Ivanhoe (1/4)

By Walter Scott

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Title: Ivanhoe (1/4)
       Le retour du croisé

Author: Sir Walter Scott

Translator: Albert Montémont

Release Date: August 1, 2010 [EBook #33315]
[Last updated: March 17, 2012]

Language: French


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IVANHOE


[Illustration: frontispice.]

IVANHOE

OU

LE RETOUR DU CROISÉ

_Par Walter Scott._

TRADUCTION NOUVELLE

PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.


Toujours de son départ il faisait les apprêts,
Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
                       (_Trad. de_ Prior.)



TOME PREMIER.

PARIS.

RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,

RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8.

1829.




DISCOURS PRÉLIMINAIRE

EN FORME

D'ÉPITRE DÉDICATOIRE

ADRESSÉE

AU DOCTEUR DRYASDUST,

MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES,
DEMEURANT A CASTLE-GATE, YORK.


Mon estimable et cher Monsieur,


Il est presque inutile de mentionner les différens motifs qui me
décident à inscrire votre nom en tête de l'oeuvre qu'on va lire.
Cependant les imperfections de mon travail pourraient réfuter le
principal de ces motifs. Si j'avais espéré le rendre digne de votre
patronage, le public aurait vu dès ce moment qu'un ouvrage destiné à
faire connaître les antiquités de l'Angleterre sous nos ancêtres saxons,
ne pouvait être mieux dédié qu'à l'auteur illustre des _Essais sur la
coupe du roi Ulphus et sur les terres par lui concédées au patrimoine de
saint Pierre_. Je crains malheureusement que le cadre futile, incomplet
et vulgaire, dont j'ai enveloppé le résultat de mes recherches, n'attire
à mon ouvrage une exclusion auprès de cette classe orgueilleuse qui a
pris pour devise _detur digniori_. D'un autre côté, je redoute aussi
d'être accusé de présomption en plaçant le nom du docteur Jones
Dryasdust à la tête d'une publication que les graves antiquaires
relégueront peut-être parmi les inutiles romans et contes du jour. J'ai
à coeur de me justifier à l'avance d'une telle accusation; car, bien que
je dusse me reposer sur votre amitié du soin de mon apologie à vos
propres yeux, je ne voudrais pas cependant, à ceux du public, demeurer
convaincu d'un crime aussi grave que celui dont j'appréhende le faix par
anticipation.

Je dois donc vous rappeler que, lors de l'entretien que nous eûmes
ensemble pour la première fois sur cette nature de productions, dans une
desquelles les affaires privées de notre sage et docte ami d'Écosse, M.
Oldbuck de Monkbarns[1], ont été si inconsidérément publiées, il s'éleva
entre nous une discussion sur la cause de la vogue dont jouissent dans
ce siècle frivole ces livres qui, nonobstant leur mérite intrinsèque,
doivent être regardés comme écrits à la hâte et en violation de toutes
les règles de l'épopée. Il vous parut alors que le charme venait
entièrement de l'art avec lequel l'auteur, comme un autre Macpherson[2],
avait mis à profit les trésors épars de l'antiquité, suppléant à sa
paresse ou à son indigence d'invention par les incidens qui avaient
marqué dans l'histoire nationale à une époque peu éloignée, et
introduisant des personnages réels, sans même avoir eu soin de changer
les noms. Il n'y a pas soixante-dix ans, me fîtes-vous observer, que
tout le nord de l'Écosse vivait sous un gouvernement aussi simple et
aussi patriarcal que ceux de nos bons alliés les Mohawks et les
Iroquois[3]. En admettant que l'auteur ne puisse être supposé d'avoir
été le témoin de ces temps-là, il doit avoir vécu, observiez-vous, au
milieu des personnes qui y ont joué un rôle; et même, depuis les trente
années qui viennent de s'écouler, les moeurs écossaises ont éprouvé de
tels changemens, que nous ne trouvons pas plus étranges les habitudes
sociales de nos ancêtres que celles du règne de la reine Anne. Ayant
ainsi des matériaux de toute sorte épars autour de lui, l'auteur n'avait
plus guère, ajoutiez-vous, que l'embarras du choix: de là cette
conclusion naturelle, que, possesseur d'une mine aussi féconde, ses
ouvrages lui avaient nécessairement rapporté plus de profit et de gloire
que n'en méritait la facilité de ses travaux.

      Note 1: Personnage de l'antiquaire, dans le roman de ce nom. A. M.

      Note 2: Restaurateur des poèmes d'Ossian.

      Note 3: Indiens des États-Unis d'Amérique et du Canada. A. M.

En adoptant, comme je le devais, la vérité générale de ces remarques, je
ne puis m'empêcher de trouver étonnant qu'aucune tentative n'eût encore
été faite pour exciter en faveur des traditions et des moeurs de la
vieille Angleterre un intérêt pareil à celui qu'ont éveillé nos voisins,
plus pauvres et moins célèbres. Le drap vert de Kendal[4], quoique d'une
date plus reculée, doit bien nous être aussi précieux que les tartans
bariolés du nord. Le nom de _Robin Hood_[5], habilement évoqué,
susciterait une ombre aussi vite que celui de _Rob-Roy_; et les
patriotes d'Angleterre ne méritent pas moins de renommée, dans nos
cercles modernes, que les Bruce et les Wallace de la Calédonie. Si les
paysages du midi de la Grande-Bretagne sont moins romantiques et moins
sublimes que ceux des montagnes du nord, on doit reconnaître qu'ils
réunissent dans la même proportion plus de douceur et de beauté. Somme
toute, nous avons le droit de nous écrier avec le Syrien ami de son
pays: «Le Pharphar et l'Abanas, fleuves de Damas, ne sont-ils pas
préférables à tous les fleuves d'Israël?»

      Note 4: Ville manufacturière du Westmoreland. A. M.

      Note 5: Fameux chasseur et brigand des forêts de l'ancienne
      Angleterre.  A. M.

Vos objections relativement à ce projet, mon cher docteur, étaient, vous
vous le rappelez, de deux sortes. Vous insistiez sur les avantages
qu'offrait à l'auteur écossais la récente existence de cet état de
société qui forme le sujet de ses tableaux. Bon nombre de personnes
vivantes, remarquiez-vous, se souviennent d'avoir entendu dire à leurs
pères qu'ils avaient non seulement vu le célèbre Roy Mac-Grégor, mais
qu'ils avaient pris part encore à des festins ou à des combats avec lui.
Tous ces détails minutieux de la vie privée et du caractère domestique,
tout ce qui imprime de la vraisemblance à un récit et à l'individualité
d'un personnage, se trouvent encore dans la mémoire des Écossais, tandis
qu'en Angleterre la civilisation remonte si haut, que les idées que nous
pouvons avoir de nos ancêtres ne sont plus que le fruit de la lecture de
vieilles chroniques, dont les auteurs semblent avoir méchamment conspiré
à supprimer dans leurs récits toutes les particularités intéressantes,
pour les remplacer par des fleurs d'éloquence monacale ou de triviales
réflexions sur les moeurs. Marcher l'égal d'un auteur écossais dans la
tâche de ressusciter les traditions du temps passé, serait pour un
Anglais, disiez-vous, une prétention absurde et téméraire. Le Calédonien
avait, selon vous, comme la magicienne de Lucain, la faculté de
parcourir le théâtre d'une bataille récente, et de choisir, pour ses
miracles de résurrection, un cadavre dont les membres semblaient encore
tout palpitans, et dont la bouche venait d'exhaler son dernier soupir.
Tel était le sujet auquel la puissante Érictho elle-même était forcée de
recourir, comme pouvant seul être ranimé par ses enchantemens:

      ......gelidas letho serutata medullas,
      Pulmonis rigidi stantes sine vulnere fibras
      Invenit, et vocem defuncto in corpore quærit[6].

     Note 6: Cherchant dans les entrailles glacées par la mort des
     poumons dont les fibres fussent exemptes de blessure, afin de
     trouver encore sur un récent cadavre le dernier souffle de la
     vie. A. M.

L'auteur anglais, d'un autre côté, disiez-vous, en le supposant tout
aussi habile que l'enchanteur du nord, n'est libre de prendre ses sujets
qu'au milieu de la poussière des âges, où il ne trouve que des ossemens
desséchés, vermoulus et désunis comme ceux qui remplissaient la vallée
de Josaphat. Vous m'exprimâtes aussi la crainte que les préjugés
anti-nationaux de mes compatriotes ne leur permissent pas d'accueillir
favorablement une production comme celle dont j'essayais de vous
démontrer la réussite probable. Et cela, reprîtes-vous, n'est pas
entièrement dû, en général, à de meilleures dispositions pour ce qui est
étranger, il faut encore avoir égard aux improbabilités résultantes des
circonstances où le lecteur anglais se trouve placé. Si vous lui tracez
un tableau de moeurs sauvages et un état de société primitive existant
au milieu des montagnes d'Écosse, il est naturellement porté à croire à
la réalité de la peinture que vous lui faites: en voici la raison. S'il
est de la classe ordinaire des lecteurs, il n'a jamais vu ces pays
éloignés, ou il a seulement parcouru pendant une excursion d'été ces
régions déshéritées par la nature, n'y prenant que de mauvais dîners,
dormant sur des lits à roulettes, errant de déserts en déserts, et tout
plein de crédulité sur les choses les plus étranges qu'on veut lui dire
d'un peuple assez barbare et assez extravagant pour paraître attaché à
un séjour aussi extraordinaire. Mais le même homme estimable, placé dans
sa propre demeure, hermétiquement fermée, et entouré de tout ce qui rend
si confortable le coin du feu anglais, est moitié moins disposé à croire
que ses ancêtres menaient une vie bien différente de la sienne; que la
tour en ruine qui ne sert plus aujourd'hui qu'à former un point de vue
fut jadis habitée par un baron qui l'aurait pendu à sa porte sans autre
forme de procès; que les paysans par qui sa petite ferme est tenue
auraient été esclaves il y a trois siècles; et qu'enfin la complète
influence de la tyrannie féodale s'étendait alors sur le village voisin,
où le procureur est aujourd'hui un personnage plus important que le lord
de l'ancien manoir.

Tout en reconnaissant la force de ces objections, je dois avouer en même
temps qu'elles ne me semblent pas entièrement insurmontables. La pénurie
de matériaux est en effet une grande difficulté; mais, pour ceux qui ont
des connaissances en antiquités, il existe, et le docteur Dryasdust le
sait mieux que personne, sur la vie privée de nos bons aïeux, des
aperçus épars dans nos divers historiens, qui sont peu de chose, il est
vrai, en comparaison des autres matières qu'ils traitent; mais tous ces
aperçus réunis suffiraient pour jeter quelque jour sur les habitudes
domestiques de nos pères. Si j'échoue dans mon entreprise, je n'en garde
pas moins la conviction qu'avec un peu plus de travail et d'art pour
mettre en oeuvre ces matériaux, une main plus habile serait aussi plus
heureuse dans leur emploi, grâce aux éclaircissemens du docteur
Henry[7], de M. Strutt, et surtout de M. Sharon Turner. Je proteste donc
par avance contre tout argument qui serait fondé sur l'insuccès de ma
tentative.

     Note 7: Henry, auteur d'une _Histoire d'Angleterre_; Strutt,
     auteur d'un livre sur les _Antiquités du moyen âge en
     Angleterre_; Sharon Turner, auteur d'une _Histoire des
     Anglo-Saxons_. A. M.

D'un autre coté, j'ai déjà dit que, si une peinture fidèle des anciennes
moeurs anglaises était offerte à mes compatriotes, je leur suppose trop
de bon sens et des dispositions trop favorables, pour douter qu'elle ne
reçût un accueil bienveillant. Leur indulgence et leur bon goût en sont
d'irrécusables garans.

Ayant ainsi répondu de mon mieux à la première classe de vos objections,
ou du moins ayant manifesté la résolution de franchir les barrières
qu'avait élevées votre prudence, je serai court sur ce qui m'est
particulier. Vous parûtes être d'opinion que la position d'un antiquaire
adonné à des recherches sérieuses, et de plus, comme le vulgaire le dira
quelquefois, minutieuses et fatigantes, serait regardée comme un motif
d'incapacité pour composer avec succès une histoire de ce genre. Mais
permettez-moi de vous dire, mon cher docteur, que cette objection est
plus spécieuse que solide. Il est vrai que ces compositions futiles ne
pourraient convenir au génie plus sérieux de notre ami M. Oldbuck.
Cependant Horace Walpole écrivit un conte de revenant qui a remué bien
des entrailles, et Georges Ellis[8] sut transporter tout le charme de
son humeur enjouée, aussi aimable que peu commune, dans son _Abrégé des
anciens romans poétiques_; de manière que, si je dois avoir sujet
quelque jour de regretter mon audace, j'ai du moins en ma faveur ces
honorables précédens.

     Note 8: Oldbuck, Horace Walpole et George Ellis, célèbres
     romanciers. A. M.

Néanmoins, l'antiquaire, plus sévère, peut penser qu'en mêlant ainsi la
fiction à la vérité, je corromps la source de l'histoire par de modernes
inventions, et que je donne à la génération nouvelle de fausses idées
sur le siècle que je décris. Je ne puis qu'avouer en un sens la force de
cet argument, mais j'espère l'écarter par les considérations suivantes.

Sans doute je ne saurais ni ne veux prétendre à une observation exacte,
même en ce qui touche le costume extérieur, et encore moins pour la
langue et les moeurs; mais le même motif qui m'empêche d'écrire les
dialogues de mon drame en anglo-saxon ou en normand-français, comme
aussi de publier cet essai avec les caractères d'imprimerie de Caxton ou
de Wynken de Worde[9], me défend également de me restreindre dans les
bornes de la période où je fixe mon histoire. Pour exciter un intérêt
quelconque, il est indispensable que le sujet choisi se traduise, pour
ainsi dire, dans les moeurs et l'idiome du siècle où nous vivons. Jamais
la littérature orientale n'a fait une illusion pareille à celle que
produisit la première traduction, par M. Galland, des _Mille et une
Nuits_, dans lesquelles, en conservant d'un côté la splendeur du
costume, et de l'autre la bizarrerie des fictions de l'Orient, il mêla
des expressions et des sentimens si naturels, qu'il les rendit
intelligibles et intéressantes, en même temps qu'il abrégeait les longs
récits, changeait les réflexions monotones, et rejetait les répétitions
sans fin de l'original arabe. Aussi ces contes, bien que moins purement
orientaux que dans leur source primitive, s'assortirent beaucoup mieux
au goût européen, et obtinrent un degré de faveur populaire qu'ils
n'eussent jamais atteint si les moeurs et le style n'avaient en quelque
sorte été appropriés aux idées et aux habitudes des lecteurs d'Occident.

      Note 9: Anciens typographes anglais. _A. M._

En faveur de ceux qui, en grand nombre, vont, j'aime à le croire, lire
cet ouvrage avec avidité, j'ai tellement expliqué les moeurs anciennes
dans un langage moderne, j'ai détaillé avec un si grand soin les
caractères et les sentimens de mes héros, que personne ne se trouvera,
j'espère, arrêté par la sécheresse accablante de l'antiquité; et je
crois n'avoir point en ceci excédé la licence accordée à l'auteur d'une
compilation romanesque. Feu M. Strutt, dans son roman de
_Queen-Hoo-Hall_, a agi d'après un autre principe; et, en voulant
distinguer l'ancien du moderne, cet antiquaire habile a oublié, selon
moi, qu'il y a dans les moeurs et les sentimens modernes certains
rapports communs à nos ancêtres, qui nous sont parvenus sans altération,
ou qui, tirant leur origine d'une même nature, doivent avoir également
existé dans toutes les phases sociales. Cet homme de talent, cet
antiquaire si érudit, a limité de la sorte le succès de son livre, en
excluant tout ce qui n'était pas assez suranné pour être en même temps
oublié et inintelligible. La licence que je voudrais essayer de
justifier, dans cette occurrence, est si nécessaire à l'exécution de mon
plan, que je sollicite de votre patience la permission d'expliquer
encore mieux mon argument, s'il m'est possible.

Celui qui, pour la première fois, ouvre Chaucer ou tout autre poète du
moyen âge, est si frappé de l'orthographe surannée, de la multiplicité
des consonnes, et de la forme antique du langage, qu'il veut jeter le
livre de désespoir, comme trop empreint de la rouille des âges pour lui
permettre de juger son mérite ou de sentir les beautés qu'il renferme.
Mais, si quelque ami plus savant lui découvre que les difficultés qui
l'effraient sont plus apparentes que réelles; si, en lui lisant à haute
voix ou en réduisant les mots ordinaires à l'orthographe moderne, il lui
prouve qu'il n'y a guère qu'un dixième des expressions qui soit tombé de
fait en désuétude, le novice peut être aisément persuadé qu'il se
rapproche de _l'anglais vierge encore_[10], et que dès lors un peu de
patience le mettra à même de goûter les compositions tour à tour
plaisantes et pathétiques par lesquelles le bon Geoffrey[11]
émerveillait le siècle de Crécy et de Poitiers.

      Note 10: Le texte porte: _Well of English undefiled_, source de
      l'anglais non corrompu.

      Note 11: Prénom de Chaucer. A. M.

Poursuivons cette comparaison un peu plus loin: Si notre néophyte, plein
d'un nouvel amour de l'antiquité, entreprenait d'imiter ce que l'on
vient de lui apprendre à admirer, s'il allait choisir dans le glossaire
les vieux mots qu'il renferme, pour s'en servir à l'exclusion des
autres, il faut convenir qu'il agirait bien à rebours. Ce fut l'erreur
de l'infortuné Chatterton[12]. Pour donner à son style une couleur
antique, il rejeta toute expression moderne, et enfanta un dialecte
différent de tous ceux qu'on eût jamais parlés dans la Grande-Bretagne.
Celui qui voudra imiter l'ancien idiome avec succès s'attachera plutôt à
son caractère grammatical, à ses tours de phrase, qu'à un choix
laborieux de termes extraordinaires et surannés, qui, comme je l'ai déjà
dit, ne sont, eu égard aux expressions encore en usage, que dans la
proportion de un à dix, quoique peut-être un peu différens par le sens
et par l'orthographe.

      Note 12: Le Gilbert anglais. _A. M._

Ce que j'ai dit du langage s'applique bien plus encore aux sentimens et
aux coutumes. Les passions, d'où les sentimens et les usages découlent
avec toutes leurs modifications, sont généralement les mêmes dans tous
les rangs, dans toutes les conditions, dans tous les pays et tous les
siècles, et il s'ensuit naturellement que les opinions, les habitudes
d'idées et les actions, bien que dominées par l'état particulier de la
société, doivent en définitive présenter une ressemblance entre elles.
Nos ancêtres n'étaient certainement pas plus différens de nous que les
juifs ne le sont des chrétiens: ils avaient «des yeux, des mains, des
organes, des sens, des affections, des passions, comme nous; ils étaient
nourris des mêmes alimens, blessés des mêmes armes, sujets aux mêmes
maladies, réchauffés par le même été et refroidis par le même
hiver[13].» Leurs affections et leurs sentimens ont dû, par conséquent,
se rapprocher des nôtres.

     Note 13: Shakspeare, citations du _Marchand de Venise_. Ce
     passage a été imité avec un rare bonheur par M. Casimir
     Delavigne, dans _le Paria_, acte II, scène V. A. M.

Ainsi, dans les matériaux que l'on peut faire entrer dans un ouvrage
d'imagination tel que celui que j'ai essayé, l'auteur verra qu'une
grande partie du langage et des moeurs serait aussi bien applicable au
temps présent qu'à celui où se trouve le lieu des événemens qu'il
raconte: la liberté du choix est donc plus grande pour lui, et la
difficulté de sa tâche bien moindre qu'il ne le semblait d'abord. Pour
emprunter une comparaison à un autre art, on peut dire des détails
d'antiquités, qu'ils offrent les traits particuliers d'un paysage tracé
par le pinceau. La tour féodale doit apparaître majestueusement; les
figures mises en scène doivent se montrer avec le costume et le
caractère de leur siècle; le tableau doit offrir les aspects
particuliers du site avec ses rocs élevés ou la descente rapide de ses
eaux en cascades. Le coloris général doit être aussi copié d'après la
nature, le ciel être serein ou nébuleux, suivant le climat, et les
nuances représenter celles qui dominent dans un paysage réel. Voilà les
principales obligations que l'art impose au peintre; mais il n'est pas
obligé de s'astreindre à copier servilement toutes les nuances peu
importantes de la nature, ni de représenter avec une exactitude absolue
les plantes, les fleurs et les arbres qui la décorent. Ces derniers
objets, comme les teintes plus minutieuses de la lumière et de l'ombre,
sont des attributs inhérens à toute perspective en général, analogues à
chaque site, et mis à la disposition de l'artiste, qui ne suivra que son
goût ou son caprice.

Il est vrai qu'en l'un et l'autre cas cette licence est resserrée dans
de raisonnables limites. Le peintre ne doit introduire aucun ornement
étranger à la contrée, au climat où il a mis son paysage. Il ne faut pas
qu'il plante des cyprès sur l'Inch-Mervin[14], ni des sapins d'Écosse
parmi les ruines de Persépolis. L'auteur se trouve assujéti à des lois
identiques. Bien qu'il lui soit facultatif de peindre les passions et
les sentimens avec plus de détail qu'il n'en existe dans les anciennes
compositions qu'il imite, il faut qu'il n'introduise rien d'étranger aux
moeurs du siècle; ses chevaliers, ses écuyers, ses varlets, ses hommes
d'armes, peuvent être plus largement dessinés que dans les sèches et
dures esquisses d'un ancien manuscrit enluminé; mais les costumes et les
caractères doivent demeurer inviolables. Il faut que les figures soient
les mêmes, mais tracées par un meilleur pinceau, ou, pour parler avec
plus de modestie, exécutées dans un siècle où les principes de l'art
sont mieux compris. Son langage ne doit pas être exclusivement suranné
et inintelligible; mais on ne doit admettre, s'il est possible, aucun
mot, aucune tournure de phrase qui trahirait une origine purement
moderne. C'est une chose que d'employer l'idiome et les sentimens qui
nous sont communs à nous et à nos ancêtres, et c'en est une autre de
leur affecter des sentimens et un dialecte exclusivement propres à leurs
descendans.

      Note 14: Île du Loch Lomond. A. M.

Voilà, mon cher ami, la partie la plus difficile de ma tâche; et, à vous
parler franchement, je n'ose espérer de satisfaire votre jugement moins
partial et votre science plus étendue, puisque j'ai eu de la peine à me
contenter moi-même. Je sens d'ailleurs qu'on me trouvera encore plus
défectueux touchant les moeurs et les costumes; ceux qui seront disposés
à examiner rigoureusement mon histoire sous ce rapport voudront du
moins, peut-être, me juger de la sorte. Il se pourra que j'aie introduit
peu de choses qu'on eût droit d'appeler positivement _modernes_; mais,
d'un autre côté, il est très probable que j'aurai confondu les usages de
deux ou trois siècles, et introduit pendant le règne de Richard II des
circonstances appropriées à une période plus ancienne ou plus voisine de
nous. Ce qui me rassure, c'est que des erreurs de cette nature
échapperont à la classe la plus nombreuse de mes lecteurs, et que je
partagerai la gloire si peu méritée de ces architectes qui, dans leurs
constructions gothico-modernes, ne balancent pas à introduire, sans
règle ni méthode, les ornemens de différens styles et de différentes
époques. Ceux à qui de plus vastes recherches ont donné les moyens
d'être plus sévères seront sans doute plus indulgens, en proportion de
la connaissance qu'ils auront des difficultés de ma tentative
audacieuse. Mon digne ami Ingulphe, trop négligé, m'a fourni plus d'une
indication utile; mais la lumière que nous offrent le moine de Croydon
et Geoffroy de Vinsauff[15] est obscurcie par une telle masse de
matériaux informes, que nous cherchons volontiers un refuge dans les
intéressantes pages du brave Froissard[16], quoiqu'il ait fleuri à une
époque bien plus éloignée de la date de notre histoire. Si donc, mon
digne ami, vous êtes assez généreux pour excuser ma présomption d'avoir
voulu me faire une couronne de ménestrel, en partie avec les perles de
la pure antiquité, et en partie avec les pierres et la pâte de Bristol,
au moyen desquelles on les imite, je nourris l'espérance que la
difficulté de l'entreprise vous engagera, mon cher docteur, à en tolérer
l'imperfection.

     Note 15: Historiens ecclésiastiques.

     Note 16: Célèbre chroniqueur français, dont une nouvelle
     édition, publiée par M. Buchon, est vivement recherchée. On
     aime à voir un grand écrivain comme Walter Scott secouer
     quelquefois les préjugés de sa nation, pour rendre justice à
     des chroniqueurs étrangers. A. M.

J'ai peu de chose à dire de mes matériaux: on peut les retrouver presque
en entier dans le curieux manuscrit anglo-normand que sir Arthur Wardour
conserve avec un soin si jaloux dans le troisième tiroir de son bureau
de chêne, permettant à peine qu'on y regarde, et étant lui-même
incapable de lire une syllabe de son contenu. Il ne m'eût jamais accordé
la permission de consulter pendant quelques heures ces pages précieuses,
dans mon voyage d'Écosse, si je n'avais promis de le désigner par
quelque mode emphatique de caractère, comme, par exemple, _le Manuscrit
de Wardour_, pour lui donner une individualité aussi importante que
celle du _Manuscrit de Bannatyne_, du _Manuscrit Auchinleck_[17], ou de
tout autre monument de la patience des tabellions gothiques. Je vous ai
envoyé pour votre étude privée le sommaire des chapitres de cette pièce
singulière, et je le joindrai peut-être, avec votre consentement, au
deuxième volume de mon histoire, si le compositeur s'impatiente pour
recevoir de la copie, lorsque tout mon manuscrit sera composé.

      Note 17: Manuscrits légués à la bibliothèque d'Édimbourg par
      Bannatyne et un lord Auchinleck. A. M.

Adieu, mon cher ami; j'en ai dit assez, sinon pour justifier, du moins
pour expliquer l'essai que j'ai entrepris, et qu'en dépit de vos doutes
et de mon incapacité je persiste à ne pas croire inutile.

J'espère que vous êtes entièrement rétabli de votre accès de goutte, et
je serais heureux que votre savant médecin vous recommandât un voyage
dans notre province. On a trouvé dernièrement plusieurs curiosités dans
les fouilles pratiquées à l'ancien _Habitancum_[18]. À propos
d'Habitancum, je pense que vous avez appris qu'un misérable paysan a
détruit la vieille statue ou plutôt le bas-relief appelé vulgairement
Robin de Redesdale. Il paraît que la renommée de Robin attirait plus de
pèlerins qu'il n'en fallait pour laisser croître la fougère d'une lande
dont l'acre vaut à peine un schilling. Malgré votre titre de révérend,
échauffez une bonne fois votre bile, prenez une fois un peu de rancune,
et souhaitez avec moi que ce rustre ait un accès de gravelle aussi fort
que s'il avait tous les fragmens de la statue du pauvre Robin dans le
viscère où la maladie établit son siége. Ne parlez pas de cela à Gath,
de peur que les Écossais ne se réjouissent d'avoir enfin trouvé chez
leurs voisins un exemple de la barbarie qui se signala par la démolition
du _four d'Arthur_. Mais il n'y aurait aucun terme à nos lamentations si
nous nous arrêtions sur de pareils sujets. Daignez offrir mes
respectueux complimens à miss Dryasdust; je me suis de mon mieux
acquitté de la commission qu'elle m'avait donnée pour ses lunettes, dans
mon dernier voyage à Londres; j'espère qu'elle les a reçues en bon état,
et qu'elle les a trouvées de son goût. Je vous expédie mon paquet par le
voiturier aveugle; peut-être alors qu'il restera long-temps en
route[19]. Les dernières nouvelles que je reçois d'Édimbourg
m'apprennent que le savant qui remplit les fonctions de secrétaire dans
la Société des Antiquaires est le premier amateur en dessin de la
Grande-Bretagne, et qu'on attend beaucoup de son zèle et de son talent
pour dessiner ces _spécimens_ d'antiquité nationale qui s'écroulent,
minés lentement par le temps, ou balayés par le goût moderne avec le
même balai de destruction que John Knox employait au siècle de la
réforme. Adieu derechef: _Vale tandem, non immemor mei._ Croyez-moi
toujours, mon révérend et très cher monsieur, votre très humble
serviteur,

Laurence Templeton.[20]

     Note 18: Station romaine près de laquelle est une statue
     informe, espèce de géant, que le peuple nomme _Robin de
     Redesdale_. A. M.

     Note 19: Allusion à la mauvaise administration des postes et
     au prix élevé des taxes en Écosse. A. M.

     Note 20: Nom fictif sous lequel Walter Scott voulut d'abord
     publier cet ouvrage, et qui explique l'épigraphe mise en
     tête. A. M.

17 novembre 1817.






IVANHOE

OU

LE RETOUR DU CROISÉ


CHAPITRE PREMIER.


    «C'est ainsi qu'ils parlaient, tandis qu'ils
    forçaient à rentrer le soir dans l'étable leurs
    troupeaux bien repus, qui témoignaient par
    un bruyant grognement leur regret de renoncer
    à la pâture.»               _Odyssée_.


Dans cet heureux vallon de la riche Angleterre, baigné par le Don aux
flots purs, s'étendait jadis une forêt vaste, qui couvrait la plus
grande partie des belles montagnes et des vallées qu'on aperçoit entre
Sheffield et la riante ville de Doncaster[21]. On voit encore des restes
de cette forêt dans les magnifiques domaines de Wentworth, de
Warncliffe-Park, et dans les environs de Rotherham. C'est là que le
fabuleux dragon de Wantley exerçait ses ravages; là se livrèrent la
plupart des sanglantes batailles qu'amenèrent les guerres civiles de la
rose rouge et de la rose blanche; là encore se montrèrent ces bandes de
valeureux proscrits[22] dont les exploits sont devenus si populaires
dans les ballades anglaises.

     Note 21: Ville du comté d'Yorck, sur le Don, dans un pays
     fertile en paturages. A. M.

     Note 22: Le texte dit: _Outlaws_, mot qui signifie _hors la
     loi_. A. M.

Tel est le lieu principal de la scène de notre histoire, dont la date
remonte à la fin du règne de Richard Ier, époque où le retour du prince
était l'objet des voeux plutôt que des espérances de ses sujets désolés,
assujétis à tous les maux que leur infligeaient des tyrans subalternes.
Les nobles, dont le pouvoir était devenu exorbitant sous le règne
d'Étienne, et que la prudence de Henri II eut tant de peine de réduire à
une sorte de soumission à la couronne, avaient repris leur vieille
licence dans toute son étendue. Ils méprisaient la faible intervention
du conseil d'état d'Angleterre, fortifiaient leurs châteaux,
augmentaient le nombre de leurs serfs, assimilaient tout ce qui les
environnait à un état de vasselage, et cherchaient, par tous les moyens
possibles, à se mettre à la tête de forces suffisantes pour figurer dans
les troubles qui menaçaient le pays.

La situation de la noblesse inférieure, ou de cette classe qu'on nommait
les _franklins_[23], et qui, d'après la loi et la constitution de
l'Angleterre, avait le droit de se regarder comme indépendante de la
tyrannie féodale, devint alors singulièrement précaire. Si, comme cela
se pratiquait assez généralement, ils se mettaient sous la protection de
quelqu'un des petits rois de leur voisinage, s'ils acceptaient quelque
charge féodale dans sa maison, ou s'ils s'obligeaient par un traité
d'alliance à l'aider dans toutes ses entreprises, ils pouvaient, il est
vrai, acheter une tranquillité temporaire; mais c'était toujours au prix
de cette indépendance si précieuse à des coeurs anglais, et au risque de
se voir obligés de s'associer aux tentatives les plus imprudentes que
l'ambition de leur protecteur pouvait lui suggérer. D'une autre part,
les grands barons possédaient tant de moyens de vexation et
d'oppression, qu'ils trouvaient sans cesse un prétexte, et la volonté
leur manquait rarement de tourmenter, poursuivre et ruiner ceux de leurs
voisins moins puissans qui voulaient se soustraire à leur autorité, et
qui croyaient qu'une conduite paisible et les lois du pays devaient être
pour eux une protection suffisante contre les dangers des temps.

     Note 23: Nom que les Normands donnaient aux anciens _thanes_,
     formant un corps de nobles. A. M.

Une circonstance qui vint contribuer à augmenter la tyrannie de la haute
noblesse et les souffrances des classes inférieures, fut la conquête de
l'Angleterre par Guillaume, duc de Normandie. Quatre générations
n'avaient pu encore mêler entièrement le sang ennemi des Normands avec
celui des Anglo-Saxons, ni réunir par un même langage et par des
intérêts communs deux races rivales, dont l'une avait conservé tout
l'orgueil du triomphe, tandis que l'autre gémissait sous la honte de
tous les résultats de la défaite. L'issue de la bataille d'Hastings
avait mis la puissance entre les mains de la noblesse normande, qui,
comme nos historiens l'assurent, n'en avait pas usé avec modération.
Sauf un petit nombre de cas, toute la race des princes et des nobles
saxons avait été anéantie ou dépouillée, et il ne s'en trouvait que très
peu qui, sur le sol natal de leurs aïeux, conservassent encore des
domaines de seconde ou même de troisième classe. La politique de
Guillaume et de ses successeurs avait été d'affaiblir, par tous les
moyens, cette partie de la population, regardée avec raison comme
nourrissant l'antipathie la plus profonde contre les vainqueurs. Tous
les rois de la race normande avaient manifesté une prédilection très
marquée pour leurs sujets normands. Les lois sur la chasse, et beaucoup
d'autres inconnues à l'esprit plus doux et plus libéral du code saxon,
avaient été imposées à l'Angleterre, comme pour ajouter un nouveau poids
aux chaînes féodales qui accablaient les vaincus. À la cour, et dans les
châteaux de la haute noblesse où l'on imitait la magnificence royale, on
ne parlait que français: c'était dans cette langue qu'on plaidait devant
les tribunaux, et que les jugemens étaient rendus; en un mot, le
français était la langue de l'honneur, de la chevalerie et de la
justice, tandis que l'anglo-saxon, plus mâle et plus expressif, était
laissé aux campagnards et au bas peuple, qui ne connaissaient pas
d'autre idiome. Cependant le besoin des communications entre les
seigneurs du sol et les classes inférieures qui le cultivaient avait peu
à peu donné naissance à un nouveau dialecte tenant le milieu entre le
français et l'anglo-saxon, et qui leur facilitait les moyens de
s'entendre; et cette nécessité de communication forma peu à peu la
langue anglaise actuelle; celle des vainqueurs et celle des vaincus s'y
fondirent par un heureux mélange, et par degrés elle s'enrichit des
emprunts qu'elle fit aux langues classiques et à celles que parlent les
nations de l'Europe méridionale.

