fait la femme faible, et a confié sa défense à
la générosité de l'homme. Mais je proclamerai ta scélératesse, templier,
d'un bout de l'Europe à l'autre. Je veux devoir à la superstition de tes
frères ce que leur compassion me refuserait peut-être. Chaque
préceptorerie, chaque chapitre de ton ordre, apprendra que, comme un
hérétique, tu as violé tes voeux pour une juive. Ceux que ton crime ne
fera point frémir te maudiront pour avoir déshonoré la croix que tu
portes pour l'amour d'une fille de ma nation.»

«Tu as de l'esprit, belle juive,» répliqua le templier, qui connaissait
fort bien la vérité de ce qu'elle disait, et qui savait que les statuts
de son ordre condamnaient de la manière la plus positive, et sous les
peines les plus rigoureuses, toute intrigue criminelle avec une juive,
que même il y avait eu des exemples de dégradation du coupable; «tu as
un esprit vif et subtil; mais il faudra que ta voix soit bien forte pour
se faire entendre au delà des murailles de fer de ce château, que ne
sauraient percer les gémissemens, les lamentations, les appels à la
justice, ni les cris de détresse. Il n'y a qu'un seul moyen de te
sauver, Rébecca: soumets-toi à ton sort; embrasse notre religion. Alors
tu sortiras environnée d'une telle magnificence, que plus d'une dame
normande le cèdera en luxe et en beauté à la favorite de la meilleure
lance parmi les défenseurs du Temple.

«Me soumettre à mon sort, dit Rébecca; et quel sort, juste ciel!
Embrasser ta religion! Et quelle peut être cette religion, qui reçoit un
pareil monstre? Toi! la meilleure lance des templiers! lâche chevalier!
prêtre parjure! je te crache au visage et je te brave! Le Dieu d'Abraham
a réservé une voie à sa fille pour se sauver de cet abîme d'infamie.»

À ces mots, elle ouvrit la fenêtre treillissée qui conduisait à la
plate-forme, et en un instant elle se trouva debout sur le parapet, sans
le moindre obstacle entre elle et un précipice épouvantable. Ne
s'attendant pas à cet acte de désespoir, car jusqu'alors Rébecca était
restée entièrement immobile, Bois-Guilbert n'eut le temps ni de la
retenir ni de lui couper le chemin. «Reste où tu es, fier templier,
s'écria-t-elle, on approche, je t'en laisse le choix; mais un pas de
plus, et je me plonge dans le précipice; mon corps sera écrasé et rendu
méconnaissable sur les pierres qui pavent la cour, avant de devenir la
victime de ta brutalité.»

En parlant ainsi, elle joignit les mains et les leva vers le ciel, comme
pour implorer la miséricorde divine, avant de s'élancer dans l'abîme. Le
templier hésita, et son audace, qui n'avait jamais cédé à la pitié ni
aux larmes, céda à l'admiration d'un tel courage. «Descends, dit-il,
fille imprudente! je jure par la terre, par la mer et par le ciel, que
je ne chercherai pas à t'outrager.»

«Je ne me fierai pas à toi, templier, dit Rébecca, tu m'as appris à
mieux connaître les vertus de ton ordre. La préceptorerie voisine
t'accorderait l'absolution pour avoir violé un serment qui n'aurait pour
objet que l'honneur ou le déshonneur d'une misérable fille juive.»

«Tu me calomnies, dit le templier. Je jure par le nom que je porte, par
cette croix tracée sur ma poitrine, par l'épée suspendue à mon côté, je
jure par les antiques armoiries de mes ancêtres, que tu n'as rien à
craindre. Mais, si ce n'est pour toi-même, du moins pour l'amour de ton
père, abstiens-toi. Je serai l'ami de ton père; car dans ce château il
aura besoin d'un puissant protecteur.»

«Hélas! dit Rébecca, je ne le sais que trop...; mais puis-je me fier à
toi?»

«Que mes armoiries soient effacées, que mon nom soit déshonoré, dit
Brian de Bois-Guilbert, si je te donne le moindre sujet de plainte. J'ai
enfreint plus d'une loi, violé plus d'un commandement; mais ma parole!
jamais.»

«Je veux bien me fier à toi, dit Rébecca; tu vas voir jusqu'à quel
point.» Alors elle descendit du parapet, mais se tint debout tout près
d'une des embrasures ou mâchicoulis, comme on les appelait alors. «C'est
ici que je prends mon poste, dit-elle; toi reste là où tu es; et si tu
cherches à abréger d'un seul pas la distance qui est entre nous, tu
verras que la fille juive aime mieux confier son âme à Dieu que son
honneur à un templier.»

Pendant que Rébecca parlait ainsi, sa noble et ferme résolution, qui
relevait encore l'expressive beauté de sa figure, donnait à ses regards,
à son air et à son maintien une dignité qui paraissait au dessus d'une
mortelle. Ses yeux n'avaient rien perdu de leur vivacité, ses joues ne
s'étaient point décolorées par la crainte d'un péril aussi grand; au
contraire, l'idée qu'elle était maîtresse de son sort, et qu'elle
pouvait à son gré échapper à l'infamie par la mort, avait rehaussé la
couleur de son teint, et donné à ses yeux un nouvel éclat. Bois-Guilbert
lui-même, noble et fier comme il était, pensa qu'il n'avait jamais vu
une beauté aussi animée et aussi imposante.

«Que la paix soit faite entre nous, Rébecca,» dit-il.

«La paix, si tu veux, répondit Rébecca; la paix, mais avec cet espace
entre nous.»

«Tu n'as plus de raison de me craindre,» dit Bois-Guilbert.

«Je ne te crains pas, répliqua-t-elle, grâce à celui qui a construit
cette tour tellement élevée qu'il est impossible qu'on en tombe sans
perdre la vie. Grace à lui et au Dieu d'Israël, je ne te crains pas.»

«Tu me fais injure, dit le templier; par la terre, la mer et le ciel, tu
es injuste envers moi. Je ne suis pas naturellement ce que je t'ai paru;
dur, égoïste et inflexible. Ce fut une femme qui m'apprit à exercer la
cruauté, et je l'ai employée à mon tour près d'une femme, mais non pas
envers une créature comme toi. Écoute-moi, Rébecca. Jamais chevalier n'a
pris sa lance avec un coeur plus dévoué à l'objet de son amour que Brian
de Bois-Guilbert. Fille d'un petit baron qui n'avait pour tout domaine
qu'une tour tombant en ruine, un mauvais vignoble et quelques lieues de
terrain dans les landes de Bordeaux, son nom était connu partout où se
faisaient de hauts faits d'armes, plus célèbre que celui de plus d'une
dame qui avait un comté pour dot. Oui, continua-t-il en parcourant à
grands pas la plate-forme, et paraissant ne plus se rappeler la présence
de Rébecca; oui, mes exploits, mes périls, mon sang, ont fait connaître
le nom d'Adélaïde de Montemart, depuis la cour de Castille jusqu'à celle
de Byzance. Et comment fus-je récompensé? Lorsque je revins, chargé de
lauriers chèrement achetés au prix de mes fatigues et de mon sang, je la
trouvai mariée à un simple écuyer gascon, dont le nom n'avait jamais été
prononcé hors des limites de son misérable domaine. Je l'aimais d'un
véritable amour, et je me vengeai d'une manière terrible de son manque
de foi; mais ma vengeance retomba sur moi. Depuis ce jour j'ai pris la
vie en haine, et j'ai rompu les liens qui m'y attachaient. Mon âge viril
ne doit connaître aucun bonheur domestique, ne doit point recevoir de
consolation de la part d'une épouse affectionnée. Ma vieillesse ne doit
point être réchauffée par un foyer près duquel se formerait un cercle
d'amis. Ma tombe doit être solitaire, et je ne laisserai personne après
moi pour soutenir l'ancien nom de Bois-Guilbert. J'ai déposé aux pieds
de mon supérieur mes droits à la liberté, mon privilége d'indépendance.
Le templier, véritable serf, quoiqu'il n'en ait pas le nom, ne peut
posséder ni biens, ni terres; il ne vit, n'agit, ne respire que par la
volonté et sous le bon plaisir d'un autre.»

«Hélas! dit Rébecca, quels sont les avantages qui peuvent indemniser de
si grands sacrifices?»

«Le pouvoir de se venger, Rébecca, répondit le templier, et l'espoir de
satisfaire son ambition.»

«Pauvre récompense, dit Rébecca, pour l'abandon des droits les plus
chers à l'humanité!»

«Ne parle pas ainsi, jeune fille, répondit le templier; la vengeance est
le plaisir des dieux[1], et s'ils se la sont réservée, comme les prêtres
nous le disent, c'est parce qu'ils la regardent comme une jouissance
trop précieuse pour l'accorder aux simples mortels. Et l'ambition! C'est
une passion capable de troubler le bonheur du ciel même.» Il s'arrêta
quelques momens; puis il continua: «Rébecca, celle qui a pu préférer la
mort au déshonneur doit avoir une âme forte et fière. Il faut que tu
sois à moi... Ne t'épouvante pas, ajouta-t-il, il faut que ce soit de
ton propre mouvement et à tes propres conditions. Il faut que tu
consentes à partager avec moi des espérances plus étendues que celles
qu'on peut concevoir sur le trône d'un monarque. Écoute-moi avant de
répondre, et réfléchis avant de refuser. Le templier, comme tu l'as très
bien dit, perd ses droits sociaux et le pouvoir d'exercer son libre
arbitre, mais il devient membre d'un corps puissant, devant lequel les
trônes tremblent déjà, semblable à la goutte de pluie qui tombe dans la
mer devient une portion de cet océan irrésistible qui mine les rochers
et engloutit des flottes entières. On peut voir un pareil océan dans
cette association puissante. Je ne suis pas un des plus faibles membres
de cet ordre, je suis déjà un des principaux commandeurs et puis très
bien aspirer un jour au bâton de grand-maître. Les pauvres soldats du
Temple ne se contenteront pas de placer le pied sur le cou des rois; un
moine à sandales de cordes peut en faire autant. Notre cotte de mailles
montera sur le trône; notre main gantelée arrachera le sceptre de la
main des rois. Le règne de votre Messie, vainement attendu, n'offrira
pas un aussi grand pouvoir à vos tribus dispersées que celui auquel mon
ambition aspire. Je ne cherchais qu'une âme aussi ardente que la mienne
pour le partager, et je l'ai trouvée en vous, c'est la vôtre!»

     Note 1: Crébillon a exprimé cette pensée avec une grande
     force dans sa tragédie d'_Atrée et Thyeste_. Walter Scott,
     dont la mémoire est pleine des écrivains anciens et modernes,
     aurait dû saisir une pareille occasion de rendre justice à un
     auteur français. A. M.

«Est-ce à une fille d'Israël que tu parles ainsi, répondit Rébecca;
songe donc...»--«Ne me réponds pas, dit le templier, en alléguant la
différence de notre foi; dans nos assemblées secrètes, nous ne faisons
que rire de ces contes de nourrice. Ne crois pas que nous soyons restés
aveugles sur la niaise folie de nos fondateurs qui abjurèrent toutes les
délices de la vie pour l'avantage de gagner les palmes du martyre en
mourant de faim et de soif, ou d'être les victimes de la peste et du
glaive des Barbares, tandis qu'ils s'efforçaient vainement de défendre
un stérile désert qui n'a de prix qu'aux yeux de la superstition. Notre
ordre conçut bientôt des vues plus hardies et plus larges, et trouva une
meilleure indemnité de ses sacrifices. Nos immenses possessions dans
tous les royaumes de l'Europe, notre haute renommée militaire qui amène
dans nos rangs la fleur de la chevalerie de tous les pays de la
chrétienté; voilà le but auquel ne songeaient guère nos pieux
fondateurs, et il est caché aux esprits faibles qui embrassent notre
ordre d'après les vieux principes, et dont les idées crédules en font
pour nous d'aveugles instrumens. Mais je ne soulèverai pas davantage le
voile de nos mystères. Le son du cor que vous venez d'entendre annonce
que ma présence est nécessaire ailleurs. Songe à ce que j'ai dit. Adieu;
je ne te dis pas d'oublier la violence dont j'ai usé à ton égard,
puisqu'elle était indispensable au déploiement de ton caractère. L'on ne
peut se connaître que par l'application de la pierre de touche. Je
reviendrai bientôt, et nous aurons un nouvel entretien.»

Il sortit de l'appartement et descendit l'escalier, laissant Rébecca
peut-être moins épouvantée de l'idée de la mort, à laquelle elle venait
de s'exposer, que de l'ambition effrénée de l'homme audacieux aux mains
duquel on l'avait si malheureusement livrée. En quittant la fenêtre où
elle s'était réfugiée, et rentrant dans la chambre, elle rendit grâces à
Dieu de la protection qu'il lui avait accordée et dont elle implora la
continuation pour son père. Un autre nom s'était glissé dans sa prière,
ce fut celui du jeune chrétien malade que son destin avait poussé entre
les mains de ces buveurs de sang, qui étaient ses ennemis les plus
déclarés. Le coeur de la jeune fille se reprochait cependant le souvenir
qu'elle gardait d'un homme dont le sort ne pouvait avoir aucune affinité
avec le sien, c'est-à-dire d'un Nazaréen, d'un ennemi de sa foi. Mais
déjà sa prière avait franchi les nues, et tous les préjugés étroits de
sa secte ne purent déterminer l'intéressante Israélite à rappeler cette
prière dans son coeur.




CHAPITRE XXV.


    «Quel maudit griffonnage! Jamais de ma
    vie je n'en vis de pareil.»
    GOLDSMITH.

    _She stoops to conquer_. Elle
    s'humilie pour vaincre.

Lorsque le templier entra dans la grande salle du château, de Bracy s'y
trouvait déjà. «Et votre déclaration amoureuse? s'écria celui-ci; je
pense que, comme la mienne, elle a été troublée par l'appel bruyant du
cor. Vous arrivez le dernier et à regret; je présume donc que votre
entrevue aura été plus heureuse et plus agréable que la mienne.»--«Votre
déclaration à l'héritière saxonne aurait-elle été sans succès?» dit le
templier.--«Par les reliques de saint Thomas Becket! répliqua de Bracy,
sans doute lady Rowena a ouï dire ce que je souffre à la vue d'une femme
qui pleure.»

«Allons donc, dit le templier; le chef d'une compagnie franche faire
attention aux pleurs d'une femme! Quelques gouttes dont on asperge le
flambeau de l'Amour ne font que rendre son éclat plus vif.»--«Grand
merci de ton aspersion! répliqua de Bracy. Sais-tu que cette jeune fille
a versé autant de larmes qu'il en faudrait pour éteindre un fanal? Non,
jamais, depuis le temps de sainte Niobé[2], dont le prieur nous a
raconté la vie, on n'a vu des mains se tordre de telle façon, des yeux
verser de semblables torrens. La belle Saxonne était possédée d'une fée
ondine.»

     Note 2: J'aurais désiré que le prieur les eût aussi informés
     de l'époque où Niobé fut canonisée. Ce fut sans doute dans ce
     siècle brillant, où le dieu Pan légua ses cornes à Moïse. Je
     crois que M. Defauconpret se trompe en rendant le mot _horn_
     par celui de pipeaux: on sait que Moïse avait sur le front
     deux cornes ou traits de feu, et non pas des pipeaux. A. M.

«C'est une légion de démons que renfermait le sein de la juive, repartit
le templier; car jamais un seul d'entre eux, je pense, fût-ce Apollyon
lui-même, n'eût pu lui souffler un si indomptable orgueil, une si ferme
résolution.»--«Mais où est Front-de-Boeuf? Pourquoi le cor se fait-il
entendre? Pourquoi ces sons de plus en plus perçans?»--«Sans doute il
est à négocier avec le juif, du moins je le suppose, répondit froidement
de Bracy; il est probable que les hurlemens d'Isaac auront étouffé les
sons du cor. Tu dois savoir par expérience, sire Brian, qu'un juif
contraint de payer une rançon, surtout aux conditions que lui prescrira
notre ami Front-de-Boeuf, doit jeter des cris à couvrir le tintamarre de
vingt cors et de vingt trompettes. Mais nous allons le faire appeler par
nos vassaux.»

Bientôt après ils furent rejoints par Front-de-Boeuf, qui avait été
interrompu dans sa despotique cruauté de la manière que le lecteur a
vue, et qui n'avait tardé que pour donner quelques ordres
indispensables.

«Voyons quelle est la cause de cette maudite rumeur, dit Front-de-Boeuf.
C'est une lettre; et, si je ne me trompe, elle est écrite en saxon.» Il
l'examina, la tournant et retournant, comme si en changeant le sens du
papier il devait espérer d'en connaître le contenu, puis la donna à de
Bracy.

«Ce sont des caractères magiques pour moi,» dit de Bracy, qui avait sa
bonne part de l'ignorance qui faisait l'apanage des chevaliers de cette
époque. «Notre chapelain fit tout au monde pour m'enseigner à écrire,
dit-il; mais toutes mes lettres ressemblaient par la forme à des fers de
lance et à des lames de sabre, ce qui fit que le vieux tondu renonça à
sa tâche.

«Donnez-moi cette lettre, dit le templier; dans notre ordre, quelque
instruction rehausse notre valeur.»--«Faites-nous donc profiter de votre
révérentissime savoir, répliqua de Bracy. Que veut dire ce
griffonnage?»--«C'est un défi dans toutes les formes, répliqua le
templier. Certes, par Notre-Dame de Bethléem, si ce n'est point une
folle plaisanterie, voilà le cartel le plus extraordinaire qui ait
jamais passé le pont-levis du château d'un baron.»

«Une plaisanterie, dit Front-de-Boeuf; je serais charmé de connaître qui
oserait plaisanter avec moi de la sorte! Lisez, sire Brian.» Le templier
lit ce qui suit: «Moi, Wamba, fils de Witless, fou de noble et libre
homme Cedric de Rotherwood, dit le Saxon; et moi, Gurth, fils de
Beowulph, gardeur de pourceaux...»

«Tu es fou, s'écria Front-de-Boeuf, interrompant le lecteur.»--«Par
Saint-Luc, c'est ce qui est écrit, riposta le templier; puis il reprit
sa lecture et poursuivit de la sorte: «Moi, Gurth, fils de Beowulph,
gardeur des pourceaux dudit Cedric, avec l'assistance de nos alliés et
confédérés qui dans cette querelle font cause commune avec nous,
notamment du bon et loyal chevalier, jusqu'à présent nommé _le Noir
fainéant_, faisons savoir à vous Réginald Front-de-Boeuf, et à vos
alliés et complices, quels qu'ils soient, qu'attendu que, sans motif
aucun, sans déclaration d'hostilité, vous vous êtes emparés contre le
droit des gens et par violence de la personne de notre seigneur, ledit
Cedric, ainsi que de la personne de noble et libre demoiselle lady
Rowena d'Hargottstand, ainsi que de la personne de noble et libre homme
Athelstane de Coningsburgh, ainsi que des personnes de certains hommes
libres, leurs _cnichts_[3]; ainsi que de certains serfs qui leur
appartiennent, ainsi que d'un certain juif, nommé Isaac d'York, en même
temps que d'une juive, sa fille, et de certains chevaux et mules,
lesquelles nobles personnes, avec leurs _cnichts_ et serfs, chevaux,
mules, juif et juive susdits, étaient tous en paix avec Sa Majesté, et
voyageaient sur le grand chemin du roi, nous requérons et demandons que
lesdits nobles personnages, nommément Cedric de Rotherwood, Rowena de
Hargottstandstede, Athelstane de Coningsburgh, leurs serfs, _cnichts_,
compagnons, chevaux, mules, juif et juive susnommés ainsi qu'argent et
effets à eux appartenant dans l'heure qui suivra la réception de cette
lettre, nous soient remis à nous ou à nos représentans, corps et biens
intacts, et le tout dans son intégrité: faute de quoi nous vous
déclarons que nous vous tiendrons comme brigands et traîtres, et que
tous, soit par siéges, combats ou attaques de ce genre, nous risquerons
notre vie contre la vôtre, et ferons à votre préjudice et ruine tout ce
qui sera en notre pouvoir. Sur ce, que Dieu vous ait en sa sainte et
digne garde. Signé par nous la veille de la Saint-Withold, sous le grand
chêne de Hart-Hill-Welk, les présentes étant écrites par un saint homme
en Dieu, le desservant de Notre-Dame et de Saint-Dunstan, dans la
chapelle Copmanhurst.»

     Note 3 Mot saxon qui veut dire _gardes_ ou _vassaux_. A. M.

Au bas de cette sommation était immédiatement et grossièrement
griffonnée la tête d'un coq avec sa crête, entourée d'une légende qui
expliquait que cette espèce d'hiéroglyphe était la signature de Wamba,
fils de Witless[4]. Sous ce respectable emblème figurait une croix,
connue pour être le seing de Gurth, fils de Beowulph; venaient ensuite
ces mots, tracés d'une main hardie, quoique inhabile: _Le
Noir-Fainéant_. Enfin, une flèche assez nettement dessinée, et qui était
le sceau du _yeoman_ ou archer Locksley, fermait cette missive.

     Note 4: _Witless_, mot composé de _wit_, esprit, et _less_,
     sans. C'est encore un jeu d'imagination de l'auteur à la
     manière d'Homère, qui appelle Achille, tantôt aux pieds
     légers, tantôt _âme de chien_. A. M.

Les chevaliers écoutèrent jusqu'au bout cette pièce singulière, puis se
regardèrent l'un et l'autre, muets d'étonnement, ne pouvant deviner ce
qu'elle signifiait. De Bracy rompit le premier le silence par un grand
éclat de rire, qui tout à coup fut suivi d'un second, mais plus modéré,
qui échappa au templier. Front-de-Boeuf, au contraire, paraissait
impatient de cette gaîté intempestive. «Beaux sires, dit-il, je vous
donne un avis: c'est qu'en semblables circonstances il serait plus
convenant de vous consulter ensemble sur ce qu'il y a à faire, que de
vous laisser aller à ces éclats de rire si hors de saison.»--«Front-de-Boeuf
n'a point encore recouvré ses esprits depuis sa dernière chute, dit de
Bracy au templier; la seule idée d'un cartel, bien qu'il vienne d'un fou
et d'un gardeur de pourceaux, l'intimide.»

«Par saint Michel! riposta Front-de-Boeuf, je voudrais bien te voir, de
Bracy, soutenir à toi seul les assauts que nous garde cette singulière
aventure. Ces gens-là n'eussent jamais osé agir avec cet excès
d'impudence s'ils ne se sentaient appuyés par quelques bandes
audacieuses. Il y a assez de brigands dans cette forêt qui attendent le
moment de se venger de la protection que j'accorde aux daims et aux
cerfs. J'ai seulement fait attacher un de ces misérables, pris sur le
fait, aux cornes d'un cerf sauvage, qui en cinq minutes l'a percé à
mort, et pour cela autant de flèches furent tirées contre moi, qu'on en
a décoché sur le bouclier qui servait de but aux archers à Ashby. Ici,
l'ami, ajouta-t-il en parlant à un de ses écuyers; as-tu envoyé aux
environs pour t'enquérir des forces qui peuvent soutenir cet étonnant
défi?»

«Il y a au moins deux cents hommes réunis dans les bois, répliqua un
écuyer de service.»--«Voilà une belle affaire, dit Front-de-Boeuf; cela
vient de vous avoir prêté mon château pour vous divertir. Vous vous êtes
conduits avec tant de circonspection, que vous avez attiré autour de mes
oreilles cet essaim de guêpes.»

«De guêpes? répliqua de Bracy; dites plutôt de bourdons sans dards, une
bande de fainéans et de vauriens qui, au lieu de travailler pour leur
subsistance, vivent dans les bois et détruisent le gibier.»--«Sans
dards! répliqua Front-de-Boeuf; dis donc des flèches fourchues longues
d'une aune[5], et lancées avec une telle force qu'elles perceraient un
écu français.»

     Note 5: _Forkheaded shafts of a cloath-yard in length_, dit
     Walter Scott; ce que son premier interprète rend par «des
     flèches de trois pieds de long.»

«Fi donc! sire chevalier, dit le templier; appelons nos gens, et faisons
une sortie. Un chevalier, un seul homme d'armes, ce serait assez contre
vingt de ces paysans.»--«Assez, beaucoup trop, répliqua de Bracy; je
rougirais de mettre seulement contre eux ma lance en arrêt.»--«C'est
fort bon, sire templier, répondit Front-de-Boeuf, s'il s'agissait de
Turcs, ou de Maures, ou de ces gueux[6] de paysans français, très
vaillant de Bracy; mais nous avons affaire à des archers anglais, sur
lesquels nous n'aurons d'autre avantage que nos armes et nos chevaux,
dont nous ne pourrons faire usage dans les clairières de la forêt. Tu
parles de faire une sortie! à peine avons-nous assez d'hommes pour la
défense du château. Les plus braves de mes gens sont à York, ainsi que
les vôtres, de Bracy: à peine nous en reste-t-il une vingtaine et une
poignée que vous emmenâtes dans cette folle entreprise.»

     Note 6: Le premier interprète a voulu sans doute dissimuler
     ce compliment de l'auteur à nos compatriotes, en ne
     traduisant pas l'épithète de _craven_. A. M.

«Est-ce que tu crains, dit le templier, qu'ils ne soient en forces
suffisantes pour enlever le château d'un coup de main?»--«Non certes,
sire Brian, se récria Front-de-Boeuf, ces bandits ont un chef audacieux;
mais dépourvus qu'ils sont de machines de guerre, d'échelles de siége,
de conducteurs expérimentés, mon château les défie.»--«Envoie tout de
suite chez tes voisins, dit le templier; qu'ils rassemblent leurs gens,
qu'ils viennent au secours de trois chevaliers assiégés par un fou et un
gardeur de pourceaux, dans le château baronnial de Réginald
Front-de-Boeuf!»

«Encore une plaisanterie, sire chevalier, répliqua le baron; mais chez
qui envoyer? Malvoisin est en ce moment à York avec ses vassaux, ainsi
que mes autres alliés, et sans votre infernale entreprise, j'y serais
avec eux.»--«Alors donc, envoyons un messager à York, et rappelons nos
gens près de nous, dit de Bracy; s'ils soutiennent l'aspect de ma
bannière flottante et de ma compagnie franche, je les tiens pour les
plus audacieux brigands qui jamais aient bandé l'arc dans les bois.»

«Et qui chargerons-nous de ce message? dit Front-de-Boeuf, car il ne
doit point y avoir un sentier où ces vauriens ne fassent le guet; et ils
arracheront la dépêche du sein même du porteur. J'ai votre affaire,
ajouta-t-il après s'être recueilli un moment. Sire templier, puisque
vous savez lire, vous savez écrire sans doute, et si nous pouvons
retrouver l'écritoire et la plume de mon chapelain, qui mourut il y a
environ un an, aux fêtes de Noël, au milieu d'une orgie...»

«Je suis à vos ordres, dit l'écuyer qui attendait debout, je crois que
la vieille Barbara, pour l'amour de son confesseur, a conservé cette
plume et cette écritoire. Je l'ai entendue raconter qu'il fut le dernier
qui lui ait dit de ces choses qu'un homme poli doit adresser à fille ou
femme.»--«Va, cours les chercher, Engelred; et alors, sire templier, tu
écriras sous ma dictée une réponse à cet audacieux défi.»

«J'aimerais mieux me servir pour y répondre de la pointe d'une épée que
de la pointe d'une plume, dit Bois-Guilbert, mais qu'il soit fait comme
vous voulez.» Il s'assit devant une table, et Front-de-Boeuf lui dicta
en français un billet dont voici la teneur:

«Sire Réginald Front-de-Boeuf et les nobles chevaliers ses alliés et
confédérés ne reçoivent point de défi de la part de serfs, de vassaux et
de fugitifs. Si le personnage qui prend le nom de _Chevalier noir_ a des
droits aux honneurs de la chevalerie, il doit savoir qu'il s'est dégradé
par sa présente association, et qu'il ne peut demander compte de quoi
que ce soit à de loyaux et nobles chevaliers. Quant aux prisonniers que
nous avons faits, nous vous prions, par charité chrétienne, d'envoyer un
prêtre pour recevoir leur confession et les réconcilier avec Dieu, car
nous avons arrêté qu'ils seraient exécutés ce matin avant midi, et que
leurs têtes, attachées à nos créneaux, montreraient quel cas nous
faisons de ceux qui se sont levés pour les délivrer. C'est pourquoi nous
vous prions derechef d'envoyer un prêtre qui les réconcilie avec Dieu;
c'est le dernier service que vous ayez à leur rendre sur la terre.»

Cette lettre, après avoir été pliée, fut donnée à l'écuyer, qui la remit
à son tour au messager, lequel attendait dehors une réponse à celle
qu'il avait apportée.

L'archer, ayant rempli sa mission, retourna au quartier général des
alliés, qui pour le moment était établi sous un chêne vénérable, à la
distance d'environ trois portées de flèche du château. C'est là que
Wamba, Gurth, et leurs alliés le chevalier noir, Locksley et le joyeux
ermite, attendaient avec impatience une réponse à leur sommation. Autour
d'eux, et non loin, on voyait un grand nombre d'audacieux yeomen, dont
le sauvage accoutrement et les figures sillonnées annonçaient assez quel
était le genre de leur profession habituelle. Plus de deux cents d'entre
eux s'étaient déjà réunis, et en attendaient d'autres qui devaient les
joindre. Les chefs auxquels ils obéissaient n'étaient distingués que par
une plume au bonnet. Le vêtement, les armes, l'équipement étaient les
mêmes pour tous.

Outre ces troupes, une bande moins régulière et moins bien armée,
composée de Saxons de la juridiction voisine, ainsi qu'un grand nombre
de vassaux et serfs du vaste domaine de Cedric, était déjà rassemblée au
même endroit, pour aider à la délivrance de leur maître. À l'exception
de quelques uns, tous étaient armés d'épieux, de faux, de fléaux et
autres instrumens de labour, que parfois les hasards de la guerre
convertissent en un arsenal; car les Normands, selon la politique des
conquérans jaloux de leur conquête, ne permettaient point aux Saxons de
posséder aucune arme, et même de s'en servir. Cette circonstance rendait
bien moins formidable aux assiégés le secours des Saxons, malgré tout ce
que pouvait avoir d'imposant la force de ces hommes, la supériorité de
leur nombre, et l'enthousiasme que leur inspirait une si juste cause. Ce
fut au chef de cette armée bariolée de toutes couleurs, que la lettre du
templier fut remise: on la donna au chapelain pour qu'il en fît la
lecture.

«Par la houlette de saint Dunstan, dit ce digne ecclésiastique, cette
houlette qui fit rentrer plus de brebis au bercail que jamais saint n'en
amena au paradis, je jure qu'il m'est impossible de vous expliquer ce
jargon; est-ce du français ou de l'arabe? je l'ignore.» Il passa alors
la lettre à Gurth qui secoua la tête d'un air renfrogné, et à son tour
la passa à Wamba. Le fou l'examina d'un coin du papier à l'autre; et,
selon l'habitude d'un singe qui imite tout, il fit une grimace, ayant
l'air de comprendre le contenu de la lettre; puis, fesant une gambade,
il la passa à Locksley.

«Si les grandes lettres étaient des arcs, et les petites des flèches, je
pourrais y connaître quelque chose, dit l'honnête archer; je vous assure
que ce qui est renfermé dans ce papier est aussi en sûreté devant en
sûreté devant mes flèches.»

«C'est donc à moi à vous servir de clerc,» dit le chevalier noir; puis,
prenant la lettre des mains de Locksley, il la lut d'abord des yeux, et
ensuite il l'expliqua en saxon à ses confédérés.

«Exécuter le noble Cedric! s'écria Wamba: par le saint sacrement, ne
t'es-tu point trompé, sire chevalier?»--«Non, mon digne ami, répliqua le
chevalier; j'ai traduit littéralement chaque mot tel qu'il est
écrit.»--«Par saint Thomas de Cantorbéry! répliqua Gurth, nous aurons le
château, dussions-nous l'arracher de ses fondemens avec nos
mains!»--«Nous n'avons point autre chose pour l'arracher, répliqua
Wamba, à peine les miennes sont-elles propres à faire des massifs de
pierre et de mortier.»--«Ce n'est qu'une ruse pour gagner du temps, dit
Locksley, ils n'oseraient point commettre un crime dont je saurais faire
justice d'une manière terrible.»--«Je voudrais, dit le chevalier noir,
que quelqu'un de nous, admis dans le château, par n'importe quel moyen,
prît connaissance de la situation des assiégés. Il me semble que,
puisqu'ils demandent qu'on leur envoie un confesseur, ce saint ermite
pourrait en même temps qu'il exercerait son pieux ministère, nous
procurer les renseignemens que nous désirons».

«Que la peste te crève, toi et ton avis, s'écria le bon ermite: je te
dis, sire chevalier fainéant, que lorsque j'ôte mon froc de moine, je
laisse avec lui ma prêtrise, ma sainteté et mon latin, et que sitôt que
je suis vêtu de mon justaucorps vert, j'aime mieux tuer une vingtaine de
cerfs, que de confesser un chrétien.»

«Je crains, dit le chevalier noir, je crains grandement qu'il n'y en ait
pas un parmi vous qui veuille prendre sur lui de se charger du caractère
et du rôle de confesseur.» Ils se regardèrent tous, et sortirent
silencieux.

«Je vois, dit Wamba, après une courte pause, je vois que le fou doit
être fou jusqu'au bout, et qu'il risque sa tête dans une aventure devant
laquelle ont tremblé les sages. Apprenez donc, mes chers cousins et
compatriotes, qu'avant de porter l'habit bariolé, j'ai porté la robe
brune, et que j'allais me faire moine, état pour lequel j'avais été
élevé, quand je m'aperçus que j'avais assez d'esprit pour être un fou.
Je ne doute nullement qu'à l'aide du froc du bon ermite et surtout de la
sainteté et de la science cousues dans son capuchon, je ne sois propre à
porter toutes les consolations humaines et divines à notre digne maître
Cedric et à ses compagnons d'infortune.»

«Crois-tu qu'il ait assez de sens? dit le chevalier noir en s'adressant
à Gurth.»--«Je ne sais, dit Gurth, mais s'il ne réussit pas, ce sera la
première fois qu'il aura manqué d'esprit quand il veut mettre sa folie à
profit.»--«Allons, vite le froc, mon bon ami, dit le chevalier, et que
ton maître nous envoie un détail fidèle de l'état du château. Ils
doivent être peu nombreux, et il y a cinq à parier contre un qu'une
attaque aussi prompte que hardie le réduirait sur-le-champ. Mais le
temps presse, pars.»--«En attendant, dit Locksley, nous serrerons la
place de si près, qu'il n'en sortira pas une mouche pour porter des
nouvelles. Ainsi, mon bon ami, continua-t-il s'adressant à Wamba, tu
peux assurer ces tyrans que quelle que soit la violence exercée par eux
sur leurs prisonniers, les représailles que nous en tirerons sur leurs
propres personnes leur coûteront bien au delà.»

«_Pax vobiscum!_ dit Wamba, qui déjà était tout emmitouflé de son
travestissement religieux. En parlant ainsi il imita la solennelle et
imposante démarche d'un moine, et partit pour exécuter sa mission.




CHAPITRE XXVI.


    «Le cheval le plus ardent sera parfois tout
    de glace et le plus lourd tout de feu; parfois
    le moine jouera le rôle de fou et le fou le
    rôle de moine.» _Vieille ballade_.

Lorsque Wamba, couvert du froc de l'ermite, son capuchon sur la tête et
une corde nouée autour de ses reins, se présenta à la grande porte du
château de Front-de-Boeuf, la sentinelle lui demanda son nom et ce qu'il
voulait.

«_Pax vobiscum!_ répondit le fou, je suis un pauvre frère de l'ordre de
Saint-François qui vient ici remplir son ministère auprès des malheureux
prisonniers détenus dans ce château.»--«Tu es un moine bien hardi,
riposta la sentinelle, de venir ici où, sauf notre ivrogne de chapelain,
un coq de ton plumage n'a pas chanté depuis vingt ans.»--«Néanmoins, je
te prie de m'annoncer au maître du château, répondit le prétendu moine;
sois persuadé que ma visite lui sera agréable, et que le coq chantera
d'une manière à ce que tout le château l'entende.»--«Grand merci, dit la
sentinelle; mais si je suis réprimandé d'avoir quitté mon poste pour
t'annoncer, attends toi à ce que j'essaierai si la robe grise d'un moine
est à l'épreuve d'une flèche à plume d'oie grise.»

En achevant cette menace, il quitta la porte du donjon, se présenta dans
la grand'salle du château, et y annonça l'extraordinaire nouvelle qu'un
moine était dehors, et demandait à être admis. Sa surprise fut grande de
recevoir de son maître l'ordre d'introduire sur-le-champ le saint homme;
et, par précaution, ayant posté quelques gardes à l'entrée du château,
il exécuta sans aucun scrupule la consigne qu'il venait de recevoir.
L'audace inconsidérée qui avait poussé Wamba dans cette dangereuse
entreprise ne put tenir devant un homme si redoutable et si redouté que
Réginald Front-de-Boeuf, il prononça son _pax vobiscum_ auquel il se
fiait si fort pour jouer son rôle avec une certaine hésitation et avec
moins d'assurance qu'il ne l'avait fait jusqu'à présent; mais
Front-de-Boeuf était accoutumé à voir les hommes de tous rangs trembler
à sa présence, si bien que le trouble du moine supposé ne lui donna
aucun soupçon. «D'où est-tu et d'où viens-tu, mon père?» dit-il.--«_Pax
vobiscum!_ réitéra le fou; je suis un pauvre serviteur de saint
François, qui, voyageant à travers ces lieux sauvages, suis tombé au
milieu de bandits (comme a dit l'Écriture), _quidam viator incidit in
latrones_, lesquels bandits m'ont envoyé dans ce château pour y remplir
mon ministère spirituel auprès de deux personnes condamnées par votre
honorable justice.»

«Fort bien, saint père, répliqua Front-de-Boeuf; mais dis-moi,
pourrais-tu m'apprendre quel est le nombre de ces bandits.»--«Loyal
seigneur, répliqua le Fou, _nomen illis Legio_, leur nom est
Légion.»--«Dis-moi clairement quel est leur nombre, ou, tout prêtre que
tu es, ton froc et ton cordon ne te sauveraient pas[7].»--«Hélas!
repartit le moine supposé, _cor meum eructavit_, ce qui veut dire que
j'étais près de rendre l'âme de peur; mais je présume qu'ils peuvent
être cinq cents, tant archers que paysans.»--«Quoi! dit le templier qui
entrait au même instant, est-ce que les guêpes se montrent en aussi
grand nombre? Il est temps d'étouffer cette maligne engeance.» Alors
prenant Front-de-Boeuf à part: «Connais-tu ce prêtre?»--«Il est d'un
couvent éloigné, dit Front-de-Boeuf: je ne le connais point.»--«Alors
ne lui confie pas ton message de vive voix, repartit le templier; qu'il
porte l'injonction directe à la compagnie franche de de Bracy de revenir
sans délai au secours de leur maître, et en même temps, afin que ce
tondu n'ait aucun soupçon, donne-lui toute liberté d'assister ces
pourceaux de Saxons avant qu'ils aillent à la tuerie.»--«C'est ce que je
vais faire, dit Front-de-Boeuf, et sur-le-champ il ordonne à un
domestique de conduire Wamba à l'appartement où Cedric et Athelstane
étaient confinés.

     Note 7: Homère a dit, en parlant de Chrysès, grand prêtre
     d'Apollon: «Les bandelettes de ton dieu ne te sauveraient
     pas.» _Iliade_, liv. Ier. A. M.

Cette détention, au lieu d'avoir modéré l'impatience de Cedric, l'avait
fait monter à son comble. Il marchait à grands pas dans l'attitude d'un
homme qui charge l'ennemi, ou qui, au siége d'une place, monte à
l'assaut sur la brèche, tantôt se parlant à lui-même, tantôt s'adressant
à Athelstane, qui, avec une fermeté vraiment stoïque, attendait l'issue
de cette aventure, digérant pendant ce temps, avec une grande
tranquillité, le copieux repas qu'il avait fait à midi, s'inquiétant
fort peu de la durée de sa captivité, qui, concluait-il, devait finir
comme tous les maux d'ici-bas, au bon plaisir du ciel.

«_Pax vobiscum!_ dit le fou en entrant; que la bénédiction de saint
Dunstan, de saint Denis, de saint Duthuc et de tous les saints, soit sur
vous et avec vous.»--«_Salvete et vos_, répondit Cedric au moine
supposé; dans quel dessein es-tu venu ici?»--«C'est pour vous engager à
vous préparer à la mort,» répliqua le fou.--«Est-il possible? s'écria
Cedric en tressaillant. Quelque hardis scélérats qu'ils soient, ils
n'oseront point commettre une atrocité si notoire et si
gratuite.»--«Hélas! dit le fou, vouloir les retenir par des sentimens
d'humanité! il vaudrait autant essayer d'arrêter avec un fil de soie un
cheval qui a pris le mors aux dents. Réfléchissez donc, noble Cedric, et
vous, brave Athelstane, aux péchés que vous avez commis dans l'oeuvre de
chair; car c'est aujourd'hui que vous allez être appelés devant le
tribunal d'en haut.»

