The Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Ivanhoe (2/4) Le retour du croisé Author: Walter Scott Translator: Albert Montémont Release Date: November 15, 2010 [EBook #34332] [Last updated: March 26, 2012] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) *** Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) IVANHOE. OU LE RETOUR DU CROISÉ Par Walter Scott. TRADUCTION NOUVELLE PAR M. ALBERT-MONTÉMONT. Toujours de son départ il faisait les apprêts, Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais. (_Trad. de Prior_.) TOME DEUXIÈME. PARIS. RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR, Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8. AMABLE GOBIN ET Cie, Successeurs de la Maison Baudouin, rue de Vaugirard, 17. 1829. IVANHOE OU LE RETOUR DU CROISÉ. CHAPITRE XI. _Premier voleur._ «Halte là, monsieur; jetez-nous votre bourse si vous ne voulez pas que nous vous la prenions de force.» _Sperd._ «Nous sommes perdus! ce sont les scélérats que tous les voyageurs craignent tant.» _Valentin._ «Mes amis.....» _Premier voleur._ «Ne nous appelez pas ainsi, monsieur; nous ne sommes pas vos amis, mais vos ennemis.» _Deuxième voleur._ «Paix! il faut l'écouter!... _Troisième voleur._ «Oui, par ma barbe, il faut l'écouter! c'est un homme comme il faut.» Shakspeare, _les deux Gentilshommes de Venise_. Notre gardien de pourceaux n'était pas à la fin de ses aventures nocturnes, et il commençait en effet à s'en douter, lorsqu'après avoir traversé la plus grande partie de la ville d'Ashby, et avoir passé près de quelques maisons isolées qui en formaient le faubourg, il se trouva dans un chemin creux, entre deux monticules couverts de noisetiers et de buis, entremêlés de chênes qui étendaient leurs branches sur la route, d'ailleurs très raboteuse et pleine d'ornières profondes, creusées par le roulis journalier de voitures de toute espèce, de celles surtout qui avaient récemment transporté tous les matériaux nécessaires à la construction des galeries élevées autour de la lice du tournoi; enfin l'obscurité était encore rendue plus grande par le feuillage et les branches des arbres qui interceptaient le peu de clarté que la lune aurait pu y verser dans une belle nuit d'été. Le bruit lointain des divertissemens de la ville, celui des chants joyeux, des éclats de rire de la multitude, mariés au son des divers instrumens, tout cela, en rappelant au souvenir de Gurth cette foule de guerriers, de gens de toute condition et sans aveu, qui se trouvaient à Ashby, tintait malgré lui à son oreille, et augmentait son inquiétude et son embarras. Dans sa perplexité, il se dit à lui-même: «Par le ciel et par saint Dunstan, la juive avait raison! je voudrais être en sûreté, moi et mon trésor. Il y a ici un si grand nombre, je n'ose pas dire de voleurs, mais de soi-disant chevaliers errans, d'écuyers, de ménestrels, de jongleurs, d'archers et de vauriens affamés et vagabonds, qu'un homme ayant un marc d'argent en poche ne saurait être en pleine sécurité; à plus forte raison celui qui, comme moi, a une si énorme somme de sequins. Je voudrais être au bout de ce chemin redouté, pour apercevoir les clercs de saint Nicolas avant qu'ils ne tombent sur les épaules.» Afin d'atteindre la plaine à laquelle menait ce chemin creux, notre voyageur doubla donc le pas; mais, dans l'endroit précisément où le bois qui garnissait les deux hauteurs était le plus fourré, le plus touffu, quatre hommes s'élancent sur lui, deux de chaque côté du chemin, et ils le tiennent si bien serré, que tous efforts de sa part, toute résistance deviennent inutiles. «Ta bourse! lui dit l'un d'eux; nous sommes des gens serviables, et nous débarrassons les voyageurs des plus ou moins lourds fardeaux qui les gênent dans leur marche.»--«Vous ne me débarrasseriez pas facilement de celui que je porte, si je pouvais me défendre,» répondit Gurth, dont la probité innée et sans tache l'empêchait de se taire et de ne pas s'épuiser en efforts, malgré l'imminence du danger présent. «C'est ce que nous allons voir, répliqua le voleur. Si tu aimes les os brisés et la bourse coupée, rien n'est plus facile; on pourra également t'ouvrir deux veines en même temps. Qu'on l'emmène dans le bois,» dit-il à ses compagnons. On força Gurth à gravir la hauteur du côté gauche du chemin, et on l'entraîna de vive force dans un petit bois qui s'étendait jusqu'à la plaine; on le fit marcher ainsi jusque dans le plus épais du taillis. Là, se trouvait une espèce de clairière où se jouaient les pales rayons de la lune, où les bandits s'arrêtèrent avec leur victime, et où ils furent joints par deux autres. Ce fut en cet endroit que Gurth, au moyen de cette faible lueur, put s'apercevoir que ces six larrons portaient des masques, ce qui ne lui aurait laissé aucun doute sur leur profession, s'il avait pu en concevoir d'après la manière brutale dont il venait d'être arrêté et saisi, et si le lieu même de l'arrestation n'eût témoigné contre ses assassins. «Combien as-tu d'argent?» lui demanda un des nouveaux venus.--«Trente sequins m'appartiennent,» répondit Gurth avec assurance.--«Mensonge! mensonge! s'écrièrent tous les brigands; un Saxon aurait trente sequins, et partirait de la ville sans être ivre? impossible! confiscation irrévocable de tout ce qu'il porte.»--«Je les gardais pour acheter ma liberté,» dit Gurth.--«Tu n'es qu'un âne, cria l'un des voleurs; trois pintes de double bière t'auraient rendu aussi libre et plus libre que ton maître, fût-il Saxon, comme toi.»--«C'est une triste vérité, dit Gurth; mais si trente sequins vous contentaient, lâchez moi le bras, et je vous les compterai.»--«Un instant, reprit encore un des nouveaux venus, qui semblait être le chef; le sac que tu portes sous ton manteau renferme plus d'argent que tu n'en déclares.»--«Il appartient au brave chevalier, mon maître, répondit Gurth, et certainement je ne vous en aurais point parlé, si vous aviez voulu vous contenter de ce qui m'appartient.»--«Tu es un brave garçon, par ma foi! et tout dévoués que nous soyons à saint Nicolas, tu peux encore sauver tes trente sequins, si tu veux être sincère avec nous. Mais, en attendant, mets à terre le poids qui te gêne.» Et aussitôt il lui prit un sac de cuir, dans lequel se trouvaient la bourse de Rebecca et le reste des sequins qu'il avait apportés.» Continuant alors son interrogatoire: «Quel est ton maître?» lui demanda-t-il.--«Le chevalier déshérité.»--«Qui a remporté le prix aujourd'hui? Quel est son nom et son lignage?»--«Son bon plaisir est qu'on l'ignore, et ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez.»--«Et toi-même, comment te nommes-tu?»--«Vous dire mon nom, ce serait vous désigner mon maître.»--«Tu es un fidèle serviteur. Mais comment cet or appartient-il à ton maître? Est-ce par héritage ou à quelque autre titre?»--«C'est par le droit de sa bonne lance. Ce sac renferme la rançon de quatre beaux coursiers et d'autant de belles armures.»--«Combien s'y trouve-t-il?»--Deux cents sequins.»--«Pas davantage? Ton maître a été bien modéré envers les vaincus; ils en ont été quittes à bon marché. Dis-moi ceux qui ont payé cette rançon.» Gurth obéit. «Mais tu ne me parles pas du templier, reprit le chef. Tu ne peux me tromper: quelle rançon a payé sire Brian de Bois-Guilbert?»--«Mon maître n'en a voulu aucune de lui. Il existe entre eux une haine à mort, et ils ne peuvent avoir ensemble aucun rapport de courtoisie.»--«Bravo!» dit le chef. Et après un moment de réflexion: «Par quel hasard, ajouta-t-il, te trouvais-tu à Ashby avec une telle somme?»--«J'allais rendre au juif Isaac d'Yorck le prix d'une armure qu'il avait prêtée à mon maître pour le tournoi.»--«Et combien as-tu payé à Isaac? Si j'en juge par le poids, la somme entière est encore dans ce sac.»--«J'ai payé quatre-vingts sequins à Isaac, et il m'en a fait remettre cent en place.»--«Impossible! Impossible! s'écrièrent à la fois tous les brigands. Comment oses-tu nous en imposer par d'aussi grossiers mensonges?»--«Ce que je vous dis, répondit Gurth, est aussi vrai qu'il est vrai que vous voyez la lune. Vous trouverez les cent sequins dans une bourse de soie séparée du reste de l'argent.»--«Songe, dit le chef, que tu parles d'un juif, d'un homme aussi incapable de lâcher l'or qu'il a une fois touché que les sables du désert le sont de rendre la coupe d'eau que le voyageur y a versée[1].»--«Un juif, dit un autre chef de bandits, n'a pas plus de pitié qu'un officier du shériff à qui l'on n'a pas remis pour boire.»--«Ce que je vous ai dit est pourtant vrai,» répondit Gurth.--«Qu'on allume vite une torche, dit le chef, car je veux examiner cette bourse. Si ce drôle ne ment pas, la générosité du juif est un phénomène contre nature, et presque un aussi grand miracle que celui qui fit jaillir une source d'un rocher pour ses ancêtres dans le désert.» Note 1: A Jew, as unapt to restore gold as the dry of his deserts to return the cup of water which the pilgrim spills upon them. On alluma une torche, et le chef examina ce que la bourse contenait. Pendant qu'il la dénouait, ses compagnons se groupèrent autour de lui; et ceux qui tenaient Gurth par le bras, mus par un excès de curiosité à la vue de l'or, allongèrent le cou pour satisfaire leur cupidité. L'écuyer saxon, par cette inadvertance, se trouvant moins serré, rassembla toutes ses forces musculeuses pour s'affranchir de ses liens à l'aide d'un mouvement spontané et vigoureusement combiné; et vraiment il fût parvenu à s'évader, à se délivrer des voleurs, s'il eût voulu renoncer à l'argent de son maître; mais cette intention ne fut pas la sienne. Ainsi adroitement dégagé des liens qui le retenaient captif, il arracha incontinent à l'un des bandits un bâton noueux, en asséna un coup vigoureux sur la tête du chef, qui ne s'attendait guère à semblable représaille: dès lors la bourse tomba des mains de celui-ci, et Gurth allait la ramasser, quand les voleurs, plus agiles, s'emparèrent de nouveau du malheureux porcher, et le tinrent plus étroitement serré que jamais. «Faquin, lui dit le chef, avec tout autre que moi ton insolence serait déjà punie: mais dans un moment tu connaîtras ta destinée. Il faut d'abord nous occuper de ton maître: les affaires du chevalier doivent passer avant celles de l'écuyer, suivant les lois de la chevalerie. En attendant, demeure en repos; car, si tu essaies le moindre mouvement, on te mettra hors d'état de bouger de long-temps. Camarades, dit-il alors aux autres, cette bourse est brodée en caractères hébraïques; il s'y trouve cent pièces, et je crois à la véracité du yeoman. N'exigeons nul péage du chevalier son maître; il est trop des nôtres pour que nous le rançonnions: les chiens ne s'attaquent pas aux chiens tant qu'il y a des loups et des renards en abondance[2].»--«Il est des nôtres! reprit un des bandits: je voudrais bien savoir comment?»--«N'est-il pas misérable et déshérité comme nous? N'est-ce pas, comme nous, à la pointe de l'épée qu'il gagne paisiblement sa vie? N'a-t-il pas vaincu Front-de-Boeuf et Malvoisin, comme nous le ferions si l'occasion s'en présentait? N'est-il pas ennemi mortel de Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant de raison de redouter? Autrement, voudrais-tu que nous eussions moins de conscience qu'un mécréant, un vilain juif?»--«Non, tu as raison: ce serait une honte, répondit le même brigand; cependant, lorsque je servais dans la troupe du vieux Gandelyn, nous n'avions pas de tels scrupules. Et cet insolent rustaud, je le demande, s'en ira-t-il sans égratignure?»--Non, certes, si tu peux le fustiger,» répliqua le chef. Note 2: Dogs should not worry dogs where wolves and foxes are to be found in abundance. «Ici, coquin, ajouta-t-il en s'adressant à Gurth. Sais-tu manier le bâton que tu as si vite escamoté?»--«Je pense, dit Gurth, que vous en avez eu une assez bonne preuve pour répondre vous-même à cette question.»--«Oui, par ma foi, tu m'en as asséné un coup vigoureux, reprit le capitaine. Donne-s-en autant à ce garçon, et tu passeras franc d'impôt. Et même, si tu ne réussis pas, tu t'es montré si fidèle à ton maître, que je me croirai, sur mon honneur, obligé de payer ta rançon. Allons, Miller[3], prends ton bâton et ne perds point la tête. Vous autres, lâchez ce drôle et donnez-lui un bâton: il fait assez clair pour une telle joute.» Note 3: Mot qui veut dire _meunier_, sens dans lequel il sera tout à l'heure employé. Armés chacun d'un fort bâton de même longueur et de même grosseur, les deux champions vinrent se placer au milieu de la clairière, afin de combattre plus à leur aise au clair de la lune. Les brigands faisaient cercle autour d'eux en pouffant de rire; et criaient à leur camarade: «Allons, meunier, prends garde de payer toi-même ton droit de passe.» Le meunier, de son côté, prenant son bâton par le milieu, et le faisant tourner sur sa tête pour imiter ce que les Français appellent _le moulinet_, s'écria fièrement: «Avance, faquin, si tu l'oses; tu vas sentir la force du poing d'un meunier.»--«Si tu es un meunier,» répondit Gurth avec fermeté, en jouant du bâton sur sa tête de la même manière que son antagoniste, «tu dois être doublement voleur; et, en homme, je te défie.» Alors les deux champions s'attaquèrent bravement, et déployèrent pendant quelques minutes une grande égalité de force, de courage et d'adresse, portant et parant les coups avec la plus rapide dextérité. Le bruit de leurs bâtons frappant à coups redoublés l'un sur l'autre était tel, qu'à une certaine distance on aurait cru qu'il y avait au moins six combattans de chaque côté. Des combats moins acharnés et moins dangereux ont été chantés en beaux vers héroïques; mais celui de Gurth et du meunier n'aura pas le même honneur, faute d'un poète inspiré qui rende hommage à de tels adversaires. Cependant, quoique le combat du bâton à deux bouts ne soit plus pratiqué[4], nous ferons de notre mieux pour rendre justice en prose à de si braves champions. Note 4: Les paysans de la Normandie se servent encore du bâton dans leurs querelles ou leurs jeux, en faisant le moulinet. A. M. Ils luttèrent pendant assez long-temps avec un succès balancé. Toutefois, le meunier commença à perdre patience devant un antagoniste aussi formidable, et en voyant ses compagnons se moquer de lui, comme c'est d'usage en pareil cas. Cette impatience devint funeste à celui qui la manifestait dans ce noble jeu du gourdin, lequel exige beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit, et elle donna à Gurth, doué d'un caractère très ferme, un énorme avantage dont il sut profiter. Le meunier attaquait avec une furie extrême; les deux bouts de son bâton frappaient tour à tour sans discontinuer, et il serrait de près son ennemi, qui, faisant le moulinet, se couvrait la tête et le corps, parait tous les coups, et se tenait sur la défensive; il agissait de l'oeil, du pied et de la main, si à propos, qu'en voyant son adversaire manquer de respiration par la fatigue, il porta de la main gauche un coup de l'instrument à la tête; pendant que le meunier voulut le parer, il précipita sa main droite à sa gauche, et, en brandissant le bâton, il atteignit au côté gauche de la tête son antagoniste dont le corps à l'instant mesura de toute sa longueur la verte pelouse. «Très bien! exploit digne d'un archer!» s'écrièrent les voleurs. Parfaitement combattu, et vive à jamais la vieille Angleterre! le Saxon a sauvé sa bourse et sa peau, le meunier a trouvé son maître.»--«Tu peux continuer ta route, mon ami, dit le capitaine en s'adressant à Gurth, et en confirmant l'assentiment général des spectateurs; je te ferai accompagner par deux de mes camarades, jusqu'en vue du pavillon de ton maître, de peur que tu ne rencontres quelques autres promeneurs de nuit, qui auraient des consciences moins timorées que les nôtres; car en ce moment il y en a plus d'un aux aguets. Prends garde, cependant; souviens-toi que tu as refusé de nous dire ton nom; ne cherche pas à découvrir les nôtres, et à savoir qui nous sommes; car, si tu poussais trop loin tes investigations, tu n'en serais plus quitte à si bon marché. Gurth remercia le capitaine, et l'assura qu'il suivrait son avis. Deux des outlaws, armés de leurs bâtons, lui dirent alors de les suivre, et traversèrent ensemble la forêt, par un petit sentier embarrassé de broussailles, et à nombreux détours. Sur la lisière du bois, deux hommes parlèrent à ses guides, et en reçurent à l'oreille une réponse qui permit de continuer la marche sans encombre. Le fidèle écuyer reconnut que la précaution du chef n'avait pas été vaine, et il conclut de cette circonstance que la bande était nombreuse, et qu'il y avait une garde régulière autour du lieu de leur rendez-vous. En arrivant sur la bruyère, Gurth n'aurait pu y trouver son chemin, qui n'était pas celui par où il était venu; mais ses deux guides l'accompagnèrent jusqu'à une petite éminence du haut de laquelle, au clair de la lune, on distinguait la place du tournoi, les tentes dressées à chaque bout, avec les pannonceaux qui les ornaient, et que le vent balançait encore; on entendait même le chant dont les sentinelles cherchaient à égayer leur faction nocturne. Ici les deux voleurs s'arrêtèrent. «Nous n'irons pas plus loin, lui dirent-ils; car il y aurait de notre part imprudence à le tenter. Rappelle-toi l'avertissement que tu as reçu. Garde le secret sur ce qui t'est survenu cette nuit, tu n'auras pas sujet de t'en repentir. Mais si tu t'avisais de parler, la tour de Londres ne te protégerait pas contre notre vengeance.»--«Grand merci et bonne nuit, messieurs, dit Gurth, je suis discret de mon naturel, mais je me flatte que sans vous offenser, je puis vous souhaiter un meilleur état que le vôtre. À ces mots ils se séparèrent. Les outlaws reprirent le chemin par où ils étaient venus, et Gurth se rendit à la tente de son maître, auquel, nonobstant l'injonction qu'il avait reçue, il conta toutes ses aventures de la nuit. Le chevalier déshérité éprouva un étonnement inexprimable, non moins de la générosité de Rébecca, dont cependant il résolut de ne pas profiter, que de celle des voleurs, à la profession desquels un pareil sentiment paraît si étranger. Ses réflexions sur ces événemens singuliers furent toutefois interrompues par le besoin qu'il avait de repos; les fatigues de la journée et celles qui l'attendaient le lendemain le lui rendaient indispensable. Il se mit donc sur une superbe couche que les maréchaux du tournoi lui avaient fait préparer; et, de son côté, le fidèle gardien de pourceaux s'étendit sur une peau d'ours, à travers l'entrée du pavillon, de manière que personne n'eût pu s'y introduire sans l'éveiller. CHAPITRE XII. «Les hérauts cessent maintenant de toucher, serrer et remonter leurs trompettes et leurs clairons, qui ne font plus entendre leurs sons éclatans. Il ne reste plus rien à dire ou à faire; mais de toutes parts on voit les lances se précipiter au milieu des ennemis; ici l'éperon pointu est poussé dans le flanc; là vous voyez des jouteurs et des cavaliers; autre part des javelots frappant des boucliers volent en éclats; la pointe se fait jour jusqu'au coeur; les lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur; les épées, brillantes comme l'argent, cherchent des casques à briser, des cuirasses à mettre en lambeaux: le sang jaillit de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.» Chaucer. Le jour reparut dans tout son éclat; et avant que le soleil se fût un peu élevé sur l'horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour de la lice, afin de s'assurer le poste le plus favorable, pour voir les joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi et leurs suivans arrivèrent bientôt dans l'arène, avec les hérauts d'armes, pour recevoir les noms des chevaliers décidés à combattre, et leur demander sous quel étendard ils voulaient se ranger. C'était une précaution indispensable qui devait établir l'égalité entre les deux corps prêts à être opposés l'un à l'autre. Suivant l'usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le dernier tournoi, devenait de droit le chef d'une des deux troupes, tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme le second qui avait obtenu le plus de gloire dans le jour précédent, fut déclaré le premier champion de l'autre bande. Ceux qui la veille s'étaient rangés de son parti revinrent sous son drapeau, excepté Ralph de Vipont, que sa chute avait mis hors d'état de reprendre de sitôt son armure. Il ne manqua pas de vaillans et nobles candidats pour remplir les rangs de l'une et l'autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel beaucoup de chevaliers combattaient à la fois, devînt plus dangereux que des combats singuliers, à cette époque du moyen âge, on le préférait toujours. Une foule de ces mêmes chevaliers, qui n'avaient pas assez de confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d'une haute réputation, désiraient néanmoins déployer leur courage dans un combat général, où ils pouvaient lutter contre des champions moins redoutables. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les maréchaux déclarèrent qu'il n'en serait pas admis un plus grand nombre, ce dont plusieurs autres, arrivés trop tard, éprouvèrent bien du regret. Vers dix heures, toute la plaine était couverte par une multitude de personnes des deux sexes, à cheval ou à pied, empressées au tournoi; et bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le monarque était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon Cedric avec lady Rowena, mais non suivi du baron Athelstane. Ce dernier avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattans; et, à la grande surprise de Cedric, il avait pris son rang sous la bannière du Templier. Le Saxon fit à son ami de très vives remontrances sur un choix si peu judicieux; mais il n'en avait reçu qu'une réponse évasive, comme en donnent ordinairement ceux qui s'obstinent beaucoup plus à suivre une détermination qu'à la justifier. Athelstane cependant avait une excellente raison pour adhérer au parti de Brian de Bois-Guilbert; mais il eut la prudence de ne point la révéler. Quoique l'apathie de son humeur fût loin de le porter à faire aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena, il s'en fallait qu'il demeurât insensible à ses charmes, et il considérait son alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée par le consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu'il avait vu le vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la beauté et de l'amour. Pour le punir d'une préférence qui venait en quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa force et son habileté, que du moins ses flatteurs ne manquaient pas de vanter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le chevalier déshérité, mais même, si l'occasion s'en présentait, de lui faire sentir le poids de sa hache d'armes. Bracy et d'autres chevaliers attachés au prince Jean s'étaient rangés parmi les tenans, d'après l'ordre de leur maître, qui par tous les moyens désirait assurer la victoire au drapeau de Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup d'autres chevaliers normands ou anglais s'étaient déclarés contre les tenans, d'autant plus volontiers qu'ils étaient fiers de suivre un champion aussi brave que le chevalier déshérité. Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu'il savait si bien prendre quand il le voulait, et, ôtant de sa tête la riche toque dont elle était parée, il descendit de cheval, et offrit la main à lady Rowena, pour quitter également la selle de son palefroi, tandis que, le front découvert, l'un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride du coursier de la belle, qui hennissait, comme orgueilleux d'un tel fardeau. «C'est ainsi qu'il nous faut les premiers, s'écria le prince, donner l'exemple du respect dû à la reine de la beauté et de l'amour, en nous empressant de l'accompagner jusqu'au trône où son triomphe lui a acquis le doux privilége de s'asseoir aujourd'hui. Mesdames, ajouta-t-il, escortez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs qu'un jour aussi vous recevrez sans doute à votre tour.» En disant ces paroles, il conduisit Rowena au siége d'honneur, vis-à-vis de son trône, tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur beauté se pressaient, afin d'obtenir les places les plus voisines de leur reine éphémère. À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations saluèrent sa nouvelle dignité. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se réfléchissaient sur les armes des chevaliers qui, aux deux extrémités de la lice, se concertaient vivement sur la manière dont ils disposeraient leur ligne, et soutiendraient l'assaut. Les hérauts d'armes commandèrent alors le silence, jusqu'à ce qu'on eût terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de façon à diminuer jusqu'à un certain point les dangers du combat; précaution devenue d'autant plus nécessaire, qu'on devait faire usage d'épées et de lances affilées. Aussi, était-il expressément défendu aux champions de pousser de la pointe; il ne leur était permis que de frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir d'une massue ou d'une hache d'armes; mais le poignard lui était interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas; mais alors nul cavalier ne pouvait l'attaquer. Lorsqu'un chevalier parvenait à repousser son antagoniste jusqu'à l'extrémité de la lice, de manière à lui faire toucher, de sa personne et de ses armes, la palissade, celui-ci était tenu de s'avouer vaincu, et son armure et son coursier passaient à la disposition du vainqueur. Un chevalier ainsi défait ne pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors d'état de se relever, son page pouvait entrer dans l'arène et emporter son maître hors de l'enceinte; mais alors ce chevalier était déclaré vaincu, et privé de ses armes et de son cheval. Le combat devait cesser dès que le prince Jean jetterait dans l'arène son bâton de commandement; autre précaution usitée pour empêcher l'inutile effusion du sang, par la trop longue prolongation d'une joute désespérée. Tout chevalier qui transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût, celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé, son bouclier renversé, de s'asseoir dans cette posture sur les barreaux de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa déloyale conduite. Après avoir ainsi proclamé ces sages dispositions, les hérauts d'armes terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et de l'amour. Cette proclamation finie, les hérauts se retirèrent à leurs places respectives. Alors les chevaliers s'avancèrent lentement des deux bouts de la lice, rangés en double file exactement opposée l'une à l'autre, le chef de troupe au centre du premier rang, poste qu'il n'occupa qu'après avoir passé en revue son corps, et avoir assigné à chacun la place qu'il devait garder. C'était un spectacle tout à la fois agréable et terrible, que de voir tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes coursiers, et se tenant tous prêts à une attaque formidable, fixés sur leur selle de guerre, comme autant de piliers d'airain, et attendant le signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers, qui, hennissant et frappant du pied la terre, brûlaient de commencer un choc épouvantable. Pendant que les chevaliers tenaient leurs lances debout, les rayons du soleil en faisaient briller les pointes acérées, et des banderoles, les ornant à l'envi, flottaient sur les panaches qui ombrageaient l'éclat des casques belliqueux. Ils demeurèrent dans cette noble attitude pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une rigoureuse attention, de peur que l'un des deux partis ne se trouvât plus ou moins nombreux que l'autre. Assurés d'une balance égale, ils se retirèrent de la lice; et, d'une voix de tonnerre, Guillaume de Wyvil donna le signal en ces mots: «Laissez aller!» Les trompettes sonnèrent au même instant; les lances des chevaliers se baissèrent à la fois, et se mirent en arrêt; les éperons s'enfoncèrent dans les flancs des coursiers: des deux côtés les premiers rangs fondirent l'un sur l'autre au grand galop, et, lorsqu'ils se rencontrèrent au milieu de l'arène, leur choc fut si terrible, qu'on l'entendit à un mille de distance. Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des spectateurs, car les flots de poussière élevés par le trépignement des chevaux obscurcirent l'air, et il fallut attendre quelques minutes avant de pouvoir juger l'effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que l'on put apercevoir le champ de bataille, on vit de chaque côté que la moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui avait abattu en même temps le cheval et le cavalier; quelques uns gisaient sur la terre comme dans une impossibilité absolue de se relever; d'autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position; deux ou trois avaient reçu de si graves blessures qu'ils se voyaient hors de combat, et, employant leurs écharpes à arrêter le sang, ils s'épuisaient en douloureux efforts pour s'éloigner du milieu de la foule et du bruit. Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient été rompues par la violence du choc, avaient maintenant l'épée à la main; ils poussaient leurs cris de guerre, et échangeaient leurs coups avec le même acharnement que si l'honneur et la vie de chacun eussent dépendu de l'issue de l'action. Le tumulte s'accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui formait la réserve, se précipita au secours du premier. Les compagnons de Brian de Bois-Guilbert criaient: «_Ah! Baucéan! Baucéan_[5]! pour le Temple! pour le Temple!» Le parti opposé répondait: «_Desdichado! desdichado!_[6]» cri de guerre qu'il avait pris de la devise gravée sur le bouclier de son chef. Note 5: Le _Baucéan_, que par erreur Walter-Scott écrit _Beaucéant_, était, dit-il, le nom de la bannière des templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour annoncer, ajoute-t-il, qu'ils étaient aussi bons et candides envers les chrétiens, que noirs, c'est-à-dire terribles envers les infidèles. Cette explication de l'emblème est exacte; mais ici l'écrivain anglais confond, et prend un étendard pour l'autre. Les templiers en avaient deux: _le Drapeau de guerre_ ou _Vexilium belli_, et _le Baucéan_ ou _Baucennus_. Celui-ci, blanc, était chargé d'une croix gironnée de gueule ou rouge, formée de quatre triangles, l'autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs. Note 6: _Déshérité! déshérité!_ devise du chevalier Ivanhoe. Les deux partis en vinrent derechef aux mains avec une inexprimable furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre les combattans. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se mêlant à l'âpre son des trompettes, étouffaient les gémissemens de ceux qui succombaient et roulaient, sur le sol et sans défense, sous les pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers étaient alors couvertes de poussière et de sang, et se brisaient aux coups réitérés du glaive et de la hache d'armes. Les plumes blanches qui décoraient les casques voltigeaient au gré de la brise comme des flocons de neige. Tout ce qu'il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire s'était évanoui, et ce qui demeurait visible n'était plus de nature qu'à éveiller la crainte ou la pitié. Cependant tel est l'empire de l'habitude, que non seulement la foule obscure des spectateurs attirée naturellement par les scènes d'horreur, mais les dames elles-mêmes, placées dans les galeries, observaient la mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion, mais sans qu'il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d'une lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l'entendait pousser un faible cri lorsqu'un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur la poussière; mais, en général, les femmes encourageaient les combattans, soit en applaudissant de leurs mains, soit même en s'écriant: «Brave lance! bonne épée!» si un trait de courage ou un coup vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en témoignaient un bien plus vif encore. Il se manifestait par de bruyantes acclamations à chaque heureuse chance de succès, pendant que tous les yeux s'attachaient sur l'arène, comme si les spectateurs eux-mêmes eussent donné ou reçu les coups dont ils se bornaient simplement à juger. A chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s'écriaient: «Courage! frappez, braves chevaliers! l'homme meurt, mais la gloire vit! Frappez! la mort vaut mieux que la défaite! Courage, braves chevaliers! les yeux de la beauté contemplent vos exploits[7]!» Note 7: Fight on, brave Knights! man dies, but glory lives! Fight on, death is bether than defeat! Fight on! brave knights! for bright eyes behold your deeds! Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s'efforçaient de découvrir les deux héros de chaque troupe, qui, s'élançant dans la mêlée, encourageaient leurs compagnons tant de la voix que par l'exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur; et ni Brian de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n'eussent rencontré dans les rangs qui leur étaient opposés un champion capable de se mesurer avec eux. Dévorés d'une haine mutuelle, ils tâchaient réciproquement de s'aborder, certains que la chute de l'un serait regardée comme le signal de la victoire. Tels étaient cependant la foule et le désordre, que pendant long-temps, pour en venir à un combat singulier, leurs efforts échouèrent. Sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs forces contre le chef du parti contraire. Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s'éclaircir, lorsque les uns, repoussés aux deux bouts de la lice, durent s'avouer vaincus, et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans l'impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier déshérité se joignirent à la fin, et fondirent l'un sur l'autre avec toute la fureur qu'une mortelle animosité, unie à la rivalité de la gloire, était propre à leur inspirer. Telle fut l'adresse de tous deux en parant et portant les coups, que les spectateurs poussèrent d'unanimes et spontanées acclamations pour exprimer leur ravissement et leur admiration. Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous; le bras gigantesque de Front-de-Boeuf d'un côté, et la force prodigieuse d'Athelstane de l'autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui s'offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs antagonistes immédiats, il paraît que l'idée leur vint à tous deux au même instant de rendre la victoire décisive pour leur parti, en aidant le templier à combattre son ennemi. Ils piquèrent donc de l'éperon leurs coursiers, et s'élancèrent ensemble pour l'attaquer, le Normand par un flanc, et le Saxon par l'autre. Il eût été entièrement impossible au chevalier déshérité de soutenir une lutte aussi inattendue qu'inégale, s'il n'eût pas été sur-le-champ averti de son danger par le cri général des assistans qui lui portaient un intérêt marqué. «Garde à vous! gare! chevalier déshérité...» Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup terrible au templier, il fit reculer son cheval au même instant, pour éviter le double assaut d'Athelstane et de Front-de-Boeuf; ceux-ci ayant manqué leur but, passèrent des deux côtés opposés, entre l'objet de leur attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux: les ayant enfin domptés, ils les ramenèrent sur l'ennemi, et tous les trois se réunirent pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien n'aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et l'étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la veille. Ce coursier lui rendit un signalé service, en profitant de la position défavorable des adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert se trouvait blessé, et ceux de Front-de-Boeuf et d'Athelstane pliaient sous le fardeau de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient couverts, outre que ces mêmes coursiers avaient déjà fourni la veille leur carrière. Le chevalier déshérité sut ainsi profiter de tels désavantages, en faisant manoeuvrer son coursier de façon à tenir pendant quelques instans ses trois adversaires en respect, les séparant tour à tour avec la pointe de son épée, tournant sur lui-même avec l'agilité d'un faucon, et se précipitant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, leur déchargeant de grands coups redoublés de son arme, sans jamais laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître et de frapper à propos. Mais quoique la lice retentît des applaudissemens prodigués à l'habileté et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu'il devait à la fin succomber; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le conjuraient à l'envi de jeter dans l'enceinte son bâton de commandement, et d'épargner à un si brave chevalier l'humiliation d'être vaincu par le nombre. «Non, par la lumière du ciel! répondit Jean, ce même chevalier qui cache son nom et méprise l'hospitalité dont nous l'avons rendu l'objet, a déjà remporté un prix; il est juste que d'autres aient maintenant leur tour.» Comme il parlait ainsi, un incident inattendu changea le destin du jour. Il y avait dans les rangs commandés par le chevalier déshérité un champion couvert d'une armure noire, monté sur un cheval noir; il était d'une grande taille, avec l'apparence d'une force extraordinaire. Ce chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier, n'avait semblé prendre jusqu'alors qu'un très faible intérêt à la chance du combat, repoussant avec facilité les chevaliers qui l'attaquaient, mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne; en un mot, il agissait plutôt en spectateur qu'en acteur dans le tournoi, circonstance qui lui avait attiré le surnom de _Noir-Fainéant_. Tout à coup il parut sortir de son apathie, en voyant le chef de sa troupe si vivement pressé; et piquant des deux son bucéphale tout frais, il s'élança comme l'éclair au secours du chevalier, en s'écriant d'une voix de tonnerre: «_Desdichado!_ À la délivrance[8]!» Il était temps; car, tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier, Front-de-Boeuf s'était approché du premier, et allait le frapper de son épée. Mais avant que le coup fût porté, le chevalier noir tomba inopinément sur lui, et Front-de-Boeuf en un moment roula avec son cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur Athelstane de Coningsburg; et, comme son épée s'était brisée sur l'armure de Front-de-Boeuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache d'armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup si vigoureux, qu'Athelstane évanoui tombe de cheval et mord également la poussière auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on applaudit d'autant plus qu'on s'y attendait le moins, le chevalier sembla reprendre son indolence accoutumée; et retournant paisiblement à l'extrémité de l'arène il laissa son chef se mesurer de son mieux avec Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n'offrait plus la même difficulté qu'auparavant: le cheval du templier était grièvement blessé, et il succomba à la première charge du chevalier déshérité. Brian de Bois-Guilbert roula dans la poudre, le pied embarrassé dans l'étrier, d'où il ne put se dégager. Son adversaire descendit rapidement de cheval, et lui cria de se rendre; mais le prince Jean, plus touché de la situation périlleuse du templier qu'il ne l'avait été de son antagoniste, lui sauva le déshonneur de s'avouer vaincu, en jetant dans la lice son bâton de commandement, et en terminant ainsi un combat sur le point de finir; car, du peu de chevaliers qui restaient encore dans l'arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé à leurs chefs le soin d'achever eux-mêmes la lutte et de décider la victoire. Les écuyers, qui avaient jugé difficile et dangereux d'approcher de leurs maîtres pendant l'action, accoururent alors dans l'arène pour soigner les blessés, qu'ils transportèrent dans les tentes ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin. Note 8: Ou à la _rescousse!_ d'après le mot _rescue_ du texte. A. M. C'est ainsi que se termina la mémorable passe-d'armes d'Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle; car, si quatre chevaliers seulement, dont l'un fut tout à coup suffoqué par la chaleur de son armure périrent sur le champ de bataille, plus de trente furent grièvement blessés et quatre ou cinq ne se rétablirent jamais. Plusieurs moururent quelques jours après, et ceux qui échappèrent conservèrent toute leur vie sur leur corps les marques des profondes blessures qu'ils avaient reçues dans le combat. Aussi, fut-il toujours mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble passe-d'armes d'Ashby. Maintenant, le prince devait proclamer le chevalier vainqueur; il décida que l'honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait surnommé le Noir fainéant. On eut beau représenter que la victoire appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, lequel dans le cours de la journée avait renversé six champions de sa propre main et fini par désarçonner le chef du parti contraire: le prince ne voulut pas céder, il déclara que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la victoire sans l'aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il persistait à décerner le prix. Cependant, à la grande surprise de toutes les galeries, le chevalier ainsi préféré, avait quitté immédiatement la lice, et s'était éloigné vers la forêt avec la même lenteur et la même indifférence, qui lui avait valu le sobriquet de Noir-Fainéant. Après avoir été vainement appelé deux fois au son des trompettes, et deux fois proclamé par les hérauts d'armes, sans qu'on pût le trouver, il fallut bien, en son absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du triomphe. Le prince alors ne put refuser la palme au chevalier déshérité, et il fut proclamé le champion du jour. À travers une arène que le sang avait rendue glissante, et qui était couverte d'armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du prince Jean. «Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c'est l'unique titre que nous puissions vous donner, nous vous adjugeons pour la seconde fois les honneurs de ce tournoi, et déclarons que vous avez droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et de l'amour la couronne méritée par votre valeur.» Le chevalier s'inclina profondément et avec grace, mais ne répondit rien. Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d'armes élevaient leur voix, en s'écriant: «Honneur au brave! Gloire au vainqueur!» et que les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés; tandis qu'enfin tous les rangs unissaient leurs clameurs, les maréchaux conduisirent le chevalier déshérité à travers la lice d'honneur, au pied du trône de lady Rowena. Sur la dernière marche les champions firent mettre à genoux le chevalier; car, dans toutes ses actions et dans tous ses mouvemens depuis le combat, il semblait agir plutôt d'après l'impulsion de ceux qui l'entouraient, que par sa propre volonté, et on remarqua qu'il chancelait, lorsqu'on lui fit traverser une seconde fois la lice. Rowena descendant de son trône, d'un pas gracieux et imposant, allait placer la couronne qu'elle tenait à la main sur le casque du héros, lorsque les maréchaux s'écrièrent d'une même voix: «Cela ne doit pas être ainsi; il faut que sa tête soit nue.» Le chevalier murmura faiblement quelques mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute, exprimaient le voeu de rester couvert. Soit par amour des formes, soit par curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente répugnance; ils lui coupèrent les lacets de son casque et le lui ôtèrent sur-le-champ. On vit alors les traits d'un jeune homme de vingt-cinq ans, le front couvert d'une épaisse et courte, mais belle chevelure; ses traits étaient brunis par le soleil; il était pale comme la mort, et on remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang. Lady Rowena ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle poussa un faible cri; mais rappelant l'énergie de son caractère, tandis que tout son corps tremblait de la violence d'une soudaine émotion, elle posa sur la tête languissante du vainqueur la superbe couronne qui formait la récompense du jour, et prononça distinctement ces mots: «Je te donne cette marque du triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce tournoi.» Ici elle s'arrêta un moment, et puis elle ajouta d'une voix plus sonore: «Jamais laurier de chevalerie ne ceignit un front plus digne de le porter.» Le chevalier déshérité pencha modestement la tête, et baisa avec respect la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner; puis, s'inclinant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de fatigue et comme évanoui. La consternation devint alors générale. Cedric, qui avait été frappé d'une stupeur muette, à la soudaine apparition d'un fils qu'il avait banni de sa présence, s'élança aussitôt comme pour le séparer de Rowena; mais il avait été devancé par les maréchaux du tournoi, qui, devinant la cause de l'évanouissement d'Ivanhoe, s'étaient hâtés de le débarrasser de son armure; et en effet, ils s'aperçurent que la pointe d'une lance avait pénétré à travers sa cuirasse et lui avait fait une blessure grave au côté gauche. CHAPITRE XIII. «Approchez, dignes héros! s'écria le fils d'Atrée; sortez de la foule qui vous entoure, vous qui, par l'habileté, la force et le courage, pouvez prétendre de surpasser la renommée de vos rivaux. Cette génisse, dont vingt boeufs n'égalent point le prix, est promise à celui qui lancera le plus loin la flèche ailée.» _Iliade_. Le nom d'Ivanhoe ne fut pas plutôt prononcé qu'il vola de bouche en bouche avec toute la célérité que l'intérêt puisse commander et la curiosité recevoir. Il ne fut pas long-temps à parvenir jusqu'aux oreilles du prince, dont le front s'obscurcit à l'ouïe d'un tel nom: il s'efforça toutefois de dérober son trouble à la connoissance de ceux qui l'entouraient, et promenant de tous côtés un regard dédaigneux. «Milords, dit-il, et vous surtout, sire prieur, que pensez-vous de la doctrine des anciens sur les attractions et les antipathies innées? Il me semble que je devinais la présence du favori de mon frère, lorsque je cherchais à pénétrer le secret de ce jeune homme caché sous son armure.»--«Front-de-Boeuf doit songer à restituer le fief d'Ivanhoe,» dit Bracy, qui, après avoir pris une part glorieuse au tournoi, avait déposé son casque et son bouclier, et s'était de nouveau mêlé à la foule des seigneurs qui entouraient le prince. «Oui, ajouta Waldemar-Fitzurse, probablement ce jeune vainqueur va réclamer le château et le manoir que Richard lui avait assignés et que la générosité de votre altesse a depuis donnés à Front-de-Boeuf.» «Front-de-Boeuf, reprit Jean, est un homme qui avalerait trois manoirs comme celui d'Ivanhoe, plutôt que de rendre gorge d'un seul. Du reste, messieurs, j'espère qu'ici personne ne me contestera le droit de conférer les fiefs de la couronne aux fidèles serviteurs qui m'entourent, et qui sont prêts à remplir le service militaire d'usage, en place de ceux qui, abandonnant leur patrie, pour mener une vie vagabonde en pays étranger, ne peuvent offrir ici leurs bras lorsque les circonstances l'exigent.» Les assistans avaient trop d'intérêt dans la question pour ne point se ranger de l'avis du prince; aussi tous s'écrièrent à l'envi: «C'est un prince généreux que notre seigneur et maître, qui s'impose à lui-même la tâche de récompenser de fidèles serviteurs!» Tous prononcèrent ces paroles, car tous avaient obtenu déjà, ou espéraient obtenir des garanties pareilles à celles dont jouissait Front-de-Boeuf aux dépens des serviteurs et des favoris du roi Richard. Le prieur Aymer joignit son adhésion au sentiment général; seulement il fit observer que Jérusalem la sainte ne pouvait être appelée un pays étranger, qu'elle était la mère commune, _Communis mater_; mais il ne voyait pas, ajouta-t-il, comment le chevalier d'Ivanhoe pouvait employer cette excuse, puisque lui prieur savait de bonne part que les croisés, sous les ordres de Richard, n'avaient jamais été beaucoup plus loin qu'Ascalon, et que cette ville, comme tout le monde le savait, appartenait aux Philistins, sans avoir droit à aucun des priviléges de la Cité sainte. Waldemar, que la curiosité avait attiré près du lieu où Ivanhoe s'était évanoui, revint alors auprès de Jean. «Ce chevalier, dit-il, ne donnera probablement aucune inquiétude sérieuse à votre altesse, et ne cherchera pas à disputer à Front-de-Boeuf la possession de ses domaines? Il a reçu des blessures graves.»--«Quoi qu'il en soit, reprit Jean, il est le vainqueur du tournoi; et, fût-il dix fois notre ennemi, ou l'ami dévoué de notre frère, ce qui peut-être est la même chose, il faut soigner ses blessures; que notre chirurgien se rende auprès de lui.» Un sourire amer contracta les lèvres du prince, pendant qu'il prononçait ces paroles. Waldemar Fitzurse se hâta de répondre qu'Ivanhoe était déjà transporté hors de la lice, et sous la garde de ses amis. «Je l'avoue, j'ai éprouvé quelque émotion en voyant la douleur de la reine de la beauté et de l'amour, dont cet événement a changé la souveraineté éphémère en un véritable deuil; je ne suis pas homme à me laisser amollir par les plaintes d'une femme en faveur de son amant; mais lady Rowena a su réprimer son chagrin avec une telle dignité, qu'il s'est révélé seulement lorsque, les mains jointes, elle a fixé un oeil sec et tremblant sur le corps sans mouvement étendu devant elle.» «Qui est donc cette lady Rowena dont nous avons si souvent oui parler?»--«C'est une riche héritière saxonne, répondit le prieur Aymer, une rose de beauté, un joyau de richesses, la plus belle entre mille, un bouquet de myrrhe, une pelotte de camphre, une bonbonnière d'aromates.» «Eh bien! nous dissiperons ses chagrins, nous anoblirons son sang en lui faisant épouser un Normand; elle paraît mineure, c'est donc à nous qu'il appartient de la marier: qu'en dis-tu, de Bracy? ne serais-tu pas disposé à obtenir de belles terres en épousant une Saxonne, après avoir suivi l'exemple des amis de Guillaume-le-conquérant?»--«Si ses domaines me plaisent, milord, répondit de Bracy, il serait difficile que l'épouse ne me plût pas, et je serais bien reconnaissant à votre altesse de cet acte généreux qui remplirait toutes les promesses qu'elle a faites à son fidèle serviteur et vassal.»--«Nous ne l'oublierons pas, dit le prince, et, afin que nous puissions ici nous mettre à l'oeuvre sur-le-champ, dis à notre sénéchal d'inviter à notre banquet de ce soir lady Rowena et sa compagnie; c'est-à-dire son vilain rustaud de tuteur, et cet autre boeuf de Saxon, que le chevalier noir a terrassé dans le tournoi... De Bigot, dit-il à son sénéchal, tu emploieras dans notre seconde invitation des expressions si adroites, si polies et si engageantes, que l'orgueil de ces fiers Saxons ait lieu d'être content, et qu'il leur soit impossible de refuser; quoique, par les os de saint Thomas Becket, user de courtoisie avec de pareils gens, ce soit jeter des perles à des pourceaux.» Le prince Jean avait à peine achevé ces mots, qu'au moment où il allait donner le signal du départ, on vint lui remettre un billet cacheté. «D'où vient ce billet?» dit-il en regardant la personne qui venait de l'apporter. «Je l'ignore, mon prince, reprit celui-ci, mais c'est probablement d'un pays lointain; un Français me l'a remis, et il a dit avoir voyagé nuit et jour afin de l'apporter à votre altesse.» Le prince examina soigneusement l'adresse, puis le cachet, placé de manière à fixer la petite bande de soie qui entourait le billet, lequel cachet portait l'empreinte des trois fleurs de lis. Il ouvrit alors le billet avec une certaine émotion, qui s'augmenta visiblement à mesure qu'il en parcourait le contenu, dans lequel se trouvaient ces mots: «Prenez garde à vous, le diable est déchaîné.» Le prince Jean devint pâle comme la mort; il fixa d'abord les yeux à terre, puis les leva vers le ciel, comme un homme qui craint d'entendre sa dernière sentence. Remis cependant de sa frayeur, il prit à part Waldemar Fitzurse et de Bracy, pour leur communiquer le fatal billet. «C'est peut-être, dit le dernier, une fausse alarme ou une lettre fabriquée.»--«Non, reprit Jean, c'est bien la main et le sceau du roi de France.»--«Il est temps alors, dit Waldemar, de rassembler nos partisans, soit à Yorck, soit dans quelqu'autre lieu central; le moindre retard pourrait devenir funeste, et votre altesse doit couper court à ces momeries.»--«Et les communes ne doivent pas être mécontentées; ce serait le faire que de les priver de leurs jeux.»--«Il me semble, dit Waldemar, que l'on peut tout concilier. Le jour n'est pas encore très avancé; que la lutte des archers ait lieu sur-le-champ, et que le prix soit adjugé. Le prince aura ainsi rempli ses engagemens, et ôté à ce troupeau de serfs saxons tous sujets de plainte.» «Je te remercie, Waldemar, dit le prince Jean; tu me fais souvenir aussi que j'ai une dette à acquitter envers cet insolent paysan, qui hier a insulté notre personne. Le banquet aura lieu ce soir, ainsi que nous l'avons décidé. Quand ce serait la dernière heure de mon autorité, je veux la consacrer à la vengeance et au plaisir. A demain nos nouveaux soucis.» Le son des trompettes ramena bientôt les spectateurs qui avaient déjà commencé à s'éloigner du tournoi, et les hérauts d'armes proclamèrent que le prince, rappelé tout à coup par de hauts et puissans intérêts publics, serait obligé de renoncer aux fêtes du lendemain; que cependant, ne voulant pas priver tant de braves yeomen du plaisir de montrer devant lui leur adresse, il avait décidé que les jeux indiqués pour le jour suivant se célébreraient à l'instant même; que le prix du vainqueur devait être un cor de chasse monté en argent, un superbe baudrier en soie, et un médaillon de saint Hubert, patron des jeux champêtres. Plus de trente yeomen se présentèrent d'abord en qualité de compétiteurs; la plupart étaient des gardes forestiers et des sous-gardes des chasses royales de Need-wood et de Charn-wood. Cependant, lorsqu'ils se furent mutuellement reconnus et qu'ils virent à quels antagonistes ils auraient affaire, plus de vingt se retirèrent volontairement, pour ne pas s'exposer à la honte d'une défaite presque inévitable; car dans ces temps l'habileté de chaque bon tireur était aussi connue à plusieurs lieues à la ronde, que les qualités d'un cheval dressé à New-Market[9] sont familières aujourd'hui à ceux qui fréquentent cet endroit renommé. Note 9: Ville d'Angleterre où ont lieu les courses de chevaux; elle est située à environ soixante milles de Londres, et il y existe encore un palais où descend la famille royale quand elle assiste à ces courses, instituées par Charles II. A. M. Ainsi la liste des archers se trouva définitivement fixée au nombre de huit concurrens. Le prince Jean descendit de son trône pour examiner de plus près ces archers, dont plusieurs portaient une livrée royale. Sa curiosité ainsi satisfaite, il chercha des yeux l'objet de son ressentiment, qu'il aperçut debout, à la même place de la veille, et avec l'effronterie et le sang-froid dont il avait déjà donné des preuves. «Coquin, dit le prince Jean, je devinais à ton insolente fanfaronnade que tu ne serais pas un partisan du long but, et je vois que tu n'oses pas aventurer ton adresse au milieu de pareils concurrens.»--«Sous le bon plaisir de votre grâce, dit le yeoman, j'ai un autre motif, pour ne pas tirer, que la crainte d'une défaite.»--«Et quel est ce motif?» demanda le prince, qui, par quelque cause que lui-même n'aurait pu expliquer, se sentait travaillé d'une vive curiosité à l'égard de cet individu. «Parce que, repartit l'homme des bois, j'ignore si ces yeomen et moi pouvons tirer au même but; et puis je craindrais que votre altesse ne vît pas de bon oeil que je remportasse un troisième prix, après avoir eu le malheur d'encourir votre disgrâce.»--«Quel est ton nom? dit le prince en colère.»--«Locksley,» répondit-il.--«Eh bien, Locksley, tu viseras à ton tour, lorsque les six yeomen auront prouvé leur habileté. Si tu remportes le prix, j'y ajouterai vingt nobles[10]; mais si tu perds, tu seras dépouillé de ton habit vert de Lincoln[11], et chassé de la lice à grands coups de corde d'arc, en récompense de ta forfanterie.» Note 10: Ancienne monnaie d'or qui valait environ huit francs. Note 11: Ville manufacturière du comté de ce nom. A. M. «Et si je refuse de tirer avec une telle gageure? dit le yeoman, le pouvoir de votre grâce, aidé comme il l'est par un grand nombre d'hommes d'armes, peut aisément me dépouiller et me frapper, mais ne peut pas me forcer à bander et à lâcher mon arc si tel n'est pas mon bon plaisir.»--«Si tu refuses, dit le prince, le prévôt de la lice brisera ton arc et tes flèches, et te chassera de l'enceinte comme un lâche.»--«Ce n'est pas une belle chance que vous m'offrez, grand prince, dit le yeoman, que de m'obliger à me risquer avec les meilleurs archers des comtés de Leicester et de Stafford, sous peine de l'infamie si je suis vaincu: pourtant j'obéirai.»--«Gardes, veillez sur lui: le coeur lui manque; mais je ne veux pas qu'il échappe à la lutte. Et vous, braves amis, conduisez-vous dignement: une botte de vin et un chevreuil sont préparés là bas sous la tente pour vos rafraîchissemens quand vous aurez gagné le prix.» Un bouclier fut placé au bout de l'avenue qui, vers le sud, conduisait au lieu de la joute. Les archers se vinrent placer au sein de l'entrée méridionale; la distance entre cette station et le but fut soigneusement déterminée, ainsi que l'ordre dans lequel devaient tirer les archers, auxquels on donna chacun trois flèches. Les règles du jeu furent établies par un officier d'un rang inférieur nommé le _prévôt des jeux_; car les maréchaux du tournoi auraient cru déroger s'ils avaient consenti à présider les jeux de la yeomanrie. Les archers s'avançant l'un après l'autre lancèrent leurs flèches en braves yeomen. Sur les vingt-quatre flèches tirées successivement, dix touchèrent le but, et les autres en passèrent si près, que, vu la grande distance, on les compta comme de bons coups. De ces dix flèches, deux furent tirées par Hubert, garde-chasse au service de Malvoisin; elles s'étaient enfoncées dans le cercle tracé au milieu du bouclier, et il fut proclamé vainqueur. «Eh bien, Locksley, dit le prince Jean à l'yeoman avec un sourire amer, as-tu envie de te mesurer avec Hubert? ou bien veux-tu remettre ton arc, tes flèches et ton baudrier au prévôt des jeux?»--«Puisqu'il est impossible de faire autrement, dit Locksley, je tenterai la fortune, à condition que lorsque j'aurai tiré un coup au but que m'aura indiqué Hubert, à son tour il en visera deux au mien.»--«Ce n'est que juste, répondit le prince Jean, et l'on ne te refusera pas. Hubert, si tu bats ce fanfaron, je remplirai de sous d'argent le cor de chasse qui doit être le prix du vainqueur.»--«Un homme ne peut faire que de son mieux, reprit Hubert; mais mon bisaïeul portait un arc long et fameux à la bataille d'Hastings, et j'espère ne pas déshonorer sa mémoire.» Le premier bouclier fut changé; on en plaça un autre de même grandeur; et Hubert, qui, comme vainqueur dans la première épreuve, avait le droit de tirer avant les autres, fixa le but avec une grande attention, mesurant long-temps de l'oeil la distance, pendant qu'il tenait à la main l'arc recourbé et la flèche déjà posée sur la corde. A la fin il fait un pas en avant, et, levant son arc presque au niveau de son front, il retire la corde vers son oreille. Le trait fend l'air avec bruit et va s'enfoncer dans le cercle intérieur du bouclier, mais non exactement au centre. «Vous n'avez pas eu égard au vent, Hubert, lui dit Locksley en bandant son arc; autrement vous eussiez tout-à-fait réussi.» En disant ces mots, et sans montrer la moindre hésitation pour viser, Locksley se plaça vite à l'endroit indiqué, et décocha sa flèche avec une apparence de négligence si grande, qu'on eût pensé qu'il n'avait pas même regardé le but. Il parlait encore au moment que la flèche partit; cependant elle frappa le centre du bouclier deux pouces plus près que celle d'Hubert. «Par la lumière du ciel, s'écria le prince Jean, si tu te laisses vaincre par ce drôle, tu es digne des galères.» Hubert avait une phrase de prédilection qu'il appliquait à tout: «Dût votre altesse me condamner à la potence, un homme ne peut faire que de son mieux. Cependant mon bisaïeul portait un bon arc...»--«Peste soit de ton bisaïeul et de toute sa race! s'écria le prince en l'interrompant; lance ta flèche, malheureux, et vise de ton mieux, ou gare à toi!» Stimulé de la sorte, Hubert reprit sa place, sans négliger la précaution recommandée par son adversaire; il calcula l'effet du vent sur sa flèche déjà levée, et la lança tellement bien, qu'elle atteignit juste le milieu du bouclier. «Bravo, Hubert! bravo!» cria le peuple qui s'intéressait plus à lui qu'à un inconnu; «vive jamais Hubert!»--«Je te défie de frapper plus juste, Locksley, dit le prince avec un sourire ironique.»--«Cependant j'entamerai sa flèche, reprit Locksley; et visant avec un peu plus de précaution que la première fois, il fit partir le trait qui frappa juste sur la flèche d'Hubert, et la mit en pièces. Le peuple fut tellement surpris d'une adresse aussi merveilleuse, que, se levant spontanément, il s'écria: «Bravo! bravo!»--«Ce doit être un diable, et non un homme fait de chair et de sang, murmuraient entre eux les archers; jamais pareil prodige ne s'est vu dans le tir, depuis qu'un arc fut pour la première fois bandé en Angleterre.» «Maintenant, dit Locksley, je sollicite de votre grâce la permission de planter un but, comme on le pratique dans le nord; et je saluerai tout brave yeoman qui essaiera de l'atteindre, pour gagner un sourire de la jeune fille qu'il aime le plus.» Il se retourna alors comme pour quitter la lice: «Vos gardes peuvent me suivre, si cela vous plaît, dit-il au prince; je vais seulement couper une baguette au premier saule venu.» Le prince fit signe à quelques hommes d'armes de le suivre, en cas qu'il voulût s'évader; mais le cri de «honte! honte!» proféré par la multitude, décida Jean à révoquer son ordre. Locksley revint presque aussitôt avec une baguette de saule d'environ six pieds de long, parfaitement droite, ayant un peu plus d'un pouce d'épaisseur. Il l'écorça tranquillement, en disant que proposer pour but un bouclier aussi large que celui qu'on venait d'employer, c'était faire une injure à son habileté. Pour ma part, ajouta-t-il, et dans le lieu où je suis né, on aimerait tout autant avoir pour but la table ronde du roi Arthur, qui permettait à soixante chevaliers de s'y asseoir à l'aise: un enfant de sept ans l'atteindrait avec une flèche sans pointe. Mais, ajouta-t-il en marchant d'un air délibéré vers l'autre bout de la lice et en fixant sur le gazon la baguette de saule, celui qui atteint ce but à trente pas, je le tiens pour un archer digne de porter l'arc et le carquois devant un souverain, fût-ce devant le courageux Richard lui-même.» «Mon bisaïeul, dit Hubert, décocha une bonne flèche à la bataille d'Hastings; mais jamais de sa vie il ne s'est avisé d'adopter un tel but, et je ne l'essaierai pas non plus. Si cet yeoman touche la baguette, je lui donnerai mes boucliers, ou plutôt je cède au diable qui est dans sa peau, et non à une adresse humaine. Après tout, un homme ne peut faire que de son mieux, et je ne tirerai pas, quand je suis sûr de manquer. J'aimerais presque autant viser le bord du petit couteau de notre pasteur, ou un brin de paille de blé, ou un rayon de soleil, ou même cette bande blanche et étincelante que je puis à peine apercevoir dans le ciel[12].» Note 12: Tout ce dernier passage a été supprimé dans la traduction de mon prédécesseur. A. M. «Chien de poltron! dit le prince Jean; et toi, bélître de Locksley, lance ta flèche: si elle touche la marque, je conviendrai que tu es le premier de tous les tireurs que j'aie jamais connus; mais auparavant tu ne te joueras pas de nous, sans avoir donné des preuves de ton adresse.»