The Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (3/4), by Walter Scott This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Ivanhoe (3/4) Le retour du croisé Author: Walter Scott Translator: Albert Montémont Release Date: November 16, 2010 [EBook #34342] [Last updated: March 26, 2012] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (3/4) *** Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) IVANHOE. OU LE RETOUR DU CROISÉ Par Walter Scott. TRADUCTION NOUVELLE PAR M. ALBERT-MONTÉMONT Toujours de son départ il faisait les apprêts, Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais. (_Trad. de_ Prior.) TOME TROISIÈME. PARIS. RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR, Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8. AMABLE GOBIN ET CIE, Successeurs de la Maison Baudouin, rue de Vaugirard, 17. 1829. IVANHOE OU LE RETOUR DU CROISÉ. CHAPITRE XXIV. «Je la courtiserai comme un lion courtise sa lionne.» V. Home. _Douglas_. Pendant que les scènes que nous venons de décrire se passaient dans divers points du château, la juive Rébecca attendait, dans une tour éloignée, le sort qu'on lui destinait. Elle y avait été conduite par deux de ses ravisseurs déguisés, et qui la firent entrer précipitamment dans une petite chambre, où elle se trouva en présence d'une vieille sibylle qui grommelait un air saxon, comme pour accompagner les révolutions de son fuseau sur le plancher. Elle leva la tête en voyant Rébecca, et jeta sur la belle juive ce regard de malignité et d'envie que la vieillesse et la laideur, lorsqu'elles se joignent à des dispositions malfaisantes, ont coutume de jeter sur la jeunesse et la beauté. «Allons, vieux grillon, dit un des conducteurs, debout et va-t'en; notre noble maître l'ordonne. Il faut céder cette chambre à un hôte plus aimable que toi.» «Oui, dit la vieille; voilà comment on récompense les services; il fut un temps où un seul mot prononcé par moi aurait fait tomber de sa selle et chassé du service le meilleur homme d'armes d'entre vous, et maintenant il faut que je me lève et que je marche, sur l'ordre d'un palefrenier comme toi.» «Bonne dame Urfried, dit l'autre conducteur, ne reste pas là à raisonner, mais debout et décampe. Les ordres des maîtres doivent être entendus à demi-mot et exécutés promptement. Ta saison est passée, ma vieille, et ton soleil est couché depuis long-temps. Tu es maintenant le véritable emblème d'un ancien cheval de bataille, qu'on a réformé et relégué au milieu des bruyères. Tu as galopé dans ton temps, et maintenant c'est tout au plus si tu peux aller l'amble. Allons, tâche de trotter hors d'ici.» «Vous êtes de vilains chiens, tous les deux, dit la vieille femme, et puisse un chenil être votre lieu de sépulture! Que le méchant démon Zernebock me déchire les membres l'un après l'autre, si je sors de ma chambre avant d'avoir filé tout le chanvre qui est à ma quenouille!» «Tu en répondras à notre maître,» répliqua-t-il; et il se retira avec son compagnon, laissant Rébecca en société avec la vieille femme, auprès de qui elle se trouvait ainsi introduite malgré elle. «À quelle action diabolique sont-ils maintenant occupés?» dit la vieille en marmottant entre ses dents; mais jetant de temps en temps un regard furtif et malin sur Rébecca: «Oh! dit-elle, ce n'est pas difficile à deviner. Des yeux brillans, des cheveux noirs, et une peau blanche comme du papier avant que le prêtre l'ait barbouillée de son noir onguent. Oui, il est facile de deviner pourquoi ils l'envoient dans cette tour solitaire, d'où un cri ne serait pas plus entendu que s'il sortait de cinquante toises sous terre. Tu auras des hiboux pour voisins, ma belle, et leurs sinistres plaintes seront entendues aussi loin que les tiennes, et l'on fera autant d'attention aux unes qu'aux autres. Et étrangère, encore,» ajouta-t-elle en remarquant les vêtemens et le turban de Rébecca. «De quel pays es-tu? Sarrasine? Égyptienne? Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu sais pleurer, ne sais-tu pas parler?» «Ne vous fâchez pas, bonne mère,» dit Rébecca. «Tu n'as pas besoin d'en dire davantage, répliqua Urfried; on connaît un renard à sa queue, et une juive à son langage.» «Par pitié, dit Rébecca, dites-moi ce que je dois attendre de la violence que l'on m'a faite en me traînant ici? Est-ce à ma vie qu'on en veut, à cause de ma religion? J'en ferai volontiers le sacrifice.» «À ta vie, mignonne? répondit la sibylle. Quel plaisir trouveraient-ils à te l'ôter? Crois-moi, ta vie ne court aucun danger. Tu seras traitée d'une manière qui fut autrefois jugée assez bonne pour une noble fille saxonne. Sera-ce à une juive, comme toi, à se plaindre de ce qu'elle ne l'est pas mieux? Regarde-moi; j'étais aussi jeune et deux fois aussi belle que toi lorsque Front-de-boeuf, père de Réginald, prit ce château de vive force, à l'aide des Normands qui l'accompagnaient. Mon père et ses sept fils défendirent leur domaine d'étage en étage, de chambre en chambre. Il n'y eut pas une salle, pas un escalier, qui ne fût teint de leur sang. Tous périrent, et avant que leurs corps ne fussent refroidis, avant que leur sang n'eût eu le temps de sécher, j'étais devenue la proie du vainqueur et l'objet de son mépris.» «Ne peut-on avoir du secours? N'y a-t-il pas quelque moyen d'échapper? dit Rébecca; je récompenserais richement l'assistance que tu me donnerais.» «Il ne faut pas y songer, répondit la vieille. On ne peut sortir d'ici que par la porte de la mort, et il sera tard, il sera tard, ajouta-t-elle en secouant sa tête grise, avant que cette porte s'ouvre pour nous. Mais c'est une consolation de penser que nous laissons après nous sur la terre des êtres qui seront malheureux comme nous. Adieu, juive. Israélite ou chrétienne, ton sort serait le même, car tu as affaire à des gens qui ne connaissent ni scrupule ni pitié. Adieu, te dis-je; ma quenouille est finie, et la tienne est encore à son commencement.» «Restez, restez, dit Rébecca; pour l'amour du ciel! restez, dussiez-vous me maudire, m'accabler d'injures; votre présence est encore une protection pour moi.» «La présence de la mère de Dieu ne te servirait pas de protection. La voilà, lui montrant une image de la Vierge Marie grossièrement sculptée; vois si elle pourra détourner le sort qui t'attend.» En disant ces mots, elle sortit avec un sourire moqueur qui rendit sa figure ridée encore plus hideuse par de nombreuses contorsions, qu'elle ne l'était dans sa mauvaise humeur habituelle. Elle ferma la porte à clef, et Rébecca l'entendit descendre lentement et péniblement l'escalier de la tour, maudissant chaque marche qu'elle trouvait trop élevée. Rébecca devait cependant s'attendre à un sort encore plus affreux que celui de Rowena; car, quelque ombre de respect et d'égards que l'on fît paraître pour une héritière saxonne, quelle apparence y avait-il qu'on en montrât aucun pour la fille d'une race opprimée? La juive avait toutefois un avantage; elle était mieux préparée, par l'habitude de la réflexion et par sa force naturelle d'esprit, à lutter contre les dangers auxquels elle était exposée. Douée d'un caractère ferme et observateur, même dès ses plus jeunes années, la pompe et la richesse que son père déployait dans l'intérieur de sa maison, ou dont elle était témoin chez les autres Hébreux opulens, n'avaient pu l'aveugler au point de l'empêcher de voir que cet état de choses était extrêmement précaire. De même que Damoclès dans son célèbre banquet, Rébecca voyait continuellement, au milieu de ce luxe éblouissant, l'épée suspendue par un cheveu sur la tête de son peuple. Ces réflexions avaient tempéré, adouci et ramené à un jugement plus sain, un caractère qui, dans d'autres circonstances, se serait montré hautain, fier et obstiné. D'après l'exemple et les injonctions de son père, Rébecca avait appris à se conduire avec douceur et convenance envers tous ceux qui l'approchaient. Elle n'avait pu, à la vérité, imiter son excès d'humilité servile, parce qu'elle était étrangère à cette bassesse d'esprit et à cet état constant de timide appréhension qui en était la cause; mais elle se comportait avec une noble fierté, comme si, tout en se soumettant aux circonstances désastreuses dans lesquelles elle se trouvait placée en appartenant à une race méprisée, elle avait néanmoins la conviction intime de ses droits à un plus haut rang, par son propre mérite, que celui auquel le despotisme arbitraire des préjugés religieux lui permettait d'aspirer. Ainsi préparée contre les maux qui la menaçaient, elle avait acquis la fermeté nécessaire pour agir convenablement lorsqu'ils arriveraient. Sa situation actuelle exigeait toute sa présence d'esprit, et elle l'appela à son secours. Son premier soin fut de visiter son appartement; mais elle ne vit que peu d'espoir de s'évader ou de se garantir de tout danger. Il n'y avait ni passage secret, ni trappe, et, excepté à l'endroit où la porte par laquelle elle était entrée joignait le bâtiment principal, l'appartement paraissait circonscrit par le mur extérieur de la tour. La porte n'avait en dedans ni barre, ni verrou. L'unique fenêtre de la chambre donnait sur un espace crénelé qui s'élevait au dessus de la tour, ce qui fit d'abord concevoir à Rébecca l'espoir de s'échapper; mais elle reconnut bientôt qu'il n'avait de communication avec aucune autre partie des remparts, et que ce n'était qu'un balcon ou une plate-forme isolée, fortifiée comme à l'ordinaire par un parapet et des embrasures, et où l'on pouvait poster quelques archers pour défendre la tour et flanquer par leurs traits la muraille du château de ce côté. Il ne lui restait nulle ressource si ce n'est un courage passif et cette confiance en Dieu, naturelle aux âmes grandes et généreuses. Quoique instruite à donner une fausse interprétation aux promesses que l'Écriture fait au peuple choisi du ciel, Rébecca n'était point dans l'erreur en croyant que l'état actuel de ce peuple était un état d'épreuve, ou en espérant qu'un jour viendrait que les enfans de Sion seraient admis à participer avec les Gentils à la même plénitude de gloire et de prospérité. En attendant, tout ce qu'elle voyait autour d'elle lui démontrait que l'état actuel était un état de châtiment et d'épreuve, et qu'il était spécialement du devoir de chacun de s'y soumettre sans pécher. Ainsi, se considérant comme une victime du malheur, Rébecca avait réfléchi de bonne heure sur sa situation et avait fortifié son âme contre les dangers qu'elle aurait probablement à courir. Cependant la captive trembla et changea de couleur quand elle entendit quelqu'un monter l'escalier, et que, la porte de sa chambre s'ouvrant lentement, elle vit entrer un homme d'une grande taille et vêtu comme un de ces brigands auxquels elle attribuait son infortune. Après être entré il ferma la porte derrière lui; son bonnet couvrait ses sourcils et cachait la partie supérieure de son visage; et il tenait son manteau croisé de manière à ne laisser rien apercevoir de la partie inférieure de son corps. Dans ce costume, comme s'il se fût préparé à faire quelque action dont la seule pensée le faisait rougir, il se présenta devant sa prisonnière effrayée; cependant, tout brigand qu'il sembla par son costume, il paraissait embarrassé pour expliquer le motif de sa visite, en sorte que Rébecca, faisant un effort sur elle-même, eut le temps d'anticiper sur cette explication. Elle avait déjà détaché deux riches bracelets et un collier; elle s'empressa de les présenter au brigand supposé, pensant naturellement que satisfaire sa cupidité serait un moyen de se concilier sa faveur. «Prends ceci, mon ami, dit-elle, et pour l'amour de Dieu aie pitié de mon vieux père et de moi! Cette parure est précieuse, mais ce n'est qu'une bagatelle auprès de ce que nous te donnerions pour obtenir d'être renvoyés de ce château libres et sans qu'il nous fût fait aucun mal.» «Belle fleur de la Palestine, répondit le brigand, ces perles orientales le cèdent en blancheur à vos dents; les diamans sont brillans, mais il n'ont pas l'éclat de vos yeux; et depuis que j'ai commencé ce métier, j'ai fait voeu de préférer la beauté aux richesses.» «Ne te fais pas tort à toi-même, dit Rébecca, accepte une rançon et aie pitié de nous; l'or te procurera le plaisir, nous maltraiter ne te donnera que des remords. Mon père satisfera volontiers à tous tes désirs; et si tu es sage, tu pourras, avec l'or que tu obtiendras, te procurer les moyens de rentrer dans la société, obtenir le pardon de tes erreurs passées et te mettre à l'abri de la nécessité d'en commettre de nouvelles.» «C'est fort bien parler, dit le brigand en français, trouvant probablement difficile de soutenir la conversation en saxon, ainsi que Rébecca l'avait commencée; mais sache, lis éblouissant de la vallée de Bacca, que ton père est déjà entre les mains d'un savant alchimiste qui saurait convertir en or et en argent jusqu'aux barreaux rouillés d'une grille de prison. Le vénérable Isaac est soumis à l'action d'un alambic qui distillera de lui tout ce qu'il a de plus cher, sans le secours de mes demandes ni de tes supplications. Ta rançon doit être payée par l'amour et la beauté, et je ne l'accepterai qu'en cette monnaie.» «Tu n'es pas un brigand de nos forets, répondit Rébecca dans la même langue. Jamais brigand ne refusa de pareilles offres; pas un d'eux ne parle le dialecte dans lequel tu t'exprimes. Tu n'es pas un brigand, mais un Normand; peut-être un Normand d'une noble naissance. Qu'elle se manifeste aussi dans tes actions, et jette loin de toi ce masque affreux d'outrage et de violence.» «Et toi, qui sais si bien deviner, dit Brian de Bois-Guilbert en baissant le manteau qui lui couvrait le visage, tu n'es pas une vraie fille d'Israël, mais en tout, sauf la jeunesse et la beauté, une véritable magicienne d'Endor. Je ne suis donc pas un brigand, belle rose de Saron, mais je suis un chevalier qui aura plus de plaisir à parer ton cou et tes mains de perles et de diamans, qui te vont si bien, qu'à te priver de ces bijoux.» «Que peux-tu attendre de moi, dit Rébecca, si ce n'est mes richesses? Il ne peut y avoir rien de commun entre vous et moi. Tu es chrétien; moi je suis juive. Notre union serait contraire aux lois de l'Église et de la synagogue.» «Oui, sans doute, répliqua le templier en riant; épouser une juive! non, de par dieu! fût-elle la reine de Saba elle-même; et sache d'ailleurs, charmante fille de Sion, que, si le roi très chrétien m'offrait sa fille très chrétienne en mariage avec le Languedoc pour dot, je ne pourrais l'épouser. Je suis templier; vois la croix de mon ordre.» «Oses-tu bien en appeler à ce signe, dit Rébecca, dans un moment comme celui-ci?» «Eh bien! que t'importe? dit le templier; tu ne crois point à ce signe bienheureux de notre salut.» «Je crois ce que mes pères m'ont appris à croire, dit Rébecca, et je prie Dieu de me pardonner, si ma croyance est erronée. Mais vous, sire chevalier, quelle est la vôtre, quand vous en appelez sans scrupule à ce qu'il y a de plus sacré à vos yeux, à l'instant même où vous vous proposez de violer le plus solennel de vos voeux, comme chevalier et comme religieux?» «Très bien et très gravement prêché, ô fille de Sirah! répondit le templier. Mais, ma douce Ecclésiastica, les préjugés étroits de la nation juive t'aveuglent sur nos hauts priviléges. Le mariage serait un crime horrible chez un templier, mais pour toute autre folie moins criminelle dont je puis me rendre coupable, je puis en aller promptement recevoir l'absolution à la préceptorerie voisine. Le plus sage des monarques et son père, dont vous conviendrez que les exemples doivent être de quelque poids, ne jouissaient pas de priviléges plus étendus que ceux que nous, pauvres soldats du temple de Sion, avons gagnés par notre zèle pour sa défense. Les protecteurs du temple de Salomon peuvent se permettre un peu de licence d'après l'exemple de ce roi.» «Si tu ne lis l'Écriture, dit la juive, ainsi que la Vie des Saints, qu'afin de pouvoir justifier ta licence, tu es aussi criminel que celui qui extrait des poisons des plantes les plus salutaires.» Les yeux du templier étincelèrent de colère à ce reproche. Écoute, Rébecca, dit-il, jusqu'ici je t'ai parlé avec douceur; mais à présent je parlerai en vainqueur. Tu es ma captive; conquise avec mon arc et ma lance; soumise à ma volonté par les lois de toutes les nations. Je ne rabattrai pas un iota de mes droits, et je ne m'abstiendrai point de prendre par la violence ce que tu refuses à la prière ou à mes droits.» «Arrête, dit Rébecca, arrête, et écoute-moi avant de tenter de te souiller d'un crime aussi abominable! Ta force, il est vrai, l'emporte sur la mienne; car Dieu a fait la femme faible, et a confié sa défense à la générosité de l'homme. Mais je proclamerai ta scélératesse, templier, d'un bout de l'Europe à l'autre. Je veux devoir à la superstition de tes frères ce que leur compassion me refuserait peut-être. Chaque préceptorerie, chaque chapitre de ton ordre, apprendra que, comme un hérétique, tu as violé tes voeux pour une juive. Ceux que ton crime ne fera point frémir te maudiront pour avoir déshonoré la croix que tu portes pour l'amour d'une fille de ma nation.» «Tu as de l'esprit, belle juive,» répliqua le templier, qui connaissait fort bien la vérité de ce qu'elle disait, et qui savait que les statuts de son ordre condamnaient de la manière la plus positive, et sous les peines les plus rigoureuses, toute intrigue criminelle avec une juive, que même il y avait eu des exemples de dégradation du coupable; «tu as un esprit vif et subtil; mais il faudra que ta voix soit bien forte pour se faire entendre au delà des murailles de fer de ce château, que ne sauraient percer les gémissemens, les lamentations, les appels à la justice, ni les cris de détresse. Il n'y a qu'un seul moyen de te sauver, Rébecca: soumets-toi à ton sort; embrasse notre religion. Alors tu sortiras environnée d'une telle magnificence, que plus d'une dame normande le cèdera en luxe et en beauté à la favorite de la meilleure lance parmi les défenseurs du Temple. «Me soumettre à mon sort, dit Rébecca; et quel sort, juste ciel! Embrasser ta religion! Et quelle peut être cette religion, qui reçoit un pareil monstre? Toi! la meilleure lance des templiers! lâche chevalier! prêtre parjure! je te crache au visage et je te brave! Le Dieu d'Abraham a réservé une voie à sa fille pour se sauver de cet abîme d'infamie.» À ces mots, elle ouvrit la fenêtre treillissée qui conduisait à la plate-forme, et en un instant elle se trouva debout sur le parapet, sans le moindre obstacle entre elle et un précipice épouvantable. Ne s'attendant pas à cet acte de désespoir, car jusqu'alors Rébecca était restée entièrement immobile, Bois-Guilbert n'eut le temps ni de la retenir ni de lui couper le chemin. «Reste où tu es, fier templier, s'écria-t-elle, on approche, je t'en laisse le choix; mais un pas de plus, et je me plonge dans le précipice; mon corps sera écrasé et rendu méconnaissable sur les pierres qui pavent la cour, avant de devenir la victime de ta brutalité.» En parlant ainsi, elle joignit les mains et les leva vers le ciel, comme pour implorer la miséricorde divine, avant de s'élancer dans l'abîme. Le templier hésita, et son audace, qui n'avait jamais cédé à la pitié ni aux larmes, céda à l'admiration d'un tel courage. «Descends, dit-il, fille imprudente! je jure par la terre, par la mer et par le ciel, que je ne chercherai pas à t'outrager.» «Je ne me fierai pas à toi, templier, dit Rébecca, tu m'as appris à mieux connaître les vertus de ton ordre. La préceptorerie voisine t'accorderait l'absolution pour avoir violé un serment qui n'aurait pour objet que l'honneur ou le déshonneur d'une misérable fille juive.» «Tu me calomnies, dit le templier. Je jure par le nom que je porte, par cette croix tracée sur ma poitrine, par l'épée suspendue à mon côté, je jure par les antiques armoiries de mes ancêtres, que tu n'as rien à craindre. Mais, si ce n'est pour toi-même, du moins pour l'amour de ton père, abstiens-toi. Je serai l'ami de ton père; car dans ce château il aura besoin d'un puissant protecteur.» «Hélas! dit Rébecca, je ne le sais que trop...; mais puis-je me fier à toi?» «Que mes armoiries soient effacées, que mon nom soit déshonoré, dit Brian de Bois-Guilbert, si je te donne le moindre sujet de plainte. J'ai enfreint plus d'une loi, violé plus d'un commandement; mais ma parole! jamais.» «Je veux bien me fier à toi, dit Rébecca; tu vas voir jusqu'à quel point.» Alors elle descendit du parapet, mais se tint debout tout près d'une des embrasures ou mâchicoulis, comme on les appelait alors. «C'est ici que je prends mon poste, dit-elle; toi reste là où tu es; et si tu cherches à abréger d'un seul pas la distance qui est entre nous, tu verras que la fille juive aime mieux confier son âme à Dieu que son honneur à un templier.» Pendant que Rébecca parlait ainsi, sa noble et ferme résolution, qui relevait encore l'expressive beauté de sa figure, donnait à ses regards, à son air et à son maintien une dignité qui paraissait au dessus d'une mortelle. Ses yeux n'avaient rien perdu de leur vivacité, ses joues ne s'étaient point décolorées par la crainte d'un péril aussi grand; au contraire, l'idée qu'elle était maîtresse de son sort, et qu'elle pouvait à son gré échapper à l'infamie par la mort, avait rehaussé la couleur de son teint, et donné à ses yeux un nouvel éclat. Bois-Guilbert lui-même, noble et fier comme il était, pensa qu'il n'avait jamais vu une beauté aussi animée et aussi imposante. «Que la paix soit faite entre nous, Rébecca,» dit-il. «La paix, si tu veux, répondit Rébecca; la paix, mais avec cet espace entre nous.» «Tu n'as plus de raison de me craindre,» dit Bois-Guilbert. «Je ne te crains pas, répliqua-t-elle, grâce à celui qui a construit cette tour tellement élevée qu'il est impossible qu'on en tombe sans perdre la vie. Grace à lui et au Dieu d'Israël, je ne te crains pas.» «Tu me fais injure, dit le templier; par la terre, la mer et le ciel, tu es injuste envers moi. Je ne suis pas naturellement ce que je t'ai paru; dur, égoïste et inflexible. Ce fut une femme qui m'apprit à exercer la cruauté, et je l'ai employée à mon tour près d'une femme, mais non pas envers une créature comme toi. Écoute-moi, Rébecca. Jamais chevalier n'a pris sa lance avec un coeur plus dévoué à l'objet de son amour que Brian de Bois-Guilbert. Fille d'un petit baron qui n'avait pour tout domaine qu'une tour tombant en ruine, un mauvais vignoble et quelques lieues de terrain dans les landes de Bordeaux, son nom était connu partout où se faisaient de hauts faits d'armes, plus célèbre que celui de plus d'une dame qui avait un comté pour dot. Oui, continua-t-il en parcourant à grands pas la plate-forme, et paraissant ne plus se rappeler la présence de Rébecca; oui, mes exploits, mes périls, mon sang, ont fait connaître le nom d'Adélaïde de Montemart, depuis la cour de Castille jusqu'à celle de Byzance. Et comment fus-je récompensé? Lorsque je revins, chargé de lauriers chèrement achetés au prix de mes fatigues et de mon sang, je la trouvai mariée à un simple écuyer gascon, dont le nom n'avait jamais été prononcé hors des limites de son misérable domaine. Je l'aimais d'un véritable amour, et je me vengeai d'une manière terrible de son manque de foi; mais ma vengeance retomba sur moi. Depuis ce jour j'ai pris la vie en haine, et j'ai rompu les liens qui m'y attachaient. Mon âge viril ne doit connaître aucun bonheur domestique, ne doit point recevoir de consolation de la part d'une épouse affectionnée. Ma vieillesse ne doit point être réchauffée par un foyer près duquel se formerait un cercle d'amis. Ma tombe doit être solitaire, et je ne laisserai personne après moi pour soutenir l'ancien nom de Bois-Guilbert. J'ai déposé aux pieds de mon supérieur mes droits à la liberté, mon privilége d'indépendance. Le templier, véritable serf, quoiqu'il n'en ait pas le nom, ne peut posséder ni biens, ni terres; il ne vit, n'agit, ne respire que par la volonté et sous le bon plaisir d'un autre.» «Hélas! dit Rébecca, quels sont les avantages qui peuvent indemniser de si grands sacrifices?» «Le pouvoir de se venger, Rébecca, répondit le templier, et l'espoir de satisfaire son ambition.» «Pauvre récompense, dit Rébecca, pour l'abandon des droits les plus chers à l'humanité!» «Ne parle pas ainsi, jeune fille, répondit le templier; la vengeance est le plaisir des dieux[1], et s'ils se la sont réservée, comme les prêtres nous le disent, c'est parce qu'ils la regardent comme une jouissance trop précieuse pour l'accorder aux simples mortels. Et l'ambition! C'est une passion capable de troubler le bonheur du ciel même.» Il s'arrêta quelques momens; puis il continua: «Rébecca, celle qui a pu préférer la mort au déshonneur doit avoir une âme forte et fière. Il faut que tu sois à moi... Ne t'épouvante pas, ajouta-t-il, il faut que ce soit de ton propre mouvement et à tes propres conditions. Il faut que tu consentes à partager avec moi des espérances plus étendues que celles qu'on peut concevoir sur le trône d'un monarque. Écoute-moi avant de répondre, et réfléchis avant de refuser. Le templier, comme tu l'as très bien dit, perd ses droits sociaux et le pouvoir d'exercer son libre arbitre, mais il devient membre d'un corps puissant, devant lequel les trônes tremblent déjà, semblable à la goutte de pluie qui tombe dans la mer devient une portion de cet océan irrésistible qui mine les rochers et engloutit des flottes entières. On peut voir un pareil océan dans cette association puissante. Je ne suis pas un des plus faibles membres de cet ordre, je suis déjà un des principaux commandeurs et puis très bien aspirer un jour au bâton de grand-maître. Les pauvres soldats du Temple ne se contenteront pas de placer le pied sur le cou des rois; un moine à sandales de cordes peut en faire autant. Notre cotte de mailles montera sur le trône; notre main gantelée arrachera le sceptre de la main des rois. Le règne de votre Messie, vainement attendu, n'offrira pas un aussi grand pouvoir à vos tribus dispersées que celui auquel mon ambition aspire. Je ne cherchais qu'une âme aussi ardente que la mienne pour le partager, et je l'ai trouvée en vous, c'est la vôtre!» Note 1: Crébillon a exprimé cette pensée avec une grande force dans sa tragédie d'_Atrée et Thyeste_. Walter Scott, dont la mémoire est pleine des écrivains anciens et modernes, aurait dû saisir une pareille occasion de rendre justice à un auteur français. A. M. «Est-ce à une fille d'Israël que tu parles ainsi, répondit Rébecca; songe donc...»--«Ne me réponds pas, dit le templier, en alléguant la différence de notre foi; dans nos assemblées secrètes, nous ne faisons que rire de ces contes de nourrice. Ne crois pas que nous soyons restés aveugles sur la niaise folie de nos fondateurs qui abjurèrent toutes les délices de la vie pour l'avantage de gagner les palmes du martyre en mourant de faim et de soif, ou d'être les victimes de la peste et du glaive des Barbares, tandis qu'ils s'efforçaient vainement de défendre un stérile désert qui n'a de prix qu'aux yeux de la superstition. Notre ordre conçut bientôt des vues plus hardies et plus larges, et trouva une meilleure indemnité de ses sacrifices. Nos immenses possessions dans tous les royaumes de l'Europe, notre haute renommée militaire qui amène dans nos rangs la fleur de la chevalerie de tous les pays de la chrétienté; voilà le but auquel ne songeaient guère nos pieux fondateurs, et il est caché aux esprits faibles qui embrassent notre ordre d'après les vieux principes, et dont les idées crédules en font pour nous d'aveugles instrumens. Mais je ne soulèverai pas davantage le voile de nos mystères. Le son du cor que vous venez d'entendre annonce que ma présence est nécessaire ailleurs. Songe à ce que j'ai dit. Adieu; je ne te dis pas d'oublier la violence dont j'ai usé à ton égard, puisqu'elle était indispensable au déploiement de ton caractère. L'on ne peut se connaître que par l'application de la pierre de touche. Je reviendrai bientôt, et nous aurons un nouvel entretien.» Il sortit de l'appartement et descendit l'escalier, laissant Rébecca peut-être moins épouvantée de l'idée de la mort, à laquelle elle venait de s'exposer, que de l'ambition effrénée de l'homme audacieux aux mains duquel on l'avait si malheureusement livrée. En quittant la fenêtre où elle s'était réfugiée, et rentrant dans la chambre, elle rendit grâces à Dieu de la protection qu'il lui avait accordée et dont elle implora la continuation pour son père. Un autre nom s'était glissé dans sa prière, ce fut celui du jeune chrétien malade que son destin avait poussé entre les mains de ces buveurs de sang, qui étaient ses ennemis les plus déclarés. Le coeur de la jeune fille se reprochait cependant le souvenir qu'elle gardait d'un homme dont le sort ne pouvait avoir aucune affinité avec le sien, c'est-à-dire d'un Nazaréen, d'un ennemi de sa foi. Mais déjà sa prière avait franchi les nues, et tous les préjugés étroits de sa secte ne purent déterminer l'intéressante Israélite à rappeler cette prière dans son coeur. CHAPITRE XXV. «Quel maudit griffonnage! Jamais de ma vie je n'en vis de pareil.» GOLDSMITH. _She stoops to conquer_. Elle s'humilie pour vaincre. Lorsque le templier entra dans la grande salle du château, de Bracy s'y trouvait déjà. «Et votre déclaration amoureuse? s'écria celui-ci; je pense que, comme la mienne, elle a été troublée par l'appel bruyant du cor. Vous arrivez le dernier et à regret; je présume donc que votre entrevue aura été plus heureuse et plus agréable que la mienne.»--«Votre déclaration à l'héritière saxonne aurait-elle été sans succès?» dit le templier.--«Par les reliques de saint Thomas Becket! répliqua de Bracy, sans doute lady Rowena a ouï dire ce que je souffre à la vue d'une femme qui pleure.» «Allons donc, dit le templier; le chef d'une compagnie franche faire attention aux pleurs d'une femme! Quelques gouttes dont on asperge le flambeau de l'Amour ne font que rendre son éclat plus vif.»--«Grand merci de ton aspersion! répliqua de Bracy. Sais-tu que cette jeune fille a versé autant de larmes qu'il en faudrait pour éteindre un fanal? Non, jamais, depuis le temps de sainte Niobé[2], dont le prieur nous a raconté la vie, on n'a vu des mains se tordre de telle façon, des yeux verser de semblables torrens. La belle Saxonne était possédée d'une fée ondine.» Note 2: J'aurais désiré que le prieur les eût aussi informés de l'époque où Niobé fut canonisée. Ce fut sans doute dans ce siècle brillant, où le dieu Pan légua ses cornes à Moïse. Je crois que M. Defauconpret se trompe en rendant le mot _horn_ par celui de pipeaux: on sait que Moïse avait sur le front deux cornes ou traits de feu, et non pas des pipeaux. A. M. «C'est une légion de démons que renfermait le sein de la juive, repartit le templier; car jamais un seul d'entre eux, je pense, fût-ce Apollyon lui-même, n'eût pu lui souffler un si indomptable orgueil, une si ferme résolution.»--«Mais où est Front-de-Boeuf? Pourquoi le cor se fait-il entendre? Pourquoi ces sons de plus en plus perçans?»--«Sans doute il est à négocier avec le juif, du moins je le suppose, répondit froidement de Bracy; il est probable que les hurlemens d'Isaac auront étouffé les sons du cor. Tu dois savoir par expérience, sire Brian, qu'un juif contraint de payer une rançon, surtout aux conditions que lui prescrira notre ami Front-de-Boeuf, doit jeter des cris à couvrir le tintamarre de vingt cors et de vingt trompettes. Mais nous allons le faire appeler par nos vassaux.» Bientôt après ils furent rejoints par Front-de-Boeuf, qui avait été interrompu dans sa despotique cruauté de la manière que le lecteur a vue, et qui n'avait tardé que pour donner quelques ordres indispensables. «Voyons quelle est la cause de cette maudite rumeur, dit Front-de-Boeuf. C'est une lettre; et, si je ne me trompe, elle est écrite en saxon.» Il l'examina, la tournant et retournant, comme si en changeant le sens du papier il devait espérer d'en connaître le contenu, puis la donna à de Bracy. «Ce sont des caractères magiques pour moi,» dit de Bracy, qui avait sa bonne part de l'ignorance qui faisait l'apanage des chevaliers de cette époque. «Notre chapelain fit tout au monde pour m'enseigner à écrire, dit-il; mais toutes mes lettres ressemblaient par la forme à des fers de lance et à des lames de sabre, ce qui fit que le vieux tondu renonça à sa tâche. «Donnez-moi cette lettre, dit le templier; dans notre ordre, quelque instruction rehausse notre valeur.»--«Faites-nous donc profiter de votre révérentissime savoir, répliqua de Bracy. Que veut dire ce griffonnage?»--«C'est un défi dans toutes les formes, répliqua le templier. Certes, par Notre-Dame de Bethléem, si ce n'est point une folle plaisanterie, voilà le cartel le plus extraordinaire qui ait jamais passé le pont-levis du château d'un baron.» «Une plaisanterie, dit Front-de-Boeuf; je serais charmé de connaître qui oserait plaisanter avec moi de la sorte! Lisez, sire Brian.» Le templier lit ce qui suit: «Moi, Wamba, fils de Witless, fou de noble et libre homme Cedric de Rotherwood, dit le Saxon; et moi, Gurth, fils de Beowulph, gardeur de pourceaux...» «Tu es fou, s'écria Front-de-Boeuf, interrompant le lecteur.»--«Par Saint-Luc, c'est ce qui est écrit, riposta le templier; puis il reprit sa lecture et poursuivit de la sorte: «Moi, Gurth, fils de Beowulph, gardeur des pourceaux dudit Cedric, avec l'assistance de nos alliés et confédérés qui dans cette querelle font cause commune avec nous, notamment du bon et loyal chevalier, jusqu'à présent nommé _le Noir fainéant_, faisons savoir à vous Réginald Front-de-Boeuf, et à vos alliés et complices, quels qu'ils soient, qu'attendu que, sans motif aucun, sans déclaration d'hostilité, vous vous êtes emparés contre le droit des gens et par violence de la personne de notre seigneur, ledit Cedric, ainsi que de la personne de noble et libre demoiselle lady Rowena d'Hargottstand, ainsi que de la personne de noble et libre homme Athelstane de Coningsburgh, ainsi que des personnes de certains hommes libres, leurs _cnichts_[3]; ainsi que de certains serfs qui leur appartiennent, ainsi que d'un certain juif, nommé Isaac d'York, en même temps que d'une juive, sa fille, et de certains chevaux et mules, lesquelles nobles personnes, avec leurs _cnichts_ et serfs, chevaux, mules, juif et juive susdits, étaient tous en paix avec Sa Majesté, et voyageaient sur le grand chemin du roi, nous requérons et demandons que lesdits nobles personnages, nommément Cedric de Rotherwood, Rowena de Hargottstandstede, Athelstane de Coningsburgh, leurs serfs, _cnichts_, compagnons, chevaux, mules, juif et juive susnommés ainsi qu'argent et effets à eux appartenant dans l'heure qui suivra la réception de cette lettre, nous soient remis à nous ou à nos représentans, corps et biens intacts, et le tout dans son intégrité: faute de quoi nous vous déclarons que nous vous tiendrons comme brigands et traîtres, et que tous, soit par siéges, combats ou attaques de ce genre, nous risquerons notre vie contre la vôtre, et ferons à votre préjudice et ruine tout ce qui sera en notre pouvoir. Sur ce, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde. Signé par nous la veille de la Saint-Withold, sous le grand chêne de Hart-Hill-Welk, les présentes étant écrites par un saint homme en Dieu, le desservant de Notre-Dame et de Saint-Dunstan, dans la chapelle Copmanhurst.» Note 3 Mot saxon qui veut dire _gardes_ ou _vassaux_. A. M. Au bas de cette sommation était immédiatement et grossièrement griffonnée la tête d'un coq avec sa crête, entourée d'une légende qui expliquait que cette espèce d'hiéroglyphe était la signature de Wamba, fils de Witless[4]. Sous ce respectable emblème figurait une croix, connue pour être le seing de Gurth, fils de Beowulph; venaient ensuite ces mots, tracés d'une main hardie, quoique inhabile: _Le Noir-Fainéant_. Enfin, une flèche assez nettement dessinée, et qui était le sceau du _yeoman_ ou archer Locksley, fermait cette missive. Note 4: _Witless_, mot composé de _wit_, esprit, et _less_, sans. C'est encore un jeu d'imagination de l'auteur à la manière d'Homère, qui appelle Achille, tantôt aux pieds légers, tantôt _âme de chien_. A. M. Les chevaliers écoutèrent jusqu'au bout cette pièce singulière, puis se regardèrent l'un et l'autre, muets d'étonnement, ne pouvant deviner ce qu'elle signifiait. De Bracy rompit le premier le silence par un grand éclat de rire, qui tout à coup fut suivi d'un second, mais plus modéré, qui échappa au templier. Front-de-Boeuf, au contraire, paraissait impatient de cette gaîté intempestive. «Beaux sires, dit-il, je vous donne un avis: c'est qu'en semblables circonstances il serait plus convenant de vous consulter ensemble sur ce qu'il y a à faire, que de vous laisser aller à ces éclats de rire si hors de saison.»--«Front-de-Boeuf n'a point encore recouvré ses esprits depuis sa dernière chute, dit de Bracy au templier; la seule idée d'un cartel, bien qu'il vienne d'un fou et d'un gardeur de pourceaux, l'intimide.» «Par saint Michel! riposta Front-de-Boeuf, je voudrais bien te voir, de Bracy, soutenir à toi seul les assauts que nous garde cette singulière aventure. Ces gens-là n'eussent jamais osé agir avec cet excès d'impudence s'ils ne se sentaient appuyés par quelques bandes audacieuses. Il y a assez de brigands dans cette forêt qui attendent le moment de se venger de la protection que j'accorde aux daims et aux cerfs. J'ai seulement fait attacher un de ces misérables, pris sur le fait, aux cornes d'un cerf sauvage, qui en cinq minutes l'a percé à mort, et pour cela autant de flèches furent tirées contre moi, qu'on en a décoché sur le bouclier qui servait de but aux archers à Ashby. Ici, l'ami, ajouta-t-il en parlant à un de ses écuyers; as-tu envoyé aux environs pour t'enquérir des forces qui peuvent soutenir cet étonnant défi?» «Il y a au moins deux cents hommes réunis dans les bois, répliqua un écuyer de service.»--«Voilà une belle affaire, dit Front-de-Boeuf; cela vient de vous avoir prêté mon château pour vous divertir. Vous vous êtes conduits avec tant de circonspection, que vous avez attiré autour de mes oreilles cet essaim de guêpes.» «De guêpes? répliqua de Bracy; dites plutôt de bourdons sans dards, une bande de fainéans et de vauriens qui, au lieu de travailler pour leur subsistance, vivent dans les bois et détruisent le gibier.»--«Sans dards! répliqua Front-de-Boeuf; dis donc des flèches fourchues longues d'une aune[5], et lancées avec une telle force qu'elles perceraient un écu français.» Note 5: _Forkheaded shafts of a cloath-yard in length_, dit Walter Scott; ce que son premier interprète rend par «des flèches de trois pieds de long.» «Fi donc! sire chevalier, dit le templier; appelons nos gens, et faisons une sortie. Un chevalier, un seul homme d'armes, ce serait assez contre vingt de ces paysans.»--«Assez, beaucoup trop, répliqua de Bracy; je rougirais de mettre seulement contre eux ma lance en arrêt.»--«C'est fort bon, sire templier, répondit Front-de-Boeuf, s'il s'agissait de Turcs, ou de Maures, ou de ces gueux[6] de paysans français, très vaillant de Bracy; mais nous avons affaire à des archers anglais, sur lesquels nous n'aurons d'autre avantage que nos armes et nos chevaux, dont nous ne pourrons faire usage dans les clairières de la forêt. Tu parles de faire une sortie! à peine avons-nous assez d'hommes pour la défense du château. Les plus braves de mes gens sont à York, ainsi que les vôtres, de Bracy: à peine nous en reste-t-il une vingtaine et une poignée que vous emmenâtes dans cette folle entreprise.» Note 6: Le premier interprète a voulu sans doute dissimuler ce compliment de l'auteur à nos compatriotes, en ne traduisant pas l'épithète de _craven_. A. M. «Est-ce que tu crains, dit le templier, qu'ils ne soient en forces suffisantes pour enlever le château d'un coup de main?»--«Non certes, sire Brian, se récria Front-de-Boeuf, ces bandits ont un chef audacieux; mais dépourvus qu'ils sont de machines de guerre, d'échelles de siége, de conducteurs expérimentés, mon château les défie.»--«Envoie tout de suite chez tes voisins, dit le templier; qu'ils rassemblent leurs gens, qu'ils viennent au secours de trois chevaliers assiégés par un fou et un gardeur de pourceaux, dans le château baronnial de Réginald Front-de-Boeuf!» «Encore une plaisanterie, sire chevalier, répliqua le baron; mais chez qui envoyer? Malvoisin est en ce moment à York avec ses vassaux, ainsi que mes autres alliés, et sans votre infernale entreprise, j'y serais avec eux.»