Ivanhoe (4/4)

By Walter Scott

The Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (4/4), by Walter Scott

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Title: Ivanhoe (4/4)
       Le retour du croisé

Author: Walter Scott

Translator: Albert Montémont

Release Date: December 9, 2010 [EBook #34608]
[Last updated: March 26, 2012]

Language: French


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IVANHOE

OU

LE RETOUR DU CROISÉ

Par Walter Scott.


TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. ALBERT-MONTÉMONT,


      Toujours de son départ il faisait les apprêts,
      Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
      (_Trad. de Prior_.)


TOME QUATRIÈME.



PARIS.

RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,
Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, N° 8.

AMABLE GOBIN ET Cie,
Successeurs de la Maison Baudouin, rue de Vaugirard, 17.

1829.


Chapitre XXXV


    A exciter le tigre d'Hyrcanie
    ou à disputer sa proie au lion affamé,
    il y a moins de péril qu'à rallumer le feu mal éteint
    du Fanatisme sauvage.
                                            ANONYME.


Revenons maintenant sur les traces d'Isaac d'York.--Monté sur une mule,
présent de l'Outlaw, et accompagé de deux robustes yeomen pour le guider
et le protéger, le juif était parti pour la comanderie de Templestowe dans
l'intention de négocier la rançon de sa fille. La comanderie n'était
située qu'à une journée de marche du château en ruine de Torquilstone,
et le juif espérait y arriver avant la nuit; au sortir du bois, il
congédia ses guides dont il compensa le zèle, en donnant à chacun une
pièce d'argent, et reprit sa route avec toute la diligence que lui
permettait la fatigue qu'il éprouvait: mais il avait encore quatre
milles à faire pour arriver à Templestowe, lorsque ses forces
l'abandonnèrent complétement; des douleurs aiguës se firent sentir dans
tous ses membres, ce qui, joint aux angoisses auxquelles son esprit se
trouvait en proie, le força à s'arrêter dans une petite ville où
demeurait un rabbin de sa tribu, habile médecin, et dont il était connu.
Nathan Ben Israël accueillit son corréligionnaire souffrant avec ce
sentiment d'hospitalité que sa loi lui commandait, et que les juifs
exerçaient les uns envers les autres. Il insista sur la nécessité de
prendre du repos, et lui donna les remèdes regardés alors comme les plus
propres à arrêter les progrès d'une fièvre occasionnée par la terreur,
la fatigue et le chagrin que le pauvre juif ressentait vivement.

Le lendemain matin, lorsque Isaac parla de se lever et de continuer sa
route, Nathan chercha à s'opposer à ce dessein, non seulement comme ami,
mais encore comme médecin, lui disant qu'il s'exposait à perdre la vie;
mais Isaac répondit qu'il fallait absolument qu'il se rendît ce jour-là
même à Templestowe, et qu'il y allait pour lui plus que de la vie.

«À Templestowe!» s'écria son hôte étonné: puis, lui tâtant de nouveau le
pouls, il se dit à lui-même: «Sa fièvre n'est plus aussi forte, mais son
esprit paraît troublé et même égaré.»--«Et pourquoi pas à Templestowe?
répondit le malade. Je conviens avec toi, Nathan, que c'est la demeure de
ceux pour qui les enfans de la Promesse, accablés de mépris, sont une
pierre d'achoppement, et qui ont notre peuple en abomination. Tu sais
néanmoins que des affaires pressantes de commerce nous amènent quelquefois
parmi ces nazaréens altérés de sang, et que nous visitons parfois les
préceptoreries des templiers, et les commanderies des chevaliers
hospitaliers, comme on les appelle[1].»

      Note 1: Les établissemens des chevaliers du Temple étaient, dit
      Walter Scott, appelés préceptoreries, et le président prenait le
      titre de précepteur, de même que les chefs de l'ordre des chevaliers
      de Saint-Jean-de-Jérusalem s'appelaient commandeurs, et les lieux de
      leur résidence commanderies. Il parait, au reste, ajoute-t-il par
      erreur, que ces termes étaient fréquemment employés indistinctement
      l'un pour l'autre. Les _préceptoreries_ templières étaient de grandes
      divisions territoriales. Il y en avait deux dans chaque partie du
      monde, laquelle formait une _lieutenance générale_. Chaque grande
      préceptorerie comprenait un certain nombre de _grands prieurés_ ou
      états politiques; chaque grand prieuré un certain nombre de
      _bailliages_ ou provinces; et chaque bailliage les _commanderies_ ou
      villes qui en dépendaient. A. M.

«Je sais cela, dit Nathan; mais toi, ignores-tu que Lucas de Beaumanoir, le
chef, ou comme ils l'appellent, le grand-maître de l'ordre, est lui-même en
ce moment à Templestowe?»--«Je l'ignorais, répondit Isaac; car les
dernières lettres de nos frères de Paris annonçaient qu'il était dans cette
capitale, sollicitant auprès de Philippe des secours contre Saladin.»

«Il est venu depuis en Angleterre, sans être attendu par ses frères, dit le
rabbin; et il s'est présenté avec l'intention bien prononcée de châtier et
de punir, en un mot, de faire sentir les effets de son courroux à ceux qui
ont violé les sermens qu'ils avaient faits: aussi les enfans de Bélial
sont-ils dans la plus grande consternation. Tu dois avoir entendu parler de
lui?»

«Son nom m'est bien connu, répondit Isaac; ce Lucas de Beaumanoir passe,
dit-on, pour un homme zélé au point de faire égorger sans miséricorde tout
individu qui s'écarte de la loi du Nazaréen. Nos frères l'ont nommé le
féroce destructeur des Sarrasins, et le cruel tyran des enfans de la terre
de Promission.»

«Parfaitement nommé, s'écria Nathan. D'autres templiers se laisseront
détourner de leurs projets sanguinaires par l'appât du plaisir ou par la
promesse d'une somme d'argent; mais Beaumanoir est d'un caractère bien
différent. Ennemi de toute sensualité, méprisant les trésors, il marche, il
se presse, il se hâte d'atteindre à ce qu'on appelle la couronne du
martyre. Puisse le Dieu de Jacob la lui envoyer promptement, aussi bien
qu'à tous ceux qui recherchent les moyens de s'en rendre dignes. Mais c'est
plus particulièrement sur les enfans de Juda que cet orgueilleux a étendu
son gantelet, comme le saint roi David sur Édom, regardant le meurtre d'un
juif comme une offrande aussi douce et aussi agréable que la destruction
d'un Sarrasin. Que de faussetés, que d'impiétés n'a-t-il pas proférées même
contre les vertus de nos remèdes, comme si c'étaient des inventions de
Satan? Que le Seigneur l'en punisse!»

«Quoi qu'il en soit, dit Isaac, il faut que je me rende à Templestowe, dût
son visage devenir aussi enflammé qu'une fournaise sept fois chauffée au
blanc.» Alors il expliqua à Nathan le motif pressant de son voyage. Le
rabbin l'écouta avec intérêt, et, à la manière de sa nation, lui témoigna
toute la part qu'il prenait à son malheur, en déchirant ses vêtemens, et
s'écriant: «Ah, ma fille! ma fille! où est la fille de Sion? Quand viendra
la fin de la captivité d'Israël?»

«Tu vois, dit Isaac, quelle est ma position; tu vois que je ne puis
m'arrêter plus long-temps. Il est possible que la présence de ce Lucas de
Beaumanoir, le chef de l'ordre, empêche Brian de Bois-Guilbert d'accomplir
le mal qu'il médite, et l'engage à me rendre Rébecca, ma fille.

«Eh bien donc, pars! dit Nathan Ben Israël, mais sois sage et prudent; car
ce fut à sa sagesse et à sa prudence que Daniel dut la conservation de sa
vie dans la fosse aux lions, où il avait été jeté; puisses-tu réussir au
gré de tes désirs! Cependant, évite autant qu'il te sera possible la
présence du grand-maître, car son plus grand plaisir, soit le matin, soit
le soir, est de donner quelque preuve de son féroce mépris pour notre
nation. Il me semble que, si tu pouvais avoir une conversation particulière
avec Bois-Guilbert, tu t'en trouverais beaucoup mieux; car on dit que ces
maudits nazaréens ne s'accordent pas toujours très bien entre eux à la
préceptorerie. Que Dieu confonde leurs projets et les couvre d'une honte
éternelle! Mais, je t'en prie, mon ami, reviens ici comme tu le ferais chez
ton père, et instruis-moi de ce qui te sera arrivé. J'espère que tu
ramèneras Rébecca, cette digne élève de Miriam, dont les cures ont été
calomniées par les gentils, comme si elles eussent été opérées par la
nécromancie.»

En conséquence Isaac prit congé de son ami, et au bout d'une heure de
chemin arriva devant la porte de la préceptorerie de Templestowe. Cet
établissement des Templiers était situé au milieu de belles prairies et de
gras pâturages, dont la dévotion des anciens précepteurs avait fait
donation à l'ordre. Le château était solidement bâti et bien fortifié,
précaution que ces chevaliers ne négligeaient jamais et que l'état de
trouble où se trouvait l'Angleterre, rendait particulièrement nécessaire.
Deux hallebardiers, vêtus de noir, gardaient le pont-levis, tandis que
d'autres, portant la même livrée de la tristesse, allaient et venaient sur
les remparts, avec une démarche lugubre, et ressemblaient plutôt à des
sceptres qu'à des soldats. C'est ainsi qu'étaient habillés les officiers
inférieurs de l'ordre, depuis que l'usage de porter des vêtemens blancs
semblables à ceux des chevaliers et des écuyers, avait donné naissance dans
les montagnes de la Palestine à une association de faux frères qui avaient
pris le nom de templiers et qui avaient jeté beaucoup de déshonneur sur
l'ordre. On voyait de temps en temps un chevalier, traverser la cour,
couvert de son long manteau blanc, les bras croisés et la tête penchée sur
la poitrine. Si deux chevaliers se rencontraient, ils passaient à côté l'un
de l'autre, marchant d'un pas grave et solennel, et se faisant un salut
silencieux; car telle était la règle établie dans les statuts de l'ordre,
et fondée sur le texte sacré qui y était rapporté: «En disant plusieurs
paroles, tu n'éviteras pas le péché;» et encore: «La vie et la mort sont au
pouvoir de la langue.» En un mot, la rigueur sévère et ascétique de la
discipline du Temple, qui avait pendant si long-temps fait place à la
prodigalité et à la licence, semblait avoir tout à coup repris son empire
à Templestowe, ou demeure du Temple, sous l'oeil sévère de Lucas de
Beaumanoir.

Isaac s'arrêta à la porte pour considérer comment il pourrait se procurer
l'entrée du château, de manière à se concilier la faveur des habitans; car
il n'ignorait pas que le fanatisme, renaissant de l'ordre, n'était pas
moins dangereux pour sa malheureuse race, que la licence effrénée qui
régnait précédemment, et que sa religion serait maintenant l'objet de la
haine et de la persécution, comme ses richesses l'auraient auparavant
exposé aux extorsions d'oppresseurs aussi impitoyables.

En ce moment Lucas de Beaumanoir se promenait dans un petit jardin
appartenant à la préceptorerie, situé dans l'enceinte des fortifications
extérieures, et s'entretenait tristement et confidentiellement avec un
chevalier de son ordre, revenu avec lui de la Palestine.

Le grand-maître était un homme avancé en âge, comme le prouvait sa longue
barbe grise ainsi que ses sourcils épais et gris, ombrageant des yeux dont
la vieillesse n'avait encore pu amortir le feu. Guerrier et formidable, sa
figure maigre et son air sévère conservaient la férocité d'expression du
soldat: bigot ascétique, ses traits n'étaient pas moins marqués par
l'amaigrissement, effet de l'abstinence, que par l'orgueil qui remplit
l'ame d'un dévot qui est content de lui-même. Cependant il y avait dans
l'air âpre de sa physionomie quelque chose de frappant et de noble, qui
sans doute était l'effet des rapports que sa haute dignité lui donnait
occasion d'entretenir avec les princes et les monarques, ainsi que de la
suprême autorité qu'il exerçait sur les vaillans et nobles chevaliers qui
étaient réunis sous les statuts et les bannières de l'ordre. Sa taille
était grande, son corps droit et nullement courbé par l'âge et la fatigue,
et sa démarche majestueuse. Son manteau blanc était taillé avec la plus
stricte régularité et en la forme prescrite par saint Bernard lui-même,
étant fait de bure, allant parfaitement à la taille de celui qui le
portait, et ayant sur l'épaule gauche la croix octogone de drap rouge
particulière à l'ordre. Ce vêtement n'était orné ni de vair, ni d'hermine;
mais, en raison de son âge, le grand-maître, ainsi que les statuts de
l'ordre le lui permettaient, portait un pourpoint doublé et bordé de peau
d'agneau avec la laine qui était très fine, en dehors: c'était là le seul
usage que la règle lui permettait de faire des fourrures, dans un temps où
elles étaient regardées comme le plus grand objet de luxe. Il portait à la
main ce singulier _abacus_ ou bâton de commandement, avec lequel on voit
souvent les templiers représentés, dont l'extrémité supérieure était
surmontée d'une plaque ronde sur laquelle était gravée la croix de l'ordre
inscrite dans un cercle, ou, en termes de blason, dans un _orle_. Le
chevalier qui accompagnait ce grand personnage portait le même costume à
peu de chose près, mais son extrême déférence envers son supérieur montrait
que c'était là le seul point d'égalité qui existait entre eux. Le
précepteur[2], car tel était son rang, ne marchait pas sur la même ligne
que le grand-maître, mais un peu en arrière, et pas assez loin pour que
Beaumanoir fût obligé de tourner la tête pour lui parler.

      Note 2: L'auteur veut dire le _grand précepteur_. M. Defauconpret
      traduit le terme par le _précepteur ou commandeur_; ce qui est une
      erreur grave, puisque entre le grand précepteur et le commandeur il y
      avait le grand prieur et le bailly. A. M.

«Conrad, dit le grand-maître, cher compagnon de mes combats et de mes
fatigues, ce n'est que dans ton sein fidèle que je puis déposer mes
chagrins. Ce n'est qu'à toi que je puis dire combien de fois, depuis mon
arrivée dans ce royaume, j'ai désiré voir le terme de mon existence et être
compté au nombre des justes. Je n'ai pas rencontré dans toute l'Angleterre
un seul objet sur lequel mon oeil pût se reposer avec plaisir, excepté les
tombeaux de nos frères, sous les voûtes massives de notre église du Temple,
dans cette superbe capitale. Ô vaillant Robert-de-Ros! disais-je en
moi-même en contemplant ces braves soldats de la croix, dont les images
sont sculptées sur leurs tombeaux; ô digne Guillaume-de-Mareschal! ouvrez
vos cellules de marbre, et partagez le repos dont vous jouissez avec un
frère accablé de fatigues, qui aimerait mieux avoir à combattre contre cent
mille païens que d'être témoin de la décadence de notre ordre!»

«Il n'est que trop vrai, répondit Conrad-Montfichet, il n'est que trop
vrai; et les désordres de nos frères en Angleterre sont encore plus honteux
et plus choquans que ceux de nos frères en France.»

«Parce qu'ils sont plus riches, répliqua le grand-maître. Pardonne un peu
de vanité, mon cher frère, si parfois je me donne quelques louanges. Tu
sais la vie que j'ai menée, observant religieusement tous les statuts de
notre ordre, luttant contre des démons visibles et invisibles, terrassant
le lion rugissant qui tourne sans cesse partout, cherchant qui il pourra
dévorer, le frappant, en preux chevalier et en bon prêtre, partout où je le
rencontrerai, suivant ce que le bienheureux saint Bernard nous prescrit par
le quarante-cinquième article de notre règle, _ut leo semper feriatur_[3].
Mais, par le saint Temple! par le zèle qui a dévoré ma substance et ma vie,
que dis-je! jusqu'à mes nerfs et à la moelle de mes os! par ce saint Temple
même, je te jure que, excepté toi et un petit nombre d'autres frères qui
conservent encore l'antique sévérité de notre ordre, je n'en trouve aucun
que je puisse désigner sous ce saint nom. Que disent nos statuts, et
comment nos frères les observent-ils? Ils ne devraient porter aucun
ornement vain, ou mondain, point de cimier sur leurs casques, point d'or à
leurs étriers, ni au mors de leurs brides[4]; et cependant, qui se présente
plus paré, plus vain, plus chargé d'ornemens que les pauvres soldats du
Temple? Il leur est défendu de se servir d'un oiseau pour en prendre un
autre[5], de chasser à l'arc ou à l'arbalète[6], de donner du cor, de
courre le cerf; et cependant vénerie, fauconnerie, chasse, pêche, toutes
ces vanités du monde ont pour eux les plus grands attraits, les charmes les
plus puissans. Il leur est défendu de lire d'autres livres que ceux permis
par leur supérieur, ou ceux qu'on lit à haute voix pendant les repas, et
qui leur ordonnent d'extirper la magie et l'hérésie; et voilà qu'ils sont
accusés d'étudier les maudits secrets cabalistiques des juifs et la magie
des impies Sarrasins. La frugalité dans les repas leur est prescrite; ils
ne doivent avoir que des mets simples, des racines, des légumes, des
gruaux, et ne manger de la viande que trois fois par semaine, parce que
l'usage habituel de cette nourriture produit une corruption honteuse du
corps[7]; et leurs tables sont surchargées des mets les plus délicats. Leur
boisson devrait être de l'eau, et maintenant _boire comme un templier_ est
un exploit dont se fait gloire tout homme qui veut passer pour un bon
compagnon de table. Ce jardin même, rempli comme il l'est d'arbustes
curieux et de plantes précieuses transplantées des climats de l'Orient,
conviendrait mieux au harem d'un émir incrédule qu'à un couvent où des
moines chrétiens consacrent un terrain uniquement à la culture des herbes
propres à leur nourriture. Encore, mon cher Conrad, si le relâchement de la
discipline s'arrêtait là!... Tu sais bien qu'il nous a été défendu de
recevoir ces femmes dévotes qui dans l'origine étaient associées à l'ordre,
sous le titre de soeurs, parce que, dit le quarante-sixième chapitre[8],
notre ancien ennemi a, par le moyen de la société des femmes, réussi à
détourner plus d'un fidèle du droit sentier du paradis. Bien plus, le
dernier article, qui est, si je puis parler ainsi, la pierre de
couronnement que notre bienheureux fondateur a posée sur la doctrine pure
et sans tache qu'il nous a enseignée, nous défend de donner, même à nos
mères et à nos soeurs, le baiser d'affection, _ut omnium mulierum fugiantur
oscula_[9]. Mais, j'ai honte de le dire, j'ai honte d'y penser; quelle
corruption est venue fondre sur notre ordre comme un torrent! Les ames
pures de nos saints fondateurs, les esprits de Hughes de Payen, de Godefroy
de Saint-Omer et des sept bienheureux champions qui les premiers se
réunirent pour consacrer leur vie au service du Temple, sont troublés dans
leur jouissance du paradis même. Je les ai vus, Conrad, dans mes visions de
la nuit: leurs yeux, où brillait la sainteté, versaient des larmes sur les
péchés et les folies de leurs frères, sur leur luxe honteux et sur le
libertinage affreux dans lequel ils vivent. «Beaumanoir, m'ont-ils dit, tu
dors; réveille-toi! Il y a une souillure dans le sanctuaire du Temple,
profonde et infecte comme celle des taches de lèpre sur les maisons des
anciens temps[10]. Les soldats de la croix, qui devaient fuir le regard de
la femme, comme l'oeil du basilic, vivent ouvertement dans le péché, non
seulement avec les femmes de leur croyance, mais encore avec celles des
païens maudits et des juifs plus maudits encore. Beaumanoir, tu dors,
lève-toi et venge notre cause; égorge les pécheurs, hommes et femmes;
prends le glaive de Phinéas.» La vision disparut, Conrad; mais, en me
réveillant, je crus encore entendre le bruit de leur armure et voir flotter
leurs manteaux blancs. Oui, j'agirai suivant leurs ordres; je veux purifier
le sanctuaire du Temple; et les pierres impures qui renferment le levain de
la corruption, je  les arracherai et les jetterai loin de l'édifice.»

      Note 3: Walter Scott fait ici erreur de cotation de chapitre: c'est
      le quarante-huitième au lieu du quarante-cinquième. «Nam est certum,
      quod vobis specialiter creditum est, et debitum pro fratribus vestris
      animam ponere, utque incredulos, qui semper virginis filio
      minitantur, de terra delere. De leone nos hoc dedimus, quia ipse
      circuit, quærens quem devoret et manus ejus contra omnes, omniumque
      manus contra nos.» A. M.

      Note 4: Art. 37: «De frenis et calcaribus.»

      Note 5: Art. 46 de la règle de Saint-Bernard: «Ut nullus avem cum ave
      capiat.»

      Note 6: Art. 47: «Ut nullus arcu vel balista percutiat.» A. M.

      Note 7: Art. 10: «De carnis refectione.» A. M.

      Note 8: C'est l'art. 56: «Amplius sorores non coadunentur maribus.»
      Par l'art. 55, saint Bernard permet à quelques frères de se marier.

      Note 9: Art. 72: «Periculosum esse credimus omni religione vultmn
      mulierum niimis atlendere... Fugiat ergo fæmina oscula.» A. M.

      Note 10: _Lévitique_, chap. 13. A. M.

«Réfléchis cependant, révérend père, dit Mont-Fichet; la tache a pénétré
profondément, par l'effet du temps et de l'habitude. Votre projet de réforme
est dicté par la justice et la sagesse; elle doit être opérée avec prudence
et précaution.»--«Non, Mont-Fichet, dit le grand maître; elle doit être
sévère et prompte; notre ordre est dans une crise d'où dépend sa future
existence. La sobriété, le dévouement et la piété de nos prédécesseurs
nous avaient acquis de puissans amis; notre présomption, notre opulence,
notre luxe, ont soulevé contre nous des ennemis non moins redoutables. Nous
devons jeter loin de nous ces richesses qui offrent une tentation aux
princes, humilier cet orgueil qui les offense, réformer cette licence de
moeurs qui est un scandale pour tout le monde chrétien. Sans cela,
souviens-toi bien de ce que je te dis: l'ordre du Temple sera totalement
aboli, et la place qu'il occupait ne sera plus connue parmi les
nations.[11]»--«Ah! s'écria le précepteur, puisse le ciel détourner une
telle calamité!»

      Note 11: Cette longue série d'accusations sur les désordres des
      templiers a été puisée par l'auteur dans les livres de leurs ennemis,
      qui, moines comme eux, supposaient à leurs adversaires les mêmes
      vices que ceux de leurs propres corporations. A. M.

«_Amen!_ dit le grand-maître d'un ton solennel; mais il faut mériter son
secours. Je te dis, Conrad, que ni les puissances du ciel ni celles de la
terre ne peuvent plus souffrir la méchanceté de la présente génération. Je
ne me trompe point; le terrain sur lequel s'élève l'édifice de notre ordre
est déjà miné, et chaque addition que nous faisons à l'édifice de notre
grandeur ne fait que hâter le moment où il sera précipité dans l'abîme. Il
faut que nous retournions sur nos pas, et que nous nous montrions les
fidèles champions de la croix, en sacrifiant à l'état que nous avons
embrassé, non pas seulement notre sang et notre vie, non pas seulement nos
passions et nos vices, mais même notre aisance, notre bien-être, et jusqu'à
nos affections naturelles et à des plaisirs qui peuvent être légitimes pour
d'autres, mais qui sont interdits aux soldats dévoués du Temple.»

En ce moment, un écuyer couvert d'un manteau dont l'étoffe ne montrait plus
que la corde (car les aspirans de ce saint ordre portaient pendant leur
noviciat les vieux vêtemens usés des chevaliers) entra dans le jardin, et
ayant fait une profonde révérence au grand-maître, se tint debout devant
lui, gardant le silence et attendant qu'il lui fût permis de parler et de
s'acquitter de la commission dont il était chargé.

«N'est-il pas plus convenable, dit le grand-maître, de voir ce Damien
couvert des vêtemens de l'humilité chrétienne, se présenter ainsi dans un
silence respectueux de son supérieur, que follement paré comme il l'était
il n'y a que deux jours, d'habillemens de diverses couleurs, babillant et
disputant d'un air fier et impertinent comme un perroquet? Parle, Damien,
nous te le permettons. Que viens-tu m'annoncer?»--«Un juif est à la porte,
éminentissime père, répondit Damien, demandant à parler au frère Brian de
Bois-Guilbert.»

«Tu as bien fait de m'en informer, dit le grand-maître; lorsque nous sommes
présens, un précepteur n'est pas plus qu'un simple compagnon de notre
ordre, qui ne peut pas marcher selon sa volonté, mais selon celle de son
maître, conformément au texte sacré de l'Écriture: «Suivant ce que j'ai dit
à son oreille, il m'a obéi!» Puis se tournant vers Mont-Fichet: «Il nous
importe d'une manière toute spéciale, Conrad, lui dit-il, de connaître la
conduite de ce Bois-Guilbert.»--«La renommée, répondit Conrad, le proclame
comme un chevalier brave et vaillant.»

«Et la renommée ne se trompe pas, dit le grand-maître; ce n'est qu'en
valeur que nous n'avons pas dégénéré de nos prédécesseurs, les héros de la
croix. Mais le frère Brian est entré dans notre ordre comme un homme qui
est de mauvaise humeur, parce qu'il a été trompé dans ses espérances,
poussé, je le soupçonne fort, à prononcer ses voeux de renoncer au monde et
de faire pénitence, par suite non d'une conviction sincère, mais plutôt de
quelque mécontentement. Depuis ce temps, il a toujours été un agitateur
actif et ardent, un machinateur d'intrigues, de complots et de murmures, et
le chef de ceux qui résistent à notre autorité, oubliant que le
gouvernement de l'ordre est confié au grand-maître sous les symboles du
bâton et de la verge; du bâton pour soutenir le faible, de la verge pour
châtier le coupable. Damien, continua-t-il, amène ce juif en notre
présence.»

L'écuyer se retira en faisant une profonde inclination, et revint quelques
momens après, suivi d'Isaac d'York. Jamais esclave, conduit dans toute sa
nudité en présence de quelque puissant prince, n'approcha du pied de son
trône avec de plus grandes marques de vénération et de terreur, que celles
que n'en fit paraître le juif en s'avançant vers le grand-maître. Lorsqu'il
fut parvenu à la distance d'environ trois verges, Beaumanoir lui fit signe
avec son bâton de ne pas approcher davantage. Le juif s'agenouilla, baisa
la terre en signe de respect, puis s'étant relevé, se tint debout devant
les templiers, les bras croisés sur la poitrine, et la tête baissée, avec
toutes les marques de soumission de la servitude orientale.

«Damien, dit le grand-maître, retire-toi; aie soin qu'il y ait une garde
prête à exécuter mes ordres au premier signal, et ne laisse entrer personne
dans le jardin que nous n'en soyons sortis.» L'écuyer fit une inclination
et se retira. «Juif, dit le grand-maître avec un ton de hauteur, écoute-moi
bien. Il ne convient pas à notre rang de communiquer long-temps avec toi;
d'ailleurs nous ne perdons pas beaucoup de temps ni beaucoup de paroles
avec qui que ce soit. Ainsi, sois bref dans tes réponses aux questions que
je te ferai, et que tes paroles soient dictées par la vérité; car, si ta
langue cherche à me tromper, je la ferai arracher de ta bouche mécréante.»
Le juif se disposait à répondre, mais le grand-maître continua: «Silence,
infidèle! Pas un mot en notre présence, excepté en réponse à nos questions.
Quelles sont tes affaires avec notre frère Brian de Bois-Guilbert?»

Isaac, tout tremblant et incertain sur ce qu'il devait répondre, regarda
le grand-maître et resta bouche béante. S'il racontait son histoire, on
pouvait l'accuser de chercher à attirer le scandale sur l'ordre; et
cependant, s'il ne le faisait point, quel espoir avait-il d'obtenir la
liberté de sa fille? Beaumanoir s'aperçut de sa frayeur mortelle et
condescendit à le rassurer. «Ne crains rien, dit-il, pour ta misérable
personne, juif, pourvu que tu parles franchement et sans détours. Je te
demande de nouveau quelles affaires tu as avec Brian de
Bois-Guilbert?»--«Je suis porteur d'une lettre, bégaya le juif, n'en
déplaise à votre magnanime valeur, pour ce brave chevalier, de la part
d'Aymer; prieur de l'abbaye de Jorvaulx.»--«Ne te disais-je pas, Conrad,
dit le grand-maître, que nous vivions dans des temps déplorables? Un
prieur de l'ordre de Cîteaux envoie une lettre à un soldat du Temple, et
ne trouve pas de messager plus convenable qu'un infidèle, qu'un juif.
Donne-moi cette lettre.»

Le juif, d'une main tremblante, écarta les plis de son bonnet arménien,
dans lesquels il avait déposé les tablettes du prieur, pour plus grande
sûreté, et allait s'approcher, la main étendue et le corps incliné, pour la
mettre à portée de son interrogateur renfrogné. «En arrière, chien! dit le
grand-maître, je ne touche point les infidèles, excepté avec mon épée.
Conrad, prends toi-même la lettre de la main du juif, et donne-la-moi.»

Beaumanoir ainsi en possession des tablettes, en examina soigneusement
l'extérieur, et commença ensuite à dénouer la ficelle qui les entourait.
«Éminentissime père, dit Conrad en l'arrêtant, quoique avec beaucoup de
déférence, est-ce que vous allez rompre le cachet?»--«Et pourquoi ne le
romprais-je pas? répondit Beaumanoir en fronçant le sourcil. N'est-il pas
écrit au chapitre quarante-deux, intitulé _de lectione litterarum_, qu'un
templier ne doit recevoir aucune lettre, pas même de son père, sans en
donner communication au grand-maître et en faire la lecture en sa
présence?»

Alors il la parcourut à la hâte, avec un air mêlé de surprise et d'horreur;
il la relut ensuite plus lentement; puis la présentant d'une main à Conrad,
et frappant légèrement dessus avec l'autre, il s'écria: «Voilà une lettre
écrite d'un joli style, de la part d'un chrétien à un autre chrétien, tous
deux membres, et membres distingués, de corporations religieuses! Ô Dieu!
quand viendras-tu? continua-t-il d'un ton solennel, et en levant les yeux
au ciel; quand viendras-tu avec tes vans pour séparer l'ivraie du bon
grain!»

Mont-Fichet prit la lettre des mains de son supérieur, et s'occupait à la
parcourir. «Lis-la tout haut, Conrad, dit le grand-maître; et toi,
s'adressant à Isaac, sois bien attentif à son contenu, car nous te
questionnerons à ce sujet.» Conrad lut la lettre, qui était conçue dans les
termes suivans:

«Aymer, par la grace de Dieu, prieur du couvent de l'ordre de Cîteaux,
sous l'invocation de sainte Marie de Jorvaulx, à sire Brian de
Bois-Guilbert, chevalier du saint ordre du Temple; santé, dons de
Bacchus et faveurs de Vénus! Quant à nous, cher frère, nous sommes en ce
moment captif entre les mains de certaines gens sans loi ni religion,
qui n'ont pas craint de détenir notre personne et de la mettre à rançon;
de qui j'ai également appris le malheur de Front-de-Boeuf, et que tu
t'es échappé avec la belle juive, dont les yeux noirs t'ont ensorcelé.
Nous nous réjouissons de bon coeur de savoir que tu es sain et sauf;
néanmoins, je te conjure de te tenir en garde contre cette seconde
sorcière d'Endor; car nous sommes secrètement assurés que votre
grand-maître, qui ne donnerait pas un fétu pour toutes les joues
fraîches et tous les yeux noirs du monde, arrive de Normandie afin de
mettre des bornes à votre vie joyeuse, et de vous ramener de vos écarts.
C'est pourquoi nous vous prions instamment d'être attentif et prudent,
afin que vous soyez trouvé veillant, ainsi qu'il est écrit dans le texte
sacré: _Invenientur vigilantes_. Et son père, le riche juif Isaac
d'York, m'ayant demandé une lettre en sa faveur, je lui ai donné
celle-ci, vous conseillant bien sérieusement de mettre la demoiselle à
rançon, considérant qu'il vous donnera de quoi en trouver cinquante avec
moins de risque; et j'espère en avoir ma part, lorsque nous ferons
ensemble, comme véritables frères, une partie de plaisir, où nous
n'oublierons pas la coupe de vin; car, comme le dit le texte, _vinum
lætificat cor hominis_; et ailleurs, _Rex delectabitur pulchritudine
sua_. Jusqu'à ce joyeux moment, reçois mon adieu. Donné en cette caverne
de voleurs, vers l'heure de matines.»

                         «AYMER.
                         Prieur de Sainte-Marie-de-Jorvaulx.»

«_Postscriptum_. Certes, ta chaîne d'or n'est pas restée long-temps en ma
possession. Elle servira maintenant à suspendre au cou d'un braconnier
proscrit le sifflet avec lequel il appelle ses chiens, autrement dits ses
camarades.»

«Eh bien! Conrad, dit le grand-maître, que dis-tu de cette lettre? Une
caverne de voleurs! c'est un lieu très convenable pour la résidence d'un
pareil prieur. Il ne faut pas s'étonner si la main de Dieu s'appesantit sur
nous, et si dans la Terre-Sainte nous perdons place après place, et sommes
repoussés pied à pied par les infidèles, lorsque nous aurons des hommes
d'église comme cet Aymer. Mais apprends-moi ce qu'il entend par cette
seconde sorcière d'Endor?» dit-il à demi voix à son confident.

Conrad connaissait mieux, peut-être par pratique, le jargon de la
galanterie que son supérieur; et il lui expliqua le passage de la lettre
qui l'embarrassait, en lui disant que c'était une sorte de langage usité
parmi les hommes du monde, à l'égard des femmes qu'ils aimaient _par
amourette_. Mais cette explication ne satisfit pas le bigot Beaumanoir.
«Conrad, dit-il, il y a dans ce langage plus que tu ne te l'imagines; la
simplicité de ton coeur ne saurait sonder la profondeur de cet abîme
d'iniquité. Cette Rébecca d'York est une élève de cette Miriam dont tu as
entendu parler. Tu vas entendre le juif; il ne tardera pas à en convenir en
notre présence.» Puis se tournant vers Isaac, il lui dit à haute voix: «Ta
fille est donc prisonnière de Bois-Guilbert?»

«Oui, révérend et valeureux seigneur, répondit Isaac, et tout ce qu'un
pauvre homme peut payer pour sa rançon.....»--«Silence, interrompit le
grand-maître. Ta fille a exercé l'art de guérir; n'est-il pas vrai?»--«Oui,
mon gracieux seigneur, répondit Isaac, et chevaliers, et paysans, seigneurs
et vassaux, tous peuvent bénir le ciel pour le don merveilleux qu'il a
daigné lui accorder. Plus d'un malade et homme souffrant peut attester
qu'il a été guéri par le moyen de son art, tandis que tout autre secours
humain avait été inutilement employé; mais la bénédiction du Dieu de Jacob
était sur elle.»

Beaumanoir se tourna vers Mont-Fichet, et lui dit avec un sourire hideux:
«Tu vois, Conrad, les embûches de l'ennemi dévorant. Tel est l'appât avec
lequel il s'empare des ames, donnant un pauvre espace de vie sur la terre,
en échange d'un bonheur éternel dans l'autre monde. Notre bienheureuse
règle a bien raison de dire: «_Semper percutiatur leo vorans!_» À bas le
lion! à bas le destructeur! ajouta-t-il en élevant et brandissant son
mystique abacus, comme pour défier les puissances de ténèbres.» Puis
adressant la parole au juif: «Ta fille sans doute opère ses cures au moyen
de caractères, de talismans, de paroles, de périaptes et autres mystères
cabalistiques?»--«Non, révérend et brave chevalier, répondit Isaac; mais
c'est principalement à l'aide d'un baume d'une vertu merveilleuse.»--«D'où
a-t-elle eu ce secret? demanda Beaumanoir.»--«Il lui a été donné, répondit
Isaac avec une sorte de répugnance, par Miriam, une sage matrone de notre
tribu.»--«Par Miriam, détestable juif! s'écria Beaumanoir en faisant un
signe de croix; par Miriam, cette abominable sorcière, dont les
enchantemens sont connus de toute la chrétienté? Son corps fut brûlé à un
poteau, et ses cendres furent dispersées aux quatre vents; et puisse le
ciel en arriver autant à moi et à mon ordre, si je ne traite pas ainsi sa
pupille et encore plus sévèrement. Je lui apprendrai à jeter des sorts et
des enchantemens sur les soldats du saint Temple. Damien, qu'on mette ce
juif à la porte, et qu'on le mette à mort s'il résiste ou s'il se
représente. Quant à sa fille, nous agirons envers elle comme nous y
autorisent la loi chrétienne et notre éminente dignité.»

Le pauvre Isaac fut donc chassé sur-le-champ, sans qu'on voulût écouter ni
ses prières, ni même ses offres. Il n'eut rien de mieux à faire que de
retourner chez le rabbin et de tâcher d'apprendre par son moyen quel serait
le sort de sa fille. Jusqu'alors il avait craint pour son honneur;
maintenant il avait à trembler pour sa vie. Pendant ce temps-là, le
grand-maître envoya ordre au précepteur de Templestowe de comparaître
devant lui.


CHAPITRE XXXVI.


      «Ne dis point que mon art est une imposture. Tout le
      monde vit par la fausseté, le déguisement, la dissimulation.
      C'est avec le déguisement que le mendiant
      demande l'aumône, et que le léger courtisan obtient
      des terres, des titres, un rang et du pouvoir. Le clergé
      ne le dédaigne point, et le hardi soldat en fait usage
      pour améliorer son service, pour monter en grade.
      Tout le monde en convient, il convient à tout le
      monde: tout le monde l'emploie; et celui qui se contente
      de paraître ce qu'il est n'aura pas grand crédit
      à l'église, dans les camps et à la cour. Ainsi va le
      monde.»
                                _Ancienne comédie_.


Albert Malvoisin, président, ou, pour parler le langage de l'ordre, le
précepteur de l'établissement de Templestowe, était frère de ce Philippe
Malvoisin dont nous avons déjà eu occasion de parler dans cette histoire,
et était, comme le baron, intimement lié avec Brian de Bois-Guilbert. Parmi
les hommes dissolus et dénués de tout principe dont l'ordre du Temple ne
comptait qu'un trop grand nombre, Albert de Templestowe pouvait réclamer
une sorte de distinction. Il y avait néanmoins cette différence entre lui
et Bois-Guilbert, qu'il savait couvrir ses vices et son ambition du voile
de l'hypocrisie, et prendre le masque du fanatisme qu'il méprisait
intérieurement. Si l'arrivée du grand-maître n'eût pas été aussi soudaine
qu'elle était inattendue, il n'aurait rien vu à Templestowe qui pût
indiquer le moindre relâchement dans la discipline; et, quoique surpris, et
jusqu'à un  certain point découvert, Albert Malvoisin écouta avec tant de
marques de respect et de contrition les réprimandes de son supérieur, et
mit tant d'empressement à réparer les fautes qu'il censurait, en un mot,
réussit tellement bien à donner un air de dévotion ascétique à une
congrégation qui avait été tout récemment plongée dans les plaisirs et la
licence, que Lucas Beaumanoir commença à avoir une meilleure opinion des
moeurs du précepteur, que les premières apparences de l'établissement ne
l'avaient porté à en concevoir.

