La Cour d'Assises, ses pompes et ses œuvres

By René Benjamin

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Title: La Cour d'Assises, ses pompes et ses œuvres

Author: René Benjamin

Illustrator: Roger Grillon

Release date: March 2, 2025 [eBook #75502]

Language: French

Original publication: Paris: Arthème Fayard, 1928

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR D'ASSISES, SES POMPES ET SES ŒUVRES ***






  RENÉ BENJAMIN

  LA
  COUR D’ASSISES
  SES POMPES ET SES ŒUVRES
  25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON


  LE LIVRE DE DEMAIN
  ARTHÈME FAYARD & Cie ÉDITEURS PARIS

  [Illustration]

  PRIX: TROIS FRANCS CINQUANTE CENTIMES.




DERNIERS OUVRAGES PARUS DANS LA MÊME COLLECTION:


  Gérard d’Houville: LE TEMPS D’AIMER
    35 bois originaux de Le Meilleur.
  Auguste Bailly: NAPLES AU BAISER DE FEU
    30 bois originaux de Ch.-J. Halle.
  Myriam Harry: SIONA A BERLIN
    35 bois originaux de Jean Lébédeff.
  Georges Duhamel: CIVILISATION
    50 bois originaux de Raymond Thiollière.
  Edmond Jaloux: AU-DESSUS DE LA VILLE
    30 bois originaux de Roger Grillon.
  Henri Duvernois: MAXIME
    25 bois originaux de Guy Arnoux.
  André Corthis: TOURMENTES
    27 bois originaux de J.-P. Dubray.
  J.-L. Vaudoyer: LA BIEN AIMÉE
    26 bois originaux de Gérard Cochet.
  Henri Bordeaux, de l’Académie française: LA PEUR DE VIVRE
    42 bois originaux de Honoré Broutelle.
  Bernard Frank: EN PLONGÉE
    30 bois originaux de Gérard Cochet.
  Pierre Louÿs: APHRODITE
    36 bois originaux de Morin-Jean.
  Marguerite Audoux: L’ATELIER DE MARIE-CLAIRE
    47 bois originaux de Renefer.
  Marcel Prévost, de l’Académie française: SA MAITRESSE ET MOI
    32 bois originaux de Le Meilleur.
  Maurice Maeterlinck: LA SAGESSE ET LA DESTINÉE
    31 bois originaux de Alfred Latour.
  Edmond Jaloux: L’ESCALIER D’OR
    45 bois originaux de Paul Baudier.
  Louis Hémon: MARIA CHAPDELAINE
    29 bois originaux de Jean Lébédeff.
  Jean Fayard: OXFORD ET MARGARET
    25 bois originaux de Morin-Jean.
  François Mauriac: GÉNITRIX
    43 bois originaux de Deslignères.


A PARAITRE:

  Paul Bourget, de l’Académie française, Gérard d’Houville,
  Henri Duvernois, Pierre Benoit: MICHELINE ET L’AMOUR
    Bois originaux de Constant Le Breton.




LA COUR D’ASSISES




[Illustration]




  RENÉ BENJAMIN

  LA COUR D’ASSISES
  SES POMPES ET SES ŒUVRES

  25 BOIS ORIGINAUX DE ROGER GRILLON

        Le bouffon du roi est mort. Qui a pris sa place?
        Le ministre de la Justice?

        Alfred de Musset.
        (_Fantasio_.)


  [Illustration]

  LE LIVRE DE DEMAIN
  ARTHÈME FAYARD & Cie, ÉDITEURS--PARIS
  18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20




[Illustration]

I

LE LANGAGE DES PIERRES


Si de Montmartre on contemple Paris, l’immense Ville a l’air d’une mer
de pierres levée par la tempête, et ses formes tumultueuses sont comme
l’image de passions modelées au cours des siècles. Les quartiers ne
forment que masses confuses: il faut une claire journée pour en
distinguer la richesse ou la misère; mais les grands monuments font
saillie et dominent le troupeau des maisons entassées.

Au cœur, le Louvre, énorme, qui a l’air d’une ville dans la ville,
symbolise le pouvoir et la force; Notre-Dame et ses tours proclament la
religion; l’Opéra, au toit vert, chante le plaisir; et, plus hauts que
tous, à l’Ouest et à l’Est de la cité dont le sol monte pour les élever,
l’Arc de triomphe et le Panthéon sont, vers le ciel, le geste de gloire
du pays et de Paris.

Mais, parmi ces géants qui parlent aux yeux, un monstre rend perplexe.
Il est le long de la Seine, face à la cathédrale. Vastes toits, murs
épais, tours carrées des donjons, monumental, multiforme, c’est le
Palais.

Celui-là, il a tous les âges; il fait une tache sombre, redoutable. De
loin, on ne sait encore s’il est vulgaire ou majestueux, mais il
s’impose. Et, quand on l’a découvert, on grille de descendre en ville
s’en approcher.

Par un beau jour, au crépuscule, il faut l’admirer du Pont des Arts. Non
qu’on le saisisse en son entier: il est caché sur deux de ses faces; les
autres fuient de profil; mais le monument dans sa largeur emplit toute
la Cité; il la couvre d’une rive à l’autre; il est le roi de cette île.
Elle-même est trop mince: il la déborde; il a l’air posé dans l’eau; du
côté nord, il n’y a pas place pour une berge. Près de lui, les arbres du
Vert-Galant paraissent frêles; les maisons du quai des Orfèvres sont
étriquées; et Notre-Dame se dérobe avec sa seule flèche comme suprême
audace. Encore n’est-elle rien derrière celle de la Sainte-Chapelle, si
fine, si aiguisée et si hardie qu’elle est à la fois une prière, un
désir et un défi. Prière pour les murs qu’elle domine et qui voient de
telles étrangetés; désir de s’élancer d’un milieu détestable; défi, car
elle, du moins dans cette demeure, aime le ciel et la liberté.

D’où qu’on découvre le Palais, c’est elle qui l’achève, l’embellit, lui
donne un sens et une vertu.

Pourtant, quand on approche, elle disparaît: âme de l’édifice, elle se
blottit dans le corps; et ce corps a des beautés, des laideurs, des
verrues, toute une vie qui vaut des pages d’histoire. Il n’est pas
l’œuvre d’un homme ni d’une génération: c’est le monument d’un peuple.
On l’a commencé il y a sept cents ans: il se termine à peine. Le feu l’a
ravagé: les greffiers, étouffant sous leurs paperasses, font des vœux
pour qu’il brûle encore; il brûlera; on le reconstruira, on l’élargira,
on le rajeunira, et nos fils, ajoutant leurs pierres à celles du passé,
mettront à leur tour leur marque sur ces murs, où on lit comme en un
livre la marche de certaines idées. Quatre faces, quatre époques, quatre
conceptions de la Justice, quatre preuves que les hommes, éternellement,
ânonneront là-dessus. Cependant, rassemblez tant d’idées hybrides et de
murailles disparates: vous avez ce qu’on nomme le Palais,--le Palais
tout court, comme on dit du bourreau: «Monsieur de Paris»; chacun
comprend.

A vrai dire, il est beau d’un côté, mais il est médiocre de l’autre; il
est bête devant et il est plat derrière. Face au Châtelet, c’est la
prison; sur le boulevard, c’est une Bourse de Commerce; sur la place
Dauphine, c’est un sépulcre; et, sur le petit bras tranquille de la
Seine, ce n’est rien qu’un hôtel de ville provincial. Autant
d’architectures symboliques.

Car, sur le quai de l’Horloge, sinistre, que l’eau rase au bas d’un mur
à pic, cette façade noire, avec ses tours aveugles et d’un bloc, c’est
bien la Justice qui bâillonne, opprime, écrase, et c’est l’ombre
surtout, dans les cervelles comme dans les cachots, avec des jugements
en charabia.

La grande entrée, celle de la cour du Mai, n’est plus du domaine
criminel. Elle ne date pas des procès de sorcellerie; elle a le visage
des hommes d’affaires; et elle évoque les tribunaux civils, où on se
chicane pour des sous. Elle sent le greffier, le notaire, ces officiers
ministériels à grandes serviettes et petites idées. Elle est l’œuvre de
fonctionnaires qui n’avaient qu’un plan pour tous les édifices: mêmes
toits, mêmes colonnes au Palais de Justice ou à la halle aux blés;
portes pareilles pour des avocats ou des sacs de grain.

[Illustration]

L’autre entrée est funèbre. Elle apporte la mort à cette place Dauphine,
cancanière et familiale, où chaque fenêtre a sa cage de serins, chaque
soupirail son chat, où logent de vieux libraires, imprimeurs de vieux
codes tout poudrés par les ans, et où, l’été, les chauffeurs déjeunent
sous les arbres. Sagement d’ailleurs, ils tournent le dos à cette face
du Palais, où l’on voit des aigles, des lions, des statues sans yeux:
une _Loi_ draconienne, une _Vérité_ à faire aimer le mensonge, une
_Pitié_ inexorable.--Les fenêtres monumentales paraissent plus opaques
que du plomb; la porte en fonte a l’air de fermer un tombeau: et
l’escalier est d’une blancheur si froide que l’âme se transit quand on
le monte. Peu d’avocats s’en viennent par là: ils perdent la parole à
gravir ces degrés. C’est le côté de la Justice second Empire, pompeuse
et guindée, qui poursuit le crime, armée d’un glaive, et condamne avec
dignité.

Tout autre est le caractère des tribunaux républicains. L’homme de l’art
qui vient d’édifier la partie neuve, vers le pont Saint-Michel, a
compris notre époque. Il sait que les magistrats d’aujourd’hui sont
esclaves des parlementaires, et son nouveau Palais est aussi vain que la
politique des sous-préfectures. Tout y est petitement conçu. La tour,
anodine, n’est qu’ornement pour rire: personne, jamais, n’y crèvera dans
des tortures. La façade, ornée de masques, guirlandes et statuettes,
semble empruntée à l’opéra de quelque chef-lieu; et le pan coupé, avec
son clocheton naïf, fut dessiné par une vieille fille enseignant le
dessin dans les écoles de la Ville. Architecture au rabais, votée par
des conseillers municipaux pour une justice édulcorée, qui s’accommode
de compromissions.

Aussi, le cadran solaire, sous sa devise latine, est-il bouffe! On lit:
_Hora fugit. Stat jus._ Que l’heure fuie, tant mieux: elle emporte
toutes les injures au droit. Mais que le droit reste? Il reste... une
utopie! La vérité est qu’il change de forme et de mode, comme les
femmes, à chaque saison. Tout juge le façonne et l’altère, et c’est une
volupté, pour les sceptiques, de constater en ce Palais autant de
conceptions de la Justice qu’il y a de têtes sous des toques. Ces
façades disparates expriment chacune leur temps: leur ensemble indique
le total des «façons judiciaires». Car la torture n’existe plus, mais le
magistrat qui la donnait subsiste, et sa tête glabre, son profil
coupant, ses yeux aigus, gardent leur place dans une fenêtre gothique,
près de la Grosse Horloge. Tel autre, plus droit et plus froid qu’une
lame, avec ses favoris chétifs, est fait pour l’escalier de la place
Dauphine: il est aussi raide et gelé. Un troisième, poils mêlés, œil
fouinard, l’air brouillon, sera le bonhomme nécessaire sur les marches
du boulevard. Vieux juge à sacs et à épices, qu’on voit maintenant lesté
de dossiers... et de pots-de-vin. Et d’autres, enfin, cinq cents autres,
sont aussi médiocres que les pierres qu’on vient d’assembler. Après
avoir moisi dans quelque fond de département, ils viennent juger,
arrêter, sentencer, et en fin de compte servir à Paris, sous les ordres
d’un député qui, pour leur avancement, exige de gagner un procès.
Ceux-là ne se font plus des «têtes» de magistrats. Juges libres d’une
démocratie libre, ils ont des visages de coiffeurs, de cabotins ou de
pions, tout comme le morceau neuf du Palais a l’air d’un théâtre ou
d’une mairie. A voir la boutique, on devine les boutiquiers.

Boutique compliquée! C’est le plus bizarre et le plus mêlé des édifices,
avec des murs plats, des murs ronds, des tours, des colonnes, des
fenêtres de toutes les formes, et aussi tous les toits, une ville de
toits, faits pour nicher un peuple d’hirondelles. Paris a des toits
nobles: celui des Invalides; la Sorbonne est affublée d’un toit haut et
pédantesque; le toit du Sénat est adorable: c’est le château de la
Ville. Mais le Palais, lui, les a tous: toits carrés, toits pointus, des
vieux, des neufs, des toits hideux qui se hérissent en cent tuyaux, des
toits déserts qui ne fument jamais; il a le toit de la Sainte-Chapelle,
qu’on dirait fignolé par des mains de femme, et il a la carapace des
Pas-Perdus, bombée comme un dos d’éléphant.

[Illustration]

Enfin, sur toutes ces pierres et toutes ces tuiles, sur ces pointes, ces
pentes, ces bosses, sur cette flèche qui est un des plus beaux élans du
cœur humain, il y a le jour et la nuit, il y a la magie des heures qui
modèlent la Justice, la lumière qui la pare, ou l’ombre qui l’accable.
Le matin, les grosses tours se chauffent: elles sont pacifiques; elles
s’égayent de reflets. Le soir, on croit que c’est d’elles que va sortir
la nuit, tellement elles sont funestes; le soleil, derrière, a l’air
chassé. A minuit, elles sont énormes; elles prennent leur valeur; elles
donnent un sens à la Justice.

Et tandis qu’un factionnaire, arme au pied, lutte contre le sommeil, le
Monument veille, éclairé du dedans; il ne s’éteint jamais. Quinquet dans
une tour, lueur du poste de garde, lampe en veilleuse dans les galeries,
même la nuit, sa vie continue. Dans la Ville géante, le crime et le vol
profitent de l’heure sombre pour s’ébattre. Le Palais sait qu’on
travaille pour lui. Il est le gros chat de Paris; il ne dort que d’un
œil. Prenez garde! Car il a toujours de quoi vous accommoder, que vous
soyez honnête homme ou fripon. Chaque mur cache une justice spéciale,
avec ses lois et ses juges.

Il n’est pas surprenant que les constructions neuves, faites à petit
budget, abritent une justice de quatre sous: la Correctionnelle.
Magistrats en colère, police triomphante. De la crasse sur les murs et
dans les esprits. La Sainte-Chapelle est derrière. Qu’est-ce qu’elle
fait là? Si nous entrions?

Quelle stupeur, quand on entre! On croyait que c’était une chapelle en
pierres: on a vu les pierres; on a réjoui ses yeux de mille détails,
volutes et frisures, où se cachent des martinets qui font croire, quand
ils filent d’un nid, que c’est une fleur sculptée qui s’envole. Eh bien,
c’est au dedans une église en vitraux, avec des verrières féeriques,
sans un mur, rien qui l’obscurcisse. Des bleus ardents, des rouges, des
ors. Pas une ombre; des rayons. Ce n’est plus la lumière du jour, c’est
un miracle, un étincellement: on reste ébloui.

Les colonnettes qui soutiennent la voûte, l’autel, le reliquaire, les
oratoires, tout brille, miroite, éclate. La rosace est une fête. On
dirait qu’une géante araignée fantaisiste a pris dans sa toile les plus
beaux, les plus riches, les plus glorieux des scarabées, et que, les
tenant en ses mailles, elle les tend au soleil, pour une fête des
humains.

Certains pourtant se plaignent qu’en cette chapelle sublime il ne vienne
personne, jamais... sauf quelques étrangers guidés pas des agences, sauf
des pensionnats qui préfèrent le Jardin des Plantes,--mais personne qui
comprenne. Elle ne sert plus; elle est vide. On connaît sa flèche; on
ignore sa porte. Elle a le tort impardonnable de ne pas s’ouvrir sur le
trottoir, sur le boulevard, en face de la caserne des pompiers...

Que Dieu la garde d’être visitée! Aimons-la négligée, démunie,
dépouillée. Elle reste encore la splendeur du Palais.--Quand les hommes
s’occupent d’elle, ils en font un grenier à farines comme sous le
Directoire, ou un dépôt de dossiers, comme sous le Consulat. Les hommes
rôdent autour: ils parlent, luttent, se dépouillent, exercent la
justice. A aucun prix, ne commettons la sottise de les attirer vers
cette merveille qui n’a, pour se défendre que des oiseaux, des
gargouilles et un gardien plein de lassitude. Au lieu de les déranger
dans leurs affaires fiévreuses, allons les voir. Ne mêlons rien.
Laissons le silence à la chapelle, qui médite sous les cieux, et
pénétrons plus loin, dans l’un des plus étonnants parloirs de la
terre... Quelle rumeur! Que de passions! C’est la Galerie Marchande, ce
sont les Pas-Perdus; c’est la cohue des tribunaux civils, tout ce qui
écrit, tout ce qui parle, la Presse et l’Avocasserie.

L’air est chargé; des portes battent; un dévergondage de paroles, et une
mêlée de procès. Dans les flancs d’une nef, immense, bourdonnante
d’avocats, s’ouvrent des chambres plus dissemblables que leurs juges.
Les unes rôtissent en plein soleil; d’autres moisissent dans l’ombre;
celle-ci est opulente et vaste; celle-là pouilleuse et étriquée. Là on
se chamaille pour des centimes; ici on plaide pour des millions. Et ce
sont aussi des batailles haineuses à propos d’amour, des divorces où
l’on s’arrache les yeux,--toutes les rancunes, toutes les envies qui
ravagent amitiés et familles: en un mot, la société dans ses passions
avec le meurtre à petit feu, lent et dissimulé, mais sans cette violence
soudaine qui seule mène aux Assises.

Mais où sont les Assises? Rien ne les annonce. Est-ce qu’elles se
cachent?

Vous les trouverez de l’autre côté, derrière la sinistre façade de la
place Dauphine, au milieu d’un désert de galeries, où tout est d’une
ordonnance rigoureuse et d’une clarté de marbre blanc. Quelques
stagiaires aiment ces parages: ils y viennent avec leurs clientes. Ne
les dérangez point. Là du moins, peut-on se presser les mains, se serrer
les genoux, se baiser la bouche à l’abri des indiscrets, mais il
convient d’avoir les sens bien libertins, pour ne pas s’apercevoir que
les murs sont nus et que les bancs sont froids. Froids comme une
instruction criminelle. Il est donc naturel que là se carre la Cour
d’Assises. Elle s’isole, s’enferme, et juge à part, loin de tous les
autres. Elle est sévère et menaçante.

C’est aux Assises qu’on discute avec pompe sur des cadavres, aux Assises
que se décident le bagne, la réclusion et si souvent les acquittements
pharisaïques qui, sous l’apparence d’une pitié pleine d’amour, cachent
des haines de partisans. C’est là qu’ardente, étrange, sournoise ou
déchaînée, ayant la face du crime ou celle de la vengeance, s’agite,
palpite, s’égare la moitié de l’histoire intime de la France. C’est là
que tout cœur honnête et candide, qui cherche des raisons de croire en
Dieu, doit entrer, car il y trouvera l’assurance que les hommes, même
affublés de robes et de toques, sont impuissants à satisfaire son désir
de justice et de bonté.

[Illustration]




[Illustration]

II

LE LANGAGE DES HOMMES


Cependant, il ne faut pas d’emblée, sans précaution, pénétrer aux
Assises. Il faut un peu frôler le vice avant d’aborder l’enfer. Il faut
rencontrer les têtes qu’on y verra, voir les robes noires avant qu’elles
plaident, les journalistes avant de les lire, et les magistrats avant
qu’ils se couvrent de pourpre et d’hermine. Enfin, il faut rôder dans
cette Galerie Marchande dont le nom est si beau, pour guetter, écouter,
commencer à deviner, et ne pas entrer du premier coup, sans préparation,
en pleine folie sanglante.

La Galerie Marchande est le vestibule du Palais, qu’on trouve tout de
suite en haut du grand escalier, sur le boulevard. Vestibule dallé, orné
de bancs en bronze, et au milieu, pour le premier regard, une de ces
voûtes grillées, derrière lesquelles, sur les estampes de la Révolution,
on voit se presser des condamnés à mort. Les lieux sont donc sévères,
mais on ne le remarque pas, tant les avocats s’y trémoussent. Une
porte-fenêtre, toujours fermée, isole cette Galerie de la
Sainte-Chapelle, dont on peut entrevoir tout au plus quelques saints;
tandis que trois portes vitrées, sans cesse battantes, la relient aux
Pas-Perdus, où le Barreau se promène dans un noir fourmillement. Mais au
bout de la promenade, il redescend dans cette galerie, plus étroite et
plus échauffée, où on peut mieux s’attendre, mieux se rencontrer, mieux
s’observer, mieux jacasser. Entrer au Palais par là, c’est tomber dans
le brouhaha et l’air trouble; c’est une notion juste de la justice et de
ce qu’elle commet de plus grave: les Assises. Car tout y est plus
fiévreux, plus âpre qu’aux Pas-Perdus, Ce n’est pas la vaste place où on
marche, où on se croise. C’est le carrefour encombré, où on s’arrête, où
on s’attroupe, et il y a même des boutiques avec les noms des
boutiquiers: «_Médecin du Palais._»--«_Presse judiciaire._» La boutique
du premier n’attire personne. Elle est close et renferme une vieille
tortue de docteur, qu’on vient chercher en hâte chaque fois qu’un
anévrisme se rompt. Il se meut avec peine et s’en va voir lentement
comment on meurt sans lui. Mais la presse judiciaire, elle, est
achalandée. Pensez ce que représente ce titre pour des robes avides de
réclame, qui veulent toujours qu’on écrive en deux mots qu’elles
viennent d’en prononcer un, et qui se pendent aux journalistes comme des
villageois au garde champêtre, pour obtenir un roulement de son
tambour...

--Ah! mon cher, mon bon vieux, que je suis heureux de vous rencontrer
par hasard! (Depuis une heure ils font le pied de grue.) Je viens de
plaider une affaire qui vous eût rempli de joie. Je pensais à vous. (En
y pensant, il disait même: «Ce sacré porc ne viendra donc pas!») Il
s’agit d’un sorcier, mon bon, d’un vrai sorcier!

--Mon petit, dit le journaliste, savez-vous ce que vous allez faire?

--Comment le saurais-je, cervelle du diable?

--Vous allez m’écrire vous-même quinze lignes là-dessus.

--Oh! cela... je ne voudrais pas...

--C’est moi qui vous en prie!

--Ah! vous êtes un cœur d’or. Écoutez donc. J’ai sur moi un petit
résumé...

--Donnez-le!

--Il était pour moi.

--Y a-t-il votre nom?

--Trois fois... Vous gênera-t-il?

--Mon vieux, je serai enchanté.

--Vous êtes gentil, gentil!...

Ils se serrent la main affectueusement, avec la chaleur de deux hommes
qui se roulent. L’avocat pense: «Ce que je l’ai eu! Quelle brave
truffe!» Et l’autre se dit: «Tu as voulu être plus fin que moi?...
Zozo!»

On ne peut pas être plus fin que la presse! Mais ce mince défaut de
vanité achève de rendre sympathique ce groupe de gens cocasses, où l’on
trouve des gavroches qui aiment Virgile, des bourgeois qui s’habillent
en bohèmes, des fous qui pérorent plus qu’un avocat, des simples qui,
tout simplement, allongent leurs simples lignes. Variété funambulesque,
qui ne suffirait pas à les faire aimer, mais qui ajoute une drôlerie à
leur qualité première et si exceptionnelle: l’honnêteté. Quelle anomalie
dans ce Palais! Ils rendent service et ils ne tendent pas la main. On
leur offre un bock pour être cité dans leur article, et carrément ils
disent:

--Ce n’est pas pour l’article que j’accepte: c’est que j’ai soif!

Puis, ils écrivent l’article.

[Illustration]

Ils chahutent. Leur salle rappelle une classe de gosses. Ils se jettent
de l’encre et du papier mâché, mais ils font leur travail avec une
conscience de Bénédictins. L’un d’eux, qui d’ailleurs a la tête d’un
dévot méthodique, visite, chaque jour que Dieu fait, toutes les chambres
où les hommes de la Justice opèrent. Il pousse la porte doucement, se
découvre et, à pas feutrés, il marche jusqu’au greffier: «Excusez si je
vous dérange... Y a-t-il une affaire qui puisse m’intéresser?» Puis,
quelque réponse qu’on lui fasse, il se confond en remerciements, et
rougit quand il se retire.

Celui-là ne s’attarde guère dans la Galerie Marchande: elle effarouche
sa timidité. Mais les autres descendent volontiers fumer la pipe en bas
de leur boutique, et par leur verve, leurs blagues, leurs rires ou leurs
bourrades, ils ajoutent au désordre et à la turbulence.

C’est le lendemain d’un crime tapageur, quand une femme connue tue son
mari, ou son amant, qu’ils s’épanouissent et sont eux-mêmes. Ils
colportent autant de nouvelles fausses qu’on en exige. Ils vous tirent
dans les coins pour vous dire confidentiellement ce que tout le monde
sait, et ils ajoutent:

--Ne le répétez pas! J’ai envoyé un cycliste au journal. Je suis seul à
avoir le tuyau.

Puis, en hâte, ils vous quittent: car voici M. le Bâtonnier Labori.

--Monsieur le Bâtonnier, prenez-vous l’affaire?

La femme du ministre des Finances, Mme Caillaux, a tué, de six balles de
revolver, Calmette, le directeur du _Figaro_. Grosse histoire. Qui sera
l’avocat?

Maître Labori s’arrête, soupire, puis gronde:

--J’attends une dépêche, un coup de téléphone: dans une demi-heure, je
pourrai vous dire ma décision.

--Merci, monsieur le Bâtonnier!

Depuis la minute où il ouvrit le journal et vit la manchette annonçant
le drame inouï, Labori est dévoré de l’envie de plaider l’affaire. Quel
bruit! Quel éclat!... Mais... il s’agit de masquer ce désir sous des
mines de résignation dévouée. On vient de lui faire des offres; il s’est
maîtrisé; il a demandé deux heures pour réfléchir, c’est-à-dire pour
parcourir les galeries, anxieux et affairé. Il accroche par le bras des
confrères importants:

--Qu’en pensez-vous?... En toute franchise?

Les autres s’en tirent en le flagornant:

--Vous avez une maîtrise telle!

--Alors, dit-il, vous jugez aussi que c’est mon devoir? L’affaire est
écrasante, mais je ne peux me dérober?

[Illustration]

Et il avale de l’air et gonfle ses épaules. Grandi par son bonnet et par
sa jupe trop longue, il a l’air d’un chêne qui parlerait à des
champignons. Son pouce large écrase la serviette; c’est un bourdon que
sa voix. Et il bourdonne: «Si c’est mon devoir... je ferai mon devoir.»
Puisque Maître Henri-Robert ne peut pas prendre l’affaire (il a dîné
chez le ministre, dont la femme est à Saint-Lazare)--puisque Maître
Chenu la voudrait (il rôde, pâle et nerveux), Labori ne peut reculer:
courage! Encore un tour aux Pas-Perdus, le temps qu’on voie bien le
combat de son âme; puis il allonge le pas, et, tête haute, il pénètre
dans la Galerie Marchande.

Trente yeux le guettent, trente mains se tendent.

--Eh bien, cher Bâtonnier?... Eh bien, mon cher ami?...

--J’accepte! C’est mon devoir.

Quatre mots qui tombent lourdement, d’une bouche raidie par l’émotion:
il connaît ses entrées en scène. Et aussitôt on l’applaudit. Maître
Chenu, qui passe, ricane: «Bravo! Nous irons vous entendre.» Les
journalistes reprennent: «Nous serons tous là!» Les bancs se vident:
chacun s’approche. Ceux qui l’ont bien en haine sont les plus empressés:
ils se font voir d’avance en prévision d’un triomphe qui les effraie:

--Monsieur le Bâtonnier, comme vous serez beau! Ce n’est d’ailleurs que
justice! La vie vous devait bien cela!

--C’est le couronnement de toute votre carrière!

--Mon ami, cher ami! Ah! cher, bien cher ami!

Il répond comme il peut, par les mains, par le regard, et par les ailes
du nez, qui sont grandiloquentes.

--Merci, balbutie-t-il. Merci, vous!... Merci, toi!

Mais soudain, le geste large, il arrête cet assaut et d’une voix devenue
sourde:

--Merci!... Merci à tous de me soutenir dans cette épreuve.

Puis, devant lui, il aperçoit une tête qu’il ne connaît pas, un lorgnon
qui l’épie, une main qui prend des notes. Alors, très simplement, il
demande:

--Vous êtes journaliste, Monsieur? Voulez-vous une interview?

Et, sur-le-champ, il dicte:

--Quoique cette affaire fût écrasante, en toute conscience, j’ai cru que
je devais l’accepter!...

Tous se sont tus. Ils font cercle, ils le mangent des yeux... S’il avait
seulement l’idée de mourir: quel enterrement!

Seul dans l’ombre, au bout de la galerie, Maître Rongecœur reste à
l’écart.

Maître Rongecœur est plus noir encore que les autres par sa barbe de
grand prêtre qui cache son rabat blanc; et il se tient debout, pensif et
blême, car il souffre de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Il
souffre, parce qu’il a du talent et qu’on ne l’entoure jamais; il
souffre, parce qu’il doit plaider une grosse affaire d’Assises, et que
personne, personne ne s’en inquiète. Il souffre enfin, présentement,
parce qu’on assiège et qu’on acclame un autre que lui. Il est venu de
bonne heure au Palais; il prévoyait une cruelle journée; et, depuis deux
heures, il est là, dans les entre-colonnes, ruminant sa détresse,
empoisonné de sa bile, car on ne l’aborde pas, on ne le salue même plus,
ma parole, on le dédaigne! Son martyre a commencé à la buvette:
d’ordinaire, on le reconnaît, on se le désigne; aujourd’hui, on lui a
demandé: «Est-ce Labori qui prend l’affaire?» Alors il a envie de
hurler: «Mais c’est moi qui devrais la prendre! Ah! Moi, je la prendrais
vite! Car moi, j’ai toujours envie de parler, afin qu’on parle de moi!»
Mais il est seul dans l’ombre, et le Bâtonnier ne le voit même pas...
Si! Il l’a vu! Grand Dieu, le Bâtonnier l’appelle:

--Rongecœur!... Cher ami!

Quoi? Voudrait-il son aide? Il s’approche en pétrissant sa barbe:

--Rongecœur, dit Labori, j’expliquais à ces messieurs, et je tiens à
répéter devant vous, que si j’accepte, mon bon ami, c’est après avoir
tout pesé, mais vraiment, je crois que c’est mon devoir!

--Vous savez comme je vous aime... bredouille Rongecœur. Donc,
sincèrement, je vous félicite.

Il s’y reprend à trois fois, et déjà Labori ne le regarde plus; toute la
presse judiciaire est sortie de sa boutique; les robes accourent des
Pas-Perdus; la nouvelle s’est répandue; c’est un second assaut.

--Vive Labori! Bravo! Nous voulons tous vos mains!

Labori les leur tend, et d’une voix tempétueuse, pareille à celle d’une
mer qui se brise sur les rochers, il dit:

--Mes chers amis, je ne sais pas plus que vous comment je me tirerai de
cette affaire qui est peut-être la plus considérable du siècle... Mais
j’ai senti en moi l’impératif catégorique.

Le bras tendu, il désigne le vestiaire. Il s’y dirige. Et c’est dans
l’enthousiasme que l’escorte l’accompagne.

Mais ceux qui restent dans la Galerie se regardent alors, et hochent la
tête:

--Eh bien, mon petit?... Ce n’est pas l’homme qu’il fallait... L’affaire
est foutue! Il fallait quelqu’un de fin!

Maître Rongecœur émerge de l’ombre.

--Tenez, il fallait Rongecœur!