«L'entends-tu, Athelstane, dit Cedric; il nous faut réveiller notre âme
de son assoupissement, et nous préparer au dernier acte de notre vie. Il
vaut mieux mourir en hommes que de vivre en esclaves[8].»--«Je suis
prêt, répliqua Athelstane, à subir tout ce qu'est capable d'inventer
leur scélératesse, et je marcherai à la mort avec cette tranquillité que
j'ai toujours quand je vais dîner.»--«Allons, mon père, préparez-nous à
ce voyage,» dit Cedric.--«Attendez encore un instant, bon oncle,
répliqua le fou reprenant le ton naturel de sa voix; il est bon d'y
regarder long-temps avant de faire le dernier saut.»

     Note 8: Milton a dit en parlant de Satan: «Il vaut mieux
     régner aux enfers que servir dans les cieux. «_Better to
     reign in hell than serve in heaven_. A. M.

«Sur ma foi, dit Cedric, je connais cette voix.»--«C'est celle de votre
fidèle serviteur, de votre fou, répliqua Wamba rejetant en arrière son
capuchon. Si dernièrement vous eussiez pris conseil d'un fou, certes
vous ne seriez point ici: suivez aujourd'hui son avis et vous n'y serez
point long-temps.»--«Coquin, que veux-tu dire?» répliqua le Saxon.--«Ce
que je veux dire, répondit Wamba, le voici: prenez ce froc et ce cordon,
qui sont tout ce que j'eus jamais des ordres sacrés, et vous sortirez
tranquillement du château, toutefois après m'avoir laissé votre manteau
et votre ceinture pour sauter le dernier pas à votre place.»

«Te laisser à ma place! s'écria Cedric; mon pauvre ami, ils te
pendront.»--«Qu'ils fassent de moi ce qu'ils pourront, dit Wamba; je
garantis qu'il n'y aura point de déshonneur pour votre nom, si le fils
de Witless se laisse attacher au bout d'une chaîne avec cette gravité
que mit à se laisser pendre son ancêtre l'alderman.»--«Eh bien, Wamba,
j'acquiesce à ta demande, à cette condition que ce ne sera pas avec moi
que tu échangeras tes habits, mais avec lord Athelstane.»--«Non, de par
saint Dunstan, se récria Wamba; il n'y aura point de raison pour cela,
il n'est que trop juste que le fils de Witless s'expose pour sauver le
fils de Hereward; mais il serait peu sage à lui de mourir pour un homme
dont les ancêtres sont étrangers aux siens.»

«Coquin, dit Cedric, les ancêtres d'Athelstane furent des rois
d'Angleterre.»--«Ils pouvaient être tout ce qu'il leur plaisait,
répliqua Wamba; mais mon cou est trop droit sur mes épaules pour que je
me le laisse tordre pour l'amour d'eux. Ainsi donc, mon bon maître, ou
acceptez vous-même mon offre, ou permettez que je quitte ce donjon aussi
libre que quand j'y suis entré.»--«Laisse périr le vieil arbre, continua
Cedric; mais sauve le brillant espoir de la forêt, sauve le noble
Athelstane, mon fidèle Wamba! c'est le devoir de quiconque a du sang
saxon dans les veines. Toi et moi, nous souffrirons de compagnie la rage
effrénée de nos indignes oppresseurs; tandis que lui, libre et en
sûreté, excitera nos concitoyens à la vengeance.»--«Non, non, Cedric,
non, mon père,» s'écria Athelstane en lui saisissant la main; car
lorsque, se réveillant de son indolence, il s'agissait de penser ou
d'agir, ses actions et ses sentimens étaient d'accord avec sa noble
origine. «Non, répéta-t-il, j'aimerais mieux rester dans cette salle,
n'ayant pour toute nourriture que la ration de pain et la mesure d'eau
des prisonniers, que de devoir ma liberté à l'aveugle dévouement de ce
serf pour son maître.»--«On vous appelle des hommes sages, seigneurs,
dit Wamba, et moi je passe pour un fou: eh bien, mon oncle Cedric, et
vous, mon cousin Athelstane, le fou décidera cette controverse à votre
place, et vous évitera la peine de pousser plus loin vos politesses. Je
suis comme la jument de John Duck, qui ne veut se laisser monter que par
son maître. Je viens pour sauver le mien, et s'il n'y veut pas
consentir, eh bien, je m'en retournerai comme je suis venu. Un service
ne se renvoyant pas de l'un à l'autre comme une balle ou un volant, je
ne veux être pendu pour personne, si ce n'est pour mon maître.»

«Allons, noble Cedric, dit Athelstane, ne laissez pas perdre cette
occasion, croyez-moi. Votre présence encouragera nos amis à travailler à
notre délivrance; si vous restez ici, notre perte est
certaine.»--«Apercevez-vous au dehors quelque apparence de salut?»
demanda Cedric en regardant le fou. «Apparence, répéta Wamba, ah bien
oui! Permettez-moi de vous représenter que ce froc vaut en ce moment un
habit de général. Cinq cents hommes sont là tout près, et ce matin même
j'étais un de leurs principaux chefs; mon bonnet de fou était un casque
et ma marotte un gourdin. Bien, bien, nous verrons ce qu'ils gagneront à
changer pour un homme sage: à vous parler franchement, je crains fort
qu'ils ne perdent en valeur ce qu'ils pourraient gagner en prudence.
Adieu donc, mon maître, de grâce, soyez humain pour le pauvre Gurth et
son chien Fangs; et faites suspendre mon bonnet dans la salle de
Rotherwood, en mémoire de ce que je donne ma vie pour sauver celle de
mon maître, comme un fou fidèle et dévoué. Il prononça ces derniers mots
avec un ton moitié triste, moitié comique; les yeux de Cedric se
remplirent de larmes. Ta mémoire sera conservée, lui dit-il avec
émotion, tant que l'attachement et la fidélité seront honorés sur la
terre. Mais j'ai l'espoir que je trouverai les moyens de sauver Rowena,
Athelstane, et toi aussi, mon pauvre Wamba: ton dévouement ne peut
manquer de trouver sa récompense.»

L'échange des vêtemens fut promptement terminé; mais tout à coup Cedric
parut frappé d'une idée. «Je ne sais d'autre langue que la mienne,
dit-il, et quelques mots de ce normand si ridicule et si affecté.
Comment pourrai-je me faire passer pour un révérend frère?»--«Tout le
talent de cette langue magique, répondit Wamba, est renfermé dans deux
mots. _Pax vobiscum_ répond à tout, souvenez-vous-en bien. Allez ou
venez, mangez ou buvez, bénissez ou excommuniez, _pax vobiscum_
s'applique à tout. Ces mots sont aussi utiles à un moine qu'une baguette
à un enchanteur, et un manche à balai à une sorcière. Mais prononcez-les
surtout d'un ton grave et solennel: _pax vobiscum!_ C'est un remède
infaillible: gardes, sentinelles, chevaliers, écuyers, cavaliers,
fantassins, tous éprouveront l'effet de ce charme puissant. Je pense que
s'ils me conduisent demain à la potence, ce qui pourrait bien m'arriver,
j'essaierai l'efficacité de ces deux mots sur l'exécuteur de la
sentence.»--«Puisque c'est ainsi, j'aurai bientôt pris les ordres
religieux, dit Cedric: _pax vobiscum_, je ne l'oublierai pas. Noble
Athelstane, recevez mes adieux; adieu aussi à toi, mon pauvre garçon,
dont le coeur peut faire pardonner la faiblesse de la tête: je te
sauverai ou je reviendrai mourir avec toi. Le sang royal des Saxons ne
sera pas versé tant que le mien coulera dans mes veines; comptez sur
moi, Athelstane, et pas un cheveu ne tombera de la tête de cet esclave
fidèle, qui risque sa vie pour son maître, tant que Cedric pourra le
défendre. Adieu.»

«Adieu, noble Cedric, répondit Athelstane, souvenez-vous que le vrai
rôle d'un moine est d'accepter à boire partout où il est invité, ne
refusez donc rien de ce qui vous sera offert.»--«Adieu, notre oncle,
ajouta Wamba, n'oubliez pas: _pax vobiscum!_»

Cedric ainsi endoctriné se mit en route, et il n'attendit pas long-temps
sans rencontrer l'occasion d'éprouver la vertu du charme que son bouffon
lui avait recommandé comme tout-puissant. Dans un passage sombre et
voûté par lequel il espérait arriver à la grande salle du château, il
rencontra une femme. «_Pax vobiscum!_» dit le faux frère, et il pressait
le pas pour s'éloigner, lorsqu'une voix douce lui répondit: _Et vobis
quæso, domine reverendissime, pro misericordia vestra._»--«Je suis un
peu sourd, répliqua Cedric en bon saxon, puis s'arrêtant subitement:
malédiction sur le fou et son _pax vobiscum!_ j'ai brisé ma lance du
premier coup.»

Il était assez commun à cette époque de trouver un prêtre qui eût
l'oreille dure pour le latin, et la personne qui s'adressait à Cedric le
savait fort bien. «Oh! par charité, révérend père, reprit-elle en saxon,
daignez consentir à visiter un prisonnier blessé qui est dans ce
château; veuillez lui apporter les consolations de votre saint
ministère, et prendre pitié de lui et de nous ainsi que vous l'ordonne
votre caractère sacré; jamais bonne oeuvre n'aura été plus glorieuse
pour votre couvent.»--«Ma fille, répondit Cedric fort embarrassé, le peu
de temps que j'ai à passer dans ce château ne me permet pas d'exercer
les saints devoirs de ma profession; il faut que je m'éloigne
sur-le-champ, il y va de la vie ou de la mort.»--«Ô mon père!
laissez-moi vous supplier par les voeux que vous avez faits, de ne pas
laisser sans secours spirituels un homme opprimé, et en danger de mort!»

«Que le diable m'enlève et me laisse dans Ifrin[9] avec les âmes d'Odin
et de Thor! s'écria Cedric hors de lui; et probablement il allait
continuer sur ce ton peu analogue à son saint caractère, quand tout à
coup il fut interrompu par la voix aigre d'Urfried, la vieille habitante
de la tourelle. «Comment, mignonne, dit-elle à la jeune femme, est-ce
ainsi que vous êtes reconnaissante de la bonté avec laquelle je vous ai
permis de quitter votre prison? Devez-vous forcer cet homme respectable
à se mettre en colère pour se débarrasser des importunités d'une juive?»

     Note 9: L'enfer des Scandinaves. Thor était leur dieu de la
     guerre. A. M.

«Une juive! s'écria Cedric profitant de la circonstance pour s'éloigner;
femme! laisse-moi passer, ne m'arrête pas davantage, si tu ne veux
t'exposer, et ne souille pas ma mission divine.»--«Venez par ici, mon
père, reprit la vieille sorcière; vous êtes étranger dans ce château, et
vous ne pourriez en sortir sans un guide. Venez, suivez-moi, aussi bien
je voudrais vous parler. Et vous, fille d'une race maudite, retournez
dans la chambre du malade, veillez sur lui jusqu'à mon retour, et
malheur à vous si vous vous éloignez encore sans ma permission!»

Rébecca obéit: à force d'importunités, elle était parvenue à obtenir
d'Urfried un moment de répit, pendant lequel elle était descendue de la
tour; et la vieille l'avait également chargée de la garde du blessé,
emploi qu'elle remplissait avec joie près du triste Ivanhoe. Tout
occupée de leur danger mutuel, et prompte à saisir la moindre chance de
salut qui pouvait s'offrir, Rébecca avait fondé quelque espoir sur la
présence de l'homme pieux dont Urfried lui avait annoncé l'arrivée dans
ce château impie. Elle avait donc épié attentivement l'instant de son
retour, dans le dessein de s'adresser à lui, et de l'intéresser en
faveur des prisonniers; mais ses tentatives, comme on le voit, n'avaient
été couronnées d'aucun succès.




CHAPITRE XXVII.


    «Infortunée! et que peux-tu m'apprendre qui n'atteste
    à la fois ta douleur, ta honte et ton crime? Ton
    destin est connu de toi-même; cependant, viens, commence
    ton récit... Mais j'ai bien des chagrins d'une
    autre espèce et encore plus profonds. Pour soulager
    mon âme à la torture, prête l'oreille à mes plaintes;
    et si je ne puis trouver un être sensible pour me secourir,
    du moins que j'en trouve un pour m'entendre.»
    CRABBE. _Le Palais de justice_.

Lorsque Urfried, à force de grommeler et de menacer, eut renvoyé Rébecca
dans l'appartement qu'elle avait quitté, elle conduisit Cedric, qui ne
la suivait qu'avec répugnance, dans une petite chambre dont elle ferma
soigneusement la porte. Plaçant alors sur une table un flacon de vin et
deux verres, elle lui dit, d'un ton moins interrogatif qu'affirmatif:
«Tu es Saxon, mon père, ne le nie pas.» Puis, observant que Cedric
semblait hésiter à répondre, elle continua: «Les sons de ma langue
naturelle sont doux à mon oreille, quoique rarement je les entende, si
ce n'est lorsqu'ils sortent des lèvres de misérables serfs, êtres
dégradés, que les orgueilleux Normands condamnent aux travaux les plus
vils de cette demeure; tu es Saxon, te dis-je, et Saxon libre, aussi
vrai que tu es serviteur de Dieu; je te le répète, tes accens sont doux
à mon oreille.»

«Aucun prêtre saxon ne vient-il donc jamais visiter ce château, reprit
Cedric? il me semble qu'il serait de leur devoir de venir consoler les
enfans opprimés de cette terre malheureuse.»--«Ils n'y viennent pas, ou
s'ils y viennent, répondit Urfried, ils aiment mieux s'asseoir au
banquet des conquérans, des tyrans de leur patrie, que d'écouter les
gémissemens de leurs compatriotes; au moins, est-ce là ce qu'on dit
d'eux; quant à moi, je sais fort peu de chose. Depuis dix ans il n'est
entré dans ce château d'autre prêtre que le chapelain, Normand débauché
qui partageait fidèlement toutes les orgies nocturnes de Front-de-Boeuf,
et qui, depuis long-temps, est allé rendre compte là-haut de ses actions
ici-bas. Mais tu es un Saxon, mon père, un prêtre saxon, et j'ai une
question à te faire.»

«Je suis Saxon, je l'avoue, mais Saxon indigne sans doute du nom de
prêtre. Laissez-moi poursuivre mon chemin; je vous jure de revenir, ou
d'envoyer un de nos frères, plus digne que moi d'entendre votre
confession.»--«Attends encore quelques instans, reprit Urfried; la voix
qui te parle en ce moment sera bientôt étouffée sous la terre glacée, et
je ne voudrais pas descendre dans la tombe comme la brute, ainsi que
j'ai vécu! Mais buvons, le vin me donnera la force de te révéler les
horreurs dont ma vie est tissue.» À ces mots elle remplit une coupe et
la but avec une effrayante avidité, comme si elle eût craint d'en perdre
une seule goutte. «Cette liqueur engourdit le coeur, dit-elle, mais elle
ne le réjouit pas.» Puis, remplissant une autre coupe: «Tiens, père,
bois aussi, si tu veux entendre le récit de ma coupable vie sans tomber
de ta hauteur!» Cedric aurait bien voulu se dispenser de lui faire
raison; mais elle fit un signe qui exprima tant d'impatience et de
désespoir, qu'il consentit à lui céder, et répondit à son appel en
vidant la coupe. Cette preuve de complaisance parut la calmer, et elle
commença ainsi son histoire:

«Je ne suis pas née, mon père, dans la misérable condition où tu me vois
aujourd'hui. J'étais libre, heureuse, honorée, aimée; maintenant je suis
esclave, méprisable, avilie: j'ai été le jouet honteux des passions de
mes maîtres, tant que j'ai eu de la beauté; et l'objet de leurs mépris
et de leurs insultes lorsqu'elle fut flétrie. Peux-tu t'étonner, mon
père, que je haïsse l'espèce humaine, et par dessus tout la race qui a
opéré en moi un changement aussi déplorable. La malheureuse sillonnée
aujourd'hui de rides, et courbée de décrépitude, dont la rage s'exhale
devant toi en malédictions impuissantes, peut-elle oublier qu'elle est
la fille du noble thane de Torquilstone, dont un seul regard faisait
trembler mille vassaux!»

«Toi, la fille de Torquil-Wolfganger! s'écria Cedric en reculant de
surprise; toi, la fille de ce noble Saxon, de l'ami des compagnons
d'armes de mon père!»--«L'ami de ton père! répéta Urfried; c'est donc
Cedric surnommé le Saxon qui est devant mes yeux, car le noble Hereward
de Rotherwood n'avait qu'un fils dont le nom est bien connu parmi ses
compatriotes. Mais, si tu es Cedric de Rotherwood, pourquoi ce vêtement
religieux? Est-ce le désespoir de ne pouvoir sauver ton pays qui t'a
porté à fuir l'oppression dans l'ombre d'un cloître?»

«Peu t'importe ce que je suis, dit Cedric; poursuis, malheureuse femme,
ton récit d'horreurs et de crimes! oui, de crimes, et c'en est un déjà
que d'avoir vécu pour les révéler.»--«Eh bien donc, continua la
malheureuse vieille: j'ai un crime odieux qui pèse sur ma conscience, un
crime tel que tous les châtimens de l'enfer ne peuvent l'expier. Dans
ces mêmes murs teints du sang de mon père et de mes frères, dans ces
murs ensanglantés j'ai vécu pour être l'esclave de leur meurtrier, et
partager ses plaisirs et son odieux amour. N'était-ce pas assez pour que
chacun des soupirs qui s'exhalait de mon sein fût un crime?»

«Misérable! s'écria Cedric, quoi! tandis que les amis de ton père, tous
les vrais Saxons déploraient sa mort et priaient pour le repos de son
âme et de celle de son vaillant fils, tandis que l'on n'oubliait pas
dans ces prières Ulrique, que l'on croyait assassinée, tandis que tous
prenaient le deuil et rendaient hommage à ceux qui n'étaient plus, tu
vivais pour mériter notre haine et notre exécration, tu vivais pour
t'unir au vil tyran, au meurtrier de tes parens les plus proches et les
plus chers, à celui qui avait répandu le sang innocent d'un enfant au
berceau, afin qu'il ne restât pas un seul rejeton mâle de la noble
maison de Torquil-Wolfganger. Ainsi tu t'es unie à lui par les liens
d'un amour illégitime?»

«Oui, par des liens illégitimes, mais non par ceux de l'amour, répondit
la vieille. On rencontrerait plutôt l'amour dans les régions infernales
de la Géhenne éternelle que sous ces voûtes impies. Non, je n'ai pas au
moins ce reproche à me faire; abhorrer Front-de-Boeuf et toute sa race
n'a cessé d'être le seul sentiment de mon âme, alors même qu'il
cherchait à m'enivrer et à me plaire.»

«Vous l'abhorrez, dites-vous, et cependant vous pouviez vivre près de
lui; malheureuse! ne se trouvait-il donc là ni poignard, ni couteau, ni
poinçon qui pût mettre fin à votre existence? y attachiez-vous assez de
prix encore pour vouloir la conserver? Heureusement pour toi que le
château d'un normand garde ses secrets aussi inviolablement qu'un
tombeau; car si jamais j'eusse imaginé que la fille d'un Torquil vécût
en communauté avec le meurtrier de son père, l'épée d'un Saxon aurait
trouvé le chemin de son coeur jusque dans les bras de son séducteur.»

«Aurais-tu réellement été capable de faire justice de cette manière au
nom et à l'honneur des Torquil? demanda celle que désormais nous
nommerons Ulrique; alors tu es véritablement le Saxon que vante la
renommée; et jusque dans l'enceinte de ces lieux maudits où, comme tu le
dis avec raison, le crime s'enveloppe d'un mystère impénétrable, j'ai
entendu le nom de Cedric; et quelque criminelle, quelque dégradée que je
fusse, je me réjouissais en pensant qu'il restait encore un vengeur à
notre malheureuse patrie. J'ai eu aussi quelques heures de vengeance;
j'ai soufflé la discorde entre mes ennemis, j'ai suscité les querelles
et le meurtre au milieu des vapeurs de l'ivresse; j'ai vu leur sang
couler, et j'ai entendu avec délices les gémissemens de leur agonie!
Regarde-moi, Cedric, ne trouves-tu pas encore sur ce visage souillé et
flétri quelque trait qui te rappelle les Torquil?»

«Ne me parle pas d'eux, Ulrique, répondit Cedric avec une expression de
douleur et d'épouvante; cette ressemblance que tu veux que je retrouve
est celle qui sort du tombeau, lorsque l'esprit du mal ranime pour
quelques instans un corps sans vie.»

«Soit; mais cette figure infernale portait cependant le masque d'un
esprit de lumière, lorsqu'elle parvint à exciter la haine entre
Front-de-Boeuf et son fils Réginald; les ténèbres de l'enfer devraient
cacher ce qui s'ensuivit; mais l'amour de la vengeance doit arracher le
voile, et publier impitoyablement ce qui devrait forcer les morts à
parler haut. Depuis long-temps les flammes dévorantes de la discorde
éclataient entre le tyran farouche et son sauvage fils; depuis
long-temps je nourrissais en secret une haine outrée. Elle éclata au
milieu d'une orgie, et mon oppresseur succomba à sa propre table et de
la main de son propre fils. Tels sont les secrets que renfermaient ces
voûtes criminelles! Murs maudits, écroulez-vous! ajouta la furie en
dirigeant ses regards vers le plafond de la salle; écrasez sous vos
décombres et ensevelissez à jamais tous ceux qui furent initiés à ces
affreux mystères!»

«Et toi, créature pétrie de crimes et de misères, dit Cedric, quel fut
ton sort après la mort de ton ravisseur?»--«Devine-le, mais ne le
demande pas!... Je continuai d'habiter cette infâme demeure jusqu'à ce
que la vieillesse hideuse et prématurée eût imprimé ses rides sur mon
front. Je me vis méprisée, insultée dans ces mêmes lieux où naguère tout
obéissait à ma voix; forcée de borner la vengeance à laquelle j'avais
donné un si vaste élan, à des efforts infructueux, à des intrigues
secondaires, ou aux malédictions sans effet d'une rage impuissante; et
condamnée à entendre, de la tour solitaire où je suis confinée, le bruit
des orgies et des festins auxquels jadis je prenais part, ainsi que les
cris et les gémissemens de nouvelles victimes de l'oppression.»

«Ulrique, reprit Cedric avec sévérité, comment oses-tu, avec un coeur
qui, je le crains bien, regrette encore la perte du prix honteux de tes
crimes, comment oses-tu, dis-je, adresser la parole à un homme revêtu de
la robe que je porte? Malheureuse! songe à ce que pourrait faire pour
toi le saint roi Édouard, s'il était présent. Le royal confesseur était
doué par le ciel du pouvoir de guérir les ulcères du corps, mais Dieu
seul peut guérir la lèpre de l'âme.»

«Ne te détourne pas de moi, prophète sévère, prophète de colère,
s'écria-t-elle, mais dis-moi plutôt, si tu le peux, comment se
termineront ces sentimens nouveaux qui sont nés dans ma solitude, et qui
en sont le poison? Pourquoi des forfaits commis depuis long-temps
viennent-ils se retracer à mon imagination avec une horreur nouvelle et
insurmontable? Quel sort est préparé au delà du tombeau à celle dont le
partage sur la terre a été une vie tellement misérable, que nulle
expression ne pourrait la peindre? J'aimerais mieux appartenir à Woden,
Hertha, à Zernebock, à Mesta et à Skogula, les dieux de nos ancêtres
païens, que de souffrir par anticipation, et d'éprouver le supplice des
terreurs qui troublent sans cesse mes jours et mes nuits.»

«Je ne suis pas prêtre, reprit Cedric en se détournant avec dégoût de
cette image déplorable de crime, de malheur et de désespoir; je ne suis
pas prêtre, quoique j'en porte la robe sacrée.»--«Prêtre ou laïque,
répondit Ulrique, tu es le premier que depuis vingt ans j'aie vu
craignant Dieu et respectant les hommes; m'ordonnes-tu donc de
m'abandonner au désespoir?»--«Je t'ordonne le repentir, dit Cedric; je
t'exhorte à recourir à la prière et à la pénitence; peut-être alors
obtiendras-tu miséricorde! Mais je ne puis ni ne veux rester plus
long-temps avec toi.»--«Attends un moment encore, reprit Ulrique, fils
de l'ami de mon père, ne me quitte pas ainsi, je t'en conjure, de peur
que l'esprit du mal, qui a dirigé toute ma vie, ne me pousse à me venger
de ton mépris et de ton insensibilité! Crois-tu que si Front-de-Boeuf
trouvait Cedric le Saxon dans son château, sous ce déguisement, sa vie
serait de longue durée? Déjà ses yeux se sont fixés sur toi, comme ceux
du faucon sur sa proie.»

«Quand bien même il me déchirerait les entrailles, jamais ma langue ne
proférera une seule parole que mon coeur ne puisse avouer. Je mourrai en
Saxon, fidèle à ma parole et au culte de la vérité; je t'ordonne de te
retirer: ne me touche pas! La vue de Front-de-Boeuf lui-même me serait
moins odieuse que celle d'une créature aussi avilie et aussi dégénérée
que toi.»

«Ce n'est que trop vrai, répondit Ulrique cessant de le retenir;
poursuis ton chemin, et oublie, dans l'orgueil et l'arrogance de la
vertu, que la misérable qui est devant toi est la fille de l'ami de ton
père. Pars; si mes souffrances me séparent de l'espèce humaine, si je
suis séparée de ceux dont j'avais droit d'attendre quelque protection,
la vengeance ne me séparera pas d'eux! et je l'espère bien long-temps
encore! Personne ne m'aidera, mais le bruit des actions que j'oserai
entreprendre ira retentir aux oreilles de chacun. Adieu, ton mépris a
rompu le dernier lien qui m'attachait encore à mes semblables, et ce
lien était la pensée consolante que mes malheurs exciteraient la pitié
de mes compatriotes.»

«Ulrique, dit Cedric ému par cet appel, n'as-tu donc supporté la vie au
milieu de tant de crimes et d'infortunes que pour céder au désespoir au
moment que tes yeux dessillés s'ouvrent sur l'énormité de tes fautes, et
lorsque le repentir et la pénitence devraient être ton unique
occupation?»

«Cedric, tu connais peu le coeur humain! tu ne sais pas que pour penser
et agir comme je l'ai fait il faut porter jusqu'à la frénésie l'amour du
plaisir, la soif de la vengeance et le désir orgueilleux du pouvoir; ces
passions sont trop impétueuses, trop enivrantes, pour que l'âme, en s'y
abandonnant, puisse conserver la faculté du repentir. Leur fureur est
calmée depuis long-temps: la vieillesse n'a plus de plaisir; ses rides
repoussantes n'ont aucune influence, et la vengeance elle-même expire au
milieu des malédictions impuissantes! C'est alors que les remords et ses
serpens font sentir au coeur coupable leurs piqûres empoisonnées! c'est
alors que naissent les regrets du passé et le désespoir de l'avenir!
c'est alors que, semblables aux démons de l'enfer, nous n'éprouvons que
des remords, et jamais de repentir. Mais tes paroles ont réveillé en moi
une nouvelle âme; comme tu l'as dit, tout est possible à ceux qui savent
mourir! Tu m'as montré des moyens de vengeance: sois certain que je les
saisirai. Cette passion terrible ne m'avait dominé jusqu'à présent que
de concert avec d'autres passions rivales; désormais elle me possédera
tout entière; et toi-même tu avoueras que, quelque criminelle qu'ait été
la vie d'Ulrique, sa mort fut digne de la fille du noble Torquil. Des
forces sont réunies autour de ce château impie, afin de l'assiéger;
hâte-toi de te mettre à leur tête et de les disposer pour l'assaut; et
lorsque tu verras un étendard rouge flotter au dessus de la tour et se
tourner vers l'angle oriental du donjon, presse vivement les Normands:
alors ils auront assez d'ouvrage dans l'intérieur; tu pourras escalader
les murs en dépit de leurs flèches et de leurs arquebuses. Pars, je t'en
supplie, suis ton destin, et laisse-moi suivre le mien.»

Cedric aurait désiré quelques renseignemens plus positifs sur le dessein
qu'elle annonçait d'une manière si obscure, mais la voix farouche de
Front-de-Boeuf se fit entendre tout à coup: «À quoi s'amuse ce fainéant
de prêtre? s'écria-t-il; par les coquilles de saint Jacques de
Compostelle, j'en ferai un martyr s'il reste ici semant la trahison
parmi mes gens!»--«Qu'une conscience bourrelée est un sinistre
prophète! s'écria Ulrique; mais ne t'effraie pas, va rejoindre les
tiens, pousse le cri de guerre des Saxons, qu'ils y répondent s'ils
veulent par le chant belliqueux de Rollon, la vengeance répétera le
refrain.» À ces mots elle disparut par une porte dérobée; et au même
instant Réginald Front-de-Boeuf se présenta. Ce ne fut pas sans se faire
violence que Cedric s'inclina devant l'orgueilleux baron qui lui rendit
son salut par une légère inclination de tête.

«Les pénitens, mon père, ont fait une longue confession, mais tant mieux
pour eux, car c'est la dernière qu'ils feront. Les as-tu préparés à la
mort?»--«Je les ai trouvés, répondit Cedric en mauvais français, dans
les meilleures dispositions; ils s'attendent à tout depuis qu'ils ont
appris en quel pouvoir ils sont tombés.»--«Si je ne me trompe, frère,
reprit Front-de-Boeuf, il me semble que ton jargon sent diablement le
saxon?»--«J'ai été élevé dans le couvent de saint Withold de Burton,»
répondit Cedric.--«Tant pis, reprit le baron; il vaudrait mieux pour toi
que tu fusses né Normand, ce qui conviendrait beaucoup mieux aussi à mes
desseins; mais dans la conjoncture actuelle il n'y a pas de choix à
faire. Ce couvent de saint Withold de Burton est un nid de hiboux digne
d'être renversé. Le jour ne tardera pas à venir où le froc ne protégera
pas plus le Saxon que la cotte de mailles.»

«Que la volonté de Dieu soit faite!» dit Cedric d'une voix tremblante de
colère, ce que Front-de-Boeuf attribua à la crainte.--«Tu rêves déjà, je
le vois, que nos hommes d'armes sont dans ton réfectoire et dans ta
cave. Mais j'ai un service à réclamer de ton saint ministère, consens à
me le rendre; et, quel que soit le sort des autres, tu pourras dormir
dans ta cellule aussi tranquillement qu'un limaçon dans sa
coquille.»--«Donnez-moi vos ordres,» dit Cedric cherchant à déguiser son
émotion.--«Eh bien, suis-moi par ce passage; je te ferai sortir par la
poterne.» Et tout en marchant devant le moine supposé, Front-de-Boeuf
l'instruisit du rôle dont il voulait qu'il se chargeât. «Tu vois d'ici
ce troupeau de pourceaux saxons qui ont osé environner le château de
Torquilstone. Dis-leur donc ce que tu voudras sur la faiblesse de cette
forteresse, parle-leur de manière à les retenir ici pendant vingt-quatre
heures, et porte en même temps ce message... Mais, attends, sais-tu
lire, frère.»

«Non, excepté le bréviaire, répondit Cedric; encore ne connais-je ses
caractères sacrés que parce que je sais par coeur le service divin,
grâce à Notre-Dame et à saint Withold.»--«Tu es justement le messager
qu'il me faut; porte donc cette lettre au château de Philippe de
Malvoisin; tu diras qu'elle est envoyée par moi, qu'elle est écrite par
le templier Brian de Bois-Guilbert, et que je le prie de la faire passer
à York avec toute la diligence qu'y peut mettre un cavalier bien monté.
Dis-lui encore qu'il n'ait aucune inquiétude, qu'il nous trouvera frais
et dispos derrière nos retranchemens. Ce serait une honte à nous de nous
tenir cachés aux yeux d'une troupe de vagabonds qui sont disposés à fuir
à l'aspect de nos étendards et au bruit de nos chevaux. Je te le répète,
frère: imagine quelque tour de ta façon pour engager ces vauriens à
conserver leur position jusqu'à l'arrivée de nos amis et de leurs
lances. Ma vengeance est éveillée; elle ressemble à un faucon qui ne
peut dormir qu'il ne se soit rassasié de sa proie.»

«Par mon saint patron, s'écria Cedric avec plus de chaleur que n'en
exigeait le caractère dont il était revêtu; par tous les saints qui ont
vécu et qui sont morts en Angleterre, je vous obéirai! Pas un Saxon ne
s'éloignera de ces murailles, si j'ai assez d'adresse et assez
d'influence sur eux pour les retenir.»--«Vraiment, dit Front-de-Boeuf,
tu changes de ton, sire moine, et tu parles avec autant de hardiesse et
d'énergie que si ton coeur était disposé à tressaillir de joie à la vue
du massacre du troupeau saxon, et pourtant tu es de la race de ces
pourceaux.»

Cedric n'était pas très versé dans l'art de la dissimulation, et il
aurait eu besoin en ce moment de l'une des idées dont le cerveau fertile
de Wamba était rempli. Mais la nécessité est mère de l'invention, dit un
vieux proverbe, et il murmura quelques mots sous son capuchon, comme
pour faire accroire à Front-de-Boeuf qu'il regardait les gens qui
cernaient le château tels que des rebelles et des excommuniés.

«De par Dieu! s'écria ce dernier, tu dis vrai: j'oubliais que les
fripons peuvent détrousser un abbé aussi lestement que s'ils étaient nés
de l'autre côté du détroit salé. N'est-ce pas le prieur de Saint-Yves
qu'ils lièrent à un chêne et qu'ils forcèrent à chanter la messe, tandis
qu'ils vidaient ses malles et ses valises? Mais non, de par Notre-Dame,
ce tour fut joué par Gauthier-de-Middleton, un de nos compagnons
d'armes; mais ce furent des Saxons qui pillèrent la chapelle de
Saint-Bees, et qui lui volèrent ses vases, ses chandeliers et ses
ciboires, n'est-ce pas vrai?»

«Ce n'étaient pas des hommes craignant Dieu,» répondit Cedric.--«Ils
burent, en outre, tout le vin et la bière qui étaient en réserve pour
plus d'une orgie secrète, bien que vous prétendissiez, vous autres
moines, n'être occupés que de vigiles, de jeûnes et de matines; prêtre,
tu dois avoir fait voeu de tirer vengeance d'un tel sacrilége?»--«Oui,
j'ai fait voeu de vengeance, murmura Cedric, j'en atteste
Saint-Withold.»

Front-de-Boeuf arriva en ce moment à la poterne, où, après avoir
traversé le fossé sur une simple planche, ils atteignirent une petite
redoute ou défense extérieure qui donnait sur la campagne par une porte
de sortie bien défendue. «Pars donc, lui dit Front-de-Boeuf, et, si tu
remplis exactement mes intentions et que tu reviennes ensuite ici, tu y
trouveras de la chair de Saxon à meilleur marché que ne le fut jamais la
chair de chien dans les boucheries de Sheffield. Écoute encore, tu me
parais un joyeux confesseur, un bon vivant, reviens après l'assaut, et
tu auras autant de Malvoisin qu'il en faudrait pour désaltérer tout un
couvent.»

«Assurément, nous nous reverrons,» répondit Cedric.--«En attendant,
prends ceci,» continua le Normand; et au moment où Cedric franchissait
le seuil de la poterne, il lui mit dans la main un besant d'or, et il
ajouta: «Souviens-toi que je t'arracherai ton froc et ta peau si tu
échoues dans ton entreprise.»--«Tu seras libre de faire l'un et l'autre,
répondit Cedric en s'éloignant de la poterne et s'élançant avec joie
dans la campagne, si, lorsque nous nous reverrons, je ne mérite pas
quelque chose de mieux encore de ta main.» Se retournant alors vers le
château dont il s'éloignait, il jeta au donneur le besant d'or:
«Astucieux Normand, s'écria-t-il, puisse ton argent périr avec toi!»

Front-de-Boeuf n'entendit qu'imparfaitement ces paroles, mais l'action
lui parut très suspecte: «Archers, s'écria-t-il aux sentinelles qui
gardaient les murailles, envoyez une flèche dans le froc de ce moine;
mais, attendez, reprit-il quand il les vit bander leurs arcs, ce serait
peut-être agir inconsidérément; il faut nous fier à lui à défaut de
meilleur moyen: au pis aller, ne puis-je pas traiter avec ces chiens de
Saxons que je tiens ici au chenil? Holà! geôlier Gilles, qu'on m'amène
Cedric de Rotherwood et cet autre butor qui est avec lui, ce malotru de
Coningsburgh, qu'ils nomment Athelstane, je crois. Ces noms sont si durs
pour la langue d'un chevalier normand, qu'ils laissent un goût de lard
dans la bouche. Préparez-moi un flacon de vin, afin que, comme dit
joyeusement le prince Jean, je puisse me la laver et me la rincer;
portez-le dans la salle d'armes, et conduisez-y ces prisonniers.»

Ses ordres furent exécutés à l'instant, et lorsqu'il entra dans cette
salle gothique ornée des dépouilles obtenues par sa valeur et celle de
son père, il trouva sur une table massive de chêne un flacon de vin;
puis il aperçut deux prisonniers saxons gardés par quatre de ses gens.
Front-de-Boeuf, après avoir bu une longue rasade, examina ses deux
captifs. Il était très peu familiarisé avec les traits de Cedric, qu'il
n'avait vu que rarement, et qui évitait soigneusement toute
communication avec ses voisins normands; or, il n'est pas étonnant que
le soin avec lequel Wamba s'efforça de se cacher le visage avec son
bonnet, le changement de costume, et l'obscurité de la salle, furent
cause que Front-de-Boeuf ne s'aperçut pas que celui des prisonniers
auquel il attachait le plus d'importance s'était évadé.

«Braves Anglais, leur dit-il, comment trouvez-vous que vous êtes traités
à Torquilstone? Savez-vous le châtiment que méritent les railleries
insolentes et présomptueuses[10] que vous vous êtes permises à la fête
d'un prince de la maison d'Anjou? Avez-vous oublié comment vous avez
répondu à l'hospitalité si peu méritée que vous avez reçue du prince
royal Jean? De par Dieu et saint Denis, si vous ne payez pas une énorme
rançon, je vous ferai pendre par les pieds aux barreaux de fer de ces
fenêtres, jusqu'à ce que les corbeaux et les vautours aient fait de vous
deux squelettes. Parlez donc, chiens de Saxons, que m'offrez-vous pour
racheter vos misérables vies? Vous, sire de Rotherwood, que me
donnerez-vous?»

      Note 10: Le texte emploie les deux mots _surquedy_ et
      _outre-cuidance_, qui ont pour synonymes _insolence_ et
      _présomption_. A. M.

«Pas une obole, répondit Wamba; quant à me pendre par les pieds, on
prétend que mon cerveau est bouleversé depuis le premier moment où on
m'attacha le béguin autour de la tête, et il est possible qu'en me
tournant sens dessus dessous il se rétablisse dans l'ordre naturel.»

«Sainte Geneviève! s'écria Front-de-Boeuf, que veut dire un pareil
langage?» Et du revers de sa main il fit tomber le bonnet de Cedric de
la tête du bouffon, et ouvrant le col de son manteau, il reconnut le
collier de cuivre, marque évidente de sa servitude. «Gilles, Clément,
chiens de vassaux! s'écria le Normand furieux, qui m'avez-vous amené
ici?»--«Je crois que je pourrai vous l'apprendre, dit de Bracy qui
entrait en ce moment, c'est le fou de Cedric; celui qui, dans une
escarmouche avec Isaac de York, montra tant de valeur, au sujet d'une
dispute sur la préséance.»

«Eh bien, je me charge d'arranger ce différent, reprit Front-de-Boeuf;
ils seront pendus au même gibet, à moins que son maître et ce verrat de
Coningsburgh ne rachètent leur vie à un bien haut prix. Leur fortune
entière est le moins qu'ils puissent donner, il faut en outre qu'ils
fassent retirer ce guêpier de Saxons qui entourent le château, qu'ils
renoncent à leurs prétendus priviléges, et qu'ils se reconnaissent comme
nos serfs et vassaux; trop heureux si dans le nouveau monde qui va
commencer, nous leur laissons le droit de respirer. Allez, dit-il à deux
de ses gens, allez me chercher le véritable Cedric; pour cette fois je
vous pardonne votre erreur d'autant plus volontiers que vous n'avez fait
que prendre un fou pour un Saxon franklin.»--«Oui, dit Wamba, votre
excellence chevaleresque pourra bien trouver ici plus de fous que de
franklins.»--«Que veut dire ce fripon?» demanda Front-de-Boeuf à ceux
qui le gardaient, et qui répondirent avec une sorte de répugnance et
d'hésitation, que si celui-ci n'était pas Cedric, ils ignoraient ce
qu'il était devenu.

«De par tous les saints du paradis! s'écria de Bracy, il faut qu'il se
soit échappé sous les habits du moine!»--«Esprits d'enfer! répéta
Front-de-Boeuf, c'était donc le verrat de Rotherwood que j'ai conduit à
la poterne et que j'ai mis dehors de ma propre main. Et toi, dit-il à
Wamba, toi dont la folie a surpassé la folie d'idiots plus idiots que
toi, je te donnerai les saints ordres, et je te ferai tonsurer; holà!
qu'on lui arrache la peau du crâne, et qu'on le précipite la tête la
première du haut des murailles. Ton métier est de plaisanter, plaisante
donc maintenant.»