--«Alors donc, envoyons un messager à York, et rappelons nos gens près de nous, dit de Bracy; s'ils soutiennent l'aspect de ma bannière flottante et de ma compagnie franche, je les tiens pour les plus audacieux brigands qui jamais aient bandé l'arc dans les bois.» «Et qui chargerons-nous de ce message? dit Front-de-Boeuf, car il ne doit point y avoir un sentier où ces vauriens ne fassent le guet; et ils arracheront la dépêche du sein même du porteur. J'ai votre affaire, ajouta-t-il après s'être recueilli un moment. Sire templier, puisque vous savez lire, vous savez écrire sans doute, et si nous pouvons retrouver l'écritoire et la plume de mon chapelain, qui mourut il y a environ un an, aux fêtes de Noël, au milieu d'une orgie...» «Je suis à vos ordres, dit l'écuyer qui attendait debout, je crois que la vieille Barbara, pour l'amour de son confesseur, a conservé cette plume et cette écritoire. Je l'ai entendue raconter qu'il fut le dernier qui lui ait dit de ces choses qu'un homme poli doit adresser à fille ou femme.»--«Va, cours les chercher, Engelred; et alors, sire templier, tu écriras sous ma dictée une réponse à cet audacieux défi.» «J'aimerais mieux me servir pour y répondre de la pointe d'une épée que de la pointe d'une plume, dit Bois-Guilbert, mais qu'il soit fait comme vous voulez.» Il s'assit devant une table, et Front-de-Boeuf lui dicta en français un billet dont voici la teneur: «Sire Réginald Front-de-Boeuf et les nobles chevaliers ses alliés et confédérés ne reçoivent point de défi de la part de serfs, de vassaux et de fugitifs. Si le personnage qui prend le nom de _Chevalier noir_ a des droits aux honneurs de la chevalerie, il doit savoir qu'il s'est dégradé par sa présente association, et qu'il ne peut demander compte de quoi que ce soit à de loyaux et nobles chevaliers. Quant aux prisonniers que nous avons faits, nous vous prions, par charité chrétienne, d'envoyer un prêtre pour recevoir leur confession et les réconcilier avec Dieu, car nous avons arrêté qu'ils seraient exécutés ce matin avant midi, et que leurs têtes, attachées à nos créneaux, montreraient quel cas nous faisons de ceux qui se sont levés pour les délivrer. C'est pourquoi nous vous prions derechef d'envoyer un prêtre qui les réconcilie avec Dieu; c'est le dernier service que vous ayez à leur rendre sur la terre.» Cette lettre, après avoir été pliée, fut donnée à l'écuyer, qui la remit à son tour au messager, lequel attendait dehors une réponse à celle qu'il avait apportée. L'archer, ayant rempli sa mission, retourna au quartier général des alliés, qui pour le moment était établi sous un chêne vénérable, à la distance d'environ trois portées de flèche du château. C'est là que Wamba, Gurth, et leurs alliés le chevalier noir, Locksley et le joyeux ermite, attendaient avec impatience une réponse à leur sommation. Autour d'eux, et non loin, on voyait un grand nombre d'audacieux yeomen, dont le sauvage accoutrement et les figures sillonnées annonçaient assez quel était le genre de leur profession habituelle. Plus de deux cents d'entre eux s'étaient déjà réunis, et en attendaient d'autres qui devaient les joindre. Les chefs auxquels ils obéissaient n'étaient distingués que par une plume au bonnet. Le vêtement, les armes, l'équipement étaient les mêmes pour tous. Outre ces troupes, une bande moins régulière et moins bien armée, composée de Saxons de la juridiction voisine, ainsi qu'un grand nombre de vassaux et serfs du vaste domaine de Cedric, était déjà rassemblée au même endroit, pour aider à la délivrance de leur maître. À l'exception de quelques uns, tous étaient armés d'épieux, de faux, de fléaux et autres instrumens de labour, que parfois les hasards de la guerre convertissent en un arsenal; car les Normands, selon la politique des conquérans jaloux de leur conquête, ne permettaient point aux Saxons de posséder aucune arme, et même de s'en servir. Cette circonstance rendait bien moins formidable aux assiégés le secours des Saxons, malgré tout ce que pouvait avoir d'imposant la force de ces hommes, la supériorité de leur nombre, et l'enthousiasme que leur inspirait une si juste cause. Ce fut au chef de cette armée bariolée de toutes couleurs, que la lettre du templier fut remise: on la donna au chapelain pour qu'il en fît la lecture. «Par la houlette de saint Dunstan, dit ce digne ecclésiastique, cette houlette qui fit rentrer plus de brebis au bercail que jamais saint n'en amena au paradis, je jure qu'il m'est impossible de vous expliquer ce jargon; est-ce du français ou de l'arabe? je l'ignore.» Il passa alors la lettre à Gurth qui secoua la tête d'un air renfrogné, et à son tour la passa à Wamba. Le fou l'examina d'un coin du papier à l'autre; et, selon l'habitude d'un singe qui imite tout, il fit une grimace, ayant l'air de comprendre le contenu de la lettre; puis, fesant une gambade, il la passa à Locksley. «Si les grandes lettres étaient des arcs, et les petites des flèches, je pourrais y connaître quelque chose, dit l'honnête archer; je vous assure que ce qui est renfermé dans ce papier est aussi en sûreté devant en sûreté devant mes flèches.» «C'est donc à moi à vous servir de clerc,» dit le chevalier noir; puis, prenant la lettre des mains de Locksley, il la lut d'abord des yeux, et ensuite il l'expliqua en saxon à ses confédérés. «Exécuter le noble Cedric! s'écria Wamba: par le saint sacrement, ne t'es-tu point trompé, sire chevalier?»--«Non, mon digne ami, répliqua le chevalier; j'ai traduit littéralement chaque mot tel qu'il est écrit.»--«Par saint Thomas de Cantorbéry! répliqua Gurth, nous aurons le château, dussions-nous l'arracher de ses fondemens avec nos mains!»--«Nous n'avons point autre chose pour l'arracher, répliqua Wamba, à peine les miennes sont-elles propres à faire des massifs de pierre et de mortier.»--«Ce n'est qu'une ruse pour gagner du temps, dit Locksley, ils n'oseraient point commettre un crime dont je saurais faire justice d'une manière terrible.»--«Je voudrais, dit le chevalier noir, que quelqu'un de nous, admis dans le château, par n'importe quel moyen, prît connaissance de la situation des assiégés. Il me semble que, puisqu'ils demandent qu'on leur envoie un confesseur, ce saint ermite pourrait en même temps qu'il exercerait son pieux ministère, nous procurer les renseignemens que nous désirons». «Que la peste te crève, toi et ton avis, s'écria le bon ermite: je te dis, sire chevalier fainéant, que lorsque j'ôte mon froc de moine, je laisse avec lui ma prêtrise, ma sainteté et mon latin, et que sitôt que je suis vêtu de mon justaucorps vert, j'aime mieux tuer une vingtaine de cerfs, que de confesser un chrétien.» «Je crains, dit le chevalier noir, je crains grandement qu'il n'y en ait pas un parmi vous qui veuille prendre sur lui de se charger du caractère et du rôle de confesseur.» Ils se regardèrent tous, et sortirent silencieux. «Je vois, dit Wamba, après une courte pause, je vois que le fou doit être fou jusqu'au bout, et qu'il risque sa tête dans une aventure devant laquelle ont tremblé les sages. Apprenez donc, mes chers cousins et compatriotes, qu'avant de porter l'habit bariolé, j'ai porté la robe brune, et que j'allais me faire moine, état pour lequel j'avais été élevé, quand je m'aperçus que j'avais assez d'esprit pour être un fou. Je ne doute nullement qu'à l'aide du froc du bon ermite et surtout de la sainteté et de la science cousues dans son capuchon, je ne sois propre à porter toutes les consolations humaines et divines à notre digne maître Cedric et à ses compagnons d'infortune.» «Crois-tu qu'il ait assez de sens? dit le chevalier noir en s'adressant à Gurth.»--«Je ne sais, dit Gurth, mais s'il ne réussit pas, ce sera la première fois qu'il aura manqué d'esprit quand il veut mettre sa folie à profit.»--«Allons, vite le froc, mon bon ami, dit le chevalier, et que ton maître nous envoie un détail fidèle de l'état du château. Ils doivent être peu nombreux, et il y a cinq à parier contre un qu'une attaque aussi prompte que hardie le réduirait sur-le-champ. Mais le temps presse, pars.»--«En attendant, dit Locksley, nous serrerons la place de si près, qu'il n'en sortira pas une mouche pour porter des nouvelles. Ainsi, mon bon ami, continua-t-il s'adressant à Wamba, tu peux assurer ces tyrans que quelle que soit la violence exercée par eux sur leurs prisonniers, les représailles que nous en tirerons sur leurs propres personnes leur coûteront bien au delà.» «_Pax vobiscum!_ dit Wamba, qui déjà était tout emmitouflé de son travestissement religieux. En parlant ainsi il imita la solennelle et imposante démarche d'un moine, et partit pour exécuter sa mission. CHAPITRE XXVI. «Le cheval le plus ardent sera parfois tout de glace et le plus lourd tout de feu; parfois le moine jouera le rôle de fou et le fou le rôle de moine.» _Vieille ballade_. Lorsque Wamba, couvert du froc de l'ermite, son capuchon sur la tête et une corde nouée autour de ses reins, se présenta à la grande porte du château de Front-de-Boeuf, la sentinelle lui demanda son nom et ce qu'il voulait. «_Pax vobiscum!_ répondit le fou, je suis un pauvre frère de l'ordre de Saint-François qui vient ici remplir son ministère auprès des malheureux prisonniers détenus dans ce château.»--«Tu es un moine bien hardi, riposta la sentinelle, de venir ici où, sauf notre ivrogne de chapelain, un coq de ton plumage n'a pas chanté depuis vingt ans.»--«Néanmoins, je te prie de m'annoncer au maître du château, répondit le prétendu moine; sois persuadé que ma visite lui sera agréable, et que le coq chantera d'une manière à ce que tout le château l'entende.»--«Grand merci, dit la sentinelle; mais si je suis réprimandé d'avoir quitté mon poste pour t'annoncer, attends toi à ce que j'essaierai si la robe grise d'un moine est à l'épreuve d'une flèche à plume d'oie grise.» En achevant cette menace, il quitta la porte du donjon, se présenta dans la grand'salle du château, et y annonça l'extraordinaire nouvelle qu'un moine était dehors, et demandait à être admis. Sa surprise fut grande de recevoir de son maître l'ordre d'introduire sur-le-champ le saint homme; et, par précaution, ayant posté quelques gardes à l'entrée du château, il exécuta sans aucun scrupule la consigne qu'il venait de recevoir. L'audace inconsidérée qui avait poussé Wamba dans cette dangereuse entreprise ne put tenir devant un homme si redoutable et si redouté que Réginald Front-de-Boeuf, il prononça son _pax vobiscum_ auquel il se fiait si fort pour jouer son rôle avec une certaine hésitation et avec moins d'assurance qu'il ne l'avait fait jusqu'à présent; mais Front-de-Boeuf était accoutumé à voir les hommes de tous rangs trembler à sa présence, si bien que le trouble du moine supposé ne lui donna aucun soupçon. «D'où est-tu et d'où viens-tu, mon père?» dit-il.--«_Pax vobiscum!_ réitéra le fou; je suis un pauvre serviteur de saint François, qui, voyageant à travers ces lieux sauvages, suis tombé au milieu de bandits (comme a dit l'Écriture), _quidam viator incidit in latrones_, lesquels bandits m'ont envoyé dans ce château pour y remplir mon ministère spirituel auprès de deux personnes condamnées par votre honorable justice.» «Fort bien, saint père, répliqua Front-de-Boeuf; mais dis-moi, pourrais-tu m'apprendre quel est le nombre de ces bandits.»--«Loyal seigneur, répliqua le Fou, _nomen illis Legio_, leur nom est Légion.»--«Dis-moi clairement quel est leur nombre, ou, tout prêtre que tu es, ton froc et ton cordon ne te sauveraient pas[7].»--«Hélas! repartit le moine supposé, _cor meum eructavit_, ce qui veut dire que j'étais près de rendre l'âme de peur; mais je présume qu'ils peuvent être cinq cents, tant archers que paysans.»--«Quoi! dit le templier qui entrait au même instant, est-ce que les guêpes se montrent en aussi grand nombre? Il est temps d'étouffer cette maligne engeance.» Alors prenant Front-de-Boeuf à part: «Connais-tu ce prêtre?»--«Il est d'un couvent éloigné, dit Front-de-Boeuf: je ne le connais point.»--«Alors ne lui confie pas ton message de vive voix, repartit le templier; qu'il porte l'injonction directe à la compagnie franche de de Bracy de revenir sans délai au secours de leur maître, et en même temps, afin que ce tondu n'ait aucun soupçon, donne-lui toute liberté d'assister ces pourceaux de Saxons avant qu'ils aillent à la tuerie.»--«C'est ce que je vais faire, dit Front-de-Boeuf, et sur-le-champ il ordonne à un domestique de conduire Wamba à l'appartement où Cedric et Athelstane étaient confinés. Note 7: Homère a dit, en parlant de Chrysès, grand prêtre d'Apollon: «Les bandelettes de ton dieu ne te sauveraient pas.» _Iliade_, liv. Ier. A. M. Cette détention, au lieu d'avoir modéré l'impatience de Cedric, l'avait fait monter à son comble. Il marchait à grands pas dans l'attitude d'un homme qui charge l'ennemi, ou qui, au siége d'une place, monte à l'assaut sur la brèche, tantôt se parlant à lui-même, tantôt s'adressant à Athelstane, qui, avec une fermeté vraiment stoïque, attendait l'issue de cette aventure, digérant pendant ce temps, avec une grande tranquillité, le copieux repas qu'il avait fait à midi, s'inquiétant fort peu de la durée de sa captivité, qui, concluait-il, devait finir comme tous les maux d'ici-bas, au bon plaisir du ciel. «_Pax vobiscum!_ dit le fou en entrant; que la bénédiction de saint Dunstan, de saint Denis, de saint Duthuc et de tous les saints, soit sur vous et avec vous.»--«_Salvete et vos_, répondit Cedric au moine supposé; dans quel dessein es-tu venu ici?»--«C'est pour vous engager à vous préparer à la mort,» répliqua le fou.--«Est-il possible? s'écria Cedric en tressaillant. Quelque hardis scélérats qu'ils soient, ils n'oseront point commettre une atrocité si notoire et si gratuite.»--«Hélas! dit le fou, vouloir les retenir par des sentimens d'humanité! il vaudrait autant essayer d'arrêter avec un fil de soie un cheval qui a pris le mors aux dents. Réfléchissez donc, noble Cedric, et vous, brave Athelstane, aux péchés que vous avez commis dans l'oeuvre de chair; car c'est aujourd'hui que vous allez être appelés devant le tribunal d'en haut.» «L'entends-tu, Athelstane, dit Cedric; il nous faut réveiller notre âme de son assoupissement, et nous préparer au dernier acte de notre vie. Il vaut mieux mourir en hommes que de vivre en esclaves[8].»--«Je suis prêt, répliqua Athelstane, à subir tout ce qu'est capable d'inventer leur scélératesse, et je marcherai à la mort avec cette tranquillité que j'ai toujours quand je vais dîner.»--«Allons, mon père, préparez-nous à ce voyage,» dit Cedric.--«Attendez encore un instant, bon oncle, répliqua le fou reprenant le ton naturel de sa voix; il est bon d'y regarder long-temps avant de faire le dernier saut.» Note 8: Milton a dit en parlant de Satan: «Il vaut mieux régner aux enfers que servir dans les cieux. «_Better to reign in hell than serve in heaven_. A. M. «Sur ma foi, dit Cedric, je connais cette voix.»--«C'est celle de votre fidèle serviteur, de votre fou, répliqua Wamba rejetant en arrière son capuchon. Si dernièrement vous eussiez pris conseil d'un fou, certes vous ne seriez point ici: suivez aujourd'hui son avis et vous n'y serez point long-temps.»--«Coquin, que veux-tu dire?» répliqua le Saxon.--«Ce que je veux dire, répondit Wamba, le voici: prenez ce froc et ce cordon, qui sont tout ce que j'eus jamais des ordres sacrés, et vous sortirez tranquillement du château, toutefois après m'avoir laissé votre manteau et votre ceinture pour sauter le dernier pas à votre place.» «Te laisser à ma place! s'écria Cedric; mon pauvre ami, ils te pendront.»--«Qu'ils fassent de moi ce qu'ils pourront, dit Wamba; je garantis qu'il n'y aura point de déshonneur pour votre nom, si le fils de Witless se laisse attacher au bout d'une chaîne avec cette gravité que mit à se laisser pendre son ancêtre l'alderman.»--«Eh bien, Wamba, j'acquiesce à ta demande, à cette condition que ce ne sera pas avec moi que tu échangeras tes habits, mais avec lord Athelstane.»--«Non, de par saint Dunstan, se récria Wamba; il n'y aura point de raison pour cela, il n'est que trop juste que le fils de Witless s'expose pour sauver le fils de Hereward; mais il serait peu sage à lui de mourir pour un homme dont les ancêtres sont étrangers aux siens.» «Coquin, dit Cedric, les ancêtres d'Athelstane furent des rois d'Angleterre.»--«Ils pouvaient être tout ce qu'il leur plaisait, répliqua Wamba; mais mon cou est trop droit sur mes épaules pour que je me le laisse tordre pour l'amour d'eux. Ainsi donc, mon bon maître, ou acceptez vous-même mon offre, ou permettez que je quitte ce donjon aussi libre que quand j'y suis entré.»--«Laisse périr le vieil arbre, continua Cedric; mais sauve le brillant espoir de la forêt, sauve le noble Athelstane, mon fidèle Wamba! c'est le devoir de quiconque a du sang saxon dans les veines. Toi et moi, nous souffrirons de compagnie la rage effrénée de nos indignes oppresseurs; tandis que lui, libre et en sûreté, excitera nos concitoyens à la vengeance.»--«Non, non, Cedric, non, mon père,» s'écria Athelstane en lui saisissant la main; car lorsque, se réveillant de son indolence, il s'agissait de penser ou d'agir, ses actions et ses sentimens étaient d'accord avec sa noble origine. «Non, répéta-t-il, j'aimerais mieux rester dans cette salle, n'ayant pour toute nourriture que la ration de pain et la mesure d'eau des prisonniers, que de devoir ma liberté à l'aveugle dévouement de ce serf pour son maître.»--«On vous appelle des hommes sages, seigneurs, dit Wamba, et moi je passe pour un fou: eh bien, mon oncle Cedric, et vous, mon cousin Athelstane, le fou décidera cette controverse à votre place, et vous évitera la peine de pousser plus loin vos politesses. Je suis comme la jument de John Duck, qui ne veut se laisser monter que par son maître. Je viens pour sauver le mien, et s'il n'y veut pas consentir, eh bien, je m'en retournerai comme je suis venu. Un service ne se renvoyant pas de l'un à l'autre comme une balle ou un volant, je ne veux être pendu pour personne, si ce n'est pour mon maître.» «Allons, noble Cedric, dit Athelstane, ne laissez pas perdre cette occasion, croyez-moi. Votre présence encouragera nos amis à travailler à notre délivrance; si vous restez ici, notre perte est certaine.»--«Apercevez-vous au dehors quelque apparence de salut?» demanda Cedric en regardant le fou. «Apparence, répéta Wamba, ah bien oui! Permettez-moi de vous représenter que ce froc vaut en ce moment un habit de général. Cinq cents hommes sont là tout près, et ce matin même j'étais un de leurs principaux chefs; mon bonnet de fou était un casque et ma marotte un gourdin. Bien, bien, nous verrons ce qu'ils gagneront à changer pour un homme sage: à vous parler franchement, je crains fort qu'ils ne perdent en valeur ce qu'ils pourraient gagner en prudence. Adieu donc, mon maître, de grâce, soyez humain pour le pauvre Gurth et son chien Fangs; et faites suspendre mon bonnet dans la salle de Rotherwood, en mémoire de ce que je donne ma vie pour sauver celle de mon maître, comme un fou fidèle et dévoué. Il prononça ces derniers mots avec un ton moitié triste, moitié comique; les yeux de Cedric se remplirent de larmes. Ta mémoire sera conservée, lui dit-il avec émotion, tant que l'attachement et la fidélité seront honorés sur la terre. Mais j'ai l'espoir que je trouverai les moyens de sauver Rowena, Athelstane, et toi aussi, mon pauvre Wamba: ton dévouement ne peut manquer de trouver sa récompense.» L'échange des vêtemens fut promptement terminé; mais tout à coup Cedric parut frappé d'une idée. «Je ne sais d'autre langue que la mienne, dit-il, et quelques mots de ce normand si ridicule et si affecté. Comment pourrai-je me faire passer pour un révérend frère?»--«Tout le talent de cette langue magique, répondit Wamba, est renfermé dans deux mots. _Pax vobiscum_ répond à tout, souvenez-vous-en bien. Allez ou venez, mangez ou buvez, bénissez ou excommuniez, _pax vobiscum_ s'applique à tout. Ces mots sont aussi utiles à un moine qu'une baguette à un enchanteur, et un manche à balai à une sorcière. Mais prononcez-les surtout d'un ton grave et solennel: _pax vobiscum!_ C'est un remède infaillible: gardes, sentinelles, chevaliers, écuyers, cavaliers, fantassins, tous éprouveront l'effet de ce charme puissant. Je pense que s'ils me conduisent demain à la potence, ce qui pourrait bien m'arriver, j'essaierai l'efficacité de ces deux mots sur l'exécuteur de la sentence.»--«Puisque c'est ainsi, j'aurai bientôt pris les ordres religieux, dit Cedric: _pax vobiscum_, je ne l'oublierai pas. Noble Athelstane, recevez mes adieux; adieu aussi à toi, mon pauvre garçon, dont le coeur peut faire pardonner la faiblesse de la tête: je te sauverai ou je reviendrai mourir avec toi. Le sang royal des Saxons ne sera pas versé tant que le mien coulera dans mes veines; comptez sur moi, Athelstane, et pas un cheveu ne tombera de la tête de cet esclave fidèle, qui risque sa vie pour son maître, tant que Cedric pourra le défendre. Adieu.» «Adieu, noble Cedric, répondit Athelstane, souvenez-vous que le vrai rôle d'un moine est d'accepter à boire partout où il est invité, ne refusez donc rien de ce qui vous sera offert.»--«Adieu, notre oncle, ajouta Wamba, n'oubliez pas: _pax vobiscum!_» Cedric ainsi endoctriné se mit en route, et il n'attendit pas long-temps sans rencontrer l'occasion d'éprouver la vertu du charme que son bouffon lui avait recommandé comme tout-puissant. Dans un passage sombre et voûté par lequel il espérait arriver à la grande salle du château, il rencontra une femme. «_Pax vobiscum!_» dit le faux frère, et il pressait le pas pour s'éloigner, lorsqu'une voix douce lui répondit: _Et vobis quæso, domine reverendissime, pro misericordia vestra._»--«Je suis un peu sourd, répliqua Cedric en bon saxon, puis s'arrêtant subitement: malédiction sur le fou et son _pax vobiscum!_ j'ai brisé ma lance du premier coup.» Il était assez commun à cette époque de trouver un prêtre qui eût l'oreille dure pour le latin, et la personne qui s'adressait à Cedric le savait fort bien. «Oh! par charité, révérend père, reprit-elle en saxon, daignez consentir à visiter un prisonnier blessé qui est dans ce château; veuillez lui apporter les consolations de votre saint ministère, et prendre pitié de lui et de nous ainsi que vous l'ordonne votre caractère sacré; jamais bonne oeuvre n'aura été plus glorieuse pour votre couvent.»--«Ma fille, répondit Cedric fort embarrassé, le peu de temps que j'ai à passer dans ce château ne me permet pas d'exercer les saints devoirs de ma profession; il faut que je m'éloigne sur-le-champ, il y va de la vie ou de la mort.»--«Ô mon père! laissez-moi vous supplier par les voeux que vous avez faits, de ne pas laisser sans secours spirituels un homme opprimé, et en danger de mort!» «Que le diable m'enlève et me laisse dans Ifrin[9] avec les âmes d'Odin et de Thor! s'écria Cedric hors de lui; et probablement il allait continuer sur ce ton peu analogue à son saint caractère, quand tout à coup il fut interrompu par la voix aigre d'Urfried, la vieille habitante de la tourelle. «Comment, mignonne, dit-elle à la jeune femme, est-ce ainsi que vous êtes reconnaissante de la bonté avec laquelle je vous ai permis de quitter votre prison? Devez-vous forcer cet homme respectable à se mettre en colère pour se débarrasser des importunités d'une juive?» Note 9: L'enfer des Scandinaves. Thor était leur dieu de la guerre. A. M. «Une juive! s'écria Cedric profitant de la circonstance pour s'éloigner; femme! laisse-moi passer, ne m'arrête pas davantage, si tu ne veux t'exposer, et ne souille pas ma mission divine.»--«Venez par ici, mon père, reprit la vieille sorcière; vous êtes étranger dans ce château, et vous ne pourriez en sortir sans un guide. Venez, suivez-moi, aussi bien je voudrais vous parler. Et vous, fille d'une race maudite, retournez dans la chambre du malade, veillez sur lui jusqu'à mon retour, et malheur à vous si vous vous éloignez encore sans ma permission!» Rébecca obéit: à force d'importunités, elle était parvenue à obtenir d'Urfried un moment de répit, pendant lequel elle était descendue de la tour; et la vieille l'avait également chargée de la garde du blessé, emploi qu'elle remplissait avec joie près du triste Ivanhoe. Tout occupée de leur danger mutuel, et prompte à saisir la moindre chance de salut qui pouvait s'offrir, Rébecca avait fondé quelque espoir sur la présence de l'homme pieux dont Urfried lui avait annoncé l'arrivée dans ce château impie. Elle avait donc épié attentivement l'instant de son retour, dans le dessein de s'adresser à lui, et de l'intéresser en faveur des prisonniers; mais ses tentatives, comme on le voit, n'avaient été couronnées d'aucun succès. CHAPITRE XXVII. «Infortunée! et que peux-tu m'apprendre qui n'atteste à la fois ta douleur, ta honte et ton crime? Ton destin est connu de toi-même; cependant, viens, commence ton récit... Mais j'ai bien des chagrins d'une autre espèce et encore plus profonds. Pour soulager mon âme à la torture, prête l'oreille à mes plaintes; et si je ne puis trouver un être sensible pour me secourir, du moins que j'en trouve un pour m'entendre.» CRABBE. _Le Palais de justice_. Lorsque Urfried, à force de grommeler et de menacer, eut renvoyé Rébecca dans l'appartement qu'elle avait quitté, elle conduisit Cedric, qui ne la suivait qu'avec répugnance, dans une petite chambre dont elle ferma soigneusement la porte. Plaçant alors sur une table un flacon de vin et deux verres, elle lui dit, d'un ton moins interrogatif qu'affirmatif: «Tu es Saxon, mon père, ne le nie pas.» Puis, observant que Cedric semblait hésiter à répondre, elle continua: «Les sons de ma langue naturelle sont doux à mon oreille, quoique rarement je les entende, si ce n'est lorsqu'ils sortent des lèvres de misérables serfs, êtres dégradés, que les orgueilleux Normands condamnent aux travaux les plus vils de cette demeure; tu es Saxon, te dis-je, et Saxon libre, aussi vrai que tu es serviteur de Dieu; je te le répète, tes accens sont doux à mon oreille.» «Aucun prêtre saxon ne vient-il donc jamais visiter ce château, reprit Cedric? il me semble qu'il serait de leur devoir de venir consoler les enfans opprimés de cette terre malheureuse.»--«Ils n'y viennent pas, ou s'ils y viennent, répondit Urfried, ils aiment mieux s'asseoir au banquet des conquérans, des tyrans de leur patrie, que d'écouter les gémissemens de leurs compatriotes; au moins, est-ce là ce qu'on dit d'eux; quant à moi, je sais fort peu de chose. Depuis dix ans il n'est entré dans ce château d'autre prêtre que le chapelain, Normand débauché qui partageait fidèlement toutes les orgies nocturnes de Front-de-Boeuf, et qui, depuis long-temps, est allé rendre compte là-haut de ses actions ici-bas. Mais tu es un Saxon, mon père, un prêtre saxon, et j'ai une question à te faire.» «Je suis Saxon, je l'avoue, mais Saxon indigne sans doute du nom de prêtre. Laissez-moi poursuivre mon chemin; je vous jure de revenir, ou d'envoyer un de nos frères, plus digne que moi d'entendre votre confession.»--«Attends encore quelques instans, reprit Urfried; la voix qui te parle en ce moment sera bientôt étouffée sous la terre glacée, et je ne voudrais pas descendre dans la tombe comme la brute, ainsi que j'ai vécu! Mais buvons, le vin me donnera la force de te révéler les horreurs dont ma vie est tissue.» À ces mots elle remplit une coupe et la but avec une effrayante avidité, comme si elle eût craint d'en perdre une seule goutte. «Cette liqueur engourdit le coeur, dit-elle, mais elle ne le réjouit pas.» Puis, remplissant une autre coupe: «Tiens, père, bois aussi, si tu veux entendre le récit de ma coupable vie sans tomber de ta hauteur!» Cedric aurait bien voulu se dispenser de lui faire raison; mais elle fit un signe qui exprima tant d'impatience et de désespoir, qu'il consentit à lui céder, et répondit à son appel en vidant la coupe. Cette preuve de complaisance parut la calmer, et elle commença ainsi son histoire: «Je ne suis pas née, mon père, dans la misérable condition où tu me vois aujourd'hui. J'étais libre, heureuse, honorée, aimée; maintenant je suis esclave, méprisable, avilie: j'ai été le jouet honteux des passions de mes maîtres, tant que j'ai eu de la beauté; et l'objet de leurs mépris et de leurs insultes lorsqu'elle fut flétrie. Peux-tu t'étonner, mon père, que je haïsse l'espèce humaine, et par dessus tout la race qui a opéré en moi un changement aussi déplorable. La malheureuse sillonnée aujourd'hui de rides, et courbée de décrépitude, dont la rage s'exhale devant toi en malédictions impuissantes, peut-elle oublier qu'elle est la fille du noble thane de Torquilstone, dont un seul regard faisait trembler mille vassaux!» «Toi, la fille de Torquil-Wolfganger! s'écria Cedric en reculant de surprise; toi, la fille de ce noble Saxon, de l'ami des compagnons d'armes de mon père!»--«L'ami de ton père! répéta Urfried; c'est donc Cedric surnommé le Saxon qui est devant mes yeux, car le noble Hereward de Rotherwood n'avait qu'un fils dont le nom est bien connu parmi ses compatriotes. Mais, si tu es Cedric de Rotherwood, pourquoi ce vêtement religieux? Est-ce le désespoir de ne pouvoir sauver ton pays qui t'a porté à fuir l'oppression dans l'ombre d'un cloître?» «Peu t'importe ce que je suis, dit Cedric; poursuis, malheureuse femme, ton récit d'horreurs et de crimes! oui, de crimes, et c'en est un déjà que d'avoir vécu pour les révéler.»--«Eh bien donc, continua la malheureuse vieille: j'ai un crime odieux qui pèse sur ma conscience, un crime tel que tous les châtimens de l'enfer ne peuvent l'expier. Dans ces mêmes murs teints du sang de mon père et de mes frères, dans ces murs ensanglantés j'ai vécu pour être l'esclave de leur meurtrier, et partager ses plaisirs et son odieux amour. N'était-ce pas assez pour que chacun des soupirs qui s'exhalait de mon sein fût un crime?» «Misérable! s'écria Cedric, quoi! tandis que les amis de ton père, tous les vrais Saxons déploraient sa mort et priaient pour le repos de son âme et de celle de son vaillant fils, tandis que l'on n'oubliait pas dans ces prières Ulrique, que l'on croyait assassinée, tandis que tous prenaient le deuil et rendaient hommage à ceux qui n'étaient plus, tu vivais pour mériter notre haine et notre exécration, tu vivais pour t'unir au vil tyran, au meurtrier de tes parens les plus proches et les plus chers, à celui qui avait répandu le sang innocent d'un enfant au berceau, afin qu'il ne restât pas un seul rejeton mâle de la noble maison de Torquil-Wolfganger. Ainsi tu t'es unie à lui par les liens d'un amour illégitime?» «Oui, par des liens illégitimes, mais non par ceux de l'amour, répondit la vieille. On rencontrerait plutôt l'amour dans les régions infernales de la Géhenne éternelle que sous ces voûtes impies. Non, je n'ai pas au moins ce reproche à me faire; abhorrer Front-de-Boeuf et toute sa race n'a cessé d'être le seul sentiment de mon âme, alors même qu'il cherchait à m'enivrer et à me plaire.» «Vous l'abhorrez, dites-vous, et cependant vous pouviez vivre près de lui; malheureuse! ne se trouvait-il donc là ni poignard, ni couteau, ni poinçon qui pût mettre fin à votre existence? y attachiez-vous assez de prix encore pour vouloir la conserver? Heureusement pour toi que le château d'un normand garde ses secrets aussi inviolablement qu'un tombeau; car si jamais j'eusse imaginé que la fille d'un Torquil vécût en communauté avec le meurtrier de son père, l'épée d'un Saxon aurait trouvé le chemin de son coeur jusque dans les bras de son séducteur.» «Aurais-tu réellement été capable de faire justice de cette manière au nom et à l'honneur des Torquil? demanda celle que désormais nous nommerons Ulrique; alors tu es véritablement le Saxon que vante la renommée; et jusque dans l'enceinte de ces lieux maudits où, comme tu le dis avec raison, le crime s'enveloppe d'un mystère impénétrable, j'ai entendu le nom de Cedric; et quelque criminelle, quelque dégradée que je fusse, je me réjouissais en pensant qu'il restait encore un vengeur à notre malheureuse patrie. J'ai eu aussi quelques heures de vengeance; j'ai soufflé la discorde entre mes ennemis, j'ai suscité les querelles et le meurtre au milieu des vapeurs de l'ivresse; j'ai vu leur sang couler, et j'ai entendu avec délices les gémissemens de leur agonie! Regarde-moi, Cedric, ne trouves-tu pas encore sur ce visage souillé et flétri quelque trait qui te rappelle les Torquil?» «Ne me parle pas d'eux, Ulrique, répondit Cedric avec une expression de douleur et d'épouvante; cette ressemblance que tu veux que je retrouve est celle qui sort du tombeau, lorsque l'esprit du mal ranime pour quelques instans un corps sans vie.» «Soit; mais cette figure infernale portait cependant le masque d'un esprit de lumière, lorsqu'elle parvint à exciter la haine entre Front-de-Boeuf et son fils Réginald; les ténèbres de l'enfer devraient cacher ce qui s'ensuivit; mais l'amour de la vengeance doit arracher le voile, et publier impitoyablement ce qui devrait forcer les morts à parler haut. Depuis long-temps les flammes dévorantes de la discorde éclataient entre le tyran farouche et son sauvage fils; depuis long-temps je nourrissais en secret une haine outrée. Elle éclata au milieu d'une orgie, et mon oppresseur succomba à sa propre table et de la main de son propre fils. Tels sont les secrets que renfermaient ces voûtes criminelles! Murs maudits, écroulez-vous! ajouta la furie en dirigeant ses regards vers le plafond de la salle; écrasez sous vos décombres et ensevelissez à jamais tous ceux qui furent initiés à ces affreux mystères!» «Et toi, créature pétrie de crimes et de misères, dit Cedric, quel fut ton sort après la mort de ton ravisseur?»--«Devine-le, mais ne le demande pas!... Je continuai d'habiter cette infâme demeure jusqu'à ce que la vieillesse hideuse et prématurée eût imprimé ses rides sur mon front. Je me vis méprisée, insultée dans ces mêmes lieux où naguère tout obéissait à ma voix; forcée de borner la vengeance à laquelle j'avais donné un si vaste élan, à des efforts infructueux, à des intrigues secondaires, ou aux malédictions sans effet d'une rage impuissante; et condamnée à entendre, de la tour solitaire où je suis confinée, le bruit des orgies et des festins auxquels jadis je prenais part, ainsi que les cris et les gémissemens de nouvelles victimes de l'oppression.» «Ulrique, reprit Cedric avec sévérité, comment oses-tu, avec un coeur qui, je le crains bien, regrette encore la perte du prix honteux de tes crimes, comment oses-tu, dis-je, adresser la parole à un homme revêtu de la robe que je porte? Malheureuse! songe à ce que pourrait faire pour toi le saint roi Édouard, s'il était présent. Le royal confesseur était doué par le ciel du pouvoir de guérir les ulcères du corps, mais Dieu seul peut guérir la lèpre de l'âme.» «Ne te détourne pas de moi, prophète sévère, prophète de colère, s'écria-t-elle, mais dis-moi plutôt, si tu le peux, comment se termineront ces sentimens nouveaux qui sont nés dans ma solitude, et qui en sont le poison? Pourquoi des forfaits commis depuis long-temps viennent-ils se retracer à mon imagination avec une horreur nouvelle et insurmontable? Quel sort est préparé au delà du tombeau à celle dont le partage sur la terre a été une vie tellement misérable, que nulle expression ne pourrait la peindre? J'aimerais mieux appartenir à Woden, Hertha, à Zernebock, à Mesta et à Skogula, les dieux de nos ancêtres païens, que de souffrir par anticipation, et d'éprouver le supplice des terreurs qui troublent sans cesse mes jours et mes nuits.» «Je ne suis pas prêtre, reprit Cedric en se détournant avec dégoût de cette image déplorable de crime, de malheur et de désespoir; je ne suis pas prêtre, quoique j'en porte la robe sacrée.»--«Prêtre ou laïque, répondit Ulrique, tu es le premier que depuis vingt ans j'aie vu craignant Dieu et respectant les hommes; m'ordonnes-tu donc de m'abandonner au désespoir?»--«Je t'ordonne le repentir, dit Cedric; je t'exhorte à recourir à la prière et à la pénitence; peut-être alors obtiendras-tu miséricorde! Mais je ne puis ni ne veux rester plus long-temps avec toi.»--«Attends un moment encore, reprit Ulrique, fils de l'ami de mon père, ne me quitte pas ainsi, je t'en conjure, de peur que l'esprit du mal, qui a dirigé toute ma vie, ne me pousse à me venger de ton mépris et de ton insensibilité! Crois-tu que si Front-de-Boeuf trouvait Cedric le Saxon dans son château, sous ce déguisement, sa vie serait de longue durée? Déjà ses yeux se sont fixés sur toi, comme ceux du faucon sur sa proie.» «Quand bien même il me déchirerait les entrailles, jamais ma langue ne proférera une seule parole que mon coeur ne puisse avouer. Je mourrai en Saxon, fidèle à ma parole et au culte de la vérité; je t'ordonne de te retirer: ne me touche pas! La vue de Front-de-Boeuf lui-même me serait moins odieuse que celle d'une créature aussi avilie et aussi dégénérée que toi.» «Ce n'est que trop vrai, répondit Ulrique cessant de le retenir; poursuis ton chemin, et oublie, dans l'orgueil et l'arrogance de la vertu, que la misérable qui est devant toi est la fille de l'ami de ton père. Pars; si mes souffrances me séparent de l'espèce humaine, si je suis séparée de ceux dont j'avais droit d'attendre quelque protection, la vengeance ne me séparera pas d'eux! et je l'espère bien long-temps encore! Personne ne m'aidera, mais le bruit des actions que j'oserai entreprendre ira retentir aux oreilles de chacun. Adieu, ton mépris a rompu le dernier lien qui m'attachait encore à mes semblables, et ce lien était la pensée consolante que mes malheurs exciteraient la pitié de mes compatriotes.» «Ulrique, dit Cedric ému par cet appel, n'as-tu donc supporté la vie au milieu de tant de crimes et d'infortunes que pour céder au désespoir au moment que tes yeux dessillés s'ouvrent sur l'énormité de tes fautes, et lorsque le repentir et la pénitence devraient être ton unique occupation?» «Cedric, tu connais peu le coeur humain! tu ne sais pas que pour penser et agir comme je l'ai fait il faut porter jusqu'à la frénésie l'amour du plaisir, la soif de la vengeance et le désir orgueilleux du pouvoir; ces passions sont trop impétueuses, trop enivrantes, pour que l'âme, en s'y abandonnant, puisse conserver la faculté du repentir. Leur fureur est calmée depuis long-temps: la vieillesse n'a plus de plaisir; ses rides repoussantes n'ont aucune influence, et la vengeance elle-même expire au milieu des malédictions impuissantes! C'est alors que les remords et ses serpens font sentir au coeur coupable leurs piqûres empoisonnées! c'est alors que naissent les regrets du passé et le désespoir de l'avenir! c'est alors que, semblables aux démons de l'enfer, nous n'éprouvons que des remords, et jamais de repentir. Mais tes paroles ont réveillé en moi une nouvelle âme; comme tu l'as dit, tout est possible à ceux qui savent mourir! Tu m'as montré des moyens de vengeance: sois certain que je les saisirai. Cette passion terrible ne m'avait dominé jusqu'à présent que de concert avec d'autres passions rivales; désormais elle me possédera tout entière; et toi-même tu avoueras que, quelque criminelle qu'ait été la vie d'Ulrique, sa mort fut digne de la fille du noble Torquil. Des forces sont réunies autour de ce château impie, afin de l'assiéger; hâte-toi de te mettre à leur tête et de les disposer pour l'assaut; et lorsque tu verras un étendard rouge flotter au dessus de la tour et se tourner vers l'angle oriental du donjon, presse vivement les Normands: alors ils auront assez d'ouvrage dans l'intérieur; tu pourras escalader les murs en dépit de leurs flèches et de leurs arquebuses. Pars, je t'en supplie, suis ton destin, et laisse-moi suivre le mien.» Cedric aurait désiré quelques renseignemens plus positifs sur le dessein qu'elle annonçait d'une manière si obscure, mais la voix farouche de Front-de-Boeuf se fit entendre tout à coup: «À quoi s'amuse ce fainéant de prêtre? s'écria-t-il; par les coquilles de saint Jacques de Compostelle, j'en ferai un martyr s'il reste ici semant la trahison parmi mes gens!»--«Qu'une conscience bourrelée est un sinistre prophète! s'écria Ulrique; mais ne t'effraie pas, va rejoindre les tiens, pousse le cri de guerre des Saxons, qu'ils y répondent s'ils veulent par le chant belliqueux de Rollon, la vengeance répétera le refrain.» À ces mots elle disparut par une porte dérobée; et au même instant Réginald Front-de-Boeuf se présenta. Ce ne fut pas sans se faire violence que Cedric s'inclina devant l'orgueilleux baron qui lui rendit son salut par une légère inclination de tête. «Les pénitens, mon père, ont fait une longue confession, mais tant mieux pour eux, car c'est la dernière qu'ils feront. Les as-tu préparés à la mort?»