The Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (1/4), by Sir Walter Scott This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Ivanhoe (1/4) Le retour du croisé Author: Sir Walter Scott Translator: Albert Montémont Release Date: August 1, 2010 [EBook #33315] [Last updated: March 17, 2012] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (1/4) *** Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald Lévesque (html) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) IVANHOE [Illustration: frontispice.] IVANHOE OU LE RETOUR DU CROISÉ _Par Walter Scott._ TRADUCTION NOUVELLE PAR M. ALBERT-MONTÉMONT. Toujours de son départ il faisait les apprêts, Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais. (_Trad. de_ Prior.) TOME PREMIER. PARIS. RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR, RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8. 1829. DISCOURS PRÉLIMINAIRE EN FORME D'ÉPITRE DÉDICATOIRE ADRESSÉE AU DOCTEUR DRYASDUST, MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES, DEMEURANT A CASTLE-GATE, YORK. Mon estimable et cher Monsieur, Il est presque inutile de mentionner les différens motifs qui me décident à inscrire votre nom en tête de l'oeuvre qu'on va lire. Cependant les imperfections de mon travail pourraient réfuter le principal de ces motifs. Si j'avais espéré le rendre digne de votre patronage, le public aurait vu dès ce moment qu'un ouvrage destiné à faire connaître les antiquités de l'Angleterre sous nos ancêtres saxons, ne pouvait être mieux dédié qu'à l'auteur illustre des _Essais sur la coupe du roi Ulphus et sur les terres par lui concédées au patrimoine de saint Pierre_. Je crains malheureusement que le cadre futile, incomplet et vulgaire, dont j'ai enveloppé le résultat de mes recherches, n'attire à mon ouvrage une exclusion auprès de cette classe orgueilleuse qui a pris pour devise _detur digniori_. D'un autre côté, je redoute aussi d'être accusé de présomption en plaçant le nom du docteur Jones Dryasdust à la tête d'une publication que les graves antiquaires relégueront peut-être parmi les inutiles romans et contes du jour. J'ai à coeur de me justifier à l'avance d'une telle accusation; car, bien que je dusse me reposer sur votre amitié du soin de mon apologie à vos propres yeux, je ne voudrais pas cependant, à ceux du public, demeurer convaincu d'un crime aussi grave que celui dont j'appréhende le faix par anticipation. Je dois donc vous rappeler que, lors de l'entretien que nous eûmes ensemble pour la première fois sur cette nature de productions, dans une desquelles les affaires privées de notre sage et docte ami d'Écosse, M. Oldbuck de Monkbarns[1], ont été si inconsidérément publiées, il s'éleva entre nous une discussion sur la cause de la vogue dont jouissent dans ce siècle frivole ces livres qui, nonobstant leur mérite intrinsèque, doivent être regardés comme écrits à la hâte et en violation de toutes les règles de l'épopée. Il vous parut alors que le charme venait entièrement de l'art avec lequel l'auteur, comme un autre Macpherson[2], avait mis à profit les trésors épars de l'antiquité, suppléant à sa paresse ou à son indigence d'invention par les incidens qui avaient marqué dans l'histoire nationale à une époque peu éloignée, et introduisant des personnages réels, sans même avoir eu soin de changer les noms. Il n'y a pas soixante-dix ans, me fîtes-vous observer, que tout le nord de l'Écosse vivait sous un gouvernement aussi simple et aussi patriarcal que ceux de nos bons alliés les Mohawks et les Iroquois[3]. En admettant que l'auteur ne puisse être supposé d'avoir été le témoin de ces temps-là, il doit avoir vécu, observiez-vous, au milieu des personnes qui y ont joué un rôle; et même, depuis les trente années qui viennent de s'écouler, les moeurs écossaises ont éprouvé de tels changemens, que nous ne trouvons pas plus étranges les habitudes sociales de nos ancêtres que celles du règne de la reine Anne. Ayant ainsi des matériaux de toute sorte épars autour de lui, l'auteur n'avait plus guère, ajoutiez-vous, que l'embarras du choix: de là cette conclusion naturelle, que, possesseur d'une mine aussi féconde, ses ouvrages lui avaient nécessairement rapporté plus de profit et de gloire que n'en méritait la facilité de ses travaux. Note 1: Personnage de l'antiquaire, dans le roman de ce nom. A. M. Note 2: Restaurateur des poèmes d'Ossian. Note 3: Indiens des États-Unis d'Amérique et du Canada. A. M. En adoptant, comme je le devais, la vérité générale de ces remarques, je ne puis m'empêcher de trouver étonnant qu'aucune tentative n'eût encore été faite pour exciter en faveur des traditions et des moeurs de la vieille Angleterre un intérêt pareil à celui qu'ont éveillé nos voisins, plus pauvres et moins célèbres. Le drap vert de Kendal[4], quoique d'une date plus reculée, doit bien nous être aussi précieux que les tartans bariolés du nord. Le nom de _Robin Hood_[5], habilement évoqué, susciterait une ombre aussi vite que celui de _Rob-Roy_; et les patriotes d'Angleterre ne méritent pas moins de renommée, dans nos cercles modernes, que les Bruce et les Wallace de la Calédonie. Si les paysages du midi de la Grande-Bretagne sont moins romantiques et moins sublimes que ceux des montagnes du nord, on doit reconnaître qu'ils réunissent dans la même proportion plus de douceur et de beauté. Somme toute, nous avons le droit de nous écrier avec le Syrien ami de son pays: «Le Pharphar et l'Abanas, fleuves de Damas, ne sont-ils pas préférables à tous les fleuves d'Israël?» Note 4: Ville manufacturière du Westmoreland. A. M. Note 5: Fameux chasseur et brigand des forêts de l'ancienne Angleterre. A. M. Vos objections relativement à ce projet, mon cher docteur, étaient, vous vous le rappelez, de deux sortes. Vous insistiez sur les avantages qu'offrait à l'auteur écossais la récente existence de cet état de société qui forme le sujet de ses tableaux. Bon nombre de personnes vivantes, remarquiez-vous, se souviennent d'avoir entendu dire à leurs pères qu'ils avaient non seulement vu le célèbre Roy Mac-Grégor, mais qu'ils avaient pris part encore à des festins ou à des combats avec lui. Tous ces détails minutieux de la vie privée et du caractère domestique, tout ce qui imprime de la vraisemblance à un récit et à l'individualité d'un personnage, se trouvent encore dans la mémoire des Écossais, tandis qu'en Angleterre la civilisation remonte si haut, que les idées que nous pouvons avoir de nos ancêtres ne sont plus que le fruit de la lecture de vieilles chroniques, dont les auteurs semblent avoir méchamment conspiré à supprimer dans leurs récits toutes les particularités intéressantes, pour les remplacer par des fleurs d'éloquence monacale ou de triviales réflexions sur les moeurs. Marcher l'égal d'un auteur écossais dans la tâche de ressusciter les traditions du temps passé, serait pour un Anglais, disiez-vous, une prétention absurde et téméraire. Le Calédonien avait, selon vous, comme la magicienne de Lucain, la faculté de parcourir le théâtre d'une bataille récente, et de choisir, pour ses miracles de résurrection, un cadavre dont les membres semblaient encore tout palpitans, et dont la bouche venait d'exhaler son dernier soupir. Tel était le sujet auquel la puissante Érictho elle-même était forcée de recourir, comme pouvant seul être ranimé par ses enchantemens: ......gelidas letho serutata medullas, Pulmonis rigidi stantes sine vulnere fibras Invenit, et vocem defuncto in corpore quærit[6]. Note 6: Cherchant dans les entrailles glacées par la mort des poumons dont les fibres fussent exemptes de blessure, afin de trouver encore sur un récent cadavre le dernier souffle de la vie. A. M. L'auteur anglais, d'un autre côté, disiez-vous, en le supposant tout aussi habile que l'enchanteur du nord, n'est libre de prendre ses sujets qu'au milieu de la poussière des âges, où il ne trouve que des ossemens desséchés, vermoulus et désunis comme ceux qui remplissaient la vallée de Josaphat. Vous m'exprimâtes aussi la crainte que les préjugés anti-nationaux de mes compatriotes ne leur permissent pas d'accueillir favorablement une production comme celle dont j'essayais de vous démontrer la réussite probable. Et cela, reprîtes-vous, n'est pas entièrement dû, en général, à de meilleures dispositions pour ce qui est étranger, il faut encore avoir égard aux improbabilités résultantes des circonstances où le lecteur anglais se trouve placé. Si vous lui tracez un tableau de moeurs sauvages et un état de société primitive existant au milieu des montagnes d'Écosse, il est naturellement porté à croire à la réalité de la peinture que vous lui faites: en voici la raison. S'il est de la classe ordinaire des lecteurs, il n'a jamais vu ces pays éloignés, ou il a seulement parcouru pendant une excursion d'été ces régions déshéritées par la nature, n'y prenant que de mauvais dîners, dormant sur des lits à roulettes, errant de déserts en déserts, et tout plein de crédulité sur les choses les plus étranges qu'on veut lui dire d'un peuple assez barbare et assez extravagant pour paraître attaché à un séjour aussi extraordinaire. Mais le même homme estimable, placé dans sa propre demeure, hermétiquement fermée, et entouré de tout ce qui rend si confortable le coin du feu anglais, est moitié moins disposé à croire que ses ancêtres menaient une vie bien différente de la sienne; que la tour en ruine qui ne sert plus aujourd'hui qu'à former un point de vue fut jadis habitée par un baron qui l'aurait pendu à sa porte sans autre forme de procès; que les paysans par qui sa petite ferme est tenue auraient été esclaves il y a trois siècles; et qu'enfin la complète influence de la tyrannie féodale s'étendait alors sur le village voisin, où le procureur est aujourd'hui un personnage plus important que le lord de l'ancien manoir. Tout en reconnaissant la force de ces objections, je dois avouer en même temps qu'elles ne me semblent pas entièrement insurmontables. La pénurie de matériaux est en effet une grande difficulté; mais, pour ceux qui ont des connaissances en antiquités, il existe, et le docteur Dryasdust le sait mieux que personne, sur la vie privée de nos bons aïeux, des aperçus épars dans nos divers historiens, qui sont peu de chose, il est vrai, en comparaison des autres matières qu'ils traitent; mais tous ces aperçus réunis suffiraient pour jeter quelque jour sur les habitudes domestiques de nos pères. Si j'échoue dans mon entreprise, je n'en garde pas moins la conviction qu'avec un peu plus de travail et d'art pour mettre en oeuvre ces matériaux, une main plus habile serait aussi plus heureuse dans leur emploi, grâce aux éclaircissemens du docteur Henry[7], de M. Strutt, et surtout de M. Sharon Turner. Je proteste donc par avance contre tout argument qui serait fondé sur l'insuccès de ma tentative. Note 7: Henry, auteur d'une _Histoire d'Angleterre_; Strutt, auteur d'un livre sur les _Antiquités du moyen âge en Angleterre_; Sharon Turner, auteur d'une _Histoire des Anglo-Saxons_. A. M. D'un autre coté, j'ai déjà dit que, si une peinture fidèle des anciennes moeurs anglaises était offerte à mes compatriotes, je leur suppose trop de bon sens et des dispositions trop favorables, pour douter qu'elle ne reçût un accueil bienveillant. Leur indulgence et leur bon goût en sont d'irrécusables garans. Ayant ainsi répondu de mon mieux à la première classe de vos objections, ou du moins ayant manifesté la résolution de franchir les barrières qu'avait élevées votre prudence, je serai court sur ce qui m'est particulier. Vous parûtes être d'opinion que la position d'un antiquaire adonné à des recherches sérieuses, et de plus, comme le vulgaire le dira quelquefois, minutieuses et fatigantes, serait regardée comme un motif d'incapacité pour composer avec succès une histoire de ce genre. Mais permettez-moi de vous dire, mon cher docteur, que cette objection est plus spécieuse que solide. Il est vrai que ces compositions futiles ne pourraient convenir au génie plus sérieux de notre ami M. Oldbuck. Cependant Horace Walpole écrivit un conte de revenant qui a remué bien des entrailles, et Georges Ellis[8] sut transporter tout le charme de son humeur enjouée, aussi aimable que peu commune, dans son _Abrégé des anciens romans poétiques_; de manière que, si je dois avoir sujet quelque jour de regretter mon audace, j'ai du moins en ma faveur ces honorables précédens. Note 8: Oldbuck, Horace Walpole et George Ellis, célèbres romanciers. A. M. Néanmoins, l'antiquaire, plus sévère, peut penser qu'en mêlant ainsi la fiction à la vérité, je corromps la source de l'histoire par de modernes inventions, et que je donne à la génération nouvelle de fausses idées sur le siècle que je décris. Je ne puis qu'avouer en un sens la force de cet argument, mais j'espère l'écarter par les considérations suivantes. Sans doute je ne saurais ni ne veux prétendre à une observation exacte, même en ce qui touche le costume extérieur, et encore moins pour la langue et les moeurs; mais le même motif qui m'empêche d'écrire les dialogues de mon drame en anglo-saxon ou en normand-français, comme aussi de publier cet essai avec les caractères d'imprimerie de Caxton ou de Wynken de Worde[9], me défend également de me restreindre dans les bornes de la période où je fixe mon histoire. Pour exciter un intérêt quelconque, il est indispensable que le sujet choisi se traduise, pour ainsi dire, dans les moeurs et l'idiome du siècle où nous vivons. Jamais la littérature orientale n'a fait une illusion pareille à celle que produisit la première traduction, par M. Galland, des _Mille et une Nuits_, dans lesquelles, en conservant d'un côté la splendeur du costume, et de l'autre la bizarrerie des fictions de l'Orient, il mêla des expressions et des sentimens si naturels, qu'il les rendit intelligibles et intéressantes, en même temps qu'il abrégeait les longs récits, changeait les réflexions monotones, et rejetait les répétitions sans fin de l'original arabe. Aussi ces contes, bien que moins purement orientaux que dans leur source primitive, s'assortirent beaucoup mieux au goût européen, et obtinrent un degré de faveur populaire qu'ils n'eussent jamais atteint si les moeurs et le style n'avaient en quelque sorte été appropriés aux idées et aux habitudes des lecteurs d'Occident. Note 9: Anciens typographes anglais. _A. M._ En faveur de ceux qui, en grand nombre, vont, j'aime à le croire, lire cet ouvrage avec avidité, j'ai tellement expliqué les moeurs anciennes dans un langage moderne, j'ai détaillé avec un si grand soin les caractères et les sentimens de mes héros, que personne ne se trouvera, j'espère, arrêté par la sécheresse accablante de l'antiquité; et je crois n'avoir point en ceci excédé la licence accordée à l'auteur d'une compilation romanesque. Feu M. Strutt, dans son roman de _Queen-Hoo-Hall_, a agi d'après un autre principe; et, en voulant distinguer l'ancien du moderne, cet antiquaire habile a oublié, selon moi, qu'il y a dans les moeurs et les sentimens modernes certains rapports communs à nos ancêtres, qui nous sont parvenus sans altération, ou qui, tirant leur origine d'une même nature, doivent avoir également existé dans toutes les phases sociales. Cet homme de talent, cet antiquaire si érudit, a limité de la sorte le succès de son livre, en excluant tout ce qui n'était pas assez suranné pour être en même temps oublié et inintelligible. La licence que je voudrais essayer de justifier, dans cette occurrence, est si nécessaire à l'exécution de mon plan, que je sollicite de votre patience la permission d'expliquer encore mieux mon argument, s'il m'est possible. Celui qui, pour la première fois, ouvre Chaucer ou tout autre poète du moyen âge, est si frappé de l'orthographe surannée, de la multiplicité des consonnes, et de la forme antique du langage, qu'il veut jeter le livre de désespoir, comme trop empreint de la rouille des âges pour lui permettre de juger son mérite ou de sentir les beautés qu'il renferme. Mais, si quelque ami plus savant lui découvre que les difficultés qui l'effraient sont plus apparentes que réelles; si, en lui lisant à haute voix ou en réduisant les mots ordinaires à l'orthographe moderne, il lui prouve qu'il n'y a guère qu'un dixième des expressions qui soit tombé de fait en désuétude, le novice peut être aisément persuadé qu'il se rapproche de _l'anglais vierge encore_[10], et que dès lors un peu de patience le mettra à même de goûter les compositions tour à tour plaisantes et pathétiques par lesquelles le bon Geoffrey[11] émerveillait le siècle de Crécy et de Poitiers. Note 10: Le texte porte: _Well of English undefiled_, source de l'anglais non corrompu. Note 11: Prénom de Chaucer. A. M. Poursuivons cette comparaison un peu plus loin: Si notre néophyte, plein d'un nouvel amour de l'antiquité, entreprenait d'imiter ce que l'on vient de lui apprendre à admirer, s'il allait choisir dans le glossaire les vieux mots qu'il renferme, pour s'en servir à l'exclusion des autres, il faut convenir qu'il agirait bien à rebours. Ce fut l'erreur de l'infortuné Chatterton[12]. Pour donner à son style une couleur antique, il rejeta toute expression moderne, et enfanta un dialecte différent de tous ceux qu'on eût jamais parlés dans la Grande-Bretagne. Celui qui voudra imiter l'ancien idiome avec succès s'attachera plutôt à son caractère grammatical, à ses tours de phrase, qu'à un choix laborieux de termes extraordinaires et surannés, qui, comme je l'ai déjà dit, ne sont, eu égard aux expressions encore en usage, que dans la proportion de un à dix, quoique peut-être un peu différens par le sens et par l'orthographe. Note 12: Le Gilbert anglais. _A. M._ Ce que j'ai dit du langage s'applique bien plus encore aux sentimens et aux coutumes. Les passions, d'où les sentimens et les usages découlent avec toutes leurs modifications, sont généralement les mêmes dans tous les rangs, dans toutes les conditions, dans tous les pays et tous les siècles, et il s'ensuit naturellement que les opinions, les habitudes d'idées et les actions, bien que dominées par l'état particulier de la société, doivent en définitive présenter une ressemblance entre elles. Nos ancêtres n'étaient certainement pas plus différens de nous que les juifs ne le sont des chrétiens: ils avaient «des yeux, des mains, des organes, des sens, des affections, des passions, comme nous; ils étaient nourris des mêmes alimens, blessés des mêmes armes, sujets aux mêmes maladies, réchauffés par le même été et refroidis par le même hiver[13].» Leurs affections et leurs sentimens ont dû, par conséquent, se rapprocher des nôtres. Note 13: Shakspeare, citations du _Marchand de Venise_. Ce passage a été imité avec un rare bonheur par M. Casimir Delavigne, dans _le Paria_, acte II, scène V. A. M. Ainsi, dans les matériaux que l'on peut faire entrer dans un ouvrage d'imagination tel que celui que j'ai essayé, l'auteur verra qu'une grande partie du langage et des moeurs serait aussi bien applicable au temps présent qu'à celui où se trouve le lieu des événemens qu'il raconte: la liberté du choix est donc plus grande pour lui, et la difficulté de sa tâche bien moindre qu'il ne le semblait d'abord. Pour emprunter une comparaison à un autre art, on peut dire des détails d'antiquités, qu'ils offrent les traits particuliers d'un paysage tracé par le pinceau. La tour féodale doit apparaître majestueusement; les figures mises en scène doivent se montrer avec le costume et le caractère de leur siècle; le tableau doit offrir les aspects particuliers du site avec ses rocs élevés ou la descente rapide de ses eaux en cascades. Le coloris général doit être aussi copié d'après la nature, le ciel être serein ou nébuleux, suivant le climat, et les nuances représenter celles qui dominent dans un paysage réel. Voilà les principales obligations que l'art impose au peintre; mais il n'est pas obligé de s'astreindre à copier servilement toutes les nuances peu importantes de la nature, ni de représenter avec une exactitude absolue les plantes, les fleurs et les arbres qui la décorent. Ces derniers objets, comme les teintes plus minutieuses de la lumière et de l'ombre, sont des attributs inhérens à toute perspective en général, analogues à chaque site, et mis à la disposition de l'artiste, qui ne suivra que son goût ou son caprice. Il est vrai qu'en l'un et l'autre cas cette licence est resserrée dans de raisonnables limites. Le peintre ne doit introduire aucun ornement étranger à la contrée, au climat où il a mis son paysage. Il ne faut pas qu'il plante des cyprès sur l'Inch-Mervin[14], ni des sapins d'Écosse parmi les ruines de Persépolis. L'auteur se trouve assujéti à des lois identiques. Bien qu'il lui soit facultatif de peindre les passions et les sentimens avec plus de détail qu'il n'en existe dans les anciennes compositions qu'il imite, il faut qu'il n'introduise rien d'étranger aux moeurs du siècle; ses chevaliers, ses écuyers, ses varlets, ses hommes d'armes, peuvent être plus largement dessinés que dans les sèches et dures esquisses d'un ancien manuscrit enluminé; mais les costumes et les caractères doivent demeurer inviolables. Il faut que les figures soient les mêmes, mais tracées par un meilleur pinceau, ou, pour parler avec plus de modestie, exécutées dans un siècle où les principes de l'art sont mieux compris. Son langage ne doit pas être exclusivement suranné et inintelligible; mais on ne doit admettre, s'il est possible, aucun mot, aucune tournure de phrase qui trahirait une origine purement moderne. C'est une chose que d'employer l'idiome et les sentimens qui nous sont communs à nous et à nos ancêtres, et c'en est une autre de leur affecter des sentimens et un dialecte exclusivement propres à leurs descendans. Note 14: Île du Loch Lomond. A. M. Voilà, mon cher ami, la partie la plus difficile de ma tâche; et, à vous parler franchement, je n'ose espérer de satisfaire votre jugement moins partial et votre science plus étendue, puisque j'ai eu de la peine à me contenter moi-même. Je sens d'ailleurs qu'on me trouvera encore plus défectueux touchant les moeurs et les costumes; ceux qui seront disposés à examiner rigoureusement mon histoire sous ce rapport voudront du moins, peut-être, me juger de la sorte. Il se pourra que j'aie introduit peu de choses qu'on eût droit d'appeler positivement _modernes_; mais, d'un autre côté, il est très probable que j'aurai confondu les usages de deux ou trois siècles, et introduit pendant le règne de Richard II des circonstances appropriées à une période plus ancienne ou plus voisine de nous. Ce qui me rassure, c'est que des erreurs de cette nature échapperont à la classe la plus nombreuse de mes lecteurs, et que je partagerai la gloire si peu méritée de ces architectes qui, dans leurs constructions gothico-modernes, ne balancent pas à introduire, sans règle ni méthode, les ornemens de différens styles et de différentes époques. Ceux à qui de plus vastes recherches ont donné les moyens d'être plus sévères seront sans doute plus indulgens, en proportion de la connaissance qu'ils auront des difficultés de ma tentative audacieuse. Mon digne ami Ingulphe, trop négligé, m'a fourni plus d'une indication utile; mais la lumière que nous offrent le moine de Croydon et Geoffroy de Vinsauff[15] est obscurcie par une telle masse de matériaux informes, que nous cherchons volontiers un refuge dans les intéressantes pages du brave Froissard[16], quoiqu'il ait fleuri à une époque bien plus éloignée de la date de notre histoire. Si donc, mon digne ami, vous êtes assez généreux pour excuser ma présomption d'avoir voulu me faire une couronne de ménestrel, en partie avec les perles de la pure antiquité, et en partie avec les pierres et la pâte de Bristol, au moyen desquelles on les imite, je nourris l'espérance que la difficulté de l'entreprise vous engagera, mon cher docteur, à en tolérer l'imperfection. Note 15: Historiens ecclésiastiques. Note 16: Célèbre chroniqueur français, dont une nouvelle édition, publiée par M. Buchon, est vivement recherchée. On aime à voir un grand écrivain comme Walter Scott secouer quelquefois les préjugés de sa nation, pour rendre justice à des chroniqueurs étrangers. A. M. J'ai peu de chose à dire de mes matériaux: on peut les retrouver presque en entier dans le curieux manuscrit anglo-normand que sir Arthur Wardour conserve avec un soin si jaloux dans le troisième tiroir de son bureau de chêne, permettant à peine qu'on y regarde, et étant lui-même incapable de lire une syllabe de son contenu. Il ne m'eût jamais accordé la permission de consulter pendant quelques heures ces pages précieuses, dans mon voyage d'Écosse, si je n'avais promis de le désigner par quelque mode emphatique de caractère, comme, par exemple, _le Manuscrit de Wardour_, pour lui donner une individualité aussi importante que celle du _Manuscrit de Bannatyne_, du _Manuscrit Auchinleck_[17], ou de tout autre monument de la patience des tabellions gothiques. Je vous ai envoyé pour votre étude privée le sommaire des chapitres de cette pièce singulière, et je le joindrai peut-être, avec votre consentement, au deuxième volume de mon histoire, si le compositeur s'impatiente pour recevoir de la copie, lorsque tout mon manuscrit sera composé. Note 17: Manuscrits légués à la bibliothèque d'Édimbourg par Bannatyne et un lord Auchinleck. A. M. Adieu, mon cher ami; j'en ai dit assez, sinon pour justifier, du moins pour expliquer l'essai que j'ai entrepris, et qu'en dépit de vos doutes et de mon incapacité je persiste à ne pas croire inutile. J'espère que vous êtes entièrement rétabli de votre accès de goutte, et je serais heureux que votre savant médecin vous recommandât un voyage dans notre province. On a trouvé dernièrement plusieurs curiosités dans les fouilles pratiquées à l'ancien _Habitancum_[18]. À propos d'Habitancum, je pense que vous avez appris qu'un misérable paysan a détruit la vieille statue ou plutôt le bas-relief appelé vulgairement Robin de Redesdale. Il paraît que la renommée de Robin attirait plus de pèlerins qu'il n'en fallait pour laisser croître la fougère d'une lande dont l'acre vaut à peine un schilling. Malgré votre titre de révérend, échauffez une bonne fois votre bile, prenez une fois un peu de rancune, et souhaitez avec moi que ce rustre ait un accès de gravelle aussi fort que s'il avait tous les fragmens de la statue du pauvre Robin dans le viscère où la maladie établit son siége. Ne parlez pas de cela à Gath, de peur que les Écossais ne se réjouissent d'avoir enfin trouvé chez leurs voisins un exemple de la barbarie qui se signala par la démolition du _four d'Arthur_. Mais il n'y aurait aucun terme à nos lamentations si nous nous arrêtions sur de pareils sujets. Daignez offrir mes respectueux complimens à miss Dryasdust; je me suis de mon mieux acquitté de la commission qu'elle m'avait donnée pour ses lunettes, dans mon dernier voyage à Londres; j'espère qu'elle les a reçues en bon état, et qu'elle les a trouvées de son goût. Je vous expédie mon paquet par le voiturier aveugle; peut-être alors qu'il restera long-temps en route[19]. Les dernières nouvelles que je reçois d'Édimbourg m'apprennent que le savant qui remplit les fonctions de secrétaire dans la Société des Antiquaires est le premier amateur en dessin de la Grande-Bretagne, et qu'on attend beaucoup de son zèle et de son talent pour dessiner ces _spécimens_ d'antiquité nationale qui s'écroulent, minés lentement par le temps, ou balayés par le goût moderne avec le même balai de destruction que John Knox employait au siècle de la réforme. Adieu derechef: _Vale tandem, non immemor mei._ Croyez-moi toujours, mon révérend et très cher monsieur, votre très humble serviteur, Laurence Templeton.[20] Note 18: Station romaine près de laquelle est une statue informe, espèce de géant, que le peuple nomme _Robin de Redesdale_. A. M. Note 19: Allusion à la mauvaise administration des postes et au prix élevé des taxes en Écosse. A. M. Note 20: Nom fictif sous lequel Walter Scott voulut d'abord publier cet ouvrage, et qui explique l'épigraphe mise en tête. A. M. 17 novembre 1817. IVANHOE OU LE RETOUR DU CROISÉ CHAPITRE PREMIER. «C'est ainsi qu'ils parlaient, tandis qu'ils forçaient à rentrer le soir dans l'étable leurs troupeaux bien repus, qui témoignaient par un bruyant grognement leur regret de renoncer à la pâture.» _Odyssée_. Dans cet heureux vallon de la riche Angleterre, baigné par le Don aux flots purs, s'étendait jadis une forêt vaste, qui couvrait la plus grande partie des belles montagnes et des vallées qu'on aperçoit entre Sheffield et la riante ville de Doncaster[21]. On voit encore des restes de cette forêt dans les magnifiques domaines de Wentworth, de Warncliffe-Park, et dans les environs de Rotherham. C'est là que le fabuleux dragon de Wantley exerçait ses ravages; là se livrèrent la plupart des sanglantes batailles qu'amenèrent les guerres civiles de la rose rouge et de la rose blanche; là encore se montrèrent ces bandes de valeureux proscrits[22] dont les exploits sont devenus si populaires dans les ballades anglaises. Note 21: Ville du comté d'Yorck, sur le Don, dans un pays fertile en paturages. A. M. Note 22: Le texte dit: _Outlaws_, mot qui signifie _hors la loi_. A. M. Tel est le lieu principal de la scène de notre histoire, dont la date remonte à la fin du règne de Richard Ier, époque où le retour du prince était l'objet des voeux plutôt que des espérances de ses sujets désolés, assujétis à tous les maux que leur infligeaient des tyrans subalternes. Les nobles, dont le pouvoir était devenu exorbitant sous le règne d'Étienne, et que la prudence de Henri II eut tant de peine de réduire à une sorte de soumission à la couronne, avaient repris leur vieille licence dans toute son étendue. Ils méprisaient la faible intervention du conseil d'état d'Angleterre, fortifiaient leurs châteaux, augmentaient le nombre de leurs serfs, assimilaient tout ce qui les environnait à un état de vasselage, et cherchaient, par tous les moyens possibles, à se mettre à la tête de forces suffisantes pour figurer dans les troubles qui menaçaient le pays. La situation de la noblesse inférieure, ou de cette classe qu'on nommait les _franklins_[23], et qui, d'après la loi et la constitution de l'Angleterre, avait le droit de se regarder comme indépendante de la tyrannie féodale, devint alors singulièrement précaire. Si, comme cela se pratiquait assez généralement, ils se mettaient sous la protection de quelqu'un des petits rois de leur voisinage, s'ils acceptaient quelque charge féodale dans sa maison, ou s'ils s'obligeaient par un traité d'alliance à l'aider dans toutes ses entreprises, ils pouvaient, il est vrai, acheter une tranquillité temporaire; mais c'était toujours au prix de cette indépendance si précieuse à des coeurs anglais, et au risque de se voir obligés de s'associer aux tentatives les plus imprudentes que l'ambition de leur protecteur pouvait lui suggérer. D'une autre part, les grands barons possédaient tant de moyens de vexation et d'oppression, qu'ils trouvaient sans cesse un prétexte, et la volonté leur manquait rarement de tourmenter, poursuivre et ruiner ceux de leurs voisins moins puissans qui voulaient se soustraire à leur autorité, et qui croyaient qu'une conduite paisible et les lois du pays devaient être pour eux une protection suffisante contre les dangers des temps. Note 23: Nom que les Normands donnaient aux anciens _thanes_, formant un corps de nobles. A. M. Une circonstance qui vint contribuer à augmenter la tyrannie de la haute noblesse et les souffrances des classes inférieures, fut la conquête de l'Angleterre par Guillaume, duc de Normandie. Quatre générations n'avaient pu encore mêler entièrement le sang ennemi des Normands avec celui des Anglo-Saxons, ni réunir par un même langage et par des intérêts communs deux races rivales, dont l'une avait conservé tout l'orgueil du triomphe, tandis que l'autre gémissait sous la honte de tous les résultats de la défaite. L'issue de la bataille d'Hastings avait mis la puissance entre les mains de la noblesse normande, qui, comme nos historiens l'assurent, n'en avait pas usé avec modération. Sauf un petit nombre de cas, toute la race des princes et des nobles saxons avait été anéantie ou dépouillée, et il ne s'en trouvait que très peu qui, sur le sol natal de leurs aïeux, conservassent encore des domaines de seconde ou même de troisième classe. La politique de Guillaume et de ses successeurs avait été d'affaiblir, par tous les moyens, cette partie de la population, regardée avec raison comme nourrissant l'antipathie la plus profonde contre les vainqueurs. Tous les rois de la race normande avaient manifesté une prédilection très marquée pour leurs sujets normands. Les lois