«Vous me traitez bien mieux que vous ne me l'aviez promis, noble
chevalier, repartit le pauvre Wamba, dont le goût pour la bouffonnerie
ne pouvait être surmonté, même dans la perspective d'une mort prochaine:
en me donnant la calotte rouge dont vous parlez, vous ferez de moi un
cardinal, de simple moine que j'étais.»--«Le pauvre diable, dit de
Bracy, veut mourir fidèle à sa vocation. Front-de-Boeuf, de grâce,
épargnez sa vie, donnez-le moi, je vous le demande pour divertir mes
compagnies franches. Qu'en dis-tu, fripon? veux-tu m'appartenir et venir
à la guerre avec moi?»--Oui, vraiment, avec la permission de mon maître,
car voyez-vous, dit Wamba en montrant le collier qu'il portait, je ne
puis quitter ceci sans son consentement.»--«Oh! une lime normande aura
bientôt scié le collier d'un Saxon, répondit de Bracy.»

«Vraiment, noble sire? reprit le bouffon: de là vient donc le proverbe:
scie normande sur le chêne saxon, joug normand sur le cou saxon, cuiller
normande sur le plat saxon; et l'Angleterre gouvernée selon la volonté
des normands; et toute la joie de l'Angleterre ne reparaîtra que
lorsqu'elle sera délivrée de ces quatre maux.»

«Tu as réellement beau jeu, de Bracy, dit Front-de-Boeuf, de t'amuser à
écouter les sornettes de ce fou, quand notre ruine se prépare. Ne
vois-tu pas que nous sommes dupés, et que notre projet de communication
avec nos amis du dehors vient d'échouer par les ruses de ce bouffon
bariolé dont tu es si jaloux de le montrer le protecteur? Qu'avons-nous
à attendre désormais, si ce n'est un assaut prochain?»--«Aux murailles!
aux murailles! s'écria de Bracy, m'as-tu jamais vu plus grave au moment
du combat? Qu'on appelle le templier, et qu'il défende sa vie avec la
moitié du courage qu'il a montré à défendre son ordre: viens toi-même
faire voir ta taille de géant sur les murailles; sois tranquille, de mon
coté, je n'épargnerai rien; tu peux compter qu'il sera aussi facile aux
Saxons d'escalader ces murs que les tours de Torquilstone. Mais au
surplus, si vous voulez entrer en arrangement avec ces vauriens,
pourquoi n'emploiriez-vous pas la médiation de ce digne franklin, qui
paraît depuis quelques instans contempler avec envie ce flacon de vin?
Tiens, Saxon, continua-t-il en s'adressant à Athelstane, et en lui
présentant une coupe pleine; rince ton gosier avec cette noble liqueur,
et réveille ton âme engourdie, afin de nous dire quelle rançon tu nous
offres pour ta liberté.»--«Ce qu'un homme d'honneur peut donner,
répondit Athelstane, mille marcs d'argent, pour moi et mes
compagnons.»--«Et nous garantis-tu la retraite de ce rebut de l'humanité
qui cerne le château, contre tout respect pour les lois de Dieu et du
roi?» demanda encore Front-de-Boeuf. «Je ferai tout ce qui sera en mon
pouvoir pour cela, répondit Athelstane; je les déterminerai à se
retirer, et je ne doute pas que le noble Cedric ne veuille bien me
seconder.»

«Nous consentons donc à t'accorder la liberté, dit Front de-Boeuf; toi
et les tiens seront libres, et la paix régnera de part et d'autre, au
moyen de mille marcs d'argent que tu paieras. C'est une rançon bien
misérable, Saxon, et tu me dois de la reconnaissance des conditions
modérées auxquelles je consens à l'échange de vos personnes. Mais fais
attention que ce traité ne concerne nullement le juif Isaac.»--«Ni la
fille du juif,» dit le templier qui venait d'entrer. «Ni la suite du
Saxon Cedric,» ajouta Front-de-Boeuf. «Je serais indigne du nom de
chrétien, si je désirais comprendre dans ce traité les incrédules que
vous venez de nommer,» reprit Athelstane. «Ajoutez encore qu'il ne
concerne pas non plus lady Rowena, ajouta de Bracy; il ne sera jamais
dit que je me serai laissé dépouiller d'une aussi belle conquête sans
avoir rompu une lance pour elle.»

«Et de plus, reprit Front-de-Boeuf, notre traité ne regarde point encore
ce misérable bouffon que je garde pour qu'il serve d'exemple à tous les
coquins comme lui qui voudraient appliquer leurs bouffonneries aux
choses importantes.»--«Lady Rowena, répondit Athelstane d'un ton ferme
et assuré, est ma fiancée; je me ferais écarteler par des chevaux
indomptés, plutôt que de consentir à me séparer d'elle. Quant au serf
Wamba, il a sauvé aujourd'hui la vie de son maître, et je perdrais la
mienne plutôt que de souffrir qu'on fît tomber un cheveu de sa
tête.»--«Ta fiancée? s'écria de Bracy; lady Rowena, la fiancée d'un
vassal tel que toi! Saxon, tu rêves sans doute que tes sept royaumes
subsistent encore; mais je te le dis: les princes de la maison d'Anjou
ne donnent pas leurs pupilles à des hommes d'un lignage semblable au
tien.»

«Mon lignage, orgueilleux Normand, descend d'une source plus ancienne et
plus pure que celle d'un mendiant français qui ne vit qu'au prix du sang
d'une troupe de brigands rassemblés sous son misérable étendard. Mes
ancêtres furent des rois braves à la guerre, sages au conseil, qui
chaque jour nourrissaient dans les vastes salles de leurs palais plus de
centaines de vassaux que tu ne peux compter d'individus à ta suite.
Leurs noms, leur renommée, ont été célébrés par les ménestrels; leurs
institutions conservées dans le Wittenagemots, leurs dépouilles
mortelles ont été accompagnées à leur dernière demeure par les prières
des saints, et des monastères ont été fondés sur leurs tombeaux.»

«Tu as ce que tu cherchais, de Bracy, dit Front-de-Boeuf satisfait de
l'humiliation que son compagnon venait de recevoir; le Saxon a
frappé...»--«Aussi juste qu'un Saxon peut frapper, répondit de Bracy
avec un air d'insouciance, lorsqu'après lui avoir enchaîné les mains on
veut bien lui laisser le libre usage de sa langue. Mais la volubilité de
ta rodomontade, ajouta-t-il en s'adressant à Athelstane, n'obtiendra pas
la liberté de lady Rowena.»

Athelstane, qui avait déjà parlé beaucoup plus longuement qu'il n'avait
coutume de le faire sur quelque sujet que ce fût, et quelque intérêt
qu'il y prît, ne fit aucune réponse. La conversation fut interrompue par
l'arrivée d'un valet qui annonça qu'un moine se présentait à la poterne
en demandant à être admis. «Au nom de saint Bonnet, prince de tous ces
mendians désoeuvrés, dit Front-de-Boeuf, est-ce un véritable moine pour
cette fois, ou un autre imposteur? Esclaves, qu'on le fouille; et si
vous vous laissez duper une seconde fois, je vous ferai arracher les
yeux et mettre en place des charbons ardens.»

«Que j'endure tout l'excès de votre colère, monseigneur, dit Gilles, si
celui-ci n'est pas un vrai moine. Votre écuyer Jocelyn le connaît bien;
il vous certifiera que c'est le frère Ambroise, moine de la suite du
prieur de Jorvaulx.»--«Alors, qu'il soit introduit, reprit
Front-de-Boeuf; probablement il nous apporte des nouvelles de son joyeux
maître. Le diable et les prêtres sont sans doute en vacances, puisqu'ils
courent ainsi le pays. Qu'on éloigne ces prisonniers; et toi, Saxon,
songe à ce que tu as entendu.»

«Je réclame, dit Athelstane, une captivité honorable, et je demande à
être logé et traité selon mon rang et comme il convient à un homme qui
offre une pareille rançon. De plus, je somme celui qui se croit le plus
brave parmi nous, de me rendre raison corps à corps de l'attentat commis
contre ma liberté. Ce défi t'a déjà été porté de ma part par ton écuyer
tranchant; tu n'en as tenu aucun compte, tu dois donc y répondre: voici
mon gant.»--«Je n'accepte point le défi de mon prisonnier, répondit
Front-de-Boeuf; et Maurice de Bracy ne l'acceptera pas non plus. Gilles,
continua-t-il, suspends le gant de ce franklin sur une des cornes de ce
bois de cerf qui est là-bas; il y restera jusqu'à ce que son maître soit
remis en liberté. S'il a l'audace de le demander et d'affirmer qu'il a
été fait mon prisonnier illégalement, je jure par le baudrier de saint
Christophe qu'il trouvera un homme qui n'a jamais refusé de se trouver
face à face d'un ennemi à pied ou à cheval, seul ou à la tête de ses
vassaux.»

On éloigna les prisonniers saxons, et au même moment on introduisit le
moine Ambroise, qui portait sur ses traits toutes les marques d'un
trouble extrême. «Voilà, ma foi, le véritable _pax vobiscum_, dit Wamba
en passant près des frères; les autres n'étant que de la fausse
monnaie,»--«Sainte mère de Dieu! s'écria le moine en s'adressant aux
chevaliers, je suis enfin en sûreté et sous la garde de chrétiens
respectables.»--«Oui, tu es en sûreté, répondit de Bracy; et quant aux
chrétiens, tu vois devant toi le vaillant baron Réginald Front-de-Boeuf,
qui a les juifs en horreur, et le brave templier Brian de Bois-Guilbert,
dont le métier est de tuer des Sarrasins. Si à de tels signes tu ne
reconnais pas là de bons chrétiens, je n'en connais aucun qui en porte
de plus authentiques.»

«Vous êtes amis et alliés de notre révérend père en Dieu Aymer, prieur
de Jorvaulx, reprit le moine sans faire attention au ton dont la
réplique de de Bracy avait été faite; vous lui devez secours et
protection, comme chevaliers et frères en Dieu; car, comme dit le
bienheureux saint Augustin dans son traité _De civitate Dei_....»--«Que
le diable dise ce qu'il voudra, interrompit Front-de-Boeuf, que dis-tu,
toi, messire prêtre? nous n'avons pas le temps d'écouter les citations
des saints pères.»

«_Sancta Maria!_ dit le saint père en poussant un soupir, comme ces
profanes laïques sont prompts à se mettre en courroux! Mais enfin,
braves chevaliers, sachez que certains brigands, qui ne respirent que le
crime, abjurant toute crainte de Dieu et tout respect pour son église,
et sans égard pour la bulle du saint siége, qui commence par: _Si quis,
suadente diabolo_...»--«Frère prêtre, dit le templier, nous savons, ou
nous devinons tout cela; mais dis-nous tout simplement si ton maître le
prieur est prisonnier, et de qui?»

«Oui, sans doute, répondit Ambroise; il est entre les mains des brigands
qui infestent ces forets, enfans de Bélial et contempteurs du texte
sacré qui dit: «Ne touchez pas à mes oints, et ne faites point de mal à
mes prophètes.»--«Voici une nouvelle occasion de faire usage de nos
épées, chevaliers, dit Front-de-Boeuf en s'adressant à ses compagnons,
et qui tournera à notre avantage. Ainsi donc, le prieur de Jorvaulx, au
lieu de nous envoyer du secours, nous en fait demander pour lui-même.
Reposez-vous donc sur ces saints fainéans, au moment où le danger est le
plus pressant! Allons, voyons, prêtre; parle, et dis-nous vite, ce que
ton maître attend de nous.»

«Sous votre bon plaisir, dit Ambroise, des mains sacriléges ont été
portées sur mon révérendissime supérieur, au mépris des saintes
ordonnances que je viens de citer, et les enfans de Bélial, après avoir
pillé ses malles et ses valises, et en avoir enlevé deux cents marcs
d'or pur, lui demandèrent en outre une somme considérable dont le
paiement peut seul lui procurer la liberté. C'est pourquoi le révérend
père en Dieu vous prie, comme ses amis les plus chers, de le délivrer de
sa captivité, soit en payant la rançon exigée, soit en employant la
force des armes, ainsi que vous aviserez.»

«Que le prieur s'adresse au diable pour en être secouru, dit
Front-de-Boeuf. Il faut qu'il ait fait une forte libation ce matin. Où
ton maître a-t-il trouvé qu'un baron normand ait jamais dénoué les
cordons de sa bourse pour venir au secours d'un homme d'église, dont les
sacs sont dix fois plus remplis et plus pesans? Et comment pouvons-nous
lui prêter nos bras et notre valeur, nous qui sommes enfermés ici et
arrêtés par des troupes dix fois plus nombreuses que les nôtres, et qui
devons nous attendre à être attaqués d'un moment à l'autre?»--«C'est ce
que j'allais vous dire, répliqua le moine; mais vous ne m'en avez pas
donné le temps; et d'ailleurs, je suis vieux, et la vue de ces scélérats
de proscrits trouble la tête d'un homme de mon âge. Quoi qu'il en soit,
il est certain qu'ils sont occupés à établir un camp et à construire des
ouvrages destinés à l'attaque de ce château.»--«Vite sur les remparts,
dit de Bracy; voyons ce que font ces misérables;» et en parlant ainsi il
ouvrit une fenêtre garnie de treillage, qui conduisait à une espèce de
terrasse et de balcon en saillie, puis se mit aussitôt à crier aux
personnes qui étaient dans l'appartement: «Par saint Denis, le vieux
moine a dit vrai; les voilà qui apportent des mantelets et des
pavois[11] et l'on voit sur la lisière du bois les archers se formant en
troupe semblable à un nuage noir précurseur de la grêle.»

     Note 11: Le mantelet était une machine composée de madriers
     recouverts de planches, que l'on faisait avancer devant soi,
     dans l'attaque des places, pour se mettre à couvert des
     traits des assiégés. Le pavois était une espèce de grand
     bouclier qui couvrait toute la personne. A. M.

Réginald Front-de-Boeuf jeta aussi un regard sur la campagne, et
aussitôt, saisissant son cor, il en tira un son éclatant et prolongé, et
donna l'ordre à ses gens de se rendre à leurs postes sur les remparts.

«De Bracy, s'écria-t-il, veille sur la partie de l'est, où les murs sont
le moins élevés. Noble Bois-Guilbert, le métier des armes, que tu
exerces depuis long-temps, a dû te rendre parfait dans l'art de
l'attaque et de la défense des places; charge-toi de la partie de
l'ouest; moi, je vais me porter à la barbacane. Au reste, mes nobles
amis, vous ne devez pas vous borner à défendre un seul point; nous
devons aujourd'hui nous trouver partout, nous multiplier pour ainsi
dire, de manière à porter par notre présence du secours et du renfort
partout où l'attaque sera la plus chaude. Nous sommes peu nombreux, il
est vrai; mais l'activité et la valeur peuvent y suppléer, car enfin
nous n'avons affaire qu'à de misérables paysans.»

«Mais, nobles chevaliers, s'écria le père Ambroise au milieu du tumulte
et de la confusion occasionnés par les préparatifs de défense, aucun de
vous ne voudra-t-il écouter la pétition du révérend père en Dieu Aymer,
prieur de Jorvaulx? Noble sire Réginald, écoute-moi, je t'en supplie.»

«Va marmotter tes pétitions au ciel, répondit le féroce Normand, car
pour nous, qui sommes sur la terre, nous n'avons pas le temps de les
entendre. Holà! Anselme! veille à ce que nous ayons de la poix et de
l'huile bouillantes, pour en arroser les têtes de ces traîtres
audacieux. Il faut aussi que les arbalétriers soient bien pourvus de
carreaux[12]. Que l'on arbore ma bannière à tête de taureau; ces
misérables verront bientôt à qui ils auront affaire aujourd'hui.

     Note 12: Le carreau était le trait particulier à l'arbalète,
     comme la flèche était celui que l'on décochait avec l'arc. A.
     M.

«Mais, noble seigneur, reprit le moine s'efforçant d'attirer
l'attention, considère mon voeu d'obéissance, et permets-moi de
m'acquitter entièrement du message de mon supérieur.»

«Qu'on me débarrasse de cet ennuyeux radoteur, dit Front-de-Boeuf; qu'on
l'enferme dans la chapelle, pour y débiter son chapelet jusqu'à la fin
de cette échauffourée. Ce sera une nouveauté pour les saints de
Torquilstone que d'entendre des _pater_ et des _ave_; ce sera, je crois,
la première fois qu'ils auront été ainsi honorés depuis leur sortie de
l'atelier du sculpteur.»

«Ne blasphème point les saints, sire Réginald, dit de Bracy, nous aurons
besoin de leur assistance aujourd'hui, avant que nous ayons forcé cette
troupe de brigands à se débander.»

«Je n'en attends pas grand secours, répondit Front-de-Boeuf, à moins que
nous ne les précipitions du haut des murailles sur les têtes de ces
coquins. Il y a là-bas un énorme saint Christophe, qui ne sert à rien,
et qui suffirait lui seul à renverser toute une compagnie.»

Pendant ce temps-là, le templier avait observé les travaux des
assiégeans avec un peu plus d'attention que le brutal Front-de-Boeuf, ou
son étourdi compagnon.

«Par l'ordre dont je fais partie, dit-il, ces gens-ci s'approchent de la
place avec une plus grand connaissance de la tactique militaire, de
quelque part qu'elle leur vienne, que je ne m'y serais attendu. Voyez
avec quelle adresse ils profitent du moindre abri que leur offre un
arbre ou un buisson, et évitent de s'exposer aux traits de nos
arbalétriers? Je n'aperçois chez eux ni bannière, ni étendard, et
néanmoins je gagerais ma chaîne d'or qu'ils sont commandés par quelque
noble chevalier, ou quelque personnage exercé au métier de la guerre.»

«Je l'aperçois, dit de Bracy, je vois flotter le panache, et briller
l'armure d'un chevalier. Voyez là-bas cet homme d'une taille élevée, qui
porte une cotte de mailles de couleur noire, et qui est occupé à former
les derniers rangs de sa troupe de bandits. Par saint Denis! je crois
que c'est justement celui que nous appelions le _Noir-Fainéant_, le même
qui te fit vider les arçons au tournoi d'Ashby.»

«Tant mieux, dit Front-de-Boeuf; il vient sans doute ici pour me donner
ma revanche. C'est probablement quelque rustaud, un homme de rien,
puisqu'il n'osa s'arrêter pour faire valoir ses droits au prix du
tournoi, dont il n'était redevable qu'au hasard. Je l'aurais vainement
cherché dans les lieux où les chevaliers et les nobles cherchent leurs
ennemis, et je suis vraiment charmé qu'il se montre ici au milieu de
cette canaille.»

L'approche de l'ennemi qui paraissait devoir être très prochaine mit fin
à la conversation. Chacun des chevaliers se rendit à son poste, à la
tête de la petite troupe qu'il avait pu rassembler; et bien que le
nombre des assiégés fût insuffisant pour la défense générale des
murailles, néanmoins on attendit avec calme et courage l'assaut dont on
était menacé.




CHAPITRE XXVIII.


    «Et cependant cette race errante, qui n'a plus de
    patrie, qui se trouve séparée du reste des nations, se
    vante de posséder et possède en effet la connaissance
    des sciences humaines. Les mers, les forêts, les déserts
    qu'ils parcourent, leur ouvrent leurs trésors secrets;
    et des herbes, des fleurs, des plantes qui paraissent
    indignes à la vue, cueillies par eux, développent des
    vertus auxquelles on n'avait jamais songé.»

    _Le Juif de Malte_.

Notre histoire doit rétrograder de quelques pages, afin que nous
informions le lecteur de quelques événemens qu'il lui importe de
connaître pour bien entendre le reste de cette narration. Sa propre
intelligence lui aura sans doute fait soupçonner d'avance que, lorsque
Ivanhoe fut tombé et qu'il semblait abandonné de l'univers entier, ce
fut Rébecca qui, à force de prières et d'importunités, obtint de son
père de faire transporter le jeune et brave guerrier du lieu du tournoi
à la maison que pour le moment le juif habitait dans un des faubourgs
d'Ashby. En toute autre circonstance, il n'aurait pas été difficile de
décider Isaac à cette démarche, car il était d'un caractère bon et
reconnaissant; mais il avait aussi les préjugés et les timides scrupules
de sa nation persécutée, et il s'agissait de les vaincre.

«Saint Abraham! s'écria-t-il, c'est un brave jeune homme, et mon coeur
se fend à la vue du sang qui coule sur son hoqueton richement brodé et
sur son corselet d'un ouvrage précieux; mais le transporter dans notre
maison, jeune fille, as-tu bien réfléchi? C'est un chrétien, et notre
loi nous défend d'avoir aucun rapport avec l'étranger et le gentil,
excepté pour l'intérêt de notre commerce.»

«Ce n'est pas ainsi qu'il faut parler, mon cher papa, répondit Rébecca;
sans doute nous ne devons pas nous mêler avec eux dans les banquets et
dans les plaisirs; mais lorsqu'il est blessé, lorsqu'il est malheureux,
le gentil devient le frère du juif.»--«Je voudrais bien, répliqua Isaac,
connaître l'opinion du rabbin Jacob-Ben-Tadela sur ce point... Mais
enfin il ne faut pas laisser périr ce jeune homme par la perte de tout
son sang. Que Seth et Reuben le portent à Ashby.»--«Il vaut bien mieux,
dit Rébecca, le placer dans ma litière; je monterai sur l'un des
palefrois.»--«Ce serait t'exposer aux regards indiscrets de ces maudits
enfans[13] d'Ismaël et d'Edom, reprit Isaac à voix basse, en jetant un
coup d'oeil de méfiance sur la foule de chevaliers et d'écuyers voisins.
Mais déjà Rébecca s'occupait de l'exécution de son oeuvre de charité,
sans écouter ce que lui disait son père, jusqu'à ce qu'enfin celui-ci,
la tirant par sa mante, s'écria de nouveau d'une voix émue: «Mais, par
la barbe d'Aaron! si le jeune homme vient à mourir, s'il meurt dans
notre maison, ne dira-t-on pas que nous sommes coupables de sa mort, et
ne serons-nous pas mis en pièces par la multitude?»

     Note 13: Le texte dit _dogs_, chiens; un équivalent nous a
     semblé préférable. A. M.

«Il ne mourra pas, mon cher père, répondit Rébecca en se dégageant
doucement de la main d'Isaac; il ne mourra pas, à moins que nous ne
l'abandonnions, et ce serait alors que nous serions véritablement
responsables de sa mort, non seulement devant les hommes, mais devant
Dieu.»--«Il est certain, dit Isaac en laissant aller sa fille, que je
suis aussi peiné à la vue des gouttes de sang sortant de sa blessure,
que je le serais à la vue d'autant de besans d'or s'échappant de ma
bourse. Je sais d'ailleurs que les leçons de Miriam, fille du rabbin
Manassé, de Byzance, dont l'âme repose en paradis, l'ont rendue habile
dans l'art de guérir, et que tu connais la vertu des plantes et des
élixirs. Fais donc ce que ton coeur te dictera; tu es une bonne fille,
une bénédiction, une couronne et un cantique d'allégresse pour moi et
pour ma maison, et pour le peuple de mes pères.»

Toutefois, les craintes d'Isaac n'étaient pas mal fondées, et la
bienveillante reconnaissance de sa fille l'exposa, à son retour à Ashby,
aux regards criminels de Brian de Bois-Guilbert. Le templier passa et
repassa deux fois devant eux sur la route, fixant des yeux ardens et
licencieux sur la belle juive; et nous avons déjà vu quelles furent les
conséquences de l'admiration que ses charmes excitèrent lorsque le
hasard la fit tomber en la puissance de ce voluptueux dépourvu de tout
principe de moralité. Rébecca ne perdit pas de temps à faire transporter
le malade dans son habitation temporaire, et aussitôt se mit à examiner
ses blessures et à les panser de ses propres mains. Le plus jeune
lecteur de romans et de ballades se rappellera sans doute que, dans les
siècles d'ignorance, comme on les appelle, il arrivait souvent que les
femmes étaient initiées dans les mystères de la chirurgie, et que
souvent aussi le preux chevalier confiait la guérison de ses blessures
aux mains de celle dont les yeux en avaient fait une plus profonde à son
coeur.

Mais les juifs de l'un et de l'autre sexe possédaient et exerçaient la
science de la médecine dans toutes ses branches: aussi arrivait-il
souvent que les monarques et les barons qui, à cette époque, étaient
tout-puissans, lorsqu'ils étaient blessés, ou simplement malades, se
confiaient aux soins de quelques personnes expérimentées parmi cette
nation méprisée. C'était, il est vrai, une opinion généralement répandue
chez les chrétiens, que les rabbins juifs étaient profondément versés
dans les sciences occultes, et particulièrement dans l'art cabalistique,
lequel tirait son nom et son origine des études des sages d'Israël; mais
toutes ces idées n'empêchaient pas les malades de recourir à eux avec le
plus grand empressement. De leur côté, les rabbins ne disconvenaient
point qu'ils ne fussent en possession de connaissances surnaturelles; et
cette sorte d'aveu ou de désaveu, de leur part, n'ajoutait rien à la
haine, déjà portée au plus haut point, que l'on avait pour leur nation;
tandis que, d'un autre côté, elle diminuait le mépris qui se mêlait à
cette malveillance. Il est d'ailleurs probable, si l'on considère les
cures merveilleuses qu'on leur attribue, que les juifs étaient en
possession de certains secrets qui leur étaient particuliers, et que,
poussés par cet esprit d'exclusion, par le sentiment de cette barrière
de séparation que la non-conformité de croyances mettait entre eux et
les chrétiens, ils prenaient le plus grand soin de cacher à ces
derniers.

La belle Rébecca avait été élevée avec le plus grand soin dans toute la
science particulière à sa nation, et son esprit actif, studieux, plein
de sagacité, avait retenu, combiné et perfectionné ses premières notions
au delà de ce qu'on aurait pu attendre de son âge, de son sexe et même
du siècle dans lequel elle vivait. Ces premières notions lui avaient été
données par une juive très avancée en âge, fille d'un des plus célèbres
docteurs de la nation, qui avait pour Rébecca toute l'affection d'une
mère, et qu'on croyait lui avoir communiqué les secrets qu'elle avait
reçus de son père dans les mêmes temps et dans les mêmes circonstances.
Miriam avait éprouvé le sort de tant d'autres victimes du fanatisme,
mais ses secrets n'avaient point péri avec elle; ils se retrouvaient en
la possession de son intelligente élève.

Également distinguée par ses connaissances et par sa beauté, Rébecca
était universellement révérée et admirée par sa propre nation, qui la
regardait presque comme une de ces femmes privilégiées dont il est fait
mention dans les livres saints. Son père lui-même, par vénération pour
ses talens, mais plus encore par l'extrême affection qu'il avait pour
elle, accordait à sa fille plus de liberté que n'en donnaient aux
personnes de son sexe les habitudes de sa nation; et, comme nous venons
de le voir, se laissait souvent guider par son opinion, même lorsqu'elle
contrariait la sienne.

Lorsque Ivanhoe arriva à la demeure d'Isaac, il était encore dans un
état d'insensibilité occasionné par la grande perte de sang qu'il avait
faite en son combat au tournoi. Rébecca examina la blessure; et après y
avoir appliqué les vulnéraires que son art lui prescrivait, elle dit à
son père que, si l'on pouvait empêcher la fièvre de se déclarer, ce dont
elle ne doutait nullement, vu la perte considérable de sang, et si le
baume de Miriam n'avait rien perdu de sa vertu, il n'y avait rien à
craindre pour la vie du malade, qui pourrait très bien se mettre en
route avec eux, le lendemain, pour aller à York. Isaac ne parut pas fort
satisfait de cette déclaration; sa charité se serait volontiers arrêtée
tout court à Ashby; tout au plus il aurait laissé son hôte blessé pour
être soigné dans la maison qu'il habitait alors, en se rendant
responsable envers le propriétaire Israélite du paiement de tous les
frais; mais Rébecca s'opposa à ce dessein, et allégua plusieurs raisons,
dont nous ne rapporterons que les deux suivantes, qu'Isaac regarda comme
particulièrement importantes. La première fut qu'elle ne voulait, sous
aucun prétexte, remettre la fiole qui contenait son baume précieux aux
mains d'aucun médecin, fût-il même de sa propre nation, de crainte que
le secret mystérieux de sa composition ne vînt à être découvert; la
seconde, que ce chevalier blessé, Wilfrid d'Ivanhoe, était l'intime
favori de Richard Coeur-de-Lion, et que si ce monarque revenait, Isaac,
qui avait fourni à son frère Jean de fortes sommes d'argent pour l'aider
à accomplir ses projets de révolte, aurait besoin d'un protecteur
puissant qui jouirait de la plus haute faveur auprès de Richard.

«Il n'y a rien, ma fille, dans tout cela qui ne soit vrai, dit Isaac
cédant à la force de ses raisonnemens; ce serait offenser le ciel que de
trahir les secrets de la bienheureuse Miriam; le bien que le ciel nous
accorde ne doit pas être indiscrètement prodigué à ceux qui nous
entourent, que ce soit des talens d'or, des cicles d'argent, ou bien les
mystères secrets d'un sage médecin. Tu as raison, ils doivent être
soigneusement laissés en la possession de ceux à qui la Providence a
daigné les révéler; et quant à celui que les Nazaréens d'Angleterre
appellent Coeur-de-Lion, assurément il vaudrait mieux pour moi tomber
sous les griffes d'un énorme lion d'Idumée, que sous les siennes, s'il
vient à acquérir des preuves de mes rapports avec son frère. Ainsi donc
je prête l'oreille à tes conseils, et ce jeune homme voyagera avec nous
jusqu'à ce que ses blessures soient guéries; et si l'homme au coeur de
lion revient sur cette terre, ainsi qu'on l'annonce en ce moment, alors
ce Wilfrid d'Ivanhoe sera pour moi un mur de défense, lorsque le coeur
du roi sera enflammé de courroux contre ton père; et s'il ne revient
pas, ce Wilfrid pourra encore nous rembourser nos frais lorsqu'il aura
gagné des trésors par la force de sa lance ou à la pointe de son épée,
comme il a fait hier et aujourd'hui; car ce chevalier est un bon et
brave jeune homme, qui est exact au jour qu'il a fixé, qui rend ce qu'il
a emprunté, et qui secourt l'Israélite; oui, le fils de la maison de mon
père, lorsqu'il le voit entouré de voleurs puissans et des enfans de
Bélial.»

Ce ne fut que vers la fin de la soirée qu'Ivanhoe reprit assez de
connaissance pour juger de sa position. Il sortit d'un assoupissement
souvent interrompu, l'âme encore en proie aux impressions confuses qui
sont naturellement la suite d'un état d'insensibilité. Pendant quelque
temps, il lui fut impossible de retracer à son esprit les circonstances
qui avaient précédé sa chute dans la lice, ni d'établir aucune liaison
suivie des événements auxquels il avait pris part la veille. Des
impressions confuses de ses blessures et de quelques chagrins, outre son
état de faiblesse et d'épuisement, se mêlaient au souvenir de coups
portés et reçus, de coursiers se précipitant les uns sur les autres,
renversant et renversés; de cris de guerre et de cliquetis d'armes, et
de tout le tumulte assourdissant et confus des combats. Il fit un effort
pour écarter le rideau qui entourait sa couche, et il réussit en partie,
malgré la douleur qu'il ressentait de ses plaies.

À sa grande surprise il se vit dans un appartement décoré avec
magnificence, mais ayant pour siéges des coussins au lieu de chaises, et
offrant d'ailleurs plusieurs autres rapports avec le costume oriental;
il douta un instant si durant le sommeil on ne l'avait pas transporté en
Palestine. Ce doute sembla devenir pour lui une sorte de certitude
lorsque la tapisserie venant à s'écarter, il aperçut sortant par une
porte dérobée une femme richement vêtue, et dont la parure rappelait
plutôt le goût oriental que celui de l'Europe, et s'avancer vers lui,
suivie d'un domestique à figure basanée.

Au moment où le chevalier blessé allait adresser la parole à cette belle
étrangère, elle lui imposa silence en posant sur ses lèvres de rose un
doigt façonné par les grâces, tandis que son esclave s'occupait à
découvrir le côté où était la blessure d'Ivanhoe. La belle Juive
s'assura par elle-même que le bandage n'avait pas été dérangé, et que la
blessure était en état progressif de guérison. Elle s'acquitta de ses
fonctions avec cette simplicité et cette modestie qui, même dans des
siècles plus civilisés, auraient pu repousser d'avance tout soupçon
d'acte contraire à la délicatesse scrupuleuse, si naturelle à son sexe.
L'idée d'une fille si jeune et si belle se tenant auprès d'un lit de
douleur, occupée à panser les blessures d'un malade de sexe différent,
disparaissait et se confondait admirablement dans celle d'un être
bienfaisant, contribuant par l'efficacité de son art à soulager la
douleur et à détourner le coup de la mort. Rébecca donna quelques
courtes instructions à son domestique, et s'exprima dans la langue des
hébreux; celui-ci, accoutumé à aider sa maîtresse en pareilles
occasions, obéit sans répliquer.

Les accents d'une langue étrangère, quelque durs qu'ils eussent pu
paraître, prononcés par tout autre personne, avaient dans la bouche de
Rébecca cet effet romanesque et enchanteur que l'imagination attribue
aux charmes d'une fée bienfaisante, inintelligible à l'oreille, il est
vrai, mais qui touche, qui va jusqu'au coeur, lorsqu'il est accompagné
d'une prononciation douce, d'un regard où se peint la bienfaisance la
plus désintéressée. Sans chercher à hasarder aucune nouvelle question,
Ivanhoe laissa ces deux personnes faire usage des moyens qu'elles
jugèrent les plus propres à opérer sa guérison. Ce ne fut qu'après que
toutes ces opérations furent terminées et lorsque celle qui venait de le
soigner avec tant de bienveillance se disposait à se retirer, que le
malade, ne pouvant plus réprimer sa curiosité: «Jeune et douce fille,»
dit-il en arabe, car ses voyages dans l'orient lui avaient rendu cette
langue familière, et il lui avait paru probable qu'il serait entendu par
une femme à turban et à caftan qui était devant lui; «je vous en prie,
belle et bonne demoiselle, ayez la bonté de.....» Mais il fut interrompu
par l'aimable juive, dont un sourire qu'elle eut de la peine à retenir,
vint un instant colorer le visage qui avait généralement l'expression
d'une mélancolie contemplative.

«Je suis Anglaise, sire chevalier, dit-elle, et je parle la langue de
mon pays quoique mon costume et ma famille appartiennent à un autre
climat.»--«Noble demoiselle,» reprit Ivanhoe...; mais Rébecca se hâta
de l'interrompre de nouveau. «Sire chevalier, dit-elle, ne me donnez pas
l'épithète de noble. Il est à propos que vous sachiez dès à présent que
votre servante est une pauvre juive, la fille de cet Isaac d'York, dont
vous avez été dernièrement le bon et bienfaisant seigneur. Il est bien
juste que lui, et toute sa famille, vous donnent tous les soins et les
secours qu'exige impérieusement votre présente situation.»

Je ne sais si lady Rowena aurait été très satisfaite de l'espèce
d'émotion avec laquelle son tout dévoué chevalier avait jusqu'ici fixé
ses regards sur les beaux traits, l'ensemble enchanteur de la figure et
les yeux brillans de l'aimable Rébecca, de ces yeux surtout dont l'éclat
était adouci par des cils longs et soyeux, qui leur servaient d'ombrage,
et qu'un ménestrel aurait comparés à l'étoile du soir, dardant ses
rayons à travers un berceau de jasmin. Mais Ivanhoe était trop bon
catholique pour conserver des sentiments de cette nature envers une
juive. La jeune Israélite l'avait prévu, et pour cela elle s'était
empressée de faire connaître le nom et l'origine de son père. Néanmoins,
car la belle et sage fille d'Isaac n'était pas sans avoir sa petite part
des faiblesses de son sexe, elle ne put s'empêcher de soupirer
lorsqu'elle vit le regard d'admiration respectueuse, mêlée de tendresse,
qu'Ivanhoe avait jusqu'alors jeté sur sa bienfaitrice inconnue, se
changer tout à coup en un air froid, composé, recueilli, et n'exprimant
que le simple sentiment d'une reconnaissance, que l'on ne peut
s'empêcher de témoigner pour un service rendu par un individu de qui on
ne l'attendait point, et qui appartient à une classe inférieure. Ce
n'est pas que le premier mouvement d'Ivanhoe eût imprimé quelque chose
de plus que cet hommage banal de dévouement que la jeunesse rend
toujours à la beauté; mais il était mortifiant pour la pauvre Israélite
que l'on ne pouvait supposer entièrement ignorante de ses titres à un
pareil hommage, de voir qu'un seul mot l'eût reléguée dans une caste
avilie, à laquelle on n'eût osé accorder publiquement cette marque de
respect.

Mais par sa douceur de caractère et sa candeur d'âme, Rébecca ne faisait
pas un crime à Ivanhoe de partager les préjugés universels de son siècle
et de sa religion: au contraire, quoique bien convaincue que son malade
ne la regardait alors que comme appartenant à une race frappée de
réprobation, et avec laquelle il était déshonorant d'avoir d'autres
rapports que ceux qui étaient absolument nécessaires, la juive ne cessa
de donner les mêmes soins et les mêmes attentions à sa guérison et à sa
convalescence. Elle l'informa de la nécessité où ils étaient de se
rendre à York, et de la résolution que son père avait prise de le faire
transporter dans cette ville, et de le garder chez lui jusqu'à ce que sa
santé fût rétablie. Ivanhoe montra une grande répugnance pour ce projet,
mais il la motiva sur celle qu'il avait d'occasionner de nouveaux
embarras à son bienfaiteur.

«Ne pourrait-on trouver, dit-il, dans Ashby, ou dans les environs,
quelque franklin saxon, ou même quelque riche paysan qui voulût se
charger de garder chez lui un compatriote blessé, jusqu'à ce qu'il fût
en état de reprendre son armure? N'y aurait-il pas de couvent doté par
les Saxons, où il pût être reçu? ou bien ne pourrait-on le transporter
jusqu'à Burton, où il était bien sûr d'être reçu avec hospitalité par
Walthcoff, abbé de Saint-Withold, et qui était son parent?»

«La plus misérable chaumière, dit Rébecca avec un sourire mélancolique,
serait sans doute préférable pour y établir votre résidence, à la
demeure d'un juif méprisé; néanmoins, sire chevalier, à moins que de
renvoyer votre médecin, vous ne pouvez changer de logement. Notre
nation, comme vous le savez très bien, sait guérir les blessures,
quoiqu'elle ignore l'art de les faire, et notre famille, en particulier,
possède des secrets qui lui ont été successivement transmis depuis le
règne de Salomon, et vous en avez déjà éprouvé l'efficacité. Il n'y a
pas dans les quatre parties de l'Angleterre un médecin nazaréen...
pardon... un médecin chrétien qui puisse vous mettre en état d'endosser
votre cuirasse d'ici à un mois.»--«Et toi, dans combien de temps me
mettras-tu en état de la porter? demanda Ivanhoe d'un ton
d'impatience.»--«Dans l'espace de huit jours, répondit Rébecca, si tu
veux avoir patience et te conformer à mes prescriptions.»--«Par la
sainte Vierge, dit Wilfrid, si ce n'est pas pécher que de prononcer ce
nom ici, il ne convient en ce moment ni à moi, ni à aucun vrai chevalier
de rester étendu dans un lit; et si tu remplis ta promesse, jeune fille,
je te donnerai plein mon casque d'écus, de quelque part qu'ils
m'arrivent.»--«Je tiendrai ma promesse, dit Rébecca; et le huitième
jour, à compter de celui-ci, tu pourras partir, couvert de ton armure,
si tu veux m'octroyer un don, au lieu des pièces d'argent que tu me
promets.»--«Si ce don est en mon pouvoir, répondit Ivanhoe, et qu'il
soit tel qu'un chevalier chrétien puisse l'octroyer à un individu de ta
nation, je te l'accorderai avec plaisir et reconnaissance.»

«Hé bien, dit Rébecca, je ne veux tout simplement que te prier de croire
dorénavant qu'un juif peut fort bien rendre un bon office à un chrétien,
sans attendre d'autre récompense que la bénédiction du grand Être, qui
est le père du juif comme du gentil.»--«Ce serait un crime que d'en
douter, répliqua Ivanhoe, et je me repose entièrement sur ton savoir,
sans nullement hésiter, et sans te faire aucune autre question, bien
persuadé que dans huit jours tu me mettras en état d'endosser mon
corselet. Maintenant, mon bon et obligeant médecin, laisse-moi te
demander quelles sont les nouvelles que l'on débite. Que dit-on du noble
saxon Cedric et de sa famille? et de l'aimable lady...?» Il s'arrêta,
comme s'il eût craint de prononcer le nom de Rowena dans la maison d'un
juif. «Je veux dire de celle qui fut nommée reine du tournoi.»--«Dignité
à laquelle vous l'élevâtes vous-même, sire chevalier, avec un
discernement qui ne fut pas moins admiré que votre valeur,» dit Rébecca.

Quoique Ivanhoe eût perdu une quantité considérable de sang, néanmoins
une légère rougeur vint colorer ses joues; car il sentait qu'il avait
imprudemment découvert l'intérêt qu'il portait à lady Rowena, par les
efforts qu'il avait imprudemment faits pour le cacher. «C'était moins
d'elle que je voulais parler, ajouta-t-il, que du prince Jean; je
voudrais bien aussi apprendre quelque chose d'un fidèle écuyer, et
savoir pourquoi il n'est pas auprès de moi?»