Il a un frisson. Il proteste:

--Ne parlez pas de moi... j’aurais refusé.

--Mon cher, vous avez un immense talent! Et lui aussi, notez, mais lui,
il est trop lourd... il va s’asseoir là-dessus, écraser tout: ah! c’est
foutu!

--Pardon... Oh! pardon, je crois... qu’il plaidera très bien, murmure
Maître Rongecœur, dont le sang s’arrête entre les mots.

--Et puis, qu’il plaide bien ou mal, dit un petit journaliste à tête
farce, je m’en contrefous, car ça ne m’empêchera pas, messieurs, d’aller
ce soir faire subir les derniers outrages à Mlle Fleurette Fleuron qui,
depuis hier, m’appartient corps et âme.

--Ne te vante pas! dit un gros.

--Tais-toi, cocu! répond le petit. Marche devant; je te suis; nous
allons boire deux bocks, à tes frais!

La buvette est en dessous. On y descend par un escalier en colimaçon.
Mais il faut atteindre l’escalier. Que de monde! Quelle cohue! Des
clients se mêlent aux robes, s’accrochent à elles: gens du peuple qu’on
étourdit, mais qu’on congédie; femmes élégantes qu’on garde et qu’on
chauffe. Les premiers sont encombrants: ils traînent des épouses
bavardes, des gosses pleurards; ils ne savent pas s’expliquer; ils
sortent des papiers sales; l’avocat les rudoie, les renvoie.

Ils grimpent des escaliers, se perdent, reviennent, et ils se campent
devant le vestiaire pour ressauter sur l’avocat, quand il va venir ôter
sa robe; mais lui les aperçoit, s’enfuit et entre par une autre porte,
ignorée du bon peuple. Ils peuvent l’attendre jusqu’à la nuit.

Les jeunes femmes riches, dont la chair est tentante, qui sentent la
rose ou l’œillet, sont accueillies d’autre manière. Elles divorcent:
toutes viennent gémir sur la brutalité des hommes; et elles ont des
robes libertines qui marquent leur intention de se venger sur ce sexe
que leur mari déshonorait. Les avocats leur caressent les mains; ils les
font asseoir sur les bancs de bronze, où elles s’accoudent à des têtes
de lionnes. Elles sont troublantes; elles exposent leurs griefs avec
passion. On les entend murmurer:

--Je vous jure, maintenant, qu’on me respectera!

L’avocat regarde la cambrure du pied ou la blancheur du cou. Il murmure:

--Vous deviez me raconter des choses. Venez donc chez moi. Vous m’aviez
dit que même votre nuit de noces...

La femme se lève:

--C’est vrai. Il faut que vous sachiez. Quand vous trouve-t-on?

Elle reste devant la porte, dont la lumière lui agrandit les yeux; elle
cambre la taille, la jambe un peu pliée, et elle tend la main, disant:
«A bientôt!» L’avocat dresse la tête. On les regarde tous deux. Comme
les autres, regardez-les.

Le temps qu’arrive Maître Tricoche, car celui-là vous absorbera tout
entier. Il parle haut pour expliquer à deux confrères:

--J’ai remis le président à sa place comme un petit garçon; et Maître Le
Fur avec le président! Vous savez, c’est mon affaire Solacroupe, le
cinéma contre l’Académie. Vous ai-je raconté? Non? Que je vous raconte!

Mais l’un des jeunes gens l’interrompt:

--Moi aussi, l’autre jour, j’ai ramassé Le Fur: il m’a écouté comme si
j’étais son père.

--Oui, mais moi, il y a ceci d’impayable...

Il en est de même dans tous les groupes: ils écoutent tous «l’histoire
impayable» de la journée. Ce n’est qu’une niaiserie, quand Tricoche en
accouche; une turlupinade, si elle vient d’Asina, l’avocat-juge de paix,
à tête d’apothicaire, qui empoigne ses confrères et prête serment sur
leur ventre. Histoire qui est un bouquet de mots fins, quand elle est de
Maître Lipilli, une petite ordure, lorsqu’elle vient de Maître Agasse.
Quelle dépense d’esprit... et du pire! Et que de têtes, comme aux
Pas-Perdus! Mais, là-bas, elles profitent de l’ombre, tandis que cette
Galerie Marchande est terrible de clarté. Lorsque M. le Bâtonnier
Lablette dit à un confrère:

--Vraiment, cher ami, vous prenez ce dossier? Quoique plein de talent,
vous ne craignez pas?... Enfin... à la première défaillance, je suis
votre homme!...

On voit luire ses prunelles et le nez frémir de convoitise.

On voit aussi que Maître Callebasse a la lèvre paillarde, lui qui défend
toujours des demoiselles de théâtre; que Maître Gautereau-Vignole a la
tête de son âme, un petit bout de tête en casse-noisette, mauvaise et
chafouine; que Maître Écomard a la marche d’une hyène; et que Maître
Esquivé s’en va toujours soucieux, depuis son mariage manqué avec la
fille d’un marchand de doubles-crèmes, qui devait lui apporter la
clientèle de tous les crémiers de Paris. Quant à Maître Piero-Piafferi,
il se grandit, sort de son faux-col. Il est l’image de sa devise: «_Plus
haut! Toujours plus haut! Vous verrez jusqu’où je peux grimper!_» Puis,
quels souliers, quelles manchettes, quelle cravate! Tout cela pour
illustrer une seconde devise: «_De l’argent! Toujours plus d’argent!
Vous verrez ce que je peux gagner d’argent!_»

--Et moi je ne gagne rien, grogne sourdement un conseiller qui passe.

Magistrat qu’on croit digne et qui n’est que mortifié; car, après un
déjeuner babylonien chez un des rois de la parole, il rentre avec
amertume dîner chez lui de sa côtelette de fonctionnaire. La Galerie
Marchande est mauvaise pour son fiel, quoique, en apparence, on l’y
respecte. Mais l’avocat qui le salue a sur lui une influence
alimentaire... dont il se vengera d’ailleurs en faisant pression sur les
experts et en donnant des ordres aux liquidateurs.

--Quelle bouillotte! dit Maître Turbot de la Halle, dès qu’il est passé.
Ce qu’il en faudrait un nettoyage dans ce monde-là!

[Illustration]

--Gâteux ou fous, voilà la Cour! répond Maître Trinioles.

Celui-là, dès qu’il arrive, emplit la Galerie. C’est une des volailles
comiques de la volière. Tout de la vieille poule: l’œil rond, le ventre
traînant, et le derrière bas sur des pattes grêles. Il vient de perdre
un procès, comme d’habitude, lui qui, pourtant, sait être épique ou ému,
minutieux ou abondant, lui qui a été député, lui qui... cot... cot...
cot... il en glousse de fureur! Et on se le montre; et on ricane.

Il parle d’aller trouver le président, de se plaindre au Bâtonnier. Il
crie: «Je ferai un incident personnel!» Même sans savoir de quoi il
s’agit, tous répondent: «Faites vite! N’hésitez pas!» Ils excitent la
vieille poule comme un coq de combat.

Ce qu’il y a d’effarant dans cette Galerie Marchande, c’est l’impudeur
avec laquelle ils se déchirent et se volent au grand jour, sur le seuil
même du Palais. Les juifs se cachent pour faire l’usure. Eux se mettent
à leur porte. Est-ce inconscience ou cynisme?

Or, c’est derrière ce couloir de Bourse où se pratique le trafic des
humains, derrière toutes ces rumeurs de haine, passé ce grondement
d’avidité, plus loin que ces éclats de l’envie et de la passion, au delà
de cette potinière dramatique et dangereuse que siège la Cour--la Cour
d’Assises, c’est-à-dire tout le Palais pour les âmes populaires.

Ailleurs, vous êtes témoin des drames; là, vous en voyez les suites et
en sondez les causes; là, vous jugez les gestes, en essayant de
comprendre les âmes. Assassins, filles, amants, voleurs, volés, témoins,
tous y parlent, nient, se confessent et luttent. La passion pousse les
portes et s’installe au prétoire: c’est elle qui défend, qui explique,
qui accuse; elle a vingt masques: elle s’appelle l’argent, l’honneur, le
bien, la patrie; elle est odieuse, elle est sublime; et c’est son
haleine qu’on respire dans l’air étouffant de cette grande salle des
Assises.

Pour essayer de l’apaiser, de la raisonner, de la maîtriser, la société
installe sur douze chaises imposantes, plus larges que celles qu’ils ont
dans leurs familles, douze citoyens tirés au sort, qu’elle appelle le
Jury.

Cette douzaine d’hommes, qui en principe commandent, en fait sont
commandés; car un mandat hante leurs consciences. Ils représentent
l’opinion; ils ont le ferme dessein d’être justes; si bien qu’ils
s’inquiètent, s’égarent, et qu’un doute léger suffit pour qu’ils
acquittent un criminel, au lieu que, dans une sainte fureur, ils tuent
dignement un irresponsable. Le pays ne gagne rien à cette institution;
mais le principe illusionne; il est un soulagement pour le peuple qui
est la proie des idées vagues; et la forme idéale du jury reste douce
aux cœurs qui aiment chez eux rêver de justice.

En principe, on le tire au sort; mais sitôt tiré, on l’épluche et on
l’émonde. On tire trente-six noms pour en rayer vingt-quatre. Besogne
que se partagent l’accusation et la défense. L’accusation commence: elle
biffe ceux qui lui semblent enclins, par profession, à l’indulgence.
Après quoi, le défenseur, rageusement, supprime tout ce qui paraît cher
à l’accusation; et il reste douze bonshommes, que les parties adverses
accueillent par force, avec résignation.

Ils s’installent sur leurs chaises: ils sont graves. Depuis huit jours,
tout leur fut prétexte pour dire en famille: «Lundi prochain, je serai
du Jury!» Maintenant, c’est eux, parmi trente-six, que l’on conserve; et
comme ils ignorent qu’ils le doivent à l’indifférence qui s’attache à
leurs noms, ils en ressentent une fierté qui se voit à leur maintien.
Ils sont épicier, pharmacien, marchand de fourrages, bureaucrate,
architecte, chauffeur, et ils vont juger; ils vont délivrer ou faire
enfermer leurs semblables: la Société peut-elle leur faire honneur plus
grand?

La salle leur paraît belle: les ornements, pourtant, en sont médiocres,
et tout y est terni par de tumultueuses séances; mais la table des
juges, le box des accusés, les portes qu’on garde, le public, au fond,
qu’on maintient, sont autant d’images pathétiques qui font illusion, et
le lieu leur semble beau, parce que toujours le drame est grand.

La vie, en effet, avec son tumulte et ses éclats, la mort et sa misère
glacée, ce dyptique de l’homme est là, dans cette Cour, dans ce
confessionnal formidable,--sculpté en une pâte qui est la pauvre chair
des hommes. Les affres du mensonge, les tortures de l’aveu, le néant de
la colère, la Cour d’Assises les guette, les voit, les entend, elle en
vit, elle en garde une empreinte effrayante. Mais le dyptique n’est pas
immuable; il évolue. Bien mieux, il arrive que, de ses mains
passionnées, la Société même le modèle et le transforme, lorsque, par un
grand jour d’émeute, tout à coup, elle se collette avec des magistrats
qui, sournoisement, veulent étouffer la Loi. La Loi... et ses balances
pour tous égales! Utopie! Hypocrisie! L’apache qui égorge au couteau, ou
la femme de ministre dont le manchon cache un revolver, s’en viennent,
l’un après l’autre, dans le même box. Chacun apporte ses poids pour
peser son crime, et on brusque le premier. «Êtes-vous fou, malheureux?»
tandis que, devant l’autre, on est muet, on salue. Mais, soudain, de la
salle un grondement monte. Qu’est-ce qui se passe? C’est la Société qui
s’insurge: payant ses juges, voici qu’elle les contrôle. Pas possible?
Mais si! Ils balbutiaient, elle parle haut. Ils tremblaient: elle les
chasse. Et ils s’empêtrent dans leurs robes... Le dyptique frémit,
s’élargit; c’est le bas-relief social, qui se sculpte à sa place; et le
«compte rendu» de la Cour d’Assises devient une page de l’histoire du
pays.

[Illustration]




[Illustration]

III

L’AFFAIRE PASSIONNELLE


L’affaire Chevreau! Vous rappelez-vous? Ce professeur qui a tué sa
femme... L’histoire d’abord fut le grand attrait des journaux, avant
d’emplir les Assises d’un ébrouement mondain. Elle était typique de ces
drames qui, en ayant l’air d’entrer au Palais, en viennent en vérité. Il
faut que des juges prononcent sur ce que d’autres, inconsciemment, ont
décidé. L’assassin n’est qu’un intermédiaire. Si la Cour d’Assises
siège, c’est que le Tribunal, puis la Cour, en deux fois trois minutes,
ont réglé le divorce le plus aventureux, faisant aux parents comme aux
enfants une impossible vie et préparant un meurtre, seul recours à
certains désespoirs. Revolver, cadavre, police, voilà les douze
bonshommes qui vont juger la Justice et ses conséquences.

Le jour de l’audience est venu. Midi moins cinq... Trois cents
Parisiennes, pendues à des robes d’avocats, essaient de se glisser à
leur suite dans la salle des Assises. Elles sont flatteuses en
suppliant:

--Maître, vous qui avez tant de talent, vous devez faire ici vos quatre
volontés!... Je suis sûre... que vous allez me faire entrer!

Eux s’agitent:

--Essayons par là...

En hâte, deux marches par deux marches, ils montent l’escalier en
colimaçon des témoins.

--Ne vais-je pas trop vite pour vos petits pieds, belle Madame?

Mais ce n’est pas la belle madame qui répond. Des confrères descendent,
refoulés par les gardes, qui crient que «c’est plein et que c’est pas
l’entrée des avocats!» Demi-tour.

--Il eût fallu arriver plus tôt... tout est bondé!

--Oh!... en glissant une pièce? implore la belle Madame.

--Vous me donnez une idée... Attendez là... Je vais voir Fernand.

C’est le garçon des Assises, un des personnages symboliques du Palais,
gros homme qui, depuis un tiers de siècle, a vu tous les assassins, tous
les juges, tous les jurés, tous les avocats. Les plus grands jours ne
l’émeuvent plus, il a un dos rond sur qui il peut pleuvoir, et il est
accoutumé à ces curiosités féminines ainsi qu’aux supplications des
hommes de robe:

--Mon brave Fernand, est-ce que le président est arrivé?

--Yes, cher Maître.

--Ce serait pour faire entrer une femme exquise avec qui il a dû dîner
dans le monde... A moins que vous-même ne me rendiez ce gros service.
Avec vous, elle aurait même une meilleure place!

Fernand cligne de l’œil:

--Mignonne?

--Un amour!

--Ah! soupire-t-il, Adam se plaignait déjà; et il n’en avait qu’une à
ses trousses... si je peux parler de trousses pour ce sans-culotte...
mais moi!... Enfin, amenez toujours!...

--Fernand, vous êtes un frère, un père, un cœur!

--Quand je peux faire plaisir, je fais plaisir.

--Tenez, Fernand... Si, si, prenez, je vous en prie, Fernand! Et merci,
je vous revaudrai ça!

--Maître, vous voulez rire... je descends chercher votre dame, qu’on ne
laisserait pas passer.

On l’a même déjà chassée de la galerie où elle attendait. On l’aperçoit
qui, toute rouge, fait des signes.

--Ces gardes sont des malotrus! Quelles brutes!

--Suivez-moi, madame, dit Fernand qui a le calme des vieilles troupes.

--Oh! vous, vous êtes ma Providence... Tenez... Si, si, prenez, je vous
en prie... Alors, vous allez me faire entrer?... J’ai entendu que vous
vous appeliez Fernand?... Comme mon beau-frère!...

Des gardes barrent le chemin. Fernand annonce:

--La femme du Président!

Le tour est joué. Il y a une heureuse de plus.

Elle entre, essoufflée, tant elle a eu peur de ne pas entrer. Elle
regarde. Elle est dans le plus grand des théâtres de Paris où la Société
va lui jouer une pièce vraie... Qu’elle a de chance! Que c’est émouvant
cette salle! Elle va donc voir cet homme qui a tué sa femme. Comment se
défendra-t-il?... Il doit être pâle... Peut-être va-t-il pleurer?... Et
si on le condamne?... D’avance elle tient son cœur. Je veux dire son
sein. Elle s’évente... Que de monde!... Ces messieurs qui tirent des
papiers de leur veston, c’est la presse sans doute?... Voici des
dessinateurs avec leurs cartons... Fernand lui a mis sa chaise derrière
un gros monsieur, mais elle a reglissé une pièce, et Fernand a dit:
«Monsieur, reculez-vous, Madame est témoin!» Alors, elle a passé devant,
elle voit tout, et... au moment où le drame va commencer, elle a une
grande joie.

Coup de timbre sec qui met les gens sur pieds. Dans l’ombre, au-dessous
des fenêtres, elle aperçoit de gros hommes qui entrent et s’asseyent: le
jury. Elle voit Fernand qui ouvre une porte massive. Un huissier glapit:
«La Cour!» Quatre personnages, chargés de robes rouges, s’avancent avec
gravité. L’accusé est introduit: rien de marquant. Comment, c’est lui
qui a tué?... L’avocat s’installe: Maître Piero-Piafferi, sans doute? Il
y a si longtemps qu’elle grille de l’entendre; mais elle lui croyait de
la moustache et des cheveux mousseux. Celui-ci est chauve et rasé.
Allons, son face-à-main ne lui suffit plus; elle tire de son sac une
petite jumelle en nacre. Tout le monde s’assied.

--Accusé, levez-vous!

Et Chevreau, Maurice, trente-neuf ans, professeur agrégé de
l’Université, se lève devant ce jury composé d’un grainetier, d’un
commandant en retraite, d’un plombier, d’un herboriste, d’un notaire,
d’un comptable, d’un employé des chemins de fer, d’un professeur de
violon, d’un tapissier, d’un doreur, d’un mégissier et d’un rentier.
C’est le grainetier qui préside. Il est d’aspect considérable. Larges
épaules sous une tête cuite, taillée dans de la brique. Le professeur de
violon a des cheveux ébouriffés; le pharmacien est content de soi; les
autres... ont tous aussi leurs visages, leurs amours-propres, leurs
faiblesses, leurs partis pris, mais ils se fondent dans l’ombre, et
l’accusé, qui ne les distingue pas, s’effraie de ces inconnus.

Il est blême, mince, de chair pauvre, de vêtements étriqués. La salle,
de toutes ses oreilles, guette ses premiers mots: ils sont ternes. Et
tout de suite les femmes pensent: «Il avait une tête à être trompé!»

--Madame!... Messieurs, je vous en prie!... Je suis le défenseur!

Du bruit, du vent, c’est une robe noire qui pénètre, qui pivote, qui
s’avance, et qui tout à coup, en s’essoufflant, en bouffant, recouvre
l’avocat chauve, que la belle madame contemplait. Maître Piero-Piafferi
est arrivé, il s’est substitué à son secrétaire. Il donne un coup de
nez, il frise les yeux, il tend l’oreille. Comment? Quoi? Qu’est-ce qui
se passe? L’interrogatoire est commencé?

--Ça, par exemple!

Maître Piero élève la voix, puis la baisse, et avec un sourire de
danseuse, impertinent depuis ses talons, qui sont hauts, jusqu’à ses
cheveux qui s’insurgent:

--Monsieur le Président... ne savait sans doute pas que c’était à moi
qu’incombait la charge de la défense (il a l’index tendu vers le nez du
Président)... C’est cela... Oh! la Cour est fort excusable!... Mais...
puisque les débats ne sont pas tout à fait terminés et que
l’acquittement n’est pas encore tout à fait prononcé, j’exprime le désir
modeste que l’on recommence tout.

Le Président a chaud: il enlève sa toque:

--Maître... balbutie-t-il, j’avais cru vous apercevoir...

Maître Piero, qui s’était assis, se relève, puis, noblement:

--Ces paroles, monsieur le Président, me donnent entière satisfaction.
Je n’attendais pas moins de votre esprit délicat et je vous remercie.

L’audience est à peine ouverte: déjà un incident.

--Ce Piafferi est épatant! chuchote le public.

--Ce que ce Piero peut être odieux! grognent les journalistes.

Timide, le Président reprend doucement l’interrogatoire.

Il a raison d’être timide, car, si le meurtrier est affaissé, l’avocat,
lui, ne l’est pas. D’abord, il regarde un peu partout, l’auditoire,
l’assassin, l’avocat général. Un sourire au public, une tape amicale au
client; une moue pour le défenseur de la Société. Quant au jury, à
contre-jour, pas d’intérêt. De dessous sa robe il a tiré une boîte de
cachou. Il s’en lance de petits brins dans la bouche. Il appelle
l’huissier, envoie des billets à la presse, gonfle le torse, secoue ses
manches, piaffe, ricane, lève les mains. Oui, soudain, il veut la
parole. Il interrompt le Président, puis il crie, et il tape du pied.
Bien mieux, il attaque, il fonce, il rage, il s’élève, il domine, il
triomphe! C’est fini, le Président ne préside plus. L’avocat général
essaye de le soutenir: Piero finit ses phrases; après quoi, il fait
semblant de s’excuser en aggravant son insolence, et il peste encore,
toujours, laissant échapper deux, dix, vingt plaidoiries avant la vraie.

Il arrive ainsi qu’il fait des parades brillantes, méchantes,
étincelantes, à propos d’une affaire triste, où se débat, avec des
gestes mornes et des mots sans couleur, un être falot qui, par son
ennuyeuse prétention, a dégoûté une femme insuffisamment préparée aux
«épreuves» universitaires. Par Maître Piero, le ton du procès change. On
tâtonnait, en bâillant, dans la nuit, et voici qu’un feu d’artifice
éclate, qui incendie tout. Les jurés sont éblouis et abrutis: c’est le
but.

--Messieurs, leur dit Maître Piero, les montrant au doigt, j’ai souci de
ne mettre en vos esprits que du raisonnable et non de l’absurde: je vous
signale donc (ce que ne fait pas l’accusation) que le jugement de la
Cour, réglant les détails du divorce de Maurice Chevreau, fut la cause
et seule cause du drame, et que...

--Mais... balbutie le Président, qui essaye de s’accrocher à une bouée,
après son premier naufrage, Maître, nous y viendrons!

--Nous y sommes, monsieur le Président! crie Piero-Piafferi, et nous y
resterons!

Le Président en est bouche bée. L’avocat général regarde: pourquoi cette
colère? Et tandis que ses amis les meilleurs pensent: «Diable! Il
commence par le maximum! Comment soutenir cela?» la vigueur même de son
apostrophe enchante deux femmes qu’il vient d’amener... Peut-être est-ce
pour elles qu’il a fait cette sortie, car il s’assied, tête haute, se
frottant de contentement contre le box de Chevreau; puis nerveux, il
mastique de nouveau du cachou.

Durant quelques minutes, il consent à se taire. L’accusé, geignard,
conte son mariage, ses déceptions, la cruauté de celle qu’il a tuée.
Elle l’a trompé, lui affirmant que son amour croissait: «T’oublier, oh!
chéri! Je le voudrais, que je ne le pourrais pas!» Mais pour marraine de
sa petite fille elle choisit la sœur de son amant. Bien mieux: elle
passe deux mois à la campagne; elle envoie des fleurs jaunes à son mari
en écrivant: «Pas de plaisanterie facile, hein, mon coco?» Lui est
heureux... Un jour--terre et ciel!--il tombe sur des lettres où le
malheur de sa vie est écrit plus de vingt fois. Trompé! Ridiculisé! Et
il lit que son enfant n’est pas de lui! Alors il saute à la gorge de sa
femme: elle avoue. Éperdu, il court chez ses beaux-parents qui hurlent:
«Quoi?... Elle!... Notre fille?» Après quoi, ils s’asseyent, respirent,
et la belle-mère, furieuse: «C’est bien vous!... Toujours des drames!»
Il est le gendre d’un colonel d’artillerie en retraite, qui a un œil
fermé, tandis que l’autre s’écarquille derrière un monocle, et, selon
qu’il regarde la vie par le premier ou par le second, il bute parce
qu’il ne voit rien, ou il s’effare de ce qu’il croit voir. Il se teint
les cheveux; il est enrhumé; c’est sa femme qui parle et qui décide.

--En somme, dit-elle à son gendre, combien de fois vous a-t-elle trompé?

--Est-ce que je sais! répond l’autre.

--Alors, elle ne vous a pas trompé autant de fois que vous croyez!

Devant cette appréciation quantitative de l’adultère, il pleure d’être
incompris; mais pleurer le soulage. Il est tendre. Il n’aime ni les
éclats, ni l’irréparable. La vie peut se corriger, comme les devoirs des
élèves, et il accepte une réconciliation, dans le cabinet d’un Président
de tribunal qui, en trois coups de cravache, met un ordre provisoire
dans ce ménage chaviré.

--Mon beau-père fut content, rapporte Maurice Chevreau. Il me dit: «Vous
verrez: maintenant cela ira!»

--Votre beau-père, remarque alors pompeusement le Président des Assises,
était un officier supérieur en retraite. Il avait le sens de l’honneur.
Cette appréciation de sa part n’étonnera personne.

--Oh!... je vous en prie!...

Maître Piero s’est levé. D’un geste il arrête l’éloge:

--Attention!...

Et d’une voix toute de dédain:

--Monsieur le Président... je supplie... dans l’intérêt de la Justice...
que l’on réserve toute appréciation sur ce beau-père pour l’heure où il
sera venu lui-même témoigner et donner publiquement la mesure de son
esprit et de son cœur.

Il cligne de l’œil aux journalistes: «Tapé, hein?»

Le Président est vexé. Il réplique:

--Messieurs les jurés apprécieront!

--Soit! Seulement... lance alors de toute sa voix Maître Piero-Piafferi,
pour que messieurs les jurés apprécient, selon la formule ordinaire à la
Cour, encore faut-il que messieurs les jurés, à la minute où on leur
vante l’honneur de cet homme supérieur...

--J’ai dit: _officier_ supérieur! proteste le Président.

Maître Piero s’arrête, contemple, réfléchit, ricane, puis, doucereux:

--Ce n’est plus moi qui le discrédite!

Le bras se retend, vengeur:

[Illustration]

--Je dis qu’il faut aussi mettre au courant messieurs les jurés des
faits du procès! Or, les faits, les voici. Ce supérieur... qui ne l’est
que comme officier...

--Ah! Maître!... s’écrie le Président.

--Monsieur le Président, je suis la défense, et vous n’empêcherez pas la
défense de parler! Je dis que celui que je me contenterai désormais
d’appeler le «_beau_-père...», sans m’attarder à l’ironie de cette
désignation familiale, ce _beau_-père, voyant avec mélancolie (car plus
que ses enfants il aimait sa tranquillité), voyant les scènes se
renouveler le lendemain de la réconciliation, dit à son gendre qui
s’écriait: «Je préférerais être mort!--Dame... ça simplifierait tout!»

--Mais, Maître... interrompt le Président.

--Je n’ai pas fini! lance Maître Piero.

--C’est une plaidoirie! insiste le Président.

--Après tout, peut-être! réplique avec hauteur Maître Piero, qui fait
encore monter sa voix. Et je poursuis! Aux côtés de ce beau-père, je
vois une mère plus inquiétante encore, car, à la façon dont elle juge sa
fille, on est en droit de se demander: «A elle, quelle fut sa vie?...»
Quand elle apprend l’adultère, elle l’absout. Si son gendre pardonne,
elle rit. Après ces détails, certes, messieurs les jurés apprécieront,
mais pour qu’ils appréciassent, je tenais à donner une base à leur
appréciation!

Il offre à la Cour cette dernière impertinence dans le miel d’un
sourire, et il s’assied au milieu d’une approbation générale.

--Euh... continuons! bredouille le Président qui remet sa toque.

Dérouté, Chevreau Maurice poursuit tant bien que mal le récit de sa vie.
Elle est comme divisée en paragraphes, dont chacun se termine par ce
soupir:

--Ce fut la plus atroce année que j’aie vécu!

Un premier jugement de divorce lui enlève son enfant, sous prétexte
qu’il est dangereux de soustraire aux soins d’une mère une petite fille
qui a de l’entérite.

--Arrêt abominable! souligne Maître Piero qui, de nouveau, se trouve sur
ses pieds.

Le Président réplique:

--Maître, d’abord, vous ne m’avez pas demandé la parole! Ensuite, je ne
vous permets pas de juger de la sorte un arrêt de la Cour!

--Pardon, monsieur le Président!...

--Vous avez le droit de critiquer, parce que même des magistrats sont
sujets à l’erreur; mais les magistrats méritent le respect!

--Je le leur donne! riposte avec éclat Piero-Piafferi. Mais je le
réserve à leurs personnes et ne l’étends pas à leurs arrêts!

La tête est haute, et la voix vengeresse a l’air de parler au nom de
tous les justes du pays. Alors, l’avocat général bat l’air de ses mains:

--De grâce! Maître, de grâce!... Si vous créez toutes les minutes un
incident, nous serons encore ici demain!

Maître Piero se raidit:

--Nous y serons jusqu’à ce que justice soit faite!

--Alors, il faudrait la laisser se faire!

--La laisser se faire, sans doute! La laisser faire, jamais!

Il respire profondément, puis, tirant chacun de ses bras du fin fond de
chacune de ses manches:

--Messieurs... sentez-vous bien que la minute est poignante?

Il souffle et prend un temps:

--Nous discutions sur le meurtre d’une femme... Voici, soudain, que le
procès s’élargit. Voici qu’il ne s’agit plus d’une affaire judiciaire,
mais de la Justice même! Voici... oui, voici que les principes de notre
Société sont en cause!

Toute sa personne s’empreint d’une profonde gravité:

--Messieurs... si haut que soient placés les magistrats dans l’échelle
sociale, cette échelle, comme celle de Jacob, mène à Dieu! Or, quand on
a seulement prononcé ce nom, qui veut dire toute puissance et toute
perfection, l’esprit hésite, n’est-il pas vrai, pour accorder ensuite,
même aux hommes les plus haut placés, des louanges sans restriction et
une reconnaissance sans arrière-pensée!

Sur ces mots, il ouvre les bras et offre sa poitrine:

--Aussi, préférerais-je que l’on m’arrachât sur-le-champ cette robe!...
(il la prend à pleins plis) cette robe, honneur de ma vie et symbole de
mon indépendance, si, tout à coup, dans ce prétoire, qui est celui de la
Liberté (la tête se dresse; il parle avec Dieu), si dans ce prétoire il
ne m’était plus permis de juger même des juges, et de prononcer sur des
êtres qui sont simplement humains des paroles qui ne soient pas
strictement admiratives!

Le vent de l’éloquence, qui vient de souffler dans cette phrase, passe
aussi dans les cheveux qui se rejettent en arrière; et il attend, les
poings crispés, des applaudissements que le Barreau commence, mais que
le Président coupe net:

--Je vais faire évacuer!

La menace fige l’assemblée. Le secrétaire de Maître Piero cherche à le
faire asseoir en lui postillonnant des félicitations, mais la robe de
nouveau le recouvre: «Tais-toi! Tais-toi!» Il disparaît. Les assistants
ont été secoués, dans cette salle pleine où la passion s’échauffe pour
un mot. Cet élan d’avocat, mené jusqu’au bout avec un art parfait du
théâtre, a d’abord emporté les cœurs; mais... déjà les esprits se
ressaisissent et s’en veulent de s’être donnés avec admiration à ce qui,
peut-être, n’est qu’un jeu déplacé. En sorte qu’il reste une gêne
générale, et bien des yeux évitent ceux de ce bavard en noir, qui laisse
les uns confondus d’avoir été naïfs, et les naïfs troublés de voir leurs
voisins confondus.