Mais ces sentimens favorables de la part du grand-maître furent fortement
ébranlés quand il apprit qu'Albert avait admis dans l'établissement
religieux une captive juive; et, comme il y avait lieu de le craindre, la
maîtresse d'un chevalier de l'ordre. Aussi, lorsqu'Albert se présenta
devant lui, il jeta sur le précepteur un regard plein de sévérité. «Il y a,
dit-il, dans cette maison consacrée au saint ordre du Temple, une femme
juive amenée par un de nos frères et par votre connivence, sire
précepteur.»

Albert Malvoisin fut accablé de confusion; car l'infortunée Rébecca avait
été enfermée dans une partie reculée et secrète du bâtiment, avec toutes
les précautions convenables pour empêcher qu'on n'en fût instruit. Celui-ci
lut dans les yeux de Beaumanoir la perte de Bois-Guilbert et la sienne,
s'il ne parvenait à détourner l'orage qui les menaçait. «Pourquoi
gardez-vous le silence?» demanda le grand-maître.--«M'est-il permis de
parler?» dit le précepteur du ton de la plus profonde humilité, quoiqu'en
faisant cette question il ne cherchât qu'à gagner un peu de temps pour
mettre de l'ordre dans ses idées.--«Parle, nous te le permettons, dit le
grand-maître; parle, et dis-nous si tu connais le chapitre de nos saints
statuts, qui a pour titre: _De commilitonibus Templi in sancta civitate,
qui cum miserrimis mulieribus versantur, propter oblectationem carnis?_»

«Assurément, très révérend père, répondit le précepteur; je ne suis pas
parvenu à la haute dignité à laquelle j'ai été élevé sans connaître une des
plus importantes prohibitions de notre sainte règle.»--«Comment se fait-il
donc, dit le grand-maître, je te le demande de nouveau, que tu aies
souffert qu'un de nos frères amenât sa maîtresse, et même une sorcière
juive, dans notre sainte maison, pour la profaner et la polluer?»--«Une
sorcière juive! répéta Albert Malvoisin; que les bons anges nous
protégent!»

«Oui, mon frère, une sorcière, dit le grand-maître. Oseras-tu nier que
cette Rébecca, fille de ce misérable usurier, Isaac d'York, et élève de
l'infâme sorcière Miriam, ne soit en ce moment (j'ai honte de le dire, ou
même de le penser) logée dans cette préceptorerie?»--«Votre sagesse,
éminentissime père, répondit le précepteur, vient de dissiper les ténèbres
qui obscurcissaient mon entendement. Je ne pouvais en effet revenir de mon
étonnement  en voyant un digne chevalier comme Brian de Bois-Guilbert aussi
passionnément épris des charmes de cette fille, que je n'ai reçue dans
cette maison que pour opposer une barrière aux progrès de leur intimité,
laquelle, sans cela, aurait été cimentée par la chute de notre vaillant et
vertueux frère.»

«Quoi! ne s'est-il donc encore rien passé entre eux de contraire à son
voeu?» demanda le grand-maître.--«Comment? sous ce toit? dit le précepteur
en faisant un signe de croix. Sainte Madeleine et les dix mille vierges
nous en préservent! Non, si j'ai commis une faute en la recevant ici, cette
faute provient de la pensée que j'avais que je réussirais ainsi à rompre
l'attachement insensé de notre frère à cette juive, parce que je le
regardais comme si extraordinaire et si peu naturel, que je ne pouvais
l'attribuer qu'à un accès de démence plus digne de pitié que de reproches.
Mais, puisque votre haute sagesse a découvert que cette juive est une
sorcière, cette découverte peut expliquer la cause de l'extravagante
passion de Bois-Guilbert.»

«Oui, elle l'explique; oui, sans doute, s'écria Beaumanoir. Tu vois,
Conrad, le danger de céder aux premières tentations, et de s'abandonner aux
séductions de Satan. Nous portons nos regards sur une femme uniquement pour
satisfaire le plaisir des yeux, et pour admirer ce qu'on appelle la beauté;
et notre antique ennemi acquiert du pouvoir sur nous, pour compléter par
les talismans et les sortiléges un ouvrage qui a été commencé par
l'oisiveté et la folie. Il est possible que notre frère Bois-Guilbert
mérite en cette occasion plutôt la pitié qu'un châtiment sévère, plutôt le
soutien du bâton que le poids de la verge, et que nos admonitions et nos
prières le guérissent de sa folie, et le rendent à ses frères.»

«Ce serait grand dommage, dit Conrad Mont-Fichet, que l'ordre perdît une de
ses meilleures lances dans un temps où il a besoin du secours de tous ses
enfans. Trois cents Sarrasins ont été tués de la propre main de Brian de
Bois-Guilbert.»

«Le sang de ces chiens maudits, dit le grand-maître, sera une offrande
agréable aux saints et aux anges qu'ils méprisent et qu'ils blasphèment;
et, avec leur aide, nous empêcherons l'effet des sortiléges et des
enchantemens dont notre frère se trouve entouré comme d'un filet. Il rompra
les liens de cette Dalila, comme Samson rompit les deux cordes neuves dont
les Philistins l'avaient lié, et il immolera les infidèles monceaux sur
monceaux. Mais quant à cette misérable sorcière, qui a jeté ses sorts sur
un frère du saint Temple, assurément elle mourra.»--«Mais les lois
d'Angleterre...,» dit le précepteur, qui, bien qu'il vît que le
ressentiment du grand-maître ne se portait plus sur lui ni sur
Bois-Guilbert, mais avait pris une autre direction, commença maintenant à
craindre qu'il ne le portât trop loin.

«Les lois d'Angleterre, dit Beaumanoir, permettent et enjoignent à chaque
juge de faire exécuter ses jugemens dans sa propre juridiction. Eh quoi! le
plus mince baron peut faire arrêter, peut juger et condamner une sorcière
qui serait trouvée dans ses domaines, et le même pouvoir serait refusé au
grand-maître du Temple, dans une préceptorerie de son ordre! Non, nous
jugerons et nous condamnerons. La sorcière n'habitera plus sur la terre, et
son iniquité sera oubliée. Faites préparer la grande salle du château, pour
le jugement de la sorcière.»

Albert Malvoisin fit une inclination et se retira, non pour faire préparer
la grande salle, mais pour chercher Brian de Bois-Guilbert, et l'instruire
de ce qui se passait, ainsi que du résultat probable de l'affaire. Il ne
fut pas long-temps à le trouver, bouillant d'indignation d'un nouveau refus
qu'il venait d'éprouver de la part de la belle juive. «L'imprudente!
l'ingrate! disait-il, mépriser celui qui, au milieu des flammes et du
carnage, lui a sauvé la vie au risque de perdre la sienne! Par le ciel,
Malvoisin, je restai dans le château jusqu'au moment où le toit et les
poutres étaient près de s'écrouler, et s'ébranlaient déjà avec un fracas
épouvantable. J'étais le but vers lequel se dirigeaient cent flèches qui
faisaient sur mon armure un bruit semblable à celui de la grêle tombant sur
une fenêtre treillissée, et je n'ai fait usage de mon bouclier  que pour la
garantir de toute atteinte. Voilà à quoi je me suis exposé pour elle, et
maintenant cette ingrate et cruelle me reproche de ne pas l'avoir laissé
périr, et me refuse non seulement la plus légère preuve de reconnaissance,
mais même le plus petit espoir que jamais elle veuille m'en accorder. Le
diable, qui a inspiré tant d'obstination à sa race, semble en avoir
concentré toute la force dans sa seule personne.»

«Je crois, dit le précepteur, que vous êtes tous les deux possédés du
diable. Combien de fois ne t'ai-je pas prêché si non la continence, du
moins la prudence? Ne vous ai-je pas dit que vous trouveriez ici bon nombre
de filles chrétiennes assez complaisantes, qui s'imputeraient à crime de
refuser à un si brave chevalier _le don d'amoureux merci_; et il faut que
vous alliez placer vos affections sur une juive opiniâtre qui ne veut faire
que sa volonté! En vérité, je crois que le vieux Lucas Beaumanoir a deviné
juste, en disant qu'elle a jeté un sort sur vous.»

«Lucas Beaumanoir! dit Bois-Guilbert. Sont-ce là vos précautions,
Malvoisin? Comment as-tu souffert que le vieux radoteur apprît que Rébecca
est dans la préceptorerie?»--«Comment pouvais-je l'empêcher? dit le
précepteur. Je n'ai rien négligé pour lui cacher ce secret; mais il est
trahi; et si c'est par le diable ou non, il n'y a que le diable lui-même
qui le sache. J'ai cependant arrangé les choses aussi bien que j'ai pu.
Vous n'avez rien à craindre si vous renoncez à Rébecca. On vous plaint; on
vous regarde comme la victime d'un prestige magique. Quant à elle, c'est
une sorcière, et il faut qu'elle périsse comme telle.»

«Elle ne périra pas, de par le ciel, s'écria Bois-Guilbert.»--«De par le
ciel, il faut qu'elle périsse, et elle périra, répliqua Malvoisin; ni vous
ni qui que ce soit ne la sauverez. Lucas Beaumanoir est fermement persuadé
que la mort de la juive sera une offrande suffisante pour expier tous les
péchés amoureux des chevaliers du Temple; et tu sais qu'il a non seulement
le pouvoir, mais aussi la volonté d'exécuter un dessein aussi raisonnable
et aussi pieux.»

«Les siècles futurs pourront-ils croire qu'un fanatisme aussi stupide ait
jamais existé?» s'écria Bois-Guilbert en se promenant à grands pas dans
l'appartement.--«Ce que les siècles futurs croiront, je n'en sais rien, dit
Malvoisin d'un ton calme; mais je sais bien que dans celui-ci, sur cent
individus, soit clercs, soit laïques, il s'en trouvera
quatre-vingt-dix-neuf qui crieront _amen_ à la sentence du grand-maître.»

«J'y suis, dit Bois-Guilbert. Albert, tu es mon ami. Il faut que tu
favorises son évasion, Malvoisin, et je la transporterai dans un endroit
plus sûr et plus secret.»--«Quand même je le voudrais, je ne le pourrais
point, répliqua le précepteur; la maison est pleine de gens de la suite du
grand-maître, et d'autres qui lui sont dévoués; et, à vous parler
franchement, mon frère, je ne voudrais pas m'embarquer avec vous dans cette
affaire, quand même je pourrais espérer de conduire ma barque heureusement
au port. J'ai déjà couru assez de risques pour l'amour de vous; je n'ai pas
envie de courir encore celui de la dégradation, ou de la perte de ma
préceptorerie, pour l'amour d'un minois juif, quelque joli qu'il soit. Et
quant à vous, si vous voulez suivre mon avis, renoncez à votre vaine
poursuite, et lancez vos chiens sur quelque autre gibier. Songe-s-y bien,
Bois-Guilbert; le rang que tu occupes, les honneurs auxquels tu peux
prétendre, tout dépend de ta présence dans l'ordre. Si tu t'obstines à
conserver ta folle passion pour cette Rébecca, tu fourniras à Beaumanoir
l'occasion de t'expulser, et il ne la négligera pas. Il est jaloux du
pouvoir que lui donne le bâton de commandement qu'il tient dans sa main
tremblante, et il sait que la tienne est prête à le saisir. Ne doute pas
qu'il ne cherche à te perdre, si tu lui en offres un si beau prétexte dans
la protection que tu accordes à une sorcière juive. Laisse-lui le champ
libre dans cette affaire, puisque tu ne saurais t'y opposer. Lorsque le
bâton te sera transféré, et que tu le tiendras d'une main assurée, alors tu
pourras caresser les filles de Juda, ou bien les brûler, comme bon te
semblera.»

«Malvoisin, dit Bois-Guilbert, ton sang-froid me prouve que tu es
un....»--«Ami,» dit le précepteur, se hâtant d'ajouter ce mot, en
remplacement de celui que Bois-Guilbert se disposait à dire, et qui
probablement n'aurait pas été aussi agréable. «J'ai le sang-froid d'un
ami, et par conséquent d'autant plus en état de donner un conseil. Je te
dis encore une fois que tu ne peux pas sauver Rébecca; je te répète que
tu ne pourrais que périr avec elle. Va, cours trouver le grand-maître;
tombe à ses pieds et dis-lui....»

«Non pas à ses pieds, de par le ciel! mais à sa barbe, à la barbe de ce
vieux radoteur je dirai....»

«Eh bien! à sa barbe donc, dit Malvoisin du ton le plus calme; oui; dis-lui
à sa barbe que tu aimes ta juive au point d'en perdre la raison; et plus tu
lui parleras de ta passion, plus il se hâtera d'y mettre un terme par la
mort de la belle enchanteresse; tandis que toi, pris en flagrant délit, par
ton propre aveu, d'un crime contraire à ton serment, tu ne peux espérer
aucun secours de la part de tes frères, tu dois renoncer à toutes tes
brillantes perspectives d'ambition et de puissance, pour aller peut-être
brandir ta lance mercenaire dans quelque misérable querelle entre la
Flandre et la Bourgogne.»

«Tu as raison, Malvoisin, dit Brian de Bois-Guilbert après un moment de
réflexion; je ne veux pas donner à ce vieux bigot cet avantage sur moi;
et quant à Rébecca, elle ne mérite pas que je mette en péril pour
l'amour d'elle mon rang actuel et les honneurs auxquels j'aspire. Oui je
la repousserai loin de moi; je l'abandonnerai à son sort, à moins
que....»--«Pas de restriction à une résolution aussi sage et aussi
nécessaire, interrompit Malvoisin. Les femmes ne doivent être pour nous
que des jouets propres à égayer quelques heures de notre vie; l'ambition
doit être notre grande affaire. Périssent plutôt mille fragiles babioles
comme ta juive, que de te trouver arrêté au milieu de la brillante
carrière qui s'ouvre devant toi! Maintenant il faut nous séparer, car il
ne faut pas que l'on nous voie tenir de conversation particulière.
D'ailleurs, j'ai à faire préparer la grand'salle pour le jugement de la
sorcière.»

«Comment! si tôt?» demanda Bois-Guilbert.--«Oui, répondit le précepteur; le
procès s'instruit rapidement, lorsque le juge est déjà fixé sur la sentence
qu'il veut prononcer.»

«Rébecca, dit Bois-Guilbert quand il fut seul, il est probable que tu vas
me coûter cher. Que ne puis-je t'abandonner à ton sort, ainsi que cet
hypocrite me le conseille avec son grand sang-froid! Je vais faire encore
un effort pour te sauver; mais ne va pas me payer d'ingratitude; car si
j'éprouve un nouveau refus, le poids de ma vengeance égalera la force de
mon amour. Il ne faut pas que Bois-Guilbert hasarde sa vie et son honneur,
lorsque le mépris et les reproches sont toute sa récompense.»

Le précepteur avait à peine donné les ordres nécessaires lorsque Conrad
Mont-fichet vint le trouver, pour lui faire connaître la résolution
qu'avait prise le grand-maître de procéder à l'instant au jugement de la
juive, pour cause de sorcellerie. «Tout ceci me paraît un songe, dit le
précepteur: car enfin il y a beaucoup de juifs qui sont médecins; mais bien
qu'ils opèrent des cures merveilleuses, nous ne disons pas pour cela que ce
soient des sorciers.»

«Le grand-maître pense autrement, dit Mont-Fichet; et, à te parler
franchement, Albert, il vaudrait mieux que cette misérable fille pérît que
si Brian de Bois-Guilbert était perdu pour l'ordre, ou que l'ordre fût
déchiré par des dissensions intestines. Tu connais le haut rang qu'il
occupe, ainsi que la réputation qu'il s'est acquise dans les armes; tu
connais l'estime et l'affection que lui portent plusieurs de nos frères;
mais tout cela ne lui servira de rien auprès de notre grand-maître, s'il
vient à le regarder comme le complice et non la victime de la juive. Les
âmes des douze tribus seraient toutes renfermées dans son seul corps, qu'il
vaudrait mieux qu'elle souffrît seule, que si elle entraînait Bois-Guilbert
dans sa ruine.»

«Je viens à l'instant même, dit Malvoisin, de faire tous mes efforts pour
l'engager à l'abandonner. Mais encore, y a-t-il des motifs suffisans pour
condamner Rébecca comme sorcière? Et le grand-maître ne changera-t-il pas
d'avis lorsqu'il verra que les preuves sont si faibles?»

«Il faut les corroborer, Albert, dit Conrad; il faut les corroborer; me
comprends-tu bien?»--«Fort bien, répondit le précepteur, et je suis très
disposé à tout faire pour l'intérêt de l'ordre; mais le temps est bien
court pour trouver des instruments convenables.»--«Il faut en trouver,
Malvoisin, dit Conrad; il le faut pour l'avantage de l'ordre, et pour le
tien. La préceptorerie de Templestowe est peu de chose; celle de
Maison-Dieu vaut le double; tu connais mon crédit auprès de notre vieux
chef; trouve des gens qui puissent conduire cette affaire à bien, et te
voilà précepteur de Maison-Dieu, dans le fertile comté de Kent: qu'en
dis-tu?»

«Il y a, répliqua Malvoisin, parmi ceux qui sont venus ici avec
Bois-Guilbert, deux hommes que je connais fort bien. Ils étaient au service
de mon frère, Philippe de Malvoisin, d'où ils ont passé à celui de
Front-de-Boeuf. Il est possible qu'ils sachent quelque chose des
sorcelleries de cette fille.»--«Cours vite les chercher, dit Mont-Fichet,
et, écoute, s'il faut un besant ou deux pour rafraîchir leur mémoire, n'en
sois pas avare.»--«Pour un sequin, ils jureraient que la mère qui les a
portés  était une sorcière,» dit le précepteur.

«Va donc, dit Mont-Fichet. À midi, l'affaire commencera. Je n'ai jamais vu
notre vieux chef se préparer avec autant d'ardeur, depuis le jour où il
condamna au feu Hamet Alfagi, qui s'était converti, et avait de nouveau
embrassé la religion de Mahomet.»

La grosse cloche du château venait de sonner midi, lorsque Rébecca entendit
le bruit que l'on faisait en montant l'escalier secret qui conduisait à la
chambre où elle  était enfermée. Ce bruit annonçait l'arrivée de plusieurs
personnes, et cette circonstance lui fit quelque plaisir, car elle
craignait plus les visites solitaires du fougueux et passionné
Bois-Guilbert que tous les maux qui auraient pu lui arriver d'autre part.
La porte de la chambre s'ouvrit, et elle vit entrer Conrad et le précepteur
Malvoisin, suivis de quatre gardes vêtus de noir et portant des
hallebardes.

«Fille d'une race maudite, cria le précepteur, lève-toi et
suis-nous.»--«Où, demanda Rébecca, et à quel dessein?»--«Jeune fille,
dit Conrad, ce n'est pas à toi à interroger, tu ne dois qu'obéir. Sache,
néanmoins, que tu vas être traduite devant le tribunal du grand-maître
de notre saint ordre, pour y être jugée.»--«Que le Dieu d'Abraham soit
loué! dit Rébecca en joignant dévotement ses mains. Le nom de mon juge,
bien qu'il soit ennemi de mon peuple, est pour moi comme le nom d'un
protecteur. Je vous suivrai très volontiers; permettez-moi seulement de
mettre mon voile sur ma tête.»

Ils descendirent l'escalier d'un pas lent et grave; en traversant une
galerie, et par une porte à deux battans placée à l'extrémité, ils entrèrent
dans la salle où le grand-maître avait pour le moment établi son tribunal.
La partie inférieure de ce vaste appartement était remplie d'écuyers et
d'hommes d'armes, qui, non sans quelque difficulté, firent place pour que
Rébecca, accompagnée du précepteur et de Mont-Fichet, et suivie des quatre
hallebardiers, pût arriver à la place qui lui était destinée.

Comme elle traversait la foule, les bras croisés et la tête penchée,
quelqu'un mit dans sa main un morceau de papier, qu'elle prit presque sans
s'en apercevoir, et qu'elle continua à tenir sans en lire le contenu. La
persuasion où elle était qu'elle avait quelque ami dans cette redoutable
assemblée lui donna le courage de jeter ses regards autour d'elle, et
d'examiner en présence de qui elle avait été conduite. Nous essaierons dans
le chapitre suivant de décrire la scène qui se présenta devant elle.


CHAPITRE XXXVII.


      «Barbare était cette religion qui ordonnait à ses sectateurs
      de cesser de compatir avec des entrailles d'hommes
      aux maux de leurs semblables. Barbare était cette religion
      qui défendait de sourire aux attraits magiques
      d'une franche et innocente gaîté: plus barbare encore
      lorsqu'elle brandissait en l'air la verge de fer d'un tyrannique
      pouvoir, qu'elle osait appeler le pouvoir de
      Dieu.»
                                 _Le moyen Âge_.


Le tribunal érigé pour le jugement de l'innocente et infortunée Rébecca
occupait l'estrade, ou la partie élevée de la grande salle, c'est-à-dire la
plate-forme que nous avons déjà décrite, comme étant la place d'honneur,
destinée aux habitans les plus distingués d'une antique mansion, ou aux
personnes qui venaient les visiter.

Sur un siége élevé, directement en face de l'accusée, était assis le
grand-maître du Temple, couvert de ses vêtemens blancs, amples et flottans,
tenant en main le bâton mystique, lequel portait le symbole de l'ordre. À
ses pieds était placée une table, occupée par deux scribes, chapelains de
l'ordre, chargés de rédiger en forme le procès-verbal de la séance du jour.
Les vêtemens noirs, les têtes chauves et l'air grave de ces
ecclésiastiques, formaient un contraste frappant avec la contenance
belliqueuse des chevaliers qui assistaient à cette assemblée, soit comme
résidens en la préceptorerie, soit comme étrangers venus pour présenter
leurs hommages au grand-maître. Les précepteurs, au nombre de quatre,
étaient placés sur des siéges moins élevés et moins avancés que celui de
leur supérieur. Les chevaliers, qui étaient d'un rang inférieur dans
l'ordre, étaient assis sur des bancs encore moins élevés, et à pareille
distance des précepteurs que ceux-ci l'étaient du grand-maître. Derrière
eux, mais toujours sur l'estrade, ou partie élevée de la salle, étaient les
écuyers de l'ordre, debout, vêtus d'une étoffe blanche d'une qualité
inférieure.

Toute l'assemblée offrait l'aspect de la gravité la plus majestueuse et la
plus imposante, et dans la contenance des chevaliers on pouvait voir les
traces de la valeur militaire jointe au maintien décent et recueilli,
convenable à des hommes qui ont embrassé la profession religieuse; et cet
ensemble caractéristique se faisait encore plus remarquer dans un moment où
ils se trouvaient en présence du grand-maître.

Les autres parties de la salle étaient occupées par des gardes armés de
pertuisanes et par une foule de gens que la curiosité avait attirés pour
voir en même temps un grand-maître et une sorcière juive. Au reste, la
majeure partie était d'une manière ou d'une autre liée à l'ordre; voilà
pourquoi presque tout le monde était vêtu en noir, couleur distinctive de
l'ordre.

Les paysans des campagnes environnantes avaient également eu la faculté
d'entrer; car Beaumanoir s'était fait une gloire de rendre aussi public que
possible l'acte édifiant de justice qu'il allait exercer. Ses grands yeux
bleus semblaient s'ouvrir encore davantage lorsqu'il en promenait les
regards autour de lui, et sa physionomie paraissait animée d'une sorte
d'orgueil produit par le sentiment intime de sa haute dignité et de
l'importance du rôle qu'il allait jouer. Le chant d'un psaume que lui-même
accompagna d'une voix grave, sonore et que l'âge n'avait pas dépouillée de
tous ses agrémens, annonça l'ouverture de la séance. Les sons religieux du
_Venite, exultemus Domino_, si souvent chanté par les templiers avant d'en
venir aux mains avec leurs ennemis, avaient été regardés par Lucas comme
les plus convenables pour célébrer par anticipation le triomphe, comme il
l'envisageait, sur les puissances des ténèbres. Ces sons, lentement
prolongés, et produits par cent voix accoutumées à chanter en choeur,
s'élevèrent jusqu'à la voûte de la salle, et se firent entendre en ondoyant
le long de ses arceaux, comme le bruit harmonieux et solennel d'une
majestueuse cataracte.

Lorsque les chants eurent cessé, le grand-maître parcourut lentement des
yeux le cercle qui l'entourait et remarqua que le siége d'un des
précepteurs était vacant. Brian de Bois-Guilbert, qui l'avait occupé,
l'avait quitté, et se tenait maintenant debout à l'extrémité la plus
reculée d'un des bancs sur lesquels étaient assis les compagnons du Temple;
d'une main, il étendait son manteau de manière à cacher une partie de sa
figure, tandis que de l'autre il tenait son épée, dont la poignée était en
forme de croix, et avec la pointe traçait des lignes sur le plancher de la
salle.

«L'infortuné! dit le grand-maître après avoir jeté sur lui un coup
d'oeil de compassion; tu vois, Conrad, quel trouble apporte dans son ame
l'oeuvre pieuse à laquelle nous sommes occupés. À quoi le regard
licencieux de la femme, aidé par le prince des puissances de l'enfer, ne
peut-il pas porter un digne et vaillant chevalier? Vois-tu qu'il n'ose
lever les yeux sur nous; qu'il n'ose les lever sur elle? Et qui sait si
ce n'est pas par l'impulsion du démon qui le tourmente que sa main trace
sur le plancher ces lignes cabalistiques? Il est possible que notre vie
et notre sûreté soient menacées par ces caractères; mais nous bravons,
nous défions notre impur ennemi: _semper leo percutiatur_.»

Le grand-maître parlait ainsi à voix basse à son confident Conrad
Mont-Fichet. Ensuite, élevant la voix et s'adressant à l'assemblée, il
s'exprima en ces termes: «Révérends et vaillans commandeurs, précepteurs,
chevaliers et compagnons de ce saint ordre, mes frères et mes enfans! vous
aussi, dignes et pieux écuyers, qui aspirez à porter cette sainte croix! et
vous aussi frères chrétiens de tous les rangs et de toutes les
dénominations! nous voulons bien vous faire savoir que ce n'est pas une
insuffisance de pouvoir en nous qui a donné lieu à la convocation de cette
assemblée; car, quelque indigne que nous nous reconnaissions, nous avons
été investi, en recevant ce bâton, du pouvoir plein et entier de poursuivre
et juger dans tout ce qui a rapport au bien et aux intérêts de notre saint
ordre. Le bienheureux saint Bernard, au cinquante-neuvième chapitre des
statuts de notre profession chevaleresque et religieuse, a dit qu'il ne
voulait pas que les frères fussent convoqués pour se réunir en conseil,
sauf à la volonté et par l'ordre du maître, nous laissant la libre faculté
de déterminer et de juger, comme l'ont fait les dignes et vénérables pères
qui nous ont précédé dans notre haute dignité, de l'objet, de l'époque et
du lieu où devait être convoqué un chapitre, soit général, soit partiel de
l'ordre. La règle dit aussi que, dans ces chapitres, il est de notre devoir
d'écouter les avis de nos frères, et d'agir ensuite selon notre bon
plaisir. Mais, lorsque le loup furieux est venu fondre sur le troupeau et
en a emporté une brebis, il est du devoir du bon pasteur de rassembler tous
ses compagnons afin de repousser l'ennemi avec l'arc et la fronde, suivant
notre règle bien connue, que le lion doit être continuellement frappé.

«C'est pourquoi nous avons fait comparaître en notre présence une juive,
nommée Rébecca, fille d'Isaac d'York, femme honteusement célèbre par ses
sortiléges et ses enchantemens, à l'aide desquels elle a corrompu le coeur
et égaré l'esprit, non d'un serf, mais d'un chevalier; non d'un chevalier
séculier, mais d'un chevalier dévoué au service du saint Temple; non d'un
chevalier compagnon, mais d'un précepteur de notre ordre, également
distingué et par la gloire qu'il a acquise et par le rang qu'il occupe.
Notre frère Brian de Bois-Guilbert est bien connu de nous et de tous ceux
qui m'écoutent en ce moment, comme un vrai et zélé champion de la croix,
dont le bras a fait des prodiges de valeur dans la Terre-Sainte, et a
purifié les lieux saints par le sang des infidèles qui les avaient
souillés. Et notre frère ne se faisait pas moins distinguer par sa sagacité
et sa prudence que par sa valeur et ses talens militaires, au point que,
soit dans l'Orient, soit dans l'Occident, nos chevaliers désignaient
Bois-Guilbert comme celui qui pouvait avec justice être nommé mon
successeur, et tenir ce bâton, lorsqu'il plaira à Dieu de me délivrer de la
fatigue de le porter. Si l'on nous disait qu'un tel homme, aussi honoré et
aussi honorable, oubliant tout à coup ce qu'il doit à son rang, à son
caractère, à ses voeux, à ses frères, à ses espérances, a fait société avec
une fille juive, a erré avec elle dans des lieux solitaires, a négligé sa
propre défense pour ne s'occuper que de celle de sa compagne, et enfin a
poussé l'aveuglement et la démence jusqu'à l'amener dans une de nos
préceptoreries; que devrions-nous penser, sinon que le noble chevalier
était possédé d'un malin esprit, ou se trouvait sous l'influence de quelque
maléfice. Si nous pouvions soupçonner qu'il en fût autrement, croyez que ni
son rang, ni sa valeur, ni sa haute réputation, ni aucune autre
considération humaine, ne nous empêcheraient de lui infliger un juste
châtiment, afin d'enlever l'iniquité du milieu de nous, ainsi qu'il est dit
dans le texte de l'Écriture: _Auferte malum a vobis_.»

«Nombreux et détestables sont les actes de transgression aux statuts de
notre saint ordre dans cette lamentable histoire. Premièrement, il a marché
selon sa propre volonté, ce qui est contraire à l'article 33: _Quod nullus
juxta propriam voluntatem incidat_; secondement, il a eu communication avec
une personne excommuniée, article 57: _Ut fratres non participent cum
excommunicatis_: aussi a-t-il encouru une partie de _l'anathema maranatha_;
troisièmement, il a conversé avec des femmes étrangères, en contravention à
l'article, _Ut fratres non conversentur cum extraneis mulieribus_;
quatrièmement, il n'a pas évité, que dis-je! il est à craindre qu'il n'ait
sollicité le baiser de la femme, par le moyen duquel, dit le dernier
règlement de notre saint ordre, _Ut fugiantur oscula_, les soldats de la
croix sont entraînés dans le piége. En punition desquelles offenses, aussi
odieuses que multipliées, Brian de Bois-Guilbert serait retranché et
expulsé de notre congrégation, en fût-il le bras droit et l'oeil droit.»

Beaumanoir s'arrêta un instant. Un murmure sourd se fit entendre dans
l'assemblée. Quelques uns des plus jeunes chevaliers, qui avaient paru
disposés à sourire du statut _De osculis fugiendis_, prirent maintenant un
air de gravité, et attendirent avec anxiété ce que le grand-maître allait
ajouter. «Tel serait, dit-il, et tel devrait être le châtiment d'un
chevalier du Temple, qui aurait, volontairement et sciemment, péché contre
des articles aussi formels de nos statuts. Mais si, par le moyen de charmes
et sortiléges, Satan était parvenu à s'emparer de l'esprit du chevalier,
sans doute parce qu'il avait porté des regards trop imprudens sur la beauté
de cette fille, nous devons plutôt déplorer que punir un pareil écart, et
nous borner seulement à lui imposer une pénitence proportionnelle et qui
puisse le purifier de son iniquité, et tourner le glaive de notre
indignation sur l'instrument maudit qui a failli occasionner sa perte.
Levez-vous donc, et venez rendre témoignage, vous tous qui avez
connaissance de ces faits déplorables, afin que nous connaissions le nombre
et l'importance des preuves, et que nous nous assurions si notre justice
peut être satisfaite par le châtiment de cette infidèle, ou si nous devons,
quoique notre coeur saigne d'y penser, continuer à procéder rigoureusement
contre notre frère.»

Plusieurs témoins furent appelés pour prouver les dangers auxquels
Bois-Guilbert s'était exposé en s'efforçant de sauver Rébecca de l'incendie
du château, et l'oubli de sa propre défense pour la mettre à couvert. Ils
donnèrent tous ces détails avec l'exaltation habituelle aux esprits
vulgaires dès qu'ils sont fortement excités par quelque événement
remarquable; ainsi, par l'effet de ce penchant naturel pour le merveilleux,
les témoins appelés se plurent à exagérer dans leurs récits toutes les
circonstances qui tendaient à prononcer la non culpabilité de l'éminent
personnage qui avait demandé une pareille information. Ainsi les périls que
Bois-Guilbert avait surmontés, déjà grands en eux-mêmes, passèrent pour des
prodiges; et le dévouement du chevalier pour la défense de Rébecca fut
exagéré au delà des bornes non seulement de toute modération, mais même
d'un zèle chevaleresque porté à l'excès; et sa déférence à tout ce qu'elle
disait, encore que le langage de la captive devînt souvent sévère et plein
de reproches personnels, fut représentée comme poussée à un point qui, dans
un homme de son caractère, fougueux et hautain, semblait, pour ainsi dire,
contre nature.

Le précepteur de Templestowe fut ensuite appelé pour décrire la manière
dont Bois-Guilbert et la juive étaient arrivés à la préceptorerie. La
déposition de Malvoisin fut faite avec beaucoup de prudence et d'habileté.
Tout en cherchant à ménager le caractère et la susceptibilité de
Bois-Guilbert, il entremêla son discours de quelques expressions qui
donnaient presque à entendre qu'il était en proie à une aliénation
temporaire d'esprit, tant il paraissait épris de la fille qu'il avait
amenée. Le précepteur, avec de profonds soupirs de contrition, témoigna le
regret qu'il avait d'avoir reçu Rébecca et son amant dans la préceptorerie.
«Mais, dit-il en finissant, ma défense est dans les aveux que j'ai faits à
notre éminentissime père, le grand-maître; il sait que mes motifs n'étaient
point criminels, quoique ma conduite puisse avoir été irrégulière.»

«Tu as très bien parlé, frère Albert, dit Beaumanoir; tes motifs étaient
purs, puisque tu pensais qu'il fallait arrêter ton frère dans la carrière
d'erreur et de folie où il allait se précipiter. Mais ta conduite a été
blâmable; tu as été aussi imprudent que celui qui, voulant arrêter un
cheval dans sa course fougueuse, saisit l'étrier, au lieu de le prendre par
la bride, et se nuit à lui-même, sans atteindre le but qu'il s'était
proposé. Notre pieux fondateur a ordonné qu'on récitât treize _Pater
noster_ à matines, et neuf à vêpres; ce nombre sera doublé pour toi. Il est
permis aux templiers de manger de la viande trois fois la semaine; tu t'en
abstiendras pendant les sept jours. Fais cela pendant six semaines, et ta
pénitence sera achevée.»

Affectant la plus profonde soumission, le précepteur de Templestowe
s'inclina jusqu'à terre et retourna à sa place. «Ne serait-il pas à propos,
mes frères, dit le grand-maître, que nous prissions quelques informations
sur la vie antérieure de cette femme, principalement afin de découvrir s'il
est probable qu'elle fasse usage de magie et de sorcellerie, puisque les
faits contenus dans les dépositions que nous avons entendues peuvent avec
juste raison nous porter à croire que, dans cette malheureuse affaire,
notre coupable frère a agi sous l'influence de quelque enchantement, ou de
quelque prestige infernal?»

Herman de Goodalrick était le quatrième précepteur présent; les autres
trois étaient Conrad, Malvoisin et Bois-Guilbert lui-même. Herman était
un ancien guerrier, dont le visage était couvert de cicatrices que lui
avait faites le sabre des musulmans, et jouissait d'une haute estime et
d'une grande considération parmi ses frères. Il se leva et fit une
grande inclination au grand-maître, qui lui accorda sur-le-champ la
permission de parler.

«Éminentissime père, dit-il, je désirerais savoir de notre vaillant
frère Brian de Bois-Guilbert ce qu'il a à répondre à ces étonnantes
accusations, et de quel oeil il regarde-lui-même en ce moment sa
malheureuse liaison avec cette fille juive.»--«Brian de Bois-Guilbert,
dit le grand-maître, tu entends la question à laquelle notre frère de
Goodalrick désire que tu répondes. Je t'ordonne de le faire.»
Bois-Guilbert tourna la tête vers le grand-maître qui lui adressait la
parole et garda le silence.

«Il est possédé d'un démon muet, dit le grand-maître. Retire-toi, Satan!
Parle, Brian de Bois-Guilbert, je t'en conjure par ce symbole de notre
saint ordre.»

Bois-Guilbert fit un effort pour cacher le mépris et l'indignation dont il
se sentait pénétré, et dont il savait bien que l'expression ne lui aurait
été d'aucune utilité. «Éminentissime père, répondit-il, Brian de
Bois-Guilbert ne répond point à des accusations aussi étranges et aussi
vagues. Si son honneur est attaqué, il le défendra de son corps et de son
épée, qui a si souvent combattu pour la chrétienté.»--«Nous te pardonnons,
frère Brian, dit le grand-maître. Te vanter ainsi de tes exploits guerriers
en notre présence, c'est te glorifier de tes propres actions, et c'est
l'oeuvre de notre grand ennemi, qui, par ses tentations, nous porte à nous
élever un autel à nous-mêmes. Mais tu as notre pardon, parce que nous
pensons que tu parles moins d'après tes propres sentimens, que d'après les
suggestions de celui qui, à l'aide du ciel, nous subjuguerons et chasserons
hors de cette assemblée.»

L'oeil noir et farouche de Bois-Guilbert lança un regard de dédain sur le
grand-maître, mais il garda le silence. «Maintenant, poursuivit le
grand-maître, puisque la question de notre frère Goodalrick a été répondue,
quoique d'une manière imparfaite, nous allons, mes frères, continuer notre
enquête, et avec l'aide de notre patron, approfondir ce mystère d'iniquité.
Que ceux qui ont quelque déposition à faire concernant la vie et la
conduite de cette juive se présentent devant nous.»

Il se fit en ce moment un tumulte dans la partie inférieure de la salle, et
lorsque le grand-maître en demanda la cause, on lui répondit qu'il se
trouvait dans la foule un homme qui avait été perclus de tous ses membres,
et qui avait été parfaitement guéri par le moyen d'un baume merveilleux.

Le pauvre paysan, Saxon de naissance, fut traîné jusqu'à la barre du
tribunal, accablé de terreur par l'idée des châtimens qui pouvaient lui
être infligés pour le crime de s'être laissé guérir de la paralysie par une
fille juive. Dire qu'il était parfaitement guéri, c'était une exagération,
car ce fut avec des béquilles qu'il alla faire sa déclaration. Ce fut avec
beaucoup de répugnance qu'il balbutia cette déclaration, et il l'accompagna
de beaucoup de larmes. Il avoua cependant que deux ans auparavant,
lorsqu'il demeurait à York, il fut subitement attaqué d'une cruelle
maladie, pendant qu'il travaillait pour Isaac, le riche juif, dans son état
de menuisier; qu'il lui avait été impossible de se lever de son lit jusqu'à
ce que les remèdes employés sous la direction de Rébecca, et
particulièrement un baume réchauffant et odoriférant, lui eussent rendu en
partie l'usage de ses membres. En outre, dit-il, elle lui avait donné un
pot de ce précieux onguent, et de plus une pièce d'or, pour retourner chez
son père, près de Templestowe. «Et plaise à votre gracieuse révérence,
ajouta-t-il; je ne puis croire que la damoiselle ait eu aucun dessein de me
nuire, quoiqu'elle ait le malheur d'être juive; car, même lorsque je
faisais usage de son remède, j'ai dit le _Pater_ et le _Credo_, et il n'en
a pas opéré moins efficacement.»