--«Je les ai trouvés, répondit Cedric en mauvais français, dans les meilleures dispositions; ils s'attendent à tout depuis qu'ils ont appris en quel pouvoir ils sont tombés.»--«Si je ne me trompe, frère, reprit Front-de-Boeuf, il me semble que ton jargon sent diablement le saxon?»--«J'ai été élevé dans le couvent de saint Withold de Burton,» répondit Cedric.--«Tant pis, reprit le baron; il vaudrait mieux pour toi que tu fusses né Normand, ce qui conviendrait beaucoup mieux aussi à mes desseins; mais dans la conjoncture actuelle il n'y a pas de choix à faire. Ce couvent de saint Withold de Burton est un nid de hiboux digne d'être renversé. Le jour ne tardera pas à venir où le froc ne protégera pas plus le Saxon que la cotte de mailles.» «Que la volonté de Dieu soit faite!» dit Cedric d'une voix tremblante de colère, ce que Front-de-Boeuf attribua à la crainte.--«Tu rêves déjà, je le vois, que nos hommes d'armes sont dans ton réfectoire et dans ta cave. Mais j'ai un service à réclamer de ton saint ministère, consens à me le rendre; et, quel que soit le sort des autres, tu pourras dormir dans ta cellule aussi tranquillement qu'un limaçon dans sa coquille.»--«Donnez-moi vos ordres,» dit Cedric cherchant à déguiser son émotion.--«Eh bien, suis-moi par ce passage; je te ferai sortir par la poterne.» Et tout en marchant devant le moine supposé, Front-de-Boeuf l'instruisit du rôle dont il voulait qu'il se chargeât. «Tu vois d'ici ce troupeau de pourceaux saxons qui ont osé environner le château de Torquilstone. Dis-leur donc ce que tu voudras sur la faiblesse de cette forteresse, parle-leur de manière à les retenir ici pendant vingt-quatre heures, et porte en même temps ce message... Mais, attends, sais-tu lire, frère.» «Non, excepté le bréviaire, répondit Cedric; encore ne connais-je ses caractères sacrés que parce que je sais par coeur le service divin, grâce à Notre-Dame et à saint Withold.»--«Tu es justement le messager qu'il me faut; porte donc cette lettre au château de Philippe de Malvoisin; tu diras qu'elle est envoyée par moi, qu'elle est écrite par le templier Brian de Bois-Guilbert, et que je le prie de la faire passer à York avec toute la diligence qu'y peut mettre un cavalier bien monté. Dis-lui encore qu'il n'ait aucune inquiétude, qu'il nous trouvera frais et dispos derrière nos retranchemens. Ce serait une honte à nous de nous tenir cachés aux yeux d'une troupe de vagabonds qui sont disposés à fuir à l'aspect de nos étendards et au bruit de nos chevaux. Je te le répète, frère: imagine quelque tour de ta façon pour engager ces vauriens à conserver leur position jusqu'à l'arrivée de nos amis et de leurs lances. Ma vengeance est éveillée; elle ressemble à un faucon qui ne peut dormir qu'il ne se soit rassasié de sa proie.» «Par mon saint patron, s'écria Cedric avec plus de chaleur que n'en exigeait le caractère dont il était revêtu; par tous les saints qui ont vécu et qui sont morts en Angleterre, je vous obéirai! Pas un Saxon ne s'éloignera de ces murailles, si j'ai assez d'adresse et assez d'influence sur eux pour les retenir.»--«Vraiment, dit Front-de-Boeuf, tu changes de ton, sire moine, et tu parles avec autant de hardiesse et d'énergie que si ton coeur était disposé à tressaillir de joie à la vue du massacre du troupeau saxon, et pourtant tu es de la race de ces pourceaux.» Cedric n'était pas très versé dans l'art de la dissimulation, et il aurait eu besoin en ce moment de l'une des idées dont le cerveau fertile de Wamba était rempli. Mais la nécessité est mère de l'invention, dit un vieux proverbe, et il murmura quelques mots sous son capuchon, comme pour faire accroire à Front-de-Boeuf qu'il regardait les gens qui cernaient le château tels que des rebelles et des excommuniés. «De par Dieu! s'écria ce dernier, tu dis vrai: j'oubliais que les fripons peuvent détrousser un abbé aussi lestement que s'ils étaient nés de l'autre côté du détroit salé. N'est-ce pas le prieur de Saint-Yves qu'ils lièrent à un chêne et qu'ils forcèrent à chanter la messe, tandis qu'ils vidaient ses malles et ses valises? Mais non, de par Notre-Dame, ce tour fut joué par Gauthier-de-Middleton, un de nos compagnons d'armes; mais ce furent des Saxons qui pillèrent la chapelle de Saint-Bees, et qui lui volèrent ses vases, ses chandeliers et ses ciboires, n'est-ce pas vrai?» «Ce n'étaient pas des hommes craignant Dieu,» répondit Cedric.--«Ils burent, en outre, tout le vin et la bière qui étaient en réserve pour plus d'une orgie secrète, bien que vous prétendissiez, vous autres moines, n'être occupés que de vigiles, de jeûnes et de matines; prêtre, tu dois avoir fait voeu de tirer vengeance d'un tel sacrilége?»--«Oui, j'ai fait voeu de vengeance, murmura Cedric, j'en atteste Saint-Withold.» Front-de-Boeuf arriva en ce moment à la poterne, où, après avoir traversé le fossé sur une simple planche, ils atteignirent une petite redoute ou défense extérieure qui donnait sur la campagne par une porte de sortie bien défendue. «Pars donc, lui dit Front-de-Boeuf, et, si tu remplis exactement mes intentions et que tu reviennes ensuite ici, tu y trouveras de la chair de Saxon à meilleur marché que ne le fut jamais la chair de chien dans les boucheries de Sheffield. Écoute encore, tu me parais un joyeux confesseur, un bon vivant, reviens après l'assaut, et tu auras autant de Malvoisin qu'il en faudrait pour désaltérer tout un couvent.» «Assurément, nous nous reverrons,» répondit Cedric.--«En attendant, prends ceci,» continua le Normand; et au moment où Cedric franchissait le seuil de la poterne, il lui mit dans la main un besant d'or, et il ajouta: «Souviens-toi que je t'arracherai ton froc et ta peau si tu échoues dans ton entreprise.»--«Tu seras libre de faire l'un et l'autre, répondit Cedric en s'éloignant de la poterne et s'élançant avec joie dans la campagne, si, lorsque nous nous reverrons, je ne mérite pas quelque chose de mieux encore de ta main.» Se retournant alors vers le château dont il s'éloignait, il jeta au donneur le besant d'or: «Astucieux Normand, s'écria-t-il, puisse ton argent périr avec toi!» Front-de-Boeuf n'entendit qu'imparfaitement ces paroles, mais l'action lui parut très suspecte: «Archers, s'écria-t-il aux sentinelles qui gardaient les murailles, envoyez une flèche dans le froc de ce moine; mais, attendez, reprit-il quand il les vit bander leurs arcs, ce serait peut-être agir inconsidérément; il faut nous fier à lui à défaut de meilleur moyen: au pis aller, ne puis-je pas traiter avec ces chiens de Saxons que je tiens ici au chenil? Holà! geôlier Gilles, qu'on m'amène Cedric de Rotherwood et cet autre butor qui est avec lui, ce malotru de Coningsburgh, qu'ils nomment Athelstane, je crois. Ces noms sont si durs pour la langue d'un chevalier normand, qu'ils laissent un goût de lard dans la bouche. Préparez-moi un flacon de vin, afin que, comme dit joyeusement le prince Jean, je puisse me la laver et me la rincer; portez-le dans la salle d'armes, et conduisez-y ces prisonniers.» Ses ordres furent exécutés à l'instant, et lorsqu'il entra dans cette salle gothique ornée des dépouilles obtenues par sa valeur et celle de son père, il trouva sur une table massive de chêne un flacon de vin; puis il aperçut deux prisonniers saxons gardés par quatre de ses gens. Front-de-Boeuf, après avoir bu une longue rasade, examina ses deux captifs. Il était très peu familiarisé avec les traits de Cedric, qu'il n'avait vu que rarement, et qui évitait soigneusement toute communication avec ses voisins normands; or, il n'est pas étonnant que le soin avec lequel Wamba s'efforça de se cacher le visage avec son bonnet, le changement de costume, et l'obscurité de la salle, furent cause que Front-de-Boeuf ne s'aperçut pas que celui des prisonniers auquel il attachait le plus d'importance s'était évadé. «Braves Anglais, leur dit-il, comment trouvez-vous que vous êtes traités à Torquilstone? Savez-vous le châtiment que méritent les railleries insolentes et présomptueuses[10] que vous vous êtes permises à la fête d'un prince de la maison d'Anjou? Avez-vous oublié comment vous avez répondu à l'hospitalité si peu méritée que vous avez reçue du prince royal Jean? De par Dieu et saint Denis, si vous ne payez pas une énorme rançon, je vous ferai pendre par les pieds aux barreaux de fer de ces fenêtres, jusqu'à ce que les corbeaux et les vautours aient fait de vous deux squelettes. Parlez donc, chiens de Saxons, que m'offrez-vous pour racheter vos misérables vies? Vous, sire de Rotherwood, que me donnerez-vous?» Note 10: Le texte emploie les deux mots _surquedy_ et _outre-cuidance_, qui ont pour synonymes _insolence_ et _présomption_. A. M. «Pas une obole, répondit Wamba; quant à me pendre par les pieds, on prétend que mon cerveau est bouleversé depuis le premier moment où on m'attacha le béguin autour de la tête, et il est possible qu'en me tournant sens dessus dessous il se rétablisse dans l'ordre naturel.» «Sainte Geneviève! s'écria Front-de-Boeuf, que veut dire un pareil langage?» Et du revers de sa main il fit tomber le bonnet de Cedric de la tête du bouffon, et ouvrant le col de son manteau, il reconnut le collier de cuivre, marque évidente de sa servitude. «Gilles, Clément, chiens de vassaux! s'écria le Normand furieux, qui m'avez-vous amené ici?»--«Je crois que je pourrai vous l'apprendre, dit de Bracy qui entrait en ce moment, c'est le fou de Cedric; celui qui, dans une escarmouche avec Isaac de York, montra tant de valeur, au sujet d'une dispute sur la préséance.» «Eh bien, je me charge d'arranger ce différent, reprit Front-de-Boeuf; ils seront pendus au même gibet, à moins que son maître et ce verrat de Coningsburgh ne rachètent leur vie à un bien haut prix. Leur fortune entière est le moins qu'ils puissent donner, il faut en outre qu'ils fassent retirer ce guêpier de Saxons qui entourent le château, qu'ils renoncent à leurs prétendus priviléges, et qu'ils se reconnaissent comme nos serfs et vassaux; trop heureux si dans le nouveau monde qui va commencer, nous leur laissons le droit de respirer. Allez, dit-il à deux de ses gens, allez me chercher le véritable Cedric; pour cette fois je vous pardonne votre erreur d'autant plus volontiers que vous n'avez fait que prendre un fou pour un Saxon franklin.»--«Oui, dit Wamba, votre excellence chevaleresque pourra bien trouver ici plus de fous que de franklins.»--«Que veut dire ce fripon?» demanda Front-de-Boeuf à ceux qui le gardaient, et qui répondirent avec une sorte de répugnance et d'hésitation, que si celui-ci n'était pas Cedric, ils ignoraient ce qu'il était devenu. «De par tous les saints du paradis! s'écria de Bracy, il faut qu'il se soit échappé sous les habits du moine!»--«Esprits d'enfer! répéta Front-de-Boeuf, c'était donc le verrat de Rotherwood que j'ai conduit à la poterne et que j'ai mis dehors de ma propre main. Et toi, dit-il à Wamba, toi dont la folie a surpassé la folie d'idiots plus idiots que toi, je te donnerai les saints ordres, et je te ferai tonsurer; holà! qu'on lui arrache la peau du crâne, et qu'on le précipite la tête la première du haut des murailles. Ton métier est de plaisanter, plaisante donc maintenant.» «Vous me traitez bien mieux que vous ne me l'aviez promis, noble chevalier, repartit le pauvre Wamba, dont le goût pour la bouffonnerie ne pouvait être surmonté, même dans la perspective d'une mort prochaine: en me donnant la calotte rouge dont vous parlez, vous ferez de moi un cardinal, de simple moine que j'étais.»--«Le pauvre diable, dit de Bracy, veut mourir fidèle à sa vocation. Front-de-Boeuf, de grâce, épargnez sa vie, donnez-le moi, je vous le demande pour divertir mes compagnies franches. Qu'en dis-tu, fripon? veux-tu m'appartenir et venir à la guerre avec moi?»--Oui, vraiment, avec la permission de mon maître, car voyez-vous, dit Wamba en montrant le collier qu'il portait, je ne puis quitter ceci sans son consentement.»--«Oh! une lime normande aura bientôt scié le collier d'un Saxon, répondit de Bracy.» «Vraiment, noble sire? reprit le bouffon: de là vient donc le proverbe: scie normande sur le chêne saxon, joug normand sur le cou saxon, cuiller normande sur le plat saxon; et l'Angleterre gouvernée selon la volonté des normands; et toute la joie de l'Angleterre ne reparaîtra que lorsqu'elle sera délivrée de ces quatre maux.» «Tu as réellement beau jeu, de Bracy, dit Front-de-Boeuf, de t'amuser à écouter les sornettes de ce fou, quand notre ruine se prépare. Ne vois-tu pas que nous sommes dupés, et que notre projet de communication avec nos amis du dehors vient d'échouer par les ruses de ce bouffon bariolé dont tu es si jaloux de le montrer le protecteur? Qu'avons-nous à attendre désormais, si ce n'est un assaut prochain?»--«Aux murailles! aux murailles! s'écria de Bracy, m'as-tu jamais vu plus grave au moment du combat? Qu'on appelle le templier, et qu'il défende sa vie avec la moitié du courage qu'il a montré à défendre son ordre: viens toi-même faire voir ta taille de géant sur les murailles; sois tranquille, de mon coté, je n'épargnerai rien; tu peux compter qu'il sera aussi facile aux Saxons d'escalader ces murs que les tours de Torquilstone. Mais au surplus, si vous voulez entrer en arrangement avec ces vauriens, pourquoi n'emploiriez-vous pas la médiation de ce digne franklin, qui paraît depuis quelques instans contempler avec envie ce flacon de vin? Tiens, Saxon, continua-t-il en s'adressant à Athelstane, et en lui présentant une coupe pleine; rince ton gosier avec cette noble liqueur, et réveille ton âme engourdie, afin de nous dire quelle rançon tu nous offres pour ta liberté.»--«Ce qu'un homme d'honneur peut donner, répondit Athelstane, mille marcs d'argent, pour moi et mes compagnons.»--«Et nous garantis-tu la retraite de ce rebut de l'humanité qui cerne le château, contre tout respect pour les lois de Dieu et du roi?» demanda encore Front-de-Boeuf. «Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour cela, répondit Athelstane; je les déterminerai à se retirer, et je ne doute pas que le noble Cedric ne veuille bien me seconder.» «Nous consentons donc à t'accorder la liberté, dit Front de-Boeuf; toi et les tiens seront libres, et la paix régnera de part et d'autre, au moyen de mille marcs d'argent que tu paieras. C'est une rançon bien misérable, Saxon, et tu me dois de la reconnaissance des conditions modérées auxquelles je consens à l'échange de vos personnes. Mais fais attention que ce traité ne concerne nullement le juif Isaac.»--«Ni la fille du juif,» dit le templier qui venait d'entrer. «Ni la suite du Saxon Cedric,» ajouta Front-de-Boeuf. «Je serais indigne du nom de chrétien, si je désirais comprendre dans ce traité les incrédules que vous venez de nommer,» reprit Athelstane. «Ajoutez encore qu'il ne concerne pas non plus lady Rowena, ajouta de Bracy; il ne sera jamais dit que je me serai laissé dépouiller d'une aussi belle conquête sans avoir rompu une lance pour elle.» «Et de plus, reprit Front-de-Boeuf, notre traité ne regarde point encore ce misérable bouffon que je garde pour qu'il serve d'exemple à tous les coquins comme lui qui voudraient appliquer leurs bouffonneries aux choses importantes.»--«Lady Rowena, répondit Athelstane d'un ton ferme et assuré, est ma fiancée; je me ferais écarteler par des chevaux indomptés, plutôt que de consentir à me séparer d'elle. Quant au serf Wamba, il a sauvé aujourd'hui la vie de son maître, et je perdrais la mienne plutôt que de souffrir qu'on fît tomber un cheveu de sa tête.»--«Ta fiancée? s'écria de Bracy; lady Rowena, la fiancée d'un vassal tel que toi! Saxon, tu rêves sans doute que tes sept royaumes subsistent encore; mais je te le dis: les princes de la maison d'Anjou ne donnent pas leurs pupilles à des hommes d'un lignage semblable au tien.» «Mon lignage, orgueilleux Normand, descend d'une source plus ancienne et plus pure que celle d'un mendiant français qui ne vit qu'au prix du sang d'une troupe de brigands rassemblés sous son misérable étendard. Mes ancêtres furent des rois braves à la guerre, sages au conseil, qui chaque jour nourrissaient dans les vastes salles de leurs palais plus de centaines de vassaux que tu ne peux compter d'individus à ta suite. Leurs noms, leur renommée, ont été célébrés par les ménestrels; leurs institutions conservées dans le Wittenagemots, leurs dépouilles mortelles ont été accompagnées à leur dernière demeure par les prières des saints, et des monastères ont été fondés sur leurs tombeaux.» «Tu as ce que tu cherchais, de Bracy, dit Front-de-Boeuf satisfait de l'humiliation que son compagnon venait de recevoir; le Saxon a frappé...»--«Aussi juste qu'un Saxon peut frapper, répondit de Bracy avec un air d'insouciance, lorsqu'après lui avoir enchaîné les mains on veut bien lui laisser le libre usage de sa langue. Mais la volubilité de ta rodomontade, ajouta-t-il en s'adressant à Athelstane, n'obtiendra pas la liberté de lady Rowena.» Athelstane, qui avait déjà parlé beaucoup plus longuement qu'il n'avait coutume de le faire sur quelque sujet que ce fût, et quelque intérêt qu'il y prît, ne fit aucune réponse. La conversation fut interrompue par l'arrivée d'un valet qui annonça qu'un moine se présentait à la poterne en demandant à être admis. «Au nom de saint Bonnet, prince de tous ces mendians désoeuvrés, dit Front-de-Boeuf, est-ce un véritable moine pour cette fois, ou un autre imposteur? Esclaves, qu'on le fouille; et si vous vous laissez duper une seconde fois, je vous ferai arracher les yeux et mettre en place des charbons ardens.» «Que j'endure tout l'excès de votre colère, monseigneur, dit Gilles, si celui-ci n'est pas un vrai moine. Votre écuyer Jocelyn le connaît bien; il vous certifiera que c'est le frère Ambroise, moine de la suite du prieur de Jorvaulx.»--«Alors, qu'il soit introduit, reprit Front-de-Boeuf; probablement il nous apporte des nouvelles de son joyeux maître. Le diable et les prêtres sont sans doute en vacances, puisqu'ils courent ainsi le pays. Qu'on éloigne ces prisonniers; et toi, Saxon, songe à ce que tu as entendu.» «Je réclame, dit Athelstane, une captivité honorable, et je demande à être logé et traité selon mon rang et comme il convient à un homme qui offre une pareille rançon. De plus, je somme celui qui se croit le plus brave parmi nous, de me rendre raison corps à corps de l'attentat commis contre ma liberté. Ce défi t'a déjà été porté de ma part par ton écuyer tranchant; tu n'en as tenu aucun compte, tu dois donc y répondre: voici mon gant.»--«Je n'accepte point le défi de mon prisonnier, répondit Front-de-Boeuf; et Maurice de Bracy ne l'acceptera pas non plus. Gilles, continua-t-il, suspends le gant de ce franklin sur une des cornes de ce bois de cerf qui est là-bas; il y restera jusqu'à ce que son maître soit remis en liberté. S'il a l'audace de le demander et d'affirmer qu'il a été fait mon prisonnier illégalement, je jure par le baudrier de saint Christophe qu'il trouvera un homme qui n'a jamais refusé de se trouver face à face d'un ennemi à pied ou à cheval, seul ou à la tête de ses vassaux.» On éloigna les prisonniers saxons, et au même moment on introduisit le moine Ambroise, qui portait sur ses traits toutes les marques d'un trouble extrême. «Voilà, ma foi, le véritable _pax vobiscum_, dit Wamba en passant près des frères; les autres n'étant que de la fausse monnaie,»--«Sainte mère de Dieu! s'écria le moine en s'adressant aux chevaliers, je suis enfin en sûreté et sous la garde de chrétiens respectables.»--«Oui, tu es en sûreté, répondit de Bracy; et quant aux chrétiens, tu vois devant toi le vaillant baron Réginald Front-de-Boeuf, qui a les juifs en horreur, et le brave templier Brian de Bois-Guilbert, dont le métier est de tuer des Sarrasins. Si à de tels signes tu ne reconnais pas là de bons chrétiens, je n'en connais aucun qui en porte de plus authentiques.» «Vous êtes amis et alliés de notre révérend père en Dieu Aymer, prieur de Jorvaulx, reprit le moine sans faire attention au ton dont la réplique de de Bracy avait été faite; vous lui devez secours et protection, comme chevaliers et frères en Dieu; car, comme dit le bienheureux saint Augustin dans son traité _De civitate Dei_....»--«Que le diable dise ce qu'il voudra, interrompit Front-de-Boeuf, que dis-tu, toi, messire prêtre? nous n'avons pas le temps d'écouter les citations des saints pères.» «_Sancta Maria!_ dit le saint père en poussant un soupir, comme ces profanes laïques sont prompts à se mettre en courroux! Mais enfin, braves chevaliers, sachez que certains brigands, qui ne respirent que le crime, abjurant toute crainte de Dieu et tout respect pour son église, et sans égard pour la bulle du saint siége, qui commence par: _Si quis, suadente diabolo_...»--«Frère prêtre, dit le templier, nous savons, ou nous devinons tout cela; mais dis-nous tout simplement si ton maître le prieur est prisonnier, et de qui?» «Oui, sans doute, répondit Ambroise; il est entre les mains des brigands qui infestent ces forets, enfans de Bélial et contempteurs du texte sacré qui dit: «Ne touchez pas à mes oints, et ne faites point de mal à mes prophètes.»--«Voici une nouvelle occasion de faire usage de nos épées, chevaliers, dit Front-de-Boeuf en s'adressant à ses compagnons, et qui tournera à notre avantage. Ainsi donc, le prieur de Jorvaulx, au lieu de nous envoyer du secours, nous en fait demander pour lui-même. Reposez-vous donc sur ces saints fainéans, au moment où le danger est le plus pressant! Allons, voyons, prêtre; parle, et dis-nous vite, ce que ton maître attend de nous.» «Sous votre bon plaisir, dit Ambroise, des mains sacriléges ont été portées sur mon révérendissime supérieur, au mépris des saintes ordonnances que je viens de citer, et les enfans de Bélial, après avoir pillé ses malles et ses valises, et en avoir enlevé deux cents marcs d'or pur, lui demandèrent en outre une somme considérable dont le paiement peut seul lui procurer la liberté. C'est pourquoi le révérend père en Dieu vous prie, comme ses amis les plus chers, de le délivrer de sa captivité, soit en payant la rançon exigée, soit en employant la force des armes, ainsi que vous aviserez.» «Que le prieur s'adresse au diable pour en être secouru, dit Front-de-Boeuf. Il faut qu'il ait fait une forte libation ce matin. Où ton maître a-t-il trouvé qu'un baron normand ait jamais dénoué les cordons de sa bourse pour venir au secours d'un homme d'église, dont les sacs sont dix fois plus remplis et plus pesans? Et comment pouvons-nous lui prêter nos bras et notre valeur, nous qui sommes enfermés ici et arrêtés par des troupes dix fois plus nombreuses que les nôtres, et qui devons nous attendre à être attaqués d'un moment à l'autre?»--«C'est ce que j'allais vous dire, répliqua le moine; mais vous ne m'en avez pas donné le temps; et d'ailleurs, je suis vieux, et la vue de ces scélérats de proscrits trouble la tête d'un homme de mon âge. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'ils sont occupés à établir un camp et à construire des ouvrages destinés à l'attaque de ce château.»--«Vite sur les remparts, dit de Bracy; voyons ce que font ces misérables;» et en parlant ainsi il ouvrit une fenêtre garnie de treillage, qui conduisait à une espèce de terrasse et de balcon en saillie, puis se mit aussitôt à crier aux personnes qui étaient dans l'appartement: «Par saint Denis, le vieux moine a dit vrai; les voilà qui apportent des mantelets et des pavois[11] et l'on voit sur la lisière du bois les archers se formant en troupe semblable à un nuage noir précurseur de la grêle.» Note 11: Le mantelet était une machine composée de madriers recouverts de planches, que l'on faisait avancer devant soi, dans l'attaque des places, pour se mettre à couvert des traits des assiégés. Le pavois était une espèce de grand bouclier qui couvrait toute la personne. A. M. Réginald Front-de-Boeuf jeta aussi un regard sur la campagne, et aussitôt, saisissant son cor, il en tira un son éclatant et prolongé, et donna l'ordre à ses gens de se rendre à leurs postes sur les remparts. «De Bracy, s'écria-t-il, veille sur la partie de l'est, où les murs sont le moins élevés. Noble Bois-Guilbert, le métier des armes, que tu exerces depuis long-temps, a dû te rendre parfait dans l'art de l'attaque et de la défense des places; charge-toi de la partie de l'ouest; moi, je vais me porter à la barbacane. Au reste, mes nobles amis, vous ne devez pas vous borner à défendre un seul point; nous devons aujourd'hui nous trouver partout, nous multiplier pour ainsi dire, de manière à porter par notre présence du secours et du renfort partout où l'attaque sera la plus chaude. Nous sommes peu nombreux, il est vrai; mais l'activité et la valeur peuvent y suppléer, car enfin nous n'avons affaire qu'à de misérables paysans.» «Mais, nobles chevaliers, s'écria le père Ambroise au milieu du tumulte et de la confusion occasionnés par les préparatifs de défense, aucun de vous ne voudra-t-il écouter la pétition du révérend père en Dieu Aymer, prieur de Jorvaulx? Noble sire Réginald, écoute-moi, je t'en supplie.» «Va marmotter tes pétitions au ciel, répondit le féroce Normand, car pour nous, qui sommes sur la terre, nous n'avons pas le temps de les entendre. Holà! Anselme! veille à ce que nous ayons de la poix et de l'huile bouillantes, pour en arroser les têtes de ces traîtres audacieux. Il faut aussi que les arbalétriers soient bien pourvus de carreaux[12]. Que l'on arbore ma bannière à tête de taureau; ces misérables verront bientôt à qui ils auront affaire aujourd'hui. Note 12: Le carreau était le trait particulier à l'arbalète, comme la flèche était celui que l'on décochait avec l'arc. A. M. «Mais, noble seigneur, reprit le moine s'efforçant d'attirer l'attention, considère mon voeu d'obéissance, et permets-moi de m'acquitter entièrement du message de mon supérieur.» «Qu'on me débarrasse de cet ennuyeux radoteur, dit Front-de-Boeuf; qu'on l'enferme dans la chapelle, pour y débiter son chapelet jusqu'à la fin de cette échauffourée. Ce sera une nouveauté pour les saints de Torquilstone que d'entendre des _pater_ et des _ave_; ce sera, je crois, la première fois qu'ils auront été ainsi honorés depuis leur sortie de l'atelier du sculpteur.» «Ne blasphème point les saints, sire Réginald, dit de Bracy, nous aurons besoin de leur assistance aujourd'hui, avant que nous ayons forcé cette troupe de brigands à se débander.» «Je n'en attends pas grand secours, répondit Front-de-Boeuf, à moins que nous ne les précipitions du haut des murailles sur les têtes de ces coquins. Il y a là-bas un énorme saint Christophe, qui ne sert à rien, et qui suffirait lui seul à renverser toute une compagnie.» Pendant ce temps-là, le templier avait observé les travaux des assiégeans avec un peu plus d'attention que le brutal Front-de-Boeuf, ou son étourdi compagnon. «Par l'ordre dont je fais partie, dit-il, ces gens-ci s'approchent de la place avec une plus grand connaissance de la tactique militaire, de quelque part qu'elle leur vienne, que je ne m'y serais attendu. Voyez avec quelle adresse ils profitent du moindre abri que leur offre un arbre ou un buisson, et évitent de s'exposer aux traits de nos arbalétriers? Je n'aperçois chez eux ni bannière, ni étendard, et néanmoins je gagerais ma chaîne d'or qu'ils sont commandés par quelque noble chevalier, ou quelque personnage exercé au métier de la guerre.» «Je l'aperçois, dit de Bracy, je vois flotter le panache, et briller l'armure d'un chevalier. Voyez là-bas cet homme d'une taille élevée, qui porte une cotte de mailles de couleur noire, et qui est occupé à former les derniers rangs de sa troupe de bandits. Par saint Denis! je crois que c'est justement celui que nous appelions le _Noir-Fainéant_, le même qui te fit vider les arçons au tournoi d'Ashby.» «Tant mieux, dit Front-de-Boeuf; il vient sans doute ici pour me donner ma revanche. C'est probablement quelque rustaud, un homme de rien, puisqu'il n'osa s'arrêter pour faire valoir ses droits au prix du tournoi, dont il n'était redevable qu'au hasard. Je l'aurais vainement cherché dans les lieux où les chevaliers et les nobles cherchent leurs ennemis, et je suis vraiment charmé qu'il se montre ici au milieu de cette canaille.» L'approche de l'ennemi qui paraissait devoir être très prochaine mit fin à la conversation. Chacun des chevaliers se rendit à son poste, à la tête de la petite troupe qu'il avait pu rassembler; et bien que le nombre des assiégés fût insuffisant pour la défense générale des murailles, néanmoins on attendit avec calme et courage l'assaut dont on était menacé. CHAPITRE XXVIII. «Et cependant cette race errante, qui n'a plus de patrie, qui se trouve séparée du reste des nations, se vante de posséder et possède en effet la connaissance des sciences humaines. Les mers, les forêts, les déserts qu'ils parcourent, leur ouvrent leurs trésors secrets; et des herbes, des fleurs, des plantes qui paraissent indignes à la vue, cueillies par eux, développent des vertus auxquelles on n'avait jamais songé.» _Le Juif de Malte_. Notre histoire doit rétrograder de quelques pages, afin que nous informions le lecteur de quelques événemens qu'il lui importe de connaître pour bien entendre le reste de cette narration. Sa propre intelligence lui aura sans doute fait soupçonner d'avance que, lorsque Ivanhoe fut tombé et qu'il semblait abandonné de l'univers entier, ce fut Rébecca qui, à force de prières et d'importunités, obtint de son père de faire transporter le jeune et brave guerrier du lieu du tournoi à la maison que pour le moment le juif habitait dans un des faubourgs d'Ashby. En toute autre circonstance, il n'aurait pas été difficile de décider Isaac à cette démarche, car il était d'un caractère bon et reconnaissant; mais il avait aussi les préjugés et les timides scrupules de sa nation persécutée, et il s'agissait de les vaincre. «Saint Abraham! s'écria-t-il, c'est un brave jeune homme, et mon coeur se fend à la vue du sang qui coule sur son hoqueton richement brodé et sur son corselet d'un ouvrage précieux; mais le transporter dans notre maison, jeune fille, as-tu bien réfléchi? C'est un chrétien, et notre loi nous défend d'avoir aucun rapport avec l'étranger et le gentil, excepté pour l'intérêt de notre commerce.» «Ce n'est pas ainsi qu'il faut parler, mon cher papa, répondit Rébecca; sans doute nous ne devons pas nous mêler avec eux dans les banquets et dans les plaisirs; mais lorsqu'il est blessé, lorsqu'il est malheureux, le gentil devient le frère du juif.»--«Je voudrais bien, répliqua Isaac, connaître l'opinion du rabbin Jacob-Ben-Tadela sur ce point... Mais enfin il ne faut pas laisser périr ce jeune homme par la perte de tout son sang. Que Seth et Reuben le portent à Ashby.»--«Il vaut bien mieux, dit Rébecca, le placer dans ma litière; je monterai sur l'un des palefrois.»--«Ce serait t'exposer aux regards indiscrets de ces maudits enfans[13] d'Ismaël et d'Edom, reprit Isaac à voix basse, en jetant un coup d'oeil de méfiance sur la foule de chevaliers et d'écuyers voisins. Mais déjà Rébecca s'occupait de l'exécution de son oeuvre de charité, sans écouter ce que lui disait son père, jusqu'à ce qu'enfin celui-ci, la tirant par sa mante, s'écria de nouveau d'une voix émue: «Mais, par la barbe d'Aaron! si le jeune homme vient à mourir, s'il meurt dans notre maison, ne dira-t-on pas que nous sommes coupables de sa mort, et ne serons-nous pas mis en pièces par la multitude?» Note 13: Le texte dit _dogs_, chiens; un équivalent nous a semblé préférable. A. M. «Il ne mourra pas, mon cher père, répondit Rébecca en se dégageant doucement de la main d'Isaac; il ne mourra pas, à moins que nous ne l'abandonnions, et ce serait alors que nous serions véritablement responsables de sa mort, non seulement devant les hommes, mais devant Dieu.»--«Il est certain, dit Isaac en laissant aller sa fille, que je suis aussi peiné à la vue des gouttes de sang sortant de sa blessure, que je le serais à la vue d'autant de besans d'or s'échappant de ma bourse. Je sais d'ailleurs que les leçons de Miriam, fille du rabbin Manassé, de Byzance, dont l'âme repose en paradis, l'ont rendue habile dans l'art de guérir, et que tu connais la vertu des plantes et des élixirs. Fais donc ce que ton coeur te dictera; tu es une bonne fille, une bénédiction, une couronne et un cantique d'allégresse pour moi et pour ma maison, et pour le peuple de mes pères.» Toutefois, les craintes d'Isaac n'étaient pas mal fondées, et la bienveillante reconnaissance de sa fille l'exposa, à son retour à Ashby, aux regards criminels de Brian de Bois-Guilbert. Le templier passa et repassa deux fois devant eux sur la route, fixant des yeux ardens et licencieux sur la belle juive; et nous avons déjà vu quelles furent les conséquences de l'admiration que ses charmes excitèrent lorsque le hasard la fit tomber en la puissance de ce voluptueux dépourvu de tout principe de moralité. Rébecca ne perdit pas de temps à faire transporter le malade dans son habitation temporaire, et aussitôt se mit à examiner ses blessures et à les panser de ses propres mains. Le plus jeune lecteur de romans et de ballades se rappellera sans doute que, dans les siècles d'ignorance, comme on les appelle, il arrivait souvent que les femmes étaient initiées dans les mystères de la chirurgie, et que souvent aussi le preux chevalier confiait la guérison de ses blessures aux mains de celle dont les yeux en avaient fait une plus profonde à son coeur. Mais les juifs de l'un et de l'autre sexe possédaient et exerçaient la science de la médecine dans toutes ses branches: aussi arrivait-il souvent que les monarques et les barons qui, à cette époque, étaient tout-puissans, lorsqu'ils étaient blessés, ou simplement malades, se confiaient aux soins de quelques personnes expérimentées parmi cette nation méprisée. C'était, il est vrai, une opinion généralement répandue chez les chrétiens, que les rabbins juifs étaient profondément versés dans les sciences occultes, et particulièrement dans l'art cabalistique, lequel tirait son nom et son origine des études des sages d'Israël; mais toutes ces idées n'empêchaient pas les malades de recourir à eux avec le plus grand empressement. De leur côté, les rabbins ne disconvenaient point qu'ils ne fussent en possession de connaissances surnaturelles; et cette sorte d'aveu ou de désaveu, de leur part, n'ajoutait rien à la haine, déjà portée au plus haut point, que l'on avait pour leur nation; tandis que, d'un autre côté, elle diminuait le mépris qui se mêlait à cette malveillance. Il est d'ailleurs probable, si l'on considère les cures merveilleuses qu'on leur attribue, que les juifs étaient en possession de certains secrets qui leur étaient particuliers, et que, poussés par cet esprit d'exclusion, par le sentiment de cette barrière de séparation que la non-conformité de croyances mettait entre eux et les chrétiens, ils prenaient le plus grand soin de cacher à ces derniers. La belle Rébecca avait été élevée avec le plus grand soin dans toute la science particulière à sa nation, et son esprit actif, studieux, plein de sagacité, avait retenu, combiné et perfectionné ses premières notions au delà de ce qu'on aurait pu attendre de son âge, de son sexe et même du siècle dans lequel elle vivait. Ces premières notions lui avaient été données par une juive très avancée en âge, fille d'un des plus célèbres docteurs de la nation, qui avait pour Rébecca toute l'affection d'une mère, et qu'on croyait lui avoir communiqué les secrets qu'elle avait reçus de son père dans les mêmes temps et dans les mêmes circonstances. Miriam avait éprouvé le sort de tant d'autres victimes du fanatisme, mais ses secrets n'avaient point péri avec elle; ils se retrouvaient en la possession de son intelligente élève. Également distinguée par ses connaissances et par sa beauté, Rébecca était universellement révérée et admirée par sa propre nation, qui la regardait presque comme une de ces femmes privilégiées dont il est fait mention dans les livres saints. Son père lui-même, par vénération pour ses talens, mais plus encore par l'extrême affection qu'il avait pour elle, accordait à sa fille plus de liberté que n'en donnaient aux personnes de son sexe les habitudes de sa nation; et, comme nous venons de le voir, se laissait souvent guider par son opinion, même lorsqu'elle contrariait la sienne. Lorsque Ivanhoe arriva à la demeure d'Isaac, il était encore dans un état d'insensibilité occasionné par la grande perte de sang qu'il avait faite en son combat au tournoi. Rébecca examina la blessure; et après y avoir appliqué les vulnéraires que son art lui prescrivait, elle dit à son père que, si l'on pouvait empêcher la fièvre de se déclarer, ce dont elle ne doutait nullement, vu la perte considérable de sang, et si le baume de Miriam n'avait rien perdu de sa vertu, il n'y avait rien à craindre pour la vie du malade, qui pourrait très bien se mettre en route avec eux, le lendemain, pour aller à York. Isaac ne parut pas fort satisfait de cette déclaration; sa charité se serait volontiers arrêtée tout court à Ashby; tout au plus il aurait laissé son hôte blessé pour être soigné dans la maison qu'il habitait alors, en se rendant responsable envers le propriétaire Israélite du paiement de tous les frais; mais Rébecca s'opposa à ce dessein, et allégua plusieurs raisons, dont nous ne rapporterons que les deux suivantes, qu'Isaac regarda comme particulièrement importantes. La première fut qu'elle ne voulait, sous aucun prétexte, remettre la fiole qui contenait son baume précieux aux mains d'aucun médecin, fût-il même de sa propre nation, de crainte que le secret mystérieux de sa composition ne vînt à être découvert; la seconde, que ce chevalier blessé, Wilfrid d'Ivanhoe, était l'intime favori de Richard Coeur-de-Lion, et que si ce monarque revenait, Isaac, qui avait fourni à son frère Jean de fortes sommes d'argent pour l'aider à accomplir ses projets de révolte, aurait besoin d'un protecteur puissant qui jouirait de la plus haute faveur auprès de Richard. «Il n'y a rien, ma fille, dans tout cela qui ne soit vrai, dit Isaac cédant à la force de ses raisonnemens; ce serait offenser le ciel que de trahir les secrets de la bienheureuse Miriam; le bien que le ciel nous accorde ne doit pas être indiscrètement prodigué à ceux qui nous entourent, que ce soit des talens d'or, des cicles d'argent, ou bien les mystères secrets d'un sage médecin. Tu as raison, ils doivent être soigneusement laissés en la possession de ceux à qui la Providence a daigné les révéler; et quant à celui que les Nazaréens d'Angleterre appellent Coeur-de-Lion, assurément il vaudrait mieux pour moi tomber sous les griffes d'un énorme lion d'Idumée, que sous les siennes, s'il vient à acquérir des preuves de mes rapports avec son frère. Ainsi donc je prête l'oreille à tes conseils, et ce jeune homme voyagera avec nous jusqu'à ce que ses blessures soient guéries; et si l'homme au coeur de lion revient sur cette terre, ainsi qu'on l'annonce en ce moment, alors ce Wilfrid d'Ivanhoe sera pour moi un mur de défense, lorsque le coeur du roi sera enflammé de courroux contre ton père; et s'il ne revient pas, ce Wilfrid pourra encore nous rembourser nos frais lorsqu'il aura gagné des trésors par la force de sa lance ou à la pointe de son épée, comme il a fait hier et aujourd'hui; car ce chevalier est un bon et brave jeune homme, qui est exact au jour qu'il a fixé, qui rend ce qu'il a emprunté, et qui secourt l'Israélite; oui, le fils de la maison de mon père, lorsqu'il le voit entouré de voleurs puissans et des enfans de Bélial.» Ce ne fut que vers la fin de la soirée qu'Ivanhoe reprit assez de connaissance pour juger de sa position. Il sortit d'un assoupissement souvent interrompu, l'âme encore en proie aux impressions confuses qui sont naturellement la suite d'un état d'insensibilité. Pendant quelque temps, il lui fut impossible de retracer à son esprit les circonstances qui avaient précédé sa chute dans la lice, ni d'établir aucune liaison suivie des événements auxquels il avait pris part la veille. Des impressions confuses de ses blessures et de quelques chagrins, outre son état de faiblesse et d'épuisement, se mêlaient au souvenir de coups portés et reçus, de coursiers se précipitant les uns sur les autres, renversant et renversés; de cris de guerre et de cliquetis d'armes, et de tout le tumulte assourdissant et confus des combats. Il fit un effort pour écarter le rideau qui entourait sa couche, et il réussit en partie, malgré la douleur qu'il ressentait de ses plaies. À sa grande surprise il se vit dans un appartement décoré avec magnificence, mais ayant pour siéges des coussins au lieu de chaises, et offrant d'ailleurs plusieurs autres rapports avec le costume oriental; il douta un instant si durant le sommeil on ne l'avait pas transporté en Palestine. Ce doute sembla devenir pour lui une sorte de certitude lorsque la tapisserie venant à s'écarter, il aperçut sortant par une porte dérobée une femme richement vêtue, et dont la parure rappelait plutôt le goût oriental que celui de l'Europe, et s'avancer vers lui, suivie d'un domestique à figure basanée. Au moment où le chevalier blessé allait adresser la parole à cette belle étrangère, elle lui imposa silence en posant sur ses lèvres de rose un doigt façonné par les grâces, tandis que son esclave s'occupait à découvrir le côté où était la blessure d'Ivanhoe. La belle Juive s'assura par elle-même que le bandage n'avait pas été dérangé, et que la blessure était en état progressif de guérison. Elle s'acquitta de ses fonctions avec cette simplicité et cette modestie qui, même dans des siècles plus civilisés, auraient pu repousser d'avance tout soupçon d'acte contraire à la délicatesse scrupuleuse, si naturelle à son sexe. L'idée d'une fille si jeune et si belle se tenant auprès d'un lit de douleur, occupée à panser les blessures d'un malade de sexe différent, disparaissait et se confondait admirablement dans celle d'un être bienfaisant, contribuant par l'efficacité de son art à soulager la douleur et à détourner le coup de la mort. Rébecca donna quelques courtes instructions à son domestique, et s'exprima dans la langue des hébreux; celui-ci, accoutumé à aider sa maîtresse en pareilles occasions, obéit sans répliquer. Les accents d'une langue étrangère, quelque durs qu'ils eussent pu paraître, prononcés par tout autre personne, avaient dans la bouche de Rébecca cet effet romanesque et enchanteur que l'imagination attribue aux charmes d'une fée bienfaisante, inintelligible à l'oreille, il est vrai, mais qui touche, qui va jusqu'au coeur, lorsqu'il est accompagné d'une prononciation douce, d'un regard où se peint la bienfaisance la plus désintéressée. Sans chercher à hasarder aucune nouvelle question, Ivanhoe laissa ces deux personnes faire usage des moyens qu'elles jugèrent les plus propres à opérer sa guérison. Ce ne fut qu'après que toutes ces opérations furent terminées et lorsque celle qui venait de le soigner avec tant de bienveillance se disposait à se retirer, que le malade, ne pouvant plus réprimer sa curiosité: «Jeune et douce fille,» dit-il en arabe, car ses voyages dans l'orient lui avaient rendu cette langue familière, et il lui avait paru probable qu'il serait entendu par une femme à turban et à caftan qui était devant lui; «je vous en prie, belle et bonne demoiselle, ayez la bonté de.....» Mais il fut interrompu par l'aimable juive, dont un sourire qu'elle eut de la peine à retenir, vint un instant colorer le visage qui avait généralement l'expression d'une mélancolie contemplative. «Je suis Anglaise, sire chevalier, dit-elle, et je parle la langue de mon pays quoique mon costume et ma famille appartiennent à un autre climat.»