Voilà quel était à cette époque l'état des choses; j'ai cru devoir le
retracer à l'esprit de mes lecteurs, parce qu'ils auraient pu oublier
que nul grand événement, tel qu'une guerre ou une insurrection, ne
marque l'existence des Anglo-Saxons, comme nation isolée,
postérieurement au règne de Guillaume II, dit le Roux. Toutefois les
grandes distinctions nationales entre les vaincus et les vainqueurs, le
souvenir de ce que les premiers avaient été, comparé à ce qu'ils étaient
alors, se perpétuèrent jusqu'au règne d'Édouard III, laissèrent ouvertes
les blessures que la conquête avait creusées, et continuèrent une ligne
de séparation entre les descendans des Normands vainqueurs et ceux des
Saxons vaincus.

Les derniers feux du jour descendaient sur une belle et verte clairière
de la forêt dont il a été question au commencement de ce chapitre; des
centaines de gros vieux chênes au tronc peu élevé, mais qui avaient
peut-être vu la marche triomphale des armées romaines, déployaient leurs
rameaux noueux et touffus sur une pelouse gracieuse; en quelques
endroits, ils étaient mêlés de bouleaux, de houx, et de bois taillis de
différentes espèces, dont les branches s'entrelaçaient de manière à
intercepter entièrement les rayons du soleil couchant. Ailleurs, ces
arbres, isolés les uns des autres, formaient de longues avenues, dans
les détours desquelles la vue se plaît à s'égarer, tandis que
l'imagination les considère comme des sentiers conduisant à des sites
encore plus sauvages et plus solitaires. Ici les feux pourprés du jour
lançaient des rayons plus ternes, qui s'inclinaient sur les rameaux
brisés et sur les troncs moisis des arbres; là, ils éclairaient d'un vif
éclat les clairières à travers lesquelles il leur était permis de se
frayer un passage. Un grand espace ouvert au milieu d'elles semblait
avoir été jadis consacré aux rites du culte des druides; car sur le
sommet d'une petite colline, si régulière qu'elle paraissait l'ouvrage
de l'art, se voyaient les restes d'un cercle de pierres énormes, brutes
et non taillées[24]. Sept demeuraient debout; les autres avaient été
déplacées vraisemblablement par le zèle de quelques uns des premiers
convertis au christianisme; les unes étaient peu loin du lieu où elles
gisaient d'abord; d'autres étaient renversées sur le penchant de la
colline; une seule des plus larges, précipitée jusqu'au bas, et
suspendant le cours d'un petit ruisseau qui s'écoulait au pied de
l'éminence, occasionnait par son obstacle, un doux murmure à cette onde
auparavant silencieuse.

     Note 24: Quatre grandes pierres de ce genre composaient les
     autels des druides, trois étaient placées de côté; et la
     quatrième au dessus. A. M.

Deux figures humaines, qui complétaient ce paysage, offraient dans leur
extérieur et leurs vêtemens ce caractère sauvage et rustique auquel on
reconnaissait, dans ces temps reculés, les habitans de la partie boisée
du West-Riding de l'Yorkshire[25]. Le plus âgé avait un aspect dur,
farouche et grossier; son habillement, qui était de la forme la plus
commune et la plus simple, consistait en une sorte de jaquette serrée à
manches, faite de la peau tannée de quelque animal, à laquelle on avait
primitivement laissé le poil, alors usé en tant d'endroits, qu'il eût
été difficile de juger à quel quadrupède il avait appartenu. Ce vêtement
descendait du cou aux genoux, et tenait lieu de tous ceux qui sont
destinés à envelopper le corps; il n'avait qu'une seule ouverture par le
haut, suffisante pour y passer la tête, et il était évident qu'on le
mettait de la même manière qu'on passe aujourd'hui une chemise, ou plus
anciennement un haubert. Des sandales, attachées avec des courroies de
cuir de sanglier, protégeaient ses pieds; deux bandes d'un cuir plus
mince entrelaçaient chacune de ses jambes jusqu'au genou, qui demeurait
à nu, comme dans le costume des montagnards écossais. Pour fixer cette
jaquette plus étroitement autour du corps, une ceinture de cuir la
serrait par le moyen d'une boucle de cuivre. À cette ceinture étaient
suspendus d'un côté une sorte de petit sac, de l'autre une corne de
bélier dont on avait fait un instrument à vent armé d'un bec; on y
voyait fixé de même un de ces longs couteaux de chasse, à lame large,
pointue, et à deux tranchans, garnie d'une poignée de corne; instrument
que l'on fabriquait alors dans le voisinage, et qu'on appelait couteau
de Sheffield[26]. Cet homme avait la tête découverte et les cheveux
arrangés en tresses fortement serrées: le soleil les avait rendus d'un
roux foncé, couleur de rouille, qui contrastait avec sa barbe d'une
nuance jaunâtre comme l'ambre. Il ne me reste plus à citer qu'une seule
partie de son ajustement, et elle était trop remarquable pour que je
puisse l'omettre: c'était un collier de cuivre qui entourait son cou,
pareil à celui d'un chien, mais sans aucune ouverture, fixé à demeure,
assez lâche pour permettre de respirer et d'agir, et qu'on ne pouvait
enlever sans recourir à la lime. Sur ce collier bizarre était gravée
l'inscription suivante, en caractères saxons: «Gurth, fils de Beowulph,
est l'esclave-né[27] de Cedric de Rothervood.»

     Note 25: La partie occidentale du comté d'York. A. M.

     Note 26: Ville du comté d'York, au confluent des deux
     rivières de Sheaf et de Don, environnée de hautes collines,
     et renommée pour sa coutellerie.

     Note 27: Le texte dit: _born-thrall_, mot dont le sens est
     _esclave-né_; car du temps des Saxons il y avait en
     Angleterre plusieurs sortes d'esclaves. A. M.


Près de ce gardien des pourceaux, car telle était l'occupation de Gurth,
on voyait assis sur une des pierres druidiques un homme qui paraissait
plus jeune d'environ dix ans, et dont l'habillement, quoique de même
nature que celui de son compagnon, était plus riche et d'une apparence
plus fantastique. Sur le fond de sa jaquette, d'un pourpre brillant, on
avait essayé de peindre des ornemens grotesques en différentes couleurs.
Il portait aussi un manteau court, qui à peine lui descendait jusqu'à
mi-cuisse. Ce manteau, d'étoffe cramoisie, couvert de plus d'une tache,
bordé d'une bande d'un jaune vif et qu'il pouvait porter à volonté sur
l'une ou l'autre épaule, ou dont il pouvait s'envelopper tout entier,
contrastant par sa petite longueur, formait une draperie d'un genre
bizarre. Ses bras portaient de minces bracelets d'argent, et son cou
était entouré d'un collier de même métal, sur lequel étaient gravés ces
mots: «Wamba, fils de Witless, est l'esclave de Cedric de Rotherwood.»
Ce personnage avait des sandales pareilles à celles de Gurth; mais ses
jambes, au lieu d'être couvertes de deux bandes de cuir entrelacées,
montraient des espèces de guêtres, dont l'une était rouge et l'autre
jaune. Il avait sur la tête un bonnet garni de clochettes, comme celles
que l'on attache au cou des faucons, et elles sonnaient à chaque
mouvement qu'il faisait, c'est-à-dire continuellement, car sans cesse il
changeait de posture. Ce bonnet, bordé d'un bandeau de cuir découpé en
guise de cornet, se terminait en pointe, et retombait sur l'épaule,
comme nos anciens bonnets de nuit, ou comme le bonnet de police d'un
hussard: c'est à cette pointe du bonnet que les clochettes étaient
fixées. Une telle particularité, la forme du bonnet même, et
l'expression moitié folle et moitié satyrique de la physionomie de Wamba
prouvaient assez qu'il appartenait à cette race de _clowns_ ou bouffons
domestiques autrefois entretenus chez les grands, afin de tromper les
heures si lentes qu'ils étaient, obligés de passer dans leurs châteaux.
Il avait, comme son compagnon, un sac attaché à sa ceinture, mais on ne
lui voyait ni corne ni couteau de chasse, étant probablement regardé
comme appartenant à une classe d'hommes à laquelle on eût craint de
confier des armes. Un sabre de bois, semblable à celui avec lequel
Arlequin opère ses prodiges sur nos théâtres modernes, remplaçait le
couteau.

L'air et la contenance de ces deux hommes formaient un contraste non
moins étonnant que leur costume. Le front de Gurth ou de l'esclave était
chargé d'ennuis; sa tête était baissée, avec une apparence d'abattement
qu'on eût pris pour de l'apathie, si le feu qui de temps à autre
étincelait dans ses regards, quand il levait les yeux, n'eût prouvé
qu'il cachait sous cet air de tristesse et de découragement la haine de
l'oppression et une forte envie de s'y soustraire. La physionomie de
Wamba ne décelait qu'une curiosité vague, une sorte de besoin de changer
d'attitude à chaque instant, et la satisfaction touchant sa position et
la mine qu'il faisait. Leur conversation avait lieu en anglo-saxon,
idiome qui, comme nous l'avons dit, était la langue universelle des
classes inférieures, à l'exception des soldats normands et des personnes
attachées au service personnel de la noblesse féodale. Mais un
échantillon de leurs discours dans leur propre langue n'intéresserait
guère un lecteur moderne; bornons-nous à une traduction.

«Que la malédiction de saint Withold[28] tombe sur ces misérables
pourceaux!» dit Gurth après avoir sonné plusieurs fois de sa corne pour
les réunir, tandis que, tout en répondant à ce signal par des grognemens
aussi mélodieux, ils ne se pressaient pas de quitter le copieux banquet
de glands et de faines qui les engraissaient, ni les rives bourbeuses
d'un ruisseau où plusieurs, à demi plongés dans la fange, s'étendaient à
leur aise, sans écouter la voix de leur gardien. «Que la malédiction de
saint Withold tombe sur eux et sur moi! Si le loup ne m'en attrape pas
quelques uns ce soir, je ne suis pas un homme. Ici, Fangs, ici!»
cria-t-il à un chien d'une grande taille, au poil rude, moitié mâtin,
moitié lévrier, qui courait çà et là, comme pour aider son maître à
réunir son troupeau récalcitrant, mais qui, dans le fait, soit qu'il fût
mal dressé, soit qu'il ne comprît pas les ordres de son maître, soit
qu'il n'écoutât qu'une ardeur aveugle, chassait les pourceaux devant lui
de divers cotés, et augmentait ainsi le désordre au lieu d'y remédier.
«Que le diable lui fasse sauter les dents! s'écria Gurth, et que le père
de tout mal confonde le garde-chasse qui enlève les griffes de devant à
nos chiens, et les rend par là incapables de faire leur devoir. Wamba,
debout: si tu es un homme, aide-moi un peu. Tourne derrière la montagne
afin de prendre le vent sur mes bêtes, et alors tu les chasseras devant
toi comme de timides agneaux.»

      Note 28: Saint saxon.

«Vraiment! répondit Wamba immobile: j'ai consulté là dessus mes jambes,
et toutes deux pensent qu'exposer mes somptueux habits dans ces trous
pleins de boue serait un acte de déloyauté contre ma personne souveraine
et ma garde-robe royale. Je te conseille de rappeler Fangs, et
d'abandonner tes pourceaux à leur destinée; et, soit qu'ils rencontrent
une troupe de soldats, une bande d'outlaws, ou une compagnie de
pèlerins, les animaux confiés à tes soins ne peuvent manquer d'être
changés demain matin en Normands, ce qui pour toi ne sera pas un
médiocre soulagement.»

«Mes pourceaux changés en Normands! dit Gurth. Expliquez-moi cela,
Wamba: je n'ai ni le cerveau assez subtil ni le coeur assez joyeux pour
deviner des énigmes.»--«Comment appelez-vous ces animaux à quatre pieds
qui courent en grognant?»--«Des pourceaux, imbécille, des pourceaux; il
n'y a pas de fou qui ne sache cela.»--«Et pourceau est de bon saxon,
repartit le plaisant; mais quand le pourceau est égorgé, écorché, coupé
par quartiers, et pendu par les talons à un croc comme un traître,
comment l'appelles-tu en saxon?»--«Du _porc_», répondit le porcher. «Je
suis charmé, dit Wamba, qu'il n'y ait pas de fou qui ne sache cela; et
porc, je crois, est du véritable franco-normand; et, tant que la bête
est vivante et confiée à la garde d'un esclave saxon, elle garde son nom
saxon; mais elle devient normande et s'appelle _porc_, dès qu'on la
porte à la salle à manger du château pour y servir aux festins des
nobles. Que penses-tu de cela, mon ami Gurth? Eh! Allons, réponds-moi
vite: qu'en penses-tu?»--«C'est la vérité toute pure, ami Wamba,
quoiqu'elle ait passé par ta caboche de fou.»

«Eh bien, je n'ai pas tout dit, reprit Wamba sur le même ton: il y a
encore le vieux _boeuf_ alderman, qui retient son nom saxon _Ox_ tant
qu'il est conduit au pâturage par des serfs et des esclaves comme toi,
mais qui devient _Beef_, un vif et brave Français, dès qu'il s'offre aux
nobles mâchoires destinées à le dévorer. Le veau, _Mynheer Calve_,
devient de la même façon _Monsieur de Veau_[29]; il est saxon tant qu'il
a besoin des soins du vacher, et obtient un nom normand dès qu'il
devient matière à bombance.»

      Note 29: Dans la gastronomie anglaise, les diverses viandes sont
      quelquefois personnifiées. _A. M._

«Par saint Dunstan! répondit Gurth, tu me contes là de tristes vérités.
À peine nous reste-t-il l'air que nous respirons, et je crois que les
Normands ne nous l'ont laissé qu'après avoir bien hésité, et uniquement
pour nous mettre en état de supporter les fardeaux dont ils écrasent nos
épaules. Les meilleures viandes sont pour leur table, les plus belles
filles pour leur couche, et nos plus braves jeunes gens vont, loin du
sol natal, reformer leurs armées et blanchir de leurs os les terres
étrangères. Il ne reste ici personne qui puisse ou veuille protéger le
malheureux Saxon. Que le ciel bénisse notre maître Cedric! il s'est
conduit en brave, en restant sur la brèche. Mais voilà Reginald
Front-de-Boeuf qui arrive dans le pays en personne, et nous verrons tout
à l'heure combien peu servira à Cedric la peine qu'il s'est donnée. Ici,
ici! cria-t-il à son chien. Bien! Fangs, bien! mon garçon, tu as fait
ton devoir. Voilà enfin tout le troupeau réuni, et tu les mènes comme il
faut, mon garçon!»

«Gurth, répliqua le bouffon, je vois que tu me crois un fou, sans quoi
tu ne serais pas assez imprudent pour me mettre ta tête dans la gueule.
Si je rapportais à Reginald Front-de-Boeuf ou à Philippe de Malvoisin un
seul mot de ce que tu viens de dire, tu aurais parlé en traître contre
les Normands, tu ne serais plus qu'un porcher réprouvé, et ton corps
balancerait pendu à un de ces arbres, comme un épouvantail à quiconque
oserait mal parler des nobles étrangers.»--«Chien que tu es, s'écria
Gurth, est-ce que tu serais homme à me trahir après m'avoir si vivement
excité à parler ainsi à mon détriment?»

--«Te trahir! non; ce serait le trait d'un homme sensé: un fou ne sait
pas se rendre de si bons services. Mais un instant: quelle est donc la
compagnie qui nous arrive?» ajouta-t-il en prêtant l'oreille à un bruit
lointain de chevaux et de cavaliers--«Je m'en inquiète peu,» dit Gurth
qui avait rassemblé son troupeau, et qui, avec l'aide de Fangs, le
faisait entrer dans une des longues avenues que nous avons essayé tout à
l'heure de décrire. «Je veux voir qui sont ces cavaliers, dit Wamba; ils
viennent peut-être du pays des fées, chargés d'un message du roi Oberon,
de ce roi fameux par tant de prodiges inouïs.»--«Que la fièvre te gagne!
s'écria Gurth: peux-tu parler de pareilles choses quand nous sommes
menacés d'un orage terrible? N'entends-tu pas rouler le tonnerre à
quelques milles de nous? N'as-tu pas aperçu cet éclair? Une pluie d'été
commence, je n'en ai jamais vu tomber d'aussi grosses gouttes. Malgré le
calme de l'air, les branches de ces grands chênes font un bruit qui
annonce une tempête. Tu peux jouer le raisonnable, si tu le veux;
crois-moi une fois, et hâtons-nous de rentrer avant le fort de l'orage,
car cette nuit même sera terrible.»

Wamba parut sentir la force de ce raisonnement, et accompagna son
camarade, qui se mit en route après avoir ramassé un long bâton à deux
bouts qu'il trouva sur son chemin; et ce nouvel Eumée marchait à grands
pas dans l'avenue, chassant devant lui, à l'aide de Fangs, son
discordant troupeau gorgé de fange et de glands.


CHAPITRE II.


    «C'était un moine accompli en moinerie,
    un cavalier aimant la chasse et le gibier,
    un maître-homme bien fait pour être abbé;
    il tenait de superbes chevaux dans son
    écurie; et lorsqu'il chevauchait, toute la
    sonnerie de sa monture résonnait en plein
    air aussi haut que la cloche du couvent
    dont il était le supérieur, qualité en vertu
    de laquelle il gardait seul les clefs de la
    cave.»
                           _Trad. de_ Chaucer.


Nonobstant les exhortations et les gronderies de son compagnon, le bruit
du pas des chevaux continuant à approcher, Wamba ne pouvait s'empêcher
de ralentir occasionnellement sa marche, en saisissant tous les
prétextes que la route lui offrait. Tantôt c'était pour cueillir dans le
taillis quelques noisettes à demi mûres, tantôt pour parler à quelque
jeune fille de campagne qu'ils rencontraient. La cavalcade ne tarda donc
pas à les rejoindre.

Elle était composée de dix personnes; les deux qui marchaient à leur
tête semblaient des hommes de haut parage; les autres composaient leur
suite. Il n'était pas difficile de reconnaître l'état et la condition de
l'un de ces deux personnages. C'était évidemment un ecclésiastique d'un
rang élevé; il portait l'habit de l'ordre de Cîteaux, mais d'une étoffe
beaucoup plus fine que ne le permettait la règle de l'ordre; son manteau
et son capuchon étaient du plus beau drap de Flandre, et formaient une
draperie large et gracieuse autour de lui, malgré l'excès de son
embonpoint. Il avait un extérieur agréable, qui n'annonçait pas plus le
jeûne et les mortifications que ses vêtemens n'attestaient le mépris du
luxe et de l'opulence mondaine. Ses traits pouvaient passer pour
réguliers; mais de ses paupières baissées jaillissait fréquemment
l'éclat d'un oeil épicurien qui trahissait un amateur de la bonne chère
et des festins. Du reste, sa profession et son rang lui avaient appris à
maîtriser l'expression d'une physionomie naturellement enjouée, à
laquelle il savait donner à volonté un air de gravité solennelle. Malgré
les règles de son couvent, les bulles du pape et les canons des
conciles, les manches de ce dignitaire de l'Église étaient garnies de
riches fourrures, son manteau était fixé autour de son cou par une
agrafe d'or, et l'habit de son ordre décelait la même recherche qu'on
remarque aujourd'hui dans le costume d'une séduisante quakeresse, qui,
sans s'écarter de la mise ordinaire de sa secte, donne à sa simplicité,
par le choix des étoffes et par la manière de les employer, une sorte de
coquetterie fort analogue aux vanités du monde.

Ce digne homme d'église montait une mule fringante, dont l'amble était
le pas habituel; on l'avait magnifiquement harnachée, et sa bride était
ornée de petites sonnettes d'argent, suivant la mode du jour. Sur sa
magnifique selle, il n'avait rien de la gaucherie du cloître; il
déployait l'aisance et les grâces d'un cavalier adroit et exercé. Il
paraissait n'avoir pris que momentanément et pour la route une monture
trop vulgaire pour lui, malgré son allure douce, car un frère lai,
faisant partie de sa suite, conduisait par la bride un des plus beaux
coursiers que l'Andalousie eût jamais vus naître, et que les marchands
faisaient alors venir à grands frais et non sans quelques dangers, pour
les vendre aux personnes riches et distinguées. La selle et la housse de
ce superbe palefroi étaient couvertes d'un drap tombant presque jusqu'à
terre, sur lequel on avait brodé des mitres, des crosses et d'autres
emblèmes sacerdotaux. Un autre frère lai conduisait une mule chargée de
bagages appartenant probablement à son supérieur, et deux moines de son
ordre étaient à l'arrière-garde, riant, causant ensemble, et sans faire
beaucoup d'attention aux autres membres de la cavalcade.

Le compagnon du dignitaire ecclésiastique semblait un homme âgé de plus
de quarante ans. Il était grand, sec, vigoureux, avec des formes
athlétiques; mais les fatigues et les travaux qu'il avait endurés et
qu'il semblait prêt à braver encore, l'avaient réduit à une maigreur
extrême; ce qui rendait étonnamment saillantes les parties osseuses de
son corps. Sa tête était parée d'une toque écarlate garnie de fourrures,
pareille à celle que les Français appellent _mortier_, à cause de son
analogie avec un mortier renversé. Rien n'empêchait donc de voir son
visage, dont l'expression était calculée pour imprimer le respect, sinon
la crainte, à des étrangers. Ses traits, fortement prononcés, avaient
pris sous le soleil des tropiques une couleur basanée et presque aussi
noire que le teint d'un nègre; on eût dit, lorsqu'il était calme, qu'ils
sommeillaient après l'orage de sa passion; mais les veines gonflées de
son front, la promptitude avec laquelle sa lèvre supérieure, couverte
d'une moustache noire et épaisse, grimaçait à la moindre émotion,
prouvaient assez qu'on pouvait aisément réveiller dans son coeur cet
orage assoupi. Un seul regard de ses yeux noirs et perçans faisait
deviner combien il avait surmonté d'obstacles et bravé de périls; il
semblait même demander qu'on opposât quelque digue à ses volontés, pour
le plaisir de la briser par de nouvelles démonstrations de force et de
courage. Une profonde cicatrice au front prêtait à sa physionomie un air
dur et farouche, et une expression sinistre à ses yeux, dont les rayons
visuels, d'ailleurs très pénétrans, étaient légèrement obliques.

L'habillement de dessus de ce personnage ressemblait à celui de son
compagnon. C'était un long manteau de bénédictin, mais dont la couleur
écarlate indiquait que celui qui le portait ne faisait partie d'aucun
des quatre ordres réguliers. Sur l'épaule droite était taillée en drap
blanc une croix d'une forme particulière. Ce premier vêtement cachait,
ce qui d'abord paraissait peu en harmonie avec sa forme, une cotte de
mailles avec des manches et des gantelets de même métal, aussi flexibles
que s'ils eussent été travaillés au métier. Le devant de ses cuisses, où
les plis de son manteau permettaient de les apercevoir, était protégé de
la même manière; et de petites plaques d'acier, s'avançant l'une sur
l'autre comme les écailles d'un reptile, couvraient ses genoux et ses
jambes jusqu'aux chevilles pour compléter son armure défensive. Un long
poignard à double tranchant, fixé à sa ceinture, était la seule arme
offensive qu'il portât.

Il montait une haquenée, afin de ménager son beau cheval de combat,
qu'un écuyer conduisait par la bride, et qui était harnaché comme pour
un jour de bataille, la tête protégée par un fronteau d'acier terminé en
fer de pique. À un côté de la selle pendait une hache de guerre
richement damasquinée, et à l'autre un casque orné de plumes, et une
longue épée comme les chevaliers en avaient à cette époque. Un second
écuyer portait la lance de son maître, à l'extrémité de laquelle se
trouvait fixée une petite banderolle où était peinte une croix semblable
à celle qui décorait le manteau. Il portait aussi un petit bouclier de
forme triangulaire, assez large du haut pour défendre la poitrine, et
diminuant graduellement des deux côtés pour former une pointe par le
bas. Ce bouclier était couvert d'un drap écarlate, ce qui empêchait
qu'on en pût lire la devise.

Ces deux écuyers étaient suivis de deux autres. À leur peau basanée, à
leurs turbans blancs, et à la forme orientale de leurs vêtemens, on
devinait qu'ils étaient nés dans quelque région lointaine d'Asie. Tout
l'extérieur du guerrier et de son escorte avait quelque chose d'exotique
et d'étrange. Le costume des écuyers était également assez recherché, et
les deux Orientaux avaient des bracelets, des colliers d'argent et des
cercles du même métal autour des jambes, qui étaient nues depuis la
cheville jusqu'au mollet, de même que leurs bras étaient découverts
jusqu'au coude. Leurs habits de soie surchargés de broderies annonçaient
la richesse et l'importance de leur maître, tout en formant un singulier
contraste avec la simplicité de son costume guerrier. Leurs sabres à
lame recourbée, à poignée damasquinée en or, pendaient à des baudriers
aussi brodés en or, et garnis de poignards turcs d'un travail encore
plus merveilleux. Chacun d'eux portait à l'arçon de sa selle un faisceau
de javelines à pointe acérée, d'environ quatre pieds de longueur, arme
alors en usage parmi les Sarrasins, et qu'on emploie encore dans
l'Orient pour l'exercice martial connu sous le nom d'_El-Djerid_[30].

     Note 30: L'exercice du _Djerid_ est un des plus chers
     amusemens des cavaliers turcs, lesquels s'y livrent tous les
     jours à midi dans les environs de Constantinople. A. M.

Les chevaux de ces deux écuyers semblaient de race étrangère comme eux.
Ils étaient sarrasins d'origine, conséquemment arabes. Leurs membres
fins et délicats, leurs petits fanons, leur crinière déliée, et
l'aisance de leurs mouvemens, contrastaient avec les chevaux puissans
dont on soignait la race en Flandre et en Normandie, pour les hommes
d'armes, dans le temps où ils se couvraient de la tête aux pieds d'une
pesante armure en fer; ces coursiers orientaux près des coursiers
normands pouvaient s'appeler une personnification du corps et de son
ombre.

Le singulier aspect d'une pareille cavalcade éveilla la curiosité non
seulement de Wamba, mais de son compagnon, pourtant bien moins frivole.
Il reconnut le moine pour le prieur de l'abbaye de Jorvaulx, fameux à
plusieurs milles à la ronde comme aimant la chasse, la table, et, si la
renommée n'exagérait point, d'autres plaisirs mondains bien plus
incompatibles encore avec les voeux du cloître.

Cependant les idées que l'on nourrissait sur la conduite du clergé, tant
séculier que régulier, à cette époque, étaient si relâchées, que le
prieur Aymer conservait une assez bonne réputation dans les environs de
son abbaye. Son caractère franc et jovial, l'indulgence qu'il montrait
pour tout ce que les grands appelaient des _peccadilles_, le faisaient
accueillir près des nobles, grands et petits, et à plusieurs desquels il
se trouvait allié, étant lui-même d'une famille distinguée d'origine
normande. Les dames surtout n'étaient pas disposées à éplucher trop
sévèrement la conduite d'un des plus chauds admirateurs de leurs
charmes, et si habile à dissiper l'ennui qui ne réussissait que trop à
s'introduire dans les salons et les bocages d'un château féodal. Aucun
chasseur ne suivait le gibier plus vivement que le prieur, et il était
connu pour avoir les faucons les mieux dressés et les lévriers les plus
agiles de tout le North-Riding[31]; avantage qui contribuait à faire
rechercher sa société par la jeune noblesse. Il avait un autre rôle à
jouer auprès des vieillards, et il s'en acquittait à merveille dans
l'occasion. Ses connaissances très superficielles en littérature lui
suffisaient pour imprimer à l'ignorance un profond respect; sa science
prétendue, la gravité de son air et de ses discours, le ton imposant
qu'il prenait en parlant de l'autorité de l'Église et du sacerdoce,
donnaient presque lieu de croire à sa sainteté. Même le bas peuple, qui
souvent critique le plus sévèrement la conduite de ses supérieurs,
couvrait du voile de l'indulgence les faiblesses du prieur Aymer. Il
était charitable, et la charité rachète une foule de péchés, dans un
autre sens que ne le dit l'Écriture. Les revenus de l'abbaye, dont une
grande partie se trouvait à sa disposition, en lui donnant les moyens de
fournir à ses dépenses personnelles, qui étaient considérables, lui
permettaient encore de faire participer à ses largesses les paysans, et
de soulager quelquefois la détresse du pauvre. Si le prieur Aymer
restait le dernier à table, et passait plus de temps à la chasse qu'à
l'église; si on le voyait rentrer dans l'abbaye à la pointe du jour, par
une porte de derrière, après avoir passé la nuit à quelque rendez-vous
galant, on se contentait de hausser les épaules, et l'on s'habituait à
ses désordres en songeant que la plupart de ses confrères en faisaient
davantage, sans avoir les mêmes droits à l'indulgence du peuple. La
personne et le caractère du prieur Aymer étaient donc choses très
familières pour nos deux serfs saxons, qui le saluèrent avec respect, et
qui reçurent en retour son «_Benedicite, mes filz_.»

     Note 31: District du comté d'York. A. M.

L'air étrange de son compagnon et de sa suite redoublait la surprise de
Gurth et de Wamba; et à peine firent-ils attention à ce que disait le
prieur de l'abbaye de Jorvaulx, quand il demanda s'il y avait dans le
voisinage quelque maison où ils pussent trouver un asile, tant ils
étaient frappés de la tournure moitié militaire, moitié monastique, de
l'étranger basané, et de l'accoutrement de ses deux écuyers orientaux,
ainsi que des armes qu'ils portaient. Il est probable aussi que la
langue dans laquelle la bénédiction fut donnée sonna mal aux oreilles
saxonnes, quoique sans doute elle ne leur parût pas entièrement
intelligible. «Je vous demande, mes enfans, dit le prieur en élevant la
voix et en employant la langue française ou l'idiome composé de normand
et de saxon; je vous demande s'il y a dans les environs quelque brave
homme qui, par amour pour Dieu et par dévotion pour notre sainte mère
l'Église, voudra donner ce soir l'hospitalité et des rafraîchissemens à
deux de leurs plus humbles serviteurs.» Il s'exprimait ici d'un ton qui
ne s'accordait guère avec les expressions modestes dont il avait jugé à
propos de se servir.

«Deux des plus humbles serviteurs de la mère l'Église!» répéta Wamba en
lui-même; car, tout fou qu'il était, il eut soin de ne pas faire cette
réflexion assez haut pour être entendu. «Je voudrais bien savoir comment
sont faits leurs principaux conseillers, leurs sénéchaux, leurs
sommeliers!» Après ce commentaire d'intuition, en quelque sorte, sur la
demande du prieur, il leva les yeux vers lui, et répondit ainsi à sa
question: «Si les révérends désirent bonne chère et bon gîte, ils
trouveront à quelques milles d'ici le prieuré de Brinxworth, où leur
qualité ne peut que leur assurer la meilleure réception; s'ils préfèrent
consacrer une partie de la soirée à la pénitence, ils n'ont qu'à prendre
ce sentier, qui mène à l'ermitage de Copmanhurst, où un pieux anachorète
leur accordera sans doute un abri dans sa grotte et le secours de ses
prières.»--«Mon brave ami, dit le prieur en secouant la tête à ces deux
indications, si le bruit continuel des clochettes qui garnissent ton
bonnet ne t'avait troublé l'esprit, tu saurais que _clericus clericum
non decimat_, c'est-à-dire que les gens d'église n'invoquent pas
l'hospitalité les uns des autres, et préfèrent la demander aux laïques,
pour leur fournir l'occasion de servir Dieu en honorant et secourant ses
humbles serviteurs.»

«Il est vrai, dit Wamba, que, tout âne que je sois, je n'ai pas moins
l'honneur de porter des clochettes comme la mule de votre Révérence.
Cependant, si je ne me trompe, la charité de notre mère la sainte Église
et de ses serviteurs pourrait fort bien, comme toute autre charité,
commencer par s'exercer sur elle-même.»

«Trêve à ton insolence, coquin! dit le compagnon du prieur en
l'interrompant d'une voix haute et fière; et dis-nous quel chemin nous
devons prendre pour aller chez..... Comment appelez-vous votre franklin,
prieur Aymer?»--«Cedric le Saxon, répondit le prieur. Dis-moi, mon ami,
sommes-nous près de sa demeure? peux-tu nous en montrer la route?»--«La
route n'en est pas facile à trouver, répondit Gurth, rompant le silence
pour la première fois; et la famille de Cedric se couche de très bonne
heure.»

«Belle raison! dit le second voyageur: elle sera trop honorée de se
lever pour des voyageurs tels que nous, qui ne nous abaissons pas à
réclamer une hospitalité que nous aurions droit d'exiger.»--«Je ne sais,
répondit Gurth d'un ton d'humeur, si te devrais indiquer le chemin du
château de mon maître à des gens qui exigent comme un droit d'asile ce
que tant d'autres veulent bien demander comme une faveur.»--«Oses-tu
disputer avec moi, vilain serf,» s'écria le chevalier; et, donnant à son
cheval un coup d'éperon, il lui fit faire volte-face, et s'avança vers
Gurth en levant la baguette qui lui servait de fouet pour le châtier.
Gurth, sans reculer d'un pas, osa le regarder d'un air farouche et
courroucé, et porta la main sur son couteau de chasse; mais le prieur
empêcha la querelle en poussant vite sa mule entre son compagnon et le
gardien des pourceaux de Cedric.

«De par sainte Marie! frère Brian, il ne faut pas vous imaginer que vous
soyez ici en Palestine, au milieu des Turcs et des Sarrasins, des païens
et des infidèles. Nous autres insulaires, nous n'aimons pas les coups,
excepté ceux de la sainte Église, qui châtie ceux qu'elle aime. Allons,
mon brave, dit-il en s'adressant à Wamba, et en appuyant l'éloquence de
ses discours d'une pièce de monnaie, dis-moi le chemin de la demeure de
Cedric le Saxon: tu ne peux l'ignorer, et c'est un devoir de guider le
voyageur égaré, quand même il serait d'un rang moins respectable que le
nôtre.»--«Sans mentir, mon vénérable père, la tête sarrasine de votre
très révérend compagnon a tellement effrayé la mienne, qu'elle m'a fait
oublier ce chemin. Je doute que je puisse moi-même y arriver ce
soir.»--«Allons, allons, dit le prieur, tu peux nous le dire si tu le
veux. Ce digne frère a passé toute sa vie à combattre les Sarrasins pour
recouvrer le saint Sépulcre: il est de Tordre des chevaliers du Temple,
dont tu peux avoir entendu parler, et moitié moine, moitié soldat[32].»