Le Président, dont l’esprit trébuche, tousse, se mouche et grogne:

--Euh... continuons!... Donc, accusé Chevreau (il fouille dans ses
papiers), le premier jugement vous a paru pénible. Mais, (il reprend son
aplomb) le suivant vous a rendu l’enfant... Ah! Maître, ne vous agitez
pas!... Je sais: l’enfant était rendu sous conditions: c’est la
règle!... Vous deviez le remettre un après-midi par semaine entre les
mains de sa mère?... Bien... ou plutôt non, pas bien, car... c’est là,
semble-t-il, la genèse du drame... Vous avez dit et redit... Maître,
laissez-moi m’expliquer: vous aurez la parole après!... Vous avez dit
que le jour où votre ex-femme venait prendre l’enfant, la concierge
montait le chercher, et la mère, soit nervosité, soit dégoût,
déshabillait la petite sur place, rejetant les vêtements... qui étaient
les vôtres, pour lui en mettre... qui étaient les siens... Nous sommes
d’accord? Non?... Je m’y attendais! Maître Piero-Piafferi ne peut pas
être d’accord!

Ce dernier grimace, en effet; puis ricane; et d’une voix fort
doucereuse:

--Maître Piero-Piafferi voudrait surtout que, quand il se tait, son
silence ne fût pas interprété...

Il se balance, croise les bras, et, immobile:

--Messieurs de la Cour, si je n’ai pas droit toujours à la parole, aucun
règlement du moins ne m’interdit les gestes. Ils sont la manifestation
instinctive de ma pensée, et je n’ai pas à m’en excuser, plus que de ma
respiration... Mais!

Ce «Mais» est un brusque éclat, suivi d’un brusque arrêt:

--Mais... quand ils marquent de ma part un contentement, il convient de
ne pas s’égarer jusqu’à y voir une protestation!

Les yeux de feu s’adoucissent:

--Monsieur le Président, vous venez de prononcer sur l’accusé des
paroles fortes et vraies, que la défense approuve et dont elle vous
remercie. Vous venez de peindre avec justesse cette hebdomadaire
provocation d’une mère qui n’aima son enfant que dans la mesure où cet
amour délabrait l’âme du père infortuné,--père dont je ne suis pas
seulement l’avocat, mais l’ami, et je m’en flatte!... Pauvre Chevreau!
Il a subi quatre mois de cellule sans une plainte, tandis que la police
et la justice, toutes deux boiteuses, toutes deux aveugles,
poursuivaient une instruction qui, le premier jour, m’avait semblé toute
faite!

--Ah! Maître, là, c’est trop!

L’avocat général est debout:

--Vous êtes ici pour défendre et non pour attaquer! Je ne comprends
plus!

--D’autres comprendront, Monsieur l’avocat général!

--Non!... Ah! Maître! Là, je répète que c’est trop! redit l’avocat
général, qui est sans ressource, lui, pour varier l’expression d’une
seule pensée.

Au contraire, Maître Piero repart, s’arrête, se rebiffe, fait le doux,
s’humilie, le prend de haut, et remplit de stupeur le jury, où le
grainetier géant ne se sent plus d’attaque, et où le pharmacien oublie
d’être content de soi. Le Président rage: il ne veut plus rien entendre.

--Maître, c’est à moi qu’appartient la direction des débats! Dorénavant,
je vous prie de me demander la parole, quand vous jugerez que vous en
avez besoin...

--Je la demande!

--Voulez-vous me laissez finir!... Je ne vous l’accorderai que dans la
stricte mesure indispensable au procès.

--Ah! monsieur le Président...

Maître Piero regarde les avocats, prend à témoin la presse et en appelle
aux femmes sensibles qu’il a fait entrer:

--Monsieur le Président...

--Vous n’avez pas la parole! Non! Vous ne l’avez pas! C’est moi qui
l’ai!... Là... à la fin... heu!... bouh!... c’est vrai... il faut...
être raisonnable!... J’interroge Chevreau... euh!... Chevreau... je vous
interroge!... Le jour du drame, la fatalité a voulu que vous sortiez sur
l’escalier... et que vous rencontriez votre femme... C’est exact?
Hein?... euh... Elle déshabillait l’enfant?... vous avez tenté de vous y
opposer? Alors... elle vous aurait dit: «A bas les pattes! Ma fille
n’est pas de toi!» N’est-ce pas, elle vous l’a dit? Sur ces mots, vous
avez sorti un revolver et l’avez tuée. Est-ce cela? Parfait. Or, je
remarque, moi, que ces mots qui vous ont décidé au meurtre n’avaient
rien de nouveau pour vous...

Maître Piero ricane.

--Maître, qu’est-ce qu’il y a?

Maître Piero prend un air angélique:

--Il y a, monsieur le Président, que d’abord cette fois vous m’incitez à
prendre la parole, alors que je ne la demande pas! Ensuite...

Il se dresse et, plein de morgue:

--... J’avoue qu’en entendant la vôtre, j’ai des pensées subites que je
n’ose pas exprimer!

Il se rassied.

--C’est ce que la Cour regrette! dit le Président qui ricane à son tour.

Il s’ébroue et il se tourne:

--Je continue d’interroger Chevreau... Chevreau, je vous interroge! Il y
a dans votre cas une chose troublante: par la mort de votre femme, vous
deveniez le tuteur légal de votre enfant. Ce point-là est troublant...
N’y a-t-il pas eu de votre part un calcul? Vous répondez: non. Bien...
mais ce point-là reste troublant... messieurs les jurés apprécieront,
et... comme au surplus il est deux heures, l’audience est suspendue!

Cette annonce veut dire que Maître Piero-Piafferi va pouvoir se répandre
à travers toute la salle et monter jusqu’à la place des magistrats, avec
deux haltes, l’une aux bancs de la presse, l’autre parmi ses confrères,
qui sont rangés sur des banquettes, ainsi qu’on vit le Tiers ordre sur
des gravures représentant les États généraux.

Sa petite face pâle questionne:

--Alors, qu’en dites-vous? Ne suis-je pas dans mon droit strict?

Et tandis qu’il cueille les louanges du Barreau, des journalistes entre
eux l’accablent et murmurent:

--Vraiment il n’y a rien, aujourd’hui, de plus grotesque qu’un
avocat!... Autrefois, du temps où on avait encore des Présidents qui
présidaient...

Mais le voici. Alors, les mêmes lèvres, pour lui, continuent:

--C’est très fort! Très épatant!... Qu’on déplaise ou non à la Cour, on
l’écrira dans nos canards.

Lui se souffle:

--Il était nécessaire, une bonne fois, de dire ces choses!

Et comme d’autres mains élogieuses le cherchent, le prennent, le font
tourner, il suit, il court, il monte des marches; il arrive à l’estrade
des magistrats; il rattrape l’avocat général; il l’enlace à la taille:

--Cher ami... on me dit que vous m’en voulez!... L’amitié vraie
n’est-elle pas faite de ces cris de sincérité que nous venons d’avoir?

Puis il l’entraîne dans un coin où, sa bouche sur la sienne, chaleureux,
débordant, il le couvre de son affection--jusqu’à ce que Fernand, le
garçon, lui glisse une carte.

--Elle est là?... Oh! la charmante amie!...

Il bondit dehors, trouve une femme, lui caresse les bras, puis l’emmène
à la buvette, et là il recommence une plaidoirie en mangeant du cachou.
Ensuite, il boit et porte à la santé de la belle. Un confrère entre. Il
crie: «Vous y étiez?»

--Où donc?

--N’y étiez pas?

Il le prend par le bras:

[Illustration]

--Mon cher, venez! Et écoutez! La question nous intéresse tous... Ce
n’est plus un meurtre, ni une affaire d’Assises, c’est une grosse,
grosse chose!

Il retrousse prestement ses manches:

--J’ai eu là l’émotion la plus forte de ma carrière.

Ce disant, il entraîne tout le monde, belle madame et confrères, et,
sautillant, léger, voix éclaircie, conscience plus fraîche, il fait une
rentrée éblouissante dans la salle où les jurés, en groupe compact, sont
déjà sur leurs sièges, attendant de mieux comprendre, pour pouvoir mieux
juger.

Hélas! L’éclaircissement n’est jamais le but d’un débat aux Assises. La
nouvelle école d’avocats a compris que la meilleure méthode de défense
était l’obscurcissement progressif de l’esprit des jurés. Si ceux-ci se
trouvent d’abord en face d’un cas qui paraît clair, là est le danger.
Alors, à force d’interruptions, le défenseur emmêle, embrouille, sur une
affaire en greffe dix autres, et le plus simple des drames devient une
inextricable histoire, devant quoi ces bonshommes de jurés, hantés par
la crainte d’une erreur, hésitent... puis acquittent. Les avocats,
jadis, essayaient de sauver les accusés en prêtant à leurs actes un
mobile excusable; ils développaient ainsi une psychologie criminelle
capable de susciter le pardon; mais ils s’en tenaient au drame, qu’ils
adoucissaient. Moyen téméraire, qui mène à l’inconnu. Aujourd’hui, on
laisse l’affaire, on plaide en marge, on pose vingt questions à côté, et
surtout on fait défiler cinquante témoins, ayant tous un nom, une
situation ou une croix, qui, l’un après l’autre, viennent jurer sur
l’honneur que l’accusé, exception faite de son crime...
incompréhensible, a constamment donné des preuves de douceur et
d’infinie charité.

Chacune de ces déclarations est soulignée par l’avocat, qui dit:

--Bien! Très bien! Merci! Messieurs les jurés ont entendu le témoin, un
des hommes les plus considérables de la République! Mon client peut
relever la tête... Cher ami, ne pleurez pas!... Vous montez encore un
calvaire. Courage: c’est le dernier!

Et comme le Président, gêné, prononce:

--Le témoin peut se retirer... Monsieur, vous êtes libre...

--Ainsi que nous le serons tous dans quelques heures! crie hautement
Maître Piero-Piafferi.

S’il y a par hasard des témoins à charge, ils ne comptent pas.

--Vengeance de l’accusation! Je dis vengeance, et maintiens le mot, y
ajoutant l’épithète: «inutile». Le colonel Matagrin, par exemple, ne
peut apporter aucun éclaircissement au procès. Cet homme, que je me
contente d’appeler un curieux _beau_-père, n’a jamais montré dans la vie
qu’une mollesse coupable ou une douloureuse confusion.

--Ah! Maître! s’écrient ensemble l’avocat général et le Président. Vous
n’avez pas le droit de juger le témoin!

--Je ne juge que sa conduite!

--Vous devez la juger respectueusement!

--Pourvu qu’elle le mérite!

--Faites entrer le témoin suivant, bredouille le Président.

C’est M. Chevreau père, celui qui, il y a trente-neuf ans, engendra
l’accusé. A le voir, on sent la puissance de l’hérédité. Il est
professeur à Henri-IV. Il dit: «Moi, chef de famille.--Moi, l’un des
membres de cette grande Université de France.» La maison de son fils,
désormais vide, il la décrit en ces termes: «_Sunt lacrymæ rerum._» Il
parle posément, fait sentir la ponctuation et il a une redingote et une
cravate noires; Maître Piero pense: «Pauvre cuistre!»

Puis il déclare:

--Monsieur, chacune de vos paroles nous est une émotion... N’ayez
crainte et soyez fier: votre fils est absous d’avance dans l’esprit des
hommes justes, à qui vous venez d’expliquer ce que fut une jeunesse
française sous votre direction... Au nom de tous, je vous remercie!

Ces paroles prononcées, M. Baratte, professeur à la Faculté des Lettres,
est introduit. Il s’avance avec lenteur, baisse les yeux et parle en
pensant. Il a connu le père, dont la vie a été toute d’abnégation; la
mère, qui fut le courage fait femme; le fils, qui a vécu dans une
atmosphère d’élévation morale. Le jour du meurtre, M. Baratte a dit: «Ce
n’est pas possible!» Il n’y croit pas encore: il le jure devant la Cour.

--Merci, monsieur Baratte, merci! dit Maître Piero-Piafferi. Vous êtes
un des maîtres de la langue: chaque mot, sur vos lèvres, a une valeur
précise. Messieurs les jurés s’inspireront de vos paroles.

Et on voit apparaître M. Scheffer, ancien ministre de l’Instruction
publique, qui fut un des familiers de la maison Chevreau.

--Que dire du père, gloire de notre enseignement! Comment parler de Mme
Chevreau, type de la mère française! Maurice... enfin... Ah! Maurice!...
En prononçant ce petit nom, permettez, monsieur le Président, que je me
tourne vers celui qui le porte, et que je lui dise, ainsi que chez ses
parents: «Maurice... tu es resté un brave garçon, n’est-ce pas?... Mon
amitié n’a pas d’inquiétude à concevoir?...»

--Ah! merci, monsieur le Ministre! Merci! s’écria Maître Piero. Et
puisque avec tant de cœur vous évoquez les repas charmants où
s’épanchait votre affection, laissez-moi répondre: «A ce soir, monsieur
le Ministre! Votre Maurice vous sera rendu, et il dînera chez vous!»

--Le témoin suivant, ordonne sur un ton sec le Président.

C’est M. Huilier, le grand éditeur de livres classiques, officier de la
Légion d’honneur, qui a fait le mariage.

--Messieurs les jurés, Maurice Chevreau était un jeune homme enclin à la
douceur et à la tendresse. Je me rappelle sa première communion, la joie
de sa famille devant ce caractère qui se dessinait si heureusement. J’ai
été témoin à son mariage. Le mariage, avec ses devoirs graves et ses
vertus tranquilles lui paraissait le rêve. Je l’ai vu avec sa jeune
femme partir pour l’Italie. J’avais cru discerner sur son visage viril
l’annonce du bonheur. Aussi quelle surprise douloureuse, lorsque j’ai lu
dans les journaux l’affreux drame pour lequel, aujourd’hui, nous voici
réunis. Messieurs, j’ai pris cette feuille à deux mains, et je me
rappelle que, le cœur battant, je la secouai nerveusement, en disant:
«Allons!... Ce n’est pas possible!... Ce n’est pas lui!... Ce n’est pas
vrai!»

--Monsieur Huilier, prononce Maître Piero-Piafferi, de telles paroles
ont une noblesse dont le plus humble serait ému. Vous avez voulu faire
le bonheur de l’homme irréprochable que je défends; tout à l’heure, la
Justice vous le rendra; et vous pourrez lui bâtir solidement ce que le
sort, en dépit de vous, a réussi à mettre à bas.

Il en est à sa dix-neuvième plaidoirie, à grands gestes et grands mots,
donnant toute sa voix et couvrant de sa manche son secrétaire, qui,
chaque fois, se dégage en rougissant de ce flot d’étoffe noire. Dix-neuf
fois il a plaidé, et il va replaider une vingtième, pendant trois
heures, sans une redite, mais n’évitant aucun excès, ne redoutant aucun
ridicule, riche de dons théâtraux inouïs pour l’œil comme pour
l’oreille, sortant tout droit de la Comédie Italienne, dépassant Scapin,
débordant enfin d’un talent prestigieux qui symbolise, hélas!
l’éternelle singerie de l’avocat aux Assises.

Un avocat d’affaires, déplacé dans ce milieu, parlera sèchement pour la
partie civile. Il voudrait émouvoir le jury sur les parents de la
victime, mais comme il parle, le nez dans ses papiers, c’est Maître
Piero-Piafferi, qui, en silence, continue de dominer les jurés. Ses yeux
ne les lâchent pas; il a l’air de dire: «Vous vous rappelez le colonel,
et ce que je vous ai dit?» Il se tait: c’est lui qu’on regarde. L’autre
parle; c’est lui qu’on croit.

L’avocat général se lève ensuite. Il est connu pour sa pauvreté d’esprit
et de parole. Il n’est pas debout que cinquante avocats se lèvent
aussi... pour sortir. Bruit de pas; bruit de portes; il doit attendre
pour commencer, et, quand il commence, dans un décevant bruit de pieds,
il a beau lancer ses périodes à un mètre du jury, c’est Maître Piero
qui, de loin, rien que par sa tête, l’occupe toujours. Ah! cette tête!
Il se penche, se crispe, grimace, éclate, pâle, fiévreux, agacé,
agaçant, étonnant, absorbant. Le grainetier, homme simple, est rempli
d’admiration pour ce grand comédien.

--Messieurs les jurés, dit l’avocat général, je fais appel à vos
consciences: suivez-moi bien!

Maître Piero roule sur son index sa frisante moustache. Emphatique, une
main part dans les cheveux, les yeux luisent, le menton défie: «Allons!
Allons! Vous savez bien qu’ils ne suivront pas!»

--Messieurs les jurés, dit l’avocat général, j’ai le jugement de la Cour
d’Appel... qui dit que le... qui dit que les... Je vous demande pardon,
il était dans mon dossier... D’ailleurs, peu importe!... En substance...

Mais Piero vient de brandir une feuille: «Moi, je l’ai!» Il a aussi son
jury.

--Messieurs, bredouille l’avocat général, cette femme qui changeait son
enfant dans l’escalier avait simplement une conception différente de
l’habillement des enfants...

Alors, Maître Piero fait des yeux égarés. Demi-tour: il prend les mains
de son client; il étouffe du besoin de parler, et il doit se taire
encore! Mais maintenant, il sait bien que c’est lui que les jurés
guettent, espèrent, attendent.

--Messieurs, j’en ai fini! déclare l’avocat général.

Piero se tourne:

--J’ai pris mes responsabilités; prenez les vôtres!

Piero croise les bras.

L’avocat général s’assied. On murmure: «Pas permis d’être aussi
mauvais!...» Et tous les regards se concentrent sur Piero. A lui!...
Enfin!

Il est déjà debout, mains au dos, se livrant à son tic ordinaire, qu’il
emprunte aux félins qui guettent leur proie. Il s’abaisse, puis se
redresse, il a l’air de peser, puis de bondir sur un ressort. Cela veut
dire: «Attention!... Vous y êtes?... Regardez-moi bien!»

Il n’a presque pas cessé de parler, mais c’est lui, toujours, qu’on est
avide d’entendre. «Quel oiseau insoutenable!» ont dit les journalistes;
mais maintenant, les voici sur leurs bancs, attentifs, le porte-plume
prêt, l’oreille tendue.

--Messieurs de la Cour, messieurs les jurés...

Toute la salle retient son souffle.

--Tandis que monsieur l’avocat général goûte, enfin, un repos bien
gagné...

On n’attend pas la fin de la phrase; ce seul début conquiert tout le
monde. Prévenus, on ne sait par qui, les avocats s’en reviennent en
hâte; ils entrent sur le bout des pieds. Maître Piero les voit: son œil
les remercie... Encore dix... encore vingt... Les banquettes rouges sont
pleines. Il peut se lancer... il se lance... tout à fait. Moqueur,
méchant, puis doux, chantant. Quelle aisance pour passer de l’ironie qui
cingle à l’hypocrisie qui caresse! Dans le jury, le professeur de violon
a son âme musicale bouleversée par cette voix qui fait de la
prestidigitation avec les mots. Le commandant en retraite se croyait du
mépris pour l’éloquence: il est emporté malgré lui, tel un homme qui se
noie, même s’il déteste l’eau. Le plombier reste affalé sur ses coudes,
hagard devant ce tour de passe-passe intellectuel, comme s’il voyait une
omelette et un aquarium sortir d’un chapeau. Maître Piero-Piafferi tient
ses douze jurés dans une poêle à bout de bras; il fait d’abord sa parade
éclatante; tambours, trompettes, et allez, hop! Il les retourne une
fois, cinq fois, dix fois, jusqu’à ce qu’ils soient à point.

--Les billets doux perfides de cette femme, écoutez-les, messieurs!

Il sait les lire; il dit avec un frisson des épaules: «_Ton petit loup
tout petit._» Puis il s’écrie: «Lettre adultère!» d’un ton si menaçant,
que le juré tapissier, qui trompe secrètement sa femme, reste sans
salive, la gorge étouffée.

--Voici, maintenant, les lettres de l’homme qui fut préféré: «l’Amant»,
disent les poètes. Le nom est trop beau, messieurs, pour un tel
personnage! Car, tandis que Maurice Chevreau conseillait à sa femme des
lectures capables de l’élever: Plutarque, Pascal, Vigny,--le plombier
est hébété--le séducteur lui expédiait: «_Hortense, couche-toi_», et
«_Théodore cherche des allumettes._» (Le plombier sourit.) La femme qui
se plaisait avec l’un pouvait-elle comprendre l’autre? De ce dernier
vous connaissez maintenant les parents qui représentaient la saine
tradition universitaire française. Vous avez vu le père? A la mère vous
rendrez ce soir son enfant, pour qu’elle lui donne le baiser de pardon
qu’elle a donné, sans marchander, à sa belle-fille adultère!

Cette antithèse saisit les journalistes.

--Vieux, dit l’un, pige-moi comme il tient son jury!

Un autre répond:

--Je fais carrément la copie sur l’acquittement.

Déjà il aligne ses phrases: _Maître Piero-Piafferi s’est dépassé
lui-même... L’accusé fut absous au milieu d’un enthousiasme
indescriptible..._ Puis il part dîner, tandis que Piero continue. Il est
neuf heures et demie; il parle depuis sept heures...

--Ah! soupirent quelques-uns, le voilà qui traîne... il va le faire
condamner.

C’est qu’en plaidant il n’a pas qu’un souci. Certes, il y a l’accusé,
mais il y a surtout lui-même, son renom, sa clientèle. Il faut qu’il ait
demain toutes les grosses affaires: politique et finance. Il faut donc
qu’il force l’attention, qu’il ne cesse pas d’étonner. Il faut que
l’impression qu’il donne demeure dans les mémoires. Il faut plus: qu’il
soit le seul à avoir ébloui. Il rit de l’accusation qui n’en peut mais,
du jury qui n’en peut plus, de la Cour qui n’y peut rien, du public, de
la victime.

--Oh! maintenant!... Oh! maintenant, il va fort! C’est décidément un
vaudevilliste, ce type-là!

Journalistes et avocats échangent des regards complices.

--Messieurs, s’écrie Piero, c’est là tout le procès!

Il est tout de même étonnant dans l’art de la tirade, de l’effet, du
tréteau! Minute par minute, il rattrape l’attention, jette un mot,
étonne par un silence, tient en arrêt par une grimace, enlève sa salle
d’un geste; et de même qu’au théâtre, pendant que se déroule la pièce,
le public suit ou perd pied, s’oublie, s’énerve, se donne, proteste. Des
hauts, des bas.

--Ça y est, il l’a sauvé!

--Non, ce coup-ci, il le noie!

--Il va lui faire coller deux ans...

--Avec sursis!

--Neuf heures trois quarts! Oh! il abuse!

--Il va nous mener au petit jour...

--L’heure de la guillotine!...

En tout cas, il se fatigue et s’irrite. Toujours pâle, mais les oreilles
sont rouges; son ironie se rapetisse, ne pique plus juste; il se
répète... Maurice Chevreau lui-même est fatigué. Mais, soudain, il
ramasse ses énergies; sa voix redevient plus claironnante; il résume
tous les incidents qu’il a créés lui-même, et dans un dernier élan
d’insolence qui, celui-là, est large, il retrouve son auditoire, serre
les rênes, reprend le galop... atteint le but! Muets, les jurés se
retirent. Pouh!... ils ont chaud!... Si chaud qu’ils ne discutent plus:
ils ne le pourraient pas, ils sont étourdis. Qu’est-ce qu’on leur
demande? De voter? Ils vont voter... en acquittant. A toutes les
questions ils répondent: «Non» à l’unanimité, et ils rentrent. A peine
eut-on le temps, sur les bancs de la presse, d’échanger trois mots avec
quelques jeunes femmes jolies qui s’étaient approchées:

--Que croyez-vous que touche Piero?

--Quinze mille par mois depuis trois mois.

--Pas possible?

--Mais il a eu des frais. Il a invité vingt fois le colonel et sa
famille: il faut bien causer, s’entendre sur ce qu’on dira à l’audience.
En vérité, il aurait voulu le tuer avec des vins. L’autre a tenu bon:
c’était donc inutile et ça a été cher... Voilà le jury... Restez,
madame... vous serez un peu serrée: ce n’est pas nous qui nous
plaindrons... Chut!... Écoutez... Là... je vous l’avais dit: c’est un
homme libre!

--Oh!... tout de même! dit la femme, qui a un regret confus de ne pas
voir condamner un homme, il a tué et il va rentrer chez lui!

--Avis aux amateurs!... Mais écoutez encore... Tenez-moi par le bras, ça
ne fait rien... Là... Vous avez entendu?

--Je n’ai pas compris.

--Le beau père, le vieux colo, débouté!

--Qu’est-ce qu’il demandait?

--De la galette, parbleu! On lui a tué sa fille.

--Alors?

--Il aura les frais.

--Non?

--C’est la justice... Mais attendez... on va filer par ici... Pardon,
monsieur! Monsieur, pardon!... Voulez-vous être assez aimable pour
laisser passer madame, je vous prie... On ne vous laissera pas passer:
c’est effarant! Monsieur, c’est un journaliste qui vous demande à
passer: j’ai ma copie, moi, qui attend!... Dame, je ne suis pas ici pour
m’amuser!... Madame, venez!... Ouf! J’ai cru que nous ne partirions
jamais. Qui vous a fait entrer?... Fernand?... Vous n’oublierez pas que
c’est moi qui vous ai fait sortir... Que vous êtes gentille!... J’écris
dans le _Grand Français_... Vrai, vous me lisez tous les matins?...
Tenez, tenez, regardez!... Le colo!... Pauvre bonhomme!... il s’en va à
la dérive... Dans cette galerie mal éclairée, il se cogne presque... il
a l’air d’une chauve-souris...

--Oh! soupire la femme, c’est terrible ce Palais!

--Pas pour tout le monde. Regardez encore.

--Est-ce lui?

--Soi-même!

--Ah! lui, il est épatant!

--Le pas léger, hein!... sa serviette ne lui pèse pas... Il sent bien
qu’à la prochaine grosse affaire il pourra prendre vingt mille par
mois... Eh bien, c’est cela, madame, le grand résultat de la journée...
Je vous présente mes hommages!

[Illustration]




[Illustration]

IV

LES BASSES AFFAIRES


Les fenêtres des Assises sont hautes. La salle aura le temps, durant la
nuit et toute la matinée, de s’aérer largement, et le lendemain il ne
restera aucun souvenir de cette grande impertinence oratoire, de ce
public fiévreux, de cette Justice bousculée et maîtrisée.--On va juger,
le lendemain, deux sinistres et modestes affaires d’avortement. Trente
personnes dans la salle. Les gardes alors retrouvent leur importance: le
public mondain n’étouffe plus la police; on entend des bruits de
baïonnettes; on se sent dans l’antichambre d’une prison. Le Président
parle ferme et net; et le jury croit qu’il comprend.

Depuis la veille, il n’a guère changé, le jury, sinon que l’accusation a
récusé le professeur de musique, qui lui paraît léger et fantaisiste,
tandis que la défense rejette le commandant, dont les sourcils semblent
sévères. Ils sont remplacés par un marchand de beurre et œufs et un
dessinateur en ameublement d’art; mais ils ont le droit de rester,
d’assister: ils en useront.

--Avortement... J’ai envie de voir ça, dit le commandant.

--Eh! eh! amour, tu nous enchaînes!... dit le professeur de violon.

Et tous deux s’asseyent, guillerets.

Cependant, pour éclairer ce pauvre procès, il fait un pauvre jour,
chargé de nuées, brouillé de pluie, et cette salle, échauffée et
lumineuse la veille, est sinistre et refroidie lorsqu’on entre les deux
accusées. L’équivoque curiosité de ces messieurs sera déçue: deux ombres
de femmes dans une pénombre. De la tristesse... Pas d’avorteuse, elle
s’est enfuie. Deux avortées, qu’on a surprises: Rose Lafleur, une tête
de vierge et une voix angélique. Et Jeanne Gaucher, des yeux vairons,
des traits brouillés, une pauvre fille perdue qui frissonne dès qu’on
parle. Une avocate, Maître Vera Verhomme, défendra la seconde. Un
avocat, Maître Mireille est déjà campé pour la première.

Ah! ces histoires lugubres, dont les gens heureux s’effarent, car elles
découvrent brusquement, dans une lumière crue qui les blesse, tout ce
qu’engendrent la misère, l’ignorance et le vice, ces histoires qui ne
sont chacune qu’un chapitre du drame social dans les bas-fonds, il
faudrait les juger avec autant de clairvoyance que de charité! Mais,
dans ce Palais et dans cette salle, la beauté et la bonté ne font que
des apparitions. Parfois, un grand mot, une envolée, un cœur vrai sous
une robe noire, et la foule étonnée crie «Bravo!» Parfois, de l’accusé,
un remords méritant le grand pardon. Parfois la Cour, d’un geste, sait
imposer le respect. Bref, une minute, on respire, on s’élève!... Puis on
retombe. Les murs sont sales; les hommes sont bêtes. Ils sont dans le
faux, pompeusement; ils ne savent ni ne peuvent s’aimer. Et puis... ils
prononcent des arrêts sur le passé, alors qu’il faudrait les faire
suivre de décisions pour l’avenir. Quand on n’a pas le courage d’être un
franc misanthrope, jamais, jamais il ne faut venir en ces lieux, où
l’illusion est impossible. Il faut lire les poètes, vivre en haut d’une
montagne, naviguer...

Tout, aux Assises, est contrefait, dénaturé.--Avortement! Mot qui
représente de l’amour, des angoisses, de la peur, des scènes odieuses ou
misérables; mais tout cela, conté par un Président qui ne connaît qu’un
dossier, discuté par un avocat général si dépourvu de moyens qu’il ne
peut même pas être avocat tout court, repris enfin et remâché par la
défense, qui remplace la vérité de la vie par le cabotinage des phrases,
tout cela devient archifaux et fastidieux. On en regrette Maître
Piero-Piafferi qui, la veille, a rempli ces Assises de la comédie de sa
parole. Du moins, est-ce un artiste. Il confond la justice et la parade
foraine, mais il est surprenant de maîtrise; tandis que les médiocres en
éloquence judiciaire, non seulement déçoivent, mais dégoûtent.

Ce Maître Mireille! Tête de prélat pour tableau de genre, banale,
moyenne, avec un regard d’une amabilité impersonnelle, des lèvres d’une
gourmandise ordinaire, un teint de bonne santé insipide. Et une parole
comme son visage: toutes les platitudes, toutes les fadeurs, toutes les
vanités.

Le Président déjà n’est pas une lumière. Au lieu d’interroger, selon
l’habitude il accuse:

--Hum!... Il n’y a pas de fumée sans feu... Quoi? Parlez! Vous ne vous
rappelez plus? C’est justement le détail qui a le plus d’importance...
Vous niez ces propos-là? Pourquoi, s’il vous plaît, vous les
reprocherait-on, si vous ne les aviez pas tenus?... Ne m’interrompez
pas: vous aurez le temps, tout à l’heure, de protester à votre aise...
Voyez-vous, dans la vie, il ne suffit pas de tuer, il faut encore en
rendre compte!

Les témoins ont été ce qu’ils peuvent être: émus, gauches et faux:
parents, concierges, docteurs, ordinaire défilé des sottises connues.

L’avocat général a dit, comme tous les avocats généraux: «Crime atroce,
messieurs, qui révolte nos sentiments les plus sacrés!... Dans l’état
actuel du pays, vous savez le prix d’un enfant. La Patrie se joint à la
Justice, pour réclamer de vos cœurs un châtiment sévère. L’amour a fait
trébucher ces filles. Punissez, messieurs! Sinon, quelle différence y
aura-t-il entre des vierges folles et des vierges honnêtes?»

Enfin, Maître Vera Verhomme a été sèche, raisonneuse, haineuse,
attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière de
presque toutes ces féministes qui confondent la colère et le
raisonnement:

--Messieurs, la Nature, avant la Société, vous a donné le beau rôle!
Vous ignorez, vous autres, l’angoisse d’une créature qui en porte une
autre en son sein!»