sur la chasse, et beaucoup d'autres inconnues à l'esprit plus doux et plus libéral du code saxon, avaient été imposées à l'Angleterre, comme pour ajouter un nouveau poids aux chaînes féodales qui accablaient les vaincus. À la cour, et dans les châteaux de la haute noblesse où l'on imitait la magnificence royale, on ne parlait que français: c'était dans cette langue qu'on plaidait devant les tribunaux, et que les jugemens étaient rendus; en un mot, le français était la langue de l'honneur, de la chevalerie et de la justice, tandis que l'anglo-saxon, plus mâle et plus expressif, était laissé aux campagnards et au bas peuple, qui ne connaissaient pas d'autre idiome. Cependant le besoin des communications entre les seigneurs du sol et les classes inférieures qui le cultivaient avait peu à peu donné naissance à un nouveau dialecte tenant le milieu entre le français et l'anglo-saxon, et qui leur facilitait les moyens de s'entendre; et cette nécessité de communication forma peu à peu la langue anglaise actuelle; celle des vainqueurs et celle des vaincus s'y fondirent par un heureux mélange, et par degrés elle s'enrichit des emprunts qu'elle fit aux langues classiques et à celles que parlent les nations de l'Europe méridionale. Voilà quel était à cette époque l'état des choses; j'ai cru devoir le retracer à l'esprit de mes lecteurs, parce qu'ils auraient pu oublier que nul grand événement, tel qu'une guerre ou une insurrection, ne marque l'existence des Anglo-Saxons, comme nation isolée, postérieurement au règne de Guillaume II, dit le Roux. Toutefois les grandes distinctions nationales entre les vaincus et les vainqueurs, le souvenir de ce que les premiers avaient été, comparé à ce qu'ils étaient alors, se perpétuèrent jusqu'au règne d'Édouard III, laissèrent ouvertes les blessures que la conquête avait creusées, et continuèrent une ligne de séparation entre les descendans des Normands vainqueurs et ceux des Saxons vaincus. Les derniers feux du jour descendaient sur une belle et verte clairière de la forêt dont il a été question au commencement de ce chapitre; des centaines de gros vieux chênes au tronc peu élevé, mais qui avaient peut-être vu la marche triomphale des armées romaines, déployaient leurs rameaux noueux et touffus sur une pelouse gracieuse; en quelques endroits, ils étaient mêlés de bouleaux, de houx, et de bois taillis de différentes espèces, dont les branches s'entrelaçaient de manière à intercepter entièrement les rayons du soleil couchant. Ailleurs, ces arbres, isolés les uns des autres, formaient de longues avenues, dans les détours desquelles la vue se plaît à s'égarer, tandis que l'imagination les considère comme des sentiers conduisant à des sites encore plus sauvages et plus solitaires. Ici les feux pourprés du jour lançaient des rayons plus ternes, qui s'inclinaient sur les rameaux brisés et sur les troncs moisis des arbres; là, ils éclairaient d'un vif éclat les clairières à travers lesquelles il leur était permis de se frayer un passage. Un grand espace ouvert au milieu d'elles semblait avoir été jadis consacré aux rites du culte des druides; car sur le sommet d'une petite colline, si régulière qu'elle paraissait l'ouvrage de l'art, se voyaient les restes d'un cercle de pierres énormes, brutes et non taillées[24]. Sept demeuraient debout; les autres avaient été déplacées vraisemblablement par le zèle de quelques uns des premiers convertis au christianisme; les unes étaient peu loin du lieu où elles gisaient d'abord; d'autres étaient renversées sur le penchant de la colline; une seule des plus larges, précipitée jusqu'au bas, et suspendant le cours d'un petit ruisseau qui s'écoulait au pied de l'éminence, occasionnait par son obstacle, un doux murmure à cette onde auparavant silencieuse. Note 24: Quatre grandes pierres de ce genre composaient les autels des druides, trois étaient placées de côté; et la quatrième au dessus. A. M. Deux figures humaines, qui complétaient ce paysage, offraient dans leur extérieur et leurs vêtemens ce caractère sauvage et rustique auquel on reconnaissait, dans ces temps reculés, les habitans de la partie boisée du West-Riding de l'Yorkshire[25]. Le plus âgé avait un aspect dur, farouche et grossier; son habillement, qui était de la forme la plus commune et la plus simple, consistait en une sorte de jaquette serrée à manches, faite de la peau tannée de quelque animal, à laquelle on avait primitivement laissé le poil, alors usé en tant d'endroits, qu'il eût été difficile de juger à quel quadrupède il avait appartenu. Ce vêtement descendait du cou aux genoux, et tenait lieu de tous ceux qui sont destinés à envelopper le corps; il n'avait qu'une seule ouverture par le haut, suffisante pour y passer la tête, et il était évident qu'on le mettait de la même manière qu'on passe aujourd'hui une chemise, ou plus anciennement un haubert. Des sandales, attachées avec des courroies de cuir de sanglier, protégeaient ses pieds; deux bandes d'un cuir plus mince entrelaçaient chacune de ses jambes jusqu'au genou, qui demeurait à nu, comme dans le costume des montagnards écossais. Pour fixer cette jaquette plus étroitement autour du corps, une ceinture de cuir la serrait par le moyen d'une boucle de cuivre. À cette ceinture étaient suspendus d'un côté une sorte de petit sac, de l'autre une corne de bélier dont on avait fait un instrument à vent armé d'un bec; on y voyait fixé de même un de ces longs couteaux de chasse, à lame large, pointue, et à deux tranchans, garnie d'une poignée de corne; instrument que l'on fabriquait alors dans le voisinage, et qu'on appelait couteau de Sheffield[26]. Cet homme avait la tête découverte et les cheveux arrangés en tresses fortement serrées: le soleil les avait rendus d'un roux foncé, couleur de rouille, qui contrastait avec sa barbe d'une nuance jaunâtre comme l'ambre. Il ne me reste plus à citer qu'une seule partie de son ajustement, et elle était trop remarquable pour que je puisse l'omettre: c'était un collier de cuivre qui entourait son cou, pareil à celui d'un chien, mais sans aucune ouverture, fixé à demeure, assez lâche pour permettre de respirer et d'agir, et qu'on ne pouvait enlever sans recourir à la lime. Sur ce collier bizarre était gravée l'inscription suivante, en caractères saxons: «Gurth, fils de Beowulph, est l'esclave-né[27] de Cedric de Rothervood.» Note 25: La partie occidentale du comté d'York. A. M. Note 26: Ville du comté d'York, au confluent des deux rivières de Sheaf et de Don, environnée de hautes collines, et renommée pour sa coutellerie. Note 27: Le texte dit: _born-thrall_, mot dont le sens est _esclave-né_; car du temps des Saxons il y avait en Angleterre plusieurs sortes d'esclaves. A. M. Près de ce gardien des pourceaux, car telle était l'occupation de Gurth, on voyait assis sur une des pierres druidiques un homme qui paraissait plus jeune d'environ dix ans, et dont l'habillement, quoique de même nature que celui de son compagnon, était plus riche et d'une apparence plus fantastique. Sur le fond de sa jaquette, d'un pourpre brillant, on avait essayé de peindre des ornemens grotesques en différentes couleurs. Il portait aussi un manteau court, qui à peine lui descendait jusqu'à mi-cuisse. Ce manteau, d'étoffe cramoisie, couvert de plus d'une tache, bordé d'une bande d'un jaune vif et qu'il pouvait porter à volonté sur l'une ou l'autre épaule, ou dont il pouvait s'envelopper tout entier, contrastant par sa petite longueur, formait une draperie d'un genre bizarre. Ses bras portaient de minces bracelets d'argent, et son cou était entouré d'un collier de même métal, sur lequel étaient gravés ces mots: «Wamba, fils de Witless, est l'esclave de Cedric de Rotherwood.» Ce personnage avait des sandales pareilles à celles de Gurth; mais ses jambes, au lieu d'être couvertes de deux bandes de cuir entrelacées, montraient des espèces de guêtres, dont l'une était rouge et l'autre jaune. Il avait sur la tête un bonnet garni de clochettes, comme celles que l'on attache au cou des faucons, et elles sonnaient à chaque mouvement qu'il faisait, c'est-à-dire continuellement, car sans cesse il changeait de posture. Ce bonnet, bordé d'un bandeau de cuir découpé en guise de cornet, se terminait en pointe, et retombait sur l'épaule, comme nos anciens bonnets de nuit, ou comme le bonnet de police d'un hussard: c'est à cette pointe du bonnet que les clochettes étaient fixées. Une telle particularité, la forme du bonnet même, et l'expression moitié folle et moitié satyrique de la physionomie de Wamba prouvaient assez qu'il appartenait à cette race de _clowns_ ou bouffons domestiques autrefois entretenus chez les grands, afin de tromper les heures si lentes qu'ils étaient, obligés de passer dans leurs châteaux. Il avait, comme son compagnon, un sac attaché à sa ceinture, mais on ne lui voyait ni corne ni couteau de chasse, étant probablement regardé comme appartenant à une classe d'hommes à laquelle on eût craint de confier des armes. Un sabre de bois, semblable à celui avec lequel Arlequin opère ses prodiges sur nos théâtres modernes, remplaçait le couteau. L'air et la contenance de ces deux hommes formaient un contraste non moins étonnant que leur costume. Le front de Gurth ou de l'esclave était chargé d'ennuis; sa tête était baissée, avec une apparence d'abattement qu'on eût pris pour de l'apathie, si le feu qui de temps à autre étincelait dans ses regards, quand il levait les yeux, n'eût prouvé qu'il cachait sous cet air de tristesse et de découragement la haine de l'oppression et une forte envie de s'y soustraire. La physionomie de Wamba ne décelait qu'une curiosité vague, une sorte de besoin de changer d'attitude à chaque instant, et la satisfaction touchant sa position et la mine qu'il faisait. Leur conversation avait lieu en anglo-saxon, idiome qui, comme nous l'avons dit, était la langue universelle des classes inférieures, à l'exception des soldats normands et des personnes attachées au service personnel de la noblesse féodale. Mais un échantillon de leurs discours dans leur propre langue n'intéresserait guère un lecteur moderne; bornons-nous à une traduction. «Que la malédiction de saint Withold[28] tombe sur ces misérables pourceaux!» dit Gurth après avoir sonné plusieurs fois de sa corne pour les réunir, tandis que, tout en répondant à ce signal par des grognemens aussi mélodieux, ils ne se pressaient pas de quitter le copieux banquet de glands et de faines qui les engraissaient, ni les rives bourbeuses d'un ruisseau où plusieurs, à demi plongés dans la fange, s'étendaient à leur aise, sans écouter la voix de leur gardien. «Que la malédiction de saint Withold tombe sur eux et sur moi! Si le loup ne m'en attrape pas quelques uns ce soir, je ne suis pas un homme. Ici, Fangs, ici!» cria-t-il à un chien d'une grande taille, au poil rude, moitié mâtin, moitié lévrier, qui courait çà et là, comme pour aider son maître à réunir son troupeau récalcitrant, mais qui, dans le fait, soit qu'il fût mal dressé, soit qu'il ne comprît pas les ordres de son maître, soit qu'il n'écoutât qu'une ardeur aveugle, chassait les pourceaux devant lui de divers cotés, et augmentait ainsi le désordre au lieu d'y remédier. «Que le diable lui fasse sauter les dents! s'écria Gurth, et que le père de tout mal confonde le garde-chasse qui enlève les griffes de devant à nos chiens, et les rend par là incapables de faire leur devoir. Wamba, debout: si tu es un homme, aide-moi un peu. Tourne derrière la montagne afin de prendre le vent sur mes bêtes, et alors tu les chasseras devant toi comme de timides agneaux.» Note 28: Saint saxon. «Vraiment! répondit Wamba immobile: j'ai consulté là dessus mes jambes, et toutes deux pensent qu'exposer mes somptueux habits dans ces trous pleins de boue serait un acte de déloyauté contre ma personne souveraine et ma garde-robe royale. Je te conseille de rappeler Fangs, et d'abandonner tes pourceaux à leur destinée; et, soit qu'ils rencontrent une troupe de soldats, une bande d'outlaws, ou une compagnie de pèlerins, les animaux confiés à tes soins ne peuvent manquer d'être changés demain matin en Normands, ce qui pour toi ne sera pas un médiocre soulagement.» «Mes pourceaux changés en Normands! dit Gurth. Expliquez-moi cela, Wamba: je n'ai ni le cerveau assez subtil ni le coeur assez joyeux pour deviner des énigmes.»--«Comment appelez-vous ces animaux à quatre pieds qui courent en grognant?»--«Des pourceaux, imbécille, des pourceaux; il n'y a pas de fou qui ne sache cela.»--«Et pourceau est de bon saxon, repartit le plaisant; mais quand le pourceau est égorgé, écorché, coupé par quartiers, et pendu par les talons à un croc comme un traître, comment l'appelles-tu en saxon?»--«Du _porc_», répondit le porcher. «Je suis charmé, dit Wamba, qu'il n'y ait pas de fou qui ne sache cela; et porc, je crois, est du véritable franco-normand; et, tant que la bête est vivante et confiée à la garde d'un esclave saxon, elle garde son nom saxon; mais elle devient normande et s'appelle _porc_, dès qu'on la porte à la salle à manger du château pour y servir aux festins des nobles. Que penses-tu de cela, mon ami Gurth? Eh! Allons, réponds-moi vite: qu'en penses-tu?»--«C'est la vérité toute pure, ami Wamba, quoiqu'elle ait passé par ta caboche de fou.» «Eh bien, je n'ai pas tout dit, reprit Wamba sur le même ton: il y a encore le vieux _boeuf_ alderman, qui retient son nom saxon _Ox_ tant qu'il est conduit au pâturage par des serfs et des esclaves comme toi, mais qui devient _Beef_, un vif et brave Français, dès qu'il s'offre aux nobles mâchoires destinées à le dévorer. Le veau, _Mynheer Calve_, devient de la même façon _Monsieur de Veau_[29]; il est saxon tant qu'il a besoin des soins du vacher, et obtient un nom normand dès qu'il devient matière à bombance.» Note 29: Dans la gastronomie anglaise, les diverses viandes sont quelquefois personnifiées. _A. M._ «Par saint Dunstan! répondit Gurth, tu me contes là de tristes vérités. À peine nous reste-t-il l'air que nous respirons, et je crois que les Normands ne nous l'ont laissé qu'après avoir bien hésité, et uniquement pour nous mettre en état de supporter les fardeaux dont ils écrasent nos épaules. Les meilleures viandes sont pour leur table, les plus belles filles pour leur couche, et nos plus braves jeunes gens vont, loin du sol natal, reformer leurs armées et blanchir de leurs os les terres étrangères. Il ne reste ici personne qui puisse ou veuille protéger le malheureux Saxon. Que le ciel bénisse notre maître Cedric! il s'est conduit en brave, en restant sur la brèche. Mais voilà Reginald Front-de-Boeuf qui arrive dans le pays en personne, et nous verrons tout à l'heure combien peu servira à Cedric la peine qu'il s'est donnée. Ici, ici! cria-t-il à son chien. Bien! Fangs, bien! mon garçon, tu as fait ton devoir. Voilà enfin tout le troupeau réuni, et tu les mènes comme il faut, mon garçon!» «Gurth, répliqua le bouffon, je vois que tu me crois un fou, sans quoi tu ne serais pas assez imprudent pour me mettre ta tête dans la gueule. Si je rapportais à Reginald Front-de-Boeuf ou à Philippe de Malvoisin un seul mot de ce que tu viens de dire, tu aurais parlé en traître contre les Normands, tu ne serais plus qu'un porcher réprouvé, et ton corps balancerait pendu à un de ces arbres, comme un épouvantail à quiconque oserait mal parler des nobles étrangers.»--«Chien que tu es, s'écria Gurth, est-ce que tu serais homme à me trahir après m'avoir si vivement excité à parler ainsi à mon détriment?» --«Te trahir! non; ce serait le trait d'un homme sensé: un fou ne sait pas se rendre de si bons services. Mais un instant: quelle est donc la compagnie qui nous arrive?» ajouta-t-il en prêtant l'oreille à un bruit lointain de chevaux et de cavaliers--«Je m'en inquiète peu,» dit Gurth qui avait rassemblé son troupeau, et qui, avec l'aide de Fangs, le faisait entrer dans une des longues avenues que nous avons essayé tout à l'heure de décrire. «Je veux voir qui sont ces cavaliers, dit Wamba; ils viennent peut-être du pays des fées, chargés d'un message du roi Oberon, de ce roi fameux par tant de prodiges inouïs.»--«Que la fièvre te gagne! s'écria Gurth: peux-tu parler de pareilles choses quand nous sommes menacés d'un orage terrible? N'entends-tu pas rouler le tonnerre à quelques milles de nous? N'as-tu pas aperçu cet éclair? Une pluie d'été commence, je n'en ai jamais vu tomber d'aussi grosses gouttes. Malgré le calme de l'air, les branches de ces grands chênes font un bruit qui annonce une tempête. Tu peux jouer le raisonnable, si tu le veux; crois-moi une fois, et hâtons-nous de rentrer avant le fort de l'orage, car cette nuit même sera terrible.» Wamba parut sentir la force de ce raisonnement, et accompagna son camarade, qui se mit en route après avoir ramassé un long bâton à deux bouts qu'il trouva sur son chemin; et ce nouvel Eumée marchait à grands pas dans l'avenue, chassant devant lui, à l'aide de Fangs, son discordant troupeau gorgé de fange et de glands. CHAPITRE II. «C'était un moine accompli en moinerie, un cavalier aimant la chasse et le gibier, un maître-homme bien fait pour être abbé; il tenait de superbes chevaux dans son écurie; et lorsqu'il chevauchait, toute la sonnerie de sa monture résonnait en plein air aussi haut que la cloche du couvent dont il était le supérieur, qualité en vertu de laquelle il gardait seul les clefs de la cave.» _Trad. de_ Chaucer. Nonobstant les exhortations et les gronderies de son compagnon, le bruit du pas des chevaux continuant à approcher, Wamba ne pouvait s'empêcher de ralentir occasionnellement sa marche, en saisissant tous les prétextes que la route lui offrait. Tantôt c'était pour cueillir dans le taillis quelques noisettes à demi mûres, tantôt pour parler à quelque jeune fille de campagne qu'ils rencontraient. La cavalcade ne tarda donc pas à les rejoindre. Elle était composée de dix personnes; les deux qui marchaient à leur tête semblaient des hommes de haut parage; les autres composaient leur suite. Il n'était pas difficile de reconnaître l'état et la condition de l'un de ces deux personnages. C'était évidemment un ecclésiastique d'un rang élevé; il portait l'habit de l'ordre de Cîteaux, mais d'une étoffe beaucoup plus fine que ne le permettait la règle de l'ordre; son manteau et son capuchon étaient du plus beau drap de Flandre, et formaient une draperie large et gracieuse autour de lui, malgré l'excès de son embonpoint. Il avait un extérieur agréable, qui n'annonçait pas plus le jeûne et les mortifications que ses vêtemens n'attestaient le mépris du luxe et de l'opulence mondaine. Ses traits pouvaient passer pour réguliers; mais de ses paupières baissées jaillissait fréquemment l'éclat d'un oeil épicurien qui trahissait un amateur de la bonne chère et des festins. Du reste, sa profession et son rang lui avaient appris à maîtriser l'expression d'une physionomie naturellement enjouée, à laquelle il savait donner à volonté un air de gravité solennelle. Malgré les règles de son couvent, les bulles du pape et les canons des conciles, les manches de ce dignitaire de l'Église étaient garnies de riches fourrures, son manteau était fixé autour de son cou par une agrafe d'or, et l'habit de son ordre décelait la même recherche qu'on remarque aujourd'hui dans le costume d'une séduisante quakeresse, qui, sans s'écarter de la mise ordinaire de sa secte, donne à sa simplicité, par le choix des étoffes et par la manière de les employer, une sorte de coquetterie fort analogue aux vanités du monde. Ce digne homme d'église montait une mule fringante, dont l'amble était le pas habituel; on l'avait magnifiquement harnachée, et sa bride était ornée de petites sonnettes d'argent, suivant la mode du jour. Sur sa magnifique selle, il n'avait rien de la gaucherie du cloître; il déployait l'aisance et les grâces d'un cavalier adroit et exercé. Il paraissait n'avoir pris que momentanément et pour la route une monture trop vulgaire pour lui, malgré son allure douce, car un frère lai, faisant partie de sa suite, conduisait par la bride un des plus beaux coursiers que l'Andalousie eût jamais vus naître, et que les marchands faisaient alors venir à grands frais et non sans quelques dangers, pour les vendre aux personnes riches et distinguées. La selle et la housse de ce superbe palefroi étaient couvertes d'un drap tombant presque jusqu'à terre, sur lequel on avait brodé des mitres, des crosses et d'autres emblèmes sacerdotaux. Un autre frère lai conduisait une mule chargée de bagages appartenant probablement à son supérieur, et deux moines de son ordre étaient à l'arrière-garde, riant, causant ensemble, et sans faire beaucoup d'attention aux autres membres de la cavalcade. Le compagnon du dignitaire ecclésiastique semblait un homme âgé de plus de quarante ans. Il était grand, sec, vigoureux, avec des formes athlétiques; mais les fatigues et les travaux qu'il avait endurés et qu'il semblait prêt à braver encore, l'avaient réduit à une maigreur extrême; ce qui rendait étonnamment saillantes les parties osseuses de son corps. Sa tête était parée d'une toque écarlate garnie de fourrures, pareille à celle que les Français appellent _mortier_, à cause de son analogie avec un mortier renversé. Rien n'empêchait donc de voir son visage, dont l'expression était calculée pour imprimer le respect, sinon la crainte, à des étrangers. Ses traits, fortement prononcés, avaient pris sous le soleil des tropiques une couleur basanée et presque aussi noire que le teint d'un nègre; on eût dit, lorsqu'il était calme, qu'ils sommeillaient après l'orage de sa passion; mais les veines gonflées de son front, la promptitude avec laquelle sa lèvre supérieure, couverte d'une moustache noire et épaisse, grimaçait à la moindre émotion, prouvaient assez qu'on pouvait aisément réveiller dans son coeur cet orage assoupi. Un seul regard de ses yeux noirs et perçans faisait deviner combien il avait surmonté d'obstacles et bravé de périls; il semblait même demander qu'on opposât quelque digue à ses volontés, pour le plaisir de la briser par de nouvelles démonstrations de force et de courage. Une profonde cicatrice au front prêtait à sa physionomie un air dur et farouche, et une expression sinistre à ses yeux, dont les rayons visuels, d'ailleurs très pénétrans, étaient légèrement obliques. L'habillement de dessus de ce personnage ressemblait à celui de son compagnon. C'était un long manteau de bénédictin, mais dont la couleur écarlate indiquait que celui qui le portait ne faisait partie d'aucun des quatre ordres réguliers. Sur l'épaule droite était taillée en drap blanc une croix d'une forme particulière. Ce premier vêtement cachait, ce qui d'abord paraissait peu en harmonie avec sa forme, une cotte de mailles avec des manches et des gantelets de même métal, aussi flexibles que s'ils eussent été travaillés au métier. Le devant de ses cuisses, où les plis de son manteau permettaient de les apercevoir, était protégé de la même manière; et de petites plaques d'acier, s'avançant l'une sur l'autre comme les écailles d'un reptile, couvraient ses genoux et ses jambes jusqu'aux chevilles pour compléter son armure défensive. Un long poignard à double tranchant, fixé à sa ceinture, était la seule arme offensive qu'il portât. Il montait une haquenée, afin de ménager son beau cheval de combat, qu'un écuyer conduisait par la bride, et qui était harnaché comme pour un jour de bataille, la tête protégée par un fronteau d'acier terminé en fer de pique. À un côté de la selle pendait une hache de guerre richement damasquinée, et à l'autre un casque orné de plumes, et une longue épée comme les chevaliers en avaient à cette époque. Un second écuyer portait la lance de son maître, à l'extrémité de laquelle se trouvait fixée une petite banderolle où était peinte une croix semblable à celle qui décorait le manteau. Il portait aussi un petit bouclier de forme triangulaire, assez large du haut pour défendre la poitrine, et diminuant graduellement des deux côtés pour former une pointe par le bas. Ce bouclier était couvert d'un drap écarlate, ce qui empêchait qu'on en pût lire la devise. Ces deux écuyers étaient suivis de deux autres. À leur peau basanée, à leurs turbans blancs, et à la forme orientale de leurs vêtemens, on devinait qu'ils étaient nés dans quelque région lointaine d'Asie. Tout l'extérieur du guerrier et de son escorte avait quelque chose d'exotique et d'étrange. Le costume des écuyers était également assez recherché, et les deux Orientaux avaient des bracelets, des colliers d'argent et des cercles du même métal autour des jambes, qui étaient nues depuis la cheville jusqu'au mollet, de même que leurs bras étaient découverts jusqu'au coude. Leurs habits de soie surchargés de broderies annonçaient la richesse et l'importance de leur maître, tout en formant un singulier contraste avec la simplicité de son costume guerrier. Leurs sabres à lame recourbée, à poignée damasquinée en or, pendaient à des baudriers aussi brodés en or, et garnis de poignards turcs d'un travail encore plus merveilleux. Chacun d'eux portait à l'arçon de sa selle un faisceau de javelines à pointe acérée, d'environ quatre pieds de longueur, arme alors en usage parmi les Sarrasins, et qu'on emploie encore dans l'Orient pour l'exercice martial connu sous le nom d'_El-Djerid_[30]. Note 30: L'exercice du _Djerid_ est un des plus chers amusemens des cavaliers turcs, lesquels s'y livrent tous les jours à midi dans les environs de Constantinople. A. M. Les chevaux de ces deux écuyers semblaient de race étrangère comme eux. Ils étaient sarrasins d'origine, conséquemment arabes. Leurs membres fins et délicats, leurs petits fanons, leur crinière déliée, et l'aisance de leurs mouvemens, contrastaient avec les chevaux puissans dont on soignait la race en Flandre et en Normandie, pour les hommes d'armes, dans le temps où ils se couvraient de la tête aux pieds d'une pesante armure en fer; ces coursiers orientaux près des coursiers normands pouvaient s'appeler une personnification du corps et de son ombre. Le singulier aspect d'une pareille cavalcade éveilla la curiosité non seulement de Wamba, mais de son compagnon, pourtant bien moins frivole. Il reconnut le moine pour le prieur de l'abbaye de Jorvaulx, fameux à plusieurs milles à la ronde comme aimant la chasse, la table, et, si la renommée n'exagérait point, d'autres plaisirs mondains bien plus incompatibles encore avec les voeux du cloître. Cependant les idées que l'on nourrissait sur la conduite du clergé, tant séculier que régulier, à cette époque, étaient si relâchées, que le prieur Aymer conservait une assez bonne réputation dans les environs de son abbaye. Son caractère franc et jovial, l'indulgence qu'il montrait pour tout ce que les grands appelaient des _peccadilles_, le faisaient accueillir près des nobles, grands et petits, et à plusieurs desquels il se trouvait allié, étant lui-même d'une famille distinguée d'origine normande. Les dames surtout n'étaient pas disposées à éplucher trop sévèrement la conduite d'un des plus chauds admirateurs de leurs charmes, et si habile à dissiper l'ennui qui ne réussissait que trop à s'introduire dans les salons et les bocages d'un château féodal. Aucun chasseur ne suivait le gibier plus vivement que le prieur, et il était connu pour avoir les faucons les mieux dressés et les lévriers les plus agiles de tout le North-Riding[31]; avantage qui contribuait à faire rechercher sa société par la jeune noblesse. Il avait un autre rôle à jouer auprès des vieillards, et il s'en acquittait à merveille dans l'occasion. Ses connaissances très superficielles en littérature lui suffisaient pour imprimer à l'ignorance un profond respect; sa science prétendue, la gravité de son air et de ses discours, le ton imposant qu'il prenait en parlant de l'autorité de l'Église et du sacerdoce, donnaient presque lieu de croire à sa sainteté. Même le bas peuple, qui souvent critique le plus sévèrement la conduite de ses supérieurs, couvrait du voile de l'indulgence les faiblesses du prieur Aymer. Il était charitable, et la charité rachète une foule de péchés, dans un autre sens que ne le dit l'Écriture. Les revenus de l'abbaye, dont une grande partie se trouvait à sa disposition, en lui donnant les moyens de fournir à ses dépenses personnelles, qui étaient considérables, lui permettaient encore de faire participer à ses largesses les paysans, et de soulager quelquefois la détresse du pauvre. Si le prieur Aymer restait le dernier à table, et passait plus de temps à la chasse qu'à l'église; si on le voyait rentrer dans l'abbaye à la pointe du jour, par une porte de derrière, après avoir passé la nuit à quelque rendez-vous galant, on se contentait de hausser les épaules, et l'on s'habituait à ses désordres en songeant que la plupart de ses confrères en faisaient davantage, sans avoir les mêmes droits à l'indulgence du peuple. La personne et le caractère du prieur Aymer étaient donc choses très familières pour nos deux serfs saxons, qui le saluèrent avec respect, et qui reçurent en retour son «_Benedicite, mes filz_.» Note 31: District du comté d'York. A. M. L'air étrange de son compagnon et de sa suite redoublait la surprise de Gurth et de Wamba; et à peine firent-ils attention à ce que disait le prieur de l'abbaye de Jorvaulx, quand il demanda s'il y avait dans le voisinage quelque maison où ils pussent trouver un asile, tant ils étaient frappés de la tournure moitié militaire, moitié monastique, de l'étranger basané, et de l'accoutrement de ses deux écuyers orientaux, ainsi que des armes qu'ils portaient. Il est probable aussi que la langue dans laquelle la bénédiction fut donnée sonna mal aux oreilles saxonnes, quoique sans doute elle ne leur parût pas entièrement intelligible. «Je vous demande, mes enfans, dit le prieur en élevant la voix et en employant la langue française ou l'idiome composé de normand et de saxon; je vous demande s'il y a dans les environs quelque brave homme qui, par amour pour Dieu et par dévotion pour notre sainte mère l'Église, voudra donner ce soir l'hospitalité et des rafraîchissemens à deux de leurs plus humbles serviteurs.» Il s'exprimait ici d'un ton qui ne s'accordait guère avec les expressions modestes dont il avait jugé à propos de se servir. «Deux des plus humbles serviteurs de la mère l'Église!» répéta Wamba en lui-même; car, tout fou qu'il était, il eut soin de ne pas faire cette réflexion assez haut pour être entendu. «Je voudrais bien savoir comment sont faits leurs principaux conseillers, leurs sénéchaux, leurs sommeliers!» Après ce commentaire d'intuition, en quelque sorte, sur la demande du prieur, il leva les yeux vers lui, et répondit ainsi à sa question: «Si les révérends désirent bonne chère et bon gîte, ils trouveront à quelques milles d'ici le prieuré de Brinxworth, où leur qualité ne peut que leur assurer la meilleure réception; s'ils préfèrent consacrer une partie de la soirée à la pénitence, ils n'ont qu'à prendre ce sentier, qui mène à l'ermitage de Copmanhurst, où un pieux anachorète leur accordera sans doute un abri dans sa grotte et le secours de ses prières.»--«Mon brave ami, dit le prieur en secouant la tête à ces deux indications, si le bruit continuel des clochettes qui garnissent ton bonnet ne t'avait troublé l'esprit, tu saurais que _clericus clericum non decimat_, c'est-à-dire que les gens d'église n'invoquent pas l'hospitalité les uns des autres, et préfèrent la demander aux laïques, pour leur fournir l'occasion de servir Dieu en honorant et secourant ses humbles serviteurs.» «Il est vrai, dit Wamba, que, tout âne que je sois, je n'ai pas moins l'honneur de porter des clochettes comme la mule de votre Révérence. Cependant, si je ne me trompe, la charité de notre mère la sainte Église et de ses serviteurs pourrait fort bien, comme toute autre charité, commencer par s'exercer sur elle-même.» «Trêve à ton insolence, coquin! dit le compagnon du prieur en l'interrompant d'une voix haute et fière; et dis-nous quel chemin nous devons prendre pour aller chez..... Comment appelez-vous votre franklin, prieur Aymer?»--«Cedric le Saxon, répondit le prieur. Dis-moi, mon ami, sommes-nous près de sa demeure? peux-tu nous en montrer la route?»--«La route n'en est pas facile à trouver, répondit Gurth, rompant le silence pour la première fois; et la famille de Cedric se couche de très bonne heure.» «Belle raison! dit le second voyageur: elle sera trop honorée de se lever pour des voyageurs tels que nous, qui ne nous abaissons pas à réclamer une hospitalité que nous aurions droit d'exiger.»--«Je ne sais, répondit Gurth d'un ton d'humeur, si te devrais indiquer le chemin du château de mon maître à des gens qui exigent comme un droit d'asile ce que tant d'autres veulent bien demander comme une faveur.»