     Note 32: Il existe encore dans la Grande-Bretagne beaucoup de
     vieux monumens de l'ordre de ces templiers qui échappèrent
     aux bûchers où périt leur grand-maître Jacques de Molay.
     A. M.

«S'il n'est qu'à moitié moine, dit le bouffon, il ne devrait pas être
entièrement déraisonnable envers ceux qui se trouvent sur son chemin,
quand même ils ne se presseraient pas de répondre à des questions qui ne
les concernent point.»--«Je te pardonne ta saillie, répliqua le prieur,
mais à la condition que tu m'indiqueras le chemin de la maison de
Cedric.»--«Eh bien donc, répondit Wamba, suivez cette avenue jusqu'à un
endroit qu'on appelle la Croix-Renversée; vous la verrez par terre, il
n'y a plus que le piédestal qui soit debout. Alors prenez la route à
votre gauche, car il y en a quatre qui se croisent à la Croix-Renversée.
J'espère que vos Révérences y arriveront avant l'orage qui nous menace.»
Le prieur les remercia, et les cavaliers, piquant des deux, partirent
avec l'empressement de tous voyageurs qui veulent gagner leur gîte avant
la nuit qui annonce mauvais temps.

«En suivant le chemin que tu leur as sagement indiqué, dit Gurth à son
compagnon dès que le bruit des chevaux cessa de se faire entendre, les
révérends pères auront bien du bonheur s'ils arrivent cette nuit à
Rotherwood.»--«Il est vrai, dit le bouffon; mais ils peuvent arriver à
Sheffield, et cet endroit en vaut un autre. Je suis trop bon chasseur
pour montrer au chien la retraite du lièvre quand je ne veux pas qu'il
l'attrape.»--«Tu as raison, je serais fâché que ce prieur vît Rowena; et
il serait possible que Cedric se prît de querelle avec ce moine-soldat,
ce qui serait encore bien plus désagréable. Mais, en bons serviteurs,
nous devons tout voir, tout entendre, et ne rien dire.»

Revenons à nos voyageurs, qui eurent bientôt laissé loin derrière eux
les deux serfs, et qui maintenant causaient ensemble en
français-normand, langue dont se servaient ordinairement les classes
supérieures, à l'exception d'un petit nombre d'individus encore fiers de
leur origine saxonne. «Que signifie l'insolence de ces drôles, dit le
templier, et pourquoi m'avez-vous empêché de la punir?»--«L'un d'eux est
un paillasse, frère Brian, répondit le prieur: comment voulez-vous
exiger d'un fou des réponses sensées? L'autre est de cette race fière,
sauvage et intraitable, de Saxons, dont le suprême plaisir est de
montrer par tous les moyens la haine qu'ils gardent à leurs
vainqueurs.»--«Je lui aurais bien vite appris la courtoisie à force de
coups, s'écria Brian. Je suis accoutumé à de pareils caractères. Nos
captifs turcs sont aussi fiers, aussi indomptables qu'Odin lui-même
pourrait l'être; mais il leur suffit de deux mois passés dans ma maison,
sous la discipline du gouverneur de mes esclaves, pour devenir humbles,
soumis, dociles et obéissans. Corbleu! sire prieur, il faut prendre
garde au poison et au poignard, car ils y ont recours dès que vous leur
en laissez l'occasion.»--«Oui, reprit le prieur, mais chaque pays a ses
moeurs et ses usages; et battre cet homme eût été un mauvais moyen de le
forcer à nous indiquer le chemin qui conduit à la demeure de son maître;
et quand même nous y serions parvenus, c'en eût été assez pour irriter
contre vous Cedric. Je vous l'ai dit, ce franklin est dur et superbe,
d'un caractère altier et susceptible. Ennemi de la noblesse, il l'est
même de ses voisins, Reginald Front-de-Boeuf et Philippe de Malvoisin,
qui ne sont nullement des bambins au combat. Il défend avec tant de
fermeté les priviléges de sa race, il est si fier de descendre
directement d'Hereward, fameux champion de l'Heptarchie, qu'on l'appelle
généralement _Cedric-le-Saxon_; et il se glorifie de devoir son origine
à un peuple d'où beaucoup d'autres s'efforcent de cacher qu'ils
viennent, de peur d'éprouver les effets du _væ victis!_ malheur aux
vaincus!»

«Prieur Aymer, dit le templier, vous êtes un homme à bonnes fortunes,
connaisseur en beauté, et tout aussi expert qu'un troubadour en matière
de galanterie; mais il faudra que cette Rowena célèbre ait des attraits
bien séduisans, si vous voulez que je prenne assez d'empire sur
moi-même, et m'arme d'assez de patience pour obtenir les bonnes grâces
de son père, ce rustre séditieux tel que vous me le dépeignez.»--«Cedric
n'est pas son père, reprit le prieur; les aïeux de Rowena sont plus
illustres que ceux même dont il prétend venir; et si elle lui est unie
par les liens du sang, c'est à un degré très éloigné. Il est son tuteur,
et c'est lui-même, je crois, qui s'est arrogé ce titre; mais sa pupille
lui est aussi chère que si elle était sa propre fille. Quant à la beauté
de Rowena, vous pourrez bientôt en juger par vous-même; et, si les
grâces de sa personne, si l'expression douce et majestueuse de son
regard ne vous font pas oublier les jeunes filles aux cheveux noirs de
la Palestine et les houris du paradis de Mahomet, je suis un infidèle,
et non un véritable enfant de l'Église.»--«Si les attraits de votre
belle, dit le templier, ne répondent pas à l'idée que vous en donnez,
vous vous rappelez notre gageure.»--«Mon collier d'or est à vous, je le
sais; mais dans le cas contraire je reçois dix bottes de vin de Chio, et
je suis aussi certain de les tenir que si elles étaient déjà dans les
caves du couvent, sous les clefs du vieux Denis le cellerier.»

«N'allez pas oublier que vous m'avez fait juge de notre débat, et que,
pour perdre, il faut que j'avoue que depuis la Pentecôte de l'an passé
je n'ai pas vu de beauté aussi parfaite. Ce sont là nos conditions,
n'est-ce pas? Mon cher prieur, votre collier d'or court de grands
risques, je vous assure, et je le porterai autour du cou dans la lice
qui va s'ouvrir à Ashby-de-la-Zouche.»

«Gagnez tout comme il vous plaira, dit le prieur; j'espère seulement que
vous répondrez en chevalier et en chrétien. Mais, mon frère, en
attendant, suivez mon avis; prenez, croyez-moi, un ton un peu plus civil
que ne vous y ont accoutumé vos habitudes de commandement sur les
captifs et les esclaves de l'Orient. Cedric le Saxon, s'il était
offensé, et il s'offense très aisément, est un homme qui, malgré votre
titre de chevalier, la gravité de mes fonctions et la sainteté de notre
ministère, nous éconduirait de sa maison à l'instant même, et nous
enverrait coucher à la belle étoile quand même il serait minuit. Faites
attention aussi à la manière dont vous regarderez la belle Rowena, qu'il
surveille avec le soin le plus jaloux. S'il concevait la moindre alarme
de ce côté, nous sommes perdus. On dit qu'il a banni de chez lui son
fils unique pour avoir levé un regard affectueux sur cette beauté, qu'on
peut, dit-on, adorer de loin, mais dont il ne faut approcher qu'avec les
mêmes sentimens qui nous amènent devant l'image de la sainte Vierge.»

«À merveille! vous en avez dit assez, répondit le templier, je veux
toute une soirée me conduire avec autant de réserve et de modestie
qu'une jeune fille; mais elle est futile, la crainte dont vous êtes
travaillé que Cedric ne nous chasse de chez lui. Mes écuyers et moi,
avec Hamet et Abdalla, nous saurons bien vous épargner cette
humiliation. Ne doutez pas que nous ne soyons assez forts pour nous
maintenir dans notre logement.»--«N'amenons pas les choses à ce point,
dit le prieur. Mais voici la croix renversée dont ce fou nous parlait;
et la nuit est si obscure, que nous pouvons à peine voir quelle route il
nous faut suivre. Il nous a dit, je crois, de tourner à gauche.»--«Non,
à droite, dit Brian; je m'en souviens parfaitement.»

--«Pardon, c'était à gauche; il nous montra la direction de la route
avec le bout de son épée de bois.»--«Oui, répondit le templier; mais il
tenait son épée de la main gauche, et il en dirigea la pointe de ce
côté, en indiquant la droite.»

Et l'un et l'autre soutenait son opinion avec un égal entêtement, comme
c'est l'usage en pareil cas. On consulta les gens de la suite; mais
aucun n'avait été assez près pour entendre Wamba. À la fin, Brian
s'écria, étonné de ne l'avoir pas remarqué plus tôt: «Eh mais! ne
vois-je pas quelqu'un endormi ou peut-être étendu mort au pied de cette
croix? Hugo, remue donc un peu ce corps avec le bout de ta lance?» Hugo
n'eut pas plutôt obéi qu'un homme se leva, et s'écria en bon français:
«Qui que tu sois, comment peux-tu être assez discourtois pour venir
troubler ainsi mes pensées?»--«Nous voulions seulement, répondit le
prieur, vous demander la route qui conduit à Rotherwood, où demeure
Cedric le Saxon.»--«J'y vais moi-même, reprit l'étranger; et si j'avais
un cheval je vous servirais de guide; car il faut prendre beaucoup de
détours, et le chemin n'est pas aisé à tenir, quoiqu'il me soit
parfaitement connu.»--«Vous obtiendrez tout à la fois et nos remercîmens
et une bonne récompense, mon ami, dit le prieur, si vous voulez nous
conduire en sûreté à la maison de Cedric.» Et il ordonna à l'un des gens
de sa suite de monter son cheval de main, et de donner le sien à
l'étranger qui devait leur servir de guide.

Celui-ci prit une route opposée à celle que Wamba leur avait indiquée
pour les égarer. Le sentier s'enfonça de plus en plus dans la forêt; il
était traversé par de larges ruisseaux d'un accès dangereux, à cause des
marécages qui les entouraient. Mais l'étranger savait comme par instinct
les passages les plus sûrs et les plus directs; les voyageurs gagnèrent
bientôt une avenue plus grande qu'aucune de celles qu'ils eussent encore
suivies, et au bout de laquelle s'élevait un bâtiment vaste et
irrégulier; l'étranger le montra au prieur, en disant: «Voilà
Rotherwood, la demeure de Cedric le Saxon.»

Cela fut une nouvelle bien agréable pour Aymer, qui n'était pas encore
très aguerri, et qui sur la route, en traversant des marais dangereux,
avait éprouvé tant d'agitation et d'alarmes, qu'il n'avait pas encore eu
la curiosité d'adresser à son guide une seule question. Se trouvant
alors plus à son aise, et ne voyant plus qu'une belle avenue a franchir,
il se mit à l'interroger, en lui demandant d'abord qui il était. «Je
suis un pèlerin, et j'arrive de la Terre-Sainte.»--«Vous auriez mieux
fait d'y rester et d'y combattre pour la délivrance du saint Sépulcre,
dit le templier.»--«Il est vrai, noble chevalier, répondit le pèlerin, à
qui le templier ne semblait pas inconnu; mais lorsque ceux qui se sont
engagés par serment à délivrer la Cité sainte voyagent loin du lieu où
les appelle leur devoir, y a-t-il de quoi s'étonner qu'un humble paysan
comme moi, ami de la paix, suive leur exemple?»

Le templier allait lui faire une aigre réponse; mais il en fut empêché
par le prieur, qui exprima de nouveau son étonnement que leur guide,
après une si longue absence, connût si bien tous les détours de la
foret. «Je naquis dans ces lieux», répondit celui-ci; et, comme il
disait ces mots, ils arrivèrent devant la demeure de Cedric. C'était un
bâtiment informe, avec plusieurs grandes cours, occupant une partie
considérable de terrain, et qui, tout en laissant croire que celui qui
l'habitait était un homme riche, ne ressemblait en rien à ces châteaux
flanqués de tours, dans lesquels se tenait la noblesse normande,
châteaux devenus le type universel d'architecture en Angleterre.

Cependant Rotherwood n'était pas sans quelques fortifications; dans ces
temps de trouble et de désordre, aucune maison n'aurait pu l'être sans
courir le risque d'être pillée et brûlée en moins d'un jour. Un fossé
profond qu'une source voisine remplissait d'eau entourait l'édifice; une
double palissade, composée de pieux pointus tirés de la forêt voisine,
en défendait les bords. Du coté de l'ouest, il existait une ouverture
dans la palissade et un pont-levis sur le fossé; c'était une des
entrées, que prolongeaient des angles saillans, d'où, en cas de besoin,
des archers et des frondeurs pouvaient défendre le passage. Le templier
s'arrêta devant la porte, et sonna fortement du cor; car la pluie, qui
menaçait depuis long-temps nos voyageurs fatigués, commençait alors à
tomber par torrens.


CHAPITRE III.


    «Alors (triste consolation!) de cette côte
    aride et froide qui entend mugir la mer
    du Nord, vint le Saxon robuste, au teint
    vermeil, aux cheveux blonds et aux yeux
    bleus.»              _Trad. de_ Thompson.


Dans une salle dont le plafond très bas était en grande disproportion
avec sa largeur et sa longueur extrêmes, on avait disposé, pour le repas
du soir de Cedric le Saxon, une longue table faite de planches fournies
par les gros chênes de la forêt, et qui avaient à peine reçu un premier
poli. Le toit, formé par des poutres et des solives, ne mettait à l'abri
des intempéries de l'air qu'au moyen des lattes et du chaume qui en
composaient la couverture. A chaque bout de cet appartement était une
grande cheminée si grossièrement construite qu'il s'échappait au moins
autant de fumée dans la chambre qu'il en sortait par le tuyau. Cette
vapeur continuelle avait donné une espèce de vernis aux poutres et aux
solives en les incrustant d'une couche noire de suie. Des instrumens de
guerre et de chasse pendaient le long des murs. De grandes portes
placées à chaque angle conduisaient dans les autres pièces de ce vaste
bâtiment.

Toutes ces pièces à l'envi participaient de la grossière simplicité des
temps saxons, et Cedric était fier de la perpétuer. Le plancher était un
mélange de terre et de chaux, bien battu et endurci, comme est encore
assez souvent celui des granges de nos campagnes. Dans le quart de la
longueur de cette salle, il était plus élevé d'environ six pouces, et
cet espace, qu'on appelait le _dais_, était réservé aux principaux
membres de la famille et aux visiteurs de distinction. Une table
richement couverte d'un drap d'écarlate était dans ce dessein placée
transversalement sur cette estrade ou plate-forme; et du milieu de cette
table en partait une plus longue, plus étroite et moins somptueusement
couverte, où se plaçaient, pour prendre leur repas, les inférieurs et
les domestiques de la maison. La réunion de ces deux tables avait la
forme de la lettre T, ou de ces anciennes tables à dîner que l'on voit
encore dans les anciens colléges d'Oxford et de Cambridge. Des chaises
et des fauteuils massifs, en bois de chêne sculpté, étaient placés
autour du dais, qui était couvert d'un poêle de drap destiné à mettre
les dignitaires à l'abri de la pluie, qui pénétrait quelquefois à
travers le toit mal construit. Les murailles de cette partie de la
salle, c'est-à-dire aussi loin que le dais s'étendait, étaient garnies
de tapisseries, et sur le plancher se développait un tapis sur lequel on
remarquait des essais de broderie dont le principal mérite était le
brillant des couleurs. Les murs de la partie inférieure étaient nus, la
table n'était pas décorée, le toit n'existait pas, rien n'empêchait la
pluie de tomber sur la tête des convives; et des bancs lourds et
grossiers tenaient lieu de chaises.

Au centre de la table d'honneur étaient placés deux fauteuils plus
élevés que les autres, pour le maître et la maîtresse de la maison, qui
présidaient au banquet hospitalier, et qui, à ce titre, se nommaient en
Saxon les _distributeurs du pain_. À chacun de ces fauteuils était
attaché un marche-pied curieusement sculpté et orné de marqueterie en
ivoire. Les autres siéges n'avaient pas cette marque distinctive. Cedric
le Saxon occupait déjà sa place ordinaire; et, bien qu'il n'eût que le
rang de thane ou de franklin, comme l'appelaient les Normands, ce simple
noble était aussi impatient de ne pas voir arriver son souper, que
pourrait l'être un alderman des anciens temps ou des siècles modernes.

Il suffisait de voir la physionomie du maître du château pour le juger
d'un caractère franc, mais vif et impétueux. Il était de moyenne taille;
il avait néanmoins les épaules larges, les bras longs, les membres
vigoureux, et tout en lui annonçait un homme accoutumé aux fatigues de
la guerre ou de la chasse. Sur sa figure ouverte éclataient de grands
yeux bleus, de belles dents, et ses traits annonçaient une sorte de
bonne humeur qui accompagne souvent la vivacité et la brusquerie. Ses
regards exprimaient l'orgueil et la méfiance, car il avait passé sa vie
à défendre des droits toujours menacés, et son caractère fier, vif et
résolu avait sans cesse été sur le qui-vive, par suite des circonstances
où il s'était trouvé. Ses longs cheveux blonds, partagés sur le milieu
de sa tête, descendaient des deux côtés sur ses épaules; ils
grisonnaient à peine, quoiqu'il fût près de sa soixantième année.

Il était couvert d'une tunique verte dont le collet et les manches
étaient garnis d'une espèce de fourrure grise d'une qualité au dessous
de l'hermine, et qui était, à ce que l'on croit, la peau de l'écureuil
blanc. Ce vêtement couvrait un justaucorps non boutonné, de drap
écarlate, et il avait un haut-de-chausses de même étoffe, mais qui ne
descendait que jusqu'au bas des cuisses, laissant le genou à découvert.
Il portait des sandales comme celles des paysans, quoique de matériaux
plus précieux, et attachées par devant avec des agrafes d'or. Des
bracelets et un collier de même métal ornaient ses bras et son cou. Un
ceinturon enrichi de pierres précieuses soutenait une courte épée
pointue et a deux tranchans, suspendue perpendiculairement à son côté.
Au dos de son fauteuil était fixé un manteau de drap écarlate bordé de
fourrure, et une toque semblable complétait le costume du thane quand il
voulait sortir. Derrière le même fauteuil était appuyée une courte
javeline garnie d'une pomme d'acier brillant, et qui lui servait d'arme
ou de canne au besoin.

Plusieurs valets, dont les vêtemens tenaient le milieu entre l'opulence
de leur maître et la simplicité de Gurth, le gardien des pourceaux,
épiaient le moindre geste du dignitaire saxon, et étaient toujours prêts
à exécuter ses ordres. Deux ou trois d'entre eux, plus élevés en
fonction que les autres, se tenaient derrière Cedric, sous le dais; le
reste occupait la partie inférieure de la salle. On y remarquait aussi
d'autres commensaux d'une espèce différente: deux ou trois grands
lévriers, qu'on employait alors pour chasser le cerf et le loup; autant
de chiens d'arrêt, à gros cou, à grosse tête, à longues oreilles, et
deux chiens de plus petite espèce, nommés bassets. Tous attendaient avec
impatience l'arrivée du souper; mais, avec ce tact particulier à la race
canine, ils se gardaient bien d'interrompre le grave silence de leur
maître, qui d'ailleurs les tenait en respect par une baguette blanche
placée à côté de son assiette, et qui servait à repousser les avances de
la gent quadrupède quand elle devenait un peu trop familière. Un vieux
chien-loup seulement, prenant les libertés d'un serviteur favori, était
couché près du fauteuil de son maître, et appelait de temps en temps son
attention, en plaçant la tête sur ses genoux ou le museau sur sa main.
Mais il n'obtenait que ces mots pour réponse: «À bas, Balder, à bas! je
ne suis pas en humeur de jouer.»

Effectivement, Cedric ne se trouvait pas dans une situation d'esprit
fort tranquille. Lady Rowena, qui avait été entendre l'office du soir
dans une église assez éloignée, venait seulement de rentrer, et
changeait ses vêtemens trempés de pluie. On n'avait pas encore de
nouvelles de Gurth et de ses pourceaux, qui, depuis long-temps, auraient
dû être de retour de la foret, et les propriétés étaient alors si peu
respectées, qu'il était possible d'attribuer ce retard aux déprédations
des outlaws dont les bois environnans étaient remplis, ou à la violence
de quelqu'un des barons du voisinage, dont la force ne respectait pas
davantage le bien d'autrui. La chose était assez importante, car une
grande partie de la richesse des propriétaires saxons consistait en
pourceaux, surtout près des forêts, où les chênes fournissaient une
nourriture copieuse.

Outre ces motifs d'inquiétude, le thane saxon était impatient de voir
son fou Wamba, dont les facéties assaisonnaient ses repas avec les
bonnes rasades qui venaient les fortifier. Ajoutez que Cedric n'avait
rien mangé depuis midi, et que l'heure accoutumée de son souper était
passée depuis long-temps: sujet de mécontentement très ordinaire aux
gentilshommes campagnards, en ce temp-là comme de nos jours. Il
n'exprimait pourtant son déplaisir que par quelques mots entrecoupés,
que tantôt il se disait à demi-voix, et que tantôt il adressait aux
serviteurs qui l'entouraient, particulièrement à son échanson, qui
fréquemment lui présentait une coupe remplie de vin, en manière de
potion calmante. «Pourquoi donc lady Rowena ne vient-elle point?
s'écria-t-il.»--«Elle n'a plus qu'à changer de coiffure, répondit une
suivante avec la même assurance qu'une femme de chambre moderne qui
parle au maître de la maison. Voudriez-vous qu'elle vînt souper en
cornette de nuit? Nulle dame dans tout le comté n'est plus expéditive à
s'habiller que ma maîtresse.

Cet argument sans réplique amena une sorte d'acquiescement de la part du
thane saxon, qui ajouta: «J'espère que sa dévotion lui fera choisir un
plus beau temps la première fois qu'elle ira à l'église de Saint-Jean.
Mais, de par tous les diables, reprit-il en se tournant vers son
échanson, et en haussant la voix, comme s'il eût trouvé quelqu'un sur
lequel il pût à son aise décharger sa bile, quel motif peut retenir
Gurth si tard dans les champs? Je crains qu'il n'ait à nous rendre un
mauvais compte de son troupeau. C'est pourtant un serviteur exact et
fidèle, et je le destinais à quelque chose de mieux. J'en aurais
peut-être fait un de mes gardes.»--«Il n'y a pas encore une heure qu'on
a sonné le _couvre-feu_[33], répondit humblement l'échanson.» C'était
bien mal s'y prendre pour excuser son camarade: aussi le maître n'en
devint-il que plus courroucé.

     Note 33: D'après une ordonnance de Guillaume-le-Conquérant,
     tous les soirs à huit heures une cloche sonnait le
     couvre-feu, et chacun était forcé d'éteindre alors son feu et
     ses lumières. Cet usage, que Guillaume avait importé du
     continent, fut pour les insulaires un nouveau genre de
     servitude. A. M.

«Au diable soit le couvre-feu! s'écria-t-il; au diable le tyran bâtard
qui l'a inventé, et l'esclave sans coeur dont la langue saxonne fait
entendre ce mot aux oreilles d'un Saxon! Le couvre-feu! ajouta-t-il
après une pause, le couvre-feu! qui oblige de braves gens à éteindre
leur feu et leurs lumières, afin que les voleurs et les brigands
puissent travailler plus à l'aise dans les ténèbres! Réginald
Front-de-Boeuf et Philippe de Malvoisin savent profiter du couvre-feu,
aussi bien que Guillaume le bâtard lui-même, ou qu'aucun des aventuriers
normands qui prirent leur part de la bataille à Hastings. Je m'attends à
apprendre que mes troupeaux ont été enlevés par quelques bandits
normands qui n'ont d'autres ressources que le vol et le pillage, et qui
auront tué mon fidèle esclave. Et Wamba? où est Wamba? quelqu'un ne
m'a-t-il pas dit qu'il était parti avec Gurth?» Oswald répondit
affirmativement.

«De mieux en mieux! on aura emmené le fou saxon pour lui donner un
maître normand. En vérité, nous sommes tous des imbécilles de leur
obéir, et nous méritons bien plus d'en être méprisés que si la nature ne
nous avait réparti qu'une demi-dose de sens commun. Mais je me vengerai,
ajouta-t-il en sautant de son fauteuil avec colère, et en saisissant sa
javeline; je porterai ma plainte au grand-conseil. J'ai des amis, des
vassaux; j'appellerai le Normand en défi, corps à corps. Qu'il vienne
avec sa cotte de mailles, son casque de fer, et tout ce qui peut donner
de la hardiesse à un lâche; cette javeline a percé des planches plus
épaisses que trois de leurs boucliers. Ils me croient vieux, sans doute;
mais, seul et sans enfans comme je le suis, ils verront que le sang
d'Hereward coule encore dans les veines de Cedric. Ah! Wilfred, Wilfred,
ajouta-t-il en baissant la voix, si tu avais pu vaincre ta passion
imprudente, ton père n'aurait pas été abandonné, à son âge, comme le
chêne solitaire qui présente ses rameaux isolés et sans appui à la
fureur des ouragans.» Cette réflexion changea sa colère en tristesse.
Remettant sa javeline à sa place, il se rassit dans son fauteuil, et
parut se livrer à des pensées mélancoliques.

Soudain il fut tiré de sa rêverie par le son d'un cor, auquel
répondirent aussitôt les aboiemens de tous les chiens qui étaient dans
la salle ou dans les autres parties de la demeure saxonne. Il fallut la
baguette blanche de Cedric, jointe aux efforts des domestiques, pour
imposer silence à cette clameur canine. «Courez à la porte, valets,
s'écria le Saxon dès que le tumulte lui permit de faire entendre sa
voix, et qu'on sache quelles nouvelles nous arrivent. J'appréhende
l'annonce de quelque pillage, de quelque brigandage commis sur mes
terres.» Au bout de trois minutes, un de ses gardes vint lui apprendre
qu'Aymer, prieur de Jorvaulx, et le chevalier Brian de Bois-Guilbert,
commandeur de l'ordre vénérable des templiers, avec une suite peu
nombreuse, lui demandaient l'hospitalité pour cette nuit, se rendant au
tournoi qui devait avoir lieu le surlendemain à peu de distance
d'Ashby-de-la-Zouche.

«Le prieur Aymer! Brian de Bois-Guilbert!» murmura Cedric, «Normands
tous deux! Mais n'importe; Normands ou Saxons, jamais l'hospitalité ne
sera déniée au manoir de Rotherwood. Du moment qu'ils l'ont choisi pour
halte, ils sont les bien-venus. Ils eussent pourtant mieux fait de
passer leur chemin. Ce n'est pas que je regrette de les nourrir et de
les héberger pour une nuit; du reste, en leur qualité d'hôtes, même des
Normands doivent abjurer leur insolence. Hundebert, dit-il à une espèce
de majordome qui se tenait derrière lui une baguette blanche à la main,
prenez six hommes avec vous, et introduisez les étrangers dans la partie
du château destinée aux hôtes; faites mettre leurs chevaux et leurs
mules dans mes écuries, et veillez à ce que leur suite ne manque de
rien; qu'ils aient d'autres vêtemens, s'ils veulent en changer; du feu
dans leurs appartemens, et de l'ale et du vin; dites aux cuisiniers
d'ajouter au souper tout ce qu'il sera possible, et qu'on serve dès que
ces étrangers seront prêts à se mettre à table. Ayez soin de dire
également à ces nouveaux hôtes que Cedric aurait été leur déclarer
lui-même qu'ils sont les bien-venus dans son château, s'il n'avait juré
de ne jamais faire plus de trois pas au delà de son dais pour aller à la
rencontre de quiconque n'est pas du sang royal saxon. Allez, n'oubliez
rien, et qu'ils ne puissent pas dire dans leur orgueil que le rustaud de
Saxon ne leur a offert que pauvreté et avarice.»

Le majordome partit avec quelques autres domestiques pour remplir les
volontés de son maître. «Le prieur Aymer!» répéta Cedric en se tournant
vers Oswald; «c'est, si je ne me trompe, le frère de Giles de
Mauleverer, aujourd'hui lord de Middleham.» Oswald fit un signe
affirmatif d'un air respectueux. «Son frère, ajouta le Saxon, occupe la
place et usurpe le patrimoine d'une meilleure race, de celle d'Ulfgard
de Middleham. Mais quel est le Normand qui ne fait pas de même? Ce
prieur est, dit-on, un prêtre jovial, plus ami de la bouteille et du cor
de chasse que des cloches et du bréviaire. Allons, qu'il vienne, il sera
le bien-venu. Et le templier, comment l'appelez-vous?»--«Brian de
Bois-Guilbert.» «Bois-Guilbert!» dit Cedric à voix basse, et sur le ton
d'un homme qui, accoutumé à vivre parmi des inférieurs, semble plus
volontiers s'adresser la parole à lui-même. «Bois-Guilbert! ce nom est
connu au loin sous de bons et de mauvais rapports. Ce chevalier passe
pour aussi vaillant que le plus brave de son ordre, mais il ne lui
manque aucun des vices de ses confrères, orgueil, arrogance, cruauté,
débauches; il a le coeur dur, ne craint ni ne respecte rien sur terre;
voilà ce que disent le peu de guerriers revenus de la Palestine[34].
Mais ce n'est que pour une nuit: il sera bien reçu également. Oswald,
perce un tonneau de vin vieux, prépare le meilleur hydromel, le cidre le
plus mousseux, le morat et le pigment[35] le plus exquis. Mets sur la
table les plus grandes coupes; les templiers et les prieurs aiment le
bon vin et la bonne mesure. Et vous, Elgitha, dites à Rowena de ne pas
venir au banquet, à moins qu'elle ne le désire.

     Note 34: C'étaient les ennemis des templiers, comme l'ont été
     depuis tous les moines, historiens de ces derniers, dont
     Walter Scott fait des ivrognes, quand leur boisson était de
     l'eau. A. M.

     Note 35: Le morat était une boisson composée de jus de mûres
     et de miel; le pigment était une liqueur douce, composée de
     vin, de miel et de différentes épices. A. M.

«Elle le désirera bien certainement, répondit Elgitha sans hésiter; car
elle sera charmée d'entendre des nouvelles de la Palestine.» Cedric
lança à l'espiègle suivante un regard de mécontentement; mais Rowena et
tout ce qui lui appartenait jouissait du privilége d'être toujours à
l'abri de sa colère. «Silence! dit-il seulement; apprenez, petite fille,
la discrétion à votre langue. Portez mon message à votre maîtresse, et
qu'elle fasse ce qui lui plaira. Dans ces murs, au moins, la descendante
d'Alfred règne encore en souveraine.» Elgitha se retira sans répliquer.
«La Palestine! la Palestine! répéta le Saxon. Combien d'oreilles
s'ouvrent pour écouter les contes que nous font sur ce fatal pays des
croisés dissolus, ou d'hypocrites pèlerins! Et moi aussi je pourrais
demander..., m'informer..., écouter avec des battemens de coeur les
fables que ces rusés vagabonds inventent pour nous extorquer
l'hospitalité. Mais non, le fils qui m'a désobéi n'est plus mon fils;
son destin m'est aussi égal que celui du plus méprisable de ces millions
de soldats qui portant sur l'épaule les insignes de la croix, ont, en se
ruant dans le meurtre et le sang, prétendu accomplir la volonté de
Dieu.»

Cedric fronça le sourcil, et baissa les yeux vers la terre; mais en ce
moment une des portes de la salle s'ouvrit, le majordome, sa baguette
blanche à la main, précédé de quatre domestiques portant des torches,
introduisit les deux étrangers dans l'appartement.


CHAPITRE IV.


    «On immole les chèvres les plus grasses;
    des hérauts viennent épancher l'eau sur
    les mains; de jeunes esclaves remplissent
    les cratères de vin; d'autres le présentent
    dans des coupes. Quand les libations sont
    achevées, Ulysse, tout entier à la trame
    qu'il ourdit, prend ainsi la parole.»

                          _Odyssée_, liv. XXI.


Le prieur Aymer avait profité du moment pour quitter sa robe de voyage
et en prendre une autre plus riche, sur laquelle il portait une chape
élégamment brodée. Outre l'anneau d'or, marque de sa dignité, ses
doigts, malgré les canons de l'Église, étaient chargés de bagues et de
pierres précieuses; ses sandales étaient du plus beau cuir qu'on eût
jamais importé d'Espagne, sa barbe était réduite à la plus petite
dimension que pût permettre son ordre, et sa tonsure cachée par une
toque écarlate où brillait la plus riche broderie.

Le chevalier du temple avait de même pris un autre costume, et,
quoiqu'il fût moins chargé d'ornemens, il portait des vêtemens bien
aussi somptueux, et avait l'air beaucoup plus imposant que son
compagnon. Il avait remplacé sa cotte de mailles par une tunique de soie
pourpre, garnie de fourrure, sur laquelle flottait sa longue robe à
longs plis et d'une blancheur éblouissante; la croix à huit pointes de
son ordre était taillée en velours noir à son manteau, sur l'épaule
gauche. Il n'avait plus la toque qui descendait sur ses sourcils, et sa
tête découverte montrait une épaisse chevelure bouclée naturellement et
d'un noir de jais; ce qui s'alliait avec son teint extraordinairement
basané. Rien de plus majestueux que son port et ses manières; mais on y
remarquait cette hauteur acquise par l'habitude d'une autorité sans
bornes.

Ces deux illustres personnages étaient suivis de leur cortége respectif,
et de l'individu qui leur avait servi de guide. Celui-ci, placé à une
distance plus humble, n'avait de remarquable que son costume de pèlerin.
Le grand manteau de serge noire grossière qui l'enveloppait entièrement
avait la forme de celui de nos hussards, ayant un collet rabattu
tout-à-fait analogue pour couvrir les bras; et on l'appelait un
_sclaveyn_ ou _slavonien_. Des sandales attachées par une lanière sur
ses pieds nus; un grand chapeau dont les larges bords étaient chargés de
coquilles; enfin un long bâton, au bout inférieur garni en fer, et dont
le haut était orné d'une branche de palmier, complétaient l'équipement
du pèlerin. Il marchait avec modestie à la suite du cortége qui entrait
dans la salle, et, voyant que la table inférieure était à peine assez
grande pour les gens de Cedric et l'escorte des voyageurs, il se mit sur
une escabelle, sous une des deux grandes cheminées, occupé à sécher ses
vêtemens, en attendant que quelqu'un lui fît place à la table, ou que
l'hospitalité de l'intendant de Cedric lui présentât quelques
rafraîchissemens.