«Silence, misérable, dit le grand-maître, et retire-toi. Il convient bien à
des rustres comme toi de prendre des remèdes, de te mêler de cures
infernales, et de donner ton travail aux enfans de l'incrédulité. Je te dis
que le démon peut envoyer des maladies, dans le seul but de les guérir
lui-même, afin de mettre en crédit quelque préparation infernale. As-tu sur
toi cet onguent dont tu parles?»

Le paysan, fouillant dans son sein d'une main tremblante, en tira une
petite boîte, qui avait quelques caractères hébraïques sur le couvercle, ce
qui, pour le plus grand nombre des assistans, fut considéré comme une
preuve certaine qu'elle sortait de la pharmacie du Diable. Beaumanoir,
après avoir fait un signe de croix, prit la boîte; et comme il connaissait
la plupart des langues orientales, il lut facilement l'inscription qui
était sur le couvercle: _Le lion de la tribu de Juda a vaincu_. «Étrange
pouvoir de Satan! dit-il, qui peut transformer l'Écriture sainte en
blasphème en mêlant du poison avec notre nourriture journalière! N'y a-t-il
pas ici quelque médecin qui puisse nous dire quels sont les ingrédiens de
cet onguent mystique?»

Deux soi-disant médecins, l'un moine et l'autre barbier, s'avancèrent, et
déclarèrent qu'ils ne connaissaient pas les drogues qui entraient dans la
composition de ce remède, excepté qu'ils y trouvaient une odeur de myrrhe
et de camphre, qu'ils pensaient être des herbes orientales. Mais avec cette
haine qu'inspire leur profession contre celui qui exerce leur art avec
succès, ils insinuèrent que puisque la composition du remède passait leur
propre savoir, elle ne pouvait avoir été faite que dans une pharmacie
impure et diabolique, puisque eux-mêmes, bien qu'ils ne fussent pas
sorciers, connaissaient parfaitement toutes les branches de leur art, en
tant qu'elles étaient compatibles avec la conscience d'un chrétien. Lorsque
cette enquête médicale fut terminée, le paysan saxon demanda humblement
qu'on lui rendît le remède qu'il avait trouvé si salutaire: mais le
grand-maître, fronçant le sourcil et le regardant d'un air sévère, lui dit;
«Misérable estropié, quel est ton nom?»

--«Higg, fils de Snell,» répondit le paysan.--«Eh bien! Higg, fils de
Snell, dit le grand-maître, je te dis qu'il vaut mieux être paralytique que
de devoir aux remèdes des infidèles la faculté de se lever et de marcher,
et qu'il vaut mieux dépouiller les infidèles de leurs trésors, de vive
force, que d'accepter les dons de leur bienveillance, ou de se mettre à
leur service pour des gages. Va et fais ton profit de la leçon que je te
donne.»--«Hélas! dit le paysan, n'en déplaise à votre révérence, cette
leçon vient trop tard pour moi; car je ne suis qu'un estropié; mais je
dirai à mes deux confrères, qui sont au service du riche rabbin Nathan ben
Samuel, que votre grand'maîtrise dit qu'il est plus légitime de le voler
que de le servir fidèlement.»--«Qu'on fasse retirer ce vilain bavard! dit
Beaumanoir, qui n'était pas préparé à réfuter cette application pratique de
sa maxime générale.

Higg, fils de Snell, rentra dans la foule; mais s'intéressant au sort de sa
bienfaitrice, il resta dans la salle pour savoir ce qui serait décidé à son
égard, même au risque de rencontrer de nouveau les regards de ce juge
sévère qui, par la terreur qu'il lui inspirait, faisait frissonner tout son
corps.

Alors le grand-maître ordonna à Rébecca d'ôter son voile. Ouvrant les
lèvres pour la première fois, elle répondit d'un ton pudique, mais avec
dignité, que ce n'était pas la coutume parmi les filles de son peuple de se
découvrir le visage quand elles étaient seules dans une assemblée
d'étrangers. Le doux son de sa voix et la modestie de sa réponse firent
naître dans l'auditoire un sentiment de pitié et de sympathie. Mais
Beaumanoir, qui regardait comme une vertu en elle-même de réprimer tout
sentiment d'humanité qui aurait pu empêcher l'accomplissement de ce qu'il
s'imaginait être un rigoureux devoir, réitéra l'ordre d'ôter le voile à sa
victime. Les gardes se disposaient à obéir, lorsque Rébecca se leva devant
le grand-maître et dit: «Ah! pour l'amour de vos filles!... mais j'oublie
que vous n'avez point de filles, ajouta-t-elle après un moment de
réflexion: mais par le souvenir de vos mères, pour l'amour de vos soeurs
et de la décence naturelle à mon sexe, ne souffrez pas que je sois ainsi
traitée en votre présence: il n'est pas convenable qu'une jeune fille
soit découverte par des paysans aussi grossiers. Je vous obéirai,
ajouta-t-elle avec une expression de douleur et de patience qui
attendrit presque le coeur de Beaumanoir lui-même. Vous êtes les anciens
de votre peuple, et à votre commandement je vous montrerai les traits
d'une fille infortunée.»

Elle leva son voile et découvrit aux spectateurs un visage sur lequel on
apercevait un mélange parfait de modestie et de noblesse. Son extrême
beauté excita un murmure de surprise, et les jeunes chevaliers, se
regardant les uns les autres, se dirent des yeux que la meilleure excuse de
Brian était dans le pouvoir plutôt de ses charmes réels que de ses
sortiléges imaginaires. Mais Higg, fils de Snell, fut celui qui se sentit
le plus affecté à la vue du visage de sa bienfaitrice. «Laissez-moi sortir,
dit-il à ceux qui gardaient la porte de la salle, laissez-moi sortir: si je
la regarde encore une fois, j'en mourrai, puisque j'aurai participé au
meurtre que l'on veut commettre.»

«Paix! brave homme, dit Rébecca lorsqu'elle entendit cette exclamation; tu
ne m'as point fait de mal en disant la vérité; tu ne saurais me faire de
bien par tes plaintes et tes lamentations. Garde donc le silence, je t'en
prie; retire-toi, et que Dieu te protége!»

Higg allait être mis à la porte par les gardes, qui le plaignaient, mais
qui craignaient qu'une nouvelle interruption de sa part ne leur attirât des
reproches et à lui même un châtiment: mais il promit d'être calme, et on
lui permit de rester. On appela alors les deux hommes d'armes avec lesquels
Albert de Malvoisin n'avait pas manqué de s'entendre sur la déposition
qu'ils avaient à faire. Quoique ce fussent des scélérats endurcis et
entièrement étrangers à la pitié, néanmoins la vue de l'accusée, aussi bien
que son extrême beauté, parut d'abord leur en imposer; mais un coup d'oeil
expressif du précepteur de Templestowe leur rendit aussitôt leur horrible
sang-froid; et ils donnèrent, avec une précision qui aurait paru suspecte à
des juges moins prévenus, des détails, soit totalement faux, soit
indifférens et naturels en eux-mêmes, mais qui éveillaient le soupçon par
la manière exagérée avec laquelle ils étaient racontés, et par les
commentaires sinistres que les témoins ajoutaient aux faits. Leur
déposition aurait pu, dans des temps modernes, être divisée en deux
parties: l'une contenant des faits insignifians; l'autre des faits
totalement faux, et d'ailleurs matériellement impossibles: mais, dans ces
temps d'ignorance et de superstition, les uns et les autres étaient admis
comme preuves de culpabilité. Dans la première classe de ces faits il était
dit qu'on avait entendu Rébecca se parler à elle-même dans une langue
inconnue; que les chansons qu'elle chantait de temps en temps avaient un
son très doux qui charmait les oreilles et faisait tressaillir le coeur de
ceux qui les entendaient; qu'en se parlant quelquefois à elle-même, elle
levait les yeux au ciel et semblait attendre une réponse; que ses vêtemens
étaient d'une forme étrange et mystique, et différaient de ceux que
portaient les femmes de bon renom; qu'elle avait des bagues sur lesquelles
étaient gravées des devises cabalistiques, et que des caractères inconnus
étaient brodés sur son voile.

Toutes ces circonstances, si naturelles et si triviales, furent écoutées
gravement comme des preuves, ou du moins comme de fortes présomptions
indicatrices d'une correspondance coupable avec des puissances mystiques.

Mais un des soldats fit une déposition moins équivoque et qui fixa plus
particulièrement l'attention des assistans et entraîna leurs suffrages,
malgré l'invraisemblance des faits. Il avait vu, dit-il, Rébecca opérer une
cure sur un homme blessé qu'on avait apporté avec lui à Torquilstone. Elle
fit certains signes sur la blessure et prononça certains mots mystérieux,
que, grâce au ciel, il n'avait pas compris, sur quoi le fer d'un carreau
d'arbalète s'était dégagé de la blessure, le sang s'était étanché, la
blessure s'était refermée, et que, un quart d'heure après, le moribond
était sur les remparts, aidant le témoin à charger et à diriger la machine
destinée à lancer des pierres. Cette fable était probablement fondée sur le
fait réel que Rébecca avait donné des soins à Ivanhoe blessé, lorsqu'il se
trouvait au château de Torquilstone. Mais il était plus difficile de
révoquer en doute la véracité du témoin, parce que, pour donner une preuve
matérielle à l'appui de son témoignage, il tira de sa poche le fer qui,
suivant ce qu'il affirmait, avait été miraculeusement extrait de sa
blessure; et comme le fer pesait tout juste une once, cette circonstance
était une confirmation complète de la vérité, quelque merveilleuse qu'elle
parût.

Son camarade avait vu, du haut d'une tour voisine, la scène qui s'était
passée entre Rébecca et Bois-Guilbert, lorsqu'elle était sur le point de se
précipiter du haut de la plate-forme. Pour ne pas rester en arrière de son
compagnon, il déclara qu'il avait vu Rébecca se percher sur le parapet de
la tour, et là prendre la forme d'un cygne blanc comme du lait, voler trois
fois autour du château de Torquilstone, puis se percher de nouveau sur la
tour et parvenir à reprendre ensuite sa première forme.

Un petit nombre de témoignages de cette importance auraient suffi pour
convaincre de sorcellerie toute femme vieille, pauvre et laide, quand bien
même elle n'aurait pas été juive; mais, joints à une fatale circonstance,
ils formaient un corps de preuves trop redoutable pour la jeunesse de
Rébecca, qui réunissait à tant d'autres précieuses qualités la beauté la
plus remarquable.

Le grand-maître, ayant recueilli les suffrages, demanda d'un ton grave à
Rébecca ce qu'elle avait à alléguer contre la sentence de condamnation
qu'il allait prononcer. «Invoquer votre pitié, dit l'aimable juive d'une
voix tremblante, serait, j'ai tout lieu de le craindre, entièrement
superflu, si d'ailleurs je ne regardais cette démarche comme une bassesse.
Vous dire que soulager les malades et les blessés d'une autre religion ne
peut déplaire au fondateur reconnu de nos deux croyances ne servirait
également de rien; alléguer que plusieurs choses dont ces hommes (que Dieu
puisse leur pardonner!) m'ont accusée, sont impossibles, ne serait pas plus
favorable à ma cause, puisque vous croyez à leur possibilité. Je ne
réussirais pas mieux en vous disant que mes vêtemens, mon langage, mes
habitudes, tout cela tient aux usages de mon peuple... j'allais dire de ma
patrie; mais, hélas! nous n'avons plus de patrie. Je ne chercherai même pas
à me justifier aux dépens de mon oppresseur qui est là, écoutant les
fictions et les présomptions qui semblent transformer le tyran en victime.
Que Dieu soit juge entre lui et moi! mais plutôt souffrir dix fois le genre
de mort auquel il sera de votre bon plaisir de me condamner, que d'écouter
les propositions que cet homme de Bélial a osé me faire lorsque j'étais
sans amis, sans défense, et sa prisonnière! Mais il est de votre croyance;
à ce titre, tout ce qu'il pourra dire pour sa justification, ou pour
m'accuser, aura bien plus de poids auprès de vous que les protestations les
plus solennelles d'une malheureuse juive. Je ne rétorquerai donc pas contre
lui l'accusation portée contre moi; mais c'est à lui..., oui, Brian de
Bois-Guilbert, c'est à toi que j'en appelle, c'est toi que j'interpelle de
dire si ces accusations ne sont pas fausses, si elles ne sont pas aussi
monstrueuses et calomnieuses qu'elles sont peu méritées, cruelles et
meurtrières.»

Elle s'arrêta un moment. Tous les yeux se tournèrent vers Brian de
Bois-Guilbert. Il garda le silence, «Parle, reprit-elle; si tu es homme, si
tu es chrétien, parle! je t'en conjure par l'habit que tu portes, par le
nom que tes ancêtres t'ont laissé pour héritage, par l'ordre de la
chevalerie dont tu te fais gloire, par l'honneur de ta mère, par le tombeau
et par les ossemens de ton père, je te somme de déclarer si tout ce qu'on a
dit contre moi est vrai.»--«Réponds-lui, mon frère, dit le grand-maître, si
toutefois l'ennemi contre lequel je te vois lutter t'en laisse le pouvoir.»

En effet, Bois-Guilbert paraissait être en proie à un tumulte de passions,
qui, se combattant les unes les autres, opéraient une sorte de convulsion
dans tous ses traits; et ce ne fut que d'une voix qui exprimait la plus
grande contrainte, qu'il put articuler ces mots entrecoupés en regardant
Rébecca: «Le papier! le papier!»

«Vous l'entendez, s'écria Beaumanoir; voilà ce qu'on peut regarder comme
une preuve irréfragable, puisque la victime de ses sortiléges ne peut
prononcer que: «Le papier!» Le papier fatal, le talisman, sur lequel
probablement est inscrite la cause de son silence.»

Mais Rébecca interpréta différemment les paroles arrachées pour ainsi dire
à Bois-Guilbert; et jetant un coup d'oeil rapide sur le morceau de papier
qu'elle tenait encore à la main, elle lut ces mots tracés en caractères
arabes: «_Demande le privilége à un champion._» Le murmure qui se fit
entendre dans l'assemblée, occasionné par les commentaires que les
spectateurs se communiquaient sur l'étrange réponse de Bois-Guilbert, donna
à Rébecca le temps de lire, et au même instant de détruire le papier, sans
qu'on s'en aperçût. Lorsque le silence fut rétabli le grand-maître reprit
la parole.

«Rébecca, dit-il, tu ne peux retirer aucun avantage du témoignage de ce
malheureux chevalier, contre qui, nous le voyons bien, l'ennemi est trop
puissant. As-tu quelque autre chose à dire?»--«Il me reste encore une
chance pour sauver ma vie, dit Rébecca, même d'après vos lois barbares. Ma
vie a été misérable, bien misérable, du moins dans ces derniers temps; mais
je ne rejetterai point un don que j'ai reçu de Dieu, tant qu'il me fournira
les moyens de le défendre. Je nie l'accusation portée contre moi; je
maintiens mon innocence et la fausseté de l'inculpation; je réclame le
privilége du combat en champ clos, et je comparaîtrai par un champion.»

«Et qui voudra, Rébecca, dit le grand-maître, lever sa lance et la mettre
en arrêt pour une sorcière? Qui voudra se présenter comme le champion d'une
juive?»--«Dieu me suscitera un champion, répondit Rébecca. Il n'est pas
possible que, dans l'heureuse Angleterre, sur cette terre hospitalière,
chez cette nation généreuse et libre, où l'on trouve un si grand nombre de
chevaliers prêts à hasarder la vie pour l'honneur, il ne s'en trouve un
seul qui veuille combattre pour la justice. Mais il suffit que je réclame
le privilége du combat, et voilà mon gage.» En disant ces mots elle ôta un
de ses gants brodés et le jeta devant le grand-maître avec un air de
modestie et de dignité qui excita une surprise et une admiration
universelles.


CHAPITRE XXXVIII.


      «Je jette là mon gage pour te prouver la vérité de ce
      que j'avance, jusqu'au dernier degré de la valeur martiale.»

                                  SHAKSPEARE. _Richard_.


Lucas Beaumanoir lui-même se sentit alors ému par l'air de noblesse et le
maintien décent de Rébecca. Il n'était naturellement ni cruel, ni même
sévère; mais son caractère froid, sans passions vives, uni à un sentiment
élevé, quoique faux, lui faisait regarder comme un devoir les impressions
d'un coeur qui s'était graduellement endurci par l'effet d'une vie
ascétique, comme par l'exercice du pouvoir suprême, et encore par la
nécessité supposée de subjuguer les infidèles et de déraciner l'hérésie,
qu'il s'imaginait être pour lui une obligation toute particulière. Ses
traits se relâchèrent un peu de leur inflexibilité habituelle, lorsque ses
regards se fixèrent sur la belle et intéressante créature qui était devant
lui, seule, sans amis, et qui se défendait avec tant de dignité et de
courage. Il fit deux fois le signe de la croix, ne sachant d'où provenait
cet attendrissement inusité d'un coeur qui, dans des occasions semblables,
avait été d'une dureté égale à celle de l'acier de son épée. Enfin il
reprit la parole.

«Jeune fille, dit-il, si la pitié que je ressens pour toi est l'effet de
quelque art magique que tu aies pratiqué sur moi, ton crime est grand; mais
j'aime à la regarder comme produite par de plus doux sentimens de la
nature, qui s'afflige de voir qu'un corps qui présente une forme aussi
agréable ne soit qu'un vase de perdition; exprime ton repentir, ma fille,
confesse tes crimes de charmes et d'enchantemens, renonce à ta fausse
croyance, embrasse notre sainte religion, et tu seras encore heureuse, et
dans cette vie et dans l'autre. Placée dans quelque monastère de l'ordre le
plus austère, tu auras encore le temps de prier et de faire pénitence, et
tu ne te repentiras pas de cette résolution. Fais ce que je te dis, et
sauve ta vie. Qu'a fait pour toi la loi de Moïse? qui t'oblige à lui
sacrifier ta vie?»

«Ce fut la loi de mes pères, répondit Rébecca; elle leur fut donnée sur
le mont Sinaï, au milieu du tonnerre et des éclairs, et dans un nuage de
feu; c'est ce que vous croyez si vous êtes chrétiens; elle est,
dites-vous, révoquée, mais c'est là ce que mes maîtres ne m'ont point
enseigné.»--«Qu'on fasse venir notre chapelain, dit Beaumanoir; qu'il
dise à cette infidèle obstinée...»--«Pardonnez si je vous interromps,
dit Rébecca avec douceur; je ne suis qu'une jeune fille, inhabile à
discuter sur ma religion; mais je saurai mourir pour elle, si telle est
la volonté de Dieu. Daignez m'accorder une réponse à ma demande du
privilége d'un champion.»

«Donnez-moi son gant, dit Beaumanoir. Certes, continua-t-il en examinant
le tissu léger et les doigts effilés de ce gant, voilà un gage bien
faible et bien frêle pour un combat aussi terrible. Vois-tu, Rébecca,
comme ton gant mince et léger est à un de nos lourds gantelets d'acier?
ainsi est ta cause à l'égard de celle du Temple; car c'est notre saint
ordre que tu as défié.»--«Mets mon innocence de l'autre coté de la
balance, répondit Rébecca, et le gant de soie l'emportera sur le gant de
fer.»

«Ainsi donc, dit le grand-maître, tu persistes dans ton refus de confesser
ton crime, et dans l'audacieux défi que tu as fait?»--«Je persiste, noble
sire, répondit Rébecca.»--«Soit donc ainsi fait, au nom du ciel! dit le
grand-maître, et que Dieu fasse triompher le bon droit!»--«_Amen!_»
répondirent les précepteurs autour de lui, et le mot fut répété par toute
l'assemblée.

«Mes frères, dit Beaumanoir, vous n'ignorez pas que nous aurions très bien
pu refuser à cette femme le privilége du jugement par combat; mais, quoique
juive et infidèle, elle est étrangère et sans défense; à Dieu ne plaise
que, lorsqu'elle réclame le bénéfice de nos douces lois, nous refusions de
l'en faire jouir! D'ailleurs nous sommes des chevaliers et des soldats
aussi bien que des religieux, et ce serait une honte à nous de refuser,
sous aucun prétexte, le combat demandé. Voici donc l'état de la cause.
Rébecca, fille d'Isaac d'York, est, d'après un grand nombre de faits et de
présomptions, accusée du crime de sorcellerie commis sur la personne d'un
noble chevalier de notre saint ordre, et a réclamé le privilége du combat
pour prouver son innocence. À qui êtes-vous d'avis, révérends frères, que
nous devions remettre le gage du combat en le nommant en même temps notre
champion dans la lice?»

«À Brian de Bois-Guilbert, dit le précepteur Goodalrick, qui est
personnellement intéressé dans cette affaire, et qui d'ailleurs connaît
mieux que personne de quel côté est la vérité et la justice.»

«Mais, dit le grand-maître, si notre frère Brian est sous l'influence d'un
charme ou d'un sort? Ce n'est au reste que par motif de prudence; car il
n'est pas dans tout notre ordre un bras auquel je confierais plus
volontiers la défense de cette cause, ou de toute autre d'une plus grande
importance.»--«Éminentissime père, répondit le précepteur Goodalrick, aucun
charme ne peut opérer sur le champion qui se présente au combat pour le
jugement de Dieu.»

«Tu as raison, mon frère, dit le grand-maître. Albert Malvoisin, donne ce
gage de bataille à Brian de Bois-Guilbert. La recommandation que nous avons
à te faire, mon frère, continua-t-il en s'adressant à Bois-Guilbert, est
que tu combattes vigoureusement et en homme de courage, ne doutant pas que
tu ne fasses triompher la bonne cause. Et toi, Rébecca, fais attention que
je te désigne le troisième jour, à partir de celui-ci, auquel tu auras dû
trouver un champion.»--«C'est un délai bien court, répondit Rébecca, pour
une étrangère, pour une femme d'une croyance différente de la vôtre, s'il
faut trouver quelqu'un qui veuille combattre et exposer sa vie et son
honneur à cause d'elle.»

«Il ne nous est pas possible de le prolonger, dit le grand-maître. Le
combat doit avoir lieu en notre présence, et divers motifs puissans nous
appellent ailleurs le quatrième jour.»--«Que la volonté de Dieu soit
accomplie, dit Rébecca. Je mets ma confiance en celui pour qui un instant
est aussi efficace pour se sauver que le serait une suite de siècles.»--«Tu
as très bien dit, jeune fille, observa le grand-maître; mais nous savons
quel est celui qui peut se couvrir d'armure et ressembler à un ange de
lumière. Il ne reste plus qu'à désigner le lieu du combat, et, s'il y a
lieu, celui de l'exécution. Où est le précepteur  de cette maison?»

Albert Malvoisin, ayant encore à la main le gant de Rébecca, parlait en
ce moment à Bois-Guilbert d'un air animé, mais à voix basse. «Quoi! dit
le grand-maître, ne veut-il pas recevoir le gage?»--«Il le recevra, il
le reçoit, éminentissime père, répondit Malvoisin en cachant le gant
sous son propre manteau. Quant au lieu du combat, je pense qu'il n'en
est pas de plus convenable que la lice de Saint-Georges, appartenant à
la préceptorerie, et où nous faisons ordinairement nos exercices
militaires.»--«C'est bien, dit le grand-maître. Rébecca, c'est dans
cette lice que tu devras produire ton champion; et s'il ne s'en présente
point, ou si celui qui viendra est vaincu par le jugement de Dieu, tu
mourras de la mort des sorcières, conformément à notre sentence. Que ce
jugement soit consigné dans nos registres, et qu'on en fasse lecture à
haute voix, afin que personne n'en prétende cause d'ignorance.»

L'un des chapelains qui remplissaient les fonctions de greffier inscrivit
tout de suite ce jugement sur un énorme registre qui contenait les
procès-verbaux des séances solennelles des chevaliers du Temple, et
lorsqu'il eut fini d'écrire, l'autre chapelain lut à haute voix la sentence
du grand-maître, rédigée en ces termes:

«Rébecca, juive, fille d'Isaac d'York, atteinte et convaincue de
sorcellerie, de séduction et autres damnables pratiques, faites contre un
chevalier du très saint ordre du Temple de Sion, nie le fait, et dit que le
témoignage en ce jour porté contre elle est faux, méchant et déloyal, et
que par légitime _essoine_[12], ou privilége de son corps, comme ne pouvant
combattre elle-même, elle offre, par un gentilhomme, en sa place, de
soutenir sa cause, et par lui faisant son loyal devoir, en toute manière
chevaleresque, avec telles armes qu'à gage de bataille il appartient, et ce
à ses périls et frais, pour quoi elle a jeté son gage; et le gage ayant été
remis ès-mains du noble sire et chevalier Brian de Bois-Guilbert, du saint
ordre du Temple de Sion, il a été désigné pour soutenir cette bataille au
nom de son ordre et de lui-même, comme partie offensée et comme victime des
pratiques de la réclamante. C'est pourquoi l'éminentissime père et puissant
seigneur Lucas, marquis de Beaumanoir, a octroyé permission de faire ledit
défi, accordé ledit essoine et privilége du corps de la réclamante, et
désigné le troisième jour pour ledit combat, le lieu étant l'enclos dit la
lice de Saint-Georges, près la préceptorerie de Templestowe; et le
grand-maître somme la réclamante de comparaître audit lieu par son
champion, sous peine de subir sa sentence comme convaincue de sorcellerie
ou de séduction, et aussi somme le défendant d'y comparaître, sous peine
d'être tenu pour lâche, et déclaré tel comme défaillant; et le noble
seigneur et éminentissime père susnommé, ordonne que ledit combat ait lieu
en sa présence, le tout suivant les us et coutumes en pareil cas établis et
déterminés. Que Dieu fasse justice à la bonne cause!»

      Note 12: Ce vieux mot signifie _excuse_ par impossibilité de
      comparaître en justice. Il se rapporte ici, observe l'auteur anglais,
      au privilége qu'avait l'accusée d'envoyer un champion, ne pouvant
      combattre elle-même à cause de son sexe. A. M.

«_Amen!_» dit le grand-maître, et le mot fut répété par tous les assistans.
Rébecca ne parla point, mais elle leva les yeux au ciel, et, joignant les
mains, resta une minute sans changer d'attitude. Ensuite elle rappela
modestement au grand-maître qu'on devait lui permettre de profiter des
occasions qui se présenteraient de communiquer librement avec ses amis,
pour leur faire connaître sa position, et pour se procurer, s'il était
possible, un champion qui voulût combattre à sa place.»

«Cela est juste et légitime, dit le grand-maître; choisis tel messager que
tu croiras digne de ta confiance, et il aura libre communication avec toi
dans la chambre qui te sert de prison.»--«Y a-t-il quelqu'un ici, dit
Rébecca, qui par intérêt pour une cause juste, ou pour un ample salaire,
veuille rendre ce service à un être qui est dans la détresse?»

Tout le monde garda le silence, croyant qu'il n'était pas prudent, en
présence du grand-maître, de manifester de l'intérêt à la prisonnière qui
venait d'être condamnée, et aussi par la crainte d'être soupçonné de
protéger le judaïsme, ou de nourrir l'espoir d'une récompense, ou encore de
trahir un sentiment naturel de compassion. Rébecca resta quelques instans
dans un état d'anxiété impossible à décrire. «Est-il croyable?
s'écria-t-elle enfin. Eh quoi! en Angleterre, me trouver ainsi privée de la
seule espérance de salut qui me reste, faute d'un acte de charité qu'on ne
refuserait pas même au dernier des criminels!»

À la fin, Higg, fils de Snell, répondit: «Je ne suis qu'un estropié, mais
si je puis me remuer ou marcher un peu, c'est à son secours charitable que
je le dois. Je ferai ta commission, ajouta-t-il, autant que le peut un
homme qui n'a pas le libre usage de ses membres; et plût à Dieu que je
fusse assez ingambe pour pouvoir réparer par ma promptitude le mal que j'ai
fait avec ma langue! Hélas! lorsque je me glorifiais d'avoir été l'objet de
ta charité, j'étais loin de penser que je mettrais ta vie en danger.»

«Dieu, dit Rébecca, dispose de tous les événemens ici-bas. Il peut faire
cesser la captivité de Juda, même avec le plus faible instrument. Pour
porter ses ordres, le limaçon est un messager aussi sûr que le faucon. Il
te faut chercher Isaac d'York; voici de quoi payer tes frais de voyage, y
compris ton cheval. Donne-lui ce billet; je ne sais si c'est du ciel que me
vient cet espoir; mais j'ai réellement celui que je ne subirai pas la mort
à laquelle on vient de me condamner, et que Dieu me suscitera un champion.
Adieu! de ta diligence, dépend ma vie ou ma mort.»

Le paysan prit le billet, qui contenait quelques mots en hébreu. Plusieurs
des assistans voulaient dissuader Higg de toucher à un objet aussi suspect;
mais il était résolu à servir sa bienfaitrice. Elle avait guéri son corps,
disait-il, et il ne pouvait croire qu'elle eût le dessein de mettre son ame
en péril. «Je vais, dit-il, emprunter le bon cheval de mon voisin Buthan,
et je serai à York en aussi  peu de temps qu'il sera possible avec une
pareille monture.»

Mais sa bonne fortune ne le laissa pas aller si loin, car à environ un
quart de mille des portes de la préceptorerie, il rencontra deux cavaliers,
qu'à leur costume et à leurs gros bonnets jaunes il reconnut pour être des
juifs; et lorsqu'il en fut rapproché, il vit que l'un d'eux était Isaac
d'York pour qui il avait autrefois travaillé: l'autre était le rabbin Ben
Samuel, et tous deux étaient venus aussi près de la préceptorerie qu'ils
l'avaient osé, sur la nouvelle qu'ils avaient reçue que le grand-maître
avait convoqué un chapitre pour faire le procès à une sorcière.

«Frère Ben Samuel, disait Isaac, mon esprit est troublé, et je ne sais
pourquoi. Cette accusation de nécromancie n'est que trop souvent employée
pour cacher de mauvais desseins contre notre peuple.»

«Tranquillise-toi, mon frère, répondit le médecin; tu peux prendre des
arrangemens avec ces Nazaréens, parce que tu es en possession de richesses,
qui sont le mammon de l'iniquité, et qui te mettent en état d'acheter
pleine et entière immunité. L'or a sur les esprits féroces de ces hommes
abandonnés de Dieu le même pouvoir qu'on attribuait au sceau du puissant
roi Salomon, que l'on disait commander aux mauvais génies. Mais quel est ce
pauvre malheureux qui vient ici, appuyé sur des béquilles, et qui, je
crois, désire nous parler? Ami, dit-il en s'adressant à Higg, fils de
Snell, je ne te refuse pas le secours de mon art, mais je ne donne pas même
un aspre à ceux qui demandent l'aumône sur le grand chemin. Fi! n'as-tu pas
de honte? Tu es paralysé des jambes, eh bien, travaille des mains pour
gagner ta vie; car, si tu ne peux courir la poste, si tu ne peux avoir la
garde fatigante d'un troupeau, être militaire ou servir un maître
impatient, tu peux trouver d'autres occupations... Eh bien, mon frère,
qu'est-ce qu'il y a donc, dit-il en s'interrompant pour regarder Isaac, qui
n'ayant fait que jeter un coup d'oeil sur le billet que Higg lui avait
présenté, poussa un profond soupir, et se laissa tomber de sa mule, comme
un homme qui va mourir, et resta un moment étendu sur la terre, privé de
sentiment.

Le rabbin alarmé descendit de cheval, et employa aussitôt les remèdes que
son art lui suggérait pour faire revenir son compagnon. Il avait même tiré
de sa poche une boîte de ventouses, et se préparait à le saigner, lorsque
l'objet de ses vives inquiétudes reprit tout à coup ses sens, mais ce fut
pour jeter son bonnet et rouler sa tête dans la poussière. Le médecin eut
d'abord la pensée d'attribuer cette subite et violente émotion à un accès
de démence, et, persistant dans sa première intention, reprit en main ses
instrumens. Mais Isaac le convainquit bientôt de son erreur.

«Enfant de ma douleur! s'écria-t-il, on aurait bien pu te nommer Benoni au
lieu de Rébecca. Pourquoi faut-il que ta mort conduise mes cheveux blancs
au tombeau, et que, dans l'amertume de mon ame, je maudisse Dieu et que je
meure?»--«Frère, dit le rabbin saisi de surprise, es-tu père en Israël, et
oses-tu prononcer des paroles semblables? J'espère que l'enfant de ta
maison vit encore.»

«Elle vit, répondit Isaac, mais c'est comme Daniel, que Balthasar avait
fait jeter dans la fosse aux lions. Elle est prisonnière des enfans de
Bélial, et ils exerceront leur cruauté sur elle, sans pitié pour sa
jeunesse ni sa beauté. Oh! elle était comme une couronne de palmes
verdoyantes sur mes cheveux blancs! et elle se fanera dans une nuit comme
la courge ou citrouille de Jonas! Enfant de mon amour! ô Rébecca, fille de
Rachel, les ténèbres de la mort t'environnent déjà.»--«Mais enfin, lis ce
billet, dit le rabbin; il est possible que nous trouvions encore quelque
moyen de la délivrer.»--«Lis, mon frère, répondit Isaac, lis toi-même, car
mes yeux sont comme une fontaine.» Le médecin lut, en hébreu, ce qui suit:

«À Isaac, fils d'Adonikam, que les Gentils appellent Isaac d'York. Que la
paix et la bénédiction de la promesse se multiplient sur toi. Mon père, je
suis comme une personne qui est condamnée à mourir pour une chose que mon
ame ne connaît point, pour le crime de sorcellerie. Mon père, si on peut
trouver un homme fort, qui combatte pour ma cause, avec l'épée et la lance,
suivant l'usage des Nazaréens, et cela dans la lice de Yostowe, le
troisième jour à compter de celui-ci, le Dieu de nos pères lui donnera
peut-être assez de force pour défendre l'innocence, et celle qui n'a
personne pour la secourir. Mais si cela ne peut être, que les vierges de
notre peuple pleurent sur moi comme sur une personne qui a été rejetée,
comme sur la biche qui a été frappée par le chasseur, et comme sur la fleur
qui a été coupée par la faux du moissonneur. C'est pourquoi vois ce que tu
peux faire et s'il t'est possible de trouver un libérateur. Il y a un
guerrier nazaréen qui pourrait à la vérité prendre les armes pour ma
défense, Wilfrid, fils de Cedric, que les Gentils appellent Ivanhoe; mais
il est possible qu'il ne soit pas encore en état de soutenir le poids de
son armure. Néanmoins fais-lui connaître ma position, mon père; car il
jouit d'une grande considération auprès des hommes vaillans de son peuple;
et comme il a été notre compagnon dans la maison de servitude, il peut
indiquer quelqu'un qui vienne combattre en ma faveur. Et dis-lui, dis à
lui-même, dis à Wilfrid, fils de Cedric, que, soit que Rébecca vive, soit
que Rébecca meure, elle vivra et elle mourra entièrement innocente du crime
dont on l'accuse. Et si c'est la volonté de Dieu que tu sois privé de ta
fille, ne demeure pas long-temps, maintenant que tu es vieux, dans cette
terre de sang et de cruauté, mais retire-toi à Cordoue, où ton frère vit en
sûreté, à l'ombre du trône, même du trône de Boabdil le sarrasin; car moins
affreuses sont les cruautés des Maures envers la race de Jacob, que les
cruautés des Nazaréens d'Angleterre.»

Isaac écouta assez tranquillement la lecture que Ben Samuel fit de cette
lettre, et ensuite recommença ses exclamations et ses démonstrations de
douleur, à la manière orientale, déchirant ses vêtemens, couvrant sa tête
de poussière, et s'écriant: «Ma fille! ma fille! chair de ma chair! os de
mes os!»

«Et cependant, dit le rabbin, il faut prendre courage, car cette douleur ne
remédie à rien. Il s'agit de ceindre tes reins, et d'aller à la recherche
de ce Wilfrid, fils de Cedric. Il est possible qu'il t'aide, soit de ses
conseils, soit de ses armes, car ce jeune homme est en faveur auprès de
Richard surnommé par les Nazaréens Coeur-de-Lion, et la nouvelle de son
retour est constante dans le pays. Il peut se faire qu'il en obtienne des
lettres scellées de son sceau, défendant à ces hommes de sang, qui
déshonorent le Temple d'où dérive leur nom, de donner suite à l'acte qu'ils
se proposent d'accomplir.»

«J'irai à sa recherche, dit Isaac, car c'est un brave jeune homme, qui a
compassion de l'exilé de Jacob. Mais il ne peut encore se revêtir de son
armure, et quel autre chrétien voudra combattre pour l'opprimée de Sion?»

«Mais, mon frère, dit le rabbin, tu parles comme un homme qui ne connaît
point les Gentils; avec de l'or tu achèteras leur valeur, comme avec de
l'or tu achètes ta propre sûreté. Aie bon courage, et te mets en route pour
trouver ce Wilfrid d'Ivanhoe. Et moi aussi je partirai, j'agirai, car ce
serait un grand crime que de te laisser abattre par cette calamité. Je vais
me rendre à York, où un grand nombre de guerriers et d'hommes forts sont
assemblés, et je ne doute pas que je ne trouve parmi eux quelqu'un qui
consente à combattre pour ta fille; car l'or est leur dieu, et pour de l'or
ils engageraient leur vie aussi facilement qu'ils engagent leurs terres. Tu
ratifieras, tu accompliras sans doute, mon frère, toutes les promesses que
je pourrai faire en ton nom.»

«Assurément, mon frère, répondit Isaac: et je bénis le ciel qui m'a envoyé
un tel consolateur dans ma misère. Il ne faut pas cependant leur accorder
tout de suite la totalité de leurs demandes, car tu trouveras que c'est le
propre de cette maudite race de demander des marcs, et ensuite de se
contenter de recevoir des onces. Au surplus, fais comme tu jugeras
convenable, car ceci me met au désespoir, et à quoi me servirait tout mon
or, si l'enfant de mon amour venait à périr?»

«Adieu donc, dit le médecin, et puisse-t-il t'arriver tout ce que ton coeur
désire!» Ils s'embrassèrent et partirent chacun par une route différente.
Le paysan estropié resta quelque temps à regarder après eux.