Dépit dans un défi...

Ainsi, jusque-là, rien de bien, rien de large, rien de noble. Et
pourtant tout cela semblera supérieur, sitôt que Maître Mireille aura
donné sa note. Car sa sensiblerie ferait détester les cœurs sensibles,
son appel à la pitié haïr l’indulgence. Toutes les grandes choses il les
galvaude; il fait une pantalonnade en place d’une plaidoirie, et il a la
lèvre tremblante, l’œil mouillé, la voix qui sanglote, pour ridiculiser
le drame, la justice, le Barreau. Est-il comique? Est-il odieux? Il fane
tout ce qu’il touche. Et ils sont ainsi des centaines, oui des centaines
dans ce Palais parisien, à mener une vie en fin de compte honteuse par
l’imbécillité d’une parole ampoulée, qui gâte tous les débats, ruine des
procès, tue des vies.

--Messieurs les jurés, s’écrie ce pantin, vous savez que quand on veut
étudier les maladies du corps humain, on va à l’hôpital, les maladies du
corps social, on vient ici. A l’hôpital, avez-vous vu des femmes
avortées? Si oui, je vous le demande, vous êtes-vous écriés, comme
monsieur l’avocat général: «Un châtiment! En prison! La cellule!» Ou
n’avez-vous pas eu, comme moi, l’envie de vous agenouiller et de
murmurer d’une voix très douce: «O femme... pourquoi as-tu détaché de
toi ce fruit de ton pauvre corps?»

Le dessinateur d’ameublement réalise l’image et fait un niais sourire.

Mireille déjà larmoie; mais son devoir le soutient:

--J’ai une lourde tâche. N’importe! Si je dis un mot, un seul contre
votre pensée, vous m’arrêterez, n’est-ce pas? Vous me crierez «Non!»
Messieurs... l’histoire de cette pauvre fille, vous la connaissez: elle
est simple, hélas! Toute seule dans la vie! Seule elle a vécu, seule
elle a aimé, seule elle a souffert!... Combien gagnait-elle? Huit
francs. Voulez-vous que ce soit dix? Ce n’est pas là le débat! Le débat,
le voici: il faut qu’on vous apporte à vous, douze jurés, douze
intelligences, douze cœurs, douze citoyens, une accusation ferme. Où
est-elle? On me dit «Théories de Malthus!» Moi, je ne connais pas les
théories de Malthus! On me dit: «L’éducation laïque sans morale»; mais,
messieurs, je ne sais rien de vos opinions politiques ou religieuses, et
cela n’est pas le procès! Le procès commence avec le docteur. Le docteur
a parlé, et le docteur c’est la science, mais moi... qui suis simplement
le bon sens, n’ai-je pas le droit aussi de dire mon mot, après le
docteur? Je m’adresse à vous, messieurs les jurés. Si vous avez des
points obscurs, dites lesquels: je répondrai, car j’affirme: «Quand
cette fille a été arrêtée, cette fille a avoué!» Elle a dit: «Je ne
savais pas que j’avais fait mal. Il paraît que c’est mal? Eh bien,
quoique ce soit mal, c’est vrai que je l’ai fait!» Messieurs, moi qui,
défenseur, juge les hommes et les femmes sur l’esprit, non sur la
lettre, sur leur valeur profonde, non sur des apparences, je pense: «Ça
c’est très bien... ça c’est très beau!» Et devant ça je m’incline! Le
reste n’a pas de rapport avec l’affaire! Théories sociales!
Jurisprudence! A côté, messieurs, à côté! Songez simplement à ceci:
cette fille, qui est toute jeune, qui est destinée à la maternité, elle
aura des enfants, les enfants qu’il faut qu’elle ait, qu’elle veut
avoir, et ils lui donneront des joies, mais... aussi des remords,
évoquant en elle constamment l’image du pauvre petit être... vous m’avez
compris... Je vois l’un de vous qui est bien ému. Ah! c’est que cela,
c’est le procès! Je m’adresse à des pères de famille, parbleu! Cette
fille connaîtra par elle-même le châtiment de sa conscience; vous ne lui
en infligerez pas un second. Je m’assieds, rassuré, et je vous remercie!

Il a été doux, mielleux, fondant, d’une sincérité d’acteur sans le sou,
d’une pompe de mi-carême, d’une affabilité dégoûtante. Le jury se rend
compte qu’il vient de manger d’une crème tournée, mais, mal à l’aise, il
ne discerne pas ce qu’il y a de gâté et de sain, et il acquitte.

Changez-le, ce jury; changez le Président; changez l’avocat: vous
n’aurez rien changé. Vous retrouverez des hommes en jupe, qui font un
métier, et des hommes en veston... qui ne savent que faire. On a beau
s’acharner, vouloir se dire: «Mais si, il y a des ressources... des
avocats simples... des jurés qui comprennent...» tous les jours, on est
rebuté. Car c’est ce travail quotidien de la Cour d’Assises qu’il faut
voir de près, en se gardant de la juger sur de grandes représentations
où, parmi toutes les petitesses des débats, un ou deux hommes quand même
s’imposent par leur art oratoire. Un mois d’avance s’annonce l’affaire
Caillaux. Celle-là, on sait bien qu’elle fera recette! La femme du
ministre des Finances a pour avocat Maître Labori: il y aura de belles
minutes, ardentes, vigoureuses; on oubliera le procès: les passions
politiques enflammeront les cœurs... Mais, quand il s’agit d’une
misérable qui a tué son petit enfant, d’un vieux filou retors qui a
commis des faux, de deux jeunes crapules qui ont étranglé une vieille au
fond d’un faubourg, quand on juge le crime et la misère sans réputation,
ce comique journalier, ce comique bas et révoltant de la Cour d’Assises
souligne la pauvreté de cette pauvre humanité. D’obscurs instincts la
poussent à des actes dont l’horreur ne trouve personne, ensuite, pour en
parler ni en juger sobrement... un peu divinement. Des intérêts, des
tics, des égoïsmes, l’effondrement de ce qui semble le plus grave sur
cette terre: la Justice.--Un crime, un assassin, des juges, un
défenseur: quand on n’a pas vu, qu’on ne sait pas, est-ce que rien peut
sembler d’un spectacle plus grand? Mais il faudrait une charité qui vive
comme un cœur bat, ou une sévérité poignante par l’émotion contenue...
Hélas! quelle que soit l’affaire, quand vous poussez la porte, il faut
laisser tout espoir sur le seuil.

[Illustration]

S’agit-il d’un faux? Grâce aux avocats, vous allez assister à la «farce
des experts en écriture». Ouvrez les oreilles. Voici l’expert de
l’avocat général: M. Aloès.

--Messieurs, prononce M. Aloès, ayant examiné l’écriture, j’ai la
conviction que c’est un faux! Dans la vraie écriture, chaque fois qu’il
y a deux _l_, la deuxième est plus petite: ici, le contraire (l’avocat
général approuve). Pour une _s_ la plume monte, puis descend, et il y a
un petit nœud dans la boucle: ici, pas de petit nœud. (La cour opine de
ses trois toques). J’ai examiné aussi les _f_: au lieu que ce soit la
boucle qui rencontre la hampe, ici la hampe est faite avec deux boucles.
Considérations qui fortifient ce que j’appelle la présomption du faux.

--Monsieur, je vous remercie, dit tout haut l’avocat général.

--Et moi, je ne vous remercie pas, monsieur! reprend l’avocat plus haut
encore. Je signale simplement à messieurs les jurés que M. Aloès est cet
expert notable, qui a diagnostiqué un jour, sur une écriture qu’on lui
présentait: _homme d’imagination pauvre et de faible culture_. Riez,
messieurs: il s’agissait de Renan! Le mieux est donc de n’attacher
aucune importance à ce genre d’exercice folâtre avant d’avoir entendu M.
Robin, qui, lui, est notre archiviste paléographe le plus distingué.
Qu’on fasse entrer M. Robin!

--Messieurs, dit M. Robin, expert de la défense, selon moi aucun doute:
toutes les écritures sont de la même main! Pas trace de faux. Primo: à
cause des ressemblances: tous les _t_ ayant des œillets très importants!
Tous les 6 tracés de haut en bas: ceci ne trompe pas! (L’avocat lève
l’index pour attirer l’attention des jurés.) Secundo: à cause même des
différences, qui sont des différences d’origine nerveuse pathologique.
Je me permets de remettre à ce sujet un petit mémoire, que messieurs les
jurés voudront bien examiner à la suspension.

--Monsieur l’archiviste, dit l’avocat, je vous remercie et vous salue!

--Et moi, dit l’avocat général, moi je vous remercie aussi, monsieur
l’archiviste, car l’accusation, elle, est impartiale. Elle a assez de
raisons d’être sûre du crime pour négliger un dernier avis, même apporté
par un homme considérable comme M. Robin.

... Tu as été mauvais? Je serai plus mauvais que toi!... Gens de Palais!
Vieilles haines! Concurrence! L’accusé n’est qu’un prétexte.

Revenez trois jours plus tard. Affaire de fausse monnaie: un homme a
passé cinq pièces de cinquante centimes en plomb. C’est trop. A coup
sûr, il les fabrique. Accusé, prouvez que vous ne les fabriquez pas.
Messieurs, vous constatez: il ne prouve rien; donc, il les fabrique!

Et le jury, cette fois, se hérisse: le jury n’aime pas les faux
monnayeurs, même présumés. Rentier, marchand de beurre et œufs,
commandant en retraite, chacun se sent visé par ce mauvais homme, dont
on dit: «Il fait des pièces en plomb.» Chacun se rappelle celles qu’il a
reçues; et chacun se prépare... à condamner... En vain se trémoussera
l’avocat.

--Messieurs, l’État, le premier, donne un pernicieux exemple!

L’avocat général bondit:

--Vous dites?

--C’est l’État qui émet de la monnaie ne pesant pas le poids!

L’avocat général suffoque:

--Mais... mais... c’est une nécessité!

--Et les nécessités protégées par la loi sont morales, n’est-ce pas?

L’avocat ricane, s’assied, triomphe. Jeune stagiaire. Sa famille est
dans la salle: père, belle-sœur, des amis. Et le père dit: «Nous sommes
bien contents: après six mois de Palais, déjà les Assises.»

--Oh!... Il a du feu! reprennent les amis.

--Je crois qu’il réussira, murmure le père.

Il ne réussira pas à faire acquitter son premier client. Il a beau
s’égosiller: «Messieurs, c’est un innocent! Le malheur a voulu qu’il ait
cinq pièces en plomb, mais... elles prouvent sa candeur: jamais il ne
regarde ce qu’on lui donne!» Un témoin, marchand de vin, s’avance à la
barre, gros, trapu, mafflu, féroce:

--Il m’a collé trois pièces fausses, trois!

--L’une d’elles fut déposée à l’instruction, n’est-ce pas? dit le
Président. Et les autres?

--Ah! dame, les autres, bredouille le marchand de vin... J’ai pu les
repasser!

Un quart d’heure après, l’accusé qui, lui, a pu en passer cinq au lieu
de deux, sera condamné par les jurés qui ont acquitté le meurtre,
l’infanticide et le faux, à cinq ans de réclusion pour fabrication de
fausse monnaie.

Allez chez vous méditer le cas, et revenez trois jours plus tard.

C’est une jeune femme de famille bourgeoise qui, cette fois, est sur le
banc des criminels.

Elle jure que son mari s’est suicidé: l’accusation prétend qu’elle l’a
tué. Mystère. Aucune preuve; mais la haine venimeuse de deux familles.
Celle de l’accusée qui dit: «C’est abominable! Cette femme fut un ange!
Son mari était fou!» Celle du mari qui crie: «Vengeance! Pauvre homme!
Il eut une vie de martyr près de cette femme vipérine!» Et les oncles,
les tantes, les précepteurs, nourrices, médecins, sages-femmes,
concierges, domestiques de chacune des deux tribus défilent, en
absolvant ou en accusant. La fausse douceur ou l’âpreté mal contenue de
tous ces gens qui, pour défendre l’un, accablent l’autre, est, à la
vérité, un spectacle humain terrible mais puissant; et c’est une grande
fresque du mariage, formée de deux groupes sociaux qui, le jour des
noces, ont bu ensemble, en se trompant de verres, mais qui, maintenant,
sur un cadavre, se détestent et se déchirent en grinçant des dents.
L’accusée, silencieuse, assiste à ce déchaînement. D’un côté, du sien,
famille de commerçants libres penseurs, passementiers, qui affichent
avec un amour-propre candide leurs idées libérales. En face, dans le
camp du mari: un architecte, son père, un bibliothécaire, son oncle; un
directeur de conscience: l’abbé Galli-Mathias. Ils pourraient entrer
pêle-mêle et parler tous ensemble: des débats jaillirait la même
lumière.

Pour Monsieur d’abord, approchez!

--Monsieur était bon, murmure une femme de chambre... Il ne me parlait
jamais... Mais Madame était égoïste et regardante à ses sous: elle ne
voulait pas donner assez, pour qu’on soit nourri comme il faut.

--Bon. Merci.

Pour Madame, maintenant!

--Messieurs les juges, dit la cuisinière des parents de l’accusée,
chaque fois que Madame s’en venait dîner chez nous, elle avait toujours
quelque gentillesse pour moi et aussi vrai que je suis Philomène Giraud,
quand j’ai su que M. Bonnefoy s’est suicidé, j’ai dit: «Bien sûr, ça
peut pas être elle qui l’a tué!»

Parfait. Merci. Encore pour Madame: son père, M. Laurent.

--Messieurs les jurés, dit ce témoin, qui dirige un magasin de
nouveautés, le jour que j’ai donné ma fille à mon gendre, j’étais sûr
qu’il n’était ni coureur, ni joueur, ni buveur. Il me semblait que
c’était l’essentiel! Hélas, la vie fait découvrir des choses... Ah!
avoir peiné trente ans, être arrivé par sa probité et son courage,
croire à la justice sociale et au progrès, et se trouver en Cour
d’Assises! J’aimerais mieux mourir!

--Mourir! s’écrie l’avocat, Maître Rongecœur. Permettez-moi, monsieur,
de vous dire d’attendre ma plaidoirie... qui vous sauvera!... Huissier,
l’institutrice de l’accusée!

La voici: c’est une laïque:

--De toutes les jeunes filles que j’ai instruites, Mlle Laurent m’a
toujours paru la mieux douée, et de l’esprit le plus libre.

--Ceci peut s’interpréter de deux manières... remarque l’avocat général.

--Oh!... Oh!... Est-ce possible! gémit Maître Rongecœur. Vous non plus
ne me ferez pas grâce jusqu’à ma plaidoirie? Mais... attendez que j’aie
plaidé, voyons!

Soit. Famille Bonnefoy, celle-là redoutable pour l’accusée. Le père,
d’abord, un croyant:

--Messieurs, j’ai élevé mon fils dans la religion. Quand mon fils m’a
dit: «Je ne suis pas heureux. Alice est mauvaise,» je lui ai répondu:
«Mon enfant, patience! Contente-toi de ton sort. Songe à ceux qui en ont
un pire.»

L’oncle lui succède. Encore un chrétien. Il a des yeux minces, perdus
dans de grosses joues, des cheveux plats et disciplinés, de petites
mains rondes et pleines d’onction:

--Mon neveu, susurre-t-il, était timoré, mais homme de devoir.
Messieurs, j’ai pu aisément lui faire comprendre, dès qu’il m’a parlé de
séparation, combien c’était chose grave, même si sa femme n’avait aucune
des qualités que nous espérions et que, bien entendu, nous ne lui
dénions pas encore aujourd’hui... car, si elle est coupable, elle
n’appartient qu’à Dieu!

Il a baissé les paupières, il a confiance dans le Tout-Puissant. Et
l’abbé Galli-Mathias lui succède.

Les yeux de l’abbé ont l’air d’apercevoir un monde passionnant, révélé
par les gros verres de ses lunettes rondes.

--Messieurs, souffle-t-il, je crois avoir, en conscience, à déposer sur
deux points utiles. Le premier: ce qu’était Jean Bonnefoy. Je ne dirai
qu’un mot: c’était un garçon sain de corps et d’esprit; mais--je puis
l’affirmer sans trahir le secret professionnel--par le fait qu’il
s’approchait des sacrements, il irritait sa jeune épouse.--Secundo: je
suis venu le lendemain du drame; je suis entré dans la chambre de ce
pauvre ami; j’ai dit une prière, puis j’ai regardé le corps; il portait
d’étranges plaies; et je dois à la Justice de rapporter que l’attitude
impassible de la veuve m’a confondu... Je me suis d’ailleurs gardé de la
moindre question. J’ai redit simplement une prière... qui pouvait être
pour elle aussi bien que pour lui. Après quoi je me suis retiré, et je
pense... n’avoir, à présent, qu’à faire le même geste.

--Un mot, monsieur l’abbé! Encore un mot! interrompt Maître Rongecœur.

Sa voix est grave:

--Certes, vous n’aiderez pas à sauver cette malheureuse, puisque vous
avez pris le grave parti de vous joindre à ceux qui l’accablent; mais je
vous crois quand même épris de justice, monsieur l’abbé, et je vous
demande: un homme, même très religieux, peut-il se tuer dans un accès de
démence?

--Mais...

L’abbé souffle et roule des yeux étranges. Est-ce qu’on se moque?

--Mais... bien sûr!

--Ah!... Ah!... Tout le monde a entendu? crie Maître Rongecœur. C’est
extrêmement grave! La réponse est extrêmement précise! Elle pourra
servir d’épigraphe à ma plaidoirie!... Monsieur l’abbé, faites-moi le
grand honneur de bien vouloir y assister!

En attendant, il y a le beau-frère qui vient insinuer dans un doux
sourire:

--Oh! la belle-sœur n’était pas aimable!... Elle... cherchait plutôt...
je ne devrais peut-être pas dire cela...

--Dites, monsieur! insiste le Président.

--Elle cherchait à brouiller tout le monde... Et pour son mari elle
n’avait de cesse... Enfin ce n’est peut-être pas à moi à rapporter
cela...

--Mais, je vous en prie, monsieur! recommence le Président.

--Elle n’avait de cesse qu’elle ne l’eût fait sortir de ses gonds!

En revanche, une amie de Madame affirme:

--Messieurs, je vous jure que ce garçon était impossible à vivre!
Méfiant, tâtillon; ne respirant pas dans un appartement; ayant peur des
microbes, détestant les meubles anciens à cause des maladies dont ils
renferment les germes...

--Ah! là, madame... suffoque Maître Rongecœur, avec l’autorisation du
Président, j’insiste: affirmez-vous qu’il ne pouvait pas supporter les
meubles anciens?

--Oui, Maître!

--Parfait! messieurs les jurés, je vous apporterai dans ma plaidoirie la
preuve, la preuve mathématique du contraire de ce que le témoin affirme
là sous serment!

--Oh! s’écrie la jeune femme.

--Messieurs, patientez jusqu’à ma plaidoirie!

A l’en croire, cette plaidoirie sera un événement! Elle représentera, en
tout cas, une minute qu’il attend depuis six mois! On comprend qu’à tous
il l’annonce avec fièvre et que pour tous il réserve des places. Il y a
six mois qu’il n’a pas plaidé aux Assises, six mois que l’attention
publique n’est pas fixée sur lui, sur son talent incontestable, sur...
sa malchance aussi, car pourquoi... pourquoi n’a-t-il pas la place qu’il
mérite: la première?... Que la vie est injuste!... C’est ce point,
précisément, qu’il va plaider. Au surplus, il le fera avec art: il a le
sens des périodes bien menées, qu’il fait vibrer ingénieusement. Exposé
clair, développement logique, péroraison chaleureuse, c’est un bon
avocat, dont l’ouvrage est soigné, mais... il manque la vraie force qui
est le ton personnel, le tempérament qui doit emporter tout, le génie
enfin, car lui seul fait table rase d’une composition trop ordinaire et
d’exclamations trop connues. Au lieu de s’assimiler les histoires
médiocres de ces deux maisons et d’en souffrir une par une la
discussion, il faudrait élargir le drame pour en marquer la détresse
insoluble. Dans la brouille de deux êtres et de leurs familles, c’est la
haine qui est le point de départ, la haine de races: quelle vanité de
chercher dans les événements postérieurs des causes à ce sentiment qui a
précédé tout! On n’est ni du même sang, ni de mêmes mœurs, ni des mêmes
préjugés. On se méprise; et au service de ce dédain, de chaque côté, on
apporte ce qu’on a de bassesses et d’envie. Voilà ce qu’il faudrait dire
d’abord; et ce serait un flot de lumière tout à coup, sur l’histoire.
Quel danger! Alors, on cherche, on sort, on expose, on étale des
rivalités inextricables, des susceptibilités en pelotes d’épingles, tout
ce qui donne soif d’air auprès de ce cadavre... Oh! qu’on étouffe dans
cette salle!... Et après qu’on est passé de la pitié à la rage, puis à
la lassitude, on pense que c’est la presse, avec son sans-gêne, son
débraillé, mais son bon sens, qui juge comme il convient. Bande
d’enfants terribles, ces journalistes, pareils aux mauvais garçons que
Villon chérissait, et à qui on pardonne tout, parce que leurs jugements
de gavroches sont les seuls lucides dans ce genre de procès,
contrefaçons de la vie.

Un coup d’œil sur le public, et la presse déclare:

--Aujourd’hui, la purée... Il n’y a que des femmes honnêtes!

L’un remarque:

--Et l’accusée?

--L’accusée? De la boniche plus que de la femme du monde!

Le Président dit: «Votre mari, madame, n’avait pas une intelligence dont
il y ait beaucoup à dire. J’entends qu’il n’aimait pas se mettre en
avant. C’était...»

--Un derrière! dit la presse.

On demande à l’accusée pourquoi, le soir du drame, elle n’avait pas fait
sa natte. Ces messieurs s’interrogent:

--Et toi, mon vieux cochon, tu mets des bigoudis?

L’oncle chrétien dépose:

--Ah!... le sale calotin!

Une concierge s’explique:

--Cloporte, va!

Enfin, quand Maître Rongecœur se jette aux pieds de la Justice et qu’il
l’implore de toute son âme, la presse, à chaque finale, fait écho. Il
dit:

--La parole! Ah! la parole, enfin, je l’ai!

La presse répond: «Poil au nez!»

Il supplie:

--Ayez pitié des enfants qui attendent votre jugement!

La presse dit: «Poil aux dents!»

Il s’écrie:

--Messieurs, en cette heure grave Dieu vous assiste!

La presse dit: «Poil au kyste!»

Et tout cela d’une bonne voix, qui s’entend dans un cercle de cent
personnes. A vingt reprises, le Président tape sa table et menace de
faire sortir le public. Tout à coup, il s’y décide:

--J’en ai assez! Gardes, évacuez!

Les gardes, au reçu d’un ordre, se précipitent d’abord. Puis ils
s’arrêtent et se demandent ce qu’on leur a dit. Par qui commencer? Ils
regardent la presse.

--Mais non, crie le Président, tout le monde, sauf, bien entendu, les
journalistes!

On ne jette dehors que le pauvre public, c’est-à-dire ceux qui debout,
au fond, se sont tenus cois dans le tremblement d’être expulsés, les
vrais passionnés, car ils souffrent pour voir et pour entendre, car ils
font la queue, car ils supportent qu’on les écrase, car ils ne bronchent
pas si, dans le nez, on leur ordonne: «Silince!»--pouilleux et populo,
qui donnent à cette Justice, du seul fait qu’ils la regardent, un air
comique et familier. Têtes avides de feuilleton, têtes farces que l’on
voit seules, les corps étant cachés par un haut box de bois, humanité
spectatrice de forfaits, parquée là, méprisée, qui représente la nation,
mais à qui l’on a l’air de répéter tout le temps que ses curiosités sont
malsaines,--elle est à la fois tolérée et rudoyée, persifleuse et pleine
de respect, souveraine mais intimidée. Les gens, pressés, ventre sur
ventre et bouche sur bouche, se lient, se parlent, s’entr’aident:

--Madame, guettez: c’est par là qu’ils vont rentrer l’accusé...
Seulement, tournez pas la tête; suffit d’une seconde: on rate tout!

Puis, chacun prend parti: bientôt on se dispute, mais on confond
haleines et jugements, qui fleurent l’ail et l’alcool: on se réconcilie.
Enfin, même injuriés, écrasés, asphyxiés, ceux qui peuvent entrer sont
fiers, car dans ces lieux bénis on ne se glisse qu’un par un, sous l’œil
sévère des gardes. Un gavroche disait un jour:

--Faut qu’un sorte pour qu’l’aut’e entre: c’est comme aux cabinets...

Le peuple ne montre d’ailleurs pas le même penchant pour toutes les
affaires. Les vols et les faux n’ont qu’une clientèle restreinte. Les
terribles romans d’amour attirent surtout d’étranges couples d’amants.
Mais c’est le crime qui fait recette: la vieille femme étranglée par des
jeunes gens patibulaires. Alors, sans se lasser, on regarde ces faces de
brutes, tant il est vrai que la monstruosité est un mystère, et les âmes
des faubourgs sont empoignées par ces récits d’assassinats nocturnes, où
il y a des râles et des reflets de couteau.

Les avocats, en revanche, ne viennent guère à ces débats qui, rarement,
intéressent leur avenir. Il faut être jeune stagiaire et préférer à rien
une mauvaise cause d’apache; ou bien, comme la jeune et blonde Mlle
Prosper, préparer une enquête touchant le jury si discuté. Sur de hauts
talons, dans sa robe d’avocate, elle approche, d’un petit air précieux,
de MM. les jurés suppléants et, retapant ses cheveux:

--N’est-ce pas, messieurs, que je suis agréa... Pardon, ce n’est pas ce
que je voulais dire... A votre avis, ce jury criminel...

Ils ne peuvent en penser que du bien: ils en sont. Et puis, elle a un
cou délicieux. Ils minaudent avec elle:

--Quel malheur, mademoiselle, que ce ne soit pas vous aujourd’hui qui
plaidiez!

[Illustration]

Ils n’ont, pour les réjouir, que d’affreux avocats: cette vieille poule
de Trinioles, et Morvelet, cette nullité. Mais le premier, du moins, a
l’éloquence équivoque et la sensibilité frelatée qui conviennent à ce
genre de crapuleuses affaires. Il se met au niveau de son client, des
témoins, du médecin légiste. Et ainsi, la basse ruse, ou l’inconscience
terrifiante du criminel, jointe à la plaidoirie toute faite d’un
défenseur qui crève de vanité professionnelle, font une sombre séance,
où les bouffonneries éclatent parmi l’horreur, et vous éclaboussent...
avec du sang!

Deux jeunes bandits ont égorgé leur tante octogénaire. Ils s’appellent
Papillon et Oé. Oé est mince et fuyant: un serpent. Papillon semble
énorme, c’est le rocher sous lequel l’autre se cache: il éclate dans un
tricot brun qui marque sa force en moulant ses muscles; cou de bœuf et
toison rousse emmêlée. Sont-ils deux cyniques ou deux idiots? Ou ont-ils
simplement cette vulgarité des brutes, qui fait paraître tantôt simples,
tantôt crapuleux?

--Vous étiez démolisseur? dit le Président à Papillon.

--Dans le temps...

--Dans le temps est joli! Je trouve que vous l’êtes resté!

Par cette réplique vulgaire, voici le Président au diapason.

--Vous lui avez arraché ses bagues à cette pauvre vieille. Vous l’avez
ficelée et jetée sous son lit. Puis, vous avez été prendre une
consommation... bien gagnée!

Trivialité horrible, mais qui s’adapte à l’esprit des criminels. Le
public seul aura du dégoût.

Le système d’Oé est de nier. Il nie tout. Il est venu chez la vieille,
commandé par Papillon; s’il l’a tenue, c’est que Papillon l’a dit; et il
a tapé, pour obéir au regard de Papillon.

--Monsieur le Président, explique-t-il d’une voix traînarde, on ne
résiste pas à ces yeux-là! Vous auriez fait pareil!

--Moi mis à part, objecte le Président, il y avait les yeux de votre
pauvre tante, qui devaient supplier?

Oé se balance:

--Elle me regardait pas; elle me regardait jamais... Elle préférait
Papillon... Pis... j’savais pus...

--Vous ne saviez plus quoi?

--J’étais mûr!

--Voilà!... Toujours ivre!

--Non! Pas toujours! Ça, c’est des calomnies! Rapport que j’ai toujours
veillé d’boire que de bons vins qui fassent pas d’mal.

--Et c’est ce bon vin, dit le Président, qui vous empêcha, une fois
arrêté et remis devant votre victime, d’avoir un regret, une larme?

Il ne répond plus; Maître Trinioles va parler pour lui:

--La peur, monsieur le Président, tarit toutes les larmes!

--Nous le demanderons au commissaire de police.

--Pas besoin du commissaire! s’écrie Maître Trinioles. Je le dis! Il
s’agit d’un effroyable drame!

--C’est vrai, réplique l’avocat général, effroyable!

--Oh! effroyable... pour ceux qui sont ici!... Car cette vieille tante,
nous reparlerons d’elle; nous dirons ce qu’elle a été... ou ce qu’elle
aurait dû être!

Une fois de plus, c’est le procès de l’assassinée qui commence, et on
fera, par-dessus le marché, celui de tous les témoins qui ne
consentiront pas à être de la plus extrême réserve vis-à-vis des
assassins. Grâce aux mœurs du Barreau, soyez seulement cité au Palais:
vous ressortirez ayant votre compte, insulté et vilipendé... Quant à
l’horrible scène que fut l’assassinat, il n’en est plus question.

Pendant que Maître Morvelet, sans salive, assiste, hagard, à des débats
auxquels il est incapable de donner la moindre direction, Maître
Trinioles, grand dans l’absurdité, se déchaîne. Il se déchaîne au point
que Maître Piero-Piafferi, étant entré, se glisse jusqu’à lui et, entre
deux interruptions, lui conseille le calme:

--Ne t’énerve pas... De la mesure!

Est-ce que Trinioles aurait de l’ironie? Il l’envoie coucher. Puis il
tempête davantage:

--C’est révoltant! Un scandale! Ah! pauvre ami (c’est Papillon le pauvre
ami), si vous étiez un ministre tout-puissant...

Le Président s’anime:

--Ce serait exactement la même chose! La Justice est égale pour tous!

--Égale!...

Trinioles s’étrangle.

--Allons, dit le Président, pressons!

--Ah! Ah! rugit Trinioles. Pressons! Maintenant que nous en sommes aux
témoins à décharge, pressons! Mes pauvres amis! (c’est Oé avec Papillon)
si nous étions en Angleterre...

--Nous n’y sommes pas! fait le Président sèchement.

--Grâce à Dieu, car j’adore la France! Mais tout de même...

Il n’achève pas; il étouffe, son ventre ballotte. Au lieu de se
rebiffer, les témoins qu’il insulte le regardent avec effroi et,
troublés dans leur déposition, la transforment en hâte:

--Monsieur le Président, crie-t-il d’une voix vengeresse, pourquoi le
témoin se trouble-t-il?

--J’ai pas de force, répond le témoin... Je sors d’une maladie où j’ai
perdu tous mes cheveux!

--Ah! ricane Maître Trinioles, si en Cour d’Assises nous ne craignions
de perdre que cela!

Maître Rongecœur le joint à une suspension:

--Méfie-toi! Tu te mets la Cour à dos...

Il fait un horrible sourire satisfait:

--C’est dans mes élans que les belles pensées jaillissent!

--Sans doute, reprend tortueusement Rongecœur, mais... l’affaire
était-elle bien pour toi? (Il l’aurait tant voulue!)

--Pour moi!...

La toque de Maître Trinioles en tourne sur son crâne.

--Rien qu’à l’étudier, je n’eus jamais de ma vie une pareille émotion!