À l'aspect de ces hôtes, Cedric se leva d'un air de dignité, descendit
de son dais, fit trois pas en avant, et les attendit. «Je suis fâché,
révérend prieur, dit-il à Aymer, que mon voeu m'empêche d'avancer plus
loin pour accueillir dans le foyer de mes ancêtres des hôtes comme vous
et ce vaillant chevalier de la sainte milice du Temple. Mon intention a
dû vous expliquer la cause de ce manque apparent de courtoisie.
Excusez-moi également si je vous parle dans ma langue maternelle, et
daignez l'employer vous-même pour me répondre, si vous la connaissez;
autrement, je crois entendre assez le normand pour comprendre ce que
vous aurez à me communiquer.»--«Digne franklin, répondit le prieur, ou
plutôt permettez-moi de dire généreux thane, quoique ce titre soit un
peu suranné, les voeux doivent s'accomplir; ce sont des liens qui nous
attachent au ciel, et dont la victime garde le poids au pied des autels.
Ils doivent être accomplis, à moins que notre sainte mère l'Église ne
juge à propos de nous en relever. Pour l'idiome dont nous nous
servirons, j'userai très volontiers de celui que parlait ma respectable
aïeule, Hilda de Middleham, qui mourut en odeur de sainteté presque
aussi bien que sa glorieuse patronne, la bienheureuse Hilda de Withby.»

Quand le prieur eut achevé ce qu'il considérait comme une harangue
conciliatrice, son compagnon dit en peu de mots avec une certaine
emphase: «Je parle toujours français, idiome du roi Richard et de sa
noblesse; mais j'entends assez l'anglais pour communiquer avec les
indigènes.» Cedric lui lança un de ces regards d'impatience et de colère
que provoquait toujours en lui toute comparaison entre les deux nations
rivales; mais, se rappelant les devoirs de l'hospitalité, il cacha son
ressentiment, invita d'un geste ses hôtes à prendre place sur deux
siéges placés à sa gauche, mais un peu plus bas que le sien, et donna
ordre qu'on servît le souper.

Pendant que les domestiques se hâtaient d'obéir à leur maître, celui-ci
aperçut à l'autre bout de la salle Gurth et Wamba, qui venaient
d'arriver. «Qu'on fasse avancer ces deux valets fainéans,» dit le Saxon
avec impatience. Les deux coupables s'étant approchés du dais: «Pourquoi
êtes-vous rentrés si tard, vilains que vous êtes? Qu'est devenu le
troupeau que je t'avais confié, misérable Gurth? l'as-tu laissé enlever
par des outlaws et des maraudeurs?»--«Sauf votre bon plaisir, répondit
Gurth, j'ai ramené le troupeau tout entier.»--«Mais il ne me plaît pas
d'être deux heures à penser le contraire et à couver des plans de
vengeance contre des voisins qui ne m'ont pas offensé. Je t'avertis que
la première fois qu'il t'en arrivera autant les fers et la prison me
vengeront de ta négligence.

Gurth, connaissant le caractère irritable de son maître, ne chercha
point à s'excuser; mais le fou, que les priviléges de son titre
rendaient plus sûr de l'indulgence de Cedric, se chargea de répondre.
«En vérité, notre oncle, lui dit-il, vous n'êtes ce soir ni sage ni
raisonnable.»--«Silence, Wamba! car si tu prends de telles licences, je
t'enverrai, tout fou que tu es, faire pénitence et recevoir la
discipline dans la loge du portier.»--«Que votre sagesse daigne me dire
d'abord s'il est juste et raisonnable de punir quelqu'un pour le délit
d'un autre?»--«Certainement non.»--«Pourquoi donc punir Gurth de la
faute de son chien Fangs? Nous ne nous sommes pas amusés un seul instant
en chemin, je vous l'assure; mais Fangs n'a pu réunir le troupeau que
lorsque le dernier coup de cloche du soir s'est fait entendre.»--«Si
c'est la faute de Fangs, dit Cedric en s'adressant à Gurth, il le faut
pendre et avoir un autre chien.»--«Avec tout le respect que je vous
dois, mon oncle, dit le fou, ce n'est point encore la justice complète.
Ce n'a pas été non plus la faute de Fangs s'il est estropié et incapable
de rassembler le troupeau; c'est la faute de celui qui lui a arraché les
griffes de devant, opération à laquelle il n'aurait jamais consenti si
on l'avait consulté.»--«Et qui a osé estropier le chien de mon esclave?»
s'écria le Saxon transporté de fureur.--Le vieux Hubert, le garde-chasse
de sir Philippe Malvoisin. Il a attrapé Fangs dans la foret; il a
prétendu qu'il chassait le daim, en contravention aux droits de son
maître.»

«Au diable Malvoisin et son garde! s'écria Cedric; je leur apprendrai
qu'en vertu de la grande charte des bois[36], cette forêt n'est pas une
forêt privilégiée. Mais c'en est assez, coquin; retourne à ta place.
Toi, Gurth, prends un autre chien; et si le garde ose le toucher, je
gâterai son arc, et je veux que toutes les malédictions données à un
lâche tombent sur ma tête si je ne lui coupe pas l'index de la main
droite, pour le mettre dans l'impossibilité de jamais lancer une flèche.
Je vous demande pardon, mes dignes hôtes, mais je suis entouré, sire
chevalier, de voisins aussi méchans que les infidèles contre qui vous
avez combattu dans la Terre-Sainte. Le souper est servi, prenez-en votre
part, et que le bon accueil fasse passer la mauvaise chère.»

     Note 36: Guillaume-le-Conquérant avait rendu des ordonnances
     très sévères contre le droit de chasse, presque illimité dans
     le code saxon. Tout chien qu'on eût trouvé à dix milles d'une
     foret royale devait titre mutilé, sans quoi son maître était
     regardé comme traître au roi et à l'état. A. M.

Le repas, cependant, n'exigeait pas d'excuse de la part du maître de la
maison. Le bas-bout de la table était couvert de porc bouilli, rôti et
grillé; et l'on voyait sur la table d'honneur des volailles, du chevreau
et du gibier de toute espèce, plusieurs sortes de poissons, des gâteaux
et des tourtes au fruit et au miel. Les oiseaux nommés petits-pieds
n'étaient pas servis sur des assiettes; les pages les présentaient,
enfilés dans des brochettes, successivement à chaque convive, devant
lequel, s'il était un personnage distingué, on plaçait un gobelet
d'argent; car les autres buvaient dans de larges cornes.

Comme on allait commencer le repas, le majordome, levant tout à coup sa
baguette, s'écria: «Place à lady Rowena!» Une porte latérale du côté du
dais s'ouvrit, et Rowena fit son entrée, accompagnée de quatre
suivantes. Cedric, bien surpris, et sans doute peu agréablement, de la
voir paraître en une telle occasion, se hâta d'aller au devant d'elle,
et la conduisit d'un air respectueux au fauteuil placé à sa droite et
destiné à la maîtresse de la maison. Chacun se leva, et répondit par une
inclinaison de tête à la révérence pleine de grâce qu'elle fit en
arrivant. Elle prit sa place ordinaire à table; mais, avant qu'elle fût
assise, le templier dit tout bas au prieur: «Je ne porterai pas votre
collier d'or au tournoi, et mon vin de Chio est à vous.»--«Ne vous
l'avais-je pas dit? répondit Aymer: mais modérez vos transports, le
franklin vous observe.» Sans faire attention à cet avis, Bois-Guilbert,
ne connaissant d'autres lois que sa volonté, eut les yeux
continuellement fixés sur la belle Saxonne, dont son imagination était
peut-être d'autant plus frappée qu'il remarquait en elle des charmes
tous différens de ceux des odalisques de l'Orient.

Douée des plus belles proportions de son sexe, lady Rowena était d'une
taille avantageuse, mais non d'une stature à exciter l'étonnement. Son
teint était d'une blancheur éclatante, mais la noblesse de tous ses
traits préservait sa physionomie de la fadeur qui en résulte
quelquefois. Ses beaux yeux bleus, surmontés de sourcils bien arqués,
semblaient formés pour enflammer comme pour attendrir, pour ordonner
comme pour supplier. Si la douceur était l'expression naturelle de sa
physionomie, l'habitude de commander et de recevoir des hommages
semblait également lui avoir imprimé une fierté qui modifiait son
caractère. Ses longs cheveux noirs, de même couleur que ses soucis,
formaient de nombreuses boucles que l'art sans doute avait arrangées.
Elles étaient ornées de pierres précieuses, et sa chevelure, portée dans
toute sa longueur, annonçait une condition libre et une naissance
illustre. Le cou de la jeune Saxonne était entouré d'une chaîne d'or, à
laquelle pendait un petit reliquaire de même métal. Ses bras étaient nus
et ornés de bracelets. Sa parure consistait en une robe de dessous et un
jupon de soie d'un vert pâle, sur laquelle était une autre robe
flottante à larges manches qui atteignaient à peine le coude. Cette
seconde robe était cramoisie, et d'une laine des plus fines. Un tissu de
soie mêlée d'or était attaché de façon à pouvoir lui couvrir le visage
et le sein, à la manière espagnole, ou à former une sorte de draperie
sur ses épaules.

Lorsqu'elle vit les regards du templier tournés sur elle avec une ardeur
qui les faisait ressembler à deux charbons enflammés dans une sombre
fournaise, elle abaissa avec dignité son voile sur son visage, comme
pour lui faire sentir que cette liberté lui déplaisait. Cedric vit ce
mouvement et en comprit la cause. «Sire templier, dit-il, les joues de
nos jeunes filles saxonnes sont trop peu accoutumées au soleil pour
supporter le regard fixe d'un croisé.»

«Si j'ai commis une faute, répondit Brian, je vous demande pardon,
c'est-à-dire je demande pardon à lady Rowena, car mon humilité ne peut
aller plus loin.»--Lady Rowena, dit le prieur, nous a punis tous en
réprimant la hardiesse de mon ami. J'espère qu'elle sera moins cruelle
au riche tournoi où nous la verrons.»--«Il est encore douteux que nous y
allions, dit Cedric; je n'aime pas ces vanités, qui étaient inconnues à
mes pères quand l'Angleterre était libre.»--«Permettez-nous d'espérer,
reprit le prieur, que nous pourrons vous décider à y aller avec nous.
Les routes ne sont pas sûres, et un chevalier tel que sir Brian de
Bois-Guilbert n'est pas une escorte qui soit à dédaigner.»

«Sire prieur, répondit le Saxon, toutes les fois que j'ai voyagé dans ce
pays, je n'ai eu besoin d'autre aide que de celle de mes domestiques et
de mon épée. Si nous allons à Ashby-de-la-Zouche, ce sera avec notre
noble voisin et compatriote Athelstane de Coningsburgh, et avec une
suite suffisante pour nous moquer également des outlaws et des barons
ennemis. A votre santé, sire prieur; je vous rends grâce de votre
courtoisie. Goûtez ce vin, j'espère qu'il ne vous déplaira point. Si
pourtant vous étiez assez rigide observateur des règles monastiques pour
préférer votre lait acide, je ne veux pas vous obliger à pousser la
courtoisie jusqu'à me faire raison.»--«Oh! dit le prieur en souriant, ce
n'est que dans les murs du prieuré que nous nous bornons au _lac dulce
et acidum_. Quand nous nous trouvons dehors, nous nous conformons aux
usages du monde. Je répondrai donc à votre santé avec la même liqueur;
pour l'autre breuvage dont vous me parlez, je l'abandonne à mes frères
lais.

«Et moi, dit le templier en emplissant sa coupe, je porte la santé de la
belle Rowena. Depuis que ce nom est connu en Angleterre, jamais pareil
hommage ne fut mieux mérité. Je pardonnerais au malheureux Vortigern
d'avoir perdu son honneur et son royaume, si l'ancienne Rowena avait eu
la moitié des attraits de la moderne.»--«Je vous dispense de tant de
courtoisie, sire chevalier, dit lady Rowena sans lever son voile; ou,
pour mieux dire, je vais vous prier de nous en donner une preuve, en
nous apprenant quelles sont les dernières nouvelles de la Palestine. Ce
sujet sera plus agréable à des oreilles anglaises, que tous les
complimens que votre éducation française vous apprend.»

«J'ai bien peu de chose à dire, répondit Bois-Guilbert, si ce n'est que
le bruit d'une trêve avec Saladin paraît se confirmer.»

Il fut interrompu par Wamba, qui avait pris sa place ordinaire sur une
chaise dont le dossier était décoré de deux oreilles d'âne; elle était à
deux pas derrière celle de son maître, qui de temps en temps lui donnait
quelque morceau qu'il prenait sur son assiette, faveur que le bouffon
partageait avec des chiens favoris admis dans la salle. Wamba, ayant une
petite table devant lui, les talons appuyés sur le bâton de sa chaise,
les joues creuses et semblables à un casse-noisettes, tenait les yeux à
demi fermés, et ne perdait pas une occasion de lancer ses quolibets.
«Ces trêves avec les infidèles me vieillissent bien!» s'écria-t-il sans
s'inquiéter s'il interrompait le fier templier.

«Que veux-tu dire, imbécille?» lui demanda son maître, dont les traits
annonçaient qu'il ne se fâcherait point de ses plaisanteries.--«C'est
que je m'en rappelle trois, répondit Wamba, dont chacune devait durer
cinquante ans, de manière que, si je calcule bien, je dois avoir
aujourd'hui cent cinquante ans.»--«N'importe, dit le templier, qui
reconnut son ami de la foret, je me charge de vous empêcher de mourir de
vieillesse, et de vous éviter toute espèce de mort lente; si jamais vous
vous avisez encore de tromper des voyageurs égarés, comme vous l'avez
fait ce soir à l'égard du prieur et de moi.»

«Comment, misérable, s'écria Cedric, tromper des voyageurs! vous méritez
les verges, car c'est un trait de méchanceté plutôt que de folie.»--«Je
vous en prie, mon oncle, veuillez faire grâce à la malice à cause de la
folie; je n'ai fait qu'une légère erreur, en prenant ma main droite pour
ma gauche; et sous ce rapport, je dois être excusé par celui qui a
choisi pour guide et pour conseiller un véritable fou.»

La conversation fut interrompue par l'arrivée du domestique de la porte,
qui annonça qu'un étranger demandait l'hospitalité. «Qu'on le fasse
entrer, répondit Cedric, quel qu'il soit, n'importe; car, dans une nuit
comme celle-ci, où la nature paraît entièrement bouleversée, les animaux
eux-mêmes cherchent la protection de l'homme, leur ennemi mortel, plutôt
que de succomber sous la fureur des élémens.» Oswald sortit
immédiatement pour exécuter les ordres de son maître.


CHAPITRE V.


    «Un juif n'a-t-il pas des yeux? n'a-t-il
    pas des mains, des organes, des membres,
    des sens, des affections, des passions?
    Quelle différence y a-t-il entre lui et un
    chrétien? Ne se nourrit-il pas des mêmes
    alimens? n'est-il pas blessé par les mêmes
    armes, sujet aux mêmes maladies, guéri
    par les mêmes remèdes, échauffé par le
    même été, et refroidi par le même hiver?»

    Shakspeare, _le Marchand de Venise_,
    act. III, sc. I.


Oswald rentré, s'approchant de son maître, lui dit à l'oreille: «C'est
un juif qui se nomme Isaac d'Yorck; faut-il que je l'introduise dans la
salle?»--«Que Gurth se charge de tes fonctions, Oswald, dit Wamba avec
son effronterie accoutumée. Un gardien de pourceaux est un introducteur
assez bon pour un juif.»

«Sainte Marie! dit le prieur en faisant un signe de croix, admettre en
notre présence un juif mécréant!»--«Un chien de juif, dit le templier,
approcherait d'un défenseur du saint Sépulcre!»--«Par ma foi, dit Wamba,
il me semble que les templiers préfèrent l'argent des juifs à leur
compagnie.»--«Paix! mes dignes hôtes, dit Cedric; mon hospitalité ne
doit pas être limitée par vos antipathies. Si le ciel a supporté,
pendant des siècles, une nation de mécréans aussi têtus, nous pouvons
bien endurer quelques heures la présence d'un Israélite. Personne ne
sera contraint de lui parler ni de manger avec lui; on lui donnera une
table à part, ajouta-t-il en souriant, à moins que ces étrangers à
turbans ne consentent à le recevoir dans leur société.»

«Sire franklin! dit le templier; mes esclaves sarrasins sont de bons
musulmans, et leur mépris pour les juifs n'est pas moins profond que
celui d'un chrétien.»--«Oh! ma foi, dit Wamba, je ne sais pas pourquoi
les sectateurs de Mahomet et de Termagaut ont de pareils avantages sur
ce peuple autrefois choisi de Dieu.»--«Il se placera près de toi, Wamba,
dit Cedric, un fou et un juif doivent être bien ensemble.»--«Mais le
fou, répondit Wamba, en s'emparant du reste d'un jambon, saura bien
élever entre lui et le juif un boulevart salutaire.»--«Paix, dit Cedric,
le voici.»

Introduit avec peu de cérémonie, s'avançant avec crainte et hésitation,
et saluant profondément à plusieurs reprises, un vieillard maigre et de
haute stature, mais à qui l'habitude de se courber avait fait perdre
quelque chose de sa taille, s'approche du bout inférieur de la table;
ses traits ouverts et réguliers, son nez aquilin, ses yeux noirs et
perçans, son front élevé et sillonné de rides, sa longue barbe, ses
cheveux gris, lui auraient donné un air respectable, si sa physionomie
particulière n'eût annoncé en lui le descendant d'une race qui, durant
ce siècle d'ignorance, était à la fois détestée par le peuple crédule,
imbu de préjugés, et persécutée par la noblesse avide et rapace, et qui,
peut-être, par l'effet de cette haine et de cette persécution, avait
gardé un caractère national dont les principaux traits, pour n'en pas
dire davantage, étaient la bassesse, l'avarice et la cupidité.

Les vêtemens de l'Israélite, mouillés par une pluie d'orage,
consistaient en un grand manteau brun sur une tunique d'un pourpre
foncé; il avait de grandes bottes garnies de fourrures; une ceinture qui
soutenait un très petit couteau de chasse et une écritoire; un bonnet
jaune carré, d'une forme particulière, prescrite aux juifs pour les
distinguer des chrétiens, et qu'il ôta respectueusement à l'entrée de la
salle.

L'accueil qu'il obtint dans le château de Cedric fut tel que l'ennemi le
plus fanatique des tribus de Jacob en eût été flatté. Cedric lui-même,
qu'il salua plusieurs fois avec la plus profonde humilité, ne lui
répondi que par un geste hautain, pour lui signifier qu'il pouvait
prendre place à la table inférieure, où cependant personne ne voulut le
recevoir; au contraire, partout où il se présentait, en faisant le tour
de la table en vrai suppliant, on éloignait les coudes de chaque côté du
corps, on se serrait voisin contre voisin, et les domestiques saxons,
livrés à leur souper comme de vrais affamés, ne s'inquiétaient nullement
des besoins du nouvel arrivé. Les frères lais qui avaient escorté l'abbé
faisaient des signes de croix en regardant l'intrus avec une sainte
horreur; et les Sarrasins irrités, quand il arriva près d'eux,
retroussèrent leurs moustaches, et mirent la main sur la garde de leurs
sabres, comme dernier moyen d'éviter la souillure d'un juif.

Les mêmes motifs qui avaient déterminé Cedric à faire ouvrir sa maison à
ce fils d'un peuple réprouvé, l'auraient porté à donner l'ordre à ses
gens de le recevoir avec plus d'égards; mais il s'occupait alors d'une
discussion que le prieur venait d'entamer sur les différentes races de
chiens et sur les moyens de les croiser, et ce sujet ne pouvait être
interrompu pour savoir si un juif irait se coucher sans souper.

Tandis qu'Isaac était ainsi traité en paria dans cette maison comme son
peuple au milieu des nations de la terre, le pèlerin, assis sous la
cheminée, et qui avait soupé sur une petite table, eut compassion du
malheureux. Se levant tout à coup: «Vieillard, lui dit-il, viens occuper
cette place, mes vêtemens sont secs, et les tiens sont mouillés; mon
appétit est apaisé et le tien ne l'est pas.» En même temps il rapprocha
les tisons dispersés dans l'immense cheminée, posa lui-même sur la
petite table ce qui était nécessaire au souper du juif, et, sans
attendre ses remercîmens, s'avança vers le bout de la table, pour éviter
sans doute d'avoir plus de communication avec l'objet de sa pitié.

S'il avait existé un artiste capable de dessiner ce juif courbé devant
le feu, étendant ses mains ridées et tremblantes, ç'aurait été une
excellente personnification de l'hiver. Ayant un peu chassé le froid, le
juif s'assit devant la petite table et mangea avec une hâte qui prouvait
une longue abstinence. Cependant, le prieur et Cedric continuaient leur
dissertation sur les chiens; Rowena causait avec une de ses suivantes;
et l'orgueilleux templier, les regards attachés tour à tour sur le juif
et sur la belle Saxonne, semblait méditer quelque projet qui
l'intriguait singulièrement.

«Je m'étonne, Cedric, dit le prieur, que, nonobstant votre prédilection
pour votre langue énergique, vous n'ayez pas admis dans vos bonnes
graces le français-normand, au moins en ce qui regarde les termes de
lois et de chasse. Nul idiome ne peut fournir à un chasseur des
expressions aussi variées dans cet art joyeux.»--«Bon père Aymer,
répondit Cedric, je ne me soucie aucunement de ces termes recherchés qui
arrivent d'outre-mer; je goûte, sans cela, les plaisirs de la chasse au
milieu de nos bois. Je n'ai que faire, pour sonner du cor, d'appeler mes
fanfares une _réveillée_ ou une _mort_. Je sais fort bien pousser ma
meute sur le gibier et mettre une pièce en quartiers, quand elle est
prisé, sans avoir recours au jargon de _curée_, de _nombles_[37],
d'_arbor_, etc., et de tout le bavardage du fabuleux sir Tristrem[38].

     Note 37: Les _nombles_, parties élevées entre les cuisses du
     cerf. _Faire l'arbor_, vider la bête.

     Note 38: Tristrem, premier chevalier qui fit de la vénerie
     une science et en détermina la langue. A. M.

«Le Français, dit le templier en haussant la voix d'un ton présomptueux,
suivant ses habitudes, est non seulement l'idiome naturel de la chasse,
mais encore celui de l'amour et de la guerre, celui qui doit gagner le
coeur des belles et répandre la terreur parmi les ennemis.»--«Sire
templier, dit Cedric, videz votre coupe et remplissez celle du prieur,
tandis que je vais remonter à une trentaine d'années. Tel que j'étais à
cette époque, mon franc saxon n'avait pas besoin d'ornemens français
pour se rendre propice l'oreille d'une femme, et les champs de
North-Alterton[39] pourraient dire si, à la journée du Saint-Étendard,
le cri de guerre saxon ne fut pas entendu aussi loin dans les rangs de
l'armée écossaise, que le cri de guerre normand: À la mémoire des braves
qui combattirent dans cette journée! Faites-moi raison, mes chers
hôtes;» et ayant vidé d'un trait son verre, il continua avec une chaleur
toujours croissante: «Oui, ce fut une mémorable levée de boucliers,
lorsque cent bannières se déployèrent sur les têtes des braves; que le
sang coula autour de nous par torrens, et où la mort devint préférable à
la fuite. Un barde saxon eût appelé cette journée la fête des épées, le
rassemblement des aigles fondant sur leur proie, le heurt affreux des
lances contre les boucliers, un bruit de guerre plus propre à
chatouiller l'oreille que les airs joyeux d'un festin de noces! mais nos
bardes ne sont plus; nos exploits se perdent dans ceux d'une autre race;
notre langue, notre nom même, sont près de s'éteindre, et il ne reste
qu'un vieillard isolé pour donner des larmes à tant de vicissitudes.
Échanson paresseux, remplis les verres. Allons, sire templier, aux forts
en armes! aux valeureux champions, quelles que soient leur nation et
leur langue, qui aujourd'hui combattent avec le plus de persévérance
parmi les défenseurs de la croix.»

     Note 39: Bourg du comté d'York, près duquel se donna, en
     1138, _la bataille de l'Étendard_, entre les Écossais et les
     Anglais. A. M.

«Il ne sied guère à celui qui porte cet emblème sacré de répondre, dit
Bois-Guilbert en montrant la croix brodée sur son manteau; mais à qui
pourrait-on décerner la palme, entre les défenseurs de la croix, si ce
n'est aux champions mêmes du saint Sépulcre, aux vaillans chevaliers du
temple?»--«Aux chevaliers hospitaliers, dit le prieur: j'ai un frère
dans leur ordre.»--«Je respecte leur gloire, dit le templier;
cependant....»--«Je crois, notre oncle, dit Wamba en l'interrompant,
que, si Richard Coeur-de-Lion eût écouté les avis d'un fou, il fût resté
chez lui avec ses braves Anglais, et eût laissé l'honneur de délivrer
Jérusalem à ces chevaliers qui y étaient le plus intéressés.»--«L'armée
anglaise en Palestine, demanda lady Rowena, n'avait-elle donc aucun
guerrier dont le nom mérite de briller à côté des chevaliers du temple
et de ceux de Saint-Jean?»--«Pardonnez-moi, belle étrangère, dit le
templier; le monarque anglais avait amené avec lui une foule de braves
champions, qui ne le cédaient qu'à ceux dont les glaives ont été le
boulevart perpétuel de la Terre-Sainte.»--«Qui ne le céderaient à
personne!» s'écria le pèlerin en s'approchant pour mieux entendre cette
conversation qui commençait à l'impatienter. Tous les yeux se tournèrent
sur-le-champ vers lui. «Je soutiens, dit-il d'une voix ferme et haute,
que les chevaliers anglais de l'armée de Richard ne prétendaient céder
la palme à aucun de ceux qui prirent les armes pour la défense de la
Terre-Sainte; je soutiens, en outre, car je l'ai vu, qu'après la prise
de Saint-Jean-d'Acre, le roi Richard eut un tournoi avec cinq de ses
chevaliers contre tous venans; que chacun d'eux fournit trois courses
dans cette journée, et fit vider les arçons à ses trois adversaires;
enfin, qu'au nombre des assaillans se trouvaient sept chevaliers du
temple. Sir Brian de Bois-Guilhert sait mieux que personne si je dis la
vérité.»

Aucune langue ne pourrait exprimer la rage qui embrasa la sombre
physionomie du templier après avoir entendu ces paroles. Dans l'excès de
sa fureur, sa main tremblante se porta involontairement sur la garde de
son épée; et, s'il ne la tira point, c'est qu'il sentit qu'il ne pouvait
se permettre avec impunité dans ce lieu un pareil acte de violence.
Cedric, dont le caractère décelait la droiture et la loyauté, et dont
rarement la capacité saisissait plus d'une idée à la fois, était si
triomphant de ce qu'il entendait à la louange de ses concitoyens, qu'il
ne remarqua point la confusion et la colère de son hôte. «Pèlerin,
s'écria-t-il, je te donnerais ce bracelet d'or, si tu pouvais me dire le
nom des chevaliers qui soutinrent si dignement la gloire de l'heureuse
Angleterre.»--«Je vous les nommerai très volontiers, dit le pèlerin, et
cela sans guerdon[40], car j'ai fait voeu de ne point toucher de l'or
pendant un certain laps de temps.»--«Je porterai le bracelet pour vous,
si vous le voulez,» dit Wamba.--«Le premier en honneur, en rang, en
courage, reprit le pèlerin, était le brave Richard, roi
d'Angleterre.»--«Je lui pardonne, dit Cedric, je lui pardonne d'être
issu de l'odieux tyran duc Guillaume.»--«Le second était le comte de
Leicester; le troisième, sir Thomas Multon de Gilsland.»--«Au moins
celui-ci est de famille saxonne, dit Cedric d'un air de triomphe.»--«Le
quatrième, sir Foulk Doilly.»--«Encore de race saxonne, du moins du côté
de sa mère,» interrompit Cedric, qui ne perdait pas un mot du récit, et
à qui le triomphe de Richard et de ses compatriotes faisait oublier en
partie sa haine contre les Normands. «Et le cinquième?»--«Le cinquième,
sir Edwin Turneham.»--«Véritable Saxon, par l'ame d'Hengist!» s'écria
Cedric tout joyeux. «Et le sixième, quel était son nom?»--«Le sixième,»
répondit le pèlerin après une pause pendant laquelle il sembla
réfléchir,» était un jeune chevalier moins renommé, qui fut admis dans
cette honorable compagnie moins pour aider à l'entreprise que pour
compléter le nombre de ceux qui allaient s'y dévouer.»

     Note 40: Ce mot rappelle l'italien _guiderdone_, qui veut
     dire aussi récompense. A. M.

«Sire pèlerin, reprit Brian de Bois-Guilbert, après tant de choses, ce
manque de mémoire est bien tardif. Mais je dirai le nom du chevalier qui
triompha de l'ardeur de mon coursier et de ma lance. Ce fut le chevalier
d'Ivanhoe[41], et nul entre les cinq autres n'acquit plus de gloire pour
son âge. Néanmoins, je proclamerai à haute voix que, s'il était ici, et
qu'il voulut joûter contre moi au tournoi qui va s'ouvrir, monté et armé
comme je le suis actuellement, je lui donnerais le choix des armes sans
conserver le moindre doute sur le résultat du combat.»--«S'il était près
de vous, répondit le pèlerin, il n'hésiterait pas à accepter votre défi;
mais ne troublons point la paix de ce château par des bravades sur un
combat qui, vous le savez fort bien, ne saurait avoir lieu. Si jamais
Ivanhoe revient de la Palestine, je suis certain qu'il se mesurera avec
vous.»--«Bonne caution! s'écria le templier. Quel gage en
donnez-vous?»--«Ce reliquaire, dit le pèlerin, en montrant une petite
boîte d'ivoire d'un travail précieux; ce reliquaire contenant un morceau
du bois de la vraie croix, que j'ai rapporté du monastère du
Mont-Carmel.»

     Note 41: Les Anglais donnent à ce nom d'_Ivanhoe_ la
     prononciation d'_Aïvanhô_, quelques Écossais celle
     d'_Ivenhô_, et les Français, en général, celle d'_Ivanhoé_,
     quoiqu'il fût peut-être plus naturel de prononcer _Ivanho_.
     A. M.

Le prieur de Jorvaulx fit un signe de croix que toute la compagnie ne
manqua pas d'imiter, à l'exception du juif, des mahométans et du
templier. Celui-ci, sans donner aucune marque de respect pour la
sainteté de cette relique, détacha de son cou une chaîne d'or qu'il jeta
sur la table en disant: «Que le prieur Aymer conserve mon gage avec
celui de cet inconnu, comme une promesse que, lorsque le chevalier
Ivanhoe arrivera en Angleterre, il aura à répondre au défi de Brian de
Bois-Guilbert; et, s'il ne l'accepte pas, j'inscrirai son nom avec
l'épithète de lâche sur les murs de toutes les commanderies du Temple en
Europe.»--«Vous n'aurez pas un tel souci, répondit Rowena. Si nulle voix
ne s'élève ici en faveur d'Ivanhoe absent, la mienne se fera entendre.
J'affirme qu'il ne refusera jamais un cartel honorable; et, si ma faible
garantie pouvait ajouter au gage inappréciable de ce pèlerin, je
répondrais qu'Ivanhoe saura se mesurer avec ce fier chevalier comme il
le souhaite.

Une multitude d'émotions opposées, qui se combattaient dans le coeur de
Cedric, l'avaient réduit au silence pendant cette discussion. L'orgueil
satisfait, le ressentiment, l'embarras, se peignaient tour à tour sur
son front comme les nuages chassés par un vent orageux, tandis que tous
ses serviteurs, sur qui le nom du sixième chevalier semblait avoir
produit un effet électrique, demeuraient dans l'attente, les yeux fixés
sur leur maître. Mais ce ne fut qu'après avoir entendu Rowena que Cedric
tout à coup sentit qu'il devait rompre le silence.

«Lady Rowena, dit-il, ce langage est intempestif. S'il était besoin
d'une autre garantie, moi-même, tout offensé que je suis, je répondrais
sur mon honneur de celui d'Ivanhoe; mais il ne manque rien aux
assurances du combat, même en suivant les règles de la chevalerie
normande. N'est-il pas vrai, prieur Aymer?»--«Oui, oui, répondit
celui-ci; la sainte relique et la superbe chaîne seront en sûreté, dans
le trésor de notre couvent, jusqu'à l'époque de ce défi.»

À ces mots, faisant encore un signe de croix, il remit le reliquaire au
frère Ambroise, un des moines de sa suite, et plaça la chaîne d'or, avec
moins d'appareil, mais peut-être avec plus de satisfaction intérieure,
dans une poche doublée de peau parfumée, qui s'ouvrait sous son bras
gauche. «Noble Cedric, dit-il alors, votre vin est si bon, qu'il semble
faire entendre à mes oreilles le carillon de toutes les cloches du
couvent. Accordez-nous la permission de porter la santé de lady Rowena,
et de songer ensuite aux douceurs du repos.»--«Par la croix de
Bromholme, sire prieur, répondit le Saxon, vous démentez votre
réputation. J'avais ouï dire que vous étiez homme à veiller le verre en
main jusqu'aux matines, et je vois que, malgré mon âge, vous avez peine
à me tenir tête. Sur ma foi, un enfant saxon de douze ans n'eût pas de
mon temps quitté la table.»

Le prieur avait ses raisons pour ne pas déroger au prudent système de
tempérance qu'il avait adopté. Non seulement il se croyait obligé par
profession à maintenir la paix, mais il était par caractère ennemi de
toute querelle. Était-ce charité pour son prochain, ou amour pour
lui-même? C'était peut-être un effet de ces deux causes réunies. Il
craignait que le naturel impétueux du Saxon, et le caractère altier et
irascible du chevalier du Temple, ne finissent par amener une explosion
désagréable. Il insinua donc adroitement que dans une lutte bachique
personne ne pouvait raisonnablement risquer sa tête contre celle d'un
saxon; il glissa quelques mots sur ce qu'il devait au caractère dont il
était revêtu, et finit par insister pour qu'on allât goûter les
bienfaits du sommeil. On servit à la ronde le coup de grâce; et les
étrangers, ayant salué profondément Cedric et lady Rowena, suivirent les
domestiques chargés de les conduire à leurs lits respectifs.