«Ces chiens de juifs! dit-il, ne pas plus faire attention à un membre libre
d'une corporation, que si j'étais un esclave ou un Israélite circoncis
comme eux. Ils auraient bien pu, il me semble, me jeter un ou deux mancus.
Rien ne m'obligeait à leur apporter leur maudit griffonnage, et à  courir
le risque d'être ensorcelé, comme plus d'une personne m'en a averti. Je me
soucie bien du morceau d'or que la jeune fille m'a donné, si, lorsque
j'irai à confesse, à Pâques prochain, je dois être grondé par le prêtre, et
si je suis obligé de lui donner le double pour me réconcilier avec lui, et
peut-être encore recevoir le nom de _Messager Boiteux_ du juif, par dessus
le marché? Je crois réellement que j'ai été ensorcelé par cette fille,
pendant que je me tenais près d'elle. Mais ç'a toujours été de même; soit
juif, soit Gentil, toutes les fois qu'il y avait une commission à faire,
personne ne pouvait rester en place; et, ma foi! moi-même, quand j'y pense,
je donnerais outils, boutique, tout, pour lui sauver la vie.»


CHAPITRE XXXIX.


      «Ô jeune fille! tout impitoyable que soit ton coeur,
      le mien ne le cède pas au tien pour la fierté.»

                                       SEWARD.


Vers la fin du jour où le jugement, si on peut l'appeler ainsi, avait eu
lieu, on  frappa doucement à la porte de la chambre qui servait de prison à
Rébecca. Ce bruit ne dérangea nullement la captive, qui, dans ce moment,
récitait la prière du soir prescrite par sa religion, et qu'elle termina
en chantant l'hymne suivant:


  Quand Israël, peuple chéri de Dieu,
  S'en retournait du pays d'esclavage,
  L'astre sauveur marchait devant l'Hébreu;
  Guide imposant, et qui sur ce rivage
  S'environna d'un nuage de feu.
  Durant le jour la colonne enflammée
  Avec lenteur, sur les peuples surpris,
  Suivait son cours voilé par la fumée,
  Tandis qu'au loin les sables d'Idumée
  Gardaient l'éclat de ses rayons chéris.

  Les hymnes saints s'élevaient dans les nues,
  Au son bruyant des clairons et des cors;
  Et de Sion les vierges ingénues,
  Aux chants guerriers unissaient leurs accords.
  Nos ennemis dédaignent les prodiges;
  Israël voit mourir ses faibles tiges;
  En refusant de suivre les sentiers,
  Nos fiers aïeux ont payé leurs prestiges,
  Et de leurs maux tu nous rends héritiers.

  Bien que présent, tu restes invisible,
  Quand brilleront de plus fortunés jours,
  Que ta mémoire offre un voile sensible,
  Contre des feux qui nous trompent toujours;
  Et quand la nuit, de ses noires ténèbres,
  Aura couvert nos riantes cités,
  Retiens tes coups dans ces momens funèbres,
  Et prête-nous tes divines clartés.

  À Babylone en silence et captives,
  Ont dû gémir nos harpes fugitives:
  Tout Israël est en proie aux tyrans.
  Sur nos autels plus de feux odorans;
  Et nos clairons et nos trompes sommeillent.
  Mais ta clémence a dit: qu'ils se réveillent!
  Le sang des boucs et la chair des béliers
  N'ont aucun prix où mon regard s'attache;
  D'humbles pensers, un coeur pur et sans tache,
  Me sont plus chers et non moins familiers.

Lorsque le silence eut succédé au chant expressif de la piété de Rébecca,
on frappa de nouveau à la porte. «Entre, dit-elle, si  tu es un ami: si tu
es un ennemi, je n'ai pas les moyens de te refuser l'entrée.»--«Je suis,
dit Brian de Bois-Guilbert en entrant dans l'appartement, un ami ou un
ennemi, suivant le résultat de cette entrevue.»

Alarmée à la vue de cet homme, dont elle regardait la passion licencieuse
comme la cause de ses malheurs, Rébecca, d'un air timide et réservé,
quoique animée d'un sentiment de crainte réelle qu'elle ne manifesta point,
se retira dans la partie la plus reculée de l'appartement, comme bien
déterminée à s'éloigner autant qu'elle le pourrait, mais aussi à défendre
son terrain le plus long-temps possible. Elle prit une attitude, non de
défi, mais de résolution, comme quelqu'un qui voudrait éviter de provoquer
une attaque, mais qui serait bien décidé à repousser de tout son pouvoir
celle que l'on tenterait de diriger contre lui.

«Vous n'avez aucun motif de me craindre, Rébecca, dit le templier, ou, s'il
faut que je m'exprime avec plus de précision, vous n'avez, du moins en ce
moment, aucun motif de me redouter.»--«Je ne vous crains point, dit
Rébecca, dont la respiration oppressée semblait démentir l'héroïsme du
discours; ma confiance est ferme et je ne vous crains point.»

«Vous n'en avez pas de sujet, répondit Bois-Guilbert; vous n'avez pas
maintenant à redouter que je renouvelle mes précédentes tentatives dictées
par la démence. À quelques pas d'ici sont des gardes sur lesquels je n'ai
aucune autorité. Ils sont chargés de vous conduire à la mort, Rébecca, et
néanmoins ils ne souffriraient pas que vous fussiez insultée par qui que ce
soit, même par moi, si ma démence, car c'est réellement une démence,
pouvait me faire oublier à ce point.»

«Que le ciel soit loué! dit la juive; la mort est ce qui m'épouvante le
moins dans ce repaire d'iniquité.»--«Sans doute, répliqua le templier,
l'idée de la mort n'a rien d'effrayant pour une ame courageuse, lorsqu'elle
se présente soudainement et ouvertement. Un coup porté par une lance ou par
une épée, pour moi, serait peu de chose. Pour toi, sauter du haut d'une
tour, te percer d'un poignard, n'inspire  point de terreur; l'infamie, la
perte de l'honneur, voilà ce que l'un et l'autre considérerait. Remarque
bien, je te parle ainsi, parce que tu penses que mes idées et mes sentimens
sur l'honneur sont différens des tiens; mais nous savons l'un et l'autre
mourir pour lui.»

«Infortuné! dit la juive, es-tu donc condamné à exposer ta vie pour des
principes dont tes propres réflexions et ton propre jugement ne
reconnaissent point la solidité? Certes, c'est se dépouiller d'un trésor en
échange d'une chose qui n'est pas du pain. Mais ne juge pas ainsi de moi.
Ta résolution peut varier au gré des vagues agitées et inconstantes de
l'opinion humaine, la mienne est ancrée sur le rocher des siècles.»

«Silence, jeune fille, répondit le templier, de pareils discours ne servent
pas à grand'chose maintenant. Tu es condamnée à mourir, non d'une mort
soudaine et douce, telle que le malheur la désire ou que le désespoir se la
donne, mais d'une suite continue, lente, affreuse, prolongée, de tortures,
organisées pour punir ce que la bigoterie diabolique de ces hommes appelle
ton crime.»

«Et à qui, si tel doit être mon destin, dit Rébecca, à qui suis-je
redevable de tout cela? Sûrement c'est à celui-là seul qui, pour un motif
personnel et brutal, m'a traînée jusqu'ici, et qui maintenant, pour quelque
autre motif secret, mais également personnel, s'efforce d'exagérer le sort
épouvantable auquel lui-même m'a exposée.»--«Ne pense pas, dit le templier,
que je t'aie exposée comme tu le dis; mon propre sein t'aurait servi de
bouclier pour te garantir d'un tel danger, avec autant d'ardeur et
d'abnégation que j'en ai mis à te garantir des traits qui sans cela
t'auraient ôté la vie.»

«Si ton dessein eût été d'accorder une protection honorable à l'innocence,
dit Rébecca, je t'aurais remercié de tes soins; mais comme il en est
autrement, malgré les assertions contraires et souvent répétées, je te
déclare que la vie n'est rien pour moi, si je devais la conserver au prix
que tu voudrais exiger.»

«Fais trève à tes reproches, Rébecca, dit le templier; j'ai mes propres
motifs de chagrin, et je ne supporterais pas que tu vinsses les
aggraver.»--«Quel est donc ton dessein? sire chevalier, dit la juive.
Dis-le en peu de mots. Si tu as quelque chose en vue, autre que d'être
témoin du malheur dont tu es la cause, parle, et ensuite daigne, je t'en
supplie, me laisser à moi-même; le passage du temps à l'éternité est
court, mais il est terrible, et je n'ai que peu de momens pour m'y
préparer.»

«Je m'aperçois, Rébecca, dit Bois-Guilbert, que tu continues à faire peser
sur moi l'accusation des malheurs que j'aurais vivement désiré de pouvoir
prévenir.»--«Sire chevalier, dit Rébecca, je voudrais éviter de faire des
reproches; mais, comment peux-tu nier que je dois ma mort à ta passion
effrénée?»

«C'est une erreur, c'est une erreur, s'écria précipitamment le templier;
vous vous trompez si vous imputez à mes desseins ou à mes actions des
circonstances que je ne pouvais ni prévoir ni empêcher. Pouvais-je deviner
l'arrivée inattendue de ce vieil imbécille, que quelques éclairs de
bravoure, et les louanges données aux stupides austérités d'un ascétique,
ont élevé pour le moment à un rang bien au dessus de son mérite, au dessus
du sens commun, au dessus de moi, au dessus de plusieurs centaines de
chevaliers de notre ordre qui pensent et qui sentent comme des hommes
exempts des sots et ridicules préjugés qui forment la base de ses opinions
et de ses actions?»

«Et cependant, dit Rébecca, vous avez siégé comme mon juge, tout innocente,
parfaitement innocente que j'étais, et que vous saviez que j'étais; vous
avez participé à ma condamnation; bien plus, si je l'ai nettement compris,
vous devez vous-même comparaître, en armes, pour soutenir l'accusation et
assurer l'exécution de la sentence.»

«Patience, jeune fille, répliqua le templier, patience, je t'en supplie; il
n'est pas de race qui sache aussi bien que la tienne céder à l'orage et
gouverner sa barque de manière à tirer parti, même d'un vent contraire.»

«Déplorable, à jamais lamentable, dit Rébecca, l'heure à laquelle la maison
d'Israël a été forcée d'avoir recours à cet art! Mais l'adversité courbe le
coeur, comme le feu courbe l'acier indocile; et ceux qui ne se gouvernent
plus par leurs propres lois, et qui ne sont plus habitans de leur état
libre et indépendant, doivent se courber et s'humilier devant les
étrangers. C'est une malédiction prononcée contre nous, sire chevalier,
méritée sans doute en expiation de nos fautes et de celles de nos pères;
mais vous, vous qui vous vantez de votre liberté comme d'un droit qui vous
appartient dès votre naissance, combien n'est-il pas plus honteux pour vous
de vous abaisser jusqu'à flatter et caresser les préjugés des autres, même
en dépit de votre propre conviction?»

«Vos paroles sont amères, Rébecca, dit Bois-Guilbert en parcourant
l'appartement avec un air d'impatience; mais je ne suis point venu pour
faire assaut de reproches avec toi. Je veux que tu saches que Bois-Guilbert
ne cède à homme quelconque, quoique les circonstances puissent l'engager
pour un temps à apporter quelque changement à ses projets; sa volonté est
comme le fleuve qui descend de la montagne, dont le cours peut bien être
détourné pour quelques instans par un rocher, mais qui bientôt reprend sa
direction vers l'océan. Ce billet qui t'a conseillé de réclamer le
privilége d'un champion, de qui as-tu pu penser qu'il venait, si ce n'est
de Bois-Guilbert? À quel autre individu as-tu pu inspirer de l'intérêt?»

«Répit bien court d'une mort instantanée, répliqua Rébecca, et qui me sera
de bien peu d'utilité. Est-ce là tout ce que tu as pu faire pour une
infortunée, sur la tête de qui tu as accumulé les chagrins, et que tu as
conduite jusqu'au bord du tombeau?»

«Non, jeune fille, répondit Bois-Guilbert, ce n'est pas là tout ce que je
m'étais proposé; sans la maudite intervention de ce vieux fanatique et de
cet imbécille Goodalrick, lequel, bien que templier, affecte néanmoins de
penser et de juger conformément aux lois ordinaires de l'humanité, l'office
de champion défenseur était dévolu, non à un précepteur, mais à un
compagnon de l'ordre. Alors moi-même, tel était mon projet au premier son
de la trompette, je me serais présenté dans la lice comme ton champion, à
la vérité sous le déguisement d'un chevalier errant qui va à la recherche
des aventures, afin de prouver la bonté de son bouclier et de sa lance; et
puis, que Beaumanoir eût choisi, non pas un, mais deux, trois des frères
qui se trouvent maintenant ici, je n'avais pas le moindre doute que je ne
leur eusse fait vider les étriers avec ma simple lance. C'est ainsi,
Rébecca, que ton innocence aurait été prouvée, et je m'en serais remis à ta
reconnaissance pour la récompense que tu m'aurais accordée comme
vainqueur.»

«Tout ceci, sire chevalier, dit Rébecca, n'est que pure vanterie, une
manière de vous faire un mérite de ce que vous auriez fait, si vous n'aviez
pas trouvé convenable de faire autrement. Vous avez accepté mon gant; et mon
champion, si une créature aussi abandonnée, aussi délaissée peut en trouver
un, doit s'exposer aux coups de votre lance dans la lice; et vous voudriez,
après cela, vous donner avec moi l'air d'un ami et d'un protecteur!»

«Votre ami et votre protecteur! dit gravement le templier: eh bien, je veux
encore l'être; mais remarquez bien à quel risque, ou plutôt avec quelle
certitude de déshonneur; et ensuite ne me blâmez pas si je stipule mes
conditions avant d'exposer tout ce que j'aie eu jamais de plus cher
jusqu'ici, pour sauver la vie à une jeune fille juive.»

«Parle, dit Rébecca, je ne te comprends point.»--«Eh bien! dit
Bois-Guilbert, je vais te parler avec autant de franchise que jamais bigot
pénitent a parlé à son père spirituel, au tribunal de la pénitence.
Rébecca, si je ne comparais point dans la lice, je perds mon rang et ma
réputation; je perds ce qui m'est plus cher que l'air que je respire, je
veux dire l'estime dont mes frères m'honorent, et l'espoir que j'ai d'être
un jour investi de cette suprême autorité, dont jouit aujourd'hui ce bigot
barbon, Lucas de Beaumanoir. Voilà le sort inévitable qui m'attend, si je
ne comparais point contre toi. Que maudit soit ce Goodalrick qui m'a dressé
un pareil piége! et doublement maudit Albert Malvoisin, qui m'a détourné de
la résolution que j'avais prise de jeter ton gant à la figure de ce
fanatique vieillard, qui avait écouté une accusation aussi absurde, et
contre une créature aussi noble et aussi aimable que tu l'es!»

«Mais à quoi sert maintenant tout ce jargon emphatique de flatterie? dit
Rébecca; tu as déclaré ton choix entre faire répandre le sang d'une femme
innocente, et conserver ton rang et tes espérances temporelles. À quoi sert
de discuter? ton choix est fait.»

«Non, Rébecca, dit le chevalier d'un ton plus doux et en se rapprochant
d'elle, mon choix n'est point fixé; je dis plus, écoute-moi bien, c'est à
toi à le faire. Si je parais dans la lice, il faut que je soutienne ma
renommée comme guerrier, et si je fais cela, que tu aies un champion ou
non, tu meurs par le poteau et le fagot, car il n'existe pas un chevalier
qui ait combattu contre moi à égalité, encore moins à supériorité de
résultat, excepté Richard Coeur-de-Lion et son favori Ivanhoe. Ivanhoe, tu
le sais fort bien, n'est pas en état de vêtir son corselet, et Richard est
prisonnier en pays étranger. Ainsi donc, si je me présente dans la lice, tu
meurs, quand bien même tes charmes engageraient quelque jeune écervelé à
entrer en lice pour ta défense.»

«Mais à quoi bon me répéter cela si souvent?» demanda Rébecca.--«Il le
faut, répondit le templier, parce qu'il est essentiel que tu envisages ton
destin sous tous les rapports.»--«Eh bien! dit Rébecca, tourne la
tapisserie et fais-moi voir l'autre côté.»

«Si je me présente dans la lice, dit Bois-Guilbert, tu meurs d'une mort
lente et cruelle, accompagnée de tourmens égaux à ceux que l'on dit être
destinés aux coupables dans l'autre vie. Mais, si je ne me présente point,
je suis un chevalier dégradé et déshonoré, accusé de sorcellerie et de
communiquer avec les infidèles; le nom illustre que je porte, et que j'ai
rendu encore plus illustre par mes exploits, devient une dénomination de
mépris et de reproche; je perds la réputation; je perds l'honneur; je perds
la perspective d'une grandeur à laquelle les empereurs même auraient peine
à s'élever; je sacrifie mes projets d'ambition; je détruis les plans que
j'avais construits aussi haut que les montagnes, par le moyen desquelles
les païens disent que leur ciel faillit être escaladé... Eh bien, Rébecca!
ajouta-t-il en se jetant à ses pieds, cette grandeur, je la sacrifie; cette
renommée, j'y renonce; ce pouvoir, je ne l'ambitionne plus, même en ce
moment où je suis près de m'en saisir, si tu veux dire: Bois-Guilbert, je
t'accepte pour mon amant.»

«Laissons là toutes ces folies, sire chevalier, répondit Rébecca, et
hâtez-vous d'aller trouver le régent, le prince Jean; par honneur pour la
couronne, on ne peut tolérer les procédés de votre grand-maître. C'est ainsi
que vous me ferez jouir de votre protection, sans sacrifice de votre part,
et sans présent, pour demander une récompense de la mienne.»

«Je n'ai point de rapports avec ces personnages, dit Bois-Guilbert tenant
le bord de sa robe. C'est à toi seule que je m'adresse; et qu'est-ce qui
peut contrarier ton choix? Penses-y bien; fussé-je un démon, le trépas est
pire, et c'est le trépas que j'ai pour rival.»

«Je ne discute point sur la mesure de ces maux,» dit Rébecca qui craignait
de provoquer le chevalier dont elle connaissait le caractère, mais qui
était également déterminée à ne pas souffrir la passion ni même faire
semblant de la souffrir. «Sois homme, sois chrétien. S'il est vrai que ta
croyance vous recommande à tous cette charité que vous prêchez plus que
vous ne pratiquez, sauve-moi de cette mort affreuse, sans stipuler une
récompense qui transformerait ta magnanimité en vil trafic, en pure
opération mercantile.»

«Non, dit le bouillant templier en se relevant, non, jeune fille, tu ne
m'en imposeras pas ainsi. Si je renonce à ma renommée présente et à mes
vues ambitieuses pour l'avenir, c'est pour toi que j'y renonce, et c'est
ensemble que nous devons fuir. Écoute-moi, Rébecca, dit-il en prenant de
nouveau un ton de douceur, l'Angleterre, l'Europe, tout cela ne compose pas
l'univers. Il y a d'autres sphères dans lesquelles on peut se mouvoir, et
assez vastes, même pour mon ambition. Nous irons en Palestine. Conrad de
Montferrat[13] est mon ami, un véritable ami, tout aussi exempt que moi de
ces vains et sots scrupules qui tiennent la raison captive; plutôt faire
ligue avec Saladin qu'endurer les dédains des bigots que nous méprisons. Je
me fraierai de nouveaux sentiers pour m'élever au faîte des honneurs,
ajouta-t-il en marchant de nouveau à grands pas dans l'appartement.
L'Europe entendra le bruit des pas de celui qu'elle a retranché du nombre
de ses enfans. Les millions d'hommes que ces croisés envoient pour ainsi
dire à la boucherie en Palestine, ne peuvent la défendre aussi
efficacement; les sabres des nombreux milliers de Sarrasins ne sauraient
s'ouvrir une route aussi certaine dans cette terre pour la conquête de
laquelle on voit des nations entières prendre les armes, que la force, la
valeur et la discipline de moi et de ceux de nos frères qui, en dépit de ce
vieux bigot, s'attacheront à moi, advienne ce qu'il pourra. Tu seras reine,
Rébecca; c'est sur le mont Carmel que nous établirons le trône que ma
valeur aura conquis, et le bâton après lequel j'ai si long-temps soupiré,
je l'échangerai contre un sceptre.»

      Note 13: Le texte porte Montserrat. A. M.

«Tout cela, dit Rébecca, n'est qu'un rêve, un vain songe, une vision de la
nuit; mais, fût-ce même une réalité, rien de tout cela ne me touche. Il me
suffit de te dire que toute cette haute puissance à laquelle tu te proposes
de t'élever, je ne veux point la partager avec toi. D'ailleurs je ne
regarde pas avec assez d'indifférence tous les liens qui nous attachent à
notre patrie et à notre foi religieuse pour accorder mon estime à celui
qui, après avoir brisé ceux qui devaient le retenir dans le sein d'un ordre
dont il fait partie, ne craint point d'y renoncer uniquement dans la vue de
satisfaire sa passion désordonnée pour la fille d'un autre peuple. Ne mets
point de prix à la liberté que tu veux me procurer, sire chevalier; ne
vends point un acte de générosité; protége l'opprimée par esprit de charité
et non pour ton avantage personnel. Va te mettre au pied du trône
d'Angleterre; Richard écoutera mon appel de la sentence de ces hommes
cruels.»

«Jamais, Rébecca! dit fièrement le templier. Si je dois renoncer à mon
ordre, c'est pour toi seule que j'y renoncerai. Si tu rejettes mon amour,
l'ambition me restera; il ne faut pas que je perde de tous les côtés. Moi!
abaisser mon cimier devant Richard! Solliciter un don de ce coeur altier et
orgueilleux! Jamais, Rébecca; jamais je ne placerai à ses pieds l'ordre du
Temple en ma personne. Je puis renoncer à mon ordre; mais le dégrader, mais
l'avilir, non, jamais!»

«Que Dieu, dans sa bonté, daigne me soutenir, dit Rébecca, car je n'ai
guère de secours à espérer de la part des hommes.»--«C'est la vérité, dit
Bois-Guilbert, car toute fière que tu es, ma fierté est égale à la tienne.
Si j'entre dans la lice, la lance en arrêt, il n'est pas de considération
humaine qui puisse m'empêcher de faire usage de toute la force de mon bras,
et alors pense au sort qui t'attend. Périr de la mort des plus grands
criminels; être consumée au milieu des flammes d'un bûcher; savoir que tes
cendres seront dispersées à travers les élémens dont nos corps sont
mystiquement composés; pas un atome ne restera de cette organisation, toute
gracieuse que nous puissions la représenter dans son éclat de mouvement et
de vie, Rébecca, il n'est pas au pouvoir de la femme de s'arrêter à une
pareille idée; tu céderas à mes instances; tu écouteras mon amour.»

«Bois-Guilbert, répondit la juive, tu ne connais pas le coeur de la femme,
ou tu n'as jamais conversé qu'avec celles qui avaient perdu leurs plus
nobles sentimens. Je te dis, fier templier, que jamais, dans tes batailles
les plus sanglantes, tu n'as fait preuve d'un courage comparable à celui
qu'a déployé la femme, quand il était commandé par l'affection ou le
devoir. Moi-même, je suis une femme élevée avec tous les soins de la
tendresse, naturellement timide dans le danger, et impatiente dans la
douleur; et cependant, lorsque nous entrerons l'un et l'autre dans la lice,
toi pour combattre, et moi pour souffrir, je sens au dedans de moi
l'assurance que mon courage surpassera le tien. Adieu; je n'ai plus de
paroles à perdre avec toi. Le peu de temps qui reste à la fille de Jacob à
passer sur la terre doit être employé différemment. Elle doit chercher le
consolateur, qui peut bien détourner les yeux de dessus son peuple, mais
dont l'oreille est toujours ouverte au cri de celui qui le cherche avec
ferveur et vérité.»

«C'est donc ainsi que nous nous séparons? dit le templier après quelques
momens de silence; plût à Dieu que nous ne nous fussions jamais rencontrés,
ou que tu fusses née noble et chrétienne! Oui, lorsque je te regarde, et
que je pense quand et comment nous nous rencontrerons de nouveau, je
voudrais pouvoir être membre de ta race dégradée, ma main comptant des
shekels et transportant des lingots, au lieu de porter la lance et le
bouclier, courbant la tête devant le dernier des nobles, et ne prenant un
air terrible que pour le débiteur pauvre et insolvable; voilà, Rébecca, ce
que je désirerais et à quoi je consentirais, pour passer ma vie avec lui,
et pour éviter la part épouvantable que je dois avoir à ta mort.»

«Tu as dépeint le juif, dit Rébecca, tel que l'a rendu la persécution de
ceux qui te ressemblent. Le ciel dans sa colère la chassé de son pays; mais
l'industrie lui a ouvert le seul chemin à l'opulence et au pouvoir que
l'oppression n'a pu lui fermer. Lis l'histoire du peuple de Dieu, et
dis-moi si ceux par qui Jéhovah a opéré tant de merveilles parmi les
nations étaient alors un peuple d'avares et d'usuriers. Sache aussi,
orgueilleux chevalier, que nous comptons parmi nous des noms auprès
desquels votre noblesse la plus ancienne n'est que comme la citrouille
comparée au cèdre; des noms qui remontent à ces temps reculés où la divine
présence faisait trembler le propitiatoire entre les chérubins, et qui ne
tirent leur splendeur d'aucun prince de la terre, mais de la voix céleste
qui ordonna à leurs pères de s'approcher le plus de la congrégation de la
vision. Tels furent les princes de la maison de Jacob.»

Les joues de Rébecca se coloraient pendant qu'elle se vantait ainsi de
l'ancienne gloire de ses ancêtres; mais ces couleurs s'évanouirent en
soupirant: «tels étaient les princes d'Israël; mais à présent, tels ils ne
sont plus; ils sont foulés aux pieds comme l'herbe fauchée et mêlée à la
boue des grands chemins. Cependant il s'en trouve encore parmi eux qui ne
démentent pas leur antique origine, et tu verras que la fille d'Isaac, fils
d'Adonikam, est de ce nombre. Adieu; je n'envie ni tes honneurs achetés par
des flots de sang, ni les barbares ancêtres venus des landes boréales, ni
ta foi, qui est toujours dans ta bouche, et jamais dans ton coeur ou dans
tes actions.»

«De par le ciel, un sort est jeté sur moi, s'écria le templier; je suis
porté à croire que ce squelette vivant, notre grand-maître, a dit la
vérité, et le regret avec lequel je me sépare de toi a quelque chose de
surnaturel. Créature enchanteresse! ajouta-t-il en s'approchant plus près
d'elle, mais d'un air respectueux; si jeune et si belle, si affranchie des
craintes de la mort, et pourtant condamnée à mourir de la manière la plus
cruelle et la plus ignominieuse: qui pourrait ne pas pleurer sur ton sort
déplorable? Les larmes, qui depuis vingt ans étaient inconnues à mes yeux,
les remplissent aujourd'hui pour toi, et je les sens couler sur mes joues
en te considérant. C'en est donc fait, rien ne peut maintenant te sauver.
Toi et moi nous ne sommes que les aveugles instrumens d'une fatalité
irrésistible qui nous poursuit, comme deux vaisseaux poussés devant
l'orage, luttant l'un contre l'autre pour s'abîmer ensemble et périr dans
les flots. Pardonne-moi donc, et séparons-nous du moins en amis. J'ai
vainement essayé d'ébranler ta résolution, et la mienne est également fixée
comme les arrêts immuables du destin.»

«C'est ainsi, dit Rébecca, que les hommes rejettent sur le destin les
suites de leurs violentes passions. Mais je vous pardonne, Bois-Guilbert,
quoique vous soyez la cause de ma mort si prématurée. Il y a de grandes
choses dont votre esprit était capable; mais c'est le jardin du paresseux,
et l'ivraie s'y est mise pour étouffer la bonne semence.»

«Oui, Rébecca, dit le templier, je suis fier, indomptable; mais c'est ce
qui m'a élevé au dessus des esprits vulgaires, des bigots et des lâches qui
m'entourent. Je fus dès ma première jeunesse un enfant de la guerre,
audacieux dans mes vues, ferme et invariable dans leur exécution: tel je
serai toujours; impérieux, inébranlable et que rien ne pourrait faire
dévier de ma route. L'univers en aura la preuve, mais tu m'as pardonné,
n'est-ce pas, Rébecca?»--«Aussi librement que jamais victime pardonna à son
bourreau.»--«Adieu donc, dit le templier,» et il quitta l'appartement.

Le commandeur Albert de Malvoisin attendait avec impatience dans une
chambre contiguë le retour de Bois-Guilbert.--«Tu as tardé bien long-temps,
lui dit-il; j'étais comme étendu sur des charbons ardens, par le désir que
j'éprouvais de te revoir. Que serait-il arrivé si le grand-maître, ou
Conrad son espion, fussent venus ici? j'aurais payé cher ma complaisance.
Mais qu'as-tu donc, frère? tes pas sont chancelans, ton front est aussi
sombre que la nuit[14]. Qu'as-tu donc, Bois-Guilbert?»--«Je suis, répondit
le templier, dans le même état qu'un misérable condamné à mourir avant une
heure. Non, par la sainte hostie, je suis encore plus mal, car il y en a
qui dans une situation pareille quittent la vie aussi facilement qu'un
vieil habit. Par le ciel, Malvoisin, cette jeune fille m'a désarmé et a
détruit ma résolution. Je suis presque résolu d'aller trouver le
grand-maître, et de lui déclarer que j'abjure l'ordre à sa barbe, et refuse
de jouer le rôle cruel que sa tyrannie m'a imposé.»

      Note 14: _Thy brow is as black as night_: image vraiment ossianique
      remplacée par cette idée commune: «ton front paraît chargé de noirs
      soucis,» dans la version de M. Defauconpret. A. M.

«Tu es fou, répondit Malvoisin, c'est vouloir te ruiner sans pour cela
conserver une seule chance de sauver cette juive qui te paraît si chère.
Beaumanoir nommera un autre champion pour soutenir son jugement à ta place,
et l'accusée ne périra pas moins que si tu eusses rempli le triste devoir
qu'il t'impose.»--«Cela est faux, répliqua Bois-Guilbert, je prendrai
moi-même les armes pour la défendre; et si je le fais, Malvoisin, je pense
que tu ne connais pas un seul des chevaliers de notre ordre qui veuille se
tenir sur la selle devant la pointe de ma lance.»

«Soit; mais tu oublies que tu n'auras ni le loisir, ni les moyens
d'exécuter ce projet insensé. Va trouver Lucas de Beaumanoir, dis-lui que
tu as renoncé à ton voeu d'obéissance, et tu verras combien de temps le
vieux despote te laissera libre de ta personne. Tes paroles se seront à
peine échappées de tes lèvres, que tu seras jeté à cent pieds sous terre,
dans les cachots de la préceptorerie, pour subir un jugement comme
chevalier félon; ou s'il continue à croire que tu es ensorcelé, tu n'auras
plus pour lit que de la paille, du pain et de l'eau pour aliment, les
ténèbres pour clarté, et des chaînes pour jouets dans quelque cellule de
couvent, isolé, étourdi par les exorcismes, et noyé d'eau bénite pour
chasser l'ennemi qui se sera emparé de toi. Il faut te présenter dans la
lice, ou tu es un homme perdu et déshonoré.»

«Je fuirai, dit Bois-Guilbert, j'irai dans une contrée lointaine, où la
folie et le fanatisme n'ont pas encore pénétré; aucune goutte du sang de
cette créature angélique ne sera répandu de mon consentement.»--«Tu ne
saurais fuir, lui dit le précepteur, ton délire a excité le soupçon, et
l'on ne te permettra point de sortir de la commanderie. Essaie si tu veux;
présente-toi à la porte et tu verras comment les sentinelles t'y recevront.
Tu es surpris et blessé de pareilles précautions; mais si tu fuyais tu
encourrais le déshonneur de ta race et ta propre dégradation, en même temps
que tes exploits se trouveraient comme effacés du souvenir. Songe à cela.
En quel lieu iront-ils cacher leurs têtes, ces compagnons d'armes qui te
sont si dévoués, quand Bois-Guilbert, la meilleure lame de l'ordre, sera
proclamé renégat et félon devant le peuple assemblé? Quel deuil pour la
cour de France, quelle joie pour l'orgueilleux Richard, quand il apprendra
que le chevalier qui sut lui tenir tête en Palestine, et dont la renommée
éclipsa la sienne propre, a perdu toute sa gloire et son honneur pour le
seul amour d'une juive qu'il n'a pu même sauver par un tel sacrifice!»

«Malvoisin, dit le chevalier, je te remercie; tu as touché la corde la plus
sensible de mon coeur. Quoi qu'il arrive, jamais le titre de félon ne sera
ajouté au nom de Bois-Guilbert. Plût à Dieu que Richard lui-même ou
quelqu'un de ses favoris d'Angleterre, parût dans l'arène! Mais ils seront
absens, aucun ne risquera de rompre une lance pour une fille innocente et
persécutée.»--«Tant mieux pour toi, si cela est, dit le précepteur; si
aucun champion ne se présente pour la défense de cette jeune infortunée, tu
auras été étranger au sort fatal de Rébecca, tout le blâme retombera sur le
grand-maître qui néanmoins s'en fera gloire.»

«Tu dis vrai, répondit Bois-Guilbert; si aucun champion ne paraît, je
n'aurai rien à me reprocher, et je ne serai que témoin du spectacle, monté
sur mon palefroi et couvert de mes armes au milieu de la lice; je ne
prendrai aucune part à ce qui doit en résulter.»--«Pas la moindre, dit
Malvoisin, pas plus que la bannière de saint-Georges, quand on la porte
dans une procession.»--«Eh bien, ma résolution est prise. La juive m'a
rebuté, méprisé, accablé de reproches; pourquoi lui sacrifierais-je
l'estime que j'ai acquise de mes semblables? Oui, Malvoisin, je viendrai
dans l'arène.»

À ces mots il sortit en hâte de l'appartement, et le précepteur le suivit
pour le surveiller, et le confirmer dans son dessein; car il portait le
plus vif intérêt à la réputation de Bois-Guilbert, espérant de grands
avantages dans le cas où celui-ci deviendrait quelque jour grand-maître de
l'ordre; ce qui lui permettrait alors de monter à un des premiers rangs. Il
avait encore un motif bien puissant pour agir de la sorte, vu les promesses
que lui avait prodiguées Conrad de Mont-Fichet, s'il contribuait à la
condamnation de l'infortunée Israélite. Cependant, quoique, en combattant
les sentimens de compassion de son ami, il eût sur lui tout l'avantage
qu'une disposition vile, astucieuse et égoïste donne sur un homme agité par
des passions violentes et opposées, il eut besoin d'employer toute sa ruse
pour maintenir Bois-Guilbert dans la résolution qu'il lui avait fait
adopter. Il fut contraint de le surveiller de très près, pour l'empêcher de
reprendre ses projets de fuite, ou pour faire avorter son dessein de revoir
le grand-maître, et d'en venir à une rupture ouverte avec son chef suprême.
Enfin, il dut lui répéter fréquemment les mêmes argumens par lesquels il
s'était efforcé de lui prouver qu'en paraissant dans la lice comme
champion, en une telle circonstance, lui, Bois-Guilbert, sans hâter ni
retarder le sort de Rébecca, suivrait uniquement la voie par laquelle il
saurait mettre à couvert en même temps son honneur et sa renommée.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE XL.


      «Spectres, loin d'ici! voilà Richard lui-même.»

                        SHAKSPEARE. _Richard III_.


Lorsque le chevalier noir, car il est nécessaire de reprendre le cours de
ses aventures, eut quitté le grand arbre qui avait servi de lieu de
rendez-vous au brave Locksley, il se rendit en droite ligne à une maison
religieuse du voisinage, peu vaste et peu riche, nommée le prieuré de
Saint-Botolph, où Ivanhoe blessé avait été conduit après la prise du
château, par les soins du fidèle Gurth et du magnanime Wamba. Il est
inutile à présent de mentionner ce qui arriva dans l'intervalle, entre
Wilfrid et son libérateur: il suffit de dire qu'après une longue et
sérieuse conférence, des messages furent envoyés par le prieur dans
plusieurs directions, et que, le lendemain matin, le chevalier noir se
disposa à continuer son voyage, accompagné de Wamba qui lui servait de
guide.

«Nous nous retrouverons à Coningsburgh, dit-il à Ivanhoe, puisque c'est là
que ton père Cedric doit célébrer les funérailles de son noble parent. Je
voudrais voir vos amis saxons, cher Wilfrid, et me lier avec eux; tu m'y
joindras, et je me charge de te réconcilier avec ton père.» À ces mots il
reçut un affectueux adieu d'Ivanhoe, qui lui exprima le plus vif désir
d'accompagner son libérateur; mais le chevalier noir n'y voulut pas
consentir. «Demeure ici aujourd'hui, tu auras à peine assez de force pour
voyager demain; je ne veux d'autre guide que l'honnête Wamba, qui jouera
près de moi le rôle de moine ou celui de fou, selon l'humeur où je me
trouverai.»

«Et moi, dit Wamba, je vous suivrai très volontiers; je désire vivement
assister au banquet des funérailles d'Athelstane; car, s'il n'est pas
splendide et nombreux, le défunt sortira du tombeau pour venir se prendre
de querelle avec le cuisinier, son intendant et l'échanson: ce serait, vous
l'avouerez, un spectacle assez amusant. Toutefois, sire chevalier, je prie
votre valeur de m'excuser, et je compte sur elle pour faire ma paix avec
Cedric, si mon esprit vient à faillir.»

«Et que pourrait ma faible valeur, mon cher bouffon, si ton esprit venait à
échouer? apprends-moi cela.»--«L'esprit, noble chevalier, répliqua le
bouffon, peut faire beaucoup; c'est un fripon vif et intelligent qui voit
le côté faible de son voisin, qui en profite et se tient à l'écart si
l'orage des passions vient à gronder trop haut; mais le courage est un
compagnon vigoureux qui brise tout: il rame à la fois contre vent et marée,
et poursuit son chemin malgré tous les obstacles. Et moi, bon chevalier, si
je prends soin du tempérament de notre noble maître dans le beau temps,
j'espère que vous vous en chargerez durant la tempête.»

«Sire chevalier du cadenas, puisque tel est votre plaisir de vous faire
donner ce nom, dit Ivanhoe, je crains que vous n'ayez pris pour guide un
fou bien bavard et bien importun; mais il connaît tous les sentiers de nos
bois aussi bien que le meilleur des gardes qui les fréquentent; et le
pauvre diable, comme vous l'avez pu voir, est aussi fidèle que l'acier qui
ne rompt point.»--«S'il a le don de montrer le chemin, dit le chevalier, je
ne serai point fâché qu'il le rende agréable. Adieu, mon cher Wilfrid, je
te recommande de ne pas songer à te mettre en voyage avant demain.»

Parlant ainsi, il présenta sa main à Ivanhoe, qui la pressa contre ses
lèvres; et prenant congé du prieur, il monta à cheval et partit avec son
guide Wamba. Ivanhoe les suivit des yeux, jusqu'à ce que les arbres de la
foret les eussent dérobés à ses regards, et il retourna au couvent. Mais
peu d'instans après Wilfrid demanda à voir le prieur. Le vieillard vint en
hâte, et s'informa avec inquiétude de l'état des blessures du chevalier.