--«Je ferai de mon mieux, comme dit Hubert, répondit Locksley; un homme ne saurait faire davantage[13].» Note 13: _A man can but do his best_, un homme ne saurait faire que de son mieux. A. M. En disant ces mots, il banda de nouveau son arc, mais cette fois-ci avec beaucoup d'attention, et il changea la corde qui, ayant déjà servi deux fois, n'était plus parfaitement ronde. Il fixa alors soigneusement le but; et la foule qui attendait le résultat semblait par son silence avoir perdu tout sentiment de vie. L'archer justifia l'opinion que l'on avait conçue de son habileté, car le trait fendit la baguette de saule contre laquelle il avait été lancé. Il s'éleva dans l'air un jubilé d'acclamations, et le prince Jean lui-même, oubliant un moment ses injustes préventions, ne put retenir sa secrète admiration. «Ces vingt nobles, dit-il, sont à toi, ainsi que le cor de chasse; tu les as mérités. Tu en auras cinquante de plus à l'instant, si tu veux entrer à notre service comme archer de notre garde; car jamais bras plus robuste ne courba un arc, et jamais un oeil plus sûr ne dirigea une flèche.»--«Pardonnez-moi, grand prince, dit Locksley; mais j'ai fait voeu que si jamais je servais un monarque, ce serait votre auguste frère le roi Richard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert, qui s'est comporté non moins dignement que son bisaïeul à la bataille d'Hastings: si sa modestie n'eût pas refusé le défi, il eût atteint le but aussi bien que moi.» Hubert s'inclina et ne reçut qu'avec une sorte de répugnance le présent de l'étranger; et Locksley, impatient de se soustraire à l'attention générale, se mêla dans la foule et ne reparut plus. Il n'eût peut-être pas échappé aussi aisément à la vigilance du prince, si ce dernier n'avait eu d'autres sujets de méditation, beaucoup plus importans. Il appela son chambellan, qui donnait à la multitude le signal du départ; il lui ordonna de se rendre sur-le-champ à Ashby et de chercher partout le juif Isaac. «Dis à ce chien, ajouta-t-il, de m'envoyer avant le coucher du soleil deux mille couronnes. Il connaît ses sûretés; mais tu peux encore lui montrer cet anneau comme un gage. Le reste de la somme doit m'être apporté à York avant six jours: s'il y manque, je lui ferai couper la tête. Tu le rencontreras probablement sur la route, car cet esclave circoncis déployait ce matin devant nous au tournoi son faste mal acquis. Ayant ainsi parlé, Jean remonta à cheval, pour retourner à Ashby, tandis que la foule ébranlée songeait à la retraite. CHAPITRE XIV. «Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l'ancienne chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les chefs, la tête ornée d'un blanc panache, et les dames, étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit du clairon dans les appartemens d'un superbe palais.» Warton. Le prince Jean tint sa fête somptueuse dans le château d'Ashby. Cet édifice n'avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d'Angleterre, l'une des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu cependant comme un des héros de Shakspeare, que par la renommée dont l'a doté le burin de l'histoire. La ville et le château d'Ashby appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, durant la période où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la Terre-Sainte. Le prince Jean occupait son château, et disposait de tous ses domaines sans aucun scrupule. Cherchant à fasciner les yeux en recevant ses hôtes avec magnificence, il avait ordonné de rendre le banquet aussi splendide que possible. Les pourvoyeurs du prince, qui dans ces occasions exerçaient en quelque sorte la pleine autorité royale, avaient dépouillé la contrée de ses produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et dans la nécessité où se trouvait alors le prince de se populariser, il avait étendu ses invitations, non seulement aux familles normandes qui demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes et danoises d'une haute distinction. Quoique méprisés et avilis dans les circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre pour ne pas être formidables s'il survenait des commotions intestines, comme alors on en était menacé, et il était d'une saine politique de s'assurer les chefs. Aussi, d'après les intentions du prince, qui durèrent quelque temps, ses hôtes inaccoutumés furent-ils traités avec beaucoup de courtoisie; mais quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule plier ses habitudes et ses sentimens à son propre intérêt, le malheur voulait pour lui que sa légèreté et sa pétulance finissent toujours par prendre le dessus et lui fissent perdre en un moment les fruits d'une longue et insidieuse dissimulation. Il donna un mémorable exemple de ce caractère volage, lorsqu'il fut envoyé en Irlande par son père Henri II, avec le dessein de se concilier à tout prix les opinions des habitans de cette nouvelle et importante contrée qui venait d'être réunie à la couronne britannique. Dans une telle occasion, les chieftains ou chefs irlandais s'empressèrent de venir au devant du jeune prince et de lui offrir leurs hommages et le baiser de paix; mais au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et ses courtisans, encore plus pétulans que lui, ne surent pas résister à l'envie de tirer la longue barbe de ces chefs; outrage qui, comme on pouvait s'y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires, et amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean, afin que le lecteur en pût mieux apprécier la conduite, pendant le cours de la soirée qui nous occupe. Par suite de la résolution qu'il avait prise dans un moment plus calme, le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie, et exprima son regret sans amertume, quand le premier lui dit que l'indisposition de lady Rowena ne lui avait pas permis de se rendre à sa gracieuse invitation. Cedric et Athelstane avaient tous deux l'ancien costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de celui des autres convives, que le prince Jean se fit un mérite auprès de Waldemar-Fitzurse d'avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue d'un pareil costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant à un oeil moins prévenu la tunique courte et étroite et le long manteau des Saxons auraient paru des vêtemens plus gracieux et plus commodes à la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint, si large qu'il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, et par dessus un court manteau qui ne pouvait les préserver du froid ou de la pluie, et qui semblait n'avoir été inventé que pour étaler autant de fourrures, de broderies et de joyaux que l'art du tailleur pouvait parvenir à en placer. L'empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu tous les inconvéniens de ce costume bizarre. «Au nom du ciel, à quoi servent, disait-il, ces manteaux abrégés, ces rudimens d'habits? Quand nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir; à cheval, ils ne nous garantissent ni du vent ni de la pluie, et lorsque nous sommes assis, ils ne protègent nos jambes ni du froid ni de l'humidité.» Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts furent à la mode jusqu'à l'époque dont nous parlons, surtout parmi les princes de la maison d'Anjou. Voilà pourquoi les courtisans du prince Jean s'en étaient tous affublés; et ils ne manquaient pas de se moquer des longs manteaux saxons. Les convives s'assirent à une table qui paraissait crouler sous le poids et le nombre des bons mets. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le prince Jean dans ses voyages, ayant déployé tout leur art pour varier les formes dans lesquelles les alimens étaient servis, réussirent presque aussi bien que de modernes professeurs dans l'art culinaire, en ôtant aux plus simples mets les apparences de leur nature. Outre les plats d'origine domestique, une grande variété de friandises importées de contrées lointaines, et des pâtisseries de toute espèce, ainsi que des gâteaux et des tartelettes de confitures, présentaient aux regards une diversité agréable qui ne se voyait que dans les repas donnés par la plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit nationaux[14], couronnaient la pompe du banquet. Note 14: La vigne n'a cessé d'être cultivée en Angleterre que vers la fin du moyen âge. Il y a deux cents ans, les environs de Londres, et notamment les coteaux de Chelsea, étaient encore couverts de vignobles. A. M. Mais quoiqu'amie de la bonne chère, la noblesse normande en général se distinguait par sa tempérance. Tout en se livrant aux plaisirs de la table, ils étaient plus délicats que gloutons; la qualité leur importait bien plus que la quantité; ils évitaient l'ivrognerie et les excès de tout genre: on ne pouvait avec raison en dire autant des Saxons. Le prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant ses faiblesses, se livraient sans réserve aux plaisirs de la gloutonnerie et du vin; et l'on sait que sa mort fut occasionnée par une indigestion de pêches et de bière nouvelle. C'était une exception aux habitudes et aux moeurs de ses compatriotes. Ce fut avec une gravité rusée et seulement interrompue par quelques gestes qu'ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers normands observèrent la rude manière avec laquelle Athelstane et Cedric se conduisirent au banquet, en manquant, sans le savoir, aux usages du beau monde qui leur était peu familier. Tous deux étaient l'objet de sarcasmes piquans; et l'on sait que l'on excuse plutôt un homme de violer les règles de la bienséance, et de blesser les bonnes moeurs, que de paraître ignorer les points les plus minutieux de l'étiquette et du bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une serviette, au lieu d'attendre que l'humidité qui les impreignait séchât d'elle-même en les agitant avec grâce en l'air, s'attirait plus de ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s'était adjugé un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus recherchées, et qu'on appelait alors un _Karum-Pie_[15]. Cependant, lorsqu'après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de Coningsburgh n'avait aucune idée de ce qu'il venait de dévorer, et qu'il avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les rossignols contenus dans le Karum-Pie, son ignorance lui attira une bordée assez ample de risées, que sa gloutonnerie eût méritée bien davantage. Note 15: Ce mot pourrait être traduit dans notre langue par celui de macédoine. A. M. Le long repas touchant à sa fin, tandis que la bouteille circulait librement, les convives se mirent à causer du dernier tournoi, du vainqueur inconnu dans le jeu de l'arc, du chevalier noir, dont la modestie s'était dérobée aux honneurs qu'il avait mérités; enfin, du courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher le triomphe du jour. On traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en discussion, et les bons mots et les éclats de rire faisaient la ronde du banquet. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point; un soin pénible semblait occuper son esprit, et ce n'était que lorsqu'il était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu'il semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui; alors, il se levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller ses esprits, la vidait tout d'un trait, et se mêlait à la conversation par quelque observation abrupte ou sans nul à-propos. «Nous vidons cette coupe, disait-il, à la santé de Wilfrid d'Ivanhoe, champion du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l'ait empêché d'assister à ce banquet; que tous ici boivent à son triomphe, et surtout Cedric de Rotherham, digne père d'un fils qui permet de si hautes espérances.»--«Non, milord, répondit Cedric en se levant et en replaçant son verre sans y boire, je n'accorde pas le nom de fils à un jeune homme désobéissant, qui à la fois méprise mes ordres et abandonne les moeurs et coutumes de ses pères.»--«Il est impossible, s'écria le prince avec une feinte surprise, qu'un aussi brave chevalier soit un fils indigne et rebelle.»--«Cela n'est que trop vrai, répondit Cedric. Il déserta le foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse composant la cour de votre frère, où il apprit à faire ces prouesses que vous admirez tant. Il quitta son pays contre ma volonté; et sous le règne d'Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l'on punissait alors avec une grande sévérité.»--«Hélas! dit le prince en poussant un soupir de sympathie affectée, puisque votre fils a été un des compagnons de mon malheureux frère, il n'est pas besoin de s'enquérir où et de qui il a appris cette leçon de désobéissance filiale.» Ainsi parla le prince Jean; il oubliait entièrement que de tous les fils de Henri II, bien qu'il n'y en eût aucun d'affranchi de sa charge, il s'était fait le plus remarquer lui-même par sa rébellion ouverte et sa profonde ingratitude envers son royal père. «Je crois, ajouta-t-il après un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le riche manoir d'Ivanhoe.»--«Il l'en a effectivement doté, répondit Cedric, et ce n'est pas mon moindre grief contre un fils qui s'est avili jusqu'à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu'il tenait de ses ancêtres par un droit libre et incontestable.»--«Vous consentirez donc alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous accordions ce fief à une personne dont la dignité ne sera point rabaissée en tenant un domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Boeuf, ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, j'ai la confiance que vous saurez garder l'importante baronnie d'Ivanhoe, de manière que Wilfrid n'encoure pas le mécontentement de son père, s'il y rentre jamais.»--«Par saint Antoine, répondit le géant dont le noir sourcil se fronça tout à coup, je consens à ce que votre altesse me regarde comme un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre du sang britannique m'arrache le don que votre altesse a daigné me faire.»--«Quiconque t'appellera Saxon, sire baron, reprit Cedric blessé d'une expression dont les Normands se servaient fréquemment pour exprimer leur mépris aux Anglais, te fera un honneur aussi grand que non mérité.» Front-de-Boeuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du prince ne lui en donnèrent pas le temps. «Assurément, milord, lui dit-il, le noble Cedric parle vrai: lui et sa race peuvent l'emporter sur nous par la longueur de leur généalogie et celle de leurs manteaux.»--«Oui, dit Malvoisin, ils vont devant nous dans les champs, comme le daim devant les chiens.»--«Et ils ont un bon motif pour aller devant nous, ajouta le prieur Aymer, c'est la supériorité de leur prestance et la grâce de leurs manières.»--«Leur singulière modération, leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées?» dit Bracy, qui oubliait à son tour le projet du prince de lui faire épouser une Saxonne. «Sans parler du courage qu'ils montrèrent à la bataille d'Hastings et ailleurs,» ajouta Brian de Bois-Guilbert. Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi l'exemple de leur prince, et qu'à l'envi l'un de l'autre ils faisaient sur Cedric pleuvoir le ridicule, la figure du Saxon s'enflammait de colère; il promenait sur eux des regards terribles, comme si la rapide succession de tant d'injures l'empêchât de répondre; il ressemblait à un taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir entre eux celui qu'il immolera le premier à sa vengeance. A la fin, il parla d'une voix entrecoupée par la rage, et, s'adressant au prince Jean, comme le principal auteur de l'insulte qu'il avait reçue: «Quels qu'aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon eût été regardé comme _nidering_[16] (le terme le plus énergique parmi les Saxons pour exprimer le mépris), si dans son propre château, et pendant que la coupe circulait à table, il eût traité un hôte qui ne l'avait point offensé, comme votre altesse me traite en ce moment; et quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans les champs d'Hastings, ceux-là du moins, ajouta-t-il en regardant Front-de-Boeuf et le templier, devraient se taire, qui ont, il y a peu d'heures, tout à la fois perdu selle et étriers devant la lance d'un Saxon.» Note 16: L'auteur anglais rappelle dans une note de son texte qu'il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que de s'attirer la terrible épithète de _nidering_. Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu'il était par eux, continua d'appeler sous ses étendards un nombre considérable d'Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme _nidering_ ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus, ajoute Walter-Scott, mentionne une pareille expression, qui avait autant d'influence sur l'esprit des Danois. A. M. «Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante! comment la trouvez-vous, messieurs? Nos sujets saxons croissent en esprit et en courage; ils deviennent aussi plaisans que hardis, dans ce siècle de troubles. Qu'en dites-vous, milords? Par ma bonne étoile, je crois qu'il vaudra mieux pour nous de rejoindre nos vaisseaux et de retourner sans délai en Normandie.»--«Par crainte des Saxons? dit Bracy en riant; nous n'aurions besoin d'autres armes que de nos épieux pour mettre ces ours à la raison.»--«Cessez vos railleries, sire chevalier, dit Waldemar Fitzurse; et il serait bon, ajouta-t-il en s'adressant au prince, que votre altesse assurât le digne Cedric que l'on n'avait aucunement l'intention de l'offenser par ces bons mots, naturellement désagréables à l'oreille d'un étranger.»--«Offensé! répondit Jean en reprenant ses habitudes polies; j'espère que personne ne s'avisera de penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je vide ma coupe en l'honneur de Cedric, puisqu'il refuse de boire à la santé de son fils.» La coupe circula de main en main au milieu des applaudissemens moqueurs des courtisans; mais le Saxon n'en fut point dupe. Malgré son peu de finesse et de perspicacité, il n'était point assez borné pour que ce compliment flatteur en apparence effaçât dans son âme l'injure qu'il avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast pour Athelstane de Coningsburgh. Le chevalier s'inclina, et il montra qu'il était sensible à l'honneur qu'on lui faisait, en vidant d'un seul trait la coupe énorme qu'il tenait à la main. «Maintenant, messieurs, dit le prince Jean, dont le cerveau commençait à sentir l'influence bachique, après avoir rendu hommage à nos hôtes saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre affable courtoisie. Noble thane, continua-t-il en parlant à Cedric, désignez-nous quelque Normand dont le nom répugnera le moins à votre bouche, afin de noyer dans cette coupe de nectar toute l'amertume que le son en laisserait après lui.» Waldemar Fitzurse se leva tandis que le prince parlait, et, se glissant derrière le siége du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l'occasion de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant le prince. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit; mais se levant et remplissant sa coupe jusqu'au bord: «Prince, dit-il, votre altesse a demandé que je fisse connaître un Normand qui mériterait une santé à ce banquet. C'est une tâche difficile, puisqu'il faut que l'esclave chante les louanges du maître; puisqu'il faut que le vaincu, dans le temps même où il gémit sous le poids de toutes les humiliations de la défaite, célèbre le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa race; et quiconque refusera d'applaudir comme moi à sa juste renommée, je le tiens pour lâche et sans honneur; je le dis, et je le soutiendrai aux dépens de mes jours. Je vide ce verre à la santé de Richard Coeur-de-Lion.» Le prince Jean, qui croyait que son nom couronnerait la harangue du Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d'une manière aussi inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres sa coupe remplie de vin, puis aussitôt la remit sur la table pour voir l'effet qu'une telle proposition produirait sur tous les convives, dont plusieurs sentaient le danger qu'il y aurait pour eux à l'accueillir comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus expérimentés, suivirent l'exemple du prince lui-même, en portant la coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux. D'autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse, s'écrièrent: «Vive le roi Richard! puisse-t-il nous être bientôt rendu!» Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Boeuf et le templier, dans un morne dédain, ne touchèrent point à leurs verres. Mais aucun n'eut la hardiesse de s'opposer ouvertement à la santé du monarque régnant. Après avoir joui un instant de son triomphe, Cedric dit à son compagnon: «Debout, noble Athelstane! nous sommes ici depuis assez long-temps, dès que nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son banquet; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos ancêtres: quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en avons assez.» À ces mots il se leva et il quitta la salle du banquet, suivi par Athelstane et plusieurs autres convives, qui, participant d'une origine saxonne, se tenaient insultés par les sarcasmes du prince Jean et de ses nombreux flatteurs. «Par les os de saint Thomas, dit le prince en les regardant partir, ces rudes Saxons, il faut l'avouer, ont eu la meilleure part du jour et se sont retirés avec les avantages de la victoire.»--«_Conclamatum et poculatum est_, on a bu et crié, dit le prieur Aymer; il serait temps de laisser là nos flacons.»--«Le moine sans doute a quelque jolie pénitente à confesser cette nuit, puisqu'il est si pressé de lever la séance... dit Bracy.»--«Non pas, sire chevalier, reprit l'abbé; mais j'ai plusieurs milles à parcourir ce soir pour regagner mon gîte.»--«Ils s'en vont, dit le prince à l'oreille de Fitzurse; ils ont déjà peur, et ce poltron de prieur est le premier à me quitter.»--«Ne craignez rien, dit Waldemar; je trouverai bien des raisons pour le déterminer à nous rejoindre à York.»--«Sire prieur, ajouta-t-il, je dois vous parler en particulier avant que vous remontiez sur votre palefroi.» Les autres convives s'étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la suite du prince, et devenus ses partisans déclarés. «Voilà donc le résultat de votre avis,» dit le prince en se retournant avec humeur vers Fitzurse. «Un ivrogne et rustaud de Saxon vient me braver à ma propre table; et au seul nom de mon frère tout le monde s'éloigne de moi comme si j'avais la lèpre.»--«Ayez un peu de patience, mon prince, répondit le conseiller, je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre imprudente légèreté qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre jugement. Mais ce n'est pas le temps des récriminations. Bracy et moi, nous nous rendrons tout de suite au milieu de ces poltrons, et leur ferons sentir qu'ils sont allés trop loin pour reculer.» «Ce sera inutilement,» dit le prince en parcourant la salle à grands pas et dans une agitation à laquelle le vin avait sa bonne part; «ce sera inutilement: ils ont vu comme Balthazar une main qui écrivait sur le mur; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable; ils ont entendu son rugissement s'approcher et ébranler la foret: rien ne ressuscitera leur courage.»--«Plût à Dieu! dit Fitzurse à Bracy, que quelque chose pût réveiller le sien; le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Ils sont à plaindre assurément les conseillers d'un prince qui manquent de force et de persévérance dans le bien comme dans le mal!...» CHAPITRE XV. «Et cependant il croit, ah, ah! que je suis l'instrument et l'esclave de sa volonté. À merveille! qu'il en soit ainsi: à travers ce labyrinthe de trouble créé par ses complots et sa basse oppression, je me frayerai un chemin à de plus grandes choses; et qui osera me donner tort?» JOANA BAILLIE _Basile_, tragédie. Jamais araignée ne se donna plus de peine pour réparer les fils endommagés de sa toile, que n'en prit Waldemar-Fitzurse pour réunir et concilier les membres dispersés de la faction de Jean. Bien peu d'entre eux lui étaient attachés par inclination, aucun ne l'était par estime personnelle. Il devenait donc nécessaire que Fitzurse leur fît connaître les nombreux avantages qu'ils pouvaient espérer, et leur rappelât ceux dont ils avaient joui jusqu'à présent. Aux jeunes nobles indisciplinés il présentait la perspective d'une licence effrénée et d'une débauche sans contrôle; il séduisait les ambitieux par l'espoir du commandement, et les âmes intéressées en leur faisant entrevoir un accroissement de richesses et des domaines plus étendus. Les chefs des bandes mercenaires reçurent des gratifications en argent, moyen le plus puissant pour captiver leur esprit, sans lequel tous les autres eussent été infructueux. Ce personnage habile distribuait encore plus de promesses que d'argent, et il n'oubliait rien pour entraîner les indécis et ranimer tous ceux qui paraissaient découragés. Il parlait du retour du roi Richard comme d'un événement tout-à-fait improbable; néanmoins, lorsqu'il s'apercevait aux regards douteux et aux réponses ambiguës de ceux à qui il s'adressait, que c'était précisément cette crainte qui les obsédait il traitait hardiment cette question en soutenant que le retour de Richard, dût-il avoir lieu, ne devait pas changer leurs calculs politiques. «Si Richard revient, disait-il, ce sera pour enrichir ses croisés appauvris et malheureux, aux dépens de ceux qui ne l'ont pas suivi en Palestine; ce sera pour exiger un compte rigoureux et terrible de tous ceux qui durant son absence ont fait tout ce que l'on peut appeler offense ou infraction aux lois du pays ou aux priviléges de la couronne; ce sera pour se venger, sur les templiers et les hospitaliers, de la préférence qu'ils ont montrée envers Philippe-de-France pendant les guerres de la Terre-Sainte; enfin ce sera pour châtier comme rebelles tous adhérens à son frère le prince Jean. Redoutez-vous sa puissance? ajouta le confident artificieux du prince: nous le reconnaissons comme un robuste et vaillant chevalier; mais nous ne sommes plus aux temps du roi Arthur, où un seul champion pouvait braver toute une armée. Si Richard revient, il doit être seul, sans suite et sans amis: les os de ses vaillans soldats ont blanchi les sables de la Palestine. Le peu de ses guerriers qui sont revenus ont été dispersés, et, comme Wilfrid Ivanhoe, en vrais mendians et en hommes sans ressources. Et que parlez-vous du droit de naissance de Richard?» continua-t-il en répondant à ceux qui avaient des scrupules à cet égard. «Ce droit de primogéniture est-il décidément plus certain que celui du duc Robert de Normandie, fils aîné du conquérant? Guillaume-le-Roux et Henri, ses frères cadets, lui furent successivement préférés par la voix de la nation. Robert avait tous les mérites que l'on peut faire valoir en faveur de Richard: il était chevalier courageux, bon chef, généreux envers ses amis et envers l'église; enfin c'était un croisé et un des conquérans du saint Sépulcre: cependant il mourut aveugle et infortuné dans le château de Cardiffe, parce qu'il s'opposa aux volontés du peuple, qui refusait de le reconnaître pour maître. Nous avons droit, dit-il encore, de choisir dans la famille royale le prince le plus capable de garder le pouvoir suprême, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se rectifiant, celui dont l'élection garantira le mieux les intérêts de la noblesse. Pour ce qui est des qualités personnelles, il est possible que le prince soit inférieur à son frère Richard; mais si l'on considère que le dernier revient portant à la main le glaive de la vengeance, tandis que le premier nous offre récompenses, immunités, priviléges, richesses et honneurs, il n'y a plus de doute sur le choix du souverain qui doit appeler l'attention de la noblesse.» Ces argumens et beaucoup d'autres, dont quelques uns s'appliquaient aux positions particulières de ceux à qui lui-même s'adressait, produisirent leur effet sur les barons du parti du prince Jean. La plupart consentirent de se rendre à l'assemblée qu'on proposait d'avoir à York, dans le dessein de prendre des arrangemens définitifs pour placer la couronne sur la tête de ce prince, au détriment de Richard, roi légitime encore vivant. La nuit était déjà très avancée, lorsque, épuisé de fatigue par des efforts que le résultat justifiait, Waldemar Fitzurse, en rentrant au château d'Ashby, rencontra de Bracy, qui avait quitté ses vêtemens somptueux du banquet, pour une casaque de drap vert avec un haut-de-chausses de même couleur, un couvre-chef de cuir, une courte épée ou un couteau de chasse, un cor suspendu à son épaule, un arc en main et un paquet de flèches attaché à sa ceinture. Si Waldemar eût rencontré ce personnage hors du château, il eut passé près de lui sans y faire attention, et l'aurait pris pour un des yeomen de garde; mais le trouvant dans le vestibule, il le considéra de plus près, et reconnut le chevalier normand sous l'accoutrement d'un archer anglais. «Que signifie cette mascarade? s'écria Fitzurse avec un peu d'humeur; est-ce le temps des gambades et des farces de Noël[17] quand le sort du prince Jean, notre maître, est à la veille de se décider? Pourquoi n'es-tu pas venu comme moi au milieu de ces poltrons, que le seul nom du roi Richard fait trembler de peur, comme on dit qu'il effraie les enfans Sarrasins?»--«J'ai songé à mes affaires, Fitzurse, répondit avec calme Bracy, comme vous avez pensé aux vôtres.»--«Comme j'ai pensé aux miennes! reprit tel qu'un écho le rusé Waldemar; je ne me suis occupé que de celles du prince Jean, notre commun patron.»--«À merveille, mon cher, dit Bracy; mais quel est ton motif pour agir ainsi? je gage que c'est plutôt ton intérêt personnel. Allons, Fitzurse, nous nous connaissons tous deux; l'ambition t'aiguillonne; pour moi, c'est le plaisir: nous différons dans nos goûts, parce que nous ne sommes pas du même âge. Tu as sur le prince Jean la même opinion que moi: nous savons tous deux qu'il est trop faible pour être un monarque résolu, trop despote pour être un bon roi, trop insolent et trop présomptueux pour être un souverain populaire, trop léger et trop timide pour conserver long-temps le diadème. Mais c'est le prince avec lequel Fitzurse et de Bracy ont espéré s'élever et prospérer; voilà pourquoi nous l'aidons, toi de ta politique et moi des lances de mes francs compagnons.» Note 17: Les fêtes de Noël ou _Christmas_ sont en Angleterre ce qu'est en France le nouvel an; on se visite, on se fait des présens, les domestiques reçoivent des étrennes, et on se donne des repas où le _beafsteak_ ou boeuf, le _plum-pouding_ ou assemblage de farine, de graisse et de raisins cuits, le _turkey_ ou dindon, et les _minced-pies_ ou petits gâteaux jouent un grand rôle. A. M. «Voilà un auxiliaire bien gros d'espérance! dit Fitzurse impatienté; un homme occupé de folies, dans le moment le plus critique! Mais quel est donc ton dessein, sous un tel déguisement, dans une nécessité aussi pressante?»--«De prendre une femme, répond froidement Bracy, à la manière de la tribu de Benjamin.»--«De la tribu de Benjamin! Je ne te comprends pas.»--«N'étais-tu pas présent hier soir, reprend Bracy, lorsque le prieur Aymer nous récita un conte en réponse à une romance qui fut chantée par le ménestrel? Il raconta comment, jadis en Palestine, une affreuse querelle s'éleva entre le clan de Benjamin et le reste de la nation israélite; comment celle-ci tailla en pièces toute la chevalerie de cette nation, et jura par la sainte Vierge de ne permettre à aucun de ceux qui avaient échappé au carnage, de prendre une épouse de leur lignage; comment enfin la même nation, ayant regret de son voeu, envoya consulter le pape sur le moyen d'absoudre les femmes qui le transgresseraient; et comment, d'après l'avis du saint père, les jeunes chevaliers de Benjamin donnèrent un superbe tournoi, où ils enlevèrent toutes les femmes qui s'y trouvaient, et les obtinrent de la sorte pour épouses, sans avoir besoin du consentement ni d'elles ni de leurs familles.» «J'ai déjà entendu cette histoire, dit Fitzurse, quoique le prieur ou toi vous ayez fait de singulières altérations dans la date et dans les détails.»