«Permettez-moi, répondit Rébecca, de faire usage de mon autorité, comme
médecin, et de vous ordonner de garder le silence, et d'éviter toute
réflexion, qui ne servirait qu'à vous agiter, tandis que je vais vous
instruire de ce que vous désirez savoir. Le prince Jean a rompu le
tournoi et est parti en toute hâte pour York, avec les nobles, les
chevaliers et les gens d'église de son parti, emportant toutes les
sommes qu'il avait pu enlever, soit de gré, soit de force, de ceux qu'on
regarde comme les riches de la terre. On dit qu'il a le dessein de
s'emparer de la couronne de son père.»

«Non sans une lutte hasardée pour sa défense, dit Ivanhoe se levant sur
sa couche, n'y eût-il qu'un seul fidèle sujet en Angleterre. Je défierai
le plus brave de ses ennemis pour soutenir son titre. Oui, qu'ils se
présentent deux contre un; je maintiendrai la légitimité de son
droit.»--«Mais pour vous mettre en état de le faire, dit Rébecca en lui
posant la main sur l'épaule, il faut que vous suiviez mes ordonnances et
que vous restiez tranquille.»--«Tu as raison, jeune fille, dit Ivanhoe,
aussi calme qu'il était possible de l'être dans un temps si orageux.
Dis-moi, que sait-on de Cedric et de sa famille?»

«Il n'y a pas long-temps, répondit la juive, que son intendant est venu
en toute hâte pour demander à mon père certaines sommes d'argent,
provenant de la vente des laines des troupeaux de son maître; et c'est
de lui que j'ai appris que Cedric et Athelstane de Coningsburgh avaient
quitté la résidence du prince, extrêmement mécontens, et se disposaient
à partir pour retourner chez eux.»

«Quelque dame n'alla-t-elle pas avec eux au banquet?» demanda
Wilfrid.»--«Lady Rowena, dit Rébecca répondant à cette question avec
plus de précision qu'elle n'avait été faite, lady Rowena n'a point
assisté au banquet du prince, et, d'après ce que l'intendant nous a dit,
elle est en ce moment en route pour retourner à Rotherwood avec son
tuteur Cedric. Quant à votre écuyer Gurth...»

«Ah! s'écria le chevalier, tu sais son nom? Mais oui, ajouta-t-il
incontinent, et en effet, tu dois bien le connaître; car c'est de sa
main, et, je crois, de ta généreuse bonté qu'il a reçu, et pas plus tard
qu'hier, cent sequins.»--«Ne parlez pas de cela, dit Rébecca, dont une
rougeur subite couvrit le visage, je vois comment il peut très bien
arriver que la langue trahisse les secrets que le coeur aimerait à
garder.»

«Mais cet or, répliqua Ivanhoe d'un ton grave, mon honneur exige que je
le rembourse à votre père.»--«Lorsque les huit jours seront passés, dit
Rébecca, tu feras tout ce que tu voudras; mais à présent tu ne dois ni
penser ni parler ni rien faire qui puisse retarder ta guérison.»--«Soit,
bonne et douce fille, répliqua Ivanhoe; il y aurait ingratitude de ma
part à ne pas obéir à tes ordres; mais un mot, je t'en prie, sur le
pauvre Gurth, et je termine là mes questions.»--«J'ai le chagrin de te
dire, répondit la juive, qu'il est en prison par ordre de Cedric.» Puis
voyant l'effet que venait de faire cette nouvelle sur Wilfrid, elle
s'empressa d'ajouter: «Cependant je tiens de l'intendant Oswald que,
sauf quelque nouvelle circonstance qui pourrait ajouter au
mécontentement de son maître, il était sûr que Cedric pardonnerait à
Gurth, qui était un serf fidèle, qui possédait à un haut degré la
confiance de son maître, et qui ne s'était rendu coupable que par amour
pour le fils de son bienfaiteur. Il m'a dit de plus que ses camarades,
lui-même, et jusqu'au fou Wamba, se proposaient de conseiller à Gurth de
s'échapper pendant la route, dans le cas où la colère de Cedric ne
pourrait être apaisée.»

«Dieu veuille qu'ils persistent dans leur dessein, dit Ivanhoe, mais on
dirait que j'ai été destiné à rassembler tous les genres de malheurs sur
la tête de ceux qui me témoignent quelque intérêt. Mon roi m'a honoré,
m'a distingué, et tu vois que son frère, qui lui doit plus que tout
autre, arme dans le dessein de le dépouiller de sa couronne. L'intérêt
que j'ai montré pour la plus belle des femmes a porté atteinte à sa
liberté et à sa tranquillité, et maintenant mon père, dans son état
actuel d'exaspération, peut faire périr ce malheureux esclave,
uniquement parce qu'il m'a donné des preuves de zèle et d'affection. Tu
vois, jeune fille, à quel être infortuné tu prodigues tes soins; écoute
les conseils de la prudence, et laisse-moi partir avant que les maux que
je traîne à ma suite, comme une meute acharnée, te précipitent aussi
dans l'abîme.»

«Allons, allons, sire chevalier, dit Rébecca, ton état de faiblesse, le
chagrin que tu éprouves, tout cela ne fait que jeter sur tes yeux un
voile qui te cache le résultat des calculs d'en haut. Tu as été rendu à
ta patrie au moment où elle avait le plus grand besoin d'un bras
vaillant et d'un courage à l'épreuve; tu as humilié l'orgueil de ses
ennemis et de ceux de son roi, lorsque cet orgueil était porté au plus
haut degré d'exaltation; et dans le sort malencontreux qui est venu
t'accabler, ne vois-tu pas que le ciel t'a suscité un bras secourable,
une main habile dans l'art de guérir, même du milieu de la nation la
plus méprisée par la tienne. Prends donc courage, et pénètre-toi de
l'idée que tu es destiné à quelque exploit éclatant opéré par la valeur
de ton bras. Adieu, et quand tu auras pris la potion que je vais
t'envoyer par Reuben, tâche de reposer, afin que tu puisses demain
supporter les fatigues du voyage.»

Ivanhoe, convaincu par les raisonnemens de Rébecca, se conforma
entièrement à ses instructions. La vertu calmante et narcotique de la
potion qui lui fut apportée par Reuben lui procura un sommeil profond et
tranquille; en sorte que le lendemain matin la bonne Rébecca, ne lui
trouvant aucun symptôme de fièvre, déclara qu'il était en état de
supporter les fatigues de la route.

On le plaça dans la même litière qui l'avait ramené du tournoi, et
toutes les précautions furent prises pour que le voyage fût facile et
commode. Il n'y eut qu'un seul point sur lequel, en dépit de toutes les
instances de Rébecca, il fut impossible de procurer au chevalier blessé
toutes les commodités que son état exigeait. Isaac, comme le voyageur
enrichi, dans la dixième satire de Juvénal, était continuellement
tourmenté par la crainte des voleurs, sachant fort bien qu'il serait
toujours regardé de bonne prise par le Normand aussi bien que par le
Saxon, par le noble aussi bien que par le brigand. Il voyageait donc à
grandes journées, et faisait des haltes courtes et des repas encore plus
courts; en sorte qu'il dépassa Cedric et Athelstane, qui étaient partis
plusieurs heures avant lui, mais qui se trouvaient retardés par suite du
long-temps qu'ils étaient restés à table au couvent de saint Withold.
Cependant, telle fut la vertu du baume de Miriam, ou la force de la
constitution d'Ivanhoe, que le voyage se termina sans aucun des
inconvéniens que Rébecca avait appréhendés: sous un autre rapport
cependant, son résultat prouva qu'une trop grande précipitation est
souvent nuisible. La célérité qu'il exigeait dans la marche donna lieu à
des disputes entre lui et les gens qu'il avait loués pour son escorte.
C'étaient des Saxons qui n'étaient nullement exempts de l'amour naturel
à leur nation pour l'aise et la bonne chère, c'est-à-dire, suivant les
Normands, pour la paresse et la gourmandise. Au rebours de l'histoire de
Shylock, ils avaient accepté les offres d'Isaac dans l'espoir de se
nourrir aux dépens du riche Israélite, et furent très mécontens de voir
leurs espérances trompées par la rapidité avec laquelle il voulait
absolument que l'on avançât. Ils firent aussi des représentations sur le
risque qu'ils couraient de ruiner les chevaux par des marches forcées.
Enfin il s'éleva une querelle extrêmement vive entre Isaac et son
escorte, au sujet de la quantité de vin et d'ale (bière) qui leur était
allouée par repas: aussi, lorsque l'alarme se répandit, et que tout fit
présager le danger qu'Isaac avait tant redouté, il se vit abandonné par
les mercenaires mécontens, sur la protection desquels il avait compté,
parce qu'il n'avait pas employé les moyens indispensables pour s'assurer
leur attachement.

Ce fut dans cet état d'abandon et de dénuement absolu de secours que le
juif, sa fille et le chevalier blessé, furent rencontrés par Cedric,
ainsi que nous l'avons raconté, et tombèrent ensuite au pouvoir de de
Bracy et de ses confédérés. On fit d'abord peu d'attention à la litière,
et elle serait probablement restée en arrière, sans la curiosité de de
Bracy, qui s'en approcha, dans l'idée qu'elle pouvait contenir l'objet
de son entreprise, car Rowena ne s'était point dévoilée. Mais
l'étonnement de de Bracy fut extrême lorsqu'il découvrit que la litière
contenait un homme blessé, qui, se croyant tombé au pouvoir des Saxons
proscrits, auprès desquels son nom pourrait lui servir de protection
ainsi qu'à ses amis, avoua franchement qu'il était Wilfrid d'Ivanhoe.

Les principes de l'honneur chevaleresque, qui, au milieu de ses
dérèglemens et de sa légèreté, n'avaient jamais entièrement abandonné de
Bracy, lui interdisaient tout acte d'hostilité contre le chevalier qu'il
voyait hors d'état de se défendre. D'un autre côté, et toujours par
suite de sa fidélité à ces mêmes principes, il ne pouvait le découvrir à
Front-de-Boeuf, qui, dans tout état de cause, et sans être arrêté par
aucune considération, ne se serait pas fait scrupule de se défaire d'un
rival qui lui contestait ses droits au fief d'Ivanhoe. Mais rendre à la
liberté un chevalier que les événemens du tournoi, l'exclusion de la
maison paternelle et la notoriété publique, désignaient comme l'amant
préféré de lady Rowena, était un effort de générosité dont de Bracy
était entièrement incapable. Un terme moyen entre le bien et le mal se
présentait, il l'embrassa, et ce fut tout ce qu'il put faire; il ordonna
à deux de ses écuyers de se tenir constamment près de la litière et de
ne pas souffrir que qui que ce fût s'en approchât: si on venait à leur
faire quelque question, ils avaient ordre de dire que c'était la litière
de lady Rowena, et qu'ils s'en servaient pour transporter un de leurs
camarades qui avait été blessé dans le combat. En arrivant à
Torquilstone, pendant que le templier et le maître du château
s'occupaient sérieusement du plan de leur double conquête, l'un des
trésors du juif, l'autre de sa charmante fille; les écuyers de de Bracy
transportèrent Ivanhoe, toujours sous la désignation d'un camarade
blessé, dans les appartemens les plus reculés du château; et ce fut là
l'excuse que les écuyers de de Bracy donnèrent à Front-de-Boeuf,
lorsqu'il leur demanda pourquoi aux premiers cris d'alarme ils ne
s'étaient pas rendus sur les remparts.

«Un camarade blessé! s'écria-t-il d'un ton de colère et de surprise; je
ne m'étonne plus que des rustres et des paysans aient l'audace de se
présenter en armes devant des châteaux, et que jusqu'à des gardeurs de
cochons s'oublient au point d'envoyer des cartels à des nobles, quand on
voit des hommes d'armes devenir garde-malades, et des francs compagnons
se mettre garde-rideaux de moribonds, dans un moment où le château va
être assailli. Aux murailles, misérables traînards! cria-t-il d'une voix
qui fit retentir toutes les voûtes du château, aux murailles! où je vais
vous briser les os avec ma massue.»--«Nous ne demandons pas mieux,
répondirent-ils, d'un ton de mauvaise humeur, que d'y aller, pourvu que
vous nous excusiez auprès de notre maître, qui nous a commandé de nous
tenir auprès du moribond.»

«Moribond! vilains animaux, répliqua le baron; nous serons tous
moribonds, je vous en réponds, si nous ne nous montrons pas mieux que
cela... Mais il faut que je relève la garde que l'on a mise auprès de ce
camarade, comme vous l'appelez... Holà! Urfried!.. la vieille!.. ho!
fille de sorcière saxonne!.. m'entends-tu?.. Va-t'en soigner ce malade,
puisqu'il faut qu'il ait quelqu'un auprès de lui, pendant que
j'emploierai ces gens-ci autre part... Allons, voici deux arbalètes avec
leurs tourniquets ou cabestans et leurs carreaux. Vite, à la barbacane,
et que chaque trait s'enfonce dans une tête saxonne!» Les deux écuyers,
qui, comme la plupart des gens de cette espèce, aimaient le mouvement et
détestaient l'inaction, se rendirent gaîment à leur poste, et ce fut
ainsi que la garde d'Ivanhoe fut confiée à Urfried ou Ulrique. Mais
celle-ci, dont le cerveau s'enflammait au souvenir de ses injures, et
dont le coeur n'était rempli que d'espoir de vengeance, se sentit
facilement disposée à se décharger sur Rebecca de l'emploi que l'on
venait de lui confier.




CHAPITRE XXIX.


    «Va, monte à la tour d'observation
    là-bas, vaillant soldat; promène tes
    regards sur la compagne, et dis-moi
    comment va la bataille.»

    SHILLER. _La Pucelle d'Orléans_.

Le moment du péril est souvent aussi le moment où le coeur s'ouvre à la
bienveillance et à l'affection. Nous nous trouvons trahis par
l'agitation générale de nos sentimens, en sorte que nous laissons à
découvert ceux que, dans des momens plus tranquilles, nous aurions,
sinon totalement réduits au silence, du moins déguisés et cachés sous le
voile de la prudence. En se trouvant encore une fois à côté du lit
d'Ivanhoe, Rébecca fut tout étonnée de la vive sensation de plaisir
qu'elle éprouvait, même dans un moment où tout ce qui les environnait ne
présentait que danger, désespoir même. En lui tâtant le pouls et lui
demandant comment il se trouvait, il y avait une douceur de sentiment,
dans le contact et dans la voix, qui témoignait un plus grand degré
d'intérêt qu'elle n'aurait elle-même voulu se hasarder à exprimer. Sa
voix était mal assurée, sa main tremblante, et ce ne fut que la froide
question d'Ivanhoe: «Est-ce toi, aimable fille, qui la rappela à
elle-même et la fit souvenir que le sentiment qu'elle éprouvait n'était
et ne pouvait être partagé?» Un soupir lui échappa; mais il fut à peine
entendu, et les questions qu'elle adressa au chevalier sur l'état de sa
santé furent faites avec l'accent calme de l'amitié. Ivanhoe répondit,
avec une sorte de hâte, que sa santé était aussi bonne, même meilleure
qu'il n'aurait pu s'y attendre, «grâce, ma chère Rébecca, ajouta-t-il, à
vos soins obligeans.»

«Il m'appelle sa chère Rébecca, se dit-elle à elle-même, mais c'est d'un
ton froid et indifférent qui s'accorde mal avec l'expression: son cheval
de bataille, son chien de chasse, lui sont plus chers que la juive qu'il
méprise.»

«Mon esprit, bonne et douce fille, continua Ivanhoe, éprouve plus
d'anxiété que mon corps ne ressent de douleur. D'après la conversation
qui a eu lieu entre les gardes qui m'entouraient, je vois que je suis
prisonnier; et si j'en juge par la voix forte et rauque de celui qui
vient justement de leur donner des ordres, je suis dans le château de
Front-de-Boeuf. S'il en est ainsi, quel sera le résultat, et comment
puis-je protéger lady Rowena et mon père?»

«Il ne fait aucune mention ni du juif, ni de la juive, dit Rébecca en
elle-même. Mais enfin quel droit avons-nous à une part dans ses pensées?
Ô combien je suis surprise d'avoir laissé mon imagination s'arrêter
aussi long-temps sur lui.» Après cette courte accusation portée contre
elle-même, elle s'empressa de donner à Ivanhoe tous les renseignemens
qui étaient en son pouvoir, mais qui se bornèrent à lui dire que le
templier Bois-Guilbert et le baron Front-de-Boeuf commandaient dans le
château, que le château était assiégé, mais par qui, c'est ce qu'elle
ignorait. Elle ajouta qu'il y avait dans le château un prêtre chrétien,
qui peut-être lui donnerait de plus amples renseignemens.»

«Un prêtre chrétien! dit Ivanhoe transporté de joie, amène le ici,
Rébecca, s'il est possible; dis-lui qu'un malade a besoin de son secours
spirituel; dis-lui ce que tu voudras, mais fais-le venir. Il faut que je
fasse, il faut du moins que je tente quelque chose; mais comment puis-je
prendre une détermination avant de savoir ce qui se passe?»

Ce fut pour se conformer aux désirs d'Ivanhoe que Rébecca fit la
tentative dont nous avons parlé pour amener Cedric dans la chambre du
chevalier blessé; l'arrivée d'Ulrique en empêcha la réussite; car elle
aussi s'était tenue aux aguets pour intercepter la venue du moine.
Rébecca se retira afin d'instruire Ivanhoe du non succès de son plan.

Ils n'eurent pas beaucoup de temps à donner au regret qu'ils éprouvèrent
de n'avoir pu se procurer les informations qu'ils désiraient, non plus
qu'à chercher quelque moyen d'y suppléer; car le bruit qui se faisait
dans l'intérieur du château, occasionné par les préparatifs de défense,
et qui d'abord avait été considérable, devint bientôt un mélange confus
de tumulte et de clameurs qui le rendit dix fois plus assourdissant. La
marche pesante et cependant rapide des hommes d'armes se faisait
entendre sur les murailles, ou retentissait dans les divers passages
étroits ou escaliers tournans qui conduisaient aux divers points de
défense. On entendait les voix des chevaliers animant leurs soldats, ou
leur indiquant l'usage qu'ils devaient faire de leurs armes; parfois
néanmoins ces voix étaient couvertes par le cliquetis des armes ou par
les clameurs de ceux à qui elles s'adressaient. Quelque épouvantables
que fussent ces cris, quel que fût le degré d'horreur de la scène qui
allait bientôt se passer, il s'y mêlait néanmoins une sorte de sublime
auquel l'âme exaltée de Rébecca pouvait s'élever même dans ce moment
d'effroi. Son oeil étincelait, quoique son visage fût entièrement
décoloré, et il y avait un mélange de crainte et d'enthousiasme dans
l'expression qu'elle donna aux paroles du texte sacré, lorsqu'elle dit,
moitié à elle-même, moitié à Ivanhoe: «On entend le bruit du carquois,
le cliquetis de la lance et du bouclier, la voix des capitaines et les
cris des soldats.»

Mais Ivanhoe était comme le coursier belliqueux dont il est fait mention
dans ce passage sublime de l'Écriture, tourmenté de son inaction, et du
désir ardent de se précipiter au milieu des combats dont tout ce vacarme
était le prélude. «Si je pouvais, disait-il, me traîner jusqu'à cette
fenêtre, pour voir l'issue probable de la lutte qui va s'engager. Si
j'avais un arc pour décocher une flèche!... une hache d'armes, pour
frapper, ne fût-ce qu'un seul coup, pour notre délivrance!... Mais
non!... vains désirs! je suis sans force, aussi bien que sans arme.»

«Calme-toi, noble chevalier, dit Rébecca; le bruit a cessé tout à coup;
il est possible qu'il n'y ait pas de combat.»--«Tu n'entends rien à
cela, dit Wilfrid d'un ton d'impatience. Ce moment de silence ne prouve
autre chose sinon que les soldats sont à leur poste sur les murailles,
s'attendant à être attaqués d'un instant à l'autre; ce que nous avons
entendu n'était que l'annonce éloignée de la tempête; tout à l'heure
elle va fondre sur nous dans toute sa fureur. Si je pouvais aller
seulement jusqu'à cette fenêtre!»--«Le tenter seulement ne ferait
qu'empirer ton mal, noble chevalier, dit Rébecca; puis, observant son
extrême inquiétude: «Eh bien! ajouta-t-elle avec fermeté, je vais me
tenir moi-même à la fenêtre, et vous ferai, aussi bien que je pourrai,
la description de ce qui se passera.»

«Ne faites pas cela, s'écria Ivanhoe; gardez-vous-en bien; chaque
fenêtre, chaque ouverture va être un point de mire pour les archers; il
ne faudrait qu'un trait lancé au hasard pour...»--«Et il sera le
bienvenu,» murmura Rébecca en montant d'un pas ferme et assuré deux ou
trois marches qui conduisaient à la fenêtre.--«Rébecca, chère Rébecca,
s'écria Ivanhoe, ceci n'est point un passe-temps de jeune fille; ne va
pas t'exposer à recevoir quelque blessure, peut-être même le coup de la
mort, et me rendre à jamais malheureux pour y avoir donné lieu; du moins
couvre-toi de cet ancien bouclier qui est là-bas et ne montre à la
fenêtre qu'une faible partie de ton corps.» Suivant avec une promptitude
extraordinaire les instructions d'Ivanhoe, et profitant de la protection
que lui fournissait le vaste et antique bouclier, qu'elle plaça contre
le bas de la fenêtre, elle fut à même de voir, sans être trop exposée,
ce qui se passait en dehors du château et de rendre compte à Ivanhoe des
préparatifs que l'on faisait pour l'assaut. La position qu'elle venait
de prendre était effectivement très favorable au but qu'elle se
proposait; car, placée à l'un des angles du bâtiment principal, non
seulement elle découvrait tout le mouvement qui se faisait hors de
l'enceinte du château, mais encore elle dominait sur les ouvrages
avancés contre lesquels il paraissait probable que les assiégeans
allaient d'abord marcher. C'était une fortification extérieure, peu
élevée, peu fortifiée, et destinée à protéger l'entrée de la poterne par
laquelle Front-de-Boeuf avait tout récemment fait sortir Cedric. Le
fossé du château séparait cette espèce de barbacane du reste de la
forteresse; de manière que, si elle venait à être surprise, il était
facile de couper toute communication avec le bâtiment principal, en
enlevant le pont temporaire. Dans les ouvrages avancés se trouvait une
porte de sortie, correspondant à la poterne du château, et le tout
environné d'une forte palissade. Rébecca put remarquer, d'après le
nombre d'hommes qu'on avait chargés de la défense de ce poste, que les
assiégés n'étaient pas tranquilles à cet égard; et comme les assaillans
se portaient directement en face de la poterne, il était également
évident qu'ils la regardaient comme le point le plus vulnérable de la
place. Elle s'empressa de faire part de ces observations à Ivanhoe; puis
elle ajouta: «La lisière du bois semble garnie d'archers, mais l'ombre
des arbres ne permet d'en voir qu'un petit nombre.»

«Sous quelle bannière?» demanda Ivanhoe.--«Je n'en vois aucune, répondit
la juive, ni rien qui y ressemble.»--«C'est bien étrange! marmotta le
chevalier; marcher à l'attaque d'un château comme celui-ci sans
bannières ni enseignes déployées, c'est pour moi une chose toute
nouvelle. Dis-moi, peux-tu distinguer ceux qui paraissent être les
chefs?»--«Celui que l'on peut le plus facilement remarquer, répondit la
juive, est un chevalier revêtu d'une armure noire: c'est le seul qui
soit armé de pied en cap, et il paraît avoir le commandement général de
tout ce qui l'entoure.»--«Quelles armes a-t-il sur son bouclier?»
demanda Ivanhoe.--«Quelque chose qui ressemble à une barre de fer, et à
un cadenas, le tout peint en bleu sur un fond noir.»--«Un cadenas et un
verrou peints en bleu? dit Ivanhoe; j'ignore qui peut porter ces armes,
mais il me semble que ce pourrait fort bien être les miennes en ce
moment».

«Ne pourrais-tu lire la devise?»--«C'est tout ce que je puis faire que
d'apercevoir les armes à cette distance, répondit Rébecca, encore
faut-il que le soleil donne en plein sur le bouclier.»--«Paraît-il y
avoir d'autres chefs?» demanda encore Ivanhoe.--«De l'endroit où je
suis, répondit Rébecca, je ne vois aucun personnage qui se fasse
remarquer. Mais, ajouta-t-elle, il est probable que l'autre point du
château est également assailli. Les voilà maintenant qui se mettent en
marche. Dieu de Sion, protége-nous. Quel spectacle épouvantable! Ceux
qui marchent les premiers portent des boucliers énormes, et poussent
devant eux des murailles faites en planches; ils sont suivis par
d'autres qui bandent leurs arcs à mesure qu'ils avancent. Les voilà qui
ajustent les flèches! Dieu de Sion, épargne les créatures que tu as
formées![14]»

     Note 14: Cette description est une évidente imitation
     d'Homère, dans l'_Iliade_, lorsque Hélène du haut des
     murailles promène ses regards sur l'armée des assiégeans,
     parmi lesquels, en rougissant, elle reconnaît à la fin
     Ménélas son époux. A. M.

Sa description fut tout à coup interrompue par le signal de l'attaque,
qui fut donné par le son aigu d'un cor, auquel il fut de suite répondu
du haut des murs par le bruit des trompettes normandes, lequel, se
mêlant au son grave et sourdement prolongé des _nakirs_, sorte de
tymballe, donnait à connaître à l'ennemi que son défi était accepté. Les
acclamations de l'un et de l'autre parti venaient ajouter au tumulte et
au vacarme: «_Saint Georges pour l'Angleterre!_» criaient les
assaillans; tandis que les Normands vociféraient de leur coté: «_En
avant de Bracy! Baucéan! Baucéan! Front-de-Boeuf à la rescousse!_»
suivant les cris de guerre de leurs différens chefs.

Ce n'était pas cependant par des clameurs que la querelle devait se
vider, et les efforts désespérés des assaillans furent repoussés par les
efforts non moins vigoureux des assiégés. Les archers, à qui le
maniement de l'arc était devenu familier, par l'usage habituel qu'ils en
faisaient dans leurs forêts, avaient le coup d'oeil si juste, et
décochaient leurs flèches avec tant d'adresse, d'ensemble et de
précision, que, quelque part que fût placée la personne à laquelle ils
visaient, et quelque petite que fût la partie du corps qui restait à
découvert, ils ne manquaient jamais de l'atteindre. Cette volée de
flèches obscurcissait les airs comme une grêle épaisse tombant avec la
plus grande violence; chaque trait avait sa destination particulière, et
l'on pouvait souvent les suivre de l'oeil, dirigés par vingtaines contre
chaque embrasure, chaque créneau, chaque ouverture dans les parapets,
aussi bien que contre chaque fenêtre où se trouvait, ou même où l'on
soupçonnait que pouvait se trouver un défenseur. Cette volée soutenue
tua deux ou trois des assiégés et en blessa plusieurs autres. Mais,
pleins de confiance dans leurs armures à l'épreuve, et dans l'abri que
leur position leur fournissait, les soldats et les alliés de
Front-de-Boeuf montrèrent un acharnement à se défendre proportionné à la
fureur de leurs assaillans, et répondirent par une vigoureuse décharge
d'arbalètes, de flèches, de pierres et d'autres projectiles, au violent
orage de leurs traits serrés et continuels. Ils leur causèrent même plus
de mal qu'ils n'en reçurent, parce qu'ils étaient plus exposés
qu'eux-mêmes. Le bruit occasionné par le sifflement des flèches et
autres missiles[15], n'était interrompu que par les acclamations de l'un
des deux partis qui avait fait éprouver à l'autre quelque perte notable.

     Note 15: _Missiles_, ce mot, tiré du latin dont l'équivalent
     est projectile, nous a semblé utile à conserver. A. M.

«Et il faut que je reste ici étendu comme un moine fainéant qui ne peut
quitter son lit, murmura Ivanhoe, pendant que les autres sont occupés à
préparer le résultat qui doit décider de ma liberté ou de ma mort!
Regarde encore une fois par la fenêtre, bonne fille, mais prends bien
garde, évite avec soin de te faire apercevoir des archers qui sont au
dessous. Regarde de nouveau, et dis-moi si l'ennemi avance encore pour
livrer l'assaut.»

Avec une patience et un courage que la prière mentale qu'elle venait de
faire venait de fortifier, Rébecca reprit son poste à la fenêtre, en
ayant soin pourtant de se couvrir de manière à ne pas être aperçue de
ceux qui étaient en bas.

«Que vois-tu, Rébecca?» demanda de nouveau le chevalier blessé.--«Rien
qu'une nuée de flèches, tellement épaisse, qu'elle éblouit mes yeux au
point qu'il leur est impossible de distinguer qui les lance,» reprit la
juive.--«Cela ne saurait durer, reprit Ivanhoe; si l'on ne se hâte de
s'avancer directement contre la place, afin de l'emporter par la force
des armes, les archers ne retireront pas un bien grand avantage de leurs
traits lancés contre des murailles de pierres. Cherche à découvrir le
chevalier du cadenas, ma bonne fille, et vois comment il se conduit; car
tel chef, tels soldats.»--«Je ne l'aperçois point,» dit Rébecca.--«Lâche
poltron! s'écria Ivanhoe, quitte-t-il ainsi la barre du gouvernail au
plus fort de la tempête?»

«Non, non, il ne la quitte point, dit Rébecca, je l'aperçois maintenant,
conduisant un corps de troupes exactement au dessous de la barrière
extérieure de la barbacane[16]. Ils arrachent les pieux et les
palissades; ils brisent les barrières à coups de hache. Je vois le long
panache noir flottant au dessus de toutes les têtes, comme un corbeau
qui plane au dessus d'un champ de bataille couvert de morts et de
mourans. Ils ont fait une brèche aux barrières. Ils s'y précipitent. Ils
sont repoussés. Front-de-Boeuf est à la tête des assiégés; je vois sa
taille gigantesque s'élevant au dessus de ceux qui l'entourent. Les
voilà qui de nouveau se portent en foule à la brèche. On se dispute le
passage corps à corps, homme à homme. Dieu de Jacob! ce sont deux
courans impétueux qui se rencontrent, le conflit de deux océans poussés
l'un contre l'autre par des vents opposés.» Elle détourna sa tête de la
fenêtre, comme incapable de soutenir plus long-temps la vue d'une scène
aussi terrible.

     Note 16: Chaque ville, son château gothique, observe
     l'auteur, avait au delà des murailles extérieures, une
     fortification composée de palissades; c'est ce qu'on appelait
     les barrières: elles étaient souvent le théâtre de violentes
     escarmouches, car il fallait nécessairement s'en rendre
     maître avant de pouvoir s'approcher des murailles
     elles-mêmes. Plusieurs des vaillans faits d'armes qui ornent
     les pages chevaleresques du chroniqueur Froissard eurent lieu
     aux barrières des places assiégées. A. M.

«Regarde de nouveau, Rébecca, dit Ivanhoe, se méprenant sur la cause de
l'abandon de son poste; les archers doivent avoir cessé de lancer des
flèches, puisqu'ils combattent maintenant corps à corps: regarde de
nouveau, à présent il n'y a plus autant de danger.» Rébecca se mit
derechef à regarder, et presque au même instant s'écria: «Saints
prophètes de la loi! Front-de-Boeuf et le chevalier noir combattent
corps à corps sur la brèche, au milieu des cris de leurs soldats qui
suivent tous leurs mouvemens, et attendent le résultat de cette lutte.
Puisse le ciel faire triompher la cause de l'opprimé et du captif!»
Bientôt elle poussa un grand cri, en disant: «Il est tombé! il est
tombé!»

«Qui est tombé? demande Ivanhoe; pour l'amour de Dieu, dis-moi celui qui
est tombé.»--«Le chevalier noir,» répondit Rébecca d'une voix faible;
puis tout à coup elle s'écria derechef avec tout le feu de la joie:
«Mais non! mais non! Béni soit le Dieu des armées! Il s'est relevé, et
le voilà qui lutte comme si son bras tout seul avait la force de vingt
guerriers. Son épée s'est rompue; il saisit la hache d'armes d'un
soldat; il presse Front-de-Boeuf, à qui il porte coup sur coup; le géant
se penche et chancelle comme un chêne sous la cognée du bûcheron. Il
tombe! il tombe!»--«Front-de-Boeuf?» demanda Ivanhoe.

«Front-de-Boeuf; oui, lui-même, répondit la juive; ses hommes d'armes se
précipitent à son secours, ayant à leur tête le fier templier; la
réunion de leurs forces oblige le champion de s'arrêter...
Front-de-Boeuf est emporté dans l'intérieur du château.»--«Les
assaillans ne sont-ils pas maîtres des barrières?» demanda
Ivanhoe.--«Ils le sont, ils le sont, répondit Rébecca, et ils pressent
vivement les assiégés sur le mur extérieur. Les uns plantent des
échelles; les autres se rassemblent comme un essaim d'abeilles,
cherchant à monter sur les épaules les uns des autres. On fait pleuvoir
sur leurs têtes des pierres, des poutres, des troncs d'arbres; à peine
un blessé a-t-il été emporté, qu'il est remplacé par un autre qui vient
partager les fatigues de l'assaut. Grand Dieu! n'as-tu donné à l'homme
ta propre image que pour être aussi cruellement défigurée par la main de
son frère?»--«Ne pense pas à cela, dit Ivanhoe, ce n'est pas le moment
de s'occuper de pareilles idées. Quel est le parti qui cède? Quel est
celui qui a l'avantage?»--«Les échelles sont renversées, répondit
Rébecca en frissonnant; les soldats sont culbutés, accablés, ensevelis
sous elles, comme des reptiles qu'on écrase. Les assiégés ont le
dessus.»--«Que saint Georges nous protége! dit le chevalier: est-ce que
les assaillans auraient la lâcheté de céder?»--«Non, répondit Rébecca;
ils se conduisent comme des braves. Le chevalier noir s'approche de la
poterne avec son énorme hache; le bruit des coups qu'il porte, semblable
à celui du tonnerre, se ferait entendre au dessus des clameurs, du
vacarme et du tumulte des combats. On fait pleuvoir sur lui une grêle de
pierres et de pièces de bois; mais il ne s'en émeut pas plus que si
c'était du coton de chardon ou des plumes.»

«Par saint Jean-d'Acre! s'écria Ivanhoe en se soulevant sur son lit dans
un accès de joie, je croyais qu'il n'y avait qu'un seul homme en
Angleterre capable d'un pareil courage.»--«La porte qui ouvre la poterne
s'ébranle, continue Rébecca; elle se rompt; elle est brisée en mille
éclats par la violence de ses coups; les assiégeans s'y précipitent; les
ouvrages extérieurs sont emportés. Ah, grand Dieu! les assiégés sont
précipités du haut des murailles; ils sont jetés dans le fossé. Ô
hommes! si vous êtes véritablement des hommes, épargnez ceux qui ne
peuvent plus résister.»--«Et le pont, le pont qui communique au château,
l'ont-ils également emporté?» demanda Ivanhoe.--«Non, répondit Rébecca;
le templier a détruit les planches qui avaient servi à le traverser; peu
des assiégés ont pu rentrer avec lui, et les cris que vous entendez vous
apprennent le sort des autres. Hélas! je vois qu'il est encore plus
pénible d'être témoin d'une victoire que d'une bataille.»

«Que se passe-t-il maintenant, bonne fille? demanda Ivanhoe; regarde
encore; ce n'est pas le moment de se trouver mal à la vue du sang.»--«Il
n'en coule plus pour le moment, dit Rébecca; nos amis se fortifient dans
les ouvrages extérieurs dont ils se sont rendus maîtres, et ils y sont
si bien à couvert des traits de l'ennemi, que la garnison se contente
d'en lancer quelques uns par intervalle, plutôt pour les inquiéter que
pour leur faire un mal réel.»--«Nos amis, dit Wilfrid, n'abandonneront
sûrement pas une entreprise si glorieusement commencée et si
heureusement achevée. Oh! non; je veux mettre ma confiance dans le bon
chevalier, dont la hache a brisé les portes de chêne et les barres de
fer. C'est bien singulier! se dit-il de nouveau à lui-même, qu'il y ait
deux hommes capables de faire preuve d'un aussi fier courage. Un cadenas
et un lien de chaînes sur un champ noir! qu'est-ce que cela peut
signifier? Ne vois-tu rien autre chose, Rébecca, qui puisse faire
distinguer le chevalier noir?»--«Non, rien, répondit la juive; tout sur
lui est noir comme l'aile du corbeau, et je n'aperçois rien qui puisse
servir à le rendre plus remarquable qu'il ne l'est déjà; mais après
l'avoir vu une fois déployer la force de son bras au milieu de la mêlée,
je crois que je le reconnaîtrais entre mille combattans. Il s'élance au
combat comme il irait s'asseoir à un banquet. Il y a en lui plus que sa
propre force; on dirait que l'âme tout entière, l'ardeur du champion se
communique à chacun des coups qu'il porte à son ennemi. Que Dieu
l'absolve du crime dont se rend coupable celui qui verse le sang. C'est
un spectacle bien terrible, mais sublime que de voir comment le bras et
le coeur d'un seul homme peuvent de concert triompher d'une armée
entière.»

«Rébecca, dit Ivanhoe, tu viens de peindre un héros: ses soldats ne
prennent probablement un peu de repos que pour réparer leurs forces ou
pour se procurer les moyens de franchir le fossé: sous un chef tel que
tu as dépeint ce chevalier, il n'y a point de lâches frayeurs, de délais
étudiés; il ne se trouve pas un seul individu qui voulût renoncer à une
entreprise qui demande une extrême bravoure, parce que ce qui la rend
difficile est justement ce qui la rend glorieuse. J'en jure par
l'honneur de ma maison; j'en jure par la dame de mes pensées; je
consentirais à souffrir dix ans de captivité, pourvu qu'il me fût permis
de combattre un seul jour à côté de ce brave chevalier, dans une
querelle pareille à celle-ci.»--«Hélas! dit Rébecca en se retirant de la
fenêtre, et s'approchant du lit du chevalier blessé, ces désirs
impatiens de faire quelque exploit éclatant, cette lutte entre votre
courage et votre état de faiblesse, qui ne produit que d'impuissans
regrets, tout cela ne fait que retarder votre guérison. Comment peux-tu
songer à faire des blessures à d'autres, avant que celle que tu as reçue
soit fermée?»

«Rébecca, répliqua-t-il, tu ignores combien il est triste pour quelqu'un
qui a été nourri dans les principes de la chevalerie de rester inactif
comme un prêtre, ou comme une femme, tandis que tout ce qui l'entoure
est engagé dans des actions d'éclat. L'amour des combats est l'aliment
de notre vie; la poussière qui s'élève du milieu de la mêlée est
l'atmosphère que nous aimons à respirer. Nous ne vivons, nous ne
désirons de vivre qu'aussi long-temps que nous sommes victorieux et
renommés. Telles sont, jeune fille, les lois de la chevalerie que nous
avons juré d'observer, et auxquelles nous sacrifions tout ce que nous
avons de plus cher.»--«Hélas! dit la belle juive, qu'est-ce autre chose,
vaillant chevalier, qu'est-ce autre chose qu'un sacrifice fait au démon
de la vaine gloire, qu'une offrande passée par le feu pour être
présentée à Moloch[17]? Et que vous restera-t-il pour prix de tout le
sang que vous aurez répandu, de tous les travaux et de toutes les
fatigues que vous aurez endurés, de toutes les larmes que vos triomphes
auront fait couler, lorsque la mort viendra briser la lance du fort, et
aura dépassé la vitesse de son cheval de bataille?»--«Ce qui restera,
jeune fille, s'écria Ivanhoe, la gloire, oui la gloire, qui dore le
tombeau qui renferme notre dépouille mortelle, et qui embaume ce qui
survit à ces débris, la renommée.»--«La gloire! continua Rébecca; hélas!
la cotte de mailles à demi-rongée de rouille, qui est suspendue comme un
trophée au dessus du tombeau noirci par le temps et tombant en ruine;
l'inscription presque effacée, et que le moine ignorant peut à peine
lire au pèlerin dont elle excite la curiosité, regardez-vous tout cela
comme une récompense suffisante pour le sacrifice des plus douces
affections, pour une vie passée misérablement à rendre les autres
misérables? ou bien, trouvez-vous, dans les vers grossiers d'un barde
errant, un charme tel qu'il vous faille inconsidérément échanger l'amour
de tout ce que la nature a dû vous rendre cher, les sentimens les plus
doux, la paix et le bonheur, au plaisir de devenir le héros de ces
ballades que des ménestrels vagabonds viennent le soir chanter aux
oreilles d'un rustaud à moitié ivre?»

     Note 17: Idole des Ammonites, à laquelle on offrait les
     enfans nouveau-nés en les faisant passer par le feu allumé
     dans l'intérieur de la statue. Les prêtres avaient l'astuce
     de verser du plomb fondu dans les yeux de cette idole, comme
     si elle eût été sensible aux cris de ses victimes. On sait du
     reste qu'en hébreu _moloch_ signifie roi. A. M.

«Par l'âme d'Heruvard[18]! s'écria le chevalier impatienté, tu parles de
choses que tu ne connais point. Tu voudrais éteindre le feu pur de la
chevalerie, qui seul distingue le noble du vilain, le chevalier civilisé
du paysan grossier, qui nous fait regarder la vie comme d'un prix au
dessous, bien au dessous de celui de l'honneur, qui nous fait triompher
des fatigues, des travaux, des souffrances, et qui nous apprend à
regarder l'infamie comme le seul mal que nous ayons à redouter. Tu n'es
pas chrétienne, Rébecca, et tu ne connais pas ces sentimens élevés qui
font palpiter le sein d'une noble demoiselle, lorsque son amant a achevé
quelque grande entreprise, dont le succès justifie son amour. La
chevalerie! sache, jeune fille, que c'est la source, l'aliment,
l'entretien de la noble et divine amitié, le soutien de l'opprimé, le
vengeur de l'offensé, le frein du tyran; sans elle la noblesse ne serait
qu'un vain nom, et c'est dans sa lance et son épée que la liberté trouve
sa meilleure protection.»

