Le Médecin des Dames de Néans

By René Boylesve

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Title: Le Médecin des Dames de Néans

Author: René Boylesve

Release Date: February 20, 2009 [EBook #28124]

Language: French


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LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS


_Il a été tiré de cet ouvrage_

DIX-HUIT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS

_tous numérotés_.

Nº 1789


RENÉ BOYLESVE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE




LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS




PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

1926


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.




AVERTISSEMENT

POUR LA NOUVELLE ÉDITION


À la prière de mes amis, je me décide à donner une nouvelle édition de
ce roman, le premier que j'aie écrit, et qui date d'une douzaine
d'années. Comme son cadet, SAINTE-MARIE-DES-FLEURS, qui fut, l'année
dernière, favorablement accueilli, je republie LE MÉDECIN DES DAMES DE
NÉANS sans y changer un mot ni une virgule. Ce n'est pas que je le
trouve parfait tel qu'il est!... Ce livre n'est qu'un essai de jeunesse;
en l'écrivant, j'espérais à peine pouvoir le publier. Mais on m'affirme
que, selon la règle générale, tous mes autres romans sont annoncés,
sinon contenus, dans celui-ci: la remarque en pourra peut-être amuser au
moins les curieux.

R. B.




À HUGUES REBELL


_Mon cher ami, je vous dédie ce livre où, à défaut de qualités, je
souhaite que votre haut et pur jugement découvre mon désir de suivre
ici ces bons conteurs français pour qui nous mîmes tant de fois notre
prédilection en commun. C'est d'eux que Taine a dit: «Ils effleurent le
ridicule; ils se moquent sans éclat... ils ont l'air de n'y point
toucher, un mot glissé montre seul le sourire imperceptible. Cela n'a
rien de commun avec la franche satire qui est laide parce qu'elle est
cruelle; au contraire, cela provoque la bonne humeur; on voit vite que
le railleur n'est point méchant... tout son désir est d'entretenir en
lui-même et en nous un pétillement d'idées agréables.»

Hélas! que je suis loin de maîtres si charmants! Je ne les rattraperai
point! Mais je veux aller sur le beau chemin où ils passèrent; je veux
m'exposer au soleil qui leur dora l'humeur et le teint; je cueillerai
les fleurs simples qui suffirent à donner à leur bonne grâce un parfum
et à leurs alentours cette saveur et cet ornement par quoi sont flattés,
à la fois, un sens délicat et le naturel appétit du plaisir; enfin, je
veux m'amuser librement des petits incidents invariables et même
médiocres qu'ils se gardèrent de dédaigner, sachant de longtemps que
rien de ce qui touche les hommes n'est jamais bien nouveau ni tout à
fait fameux. Après cela, si, du haut de la côte, quelqu'un de ces aînés
me voulait faire l'avantage d'un signe, tel que: «Viens çà, petit!»
toute ma fatuité serait à l'aise...--Mais c'est une attitude qui n'est
guère à la mode!--Mon ami, ne me dites pas cela, car mes goûts sont si
ordinaires que je serais désolé de n'être pas mis comme tout le monde._

    Votre

    RENÉ BOYLESVE.




LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS




I


L'abbé entra sans façon, avec son élève Septime, prendre des nouvelles
de madame Durosay dont toute la ville s'inquiétait à cause de la
troisième visite du grand médecin.

On appelle grand médecin, à Néans, quelque confrère imposant par sa
tenue, son âge ou son long exercice dans une sous-préfecture, et que
s'adjoint le docteur Grandier quand le cas est grave ou le malade
récalcitrant. Le grand médecin se paie fort cher et il inspire la foi
qui sauve. Quelques personnes encore le font venir pour un oui ou pour
un non, mais c'est par manière de faire largement les choses en face de
la ville, ou de piquer M. Grandier dont les façons ne siéent pas à tout
le monde.

Ces messieurs étaient déjà couverts et causaient ventre à ventre dans
l'étroit corridor, quand l'abbé montra le nez qu'il portait long.