«Je me trouve mieux, dit ce dernier, que je ne l'espérais; ma blessure est
moins profonde que je ne l'avais cru d'abord, d'après la faiblesse où
m'avait mis la perte de mon sang: peut-être que le baume employé pour la
guérir a été efficace. Je me sens presque assez fort déjà pour porter une
armure, et je suis tellement bien, que mes pensées me poussent à ne plus
rester dans l'oisiveté plus long-temps.»--«À Dieu ne plaise, dit le prieur,
que le fils de Cedric s'en aille de mon couvent avant que ses blessures ne
soient cicatrisées! Ce serait une honte pour la communauté si je le
souffrais.»--«Je ne songerais point à quitter votre demeure hospitalière,
vénérable prieur, si je ne me sentais point capable de supporter la fatigue
du voyage, et si je n'étais pas forcé de l'entreprendre.»--«Et qui donc
peut vous obliger à un si prompt départ?» dit le prieur.--«N'avez-vous donc
jamais, mon digne père, lui répondit le chevalier, ressenti de fâcheux
pronostics auxquels il vous était impossible d'assigner aucune cause?
N'avez-vous jamais trouvé votre esprit tout obscurci par des nuages, comme
les paysages fantastiques qui apparaissent tout à coup dans les airs sous
les feux du soleil, et qui annoncent la tempête? Croyez-vous que de
semblables pressentimens soient indignes de notre attention, et ne soient
pas comme des inspirations de nos anges gardiens, qui nous avertissent de
quelques dangers imprévus?»

«Je ne saurais nier, dit le prieur en faisant un signe de croix, que le
ciel n'ait ce pouvoir, et que de pareilles choses n'aient existé; mais
alors de telles inspirations avaient un but visible et utile. Mais toi,
blessé comme tu l'es, à quoi te servirait de suivre les pas de celui que tu
ne peux aider, s'il était attaqué?»--«Prieur, dit Ivanhoe, vous vous
trompez. Je me sens assez fort pour échanger un coup de lance contre
quiconque voudrait me défier. Mais ne peut-il courir aucun autre péril où
je pourrais le secourir autrement que par les armes? Il n'est que trop vrai
que les Saxons n'aiment point la race normande. Et qui sait ce qui peut
arriver s'il se présente au milieu d'eux, dans un moment où leurs coeurs
sont irrités de la mort d'Athelstane, et où leurs têtes seront échauffées
par les orgies du banquet funéraire? Je regarde cette apparition parmi eux
comme très périlleuse, et je suis résolu de partager ou de prévenir le
danger auquel il s'expose. Je te prie donc de me laisser partir sur un
palefroi dont le pas soit plus doux que celui de mon destrier.»

«Assurément, dit le vénérable ecclésiastique, vous aurez ma propre
haquenée; elle est accoutumée à l'amble, et son allure est aussi favorable
au voyageur que la jument de l'abbé de Saint-Alban. Vous ne pourriez
trouver une monture plus commode que Malkin, nom sous lequel je désigne ma
bête, quand même vous prendriez le poulain du jongleur qui danse à travers
les oeufs sans en briser aucun. Je la dois au prieur de Saint-Bees, et je
vous promets que c'est un animal rempli d'intelligence, et qui ne
souffrirait pas un fardeau incommode. J'empruntai un jour le _Fructus
temporum_ de l'abbé de Saint-Bees, et, je vous l'assure, elle ne voulut
point franchir la porte du couvent que je n'eusse échangé l'énorme in-folio
contre mon bréviaire.»--«Fiez-vous à moi, mon père, dit Ivanhoe, je ne
l'accablerai point d'un trop lourd fardeau, et si Malkin me provoque au
combat, je vous certifie que j'en saurai triompher.»

Gurth arriva dans ce moment, et attacha aux talons du chevalier une paire
de grands éperons dorés propres à convaincre le cheval le plus rétif que le
meilleur parti à prendre est de se conformer aux volontés du cavalier.
Cette vue inspira des craintes au prieur pour sa chère monture, et il
commença à se repentir intérieurement de sa courtoisie. «J'ai oublié,
dit-il, de vous prévenir, sire chevalier, que ma mule se cabre au premier
coup d'éperon. Il vaudrait mieux que vous prissiez dans la grange la mule
de notre pourvoyeur. Je puis l'envoyer chercher, et elle sera prête en
moins d'une heure. Elle ne saurait être que fort douce, ayant fait
récemment toute notre provision de bois pour l'hiver, et ne recevant jamais
un grain d'avoine.»--«Je vous remercie, révérend père, mais je m'en
tiendrai à votre première offre, puisque déjà votre Malkin est sortie et a
franchi la porte principale. Gurth portera mon armure, et pour le reste,
soyez bien sûr que le dos de Malkin ne sera point chargé, et qu'elle n'aura
aucune raison à alléguer pour lasser ma patience. Maintenant recevez mes
adieux.»

Ivanhoe descendit l'escalier plus vite et plus aisément que sa blessure ne
l'eût fait espérer, et il sauta lestement sur la mule, joyeux d'échapper à
l'importunité du prieur qui le suivait aussi vite que son âge et son
embonpoint le permettaient, tantôt chantant la louange de Malkin, tantôt
recommandant au chevalier de ne la point trop fatiguer. «Elle est dans
l'âge le plus dangereux pour les jumens comme pour les filles, dit le
prieur en riant lui-même du bon mot; elle est dans sa quinzième année.»

Ivanhoe qui songeait à toute autre chose qu'aux importans avis et aux
facéties du prieur, et qui ne voulait pas entendre davantage ces réflexions
bizarres sur la mule, le poids qu'elle devait porter et le pas qu'elle
devait tenir, donna sur-le-champ à Malkin le signal du départ, au moyen
d'un coup d'éperon au flanc, et il prescrivit à Gurth de le suivre. Pendant
qu'à travers la foret il suivait le chemin de Coningsburgh, en allant à la
trace du chevalier noir, le prieur se tenant à la porte du couvent
l'accompagnait des yeux, et criait: «Sainte Marie! comme ils sont vifs et
impétueux ces hommes de guerre! je voudrais bien ne lui avoir pas confié
Malkin; car, perclus comme je le suis, par un rhumatisme, que deviendrai-je
s'il lui arrive malheur? Et, cependant, ajouta-t-il après une seconde
réflexion, comme je n'épargnerais pas mes vieux membres ni mon sang pour la
bonne cause de la vieille Angleterre, Malkin doit aussi courir le même
hasard, et il peut arriver qu'ils jugent notre pauvre couvent digne de
quelque magnifique donation; du moins qu'ils envoient au vieux prieur un
jeune cheval habitué au pas. S'ils ne font rien de tout cela, car les
grands oublient souvent les services des petits, je me trouverai
suffisamment récompensé, en songeant que j'ai rempli mon devoir. Mais il
est temps de faire sonner la cloche pour appeler les frères au déjeuner
du réfectoire; c'est un appel auquel ils obéissent plus volontiers qu'à
celui des matines[15].»

      Note 15: Ceci rappelle les vers du _Lutrin_ de Boileau:

      «Ces chanoines vermeils et brillans de santé
      S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté;
      Sans sortir de leurs lits, plus doux que leurs hermines,
      Ces pieux fainéans faisaient chanter matines,
      Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu
      À des chantres gagés le soin de louer Dieu.»

      Ch. Ier.

      Walter Scott a la tête pleine des ouvrages de nos meilleurs
      écrivains; mais il ne les cite point: il croit peut-être que sa
      nationalité en souffrirait.

À ces mots le prieur revint en clopinant[16] vers le réfectoire, afin de
présider à la distribution du stockfish et de l'ale qu'on venait de servir
pour le repas des frères. Haletant et grave, il s'assit à table, et laissa
échapper quelques mots des avantages que le couvent pouvait espérer et des
services que lui-même venait de rendre, lesquels, dans une autre
circonstance, eussent attiré l'attention générale. Mais le stockfish était
fort salé, l'ale assez bonne, et les mâchoires des frères commensaux trop
occupées pour qu'ils pussent laisser quelque usage à leurs oreilles; de
sorte que nul des anachorètes ne fut tenté de réfléchir sur les discours
mystérieux de leur supérieur, excepté le frère Diggory[17], qui était
affligé d'un atroce mal de dents et ne pouvait mâcher que d'un coté de la
bouche.

      Note 16: _Hobbled back_, clopine pour le retour, expression que
      M. Defauconpret a rendue par «il reprit à pas lents le chemin,» ce
      qui n'est pas, je crois, reproduire un des traits les plus
      caractéristiques de l'abbé.  A. M.

      Note 17: _Digged_, creusé; _gory_, plein de mauvais sang; comme qui
      dirait, le frère de _triste figure_. A. M.

Pendant ce temps, le chevalier noir et son guide parcouraient
tranquillement l'obscurité de la forêt. Tantôt le bon chevalier fredonnait
à demi-voix des chansons qu'il avait retenues de quelque troubadour
amoureux, tantôt il encourageait par ses questions le penchant naturel de
Wamba au babil, de manière que leur conversation était un mélange assez
bizarre de chants et de quolibets. Nous essaierons d'en offrir une idée au
lecteur. Il faut vous représenter ce chevalier comme nous l'avons déjà
dépeint: haut de taille, vigoureusement constitué, ayant de larges épaules,
et monté sur un cheval noir qui semblait avoir été choisi tout exprès pour
le fardeau qu'il devait supporter; le cavalier avait levé la visière de son
casque pour respirer plus librement, mais la mentonnière en était fermée,
de façon qu'il eût été difficile de distinguer ses traits. On voyait
pourtant des joues pleines et vermeilles, quoique brunies par le soleil de
l'orient, et de grands yeux bleus qui étincelaient sous l'ombre formée par
sa visière levée; du reste, toute la physionomie et la contenance du
chevalier annonçaient une gaieté insouciante, une confiance affranchie de
toute crainte, un esprit aussi peu fait à prévoir le danger que prompt à le
défier quand il se présentait, et qu'il attendait sans étonnement, la
principale de ses pensées ou de ses occupations ayant été la guerre et les
aventures périlleuses.

Le bouffon portait ses vêtemens ordinaires; mais les derniers événemens
dont il avait été témoin l'avaient déterminé à substituer à son sabre de
bois une espèce de couteau de chasse bien affilé, et un petit bouclier,
objets dont il s'était assez bien servi, malgré sa profession, dans la tour
de Torquilstone, le jour de la ruine de ce château. Il est vrai que
l'infirmité du cerveau de Wamba ne consistait guère qu'en une sorte
d'impatience irritable qui ne lui permettait ni de rester long-temps dans
la même posture, ni de suivre un certain cours d'idées, quoiqu'il sût
s'acquitter à merveille de ce qui n'exigeait qu'une attention de quelques
minutes, et qu'il saisît parfaitement tout ce qui fixait un moment son
intelligence.

Dans la circonstance actuelle il changeait perpétuellement de situation sur
son cheval; tantôt sur le cou, tantôt sur la croupe de l'animal; d'autres
fois les deux jambes pendantes du même côté, ou la face tournée vers la
queue; enfin remuant sans cesse, et tourmentant de mille façons la pauvre
bête, qui finit par se cabrer et le jeter sur le gazon, accident qui n'eut
d'autre suite que d'éveiller le rire du chevalier et de forcer son guide à
demeurer plus tranquille.

Au point de leur voyage où nous revenons à eux, ils étaient occupés à
chanter un virelai, où le bouffon mêlait un refrain moitié rauque moitié
doux au savoir plus grand du chevalier de Fetterlock ou du cadenas[18].
Voici quel était ce virelai;

      LE CHEVALIER.

      Lève-toi, douce Anna-Marie,
      Déjà revient l'astre du jour;
      Il revient dorer la prairie,
      Et le brouillard fuit à son tour.
      Les oiseaux dans l'épais bocage
      Ont repris leur joyeux ramage;
      Debout, l'aurore est de retour.
      Du chasseur absent de sa couche
      Le cor sonne aux bois d'alentour,
      D'où le cerf effrayé débouche;
      Et l'écho charmé du désert
      Redit ce sauvage concert.
      Lève-toi donc, Anna-Marie,
      Sors de ta chaste rêverie,
      Et viens de ta maison chérie
      Folâtrer sur le gazon vert.

      WAMBA.

      Quel bruit résonne à mon oreille?
      Ô Tybalt, ne m'éveille pas;
      Sur le duvet quand je sommeille,
      Qu'un doux songe a pour moi d'appas!
      Que sont, près d'un rêve paisible,
      Les plaisirs du monde éveillé?
      Ô Tybalt, j'y suis peu sensible,
      Mon coeur en est peu chatouillé.
      Devant le brouillard qui s'enlève,
      Que l'oiseau répète ses chants;
      Que du cor, au milieu des champs,
      Le bruit aigu monte et s'achève:
      Des sons plus doux et plus touchans
      Me flattent pendant que je rêve;
      Mais ne crois pas qu'en ces momens
      Ton amour occupe mon rêve.

«Délicieuse chanson, dit Wamba quand ils l'eurent finie, et belle morale,
je le jure par ma marotte. Il me souvient que je la chantais un jour à mon
camarade Gurth qui, par la grâce de Dieu et de son maître, n'est pas moins
aujourd'hui qu'un homme libre; et nous reçûmes tous deux la bastonnade pour
être demeurés au lit jusqu'à deux heures après le soleil levé, pour répéter
notre romance; rien qu'en songeant à l'air il me semble que le terrible
jonc secoue mes épaules et m'arrache des cris. Cependant, pour vous
obliger, noble chevalier, je n'ai point balancé à chanter la partie
d'Anna-Marie.» Le bouffon passa ensuite à une autre chanson comique, dans
laquelle le chevalier, saisissant le ton, l'accompagna comme on va le voir:

      LA VEUVE DE WYCOMBE.

      LE CHEVALIER ET WAMBA.

      Trois preux galans de l'est, du nord et du couchant,
      (Mes amis, chantons à la ronde),
      Ensemble courtisaient certaine veuve blonde:
      De qui la veuve a-t-elle écouté le penchant?

      Le premier qui parla, venu de Tynedale[19],
      Se prétendait issu d'aïeux de grand renom;
      Devant cette origine, ingénieux dédale,
      La veuve dira-t-elle non?

      Son père était un laird[20], son oncle était un squire[21];
      Son orgueil égalait celui d'Agamemnon.
      Elle lui dit: Ailleurs va conter ton martyre;
      À tes voeux ma réponse est non.

      WAMBA.

      Celui du Nord jura sur son ame et sa race
      Qu'il était gentilhomme et valeureux Gallois.
      Elle lui dit: Grand bien vous fasse!
      Je ne vivrai pas sous vos lois.

      Il s'appelait David, Ap Tudor, Morgan, Rhice.
      C'est trop de noms, lui dit-elle en riant;
      Une veuve auprès d'eux aurait trop de service;
      Offrez ailleurs votre soupir brûlant.

      Mais du comté de Kent, un beau fermier arrive,
      Chantant sa joyeuse chanson:
      La veuve à son aspect cesse d'être rétive;
      Il est riche et gaillard; elle ne dit plus non.

      ENSEMBLE.

      L'Écossais, le Gallois, rebutés de la belle,
      Vont chercher un autre tendron;
      Car au fermier de Kent, à sa rente annuelle,
      Aucune veuve n'a dit non.

«Je voudrais, Wamba, dit le chevalier, que notre hôte du grand chêne, ou le
joyeux moine son chapelain, entendissent cette chanson à la louange de
notre yeoman fermier.»--«Pour moi, je ne m'en soucierais pas, dit le
bouffon, si je ne voyais le cor suspendu à votre baudrier.»--«Oui, dit le
chevalier, c'est un gage de l'amitié de Locksley, quoique je n'en aie
apparemment nul besoin. Trois mots sur ce cor, et je suis sûr de voir
accourir à notre aide une bande de braves archers.»

      Note 18: _Fetter_, fers; _lock_, chaîne ou tresse; comme qui dirait
      le chevalier de la _chaîne de fer_. C'est ici le _cadenas_, et nous
      l'avons déjà employé, dans ce sens, plusieurs fois. A. M.

      Note 19: Pays sur la limite de l'Angleterre et de l'Écosse.

      Note 20: Gentilhomme écossais.

      Note 21: Gentilhomme anglais. A. M.

«Je dirais, à Dieu ne plaise que nous n'ayons leur visite, reprit Wamba, si
ce beau présent n'était point là pour empêcher qu'ils n'exigeassent de nous
un droit de passe.»--«Que veux-tu dire par là? Penses-tu que sans ce gage
d'amitié ils oseraient nous attaquer?»--«Je ne dis rien, car ces arbres ont
des oreilles comme les murailles. Mais répondez à votre tour, sire
chevalier: quand vaut-il mieux avoir sa cruche et sa bourse pleines que
vides?»--«Ma foi, jamais, je pense, dit le chevalier.»--«Vous ne méritez
d'avoir pleine ni l'une ni l'autre pour m'avoir fait une semblable réponse.
Il vaut mieux vider sa cruche avant de la passer à un Saxon, et laisser
l'argent à la maison avant de s'aventurer dans un bois.»

«Vous prenez donc nos amis pour des voleurs,» dit le chevalier du
cadenas.--«Je n'ai point dit cela, beau chevalier, reprit Wamba; mais un
voyageur peut soulager son cheval en le déchargeant d'un fardeau
inutile, et un homme soulager son semblable en lui ôtant ce qui est la
source de tout mal. Je ne veux donc pas injurier ceux qui rendent de
tels services; seulement je voudrais avoir laissé ma malle et ma bourse
chez moi, si je rencontrais ces braves gens dans ma route, afin de leur
éviter la peine de m'en débarrasser.»

«Nous devons prier pour eux, mon ami, nonobstant l'idée flatteuse que tu en
donnes.»--«Je prierai pour eux de tout mon coeur, mais à la maison et non
dans la forêt, comme l'abbé de Saint-Bees, qu'ils contraignirent à dire la
messe dans le creux d'un arbre qui lui servit de stalle.»--«Quoi que tu
puisses en penser, Wamba, ces yeomen ont rendu de grands services à Cedric
au château de Torquilstone.»--«J'en conviens, mais c'était en guise de
trafic avec le ciel.»

«De trafic avec ciel! Que veux-tu dire par là?»--«Rien de plus simple: ils
font avec le ciel une balance de compte, suivant que notre vieil intendant
le pratiquait dans ses écritures, suivant que l'établit le juif Isaac avec
ses débiteurs: comme ce dernier, ils donnent peu et prennent beaucoup;
calculant sans doute en leur faveur, à titre d'usure, sept fois la somme
que la sainte Bible a promise sur les emprunts charitables.»

«Donne-moi un exemple de ce que tu entends; je ne sais rien des chiffres ou
règles d'intérêt en usage.»--«Puisque votre valeur a l'intelligence si
bouchée, je vous dirai que ces gens balancent une bonne action avec une qui
n'est pas aussi louable; par exemple, ils donnent une demi-couronne à un
frère mendiant, sur cent besans d'or pris à un gros abbé; ou ils caressent
une jolie fille dans un bois, en respectant une veuve ridée.»--«Laquelle de
ces actions est la bonne, et quelle est celle qui ne l'est pas?» demanda le
chevalier. «Bonne plaisanterie! bonne plaisanterie! dit Wamba; la compagnie
des gens d'esprit aiguise l'intelligence. Je vous assure que vous n'avez
rien dit d'aussi bien, sire chevalier, lorsque vous chantiez matines avec
le saint ermite; mais, pour suivre mon raisonnement, vos braves gens de la
foret bâtissent une chaumière en brûlant un château; ils décorent une
chapelle et pillent une église; ils délivrent un pauvre prisonnier et
mettent à mort un shériff[22]; ils secourent un franklin saxon, et jettent
dans les flammes un baron normand. Ce sont enfin de gentils voleurs,
d'honnêtes brigands; mais il vaut toujours mieux les rencontrer quand leur
balance n'est pas de niveau.»

      Note 22: Sorte de préfet ou chef de comté en Angleterre. A. M.

«Et pourquoi cela? dit le chevalier; parce qu'alors ils éprouvent de la
contrition et tâchent de rétablir l'équilibre, vu que cette balance ne
penche jamais du bon coté; mais quand elle est de niveau, malheur à ceux
qu'ils rencontrent. Les premiers voyageurs qu'ils trouveront après leur
bonne action à Torquilstone, seront écorchés tout vifs. Et cependant,
ajouta le bouffon en se rapprochant du chevalier, il y a dans les bois des
compagnons encore plus dangereux que les outlaws.»

«Et que peuvent-ils être? je crois, dit le chevalier, qu'il ne s'y trouve
ni loups, ni ours.»--«Les hommes d'armes de Malvoisin, répondit Wamba;
sachez que dans un moment de trouble, une demi-douzaine de ces hommes est
plus dangereuse qu'une bande de loups enragés. À l'heure qu'il est, ils
attendent leur proie, et ils ont recruté les soldats échappés de
Torquilstone; et si nous en rencontrions une bande, elle nous ferait payer
un peu cher nos exploits. Maintenant, sire chevalier, permettez-moi de vous
demander ce que vous feriez si deux de ces gens fondaient sur nous.»--«Je
les clouerais contre terre avec ma lance s'ils osaient s'opposer à notre
passage.»--«Mais s'ils étaient quatre?»--«Je les ferais boire à la même
coupe.»--«S'ils étaient six, pendant que nous ne sommes que deux, ne vous
rappelleriez-vous pas alors le présent de Locksley?»--«Quoi! je demanderais
du secours contre une pareille canaille[23], qu'un vrai chevalier chasse
devant lui, comme le vent chasse les feuilles desséchées!»--«Alors, je vous
prierai, sire chevalier, de vouloir bien me permettre d'examiner de plus
près le cor dont le son a un pouvoir si merveilleux.»

      Note 23: Le texte porte _rascaille_, mot imité du français
      _canaille_, et qui vient de _rascal_, faquin. A. M.

Le chevalier, pour satisfaire à la curiosité du Bouffon, détacha le cor de
son baudrier et le remit à Wamba, qui aussitôt le pendit à son cou:
_tra-lira-la_, dit-il en chuchotant les notes convenues. «Je connais ma
gamme aussi bien qu'un autre.»--«Que veux-tu dire, faquin? rends-moi ce
cor.»--«Contentez-vous, sire chevalier, de savoir que j'en aurai soin.
Quand la valeur et la folie voyagent ensemble, la folie doit porter le cor,
parce que c'est elle qui souffle le mieux.»--«Wamba, ceci passe les limites
du respect, dit le chevalier noir, prends garde de mettre ma patience à
bout.»--«Point de violence, sire chevalier, dit Wamba en s'écartant à une
certaine distance du champion impatienté, ou la folie vous montrera qu'elle
a une bonne paire de jambes, et laissera la valeur chercher toute seule sa
route à travers la forêt.»

«Tu m'as vaincu, Wamba, reprit le chevalier; tu as fait vibrer une corde
sensible; d'ailleurs, je n'ai pas le temps de me quereller avec toi: garde
le cor, et poursuivons notre chemin.»--«Vous me promettez de ne point me
maltraiter, sire chevalier, dit Wamba.»--«Je te le promets, faquin.»--«Foi
de chevalier! continua Wamba en se rapprochant avec précaution.»--«Foi de
chevalier! mais hâtons-nous.»--«Ainsi donc, voilà la valeur et la folie
réconciliées encore une fois, dit le bouffon en se replaçant sans crainte
auprès du chevalier noir; je n'eusse pas aimé un coup de poing comme celui
que vous appliquâtes au moine, quand sa piété roula comme une quille sur
le sol; et maintenant que la folie porte le cor, il est temps que la valeur
se lève et secoue sa crinière; car si je ne me trompe, je vois là-bas de la
compagnie qui nous attend.»

«Qu'est-ce qui te fait juger ainsi? dit le chevalier. Je viens de voir
étinceler à travers le feuillage quelque chose qui ressemble à un
morion. Si c'étaient d'honnêtes gens ils suivraient le sentier; mais
cette broussaille est une chapelle choisie par les clercs de
Saint-Nicolas.»--«Par ma foi, dit le chevalier en baissant sa visière,
je crois que tu as raison.» Il la baissa bien à point; car à l'instant
trois flèches lui arrivèrent au front, et l'une d'elles lui fût entrée
dans la cervelle si le casque ne l'eût garantie; les deux autres furent
parées par le bouclier qui pendait à son cou.»

«Grand merci, ma bonne armure. Wamba, il faut montrer de la vigueur,» dit
le chevalier; et il se précipita vers le taillis. Il y fut entouré par sept
individus qui se firent contre sa fougue un rempart de leurs lances. Trois
de ces armes le touchèrent et se brisèrent comme si elles eussent rencontré
une tour d'airain. Les yeux du chevalier noir semblaient lancer le feu à
travers les ouvertures de sa visière. Il se leva sur ses étriers, et, avec
une dignité singulièrement imposante, il s'écria: «Que signifie ceci, mes
maîtres?» Les assaillans ne lui répondirent qu'en tirant leurs épées et en
l'attaquant de toutes parts avec ce cri: «Mort au tyran!»--«Ah! saint
Édouard! saint Georges! dit le chevalier noir en abattant un homme à chaque
invocation, il y a donc ici des traîtres?»

Les agresseurs, quelque déterminés qu'ils fussent, se tenaient hors de la
portée d'un bras qui à chaque coup donnait la mort; et il était à présumer
que sa seule valeur allait mettre en fuite tous ceux qui l'assaillaient,
quand un chevalier couvert d'armes bleues, qui jusqu'alors s'était tenu en
arrière, fondit sur le noir fainéant; mais, au lieu de le frapper de sa
lance, il la poussa contre le cheval que celui-ci montait, et qui tomba
blessé à mort. «C'est le trait d'un lâche et d'un félon!» s'écria le
chevalier noir en tombant avec son coursier.

En ce moment, le bouffon prit son cor dont le bruit soudain fit retirer un
peu les assassins, et Wamba, quoique mal armé, ne balança point à voler au
secours du chevalier noir. «Lâches! s'écria celui-ci, n'avez-vous pas honte
de reculer au seul bruit d'un cor?» Animés par cette apostrophe, ils
attaquèrent de nouveau le noir fainéant, qui n'eut d'autre ressource que de
s'adosser contre un chêne et de se défendre l'épée à la main. Le chevalier
félon, qui avait pris une autre lance, épiant le moment où son redoutable
antagoniste était serré de plus près, galopa vers lui dans l'espoir de le
clouer avec sa lance contre l'arbre, lorsque Wamba fit encore échouer ce
projet. Le bouffon, suppléant à la force par l'agilité, et étant dédaigné
par les hommes d'armes, occupés d'un objet plus important, voltigeait à
quelque distance du combat, et il arrêta l'élan du chevalier bleu, en
coupant les jarrets de son cheval d'un revers de son couteau de chasse. Le
cheval et le cavalier mordirent aussitôt la poussière; mais la situation du
chevalier du cadenas n'en était pas moins périlleuse, car il était assailli
par plusieurs hommes complétement armés, et il commençait à s'épuiser par
la violence de ses efforts réitérés sur tous les points, quand une flèche
inconnue et soudaine étendit par terre celui des combattans qui le
harcelait le plus; et presque au même instant une bande d'archers ayant à
leur tête Locksley et le moine, sortirent du taillis et se ruèrent sur les
marauds qu'ils tuèrent ou blessèrent tous dangereusement. Le chevalier noir
remercia ses libérateurs avec une dignité qu'ils n'avaient pas remarquée
jusqu'alors; car on le prenait plutôt pour un soldat courageux que pour un
personnage de haut rang.

«Avant de vous témoigner ma reconnaissance, mes braves amis, leur dit-il,
il importe que je sache quels sont ces ennemis que je n'avais point
provoqués.» Wamba leva la visière du chevalier bleu qui paraît être le chef
de ces bandits. Aussitôt le bouffon courut au chef des assassins, qui,
froissé par sa chute et embarrassé sous son coursier blessé, ne pouvait ni
fuir ni opposer aucune résistance.

«Venez, vaillant chevalier, lui dit Wamba, il faut que je sois votre
armurier après avoir été votre écuyer. Je vous ai démonté, et je vais
maintenant vous délivrer de votre casque.» En parlant ainsi, et sans
cérémonie, il dénoua les cordons du casque qui, roulant sur le sol, montra
au chevalier noir des traits qu'il était loin de présumer.
«Waldemar Fitzurse! dit-il frappé de surprise; et quel motif a pu pousser
un homme de ton rang et de ta naissance à une expédition aussi infâme?»

«Richard, lui répondit le chevalier captif en le regardant avec fierté, tu
connais peu le coeur humain, si tu ne sais pas à quoi l'ambition et la
vengeance peuvent entraîner un fils d'Adam.»--«La vengeance! dit le
chevalier noir; je ne t'ai jamais fait aucun mal; tu n'as rien à venger sur
moi.»--«Ma fille, Richard, dont tu as dédaigné l'alliance, n'était-ce pas
une injure que ne peut pardonner un Normand, dont le sang est aussi noble
que le tien?»--«Ta fille! reprit le chevalier noir, et telle est la cause
de ton inimitié et qui te portait à vouloir me tuer!... Mes amis,
éloignez-vous un peu, j'ai besoin de lui parler seul... Maintenant que
personne ne nous entend, Waldemar, dis-moi la vérité: qui t'a porté à cet
acte de scélératesse?»--«Le fils de ton père, répondit Waldemar, et en
agissant ainsi, il vengeait à son tour ta désobéissance envers ton père.»

Les yeux de Richard, étincelèrent d'indignation, mais il reprit bien vite
son sang-froid ordinaire. La main sur le front, il resta un moment à
regarder Fitzurse dans les traits duquel éclataient l'orgueil et la honte à
la fois. «Tu ne me demandes point grâce, Waldemar, dit le roi.»--«Celui qui
est sous les griffes du lion n'ignore pas, dit Fitzurse, qu'il ne peut en
attendre.»--«Reçois-la donc sans l'avoir demandée, répond Richard; le lion
ne se repaît point de cadavres. Garde ta vie, mais à la condition que dans
trois jours tu quitteras l'Angleterre, et tu iras cacher ton infamie dans
ton château normand, et que tu ne citeras jamais le nom de Jean d'Anjou
comme ayant quelque chose de commun avec ta félonie. Si tu foules encore le
sol anglais après le temps que je t'ai accordé, attends-toi à mourir, ou si
tu souffles un mot qui puisse porter atteinte à l'honneur de ma maison, de
par saint Georges l'autel même ne te servirait pas de refuge; je te ferai
pendre aux créneaux de ton propre château pour servir de pâture aux
corbeaux. Qu'on donne un cheval à Locksley, car je vois que vos archers se
sont emparés de ceux qui étaient libres, et qu'il parte sain et sauf.»--«Si
je ne jugeais que la voix de celui qui me parle de droit à son obéissance,
répondit Locksley, je lancerais à ce scélérat une flèche qui lui
épargnerait la fatigue d'un plus long voyage.

«Tu portes un coeur anglais, Locksley, dit le chevalier noir, et tu as bien
pensé en jugeant que j'avais droit à ton obéissance. Je suis Richard, roi
d'Angleterre.» À ces mots prononcés avec le ton de majesté convenable au
rang élevé et au caractère noble de Coeur-de-Lion, tous les archers mirent
le genou en terre devant lui. Ils lui prêtèrent serment et implorèrent le
pardon de leurs offenses. «Relevez-vous, mes amis, dit Richard d'un ton
gracieux et les regardant d'un oeil dans lequel l'expression de sa bonté
naturelle avait déjà fait place à celle du ressentiment, tandis que ses
traits ne conservaient aucune trace de la lutte terrible, sinon que son
teint était encore animé; relevez-vous, dit-il, mes amis; les fautes que
vous avez pu commettre, soit dans les forêts, soit dans la plaine, sont
effacées par les services importans que vous avez rendus à mes sujets
opprimés devant les murs de Torquilstone, et le secours que vous venez de
donner à votre monarque. Relevez-vous et soyez toujours des sujets fidèles.
Et toi, brave Locksley...»--«Ne m'appelez plus Locksley, mon roi,
connaissez-moi sous mon véritable nom. Déplorable sort! la renommée en est
sans doute venue jusqu'à vous. Je suis Robin-Hood de la forêt de Sherwood.»

«Le roi des proscrits et le prince des bons enfans! dit le roi: et qui n'a
pas entendu citer un nom qui a retenti jusque dans la Palestine! Va, je te
promets, brave proscrit, que je ne me souviendrai contre toi d'aucun fait
commis en mon absence pendant les temps orageux qui y ont donné sujet.»

«Le proverbe dit vrai,» répondit Wamba avec un peu moins de gaieté que de
coutume:

      «Quand les chats n'y sont pas,
      Les souris sont en danse.»

«Hé quoi! Wamba, te voilà, dit Richard, il y avait si long-temps que je
n'avais entendu ta voix, que j'ai cru que tu avais pris la fuite.»

«Moi prendre la fuite! dit Wamba; et depuis quand la folie se
séparerait-elle de la valeur; voilà le trophée de mon sabre. Le bon cheval
gris que je voudrais bien revoir sur ses jambes, à condition que son maître
resterait couché en sa place. Il est vrai que j'ai d'abord un peu lâché
pied; car une jaquette n'est pas à l'épreuve des coups de lance comme une
bonne armure d'acier; mais si je n'ai point combattu à la pointe de l'épée,
convenez que j'ai bien sonné la charge.»

«Et fort à propos, honnête Wamba, dit le roi. Ce bon service ne sera pas
oublié.»

«_Confiteor, confiteor_, s'écria d'un ton soumis une voix à côté du roi; je
suis au bout de mon latin pour le moment; mais j'avoue ma haute trahison,
et je demande l'absolution avant qu'on ne me mène à mort.»

Richard se retourna et aperçut le joyeux frère à genoux répétant son
rosaire, tandis que son gourdin, qui n'avait pas été oisif pendant le
combat, était resté sur le gazon à côté de lui. Sa physionomie cherchait à
exprimer la plus grande contrition; ses yeux étaient levés et les coins de
sa bouche abaissés, ainsi que le disait Wamba, comme les coins de
l'ouverture d'une bourse; néanmoins cette affectation de pénitence était
risiblement démentie par un air plaisant qui perçait sur ses traits
grossiers et semblait indiquer que sa crainte et son repentir n'étaient que
de l'hypocrisie. «Pourquoi es-tu à genoux, fou de prêtre? as-tu peur que
ton diocésain n'apprenne que tu sers bien la cause de Notre-Dame et de
Saint-Dunstan? Ne crains rien, Richard d'Angleterre ne trahit pas les
secrets qui passent sur le flacon.»--«Non, mon gracieux souverain, répondit
l'ermite, bien connu des curieux dans l'histoire de Robin-Hood sous le nom
de frère Truck, ce n'est pas la croix que je crains, c'est le sceptre;
hélas! mon poing sacrilége s'est appesanti sur l'oreille de l'oint du
Seigneur.»

«Ah, ah! dit Richard, le vent vient donc de ce côté? en vérité, j'avais
oublié le soufflet, quoique l'oreille m'en ait sifflé toute la journée;
mais si le coup a été bien donné, je m'en rapporte à ces braves gens
pour savoir s'il n'a pas été bien rendu; et si tu penses que je te doive
encore quelque chose, tu n'as qu'à t'apprêter pour un autre
paiement.»--«Nullement, répondit le frère Truck, mon prêt a été bien
rendu, et avec usure; puisse votre majesté toujours payer ses dettes
aussi largement.»--«Si je pouvais les payer avec la même monnaie,
répondit le roi, mes créanciers ne trouveraient jamais le trésor
vide.»--«Et cependant, dit le frère reprenant son air hypocrite, je ne
sais quelle pénitence m'imposer pour ce coup sacrilége.»--«N'en parlons
plus, frère, dit le roi, après en avoir tant reçu des païens et des
infidèles, il faudrait manquer de raison pour chercher querelle au
soufflet d'un clerc aussi saint que l'est celui de Copmanhurst;
cependant, honnête frère, je crois qu'il vaudrait mieux pour l'Église et
pour toi que je te procurasse une licence pour te défroquer et te
conserver en qualité d'archer de notre garde, attaché à notre personne,
comme tu l'étais jadis à l'autel de saint Dunstan.»--«Mon seigneur, dit
le frère, j'implore votre pardon, et vous me l'accorderiez facilement,
si vous saviez seulement combien le péché de paresse s'est emparé de
moi. Saint Dunstan puisse-t-il long-temps nous être favorable. Il reste
tranquille dans sa niche, quoique j'oublie mes oraisons pour aller tuer
un daim gras; je passe parfois la nuit hors de ma cellule, à faire je ne
sais quoi, saint Dunstan ne se plaint jamais; c'est le maître le plus
doux, le plus paisible qu'on ait jamais fabriqué en bois; mais devenir
garde de mon souverain monarque, l'honneur est grand, sans doute;
néanmoins s'il m'arrivait de m'écarter pour aller dans quelque coin
consoler une veuve, ou dans quelque foret pour tuer un daim: où est ce
chien de prêtre? dirait l'un; qui a vu ce maudit Truck? dirait l'autre;
ce coquin de moine défroqué détruit plus de gibier que la moitié du
comté, dirait un garde; il poursuit aussi toutes les daines timides du
pays, dirait un second; enfin, mon bon seigneur, je vous prie de me
laisser tel que vous m'avez trouvé; ou, pour peu qu'il vous plaise
d'étendre votre bienveillance sur moi, veuillez ne me considérer que
comme le pauvre clerc de la cellule de saint Dunstan de Copmanhurst, à
qui la moindre donation sera des plus agréables.»

«Je t'entends, dit le roi, et j'accorde au révérend clerc la permission de
prendre mon bois et de tuer mon gibier dans mes forêts de Warneliffe, mais
je ne lui permets de tuer que trois daims chaque saison, et si, d'après ma
permission, tu n'en tues pas trente, je ne suis ni chevalier chrétien ni
vrai roi.»--«Je puis assurer à votre majesté, dit le frère, que, par la
grâce de saint Dunstan, je trouverai le moyen de multiplier les dons de
votre libéralité.»--«Je n'en doute pas, frère, dit le roi; mais comme le
gibier altère, mon sommelier aura ordre de te pourvoir tous les ans d'un
tonneau de vin sec ou de Malvoisin, et trois muids d'ale (bière) de première
qualité; si tout cela ne suffit pas pour te désaltérer, tu viendras à ma
cour et tu feras connaissance avec mon sommelier.»--«Et pour saint Dunstan,
dit le moine, j'ajouterai une chape, une étole, et une nappe d'autel,
continua le roi en faisant le signe de la croix. Mais ne donnons pas un ton
sérieux à nos plaisanteries dans la crainte que Dieu ne nous punisse de
penser à nos folies plus qu'à l'honorer et à le prier.»--«Je réponds de mon
patron, dit le prêtre gaîment.»--«Réponds de toi-même, frère,» dit le roi
Richard d'un ton sévère; mais aussitôt il tendit la main à l'ermite, et
celui-ci, un peu honteux, s'agenouilla pour la baiser.--«Tu fais moins
d'honneur à ma main ouverte que tu n'en fais à mon poing fermé, dit le
monarque; tu ne fais que t'agenouiller devant l'une, et l'autre t'a étendu
par terre.» Mais le frère craignant peut-être de commettre quelque nouvelle
offense en continuant la conversation sur un ton trop plaisant (c'est ce
que devraient éviter particulièrement tous ceux qui ont à parler avec des
rois), fit un profond salut et se retira en arrière. En même temps deux
autres personnages parurent en scène.