--«Oses-tu disputer avec moi, vilain serf,» s'écria le chevalier; et, donnant à son cheval un coup d'éperon, il lui fit faire volte-face, et s'avança vers Gurth en levant la baguette qui lui servait de fouet pour le châtier. Gurth, sans reculer d'un pas, osa le regarder d'un air farouche et courroucé, et porta la main sur son couteau de chasse; mais le prieur empêcha la querelle en poussant vite sa mule entre son compagnon et le gardien des pourceaux de Cedric. «De par sainte Marie! frère Brian, il ne faut pas vous imaginer que vous soyez ici en Palestine, au milieu des Turcs et des Sarrasins, des païens et des infidèles. Nous autres insulaires, nous n'aimons pas les coups, excepté ceux de la sainte Église, qui châtie ceux qu'elle aime. Allons, mon brave, dit-il en s'adressant à Wamba, et en appuyant l'éloquence de ses discours d'une pièce de monnaie, dis-moi le chemin de la demeure de Cedric le Saxon: tu ne peux l'ignorer, et c'est un devoir de guider le voyageur égaré, quand même il serait d'un rang moins respectable que le nôtre.»--«Sans mentir, mon vénérable père, la tête sarrasine de votre très révérend compagnon a tellement effrayé la mienne, qu'elle m'a fait oublier ce chemin. Je doute que je puisse moi-même y arriver ce soir.»--«Allons, allons, dit le prieur, tu peux nous le dire si tu le veux. Ce digne frère a passé toute sa vie à combattre les Sarrasins pour recouvrer le saint Sépulcre: il est de Tordre des chevaliers du Temple, dont tu peux avoir entendu parler, et moitié moine, moitié soldat[32].» Note 32: Il existe encore dans la Grande-Bretagne beaucoup de vieux monumens de l'ordre de ces templiers qui échappèrent aux bûchers où périt leur grand-maître Jacques de Molay. A. M. «S'il n'est qu'à moitié moine, dit le bouffon, il ne devrait pas être entièrement déraisonnable envers ceux qui se trouvent sur son chemin, quand même ils ne se presseraient pas de répondre à des questions qui ne les concernent point.»--«Je te pardonne ta saillie, répliqua le prieur, mais à la condition que tu m'indiqueras le chemin de la maison de Cedric.»--«Eh bien donc, répondit Wamba, suivez cette avenue jusqu'à un endroit qu'on appelle la Croix-Renversée; vous la verrez par terre, il n'y a plus que le piédestal qui soit debout. Alors prenez la route à votre gauche, car il y en a quatre qui se croisent à la Croix-Renversée. J'espère que vos Révérences y arriveront avant l'orage qui nous menace.» Le prieur les remercia, et les cavaliers, piquant des deux, partirent avec l'empressement de tous voyageurs qui veulent gagner leur gîte avant la nuit qui annonce mauvais temps. «En suivant le chemin que tu leur as sagement indiqué, dit Gurth à son compagnon dès que le bruit des chevaux cessa de se faire entendre, les révérends pères auront bien du bonheur s'ils arrivent cette nuit à Rotherwood.»--«Il est vrai, dit le bouffon; mais ils peuvent arriver à Sheffield, et cet endroit en vaut un autre. Je suis trop bon chasseur pour montrer au chien la retraite du lièvre quand je ne veux pas qu'il l'attrape.»--«Tu as raison, je serais fâché que ce prieur vît Rowena; et il serait possible que Cedric se prît de querelle avec ce moine-soldat, ce qui serait encore bien plus désagréable. Mais, en bons serviteurs, nous devons tout voir, tout entendre, et ne rien dire.» Revenons à nos voyageurs, qui eurent bientôt laissé loin derrière eux les deux serfs, et qui maintenant causaient ensemble en français-normand, langue dont se servaient ordinairement les classes supérieures, à l'exception d'un petit nombre d'individus encore fiers de leur origine saxonne. «Que signifie l'insolence de ces drôles, dit le templier, et pourquoi m'avez-vous empêché de la punir?»--«L'un d'eux est un paillasse, frère Brian, répondit le prieur: comment voulez-vous exiger d'un fou des réponses sensées? L'autre est de cette race fière, sauvage et intraitable, de Saxons, dont le suprême plaisir est de montrer par tous les moyens la haine qu'ils gardent à leurs vainqueurs.»--«Je lui aurais bien vite appris la courtoisie à force de coups, s'écria Brian. Je suis accoutumé à de pareils caractères. Nos captifs turcs sont aussi fiers, aussi indomptables qu'Odin lui-même pourrait l'être; mais il leur suffit de deux mois passés dans ma maison, sous la discipline du gouverneur de mes esclaves, pour devenir humbles, soumis, dociles et obéissans. Corbleu! sire prieur, il faut prendre garde au poison et au poignard, car ils y ont recours dès que vous leur en laissez l'occasion.»--«Oui, reprit le prieur, mais chaque pays a ses moeurs et ses usages; et battre cet homme eût été un mauvais moyen de le forcer à nous indiquer le chemin qui conduit à la demeure de son maître; et quand même nous y serions parvenus, c'en eût été assez pour irriter contre vous Cedric. Je vous l'ai dit, ce franklin est dur et superbe, d'un caractère altier et susceptible. Ennemi de la noblesse, il l'est même de ses voisins, Reginald Front-de-Boeuf et Philippe de Malvoisin, qui ne sont nullement des bambins au combat. Il défend avec tant de fermeté les priviléges de sa race, il est si fier de descendre directement d'Hereward, fameux champion de l'Heptarchie, qu'on l'appelle généralement _Cedric-le-Saxon_; et il se glorifie de devoir son origine à un peuple d'où beaucoup d'autres s'efforcent de cacher qu'ils viennent, de peur d'éprouver les effets du _væ victis!_ malheur aux vaincus!» «Prieur Aymer, dit le templier, vous êtes un homme à bonnes fortunes, connaisseur en beauté, et tout aussi expert qu'un troubadour en matière de galanterie; mais il faudra que cette Rowena célèbre ait des attraits bien séduisans, si vous voulez que je prenne assez d'empire sur moi-même, et m'arme d'assez de patience pour obtenir les bonnes grâces de son père, ce rustre séditieux tel que vous me le dépeignez.»--«Cedric n'est pas son père, reprit le prieur; les aïeux de Rowena sont plus illustres que ceux même dont il prétend venir; et si elle lui est unie par les liens du sang, c'est à un degré très éloigné. Il est son tuteur, et c'est lui-même, je crois, qui s'est arrogé ce titre; mais sa pupille lui est aussi chère que si elle était sa propre fille. Quant à la beauté de Rowena, vous pourrez bientôt en juger par vous-même; et, si les grâces de sa personne, si l'expression douce et majestueuse de son regard ne vous font pas oublier les jeunes filles aux cheveux noirs de la Palestine et les houris du paradis de Mahomet, je suis un infidèle, et non un véritable enfant de l'Église.»--«Si les attraits de votre belle, dit le templier, ne répondent pas à l'idée que vous en donnez, vous vous rappelez notre gageure.»--«Mon collier d'or est à vous, je le sais; mais dans le cas contraire je reçois dix bottes de vin de Chio, et je suis aussi certain de les tenir que si elles étaient déjà dans les caves du couvent, sous les clefs du vieux Denis le cellerier.» «N'allez pas oublier que vous m'avez fait juge de notre débat, et que, pour perdre, il faut que j'avoue que depuis la Pentecôte de l'an passé je n'ai pas vu de beauté aussi parfaite. Ce sont là nos conditions, n'est-ce pas? Mon cher prieur, votre collier d'or court de grands risques, je vous assure, et je le porterai autour du cou dans la lice qui va s'ouvrir à Ashby-de-la-Zouche.» «Gagnez tout comme il vous plaira, dit le prieur; j'espère seulement que vous répondrez en chevalier et en chrétien. Mais, mon frère, en attendant, suivez mon avis; prenez, croyez-moi, un ton un peu plus civil que ne vous y ont accoutumé vos habitudes de commandement sur les captifs et les esclaves de l'Orient. Cedric le Saxon, s'il était offensé, et il s'offense très aisément, est un homme qui, malgré votre titre de chevalier, la gravité de mes fonctions et la sainteté de notre ministère, nous éconduirait de sa maison à l'instant même, et nous enverrait coucher à la belle étoile quand même il serait minuit. Faites attention aussi à la manière dont vous regarderez la belle Rowena, qu'il surveille avec le soin le plus jaloux. S'il concevait la moindre alarme de ce côté, nous sommes perdus. On dit qu'il a banni de chez lui son fils unique pour avoir levé un regard affectueux sur cette beauté, qu'on peut, dit-on, adorer de loin, mais dont il ne faut approcher qu'avec les mêmes sentimens qui nous amènent devant l'image de la sainte Vierge.» «À merveille! vous en avez dit assez, répondit le templier, je veux toute une soirée me conduire avec autant de réserve et de modestie qu'une jeune fille; mais elle est futile, la crainte dont vous êtes travaillé que Cedric ne nous chasse de chez lui. Mes écuyers et moi, avec Hamet et Abdalla, nous saurons bien vous épargner cette humiliation. Ne doutez pas que nous ne soyons assez forts pour nous maintenir dans notre logement.»--«N'amenons pas les choses à ce point, dit le prieur. Mais voici la croix renversée dont ce fou nous parlait; et la nuit est si obscure, que nous pouvons à peine voir quelle route il nous faut suivre. Il nous a dit, je crois, de tourner à gauche.»--«Non, à droite, dit Brian; je m'en souviens parfaitement.» --«Pardon, c'était à gauche; il nous montra la direction de la route avec le bout de son épée de bois.»--«Oui, répondit le templier; mais il tenait son épée de la main gauche, et il en dirigea la pointe de ce côté, en indiquant la droite.» Et l'un et l'autre soutenait son opinion avec un égal entêtement, comme c'est l'usage en pareil cas. On consulta les gens de la suite; mais aucun n'avait été assez près pour entendre Wamba. À la fin, Brian s'écria, étonné de ne l'avoir pas remarqué plus tôt: «Eh mais! ne vois-je pas quelqu'un endormi ou peut-être étendu mort au pied de cette croix? Hugo, remue donc un peu ce corps avec le bout de ta lance?» Hugo n'eut pas plutôt obéi qu'un homme se leva, et s'écria en bon français: «Qui que tu sois, comment peux-tu être assez discourtois pour venir troubler ainsi mes pensées?»--«Nous voulions seulement, répondit le prieur, vous demander la route qui conduit à Rotherwood, où demeure Cedric le Saxon.»--«J'y vais moi-même, reprit l'étranger; et si j'avais un cheval je vous servirais de guide; car il faut prendre beaucoup de détours, et le chemin n'est pas aisé à tenir, quoiqu'il me soit parfaitement connu.»--«Vous obtiendrez tout à la fois et nos remercîmens et une bonne récompense, mon ami, dit le prieur, si vous voulez nous conduire en sûreté à la maison de Cedric.» Et il ordonna à l'un des gens de sa suite de monter son cheval de main, et de donner le sien à l'étranger qui devait leur servir de guide. Celui-ci prit une route opposée à celle que Wamba leur avait indiquée pour les égarer. Le sentier s'enfonça de plus en plus dans la forêt; il était traversé par de larges ruisseaux d'un accès dangereux, à cause des marécages qui les entouraient. Mais l'étranger savait comme par instinct les passages les plus sûrs et les plus directs; les voyageurs gagnèrent bientôt une avenue plus grande qu'aucune de celles qu'ils eussent encore suivies, et au bout de laquelle s'élevait un bâtiment vaste et irrégulier; l'étranger le montra au prieur, en disant: «Voilà Rotherwood, la demeure de Cedric le Saxon.» Cela fut une nouvelle bien agréable pour Aymer, qui n'était pas encore très aguerri, et qui sur la route, en traversant des marais dangereux, avait éprouvé tant d'agitation et d'alarmes, qu'il n'avait pas encore eu la curiosité d'adresser à son guide une seule question. Se trouvant alors plus à son aise, et ne voyant plus qu'une belle avenue a franchir, il se mit à l'interroger, en lui demandant d'abord qui il était. «Je suis un pèlerin, et j'arrive de la Terre-Sainte.»--«Vous auriez mieux fait d'y rester et d'y combattre pour la délivrance du saint Sépulcre, dit le templier.»--«Il est vrai, noble chevalier, répondit le pèlerin, à qui le templier ne semblait pas inconnu; mais lorsque ceux qui se sont engagés par serment à délivrer la Cité sainte voyagent loin du lieu où les appelle leur devoir, y a-t-il de quoi s'étonner qu'un humble paysan comme moi, ami de la paix, suive leur exemple?» Le templier allait lui faire une aigre réponse; mais il en fut empêché par le prieur, qui exprima de nouveau son étonnement que leur guide, après une si longue absence, connût si bien tous les détours de la foret. «Je naquis dans ces lieux», répondit celui-ci; et, comme il disait ces mots, ils arrivèrent devant la demeure de Cedric. C'était un bâtiment informe, avec plusieurs grandes cours, occupant une partie considérable de terrain, et qui, tout en laissant croire que celui qui l'habitait était un homme riche, ne ressemblait en rien à ces châteaux flanqués de tours, dans lesquels se tenait la noblesse normande, châteaux devenus le type universel d'architecture en Angleterre. Cependant Rotherwood n'était pas sans quelques fortifications; dans ces temps de trouble et de désordre, aucune maison n'aurait pu l'être sans courir le risque d'être pillée et brûlée en moins d'un jour. Un fossé profond qu'une source voisine remplissait d'eau entourait l'édifice; une double palissade, composée de pieux pointus tirés de la forêt voisine, en défendait les bords. Du coté de l'ouest, il existait une ouverture dans la palissade et un pont-levis sur le fossé; c'était une des entrées, que prolongeaient des angles saillans, d'où, en cas de besoin, des archers et des frondeurs pouvaient défendre le passage. Le templier s'arrêta devant la porte, et sonna fortement du cor; car la pluie, qui menaçait depuis long-temps nos voyageurs fatigués, commençait alors à tomber par torrens. CHAPITRE III. «Alors (triste consolation!) de cette côte aride et froide qui entend mugir la mer du Nord, vint le Saxon robuste, au teint vermeil, aux cheveux blonds et aux yeux bleus.» _Trad. de_ Thompson. Dans une salle dont le plafond très bas était en grande disproportion avec sa largeur et sa longueur extrêmes, on avait disposé, pour le repas du soir de Cedric le Saxon, une longue table faite de planches fournies par les gros chênes de la forêt, et qui avaient à peine reçu un premier poli. Le toit, formé par des poutres et des solives, ne mettait à l'abri des intempéries de l'air qu'au moyen des lattes et du chaume qui en composaient la couverture. A chaque bout de cet appartement était une grande cheminée si grossièrement construite qu'il s'échappait au moins autant de fumée dans la chambre qu'il en sortait par le tuyau. Cette vapeur continuelle avait donné une espèce de vernis aux poutres et aux solives en les incrustant d'une couche noire de suie. Des instrumens de guerre et de chasse pendaient le long des murs. De grandes portes placées à chaque angle conduisaient dans les autres pièces de ce vaste bâtiment. Toutes ces pièces à l'envi participaient de la grossière simplicité des temps saxons, et Cedric était fier de la perpétuer. Le plancher était un mélange de terre et de chaux, bien battu et endurci, comme est encore assez souvent celui des granges de nos campagnes. Dans le quart de la longueur de cette salle, il était plus élevé d'environ six pouces, et cet espace, qu'on appelait le _dais_, était réservé aux principaux membres de la famille et aux visiteurs de distinction. Une table richement couverte d'un drap d'écarlate était dans ce dessein placée transversalement sur cette estrade ou plate-forme; et du milieu de cette table en partait une plus longue, plus étroite et moins somptueusement couverte, où se plaçaient, pour prendre leur repas, les inférieurs et les domestiques de la maison. La réunion de ces deux tables avait la forme de la lettre T, ou de ces anciennes tables à dîner que l'on voit encore dans les anciens colléges d'Oxford et de Cambridge. Des chaises et des fauteuils massifs, en bois de chêne sculpté, étaient placés autour du dais, qui était couvert d'un poêle de drap destiné à mettre les dignitaires à l'abri de la pluie, qui pénétrait quelquefois à travers le toit mal construit. Les murailles de cette partie de la salle, c'est-à-dire aussi loin que le dais s'étendait, étaient garnies de tapisseries, et sur le plancher se développait un tapis sur lequel on remarquait des essais de broderie dont le principal mérite était le brillant des couleurs. Les murs de la partie inférieure étaient nus, la table n'était pas décorée, le toit n'existait pas, rien n'empêchait la pluie de tomber sur la tête des convives; et des bancs lourds et grossiers tenaient lieu de chaises. Au centre de la table d'honneur étaient placés deux fauteuils plus élevés que les autres, pour le maître et la maîtresse de la maison, qui présidaient au banquet hospitalier, et qui, à ce titre, se nommaient en Saxon les _distributeurs du pain_. À chacun de ces fauteuils était attaché un marche-pied curieusement sculpté et orné de marqueterie en ivoire. Les autres siéges n'avaient pas cette marque distinctive. Cedric le Saxon occupait déjà sa place ordinaire; et, bien qu'il n'eût que le rang de thane ou de franklin, comme l'appelaient les Normands, ce simple noble était aussi impatient de ne pas voir arriver son souper, que pourrait l'être un alderman des anciens temps ou des siècles modernes. Il suffisait de voir la physionomie du maître du château pour le juger d'un caractère franc, mais vif et impétueux. Il était de moyenne taille; il avait néanmoins les épaules larges, les bras longs, les membres vigoureux, et tout en lui annonçait un homme accoutumé aux fatigues de la guerre ou de la chasse. Sur sa figure ouverte éclataient de grands yeux bleus, de belles dents, et ses traits annonçaient une sorte de bonne humeur qui accompagne souvent la vivacité et la brusquerie. Ses regards exprimaient l'orgueil et la méfiance, car il avait passé sa vie à défendre des droits toujours menacés, et son caractère fier, vif et résolu avait sans cesse été sur le qui-vive, par suite des circonstances où il s'était trouvé. Ses longs cheveux blonds, partagés sur le milieu de sa tête, descendaient des deux côtés sur ses épaules; ils grisonnaient à peine, quoiqu'il fût près de sa soixantième année. Il était couvert d'une tunique verte dont le collet et les manches étaient garnis d'une espèce de fourrure grise d'une qualité au dessous de l'hermine, et qui était, à ce que l'on croit, la peau de l'écureuil blanc. Ce vêtement couvrait un justaucorps non boutonné, de drap écarlate, et il avait un haut-de-chausses de même étoffe, mais qui ne descendait que jusqu'au bas des cuisses, laissant le genou à découvert. Il portait des sandales comme celles des paysans, quoique de matériaux plus précieux, et attachées par devant avec des agrafes d'or. Des bracelets et un collier de même métal ornaient ses bras et son cou. Un ceinturon enrichi de pierres précieuses soutenait une courte épée pointue et a deux tranchans, suspendue perpendiculairement à son côté. Au dos de son fauteuil était fixé un manteau de drap écarlate bordé de fourrure, et une toque semblable complétait le costume du thane quand il voulait sortir. Derrière le même fauteuil était appuyée une courte javeline garnie d'une pomme d'acier brillant, et qui lui servait d'arme ou de canne au besoin. Plusieurs valets, dont les vêtemens tenaient le milieu entre l'opulence de leur maître et la simplicité de Gurth, le gardien des pourceaux, épiaient le moindre geste du dignitaire saxon, et étaient toujours prêts à exécuter ses ordres. Deux ou trois d'entre eux, plus élevés en fonction que les autres, se tenaient derrière Cedric, sous le dais; le reste occupait la partie inférieure de la salle. On y remarquait aussi d'autres commensaux d'une espèce différente: deux ou trois grands lévriers, qu'on employait alors pour chasser le cerf et le loup; autant de chiens d'arrêt, à gros cou, à grosse tête, à longues oreilles, et deux chiens de plus petite espèce, nommés bassets. Tous attendaient avec impatience l'arrivée du souper; mais, avec ce tact particulier à la race canine, ils se gardaient bien d'interrompre le grave silence de leur maître, qui d'ailleurs les tenait en respect par une baguette blanche placée à côté de son assiette, et qui servait à repousser les avances de la gent quadrupède quand elle devenait un peu trop familière. Un vieux chien-loup seulement, prenant les libertés d'un serviteur favori, était couché près du fauteuil de son maître, et appelait de temps en temps son attention, en plaçant la tête sur ses genoux ou le museau sur sa main. Mais il n'obtenait que ces mots pour réponse: «À bas, Balder, à bas! je ne suis pas en humeur de jouer.» Effectivement, Cedric ne se trouvait pas dans une situation d'esprit fort tranquille. Lady Rowena, qui avait été entendre l'office du soir dans une église assez éloignée, venait seulement de rentrer, et changeait ses vêtemens trempés de pluie. On n'avait pas encore de nouvelles de Gurth et de ses pourceaux, qui, depuis long-temps, auraient dû être de retour de la foret, et les propriétés étaient alors si peu respectées, qu'il était possible d'attribuer ce retard aux déprédations des outlaws dont les bois environnans étaient remplis, ou à la violence de quelqu'un des barons du voisinage, dont la force ne respectait pas davantage le bien d'autrui. La chose était assez importante, car une grande partie de la richesse des propriétaires saxons consistait en pourceaux, surtout près des forêts, où les chênes fournissaient une nourriture copieuse. Outre ces motifs d'inquiétude, le thane saxon était impatient de voir son fou Wamba, dont les facéties assaisonnaient ses repas avec les bonnes rasades qui venaient les fortifier. Ajoutez que Cedric n'avait rien mangé depuis midi, et que l'heure accoutumée de son souper était passée depuis long-temps: sujet de mécontentement très ordinaire aux gentilshommes campagnards, en ce temp-là comme de nos jours. Il n'exprimait pourtant son déplaisir que par quelques mots entrecoupés, que tantôt il se disait à demi-voix, et que tantôt il adressait aux serviteurs qui l'entouraient, particulièrement à son échanson, qui fréquemment lui présentait une coupe remplie de vin, en manière de potion calmante. «Pourquoi donc lady Rowena ne vient-elle point? s'écria-t-il.»--«Elle n'a plus qu'à changer de coiffure, répondit une suivante avec la même assurance qu'une femme de chambre moderne qui parle au maître de la maison. Voudriez-vous qu'elle vînt souper en cornette de nuit? Nulle dame dans tout le comté n'est plus expéditive à s'habiller que ma maîtresse. Cet argument sans réplique amena une sorte d'acquiescement de la part du thane saxon, qui ajouta: «J'espère que sa dévotion lui fera choisir un plus beau temps la première fois qu'elle ira à l'église de Saint-Jean. Mais, de par tous les diables, reprit-il en se tournant vers son échanson, et en haussant la voix, comme s'il eût trouvé quelqu'un sur lequel il pût à son aise décharger sa bile, quel motif peut retenir Gurth si tard dans les champs? Je crains qu'il n'ait à nous rendre un mauvais compte de son troupeau. C'est pourtant un serviteur exact et fidèle, et je le destinais à quelque chose de mieux. J'en aurais peut-être fait un de mes gardes.»--«Il n'y a pas encore une heure qu'on a sonné le _couvre-feu_[33], répondit humblement l'échanson.» C'était bien mal s'y prendre pour excuser son camarade: aussi le maître n'en devint-il que plus courroucé. Note 33: D'après une ordonnance de Guillaume-le-Conquérant, tous les soirs à huit heures une cloche sonnait le couvre-feu, et chacun était forcé d'éteindre alors son feu et ses lumières. Cet usage, que Guillaume avait importé du continent, fut pour les insulaires un nouveau genre de servitude. A. M. «Au diable soit le couvre-feu! s'écria-t-il; au diable le tyran bâtard qui l'a inventé, et l'esclave sans coeur dont la langue saxonne fait entendre ce mot aux oreilles d'un Saxon! Le couvre-feu! ajouta-t-il après une pause, le couvre-feu! qui oblige de braves gens à éteindre leur feu et leurs lumières, afin que les voleurs et les brigands puissent travailler plus à l'aise dans les ténèbres! Réginald Front-de-Boeuf et Philippe de Malvoisin savent profiter du couvre-feu, aussi bien que Guillaume le bâtard lui-même, ou qu'aucun des aventuriers normands qui prirent leur part de la bataille à Hastings. Je m'attends à apprendre que mes troupeaux ont été enlevés par quelques bandits normands qui n'ont d'autres ressources que le vol et le pillage, et qui auront tué mon fidèle esclave. Et Wamba? où est Wamba? quelqu'un ne m'a-t-il pas dit qu'il était parti avec Gurth?» Oswald répondit affirmativement. «De mieux en mieux! on aura emmené le fou saxon pour lui donner un maître normand. En vérité, nous sommes tous des imbécilles de leur obéir, et nous méritons bien plus d'en être méprisés que si la nature ne nous avait réparti qu'une demi-dose de sens commun. Mais je me vengerai, ajouta-t-il en sautant de son fauteuil avec colère, et en saisissant sa javeline; je porterai ma plainte au grand-conseil. J'ai des amis, des vassaux; j'appellerai le Normand en défi, corps à corps. Qu'il vienne avec sa cotte de mailles, son casque de fer, et tout ce qui peut donner de la hardiesse à un lâche; cette javeline a percé des planches plus épaisses que trois de leurs boucliers. Ils me croient vieux, sans doute; mais, seul et sans enfans comme je le suis, ils verront que le sang d'Hereward coule encore dans les veines de Cedric. Ah! Wilfred, Wilfred, ajouta-t-il en baissant la voix, si tu avais pu vaincre ta passion imprudente, ton père n'aurait pas été abandonné, à son âge, comme le chêne solitaire qui présente ses rameaux isolés et sans appui à la fureur des ouragans.» Cette réflexion changea sa colère en tristesse. Remettant sa javeline à sa place, il se rassit dans son fauteuil, et parut se livrer à des pensées mélancoliques. Soudain il fut tiré de sa rêverie par le son d'un cor, auquel répondirent aussitôt les aboiemens de tous les chiens qui étaient dans la salle ou dans les autres parties de la demeure saxonne. Il fallut la baguette blanche de Cedric, jointe aux efforts des domestiques, pour imposer silence à cette clameur canine. «Courez à la porte, valets, s'écria le Saxon dès que le tumulte lui permit de faire entendre sa voix, et qu'on sache quelles nouvelles nous arrivent. J'appréhende l'annonce de quelque pillage, de quelque brigandage commis sur mes terres.» Au bout de trois minutes, un de ses gardes vint lui apprendre qu'Aymer, prieur de Jorvaulx, et le chevalier Brian de Bois-Guilbert, commandeur de l'ordre vénérable des templiers, avec une suite peu nombreuse, lui demandaient l'hospitalité pour cette nuit, se rendant au tournoi qui devait avoir lieu le surlendemain à peu de distance d'Ashby-de-la-Zouche. «Le prieur Aymer! Brian de Bois-Guilbert!» murmura Cedric, «Normands tous deux! Mais n'importe; Normands ou Saxons, jamais l'hospitalité ne sera déniée au manoir de Rotherwood. Du moment qu'ils l'ont choisi pour halte, ils sont les bien-venus. Ils eussent pourtant mieux fait de passer leur chemin. Ce n'est pas que je regrette de les nourrir et de les héberger pour une nuit; du reste, en leur qualité d'hôtes, même des Normands doivent abjurer leur insolence. Hundebert, dit-il à une espèce de majordome qui se tenait derrière lui une baguette blanche à la main, prenez six hommes avec vous, et introduisez les étrangers dans la partie du château destinée aux hôtes; faites mettre leurs chevaux et leurs mules dans mes écuries, et veillez à ce que leur suite ne manque de rien; qu'ils aient d'autres vêtemens, s'ils veulent en changer; du feu dans leurs appartemens, et de l'ale et du vin; dites aux cuisiniers d'ajouter au souper tout ce qu'il sera possible, et qu'on serve dès que ces étrangers seront prêts à se mettre à table. Ayez soin de dire également à ces nouveaux hôtes que Cedric aurait été leur déclarer lui-même qu'ils sont les bien-venus dans son château, s'il n'avait juré de ne jamais faire plus de trois pas au delà de son dais pour aller à la rencontre de quiconque n'est pas du sang royal saxon. Allez, n'oubliez rien, et qu'ils ne puissent pas dire dans leur orgueil que le rustaud de Saxon ne leur a offert que pauvreté et avarice.» Le majordome partit avec quelques autres domestiques pour remplir les volontés de son maître. «Le prieur Aymer!» répéta Cedric en se tournant vers Oswald; «c'est, si je ne me trompe, le frère de Giles de Mauleverer, aujourd'hui lord de Middleham.» Oswald fit un signe affirmatif d'un air respectueux. «Son frère, ajouta le Saxon, occupe la place et usurpe le patrimoine d'une meilleure race, de celle d'Ulfgard de Middleham. Mais quel est le Normand qui ne fait pas de même? Ce prieur est, dit-on, un prêtre jovial, plus ami de la bouteille et du cor de chasse que des cloches et du bréviaire. Allons, qu'il vienne, il sera le bien-venu. Et le templier, comment l'appelez-vous?»--«Brian de Bois-Guilbert.» «Bois-Guilbert!» dit Cedric à voix basse, et sur le ton d'un homme qui, accoutumé à vivre parmi des inférieurs, semble plus volontiers s'adresser la parole à lui-même. «Bois-Guilbert! ce nom est connu au loin sous de bons et de mauvais rapports. Ce chevalier passe pour aussi vaillant que le plus brave de son ordre, mais il ne lui manque aucun des vices de ses confrères, orgueil, arrogance, cruauté, débauches; il a le coeur dur, ne craint ni ne respecte rien sur terre; voilà ce que disent le peu de guerriers revenus de la Palestine[34]. Mais ce n'est que pour une nuit: il sera bien reçu également. Oswald, perce un tonneau de vin vieux, prépare le meilleur hydromel, le cidre le plus mousseux, le morat et le pigment[35] le plus exquis. Mets sur la table les plus grandes coupes; les templiers et les prieurs aiment le bon vin et la bonne mesure. Et vous, Elgitha, dites à Rowena de ne pas venir au banquet, à moins qu'elle ne le désire. Note 34: C'étaient les ennemis des templiers, comme l'ont été depuis tous les moines, historiens de ces derniers, dont Walter Scott fait des ivrognes, quand leur boisson était de l'eau. A. M. Note 35: Le morat était une boisson composée de jus de mûres et de miel; le pigment était une liqueur douce, composée de vin, de miel et de différentes épices. A. M. «Elle le désirera bien certainement, répondit Elgitha sans hésiter; car elle sera charmée d'entendre des nouvelles de la Palestine.» Cedric lança à l'espiègle suivante un regard de mécontentement; mais Rowena et tout ce qui lui appartenait jouissait du privilége d'être toujours à l'abri de sa colère. «Silence! dit-il seulement; apprenez, petite fille, la discrétion à votre langue. Portez mon message à votre maîtresse, et qu'elle fasse ce qui lui plaira. Dans ces murs, au moins, la descendante d'Alfred règne encore en souveraine.» Elgitha se retira sans répliquer. «La Palestine! la Palestine! répéta le Saxon. Combien d'oreilles s'ouvrent pour écouter les contes que nous font sur ce fatal pays des croisés dissolus, ou d'hypocrites pèlerins! Et moi aussi je pourrais demander..., m'informer..., écouter avec des battemens de coeur les fables que ces rusés vagabonds inventent pour nous extorquer l'hospitalité. Mais non, le fils qui m'a désobéi n'est plus mon fils; son destin m'est aussi égal que celui du plus méprisable de ces millions de soldats qui portant sur l'épaule les insignes de la croix, ont, en se ruant dans le meurtre et le sang, prétendu accomplir la volonté de Dieu.» Cedric fronça le sourcil, et baissa les yeux vers la terre; mais en ce moment une des portes de la salle s'ouvrit, le majordome, sa baguette blanche à la main, précédé de quatre domestiques portant des torches, introduisit les deux étrangers dans l'appartement. CHAPITRE IV. «On immole les chèvres les plus grasses; des hérauts viennent épancher l'eau sur les mains; de jeunes esclaves remplissent les cratères de vin; d'autres le présentent dans des coupes. Quand les libations sont achevées, Ulysse, tout entier à la trame qu'il ourdit, prend ainsi la parole.» _Odyssée_, liv. XXI. Le prieur Aymer avait profité du moment pour quitter sa robe de voyage et en prendre une autre plus riche, sur laquelle il portait une chape élégamment brodée. Outre l'anneau d'or, marque de sa dignité, ses doigts, malgré les canons de l'Église, étaient chargés de bagues et de pierres précieuses; ses sandales étaient du plus beau cuir qu'on eût jamais importé d'Espagne, sa barbe était réduite à la plus petite dimension que pût permettre son ordre, et sa tonsure cachée par une toque écarlate où brillait la plus riche broderie. Le chevalier du temple avait de même pris un autre costume, et, quoiqu'il fût moins chargé d'ornemens, il portait des vêtemens bien aussi somptueux, et avait l'air beaucoup plus imposant que son compagnon. Il avait remplacé sa cotte de mailles par une tunique de soie pourpre, garnie de fourrure, sur laquelle flottait sa longue robe à longs plis et d'une blancheur éblouissante; la croix à huit pointes de son ordre était taillée en velours noir à son manteau, sur l'épaule gauche. Il n'avait plus la toque qui descendait sur ses sourcils, et sa tête découverte montrait une épaisse chevelure bouclée naturellement et d'un noir de jais; ce qui s'alliait avec son teint extraordinairement basané. Rien de plus majestueux que son port et ses manières; mais on y remarquait cette hauteur acquise par l'habitude d'une autorité sans bornes. Ces deux illustres personnages étaient suivis de leur cortége respectif, et de l'individu qui leur avait servi de guide. Celui-ci, placé à une distance plus humble, n'avait de remarquable que son costume de pèlerin. Le grand manteau de serge noire grossière qui l'enveloppait entièrement avait la forme de celui de nos hussards, ayant un collet rabattu tout-à-fait analogue pour couvrir les bras; et on l'appelait un _sclaveyn_ ou _slavonien_. Des sandales attachées par une lanière sur ses pieds nus; un grand chapeau dont les larges bords étaient chargés de coquilles; enfin un long bâton, au bout inférieur garni en fer, et dont le haut était orné d'une branche de palmier, complétaient l'équipement du pèlerin. Il marchait avec modestie à la suite du cortége qui entrait dans la salle, et, voyant que la table inférieure était à peine assez grande pour les gens de Cedric et l'escorte des voyageurs, il se mit sur une escabelle, sous une des deux grandes cheminées, occupé à sécher ses vêtemens, en attendant que quelqu'un lui fît place à la table, ou que l'hospitalité de l'intendant de Cedric lui présentât quelques rafraîchissemens. À l'aspect de ces hôtes, Cedric se leva d'un air de dignité, descendit de son dais, fit trois pas en avant, et les attendit. «Je suis fâché, révérend prieur, dit-il à Aymer, que mon voeu m'empêche d'avancer plus loin pour accueillir dans le foyer de mes ancêtres des hôtes comme vous et ce vaillant chevalier de la sainte milice du Temple. Mon intention a dû vous expliquer la cause de ce manque apparent de courtoisie. Excusez-moi également si je vous parle dans ma langue maternelle, et daignez l'employer vous-même pour me répondre, si vous la connaissez; autrement, je crois entendre assez le normand pour comprendre ce que vous aurez à me communiquer.»