«Chien de mécréant, dit le templier au juif en passant près de lui,
iras-tu au tournoi?»--«C'est mon dessein, n'en déplaise à votre
vénérable valeur, répondit Isaac en le saluant avec humilité.»--«Sans
doute afin de dévorer par ton usure les entrailles des nobles et ruiner
les enfans et les femmes en leur vendant toute sorte de colifichets à la
mode. Je parie que tu as sous ce grand manteau un sac rempli de
shekels[42]».--«Pas un seul, je vous jure; pas un seul,» s'écria le juif
d'un air patelin, en rapprochant les mains et en s'inclinant; «pas même
une pièce d'argent! J'en atteste le Dieu d'Abraham. Je vais à Asohy
implorer le secours de quelques frères de ma tribu, pour m'aider à payer
la taxe exigée par l'échiquier des juifs[43]. Que Jacob me soit en aide!
Je suis un malheureux, un homme ruiné! J'ai emprunté de Reuben de
Tadcaster jusqu'au manteau dont je suis enveloppé.»

     Note 42: Ancienne monnaie juive en or.

     Note 43: Commission alors chargée d'imposer arbitrairement
     les juifs. A. M.

Le templier sourit, sardoniquement: «Que le ciel te maudisse, impudent
menteur!» lui dit-il; et, s'éloignant comme s'il eût dédaigné de lui
parler long-temps, il rejoignit ses esclaves sarrasins, auxquels il
donna quelques ordres dans une langue inconnue à ceux qui étaient près
de lui. Le pauvre Israélite était si interdit de ce que lui avait dit le
templier, qu'on le voyait encore dans la posture la plus humble, quand
Bois-Guilbert était déjà loin de lui; et lorsqu'il se releva, il avait
l'air d'un homme aux pieds duquel la foudre vient de tomber, et encore
étourdi du fracas qui avait déchiré ses oreilles.

L'intendant et l'échanson, précédés de deux domestiques portant des
torches, et suivis de deux autres chargés de rafraîchissemens,
conduisirent le prieur et le chevalier de Bois-Guilbert dans les
appartemens qui les attendaient, et des valets d'un rang inférieur
indiquèrent à leur suite et aux autres hôtes les chambres où ils
devaient reposer jusqu'au jour.


CHAPITRE VI.


    «Pour acheter sa faveur je lui fais
    ce plaisir. S'il accepte, fort bien; s'il
    refuse, tant mieux; mais, je vous en
    prie, ne me faites aucun mal.»

    Shakspeare, _le Marchand de Venise_.


Tandis que le pèlerin, éclairé par un domestique armé d'une torche,
traversait les sombres corridors de ce manoir vaste et irrégulier,
l'échanson vint lui dire à l'oreille que, si un verre d'excellent
hydromel ne l'effrayait pas, il n'avait qu'à le suivre dans son
appartement, où il trouverait réunis la plupart des gens de Cedric,
lesquels seraient ravis d'ouïr la relation de ses aventures en
Palestine, et surtout d'avoir des nouvelles du chevalier d'Ivanhoe.
Wamba, qui arriva en ce moment, appuya cette proposition, et dit qu'un
coup d'hydromel après minuit en valait trois après le couvre-feu. Sans
contester l'apropos d'une maxime prononcée par une personne aussi
imposante, le pèlerin les remercia de leur politesse, et leur dit qu'il
avait juré de ne jamais parler dans la cuisine des choses dont les
maîtres ne voulaient pas qu'on s'occupât dans le salon. «Un pareil voeu,
dit Wamba à l'échanson, ne conviendrait guère à un esclave.»

Oswald secoua l'épaule de dépit. «Je comptais le loger dans la chambre
du grenier, dit-il à demi-voix à Wamba; mais puisqu'il est si peu
honnête envers les chrétiens, je le mènerai à un galetas près de celui
d'Isaac le juif. Anwold, dit-il au domestique qui portait la torche,
conduisez le pèlerin au cabinet du sud. Bonne nuit, sire pèlerin; je
vous fais de légers remercîmens pour votre avare courtoisie.»--«Bonne
nuit, et que la sainte Vierge vous bénisse,» dit le pèlerin d'un air
calme; et il suivit son guide après cette courte salutation.

En traversant une antichambre où aboutissaient plusieurs portes, et
qu'éclairait une petite lampe de fer, il se vit accosté par la première
suivante de lady Rowena; elle lui dit avec une certaine assurance que sa
maîtresse désirait lui parler, et prit la torche des mains d'Anwold, en
faisant signe au pèlerin de la suivre. Il ne jugea sans doute pas
convenable de refuser cette invitation comme l'autre; car, quoique son
premier mouvement eût peint l'étonnement, il obéit sans mot dire.

Un petit corridor suivi de sept marches, formées chacune par une grosse
poutre de bois de chêne, le conduisit dans l'appartement de lady Rowena,
dont la rustique magnificence répondait au respect que lui marquait le
maître du château; les murs en étaient décorés de tapisseries brodées en
or et en soie, et représentant des sujets de fauconnerie. Le lit était
orné d'une tapisserie semblable, et garni de rideaux teints en pourpre;
les siéges étaient couverts de riches coussins, et devant un fauteuil
plus élevé que les autres était un marche-pied en ivoire d'un travail
précieux. Quatre grandes bougies placées dans des candélabres d'argent
éclairaient cet asile. Et cependant, que nos beautés modernes n'envient
point le faste d'une princesse saxonne! Les murs de son appartement
étaient si pleins de crevasses et si mal crépis, qu'on voyait les
tapisseries remuer au moindre souffle, et que la flamme des torches, au
lieu de monter perpendiculairement, se portait de côté et d'autre comme
le plumet d'un chieftain[44]. Ici tout paraissait magnifique et même
recherché, mais ce qu'on appelle le confortable y manquait presque
entièrement; et ce genre d'agrément étant inconnu, on ne l'enviait pas.

     Note 44: Capitaine ou chef de clans ou paysans de la vieille
     Écosse. A. M.

Lady Rowena avait derrière elle trois suivantes, qui arrangeaient ses
cheveux pour la nuit. Elle était assise sur l'espèce de trône dont j'ai
déjà parlé, et semblait une reine qui va recevoir d'universels hommages.
Le pèlerin lui rendit les siens en fléchissant le genou. «Levez-vous,
pèlerin, lui dit-elle d'un air gracieux; celui qui prend la défense de
l'absent a droit au bon accueil de quiconque chérit la vérité et honore
le courage. Retirez-vous, excepté la seule Elgitha, dit-elle à ses
suivantes; je veux entretenir ce pèlerin.» Sans quitter l'appartement,
celles-ci se retirèrent à l'extrémité opposée, s'assirent sur un banc
près du mur, et gardèrent le silence comme des statues, quoiqu'elles
fussent assez loin de leur maîtresse pour s'entretenir à demi-voix sans
craindre de l'interrompre.

«Pèlerin, dit lady Rowena, après un muet intervalle pendant lequel elle
semblait incertaine sur la manière dont elle commencerait la
conversation, vous avez ce soir prononcé un nom, le nom d'Ivanhoe,
ajouta-t-elle avec une sorte d'insistance, dans un château où, d'après
les lois de la nature, on devrait toujours être heureux de l'entendre,
et où, par un concours de circonstances déplorables, il ne peut être
proféré sans exciter dans plus d'un coeur des sensations douloureuses;
et j'ose à peine vous demander le lieu et la situation où vous l'avez
laissé. Nous avons su que, sa mauvaise santé l'ayant retenu en Palestine
après le départ de l'armée anglaise, il avait été persécuté par la
faction française, à laquelle les templiers sont si dévoués.»--«Je
connais peu le chevalier d'Ivanhoe, répondit le pèlerin d'une voix émue;
je voudrais le connaître davantage, noble dame, puisque vous vous
intéressez à sa fortune: il a surmonté, je le présume, les persécutions
de ses ennemis, et il était, au moment de revenir en Angleterre, où vous
devez savoir mieux que moi s'il lui reste quelque chance de bonheur.»

Lady Rowena poussa un profond soupir, et lui demanda quand on pourrait
revoir Ivanhoe dans sa patrie, et s'il ne serait pas exposé à de grands
périls sur la route. Sur la première question, le pèlerin avoua son
entière ignorance; et sur la seconde, il répondit que le retour pouvait
avoir lieu sans danger par Venise, par Gênes, et ensuite par la France.
«Ivanhoe, ajouta-t-il, connaît si bien la langue et les coutumes
françaises, qu'il ne court aucun risque en traversant ce dernier pays.»

«Plût à Dieu, dit lady Rowena, qu'il fût déjà ici, et en état de porter
les armes au tournoi qui va se tenir, et dans lequel tous les chevaliers
de cette contrée déploieront leur adresse et leur courage. Si Athelstane
de Coningsburgh y remportait le prix, Ivanhoe apprendrait sans doute de
fâcheuses nouvelles à son arrivée en Angleterre. Comment se trouvait-il
la dernière fois que vous le vîtes? la maladie avait-elle abattu ses
forces et changé ses traits?»--«Il était plus maigre et plus basané qu'à
son retour de Chypre à la suite de Richard Coeur-de-Lion, et les soucis
semblaient gravés sur son visage; mais je n'en parle que par ouï-dire,
je ne le connais pas.»--«Il ne trouvera dans son pays, je le crains, que
bien peu de motifs pour bannir ces soucis. Je vous rends graces, bon
pèlerin, des détails que vous m'avez donnés sur le compagnon de mon
enfance. Approchez, dit-elle à ses suivantes, offrez la coupe du repos à
cet homme sacré, que je ne veux pas retenir davantage.» L'une d'elles
apporta à sa maîtresse une coupe d'argent remplie de vin assaisonné de
miel et d'épices; Rowena y trempe ses lèvres, et la passe au pèlerin,
qui en boit quelques gouttes.»--«Acceptez cette aumône,» lui dit-elle en
lui donnant une pièce d'or, «comme une marque de mon respect pour les
lieux saints que vous avez visités.» Le pèlerin reçut ce don en la
saluant avec une humilité profonde, et suivit Edwina hors de
l'appartement pour retourner dans l'antichambre. Il y retrouva le
domestique Anwold, qui, prenant la torche des mains de la suivante, le
conduisit avec plus de hâte que de cérémonie dans un galetas, où des
espèces de cellules servaient au logement des domestiques du dernier
ordre et aux étrangers d'une classe inférieure.

«Dans laquelle de ces chambres est le juif?» demanda le pèlerin.--«Le
chien de mécréant, répondit Anwold, est niché dans celle qui est à main
gauche de la vôtre. Par saint Dunstan! comme il faudra la râcler et la
nettoyer avant qu'on y loge un chrétien!»--«Et où est la chambre de
Gurth le porcher.»--«À main droite; vous servez de séparation entre le
circoncis et le gardien de ce qui est en abomination parmi les douze
tribus. Vous auriez eu un endroit plus commode, si vous n'aviez pas
refusé l'invitation d'Oswald.»--«Je me trouve fort bien; le voisinage
d'un juif ne peut souiller à travers une cloison de chênes».

En disant ces paroles il pénétra dans la cellule qui lui était destinée,
prit la torche des mains du domestique, le remercia et lui souhaita une
bonne nuit. Ayant poussé la porte, qui ne fermait comme toutes les
autres que par un loquet, il mit la torche dans un candélabre de bois,
et jeta les yeux sur le chétif ameublement de la chambre à coucher, qui
consistait en une escabelle et en un lit formé de planches mal jointes,
rempli de paille fraîche, et sur lequel étaient étendues quelques peaux
de mouton en guise de couvertures. La torche éteinte, le pèlerin se jeta
sur ce grabat sans ôter un seul de ses vêtemens, et dormit, ou du moins
resta couché, jusqu'à ce que l'aurore eût envoyé ses blanchissans rayons
dans sa chambre par la petite croisée grillée qui recevait l'air et le
jour. Il se leva le lendemain matin après avoir dit sa prière, sortit de
cette cellule, et entra sans bruit dans celle du juif en levant
doucement le loquet.

L'Israélite était livré à un sommeil très agité, sur un grabat
exactement pareil à celui qu'avait eu le pèlerin. La portion des
vêtemens qu'il avait ôtée se trouvait sous sa tête, moins pour lui
servir d'oreiller, que de peur qu'on ne les lui dérobât pendant le
sommeil. Son front peignait l'inquiétude, et il remuait vivement les
bras et les mains comme s'il eût eu alors à combattre le cauchemar. Il
poussait des exclamations, tantôt en hébreu, tantôt dans la langue
nouvelle, mélange d'anglais et de normand; le pèlerin distingua ces
mots: «Au nom du dieu d'Abraham, épargnez un malheureux vieillard! Je
n'ai pas un shekel au monde! Dussé-je être coupé en morceaux, je ne
pourrais vous rien donner.»

Le Pèlerin, sans attendre l'issue de la vision du juif, le poussa avec
son bourdon pour l'éveiller. Ce brusque réveil et la vue d'un homme près
de son lit parut sans doute à Isaac la continuation de son rêve. Il se
leva sur son séant, ses cheveux gris hérissés sur sa tête, sauta sur ses
vêtemens, les serra entre ses bras comme un faucon tient sa proie dans
ses serres, et fixa ses yeux noirs et perçans sur le pèlerin avec une
expression mêlée de surprise et de terreur. «Calmez-vous, Isaac, lui dit
celui-ci; je ne viens pas en ennemi.»--«Que le dieu d'Israël vous
bénisse, reprit le juif soulagé: je rêvais; mais, Abraham en soit loué!
ce n'est qu'un rêve. Et quelle affaire vous plairait-il d'avoir de si
bonne heure avec un pauvre juif?»--«J'ai à vous annoncer que, si vous ne
partez à l'instant et ne faites diligence, votre voyage ne sera pas sans
péril.»--«Dieu de Moïse! et qui peut avoir intérêt à mettre en danger un
réprouvé comme moi?»--«Vous devez savoir mieux que moi si quelqu'un peut
y être intéressé; mais ce que je puis vous garantir, c'est que hier au
soir le templier, en traversant la salle où nous étions, prononça
quelques mots à ses esclaves musulmans en langue arabe, que je parle
couramment, et leur donna ordre d'épier votre départ du château, de vous
suivre, de s'emparer de vous, et de vous conduire prisonnier dans le
château de sire Philippe de Malvoisin, ou dans celui de sire Réginald
Front-de-Boeuf.»

On ne pourrait se figurer la terreur qui s'empara du juif en apprenant
ce dessein; il en fut comme anéanti; une sueur froide couvrit son front;
ses bras tombèrent sans mouvement; sa tête se pencha sur sa poitrine. Au
bout de quelques minutes cependant il retrouva assez de force pour
abandonner son lit; mais cet effort l'épuisa; ses genoux tremblèrent
sous lui, ses nerfs et ses muscles semblaient avoir perdu leur
élasticité, et il tomba aux pieds du pèlerin, non comme un suppliant,
mais comme un épileptique, par l'effet d'une puissance invisible qui ne
laisse aucun moyen d'en triompher.

«Dieu d'Abraham!» furent les premières paroles qu'il prononça en levant
vers le ciel ses mains décharnées, pendant que sa tête grise était
encore attachée sur le sol. «Ô saint Moïse! Ô bienheureux Aaron! dit-il
ensuite, mon rêve n'est pas une chimère, ma vision n'a pas eu lieu en
vain! Je sens leurs instrumens de torture déchirer, lacérer mes nerfs;
je les sens passer sur mon corps comme les faux, les herses et les
haches de fer sur les hommes de Rahab et les cités des enfans
d'Ammon.»--«Levez-vous, Isaac, et écoutez-moi,» dit le pèlerin qui
voyait sa détresse avec un mélange de compassion et de mépris. «Vous
avez raison de craindre, en songeant à la manière dont les nobles et les
princes ont traité vos frères pour en arracher leurs trésors; mais
levez-vous, encore une fois, et je vous indiquerai le moyen de vous
sauver. Quittez à l'instant ce château, pendant que les étrangers y sont
encore plongés dans le sommeil. Je vous conduirai vers la forêt par des
sentiers que je connais très bien, et je ne vous laisserai qu'après que
vous aurez obtenu le sauf conduit de quelque chef ou de quelque baron se
rendant au tournoi, et dont vous avez sans doute les moyens de vous
assurer la protection.»

Pendant que l'oreille d'Isaac recueillait ainsi avec avidité les
espérances d'évasion que lui insinuait le pèlerin, ce pauvre juif
commençait à se lever peu à peu, et en quelque sorte pouce à pouce,
jusqu'à ce qu'il se fût trouvé sur ses genoux. Il rejeta en arrière ses
longs cheveux gris en fixant sur le pèlerin ses yeux noirs et craintifs.
Aux dernières paroles, la peur lui revint dans toute son énergie, et il
retomba la face contre terre. «Moi, posséder les moyens de m'assurer la
protection de quelqu'un! s'écria-t-il. Hélas! il n'est pour un juif
qu'un moyen d'arriver aux bonnes graces d'un chrétien: c'est l'argent.
Et comment le trouver, moi, malheureux que les extorsions ont déjà
réduit à la misère de Lazare?» Alors, comme si la méfiance eût imposé
silence à tout autre sentiment: «Pour l'amour de Dieu, jeune homme,
s'écria-t-il tout à coup, au nom du Père divin de tous les hommes, des
juifs et des chrétiens, des enfans d'Israël et ce ceux d'Ismaël, ne me
trahissez point! Je n'ai pas de quoi acheter la protection du plus
pauvre des mendians chrétiens, voulût-il me l'accorder pour un sou.» À
ces mots il se souleva une seconde fois, et saisit le manteau du
pèlerin, en le regardant d'un air craintif et suppliant. Celui-ci recula
de quelques pas, comme s'il eût craint d'être souillé par ce contact.
«Quand tu serais porteur de toutes les richesses de ta tribu, lui dit le
pèlerin avec mépris, quel intérêt aurais-je à te nuire? L'habit que je
porte ne dit-il pas que j'ai fait voeu de pauvreté? Quand je te
quitterai, il ne me faudra qu'un cheval et une cotte de mailles. Ne
crois pas au surplus que je désire ta compagnie, ou que je veuille en
retirer quelque profit. Demeure en ce château, si tel est ton plaisir.
Cedric le Saxon peut t'accorder sa protection.»

«Hélas! dit le juif, il ne voudra même pas que je voyage à sa suite. Le
Saxon et le Normand dédaignent également le pauvre Israélite; et
traverser seul les domaines de Malvoisin et de Réginald Front-de-Boeuf,
après ce que vous venez de me dire! Bon jeune homme, je m'en irai avec
vous; hâtons-nous, ceignons nos reins, fuyons. Voilà votre bourdon:
pourquoi hésitez-vous?»--«Je n'hésite pas, répondit le pèlerin; mais je
songe à nous assurer les moyens de sortir du château. Suivez-moi.»

Il le mène dans la chambre de Gurth, qu'il s'était fait montrer la
veille, avons-nous dit, et y étant entré: «Gurth! s'écria-t-il,
lève-toi, ouvre la poterne du château, fais-moi sortir avec le Juif.»
Gurth, dont les fonctions, quoique si méprisées aujourd'hui, lui
assuraient alors en Angleterre autant d'importance qu'Eumée en eut jadis
à Ithaque, fut blessé du ton impérieux et familier du pèlerin. «Quoi!
dit-il en se levant sur le coude sans quitter son grabat, le juif veut
partir sitôt de Rotherwood, et avec un pèlerin!»--«Je l'aurais aussi
volontiers soupçonné, dit Wamba qui entrait au même instant, de partir
en nous dérobant la moitié d'un jambon.»--«Quoi qu'il en soit, dit
Gurth en replaçant sa tête sur la pièce de bois qui lui servait
d'oreiller, le juif et le chrétien attendront qu'on ouvre la grande
porte. Nous ne permettons pas que nos hôtes s'en aillent du château
furtivement et de si bonne heure.»--«Mais, répéta le pèlerin d'un ton
ferme, je vous dis que vous ne refuserez pas ce que je vous demande.» En
même temps, se penchant sur le lit du gardien des pourceaux, il chuchota
à son oreille quelques mots en saxon. Gurth tressaillit comme électrisé;
et le pèlerin portant un doigt sur ses lèvres: «Gurth, lui dit-il,
prends garde! tu as coutume d'être discret. Ouvre-nous la poterne, et tu
en sauras davantage.»

Gurth obéit d'un air joyeux et empressé. Le juif et Wamba les suivaient,
tous deux bien étonnés du changement soudain qui s'était opéré dans les
dispositions du gardien des pourceaux. «Ma mule! ma mule! s'écria le
juif en arrivant à la poterne. Je ne saurais partir sans ma mule.»--«Va
lui chercher sa mule, dit le pèlerin à Gurth, et amènes-en une pour moi,
afin que je le suive jusqu'à ce qu'il ait quitté ces environs. Je la
laisserai à Ashby entre les mains de quelqu'un de la suite de Cedric. Et
toi, écoute.» Il prononça le reste si bas, que Gurth fut le seul qui put
l'entendre. «Très volontiers, répondit celui-ci, je n'y manquerai
point.» Et il alla chercher les mules.

«Je voudrais bien, dit Wamba dès que son camarade eut le dos tourné,
qu'on m'eût appris tout ce que vous autres pèlerins apprenez dans la
Terre-Sainte?»--«On nous y enseigne à réciter nos prières, à nous
repentir de nos péchés, à jeûner et à nous mortifier.»--«Il faut que
vous y appreniez encore autre chose: «sont-ce vos prières et votre
repentir qui ont décidé Gurth à vous ouvrir la poterne? Est-ce par des
jeûnes et des mortifications que vous l'avez engagé à vous prêter une
mule de son maître? Si vous n'aviez pas eu d'autre ressource, vous
eussiez tout aussi bien fait de vous adresser à son pourceau
favori.»--«Allons, dit le pèlerin, tu n'es qu'un fou saxon.»--«Vous
dites bien, reprit le bouffon; si j'étais Normand, comme je crois que
vous l'êtes, j'aurais eu la fortune pour moi et me trouverais à côté
d'un sage.»

Gurth en ce moment parut de l'autre côté du fossé avec les deux mules.
Les voyageurs passèrent sur une espèce de pont-levis formé de deux
planches, largeur exacte de la poterne et d'un guichet pratiqué à la
palissade extérieure, qui conduisait dans le bois. Dès que l'Israélite
fut près de sa mule, il se hâta de placer sur la selle un sac de bougran
bleu, qu'il avait soigneusement caché sous son manteau: «C'est de quoi
changer de vêtemens, dit-il, pas autre chose.» Il monta en selle avec
plus de vigueur et de légèreté que son âge ne l'eût fait présumer, et ne
perdit pas un instant pour arranger son manteau de manière à cacher à
tous les yeux le fardeau qu'il portait en croupe. Le pèlerin sauta sur
sa mule avec moins de vivacité, mais plus de légèreté; et au moment de
partir il présenta sa main à Gurth, qui la baisa d'un air respectueux.
Il suivit des yeux les deux voyageurs jusqu'à ce que les arbres de la
forêt en eussent caché la trace, et même alors il semblait encore les
chercher, quand il fut distrait de sa rêverie par la voix de Wamba.

«Sais-tu bien, mon ami Gurth, que tout à l'heure tu as montré une
courtoisie bien singulière? Je marcherais nu-pieds, comme ce pèlerin,
pour être servi avec le même zèle. Certes, je ne me contenterais pas de
te donner ma main à baiser.»--«Tu n'es pas trop fou, Wamba, quoique tu
ne raisonnes que sur des apparences; au surplus, c'est tout ce que peut
faire le plus sage de nous. Mais il est temps que je songe à mon
troupeau.» À ces mots, il rentra dans le château avec son compagnon.

Cependant les deux voyageurs s'éloignaient avec une célérité qui
attestait les craintes du juif; car il est peu ordinaire que les hommes
de son âge aiment à voyager vite. Le pèlerin, qui paraissait connaître
tous les détours de ces bois, le conduisait par des sentiers
infréquentés, et plus d'une fois Isaac trembla que son dessein ne fût de
le livrer à ses ennemis. Ses soupçons, après tout, étaient bien
excusables. Si l'on excepte le poisson volant, qui trouve des ennemis
dans deux élémens, il n'existait point d'êtres sur la terre qui fussent,
comme les juifs de ces temps, l'objet d'une persécution aussi générale,
aussi constante et aussi cruelle. Sous les prétextes les plus frivoles,
et sur les accusations presque toujours les plus injustes et les plus
absurdes, leurs personnes et leurs fortunes étaient livrées à la merci
populaire. Normands et Saxons, Danois et Bretons, tous, quoique ennemis
les uns des autres, luttaient d'acharnement contre peuple qu'on se
faisait un devoir religieux de haïr, d'insulter, de voler et de livrer à
la torture. Les rois de race normande et les nobles indépendans, qui
suivaient leur exemple en se permettant des actes arbitraires, avaient
de plus adopté contre cette malheureuse nation un système de persécution
plus régulier et fondé sur les calculs de la cupidité la plus
insatiable. On se rappelle le trait du roi Jean, qui, ayant enfermé dans
un de ses châteaux un juif opulent, lui faisait arracher tous les matins
une dent, jusqu'à ce que l'Israélite, voyant la moitié de sa mâchoire
dégarnie, eût consenti à payer une somme considérable que le tyran
voulait lui extorquer. Le peu de numéraire qui existât dans le pays se
trouvait dans les mains de ce peuple persécuté; et la noblesse suivait
l'exemple du monarque, et rançonnait les juifs en employant contre eux
tous les genres de torture. Cependant la soif du gain donnait un courage
passif aux enfans d'Israël, et les portait à affronter tous les périls
et tous les maux pour obtenir les profits immenses qu'ils pouvaient
faire dans un pays comme l'Angleterre, naturellement si riche par les
miracles de son industrie. Malgré toutes les persécutions, et même
l'établissement d'une cour spéciale qu'on avait nommée _l'échiquier des
juifs_, et qui était chargée de leur imposer des taxes arbitraires pour
mieux les dépouiller de leurs richesses, leur nombre se multipliait, et
ils réalisaient de grandes fortunes, s'envoyaient de l'un à l'autre des
sommes considérables par le moyen de lettres de change; car c'est à eux,
dit-on, qu'est due cette invention, qui leur permettait de faire passer
leur fortune d'un pays dans un autre; de façon que, s'ils étaient
menacés d'une trop violente oppression dans un pays, ils sauvaient leurs
trésors en les cachant dans une autre contrée. L'obstination et la
cupidité des juifs, étant ainsi aux prises avec le fanatisme et la
tyrannie des grands du pays, augmentaient comme les persécutions. Si les
richesses qu'ils acquéraient par le commerce les exposaient quelquefois
à de graves dangers, quelquefois aussi elles leur assuraient une
certaine influence. Telle était leur existence générale, d'où résultait
leur caractère timide, inquiet, soupçonneux, mais opiniâtre, et fertile
en ressources pour se dérober aux périls dont ils étaient environnés.

Quand nos deux voyageurs eurent franchi rapidement plusieurs sentiers
solitaires, le pèlerin rompit enfin le silence. «Tu vois, dit-il, ce
grand chêne accablé sous le poids des années: là se terminent les
domaines de Front-de-Boeuf. Depuis long-temps nous ne sommes plus sur
ceux de Malvoisin: tu n'es plus en danger d'être poursuivi par tes
ennemis.»--«Que les roues de leurs chariots soient brisées, dit le juif,
comme celles de l'armée de Pharaon, afin qu'ils ne puissent plus
m'atteindre! Mais, bon pèlerin, ne m'abandonnez pas; pensez à ce fier et
sauvage templier et à ses esclaves sarrasins. Peu importe sur quelles
terres ils me rencontreraient; ils ne respectent ni seigneur, ni manoir,
ni territoire.»--«C'est ici que nous devons nous séparer. Il ne convient
pas aux gens de ma sorte de voyager avec un juif plus long-temps que la
nécessité ne l'exige; d'ailleurs, quelle assistance pourras-tu avoir de
moi, pauvre pèlerin, contre deux païens en armes?»--«Oh! brave jeune
homme, vous pouvez me défendre, et je suis sûr que vous le feriez. Tout
misérable que je suis, je vous récompenserai, non pas avec de l'or,
puisque je n'en ai point, j'en prends à témoin mon père Abraham;
mais...»--«Je t'ai déjà déclaré que je ne voulais de toi ni argent, ni
récompense; mais, soit, je t'accompagnerai, je te défendrai même si cela
est nécessaire, car on ne saurait faire un reproche à un chrétien de
protéger même un juif contre des Sarrasins. Nous ne sommes pas éloignés
de Sheffield, je te guiderai jusqu'à cette ville: tu y trouveras
probablement quelqu'un de tes frères qui te donnera un asile.»--«Que la
bénédiction de Jacob s'étende sur vous, brave jeune homme! Je trouverai
à Sheffield mon parent Zareth, et il me fournira les moyens de continuer
ma route sans danger.»--«Je vais donc t'y accompagner; là nous nous
quitterons: il ne nous reste guère qu'une demi-heure de chemin pour
arriver en vue de cette ville.»

Cette demi-heure se passa dans un silence absolu. Le pèlerin dédaignait
de parler au juif sans nécessité, et le juif à son tour n'osait adresser
la parole à un homme à qui un pèlerinage dans les lieux saints donnait
un caractère sacré. Ils s'arrêtèrent sur le haut d'une petite colline.
«Voilà Sheffield, dit le pèlerin à Isaac en lui montrant les murs de
cette ville; c'est ici que nous devons nous séparer.»--«Recevez
auparavant les remercîmens du pauvre juif; je n'ose vous conjurer de
m'accompagner chez mon parent Zareth, qui pourrait me fournir de quoi
vous récompenser du service que vous m'avez rendu.»--«Je t'ai dit ne
vouloir pas de récompense. Si néanmoins parmi tes débiteurs il y avait
un chrétien auquel tu voulusses épargner les fers et la prison pour
l'amour de moi, je me trouverais amplement dédommagé pour le service que
je t'ai rendu ce matin.»

«Attendez, attendez, s'écria le juif en saisissant son manteau; je
voudrais faire quelque chose de plus, quelque chose qui vous fût
personnellement agréable. Dieu sait qu'Isaac est pauvre, un mendiant
véritable dans sa tribu, et cependant... Me pardonnerez-vous si je
devine ce que vous désirez le plus en ce moment?»--«Si tu le devinais,
tu ne pourrais me le donner, quand tu serais aussi riche que tu dis être
pauvre.»--«Que je le dis! répéta le juif; hélas! c'est bien la vérité:
je suis un malheureux, volé, ruiné, endetté, le dernier des misérables;
des mains cruelles m'ont enlevé mes marchandises, mon argent, mes
navires, tout ce que je possédais; et cependant je puis vous dire ce
dont vous avez besoin, et peut-être vous le procurer: c'est un cheval de
bataille et une armure.»

Le pèlerin tressaillit, et se tournant vivement vers le juif: «Quel
démon peut t'inspirer cette conjecture?» lui demanda-t-il.--«Qu'importe,
reprit le juif en riant; soutiendrez-vous qu'elle n'est pas vraie?...
Or, si j'ai deviné quels sont vos désirs, je puis les
satisfaire.»--«Comment peux-tu penser qu'avec l'habit que je porte, mon
caractère, mon voeu?...»--«Je connais les chrétiens; je sais que le plus
généreux, par un esprit de religion superstitieuse, prend le bourdon et
les sandales, et va nu-pieds visiter les tombeaux des morts.»--«Juif,
s'écria le pèlerin d'un ton sévère, ne blasphème point!»--«Pardon, si
j'ai parlé trop légèrement; mais vous avez laissé échapper, hier soir et
ce matin, quelques mots qui ont été pour moi ce qu'est l'étincelle qui,
en jaillissant du caillou, trahit le métal qu'il recèle. Je sais, en
outre, que cette robe de pèlerin cache une chaîne d'or comme celle des
chevaliers; je l'ai vue briller, il y a quelques heures, tandis que vous
étiez penché sur mon grabat.»

Le pèlerin ne put éviter de sourire: «Si un oeil aussi curieux que le
tien perçait sous tes vêtemens, lui dit-il, peut-être y ferait-il aussi
des découvertes.»--«Ne parlez pas ainsi,» dit le juif pâlissant; et
prenant son écritoire comme pour terminer la conversation, il en tira
une plume et un feuillet de papier roulé, l'appuya sur sa toque jaune,
et écrivit sans descendre de sa mule. Quand il eut fini, il donna ce
billet, écrit en hébreu, au pèlerin, et lui dit: «Toute la ville de
Leicester connaît le riche Israélite Kirgath Jaïram, de Lombardie.
Portez-lui ce billet. Il a encore à vendre six armures de Milan dont la
moindre siérait à une tête royale, et dix chevaux de guerre dont le
moins beau serait digne d'un monarque allant livrer bataille pour la
défense de sa couronne. Vous pourrez choisir l'armure et le cheval qui
vous plairont le plus, et demander tout ce qui vous sera nécessaire pour
le tournoi: il vous le donnera. Après le tournoi, vous lui rendrez le
tout fidèlement, à moins que vous ne soyez alors en mesure d'en
acquitter le prix.»--«Mais, Isaac, dit le pèlerin, ignores-tu que dans
un tournoi les armes et le cheval du vaincu appartiennent au vainqueur?
C'est la loi de ces sortes de combats. Or, je puis être malheureux et
perdre ce que je ne pourrais ni rendre ni payer.» Le juif changea de
couleur, et fut comme étourdi à l'idée d'une telle chance; mais
rappelant tout son courage: «Non, non, certes! s'écria-t-il vivement;
cela est impossible; je ne veux pas y penser; la bénédiction de notre
père céleste sera sur vous; votre lance sera aussi formidable que la
verge de Moïse.»