     Note 18: Chevalier errant d'origine saxonne et qui était
     absent lors de la conquête de l'Angleterre par Guillaume de
     Normandie. A. M.

«Il est vrai, dit Rébecca, que je suis issue d'une race dont le courage
s'est distingué dans la défense de son propre pays, mais qui, même
lorsqu'elle comptait encore parmi les nations, ne faisait la guerre que
par l'ordre de Dieu, ou pour défendre sa patrie contre l'oppresseur. Le
son de la trompette n'éveille plus Juda, et ses enfans méprisés ne sont
plus que les victimes de l'oppression civile et militaire, auxquelles
toute résistance est désormais interdite. Tu as bien eu raison de le
dire, sire chevalier; jusqu'à ce que le dieu de Jacob, suscité du milieu
de son peuple, choisit un second Gédéon, ou un nouveau Machabée, il
convient mal à une jeune juive de parler de guerres et de combats.»
Rébecca, dont les sentimens étaient vifs et avaient un caractère
d'élévation, termina son discours avec un ton de tristesse qui prouvait
qu'elle était profondément affectée de l'état de mépris dans lequel sa
nation semblait être jetée; et ce qui ajoutait peut-être à l'amertume de
ses sensations était l'idée qu'Ivanhoe la regardait comme n'ayant aucun
droit d'émettre son opinion dans une question dont l'honneur faisait le
sujet, et comme incapable de manifester dans ses discours des sentimens
nobles et généreux. «Combien peu il connaît ce coeur, se dit-elle, s'il
s'imagine que la lâcheté et la bassesse y ont fixé leur asile, parce que
j'ai fait la censure de la chevalerie romanesque des Nazaréens! Plût à
Dieu que mon propre sang versé goutte à goutte pût racheter le peuple de
Juda de la captivité! Que dis-je! Plût à ce Dieu qu'il pût servir à
délivrer mon père et son bienfaiteur des chaînes de leur cruel tyran!
Cet orgueilleux chrétien verrait alors si la fille du peuple choisi de
Jéhovah ose affronter la mort avec autant de courage que la Nazaréenne
la plus fière, qui se fait gloire de descendre de quelque chef à peine
connu d'une des hordes qui habitent les climats glacés du nord.» Elle
tourna alors ses regards sur le lit du chevalier blessé.

«Il dort, dit-elle; la nature, épuisée par les souffrances du corps et
de l'esprit, par la perte de sang et par l'effet de tant d'accidens
fortuits, profite du premier moment de calme qui règne autour de nous,
pour lui procurer un peu de sommeil et de repos. Hélas! pourrait-on me
faire un crime de le regarder, lorsqu'il est possible que ce soit pour
la dernière fois? lorsque, dans quelques instans peut-être, ces beaux
traits ne seront plus animés par ce noble feu qui les colore légèrement
pendant son sommeil? lorsque les belles proportions de son visage auront
changé de forme, que cette bouche sera entr'ouverte, que ces yeux seront
éteints et tachés de sang, et lorsque le fier et noble chevalier sera
peut-être foulé aux pieds par le plus vil des scélérats qui habitent ce
château à jamais maudit, et qui sont assez lâches pour n'oser faire le
moindre mouvement sous le talon du tyran qui les écrase... Et mon
père... Oh, mon père! quels reproches n'es-tu pas en droit d'adresser à
ta fille, lorsqu'elle oublie les cheveux blancs pour ne s'occuper que de
la blonde chevelure d'un jeune chevalier nazaréen? Que sais-je si tous
ces maux ne sont pas les précurseurs du courroux de Jéhovah contre
l'enfant dénaturé qui songe à la captivité d'un étranger plus qu'à celle
de son père; qui oublie la désolation de Juda et se plaît à contempler
la beauté d'un Gentil et d'un étranger? Mais je veux arracher cette
faiblesse de mon coeur, dût chaque fibre saigner à mesure que je la
déchire.»

Elle s'enveloppa entièrement de son voile, s'assit à quelque distance du
lit du blessé, en lui tournant le dos, fortifiant, s'efforçant du moins
de fortifier son esprit, non seulement contre les maux qui la menaçaient
du dehors, mais contre les sentimens qui malgré elle venaient assaillir
son coeur.




CHAPITRE XXX.


    «Approche de la chambre, jette les yeux sur son
    lit... L'âme qui abandonne son corps n'est pas cet
    esprit environné de paix et de bonheur qui, semblable
    à l'alouette s'élevant au haut des airs, caresse
    par le zéphyr et humecté de rosée, est accompagné
    au ciel par les soupirs et les larmes des gens de
    bien... Anselme part différemment.»
    _Ancienne tragédie_.

Pendant l'intervalle de repos qui suivit le premier succès des
assiégeans, tandis que l'un des deux partis se préparait à poursuivre
ses avantages, et l'autre à augmenter ses moyens de défense, le templier
et de Bracy tinrent conseil ensemble dans la grande salle du château.
«Où est Front-de-Boeuf? demanda ce dernier, qui avait présidé à la
défense du château, de l'autre côté: on dit qu'il a été tué.»--«Il vit,
répondit froidement le templier, il vit encore; mais, eût-il eu une tête
de boeuf, comme son nom le porte, et dix plaques de fer pour la
garantir, il aurait fallu succomber sous les coups de cette fatale hache
d'armes. Encore quelques heures, et Front-de-Boeuf aura rejoint ses
ancêtres. C'est une grande perte pour les projets du prince Jean.»--«Le
royaume de Satan va s'en enrichir, dit de Bracy, et voilà ce que c'est
que de blasphémer les saints et les anges, et de faire jeter leurs
statues et les autres objets de vénération sur les têtes de cette
canaille d'archers.»--«Tais-toi donc, dit le templier, tu ne sais ce que
tu dis: il en est de ta superstition comme du manque de foi de
Front-de-Boeuf; aucun de vous ne peut rendre compte de ses motifs de
croyance ou d'incrédulité.»

«_Benedicite_, sire templier, répliqua de Bracy; je vous prie de ménager
un peu mieux vos expressions lorsque vous parlerez de moi. Par notre
mère céleste, je suis meilleur chrétien que toi et tout ton ordre
ensemble; car il court un certain bruit que le _très saint_ ordre du
temple de Sion ne nourrit pas peu d'hérétiques dans son sein, et que sir
Brian de Bois-Guilbert est du nombre.»--«Laissons là tous ces bruits,
dit le templier, et songeons aux moyens de mettre le château en état de
défense: comment ces scélérats d'archers se sont-ils battus de ton
côté?»--«Comme des diables incarnés, répondit de Bracy. Ils se sont
portés en masse jusqu'au pied des murailles, commandés, je crois, par ce
vilain drôle qui remporta le prix de l'arc; car j'ai reconnu son cor et
son baudrier. Et voilà le fruit de la politique si vantée du vieux
Fitzurse; cela ne fait qu'encourager ces insolens coquins à se révolter
contre nous. Si mon armure n'eût pas été d'une aussi bonne trempe, il
m'aurait terrassé sept fois avec tout aussi peu de remords que si
j'eusse été un daim parvenu à son véritable point de bonté. Il a passé
en revue chaque partie de mon corselet, frappant avec son javelot long
d'une verge contre mes côtes, avec aussi peu de ménagement que si elles
eussent été de fer. Sans ma cotte de mailles espagnole que j'avais mise
sous ma casaque, c'en était fait de moi.»--«Mais vous vous êtes
maintenus dans votre poste, dit le templier, tandis que nous, nous avons
été délogés des ouvrages extérieurs.»

«C'est une grande perte, dit de Bracy; car les coquins vont trouver là
un abri, à la faveur duquel ils attaqueront le château de plus près, et
pourront, si on ne les surveille de près, profiter de quelque poste mal
gardé sur une tour, ou de quelque fenêtre oubliée, pour s'introduire
dans la forteresse. Nous avons trop peu de monde pour protéger tous les
points, et les soldats se plaignent de ce qu'ils ne peuvent se montrer
nulle part sans devenir aussitôt le but vers lequel sont lancées autant
de flèches qu'on en voit décocher au tir du dimanche dans le plus chétif
village. D'un autre côté, Front-de-Boeuf se meurt, ainsi nous n'avons
plus de secours à attendre de sa tête de taureau et de son bras
gigantesque. Qu'en pensez-vous, sire Brian? ne vaudrait-il pas mieux
faire de nécessité vertu, et composer avec ces marauds en rendant nos
prisonniers?»--«Quoi! s'écria le templier, rendre nos prisonniers et
devenir un objet de ridicule et d'exécration, comme des guerriers qui
ont donné une preuve extraordinaire de vaillance en attaquant de nuit
des voyageurs sans défense, et en s'emparant de leurs personnes, et qui
cependant n'ont pu se maintenir dans un château fort, contre une troupe
de vagabonds et de proscrits, commandés par des gardeurs de pourceaux,
par des fous et par le rebut de l'espèce humaine! Tu devrais rougir d'un
pareil conseil, Maurice de Bracy! Quant à moi, j'ensevelirai plutôt et
mon corps et ma honte sous les ruines de ce château, que de consentir à
une capitulation aussi lâche et aussi déshonorante.»--«Retournons donc
aux murailles, dit de Bracy d'un ton d'insouciance: il n'y a personne,
soit Turc, soit templier, qui fasse moins de cas de la vie que moi; mais
sûrement il n'y a pas de honte à regretter, comme je le fais, de ne pas
être entouré d'une quarantaine de mes vaillans _francs-compagnons_. Ô
mes braves lanciers! si vous saviez comment votre capitaine a été serré
de près aujourd'hui, je verrais bientôt ma bannière flotter devant vos
piques, et cette misérable troupe de vilains, incapable de soutenir
votre charge, ne tarderait pas à prendre la fuite.»

«Regrette qui tu voudras, dit le templier; mais, en attendant,
défendons-nous comme nous pourrons avec les soldats qui nous restent. Ce
sont pour la plupart des gens de la suite de Front-de-Boeuf, qui se sont
fait détester des Anglais par mille traits d'insolence et
d'oppression.»--«Tant mieux! dit de Bracy; ces vils esclaves se battront
tant qu'il leur restera une goutte de sang dans les veines, pour se
soustraire à la vengeance des paysans qui nous attaquent. Allons donc,
Brian de Bois-Guilbert, montons et agissons, et sois sûr que, soit que
je survive, soit que je succombe, tu verras aujourd'hui Maurice de Bracy
se comporter en chevalier de haute valeur et de noble lignage.»

«Aux murailles!» répondit le templier, et ils montèrent tous deux sur
les remparts, afin de prendre pour la défense de la place toutes les
mesures que l'expérience pourrait dicter et le courage exécuter. Ils
convinrent d'abord que le point sur lequel on devait avoir le plus de
crainte était celui qui était en face des ouvrages extérieurs, dont les
assiégeants venaient de se rendre maîtres. À la vérité, le château était
séparé de cette barbacane par le fossé, et il était impossible à ceux-ci
d'attaquer la porte de la poterne à laquelle correspondait l'ouvrage
extérieur, sans franchir cet obstacle: mais le templier et de Bracy
étaient également d'opinion que les assaillans chercheraient, par une
attaque formidable, à attirer sur ce point l'attention du plus grand
nombre des assiégés, et prendraient toutes les mesures nécessaires pour
profiter de la moindre négligence dans la défense de quelque autre
partie de la place. Pour se précautionner contre un pareil danger, ils
firent la seule chose qui leur fût possible, vu le peu de monde qu'ils
avaient; ce fut de placer des sentinelles de distance en distance le
long des murailles, pouvant communiquer les unes avec les autres et
donner l'alarme à l'approche du danger. En même temps il fut convenu que
de Bracy se chargerait de la défense de la poterne, et que le templier
aurait toujours auprès de lui environ une vingtaine d'hommes, corps de
réserve, prêt à porter immédiatement du secours partout où il serait
nécessaire. La perte de la barbacane était encore désastreuse sous un
autre rapport; car, malgré la hauteur des murs du château, les assiégés
ne pouvaient voir avec la même précision qu'auparavant les opérations de
l'ennemi, parce qu'il y avait quelques portions d'un bois taillis qui se
trouvaient tellement près de la porte de sortie de l'ouvrage extérieur,
que les assiégeans pouvaient y introduire toutes les forces qu'ils
jugeraient convenable d'amener, et non seulement sans danger, mais même
sans être aperçus par les gens du château. Ainsi, dans l'incertitude
pénible où ils étaient sur le point où commencerait l'assaut, de Bracy
et son compagnon furent obligés de se tenir en garde contre tout
événement possible, et leurs soldats, quelque braves qu'ils fussent,
étaient en proie à l'inquiétude décourageante, si naturelle à des hommes
entourés d'ennemis, qui pouvaient à leur gré choisir le moment et le
mode de l'attaque. Pendant ce temps-là, le maître du château assiégé et
environné de dangers était étendu sur son lit de mort, en proie à toutes
les souffrances du corps et à toutes les angoisses de l'âme. Il n'avait
point la ressource ordinaire des bigots de cette époque superstitieuse,
dont la plupart, en expiation des crimes dont ils s'étaient rendus
coupables, se contentaient de faire quelque acte de libéralité envers
l'église, étouffant ainsi la voix des remords par l'idée qu'ils étaient
rachetés de tous péchés; et quoique la tranquillité obtenue à ce prix ne
ressemble pas plus à cette paix de l'âme qui suit un repentir sincère
que le lourd engourdissement produit par l'opium ne ressemble à un
sommeil rafraîchissant et naturel, encore cette situation d'esprit
était-elle préférable aux angoisses du remords dont il se sentait
bourrelé. Mais parmi les vices de Front-de-Boeuf, homme dur et dont la
main ne s'ouvrait jamais pour donner, l'avarice était le plus dominant,
et il aimait mieux braver l'Église, et narguer tous ceux qui y étaient
attachés, que d'en acheter le pardon et l'absolution au prix de l'or, ou
par le sacrifice de quelque propriété. D'ailleurs, le templier, infidèle
d'une autre trempe, n'avait pas caractérisé son associé d'une manière
bien juste, en disant que Front-de-Boeuf n'aurait pu se rendre raison de
ses motifs d'incrédulité et de mépris pour la religion établie; car le
baron aurait pu alléguer que l'Église tenait ce qu'elle vendait à trop
haut prix, et que la liberté spirituelle qu'elle exposait en vente ne
pouvait s'obtenir, comme celle du grand capitaine de Jérusalem, que
moyennant une forte somme; en sorte que Front-de-Boeuf aimait mieux nier
la vertu de la médecine que de payer la visite du médecin. Mais le
moment était arrivé où la terre et tous ses trésors disparaissaient
graduellement devant ses yeux, et où son coeur, quoique dur comme la
meule d'un moulin, se remplit d'épouvante à mesure que ses regards se
portèrent sur le sombre abîme de l'avenir. La fièvre qui dévorait son
corps ajoutait à l'impatience et à l'agonie de son âme, et son lit
funèbre présentait un mélange des remords qui se réveillaient de
nouveau, en conflit avec les vices invétérés de son caractère: affreuse
situation d'esprit, qui ne peut être égalée que par celle qu'on éprouve
dans ces régions épouvantables où la plainte est sans espérance[19], le
remords sans repentir, un sentiment horrible d'agonie et un
pressentiment d'avenir, qu'il combat en vain.

     Note 19: L'auteur a ici complété la terrible pensée du Dante,
     en ajoutant le «remords sans repentir» à ce vers:

     Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.

     Milton offre à peu près la même idée dans le livre de son
     _Paradise lost_. Le lecteur aimera à comparer ces trois
     grands écrivains: Dante, Milton et Walter Scott. A. M.

«Où sont-ils maintenant, ces chiens de prêtres, cria le baron, qui
mettent un si haut prix à leur momerie spirituelle? où sont tous ces
carmes déchaussés, en faveur de qui Front-de-Boeuf fonda le vieux
couvent de Sainte-Anne; dépouillant ainsi son héritier de plusieurs
belles prairies, d'excellentes terres et de riches enclos? où sont-ils
ces chiens altérés, buvant la bière à longs traits, j'en réponds; ou
jouant leurs tours d'escamotage auprès du lit de quelque paysan
moribond? Et moi, le fils de leur fondateur; moi, pour qui les clauses
de l'acte de leur fondation leur imposent la nécessité de prier; moi...
les misérables ingrats! Ils me laissent mourir comme le chien là-bas,
qui n'a ni maître ni asile; ils me laissent mourir sans confession, sans
consolation. Faites venir le templier...; c'est un prêtre..., il peut
m'être bon à quelque chose... Mais non; autant vaudrait se confesser au
diable qu'à Brian de Bois-Guilbert, qui ne croit ni au ciel ni à
l'enfer. J'ai entendu des vieillards parler de prières..., de prières
prononcées de leurs propres bouches... On n'a pas besoin pour cela de
corrompre un faux prêtre, ni d'intercéder auprès de lui...; je vais
prier...; mais non..., je... je n'ose...»

«Est-il bien possible, dit une voix grêle et cassée qui se fit entendre
tout près de son lit, est-il possible que Réginald Front-de-Boeuf ait
dit qu'il existait quelque chose qu'il n'osait point faire?» La
conscience bourrelée de Front-de-Boeuf, que les souffrances du corps
rendaient encore plus timorée, entendit, dans cette étrange interruption
de son soliloque, la voix d'un de ces démons qui, d'après les idées
superstitieuses de cette époque, assiégent les lits des mourans pour
distraire leurs pensées et les empêcher de se livrer à des méditations
qui auraient en vue leur bien-être éternel. Il frémit; tous ses membres
se roidirent; mais, reprenant bientôt sa résolution ordinaire: «Qui est
là? s'écria-t-il; qui es-tu, toi qui oses répéter mes paroles d'un ton
qui ressemble au croassement de l'oiseau de la nuit? viens à côté de mon
lit afin que je puisse te voir.»--«Je suis ton mauvais ange, Réginald
Front-de-Boeuf, répondit la voix.»--«Si tu es réellement un démon,
répliqua le chevalier mourant, montre-toi sous ta forme corporelle, et
ne crois pas que je me laisse intimider. Par la Géhenne éternelle, si je
pouvais lutter corps à corps contre les horreurs qui m'entourent de tous
côtés et sous toutes les formes, comme je l'ai fait contre les dangers
de ce monde, ni le ciel ni l'enfer ne pourraient se vanter de m'avoir
fait trembler.»

«Pense à tes crimes, Réginald Front-de-Boeuf, dit la voix; pense à ta
révolte, à tes rapines, aux meurtres que tu as commis. Qui a excité le
licencieux Jean à prendre les armes contre son père, dont les cheveux
sont blanchis par l'âge; à faire la guerre à son généreux frère?»--«Que
tu sois un mauvais ange, un prêtre ou un démon, répliqua Front-de-Boeuf,
tu en as menti par ta gorge. Ce n'est pas moi qui ai excité Jean à la
rébellion..., ce n'est pas moi seul...; il y avait cinquante chevaliers
et barons, la fleur des provinces méditerranées...; jamais plus vaillans
guerriers n'ont tenu la lance en arrêt... Faut-il que je sois
responsable, moi seul, de la faute de cinquante? Démon infernal! je
brave tes menaces; retire-toi; cesse de rôder autour de ma couche. Si tu
es un mortel, laisse-moi mourir en paix; si tu es un démon, ton heure
n'est pas encore venue.»--«Mourir en paix! répéta la voix; non, tu ne
mourras pas en paix; même à l'instant de la mort l'image de tes meurtres
passera devant toi: tu entendras les gémissemens qui ont fait retentir
les voûtes de ce château; tu verras même le sang dont les planchers sont
tout rouges.»

«Ne crois pas m'intimider par ces discours remplis d'une vaine malice,
répondit Front-de-Boeuf avec un sourire sombre et forcé. Le juif
mécréant... ce sera pour moi un mérite auprès du ciel de l'avoir traité
comme je l'ai fait; car, s'il en était autrement, d'où vient que l'on
canonise ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang des Sarrasins?
Quant aux porchers saxons que j'ai tués, c'étaient des ennemis de ma
patrie, de mon lignage et de mon seigneur suzerain. Ah, ah! tu vois que
tu ne peux trouver le défaut de mon armure. Es-tu parti? es-tu réduit au
silence?»--«Non, détestable parricide! répondit la voix; pense à ton
père; pense à sa mort; pense à la salle du banquet inondée de son sang
répandu par la main de son fils.»

«Ah! reprit le baron, après un long moment de silence, puisque tu sais
cela, tu es véritablement le père du mal, et tu connais toutes choses,
comme le disent les moines. Je croyais ce secret renfermé dans mon sein
et dans celui d'une autre personne, ma tentatrice, la complice de mon
crime. Pars, mauvais génie! laisse-moi, et va chercher la sorcière
saxonne, Ulrique seule pourrait te dire ce qu'elle et moi seul avons vu.
Va, te dis-je, va trouver celle qui lava les blessures, redressa et
arrangea le cadavre, et donna à une mort violente l'apparence d'une mort
ordinaire et naturelle. Va la trouver, celle qui fut ma tentatrice,
l'exécrable complice, l'affreux appât de ce forfait; qu'elle ait, comme
moi, un avant-goût des tourmens de l'enfer.»--«Elle les éprouve déjà,
dit Ulrique, s'approchant et se plaçant devant le lit de Front-de-Boeuf;
depuis long-temps elle boit dans cette coupe, qu'elle trouve moins amère
en voyant que tu la partages. Ne grince pas les dents, Front-de-Boeuf;
ne roule pas les yeux; ne serre pas le poing, et ne lève pas ton bras
sur moi avec cet air menaçant; ce bras, qui, comme celui d'un de tes
ancêtres à qui ses exploits valurent le nom de Front-de-Boeuf, aurait
pu, d'un seul coup, fracasser la tête d'un taureau des montagnes, est à
présent énervé et impuissant comme le mien.»--«Vile et sanguinaire
sorcière! répliqua Front-de-Boeuf; détestable hibou! c'est donc toi qui
viens gémir de joie à la vue des décombres qui sont aussi ton
ouvrage?»--«Oui, Réginald Front-de-Boeuf, répondit-elle, c'est Ulrique,
c'est la fille de Torquil Wolfganger que tu as égorgé, c'est la soeur de
ses deux fils massacrés, c'est elle qui te redemande, à toi et à ta
maison, son père, ses frères, son nom, son honneur, et tout ce qu'elle a
perdu par le nom de Front-de-Boeuf; songe aux injures que j'ai reçues,
et réponds-moi si je ne dis pas la vérité. Tu as été mon mauvais ange,
et je veux être le tien; je veux te poursuivre jusqu'au dernier moment
de ton existence.»

«Exécrable furie! répondit Front-de-Boeuf, jamais tu ne seras témoin de
ce moment. Holà! Gilles, Clément et Eustache! Saint-Maur et Étienne!
qu'on saisisse cette maudite sorcière, et qu'on la précipite du haut des
murailles! la traîtresse nous a livrés aux Saxons. Holà! Clément,
Saint-Maur! où êtes-vous donc, lâches coquins?»--«Appelle-les, de
nouveau, vaillant baron, dit la vieille furie avec un horrible sourire
de moquerie, appelle tous tes vassaux autour de toi; menace des tortures
et de la prison ceux qui tarderont à se rendre à tes ordres; mais sache,
baron puissant, continua-t-elle en changeant tout à coup de ton, que tu
n'obtiendras ni réponse, ni secours, ni obéissance de leur part. Écoute
ces sons épouvantables;» car en cet instant le tumulte produit par la
reprise de l'assaut, ainsi que par la défense, se faisait entendre d'une
manière horrible sur les murs du château; «ces cris de guerre
t'annoncent la chute de ta maison; la puissance de Front-de-Boeuf, cette
puissance cimentée de sang, est ébranlée jusqu'en ses fondemens, et
s'écroulera devant les ennemis qu'il a le plus méprisés! Pourquoi
restes-tu étendu ici comme une bête fauve qui n'a plus de force, pendant
que le Saxon donne l'assaut à ta forteresse?»

«Dieux et démons! s'écria Front-de-Boeuf, oh! rendez-moi quelque
vigueur, pour que je me traîne jusque dans la mêlée, et que je trouve
une mort digne de mon nom!»--«Ne l'espère pas, vaillant guerrier,
répliqua-t-elle, tu ne mourras point de la mort des braves; mais tu
périras comme le renard dans sa tanière, lorsque les paysans auront mis
le feu à tout ce qui l'entoure.»--«Tu mens, horrible sorcière, s'écria
Front-de-Boeuf; mes soldats sont braves; mes murailles sont fortes et
élevées; mes compagnons d'armes ne craindraient pas toute une armée de
Saxons, fussent-ils commandés par Hengist et Horsa! le cri de guerre du
templier et des francs-compagnons se fait entendre au dessus du tumulte
de la bataille; et j'en jure par mon honneur, lorsque nous allumerons le
feu pour célébrer notre victoire, il te consumera, toi, ton corps et tes
os; et je vivrai assez long-temps pour apprendre que tu es passée des
feux de ce monde dans ceux de l'enfer, qui n'a jamais vomi sur la terre
un démon incarné aussi exécrable.

«Ne te livre pas à cet espoir, répliqua Ulrique, jusqu'à ce que tu en
aies acquis la preuve... Mais non, dit-elle en s'interrompant, tu vas
savoir en cet instant même le sort qui t'attend, et que ni toute ta
puissance, toute ta force, ni ton courage ne peuvent te faire éviter,
quoiqu'il t'ait été préparé par cette faible main. Remarques-tu cette
vapeur épaisse et suffocante, qui déjà circule en noirs tourbillons dans
cette chambre? as-tu pensé que c'étaient tes yeux gonflés qui
s'obscurcissaient? que c'était l'effet de ta difficulté de respirer?
Non, Front-de-Boeuf, il y a une autre cause. Te souviens-tu de ce
magasin de bois à brûler qui est situé au dessous de ces appartemens?»

«Femme! s'écria-t-il avec fureur, sûrement tu n'y as pas mis le feu?
Mais oui, de par le ciel, le château est en flammes!»--«Elles s'élèvent
rapidement du moins, dit Ulrique avec le calme le plus affreux; et
bientôt un signal avertit les assiégeans de presser vivement ceux qui
chercheraient à l'éteindre. Adieu, Front-de-Boeuf, que Mista, Schogula,
Zernebock, dieux des anciens Saxons, diables, comme les prêtres les
appellent aujourd'hui, te servent de consolateurs à ton lit de mort
qu'Ulrique maintenant abandonne. Mais apprends, si ce peut être une
consolation pour toi de le savoir, qu'Ulrique va partir avec toi pour la
même destination, au pays des ténèbres, où elle partagera ton châtiment
comme elle a partagé tes crimes. Et maintenant, parricide, adieu pour
toujours. Puisse chaque pierre de cette voûte trouver une langue[20]
pour répéter ce nom à ton oreille[21].»

     Note 20: On reconnaît dans ce passage plusieurs imitations de
     la Bible et de Lucain: dans la Bible, c'est la prophétesse
     d'Endor, et dans l'autre la magicienne Erietho.

     Note 21: Les pierres auront des voix, dit Isaïe dans
     l'Écriture. A. M.

En achevant ces paroles elle quitta l'appartement, et Front-de-Boeuf put
entendre le bruit que fit la clef dans la serrure, lorsque la vieille
ferma la porte à double tour, ôtant ainsi au baron toute chance de se
sauver. En proie au plus grand désespoir, il appela à grands cris ses
serviteurs et ses compagnons. Étienne et Saint-Maur! Clément et Gilles!
serai-je consumé par les flammes sans être secouru? À l'aide! au
secours! Brian de Bois-Guilbert! vaillant de Bracy! c'est Front-de-Boeuf
qui vous appelle! c'est votre maître, traîtres d'écuyers! c'est votre
allié, c'est votre frère d'armes, chevaliers parjures et sans foi! Que
toutes les malédictions dues aux traîtres tombent sur vos têtes de
mécréans! Me laisserez-vous ainsi périr misérablement? Ils ne
m'entendent point; ils ne peuvent m'entendre; ma voix est suspendue au
milieu des clameurs des combattans. La fumée devient à chaque instant
plus épaisse; le feu perce à travers le plancher. Oh! que ne puis-je
aspirer un peu de l'air pur du ciel, dussé-je être anéanti l'instant
d'après!» Puis, dans le délire le plus complet du désespoir, le
malheureux commença tantôt à joindre ses cris à ceux des combattans,
tantôt à vomir des imprécations contre lui, contre le genre humain et
contre le ciel même. «La flamme brille à travers les nuages de fumée,
s'écria-t-il: le démon marche contre moi sous la bannière de son propre
élément. Loin d'ici, esprit immonde! je ne vais pas avec toi sans mes
camarades; tout, tout est à toi, tout ce qui compose la garnison de ce
château. Crois-tu que Front-de-Boeuf soit seul qui doive partir? non; le
mécréant templier, le libertin de Bracy, Ulrique, l'infâme, la
sanguinaire Ulrique, les hommes qui m'ont poussé à de telles
entreprises, les chiens de Saxons et les maudits juifs qui sont mes
prisonniers, tous, tous doivent m'accompagner; la plus belle troupe qui
soit jamais partie pour les enfers! Ha, ha, ha! en poussant de grands
éclats de rire qui firent retentir les voûtes de l'appartement. Qui
est-ce qui rit là-bas?» cria Front-de-Boeuf d'une voix altérée, car le
bruit et le fracas de la bataille n'empêchaient pas les échos de
renvoyer à son oreille le bruit de ses propres éclats de rire. «Qui
est-ce qui a ri là-bas? répéta-t-il; est-ce toi, Ulrique? parle,
sorcière, et je te pardonne; car toi seule ou Satan lui-même étiez
capables de rire dans un pareil moment. En arrière! hors d'ici!
retire-toi!...»

Mais ce serait une impiété que de continuer plus long-temps le tableau
du lit de mort du blasphémateur et du parricide.




CHAPITRE XXXI.


    «Encore une fois, mes chers amis, montons à la
    brèche, ou bien refermons-la avec les cadavres de
    nos braves... Et vous, valeureux chevaliers, véritables
    enfans d'Albion, montrez-nous ici de quelle
    manière vous avez été nourris. Jurons que vous
    emploierez votre force et votre courage d'une façon
    digne de vous.»

    SHAKSPEARE. _Le roi Henri V_.

Quoique Cedric ne comptât pas beaucoup sur le message d'Ulrique,
cependant il ne manqua pas d'en faire part au chevalier noir et à
Locksley, qui furent enchantés d'apprendre qu'ils avaient dans la place
un ami qui pourrait au besoin leur en faciliter l'entrée: aussi
convinrent-ils facilement avec le Saxon qu'il n'y avait qu'un assaut,
sous quelques désavantages qu'il se présentât, qui pût les mettre à même
de délivrer leurs prisonniers des mains du cruel Front-de-Boeuf, et
qu'il fallait par conséquent le tenter.

«Le sang royal d'Alfred est en danger,» s'écria Cedric.--«L'honneur
d'une noble dame est en péril,» continua le chevalier noir.--«Et, par
l'image de saint Christophe que je porte à mon baudrier, ajouta le brave
officier, n'y eût-il d'autre motif que celui de sauver ce fidèle
serviteur, le pauvre Wamba, je risquerais la perte d'un de mes membres
plutôt que de souffrir qu'on touchât à un de ses cheveux.»--«Et moi
aussi, dit le moine; car, messieurs, je ne crains pas de dire qu'un
fou... je veux dire... Tenez, messieurs, écoutez-moi bien: Lorsque je
vois un fou, qui est membre d'une corporation, habile dans sa
profession, et qui, par sa conversation, peut assaisonner un verre de
vin et le faire goûter aussi bien que le ferait une bonne tranche de
jambon, je dis, mes frères, qu'un pareil fou ne manquera jamais d'un
sage ecclésiastique qui priera, et j'ajoute qui combattra pour lui au
besoin, et cela tant que je pourrai dire une messe ou manier une
pertuisane.» Et en parlant ainsi, il se mit à brandir sa sourde
hallebarde au dessus de sa tête avec autant de facilité qu'un jeune
berger manie sa houlette. «C'est vrai, révérend père, s'écria le
chevalier, c'est aussi juste que si saint Dunstan lui-même eût parlé.
Maintenant, mon cher Locksley, ne serait-il pas convenable que le noble
Cedric se chargeât de diriger l'assaut?»

«Moi? répondit Cedric; pas du tout: je n'ai jamais étudié l'art de
prendre ou de défendre ces murailles dans l'enceinte desquelles le
pouvoir tyrannique a établi son domicile, et que les Normands ont
élevées sur cette terre malheureuse. Je veux bien combattre au premier
rang; mais mes camarades savent fort bien que je n'ai jamais été habitué
à la discipline des camps ni à l'attaque des places fortes.»--«Puisqu'il
en est ainsi, dit Locksley, je me chargerai volontiers du commandement
des archers, et je vous permets de me pendre à l'arbre le plus élevé de
cette forêt, si un seul des assiégés se présente sur les remparts sans
se sentir percer d'autant de traits qu'il y a de clous de girofle dans
un jambon aux fêtes de Noël.»--«C'est bien dit, s'écria le chevalier
noir, et si on ne me croit pas indigne d'être employé dans cette
circonstance, et si parmi ces braves gens il s'en trouve quelques uns
qui soient disposés à suivre un vrai chevalier, car je ne crains pas de
me donner ce titre, je suis prêt à les mener à l'attaque de ces
remparts, et d'y faire usage de toute l'habileté que je dois à mon
expérience.»

Ce fut après cette distribution d'emplois entre les chefs que l'on donna
le premier assaut. Le lecteur a déjà été instruit du résultat. Dès que
la barbacane fut prise, le chevalier noir s'empressa de faire part de
cet heureux événement à Locksley, et de le prier en même temps de tenir
le château en état d'observation, de manière à empêcher les assiégés de
rassembler leurs forces pour faire quelque sortie brusque, et tâcher de
reprendre l'ouvrage avancé qu'ils venaient de perdre. Le chevalier
désirait d'autant plus éviter cette sortie, qu'il savait que les hommes
qu'il commandait, n'étant que des volontaires trop précipités dans leurs
mouvemens, nullement exercés, mal armés et ne connaissant aucune
discipline, ne pourraient, dans une attaque soudaine, combattre qu'avec
désavantage contre les vieux soldats des chevaliers normands, qui
étaient bien pourvus d'armes offensives et défensives, et qui auraient à
opposer au zèle et à l'ardeur des assiégeans cette grande confiance
qu'inspirent une discipline parfaite et l'habitude du maniement des
armes. Le chevalier employa cet intervalle à faire construire une sorte
de pont flottant, ou plutôt un long radeau, au moyen duquel il espérait
pouvoir traverser le fossé, malgré la résistance de l'ennemi. Cette
construction ne pouvait se faire bien promptement; mais les chefs s'en
inquiétèrent d'autant moins que ce retard donnait à Ulrique le temps
d'exécuter son plan de diversion quel qu'il fût.

Cependant, lorsque le radeau fut terminé: «Il est inutile, dit le
chevalier noir, d'attendre ici plus long-temps; voilà le soleil qui
baisse: et d'ailleurs j'ai autre chose qui m'appelle, et qui ne me
permet pas de m'arrêter un jour de plus avec vous. D'un autre côté, je
m'étonnerais fort que nous n'eussions pas bientôt sur les bras une
troupe de cavaliers venant d'York, si nous ne nous hâtions d'achever
notre ouvrage. Ainsi, l'un de vous, allez trouver Locksley, pour lui
dire de commencer une décharge de traits de l'autre côté du château, de
se porter en avant, comme pour livrer un assaut. Quant à vous, coeurs
véritablement anglais, secondez-moi, et tenez-vous prêts à pousser ce
radeau en travers du fossé aussitôt que la porte de notre côté
s'ouvrira. Suivez-moi hardiment de l'autre part, et venez m'aider à
détruire cet angle saillant que vous voyez là-bas au mur principal du
château. Que tous ceux d'entre vous qui ne se soucieront pas de venir à
l'attaque, ou qui n'auront pas des armes convenables pour s'exposer,
garnissent le haut de nos ouvrages avancés; qu'ils bandent fortement
leurs arcs et ne manquent pas de balayer les remparts de tout ce qui s'y
présentera. Noble Cedric, veux-tu te charger du commandement de ceux qui
restent ici?»

«Non, de par l'âme d'Hereward, répondit le Saxon. Je n'entends rien au
commandement; mais que ma mémoire soit maudite par la postérité si je ne
suis pas un des premiers à te suivre dès que tu auras donné le signal.
C'est ici ma propre querelle et je ne dois être autre part qu'à
l'avant-garde de l'armée.»--«Considère cependant, noble Saxon, dit le
chevalier, que tu n'as ni haubert, ni corselet, ni d'autre armure que ce
casque, ce petit bouclier et cette épée, et que tout cela est bien peu
de chose.»--«Tant mieux! répondit Cedric; je n'en serai que plus léger
pour escalader ces murailles. Tu diras que je me vante, sire chevalier,
mais je te dis que tu verras aujourd'hui la poitrine toute nue d'un
Saxon se présenter au front de la bataille avec autant d'intrépidité que
jamais tu n'y as vu paraître le corselet de fer d'un Normand.»

«Puisqu'il en est ainsi, s'écria le chevalier, au nom de Dieu, ouvrez la
porte et lancez le pont flottant.» La porte qui conduisait du mur
intérieur de la barbacane au fossé et qui correspondait à l'angle
saillant dans le mur principal du château s'ouvrit alors tout à coup; et
l'on fit avancer le radeau, qui bientôt fit rejaillir l'eau du fossé,
s'étendant en longueur d'un bord à l'autre, mais ne formant qu'un
passage glissant et momentané à deux hommes de front pour traverser
depuis les ouvrages avancés jusqu'au château. Le chevalier noir, qui
savait combien il était important de prendre l'ennemi par surprise, se
précipita sur le radeau, suivi de près par Cedric, et parvint au bord
opposé. Là il commença à frapper à coups redoublés avec sa hache sur la
porte du château, à l'abri, du moins en partie, des traits et des
pierres lancés par les assiégés, parce qu'il se trouvait sous les débris
de l'ancien pont-levis, que le templier avait détruit en se retirant de
la barbacane, et dont une portion était encore attachée au mur, au
dessus de la porte. Ceux qui avaient suivi le chevalier n'avaient pas un
pareil abri; deux furent tués par des carreaux d'arbalète; deux autres
tombèrent dans le fossé; les autres rentrèrent dans la barbacane.

La position de Cedric et du chevalier noir était maintenant devenue
vraiment critique, et l'aurait été encore davantage, sans la constance
des archers qui étaient dans la barbacane à faire pleuvoir une grêle de
flèches sur les remparts, détournant ainsi l'attention des assiégés qui
les garnissaient, et donnant un peu de répit aux deux guerriers, qui
sans cela auraient été accablés par le grand nombre de projectiles de
toute espèce qu'on lançait sur eux. Il faut le répéter; le péril était
imminent et le devenait toujours davantage.--«N'avez-vous pas de honte?
s'écria de Bracy en s'adressant aux soldats qui l'entouraient. Vous
voulez passer pour des arbalétriers, et vous souffrez que ces deux
misérables maintiennent leur poste sous les murs du château? Faites
tomber sur eux le chaperon de ce mur, si vous ne pouvez faire mieux.
Apportez des pics, des leviers et abattez-moi cet énorme créneau;» leur
indiquant en même temps une lourde masse de pierres sculptées qui
surplombait du haut du parapet. En ce moment les assiégeans aperçurent
le drapeau rouge flottant sur l'angle de la tour qu'Ulrique avait
désigné à Cedric. Ce fut le brave Locksley qui le vit le premier, comme
il se rendait en toute hâte aux ouvrages avancés, impatient de connaître
les progrès de l'attaque.

«Saint Georges! s'écria-t-il; le glorieux saint Georges pour
l'Angleterre, en avant, mes amis! Comment pouvez-vous laisser le bon
chevalier et le noble Cedric attaquer seuls cette porte? Allons, crâne
enfroqué, fais voir que tu sais combattre pour ton rosaire... En avant,
mes braves, le château est à nous, nous avons des amis dans l'intérieur.
Regardez là-haut ce drapeau, c'est le signal convenu. Torquilstone est à
nous: songez à l'honneur, songez au butin; encore un effort, et nous
sommes maîtres de la place!» En disant ces mots, il banda son arc et
décocha une flèche droit à la poitrine d'un des hommes d'armes, qui,
d'après les ordres de de Bracy, était occupé à détacher un fragment d'un
des créneaux pour le précipiter sur Cedric et le chevalier noir. Un
second soldat prit des mains du mourant la barre de fer pour achever de
détacher la pierre; déjà il avait réussi, lorsque une flèche l'atteignit
à la tête et le précipita mort dans le fossé. Les autres furent
épouvantés, car aucune armure ne paraissait pouvoir résister aux traits
du redoutable archer... «Allez-vous donc lâcher pied, misérables
poltrons! s'écria de Bracy: _Montjoie saint Denis!_ donnez-moi le
levier.» En même temps il se saisit de la barre de fer avec laquelle il
essaya de faire avancer le fragment déjà détaché, et qui était d'un
poids si énorme, que dans sa chute il aurait non seulement mis en pièces
ce qui restait du pont-levis qui abritait les deux assaillants, mais
même aurait coulé à fond le pont grossier sur lequel ils avaient
traversé le fossé; tous virent le danger, et les plus hardis, jusqu'au
moine lui-même malgré son intrépidité, refusèrent de mettre le pied sur
le radeau. Trois fois Locksley banda son arc contre de Bracy, et trois
fois la flèche fut repoussée par l'excellente armure du guerrier.