--«Digne franklin, répondit le prieur, ou plutôt permettez-moi de dire généreux thane, quoique ce titre soit un peu suranné, les voeux doivent s'accomplir; ce sont des liens qui nous attachent au ciel, et dont la victime garde le poids au pied des autels. Ils doivent être accomplis, à moins que notre sainte mère l'Église ne juge à propos de nous en relever. Pour l'idiome dont nous nous servirons, j'userai très volontiers de celui que parlait ma respectable aïeule, Hilda de Middleham, qui mourut en odeur de sainteté presque aussi bien que sa glorieuse patronne, la bienheureuse Hilda de Withby.» Quand le prieur eut achevé ce qu'il considérait comme une harangue conciliatrice, son compagnon dit en peu de mots avec une certaine emphase: «Je parle toujours français, idiome du roi Richard et de sa noblesse; mais j'entends assez l'anglais pour communiquer avec les indigènes.» Cedric lui lança un de ces regards d'impatience et de colère que provoquait toujours en lui toute comparaison entre les deux nations rivales; mais, se rappelant les devoirs de l'hospitalité, il cacha son ressentiment, invita d'un geste ses hôtes à prendre place sur deux siéges placés à sa gauche, mais un peu plus bas que le sien, et donna ordre qu'on servît le souper. Pendant que les domestiques se hâtaient d'obéir à leur maître, celui-ci aperçut à l'autre bout de la salle Gurth et Wamba, qui venaient d'arriver. «Qu'on fasse avancer ces deux valets fainéans,» dit le Saxon avec impatience. Les deux coupables s'étant approchés du dais: «Pourquoi êtes-vous rentrés si tard, vilains que vous êtes? Qu'est devenu le troupeau que je t'avais confié, misérable Gurth? l'as-tu laissé enlever par des outlaws et des maraudeurs?»--«Sauf votre bon plaisir, répondit Gurth, j'ai ramené le troupeau tout entier.»--«Mais il ne me plaît pas d'être deux heures à penser le contraire et à couver des plans de vengeance contre des voisins qui ne m'ont pas offensé. Je t'avertis que la première fois qu'il t'en arrivera autant les fers et la prison me vengeront de ta négligence. Gurth, connaissant le caractère irritable de son maître, ne chercha point à s'excuser; mais le fou, que les priviléges de son titre rendaient plus sûr de l'indulgence de Cedric, se chargea de répondre. «En vérité, notre oncle, lui dit-il, vous n'êtes ce soir ni sage ni raisonnable.»--«Silence, Wamba! car si tu prends de telles licences, je t'enverrai, tout fou que tu es, faire pénitence et recevoir la discipline dans la loge du portier.»--«Que votre sagesse daigne me dire d'abord s'il est juste et raisonnable de punir quelqu'un pour le délit d'un autre?»--«Certainement non.»--«Pourquoi donc punir Gurth de la faute de son chien Fangs? Nous ne nous sommes pas amusés un seul instant en chemin, je vous l'assure; mais Fangs n'a pu réunir le troupeau que lorsque le dernier coup de cloche du soir s'est fait entendre.»--«Si c'est la faute de Fangs, dit Cedric en s'adressant à Gurth, il le faut pendre et avoir un autre chien.»--«Avec tout le respect que je vous dois, mon oncle, dit le fou, ce n'est point encore la justice complète. Ce n'a pas été non plus la faute de Fangs s'il est estropié et incapable de rassembler le troupeau; c'est la faute de celui qui lui a arraché les griffes de devant, opération à laquelle il n'aurait jamais consenti si on l'avait consulté.»--«Et qui a osé estropier le chien de mon esclave?» s'écria le Saxon transporté de fureur.--Le vieux Hubert, le garde-chasse de sir Philippe Malvoisin. Il a attrapé Fangs dans la foret; il a prétendu qu'il chassait le daim, en contravention aux droits de son maître.» «Au diable Malvoisin et son garde! s'écria Cedric; je leur apprendrai qu'en vertu de la grande charte des bois[36], cette forêt n'est pas une forêt privilégiée. Mais c'en est assez, coquin; retourne à ta place. Toi, Gurth, prends un autre chien; et si le garde ose le toucher, je gâterai son arc, et je veux que toutes les malédictions données à un lâche tombent sur ma tête si je ne lui coupe pas l'index de la main droite, pour le mettre dans l'impossibilité de jamais lancer une flèche. Je vous demande pardon, mes dignes hôtes, mais je suis entouré, sire chevalier, de voisins aussi méchans que les infidèles contre qui vous avez combattu dans la Terre-Sainte. Le souper est servi, prenez-en votre part, et que le bon accueil fasse passer la mauvaise chère.» Note 36: Guillaume-le-Conquérant avait rendu des ordonnances très sévères contre le droit de chasse, presque illimité dans le code saxon. Tout chien qu'on eût trouvé à dix milles d'une foret royale devait titre mutilé, sans quoi son maître était regardé comme traître au roi et à l'état. A. M. Le repas, cependant, n'exigeait pas d'excuse de la part du maître de la maison. Le bas-bout de la table était couvert de porc bouilli, rôti et grillé; et l'on voyait sur la table d'honneur des volailles, du chevreau et du gibier de toute espèce, plusieurs sortes de poissons, des gâteaux et des tourtes au fruit et au miel. Les oiseaux nommés petits-pieds n'étaient pas servis sur des assiettes; les pages les présentaient, enfilés dans des brochettes, successivement à chaque convive, devant lequel, s'il était un personnage distingué, on plaçait un gobelet d'argent; car les autres buvaient dans de larges cornes. Comme on allait commencer le repas, le majordome, levant tout à coup sa baguette, s'écria: «Place à lady Rowena!» Une porte latérale du côté du dais s'ouvrit, et Rowena fit son entrée, accompagnée de quatre suivantes. Cedric, bien surpris, et sans doute peu agréablement, de la voir paraître en une telle occasion, se hâta d'aller au devant d'elle, et la conduisit d'un air respectueux au fauteuil placé à sa droite et destiné à la maîtresse de la maison. Chacun se leva, et répondit par une inclinaison de tête à la révérence pleine de grâce qu'elle fit en arrivant. Elle prit sa place ordinaire à table; mais, avant qu'elle fût assise, le templier dit tout bas au prieur: «Je ne porterai pas votre collier d'or au tournoi, et mon vin de Chio est à vous.»--«Ne vous l'avais-je pas dit? répondit Aymer: mais modérez vos transports, le franklin vous observe.» Sans faire attention à cet avis, Bois-Guilbert, ne connaissant d'autres lois que sa volonté, eut les yeux continuellement fixés sur la belle Saxonne, dont son imagination était peut-être d'autant plus frappée qu'il remarquait en elle des charmes tous différens de ceux des odalisques de l'Orient. Douée des plus belles proportions de son sexe, lady Rowena était d'une taille avantageuse, mais non d'une stature à exciter l'étonnement. Son teint était d'une blancheur éclatante, mais la noblesse de tous ses traits préservait sa physionomie de la fadeur qui en résulte quelquefois. Ses beaux yeux bleus, surmontés de sourcils bien arqués, semblaient formés pour enflammer comme pour attendrir, pour ordonner comme pour supplier. Si la douceur était l'expression naturelle de sa physionomie, l'habitude de commander et de recevoir des hommages semblait également lui avoir imprimé une fierté qui modifiait son caractère. Ses longs cheveux noirs, de même couleur que ses soucis, formaient de nombreuses boucles que l'art sans doute avait arrangées. Elles étaient ornées de pierres précieuses, et sa chevelure, portée dans toute sa longueur, annonçait une condition libre et une naissance illustre. Le cou de la jeune Saxonne était entouré d'une chaîne d'or, à laquelle pendait un petit reliquaire de même métal. Ses bras étaient nus et ornés de bracelets. Sa parure consistait en une robe de dessous et un jupon de soie d'un vert pâle, sur laquelle était une autre robe flottante à larges manches qui atteignaient à peine le coude. Cette seconde robe était cramoisie, et d'une laine des plus fines. Un tissu de soie mêlée d'or était attaché de façon à pouvoir lui couvrir le visage et le sein, à la manière espagnole, ou à former une sorte de draperie sur ses épaules. Lorsqu'elle vit les regards du templier tournés sur elle avec une ardeur qui les faisait ressembler à deux charbons enflammés dans une sombre fournaise, elle abaissa avec dignité son voile sur son visage, comme pour lui faire sentir que cette liberté lui déplaisait. Cedric vit ce mouvement et en comprit la cause. «Sire templier, dit-il, les joues de nos jeunes filles saxonnes sont trop peu accoutumées au soleil pour supporter le regard fixe d'un croisé.» «Si j'ai commis une faute, répondit Brian, je vous demande pardon, c'est-à-dire je demande pardon à lady Rowena, car mon humilité ne peut aller plus loin.»--Lady Rowena, dit le prieur, nous a punis tous en réprimant la hardiesse de mon ami. J'espère qu'elle sera moins cruelle au riche tournoi où nous la verrons.»--«Il est encore douteux que nous y allions, dit Cedric; je n'aime pas ces vanités, qui étaient inconnues à mes pères quand l'Angleterre était libre.»--«Permettez-nous d'espérer, reprit le prieur, que nous pourrons vous décider à y aller avec nous. Les routes ne sont pas sûres, et un chevalier tel que sir Brian de Bois-Guilbert n'est pas une escorte qui soit à dédaigner.» «Sire prieur, répondit le Saxon, toutes les fois que j'ai voyagé dans ce pays, je n'ai eu besoin d'autre aide que de celle de mes domestiques et de mon épée. Si nous allons à Ashby-de-la-Zouche, ce sera avec notre noble voisin et compatriote Athelstane de Coningsburgh, et avec une suite suffisante pour nous moquer également des outlaws et des barons ennemis. A votre santé, sire prieur; je vous rends grâce de votre courtoisie. Goûtez ce vin, j'espère qu'il ne vous déplaira point. Si pourtant vous étiez assez rigide observateur des règles monastiques pour préférer votre lait acide, je ne veux pas vous obliger à pousser la courtoisie jusqu'à me faire raison.»--«Oh! dit le prieur en souriant, ce n'est que dans les murs du prieuré que nous nous bornons au _lac dulce et acidum_. Quand nous nous trouvons dehors, nous nous conformons aux usages du monde. Je répondrai donc à votre santé avec la même liqueur; pour l'autre breuvage dont vous me parlez, je l'abandonne à mes frères lais. «Et moi, dit le templier en emplissant sa coupe, je porte la santé de la belle Rowena. Depuis que ce nom est connu en Angleterre, jamais pareil hommage ne fut mieux mérité. Je pardonnerais au malheureux Vortigern d'avoir perdu son honneur et son royaume, si l'ancienne Rowena avait eu la moitié des attraits de la moderne.»--«Je vous dispense de tant de courtoisie, sire chevalier, dit lady Rowena sans lever son voile; ou, pour mieux dire, je vais vous prier de nous en donner une preuve, en nous apprenant quelles sont les dernières nouvelles de la Palestine. Ce sujet sera plus agréable à des oreilles anglaises, que tous les complimens que votre éducation française vous apprend.» «J'ai bien peu de chose à dire, répondit Bois-Guilbert, si ce n'est que le bruit d'une trêve avec Saladin paraît se confirmer.» Il fut interrompu par Wamba, qui avait pris sa place ordinaire sur une chaise dont le dossier était décoré de deux oreilles d'âne; elle était à deux pas derrière celle de son maître, qui de temps en temps lui donnait quelque morceau qu'il prenait sur son assiette, faveur que le bouffon partageait avec des chiens favoris admis dans la salle. Wamba, ayant une petite table devant lui, les talons appuyés sur le bâton de sa chaise, les joues creuses et semblables à un casse-noisettes, tenait les yeux à demi fermés, et ne perdait pas une occasion de lancer ses quolibets. «Ces trêves avec les infidèles me vieillissent bien!» s'écria-t-il sans s'inquiéter s'il interrompait le fier templier. «Que veux-tu dire, imbécille?» lui demanda son maître, dont les traits annonçaient qu'il ne se fâcherait point de ses plaisanteries.--«C'est que je m'en rappelle trois, répondit Wamba, dont chacune devait durer cinquante ans, de manière que, si je calcule bien, je dois avoir aujourd'hui cent cinquante ans.»--«N'importe, dit le templier, qui reconnut son ami de la foret, je me charge de vous empêcher de mourir de vieillesse, et de vous éviter toute espèce de mort lente; si jamais vous vous avisez encore de tromper des voyageurs égarés, comme vous l'avez fait ce soir à l'égard du prieur et de moi.» «Comment, misérable, s'écria Cedric, tromper des voyageurs! vous méritez les verges, car c'est un trait de méchanceté plutôt que de folie.»--«Je vous en prie, mon oncle, veuillez faire grâce à la malice à cause de la folie; je n'ai fait qu'une légère erreur, en prenant ma main droite pour ma gauche; et sous ce rapport, je dois être excusé par celui qui a choisi pour guide et pour conseiller un véritable fou.» La conversation fut interrompue par l'arrivée du domestique de la porte, qui annonça qu'un étranger demandait l'hospitalité. «Qu'on le fasse entrer, répondit Cedric, quel qu'il soit, n'importe; car, dans une nuit comme celle-ci, où la nature paraît entièrement bouleversée, les animaux eux-mêmes cherchent la protection de l'homme, leur ennemi mortel, plutôt que de succomber sous la fureur des élémens.» Oswald sortit immédiatement pour exécuter les ordres de son maître. CHAPITRE V. «Un juif n'a-t-il pas des yeux? n'a-t-il pas des mains, des organes, des membres, des sens, des affections, des passions? Quelle différence y a-t-il entre lui et un chrétien? Ne se nourrit-il pas des mêmes alimens? n'est-il pas blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, échauffé par le même été, et refroidi par le même hiver?» Shakspeare, _le Marchand de Venise_, act. III, sc. I. Oswald rentré, s'approchant de son maître, lui dit à l'oreille: «C'est un juif qui se nomme Isaac d'Yorck; faut-il que je l'introduise dans la salle?»--«Que Gurth se charge de tes fonctions, Oswald, dit Wamba avec son effronterie accoutumée. Un gardien de pourceaux est un introducteur assez bon pour un juif.» «Sainte Marie! dit le prieur en faisant un signe de croix, admettre en notre présence un juif mécréant!»--«Un chien de juif, dit le templier, approcherait d'un défenseur du saint Sépulcre!»--«Par ma foi, dit Wamba, il me semble que les templiers préfèrent l'argent des juifs à leur compagnie.»--«Paix! mes dignes hôtes, dit Cedric; mon hospitalité ne doit pas être limitée par vos antipathies. Si le ciel a supporté, pendant des siècles, une nation de mécréans aussi têtus, nous pouvons bien endurer quelques heures la présence d'un Israélite. Personne ne sera contraint de lui parler ni de manger avec lui; on lui donnera une table à part, ajouta-t-il en souriant, à moins que ces étrangers à turbans ne consentent à le recevoir dans leur société.» «Sire franklin! dit le templier; mes esclaves sarrasins sont de bons musulmans, et leur mépris pour les juifs n'est pas moins profond que celui d'un chrétien.»--«Oh! ma foi, dit Wamba, je ne sais pas pourquoi les sectateurs de Mahomet et de Termagaut ont de pareils avantages sur ce peuple autrefois choisi de Dieu.»--«Il se placera près de toi, Wamba, dit Cedric, un fou et un juif doivent être bien ensemble.»--«Mais le fou, répondit Wamba, en s'emparant du reste d'un jambon, saura bien élever entre lui et le juif un boulevart salutaire.»--«Paix, dit Cedric, le voici.» Introduit avec peu de cérémonie, s'avançant avec crainte et hésitation, et saluant profondément à plusieurs reprises, un vieillard maigre et de haute stature, mais à qui l'habitude de se courber avait fait perdre quelque chose de sa taille, s'approche du bout inférieur de la table; ses traits ouverts et réguliers, son nez aquilin, ses yeux noirs et perçans, son front élevé et sillonné de rides, sa longue barbe, ses cheveux gris, lui auraient donné un air respectable, si sa physionomie particulière n'eût annoncé en lui le descendant d'une race qui, durant ce siècle d'ignorance, était à la fois détestée par le peuple crédule, imbu de préjugés, et persécutée par la noblesse avide et rapace, et qui, peut-être, par l'effet de cette haine et de cette persécution, avait gardé un caractère national dont les principaux traits, pour n'en pas dire davantage, étaient la bassesse, l'avarice et la cupidité. Les vêtemens de l'Israélite, mouillés par une pluie d'orage, consistaient en un grand manteau brun sur une tunique d'un pourpre foncé; il avait de grandes bottes garnies de fourrures; une ceinture qui soutenait un très petit couteau de chasse et une écritoire; un bonnet jaune carré, d'une forme particulière, prescrite aux juifs pour les distinguer des chrétiens, et qu'il ôta respectueusement à l'entrée de la salle. L'accueil qu'il obtint dans le château de Cedric fut tel que l'ennemi le plus fanatique des tribus de Jacob en eût été flatté. Cedric lui-même, qu'il salua plusieurs fois avec la plus profonde humilité, ne lui répondi que par un geste hautain, pour lui signifier qu'il pouvait prendre place à la table inférieure, où cependant personne ne voulut le recevoir; au contraire, partout où il se présentait, en faisant le tour de la table en vrai suppliant, on éloignait les coudes de chaque côté du corps, on se serrait voisin contre voisin, et les domestiques saxons, livrés à leur souper comme de vrais affamés, ne s'inquiétaient nullement des besoins du nouvel arrivé. Les frères lais qui avaient escorté l'abbé faisaient des signes de croix en regardant l'intrus avec une sainte horreur; et les Sarrasins irrités, quand il arriva près d'eux, retroussèrent leurs moustaches, et mirent la main sur la garde de leurs sabres, comme dernier moyen d'éviter la souillure d'un juif. Les mêmes motifs qui avaient déterminé Cedric à faire ouvrir sa maison à ce fils d'un peuple réprouvé, l'auraient porté à donner l'ordre à ses gens de le recevoir avec plus d'égards; mais il s'occupait alors d'une discussion que le prieur venait d'entamer sur les différentes races de chiens et sur les moyens de les croiser, et ce sujet ne pouvait être interrompu pour savoir si un juif irait se coucher sans souper. Tandis qu'Isaac était ainsi traité en paria dans cette maison comme son peuple au milieu des nations de la terre, le pèlerin, assis sous la cheminée, et qui avait soupé sur une petite table, eut compassion du malheureux. Se levant tout à coup: «Vieillard, lui dit-il, viens occuper cette place, mes vêtemens sont secs, et les tiens sont mouillés; mon appétit est apaisé et le tien ne l'est pas.» En même temps il rapprocha les tisons dispersés dans l'immense cheminée, posa lui-même sur la petite table ce qui était nécessaire au souper du juif, et, sans attendre ses remercîmens, s'avança vers le bout de la table, pour éviter sans doute d'avoir plus de communication avec l'objet de sa pitié. S'il avait existé un artiste capable de dessiner ce juif courbé devant le feu, étendant ses mains ridées et tremblantes, ç'aurait été une excellente personnification de l'hiver. Ayant un peu chassé le froid, le juif s'assit devant la petite table et mangea avec une hâte qui prouvait une longue abstinence. Cependant, le prieur et Cedric continuaient leur dissertation sur les chiens; Rowena causait avec une de ses suivantes; et l'orgueilleux templier, les regards attachés tour à tour sur le juif et sur la belle Saxonne, semblait méditer quelque projet qui l'intriguait singulièrement. «Je m'étonne, Cedric, dit le prieur, que, nonobstant votre prédilection pour votre langue énergique, vous n'ayez pas admis dans vos bonnes graces le français-normand, au moins en ce qui regarde les termes de lois et de chasse. Nul idiome ne peut fournir à un chasseur des expressions aussi variées dans cet art joyeux.»--«Bon père Aymer, répondit Cedric, je ne me soucie aucunement de ces termes recherchés qui arrivent d'outre-mer; je goûte, sans cela, les plaisirs de la chasse au milieu de nos bois. Je n'ai que faire, pour sonner du cor, d'appeler mes fanfares une _réveillée_ ou une _mort_. Je sais fort bien pousser ma meute sur le gibier et mettre une pièce en quartiers, quand elle est prisé, sans avoir recours au jargon de _curée_, de _nombles_[37], d'_arbor_, etc., et de tout le bavardage du fabuleux sir Tristrem[38]. Note 37: Les _nombles_, parties élevées entre les cuisses du cerf. _Faire l'arbor_, vider la bête. Note 38: Tristrem, premier chevalier qui fit de la vénerie une science et en détermina la langue. A. M. «Le Français, dit le templier en haussant la voix d'un ton présomptueux, suivant ses habitudes, est non seulement l'idiome naturel de la chasse, mais encore celui de l'amour et de la guerre, celui qui doit gagner le coeur des belles et répandre la terreur parmi les ennemis.»--«Sire templier, dit Cedric, videz votre coupe et remplissez celle du prieur, tandis que je vais remonter à une trentaine d'années. Tel que j'étais à cette époque, mon franc saxon n'avait pas besoin d'ornemens français pour se rendre propice l'oreille d'une femme, et les champs de North-Alterton[39] pourraient dire si, à la journée du Saint-Étendard, le cri de guerre saxon ne fut pas entendu aussi loin dans les rangs de l'armée écossaise, que le cri de guerre normand: À la mémoire des braves qui combattirent dans cette journée! Faites-moi raison, mes chers hôtes;» et ayant vidé d'un trait son verre, il continua avec une chaleur toujours croissante: «Oui, ce fut une mémorable levée de boucliers, lorsque cent bannières se déployèrent sur les têtes des braves; que le sang coula autour de nous par torrens, et où la mort devint préférable à la fuite. Un barde saxon eût appelé cette journée la fête des épées, le rassemblement des aigles fondant sur leur proie, le heurt affreux des lances contre les boucliers, un bruit de guerre plus propre à chatouiller l'oreille que les airs joyeux d'un festin de noces! mais nos bardes ne sont plus; nos exploits se perdent dans ceux d'une autre race; notre langue, notre nom même, sont près de s'éteindre, et il ne reste qu'un vieillard isolé pour donner des larmes à tant de vicissitudes. Échanson paresseux, remplis les verres. Allons, sire templier, aux forts en armes! aux valeureux champions, quelles que soient leur nation et leur langue, qui aujourd'hui combattent avec le plus de persévérance parmi les défenseurs de la croix.» Note 39: Bourg du comté d'York, près duquel se donna, en 1138, _la bataille de l'Étendard_, entre les Écossais et les Anglais. A. M. «Il ne sied guère à celui qui porte cet emblème sacré de répondre, dit Bois-Guilbert en montrant la croix brodée sur son manteau; mais à qui pourrait-on décerner la palme, entre les défenseurs de la croix, si ce n'est aux champions mêmes du saint Sépulcre, aux vaillans chevaliers du temple?»--«Aux chevaliers hospitaliers, dit le prieur: j'ai un frère dans leur ordre.»--«Je respecte leur gloire, dit le templier; cependant....»--«Je crois, notre oncle, dit Wamba en l'interrompant, que, si Richard Coeur-de-Lion eût écouté les avis d'un fou, il fût resté chez lui avec ses braves Anglais, et eût laissé l'honneur de délivrer Jérusalem à ces chevaliers qui y étaient le plus intéressés.»--«L'armée anglaise en Palestine, demanda lady Rowena, n'avait-elle donc aucun guerrier dont le nom mérite de briller à côté des chevaliers du temple et de ceux de Saint-Jean?»--«Pardonnez-moi, belle étrangère, dit le templier; le monarque anglais avait amené avec lui une foule de braves champions, qui ne le cédaient qu'à ceux dont les glaives ont été le boulevart perpétuel de la Terre-Sainte.»--«Qui ne le céderaient à personne!» s'écria le pèlerin en s'approchant pour mieux entendre cette conversation qui commençait à l'impatienter. Tous les yeux se tournèrent sur-le-champ vers lui. «Je soutiens, dit-il d'une voix ferme et haute, que les chevaliers anglais de l'armée de Richard ne prétendaient céder la palme à aucun de ceux qui prirent les armes pour la défense de la Terre-Sainte; je soutiens, en outre, car je l'ai vu, qu'après la prise de Saint-Jean-d'Acre, le roi Richard eut un tournoi avec cinq de ses chevaliers contre tous venans; que chacun d'eux fournit trois courses dans cette journée, et fit vider les arçons à ses trois adversaires; enfin, qu'au nombre des assaillans se trouvaient sept chevaliers du temple. Sir Brian de Bois-Guilhert sait mieux que personne si je dis la vérité.» Aucune langue ne pourrait exprimer la rage qui embrasa la sombre physionomie du templier après avoir entendu ces paroles. Dans l'excès de sa fureur, sa main tremblante se porta involontairement sur la garde de son épée; et, s'il ne la tira point, c'est qu'il sentit qu'il ne pouvait se permettre avec impunité dans ce lieu un pareil acte de violence. Cedric, dont le caractère décelait la droiture et la loyauté, et dont rarement la capacité saisissait plus d'une idée à la fois, était si triomphant de ce qu'il entendait à la louange de ses concitoyens, qu'il ne remarqua point la confusion et la colère de son hôte. «Pèlerin, s'écria-t-il, je te donnerais ce bracelet d'or, si tu pouvais me dire le nom des chevaliers qui soutinrent si dignement la gloire de l'heureuse Angleterre.»--«Je vous les nommerai très volontiers, dit le pèlerin, et cela sans guerdon[40], car j'ai fait voeu de ne point toucher de l'or pendant un certain laps de temps.»--«Je porterai le bracelet pour vous, si vous le voulez,» dit Wamba.--«Le premier en honneur, en rang, en courage, reprit le pèlerin, était le brave Richard, roi d'Angleterre.»--«Je lui pardonne, dit Cedric, je lui pardonne d'être issu de l'odieux tyran duc Guillaume.»--«Le second était le comte de Leicester; le troisième, sir Thomas Multon de Gilsland.»--«Au moins celui-ci est de famille saxonne, dit Cedric d'un air de triomphe.»--«Le quatrième, sir Foulk Doilly.»--«Encore de race saxonne, du moins du côté de sa mère,» interrompit Cedric, qui ne perdait pas un mot du récit, et à qui le triomphe de Richard et de ses compatriotes faisait oublier en partie sa haine contre les Normands. «Et le cinquième?»--«Le cinquième, sir Edwin Turneham.»--«Véritable Saxon, par l'ame d'Hengist!» s'écria Cedric tout joyeux. «Et le sixième, quel était son nom?»--«Le sixième,» répondit le pèlerin après une pause pendant laquelle il sembla réfléchir,» était un jeune chevalier moins renommé, qui fut admis dans cette honorable compagnie moins pour aider à l'entreprise que pour compléter le nombre de ceux qui allaient s'y dévouer.» Note 40: Ce mot rappelle l'italien _guiderdone_, qui veut dire aussi récompense. A. M. «Sire pèlerin, reprit Brian de Bois-Guilbert, après tant de choses, ce manque de mémoire est bien tardif. Mais je dirai le nom du chevalier qui triompha de l'ardeur de mon coursier et de ma lance. Ce fut le chevalier d'Ivanhoe[41], et nul entre les cinq autres n'acquit plus de gloire pour son âge. Néanmoins, je proclamerai à haute voix que, s'il était ici, et qu'il voulut joûter contre moi au tournoi qui va s'ouvrir, monté et armé comme je le suis actuellement, je lui donnerais le choix des armes sans conserver le moindre doute sur le résultat du combat.»--«S'il était près de vous, répondit le pèlerin, il n'hésiterait pas à accepter votre défi; mais ne troublons point la paix de ce château par des bravades sur un combat qui, vous le savez fort bien, ne saurait avoir lieu. Si jamais Ivanhoe revient de la Palestine, je suis certain qu'il se mesurera avec vous.»--«Bonne caution! s'écria le templier. Quel gage en donnez-vous?»--«Ce reliquaire, dit le pèlerin, en montrant une petite boîte d'ivoire d'un travail précieux; ce reliquaire contenant un morceau du bois de la vraie croix, que j'ai rapporté du monastère du Mont-Carmel.» Note 41: Les Anglais donnent à ce nom d'_Ivanhoe_ la prononciation d'_Aïvanhô_, quelques Écossais celle d'_Ivenhô_, et les Français, en général, celle d'_Ivanhoé_, quoiqu'il fût peut-être plus naturel de prononcer _Ivanho_. A. M. Le prieur de Jorvaulx fit un signe de croix que toute la compagnie ne manqua pas d'imiter, à l'exception du juif, des mahométans et du templier. Celui-ci, sans donner aucune marque de respect pour la sainteté de cette relique, détacha de son cou une chaîne d'or qu'il jeta sur la table en disant: «Que le prieur Aymer conserve mon gage avec celui de cet inconnu, comme une promesse que, lorsque le chevalier Ivanhoe arrivera en Angleterre, il aura à répondre au défi de Brian de Bois-Guilbert; et, s'il ne l'accepte pas, j'inscrirai son nom avec l'épithète de lâche sur les murs de toutes les commanderies du Temple en Europe.»--«Vous n'aurez pas un tel souci, répondit Rowena. Si nulle voix ne s'élève ici en faveur d'Ivanhoe absent, la mienne se fera entendre. J'affirme qu'il ne refusera jamais un cartel honorable; et, si ma faible garantie pouvait ajouter au gage inappréciable de ce pèlerin, je répondrais qu'Ivanhoe saura se mesurer avec ce fier chevalier comme il le souhaite. Une multitude d'émotions opposées, qui se combattaient dans le coeur de Cedric, l'avaient réduit au silence pendant cette discussion. L'orgueil satisfait, le ressentiment, l'embarras, se peignaient tour à tour sur son front comme les nuages chassés par un vent orageux, tandis que tous ses serviteurs, sur qui le nom du sixième chevalier semblait avoir produit un effet électrique, demeuraient dans l'attente, les yeux fixés sur leur maître. Mais ce ne fut qu'après avoir entendu Rowena que Cedric tout à coup sentit qu'il devait rompre le silence. «Lady Rowena, dit-il, ce langage est intempestif. S'il était besoin d'une autre garantie, moi-même, tout offensé que je suis, je répondrais sur mon honneur de celui d'Ivanhoe; mais il ne manque rien aux assurances du combat, même en suivant les règles de la chevalerie normande. N'est-il pas vrai, prieur Aymer?»--«Oui, oui, répondit celui-ci; la sainte relique et la superbe chaîne seront en sûreté, dans le trésor de notre couvent, jusqu'à l'époque de ce défi.» À ces mots, faisant encore un signe de croix, il remit le reliquaire au frère Ambroise, un des moines de sa suite, et plaça la chaîne d'or, avec moins d'appareil, mais peut-être avec plus de satisfaction intérieure, dans une poche doublée de peau parfumée, qui s'ouvrait sous son bras gauche. «Noble Cedric, dit-il alors, votre vin est si bon, qu'il semble faire entendre à mes oreilles le carillon de toutes les cloches du couvent. Accordez-nous la permission de porter la santé de lady Rowena, et de songer ensuite aux douceurs du repos.»