--Je suis importun, peut-être? hasarda-t-il, avec un geste de retrait,
tout en refoulant la porte sur le corps fluet de Septime, pincé dans
l'entre-bâillement.

--Ah! ce cher abbé!... comment donc! mais pas le moins du monde! fit
souriant, gros, gras et rouge, M. Durosay. Docteur, permettez-moi de
vous présenter monsieur l'abbé de Prébendes, un savant et un aimable
homme, qui pourrait être évêque et remplit ici, par complaisance et par
goût, les fonctions d'auxiliaire de monsieur le curé doyen et de
précepteur de ce petit freluquet de Septime de Jallais que voici...
Monsieur l'abbé vous dira notre façon de vivre, puisque vous y tenez;
il vient tous les soirs que le bon Dieu nous donne, faire avec moi sa
partie d'échecs. Ah! c'est un fort joueur!... Connaissez-vous les
échecs, docteur? Moi, une fois devant mes pions, je suis là, comme en
toutes choses, tout entier à la besogne; je ne vois plus, je n'entends
plus rien; madame Durosay me traite de sauvage parce que je n'écoute pas
ce qu'elle me peut dire en ces moments-là: je ne pourrais pas seulement
fumer ma pipe, monsieur!... Eh bien! l'abbé, lui, reste aimable et
galant jusqu'au fort de la partie; il me bat à plate couture, et il
converse théologie et charité avec madame, tout en citant des vers
latins à monsieur Septime quand il nous fait l'honneur d'accompagner son
excellent maître.

--Mais n'avez-vous pas à offrir à madame, dit le grand médecin, quelque
distraction, comment dirai-je? plus mouvementée, et, au point de vue de
sa santé, plus efficace... que ces réunions familiales, excellentes à
la vérité, mais, de par leur nature, peu fertiles en éléments de
nouveauté?...

--Monsieur, nous allons aux Veulottes, une ou deux fois par semaine.
C'est à deux petites lieues d'ici et Bichette nous abat encore ça sans
trop rechigner, bien que les côtes soient mauvaises. Nous avons là de
braves métayers; madame Durosay prend une tasse de lait au pis de la
vache, fait un tour dans le clos; visite ses poiriers, ses groseilles
et ses coings; et nous sommes ici pour dîner, après avoir cueilli au
passage votre confrère ici présent, monsieur Grandier, que nous appelons
communément Esculape.

Le grand médecin, qui s'impatientait, brusqua:

--Pas de soirées, pas de jeunes gens, pas de garnison ici... musique...
réunions... promenades? non. Regrettable. Monsieur, j'ai l'honneur de
vous saluer.

Le docteur Grandier, plus communément appelé Esculape, alla reconduire
au train son illustre confrère. M. Durosay retint l'abbé par la manche
et l'entraîna au jardin.

--Monsieur Septime, voulez-vous bien nous excuser une petite minute!
Entrez donc au salon, il y a le dernier numéro du _Magasin pittoresque_.

Le gros dos à jaquette d'alpaga du notaire et les grêles épaules de
l'abbé s'enfoncèrent sous une allée de tilleuls.

--Ces sommités de l'art, dit M. Durosay, sont toujours insaisissables;
il faut y aller avec eux comme votre charbonnier avec la foi. Ça vous
tourne, ça vous retourne, ça vous déshabille, ça vous fait dire Dieu
sait quoi à cent lieues de la question... Non, vous n'avez pas idée de
ce que cet homme m'a ausculté à propos de ma femme pour qui je le fais
venir... Tenez, l'abbé, c'était le cas de l'interroger sur votre
affection du coeur, je crois que ça n'aurait pas coûté plus cher!... Oh!
mais je ne peux pas vous rapporter tout ce que ce diable d'homme avait
envie de savoir sur ma vie privée, mes moeurs, mes antécédents, que
sais-je? Savez-vous bien que j'ai été sur le point de lui taper sur le
ventre et de l'appeler gros polisson? Ils vous prennent des airs
d'arriver à leur but, quand ils sont embourbés jusqu'au nombril; et
d'autres fois, avec l'air d'être embourbés, ils arrivent, n'est-ce pas?
Il faut bien qu'ils arrivent à quelque chose, car vous avouerez, l'abbé,
que dans le cas contraire, il serait assez godiche de leur allonger,
comme je viens de le faire pour la troisième fois, les petits bleus sur
la banque. Mais reconnaissons que leurs manières sont de charlatans.
J'ai lu Molière, monsieur l'abbé... Voyez-vous, comme dit cet animal de
Grandier, les hommes sont géniaux ou stupides, il n'y a presque pas de
milieu et la plupart du temps on n'est pas fichu de savoir si c'est l'un
ou l'autre qu'ils sont!