Cessant de parler, il tournait la tête de sa mule du côté de Sheffield;
mais le pèlerin saisit à son tour son manteau: «Non, Isaac, lui dit-il,
tu ne sais pas encore tous les périls du combat. L'armure peut être
endommagée, le cheval peut être tué; car, si je vais au tournoi, je
n'épargnerai ni armes ni coursier. D'ailleurs, les gens de ta tribu ne
donnent rien pour rien, et je devrais payer quelque chose pour m'en être
servi.» La figure de l'Israélite se tordit comme celle d'un homme
tourmenté d'un accès de colique; mais les sentimens qui l'animaient en
ce moment l'emportèrent sur ceux qui lui étaient habituels. «N'importe,
lui dit-il, n'importe; laissez-moi partir. S'il y a quelques dommages,
Kirgath Jaïram n'y fera pas attention, par l'amitié qu'il a pour son
concitoyen Isaac. Adieu! Écoutez, ajouta-t-il en se retournant, ne vous
exposez pas trop dans ces folles chances. Ayez soin de ménager, je ne
dis pas votre armure et votre cheval, mais votre vie, brave jeune homme.
Adieu.»--«Grand merci de ton avis plein de sollicitude; je profiterai de
ta courtoisie, dit le pèlerin, et j'aurai du malheur si je ne puis en
tenir compte.» Ils se quittèrent, et prirent chacun une route différente
pour entrer à Sheffield.


CHAPITRE VII.

    «Suivis de leurs nombreux écuyers, les chevaliers
    s'avancent avec un magnifique appareil. L'un porte le
    haubert, un autre tient la lance, un troisième vient
    le bras armé du bouclier resplendissant. Le coursier
    frappe la terre d'un pied impatient, et ronge son frein
    d'or plein d'écume. Les forgerons et les armuriers se
    présentent sur leurs palefrois, des limes en main et
    des marteaux à leur ceinture, avec des clous pour
    réparer les épieux brisés, et des courroies pour rattacher
    les boucliers. Une milice à cheval borde les
    rues; et la foule accourt, le bras chargé d'un pesant
    gourdin.»

    Dryden, _Palémon et Arcite_.


Le peuple anglais, dans ce temps-là, était fort malheureux. Le roi
Richard était absent, détenu prisonnier par le perfide et cruel duc
d'Autriche; on ignorait jusqu'au lieu de sa captivité, et son sort
n'était même qu'imparfaitement connu de la très grande majorité de ses
sujets, qu'opprimaient toute espèce de tyrans subalternes.

Le prince Jean, ligué avec Philippe de France, ennemi juré de Richard,
usait de toute son influence auprès du duc d'Autriche pour prolonger la
captivité de son frère, dont il avait reçu tant de bienfaits. Pendant le
même temps, il fortifiait son parti dans le royaume, dont il se
proposait, en cas de mort du roi, de disputer le trône à l'héritier
légitime, Arthur, duc de Bretagne, fils de Geoffroy Plantagenet, frère
aîné de Jean. Cette usurpation, comme on sait, il l'exécuta par la
suite. Léger, licencieux et perfide, Jean n'eut pas de peine à
s'attacher, non seulement ceux qui avaient à craindre que leur conduite
en l'absence de Richard n'attirât sur eux son courroux, mais encore
cette classe nombreuse de gens qui bravaient toutes les lois, et qui, de
retour des croisades, avaient rapporté dans leur patrie tous les vices
de l'Orient, un coeur endurci, le besoin de réparer les brèches de leur
fortune, et qui plaçaient leurs espérances de butin dans une commotion
intérieure et une guerre civile.

À ces causes de calamités publiques et d'inquiétudes, il faut ajouter la
multitude de proscrits ou d'outlaws qui, poussés au désespoir par
l'oppression des seigneurs féodaux, et par la sévérité avec laquelle on
faisait exécuter la charte des forêts, s'étaient réunis en guérillas,
vivaient dans les bois, et se riaient de la justice et des magistrats du
pays. Les nobles eux-mêmes, fortifiés dans leurs châteaux, et comme de
petits souverains sur leurs domaines, étaient des chefs de bandes non
moins à craindre, et ne respectaient pas plus les lois que les
déprédateurs avoués. Pour entretenir ces troupes qui composaient leurs
forces, soutenir leur luxe et fournir à leurs extravagances, ils
empruntaient aux juifs de l'argent à énorme intérêt; c'était le cancer
qui dévorait leurs biens, et ils n'y connaissaient d'autre remède que
les actes de violence qu'ils exerçaient contre leurs créanciers, chaque
fois qu'ils en trouvaient l'occasion.

Sous le poids accablant d'un pareil état de choses, le peuple anglais
souffrait pour le présent et n'avait pas moins à craindre pour l'avenir.
Cet état malheureux fut encore empiré par une maladie contagieuse qui
régnait dans le pays, et dont la malignité s'aggravait par la
malpropreté des classes inférieures, leur logement malsain et leur
mauvaise nourriture. Un grand nombre périssaient, et ceux qui
survivaient leur enviaient un sort qui les arrachait aux maux prochains
dont ils étaient menacés.

Cependant, malgré toutes ces causes réunies de détresse, le peuple,
comme la noblesse, prenait au tournoi qui allait s'ouvrir, et qui
formait le grand spectacle de ce siècle, le même intérêt que prend à un
combat de taureaux le bourgeois affamé des rivages du Mançanarès, qui ne
sait pas s'il trouvera le soir de quoi apaiser la faim de sa famille. Ni
les devoirs, ni la faiblesse et les infirmités n'empêchaient les jeunes
gens et les vieillards d'accourir de bien loin pour voir de telles
fêtes. À la passe-d'armes qui allait s'ouvrir à Ashby, dans le comté de
Leicester, les tenans devaient être des champions de la plus grande
célébrité, et la nouvelle que le prince Jean lui-même devait l'honorer
de sa présence avait fixé l'attention générale; un concours immense de
personnes de tout âge et de toutes conditions s'étaient rendu, dans la
matinée du jour indiqué, au lieu désigné pour le tournoi.

Ce lieu était singulièrement pittoresque. Sur la lisière d'un bois, à un
mille de la ville d'Ashby, était une grande prairie couverte de la plus
riche verdure, bornée d'un côté par une forêt, et de l'autre, par des
chênes isolés, dont quelques uns avaient atteint une hauteur
prodigieuse. Le terrain, qui semblait avoir été disposé exprès par la
nature pour le spectacle martial dont il devait être le théâtre, de tous
côtés s'élevait en pente douce et en guise d'amphithéâtre; enfin un
large espace situé au milieu, uni et de niveau, avait été entouré de
fortes palissades. La forme en était carrée, mais les angles en avaient
été arrondis afin de laisser aux spectateurs la facilité de bien voir.
Au nord et au sud on avait pratiqué dans les palissades, pour les
combattans, deux entrées fermées par des portes de bois, suffisant au
passage de deux cavaliers de front. À chacune de ces portes se
trouvaient deux hérauts accompagnés de six trompettes, d'un nombre égal
de poursuivans d'armes, et d'un fort détachement de troupes destinées à
maintenir le bon ordre, et à recevoir les chevaliers qui se proposaient
de prendre une part active au tournoi.

Sur une plate-forme élevée derrière l'entrée du sud, étaient cinq
pavillons superbes ornés de pannonceaux bruns et noirs, couleurs
choisies par les cinq chevaliers tenans du tournoi. Devant chaque
pavillon était suspendu le bouclier du chevalier qui l'occupait, et à
côté se tenait son écuyer déguisé en sauvage, ou revêtu de tout autre
costume bizarre et étranger, d'après le goût de son maître, ou le rôle
qu'il lui plaisait de jouer pendant toute la durée de la passe-d'armes.
La tente du centre, comme place d'honneur, avait été réservée à Brian de
Bois-Guilbert, que sa renommée dans tous les combats chevaleresques et
sa liaison avec les chevaliers qui avaient imaginé cette joute avaient
fait recevoir avec empressement dans la compagnie, des tenans dont il
avait même été déclaré chef. À la gauche de sa tente étaient celles de
Reginald Front-de-Boeuf et de Philippe de Malvoisin; à droite, on voyait
le pavillon de Hugues de Grantmesnil, noble baron du voisinage, dont un
des ancêtres avait été revêtu de la dignité de lord grand-maître de la
maison du roi, sous les règnes de Guillaume-le-Conquérant et de son fils
Guillaume-le-Roux; et le pavillon de Ralph de Vipont, chevalier de
l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, possesseur d'anciens domaines à
Heater, près d'Ashby-de-la-Zouche. Un passage de trente pieds de largeur
menait, par une pente douce, de la porte de l'arène à la plate-forme sur
laquelle étaient dressées les tentes. Une palissade le fermait des deux
côtés, et une autre entourait pareillement l'esplanade située en face
des tentes.

Un passage identique, de trente pieds de largeur, menait à la porte du
côté du nord, et aboutissait de l'autre côté à un grand terrain enclos
de la même manière, et destiné aux chevaliers à qui l'envie prendrait de
figurer comme acteurs. Derrière étaient des tentes dont quelques unes
renfermaient toutes sortes de rafraîchissemens. Les autres étaient
réservées aux armuriers, aux maréchaux ferrans et aux autres artisans
dont le secours pouvait devenir indispensable.

À l'extérieur de l'arène on avait élevé des galeries ornées de tapis, et
garnies de siéges couverts de coussins, pour la noblesse des deux sexes
désireuse d'assister au tournoi. Un espace était affecté aux yeomen[45]
et aux spectateurs un peu au dessus du vulgaire; il était analogue au
parterre de nos théâtres. La populace occupait le haut des tertres
voisins, d'où, grâce à l'élévation naturelle du terrain, on pouvait voir
la lice par dessus les galeries. Un grand nombre de curieux s'étaient
perchés en outre sur les branches des arbres qui entouraient le préau,
et l'on voyait des spectateurs jusque sur le clocher de l'église
paroissiale située à quelque distance.

     Note 45: Ce mot, dont le singulier est _yeoman_, désigne
     aujourd'hui _la garde bourgeoise à cheval_, composée des
     petits propriétaires fermiers. A. M.

Il ne reste plus, pour compléter la description de cet arrangement
général, qu'à parler d'une galerie placée au centre du côté de l'orient.
Elle était plus élevée que les autres, plus richement ornée, et
couronnée par une espèce de trône et un dais sur lequel étaient brodées
les armoiries d'Angleterre. Des écuyers, des varlets, des gardes,
revêtus de costumes brillans, se tenaient autour de cette place
d'honneur destinée au prince Jean et à sa suite. En face, du côté de
l'occident, se voyait une autre galerie de même hauteur, décorée
peut-être avec moins de luxe, mais avec plus d'élégance et de recherche
que celle du prince. Des pages et de jeunes filles, les plus jolies de
la contrée, avec des costumes de fantaisie roses et verts, environnaient
le trône couvert des mêmes couleurs. Sur le dais même qui le décorait
flottaient une multitude de pannonceaux et de banderolles où l'on avait
peint des coeurs blessés, des coeurs enflammés, des flèches, des arcs,
des carquois, et tous ces lieux communs emblématiques représentant les
triomphes de Cupidon. Une inscription blasonnée prévenait que le trône
devait être occupé par la _royne de la beaulté et de l'amour_. Mais à
qui était réservé cet honneur? Tout le monde l'ignorait encore.

Cependant tous les spectateurs s'empressaient de s'asseoir à leurs
places respectives; ce qui n'eut pas lieu sans bien des querelles pour
déterminer celle que chacun devait prendre. La plupart de ces querelles
furent jugées sans cérémonie par les hommes d'armes, qui employaient
sans façon le manche de leurs hallebardes pour réprimer les réfractaires
qui prétendaient en appeler de leur décision. Lorsqu'il était question
de personnes qui méritaient plus de considération, les hérauts d'armes
intervenaient, et quelquefois même les deux maréchaux du tournoi;
c'étaient Guillaume de Wivil et Étienne de Martival, qui, armés de pied
en cap, se promenaient à cheval dans l'intérieur de l'enceinte, afin de
maintenir le bon ordre.

Peu à peu les galeries se remplirent de chevaliers et de nobles dans
leur costume civil, ce qui formait un heureux contraste avec la parure
élégante et diverse des femmes, accourues en plus grand nombre que les
hommes, et jalouses d'être témoins d'un spectacle qu'on aurait cru trop
dangereux et trop sanglant pour quelles y prissent quelque plaisir.
L'espace intérieur et plus bas que le reste fut vite rempli par les plus
riches d'entre les yeomen, les bourgeois, et même les nobles d'un rang
inférieur, que la modestie, la gêne ou un titre douteux, empêchaient de
prétendre à un banc plus digne. Ce fut parmi eux cependant qu'il s'éleva
le plus de querelles sur la préséance.

«Chien de mécréant,» dit un vieillard dont la tunique usée trahissait
l'indigence, comme son épée, sa dague et sa chaîne d'or révélaient ses
prétentions à un rang élevé; «enfant d'une louve, oses-tu bien toucher
un chrétien, un gentilhomme normand du sang de Montdidier?»

Celui qui était le sujet de cette apostrophe brutale n'était autre que
le juif Isaac d'York. Vêtu avec un luxe inattendu, il voulait s'emparer
de deux places sur le devant, sous les galeries, pour lui et pour sa
fille, la belle Rébecca, qui, l'ayant rejoint à Ashby, lui tenait le
bras et semblait fort intimidée du mécontentement général qu'excitait la
présomption de son père. Mais si nous avons vu Isaac soumis et craintif
dans une autre occurrence, il savait qu'en celle-ci il n'avait rien à
redouter. Ce n'était pas dans un endroit public, où des égaux se
trouvaient réunis, qu'un noble avide ou méchant pouvait l'injurier. En
de telles conjonctures, les juifs étaient sous la sauve-garde de la loi
générale; et, si ce n'était qu'une faible protection, il arrivait
presque toujours que dans de pareils rassemblemens quelques barons, par
des motifs d'intérêt, se montraient disposés à prendre leur défense.
Isaac avait en ce moment un autre motif de se rassurer. Il savait que le
prince Jean devait assister au tournoi, et il en était connu
personnellement. Ce prince négociait alors avec les juifs d'York un gros
emprunt qui devait être hypothéqué sur certaines terres et garanti par
un dépôt de joyaux. Isaac devait fournir la plus forte partie de cet
emprunt, et il était persuadé que l'envie du prince de conclure cette
affaire suffisait pour lui garantir sa protection s'il en avait besoin.
Ces considérations suffirent au juif pour persister, et coudoyer le
chrétien normand, au mépris de son origine, de son rang et de sa
religion. Les plaintes du vieux gentilhomme indignèrent ses voisins. Au
nombre de ceux-ci, un yeoman robuste et bien vêtu en drap vert de
Lincoln, portant douze flèches à sa ceinture, un baudrier enrichi d'une
plaque en argent, et tenant en main un arc de six pieds de hauteur, se
tourna tout à coup vers le juif, et son visage bruni par le soleil était
rouge de colère. «Songe, lui dit-il, que tous les trésors entassés dans
tes coffres, en pressurant de malheureuses victimes, n'ont fait que
t'enfler comme une araignée qu'on oublie tant qu'elle se tient dans
l'ombre, mais qu'on écrase dès qu'elle se montre au jour.»

Cette menace, prononcée d'une voix forte et menaçante en anglo-saxon,
ébranla la confiance du juif: et il se serait sans doute éloigné d'un
voisinage si dangereux, si l'attention générale ne se fût tournée en ce
moment vers le prince Jean, qui entrait dans l'arène avec une escorte
nombreuse, formée de chevaliers, de seigneurs de sa cour, et de quelques
ecclésiastiques parés avec autant de recherche que les courtisans. On
remarquait parmi eux le prieur de Jorvaulx, élégamment vêtu; l'or et les
plus riches fourrures brillaient sur sa personne, et les pointes de ses
bottes, outrant la mode de cette époque, remontaient si haut qu'il ne
pouvait appuyer les pieds sur les étriers. Cet inconvénient n'en était
pas un pour le galant prieur, qui peut-être même ne regrettait pas de
trouver l'occasion de donner devant une brillante assemblée, et surtout
devant les dames qui en faisaient partie, une preuve de sa dextérité
dans l'art de l'équitation. Le reste de la suite du prince Jean se
composait des principaux chefs de ses bandes soudoyées, de plusieurs
barons pillards et débauchés, dont il faisait sa société ordinaire, et
de quelques chevaliers du Temple ou de Saint-Jean-de-Jérusalem.

On peut remarquer ici que ces chevaliers étaient regardés comme ennemis
du roi Richard, s'étant rangés du parti de Philippe de France dans les
longues querelles qui avaient eu lieu en Palestine entre ce monarque et
le roi d'Angleterre. Cette mésintelligence fut cause que les victoires
réitérées de Richard demeurèrent sans fruit, qu'il échoua dans ses
tentatives pour s'emparer de Jérusalem, et que toute la gloire dont il
s'était couvert n'aboutit qu'à une trêve douteuse avec le sultan
Saladin. D'après les mêmes principes politiques qui avaient dicté la
conduite de leurs confrères dans la Palestine, les templiers et les
hospitaliers d'Angleterre et de Normandie s'étaient unis à la faction du
prince Jean, n'ayant guère de motifs pour désirer le retour de Richard
ou l'avénement d'Arthur, son héritier légitime, au trône qui lui
appartenait. Par un motif contraire, le prince Jean haïssait et
méprisait le peu de familles saxonnes illustres qui existaient encore en
Angleterre, et il ne manquait aucune occasion de les humilier, assuré
qu'elles ne l'aimaient pas et qu'elles ne favoriseraient jamais ses
prétentions. Il en était de même des hommes des communes, qui
appréhendaient qu'un souverain comme le prince Jean, avec un penchant
décidé à la licence et à la tyrannie, n'empiétât encore davantage sur
leurs droits et leurs priviléges. Dans ce brillant appareil, vêtu d'un
habit de soie cramoisie brodé en or, portant un faucon sur le poing, la
tête couverte d'un riche bonnet en fourrure orné d'un diadème de pierres
précieuses, d'où sortaient de longs cheveux bouclés qui descendaient sur
ses épaules, le prince Jean faisait caracoler son beau palefroi gris
dans l'arène, à la tête de son joyeux cortége, riant à haute voix, et
examinant avec toute la liberté d'un roi les beautés qui développaient
leurs charmes dans les galeries supérieures.

Ceux même qui remarquaient dans ce prince une audace effrénée jointe à
une hauteur excessive et à un mépris total de l'opinion des autres, ne
pouvaient lui refuser cette sorte d'agrément résultat d'une physionomie
ouverte. Ses traits, naturellement réguliers, prenaient, à force d'art,
un air de courtoisie, mais laissaient percer encore la contrainte
imposée aux secrets penchans du coeur. Cette apparence trompeuse est
souvent regardée comme une mâle franchise, tandis que, dans le fond,
elle n'annonce que l'indifférence d'un effronté qui se repose sur la
supériorité que lui donnent sa naissance, sa fortune et tous ses
avantages extérieurs, sans se mettre en peine d'y ajouter aucun autre
genre de mérite. Quant à ceux qui n'examinaient pas les choses de si
près, et d'ordinaire le nombre en est de cent contre un, la riche
palatine en fourrure du manteau dont le prince Jean était paré, ses
bottes de maroquin, ses éperons d'or, la grâce avec laquelle il se
tenait à cheval, suffisaient pour exciter leurs vives acclamations.

Dès son entrée dans l'enceinte, le prince avait remarqué la scène à
laquelle avait donné lieu la prétention ambitieuse d'Isaac. Son oeil
perçant reconnut le juif, mais s'arrêta plus volontiers sur la jolie
Israélite, qui, effrayée du tumulte, se pressait contre son père, et
était presque suspendue à son bras.

Même aux yeux d'un connaisseur aussi fin que le prince Jean, la beauté
de Rébecca pouvait le disputer avec celle des jeunes Anglaises les plus
séduisantes. Sa taille, divinement proportionnée, se montrait avec un
double avantage, grâce à une espèce de costume oriental qu'elle portait
suivant l'usage des femmes de sa nation. Un turban de soie jaune
s'adaptait à merveille à son teint un peu brun; ses yeux étaient vifs et
brillans, ses sourcils bien arqués, son nez aquilin et parfaitement
moulé, ses dents blanches comme des perles; on admirait la profusion des
boucles de ses cheveux noirs, qui tombaient négligemment en longs
anneaux sur tout ce qu'une simarre de soie perse, au fond pourpre brodé
de fleurs, laissait à découvert de son cou d'albâtre et de son sein
blanc comme neige; tout en elle présentait une réunion d'attraits qui ne
le cédaient en rien à ceux des plus superbes dames assises autour
d'elle. Il est vrai qu'une excessive chaleur avait favorisé les regards
avides des amateurs de la beauté, en obligeant Rébecca de laisser
ouvertes les trois premières agrafes de sa tunique, lesquelles étaient
d'or et enrichies de diamans. On en apercevait mieux un collier de
perles et des boucles d'oreilles d'une valeur inappréciable. Une plume
d'autruche flottait sur son turban; elle était fixée par une agrafe en
brillans, et formait ainsi le dernier trait distinctif de la parure
éblouissante de cette belle juive, qui par ce motif devint l'objet des
sarcasmes des jalouses et orgueilleuses beautés anglaises placées dans
la galerie au dessus; ce qui toutefois n'empêchait pas qu'au fond ses
rivales ne portassent secrètement envie à ses charmes et à sa mise
inspirée par les Graces.

«Par la tête chauve d'Abraham, dit le prince Jean, cette juive doit
ressembler à cette beauté qui rendit fou le plus sage des rois. Qu'en
pensez-vous, prieur Aymer? Par le Temple, que mon frère Richard, plus
prudent que ce roi, n'a pas été à même de reconquérir, c'est la fiancée
du Cantique des cantiques.»--«La rose de Sharon, le lis de la vallée,
répondit le prieur d'un air goguenard; mais votre grâce doit se rappeler
que ce n'est qu'une juive.»--«Oui, reprit le prince, et voilà le mammon
d'iniquité, le marquis des marcs d'argent, le baron des besans, qui
dispute une place à des chiens misérables qui n'ont pas dans leurs
poches une pièce marquée à la croix, pour empêcher le diable d'y
danser[46]. Par le corps de saint Marc! mon prince des subsides et son
aimable juive entreront dans la galerie. Quelle est cette nymphe, Isaac,
lui demanda-t-il en avançant vers lui; est-ce ta fille ou ta femme?
Quelle est cette houri orientale à qui tu donnes le bras?»--«C'est ma
fille Rébecca, prince, répondit le juif sans paraître interdit d'une
apostrophe où il entrait autant d'ironie que de politesse.»--Tu n'en es
que plus sage,» dit Jean en éclatant de rire, ce que ses courtisans ne
manquèrent pas d'imiter; «mais, fille ou femme, il faut qu'elle ait une
place digne de sa rare beauté. Qui est dans cette galerie? dit-il en
levant les yeux sur celle qui était au dessus. Des rustres Saxons; fort
bien. Qu'ils se serrent pour faire place au prince des usuriers et à son
aimable fille. Ces vilains partagent les premières places de la
synagogue avec ceux à qui elles appartiennent plus en propre.»

      Note 46: Allusion à un proverbe populaire anglais. A. M.

Ceux qui occupaient cette galerie, et à qui s'adressait ce discours
injurieux, étaient Cedric le Saxon avec sa famille, et son ami, son
allié, son voisin, Athelstane de Coningsburgh, personnage qui, descendu
du dernier des rois saxons d'Angleterre, était le plus respecté de tous
les Saxons du nord de ce royaume. Malgré cette origine royale,
Athelstane, d'une figure prévenante, fortement constitué, à la fleur de
son âge, avait des traits inanimés, des yeux sans expression, la
démarche lente et pesante, et il était si long à se déterminer sur la
moindre chose, qu'on lui avait appliqué le sobriquet donné à un de ses
ancêtres, et qu'on le nommait Athelstane _l'indolent_. Ses amis, et il
en avait beaucoup, qui, de même que Cedric, lui étaient entièrement
dévoués, disaient que cette paresse naturelle ne venait ni de faiblesse
d'esprit ni de manque de courage, mais que c'était la suite d'un
caractère indécis. D'autres soutenaient que son défaut héréditaire
d'ivrognerie avait absorbé toutes les facultés d'un esprit dont la
vivacité ne fut jamais le caractère, et que son courage passif et sa
bonhomie n'étaient plus que les qualités les moins heureuses d'un
naturel généreux, dont on aurait tiré parti s'il ne s'était dégradé dans
une longue suite de grossières débauches. Ce fut à ce personnage si cher
à tous les Saxons que le prince impérieux commanda de faire place en
faveur d'Isaac et de Rébecca. L'indolent Athelstane, confondu par un
ordre que les moeurs et les opinions de ce temps rendaient extrêmement
injurieux, ne se souciant pas d'obéir, sans savoir non plus comment
résister, n'opposa qu'une force d'inertie à la volonté de Jean; et, sans
faire un seul mouvement, ouvrit ses grands yeux gris et fixa le prince
avec un air d'étonnement qui avait quelque chose de risible; mais le
prince impétueux ne songea point à faire de même.

«Ce porcher saxon dort ou ne veut pas m'écouter; pousse-le avec ta
lance, Bracy, dit-il à un chevalier rapproché de lui, et chef d'une
compagnie franche, espèce de troupe de condottieri ou de sbires
mercenaires, qui s'attachaient au service du premier prince qui les
payait le plus. Cet ordre amena quelques murmures, même entre les gens
du prince; mais Bracy, que sa profession mettait au dessus des
scrupules, leva sa lance, la dirigea au dessus de l'espace qui séparait
l'arène de la galerie, et il aurait touché Athelstane l'indolent avant
que celui-ci eût retrouvé assez de sa présence d'esprit pour reculer et
se mettre à l'abri, si Cedric, aussi prompt à agir que son ami était
lent, n'eût tiré, avec la célérité de l'éclair, sa courte épée du
fourreau, et, d'un coup vigoureusement appliqué, n'eût coupé le bois de
la lance, dont le fer tomba aux pieds du séide. Le sang monta au visage
du prince, il prononça un de ses plus terribles jurons, et il aurait
donné de nouveaux ordres, plus rigoureux encore que le premier, s'il
n'en eût été détourné à la fois par les prières des personnes de sa
suite, qui le supplièrent de patienter, et par une acclamation générale
du peuple, qui applaudissait à l'action de Cedric. Le prince roula
autour de lui des regards indignés, comme s'il eût cherché quelque
victime qu'il pût sacrifier plus facilement à sa colère, et ils
s'arrêtèrent par hasard sur le même archer dont nous avons parlé, et
qui, se moquant des signes d'irascibilité que manifestait le prince
envers lui, continuait à applaudir à haute voix. «Pourquoi ces
acclamations,» lui demanda Jean. «J'applaudis toujours, dit le yeoman,
quand je vois un coup adroit ou bien visé.»--«À merveille! et ta flèche
irait droit dans le blanc! je le présume.»--«Je l'espère, à distance
convenable.»--«Il toucherait le but de Wattyrrel[47] à cent pas,» dit
une autre voix derrière lui, voix qu'il fut impossible de distinguer.

      Note 47: Un des courtisans de Guillaume-le-Roux, et qui à la chasse
      tua le prince par mégarde ou avec intention. A. M.

Cette allusion au destin de Guillaume-le-Roux son aïeul exaspéra, mais
effraya en même temps le prince, et il se contenta d'ordonner à quatre
hommes d'armes de ne pas perdre de vue ce fanfaron. «Par saint Grisel,
dit-il, voyons ce qu'il sait faire, lui qui est si disposé à applaudir
les autres.»--«Je ne crains pas l'épreuve,» répondit le yeoman avec un
calme imperturbable. «Quant à vous autres Saxons, dit le prince,
levez-vous; car, puisque je l'ai décidé, par le soleil qui nous éclaire,
le juif aura place parmi vous.»--«Non, prince, non s'il plaît à votre
grâce, il ne nous convient pas de nous asseoir auprès des puissans de la
terre, dit le juif, dont l'ambition l'avait bien porté à désirer une
place auprès du descendant ruiné de la famille de Montdidier, mais
n'allait pas jusqu'à vouloir se quereller avec de riches Saxons.
«Debout, chien d'infidèle, s'écria Jean, obéis, car, autrement, je te
fais écorcher, et ta peau tannée sera convertie en une selle pour mon
cheval.» Le juif troublé monta lentement, suivi de sa fille tremblante,
les degrés qui menaient à la galerie. «Voyons qui osera l'arrêter,
ajouta le prince, les yeux fixés sur Cedric, dont l'attitude semblait
annoncer qu'il se disposait à le précipiter du haut de la galerie. Le
fou Wamba prévint cette catastrophe en s'élançant entre son maître et le
juif, s'écriant en réponse à l'exclamation menaçante du prince: «Par
dieu! ce sera moi.» En même temps il tira de sa poche une grande tranche
de jambon dont il s'était muni, de crainte que le tournoi ne durât plus
long-temps que son envie de faire abstinence, il la mit sous la barbe du
juif en brandissant sur sa tête un sabre de bois. Isaac menacé d'être
souillé par l'objet que sa nation a le plus en horreur, fit quelques pas
en arrière; le pied lui manqua, et il roula de degrés en degrés jusqu'à
terre, aux bruyans éclats de rire de tous les spectateurs; et le prince
Jean lui-même, déridé, ne rit pas moins que les autres.

«Cousin prince, dit Wamba, accordez-moi le prix du tournoi. J'ai vaincu
mon antagoniste avec l'épée et le bouclier.» Et en même temps, il
montrait d'une main la tranche de jambon et de l'autre son sabre de
bois. «Qui es-tu? noble champion,» demanda le prince à Wamba, en riant
encore. «Fou par droit de naissance,» répondit celui-ci. «Je me nomme
Wamba, fils de Witless, fils de Weatherbrain[48], qui était le fils d'un
alderman.»--«Place au juif dans la galerie d'en bas, dit le prince
Jean, qui sans doute ne fut point fâché de saisir un prétexte pour
révoquer ses premiers ordres. Il ne conviendrait pas de faire asseoir le
vaincu près du vainqueur.»--«Il serait encore plus injuste de mettre un
fripon à côté d'un fou, et un juif à côté d'un jambon,» dit Wamba.
«Grand merci, brave garçon, s'écria le prince; tu m'as fait rire, il
faut que je te récompense. Viens ici, frère Isaac, prête-moi une poignée
de besans.»

     Note 48: Ces deux mots _witless_, sans esprit, et
     _weatherbrain_, cerveau fêlé, ne sont que des jeux plaisans
     de l'imagination de l'écrivain britannique. A. M.

Le juif, étourdi de cette demande, n'osant s'y refuser, et ne pouvant se
résoudre à obéir, prit en soupirant un sac de fourrure qui était
suspendu à sa ceinture, et il calculait peut-être combien dans une
poignée il entrerait de pièces, quand le prince, impatient de ce délai,
lui arracha le sac des mains, lança quelques pièces d'or à Wamba, et
continua sa ronde, en jetant le surplus à la foule, et en laissant le
juif exposé à la risée de ceux qui l'entouraient, et qui applaudirent le
prince, comme s'il eût fait une belle action.


CHAPITRE VIII.


    «En ce moment l'agresseur, par un orgueilleux
    défi, embouche la trompette; son
    adversaire lui répond; les fanfares belliqueuses
    retentissent dans la plaine et jusqu'aux
    voûtes du ciel; les visières abaissées,
    les lances en arrêt ou poussées sur le
    casque ou le cimier, les combattans franchissent
    la barrière, pressent leurs coursiers
    de l'éperon, et dévorent l'espace.»

    Dryden, _Palémon et Arcite_.


Encore au milieu de sa cavalcade, le prince Jean tout à coup s'arrête.
«Par la sainte Vierge! sire prieur, dit-il à Aymer, nous avons oublié la
principale affaire du jour. Nous n'avons pas nommé la reine de la beauté
et de l'amour, dont la main blanche doit décerner le prix au vainqueur.
Pour moi, je suis tolérant dans mes idées, et je ne me ferais aucun
scrupule d'accorder mon suffrage aux yeux noirs de Rébecca.»--«Sainte
mère de Dieu, s'écria le prieur consterné, une juive! nous mériterions
d'être lapidés dans cette enceinte, et je ne suis pas encore assez vieux
pour vouloir être martyr. D'ailleurs, je jure par mon saint patron
qu'elle est mille fois moins belle que cette aimable Saxonne, lady
Rowena.»--«Juive ou Saxonne, chienne ou truie, qu'importe? dit le
prince, je veux nommer Rébecca, ne fût-ce que pour humilier ces rustres
de Saxons.»

Un murmure presque universel s'éleva parmi ceux qui formaient son
cortége. «Ceci devient trop sérieux, prince, dit Bracy; car, si une
pareille injure est faite aux chevaliers, pas un ne voudra lever la
lance.»--«C'est un raffinement d'outrage, dit Waldemar-de-Fitzurse, un
des plus vieux courtisans du prince Jean; et si votre grâce persiste
dans ce projet, c'est en vouloir la ruine.»--«Baron, répondit le prince
avec hauteur, je vous ai pris pour me suivre et non pour me
conseiller.»--«Ceux qui vous suivent dans le chemin où vous marchez, lui
dit Waldemar en baissant la voix, ont acquis le droit de hasarder un
avis; car votre honneur et votre vie n'y sont pas plus intéressés que la
conservation de leur propre existence.»

Au ton qu'avait pris Fitzurse, Jean sentit qu'il valait mieux ne pas
insister. «Je ne voulais que plaisanter, dit-il, et voilà que vous vous
redressez tous contre moi comme des couleuvres: nommez qui vous voudrez,
de par le diable! et je confirme d'avance votre choix.»--«Faites mieux,
dit Bracy, laissez vacant le trône de notre belle souveraine, jusqu'à ce
que le vainqueur soit proclamé, et que lui-même alors choisisse la dame
à son triomphe et apprenne au beau sexe à aimer davantage les chevaliers
qui l'élèvent à une telle distinction.»--«Si Brian de Bois-Guilbert
obtient le prix, dit le prieur, je parie mon rosaire que je nomme la
reine de l'amour et de la beauté.»--«Bois-Guilbert est bonne lance, dit
Bracy, mais il y a ici d'autres chevaliers qui ne craindraient pas de le
rencontrer.»--«Silence! dit Waldemar, il est temps que le prince tienne
sa place; les chevaliers et les spectateurs s'impatientent, les heures
s'écoulent, et il convient que le tournoi commence.»