--«Par la croix de Bromholme, sire prieur, répondit le Saxon, vous démentez votre réputation. J'avais ouï dire que vous étiez homme à veiller le verre en main jusqu'aux matines, et je vois que, malgré mon âge, vous avez peine à me tenir tête. Sur ma foi, un enfant saxon de douze ans n'eût pas de mon temps quitté la table.» Le prieur avait ses raisons pour ne pas déroger au prudent système de tempérance qu'il avait adopté. Non seulement il se croyait obligé par profession à maintenir la paix, mais il était par caractère ennemi de toute querelle. Était-ce charité pour son prochain, ou amour pour lui-même? C'était peut-être un effet de ces deux causes réunies. Il craignait que le naturel impétueux du Saxon, et le caractère altier et irascible du chevalier du Temple, ne finissent par amener une explosion désagréable. Il insinua donc adroitement que dans une lutte bachique personne ne pouvait raisonnablement risquer sa tête contre celle d'un saxon; il glissa quelques mots sur ce qu'il devait au caractère dont il était revêtu, et finit par insister pour qu'on allât goûter les bienfaits du sommeil. On servit à la ronde le coup de grâce; et les étrangers, ayant salué profondément Cedric et lady Rowena, suivirent les domestiques chargés de les conduire à leurs lits respectifs. «Chien de mécréant, dit le templier au juif en passant près de lui, iras-tu au tournoi?»--«C'est mon dessein, n'en déplaise à votre vénérable valeur, répondit Isaac en le saluant avec humilité.»--«Sans doute afin de dévorer par ton usure les entrailles des nobles et ruiner les enfans et les femmes en leur vendant toute sorte de colifichets à la mode. Je parie que tu as sous ce grand manteau un sac rempli de shekels[42]».--«Pas un seul, je vous jure; pas un seul,» s'écria le juif d'un air patelin, en rapprochant les mains et en s'inclinant; «pas même une pièce d'argent! J'en atteste le Dieu d'Abraham. Je vais à Asohy implorer le secours de quelques frères de ma tribu, pour m'aider à payer la taxe exigée par l'échiquier des juifs[43]. Que Jacob me soit en aide! Je suis un malheureux, un homme ruiné! J'ai emprunté de Reuben de Tadcaster jusqu'au manteau dont je suis enveloppé.» Note 42: Ancienne monnaie juive en or. Note 43: Commission alors chargée d'imposer arbitrairement les juifs. A. M. Le templier sourit, sardoniquement: «Que le ciel te maudisse, impudent menteur!» lui dit-il; et, s'éloignant comme s'il eût dédaigné de lui parler long-temps, il rejoignit ses esclaves sarrasins, auxquels il donna quelques ordres dans une langue inconnue à ceux qui étaient près de lui. Le pauvre Israélite était si interdit de ce que lui avait dit le templier, qu'on le voyait encore dans la posture la plus humble, quand Bois-Guilbert était déjà loin de lui; et lorsqu'il se releva, il avait l'air d'un homme aux pieds duquel la foudre vient de tomber, et encore étourdi du fracas qui avait déchiré ses oreilles. L'intendant et l'échanson, précédés de deux domestiques portant des torches, et suivis de deux autres chargés de rafraîchissemens, conduisirent le prieur et le chevalier de Bois-Guilbert dans les appartemens qui les attendaient, et des valets d'un rang inférieur indiquèrent à leur suite et aux autres hôtes les chambres où ils devaient reposer jusqu'au jour. CHAPITRE VI. «Pour acheter sa faveur je lui fais ce plaisir. S'il accepte, fort bien; s'il refuse, tant mieux; mais, je vous en prie, ne me faites aucun mal.» Shakspeare, _le Marchand de Venise_. Tandis que le pèlerin, éclairé par un domestique armé d'une torche, traversait les sombres corridors de ce manoir vaste et irrégulier, l'échanson vint lui dire à l'oreille que, si un verre d'excellent hydromel ne l'effrayait pas, il n'avait qu'à le suivre dans son appartement, où il trouverait réunis la plupart des gens de Cedric, lesquels seraient ravis d'ouïr la relation de ses aventures en Palestine, et surtout d'avoir des nouvelles du chevalier d'Ivanhoe. Wamba, qui arriva en ce moment, appuya cette proposition, et dit qu'un coup d'hydromel après minuit en valait trois après le couvre-feu. Sans contester l'apropos d'une maxime prononcée par une personne aussi imposante, le pèlerin les remercia de leur politesse, et leur dit qu'il avait juré de ne jamais parler dans la cuisine des choses dont les maîtres ne voulaient pas qu'on s'occupât dans le salon. «Un pareil voeu, dit Wamba à l'échanson, ne conviendrait guère à un esclave.» Oswald secoua l'épaule de dépit. «Je comptais le loger dans la chambre du grenier, dit-il à demi-voix à Wamba; mais puisqu'il est si peu honnête envers les chrétiens, je le mènerai à un galetas près de celui d'Isaac le juif. Anwold, dit-il au domestique qui portait la torche, conduisez le pèlerin au cabinet du sud. Bonne nuit, sire pèlerin; je vous fais de légers remercîmens pour votre avare courtoisie.»--«Bonne nuit, et que la sainte Vierge vous bénisse,» dit le pèlerin d'un air calme; et il suivit son guide après cette courte salutation. En traversant une antichambre où aboutissaient plusieurs portes, et qu'éclairait une petite lampe de fer, il se vit accosté par la première suivante de lady Rowena; elle lui dit avec une certaine assurance que sa maîtresse désirait lui parler, et prit la torche des mains d'Anwold, en faisant signe au pèlerin de la suivre. Il ne jugea sans doute pas convenable de refuser cette invitation comme l'autre; car, quoique son premier mouvement eût peint l'étonnement, il obéit sans mot dire. Un petit corridor suivi de sept marches, formées chacune par une grosse poutre de bois de chêne, le conduisit dans l'appartement de lady Rowena, dont la rustique magnificence répondait au respect que lui marquait le maître du château; les murs en étaient décorés de tapisseries brodées en or et en soie, et représentant des sujets de fauconnerie. Le lit était orné d'une tapisserie semblable, et garni de rideaux teints en pourpre; les siéges étaient couverts de riches coussins, et devant un fauteuil plus élevé que les autres était un marche-pied en ivoire d'un travail précieux. Quatre grandes bougies placées dans des candélabres d'argent éclairaient cet asile. Et cependant, que nos beautés modernes n'envient point le faste d'une princesse saxonne! Les murs de son appartement étaient si pleins de crevasses et si mal crépis, qu'on voyait les tapisseries remuer au moindre souffle, et que la flamme des torches, au lieu de monter perpendiculairement, se portait de côté et d'autre comme le plumet d'un chieftain[44]. Ici tout paraissait magnifique et même recherché, mais ce qu'on appelle le confortable y manquait presque entièrement; et ce genre d'agrément étant inconnu, on ne l'enviait pas. Note 44: Capitaine ou chef de clans ou paysans de la vieille Écosse. A. M. Lady Rowena avait derrière elle trois suivantes, qui arrangeaient ses cheveux pour la nuit. Elle était assise sur l'espèce de trône dont j'ai déjà parlé, et semblait une reine qui va recevoir d'universels hommages. Le pèlerin lui rendit les siens en fléchissant le genou. «Levez-vous, pèlerin, lui dit-elle d'un air gracieux; celui qui prend la défense de l'absent a droit au bon accueil de quiconque chérit la vérité et honore le courage. Retirez-vous, excepté la seule Elgitha, dit-elle à ses suivantes; je veux entretenir ce pèlerin.» Sans quitter l'appartement, celles-ci se retirèrent à l'extrémité opposée, s'assirent sur un banc près du mur, et gardèrent le silence comme des statues, quoiqu'elles fussent assez loin de leur maîtresse pour s'entretenir à demi-voix sans craindre de l'interrompre. «Pèlerin, dit lady Rowena, après un muet intervalle pendant lequel elle semblait incertaine sur la manière dont elle commencerait la conversation, vous avez ce soir prononcé un nom, le nom d'Ivanhoe, ajouta-t-elle avec une sorte d'insistance, dans un château où, d'après les lois de la nature, on devrait toujours être heureux de l'entendre, et où, par un concours de circonstances déplorables, il ne peut être proféré sans exciter dans plus d'un coeur des sensations douloureuses; et j'ose à peine vous demander le lieu et la situation où vous l'avez laissé. Nous avons su que, sa mauvaise santé l'ayant retenu en Palestine après le départ de l'armée anglaise, il avait été persécuté par la faction française, à laquelle les templiers sont si dévoués.»--«Je connais peu le chevalier d'Ivanhoe, répondit le pèlerin d'une voix émue; je voudrais le connaître davantage, noble dame, puisque vous vous intéressez à sa fortune: il a surmonté, je le présume, les persécutions de ses ennemis, et il était, au moment de revenir en Angleterre, où vous devez savoir mieux que moi s'il lui reste quelque chance de bonheur.» Lady Rowena poussa un profond soupir, et lui demanda quand on pourrait revoir Ivanhoe dans sa patrie, et s'il ne serait pas exposé à de grands périls sur la route. Sur la première question, le pèlerin avoua son entière ignorance; et sur la seconde, il répondit que le retour pouvait avoir lieu sans danger par Venise, par Gênes, et ensuite par la France. «Ivanhoe, ajouta-t-il, connaît si bien la langue et les coutumes françaises, qu'il ne court aucun risque en traversant ce dernier pays.» «Plût à Dieu, dit lady Rowena, qu'il fût déjà ici, et en état de porter les armes au tournoi qui va se tenir, et dans lequel tous les chevaliers de cette contrée déploieront leur adresse et leur courage. Si Athelstane de Coningsburgh y remportait le prix, Ivanhoe apprendrait sans doute de fâcheuses nouvelles à son arrivée en Angleterre. Comment se trouvait-il la dernière fois que vous le vîtes? la maladie avait-elle abattu ses forces et changé ses traits?»--«Il était plus maigre et plus basané qu'à son retour de Chypre à la suite de Richard Coeur-de-Lion, et les soucis semblaient gravés sur son visage; mais je n'en parle que par ouï-dire, je ne le connais pas.»--«Il ne trouvera dans son pays, je le crains, que bien peu de motifs pour bannir ces soucis. Je vous rends graces, bon pèlerin, des détails que vous m'avez donnés sur le compagnon de mon enfance. Approchez, dit-elle à ses suivantes, offrez la coupe du repos à cet homme sacré, que je ne veux pas retenir davantage.» L'une d'elles apporta à sa maîtresse une coupe d'argent remplie de vin assaisonné de miel et d'épices; Rowena y trempe ses lèvres, et la passe au pèlerin, qui en boit quelques gouttes.»--«Acceptez cette aumône,» lui dit-elle en lui donnant une pièce d'or, «comme une marque de mon respect pour les lieux saints que vous avez visités.» Le pèlerin reçut ce don en la saluant avec une humilité profonde, et suivit Edwina hors de l'appartement pour retourner dans l'antichambre. Il y retrouva le domestique Anwold, qui, prenant la torche des mains de la suivante, le conduisit avec plus de hâte que de cérémonie dans un galetas, où des espèces de cellules servaient au logement des domestiques du dernier ordre et aux étrangers d'une classe inférieure. «Dans laquelle de ces chambres est le juif?» demanda le pèlerin.--«Le chien de mécréant, répondit Anwold, est niché dans celle qui est à main gauche de la vôtre. Par saint Dunstan! comme il faudra la râcler et la nettoyer avant qu'on y loge un chrétien!»--«Et où est la chambre de Gurth le porcher.»--«À main droite; vous servez de séparation entre le circoncis et le gardien de ce qui est en abomination parmi les douze tribus. Vous auriez eu un endroit plus commode, si vous n'aviez pas refusé l'invitation d'Oswald.»--«Je me trouve fort bien; le voisinage d'un juif ne peut souiller à travers une cloison de chênes». En disant ces paroles il pénétra dans la cellule qui lui était destinée, prit la torche des mains du domestique, le remercia et lui souhaita une bonne nuit. Ayant poussé la porte, qui ne fermait comme toutes les autres que par un loquet, il mit la torche dans un candélabre de bois, et jeta les yeux sur le chétif ameublement de la chambre à coucher, qui consistait en une escabelle et en un lit formé de planches mal jointes, rempli de paille fraîche, et sur lequel étaient étendues quelques peaux de mouton en guise de couvertures. La torche éteinte, le pèlerin se jeta sur ce grabat sans ôter un seul de ses vêtemens, et dormit, ou du moins resta couché, jusqu'à ce que l'aurore eût envoyé ses blanchissans rayons dans sa chambre par la petite croisée grillée qui recevait l'air et le jour. Il se leva le lendemain matin après avoir dit sa prière, sortit de cette cellule, et entra sans bruit dans celle du juif en levant doucement le loquet. L'Israélite était livré à un sommeil très agité, sur un grabat exactement pareil à celui qu'avait eu le pèlerin. La portion des vêtemens qu'il avait ôtée se trouvait sous sa tête, moins pour lui servir d'oreiller, que de peur qu'on ne les lui dérobât pendant le sommeil. Son front peignait l'inquiétude, et il remuait vivement les bras et les mains comme s'il eût eu alors à combattre le cauchemar. Il poussait des exclamations, tantôt en hébreu, tantôt dans la langue nouvelle, mélange d'anglais et de normand; le pèlerin distingua ces mots: «Au nom du dieu d'Abraham, épargnez un malheureux vieillard! Je n'ai pas un shekel au monde! Dussé-je être coupé en morceaux, je ne pourrais vous rien donner.» Le Pèlerin, sans attendre l'issue de la vision du juif, le poussa avec son bourdon pour l'éveiller. Ce brusque réveil et la vue d'un homme près de son lit parut sans doute à Isaac la continuation de son rêve. Il se leva sur son séant, ses cheveux gris hérissés sur sa tête, sauta sur ses vêtemens, les serra entre ses bras comme un faucon tient sa proie dans ses serres, et fixa ses yeux noirs et perçans sur le pèlerin avec une expression mêlée de surprise et de terreur. «Calmez-vous, Isaac, lui dit celui-ci; je ne viens pas en ennemi.»--«Que le dieu d'Israël vous bénisse, reprit le juif soulagé: je rêvais; mais, Abraham en soit loué! ce n'est qu'un rêve. Et quelle affaire vous plairait-il d'avoir de si bonne heure avec un pauvre juif?»--«J'ai à vous annoncer que, si vous ne partez à l'instant et ne faites diligence, votre voyage ne sera pas sans péril.»--«Dieu de Moïse! et qui peut avoir intérêt à mettre en danger un réprouvé comme moi?»--«Vous devez savoir mieux que moi si quelqu'un peut y être intéressé; mais ce que je puis vous garantir, c'est que hier au soir le templier, en traversant la salle où nous étions, prononça quelques mots à ses esclaves musulmans en langue arabe, que je parle couramment, et leur donna ordre d'épier votre départ du château, de vous suivre, de s'emparer de vous, et de vous conduire prisonnier dans le château de sire Philippe de Malvoisin, ou dans celui de sire Réginald Front-de-Boeuf.» On ne pourrait se figurer la terreur qui s'empara du juif en apprenant ce dessein; il en fut comme anéanti; une sueur froide couvrit son front; ses bras tombèrent sans mouvement; sa tête se pencha sur sa poitrine. Au bout de quelques minutes cependant il retrouva assez de force pour abandonner son lit; mais cet effort l'épuisa; ses genoux tremblèrent sous lui, ses nerfs et ses muscles semblaient avoir perdu leur élasticité, et il tomba aux pieds du pèlerin, non comme un suppliant, mais comme un épileptique, par l'effet d'une puissance invisible qui ne laisse aucun moyen d'en triompher. «Dieu d'Abraham!» furent les premières paroles qu'il prononça en levant vers le ciel ses mains décharnées, pendant que sa tête grise était encore attachée sur le sol. «Ô saint Moïse! Ô bienheureux Aaron! dit-il ensuite, mon rêve n'est pas une chimère, ma vision n'a pas eu lieu en vain! Je sens leurs instrumens de torture déchirer, lacérer mes nerfs; je les sens passer sur mon corps comme les faux, les herses et les haches de fer sur les hommes de Rahab et les cités des enfans d'Ammon.»--«Levez-vous, Isaac, et écoutez-moi,» dit le pèlerin qui voyait sa détresse avec un mélange de compassion et de mépris. «Vous avez raison de craindre, en songeant à la manière dont les nobles et les princes ont traité vos frères pour en arracher leurs trésors; mais levez-vous, encore une fois, et je vous indiquerai le moyen de vous sauver. Quittez à l'instant ce château, pendant que les étrangers y sont encore plongés dans le sommeil. Je vous conduirai vers la forêt par des sentiers que je connais très bien, et je ne vous laisserai qu'après que vous aurez obtenu le sauf conduit de quelque chef ou de quelque baron se rendant au tournoi, et dont vous avez sans doute les moyens de vous assurer la protection.» Pendant que l'oreille d'Isaac recueillait ainsi avec avidité les espérances d'évasion que lui insinuait le pèlerin, ce pauvre juif commençait à se lever peu à peu, et en quelque sorte pouce à pouce, jusqu'à ce qu'il se fût trouvé sur ses genoux. Il rejeta en arrière ses longs cheveux gris en fixant sur le pèlerin ses yeux noirs et craintifs. Aux dernières paroles, la peur lui revint dans toute son énergie, et il retomba la face contre terre. «Moi, posséder les moyens de m'assurer la protection de quelqu'un! s'écria-t-il. Hélas! il n'est pour un juif qu'un moyen d'arriver aux bonnes graces d'un chrétien: c'est l'argent. Et comment le trouver, moi, malheureux que les extorsions ont déjà réduit à la misère de Lazare?» Alors, comme si la méfiance eût imposé silence à tout autre sentiment: «Pour l'amour de Dieu, jeune homme, s'écria-t-il tout à coup, au nom du Père divin de tous les hommes, des juifs et des chrétiens, des enfans d'Israël et ce ceux d'Ismaël, ne me trahissez point! Je n'ai pas de quoi acheter la protection du plus pauvre des mendians chrétiens, voulût-il me l'accorder pour un sou.» À ces mots il se souleva une seconde fois, et saisit le manteau du pèlerin, en le regardant d'un air craintif et suppliant. Celui-ci recula de quelques pas, comme s'il eût craint d'être souillé par ce contact. «Quand tu serais porteur de toutes les richesses de ta tribu, lui dit le pèlerin avec mépris, quel intérêt aurais-je à te nuire? L'habit que je porte ne dit-il pas que j'ai fait voeu de pauvreté? Quand je te quitterai, il ne me faudra qu'un cheval et une cotte de mailles. Ne crois pas au surplus que je désire ta compagnie, ou que je veuille en retirer quelque profit. Demeure en ce château, si tel est ton plaisir. Cedric le Saxon peut t'accorder sa protection.» «Hélas! dit le juif, il ne voudra même pas que je voyage à sa suite. Le Saxon et le Normand dédaignent également le pauvre Israélite; et traverser seul les domaines de Malvoisin et de Réginald Front-de-Boeuf, après ce que vous venez de me dire! Bon jeune homme, je m'en irai avec vous; hâtons-nous, ceignons nos reins, fuyons. Voilà votre bourdon: pourquoi hésitez-vous?»--«Je n'hésite pas, répondit le pèlerin; mais je songe à nous assurer les moyens de sortir du château. Suivez-moi.» Il le mène dans la chambre de Gurth, qu'il s'était fait montrer la veille, avons-nous dit, et y étant entré: «Gurth! s'écria-t-il, lève-toi, ouvre la poterne du château, fais-moi sortir avec le Juif.» Gurth, dont les fonctions, quoique si méprisées aujourd'hui, lui assuraient alors en Angleterre autant d'importance qu'Eumée en eut jadis à Ithaque, fut blessé du ton impérieux et familier du pèlerin. «Quoi! dit-il en se levant sur le coude sans quitter son grabat, le juif veut partir sitôt de Rotherwood, et avec un pèlerin!»--«Je l'aurais aussi volontiers soupçonné, dit Wamba qui entrait au même instant, de partir en nous dérobant la moitié d'un jambon.»--«Quoi qu'il en soit, dit Gurth en replaçant sa tête sur la pièce de bois qui lui servait d'oreiller, le juif et le chrétien attendront qu'on ouvre la grande porte. Nous ne permettons pas que nos hôtes s'en aillent du château furtivement et de si bonne heure.»--«Mais, répéta le pèlerin d'un ton ferme, je vous dis que vous ne refuserez pas ce que je vous demande.» En même temps, se penchant sur le lit du gardien des pourceaux, il chuchota à son oreille quelques mots en saxon. Gurth tressaillit comme électrisé; et le pèlerin portant un doigt sur ses lèvres: «Gurth, lui dit-il, prends garde! tu as coutume d'être discret. Ouvre-nous la poterne, et tu en sauras davantage.» Gurth obéit d'un air joyeux et empressé. Le juif et Wamba les suivaient, tous deux bien étonnés du changement soudain qui s'était opéré dans les dispositions du gardien des pourceaux. «Ma mule! ma mule! s'écria le juif en arrivant à la poterne. Je ne saurais partir sans ma mule.»--«Va lui chercher sa mule, dit le pèlerin à Gurth, et amènes-en une pour moi, afin que je le suive jusqu'à ce qu'il ait quitté ces environs. Je la laisserai à Ashby entre les mains de quelqu'un de la suite de Cedric. Et toi, écoute.» Il prononça le reste si bas, que Gurth fut le seul qui put l'entendre. «Très volontiers, répondit celui-ci, je n'y manquerai point.» Et il alla chercher les mules. «Je voudrais bien, dit Wamba dès que son camarade eut le dos tourné, qu'on m'eût appris tout ce que vous autres pèlerins apprenez dans la Terre-Sainte?»--«On nous y enseigne à réciter nos prières, à nous repentir de nos péchés, à jeûner et à nous mortifier.»--«Il faut que vous y appreniez encore autre chose: «sont-ce vos prières et votre repentir qui ont décidé Gurth à vous ouvrir la poterne? Est-ce par des jeûnes et des mortifications que vous l'avez engagé à vous prêter une mule de son maître? Si vous n'aviez pas eu d'autre ressource, vous eussiez tout aussi bien fait de vous adresser à son pourceau favori.»--«Allons, dit le pèlerin, tu n'es qu'un fou saxon.»--«Vous dites bien, reprit le bouffon; si j'étais Normand, comme je crois que vous l'êtes, j'aurais eu la fortune pour moi et me trouverais à côté d'un sage.» Gurth en ce moment parut de l'autre côté du fossé avec les deux mules. Les voyageurs passèrent sur une espèce de pont-levis formé de deux planches, largeur exacte de la poterne et d'un guichet pratiqué à la palissade extérieure, qui conduisait dans le bois. Dès que l'Israélite fut près de sa mule, il se hâta de placer sur la selle un sac de bougran bleu, qu'il avait soigneusement caché sous son manteau: «C'est de quoi changer de vêtemens, dit-il, pas autre chose.» Il monta en selle avec plus de vigueur et de légèreté que son âge ne l'eût fait présumer, et ne perdit pas un instant pour arranger son manteau de manière à cacher à tous les yeux le fardeau qu'il portait en croupe. Le pèlerin sauta sur sa mule avec moins de vivacité, mais plus de légèreté; et au moment de partir il présenta sa main à Gurth, qui la baisa d'un air respectueux. Il suivit des yeux les deux voyageurs jusqu'à ce que les arbres de la forêt en eussent caché la trace, et même alors il semblait encore les chercher, quand il fut distrait de sa rêverie par la voix de Wamba. «Sais-tu bien, mon ami Gurth, que tout à l'heure tu as montré une courtoisie bien singulière? Je marcherais nu-pieds, comme ce pèlerin, pour être servi avec le même zèle. Certes, je ne me contenterais pas de te donner ma main à baiser.»--«Tu n'es pas trop fou, Wamba, quoique tu ne raisonnes que sur des apparences; au surplus, c'est tout ce que peut faire le plus sage de nous. Mais il est temps que je songe à mon troupeau.» À ces mots, il rentra dans le château avec son compagnon. Cependant les deux voyageurs s'éloignaient avec une célérité qui attestait les craintes du juif; car il est peu ordinaire que les hommes de son âge aiment à voyager vite. Le pèlerin, qui paraissait connaître tous les détours de ces bois, le conduisait par des sentiers infréquentés, et plus d'une fois Isaac trembla que son dessein ne fût de le livrer à ses ennemis. Ses soupçons, après tout, étaient bien excusables. Si l'on excepte le poisson volant, qui trouve des ennemis dans deux élémens, il n'existait point d'êtres sur la terre qui fussent, comme les juifs de ces temps, l'objet d'une persécution aussi générale, aussi constante et aussi cruelle. Sous les prétextes les plus frivoles, et sur les accusations presque toujours les plus injustes et les plus absurdes, leurs personnes et leurs fortunes étaient livrées à la merci populaire. Normands et Saxons, Danois et Bretons, tous, quoique ennemis les uns des autres, luttaient d'acharnement contre peuple qu'on se faisait un devoir religieux de haïr, d'insulter, de voler et de livrer à la torture. Les rois de race normande et les nobles indépendans, qui suivaient leur exemple en se permettant des actes arbitraires, avaient de plus adopté contre cette malheureuse nation un système de persécution plus régulier et fondé sur les calculs de la cupidité la plus insatiable. On se rappelle le trait du roi Jean, qui, ayant enfermé dans un de ses châteaux un juif opulent, lui faisait arracher tous les matins une dent, jusqu'à ce que l'Israélite, voyant la moitié de sa mâchoire dégarnie, eût consenti à payer une somme considérable que le tyran voulait lui extorquer. Le peu de numéraire qui existât dans le pays se trouvait dans les mains de ce peuple persécuté; et la noblesse suivait l'exemple du monarque, et rançonnait les juifs en employant contre eux tous les genres de torture. Cependant la soif du gain donnait un courage passif aux enfans d'Israël, et les portait à affronter tous les périls et tous les maux pour obtenir les profits immenses qu'ils pouvaient faire dans un pays comme l'Angleterre, naturellement si riche par les miracles de son industrie. Malgré toutes les persécutions, et même l'établissement d'une cour spéciale qu'on avait nommée _l'échiquier des juifs_, et qui était chargée de leur imposer des taxes arbitraires pour mieux les dépouiller de leurs richesses, leur nombre se multipliait, et ils réalisaient de grandes fortunes, s'envoyaient de l'un à l'autre des sommes considérables par le moyen de lettres de change; car c'est à eux, dit-on, qu'est due cette invention, qui leur permettait de faire passer leur fortune d'un pays dans un autre; de façon que, s'ils étaient menacés d'une trop violente oppression dans un pays, ils sauvaient leurs trésors en les cachant dans une autre contrée. L'obstination et la cupidité des juifs, étant ainsi aux prises avec le fanatisme et la tyrannie des grands du pays, augmentaient comme les persécutions. Si les richesses qu'ils acquéraient par le commerce les exposaient quelquefois à de graves dangers, quelquefois aussi elles leur assuraient une certaine influence. Telle était leur existence générale, d'où résultait leur caractère timide, inquiet, soupçonneux, mais opiniâtre, et fertile en ressources pour se dérober aux périls dont ils étaient environnés. Quand nos deux voyageurs eurent franchi rapidement plusieurs sentiers solitaires, le pèlerin rompit enfin le silence. «Tu vois, dit-il, ce grand chêne accablé sous le poids des années: là se terminent les domaines de Front-de-Boeuf. Depuis long-temps nous ne sommes plus sur ceux de Malvoisin: tu n'es plus en danger d'être poursuivi par tes ennemis.»--«Que les roues de leurs chariots soient brisées, dit le juif, comme celles de l'armée de Pharaon, afin qu'ils ne puissent plus m'atteindre! Mais, bon pèlerin, ne m'abandonnez pas; pensez à ce fier et sauvage templier et à ses esclaves sarrasins. Peu importe sur quelles terres ils me rencontreraient; ils ne respectent ni seigneur, ni manoir, ni territoire.»--«C'est ici que nous devons nous séparer. Il ne convient pas aux gens de ma sorte de voyager avec un juif plus long-temps que la nécessité ne l'exige; d'ailleurs, quelle assistance pourras-tu avoir de moi, pauvre pèlerin, contre deux païens en armes?»--«Oh! brave jeune homme, vous pouvez me défendre, et je suis sûr que vous le feriez. Tout misérable que je suis, je vous récompenserai, non pas avec de l'or, puisque je n'en ai point, j'en prends à témoin mon père Abraham; mais...»--«Je t'ai déjà déclaré que je ne voulais de toi ni argent, ni récompense; mais, soit, je t'accompagnerai, je te défendrai même si cela est nécessaire, car on ne saurait faire un reproche à un chrétien de protéger même un juif contre des Sarrasins. Nous ne sommes pas éloignés de Sheffield, je te guiderai jusqu'à cette ville: tu y trouveras probablement quelqu'un de tes frères qui te donnera un asile.»--«Que la bénédiction de Jacob s'étende sur vous, brave jeune homme! Je trouverai à Sheffield mon parent Zareth, et il me fournira les moyens de continuer ma route sans danger.»--«Je vais donc t'y accompagner; là nous nous quitterons: il ne nous reste guère qu'une demi-heure de chemin pour arriver en vue de cette ville.» Cette demi-heure se passa dans un silence absolu. Le pèlerin dédaignait de parler au juif sans nécessité, et le juif à son tour n'osait adresser la parole à un homme à qui un pèlerinage dans les lieux saints donnait un caractère sacré. Ils s'arrêtèrent sur le haut d'une petite colline. «Voilà Sheffield, dit le pèlerin à Isaac en lui montrant les murs de cette ville; c'est ici que nous devons nous séparer.»--«Recevez auparavant les remercîmens du pauvre juif; je n'ose vous conjurer de m'accompagner chez mon parent Zareth, qui pourrait me fournir de quoi vous récompenser du service que vous m'avez rendu.»--«Je t'ai dit ne vouloir pas de récompense. Si néanmoins parmi tes débiteurs il y avait un chrétien auquel tu voulusses épargner les fers et la prison pour l'amour de moi, je me trouverais amplement dédommagé pour le service que je t'ai rendu ce matin.» «Attendez, attendez, s'écria le juif en saisissant son manteau; je voudrais faire quelque chose de plus, quelque chose qui vous fût personnellement agréable. Dieu sait qu'Isaac est pauvre, un mendiant véritable dans sa tribu, et cependant... Me pardonnerez-vous si je devine ce que vous désirez le plus en ce moment?»--«Si tu le devinais, tu ne pourrais me le donner, quand tu serais aussi riche que tu dis être pauvre.»--«Que je le dis! répéta le juif; hélas! c'est bien la vérité: je suis un malheureux, volé, ruiné, endetté, le dernier des misérables; des mains cruelles m'ont enlevé mes marchandises, mon argent, mes navires, tout ce que je possédais; et cependant je puis vous dire ce dont vous avez besoin, et peut-être vous le procurer: c'est un cheval de bataille et une armure.» Le pèlerin tressaillit, et se tournant vivement vers le juif: «Quel démon peut t'inspirer cette conjecture?» lui demanda-t-il.--«Qu'importe, reprit le juif en riant; soutiendrez-vous qu'elle n'est pas vraie?... Or, si j'ai deviné quels sont vos désirs, je puis les satisfaire.»--«Comment peux-tu penser qu'avec l'habit que je porte, mon caractère, mon voeu?...»--«Je connais les chrétiens; je sais que le plus généreux, par un esprit de religion superstitieuse, prend le bourdon et les sandales, et va nu-pieds visiter les tombeaux des morts.»--«Juif, s'écria le pèlerin d'un ton sévère, ne blasphème point!»--«Pardon, si j'ai parlé trop légèrement; mais vous avez laissé échapper, hier soir et ce matin, quelques mots qui ont été pour moi ce qu'est l'étincelle qui, en jaillissant du caillou, trahit le métal qu'il recèle. Je sais, en outre, que cette robe de pèlerin cache une chaîne d'or comme celle des chevaliers; je l'ai vue briller, il y a quelques heures, tandis que vous étiez penché sur mon grabat.» Le pèlerin ne put éviter de sourire: «Si un oeil aussi curieux que le tien perçait sous tes vêtemens, lui dit-il, peut-être y ferait-il aussi des découvertes.»--«Ne parlez pas ainsi,» dit le juif pâlissant; et prenant son écritoire comme pour terminer la conversation, il en tira une plume et un feuillet de papier roulé, l'appuya sur sa toque jaune, et écrivit sans descendre de sa mule. Quand il eut fini, il donna ce billet, écrit en hébreu, au pèlerin, et lui dit: «Toute la ville de Leicester connaît le riche Israélite Kirgath Jaïram, de Lombardie. Portez-lui ce billet. Il a encore à vendre six armures de Milan dont la moindre siérait à une tête royale, et dix chevaux de guerre dont le moins beau serait digne d'un monarque allant livrer bataille pour la défense de sa couronne. Vous pourrez choisir l'armure et le cheval qui vous plairont le plus, et demander tout ce qui vous sera nécessaire pour le tournoi: il vous le donnera. Après le tournoi, vous lui rendrez le tout fidèlement, à moins que vous ne soyez alors en mesure d'en acquitter le prix.»--«Mais, Isaac, dit le pèlerin, ignores-tu que dans un tournoi les armes et le cheval du vaincu appartiennent au vainqueur? C'est la loi de ces sortes de combats. Or, je puis être malheureux et perdre ce que je ne pourrais ni rendre ni payer.» Le juif changea de couleur, et fut comme étourdi à l'idée d'une telle chance; mais rappelant tout son courage: «Non, non, certes! s'écria-t-il vivement; cela est impossible; je ne veux pas y penser; la bénédiction de notre père céleste sera sur vous; votre lance sera aussi formidable que la verge de Moïse.» Cessant de parler, il tournait la tête de sa mule du côté de Sheffield; mais le pèlerin saisit à son tour son manteau: «Non, Isaac, lui dit-il, tu ne sais pas encore tous les périls du combat. L'armure peut être endommagée, le cheval peut être tué; car, si je vais au tournoi, je n'épargnerai ni armes ni coursier. D'ailleurs, les gens de ta tribu ne donnent rien pour rien, et je devrais payer quelque chose pour m'en être servi.» La figure de l'Israélite se tordit comme celle d'un homme tourmenté d'un accès de colique; mais les sentimens qui l'animaient en ce moment l'emportèrent sur ceux qui lui étaient habituels. «N'importe, lui dit-il, n'importe; laissez-moi partir. S'il y a quelques dommages, Kirgath Jaïram n'y fera pas attention, par l'amitié qu'il a pour son concitoyen Isaac. Adieu! Écoutez, ajouta-t-il en se retournant, ne vous exposez pas trop dans ces folles chances. Ayez soin de ménager, je ne dis pas votre armure et votre cheval, mais votre vie, brave jeune homme. Adieu.»