       *       *       *       *       *


CHAPITRE XLI.


      «Salut aux grands seigneurs, qui ne sont pas plus
      heureux, quoique plus puissans que nous. S'ils veulent
      voir nos passe-temps sous nos verts feuillages, ils
      seront bien venus dans nos bosquets joyeux.»

                                           MAC-DONALD.

Les nouveaux venus étaient Wilfrid d'Ivanhoe monté sur le palefroi du
prieur de Botolph, et Gurth qui le suivait sur le cheval de guerre de son
maître. L'étonnement d'Ivanhoe fut extrême quand il vit son roi couvert de
sang et entouré de six ou sept cadavres, dans le petit taillis qui avait
été le lieu du combat. Il ne fut pas moins surpris de voir Richard au
milieu de tant d'habitans des bois qui lui paraissaient être les proscrits
de la foret. Ce cortége lui semblait dangereux pour un prince. Il hésitait
s'il devait s'adresser au roi comme au chevalier noir, et réfléchissait
comment il devait se conduire envers lui. Richard vit son embarras. «Ne
crains pas, Wilfrid, lui dit-il, de t'adresser à Richard Plantagenet; tu le
vois entouré de véritables Anglais, quoiqu'ils aient peut-être été
entraînés par un sang trop bouillant.»--«Sire Wilfrid d'Ivanhoe, lui dit le
brave proscrit en s'avançant, mes protestations n'ajouteraient rien à
celles de mon souverain. Cependant qu'il me soit permis de dire avec
quelque orgueil que de tous les hommes qui ont souffert beaucoup, il n'a
pas de sujets plus fidèles que ceux qui sont maintenant devant lui.»--«Je
n'en puis douter, brave homme, dit Wilfrid, puisque tu es du nombre. Mais
que signifient ces traces de carnage et de combats, ces hommes tués, et
l'armure sanglante de mon prince?»--«La trahison nous suivait, Ivanhoe, dit
le roi, mais grace à ces braves gens elle a trouvé son châtiment. Ah!
maintenant j'y pense, toi aussi tu es un traître, continua Richard en
souriant, un traître désobéissant: mes ordres n'étaient-ils pas positifs,
ne devais tu pas te reposer à Saint-Botolph jusqu'à ce que ta blessure fût
guérie.»--«Elle est guérie, dit Ivanhoe, elle ne vaut pas maintenant une
piqûre d'épingle. Mais pourquoi, oh! pourquoi, noble prince, affliger ainsi
les coeurs de vos fidèles sujets et exposer votre vie dans des aventures
téméraires, comme si elle n'était pas plus précieuse que celle d'un simple
chevalier errant, qui n'a d'autre intérêt sur terre que celui qui se trouve
au bout de  sa lance et de son épée.»

«Oui, Richard de Plantagenet, dit le roi, ne veut d'autre gloire que celle
que lui procurent sa lance et son épée. Oui, Richard  de Plantagenet est
plus fier de mener à fin une aventure avec son épée et son bras, que s'il
rangeait en bataille une armée de cent mille hommes.»--«Mais votre royaume,
mon prince, dit Ivanhoe, votre royaume est menacé de guerre civile, vos
sujets courent toute espèce de danger, s'il faut qu'ils soient tout à coup
privés de leur souverain dans quelques unes de ces aventures que vous
poursuivez journellement à votre bon plaisir; et en ce moment même je vois
que votre salut tient du miracle.»--«Oh, Oh! mon royaume et mes sujets,
répliqua Richard avec impatience; mais je te dirai, sire Wilfrid, que les
meilleures d'entre eux sont prêts à me payer mes folies avec la même
monnaie. Par exemple, mon très fidèle serviteur Wilfrid d'Ivanhoe n'obéit
pas à mes ordres positifs, et cependant il vient faire un sermon à son roi,
parce qu'il ne suit pas exactement ses conseils: lequel de nous d'eux a le
plus de droit de sermonner l'autre. Quoi qu'il en soit, pardonnez-moi, mon
fidèle Wilfrid, le temps que j'ai passé et que je dois encore passer
incognito à Saint-Botolph, est comme je te l'ai déjà dit, très nécessaire,
afin que mes amis et mes nobles dévoués aient le temps de rassembler leurs
forces, afin que lorsque le retour de Richard sera annoncé, il se trouve à
la tête d'une armée qui fasse trembler ses ennemis et anéantisse ainsi la
trahison sans qu'on ait besoin de tirer l'épée du fourreau. Estoteville et
Bohun ne sont pas assez en forces pour marcher sur York avant vingt-quatre
heures d'ici. Il faut que j'aie des nouvelles de Salisbury au sud et de
Beauchamp dans le Warwickshire, ainsi que de Multon et de Percy au nord. Il
faut que le chancelier s'assure de Londres. Une apparition trop subite
m'exposerait à d'autres dangers que ceux dont pourraient me tirer ma lance
et mon épée, quoique secondées par l'arc du brave Robin, le gourdin du
frère Truck et le cor du sage Wamba.

Wilfrid s'inclina d'un air soumis, il sentit qu'il était utile de combattre
l'esprit chevaleresque qui portait souvent son maître à s'exposer à des
dangers qu'il aurait évités facilement, ou plutôt qu'il lui était
impardonnable de chercher. Wilfrid soupira et se tut, tandis que Richard
s'applaudissait d'avoir imposé silence à son conseiller, quoiqu'au fond de
son coeur il sentît la justice de ses observations. Il continua la
conversation avec Robin-Hood. «Roi des proscrits, lui dit-il, n'auriez-vous
rien à offrir à votre confrère en royauté, car ces misérables défunts m'ont
donné de l'exercice et de l'appétit.»

«En toute vérité, répliqua le braconnier, et j'aurais garde de mentir à mon
souverain, notre magasin est en grande partie pourvu de...» Il s'arrêta
avec quelque embarras. «De gibier, n'est-ce pas[24], dit gaîment Richard;
bien, bien, on ne peut s'attendre à mieux, et vraiment quand un roi ne veut
pas rester chez lui, ni prendre la peine de tuer lui-même son gibier, il me
semble qu'il ne doit pas se fâcher de le trouver tué d'avance.»

«Alors, dit Robin, si votre majesté daigne encore honorer de sa présence un
des lieux de rendez-vous de Robin-Hood, la venaison ne manquera pas, non
plus que l'ale (la bière), et peut-être bien un vin passable.» Le
braconnier se mit en marche, suivi du joyeux monarque, plus content
peut-être de cette rencontre fortuite avec Robin-Hood et ses compagnons,
qu'il ne l'aurait été dans sa royauté au milieu d'un cercle brillant de
pairs et de nobles. Tout ce qui était nouveau en fait de société ou
d'aventures faisait le bonheur de Richard Coeur-de-Lion, et il n'était
jamais si content que lorsqu'il avait rencontré quelque danger, et qu'il
l'avait surmonté. Dans ce roi à coeur de lion se réalisait le caractère
brillant, mais dans le fond bon à rien, d'un vrai chevalier de roman; la
gloire personnelle qu'il s'acquérait par ses propres faits d'armes était
plus précieuse à son imagination exaltée que celle que lui aurait valu dans
son gouvernement la politique et la prudence d'un homme d'état: aussi son
règne fut-il semblable à un météore éclatant et rapide, qui s'élance tout à
coup sur la face des cieux, en y répandant une lumière éblouissante, mais
vaine, qui est aussitôt ensevelie dans une nuit profonde. Ses hauts faits
de chevalerie fournissaient des sujets aux bardes et aux ménestrels, mais
il n'en résultait pour son pays aucun de ces avantages réels, de ceux que
l'histoire aime à rapporter et donne pour exemples à la postérité. Dans sa
compagnie actuelle, Richard se montrait sous les plus aimables apparences;
il était gai, de bonne humeur, et passionné pour le courage dans quelque
personne qu'il se rencontrât. Ce fut sous un énorme chêne qu'on prépara à
la hâte un repas champêtre pour le roi d'Angleterre. Il était entouré
d'hommes que son gouvernement avait proscrits récemment, mais qui
composaient pour l'instant sa cour et son escorte: à mesure que le flacon
circulait, ces hommes grossiers oubliaient la contrainte que leur avait
imposée le présence d'une Majesté; bientôt on en vint aux chansons et aux
plaisanteries. Ils racontaient avec emphase l'histoire de leurs
entreprises, et tout en se faisant gloire du succès avec lequel ils avaient
violé les lois, pas un ne se rappelait qu'il parlait devant celui qui
devait les faire respecter. Le roi lui-même, oubliant sa dignité aussi bien
que toute la compagnie, riait, plaisantait avec la bande joyeuse[25]. Le
bon sens naturel et grossier de Robin-Hood l'avertit qu'il fallait finir la
scène avant que rien n'en eût troublé l'accord, d'autant plus qu'il
remarquait sur le front d'Ivanhoe une ombre d'inquiétude. «Nous sommes
honorés, dit-il à part au baron, par la présence de notre loyal souverain,
mais je ne voudrais pas qu'il abusât de son temps, que les circonstances
actuelles rendent si précieux.»

      Note 24: Richard Coeur-de-Lion était d'une grande sévérité contre les
      braconniers. A. M.

      Note 25: Ce trait rappelle le bon roi d'Yvetot. A. M.

«C'est bien pensé, brave Robin-Hood, dit le chevalier; et sachez de plus
que ceux qui plaisantent avec la souveraineté, même dans ses momens
d'abandon, ne font que jouer avec le lionceau, qui peut, à la moindre
provocation, se servir de ses dents et de ses griffes.»--«Vous avez
précisément la même appréhension que moi, dit le proscrit; mes hommes sont
grossiers par état et par nature. Le roi est aussi fougueux qu'il est de
bonne humeur; je ne puis deviner le moment où il se commettra quelque sujet
d'offense, ni de quelle manière il serait reçu... Il est temps que ce repas
finisse.»--«Tâchez donc d'y parvenir, vaillant archer, dit Ivanhoe, car
pour moi, je crois que chaque mot que j'ai hasardé à ce sujet n'a servi
qu'à le prolonger.»--«Faut-il que je risque d'une parole le pardon et la
faveur de mon souverain, dit Robin-Hood; mais de par saint Christophe il le
faut; je serais indigne de ses bonnes graces si je ne les aventurais pas
pour son propre intérêt... Scathlock, retire-toi derrière ce taillis, et
donne-moi sur ton cor un air normand, à l'instant même, au péril de ta
vie!» Scathlock obéit à son capitaine, et en moins de cinq minutes les
convives tressaillirent au son du cor.

«C'est le son du cor de Malvoisin, dit le meunier se dressant sur ses pieds
et saisissant son arc; le frère laissa aller le flacon qu'il tenait et
s'empara de son bâton à deux bouts; Wamba s'arrêta court au milieu de sa
bouffonnerie, s'élança sur son sabre et saisit son bouclier. Tous les
autres tenaient déjà leurs armes... Les hommes habitués à une vie précaire
passent facilement des festins aux combats. Quant à Richard, ce changement
était pour lui un nouveau plaisir; il demanda son casque et les parties les
plus pesantes de son armure qu'il avait jetées de coté; et, tandis que
Gurth lui aidait à s'en revêtir, il enjoignit strictement à Wilfrid, sous
peine de sa plus grande disgrace, de faire partie de la lutte qu'il
supposait devoir se préparer. «Tu as combattu cent fois pour moi, Wilfrid,
cent fois j'en fus témoin: aujourd'hui c'est à ton tour à voir comment
Richard se bat pour son ami et ses sujets.»

Pendant ce temps Robin-Hood avait envoyé plusieurs de ses compagnons de
divers côtés, comme s'il eût voulu reconnaître l'ennemi. Voyant alors que
tous les convives étaient dispersés, il s'approcha de Richard qui était
complétement armé, et, mettant un genou en terre, il supplia son roi de lui
pardonner. «Et pourquoi? brave archer, dit Richard d'un air impatient; ne
t'ai-je point accordé le pardon de toutes les fautes que tu as pu
commettre? penses-tu que ma parole soit une plume que le vent chasse et
pourchasse entre nous deux? D'ailleurs, tu ne peux pas m'avoir offensé de
nouveau.»--«Il n'est que trop vrai! répondit l'archer, si toutefois c'est
offenser mon prince que de le tromper à son avantage. Le cor que vous avez
entendu n'est pas celui de Malvoisin; c'est par mon ordre qu'on l'a sonné
pour faire cesser un banquet qui usurpait sur des momens trop chers pour
qu'on en abusât.»

Il se releva, et croisant ses mains sur sa poitrine d'un air plutôt
respectueux que soumis, il attendit la réponse du roi comme quelqu'un qui
sait qu'il a pu commettre une offense, mais qui se sent fort de sa louable
intention. La colère fit monter le sang aux joues de Richard, mais ce ne
fut qu'une émotion passagère; le sentiment de la justice l'eut bientôt
remplacée. «Le roi de Sherwood, dit-il, est avare de son gibier et de son
vin pour le roi d'Angleterre! C'est bien, brave Robin; mais quand vous
viendrez me voir dans notre joyeuse ville de Londres, je ne serai pas un
hôte aussi économe. Tu as raison, mon brave ami... Vite à cheval, et
partons. Aussi bien Wilfrid est impatient depuis une heure. Dis-moi, brave
Robin, as-tu un ami dans ta troupe, qui, non content de te donner des avis,
veuille encore diriger jusqu'à tes mouvemens, et ne soit pas content quand
tu veux faire ta volonté plutôt que la sienne?»--«Tel est mon lieutenant
Petit Jean, dit Robin, il est maintenant en expédition sur la terre
d'Écosse, et j'avoue que je suis quelquefois contrarié de la liberté de ses
conseils; mais, après avoir un peu réfléchi, je ne puis garder de rancune
contre celui qui n'a d'autre motif d'inquiétude que l'intérêt de son
maître.»--«Tu as raison, brave archer, dit Richard, et si j'avais d'un côté
Ivanhoe pour me donner de graves avis et les recommander par la triste
gravité de son front, et toi de l'autre pour me forcer par la ruse à faire
ce que tu croirais m'être avantageux, je serais aussi peu maître de ma
volonté qu'aucun roi de la chrétienté ou du paganisme. Mais, allons,
messieurs, partons gaiement pour Coningsburgh et n'y pensons plus.»

Robin-Hood lui assura qu'il avait envoyé un parti en avant sur le chemin
qu'il devait traverser; que s'il existait quelque embuscade, il ne
manquerait pas de la découvrir, et qu'il le préviendrait: de sorte qu'il ne
doutait pas que la route ne fût sûre, et que dans tous les cas il en aurait
avis à temps, afin qu'il attendît une forte troupe d'archers qu'il se
proposait de conduire lui-même sur la même route. Ces sages et prudentes
dispositions qu'on prenait pour sa sûreté touchèrent sensiblement Richard,
et effacèrent entièrement tout souvenir de la petite ruse du capitaine
braconnier. Il lui tendit encore une fois la main, l'assura de son pardon
et de sa faveur future, ainsi que de la ferme résolution de restreindre les
droits tyranniques de la chasse, en changeant des lois trop rigoureuses qui
avaient poussé tant d'archers anglais à la rébellion. Mais la mort
prématurée de Richard rendit nulles ses bonnes intentions, et l'on arracha
des mains de Jean la charte des forêts, quand il succéda à son vaillant
frère. Le reste de la vie de Robin-Hood, ainsi que l'histoire de la
trahison dont il fut victime, tout cela se retrouvait dans ces petits
livres qu'on payait jadis un sou, et qui sont maintenant à bon marché, lors
même qu'on en donne leur pesant d'or.

Le proscrit avait dit vrai, et le roi suivi d'Ivanhoe, de Gurth et de
Wamba, arriva sans nul accident devant Coningsburgh avant le coucher du
soleil. Il existe en Angleterre peu de vues plus belles et plus imposantes
que celles du voisinage de cette antique forteresse saxonne. La rivière
paisible du Don traverse un amphithéâtre dans lequel les plaines sont
richement entrecoupées de collines et de bois; il est sur une montagne qui
s'élève non loin de la rivière qu'on aperçoit. Cet ancien édifice,
environné de murailles et de tranchées, ainsi que l'indique son nom saxon,
servait avant la conquête d'habitation aux rois d'Angleterre: les murs
extérieurs semblent avoir été construits par les Normands, mais le donjon
porte l'empreinte d'une haute antiquité. Il est situé sur une côte dans un
angle de la cour intérieure, et forme un cercle complet d'environ
vingt-cinq pieds de diamètre; le mur est d'une épaisseur énorme, et est
soutenu par six arcs-boutans qui partent de la demi-lune, et flanquent la
tour qu'ils paraissent supporter. Les arcs-boutans massifs sont creux vers
le sommet, et se terminent par des espèces de tourelles qui communiquent
avec l'intérieur de la tour morne. Vu à une certaine distance, cet énorme
édifice avec son bizarre entourage offre autant de charmes aux yeux d'un
amateur du pittoresque, que l'intérieur du château présente d'intérêt à
l'antiquaire avide dont l'imagination se transporte aux temps de
l'heptarchie. On montre dans le voisinage du château un monticule qui passe
pour être le tombeau du célèbre Hengist. D'autres monumens de la plus
grande antiquité, et tous dignes de curiosité, existent dans le cimetière
voisin.

Quand Richard Coeur-de-Lion et sa suite approchèrent de cet édifice, d'une
architecture grossière mais imposante, il n'était pas comme aujourd'hui
entouré de fortifications extérieures; l'architecte saxon avait épuisé son
art pour défendre la tour principale: le reste ne consistait qu'en une
barrière de palissades.

Une énorme bannière noire, qui flottait au sommet d'une tour, annonçait
qu'on était encore occupé à célébrer les obsèques de son dernier maître;
elle ne portait aucun emblème de la qualité ni du rang du défunt: car les
armoiries étaient encore très nouvelles parmi les chevaliers normands, et
tout-à-fait inconnues des Saxons; mais au dessus de la grille on voyait une
autre bannière qui portait la figure grossièrement peinte d'un cheval
blanc, indiquant la nation et le rang du défunt par le symbole bien connu
de Hengist et de ses guerriers. Les environs du château offraient une scène
animée: car à cette époque d'hospitalité des banquets funéraires préparés
en grand nombre, invitaient à s'y asseoir quiconque se présentait, puisque
non seulement les parens les plus éloignés, mais encore tous les passans
avaient droit d'y prendre part. Les richesses et la grandeur d'ame
d'Athelstane décédé faisaient qu'on observait cette coutume dans toute sa
plénitude.

On voyait donc des troupes nombreuses monter et descendre la colline sur
laquelle le château était situé; et quand le roi et sa suite pénétrèrent
dans les barrières ouvertes et sans garde, ils furent témoins d'une scène
qui ne s'accordait guère avec la cause de ce rassemblement: d'un côté,
c'étaient des cuisiniers occupés à faire rôtir des boeufs énormes et des
moutons gras; de l'autre, des muids d'ale ou bière étaient placés à la
disposition de tous les arrivans. On voyait des groupes de toute espèce
dévorant les alimens et buvant la liqueur qu'an abandonnait à leur
discrétion; le serf saxon, à moitié nu, oubliait sa demi-année de faim et
de soif dans une journée de voracité et d'ivresse; le bourgeois, mieux
nourri, choisissait son morceau et discutait sur le talent du brasseur et
la qualité de la boisson; quelques uns des plus pauvres parmi la noblesse
normande se faisaient aussi reconnaître à leur menton ras et à leurs
casaques écourtées autant qu'à l'affectation qu'ils mettaient à se tenir
ensemble, jetant de temps en temps un oeil de mépris sur la cérémonie, tout
en daignant prendre leur part de tant de libéralité.

Les mendians, bien entendu, y étaient par centaines, parmi lesquels on
distinguait quelques soldats errans qui se disaient arriver de la
Palestine. Des colporteurs offraient leurs marchandises, des ouvriers
demandaient de l'ouvrage, des pèlerins vagabonds, des prêtres de toute
sorte, des ménestrels saxons, des bardes errans du pays de Galles,
murmuraient des prières et arrachaient quelque hymne de leurs harpes et
autres instrumens. L'un dans un panégyrique lamentable faisait entendre les
louanges d'Athelstane, un autre dans un long poème généalogique en vers
saxons, citait les noms durs et désagréables de ses nobles ancêtres. Les
jongleurs, les bouffons, ne manquaient pas, et la cause de cette réunion ne
paraissait pas devoir interrompre l'exercice de leur profession: au fait,
les idées des Saxons sur ce sujet étaient aussi naturelles que grossières;
si le chagrin altérait, il fallait boire; s'il affamait, il fallait manger;
s'il attristait, il fallait s'égayer, ou au moins se distraire. Les
assistans ne manquaient pas de profiter de tous ces moyens de consolation;
seulement de temps à autre comme s'ils se fussent rappelé la cause de leur
réunion, les hommes poussaient des gémissemens, et les femmes qui étaient
en grand nombre élevaient la voix pour imiter des cris de douleur.

Telle était la scène qui se passait dans la cour du château de Coningsburgh
au moment où Richard y arrivait avec sa suite. Le sénéchal, qui ne daignait
pas s'occuper des hôtes subalternes qui entraient et sortaient
continuellement, fut frappé du maintien du monarque et d'Ivanhoe, surtout
il lui semblait que les traits de ce dernier lui étaient connus. D'ailleurs
la présence de deux chevaliers, car tel l'indiquait leur costume, était un
événement assez rare dans une solennité Saxonne, pour être considéré comme
un honneur rendu au défunt et à sa famille. Dans son habit de deuil et
tenant à la main la baguette blanche, marque de son office, l'important
personnage fit ranger les convives de toute classe, conduisant ainsi
Richard et Ivanhoe jusqu'à l'entrée de la tour; Gurth et Wamba y eurent
bientôt trouvé des connaissances, et ne se permirent pas d'avancer plus
loin jusqu'à ce que leur présence devînt nécessaire.


CHAPITRE XLII.


      «Je les vis suivre le corps de Marcello, et il y avait
      une mélodie solennelle dans les chants, les larmes
      et les élégies, comme on en remarque au lit de mort
      des grands.»                  _Ancienne comédie_.


La manière d'entrer dans la grande tour du château de Coningsburgh est
toute particulière et tient de la rustique simplicité des temps reculés où
fut construit cet édifice. Les marches raides et étroites conduisent à une
petite porte du côté du sud, par laquelle l'antiquaire explorateur peut
encore, ou du moins pouvait, il y a peu d'années, gagner un escalier
pratiqué dans l'épaisseur du gros mur de la tour et conduisant au troisième
étage; car les deux premiers n'étaient que des donjons ou cachots qui ne
recevaient ni air, ni jour, si ce n'est par un trou carré dans le troisième
étage, d'où il paraît que l'on communiquait avec une échelle. On montait
aux appartemens supérieurs, c'est-à-dire au quatrième ou dernier étage, par
des escaliers pratiqués dans les arcs-boutans extérieurs.

Ce fut par cette entrée difficile et compliquée que le bon roi Richard
suivi de son fidèle Ivanhoe pénétra dans la grande salle en rotonde,
formant la totalité du troisième étage. Le dernier eut le temps de se
couvrir la figure avec son manteau, comme il avait été convenu, afin de ne
se faire reconnaître de son père que lorsque le roi lui en donnerait le
signal.

Là se trouvaient rassemblés autour d'une grande table en bois de chêne
environ douze représentans les plus distingués des familles saxonnes des
contrées adjacentes; tous vieillards ou du moins hommes mûrs; car la
plupart des jeunes gens, au grand déplaisir de leurs pères, avaient, comme
Ivanhoe, rompu les barrières qui séparaient depuis un demi-siècle les
Normands vainqueurs des Saxons vaincus. L'air grave et triste de ces hommes
vénérables, leur silence étudié, formait un contraste frappant avec le
bruit des orgies qu'on célébrait dans la cour extérieure. Leurs cheveux
blancs, leur longue barbe, leur tunique modelée sur des coutumes antiques,
et leurs grands manteaux noirs, avaient une singulière analogie avec le
lieu dans lequel ils se trouvaient, et leur donnaient l'air d'une troupe
des adorateurs de Wodin, rappelés à la vie pour pleurer la décadence de
leur gloire nationale.

Cedric, assis sur le même rang que ses compatriotes, semblait néanmoins,
par un consentement unanime, agir comme chef de l'assemblée. À l'aspect de
Richard, qu'il ne connaissait que sous le nom de valeureux chevalier du
cadenas, il se leva gravement et le salua suivant l'usage des Saxons, en
prononçant les mots de _waes hael_, votre santé, et en levant en même temps
une coupe à la hauteur de sa tête. Le roi qui n'ignorait pas les usages de
ses sujets anglais, répondit au salut par les mots _drink hael_, je bois à
votre santé, et il prit la coupe que lui offrit l'échanson. Cedric usa de
la même courtoisie envers Ivanhoe, qui répondit à son père en inclinant
seulement la tête, de peur que sa voix ne le fît reconnaître.

Lorsque fut terminée cette cérémonie préliminaire, Cedric se leva, et
présentant sa main à Richard le conduisit dans une petite chapelle rustique
près d'un des arcs-boutans. Comme il n'y avait d'autre ouverture qu'une
étroite barbacane, le lieu eût été environné de ténèbres, si deux grossiers
flambeaux n'y eussent répandu un peu de lumière au milieu d'un nuage de
fumée, et à l'aide de laquelle on apercevait un toit formé en voûte, des
murailles nues, un petit autel en pierres non polies, et un crucifix
également en pierre.

Devant cet autel était placée une bière, à chaque côté de laquelle on
voyait trois prêtres à genoux, un chapelet à la main, et qui murmuraient
des prières avec tous les signes de la plus grande dévotion extérieure.
C'étaient des moines du couvent de Saint-Edmond, en faveur desquels la mère
du défunt avait fait un legs considérable, en échange de prières promises
par eux pour le repos de l'aine de son fils Athelstane. Aussi presque tout
le couvent se trouvait là réuni, excepté le frère sacristain, vu qu'il
était boiteux. Les moines se relevaient d'heure en heure autour de la
bière, et pendant que six d'entre eux priaient, les autres se livraient
dans la cour aux sensualités de la gastronomie. En exerçant cette pieuse
garde, les bons moines avaient bien soin de ne pas interrompre leurs hymnes
un seul instant, de peur que Zernebock, l'ancien appollyon, ou démon des
Saxons, ne saisît ce moment pour s'emparer de l'ame du pauvre Athelstane.
Ils ne veillaient pas moins à ce qu'aucun laïque ne s'avisât de toucher au
poêle qui couvrait la bière, lequel ayant été employé aux funérailles de
Saint-Edmond, se fût trouvé profané par un semblable attouchement. Si
toutes ces attentions dévotes pouvaient être de quelque utilité au défunt,
il avait droit de les attendre des moines de Saint-Edmond, puisque outre
cent marcs d'or que sa mère leur avait payés pour la rançon de l'ame de son
fils, elle avait annoncé l'intention de laisser après le décès de ce
dernier tous ses biens à ce couvent, pour assurer à son fils, à son mari et
à elle-même des prières perpétuelles.

Richard et Wilfrid suivirent le saxon Cedric dans la chambre du mort, où,
comme leur guide leur indiquait d'un air solennel la bière d'Athelstane
moissonné avant le temps, ils suivirent son exemple en s'agenouillant et en
faisant le signe de la croix, et une courte prière pour le repos de l'ame
du défunt.

Cet acte de pieuse charité accompli, Cedric leur fit signe de le suivre, et
montant quelques marches d'un pas grave et sans bruit, il ouvrit avec une
grande précaution la porte d'un petit oratoire adjacent à la chapelle.
C'était une pièce carrée d'environ huit pieds, éclairée par deux
barbacanes, où descendaient alors les derniers rayons du soleil couchant,
qui leur firent apercevoir une femme dont la figure respectable offrait
encore des traces de sa première beauté. Sa longue robe de deuil et son
voile flottant de crêpe noir relevaient la blancheur de sa peau, et la
beauté de sa chevelure aux tresses d'or, où le temps n'avait pu encore
mêler son empreinte argentée. Sa contenance exprimait le plus profond
chagrin, uni pourtant à la résignation. Sur une table de pierre, devant
elle, on voyait un crucifix en ivoire, et un missel dont les marges étaient
richement enluminées et ornées d'agrafes d'argent avec les coins de même
métal.

«Noble Edith, dit le Saxon Cedric après avoir gardé un moment le silence,
comme pour donner à Richard et à Wilfrid le temps de considérer la dame de
ce château, voilà de dignes étrangers qui viennent prendre part à tes
chagrins, et celui-ci spécialement est le vaillant chevalier qui combattit
si vaillamment pour la délivrance de celui que nous pleurons en ce jour.»

«Je prie sa valeur d'agréer mes remerciemens, répondit la dame, quoiqu'il
ait plu à Dieu que cette valeur ne pût sauver mon fils; je remercie
également l'étranger et son compagnon de la courtoisie qui les a portés à
visiter la veuve d'Adeling, la mère d'Athelstane dans un moment de deuil et
de lamentations. En remettant ces hôtes à vos soins hospitaliers, mon digne
parent, je suis certaine qu'ils seront bien accueillis dans cette demeure.»

Les deux hôtes saluèrent humblement la mère affligée, et ils se retirèrent
avec leur guide. Celui ci les fit monter par un escalier tournant dans un
autre appartement au dessus de la chapelle et de même grandeur. Avant que
la porte fût ouverte, un chant mélancolique et lent se fit entendre.
C'était un hymne que lady Rowena et trois autres jeunes filles chantaient
pour le repos de l'ame du défunt. En voici quelques strophes, les seules
qui aient été conservées:

      L'homme n'est que poussière,
      Dans l'horreur des tombeaux
      Sa dépouille grossière
      Va terminer ses maux,
      Et nourrir dans la bière
      L'avide fourmilière
      Des rampans vermisseaux.

      Ton ame est envolée
      En des lieux inconnus,
      Et sera consolée
      Au séjour des vertus;
      Elle oubliera ses peines
      Et les terrestres haines
      Au milieu des élus.

      Par ta grâce, ô Marie!
      Abrège notre vie
      Qu'assiégent les tourmens;
      Jusqu'à ce que l'aumône,
      Et quelques voeux fervens,
      Nous gagnent la couronne
      Qu'à leur trépas Dieu donne
      Aux vertueux vivans.

Tandis que l'on chantait cet hymne à voix demi-basse et triste, Cedric
s'avança, et les deux autres se trouvèrent devant une vingtaine de
jeunes Saxonnes appartenant à d'illustres familles, et dont les unes
travaillaient à broder, autant que leur habileté et leur goût le
permettaient, un grand poêle de soie destiné à couvrir le cercueil
d'Athelstane, pendant que les autres, recueillant des fleurs dans des
paniers placés devant elles, en formaient des guirlandes de deuil.
L'extérieur de ces jeunes filles était décent, s'il n'annonçait pas une
profonde affliction: parfois un chuchotement ou un sourire attirait à
quelques unes la réprimande de matrones plus graves; et quelques autres
semblaient plus attentives à examiner leurs guirlandes qu'à réfléchir
sur cette pompe funéraire. Enfin, si nous devons dire toute la vérité,
la venue de deux étrangers causa des distractions à ces belles Saxonnes,
qui jetèrent sur eux plus d'une oeillade à la dérobée. Lady Rowena, trop
fière pour être vaine, les salua d'un air imposant et gracieux à la
fois. Sa physionomie était sérieuse sans annoncer l'abattement; il peut
se faire que la jeune Saxonne eût une tristesse profonde, mais alors il
est probable que l'incertitude où elle était sur le destin d'Ivanhoe n'y
avait pas moins de part que la mort d'Athelstane son parent.

Quant à Cedric, dont l'esprit n'était pas toujours bien clairvoyant, il
crut lire cependant sur la figure de sa pupille un chagrin plus grand que
sur celle de ses autres compagnes, et il jugea convenable d'en expliquer la
cause aux deux étrangers, en leur disant que sa main avait été promise au
noble Athelstane. Il est probable qu'une pareille confidence n'augmenta
point l'affliction de Wilfrid à l'égard du deuil que célébrait Cedric.

Ayant ainsi introduit en forme ses hôtes dans les divers appartemens où
l'on célébrait les obsèques d'Athelstane, Cedric les conduisit dans une
salle destinée, comme il le déclara, aux personnes de distinction qui
assisteraient à ces funérailles, et qui n'ayant eu que de légères liaisons
avec le défunt, ne pouvaient naturellement manifester le même regret que
ses parens et ses amis. Il les assura qu'on ne leur laisserait manquer de
rien, et il était au moment de se retirer quand le chevalier noir le retint
par la main.

«Je désire vous rappeler, noble thane, lui dit-il, que lorsque nous nous
séparâmes dernièrement, vous me promîtes de m'accorder une faveur en
reconnaissance du service que j'avais eu l'avantage de vous rendre.»--«Il
est accordé d'avance, noble chevalier, dit Cedric, quoique dans un moment
si triste...»--«J'y ai de même pensé, dit le roi; mais le temps presse, et
l'occasion ne me semble pas si mal choisie qu'on pourrait le croire....;
car en fermant la tombe du noble Athelstane, nous devrions y déposer
certains préjugés et de certaines opinions.»--«Sire chevalier du cadenas,
répondit Cedric le visage coloré de honte, et en interrompant le monarque
à son tour, je me flatte que le don que vous avez à réclamer de moi vous
regarde, et personne autre; car en ce qui concerne l'honneur de ma maison,
il paraîtrait peu convenable, selon moi, qu'un étranger s'en occupât.»

«Aussi ne veux-je m'en occuper, dit le roi avec douceur, qu'autant que vous
me regarderez comme partie intéressée. Jusqu'ici vous ne m'avez connu que
sous le nom de chevalier noir ou du cadenas; reconnaissez maintenant en moi
Richard Plantagenet.»--«Richard d'Anjou!» s'écria Cedric en reculant et
dans la plus grande surprise.--«Non, noble Cedric, dit le roi, Richard
d'Angleterre, dont le plus cher intérêt, le plus ardent désir, est de voir
tous ses enfans unis ensemble et ne faisant qu'un seul peuple. Eh bien,
noble thane, ton genou ne pliera-t-il point devant ton prince?»--«Jamais il
n'a fléchi devant le sang humain,» répondit Cedric.

«Eh bien! réserve ton hommage, dit le monarque, jusqu'à ce que j'aie prouvé
que j'y ai des droits par la protection que j'accorderai aux Normands et
aux Anglais.»--«Prince, répliqua Cedric, j'ai toujours rendu justice à ta
bravoure et à ton mérite. Je n'ignore pas non plus tes droits à la
couronne, comme descendant de Mathilde, nièce d'Edgar Atheling, et fille de
Malcolm d'Écosse. Mais Mathilde, quoique du sang royal saxon, n'était pas
héritière de la monarchie.»

«Je ne veux pas discuter mon titre avec toi, noble thane, dit Richard; mais
jette les yeux autour de toi, et dis-moi si tu en vois quelque autre qui
puisse être mis dans la balance avec le mien.»--«Et tes pas errans
t'ont-ils donc conduit jusqu'ici, prince, pour me parler ainsi? dit Cedric.
Me reprocher la ruine de ma race avant que la tombe se soit fermée sur le
dernier rejeton de la royauté saxonne.» Sa figure s'animait à mesure qu'il
parlait. «C'est un acte d'audace!... de témérité!»--«Non, par la sainte
croix! répliqua le roi, j'ai agi avec cette confiance franche qu'un homme
brave peut mettre dans un autre, sans l'ombre la plus légère de danger.»

«Tu dis bien, sire roi, dit Cedric, car roi je te reconnais, et roi tu
seras, en dépit de ma faible opposition. Je n'ose employer le seul moyen
que j'aurais de l'empêcher, quoique tu m'aies donné une forte tentation
d'en faire usage, et que ce moyen soit à ma portée.»

«Parlons maintenant, dit le roi, du don que j'ai à te demander, et que je
ne te demanderai pas avec moins de confiance, quoique tu aies contesté la
légitimité de ma souveraineté. Je requiers de toi, comme homme qui gardes ta
parole sous peine d'être tenu pour un homme sans foi, parjure et
_nidering_, de pardonner et rendre ton affection paternelle au brave
chevalier Wilfrid d'Ivanhoe. Tu conviendras que j'ai un grand intérêt dans
cette réconciliation, celui du bonheur de mon ami, celui de mettre fin à
toute dissension entre mes fidèles et loyaux sujets.»

«Et c'est là Wilfrid,» dit Cedric en tendant la main à son fils.--«Mon
père! mon père! dit Ivanhoe en se jetant aux pieds de Cedric,
accorde-moi ton pardon.»

«Tu l'as, mon fils, dit Cedric en le relevant. Le fils d'Hereward sait
tenir sa parole, même quand il l'a donnée à un Normand. Mais je voudrais te
voir prendre les vêtemens et le costume de tes ancêtres anglais; point de
manteaux courts, de bonnets bizarres, de plumes fantastiques, dans ma
maison, où je ne veux voir que la décence. Celui qui veut être le fils de
Cedric doit se montrer le descendant d'ancêtres anglais. Tu voudrais me
parler, ajouta-t-il en prenant un air grave, mais je devine le sujet. Lady
Rowena doit porter le deuil pendant deux ans, comme si elle eût été fiancée
à l'époux qui lui était destiné. Tous nos ancêtres saxons nous
désavoueraient si nous songions à une nouvelle union avant que la tombe de
celui auquel elle devait donner sa main, de celui qui, par sa naissance et
par ses aïeux, était le plus digne d'elle, soit irrévocablement fermée.
L'ombre d'Athelstane lui-même briserait son cercueil encore humide de son
sang, et apparaîtrait devant nous pour nous défendre de déshonorer ainsi sa
mémoire.»

On eût dit que les dernières paroles de Cedric avaient conjuré un spectre;
car à peine les eut-il prononcées que la porte s'ouvrit et qu'Athelstane,
couvert des enveloppes d'un mort, se présenta devant eux, le visage pale,
les yeux hagards et comme une ombre qui sort du tombeau.

L'effet que cette apparition produisit sur les personnages présens fut
épouvantable au delà de toute expression. Cedric recula jusqu'à ce que le
mur de l'appartement ne lui permît pas d'aller plus loin; et s'y appuyant,
comme ne pouvant plus se soutenir, porta ses regards sur la figure de son
ami, dont les yeux paraissaient fixes et la bouche incapable de se fermer.
Ivanhoe faisait des signes de croix, récitait des prières en saxon, en
latin, en français, suivant que sa mémoire les lui fournissait, pendant que
Richard disait _Benedicite_, et jurait _Mort de ma vie!_

En même temps on entendit un bruit horrible qui se faisait dans les
appartemens inférieurs de la maison. Les uns criaient: «Saisissez ces
traîtres de moines;» d'autres: «Jetez-les dans le cachot;» d'autres enfin:
«Précipitez-les du haut des murailles.»--«Au nom de Dieu! dit Cedric
s'adressant à celui qui lui semblait être le spectre de son ami mort, si tu
es encore mortel, parle; si tu es une ame séparée de son corps, dis-moi
pourquoi tu viens visiter de nouveau cette terre, et si je puis faire
quelque chose pour ton repos. Vivant ou mort, noble Athelstane, parle à
Cedric.»