«Maudite soit la trempe espagnole de ta cotte d'armes! dit Locksley; si
elle eût été anglaise, mes flèches auraient traversé cet acier aussi
facilement que si c'eût été de la soie, ou de la simple toile. Il se mit
alors à crier: Camarades! amis! noble Cedric! battez en retraite: faites
place à cette masse qui va tomber!» Sa voix ne fut pas entendue; car le
bruit et le fracas, occasionné par le chevalier lui-même en frappant sur
la poterne, aurait couvert le son de vingt trompettes de guerre. À la
vérité, le fidèle Gurth s'élança sur le radeau dans le dessein d'avertir
Cedric du danger qu'il courait, ou pour le partager avec lui. Mais cet
avertissement serait arrivé trop tard: déjà l'immense fragment
chancelait, et les efforts de de Bracy auraient été couronnés du succès
si la voix du templier n'eût fait retentir à son oreille ces mots
épouvantables: «Tout est perdu, de Bracy: le château est en
feu!»--«As-tu perdu la tête?» répliqua le chevalier.--«Toute la partie
de l'ouest est embrasée, dit le templier: j'ai fait de vains efforts
pour arrêter les progrès de l'incendie.» Quelque effrayante que fût
cette nouvelle, Brian de Bois-Guilbert l'annonça avec ce stoïque
sang-froid qui formait la base de son caractère; mais elle ne fut pas
reçue avec le même calme par de Bracy, qui s'écria: «Saints du Paradis!
que devons-nous faire? Je fais voeu de donner à saint Nicolas de Limoges
un chandelier d'or massif....»

«Laisse là ton voeu, dit le templier, et écoute-moi: Conduis tes soldats
comme si tu voulais faire une sortie, et ouvre la porte de la poterne;
il n'y a là que deux hommes pour protéger le radeau; jette-les dans le
fossé, et pousse jusqu'à la barbacane, que, de mon côté, je viendrai
attaquer avec les hommes que je ferai sortir par la porte principale. Si
nous pouvons reprendre ce poste, sois sûr que nous nous défendrons
jusqu'à ce que nous recevions quelque secours, ou qu'enfin on nous
accorde des conditions honorables.»--«L'idée n'est pas mauvaise, dit de
Bracy, et je vole à mon poste. Je puis compter sur toi, sans doute?»--«À
la vie et à la mort, répondit Bois-Guilbert; mais, au nom de Dieu,
dépêche-toi.»

De Bracy se hâta de rassembler sa troupe et de marcher à la poterne,
dont il ordonna d'ouvrir incontinent la porte. Au même instant le
chevalier noir, avec cette force extraordinaire qui le distinguait, se
précipita dans le passage en dépit de toute la résistance de de Bracy et
de sa troupe. «Poltrons, s'écria de Bracy, souffrirez-vous donc que deux
hommes nous enlèvent le seul moyen de nous mettre en sûreté?»--«C'est le
diable, dit un vieux combattant qui cherchait à se garantir de la furie
du chevalier noir.»--«Eh bien! quand ce serait le diable, répliqua de
Bracy, faut-il se jeter dans l'enfer pour éviter ses griffes? Le feu est
au château, misérables! Que le désespoir vous donne du courage, ou bien
laissez-moi passer, et que j'aille moi-même me mesurer avec ce vaillant
champion.» Il faut avouer que ce Bracy, dans les événemens de ce jour,
maintint la réputation qu'il s'était acquise dans les guerres civiles de
cette désastreuse époque. Le passage voûté qui conduisait à la poterne,
et dans lequel les deux vaillans champions combattaient corps à corps,
retentissait des coups violens qu'ils se portaient: de Bracy avec son
épée, et le chevalier noir avec sa lourde hache d'armes. À la fin, le
Normand reçut un coup si violent, que, bien qu'il fût en partie amorti
par son bouclier, car autrement il ne s'en serait jamais relevé, tomba
d'une telle force en arrière sur son casque, qu'il fut renversé tout de
son long sur le pavé.»--«Rends-toi, de Bracy, dit le chevalier noir en
se penchant sur lui, et tenant contre le grillage de sa visière le fatal
poignard avec lequel les chevaliers se débarrassaient de leurs ennemis,
et que l'on appelait le poignard de la miséricorde; rends-toi, Maurice
de Bracy, secouru ou non, ou tu es mort.»--«Je ne veux pas me rendre,
répondit de Bracy d'une voix faible, à un vainqueur que je ne connais
point. Dis-moi ton nom, ou exerce sur moi ta furie; mais il ne sera
jamais dit que Maurice de Bracy a été le prisonnier d'un rustaud, dont
le nom était inconnu.»

Le chevalier noir dit tout bas quelques mots à l'oreille du vaincu. «Je
me reconnais ton véritable prisonnier, secouru ou non secouru, répondit
le Normand, quittant son ton de fierté et d'obstination bien prononcée,
et prenant celui de la plus grande soumission.»--«Rends-toi à la
barbacane, dit le vainqueur d'un ton d'autorité, et là attends mes
ordres.»--«Mais auparavant, dit de Bracy, laissez-moi vous dire une
chose qu'il vous importe de savoir. Wilfrid d'Ivanhoe est blessé et
prisonnier, et il périra dans l'embrasement s'il n'est promptement
secouru.»--«Wilfrid d'Ivanhoe prisonnier et près de périr! s'écria le
chevalier noir. Si un seul cheveu de sa tête est atteint par le feu, je
m'en vengerai sur chacun des habitans du château. Dis-moi où est sa
chambre?»--«Monte cet escalier tournant que tu vois là-bas, dit de
Bracy; il conduit à son appartement. Ne veux-tu pas que je t'y
mène?»--«Non, répondit le chevalier, va-t'en tout de suite à la
barbacane, et attends-y mes ordres. Je ne me fie pas à toi, de Bracy.»

Pendant ce combat et le court monologue qui suivit, Cedric, à la tête
d'un corps de troupes, dans lequel le moine se faisait remarquer,
traversa le pont flottant aussitôt que la poterne fut ouverte, et chassa
devant lui les soldats découragés et désespérés de de Bracy; les uns
demandèrent quartier; d'autres voulurent résister, mais en vain; le plus
grand nombre s'enfuit vers la cour du château. De Bracy lui-même se
releva, et jeta tristement un coup d'oeil sur son vainqueur qui
s'éloignait. «Il ne se fie pas à moi, répéta-t-il; hélas! me suis-je
montré digne de sa confiance?» Ensuite il ramassa son épée, ôta son
casque en signe de soumission, et s'achemina vers la barbacane; dans sa
marche il rencontra Locksley et lui remit son épée.

Comme les flammes faisaient des progrès rapides, elles furent bientôt
aperçues de la chambre où se trouvait Ivanhoe avec la juive Rébecca, qui
lui prodiguait tous ses soins. Son assoupissement avait été de peu de
durée; car il avait été réveillé par le bruit de l'attaque, et Rébecca,
qui à son instante prière s'était remise à la fenêtre pour connaître
l'issue du combat et pour l'en instruire, fut pendant quelque temps dans
l'impossibilité de rien distinguer, à cause de la vapeur étouffante qui
s'élevait de tous côtés. Enfin les tourbillons de fumée qui vinrent
remplir l'appartement, et les cris de «Au feu! de l'eau!» qui se firent
entendre malgré tout le tumulte de l'attaque, firent bientôt connaître
les progrès de ce nouveau danger. «Le château est en feu, s'écria
Rébecca, tout est embrasé! Que faire pour nous sauver?»--«Fuis, Rébecca,
et mets-toi en sûreté, dit Ivanhoe; quant à moi, aucun secours humain ne
saurait me sauver.»--«Je ne fuirai point, dit Rébecca; nous serons
sauvés ou nous périrons ensemble. Et cependant, grand Dieu! mon père;
mon père, que va-t-il devenir?» En ce moment la porte de l'appartement
s'ouvre, et le templier se présente dans un ensemble effrayant; car son
armure dorée était brisée et ensanglantée, et le panache qui ombrageait
son casque était en partie brûlé et en partie tombant en flocons
déchirés.

«Je te retrouve, dit-il à Rébecca; tu vas voir que je tiens ma promesse
de partager avec toi la bonne et la mauvaise fortune. Il n'y a qu'un
seul passage qui puisse nous conduire dans un lieu de sûreté. Il m'a
fallu vaincre mille obstacles pour venir te le montrer; allons, suis-moi
à l'instant.»--«Seule? répondit Rébecca; non, je ne te suivrai point;
mais si tu es réellement né d'une femme, si tu as la moindre étincelle
d'humanité, si ton coeur n'est pas aussi dur que la cuirasse qui te
couvre, oh! sauve mon vieux père, sauve ce chevalier blessé.»--«Un
chevalier, répliqua le templier avec son sang-froid accoutumé; un
chevalier, Rébecca, doit se soumettre au sort qui l'attend, soit au
milieu des flammes, soit dans le fort des combats; mais qui est-ce qui
s'embarrasse de savoir où et comment un juif subira le sien?»--«Guerrier
farouche! dit Rébecca; plutôt périr dans les flammes que te devoir mon
salut!»--«Il ne s'agit pas de choix, Rébecca, répliqua le templier; tu
as réussi une fois à rompre mon dessein; mais il n'y a pas un mortel qui
puisse se vanter de m'avoir trompé deux fois.»

À ces mots il saisit la jeune fille, qui fait retentir l'air de ses cris
de terreur, et l'emporte entre ses bras hors de la chambre, sans faire
attention aux menaces et aux injures qu'Ivanhoe vomissait contre lui.
«Infernal templier, disait-il d'une voix de tonnerre, opprobre de ton
ordre, laisse là cette fille! traître de Bois-Guilbert! c'est Ivanhoe
qui te l'ordonne. Scélérat! je veux te percer le coeur.»--«Sans tes
cris, Wilfrid, dit le chevalier noir, qui entra en ce moment dans la
chambre, je ne t'aurais pas trouvé.»--«Si tu es un vrai chevalier, dit
Ivanhoe, ne t'occupe pas de moi; mets-toi à la poursuite de ce
ravisseur; sauve lady Rowena; cherche le noble Cedric.»--«Chacun son
tour, répondit le chevalier noir; à présent c'est le tien.» Et, prenant
Ivanhoe dans ses bras, il l'emporta avec autant de facilité que le
templier en avait eu en enlevant Rébecca, et courut jusqu'à la poterne,
où il confia son fardeau aux soins de deux gardes, et rentra dans le
château pour aider à sauver les autres prisonniers.

La flamme brillait maintenant dans une des tourelles, d'où elle
s'échappait par les fenêtres et les meurtrières. Il y avait cependant
des endroits où la grande épaisseur des murs et les voûtes des
appartemens résistaient au progrès de l'incendie; mais aussi la rage de
l'homme y déployait ses fureurs avec non moins de violence que ne le
faisait autre part cet élément que l'on peut à peine appeler plus
destructeur; car les assiégeans poursuivaient les défenseurs du château
de chambre en chambre, et assouvissaient dans leur sang la vengeance qui
depuis long-temps les animait contre les soldats du tyran
Front-de-Boeuf. La majeure partie de la garnison fit une résistance
opiniâtre; un petit nombre demanda quartier; mais personne ne l'obtint.
L'air retentissait de gémissemens et du cliquetis des armes; et on avait
peine à marcher sur les planchers glissans, rougis du sang des morts et
des blessés.

À travers cette scène de confusion, on vit se précipiter Cedric, volant
à la recherche de Rowena, tandis que le fidèle Gurth le suivait de près
dans la mêlée, oubliant sa propre sûreté et s'efforçant de détourner les
coups dirigés contre son maître. Le noble Saxon fut assez heureux pour
arriver à l'appartement de sa pupille, justement au moment précis où,
perdant toute espérance de se sauver, et pressant, avec toute l'angoisse
du désespoir, un crucifix contre son sein, attendait une mort que tout
lui représentait à chaque instant comme plus prochaine. Il la confia aux
soins de Gurth, qu'il chargea de la conduire à la barbacane, avec
laquelle on pouvait maintenant communiquer sans crainte de l'ennemi, ni
s'exposer aux flammes qui n'y étaient pas encore parvenues. Cela fait,
le loyal Cedric se hâta de se mettre à la recherche de son ami
Athelstane, déterminé à s'exposer à tous les dangers pour sauver le
dernier rejeton des rois saxons. Mais avant que Cedric eût pénétré
jusqu'à l'antique salle dans laquelle il avait été lui-même prisonnier,
le génie inventif de Wamba était parvenu à se procurer la liberté, ainsi
qu'à son compagnon d'infortune.

Lorsque le tumulte du combat eut fait connaître que l'on était au plus
fort de l'action, le fou se mit à crier de toute la force de ses
poumons: «Saint Georges et le Dragon; le brave saint Georges pour
l'Angleterre! Le château est à nous!» Et il rendit ces cris encore plus
effrayans en frappant l'une contre l'autre deux ou trois armures
vieilles et rouillées qui se trouvaient éparpillées autour de la salle.

Les soldats qui composaient le corps-de-garde posté à l'extérieur,
c'est-à-dire dans l'antichambre, et qui étaient déjà dans un état
d'alarme, furent soudain épouvantés par les cris de Wamba; et, sans
songer à fermer la porte, coururent annoncer au templier que les ennemis
étaient entrés dans la vieille salle. Dès lors il ne fut pas difficile
aux prisonniers de s'échapper, d'abord de l'antichambre, et de là dans
la cour du château, maintenant le théâtre des derniers efforts des
combattans. Ici se faisait remarquer le fier templier, à cheval, entouré
d'une partie de la garnison, infanterie et cavalerie, qui s'étaient
ralliés autour de leur vaillant chef, dans le dessein de s'assurer de la
dernière chance de retraite et de salut qui leur restât. Le pont-levis
avait été baissé par son ordre, mais le passage était loin d'être libre;
car les archers, qui jusqu'alors s'étaient bornés à lancer leurs flèches
contre cette partie du château, voyant maintenant l'incendie se propager
et le pont-levis se baisser, se précipitèrent tous ensemble à la porte,
tant pour empêcher la sortie de la garnison que pour s'assurer de leur
part du butin avant la ruine totale du château. D'un autre coté, ceux
des assiégeans qui étaient entrés par la poterne étaient parvenus jusque
dans la cour, attaquant avec furie le peu de défenseurs qui restaient et
qui se trouvaient ainsi pressés des deux côtés à la fois.

Poussé néanmoins par le désespoir, et encouragé par l'exemple de son
intrépide chef, ce dernier reste des défenseurs du château combattit
avec la plus grande valeur; et, quoique bien inférieur en nombre aux
assaillans, il réussit plus d'une fois à les repousser. Rébecca, à
cheval, devant un des esclaves sarrasins du templier, était au milieu de
la petite troupe, et Bois-Guilbert, malgré la confusion occasionnée par
la lutte sanglante qui se passait, veillait avec la plus grande
attention à sa sûreté. À tout instant on le voyait à ses côtés, oubliant
le soin de sa propre conservation, la couvrant de son bouclier
triangulaire recouvert d'acier, parfois la quittant en faisant entendre
son cri de guerre, et se précipitant au milieu des ennemis pour faire
mordre la poussière à ceux qui se présentaient les premiers, puis il
retournait à l'instant à côté de celle qu'il protégeait.

Athelstane, qui, comme on sait, était un peu indolent à la vérité, mais
nullement poltron, examinait avec attention tout ce qui, sous ce costume
de femme, pouvait lui faire reconnaître celle que le templier ne perdait
pas de vue, et dans lequel son instinct ou sa jalousie le portèrent à
voir Rowena, qu'il convoitait, pour la faire disparaître en dépit de ses
gardiens; «Par l'âme de saint Édouard, dit-il, je la délivrerai des
mains de ce trop orgueilleux chevalier, et je le ferai tomber sous mes
coups.»

«Prenez garde, dit le railleur Wamba, pour vouloir trop se presser on
pêche une grenouille au lieu d'un poisson. Par ma marotte, ce n'est pas
là lady Rowena; voyez ces longs cheveux noirs... Ou bien, si vous ne
distinguez pas le blanc du noir, vous pouvez marcher si vous voulez;
quant à moi, je ne vous suis point; je n'irai pas me faire rompre les os
sans savoir pour qui... Et puis, vous voilà sans armure... Prenez-y
garde, jamais bonnet de soie n'a résisté à un acier bien trempé... Ah!
vous voulez absolument vous jeter dans l'eau; eh bien! vous serez
mouillé... _Deus vobiscum_, archi-vaillant chevalier Athelstane!» En
achevant ces mots, il s'éloigna du Saxon, qu'il avait jusque là retenu
par sa tunique.

Relever de terre une masse d'armes que la main d'un soldat expirant
venait d'abandonner, se précipiter sur la troupe du templier, frappant
rapidement à droite et à gauche et renversant un guerrier à chaque coup,
ne fut pour le robuste et vigoureux Athelstane, alors animé d'une fureur
extraordinaire, que l'oeuvre d'un moment; il se trouva bientôt à peu de
distance de Bois-Guilbert, à qui il cria d'une voix de tonnerre: «À moi,
poltron de templier! Laisse là celle que tu es indigne de toucher; à
moi, chef d'une bande de voleurs et d'assassins!»--«Chien que tu es,
répondit le templier, en grinçant les dents, je vais t'apprendre à
blasphémer ainsi l'ordre sacré du temple de Sion,» et au même instant,
faisant faire une demi-volte à son cheval, puis une demi-courbette vers
le Saxon, et se levant sur les étriers, de manière à profiter de tout
l'avantage qu'allait lui donner la descente du cheval, il asséna un coup
épouvantable sur la tête d'Athelstane.

Wamba avait bien eu raison de dire que bonnet de soie ne résistait pas à
acier bien trempé. Le sabre du templier était si tranchant, qu'il fit
voler en éclats le manche, quoique très dur et garni de fortes lanières,
de la hache d'armes que le malheureux Saxon avait levée pour parer le
coup, et descendit avec une telle violence sur sa tête, qu'il le
renversa dans la poussière.

«Ah! te voilà donc, Baucéan, s'écria Bois-Guilbert; ainsi périssent tous
les ennemis des chevaliers du Temple!» Et profitant de l'état de
consternation dans lequel les ennemis étaient plongés par la chute
d'Athelstane, il s'écria: «Que ceux qui veulent se sauver me suivent, en
s'élançant vers le pont-levis, qu'il traversa en dépit des archers qui
voulaient s'y opposer. Il fut suivi par ses Sarrasins et par cinq ou six
hommes d'armes qui étaient remontés sur leurs chevaux. Le templier
courut quelque danger dans sa retraite, à cause du grand nombre de trais
lancés sur lui et sur sa troupe; mais cela ne l'empêcha pas de faire le
trajet au galop, pour arriver à la barbacane, pensant qu'il était
possible que de Bracy s'en fût emparé, d'après le plan qu'il avait
concerté avec lui.

«De Bracy! De Bracy! s'écria-t-il, es-tu là?»--«Oui, répondit de Bracy,
mais j'y suis prisonnier.»--«Puis-je te secourir? demanda
Bois-Guilbert.»--«Non, répondit de Bracy; je me suis rendu, secouru, ou
non secouru, et je serai fidèle à ma parole. Sauve-toi; les faucons sont
lâchés... Mets la mer entre toi et l'Angleterre... Je n'ose t'en dire
davantage.»--«Eh bien! répliqua le templier, puisque tu veux rester là,
souviens-toi que j'ai dégagé ma parole de «À la vie et à la mort.» Quant
aux faucons, qu'ils soient où ils voudront, je m'imagine que les murs de
la préceptorerie de Templestowe seront pour moi un abri suffisant, et
c'est là que je vais me rendre, comme le héron dans sa retraite.» À ces
mots il mit son cheval au galop et disparut avec sa suite.

Ceux des assiégés qui n'avaient pas abandonné le château, continuèrent à
se battre en désespérés, après le départ du templier, non qu'ils eussent
aucun espoir de vaincre, mais parce qu'ils n'attendaient point de
quartier. Le feu se propageait rapidement dans toutes les parties du
château, lorsqu'on aperçut sur une des tourelles Ulrique, qui l'avait
allumé, semblable à une des furies dont les anciens nous ont donné la
description[22], faisant entendre un chant de guerre, pareil à celui
qu'entonnaient sur le champ de bataille les scaldes des Saxons
lorsqu'ils étaient encore plongés dans les erreurs du paganisme. Ses
longs cheveux gris flottaient derrière sa tête découverte. On voyait
dans ses yeux l'ivresse délicieuse de la vengeance satisfaite le
disputer au feu de la folie la plus délirante; et sa main brandissait
une quenouille, comme si elle eût voulu se comparer à l'une des Parques
filant et coupant le fil de la vie humaine[23]. La tradition nous a
conservé quelques unes des strophes de l'hymne barbare que dans cet
accès de démence elle chanta au milieu de cette scène de carnage et
d'embrasement.

     Note 22: Les furies Scandinaves avaient nom _Walkyries_.
     Montées sur des coursiers agiles, elles s'élançaient, le
     glaive à la main, dans la mêlée, et choisissaient les braves
     qui allaient périr, pour les conduire à l'Élysée de leur
     dieu.

     Note 23: Les parques des Saxons avaient de l'analogie avec
     celles des anciens A. M.

I.

Aiguisez le brillant acier, enfans du blanc dragon[24]! Allume la
torche, fille d'Hengist[25]! Ce n'est pas pour être employé au banquet
que l'acier brille; il est dur, large, et sa pointe est acérée. Ce n'est
pas pour aller à la chambre nuptiale que s'allume la torche; la vapeur
qui en sort, la flamme qu'elle jette, sont colorées de bleu par le
soufre dont elle est composée. Aiguisez vos poignards; le corbeau fait
entendre ses croassemens! Allumez vos torches; Zernebock[26] remplit
l'air de ses aboiemens. Aiguisez le brillant acier, fils du dragon!
Allume ta torche, fille d'Hengist![27]

     Note 24: Armoiries d'un guerrier Scandinave.

     Note 25: Premier Saxon qui, avec son frère Horsa, foula le
     sol britannique en 449.

     Note 26: Un des génies du mal, dans la religion saxonne.

     Note 27: Fille de Hengist veut dire Saxonne. A. M.

II.

Le nuage sombre est descendu bien bas sur le château du thane. L'aigle
fait entendre ses cris perçans; il plane au dessus de leurs têtes. Cesse
tes cris, vorace habitant des régions éthérées; ton banquet se prépare!
Les filles de Valhalla sont attentives à cette scène; la race d'Hengist
leur enverra des convives. Secouez vos tresses noires, filles de
Valhalla, que les sons que vous faites rendre à vos tambourins expriment
votre féroce joie!

Plus d'un personnage hautain, plus d'un guerrier fameux, viendront
s'asseoir à votre table.

III.

La nuit qui s'avance devient plus noire sur le château du thane; les
nuages amoncelés se rassemblent à l'entour; bientôt ils seront rouges
comme le sang du vaillant guerrier! Le destructeur des forets hérissera
contre eux sa crête enflammée. C'est lui dont la flamme brillante
consume les palais; il fait ondoyer son immense bannière nuancée de
pourpre foncé, au dessus des valeureux combattans; rien ne lui plaît
autant que le cliquetis des épées et le choc des boucliers: il aime à
s'abreuver du sang qui jaillit tout bouillant et comme en sifflant de la
blessure.

IV.

Tout doit périr! Le glaive fend le casque; la lance traverse l'armure la
mieux trempée; le feu dévore l'habitation des princes; les machines
détruisent les murailles et les retranchemens; tout doit périr! La race
d'Hengist n'est plus! le nom de Horsa ne se prononce plus! Fils du
glaive, ne reculez donc point devant votre destin mille fois rigoureux;
trempez vos épées dans le sang; qu'elles boivent ce sang comme vous
buviez du vin. Réjouissez-vous au banquet du carnage, à la lueur des
flammes qui l'entourent! Faites usage de vos excellens glaives, tandis
que votre sang est encore chaud, et que ni crainte ni pitié ne vous
attendrissent, car la vengeance n'a qu'un moment; la haine la plus forte
a un terme! Moi-même il faut que je périsse.

Les flammes, ayant maintenant surmonté tous les obstacles, s'élevaient
vers le ciel en formant une colonne immense qu'on pouvait apercevoir de
tous les lieux situés à de grandes distances à la ronde. Chaque tour,
chaque toit, chaque plancher, tombaient successivement avec un fracas
épouvantable, en sorte que les combattans furent obligés de sortir de la
cour. Les vaincus, dont il ne restait qu'un petit nombre, s'échappèrent
et se réfugièrent dans le bois voisin. Quant aux vainqueurs, rassemblés
en groupes nombreux, ils contemplaient avec un étonnement mêlé de
crainte et d'effroi cette masse de feu, qui donnait aux flammes cette
teinte rougeâtre que l'on voyait se réfléchir ensuite sur les figures et
les armes des combattans. La Saxonne Ulrique, en extase à la vue de tant
d'horreurs, resta long-temps visible dans le poste élevé où elle s'était
placée, agitant ses bras de tous côtés, comme pour exprimer la joie
qu'elle ressentait, et s'applaudissant du résultat de l'incendie qu'elle
avait allumé. Enfin la tourelle s'écroula avec un fracas épouvantable,
et Ulrique périt au milieu des flammes qui avaient consumé son tyran. Un
silence de stupeur, qui régna pendant quelques instans, donna la juste
mesure des profondes impressions que cette catastrophe faisait naître
dans l'âme des combattans, dont l'immobilité ne fut interrompue que par
leurs signes de croix. On entendit alors la voix de Locksley, qui
s'écria: «Archers, poussez des cris d'allégresse! le repaire de la
tyrannie a disparu. Que chacun de vous apporte son butin à notre
rendez-vous ordinaire du trysting-tree[28], à Harthill-Walk; c'est là
qu'à la pointe du jour nous en ferons un juste partage entre nos troupes
et celles de nos dignes auxiliaires dans ce grand acte de vengeance.»

     Note 28: _Tryste_, mot écossais qui veut dire un lieu de
     rendez-vous pour une foire ou un marché. Ici _trysting-tree_
     est l'arbre au pied duquel Locksley invite ses compagnons à
     se réunir pour recevoir leur part du butin. Ce mot et
     beaucoup d'autres ont été passés sous silence par M.
     Defauconpret. A. M.




CHAPITRE XXXII.


    «Crois-moi, chaque état doit avoir ses lois;
    les royaumes ont leurs édits; les cités ont leurs chartes;
    le proscrit lui-même qui s'est retiré dans les forêts
    conserve encore un reste de discipline civile;
    car, depuis le jour où Adam entoura ses reins
    d'un tablier de feuillage, l'homme a commencé
    à vivre en société avec l'homme; et les lois
    ont été faites pour rendre cette union plus étroite.»
    _Ancienne comédie_.

L'aurore éclairait déjà les parties les moins touffues de la forêt. Les
perles de la rosée étincelaient sur chaque branche verdoyante. La biche,
quittant son gîte placé au milieu de la haute fougère, conduisait son
faon timide dans les sentiers plus couverts du bois, où aucun chasseur
ne s'était encore rendu pour attendre ou pour intercepter au passage le
cerf majestueux, marchant à la tête de son troupeau, le front paré de sa
ramure. Tous les proscrits étaient rassemblés autour du grand chêne, à
Harthill-Walk, où ils avaient passé la nuit pour réparer leurs forces
après les fatigues du siége, les uns buvant, les autres dormant,
plusieurs écoutant ou faisant eux-mêmes le récit des événemens du jour,
et calculant la valeur du butin que la victoire avait mis à la
disposition de leur chef.

Les dépouilles étaient en effet considérables; car bien que beaucoup
d'objets eussent été la proie des flammes, néanmoins on voyait une
grande quantité de vaisselle plate; plusieurs riches armures, des
vêtemens splendides, étaient tombés au pouvoir des proscrits, qui
avaient donné des preuves de courage et d'intrépidité, et qui d'ailleurs
ne reculaient devant aucun danger lorsqu'il s'agissait d'une aussi riche
récompense. Toutefois, les lois de l'association étaient tellement
sévères, qu'il ne se trouva pas un seul individu parmi eux qui eût
l'idée de s'approprier la moindre partie du butin, en sorte que tout fut
apporté à la masse, pour que le chef en fît la répartition.

Le lieu du rendez-vous était un vieux chêne, qui n'était cependant pas
le même sous lequel Locksley avait conduit Gurth et Wamba au
commencement de notre histoire, mais un autre qui s'élevait au milieu
d'un amphithéâtre champêtre, distant d'un demi-mille du château démoli
de Torquilstone. Ce fut en cet endroit que Locksley prit sa place, sur
un trône de gazon, sous les branches entrelacées de l'arbre immense, et
sa troupe se rangea en demi-cercle autour de lui. Il invita le chevalier
à prendre place à sa droite et Cedric à s'asseoir à sa gauche.

«Pardonnez la liberté que je prends, nobles seigneurs, dit-il, mais dans
ces forets je suis monarque; c'est ici mon royaume, et mes sauvages
sujets respecteraient peu ma puissance, si, dans mes propres domaines,
je cédais ma place à aucun mortel. Mais à présent, qui de vous a vu
notre chapelain? où est notre joyeux moine? Une messe commence très bien
les travaux de la journée parmi des chrétiens.» Personne n'avait vu le
clerc de Copmanhurst. «Que Dieu dirige nos pressentimens! ajouta le chef
des proscrits; j'espère que son absence ne vient que à ce qu'il s'est
oublié un peu plus long-temps qu'il ne faut auprès de la bouteille.
Quelqu'un l'a-t-il vu depuis la prise du château?»--«Je l'ai vu, dit
Miller, fort affairé après la porte d'une cave, jurant par tous les
saints du calendrier qu'il goûterait des vins de Gascogne de
Front-de-Boeuf.»--«Et nous préservent tous les saints, autant qu'ils
sont, dit le capitaine, qu'il ait bu trop largement de ces bons vins, et
qu'il ait été enseveli sous les ruines du château! Pars tout de suite,
Miller; prends du monde avec toi; cherche à reconnaître l'endroit où tu
l'as vu; puise de l'eau dans le fossé pour arroser les décombres encore
fumantes de la forteresse. Plutôt les faire enlever pierre par pierre
que de perdre mon brave gros moine!»

Le grand nombre de ceux qui s'offrirent pour ce service, si l'on
considère que l'on était au moment de faire une distribution
intéressante du butin, montra combien chacun avait à coeur la sûreté du
père spirituel de la troupe. «En attendant, dit Locksley, procédons au
partage; car, ne nous y trompons point, lorsque le bruit de notre
étonnant succès se sera répandu, les troupes de de Bracy, de Malvoisin
et des autres alliés de Front-de-Boeuf vont se mettre en mouvement pour
nous attaquer, et il serait à propos de songer de bonne heure à notre
sûreté.» Puis se tournant vers le Saxon: «Noble Cedric, dit-il, ce butin
est divisé en deux parts, choisis celle que tu préféreras, pour servir
de récompense à tes hommes d'armes qui nous ont aidés dans notre
entreprise.»

«Brave archer, répondit Cedric, mon coeur est accablé de tristesse. Le
noble Athelstane de Coningsburgh n'est plus, Athelstane, le dernier
rejeton du saint roi confesseur. Avec lui ont péri des espérances qui ne
peuvent plus renaître. Une étincelle a été éteinte par son sang qu'aucun
souffle humain ne peut rallumer. Mes gens, à l'exception du petit nombre
que vous voyez ici, n'attendent que ma présence pour transporter ses
tristes mais respectables dépouilles dans leur dernière demeure. Lady
Rowena désire retourner à Rotherwood, et il faut qu'elle soit escortée
par des forces suffisantes. Je devrais par conséquent être déjà parti;
mais j'ai différé mon départ, non pour partager le butin, car je prends
à témoin Dieu et saint Withold, que ni moi ni les miens n'en toucherons
la valeur d'un liard; mais parce que je voulais te faire mes
remerciemens à toi et à tes braves archers, pour la vie et l'honneur que
vous nous avez sauvés!»

«Mais enfin, reprit Locksley, nous n'avons fait tout au plus que la
moitié de l'affaire; prends donc dans le butin de quoi récompenser tes
voisins et tes confédérés.»--«Je suis assez riche pour les récompenser
moi-même», répondit Cedric.--«Et il y en a quelques uns, dit Wamba, qui
ont été assez avisés pour se récompenser par eux-mêmes; ils ne s'en
retournent pas les mains tout-à-fait vides. Nous ne portons pas tous la
livrée bigarrée.»--«Je n'ai rien à leur dire, ajouta Locksley; nos lois
n'obligent que nous seuls.»--«Mais toi, mon pauvre garçon, dit Cedric se
retournant et embrassant son fou, comment puis-je te récompenser, toi
qui n'as pas craint de te laisser charger de chaînes et d'exposer ta vie
pour moi? Tous m'ont abandonné, le pauvre fou seul m'est resté fidèle.»

Une larme, prête à s'échapper, brillait dans l'oeil du digne thane,
pendant qu'il parlait ainsi, et qu'il donnait une preuve de sensibilité
si profonde, que même la mort d'Athelstane n'avait pu lui arracher; mais
il y avait dans l'attachement _mi-instinctif_ de son fou quelque chose
qui lui causait une émotion plus vive que celle même qui est l'effet de
la douleur.

«Ah, ma foi! dit le fou en se dégageant des caresses de son maître, si
vous payez mes services avec l'eau de vos yeux, il faudra donc que le
fou se mette à pleurer aussi par compagnie, et alors que devient sa
profession? Mais écoutez, mon oncle, si vous avez réellement le dessein
de me faire plaisir, ayez la bonté de pardonner à mon camarade Gurth
d'avoir dérobé une semaine à votre service, pour la consacrer à celui de
votre fils.»

«Lui pardonner! s'écria Cedric; je veux non seulement lui pardonner,
mais même le récompenser. Approche, Gurth, et mets-toi à genoux.» Le
porcher fut à l'instant aux pieds de son maître. «Tu n'es plus THEOW et
ESNE; tu n'es plus serf, dit-il en le touchant avec une baguette, mais
FOLKFREE et SACLESS[29]; tu es entièrement libre, en ville et hors
ville, dans les bois comme dans les champs. Je te donne un arpent de
terre dans mon domaine de Walbrugham transporté de moi et des miens à
toi et aux tiens, dès à présent et à toujours, et que la malédiction de
Dieu tombe sur la tête de celui qui contredit ce que je dis.»

     Note 29: Nous conservons ces mots saxons, qui signifient:
     _theow esne_, esclave; et _folkfree_, libre ou affranchi. A.
     M.

Ravi de n'être plus serf, mais d'être libre et propriétaire, Gurth se
releva promptement, et bondit deux fois en l'air presque à la hauteur de
sa tête. «Un serrurier et une lime! s'écria-t-il, pour faire tomber ce
collier du cou d'un homme libre. Mon noble maître, vous avez doublé mes
forces par cet acte de générosité: aussi combattrai-je pour vous avec
double courage. Je me sens animé d'un esprit libre. Je suis un homme
tout changé et sur moi et à l'égard de tout ce qui m'entoure. Ah Fangs!
continua-t-il, car ce chien fidèle, voyant les transports de joie de son
maître, se mit à sauter sur lui pour lui exprimer sa sympathie;
«reconnais-tu encore ton maître?»--«Oui, dit Wamba, Fangs et moi, nous
te reconnaissons encore, quoique nous devions encore nous soumettre à
garder le collier; mais c'est toi qui probablement nous oublieras et qui
t'oublieras toi-même.»--«Je m'oublierai véritablement moi-même, si je
t'oublie, mon fidèle camarade, dit Gurth; et si la liberté pouvait te
convenir, ton maître ne te laisserait pas long-temps soupirer après
elle.»--«Va, camarade Gurth, dit Wamba, ne crois pas que je sois jaloux;
le serf est assis au coin du feu, pendant que l'homme libre est obligé
de prendre les armes; et comme le dit fort bien Oldhelen de Malmsbury:
Mieux vaut fou au banquet, que sage à la bataille.»

On entendit alors un bruit de chevaux, et l'on vit paraître lady Rowena,
au milieu d'une nombreuse cavalerie, et suivie d'un plus fort
détachement d'infanterie, exprimant par le cliquetis de leurs armes la
joie qu'ils éprouvaient de la voir remise en liberté. Elle était
richement vêtue et montée sur un palefroi bai foncé. Elle avait repris
toute la dignité de son maintien, à l'exception que son visage, plus
pâle qu'à l'ordinaire, faisait assez connaître que son âme avait eu
beaucoup à souffrir. Son aimable visage, sur lequel voltigeait encore un
léger nuage de tristesse, laissait néanmoins apercevoir un rayon
d'espérance pour l'avenir, aussi bien qu'un sentiment de reconnaissance
envers ceux qui avaient tout récemment contribué à sa délivrance. Elle
savait qu'Ivanhoe était en lieu de sûreté, et qu'Athelstane était mort.
La certitude qu'elle avait acquise au sujet du premier l'avait remplie
d'une joie bien sincère; et si elle ne fit point paraître le plaisir que
lui causait la nouvelle du second événement, on lui pardonnera sans
doute d'avoir senti de quel avantage il était pour elle, puisqu'elle se
trouvait par là délivrée de la crainte de nouvelles persécutions de la
part de Cedric, qui ne l'avait jamais contrariée sur aucun autre sujet.

Lorsque lady Rowena fit avancer son cheval vers le lieu où Locksley
était assis, ce fier archer et tous ceux qui l'entouraient se levèrent,
comme par un instinct général de courtoisie. Ses joues se colorèrent au
moment où, avec un geste gracieux et faisant une profonde inclination
qui entremêla un instant les tresses flottantes de ses beaux cheveux
avec la crinière de son palefroi, elle témoigna en peu de mots sa
reconnaissance envers Locksley et ses autres libérateurs «Que Dieu vous
bénisse, braves archers! dit-elle en finissant; que Dieu et Notre-Dame
vous bénissent pour avoir si courageusement affronté les périls afin de
soutenir la cause des opprimés. Si quelqu'un d'entre vous a faim, qu'il
se rappelle que Rowena a de quoi le nourrir. Si vous avez soif, j'ai
chez moi plusieurs tonneaux de vin et de bière brune; et si les Normands
viennent vous chasser de ces retraites, lady Rowena a des forêts dont
elle est maîtresse absolue, et que ses braves libérateurs pourront
parcourir en toute liberté.»

«Mille grâces, noble dame! dit Locksley; mille remerciemens pour mes
compagnons et pour moi-même; mais vous avoir délivrée est une action qui
porte avec elle sa récompense. Nous en faisons parfois dans nos forêts
qui ne sont rien moins que méritoires, mais la délivrance de lady Rowena
peut être regardée comme une expiation.»

Après s'être inclinée de nouveau sur son palefroi, lady Rowena tourna
son cheval pour partir; mais s'étant arrêtée un instant pendant que
Cedric, qui devait l'accompagner, faisait aussi ses adieux, elle se
trouva inopinément tout à côté du prisonnier de Bracy. Il était debout
sous un arbre, plongé dans de profondes méditations, les bras croisés
sur la poitrine, et lady Rowena espérait pouvoir passer sans en être
remarquée. Il leva les yeux cependant; et lorsqu'il la vit devant lui,
une rougeur occasionnée par la honte vint colorer son joli visage. Il
resta quelques momens dans un état d'irrésolution, puis s'avançant vers
elle, il saisit la bride de son palefroi, et mettant un genou à terre:
«Lady Rowena, dit-il, daignera-t-elle jeter un regard sur un chevalier
captif, sur un soldat déshonoré?»

«Sire chevalier, répondit-elle, dans des entreprises telles que la
vôtre, le véritable déshonneur ne vient pas d'avoir échoué, mais bien
d'avoir réussi.»--«Le triomphe, noble dame, répondit de Bracy, doit
adoucir l'amertume du ressentiment. Que lady Rowena daigne me dire
qu'elle pardonne la violence occasionnée par une passion malheureuse, et
elle apprendra bientôt que de Bracy sait profiter d'occasions plus
honorables de la servir.»--«Je vous pardonne, sire chevalier, dit-elle;
mais c'est comme chrétienne.»--«Cela signifie, dit Wamba, qu'elle ne lui
pardonne pas du tout.»--«Mais, continua lady Rowena, je ne pardonnerai
jamais la misère et la désolation que votre folie a occasionnées.»--«Lâche
la bride du cheval de cette dame, dit Cedric en s'avançant. Par le
soleil qui nous éclaire et sans la honte qui me retient, je te clouerais
à la terre avec ma javeline: mais sois bien assuré, Maurice de Bracy,
que tu paieras cher la part que tu as prise dans cette infâme
action.»--«On a beau jeu à menacer un prisonnier, dit de Bracy; mais
vit-on jamais un Saxon éprouver le moindre sentiment de courtoisie?»
Reculant alors deux pas, il laissa lady Rowena se remettre en marche.