--«Grand merci de ton avis plein de sollicitude; je profiterai de ta courtoisie, dit le pèlerin, et j'aurai du malheur si je ne puis en tenir compte.» Ils se quittèrent, et prirent chacun une route différente pour entrer à Sheffield. CHAPITRE VII. «Suivis de leurs nombreux écuyers, les chevaliers s'avancent avec un magnifique appareil. L'un porte le haubert, un autre tient la lance, un troisième vient le bras armé du bouclier resplendissant. Le coursier frappe la terre d'un pied impatient, et ronge son frein d'or plein d'écume. Les forgerons et les armuriers se présentent sur leurs palefrois, des limes en main et des marteaux à leur ceinture, avec des clous pour réparer les épieux brisés, et des courroies pour rattacher les boucliers. Une milice à cheval borde les rues; et la foule accourt, le bras chargé d'un pesant gourdin.» Dryden, _Palémon et Arcite_. Le peuple anglais, dans ce temps-là, était fort malheureux. Le roi Richard était absent, détenu prisonnier par le perfide et cruel duc d'Autriche; on ignorait jusqu'au lieu de sa captivité, et son sort n'était même qu'imparfaitement connu de la très grande majorité de ses sujets, qu'opprimaient toute espèce de tyrans subalternes. Le prince Jean, ligué avec Philippe de France, ennemi juré de Richard, usait de toute son influence auprès du duc d'Autriche pour prolonger la captivité de son frère, dont il avait reçu tant de bienfaits. Pendant le même temps, il fortifiait son parti dans le royaume, dont il se proposait, en cas de mort du roi, de disputer le trône à l'héritier légitime, Arthur, duc de Bretagne, fils de Geoffroy Plantagenet, frère aîné de Jean. Cette usurpation, comme on sait, il l'exécuta par la suite. Léger, licencieux et perfide, Jean n'eut pas de peine à s'attacher, non seulement ceux qui avaient à craindre que leur conduite en l'absence de Richard n'attirât sur eux son courroux, mais encore cette classe nombreuse de gens qui bravaient toutes les lois, et qui, de retour des croisades, avaient rapporté dans leur patrie tous les vices de l'Orient, un coeur endurci, le besoin de réparer les brèches de leur fortune, et qui plaçaient leurs espérances de butin dans une commotion intérieure et une guerre civile. À ces causes de calamités publiques et d'inquiétudes, il faut ajouter la multitude de proscrits ou d'outlaws qui, poussés au désespoir par l'oppression des seigneurs féodaux, et par la sévérité avec laquelle on faisait exécuter la charte des forêts, s'étaient réunis en guérillas, vivaient dans les bois, et se riaient de la justice et des magistrats du pays. Les nobles eux-mêmes, fortifiés dans leurs châteaux, et comme de petits souverains sur leurs domaines, étaient des chefs de bandes non moins à craindre, et ne respectaient pas plus les lois que les déprédateurs avoués. Pour entretenir ces troupes qui composaient leurs forces, soutenir leur luxe et fournir à leurs extravagances, ils empruntaient aux juifs de l'argent à énorme intérêt; c'était le cancer qui dévorait leurs biens, et ils n'y connaissaient d'autre remède que les actes de violence qu'ils exerçaient contre leurs créanciers, chaque fois qu'ils en trouvaient l'occasion. Sous le poids accablant d'un pareil état de choses, le peuple anglais souffrait pour le présent et n'avait pas moins à craindre pour l'avenir. Cet état malheureux fut encore empiré par une maladie contagieuse qui régnait dans le pays, et dont la malignité s'aggravait par la malpropreté des classes inférieures, leur logement malsain et leur mauvaise nourriture. Un grand nombre périssaient, et ceux qui survivaient leur enviaient un sort qui les arrachait aux maux prochains dont ils étaient menacés. Cependant, malgré toutes ces causes réunies de détresse, le peuple, comme la noblesse, prenait au tournoi qui allait s'ouvrir, et qui formait le grand spectacle de ce siècle, le même intérêt que prend à un combat de taureaux le bourgeois affamé des rivages du Mançanarès, qui ne sait pas s'il trouvera le soir de quoi apaiser la faim de sa famille. Ni les devoirs, ni la faiblesse et les infirmités n'empêchaient les jeunes gens et les vieillards d'accourir de bien loin pour voir de telles fêtes. À la passe-d'armes qui allait s'ouvrir à Ashby, dans le comté de Leicester, les tenans devaient être des champions de la plus grande célébrité, et la nouvelle que le prince Jean lui-même devait l'honorer de sa présence avait fixé l'attention générale; un concours immense de personnes de tout âge et de toutes conditions s'étaient rendu, dans la matinée du jour indiqué, au lieu désigné pour le tournoi. Ce lieu était singulièrement pittoresque. Sur la lisière d'un bois, à un mille de la ville d'Ashby, était une grande prairie couverte de la plus riche verdure, bornée d'un côté par une forêt, et de l'autre, par des chênes isolés, dont quelques uns avaient atteint une hauteur prodigieuse. Le terrain, qui semblait avoir été disposé exprès par la nature pour le spectacle martial dont il devait être le théâtre, de tous côtés s'élevait en pente douce et en guise d'amphithéâtre; enfin un large espace situé au milieu, uni et de niveau, avait été entouré de fortes palissades. La forme en était carrée, mais les angles en avaient été arrondis afin de laisser aux spectateurs la facilité de bien voir. Au nord et au sud on avait pratiqué dans les palissades, pour les combattans, deux entrées fermées par des portes de bois, suffisant au passage de deux cavaliers de front. À chacune de ces portes se trouvaient deux hérauts accompagnés de six trompettes, d'un nombre égal de poursuivans d'armes, et d'un fort détachement de troupes destinées à maintenir le bon ordre, et à recevoir les chevaliers qui se proposaient de prendre une part active au tournoi. Sur une plate-forme élevée derrière l'entrée du sud, étaient cinq pavillons superbes ornés de pannonceaux bruns et noirs, couleurs choisies par les cinq chevaliers tenans du tournoi. Devant chaque pavillon était suspendu le bouclier du chevalier qui l'occupait, et à côté se tenait son écuyer déguisé en sauvage, ou revêtu de tout autre costume bizarre et étranger, d'après le goût de son maître, ou le rôle qu'il lui plaisait de jouer pendant toute la durée de la passe-d'armes. La tente du centre, comme place d'honneur, avait été réservée à Brian de Bois-Guilbert, que sa renommée dans tous les combats chevaleresques et sa liaison avec les chevaliers qui avaient imaginé cette joute avaient fait recevoir avec empressement dans la compagnie, des tenans dont il avait même été déclaré chef. À la gauche de sa tente étaient celles de Reginald Front-de-Boeuf et de Philippe de Malvoisin; à droite, on voyait le pavillon de Hugues de Grantmesnil, noble baron du voisinage, dont un des ancêtres avait été revêtu de la dignité de lord grand-maître de la maison du roi, sous les règnes de Guillaume-le-Conquérant et de son fils Guillaume-le-Roux; et le pavillon de Ralph de Vipont, chevalier de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, possesseur d'anciens domaines à Heater, près d'Ashby-de-la-Zouche. Un passage de trente pieds de largeur menait, par une pente douce, de la porte de l'arène à la plate-forme sur laquelle étaient dressées les tentes. Une palissade le fermait des deux côtés, et une autre entourait pareillement l'esplanade située en face des tentes. Un passage identique, de trente pieds de largeur, menait à la porte du côté du nord, et aboutissait de l'autre côté à un grand terrain enclos de la même manière, et destiné aux chevaliers à qui l'envie prendrait de figurer comme acteurs. Derrière étaient des tentes dont quelques unes renfermaient toutes sortes de rafraîchissemens. Les autres étaient réservées aux armuriers, aux maréchaux ferrans et aux autres artisans dont le secours pouvait devenir indispensable. À l'extérieur de l'arène on avait élevé des galeries ornées de tapis, et garnies de siéges couverts de coussins, pour la noblesse des deux sexes désireuse d'assister au tournoi. Un espace était affecté aux yeomen[45] et aux spectateurs un peu au dessus du vulgaire; il était analogue au parterre de nos théâtres. La populace occupait le haut des tertres voisins, d'où, grâce à l'élévation naturelle du terrain, on pouvait voir la lice par dessus les galeries. Un grand nombre de curieux s'étaient perchés en outre sur les branches des arbres qui entouraient le préau, et l'on voyait des spectateurs jusque sur le clocher de l'église paroissiale située à quelque distance. Note 45: Ce mot, dont le singulier est _yeoman_, désigne aujourd'hui _la garde bourgeoise à cheval_, composée des petits propriétaires fermiers. A. M. Il ne reste plus, pour compléter la description de cet arrangement général, qu'à parler d'une galerie placée au centre du côté de l'orient. Elle était plus élevée que les autres, plus richement ornée, et couronnée par une espèce de trône et un dais sur lequel étaient brodées les armoiries d'Angleterre. Des écuyers, des varlets, des gardes, revêtus de costumes brillans, se tenaient autour de cette place d'honneur destinée au prince Jean et à sa suite. En face, du côté de l'occident, se voyait une autre galerie de même hauteur, décorée peut-être avec moins de luxe, mais avec plus d'élégance et de recherche que celle du prince. Des pages et de jeunes filles, les plus jolies de la contrée, avec des costumes de fantaisie roses et verts, environnaient le trône couvert des mêmes couleurs. Sur le dais même qui le décorait flottaient une multitude de pannonceaux et de banderolles où l'on avait peint des coeurs blessés, des coeurs enflammés, des flèches, des arcs, des carquois, et tous ces lieux communs emblématiques représentant les triomphes de Cupidon. Une inscription blasonnée prévenait que le trône devait être occupé par la _royne de la beaulté et de l'amour_. Mais à qui était réservé cet honneur? Tout le monde l'ignorait encore. Cependant tous les spectateurs s'empressaient de s'asseoir à leurs places respectives; ce qui n'eut pas lieu sans bien des querelles pour déterminer celle que chacun devait prendre. La plupart de ces querelles furent jugées sans cérémonie par les hommes d'armes, qui employaient sans façon le manche de leurs hallebardes pour réprimer les réfractaires qui prétendaient en appeler de leur décision. Lorsqu'il était question de personnes qui méritaient plus de considération, les hérauts d'armes intervenaient, et quelquefois même les deux maréchaux du tournoi; c'étaient Guillaume de Wivil et Étienne de Martival, qui, armés de pied en cap, se promenaient à cheval dans l'intérieur de l'enceinte, afin de maintenir le bon ordre. Peu à peu les galeries se remplirent de chevaliers et de nobles dans leur costume civil, ce qui formait un heureux contraste avec la parure élégante et diverse des femmes, accourues en plus grand nombre que les hommes, et jalouses d'être témoins d'un spectacle qu'on aurait cru trop dangereux et trop sanglant pour quelles y prissent quelque plaisir. L'espace intérieur et plus bas que le reste fut vite rempli par les plus riches d'entre les yeomen, les bourgeois, et même les nobles d'un rang inférieur, que la modestie, la gêne ou un titre douteux, empêchaient de prétendre à un banc plus digne. Ce fut parmi eux cependant qu'il s'éleva le plus de querelles sur la préséance. «Chien de mécréant,» dit un vieillard dont la tunique usée trahissait l'indigence, comme son épée, sa dague et sa chaîne d'or révélaient ses prétentions à un rang élevé; «enfant d'une louve, oses-tu bien toucher un chrétien, un gentilhomme normand du sang de Montdidier?» Celui qui était le sujet de cette apostrophe brutale n'était autre que le juif Isaac d'York. Vêtu avec un luxe inattendu, il voulait s'emparer de deux places sur le devant, sous les galeries, pour lui et pour sa fille, la belle Rébecca, qui, l'ayant rejoint à Ashby, lui tenait le bras et semblait fort intimidée du mécontentement général qu'excitait la présomption de son père. Mais si nous avons vu Isaac soumis et craintif dans une autre occurrence, il savait qu'en celle-ci il n'avait rien à redouter. Ce n'était pas dans un endroit public, où des égaux se trouvaient réunis, qu'un noble avide ou méchant pouvait l'injurier. En de telles conjonctures, les juifs étaient sous la sauve-garde de la loi générale; et, si ce n'était qu'une faible protection, il arrivait presque toujours que dans de pareils rassemblemens quelques barons, par des motifs d'intérêt, se montraient disposés à prendre leur défense. Isaac avait en ce moment un autre motif de se rassurer. Il savait que le prince Jean devait assister au tournoi, et il en était connu personnellement. Ce prince négociait alors avec les juifs d'York un gros emprunt qui devait être hypothéqué sur certaines terres et garanti par un dépôt de joyaux. Isaac devait fournir la plus forte partie de cet emprunt, et il était persuadé que l'envie du prince de conclure cette affaire suffisait pour lui garantir sa protection s'il en avait besoin. Ces considérations suffirent au juif pour persister, et coudoyer le chrétien normand, au mépris de son origine, de son rang et de sa religion. Les plaintes du vieux gentilhomme indignèrent ses voisins. Au nombre de ceux-ci, un yeoman robuste et bien vêtu en drap vert de Lincoln, portant douze flèches à sa ceinture, un baudrier enrichi d'une plaque en argent, et tenant en main un arc de six pieds de hauteur, se tourna tout à coup vers le juif, et son visage bruni par le soleil était rouge de colère. «Songe, lui dit-il, que tous les trésors entassés dans tes coffres, en pressurant de malheureuses victimes, n'ont fait que t'enfler comme une araignée qu'on oublie tant qu'elle se tient dans l'ombre, mais qu'on écrase dès qu'elle se montre au jour.» Cette menace, prononcée d'une voix forte et menaçante en anglo-saxon, ébranla la confiance du juif: et il se serait sans doute éloigné d'un voisinage si dangereux, si l'attention générale ne se fût tournée en ce moment vers le prince Jean, qui entrait dans l'arène avec une escorte nombreuse, formée de chevaliers, de seigneurs de sa cour, et de quelques ecclésiastiques parés avec autant de recherche que les courtisans. On remarquait parmi eux le prieur de Jorvaulx, élégamment vêtu; l'or et les plus riches fourrures brillaient sur sa personne, et les pointes de ses bottes, outrant la mode de cette époque, remontaient si haut qu'il ne pouvait appuyer les pieds sur les étriers. Cet inconvénient n'en était pas un pour le galant prieur, qui peut-être même ne regrettait pas de trouver l'occasion de donner devant une brillante assemblée, et surtout devant les dames qui en faisaient partie, une preuve de sa dextérité dans l'art de l'équitation. Le reste de la suite du prince Jean se composait des principaux chefs de ses bandes soudoyées, de plusieurs barons pillards et débauchés, dont il faisait sa société ordinaire, et de quelques chevaliers du Temple ou de Saint-Jean-de-Jérusalem. On peut remarquer ici que ces chevaliers étaient regardés comme ennemis du roi Richard, s'étant rangés du parti de Philippe de France dans les longues querelles qui avaient eu lieu en Palestine entre ce monarque et le roi d'Angleterre. Cette mésintelligence fut cause que les victoires réitérées de Richard demeurèrent sans fruit, qu'il échoua dans ses tentatives pour s'emparer de Jérusalem, et que toute la gloire dont il s'était couvert n'aboutit qu'à une trêve douteuse avec le sultan Saladin. D'après les mêmes principes politiques qui avaient dicté la conduite de leurs confrères dans la Palestine, les templiers et les hospitaliers d'Angleterre et de Normandie s'étaient unis à la faction du prince Jean, n'ayant guère de motifs pour désirer le retour de Richard ou l'avénement d'Arthur, son héritier légitime, au trône qui lui appartenait. Par un motif contraire, le prince Jean haïssait et méprisait le peu de familles saxonnes illustres qui existaient encore en Angleterre, et il ne manquait aucune occasion de les humilier, assuré qu'elles ne l'aimaient pas et qu'elles ne favoriseraient jamais ses prétentions. Il en était de même des hommes des communes, qui appréhendaient qu'un souverain comme le prince Jean, avec un penchant décidé à la licence et à la tyrannie, n'empiétât encore davantage sur leurs droits et leurs priviléges. Dans ce brillant appareil, vêtu d'un habit de soie cramoisie brodé en or, portant un faucon sur le poing, la tête couverte d'un riche bonnet en fourrure orné d'un diadème de pierres précieuses, d'où sortaient de longs cheveux bouclés qui descendaient sur ses épaules, le prince Jean faisait caracoler son beau palefroi gris dans l'arène, à la tête de son joyeux cortége, riant à haute voix, et examinant avec toute la liberté d'un roi les beautés qui développaient leurs charmes dans les galeries supérieures. Ceux même qui remarquaient dans ce prince une audace effrénée jointe à une hauteur excessive et à un mépris total de l'opinion des autres, ne pouvaient lui refuser cette sorte d'agrément résultat d'une physionomie ouverte. Ses traits, naturellement réguliers, prenaient, à force d'art, un air de courtoisie, mais laissaient percer encore la contrainte imposée aux secrets penchans du coeur. Cette apparence trompeuse est souvent regardée comme une mâle franchise, tandis que, dans le fond, elle n'annonce que l'indifférence d'un effronté qui se repose sur la supériorité que lui donnent sa naissance, sa fortune et tous ses avantages extérieurs, sans se mettre en peine d'y ajouter aucun autre genre de mérite. Quant à ceux qui n'examinaient pas les choses de si près, et d'ordinaire le nombre en est de cent contre un, la riche palatine en fourrure du manteau dont le prince Jean était paré, ses bottes de maroquin, ses éperons d'or, la grâce avec laquelle il se tenait à cheval, suffisaient pour exciter leurs vives acclamations. Dès son entrée dans l'enceinte, le prince avait remarqué la scène à laquelle avait donné lieu la prétention ambitieuse d'Isaac. Son oeil perçant reconnut le juif, mais s'arrêta plus volontiers sur la jolie Israélite, qui, effrayée du tumulte, se pressait contre son père, et était presque suspendue à son bras. Même aux yeux d'un connaisseur aussi fin que le prince Jean, la beauté de Rébecca pouvait le disputer avec celle des jeunes Anglaises les plus séduisantes. Sa taille, divinement proportionnée, se montrait avec un double avantage, grâce à une espèce de costume oriental qu'elle portait suivant l'usage des femmes de sa nation. Un turban de soie jaune s'adaptait à merveille à son teint un peu brun; ses yeux étaient vifs et brillans, ses sourcils bien arqués, son nez aquilin et parfaitement moulé, ses dents blanches comme des perles; on admirait la profusion des boucles de ses cheveux noirs, qui tombaient négligemment en longs anneaux sur tout ce qu'une simarre de soie perse, au fond pourpre brodé de fleurs, laissait à découvert de son cou d'albâtre et de son sein blanc comme neige; tout en elle présentait une réunion d'attraits qui ne le cédaient en rien à ceux des plus superbes dames assises autour d'elle. Il est vrai qu'une excessive chaleur avait favorisé les regards avides des amateurs de la beauté, en obligeant Rébecca de laisser ouvertes les trois premières agrafes de sa tunique, lesquelles étaient d'or et enrichies de diamans. On en apercevait mieux un collier de perles et des boucles d'oreilles d'une valeur inappréciable. Une plume d'autruche flottait sur son turban; elle était fixée par une agrafe en brillans, et formait ainsi le dernier trait distinctif de la parure éblouissante de cette belle juive, qui par ce motif devint l'objet des sarcasmes des jalouses et orgueilleuses beautés anglaises placées dans la galerie au dessus; ce qui toutefois n'empêchait pas qu'au fond ses rivales ne portassent secrètement envie à ses charmes et à sa mise inspirée par les Graces. «Par la tête chauve d'Abraham, dit le prince Jean, cette juive doit ressembler à cette beauté qui rendit fou le plus sage des rois. Qu'en pensez-vous, prieur Aymer? Par le Temple, que mon frère Richard, plus prudent que ce roi, n'a pas été à même de reconquérir, c'est la fiancée du Cantique des cantiques.»--«La rose de Sharon, le lis de la vallée, répondit le prieur d'un air goguenard; mais votre grâce doit se rappeler que ce n'est qu'une juive.»--«Oui, reprit le prince, et voilà le mammon d'iniquité, le marquis des marcs d'argent, le baron des besans, qui dispute une place à des chiens misérables qui n'ont pas dans leurs poches une pièce marquée à la croix, pour empêcher le diable d'y danser[46]. Par le corps de saint Marc! mon prince des subsides et son aimable juive entreront dans la galerie. Quelle est cette nymphe, Isaac, lui demanda-t-il en avançant vers lui; est-ce ta fille ou ta femme? Quelle est cette houri orientale à qui tu donnes le bras?»--«C'est ma fille Rébecca, prince, répondit le juif sans paraître interdit d'une apostrophe où il entrait autant d'ironie que de politesse.»--Tu n'en es que plus sage,» dit Jean en éclatant de rire, ce que ses courtisans ne manquèrent pas d'imiter; «mais, fille ou femme, il faut qu'elle ait une place digne de sa rare beauté. Qui est dans cette galerie? dit-il en levant les yeux sur celle qui était au dessus. Des rustres Saxons; fort bien. Qu'ils se serrent pour faire place au prince des usuriers et à son aimable fille. Ces vilains partagent les premières places de la synagogue avec ceux à qui elles appartiennent plus en propre.» Note 46: Allusion à un proverbe populaire anglais. A. M. Ceux qui occupaient cette galerie, et à qui s'adressait ce discours injurieux, étaient Cedric le Saxon avec sa famille, et son ami, son allié, son voisin, Athelstane de Coningsburgh, personnage qui, descendu du dernier des rois saxons d'Angleterre, était le plus respecté de tous les Saxons du nord de ce royaume. Malgré cette origine royale, Athelstane, d'une figure prévenante, fortement constitué, à la fleur de son âge, avait des traits inanimés, des yeux sans expression, la démarche lente et pesante, et il était si long à se déterminer sur la moindre chose, qu'on lui avait appliqué le sobriquet donné à un de ses ancêtres, et qu'on le nommait Athelstane _l'indolent_. Ses amis, et il en avait beaucoup, qui, de même que Cedric, lui étaient entièrement dévoués, disaient que cette paresse naturelle ne venait ni de faiblesse d'esprit ni de manque de courage, mais que c'était la suite d'un caractère indécis. D'autres soutenaient que son défaut héréditaire d'ivrognerie avait absorbé toutes les facultés d'un esprit dont la vivacité ne fut jamais le caractère, et que son courage passif et sa bonhomie n'étaient plus que les qualités les moins heureuses d'un naturel généreux, dont on aurait tiré parti s'il ne s'était dégradé dans une longue suite de grossières débauches. Ce fut à ce personnage si cher à tous les Saxons que le prince impérieux commanda de faire place en faveur d'Isaac et de Rébecca. L'indolent Athelstane, confondu par un ordre que les moeurs et les opinions de ce temps rendaient extrêmement injurieux, ne se souciant pas d'obéir, sans savoir non plus comment résister, n'opposa qu'une force d'inertie à la volonté de Jean; et, sans faire un seul mouvement, ouvrit ses grands yeux gris et fixa le prince avec un air d'étonnement qui avait quelque chose de risible; mais le prince impétueux ne songea point à faire de même. «Ce porcher saxon dort ou ne veut pas m'écouter; pousse-le avec ta lance, Bracy, dit-il à un chevalier rapproché de lui, et chef d'une compagnie franche, espèce de troupe de condottieri ou de sbires mercenaires, qui s'attachaient au service du premier prince qui les payait le plus. Cet ordre amena quelques murmures, même entre les gens du prince; mais Bracy, que sa profession mettait au dessus des scrupules, leva sa lance, la dirigea au dessus de l'espace qui séparait l'arène de la galerie, et il aurait touché Athelstane l'indolent avant que celui-ci eût retrouvé assez de sa présence d'esprit pour reculer et se mettre à l'abri, si Cedric, aussi prompt à agir que son ami était lent, n'eût tiré, avec la célérité de l'éclair, sa courte épée du fourreau, et, d'un coup vigoureusement appliqué, n'eût coupé le bois de la lance, dont le fer tomba aux pieds du séide. Le sang monta au visage du prince, il prononça un de ses plus terribles jurons, et il aurait donné de nouveaux ordres, plus rigoureux encore que le premier, s'il n'en eût été détourné à la fois par les prières des personnes de sa suite, qui le supplièrent de patienter, et par une acclamation générale du peuple, qui applaudissait à l'action de Cedric. Le prince roula autour de lui des regards indignés, comme s'il eût cherché quelque victime qu'il pût sacrifier plus facilement à sa colère, et ils s'arrêtèrent par hasard sur le même archer dont nous avons parlé, et qui, se moquant des signes d'irascibilité que manifestait le prince envers lui, continuait à applaudir à haute voix. «Pourquoi ces acclamations,» lui demanda Jean. «J'applaudis toujours, dit le yeoman, quand je vois un coup adroit ou bien visé.»--«À merveille! et ta flèche irait droit dans le blanc! je le présume.»--«Je l'espère, à distance convenable.»--«Il toucherait le but de Wattyrrel[47] à cent pas,» dit une autre voix derrière lui, voix qu'il fut impossible de distinguer. Note 47: Un des courtisans de Guillaume-le-Roux, et qui à la chasse tua le prince par mégarde ou avec intention. A. M. Cette allusion au destin de Guillaume-le-Roux son aïeul exaspéra, mais effraya en même temps le prince, et il se contenta d'ordonner à quatre hommes d'armes de ne pas perdre de vue ce fanfaron. «Par saint Grisel, dit-il, voyons ce qu'il sait faire, lui qui est si disposé à applaudir les autres.»--«Je ne crains pas l'épreuve,» répondit le yeoman avec un calme imperturbable. «Quant à vous autres Saxons, dit le prince, levez-vous; car, puisque je l'ai décidé, par le soleil qui nous éclaire, le juif aura place parmi vous.»--«Non, prince, non s'il plaît à votre grâce, il ne nous convient pas de nous asseoir auprès des puissans de la terre, dit le juif, dont l'ambition l'avait bien porté à désirer une place auprès du descendant ruiné de la famille de Montdidier, mais n'allait pas jusqu'à vouloir se quereller avec de riches Saxons. «Debout, chien d'infidèle, s'écria Jean, obéis, car, autrement, je te fais écorcher, et ta peau tannée sera convertie en une selle pour mon cheval.» Le juif troublé monta lentement, suivi de sa fille tremblante, les degrés qui menaient à la galerie. «Voyons qui osera l'arrêter, ajouta le prince, les yeux fixés sur Cedric, dont l'attitude semblait annoncer qu'il se disposait à le précipiter du haut de la galerie. Le fou Wamba prévint cette catastrophe en s'élançant entre son maître et le juif, s'écriant en réponse à l'exclamation menaçante du prince: «Par dieu! ce sera moi.» En même temps il tira de sa poche une grande tranche de jambon dont il s'était muni, de crainte que le tournoi ne durât plus long-temps que son envie de faire abstinence, il la mit sous la barbe du juif en brandissant sur sa tête un sabre de bois. Isaac menacé d'être souillé par l'objet que sa nation a le plus en horreur, fit quelques pas en arrière; le pied lui manqua, et il roula de degrés en degrés jusqu'à terre, aux bruyans éclats de rire de tous les spectateurs; et le prince Jean lui-même, déridé, ne rit pas moins que les autres. «Cousin prince, dit Wamba, accordez-moi le prix du tournoi. J'ai vaincu mon antagoniste avec l'épée et le bouclier.» Et en même temps, il montrait d'une main la tranche de jambon et de l'autre son sabre de bois. «Qui es-tu? noble champion,» demanda le prince à Wamba, en riant encore. «Fou par droit de naissance,» répondit celui-ci. «Je me nomme Wamba, fils de Witless, fils de Weatherbrain[48], qui était le fils d'un alderman.»--«Place au juif dans la galerie d'en bas, dit le prince Jean, qui sans doute ne fut point fâché de saisir un prétexte pour révoquer ses premiers ordres. Il ne conviendrait pas de faire asseoir le vaincu près du vainqueur.»--«Il serait encore plus injuste de mettre un fripon à côté d'un fou, et un juif à côté d'un jambon,» dit Wamba. «Grand merci, brave garçon, s'écria le prince; tu m'as fait rire, il faut que je te récompense. Viens ici, frère Isaac, prête-moi une poignée de besans.» Note 48: Ces deux mots _witless_, sans esprit, et _weatherbrain_, cerveau fêlé, ne sont que des jeux plaisans de l'imagination de l'écrivain britannique. A. M. Le juif, étourdi de cette demande, n'osant s'y refuser, et ne pouvant se résoudre à obéir, prit en soupirant un sac de fourrure qui était suspendu à sa ceinture, et il calculait peut-être combien dans une poignée il entrerait de pièces, quand le prince, impatient de ce délai, lui arracha le sac des mains, lança quelques pièces d'or à Wamba, et continua sa ronde, en jetant le surplus à la foule, et en laissant le juif exposé à la risée de ceux qui l'entouraient, et qui applaudirent le prince, comme s'il eût fait une belle action. CHAPITRE VIII. «En ce moment l'agresseur, par un orgueilleux défi, embouche la trompette; son adversaire lui répond; les fanfares belliqueuses retentissent dans la plaine et jusqu'aux voûtes du ciel; les visières abaissées, les lances en arrêt ou poussées sur le casque ou le cimier, les combattans franchissent la barrière, pressent leurs coursiers de l'éperon, et dévorent l'espace.» Dryden, _Palémon et Arcite_. Encore au milieu de sa cavalcade, le prince Jean tout à coup s'arrête. «Par la sainte Vierge! sire prieur, dit-il à Aymer, nous avons oublié la principale affaire du jour. Nous n'avons pas nommé la reine de la beauté et de l'amour, dont la main blanche doit décerner le prix au vainqueur. Pour moi, je suis tolérant dans mes idées, et je ne me ferais aucun scrupule d'accorder mon suffrage aux yeux noirs de Rébecca.»--«Sainte mère de Dieu, s'écria le prieur consterné, une juive! nous mériterions d'être lapidés dans cette enceinte, et je ne suis pas encore assez vieux pour vouloir être martyr. D'ailleurs, je jure par mon saint patron qu'elle est mille fois moins belle que cette aimable Saxonne, lady Rowena.»--«Juive ou Saxonne, chienne ou truie, qu'importe? dit le prince, je veux nommer Rébecca, ne fût-ce que pour humilier ces rustres de Saxons.» Un murmure presque universel s'éleva parmi ceux qui formaient son cortége. «Ceci devient trop sérieux, prince, dit Bracy; car, si une pareille injure est faite aux chevaliers, pas un ne voudra lever la lance.»--«C'est un raffinement d'outrage, dit Waldemar-de-Fitzurse, un des plus vieux courtisans du prince Jean; et si votre grâce persiste dans ce projet, c'est en vouloir la ruine.»--«Baron, répondit le prince avec hauteur, je vous ai pris pour me suivre et non pour me conseiller.»--«Ceux qui vous suivent dans le chemin où vous marchez, lui dit Waldemar en baissant la voix, ont acquis le droit de hasarder un avis; car votre honneur et votre vie n'y sont pas plus intéressés que la conservation de leur propre existence.» Au ton qu'avait pris Fitzurse, Jean sentit qu'il valait mieux ne pas insister. «Je ne voulais que plaisanter, dit-il, et voilà que vous vous redressez tous contre moi comme des couleuvres: nommez qui vous voudrez, de par le diable! et je confirme d'avance votre choix.»--«Faites mieux, dit Bracy, laissez vacant le trône de notre belle souveraine, jusqu'à ce que le vainqueur soit proclamé, et que lui-même alors choisisse la dame à son triomphe et apprenne au beau sexe à aimer davantage les chevaliers qui l'élèvent à une telle distinction.»--«Si Brian de Bois-Guilbert obtient le prix, dit le prieur, je parie mon rosaire que je nomme la reine de l'amour et de la beauté.»--«Bois-Guilbert est bonne lance, dit Bracy, mais il y a ici d'autres chevaliers qui ne craindraient pas de le rencontrer.»