«Je parlerai, dit le spectre d'un ton calme, lorsque j'aurai repris haleine
et que vous m'en donnerez le temps. Vivant, dis-tu? Je le suis autant que
peut l'être celui qui a été nourri de pain et d'eau pendant trois jours,
qui m'ont paru trois siècles. Oui, de pain et d'eau, père Cedric. Par le
ciel et par les saints qui s'y trouvent, meilleure nourriture n'a pas passé
par mon gosier pendant trois grands jours, et c'est par un coup de la
Providence que je suis ici pour vous le dire.»--«Mais, noble Athelstane,
dit le chevalier noir, je vous ai vu moi-même renversé par le farouche
templier vers la fin de l'assaut donné à Torquilstone; et comme je l'ai cru
et comme Wamba l'a rapporté, vous aviez eu la tête fendue jusqu'aux dents.»

«Vous avez mal cru, sire chevalier, dit Athelstane, et Wamba a menti. Mes
dents sont en bon ordre, et je vous en donnerai la preuve tout à l'heure en
soupant. Toutefois ce n'est pas grace au templier, dont l'épée tourna dans
sa main de manière que je ne fus frappé que du plat. Si j'avais eu mon
casque d'acier sur la tête, je n'y aurais pas plus fait attention qu'à une
paille, et je lui aurais appliqué une riposte qui lui aurait ôté tout
espoir d'effectuer sa retraite. Mais enfin je fus renversé, étourdi à la
vérité, mais non blessé. D'autres, tant de l'un que de l'autre parti,
furent renversés et tués sur moi, en sorte que je ne repris mes sens que
lorsque je me trouvai dans un cercueil qui, fort heureusement pour moi,
était ouvert, placé devant l'autel de l'église de Saint-Edmond. J'éternuai
plusieurs fois, je soupirai, je gémis, je m'éveillai, et j'étais au moment
de me lever, lorsque le sacristain et l'abbé, tout pleins de terreur,
accoururent au bruit, surpris sans doute, mais nullement satisfaits, de
voir vivant un homme dont ils avaient espéré être eux-mêmes les héritiers.
Je demandai du vin: on m'en donna; mais il avait sans doute été fortement
drogué, car je m'endormis encore plus profondément qu'auparavant, et je ne
me réveillai qu'au bout de plusieurs heures. Mes bras étaient étendus et
enveloppés, mes pieds si fortement liés, que les chevilles m'en font mal
seulement d'y penser; le lieu complétement noir, les oubliettes, je
m'imagine, de ce maudit couvent, et, comme me le fit conjecturer l'odeur
cadavéreuse, humide, étouffante, un caveau, un lieu de sépulture. Je me
faisais déjà d'étranges idées sur ce qui venait de m'arriver, lorsque la
porte de mon affreux donjon tourna en criant sur ses gonds, et je vis
entrer deux scélérats de moines. Ne voulaient-ils pas me persuader que
j'étais en purgatoire? Mais je connaissais trop bien la voix poussive, la
respiration courte, du père abbé. Saint Jérémie! quelle différence de ce
ton à celui avec lequel il me demandait une autre tranche de venaison! Ce
chien-là a fait bombance avec moi depuis Noël jusqu'aux Rois.»

«Patience, noble Athelstane, dit le roi, reprenez haleine; racontez votre
histoire à loisir; sur mon honneur, le récit de cette histoire est aussi
intéressant que la lecture d'un roman.»--«C'est possible, dit Athelstane,
mais, par la croix de Bromeholm, il ne s'agit pas ici de roman. Un pain
d'orge et une cruche d'eau, voilà tout ce qu'ils m'ont donné, ces vilains
scélérats que mon père et que moi-même avons enrichis, dans un temps où ils
n'avaient pour toute ressource que les tranches de lard et les mesures de
grain que, par leurs cajoleries, ils ont obtenues de pauvres et misérables
serfs en échange de leurs prières. Repaire infâme de sales, ingrates,
abominables vipères! un pain d'orge et une cruche d'eau pour moi, pour un
bienfaiteur tel que moi! Mais je les enfermerai dans leur tanière, dussé-je
être excommunié.»--«Mais, au nom de la sainte Vierge, noble Athelstane, dit
Cedric, saisissant la main de son ami, comment es-tu échappé à ce péril
imminent? Leurs coeurs se sont-ils laissé toucher?»

«Toucher! répéta Athelstane; le soleil peut-il fondre les rochers? J'y
serais encore sans un mouvement dans le couvent, occasionné, à ce que je
vois, par la procession des moines qui venaient pour assister au repas des
funérailles, tandis qu'ils savaient fort bien où et comment ils m'avaient
enterré tout vivant. J'entendis le chant rauque de leurs psaumes, ne me
doutant guère qu'ils étaient occupés à prier pour le repos de l'ame de
celui qu'ils faisaient mourir de faim. Ils partirent cependant, et
j'attendis long-temps un renouvellement de nourriture, ce qui n'était pas
fort étonnant parce que le goutteux sacristain s'occupait plus de sa
cuisine que de la mienne. Il arriva enfin d'un pas chancelant, et exhalant
autour de sa personne une forte odeur de vin et d'épices. La bonne chère
avait attendri son coeur, car, au lieu de ma précédente provision, il me
laissa une tranche de pâté et un flacon de vin. Je mangeai, je bus et me
sentis fortifié; et pour surcroît de bonheur, le sacristain, trop vieux
pour remplir convenablement les devoirs de sa place, ferma la porte à clef,
à la vérité, mais de manière que le pêne resta en dehors de la gache, et
que la porte resta entr'ouverte. La lumière, la nourriture, le vin,
stimulèrent mon invention. L'anneau auquel mes chaînes étaient attachées
était plus rouillé que le scélérat d'abbé ni moi-même n'avions supposé, car
le fer même ne pouvait résister à l'action de l'humidité dans ce donjon
infernal.»

«Reprends haleine, noble Athelstane, dit Richard, et goûte quelques
rafraîchissemens avant de continuer ta narration.»--«Rafraîchissemens? dit
Athelstane, j'en ai pris cinq fois aujourd'hui, et néanmoins une tranche de
cet appétissant jambon ne ferait pas de mal à votre affaire. Voulez-vous
bien, beau sire, me faire raison d'un coup de vin?»

Les convives, bien que plongés encore dans le plus grand étonnement, burent
à la santé de leur ami ressuscité, qui continua son récit. Ses auditeurs
étaient maintenant plus nombreux que lorsqu'il avait commencé; car Édith,
qui avait donné quelques ordres nécessaires pour arranger le château, avait
suivi le mort-vivant jusqu'à l'appartement destiné aux étrangers, suivi du
nombre de personnes, tant hommes que femmes, que la chambre avait pu
contenir; tandis que d'autres, se pressant en foule sur l'escalier,
recevaient une édition fautive de l'histoire, et la transmettaient encore
plus inexactement à ceux qui étaient plus bas, lesquels la faisaient passer
à la foule qui se trouvait au dehors, de manière à rendre le fait
réellement méconnaissable.

Athelstane reprit ainsi le fil de sa narration: «Voyant que ma chaîne ne
tenait plus à l'anneau, je me traînai au haut de l'escalier aussi bien que
le peut un homme chargé de fers et affaibli par le jeûne; et après avoir
marché long-temps à tâtons, le chant d'un gai couplet dirigea mes pas
jusque dans un appartement où le digne sacristain, sauf respect, était
occupé à dire la messe du diable avec un gros frère en froc et en capuchon,
un drôle à larges épaules, qui avait plutôt l'air d'un voleur que d'un
homme d'église. Je me précipitai au milieu d'eux; et le linceul qui me
couvrait, et le bruit que faisaient mes chaînes en s'entrechoquant, me
firent paraître plutôt comme un habitant de l'autre monde que de celui-ci.
Tous les deux restèrent pétrifiés: mais lorsque j'eus renversé le
sacristain d'un coup de poing, son compagnon m'allongea un coup d'un énorme
bâton.»

«Je parierais la rançon d'un comte, dit Richard, que c'était notre frère
Truck.»--«Qu'il soit le diable s'il veut, dit Athelstane; toujours
est-il que fort heureusement il manqua son coup, et que, lorsque je
m'approchai pour lutter avec lui, il s'enfuit à toutes jambes. Je ne
perdis pas de temps à débarrasser les miennes au moyen de la clef du
cadenas que je trouvai parmi celles du trousseau du sacristain; j'avais
même quelque envie de lui casser la tête avec le paquet de clefs; mais
le souvenir de la tranche de pâté et du flacon de vin que le drôle
m'avait donnés dans mon cachot vint attendrir mon coeur, et, me
contentant de lui allonger deux bons coups de pied, je le laissai étendu
sur le plancher. Je mangeai un morceau de viande et bus quelques verres
de vin faisant partie du régal que les deux vénérables frères avaient
préparé. J'allai à l'écurie où je trouvai, dans un endroit séparé, un de
mes meilleurs palefrois destiné probablement à l'usage particulier du
père abbé. Je suis venu ici de toute la vitesse de mon cheval, hommes et
femmes fuyant devant moi partout où je passais, me prenant pour un
spectre, d'autant plus que, pour ne pas être reconnu, j'avais fait
retomber le linceul sur mon visage. Je n'aurais même pu entrer dans mon
propre château, si l'on ne m'eût pris pour le pierrot d'un jongleur, qui
amuse la foule dans la cour du château, à l'occasion des funérailles de
son seigneur. Le concierge a sans doute cru, d'après mon costume, que je
devais jouer un rôle dans la farce du joueur de gobelets, et il m'a
laissé entrer. Je n'ai fait que me découvrir à ma mère, manger un
morceau à la hâte, et je suis venu vous chercher, mon noble ami.»

«Et vous m'avez trouvé, dit Cedric, prêt à reprendre notre noble projet de
recouvrer l'honneur et la liberté. Je te dis que jamais jour plus favorable
que celui de demain ne se lèvera pour délivrer la race saxonne.»--«Ne me
parle pas de délivrer qui que ce soit, dit Athelstane; c'est bien assez que
je me sois délivré moi-même. Ce qui m'occupe davantage, c'est de punir ce
scélérat d'abbé. Je veux le faire pendre au haut du château de Coningsburgh
avec sa chape et son étole; et si l'escalier est trop étroit pour laisser
passer son énorme panse, je le ferai hisser au moyen d'une corde et d'une
poulie.»--«Mais, mon fils, dit Édith, considère son sacré caractère.»

«Considérez mes trois jours de jeûne, répliqua Athelstane. Je veux qu'ils
périssent tous, pas un d'excepté. Front-de-Boeuf a été brûlé vif pour un
moindre sujet. Du moins, il tenait bonne table pour ses prisonniers;
seulement il y avait trop d'ail dans le dernier plat de potage. Mais ces
hypocrites, ingrats coquins, flatteurs parasites, qui sont venus si souvent
s'asseoir à ma table sans y être invités, qui ne m'ont donné ni potage, ni
ail! par l'ame d'Hengist, ils périront.»

«Mais le pape, mon noble ami, dit Cedric...»--«Mais le diable, mon noble
ami, répondit Athelstane... Ils mourront, et il n'en sera plus question.
Quand ils seraient les meilleurs de la terre, le monde ira tout aussi bien
sans eux.»--«Fi! noble Athelstane, dit Cedric; oublie ces misérables dans
un moment où une carrière de gloire s'ouvre devant toi. Dis à ce prince
normand, Richard d'Anjou, que tout Coeur-de-Lion qu'il est, il ne montera
pas sur le trône d'Alfred, sans qu'il lui soit disputé, tant qu'il existera
un descendant mâle du saint confesseur.»

«Quoi! s'écria Athelstane, est-ce là le noble roi Richard?»--«C'est Richard
Plantagenet lui-même, dit Cedric; néanmoins je n'ai pas besoin de te
rappeler qu'étant venu ici de sa libre volonté, tu ne peux lui faire aucun
mal, ni le retenir prisonnier. Tu sais fort bien quel est ton devoir envers
lui comme son hôte.»

«Oui, par ma foi, dit Athelstane, et mon devoir comme son sujet en
outre; car me voici prêt à lui rendre foi et hommage, de mon coeur et de
ma main.»--«Mon fils, dit Édith, songe à tes droits.»--«Songe à la
liberté de l'Angleterre, prince dégénéré, dit Cedric.»--«Ma mère, mon
ami, dit Athelstane, trève, je vous prie, de représentations. Du pain et
de l'eau, et un donjon, sont une puissance merveilleusement efficace
pour modifier l'ambition, et je sors du tombeau plus sage que je n'y
étais descendu. La moitié de ces vaines folies m'étaient soufflées à
l'oreille par le perfide abbé Wolfram, et vous pouvez juger maintenant
si c'était là un conseiller bien digne de confiance. Depuis que tous ces
complots ont été mis en agitation, je n'ai eu que marches précipitées,
indigestions, coups, meurtrissures, emprisonnement et famine; outre que
tout cela ne peut s'effectuer que par le massacre de plusieurs milliers
de gens qui n'en peuvent mais, et qui sans cela auraient été fort
tranquilles. Je vous dis que je veux être roi seulement dans mes propres
domaines, et que mon premier acte de souveraineté sera de faire pendre
l'abbé.»

«Et ma pupille Rowena, dit Cedric, j'espère que vous n'avez pas l'intention
de l'abandonner?»--«Père Cedric, dit Athelstane, soyez raisonnable. Lady
Rowena ne veut pas de moi; elle aime le petit doigt du gant de mon cousin
Wilfrid plus que ma personne tout entière: la voilà prête à en convenir. Ne
rougis pas, ma belle parente; il n'y a pas de honte à préférer un chevalier
qui a ses entrées à la cour, à un franklin qui habite les champs. Ah! il ne
faut pas rire non plus, Rowena; car, Dieu sait, un  costume de mort et un
visage amaigri ne sont pas des objets propres à inspirer la gaîté. Au
surplus, si tu veux absolument rire, je vais t'en fournir un meilleur
sujet. Donne-moi ta main, ou plutôt prête-la-moi, car je ne te la demande
qu'à titre d'amitié. Tiens, cousin Wilfrid d'Ivanhoe, je renonce et
j'abjure en ta faveur... Eh bien! par saint Dunstan, notre cousin Wilfrid
s'est éclipsé. Et cependant, à moins que mes yeux ne m'aient fait illusion
par suite du long jeûne que j'ai souffert, je l'ai vu là il n'y a qu'un
moment.»

Tous les regards se portèrent autour de l'appartement; on demanda des
nouvelles d'Ivanhoe: il avait disparu. On apprit qu'un juif était venu le
demander, et qu'après un court entretien il avait demandé Gurth et ses
armes, et avait quitté le château.

«Belle cousine, dit Athelstane en s'adressant à Rowena, si je pouvais
penser que cette disparition subite d'Ivanhoe ne fût pas occasionnée par
les motifs les plus puissans, je reprendrais...»

Mais il n'avait pas plus tôt lâché la main de Rowena, en voyant qu'Ivanhoe
avait disparu, que la belle lady, qui trouvait sa situation fort
embarrassante, avait profité de cette occasion pour sortir de
l'appartement. «Sûrement, dit Athelstane, de tous les êtres qui vivent, les
femmes sont ceux à qui on doive le moins se fier, excepté toutefois les
abbés et les moines. Je veux être un infidèle, si je ne m'attendais pas à
un remerciement de sa part, peut-être même à un baiser par dessus le
marché. Ces maudits vêtemens de mort sont sûrement ensorcelés; tout le
monde me fuit. C'est donc à vous que je m'adresse, noble roi Richard, pour
vous offrir de nouveau foi et hommage que, comme fidèle sujet...» Mais le
roi Richard aussi avait disparu, et personne ne savait où il était allé. À
la fin, on apprit qu'il était descendu en toute hâte dans la cour, qu'il
avait fait venir le juif qui avait parlé à Ivanhoe, et qu'après un moment
d'entretien il avait donné l'ordre de monter tout de suite à cheval, avait
sauté lui-même sur le sien, forcé le juif à en prendre un autre, et était
parti d'un train qui faisait dire à Wamba qu'il ne donnerait pas un sou de
la peau du vieux juif.

«Par tout ce qu'il y a de plus saint! dit Athelstane, il n'est pas possible
de douter que Zernebock ne se soit emparé de mon château pendant mon
absence. Je reviens enveloppé d'un linceul, gage de la victoire que j'ai
remportée sur mon tombeau, et tous ceux à qui je m'adresse disparaissent au
seul son de ma voix. Mais tout ce que je dirais ne servirait de rien.
Allons, mes amis, tous ceux qui sont restés autour de moi, veuillez me
suivre à la salle de banquet, de crainte qu'il n'y ait encore quelque
disparition. J'espère que nous trouverons encore le buffet assez bien garni
pour célébrer les obsèques d'un noble saxon, et ne restons pas plus
long-temps ici; car, qui sait si le diable ne viendrait pas aussi nous
enlever notre souper?»


CHAPITRE XLIII.



      «Puissent les crimes de Mowbray peser tellement
      sur son coeur, que le dos de son coursier fougueux
      soit rompu, brisé, cassé, et jeter le cavalier, tête la
      première, sur l'arène, comme un lâche poltron.»

                                   SHAKSPEARE. _Richard II._


TRANSPORTONS NOUS maintenant à l'extérieur du château ou de la commanderie
de Templestowe, vers l'heure à laquelle le sort, ou dé sanglant devait être
jeté, pour décider de la vie ou de la mort de Rébecca. Tout était en émoi,
tout était en mouvement. On eût dit que toutes les campagnes environnantes
étaient demeurées désertes, et que leurs habitans s'étaient rendus à
quelque fête de village, ou à quelque repas champêtre. Mais le plaisir
inhumain de contempler le sang et la mort n'est nullement particulier à ces
siècles d'ignorance, bien que dans les combats de gladiateurs, dans les
duels, dans les tournois, on fût habitué au spectacle barbare de chevaliers
renversés les uns par les autres. De même, de nos jours, où la science des
moeurs est plus répandue et mieux comprise, l'exécution d'un criminel, un
assaut entre deux boxeurs, un tumulte, une assemblée de réformateurs
radicaux, attire, non sans un extrême danger de leur part, une foule
immense de spectateurs qui n'ont absolument d'autre intérêt dans
l'événement que celui de savoir quelle est la marche que l'on a adoptée, et
si les héros du jour seront, comme le disent les tailleurs dans leurs
insurrections, des pierres à fusil ou des tas de fumier.

Les regards de cette immense multitude assemblée étaient dirigés sur la
porte de la commanderie de Templestowe, afin d'en voir sortir la
procession, tandis qu'une foule encore plus nombreuse remplissait déjà les
alentours de la lice appartenant à l'établissement. Cet enclos avait été
fait sur un terrain adjacent à la commanderie, qu'on avait soigneusement
nivelé pour servir aux exercices militaires et aux combats chevaleresques
des templiers. Le terrain, qui formait une sorte d'amphithéâtre, était
entouré de palissades: et comme les chevaliers étaient bien aises d'avoir
des spectateurs de leurs faits d'armes, ils y avaient fait construire des
galeries et des banquettes pour la commodité des spectateurs.

Dans la circonstance actuelle on avait placé à l'extrémité orientale un
trône destiné au grand-maître, avec des siéges à l'entour pour les
commandeurs et les chevaliers de l'ordre. Au dessus flottait l'étendard
sacré, appelé _le Baucéan_, qui était l'enseigne de l'ordre, comme son nom
était le cri de ralliement.

À l'autre extrémité de la lice s'élevait une pile de fagots, arrangés
autour du poteau, profondément enfoncé dans la terre, de manière à laisser
un espace pour que la victime destinée à être consumée pût entrer dans le
cercle fatal, et être attachée au poteau avec les chaînes qui y étaient
suspendues. À côté de cet appareil de mort se tenaient debout quatre
esclaves noirs, dont la couleur et les traits africains, alors peu connus
en Angleterre, frappaient de terreur la populace, qui les regardait comme
des esprits infernaux occupés à leurs exercices diaboliques. Ces quatre
hommes restaient immobiles, excepté que de temps en temps celui qui
paraissait être leur chef leur donnait l'ordre de changer, ou de déplacer
ce qui devait servir d'aliment à la flamme du bûcher. Ils ne regardaient
point la multitude, et, dans le fait, ils semblaient ignorer qu'ils eussent
des spectateurs, et ne penser à autre chose qu'à s'acquitter de leur
devoir; et lorsqu'ils se parlaient les uns aux autres, et qu'ils ouvraient
leurs grosses lèvres, faisant voir leurs dents blanches, comme s'ils
souriaient déjà à l'idée de la tragédie qui allait avoir lieu, les paysans
épouvantés pouvaient à peine s'empêcher de penser qu'ils étaient les
esprits familiers avec lesquels la sorcière avait été en commerce, et qui,
attendu que le temps de la société était expiré, se tenaient prêts à
assister à son châtiment. Ils se parlaient tout bas les uns aux autres, et
se racontaient les prouesses que Satan avait faites dans ces temps de
trouble et d'agitation, sans manquer, comme on peut bien se l'imaginer, de
lui donner plus que son dû.

«N'avez-vous pas entendu dire, père Dennet, dit un paysan à un vieillard,
que le diable a emporté le corps du thane saxon Athelstane de
Coningsburgh?»--«Oui, répondit le vieillard, mais aussi il a été obligé de
le rapporter, grâce à Dieu et à saint Dunstan.»

«Comment cela?» dit un jeune éveillé vêtu d'un pourpoint vert, brodé en or,
et ayant derrière lui un garçon robuste qui portait sa harpe et qui
indiquait sa profession. Ce ménestrel paraissait être d'un rang au dessus
du vulgaire; car, outre son vêtement brodé, il avait à son cou une chaîne
d'argent, à laquelle était suspendu le _wrest_, ou la clef dont il se
servait pour accorder sa harpe. À son bras droit était une plaque d'argent,
sur laquelle, au lieu des armes ou de la devise de la famille à laquelle il
était attaché, on lisait simplement le mot _Sherwood_ qui y était gravé.
«Que voulez-vous dire?» demanda-t-il en se mêlant à la conversation des
paysans; «je suis venu chercher ici un sujet de ballade, je serai charmé
d'en trouver deux.»

«C'est un fait bien avéré, dit le vieillard, que quatre semaines après la
mort d'Athelstane de Coningsburgh....»--«Cela est impossible, dit le
ménestrel, car je l'ai vu bien en vie, à l'assaut d'armes d'Ashby de la
Zouche.»--«Mort cependant il était, dit le jeune paysan, et même on en a
fait la translation, car j'ai entendu les moines de Saint-Edmond chanter
pour lui l'office des morts; et, en outre, il y a eu, comme de raison, un
superbe banquet d'obsèques, et fêtes de funérailles au château de
Coningsburgh, et je m'y serais rendu, sans Mabel Parkins, qui...»

«Hélas! oui, dit le vieillard, Athelstane est mort, et c'est un grand
malheur, car l'antique sang saxon...»--«Mais votre histoire, mes amis,
votre histoire?» dit le ménestrel d'un air d'impatience.

«Oui, oui, raconte-nous cette histoire,» dit un gros moine, appuyé sur une
perche qui tenait le milieu entre un bourdon de pèlerin et un gros bâton,
et servait probablement, dans l'occasion, aux deux fins; «votre histoire,
dit le moine joufflu, ne lambinez point; nous n'avons pas de temps à
perdre.»

«Eh bien donc, plaise à votre révérence, dit Dennet; un ivrogne de prêtre
vint rendre visite au sacristain de Saint-Edmond...»--«Il ne plaît pas à ma
révérence, répondit l'homme d'église, qu'il existe un animal tel qu'un
prêtre ivrogne, ou que, s'il en existait, un laïque se permette d'en
parler. Sois honnête, mon ami, et suppose que le saint homme était absorbé
dans ses méditations, ce qui rend la tête lourde et les jambes
chancelantes, comme si l'estomac était surchargé de vin nouveau; je l'ai
éprouvé moi-même.»

«Eh bien donc, reprit le père Dennet, un saint homme vint rendre visite au
sacristain de Saint-Edmond; une espèce de prêtre braconnier, qui tue la
moitié des daims qui sont volés dans la forêt, qui aime mieux le glouglou
de la bouteille que le tintin de la cloche de l'office, et qui préfère une
tranche de jambon à dix feuillets de son bréviaire; du reste un bon vivant,
un joyeux convive, qui manie un bâton, tend un arc, et danse une ronde
aussi bien que qui que ce soit dans l'Yorkshire.»

«Cette dernière phrase, Dennet, dit le ménestrel, t'a sauvé une côte ou
deux.»--«Oh! je ne crains rien, dit Dennet; je suis vieux et un peu raide;
mais, quand j'ai combattu à Doncaster pour le bélier et sa clochette...»

«Mais l'histoire, ton histoire, mon ami,» répéta le ménestrel.--«Eh bien!
l'histoire, la voici, dit Dennet; c'est tout simplement qu'Athelstane de
Coningsburgh a été enterré à Saint-Edmond.»--«C'est un mensonge, et un gros
mensonge, dit le moine, car je l'ai vu porter à son château de
Coningsburgh.»

«Eh bien! racontez donc l'histoire vous-même, dit Dennet, en se tournant
d'un air de mauvaise humeur de se voir ainsi contrarié; et ce ne fut
qu'avec beaucoup de peine que son camarade et le ménestrel parvinrent à lui
faire reprendre le fil de son histoire. Ces deux frères sobres, puisque le
révérend père veut absolument qu'ils le fussent, dit-il, avaient passé une
bonne partie de la journée à boire de l'eau, du vin, que sais-je? quand
tout à coup ils entendirent un profond gémissement, un grand bruit de
chaînes, et le spectre d'Athelstane dans l'appartement en disant: Ô vous,
bergers infidèles...»

«C'est faux, dit le moine en l'interrompant, il n'a rien dit.»--«Oh, oh!
frère Truck, dit le ménestrel en tirant le moine à part, vous venez de
lancer un autre lièvre, à ce que je vois.»--«Je dis, Allan-a-dale, reprit
l'ermite, que j'ai vu Athelstane de Coningsburgh aussi distinctement que
les yeux d'un mortel peuvent voir un homme vivant. Il était couvert de son
linceul, et exhalait une odeur de sépulcre. Un tonneau de vin des Canaries
ne l'effacerait pas de ma mémoire.»

«Bah! dit le ménestrel, c'est pour te moquer de moi que tu me dis
cela.»--«Dis que je suis un menteur, répliqua le moine, s'il n'est pas
vrai que je lui ai porté un coup avec mon bâton, qui aurait suffi pour
terrasser un boeuf, et que le bâton a passé à travers son corps comme si
c'eût été une colonne de fumée.»--«Par saint Hubert! dit le ménestrel,
voilà une histoire bien étonnante, et bien propre à être mise en ballade
sur l'air ancien de: _Quel chagrin pour un vieux moine!_»

«Riez, si vous voulez, dit frère Truck; mais si jamais tu m'attrapes à
chanter une pareille ballade, je consens qu'un nouveau spectre ou le diable
m'emporte avec lui, tête première. Non, non, je pris tout de suite la
résolution d'assister à quelque bonne oeuvre, comme de voir brûler une
sorcière, ou un combat de jugement de Dieu, ou quelque autre acte
méritoire.

Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, la grosse cloche de l'église de
Saint-Michel de Templestowe, vénérable édifice, situé dans un hameau, à
quelque distance de la commanderie, vint mettre fin à leurs discours. Ces
sons lugubres parvenaient successivement à l'oreille, ne laissant qu'un
intervalle suffisant pour que celui que l'on venait d'entendre se perdît
dans le lointain, avant qu'il fût remplacé par un autre. Ce signal
solennel, qui annonçait l'approche de la cérémonie, répandit la terreur
dans toute l'assemblée, et tous les yeux se tournèrent vers la commanderie,
s'attendant à voir paraître le grand-maître, le champion et la criminelle.

Enfin le pont-levis se baissa, les portes s'ouvrirent, et un chevalier,
portant le grand étendard de l'ordre, sortit du château, précédé de six
trompettes, et suivi des chevaliers commandeurs, marchant deux à deux.
Venait ensuite le grand-maître, monté sur un superbe cheval, dont le
harnais était de la plus grande simplicité. Derrière lui était Brian de
Bois-Guilbert, armé de pied en cap, mais néanmoins sans lance, bouclier, ni
épée, que portaient deux écuyers qui le suivaient. Son visage, quoique
ombragé en partie par une longue plume qui flottait sur son casque,
annonçait un coeur violemment agité de diverses passions, parmi lesquelles
on pouvait distinguer l'orgueil qui combattait contre l'irrésolution. Il
était empreint d'une pâleur extraordinaire comme un homme qui n'a pas dormi
de plusieurs nuits. Néanmoins il conduisait son coursier avec l'aisance et
la grâce ordinaire qui convenait à la meilleure lance de l'ordre du Temple.
Dans son ensemble il avait l'air imposant; mais, en l'examinant avec
attention, on lisait sur ses traits farouches quelque chose qui faisait
involontairement détourner les yeux.

À ses côtés étaient Conrad de Mont-Fichet et Albert de Malvoisin, qui
faisaient les fonctions de parrains du champion. Ils étaient en costume de
paix, portant les vêtemens blancs de l'ordre. Après eux venaient les autres
chevaliers compagnons du Temple, avec une longue suite d'écuyers et de
pages, vêtus de noir, et qui aspiraient à l'honneur de devenir un jour
chevaliers de l'ordre. Enfin ces néophytes étaient suivis d'une troupe de
gardes portant la même livrée, et armés de pertuisanes, au milieu
desquelles on apercevait la malheureuse accusée, pâle, et marchant
lentement, mais avec fermeté, vers le lieu où devait se décider son destin.
On l'avait dépouillée de tous ses ornemens, de peur qu'il ne s'y trouvât
quelqu'une de ces amulettes que l'on supposait que Satan donnait à ses
victimes, pour les priver du pouvoir de faire des aveux, même dans les
douleurs de la torture. Une robe blanche, d'une étoffe grossière, avait été
substituée à ses vêtemens orientaux; mais il y avait dans tout son air un
mélange si exquis de courage et de résignation, que, même sous cet
habillement, et sans autre parure que ses longues tresses de cheveux noirs,
chaque oeil qui la regardait se remplissait de larmes, et que le bigot le
plus endurci déplorait le sort qui avait changé une créature aussi
intéressante en un vase de perdition, un objet de courroux et un esclave du
démon.

Une foule de personnages appartenant à la commanderie suivaient la victime,
tous marchant dans le plus grand ordre, les bras croisés sur la poitrine et
les yeux fixés sur la terre. Cette procession s'avança lentement vers
l'éminence au sommet de laquelle était le champ clos, et étant entrée dans
la lice, en fit le tour, de droite à gauche, et après avoir complété le
cercle, s'arrêta. Il s'éleva un tumulte momentané, pendant que le
grand-maître descendait de cheval, ainsi que toute sa suite, à l'exception
du champion et de ses parrains. Les chevaux furent emmenés hors de la lice
par les écuyers qui étaient là pour cet objet.

L'infortunée Rébecca fut conduite au siége noir qui était placé près du
bûcher. Au premier regard qu'elle jeta sur le lieu où se faisaient les
apprêts effrayans d'une mort aussi épouvantable pour l'ame que douloureuse
pour le corps, on la vit tressaillir et fermer les yeux, priant sans doute
intérieurement, car elle remuait les lèvres, quoiqu'on n'entendît aucune
parole. Au bout d'une minute elle ouvrit les yeux, les fixa sur le bûcher,
comme pour familiariser son esprit avec cet objet terrible, et ensuite
tourna lentement la tête, naturellement et sans effort.

Pendant ce temps-là le grand-maître s'était assis sur son trône; et lorsque
les chevaliers de l'ordre se furent placés à ses cotés et derrière lui,
chacun selon son rang, le son fort et prolongé des trompettes annonça que
la séance était ouverte. Alors Malvoisin, comme parrain du champion,
s'avança et déposa aux pieds du grand-maître le gant de la juive, qui était
le gage du combat.

«Valeureux seigneur, éminentissime père, dit-il, voici le brave chevalier
Brian de Bois-Guilbert, commandeur de l'ordre du Temple, qui, en acceptant
le gage du combat que je dépose maintenant aux pieds de votre révérence, a
pris l'engagement de faire son devoir au combat, ce jour, afin de soutenir
que cette fille juive, nommée Rébecca, a justement mérité la sentence
prononcée contre elle, en chapitre du très saint ordre du Temple de Sion,
qui la condamne à mourir comme sorcière; le voici, dis-je, prêt à combattre
honorablement, et en vrai chevalier, si tel est le plaisir de votre noble
révérence.»

«A-t-il fait serment, demanda le grand-maître, que la querelle est juste et
honorable? Faites apporter le crucifix et le _te igitur_.»--«Éminentissime
père, répondit promptement Malvoisin, notre frère ici présent a déjà
affirmé la vérité de son accusation entre les mains du brave chevalier
Conrad de Mont-Fichet, et il ne doit pas être autrement assermenté, attendu
que son adversaire est une infidèle, et que son serment ne saurait être
admis.

Le grand maître se contenta de cette explication, à la grande satisfaction
d'Albert; car le rusé chevalier avait prévu la grande difficulté, ou plutôt
l'impossibilité d'amener Brian de Bois-Guilbert à prêter un pareil serment
devant cette assemblée, et avait inventé cette excuse pour lui en éviter le
devoir. Le grand-maître, après avoir admis l'excuse d'Albert Malvoisin,
commanda au héros de s'avancer et de se mettre en action. Les trompettes
sonnèrent de nouveau, et un héraut s'étant avancé fit à haute voix la
proclamation suivante: Oyez! oyez! oyez! voici le brave chevalier Brian de
Bois-Guilbert prêt à combattre tout chevalier de noble sang qui voudra
soutenir la cause de la juive Rébecca, et se charger du privilége à elle
accordé de combattre par champion en légitime essoine de son corps; et à
tel champion le révérend et valeureux grand-maître ici présent assure le
champ impartial, et égal partage de soleil et de vent, et tout ce qui
autrement appartient à juste combat.»

Les trompettes sonnèrent de nouveau, et un profond silence régna pendant
quelques minutes. «Aucun champion ne se présente pour l'appelante, dit le
grand-maître. Héraut, va lui demander si elle attend quelqu'un pour
combattre à sa place dans cette cause.»

Le héraut s'approcha de la sellette sur laquelle Rébecca était assise, et
Bois-Guilbert tourna subitement la tête de son cheval vers cette partie de
la lice, malgré les observations de Malvoisin et de Mont-Fichet, et se
trouva à côté de la juive Rébecca en même temps que le héraut «Ceci est-il
régulier et conforme aux lois du combat?» demanda Malvoisin au
grand-maître.--«Oui, Albert de Malvoisin, répondit Beaumanoir, parce que
dans l'appel au jugement de Dieu, nous ne devons pas empêcher les parties
d'avoir entre elles des communications qui peuvent tendre à la
manifestation de la vérité.»

Cependant le héraut s'adressant à Rébecca, lui dit: «Jeune fille,
l'honorable et éminentissime grand-maître demande si tu es préparée à
fournir un champion qui veuille combattre en ce moment pour ta défense, ou
si tu te reconnais justement condamnée au sort que tu as mérité.»--«Dis au
grand-maître, répondit Rébecca, que je maintiens mon innocence et que je ne
me reconnais point justement condamnée, ne voulant pas me rendre moi-même
coupable de ma mort. Dis-lui que je réclame le délai que les lois lui
permettent de m'accorder, pour voir si Dieu, qui accorde à l'homme son
secours à la dernière extrémité, me suscitera un libérateur; et lorsque le
plus long délai sera passé, que sa volonté soit accomplie.» Le héraut se
retira pour porter cette réponse au grand-maître.

«À Dieu ne plaise, dit Lucas de Beaumanoir, que juif ou païen puisse nous
accuser d'injustice. Jusqu'à ce que les ombres passent de l'occident à
l'orient, nous attendrons pour voir s'il se présente un champion à cette
femme infortunée. Lorsque le jour sera arrivé à ce point, qu'elle se
prépare à la mort.» Le héraut communiqua les paroles du grand-maître à
Rébecca, qui baissa la tête d'un air de soumission, croisa les bras sur sa
poitrine, et levant les yeux au ciel, parut attendre d'en haut le secours
qu'elle ne pouvait guère se promettre de la part des hommes. Pendant cette
pause solennelle, la voix de Bois-Guilbert vint frapper son oreille; ce
n'était qu'un murmure, et cependant il la fit tressaillir plus que n'avait
paru le faire ce que le héraut lui avait dit.

«Rébecca, dit le templier, m'entends-tu?»--«Je n'ai rien de commun avec
toi, homme dur et cruel, répondit l'infortunée.»--«Oui, mais tu comprends
mes paroles, dit le templier, car le son de ma voix m'épouvante moi-même.
Je sais à peine sur quel terrain nous sommes et dans quel but on nous a
amenés ici. Cette lice, cette chaise, ce bûcher! Oui, je sais à quel
dessein, et cependant cela me paraît comme une chose qui n'est pas réelle;
une vision effrayante qui abuse mes sens par des fantômes hideux, et ne
peut convaincre ma raison.»

«Mon esprit et mes sens sont parfaitement libres, répondit Rébecca, et
me disent également que ce bûcher est destiné à consumer mon corps
terrestre et à m'ouvrir un douloureux mais court passage dans un monde
meilleur.»--«Songes, Rébecca, songes frivoles! répliqua le templier,
vaines visions, que vos sadducéens, plus sages, rejettent eux-mêmes.
Écoute-moi, Rébecca, continua-t-il d'un ton animé; tu as une chance de
sauver ta vie et ta liberté dont ces coquins et ce vieux scélérat ne se
doutent nullement. Monte derrière moi sur mon coursier, sur Zamor, cet
excellent cheval qui n'a jamais bronché sous son cavalier. Je l'ai gagné
en combat singulier contre le sultan de Trébisonde. Monte, te dis-je,
derrière moi. En moins d'une heure nous serons à l'abri de toute
poursuite; un nouveau monde de plaisirs s'ouvre pour toi, pour moi une
nouvelle carrière de gloire. Qu'ils prononcent contre moi une sentence
que je méprise, qu'ils effacent le nom de Bois-Guilbert de la liste de
leurs esclaves monastiques, je laverai avec leur sang toutes les taches
qu'ils oseront faire sur mon écusson.»

«Tentateur, dit Rébecca, retire-toi! Quoiqu'à ma dernière heure, tu ne
pourrais me faire bouger de l'épaisseur d'un cheveu de ce siége fatal.
Entourée comme je le suis d'ennemis, je te regarde comme le plus cruel et
le plus féroce. Retire-toi, au nom de Dieu!» Albert Malvoisin, impatient et
alarmé de la durée de cette conférence, s'approcha alors pour
l'interrompre.

«L'accusée a-t-elle avoué son crime? demanda-t-il à Bois-Guilbert, ou
est-elle résolue à le nier?»--«Elle est véritablement résolue, répondit
Bois-Guilbert.»--«En ce cas, dit Malvoisin, il faut, mon noble frère, que
tu reprennes ta place pour attendre le résultat. Les ombres tournent sur le
cercle du cadran. Viens, brave Bois-Guilbert, viens, espoir de notre ordre,
et bientôt son chef.»