Aucun conseil à lui donner. Il ne pourra se contenir que tant que les
médecins parleront dans leur style moliéresque. Le docteur Paul paraît
le premier, lui qui, toujours, quel que soit le crime, quelle que soit
la victime, fait la même déposition, grave mais souriante, parfaitement
creuse et inutile, ponctuée de saluts respectueux au jury.

--Messieurs, j’ai constaté d’abord ce que nous appelons en médecine
légale des ecchymoses de chute. Elles sont dues à la compression du
corps sur le sol.

Il a l’allure satisfaite, il est guindé sur sa profession, il parle
vite, il récite presque:

--Cette femme, messieurs, avait, comme il est naturel à son âge, des
artères dures et fibreuses. Le foie était gras. Dans le rein, la
substance corticale m’a paru atrophiée; mais ce qui, à l’autopsie,
devait surtout attirer mon attention de légiste, c’est une hémorragie
cérébrale très nette. Entre cette hémorragie et les violences exercées,
peut-on, doit-on, pouvais-je, devais-je établir une relation de cause à
effets?... Messieurs, dans l’état actuel de la médecine, en conscience,
je réponds négativement... Alors? Qu’est-ce qui a pu entraîner la
mort?... Il y a deux mécanismes en présence: ou la suffocation par
obturation des voies respiratoires, ou la striction...

--Plaît-il? balbutie le Président.

Le docteur Paul sourit agréablement:

--Monsieur le Président, je dis: ou la striction du cou par le fait de
la main. Lequel de ces deux mécanismes a pu, je répète, entraîner la
suppression de la vie? N’hésitons pas à conclure: l’un et l’autre. En
effet...

Et toujours avec la même grasse figure épanouie, il poursuit ses
explications de La Palisse médecin.

Après lui, le docteur aliéniste Rioufolovitch est régulièrement mandé
pas les avocats pour venir, à propos de n’importe quel criminel,
expliquer ses tares... et son irresponsabilité.

--Messiés, dit ce Russe, z’ai été commis pour étoudier le cas du nommé
Papillon et rezerzer si, d’une façon ou d’une autre, en partie ou en
totalité, il n’était pas excousable du crime dont il a à répondre dévant
vous. Zé me souis livré, messiés, à trois zenres dé conztatations: les
prémières obzectives; les deuzièmes zubzectives; et les troizièmes
rétrozpectives. Prémières conztatations obzectives: lé dénommé Papillon
souffre fréquemment des membres inférieurs et a une peine rélative à ze
zhausser, dès qu’il fait zhaud; les féculents semblent lui donner du
gonflement d’entrailles; il dit, à sept ans, être tombé zur la tête, et
depuis avoir des névralzies. Enfin, zes urines, qué z’ai examinées avec
zoin, sont trop riches en phosphates. C’est tout. Au total: rien dé
rémarquable. Deuzièmement: conztatations subzectives. La première
rémarque du dénommé Papillon dévant moi a été qué zon père l’avait conçu
à une période de faiblesse, après les fatigues d’un voyage aux colonies.
Il est possible, messiés, qu’il y ait là une prémière raison à za
névropathie évidente. Z’ai notamment constaté zhez lui des tendances
érotiques assez développées. On a trouvé dans zes poches, en l’arrêtant,
des images obszènes: ze crois qu’effectivement elles correspondaient à
un besoin.--Enfin, troizièmes conztatations rétrozpectives: il y a eu,
messiés, dans la famille dé Papillon, un grand-oncle maternel enfermé à
Saint-Anne, et une zœur qui a présenté des zautes d’humeur. Tout cela
est à noter, sans qué tout cela soit particulièrement à souligner. Mais,
me résumant, sur cet état pzychologique, ze crois, messiés, qu’après mes
trois sortes dé conztatations, ze dirais volontiers zeci: Papillon me
paraît être un zerveau rélativement normal, au zervice d’une moelle
assez zurexcitée.

Si, à cette minute, il ne regardait pas les deux trognes d’assassins et
l’horrible tête de Trinioles, dirigeant ainsi tous les regards de la
salle sur ces trois complices, on serait tenté de croire que cet
aliéniste est un humoriste; mais personne ne rit. Lui-même ne s’amuse
pas. Et tout cela fait détourner les esprits de l’image qui devrait
s’imposer: l’assassinat d’une vieille, une nuit, par deux brutes, parmi
des coups et des râles.

Maître Trinioles se lève. Terrible minute! Il est de la même école que
Maître Mireille, que cinq cents, que sept cents autres! Rapportez
fidèlement ce que vos oreilles vont entendre. Les gens simples, qui
vivent loin du Palais, vous diront que vous caricaturez. C’est qu’ils ne
connaissent ni le milieu, ni la procédure, ni le métier. Tout, tout est
possible dans la bouche d’un avocat; tout est véridique; rien même n’est
une audace, tant peut être démesurée son inconscience!

--Papillon, messieurs, partit chez sa tante sans préméditation. La
preuve: il avait d’abord été question de dévaliser une vieille femme,
rue de Bretagne. Ah!... que ne l’a-t-il donc fait!... Papillon,
messieurs, avait sur lui du cordon de tirage? Oui! En passant devant un
bazar, par gaminerie, il en avait coupé quelques mètres. A qui de nous
n’est-ce pas arrivé?... D’ailleurs, la Justice, injuste, dit à l’accusé:
«Expliquez-vous!» mais l’accusé ne peut pas toujours s’expliquer: dans
la vie, il y a des minutes d’aberration! Quand mon client et son cousin
se sont trouvés devant leur vieille tante, que s’est-il passé?... Hélas!
Ils ont été victimes des circonstances! Cette pauvre femme, on répète à
l’envie qu’elle fut assassinée; mais vous avez entendu le docteur Paul:
«Je ne puis préciser, dit-il, de quoi elle est morte.» Le doute plane,
messieurs! Certes, il y eut des coups, des blessures; certes, les
conséquences ont été déplorables; mais c’est tout! Où est le crime?...
Je ne vois qu’un accident navrant... Devez-vous alors, vous jury,
supprimer de la Société un garçon plein de santé, qui peut lui rendre
d’éminents services? Vous vous hypnotisez, j’en ai peur, sur la vision
strangulante d’une vieille femme dans la nuit, vision fournie par
monsieur l’avocat général. Ah! messieurs les jurés, rien n’est dit, tant
que la défense n’a pas parlé... tant qu’il reste une seule chose à dire!
Et moi je dirai tout, car vous ne connaissez rien de cet homme,
vraiment... Regardez-le, ce nerveux, avec son regard de somnambule, en
proie à une suggestion perpétuelle... Pourquoi... je vous le demande,
pourquoi, sinon parce que nous sommes en Cour d’Assises... pourquoi
vouloir à toute force qu’il ait étranglé? Un assassin, cet homme-là!
Voleur, peut-être, et voleur encore qui ne prétendait commettre qu’un
léger vol! Est-ce qu’on assassine, dites-moi, quand on a derrière soi
vingt ans de vie honorable? Je sais: vous allez répondre: «Et le
bâillon?» Mais il ne l’a mis, messieurs, que pour le desserrer!...
Alors, ayez, je vous en prie, le courage de conclure, avec les faits
probants, que le décès de cette pauvre vieille ne fut que le résultat
d’un geste hypothétique de cet homme! En ce cas, la... je n’ose même pas
dire le mot... la peine de mort... pour celui-ci? Peut-il en être
question?... Les travaux forcés à perpétuité? A cet homme jeune, à l’âge
de l’enthousiasme!... Dix ans de réclusion? Pensez à ce chiffre! Dix ans
dans une maison centrale, où il est interdit de parler! Vous frémissez,
messieurs! Et puis... il a une famille. Vous ne voudrez pas que, par les
journaux, elle apprenne une si horrible chose! Alors? Résumons-nous,
ensemble, avec toute la loyauté de nos cœurs réunis. On n’a pas voulu
tuer. Pour un vol pardonnable, on a mis une pauvre vieille,--qui, hélas!
d’elle-même, n’aurait pas tardé à mourir,--dans une position qui eut des
conséquences dont on aurait dû se préoccuper, je le reconnais, mais
c’est tout, absolument tout! Je me tourne à gauche, à droite, je remonte
dans le passé: rien! Le néant! Conclusion: Vous acquitterez! Vous
acquitterez! Vous acquitterez!

Le jury, composé du commandant en retraite, du professeur de violon, du
grainetier et de neuf autres citoyens honorables, a passé sa semaine à
acquitter des meurtres, des faux, des avortements. Une fois, une seule,
il a tenu à punir de cinq ans de réclusion un homme qui avait passé cinq
pièces de dix sous fausses. Sa tâche va être terminée: celui-ci va
retourner à son grain, cet autre à ses sonates, ce troisième à sa
retraite. C’est la dernière affaire... Ma foi, il est bon de
s’affirmer... Dix ans? Non. Vingt ans? Pas assez. La mort. Parfaitement!
Et pour les deux.

Si l’on en juge au silence et à la pâleur des visages, la lecture de
cette tragique sentence produit, sur le public et le jury, un effet
nerveux plus grand que sur Papillon et sur Oé. Sans doute cette idée
leur est-elle déjà familière: en cellule ils l’ont ruminée. Tout de
même, Papillon, ce colosse, a une raideur qui trahit son émoi; comme
tous les assistants, soudain, il se représente la machine au petit jour,
des messieurs raides et tête nue, le bourreau, le panier; mais tandis
que les gardes l’emmènent, Oé lui crie d’une voix railleuse: «P’tit...
t’en fais pas!... C’est pas encore la tête!... Y a la grâce... et on ira
au pays des singes!»

Emmèneront-ils Maître Trinioles?

Il vient d’écouter, le front dans ses mains, supportant avec peine le
poids de son crâne où d’horribles images s’entre-choquent. Enfin, il se
redresse. De ses yeux on ne voit plus que le blanc: il se pâme. Comme
des amis l’entourent, l’entraînent, on se demande s’ils le félicitent ou
s’ils soutiennent ses pas. Comédien! Comédie!... D’une insanité, à la
fin trop ignoble. On comprend que des journalistes, ayant seulement un
an de métier, s’en viennent là comme des chiens qu’on fouette. Ils en
ont déjà tant vu! Quelle nausée!

Et pourtant, quand, à l’horizon, quelque grosse affaire se prépare,
quand, d’avance, la rumeur en emplit et le Palais et la ville, ils
retrouvent tout à coup des âmes d’enfants curieux. Qu’on annonce, par
exemple, que va se juger l’affaire de la femme de Caillaux... Quand?
Dans quinze jours?... Dans huit?... Lundi!... Tous les amis veulent des
cartes! Ah! cette fièvre, ce désir, ce snobisme! Eux-mêmes alors
subissent un entraînement. Ils pensent: «C’est pourtant vrai que ce sera
la grosse affaire!...» Et ils oublient le courant, toute la besogne
quotidienne. Il va venir des actrices, des hommes du Gouvernement. «Ça
va être énorme, c’est sûr!»

--Mon bon petit, je te ferai entrer.

Ce sont eux, toute la dernière semaine, qui proposent, avant qu’on
demande. Et certes, ils vont continuer leur fâcheux travail dans cette
fâcheuse maison; mais elle sera toute changée par une fête, un grand
gala de justice, qui leur donne de l’importance.

--Vous savez qui plaide pour les Caillaux? Non? Vous n’avez jamais
entendu Labori? Mais, chère amie, Labori c’est mieux qu’un avocat...
c’est la Défense personnifiée!

Encore quarante-huit heures... Plus que vingt-quatre... Ah! ce procès!
Enfin, voici sa semaine venue! Voici le jour d’ouverture!... Caillaux!
Caillaux! Le nom seul, quand on le répète, sent la chasse et la curée.
Comment s’étonner que des débats sensationnels, que ce politicien va
mener lui-même, soient tumultueux, pathétiques, secoués de fureurs et
d’aboiements?

[Illustration]




[Illustration]

V

L’AFFAIRE NATIONALE


Tout le monde est venu. L’attente seule est une angoisse. Grand
spectacle politique et judiciaire. Et c’est par des cris qu’il commence!

--Hou! Hou!... Conspuez!... Hou! Hou!... Ouvrez!

Le Président n’est pas fait pour l’action. C’est un homme sur son
derrière depuis trente ans. Il est dans le plus grand émoi: il a omis de
faire ouvrir les portes aux journalistes. Ceux-ci protestent, poussent,
pénètrent, et, dans la salle bondée et déjà frémissante, ils apportent
leur colère. Aussi, la première phrase de la Cour sera-t-elle chevrotée:
«Messieurs, la dignité de la Justice...» Le mot sonne faux; on répond
par un bourdonnement. Il y a là tout le Paris amateur de théâtres,
installé déjà et qui braque ses jumelles. Une voix crie:

--Ce sont les agents de la Sûreté qui sèment le désordre!

Mais où se cachent-ils? Comble d’audace! Ils sont venus déguisés en
avocats: on reconnaît leurs lourdes têtes d’espions, qui ne s’accordent
pas à la légèreté des robes du Barreau, et Maître Piero-Piafferi lance
au nez de l’un d’eux...

--Au premier flic qui m’embête, je mets mes deux mains sur la figure et
mes deux pieds où vous savez!

Le flic ne bronche pas.

Qui les a postés là? M. Caillaux. Il a donné ses ordres au Gouvernement.
Ce vieux Président, pâle et déjà perclus de peur, qui redoute-t-il? M.
Caillaux, grand chef des fonctionnaires. Deux cents robes noires
d’hommes libres, tassés au fond de la salle parce que leurs bancs sont
occupés par la clientèle de l’assassin, s’insurgent, avant même qu’on
commence. Après qui en ont-elles? Après M. Caillaux, le dictateur d’hier
et peut-être de demain.--Et ainsi, les premières minutes, passionnées,
ont la fièvre d’une rencontre. On se dévisage pour une lutte... Où est
l’accusée? La voilà, cette gueuse! C’est elle, la pauvre victime!...
Mais lui? Pas là? Serait-il en retard? Comble d’impertinence!... Non, le
voici!... Et aussitôt, chacun ricane, ou regarde bouche bée, chacun se
livre, dès le premier mouvement, avec sa stupeur ou sa haine...
Caillaux! L’homme détesté de tous les indépendants, mais le plus craint
des âmes molles qui tremblent pour une place. Son nom suffit pour qu’on
se batte; dès l’abord, on se défie; et même avant d’avoir parlé, on
s’essouffle dans un air énervant, précurseur de batailles.

Le jury, pourtant, demeure impassible. Sitôt choisi, sitôt glacé, par le
lieu, la foule, la cause. On y voit un imprimeur, un accordeur de
pianos, un chapelier, un architecte. Messieurs, de la circonspection! A
gauche, ils sont guettés par la partie civile: Maître Chenu épie leurs
visages pour s’imposer et leur faire venger une victime. En face, la
défense, Maître Labori. On ne voit pas son regard: le lorgnon l’éteint.
Il a l’air aveugle des statues antiques; mais la bouche n’en est que
plus poignante. Elle clame déjà l’honnêteté d’une femme! Gare au jury
s’il ne comprend pas!

--Madame... comment vous appelez-vous?...

C’est le Président qui balbutie ces quelques mots: le procès commence.
Et tout de suite... c’est une déception! Car, tout de suite, ce sont des
débats médiocres et hésitants, à la mesure des premiers acteurs.

Quelques journalistes étaient debout.

--Assis! Assis!

--Madame, répète le Président... votre nom?

--Assis!... Chut!... Écoutez!

Bien vite on s’aperçoit que l’accusée, de visage banal, a la voix faible
et monotone. Dès la première réponse, elle est piteuse. Diable! Le
public des théâtres, qui a le goût de la clarté, se demande pourquoi le
tyran aimait cette femme... Il la dominait, sans doute... Qu’elle est
misérable: elle s’explique en petite fille. Oh!... c’est une rude
déconvenue!...

Les curieux se rasseyent.

Alors, le Président l’exhorte:

--Madame... dites ce que vous devez dire... comme vous l’entendez...

Employé de la Justice, il est à ses ordres.

Dans un effort, elle se décide:

--Monsieur... en 1911, je me suis remariée avec M. Caillaux, président
du Conseil.

Elle fait valoir le titre:

--Eh! tiens, il y a de l’ambition là dedans!...

Des têtes se redressent parmi le public.

--Malheureusement, geint-elle, la calomnie entra chez nous!

Et voici qu’elle raconte, parmi des minauderies poudrées comme sa
figure, ce qu’elle entendait dans les salons, chez les couturières. Elle
était bien malheureuse!... On disait que son mari avait vendu le Congo à
l’empereur d’Allemagne et que, comme cadeau de noces, elle avait reçu
une couronne de sept cent mille francs... Mais tous ces détails, dans sa
bouche, sont affadis. Est-ce bien elle qu’elle défend?

Le Président la soutient de son mieux, avec toute sa mollesse.

--Madame, voulez-vous me permettre une question?... Oh! Vous n’aviez pas
terminé? Pardon, madame!... Oui, oui, vous pouvez lire. Seuls les
témoins n’ont pas le droit de lire...

L’air souffrant, d’une voix de nonne mourante, elle aborde la double vie
de M. Caillaux: première femme, divorce, lettres intimes, celles dont
Calmette s’était emparé et qu’il eût publiées: cela, elle l’affirme.
Comme elle est dans l’inconnu, tout à coup, elle se sent plus forte.
Quant à elle, quoique l’amour ait rempli sa vie--elle fait des yeux
blancs--elle était une bourgeoise et une mère: l’idée d’une publication
l’affolait; son père lui avait toujours dit qu’une femme qui a un amant
est sans honneur.

--Madame, dit le Président, préférez-vous rester assise?...

--Merci!

Debout, elle laisse mieux voir qu’elle monte un calvaire.

--Madame, soupire alors le Président, nous allons... être forcés de
parler du drame lui-même.

Il est blanc comme son nom: on a publié qu’il s’appelait Albanel. Il est
effondré. Il a l’air bouilli. Il bredouille:

--Nous devons éclairer MM. les jurés... mais... ne dites, bien entendu,
que ce que vous voulez!... La loi ne vous oblige pas à dire ce que vous
ne voulez pas!

L’accusée a un petit signe de tête qui veut dire merci. Puis, s’appuyant
sur cette bonne loi, elle répète que cette menace de publication
l’effrayait au point qu’elle a désiré un conseil. (Elle a toujours son
ton morne; un de ses gardes bâille à rendre l’âme, et il n’y a personne
dans la salle qui ne commence à se sentir mal assis.) Son mari étant
ministre, elle a téléphoné au Président du tribunal, M. Monier, de venir
à domicile lui donner une consultation. M. Monier est accouru. Et chez
Mme Caillaux, comme dans sa Première Chambre, il a été nerveux,
impulsif, trop net, là où il eût fallu être réfléchi, imprécis, mesuré.
C’est un homme dont l’audace a fait la situation, laquelle a doublé
cette audace. «Juridiquement, rien à faire! a-t-il déclaré. Se défendre
par ses propres moyens!» En déjeunant, Mme Caillaux rapporte ce propos
au tyran, qui s’écrie: «Parfait! Je casserai... la figure à Calmette!» A
la vérité, il emploie un terme plus vif.

Maître Chenu, qui défend la mémoire du directeur du _Figaro_, se dresse
comme la statue du Commandeur:

--Il a dit: la gueule! On peut le répéter. C’est dans la procédure.

--Oh! gémit-elle... en public!...

Maître Chenu se tourne vers ce public:

--Elle l’a écrit!

Gueule ou non, le Président du tribunal a, dit-elle, «ouvert un gouffre
devant sa conscience».

--Chochote, va!...

Ce sont ces messieurs de la presse qui laissent échapper ce murmure gai.
Elle ne l’entend pas. Les yeux baissés, elle rend au Président Albanel
ses gracieusetés.

--Ne suis-je pas trop longue?...

--Non, non, madame. Continuez.

Hum! Le public et le Barreau sont bien las déjà. On entend grogner:

--Elle est au-dessous de tout!

Il fait très chaud. Quelqu’un suggère: «Ouvrez donc les fenêtres!» Une
dame objecte: «On n’entendra plus.»

--Mais, on s’en fout!

Mme Caillaux poursuit:

--On me reproche mon revolver... J’ai toujours porté un petit
revolver... c’est une habitude que mon père nous avait donnée, à ma sœur
et à moi, dans les circonstances délicates... D’ailleurs, messieurs, en
partant de chez moi... je ne savais pas encore si j’irais au _Figaro_...
ou à un thé.

--Ah! Ah!

Cette fois, on rit. Ainsi, selon l’habitude, dans cette salle, le drame
se change en comédie, par la pauvreté de ceux qui le jouent; et au lieu
d’être empoignés par de grands sentiments: horreur, vengeance, pitié,
les auditeurs sont fatigués tout de suite par le ridicule de débats
décousus, où rien n’est «comme il faut».

--C’est subitement, dit Mme Caillaux, que l’idée m’est venue... Mais...
je ne voulais faire que du scandale.

Maître Chenu, dont le dur visage est impassible, ne la quitte pas des
yeux. Elle vient de rencontrer son regard. Elle a un tremblement, et
elle geint:

--Si j’avais supposé l’horrible issue... ah!...

--Ah! quoi donc? grognent les journalistes.

--Ah! j’aurais préféré qu’on publiât les lettres!

Maintenant elle sanglote:

--Au journal, pendant que j’attendais... j’ai entendu causer... on a dit
mon nom... ça m’a donné un coup... je me suis levée...

Soudain la salle se tait; le public tient son souffle. Voici que ce
feuilleton le reprend et l’intéresse. Mais alors, elle aussi se tait.

--Continuez, madame... chevrote pour la vingtième fois le Président.

Des gens se déplacent pour mieux entendre. On fait «Chut!... Chut!» Et
comme elle s’obstine à demeurer muette, c’est le Président qui raconte:

--Vous êtes entrée chez M. Calmette, n’est-ce pas, madame? Et alors,
avez-vous dit, les coups sont partis... d’eux-mêmes?

Mme Caillaux approuve. Quelqu’un vient de ricaner tout haut. De son
doigt elle fait mine d’essuyer ses yeux, et lance au public un regard
sec.

--En tirant, murmure le Président, toujours confit de respect,
auriez-vous... ainsi que prétendent les experts... modifié votre
position?

--Oh! s’écrie-t-elle, je n’ai rien pu modifier: ces revolvers-là, c’est
effrayant, ça part tout seul!

A ce mot, on entend des rires prolongés. Les trouve-t-elle déplacés? De
geignarde elle devient agressive:

--Messieurs, il y a une question de conscience! C’est affreux déjà,
quand on n’a eu que de bons principes, de se dire toute sa vie qu’on a
été cause de la mort d’un homme!... Réfléchissez: tuer un homme, c’est
épouvantable!

Si elle cherche à émouvoir, le moyen n’est pas fameux: chaque phrase,
maintenant, est soulignée: une joie nerveuse agite la salle. On ouvre
une fenêtre, puis deux. Un vieux monsieur se fâche; il a froid. Et,
d’une voix du nez, Mme Caillaux dit encore:

--Aurais-je renoncé à l’amour de mon mari, à l’affection de ma fille, à
tout... pour aller tuer? Hélas! J’avais trop présumé de mes forces: en
face de l’homme qui a empoisonné ma vie, j’ai perdu la tête... et...
j’ai commis cet acte irréparable... irréparable pour mon mari, dont la
délicatesse va jusqu’aux scrupules, irréparable pour moi et ma
conscience, irréparable pour ma fille: la chère petite, que ne lui
reprochera-t-on pas?

Elle réfléchit un long temps, puis, dans un éclair:

--Irréparable enfin, je l’avoue, pour la malheureuse victime!

Elle s’abat sur son banc.

A cette minute, une spectatrice, qui n’entend pas perdre un geste, se
fâche dans le dos d’un avocat:

--Monsieur, vous m’empêchez de voir!

C’est un grand diable flegmatique. Il se retourne:

--Passez au contrôle vous faire rembourser...

--Insolent!

Mais... on dirait que c’est fini? Oui. Au moins le premier acte. Le
Président a eu la force de se lever; il se couvre, il murmure deux
mots... et les gardes demandent respectueusement à l’accusée s’ils
peuvent l’emmener. Elle consent. La salle s’agite, se vide: allons, la
suite à demain!... On s’étire, on s’éponge, on bâille, et on conclut:

--Eh bien! pour un début... c’est ce qui s’appelle raté!

Mais, comme dans tous les drames, ce premier acte n’est qu’une
exposition. Après le repos de la nuit, les auditeurs reviendront et
prendront patience. Les grands rôles n’ont pas donné. Maître Labori n’a
que soufflé fort en relevant ses manches. Maître Chenu a fait tomber
deux mots glacés pour prévenir: «Je suis là!» L’avocat général? Y en
a-t-il un?... Tant de monde encombre l’estrade de la Cour qu’on ne
saurait distinguer. Enfin Caillaux n’a paru qu’une seconde; puis, le
Président, très poliment, lui a demandé s’il voulait bien sortir... avec
les autres témoins: il est classé témoin. Mais il piaffe derrière la
porte, pendant que, de l’autre côté, le public soupire en l’attendant.
Que fait-il? Écoute-t-il? Entend-il? Les flics, postés dans la salle,
n’ont pas dû pouvoir lui rapporter grand’chose. Il doit être fumant, les
nerfs tendus, les poings serrés.

Et ce second jour commence comme le premier, dans un air fébrile où
s’agitent deux fois plus de femmes, et chaque journaliste, ayant amené
la sienne, proteste contre celles des autres.

--Madame, c’est la place du rédacteur du _Progrès_.

--Oh! monsieur, je ne suis pas bien grosse!

--Mais, madame, nous travaillons, nous!

--C’est vrai, monsieur, consent la femme qui s’assied, cela doit être
dur pour vous, ces grandes affaires!

Sonnette. Rideau. La Cour! Ah!... Est-ce le tour de Caillaux?

Pas encore.

Il faut entendre d’abord quelques dépositions: des policiers, un
académicien, des garçons de bureau, des gens qui se trouvaient dans
l’antichambre du _Figaro_, dix-neuf témoins. Dieu, que ce sera long!

Personne n’écoute. Le Président, muet, a l’air d’un épouvantail dans un
verger. C’est Maître Labori, aujourd’hui, qui interroge; et il gronde,
impétueux.

Si le témoin dit: «Je ne comprends pas l’intérêt...»

--Un témoin, monsieur, prononce-t-il, n’a nul besoin de comprendre!
Qu’il réponde!

Il est le maître, en l’absence de Caillaux qui ne paraît pas.

Pas encore.

Quand le verra-t-on?

--L’audience est suspendue... bredouille le Président.

Les gens se lèvent, respirent. Du buffet quelques stagiaires apportent
des sandwichs et des bananes, et l’un d’eux affirme:

--Ça va être à lui; ça ne peut plus être long.

Trois journalistes font manger une avocate; elle rit; ils lui essuient
la bouche. Deux messieurs se menacent:

--Je vous dis que c’est une fripouille!

--Moi, je n’ai rien à vous dire!

--C’est ce que je déplore, monsieur!... car c’est une basse fripouille!

Et c’est au milieu de ces orages que la sonnette grelotte. La reprise!
Vite à vos places!... Est-ce Caillaux?

Pas encore.

Auparavant, la Cour prend des précautions. Le Président est rentré
avec une tête de lièvre; il prévoit du trouble: le cas de
Caillaux-lèse-majesté. Donc, il va lire d’abord les textes du Code
d’instruction criminelle concernant les délits d’audience. Puis, d’une
voix qui s’étrangle, car la minute est solennelle, mais d’un geste
assuré, car il appelle du secours:

--Faites entrer le témoin suivant!

Ah! c’est lui?... Oui, c’est lui.

Mais on ne le voit pas d’abord: on voit d’abord la porte entrer, et de
quelle manière! Quel coup de vent! Il envoie d’abord la porte sur
l’auditoire, dans un courant d’air, d’un geste dont on ne saisit que
l’effet, mais qui symbolise à lui seul l’idée parfaite, l’idée complète
du tyran! Il y a là beaucoup d’auditeurs qui ont passé la moitié de
leurs études à traduire des textes latins sur Denys de Syracuse; ils
n’avaient pas compris la tyrannie. Ils viennent de recevoir cette porte
sur le visage... Cette fois, ils y sont! Il peut entrer.

Il entre donc à son tour.

--Le taureau! annonce un écrivaillon, qui commence son compte rendu.

L’image est juste. Noir, nerveux, menaçant, c’est le petit animal de
race, le taureau de Camargue qui se jette dans l’arène!

Il a bondi, et il s’arrête. Il regarde. Il est impératif. Quel œil
colérique! Toute la salle demeure immobile.

Ah! l’inoubliable prise de contact!

On peut en rester là. On sait maintenant qu’il sera victorieux!

Déjà il surveille tous ceux que son regard rencontre. Il s’est habillé
d’une redingote officielle à revers de soie, et, d’une main rageuse, il
tient une serviette noire, dont le cuir est luisant. Tout le monde l’a
bien vu? Tout le monde est médusé? On est prêt à l’entendre? M. le
Président Albaba... Albanel fait signe que oui, et murmure, en saluant:
«Euh... monsieur le Président...» pour montrer qu’il lui délègue ses
fonctions. Mais... il y a un remous dans le fond de la salle.
Existerait-il quelque récalcitrant? Caillaux s’est retourné... Son crâne
a rougi. Il lance aux avocats un regard de feu. Les avocats ne bougent
plus. Les femmes sont bouche bée. Les journalistes, tête basse,
écrivent. Allons, il peut ouvrir la bouche!

--Messieurs les jurés--si vous le permettez--je commencerai par le récit
de ma vie intime...

O surprise! Sa voix chante, humble et douce.

--Vie privée! Tu fus le Bonheur, avec une majuscule!

Il tient sa serviette comme un aède tenait sa lyre, et il roule des yeux
passionnés. Rien qu’un instant. Il s’assombrit.

--Hélas, il y eut la vie publique et ses calomnies!...

Dont sa femme, tout de suite, s’effraya.

--Moi, messieurs, dit-il sur un ton dédaigneux, je montrai la sérénité
d’un homme de gouvernement.

A ce mot, il a mis la main sur sa hanche. De l’autre, il balance son
monocle.

--Devant des attaques de presse, j’ai toujours pensé, comme
Waldeck-Rousseau, qu’il faut avoir raison... et que cela suffit!

Il s’explique avec une gracieuse aisance; en sorte que, après une entrée
sauvage, c’est par un discours d’homme du monde qu’en quelques minutes
il s’attache son auditoire. Pour le public comme pour lui, c’est une
minute heureuse. Lui, complaisant, se raconte:

--Messieurs, je ne voyais que mes idées, mon travail. Je marchais droit
devant moi... Vous permettez, n’est-ce pas, que je parle longuement de
ma vie?... La campagne du _Figaro_ commence, je la néglige; mais elle
continue, ma femme s’affole.

Et, prenant à deux mains la barre, il fait un portrait d’elle, qu’il
voudrait ému, mais qui n’est qu’énervé.

--J’étais solide et volontaire. Elle était souffrante et endolorie. Elle
fut submergée par le flot qui se déversa sur sa faiblesse!

Son visage prend une expression de douleur. Il hoche sa tête pensive.

--Messieurs... pour comprendre l’état d’esprit de ma pauvre femme,
songez que j’étais un homme dans la bataille politique. (Il se
redresse.) On donne des coups, on en reçoit... et on ne voit pas, tout
près, un pauvre être qui souffre!

La voix se creuse; il lève les bras, s’offre en victime. Puis, coulant
un regard humble et perfide vers Maître Chenu:

--A ce propos, je tiens à répondre aux attaques, dont j’imagine que
Maître Chenu ne prend pas la responsabilité personnelle...