--«Noble demoiselle,» reprit Ivanhoe...; mais Rébecca se hâta de l'interrompre de nouveau. «Sire chevalier, dit-elle, ne me donnez pas l'épithète de noble. Il est à propos que vous sachiez dès à présent que votre servante est une pauvre juive, la fille de cet Isaac d'York, dont vous avez été dernièrement le bon et bienfaisant seigneur. Il est bien juste que lui, et toute sa famille, vous donnent tous les soins et les secours qu'exige impérieusement votre présente situation.» Je ne sais si lady Rowena aurait été très satisfaite de l'espèce d'émotion avec laquelle son tout dévoué chevalier avait jusqu'ici fixé ses regards sur les beaux traits, l'ensemble enchanteur de la figure et les yeux brillans de l'aimable Rébecca, de ces yeux surtout dont l'éclat était adouci par des cils longs et soyeux, qui leur servaient d'ombrage, et qu'un ménestrel aurait comparés à l'étoile du soir, dardant ses rayons à travers un berceau de jasmin. Mais Ivanhoe était trop bon catholique pour conserver des sentiments de cette nature envers une juive. La jeune Israélite l'avait prévu, et pour cela elle s'était empressée de faire connaître le nom et l'origine de son père. Néanmoins, car la belle et sage fille d'Isaac n'était pas sans avoir sa petite part des faiblesses de son sexe, elle ne put s'empêcher de soupirer lorsqu'elle vit le regard d'admiration respectueuse, mêlée de tendresse, qu'Ivanhoe avait jusqu'alors jeté sur sa bienfaitrice inconnue, se changer tout à coup en un air froid, composé, recueilli, et n'exprimant que le simple sentiment d'une reconnaissance, que l'on ne peut s'empêcher de témoigner pour un service rendu par un individu de qui on ne l'attendait point, et qui appartient à une classe inférieure. Ce n'est pas que le premier mouvement d'Ivanhoe eût imprimé quelque chose de plus que cet hommage banal de dévouement que la jeunesse rend toujours à la beauté; mais il était mortifiant pour la pauvre Israélite que l'on ne pouvait supposer entièrement ignorante de ses titres à un pareil hommage, de voir qu'un seul mot l'eût reléguée dans une caste avilie, à laquelle on n'eût osé accorder publiquement cette marque de respect. Mais par sa douceur de caractère et sa candeur d'âme, Rébecca ne faisait pas un crime à Ivanhoe de partager les préjugés universels de son siècle et de sa religion: au contraire, quoique bien convaincue que son malade ne la regardait alors que comme appartenant à une race frappée de réprobation, et avec laquelle il était déshonorant d'avoir d'autres rapports que ceux qui étaient absolument nécessaires, la juive ne cessa de donner les mêmes soins et les mêmes attentions à sa guérison et à sa convalescence. Elle l'informa de la nécessité où ils étaient de se rendre à York, et de la résolution que son père avait prise de le faire transporter dans cette ville, et de le garder chez lui jusqu'à ce que sa santé fût rétablie. Ivanhoe montra une grande répugnance pour ce projet, mais il la motiva sur celle qu'il avait d'occasionner de nouveaux embarras à son bienfaiteur. «Ne pourrait-on trouver, dit-il, dans Ashby, ou dans les environs, quelque franklin saxon, ou même quelque riche paysan qui voulût se charger de garder chez lui un compatriote blessé, jusqu'à ce qu'il fût en état de reprendre son armure? N'y aurait-il pas de couvent doté par les Saxons, où il pût être reçu? ou bien ne pourrait-on le transporter jusqu'à Burton, où il était bien sûr d'être reçu avec hospitalité par Walthcoff, abbé de Saint-Withold, et qui était son parent?» «La plus misérable chaumière, dit Rébecca avec un sourire mélancolique, serait sans doute préférable pour y établir votre résidence, à la demeure d'un juif méprisé; néanmoins, sire chevalier, à moins que de renvoyer votre médecin, vous ne pouvez changer de logement. Notre nation, comme vous le savez très bien, sait guérir les blessures, quoiqu'elle ignore l'art de les faire, et notre famille, en particulier, possède des secrets qui lui ont été successivement transmis depuis le règne de Salomon, et vous en avez déjà éprouvé l'efficacité. Il n'y a pas dans les quatre parties de l'Angleterre un médecin nazaréen... pardon... un médecin chrétien qui puisse vous mettre en état d'endosser votre cuirasse d'ici à un mois.»--«Et toi, dans combien de temps me mettras-tu en état de la porter? demanda Ivanhoe d'un ton d'impatience.»--«Dans l'espace de huit jours, répondit Rébecca, si tu veux avoir patience et te conformer à mes prescriptions.»--«Par la sainte Vierge, dit Wilfrid, si ce n'est pas pécher que de prononcer ce nom ici, il ne convient en ce moment ni à moi, ni à aucun vrai chevalier de rester étendu dans un lit; et si tu remplis ta promesse, jeune fille, je te donnerai plein mon casque d'écus, de quelque part qu'ils m'arrivent.»--«Je tiendrai ma promesse, dit Rébecca; et le huitième jour, à compter de celui-ci, tu pourras partir, couvert de ton armure, si tu veux m'octroyer un don, au lieu des pièces d'argent que tu me promets.»--«Si ce don est en mon pouvoir, répondit Ivanhoe, et qu'il soit tel qu'un chevalier chrétien puisse l'octroyer à un individu de ta nation, je te l'accorderai avec plaisir et reconnaissance.» «Hé bien, dit Rébecca, je ne veux tout simplement que te prier de croire dorénavant qu'un juif peut fort bien rendre un bon office à un chrétien, sans attendre d'autre récompense que la bénédiction du grand Être, qui est le père du juif comme du gentil.»--«Ce serait un crime que d'en douter, répliqua Ivanhoe, et je me repose entièrement sur ton savoir, sans nullement hésiter, et sans te faire aucune autre question, bien persuadé que dans huit jours tu me mettras en état d'endosser mon corselet. Maintenant, mon bon et obligeant médecin, laisse-moi te demander quelles sont les nouvelles que l'on débite. Que dit-on du noble saxon Cedric et de sa famille? et de l'aimable lady...?» Il s'arrêta, comme s'il eût craint de prononcer le nom de Rowena dans la maison d'un juif. «Je veux dire de celle qui fut nommée reine du tournoi.»--«Dignité à laquelle vous l'élevâtes vous-même, sire chevalier, avec un discernement qui ne fut pas moins admiré que votre valeur,» dit Rébecca. Quoique Ivanhoe eût perdu une quantité considérable de sang, néanmoins une légère rougeur vint colorer ses joues; car il sentait qu'il avait imprudemment découvert l'intérêt qu'il portait à lady Rowena, par les efforts qu'il avait imprudemment faits pour le cacher. «C'était moins d'elle que je voulais parler, ajouta-t-il, que du prince Jean; je voudrais bien aussi apprendre quelque chose d'un fidèle écuyer, et savoir pourquoi il n'est pas auprès de moi?» «Permettez-moi, répondit Rébecca, de faire usage de mon autorité, comme médecin, et de vous ordonner de garder le silence, et d'éviter toute réflexion, qui ne servirait qu'à vous agiter, tandis que je vais vous instruire de ce que vous désirez savoir. Le prince Jean a rompu le tournoi et est parti en toute hâte pour York, avec les nobles, les chevaliers et les gens d'église de son parti, emportant toutes les sommes qu'il avait pu enlever, soit de gré, soit de force, de ceux qu'on regarde comme les riches de la terre. On dit qu'il a le dessein de s'emparer de la couronne de son père.» «Non sans une lutte hasardée pour sa défense, dit Ivanhoe se levant sur sa couche, n'y eût-il qu'un seul fidèle sujet en Angleterre. Je défierai le plus brave de ses ennemis pour soutenir son titre. Oui, qu'ils se présentent deux contre un; je maintiendrai la légitimité de son droit.»--«Mais pour vous mettre en état de le faire, dit Rébecca en lui posant la main sur l'épaule, il faut que vous suiviez mes ordonnances et que vous restiez tranquille.»--«Tu as raison, jeune fille, dit Ivanhoe, aussi calme qu'il était possible de l'être dans un temps si orageux. Dis-moi, que sait-on de Cedric et de sa famille?» «Il n'y a pas long-temps, répondit la juive, que son intendant est venu en toute hâte pour demander à mon père certaines sommes d'argent, provenant de la vente des laines des troupeaux de son maître; et c'est de lui que j'ai appris que Cedric et Athelstane de Coningsburgh avaient quitté la résidence du prince, extrêmement mécontens, et se disposaient à partir pour retourner chez eux.» «Quelque dame n'alla-t-elle pas avec eux au banquet?» demanda Wilfrid.»--«Lady Rowena, dit Rébecca répondant à cette question avec plus de précision qu'elle n'avait été faite, lady Rowena n'a point assisté au banquet du prince, et, d'après ce que l'intendant nous a dit, elle est en ce moment en route pour retourner à Rotherwood avec son tuteur Cedric. Quant à votre écuyer Gurth...» «Ah! s'écria le chevalier, tu sais son nom? Mais oui, ajouta-t-il incontinent, et en effet, tu dois bien le connaître; car c'est de sa main, et, je crois, de ta généreuse bonté qu'il a reçu, et pas plus tard qu'hier, cent sequins.»--«Ne parlez pas de cela, dit Rébecca, dont une rougeur subite couvrit le visage, je vois comment il peut très bien arriver que la langue trahisse les secrets que le coeur aimerait à garder.» «Mais cet or, répliqua Ivanhoe d'un ton grave, mon honneur exige que je le rembourse à votre père.»--«Lorsque les huit jours seront passés, dit Rébecca, tu feras tout ce que tu voudras; mais à présent tu ne dois ni penser ni parler ni rien faire qui puisse retarder ta guérison.»--«Soit, bonne et douce fille, répliqua Ivanhoe; il y aurait ingratitude de ma part à ne pas obéir à tes ordres; mais un mot, je t'en prie, sur le pauvre Gurth, et je termine là mes questions.»--«J'ai le chagrin de te dire, répondit la juive, qu'il est en prison par ordre de Cedric.» Puis voyant l'effet que venait de faire cette nouvelle sur Wilfrid, elle s'empressa d'ajouter: «Cependant je tiens de l'intendant Oswald que, sauf quelque nouvelle circonstance qui pourrait ajouter au mécontentement de son maître, il était sûr que Cedric pardonnerait à Gurth, qui était un serf fidèle, qui possédait à un haut degré la confiance de son maître, et qui ne s'était rendu coupable que par amour pour le fils de son bienfaiteur. Il m'a dit de plus que ses camarades, lui-même, et jusqu'au fou Wamba, se proposaient de conseiller à Gurth de s'échapper pendant la route, dans le cas où la colère de Cedric ne pourrait être apaisée.» «Dieu veuille qu'ils persistent dans leur dessein, dit Ivanhoe, mais on dirait que j'ai été destiné à rassembler tous les genres de malheurs sur la tête de ceux qui me témoignent quelque intérêt. Mon roi m'a honoré, m'a distingué, et tu vois que son frère, qui lui doit plus que tout autre, arme dans le dessein de le dépouiller de sa couronne. L'intérêt que j'ai montré pour la plus belle des femmes a porté atteinte à sa liberté et à sa tranquillité, et maintenant mon père, dans son état actuel d'exaspération, peut faire périr ce malheureux esclave, uniquement parce qu'il m'a donné des preuves de zèle et d'affection. Tu vois, jeune fille, à quel être infortuné tu prodigues tes soins; écoute les conseils de la prudence, et laisse-moi partir avant que les maux que je traîne à ma suite, comme une meute acharnée, te précipitent aussi dans l'abîme.» «Allons, allons, sire chevalier, dit Rébecca, ton état de faiblesse, le chagrin que tu éprouves, tout cela ne fait que jeter sur tes yeux un voile qui te cache le résultat des calculs d'en haut. Tu as été rendu à ta patrie au moment où elle avait le plus grand besoin d'un bras vaillant et d'un courage à l'épreuve; tu as humilié l'orgueil de ses ennemis et de ceux de son roi, lorsque cet orgueil était porté au plus haut degré d'exaltation; et dans le sort malencontreux qui est venu t'accabler, ne vois-tu pas que le ciel t'a suscité un bras secourable, une main habile dans l'art de guérir, même du milieu de la nation la plus méprisée par la tienne. Prends donc courage, et pénètre-toi de l'idée que tu es destiné à quelque exploit éclatant opéré par la valeur de ton bras. Adieu, et quand tu auras pris la potion que je vais t'envoyer par Reuben, tâche de reposer, afin que tu puisses demain supporter les fatigues du voyage.» Ivanhoe, convaincu par les raisonnemens de Rébecca, se conforma entièrement à ses instructions. La vertu calmante et narcotique de la potion qui lui fut apportée par Reuben lui procura un sommeil profond et tranquille; en sorte que le lendemain matin la bonne Rébecca, ne lui trouvant aucun symptôme de fièvre, déclara qu'il était en état de supporter les fatigues de la route. On le plaça dans la même litière qui l'avait ramené du tournoi, et toutes les précautions furent prises pour que le voyage fût facile et commode. Il n'y eut qu'un seul point sur lequel, en dépit de toutes les instances de Rébecca, il fut impossible de procurer au chevalier blessé toutes les commodités que son état exigeait. Isaac, comme le voyageur enrichi, dans la dixième satire de Juvénal, était continuellement tourmenté par la crainte des voleurs, sachant fort bien qu'il serait toujours regardé de bonne prise par le Normand aussi bien que par le Saxon, par le noble aussi bien que par le brigand. Il voyageait donc à grandes journées, et faisait des haltes courtes et des repas encore plus courts; en sorte qu'il dépassa Cedric et Athelstane, qui étaient partis plusieurs heures avant lui, mais qui se trouvaient retardés par suite du long-temps qu'ils étaient restés à table au couvent de saint Withold. Cependant, telle fut la vertu du baume de Miriam, ou la force de la constitution d'Ivanhoe, que le voyage se termina sans aucun des inconvéniens que Rébecca avait appréhendés: sous un autre rapport cependant, son résultat prouva qu'une trop grande précipitation est souvent nuisible. La célérité qu'il exigeait dans la marche donna lieu à des disputes entre lui et les gens qu'il avait loués pour son escorte. C'étaient des Saxons qui n'étaient nullement exempts de l'amour naturel à leur nation pour l'aise et la bonne chère, c'est-à-dire, suivant les Normands, pour la paresse et la gourmandise. Au rebours de l'histoire de Shylock, ils avaient accepté les offres d'Isaac dans l'espoir de se nourrir aux dépens du riche Israélite, et furent très mécontens de voir leurs espérances trompées par la rapidité avec laquelle il voulait absolument que l'on avançât. Ils firent aussi des représentations sur le risque qu'ils couraient de ruiner les chevaux par des marches forcées. Enfin il s'éleva une querelle extrêmement vive entre Isaac et son escorte, au sujet de la quantité de vin et d'ale (bière) qui leur était allouée par repas: aussi, lorsque l'alarme se répandit, et que tout fit présager le danger qu'Isaac avait tant redouté, il se vit abandonné par les mercenaires mécontens, sur la protection desquels il avait compté, parce qu'il n'avait pas employé les moyens indispensables pour s'assurer leur attachement. Ce fut dans cet état d'abandon et de dénuement absolu de secours que le juif, sa fille et le chevalier blessé, furent rencontrés par Cedric, ainsi que nous l'avons raconté, et tombèrent ensuite au pouvoir de de Bracy et de ses confédérés. On fit d'abord peu d'attention à la litière, et elle serait probablement restée en arrière, sans la curiosité de de Bracy, qui s'en approcha, dans l'idée qu'elle pouvait contenir l'objet de son entreprise, car Rowena ne s'était point dévoilée. Mais l'étonnement de de Bracy fut extrême lorsqu'il découvrit que la litière contenait un homme blessé, qui, se croyant tombé au pouvoir des Saxons proscrits, auprès desquels son nom pourrait lui servir de protection ainsi qu'à ses amis, avoua franchement qu'il était Wilfrid d'Ivanhoe. Les principes de l'honneur chevaleresque, qui, au milieu de ses dérèglemens et de sa légèreté, n'avaient jamais entièrement abandonné de Bracy, lui interdisaient tout acte d'hostilité contre le chevalier qu'il voyait hors d'état de se défendre. D'un autre côté, et toujours par suite de sa fidélité à ces mêmes principes, il ne pouvait le découvrir à Front-de-Boeuf, qui, dans tout état de cause, et sans être arrêté par aucune considération, ne se serait pas fait scrupule de se défaire d'un rival qui lui contestait ses droits au fief d'Ivanhoe. Mais rendre à la liberté un chevalier que les événemens du tournoi, l'exclusion de la maison paternelle et la notoriété publique, désignaient comme l'amant préféré de lady Rowena, était un effort de générosité dont de Bracy était entièrement incapable. Un terme moyen entre le bien et le mal se présentait, il l'embrassa, et ce fut tout ce qu'il put faire; il ordonna à deux de ses écuyers de se tenir constamment près de la litière et de ne pas souffrir que qui que ce fût s'en approchât: si on venait à leur faire quelque question, ils avaient ordre de dire que c'était la litière de lady Rowena, et qu'ils s'en servaient pour transporter un de leurs camarades qui avait été blessé dans le combat. En arrivant à Torquilstone, pendant que le templier et le maître du château s'occupaient sérieusement du plan de leur double conquête, l'un des trésors du juif, l'autre de sa charmante fille; les écuyers de de Bracy transportèrent Ivanhoe, toujours sous la désignation d'un camarade blessé, dans les appartemens les plus reculés du château; et ce fut là l'excuse que les écuyers de de Bracy donnèrent à Front-de-Boeuf, lorsqu'il leur demanda pourquoi aux premiers cris d'alarme ils ne s'étaient pas rendus sur les remparts. «Un camarade blessé! s'écria-t-il d'un ton de colère et de surprise; je ne m'étonne plus que des rustres et des paysans aient l'audace de se présenter en armes devant des châteaux, et que jusqu'à des gardeurs de cochons s'oublient au point d'envoyer des cartels à des nobles, quand on voit des hommes d'armes devenir garde-malades, et des francs compagnons se mettre garde-rideaux de moribonds, dans un moment où le château va être assailli. Aux murailles, misérables traînards! cria-t-il d'une voix qui fit retentir toutes les voûtes du château, aux murailles! où je vais vous briser les os avec ma massue.»--«Nous ne demandons pas mieux, répondirent-ils, d'un ton de mauvaise humeur, que d'y aller, pourvu que vous nous excusiez auprès de notre maître, qui nous a commandé de nous tenir auprès du moribond.» «Moribond! vilains animaux, répliqua le baron; nous serons tous moribonds, je vous en réponds, si nous ne nous montrons pas mieux que cela... Mais il faut que je relève la garde que l'on a mise auprès de ce camarade, comme vous l'appelez... Holà! Urfried!.. la vieille!.. ho! fille de sorcière saxonne!.. m'entends-tu?.. Va-t'en soigner ce malade, puisqu'il faut qu'il ait quelqu'un auprès de lui, pendant que j'emploierai ces gens-ci autre part... Allons, voici deux arbalètes avec leurs tourniquets ou cabestans et leurs carreaux. Vite, à la barbacane, et que chaque trait s'enfonce dans une tête saxonne!» Les deux écuyers, qui, comme la plupart des gens de cette espèce, aimaient le mouvement et détestaient l'inaction, se rendirent gaîment à leur poste, et ce fut ainsi que la garde d'Ivanhoe fut confiée à Urfried ou Ulrique. Mais celle-ci, dont le cerveau s'enflammait au souvenir de ses injures, et dont le coeur n'était rempli que d'espoir de vengeance, se sentit facilement disposée à se décharger sur Rebecca de l'emploi que l'on venait de lui confier. CHAPITRE XXIX. «Va, monte à la tour d'observation là-bas, vaillant soldat; promène tes regards sur la compagne, et dis-moi comment va la bataille.» SHILLER. _La Pucelle d'Orléans_. Le moment du péril est souvent aussi le moment où le coeur s'ouvre à la bienveillance et à l'affection. Nous nous trouvons trahis par l'agitation générale de nos sentimens, en sorte que nous laissons à découvert ceux que, dans des momens plus tranquilles, nous aurions, sinon totalement réduits au silence, du moins déguisés et cachés sous le voile de la prudence. En se trouvant encore une fois à côté du lit d'Ivanhoe, Rébecca fut tout étonnée de la vive sensation de plaisir qu'elle éprouvait, même dans un moment où tout ce qui les environnait ne présentait que danger, désespoir même. En lui tâtant le pouls et lui demandant comment il se trouvait, il y avait une douceur de sentiment, dans le contact et dans la voix, qui témoignait un plus grand degré d'intérêt qu'elle n'aurait elle-même voulu se hasarder à exprimer. Sa voix était mal assurée, sa main tremblante, et ce ne fut que la froide question d'Ivanhoe: «Est-ce toi, aimable fille, qui la rappela à elle-même et la fit souvenir que le sentiment qu'elle éprouvait n'était et ne pouvait être partagé?» Un soupir lui échappa; mais il fut à peine entendu, et les questions qu'elle adressa au chevalier sur l'état de sa santé furent faites avec l'accent calme de l'amitié. Ivanhoe répondit, avec une sorte de hâte, que sa santé était aussi bonne, même meilleure qu'il n'aurait pu s'y attendre, «grâce, ma chère Rébecca, ajouta-t-il, à vos soins obligeans.» «Il m'appelle sa chère Rébecca, se dit-elle à elle-même, mais c'est d'un ton froid et indifférent qui s'accorde mal avec l'expression: son cheval de bataille, son chien de chasse, lui sont plus chers que la juive qu'il méprise.» «Mon esprit, bonne et douce fille, continua Ivanhoe, éprouve plus d'anxiété que mon corps ne ressent de douleur. D'après la conversation qui a eu lieu entre les gardes qui m'entouraient, je vois que je suis prisonnier; et si j'en juge par la voix forte et rauque de celui qui vient justement de leur donner des ordres, je suis dans le château de Front-de-Boeuf. S'il en est ainsi, quel sera le résultat, et comment puis-je protéger lady Rowena et mon père?» «Il ne fait aucune mention ni du juif, ni de la juive, dit Rébecca en elle-même. Mais enfin quel droit avons-nous à une part dans ses pensées? Ô combien je suis surprise d'avoir laissé mon imagination s'arrêter aussi long-temps sur lui.» Après cette courte accusation portée contre elle-même, elle s'empressa de donner à Ivanhoe tous les renseignemens qui étaient en son pouvoir, mais qui se bornèrent à lui dire que le templier Bois-Guilbert et le baron Front-de-Boeuf commandaient dans le château, que le château était assiégé, mais par qui, c'est ce qu'elle ignorait. Elle ajouta qu'il y avait dans le château un prêtre chrétien, qui peut-être lui donnerait de plus amples renseignemens.» «Un prêtre chrétien! dit Ivanhoe transporté de joie, amène le ici, Rébecca, s'il est possible; dis-lui qu'un malade a besoin de son secours spirituel; dis-lui ce que tu voudras, mais fais-le venir. Il faut que je fasse, il faut du moins que je tente quelque chose; mais comment puis-je prendre une détermination avant de savoir ce qui se passe?» Ce fut pour se conformer aux désirs d'Ivanhoe que Rébecca fit la tentative dont nous avons parlé pour amener Cedric dans la chambre du chevalier blessé; l'arrivée d'Ulrique en empêcha la réussite; car elle aussi s'était tenue aux aguets pour intercepter la venue du moine. Rébecca se retira afin d'instruire Ivanhoe du non succès de son plan. Ils n'eurent pas beaucoup de temps à donner au regret qu'ils éprouvèrent de n'avoir pu se procurer les informations qu'ils désiraient, non plus qu'à chercher quelque moyen d'y suppléer; car le bruit qui se faisait dans l'intérieur du château, occasionné par les préparatifs de défense, et qui d'abord avait été considérable, devint bientôt un mélange confus de tumulte et de clameurs qui le rendit dix fois plus assourdissant. La marche pesante et cependant rapide des hommes d'armes se faisait entendre sur les murailles, ou retentissait dans les divers passages étroits ou escaliers tournans qui conduisaient aux divers points de défense. On entendait les voix des chevaliers animant leurs soldats, ou leur indiquant l'usage qu'ils devaient faire de leurs armes; parfois néanmoins ces voix étaient couvertes par le cliquetis des armes ou par les clameurs de ceux à qui elles s'adressaient. Quelque épouvantables que fussent ces cris, quel que fût le degré d'horreur de la scène qui allait bientôt se passer, il s'y mêlait néanmoins une sorte de sublime auquel l'âme exaltée de Rébecca pouvait s'élever même dans ce moment d'effroi. Son oeil étincelait, quoique son visage fût entièrement décoloré, et il y avait un mélange de crainte et d'enthousiasme dans l'expression qu'elle donna aux paroles du texte sacré, lorsqu'elle dit, moitié à elle-même, moitié à Ivanhoe: «On entend le bruit du carquois, le cliquetis de la lance et du bouclier, la voix des capitaines et les cris des soldats.» Mais Ivanhoe était comme le coursier belliqueux dont il est fait mention dans ce passage sublime de l'Écriture, tourmenté de son inaction, et du désir ardent de se précipiter au milieu des combats dont tout ce vacarme était le prélude. «Si je pouvais, disait-il, me traîner jusqu'à cette fenêtre, pour voir l'issue probable de la lutte qui va s'engager. Si j'avais un arc pour décocher une flèche!... une hache d'armes, pour frapper, ne fût-ce qu'un seul coup, pour notre délivrance!... Mais non!... vains désirs! je suis sans force, aussi bien que sans arme.» «Calme-toi, noble chevalier, dit Rébecca; le bruit a cessé tout à coup; il est possible qu'il n'y ait pas de combat.»--«Tu n'entends rien à cela, dit Wilfrid d'un ton d'impatience. Ce moment de silence ne prouve autre chose sinon que les soldats sont à leur poste sur les murailles, s'attendant à être attaqués d'un instant à l'autre; ce que nous avons entendu n'était que l'annonce éloignée de la tempête; tout à l'heure elle va fondre sur nous dans toute sa fureur. Si je pouvais aller seulement jusqu'à cette fenêtre!»--«Le tenter seulement ne ferait qu'empirer ton mal, noble chevalier, dit Rébecca; puis, observant son extrême inquiétude: «Eh bien! ajouta-t-elle avec fermeté, je vais me tenir moi-même à la fenêtre, et vous ferai, aussi bien que je pourrai, la description de ce qui se passera.» «Ne faites pas cela, s'écria Ivanhoe; gardez-vous-en bien; chaque fenêtre, chaque ouverture va être un point de mire pour les archers; il ne faudrait qu'un trait lancé au hasard pour...»--«Et il sera le bienvenu,» murmura Rébecca en montant d'un pas ferme et assuré deux ou trois marches qui conduisaient à la fenêtre.--«Rébecca, chère Rébecca, s'écria Ivanhoe, ceci n'est point un passe-temps de jeune fille; ne va pas t'exposer à recevoir quelque blessure, peut-être même le coup de la mort, et me rendre à jamais malheureux pour y avoir donné lieu; du moins couvre-toi de cet ancien bouclier qui est là-bas et ne montre à la fenêtre qu'une faible partie de ton corps.» Suivant avec une promptitude extraordinaire les instructions d'Ivanhoe, et profitant de la protection que lui fournissait le vaste et antique bouclier, qu'elle plaça contre le bas de la fenêtre, elle fut à même de voir, sans être trop exposée, ce qui se passait en dehors du château et de rendre compte à Ivanhoe des préparatifs que l'on faisait pour l'assaut. La position qu'elle venait de prendre était effectivement très favorable au but qu'elle se proposait; car, placée à l'un des angles du bâtiment principal, non seulement elle découvrait tout le mouvement qui se faisait hors de l'enceinte du château, mais encore elle dominait sur les ouvrages avancés contre lesquels il paraissait probable que les assiégeans allaient d'abord marcher. C'était une fortification extérieure, peu élevée, peu fortifiée, et destinée à protéger l'entrée de la poterne par laquelle Front-de-Boeuf avait tout récemment fait sortir Cedric. Le fossé du château séparait cette espèce de barbacane du reste de la forteresse; de manière que, si elle venait à être surprise, il était facile de couper toute communication avec le bâtiment principal, en enlevant le pont temporaire. Dans les ouvrages avancés se trouvait une porte de sortie, correspondant à la poterne du château, et le tout environné d'une forte palissade. Rébecca put remarquer, d'après le nombre d'hommes qu'on avait chargés de la défense de ce poste, que les assiégés n'étaient pas tranquilles à cet égard; et comme les assaillans se portaient directement en face de la poterne, il était également évident qu'ils la regardaient comme le point le plus vulnérable de la place. Elle s'empressa de faire part de ces observations à Ivanhoe; puis elle ajouta: «La lisière du bois semble garnie d'archers, mais l'ombre des arbres ne permet d'en voir qu'un petit nombre.» «Sous quelle bannière?» demanda Ivanhoe.--«Je n'en vois aucune, répondit la juive, ni rien qui y ressemble.»--«C'est bien étrange! marmotta le chevalier; marcher à l'attaque d'un château comme celui-ci sans bannières ni enseignes déployées, c'est pour moi une chose toute nouvelle. Dis-moi, peux-tu distinguer ceux qui paraissent être les chefs?»--«Celui que l'on peut le plus facilement remarquer, répondit la juive, est un chevalier revêtu d'une armure noire: c'est le seul qui soit armé de pied en cap, et il paraît avoir le commandement général de tout ce qui l'entoure.»--«Quelles armes a-t-il sur son bouclier?» demanda Ivanhoe.--«Quelque chose qui ressemble à une barre de fer, et à un cadenas, le tout peint en bleu sur un fond noir.»--«Un cadenas et un verrou peints en bleu? dit Ivanhoe; j'ignore qui peut porter ces armes, mais il me semble que ce pourrait fort bien être les miennes en ce moment». «Ne pourrais-tu lire la devise?»--«C'est tout ce que je puis faire que d'apercevoir les armes à cette distance, répondit Rébecca, encore faut-il que le soleil donne en plein sur le bouclier.»--«Paraît-il y avoir d'autres chefs?» demanda encore Ivanhoe.--«De l'endroit où je suis, répondit Rébecca, je ne vois aucun personnage qui se fasse remarquer. Mais, ajouta-t-elle, il est probable que l'autre point du château est également assailli. Les voilà maintenant qui se mettent en marche. Dieu de Sion, protége-nous. Quel spectacle épouvantable! Ceux qui marchent les premiers portent des boucliers énormes, et poussent devant eux des murailles faites en planches; ils sont suivis par d'autres qui bandent leurs arcs à mesure qu'ils avancent. Les voilà qui ajustent les flèches! Dieu de Sion, épargne les créatures que tu as formées![14]» Note 14: Cette description est une évidente imitation d'Homère, dans l'_Iliade_, lorsque Hélène du haut des murailles promène ses regards sur l'armée des assiégeans, parmi lesquels, en rougissant, elle reconnaît à la fin Ménélas son époux. A. M. Sa description fut tout à coup interrompue par le signal de l'attaque, qui fut donné par le son aigu d'un cor, auquel il fut de suite répondu du haut des murs par le bruit des trompettes normandes, lequel, se mêlant au son grave et sourdement prolongé des _nakirs_, sorte de tymballe, donnait à connaître à l'ennemi que son défi était accepté. Les acclamations de l'un et de l'autre parti venaient ajouter au tumulte et au vacarme: «_Saint Georges pour l'Angleterre!_» criaient les assaillans; tandis que les Normands vociféraient de leur coté: «_En avant de Bracy! Baucéan! Baucéan! Front-de-Boeuf à la rescousse!_» suivant les cris de guerre de leurs différens chefs. Ce n'était pas cependant par des clameurs que la querelle devait se vider, et les efforts désespérés des assaillans furent repoussés par les efforts non moins vigoureux des assiégés. Les archers, à qui le maniement de l'arc était devenu familier, par l'usage habituel qu'ils en faisaient dans leurs forêts, avaient le coup d'oeil si juste, et décochaient leurs flèches avec tant d'adresse, d'ensemble et de précision, que, quelque part que fût placée la personne à laquelle ils visaient, et quelque petite que fût la partie du corps qui restait à découvert, ils ne manquaient jamais de l'atteindre. Cette volée de flèches obscurcissait les airs comme une grêle épaisse tombant avec la plus grande violence; chaque trait avait sa destination particulière, et l'on pouvait souvent les suivre de l'oeil, dirigés par vingtaines contre chaque embrasure, chaque créneau, chaque ouverture dans les parapets, aussi bien que contre chaque fenêtre où se trouvait, ou même où l'on soupçonnait que pouvait se trouver un défenseur. Cette volée soutenue tua deux ou trois des assiégés et en blessa plusieurs autres. Mais, pleins de confiance dans leurs armures à l'épreuve, et dans l'abri que leur position leur fournissait, les soldats et les alliés de Front-de-Boeuf montrèrent un acharnement à se défendre proportionné à la fureur de leurs assaillans, et répondirent par une vigoureuse décharge d'arbalètes, de flèches, de pierres et d'autres projectiles, au violent orage de leurs traits serrés et continuels. Ils leur causèrent même plus de mal qu'ils n'en reçurent, parce qu'ils étaient plus exposés qu'eux-mêmes. Le bruit occasionné par le sifflement des flèches et autres missiles[15], n'était interrompu que par les acclamations de l'un des deux partis qui avait fait éprouver à l'autre quelque perte notable. Note 15: _Missiles_, ce mot, tiré du latin dont l'équivalent est projectile, nous a semblé utile à conserver. A. M. «Et il faut que je reste ici étendu comme un moine fainéant qui ne peut quitter son lit, murmura Ivanhoe, pendant que les autres sont occupés à préparer le résultat qui doit décider de ma liberté ou de ma mort! Regarde encore une fois par la fenêtre, bonne fille, mais prends bien garde, évite avec soin de te faire apercevoir des archers qui sont au dessous. Regarde de nouveau, et dis-moi si l'ennemi avance encore pour livrer l'assaut.» Avec une patience et un courage que la prière mentale qu'elle venait de faire venait de fortifier, Rébecca reprit son poste à la fenêtre, en ayant soin pourtant de se couvrir de manière à ne pas être aperçue de ceux qui étaient en bas. «Que vois-tu, Rébecca?» demanda de nouveau le chevalier blessé.--«Rien qu'une nuée de flèches, tellement épaisse, qu'elle éblouit mes yeux au point qu'il leur est impossible de distinguer qui les lance,» reprit la juive.--«Cela ne saurait durer, reprit Ivanhoe; si l'on ne se hâte de s'avancer directement contre la place, afin de l'emporter par la force des armes, les archers ne retireront pas un bien grand avantage de leurs traits lancés contre des murailles de pierres. Cherche à découvrir le chevalier du cadenas, ma bonne fille, et vois comment il se conduit; car tel chef, tels soldats.»--«Je ne l'aperçois point,» dit Rébecca.--«Lâche poltron! s'écria Ivanhoe, quitte-t-il ainsi la barre du gouvernail au plus fort de la tempête?» «Non, non, il ne la quitte point, dit Rébecca, je l'aperçois maintenant, conduisant un corps de troupes exactement au dessous de la barrière extérieure de la barbacane[16]. Ils arrachent les pieux et les palissades; ils brisent les barrières à coups de hache. Je vois le long panache noir flottant au dessus de toutes les têtes, comme un corbeau qui plane au dessus d'un champ de bataille couvert de morts et de mourans. Ils ont fait une brèche aux barrières. Ils s'y précipitent. Ils sont repoussés. Front-de-Boeuf est à la tête des assiégés; je vois sa taille gigantesque s'élevant au dessus de ceux qui l'entourent. Les voilà qui de nouveau se portent en foule à la brèche. On se dispute le passage corps à corps, homme à homme. Dieu de Jacob! ce sont deux courans impétueux qui se rencontrent, le conflit de deux océans poussés l'un contre l'autre par des vents opposés.» Elle détourna sa tête de la fenêtre, comme incapable de soutenir plus long-temps la vue d'une scène aussi terrible. Note 16: Chaque ville, son château gothique, observe l'auteur, avait au delà des murailles extérieures, une fortification composée de palissades; c'est ce qu'on appelait les barrières: elles étaient souvent le théâtre de violentes escarmouches, car il fallait nécessairement s'en rendre maître avant de pouvoir s'approcher des murailles elles-mêmes. Plusieurs des vaillans faits d'armes qui ornent les pages chevaleresques du chroniqueur Froissard eurent lieu aux barrières des places assiégées. A. M. «Regarde de nouveau, Rébecca, dit Ivanhoe, se méprenant sur la cause de l'abandon de son poste; les archers doivent avoir cessé de lancer des flèches, puisqu'ils combattent maintenant corps à corps: regarde de nouveau, à présent il n'y a plus autant de danger.» Rébecca se mit derechef à regarder, et presque au même instant s'écria: «Saints prophètes de la loi! Front-de-Boeuf et le chevalier noir combattent corps à corps sur la brèche, au milieu des cris de leurs soldats qui suivent tous leurs mouvemens, et attendent le résultat de cette lutte. Puisse le ciel faire triompher la cause de l'opprimé et du captif!» Bientôt elle poussa un grand cri, en disant: «Il est tombé! il est tombé!» «Qui est tombé? demande Ivanhoe; pour l'amour de Dieu, dis-moi celui qui est tombé.»--«Le chevalier noir,» répondit Rébecca d'une voix faible; puis tout à coup elle s'écria derechef avec tout le feu de la joie: «Mais non! mais non! Béni soit le Dieu des armées! Il s'est relevé, et le voilà qui lutte comme si son bras tout seul avait la force de vingt guerriers. Son épée s'est rompue; il saisit la hache d'armes d'un soldat; il presse Front-de-Boeuf, à qui il porte coup sur coup; le géant se penche et chancelle comme un chêne sous la cognée du bûcheron. Il tombe! il tombe!»--«Front-de-Boeuf?» demanda Ivanhoe. «Front-de-Boeuf; oui, lui-même, répondit la juive; ses hommes d'armes se précipitent à son secours, ayant à leur tête le fier templier; la réunion de leurs forces oblige le champion de s'arrêter... Front-de-Boeuf est emporté dans l'intérieur du château.»--«Les assaillans ne sont-ils pas maîtres des barrières?» demanda Ivanhoe.--«Ils le sont, ils le sont, répondit Rébecca, et ils pressent vivement les assiégés sur le mur extérieur. Les uns plantent des échelles; les autres se rassemblent comme un essaim d'abeilles, cherchant à monter sur les épaules les uns des autres. On fait pleuvoir sur leurs têtes des pierres, des poutres, des troncs d'arbres; à peine un blessé a-t-il été emporté, qu'il est remplacé par un autre qui vient partager les fatigues de l'assaut. Grand Dieu! n'as-tu donné à l'homme ta propre image que pour être aussi cruellement défigurée par la main de son frère?»