--«Je te dis, répliqua de Bracy, que je veux me pourvoir d'une femme à la manière de la tribu de Benjamin; c'est-à-dire que sous un pareil accoutrement je tomberai cette nuit même sur ce troupeau de lourds Saxons qui viennent de quitter le château, et leur enlèverai la belle Rowena.»--«Es-tu fou, Bracy, dit Fitzurse. Songe donc que, bien que ce soient des Saxons, ils sont riches, puissans, et d'autant plus respectés par leurs concitoyens, que la richesse et la puissance ne sont maintenant le partage que d'un petit nombre d'individus de cette nation.»--«Et ce ne devrait être celui d'aucun d'eux, dit Bracy, pour que l'oeuvre de la conquête fût réellement consommé.»--«Ce n'est pas du moins le temps d'y songer, reprit Fitzurse; la crise qui s'approche impose à Jean la nécessité de captiver la faveur populaire, et il ne pourrait refuser de punir quiconque outragerait un homme cher à la multitude.»--«Qu'il l'accorde s'il l'ose, dit Bracy, et il verra bien vite la différence qui existe entre une bonne et vigoureuse masse de lances comme la mienne, et un misérable amas de Saxons, sans coeur ni sans aucune discipline. Au reste, vous ignorez mon plan: ne semblé-je pas un chasseur aussi hardi que quiconque sonna jamais du cor? Le blâme de la violence retombera sur les outlaws des forêts du comté d'Yorck. J'ai mis de fidèles espions aux trousses de ces Saxons revêches: ils couchent cette nuit au couvent de saint Wittol ou Withold, ou je ne sais comment ils appellent ce rustre de saint saxon, près de Burton-sur-Trent[18]. La marche du lendemain les met en notre pouvoir, et nous fondons sur eux comme des faucons sur leur proie. Alors je paraîtrai sous ma forme naturelle, je ferai le chevalier courtois, je délivrerai la belle infortunée des mains de ses grossiers ravisseurs, je la conduirai au château de Front-de-Boeuf ou en Normandie, s'il est nécessaire, et je ne la ramènerai à sa famille que comme épouse et dame de Maurice de Bracy.» Note 18: Ville de 4,000 âmes, sur la rive septentrionale du Trent, à 44 lieues N.N.O. de Londres; elle est fameuse par ses brasseries. A. M. «C'est un plan merveilleux, dit Fitzurse, et qui n'est pas, je le crois, entièrement de ton invention. Sois franc, Bracy: qui t'a aidé à le concevoir? et qui doit t'aider à l'exécuter? car, je pense que ta propre compagnie est bien en ce moment à York.»--«S'il faut absolument que tu le saches, dit Bracy, c'est le templier qui a fait le plan du projet que l'aventure des Benjamites m'a suggéré. Il doit me seconder dans cette attaque plaisante; lui et ses gens joueront le rôle des outlaws, des mains de qui mon bras vigoureux arrachera la belle Saxonne, après que j'aurai changé de vêtement.» «Par Notre-Dame, dit Fitzurse, le plan est digne de votre sagesse réunie; et ta prudence, de Bracy, se manifeste d'une manière encore plus spéciale dans ton projet de laisser la jeune personne entre les mains de ton digne et valeureux confédéré. Tu réussiras, je le présume, à l'enlever à ses amis saxons, mais la retirer ensuite des griffes de Bois-Guilbert me semble une chose beaucoup plus difficile; c'est un faucon bien accoutumé à saisir une perdrix, comme à ne plus lâcher sa proie.»--«Il est templier, reprit de Bracy, par conséquent ne saurait être mon rival dans mon projet d'épouser cette riche héritière saxonne[19]; et, pour tenter quelque chose de déshonorant contre l'épouse que se destine Bracy, par le ciel! fût-il à lui seul tout un chapitre de son ordre, il n'oserait pas me faire un tel outrage.» Note 19: Les anciens templiers faisaient voeu de célibat; les templiers modernes peuvent se marier. A. M. «Puisque rien de ce que je dis ne peut, mon cher Bracy, t'ôter de l'esprit cette folie, car je connais ton caractère opiniâtre, emploie le moins de temps possible, et qu'elle ne soit pas aussi longue qu'elle est importune.»--«Je t'assure, Fitzurse, que c'est l'affaire de quelques heures, et je serai à York, à la tête de mes intrépides compagnons d'armes, prêt à exécuter tout plan audacieux que ta politique aura imaginé. Mais j'entends mes camarades réunis, et les coursiers trépigner et hennir dans la cour extérieure. Adieu. Je vais en vrai chevalier conquérir le sourire d'une belle.» «En vrai chevalier,» répéta Fitzurse, le regardant partir; «comme un vrai fou, dirais-je, ou un enfant qui néglige les affaires les plus sérieuses et les plus urgentes, pour chasser le duvet de chardon qui s'en va de son épaule. Et c'est avec de tels instrumens que je dois travailler! Et au profit de qui? d'un prince aussi imprudent que dissolu, qui sera vraisemblablement aussi ingrat qu'il s'est montré fils rebelle et frère dénaturé. Mais lui-même n'est aussi qu'un des instrumens avec lesquels je m'exerce; et, orgueilleux comme il est, s'il s'avisait jamais de séparer ses intérêts des miens, c'est un secret que je lui apprendrais bientôt.» Les réflexions de l'homme d'état furent ici interrompues par la voix du prince, qui, d'un appartement voisin, cria: «Waldemar! noble Fitzurse!» et, ôtant son bonnet, le futur chancelier, titre auquel aspirait le rusé Normand, se hâta d'aller recevoir les ordres de son futur souverain. CHAPITRE XVI. «Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu'à l'âge mûr. La mousse était son lit, une grotte sa cellule, sa nourriture des fruits, sa boisson de l'eau de source; éloigné des hommes, il passait ses jours avec Dieu; la prière était sa seule occupation, la louange son unique plaisir.» PARNELL Le lecteur ne peut avoir oublié que la victoire, dans la seconde journée du tournoi, fut décidée par le secours du chevalier inconnu, dont la conduite passive et indifférente durant la première partie de l'assaut, l'avait fait surnommer le _Noir-Fainéant_. Le chevalier avait quitté l'arène immédiatement après le triomphe assuré; et lorsqu'il fut appelé pour recevoir le prix de sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que les hérauts d'armes le réclamaient à haute voix et au son des trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les sentiers frayés et prenant le chemin le plus court à travers les bois. Il passa la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où cependant un ménestrel errant lui donna des nouvelles du résultat de la seconde journée du tournoi. Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de voyager plus long-temps; son cheval, qu'il avait eu soin de ménager la veille, lui permettant de faire un bon trajet sans avoir besoin de beaucoup de repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu'il avait suivis étaient si tortueux que lorsque la nuit vint le surprendre, il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding, dans le comté d'York. Le cheval et le cavalier avaient besoin de nourriture, et il devenait indispensable de chercher quelque lieu pour y demeurer jusqu'au jour. L'endroit où le voyageur se trouvait ne semblait propre à lui fournir ni abri, ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à l'expédient habituel aux chevaliers errans, qui, en pareille occasion, abandonnaient leur monture au pâturage, et se couchaient sur la dure au pied d'un chêne, en songeant tout à leur aise à la dame de leurs pensées. Mais soit que le chevalier noir n'eût pas de maîtresse, soit qu'il fût en amour aussi indifférent qu'il avait paru l'être au tournoi, il n'était point assez occupé de réflexions passionnées sur une belle et sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Il fut donc très peu satisfait, lorsque promenant ses regards autour de lui, il se trouva environné de bois, à travers lesquels s'offraient, il est vrai, plusieurs clairières et des sentiers, mais qui semblaient avoir été tracés par des troupeaux qui étaient venus paître dans la forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent. Le soleil aux rayons duquel le chevalier avait jusqu'alors dirigé sa course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du comté de Derby, et tout effort qu'il eût tenté pour aller plus loin aurait pu l'écarter de sa route et reculer le terme de son voyage. Après avoir inutilement essayé de choisir le sentier le plus battu dans l'espoir qu'il le conduirait à la chaumière de quelque garde-forestier ou de quelque berger, convaincu à la fin qu'il ne pouvait fixer son choix, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de mettre à l'essai, et qui lui avait prouvé que ces animaux sont souvent des guides plus sûrs que leurs cavaliers. Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu'il était d'une si longue journée sous le poids d'un maître vêtu de sa lourde armure, ne sentit pas plutôt les rênes flotter à l'abandon sur son cou, que, se voyant l'arbitre de sa direction, il sembla prendre de nouvelles forces, et ce coursier, qui naguère eût à peine obéi à l'éperon autrement que par un soupir ou gémissement, tout fier actuellement de la confiance que l'on avait en lui, dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même un trot plus vif. Le sentier qu'il adopta n'était pas dans la même direction que celle que le chevalier avait suivie durant le jour; mais comme le cheval semblait content de son choix, le cavalier s'abandonna totalement à sa discrétion. L'événement prouva qu'il avait eu raison, car le sentier parut bientôt un peu plus large et plus battu, et le son d'une petite cloche avertit le chevalier qu'il se trouvait à peu de distance de quelque chapelle ou ermitage. Il atteignit une pelouse ouverte, de l'autre côté de laquelle un roc s'élevant d'une manière abrupte sur une plaine légèrement inclinée, offrait au voyageur un front gris et dentelé. Le lierre en plusieurs lieux couvrait ses flancs, et en quelques autres on voyait s'élever le chêne et le houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les fentes et crevasses du rocher, tandis que les rameaux de ces arbres se balançaient sur le précipice, comme le panache d'un guerrier sur son casque luisant d'acier, donnant ainsi de la grace à un objet dont l'effet principal devait être l'effroi. Au bas de ce rocher et s'appuyant contre lui, était une hutte grossière formée de troncs d'arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble de manière à braver l'intempérie des saisons, au moyen de ce que leurs interstices étaient bouchés par un ciment d'argile et de mousse. La tige d'un jeune sapin dépouillé de ses branches, avec un morceau de bois lié transversalement vers le haut, était plantée près de la porte, comme un rustique emblème de la sainte Croix. À une faible distance à droite, une source d'eau limpide jaillissait du rocher et tombait dans le creux d'une pierre dont le travail des ans avait fait un bassin naturel. S'échappant ensuite, elle devenait un ruisseau qui, avec un léger murmure, coulait dans un lit qu'elle s'était lentement formé, et s'avançait en serpentant à travers une plaine étroite pour aller se perdre dans un bocage voisin. Auprès de cette fontaine apparaissaient les ruines d'une petite chapelle, dont le toit en partie n'existait plus. Cet humble bâtiment, lorsqu'il était entier, n'avait eu jamais plus de seize pieds de longueur sur douze de largeur; et le toit, bas en proportion, reposait sur quatre voûtes ou arcades en saillie aux quatre angles du bâtiment et supportées chacune par un pilier massif. Les bords de deux de ces arches étaient encore debout, bien que le toit qui avait existé entr'elles fût écroulé; les deux autres étaient parfaitement conservées. L'entrée de ce vieil édifice religieux se trouvait sous une arche arrondie et très basse, décorée d'ornemens en zigzag semblables à des dents de requin, comme on en voit encore aux anciennes églises saxonnes. Sur le porche s'élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été entendu quelques instans auparavant par le chevalier noir. Ce tableau simple et pittoresque brillait des reflets du crépuscule aux yeux du voyageur, en lui donnant l'assurance consolante de pouvoir y passer la nuit, car il était du devoir des ermites qui habitaient ces forets d'exercer l'hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris par l'obscurité. Le chevalier ne prit donc pas le temps d'examiner en détail les particularités que nous venons de rapporter; mais, remerciant saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte, il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de l'ermitage, afin d'appeler l'attention et dans l'espoir d'en obtenir l'entrée. Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on lui eût fait aucune réponse; et quand il en reçut une, elle ne fut pas en termes rassurans. «Passe ton chemin, qui que tu sois!» lui cria une voix rauque et forte à travers une fente de la porte, «et ne trouble pas le serviteur de Dieu et de saint Dunstan dans ses prières du soir.»--«Révérend père, dit le chevalier, c'est un pauvre pèlerin égaré dans ces bois qui t'offre l'occasion d'exercer envers lui la charité et l'hospitalité.»--«Mon frère, reprit le saint homme, il a plu à la vierge Marie et à saint Dunstan que je fusse destiné à recevoir l'une et l'autre, au lieu de les exercer. Je n'ai ici aucune provision qu'un chien voulût même partager avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu lui-même t'assiste!»--«Mais comment, reprit le chevalier, me serait-il possible de trouver mon chemin à travers le bois au milieu d'aussi épaisses ténèbres? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien, d'ouvrir votre porte et de m'indiquer au moins ma route.» «Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l'anachorète, de ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un _Pater_, deux _Ave_ et un _Credo_ que mon voeu de misérable pécheur m'oblige de réciter avant le lever de la lune.»--«La route! la route! vociféra le chevalier, si je ne dois pas espérer davantage de toi.»--«La route, lui répondit l'ermite, est aisée à suivre. Le sentier depuis ma cellule conduit à un marais, et de ce marais à un gué, lequel, attendu que les pluies ne l'ont pas encore enflé, n'est point difficile à franchir. Au delà de ce gué tu auras soin d'éviter la rive gauche, qui offre des précipices[20] et le sentier qui longe le torrent a dernièrement, comme je l'ai appris, car je quitte rarement les devoirs de ma retraite, été rompu en différens endroits: alors tu marcheras en ligne droite.» Note 20: Le précédent traducteur a passé ces détails et beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait fastidieux de rappeler. A. M. «Un sentier rompu! un précipice! un gué! et un marais!» dit le chevalier en l'interrompant; «mais, sire ermite, fussiez-vous le plus saint de tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou déroulèrent les grains de leurs chapelets[21] il ne serait pas en votre pouvoir de me jeter cette nuit dans un danger pareil. Je te répète que toi, qui vis de la charité d'autrui, si peu méritée, comme je le vois, tu n'as pas le droit de refuser un abri au voyageur dans sa détresse. Ouvre-moi vite ta porte, ou, par la sainte hostie, je l'enfonce de ma lance et me fraie un passage.»--«Ami voyageur, répliqua l'ermite, ne sois pas importun; si tu m'obliges à faire usage d'armes charnelles pour ma défense, il t'adviendra malheur.» Note 21: Le précédent traducteur a passé ces détails et beaucoup d'autres non moins saillans et qu'il serait fastidieux de rappeler. A. M. Dans ce moment un bruit confus d'aboiemens et de grognemens, arrivé d'une certaine distance aux oreilles du chevalier, en devenant de plus en plus éclatans et furieux, lui fit croire que l'ermite, alarmé de la menace, et s'imaginant qu'on forcerait sa porte, avait appelé à son secours les chiens qui faisaient ce tapage. Irrité de ces préparatifs de l'ermite pour accorder l'hospitalité au chevalier, celui-ci frappa du pied la porte avec une telle violence, que les piliers et tenons en furent tout ébranlés. L'anachorète n'ayant aucune envie d'exposer sa porte à un nouveau choc: «Patience! patience! bon voyageur, s'écria-t-il, ménage tes forces et je vais à l'instant t'ouvrir mon ermitage, quoique, peut-être, tu ne doives pas avoir à t'en féliciter.» La porte s'entr'ouvre en effet, et l'ermite, homme grand et fortement constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de jonc pour ceinture, paraît devant le chevalier. Il tenait d'une main une torche allumée, et de l'autre un bâton de pommier sauvage si gros et si pesant, qu'il pouvait bien passer pour une massue. Deux chiens énormes à longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins[22], trépignaient à ses côtés et semblaient prêts à fondre sur le voyageur, aussitôt que leur maître les aurait lâchés. Mais quand la torche eut réfléchi sa lumière sur la luisante armure de l'étranger, qui se tenait en dehors, l'ermite, changeant probablement ses premières intentions, réprima la fureur de ses auxiliaires, et prenant un ton de courtoisie brusquée, il invita le chevalier à entrer dans son gîte, et s'excusa sur l'hésitation qu'il avait mise à le recevoir, s'étant fait, disait-il, une règle de ne jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de voleurs et d'outlaws qui infestaient les environs, et qui ne respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se dévouaient à leur culte. Note 22: Détails supprimés dans la précédente traduction, ainsi que le _bâton of crabtree_. A.M. «La pauvreté de votre cellule, bon père,» dit le chevalier, en regardant autour de lui et en ne voyant qu'un lit de feuillage, un crucifix en chêne grossièrement taillé, un missel, une table à peine ébauchée, faite de planches brutes et sciées grossièrement[23]; deux escabelles et un ou deux méchans articles de ménage; «la pauvreté de votre cellule me semble un moyen de défense suffisant contre l'apparition des voleurs, sans parler du secours de deux chiens assez forts, je pense, pour déchirer un cerf, et conséquemment pour combattre avec avantage plusieurs hommes réunis.»--«Le bon gardien de la forêt, dit l'ermite, m'a permis l'usage de ces animaux pour protéger ma solitude jusqu'à des temps meilleurs.» Ayant ainsi parlé, il mit sa torche sur une barre de fer qui servait de candélabre, et plaçant un fagot de bois sec sur un feu presque éteint, il avança près de la table une escabelle où il s'assit, en faisant signe au chevalier de l'imiter avec l'autre. Note 23: _A rough-hewn table_, une table ébauchée, ou de planches brutes mal jointes, expression que le précédent traducteur a rendue par une «table de pierre brute.» Il est beaucoup plus présumable que cette table était de bois grossièrement travaillé. De semblables détails et une foule d'autres, en apparence insignifians, ne sauraient être négligés, si l'on veut essayer de reproduire le talent descriptif de l'auteur, entièrement puisé dans la nature. A. M. Assis tous deux, ils se regardèrent quelques instans avec un grand sérieux, chacun pensant en soi-même qu'il avait rarement vu un homme plus vigoureux et plus déterminé que celui qui lui était opposé. «Vénérable ermite, dit le chevalier après avoir long-temps considéré son hôte, si je ne craignais pas de troubler vos pieuses méditations, je vous prierais de me dire: premièrement où je puis mettre mon cheval; ensuite, ce que vous pouvez me donner pour souper; enfin où je trouverai une couche, afin de prendre un peu de repos cette nuit?»--«Je vous répondrai, dit l'ermite, avec un signe du doigt, vu qu'il serait contre ma règle de prononcer des paroles, toutes les fois que le geste y peut suppléer.» Disant ces mots, il indiqua successivement deux coins de sa cellule. «Voilà l'écurie, dit-il, et voilà votre lit[24].» Cherchant ensuite sur une planche voisine, un plat contenant deux poignées de pois secs et le mettant sur la table, il ajouta: «Voici votre souper.» Note 24: _Your bed there_, dit le texte, dont la précédente traduction fait une «chambre à coucher.» Une chambre à coucher dans un oratoire! autant vaudrait dire un salon. A. M. Le chevalier haussa les épaules, et sortant de la hutte, il amena son cheval, qu'il avait attaché par la bride à un arbre; il le dessella, le pansa avec soin, et lui étendit sur le dos son propre manteau. L'ermite fut vraisemblablement touché des soins que le chevalier prenait de sa monture, car, ayant l'air de se rappeler quelques restes de fourrage laissés par le garde forestier, à sa dernière visite, il tira d'un coin de l'écurie une botte de foin qu'il plaça sous la bouche du coursier, et immédiatement après, il étendit une brassée de fougère sèche à l'endroit qu'il avait montré comme réservé au lit du cavalier. Celui-ci le remercia de sa courtoisie, et, ce devoir rempli, tous deux revinrent s'asseoir à la table, où se trouvait toujours entre eux l'assiette de pois secs. Après un long _benedicite_, qui avait été autrefois en latin, mais qui n'en conservait que des fragmens tronqués, à l'exception, çà et là, d'une longue et roulante finale de quelques mots ou phrases, l'ermite donna l'exemple à son hôte, en mettant modestement dans une grande bouche, garnie de deux rangées d'excellentes dents, aussi blanches et aussi aiguës que celles d'un sanglier, trois ou quatre pois secs; triste mouture, sans doute, pour un moulin si large et si puissant[25]! Note 25: _A miserable grist as it seemed for so large and able a mill_: rien de cela ne se retrouve dans le travail de mon prédécesseur. A. M. Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l'ermite une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrans, une belle bouche, avec la lèvre supérieure chargée de deux moustaches plus foncées que les cheveux; enfin un homme hardi, entreprenant, qualités analogues à sa haute et vigoureuse stature. L'ermite, comme si l'envie lui avait pris de répondre à la confiance de son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps de la virilité. Sa large tonsure, environnée d'un cercle de cheveux noirs et crépus, rappelait l'image d'un enclos communal entouré d'une haie d'aubépine[26]. Ses traits n'exprimaient rien d'une austérité monastique, ni le jeûne et les macérations d'une vie ascétique; au contraire il avait une contenance orgueilleuse et décidée, les yeux surmontés de larges sourcils noirs, le front largement dessiné, les joues rondes et vermeilles comme celles d'un trompette, avec un menton qui balançait une barbe longue, noire et touffue. Une telle figure entée sur le corps charnu de l'homme sacré, rappelait bien plus énergiquement pour subsistance habituelle l'emploi de gros reins de boeuf et de bonnes hanches de mouton, qu'une chétive nourriture de pois secs ou de légumes[27]. Cette disconvenance n'échappa point à la sagacité du chevalier, qui, après avoir broyé avec difficulté une bouchée de pois secs, trouva qu'il devenait indispensable de demander à l'ermite quelque boisson pour l'aider à les avaler: celui-ci répondit à sa requête en plaçant devant lui une grande cruche d'eau la plus pure de la fontaine. Note 26: _His close-shaven crown, surrounded by a circle of stiff-curled black hair, had something the appearance of a parish pinfold begirt by its high hedge._ Ce trait vivant et qui décèle si bien la touche éminemment pittoresque du romancier calédonien, a échappé, par mégarde, sans doute, à la plume de son premier interprète. A. M. Note 27: On chercherait vainement cette énergique image dans la version de mon prédécesseur. «Elle vient, dit-il, de la source de Saint-Dunstan[28], dans laquelle, entre deux soleils, il baptisa cinq cents païens danois. Que son nom soit béni!» Et approchant sa barbe noire de la cruche, il avala une gorgée d'eau, en quantité infiniment plus modérée qu'on ne devait s'y attendre, d'après l'éloge qu'il venait d'en faire. «Il me semble, mon révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs, dont vous mangez si peu, et que cette eau pure, dont vous êtes si économe envers vous-même, s'accordent merveilleusement avec votre constitution. Vous me paraissez homme plus propre à gagner le prix du bélier dans une lutte à bras-le-corps, ou celui de l'anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou celui du bouclier au jeu de l'épée, qu'à passer votre temps dans ce désert, en disant des messes et en ne vivant que de pois secs et d'eau claire.» Note 28: C'est ce fameux Dunstan qui un jour saisit le diable par le nez avec une paire de pincettes rougies au feu, et lui fit faire ainsi trois fois le tour de sa chambre. A. M. «Sire chevalier, reprit l'ermite, vos pensées ressemblent à celles des laïques ignorans, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins, comme jadis furent bénis les légumes et l'eau dont se contentèrent les enfans Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.» «Saint père, dit le chevalier, sur la figure de qui le ciel a opéré un tel miracle, permets à un humble pécheur de demander ton nom.»--«Tu peux m'appeler l'ermite Copmanhurst, répondit le cénobite; car on m'appelle ainsi. On y ajoute, il est vrai, l'épithète de saint; mais je n'y tiens pas, vu que je ne m'en trouve pas digne. Et maintenant, brave chevalier, puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte?»--«Certainement, dit le voyageur, certainement: On m'appelle dans ce pays le chevalier noir. Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l'épithète de fainéant; mais je ne m'en soucie guère, vu que je m'en crois peu digne.» L'ermite put à peine s'empêcher de sourire à l'ouïe de la réponse de son hôte. «Je vois, dit-il, sire chevalier fainéant, que tu es un homme de sens et de bon conseil; je vois de plus que la simplicité de mon régime monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé, peut-être, à la licence des cours et des camps et au luxe des villes. Maintenant il me semble, sire fainéant, qu'à la dernière visite du charitable garde-forestier dans ma cellule, il a laissé à ma garde, outre plusieurs bottes de fourrage, quelques provisions de bouche, qui, n'étant point propres à mon usage, me sont sorties de la mémoire au milieu de mes pieuses et bien plus graves méditations.» «J'aurais juré qu'il en était ainsi, reprit le chevalier. J'étais sûr qu'il y avait une meilleure nourriture dans votre cellule, vénérable père, du moment que vous avez ôté votre capuchon. Le garde-forestier est sans doute un jovial compagnon, et quiconque aurait vu des dents comme les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s'abreuver d'une si vulgaire boisson, n'aurait pu te croire nourri de mets et désaltéré par un breuvage tout au plus dignes de mon cheval.» En disant ces paroles, il désignait du doigt le service de la table; puis il ajouta: «Voyons sans délai la fine réserve du garde-forestier.» L'ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel on remarquait une sorte d'hésitation comique; il paraissait douter s'il y aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Cependant la contenance de celui-ci marquait assez de franchise pour dissiper toute crainte. Son sourire également avait quelque chose d'un sardonisme irrésistible et respirait tellement la loyauté, qu'il commandait en quelque sorte la sympathie. Après l'échange de deux ou trois oeillades muettes, l'ermite courut au fond de sa hutte, il ouvrit une armoire cachée avec autant d'adresse que de soin, en sortit un énorme pâté dans un plat d'étain d'une dimension peu usitée. Ce gros pâté fut mis devant le chevalier, qui, prenant son poignard, le tailla bien à l'aise et ne perdit pas de temps pour faire une ample connaissance avec le contenu. «Y a-t-il long-temps, révérend père, que l'honnête garde de la forêt n'est venu chez vous,» dit le chevalier après avoir avalé en hâte plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du cénobite.--«Environ deux mois, répondit celui-ci sans réflexion.»--«De par le ciel! reprit le chevalier, tout dans votre ermitage tient du miracle, bon père; j'aurais juré que le gros chevreuil qui a fourni cette venaison courait encore il y a huit jours dans la foret.» L'ermite fut quelque peu déconcerté par cette remarque; et d'ailleurs il faisait une bien triste figure en regardant diminuer à vue d'oeil son pâté, où l'hôte faisait des brèches profondes; attaque militaire à laquelle sa profession antérieure d'abstinence ne lui permettait pas de s'unir.--«Mais, à propos, révérend père, j'ai été en Palestine» dit le chevalier en cessant tout à coup de manger, et je me souviens que c'est un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de l'assurer de la bonté des alimens, en les goûtant avec lui. À Dieu ne plaise que je soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions; néanmoins, je serais charmé de vous voir suivre l'usage de l'Orient.»--«Pour mettre à l'aise vos scrupules inutiles, sire chevalier, je me départirai cette fois de ma règle,» répondit le cénobite; et comme dans ce temps-là il n'existait pas encore de fourchettes, sur-le-champ il plongea ses doigts dans les cavernes du pâté. La glace de la cérémonie étant une fois rompue[29], il s'éleva une rivalité d'appétit entre l'ermite et le chevalier; et, quoique celui-ci eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin derrière lui.--«Saint père, dit le chevalier lorsque sa faim fut apaisée, je parierais mon cheval contre un sequin que l'honnête garde-forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, t'a laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre bagatelle analogue, en auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne l'ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d'un cénobite aussi rigide; mais je pense que si vous vouliez chercher encore dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n'est nullement chimérique. Note 29: _The icy of ceremony being once broken_, phrase que le premier interprète de Walter-Scott rend par la _glace étant ainsi rompue_, comme si ce n'était pas une métaphore; elle serait plus exactement reproduite par cet équivalent: _toute cérémonie étant mise de coté_. Nous hasardons la forme anglaise, en reconnaissant le néologisme. L'ermite ne répondit que par une grimace[30]; et, retournant à l'armoire où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir, qui pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec et, ayant ainsi fait cette provision liquide pour arroser le souper, il crut pouvoir mettre de côté toute gêne. Remplissant donc les deux coupes, il en prit une en disant en saxon: «_Waes hael_, à votre santé, chevalier fainéant!» et il la vida d'un trait. «_Drink hael_, je bois à la vôtre, ermite de Copmanhurst,» répondit le guerrier; et il lui fit raison de la même manière. «Saint personnage, ajouta le voyageur après ce premier toast, je ne saurais que m'étonner de plus en plus qu'un homme doué de qualités et de forces comme les tiennes, et qui par dessus tout se montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À mon avis, vous seriez bien plutôt fait[31] pour prendre d'assaut un castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, au lieu de vous nourrir ici de légumes, et de vous abreuver d'eau claire, ou de dépendre même de la charité du garde-forestier. Du moins, si j'étais à votre place, je chasserais à mon aise les daims du roi; il en existe en abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le service du chapelain de saint Dunstan.» Note 30 _By a grin_, dit le texte, et non pas un _sourire_, comme le dit le premier traducteur. A. M. Note 31: L'auteur anglais passe alternativement du _vous_ au _tu_, afin de varier sans doute le ton de la conversation à la fois noble et familière de ses interlocuteurs. Nous avons fréquemment reproduit ces formes d'élocution, pour mieux encore nous rapprocher des intentions et du style de l'écrivain britannique. A. M. «Sire fainéant, reprit l'ermite, voilà des mots dangereux, et je vous prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au prince et à la loi; si je m'avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais sûr de la prison, et ma robe ne me sauverait même pas de la potence.»