Le prince Jean ne régnait pas encore, et cependant il trouvait dans
Waldemar-Fitzurse tous les inconvéniens d'un ministre favori, qui, en
voulant servir son maître, le fait toujours à sa propre manière. Il céda
donc à sa remontrance, quoiqu'il fût un de ces caractères qui montrent
d'autant plus d'opiniâtreté qu'il est question de plus frivoles
bagatelles. Il monta sur son trône, entouré de son cortége, et ordonna
aux hérauts d'armes de proclamer les règles du tournoi, qui consistaient
dans les suivantes: 1° les cinq chevaliers tenans devaient accepter le
combat de tous venans; 2° tout chevalier prêt de combattre pouvait
choisir son adversaire parmi les tenans, en touchant son bouclier. S'il
le touchait du bois de sa lance, le combat devait avoir lieu avec ce
qu'on nommait les armes de courtoisie, c'est-à-dire avec des lances dont
la pointe était garnie d'un morceau de bois aplati, de façon que l'on ne
courait d'autres dangers que ceux qui pouvaient résulter d'une chute ou
du choc des coursiers et des lances; mais, si l'assaillant touchait le
bouclier avec le fer de sa lance, le combat devenait à outrance,
c'est-à-dire à fer affilé, comme dans une bataille véritable; 3° quand
les tenans auraient accompli leur voeu, en rompant chacun cinq lances,
le prince devait proclamer le vainqueur du premier jour du tournoi, et
celui-ci devait recevoir pour prix un cheval de bataille de la plus
grande beauté et de la plus grande vigueur; il avait aussi le droit de
nommer la reine de la beauté et de l'amour qui décernait le prix du jour
suivant; 4° le second jour devait amener un tournoi général, auquel
pourraient prendre part tous les chevaliers qui le voudraient, et qui,
se divisant en deux troupes de nombre égal, combattraient jusqu'à ce que
le prince Jean eût ordonné de cesser, en jetant dans l'arène son bâton
de commandement. La reine de la beauté et de l'amour élue devait alors
placer sur la tête du chevalier vainqueur du second jour une couronne
d'or, en forme de feuilles de laurier. Cette journée terminait les jeux
chevaleresques; mais le troisième jour devait être consacré à une joute
à l'arc, à un combat de taureaux, et à d'autres amusemens réservés pour
le peuple. Le prince Jean cherchait ainsi à s'assurer une popularité
qu'il diminuait au contraire chaque jour davantage par les actes les
plus arbitraires d'oppression.

La lice offrait alors le plus magnifique spectacle. Les galeries
supérieures étaient remplies de tout ce que le nord et le centre de
l'Angleterre possédaient de plus distingué en noblesse, en grandeur, en
richesse, en beauté; le contraste des habillemens de cette première
classe de spectateurs en rendait l'apparence aussi flatteuse qu'elle
était imposante. Les galeries d'en bas, où se trouvaient la bourgeoisie
et les yeomen de la vieille Angleterre, parés avec moins d'éclat,
formaient comme une bordure simple et unie autour de ce cercle de
broderies élégantes, pour en relever encore la pompe et l'éclat.

Les hérauts d'armes ayant terminé leur proclamation par le cri d'usage:
«Largesse, largesse, vaillans chevaliers!» une pluie de pièces d'or et
d'argent tomba sur eux du haut des galeries, car c'était un grand point
de chevalerie, de montrer sa libéralité envers ceux que l'on considérait
comme les secrétaires et les historiens de l'honneur. Après avoir reçu
cette marque de générosité, les hérauts poussèrent les acclamations
ordinaires: «Amour aux dames! mort des champions! honneur aux généraux!
gloire aux braves!» Le peuple remplissait les airs des mêmes cris, et de
nombreuses trompettes y joignaient leurs sons belliqueux. Les hérauts
d'armes sortirent de la lice, où il ne resta que les deux maréchaux du
tournoi, à cheval et armés de pied en cap, immobiles comme des statues,
chacun à un bout de la lice. En même temps, l'espace laissé aux
assaillans était rempli d'une foule de chevaliers qui venaient se
mesurer contre les tenans. Du haut des galeries c'était l'image d'une
mer agitée, sur laquelle on voyait flotter des panaches de plumes, des
casques brillans et des fers de lances auxquelles étaient souvent
attachés des pannonceaux qui, remués par le vent, de même que les
plumes, ajoutaient au mouvement et à la variété de la scène.

Les barrières s'ouvrirent enfin, et cinq chevaliers élus par le sort
s'avancèrent à pas lents dans l'arène. L'un d'eux marchait en tête; les
quatre autres le suivaient deux à deux. Tous étaient magnifiquement
armés, et le manuscrit saxon de Wardour, d'où j'extrais ces détails,
rappelle exactement leurs couleurs, leurs devises et leurs armes, comme
les harnais de leurs coursiers; mais il est inutile de nous appesantir
sur ce sujet, car, pour emprunter quelques vers d'un poète notre
contemporain qui en a trop peu composés,

      The knights are dust,
      And their good swords are rust,
      Their souls are with the saints, we trust[49].

Depuis long-temps leurs écussons rouillés ont disparu des murs de leurs
châteaux où ils étaient suspendus: leurs châteaux même ne sont plus que
des tertres verts et des ruines dispersées: la place où ils étaient les
ignore aujourd'hui; d'autres générations successives et nombreuses
depuis lors ont disparu à leur tour des lieux où ils exerçaient
despotiquement l'autorité de seigneurs féodeaux. Qu'importent donc au
lecteur et leurs noms et les symboles éclipsés de leurs rangs
belliqueux?

     Note 49: Ces chevaliers ne sont plus que poussière; leurs
     fortes épées ne sont plus que de la rouille, et leurs âmes
     sans doute habitent avec les saints. A.M.

En ce moment toutefois ne prévoyant guère l'oubli qui devait un jour
engloutir dans son onde leurs noms et leurs exploits, les cinq champions
arrivaient dans l'arène, retenant leurs coursiers fougueux, et les
forçant de garder le pas, pour montrer à la fois les mouvemens gracieux
de leur allure et la dextérité des cavaliers. Tandis qu'ils entraient
dans la lice, les sons d'une musique orientale partirent de derrière les
tentes où se tenaient cachés les tenans du tournoi; ces sons étaient
produits par des cymbales et d'autres instrumens que des chevaliers
avaient rapportés de la Terre-Sainte. Leur harmonie barbare semblait en
même tems défier les assaillans et les féliciter de leur arrivée, en
présence d'un immense concours de spectateurs qui avaient les yeux fixés
sur les cinq champions. Ceux-ci, montant sur la plate-forme où
s'élevaient les tentes, et en se quittant, frappèrent légèrement, du
bois de leur lance, le bouclier de l'adversaire avec lequel chacun d'eux
voulait se mesurer. La multitude et quelques spectateurs des classes
supérieures, même quelques dames, regrettèrent qu'ils eussent choisi les
armes courtoises; car cette même classe de personnes qui applaudit
aujourd'hui les tragédies les plus épouvantables prenait alors à un
tournoi un intérêt proportionné au danger qu'y couraient les acteurs.

Après avoir intimé leurs intentions plus pacifiques, les assaillans se
retirèrent à l'autre bout de la lice, où ils restèrent rangés en ligne,
tandis que les tenans, sortant chacun de sa tente, montaient à cheval,
et, ayant à leur tête Brian de Bois-Guilbert, descendaient de la
plate-forme, pour en venir aux mains avec les chevaliers qui avaient
touché leurs boucliers. Au bruit des clairons et des trompettes, ils
s'élancèrent les uns contre les autres au grand galop; et telle fut
l'adresse des tenans ou leur bonne fortune, que les antagonistes de
Bois-Guilbert, de Malvoisin, et de Front-de-Boeuf roulèrent à l'instant
sur le sol. L'adversaire de Grantmesnil, au lieu de diriger sa lance
contre le casque et le bouclier de son ennemi, s'écarta tellement de la
ligne droite, qu'il la lui brisa sur le corps, circonstance regardée
comme plus honteuse que d'être démonté, parce qu'un simple accident
pouvait être la cause de cette dernière disgrâce, tandis que la première
ne pouvait provenir que de la maladresse et du défaut d'expérience dans
le maniement des armes. Le cinquième assaillant fut le seul qui soutint
dignement l'honneur de son parti: le chevalier de Saint-Jean et lui
rompirent tous deux leurs lances et se séparèrent sans qu'aucun d'eux
eût l'avantage.

Les cris de la multitude, les acclamations des hérauts et le son des
trompettes, annoncèrent le triomphe des vainqueurs et la défaite des
vaincus. Les premiers se retirèrent sous leurs tentes, et les autres,
confus et humiliés, quittèrent la lice pour traiter avec leurs opposans
du rachat de leurs armes et de leurs chevaux, qui, d'après les règlemens
du tournoi, appartenaient aux vainqueurs. Le cinquième seul demeura dans
l'amphithéâtre assez de temps pour être salué par les applaudissemens
mérités des spectateurs, ce qui ajouta encore à la honte de ses
compagnons désappointés.

Une seconde et troisième troupe d'assaillans revinrent successivement en
lice; quelques uns d'entre eux eurent l'avantage; mais en général la
victoire se déclara pour les tenans, dont pas un ne perdit selle,
accident qui arriva dans chaque rencontre, à quelques uns de leurs
adversaires. Ce succès permanent refroidit considérablement l'ardeur des
chevaliers qui se proposaient de combattre; et à la quatrième entrée,
trois seulement parurent dans l'arène, évitant de toucher les boucliers
de deux tenans qui semblaient les plus redoutables, c'est-à-dire de
Bois-Guilbert et de Front-de-Boeuf, et se bornant à défier les trois
autres. Cette manoeuvre prudente ne leur réussit pas: deux furent
désarçonnés, et le troisième manqua la passe, c'est-à-dire que sa lance,
s'écartant de la ligne droite, ne toucha pas son adversaire.

Cette rencontre fut suivie d'une pause: aucun chevalier ne semblait
disposé à renouveler l'attaque, et un murmure sourd annonçait le
mécontentement de la majeure partie des spectateurs; car les tenans
n'avaient pas pour eux la faveur publique. Bois-Guilbert et
Front-de-Boeuf s'étaient rendus odieux par leur caractère altier et
tyrannique; et l'on ne s'intéressait guère aux autres, parce qu'ils
étaient étrangers, à l'exception de Grantmesnil. Mais cette
désapprobation générale, nul ne la partagea plus vivement que Cedric le
saxon, qui dans chaque avantage remporté par les Normands tenans du
tournoi voyait une honte pour l'Angleterre. Avec les mêmes armes que
celles de ses ancêtres, il avait en diverses rencontres fait éclater la
bravoure d'un guerrier, mais il ne connaissait point la tactique des
joutes chevaleresques, et il jetait de temps à autre un coup d'oeil
d'envie sur Athelstane, qui s'était quelquefois distingué dans cette
carrière, comme s'il eût désiré qu'il fît un effort pour arracher la
victoire au templier et à ses compagnons. Néanmoins le descendant des
rois saxons, sans manquer ni de courage, ni d'adresse et de vigueur,
était trop indolent et avait trop peu d'amour-propre et d'ambition pour
se déterminer si vite au trait de bravoure que Cedric en attendait.

«Cette journée est contre nous, digne lord, lui répéta Cedric, la
fortune ne favorise pas l'Angleterre en ce moment. Ne comptez-vous pas
lever la lance à votre tour?»--«Je crois que j'attendrai demain, lui
répondit Athelstane; je combattrai dans la mêlée. Je me passerai
aujourd'hui de mes armes.» Deux choses dans ce discours indisposèrent
Cedric: le mot normand, _mêlée_, qu'Athelstane avait employé pour dire
l'action générale, et l'indifférence que celui-ci montrait pour son
pays; mais il vénérait trop les aïeux d'Athelstane, pour éplucher la
conduite de ce dernier. D'ailleurs, il n'aurait pas eu le temps de faire
la moindre observation; car à peine Athelstane avait-il fini de parler,
que Wamba plaça son mot: «Sans doute, il est bien plus glorieux d'être
le premier sur cent que le premier sur deux,» dit le fou. Athelstane
prit cela pour un compliment; mais Cedric, ayant mieux saisi l'intention
de Wamba, lui lança un regard sévère, et il est probable que le temps et
le lieu le mirent seuls, malgré les priviléges de sa place, à l'abri de
recevoir des témoignages plus sensibles du ressentiment de son maître.

La pause dans le tournoi s'observait strictement, excepté lorsque, de
temps à autre, les hérauts d'armes criaient: «Amour aux dames! brisement
de lances! allons, dignes chevaliers, entrez en lice; songez que de
beaux yeux vous regardent et attendent vos exploits.» La musique des
tenans faisait entendre par intervalles des airs de triomphe et de défi,
tandis que la multitude chômait à regret un jour qui semblait s'écouler
dans l'inaction; les vieux chevaliers et les nobles, parlant du temps
passé, déploraient à demi-voix la décadence de l'esprit martial, mais
convenaient aussi qu'on ne voyait pas maintenant, pour exciter les
combattans, de dames aussi belles que celles qui jadis animaient les
tournois. Le prince Jean commençait d'ordonner à sa suite d'aller
préparer le banquet, et annonçait à ses courtisans qu'il allait adjuger
le prix à sir Brian de Bois-Guilbert, qui, sans rompre une seule lance,
avait démonté deux de ses adversaires et vaincu le troisième.

Enfin, comme la musique orientale des tenans venait d'exécuter une de
ces fanfares qui exaltaient leur triomphe, une trompette fit entendre
des sons de défi à la porte située vers le nord; tous les yeux se
tournèrent de ce côté pour voir le nouveau champion qui allait se
présenter, et dès que la barrière fut ouverte, il entra dans la lice.
Autant que l'on pouvait juger d'un homme revêtu d'une armure, ce nouveau
combattant n'excédait pas la taille moyenne, et paraissait avoir un
corps plus élancé que robuste. Sa cuirasse était d'acier richement
damasquiné en or; sur son bouclier se dessinait pour toute armoirie un
jeune chêne déraciné, et sa devise était le mot espagnol, _desdichado_,
c'est-à-dire _déshérité_. Il montait un superbe cheval noir, et, en
traversant l'arène, il salua le prince et les dames avec grâce, en
baissant le fer de sa lance. L'adresse avec laquelle il guidait son
cheval, l'air de jeunesse et de courtoisie qu'il montrait lui valurent
l'approbation des classes inférieures, qui la lui témoignèrent en
criant: «Touchez le bouclier de Ralph de Vipont, du chevalier
hospitalier! il est le moins ferme en selle, vous en aurez le meilleur
marché!» Au milieu de ces acclamations, le nouveau champion monta sur la
plate-forme, et, à la grande surprise de tous les spectateurs, alla
droit au pavillon du centre, et frappa vigoureusement, du fer de sa
lance, le bouclier de Brian de Bois-Guilbert; ce qui annonçait qu'il
demandait le combat à outrance. Chacun fut étonné de sa présomption,
mais l'orgueilleux templier, qui sortit aussitôt de sa tente, le fut
bien davantage. «Vous êtes-vous confessé, mon frère, lui demanda-t-il
avec un sourire amer; avez-vous entendu la messe ce matin, pour mettre
ainsi votre vie en péril?»--«Je suis mieux préparé que toi à la mort,»
répondit le chevalier déshérité, nom sous lequel il s'était fait
inscrire parmi les assaillans.--«Allez donc prendre place dans la lice,
et regardez le soleil pour la dernière fois, car vous dormirez ce soir
au paradis.»--«Grand merci de ta courtoisie; pour t'en récompenser, je
te conseille de prendre un cheval frais et une lance neuve, car, sur mon
honneur, l'un et l'autre te seront nécessaires.» Après avoir parlé avec
tant de confiance il fit descendre son cheval à reculons de la
plate-forme, et le força à parcourir ainsi toute l'arène jusqu'à
l'extrémité septentrionale où il demeura stationnaire en attendant que
son antagoniste parût. Cette habileté d'équitation lui attira de
nouveaux applaudissemens.

Tout irrité qu'il fût de l'audace avec laquelle son adversaire lui avait
conseillé de prendre des précautions, Bois-Guilbert ne les négligea
point. Son honneur était trop intéressé à triompher, pour oublier aucun
des moyens qui pouvaient l'y aider. Il choisit un nouveau coursier plein
de feu et d'ardeur, et s'arma d'une nouvelle lance, de peur que le bois
de la première ne se fût affaibli par les coups dans les trois
rencontres qu'il avait soutenues. Le bouclier dont il s'était servi
jusqu'alors ayant été un peu endommagé, il en prit aussi un autre des
mains de ses écuyers. Le premier n'avait pour toutes armoiries que
celles de son ordre, c'est-à-dire, deux chevaliers montés sur le même
cheval, symbole de l'humilité et de la pauvreté primitive des templiers,
vertus depuis remplacées par l'arrogance et la richesse, qui finirent
par amener leur suppression.[50] Le nouvel écu du templier, représentant
un corbeau volant à tire d'ailes, qui tenait un crâne dans ses serres,
portait pour devise: «_Gare le corbeau!_»

     Note 50: On voit ici combien le romancier calédonien paie
     tribut aux passions. Il traite fort mal les templiers; il les
     juge d'après les calomnies des moines, leurs plus cruels
     ennemis. C'est de la même manière qu'il a jugé Napoléon,
     d'après les feuilles anglaises. Les templiers furent
     condamnés aux bûchers par deux tyrans ou deux monstres: l'un,
     temporel, qui voulait s'emparer de leurs richesses; l'autre,
     sacerdotal, qui redoutait la pureté de leur doctrine et le
     bien qu'elle ferait à l'humanité en répandant sur toute la
     terre les germes d'une instruction philosophique. A. M.

Lorsque les deux champions s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, aux
deux extrémités de la lice, l'impatience des spectateurs devint
inexprimable; peu espéraient une chance heureuse pour le chevalier
déshérité, quoiqu'ils augurassent bien de son courage et de son adresse.
Dès que les trompettes eurent donné le signal, les deux combattans, plus
rapides que l'éclair, s'élancèrent l'un contre l'autre, et le bruit de
leur rencontre au milieu de l'arène fut semblable à celui du tonnerre.
Leurs lances furent brisées en éclats, et on les crut un instant
renversés tous deux, car la violence du choc avait fait plier leurs
chevaux sur leurs jarrets de derrière, et leur chute ne fut prévenue que
par l'adresse avec laquelle les deux cavaliers se servirent de la bride
et de l'éperon. Les deux rivaux de gloire se regardèrent un instant avec
des yeux qui vomissaient la flamme à travers leurs visières, et, se
retirant aux deux extrémités de l'enceinte, ils reçurent une nouvelle
lance des mains de leurs écuyers. Des acclamations unanimes et le
balancement des écharpes annoncèrent l'intérêt que les spectateurs
avaient pris à cette rencontre, la plus égale et la plus savante qu'ils
eussent applaudie de toute la journée. Dès que les chevaliers eurent
gagné chacun leur poste, un silence si profond succéda aux clameurs,
qu'on eût dit que cet immense concours n'osait plus respirer.

On accorda aux combattans un répit de quelques minutes, afin qu'ils
pussent reprendre haleine, ainsi que leurs chevaux. Le prince Jean, armé
de son bâton de commandement, ayant alors donné un signal aux
trompettes, elles sonnèrent la charge, et les deux champions partirent
une seconde fois avec la même impétuosité, se heurtèrent avec la même
adresse et la même vigueur, mais non plus avec la même fortune. Le
templier dirigea sa lance vers le centre du bouclier de son adversaire,
et le frappa si juste et avec tant de force, que le chevalier déshérité
plia en arrière sur la croupe de son cheval, et chancela sur sa selle.
De son côté, le champion inconnu avait, dès le commencement, menacé de
sa lance le bouclier de son antagoniste, mais changeant de but au moment
même du choc, il la dirigea contre son casque, endroit plus difficile à
atteindre, mais qui, lorsqu'on l'atteignait, rendait le choc
irrésistible. Malgré cet avantage, le templier soutint sa haute
réputation, et si la sangle de son coursier ne se fût rompue, il
n'aurait pas été désarçonné. Cependant la selle, le cheval et le
cavalier roulèrent dans la poussière.

Bois-Guilbert, qui se dégagea des étriers en une seconde, outré de
fureur de sa disgrace et des applaudissemens universels qu'on prodiguait
à son vainqueur, tira son épée et fit signe au chevalier déshérité de se
mettre en défense. Celui-ci descendit rapidement de cheval, et tira
pareillement son épée; mais les maréchaux du tournoi, arrivant à toute
bride, les séparèrent et leur dirent que ce genre de combat ne pouvait
leur être permis en cette occasion. «Nous nous reverrons, j'espère, dit
le templier à son vainqueur, en attachant sur lui des yeux où la rage
était peinte, et dans un lieu où personne ne pourra nous séparer.»--«Si
cela n'arrive point, ce ne sera pas ma faute, répondit le chevalier
déshérité; à pied ou à cheval, à l'épée ou à la lance, je serai toujours
prêt à me mesurer contre toi.» La querelle n'eût point fini à ce peu de
mots, si les maréchaux, croisant leurs lances entre eux, ne les avaient
forcés de s'éloigner, le chevalier déshérité à la porte du côté du nord,
et Bois-Guilbert dans sa tente, où il passa le reste de la journée en
proie à la rage et au désespoir.

Sans descendre de cheval, le vainqueur demanda du vin, et, ouvrant la
partie inférieure de son casque, il annonça qu'il buvait à tous les
coeurs vraiment anglais, et à la confusion des tyrans étrangers. Il
ordonna alors à son trompette de sonner un défi aux tenans, et chargea
un héraut d'armes de leur déclarer que son intention était de les
combattre tour à tour et dans tel ordre qu'ils voudraient se présenter.
Fier de sa taille gigantesque, Front-de-Boeuf descendit le premier dans
l'arène. Son écu portait, sur un fond d'argent, une tête de taureau noir
à demi effacée par les coups nombreux que ce bouclier avait déjà reçus.
Sa devise était deux mots latins pleins d'arrogance: «Cave, adsum.»
Prends-garde, me voici. Le chevalier déshérité n'obtint sur lui qu'un
avantage léger, mais décisif. Les deux champions rompirent également
leurs lances; mais Front-de-Boeuf, ayant perdu les étriers dans le choc,
fut déclaré vaincu. En combattant contre sire Philippe de Malvoisin,
l'inconnu resta encore vainqueur, parce qu'il frappa si fortement de sa
lance le casque de son adversaire, que les courroies qui l'attachaient
se rompirent et laissèrent sa tête à découvert.

Dans sa rencontre avec sire Hugues de Grantmesnil, le chevalier
déshérité montra autant de courtoisie qu'il avait prouvé d'adresse et de
vigueur dans les précédentes. Le cheval de Grantmesnil, étant jeune et
fougueux, caracola et se cabra tellement dans sa course, que son
cavalier ne put faire usage de sa lance. L'inconnu, bien loin de tirer
avantage d'un pareil accident, leva sa lance en arrivant près de lui, et
la fit passer au dessus de son casque, voulant montrer qu'il aurait pu
le toucher s'il en eût eu le dessein. Faisant alors tourner son cheval,
il alla reprendre poste près de la porte du côté du nord, et chargea un
héraut d'armes d'aller demander à Grantmesnil s'il voulait commencer une
seconde course; mais celui-ci répondit qu'il s'avouait vaincu. Ralph de
Vipont compléta le triomphe de l'inconnu. Il fut renversé de son cheval
avec une telle force, que le sang lui sortit par la bouche et par le
nez; ses écuyers l'emportèrent privé de tout sentiment. Mille
acclamations, long-temps prolongées, accueillirent la déclaration
unanime du prince et des maréchaux, portant que l'honneur de cette
journée appartenait au chevalier déshérité.


CHAPITRE IX.


    «Au sein d'une multitude de séduisantes
    beautés on en distinguait une qui, par sa
    taille, sa grace et ses attraits, prouvait
    qu'elle en était la souveraine, etc.»

    Dryden, _la Fleur et la Feuille_.


Guillaume de Wyvil et Étienne de Martival, maréchaux du tournoi, furent
des premiers à féliciter le vainqueur, en le priant de permettre qu'on
détachât son casque ou du moins qu'on levât sa visière pour venir
recevoir le prix du tournoi des mains du prince Jean. Le chevalier
déshérité s'excusa avec une courtoisie chevaleresque, disant qu'il ne
pouvait se faire connaître en ce moment, pour des motifs qu'il avait
expliqués aux hérauts d'armes avant d'entrer dans la lice. Les maréchaux
n'insistèrent pas, car, dans les voeux singuliers des chevaliers de ce
temps-là, il n'en était point de plus ordinaire que celui de rester
inconnu jusqu'à ce qu'ils eussent rempli tel emploi, ou achevé telle
aventure. Les maréchaux ne pénétrèrent donc pas les secrets du chevalier
vainqueur; et, en annonçant au prince le désir qu'il avait de conserver
l'incognito, ils lui demandèrent la permission de le présenter à sa
grace, afin qu'il pût recevoir le prix de sa valeur.

La curiosité de Jean se réveilla par le mystère dont l'étranger voulait
s'envelopper, et, déjà mécontent de la fin du tournoi, dans lequel les
tenans qu'il favorisait avaient été successivement défaits par un seul
chevalier, il répondit avec hauteur aux maréchaux: «Par les yeux de
Notre-Dame, ce chevalier a été déshérité de la courtoisie, comme de ses
biens, du moment qu'il persiste à demeurer devant nous le visage
couvert. Milords, ajoutat-il, en se tournant vers ses courtisans,
quelqu'un de vous devinerait-il quel est cet inconnu, qui se conduit
d'une manière si hautaine?»--«Ce ne sera par moi, dit Bracy, et je ne
croyais pas que dans toute l'Angleterre il existât un champion capable
de vaincre, à une même joute, ces cinq chevaliers. Je me rappellerai
toute ma vie la vigueur du coup qui a terrassé de Vipont. Le pauvre
hospitalier a été précipité de sa selle, comme une pierre lancée par une
fronde.»--«Ne vous en vantez pas, répondit un chevalier de saint Jean,
qui était présent, la chance de votre templier n'a pas été meilleure:
j'ai vu Bois-Guilbert rouler trois fois sur lui-même dans l'arène,
tordant chaque fois ses mains pleines de sable.»

De Bracy, étant lié aux templiers, allait répliquer; mais le prince Jean
s'écria: «Silence, messieurs! que signifient des débats aussi peu
opportuns?»--«Le vainqueur, dit de Wyvil, attend le bon plaisir de votre
grace.»--«Mon bon plaisir, répondit Jean, est qu'il attende jusqu'à ce
que nous sachions si personne au moins ne peut rien nous apprendre à
l'égard de son nom et de sa qualité; quand il attendrait jusqu'à la
nuit, il a bien assez travaillé pour se tenir chaud.»--«Votre grace
n'aura pas pour le triomphateur les égards qu'il mérite, dit Waldemar
Fitzurse si elle le fait attendre jusqu'à ce que nous disions des choses
que nous ne pouvons savoir. Pour ma part, je ne puis former la moindre
conjecture, à moins que ce ne soit une des bonnes lances qui ont suivi
le roi Richard en Palestine, et qui maintenant se traînent vers leurs
foyers.» «C'est peut-être le comte de Salisbury, dit de Bracy; il est de
la même taille.»--«Ce serait plutôt sir Thomas Multon, chevalier de
Gilsland, reprit Fitzurse; Salisbury a plus d'embonpoint.»--«Et si
c'était le roi lui-même,» s'écria une voix, sans que l'on pût la
distinguer, «Richard Coeur-de-Lion? que Dieu l'empêche! dit le prince
Jean, se retournant involontairement, pâle comme la mort, et tremblant
comme si la foudre venait de le frapper. «Waldemar, de Bracy, braves
chevaliers, rappelez-vous vos promesses, et demeurez à mes côtés.»--«Il
n'y a, dit Fitzurse, rien à craindre. Avez-vous assez oublié la taille
gigantesque de votre frère pour croire qu'il pût se cacher sous cette
armure? de Wyvil, Martival, hâtez-vous d'amener le vainqueur au pied du
trône, afin de dissiper une erreur qui alarme le prince. Regardez le
chevalier avec plus d'attention, continua-t-il, vous verrez qu'il s'en
faut au moins de trois pouces qu'il ait la taille de Richard, qui a les
épaules plus carrées du double; et le cheval qu'il monte n'aurait pu
fournir une course sous Richard.»

Il continuait de parler, lorsque les maréchaux amenèrent le chevalier
déshérité au pied des marches par lesquelles on montait de la lice au
trône du prince. Encore terrifié par l'idée que ce pouvait être son
frère qui reparaissait tout à coup dans ses états, ce frère qu'il avait
si grièvement offensé, qu'il voulait dépouiller de sa couronne, et
auquel cependant il avait tant d'obligations. Jean ne sentit pas
dissiper ses craintes par les réflexions rassurantes de Fitzurse; et,
tandis qu'en adressant à l'inconnu avec embarras quelques mots d'éloge
sur sa valeur, il ordonnait qu'on lui présentât le beau coursier,
récompense du combat, il tremblait de reconnaître, dans la réponse du
vainqueur, la voix mâle et ferme de Richard Coeur-de-Lion; mais le
chevalier déshérité ne répondit rien aux félicitations du prince, et se
contenta de lui faire un salut respectueux.

Deux écuyers amenèrent dans l'arène le coursier richement harnaché, ce
qui ajoutait peu de chose à sa valeur aux yeux de ceux qui pouvaient
l'apprécier. Appuyant une main sur le pommeau de la selle, l'inconnu
s'élança sur le bucéphale sans le secours de l'étrier; et, brandissant
sa lance, il parcourut deux fois l'enceinte, en lui faisant faire avec
une admirable dextérité toutes les évolutions familières dans
l'équitation. Cette manoeuvre aurait pu s'attribuer à l'envie de briller
en donnant une nouvelle preuve de son savoir-faire; mais on supposa
qu'il avait voulu montrer combien lui était cher le gage de la
munificence du prince, et de nouveau il fut couvert des applaudissemens
de tous les spectateurs.

Cependant le rusé prieur de Jorvaulx dit quelques mots à l'oreille du
prince, pour lui rappeler que le vainqueur, après avoir déployé son
courage, devait prouver son jugement par le choix, entre les dames qui
se trouvaient dans les galeries, de celle qui devait s'asseoir sur le
trône de la reine de la beauté et de l'amour, et couronner le vainqueur
le lendemain. Jean fit un signe au chevalier, qui passait devant lui
pour la seconde fois, et celui-ci tournant brusquement son cheval, et
s'arrêtant au même instant, la pointe de sa lance baissée vers la terre,
demeura immobile devant le prince comme pour attendre ses ordres. La
dextérité de ce mouvement et la promptitude avec laquelle il passa d'une
vive agitation à l'immobilité excitèrent de nouvelles acclamations.

«Sire chevalier déshérité, dit le prince Jean, puisque ce nom est le
seul sous lequel vous vouliez être connu pour le moment, une des
prérogatives de votre triomphe est de choisir la dame qui, comme reine
de la beauté et de l'amour, doit présider demain la fête. Si vous êtes
étranger, et que vous désiriez être aidé dans le choix, je vous dirai
qu'Alicie, fille de notre brave chevalier Waldemar Fitzurse, est
regardée à ma cour comme la dame la plus distinguée par ses charmes et
son rang. Au surplus, vous êtes le maître d'offrir à la dame qu'il vous
plaira cette couronne qui, délivrée par vous-même à la beauté de votre
choix, lui conservera le titre de reine de la beauté et de l'amour.
Levez votre lance.» Le chevalier obéit, et le prince mit sur le fer de
sa lance une couronne de satin, bordée d'un cercle d'or imitant des
feuilles de laurier, et autour de laquelle s'élevaient des coeurs et des
pointes de flèches, comme des boules et des feuilles de fraisier sur une
couronne ducale.

Plus d'un motif avaient déterminé le prince Jean à parler ainsi de la
fille de Waldemar, et chacun de ces motifs prenait sa source dans un
coeur pétri d'insouciance et de présomption, d'astuce et de bassesse.
D'abord il désirait effacer dans le souvenir de ses chevaliers la
proposition inconvenante qu'il avait faite d'élire une juive pour reine
du tournoi; proposition qu'il avait ensuite tournée en plaisanterie; il
voulait encore s'attacher l'esprit de Waldemar Fitzurse qui lui en
imposait jusqu'à un certain point, et qui, plusieurs fois dans cette
journée, avait montré de l'humeur; enfin, il espérait s'en créer un
mérite auprès de cette jeune dame elle-même, car les plaisirs licencieux
avaient autant de pouvoir sur lui qu'une aveugle ambition née de
l'ingratitude et de la perfidie: il voulait aussi exciter la haine de
Waldemar contre le chevalier déshérité, car le triomphe qu'il avait
remporté sur ses favoris le lui avait rendu odieux, et si le vainqueur
faisait ailleurs son choix, comme on pouvait s'y attendre, il était
probable que Fitzurse regarderait cette préférence comme un outrage à sa
fille.

C'est ce qui arriva; car le chevalier déshérité, monté sur son beau
coursier, fit à pas lents le tour des galeries, semblant exercer le
droit qu'il avait d'examiner toutes les beautés qui en étaient
l'ornement, avant de fixer son choix sur aucune d'elles. Il passa sous
la galerie où la fière Alicie étalait le prestige de sa beauté et de ses
brillans atours, et ne s'arrêta pas un seul instant. Il fallait voir les
diverses manoeuvres des belles forcées de subir une telle épreuve: l'une
rougissait, l'autre prenait un ton de hauteur et de dignité affecté;
celle-ci montrait une certaine indifférence, feignant de ne prendre
aucun intérêt à ce qui se passait; celle-là tâchait de ne pas sourire à
tant de minauderies; d'autres étalaient avec plus d'abandon leurs graces
et leurs attraits, dans l'espoir de fixer les yeux et le choix du
vainqueur: mais comme le manuscrit de Wardour dit que c'étaient des
dames que l'on admirait depuis plus de dix ans, on peut supposer
qu'ayant eu leur bonne part des vanités de ce monde, elles renonçaient
d'elles-mêmes aux honneurs du triomphe, pour laisser aux beautés
naissantes du siècle plus d'espoir de succès: enfin le héros s'arrêta
sous la galerie où était Rowena, et dès ce moment l'anxiété des
spectateurs fut à son comble.

Si le chevalier déshérité avait connu les voeux formés en sa faveur,
certes l'endroit des galeries devant lequel il se trouvait méritait sa
prédilection. Cedric le saxon avait vu avec des transports de joie la
chute du templier et la mésaventure de ses méchans voisins,
Front-de-Boeuf et Malvoisin. Le même Cedric, sortant de la galerie la
moitié de son corps, avait suivi le vainqueur dans toutes ses courses,
non seulement des yeux, mais du coeur. Lady Rowena avait vu avec le même
plaisir les événemens de la journée, quoique sans paraître y attacher un
aussi vif intérêt. L'indolent Athelstane lui-même était sorti un moment
de son apathie accoutumée, pour vider une grande coupe de vin au succès
du chevalier déshérité. Un autre groupe de la même galerie n'avait pas
pris moins de part au destin du combat.