--Mais, en somme, qu'a-t-il dit de madame Durosay?

--Il a dit... il a dit... c'est une femme qui dort! Madame Durosay est
une femme qui dort! nous voilà bien avancés! Pas une ordonnance. L'air
des montagnes, du mouvement, de la distraction! Le diable m'emporte s'il
n'a pas parlé de militaires en s'en allant! Que voulez-vous? Je ne peux
ni m'accoutrer en carabinier, ni faire venir la troupe, ni faire pousser
les montagnes... Les aller chercher? Eh bien, et mon étude? Mais ça ne
s'est jamais fait; il n'y a pas un notaire de Néans qui ait mené sa
femme dans les montagnes; on a longtemps vécu sans montagnes! Hein!
était-ce commode autrefois; le brave médecin, la petite trousse,
l'apothicaire, et tout était dit: nos bonnes femmes de mamans
retrottinaient comme devant, dans le pays plat... Tenez, j'ai envie
d'organiser trois voyages aux Veulottes par semaine, au lieu de deux.
Qu'en pensez-vous, l'abbé? Vous viendrez avec nous, Septime viendra avec
nous, Esculape viendra avec nous; nous installerons un jeu quelconque,
un tennis!...

--Monsieur Septime, monsieur Septime! une bonne nouvelle!

M. Durosay criait la bonne nouvelle en ouvrant la porte du salon qu'il
s'étonna de trouver dans l'obscurité complète, pensant que Septime avait
ouvert les volets, pour regarder le _Magasin pittoresque_. Mais il
aperçut toute la longueur de Septime sur le divan dans la mollesse des
coussins. Il tenait une brochure non coupée à la main et il était
parfaitement inerte.

--Septime, dit l'abbé, je vous ai défendu de rester dans l'obscurité et
de demeurer sans rien faire. Vous savez que je suis autorisé par votre
père à vous mettre à scier le bois. Je m'y verrai obligé; gare à vous!

--À son âge, monsieur l'abbé, dit le notaire, j'abattais des arbres. Ma
manie, mon bonheur était d'abattre des arbres, et les plus gros, les
plus forts! Un été, mon père nous envoya, ma mère et moi, à la campagne,
passer trois semaines. Je m'occupai à y abattre les arbres. Il y en
avait une vraie forêt. Je commençai par ceux qui étaient morts. Ma mère
m'admirait. Après je passai aux vivants, aux touffus. Je ne savais pas,
moi, ce que c'était que me reposer à l'ombre: j'étais toujours à faire
des courses au soleil. Je coupai l'ombre. Ma mère commença de jeter les
hauts cris; elle pleura pour des arbres qu'elle avait connus étant
jeune; elle écrivit à mon père; le brave homme arriva, fit la grimace,
jura comme un galérien. Mais il y avait tant d'arbres par terre et par
mon seul fait qu'il ne sut que dire en se tournant vers ma mère:
«Ventre-bleu! c'est tout de même un gars!» Ma mère pleurait toujours,
mais je crois que c'était d'attendrissement.

Septime se leva lentement:

--Excusez-moi, monsieur Durosay, je n'avais pas d'arbres à abattre, et
il fait si bon ici, si frais!...