--«N'importe, si j'étais de vous, dit le chevalier, je me promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes-forestiers se tiennent bien chaudement dans leurs lits, et tout en marmottant mes prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui paissent les clairières d'alentour. Dites-moi, mon père, n'avez-vous jamais pris un semblable passe-temps?»--«Ami fainéant, répondit l'ermite, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ménage, intéresser les regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s'y est presque établi par violence. Crois-moi, il vaut mieux jouir du bien que le ciel nous envoie, que d'être indiscrètement curieux sur la manière dont il arrive. Remplis ton verre, bois-le, et ne pousse pas plus loin, je t'en prie, tes questions impolies; car tu me forcerais à te prouver que, si tu t'émancipais davantage, il me serait facile d'y mettre un terme.» «Par ma foi, continua le chevalier, tu augmentes ma curiosité! tu es l'ermite le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré; et j'en saurai davantage de toi avant que nous nous séparions. Pour ce qui est de tes menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de braver le danger partout où il se présente.»--«À ta santé, sire chevalier fainéant, reprit l'ermite, je respecte beaucoup ta valeur, mais j'ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre avec des armes égales, je te donnerai de bonne amitié et fraternellement une telle pénitence et une telle absolution, que d'ici à un an tu ne pécheras plus par excès de curiosité.» «Quelles sont tes armes, vaillant ermite?»--«Il n'y en a pas, reprit-il, depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu'au cimeterre de Goliath, avec lesquelles je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux joujoux?» En parlant ainsi, il ouvrit une autre armoire dans un coin de la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu'en portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier qui suivait des yeux tous ses mouvemens, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe et d'autres objets qui ne semblaient guère propres à l'usage d'un ermite. «Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions indiscrètes: les articles contenus dans cette armoire y répondent d'avance; mais j'y vois une arme, ajouta-t-il, en prenant la harpe, sur laquelle j'essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu'avec l'épée et le bouclier.»--«J'espère, sire chevalier, dit l'ermite, que tu n'as pas trop donné lieu à être surnommé le fainéant; je te soupçonne gravement à ce sujet. Néanmoins, comme tu es mon hôte, je ne veux pas mettre ton courage à l'épreuve sans ton exprès consentement. Assieds-toi donc, et remplis ta coupe; buvons, chantons et soyons heureux, si tu sais quelque bon virelai; tu seras le bien venu et admis au festin de l'ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle de saint Dunstan, et ce sera, s'il plaît à Dieu, jusqu'à ce que j'échange mon toit de chaume contre une couverture en gazon. Mais viens, remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe; et rien n'enduit le gosier et n'aiguise l'ouïe comme un bon verre de vin. Pour ma part, j'aime à sentir le jus de la treille jusqu'au bout de mes doigts, avant qu'ils fassent vibrer les cordes de mon instrument[32]. Note 32: Le précèdent traducteur n'avait pas sans doute enduit, c'est-à-dire humecté son gosier de nectar bachique, puisqu'il n'a pas rendu la naïve expression de l'ermite. A. M. CHAPITRE XVII. «Le soir, dans un coin réservé à l'étude, j'ouvre mon livre au dos de cuivre, rempli d'une multitude de faits sacrés des martyrs couronnés de la récompense divine; alors, quand mon flambeau pâlit et commence à ne plus m'éclairer, je chante avant de m'endormir mon hymne cadencée. Qui ne voudrait renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et revêtir l'amict blanc, ou préférer au bruyant théâtre du monde la paix de mon ermitage.» WARTON Malgré l'invitation du jovial ermite, à laquelle son hôte obéit volontiers, celui-ci reconnut que le moyen proposé n'atteignait pas aussi aisément le but, et que ce n'était pas une chose facile que d'accorder une harpe. «Il me semble, bon père, dit le chevalier, qu'il manque une corde à l'instrument, et que les autres ne sont pas des meilleures.»--«Vraiment! tu remarques cela, reprit l'ermite; tu es donc du métier! C'est la faute du vin et de la bombance, ajouta-t-il gravement en levant les yeux au ciel; c'est la faute du vin et de la bombance. J'avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu'il dérangerait la harpe, s'il y touchait après avoir humé sa septième coupe; mais il ne souffrait pas le contrôle. Ami, je bois à ton heureux essai musical.» Disant ces mots, il vida son flacon avec un grand sérieux, en secouant la tête, comme pour blâmer l'intempérance du ménestrel du Nord. Le chevalier cependant avait réussi à mettre les cordes un peu en harmonie, et, après un court prélude, il pria l'ermite de lui dire, s'il voulait, une _sirvente_ dans la langue _d'oc_, ou un _lai_ dans celle _d'oui_, ou un _virelai_, ou une _ballade_ en anglais vulgaire. «Une ballade! une ballade! répondit-il, au lieu des _ocs_ et des _ouis_ de France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable Anglais, comme l'était mon patron saint Dunstan; je me moque de tous ces _ocs_ et de tous ces _ouis_, comme il se serait moqué des coups de griffes du diable. On ne chantera que de l'anglais dans cette cellule.»--«Je vais donc essayer, dit le chevalier, une ballade composée par un joyeux ménestrel saxon, que j'ai connu dans la Terre-Sainte.» Il ne fut pas difficile de s'apercevoir que si le chevalier n'excellait point dans l'art des ménestrels, son goût du moins avait été perfectionné par les maîtres les plus habiles. L'étude lui avait appris à adoucir les sons d'une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait refusées. Il eût donc mérité d'être applaudi par des juges plus sévères que l'ermite, d'autant plus, qu'imprimant à sa touche une sorte d'âme, et à ses accens un enthousiasme plein de mélancolie, il donnait à ses vers une vigueur entraînante. Voici quels furent ses chants: LE RETOUR DU CROISÉ. «Un preux, l'honneur de la chevalerie, Ne rapportait des rives du Jourdain Qu'une humble croix soustraite à la furie Des bataillons d'un nouveau Saladin. Son bouclier montrait plus d'une empreinte Des coups reçus en donnant le trépas. Au seuil natal, de sa dame avec crainte Ainsi le soir il chantait les appas. «Salut, ma belle! objet si plein de charmes! De l'Orient, où je semai l'effroi, Pour tous trésors je rapporte mes armes, Et je reviens sur mon vieux palefroi. Mes éperons et ma lance intrépide, Pour seul trophée en ce moment voilà Ce qui me reste en ma course rapide; Mais j'ai l'espoir d'un souris de Tékla. «Joie à ma belle! en de pompeuses fêtes Je ne rêvais que sa douce faveur; Son nom volait sur l'aile des conquêtes, Et son prestige allumait ma ferveur. La harpe d'or, la trompette éclatante, Rediront: «Gloire à qui charmait nos coeurs! «Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente, «Champ d'Ascalon, tu nous rendis vainqueurs.» «Le glaive ardent qu'éveillait son sourire, De cent beautés moissonna les époux; À la victoire obligé de souscrire, Le soudan tombe, et son trône est à nous. De ses cheveux vois les flottantes ondes D'un cou d'ivoire effleurer le contour: J'ai pour vous plaire, amie aux tresses blondes, Par mille assauts signalé mon retour. «Joie à ma belle! un nom peu mémorable, Tous mes exploits seront ta noble part. Ouvre à mes voeux ta porte inexorable: Je suis mouillé, l'heure est lente, il est tard. L'âme endurcie aux feux de l'Idumée, Je suis glacé, je péris de langueur; De qui t'amène un peu de renommée Que l'amour pur fléchisse la rigueur.» Pendant que le chevalier noir chantait ainsi, l'ermite se démenait comme un critique de profession qui de nos jours assisterait à la représentation d'un nouvel opéra. Il rejetait sa tête en arrière sur l'escabelle où il était assis, les yeux à demi fermés; tantôt joignant les mains et se tordant les doigts, il semblait absorbé dans une attention soutenue; et tantôt balançant ses bras, il leur faisait battre la mesure, en même temps qu'il la marquait du pied. À deux ou trois cadences favorites, lorsque la voix du chevalier ne s'élevait point aussi haut que le chant le prescrivait, il y joignait la discrète assistance de la sienne. Quand la romance fut terminée, le cénobite avec emphase déclara qu'elle était bonne et bien exécutée. «Cependant, dit-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps avec les Normands pour tomber dans le défaut du langage langoureux. Que cherchait-il loin de son pays! ou que pouvait-il espérer autre chose à son retour que de trouver sa belle, agréablement consolée par un rival plus assidu! ne devait-il pas appréhender qu'elle n'écouterait pas plus sa sérénade, comme on l'appelle, que le miaulement du chat dans la gouttière? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de tous les vrais amans. Je crains que vous ne le soyez pas,» ajouta-t-il en observant le chevalier dont le cerveau commençait à s'échauffer par des libations fréquentes, et qui, par méprise, dans cette situation équivoque, remplissait d'eau sa coupe au lieu de bière. «Pourquoi, dit le chevalier, ne m'avez-vous pas prévenu que ceci était de l'eau de la fontaine de votre bienheureux patron saint Dunstan?»--«Sans doute, reprit l'ermite, il y baptisa des centaines de païens, mais je n'ai jamais appris qu'il en ait bu. Chaque chose dans ce bas monde a une destination qui lui est propre[33]. Saint Dunstan connaissait aussi bien que tout autre les priviléges d'un joyeux frère.» En prononçant ces mots, il s'empara de la harpe, et entonna les couplets suivans, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain[34]. Note 33: _Every thing should be put to its proper use in this world_, chaque chose doit être appropriée à son usage ici-bas. Note 34: L'auteur anglais suppose que le refrain _derrydown_, équivalant à notre _lan, la_, remonte non seulement à la période de l'heptarchie, mais même aux temps des druides, et qu'il avait servi de chorus aux hymnes de ces prêtres lorsqu'ils allaient cueillir le gui et le consacrer solennellement sur leurs autels de pierre. A. M. LE MOINE DÉCHAUSSÉ. Mon ami, je vous donne un an et d'avantage Pour chercher de l'Araxe aux bords féconds du Tage: Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé, Nul vivant plus heureux qu'un moine déchaussé. Pour sa dame un guerrier dans les combats s'élance; Il revient traversé par le fer d'une lance. Près de sa belle en pleurs vite il est confessé: Et qui donc la console? un moine déchaussé. On vit plus d'un monarque échanger sa couronne Contre le froc poudreux dont son corps s'environne; Mais a-t-on jamais vu qu'un homme ait balancé Entre un sceptre et l'habit du moine déchaussé? S'il voyage, partout il est sûr d'un asile; Toute riche maison devient son domicile; Au gré de son caprice, et toujours caressé, Se berce dans la joie un moine déchaussé. Midi sonne, on l'attend: l'hôte le plus avide Laisse intact le potage et le grand siége vide; Car au meilleur des mets, au fauteuil avancé A seul droit de prétendre un moine déchaussé. S'il arrive le soir, le souper se prépare, Et d'un broc plein de bière aussitôt il s'empare. Par sa moitié l'époux de son lit est chassé, Avant qu'un bon lit manque au moine déchaussé. Oh! vivent la sandale, et la corde, et la chape! Triple effroi du démon, sécurité du pape! Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé, Fut toujours le destin du moine déchaussé[35]. Note 35: Il faut admirer la bonhomie de l'éditeur ou précèdent traducteur, lorsqu'il dit dans une note à la suite de ce passage, «qu'il n'a point reproduit le _Barefooted friar_ c'est-à-dire, _le moine déchaussé_, qu'il a remplacé par _le joyeux frère_,» expression vague et indéterminée; tandis qu'il est ici question d'un moine fainéant; ce qui tronque en tous points la lettre et le sens du texte. Il ajoute: «qu'il serait difficile de traduire avec plus de bonheur qu'il ne l'a fait ce joyeux canon, et qu'il serait surpris qu'on fît mieux;» enfin, conclut-il, «on pourrait être plus exact, mais non pas plus fidèle.» Malgré la bonne opinion que l'éditeur a de son travail, nous avons cru devoir reproduire ici vers pour vers les paroles et le rhythme de l'original: le lecteur jugera. A. M. «Vraiment, dit le noir fainéant, tu as fort bien, et même vigoureusement chanté, surtout à la louange de ton ordre. Mais en parlant ainsi du diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu'il ne vous rende visite dans un de vos passe-temps non canoniques?»--«Non canoniques! répondit le solitaire, je méprise cette accusation injuste et je la foule sous mes talons. Je remplis bien et dûment les obligations de mon ermitage; je dis deux messes par jour, matin et soir; prime, tierce, sexte, none, vêpres, _ave_, _credo_, _pater_.»--«Excepté, dit l'hôte, pendant le clair de lune dans la saison du gibier,»--«_Exceptis excipiendis_, excepté les cas à excepter, répondit le moine, comme notre vieil abbé m'a enseigné qu'il fallait dire lorsque d'impertinens laïques me demanderaient si j'accomplissais tous les devoirs les plus minutieux de mon ordre.» «À merveille, bon père, dit le chevalier; mais le diable est homme à tenir l'oeil ouvert sur toutes les exceptions; il rôde autour de nous, tu le sais, comme un lion rugissant.»--«Qu'il rôde et rugisse autour de moi, s'il l'ose: un coup de la corde qui me sert de ceinture le fera hurler aussi fort que les pincettes de saint Dunstan le firent beugler jadis. Je n'ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint Winibold, saint Winifred, saint Swebert, saint Willick, sans oublier saint Thomas-d'Aquin et mes faibles mérites, me mettent en mesure de le défier, lui, sa queue et ses cornes. Mais pour vous initier dans un de mes secrets, je ne m'entretiens jamais de pareilles choses, mon ami, qu'après matines.» Il changea de conversation, et tous les deux alors se remirent à boire, à rire et à chanter; joyeuse récréation qui se prolongeait de mieux en mieux, lorsque soudain elle fut interrompue par un grand bruit à la porte de l'ermitage. La cause de ce bruit ne sera expliquée qu'en reprenant les aventures d'un de nos autres personnages; car, non plus que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas de tenir uniformément compagnie aux caractères moraux de notre drame et de les faire marcher de front. CHAPITRE XVIII. «Partons! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère timide, où le grand chêne, interceptant par ses rameaux les rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en échiquier dans l'avenue tracée sur la verte pelouse. Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son trône; ils sont moins rians et moins sûrs quand l'astre de Phoebé, de sa lueur douteuse, éclaire l'obscurité de la forêt.» _La Forêt d'Ettrick_. Quand Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l'arène à Ashby, son premier mouvement fut d'ordonner aux gens de sa suite de prendre soin de lui; mais les mots s'arrêtèrent heurtés dans son gosier et expirèrent sur ses lèvres. Il ne put prendre sur lui de reconnaître, en présence d'une telle assemblée, le fils qu'il avait renié et déshérité. Il commanda cependant à Oswald de ne pas le perdre de vue, et de prendre avec lui deux de ses serfs pour transporter Ivanhoe à Ashby dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans ce bon office; la multitude se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le chevalier. Ce fut en vain que l'échanson de Cedric chercha partout son jeune maître: il vit les traces du sang qui venait de s'échapper de ses blessures, mais le jeune héros n'était plus dans sa tente; il semblait que des fées l'eussent enlevé du champ de bataille. Oswald eût pu, car les Saxons étaient superstitieux, adopter cette hypothèse pour expliquer la disparition d'Ivanhoe, s'il n'avait pas tout à coup jeté les yeux sur un homme accoutré en espèce d'écuyer, dans lequel il reconnut les traits de Gurth, son camarade. Inquiet sur le destin de son maître et désolé de sa soudaine disparition, le gardeur de pourceaux déguisé le cherchait partout, et avait même négligé en agissant ainsi le soin de sa propre sûreté. Oswald crut de son devoir d'arrêter Gurth comme un déserteur sur le sort duquel son maître avait à prononcer. Renouvelant ses recherches sur le destin d'Ivanhoe, l'unique renseignement que l'échanson put recueillir fut que le chevalier avait été placé par des valets bien vêtus dans la litière d'une dame qui se trouvait parmi les spectateurs, et avait été immédiatement transporté hors de l'arène. Oswald, en recevant cet avis, résolut de retourner auprès de son maître, pour de plus amples instructions, emmenant avec lui le gardeur de pourceaux, qu'il regardait comme un transfuge évadé du service de Cedric. Celui-ci avait été dans les plus vives alarmes à l'égard de son fils jusqu'au retour de l'échanson, car la nature en lui avait repris ses droits, en dépit du stoïcisme patriotique le plus prononcé. Mais dès qu'il sut qu'Ivanhoe se trouvait sous la sauve-garde de mains probablement amies, l'amour paternel, qu'avait éveillé l'incertitude de son sort, fut réprimé et remplacé par l'instinct dominant de l'orgueil blessé, et le ressentiment qu'avait produit la désobéissance filiale. «Qu'il erre où il voudra, dit-il, que ceux pour l'amour desquels il a couru tant de périls prennent soin de ses blessures! Il est plus fait pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande que pour soutenir l'honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec le glaive et la hache, vieilles et bonnes armes de son pays.» Si, pour soutenir la gloire de ses aïeux, dit Rowena qui se trouvait présente, il suffit d'être sage au conseil et brave au combat, d'être le plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable entre les plus galans, je ne connais que le suffrage de son père qui puisse...»--«Silence! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne vous écouterai pas. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous avons été invités avec une si flatteuse courtoisie, avec des égards tels, que les Normands hautains en usent rarement envers nous depuis la fatale journée d'Hastings. Je m'y trouverai, ne fût-ce que pour montrer à ces fiers étrangers combien peu le destin d'un fils qui a vaincu leurs plus vaillans guerriers peut troubler le coeur d'un Saxon.»--«Et moi je n'irai pas, dit Rowena. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage et de la fermeté ne soit au fond que de la dureté de coeur.»--«Reste donc, femme ingrate, dit Cedric, c'est le tien qui est dur, puisque tu sacrifies les intérêts d'une nation opprimée à un frivole et illégitime attachement, et je me rendrai avec lui au festin du prince Jean d'Anjou.» Ils partirent en effet pour assister à ce banquet dont nous avons déjà mentionné les principales circonstances. Dès qu'ils furent sortis du château, les deux thanes ou nobles saxons avec leur suite, montèrent à cheval, et ce fut pendant le tumulte occasionné par ce départ, que Cedric, pour la première fois, porta les yeux sur le fugitif gardeur de pourceaux. Le noble Saxon était revenu, comme nous l'avons vu, de très mauvaise humeur, et il n'avait besoin que d'un prétexte pour décharger sa colère sur quelqu'un. «Des fers! dit-il, des fers! qu'on le garrotte! Oswald! Hundibert! misérables! Comment osez-vous laisser en liberté ce coquin de valet?» Les compagnons de ce dernier se gardant bien de hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer à ce traitement rigoureux; seulement il lança un regard de reproches à son maître et lui dit: «Cela vient de ce que j'aime votre sang plus que le mien.»--«À cheval, et en avant!» s'écria Cedric.--«Il en est bien temps, dit le noble Athelstane, car, si nous ne hâtons notre marche, les préparatifs du digne abbé de Waltheoff pour un arrière-souper[36] se gâteront.» Note 36: L'expression anglaise _a rere-supper_, arrière-souper, était un repas de nuit; elle signifie une collation que l'on servait à une heure avancée et après le souper ordinaire. A. M. Nos voyageurs firent cependant assez de diligence pour atteindre le couvent de Saint-Withold, avant qu'un malheur pût arriver. L'abbé, issu lui-même d'une ancienne famille saxonne, reçut ses deux compatriotes avec toute l'hospitalité prodigue dont cette nation était jalouse. On demeura à table fort avant dans la nuit, ou pour mieux dire, jusqu'au point du jour, et l'on ne prit congé de l'abbé qu'après avoir partagé avec lui un copieux déjeuner. Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un incident un peu alarmant pour des Saxons, qui, de tous les peuples de l'Europe, ajoutaient le plus de foi à l'observation superstitieuse des augures, et aux opinions desquels il faut reporter les singuliers usages dont parlent nos chroniques populaires. Les Normands, étant une race mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart des préjugés que leurs ancêtres avaient importés de la Scandinavie, et se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas actuel, l'appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un prophète non moins respectable, sans doute: un gros chien noir et maigre, qui, assis sur ses deux pattes de derrière, hurla d'une façon lamentable, quand les premiers cavaliers franchirent la porte, et par ses aboiemens sauvages et ses trépignemens dans tous les sens, paraissait témoigner une extrême envie de suivre la cavalcade. «Je n'aime pas cette musique, mon père,» dit le noble Athelstane à Cedric; car il le nommait souvent ainsi par respect pour son âge. «Je ne l'aime pas non plus, notre oncle,» lui dit Wamba; «je crains beaucoup que nous n'ayons à payer le musicien.»--«Selon moi,» répliqua Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l'abbé, déjà fameuse à cette époque, avait produit une impression favorable; «selon moi, nous ferions mieux de retourner sur nos pas et de rester avec l'abbé jusqu'à l'après-dînée. Cela porte malheur de voyager lorsque le chemin est traversé par un moine, un lièvre, ou un chien hurlant, avant que d'avoir fait un second repas.»--«Allons, cria Cedric impatienté, le temps n'est déjà que trop court pour accomplir notre voyage! quant au chien, je le connais; c'est celui de ce fripon de Gurth, et un fuyard inutile comme son maître.» En parlant ainsi et en se dressant sur ses étriers, Cedric, tout irrité de ce retard, lança une javeline contre le pauvre Fangs; car c'était Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître dans son expédition de maraude, l'avait perdu ici, et témoignait de cette manière sa joie de l'avoir retrouvé. La javeline blessa à l'épaule le dogue fidèle, si avant, qu'il faillit d'être cloué à la terre; et Fangs se sauva de la présence du thane courroucé en poussant des cris de douleur. L'âme du gardeur de pourceaux se gonfla de colère; car il fut plus sensible au meurtre prémédité de son chien qu'au mauvais traitement qu'il avait reçu lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à Wamba, qui, témoin de la mauvaise humeur de son maître, s'était prudemment tenu à l'écart: «Je t'en prie, rends-moi le service de m'essuyer les yeux avec le pan de ton manteau; la poussière me fait mal, et ces liens, qui me retiennent, ne me permettent d'agir ni d'une manière ni de l'autre.» Wamba fit ce qu'il demandait; et quelque temps ils marchèrent côte à côte en silence. Gurth à la fin ne put retenir son émotion plus long-temps. «Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth ne le servira plus davantage. Il peut me flageller, me charger de fers, me trancher la tête; mais il n'est pas en son pouvoir de me forcer à l'aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne veut plus le servir.»--«Assurément, dit Wamba, tout fou que je suis, je ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline fixée à sa ceinture, et tu sais qu'il ne manque pas toujours son but.» «Peu m'importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang; aujourd'hui il a voulu tuer en ma présence la seule autre créature qui m'ait toujours exprimé de l'attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint Withold, saint Édouard le confesseur, et tous les autres saints du calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût d'origine saxonne, et tous ses gens faisaient de même), je ne lui pardonnerai jamais.» «Cependant, à ce que je crois,» dit le bouffon, qui jouait fréquemment le rôle de conciliateur dans la famille, «notre maître n'avait point le projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l'effrayer; car, si vous l'avez remarqué, il s'est dressé sur ses étriers comme pour viser au dessus du but, et cette direction eût rempli son attente sans un malheureux saut du chien, qui a reçu de la sorte une telle égratignure, qu'il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur d'un sou[37].»--«Si cela était vrai, dit Gurth, si je pouvais le croire! mais non, j'ai vu la javeline bien dirigée, je l'ai entendue siffler en l'air, avec toute la méchanceté pleine de rage de celui qui l'avait lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait encore, comme si elle eût regretté d'avoir manqué son but. Par le pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir.» À ces mots, le courroucé gardien de pourceaux se renferma dans un silence morne et tellement profond, que toutes les pasquinades du jovial Wamba ne purent le rompre de long-temps. Note 37: Le texte, dit un _penny_, monnaie de cuivre britannique, de la valeur de dix centimes. A. M. Cedric et Athelstane, qui précédaient la troupe, causaient alors ensemble sur l'état du pays, sur les dissensions de la famille royale, les querelles féodales de la noblesse normande, et sur la chance qui s'offrait aux Savons opprimés de secouer le joug de l'étranger, ou du moins d'acquérir durant ces convulsions intestines l'indépendance qui en pouvait résulter à leur profit, sujet pour lequel Cedric était rempli d'enthousiasme. Le rétablissement, les franchises de sa race, étaient devenus en effet la permanente utopie de son coeur, et il y eût sans peine immolé son bonheur domestique, avec les propres intérêts de son fils. Mais afin d'accomplir cette grande révolution en faveur des Anglais indigènes, il fallait que parmi eux il régnât une complète harmonie et qu'ils agissent de concert sous un chef reconnu. La nécessité de prendre ce chef dans les Saxons du sang royal était non seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances. Athelstane avait au moins ce titre, à défaut d'autres avantages; et, quoiqu'il possédât peu de talens pour se recommander comme chef de parti, il offrait un extérieur imposant, ne manquait point de bravoure, avait été accoutumé aux exercices militaires, et paraissait disposé à déférer aux avis de conseillers plus expérimentés. Par dessus tout, il était connu pour libéral, hospitalier et doué d'un bon naturel. Mais quelles que fussent les prétentions qu'Athelstane pût mettre en avant pour mériter d'être le chef de la confédération saxonne, bien des gens de cette nation penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne directe d'Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé par sa prudence, son courage, sa générosité, et de qui la mémoire était toujours chère à ses compatriotes opprimés. Il n'eût pas été difficile à Cedric, s'il l'eût voulu, de se mettre lui-même à la tête d'un troisième parti, non moins redoutable que les autres. S'il n'était pas du sang royal, il avait du courage, de l'activité de l'énergie, et, par dessus tout, ce dévouement sans bornes à la cause nationale, qui lui avait valu l'épithète de _Saxon_; et d'ailleurs sa naissance ne le cédait à aucune autre qu'à celles d'Athelstane et de Rowena. Pourtant ces qualités ne s'accordaient guère avec son désintéressement; et au lieu de chercher à diviser encore sa nation affaiblie en créant une faction à son profit, son plan favori était d'éteindre les factions qui existaient déjà, en négociant le mariage d'Athelstane avec lady Rowena. L'attachement mutuel de celle-ci et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à une telle union, et il avait été la cause du bannissement de Wilfrid du toit paternel. Cedric avait pris cette rigoureuse détermination dans l'espoir que l'absence de son fils porterait Rowena à oublier la préférence qu'elle lui marquait; il se trompa dans son calcul, désappointement que, du reste, on aurait pu attribuer en partie à la manière dont sa pupille avait été élevée. Cedric, pour qui le nom d'Alfred était comme celui d'une divinité, avait soigné l'unique rejeton de ce grand roi, avec des égards tels qu'on en aurait à peine accordé de semblables à une princesse reconnue. La volonté de Rowena dans presque toutes les occasions avait été une loi pour la maison de Cedric, et lui-même, comme s'il eût voulu que la souveraineté de cette tige royale fût pratiquée dans son petit cercle, se faisait gloire publiquement de lui obéir, comme s'il n'avait été que le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à l'exercice non seulement d'une volonté libre, mais d'une autorité sans contradiction, Rowena n'était pas disposée, par suite de cette même éducation, à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses affections, et de l'obliger à une alliance opposée à son inclination; elle aurait au contraire défendu son indépendance en un point où la plupart des personnes de son sexe qui ont été élevées à l'obéissance et à la soumission apportent souvent de la résistance à l'autorité de leurs parens ou tuteurs. Tout ce qu'elle sentait vivement, elle l'exprimait sans gêne et avec franchise, et Cedric, non désaccoutumé de la déférence qu'il avait pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop comment s'y prendre pour faire prédominer son pouvoir de tuteur. Ce fut en vain qu'il essaya d'éblouir sa pupille avec la perspective d'un trône imaginaire. Douée d'un jugement sain, elle regardait le projet de Cedric comme d'une exécution non seulement impossible, mais encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait personnellement, il n'aurait pu s'achever. Sans chercher à dissimuler la préférence ouverte qu'elle accordait à Wilfrid d'Ivanhoe, elle déclara que, si même ce chevalier favorisé venait hors de question, elle se réfugierait dans un couvent plutôt que de partager un trône avec Athelstane, qu'elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle commençait à détester, à cause des peines et des désagrémens qu'elle avait ressentis à son sujet. Néanmoins Cedric, dont l'opinion sur la constance des femmes était loin d'être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire réussir le mariage projeté, croyant par là qu'il rendait un éminent service à la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses hautes espérances. Son affection paternelle, il est vrai, avait quelques instans remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent patriotisme; mais ces deux sentimens avaient repris tout leur empire, et Cedric était résolu de tenter un dernier effort pour l'union de sa pupille et d'Athelstane, en prenant d'ailleurs les mesures propres à hâter l'affranchissement de sa patrie. C'était de ce dernier sujet qu'il s'entretenait maintenant avec son compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se plaindre, comme Hotspur, de ce qu'il avait mis en avant un pareil être pour une action si honorable; c'était, pour ainsi dire, comme s'il eût présenté une jatte de lait écrèmé à un palais délicat et sensuel[38]. Athelstane, il est vrai, était assez vain, et il aimait à avoir les oreilles chatouillées par les récits de sa haute origine et de son droit héréditaire aux hommages et à la souveraineté. Mais cette petite vanité se trouvait satisfaite par le salut de main[39] de ses vassaux et des Saxons qui l'approchaient. Il avait bien le courage de braver le danger, mais il lui répugnait de se donner la peine d'aller le chercher; et pendant qu'il tombait d'accord avec Cedric sur les droits des Saxons à recouvrer leur indépendance, il était plus encore aisément convaincu de son titre pour régner sur eux, quand cette indépendance aurait été conquise; et même alors qu'il s'agissait de prouver la légitimité de ses prétentions il redevenait Athelstane l'indolent, se montrait irrésolu, temporiseur et sans rien entreprendre. Les énergiques exhortations de Cedric n'avaient pas plus d'effet sur son âme impassible, que des boulets rouges déposés dans l'eau, lesquels y occasionnent un peu de bruit et de fumée, et s'éteignent sur-le-champ. Note 38: _Hotspur_, mot qui veut dire _éperon chaud_, est un des personnages dramatiques de Shakspeare; c'était le fils du duc de Northumberland. Murat, chez nous, fut un Hotspur. On ne retrouve pas ce mot pittoresque dans la version de mon prédécesseur, ni la comparaison qui vient à la suite. En général, le romancier anglais se plaît à donner aux noms de ses interlocuteurs des significations caractéristiques; c'est ainsi qu'il dédie son ouvrage au docteur _Dryasdust_, expression formée des trois mots _dry_, sec; _as_, comme; et _dust_, poussière. Le docteur Dryasdust équivaut donc à _sec comme la poussière_; ce qui s'applique merveilleusement à un antiquaire ou érudit qui se dessèche sur ses bouquins chargés de poudre: de même qu'ici hotspur caractérise fort bien un courageux guerrier. Note 39: On sait que les Anglais ne s'ôtent point le chapeau pour se saluer, mais se font réciproquement un geste de la main droite en avant. A. M. Si, renonçant de ce côté à sa tâche, qu'on pourrait comparer à un cavalier serrant de l'éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou à un forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n'en recevait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence interrompait les causeries de Rowena et de sa favorite, sur la valeur et le destin de Wilfrid, la suivante Elgitha ne manquait pas de se venger, elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût résonner à l'oreille de Cedric. Pendant toute la journée, le voyage du quinteux Saxon fut semé de déplaisirs et de contre-temps, à tel point que plus d'une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui l'avaient conçu, et sa propre folie qui l'y avait amené. Vers midi, sur la proposition d'Athelstane, les voyageurs s'arrêtèrent près d'une fontaine, sur la lisière d'un bois, pour faire reposer leurs chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux abbé de saint Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui fut un peu longue, et plusieurs autres, ne laissaient plus aux voyageurs l'espérance d'arriver à Rotherwood que de nuit, ce qui les obligea de hâter davantage le pas de leurs montures. CHAPITRE XIX. «Une troupe d'hommes armés, escortant quelque noble dame, comme leurs paroles diffuses l'annonçaient tandis qu'inaperçu je me tenais derrière eux, marchent très près les uns des autres, et se disposent à passer la nuit dans le château voisin.» JOANNA BAILLIE, _Orra_, tragédie. Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d'un bois, et ils étaient sur le point d'en traverser le labyrinthe, ce qui était dangereux dans ce temps-là, vu le nombre d'outlaws ou proscrits que l'oppression et la misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forets en bandes assez nombreuses pour défier aisément la faible police de l'époque. Cependant, malgré l'heure avancée, Cedric et Athelstane croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu'ils étaient accompagnés de dix serviteurs d'armes, outre Wamba et Gurth, dont le secours était pour ainsi dire nul, l'un ayant les bras liés, l'autre n'étant qu'un bouffon. On peut ajouter qu'en traversant ainsi la forêt durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas moins sur les égards que l'on avait pour eux que sur leur caractère et leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur les forêts avaient réduits à cet état de vagabondage désespéré, étaient, la plupart, des yeomen ou archers d'origine saxonne, et l'on pensait généralement qu'ils respectaient les personnes et les biens de leurs compatriotes. Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par les cris répétés d'individus qui appelaient au secours. Ils se rendirent au lieu d'où venaient ces cris, et à leur grande surprise, ils trouvèrent une litière fermée, près de laquelle se tenait une jeune fille richement vêtue à la mode juive, et un vieillard que sa toque jaune faisait reconnaître pour un juif, lequel allait et venait d'un air désespéré, et se tordant les mains, comme si un grand désastre l'avait frappé. Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se trouvait dans ces lieux en pareille compagnie; mais pendant quelque temps ils n'obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les patriarches de l'ancien Testament, en même temps qu'il maudissait les fils d'Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même, Isaac d'York, car c'était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons qu'il avait loué à Ashby une garde de six hommes, avec des mules pour conduire jusqu'à Doncaster un jeune malade. Ils étaient arrivés jusque là en sûreté; mais, informés par un bûcheron qu'une bande nombreuse d'outlaws étaient en embuscade dans la forêt devant eux, les mercenaires loués par Isaac avaient non seulement pris la fuite, mais encore emmené avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissé le juif et sa fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés et probablement assassinés par les bandits qui allaient fondre dans un moment sur eux. «Plairait-il à vos vaillantes seigneuries, ajouta Isaac du ton de la plus profonde humilité, de permettre à de pauvres juifs de voyager sous votre sauve-garde? Je jure par les tables de Moïse, que jamais faveur accordée à un enfant d'Israël depuis les jours de la captivité n'aura été reçue avec plus de gratitude.» «Chien de juif! dit Athelstane, dont la mémoire se rappelait les plus légères bagatelles, et surtout les plus petites offenses, ne te souvient-il pas comment tu t'es conduit envers nous dans la galerie, au tournoi? Fuis ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n'attends de nous ni aide, ni secours, de nous et de nos compagnons de route. Si les outlaws ne dévalisaient que des gens comme toi, qui volent tout le monde, je les regarderais, pour ma part, comme les personnes les plus honnêtes.» Cedric n'approuva point la sévérité de cette réponse. «Nous ferons mieux, dit-il à son compagnon, de leur laisser deux de nos hommes et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de retourner au village voisin; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse épée, noble Athelstane, et l'aide de celles qui nous restent, il nous sera aisé de faire face à trente de ces renégats.» Rowena, quelque peu alarmée en apprenant que les outlaws étaient peu éloignés, appuya fortement l'avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant soudain sa place et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia le genou devant elle, et, à la manière orientale, baisant le pan de la robe de Rowena, se relevant enfin et rejetant son voile en arrière, elle la supplia au nom du dieu qu'elles adoraient toutes deux, et par cette révélation de la loi du Sinaï, à laquelle toutes deux croyaient, d'avoir pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la sauve-garde d'une aussi digne protectrice. «Ce n'est pas pour moi que j'implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui est mon père. Je sais que dépouiller et maltraiter les gens de ma nation est une peccadille, si ce n'est pas un mérite pour des chrétiens; et qu'importe à nos yeux que ce soit dans une ville, dans les champs, ou dans un désert? Mais c'est au nom de quelqu'un chéri d'un grand nombre et de vous-même, que je vous supplie de permettre que nous le transportions sans danger sous votre aile; car s'il lui arrivait malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le regret d'un tel refus.» L'air noble et solennel avec lequel Rébecca fit cette prière émut vivement la belle Saxonne. «Cet homme est vieux et affaibli, dit-elle à son tuteur; la fille est jeune et belle; leur ami est malade et en danger: tout juifs qu'ils sont, nous ne pouvons pas, en qualité de chrétiens, les laisser dans cette extrémité. Il faudrait décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de notre suite. Alors, les deux mules porteront la litière, et nous donnerons deux chevaux pour le vieillard et sa fille. Cedric y consentit aussitôt, et Athelstane ajouta seulement la condition que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l'arrière-garde, «où Wamba, dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se tenir à l'abri de leur contact.»--«Je l'ai laissé au tournoi, répondit le bouffon, et beaucoup de chevaliers ont été dans le même cas.» Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son bouclier dans la lice de la veille; et lady Rowena, qui n'était point fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur, permit à Rébecca de cheminer à côté d'elle. «Il ne me siérait pas d'agir ainsi, reprit la juive avec une noble humilité, puisque ma compagnie pourrait attirer quelque disgrâce à ma digne protectrice.» Pendant ce temps on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom d'Outlaws rendait tout le monde alerte, et l'obscurité de la nuit faisait résonner ce mot d'une manière encore plus sensible. Au milieu du fracas, le gardeur de pourceaux fut mis bas de son cheval, opération pendant laquelle il se plaignit à son bouffon que les cordes dont ses bras étaient garrottés lui faisaient mal. Wamba consentit à les relâcher; mais, soit par négligence ou avec intention, il les rattacha avec si peu de précaution, que l'ami Gurth trouva bientôt moyen de s'en débarrasser; et, se glissant alors dans l'épaisseur du bois, il disparut de la troupe. Le bruit avait été considérable et on fut quelque temps avant de s'apercevoir de l'évasion de Gurth, car il avait été placé, pour le reste du voyage, sous la garde d'un autre domestique et en croupe derrière lui, et chacun pensant qu'il se trouvait avec un autre ne remarqua point sa disparition. D'ailleurs, au moment où l'on chuchota sur l'absence du gardeur d'animaux engraissés de glands, on s'attendait à une attaque des outlaws, et ce n'était plus le cas de faire attention à une pareille circonstance. Le sentier que suivaient nos voyageurs devint si étroit qu'il était impossible à plus de deux cavaliers d'y passer de front, et il commençait à descendre dans un vallon, traversé par un ruisseau dont les bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric et Athelstane qui marchaient à la tête de la troupe appréhendèrent le danger d'être attaqués en cet endroit; mais ils n'avaient d'autre moyen pour éviter le péril que de doubler le pas, ce qui était difficile sur un terrain où les chevaux marquaient des traces profondes. Ils avançaient un peu en désordre, et ils avaient franchi le ruisseau avec une partie de leur suite, lorsqu'ils furent assaillis de front, par le flanc et par derrière à la fois, avec une telle impétuosité qu'il leur fut impossible d'opposer aucune résistance efficace. Les cris de «Dragon blanc! Dragon blanc! Saint-Georges et l'Angleterre!» adoptés par les assaillans comme appartenant à leurs caractères empruntés d'outlaws saxons, se firent entendre de tous côtés; et de toutes parts aussi accouraient des ennemis avec une telle rapidité, qu'ils semblaient multiplier leur nombre. Les chefs saxons furent tous les deux faits prisonniers en même temps, et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à l'approche de l'ennemi, avait lancé sa dernière javeline, qui, mieux dirigée que celle qui avait fait hurler le pauvre chien, cloua contre un chêne l'individu qui se trouvait devant lui. Il fondit sur un second en tirant son épée et le frappa avec une furie si grande et si aveugle que son arme se brisa contre une énorme branche et qu'il fut désarmé par la violence du coup. Il fut ainsi fait prisonnier, et arraché de son cheval par deux ou trois des brigands qui l'environnaient. Pour Athelstane, il partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et lui-même démonté long-temps avant qu'il pût tirer son épée et prendre une attitude convenable de défense. Les valets, embarrassés au milieu du bagage, surpris et effrayés en voyant le sort de leurs maîtres, devinrent à leur tour la proie des assaillans; tandis que Rowena, au centre de la cavalcade, et le juif avec sa fille à l'arrière-garde, subirent le même destin. Aucun n'échappa à la captivité, si ce n'est Wamba qui montra dans cette occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus de bon sens. Il s'était emparé de l'épée d'un des domestiques, et il en fit usage avec une telle vigueur, qu'il repoussa plusieurs attaques, et voulut à diverses reprises secourir son maître; mais n'étant pas en force, le bouffon se laissa glisser de cheval, et, à la faveur des ténèbres et de la confusion, il s'évada du champ de bataille. Cependant, le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu'il hésita s'il ne retournerait point partager le sort d'un maître auquel il était réellement attaché. «J'ai ouï vanter les délices de la liberté, se dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu'un homme sage m'apprît ce que je puis faire de celle dont je jouis maintenant.» Comme il disait ces mots, il s'entendit appeler par quelqu'un à voix basse. «Wamba,» disait-on; et en même temps un chien qu'il reconnut pour être Fangs sauta près de lui pour le lécher. «Gurth,» répondit Wamba avec la même précaution; et immédiatement le gardeur de cochons parut devant lui. «De quoi s'agit-il? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire ces cris, ce cliquetis de lances?»--«C'est une bagatelle analogue au temps, dit Wamba; ils sont tous prisonniers.»--«Qui, prisonniers?» s'écria Gurth avec impatience. «Milord, milady, Athelstane, Hundibert et Oswald.»--«Ciel! dit Gurth, comment sont-ils devenus prisonniers, et de qui?»--«Notre maître a été trop prompt à combattre, dit le bouffon, Athelstane ne l'a pas été assez, et personne parmi les autres n'a été prêt. Ils sont prisonniers des casaques vertes et des masques noirs. Tous nos hommes gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu jettes à tes pourceaux; j'en rirais en vérité, si je pouvais m'empêcher de pleurer.» Et le bouffon effectivement versa des larmes d'une sincère douleur. La physionomie de Gurth s'anima. «Mon ami, s'écria-t-il tu as une arme, et ton coeur fut toujours meilleur que ton cerveau; nous ne sommes que deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera beaucoup; suis-moi.»--«Où, et pour quel dessein?» dit le bouffon.--«Pour délivrer Cedric.»--«Mais vous avez renoncé à son service,» reprit Wamba. «J'y ai renoncé quand il était heureux; suis-moi.» Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu apparaissant au milieu d'eux, leur commanda de s'arrêter. Son costume et ses armes l'auraient fait prendre pour un de ces outlaws qui venaient d'assaillir Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un cor de chasse non moins reluisant; mais il ne portait point de masque. Son air calme, sa voix imposante, suffirent pour que, malgré la nuit, Wamba reconnût Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de l'arc, en dépit du prince Jean. «Que signifie tout cela, dit l'archer? et qui donc s'avise de piller, rançonner, et de faire des prisonniers dans cette forêt?»--«Vous n'avez qu'à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s'ils ne sont pas des enfans de maraude, car ils sont habillés comme vous, et deux pois verts ne se ressemblent pas davantage.»--«Je le saurai bien vite, reprit Locksley, et je vous défends, sous peine de mort, de bouger de l'endroit où vous êtes avant mon retour. Obéissez, et vous vous en trouverez mieux vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement comme eux.» Il dit et ôte son baudrier avec le cor de chasse et la plume de son casque; il remet le tout à Wamba; puis, tirant de sa poche un masque, il s'en couvre le visage, et part en répétant ses injonctions à Gurth et à son compagnon. «L'attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi? D'après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le costume d'un voleur pour être lui-même un honnête homme.»--«Qu'il soit le diable s'il veut, dit Gurth, nous ne pouvons être plus mal en attendant son retour. S'il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà donné l'alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D'ailleurs, j'ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas toujours les hommes les plus méchans.» Locksley revint au bout de quelques minutes. «Je les ai vus, ami Gurth, lui dit-il; je me suis mêlé parmi eux; j'ai su qui ils sont et ce qu'ils veulent faire. Il n'y a pas de danger qu'ils fassent aucune violence à leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter sur eux une attaque; ce serait une folie, car ils auraient affaire à de vigoureux champions, et ils ont placé des sentinelles pour donner l'éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de triompher de leurs précautions. Vous êtes tous deux, comme je le pense, des serviteurs fidèles de Cedric le Saxon et l'ami des libertés anglaises: il ne sera pas dit que les secours lui manqueront; venez donc avez moi, et rassemblons des hommes.» Il dit; il leur fit signe de le suivre, et il entra dans le bois à grands pas, accompagné du fou et du gardeur de pourceaux. Wamba n'était point d'humeur à voyager long-temps en silence. «Je crois, dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de Locksley, je crois que j'ai vu gagner ce prix dernièrement.»--«Et moi, reprit Gurth, je parierais que j'ai entendu la voix du brave archer qui remporta ce prix, et que la lune n'a pas vieilli de plus de trois jours depuis lors.»--«Mes braves amis, leur dit l'archer, qui, malgré leurs réflexions faites à voix basse, les avait compris, peu vous importe en ce moment qui je suis et ce que je suis. Si je parviens à délivrer votre maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis. Que j'aie tel ou tel nom, que je tire de l'arc bien ou mal, ou plus adroitement qu'un gardeur de vaches, ou qu'il me plaise de me promener au soleil et au clair de lune, ce sont des choses qui ne vous concernent pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.»--«Nos têtes sont dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en tirer, murmura le fou à l'oreille de Gurth.»--«Paix! répondit ce dernier, ne l'offense point par quelque trait de ta folie; j'ai pleine confiance en lui.» CHAPITRE XX. «Lorsque les nuits d'automne étaient longues et tristes, et que les chemins de la forêt étaient sombres et fatigans, avec combien de délices l'oreille du pèlerin aimait à saisir les chants de l'ermite! La piété emprunte le secours de la musique, et la musique l'aile de la piété; et, comme l'oiseau qui salue le soleil, toutes deux prennent leur essor vers le ciel, et le prennent en répétant leurs airs touchans.» _L'Ermite de la fontaine de Saint-Clément_. Ce ne fut qu'au bout de trois heures d'une marche pénible que les deux serviteurs de Cedric et leur guide mystérieux arrivèrent à une clairière, au milieu de laquelle s'élevait un énorme chêne dont les branches entrelacées et touffues se développaient dans toutes les directions. Sous ce grand arbre étaient couchés trois, quatre ou cinq yeomen, pendant qu'un autre en sentinelle allait et venait, se promenant au clair de lune. Au bruit des pas qui s'approchaient, la sentinelle donna soudain l'alarme; les dormeurs furent à l'instant debout et prêts à tirer leurs arcs. Six flèches placées sur la corde furent dirigées vers le lieu d'où arrivaient les voyageurs. Mais lorsque leur guide eut reconnu les archers, on fut salué et reçu avec des marques de respect et d'affection; dès lors toutes craintes d'une fâcheuse réception s'évanouirent. «Où est le meunier?» fut la première question. «Sur la route de Rotherham.»--«Avec combien d'hommes?»--«Avec six, et bon espoir de butin, s'il plaît à saint Nicolas.»--«Bien parlé, dit Locksley; où est Allan-a-Dalle?»--«Du côté de la rue de Watling, pour guetter le prieur de Jorvaulx.»--«Bien pensé, dit le capitaine; et le moine?»--«Dans sa cellule.»--«Je vais aller le chercher, dit Locksley. Vous autres, dispersez-vous, et rassemblez vos compagnons en plus grand nombre possible; car il y a du gibier à chasser, et il ne prendra pas la fuite. Trouvez-vous ici avant le point du jour. Attendez, ajouta-t-il, j'ai oublié le plus essentiel; que deux d'entre vous prennent la route du château de Front-de-Boeuf. Une bande de braves qui se sont déguisés en prenant notre costume, y conduisent les prisonniers. Serrez-les de près; car, s'ils atteignent le château avant que nous ayons réuni nos forces, il est de notre honneur de les en punir, et nous en trouverons les moyens. Serrez-les de près, vous dis-je, et dépêchez l'un de vous, le meilleur piéton, pour qu'il m'apporte des nouvelles de ces yeomen.» Ils obéirent sur-le-champ, et prirent diverses directions, pendant que leur chef et ses deux compagnons, qui le regardaient avec une crainte respectueuse, continuèrent à marcher vers la chapelle de Copmanhurst. Dès qu'ils furent arrivés à la petite clairière que blanchissaient les pâles rayons de la lune, ayant devant eux la vénérable chapelle en ruine et le rustique ermitage, si bien placé pour une dévotion ascétique, Wamba se mit à chuchoter à l'oreille de Gurth: «Si telle est l'habitation d'un voleur, elle rend très applicable ce vieux proverbe: Plus on est près de l'église, plus on est loin de Dieu[40].»--«Par mes sonnettes! ajouta-t-il, je crois qu'il en est ainsi: écoute seulement le psaume qu'on chante dans la cellule.» En effet, le cénobite et son hôte chantaient à plein gosier et de toute la force de leurs poumons, une vieille chanson bachique dont voici le refrain: Allons, passe-moi la bouteille, Aimable enfant, joyeux luron; Allons, passe-moi la bouteille; Apprends que le jus de la treille Peut faire un brave d'un poltron; Allons, passe-moi la bouteille! «Ce n'est pas mal chanté,» dit Wamba, qui avait joint son fausset aux deux superbes voix des chanteurs. «Mais, au nom de tous les saints, qui aurait pu s'attendre à de pareilles matines à minuit, dans la cellule d'un ermite.»--«Ce n'est pas moi qui en suis étonné, dit Gurth, puisque l'ermite de Copmanhurst passe pour un bon vivant, et qu'il ne se gêne pas pour tuer un daim sur sa route. On ajoute même que le garde forestier s'est plaint à son official, et que l'on défendra au moine de porter le froc et le capuchon, s'il ne se conduit pas mieux.» Note 40: _The nearer the Church the farther from god._ A. M. Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, les coups redoublés de Locksley à la porte, avaient enfin troublé l'anachorète et son hôte. «Par mon chapelet, dit l'ermite en s'arrêtant tout court au milieu d'une superbe cadence, voici de nouveaux voyageurs anuités; je ne voudrais pas pour mon froc, être vu dans un si joyeux exercice. Tout le monde a ses ennemis, sire chevalier fainéant, et il est des hommes assez méchans pour mal interpréter l'hospitalité que je vous offre, à vous voyageur fatigué, et pour regarder nos trois heures d'entretien comme une partie de débauche et d'ivrognerie; vices non moins opposés à ma profession qu'à mes penchans. «Les vils calomniateurs!» reprit le chevalier; «je voudrais être chargé de les punir. Néanmoins, bon père, il est vrai que tout le monde a ses ennemis, et qu'il y en a dans cette contrée auxquels j'aimerais mieux parler à travers la visière de mon casque d'airain, que tête nue. Mets donc, noir fainéant, ton pot en tête aussi vite que ta nature le permettra, dit l'ermite, pendant que j'ôterai ces gobelets d'étain, dont le dernier contenu a, bien malgré nous, coulé dans mon pâté; et pour noyer le bruit, car, puisqu'il faut l'avouer, je ne me sens pas à mon aise, fais chorus avec moi dans ce que je vais chanter; ne t'inquiète pas des paroles, car moi, je les connais à peine.» À ces mots, il entonna avec une voix de tonnerre un _De profundis_, pendant qu'il desservait le banquet, et que le chevalier noir, étouffant de rire, endossait son armure à la hâte, en prêtant à l'ermite le secours de sa voix. «Quelles diables de matines chantez-vous là?» dit une voix du dehors. «Que le ciel vous pardonne, sire voyageur, dit l'ermite, dont le bruit et peut-être les libations nocturnes l'empêchaient de distinguer des accens qui lui étaient assez familiers.»--«Passez votre chemin au nom de Dieu, et de saint Dunstan, et ne troublez pas les dévotions de mon saint frère et de moi.»--«Prêtre fou, cria une voix de dehors, ouvre à Locksley.»--«Tout est sauvé, tout est bien,» dit l'ermite au chevalier. «Mais qui est celui-là, demanda le noir fainéant, il m'importe de le savoir.»--«Qui il est?» répondit l'ermite; «je te dis que c'est un ami.»--«Mais quel ami? Ce peut être un ami pour toi, et non pour moi.»--«Quel ami!» C'est une de ces questions qu'il est plus aisé de faire que de résoudre. Quel ami? ah, ah! je m'en souviens un peu, c'est l'honnête garde forestier dont je t'ai parlé tout à l'heure.»--«Oui, un honnête garde, comme tu es un pieux ermite, répliqua le chevalier; je n'en doute pas, mais ouvre-lui la porte, si tu ne veux pas qu'il l'enfonce.» Les chiens, qui d'abord s'étaient mis à aboyer, reconnaissant par instinct la voix de celui qui frappait, se mirent à gratter la porte et à faire patte de velours en murmurant comme pour intercéder en faveur de celui qui frappait. L'ermite ouvrit enfin, et Locksley entra suivi de ses deux compagnons. «Quel est donc ce nouveau commensal que tu as avec toi?» dit l'archer à l'ermite. «Un frère de notre ordre, répondit le solitaire en secouant la tête; nous avons passé toute la nuit en oraison.»--«C'est un moine de l'Église militante, je pense, dit Locksley, et l'on en voit assez depuis quelque temps. Je viens te dire, mon cher moine, qu'il faut quitter le rosaire et t'armer d'un bâton; nous avons besoin de tous nos hommes, clercs ou laïques. Mais, ajouta-t-il en le tirant à part, es-tu fou d'admettre chez toi un chevalier que tu ne connais pas? As-tu donc oublié nos règlemens?»--«Que je ne connais pas!» reprit le moine hardiment. «Je le connais aussi bien que le mendiant connaît son écuelle.»--«Et quel est donc son nom?» demanda Locksley.--«Son nom dit l'ermite, son nom est sire Anthony de Scrablestone[41]: comme si je buvais avec quelqu'un sans savoir son nom!»--«Tu as bu, cher moine, beaucoup plus que de raison, et je crains, dit l'archer, que tu n'aies bavardé de même.»--«Brave archer, dit le noir fainéant, ne sois pas si dur envers mon joyeux hôte, il n'a pu me refuser l'hospitalité, elle a été forcée.»--«Forcée! répéta l'ermite, attends que j'aie changé ce froc blanc pour une verte casaque; et si je ne fais pas tourner douze fois un bâton à deux bouts sur ta tête, je consens à n'être ni un vrai moine, ni un Robin des bois.» Note 41: _Scrablestone_, mot sans doute formé de _stone_, pierre, et de _scrabled_, égratignée: ce qui signifierait _pierre égratignée_ ou _endommagée_. A. M. Il dit, se dépouille de sa robe et revient avec un justaucorps, un caleçon de bougran noir, une casaque verte et un haut-de-chausses de même couleur. Aide-moi à nouer mes pointes,» dit-il à Wamba, «et tu auras un bon verre de vin pour ta peine.»--«Grand merci pour ta robe, dit Wamba; mais crois-tu qu'il soit permis de t'aider à te métamorphoser de saint ermite en un braconnier pécheur?»--«Ne crains rien, répondit l'ermite; je confesserai les péchés de mon habit vert à mon froc blanc, et de nouveau tout ira bien.»--«Amen,» reprit le fou. «Un pénitent vêtu de drap fin devrait avoir un confesseur portant la haire, et votre froc peut encore absoudre à ce titre mon habit bariolé par dessus le marché.» Parlant ainsi, il aida le moine à attacher les nombreuses pointes comme on appelait les lacets qui fixaient le haut-de-chausses au pourpoint. De son côté Locksley tira le chevalier à l'écart, et lui dit; «Avouez-le, sire fainéant, c'est vous qui avez décidé la victoire à l'avantage des indigènes contre les étrangers au second jour du tournoi d'Ashby.»--«Et qu'en adviendrait-il, si vous disiez vrai, mon brave yeoman?»--«Je vous regarderais comme disposé à prendre parti en faveur du plus faible.»--«C'est le devoir d'un chevalier, et je ne voudrais pas qu'on pût penser autrement de moi.»--«Mais pour mon dessein, reprit l'archer, tu devrais être aussi bon Anglais que bon chevalier, car l'objet dont j'ai à te parler est du devoir non seulement de l'honnête homme, mais plus spécialement d'un véritable Anglais.»--«Vous ne pouvez, reprit le chevalier, vous adresser à personne à qui les intérêts de la patrie et la vie du dernier citoyen soient plus chers qu'à moi-même.»--«Je le désire de bon coeur, dit l'archer, car ce pays n'eut jamais plus besoin qu'à présent de ceux qui l'aiment. Écoute-moi donc et je te ferai connaître un projet auquel, si tu es réellement ce que tu me parais, tu pourras joindre une honorable coopération. Une bande de vauriens, sous le déguisement d'hommes qui valent mieux qu'eux, se sont emparés d'un noble compatriote, appelé Cedric le Saxon, de sa fille ou pupille et de son ami Athelstane de Coningsburgh, et les ont conduits au château situé près de cette forêt, nommé Torsquilstone. Veux-tu, en bon chevalier et loyal Anglais, nous aider à les délivrer.»--«J'y suis obligé par mes voeux, répondit le chevalier, mais je voudrais savoir qui vous êtes, vous qui demandez mon assistance en leur faveur.» «Je suis un homme sans nom, dit Locksley, mais je suis l'ami de mon pays et des amis de mon pays. Il faut vous contenter de ce peu de mots sur mon compte, pour le moment; vous le devez d'autant plus que vous-même désirez continuer à demeurer inconnu. Croyez cependant que ma parole, quand je l'ai donnée, est aussi inviolable que si je portais des éperons d'or.»--«Je le crois, dit le chevalier, j'ai été accoutumé à observer la physionomie humaine, et je remarque sur la tienne de la franchise et de la résolution. Je ne te ferai donc plus de questions, et je t'aiderai de bon coeur à rendre la liberté à ces captifs opprimés; après quoi je me flatte que nous ferons plus ample connaissance, et que nous serons contens l'un de l'autre.» «Ainsi donc,» dit à Gurth Wamba qui, venant d'achever l'équipement, s'était rapproché du gardeur de pourceaux, et avait entendu la fin de la conversation; «ainsi donc, nous avons un nouvel auxiliaire: je me flatte que la valeur du chevalier sera d'une meilleure trempe que la religion de l'ermite, ou l'honnêteté de l'yeoman: car ce Locksley me paraît un vrai braconnier, et le prêtre un grand hypocrite.»--«Paix! Wamba, dit Gurth; tout cela peut être, mais si le diable cornu venait m'offrir son aide pour délivrer Cedric et lady Rowena, je doute que j'eusse assez de religion pour refuser l'offre de ce terrible ennemi, et le chasser de ma présence. L'ermite, entièrement accoutré comme un archer, avec l'épée et le bouclier, l'arc et le carquois, et une forte pertuisane sur l'épaule, quitta le premier sa cellule à la tête de la bande, après avoir eu soin de fermer la porte, sous le seuil de laquelle il déposa la clef. «Es-tu en état de nous servir, bon ermite, lui demanda Locksley, ou la bouteille brune roule-t-elle toujours dans ton cerveau offusqué par les vapeurs bachiques?»--«Pas plus que ne ferait une goutte de la fontaine de saint Dunstan, répondit le moine; il y a encore un certain bourdonnement dans ma tête et de l'instabilité dans mes jambes, mais vous verrez tout à l'heure qu'il n'y paraîtra plus.» Disant cela, il se coucha sur le bord du bassin dans lequel s'écoulaient les eaux de la fontaine, en formant dans leur chute quelques bulles qui dansaient à la lueur blanchâtre de la lune, et il se mit à boire comme s'il avait voulu tarir la source. «Combien y a-t-il de temps, ermite de Copmanhurst, que tu n'as, dit le chevalier noir, avalé une aussi bonne gorgée d'eau?»