--«Ne pense pas à cela, dit Ivanhoe, ce n'est pas le moment de s'occuper de pareilles idées. Quel est le parti qui cède? Quel est celui qui a l'avantage?»--«Les échelles sont renversées, répondit Rébecca en frissonnant; les soldats sont culbutés, accablés, ensevelis sous elles, comme des reptiles qu'on écrase. Les assiégés ont le dessus.»--«Que saint Georges nous protége! dit le chevalier: est-ce que les assaillans auraient la lâcheté de céder?»--«Non, répondit Rébecca; ils se conduisent comme des braves. Le chevalier noir s'approche de la poterne avec son énorme hache; le bruit des coups qu'il porte, semblable à celui du tonnerre, se ferait entendre au dessus des clameurs, du vacarme et du tumulte des combats. On fait pleuvoir sur lui une grêle de pierres et de pièces de bois; mais il ne s'en émeut pas plus que si c'était du coton de chardon ou des plumes.» «Par saint Jean-d'Acre! s'écria Ivanhoe en se soulevant sur son lit dans un accès de joie, je croyais qu'il n'y avait qu'un seul homme en Angleterre capable d'un pareil courage.»--«La porte qui ouvre la poterne s'ébranle, continue Rébecca; elle se rompt; elle est brisée en mille éclats par la violence de ses coups; les assiégeans s'y précipitent; les ouvrages extérieurs sont emportés. Ah, grand Dieu! les assiégés sont précipités du haut des murailles; ils sont jetés dans le fossé. Ô hommes! si vous êtes véritablement des hommes, épargnez ceux qui ne peuvent plus résister.»--«Et le pont, le pont qui communique au château, l'ont-ils également emporté?» demanda Ivanhoe.--«Non, répondit Rébecca; le templier a détruit les planches qui avaient servi à le traverser; peu des assiégés ont pu rentrer avec lui, et les cris que vous entendez vous apprennent le sort des autres. Hélas! je vois qu'il est encore plus pénible d'être témoin d'une victoire que d'une bataille.» «Que se passe-t-il maintenant, bonne fille? demanda Ivanhoe; regarde encore; ce n'est pas le moment de se trouver mal à la vue du sang.»--«Il n'en coule plus pour le moment, dit Rébecca; nos amis se fortifient dans les ouvrages extérieurs dont ils se sont rendus maîtres, et ils y sont si bien à couvert des traits de l'ennemi, que la garnison se contente d'en lancer quelques uns par intervalle, plutôt pour les inquiéter que pour leur faire un mal réel.»--«Nos amis, dit Wilfrid, n'abandonneront sûrement pas une entreprise si glorieusement commencée et si heureusement achevée. Oh! non; je veux mettre ma confiance dans le bon chevalier, dont la hache a brisé les portes de chêne et les barres de fer. C'est bien singulier! se dit-il de nouveau à lui-même, qu'il y ait deux hommes capables de faire preuve d'un aussi fier courage. Un cadenas et un lien de chaînes sur un champ noir! qu'est-ce que cela peut signifier? Ne vois-tu rien autre chose, Rébecca, qui puisse faire distinguer le chevalier noir?»--«Non, rien, répondit la juive; tout sur lui est noir comme l'aile du corbeau, et je n'aperçois rien qui puisse servir à le rendre plus remarquable qu'il ne l'est déjà; mais après l'avoir vu une fois déployer la force de son bras au milieu de la mêlée, je crois que je le reconnaîtrais entre mille combattans. Il s'élance au combat comme il irait s'asseoir à un banquet. Il y a en lui plus que sa propre force; on dirait que l'âme tout entière, l'ardeur du champion se communique à chacun des coups qu'il porte à son ennemi. Que Dieu l'absolve du crime dont se rend coupable celui qui verse le sang. C'est un spectacle bien terrible, mais sublime que de voir comment le bras et le coeur d'un seul homme peuvent de concert triompher d'une armée entière.» «Rébecca, dit Ivanhoe, tu viens de peindre un héros: ses soldats ne prennent probablement un peu de repos que pour réparer leurs forces ou pour se procurer les moyens de franchir le fossé: sous un chef tel que tu as dépeint ce chevalier, il n'y a point de lâches frayeurs, de délais étudiés; il ne se trouve pas un seul individu qui voulût renoncer à une entreprise qui demande une extrême bravoure, parce que ce qui la rend difficile est justement ce qui la rend glorieuse. J'en jure par l'honneur de ma maison; j'en jure par la dame de mes pensées; je consentirais à souffrir dix ans de captivité, pourvu qu'il me fût permis de combattre un seul jour à côté de ce brave chevalier, dans une querelle pareille à celle-ci.»--«Hélas! dit Rébecca en se retirant de la fenêtre, et s'approchant du lit du chevalier blessé, ces désirs impatiens de faire quelque exploit éclatant, cette lutte entre votre courage et votre état de faiblesse, qui ne produit que d'impuissans regrets, tout cela ne fait que retarder votre guérison. Comment peux-tu songer à faire des blessures à d'autres, avant que celle que tu as reçue soit fermée?» «Rébecca, répliqua-t-il, tu ignores combien il est triste pour quelqu'un qui a été nourri dans les principes de la chevalerie de rester inactif comme un prêtre, ou comme une femme, tandis que tout ce qui l'entoure est engagé dans des actions d'éclat. L'amour des combats est l'aliment de notre vie; la poussière qui s'élève du milieu de la mêlée est l'atmosphère que nous aimons à respirer. Nous ne vivons, nous ne désirons de vivre qu'aussi long-temps que nous sommes victorieux et renommés. Telles sont, jeune fille, les lois de la chevalerie que nous avons juré d'observer, et auxquelles nous sacrifions tout ce que nous avons de plus cher.»--«Hélas! dit la belle juive, qu'est-ce autre chose, vaillant chevalier, qu'est-ce autre chose qu'un sacrifice fait au démon de la vaine gloire, qu'une offrande passée par le feu pour être présentée à Moloch[17]? Et que vous restera-t-il pour prix de tout le sang que vous aurez répandu, de tous les travaux et de toutes les fatigues que vous aurez endurés, de toutes les larmes que vos triomphes auront fait couler, lorsque la mort viendra briser la lance du fort, et aura dépassé la vitesse de son cheval de bataille?»--«Ce qui restera, jeune fille, s'écria Ivanhoe, la gloire, oui la gloire, qui dore le tombeau qui renferme notre dépouille mortelle, et qui embaume ce qui survit à ces débris, la renommée.»--«La gloire! continua Rébecca; hélas! la cotte de mailles à demi-rongée de rouille, qui est suspendue comme un trophée au dessus du tombeau noirci par le temps et tombant en ruine; l'inscription presque effacée, et que le moine ignorant peut à peine lire au pèlerin dont elle excite la curiosité, regardez-vous tout cela comme une récompense suffisante pour le sacrifice des plus douces affections, pour une vie passée misérablement à rendre les autres misérables? ou bien, trouvez-vous, dans les vers grossiers d'un barde errant, un charme tel qu'il vous faille inconsidérément échanger l'amour de tout ce que la nature a dû vous rendre cher, les sentimens les plus doux, la paix et le bonheur, au plaisir de devenir le héros de ces ballades que des ménestrels vagabonds viennent le soir chanter aux oreilles d'un rustaud à moitié ivre?» Note 17: Idole des Ammonites, à laquelle on offrait les enfans nouveau-nés en les faisant passer par le feu allumé dans l'intérieur de la statue. Les prêtres avaient l'astuce de verser du plomb fondu dans les yeux de cette idole, comme si elle eût été sensible aux cris de ses victimes. On sait du reste qu'en hébreu _moloch_ signifie roi. A. M. «Par l'âme d'Heruvard[18]! s'écria le chevalier impatienté, tu parles de choses que tu ne connais point. Tu voudrais éteindre le feu pur de la chevalerie, qui seul distingue le noble du vilain, le chevalier civilisé du paysan grossier, qui nous fait regarder la vie comme d'un prix au dessous, bien au dessous de celui de l'honneur, qui nous fait triompher des fatigues, des travaux, des souffrances, et qui nous apprend à regarder l'infamie comme le seul mal que nous ayons à redouter. Tu n'es pas chrétienne, Rébecca, et tu ne connais pas ces sentimens élevés qui font palpiter le sein d'une noble demoiselle, lorsque son amant a achevé quelque grande entreprise, dont le succès justifie son amour. La chevalerie! sache, jeune fille, que c'est la source, l'aliment, l'entretien de la noble et divine amitié, le soutien de l'opprimé, le vengeur de l'offensé, le frein du tyran; sans elle la noblesse ne serait qu'un vain nom, et c'est dans sa lance et son épée que la liberté trouve sa meilleure protection.» Note 18: Chevalier errant d'origine saxonne et qui était absent lors de la conquête de l'Angleterre par Guillaume de Normandie. A. M. «Il est vrai, dit Rébecca, que je suis issue d'une race dont le courage s'est distingué dans la défense de son propre pays, mais qui, même lorsqu'elle comptait encore parmi les nations, ne faisait la guerre que par l'ordre de Dieu, ou pour défendre sa patrie contre l'oppresseur. Le son de la trompette n'éveille plus Juda, et ses enfans méprisés ne sont plus que les victimes de l'oppression civile et militaire, auxquelles toute résistance est désormais interdite. Tu as bien eu raison de le dire, sire chevalier; jusqu'à ce que le dieu de Jacob, suscité du milieu de son peuple, choisit un second Gédéon, ou un nouveau Machabée, il convient mal à une jeune juive de parler de guerres et de combats.» Rébecca, dont les sentimens étaient vifs et avaient un caractère d'élévation, termina son discours avec un ton de tristesse qui prouvait qu'elle était profondément affectée de l'état de mépris dans lequel sa nation semblait être jetée; et ce qui ajoutait peut-être à l'amertume de ses sensations était l'idée qu'Ivanhoe la regardait comme n'ayant aucun droit d'émettre son opinion dans une question dont l'honneur faisait le sujet, et comme incapable de manifester dans ses discours des sentimens nobles et généreux. «Combien peu il connaît ce coeur, se dit-elle, s'il s'imagine que la lâcheté et la bassesse y ont fixé leur asile, parce que j'ai fait la censure de la chevalerie romanesque des Nazaréens! Plût à Dieu que mon propre sang versé goutte à goutte pût racheter le peuple de Juda de la captivité! Que dis-je! Plût à ce Dieu qu'il pût servir à délivrer mon père et son bienfaiteur des chaînes de leur cruel tyran! Cet orgueilleux chrétien verrait alors si la fille du peuple choisi de Jéhovah ose affronter la mort avec autant de courage que la Nazaréenne la plus fière, qui se fait gloire de descendre de quelque chef à peine connu d'une des hordes qui habitent les climats glacés du nord.» Elle tourna alors ses regards sur le lit du chevalier blessé. «Il dort, dit-elle; la nature, épuisée par les souffrances du corps et de l'esprit, par la perte de sang et par l'effet de tant d'accidens fortuits, profite du premier moment de calme qui règne autour de nous, pour lui procurer un peu de sommeil et de repos. Hélas! pourrait-on me faire un crime de le regarder, lorsqu'il est possible que ce soit pour la dernière fois? lorsque, dans quelques instans peut-être, ces beaux traits ne seront plus animés par ce noble feu qui les colore légèrement pendant son sommeil? lorsque les belles proportions de son visage auront changé de forme, que cette bouche sera entr'ouverte, que ces yeux seront éteints et tachés de sang, et lorsque le fier et noble chevalier sera peut-être foulé aux pieds par le plus vil des scélérats qui habitent ce château à jamais maudit, et qui sont assez lâches pour n'oser faire le moindre mouvement sous le talon du tyran qui les écrase... Et mon père... Oh, mon père! quels reproches n'es-tu pas en droit d'adresser à ta fille, lorsqu'elle oublie les cheveux blancs pour ne s'occuper que de la blonde chevelure d'un jeune chevalier nazaréen? Que sais-je si tous ces maux ne sont pas les précurseurs du courroux de Jéhovah contre l'enfant dénaturé qui songe à la captivité d'un étranger plus qu'à celle de son père; qui oublie la désolation de Juda et se plaît à contempler la beauté d'un Gentil et d'un étranger? Mais je veux arracher cette faiblesse de mon coeur, dût chaque fibre saigner à mesure que je la déchire.» Elle s'enveloppa entièrement de son voile, s'assit à quelque distance du lit du blessé, en lui tournant le dos, fortifiant, s'efforçant du moins de fortifier son esprit, non seulement contre les maux qui la menaçaient du dehors, mais contre les sentimens qui malgré elle venaient assaillir son coeur. CHAPITRE XXX. «Approche de la chambre, jette les yeux sur son lit... L'âme qui abandonne son corps n'est pas cet esprit environné de paix et de bonheur qui, semblable à l'alouette s'élevant au haut des airs, caresse par le zéphyr et humecté de rosée, est accompagné au ciel par les soupirs et les larmes des gens de bien... Anselme part différemment.» _Ancienne tragédie_. Pendant l'intervalle de repos qui suivit le premier succès des assiégeans, tandis que l'un des deux partis se préparait à poursuivre ses avantages, et l'autre à augmenter ses moyens de défense, le templier et de Bracy tinrent conseil ensemble dans la grande salle du château. «Où est Front-de-Boeuf? demanda ce dernier, qui avait présidé à la défense du château, de l'autre côté: on dit qu'il a été tué.»--«Il vit, répondit froidement le templier, il vit encore; mais, eût-il eu une tête de boeuf, comme son nom le porte, et dix plaques de fer pour la garantir, il aurait fallu succomber sous les coups de cette fatale hache d'armes. Encore quelques heures, et Front-de-Boeuf aura rejoint ses ancêtres. C'est une grande perte pour les projets du prince Jean.»--«Le royaume de Satan va s'en enrichir, dit de Bracy, et voilà ce que c'est que de blasphémer les saints et les anges, et de faire jeter leurs statues et les autres objets de vénération sur les têtes de cette canaille d'archers.»--«Tais-toi donc, dit le templier, tu ne sais ce que tu dis: il en est de ta superstition comme du manque de foi de Front-de-Boeuf; aucun de vous ne peut rendre compte de ses motifs de croyance ou d'incrédulité.» «_Benedicite_, sire templier, répliqua de Bracy; je vous prie de ménager un peu mieux vos expressions lorsque vous parlerez de moi. Par notre mère céleste, je suis meilleur chrétien que toi et tout ton ordre ensemble; car il court un certain bruit que le _très saint_ ordre du temple de Sion ne nourrit pas peu d'hérétiques dans son sein, et que sir Brian de Bois-Guilbert est du nombre.»--«Laissons là tous ces bruits, dit le templier, et songeons aux moyens de mettre le château en état de défense: comment ces scélérats d'archers se sont-ils battus de ton côté?»--«Comme des diables incarnés, répondit de Bracy. Ils se sont portés en masse jusqu'au pied des murailles, commandés, je crois, par ce vilain drôle qui remporta le prix de l'arc; car j'ai reconnu son cor et son baudrier. Et voilà le fruit de la politique si vantée du vieux Fitzurse; cela ne fait qu'encourager ces insolens coquins à se révolter contre nous. Si mon armure n'eût pas été d'une aussi bonne trempe, il m'aurait terrassé sept fois avec tout aussi peu de remords que si j'eusse été un daim parvenu à son véritable point de bonté. Il a passé en revue chaque partie de mon corselet, frappant avec son javelot long d'une verge contre mes côtes, avec aussi peu de ménagement que si elles eussent été de fer. Sans ma cotte de mailles espagnole que j'avais mise sous ma casaque, c'en était fait de moi.»--«Mais vous vous êtes maintenus dans votre poste, dit le templier, tandis que nous, nous avons été délogés des ouvrages extérieurs.» «C'est une grande perte, dit de Bracy; car les coquins vont trouver là un abri, à la faveur duquel ils attaqueront le château de plus près, et pourront, si on ne les surveille de près, profiter de quelque poste mal gardé sur une tour, ou de quelque fenêtre oubliée, pour s'introduire dans la forteresse. Nous avons trop peu de monde pour protéger tous les points, et les soldats se plaignent de ce qu'ils ne peuvent se montrer nulle part sans devenir aussitôt le but vers lequel sont lancées autant de flèches qu'on en voit décocher au tir du dimanche dans le plus chétif village. D'un autre côté, Front-de-Boeuf se meurt, ainsi nous n'avons plus de secours à attendre de sa tête de taureau et de son bras gigantesque. Qu'en pensez-vous, sire Brian? ne vaudrait-il pas mieux faire de nécessité vertu, et composer avec ces marauds en rendant nos prisonniers?»--«Quoi! s'écria le templier, rendre nos prisonniers et devenir un objet de ridicule et d'exécration, comme des guerriers qui ont donné une preuve extraordinaire de vaillance en attaquant de nuit des voyageurs sans défense, et en s'emparant de leurs personnes, et qui cependant n'ont pu se maintenir dans un château fort, contre une troupe de vagabonds et de proscrits, commandés par des gardeurs de pourceaux, par des fous et par le rebut de l'espèce humaine! Tu devrais rougir d'un pareil conseil, Maurice de Bracy! Quant à moi, j'ensevelirai plutôt et mon corps et ma honte sous les ruines de ce château, que de consentir à une capitulation aussi lâche et aussi déshonorante.»--«Retournons donc aux murailles, dit de Bracy d'un ton d'insouciance: il n'y a personne, soit Turc, soit templier, qui fasse moins de cas de la vie que moi; mais sûrement il n'y a pas de honte à regretter, comme je le fais, de ne pas être entouré d'une quarantaine de mes vaillans _francs-compagnons_. Ô mes braves lanciers! si vous saviez comment votre capitaine a été serré de près aujourd'hui, je verrais bientôt ma bannière flotter devant vos piques, et cette misérable troupe de vilains, incapable de soutenir votre charge, ne tarderait pas à prendre la fuite.» «Regrette qui tu voudras, dit le templier; mais, en attendant, défendons-nous comme nous pourrons avec les soldats qui nous restent. Ce sont pour la plupart des gens de la suite de Front-de-Boeuf, qui se sont fait détester des Anglais par mille traits d'insolence et d'oppression.»--«Tant mieux! dit de Bracy; ces vils esclaves se battront tant qu'il leur restera une goutte de sang dans les veines, pour se soustraire à la vengeance des paysans qui nous attaquent. Allons donc, Brian de Bois-Guilbert, montons et agissons, et sois sûr que, soit que je survive, soit que je succombe, tu verras aujourd'hui Maurice de Bracy se comporter en chevalier de haute valeur et de noble lignage.» «Aux murailles!» répondit le templier, et ils montèrent tous deux sur les remparts, afin de prendre pour la défense de la place toutes les mesures que l'expérience pourrait dicter et le courage exécuter. Ils convinrent d'abord que le point sur lequel on devait avoir le plus de crainte était celui qui était en face des ouvrages extérieurs, dont les assiégeants venaient de se rendre maîtres. À la vérité, le château était séparé de cette barbacane par le fossé, et il était impossible à ceux-ci d'attaquer la porte de la poterne à laquelle correspondait l'ouvrage extérieur, sans franchir cet obstacle: mais le templier et de Bracy étaient également d'opinion que les assaillans chercheraient, par une attaque formidable, à attirer sur ce point l'attention du plus grand nombre des assiégés, et prendraient toutes les mesures nécessaires pour profiter de la moindre négligence dans la défense de quelque autre partie de la place. Pour se précautionner contre un pareil danger, ils firent la seule chose qui leur fût possible, vu le peu de monde qu'ils avaient; ce fut de placer des sentinelles de distance en distance le long des murailles, pouvant communiquer les unes avec les autres et donner l'alarme à l'approche du danger. En même temps il fut convenu que de Bracy se chargerait de la défense de la poterne, et que le templier aurait toujours auprès de lui environ une vingtaine d'hommes, corps de réserve, prêt à porter immédiatement du secours partout où il serait nécessaire. La perte de la barbacane était encore désastreuse sous un autre rapport; car, malgré la hauteur des murs du château, les assiégés ne pouvaient voir avec la même précision qu'auparavant les opérations de l'ennemi, parce qu'il y avait quelques portions d'un bois taillis qui se trouvaient tellement près de la porte de sortie de l'ouvrage extérieur, que les assiégeans pouvaient y introduire toutes les forces qu'ils jugeraient convenable d'amener, et non seulement sans danger, mais même sans être aperçus par les gens du château. Ainsi, dans l'incertitude pénible où ils étaient sur le point où commencerait l'assaut, de Bracy et son compagnon furent obligés de se tenir en garde contre tout événement possible, et leurs soldats, quelque braves qu'ils fussent, étaient en proie à l'inquiétude décourageante, si naturelle à des hommes entourés d'ennemis, qui pouvaient à leur gré choisir le moment et le mode de l'attaque. Pendant ce temps-là, le maître du château assiégé et environné de dangers était étendu sur son lit de mort, en proie à toutes les souffrances du corps et à toutes les angoisses de l'âme. Il n'avait point la ressource ordinaire des bigots de cette époque superstitieuse, dont la plupart, en expiation des crimes dont ils s'étaient rendus coupables, se contentaient de faire quelque acte de libéralité envers l'église, étouffant ainsi la voix des remords par l'idée qu'ils étaient rachetés de tous péchés; et quoique la tranquillité obtenue à ce prix ne ressemble pas plus à cette paix de l'âme qui suit un repentir sincère que le lourd engourdissement produit par l'opium ne ressemble à un sommeil rafraîchissant et naturel, encore cette situation d'esprit était-elle préférable aux angoisses du remords dont il se sentait bourrelé. Mais parmi les vices de Front-de-Boeuf, homme dur et dont la main ne s'ouvrait jamais pour donner, l'avarice était le plus dominant, et il aimait mieux braver l'Église, et narguer tous ceux qui y étaient attachés, que d'en acheter le pardon et l'absolution au prix de l'or, ou par le sacrifice de quelque propriété. D'ailleurs, le templier, infidèle d'une autre trempe, n'avait pas caractérisé son associé d'une manière bien juste, en disant que Front-de-Boeuf n'aurait pu se rendre raison de ses motifs d'incrédulité et de mépris pour la religion établie; car le baron aurait pu alléguer que l'Église tenait ce qu'elle vendait à trop haut prix, et que la liberté spirituelle qu'elle exposait en vente ne pouvait s'obtenir, comme celle du grand capitaine de Jérusalem, que moyennant une forte somme; en sorte que Front-de-Boeuf aimait mieux nier la vertu de la médecine que de payer la visite du médecin. Mais le moment était arrivé où la terre et tous ses trésors disparaissaient graduellement devant ses yeux, et où son coeur, quoique dur comme la meule d'un moulin, se remplit d'épouvante à mesure que ses regards se portèrent sur le sombre abîme de l'avenir. La fièvre qui dévorait son corps ajoutait à l'impatience et à l'agonie de son âme, et son lit funèbre présentait un mélange des remords qui se réveillaient de nouveau, en conflit avec les vices invétérés de son caractère: affreuse situation d'esprit, qui ne peut être égalée que par celle qu'on éprouve dans ces régions épouvantables où la plainte est sans espérance[19], le remords sans repentir, un sentiment horrible d'agonie et un pressentiment d'avenir, qu'il combat en vain. Note 19: L'auteur a ici complété la terrible pensée du Dante, en ajoutant le «remords sans repentir» à ce vers: Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate. Milton offre à peu près la même idée dans le livre de son _Paradise lost_. Le lecteur aimera à comparer ces trois grands écrivains: Dante, Milton et Walter Scott. A. M. «Où sont-ils maintenant, ces chiens de prêtres, cria le baron, qui mettent un si haut prix à leur momerie spirituelle? où sont tous ces carmes déchaussés, en faveur de qui Front-de-Boeuf fonda le vieux couvent de Sainte-Anne; dépouillant ainsi son héritier de plusieurs belles prairies, d'excellentes terres et de riches enclos? où sont-ils ces chiens altérés, buvant la bière à longs traits, j'en réponds; ou jouant leurs tours d'escamotage auprès du lit de quelque paysan moribond? Et moi, le fils de leur fondateur; moi, pour qui les clauses de l'acte de leur fondation leur imposent la nécessité de prier; moi... les misérables ingrats! Ils me laissent mourir comme le chien là-bas, qui n'a ni maître ni asile; ils me laissent mourir sans confession, sans consolation. Faites venir le templier...; c'est un prêtre..., il peut m'être bon à quelque chose... Mais non; autant vaudrait se confesser au diable qu'à Brian de Bois-Guilbert, qui ne croit ni au ciel ni à l'enfer. J'ai entendu des vieillards parler de prières..., de prières prononcées de leurs propres bouches... On n'a pas besoin pour cela de corrompre un faux prêtre, ni d'intercéder auprès de lui...; je vais prier...; mais non..., je... je n'ose...» «Est-il bien possible, dit une voix grêle et cassée qui se fit entendre tout près de son lit, est-il possible que Réginald Front-de-Boeuf ait dit qu'il existait quelque chose qu'il n'osait point faire?» La conscience bourrelée de Front-de-Boeuf, que les souffrances du corps rendaient encore plus timorée, entendit, dans cette étrange interruption de son soliloque, la voix d'un de ces démons qui, d'après les idées superstitieuses de cette époque, assiégent les lits des mourans pour distraire leurs pensées et les empêcher de se livrer à des méditations qui auraient en vue leur bien-être éternel. Il frémit; tous ses membres se roidirent; mais, reprenant bientôt sa résolution ordinaire: «Qui est là? s'écria-t-il; qui es-tu, toi qui oses répéter mes paroles d'un ton qui ressemble au croassement de l'oiseau de la nuit? viens à côté de mon lit afin que je puisse te voir.»--«Je suis ton mauvais ange, Réginald Front-de-Boeuf, répondit la voix.»--«Si tu es réellement un démon, répliqua le chevalier mourant, montre-toi sous ta forme corporelle, et ne crois pas que je me laisse intimider. Par la Géhenne éternelle, si je pouvais lutter corps à corps contre les horreurs qui m'entourent de tous côtés et sous toutes les formes, comme je l'ai fait contre les dangers de ce monde, ni le ciel ni l'enfer ne pourraient se vanter de m'avoir fait trembler.» «Pense à tes crimes, Réginald Front-de-Boeuf, dit la voix; pense à ta révolte, à tes rapines, aux meurtres que tu as commis. Qui a excité le licencieux Jean à prendre les armes contre son père, dont les cheveux sont blanchis par l'âge; à faire la guerre à son généreux frère?»--«Que tu sois un mauvais ange, un prêtre ou un démon, répliqua Front-de-Boeuf, tu en as menti par ta gorge. Ce n'est pas moi qui ai excité Jean à la rébellion..., ce n'est pas moi seul...; il y avait cinquante chevaliers et barons, la fleur des provinces méditerranées...; jamais plus vaillans guerriers n'ont tenu la lance en arrêt... Faut-il que je sois responsable, moi seul, de la faute de cinquante? Démon infernal! je brave tes menaces; retire-toi; cesse de rôder autour de ma couche. Si tu es un mortel, laisse-moi mourir en paix; si tu es un démon, ton heure n'est pas encore venue.»--«Mourir en paix! répéta la voix; non, tu ne mourras pas en paix; même à l'instant de la mort l'image de tes meurtres passera devant toi: tu entendras les gémissemens qui ont fait retentir les voûtes de ce château; tu verras même le sang dont les planchers sont tout rouges.» «Ne crois pas m'intimider par ces discours remplis d'une vaine malice, répondit Front-de-Boeuf avec un sourire sombre et forcé. Le juif mécréant... ce sera pour moi un mérite auprès du ciel de l'avoir traité comme je l'ai fait; car, s'il en était autrement, d'où vient que l'on canonise ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang des Sarrasins? Quant aux porchers saxons que j'ai tués, c'étaient des ennemis de ma patrie, de mon lignage et de mon seigneur suzerain. Ah, ah! tu vois que tu ne peux trouver le défaut de mon armure. Es-tu parti? es-tu réduit au silence?»--«Non, détestable parricide! répondit la voix; pense à ton père; pense à sa mort; pense à la salle du banquet inondée de son sang répandu par la main de son fils.» «Ah! reprit le baron, après un long moment de silence, puisque tu sais cela, tu es véritablement le père du mal, et tu connais toutes choses, comme le disent les moines. Je croyais ce secret renfermé dans mon sein et dans celui d'une autre personne, ma tentatrice, la complice de mon crime. Pars, mauvais génie! laisse-moi, et va chercher la sorcière saxonne, Ulrique seule pourrait te dire ce qu'elle et moi seul avons vu. Va, te dis-je, va trouver celle qui lava les blessures, redressa et arrangea le cadavre, et donna à une mort violente l'apparence d'une mort ordinaire et naturelle. Va la trouver, celle qui fut ma tentatrice, l'exécrable complice, l'affreux appât de ce forfait; qu'elle ait, comme moi, un avant-goût des tourmens de l'enfer.»--«Elle les éprouve déjà, dit Ulrique, s'approchant et se plaçant devant le lit de Front-de-Boeuf; depuis long-temps elle boit dans cette coupe, qu'elle trouve moins amère en voyant que tu la partages. Ne grince pas les dents, Front-de-Boeuf; ne roule pas les yeux; ne serre pas le poing, et ne lève pas ton bras sur moi avec cet air menaçant; ce bras, qui, comme celui d'un de tes ancêtres à qui ses exploits valurent le nom de Front-de-Boeuf, aurait pu, d'un seul coup, fracasser la tête d'un taureau des montagnes, est à présent énervé et impuissant comme le mien.»--«Vile et sanguinaire sorcière! répliqua Front-de-Boeuf; détestable hibou! c'est donc toi qui viens gémir de joie à la vue des décombres qui sont aussi ton ouvrage?»--«Oui, Réginald Front-de-Boeuf, répondit-elle, c'est Ulrique, c'est la fille de Torquil Wolfganger que tu as égorgé, c'est la soeur de ses deux fils massacrés, c'est elle qui te redemande, à toi et à ta maison, son père, ses frères, son nom, son honneur, et tout ce qu'elle a perdu par le nom de Front-de-Boeuf; songe aux injures que j'ai reçues, et réponds-moi si je ne dis pas la vérité. Tu as été mon mauvais ange, et je veux être le tien; je veux te poursuivre jusqu'au dernier moment de ton existence.» «Exécrable furie! répondit Front-de-Boeuf, jamais tu ne seras témoin de ce moment. Holà! Gilles, Clément et Eustache! Saint-Maur et Étienne! qu'on saisisse cette maudite sorcière, et qu'on la précipite du haut des murailles! la traîtresse nous a livrés aux Saxons. Holà! Clément, Saint-Maur! où êtes-vous donc, lâches coquins?»--«Appelle-les, de nouveau, vaillant baron, dit la vieille furie avec un horrible sourire de moquerie, appelle tous tes vassaux autour de toi; menace des tortures et de la prison ceux qui tarderont à se rendre à tes ordres; mais sache, baron puissant, continua-t-elle en changeant tout à coup de ton, que tu n'obtiendras ni réponse, ni secours, ni obéissance de leur part. Écoute ces sons épouvantables;» car en cet instant le tumulte produit par la reprise de l'assaut, ainsi que par la défense, se faisait entendre d'une manière horrible sur les murs du château; «ces cris de guerre t'annoncent la chute de ta maison; la puissance de Front-de-Boeuf, cette puissance cimentée de sang, est ébranlée jusqu'en ses fondemens, et s'écroulera devant les ennemis qu'il a le plus méprisés! Pourquoi restes-tu étendu ici comme une bête fauve qui n'a plus de force, pendant que le Saxon donne l'assaut à ta forteresse?» «Dieux et démons! s'écria Front-de-Boeuf, oh! rendez-moi quelque vigueur, pour que je me traîne jusque dans la mêlée, et que je trouve une mort digne de mon nom!»--«Ne l'espère pas, vaillant guerrier, répliqua-t-elle, tu ne mourras point de la mort des braves; mais tu périras comme le renard dans sa tanière, lorsque les paysans auront mis le feu à tout ce qui l'entoure.»--«Tu mens, horrible sorcière, s'écria Front-de-Boeuf; mes soldats sont braves; mes murailles sont fortes et élevées; mes compagnons d'armes ne craindraient pas toute une armée de Saxons, fussent-ils commandés par Hengist et Horsa! le cri de guerre du templier et des francs-compagnons se fait entendre au dessus du tumulte de la bataille; et j'en jure par mon honneur, lorsque nous allumerons le feu pour célébrer notre victoire, il te consumera, toi, ton corps et tes os; et je vivrai assez long-temps pour apprendre que tu es passée des feux de ce monde dans ceux de l'enfer, qui n'a jamais vomi sur la terre un démon incarné aussi exécrable. «Ne te livre pas à cet espoir, répliqua Ulrique, jusqu'à ce que tu en aies acquis la preuve... Mais non, dit-elle en s'interrompant, tu vas savoir en cet instant même le sort qui t'attend, et que ni toute ta puissance, toute ta force, ni ton courage ne peuvent te faire éviter, quoiqu'il t'ait été préparé par cette faible main. Remarques-tu cette vapeur épaisse et suffocante, qui déjà circule en noirs tourbillons dans cette chambre? as-tu pensé que c'étaient tes yeux gonflés qui s'obscurcissaient? que c'était l'effet de ta difficulté de respirer? Non, Front-de-Boeuf, il y a une autre cause. Te souviens-tu de ce magasin de bois à brûler qui est situé au dessous de ces appartemens?» «Femme! s'écria-t-il avec fureur, sûrement tu n'y as pas mis le feu? Mais oui, de par le ciel, le château est en flammes!»--«Elles s'élèvent rapidement du moins, dit Ulrique avec le calme le plus affreux; et bientôt un signal avertit les assiégeans de presser vivement ceux qui chercheraient à l'éteindre. Adieu, Front-de-Boeuf, que Mista, Schogula, Zernebock, dieux des anciens Saxons, diables, comme les prêtres les appellent aujourd'hui, te servent de consolateurs à ton lit de mort qu'Ulrique maintenant abandonne. Mais apprends, si ce peut être une consolation pour toi de le savoir, qu'Ulrique va partir avec toi pour la même destination, au pays des ténèbres, où elle partagera ton châtiment comme elle a partagé tes crimes. Et maintenant, parricide, adieu pour toujours. Puisse chaque pierre de cette voûte trouver une langue[20] pour répéter ce nom à ton oreille[21].» Note 20: On reconnaît dans ce passage plusieurs imitations de la Bible et de Lucain: dans la Bible, c'est la prophétesse d'Endor, et dans l'autre la magicienne Erietho. Note 21: Les pierres auront des voix, dit Isaïe dans l'Écriture. A. M. En achevant ces paroles elle quitta l'appartement, et Front-de-Boeuf put entendre le bruit que fit la clef dans la serrure, lorsque la vieille ferma la porte à double tour, ôtant ainsi au baron toute chance de se sauver. En proie au plus grand désespoir, il appela à grands cris ses serviteurs et ses compagnons. Étienne et Saint-Maur! Clément et Gilles! serai-je consumé par les flammes sans être secouru? À l'aide! au secours! Brian de Bois-Guilbert! vaillant de Bracy! c'est Front-de-Boeuf qui vous appelle! c'est votre maître, traîtres d'écuyers! c'est votre allié, c'est votre frère d'armes, chevaliers parjures et sans foi! Que toutes les malédictions dues aux traîtres tombent sur vos têtes de mécréans! Me laisserez-vous ainsi périr misérablement? Ils ne m'entendent point; ils ne peuvent m'entendre; ma voix est suspendue au milieu des clameurs des combattans. La fumée devient à chaque instant plus épaisse; le feu perce à travers le plancher. Oh! que ne puis-je aspirer un peu de l'air pur du ciel, dussé-je être anéanti l'instant d'après!» Puis, dans le délire le plus complet du désespoir, le malheureux commença tantôt à joindre ses cris à ceux des combattans, tantôt à vomir des imprécations contre lui, contre le genre humain et contre le ciel même. «La flamme brille à travers les nuages de fumée, s'écria-t-il: le démon marche contre moi sous la bannière de son propre élément. Loin d'ici, esprit immonde! je ne vais pas avec toi sans mes camarades; tout, tout est à toi, tout ce qui compose la garnison de ce château. Crois-tu que Front-de-Boeuf soit seul qui doive partir? non; le mécréant templier, le libertin de Bracy, Ulrique, l'infâme, la sanguinaire Ulrique, les hommes qui m'ont poussé à de telles entreprises, les chiens de Saxons et les maudits juifs qui sont mes prisonniers, tous, tous doivent m'accompagner; la plus belle troupe qui soit jamais partie pour les enfers! Ha, ha, ha! en poussant de grands éclats de rire qui firent retentir les voûtes de l'appartement. Qui est-ce qui rit là-bas?» cria Front-de-Boeuf d'une voix altérée, car le bruit et le fracas de la bataille n'empêchaient pas les échos de renvoyer à son oreille le bruit de ses propres éclats de rire. «Qui est-ce qui a ri là-bas? répéta-t-il; est-ce toi, Ulrique? parle, sorcière, et je te pardonne; car toi seule ou Satan lui-même étiez capables de rire dans un pareil moment. En arrière! hors d'ici! retire-toi!...» Mais ce serait une impiété que de continuer plus long-temps le tableau du lit de mort du blasphémateur et du parricide. CHAPITRE XXXI. «Encore une fois, mes chers amis, montons à la brèche, ou bien refermons-la avec les cadavres de nos braves... Et vous, valeureux chevaliers, véritables enfans d'Albion, montrez-nous ici de quelle manière vous avez été nourris. Jurons que vous emploierez votre force et votre courage d'une façon digne de vous.» SHAKSPEARE. _Le roi Henri V_. Quoique Cedric ne comptât pas beaucoup sur le message d'Ulrique, cependant il ne manqua pas d'en faire part au chevalier noir et à Locksley, qui furent enchantés d'apprendre qu'ils avaient dans la place un ami qui pourrait au besoin leur en faciliter l'entrée: aussi convinrent-ils facilement avec le Saxon qu'il n'y avait qu'un assaut, sous quelques désavantages qu'il se présentât, qui pût les mettre à même de délivrer leurs prisonniers des mains du cruel Front-de-Boeuf, et qu'il fallait par conséquent le tenter. «Le sang royal d'Alfred est en danger,» s'écria Cedric.--«L'honneur d'une noble dame est en péril,» continua le chevalier noir.--«Et, par l'image de saint Christophe que je porte à mon baudrier, ajouta le brave officier, n'y eût-il d'autre motif que celui de sauver ce fidèle serviteur, le pauvre Wamba, je risquerais la perte d'un de mes membres plutôt que de souffrir qu'on touchât à un de ses cheveux.»--«Et moi aussi, dit le moine; car, messieurs, je ne crains pas de dire qu'un fou... je veux dire... Tenez, messieurs, écoutez-moi bien: Lorsque je vois un fou, qui est membre d'une corporation, habile dans sa profession, et qui, par sa conversation, peut assaisonner un verre de vin et le faire goûter aussi bien que le ferait une bonne tranche de jambon, je dis, mes frères, qu'un pareil fou ne manquera jamais d'un sage ecclésiastique qui priera, et j'ajoute qui combattra pour lui au besoin, et cela tant que je pourrai dire une messe ou manier une pertuisane.» Et en parlant ainsi, il se mit à brandir sa sourde hallebarde au dessus de sa tête avec autant de facilité qu'un jeune berger manie sa houlette. «C'est vrai, révérend père, s'écria le chevalier, c'est aussi juste que si saint Dunstan lui-même eût parlé. Maintenant, mon cher Locksley, ne serait-il pas convenable que le noble Cedric se chargeât de diriger l'assaut?» «Moi? répondit Cedric; pas du tout: je n'ai jamais étudié l'art de prendre ou de défendre ces murailles dans l'enceinte desquelles le pouvoir tyrannique a établi son domicile, et que les Normands ont élevées sur cette terre malheureuse. Je veux bien combattre au premier rang; mais mes camarades savent fort bien que je n'ai jamais été habitué à la discipline des camps ni à l'attaque des places fortes.»--«Puisqu'il en est ainsi, dit Locksley, je me chargerai volontiers du commandement des archers, et je vous permets de me pendre à l'arbre le plus élevé de cette forêt, si un seul des assiégés se présente sur les remparts sans se sentir percer d'autant de traits qu'il y a de clous de girofle dans un jambon aux fêtes de Noël.»