En parlant ainsi d'un ton doux et flatteur, il porta la main à la bride du
cheval du templier comme pour le ramener à son poste. «Vilain scélérat,
s'écria Bois-Guilbert d'un ton furieux, comment oses-tu porter la main sur
les rênes de mon cheval?» Forçant son compagnon à lâcher prise, il retourna
à l'autre extrémité de la lice.

«Il y a encore de la chaleur en lui, dit Malvoisin à part à Mont-Fichet, si
elle était bien dirigée; mais c'est comme le feu grégeois qui brûle tout ce
qu'il touche.» Les juges étaient depuis deux heures dans l'attente, mais en
vain, qu'un champion se présentât.

«Et on a raison, dit le frère Truck, considérant que c'est une juive. Et
néanmoins, par mon ordre! il est dur de voir périr une aussi jeune et aussi
belle créature sans qu'il y ait un seul coup de donné pour sa défense.
Fût-elle dix fois sorcière, si elle était un peu chrétienne, mon bâton
sonnerait douze heures sur le casque d'acier de ce féroce templier là-bas
avant qu'il remportât ainsi la victoire.»

Cependant l'opinion générale était que personne ne pouvait ou ne voulait se
présenter pour une juive accusée de sorcellerie, et les chevaliers, excités
par Malvoisin, se disaient tout bas les uns aux autres qu'il était temps de
déclarer que le gage de Rébecca n'avait pas été relevé. En ce moment, on
vit dans la plaine un chevalier accourant de toute la vitesse de son cheval
et s'avançant vers la lice. L'air retentit des cris: Un champion! un
champion! et, en dépit des préventions et des préjugés de la multitude, il
fut accueilli par les acclamations unanimes en entrant dans la lice. Un
second coup d'oeil néanmoins parut détruire l'espoir que son heureuse
arrivée avait fait naître. Son cheval, épuisé par une course vive et rapide
de plusieurs milles, paraissait ne pouvoir se soutenir, et le cavalier,
bien qu'il se présentât avec avidité dans l'arène, soit faiblesse, soit
fatigue, semblait à peine avoir la force de se maintenir sur la selle.

À la demande que lui fit le héraut de son nom, de son rang et du but de son
voyage, l'étranger répondit promptement et hardiment: «Je suis bon
chevalier et noble, et je viens soutenir, à la lance et à l'épée, la juste
cause de Rébecca, fille d'Isaac d'York; je viens maintenir que la sentence
prononcée contre elle est fausse et dénuée de vérité, et défier le sire
Brian de Bois-Guilbert comme traître, meurtrier et menteur; et je le
prouverai dans ce champ clos, avec mon corps contre le sien, avec l'aide de
Dieu, de Notre-Dame et de monseigneur saint Georges le bon chevalier.»

«L'étranger doit, avant tout, prouver, dit Malvoisin, qu'il est bon
chevalier et de noble lignage. Le Temple ne permet pas à ses champions de
combattre contre des hommes sans nom.»--«Malvoisin, dit le chevalier levant
la visière de son casque, mon nom est plus connu, mon lignage plus pur que
le tien. Je suis Wilfrid d'Ivanhoe.»--«Je ne combattrai point contre toi,
s'écria Bois-Guilbert d'une voix sourde et altérée. Fais guérir tes
blessures, procure-toi un meilleur cheval, alors peut-être daignerai-je
consentir à te châtier et à rabaisser ce ton de bravade déplacé dans un
jeune homme.»

«Quoi donc! orgueilleux templier, as-tu oublié que deux fois tu as été
renversé par cette lance? Souviens-toi du tournoi d'Acre; souviens-toi de
la passe d'armes à Ashby; souviens-toi du défi que tu me portas dans le
château de Rotherwood, et du gage de ta chaîne d'or contre mon reliquaire
que tu combattrais avec Wilfrid d'Ivanhoe, afin de recouvrer l'honneur que
tu avais perdu. C'est par ce reliquaire et par la sainte relique qu'il
contient, que je te proclamerai comme un lâche dans toutes les cours de
l'Europe et dans toutes les commanderies de ton ordre, si sans plus de
délai tu ne combats contre moi.»

Bois-Guilbert se tourna avec un air d'irrésolution vers Rébecca, puis
lançant à Ivanhoe un regard farouche: «Chien de Saxon, s'écria-t-il, prends
ta lance, et prépare-toi à recevoir la mort que tu t'es attirée.»--«Le
grand-maître m'octroie-t-il le combat, demanda Ivanhoe.»--«Je ne puis
refuser ce que vous avez réclamé, dit le grand-maître, pourvu que la jeune
fille vous accepte pour son champion. Néanmoins je désirerais bien que vous
fussiez plus en état de combattre. Tu as toujours été ennemi de notre
ordre, cependant je voudrais en agir honorablement avec toi.»

«Comme cela, comme je suis, et non autrement, dit Ivanhoe; c'est le
jugement de Dieu; je mets en lui ma confiance. Rébecca, dit-il en
s'approchant de la sellette fatale, m'acceptes-tu pour ton
champion?»--«Oui, je t'accepte; oui, répondit-elle avec une émotion que
la crainte de la mort n'avait pu produire en elle; je t'accepte comme le
champion que Dieu m'a envoyé. Et cependant non, non; tes blessures ne
sont pas guéries; ne combats point contre cet orgueilleux. Pourquoi
voudrais-tu périr aussi?»

Mais Ivanhoe était déjà à son poste, avait baissé la visière de son casque
et pris sa lance; Bois-Guilbert en fit autant; mais son écuyer remarqua, en
fermant sa visière, que son visage qui, malgré les diverses émotions qui
l'avaient agité, avait été pendant toute la journée extrêmement pâle,
s'était subitement couvert d'une rougeur très foncée.

Alors le héraut, voyant chacun des champions à sa place, éleva la voix, et
répéta trois fois: _Faites votre devoir, preux chevaliers!_ Après le
troisième cri, il se retira de côté, et proclama de nouveau qu'il était
défendu à qui que ce pût être, sous peine d'être mis à mort à l'instant
même, d'oser, par un mot, par un cri, ou par un geste, apporter aucune
sorte d'interruption ou de trouble dans ce champ impartial de bataille. Le
grand-maître, qui tenait dans sa main le gage du combat, le gant de
Rébecca, le jeta dans la lice, et donna le fatal signal en disant: _Laissez
aller_.

Les trompettes se firent entendre, et les chevaliers s'élancèrent l'un
contre l'autre au grand galop. Le cheval fatigué d'Ivanhoe, et son cavalier
non moins épuisé, ne purent, ainsi que tout le monde s'y était attendu,
résister au choc de la lance bien dirigée et au vigoureux coursier de
Bois-Guilbert. Mais quoique la lance d'Ivanhoe ne fît, en comparaison, que
toucher le bouclier de Bois-Guilbert, ce fier champion, au grand étonnement
de tout les spectateurs, chancela, vida les étriers et tomba sur l'arène.

Ivanhoe, se dégageant de son cheval, fut bientôt relevé, et se hâta de
chercher à réparer cet accident au moyen de son épée: mais Bois-Guilbert ne
se releva point. Wilfrid, lui posant un pied sur la poitrine et la pointe
de son épée sur la gorge, lui commanda de s'avouer vaincu s'il ne voulait
recevoir le coup de la mort. Bois-Guilbert ne répondit point--«Ne le tuez
pas, sire chevalier, s'écria le grand-maître, sans confession ni
absolution; ne tuez point l'ame et le corps: nous le reconnaissons vaincu.»

Il descendit dans l'arène, et ordonna qu'on détachât le casque du champion
vaincu. Ses yeux étaient fermés; son visage était encore fortement coloré.
Tandis qu'on le regardait avec étonnement, ses yeux se rouvrirent, mais ils
étaient fixes et ternes. La couleur disparut, et fit place à la pâleur de
la mort. Ce n'était point la lance de son ennemi qui avait causé son
trépas: il périt victime de ses passions.--«C'est véritablement le jugement
de Dieu, dit le grand-maître en levant les yeux au ciel: _Fiat voluntas
tua!_


CHAPITRE XLIV ET DERNIER.


      «Cela finit donc comme un conte de vieille
      femme?»
                                WEBSTER.


Quand le premier moment de surprise fut passé, Wilfrid Ivanhoe demanda au
grand-maître, comme juge du champ-clos, s'il avait agi avec justice et
honneur dans le combat.--«Tout a été fait avec honneur et justice, répondit
le grand-maître. Je déclare la jeune fille innocente et libre. Les armes et
le corps du chevalier qui a perdu la vie sont au vainqueur.»--«Je ne veux
pas le dépouiller de son armure, dit le chevalier d'Ivanhoe, ni livrer ses
restes à l'infamie; il a combattu pour la chrétienté; c'est le bras de Dieu
et non une main terrestre qui aujourd'hui lui a fait mordre la poussière:
seulement, que ses obsèques ne soient que celles d'un homme qui est mort
pour une injuste cause. Quant à cette jeune fille.....» Il fut interrompu
par le bruit occasionné par des pieds de chevaux dont le nombre et la
rapidité faisaient trembler la terre devant eux, et à la tête desquels le
chevalier noir entra dans la lice: une troupe d'hommes d'armes le suivait,
et chaque cavalier était armé de pied en cap.--«Je viens trop tard, dit-il,
promenant ses regards autour de lui: ce Bois-Guilbert m'appartenait.
Était-ce à toi, Ivanhoe, de te charger de cette aventure; à toi, qui te
tiens à peine sur tes arçons? Le ciel, ô mon souverain! répliqua Ivanhoe, a
frappé ce superbe; il eût été trop honoré de mourir de votre main.»--«Que
la paix soit avec lui! dit Richard en regardant le corps gisant sur le
sable; c'était un courtois chevalier, et comme un chevalier il est mort
dans son armure. Mais le temps presse: Bohun, fais ton devoir!» Un des
chevaliers qui composait la suite du roi s'avança, et, mettant la main sur
l'épaule de Malvoisin: «Je t'arrête, dit-il; tu es accusé de
haute-trahison.»

Le grand-maître jusqu'alors était resté immobile d'étonnement à l'aspect
de cette troupe de guerriers; il se remit, et la parole lui revint: «Qui
a l'audace de porter la main sur un chevalier du Temple de Sion, dans
l'enceinte même de sa propre commanderie, et en présence du
grand-maître? De quelle autorité se permet-on un pareil outrage?»--«Par
la mienne, répliqua le chevalier; c'est moi qui l'arrête, moi Henri
Bohun, comte d'Essex, lord haut constable d'Angleterre.»--«Et il arrête
Malvoisin, dit le roi levant sa visière, par l'ordre de Richard
Plantagenet, ici présent. Conrad Mont-Fichet, il est heureux pour toi de
n'être point né mon sujet; pour toi, Malvoisin, attends-toi de mourir
avec ton frère Philippe avant que le monde soit plus vieux d'une
semaine[26].»--«Je résisterai à ta sentence, dit le
grand-maître.»--«Orgueilleux templier, dit le roi, tu ne le peux; lève
les yeux et regarde le royal étendard qui flotte sur les tours au lieu
de la bannière de ton ordre. De la prudence, Beaumanoir; ne fais point
une vaine résistance. Ta main est dans la gueule du lion.»--«J'en
appellerai à Rome, dit le grand-maître, contre cette usurpation des
immunités et des priviléges de notre ordre.»--«Soit, répondit le roi;
mais, pour l'amour de toi, je te conseille de ne me plus parler
d'usurpation. Dissous ton chapitre; va-t'en avec tes compagnons, et
cherche quelque commanderie, si c'est possible d'en trouver une qui ne
soit pas un réceptacle de traîtres et de conspirateurs contre le roi
d'Angleterre, à moins que tu ne préfères rester pour jouir de notre
hospitalité et admirer notre justice.»--«Être un hôte dans une maison où
je devrais commander, répliqua le templier, jamais! Chapelains, entonnez
le psaume: _Quare fremuerunt gentes!_... Chevaliers, écuyers, milice du
Temple saint, tenez-vous prêts à suivre la bannière du Baucéan!»

      Note 26: Il me semble que M. Defauconpret n'a pas bien rendu cette
      phrase si caractéristique, en lui substituant l'expression commune
      «avant que huit jours soient écoulés.» A. M.

Le grand-maître prononça ces mots avec autant de dignité qu'en eût mis le
roi d'Angleterre lui-même, et inspira du courage à ses compagnons étonnés
et stupéfaits. Ils se pressèrent autour de lui comme des moutons autour du
chien qui les garde, lorsqu'ils entendent hurler un loup; mais ils étaient
loin d'en avoir la timidité: leurs sourcils froncés marquaient
l'indignation, et au défaut de leur langue qu'ils enchaînaient, leurs yeux
lançaient la menace: ils sortirent tous ensemble de la lice et formèrent un
front terrible hérissé de lances. Les manteaux blancs des chevaliers s'y
faisaient remarquer parmi leurs partisans vêtus d'habits d'une sombre
couleur, comme la frange colorée et brillante d'un nuage obscur[27]. La
multitude qui avait poussé des clameurs de réprobation, devint calme et
silencieuse à l'aspect de ce corps formidable et vaillant, et se retira à
une certaine distance en arrière devant leur ligne imposante.

      Note 27: Cette belle comparaison est omise dans la traduction de M.
      Defauconpret. A. M.

Dès que le comte d'Essex vit leur contenance et leur phalange serrée, il
piqua son cheval de bataille, et courut à toute bride se mettre à la tête
de sa troupe pour faire front à cette masse formidable. Richard, comme s'il
était fier du danger que provoquait sa présence, s'avança seul, et galopant
sur la ligne des templiers, il criait à voix haute: «Sires chevaliers,
parmi tant de braves que vous êtes, s'en trouve-t-il un qui veuille rompre
une lance avec Richard? Milice du Temple saint, vos dames ont le teint bien
hâlé, s'il n'en est point une seule qui soit digne d'une lance brisée en
son honneur.»

«Les frères du Temple saint, dit le grand-maître poussant son cheval en
avant, ne combattent point pour une cause si futile et si profane; Richard
d'Angleterre ne trouvera pas un templier qui, en ma présence, croisera sa
lance avec la sienne. Le pape et les princes de l'Europe seront les juges
de notre querelle, et c'est à eux seuls que nous nous en remettrons, pour
savoir si un prince chrétien a bien agi en s'attachant à la cause que tu
viens d'embrasser. Ne nous attaque point, et nous sommes prêts à nous
retirer sans vous attaquer. Nous laissons à ton honneur le soin des armes
et des biens de notre ordre, que nous abandonnons, et à ta conscience le
scandale et l'injure dont la chrétienté t'est redevable aujourd'hui.» À ces
mots, et sans attendre de réponse, le grand-maître donna le signal du
départ. Les trompettes sonnèrent une marche orientale, d'un caractère
sauvage, dont se servaient ordinairement les templiers en campagne. Ils
rompirent la ligne, puis se formèrent en colonne; ils partirent à pas lents
et serrés, autant qu'il était possible aux chevaux, comme pour montrer que,
s'ils se retiraient, c'était pour obéir à l'ordre de leur grand-maître, et
non par crainte. «Par l'éclat du front de Notre-Dame! dit le roi Richard,
c'est dommage que ces templiers ne soient pas si sûrs qu'ils sont vaillans
et disciplinés.» La foule, comme un roquet timide qui attend pour aboyer
que l'objet de sa frayeur ait disparu, poursuivit de ses clameurs les
templiers qui s'éloignaient.

Durant le tumulte qui accompagna leur retraite, Rébecca ne vit et
n'entendit rien, dans les bras de son vieux père qui la serrait contre son
sein, privée de ses sens, égarée, et n'étant point encore sûre du
changement de scène qui venait d'avoir lieu; mais un mot d'Isaac la rendit
bientôt à elle.

«Allons, dit-il, ma chère fille, trésor que je viens de recouvrer,
allons nous jeter aux pieds du bon jeune homme.»--«Non, repartit
Rébecca, non, non, non; je n'oserais lui parler en ce moment. Hélas! je
lui dirais peut-être plus que... Non, mon père, fuyons sur l'heure ce
lieu dangereux.»--«Quoi! ma fille, dit Isaac, quitter si brusquement
celui qui, la lance à la main, et le bouclier au bras, a volé comme le
brave des braves à ta délivrance, ne faisant nul cas de la vie, toi la
fille d'un peuple étranger! C'est un service digne d'une reconnaissance
éternelle.»

«C'est, c'est... une reconnaissance éternelle... sans bornes, une
reconnaissance.... Il recevra mes remerciemens au delà... mais pas à
présent... Par l'amour de ta bien-aimée[28] Rachel, mon père, rends-toi
à ma prière... pas à présent.»--«Mais, dit Isaac en insistant, on dira
que des chiens sont plus reconnaissans que nous.»--«Ne voyez-vous donc
pas, mon bien-aimé père, qu'il est à cette heure avec le roi Richard, et
que...»--«Cela est vrai, bonne et prudente Rébecca, partons d'ici!
partons d'ici!... Il manquera d'argent, car il arrive de Palestine, et
même, comme on le dit, de prison, et il ne manquera pas de prétexte pour
m'en arracher, ne serait-ce que mon simple trafic avec son frère Jean.
Allons-nous-en, ma fille, allons-nous-en.»

      Note 28: Image charmante et biblique omise par M. Defauconpret.
      L'aimable Rachel jetée dans le fond de ce tableau y produit le plus
      doux effet. Rachel en hébreu signifie, si je ne me trompe, _brebis de
      Dieu_. D'où vient que ce traducteur trouble pour ainsi dire la paix
      de cette tendre prière de Rébecca par cette phrase parasite, un
      anathème: _Que le dieu de Jacob me punisse s'il ne la possède pas
      tout entière!_ A. M.

Et à son tour, pressant sa fille de sortir, il s'en alla avec elle; et
comme il l'avait déjà prévu, il la conduisit dans la maison du rabbin
Nathan. Les événemens de la journée, dont la juive n'avait point rempli la
moindre partie, avaient à peine attiré l'attention de la populace, qui ne
s'aperçut point de son départ, tout occupée qu'elle était du chevalier
noir. La foule remplissait les airs de ces cris: «Vive Richard
Coeur-de-Lion! Mort aux templiers usurpateurs!» «Malgré toute cette
apparence de loyauté, dit Ivanhoe au comte d'Essex, le roi a fort bien fait
de prendre ses précautions en gardant auprès de lui ta personne, et en
s'entourant de tes fidèles compagnons.» Le comte sourit et secoua la tête.
«Brave Ivanhoe, toi qui connais si bien notre maître, dit-il, penses-tu que
ce soit lui qui ait pris cette précaution? Je marchais sur York, ayant eu
connaissance que le prince Jean y avait rassemblé le gros de ses partisans,
lorsque je rencontrai le roi Richard qui, de même qu'un véritable chevalier
errant, arrivait au galop pour terminer l'aventure du templier et de la
juive, et cela par la seule force de son bras; et je l'accompagnai avec ma
troupe, bien qu'il ne le voulût pas.»

«Et qu'y a-t-il de nouveau à York, brave comte? dit Ivanhoe. Les rebelles
s'attendent-ils à nous y voir?»--«Pas plus que la neige de décembre
n'attend le soleil de juillet, dit le comte; ils sont dispersés; et qui
pensez-vous qui nous apporta cette nouvelle? ce fut Jean lui-même.»--«Le
traître! l'ingrat! l'insolent traître! dit Ivanhoe; Richard n'a-t-il pas
donné des ordres pour qu'on l'arrête?»--«Il l'a reçu, répondit le comte,
comme s'il l'eût rencontré après une partie de chasse; mais remarquant les
regards d'indignation que nous attachions sur le prince: «Tu vois, mon
frère, dit-il, que j'ai avec moi des hommes exaspérés. Tu feras bien
d'aller trouver notre mère, de lui porter les témoignages de ma
respectueuse affection, et de rester auprès d'elle jusqu'à ce que les
esprits soient un peu pacifiés.»--«Et c'est là tout ce qu'il a dit?
répliqua Ivanhoe. Ne dirait-on pas que ce prince appelle la trahison par sa
clémence?»

«Oui, sans doute, dit le comte, comme celui-là appelle la mort, qui se
présente au combat avec une blessure qui n'est pas encore guérie.»--«Fort
bien répliqué, dit Ivanhoe; rappelez-vous cependant que ce n'est que ma vie
que je hasardais, au lieu que Richard compromettait le bien-être de ses
sujets.»

«Ceux qui se montrent aussi insoucians à l'égard de leurs propres intérêts,
répondit d'Essex, font rarement attention à ceux des autres. Mais
hâtons-nous de nous rendre au château, car Richard se propose de punir
quelques uns des agens subalternes de la conspiration, quoiqu'il ait
pardonné à celui qui en était le chef.»

D'après les procédures qui eurent lieu à cette occasion, et qui sont
rapportées tout au long dans le manuscrit de Wardour, il paraît que Maurice
de Bracy passa la mer, et entra au service de Philippe de France. Quant à
Philippe de Malvoisin, et à son frère Albert, ils furent exécutés, tandis
que Waldemar Fitzurse, qui avait été l'ame de la conspiration, n'encourut
d'autre peine que celle du bannissement, et que le prince Jean, en faveur
de qui elle avait été organisée, ne reçut même pas de reproches de la part
de son frère. Au reste, personne ne plaignit les deux Malvoisin, qui
subirent une mort qu'ils n'avaient que trop justement méritée par plusieurs
actes de fausseté, de cruauté et d'oppression.

Peu de temps après le combat judiciaire, le Saxon Cedric fut mandé à la
cour de Richard, qui la tenait alors à York, dans la vue de rétablir
l'ordre au sein des comtés où il avait été troublé par l'ambition de son
frère. Cedric pesta et tempêta plus d'une fois en recevant ce message;
néanmoins il ne refusa pas de se rendre. Au fait, le retour de Richard
avait mis fin à toutes les espérances qu'il avait conçues de rétablir la
dynastie saxonne sur le trône d'Angleterre; car quelque force qu'ils
eussent pu parvenir à organiser, en supposant qu'une guerre civile eût
éclaté, il était évident qu'il n'y avait aucun heureux résultat à espérer
dans un moment où la couronne ne pouvait être disputée à Richard, jouissant
de la plus grande popularité, tant par ses qualités personnelles que par
ses exploits militaires, quoique les rênes de son gouvernement fussent
tenues avec une insouciance et une légèreté qui se rapprochaient tantôt
d'un excès d'indulgence, tantôt d'un odieux despotisme.

D'ailleurs il n'avait pu échapper à l'observation de Cedric, quelque
révoltante qu'elle lui parût, que son projet d'une union complète et
absolue entre les individus qui composaient la nation saxonne, par le
mariage de Rowena et d'Athelstane, était maintenant devenue impossible à
cause du renoncement des deux parties intéressées. D'ailleurs, c'était là
un événement que, dans son zèle ardent pour la cause saxonne, il n'avait ni
prévu ni pu prévoir; et même lorsque l'espèce d'éloignement de l'un pour
l'autre se fut manifesté d'une manière aussi claire, et pour ainsi dire
aussi publique, il pouvait à peine se figurer qu'il fût possible que deux
personnes saxonnes de nation pussent ne pas sacrifier leurs sentimens
personnels, et ne pas former une alliance aussi nécessaire au bien général
de la nation. Mais le fait n'en était pas moins certain. Rowena avait
toujours témoigné une sorte d'aversion pour Athelstane, et maintenant
celui-ci ne s'était pas expliqué moins positivement en déclarant qu'il ne
donnerait plus de suite à la demande qu'il avait formée de la main de
Rowena. Ainsi l'obstination naturelle de Cedric céda à de pareils
obstacles, et recula devant l'idée d'avoir à conduire à l'autel, tenant
l'un et l'autre de chaque main, deux êtres qui ne se laissaient traîner
qu'avec la plus grande répugnance. Il fit néanmoins une dernière et
vigoureuse attaque contre Athelstane; mais il trouva ce rejeton ressuscité
de la royauté saxonne occupé, comme le sont de nos jours certains
gentilshommes campagnards, à une guerre furieuse et opiniâtre avec le
clergé.

Il paraît qu'après toutes les menaces contre l'abbaye de Saint-Edmond,
l'esprit de vengeance d'Athelstane, cédant partie à son arrogance
naturelle, partie aux prières de sa mère Édith, attachée comme beaucoup
d'autres dames de cette époque à l'ordre du clergé, avait borné son
ressentiment en faisant enfermer l'abbé et ses moines dans le château de
Coningsburgh[29], pour y être soumis à une diète rigoureuse pendant trois
jours. L'abbé, qu'une telle atrocité avait mis en fureur, menaça le noble
Athelstane d'une excommunication, et il dressa une liste horrible des
souffrances d'entrailles ou d'estomac qu'il avait endurées lui et ses
moines, par suite de l'emprisonnement tyrannique et injuste qu'ils avaient
subi. Athelstane avait la tête si remplie des moyens de résister à la
persécution monacale, que Cedric reconnut ne plus y trouver de place pour
aucune autre idée. Lorsque le nom de Rowena fut prononcé, l'ami de Cedric
le pria de lui laisser vider une pleine coupe de vin à la santé de la belle
Saxonne et à celle de celui qui devait être bientôt son époux, c'est-à-dire
Ivanhoe. C'était donc un cas désespéré, il n'y avait plus rien à faire
d'Athelstane; ou, pour parler comme Wamba, en employant sa phrase saxonne
arrivée jusqu'à nous, c'était un coq qui ne voulait plus se battre.

      Note 29: Il n'est peut-être pas inutile d'expliquer à ceux de nos
      lecteurs qui ne le sauraient point, que le mot saxon _Coningsburgh_
      veut dire _château du roi_: ce qui rappelle le nom de Koenisberg, une
      des villes ou résidences royales de Prusse. _Templestowe_ signifie
      également _demeure du Temple_. A. M.

Il ne restait plus, entre Cedric et la détermination que les deux amans
avaient prise, qu'à lever deux obstacles: d'abord, l'obstination du tuteur
de la belle, et puis son inimitié contre la race normande. Le premier
sentiment s'affaiblissait par degrés au moyen des caresses de sa pupille,
et en songeant à l'orgueil qu'il pouvait tirer de la renommée de son fils;
d'ailleurs, il n'était pas insensible à l'honneur d'allier son sang à celui
d'Alfred, lorsque la race d'Édouard le confesseur abjurait pour jamais la
couronne. L'aversion de Cedric contre la dynastie des rois normands
diminuait aussi; d'abord en considérant l'impossibilité d'en délivrer
l'Angleterre, sentiment qui donnait de la loyauté au sujet; ensuite par les
égards personnels du roi Richard, qui, suivant le manuscrit de Wardour,
flatta si bien l'humeur sauvage de Cedric, qu'avant que celui-ci eût passé
une semaine à sa cour, il avait donné son consentement au mariage de sa
pupille Rowena avec son fils Wilfrid d'Ivanhoe.

L'union de notre héros, ainsi approuvée par son père, fut célébrée dans le
plus auguste des temples, la noble cathédrale d'York. Le roi lui-même y
assista, et la bienveillance qu'il témoigna en cette occasion, ainsi que
dans plusieurs autres, à  ses sujets saxons, jusqu'ici opprimés, leur donna
plus d'espoir d'être traités moins sévèrement et de voir leurs droits enfin
respectés, sans être de nouveau exposés aux chances d'une guerre civile. Le
clergé romain déploya toutes ses pompes en cette mémorable solennité.

Gurth demeura attaché en qualité d'écuyer à son jeune maître, qu'il avait
servi avec tant de fidélité; et le courageux Wamba, paré d'un nouveau
bonnet de fou et d'une plus ample garniture de sonnettes d'argent, passa de
même au service d'Ivanhoe, avec le consentement du père de ce dernier. Le
gardeur de pourceaux et le jovial bouffon, ayant tous deux partagé les
périls et l'adversité de Wilfrid, demeurèrent près de lui pour aussi
partager les avantages de sa prospérité.

Outre cette faveur accordée aux gens de Cedric, on invita les Normands et
les Saxons de haut parage à la célébration de cette brillante alliance; et,
depuis cette époque, les deux races se sont tellement mêlées et
identifiées, qu'il ne serait plus possible de les distinguer. Cedric vécut
assez long-temps pour voir cette fusion accomplie; car, à mesure que les
deux peuples se mirent davantage en rapport et formèrent des liens de
parenté, les Normands affaiblirent leur orgueil et les Saxons devinrent
plus civilisés. Ce ne fut néanmoins que cent ans après, c'est-à-dire sous
le règne d'Édouard III, que la nouvelle langue, nommée anglaise, fut parlée
à la cour de Londres, et que toute distinction hostile de Normand et de
Saxon disparut entièrement.

Le surlendemain de cet heureux hyménée, lady Rowena fut informée par sa
suivante Elgitha, qu'une damoiselle demandait à être admise en sa présence,
et désirait lui parler sans témoin. Rowena étonnée, balança d'abord; mais
ensuite, emportée par la curiosité, elle finit par ordonner que l'étrangère
fût introduite, et que toutes les suivantes demeurassent à l'écart un
moment.

La jeune personne entra: sa figure était noble et imposante; un long
voile blanc la couvrait sans la cacher, et relevait l'élégance de sa
parure, ainsi que la majesté de son maintien. Elle se présenta d'un air
mêlé de respect et d'une assurance réservée, sans paraître chercher à
gagner la faveur de celle à qui elle venait parler. Rowena, toujours
disposée à accueillir les réclamations et à écouter les voeux des
autres, se leva, et eût conduit la belle étrangère à un siége voisin, si
un coup d'oeil jeté sur Elgitha, seule témoin jusqu'alors de la
conférence, n'eût invité celle-ci, à avancer le siége, et puis à se
retirer; ce qui eut lieu sur-le-champ, bien qu'un peu à regret. Ce fut
alors que l'inconnue, à la grande surprise de lady Rowena, fléchit un
genou devant elle, baissa le front et le pressa de ses mains; puis,
malgré la résistance de la pupille de Cedric, lui baisa le pan de sa
tunique éblouissante.

«Que signifie cela, dit la nouvelle épouse, et pourquoi me rendez-vous
l'objet d'un respect si étrange?»--«Parce que c'est à vous, digne compagne
d'Ivanhoe, dit Rébecca en se relevant, et reprenant la dignité tranquille
de ses manières; parce que c'est à vous que je puis, légalement et sans
crainte de reproches, offrir le tribut de reconnaissance que je dois à
votre digne époux. Je suis... oubliez la hardiesse avec laquelle je suis
venue vous présenter l'hommage de mon pays... je suis une juive infortunée
pour qui le nouveau compagnon de votre destinée a exposé sa vie en champ
clos, à Templestowe.»

«Damoiselle, repartit Rowena, Wilfrid, en ce jour de glorieuse mémoire, n'a
fait que payer à demi la dette que vos soins charitables l'avaient induit à
contracter lorsqu'il était blessé et malheureux. Parlez, y a-t-il quelque
chose en quoi lui et moi nous puissions vous servir?»--«Rien, dit Rébecca
dans un calme enchanteur; à moins qu'il ne vous plaise de lui transmettre
mon adieu plein de reconnaissance.»--«Vous quittez donc l'Angleterre,» dit
Rowena revenue à peine de la surprise que lui avait causée cette visite
inattendue.--«Oui, noble dame, et avant que la lune change: mon père a un
frère puissant auprès de Mahomet-Boaldi, roi de Grenade; nous allons le
retrouver, certains de vivre en paix et protégés, en payant le tribut que
les Moslems exigent du peuple hébreux.»

«Ne trouveriez-vous pas le même appui en Angleterre? dit Rowena. Mon
époux possède la faveur du roi, et le roi lui-même est juste et
généreux.»--«Je n'en doute point, noble dame, dit Rébecca, mais le
peuple en Angleterre est orgueilleux, querelleur, ami des troubles, et
toujours prêt à plonger le glaive dans le coeur de son voisin. Ce n'est
pas un lieu sûr pour les enfans d'Abraham. Ephraïm est une colombe
timide; Issachar, un serviteur trop accablé de travaux et de peines. Ce
n'est point dans un pays de guerre et de sang, environné d'ennemis et
déchiré par les factions intérieures, qu'Israël peut espérer le repos,
après avoir été errant et dispersé depuis tant de siècles.»--«Mais vous,
jeune fille, dit Rowena, vous ne pouvez rien craindre. Celle qui a
nourri le lit malade d'Ivanhoe[30], continua la princesse avec
enthousiasme, n'a rien à redouter en Angleterre, où les Saxons et les
Normands se disputeront le privilége de l'honorer.»

      Note 30: _She who nursed the sick bed of Ivanhoe_, est une si
      heureuse, quoique hardie, métaphore, que nous croyons devoir la
      hasarder dans notre langue. Nous ne pensons pas que M. Defauconpret
      l'ait rendue par cet équivalent: «Celle qui donna des soins si
      touchans à Ivanhoe.» A. M.

«Ce discours est beau, noble dame, et votre proposition plus belle
encore. Mais je ne puis l'accepter; il existe entre nous un abîme que
nous ne saurions franchir: notre éducation, notre foi, tout s'oppose à
ce qu'il soit comblé. Adieu, mais avant que je vous quitte accordez-moi
une grace; levez ce voile, qui me dérobe vos traits dont la renommée
parle si haut.»--«Ils ne méritent point d'arrêter les regards, dit
Rowena; mais espérant la même faveur de celle qui me visite, je me
découvrirai pour elle.»

Elle souleva effectivement son voile, et, soit par timidité, soit par le
sentiment intime de sa beauté, la jeune princesse rougit, et cette rougeur
se manifesta à la fois sur ses joues, son front, son cou et son sein
virginal. Rébecca rougit également, mais ce ne fut qu'un instant; et
maîtrisée par de plus fortes émotions, cette sensation s'évanouit comme le
nuage pourpré qui change de couleur quand le soleil descend sous l'horizon.

«Noble dame, dit-elle à lady Rowena, les traits que vous avez daigné me
montrer vont demeurer long-temps dans ma mémoire. La douceur et la bonté y
règnent; et si une teinte de la fierté ou des vanités mondaines peut
s'allier avec une expression si aimable, comment pourrions-nous regretter
que ce qui est de terre[31] conserve quelques traces de son origine?
Long-temps, long-temps je me rappellerai vos traits, et je bénis le ciel de
laisser mon digne libérateur uni à....» Elle s'arrêta court, et ici ses
yeux se remplirent de larmes: elle les essuya vite, et répondit à la
touchante question de Rowena qui lui demandait si elle se trouvait mal:
«Non, je me trouve bien, mais mon coeur se gonfle lorsque je songe à
Torquilstone, et au champ clos de Templestowe. Adieu; cependant il me reste
une dernière prière à vous faire: acceptez cette cassette, et ne dédaignez
pas ce qu'elle contient.» La princesse ouvrit alors le petit coffre
d'ivoire  enrichi d'ornemens, et y trouva un collier et des boucles
d'oreilles en diamans qui étaient d'une valeur inexprimable.

      Note 31: Le premier interprète met ici un «vase de terre,» au lieu de
      la forme terrestre de la femme. Nous croyons que c'est affaiblir
      l'idée de l'original. A. M.

«Il est impossible, dit Rowena en voulant rendre la cassette, que j'accepte
un présent d'un si grand prix.»--«Conservez-le, noble dame, répondit
Rébecca; vous possédez le pouvoir, la grace, le crédit, l'influence; nous
n'avons pour nous que la richesse, source de notre force et de notre
faiblesse. La valeur de ces bagatelles multipliée dix fois n'aurait pas le
même empire que le moindre de vos souhaits. Le présent est donc peu de
chose pour vous et moins encore pour moi qui m'en vais. Permettez-moi de
penser que vous ne partagez point les injustes préjugés de votre nation à
l'égard de mes coreligionnaires. Croyez-vous que je prise ces pierres
brillantes plus que ma liberté, ou que mon père les estime plus que la vie
et l'honneur de sa fille? Acceptez-les, noble dame; elles n'ont aucune
valeur pour moi, qui ne porterai plus de semblables joyaux.»

«Vous êtes donc malheureuse, dit Rowena frappée du ton avec lequel Rébecca
venait de prononcer ces dernières paroles. Oh! demeurez avec nous, les avis
d'hommes pieux vous tireront de votre croyance et vous feront renoncer à
votre loi si funeste: alors je deviendrai une soeur pour vous.»--«Non, dit
Rébecca avec cette mélancolie tranquille et douce qui régnait dans ses
accens et sur ses traits angéliques: je ne saurais quitter la foi de mes
pères, comme un vêtement non approprié au climat où je veux habiter;
cependant je ne serai pas malheureuse; celui à qui je consacre désormais ma
vie deviendra mon consolateur, si je remplis sa volonté.»--«Votre nation
a-t-elle donc des couvens, et vous proposez-vous de vous y retirer?» lui
demanda Rowena.--«Non, certes, noble dame, reprit la juive; mais parmi
nous, depuis le temps d'Abraham jusqu'à nos jours, nous avons eu de saintes
femmes qui ont élevé toutes leurs pensées vers le ciel, et se sont dévouées
au soulagement de l'humanité en soignant les malades, secourant les
nécessiteux et consolant les affligés. Rébecca ira se mêler parmi elles;
dites-le à votre noble époux, s'il lui arrive de s'enquérir du sort de
celle qui lui sauva la vie.»

On remarqua un tremblement involontaire dans la voix de Rébecca, et une
expression de tendresse qui en disait peut-être plus qu'elle ne voulait en
faire entendre. Elle se hâta de prendre congé de la princesse. «Adieu,
dit-elle: puisse le père commun des juifs et des chrétiens répandre sur
vous ses plus saintes bénédictions: le navire qui nous attend lèvera
l'ancre avant que nous puissions gagner le port.»

Elle sortit de l'appartement, laissant la belle Saxonne étonnée, comme si
elle avait eu quelque vision, comme si une ombre avait passé devant ses
yeux. Rowena fit part de ce singulier entretien à son époux, qui en garda
une vive impression. Il vécut long-temps heureux avec sa digne compagne,
car ils étaient unis l'un à l'autre par une tendre affection, qui
s'augmenta encore avec leurs années, et prit une nouvelle force par le
souvenir des obstacles qu'ils avaient eus à surmonter. Cependant ce serait
porter trop loin la curiosité, que de demander si le souvenir de la beauté
et des généreux soins de Rébecca  s'offrit plus fréquemment à la pensée
d'Ivanhoe que la noble descendante d'Alfred ne l'aurait désiré.

Wilfrid se distingua au service de Richard, et fut comblé des faveurs du
monarque. Il se serait probablement encore élevé plus haut sans la mort
prématurée de l'héroïque monarque devant le château de Chaluz près de
Limoges. Avec ce prince généreux, mais téméraire et romanesque,
s'évanouirent tous les projets que son ambition avait conçus; et on peut
lui appliquer, avec un léger changement, ce que Johnson a dit de
Charles XII: Son sort fut d'aller se faire tuer par une main vulgaire au
pied d'une petite forteresse en pays étranger; il laissa un nom qui fit
trembler le monde, pour ne servir qu'à donner une haute leçon de morale, ou
bien à figurer dans un roman.


FIN.


       *       *       *       *       *


IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX,
RUE DES FRANCS-BOURGEOIS-S.-MICHEL, N° 8.





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defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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