--«Silence! dit Waldemar, il est temps que le prince tienne sa place; les chevaliers et les spectateurs s'impatientent, les heures s'écoulent, et il convient que le tournoi commence.» Le prince Jean ne régnait pas encore, et cependant il trouvait dans Waldemar-Fitzurse tous les inconvéniens d'un ministre favori, qui, en voulant servir son maître, le fait toujours à sa propre manière. Il céda donc à sa remontrance, quoiqu'il fût un de ces caractères qui montrent d'autant plus d'opiniâtreté qu'il est question de plus frivoles bagatelles. Il monta sur son trône, entouré de son cortége, et ordonna aux hérauts d'armes de proclamer les règles du tournoi, qui consistaient dans les suivantes: 1° les cinq chevaliers tenans devaient accepter le combat de tous venans; 2° tout chevalier prêt de combattre pouvait choisir son adversaire parmi les tenans, en touchant son bouclier. S'il le touchait du bois de sa lance, le combat devait avoir lieu avec ce qu'on nommait les armes de courtoisie, c'est-à-dire avec des lances dont la pointe était garnie d'un morceau de bois aplati, de façon que l'on ne courait d'autres dangers que ceux qui pouvaient résulter d'une chute ou du choc des coursiers et des lances; mais, si l'assaillant touchait le bouclier avec le fer de sa lance, le combat devenait à outrance, c'est-à-dire à fer affilé, comme dans une bataille véritable; 3° quand les tenans auraient accompli leur voeu, en rompant chacun cinq lances, le prince devait proclamer le vainqueur du premier jour du tournoi, et celui-ci devait recevoir pour prix un cheval de bataille de la plus grande beauté et de la plus grande vigueur; il avait aussi le droit de nommer la reine de la beauté et de l'amour qui décernait le prix du jour suivant; 4° le second jour devait amener un tournoi général, auquel pourraient prendre part tous les chevaliers qui le voudraient, et qui, se divisant en deux troupes de nombre égal, combattraient jusqu'à ce que le prince Jean eût ordonné de cesser, en jetant dans l'arène son bâton de commandement. La reine de la beauté et de l'amour élue devait alors placer sur la tête du chevalier vainqueur du second jour une couronne d'or, en forme de feuilles de laurier. Cette journée terminait les jeux chevaleresques; mais le troisième jour devait être consacré à une joute à l'arc, à un combat de taureaux, et à d'autres amusemens réservés pour le peuple. Le prince Jean cherchait ainsi à s'assurer une popularité qu'il diminuait au contraire chaque jour davantage par les actes les plus arbitraires d'oppression. La lice offrait alors le plus magnifique spectacle. Les galeries supérieures étaient remplies de tout ce que le nord et le centre de l'Angleterre possédaient de plus distingué en noblesse, en grandeur, en richesse, en beauté; le contraste des habillemens de cette première classe de spectateurs en rendait l'apparence aussi flatteuse qu'elle était imposante. Les galeries d'en bas, où se trouvaient la bourgeoisie et les yeomen de la vieille Angleterre, parés avec moins d'éclat, formaient comme une bordure simple et unie autour de ce cercle de broderies élégantes, pour en relever encore la pompe et l'éclat. Les hérauts d'armes ayant terminé leur proclamation par le cri d'usage: «Largesse, largesse, vaillans chevaliers!» une pluie de pièces d'or et d'argent tomba sur eux du haut des galeries, car c'était un grand point de chevalerie, de montrer sa libéralité envers ceux que l'on considérait comme les secrétaires et les historiens de l'honneur. Après avoir reçu cette marque de générosité, les hérauts poussèrent les acclamations ordinaires: «Amour aux dames! mort des champions! honneur aux généraux! gloire aux braves!» Le peuple remplissait les airs des mêmes cris, et de nombreuses trompettes y joignaient leurs sons belliqueux. Les hérauts d'armes sortirent de la lice, où il ne resta que les deux maréchaux du tournoi, à cheval et armés de pied en cap, immobiles comme des statues, chacun à un bout de la lice. En même temps, l'espace laissé aux assaillans était rempli d'une foule de chevaliers qui venaient se mesurer contre les tenans. Du haut des galeries c'était l'image d'une mer agitée, sur laquelle on voyait flotter des panaches de plumes, des casques brillans et des fers de lances auxquelles étaient souvent attachés des pannonceaux qui, remués par le vent, de même que les plumes, ajoutaient au mouvement et à la variété de la scène. Les barrières s'ouvrirent enfin, et cinq chevaliers élus par le sort s'avancèrent à pas lents dans l'arène. L'un d'eux marchait en tête; les quatre autres le suivaient deux à deux. Tous étaient magnifiquement armés, et le manuscrit saxon de Wardour, d'où j'extrais ces détails, rappelle exactement leurs couleurs, leurs devises et leurs armes, comme les harnais de leurs coursiers; mais il est inutile de nous appesantir sur ce sujet, car, pour emprunter quelques vers d'un poète notre contemporain qui en a trop peu composés, The knights are dust, And their good swords are rust, Their souls are with the saints, we trust[49]. Depuis long-temps leurs écussons rouillés ont disparu des murs de leurs châteaux où ils étaient suspendus: leurs châteaux même ne sont plus que des tertres verts et des ruines dispersées: la place où ils étaient les ignore aujourd'hui; d'autres générations successives et nombreuses depuis lors ont disparu à leur tour des lieux où ils exerçaient despotiquement l'autorité de seigneurs féodeaux. Qu'importent donc au lecteur et leurs noms et les symboles éclipsés de leurs rangs belliqueux? Note 49: Ces chevaliers ne sont plus que poussière; leurs fortes épées ne sont plus que de la rouille, et leurs âmes sans doute habitent avec les saints. A.M. En ce moment toutefois ne prévoyant guère l'oubli qui devait un jour engloutir dans son onde leurs noms et leurs exploits, les cinq champions arrivaient dans l'arène, retenant leurs coursiers fougueux, et les forçant de garder le pas, pour montrer à la fois les mouvemens gracieux de leur allure et la dextérité des cavaliers. Tandis qu'ils entraient dans la lice, les sons d'une musique orientale partirent de derrière les tentes où se tenaient cachés les tenans du tournoi; ces sons étaient produits par des cymbales et d'autres instrumens que des chevaliers avaient rapportés de la Terre-Sainte. Leur harmonie barbare semblait en même tems défier les assaillans et les féliciter de leur arrivée, en présence d'un immense concours de spectateurs qui avaient les yeux fixés sur les cinq champions. Ceux-ci, montant sur la plate-forme où s'élevaient les tentes, et en se quittant, frappèrent légèrement, du bois de leur lance, le bouclier de l'adversaire avec lequel chacun d'eux voulait se mesurer. La multitude et quelques spectateurs des classes supérieures, même quelques dames, regrettèrent qu'ils eussent choisi les armes courtoises; car cette même classe de personnes qui applaudit aujourd'hui les tragédies les plus épouvantables prenait alors à un tournoi un intérêt proportionné au danger qu'y couraient les acteurs. Après avoir intimé leurs intentions plus pacifiques, les assaillans se retirèrent à l'autre bout de la lice, où ils restèrent rangés en ligne, tandis que les tenans, sortant chacun de sa tente, montaient à cheval, et, ayant à leur tête Brian de Bois-Guilbert, descendaient de la plate-forme, pour en venir aux mains avec les chevaliers qui avaient touché leurs boucliers. Au bruit des clairons et des trompettes, ils s'élancèrent les uns contre les autres au grand galop; et telle fut l'adresse des tenans ou leur bonne fortune, que les antagonistes de Bois-Guilbert, de Malvoisin, et de Front-de-Boeuf roulèrent à l'instant sur le sol. L'adversaire de Grantmesnil, au lieu de diriger sa lance contre le casque et le bouclier de son ennemi, s'écarta tellement de la ligne droite, qu'il la lui brisa sur le corps, circonstance regardée comme plus honteuse que d'être démonté, parce qu'un simple accident pouvait être la cause de cette dernière disgrâce, tandis que la première ne pouvait provenir que de la maladresse et du défaut d'expérience dans le maniement des armes. Le cinquième assaillant fut le seul qui soutint dignement l'honneur de son parti: le chevalier de Saint-Jean et lui rompirent tous deux leurs lances et se séparèrent sans qu'aucun d'eux eût l'avantage. Les cris de la multitude, les acclamations des hérauts et le son des trompettes, annoncèrent le triomphe des vainqueurs et la défaite des vaincus. Les premiers se retirèrent sous leurs tentes, et les autres, confus et humiliés, quittèrent la lice pour traiter avec leurs opposans du rachat de leurs armes et de leurs chevaux, qui, d'après les règlemens du tournoi, appartenaient aux vainqueurs. Le cinquième seul demeura dans l'amphithéâtre assez de temps pour être salué par les applaudissemens mérités des spectateurs, ce qui ajouta encore à la honte de ses compagnons désappointés. Une seconde et troisième troupe d'assaillans revinrent successivement en lice; quelques uns d'entre eux eurent l'avantage; mais en général la victoire se déclara pour les tenans, dont pas un ne perdit selle, accident qui arriva dans chaque rencontre, à quelques uns de leurs adversaires. Ce succès permanent refroidit considérablement l'ardeur des chevaliers qui se proposaient de combattre; et à la quatrième entrée, trois seulement parurent dans l'arène, évitant de toucher les boucliers de deux tenans qui semblaient les plus redoutables, c'est-à-dire de Bois-Guilbert et de Front-de-Boeuf, et se bornant à défier les trois autres. Cette manoeuvre prudente ne leur réussit pas: deux furent désarçonnés, et le troisième manqua la passe, c'est-à-dire que sa lance, s'écartant de la ligne droite, ne toucha pas son adversaire. Cette rencontre fut suivie d'une pause: aucun chevalier ne semblait disposé à renouveler l'attaque, et un murmure sourd annonçait le mécontentement de la majeure partie des spectateurs; car les tenans n'avaient pas pour eux la faveur publique. Bois-Guilbert et Front-de-Boeuf s'étaient rendus odieux par leur caractère altier et tyrannique; et l'on ne s'intéressait guère aux autres, parce qu'ils étaient étrangers, à l'exception de Grantmesnil. Mais cette désapprobation générale, nul ne la partagea plus vivement que Cedric le saxon, qui dans chaque avantage remporté par les Normands tenans du tournoi voyait une honte pour l'Angleterre. Avec les mêmes armes que celles de ses ancêtres, il avait en diverses rencontres fait éclater la bravoure d'un guerrier, mais il ne connaissait point la tactique des joutes chevaleresques, et il jetait de temps à autre un coup d'oeil d'envie sur Athelstane, qui s'était quelquefois distingué dans cette carrière, comme s'il eût désiré qu'il fît un effort pour arracher la victoire au templier et à ses compagnons. Néanmoins le descendant des rois saxons, sans manquer ni de courage, ni d'adresse et de vigueur, était trop indolent et avait trop peu d'amour-propre et d'ambition pour se déterminer si vite au trait de bravoure que Cedric en attendait. «Cette journée est contre nous, digne lord, lui répéta Cedric, la fortune ne favorise pas l'Angleterre en ce moment. Ne comptez-vous pas lever la lance à votre tour?»--«Je crois que j'attendrai demain, lui répondit Athelstane; je combattrai dans la mêlée. Je me passerai aujourd'hui de mes armes.» Deux choses dans ce discours indisposèrent Cedric: le mot normand, _mêlée_, qu'Athelstane avait employé pour dire l'action générale, et l'indifférence que celui-ci montrait pour son pays; mais il vénérait trop les aïeux d'Athelstane, pour éplucher la conduite de ce dernier. D'ailleurs, il n'aurait pas eu le temps de faire la moindre observation; car à peine Athelstane avait-il fini de parler, que Wamba plaça son mot: «Sans doute, il est bien plus glorieux d'être le premier sur cent que le premier sur deux,» dit le fou. Athelstane prit cela pour un compliment; mais Cedric, ayant mieux saisi l'intention de Wamba, lui lança un regard sévère, et il est probable que le temps et le lieu le mirent seuls, malgré les priviléges de sa place, à l'abri de recevoir des témoignages plus sensibles du ressentiment de son maître. La pause dans le tournoi s'observait strictement, excepté lorsque, de temps à autre, les hérauts d'armes criaient: «Amour aux dames! brisement de lances! allons, dignes chevaliers, entrez en lice; songez que de beaux yeux vous regardent et attendent vos exploits.» La musique des tenans faisait entendre par intervalles des airs de triomphe et de défi, tandis que la multitude chômait à regret un jour qui semblait s'écouler dans l'inaction; les vieux chevaliers et les nobles, parlant du temps passé, déploraient à demi-voix la décadence de l'esprit martial, mais convenaient aussi qu'on ne voyait pas maintenant, pour exciter les combattans, de dames aussi belles que celles qui jadis animaient les tournois. Le prince Jean commençait d'ordonner à sa suite d'aller préparer le banquet, et annonçait à ses courtisans qu'il allait adjuger le prix à sir Brian de Bois-Guilbert, qui, sans rompre une seule lance, avait démonté deux de ses adversaires et vaincu le troisième. Enfin, comme la musique orientale des tenans venait d'exécuter une de ces fanfares qui exaltaient leur triomphe, une trompette fit entendre des sons de défi à la porte située vers le nord; tous les yeux se tournèrent de ce côté pour voir le nouveau champion qui allait se présenter, et dès que la barrière fut ouverte, il entra dans la lice. Autant que l'on pouvait juger d'un homme revêtu d'une armure, ce nouveau combattant n'excédait pas la taille moyenne, et paraissait avoir un corps plus élancé que robuste. Sa cuirasse était d'acier richement damasquiné en or; sur son bouclier se dessinait pour toute armoirie un jeune chêne déraciné, et sa devise était le mot espagnol, _desdichado_, c'est-à-dire _déshérité_. Il montait un superbe cheval noir, et, en traversant l'arène, il salua le prince et les dames avec grâce, en baissant le fer de sa lance. L'adresse avec laquelle il guidait son cheval, l'air de jeunesse et de courtoisie qu'il montrait lui valurent l'approbation des classes inférieures, qui la lui témoignèrent en criant: «Touchez le bouclier de Ralph de Vipont, du chevalier hospitalier! il est le moins ferme en selle, vous en aurez le meilleur marché!» Au milieu de ces acclamations, le nouveau champion monta sur la plate-forme, et, à la grande surprise de tous les spectateurs, alla droit au pavillon du centre, et frappa vigoureusement, du fer de sa lance, le bouclier de Brian de Bois-Guilbert; ce qui annonçait qu'il demandait le combat à outrance. Chacun fut étonné de sa présomption, mais l'orgueilleux templier, qui sortit aussitôt de sa tente, le fut bien davantage. «Vous êtes-vous confessé, mon frère, lui demanda-t-il avec un sourire amer; avez-vous entendu la messe ce matin, pour mettre ainsi votre vie en péril?»--«Je suis mieux préparé que toi à la mort,» répondit le chevalier déshérité, nom sous lequel il s'était fait inscrire parmi les assaillans.--«Allez donc prendre place dans la lice, et regardez le soleil pour la dernière fois, car vous dormirez ce soir au paradis.»--«Grand merci de ta courtoisie; pour t'en récompenser, je te conseille de prendre un cheval frais et une lance neuve, car, sur mon honneur, l'un et l'autre te seront nécessaires.» Après avoir parlé avec tant de confiance il fit descendre son cheval à reculons de la plate-forme, et le força à parcourir ainsi toute l'arène jusqu'à l'extrémité septentrionale où il demeura stationnaire en attendant que son antagoniste parût. Cette habileté d'équitation lui attira de nouveaux applaudissemens. Tout irrité qu'il fût de l'audace avec laquelle son adversaire lui avait conseillé de prendre des précautions, Bois-Guilbert ne les négligea point. Son honneur était trop intéressé à triompher, pour oublier aucun des moyens qui pouvaient l'y aider. Il choisit un nouveau coursier plein de feu et d'ardeur, et s'arma d'une nouvelle lance, de peur que le bois de la première ne se fût affaibli par les coups dans les trois rencontres qu'il avait soutenues. Le bouclier dont il s'était servi jusqu'alors ayant été un peu endommagé, il en prit aussi un autre des mains de ses écuyers. Le premier n'avait pour toutes armoiries que celles de son ordre, c'est-à-dire, deux chevaliers montés sur le même cheval, symbole de l'humilité et de la pauvreté primitive des templiers, vertus depuis remplacées par l'arrogance et la richesse, qui finirent par amener leur suppression.[50] Le nouvel écu du templier, représentant un corbeau volant à tire d'ailes, qui tenait un crâne dans ses serres, portait pour devise: «_Gare le corbeau!_» Note 50: On voit ici combien le romancier calédonien paie tribut aux passions. Il traite fort mal les templiers; il les juge d'après les calomnies des moines, leurs plus cruels ennemis. C'est de la même manière qu'il a jugé Napoléon, d'après les feuilles anglaises. Les templiers furent condamnés aux bûchers par deux tyrans ou deux monstres: l'un, temporel, qui voulait s'emparer de leurs richesses; l'autre, sacerdotal, qui redoutait la pureté de leur doctrine et le bien qu'elle ferait à l'humanité en répandant sur toute la terre les germes d'une instruction philosophique. A. M. Lorsque les deux champions s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, aux deux extrémités de la lice, l'impatience des spectateurs devint inexprimable; peu espéraient une chance heureuse pour le chevalier déshérité, quoiqu'ils augurassent bien de son courage et de son adresse. Dès que les trompettes eurent donné le signal, les deux combattans, plus rapides que l'éclair, s'élancèrent l'un contre l'autre, et le bruit de leur rencontre au milieu de l'arène fut semblable à celui du tonnerre. Leurs lances furent brisées en éclats, et on les crut un instant renversés tous deux, car la violence du choc avait fait plier leurs chevaux sur leurs jarrets de derrière, et leur chute ne fut prévenue que par l'adresse avec laquelle les deux cavaliers se servirent de la bride et de l'éperon. Les deux rivaux de gloire se regardèrent un instant avec des yeux qui vomissaient la flamme à travers leurs visières, et, se retirant aux deux extrémités de l'enceinte, ils reçurent une nouvelle lance des mains de leurs écuyers. Des acclamations unanimes et le balancement des écharpes annoncèrent l'intérêt que les spectateurs avaient pris à cette rencontre, la plus égale et la plus savante qu'ils eussent applaudie de toute la journée. Dès que les chevaliers eurent gagné chacun leur poste, un silence si profond succéda aux clameurs, qu'on eût dit que cet immense concours n'osait plus respirer. On accorda aux combattans un répit de quelques minutes, afin qu'ils pussent reprendre haleine, ainsi que leurs chevaux. Le prince Jean, armé de son bâton de commandement, ayant alors donné un signal aux trompettes, elles sonnèrent la charge, et les deux champions partirent une seconde fois avec la même impétuosité, se heurtèrent avec la même adresse et la même vigueur, mais non plus avec la même fortune. Le templier dirigea sa lance vers le centre du bouclier de son adversaire, et le frappa si juste et avec tant de force, que le chevalier déshérité plia en arrière sur la croupe de son cheval, et chancela sur sa selle. De son côté, le champion inconnu avait, dès le commencement, menacé de sa lance le bouclier de son antagoniste, mais changeant de but au moment même du choc, il la dirigea contre son casque, endroit plus difficile à atteindre, mais qui, lorsqu'on l'atteignait, rendait le choc irrésistible. Malgré cet avantage, le templier soutint sa haute réputation, et si la sangle de son coursier ne se fût rompue, il n'aurait pas été désarçonné. Cependant la selle, le cheval et le cavalier roulèrent dans la poussière. Bois-Guilbert, qui se dégagea des étriers en une seconde, outré de fureur de sa disgrace et des applaudissemens universels qu'on prodiguait à son vainqueur, tira son épée et fit signe au chevalier déshérité de se mettre en défense. Celui-ci descendit rapidement de cheval, et tira pareillement son épée; mais les maréchaux du tournoi, arrivant à toute bride, les séparèrent et leur dirent que ce genre de combat ne pouvait leur être permis en cette occasion. «Nous nous reverrons, j'espère, dit le templier à son vainqueur, en attachant sur lui des yeux où la rage était peinte, et dans un lieu où personne ne pourra nous séparer.»--«Si cela n'arrive point, ce ne sera pas ma faute, répondit le chevalier déshérité; à pied ou à cheval, à l'épée ou à la lance, je serai toujours prêt à me mesurer contre toi.» La querelle n'eût point fini à ce peu de mots, si les maréchaux, croisant leurs lances entre eux, ne les avaient forcés de s'éloigner, le chevalier déshérité à la porte du côté du nord, et Bois-Guilbert dans sa tente, où il passa le reste de la journée en proie à la rage et au désespoir. Sans descendre de cheval, le vainqueur demanda du vin, et, ouvrant la partie inférieure de son casque, il annonça qu'il buvait à tous les coeurs vraiment anglais, et à la confusion des tyrans étrangers. Il ordonna alors à son trompette de sonner un défi aux tenans, et chargea un héraut d'armes de leur déclarer que son intention était de les combattre tour à tour et dans tel ordre qu'ils voudraient se présenter. Fier de sa taille gigantesque, Front-de-Boeuf descendit le premier dans l'arène. Son écu portait, sur un fond d'argent, une tête de taureau noir à demi effacée par les coups nombreux que ce bouclier avait déjà reçus. Sa devise était deux mots latins pleins d'arrogance: «Cave, adsum.» Prends-garde, me voici. Le chevalier déshérité n'obtint sur lui qu'un avantage léger, mais décisif. Les deux champions rompirent également leurs lances; mais Front-de-Boeuf, ayant perdu les étriers dans le choc, fut déclaré vaincu. En combattant contre sire Philippe de Malvoisin, l'inconnu resta encore vainqueur, parce qu'il frappa si fortement de sa lance le casque de son adversaire, que les courroies qui l'attachaient se rompirent et laissèrent sa tête à découvert. Dans sa rencontre avec sire Hugues de Grantmesnil, le chevalier déshérité montra autant de courtoisie qu'il avait prouvé d'adresse et de vigueur dans les précédentes. Le cheval de Grantmesnil, étant jeune et fougueux, caracola et se cabra tellement dans sa course, que son cavalier ne put faire usage de sa lance. L'inconnu, bien loin de tirer avantage d'un pareil accident, leva sa lance en arrivant près de lui, et la fit passer au dessus de son casque, voulant montrer qu'il aurait pu le toucher s'il en eût eu le dessein. Faisant alors tourner son cheval, il alla reprendre poste près de la porte du côté du nord, et chargea un héraut d'armes d'aller demander à Grantmesnil s'il voulait commencer une seconde course; mais celui-ci répondit qu'il s'avouait vaincu. Ralph de Vipont compléta le triomphe de l'inconnu. Il fut renversé de son cheval avec une telle force, que le sang lui sortit par la bouche et par le nez; ses écuyers l'emportèrent privé de tout sentiment. Mille acclamations, long-temps prolongées, accueillirent la déclaration unanime du prince et des maréchaux, portant que l'honneur de cette journée appartenait au chevalier déshérité. CHAPITRE IX. «Au sein d'une multitude de séduisantes beautés on en distinguait une qui, par sa taille, sa grace et ses attraits, prouvait qu'elle en était la souveraine, etc.» Dryden, _la Fleur et la Feuille_. Guillaume de Wyvil et Étienne de Martival, maréchaux du tournoi, furent des premiers à féliciter le vainqueur, en le priant de permettre qu'on détachât son casque ou du moins qu'on levât sa visière pour venir recevoir le prix du tournoi des mains du prince Jean. Le chevalier déshérité s'excusa avec une courtoisie chevaleresque, disant qu'il ne pouvait se faire connaître en ce moment, pour des motifs qu'il avait expliqués aux hérauts d'armes avant d'entrer dans la lice. Les maréchaux n'insistèrent pas, car, dans les voeux singuliers des chevaliers de ce temps-là, il n'en était point de plus ordinaire que celui de rester inconnu jusqu'à ce qu'ils eussent rempli tel emploi, ou achevé telle aventure. Les maréchaux ne pénétrèrent donc pas les secrets du chevalier vainqueur; et, en annonçant au prince le désir qu'il avait de conserver l'incognito, ils lui demandèrent la permission de le présenter à sa grace, afin qu'il pût recevoir le prix de sa valeur. La curiosité de Jean se réveilla par le mystère dont l'étranger voulait s'envelopper, et, déjà mécontent de la fin du tournoi, dans lequel les tenans qu'il favorisait avaient été successivement défaits par un seul chevalier, il répondit avec hauteur aux maréchaux: «Par les yeux de Notre-Dame, ce chevalier a été déshérité de la courtoisie, comme de ses biens, du moment qu'il persiste à demeurer devant nous le visage couvert. Milords, ajoutat-il, en se tournant vers ses courtisans, quelqu'un de vous devinerait-il quel est cet inconnu, qui se conduit d'une manière si hautaine?»--«Ce ne sera par moi, dit Bracy, et je ne croyais pas que dans toute l'Angleterre il existât un champion capable de vaincre, à une même joute, ces cinq chevaliers. Je me rappellerai toute ma vie la vigueur du coup qui a terrassé de Vipont. Le pauvre hospitalier a été précipité de sa selle, comme une pierre lancée par une fronde.»--«Ne vous en vantez pas, répondit un chevalier de saint Jean, qui était présent, la chance de votre templier n'a pas été meilleure: j'ai vu Bois-Guilbert rouler trois fois sur lui-même dans l'arène, tordant chaque fois ses mains pleines de sable.» De Bracy, étant lié aux templiers, allait répliquer; mais le prince Jean s'écria: «Silence, messieurs! que signifient des débats aussi peu opportuns?»--«Le vainqueur, dit de Wyvil, attend le bon plaisir de votre grace.»--«Mon bon plaisir, répondit Jean, est qu'il attende jusqu'à ce que nous sachions si personne au moins ne peut rien nous apprendre à l'égard de son nom et de sa qualité; quand il attendrait jusqu'à la nuit, il a bien assez travaillé pour se tenir chaud.»--«Votre grace n'aura pas pour le triomphateur les égards qu'il mérite, dit Waldemar Fitzurse si elle le fait attendre jusqu'à ce que nous disions des choses que nous ne pouvons savoir. Pour ma part, je ne puis former la moindre conjecture, à moins que ce ne soit une des bonnes lances qui ont suivi le roi Richard en Palestine, et qui maintenant se traînent vers leurs foyers.» «C'est peut-être le comte de Salisbury, dit de Bracy; il est de la même taille.»--«Ce serait plutôt sir Thomas Multon, chevalier de Gilsland, reprit Fitzurse; Salisbury a plus d'embonpoint.»--«Et si c'était le roi lui-même,» s'écria une voix, sans que l'on pût la distinguer, «Richard Coeur-de-Lion? que Dieu l'empêche! dit le prince Jean, se retournant involontairement, pâle comme la mort, et tremblant comme si la foudre venait de le frapper. «Waldemar, de Bracy, braves chevaliers, rappelez-vous vos promesses, et demeurez à mes côtés.»--«Il n'y a, dit Fitzurse, rien à craindre. Avez-vous assez oublié la taille gigantesque de votre frère pour croire qu'il pût se cacher sous cette armure? de Wyvil, Martival, hâtez-vous d'amener le vainqueur au pied du trône, afin de dissiper une erreur qui alarme le prince. Regardez le chevalier avec plus d'attention, continua-t-il, vous verrez qu'il s'en faut au moins de trois pouces qu'il ait la taille de Richard, qui a les épaules plus carrées du double; et le cheval qu'il monte n'aurait pu fournir une course sous Richard.» Il continuait de parler, lorsque les maréchaux amenèrent le chevalier déshérité au pied des marches par lesquelles on montait de la lice au trône du prince. Encore terrifié par l'idée que ce pouvait être son frère qui reparaissait tout à coup dans ses états, ce frère qu'il avait si grièvement offensé, qu'il voulait dépouiller de sa couronne, et auquel cependant il avait tant d'obligations. Jean ne sentit pas dissiper ses craintes par les réflexions rassurantes de Fitzurse; et, tandis qu'en adressant à l'inconnu avec embarras quelques mots d'éloge sur sa valeur, il ordonnait qu'on lui présentât le beau coursier, récompense du combat, il tremblait de reconnaître, dans la réponse du vainqueur, la voix mâle et ferme de Richard Coeur-de-Lion; mais le chevalier déshérité ne répondit rien aux félicitations du prince, et se contenta de lui faire un salut respectueux. Deux écuyers amenèrent dans l'arène le coursier richement harnaché, ce qui ajoutait peu de chose à sa valeur aux yeux de ceux qui pouvaient l'apprécier. Appuyant une main sur le pommeau de la selle, l'inconnu s'élança sur le bucéphale sans le secours de l'étrier; et, brandissant sa lance, il parcourut deux fois l'enceinte, en lui faisant faire avec une admirable dextérité toutes les évolutions familières dans l'équitation. Cette manoeuvre aurait pu s'attribuer à l'envie de briller en donnant une nouvelle preuve de son savoir-faire; mais on supposa qu'il avait voulu montrer combien lui était cher le gage de la munificence du prince, et de nouveau il fut couvert des applaudissemens de tous les spectateurs. Cependant le rusé prieur de Jorvaulx dit quelques mots à l'oreille du prince, pour lui rappeler que le vainqueur, après avoir déployé son courage, devait prouver son jugement par le choix, entre les dames qui se trouvaient dans les galeries, de celle qui devait s'asseoir sur le trône de la reine de la beauté et de l'amour, et couronner le vainqueur le lendemain. Jean fit un signe au chevalier, qui passait devant lui pour la seconde fois, et celui-ci tournant brusquement son cheval, et s'arrêtant au même instant, la pointe de sa lance baissée vers la terre, demeura immobile devant le prince comme pour attendre ses ordres. La dextérité de ce mouvement et la promptitude avec laquelle il passa d'une vive agitation à l'immobilité excitèrent de nouvelles acclamations. «Sire chevalier déshérité, dit le prince Jean, puisque ce nom est le seul sous lequel vous vouliez être connu pour le moment, une des prérogatives de votre triomphe est de choisir la dame qui, comme reine de la beauté et de l'amour, doit présider demain la fête. Si vous êtes étranger, et que vous désiriez être aidé dans le choix, je vous dirai qu'Alicie, fille de notre brave chevalier Waldemar Fitzurse, est regardée à ma cour comme la dame la plus distinguée par ses charmes et son rang. Au surplus, vous êtes le maître d'offrir à la dame qu'il vous plaira cette couronne qui, délivrée par vous-même à la beauté de votre choix, lui conservera le titre de reine de la beauté et de l'amour. Levez votre lance.» Le chevalier obéit, et le prince mit sur le fer de sa lance une couronne de satin, bordée d'un cercle d'or imitant des feuilles de laurier, et autour de laquelle s'élevaient des coeurs et des pointes de flèches, comme des boules et des feuilles de fraisier sur une couronne ducale. Plus d'un motif avaient déterminé le prince Jean à parler ainsi de la fille de Waldemar, et chacun de ces motifs prenait sa source dans un coeur pétri d'insouciance et de présomption, d'astuce et de bassesse. D'abord il désirait effacer dans le souvenir de ses chevaliers la proposition inconvenante qu'il avait faite d'élire une juive pour reine du tournoi; proposition qu'il avait ensuite tournée en plaisanterie; il voulait encore s'attacher l'esprit de Waldemar Fitzurse qui lui en imposait jusqu'à un certain point, et qui, plusieurs fois dans cette journée, avait montré de l'humeur; enfin, il espérait s'en créer un mérite auprès de cette jeune dame elle-même, car les plaisirs licencieux avaient autant de pouvoir sur lui qu'une aveugle ambition née de l'ingratitude et de la perfidie: il voulait aussi exciter la haine de Waldemar contre le chevalier déshérité, car le triomphe qu'il avait remporté sur ses favoris le lui avait rendu odieux, et si le vainqueur faisait ailleurs son choix, comme on pouvait s'y attendre, il était probable que Fitzurse regarderait cette préférence comme un outrage à sa fille. C'est ce qui arriva; car le chevalier déshérité, monté sur son beau coursier, fit à pas lents le tour des galeries, semblant exercer le droit qu'il avait d'examiner toutes les beautés qui en étaient l'ornement, avant de fixer son choix sur aucune d'elles. Il passa sous la galerie où la fière Alicie étalait le prestige de sa beauté et de ses brillans atours, et ne s'arrêta pas un seul instant. Il fallait voir les diverses manoeuvres des belles forcées de subir une telle épreuve: l'une rougissait, l'autre prenait un ton de hauteur et de dignité affecté; celle-ci montrait une certaine indifférence, feignant de ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait; celle-là tâchait de ne pas sourire à tant de minauderies; d'autres étalaient avec plus d'abandon leurs graces et leurs attraits, dans l'espoir de fixer les yeux et le choix du vainqueur: mais comme le manuscrit de Wardour dit que c'étaient des dames que l'on admirait depuis plus de dix ans, on peut supposer qu'ayant eu leur bonne part des vanités de ce monde, elles renonçaient d'elles-mêmes aux honneurs du triomphe, pour laisser aux beautés naissantes du siècle plus d'espoir de succès: enfin le héros s'arrêta sous la galerie où était Rowena, et dès ce moment l'anxiété des spectateurs fut à son comble. Si le chevalier déshérité avait connu les voeux formés en sa faveur, certes l'endroit des galeries devant lequel il se trouvait méritait sa prédilection. Cedric le saxon avait vu avec des transports de joie la chute du templier et la mésaventure de ses méchans voisins, Front-de-Boeuf et Malvoisin. Le même Cedric, sortant de la galerie la moitié de son corps, avait suivi le vainqueur dans toutes ses courses, non seulement des yeux, mais du coeur. Lady Rowena avait vu avec le même plaisir les événemens de la journée, quoique sans paraître y attacher un aussi vif intérêt. L'indolent Athelstane lui-même était sorti un moment de son apathie accoutumée, pour vider une grande coupe de vin au succès du chevalier déshérité. Un autre groupe de la même galerie n'avait pas pris moins de part au destin du combat. «Père Abraham! s'écria Isaac d'York en voyant le chevalier déshérité entrer dans la lice; c'est lui, lui-même! Voyez, ma fille, quel port noble et fier présente ce gentil, ce bon cheval de Barbarie qu'on a amené de si loin, il ne le ménage pas plus que si c'était une rosse normande! et cette brillante armure qui a valu tant de sequins à Joseph Pareira, armurier à Milan, et qui devait rapporter soixante et dix pour cent de gain: il ne s'en inquiète pas plus que s'il l'avait trouvée sur le grand chemin.»