--«C'est bien dit, s'écria le chevalier noir, et si on ne me croit pas indigne d'être employé dans cette circonstance, et si parmi ces braves gens il s'en trouve quelques uns qui soient disposés à suivre un vrai chevalier, car je ne crains pas de me donner ce titre, je suis prêt à les mener à l'attaque de ces remparts, et d'y faire usage de toute l'habileté que je dois à mon expérience.» Ce fut après cette distribution d'emplois entre les chefs que l'on donna le premier assaut. Le lecteur a déjà été instruit du résultat. Dès que la barbacane fut prise, le chevalier noir s'empressa de faire part de cet heureux événement à Locksley, et de le prier en même temps de tenir le château en état d'observation, de manière à empêcher les assiégés de rassembler leurs forces pour faire quelque sortie brusque, et tâcher de reprendre l'ouvrage avancé qu'ils venaient de perdre. Le chevalier désirait d'autant plus éviter cette sortie, qu'il savait que les hommes qu'il commandait, n'étant que des volontaires trop précipités dans leurs mouvemens, nullement exercés, mal armés et ne connaissant aucune discipline, ne pourraient, dans une attaque soudaine, combattre qu'avec désavantage contre les vieux soldats des chevaliers normands, qui étaient bien pourvus d'armes offensives et défensives, et qui auraient à opposer au zèle et à l'ardeur des assiégeans cette grande confiance qu'inspirent une discipline parfaite et l'habitude du maniement des armes. Le chevalier employa cet intervalle à faire construire une sorte de pont flottant, ou plutôt un long radeau, au moyen duquel il espérait pouvoir traverser le fossé, malgré la résistance de l'ennemi. Cette construction ne pouvait se faire bien promptement; mais les chefs s'en inquiétèrent d'autant moins que ce retard donnait à Ulrique le temps d'exécuter son plan de diversion quel qu'il fût. Cependant, lorsque le radeau fut terminé: «Il est inutile, dit le chevalier noir, d'attendre ici plus long-temps; voilà le soleil qui baisse: et d'ailleurs j'ai autre chose qui m'appelle, et qui ne me permet pas de m'arrêter un jour de plus avec vous. D'un autre côté, je m'étonnerais fort que nous n'eussions pas bientôt sur les bras une troupe de cavaliers venant d'York, si nous ne nous hâtions d'achever notre ouvrage. Ainsi, l'un de vous, allez trouver Locksley, pour lui dire de commencer une décharge de traits de l'autre côté du château, de se porter en avant, comme pour livrer un assaut. Quant à vous, coeurs véritablement anglais, secondez-moi, et tenez-vous prêts à pousser ce radeau en travers du fossé aussitôt que la porte de notre côté s'ouvrira. Suivez-moi hardiment de l'autre part, et venez m'aider à détruire cet angle saillant que vous voyez là-bas au mur principal du château. Que tous ceux d'entre vous qui ne se soucieront pas de venir à l'attaque, ou qui n'auront pas des armes convenables pour s'exposer, garnissent le haut de nos ouvrages avancés; qu'ils bandent fortement leurs arcs et ne manquent pas de balayer les remparts de tout ce qui s'y présentera. Noble Cedric, veux-tu te charger du commandement de ceux qui restent ici?» «Non, de par l'âme d'Hereward, répondit le Saxon. Je n'entends rien au commandement; mais que ma mémoire soit maudite par la postérité si je ne suis pas un des premiers à te suivre dès que tu auras donné le signal. C'est ici ma propre querelle et je ne dois être autre part qu'à l'avant-garde de l'armée.»--«Considère cependant, noble Saxon, dit le chevalier, que tu n'as ni haubert, ni corselet, ni d'autre armure que ce casque, ce petit bouclier et cette épée, et que tout cela est bien peu de chose.»--«Tant mieux! répondit Cedric; je n'en serai que plus léger pour escalader ces murailles. Tu diras que je me vante, sire chevalier, mais je te dis que tu verras aujourd'hui la poitrine toute nue d'un Saxon se présenter au front de la bataille avec autant d'intrépidité que jamais tu n'y as vu paraître le corselet de fer d'un Normand.» «Puisqu'il en est ainsi, s'écria le chevalier, au nom de Dieu, ouvrez la porte et lancez le pont flottant.» La porte qui conduisait du mur intérieur de la barbacane au fossé et qui correspondait à l'angle saillant dans le mur principal du château s'ouvrit alors tout à coup; et l'on fit avancer le radeau, qui bientôt fit rejaillir l'eau du fossé, s'étendant en longueur d'un bord à l'autre, mais ne formant qu'un passage glissant et momentané à deux hommes de front pour traverser depuis les ouvrages avancés jusqu'au château. Le chevalier noir, qui savait combien il était important de prendre l'ennemi par surprise, se précipita sur le radeau, suivi de près par Cedric, et parvint au bord opposé. Là il commença à frapper à coups redoublés avec sa hache sur la porte du château, à l'abri, du moins en partie, des traits et des pierres lancés par les assiégés, parce qu'il se trouvait sous les débris de l'ancien pont-levis, que le templier avait détruit en se retirant de la barbacane, et dont une portion était encore attachée au mur, au dessus de la porte. Ceux qui avaient suivi le chevalier n'avaient pas un pareil abri; deux furent tués par des carreaux d'arbalète; deux autres tombèrent dans le fossé; les autres rentrèrent dans la barbacane. La position de Cedric et du chevalier noir était maintenant devenue vraiment critique, et l'aurait été encore davantage, sans la constance des archers qui étaient dans la barbacane à faire pleuvoir une grêle de flèches sur les remparts, détournant ainsi l'attention des assiégés qui les garnissaient, et donnant un peu de répit aux deux guerriers, qui sans cela auraient été accablés par le grand nombre de projectiles de toute espèce qu'on lançait sur eux. Il faut le répéter; le péril était imminent et le devenait toujours davantage.--«N'avez-vous pas de honte? s'écria de Bracy en s'adressant aux soldats qui l'entouraient. Vous voulez passer pour des arbalétriers, et vous souffrez que ces deux misérables maintiennent leur poste sous les murs du château? Faites tomber sur eux le chaperon de ce mur, si vous ne pouvez faire mieux. Apportez des pics, des leviers et abattez-moi cet énorme créneau;» leur indiquant en même temps une lourde masse de pierres sculptées qui surplombait du haut du parapet. En ce moment les assiégeans aperçurent le drapeau rouge flottant sur l'angle de la tour qu'Ulrique avait désigné à Cedric. Ce fut le brave Locksley qui le vit le premier, comme il se rendait en toute hâte aux ouvrages avancés, impatient de connaître les progrès de l'attaque. «Saint Georges! s'écria-t-il; le glorieux saint Georges pour l'Angleterre, en avant, mes amis! Comment pouvez-vous laisser le bon chevalier et le noble Cedric attaquer seuls cette porte? Allons, crâne enfroqué, fais voir que tu sais combattre pour ton rosaire... En avant, mes braves, le château est à nous, nous avons des amis dans l'intérieur. Regardez là-haut ce drapeau, c'est le signal convenu. Torquilstone est à nous: songez à l'honneur, songez au butin; encore un effort, et nous sommes maîtres de la place!» En disant ces mots, il banda son arc et décocha une flèche droit à la poitrine d'un des hommes d'armes, qui, d'après les ordres de de Bracy, était occupé à détacher un fragment d'un des créneaux pour le précipiter sur Cedric et le chevalier noir. Un second soldat prit des mains du mourant la barre de fer pour achever de détacher la pierre; déjà il avait réussi, lorsque une flèche l'atteignit à la tête et le précipita mort dans le fossé. Les autres furent épouvantés, car aucune armure ne paraissait pouvoir résister aux traits du redoutable archer... «Allez-vous donc lâcher pied, misérables poltrons! s'écria de Bracy: _Montjoie saint Denis!_ donnez-moi le levier.» En même temps il se saisit de la barre de fer avec laquelle il essaya de faire avancer le fragment déjà détaché, et qui était d'un poids si énorme, que dans sa chute il aurait non seulement mis en pièces ce qui restait du pont-levis qui abritait les deux assaillants, mais même aurait coulé à fond le pont grossier sur lequel ils avaient traversé le fossé; tous virent le danger, et les plus hardis, jusqu'au moine lui-même malgré son intrépidité, refusèrent de mettre le pied sur le radeau. Trois fois Locksley banda son arc contre de Bracy, et trois fois la flèche fut repoussée par l'excellente armure du guerrier. «Maudite soit la trempe espagnole de ta cotte d'armes! dit Locksley; si elle eût été anglaise, mes flèches auraient traversé cet acier aussi facilement que si c'eût été de la soie, ou de la simple toile. Il se mit alors à crier: Camarades! amis! noble Cedric! battez en retraite: faites place à cette masse qui va tomber!» Sa voix ne fut pas entendue; car le bruit et le fracas, occasionné par le chevalier lui-même en frappant sur la poterne, aurait couvert le son de vingt trompettes de guerre. À la vérité, le fidèle Gurth s'élança sur le radeau dans le dessein d'avertir Cedric du danger qu'il courait, ou pour le partager avec lui. Mais cet avertissement serait arrivé trop tard: déjà l'immense fragment chancelait, et les efforts de de Bracy auraient été couronnés du succès si la voix du templier n'eût fait retentir à son oreille ces mots épouvantables: «Tout est perdu, de Bracy: le château est en feu!»--«As-tu perdu la tête?» répliqua le chevalier.--«Toute la partie de l'ouest est embrasée, dit le templier: j'ai fait de vains efforts pour arrêter les progrès de l'incendie.» Quelque effrayante que fût cette nouvelle, Brian de Bois-Guilbert l'annonça avec ce stoïque sang-froid qui formait la base de son caractère; mais elle ne fut pas reçue avec le même calme par de Bracy, qui s'écria: «Saints du Paradis! que devons-nous faire? Je fais voeu de donner à saint Nicolas de Limoges un chandelier d'or massif....» «Laisse là ton voeu, dit le templier, et écoute-moi: Conduis tes soldats comme si tu voulais faire une sortie, et ouvre la porte de la poterne; il n'y a là que deux hommes pour protéger le radeau; jette-les dans le fossé, et pousse jusqu'à la barbacane, que, de mon côté, je viendrai attaquer avec les hommes que je ferai sortir par la porte principale. Si nous pouvons reprendre ce poste, sois sûr que nous nous défendrons jusqu'à ce que nous recevions quelque secours, ou qu'enfin on nous accorde des conditions honorables.»--«L'idée n'est pas mauvaise, dit de Bracy, et je vole à mon poste. Je puis compter sur toi, sans doute?»--«À la vie et à la mort, répondit Bois-Guilbert; mais, au nom de Dieu, dépêche-toi.» De Bracy se hâta de rassembler sa troupe et de marcher à la poterne, dont il ordonna d'ouvrir incontinent la porte. Au même instant le chevalier noir, avec cette force extraordinaire qui le distinguait, se précipita dans le passage en dépit de toute la résistance de de Bracy et de sa troupe. «Poltrons, s'écria de Bracy, souffrirez-vous donc que deux hommes nous enlèvent le seul moyen de nous mettre en sûreté?»--«C'est le diable, dit un vieux combattant qui cherchait à se garantir de la furie du chevalier noir.»--«Eh bien! quand ce serait le diable, répliqua de Bracy, faut-il se jeter dans l'enfer pour éviter ses griffes? Le feu est au château, misérables! Que le désespoir vous donne du courage, ou bien laissez-moi passer, et que j'aille moi-même me mesurer avec ce vaillant champion.» Il faut avouer que ce Bracy, dans les événemens de ce jour, maintint la réputation qu'il s'était acquise dans les guerres civiles de cette désastreuse époque. Le passage voûté qui conduisait à la poterne, et dans lequel les deux vaillans champions combattaient corps à corps, retentissait des coups violens qu'ils se portaient: de Bracy avec son épée, et le chevalier noir avec sa lourde hache d'armes. À la fin, le Normand reçut un coup si violent, que, bien qu'il fût en partie amorti par son bouclier, car autrement il ne s'en serait jamais relevé, tomba d'une telle force en arrière sur son casque, qu'il fut renversé tout de son long sur le pavé.»--«Rends-toi, de Bracy, dit le chevalier noir en se penchant sur lui, et tenant contre le grillage de sa visière le fatal poignard avec lequel les chevaliers se débarrassaient de leurs ennemis, et que l'on appelait le poignard de la miséricorde; rends-toi, Maurice de Bracy, secouru ou non, ou tu es mort.»--«Je ne veux pas me rendre, répondit de Bracy d'une voix faible, à un vainqueur que je ne connais point. Dis-moi ton nom, ou exerce sur moi ta furie; mais il ne sera jamais dit que Maurice de Bracy a été le prisonnier d'un rustaud, dont le nom était inconnu.» Le chevalier noir dit tout bas quelques mots à l'oreille du vaincu. «Je me reconnais ton véritable prisonnier, secouru ou non secouru, répondit le Normand, quittant son ton de fierté et d'obstination bien prononcée, et prenant celui de la plus grande soumission.»--«Rends-toi à la barbacane, dit le vainqueur d'un ton d'autorité, et là attends mes ordres.»--«Mais auparavant, dit de Bracy, laissez-moi vous dire une chose qu'il vous importe de savoir. Wilfrid d'Ivanhoe est blessé et prisonnier, et il périra dans l'embrasement s'il n'est promptement secouru.»--«Wilfrid d'Ivanhoe prisonnier et près de périr! s'écria le chevalier noir. Si un seul cheveu de sa tête est atteint par le feu, je m'en vengerai sur chacun des habitans du château. Dis-moi où est sa chambre?»--«Monte cet escalier tournant que tu vois là-bas, dit de Bracy; il conduit à son appartement. Ne veux-tu pas que je t'y mène?»--«Non, répondit le chevalier, va-t'en tout de suite à la barbacane, et attends-y mes ordres. Je ne me fie pas à toi, de Bracy.» Pendant ce combat et le court monologue qui suivit, Cedric, à la tête d'un corps de troupes, dans lequel le moine se faisait remarquer, traversa le pont flottant aussitôt que la poterne fut ouverte, et chassa devant lui les soldats découragés et désespérés de de Bracy; les uns demandèrent quartier; d'autres voulurent résister, mais en vain; le plus grand nombre s'enfuit vers la cour du château. De Bracy lui-même se releva, et jeta tristement un coup d'oeil sur son vainqueur qui s'éloignait. «Il ne se fie pas à moi, répéta-t-il; hélas! me suis-je montré digne de sa confiance?» Ensuite il ramassa son épée, ôta son casque en signe de soumission, et s'achemina vers la barbacane; dans sa marche il rencontra Locksley et lui remit son épée. Comme les flammes faisaient des progrès rapides, elles furent bientôt aperçues de la chambre où se trouvait Ivanhoe avec la juive Rébecca, qui lui prodiguait tous ses soins. Son assoupissement avait été de peu de durée; car il avait été réveillé par le bruit de l'attaque, et Rébecca, qui à son instante prière s'était remise à la fenêtre pour connaître l'issue du combat et pour l'en instruire, fut pendant quelque temps dans l'impossibilité de rien distinguer, à cause de la vapeur étouffante qui s'élevait de tous côtés. Enfin les tourbillons de fumée qui vinrent remplir l'appartement, et les cris de «Au feu! de l'eau!» qui se firent entendre malgré tout le tumulte de l'attaque, firent bientôt connaître les progrès de ce nouveau danger. «Le château est en feu, s'écria Rébecca, tout est embrasé! Que faire pour nous sauver?»--«Fuis, Rébecca, et mets-toi en sûreté, dit Ivanhoe; quant à moi, aucun secours humain ne saurait me sauver.»--«Je ne fuirai point, dit Rébecca; nous serons sauvés ou nous périrons ensemble. Et cependant, grand Dieu! mon père; mon père, que va-t-il devenir?» En ce moment la porte de l'appartement s'ouvre, et le templier se présente dans un ensemble effrayant; car son armure dorée était brisée et ensanglantée, et le panache qui ombrageait son casque était en partie brûlé et en partie tombant en flocons déchirés. «Je te retrouve, dit-il à Rébecca; tu vas voir que je tiens ma promesse de partager avec toi la bonne et la mauvaise fortune. Il n'y a qu'un seul passage qui puisse nous conduire dans un lieu de sûreté. Il m'a fallu vaincre mille obstacles pour venir te le montrer; allons, suis-moi à l'instant.»--«Seule? répondit Rébecca; non, je ne te suivrai point; mais si tu es réellement né d'une femme, si tu as la moindre étincelle d'humanité, si ton coeur n'est pas aussi dur que la cuirasse qui te couvre, oh! sauve mon vieux père, sauve ce chevalier blessé.»--«Un chevalier, répliqua le templier avec son sang-froid accoutumé; un chevalier, Rébecca, doit se soumettre au sort qui l'attend, soit au milieu des flammes, soit dans le fort des combats; mais qui est-ce qui s'embarrasse de savoir où et comment un juif subira le sien?»--«Guerrier farouche! dit Rébecca; plutôt périr dans les flammes que te devoir mon salut!»--«Il ne s'agit pas de choix, Rébecca, répliqua le templier; tu as réussi une fois à rompre mon dessein; mais il n'y a pas un mortel qui puisse se vanter de m'avoir trompé deux fois.» À ces mots il saisit la jeune fille, qui fait retentir l'air de ses cris de terreur, et l'emporte entre ses bras hors de la chambre, sans faire attention aux menaces et aux injures qu'Ivanhoe vomissait contre lui. «Infernal templier, disait-il d'une voix de tonnerre, opprobre de ton ordre, laisse là cette fille! traître de Bois-Guilbert! c'est Ivanhoe qui te l'ordonne. Scélérat! je veux te percer le coeur.»--«Sans tes cris, Wilfrid, dit le chevalier noir, qui entra en ce moment dans la chambre, je ne t'aurais pas trouvé.»--«Si tu es un vrai chevalier, dit Ivanhoe, ne t'occupe pas de moi; mets-toi à la poursuite de ce ravisseur; sauve lady Rowena; cherche le noble Cedric.»--«Chacun son tour, répondit le chevalier noir; à présent c'est le tien.» Et, prenant Ivanhoe dans ses bras, il l'emporta avec autant de facilité que le templier en avait eu en enlevant Rébecca, et courut jusqu'à la poterne, où il confia son fardeau aux soins de deux gardes, et rentra dans le château pour aider à sauver les autres prisonniers. La flamme brillait maintenant dans une des tourelles, d'où elle s'échappait par les fenêtres et les meurtrières. Il y avait cependant des endroits où la grande épaisseur des murs et les voûtes des appartemens résistaient au progrès de l'incendie; mais aussi la rage de l'homme y déployait ses fureurs avec non moins de violence que ne le faisait autre part cet élément que l'on peut à peine appeler plus destructeur; car les assiégeans poursuivaient les défenseurs du château de chambre en chambre, et assouvissaient dans leur sang la vengeance qui depuis long-temps les animait contre les soldats du tyran Front-de-Boeuf. La majeure partie de la garnison fit une résistance opiniâtre; un petit nombre demanda quartier; mais personne ne l'obtint. L'air retentissait de gémissemens et du cliquetis des armes; et on avait peine à marcher sur les planchers glissans, rougis du sang des morts et des blessés. À travers cette scène de confusion, on vit se précipiter Cedric, volant à la recherche de Rowena, tandis que le fidèle Gurth le suivait de près dans la mêlée, oubliant sa propre sûreté et s'efforçant de détourner les coups dirigés contre son maître. Le noble Saxon fut assez heureux pour arriver à l'appartement de sa pupille, justement au moment précis où, perdant toute espérance de se sauver, et pressant, avec toute l'angoisse du désespoir, un crucifix contre son sein, attendait une mort que tout lui représentait à chaque instant comme plus prochaine. Il la confia aux soins de Gurth, qu'il chargea de la conduire à la barbacane, avec laquelle on pouvait maintenant communiquer sans crainte de l'ennemi, ni s'exposer aux flammes qui n'y étaient pas encore parvenues. Cela fait, le loyal Cedric se hâta de se mettre à la recherche de son ami Athelstane, déterminé à s'exposer à tous les dangers pour sauver le dernier rejeton des rois saxons. Mais avant que Cedric eût pénétré jusqu'à l'antique salle dans laquelle il avait été lui-même prisonnier, le génie inventif de Wamba était parvenu à se procurer la liberté, ainsi qu'à son compagnon d'infortune. Lorsque le tumulte du combat eut fait connaître que l'on était au plus fort de l'action, le fou se mit à crier de toute la force de ses poumons: «Saint Georges et le Dragon; le brave saint Georges pour l'Angleterre! Le château est à nous!» Et il rendit ces cris encore plus effrayans en frappant l'une contre l'autre deux ou trois armures vieilles et rouillées qui se trouvaient éparpillées autour de la salle. Les soldats qui composaient le corps-de-garde posté à l'extérieur, c'est-à-dire dans l'antichambre, et qui étaient déjà dans un état d'alarme, furent soudain épouvantés par les cris de Wamba; et, sans songer à fermer la porte, coururent annoncer au templier que les ennemis étaient entrés dans la vieille salle. Dès lors il ne fut pas difficile aux prisonniers de s'échapper, d'abord de l'antichambre, et de là dans la cour du château, maintenant le théâtre des derniers efforts des combattans. Ici se faisait remarquer le fier templier, à cheval, entouré d'une partie de la garnison, infanterie et cavalerie, qui s'étaient ralliés autour de leur vaillant chef, dans le dessein de s'assurer de la dernière chance de retraite et de salut qui leur restât. Le pont-levis avait été baissé par son ordre, mais le passage était loin d'être libre; car les archers, qui jusqu'alors s'étaient bornés à lancer leurs flèches contre cette partie du château, voyant maintenant l'incendie se propager et le pont-levis se baisser, se précipitèrent tous ensemble à la porte, tant pour empêcher la sortie de la garnison que pour s'assurer de leur part du butin avant la ruine totale du château. D'un autre coté, ceux des assiégeans qui étaient entrés par la poterne étaient parvenus jusque dans la cour, attaquant avec furie le peu de défenseurs qui restaient et qui se trouvaient ainsi pressés des deux côtés à la fois. Poussé néanmoins par le désespoir, et encouragé par l'exemple de son intrépide chef, ce dernier reste des défenseurs du château combattit avec la plus grande valeur; et, quoique bien inférieur en nombre aux assaillans, il réussit plus d'une fois à les repousser. Rébecca, à cheval, devant un des esclaves sarrasins du templier, était au milieu de la petite troupe, et Bois-Guilbert, malgré la confusion occasionnée par la lutte sanglante qui se passait, veillait avec la plus grande attention à sa sûreté. À tout instant on le voyait à ses côtés, oubliant le soin de sa propre conservation, la couvrant de son bouclier triangulaire recouvert d'acier, parfois la quittant en faisant entendre son cri de guerre, et se précipitant au milieu des ennemis pour faire mordre la poussière à ceux qui se présentaient les premiers, puis il retournait à l'instant à côté de celle qu'il protégeait. Athelstane, qui, comme on sait, était un peu indolent à la vérité, mais nullement poltron, examinait avec attention tout ce qui, sous ce costume de femme, pouvait lui faire reconnaître celle que le templier ne perdait pas de vue, et dans lequel son instinct ou sa jalousie le portèrent à voir Rowena, qu'il convoitait, pour la faire disparaître en dépit de ses gardiens; «Par l'âme de saint Édouard, dit-il, je la délivrerai des mains de ce trop orgueilleux chevalier, et je le ferai tomber sous mes coups.» «Prenez garde, dit le railleur Wamba, pour vouloir trop se presser on pêche une grenouille au lieu d'un poisson. Par ma marotte, ce n'est pas là lady Rowena; voyez ces longs cheveux noirs... Ou bien, si vous ne distinguez pas le blanc du noir, vous pouvez marcher si vous voulez; quant à moi, je ne vous suis point; je n'irai pas me faire rompre les os sans savoir pour qui... Et puis, vous voilà sans armure... Prenez-y garde, jamais bonnet de soie n'a résisté à un acier bien trempé... Ah! vous voulez absolument vous jeter dans l'eau; eh bien! vous serez mouillé... _Deus vobiscum_, archi-vaillant chevalier Athelstane!» En achevant ces mots, il s'éloigna du Saxon, qu'il avait jusque là retenu par sa tunique. Relever de terre une masse d'armes que la main d'un soldat expirant venait d'abandonner, se précipiter sur la troupe du templier, frappant rapidement à droite et à gauche et renversant un guerrier à chaque coup, ne fut pour le robuste et vigoureux Athelstane, alors animé d'une fureur extraordinaire, que l'oeuvre d'un moment; il se trouva bientôt à peu de distance de Bois-Guilbert, à qui il cria d'une voix de tonnerre: «À moi, poltron de templier! Laisse là celle que tu es indigne de toucher; à moi, chef d'une bande de voleurs et d'assassins!»--«Chien que tu es, répondit le templier, en grinçant les dents, je vais t'apprendre à blasphémer ainsi l'ordre sacré du temple de Sion,» et au même instant, faisant faire une demi-volte à son cheval, puis une demi-courbette vers le Saxon, et se levant sur les étriers, de manière à profiter de tout l'avantage qu'allait lui donner la descente du cheval, il asséna un coup épouvantable sur la tête d'Athelstane. Wamba avait bien eu raison de dire que bonnet de soie ne résistait pas à acier bien trempé. Le sabre du templier était si tranchant, qu'il fit voler en éclats le manche, quoique très dur et garni de fortes lanières, de la hache d'armes que le malheureux Saxon avait levée pour parer le coup, et descendit avec une telle violence sur sa tête, qu'il le renversa dans la poussière. «Ah! te voilà donc, Baucéan, s'écria Bois-Guilbert; ainsi périssent tous les ennemis des chevaliers du Temple!» Et profitant de l'état de consternation dans lequel les ennemis étaient plongés par la chute d'Athelstane, il s'écria: «Que ceux qui veulent se sauver me suivent, en s'élançant vers le pont-levis, qu'il traversa en dépit des archers qui voulaient s'y opposer. Il fut suivi par ses Sarrasins et par cinq ou six hommes d'armes qui étaient remontés sur leurs chevaux. Le templier courut quelque danger dans sa retraite, à cause du grand nombre de trais lancés sur lui et sur sa troupe; mais cela ne l'empêcha pas de faire le trajet au galop, pour arriver à la barbacane, pensant qu'il était possible que de Bracy s'en fût emparé, d'après le plan qu'il avait concerté avec lui. «De Bracy! De Bracy! s'écria-t-il, es-tu là?»--«Oui, répondit de Bracy, mais j'y suis prisonnier.»--«Puis-je te secourir? demanda Bois-Guilbert.»--«Non, répondit de Bracy; je me suis rendu, secouru, ou non secouru, et je serai fidèle à ma parole. Sauve-toi; les faucons sont lâchés... Mets la mer entre toi et l'Angleterre... Je n'ose t'en dire davantage.»--«Eh bien! répliqua le templier, puisque tu veux rester là, souviens-toi que j'ai dégagé ma parole de «À la vie et à la mort.» Quant aux faucons, qu'ils soient où ils voudront, je m'imagine que les murs de la préceptorerie de Templestowe seront pour moi un abri suffisant, et c'est là que je vais me rendre, comme le héron dans sa retraite.» À ces mots il mit son cheval au galop et disparut avec sa suite. Ceux des assiégés qui n'avaient pas abandonné le château, continuèrent à se battre en désespérés, après le départ du templier, non qu'ils eussent aucun espoir de vaincre, mais parce qu'ils n'attendaient point de quartier. Le feu se propageait rapidement dans toutes les parties du château, lorsqu'on aperçut sur une des tourelles Ulrique, qui l'avait allumé, semblable à une des furies dont les anciens nous ont donné la description[22], faisant entendre un chant de guerre, pareil à celui qu'entonnaient sur le champ de bataille les scaldes des Saxons lorsqu'ils étaient encore plongés dans les erreurs du paganisme. Ses longs cheveux gris flottaient derrière sa tête découverte. On voyait dans ses yeux l'ivresse délicieuse de la vengeance satisfaite le disputer au feu de la folie la plus délirante; et sa main brandissait une quenouille, comme si elle eût voulu se comparer à l'une des Parques filant et coupant le fil de la vie humaine[23]. La tradition nous a conservé quelques unes des strophes de l'hymne barbare que dans cet accès de démence elle chanta au milieu de cette scène de carnage et d'embrasement. Note 22: Les furies Scandinaves avaient nom _Walkyries_. Montées sur des coursiers agiles, elles s'élançaient, le glaive à la main, dans la mêlée, et choisissaient les braves qui allaient périr, pour les conduire à l'Élysée de leur dieu. Note 23: Les parques des Saxons avaient de l'analogie avec celles des anciens A. M. I. Aiguisez le brillant acier, enfans du blanc dragon[24]! Allume la torche, fille d'Hengist[25]! Ce n'est pas pour être employé au banquet que l'acier brille; il est dur, large, et sa pointe est acérée. Ce n'est pas pour aller à la chambre nuptiale que s'allume la torche; la vapeur qui en sort, la flamme qu'elle jette, sont colorées de bleu par le soufre dont elle est composée. Aiguisez vos poignards; le corbeau fait entendre ses croassemens! Allumez vos torches; Zernebock[26] remplit l'air de ses aboiemens. Aiguisez le brillant acier, fils du dragon! Allume ta torche, fille d'Hengist![27] Note 24: Armoiries d'un guerrier Scandinave. Note 25: Premier Saxon qui, avec son frère Horsa, foula le sol britannique en 449. Note 26: Un des génies du mal, dans la religion saxonne. Note 27: Fille de Hengist veut dire Saxonne. A. M. II. Le nuage sombre est descendu bien bas sur le château du thane. L'aigle fait entendre ses cris perçans; il plane au dessus de leurs têtes. Cesse tes cris, vorace habitant des régions éthérées; ton banquet se prépare! Les filles de Valhalla sont attentives à cette scène; la race d'Hengist leur enverra des convives. Secouez vos tresses noires, filles de Valhalla, que les sons que vous faites rendre à vos tambourins expriment votre féroce joie! Plus d'un personnage hautain, plus d'un guerrier fameux, viendront s'asseoir à votre table. III. La nuit qui s'avance devient plus noire sur le château du thane; les nuages amoncelés se rassemblent à l'entour; bientôt ils seront rouges comme le sang du vaillant guerrier! Le destructeur des forets hérissera contre eux sa crête enflammée. C'est lui dont la flamme brillante consume les palais; il fait ondoyer son immense bannière nuancée de pourpre foncé, au dessus des valeureux combattans; rien ne lui plaît autant que le cliquetis des épées et le choc des boucliers: il aime à s'abreuver du sang qui jaillit tout bouillant et comme en sifflant de la blessure. IV. Tout doit périr! Le glaive fend le casque; la lance traverse l'armure la mieux trempée; le feu dévore l'habitation des princes; les machines détruisent les murailles et les retranchemens; tout doit périr! La race d'Hengist n'est plus! le nom de Horsa ne se prononce plus! Fils du glaive, ne reculez donc point devant votre destin mille fois rigoureux; trempez vos épées dans le sang; qu'elles boivent ce sang comme vous buviez du vin. Réjouissez-vous au banquet du carnage, à la lueur des flammes qui l'entourent! Faites usage de vos excellens glaives, tandis que votre sang est encore chaud, et que ni crainte ni pitié ne vous attendrissent, car la vengeance n'a qu'un moment; la haine la plus forte a un terme! Moi-même il faut que je périsse. Les flammes, ayant maintenant surmonté tous les obstacles, s'élevaient vers le ciel en formant une colonne immense qu'on pouvait apercevoir de tous les lieux situés à de grandes distances à la ronde. Chaque tour, chaque toit, chaque plancher, tombaient successivement avec un fracas épouvantable, en sorte que les combattans furent obligés de sortir de la cour. Les vaincus, dont il ne restait qu'un petit nombre, s'échappèrent et se réfugièrent dans le bois voisin. Quant aux vainqueurs, rassemblés en groupes nombreux, ils contemplaient avec un étonnement mêlé de crainte et d'effroi cette masse de feu, qui donnait aux flammes cette teinte rougeâtre que l'on voyait se réfléchir ensuite sur les figures et les armes des combattans. La Saxonne Ulrique, en extase à la vue de tant d'horreurs, resta long-temps visible dans le poste élevé où elle s'était placée, agitant ses bras de tous côtés, comme pour exprimer la joie qu'elle ressentait, et s'applaudissant du résultat de l'incendie qu'elle avait allumé. Enfin la tourelle s'écroula avec un fracas épouvantable, et Ulrique périt au milieu des flammes qui avaient consumé son tyran. Un silence de stupeur, qui régna pendant quelques instans, donna la juste mesure des profondes impressions que cette catastrophe faisait naître dans l'âme des combattans, dont l'immobilité ne fut interrompue que par leurs signes de croix. On entendit alors la voix de Locksley, qui s'écria: «Archers, poussez des cris d'allégresse! le repaire de la tyrannie a disparu. Que chacun de vous apporte son butin à notre rendez-vous ordinaire du trysting-tree[28], à Harthill-Walk; c'est là qu'à la pointe du jour nous en ferons un juste partage entre nos troupes et celles de nos dignes auxiliaires dans ce grand acte de vengeance.» Note 28: _Tryste_, mot écossais qui veut dire un lieu de rendez-vous pour une foire ou un marché. Ici _trysting-tree_ est l'arbre au pied duquel Locksley invite ses compagnons à se réunir pour recevoir leur part du butin. Ce mot et beaucoup d'autres ont été passés sous silence par M. Defauconpret. A. M. CHAPITRE XXXII. «Crois-moi, chaque état doit avoir ses lois; les royaumes ont leurs édits; les cités ont leurs chartes; le proscrit lui-même qui s'est retiré dans les forêts conserve encore un reste de discipline civile; car, depuis le jour où Adam entoura ses reins d'un tablier de feuillage, l'homme a commencé à vivre en société avec l'homme; et les lois ont été faites pour rendre cette union plus étroite.» _Ancienne comédie_. L'aurore éclairait déjà les parties les moins touffues de la forêt. Les perles de la rosée étincelaient sur chaque branche verdoyante. La biche, quittant son gîte placé au milieu de la haute fougère, conduisait son faon timide dans les sentiers plus couverts du bois, où aucun chasseur ne s'était encore rendu pour attendre ou pour intercepter au passage le cerf majestueux, marchant à la tête de son troupeau, le front paré de sa ramure. Tous les proscrits étaient rassemblés autour du grand chêne, à Harthill-Walk, où ils avaient passé la nuit pour réparer leurs forces après les fatigues du siége, les uns buvant, les autres dormant, plusieurs écoutant ou faisant eux-mêmes le récit des événemens du jour, et calculant la valeur du butin que la victoire avait mis à la disposition de leur chef. Les dépouilles étaient en effet considérables; car bien que beaucoup d'objets eussent été la proie des flammes, néanmoins on voyait une grande quantité de vaisselle plate; plusieurs riches armures, des vêtemens splendides, étaient tombés au pouvoir des proscrits, qui avaient donné des preuves de courage et d'intrépidité, et qui d'ailleurs ne reculaient devant aucun danger lorsqu'il s'agissait d'une aussi riche récompense. Toutefois, les lois de l'association étaient tellement sévères, qu'il ne se trouva pas un seul individu parmi eux qui eût l'idée de s'approprier la moindre partie du butin, en sorte que tout fut apporté à la masse, pour que le chef en fît la répartition. Le lieu du rendez-vous était un vieux chêne, qui n'était cependant pas le même sous lequel Locksley avait conduit Gurth et Wamba au commencement de notre histoire, mais un autre qui s'élevait au milieu d'un amphithéâtre champêtre, distant d'un demi-mille du château démoli de Torquilstone. Ce fut en cet endroit que Locksley prit sa place, sur un trône de gazon, sous les branches entrelacées de l'arbre immense, et sa troupe se rangea en demi-cercle autour de lui. Il invita le chevalier à prendre place à sa droite et Cedric à s'asseoir à sa gauche. «Pardonnez la liberté que je prends, nobles seigneurs, dit-il, mais dans ces forets je suis monarque; c'est ici mon royaume, et mes sauvages sujets respecteraient peu ma puissance, si, dans mes propres domaines, je cédais ma place à aucun mortel. Mais à présent, qui de vous a vu notre chapelain? où est notre joyeux moine? Une messe commence très bien les travaux de la journée parmi des chrétiens.» Personne n'avait vu le clerc de Copmanhurst. «Que Dieu dirige nos pressentimens! ajouta le chef des proscrits; j'espère que son absence ne vient que à ce qu'il s'est oublié un peu plus long-temps qu'il ne faut auprès de la bouteille. Quelqu'un l'a-t-il vu depuis la prise du château?»--«Je l'ai vu, dit Miller, fort affairé après la porte d'une cave, jurant par tous les saints du calendrier qu'il goûterait des vins de Gascogne de Front-de-Boeuf.»--«Et nous préservent tous les saints, autant qu'ils sont, dit le capitaine, qu'il ait bu trop largement de ces bons vins, et qu'il ait été enseveli sous les ruines du château! Pars tout de suite, Miller; prends du monde avec toi; cherche à reconnaître l'endroit où tu l'as vu; puise de l'eau dans le fossé pour arroser les décombres encore fumantes de la forteresse. Plutôt les faire enlever pierre par pierre que de perdre mon brave gros moine!» Le grand nombre de ceux qui s'offrirent pour ce service, si l'on considère que l'on était au moment de faire une distribution intéressante du butin, montra combien chacun avait à coeur la sûreté du père spirituel de la troupe. «En attendant, dit Locksley, procédons au partage; car, ne nous y trompons point, lorsque le bruit de notre étonnant succès se sera répandu, les troupes de de Bracy, de Malvoisin et des autres alliés de Front-de-Boeuf vont se mettre en mouvement pour nous attaquer, et il serait à propos de songer de bonne heure à notre sûreté.» Puis se tournant vers le Saxon: «Noble Cedric, dit-il, ce butin est divisé en deux parts, choisis celle que tu préféreras, pour servir de récompense à tes hommes d'armes qui nous ont aidés dans notre entreprise.» «Brave archer, répondit Cedric, mon coeur est accablé de tristesse. Le noble Athelstane de Coningsburgh n'est plus, Athelstane, le dernier rejeton du saint roi confesseur. Avec lui ont péri des espérances qui ne peuvent plus renaître. Une étincelle a été éteinte par son sang qu'aucun souffle humain ne peut rallumer. Mes gens, à l'exception du petit nombre que vous voyez ici, n'attendent que ma présence pour transporter ses tristes mais respectables dépouilles dans leur dernière demeure. Lady Rowena désire retourner à Rotherwood, et il faut qu'elle soit escortée par des forces suffisantes. Je devrais par conséquent être déjà parti; mais j'ai différé mon départ, non pour partager le butin, car je prends à témoin Dieu et saint Withold, que ni moi ni les miens n'en toucherons la valeur d'un liard; mais parce que je voulais te faire mes remerciemens à toi et à tes braves archers, pour la vie et l'honneur que vous nous avez sauvés!» «Mais enfin, reprit Locksley, nous n'avons fait tout au plus que la moitié de l'affaire; prends donc dans le butin de quoi récompenser tes voisins et tes confédérés.»--«Je suis assez riche pour les récompenser moi-même», répondit Cedric.--«Et il y en a quelques uns, dit Wamba, qui ont été assez avisés pour se récompenser par eux-mêmes; ils ne s'en retournent pas les mains tout-à-fait vides. Nous ne portons pas tous la livrée bigarrée.»--«Je n'ai rien à leur dire, ajouta Locksley; nos lois n'obligent que nous seuls.»--«Mais toi, mon pauvre garçon, dit Cedric se retournant et embrassant son fou, comment puis-je te récompenser, toi qui n'as pas craint de te laisser charger de chaînes et d'exposer ta vie pour moi? Tous m'ont abandonné, le pauvre fou seul m'est resté fidèle.» Une larme, prête à s'échapper, brillait dans l'oeil du digne thane, pendant qu'il parlait ainsi, et qu'il donnait une preuve de sensibilité si profonde, que même la mort d'Athelstane n'avait pu lui arracher; mais il y avait dans l'attachement _mi-instinctif_ de son fou quelque chose qui lui causait une émotion plus vive que celle même qui est l'effet de la douleur. «Ah, ma foi! dit le fou en se dégageant des caresses de son maître, si vous payez mes services avec l'eau de vos yeux, il faudra donc que le fou se mette à pleurer aussi par compagnie, et alors que devient sa profession? Mais écoutez, mon oncle, si vous avez réellement le dessein de me faire plaisir, ayez la bonté de pardonner à mon camarade Gurth d'avoir dérobé une semaine à votre service, pour la consacrer à celui de votre fils.» «Lui pardonner! s'écria Cedric; je veux non seulement lui pardonner, mais même le récompenser. Approche, Gurth, et mets-toi à genoux.» Le porcher fut à l'instant aux pieds de son maître. «Tu n'es plus THEOW et ESNE; tu n'es plus serf, dit-il en le touchant avec une baguette, mais FOLKFREE et SACLESS[29]; tu es entièrement libre, en ville et hors ville, dans les bois comme dans les champs. Je te donne un arpent de terre dans mon domaine de Walbrugham transporté de moi et des miens à toi et aux tiens, dès à présent et à toujours, et que la malédiction de Dieu tombe sur la tête de celui qui contredit ce que je dis.» Note 29: Nous conservons ces mots saxons, qui signifient: _theow esne_, esclave; et _folkfree_, libre ou affranchi. A. M. Ravi de n'être plus serf, mais d'être libre et propriétaire, Gurth se releva promptement, et bondit deux fois en l'air presque à la hauteur de sa tête. «Un serrurier et une lime! s'écria-t-il, pour faire tomber ce collier du cou d'un homme libre. Mon noble maître, vous avez doublé mes forces par cet acte de générosité: aussi combattrai-je pour vous avec double courage. Je me sens animé d'un esprit libre. Je suis un homme tout changé et sur moi et à l'égard de tout ce qui m'entoure. Ah Fangs! continua-t-il, car ce chien fidèle, voyant les transports de joie de son maître, se mit à sauter sur lui pour lui exprimer sa sympathie; «reconnais-tu encore ton maître?»--«Oui, dit Wamba, Fangs et moi, nous te reconnaissons encore, quoique nous devions encore nous soumettre à garder le collier; mais c'est toi qui probablement nous oublieras et qui t'oublieras toi-même.»--«Je m'oublierai véritablement moi-même, si je t'oublie, mon fidèle camarade, dit Gurth; et si la liberté pouvait te convenir, ton maître ne te laisserait pas long-temps soupirer après elle.»