--«Cela ne m'était jamais arrivé, répondit le moine, depuis qu'un baril de vin laissa échapper, par une fente hétérodoxe, tout le nectar qu'il renfermait, et ne m'offrit plus rien pour étancher ma soif, que la source libérale de mon saint patron.» Plongeant ensuite ses mains et sa tête dans la fontaine, il en effaça toutes les traces de son orgie nocturne. Ainsi revenu à la sobriété, le joyeux moine fit tournoyer sur sa tête, avec trois doigts, sa lourde pertuisane, comme s'il eût balancé un roseau et s'écria: «Où sont ces fourbes ravisseurs qui enlèvent de jeunes filles contre leur volonté? Je veux que le diable me torde le cou si je ne suis pas en état d'en terrasser une douzaine.» «Est-ce que tu profères des juremens, saint ermite?» lui dit le chevalier noir. «Ne me parle plus d'ermite, répliqua le cénobite métamorphosé; par saint Georges et le Dragon, je ne suis plus un moine quand j'ai quitté le froc; sitôt que j'ai endossé ma casaque verte, je bois, je jure et je chiffonne une collerette aussi bien que le plus jovial forestier du West-Riding.»--«Allons, joyeux frocard, dit Locksley, silence; tu fais autant de bruit que tout un couvent, la veille d'une fête, quand le père est allé se mettre au lit. Venez aussi, mes dignes maîtres, ne nous amusons pas à causer davantage. Il faut réunir toutes nos forces; elles nous seront nécessaires, si nous devons escalader le château de Réginald de Front-de-Boeuf.» «Quoi! dit le chevalier noir, est-ce Front-de-Boeuf qui arrête sur les grands chemins royaux les sujets de son prince? est-il devenu oppresseur et brigand?»--«Oppresseur, il le fut toujours,» dit Locksley. «Et pour brigand, dit le moine, je doute si jamais il fut moitié aussi honnête homme que bien des voleurs de ma connaissance.»--«En avant, chapelain, et silence, dit l'archer; il vaut mieux arriver avec célérité au lieu du rendez-vous, que de s'amuser à dire ce que la décence et la réserve devraient couvrir d'un voile. CHAPITRE XXI. «Hélas! combien d'heures, de jours, de mois et d'années ont passé depuis que des humains se sont assis à cette table, où la lampe et le flambeau brillaient sur sa riche étendue! Il me semble ouïr la voix des temps passés murmurer encore sur nous dans le vide immense de ces sombres arcades, comme les accens mélancoliques de ceux qui depuis long-temps sommeillent dans la nuit du tombeau.» JOANA BAILLIE. _Orra_, tragédie. Tandis que l'on prenait ces mesures en faveur de Cedric et de ses compagnons, les hommes armés qui les avaient saisis conduisaient leurs captifs vers la place de sûreté destinée à être leur prison. Mais la nuit était sombre, et les sentiers de la foret n'étaient connus qu'imparfaitement de ces nouveaux maraudeurs, qui furent obligés de faire plusieurs haltes, et même une ou deux fois de retourner sur leurs pas pour retrouver la direction qu'ils devaient suivre. L'aurore eut besoin de les saluer, afin qu'ils pussent reprendre le bon chemin; alors la cavalcade s'avança un peu plus vite. Ce fut alors que le dialogue suivant s'établit entre les deux chefs de prétendus bandits: «Il est temps de nous quitter, sire Maurice de Bracy, lui dit le templier, afin de jouer le second acte de la pièce; car tu dois agir maintenant comme un chevalier libérateur.»--«J'ai fait de meilleures réflexions, répondit Bracy; je ne te quitterai qu'après que notre belle prise aura été déposée en sûreté dans le château de Front-de-Boeuf. Là, je me montrerai à lady Rowena dans mon costume ordinaire, et je me flatte qu'elle rejettera sur l'entraînement irrésistible de ma passion, la violence dont j'ai usé à son égard.»--«Et quelle raison t'a fait changer d'avis?»--«Cela ne te regarde point, mon cher templier.»--«J'espère pourtant, sire chevalier, que ce changement ne vient pas de soupçons injurieux sur mon honneur, comme Fitzurse aurait pu en insinuer.»--«Mes pensées m'appartiennent, répondit de Bracy; le diable rit, dit-on, quand un voleur en dérobe un autre, et nous savons que si même Satan lui soufflait flamme et bitume, il n'empêcherait pas un templier de suivre son penchant.»--«Ni le chef d'une compagnie franche, reprit le templier, d'être traité par un ami et un camarade de la même manière qu'il traite les autres.» «Cette récrimination est aussi périlleuse qu'inutile, répondit de Bracy; il me suffit de savoir que je connais la morale de l'ordre des templiers[42], et je ne te donnerai pas l'occasion de m'enlever la jolie proie pour laquelle je cours tant de risque.»--«Mais que crains-tu, reprit le templier; ne connais-tu pas les voeux de mon ordre?»--«Je les connais très bien, et je sais également de quelle manière ils sont observés. Templier, crois-moi, les règles de la galanterie s'interprètent largement dans la Terre-Sainte, et en cette occasion je ne veux rien confier à votre délicatesse.»--«Sache donc la vérité, dit le templier; je ne me soucie aucunement de ta belle aux yeux bleus; il y a dans le cortége deux beaux yeux noirs qui me plairont davantage.»--«Eh quoi! chevalier, tu t'abaisserais à la suivante?»--«Non, par ma foi reprit le templier; je ne porte jamais les yeux sur une femme de chambre. J'ai parmi les captives une prise non moins belle que la tienne.»--«Par la sainte messe, tu veux parler de la charmante Israélite.»--«Eh bien! s'il est ainsi, que peut-on y trouver à redire?»--«Absolument rien, dit de Bracy, à moins que votre voeu de célibat ou un remords de conscience ne vous empêche d'avoir une intrigue avec une juive.» Note 42: L'interlocuteur a une bien fausse idée de cette morale, et Walter Scott le fait parler d'après les ennemis les plus acharnés des templiers, ainsi qu'eussent parlé les bourreaux de Philippe-le-Bel. Les templiers faisaient voeu de pauvreté sans être soumis à une pauvreté absolue, car par ce voeu on entendait qu'ils devaient être toujours prêts à partager leurs biens avec les malheureux, et même à les sacrifier pour les besoins de leur ordre. Ils faisaient voeu de chasteté, c'est-à-dire d'avoir l'impudicité en horreur, afin de n'outrager ni la décence ni les moeurs. Nous renvoyons, au surplus à notre note N° 19. A. M. «Quant à mon voeu, répondit le templier, notre grand-maître m'a accordé une dispense[43], et la conscience d'un homme qui a tué trois cents Sarrasins n'a pas besoin de s'alarmer pour une pécadille, comme celle d'une jeune paysanne qui va se confesser le vendredi saint.»--«Tu connais mieux tes priviléges que moi, dit Maurice; mais j'aurais juré que vous étiez plus amoureux de l'argent du vieux juif que des yeux noirs de sa fille.»--«Je puis aimer l'un et l'autre, répondit le templier; d'ailleurs le juif n'est qu'un demi-butin. Je dois partager ses dépouilles avec Front-de-Boeuf, qui ne nous prête pas son château pour rien. Il me faut quelque chose qui m'appartienne exclusivement, et j'ai fixé mon choix sur l'aimable juive comme ayant à mes yeux une valeur spéciale. Mais à présent que tu connais mon dessein, ne reprendras-tu pas ton premier projet? Tu n'as rien, comme tu le vois, à redouter de mon intervention.»--«Non, répondit de Bracy, je resterai à côté de ma prise. Ce que tu dis peut être vrai; mais je n'aime pas les priviléges acquis par dispense du grand-maître, ni le mérite résultant du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez trop de droit à un libre pardon pour vous rendre scrupuleux sur quelques peccadilles de plus.» Note 43: Voilà une calomnie gratuite comme toutes les précédentes et beaucoup d'autres qui vont suivre. Si Walter Scott les a trouvées dans les écrits des moines, sa raison judicieuse aurait dû faire la part des temps et des positions respectives. Nous ne prétendons pas soutenir que les anciens templiers aient tous été des modèles de sagesse et de vertu, mais il y a loin de quelques faiblesses humaines à des perfidies et à des monstruosités. A. M. Pendant ce dialogue, Cedric faisait de vains efforts pour connaître ses gardiens. «Vous devez être Anglais, leur dit-il, et cependant, juste ciel! vous tombez sur vos compatriotes comme s'ils étaient des Normands. Vous êtes sans doute mes voisins, par conséquent mes amis; car quels pourraient être les Anglais du voisinage qui auraient des raisons pour agir autrement? Même parmi vous, yeomen, qui avez été mis hors la loi, plus d'un sans doute ont eu recours à ma protection; j'ai eu pitié de leurs malheurs, et j'ai maudit l'oppression de leurs tyrans féodaux. Que voulez-vous donc faire de moi? Vous êtes pires que des brutes dans votre conduite. Voulez-vous être sourds comme elles? Ce fut en vain que Cedric cherchait ainsi à faire parler ses gardiens; ils avaient de trop bonnes raisons pour garder le silence et s'attirer des reproches. Ils continuèrent à le pousser d'un pas rapide jusqu'à l'entrée d'une avenue bordée d'arbres d'un feuillage varié, et à l'extrémité de laquelle on apercevait Torsquilstone, ancien château qui appartenait alors à Réginald Front-de-Boeuf; c'était une forteresse peu considérable, consistant en un donjon, ou vaste tour haute et carrée, entourée de bâtimens moins élevés, bordés d'une cour circulaire. Autour du mur extérieur régnait un fossé dont l'eau arrivait d'un ruisseau voisin. Front-de-Boeuf, à qui son caractère altier attirait souvent des querelles avec ses ennemis, avait ajouté à son château de nouvelles tours, de manière à flanquer chacun des angles. L'entrée principale, suivant l'usage du temps, était placée sous les voûtes d'une barbacane, ou fortification extérieure terminée et défendue par deux petits bastions latéraux. Cedric n'eut pas plus tôt découvert les tourelles de Front-de-Boeuf, qui élevaient dans les airs leurs créneaux chargés de mousse et de lierre, et sur lesquels brillaient les premiers rayons du soleil levant, qu'il ne lui resta plus de doute sur la cause de son accident. J'étais injuste, dit-il, envers les outlaws de ces forets, lorsque je supposais que mes ravisseurs appartenaient à ces bandits; j'aurais bien pu confondre avec autant de raison les renards de ces halliers avec les loups dévastateurs de France. Dites-moi, chiens d'étrangers, est-ce à ma vie, est-ce à mon or que vous en voulez? C'est trop en effet que deux Saxons, moi et le noble Athelstane, nous gardions encore des terres dans un pays qui autrefois était le patrimoine de notre race? Qu'on nous mette donc à mort, et complétez votre tyrannie en nous arrachant la vie comme vous avez commencé par nous ravir nos libertés. Si Cedric le Saxon ne peut délivrer l'Angleterre, il mourra volontiers pour elle. Dites à votre tyran de maître que je lui demande seulement la mise en liberté de lady Rowena. C'est une femme, il ne doit pas la craindre, et avec nous périront tous ceux qui osent combattre pour sa cause. Les gardiens de Cedric restèrent muets comme auparavant, et on arriva devant le château sans qu'il eût pu obtenir d'eux un seul mot de réponse. De Bracy sonna trois fois du cor, et les archers vinrent le reconnoître. Le pont-levis fut baissé et la cavalcade fut introduite. L'on fit descendre de cheval les prisonniers pour les conduire dans une grande salle où leur fut dressé un repas impromptu, auquel le seul Athelstane prit part. Le descendant d'Édouard le confesseur n'eut pas même le temps de faire honneur à la bonne chère étalée devant lui; car on lui annonça que Cedric et lui-même seraient enfermés dans une autre pièce que celle de lady Rowena. Toute résistance eût été inutile, et ils furent obligés de suivre leurs guides dans une vaste chambre soutenue par deux rangs de piliers massifs, pareils à ceux des réfectoires et des maisons chapitrales qu'on voit encore dans les ruines des anciens monastères. Lady Rowena, séparée de sa suite, fut conduite avec courtoisie à la vérité, mais sans qu'on eût pris conseil de son inclination, dans un appartement plus éloigné. Cette distinction un peu alarmante pour sa pudeur fut accordée à Rébecca, en dépit des instances de son père, qui alla même jusqu'à offrir de l'or dans cette cruelle extrémité, pour qu'il lui fût permis de rester avec elle. «Lâche infidèle, répondit un de ses gardes, lorsque tu auras vu la tannière qui t'est réservée, tu ne désireras plus que ta fille la partage.» Et, sans plus de discours, on poussa le juif d'un côté et la fille de l'autre. Les domestiques furent désarmés, fouillés avec soin, et confinés dans une autre aile du château. Enfin on refusa même à lady Rowena sa suivante Égiltha. L'appartement dans lequel les chefs saxons furent conduits, car c'est d'eux maintenant que nous allons nous occuper d'abord, bien qu'il fût changé en une sorte de prison, avait été jadis la grande salle du château; mais il était aujourd'hui abandonné aux rats, parce que son maître actuel, ayant amélioré cette habitation, tant sous le rapport de la sûreté que sous celui de l'agrément, il existait une autre salle d'honneur dont le plafond était soutenu par des piliers plus grêles et plus élégans, pendant que la pièce elle-même était décorée d'ornemens que les Normands avaient déjà introduits dans l'architecture. Cedric arpentait sa prison en se livrant à ses fureurs et à ses réflexions sur le passé et le présent, tandis que l'apathie de son compagnon lui tenait lieu de patience et de philosophie, pour l'aider à tout endurer, si ce n'est le désagrément de sa position actuelle. Il y était même si peu sensible, qu'il se levait seulement de temps à autre aux bouffées de colère de son ami Cedric. «Oui, dit ce dernier, moitié se parlant à lui-même et moitié s'adressant à Athelstane, ce fut en cette même salle que mon père dîna avec Torquil Wolfganger, lorsqu'il reçut le vaillant et infortuné Harold, qui s'avançait contre les Norwégiens réunis au rebelle Tosti. Ce fut dans cette salle que Harold fit une si belle réponse à l'envoyé de son frère révolté. Combien de fois mon père ne m'a-t-il pas conté cette importante histoire! L'envoyé de Tosti fut admis en ce lieu, qui put contenir à peine la foule des nobles chefs saxons, lorsque ceux-ci buvaient à pleine coupe un rouge nectar autour de leur monarque.» «J'espère,» dit Athelstane un peu réveillé par cette fin du discours de son ami, «j'espère qu'on n'oubliera pas de nous envoyer du vin et des rafraîchissemens à midi; à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, et je ne me suis jamais bien trouvé de mes repas quand j'ai pris quelque nourriture immédiatement après être descendu de cheval, quoique les médecins aient recommandé cet usage.» Cedric continua son histoire sans faire aucune attention à l'observation interpolée de son ami. «L'envoyé de Tosti s'avança dans cette salle sans être intimidé de la contenance rébarbative de ceux qui l'entouraient, et il vint se placer près du trône de Harold. «Seigneur et roi, lui dit-il, quelle condition espères-tu de ton frère s'il dépose les armes et te demande la paix?»--«L'amour d'un frère, s'écria le généreux Harold, et le beau comté de Northumberland.»--«Et si Tosti accepte ces conditions, reprit l'ambassadeur, quelles terres assignerez-vous à son fidèle allié Hardrada, roi de Norwège.»--«Sept pieds de terrain anglais, reprit fièrement Harold; ou, comme Hardrada passe pour un géant, peut-être lui en céderons-nous quelques pouces de plus.»--«La salle retentit alors d'acclamations, et les coupes furent vidées à la santé du Norwégien, qui se vit mis promptement en possession de son domaine.» «J'aurais fait comme eux de toute mon âme, dit le noble Athelstane, car ma langue se colle de soif à mon palais.»--«L'envoyé, continua Cedric avec feu, malgré le peu d'intérêt que son ami prenait à son histoire, s'en retourna tout confus porter cette digne réponse à Tosti et à son allié. Ce fut alors que les murailles de Stamford et le fatal Welland, renommé par son onde prophétique[44], furent témoins de cet horrible combat, dans lequel, après avoir déployé la plus insigne valeur, le roi de Norwège et Tosti succombèrent tous deux avec dix mille de leurs plus braves soldats. Qui aurait pensé que ce beau jour, qui éclairait un semblable triomphe, voyait aussi voguer la flotte normande qui allait débarquer sur les funestes rivages du comté de Sussex? Qui aurait pensé que Harold, peu de jours après, n'aurait plus de royaume, et n'aurait pour toute possession que les sept pieds de terre qu'il avait concédés dans sa rage au Norwégien envahisseur? Qui eût pensé que vous, noble Athelstane, vous né du sang de Harold, et que moi dont le père ne fut pas un des plus faibles défenseurs du trône saxon, nous deviendrions prisonniers d'un vil normand, dans le lieu même où nos ancêtres assistaient à de pareils banquets.» Note 44: Près de Stamford se donna, en mil soixante-six, la sanglante bataille où Harold vainquit son frère rebelle, Tosti, et les Norwégiens, peu de jours avant sa propre défaite à Hastings. Le pont sur le Welland fut pris, repris et disputé avec un acharnement sans exemple. Un seul Norwégien, nouvel Horatius Coclès, le défendit long-temps, et à la fin percé, à travers les planches du pont, de la flèche d'un archer qui se trouvait sur un bateau, sous ce pont, il succomba. Spencer et Dryton font allusion aux prophéties sur le fatal Welland, par ce vers: "Which to that ominous flood much fear and redevance wan." POLY-OLBION Ce qui veut dire: «On attachait à cette onde prophétique une idée de terreur et de respect.» A. M. «C'est assez fâcheux, répondit Athelstane, mais j'aime à croire que nous en serons quittes pour une rançon raisonnable. Dans tous les cas, il ne peut y avoir de leur part aucun dessein de nous affamer; et cependant, bien qu'il soit près de midi, je ne vois pas arriver les mets pour le dîner. Regardez à cette fenêtre, noble Cédric, et assurez-vous si par les rayons du soleil le cadran ne marque pas midi?» «Cela peut être, dit Cedric, mais je ne puis regarder cette fenêtre, sans qu'il ne me vienne des réflexions bien différentes de celles qui ont rapport à notre état présent, ou à notre privation. Quand cette fenêtre fut construite, noble ami, nos dignes ancêtres ne connaissaient point l'art de faire le verre et de le peindre. L'orgueil de votre aïeul Wolfganger fit venir de Normandie un artiste pour orner son château de ces nouvelles décorations, qui donnent à la lumière dorée du ciel tant de couleurs fantastiques. L'étranger arriva, pauvre tel qu'un mendiant, bas et servile, prêt à ôter son bonnet au moindre domestique de la maison; il s'en retourna opulent et orgueilleux révéler à ses rapaces compatriotes les richesses et la simplicité des nobles saxons. Cette folie, Athelstane, avait été prévue et prédite par les descendans de Hengist et de ses tribus grossières, qui conservaient religieusement la pureté de leurs moeurs. Nous appelâmes ces étrangers, nous en fîmes des amis, ou des serviteurs de confiance; nous adoptâmes leurs arts, en accueillant leurs artistes; nous méprisâmes l'honnête simplicité, la rustique bonhomie de nos aïeux, et nous devînmes énervés par le luxe des Normands, long-temps avant que leurs armes nous eussent vaincus. Notre régime domestique, paisible, libre et sans apprêts, était bien préférable à ces mets sensuels, dont la recherche nous a rendus esclaves de ces conquérans étrangers.» «Maintenant, reprit Athelstane, je trouverais excellente la plus modeste nourriture, et je suis étonné, noble Cedric, que vous puissiez vous rappeler si fidèlement les faits passés, lorsque vous oubliez l'heure même du dîner.»--«C'est temps perdu, se dit à lui-même Cedric impatienté; je vois bien qu'il ne faut lui parler que de son appétit. L'âme de Hardicanute s'est emparée de son corps, et il n'a pas d'autre plaisir que de _baffrer_, avaler des flots de vin, et en demander toujours. «Hélas! ajouta-t-il en le regardant avec une sorte de compassion, pourquoi faut-il qu'un si noble extérieur soit l'enveloppe d'un esprit aussi lourd? Pourquoi faut-il qu'une entreprise comme la régénération de l'Angleterre tourne sur un pivot si imparfait? Une fois marié à lady Rowena, elle pourrait relever et ennoblir cette âme massive et assoupie dans des organes si matériels; elle pourrait réveiller en lui des sentimens de patriotisme. Mais comment y penser, lorsque Rowena, Athelstane et moi-même, nous sommes les prisonniers de ce brutal maraudeur, et que peut-être nous ne l'avons été que par crainte de nous voir recouvrer l'indépendance de notre nation?» Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte s'ouvrit, et on vit entrer un écuyer tranchant, tenant en main la baguette blanche, emblème de son office. Ce personnage important s'avança d'un pas grave, suivi de quatre domestiques portant une table chargée de mets dont la vue et l'odeur ranimèrent sur-le-champ la contenance d'Athelstane. Ces serviteurs étaient masqués, de même que l'écuyer tranchant. «Que veut dire cette mascarade? s'écria Cedric; votre maître pense-t-il que nous ignorons de qui nous sommes prisonniers dans ce château? Dites-lui,» ajouta-t-il en voulant profiter de cette circonstance pour entamer une négociation au sujet de sa liberté, «dites à Réginald Front-de-Boeuf, que nous ne lui supposons d'autres motifs pour nous traiter ainsi qu'une vile cupidité; dites-lui, enfin, que nous cédons à sa rapacité, comme en pareil cas nous céderions à celle d'un vrai brigand. Qu'il fixe la rançon à laquelle il prétend, et nous la lui paierons, si elle est proportionnée à nos moyens.» L'écuyer tranchant ne répondit que par un signe de tête. «Dites encore à Réginald Front-de-Boeuf, ajouta le noble Athelstane, que je lui envoie un cartel à outrance, à pied ou à cheval, dans un lieu sûr, et dans les huit jours qui suivront notre mise en liberté: s'il a de l'honneur, s'il est chevalier, il ne refusera point.» L'écuyer salua une seconde fois, en disant: «Je ferai part de votre défi à mon maître.» Athelstane n'expliqua pas nettement sa provocation, ayant la bouche remplie, la mâchoire très occupée, outre l'hésitation qui lui était naturelle, ce qui donnait à la menace beaucoup moins d'importance. Toutefois, Cedric accueillit le discours de son compagnon avec une sorte de joie, en voyant qu'il ressentait convenablement l'insulte qu'on leur avait faite, et qu'il commençait à perdre patience. Il lui serra la main, en signe d'approbation, mais il se refroidit lorsqu'Athelstane eut ajouté «qu'il combattrait douze hommes tels que Front-de-Boeuf, pour hâter sa sortie d'une prison où l'on mettait de l'ail dans les ragoûts.» Nonobstant cette rechute et ce retour à l'apathie et à la sensualité, Cedric prit place à table, en face de lui, et prouva bientôt que les malheurs de son pays ne l'empêchaient pas de signaler son appétit, dès que les mets furent arrivés et que le noble Athelstane lui eut donné l'exemple. Les prisonniers ne jouirent point long-temps de leurs délices gastronomiques; elles furent troublées tout à coup par le son d'un cor qui se fit entendre à la porte, et qui fut répété jusqu'à trois fois, avec autant de force que si celui qui en donnait eût été le chevalier errant devant lequel devaient s'écrouler les murailles et les tours, la barbacane et les créneaux, aussi rapidement que sont chassées par le vent les vapeurs du matin. Les deux Saxons tressaillirent sur leur siége, se levèrent aussitôt, et coururent à la fenêtre. Mais leur curiosité ne fut point satisfaite, car les croisées donnaient sur la cour du château, et le bruit du cor venait de l'extérieur. Il semblait pourtant annoncer quelque chose de sérieux, à en juger par le soudain tumulte qui s'éleva dans le château. CHAPITRE XXII. «Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! ô mes ducats chrétiens! Justice! protection! Mes ducats et ma fille!» SHAKSPEARE. _Le Marchand de Venise_. Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité trompée leur permet de céder à leur appétit satisfait à moitié, et hâtons-nous de nous occuper de la captivité bien autrement rigoureuse d'Isaac d'York. Le pauvre juif avait été jeté sur-le-champ dans un cachot souterrain humide et obscur; le sol en était plus bas que le fond du fossé qui entourait le château. La lumière n'y pénétrait que par un soupirail profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y atteindre; même en plein midi il n'y pénétrait qu'une lumière pâle et douteuse qui se changeait en d'épaisses ténèbres, long-temps avant que le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont on avait eu à craindre sans doute la force et le courage, étaient suspendus, vacans et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y étaient solidement attachés; dans leurs anneaux étaient restés des ossemens desséchés, qui pouvaient avoir été des jambes humaines; comme si quelque prisonnier n'y eût pas seulement péri, mais comme si on y eût laissé son squelette s'y consumer. À l'une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s'étendaient transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille. L'horreur du spectacle qu'offrait ce cachot humide aurait pu effrayer une âme plus forte que celle d'Isaac; et cependant, il était plus calme dans un danger imminent qu'il ne paraissait l'être au milieu des craintes d'un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par les lévriers que lorsqu'il se débat sous leurs dents[45]. D'ailleurs, il est probable que les juifs, en butte à des craintes continuelles, par leur position, sont en quelque sorte préparés à toutes les vexations que la tyrannie peut exercer contre eux; de manière que toute violence dont ils deviennent l'objet ne leur cause point cette surprise et cette terreur qui énervent les forces de l'âme. D'un autre côté, ce n'était pas la première fois qu'Isaac se trouvait placé dans des circonstances si dangereuses; il avait donc pour guide l'expérience, et avait l'espoir d'échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il avait surtout pour lui l'inflexible opiniâtreté si bien connue de sa nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourmens que le pouvoir ou la violence pouvait leur infliger, plutôt que de satisfaire leurs oppresseurs, en cédant à leurs demandes. Note 45: Nous ne garantissons pas ce fait d'histoire naturelle, dit Walter Scott; nous le donnons sur l'autorité du manuscrit de Wardour. A. M. Après s'être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé ses vêtemens autour de lui pour se préserver de l'humidité du sol, Isaac s'assit dans un coin du cachot; et là, ses mains croisées sur sa poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d'un rayon du jour passant à peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un sujet d'étude digne de ses pinceaux, s'il eût existé à cette époque. Le juif passa près de trois heures dans cette position, sans en changer, après quoi le bruit de quelques pas se fit entendre sur l'escalier; les verroux furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur ses gonds, et Réginald Front-de-Boeuf, suivi de deux esclaves sarrasins du templier, entra dans le cachot. Front-de-Boeuf, qui joignait à une taille athlétique une vigueur à toute épreuve, qui avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à entreprendre, dans ses discordes et ses querelles particulières, des agressions contre la plupart de ses voisins, et qui n'avait enfin jamais hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance féodale, avait des traits qui répondaient à son caractère, et exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur toute autre physionomie, attiré l'intérêt et le respect dus aux marques d'une valeur honorable; mais elles ne servaient en lui qu'à ajouter à la férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l'horreur et l'effroi que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d'un justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs endroits par le frottement de l'armure dont il le couvrait souvent. Il n'avait pour arme qu'un poignard à sa ceinture, formant une espèce de contre-poids à un trousseau de clefs suspendu à son côté droit. Les esclaves noirs qui suivaient Front-de-Boeuf étaient dépouillés de leur brillant costume; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu'au dessus du coude, comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la tuerie. Chacun d'eux portait un petit pannier couvert, et quand ils furent entrés dans le cachot, ils s'arrêtèrent à la porte pendant que Front-de-Boeuf la ferma soigneusement et à double tour. Après avoir pris cette précaution, il s'avança lentement vers le juif, sur qui il fixait les yeux comme s'il eût voulu le paralyser par ses regards terribles, et exercer sur lui la meurtrière influence qu'on suppose à certains animaux pour fasciner leur proie. On aurait vraiment cru que l'oeil farouche et féroce de Front-de-Boeuf possédait une portion de ce même pouvoir sur son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur le sauvage baron, le juif fut saisi d'une telle épouvante, que tous ses membres semblaient se retirer sur eux-mêmes; et sa taille, se rapetisser par l'effet de son immobile et morne stupeur. Le malheureux Isaac se sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever pour offrir une marque de son respect, mais il ne put pas même porter la main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il était agité violemment par la conviction de devoir subir des tortures et une mort affreuse et prochaine. La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire, grandir encore, comme l'aigle hérisse ses plumes quand il se précipite les serres ouvertes sur sa proie sans défense. Il s'arrêta à trois pas du lieu où le malheureux juif s'était blotti, de manière à occuper le moins d'espace possible, puis il fit signe à un des esclaves d'approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Réginald, se retira à une respectueuse distance, et alla rejoindre son camarade près de la porte. Tous les mouvemens de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme s'ils eussent eu l'esprit préoccupé de quelque projet d'horreur et de cruauté. Front-de-Boeuf, rompant enfin lui-même le silence, ouvrit la scène en apostrophant ainsi l'infortuné captif: «Chien maudit, enfant d'une race en horreur aux humains, dit-il au juif d'une voix retentissante que les échos de la voûte rendaient encore plus terrible, vois-tu ces balances?» Le malheureux Israélite fit un léger signe affirmatif. «Dans ces balances, reprit le dur baron, tu me pèseras mille livres, d'argent au poids et au titre de la tour de Londres.» «Saint Abraham! répondit le juif en retrouvant un peu de voix dans ce péril extrême, jamais homme a-t-il entendu demande pareille? Qui même dans un conte de ménestrel a lu qu'un homme pouvait donner mille livres pesant d'argent? Quel oeil humain vit jamais un semblable trésor? Vous fouilleriez dans les maisons de tous les juifs d'York et dans toutes celles de ma tribu, que vous ne pourriez réunir la somme dont vous parlez.» «Je ne suis pas déraisonnable, répondit Front-de-Boeuf; et si l'argent est rare, je ne refuse pas de l'or, à raison d'un marc d'or pour chaque six livres d'argent: c'est le moyen d'éviter à ton infâme carcasse les tourmens que ton coeur n'a jamais pu concevoir.»--«Ayez pitié de moi, noble chevalier, dit Isaac; je suis vieux, pauvre et sans ressource; il serait indigne de vous de triompher de moi: quel mérite y a-t-il à écraser un vermisseau!»--«Il se peut que tu sois vieux, reprit le chevalier: c'est une honte de plus pour ceux qui t'ont laissé vieillir dans l'usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un juif eut-il un coeur et un bras? Mais riche, tout le monde sait bien que tu l'es.» «Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois et par tout ce que nous croyons en commun...»--«Ne te parjures point! dit le Normand en l'interrompant, et que ton obstination n'ajoute pas à ton sort avant d'avoir considéré les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que je te parle seulement pour t'effrayer et profiter de la lâcheté commune à ta tribu! Je te jure par ce que tu ne crois pas, par l'Évangile que notre Église enseigne, et par les clefs de saint Pierre qui ont été données pour lier et délier, que ma résolution est péremptoire. Ce cachot n'est pas un endroit propre à exciter à la plaisanterie: des prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri dans ces murs sans que jamais on ait su leur destin; mais leur trépas était une pure bagatelle en comparaison de celui qui t'attend, et qui sera accompagné des plus cruels tourmens. Il fit alors signe aux esclaves d'approcher, et leur parla dans une langue étrangère, car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris ses leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du charbon de terre, une paire de soufflets, un flacon d'huile. Tandis que l'un frappait le briquet, un autre disposait le charbon de terre dans le grand fourneau de fer dont nous ayons parlé, et il exerça les soufflets jusqu'à ce que le brasier fût rouge. «Vois-tu, Isaac, lui dit Front-de-Boeuf, ces barres de fer au dessus de ces charbons ardens? c'est sur ce lit embrasé que tu vas reposer, dépouillé de tes habits, comme si tu allais te mettre naturellement au lit chez toi. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis que l'autre te frottera les membres avec de l'huile, pour empêcher le rôti de brûler. Choisis donc entre une couche dévorante et mille livres d'argent; car, par la tête de mon père, voilà ta seule option.»--«Il est impossible, dit l'infortuné juif, que vous soyez véritablement dans l'intention d'exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n'a jamais fait un coeur capable d'exercer une pareille cruauté.» «Ne t'y fies pas, Isaac, lui répondit Front-de-Boeuf, cette erreur te serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d'une ville, où des milliers de chrétiens périrent par le glaive, l'onde et la flamme, je renoncerai à mon dessein, quand tu feras ouïr tes cris et tes gémissemens? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n'ont ni pays, ni lois, ni conscience, que la seule volonté de leur maître, qui, à son moindre signe, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le poignard ou la corde, crois-tu qu'ils puissent avoir de la compassion, eux qui n'entendent pas la langue dans laquelle tu l'invoquerais? Sois sage, vieillard! débarrasse-toi d'une partie de tes richesses superflues, verse dans les mains d'un chrétien une portion de ce que tu as acquis par l'usure. Ta bourse pourra bientôt s'enfler de nouveau; mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne ressuscitera ta peau brûlée et son cuir lacéré. Paie ta rançon, te dis-je, et, réjouis-toi de sortir à ce prix d'un cachot dont bien peu de gens ont pu redire les secrets. Je ne te dirai plus rien; choisis entre ton vil pécule et ta chienne de peau.»--«Qu'Abraham et tous les saints patriarches de ma nation me soient en aide! s'écria le juif: le choix m'est impossible; car je n'ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi exorbitante.»--«Esclaves, saisissez-le, et mettez-le nu comme la main, dit Front-de-Boeuf; qu'alors ses patriarches viennent le secourir s'ils le peuvent.» Les deux esclaves, prenant leur direction beaucoup plus d'après le geste et le regard du baron que d'après ses paroles, se jetèrent sur le juif, le saisirent, le renversèrent par terre, le reprirent de nouveau, le relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n'attendaient plus que le dernier signal de l'impitoyable baron pour commencer le supplice. L'Israélite infortuné suivait des yeux avec inquiétude à la fois leur contenance et celle de Front-de-Boeuf, dans l'espoir de découvrir sur eux quelques symptômes de compassion; mais le baron avait toujours le regard sombre et farouche, et sur les lèvres un sourire sardonique, comme prélude de sa cruauté, pendant que les yeux sauvages des Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de rôtir la victime. Celle-ci, à l'aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait l'étendre, perdant tout espoir de fléchir le tyran, sentit ses forces l'abandonner. «Je paierai, dit-il, les dix mille livres d'argent; c'est-à-dire, ajouta-t-il après une légère pause, je les paierai avec l'aide de mes frères; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant que de pouvoir me procurer une somme aussi effrayante. Quand et où me faudra-t-il la verser?»--«Ici même, répondit Front-de-Boeuf; c'est dans ce cachot même qu'elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te rendrai ta liberté avant que d'avoir reçu ta rançon?» «Et quelle doit-être ma sûreté, dit le juif après que j'aurai payé ma rançon?»--«La parole d'un noble normand, misérable usurier, répondit Front-de-Boeuf; elle est mille fois plus pure que l'or de ta tribu.»--«Je vous demande pardon, noble milord, dit le juif du ton le plus humble; mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d'un homme qui ne veut point de la mienne?»--«Parce que tu ne peux faire autrement, exécrable vermisseau, dit le chevalier d'une voix de tonnerre. Si tu étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d'York, et que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le terme du paiement et les sécurités qu'il te plairait d'exiger de moi. Je suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort; j'ai l'avantage sur toi, et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions.» Le juif, poussant un profond soupir: «Accordez-moi au moins, avec ma liberté, celle de mes compagnons de voyage. Ils me méprisaient comme juif, cependant ils ont eu pitié de moi, et c'est parce qu'ils m'ont aidé dans la route qu'une partie de ma disgrâce est retombée sur eux; d'ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma rançon.» «S'il est question dans ta demande de ces rustauds de Saxons, leur rançon dépendra d'autres conditions que des tiennes. Mêle-toi seulement de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.»--«Je ne serai donc élargi qu'avec le jeune homme blessé que j'ai recueilli.»--«Je le répète, vil usurier, dit Front-de-Boeuf, ne songe qu'à tes affaires. Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu'à payer ta rançon, et dans le plus court délai.» «Écoutez-moi pourtant, dit le juif, au nom de l'or que vous voulez obtenir aux dépens de...» Ici, le juif s'arrêta court, dans la crainte d'irriter le sauvage Normand; mais Front-de-Boeuf ne fit qu'en rire, et achevant la phrase interrompue: «Aux dépens de ma conscience, veux-tu dire, misérable créature; explique-toi librement: je te répète que je suis raisonnable. Je puis supporter les reproches du perdant, fût-il même un juif. Tu ne fus pas aussi patient, lorsque tu attaquas en justice Jacques Fitz-Dotterel pour t'avoir appelé une sangsue, un usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son patrimoine.»--«Je jure par le Talmud, répondit le juif, que votre valeur a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu'il me devait légitimement; le terme du paiement était fixé à Pâques.» «Mais je m'inquiète fort peu de cela, dit Front-de-Boeuf, il s'agit de savoir quand j'aurai mon argent; dis-moi, Isaac, quand me donneras-tu les shekels?»--«Il n'y a qu'à envoyer ma fille à York, avec votre sauf-conduit, noble chevalier, répondit le juif, et aussi vite qu'un cheval et qu'un homme peuvent aller et venir, l'argent...» Il s'interrompit pour laisser échapper un profond soupir, «L'argent vous sera versé ici même.»--«Ta fille! s'écria Front-de-Boeuf d'un air de surprise, par le ciel, Isaac, je regrette de ne l'avoir pas su plus tôt. Je croyais que cette fille aux yeux noirs avait été ta concubine, et je l'ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert, suivant l'usage des patriarches et des héros de l'âge d'or, qui sur ce point nous donnent un excellent exemple.» Le cri d'horreur qu'Isaac poussa en apprenant cette nouvelle fut si violent, que les voûtes du caveau en tremblèrent, et les Sarrasins en furent tellement surpris, qu'ils laissèrent un moment le juif en liberté; il en profita pour se jeter aux pieds de Front-de-Boeuf, et embrasser ses genoux. «Prenez tout ce que vous m'avez demandé, noble chevalier; exigez dix fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance, grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur; si vous êtes né d'une femme, sauvez une vierge sans défense; elle est l'image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j'ai reçus de son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui lui reste? Voulez-vous réduire un père à désirer que son seul enfant rejoigne sa mère dans le tombeau de ses ancêtres?» «Je voudrais avoir su cela plus tôt, dit le Normand; je croyais que votre race n'aimait que son argent.»--«Ne pensez pas si mal de nous, dit Isaac, jaloux de saisir le moment d'une apparente sympathie; le renard que l'on chasse, le chat sauvage que l'on torture, aiment leurs petits, et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses enfans.»--«Soit, dit Front-de-Boeuf, je le croirai à l'avenir, à cause de toi, Isaac; mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est fait est fait; je ne puis pas éviter que ce qui est arrivé n'ait pas eu lieu. J'ai donné ma parole à mon compagnon d'armes, et je ne la violerai pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D'ailleurs, quel grand mal pour ta fille de devenir la proie de Bois-Guilbert?»--«Quel mal! s'écria le juif en se tordant les mains; depuis quand les templiers ont-ils respiré autre chose que cruautés envers les hommes et déshonneur envers les femmes!» «Chien d'infidèle, dit Front-de-Boeuf avec des yeux étincelans de colère, et intérieurement bien aise de saisir un prétexte pour s'abandonner lui-même à cette passion, «ne blasphème pas le saint ordre du temple de Sion; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise, ou gare ta gorge de juif.» «Voleur! scélérat! s'écria le juif à Front-de-Boeuf, en rétorquant ses injures, dans une indignation qu'il lui devenait impossible de réprimer, je ne te paierai rien, pas même une obole[46], à moins que ma fille ne me soit rendue.»--«As-tu perdu le sens, misérable juif, dit le Normand courroucé, ta chair et ton sang ont-ils un talisman contre le fer rouge et l'huile bouillante?»--«Peu m'importe, dit Isaac poussé au désespoir et blessé au dernier point dans ses affections paternelles; fais tout ce que tu voudras, ma fille est ma chair et mon sang; elle m'est plus précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut s'exercer: je ne te donnerai aucun argent, à moins que je ne le fonde dans ton avare gosier; je ne te donnerai pas un denier, fut-ce même pour te sauver de l'éternelle damnation, que toute ta vie a méritée. Arrache-moi l'âme, si tu veux, Nazaréen; fais inventer de nouvelles tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j'ai su les braver.» Note 46: Le texte dit: _Not one silver penny_, pas même un penny. Cette pièce d'argent la plus petite qui ait existé en Angleterre, équivalait à dix centimes de notre monnaie. A. M. «Nous allons voir cela, dit Front-de-Boeuf; car, par le saint sacrement[47], qui est en abomination dans ta tribu maudite, tu éprouveras les dernières douleurs de la flamme et du fer; qu'on le saisisse, dit-il aux esclaves, qu'on le dépouille et qu'on l'enchaîne sur ces barreaux.» Note 47: M. Defauconpret a traduit l'expression _the holyrood_, par celle de _sainte croix_; tandis que c'est la sainte hostie. A. M. En dépit des faibles efforts du juif, les Sarrasins l'avaient déjà dépouillé de son manteau, et ils allaient lui ôter ses derniers vêtemens, lorsque le son d'un cor de chasse se fit entendre deux fois hors du château, et pénétra jusqu'au fond du caveau, et immédiatement après des voix appelèrent Front-de-Boeuf. Celui-ci ne voulant pas être surpris dans cet acte infernal, fit signe aux esclaves de le suivre, après avoir rendu son manteau à Isaac; et, quittant le cachot avec ses esclaves, il laissa le juif remercier Dieu du répit qu'il lui donnait, ou se plaindre de la captivité et de l'avanie de sa fille, suivant que ses affections pouvaient le dominer. CHAPITRE XXIII. «Eh bien! si la douceur de mes paroles ne peut vous émouvoir et vous engager à être plus tendre à mon égard, je vous ferai la cour en soldat, qui use de toute la vigueur de son bras; et sans les charmes de l'amour je vous aimerai malgré vous.» SHAKSPEARE. _Les deux Gentilshommes de Vérone_. L'appartement dans lequel lady Rowena avait été introduite, faisait voir dans son arrangement des essais grossiers de décorations et de magnificence, et on aurait pu penser qu'en lui destinant cette partie du château, on avait voulu lui donner une preuve de respect que l'on ne témoignait point aux autres prisonniers. Mais l'épouse de Front-de-Boeuf, pour qui cet appartement avait été disposé dans le principe, était morte depuis plusieurs années, en sorte que le temps et le défaut de soin avaient contribué à dégrader le peu d'ornemens dont le goût de l'époque essaya de l'embellir. La tapisserie pendait en lambeaux à divers endroits de la muraille, tandis qu'ailleurs elle était ternie et décolorée par les rayons du soleil, ou bien déchirée et détériorée par le temps. Tout ravagé qu'il était, cet appartement avait été regardé comme celui de tous ceux du château qui fût le plus propre à recevoir l'héritière saxonne; et ce fut là qu'on la laissa méditer sur son sort, jusqu'à ce que les acteurs de ce drame épouvantable se fussent distribué les divers rôles qu'ils devaient jouer. Tout cela avait été décidé en conseil tenu entre Front-de-Boeuf, de Bracy et le templier, et où, à la suite d'une vive et longue discussion sur les divers avantages que chacun prétendait retirer de la part qu'il prenait dans cette entreprise audacieuse, ils avaient enfin prononcé sur le sort de leurs malheureux prisonniers. Il était près de midi lorsque de Bracy, au profit de qui l'expédition avait d'abord été concertée, se présenta pour donner suite à ses projets sur la main et les terres de lady Rowena. L'intervalle n'avait pas été entièrement consacré à tenir conseil avec ses confédérés, car de Bracy avait trouvé le temps de parer sa personne avec toute la fatuité de l'époque. Il avait quitté son pourpoint vert et son masque. Sa longue et abondante chevelure avait été divisée en tresses fantastiques, lesquelles flottaient le long de son manteau garni de riches fourrures. Sa barbe était complétement rasée; son nouveau pourpoint descendait jusqu'au milieu de sa jambe, et la ceinture qui l'entourait, et qui en même temps soutenait sa pesante épée, était enrichie de diverses broderies et ornemens relevés en bosse. Nous avons déjà parlé de la mode bizarre qui régnait alors pour les souliers façonnés en pointe; les pointes de ceux de de Bracy auraient pu rivaliser pour l'extravagance avec toutes celles que l'on pouvait voir aux pieds des petits-maîtres les plus achevés, étant allongées et contournées comme les cornes d'un bélier. Tel était à cette époque le costume d'un homme à bonnes fortunes, et dans de Bracy, l'effet que produisait cet ajustement était rehaussé par un extérieur agréable et par des manières qui annonçaient également la grâce du courtisan et la franchise du guerrier. Il salua lady Rowena en ôtant sa toque de velours garni d'une broderie en or, représentant l'archange Michel foulant à ses pieds le génie du mal. Il fit un geste pour inviter la dame à prendre un siége, et voyant qu'elle continuait à rester debout, il ôta son gant et lui offrit la main pour l'y conduire. Mais faisant un geste expressif de refus: «Sire chevalier, dit-elle, si je suis en présence de mon geôlier, et ce qui se passe autour de moi ne me permet pas de penser autrement, il est plus convenable que sa prisonnière se tienne debout devant lui, jusqu'à ce qu'elle soit instruite de son sort.» «Hélas! belle Rowena, répondit de Bracy, vous êtes devant votre captif, non devant votre geôlier, et c'est de vos beaux yeux que de Bracy doit recevoir l'arrêt que vous attendez inutilement de lui.» «Je ne vous connais point, sire chevalier, dit lady Rowena avec ce sentiment d'indignation qu'inspirait un outrage fait au rang et à la beauté, je ne vous connais point; j'ignore qui vous êtes, et l'insolente familiarité avec laquelle vous m'adressez le jargon d'un troubadour ne saurait servir d'excuse à la violence d'un brigand.»--«C'est à toi, charmante fille, répondit de Bracy, continuant sur le même ton, c'est à toi et à tes charmes qu'il faut attribuer tout ce que j'ai fait de contraire au respect dû à celle que j'ai choisie pour la souveraine de mon coeur, et à l'étoile directrice de mes yeux.» «Je vous répète, sire chevalier, dit lady Rowena, que je ne vous connais point, et que pas un homme portant chaîne et éperon ne doit se présenter ainsi devant une dame sans protection.» «Que vous ne me connaissiez point, dit de Bracy, c'est assurément un malheur pour moi; cependant permettez-moi de me flatter que le nom de de Bracy n'a pas toujours été ignoré, puisque des ménestrels et des hérauts ont proclamé ses hauts faits de chevalerie, dans les tournois comme sur les champs de bataille.»--«Laisse donc, dit lady Rowena, aux ménestrels et aux hérauts le soin de célébrer tes louanges; elles seront mieux placées dans leur bouche que dans la tienne. Mais, dis-moi, quel est celui d'entre eux qui consignera dans ses chants, ou dans les archives des tournois, la victoire mémorable de cette nuit, victoire remportée sur un vieillard, suivi de quelques serfs timides, et qui vous a donné pour butin une fille infortunée, transportée contre son gré dans le château d'un brigand?» «Vous êtes injuste, dit de Bracy en se mordant les lèvres d'un air de confusion et en prenant un ton qui lui était plus naturel que celui d'une galanterie affectée qu'il avait adopté, c'est parce que vous êtes exempte de passions que vous ne voulez admettre aucune excuse pour la violence d'un autre amour, bien qu'il ait été causé par vos charmes.» «Je vous prie, sire chevalier, dit lady Rowena, de discontinuer un langage si commun dans la bouche des ménestrels vagabonds qu'il est devenu tout-à-fait inconvenant dans celle d'un noble chevalier. Certes, vous me contraignez à m'asseoir, puisque vous faites usage de ces lieux communs dont chaque misérable chanteur de ballades a un recueil capable de durer d'ici à Noël.»--«Ton orgueil, dit de Bracy piqué de voir que son style galant ne lui valait que du mépris, ton orgueil aura à lutter contre un orgueil qui n'est pas moins grand que le tien. Sache donc que j'ai soutenu mes prétentions à ta main de la manière qui convenait le mieux à mon caractère; il paraît, d'après le tien, qu'il faut t'adorer l'arc sur l'épaule et la lance au poing, plutôt qu'avec des phrases mesurées et un langage de cour.» «La courtoisie du langage, dit lady Rowena, lorsqu'elle ne sert qu'à voiler la bassesse des actions, est comme la ceinture d'un chevalier autour du corps d'un vil paysan. Je ne suis pas surprise que cette contrainte paraisse te piquer; il aurait été plus honorable pour toi d'avoir conservé le costume et le langage d'un proscrit, que de dévoiler les actions d'un fugitif sous l'affectation de manières polies et d'un langage courtois.» «C'est un excellent conseil que tu me donnes, lady, répliqua de Bracy, et avec une hardiesse de discours qui suit ordinairement la hardiesse des actions, je te dis que tu ne sortiras jamais de ce château qu'en qualité d'épouse de Maurice de Bracy. Je ne suis pas accoutumé à échouer dans mes entreprises, et un noble normand n'a pas besoin de justifier scrupuleusement sa conduite envers une fille saxonne, qu'il honore par l'offre de sa main. Tu es fière, Rowena, et tu n'en es que plus digne d'être ma femme. Par quel autre moyen pourrais-tu être élevée à un rang distingué et aux honneurs qui y sont attachés, que par mon alliance? Par quel autre moyen pourrais-tu sortir de l'enceinte d'une vile grange de campagne, dans laquelle les Saxons habitent avec les pourceaux, qui forment toute leur richesse, pour prendre place, honorée, comme tu le serais, parmi tout ce que l'Angleterre a de plus distingué par la beauté et de respectable par la puissance?»--«Sire chevalier, répliqua Rowena, la grange que vous méprisez a été ma demeure depuis mon enfance, et soyez bien sûr que lorsque je la quitterai, si jamais je la quitte, ce sera avec quelqu'un qui ne méprisera pas l'habitation et les moeurs dans lesquelles j'ai été élevée.» «Je vous entends, lady, dit de Bracy, quoique vous pensiez peut-être que vos expressions sont trop obscures pour mon intelligence. Mais ne vous flattez pas de l'espoir que Richard Coeur-de-Lion remonte jamais sur son trône, et encore moins que Wilfrid d'Ivanhoe, son favori, vous conduise jamais à ses pieds, pour être accueillie comme l'épouse de son intime. Tout autre prétendant pourrait éprouver de la jalousie en touchant cette corde; ma ferme résolution ne saurait être changée par une passion sans espoir, et qui n'est qu'un enfantillage. Sachez, lady, que ce rival est en mon pouvoir, et qu'il ne tient qu'à moi de découvrir le secret de sa présence dans le château de Front-de-Boeuf, dont la jalousie serait plus funeste que la mienne.»--«Wilfrid ici? dit Rowena avec dédain; cela est aussi vrai qu'il l'est que Front-de-Boeuf est son rival.» De Bracy fixa un instant ses regards sur elle. «Ignoriez-vous réellement cela? dit-il. Ne saviez-vous pas qu'il voyageait dans la litière du juif? voiture très convenable en vérité pour un croisé dont le bras vaillant devait reconquérir le saint Sépulcre!» et il se mit à rire d'un air de mépris. «Et s'il est ici, dit Rowena s'efforçant de prendre un ton d'indifférence, sans toutefois pouvoir s'empêcher de trembler de frayeur, en quoi est-il le rival de Front-de-Boeuf? ou qu'a-t-il à craindre, si ce n'est un emprisonnement de peu de durée et le paiement d'une rançon honorable, suivant les formes de la chevalerie?» «Es-tu donc, Rowena, dit de Bracy, es-tu donc aussi abusée par l'erreur commune à tout ton sexe, qui pense qu'il ne peut exister d'autre rivalité que celle qui a ses charmes pour objet? Ne sais-tu donc pas qu'il y a une jalousie d'ambition et de richesse aussi bien que d'amour? Notre hôte, Front-de-Boeuf, poussera hors de son chemin celui qui met obstacle à ses prétentions, à la superbe baronnie d'Ivanhoe, avec autant d'empressement et d'ardeur, et avec aussi peu de scrupule que s'il était son rival préféré auprès de la plus belle lady, aux yeux bleus. Mais daigne sourire à mon amour, lady Rowena; et le champion blessé n'aura rien à craindre de Front-de-Boeuf; sans quoi, tu peux le pleurer dès à présent, comme étant entre les mains d'un homme qui n'a jamais éprouvé le moindre sentiment de compassion.»--«Sauvez-le, pour l'amour du ciel!» s'écria Rowena, dont la fermeté céda aux terreurs qu'elle ressentait pour le danger de son amant. «Je le puis; je le veux; c'est mon intention, dit de Bracy; car lorsque lady Rowena consentira à être l'épouse de de Bracy, qui osera porter la main sur son parent, sur le fils de son tuteur, sur le compagnon de sa jeunesse? Mais c'est son amour qui doit acheter ma protection. Je ne suis pas assez fou ni assez romanesque pour contribuer au bonheur, ou empêcher le malheur de l'homme le plus propre à devenir un puissant obstacle à l'accomplissement de mes désirs. Emploie à son égard l'influence que tu as sur moi, et il n'a rien à craindre. Refuse de faire usage de ce moyen, et Ivanhoe périt sans que tu sois plus près d'obtenir ta liberté.»--«Il y a dans ton langage, répondit Rowena, un mélange de dureté et d'indifférence qui ne s'accorde pas avec les horreurs qu'il semble exprimer. Je ne crois pas que ton dessein soit si méchant, ou que ton pouvoir soit aussi grand.» «Ne te flatte pas de cette idée, répliqua de Bracy, jusqu'à ce que le temps fasse voir si elle est fondée ou non. Ton amant blessé est dans ce château; ton amant préféré. C'est un obstacle entre Front-de-Boeuf et ce que Front-de-Boeuf aime plus que l'ambition ou la beauté. Que lui en coûtera-t-il de plus qu'un coup de poignard ou de javeline pour se débarrasser à jamais de cet obstacle? Que dis-je! En supposant que Front-de-Boeuf craignît d'être obligé de justifier cet acte de violence, le médecin n'a qu'à lui donner une potion qu'il dira n'être pas celle qui lui était destinée, ou bien celui ou celle qui veille près de lui n'a qu'à retirer l'oreiller[48] de dessous sa tête, et voilà Wilfrid, dans la position où il se trouve en ce moment, expédié pour l'autre monde, sans qu'il y ait une goutte de sang répandue. Cedric lui-même.....»--«Cedric lui-même! répéta lady Rowena; mon noble, mon généreux tuteur! Ah! je mérite les maux qui me sont arrivés, pour avoir négligé de m'occuper de son sort, même en m'occupant de celui de son fils!»--«Le sort de Cedric dépend aussi de ta détermination, dit de Bracy, et je te laisse le soin d'en prendre une.» Note 48: L'auteur fait ici allusion à une coutume d'alors: quand un malade était près d'expirer, on abrégeait sa dernière heure en retirant l'oreiller qui lui soutenait la tête. A. M. Rowena, jusqu'ici avait soutenu cette lutte vive et prolongée avec un courage admirable; mais c'était parce qu'elle n'avait pas regardé le danger comme sérieux; son caractère était naturellement ce que les physionomistes attribuent aux teints blonds, c'est-à-dire doux, timide et sensible; mais l'éducation et les circonstances lui avaient pour ainsi dire donné une trempe plus forte. Accoutumée à voir céder à ses désirs la volonté de tous, même de Cedric, quoique assez impérieux avec les autres, elle avait acquis cette sorte de courage et de confiance en elle-même qui naît de la déférence habituelle et constante de ceux qui composent le cercle dans lequel nous vivons. Elle concevait à peine la possibilité d'une opposition à sa volonté, et bien moins encore celle de se voir traitée sans les moindres égards. Sa hauteur, son air de domination, n'étaient qu'un caractère fictif, ajouté à celui qui lui était naturel, et qui l'abandonna dès que ses yeux furent ouverts sur son propre danger et sur celui de son amant et de son tuteur, et lorsqu'elle vit sa volonté, dont la plus légère expression commandait auparavant le respect, maintenant en opposition avec celle d'un homme fort, altier et résolu, qui avait l'avantage sur elle et qui était déterminé à s'en prévaloir. Après avoir jeté les yeux autour d'elle, comme pour chercher des secours qu'elle ne pouvait trouver nulle part, et après quelques exclamations entrecoupées, elle leva les mains au ciel, fondit en larmes et se livra au plus violent désespoir. Il était impossible de voir une si belle personne réduite à une pareille extrémité sans s'intéresser en sa faveur, quoique néanmoins de Bracy fût plus embarrassé que touché. Dans le fait, il était trop avancé pour reculer, et néanmoins, dans l'état où il voyait lady Rowena, ni les raisonnemens, ni les menaces ne pouvaient faire impression sur elle. Il se promenait en long et en large dans l'appartement, tantôt engageant lady Rowena à se cacher, tantôt embarrassé sur la conduite qu'il devait suivre à son égard. «Si je me laisse attendrir, disait-il en lui-même, par les larmes et la douleur de cette belle inconsolable, quel fruit recueillerai-je, si ce n'est la perte des brillantes espérances pour lesquelles j'ai couru tant de risques et essuyé tant de ridicules de la part du prince Jean et de mes camarades? Et cependant, se disait-il, je ne me sens nullement fait pour le rôle que je joue. Je ne puis voir de sang-froid ce beau visage défiguré par la douleur, ni ces beaux yeux inondés de larmes. Plût au ciel qu'elle eût conservé son caractère naturel de hauteur ou que j'eusse une plus grande portion de la triple dureté de coeur du chevalier Front-de-Boeuf.» Agité par ces pensées, il ne put qu'engager l'infortunée Rowena à se calmer, et à l'assurer que, du moins pour le moment, elle n'avait pas de raison de se livrer à un aussi grand désespoir. Mais, au milieu des consolations qu'il lui donnait, il fut interrompu par le son rauque et perçant du cor de chasse qui avait en même temps alarmé les autres habitans du château, et arrêté l'exécution de leurs plans rapaces et cupides. De tous ces habitans, de Bracy fut peut-être celui qui regretta le moins cette interruption, car sa conférence avec lady Rowena était parvenue à un point où il trouvait aussi difficile de poursuivre son entreprise que d'y renoncer. Ici nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il est nécessaire que nous donnions au lecteur des preuves plus concluantes que les incidens d'un roman, de la vérité du tableau que nous venons de tracer. Il est pénible que ces vaillans barons, qui, par leur résistance aux prétentions de la couronne, assurèrent la liberté de l'Angleterre, aient été eux-mêmes des oppresseurs aussi terribles, et se soient rendus coupables d'excès aussi contraires non seulement aux lois de l'Angleterre, mais encore à celles de la nature et de l'humanité. Mais, hélas! nous n'avons qu'à extraire de l'ouvrage du laborieux Henry un des nombreux fragmens qu'il a recueillis dans les oeuvres des historiens de l'époque, dans l'objet de prouver que même la fiction présente à peine la triste réalité des horreurs de ces temps. La description faite par l'auteur de la Chronique saxonne des cruautés exercées sous le règne du roi Étienne par les grands barons et les seigneurs de châteaux, qui étaient tous Normands, fournit une forte preuve des excès dont ils étaient capables lorsque leurs passions étaient enflammées. «Ils opprimaient horriblement le peuple, dit-il, en lui faisant construire des forteresses; et lorsqu'elles étaient construites ils les remplissaient d'hommes méchans qui s'emparaient des particuliers et des femmes de qui ils espéraient arracher une rançon, les jetaient dans des cachots, et leur infligeaient des tortures plus cruelles que jamais les martyrs n'en supportèrent. Ils étouffaient les uns dans la boue, ils suspendaient les autres par les pieds, ou par la tête, ou par les pouces, allumant du feu au dessous d'eux. À quelques uns ils serraient la tête avec des cordes pleines de noeuds, jusqu'à ce qu'elles pénétrassent dans la cervelle, tandis que d'autres étaient jetés dans des culs-de-basse-fosse remplis de serpens, de vipères et de crapauds.» Mais il y aurait trop de cruauté à vouloir forcer le lecteur à parcourir jusqu'à la fin une pareille description. Comme une autre preuve, et peut-être la plus forte que nous puissions donner de ces fruits amers de la conquête, nous pouvons faire remarquer que l'impératrice Mathilde, quoique fille du roi d'Écosse, et ensuite reine d'Angleterre et impératrice d'Allemagne, fille, épouse et mère de monarques, fut obligée, pendant le séjour qu'elle fit dans sa jeunesse en Angleterre, pour son éducation, de prendre le voile, comme le seul moyen d'échapper aux poursuites licencieuses des nobles normands. Ce fut là le motif qu'elle allégua devant le grand conseil du clergé britannique, comme sa seule excuse d'avoir pris le voile. Le clergé assemblé reconnut la validité de ce moyen de défense, et la notoriété des circonstances sur lesquelles il était fondé; rendant ainsi un témoignage frappant et incontestable de l'existence de cette lubricité honteuse qui fit l'opprobre de ce siècle. Il était publiquement reconnu, disait-on, qu'après la conquête du roi Guillaume, les Normands venus à sa suite, fiers d'une si grande victoire, n'obéirent à d'autres lois qu'à celles de leurs passions effrénées; et non seulement dépouillèrent de leurs propriétés les Saxons qu'ils avaient conquis, mais encore attaquèrent l'honneur de leurs femmes et de leurs filles avec la plus brutale licence, et de là vient qu'il était très ordinaire de voir les veuves et les filles des familles nobles se réfugier dans des couvens, non par l'effet d'une vocation, mais uniquement pour mettre leur honneur à l'abri des attaques de libertins puissans. Telle était la licence de l'époque, ainsi que le prouve la déclaration publique du clergé qui nous a été transmise par Eadmer. Nous n'avons plus rien à ajouter pour justifier la probabilité des scènes que nous venons de détailler et de celles que nous aurons encore à peindre sur l'autorité un peu plus apocryphe du manuscrit de Wardour. FIN DU TOME DEUXIÈME. IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX, Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8. End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (2/4), by Walter Scott *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (2/4) *** ***** This file should be named 34332-8.txt or 34332-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/4/3/3/34332/ Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.