--«Mais, mon père, dit Rébecca, lorsqu'il expose sa personne à de si grands dangers, peut-il songer à son armure et à son cheval?»--«Mon enfant, reprit Isaac avec vivacité, vous ne savez ce que vous dites. Son cou et ses membres sont à lui, mais son cheval et son armure appartiennent à... Bienheureux Jacob! qu'allai-je dire? n'importe, c'est un brave jeune homme. Voyez, Rébecca, il va frapper le philistin. Priez, mon enfant, pour qu'il n'arrive point malheur au brave jeune homme, ni à son bon cheval, ni à sa riche armure. Dieu de mes pères! il triomphe! le philistin non circoncis est tombé sous sa lance comme Og, roi de Basan, et Séhon, roi des Amorites, furent moissonnés par le glaive de nos pères. Le brave jeune homme a gagné les beaux coursiers et l'armure d'acier des vaincus. J'espère qu'il prendra leur or et leur argent, avec leurs coursiers, leurs armures d'airain et d'acier, comme une proie bien légitime.» Le digne Israélite manifesta le même intérêt pour l'inconnu, et les mêmes inquiétudes pour son cheval et son armure, pendant les quatre autres courses que le pèlerin avait fournies, n'oubliant pas de calculer à la hâte quelle pourrait être la valeur du cheval et de l'armure de chaque combattant vaincu. On avait donc pris une grande part aux succès du chevalier déshérité dans cette partie de l'amphithéâtre devant laquelle il s'arrêta. Soit par hésitation, soit par quelque autre motif, le chevalier déshérité resta quelques instans comme immobile devant la galerie, tandis que, dans le plus profond silence, les spectateurs, les yeux fixés sur lui, attendaient ce qu'il allait résoudre. Enfin, baissant peu à peu et avec grace le fer de sa lance, il déposa la couronne aux pieds de lady Rowena. Les trompettes sonnèrent alors, et les hérauts d'armes proclamèrent l'incomparable Rowena reine de la beauté et de l'amour, pour le lendemain, menaçant de punition sévère quiconque ne reconnaîtrait pas son autorité. Ils répétèrent alors leur cri de: «Largesse!» auquel Cédric, joyeux, répondit en jetant dans l'arène tout l'argent qu'il avait sur lui; et Athelstane, quoique moins prompt, fut aussi généreux. Quelques murmures s'élevèrent parmi les dames d'origine normande, qui étaient aussi peu accoutumées à se voir préférer des beautés saxonnes, que leurs pères, leurs frères, leurs époux, leurs amans, l'étaient à laisser la victoire à des gens chez lesquels ils avaient eux-mêmes introduit les jeux chevaleresques; mais ces signes de mécontentement disparurent absorbés par le cri général de «Vive lady Rowena! vive la reine de la beauté et de l'amour!» Quelques uns ajoutaient même: «Vive la princesse saxonne! vive la race de l'immortel Alfred!» Tout mécontent que le prince Jean dût être, comme ceux qui l'entouraient, du choix que venait de faire le vainqueur, et de l'enthousiasme qu'il inspirait, il dut cependant le confirmer; et, demandant son cheval, il descendit de son trône et rentra dans la lice suivi de son cortége. Il s'arrêta un moment sous la galerie où était Alicie, pour lui offrir ses complimens; et, se tournant vers sa suite, il dit d'un ton assez haut pour être entendu: «Sur mon honneur, si les exploits du chevalier déshérité ont prouvé qu'il a pour lui la force et la valeur, son choix démontre que ses yeux ne sont pas doués du meilleur discernement.» Mais dans cette occasion, comme dans tout le cours de sa vie, le malheur du prince Jean fut de ne pas connaître le caractère de ceux dont il voulait s'assurer l'appui. Waldemar Fitzurse fut bien plutôt blessé que flatté lorsqu'il entendit le prince déclarer hautement que l'étranger avait manqué aux égards que sa fille avait droit d'attendre. «Je sais que la chevalerie, dit-il, n'a pas de prérogative plus précieuse, plus inaliénable que celle qui permet à tout chevalier d'élire sa dame. Ma fille ne brigue les hommages de qui que ce soit; et, dans sa sphère, elle ne manquera jamais d'obtenir la portion de ceux qui lui conviennent.» Le prince ne répondit rien, mais, comme pour se livrer à son dépit, il pressa les flancs de son cheval, et courut au grand galop vers la partie de la galerie où était lady Rowena, qui n'avait pas encore touché à la couronne déposée à ses pieds. «Prenez, charmante lady, lui dit-il, les marques de votre souveraineté: personne n'y applaudit avec plus de plaisir que nous. S'il vous plaît, ainsi qu'à nos nobles amis, de favoriser aujourd'hui de votre présence notre banquet au château d'Ashby, nous serons enchantés de faire plus ample connaissance avec la reine au service de laquelle demain nous serons tous dévoués.» Lady Rowena se tut; mais Cedric répondit au prince en saxon: «Lady Rowena, dit-il, ignore la langue dans laquelle elle devrait répondre à votre grace et soutenir sa dignité à votre banquet; moi-même et le noble Athelstane de Coningsburgh, nous ne connaissons que le langage et les manières de nos ancêtres. Nous vous prions donc de recevoir nos regrets de ne pouvoir accepter votre invitation. Demain lady Rowena remplira les fonctions imposées par le choix libre du chevalier vainqueur et confirmées par les acclamations de la foule.» À ces mots il saisit la couronne, et la mit sur la tête de lady Rowena pour indiquer qu'elle acceptait l'autorité temporaire qui lui était confiée. «Que dit-il?» demanda le prince Jean, affectant de ne pas entendre le saxon, qui lui était cependant bien familier. Un chevalier de sa suite en donna l'explication en français. «À merveille! reprit Jean. Demain nous placerons sur son trône cette reine muette. Mais vous, au moins, sire chevalier, dit-il au vainqueur qui était resté près de la galerie, vous viendrez à notre festin?» Le chevalier, parlant pour la première fois et d'une voix basse, fit valoir, pour s'en dispenser, le besoin qu'il avait de repos et la nécessité de se préparer au combat du lendemain. «Rien de mieux, reprit Jean avec hauteur. Nous sommes peu faits à de pareils refus; mais nous tâcherons d'égayer le festin en l'absence du vainqueur et de la reine de beauté.» À ces mots il sortit de l'enceinte, suivi de son brillant cortége, et son départ fut le signal de l'écoulement de la foule. Cependant, avec un souvenir vindicatif qui est le propre de l'orgueil blessé, surtout lorsqu'il s'y joint la conviction intime d'une complète nullité, Jean eut à peine fait trois pas, que, regardant autour de lui, ses yeux pleins de ressentiment se fixèrent sur le yeoman qui lui avait déplu à son arrivée. «Qu'on veille sur cet individu, dit-il à ses hommes d'armes: vous m'en répondez sur votre tête.» Le yeoman soutint le regard courroucé du prince avec le calme qu'il avait déjà montré, et répondit: « Je n'ai dessein de quitter Ashby qu'après demain soir: il me tarde de voir comment les archers des comtés de Stafford et de Leicester se servent de leurs armes. Les forêts de Needwood et de Charnwood ont de quoi les exercer.»--«Et moi, dit le prince Jean à sa suite sans daigner lui répondre directement, je veux voir si ce drôle sait employer les siennes, et malheur à lui si son adresse n'excuse pas son insolence!»--«Il est bien temps, ajouta de Bracy, que _l'outre-cuidance_ de ces vilains soit réprimée par quelque exemple frappant.» Valdemar Fitzurse, qui pensait vraisemblablement que son prince ne prenait pas le chemin le plus sûr pour arriver à la popularité, garda le silence et se contenta de lever les épaules. Le prince s'éloigna de l'arène, et les flots de la multitude s'évanouirent en un moment. On la voyait par groupes se retirer de divers côtés. La plus grande partie se dirigeait vers la cité d'Ashby. Les personnages les plus distingués y avaient un logement au château, et les autres s'étaient assuré un appartement dans la ville. Parmi ces derniers se trouvaient la plupart des chevaliers qui avaient figuré dans le tournoi, ou qui se proposaient de prendre part au combat général du lendemain. En cheminant et en parlant des événemens du jour, ils étaient escortés par les acclamations de la multitude, qui faisoit le même accueil au prince Jean, à cause plutôt de la splendeur de sa suite que de l'attachement qu'il inspirait. Des applaudissemens plus sincères, plus unanimes et plus mérités, résonnaient autour du vainqueur; mais, voulant se dérober aux regards de la foule qui se pressait pour le voir, il profita de l'offre des maréchaux du tournoi et entra dans une des tentes placées à l'extrémité septentrionale de la lice. Dès qu'il s'y fut retiré, on vit se disperser ceux qui étaient restés pour le considérer et former sur lui leurs nombreuses conjectures. Le tumulte produit par un immense rassemblement d'individus dans un même lieu, pour y être témoins de quelque événement qui les agite, fit place alors au bruit confus de gens qui parlent en s'éloignant; ce murmure, de plus en plus lointain, diminua par degrés et expira dans le silence. On ne voyait plus dans l'enceinte que les personnes chargées d'enlever les coussins et les tapisseries, afin de les mettre en sûreté pour la nuit, et qui se disputaient les restes de vin et d'autres rafraîchissemens qui avaient été servis aux convives. À peu de distance on éleva plusieurs forges, qui furent en activité toute la nuit pour réparer les armes et les armures qu'on devait employer le lendemain. Une forte garde d'hommes d'armes, qu'on relevait par intervalle, fut placée autour de la lice, et y resta jusqu'au retour de l'aurore. CHAPITRE X. «Ainsi, comme le hibou au sinistre présage, qui de son bec criard tinte le passeport de l'homme agonisant et lui annonce sa fin prochaine, et dans l'obscurité silencieuse de la nuit secoue la contagion de ses ailes funestes; de même, oppressé, tourmenté, le pauvre Barabas vomissait des torrens d'injures contre les chrétiens.» Shakspeare, _le Juif de Malte_. Le chevalier déshérité n'eut pas plutôt gagné sa tente, que des pages et des écuyers se présentèrent pour le désarmer et lui offrir de nouveaux vêtemens et le rafraîchissement du bain. Leur zèle était peut-être, dans cette occasion, aiguillonné par la curiosité; car chacun désirait savoir quel était le chevalier qui, après avoir cueilli tant de lauriers, cachait si soigneusement son nom et son visage. Leur officieuse inquisition cependant ne réussit pas; le vainqueur les remercia de leurs offres de service, et les renvoya en leur disant qu'il n'avait besoin que de son écuyer. C'était une espèce de yeoman, d'une tournure assez rustique, lequel, enveloppé d'un surtout de feutre d'un brun foncé, et ayant sur la tête une toque normande de fourrure noire, enfoncée jusque sur les yeux, semblait aussi jaloux que son maître de conserver l'incognito. Resté seul dans la tente avec le chevalier, il détacha son armure, et plaça devant lui du vin et des alimens, que les fatigues de la journée commençaient à rendre indispensables. À peine avait-il achevé son repas frugal, que son écuyer lui annonça cinq hommes sur des chevaux barbes et qui désiraient lui parler. Le chevalier déshérité, en quittant son armure, avait pris la longue robe des personnes de sa condition, laquelle, étant garnie d'un grand capuchon rabattu sur la tête à volonté, pouvait cacher ses traits aussi bien que la visière d'un casque. D'ailleurs, la nuit déjà avancée rendait ce déguisement d'emprunt presque inutile, à moins que le hasard n'amenât devant lui quelqu'un de qui son visage aurait été connu. Il avança donc hardiment jusqu'à l'entrée de sa tente, et y trouva les écuyers des cinq tenans, qui avaient en laisse les chevaux de leurs maîtres, chargés de leurs armures. «D'après les lois de la chevalerie, dit le premier d'entre eux, moi, Baudouin d'Oyley, écuyer du redoutable chevalier Brian de Bois-Guilbert, je viens vous offrir, à vous qui vous nommez le chevalier déshérité, le cheval et l'armure dont s'est servi ledit Brian de Bois-Guilbert dans le fait d'armes qui a eu lieu, laissant à votre générosité ou de les garder ou de fixer le prix de la rançon, puisque telle est la loi des armes.» Les autres écuyers prononcèrent tour à tour la même formule au nom de chacun de leurs maîtres, et attendirent la décision du vainqueur. «La réponse que j'ai à vous faire est commune à vous et à vos maîtres, dit le chevalier déshérité en s'adressant seulement aux quatre derniers écuyers. Complimentez de ma part ces honorables chevaliers, et dites-leur que je me croirais inexcusable de les priver de leurs chevaux et de leurs armures, qui ne sauraient appartenir à de plus braves champions. Là devrait se borner ma réponse; mais, étant de fait comme de nom chevalier déshérité, je suis obligé de prier vos maîtres de vouloir bien racheter ces dépouilles, car je n'oserais dire que l'armure que je porte soit ma propriété.»--«Nous sommes chargés, dit l'écuyer de Front-de-Boeuf, d'offrir une rançon de cent sequins chacun pour la valeur des chevaux et des armes de nos maîtres.»--«Cela suffira, répondit le chevalier; les circonstances où je me trouve me contraignent d'accepter la moitié de cette somme; quant au surplus, sires écuyers, vous en garderez une partie pour vous, et distribuerez l'autre aux hérauts, aux poursuivans d'armes et aux ménestrels.» Les écuyers le remercièrent, la tête découverte, d'une générosité dont ils n'étaient pas habitués à recevoir des marques si prononcées, et le chevalier, se tournant vers l'écuyer du templier: «Quant à vous, lui dit-il, annoncez à votre maître que je ne veux de lui ni armure ni rançon; notre querelle n'est pas vidée, elle ne le sera que lorsque nous aurons combattu à la lance et à l'épée, à cheval et à pied; il m'a lui-même défié au combat à mort, et je ne l'oublierai pas. Déclarez lui que je le regarde autrement que ses quatre compagnons, avec lesquels je serai toujours jaloux de faire échange de courtoisie, et que je ne puis le traiter qu'en ennemi mortel.»--«Mon maître, répondit Baudouin, rend mépris pour mépris, coup pour coup et courtoisie pour courtoisie. Puisque vous dédaignez de recevoir de lui la même rançon que viennent de vous payer mes compagnons, je vais laisser ici son cheval et son armure, bien assuré qu'il ne voudra jamais ni monter l'un, ni porter l'autre.»--«Vous parlez bien, digne écuyer, dit le chevalier, et comme il convient à celui qui porte la parole pour un maître absent. Cependant ne laissez ni le cheval, ni les armes; rendez-les à votre maître, et s'il refuse de les reprendre, gardez-les pour vous, en tant qu'ils sont à moi, je vous en fais présent.» Baudouin, le saluant profondément, se retira avec ses compagnons, et le chevalier déshérité rentra dans le pavillon. «Eh bien, Gurth, dit-il à son écuyer, tu vois que la réputation des chevaliers ne s'est point flétrie en ma personne.»--«Et moi, répondit Gurth, pour un porcher saxon, n'ai-je pas bien joué le rôle d'écuyer normand?»--«Oui, mais je craignais toujours que ta gaucherie ne te fît reconnaître.»--«Bah! je n'ai peur d'être reconnu de personne, si ce n'est de mon camarade Wamba dont je ne puis dire s'il est plus fou que malin. Cependant je n'ai pu m'empêcher de rire en voyant passer près de moi mon vieux maître, qui croit bien fermement que Gurth est occupé du soin de ses pourceaux, dans les bois et les fondrières de Rotherwood. Si je suis découvert...»--«C'est assez, reprit le chevalier, tu sais ce que je t'ai promis.»--«Que m'importe après tout, repartit Gurth, je ne manquerai jamais à un ami pour ma peau; j'ai le cuir aussi dur qu'aucun verrat de mon troupeau, et les verges ne me font pas peur.»--«Crois-moi, Gurth, je te récompenserai du péril que tu cours à cause de moi. En attendant prends ces dix pièces d'or.»--«Grand merci, répondit Gurth en les mettant dans sa poche, jamais gardien de pourceaux ou serf ne se vit aussi riche.»--«Prends ce sac d'or, va à Ashby; informe-toi où loge Isaac d'Yorck, ramène-lui le cheval qu'il m'a procuré; dis-lui de prendre sur cet argent la valeur de l'armure qui m'a été fournie sur son crédit.»--«Non, par saint Dunstan! je n'en ferai rien.»--«Comment, Gurth, refuseras-tu de m'obéir?»--«Non certainement, quand vos ordres seront justes, raisonnables, et tels qu'un chrétien puisse les exécuter; mais celui-ci n'a rien de ce caractère. Souffrir qu'un juif se payât lui-même, cela ne serait pas équitable, car ce serait tromper mon maître; cela ne serait ni raisonnable ni chrétien, puisque ce serait dépouiller un chrétien pour enrichir un infidèle.»--«Songe pourtant que je veux qu'il soit content.»--«Soyez tranquille, répondit Gurth, en mettant le sac sous son manteau, et en s'en allant; ce sera bien le diable, ajouta-t-il ensuite, si je ne le contente pas en lui offrant le quart de ce qu'il me demandera.» Et il prit la route d'Ashby en toute hâte, laissant le chevalier déshérité se livrer à des réflexions pénibles, mais dont ce n'est pas encore le moment de parler. Il faut maintenant que nous transportions le lieu de la scène dans la ville d'Ashby, ou plutôt dans une maison de campagne du voisinage, qui appartient à un riche Israélite, et où le juif Isaac, Rébecca et leur suite, avaient pris leurs quartiers; car on sait que les juifs exerçaient entre eux l'hospitalité avec autant de générosité qu'on les accusait de montrer d'avarice et de cupidité à l'égard des chrétiens. Dans un appartement peu vaste mais richement meublé, et décoré d'après le goût oriental, Rébecca reposait sur des coussins brodés, qui, placés sur une plate-forme peu élevée régnant autour de la salle, tenaient lieu de chaises et de fauteuils, comme l'estrade des Espagnols. Elle suivait tous les mouvemens de son père avec des yeux qui exprimaient la tendresse filiale, pendant qu'il se promenait à grands pas dans la chambre, d'un air tout consterné, joignant les mains, les levant vers le ciel, comme un homme dont l'esprit lutte contre un grand chagrin. «Bienheureux Jacob! s'écriait-il, ô vous les douze saints patriarches, pères de notre nation! quelle sinistre aventure pour un homme qui a toujours, jusque dans le moindre point, accompli la loi de Moïse! cinquante sequins en un clin d'oeil arrachés par les griffes d'un tyran!»--«Mais, mon père, dit Rébecca, il m'a semblé que vous donniez cet argent au prince volontairement.»--«Volontairement! oui, aussi volontairement que dans le golfe de Lyon je jetai à la mer mes marchandises, pour alléger le navire qui menaçait de couler à fond. Mes soies les plus précieuses couvrirent les vagues; la myrrhe et l'aloës parfumèrent l'écume de l'Océan; mes vases d'or et d'argent enrichirent les abîmes! n'était-ce pas une calamité inexprimable, quoique ce sacrifice fût l'oeuvre de mes mains!»--«Mais c'était pour sauver notre vie, mon père! et depuis ce temps le Dieu d'Israël a béni vos entreprises, et vous a comblé de richesses!»--«Oui: mais si le tyran y puise comme il l'a fait ce matin; s'il me force à sourire tandis qu'il me dépouillera, ô ma fille! nous composons une race déchue et vagabonde; mais le plus grand de nos malheurs, c'est que, lorsqu'on nous injurie et qu'on nous vole, le monde ne fait que s'en amuser, et notre unique recours est la patience et l'humilité, lorsque nous devrions ne penser qu'à nous venger dignement.»--«Ne pensez pas ainsi, mon père; nous possédons encore des avantages. Ces Gentils cruels et oppresseurs dépendent souvent des enfans dispersés de Sion, qu'ils méprisent et qu'ils persécutent. Sans le secours de nos richesses, ils ne pourraient ni fournir aux frais de leurs guerres, ni décorer les triomphes de la paix; l'argent que nous leur prêtons rentre avec intérêt dans nos coffres. Nous ressemblons à l'herbe, qui n'en fleurit que mieux quand le pied l'a foulée. Même la fête d'aujourd'hui n'eût pas eu lieu sans l'aide de ces juifs si méprisés qui ont fourni de quoi la payer.»--«Ma fille, tu viens de toucher une autre corde de douleur. Ce beau coursier, cette riche armure, qui font ma part du gain dans l'affaire que j'ai traitée de moitié avec Kirjath-Jaïram, de Leicester, et forment tous mes bénéfices dans tout l'intervalle d'un sabbat à l'autre: eh bien! qui sait s'il n'en sera pas encore comme de mes marchandises englouties par les flots? L'affaire peut néanmoins s'arranger autrement, car ce jeune homme est brave.»--«Assurément, mon père, vous ne regretterez pas d'avoir reconnu le service que vous a rendu le chevalier étranger.»--«Je le crois, ma fille, et je crois aussi à la reconstruction du temple de Jérusalem; mais je puis avec autant de raison espérer de voir de mes propres yeux les murailles du nouveau Tabernacle, que de voir un chrétien, le meilleur de tous les chrétiens, payer une dette à un Israélite, à moins d'avoir devant les yeux la crainte du juge et du geôlier.» Il continuait à marcher d'un pas accéléré dans la chambre, et Rébecca, voyant que ses efforts pour le consoler ne servaient qu'à l'aigrir davantage, se tut: conduite fort sage; et nous conseillons à tous consolateurs et donneurs d'avis de l'imiter en pareille occasion. La nuit était venue lorsqu'un domestique juif entra, et plaça sur la cheminée deux lampes d'argent remplies d'huile parfumée, tandis que deux autres apportaient une table d'ébène incrustée d'ornemens en argent, couverte des rafraîchissemens les plus délicats et des vins les plus exquis; car chez eux les juifs opulens ne repoussaient pas les recherches d'un Lucullus. L'un de ces domestiques annonça en même temps à Isaac un Nazaréen, car c'était par ce nom que les juifs entre eux désignaient les chrétiens. Quiconque vit du commerce doit mettre tout son temps à la disposition du public[51]. Voilà pourquoi Isaac remit sur la table, sans y avoir touché, la coupe pleine de vin grec qu'il tenait à la main; et ayant dit à sa fille: «Rébecca, voile-toi,» il ordonna qu'on admît l'étranger. Note 51: He that would live by traffic must hold his time at the disposal of every one claiming business with him. À peine Rébecca avait eu le temps de dérober à la vue ses traits gracieux sous un voile de gaze d'argent qui tombait jusque sur ses pieds, quand la porte s'ouvrit et que Gurth se présenta enveloppé dans son manteau normand. Les apparences ne prévenaient pas en sa faveur; et, au lieu d'ôter sa toque en entrant, il l'enfonça davantage sur sa tête. «Êtes-vous le juif Isaac d'Yorck?» demanda Gurth en saxon. «Oui,» répondit Isaac dans la même langue, car son commerce l'avait obligé de savoir toutes celles qui se parlaient en Angleterre. «Et vous, quel est votre nom?»--«Mon nom ne vous regarde pas.»--«Il faut pourtant que je le sache, comme vous voulez savoir le mien; sans cela, comment me serait-il possible de traiter d'affaires avec vous?»--«Je ne viens pas ici pour traiter d'affaires; je viens payer une dette, et il faut bien que je sache si j'apporte les fonds à celui qui a droit de les recevoir. Pour vous, qui les toucherez, peu vous importe celui qui vous les remet.»--«Vous venez me payer une dette! oh, oh! cela change de thèse. Bienheureux Abraham! Et de la part de qui venez-vous faire ce paiement?»--«De la part du chevalier déshérité, du vainqueur dans le dernier tournoi. J'apporte le prix de l'armure qui lui a été fournie, sur votre recommandation, par Kirjath-Jaïram de Leicester. Quant au cheval, je viens de le laisser dans vos écuries: quelle somme dois-je vous payer pour le reste?»--«Je le disais bien, que c'était un brave jeune homme! s'écria le juif hors de lui-même. Un verre de vin ne vous fera pas de mal,» ajouta-t-il en offrant au gardien des pourceaux de Cedric un gobelet d'argent richement ciselé, plein d'une liqueur telle qu'il n'en avait jamais goûté de pareille. «Et combien d'argent avez-vous apporté?»--«Sainte Vierge!» dit Gurth après avoir bu, «quel délicieux nectar boivent ces chiens d'infidèles, pendant que de bons chrétiens comme moi n'ont souvent qu'une bière aussi trouble, aussi épaisse que la lavure donnée à nos pourceaux. Combien d'argent j'ai apporté? fort peu; cependant je ne suis pas venu les mains vides. Mais enfin, Isaac, vous devez avoir une conscience, tout juif que vous êtes.»--«Votre maître, dit Isaac, a fait de bonnes affaires aujourd'hui; il a gagné cinq bons chevaux, cinq belles armures, à la pointe de sa lance et par la force et l'adresse de son bras: qu'il m'expédie tout cela; je le prendrai en paiement, et je lui rembourserai ce qu'il y aura de trop.»--«Mon maître en a déjà disposé, répondit Gurth.»--«Il a eu tort: c'est un jeune insensé. Il n'y a pas un chrétien ici à même d'acquérir tant de chevaux et d'armures, et il ne peut avoir obtenu d'aucun juif la moitié de ce que je lui en aurais offert. Mais, voyons: il y a bien cent sequins dans ce sac, dit-il en entr'ouvrant le manteau de Gurth; il a l'air pesant.»--«Il y a au fond des fers pour armer des flèches,» répondit Gurth aussitôt. «Eh bien! si je me contente de quatre-vingts sequins pour cette riche armure, ce qui ne me laisse pas une pièce d'or de profit, avez-vous de quoi me payer?»--«Tout juste. Ce n'est pas sans doute votre dernier mot?»--«Buvez encore un verre de ce bon vin. Ah! quatre-vingts sequins ne sont pas assez. J'ai parlé sans réfléchir; je ne puis abandonner cette belle armure sans aucun bénéfice. D'ailleurs, ce bon cheval est peut-être devenu poussif. Quelles courses! quels combats! Les hommes et les coursiers s'élançaient les uns contre les autres avec la fureur des taureaux sauvages de Basan. Le coursier ne peut qu'avoir beaucoup souffert.»--«Je l'ai ramené en bon état dans l'écurie, vous dis-je: vous pouvez l'y aller voir; et soixante et dix sequins seraient bien assez pour le prix de l'armure. La parole d'un chrétien vaut celle d'un juif, ce me semble. Si vous n'acceptez pas cette somme, je vais reporter ce sac à mon maître.» Et en même temps il fit sonner les pièces d'or qu'il contenait. «Non, non! déposez les talens et les shekels, et comptez-moi les quatre-vingts sequins: c'est le moins que je puisse recevoir, et vous serez content de mes procédés envers vous.» Gurth se rappelant les intentions de son maître, qui ne voulait pas que le juif murmurât, n'insista pas davantage, et, ayant déposé quatre-vingts sequins sur la table, le juif lui délivra une quittance pour le prix de l'armure. Isaac ensuite compta l'argent une seconde fois, et sa main, tremblait d'aise quand il mit dans sa poche les soixante et dix premières pièces. Il fut beaucoup plus long-temps à compter les dix autres. En prenant chaque pièce il s'arrêtait et faisait une réflexion avant de la mettre en poche. Il semblait que son avarice luttât contre une meilleure nature, et le forçât d'embourser les sequins l'un après l'autre, en dépit de la générosité, qui l'excitait à faire remise de quelque chose du prix à son bienfaiteur. Tout son discours, dans ses combinaisons, se réduisait à ceci: «Soixante et onze, soixante-douze... Votre maître est un bon jeune homme... Soixante-treize... Un excellent jeune homme... Soixante-quatorze... Cette pièce est un peu rognée..., mais c'est égal. Soixante-quinze...; et celle-ci me semble légère de poids... Soixante-seize. Quand votre maître aura besoin d'argent, qu'il vienne trouver Isaac d'Yorck... Soixante-dix-sept..., c'est-à-dire, avec les sûretés convenables... Soixante-dix-huit... Vous êtes un brave garçon..., soixante-dix-neuf..., et vous méritez une récompense.» Le juif tenait en main la dernière pièce d'or, et il fit une pause beaucoup plus longue. Son intention était probablement de l'offrir à Gurth; et, si le sequin eût été rogné et léger de poids, la générosité eût infailliblement triomphé de la cupidité: malheureusement pour Gurth c'était une pièce nouvellement frappée. Isaac l'examina, la retourna dans tous les sens, et n'y put reconnaître aucune altération ni défaut. Il la plaça au bout de son doigt, la fit sonner sur la table, elle pesait un grain au delà du poids légal: que faire? comment se résoudre alors à s'en dessaisir, à l'abandonner? «Quatre-vingts,» dit-il enfin en envoyant la pièce rejoindre les autres. C'est bien le compte, et j'espère que votre maître vous récompensera généreusement, je n'en doute pas, car vous vous êtes acquitté à merveille de la commission dont il vous a chargé: mais il vous reste peut-être encore, ajouta-t-il, quelques pièces d'or dans ce sac, en le fixant avec des yeux brûlans et avides.» Gurth fit alors une grimace d'ironie et de mécontentement; ce qui lui arrivait habituellement lorsqu'il voulait sourire. «À peu près autant que vous venez d'en compter si scrupuleusement,» lui dit-il. Recevant alors la quittance: «Juif, reprit-il, si elle n'est pas en bonne forme, gare votre barbe.» Il saisit ensuite le flacon de vin, remplit une troisième fois son verre, sans y être invité, et, l'ayant vidé tout d'un trait, il partit sans cérémonie. «Rébecca, dit Isaac, cet Ismaélite est un peu effronté; mais n'importe, son maître est un brave jeune homme, et je suis ravi qu'il ait gagné des shekels d'or à ce tournoi, grace à son cheval, à son armure, grace à la vigueur de son bras, capable de lutter avec celui de Goliath.» Voyant que Rébecca ne lui répondait point, il se retourna; mais elle avait disparu pendant qu'il causait avec Gurth. Cependant Gurth venait de franchir l'escalier, et, parvenu dans une antichambre non éclairée, il cherchait la porte de sortie, lorsqu'il aperçut une femme vêtue en blanc, qui, portant à la main une petite lampe d'argent, lui faisait signe de la suivre dans un appartement voisin. Gurth répugnait à lui obéir; hardi et impétueux comme un sanglier, quand il connaissait le danger auquel il s'exposait, son courage l'abandonna à cette vue, et des craintes superstitieuses s'emparèrent de lui, comme il arrive ordinairement aux Saxons lorsqu'il est question de spectres, d'apparitions d'esprits, de fantômes, en sorte que cette femme blanche lui en imposa, le frappa fort, l'inquiéta surtout dans la maison d'un juif, peuple auquel un préjugé universel attribue la manie de s'adonner à la science de la cabale, des mystagogues et de la nécromancie. Cependant, après avoir réfléchi et hésité un moment, il se décida à suivre sa conductrice dans une chambre ou il trouva la jeune Rébecca. «Mon père s'est amusé avec toi, mon ami, lui dit-elle; il doit à ton maître dix fois plus que son armure ne vaut. Quelle somme viens-tu de lui compter?»--«Quatre-vingts sequins,» répondit Gurth surpris de cette question. «Tu en trouveras cent dans cette bourse, reprit Rébecca: rends à ton maître ce qui lui revient, et garde le surplus pour toi. Hâte-toi, pars; ne consume pas le temps à me remercier, et veille sur toi en traversant la ville, de peur de perdre ton argent et peut-être la vie. Reuben! s'écria-t-elle en frappant des mains, éclairez cet étranger, et fermez bien la porte quand il sera sorti.» Reuben, juif à barbe et sourcils noirs, obéit à sa maîtresse. Une torche à la main, il conduisit Gurth, par une cour pavée, jusqu'à la porte de la maison, et la ferma ensuite avec des chaînes et des verroux, qui, par leur dimension et leur structure, auraient pu convenir à une prison. «Par saint Dunstan! dit Gurth sorti, cette jeune fille n'est pas juive, c'est un ange descendu du ciel! Dix sequins de mon jeune maître, vingt de cette perle de Sion; heureuse journée! encore une semblable, Gurth, et tu auras de quoi te racheter de servage; tu deviendras aussi libre de tes actions que le premier des nobles. Alors, adieu les pourceaux! je jette ma cornemuse et mon bâton de porcher au diable, et je m'affuble de l'épée et du bouclier, pour suivre mon jeune maître, et m'attacher à lui jusqu'à la tombe, sans cacher ma figure ni mon nom. FIN DU TOME PREMIER. End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (1/4), by Sir Walter Scott *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (1/4) *** ***** This file should be named 33315-8.txt or 33315-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/3/3/1/33315/ Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald Lévesque (html) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.