--«Va, camarade Gurth, dit Wamba, ne crois pas que je sois jaloux; le serf est assis au coin du feu, pendant que l'homme libre est obligé de prendre les armes; et comme le dit fort bien Oldhelen de Malmsbury: Mieux vaut fou au banquet, que sage à la bataille.» On entendit alors un bruit de chevaux, et l'on vit paraître lady Rowena, au milieu d'une nombreuse cavalerie, et suivie d'un plus fort détachement d'infanterie, exprimant par le cliquetis de leurs armes la joie qu'ils éprouvaient de la voir remise en liberté. Elle était richement vêtue et montée sur un palefroi bai foncé. Elle avait repris toute la dignité de son maintien, à l'exception que son visage, plus pâle qu'à l'ordinaire, faisait assez connaître que son âme avait eu beaucoup à souffrir. Son aimable visage, sur lequel voltigeait encore un léger nuage de tristesse, laissait néanmoins apercevoir un rayon d'espérance pour l'avenir, aussi bien qu'un sentiment de reconnaissance envers ceux qui avaient tout récemment contribué à sa délivrance. Elle savait qu'Ivanhoe était en lieu de sûreté, et qu'Athelstane était mort. La certitude qu'elle avait acquise au sujet du premier l'avait remplie d'une joie bien sincère; et si elle ne fit point paraître le plaisir que lui causait la nouvelle du second événement, on lui pardonnera sans doute d'avoir senti de quel avantage il était pour elle, puisqu'elle se trouvait par là délivrée de la crainte de nouvelles persécutions de la part de Cedric, qui ne l'avait jamais contrariée sur aucun autre sujet. Lorsque lady Rowena fit avancer son cheval vers le lieu où Locksley était assis, ce fier archer et tous ceux qui l'entouraient se levèrent, comme par un instinct général de courtoisie. Ses joues se colorèrent au moment où, avec un geste gracieux et faisant une profonde inclination qui entremêla un instant les tresses flottantes de ses beaux cheveux avec la crinière de son palefroi, elle témoigna en peu de mots sa reconnaissance envers Locksley et ses autres libérateurs «Que Dieu vous bénisse, braves archers! dit-elle en finissant; que Dieu et Notre-Dame vous bénissent pour avoir si courageusement affronté les périls afin de soutenir la cause des opprimés. Si quelqu'un d'entre vous a faim, qu'il se rappelle que Rowena a de quoi le nourrir. Si vous avez soif, j'ai chez moi plusieurs tonneaux de vin et de bière brune; et si les Normands viennent vous chasser de ces retraites, lady Rowena a des forêts dont elle est maîtresse absolue, et que ses braves libérateurs pourront parcourir en toute liberté.» «Mille grâces, noble dame! dit Locksley; mille remerciemens pour mes compagnons et pour moi-même; mais vous avoir délivrée est une action qui porte avec elle sa récompense. Nous en faisons parfois dans nos forêts qui ne sont rien moins que méritoires, mais la délivrance de lady Rowena peut être regardée comme une expiation.» Après s'être inclinée de nouveau sur son palefroi, lady Rowena tourna son cheval pour partir; mais s'étant arrêtée un instant pendant que Cedric, qui devait l'accompagner, faisait aussi ses adieux, elle se trouva inopinément tout à côté du prisonnier de Bracy. Il était debout sous un arbre, plongé dans de profondes méditations, les bras croisés sur la poitrine, et lady Rowena espérait pouvoir passer sans en être remarquée. Il leva les yeux cependant; et lorsqu'il la vit devant lui, une rougeur occasionnée par la honte vint colorer son joli visage. Il resta quelques momens dans un état d'irrésolution, puis s'avançant vers elle, il saisit la bride de son palefroi, et mettant un genou à terre: «Lady Rowena, dit-il, daignera-t-elle jeter un regard sur un chevalier captif, sur un soldat déshonoré?» «Sire chevalier, répondit-elle, dans des entreprises telles que la vôtre, le véritable déshonneur ne vient pas d'avoir échoué, mais bien d'avoir réussi.»--«Le triomphe, noble dame, répondit de Bracy, doit adoucir l'amertume du ressentiment. Que lady Rowena daigne me dire qu'elle pardonne la violence occasionnée par une passion malheureuse, et elle apprendra bientôt que de Bracy sait profiter d'occasions plus honorables de la servir.»--«Je vous pardonne, sire chevalier, dit-elle; mais c'est comme chrétienne.»--«Cela signifie, dit Wamba, qu'elle ne lui pardonne pas du tout.»--«Mais, continua lady Rowena, je ne pardonnerai jamais la misère et la désolation que votre folie a occasionnées.»--«Lâche la bride du cheval de cette dame, dit Cedric en s'avançant. Par le soleil qui nous éclaire et sans la honte qui me retient, je te clouerais à la terre avec ma javeline: mais sois bien assuré, Maurice de Bracy, que tu paieras cher la part que tu as prise dans cette infâme action.»--«On a beau jeu à menacer un prisonnier, dit de Bracy; mais vit-on jamais un Saxon éprouver le moindre sentiment de courtoisie?» Reculant alors deux pas, il laissa lady Rowena se remettre en marche. Cedric, avant de partir, exprima sa reconnaissance particulière envers le chevalier noir, et le pressa vivement de l'accompagner à Rotherwood. «Je sais, dit-il, que vous autres chevaliers errans, vous aimez à promener votre fortune à la pointe de votre lance, et que vous vous occupez fort peu de terres ou d'autres propriétés; mais la gloire des armes est une maîtresse inconstante, et un domicile assuré, un chez soi est parfois un objet bien digne de fixer les désirs, même du champion dont la profession est de mener une vie errante. Tu t'es conquis un domicile dans le château de Rotherwood, noble chevalier. Cedric est assez riche pour réparer les torts de la fortune, et tout ce qu'il possède appartient à son libérateur. Viens donc à Rotherwood, non comme un hôte, mais comme un fils, ou comme un frère.» «Cedric m'a déjà rendu riche, répondit le chevalier; il m'a mis à même de savoir apprécier les vertus d'un Saxon. J'irai à Rotherwood, brave Saxon, et cela avant peu; mais en ce moment des motifs d'un intérêt pressant m'empêchent de m'y rendre. Au reste, il est possible que, lorsque j'y viendrai, je te demande de m'octroyer un don qui mette toute ta générosité à l'épreuve.»--«Il est octroyé avant d'être demandé, dit Cedric en frappant aussitôt de sa main la main gantelée du chevalier; il est octroyé, quand même il s'agirait de la moitié de ma fortune.»--«Ne promets pas si légèrement, dit le chevalier du cadenas, et néanmoins, j'ai grand espoir d'obtenir le don que je demanderai; jusque là, adieu!» «Il me reste à vous dire, ajouta le Saxon, que pendant les cérémonies funéraires qui auront lieu pour le noble Athelstane, j'habiterai son château de Coningsburgh. Il sera ouvert à tous ceux qui désireront prendre part au banquet, et je parle au nom de la noble lady Edith, mère du prince défunt; il ne saurait être fermé à celui qui a combattu si vaillamment, quoique inutilement, pour délivrer Athelstane des chaînes et du fer des Normands.»--«Oui, oui, dit Wamba qui avait repris ses fonctions auprès de son maître, on y fera une fameuse bombance; c'est dommage que le noble Athelstane ne puisse assister au banquet de ses propres funérailles et boire à sa santé; mais, continua-t-il en levant gravement les yeux au ciel, il soupe en paradis, et sans doute fait honneur au festin.» «Paix, et marchons!» dit Cedric, indigné d'une plaisanterie hors de saison et tout ému au souvenir des services récens de Wamba. Lady Rowena fit un salut gracieux au chevalier noir; le Saxon lui souhaita toutes sortes de bonheur, et ils se mirent en marche à travers une large clairière de la foret. À peine étaient-ils partis qu'on vit paraître une procession, qui s'avançant lentement sous les arbres, fit le tour de l'amphithéâtre et prit la même route que venaient de suivre lady Rowena et son cortége. C'étaient les moines d'un couvent voisin qui, dans l'espoir de l'ample donation que Cedric avait promise, accompagnaient le cercueil dans lequel le corps d'Athelstane était placé, et chantaient des psaumes, pendant qu'il était porté, sur les épaules de ses vassaux, au château de Coningsburgh, pour être déposé dans le tombeau d'Hengist, de qui sa famille tirait son ancienne origine. Plusieurs de ses vassaux s'étaient assemblés à la nouvelle de sa mort et suivaient le convoi avec toutes les marques, du moins extérieures, du regret et de la tristesse. Les proscrits se levèrent de nouveau et rendirent à la mort le même hommage spontané qu'ils avaient auparavant rendu à la beauté. Le chant lugubre et la marche lente des prêtres, rappelèrent à leur mémoire ceux de leurs camarades qui avaient péri dans le combat de la veille; mais de pareils souvenirs n'affectent pas long-temps des hommes dont la vie n'est qu'une suite d'aventures, d'entreprises et de dangers; et, avant que le son de l'hymne de la mort eût cessé de se faire entendre, les proscrits avaient déjà commencé à s'occuper de la distribution de leur butin. «Vaillant guerrier, dit Locksley au chevalier noir, sans le courage et la force de qui notre entreprise aurait complétement échoué, voulez-vous bien choisir dans l'ensemble de notre butin ce qui pourra vous convenir, et vous rappeler mon grand chêne?»--«J'accepte votre offre, répondit le chevalier, avec la même franchise que vous me la faites, et je vous demande la permission de disposer de sire Maurice de Bracy suivant mon bon plaisir.»--«Il est déjà à toi, dit Locksley, et fort heureusement pour lui, car, sans cela le tyran aurait servi de décoration à la branche la plus élevée de ce chêne, avec autant de ses francs compagnons que nous aurions pu en rassembler, pendus autour de lui comme autant de glands; mais il est ton prisonnier, et à couvert de mon ressentiment, eût-il même tué mon père.»--«Bracy, dit le chevalier noir, tu es libre; tu peux partir. Celui dont tu es le prisonnier regarde comme au dessous de lui le vil plaisir de la vengeance pour ce qui est passé; mais à l'avenir prends garde; il pourrait t'arriver quelque chose de plus funeste. Maurice de Bracy, je te le répète, prends garde.» De Bracy s'inclina profondément et sans proférer une parole; et il était au moment de se retirer, lorsque les archers éclatèrent tout à coup en cris d'exécration et de dérision. L'orgueilleux chevalier s'arrêta à l'instant, se retourna, croisa les bras, releva son corps à toute sa hauteur et s'écria: «Silence, chiens hargneux, qui n'accourez gueule béante vers le cerf que vous n'aviez osé poursuivre, que parce que vous le voyez maintenant aux abois. De Bracy méprise vos injures, comme il dédaignerait vos éloges. Allez vous cacher sous vos buissons et dans vos tanières, brigands proscrits, et gardez le silence toutes les fois qu'il est question de quelque chose de noble et de chevaleresque à une lieue de distance de vos oreilles.» Cette bravade intempestive aurait pu attirer sur de Bracy une volée de flèches, si le chef ne se fût hâté de l'empêcher. En même temps le chevalier saisissant un des chevaux qu'on avait trouvés dans les écuries de Front-de-Boeuf, et qui étaient là tout enharnachés, parce qu'ils formaient une partie importante du butin, sauta légèrement en selle et partit à toute bride à travers la foret. Lorsque le tumulte occasionné par cet incident fut un peu apaisé, le chef des proscrits ôta de son cou le superbe cor et le baudrier qu'il avait récemment gagnés au concours pour le prix de l'arc, près d'Ashby. «Noble guerrier, dit-il au chevalier du cadenas, si vous ne dédaignez pas d'accepter un cor que j'ai porté, je vous prie de conserver celui-ci comme un souvenir des hauts faits dont j'ai été le témoin; et si vous avez quelque haute entreprise à achever, ou si, ce qui arrive parfois au plus vaillant chevalier, vous êtes pressé vivement dans quelqu'une des forêts situées entre le Trent et le Tees, sonnez trois _mots_[30] sur le cor; écoutez bien: _Wasa-hoa_! et il n'est pas du tout impossible que vous ne trouviez des défenseurs et des libérateurs.» Alors il sonna du cor et modula plusieurs fois l'appel qu'il venait de décrire, jusqu'à ce que le chevalier se fût complétement familiarisé avec les sons. «J'accepte avec reconnaissance le présent que tu me fais, brave archer, dit le chevalier, et je puis t'assurer que, même dans le besoin le plus urgent, je ne chercherai pas de meilleurs défenseurs que toi et les tiens.» Il se mit alors à son tour à sonner du cor, et fit retentir la forêt de l'appel qu'il venait d'apprendre. «Très bien et très clairement sonné, dit Locksley. Ou je me trompe fort, ou tu connais l'art de combattre dans les bois aussi bien que celui de te distinguer sur un champ de bataille. Tu as été un bon chasseur de cerfs dans ton temps, j'en réponds. Camarades, remarquez bien ces trois mots; c'est l'appel du chevalier du cadenas, et celui qui l'entendra et ne volera pas à son secours, sera chassé de notre troupe, après avoir eu son arc brisé sur ses épaules.»--«Vive notre chef! crièrent tous les archers; vive le noir chevalier du cadenas! Puisse-t-il bientôt avoir recours à notre service, afin que nous puissions lui donner des preuves de notre empressement à lui être utile.» Note 30: Les sons que l'on faisait entendre sur le cor étaient, observe l'auteur, anciennement appelés _mots_, et sont indiqués, dans les traités sur la chasse publiés à cette époque, non par des notes de musique, mais par des mots écrits. A. M. Locksley procéda de suite au partage du butin, ce qu'il fit avec la plus grande impartialité. Un dixième fut mis à part pour l'église et pour des oeuvres pies; une portion fut encore destinée à être versée dans une sorte de trésor public; et l'on en consacra une autre aux femmes et aux enfants de ceux qui avaient péri, ou à faire dire des messes pour le repos des âmes de ceux qui n'avaient point laissé de famille après eux. Le reste fut distribué entre les proscrits, suivant le rang et le mérite de chacun; et la décision du chef, dans les cas douteux qui se présentaient, était donnée avec une grande finesse de jugement et adoptée avec la soumission la plus absolue. Le chevalier noir ne fut pas peu surpris que des hommes qui ne connaissaient point de lois, fussent néanmoins gouvernés entre eux d'une manière aussi régulière et aussi équitable; et tout ce qu'il observa ne fit qu'ajouter à l'opinion favorable qu'il avait conçue de la justice et du bon sens de leur chef. Lorsque chacun eut reçu sa part du butin, le trésorier, accompagné de quatre vigoureux archers, transporta celle qui appartenait à l'état dans un lieu sûr et caché; mais il restait encore la portion destinée à l'église, et que personne ne réclamait. «Je voudrais bien, dit le chef, avoir des nouvelles de notre joyeux chapelain. Il n'a jamais été dans l'usage de s'absenter au moment de bénir la table, ou lorsqu'il s'agissait de partager le butin, et il est de son devoir de prendre soin de la dîme de ce que nous avons gagné dans notre entreprise. J'ai, d'ailleurs, pour prisonnier, non loin d'ici, un saint homme de ses confrères, et je voudrais bien que le moine m'aidât à en agir avec lui d'une manière convenable. Je crains fort qu'il ne soit arrivé quelque malheur à notre fier guerrier enfroqué.»--«J'en aurais bien du regret, dit le chevalier du cadenas; car je lui dois de la reconnaissance pour la joyeuse hospitalité qu'il m'a donnée pendant une nuit que j'ai passée dans sa cellule. Allons sur les ruines du château; il est possible que là nous en ayons des nouvelles.» Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, de grandes acclamations de la part des archers annoncèrent l'arrivée de celui sur le compte duquel ils étaient si inquiets, et qui fut confirmée par la voix de Stentor du moine lui-même, qui se fit entendre long-temps avant l'apparition de sa vaste rotondité. «Place! enfans de la joie, s'écria-t-il, place pour votre père spirituel et pour son prisonnier. Encore une fois, célébrez mon arrivée: je viens, noble chef, comme un aigle, avec ma proie dans mes serres. Et s'avançant dans le cercle, au milieu des éclats de rire de ceux qui l'entouraient, il parut en majestueux triomphateur, tenant d'une main son énorme pertuisane, et de l'autre une corde, dont un des bouts était attaché au cou du malheureux Isaac d'York, qui, courbé par le chagrin et la terreur, était entraîné par le prêtre victorieux. «Où est Allan-a-Dale, cria ce dernier, pour composer une ballade ou un virelai en mon honneur? Par saint Hermangild, ce racleur de ménétrier est toujours absent quand il se présente une bonne occasion de célébrer la valeur!»--«Mon goguenard de prêtre, dit le capitaine, je vois que tu as dit la messe de bonne heure aujourd'hui, mais ce n'a pas été une messe sèche. Au nom de saint Nicolas! qui as-tu là?»--«Un captif que je dois à mon épée et à ma lance, répondit l'ermite de Copmanhurst, ou plutôt à mon arc et à ma hallebarde: et néanmoins, je l'ai racheté par mes instructions religieuses d'une captivité plus désastreuse. Parle, juif; ne t'ai-je pas racheté de Satan? ne t'ai-je pas enseigné ton _Credo_, ton _Pater_ et ton _Ave Maria_? n'ai-je pas passé toute la nuit à boire à ta conversion, et à t'expliquer les mystères?» «Pour l'amour de Dieu! s'écria le pauvre juif, n'y aura-t-il personne qui me délivre des mains de ce fou..., je veux dire de ce saint homme?»--«Que signifie ceci, juif? dit le moine d'un air menaçant; est-ce que tu te rétractes? Prends-y garde; si tu rentres dans le troupeau des infidèles, quoique tu ne sois pas aussi tendre qu'un cochon de lait, et plût à Dieu que j'en eusse un pour mon déjeuner! tu n'es cependant pas trop dur pour être rôti. Allons, Isaac, sois docile, et répète après moi: _Ave Maria_.»--«Paix, fou de moine, dit Locksley, point de profanations; dis-nous plutôt où tu as fait ce prisonnier?»--«Par saint Dunstan! répondit le moine, je l'ai trouvé dans un endroit où je cherchais meilleure marchandise. J'étais entré dans la cave pour voir ce que l'on pouvait sauver; car, quoi qu'une coupe de vin brûlé et épicé soit une boisson digne d'un empereur, il me semblait que ce serait une horrible profusion, une prodigalité en pure perte, que de laisser brûler une aussi grande quantité de bonne liqueur à la fois; en sorte que je m'étais saisi d'un baril de vin des Canaries, et j'allais appeler, pour m'aider, quelqu'un de ces fainéans qu'il faut toujours chercher quand il s'agit de faire une bonne oeuvre, lorsque j'aperçus une porte qui paraissait très épaisse. Ah, ah! dis-je en moi-même, c'est sans doute dans cette cachette que sont les meilleurs vins, et justement le coquin de sommeiller, troublé sans doute dans ses fonctions, a laissé la clef à la porte. Je m'empresse d'ouvrir, j'entre et je trouve... rien que des chaînes rouillées et ce chien de juif qui se rend tout de suite mon prisonnier, secouru ou non secouru. Je n'avais eu que le temps de me rafraîchir après les fatigues du combat, en buvant avec cet infidèle un verre de vin pétillant des Canaries, et je me disposais à emmener mon prisonnier, lorsque, avec un fracas épouvantable, semblable à des éclats de tonnerre se succédant coup sur coup, une tour extérieure s'écroula tout entière (que maudits soient les maçons qui la firent si peu solide), et nous bloqua le passage. La chute de cette tour fut suivie de celle de plusieurs autres, en sorte que je perdis tout espoir de la vie; et croyant que ce serait un déshonneur pour un homme de ma profession que de passer de ce monde dans l'autre en la compagnie d'un juif, je levai ma hallebarde pour lui casser la tête; mais j'eus pitié de ses cheveux blancs, et pensai que je ferais mieux de laisser là ma pertuisane, et de prendre mes armes spirituelles pour travailler à sa conversion; et véritablement, grâces en soient rendues à saint Dunstan, la semence est tombée en bonne terre; mais aussi, après toute une nuit que j'ai passée à parler avec lui de nos mystères (car pour quelques verres de vin des Canaries que je buvais afin de me rafraîchir pendant que j'argumentais, ce n'est pas la peine d'en parler), je me sens tout étourdi, je vous l'avoue. En un mot, j'étais complétement épuisé; Gilbert et Wibbald peuvent dire dans quel état ils m'ont trouvé; réellement, j'étais tout-à-fait épuisé.» «Nous pouvons rendre témoignage de ce que notre bon moine vient de dire, s'écria Gilbert; car, lorsque nous eûmes écarté les décombres, et qu'avec l'aide de Saint-Dunstan nous fûmes arrivés à l'escalier qui descendait au caveau, nous trouvâmes le baril de vin des Canaries à moitié vide, le juif à moitié mort, et le moine plus qu'à moitié épuisé, comme il le dit.»--«Vous êtes des coquins, et vous mentez, répliqua le moine, qui se sentait offensé; c'est vous et vos ivrognes de compagnons qui avez bu le vin, en l'appelant la goutte du matin; je veux être un païen si je ne le réservais pour la bouche de notre capitaine. Mais, au reste, qu'importe? le juif est converti, et comprend tout ce que je lui ai dit presque, sinon tout-à-fait, aussi bien que moi.»--«Est-ce vrai, juif? dit le capitaine; as-tu abjuré ta foi?»--«Puissé-je trouver merci auprès de vous, répondit Isaac, comme il est vrai que je n'ai pas entendu un seul mot de ce que m'a dit le vénérable prélat pendant cette nuit terrible. Hélas! j'étais tellement accablé d'angoisses, de frayeur et de chagrin, que notre saint père Abraham serait venu lui-même pour me prêcher, il m'aurait trouvé sourd à sa prédication.» «Tu mens, juif, répliqua le moine, et tu sais que tu mens: je ne veux te rappeler qu'un mot de notre conférence; c'est que tu as promis de donner tous tes biens à notre saint ordre.»--«Puisse la promesse faite à nos pères me manquer, dit Isaac plus alarmé qu'auparavant, si jamais pareille chose est sortie de ma bouche. Hélas! je suis un vieillard, pauvre, et, je tremble seulement d'y penser, peut-être à jamais privé de mon enfant. Ayez pitié de moi, et permettez-moi de me retirer.»--«Ah! s'écria le moine, tu rétractes le don que tu as fait à la sainte église; eh bien, tu en feras pénitence.» En parlant ainsi, il leva sa hallebarde, et en aurait appliqué le manche sur les épaules du juif d'une manière violente, si le chevalier noir n'eût arrêté le coup, et par là tourné contre lui le ressentiment du moine. «Par saint Thomas de Cantorbéry! dit ce dernier, si je ne me retenais, je t'apprendrais à te mêler de tes propres affaires, tout couvert de fer que tu es.»--«Ne te mets pas en colère contre moi, dit le chevalier, tu sais bien que je suis ton ami juré et ton camarade.»--«Je ne sais rien de tout cela, répondit le moine, et tu me rendras raison de cette impertinence.» «Mais, écoute-moi donc, dit le chevalier qui semblait prendre plaisir à provoquer son ci-devant hôte; as-tu oublié que, pour l'amour de moi, car je ne veux rien dire de la tentation excitée par la vue d'un flacon et d'un pâté, tu as violé tes voeux de jeûne et de vigile?»--«Je te le dis, en vérité, mon ami, dit le moine en serrant son énorme poing, je te donnerai...»--«Je ne reçois point de présens, interrompit le chevalier; je te paierai avec une usure aussi forte que jamais ton prisonnier ait exigée dans son trafic.»--«J'en veux avoir la preuve à l'instant, dit le moine.» «Holà! s'écria le capitaine, s'adressant au moine; qu'est-ce que tu vas faire, fou que tu es? une querelle sous notre grand chêne?»--«Ce n'est pas une querelle, dit le chevalier, c'est seulement un échange amical de courtoisie. Allons, brave ermite, frappe, si tu l'oses; je veux bien faire l'épreuve de ton poing, si tu veux courir les risques de ma riposte.»--«Tu as l'avantage avec ton pot de fer sur la tête, dit le moine, mais n'importe, allons; je vais t'abattre à mes pieds, quand tu serais Goliath de Gath avec son casque de cuivre.» Alors, mettant son bras nerveux à nu jusqu'au coude, et le raidissant de toute sa force, il porta au chevalier un coup qui aurait été capable de renverser un boeuf; mais son adversaire resta ferme comme un roc, et tous les archers firent retentir l'air de leurs acclamations. «À moi, maintenant, dit le chevalier en ôtant son gantelet; et si j'ai eu l'avantage sur ma tête, je ne veux pas l'avoir dans ma main; tiens-toi ferme, comme un véritable brave.»--«_Genam meam dedi vapulatori_, j'ai livré ma joue à la main de mon ennemi, dit le prêtre; mais si tu peux me faire seulement bouger de cette place, je t'abandonne la rançon du juif.» Ainsi parla le moine, en prenant un ton de bravade et de défi complet. Mais, hélas! qui peut se soustraire à sa destinée? Le coup du chevalier fut asséné avec tant de force et tant de bonne envie de réussir, que le moine alla rouler cul par dessus tête à vingt pas de distance, au grand étonnement des spectateurs. Mais il se releva sans montrer ni colère ni confusion. «Frère, dit-il au chevalier, tu aurais dû employer ta force avec plus de ménagement. C'est tout au plus si j'aurais pu bredouiller la messe si tu m'avais cassé la mâchoire; car le joueur de flûte soufflera mal s'il lui manque la partie inférieure de son visage. Quoi qu'il en soit, voilà ma main en signe d'amitié et de l'assurance que je te donne, que je ne ferai plus de semblables marchés avec toi; car, dans celui-ci, c'est moi qui suis le perdant. Mettons de côté toute mauvaise humeur, et occupons-nous de la rançon du juif; car le léopard ne change pas sa robe mouchetée, et le juif sera toujours juif.» «Notre prêtre, dit Clément, ne compte pas de moitié autant sur la conversion du juif, depuis le soufflet qu'il a reçu.»--Silence! impertinent que tu es, dit le moine; de quoi te mêles-tu de parler de conversion? N'y a-t-il donc plus de subordination? Tout le monde est-il maître, et n'y a-t-il plus de valets? Je te dis, misérable, que j'étais encore fatigué lorsque j'ai reçu le coup du brave chevalier: sans cela j'aurais résisté à sa violence. Mais si tu veux que nous recommencions ensemble, je te ferai voir que je sais donner aussi bien que recevoir.»--«Allons, paix! dit le capitaine, et toi, juif, pense à ta rançon. Je n'ai pas besoin de te dire que ta race est réputée maudite dans tous les pays chrétiens, et que nous ne pouvons plus souffrir ta présence parmi nous. Ainsi, pense à l'offre que tu as à nous faire pendant que je vais interroger un prisonnier d'une autre espèce.» «A-t-on pris un grand nombre des soldats de Front-de-Boeuf?» demanda le chevalier noir.--«Aucun qui soit d'un rang à donner l'espoir d'en obtenir rançon, répondit le capitaine; il y avait quelques pauvres diables que nous avons renvoyés pour se procurer un nouveau maître; notre vengeance était satisfaite, et nous avons eu quelque profit, c'était assez; tout le reste ne valait pas un quart d'écu. Mais quant au prisonnier dont je parle, c'est différent: c'est un moine réjoui, en voyage pour aller rendre visite à sa belle, du moins à en juger par ses équipages et par son propre ajustement. Mais voici le digne prélat aussi;» et devant le trône champêtre du chef des proscrits, parut, au milieu de deux gardes, notre ancien ami Aymer, prieur de Jorvaulx. CHAPITRE XXXIII. _Cominius._ «Fleur des guerriers, quelles nouvelles nous donnerez-vous de Titus Lartius? Que fait-il?» _Coriolan._ «Occupé à remplir les devoirs de sa place; condamnant les uns à la mort, les autres à l'exil; remettant la rançon de celui-ci; plaignant celui-là, ou lui pardonnant, tandis qu'il menace le reste.» SHAKSPEARE. _Coriolan_. Les traits et la contenance du prieur prisonnier offraient un mélange bizarre d'orgueil offensé, de fatuité comprimée et de terreur apparente. «Eh bien, mes chers maîtres, dit-il d'un ton qui participait de ces trois émotions, quel désordre s'est donc introduit parmi vous? Êtes-vous des Turcs ou des chrétiens, vous qui vous permettez de porter la main sur un membre de l'Église? Savez-vous ce que c'est que de _manus imponere in servos Domini_? Vous avez pillé mes malles, déchiré ma chape bordée de dentelle, qui aurait été digne d'un cardinal. Un autre à ma place vous aurait déjà menacés de son _excommunicabo vos_; mais je suis doux et clément; et si vous me rendez mes palefrois et mes malles, si vous remettez en liberté les frères qui m'accompagnaient, si vous envoyez promptement cent pièces d'argent pour faire dire des messes au maître-autel de l'Abbaye de Jorvaulx, et si vous faites voeu de ne point manger de venaison d'ici à la Pentecôte prochaine, il est possible que vous n'entendiez plus parler de cette incartade.» «Vénérable pasteur, dit le chef des proscrits, je suis extrêmement peiné d'apprendre que vous ayez éprouvé de la part de qui que ce soit de ma troupe un traitement qui lui attire votre réprimande paternelle.»--«Traitement! répéta le prieur, encouragé par le ton de douceur du chef; ils m'ont traité comme on ne traiterait pas un chien de bonne race, encore moins un chrétien, bien moins encore un prêtre, et moins que tout cela le véritable prieur de la sainte communauté de Jorvaulx. Vous avez ici un profane et ivrogne de ménestrel, appelé Allan-a-Dale, _nebulo quidam_, qui m'a menacé de punition corporelle; que dis-je! même de mort, si je ne payais comptant quatre cents couronnes pour ma rançon, indépendamment de toutes les richesses qu'il m'a volées, chaînes d'or, bagues, bijoux, dont je ne saurais vous dire la valeur, sans compter tout ce qui a été brisé et gâté par leurs mains rudes et grossières, entre autres ma poudrière et mes pinces d'argent.»--«Il n'est pas possible qu'Allan-a-Dale ait traité de la sorte une personne aussi respectable que vous l'êtes, répliqua le capitaine.»--«C'est aussi vrai que l'évangile de saint Nicodême, dit le prieur. Il m'a menacé, en faisant les juremens les plus affreux dans son langage du Nord, de me pendre à l'arbre le plus élevé de la forêt.» «Est-ce bien réellement vrai? dit Locksley: en ce cas, mon révérend père, vous ne sauriez mieux faire que de vous soumettre; car une fois qu'Allan-a-Dale a ainsi donné sa parole, il n'y a pas d'homme plus exact à la tenir.» «Vous voulez plaisanter avec moi, dit le prieur pétrifié et déguisant sa terreur sous un rire forcé; c'est bien: j'aime beaucoup la plaisanterie, ha, ha, ha! mais lorsque la gaîté a duré toute la nuit, il est temps d'être sérieux le lendemain matin.»--«Et je parle aussi sérieusement qu'un confesseur, répliqua le chef des proscrits. Il faut que vous payiez une bonne rançon, sire prieur; car, sans cela, il est probable que les religieux de votre couvent seront convoqués pour procéder à une nouvelle élection; votre place va devenir vacante.»--«Êtes-vous chrétiens, dit le prieur, pour parler ainsi à un dignitaire de l'Église?»--«Si nous sommes chrétiens! répondit le proscrit; oui sans doute nous le sommes, et de plus nous avons des théologiens parmi nous. Qu'on fasse venir notre enjoué chapelain pour expliquer au révérend père les passages de l'Écriture qui ont rapport au sujet.» Le moine, moitié ivre, moitié rassis, avait passé très imparfaitement un froc par dessus sa soutane verte, et appelant à son aide le petit nombre de phrases qu'il avait autrefois apprises par routine: «Mon révérend père, dit-il; puis continuant en mauvais latin: _Deus faciet salvum benignitatem vestrum_... soyez le bienvenu dans cette forêt.» «Eh! quelle est cette mascarade profane? dit le prieur; si tu appartiens véritablement à l'Église, tu ferais une acte bien plus méritoire, en m'indiquant les moyens de me tirer des mains de ces gens-ci, au lieu de faire des singeries et des grimaces comme un arlequin.»--«En vérité, mon révérend père, dit le moine, je ne sais qu'un moyen de vous tirer d'affaire: c'est aujourd'hui la Saint-André chez nous, et nous recueillons nos dîmes.»--«Mais non pas sur le clergé, j'espère, dit le prieur.»--«Sur le clergé et sur les fidèles, sur les clercs et sur les laïques, dit le moine; ainsi donc, sire prieur, _facite vobis amicos de mammone iniquitatis_, faites-vous des amis avec les trésors de l'iniquité; car je ne vois pas d'amitié qui puisse vous être utile comme celle-là.» «J'aime beaucoup un joyeux chasseur, dit le prieur: allons, il ne faut pas être trop exigeant à mon égard; je connais les bois, et l'art de faire la chasse; et je sais donner du cor, et lui faire rendre un son clair et retentissant, qui sera répété par chacun des chênes de la forêt; allons, il ne faut pas être trop exigeant envers moi.»--«Qu'on lui donne un cor, dit Locksley, pour le mettre à même de prouver ce qu'il avance.» Le prieur Aymer sonna une fanfare. Le capitaine secoua la tête. «Sire prieur, dit-il, il n'y a pas là de quoi payer ta rançon, et, comme le dit la légende que portait le bouclier de certain chevalier, t'accorder la liberté pour une bouffée de vent, ce serait la donner à trop bon marché. D'ailleurs, il y a bien autre chose; car je vois que tu es un de ces novateurs qui, au moyen des ornemens et des _tra la lira_ fraîchement importés du continent, cherchent à dénaturer les anciens airs de chasse anglais. Prieur, la dernière partie de ta fanfare a ajouté cinquante couronnes au prix de ta rançon, pour avoir voulu introduire la corruption dans les anciens airs graves et mâles de la vénerie anglaise.»--«Ami, dit l'abbé, d'un ton de mauvaise humeur, tu es difficile à contenter en ce qui touche à la chasse et à la fanfare; mais j'espère que tu seras plus raisonnable sur l'article de ma rançon. En un mot, puisque enfin il faut que je brûle un cierge en l'honneur du diable, quelle rançon faut-il que je paie pour avoir la liberté de marcher dans les rues sans avoir cinquante hommes pour escorte?»--«Si nous faisions fixer la rançon du juif par le prieur, et celle du prieur par le juif? dit le lieutenant de la troupe à l'oreille du capitaine; qu'en pensez-vous?»--«Tu es un singulier corps, dit le capitaine; mais ton idée est bonne. Holà! juif, approche. Regarde ce révérend père Aymer, prieur de la riche abbaye de Jorvaulx, et dis-nous quelle rançon nous pouvons lui demander. Tu connais les revenus du couvent, j'en réponds.» «Oh! assurément, dit Isaac; j'ai fait plus d'une affaire avec les bons pères, et j'ai acheté d'eux du blé, de l'orge et autres produits de la terre, ainsi que de fortes parties de laines. Oh! c'est une abbaye riche; et ils font bonne chère et boivent les meilleurs vins, ces bons pères de Jorvaulx. Ah! si un proscrit comme moi avait une retraite comme celle-là et des rentrées comme les leurs à l'année et au mois, je donnerais beaucoup d'or et d'argent pour me tirer de captivité.»--«Chien de juif! s'écria le prieur, personne ne sait mieux que toi que notre sainte maison est endettée pour les frais de réparation de notre choeur...»--«Et pour avoir rempli vos celliers des meilleurs vins de Gascogne, l'année dernière, interrompit le juif; mais ceci... ceci n'est qu'une bagatelle.» «Écoutez-donc ce chien d'infidèle, dit le prieur. Le voilà qui nous cherche querelle, en dormant à entendre que nous ne sommes endettés que parce que nous avons acheté les vins que nous avons la permission de boire _propter necessitatem et ad frigus depellendum_. Ce vilain circoncis blasphème la sainte Église, et des chrétiens l'entendent et ne lui imposent pas silence.»--«Tout cela ne fait rien à notre affaire, dit le capitaine; Isaac, dis-nous ce que nous pouvons lui demander, sans lui enlever poil et peau en même temps.»--«Six cents couronnes, dit Isaac, et le bon prieur peut fort bien les donner à vos seigneuries, sans pour cela être assis moins mollement dans sa stalle.»--«Six cents couronnes? dit gravement le chef; j'en suis content; c'est très bien parler, Isaac. Six cents couronnes; c'est une sentence, sire prieur.»--«C'est une sentence, c'est une sentence! s'écria toute la troupe. Salomon n'en eût pas prononcé une meilleure.» «Tu l'entends, prieur, dit le capitaine.»--«Êtes-vous fous, mes chers maîtres? dit le prieur; où voulez-vous que je trouve cette somme? Quand même je vendrais le saint ciboire et les chandeliers d'argent du grand autel de Jorvaulx, j'aurais de la peine à m'en procurer la moitié, encore faudrait-il pour cela que j'aille moi-même à Jorvaulx; vous pouvez retenir mes deux prêtres comme otages.»--«Ce serait une confiance par trop aveugle, mon cher prieur, dit le proscrit; nous allons te retenir, toi, et nous enverrons tes deux prêtres chercher ta rançon: un verre de bon vin et une bonne tranche de venaison ne te feront faute jusqu'à leur retour; et si tu aimes la chasse, ton pays du nord ne t'offrira jamais rien de comparable à ce que tu verras ici.»--«Ou bien, si vous l'agréez, dit Isaac, qui désirait se concilier la bienveillance des proscrits, je puis envoyer chercher à York les six cents couronnes, à compte de certaine somme que j'ai entre mes mains, pourvu que le très révérend prieur veuille bien m'en donner quittance.» «Il te donnera tout ce que tu voudras, Isaac, et tu paieras la rançon du prieur Aymer, ainsi que la tienne.»--«La mienne! s'écria Isaac; ah! braves seigneurs, je ne suis qu'un vieillard tout cassé et ruiné; si j'avais à vous payer seulement cinquante couronnes, un bâton de mendiant serait ma seule ressource pour tout le reste de ma vie.»--«Le prieur en décidera, répliqua le capitaine. Qu'en dites-vous, révérend père Aymer? Le juif est-il en état de payer une bonne rançon?» «En état? lui? répondit le prieur. Eh! n'est-ce pas Isaac d'York, dont les richesses auraient suffi pour racheter les dix tribus d'Israël qui furent emmenées en captivité par les Assyriens? En mon particulier, je le connais très peu, mais notre cellerier et notre trésorier ont fait beaucoup d'affaires avec lui, et le bruit court que sa maison à York est tellement pleine d'or et d'argent que c'est une honte dans un pays chrétien. C'est un sujet d'étonnement pour tous les coeurs chrétiens que l'on souffre que ces serpens dévorans rongent jusqu'aux entrailles, et l'État, et l'Église elle-même, par leurs abominables usures et extorsions.» «Un moment, mon révérend père, dit le juif; adoucissez et calmez votre colère. Je prie votre révérence de remarquer que je ne force personne à prendre mon argent; mais, lorsque le clerc et le laïque, le prince et le prieur, le chevalier et le prêtre, viennent frapper à la porte d'Isaac, ce n'est pas en se servant de termes aussi peu civils qu'ils demandent à emprunter son argent. C'est alors: Mon cher Isaac, voulez-vous bien nous faire ce plaisir? Je vous paierai exactement au jour convenu, j'en prends Dieu à témoin; ou bien, ce sera: Mon bon Isaac, si jamais vous avez rendu service à quelqu'un, soyez mon ami dans cette occasion. Et, lorsque arrive le jour, et que je demande ce qui m'appartient, qu'est-ce que j'entends, sinon: Maudit, juif! que toutes les plaies d'Égypte fondent sur toi et toute ta race! et tout ce qui peut soulever une populace grossière et barbare contre de pauvres étrangers.» «Prieur, dit le capitaine, tout juif qu'il est, il n'y a rien que de vrai dans ce qu'il a dit; ainsi fixe sa rançon comme il a fixé la tienne, sans autres invectives de part ni d'autre.»--«Il n'y a qu'un _latro famosus_, ce que je vous expliquerai dans un autre moment, dit le prieur, qui puisse faire asseoir sur le même banc des accusés un prélat chrétien et un juif non baptisé; mais enfin, puisque vous voulez que je fixe la rançon de ce misérable, je vous dirai franchement que vous vous ferez tort à vous-mêmes si vous recevez de lui un sou de moins que mille couronnes.»--«C'est une sentence! une sentence! dit le chef des proscrits.»--«Une sentence! une sentence! répétèrent les assistans; le chrétien nous a donné une preuve des bons principes dans lesquels il a été élevé; il a été plus généreux que le juif.»--«Que le dieu de mes pères me soit en aide! dit le juif; voulez-vous donc courber jusqu'à terre un vieillard déjà accablé par la misère? Aujourd'hui, aujourd'hui même peut-être, je n'ai plus d'enfant; et vous voulez en outre me priver de tout moyen d'existence?» «Eh bien! dit Aymer, tes dépenses seront diminuées d'autant.»--«Hélas! milord, dit Isaac, votre religion vous interdit jusqu'à la possibilité de savoir jusqu'à quel point l'objet de nos affections se trouve enlacé dans l'organisme sensitif de notre coeur. Ô Rébecca! fille de ma bien-aimée Rachel, si chaque feuille de cet arbre était un sequin, et que chaque sequin m'appartînt, je donnerais toute cette masse de richesses pour savoir si tu vis encore et si tu as pu te sauver des mains du Nazaréen.»--«Ta fille n'avait-elle pas des cheveux noirs? dit un des proscrits, et ne portait-elle pas un voile de soie brodé en argent?»--«Oui, oui, dit le vieillard avec autant d'empressement qu'il avait auparavant témoigné de crainte; que la bénédiction de Jacob vienne se reposer sur ta tête! Peux-tu me donner des nouvelles de ma fille et me dire si elle est en lieu de sûreté?»--«En ce cas, dit l'archer, c'est elle qui fut enlevée hier au soir par le fier templier, lorsqu'il se fit jour à travers nos rangs. J'avais déjà bandé mon arc pour lui décocher une flèche, mais je me retins à cause de la demoiselle que je craignais de blesser.» «Ah! s'écria le juif, plût à Dieu que ta flèche eût été lancée, quand même tu lui aurais percé le sein; plutôt le tombeau de ses pères que l'infâme attouchement du licencieux et sauvage templier. Ichobald! Ichobald! la gloire de ma maison est éteinte.»