Cedric, avant de partir, exprima sa reconnaissance particulière envers
le chevalier noir, et le pressa vivement de l'accompagner à Rotherwood.
«Je sais, dit-il, que vous autres chevaliers errans, vous aimez à
promener votre fortune à la pointe de votre lance, et que vous vous
occupez fort peu de terres ou d'autres propriétés; mais la gloire des
armes est une maîtresse inconstante, et un domicile assuré, un chez soi
est parfois un objet bien digne de fixer les désirs, même du champion
dont la profession est de mener une vie errante. Tu t'es conquis un
domicile dans le château de Rotherwood, noble chevalier. Cedric est
assez riche pour réparer les torts de la fortune, et tout ce qu'il
possède appartient à son libérateur. Viens donc à Rotherwood, non comme
un hôte, mais comme un fils, ou comme un frère.»

«Cedric m'a déjà rendu riche, répondit le chevalier; il m'a mis à même
de savoir apprécier les vertus d'un Saxon. J'irai à Rotherwood, brave
Saxon, et cela avant peu; mais en ce moment des motifs d'un intérêt
pressant m'empêchent de m'y rendre. Au reste, il est possible que,
lorsque j'y viendrai, je te demande de m'octroyer un don qui mette toute
ta générosité à l'épreuve.»--«Il est octroyé avant d'être demandé, dit
Cedric en frappant aussitôt de sa main la main gantelée du chevalier; il
est octroyé, quand même il s'agirait de la moitié de ma fortune.»--«Ne
promets pas si légèrement, dit le chevalier du cadenas, et néanmoins,
j'ai grand espoir d'obtenir le don que je demanderai; jusque là, adieu!»

«Il me reste à vous dire, ajouta le Saxon, que pendant les cérémonies
funéraires qui auront lieu pour le noble Athelstane, j'habiterai son
château de Coningsburgh. Il sera ouvert à tous ceux qui désireront
prendre part au banquet, et je parle au nom de la noble lady Edith, mère
du prince défunt; il ne saurait être fermé à celui qui a combattu si
vaillamment, quoique inutilement, pour délivrer Athelstane des chaînes
et du fer des Normands.»--«Oui, oui, dit Wamba qui avait repris ses
fonctions auprès de son maître, on y fera une fameuse bombance; c'est
dommage que le noble Athelstane ne puisse assister au banquet de ses
propres funérailles et boire à sa santé; mais, continua-t-il en levant
gravement les yeux au ciel, il soupe en paradis, et sans doute fait
honneur au festin.»

«Paix, et marchons!» dit Cedric, indigné d'une plaisanterie hors de
saison et tout ému au souvenir des services récens de Wamba. Lady Rowena
fit un salut gracieux au chevalier noir; le Saxon lui souhaita toutes
sortes de bonheur, et ils se mirent en marche à travers une large
clairière de la foret.

À peine étaient-ils partis qu'on vit paraître une procession, qui
s'avançant lentement sous les arbres, fit le tour de l'amphithéâtre et
prit la même route que venaient de suivre lady Rowena et son cortége.
C'étaient les moines d'un couvent voisin qui, dans l'espoir de l'ample
donation que Cedric avait promise, accompagnaient le cercueil dans
lequel le corps d'Athelstane était placé, et chantaient des psaumes,
pendant qu'il était porté, sur les épaules de ses vassaux, au château de
Coningsburgh, pour être déposé dans le tombeau d'Hengist, de qui sa
famille tirait son ancienne origine. Plusieurs de ses vassaux s'étaient
assemblés à la nouvelle de sa mort et suivaient le convoi avec toutes
les marques, du moins extérieures, du regret et de la tristesse. Les
proscrits se levèrent de nouveau et rendirent à la mort le même hommage
spontané qu'ils avaient auparavant rendu à la beauté. Le chant lugubre
et la marche lente des prêtres, rappelèrent à leur mémoire ceux de leurs
camarades qui avaient péri dans le combat de la veille; mais de pareils
souvenirs n'affectent pas long-temps des hommes dont la vie n'est qu'une
suite d'aventures, d'entreprises et de dangers; et, avant que le son de
l'hymne de la mort eût cessé de se faire entendre, les proscrits avaient
déjà commencé à s'occuper de la distribution de leur butin.

«Vaillant guerrier, dit Locksley au chevalier noir, sans le courage et
la force de qui notre entreprise aurait complétement échoué, voulez-vous
bien choisir dans l'ensemble de notre butin ce qui pourra vous convenir,
et vous rappeler mon grand chêne?»--«J'accepte votre offre, répondit le
chevalier, avec la même franchise que vous me la faites, et je vous
demande la permission de disposer de sire Maurice de Bracy suivant mon
bon plaisir.»--«Il est déjà à toi, dit Locksley, et fort heureusement
pour lui, car, sans cela le tyran aurait servi de décoration à la
branche la plus élevée de ce chêne, avec autant de ses francs compagnons
que nous aurions pu en rassembler, pendus autour de lui comme autant de
glands; mais il est ton prisonnier, et à couvert de mon ressentiment,
eût-il même tué mon père.»--«Bracy, dit le chevalier noir, tu es libre;
tu peux partir. Celui dont tu es le prisonnier regarde comme au dessous
de lui le vil plaisir de la vengeance pour ce qui est passé; mais à
l'avenir prends garde; il pourrait t'arriver quelque chose de plus
funeste. Maurice de Bracy, je te le répète, prends garde.»

De Bracy s'inclina profondément et sans proférer une parole; et il était
au moment de se retirer, lorsque les archers éclatèrent tout à coup en
cris d'exécration et de dérision. L'orgueilleux chevalier s'arrêta à
l'instant, se retourna, croisa les bras, releva son corps à toute sa
hauteur et s'écria: «Silence, chiens hargneux, qui n'accourez gueule
béante vers le cerf que vous n'aviez osé poursuivre, que parce que vous
le voyez maintenant aux abois. De Bracy méprise vos injures, comme il
dédaignerait vos éloges. Allez vous cacher sous vos buissons et dans vos
tanières, brigands proscrits, et gardez le silence toutes les fois qu'il
est question de quelque chose de noble et de chevaleresque à une lieue
de distance de vos oreilles.»

Cette bravade intempestive aurait pu attirer sur de Bracy une volée de
flèches, si le chef ne se fût hâté de l'empêcher. En même temps le
chevalier saisissant un des chevaux qu'on avait trouvés dans les écuries
de Front-de-Boeuf, et qui étaient là tout enharnachés, parce qu'ils
formaient une partie importante du butin, sauta légèrement en selle et
partit à toute bride à travers la foret.

Lorsque le tumulte occasionné par cet incident fut un peu apaisé, le
chef des proscrits ôta de son cou le superbe cor et le baudrier qu'il
avait récemment gagnés au concours pour le prix de l'arc, près d'Ashby.
«Noble guerrier, dit-il au chevalier du cadenas, si vous ne dédaignez
pas d'accepter un cor que j'ai porté, je vous prie de conserver celui-ci
comme un souvenir des hauts faits dont j'ai été le témoin; et si vous
avez quelque haute entreprise à achever, ou si, ce qui arrive parfois au
plus vaillant chevalier, vous êtes pressé vivement dans quelqu'une des
forêts situées entre le Trent et le Tees, sonnez trois _mots_[30] sur le
cor; écoutez bien: _Wasa-hoa_! et il n'est pas du tout impossible que
vous ne trouviez des défenseurs et des libérateurs.» Alors il sonna du
cor et modula plusieurs fois l'appel qu'il venait de décrire, jusqu'à ce
que le chevalier se fût complétement familiarisé avec les sons.
«J'accepte avec reconnaissance le présent que tu me fais, brave archer,
dit le chevalier, et je puis t'assurer que, même dans le besoin le plus
urgent, je ne chercherai pas de meilleurs défenseurs que toi et les
tiens.» Il se mit alors à son tour à sonner du cor, et fit retentir la
forêt de l'appel qu'il venait d'apprendre. «Très bien et très clairement
sonné, dit Locksley. Ou je me trompe fort, ou tu connais l'art de
combattre dans les bois aussi bien que celui de te distinguer sur un
champ de bataille. Tu as été un bon chasseur de cerfs dans ton temps,
j'en réponds. Camarades, remarquez bien ces trois mots; c'est l'appel du
chevalier du cadenas, et celui qui l'entendra et ne volera pas à son
secours, sera chassé de notre troupe, après avoir eu son arc brisé sur
ses épaules.»--«Vive notre chef! crièrent tous les archers; vive le noir
chevalier du cadenas! Puisse-t-il bientôt avoir recours à notre service,
afin que nous puissions lui donner des preuves de notre empressement à
lui être utile.»

     Note 30: Les sons que l'on faisait entendre sur le cor
     étaient, observe l'auteur, anciennement appelés _mots_, et
     sont indiqués, dans les traités sur la chasse publiés à cette
     époque, non par des notes de musique, mais par des mots
     écrits. A. M.

Locksley procéda de suite au partage du butin, ce qu'il fit avec la plus
grande impartialité. Un dixième fut mis à part pour l'église et pour des
oeuvres pies; une portion fut encore destinée à être versée dans une
sorte de trésor public; et l'on en consacra une autre aux femmes et aux
enfants de ceux qui avaient péri, ou à faire dire des messes pour le
repos des âmes de ceux qui n'avaient point laissé de famille après eux.
Le reste fut distribué entre les proscrits, suivant le rang et le mérite
de chacun; et la décision du chef, dans les cas douteux qui se
présentaient, était donnée avec une grande finesse de jugement et
adoptée avec la soumission la plus absolue. Le chevalier noir ne fut pas
peu surpris que des hommes qui ne connaissaient point de lois, fussent
néanmoins gouvernés entre eux d'une manière aussi régulière et aussi
équitable; et tout ce qu'il observa ne fit qu'ajouter à l'opinion
favorable qu'il avait conçue de la justice et du bon sens de leur chef.
Lorsque chacun eut reçu sa part du butin, le trésorier, accompagné de
quatre vigoureux archers, transporta celle qui appartenait à l'état dans
un lieu sûr et caché; mais il restait encore la portion destinée à
l'église, et que personne ne réclamait.

«Je voudrais bien, dit le chef, avoir des nouvelles de notre joyeux
chapelain. Il n'a jamais été dans l'usage de s'absenter au moment de
bénir la table, ou lorsqu'il s'agissait de partager le butin, et il est
de son devoir de prendre soin de la dîme de ce que nous avons gagné dans
notre entreprise. J'ai, d'ailleurs, pour prisonnier, non loin d'ici, un
saint homme de ses confrères, et je voudrais bien que le moine m'aidât à
en agir avec lui d'une manière convenable. Je crains fort qu'il ne soit
arrivé quelque malheur à notre fier guerrier enfroqué.»--«J'en aurais
bien du regret, dit le chevalier du cadenas; car je lui dois de la
reconnaissance pour la joyeuse hospitalité qu'il m'a donnée pendant une
nuit que j'ai passée dans sa cellule. Allons sur les ruines du château;
il est possible que là nous en ayons des nouvelles.» Pendant qu'ils
s'entretenaient ainsi, de grandes acclamations de la part des archers
annoncèrent l'arrivée de celui sur le compte duquel ils étaient si
inquiets, et qui fut confirmée par la voix de Stentor du moine lui-même,
qui se fit entendre long-temps avant l'apparition de sa vaste rotondité.

«Place! enfans de la joie, s'écria-t-il, place pour votre père spirituel
et pour son prisonnier. Encore une fois, célébrez mon arrivée: je viens,
noble chef, comme un aigle, avec ma proie dans mes serres. Et s'avançant
dans le cercle, au milieu des éclats de rire de ceux qui l'entouraient,
il parut en majestueux triomphateur, tenant d'une main son énorme
pertuisane, et de l'autre une corde, dont un des bouts était attaché au
cou du malheureux Isaac d'York, qui, courbé par le chagrin et la
terreur, était entraîné par le prêtre victorieux. «Où est Allan-a-Dale,
cria ce dernier, pour composer une ballade ou un virelai en mon honneur?
Par saint Hermangild, ce racleur de ménétrier est toujours absent quand
il se présente une bonne occasion de célébrer la valeur!»--«Mon
goguenard de prêtre, dit le capitaine, je vois que tu as dit la messe de
bonne heure aujourd'hui, mais ce n'a pas été une messe sèche. Au nom de
saint Nicolas! qui as-tu là?»--«Un captif que je dois à mon épée et à ma
lance, répondit l'ermite de Copmanhurst, ou plutôt à mon arc et à ma
hallebarde: et néanmoins, je l'ai racheté par mes instructions
religieuses d'une captivité plus désastreuse. Parle, juif; ne t'ai-je
pas racheté de Satan? ne t'ai-je pas enseigné ton _Credo_, ton _Pater_
et ton _Ave Maria_? n'ai-je pas passé toute la nuit à boire à ta
conversion, et à t'expliquer les mystères?»

«Pour l'amour de Dieu! s'écria le pauvre juif, n'y aura-t-il personne
qui me délivre des mains de ce fou..., je veux dire de ce saint
homme?»--«Que signifie ceci, juif? dit le moine d'un air menaçant;
est-ce que tu te rétractes? Prends-y garde; si tu rentres dans le
troupeau des infidèles, quoique tu ne sois pas aussi tendre qu'un cochon
de lait, et plût à Dieu que j'en eusse un pour mon déjeuner! tu n'es
cependant pas trop dur pour être rôti. Allons, Isaac, sois docile, et
répète après moi: _Ave Maria_.»--«Paix, fou de moine, dit Locksley,
point de profanations; dis-nous plutôt où tu as fait ce
prisonnier?»--«Par saint Dunstan! répondit le moine, je l'ai trouvé dans
un endroit où je cherchais meilleure marchandise. J'étais entré dans la
cave pour voir ce que l'on pouvait sauver; car, quoi qu'une coupe de vin
brûlé et épicé soit une boisson digne d'un empereur, il me semblait que
ce serait une horrible profusion, une prodigalité en pure perte, que de
laisser brûler une aussi grande quantité de bonne liqueur à la fois; en
sorte que je m'étais saisi d'un baril de vin des Canaries, et j'allais
appeler, pour m'aider, quelqu'un de ces fainéans qu'il faut toujours
chercher quand il s'agit de faire une bonne oeuvre, lorsque j'aperçus
une porte qui paraissait très épaisse. Ah, ah! dis-je en moi-même, c'est
sans doute dans cette cachette que sont les meilleurs vins, et justement
le coquin de sommeiller, troublé sans doute dans ses fonctions, a laissé
la clef à la porte. Je m'empresse d'ouvrir, j'entre et je trouve... rien
que des chaînes rouillées et ce chien de juif qui se rend tout de suite
mon prisonnier, secouru ou non secouru. Je n'avais eu que le temps de me
rafraîchir après les fatigues du combat, en buvant avec cet infidèle un
verre de vin pétillant des Canaries, et je me disposais à emmener mon
prisonnier, lorsque, avec un fracas épouvantable, semblable à des éclats
de tonnerre se succédant coup sur coup, une tour extérieure s'écroula
tout entière (que maudits soient les maçons qui la firent si peu
solide), et nous bloqua le passage. La chute de cette tour fut suivie de
celle de plusieurs autres, en sorte que je perdis tout espoir de la vie;
et croyant que ce serait un déshonneur pour un homme de ma profession
que de passer de ce monde dans l'autre en la compagnie d'un juif, je
levai ma hallebarde pour lui casser la tête; mais j'eus pitié de ses
cheveux blancs, et pensai que je ferais mieux de laisser là ma
pertuisane, et de prendre mes armes spirituelles pour travailler à sa
conversion; et véritablement, grâces en soient rendues à saint Dunstan,
la semence est tombée en bonne terre; mais aussi, après toute une nuit
que j'ai passée à parler avec lui de nos mystères (car pour quelques
verres de vin des Canaries que je buvais afin de me rafraîchir pendant
que j'argumentais, ce n'est pas la peine d'en parler), je me sens tout
étourdi, je vous l'avoue. En un mot, j'étais complétement épuisé;
Gilbert et Wibbald peuvent dire dans quel état ils m'ont trouvé;
réellement, j'étais tout-à-fait épuisé.»

«Nous pouvons rendre témoignage de ce que notre bon moine vient de dire,
s'écria Gilbert; car, lorsque nous eûmes écarté les décombres, et
qu'avec l'aide de Saint-Dunstan nous fûmes arrivés à l'escalier qui
descendait au caveau, nous trouvâmes le baril de vin des Canaries à
moitié vide, le juif à moitié mort, et le moine plus qu'à moitié épuisé,
comme il le dit.»--«Vous êtes des coquins, et vous mentez, répliqua le
moine, qui se sentait offensé; c'est vous et vos ivrognes de compagnons
qui avez bu le vin, en l'appelant la goutte du matin; je veux être un
païen si je ne le réservais pour la bouche de notre capitaine. Mais, au
reste, qu'importe? le juif est converti, et comprend tout ce que je lui
ai dit presque, sinon tout-à-fait, aussi bien que moi.»--«Est-ce vrai,
juif? dit le capitaine; as-tu abjuré ta foi?»--«Puissé-je trouver merci
auprès de vous, répondit Isaac, comme il est vrai que je n'ai pas
entendu un seul mot de ce que m'a dit le vénérable prélat pendant cette
nuit terrible. Hélas! j'étais tellement accablé d'angoisses, de frayeur
et de chagrin, que notre saint père Abraham serait venu lui-même pour me
prêcher, il m'aurait trouvé sourd à sa prédication.»

«Tu mens, juif, répliqua le moine, et tu sais que tu mens: je ne veux te
rappeler qu'un mot de notre conférence; c'est que tu as promis de donner
tous tes biens à notre saint ordre.»--«Puisse la promesse faite à nos
pères me manquer, dit Isaac plus alarmé qu'auparavant, si jamais
pareille chose est sortie de ma bouche. Hélas! je suis un vieillard,
pauvre, et, je tremble seulement d'y penser, peut-être à jamais privé de
mon enfant. Ayez pitié de moi, et permettez-moi de me retirer.»--«Ah!
s'écria le moine, tu rétractes le don que tu as fait à la sainte église;
eh bien, tu en feras pénitence.» En parlant ainsi, il leva sa
hallebarde, et en aurait appliqué le manche sur les épaules du juif
d'une manière violente, si le chevalier noir n'eût arrêté le coup, et
par là tourné contre lui le ressentiment du moine. «Par saint Thomas de
Cantorbéry! dit ce dernier, si je ne me retenais, je t'apprendrais à te
mêler de tes propres affaires, tout couvert de fer que tu es.»--«Ne te
mets pas en colère contre moi, dit le chevalier, tu sais bien que je
suis ton ami juré et ton camarade.»--«Je ne sais rien de tout cela,
répondit le moine, et tu me rendras raison de cette impertinence.»

«Mais, écoute-moi donc, dit le chevalier qui semblait prendre plaisir à
provoquer son ci-devant hôte; as-tu oublié que, pour l'amour de moi, car
je ne veux rien dire de la tentation excitée par la vue d'un flacon et
d'un pâté, tu as violé tes voeux de jeûne et de vigile?»--«Je te le dis,
en vérité, mon ami, dit le moine en serrant son énorme poing, je te
donnerai...»--«Je ne reçois point de présens, interrompit le chevalier;
je te paierai avec une usure aussi forte que jamais ton prisonnier ait
exigée dans son trafic.»--«J'en veux avoir la preuve à l'instant, dit le
moine.»

«Holà! s'écria le capitaine, s'adressant au moine; qu'est-ce que tu vas
faire, fou que tu es? une querelle sous notre grand chêne?»--«Ce n'est
pas une querelle, dit le chevalier, c'est seulement un échange amical de
courtoisie. Allons, brave ermite, frappe, si tu l'oses; je veux bien
faire l'épreuve de ton poing, si tu veux courir les risques de ma
riposte.»--«Tu as l'avantage avec ton pot de fer sur la tête, dit le
moine, mais n'importe, allons; je vais t'abattre à mes pieds, quand tu
serais Goliath de Gath avec son casque de cuivre.» Alors, mettant son
bras nerveux à nu jusqu'au coude, et le raidissant de toute sa force, il
porta au chevalier un coup qui aurait été capable de renverser un boeuf;
mais son adversaire resta ferme comme un roc, et tous les archers firent
retentir l'air de leurs acclamations.

«À moi, maintenant, dit le chevalier en ôtant son gantelet; et si j'ai
eu l'avantage sur ma tête, je ne veux pas l'avoir dans ma main;
tiens-toi ferme, comme un véritable brave.»--«_Genam meam dedi
vapulatori_, j'ai livré ma joue à la main de mon ennemi, dit le prêtre;
mais si tu peux me faire seulement bouger de cette place, je t'abandonne
la rançon du juif.» Ainsi parla le moine, en prenant un ton de bravade
et de défi complet. Mais, hélas! qui peut se soustraire à sa destinée?
Le coup du chevalier fut asséné avec tant de force et tant de bonne
envie de réussir, que le moine alla rouler cul par dessus tête à vingt
pas de distance, au grand étonnement des spectateurs. Mais il se releva
sans montrer ni colère ni confusion. «Frère, dit-il au chevalier, tu
aurais dû employer ta force avec plus de ménagement. C'est tout au plus
si j'aurais pu bredouiller la messe si tu m'avais cassé la mâchoire; car
le joueur de flûte soufflera mal s'il lui manque la partie inférieure de
son visage. Quoi qu'il en soit, voilà ma main en signe d'amitié et de
l'assurance que je te donne, que je ne ferai plus de semblables marchés
avec toi; car, dans celui-ci, c'est moi qui suis le perdant. Mettons de
côté toute mauvaise humeur, et occupons-nous de la rançon du juif; car
le léopard ne change pas sa robe mouchetée, et le juif sera toujours
juif.»

«Notre prêtre, dit Clément, ne compte pas de moitié autant sur la
conversion du juif, depuis le soufflet qu'il a reçu.»--Silence!
impertinent que tu es, dit le moine; de quoi te mêles-tu de parler de
conversion? N'y a-t-il donc plus de subordination? Tout le monde est-il
maître, et n'y a-t-il plus de valets? Je te dis, misérable, que j'étais
encore fatigué lorsque j'ai reçu le coup du brave chevalier: sans cela
j'aurais résisté à sa violence. Mais si tu veux que nous recommencions
ensemble, je te ferai voir que je sais donner aussi bien que
recevoir.»--«Allons, paix! dit le capitaine, et toi, juif, pense à ta
rançon. Je n'ai pas besoin de te dire que ta race est réputée maudite
dans tous les pays chrétiens, et que nous ne pouvons plus souffrir ta
présence parmi nous. Ainsi, pense à l'offre que tu as à nous faire
pendant que je vais interroger un prisonnier d'une autre espèce.»

«A-t-on pris un grand nombre des soldats de Front-de-Boeuf?» demanda le
chevalier noir.--«Aucun qui soit d'un rang à donner l'espoir d'en
obtenir rançon, répondit le capitaine; il y avait quelques pauvres
diables que nous avons renvoyés pour se procurer un nouveau maître;
notre vengeance était satisfaite, et nous avons eu quelque profit,
c'était assez; tout le reste ne valait pas un quart d'écu. Mais quant au
prisonnier dont je parle, c'est différent: c'est un moine réjoui, en
voyage pour aller rendre visite à sa belle, du moins à en juger par ses
équipages et par son propre ajustement. Mais voici le digne prélat
aussi;» et devant le trône champêtre du chef des proscrits, parut, au
milieu de deux gardes, notre ancien ami Aymer, prieur de Jorvaulx.




CHAPITRE XXXIII.


    _Cominius._

    «Fleur des guerriers, quelles nouvelles nous donnerez-vous
    de Titus Lartius? Que fait-il?»

    _Coriolan._

    «Occupé à remplir les devoirs de sa place; condamnant
    les uns à la mort, les autres à l'exil; remettant
    la rançon de celui-ci; plaignant celui-là, ou lui pardonnant,
    tandis qu'il menace le reste.»

    SHAKSPEARE. _Coriolan_.

Les traits et la contenance du prieur prisonnier offraient un mélange
bizarre d'orgueil offensé, de fatuité comprimée et de terreur apparente.
«Eh bien, mes chers maîtres, dit-il d'un ton qui participait de ces
trois émotions, quel désordre s'est donc introduit parmi vous? Êtes-vous
des Turcs ou des chrétiens, vous qui vous permettez de porter la main
sur un membre de l'Église? Savez-vous ce que c'est que de _manus
imponere in servos Domini_? Vous avez pillé mes malles, déchiré ma chape
bordée de dentelle, qui aurait été digne d'un cardinal. Un autre à ma
place vous aurait déjà menacés de son _excommunicabo vos_; mais je suis
doux et clément; et si vous me rendez mes palefrois et mes malles, si
vous remettez en liberté les frères qui m'accompagnaient, si vous
envoyez promptement cent pièces d'argent pour faire dire des messes au
maître-autel de l'Abbaye de Jorvaulx, et si vous faites voeu de ne point
manger de venaison d'ici à la Pentecôte prochaine, il est possible que
vous n'entendiez plus parler de cette incartade.»

«Vénérable pasteur, dit le chef des proscrits, je suis extrêmement peiné
d'apprendre que vous ayez éprouvé de la part de qui que ce soit de ma
troupe un traitement qui lui attire votre réprimande
paternelle.»--«Traitement! répéta le prieur, encouragé par le ton de
douceur du chef; ils m'ont traité comme on ne traiterait pas un chien de
bonne race, encore moins un chrétien, bien moins encore un prêtre, et
moins que tout cela le véritable prieur de la sainte communauté de
Jorvaulx. Vous avez ici un profane et ivrogne de ménestrel, appelé
Allan-a-Dale, _nebulo quidam_, qui m'a menacé de punition corporelle;
que dis-je! même de mort, si je ne payais comptant quatre cents
couronnes pour ma rançon, indépendamment de toutes les richesses qu'il
m'a volées, chaînes d'or, bagues, bijoux, dont je ne saurais vous dire
la valeur, sans compter tout ce qui a été brisé et gâté par leurs mains
rudes et grossières, entre autres ma poudrière et mes pinces
d'argent.»--«Il n'est pas possible qu'Allan-a-Dale ait traité de la
sorte une personne aussi respectable que vous l'êtes, répliqua le
capitaine.»--«C'est aussi vrai que l'évangile de saint Nicodême, dit le
prieur. Il m'a menacé, en faisant les juremens les plus affreux dans son
langage du Nord, de me pendre à l'arbre le plus élevé de la forêt.»

«Est-ce bien réellement vrai? dit Locksley: en ce cas, mon révérend
père, vous ne sauriez mieux faire que de vous soumettre; car une fois
qu'Allan-a-Dale a ainsi donné sa parole, il n'y a pas d'homme plus exact
à la tenir.»

«Vous voulez plaisanter avec moi, dit le prieur pétrifié et déguisant sa
terreur sous un rire forcé; c'est bien: j'aime beaucoup la plaisanterie,
ha, ha, ha! mais lorsque la gaîté a duré toute la nuit, il est temps
d'être sérieux le lendemain matin.»--«Et je parle aussi sérieusement
qu'un confesseur, répliqua le chef des proscrits. Il faut que vous
payiez une bonne rançon, sire prieur; car, sans cela, il est probable
que les religieux de votre couvent seront convoqués pour procéder à une
nouvelle élection; votre place va devenir vacante.»--«Êtes-vous
chrétiens, dit le prieur, pour parler ainsi à un dignitaire de
l'Église?»--«Si nous sommes chrétiens! répondit le proscrit; oui sans
doute nous le sommes, et de plus nous avons des théologiens parmi nous.
Qu'on fasse venir notre enjoué chapelain pour expliquer au révérend père
les passages de l'Écriture qui ont rapport au sujet.» Le moine, moitié
ivre, moitié rassis, avait passé très imparfaitement un froc par dessus
sa soutane verte, et appelant à son aide le petit nombre de phrases
qu'il avait autrefois apprises par routine: «Mon révérend père, dit-il;
puis continuant en mauvais latin: _Deus faciet salvum benignitatem
vestrum_... soyez le bienvenu dans cette forêt.»

«Eh! quelle est cette mascarade profane? dit le prieur; si tu appartiens
véritablement à l'Église, tu ferais une acte bien plus méritoire, en
m'indiquant les moyens de me tirer des mains de ces gens-ci, au lieu de
faire des singeries et des grimaces comme un arlequin.»--«En vérité, mon
révérend père, dit le moine, je ne sais qu'un moyen de vous tirer
d'affaire: c'est aujourd'hui la Saint-André chez nous, et nous
recueillons nos dîmes.»--«Mais non pas sur le clergé, j'espère, dit le
prieur.»--«Sur le clergé et sur les fidèles, sur les clercs et sur les
laïques, dit le moine; ainsi donc, sire prieur, _facite vobis amicos de
mammone iniquitatis_, faites-vous des amis avec les trésors de
l'iniquité; car je ne vois pas d'amitié qui puisse vous être utile comme
celle-là.»

«J'aime beaucoup un joyeux chasseur, dit le prieur: allons, il ne faut
pas être trop exigeant à mon égard; je connais les bois, et l'art de
faire la chasse; et je sais donner du cor, et lui faire rendre un son
clair et retentissant, qui sera répété par chacun des chênes de la
forêt; allons, il ne faut pas être trop exigeant envers moi.»--«Qu'on
lui donne un cor, dit Locksley, pour le mettre à même de prouver ce
qu'il avance.» Le prieur Aymer sonna une fanfare. Le capitaine secoua la
tête.

«Sire prieur, dit-il, il n'y a pas là de quoi payer ta rançon, et, comme
le dit la légende que portait le bouclier de certain chevalier,
t'accorder la liberté pour une bouffée de vent, ce serait la donner à
trop bon marché. D'ailleurs, il y a bien autre chose; car je vois que tu
es un de ces novateurs qui, au moyen des ornemens et des _tra la lira_
fraîchement importés du continent, cherchent à dénaturer les anciens
airs de chasse anglais. Prieur, la dernière partie de ta fanfare a
ajouté cinquante couronnes au prix de ta rançon, pour avoir voulu
introduire la corruption dans les anciens airs graves et mâles de la
vénerie anglaise.»--«Ami, dit l'abbé, d'un ton de mauvaise humeur, tu es
difficile à contenter en ce qui touche à la chasse et à la fanfare; mais
j'espère que tu seras plus raisonnable sur l'article de ma rançon. En un
mot, puisque enfin il faut que je brûle un cierge en l'honneur du
diable, quelle rançon faut-il que je paie pour avoir la liberté de
marcher dans les rues sans avoir cinquante hommes pour escorte?»--«Si
nous faisions fixer la rançon du juif par le prieur, et celle du prieur
par le juif? dit le lieutenant de la troupe à l'oreille du capitaine;
qu'en pensez-vous?»--«Tu es un singulier corps, dit le capitaine; mais
ton idée est bonne. Holà! juif, approche. Regarde ce révérend père
Aymer, prieur de la riche abbaye de Jorvaulx, et dis-nous quelle rançon
nous pouvons lui demander. Tu connais les revenus du couvent, j'en
réponds.»

«Oh! assurément, dit Isaac; j'ai fait plus d'une affaire avec les bons
pères, et j'ai acheté d'eux du blé, de l'orge et autres produits de la
terre, ainsi que de fortes parties de laines. Oh! c'est une abbaye
riche; et ils font bonne chère et boivent les meilleurs vins, ces bons
pères de Jorvaulx. Ah! si un proscrit comme moi avait une retraite comme
celle-là et des rentrées comme les leurs à l'année et au mois, je
donnerais beaucoup d'or et d'argent pour me tirer de captivité.»--«Chien
de juif! s'écria le prieur, personne ne sait mieux que toi que notre
sainte maison est endettée pour les frais de réparation de notre
choeur...»--«Et pour avoir rempli vos celliers des meilleurs vins de
Gascogne, l'année dernière, interrompit le juif; mais ceci... ceci n'est
qu'une bagatelle.»

«Écoutez-donc ce chien d'infidèle, dit le prieur. Le voilà qui nous
cherche querelle, en dormant à entendre que nous ne sommes endettés que
parce que nous avons acheté les vins que nous avons la permission de
boire _propter necessitatem et ad frigus depellendum_. Ce vilain
circoncis blasphème la sainte Église, et des chrétiens l'entendent et ne
lui imposent pas silence.»--«Tout cela ne fait rien à notre affaire, dit
le capitaine; Isaac, dis-nous ce que nous pouvons lui demander, sans lui
enlever poil et peau en même temps.»--«Six cents couronnes, dit Isaac,
et le bon prieur peut fort bien les donner à vos seigneuries, sans pour
cela être assis moins mollement dans sa stalle.»--«Six cents couronnes?
dit gravement le chef; j'en suis content; c'est très bien parler, Isaac.
Six cents couronnes; c'est une sentence, sire prieur.»--«C'est une
sentence, c'est une sentence! s'écria toute la troupe. Salomon n'en eût
pas prononcé une meilleure.»

«Tu l'entends, prieur, dit le capitaine.»--«Êtes-vous fous, mes chers
maîtres? dit le prieur; où voulez-vous que je trouve cette somme? Quand
même je vendrais le saint ciboire et les chandeliers d'argent du grand
autel de Jorvaulx, j'aurais de la peine à m'en procurer la moitié,
encore faudrait-il pour cela que j'aille moi-même à Jorvaulx; vous
pouvez retenir mes deux prêtres comme otages.»--«Ce serait une confiance
par trop aveugle, mon cher prieur, dit le proscrit; nous allons te
retenir, toi, et nous enverrons tes deux prêtres chercher ta rançon: un
verre de bon vin et une bonne tranche de venaison ne te feront faute
jusqu'à leur retour; et si tu aimes la chasse, ton pays du nord ne
t'offrira jamais rien de comparable à ce que tu verras ici.»--«Ou bien,
si vous l'agréez, dit Isaac, qui désirait se concilier la bienveillance
des proscrits, je puis envoyer chercher à York les six cents couronnes,
à compte de certaine somme que j'ai entre mes mains, pourvu que le très
révérend prieur veuille bien m'en donner quittance.»

«Il te donnera tout ce que tu voudras, Isaac, et tu paieras la rançon du
prieur Aymer, ainsi que la tienne.»--«La mienne! s'écria Isaac; ah!
braves seigneurs, je ne suis qu'un vieillard tout cassé et ruiné; si
j'avais à vous payer seulement cinquante couronnes, un bâton de mendiant
serait ma seule ressource pour tout le reste de ma vie.»--«Le prieur en
décidera, répliqua le capitaine. Qu'en dites-vous, révérend père Aymer?
Le juif est-il en état de payer une bonne rançon?»

«En état? lui? répondit le prieur. Eh! n'est-ce pas Isaac d'York, dont
les richesses auraient suffi pour racheter les dix tribus d'Israël qui
furent emmenées en captivité par les Assyriens? En mon particulier, je
le connais très peu, mais notre cellerier et notre trésorier ont fait
beaucoup d'affaires avec lui, et le bruit court que sa maison à York est
tellement pleine d'or et d'argent que c'est une honte dans un pays
chrétien. C'est un sujet d'étonnement pour tous les coeurs chrétiens que
l'on souffre que ces serpens dévorans rongent jusqu'aux entrailles, et
l'État, et l'Église elle-même, par leurs abominables usures et
extorsions.»

«Un moment, mon révérend père, dit le juif; adoucissez et calmez votre
colère. Je prie votre révérence de remarquer que je ne force personne à
prendre mon argent; mais, lorsque le clerc et le laïque, le prince et le
prieur, le chevalier et le prêtre, viennent frapper à la porte d'Isaac,
ce n'est pas en se servant de termes aussi peu civils qu'ils demandent à
emprunter son argent. C'est alors: Mon cher Isaac, voulez-vous bien nous
faire ce plaisir? Je vous paierai exactement au jour convenu, j'en
prends Dieu à témoin; ou bien, ce sera: Mon bon Isaac, si jamais vous
avez rendu service à quelqu'un, soyez mon ami dans cette occasion. Et,
lorsque arrive le jour, et que je demande ce qui m'appartient, qu'est-ce
que j'entends, sinon: Maudit, juif! que toutes les plaies d'Égypte
fondent sur toi et toute ta race! et tout ce qui peut soulever une
populace grossière et barbare contre de pauvres étrangers.»

«Prieur, dit le capitaine, tout juif qu'il est, il n'y a rien que de
vrai dans ce qu'il a dit; ainsi fixe sa rançon comme il a fixé la
tienne, sans autres invectives de part ni d'autre.»--«Il n'y a qu'un
_latro famosus_, ce que je vous expliquerai dans un autre moment, dit le
prieur, qui puisse faire asseoir sur le même banc des accusés un prélat
chrétien et un juif non baptisé; mais enfin, puisque vous voulez que je
fixe la rançon de ce misérable, je vous dirai franchement que vous vous
ferez tort à vous-mêmes si vous recevez de lui un sou de moins que mille
couronnes.»--«C'est une sentence! une sentence! dit le chef des
proscrits.»--«Une sentence! une sentence! répétèrent les assistans; le
chrétien nous a donné une preuve des bons principes dans lesquels il a
été élevé; il a été plus généreux que le juif.»--«Que le dieu de mes
pères me soit en aide! dit le juif; voulez-vous donc courber jusqu'à
terre un vieillard déjà accablé par la misère? Aujourd'hui, aujourd'hui
même peut-être, je n'ai plus d'enfant; et vous voulez en outre me priver
de tout moyen d'existence?»

«Eh bien! dit Aymer, tes dépenses seront diminuées d'autant.»--«Hélas!
milord, dit Isaac, votre religion vous interdit jusqu'à la possibilité
de savoir jusqu'à quel point l'objet de nos affections se trouve enlacé
dans l'organisme sensitif de notre coeur. Ô Rébecca! fille de ma
bien-aimée Rachel, si chaque feuille de cet arbre était un sequin, et
que chaque sequin m'appartînt, je donnerais toute cette masse de
richesses pour savoir si tu vis encore et si tu as pu te sauver des
mains du Nazaréen.»--«Ta fille n'avait-elle pas des cheveux noirs? dit
un des proscrits, et ne portait-elle pas un voile de soie brodé en
argent?»--«Oui, oui, dit le vieillard avec autant d'empressement qu'il
avait auparavant témoigné de crainte; que la bénédiction de Jacob vienne
se reposer sur ta tête! Peux-tu me donner des nouvelles de ma fille et
me dire si elle est en lieu de sûreté?»--«En ce cas, dit l'archer, c'est
elle qui fut enlevée hier au soir par le fier templier, lorsqu'il se fit
jour à travers nos rangs. J'avais déjà bandé mon arc pour lui décocher
une flèche, mais je me retins à cause de la demoiselle que je craignais
de blesser.»

«Ah! s'écria le juif, plût à Dieu que ta flèche eût été lancée, quand
même tu lui aurais percé le sein; plutôt le tombeau de ses pères que
l'infâme attouchement du licencieux et sauvage templier. Ichobald!
Ichobald! la gloire de ma maison est éteinte.»--«Mes amis, dit le chef
regardant autour de lui, ce vieillard n'est qu'un juif; néanmoins son
affliction me touche. Allons, Isaac, sois juste envers nous; dis-nous
sans détour si le paiement de mille couronnes pour ta rançon te laissera
absolument sans ressources.»

Isaac, rappelé à la fois à l'idée favorite de ses richesses et à celle
de son affection de père, pâlit, balbutia et ne put s'empêcher d'avouer
qu'il pourrait bien lui rester encore quelque petite chose. «Eh bien!
allons, dit le proscrit, il t'en restera ce qui pourra; mais nous ne
compterons pas trop rigoureusement avec toi. Sans argent, tu ne dois pas
plus t'attendre à retirer ta fille des mains de sir Brian de
Bois-Guilbert qu'à abattre un cerf avec une flèche émoussée. Nous
fixerons le prix de ta rançon au prix de celle du prieur Aymer, et même
à cent couronnes au dessous, lesquelles cent couronnes seront une perte
que je supporterai personnellement; par ce moyen nous éviterons le
reproche d'avoir rançonné un négociant juif au même taux qu'un prélat
chrétien, et il te restera quatre cents couronnes avec lesquelles tu
pourras traiter de la rançon de ta fille. Les templiers aiment l'éclat
des pièces d'or autant que celui des plus beaux yeux. Hâte-toi de faire
entendre le son de tes couronnes aux oreilles de Bois-Guilbert avant que
pis ne t'arrive. Tu le trouveras, suivant le rapport de nos vedettes, à
la préceptorerie voisine. Camarades, approuvez-vous ce que je viens de
dire?»

Tous les proscrits exprimèrent leur entier acquiescement à la décision
de leur chef, et Isaac, allégé d'une moitié du poids de ses
appréhensions par l'assurance qu'il venait de recevoir que sa fille
vivait, et par la possibilité de la racheter, se jeta aux pieds du
généreux proscrit, et frottant sa barbe contre ses brodequins, chercha à
baiser le bord de son justaucorps vert. Le capitaine recula de quelques
pas, et se débarrassa des mains du juif, non pas sans donner quelques
signes de mépris.

«Que fais-tu donc? lui dit-il; relève-toi: je suis Anglais, et n'aime
point ces marques orientales d'humiliation. Agenouille-toi devant Dieu,
et non devant un pauvre pécheur comme moi.»--«Oui, juif, dit le prieur
Aymer, agenouille-toi devant Dieu, représenté par le serviteur de ces
autels, et qui sait ce que ton repentir sincère et les dons que tu feras
à la châsse de saint Robert, peuvent te procurer de grâce et pour toi et
pour ta fille Rébecca? Je suis vraiment peiné lorsque je pense à cette
fille; car elle est jolie; elle a une tournure gracieuse; je l'ai vue à
la passe d'armes d'Ashby. Je te dirai aussi que Brian de Bois-Guilbert
est un homme sur qui j'ai quelque influence; songe aux moyens de mériter
que je m'intéresse en ta faveur auprès de lui.»