Ah! ce saut! Ce bond chez le grand avocat! Puis, quand il s’est avancé,
ramassé, cette contrainte, cette puissance, cette lenteur pour détailler
chaque mot:

--Quoi?... Comment? Que dites-vous... monsieur? Mais j’ai l’habitude de
prendre la responsabilité de toutes les paroles que je prononce. Est-ce
que vous menacez en ce moment? Vous auriez tort! Vous ne connaissez pas
l’homme à qui vous parlez!

Défi magnifique! Des applaudissements partent. D’où, mon Dieu? Les yeux
vagues du Président s’enquièrent avec effroi; et on l’entend murmurer
avec dépit:

--Oh!... Ce sont les avocats!

Caillaux, apparemment, ne s’est pas troublé.

Humble il était, humble il restera.

--Maître Chenu ne m’a pas compris! Il n’a pas entendu que je m’accuse!
Oui, je m’accuse devant le jury de n’avoir pas été assez attentif à mon
foyer! de n’avoir pas prévu! Si j’avais prévu, j’aurais agi; mais...

Il lève les yeux:

--Pouvais-je prévoir!

Soudain, le ton se précipite:

--Je répète: on est un homme; on se bat!

Sa voix saccadée apporte l’écho des coups.

--Sous la cendre le feu couve... Un beau jour, une flamme jaillit!

Mais la tête se penche, de nouveau, et la voix s’abandonne:

--La Cour... veut-elle me permettre un instant de repos?...

Le Président s’incline, s’empresse.

--Ah! je crois bien!

On suspend. Détente.

--Ouf!... Ce qu’on est serré!... Mais ça va... dame, ça se corse!...
Et... ça devient curieux!

L’auditoire, ankylosé par son attention, est heureux de se répandre en
louanges qui s’enflent, montent et font cortège à Caillaux quand il
sort.

[Illustration]

Il s’est élancé vers sa femme, il lui a baisé la main, puis il se laisse
entourer par quelques séides qui répètent: «Admirable! Un morceau
merveilleux!» On l’entraîne. Le Barreau, pourtant, fait masse et reste
muet, en dépit de la presse allumée, qui déclare: «Très, très fort! Ah!
C’est un sacré bougre!»

Son admiration n’est pas apaisée lorsque Caillaux reparaît.

Plus hautain et plus maître de soi, il a posé sa serviette, il met les
deux mains dessus, il a l’air de dire: «Maintenant, les affaires
sérieuses!» Il a affirmé, donc établi, que sa femme avait tué sous la
menace de voir paraître les lettres intimes. Il va nier, donc réfuter la
thèse de l’accusation, que son ménage tremblait à l’idée de voir publier
certains documents redoutables pour l’honneur d’un ministre.

--Quels documents? Soyons précis!

Il a le menton mauvais, les lèvres minces, et ses yeux se brident,
tandis qu’une veine de colère se gonfle sur la tempe.

Cassant, il prend le premier grief. Rochette, escroc notoire, devait
passer en Correctionnelle, après avoir mis à mal un millier de petits
rentiers. Or, lui Caillaux, ministre, a ordonné au procureur de faire
remettre l’affaire. Ce procureur a grondé d’abord, obéi ensuite, et
confessé enfin ses remords et sa honte dans une sorte de testament dont
Calmette avait la copie.

Caillaux, qui reçoit le jour des fenêtres en pleine figure, tente, en
vain, de dévisager les jurés dans l’ombre; mais leurs yeux à eux
papillottent devant ce petit homme trop vif dans le jour trop cru.

--Messieurs, rappelez-vous: nous sommes à la veille de l’expédition de
Fez. A l’horizon, il y a des nuages redoutables. Est-ce qu’un orage ne
menace pas le pays? Eh bien, je suis ministre des Finances, c’est-à-dire
le défenseur du crédit public!

Il se dresse sur ses talons:

--Ce crédit, messieurs, je puis, d’un jour à l’autre, avoir besoin de
faire appel à lui. Mon devoir élémentaire est donc d’éviter tout ce qui
peut être préjudiciable à l’épargne publique; et quand j’ai donné
l’ordre de remettre l’affaire Rochette, il ne s’agissait pas de faire un
acte d’influence, mais un acte de gouvernement!

Il détache ces trois mots, puis promène un long regard dominateur sur
l’assemblée: Cour, jurés, presse, barreau, témoins, femmes: tout ce
monde est immobile? Alors, violent et preste:

--Moi non plus, je n’ai pas l’habitude de reculer devant les
responsabilités! Demain encore (il frappe la barre), il s’agirait
d’empêcher que la Bourse, à une heure difficile pour le pays (il frappe
deux coups), fût troublée par des révélations intempestives, une seconde
fois je recommencerais!

Son index a désigné les magistrats affalés. Avis à leurs consciences...
Puis il envoie cette conclusion dédaigneuse:

--Je n’avais donc pas peur de voir publier des documents!

La preuve est faite: il joue avec son monocle...

Mais c’est un chat-tigre, au geste prompt. Il tire de sa serviette un
flot de papiers qu’il ne consultera pas, et donnant une pichenette dans
l’air:

--Passons à autre chose. Négociations franco-allemandes!

Il prend un ton fier:

--Je suis alors Président du Conseil. Tout à coup, j’ai à subir...

Il serre les mâchoires:

--... La plus terrible des aventures!

--Ce type-là est formidable! murmure un journaliste.

--Ah! il me donne chaud, reprend une actrice.

--Chut!... Taisez-vous!

Toute la salle se penche sur cet homme pathétique, qui, comme personne,
sait ménager l’effet. Lui-même est haletant de son souvenir:

--Brusquement, messieurs, une grande puissance européenne donne un coup
de poing sur la table des diplomates! Or... c’est moi, à cette minute,
qui ai dans les mains la destinée de la France.

La défense, l’accusation, le public, le regardent avec angoisse. Il
n’est plus question d’un journaliste assassiné: le procès prend une
ampleur étrange. La Patrie, la Guerre, ces deux images terribles,
s’imposent tout à coup. Chacun tend une oreille avide. Et Caillaux n’a
plus de peine à faire valoir ses mots:

--J’eus, messieurs, un souci qui ne m’a jamais quitté durant toute ma
vie politique: je voulais la paix!

Il tourne le dos aux juges qui ne comptent pas. Se souvient-il même
d’être à la Cour d’Assises? Il ne parle pas directement au jury. Il
s’adresse à tout le public qui représente le peuple français, et qui,
demain, orientera l’opinion du pays.

--Je voulais la paix, répète-t-il; je la voulais avec dignité et fierté,
mais...

Mais il n’a pas l’air d’un pleutre, et ce patriote ajoute:

--Je voulais la paix... que la Démocratie réclame!

Le mot «démocratie», telle une fausse note, vient rompre l’harmonie émue
qui régnait: on entend des «Oh!... Oh!...» Il ne s’y attendait pas; il a
quinze secondes de désarroi; puis vite, il serre les rênes de cet
auditoire qu’il croyait maîtrisé.

--Qu’on discute mon œuvre politique, soit! Que ce parti nationaliste,
qui est de nature à inquiéter tout le monde sans effrayer personne, se
mette en bataille, parfait!

Sa voix ricane:

--C’est le combat des idées! Mais... que là-dessous on cherche de la
boue et qu’on m’accuse de je ne sais quels vices...

Il se pelotonne, puis s’élance:

--C’est contre cela, messieurs, que je m’élève avec la dernière énergie!
(Il s’est approché des jurés; il leur parle dans les yeux) Car... quand
on a l’honneur de gouverner son pays, à certaines heures... le devoir
est de se taire et... il y faut plus de courage qu’à se défendre! Je me
suis fait l’effet, sachez-le, de ce jeune Lacédémonien, dont le renard
rongeait le cœur sous sa robe; il restait muet. En France aussi, il a
fallu que certains hommes sachent subir sans parler les morsures de la
calomnie et montrer, devant l’étranger, qu’ils étaient assez Français
pour souffrir qu’on les outrageât, sans répondre!

Ton héroïque et graves paroles; ce n’est pas en vain qu’il les prononce:
que tous au moins en comprennent la portée: c’est le silence et
le mystère érigés en vertus. Après cela, ne demandez plus
d’éclaircissements... ou prenez garde! Car l’impressionnante dignité de
Caillaux n’est que passagère: il est homme de combat; il redevient
batailleur:

--Quoique je veuille m’en tenir là, si on m’y oblige j’apporterai les
précisions nécessaires; mais je supplie... oh! je supplie!...

C’est une supplication agressive qu’accompagne un regard dont chacun
sent la menace.

--Je supplie ceux qui le feraient de mesurer leurs responsabilités!

De nouveau, voici le public transi. C’est maintenant une menace de
complication internationale. Le Président regarde avec des yeux ronds,
couards et fixes, comme si, dans la salle même, l’ennemi avait des
espions aux écoutes. Est-ce qu’il ne faut pas baisser la voix?...

Caillaux l’élève:

--Je suis résolu, crie-t-il, à me défendre!

L’attaque, cette fois, s’adresse à tous. Le Président voudrait être sous
son fauteuil.

--Je ne laisserai pas outrager mon honneur! Je ne permettrai pas qu’on
attaque ma femme! J’apporterai tout ce qui sera nécessaire!

Et l’assemblée, qui ne soutient plus le regard de cet homme, écoute,
paupières baissées.

Qu’elle écoute bien ceci: il ne cédera pas; il liquidera devant elle
tout son passé glorieux. Il a été l’homme intelligent, entreprenant,
honorable du régime. Et il le montrera fortement, aigrement, âprement.
On lui a reproché sa fortune? Patience! Il dévoilera d’où venait celle
de Calmette, sa soi-disant victime. On l’accuse d’avoir, à l’aide de ses
fonctions de ministre, recherché des conseils d’administration et de
somptueux jetons de présence? Et s’il était avocat, en même temps
qu’homme politique, n’aurait-il pas le droit de plaider de luxueuses
affaires? Alors? Il n’est défendu qu’à un financier de gagner de
l’argent par son travail?... le travail sacré! Et, bien entendu, faut-il
que ce financier soit Caillaux, car pour un Tel, un Tel... Il a le
courage de citer des noms... Il accuse, c’est-à-dire qu’il se défend. Il
indique les lâchetés des autres, c’est-à-dire qu’il étale ce qu’il y a
de pur chez lui. D’ailleurs, il compte sur les jurés, qui l’écoutent,
n’est-ce pas, en «bons républicains»?

Là, pour la seconde fois (mystère du cœur des foules!), sa sécurité dans
l’impudence se trouve en défaut. Il croyait parler à des sujets qui ne
se rebiffaient plus, et voici que de nouveau, dans le fond de la salle,
montent des protestations... Quoi?... Encore!... Qu’est-ce que c’est?...
Ah! le Barreau! Toujours ces robes noires avec leurs prétentions
d’indépendance!... Esprits simples! Comme il a bien fait de leur lancer
félinement un coup de patte à ces hommes de bien, qui ne sont que des
hommes d’affaires! Il se contient avec peine. Il dit, en détachant les
mots:

--Quelle est cette rumeur?... Ne sommes-nous pas en République?

Mais cette feinte n’est pas d’un effet excellent. Le murmure se
prolonge.

--Sale comédien! grogne un avocat.

--Je t’en fiche! Il est dans ses jours donnants! reprend un journaliste.

--Allons! Allons! C’est du vernis et qui craque! Quelle fripouille!

--Ça prend très bien! dit le journaliste. Regardez les gueules des
jurés!

Les jurés ne bronchent pas. En vain le Président s’ébroue, s’essouffle,
réclame un peu de silence. Le Barreau s’irrite.

--On ne me fera pas taire: c’est ma conscience qui proteste, déclare
tout haut le même avocat. Et je ne permets pas qu’un coco de cette
espèce-là m’empêche de protester!

Alors--miracle d’énergie!--le Président tape sa table. Le lieutenant des
gardes, debout, donne des ordres. M. le Bâtonnier Henri-Robert lui-même
tend les bras comme s’il avait une branche d’olivier dans les mains.
S’il en a une, il est seul à la voir.

Allons, il n’y a décidément que lui, le tyran, qui, par son audace, sait
s’imposer.

Il se tourne de trois quarts; il se ramasse sur soi-même. Puis,
carrément, sans même vouloir songer que cela peut sonner faux (est-ce
qu’il n’est pas maître de son art?), il emprunte à la grande éloquence
un vigoureux appel aux éternelles idées de tendresse et de générosité.

--Messieurs...

Cette fois, c’est aux jurés seulement qu’il s’adresse, à ces hommes de
bon sens et de grand cœur.

--Messieurs... voulez-vous me permettre de parler plus largement?
Comment Calmette, cet homme averti, n’a-t-il pas songé qu’à côté de
l’homme politique attaqué dans son honneur, il y avait une épouse, qui
l’aimait et qui souffrait? Ah! parbleu! On se laisse emporter par la
haine!... On ne réfléchit plus qu’on s’attaque à une femme, à une pauvre
créature!... Depuis quelques années, la vie politique prend des formes
singulières de bataille excessive. Œil pour œil, dent pour dent. Bien!
Mais alors... homme contre homme!... Messieurs, j’ai terminé.

Pendant ces deux dernières minutes, il a été surprenant de maîtrise; et
sans péroraison, par une brusquerie, les mains ouvertes maintenant comme
un homme sans reproche, il a reconquis la salle. Maître Labori, qui
connaît les mouvements, la chaleur, les brusques générosités des
assemblées, ne va pas laisser ce succès se refroidir. De sa fougueuse
parole, où il y a du tonnerre, il exige aussitôt la confrontation d’un
rédacteur qui dit avoir vu chez Calmette des documents franco-allemands,
d’après lesquels Caillaux aurait joué un rôle infâme.

--Qu’il vienne, et s’explique!

Mais le rédacteur est fin comme l’ambre. Il répond avec impertinence:

--J’ai les mêmes scrupules que M. Caillaux. Il me dit: «Attention! la
Patrie est menacée!» Parfait. Je prends garde et je me tais.

Alors, le tonnerre recommence:

--Il n’est pas possible qu’un incident de ce genre pèse sur les débats!

Et Maître Labori secoue sa robe: on croirait qu’il s’agite parmi des
nuées d’orage.

--Je n’accepterai aucun doute! Aucune incertitude! Aucune équivoque!

Le tyran approuve. Il hoche la tête sèchement.

Puis, aigrelet, vengeur, le tyran met au défi l’assemblée de prouver que
les documents dont il s’agit sont authentiques.

Les gens se regardent. Le débat flotte; on s’égare; on fait du bruit;
soudain surgit une ombre falote:

--Tiens... chuchote-t-on, mais... c’est l’avocat général!

Il y en a donc un? Oui, oui, c’est lui... Il se lève... Il va défendre
Calmette! Non... tiens, il défend Caillaux... Ah! à la bonne heure!...
Il assure que Caillaux est une conscience libre! D’une main tremblante
il tient un _Journal Officiel_ qui date de deux ans, et il lit une
déclaration du Président de la République, alors ministre des Affaires
étrangères, où sont affirmées les loyales intentions de tous ceux qui, à
l’époque, ont travaillé pour le Gouvernement.

Si misérable que soit ce document poincariste, Caillaux en paraît fier:
il couvre le Barreau d’un regard féroce. Mais Maître Labori, qui bout
d’éloquence et d’honnêteté, fonce éperdument vers la lumière, qu’il veut
totale.

--Cette déclaration, monsieur l’avocat général était-il autorisé à la
faire? Je demande que le Gouvernement d’aujourd’hui l’autorise!

Il a des roulades de sincérité, des grondements d’intégrité; et sa vaste
poitrine lance un souffle puissant:

--Je ne plaiderai pas dans ces conditions! Pourquoi, moi, défenseur,
serais-je solidaire de je ne sais quelles équivoques, qui peuvent être
acceptées dans des Parlements, mais ne le seront pas ici, tant que je
serai à la barre, dans ce prétoire de Justice!

Ce large emportement soulève le public. On avait besoin de ce souffle,
un souffle physique; il vient à son heure; on va mieux respirer; on
applaudit, on acclame, et on ne sait pas au juste où il va, mais on le
suit. On l’a senti si magnifique! Les cœurs sont épanouis.

Et c’est alors que le Président met sa toque.

--A l’heure actuelle, bredouille-t-il, étant donné l’heure... vu qu’il
est six heures vingt... nous... ne pouvons continuer... L’audience est
levée!

Ah! Ah! Elle est bonne! C’est un déchaînement tumultueux:

--Quel crétin!

--Brute épaisse!

--Faire présider les Assises par un concombre de cette taille-là!

--Monsieur, lui déclare un de ses assesseurs, en lâchant sa toque dans
son encrier, vous nous déshonorez!

Et une forte sympathie entraîne la foule vers Maître Labori, qui
recommence pour ses flatteurs:

--Je veux la clarté! Je l’aurai! Je n’entre pas dans de louches
combinaisons!

--Bravo! Bravo! Superbe! Ah! mon cher Bâtonnier!

--A quelle tribune sommes-nous? J’exige la lumière! Que signifient nos
robes?

--Oui, oui, bravo! C’est admirable!

Labori affirme, prête serment, mugit, vente, rugit, continue la
séance... tout seul! Où est la Cour? Retirée. Mme Caillaux? Enfermée. Le
tyran? Éclipsé. N’importe! Labori tempête, se déchaîne, moutonne,
écume... Est-ce à lui qu’on doit, en sortant, l’impression d’une grande
séance épique?

                   *       *       *       *       *

La nuit, le sommeil, une matinée légère et fraîche; puis c’est l’heure
fatale: il faut que l’affaire reprenne... et le public est encore plus
nombreux. Chaque homme amène une femme et, dès qu’il l’a placée, sort en
chercher une autre. On se tasse, on s’écrase, on étouffe. Seul, Caillaux
reste à l’aise. Lui saura se faufiler, se faire place, sauter d’un banc
à l’autre, revenir à la barre, et se promener devant la table des juges,
en homme qui a fait de la Cour d’Assises son «pied-à-terre judiciaire et
politique».

Car ayant, la veille, fini son long discours par un chapelet de
dénonciations, le lendemain, sitôt arrivé, il redemande la parole, et de
nouveau dénonce certains rapports du _Figaro_ avec la finance allemande.
Ses yeux noirs, perçants, rancuniers, blessent en même temps qu’ils
regardent. Il va de long en large, du jury jusqu’à Labori. Labori semble
avaler ces paroles de ses énormes oreilles d’avocat-chauve-souris, et
les jurés sont hébétés, car ils s’empêtrent dans des idées mal liées et
des images brumeuses.

«Ça va... ça va...» se dit Caillaux en les considérant.

Il n’a plus sa redingote de Président du Conseil. Il porte une jaquette
qui fait valoir sa minceur aristocratique. En cinq minutes, il donne
vingt coups d’épée. Puis il se retire content. Il reviendra.

Alors, on voit Maître Chenu se lever. Il est pâle. Il passe la main sur
son front. Ces messieurs de la presse murmurent:

--Gare! Il va mordre!

Sa voix est lente; il mâche les mots:

--Messieurs, tout cela est bien... fort bien. Tout cela sans doute
intéresse la Presse, curieuse d’informations, et les mémorialistes qui
préparent le dossier de l’Histoire, en rapportant tous les bruits, quels
qu’ils soient. Mais...

Il a un profond soupir.

--Mais... est-il permis à l’avocat de la partie civile, qui se croit
pour l’instant à l’audience des Assises, à Paris, de demander à la Cour
qu’on en revienne enfin à la grave affaire qui nous réunit tous?

Un temps. Il regarde l’assemblée.

--Savoir si oui ou non M. Calmette a été assassiné par Mme Caillaux.

Silence de mort. Caillaux, de sa place, regarde avec arrogance, les
pouces aux aisselles.

Mais Maître Chenu ne s’est pas assis. Il attend une réponse.

Le malheureux Président, qui était un assemblage de concessions, est en
train de se dissoudre. Ses paroles ne se tiennent plus. Il balbutie; il
bredouille. Il... il consent qu’on fasse mine de reprendre la question,
pourvu que cela ne déplaise pas à M. Caillaux. Mais M. Caillaux regarde
la peinture du plafond. On peut en profiter, et introduire des témoins
qui parlent... et passent: marchands de revolvers, directeur de feuille
radicale, amis de Calmette, fidèles de Caillaux. Et lui, de son banc,
approuve du geste, dénie de la tête, sourit, rougit. La moitié des
témoins, dès qu’ils ont déposé, viennent saluer le tyran.

--Regardez, dit un avocat à ses confrères, la boule de suif qui entre:
c’est un correspondant boche.

--Vrai?

--Et je vous parie dix sous de réglisse qu’avant un quart d’heure il
aura déposé ses hommages aux pieds de Caillaux!

Mais Caillaux ne l’a pas encore vu. Caillaux est maintenant sur une
chaise; il a gagné dix mètres. Il parle tout bas, avec lui-même. Puis,
nerveusement, il ajuste son monocle et, farouche, il toise le témoin qui
dépose.

--M. Caillaux est-il encore dans la salle?

--Présent!

Enfin! Le Président le rappelle. Il y a près d’une demi-heure qu’il
n’était plus à la barre. Voici de quoi il s’agit. Ce témoin affirmait
que, deux mois avant le meurtre, M. Caillaux tenait, à l’égard de
Calmette, des propos homicides, disant: «Qu’il prenne garde! Je tire
bien! A chaque coup je fais mouche!»

--Est-ce que... M. Caillaux veut répondre quelque chose?

Pouh! Il n’a aucun souvenir de cela!

--D’ailleurs, ces propos, ajoute-t-il en crânant, j’aurais pu les tenir,
notez bien, je l’aurais pu, mais... je ne les ai pas tenus, voilà!

Puis il regagne, au lieu de sa chaise, le banc le plus proche de la
barre, où il sera de nouveau, en une enjambée. A ce moment, le gros
boche se faufile et lui tend une main molle.

--J’ai gagné mon pari! dit l’avocat.

Chaque fois qu’on apporte un témoignage en sa faveur, Caillaux se carre,
les poings aux hanches. Quand on l’accable, Caillaux hausse les épaules
ou regarde l’heure à sa montre. Aperçoit-il une pancarte sur la porte?
il dérange vingt personnes pour la lire. On fait circuler des journaux:
il les arrête, les regarde, les repasse. Il est le point de mire de
toute la salle. Dévoré de curiosité, et d’une impudence qui ne laisse
personne en repos, il est le centre de l’audience. Enfin, dès qu’il
sort, ses flics sont là qui l’escortent; et ils saluent, pour remercier,
les gens qui regardent, même s’ils n’ont que de l’étonnement sans
admiration.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, son audace se corse.

Il ramène ses courtisans et sa police, et cette fois s’empare non
seulement des Assises, mais des galeries environnantes. Il y plante ses
créatures, qui ont des ordres. En sera chassé quiconque ne plaira point,
quiconque murmurera ou sera de visage douteux. N’oubliez pas qu’il a
fait tuer son homme, donc c’est lui le vainqueur.

Un monsieur passe, une femme au bras. On l’entend dire:

--Mise en demeure pure et simple... ce n’est pas très rassurant...

Un agent en bourgeois fond sur lui:

--Je vous prie de garder vos opinions!

Le monsieur fronce les sourcils: «Plaît-il?» Il parlait de la Serbie et
de l’Autriche...

Oui, car il se trouve qu’à cette heure où l’attention française est
concentrée sur ce procès, l’Europe, la vieille et convulsive Europe
recommence à être menacée. Mais la bande de policiers de Caillaux ramène
tout à «l’affaire». Le flic fronce les sourcils. La dame rougit. Le
monsieur se tait.

Les policiers, pourtant, sont débordés par le flot de journalistes, de
photographes, de dessinateurs, qui courent vers la salle, car ils ne
veulent pas manquer la seconde entrée sensationnelle après Caillaux,
celle de sa première femme, qu’il a lâchée pour l’accusée d’aujourd’hui.
Sur elle, il a laissé courir des bruits fâcheux. «Les lettres intimes,
dit-on, c’est elle qui les a données à Calmette... Parbleu! Elle s’est
ainsi vengée de n’être plus l’épouse d’un ministre!... Comme si lui, ne
l’aimant plus, n’avait pas le droit de la lâcher!»

Les foules aiment juger de cette manière hâtive, qui leur permet sans
remords de vanter la liberté de la passion. Presque tous les hommes qui
sont là, si on les voyait dans leur intimité, auraient des têtes
d’esclaves, mais ils se croient affranchis quelques minutes, du fait
qu’en chœur ils portent aux nues des théories contraires à leur mode
d’existence.

Donc, on annonce «Mme Gueydan», et les visages se font hostiles. La
porte des témoins s’ouvre; des yeux dédaigneux guettent; elle entre. On
entend chuchoter:

--Il paraît que c’est une belle rosse!

Elle a dû être d’une impressionnante beauté, lorsque la fraîche jeunesse
éclairait son visage. Mais les années l’assombrissent; il y a de la
fatalité dans son regard, quelque dureté dans ses traits, le dédain
d’une cruelle expérience sur ses lèvres; cependant, elle reste d’une
noblesse qui trouble encore les cœurs ingénus. Au contraire, elle irrite
les hommes de parti pris; et quand elle s’avance, noble et pâle, des
bouches passionnées murmurent: «Hypocrisie!»

Elle se place à la barre et tourne le dos à ce public ennemi. A-t-elle
seulement vu les yeux de Caillaux, ces yeux de feu qui voudraient la
marquer d’une brûlure? Devant cette foule, elle a soudain un frisson de
pudeur; le courage de parler avec son cœur lui manque. Elle apporte des
notes, et voudrait s’en tenir à ces notes. Mais le Président, tout de
suite, retrouve de l’énergie pour lui défendre d’en faire usage.

--Ah! non, madame, vous êtes témoin!... Impossible!... La loi, n’est-ce
pas!

Le mot a l’air sans effet sur Mme Gueydan. Puisque ce Président est au
service de M. Caillaux, elle ne le regarde plus; elle s’adresse
dignement à l’avocat général. Mais l’avocat général bredouille et
interdit aussi. Elle implore la défense: Maître Labori, essoufflé,
répond:

--J’éprouve infiniment de respect pour la situation de Mme Gueydan, un
respect... provisoire... mais Mme Gueydan est un témoin, rien qu’un
témoin, et il ne s’agit ici que d’avoir de la sincérité.

Ainsi, personne pour elle? Des ennemis tout autour? Non, elle lit dans
les yeux de Maître Chenu une farouche énergie et, réconfortée, elle
jette aussitôt à Maître Labori:

--M. Caillaux a dû vous apprendre que j’avais de la bravoure!

Elle en aura encore, sans ostentation, en femme dont la race y est
accoutumée. A la barre elle s’appuie sur un coude, et dans cette
attitude penchée, où la ligne des épaules reste belle, elle commence une
confession tout endolorie. Comme c’est à la Justice qu’elle s’adresse,
elle la fait pour elle seule, à mi-voix. Mais alors le public, hostile,
qui veut vérifier ses haines, s’énerve de ne pas entendre.

--Plus haut! murmure-t-on.

Furieux, un journaliste déclare:

--Je vais l’engueuler, moi, cette femme-là, dans mon compte rendu!

Elle ne se soucie point de ces bruits vulgaires: elle n’élèvera pas le
ton. D’une voix sourde, elle détaille le drame de sa vie, la première
trahison de M. Caillaux, dont il s’excusa, dans une pirouette, disant:
«Pouh!... le cœur n’y est pour rien!» Lentement, elle conte sa confiance
au milieu des mensonges, les ruses basses de ce mari, qui lui fit garder
un sac contenant des lettres adultères, et qui fut tendre, puis roué, et
furieux enfin de voir qu’elle continuait d’être affectueuse et aveugle.
Un matin, tel Othello, il entre dans sa chambre:

--Je suis venu cette nuit, dit-il d’une bouche haineuse, pour vous tuer!
Je ne l’ai pas fait: je le ferai la nuit prochaine. Et ce sera mieux
ainsi, puisque vous serez prévenue!

Là-dessus, il part pour le pays de ses électeurs. Et elle reste seule
avec ces choses atroces qu’il lui a dites.

--Alors, raconte-t-elle, le voyant s’éloigner de ma vie, j’ai voulu me
tenir dans son propre cabinet de travail. Je sentais le malheur. Il
venait, m’enveloppait; il y avait du mensonge tout autour de moi... Au
hasard, j’ouvris un tiroir... et je trouvai encore des lettres! Je les
lus, ou plutôt j’essayai... je ne pus achever... c’était horrible!

La voix a encore baissé. M. Caillaux, dans la salle, n’entend pas mieux
que les autres. Il recommence donc son manège de la veille; il se
rapproche; le voici dans le prétoire, au troisième puis au premier rang
des banquettes rouges; mais bien des mots lui échappent toujours. Alors,
avec effronterie, il questionne ses voisins: «Qu’est-ce qu’elle dit?...
Vous avez compris?» Elle parle de lui; elle l’appelle _M._ Caillaux;
elle explique qu’à son retour elle lui montra ses lettres, qu’il se jeta
à ses pieds, se traîna à ses genoux, la supplia de ne pas divorcer...
avant les élections.

Maintenant, on l’entend mieux.

Sans fausse honte, elle avoue même, d’une voix tout à fait claire,
qu’elle l’aimait encore et qu’en dépit de tous les conseils d’avoués,
elle consentit à lui rendre ses lettres. La veille d’un certain jour, où
il partit pour l’Égypte, en présence d’un ami choisi par lui, ils
décidèrent ensemble de brûler ces papiers honteux, et avant qu’arrivât
l’ami, elle lui dit: «Écoute-moi bien... nous allons détruire ce
courrier abominable, j’y consens; je te pardonne; mais à une condition,
c’est que d’abord tu entendras ce qu’on t’a écrit de moi et ce que
toi-même as osé répondre.»

Elle fait la lecture; il crie: «Assez! Assez!» comme s’il avait mal;
puis il se jette dans ses bras; il sanglote: «Comment ai-je pu écrire
pareilles choses!...»

Tout cela elle le rapporte d’un accent si poignant qu’une émotion tient
en haleine ceux qui entendent. Le Président, seul, n’est pas troublé. Ce
n’est pas une créature émotive. Mais il est offusqué pour Caillaux.
Heureusement, du fond de la salle, on crie encore: «Plus haut, bon Dieu!
Plus haut!» Alors, puisque c’est une protestation, le Président
approuve. Mme Gueydan lui tend un document à lire, il refuse: «Plus
tard!» et il a un froncement de nez mauvais. Elle élève le ton:

--N’oubliez pas que c’est moi l’épouse, et qu’il s’agit des choses de la
maîtresse!

Le Président s’étrangle:

--Madame... je vous prie de continuer!

Elle essaiera, mais voici Maître Labori qui se lève pour poser une
question. Elle ne domine plus ses nerfs.

--J’aimerais bien, fait-elle, qu’on ne m’interrompît pas!

Là-dessus, ses ennemis, dans la salle, reprennent de l’ascendant.

Le Président, se sentant soutenu, revient à la charge:

--En avez-vous encore pour longtemps?

Mais les yeux de Maître Chenu ne la quittent plus et lui disent:
«Continuez! madame, soyez impassible. Ne craignez rien! Courage!» Alors,
son visage se radoucit et, simplement triste, les yeux sur les jurés:

--Je vous plains, messieurs, d’avoir à discerner le vrai dans ce tissu
de mensonges!

Elle a maintenant une pitié hautaine. A une nouvelle interruption du
Président, elle réplique: «Mais non, mais non!», l’air de dire: «Vous!
Je vous demande un peu! Que pouvez-vous comprendre aux machinations de
cet homme, qui a été assez vil pour payer des agents destinés à filer sa
femme!»