«Père Abraham! s'écria Isaac d'York en voyant le chevalier déshérité
entrer dans la lice; c'est lui, lui-même! Voyez, ma fille, quel port
noble et fier présente ce gentil, ce bon cheval de Barbarie qu'on a
amené de si loin, il ne le ménage pas plus que si c'était une rosse
normande! et cette brillante armure qui a valu tant de sequins à Joseph
Pareira, armurier à Milan, et qui devait rapporter soixante et dix pour
cent de gain: il ne s'en inquiète pas plus que s'il l'avait trouvée sur
le grand chemin.»--«Mais, mon père, dit Rébecca, lorsqu'il expose sa
personne à de si grands dangers, peut-il songer à son armure et à son
cheval?»--«Mon enfant, reprit Isaac avec vivacité, vous ne savez ce que
vous dites. Son cou et ses membres sont à lui, mais son cheval et son
armure appartiennent à... Bienheureux Jacob! qu'allai-je dire?
n'importe, c'est un brave jeune homme. Voyez, Rébecca, il va frapper le
philistin. Priez, mon enfant, pour qu'il n'arrive point malheur au brave
jeune homme, ni à son bon cheval, ni à sa riche armure. Dieu de mes
pères! il triomphe! le philistin non circoncis est tombé sous sa lance
comme Og, roi de Basan, et Séhon, roi des Amorites, furent moissonnés
par le glaive de nos pères. Le brave jeune homme a gagné les beaux
coursiers et l'armure d'acier des vaincus. J'espère qu'il prendra leur
or et leur argent, avec leurs coursiers, leurs armures d'airain et
d'acier, comme une proie bien légitime.» Le digne Israélite manifesta le
même intérêt pour l'inconnu, et les mêmes inquiétudes pour son cheval et
son armure, pendant les quatre autres courses que le pèlerin avait
fournies, n'oubliant pas de calculer à la hâte quelle pourrait être la
valeur du cheval et de l'armure de chaque combattant vaincu. On avait
donc pris une grande part aux succès du chevalier déshérité dans cette
partie de l'amphithéâtre devant laquelle il s'arrêta.

Soit par hésitation, soit par quelque autre motif, le chevalier
déshérité resta quelques instans comme immobile devant la galerie,
tandis que, dans le plus profond silence, les spectateurs, les yeux
fixés sur lui, attendaient ce qu'il allait résoudre. Enfin, baissant peu
à peu et avec grace le fer de sa lance, il déposa la couronne aux pieds
de lady Rowena. Les trompettes sonnèrent alors, et les hérauts d'armes
proclamèrent l'incomparable Rowena reine de la beauté et de l'amour,
pour le lendemain, menaçant de punition sévère quiconque ne
reconnaîtrait pas son autorité. Ils répétèrent alors leur cri de:
«Largesse!» auquel Cédric, joyeux, répondit en jetant dans l'arène tout
l'argent qu'il avait sur lui; et Athelstane, quoique moins prompt, fut
aussi généreux.

Quelques murmures s'élevèrent parmi les dames d'origine normande, qui
étaient aussi peu accoutumées à se voir préférer des beautés saxonnes,
que leurs pères, leurs frères, leurs époux, leurs amans, l'étaient à
laisser la victoire à des gens chez lesquels ils avaient eux-mêmes
introduit les jeux chevaleresques; mais ces signes de mécontentement
disparurent absorbés par le cri général de «Vive lady Rowena! vive la
reine de la beauté et de l'amour!» Quelques uns ajoutaient même: «Vive
la princesse saxonne! vive la race de l'immortel Alfred!»

Tout mécontent que le prince Jean dût être, comme ceux qui
l'entouraient, du choix que venait de faire le vainqueur, et de
l'enthousiasme qu'il inspirait, il dut cependant le confirmer; et,
demandant son cheval, il descendit de son trône et rentra dans la lice
suivi de son cortége. Il s'arrêta un moment sous la galerie où était
Alicie, pour lui offrir ses complimens; et, se tournant vers sa suite,
il dit d'un ton assez haut pour être entendu: «Sur mon honneur, si les
exploits du chevalier déshérité ont prouvé qu'il a pour lui la force et
la valeur, son choix démontre que ses yeux ne sont pas doués du meilleur
discernement.» Mais dans cette occasion, comme dans tout le cours de sa
vie, le malheur du prince Jean fut de ne pas connaître le caractère de
ceux dont il voulait s'assurer l'appui. Waldemar Fitzurse fut bien
plutôt blessé que flatté lorsqu'il entendit le prince déclarer hautement
que l'étranger avait manqué aux égards que sa fille avait droit
d'attendre. «Je sais que la chevalerie, dit-il, n'a pas de prérogative
plus précieuse, plus inaliénable que celle qui permet à tout chevalier
d'élire sa dame. Ma fille ne brigue les hommages de qui que ce soit; et,
dans sa sphère, elle ne manquera jamais d'obtenir la portion de ceux qui
lui conviennent.» Le prince ne répondit rien, mais, comme pour se livrer
à son dépit, il pressa les flancs de son cheval, et courut au grand
galop vers la partie de la galerie où était lady Rowena, qui n'avait pas
encore touché à la couronne déposée à ses pieds.

«Prenez, charmante lady, lui dit-il, les marques de votre souveraineté:
personne n'y applaudit avec plus de plaisir que nous. S'il vous plaît,
ainsi qu'à nos nobles amis, de favoriser aujourd'hui de votre présence
notre banquet au château d'Ashby, nous serons enchantés de faire plus
ample connaissance avec la reine au service de laquelle demain nous
serons tous dévoués.» Lady Rowena se tut; mais Cedric répondit au prince
en saxon: «Lady Rowena, dit-il, ignore la langue dans laquelle elle
devrait répondre à votre grace et soutenir sa dignité à votre banquet;
moi-même et le noble Athelstane de Coningsburgh, nous ne connaissons que
le langage et les manières de nos ancêtres. Nous vous prions donc de
recevoir nos regrets de ne pouvoir accepter votre invitation. Demain
lady Rowena remplira les fonctions imposées par le choix libre du
chevalier vainqueur et confirmées par les acclamations de la foule.» À
ces mots il saisit la couronne, et la mit sur la tête de lady Rowena
pour indiquer qu'elle acceptait l'autorité temporaire qui lui était
confiée.

«Que dit-il?» demanda le prince Jean, affectant de ne pas entendre le
saxon, qui lui était cependant bien familier. Un chevalier de sa suite
en donna l'explication en français. «À merveille! reprit Jean. Demain
nous placerons sur son trône cette reine muette. Mais vous, au moins,
sire chevalier, dit-il au vainqueur qui était resté près de la galerie,
vous viendrez à notre festin?» Le chevalier, parlant pour la première
fois et d'une voix basse, fit valoir, pour s'en dispenser, le besoin
qu'il avait de repos et la nécessité de se préparer au combat du
lendemain. «Rien de mieux, reprit Jean avec hauteur. Nous sommes peu
faits à de pareils refus; mais nous tâcherons d'égayer le festin en
l'absence du vainqueur et de la reine de beauté.» À ces mots il sortit
de l'enceinte, suivi de son brillant cortége, et son départ fut le
signal de l'écoulement de la foule.

Cependant, avec un souvenir vindicatif qui est le propre de l'orgueil
blessé, surtout lorsqu'il s'y joint la conviction intime d'une complète
nullité, Jean eut à peine fait trois pas, que, regardant autour de lui,
ses yeux pleins de ressentiment se fixèrent sur le yeoman qui lui avait
déplu à son arrivée. «Qu'on veille sur cet individu, dit-il à ses hommes
d'armes: vous m'en répondez sur votre tête.» Le yeoman soutint le regard
courroucé du prince avec le calme qu'il avait déjà montré, et répondit:
« Je n'ai dessein de quitter Ashby qu'après demain soir: il me tarde de
voir comment les archers des comtés de Stafford et de Leicester se
servent de leurs armes. Les forêts de Needwood et de Charnwood ont de
quoi les exercer.»--«Et moi, dit le prince Jean à sa suite sans daigner
lui répondre directement, je veux voir si ce drôle sait employer les
siennes, et malheur à lui si son adresse n'excuse pas son
insolence!»--«Il est bien temps, ajouta de Bracy, que _l'outre-cuidance_
de ces vilains soit réprimée par quelque exemple frappant.»

Valdemar Fitzurse, qui pensait vraisemblablement que son prince ne
prenait pas le chemin le plus sûr pour arriver à la popularité, garda le
silence et se contenta de lever les épaules. Le prince s'éloigna de
l'arène, et les flots de la multitude s'évanouirent en un moment. On la
voyait par groupes se retirer de divers côtés. La plus grande partie se
dirigeait vers la cité d'Ashby. Les personnages les plus distingués y
avaient un logement au château, et les autres s'étaient assuré un
appartement dans la ville. Parmi ces derniers se trouvaient la plupart
des chevaliers qui avaient figuré dans le tournoi, ou qui se proposaient
de prendre part au combat général du lendemain. En cheminant et en
parlant des événemens du jour, ils étaient escortés par les acclamations
de la multitude, qui faisoit le même accueil au prince Jean, à cause
plutôt de la splendeur de sa suite que de l'attachement qu'il inspirait.
Des applaudissemens plus sincères, plus unanimes et plus mérités,
résonnaient autour du vainqueur; mais, voulant se dérober aux regards de
la foule qui se pressait pour le voir, il profita de l'offre des
maréchaux du tournoi et entra dans une des tentes placées à l'extrémité
septentrionale de la lice. Dès qu'il s'y fut retiré, on vit se disperser
ceux qui étaient restés pour le considérer et former sur lui leurs
nombreuses conjectures.

Le tumulte produit par un immense rassemblement d'individus dans un même
lieu, pour y être témoins de quelque événement qui les agite, fit place
alors au bruit confus de gens qui parlent en s'éloignant; ce murmure, de
plus en plus lointain, diminua par degrés et expira dans le silence. On
ne voyait plus dans l'enceinte que les personnes chargées d'enlever les
coussins et les tapisseries, afin de les mettre en sûreté pour la nuit,
et qui se disputaient les restes de vin et d'autres rafraîchissemens qui
avaient été servis aux convives. À peu de distance on éleva plusieurs
forges, qui furent en activité toute la nuit pour réparer les armes et
les armures qu'on devait employer le lendemain. Une forte garde d'hommes
d'armes, qu'on relevait par intervalle, fut placée autour de la lice, et
y resta jusqu'au retour de l'aurore.


CHAPITRE X.

    «Ainsi, comme le hibou au sinistre
    présage, qui de son bec criard tinte le
    passeport de l'homme agonisant et lui
    annonce sa fin prochaine, et dans l'obscurité
    silencieuse de la nuit secoue la
    contagion de ses ailes funestes; de même,
    oppressé, tourmenté, le pauvre Barabas
    vomissait des torrens d'injures contre les
    chrétiens.»

    Shakspeare, _le Juif de Malte_.


Le chevalier déshérité n'eut pas plutôt gagné sa tente, que des pages et
des écuyers se présentèrent pour le désarmer et lui offrir de nouveaux
vêtemens et le rafraîchissement du bain. Leur zèle était peut-être, dans
cette occasion, aiguillonné par la curiosité; car chacun désirait savoir
quel était le chevalier qui, après avoir cueilli tant de lauriers,
cachait si soigneusement son nom et son visage. Leur officieuse
inquisition cependant ne réussit pas; le vainqueur les remercia de leurs
offres de service, et les renvoya en leur disant qu'il n'avait besoin
que de son écuyer. C'était une espèce de yeoman, d'une tournure assez
rustique, lequel, enveloppé d'un surtout de feutre d'un brun foncé, et
ayant sur la tête une toque normande de fourrure noire, enfoncée jusque
sur les yeux, semblait aussi jaloux que son maître de conserver
l'incognito. Resté seul dans la tente avec le chevalier, il détacha son
armure, et plaça devant lui du vin et des alimens, que les fatigues de
la journée commençaient à rendre indispensables.

À peine avait-il achevé son repas frugal, que son écuyer lui annonça
cinq hommes sur des chevaux barbes et qui désiraient lui parler. Le
chevalier déshérité, en quittant son armure, avait pris la longue robe
des personnes de sa condition, laquelle, étant garnie d'un grand
capuchon rabattu sur la tête à volonté, pouvait cacher ses traits aussi
bien que la visière d'un casque. D'ailleurs, la nuit déjà avancée
rendait ce déguisement d'emprunt presque inutile, à moins que le hasard
n'amenât devant lui quelqu'un de qui son visage aurait été connu. Il
avança donc hardiment jusqu'à l'entrée de sa tente, et y trouva les
écuyers des cinq tenans, qui avaient en laisse les chevaux de leurs
maîtres, chargés de leurs armures. «D'après les lois de la chevalerie,
dit le premier d'entre eux, moi, Baudouin d'Oyley, écuyer du redoutable
chevalier Brian de Bois-Guilbert, je viens vous offrir, à vous qui vous
nommez le chevalier déshérité, le cheval et l'armure dont s'est servi
ledit Brian de Bois-Guilbert dans le fait d'armes qui a eu lieu,
laissant à votre générosité ou de les garder ou de fixer le prix de la
rançon, puisque telle est la loi des armes.» Les autres écuyers
prononcèrent tour à tour la même formule au nom de chacun de leurs
maîtres, et attendirent la décision du vainqueur.

«La réponse que j'ai à vous faire est commune à vous et à vos maîtres,
dit le chevalier déshérité en s'adressant seulement aux quatre derniers
écuyers. Complimentez de ma part ces honorables chevaliers, et
dites-leur que je me croirais inexcusable de les priver de leurs chevaux
et de leurs armures, qui ne sauraient appartenir à de plus braves
champions. Là devrait se borner ma réponse; mais, étant de fait comme de
nom chevalier déshérité, je suis obligé de prier vos maîtres de vouloir
bien racheter ces dépouilles, car je n'oserais dire que l'armure que je
porte soit ma propriété.»--«Nous sommes chargés, dit l'écuyer de
Front-de-Boeuf, d'offrir une rançon de cent sequins chacun pour la
valeur des chevaux et des armes de nos maîtres.»--«Cela suffira,
répondit le chevalier; les circonstances où je me trouve me contraignent
d'accepter la moitié de cette somme; quant au surplus, sires écuyers,
vous en garderez une partie pour vous, et distribuerez l'autre aux
hérauts, aux poursuivans d'armes et aux ménestrels.»

Les écuyers le remercièrent, la tête découverte, d'une générosité dont
ils n'étaient pas habitués à recevoir des marques si prononcées, et le
chevalier, se tournant vers l'écuyer du templier: «Quant à vous, lui
dit-il, annoncez à votre maître que je ne veux de lui ni armure ni
rançon; notre querelle n'est pas vidée, elle ne le sera que lorsque nous
aurons combattu à la lance et à l'épée, à cheval et à pied; il m'a
lui-même défié au combat à mort, et je ne l'oublierai pas. Déclarez lui
que je le regarde autrement que ses quatre compagnons, avec lesquels je
serai toujours jaloux de faire échange de courtoisie, et que je ne puis
le traiter qu'en ennemi mortel.»--«Mon maître, répondit Baudouin, rend
mépris pour mépris, coup pour coup et courtoisie pour courtoisie.
Puisque vous dédaignez de recevoir de lui la même rançon que viennent de
vous payer mes compagnons, je vais laisser ici son cheval et son armure,
bien assuré qu'il ne voudra jamais ni monter l'un, ni porter
l'autre.»--«Vous parlez bien, digne écuyer, dit le chevalier, et comme
il convient à celui qui porte la parole pour un maître absent. Cependant
ne laissez ni le cheval, ni les armes; rendez-les à votre maître, et
s'il refuse de les reprendre, gardez-les pour vous, en tant qu'ils sont
à moi, je vous en fais présent.» Baudouin, le saluant profondément, se
retira avec ses compagnons, et le chevalier déshérité rentra dans le
pavillon.

«Eh bien, Gurth, dit-il à son écuyer, tu vois que la réputation des
chevaliers ne s'est point flétrie en ma personne.»--«Et moi, répondit
Gurth, pour un porcher saxon, n'ai-je pas bien joué le rôle d'écuyer
normand?»--«Oui, mais je craignais toujours que ta gaucherie ne te fît
reconnaître.»--«Bah! je n'ai peur d'être reconnu de personne, si ce
n'est de mon camarade Wamba dont je ne puis dire s'il est plus fou que
malin. Cependant je n'ai pu m'empêcher de rire en voyant passer près de
moi mon vieux maître, qui croit bien fermement que Gurth est occupé du
soin de ses pourceaux, dans les bois et les fondrières de Rotherwood. Si
je suis découvert...»--«C'est assez, reprit le chevalier, tu sais ce que
je t'ai promis.»--«Que m'importe après tout, repartit Gurth, je ne
manquerai jamais à un ami pour ma peau; j'ai le cuir aussi dur qu'aucun
verrat de mon troupeau, et les verges ne me font pas peur.»--«Crois-moi,
Gurth, je te récompenserai du péril que tu cours à cause de moi. En
attendant prends ces dix pièces d'or.»--«Grand merci, répondit Gurth en
les mettant dans sa poche, jamais gardien de pourceaux ou serf ne se vit
aussi riche.»--«Prends ce sac d'or, va à Ashby; informe-toi où loge
Isaac d'Yorck, ramène-lui le cheval qu'il m'a procuré; dis-lui de
prendre sur cet argent la valeur de l'armure qui m'a été fournie sur son
crédit.»--«Non, par saint Dunstan! je n'en ferai rien.»--«Comment,
Gurth, refuseras-tu de m'obéir?»--«Non certainement, quand vos ordres
seront justes, raisonnables, et tels qu'un chrétien puisse les exécuter;
mais celui-ci n'a rien de ce caractère. Souffrir qu'un juif se payât
lui-même, cela ne serait pas équitable, car ce serait tromper mon
maître; cela ne serait ni raisonnable ni chrétien, puisque ce serait
dépouiller un chrétien pour enrichir un infidèle.»--«Songe pourtant que
je veux qu'il soit content.»--«Soyez tranquille, répondit Gurth, en
mettant le sac sous son manteau, et en s'en allant; ce sera bien le
diable, ajouta-t-il ensuite, si je ne le contente pas en lui offrant le
quart de ce qu'il me demandera.» Et il prit la route d'Ashby en toute
hâte, laissant le chevalier déshérité se livrer à des réflexions
pénibles, mais dont ce n'est pas encore le moment de parler.

Il faut maintenant que nous transportions le lieu de la scène dans la
ville d'Ashby, ou plutôt dans une maison de campagne du voisinage, qui
appartient à un riche Israélite, et où le juif Isaac, Rébecca et leur
suite, avaient pris leurs quartiers; car on sait que les juifs
exerçaient entre eux l'hospitalité avec autant de générosité qu'on les
accusait de montrer d'avarice et de cupidité à l'égard des chrétiens.

Dans un appartement peu vaste mais richement meublé, et décoré d'après
le goût oriental, Rébecca reposait sur des coussins brodés, qui, placés
sur une plate-forme peu élevée régnant autour de la salle, tenaient lieu
de chaises et de fauteuils, comme l'estrade des Espagnols. Elle suivait
tous les mouvemens de son père avec des yeux qui exprimaient la
tendresse filiale, pendant qu'il se promenait à grands pas dans la
chambre, d'un air tout consterné, joignant les mains, les levant vers le
ciel, comme un homme dont l'esprit lutte contre un grand chagrin.

«Bienheureux Jacob! s'écriait-il, ô vous les douze saints patriarches,
pères de notre nation! quelle sinistre aventure pour un homme qui a
toujours, jusque dans le moindre point, accompli la loi de Moïse!
cinquante sequins en un clin d'oeil arrachés par les griffes d'un
tyran!»--«Mais, mon père, dit Rébecca, il m'a semblé que vous donniez
cet argent au prince volontairement.»--«Volontairement! oui, aussi
volontairement que dans le golfe de Lyon je jetai à la mer mes
marchandises, pour alléger le navire qui menaçait de couler à fond. Mes
soies les plus précieuses couvrirent les vagues; la myrrhe et l'aloës
parfumèrent l'écume de l'Océan; mes vases d'or et d'argent enrichirent
les abîmes! n'était-ce pas une calamité inexprimable, quoique ce
sacrifice fût l'oeuvre de mes mains!»--«Mais c'était pour sauver notre
vie, mon père! et depuis ce temps le Dieu d'Israël a béni vos
entreprises, et vous a comblé de richesses!»--«Oui: mais si le tyran y
puise comme il l'a fait ce matin; s'il me force à sourire tandis qu'il
me dépouillera, ô ma fille! nous composons une race déchue et vagabonde;
mais le plus grand de nos malheurs, c'est que, lorsqu'on nous injurie et
qu'on nous vole, le monde ne fait que s'en amuser, et notre unique
recours est la patience et l'humilité, lorsque nous devrions ne penser
qu'à nous venger dignement.»--«Ne pensez pas ainsi, mon père; nous
possédons encore des avantages. Ces Gentils cruels et oppresseurs
dépendent souvent des enfans dispersés de Sion, qu'ils méprisent et
qu'ils persécutent. Sans le secours de nos richesses, ils ne pourraient
ni fournir aux frais de leurs guerres, ni décorer les triomphes de la
paix; l'argent que nous leur prêtons rentre avec intérêt dans nos
coffres. Nous ressemblons à l'herbe, qui n'en fleurit que mieux quand le
pied l'a foulée. Même la fête d'aujourd'hui n'eût pas eu lieu sans
l'aide de ces juifs si méprisés qui ont fourni de quoi la payer.»--«Ma
fille, tu viens de toucher une autre corde de douleur. Ce beau coursier,
cette riche armure, qui font ma part du gain dans l'affaire que j'ai
traitée de moitié avec Kirjath-Jaïram, de Leicester, et forment tous mes
bénéfices dans tout l'intervalle d'un sabbat à l'autre: eh bien! qui
sait s'il n'en sera pas encore comme de mes marchandises englouties par
les flots? L'affaire peut néanmoins s'arranger autrement, car ce jeune
homme est brave.»--«Assurément, mon père, vous ne regretterez pas
d'avoir reconnu le service que vous a rendu le chevalier étranger.»--«Je
le crois, ma fille, et je crois aussi à la reconstruction du temple de
Jérusalem; mais je puis avec autant de raison espérer de voir de mes
propres yeux les murailles du nouveau Tabernacle, que de voir un
chrétien, le meilleur de tous les chrétiens, payer une dette à un
Israélite, à moins d'avoir devant les yeux la crainte du juge et du
geôlier.»

Il continuait à marcher d'un pas accéléré dans la chambre, et Rébecca,
voyant que ses efforts pour le consoler ne servaient qu'à l'aigrir
davantage, se tut: conduite fort sage; et nous conseillons à tous
consolateurs et donneurs d'avis de l'imiter en pareille occasion. La
nuit était venue lorsqu'un domestique juif entra, et plaça sur la
cheminée deux lampes d'argent remplies d'huile parfumée, tandis que deux
autres apportaient une table d'ébène incrustée d'ornemens en argent,
couverte des rafraîchissemens les plus délicats et des vins les plus
exquis; car chez eux les juifs opulens ne repoussaient pas les
recherches d'un Lucullus. L'un de ces domestiques annonça en même temps
à Isaac un Nazaréen, car c'était par ce nom que les juifs entre eux
désignaient les chrétiens. Quiconque vit du commerce doit mettre tout
son temps à la disposition du public[51]. Voilà pourquoi Isaac remit sur
la table, sans y avoir touché, la coupe pleine de vin grec qu'il tenait
à la main; et ayant dit à sa fille: «Rébecca, voile-toi,» il ordonna
qu'on admît l'étranger.

     Note 51: He that would live by traffic must hold his time at
     the disposal of every one claiming business with him.

À peine Rébecca avait eu le temps de dérober à la vue ses traits
gracieux sous un voile de gaze d'argent qui tombait jusque sur ses
pieds, quand la porte s'ouvrit et que Gurth se présenta enveloppé dans
son manteau normand. Les apparences ne prévenaient pas en sa faveur; et,
au lieu d'ôter sa toque en entrant, il l'enfonça davantage sur sa tête.

«Êtes-vous le juif Isaac d'Yorck?» demanda Gurth en saxon. «Oui,»
répondit Isaac dans la même langue, car son commerce l'avait obligé de
savoir toutes celles qui se parlaient en Angleterre. «Et vous, quel est
votre nom?»--«Mon nom ne vous regarde pas.»--«Il faut pourtant que je le
sache, comme vous voulez savoir le mien; sans cela, comment me serait-il
possible de traiter d'affaires avec vous?»--«Je ne viens pas ici pour
traiter d'affaires; je viens payer une dette, et il faut bien que je
sache si j'apporte les fonds à celui qui a droit de les recevoir. Pour
vous, qui les toucherez, peu vous importe celui qui vous les
remet.»--«Vous venez me payer une dette! oh, oh! cela change de thèse.
Bienheureux Abraham! Et de la part de qui venez-vous faire ce
paiement?»--«De la part du chevalier déshérité, du vainqueur dans le
dernier tournoi. J'apporte le prix de l'armure qui lui a été fournie,
sur votre recommandation, par Kirjath-Jaïram de Leicester. Quant au
cheval, je viens de le laisser dans vos écuries: quelle somme dois-je
vous payer pour le reste?»--«Je le disais bien, que c'était un brave
jeune homme! s'écria le juif hors de lui-même. Un verre de vin ne vous
fera pas de mal,» ajouta-t-il en offrant au gardien des pourceaux de
Cedric un gobelet d'argent richement ciselé, plein d'une liqueur telle
qu'il n'en avait jamais goûté de pareille. «Et combien d'argent
avez-vous apporté?»--«Sainte Vierge!» dit Gurth après avoir bu, «quel
délicieux nectar boivent ces chiens d'infidèles, pendant que de bons
chrétiens comme moi n'ont souvent qu'une bière aussi trouble, aussi
épaisse que la lavure donnée à nos pourceaux. Combien d'argent j'ai
apporté? fort peu; cependant je ne suis pas venu les mains vides. Mais
enfin, Isaac, vous devez avoir une conscience, tout juif que vous
êtes.»--«Votre maître, dit Isaac, a fait de bonnes affaires aujourd'hui;
il a gagné cinq bons chevaux, cinq belles armures, à la pointe de sa
lance et par la force et l'adresse de son bras: qu'il m'expédie tout
cela; je le prendrai en paiement, et je lui rembourserai ce qu'il y aura
de trop.»--«Mon maître en a déjà disposé, répondit Gurth.»--«Il a eu
tort: c'est un jeune insensé. Il n'y a pas un chrétien ici à même
d'acquérir tant de chevaux et d'armures, et il ne peut avoir obtenu
d'aucun juif la moitié de ce que je lui en aurais offert. Mais, voyons:
il y a bien cent sequins dans ce sac, dit-il en entr'ouvrant le manteau
de Gurth; il a l'air pesant.»--«Il y a au fond des fers pour armer des
flèches,» répondit Gurth aussitôt. «Eh bien! si je me contente de
quatre-vingts sequins pour cette riche armure, ce qui ne me laisse pas
une pièce d'or de profit, avez-vous de quoi me payer?»--«Tout juste. Ce
n'est pas sans doute votre dernier mot?»--«Buvez encore un verre de ce
bon vin. Ah! quatre-vingts sequins ne sont pas assez. J'ai parlé sans
réfléchir; je ne puis abandonner cette belle armure sans aucun bénéfice.
D'ailleurs, ce bon cheval est peut-être devenu poussif. Quelles courses!
quels combats! Les hommes et les coursiers s'élançaient les uns contre
les autres avec la fureur des taureaux sauvages de Basan. Le coursier ne
peut qu'avoir beaucoup souffert.»--«Je l'ai ramené en bon état dans
l'écurie, vous dis-je: vous pouvez l'y aller voir; et soixante et dix
sequins seraient bien assez pour le prix de l'armure. La parole d'un
chrétien vaut celle d'un juif, ce me semble. Si vous n'acceptez pas
cette somme, je vais reporter ce sac à mon maître.» Et en même temps il
fit sonner les pièces d'or qu'il contenait. «Non, non! déposez les
talens et les shekels, et comptez-moi les quatre-vingts sequins: c'est
le moins que je puisse recevoir, et vous serez content de mes procédés
envers vous.»

Gurth se rappelant les intentions de son maître, qui ne voulait pas que
le juif murmurât, n'insista pas davantage, et, ayant déposé
quatre-vingts sequins sur la table, le juif lui délivra une quittance
pour le prix de l'armure. Isaac ensuite compta l'argent une seconde
fois, et sa main, tremblait d'aise quand il mit dans sa poche les
soixante et dix premières pièces. Il fut beaucoup plus long-temps à
compter les dix autres. En prenant chaque pièce il s'arrêtait et faisait
une réflexion avant de la mettre en poche. Il semblait que son avarice
luttât contre une meilleure nature, et le forçât d'embourser les sequins
l'un après l'autre, en dépit de la générosité, qui l'excitait à faire
remise de quelque chose du prix à son bienfaiteur. Tout son discours,
dans ses combinaisons, se réduisait à ceci: «Soixante et onze,
soixante-douze... Votre maître est un bon jeune homme...
Soixante-treize... Un excellent jeune homme... Soixante-quatorze...
Cette pièce est un peu rognée..., mais c'est égal. Soixante-quinze...;
et celle-ci me semble légère de poids... Soixante-seize. Quand votre
maître aura besoin d'argent, qu'il vienne trouver Isaac d'Yorck...
Soixante-dix-sept..., c'est-à-dire, avec les sûretés convenables...
Soixante-dix-huit... Vous êtes un brave garçon..., soixante-dix-neuf...,
et vous méritez une récompense.»

Le juif tenait en main la dernière pièce d'or, et il fit une pause
beaucoup plus longue. Son intention était probablement de l'offrir à
Gurth; et, si le sequin eût été rogné et léger de poids, la générosité
eût infailliblement triomphé de la cupidité: malheureusement pour Gurth
c'était une pièce nouvellement frappée. Isaac l'examina, la retourna
dans tous les sens, et n'y put reconnaître aucune altération ni défaut.
Il la plaça au bout de son doigt, la fit sonner sur la table, elle
pesait un grain au delà du poids légal: que faire? comment se résoudre
alors à s'en dessaisir, à l'abandonner? «Quatre-vingts,» dit-il enfin en
envoyant la pièce rejoindre les autres. C'est bien le compte, et
j'espère que votre maître vous récompensera généreusement, je n'en doute
pas, car vous vous êtes acquitté à merveille de la commission dont il
vous a chargé: mais il vous reste peut-être encore, ajouta-t-il,
quelques pièces d'or dans ce sac, en le fixant avec des yeux brûlans et
avides.»

Gurth fit alors une grimace d'ironie et de mécontentement; ce qui lui
arrivait habituellement lorsqu'il voulait sourire. «À peu près autant
que vous venez d'en compter si scrupuleusement,» lui dit-il. Recevant
alors la quittance: «Juif, reprit-il, si elle n'est pas en bonne forme,
gare votre barbe.» Il saisit ensuite le flacon de vin, remplit une
troisième fois son verre, sans y être invité, et, l'ayant vidé tout d'un
trait, il partit sans cérémonie.

«Rébecca, dit Isaac, cet Ismaélite est un peu effronté; mais n'importe,
son maître est un brave jeune homme, et je suis ravi qu'il ait gagné des
shekels d'or à ce tournoi, grace à son cheval, à son armure, grace à la
vigueur de son bras, capable de lutter avec celui de Goliath.» Voyant
que Rébecca ne lui répondait point, il se retourna; mais elle avait
disparu pendant qu'il causait avec Gurth.

Cependant Gurth venait de franchir l'escalier, et, parvenu dans une
antichambre non éclairée, il cherchait la porte de sortie, lorsqu'il
aperçut une femme vêtue en blanc, qui, portant à la main une petite
lampe d'argent, lui faisait signe de la suivre dans un appartement
voisin. Gurth répugnait à lui obéir; hardi et impétueux comme un
sanglier, quand il connaissait le danger auquel il s'exposait, son
courage l'abandonna à cette vue, et des craintes superstitieuses
s'emparèrent de lui, comme il arrive ordinairement aux Saxons lorsqu'il
est question de spectres, d'apparitions d'esprits, de fantômes, en sorte
que cette femme blanche lui en imposa, le frappa fort, l'inquiéta
surtout dans la maison d'un juif, peuple auquel un préjugé universel
attribue la manie de s'adonner à la science de la cabale, des
mystagogues et de la nécromancie. Cependant, après avoir réfléchi et
hésité un moment, il se décida à suivre sa conductrice dans une chambre
ou il trouva la jeune Rébecca.

«Mon père s'est amusé avec toi, mon ami, lui dit-elle; il doit à ton
maître dix fois plus que son armure ne vaut. Quelle somme viens-tu de
lui compter?»--«Quatre-vingts sequins,» répondit Gurth surpris de cette
question. «Tu en trouveras cent dans cette bourse, reprit Rébecca: rends
à ton maître ce qui lui revient, et garde le surplus pour toi. Hâte-toi,
pars; ne consume pas le temps à me remercier, et veille sur toi en
traversant la ville, de peur de perdre ton argent et peut-être la vie.
Reuben! s'écria-t-elle en frappant des mains, éclairez cet étranger, et
fermez bien la porte quand il sera sorti.» Reuben, juif à barbe et
sourcils noirs, obéit à sa maîtresse. Une torche à la main, il conduisit
Gurth, par une cour pavée, jusqu'à la porte de la maison, et la ferma
ensuite avec des chaînes et des verroux, qui, par leur dimension et leur
structure, auraient pu convenir à une prison.

«Par saint Dunstan! dit Gurth sorti, cette jeune fille n'est pas juive,
c'est un ange descendu du ciel! Dix sequins de mon jeune maître, vingt
de cette perle de Sion; heureuse journée! encore une semblable, Gurth,
et tu auras de quoi te racheter de servage; tu deviendras aussi libre de
tes actions que le premier des nobles. Alors, adieu les pourceaux! je
jette ma cornemuse et mon bâton de porcher au diable, et je m'affuble de
l'épée et du bouclier, pour suivre mon jeune maître, et m'attacher à lui
jusqu'à la tombe, sans cacher ma figure ni mon nom.


FIN DU TOME PREMIER.





End of the Project Gutenberg EBook of Ivanhoe (1/4), by Sir Walter Scott

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK IVANHOE (1/4) ***

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