--«Mes amis, dit le chef regardant autour de lui, ce vieillard n'est qu'un juif; néanmoins son affliction me touche. Allons, Isaac, sois juste envers nous; dis-nous sans détour si le paiement de mille couronnes pour ta rançon te laissera absolument sans ressources.» Isaac, rappelé à la fois à l'idée favorite de ses richesses et à celle de son affection de père, pâlit, balbutia et ne put s'empêcher d'avouer qu'il pourrait bien lui rester encore quelque petite chose. «Eh bien! allons, dit le proscrit, il t'en restera ce qui pourra; mais nous ne compterons pas trop rigoureusement avec toi. Sans argent, tu ne dois pas plus t'attendre à retirer ta fille des mains de sir Brian de Bois-Guilbert qu'à abattre un cerf avec une flèche émoussée. Nous fixerons le prix de ta rançon au prix de celle du prieur Aymer, et même à cent couronnes au dessous, lesquelles cent couronnes seront une perte que je supporterai personnellement; par ce moyen nous éviterons le reproche d'avoir rançonné un négociant juif au même taux qu'un prélat chrétien, et il te restera quatre cents couronnes avec lesquelles tu pourras traiter de la rançon de ta fille. Les templiers aiment l'éclat des pièces d'or autant que celui des plus beaux yeux. Hâte-toi de faire entendre le son de tes couronnes aux oreilles de Bois-Guilbert avant que pis ne t'arrive. Tu le trouveras, suivant le rapport de nos vedettes, à la préceptorerie voisine. Camarades, approuvez-vous ce que je viens de dire?» Tous les proscrits exprimèrent leur entier acquiescement à la décision de leur chef, et Isaac, allégé d'une moitié du poids de ses appréhensions par l'assurance qu'il venait de recevoir que sa fille vivait, et par la possibilité de la racheter, se jeta aux pieds du généreux proscrit, et frottant sa barbe contre ses brodequins, chercha à baiser le bord de son justaucorps vert. Le capitaine recula de quelques pas, et se débarrassa des mains du juif, non pas sans donner quelques signes de mépris. «Que fais-tu donc? lui dit-il; relève-toi: je suis Anglais, et n'aime point ces marques orientales d'humiliation. Agenouille-toi devant Dieu, et non devant un pauvre pécheur comme moi.»--«Oui, juif, dit le prieur Aymer, agenouille-toi devant Dieu, représenté par le serviteur de ces autels, et qui sait ce que ton repentir sincère et les dons que tu feras à la châsse de saint Robert, peuvent te procurer de grâce et pour toi et pour ta fille Rébecca? Je suis vraiment peiné lorsque je pense à cette fille; car elle est jolie; elle a une tournure gracieuse; je l'ai vue à la passe d'armes d'Ashby. Je te dirai aussi que Brian de Bois-Guilbert est un homme sur qui j'ai quelque influence; songe aux moyens de mériter que je m'intéresse en ta faveur auprès de lui.» «Hélas, hélas! dit le juif, de toutes parts je ne vois que des oppresseurs s'élever contre moi; je suis jeté en proie à l'Assyrien, complétement dépouillé par l'Égyptien.»--«Et quel autre sort ta race maudite peut-elle espérer? dit le prieur; car que dit l'Écriture? _Verbum Domini projecerunt, et sapientia est nulla in eis_, ils ont rejeté la parole du Seigneur, et ils n'y a en eux aucune sagesse: _Propterea dabo mulieres corum exteris_, c'est pourquoi je donnerai leurs femmes aux étrangers, c'est-à-dire au templier, dans le cas dont il s'agit à présent, _et thesauros eorum hæredibus alienis_, et leurs trésors à des héritiers étrangers.» Isaac poussa de profonds soupirs, se tordit les mains et retomba dans son état de désolation et de désespoir; mais le chef le tira à part et lui parla ainsi: «Réfléchis bien, Isaac, à ce que tu dois faire en cette occasion: mon avis est que tu te fasses un ami de cet ecclésiastique. Il est vain et il est avare, ou du moins il a besoin d'argent pour fournir à ses profusions. Tu peux facilement satisfaire sa cupidité; car ne pense pas m'aveugler par tous tes prétextes de pauvreté. Je connais, Isaac, jusqu'au coffre de fer dans lequel tu renfermes tes sacs d'argent. Hé quoi! est-ce que je ne connais pas la grande pierre sous un pommier, qui ferme un caveau voûté dans ton jardin à York!» Le juif devint pâle comme la mort. «Ne crains rien de ma part, continua le capitaine; nous sommes d'anciennes connaissances. Ne te souvient-il pas d'un archer malade, que ta charmante fille délivra des prisons, à York, que tu gardas dans ta maison jusqu'à ce que sa santé fût rétablie, et qu'alors tu renvoyas en lui donnant une pièce d'argent? Tout usurier que tu es, tu n'as jamais placé ton argent à un meilleur intérêt; car cette chétive pièce t'en a sauvé aujourd'hui cinq cents. «C'est donc toi, dit le juif, que nous appelions Diccon Bend-the-Bow[31]? Il me semblait bien que je connaissais le son de ta voix. Note 31: _Diccon Bend-the-Bow_, Diccon-bande-l'arc, phrase vulgaire pour désigner Richard Coeur-de-Lion. M. Defauconpret n'a point expliqué cette origine. A. M. «Je suis Bend-the-Bow, dit le capitaine, et je suis Locksley, et j'ai encore un autre nom qui vaut bien ceux-ci. Mais tu es dans l'erreur, mon cher Bend-the-Bow, dit le juif, à l'égard du caveau voûté dont tu parles. J'atteste le ciel qu'il n'y a rien que des marchandises, en petit nombre, dont je me déferai avec plaisir en votre faveur; ce sont cent aunes de drap vert de Lincoln, pour faire des pourpoints à tes gens, et cent bâtons d'if d'Espagne, pour faire des arcs, et autant de cordes d'arc en soie, fortes, rondes et d'une excellente qualité; je t'enverrai tout cela en reconnaissance de l'intérêt que tu me témoignes, mon brave Diccon; mais je t'en prie, mon cher, bon brave Diccon, ne parle pas du caveau voûté.» «Muet comme un loir, dit le proscrit, et crois-moi bien lorsque je te dis que je suis extrêmement peiné de ce qui est arrivé à ta fille. Mais il ne m'est pas possible de tenter quelque chose pour elle. Les lances du templier sont trop fortes pour nos arcs, elles les disperseraient comme le vent disperse la poussière. Si dans le moment j'avais su que c'était Rébecca qu'on enlevait, j'aurais pu faire quelque chose; mais maintenant il faut user de politique. Allons, veux-tu que je négocie pour toi avec le prieur?»--«Oui, mon cher Diccon, répondit le juif; oui, je t'en prie au nom de Dieu, s'il est possible de me faire retrouver l'enfant de mon coeur.»--«Ne viens pas me contrarier avec ton avarice hors de saison, dit le proscrit, et je vais lui parler en ta faveur.» Alors il se sépara du juif, qui néanmoins le suivit et ne le quitta pas plus que son ombre. «Prieur Aymer, dit le capitaine, veux-tu bien venir un instant avec moi sous cet arbre? Il est des gens qui disent que tu aimes le vin et le sourire d'une belle, peut-être un peu plus qu'il ne convient à un homme revêtu de ton caractère sacré, sire prêtre; mais enfin je n'ai rien à voir à cela. On dit aussi que tu aimes assez une couple de bons chiens et un excellent coursier, et il est très possible que tu ne haïsses pas une bourse bien rebondie; mais je n'ai jamais entendu dire que tu sois dur et cruel. Maintenant voici Isaac, qui veut bien te fournir les moyens de satisfaire ton amour des plaisirs, en te donnant un sac qui contient cent marcs d'argent, si, par ton intercession auprès de ton ami et allié le templier, il peut obtenir la liberté de sa fille.» «Saine et intacte, telle qu'elle m'a été enlevée, dit le juif; autrement il n'y a rien de fait.»--«Tais-toi, Isaac, dit le proscrit, autrement je ne m'en mêle plus. Prieur Aymer, qu'avez-vous à répondre à la proposition que je vous fais?»--«La chose dont vous me parlez, dit le prieur, est d'une nature mixte; car il y a deux choses à considérer. Si, d'un côté, je fais une bonne action, de l'autre, c'est à l'avantage d'un juif, partant, au détriment de ma conscience. Néanmoins, si l'Israélite veut donner quelque chose de plus, pour la construction de notre dortoir, je prends sur moi de faire toutes les démarches nécessaires pour tout ce qui a rapport à sa fille.» «Oh! dit le capitaine, s'il ne s'agit que d'une vingtaine de marcs pour le dortoir... Tais-toi donc Isaac!... ou d'une couple de chandeliers d'argent pour l'autel, nous n'y regarderons pas de si près.»--«Mais écoute donc, mon brave Diccon Bend-the-Bow,» dit Isaac, cherchant à arrêter cet élan de générosité... «Brave juif, brave bête, brave ver de terre, dit le capitaine perdant patience, si tu continues à vouloir mettre tes vils profits en balance avec la vie et l'honneur de ta fille, par le ciel, avant qu'il soit trois jours, je te dépouille de tout ce que tu possèdes dans ce monde.» Isaac soupira et garda le silence. «Et quelle garantie me donnera-t-on pour tout cela? demanda le prieur.»--«Si Isaac réussit par votre médiation, répliqua le proscrit, je jure par saint Hubert que, s'il ne vous paie pas la somme convenue, en bel et bon argent, je lui ferai rendre un compte tel, qu'il aurait préféré payer vingt fois cette somme.» «Eh bien! juif, dit Aymer, puisqu'il faut que je me mêle de cette affaire, donne-moi tes tablettes: non... laisse... plutôt que de faire usage de ta plume, j'aimerais mieux jeûner vingt-quatre heures... mais où en trouverai-je une?»--«Si les pieux scrupules de votre révérence, dit le capitaine, ne vont pas jusqu'à vous interdire l'usage des tablettes de juif, je puis trouver le moyen de suppléer au manque de la plume.» Sur quoi, bandant son arc, il décocha une flèche contre une oie sauvage qui passait au dessus de leurs têtes, garde avancée d'une phalange de ses compagnes, qui dirigeait son vol vers les marais éloignés et solitaires d'Holderness[32]. L'oiseau, percé de la flèche vint tomber en voltigeant à ses pieds. Note 32: Dépendance de l'Est-Riding, dans le comté d'York. A. M. «Tiens prieur, dit le capitaine, voilà de quoi fournir de plumes tous les moines de Jorvaulx pendant cent ans, pourvu qu'ils ne se mettent pas à écrire des chroniques.» Le prieur s'assit et écrivit tout à son aise une lettre à Brian de Bois-Guilbert; puis, après l'avoir soigneusement cachetée, il la remit au juif, en disant: «Ceci te servira de sauf-conduit jusqu'à la préceptorerie de Templestowe, et probablement, du moins je le pense, te procurera la liberté de ta fille, si de ton côté, tu as soin de l'appuyer de quelques offres avantageuses; car, ne t'y trompe pas, notre brave chevalier de Bois-Guilbert est membre d'une confrérie qui ne fait rien pour rien.» «Maintenant, prieur, dit le proscrit, je ne veux pas te retenir plus long-temps; seulement, tu vas donner au juif une quittance pour les cinq cents couronnes qui forment le prix de ta rançon. Je l'accepte pour mon banquier, et si j'apprends qu'il éprouve la moindre difficulté à être reconnu de pareille somme dans ses comptes, que sainte Marie me refuse la porte du paradis, si je ne mets le feu à ton abbaye, dussé-je être pendu dix ans plus tôt. Ce fut de plus mauvaise grâce encore qu'il n'en avait mis à écrire sa lettre à Bois-Guilbert, que le prieur écrivit la quittance qui déchargeait le juif de cinq cents couronnes par lui avancées, pour le paiement de sa rançon; de laquelle somme il lui serait tenu compte en temps et lieu. «Maintenant, dit le prieur Aymer, je vous demande la restitution de mes mules et palefrois, la liberté des révérends frères qui m'accompagnent, et aussi de me faire rendre les pierreries, les bijoux et les vêtemens dont j'ai été dépouillé, puisque j'ai à présent payé ma rançon.» «Vos révérends frères, dit Locksley, seront tout de suite remis en liberté, sire prieur; il serait injuste de les retenir. Vos chevaux et vos mules vous seront également rendus, avec l'argent nécessaire pour vos frais jusqu'à York, car il serait cruel de vous priver des moyens de voyager; mais pour ce qui est des bagues, bijoux, chaînes d'or et autres objets de cette espèce, il faut que vous sachiez que nous sommes des gens d'une conscience timorée, et que nous ne voulons pas exposer un homme aussi vénérable que vous l'êtes, et qui doit être mort aux vanités de ce monde, à une trop dangereuse tentation d'enfreindre les règlemens de son ordre, en se parant de bagues, de chaînes et d'autres vains ornemens.» «Prenez bien garde à ce que vous allez faire, mes chers maîtres, dit le prieur, avant de porter la main sur le patrimoine de l'Église. Ces objets sont _inter res sacras_, ils sont au nombre des choses sacrées, et je ne sais ce qui arriverait si des mains laïques osaient y toucher.»--«J'aurai soin que cette profanation n'ait point lieu, dit l'ermite de Copmanhurst, car je les destine à mon propre usage.» «Ami ou bien frère, dit le prieur, en réponse à cette singulière manière de résoudre la question de délicatesse de conscience, si tu es réellement dans les ordres, je t'engage à réfléchir à ce que tu auras à répondre à ton official, concernant la part que ta as prises aux événemens de ce jour.» «Ami prieur, répliqua l'ermite, il faut que tu saches que j'appartiens à un petit diocèse, dont je suis moi-même le diocésain, et que je me soucie tout aussi peu de l'évêque d'York que de l'abbé de Jorvaulx, et du prieur, et de tout le couvent.» «Tu es totalement irrégulier, dit le prieur, un de ces hommes indisciplinés et corrompus, qui, s'étant revêtus du sacré caractère, sans être mus par de justes motifs, profanent le saint ministère, et mettent en danger les âmes des personnes qui se confient à eux, _lapides pro pane condonantes eis_, leur donnant des pierres au lieu de pain, suivant l'expression de la Vulgate.» «Oh! dit le moine, s'il n'avait fallu que de mauvais latin pour me rompre le crâne, il n'aurait pas résisté aussi long-temps. Je dis que débarrasser un tas de prêtres vains et orgueilleux comme toi de leurs bijoux et de leurs affiquets, c'est dépouiller légitimement les Égyptiens.»--«Tu es un prêtre de grand chemin, dit le prieur tout bouffi de colère; _excommunicabo vos_.»--«Tu ressembles bien plus toi-même à un voleur et à un hérétique, répliqua l'ermite indigné. Je n'empocherai pas ainsi l'affront que tu n'as pas honte de me faire devant mes paroissiens, quoique je sois ton révérend frère: _ossa ejus perfringam_, je te romprai les os, suivant l'expression de la Vulgate.» Holà! s'écria le capitaine, faut-il que des révérends prêtres en viennent à ces extrémités? Toi, moine, reste tranquille; prieur, si tu n'as fait ta paix avec Dieu, ne provoque pas davantage notre chapelain. Ermite, laisse à ton tour s'éloigner en paix le révérend père en Dieu, comme un homme qui a payé sa rançon.» Les archers séparèrent les deux prêtres courroucés, qui continuèrent néanmoins à élever leurs voix, et à se dire des injures en mauvais latin, que le prieur débitait avec plus de facilité, et l'ermite avec plus de véhémence. À la fin, le prieur, reprenant son sang-froid, ne tarda pas à s'apercevoir qu'il compromettait sa dignité, en se querellant avec un prêtre de grand chemin, tel que le chapelain des proscrits, et, les personnes qui composaient sa suite étant venues le joindre, il partit avec beaucoup moins de pompe, et d'une manière plus apostolique, du moins en ce qui avait rapport aux choses périssables de ce monde, que lorsqu'il était arrivé. Il ne restait plus qu'à faire donner au juif quelque garantie pour la rançon qu'il avait à payer, tant pour le prieur que pour lui-même. Il donna en conséquence un ordre cacheté de son sceau, adressé à un de ses coreligionnaires à York, le priant de payer au porteur la somme de mille couronnes, et de lui livrer certaines marchandises qui y étaient spécifiées. «Mon frère Sheva, dit-il en poussant un profond soupir, a la clef de mes magasins.»--«Et du caveau voûté? demanda tout bas le capitaine.»--«Non, non, Dieu m'en préserve! dit Isaac; que maudit soit le moment où ce secret a été connu de qui que ce soit!»--«Il est en sûreté avec moi, dit Locksley; pourvu toutefois que ce papier que tu viens de me donner produise la somme qui s'y trouve mentionnée. Mais à présent, Isaac, voyons, es-tu mort? As-tu perdu la tête? et le paiement de mille couronnes t'a-t-il fait oublier le danger que court ta fille? Le juif se leva subitement. «Non, Diccon, non; je vais partir tout de suite. Adieu, toi que je ne saurais appeler bon, mais que je n'ose ni ne veux appeler méchant.» Cependant, avant qu'Isaac se mît en route, le chef des proscrits lui donna ce dernier conseil: «Isaac, sois libéral dans tes offres, et n'épargne pas ta bourse pour sauver les jours et l'honneur de ta fille. Crois-moi, l'or que tu chercheras à épargner en cette occasion te causera dans la suite autant de tourmens que si on le versait tout fondu dans ton gosier.» Isaac, poussant encore ici un profond soupir, convint de la justesse de cette observation, et se mit en route, accompagné de deux braves archers, qui devaient lui servir de guides et d'escorte à travers la forêt. Le chevalier noir, qui avait vu avec beaucoup d'intérêt les divers événemens qui avaient eu lieu, vint à son tour prendre congé du proscrit; et il ne put s'empêcher d'être surpris de l'ordre et de la discipline qu'il avait vus régner parmi des hommes abandonnés à leurs penchans et indignés de l'influence et de la protection des lois. «Sire chevalier, dit Locksley, on peut quelquefois trouver de bon fruit sur un mauvais arbre, et des temps désastreux ne produisent pas toujours du mal seul et sans mélange. Parmi les hommes que les circonstances ont entraînés dans ce genre de vie, qui est entièrement contraire à toute civilisation, il s'en trouve sans doute plusieurs qui désirent mettre de la modération dans la licence qu'il procure, et d'autres peut-être qui regrettent d'être obligés de l'adopter.»--«Et je m'imagine, dit le chevalier, que c'est à un de ces derniers que je parle en ce moment.» «Sire chevalier, répondit le proscrit, nous avons chacun notre secret. Vous êtes parfaitement libre de porter sur moi tel jugement que vous croirez convenable; je puis faire sur vous telles conjectures que bon me semblera; et, comme il est possible qu'aucune de nos flèches ne frappe point le véritable but, mais comme au surplus ne voulant pas connaître votre secret, ne trouvez pas mauvais que je garde le mien.»--«Pardon, brave archer, dit le chevalier, votre réprimande est juste; mais il est possible que nous nous revoyions plus tard et avec moins de mystère de part et d'autre. En attendant, nous nous quittons amis, n'est-ce pas?»--«En voici ma main pour garant, dit Locksley, et je la donne pour la main d'un loyal Anglais, quoique, pour le moment, ce soit celle d'un proscrit.»--«Et voici la mienne en retour, dit le chevalier, et je la crois honorée d'être pressée par la vôtre; car, celui qui fait le bien, quoique ayant un pouvoir illimité de faire le mal, mérite d'être loué, non seulement pour le bien qu'il fait, mais aussi pour le mal qu'il s'abstient de faire. Adieu, noble et vaillant proscrit.» Ils se séparèrent ainsi assez contens l'un de l'autre, et le chevalier du cadenas, sautant sur son excellent coursier, s'enfonça dans la forêt. CHAPITRE XXXIV. _Le roi Jean_ «Je te le dis, ami, c'est un véritable serpent que je rencontre sur mon chemin. Quelque part que je pose mon pied, il est toujours devant moi. Me comprends-tu?» SHAKSPEARE. _Le roi Jean_. Il y avait grande fête au château d'York, où le prince Jean avait invité les nobles, les prélats et les chefs, par les secours desquels il espérait réussir dans ses projets ambitieux sur le trône de son frère. Waldemar Fitzurse, son agent politique, homme habile, travaillait secrètement à leur inspirer le degré d'énergie qui était nécessaire pour déclarer ouvertement leur dessein. Mais l'entreprise était différée par l'absence de plusieurs membres de la confédération. Le courage ferme et entreprenant, quoique brutal, de Front-de-Boeuf; la vivacité et la fierté de de Bracy; la sagacité, l'expérience et la valeur renommée de Brian de Bois-Guilbert; tout cela était important pour le succès de la conspiration; et, quoique maudissant en secret leur absence, dont ils ne voyaient ni la nécessité, ni les motifs, ni Jean ni son conseiller n'osaient commencer les opérations sans eux. Le juif Isaac semblait aussi avoir disparu, et avec lui s'évanouissait l'espérance d'obtenir diverses sommes d'argent pour compléter le subside que le prince Jean avait négocié avec l'Israélite et ses frères. Il était à craindre que le manque d'argent ne leur devînt funeste dans un moment aussi critique. Ce fut dans la matinée du jour qui suivit celui de la prise de Torquilstone qu'un bruit vague commença à se répandre dans la ville d'York, que de Bracy et Bois-Guilbert, avec leur confédéré Front-de-Boeuf, avaient été pris ou tués. Waldemar apporta cette nouvelle au prince Jean, en ajoutant qu'il craignait d'autant plus qu'elle ne fût vraie, qu'ils étaient partis avec un faible détachement, dans le dessein de diriger une attaque contre le Saxon Cedric et ses adhérens. En toute autre circonstance, le prince aurait regardé cet acte de violence comme une simple plaisanterie; mais, dans la circonstance, qui compromettait ses propres intérêts et qui dérangeait ses projets, il s'emporta vivement contre les auteurs ou fabricateurs de cette fausse nouvelle, en leur reprochant, le cas échéant, d'enfreindre les lois, de troubler l'ordre public et d'attenter aux propriétés particulières, et il parla d'un ton qui aurait convenu au roi Alfred. «Brigands sans principes, dit-il, si jamais je devenais roi d'Angleterre, je ferais pendre tous ces maraudeurs au dessus des ponts-levis de leurs propres châteaux.»--«Mais, pour devenir roi d'Angleterre, dit froidement son Achitophel, il est nécessaire que votre grâce non seulement souffre les transgressions de ces brigands sans principes, mais leur accorde sa protection, malgré votre zèle louable pour les lois qu'ils sont dans l'habitude d'enfreindre. Nous devons compter sur de beaux secours, si les Saxons brutaux ont réalisé les visions de votre grâce en convertissant leurs ponts-levis féodaux en autant de gibets! et ce même Cedric altier serait précisément l'homme à qui une pareille idée aurait pu entrer dans l'imagination. Vous savez très bien qu'il serait dangereux de faire un pas sans Front-de-Boeuf, de Bracy, et le templier; et cependant nous sommes trop avancés pour que nous puissions reculer sans danger.» Le prince Jean se frappa le front d'un air d'impatience et se promena à grands pas dans l'appartement. «Les misérables! s'écria-t-il; les traîtres! les vils scélérats! m'abandonner dans un moment aussi critique!»--«Dites plutôt les fous! les insensés! les étourdis! repartit Waldemar, qui s'amusent à des folies, à des bagatelles, tandis que nous avons des choses aussi sérieuses qui doivent nous occuper.»--«Qu'y a-t-il à faire? demanda le prince s'arrêtant tout court devant Waldemar.»--«Je ne vois rien à faire, répondit son conseiller, excepté ce que j'ai déjà ordonné. Je ne suis pas venu annoncer ce malheur à votre grâce, sans avoir fait mon possible pour y remédier.»--«Tu es toujours mon bon ange, Waldemar, dit le prince, et tant que j'aurai un chancelier tel que toi que je puisse consulter, le règne de Jean deviendra célèbre dans nos annales. Quels sont les ordres que tu as donnés?»--«J'ai donné à Louis Winkelbrand, lieutenant de de Bracy, l'ordre de faire sonner le boutte-selle, de déployer sa bannière, et de partir à l'instant pour le château de Front-de-Boeuf, et de faire ce qu'il est encore possible de tenter en faveur de nos amis.» Le visage du prince se couvrit d'une rougeur pareille à celle que produirait l'orgueil extrême d'un enfant gâté qui croirait avoir reçu un affront. «Par la face de Dieu! dit-il, Waldemar Fitzurse, c'est avoir poussé la hardiesse bien loin; et c'est être bien insolent que de faire sonner le boutte-selle, et déployer la bannière, dans une ville où nous nous trouvons nous-même en personne, sans prendre notre exprès commandement.» «Je prie votre grâce de me pardonner, dit Fitzurse maudissant intérieurement la sotte vanité de son maître; mais, comme la circonstance pouvait être urgente, et que la perte même de quelques minutes pouvait devenir funeste, j'ai cru devoir prendre sur moi cette grande responsabilité dans une affaire où il s'agit de vos plus grands intérêts.»--«Je te pardonne, Fitzurse, dit gravement le prince; ton intention excuse ta prompte et excessive témérité... Mais qui est-ce qui nous arrive ici? de Bracy lui-même, par la sainte croix! et dans quel étrange équipage il se présente devant nous!» C'était effectivement de Bracy, ses éperons ensanglantés, son visage enflammé par la promptitude de sa course, tout son corps couvert de boue et de poussière. Il dégrafa son casque, le posa sur la table, et se tint quelques instans debout, comme pour se remettre avant de communiquer les nouvelles qu'il apportait. «De Bracy, dit le prince Jean, que signifie tout ceci? parle, je te l'ordonne: les Saxons sont-ils en état de révolte?»--«Parle, de Bracy, dit Fitzurse presque en même temps que son maître; n'es-tu plus un homme? Qu'est devenu le templier? où est Front-de-Boeuf?»--«Le templier a pris la fuite, répondit de Bracy; quant à Front-de-Boeuf, vous ne le verrez plus; il a trouvé un brillant trépas au milieu des poutres enflammées de son propre château, et moi seul ai pu m'échapper pour vous en apporter la nouvelle.»--«Nouvelle toute de glace pour nous, dit Waldemar, malgré votre feu et votre incendie.»--«Je ne vous ai pas encore dit ce qu'il y a de pire, dit de Bracy; et, s'approchant du prince Jean, il lui dit à voix basse, mais avec une sorte d'emphase: Richard est en Angleterre; je l'ai vu et je lui ai parlé.» Le prince Jean pâlit, chancela, et s'appuya sur le dos d'un banc de chêne pour se soutenir, comme un homme qui vient d'être atteint d'une flèche à la poitrine.»--«Tu es fou, de Bracy, dit Fitzurse, cela ne peut pas être.»--«C'est aussi vrai que la vérité même, dit de Bracy; j'ai été son prisonnier et je lui ai parlé.»--«À Richard Plantagenet, dis-tu?» continua Fitzurse.--«À Richard Plantagenet, répliqua de Bracy, à Richard Coeur-de-Lion, à Richard d'Angleterre.»--«Et tu as été son prisonnier? dit Waldemar; il est donc à la tête d'un corps de troupes?»--«Non, répondit de Bracy; il n'avait autour de lui qu'un petit nombre d'archers proscrits qui même ignorent qui il est. Je lui ai entendu dire qu'il était au moment de les quitter; il ne s'était joint à eux que pour les aider à livrer assaut à Torquilstone.» «Oui, dit Fitzurse, voilà bien Richard, vrai chevalier errant, courant les aventures, se reposant sur la vaillance de son bras comme un autre sire Guy, ou sire Bevis[33], pendant que les affaires importantes de son royaume restent suspendues et que sa propre sûreté est compromise. Que te proposes-tu de faire, de Bracy?»--«Moi? répondit de Bracy, j'ai fait à Richard l'offre de mes services et de ceux de mes francs lanciers; mais il m'a refusé. Je vais les conduire à Hull, m'emparer d'un navire et me rendre avec eux en Flandre. Grace au temps où nous vivons, un homme actif trouvera toujours de l'emploi. Et toi, Waldemar, veux-tu prendre lance et bouclier, abandonner la politique, te mettre en route avec moi, et partager le sort que le ciel nous réserve?»--«Je suis trop vieux, Maurice, répondit Waldemar, et j'ai une fille.»--«Donne-la-moi, Fitzurse, dit de Bracy; et avec l'aide de ma lance et de mon étrier, je lui formerai un établissement convenable à son rang.»--«Non, non, dit Fitzurse, je me réfugierai dans le sanctuaire de l'église de Saint-Pierre de cette ville; l'archevêque est mon ami intime et je l'ai mis à l'épreuve.» Note 33: Champions cités dans les ballades anglaises. A. M. Pendant cette conversation le prince Jean était revenu peu à peu de l'état de stupeur dans lequel l'avait jeté la nouvelle inattendue de de Bracy, et était resté attentif aux discours de ses deux confédérés. «Ils se détachent de moi, se dit-il à lui-même; ils ne tiennent pas plus à moi que la feuille desséchée ne tient à la branche lorsque le vent souffle sur elle. Par l'enfer et tous ses démons! ne puis-je trouver moi-même quelques moyens, lorsque je suis abandonné par ces lâches!» Il se mit un instant à réfléchir, et l'on put aisément juger, par l'expression de sa physionomie et de ses gestes, de ce qui se passait de diabolique et d'étrange dans le rire forcé avec lequel il vint enfin interrompre leur conversation. «Ha, ha, ha! mes braves seigneurs, dit-il; par le sourcil de Notre-Dame! je vous ai toujours regardés comme des hommes sages, hardis, prompts à prendre un parti, et cependant vous sacrifiez richesses, honneurs, plaisirs, tout ce que notre noble entreprise vous promettait, au moment où il ne faut qu'un coup hardi pour vous procurer tout cela.» «Je ne vous comprends pas, dit de Bracy; dès que le retour de Richard sera connu, il se verra à la tête d'une armée, et alors tout est fini pour nous. Je vous conseillerais, milord, de vous retirer en France, et de vous assurer la protection de la reine-mère.»--«Je ne cherche d'autre sûreté pour moi-même, dit le prince Jean avec hauteur, que celle que je saurai me procurer par un mot dit à mon frère. Mais, quelque bien disposés que je vous voie, vous, de Bracy, et vous Waldemar Fitzurse, à m'abandonner de la sorte, je ne prendrais pas beaucoup de plaisir à voir vos têtes exposées au dessus de la porte de Clifford, là bas à York. Penses-tu, Waldemar, que le rusé archevêque ne te laisserait pas arracher de l'autel même, s'il pouvait à ce prix faire sa paix avec Richard? Et oublies-tu, de Bracy, que Robert Estoteville est posté entre toi et Hull, avec toutes ses forces, et que le comte d'Essex est occupé à rassembler tous ses adhérens? Si nous avions raison de redouter ces levées, même avant le retour de Richard, penses-tu qu'il puisse y avoir le moindre doute sur le parti que les chefs embrasseront? Crois-moi, Estoteville seul est assez fort pour précipiter tous tes francs lanciers dans le Humbert.[34]» Note 34: Rivière du comté d'York qui sépare ce comté de celui de Lincoln. A. M. Waldemar Fitzurse et de Bracy se regardèrent l'un l'autre avec la pâleur de l'épouvante. «Il ne reste plus qu'un moyen de salut, dit le premier dont le front devint noir comme l'ombre de la nuit; l'objet de notre terreur voyage seul.... Il faut se rencontrer avec lui.»--«Ce ne sera pas moi, s'écria vivement de Bracy: j'ai été son prisonnier, et il a usé de clémence envers moi; je ne voudrais pas toucher à une seule plume de son casque.»--«Eh! qui vous parle d'y toucher? dit le prince Jean avec un sourire forcé; le misérable dira bientôt que j'ai voulu insinuer qu'il devait le tuer. Non, une prison vaudrait mieux: qu'elle soit en Angleterre ou en Autriche, qu'importe? les choses ne feront que rester dans le même état où elles étaient lorsque nous avons commencé notre entreprise; elle était fondée sur l'espoir que Richard resterait captif en Allemagne. Notre oncle Robert vécut et mourut dans le château de Cardiffe.»--«Oui, dit Waldemar; mais votre grand-père Henry était assis sur son trône plus solidement que votre grâce ne peut l'être. Je dis que la meilleure prison est celle qui est creusée par le fossoyeur. Il n'est pas de donjon plus sûr que le caveau voûté d'une église. Voilà mon opinion.»--«Prison ou caveau, dit de Bracy, je m'en lave les mains.»--«Lâche! dit le prince Jean, tu ne voudrais pas nous trahir?»--«Je n'ai jamais trahi personne, répondit fièrement de Bracy; et l'épithète de lâche n'a jamais accompagné mon nom.» «Doucement, sire chevalier, dit Waldemar; et vous, prince, pardonnez les scrupules du vaillant de Bracy; j'espère réussir bientôt à les faire taire.»--«Voilà qui est au dessus de votre éloquence, Fitzurse,» répliqua le chevalier. «Mon cher Maurice, dit le rusé politique, ne t'emporte pas, comme un coursier épouvanté, sans examiner au moins l'objet de ta terreur. Ce Richard, hier encore, ton plus grand désir aurait été de te mesurer avec lui corps à corps au milieu d'une bataille; cent fois je te l'ai entendu dire.»--«Oui, dit de Bracy; mais, comme tu le dis fort bien, corps à corps, et au milieu d'une bataille. Jamais tu ne m'as entendu exprimer la pensée de l'assaillir seul, et dans une forêt.»--«Tu n'es pas un vrai chevalier si ce scrupule t'arrête, dit Waldemar. N'est-ce pas dans des batailles que Lancelot du Lac et sir Tristram acquirent tant de renommée? N'est-ce pas en attaquant des chevaliers gigantesques, au fond des forêts sombres et inconnues, qu'ils s'acquirent la réputation d'invincibles.»--«Oui, mais je te garantis, dit de Bracy, que ni Lancelot, ni sir Tristram n'auraient été de force à se mesurer corps à corps avec Richard Plantagenet, et je crois qu'ils n'étaient pas dans l'habitude de se mettre plusieurs contre un.» «Tu n'y penses pas, de Bracy, dit Waldemar. Qu'est-ce que nous te proposons, à toi, capitaine engagé et salarié d'une compagnie de francs compagnons, dont les épées sont achetées pour le service du prince Jean? Tu connais notre ennemi, et tu as des scrupules, lorsqu'il y va de la fortune de ton maître, de celle de ton camarade, de la tienne, et de la vie et de l'honneur de tous tant que nous sommes?»--«Je te dis, répliqua de Bracy d'un ton déterminé, qu'il m'a donné la vie. Il est vrai qu'il m'a ordonné de m'éloigner de sa présence et qu'il a refusé mes services; et sous ce rapport je ne lui dois ni foi ni hommage; mais jamais je ne lèverai la main contre lui.»--«Cela n'est pas nécessaire; envoyez seulement Winkelbrand, et une vingtaine de vos lanciers.»--«Vous avez assez d'assassins dans vos rangs, dit de Bracy; pas un de mes soldats ne bougera pour une pareille expédition.» «Es-tu donc si obstiné, de Bracy? dit le prince Jean, et veux-tu m'abandonner, après tant de protestations de dévouement à mon service?»--«Ce n'est pas mon intention, répondit de Bracy; je vous rendrai tous les services qui s'accordent avec l'honneur d'un chevalier, soit dans les tournois, soit dans les camps; mais ces expéditions de grand chemin ne font point partie de mes devoirs.» «Approche, Waldemar, dit le prince Jean. Je suis bien malheureux. Mon père, le roi Henri, eut des serviteurs fidèles. Il lui suffit de dire que la présence d'un prêtre factieux lui était insupportable, et le sang de Thomas Becket rougit les marches de son autel. Tracy! Morville! Briton[35]! braves et loyaux sujets, vos noms et le courage qui vous animait sont éteints; et quoique Réginald Fitzurse ait laissé un fils, celui-ci a dégénéré de la fidélité et du courage de son père.» Note 35: Réginald Fitzurse, Guillaume de Bracy, Hugues de Morville et Richard Briton furent, observe l'auteur anglais, les officiers de la maison de Henri II qui, excités par quelques expressions que leur souverain laissa échapper dans sa colère, assassinèrent le trop célèbre Thomas Becket. A. M. «Il n'a dégénéré ni de l'une ni de l'autre, dit Waldemar; et puisque nous ne pouvons faire autrement, je me charge de l'exécution de cette périlleuse entreprise. Au reste mon père acheta bien cher la réputation d'ami zélé, et cependant la preuve de loyauté qu'il donna à Henry est bien au dessous de celle que je vais vous fournir; car j'aimerais mieux attaquer tous les saints du calendrier que de mettre ma lance en arrêt contre Coeur-de-Lion. De Bracy, il faut que je te charge du soin de soutenir le courage et les sentimens de ceux qui chancellent, et que je te confie la garde de la personne du prince. Si vous recevez des nouvelles telles que j'espère pouvoir vous en envoyer, notre entreprise ne sera plus douteuse. Page, dit-il, va vite chez moi, et dis à mon écuyer de se tenir prêt; dis aussi à Stephen Wetheral, à Broad Thoushy et aux trois piques de Spyinghow, de se préparer à l'instant à me suivre; que le chef des vedettes, Stugh Bardon, soit aussi à mes ordres. Adieu, prince; jusqu'à des temps plus heureux!» En disant ces paroles il quitta l'appartement. «Il va faire mon frère prisonnier, dit le prince Jean à de Bracy, avec aussi peu de componction que s'il s'agissait de la liberté d'un franklin saxon. J'espère qu'il se conformera à mes ordres, et qu'il aura pour la personne de mon cher Richard tout le respect qui lui est dû.» De Bracy ne répondit que par un sourire. «Par le sourcil de Notre-Dame! dit le prince Jean, je lui ai donné les ordres les plus formels, bien qu'il soit possible que vous ne les ayez pas entendus, parce que nous étions dans l'embrasure de la fenêtre. Mon ordre a été très clair et très positif, de veiller avec soin à la sûreté de Richard, et malheur à la tête de Waldemar s'il les enfreint.»--«Je ferais mieux de passer chez lui, dit de Bracy, pour lui faire bien connaître les intentions de votre grâce; car, comme elles ont entièrement échappé à mon oreille, il serait possible qu'elles ne fussent pas également parvenues jusqu'à la sienne.»--«Non, non, dit le prince Jean avec un air d'impatience; je te réponds qu'il m'a fort bien entendu et compris; et d'ailleurs j'ai besoin de toi pour quelque autre chose. Maurice, viens ici; laisse-moi m'appuyer sur ton épaule.» Ils firent un tour dans la salle, en conservant cette position familière; et le prince Jean, du ton de la confiance la plus intime, lui parla ainsi: «Mon cher de Bracy, que penses-tu de ce Waldemar Fitzurse? Il se flatte de l'espoir d'être notre chancelier! Assurément nous réfléchirons avant de confier un emploi aussi important à un homme qui montre avidement le peu de respect qu'il a pour notre sang, par l'empressement qu'il a mis à se charger de cette entreprise contre Richard. Je suis sûr que tu crois avoir perdu quelque chose de mon amitié par ton refus obstiné d'entreprendre cette tâche désagréable. Non, Maurice; ta vertueuse résistance te fait honneur auprès de moi. S'il est des choses que la nécessité commande d'exécuter, les instrumens que l'on emploie n'en sont pas moins méprisables et odieux; il y a aussi d'honorables résistances propres à nous être utiles et à commander notre estime pour ceux qui ont eu le bon esprit, la prudence et la sagesse de résister à nos désirs. L'arrestation de mon frère n'est pas un aussi bon titre à la haute dignité de chancelier, que celui que ton refus courageux et chevaleresque te donne au bâton de grand maréchal. Penses-y bien, de Bracy, et va prendre possession de ta place.» «Tyran inconstant! marmotta de Bracy en sortant de l'appartement du prince; malheur à celui qui se fie à toi. Ton chancelier, vraiment! Celui qui aura le soin de ta conscience n'aura pas peu à faire, j'en réponds. Mais grand-maréchal d'Angleterre!» ajouta-t-il en étendant le bras comme pour saisir le bâton de commandement, et marchant plus fièrement dans l'antichambre; «c'est là un prix qui vaut la peine d'être disputé.» De Bracy n'eut pas plus tôt quitté l'appartement, que le prince Jean donna l'ordre que l'on fît venir Bardon, le chef des vedettes, aussitôt qu'il aurait parlé avec Waldemar Fitzurse. Il arriva au bout de quelque temps, pendant lequel Jean avait parcouru l'appartement à pas inégaux et précipités, et d'un air qui peignait tout le désordre de son esprit. «Bardon, dit-il, que t'a demandé Waldemar?»--«Deux hommes résolus, répondit Bardon, connaissant parfaitement tous les lieux sauvages du Nord du royaume, et habiles à suivre la trace d'un cavalier ou d'un piéton.»--«Et tu lui as procuré justement ce qu'il lui fallait?» demanda le prince. «Votre grâce peut être tranquille à cet égard, répondit le chef des espions. L'un est du comté d'Hexam, accoutumé à suivre les traces des voleurs des forêts de Tyne et de Teviot, comme le limier suit celle du daim blessé. L'autre est du comté d'York, et a souvent tendu et fait vibrer la corde de son arc dans les joyeuses forêts de Sherwood: il connaît chaque bois, vallon, taillis, haute et basse futaie, d'ici à Richmond.» «C'est bien, dit le prince; Waldemar va-t-il avec eux?»--«Il part à l'instant même,» répondit Bardon.--«Avec quelle suite?» demanda Jean d'un air d'indifférence.--«Le gros Thoresby va avec lui, répondit-il, ainsi que Wetheral, à qui sa cruauté a fait donner le surnom de _Stephen Coeur-d'acier_; il y a aussi trois hommes d'armes du Nord, qui font partie de la bande de Ralph Middleton, et qu'on appelle les Piques de Spyinghow.» «C'est bien,» dit le prince Jean; puis, après un moment de silence, il ajouta: «Bardon, l'intérêt de mon service exige que tu exerces la surveillance la plus stricte sur Maurice de Bracy, de manière cependant à ce qu'il ne s'en aperçoive point. Tu m'instruiras de temps en temps de ses démarches, de ses actions, de ses projets. N'y manque pas, car je t'en rends responsable.» Hugues Bardon fit une inclination et se retira. «Si Maurice me trahit, dit le prince Jean... s'il me trahit, comme sa conduite me porte à le craindre, je veux avoir sa tête, dût Richard tonner, à l'instant même, aux portes d'York.» FIN DU TOME TROISIÈME. IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX, RUE DES FRANCS-BOURGEOIS-S.-MICHEL, N° 8. End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (3/4), by Walter Scott *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (3/4) *** ***** This file should be named 34342-8.txt or 34342-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/4/3/4/34342/ Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. 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