Revenu d’Égypte, il reprend sa liaison, multiplie ses calomnies: chaque
matin, on peut lire dans les journaux à lui vendus: «qu’il demande le
divorce». Enfin, on le plaide. La sœur de Mme Gueydan, qui a eu les
lettres en dépôt, en a pris des photographies: ces pièces intimident les
juges pressés par Caillaux de conclure en sa faveur, mais dans le
jugement il n’est pas parlé de l’adultère du mari...

--Ah! Madame, à propos de ces lettres...

C’est le Président qui interrompt, soutenu de loin par Caillaux. Il
croit tenir une occasion d’humilier Mme Gueydan:

--Ces lettres, est-ce par votre sœur que M. Calmette les a eues?

--Non.

--Expliquez-vous.

--Personne, insiste Mme Gueydan, ne les a eues... sauf des avoués. Elles
sont restées dans leurs études... mais... ce sont des endroits sûrs,
n’est-ce pas?

A présent, c’est inouï comme tout le monde l’entend bien. Elle est très
maîtresse d’elle-même; la presse constate «qu’elle a bougrement de la
vigueur»; c’est à cette minute que, avec une habileté consommée, Maître
Chenu se lève:

--Nous voici donc, dit-il, revenus à ces lettres où la défense voit
l’essentiel de l’affaire. Eh bien, à mon tour, je vais poser une
question. Ces lettres, madame, actuellement où sont-elles?

Elle le regarde en face, puis d’une voix douce:

--Ici.

--Ah! Mme Gueydan les a? Est-ce que Mme Gueydan les offre?

--Je ne le puis: il y a devant nous une femme pour qui se pose la
question de la peine de mort... D’ailleurs, ces lettres n’intéressent
que moi.

--Madame, réplique Maître Chenu d’une voix sourde, on ne vous croira
pas!

--On me croira, réplique Mme Gueydan. Cette femme, dans ces lettres,
cravache mon mari et le pousse à me jeter dehors. Il n’est pas question
de politique.

--Madame, reprend Maître Chenu d’une voix forte, on ne vous croira pas!

Puis il se tourne vers Labori:

--Que d’obscurités!... Monsieur le Bâtonnier, n’allez-vous point vous
associer à moi dans la prière que j’adresse à Mme Gueydan? Je vous en
prie, tendez-moi la main!

Il y a, dans son ton, une ironie triomphante, le sarcasme tout-puissant
de l’honnêteté, qui, empoignant l’adversaire, lui déclare en public:

--Est-ce que, par hasard, vous ne seriez pas aussi intègre que moi?

Alors, Labori fait de gros yeux. Son front se plisse. Il grogne, gronde,
bourdonne. Enfin, d’une voix bourrue:

--Monsieur le Bâtonnier, je n’aime pas beaucoup, savez-vous, qu’on
interprète mes attitudes: elles ne sont pas de celles qui prêtent à
l’équivoque! Nous avons, pour nous juger, des arbitres souverains: les
jurés. S’ils croient devoir prendre la responsabilité de demander les
lettres...

Pauvres jurés! Encore ce fantôme de la responsabilité dont on les
terrorise, comme l’avant-veille où l’ennemi écoutait aux portes. Qui
donc menace aujourd’hui?

Mais pour achever de les dérouter, la voix de Mme Gueydan reprend,
pointue et malicieuse:

--Monsieur le Président, je propose autre chose...

Silence...

--Quoi donc? dit le Président, ahuri.

--Ces lettres...

--Oui...

--Je puis les remettre...

«Pourvu que ce ne soit pas à moi!» pense le Président. Et il baisse la
tête:

--... A Maître Labori... qui en fera ce qu’il voudra.

Piège de femme admirable, vengeance audacieuse que personne, d’abord, ne
saisit. Labori est joué: il se croit honoré. Il pense qu’on s’incline,
alors qu’il n’est qu’une dupe. En bon géant, il se trouble, pâlit,
rougit:

--Madame, personne... jamais... depuis que je suis avocat... ne m’a fait
pareil honneur!

--Le... l’audience est suspendue, annonce le Président.

[Illustration]

Président d’opérette! La phrase n’est pas prononcée, que Caillaux déjà
s’est enfui, et la Cour, vaincue, s’éclipse pour laisser le public
acclamer cette femme. Une minute, elle reste à la barre; les
applaudissements viennent jusqu’à elle; on se presse pour lui tendre les
mains; tout ce qu’on a dit est oublié; on entend: «Très beau! Très fort!
Elle est formidable!» Oui, cette déposition, d’abord lente et menue,
s’est étoffée, s’est amplifiée; elle est devenue vigoureuse, pathétique,
grande, superbe, et elle a pris les cœurs. La presse est debout sur les
tables:

--C’est énorme! Eh! l’_Écho_, on leur fiche un grand titre?

Une jeune actrice répète:

--Qu’elle est belle, cette femme, qu’elle est belle!

La voici qui sort. On continue d’applaudir; on se groupe sur son
passage; on salue. Elle a sur le visage une dignité heureuse. Dans cette
salle... quelle chaleur, quelle ardeur! L’admiration y tourbillonne, va
de l’un à l’autre, emporte des groupes; et les langues marchent,
entraînant les répliques:

--Enfin... pourquoi a-t-il quitté une créature pareille?

--Parce qu’elle lui était supérieure, tiens, cette idée!

Les yeux brillent.

--Et qu’est-ce que ça va donner, maintenant, ces lettres?

--Ah! dame, on touche au moment palpitant!

Il suffit que cette phrase soit bien dite par un homme pour faire frémir
les femmes.

Une avocate, qui a de jolis bras, confie à une amie dans un élan
passionné:

--Moi, cette femme m’en impose!

--Modérez-vous, dit froidement l’autre; mon mari l’a connue: elle est
terrible!

--Est-ce vrai?

--Depuis son divorce, elle touche dix-huit mille francs de pension.
Parions qu’elle sort de l’audience avec trente mille?

--Oh!... Vous me défrisez!

On n’a pas ouvert assez de fenêtres; l’air est lourd. Gare!... Tout à
coup, l’admiration va tomber; la critique s’insinue; déjà elle pique,
dégonfle, elle est en train de faire son œuvre... La nature humaine est
ainsi faite, trop faible pour soutenir la fièvre d’un enthousiasme
long...

Coup de timbre! L’audience est reprise... et M. Caillaux demande qu’on
l’appelle à la barre.

C’est le revanchard; il fallait s’y attendre: jamais il n’est en reste.
Loin de s’insurger, d’ailleurs, le public tient son souffle; Mme Gueydan
est rentrée; et elle respire des sels...

La première phrase de Caillaux sera pour la remercier.

Il s’inclinera; il aura une voix de miel.

--Je suis très reconnaissant à Mme Gueydan d’avoir chassé tant de
miasmes autour de ces lettres intimes...

Ces mots sont une caresse.

--... La calomnie, hélas! elle a pu en parler! Moi aussi, je l’ai
connue! Et, étant un bourgeois, comme ma seconde femme (il lui lance un
regard tendre), je l’ai redoutée.

Mais voici que déjà la rage éclate. Il n’a pu l’étouffer qu’une seconde,
elle est plus forte que lui, qui, pourtant, se croit le plus fort et il
s’y abandonne et, avec elle, il va jouer la grande scène:

--Messieurs, même si j’ai l’air d’abuser de votre patience, il faut que
je reprenne devant vous le récit de ma vie. Je n’ai pas bu jusqu’au fond
de la coupe: il faut que je l’achève! Vous êtes des hommes; aucune
faiblesse humaine ne vous est étrangère; et on peut tout vous dire,
n’est-ce pas, quand on n’a rien fait de contraire à la droiture et à
l’honneur!

Pour la première fois il fait trembler sa voix, il fait mine de céder,
mais ce n’est pas à quelqu’un: c’est devant les grandes idées qui
forment la conscience des hommes.

Cet effet d’ailleurs sera très court: juste le temps de rallier son
public. Dès qu’il le tient, son ton claironne:

--Maître Labori, vous avez, sans me consulter, salué Mme Gueydan, qui,
cependant, fut assez dure pour moi et pour celle-ci!

D’un élan pathétique, il montre l’accusée. C’est le second élan qu’il a
vers elle. Toute cette scène ne sera faite qu’en va-et-vient du cœur. Il
est entre ses deux femmes: d’abord il toise l’une et se donne à l’autre.

Mais Labori a frémi sous le coup de fouet de l’homme qui paye et prétend
avec impudence qu’on ne dise strictement que ce dont il est convenu. Ah!
Dieu!... Labori se ramasse, se charge d’air; puis il émet d’abord des
choses confuses où son honnêteté s’agite, en chien de garde à la chaîne.
Après quoi, subitement dressé, il élargit l’affaire, il y souffle une
tempête et il prononce pêle-mêle des paroles incohérentes... et
superbes:

--Je n’ai pas encore plaidé, monsieur Caillaux! Je plaiderai... (sa
plaidoirie seule est payée), je plaiderai plein de respect pour vous,
et... si ces tristes débats pouvaient aboutir à une réconciliation des
Français devant l’étranger qui suit ce procès avec un intérêt à certains
égards horrible, certes, je ne regretterais pas la faute que j’ai pu
commettre en prenant une initiative sur le compte de laquelle je n’avais
pas eu le loisir de vous consulter!

L’ampleur du geste, qui accompagne cette période sonore et éclatante
d’intégrité, arrache des applaudissements; mais alors, dans certains
coins, l’on proteste. Les uns sont entraînés et crient: «Bravo!»;
d’autres ont compris et s’émeuvent. Caillaux sent l’orage, et, avec une
adresse immédiate, il quitte son rôle, prend celui du Bâtonnier, et
s’écrie:

--Il a raison, messieurs les jurés! Voici de nobles paroles! La vie
politique se transforme! Hélas! elle n’est plus aujourd’hui une lutte
d’idées, mais une lutte d’hommes: elle est atroce! Moi, le citoyen le
plus attaqué de France, je peux le dire fièrement: j’ai répudié certains
procédés honteux dont on usait à mon égard, et, me souvenant du poète
latin qui écrivait qu’un malheureux est chose sacrée, je jure,
messieurs, que dans l’avenir ce que je puis avoir de bonté sera encore
accru!

Ses narines palpitent: oh! qu’il devient douloureux!

--Mais il ne s’agit pas ici d’avoir des envolées comme on peut s’en
permettre à une tribune politique...

Malgré lui il a été trop ému; il s’en accuse; il se frappe la
poitrine... N’a-t-il pas abusé de l’indulgence de tous?

--Messieurs... messieurs, je reviens à ma pauvre vie!

A peine se recueille-t-il une minute:

--Contre une femme qui a porté mon nom, je ne veux rien dire...

Avec hauteur, il regarde Mme Gueydan. Veut-il une dernière fois la
dominer? Mais elle a un mépris moins théâtral que le sien. Cette femme
est un roc: il a peur de se briser. Il se jette éperdument vers l’autre:

--De toutes mes forces, de tout mon cœur, de tout mon être, je suis avec
celle-ci, créature de bonté, que j’ai choisie parce qu’elle est de ma
race!

Ah! ce dernier mot, quel cri de colère!

Il a failli en perdre le souffle...

Il s’apaise.

Il prend son front, recule de deux pas vers Mme Gueydan.

--Madame, la vie m’avait souri d’abord, j’avais fait de brillantes
études...

Son crâne s’empourpre; il serre la barre:

--Né de parents millionnaires, à trente-cinq ans je bats le duc de La
Rochefoucauld et j’entre à la Chambre!

Cette annonce vaut un roulement de tambour.

--C’est alors que je vous rencontre.

--Ah! souffle un journaliste, il est immense! A côté de lui, tout fout
le camp!

--Malheureusement, continue-t-il d’une voix vibrante, passionnée, qui a
l’air de vouloir rappeler la chaleur grisante de l’amour, au moment même
où il va dénoncer le plus cruel des désaccords, malheureusement, nous
n’étions pas deux êtres de même nature!

Que de choses dans ces mots et dans cette voix! La voix est d’un homme
admirable. C’est donc que la femme eut tort, et c’est elle que les mots
condamnent.

Il vient d’être généreux. Alors, il va oser davantage:

--Je suis un homme auquel je crois que personne ne refuse de la volonté
et de la vigueur. Vous aviez, vous, madame, quelques-unes de ces
qualités... mais exagérées. Ce fut le douloureux roman: nous n’avons pu
être que des amis admirables...

--Monsieur Caillaux... interrompt Mme Gueydan d’une voix sourde,
Monsieur Caillaux... vous vous déshonorez!

Elle est demeurée assise, mais la voix est haletante. Il est debout,
dédaigneux:

--Madame... pas de violences qui ne serviraient à rien! Vous avez trouvé
des lettres... Oui, j’ai écrit des lettres; mais moi, ici, je ne veux
parler qu’avec mesure. Ce que je pourrais dire, je ne le dirai pas...
Nous avons divorcé... Je me suis engagé à vous payer dix-huit mille
francs par an, alors que, laissez-moi vous le rappeler, vous n’aviez pas
un centime quand vous êtes entrée chez moi...

La phrase n’est pas achevée que la salle proteste:

--Oh!... Hou! Hou!... Oh!...

On siffle, pour la seconde fois. C’est trop. Tout de suite, la figure
rageuse tourne, et le public, dominé, se tient coi.

Ouvrant à peine la bouche, tant la colère lui serre les dents, Caillaux
résiste:

--Quoi donc?... Est-ce qu’en énonçant simplement ma volonté de faire ce
sacrifice à une femme qui a porté mon nom, je ne dis pas une chose qui
est élevée? Pourquoi ces rumeurs?

Mais elles tiennent bon. On entend même: «Il est ignoble!» Alors, bien
dressé sur ses pieds, sans perdre une seconde, il fait un nouvel appel à
la sensibilité des cœurs:

--J’ai été un homme très malheureux dans ma vie: parfois sur les
sommets... ils sont si près de l’abîme! Mais j’ai été un homme heureux,
très heureux, avec ma seconde femme!

Sa chaude parole s’accompagne d’un élan vers elle. C’est le troisième.
Puis, tout de suite, il s’incline devant Mme Gueydan:

--Cela, madame, n’a rien d’outrageant pour vous...

Très digne, il reprend dans un long soupir:

--Ce n’est ni le moment, ni le lieu de ressortir nos misères. Est-ce que
chacun de ceux qui m’écoutent n’a pas le sentiment que, si l’on
fouillait dans sa vie, il serait un peu, suivant l’image dont je me
servais hier, le Lacédémonien que le renard ronge? Eh bien, je suis
comme lui, et j’ai assez parlé!

--Madame Gueydan, bafouille le Président, qui est en compote, avez-vous
quelque chose à ajouter?

Elle se lève et, sombre, dit fièrement:

--Je ne réponds pas aux insultes de M. Caillaux: je les lui pardonne!

Un grand silence suit cette déclaration. Puis, comme il faut que
Caillaux, toujours, ait le dernier, après un temps calculé il riposte:

--Moi... moi, je pardonne à Mme Gueydan son pardon, et je m’incline!

Il vient surtout de faire incliner toutes les têtes, malgré les rumeurs,
les exclamations, les sifflets, malgré le Barreau qui est écœuré et la
moitié de la presse qui est hérissée. Il vient de réussir, et à la
perfection, une des scènes les plus difficiles de son grand rôle d’homme
public. Il a joué la scène d’amour entre deux femmes, dont l’une,
impassible, le rejetait égaré, parmi ses ruses, et dont l’autre,
écroulée et geignarde, ne savait que faire de son encombrante tendresse.
Perfide chanson sur deux notes alternées! Il s’est retrouvé avec sa
partition, dont elles ne voulaient ni l’une ni l’autre. La colère lui a
redonné des ailes. Il ne s’est pas dépité; volte-face; et cette
provision de sentiments musicaux qu’il avait destinés à ces deux
créatures, sans apparence d’effort, il l’a fait servir à l’éloge de
soi-même. Ah! elles n’ont pas voulu qu’il les chantât? Eh bien! il a
chanté Caillaux, encore Caillaux! Ce n’était qu’une fois de plus. Pas la
dernière, sans doute. En tout cas, il a tenu bon, il a conclu, il sort
vainqueur. Voici trois jours de suite que la barre est à lui, qu’il
emplit le Palais et possède les Assises.

                   *       *       *       *       *

Pour le reposer, il y a, vingt-quatre heures après, un défilé de témoins
inutiles, précédé de débats superflus sur les fameuses lettres que
Maître Labori a lues dans la nuit. Elles l’irritent, et il veut les
rendre. Calmette devait publier trois lettres intimes, a dit le ménage
Caillaux. Labori en a huit: c’est trop de cinq. Ces huit lettres ruinent
le système de la défense. Et voici que Maître Chenu les veut toutes.
Parbleu!... Alors le Président attend que le premier les lâche, avant
que le second les prenne, pour s’en saisir au passage et les enfouir
dans un dossier qu’on n’ouvrira plus. On discute, on ergote, la scène
est interminable.

Mais le vide de ces avocasseries permet au public de ne plus écouter et
de songer avec angoisse à ce qu’il a lu dans les feuilles du matin sur
les menaces autrichiennes à la Serbie. Le ciel d’Europe s’assombrit. De
l’Est accourent des nuages mauvais.

--Madame, dit Labori, voulez-vous reprendre les lettres?

--Non.

--Oh! flûte! grognent les journalistes. Ces histoires-là, on commence à
s’en f...!

Pourtant, dans les cinq heures que durera la séance, une au moins vaudra
d’être vécue. Si Caillaux se repose, sa bande ne chôme pas. Maître
Piero-Piafferi, sans se gêner, répète tout haut qu’il vient de
reconnaître dans la salle, où ils sont entrés munis de cartes du tyran,
une douzaine d’individus qu’il a vu juger en Correctionnelle pour
vagabondage spécial. Mais ceux-là du moins se taisent; ils ne sont venus
que pour faire le coup de poing en cas d’émeute. Tandis qu’il y a
d’autres amis agissants, qui sont témoins, et qui viennent un peu trop
haut proclamer la vérité, à savoir que Caillaux est grand et que
Caillaux est pur! Le plus notable est Ceccaldi. Depuis la première
minute du procès, Caillaux n’a pas fait dix pas dehors qu’il ne se soit
collé à ses basques et ne l’ait protégé du geste comme du regard. Le
physique est d’un matamore. Lorsqu’il talonne Caillaux, il défie, de
loin ou de près. Nul besoin qu’on l’attaque pour qu’il le défende. Un
coup d’œil: il provoque. Deux pas vers Caillaux: il est en garde. Un mot
douteux: il devient bravache. Et il s’allume. Tout est du feu chez lui.
Barbe rousse, yeux ardents, gestes de flamme: il a l’air de griller et
d’en souffrir. Pourtant, c’est pour Caillaux qu’il grille... Diable
d’homme, qui rend l’amitié comique en la soufflant, en incendiant, pour
elle, tout le voisinage. Depuis quatre jours, dans les couloirs, il fait
du vent, tape du pied, frappe son cœur, tend les bras. Enfin, on
l’appelle à la barre!... Il entre dans un courant d’air; la porte
claque: il tressaute. On lui demande son nom: il croit que c’est une
insulte. On lui dit de déposer: il crie:

--Je suis son ami, messieurs!... son ami!

Est-ce une prière, ou du délire? Il poursuit:

--Et au nom de mon amitié (ses bras ne sont pas assez longs pour en
donner la mesure), je veux d’abord, avant tout, que vous reteniez bien
ceci: jamais je n’ai vu, nulle part, un ménage plus uni!... Ah! Madame
Caillaux par-ci! Madame Caillaux par-là! Quelle femme, messieurs. Et
lui! Ah! lui! messieurs, quel homme! C’est ce point, messieurs les
jurés, qu’il ne faut jamais oublier, dès qu’on parle d’autre chose. Lui,
lui, mon ami, quel homme!...

Avec volubilité il le redit vingt fois, l’explique trente, et,
renversant son buste, il a l’air d’offrir sa barbe ardente à la déesse
de l’Amitié.

--Madame Gueydan, messieurs, eût voulu l’éloigner, cet homme (cet homme
dont je suis l’ami!), l’éloigner de la terrible politique, car chaque
jour, sur sa tête, comme dans les supplices antiques, goutte à goutte,
on distillait le venin!

A ces mots des rires partent.

--Celui-là, remarque quelqu’un, s’il n’existait pas, il faudrait
l’inventer!

--Mais, messieurs, il y à le devoir!... Aussi, la veille du jour où le
ministère fut constitué, moi qui aimais cet homme, moi qui suis son ami,
son ami véritable, j’ai tout fait, vous entendez, pour qu’il entre dans
la combinaison!... Je l’avoue, je le dis très haut...

--Plus haut, ma vieille! Encore plus haut! murmure un journaliste.

A-t-il entendu? Il élève le ton:

--Je sais, je sais: ce fut leur bonheur perdu! Je sais: c’est ce jour-là
que commence l’infâme campagne... pouah! campagne contre cet homme, qui
reste et restera mon ami, et contre cette femme qu’on veut
_arbitrairement_ maintenir en prison!...

Cet adverbe ne suscite plus des rires, mais des huées. Et comme Ceccaldi
n’a pas l’habileté des reprises, à la manière de l’homme qui est son
ami, il s’enroue, s’énerve, fait: «Fff... Fff...!» ainsi que les chats
furieux... Puis, à l’exemple de Caillaux, c’est son propre éloge qu’il
entame, mais sans lâcher pour cela l’éloge de l’Amitié.

Il se lance en avant, se rejette en arrière, empoigne la barre, se
hérisse devant le jury et, soutenu par Caillaux derrière, respectueux
pour sa femme devant, faisant appel aux hommes justes, il déclare:

--Ce sera la clarté de ma vie, l’honneur de mon nom, un éternel tremplin
pour ma conscience, que de pouvoir dire toujours et penser toujours: «Je
n’ai pas voulu lâcher celui qui était mon ami!» Car cet homme, cette
femme, messieurs, eh bien, maintenant, ils n’en ont plus d’amis!

--Ah!... Parbleu!... Cette histoire!... Ferme ça! proteste la salle...

--Regardez et entendez vous-mêmes: il n’y a plus aucune pitié?

--Hou! Hou! A la porte!

--Messieurs, c’est au jury que je m’adresse!

Il veut tenir tête encore. Il est très rouge:

--Vous avez entendu leur langage, où tout est noble et digne...

--Assez!...

--Ce sera la beauté de mon existence...

--Crétin!

--Ce sera ma gloire de n’avoir pas lâché cet homme!

--Pignouf!...

[Illustration]

--... Cet homme qui, je n’ai pas peur de le proclamer une fois de plus,
demeure et demeurera mon ami!

Il a donné tout son souffle, et l’air en est irrespirable... Devant une
salle houleuse, le Président s’éponge. Et Caillaux, grand acteur, se
voile la face en entendant ce crieur public de l’Amitié.

Trente secondes: la porte des témoins se rouvre. D’instinct le Président
se dresse. Caillaux découvre son visage. Et tout à coup la salle
redevient silencieuse: Henry Bernstein est entré.

Il n’y eut pas, dans tout le procès, de contraste plus frappant. Deux
hommes se suivaient, venant l’un après l’autre parler au nom d’un même
sentiment sacré: le premier avait été trépidant, le second fut fier. Le
premier sauta, chanta, fit du théâtre. Quelle vulgarité! Le second fut
nerveux, offensif, tout audace et courage.

D’abord, c’est un géant; par la taille il domine les hommes ordinaires.
Sitôt entré, il est au niveau du Président qui s’écrase sur sa table
haute. Il ne lui jette qu’un coup d’œil: il le méprise; puis cherchant
dans la foule, la tête en avant, d’une moue dégoûtée, il demande:

--Où est Caillaux?

Il a dit: «Caillaux» tout court! Il n’a pas dit «M. le Président», ni
«le grand politique», ni «le salut de la France».

--Où est Caillaux?

Il a répété. Cette fois, un petit ricanement lui répond. Alors, il
clame:

--Il n’y a pas de quoi rire! Messieurs les jurés, il se pourrait que la
guerre fût à nos portes. Je ne suis pas de ceux qui, comme M. Caillaux,
arment le bras d’une femme. Si demain la mobilisation est déclarée, je
m’engage et je tire moi-même!

Il vient de prononcer cette rude phrase d’une voix sonnante. Maintenant
qu’il se tait, sa lèvre tremble. Ce n’est que le relâchement de ses
nerfs trop tendus. Il se reprend. M. Caillaux est un assassin et un
puissant: les hommes dans son cas trouvent toujours des amis. Calmette
n’est qu’un assassiné: c’est lui que Bernstein vient défendre, et c’est
lui qu’il vantera: l’homme doux, l’homme bon, l’homme sans peur, car ce
cœur exemplaire comprenait dans toute l’étendue de leurs devoirs
difficiles, l’Amitié et l’Amour du pays.

Tout cela est exprimé sobrement mais violemment, en phrases qui ne se
soucient pas d’être balancées, mais d’apporter l’essoufflement sincère
d’un homme passionné, pleurant un ami. Ses yeux se sont voilés pendant
qu’il parlait; une goutte de sueur perle à son front. Si géant qu’il
soit, il est plus faible que son sentiment, celui de l’amitié noble!

Caillaux regarde les fenêtres et évite Ceccaldi.

Lorsqu’il sort, Ceccaldi se colle à lui. Des voyous s’échappent d’un
estaminet et se jettent à leur rencontre. Le rouge, cette fois, monte au
front du tyran. Canaille populaire encore payée par Ceccaldi. Ah!
piteuse mise en scène! Il est très irrité. Les flics, les repris de
justice, une poignée d’ivrognes l’escortent jusqu’à l’auto, où «l’homme
de l’amitié» monte avec lui. Caillaux serre les lèvres et, sitôt dans sa
voiture, il commence un chapelet de reproches cinglants; l’autre, alors,
se trémousse sur les coussins et crie à tue-tête: «Accable-moi! J’ai ma
conscience! Je ne connais que mon honneur!... Je suis ton ami, ton seul
ami!»

Ne serait-ce pas à vous dégoûter de l’être, si l’envie pouvait vous en
prendre!

                   *       *       *       *       *

Le sixième jour, cette envie ne prendra personne. Les esprits commencent
à être dominés par une terrible idée: la Guerre!... Quelle guerre?... La
guerre de l’Autriche avec la Serbie? Bien pire que cela. Voici
qu’aujourd’hui, chacun pressent un danger net... pour la France. Tout se
complique; tout devient trouble; aucune dépêche n’est explicite. Il y a
dans ce conflit lointain on ne sait quoi de louche et de brutal qui
permet... de redouter tout! La guerre... la guerre et la mort
viendraient-elles jusqu’à nous?... Et on se redit comme à l’heure
d’Agadir:

--La guerre... maladie périodique et éternelle!...

--Qui pourrait bien nous faire passer de chouettes vacances!

--A la campagne, sûrement!

Amertume. Colère. Saisissement. Crânerie. Les nerfs sont à vif. Il ne
faudrait pas trop de disputes avocassières ni de témoins imbéciles pour
qu’on se dégoûtât de ce procès, dont le déroulement commence à être
interminable. Sixième audience, troisième bataille au sujet de ces
lettres dont l’épithète «intimes» devient, à la longue, ou impudique ou
niaise. On en lit quelques-unes: rien dedans: verbeuses, banales... à
peine suffisantes pour l’intimité. Mme Caillaux, effondrée depuis quatre
jours, dont on n’entend plus la voix, dont on ne voit que le chapeau
renversé, s’évanouit et s’écroule.

--Qu’elle crève donc! déclare un avocat. S’il y a la guerre, il en
crèvera d’autres!

Mais Caillaux a bondi.

Aux Assises, pourtant, la loi est formelle. Même à un condamné à mort la
Justice refuse que sa femme ou sa mère coure à son box l’embrasser. Mais
celui-ci, dont Ceccaldi est l’ami, a eu la France dans les mains, donc
la Loi et la Justice avec la France. C’est le maître. Il peut ce qu’il
veut.

En une suspension de cinq minutes, avec des sels et trois nerveuses
paroles, il va d’ailleurs guérir cette femme, qui ne s’est pas évanouie
lorsqu’elle tuait. Aucun besoin de médecin; ce n’est donc pas pour elle,
à la reprise, qu’entreront dans le prétoire, à la queue leu leu, trois
docteurs.

C’est d’abord pour éclairer le jury, comme tous ceux qui pénètrent dans
cette funeste salle; ce sera surtout, pense la défense, pour se livrer à
des aveux, car ces trois compères étaient au chevet de Calmette. Or,
l’ont-ils soigné comme il faut? Grave question, puisqu’ils n’ont pas été
capables de l’empêcher de mourir!... Mme Caillaux a tiré, c’est entendu;
mais, dès l’heure où les médecins ont eu Calmette entre les mains, ne
devaient-ils pas le sauver? A quoi sert leur métier? Et n’est-ce pas,
alors, à leur compte qu’il faut inscrire sa mort?... Ne protestez pas!
Pour finir d’hébéter un jury, l’affaire est d’importance, et on va
longuement, grossièrement, l’examiner.

Comme un des trois docteurs s’irrite, Maître Labori se fâche, et, de sa
voix de géant qui n’est pas toujours bon, quand son cas s’embarrasse:

--Le devoir du docteur est de répondre! Il a ses responsabilités!
L’accusée n’en a pas!

--Quoi?... Sans rire!...

Soulèvement du public. Et Labori riposte:

--En tout cas, l’accusée, je la couvre!

Alors on rit. Le mot prête à rire. Est-ce que Caillaux serait jaloux? Il
fait une moue dédaigneuse.

Le malheur est que ces trois médecins font bloc. Ils disent ensemble:

--C’est le cas d’un incendiaire qui, ayant mis le feu aux quatre coins
d’une maison, expliquerait devant les ruines: «Les pompes sont arrivées
trop tard!»

Mais la défense tient bon. A ces médecins, elle oppose d’autres
médecins. Et d’abord, voici pour leur répondre un chirurgien des
hôpitaux.

--Moi, messieurs, j’aurais opéré; je serais intervenu: j’interviens
toujours... Je m’excuse même d’intervenir aujourd’hui; mais j’étais
l’ami de Calmette, et j’ai bien souffert de ne pas intervenir davantage.

Il a couru à la maison de santé. Il a vu les trois docteurs qui
faisaient bloc déjà, mais ne faisaient rien d’autre, et dont
l’amour-propre s’est insurgé à l’idée d’une intrusion dans leurs
affaires! Lui, d’autre part, leur en veut de ne pas l’avoir laissé
s’installer en maître. Il rend hommage à leur savoir, avec une acuité où
perce sa rancune. Et ainsi cette audience, au lieu d’éclairer le procès,
ne découvre que la rivalité professionnelle de pontifes médecins.

Le plus beau de tous, cependant, n’est pas là. Il se réserve pour le
septième jour, jour où l’orage européen s’amoncelle et commence à
gronder à l’horizon.

L’Autriche n’a pas encore déclaré la guerre à la Serbie, mais, dans les
télégrammes, les mots «d’état de siège» et de «mobilisation» évoquent
des images farouches. Le monde russe s’agite. De quelle façon?
Mystère!... L’Angleterre se raidit. Flegmatique, elle prête l’oreille.
De l’Allemagne on ne sait rien... Et la France, sincère, se tourne vers
chacun, demandant: «Mais qu’y a-t-il donc?» En vingt-quatre heures, la
presse reflète l’espoir et l’angoisse, la tension puis la détente.
L’opinion a perdu pied; et chacun, chez soi, s’interroge, dans le froid
silence de son cœur, sur la mort qui devient possible demain. Les grands
mots de patrie, d’ennemi, d’armée, de conflit, se multiplient sous les
plumes et sur les lèvres. La vie publique est haletante. Paris s’écoute
et se regarde, comme s’il était surpris de vivre encore sa vie normale.
Rien pourtant n’est changé des habitudes journalières; les esprits sont
déroutés, mais les corps poursuivent leur chemin. On a commencé un
procès: on le continue. Or, c’est parmi ces soucis qui étreignent les
cœurs et les gorges que va se jouer le septième acte, qui commence par
un divertissement bouffe sur la médecine, réglé, mené, joué par un seul
homme! Quel record!... Mais l’acteur unique aura toute une voiture
d’accessoires. On se croira dans une fête foraine. Grâce à un meurtre,
on se régalera d’une farce.