«Hélas, hélas! dit le juif, de toutes parts je ne vois que des
oppresseurs s'élever contre moi; je suis jeté en proie à l'Assyrien,
complétement dépouillé par l'Égyptien.»--«Et quel autre sort ta race
maudite peut-elle espérer? dit le prieur; car que dit l'Écriture?
_Verbum Domini projecerunt, et sapientia est nulla in eis_, ils ont
rejeté la parole du Seigneur, et ils n'y a en eux aucune sagesse:
_Propterea dabo mulieres corum exteris_, c'est pourquoi je donnerai
leurs femmes aux étrangers, c'est-à-dire au templier, dans le cas dont
il s'agit à présent, _et thesauros eorum hæredibus alienis_, et leurs
trésors à des héritiers étrangers.» Isaac poussa de profonds soupirs, se
tordit les mains et retomba dans son état de désolation et de désespoir;
mais le chef le tira à part et lui parla ainsi:

«Réfléchis bien, Isaac, à ce que tu dois faire en cette occasion: mon
avis est que tu te fasses un ami de cet ecclésiastique. Il est vain et
il est avare, ou du moins il a besoin d'argent pour fournir à ses
profusions. Tu peux facilement satisfaire sa cupidité; car ne pense pas
m'aveugler par tous tes prétextes de pauvreté. Je connais, Isaac,
jusqu'au coffre de fer dans lequel tu renfermes tes sacs d'argent. Hé
quoi! est-ce que je ne connais pas la grande pierre sous un pommier, qui
ferme un caveau voûté dans ton jardin à York!» Le juif devint pâle comme
la mort. «Ne crains rien de ma part, continua le capitaine; nous sommes
d'anciennes connaissances. Ne te souvient-il pas d'un archer malade, que
ta charmante fille délivra des prisons, à York, que tu gardas dans ta
maison jusqu'à ce que sa santé fût rétablie, et qu'alors tu renvoyas en
lui donnant une pièce d'argent? Tout usurier que tu es, tu n'as jamais
placé ton argent à un meilleur intérêt; car cette chétive pièce t'en a
sauvé aujourd'hui cinq cents.

«C'est donc toi, dit le juif, que nous appelions Diccon
Bend-the-Bow[31]? Il me semblait bien que je connaissais le son de ta
voix.

     Note 31: _Diccon Bend-the-Bow_, Diccon-bande-l'arc, phrase
     vulgaire pour désigner Richard Coeur-de-Lion. M. Defauconpret
     n'a point expliqué cette origine. A. M.

«Je suis Bend-the-Bow, dit le capitaine, et je suis Locksley, et j'ai
encore un autre nom qui vaut bien ceux-ci.

Mais tu es dans l'erreur, mon cher Bend-the-Bow, dit le juif, à l'égard
du caveau voûté dont tu parles. J'atteste le ciel qu'il n'y a rien que
des marchandises, en petit nombre, dont je me déferai avec plaisir en
votre faveur; ce sont cent aunes de drap vert de Lincoln, pour faire des
pourpoints à tes gens, et cent bâtons d'if d'Espagne, pour faire des
arcs, et autant de cordes d'arc en soie, fortes, rondes et d'une
excellente qualité; je t'enverrai tout cela en reconnaissance de
l'intérêt que tu me témoignes, mon brave Diccon; mais je t'en prie, mon
cher, bon brave Diccon, ne parle pas du caveau voûté.»

«Muet comme un loir, dit le proscrit, et crois-moi bien lorsque je te
dis que je suis extrêmement peiné de ce qui est arrivé à ta fille. Mais
il ne m'est pas possible de tenter quelque chose pour elle. Les lances
du templier sont trop fortes pour nos arcs, elles les disperseraient
comme le vent disperse la poussière. Si dans le moment j'avais su que
c'était Rébecca qu'on enlevait, j'aurais pu faire quelque chose; mais
maintenant il faut user de politique. Allons, veux-tu que je négocie
pour toi avec le prieur?»--«Oui, mon cher Diccon, répondit le juif; oui,
je t'en prie au nom de Dieu, s'il est possible de me faire retrouver
l'enfant de mon coeur.»--«Ne viens pas me contrarier avec ton avarice
hors de saison, dit le proscrit, et je vais lui parler en ta faveur.»

Alors il se sépara du juif, qui néanmoins le suivit et ne le quitta pas
plus que son ombre.

«Prieur Aymer, dit le capitaine, veux-tu bien venir un instant avec moi
sous cet arbre? Il est des gens qui disent que tu aimes le vin et le
sourire d'une belle, peut-être un peu plus qu'il ne convient à un homme
revêtu de ton caractère sacré, sire prêtre; mais enfin je n'ai rien à
voir à cela. On dit aussi que tu aimes assez une couple de bons chiens
et un excellent coursier, et il est très possible que tu ne haïsses pas
une bourse bien rebondie; mais je n'ai jamais entendu dire que tu sois
dur et cruel. Maintenant voici Isaac, qui veut bien te fournir les
moyens de satisfaire ton amour des plaisirs, en te donnant un sac qui
contient cent marcs d'argent, si, par ton intercession auprès de ton ami
et allié le templier, il peut obtenir la liberté de sa fille.»

«Saine et intacte, telle qu'elle m'a été enlevée, dit le juif; autrement
il n'y a rien de fait.»--«Tais-toi, Isaac, dit le proscrit, autrement je
ne m'en mêle plus. Prieur Aymer, qu'avez-vous à répondre à la
proposition que je vous fais?»--«La chose dont vous me parlez, dit le
prieur, est d'une nature mixte; car il y a deux choses à considérer. Si,
d'un côté, je fais une bonne action, de l'autre, c'est à l'avantage d'un
juif, partant, au détriment de ma conscience. Néanmoins, si l'Israélite
veut donner quelque chose de plus, pour la construction de notre
dortoir, je prends sur moi de faire toutes les démarches nécessaires
pour tout ce qui a rapport à sa fille.»

«Oh! dit le capitaine, s'il ne s'agit que d'une vingtaine de marcs pour
le dortoir... Tais-toi donc Isaac!... ou d'une couple de chandeliers
d'argent pour l'autel, nous n'y regarderons pas de si près.»--«Mais
écoute donc, mon brave Diccon Bend-the-Bow,» dit Isaac, cherchant à
arrêter cet élan de générosité...

«Brave juif, brave bête, brave ver de terre, dit le capitaine perdant
patience, si tu continues à vouloir mettre tes vils profits en balance
avec la vie et l'honneur de ta fille, par le ciel, avant qu'il soit
trois jours, je te dépouille de tout ce que tu possèdes dans ce monde.»
Isaac soupira et garda le silence. «Et quelle garantie me donnera-t-on
pour tout cela? demanda le prieur.»--«Si Isaac réussit par votre
médiation, répliqua le proscrit, je jure par saint Hubert que, s'il ne
vous paie pas la somme convenue, en bel et bon argent, je lui ferai
rendre un compte tel, qu'il aurait préféré payer vingt fois cette
somme.»

«Eh bien! juif, dit Aymer, puisqu'il faut que je me mêle de cette
affaire, donne-moi tes tablettes: non... laisse... plutôt que de faire
usage de ta plume, j'aimerais mieux jeûner vingt-quatre heures... mais
où en trouverai-je une?»--«Si les pieux scrupules de votre révérence,
dit le capitaine, ne vont pas jusqu'à vous interdire l'usage des
tablettes de juif, je puis trouver le moyen de suppléer au manque de la
plume.» Sur quoi, bandant son arc, il décocha une flèche contre une oie
sauvage qui passait au dessus de leurs têtes, garde avancée d'une
phalange de ses compagnes, qui dirigeait son vol vers les marais
éloignés et solitaires d'Holderness[32]. L'oiseau, percé de la flèche
vint tomber en voltigeant à ses pieds.

      Note 32: Dépendance de l'Est-Riding, dans le comté d'York. A. M.

«Tiens prieur, dit le capitaine, voilà de quoi fournir de plumes tous
les moines de Jorvaulx pendant cent ans, pourvu qu'ils ne se mettent pas
à écrire des chroniques.» Le prieur s'assit et écrivit tout à son aise
une lettre à Brian de Bois-Guilbert; puis, après l'avoir soigneusement
cachetée, il la remit au juif, en disant: «Ceci te servira de
sauf-conduit jusqu'à la préceptorerie de Templestowe, et probablement,
du moins je le pense, te procurera la liberté de ta fille, si de ton
côté, tu as soin de l'appuyer de quelques offres avantageuses; car, ne
t'y trompe pas, notre brave chevalier de Bois-Guilbert est membre d'une
confrérie qui ne fait rien pour rien.»

«Maintenant, prieur, dit le proscrit, je ne veux pas te retenir plus
long-temps; seulement, tu vas donner au juif une quittance pour les cinq
cents couronnes qui forment le prix de ta rançon. Je l'accepte pour mon
banquier, et si j'apprends qu'il éprouve la moindre difficulté à être
reconnu de pareille somme dans ses comptes, que sainte Marie me refuse
la porte du paradis, si je ne mets le feu à ton abbaye, dussé-je être
pendu dix ans plus tôt.

Ce fut de plus mauvaise grâce encore qu'il n'en avait mis à écrire sa
lettre à Bois-Guilbert, que le prieur écrivit la quittance qui
déchargeait le juif de cinq cents couronnes par lui avancées, pour le
paiement de sa rançon; de laquelle somme il lui serait tenu compte en
temps et lieu.

«Maintenant, dit le prieur Aymer, je vous demande la restitution de mes
mules et palefrois, la liberté des révérends frères qui m'accompagnent,
et aussi de me faire rendre les pierreries, les bijoux et les vêtemens
dont j'ai été dépouillé, puisque j'ai à présent payé ma rançon.»

«Vos révérends frères, dit Locksley, seront tout de suite remis en
liberté, sire prieur; il serait injuste de les retenir. Vos chevaux et
vos mules vous seront également rendus, avec l'argent nécessaire pour
vos frais jusqu'à York, car il serait cruel de vous priver des moyens de
voyager; mais pour ce qui est des bagues, bijoux, chaînes d'or et autres
objets de cette espèce, il faut que vous sachiez que nous sommes des
gens d'une conscience timorée, et que nous ne voulons pas exposer un
homme aussi vénérable que vous l'êtes, et qui doit être mort aux vanités
de ce monde, à une trop dangereuse tentation d'enfreindre les règlemens
de son ordre, en se parant de bagues, de chaînes et d'autres vains
ornemens.»

«Prenez bien garde à ce que vous allez faire, mes chers maîtres, dit le
prieur, avant de porter la main sur le patrimoine de l'Église. Ces
objets sont _inter res sacras_, ils sont au nombre des choses sacrées,
et je ne sais ce qui arriverait si des mains laïques osaient y
toucher.»--«J'aurai soin que cette profanation n'ait point lieu, dit
l'ermite de Copmanhurst, car je les destine à mon propre usage.»

«Ami ou bien frère, dit le prieur, en réponse à cette singulière manière
de résoudre la question de délicatesse de conscience, si tu es
réellement dans les ordres, je t'engage à réfléchir à ce que tu auras à
répondre à ton official, concernant la part que ta as prises aux
événemens de ce jour.»

«Ami prieur, répliqua l'ermite, il faut que tu saches que j'appartiens à
un petit diocèse, dont je suis moi-même le diocésain, et que je me
soucie tout aussi peu de l'évêque d'York que de l'abbé de Jorvaulx, et
du prieur, et de tout le couvent.»

«Tu es totalement irrégulier, dit le prieur, un de ces hommes
indisciplinés et corrompus, qui, s'étant revêtus du sacré caractère,
sans être mus par de justes motifs, profanent le saint ministère, et
mettent en danger les âmes des personnes qui se confient à eux, _lapides
pro pane condonantes eis_, leur donnant des pierres au lieu de pain,
suivant l'expression de la Vulgate.»

«Oh! dit le moine, s'il n'avait fallu que de mauvais latin pour me
rompre le crâne, il n'aurait pas résisté aussi long-temps. Je dis que
débarrasser un tas de prêtres vains et orgueilleux comme toi de leurs
bijoux et de leurs affiquets, c'est dépouiller légitimement les
Égyptiens.»--«Tu es un prêtre de grand chemin, dit le prieur tout bouffi
de colère; _excommunicabo vos_.»--«Tu ressembles bien plus toi-même à un
voleur et à un hérétique, répliqua l'ermite indigné. Je n'empocherai pas
ainsi l'affront que tu n'as pas honte de me faire devant mes
paroissiens, quoique je sois ton révérend frère: _ossa ejus perfringam_,
je te romprai les os, suivant l'expression de la Vulgate.»

Holà! s'écria le capitaine, faut-il que des révérends prêtres en
viennent à ces extrémités? Toi, moine, reste tranquille; prieur, si tu
n'as fait ta paix avec Dieu, ne provoque pas davantage notre chapelain.
Ermite, laisse à ton tour s'éloigner en paix le révérend père en Dieu,
comme un homme qui a payé sa rançon.»

Les archers séparèrent les deux prêtres courroucés, qui continuèrent
néanmoins à élever leurs voix, et à se dire des injures en mauvais
latin, que le prieur débitait avec plus de facilité, et l'ermite avec
plus de véhémence. À la fin, le prieur, reprenant son sang-froid, ne
tarda pas à s'apercevoir qu'il compromettait sa dignité, en se
querellant avec un prêtre de grand chemin, tel que le chapelain des
proscrits, et, les personnes qui composaient sa suite étant venues le
joindre, il partit avec beaucoup moins de pompe, et d'une manière plus
apostolique, du moins en ce qui avait rapport aux choses périssables de
ce monde, que lorsqu'il était arrivé.

Il ne restait plus qu'à faire donner au juif quelque garantie pour la
rançon qu'il avait à payer, tant pour le prieur que pour lui-même. Il
donna en conséquence un ordre cacheté de son sceau, adressé à un de ses
coreligionnaires à York, le priant de payer au porteur la somme de mille
couronnes, et de lui livrer certaines marchandises qui y étaient
spécifiées. «Mon frère Sheva, dit-il en poussant un profond soupir, a la
clef de mes magasins.»--«Et du caveau voûté? demanda tout bas le
capitaine.»--«Non, non, Dieu m'en préserve! dit Isaac; que maudit soit
le moment où ce secret a été connu de qui que ce soit!»--«Il est en
sûreté avec moi, dit Locksley; pourvu toutefois que ce papier que tu
viens de me donner produise la somme qui s'y trouve mentionnée. Mais à
présent, Isaac, voyons, es-tu mort? As-tu perdu la tête? et le paiement
de mille couronnes t'a-t-il fait oublier le danger que court ta fille?
Le juif se leva subitement. «Non, Diccon, non; je vais partir tout de
suite. Adieu, toi que je ne saurais appeler bon, mais que je n'ose ni ne
veux appeler méchant.»

Cependant, avant qu'Isaac se mît en route, le chef des proscrits lui
donna ce dernier conseil: «Isaac, sois libéral dans tes offres, et
n'épargne pas ta bourse pour sauver les jours et l'honneur de ta fille.
Crois-moi, l'or que tu chercheras à épargner en cette occasion te
causera dans la suite autant de tourmens que si on le versait tout fondu
dans ton gosier.» Isaac, poussant encore ici un profond soupir, convint
de la justesse de cette observation, et se mit en route, accompagné de
deux braves archers, qui devaient lui servir de guides et d'escorte à
travers la forêt.

Le chevalier noir, qui avait vu avec beaucoup d'intérêt les divers
événemens qui avaient eu lieu, vint à son tour prendre congé du
proscrit; et il ne put s'empêcher d'être surpris de l'ordre et de la
discipline qu'il avait vus régner parmi des hommes abandonnés à leurs
penchans et indignés de l'influence et de la protection des lois. «Sire
chevalier, dit Locksley, on peut quelquefois trouver de bon fruit sur un
mauvais arbre, et des temps désastreux ne produisent pas toujours du mal
seul et sans mélange. Parmi les hommes que les circonstances ont
entraînés dans ce genre de vie, qui est entièrement contraire à toute
civilisation, il s'en trouve sans doute plusieurs qui désirent mettre de
la modération dans la licence qu'il procure, et d'autres peut-être qui
regrettent d'être obligés de l'adopter.»--«Et je m'imagine, dit le
chevalier, que c'est à un de ces derniers que je parle en ce moment.»

«Sire chevalier, répondit le proscrit, nous avons chacun notre secret.
Vous êtes parfaitement libre de porter sur moi tel jugement que vous
croirez convenable; je puis faire sur vous telles conjectures que bon me
semblera; et, comme il est possible qu'aucune de nos flèches ne frappe
point le véritable but, mais comme au surplus ne voulant pas connaître
votre secret, ne trouvez pas mauvais que je garde le mien.»--«Pardon,
brave archer, dit le chevalier, votre réprimande est juste; mais il est
possible que nous nous revoyions plus tard et avec moins de mystère de
part et d'autre. En attendant, nous nous quittons amis, n'est-ce
pas?»--«En voici ma main pour garant, dit Locksley, et je la donne pour
la main d'un loyal Anglais, quoique, pour le moment, ce soit celle d'un
proscrit.»--«Et voici la mienne en retour, dit le chevalier, et je la
crois honorée d'être pressée par la vôtre; car, celui qui fait le bien,
quoique ayant un pouvoir illimité de faire le mal, mérite d'être loué,
non seulement pour le bien qu'il fait, mais aussi pour le mal qu'il
s'abstient de faire. Adieu, noble et vaillant proscrit.»

Ils se séparèrent ainsi assez contens l'un de l'autre, et le chevalier
du cadenas, sautant sur son excellent coursier, s'enfonça dans la forêt.




CHAPITRE XXXIV.


    _Le roi Jean_

    «Je te le dis, ami, c'est un véritable serpent
    que je rencontre sur mon chemin.
    Quelque part que je pose mon pied, il est
    toujours devant moi. Me comprends-tu?»

    SHAKSPEARE. _Le roi Jean_.

Il y avait grande fête au château d'York, où le prince Jean avait invité
les nobles, les prélats et les chefs, par les secours desquels il
espérait réussir dans ses projets ambitieux sur le trône de son frère.
Waldemar Fitzurse, son agent politique, homme habile, travaillait
secrètement à leur inspirer le degré d'énergie qui était nécessaire pour
déclarer ouvertement leur dessein. Mais l'entreprise était différée par
l'absence de plusieurs membres de la confédération. Le courage ferme et
entreprenant, quoique brutal, de Front-de-Boeuf; la vivacité et la
fierté de de Bracy; la sagacité, l'expérience et la valeur renommée de
Brian de Bois-Guilbert; tout cela était important pour le succès de la
conspiration; et, quoique maudissant en secret leur absence, dont ils ne
voyaient ni la nécessité, ni les motifs, ni Jean ni son conseiller
n'osaient commencer les opérations sans eux. Le juif Isaac semblait
aussi avoir disparu, et avec lui s'évanouissait l'espérance d'obtenir
diverses sommes d'argent pour compléter le subside que le prince Jean
avait négocié avec l'Israélite et ses frères. Il était à craindre que le
manque d'argent ne leur devînt funeste dans un moment aussi critique.

Ce fut dans la matinée du jour qui suivit celui de la prise de
Torquilstone qu'un bruit vague commença à se répandre dans la ville
d'York, que de Bracy et Bois-Guilbert, avec leur confédéré
Front-de-Boeuf, avaient été pris ou tués. Waldemar apporta cette
nouvelle au prince Jean, en ajoutant qu'il craignait d'autant plus
qu'elle ne fût vraie, qu'ils étaient partis avec un faible détachement,
dans le dessein de diriger une attaque contre le Saxon Cedric et ses
adhérens. En toute autre circonstance, le prince aurait regardé cet acte
de violence comme une simple plaisanterie; mais, dans la circonstance,
qui compromettait ses propres intérêts et qui dérangeait ses projets, il
s'emporta vivement contre les auteurs ou fabricateurs de cette fausse
nouvelle, en leur reprochant, le cas échéant, d'enfreindre les lois, de
troubler l'ordre public et d'attenter aux propriétés particulières, et
il parla d'un ton qui aurait convenu au roi Alfred.

«Brigands sans principes, dit-il, si jamais je devenais roi
d'Angleterre, je ferais pendre tous ces maraudeurs au dessus des
ponts-levis de leurs propres châteaux.»--«Mais, pour devenir roi
d'Angleterre, dit froidement son Achitophel, il est nécessaire que votre
grâce non seulement souffre les transgressions de ces brigands sans
principes, mais leur accorde sa protection, malgré votre zèle louable
pour les lois qu'ils sont dans l'habitude d'enfreindre. Nous devons
compter sur de beaux secours, si les Saxons brutaux ont réalisé les
visions de votre grâce en convertissant leurs ponts-levis féodaux en
autant de gibets! et ce même Cedric altier serait précisément l'homme à
qui une pareille idée aurait pu entrer dans l'imagination. Vous savez
très bien qu'il serait dangereux de faire un pas sans Front-de-Boeuf, de
Bracy, et le templier; et cependant nous sommes trop avancés pour que
nous puissions reculer sans danger.»

Le prince Jean se frappa le front d'un air d'impatience et se promena à
grands pas dans l'appartement. «Les misérables! s'écria-t-il; les
traîtres! les vils scélérats! m'abandonner dans un moment aussi
critique!»--«Dites plutôt les fous! les insensés! les étourdis! repartit
Waldemar, qui s'amusent à des folies, à des bagatelles, tandis que nous
avons des choses aussi sérieuses qui doivent nous occuper.»--«Qu'y
a-t-il à faire? demanda le prince s'arrêtant tout court devant
Waldemar.»--«Je ne vois rien à faire, répondit son conseiller, excepté
ce que j'ai déjà ordonné. Je ne suis pas venu annoncer ce malheur à
votre grâce, sans avoir fait mon possible pour y remédier.»--«Tu es
toujours mon bon ange, Waldemar, dit le prince, et tant que j'aurai un
chancelier tel que toi que je puisse consulter, le règne de Jean
deviendra célèbre dans nos annales. Quels sont les ordres que tu as
donnés?»--«J'ai donné à Louis Winkelbrand, lieutenant de de Bracy,
l'ordre de faire sonner le boutte-selle, de déployer sa bannière, et de
partir à l'instant pour le château de Front-de-Boeuf, et de faire ce
qu'il est encore possible de tenter en faveur de nos amis.»

Le visage du prince se couvrit d'une rougeur pareille à celle que
produirait l'orgueil extrême d'un enfant gâté qui croirait avoir reçu un
affront. «Par la face de Dieu! dit-il, Waldemar Fitzurse, c'est avoir
poussé la hardiesse bien loin; et c'est être bien insolent que de faire
sonner le boutte-selle, et déployer la bannière, dans une ville où nous
nous trouvons nous-même en personne, sans prendre notre exprès
commandement.»

«Je prie votre grâce de me pardonner, dit Fitzurse maudissant
intérieurement la sotte vanité de son maître; mais, comme la
circonstance pouvait être urgente, et que la perte même de quelques
minutes pouvait devenir funeste, j'ai cru devoir prendre sur moi cette
grande responsabilité dans une affaire où il s'agit de vos plus grands
intérêts.»--«Je te pardonne, Fitzurse, dit gravement le prince; ton
intention excuse ta prompte et excessive témérité... Mais qui est-ce qui
nous arrive ici? de Bracy lui-même, par la sainte croix! et dans quel
étrange équipage il se présente devant nous!»

C'était effectivement de Bracy, ses éperons ensanglantés, son visage
enflammé par la promptitude de sa course, tout son corps couvert de boue
et de poussière. Il dégrafa son casque, le posa sur la table, et se tint
quelques instans debout, comme pour se remettre avant de communiquer les
nouvelles qu'il apportait.

«De Bracy, dit le prince Jean, que signifie tout ceci? parle, je te
l'ordonne: les Saxons sont-ils en état de révolte?»--«Parle, de Bracy,
dit Fitzurse presque en même temps que son maître; n'es-tu plus un
homme? Qu'est devenu le templier? où est Front-de-Boeuf?»--«Le templier
a pris la fuite, répondit de Bracy; quant à Front-de-Boeuf, vous ne le
verrez plus; il a trouvé un brillant trépas au milieu des poutres
enflammées de son propre château, et moi seul ai pu m'échapper pour vous
en apporter la nouvelle.»--«Nouvelle toute de glace pour nous, dit
Waldemar, malgré votre feu et votre incendie.»--«Je ne vous ai pas
encore dit ce qu'il y a de pire, dit de Bracy; et, s'approchant du
prince Jean, il lui dit à voix basse, mais avec une sorte d'emphase:
Richard est en Angleterre; je l'ai vu et je lui ai parlé.»

Le prince Jean pâlit, chancela, et s'appuya sur le dos d'un banc de
chêne pour se soutenir, comme un homme qui vient d'être atteint d'une
flèche à la poitrine.»--«Tu es fou, de Bracy, dit Fitzurse, cela ne peut
pas être.»--«C'est aussi vrai que la vérité même, dit de Bracy; j'ai été
son prisonnier et je lui ai parlé.»--«À Richard Plantagenet, dis-tu?»
continua Fitzurse.--«À Richard Plantagenet, répliqua de Bracy, à Richard
Coeur-de-Lion, à Richard d'Angleterre.»--«Et tu as été son prisonnier?
dit Waldemar; il est donc à la tête d'un corps de troupes?»--«Non,
répondit de Bracy; il n'avait autour de lui qu'un petit nombre d'archers
proscrits qui même ignorent qui il est. Je lui ai entendu dire qu'il
était au moment de les quitter; il ne s'était joint à eux que pour les
aider à livrer assaut à Torquilstone.»

«Oui, dit Fitzurse, voilà bien Richard, vrai chevalier errant, courant
les aventures, se reposant sur la vaillance de son bras comme un autre
sire Guy, ou sire Bevis[33], pendant que les affaires importantes de son
royaume restent suspendues et que sa propre sûreté est compromise. Que
te proposes-tu de faire, de Bracy?»--«Moi? répondit de Bracy, j'ai fait
à Richard l'offre de mes services et de ceux de mes francs lanciers;
mais il m'a refusé. Je vais les conduire à Hull, m'emparer d'un navire
et me rendre avec eux en Flandre. Grace au temps où nous vivons, un
homme actif trouvera toujours de l'emploi. Et toi, Waldemar, veux-tu
prendre lance et bouclier, abandonner la politique, te mettre en route
avec moi, et partager le sort que le ciel nous réserve?»--«Je suis trop
vieux, Maurice, répondit Waldemar, et j'ai une fille.»--«Donne-la-moi,
Fitzurse, dit de Bracy; et avec l'aide de ma lance et de mon étrier, je
lui formerai un établissement convenable à son rang.»--«Non, non, dit
Fitzurse, je me réfugierai dans le sanctuaire de l'église de
Saint-Pierre de cette ville; l'archevêque est mon ami intime et je l'ai
mis à l'épreuve.»

     Note 33: Champions cités dans les ballades anglaises. A. M.

Pendant cette conversation le prince Jean était revenu peu à peu de
l'état de stupeur dans lequel l'avait jeté la nouvelle inattendue de de
Bracy, et était resté attentif aux discours de ses deux confédérés. «Ils
se détachent de moi, se dit-il à lui-même; ils ne tiennent pas plus à
moi que la feuille desséchée ne tient à la branche lorsque le vent
souffle sur elle. Par l'enfer et tous ses démons! ne puis-je trouver
moi-même quelques moyens, lorsque je suis abandonné par ces lâches!» Il
se mit un instant à réfléchir, et l'on put aisément juger, par
l'expression de sa physionomie et de ses gestes, de ce qui se passait de
diabolique et d'étrange dans le rire forcé avec lequel il vint enfin
interrompre leur conversation.

«Ha, ha, ha! mes braves seigneurs, dit-il; par le sourcil de Notre-Dame!
je vous ai toujours regardés comme des hommes sages, hardis, prompts à
prendre un parti, et cependant vous sacrifiez richesses, honneurs,
plaisirs, tout ce que notre noble entreprise vous promettait, au moment
où il ne faut qu'un coup hardi pour vous procurer tout cela.»

«Je ne vous comprends pas, dit de Bracy; dès que le retour de Richard
sera connu, il se verra à la tête d'une armée, et alors tout est fini
pour nous. Je vous conseillerais, milord, de vous retirer en France, et
de vous assurer la protection de la reine-mère.»--«Je ne cherche d'autre
sûreté pour moi-même, dit le prince Jean avec hauteur, que celle que je
saurai me procurer par un mot dit à mon frère. Mais, quelque bien
disposés que je vous voie, vous, de Bracy, et vous Waldemar Fitzurse, à
m'abandonner de la sorte, je ne prendrais pas beaucoup de plaisir à voir
vos têtes exposées au dessus de la porte de Clifford, là bas à York.
Penses-tu, Waldemar, que le rusé archevêque ne te laisserait pas
arracher de l'autel même, s'il pouvait à ce prix faire sa paix avec
Richard? Et oublies-tu, de Bracy, que Robert Estoteville est posté entre
toi et Hull, avec toutes ses forces, et que le comte d'Essex est occupé
à rassembler tous ses adhérens? Si nous avions raison de redouter ces
levées, même avant le retour de Richard, penses-tu qu'il puisse y avoir
le moindre doute sur le parti que les chefs embrasseront? Crois-moi,
Estoteville seul est assez fort pour précipiter tous tes francs lanciers
dans le Humbert.[34]»

     Note 34: Rivière du comté d'York qui sépare ce comté de celui
     de Lincoln. A. M.

Waldemar Fitzurse et de Bracy se regardèrent l'un l'autre avec la pâleur
de l'épouvante. «Il ne reste plus qu'un moyen de salut, dit le premier
dont le front devint noir comme l'ombre de la nuit; l'objet de notre
terreur voyage seul.... Il faut se rencontrer avec lui.»--«Ce ne sera
pas moi, s'écria vivement de Bracy: j'ai été son prisonnier, et il a usé
de clémence envers moi; je ne voudrais pas toucher à une seule plume de
son casque.»--«Eh! qui vous parle d'y toucher? dit le prince Jean avec
un sourire forcé; le misérable dira bientôt que j'ai voulu insinuer
qu'il devait le tuer. Non, une prison vaudrait mieux: qu'elle soit en
Angleterre ou en Autriche, qu'importe? les choses ne feront que rester
dans le même état où elles étaient lorsque nous avons commencé notre
entreprise; elle était fondée sur l'espoir que Richard resterait captif
en Allemagne. Notre oncle Robert vécut et mourut dans le château de
Cardiffe.»--«Oui, dit Waldemar; mais votre grand-père Henry était assis
sur son trône plus solidement que votre grâce ne peut l'être. Je dis que
la meilleure prison est celle qui est creusée par le fossoyeur. Il n'est
pas de donjon plus sûr que le caveau voûté d'une église. Voilà mon
opinion.»--«Prison ou caveau, dit de Bracy, je m'en lave les
mains.»--«Lâche! dit le prince Jean, tu ne voudrais pas nous
trahir?»--«Je n'ai jamais trahi personne, répondit fièrement de Bracy;
et l'épithète de lâche n'a jamais accompagné mon nom.»

«Doucement, sire chevalier, dit Waldemar; et vous, prince, pardonnez les
scrupules du vaillant de Bracy; j'espère réussir bientôt à les faire
taire.»--«Voilà qui est au dessus de votre éloquence, Fitzurse,»
répliqua le chevalier. «Mon cher Maurice, dit le rusé politique, ne
t'emporte pas, comme un coursier épouvanté, sans examiner au moins
l'objet de ta terreur. Ce Richard, hier encore, ton plus grand désir
aurait été de te mesurer avec lui corps à corps au milieu d'une
bataille; cent fois je te l'ai entendu dire.»--«Oui, dit de Bracy; mais,
comme tu le dis fort bien, corps à corps, et au milieu d'une bataille.
Jamais tu ne m'as entendu exprimer la pensée de l'assaillir seul, et
dans une forêt.»--«Tu n'es pas un vrai chevalier si ce scrupule
t'arrête, dit Waldemar. N'est-ce pas dans des batailles que Lancelot du
Lac et sir Tristram acquirent tant de renommée? N'est-ce pas en
attaquant des chevaliers gigantesques, au fond des forêts sombres et
inconnues, qu'ils s'acquirent la réputation d'invincibles.»--«Oui, mais
je te garantis, dit de Bracy, que ni Lancelot, ni sir Tristram
n'auraient été de force à se mesurer corps à corps avec Richard
Plantagenet, et je crois qu'ils n'étaient pas dans l'habitude de se
mettre plusieurs contre un.»

«Tu n'y penses pas, de Bracy, dit Waldemar. Qu'est-ce que nous te
proposons, à toi, capitaine engagé et salarié d'une compagnie de francs
compagnons, dont les épées sont achetées pour le service du prince Jean?
Tu connais notre ennemi, et tu as des scrupules, lorsqu'il y va de la
fortune de ton maître, de celle de ton camarade, de la tienne, et de la
vie et de l'honneur de tous tant que nous sommes?»--«Je te dis, répliqua
de Bracy d'un ton déterminé, qu'il m'a donné la vie. Il est vrai qu'il
m'a ordonné de m'éloigner de sa présence et qu'il a refusé mes services;
et sous ce rapport je ne lui dois ni foi ni hommage; mais jamais je ne
lèverai la main contre lui.»--«Cela n'est pas nécessaire; envoyez
seulement Winkelbrand, et une vingtaine de vos lanciers.»--«Vous avez
assez d'assassins dans vos rangs, dit de Bracy; pas un de mes soldats ne
bougera pour une pareille expédition.»

«Es-tu donc si obstiné, de Bracy? dit le prince Jean, et veux-tu
m'abandonner, après tant de protestations de dévouement à mon
service?»--«Ce n'est pas mon intention, répondit de Bracy; je vous
rendrai tous les services qui s'accordent avec l'honneur d'un chevalier,
soit dans les tournois, soit dans les camps; mais ces expéditions de
grand chemin ne font point partie de mes devoirs.»

«Approche, Waldemar, dit le prince Jean. Je suis bien malheureux. Mon
père, le roi Henri, eut des serviteurs fidèles. Il lui suffit de dire
que la présence d'un prêtre factieux lui était insupportable, et le sang
de Thomas Becket rougit les marches de son autel. Tracy! Morville!
Briton[35]! braves et loyaux sujets, vos noms et le courage qui vous
animait sont éteints; et quoique Réginald Fitzurse ait laissé un fils,
celui-ci a dégénéré de la fidélité et du courage de son père.»

     Note 35: Réginald Fitzurse, Guillaume de Bracy, Hugues de
     Morville et Richard Briton furent, observe l'auteur anglais,
     les officiers de la maison de Henri II qui, excités par
     quelques expressions que leur souverain laissa échapper dans
     sa colère, assassinèrent le trop célèbre Thomas Becket. A. M.

«Il n'a dégénéré ni de l'une ni de l'autre, dit Waldemar; et puisque
nous ne pouvons faire autrement, je me charge de l'exécution de cette
périlleuse entreprise. Au reste mon père acheta bien cher la réputation
d'ami zélé, et cependant la preuve de loyauté qu'il donna à Henry est
bien au dessous de celle que je vais vous fournir; car j'aimerais mieux
attaquer tous les saints du calendrier que de mettre ma lance en arrêt
contre Coeur-de-Lion. De Bracy, il faut que je te charge du soin de
soutenir le courage et les sentimens de ceux qui chancellent, et que je
te confie la garde de la personne du prince. Si vous recevez des
nouvelles telles que j'espère pouvoir vous en envoyer, notre entreprise
ne sera plus douteuse. Page, dit-il, va vite chez moi, et dis à mon
écuyer de se tenir prêt; dis aussi à Stephen Wetheral, à Broad Thoushy
et aux trois piques de Spyinghow, de se préparer à l'instant à me
suivre; que le chef des vedettes, Stugh Bardon, soit aussi à mes ordres.
Adieu, prince; jusqu'à des temps plus heureux!» En disant ces paroles il
quitta l'appartement.

«Il va faire mon frère prisonnier, dit le prince Jean à de Bracy, avec
aussi peu de componction que s'il s'agissait de la liberté d'un franklin
saxon. J'espère qu'il se conformera à mes ordres, et qu'il aura pour la
personne de mon cher Richard tout le respect qui lui est dû.» De Bracy
ne répondit que par un sourire.

«Par le sourcil de Notre-Dame! dit le prince Jean, je lui ai donné les
ordres les plus formels, bien qu'il soit possible que vous ne les ayez
pas entendus, parce que nous étions dans l'embrasure de la fenêtre. Mon
ordre a été très clair et très positif, de veiller avec soin à la sûreté
de Richard, et malheur à la tête de Waldemar s'il les enfreint.»--«Je
ferais mieux de passer chez lui, dit de Bracy, pour lui faire bien
connaître les intentions de votre grâce; car, comme elles ont
entièrement échappé à mon oreille, il serait possible qu'elles ne
fussent pas également parvenues jusqu'à la sienne.»--«Non, non, dit le
prince Jean avec un air d'impatience; je te réponds qu'il m'a fort bien
entendu et compris; et d'ailleurs j'ai besoin de toi pour quelque autre
chose. Maurice, viens ici; laisse-moi m'appuyer sur ton épaule.»

Ils firent un tour dans la salle, en conservant cette position
familière; et le prince Jean, du ton de la confiance la plus intime, lui
parla ainsi: «Mon cher de Bracy, que penses-tu de ce Waldemar Fitzurse?
Il se flatte de l'espoir d'être notre chancelier! Assurément nous
réfléchirons avant de confier un emploi aussi important à un homme qui
montre avidement le peu de respect qu'il a pour notre sang, par
l'empressement qu'il a mis à se charger de cette entreprise contre
Richard. Je suis sûr que tu crois avoir perdu quelque chose de mon
amitié par ton refus obstiné d'entreprendre cette tâche désagréable.
Non, Maurice; ta vertueuse résistance te fait honneur auprès de moi.
S'il est des choses que la nécessité commande d'exécuter, les instrumens
que l'on emploie n'en sont pas moins méprisables et odieux; il y a aussi
d'honorables résistances propres à nous être utiles et à commander notre
estime pour ceux qui ont eu le bon esprit, la prudence et la sagesse de
résister à nos désirs. L'arrestation de mon frère n'est pas un aussi bon
titre à la haute dignité de chancelier, que celui que ton refus
courageux et chevaleresque te donne au bâton de grand maréchal. Penses-y
bien, de Bracy, et va prendre possession de ta place.»

«Tyran inconstant! marmotta de Bracy en sortant de l'appartement du
prince; malheur à celui qui se fie à toi. Ton chancelier, vraiment!
Celui qui aura le soin de ta conscience n'aura pas peu à faire, j'en
réponds. Mais grand-maréchal d'Angleterre!» ajouta-t-il en étendant le
bras comme pour saisir le bâton de commandement, et marchant plus
fièrement dans l'antichambre; «c'est là un prix qui vaut la peine d'être
disputé.»

De Bracy n'eut pas plus tôt quitté l'appartement, que le prince Jean
donna l'ordre que l'on fît venir Bardon, le chef des vedettes, aussitôt
qu'il aurait parlé avec Waldemar Fitzurse. Il arriva au bout de quelque
temps, pendant lequel Jean avait parcouru l'appartement à pas inégaux et
précipités, et d'un air qui peignait tout le désordre de son esprit.
«Bardon, dit-il, que t'a demandé Waldemar?»--«Deux hommes résolus,
répondit Bardon, connaissant parfaitement tous les lieux sauvages du
Nord du royaume, et habiles à suivre la trace d'un cavalier ou d'un
piéton.»--«Et tu lui as procuré justement ce qu'il lui fallait?» demanda
le prince.

«Votre grâce peut être tranquille à cet égard, répondit le chef des
espions. L'un est du comté d'Hexam, accoutumé à suivre les traces des
voleurs des forêts de Tyne et de Teviot, comme le limier suit celle du
daim blessé. L'autre est du comté d'York, et a souvent tendu et fait
vibrer la corde de son arc dans les joyeuses forêts de Sherwood: il
connaît chaque bois, vallon, taillis, haute et basse futaie, d'ici à
Richmond.»

«C'est bien, dit le prince; Waldemar va-t-il avec eux?»--«Il part à
l'instant même,» répondit Bardon.--«Avec quelle suite?» demanda Jean
d'un air d'indifférence.--«Le gros Thoresby va avec lui, répondit-il,
ainsi que Wetheral, à qui sa cruauté a fait donner le surnom de _Stephen
Coeur-d'acier_; il y a aussi trois hommes d'armes du Nord, qui font
partie de la bande de Ralph Middleton, et qu'on appelle les Piques de
Spyinghow.»

«C'est bien,» dit le prince Jean; puis, après un moment de silence, il
ajouta: «Bardon, l'intérêt de mon service exige que tu exerces la
surveillance la plus stricte sur Maurice de Bracy, de manière cependant
à ce qu'il ne s'en aperçoive point. Tu m'instruiras de temps en temps de
ses démarches, de ses actions, de ses projets. N'y manque pas, car je
t'en rends responsable.» Hugues Bardon fit une inclination et se retira.
«Si Maurice me trahit, dit le prince Jean... s'il me trahit, comme sa
conduite me porte à le craindre, je veux avoir sa tête, dût Richard
tonner, à l'instant même, aux portes d'York.»

FIN DU TOME TROISIÈME.



IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX,
RUE DES FRANCS-BOURGEOIS-S.-MICHEL, N° 8.








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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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     http://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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