M. le docteur Doyen, cité par la défense pour prouver aux jurés, pièces
à l’appui, que si Calmette est mort, c’est qu’on ne fit rien pour l’en
empêcher, apporte un revolver, des habits, des tableaux anatomiques, des
prospectus, et son fils! Il distribue d’abord des brochures à images et
à légendes: c’est sa déposition illustrée; un souvenir qu’il offre. A la
vérité, il a une tête banale de pharmacien de petite ville, mais dans le
geste, comme dans la parole, il montre une décision qui indique une
audace au moins égale à celle de Caillaux. Aussi Caillaux se résigne à
rester muet. Il piaffera sur place, mais il saura se contenir: le
docteur Doyen est une satisfaisante doublure. Aucune gêne, aucune
pudeur, rien qui fasse songer à de la délicatesse. C’est un homme qui
opère beaucoup, l’homme qui, dans Paris, opère le plus. Il mêle la
quantité des entreprises et la qualité des résultats. Et, passionné de
réclame, pour le moindre de ses gestes il bat le tambour, fait des
affiches, convoque les photographes. Quand il entre, on sait donc
pourquoi il est cité: l’Opérateur type! Mais il est aussi «l’ami de la
vérité»: ce sera son premier mot! Il n’a vu Caillaux qu’une fois, au
lieu qu’il était allié avec la famille Calmette; et c’est elle qu’il va
desservir, tandis qu’il se voit forcé d’aider Caillaux. Preuve de son
amour du vrai!

De plus, il est mécanicien! Et il est aussi chimiste! Et il s’intéresse
encore à toutes les branches de la science qui peuvent toucher à la
médecine! Il l’affirme hautement. Ces branches sont représentées par les
accessoires qu’il apporte:

--Huissier, distribuez les prospectus... Messieurs les jurés, quand je
déroulerai mes planches, il est possible que certains d’entre vous ne
distinguent pas ce qu’il y a dessus. J’ai donc tenu à vous remettre des
brochures où vous retrouverez ce qu’il y a sur les planches. Voici ma
déposition.

Il commence par attendre que le silence soit rétabli, car cette annonce
surexcite la salle: on remue, on parle, on rit, et le Président, de la
voix d’un homme qui se rend, ordonne au chef des gardes:

--Faites sortir les personnes qui... troubleraient l’audience!

--Messieurs les jurés, commence enfin le docteur Doyen, je vous ai dit
tout ce que j’étais: j’ajoute que, surtout, je suis homme d’action,
d’une autre école que les médecins qui ont laissé mourir Calmette. De
toute évidence, il fallait l’opérer!

Aussitôt, avec vigueur, il mime une scène d’intervention: il fait le
geste d’inciser le ventre, de comprimer l’aorte, d’arrêter l’hémorragie.
Il est très vivant, et il n’admet pas que Calmette soit mort.

--Les médecins, messieurs, ne sont pas intervenus pour deux raisons:
d’abord, ils sont des hommes hésitants; ensuite, ils n’ont sans doute
jamais lu les traités de chirurgie que j’ai publiés, et dont je peux me
permettre de dire qu’ils font loi!... Car enfin, ma notoriété
chirurgicale dans le monde...

Il s’incline. C’est un salut à lui-même.

--Deuxième partie! Messieurs les jurés, attention! J’en ai fini avec le
premier point, qui est l’incapacité de mes confrères. Excusez-moi de
parler carrément: la vérité est toujours brutale... Je vais prouver
maintenant que toutes les hypothèses de la Justice, pour reconstituer le
drame, sont fausses, et je vais leur opposer _mon_ système. J’ai apporté
un revolver. Soyez tranquilles, messieurs, il n’est pas chargé... Mais
c’est moi qui, avec plusieurs généraux, ai fait les premières
expériences pour servir de base aux écoles de tir. Considérez, messieurs
les jurés, sur la brochure, la planche numéro trois; c’est un dessin de
géométrie; car j’ai aussi l’esprit géométrique... Messieurs, soyez assez
bons pour suivre à la fois la trajectoire sur le prospectus et ce que je
vais vous indiquer sur la planche.

A ces mots, le fils du docteur Doyen, gros garçon rougeaud, déroule des
papiers entoilés et, les tendant à bout de bras, disparaît dessous.

--Voici la région de l’aorte et le trajet de la balle. Si Calmette a été
tué, c’est qu’il s’est précipité au-devant des balles: cela, je
l’affirme, à l’encontre du roman présenté par l’accusation. Si Calmette
avait eu l’esprit de ne pas bouger, Mme Caillaux, avec son revolver,
n’aurait fait que des trous le tapis. D’ailleurs, je le prouve!

Il fait un geste impératif: on déroule une seconde planche.

--Voici la coupe faite obliquement: chemin de la balle à travers les
organes. Voyez-vous l’os iliaque? La balle passe près de l’intestin sans
le perforer. Comment cela se peut-il au point de vue balistique? Je vais
vous le dire... la balistique ne m’est pas étrangère.

Avec des mots précipités, il fait une démonstration nouvelle pour les
jurés qui suivent mal, les yeux papillotants, et qui, n’étant ni
balistiqueurs, ni géomètres, ni chimistes, ni mécaniciens, ni docteurs,
ne comprennent plus rien à rien. Le Président est dans le même état
brumeux; mais lui a une ressource: il se couvre et suspend l’audience.

Ce n’est qu’un pis-aller. Il faut la reprendre, et le docteur tient bon.

--Messieurs, il y a, voyez-vous, des coups de feu qu’on ne rencontre pas
communément...

--Ah! Ah!... Celle-là!... dit le public.

--Faites sortir! ordonne le Président.

--Qui? demande le chef des gardes.

--Toutes les personnes que vous voyez troubler les débats!

Et les rires de redoubler.

--Messieurs, reprend au milieu du bruit le docteur Doyen, voici la
photographie du bureau de Calmette.

Il appelle, et on lui passe un pardessus. A ce geste, tout l’auditoire
proteste, Maître Chenu crie à la Cour: «Vous ne permettrez pas cela!»

--Mais, dit le docteur Doyen, c’est un paletot à moi!... On y a
seulement marqué les trous des balles!

A lui ou pas à lui, le public est révolté: cette scène a l’atroce
impudeur d’une enquête de police. Elle ne serait tolérable que dans le
cabinet fermé du juge d’instruction. Dans ce vaste prétoire, mimer les
gestes d’un homme qu’on tue, lever les bras, s’accroupir, s’enfuir,
c’est odieux. Mais lui ne le sent pas: lui, comme Caillaux, est un homme
possédé par la passion du vrai.

Enfin il sourit, il a fini; il a dit la vérité. Et comme une fois de
plus il affirme ses sentiments respectables, le public répète en écho:

--Boniments!... Saltimbanque!...

Le public n’est pas seul à le bien juger. Les trois docteurs qui ont
assisté à la mort de Calmette reviennent en se donnant la main:

--Je n’admets pas, dit le premier, qu’on mette en parallèle la
culpabilité de l’accusée et notre conduite à nous!

--Et allez donc, disent les journalistes, premier round!

--Quelle tristesse, soupire le second, d’assister ici à une séance
anatomique que n’accepteraient pas des étudiants de première année!

--Tapé! Le deuxième round! déclarent les journalistes.

--Les statistiques, qui, elles, ne trompent pas, dit le troisième, nous
prouvent péremptoirement que jamais un homme blessé comme Calmette n’a
survécu.

--Oh! ça, ça... je ne connais pas les statistiques! riposte Doyen, qui
revient à la barre. Je n’ai pas le temps de faire de la bibliographie:
moi, je travaille!

Puis, d’un geste large qui signifie: «J’en ai fait des opérations! Je
suis un opérateur, moi, je ne suis pas un homme qui discute ni qui
réfléchis: je suis un homme qui ouvre, moi!... Oui, messieurs, j’aurais
ouvert le ventre!» d’un geste large il commence une seconde opération
devant le jury: ce n’est plus une Cour d’Assises, c’est une clinique.

--J’aurais ouvert! Avec des tampons, je comprimais l’aorte et
j’épongeais. Ce n’est pas la mer à boire: dans les grossesses
extra-utérines, on éponge en quatre minutes... Le blessé épongé, on
voyait l’artère iliaque externe; on trouvait la balle. La balle, ayant
trois cents degrés au sortir du canon, était stérilisée: aucun danger.
On recousait. C’était fini.

Les jurés en ont chaud. Lui fait un geste de danseuse de cirque, sourit,
s’incline, se retire.

Et aussitôt il est remplacé.

Le rideau baissé sur une comédie se relève sur une autre. L’opérateur
type disparaît: voici l’officier type en balistique, car il s’agit de
balistique et non d’assassinat: le jury, au premier jour, ne s’en
doutait pas; mais ces séances, précisément, servent à lui faire entendre
le fond des choses.

--Nous écoutons le colonel Aubry, dit respectueusement le Président.

Lors de l’assassinat, le colonel Aubry ne se trouvait pas au _Figaro_,
mais il dirige les ateliers de construction de Puteaux, et, pour cette
raison, il sait dans le détail ce qui s’est passé entre Mme Caillaux et
M. Calmette.

Il est maigre comme un canon, prompt comme la poudre, comique comme un
obus qui n’éclate pas.

Il les connaît tous, surtout le tireur qu’il a étudié à l’armée et à la
chasse. Eh bien, pour le tireur... le tireur sait ce qu’il fait au
premier coup de feu; mais, avec le premier coup, sa volonté s’enfuit.
L’accusée a donc raison, quand elle dit: «Les coups partaient tout
seuls.» Parfaitement! Ce drame est comparable à un accident de chasse!

Partie civile, barreau, presse, public, en sont suffoqués. Le jury reste
hagard. Seuls Labori et le Président opinent de la tête.

--Conclusion? demande avec insolence Maître Chenu.

Le colonel se raidit:

--Sur mon honneur et ma conscience de soldat, mon intime conviction est
que Mme Caillaux n’a pas voulu tuer!

--Heureusement qu’elle est intime, riposte Maître Chenu, car elle laisse
la discussion entière.

Le colonel tend la main:

--Je m’appuie sur des données mathématiques.

Hélas! la mathématique ne mène pas le monde! Ces disputes viennent de
remplir quatre heures d’audience, et l’Europe, plus vieille de quatre
heures, se sent plus proche d’un malheur qui pourrait bien causer la
mort de quelques millions d’hommes. Il s’agira, alors, d’une chasse en
grand, où la clairvoyance d’un colonel dirigeant les ateliers de Puteaux
sera mince parmi d’aussi vastes événements.

Le sent-il, cet officier, quand il sort de l’audience, où il fut
important trois minutes? Dès la porte il n’est plus rien, dans cette
foule qui passe, le méconnaissant déjà. Car dès qu’elle n’est plus
contenue, dès qu’elle s’étend, dès qu’elle respire, elle est forte,
farouche, et la large vie du pays l’entraîne loin d’une affaire, dont
tout, soudain, lui semble abject ou grotesque.

Par cette soirée d’été où, dans un air léger, devraient flotter pour les
hommes toutes les promesses divines, le téléphone vibre, le télégraphe
tape, une rumeur court sur le pays. Cette fois, de source sûre, on sait
l’Autriche en armes. Ultimatum, violence... c’est pour demain le premier
coup de canon. Le Président de la République était en voyage: il rentre
en toute hâte. L’imagination des plus simples est traversée de lueurs et
d’ombres.

La nuit vient, et déjà l’on aspire au jour. Le pays a la fièvre, il ne
dort pas, il se tourne. Le présent est insupportable; vite, vite, on
veut vieillir; et quand le soleil, sans se presser, reparaît, les
journaux apportent, à côté des angoisses mondiales, le récit étalé de ce
procès qui bout au cœur de Paris, et vers lequel on va recourir pour
oublier et se passionner, tandis que le Destin marche et décide de la
vie.

Au fond, on ne sait rien d’exact. On croirait l’Europe dans la brume.
Les journaux ont l’air de s’imprimer à tâtons: ils ne disent que des
choses imprécises. Sir Edward Grey a parlé à la Chambre des Communes:
qu’a-t-il dit? Guillaume II est rentré à Berlin: qu’y fait-il? On
discute dans le vide, on s’énerve; il vaut encore mieux entendre
plaider, puisque enfin l’on arrive au jour des avocats.

Une salle archibondée, jusqu’à la corniche des boiseries. Le public a
grimpé sur les bancs, les tables, les chaises, et il y a le long des
murs des journalistes et des avocats juchés, perchés, accrochés, on ne
sait comment, sur on ne sait quoi. On ne se passe qu’un semblant d’air
de bouche à bouche. Les femmes sont venues par centaines, bousculant les
gardes. On est entré sans cartes: c’est la fin; tout Paris veut voir! Et
puis, on est sûr de rencontrer des amis: on a besoin de parler.

Mais les avocats parlent d’abord.

Maître Chenu commence. On est tendu vers lui: on sait comme il sera
fort. Il a sculpté des arguments précis dans une matière solide.
Seulement, on est serré, on a trop chaud pour suivre, et il n’y a que le
jury et la Cour qui reçoivent ses coups. Ils sont rudes. Il débute par
un portrait de Caillaux. Une fois de plus on croit le voir.
«Intelligence hautaine, ambition sans frein, impatiente des obstacles,
un de ces hommes dont la puissance est faite de leur audace et de la
crainte qu’ils inspirent!» Puis, d’une voix sonore qui a l’air de porter
la vérité, il fait revivre le drame et y projette une lumière crue.
Mais... le public ne le suit toujours pas; si étonnant que soit le
tableau, il paraît une redite. C’est l’écueil de toute plaidoirie. Il
faudrait qu’elle fît lever des souvenirs, sans en retracer aucun.
Debout, tassé, les poumons sans air, le public ne supporte plus qu’on se
répète. Maître Chenu le sent-il? Il devient bref et vengeur. Tout à
coup, sur son banc, Mme Caillaux s’affaisse. Maître Chenu s’arrête.
Brouhaha. L’audience est suspendue.

--Dame! dit un journaliste, il lui distille ça!... Ah! le cochon!

--C’est passionnant! minaude une actrice.

--C’est infâme! déclare un jeune homme, les narines dilatées.

--Ne vous en faites pas, reprend le journaliste, elle n’est pas plus
évanouie que moi! Du chiqué!

Et il sort tranquillement prendre un bock. Le jeune homme le suit des
yeux. Frémissant, il prononce:

--Ces gens-là ont des âmes d’assassins!

On a beau ouvrir les fenêtres grandes: aucun air n’arrive à ces bouches
humaines, qui s’échauffent encore à parler. Les éventails battent. On
s’interpelle, en mangeant des sandwichs. Coup de timbre. La Cour! Ah!...
Cette fois, c’est peut-être la fin de l’épreuve... Mme Caillaux est
rapportée.

--Messieurs, reprend Maître Chenu d’une voix d’airain, cette femme
m’épouvante!

A vrai dire, c’est elle qui paraît épouvantée. Sèchement il détaille les
mobiles du crime, et comme il ne tombe juste qu’une fois sur deux, pâle
elle se hérisse, mais elle rougit quand il dit vrai.

Reprenant le divertissement de la Médecine, il crie:

--On prétend discuter? Ce ne sera pas avec moi! Assez de calembredaines!

Il rit des lettres où il n’y a rien. Il menace avec les documents où il
y a tout.

--Ainsi, M. Caillaux, ministre, donnait _des ordres_ à la magistrature!
Mais le voilà bien le nœud du procès! De cet acte monstrueux il a osé
dire: «Acte de Gouvernement. Je le referais si j’avais à le faire...»
Messieurs...

Maître Chenu prend un temps; ce qu’il pense bouillonne en lui: il ne
peut le prononcer qu’en hachant ses paroles:

--Messieurs... à cette déclaration, j’ai cru sentir passer le vent d’un
soufflet!

Les sourcils hérissés, il dévisage la Cour:

--D’un soufflet qui n’était pas pour moi!... Acte de Gouvernement!...
Ah! si de telles doctrines avaient cours, si cela devait être la règle
au lieu de la néfaste exception, je le dis bien haut devant tous ceux
qui m’entendent... devant tous ceux qui portent ou robe noire ou robe
rouge: nos robes, messieurs, ne mériteraient plus d’être portées! Qu’on
apporte des livrées... malgré la crainte que je puis avoir de n’en pas
trouver à ma taille!

Ce romantisme soulève la salle. On applaudit; on crie: «Vive!... Vive
Chenu!» Et Caillaux, gorge sèche et crâne rouge, Caillaux est assourdi
par les mains qui battent tout autour de lui.

Il se remet grâce au réquisitoire faible, pâle, morne, gêné, si inutile
et si stupide, que le jury manque en périr d’ennui et que l’acquittement
commence à devenir une idée familière pour les esprits.

L’Avocat général s’assied. Labori se lève.

Immobilité générale. Lentement il sort les bras de ses manches. Il a
ressaisi l’attention. Va-t-il la garder? L’atmosphère est devenue si
lourde que, dans les coins de la salle, une brume grise pèse sur les
gens et sur les choses. Les visages paraissent fanés sur des murs aux
tentures passées. En vain, journalistes et stagiaires aident les femmes
à se mettre de la poudre et du rouge: tout ce fard colle et s’étale; une
poussière malsaine trouble la fin de ces débats équivoques.

Pourtant, Maître Labori, le Roi de la Défense, essaie d’emporter les
cœurs et de violenter les esprits. Tout de suite il est fougueux, riche,
abondant, énorme. C’est la mer, qui apporte à la plage ses flots
inépuisables; elle les donne, les reprend, les roule, et sans effort se
multiplie largement. Le Bâtonnier Labori est une force de la nature: ni
ruse, ni métier apparent. Il est l’Éloquence, comme on dit d’un foyer
qu’il est le feu, du soleil qu’il est le jour. Avec ampleur, il se
donne.

Puis, soudain, toujours telle la mer, il se gonfle, déferle; et le jury
tremble, submergé.

Maître Labori ne jette aucun cri, mais sa poitrine a des roulements.
Maître Labori ne se venge pas, mais il défend avec sa vie grondante.
Maître Labori n’accuse point, mais il rend hommage d’un cœur vibrant,
pour supplier ensuite avec une chaleur ardente. Il bataille crânement,
loyalement, car il est bouillant, mais ému, car c’est son âme qui passe
dans ses mots, car on sent le battement de ses veines aux montées des
périodes. Tête en avant, il fonce; la bouche s’ouvre, il tend les mains,
il s’explique, il croit, il est sûr, il est vrai. Ses phrases
jaillissent; son geste est de l’instinct; sa voix palpite, ayant le
rythme du sang. Et on écoute, on le suit, il vous emporte. Il peut être
effrayant comme une tempête: sa parole semble le tonnerre et le vent; et
il ne connaît pas la sérénité des jours sans nuages, car la passion
l’habite toujours. Même au repos, il ressemble à la montagne sur qui
l’orage grossit: jusque dans la vallée descendent des grondements qui
font trembler les consciences obscures; Maître Labori, dans certaines
paroles graves, a de ces avertissements formidables, d’abord; puis il se
déchaîne, et toute la salle s’emplit du tumulte de ses mots. Enfin, si
son corps tient en place, son âme bat des ailes; elle part, s’étend et
plane, large et souveraine. Et la foule d’auditeurs, balancée à son
souffle, se sent le cœur et l’oreille étourdis par ce lutteur puissant.

Quand il s’est tu, il arrive que la raison se demande pourquoi cet
entraînement. Son orgueil se rebiffe. Elle dit: «Comme arguments, en
somme...» et elle doute. «Quant à la langue, hum... hum!...» et elle
ricane. Mais ainsi, elle dissèque, et ne travaille que sur un mort. La
vie vient de cesser avec la grande parole: c’était elle le miracle, qui
ne s’analyse pas. Chez le Bâtonnier Labori, elle est prodigue et
magnifique.

Dernière suspension: enfin!... Que ces huit jours furent laborieux! Mais
que ces derniers surtout deviennent pesants, puisque chaque heure
confirme l’anxiété du pays! Encore une fois on ouvre les fenêtres, et le
jury se retire. Maintenant que son bon sens est épuisé par une semaine
de débats confus et haineux, il va délibérer! Au dehors aussi on
délibère: tous les gouvernements s’interrogent... Les journaux du soir
arrivent; ils entrent brusquement aux Assises; on les prend à plusieurs
mains, et on lit, tête contre tête, les lèvres sèches. C’est fait: le
grand malheur est consommé: l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie!

Ah!... Un souffle atterré sort d’abord des poitrines... Puis la colère
crispe les bouches. L’Autriche! Ce seul nom fait ressurgir dans toutes
les cervelles de Français des idées d’inimitiés et de batailles, et une
mêlée d’images mauvaises où se symbolisent la ruse et la lâcheté!... La
Guerre!... Dire que là-bas on se bat déjà! Dans quarante-huit heures
sans doute on se battra partout! Et on se regarde, et on a envie de
s’étreindre en se disant: «Adieu!» Mais dans ce pays pudique et
spirituel, qui redoute d’étaler ses émotions, il est rare, surtout dans
l’air de Paris, que la situation la plus pathétique ne soit tout à coup
mise en relief d’un mot lancé on ne sait par quel moqueur, dont l’ironie
est une manière de se libérer de l’angoisse. On lit que la guerre est
pour demain, et quelqu’un qui, dans ce prétoire, superpose des chaises
pour voir la fin du spectacle, jette d’une voix dégagée:

--Les petits amis... va falloir s’acheter des chaussures à clous!

Les femmes ont un frisson aux épaules, à l’idée de cette horreur qui
s’annonce.

--Enfin... ça ne regarde pas la France?

L’honneur des hommes répond:

--Pardon... si on nous provoque!...

Pour la dixième fois on relit la dépêche aux termes gris et perfides,
qui va être le prélude d’une immense misère pour l’Europe, et on
échange, dans un air étouffant, les premières idées pauvres
d’imaginations prises au dépourvu. Puis on se souvient du procès! Quoi,
vingt minutes déjà que le jury délibère!... Il comprend donc quelque
chose? Qu’il en finisse!... Ah!... Coup de sonnette! Les voici... Non!
Ils veulent consulter le Président... C’est intolérable!... Huit heures
du soir... La presse, qui n’a pas dîné, proteste:

--Ils se foutent de nous! Tant qu’on n’aura pas un jury de métier, on
sera empoisonné par des oiseaux de ce genre!

La nuit s’est glissée dans cette salle dramatique; l’haleine atroce
qu’on y respire forme un halo sur les groupes; et la lumière des
lustres, voilée, n’éclaire que des masses où elle ne détaille rien.

On s’agite, on s’évente, on soupire... Ah! la guerre!... cette hantise
de la guerre qu’on a depuis dix ans!... On compte les minutes sur les
montres; on s’énerve; on proteste. Nouveau coup de timbre! Cette fois ce
sont les jurés... Ouf!... Attention!... On se met en place; on guette.
Oui, c’est eux: on entend leurs pieds descendre lourdement l’escalier...
Ils apparaissent. Ils ont l’air grave et gêné; ils s’alignent devant
leurs sièges; ils ne bougent plus... La Cour entre et s’immobilise; et
le public, tout le public tend l’oreille. Le Président du jury met la
main sur son cœur. Il prend la feuille de réponses, et il la regarde...
il la regarde longuement; puis on entend: «Non!» à toutes les questions.

Acquittée?... Hein?... Oui!... Elle est acquittée!

Il part quelques maigres applaudissements, mais aussitôt ils sont
couverts par un murmure énorme et spontané. La voici! Les gardes
l’amènent. Elle s’élance vers son avocat et l’embrasse. Ce geste
passionné décide la colère publique; et après une première indignation
confuse, des hommes se montrent qui font: «Hou! Hou!... Hou! Hou!...
Assassin!» Que sont devenus les flics sous leurs robes d’avocats, payés
pour faire la police au nom du tyran? Disparus! Alors, le Barreau, dans
le fond de la salle, est le maître: et il forme une masse noire, d’où
commence à monter une protestation vigoureuse. Tout le monde grimpe sur
les tables; on serre les poings, on se tient les coudes; la vaste rumeur
grossit, impérieuse; elle s’élève vers cette Cour anéantie et vers ce
jury de néant.

Le Président, qui n’a pas l’habitude de tenir tête, se couvre de sa
toque rouge; ses assesseurs l’imitent. Ils hésitent, puis ils se lèvent.
On les voit zigzaguer, faire un faux pas, disparaître. Sans prononcer de
jugement, la Justice vient de s’enfuir!

Telle est la résistance des magistrats à qui les ministres donnent des
ordres.

Le chapeau de Mme Caillaux a roulé dans le prétoire: ce sont ses
embrassements qui l’y ont précipité. Le jury est muet, figé par une
affreuse surprise. Et la clameur se charge, s’enfle, se multiplie. Les
journalistes, chahuteurs, joignent leurs cris à ceux du Barreau révolté.
Des témoins, hommes ou femmes, des actrices, des mannequins, lèvent les
bras et menacent avec des cannes, des éventails. Alors, devant cette
foule et cette houle, à même la table de la Cour, le capitaine des
gardes monte, les pieds dans les papiers et les codes, et fait des
gestes pour commander et pour faire front. Il a beau hurler: on ne
distingue pas sa voix. Il donne des ordres à ses soldats: ils sont dix,
font trois pas, et se heurtent au public déchaîné qui s’avance,
irrésistible, vers le prétoire, criant à tue-tête: «Assassin!...
Assassin!...»

Soudain Maître Chenu et Maître Labori apparaissent côte à côte, dans le
box de l’accusée. Ils se donnent la main! D’une seule voix formidable,
le Barreau crie: «Bravo!» Les cris furieux deviennent des acclamations.
La colère, une minute, s’apaise en reconnaissance. Ces deux hommes sont
la gloire de la parole française: en leur honneur on bat des mains.

Mais dans la mêlée des gardes et du public, près de la barre, les yeux
des avocats, qui fouillent l’ombre grouillante, tout à coup
reconnaissent le Tyran, qu’on n’a pas vu pendant ni après la plaidoirie.
Quoi?... il est là? Ah! l’insolent!... Oui, oui, il n’y a que lui pour
avoir ce crâne rouge! Et il est encore à cette place où cinq fois, dix
fois, il est venu imposer sa parole cynique. C’est trop! Avec cette
décision des foules, où cent hommes, brusquement, ont la même âme du
fait qu’ils crient ensemble, d’un remous brutal le Barreau pousse,
écrase les témoins, écarte la presse, et marche droit sur Caillaux. Lui
voit le mouvement, agite la tête; ses partisans vocifèrent; Ceccaldi,
l’homme de l’Amitié, crie dans sa barbe ardente; il a de l’écume aux
lèvres. Et le jury, glacé, considère toujours avec épouvante les effets
étonnants de son vote.

Il monte des rugissements animaux de ces deux troupes qui, à présent,
s’affrontent: poings menaçants, robes soulevées, yeux en flamme, visages
en sueur, bouches qui conspuent. Du haut d’un édifice de chaises on
crie: «Vive la liberté!» De la tribune de la presse, une voix réplique:
«A bas les vendus!» Mais les hommes du tyran rugissent: «Vive Caillaux.
Vive Cai...» Dernier effort. Le Barreau, de ses trois cents robes
noires, déborde cette escorte soudoyée, la serre, la brise, et s’empare
furieusement de l’homme au crâne pourpre.

Le capitaine des gardes, fantoche inutile, fait des pas affolés sur la
table. Il brandit un sabre; il menace. Maître Labori veut parler; Maître
Chenu aussi: leurs voix se perdent dans l’immense grondement impératif
de cette masse décidée, qui, violentant le vote du jury, vient faire
elle-même justice, en pleine salle des Assises. L’émeute!...

Ah! acquittée! Trois cents voix, en chœur, sans souffler, répètent:
«As-sas-sin!... As-sas-sin!» Le Barreau tient le tyran dans une horrible
étreinte, et il semble d’abord qu’il veuille l’étouffer; mais un cri
part, on ne sait d’où:

--Vive la France!

Cri de ralliement, de vengeance, d’espoir. Journalistes, témoins, tout
le reste du public dégringole alors des bancs, des tables, se presse, se
bouscule, se déchaîne, et rejoint le Barreau. La salle est ridiculement
petite: on dirait que les murailles vont céder à la poussée de cette
foule qui vocifère dans un affreux air trouble. Une minute encore elle
balance, hésite, reflue; mais le cri de «Vive la France!» se répète, et
il est comme un coup de fouet à même les cœurs. La Guerre!... L’affreuse
Guerre est là! Elle cogne aux portes; elle frappe aux vitres. Aux armes!
On part! Il faut tuer ou se faire tuer! Sans doute il y a déjà des
canons braqués sur le pays... Ah! Ah! Le Palais et ses affaires! La Cour
d’Assises et ses témoins! Le jury et ses réponses! Les luttes, les
haines, les paperasses, les arrêts! Quelle misère et quelle pauvreté
dégoûtantes!

Allons! Allons! De l’air!... Il y a sous le ciel immense des champs de
bataille qui attendent. La Nation est menacée dans ses biens, ses
enfants, son histoire! Assez de compromissions et d’avocasseries: ce
sont les avocats mêmes qui ont le cœur sur les lèvres. Qu’on se batte
une bonne fois, et qu’on nettoie tout!--ce prétoire d’abord!...
Balayons!... Dehors le Ministre-assassin! Puis qu’on chasse avec lui
toute l’immonde procédure!

Écoutez!... Regardez bien!... Tout le reste du Palais, vide à cette
heure, frémit dans ses galeries et jusqu’aux combles, de cette émeute
qui bout entre quatre murs. Est-ce donc que les humbles auraient enfin
leur heure de revanche?

--As-sas-sin!... As-sas-sin!...

Les jurés, stupides, ont le regard qui danse: ils s’effondrent sur leurs
sièges mous. Sans voix, le capitaine des gardes s’enfuit: il rejoint la
Cour. Et voici que dans cette mer humaine enflée par la passion, la
révolte, après un dernier frémissement, prend un air de fureur sacrée.
La foule entière se crispe et se raidit; elle n’ondoie plus: elle fait
dans le clair-obscur une ombre massive. Serrés, ces hommes s’enchaînent,
ne forment qu’un corps: est-ce qu’ils vont étrangler le Tyran?

Caillaux! Caillaux! Il est revenu le cri de chasse: c’est la curée...
pour de bon! Mais elle n’est pas sauvage: elle devient solennelle:
«As-sas-sin! As-sas-sin!» Le mot affreux n’est plus dit de la voix
rauque de la haine; il est le large cri des consciences qui se dégagent.

Dehors! C’est le grand coup de balai! Dehors, le cynique! Dehors! Ouvrez
vite! De l’air... enfin!... «As-sas-sin! As-sas-sin!» La Patrie attend
ses vrais hommes. Les voici; ils s’avancent: ils répondent à son signe.
Déjà ils se forment en bataillons... Et d’abord, en ce grand soir de
tragédie nationale, graves, l’âme enflée du vrai droit qui leur donne
toutes les forces, en sortant par la porte basse de tant de témoins
inutiles, ils jettent à la rue l’homme du pouvoir et sa Justice.

[Illustration]




    IMPRIMÉ
    POUR LA COLLECTION
    “LE LIVRE DE DEMAIN”
    SUR LES PRESSES
    DE LOUIS BELLENAND ET FILS
    A FONTENAY-AUX-ROSES
    JUILLET 1928




[Illustration]







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR D'ASSISES, SES POMPES ET SES ŒUVRES ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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