--Allons! jeune homme d'aujourd'hui, êtes-vous de notre partie? Nous
organisons un tennis aux Veulottes? Connaissez-vous les Veulottes? Mais
non, Dieu me pardonne! Monsieur l'abbé vous tient à l'attache. Voici le
beau temps, il faut donner de l'air à ce grand pierrot-là, l'abbé. Le
temps d'aplanir le terrain, et, dans huit jours, nous sommes raquettes
en main, sur la pelouse aux pivoines et passons nos entr'actes, sauf
votre respect, monsieur l'abbé, à téter Moumoute la blonde, dont on vous
fera faire aussi connaissance.

»Voulez-vous monter dire bonjour à madame Durosay?




II


Les dames de Néans étaient sujettes à un mal singulier.

Cela ne se remarquait point; les maris n'en avaient cure; elles-mêmes
n'y prenaient garde, et le docteur Grandier n'avait, dans ses trente
années d'exercice, rédigé d'ordonnance à ce propos. Comme un cas curieux
qui vient à se multiplier, le phénomène se perdait dans le nombre des
phénomènes analogues; endémique, il passait inaperçu; et d'ailleurs,
anodin la plupart du temps, au point de vue de la santé essentielle, il
se noyait dans la banalité. Seuls, quelques étrangers passant par la
petite ville, des Parisiens en villégiature et un vaudevilliste
observateur (n'est-ce pas le nommer?) avaient été surpris de la relative
particularité, et, entre eux, stigmatisaient un type d'humanité, comme
on le fait en disant par exemple: les sourds, les paralytiques, ou bien:
les femmes de Taïti, quand ils prononçaient: les dames de Néans.

Rien d'irrévérencieux, en tout cas, dans cette expression. Les dames de
Néans étaient les plus honorables personnes de la chrétienté, ceci n'est
pas douteux, car nul n'eût pu se flatter de les avoir vues commettre
quoi que ce fût contrairement à la bienséance. C'était un centre de
moeurs renommées. M. l'abbé de Prébendes, qui était des meilleures
familles d'Anjou, l'avait choisi comme une oasis où ménager sa santé
chétive parmi de la vertu; et du temps qu'il y eut une éclosion de
jeunes filles, on s'y souvient encore que l'essaim entier approvisionna
la magistrature.

Il arrivait, à Néans, juste à propos de cet essaim de demoiselles, que
la société se renouvelait, périclitait, s'éteignait quasiment tout
entière, toujours à peu près en même temps, avec un ensemble aussi
remarquable que si M. le maire eût réglé tout cela par arrêté municipal.
De sorte que des époques présentaient des dames de Néans tout frais
arrivées, inacclimatées encore, pépiantes, gazouillantes, de leur
jeunesse, de leurs différentes origines, animées par leur bariolage
même et leur diversité. Il est curieux que dans une période de quatre ou
cinq années tout au plus, le médecin, le notaire, le greffier, le
receveur des contributions, le percepteur et l'agent voyer se trouvent
précisément en situation et en goût de chercher femme. J'aimerais savoir
si de semblables occurrences se présentent en d'autres petites villes;
mais pour Néans c'était ainsi. Et vous pouviez après cela demeurer
vingt-cinq, trente années à Néans et n'y voir que des maturités, les
unes prenant corps et poids, bedonnant à l'envi, les autres se
ratatinant, se desséchant, réduisant chaque jour d'une mesure apparente
leur petit volume sous le châle et leur maigre place dans le monde.
Quand le temps d'une nouvelle génération était venu, les vénérables
dames en étaient arrivées à rien; les grasses ne bougeaient plus; les
sèches vous passaient à côté en allant à l'église, trottinantes et si
menues que vous n'eussiez pas osé affirmer avoir croisé quelqu'un.

Ce que nos Parisiens en villégiature ou notre vaudevilliste observateur
entendaient par «les dames de Néans», ne le cherchez pas durant les
quelques premières années de ces renouvellements où la composition
panachée de la petite société pouvait offrir l'occasion de faire des
remarques dans ce genre: «Tiens! tiens! mais on dirait que Néans se
remue! Vous ne sauriez croire ce qu'on a bavardé chez les Legrès, c'est
un petit ménage qui ne peut se passer d'aller une fois par an à Paris
et deux fois aux Folies-Bergère!... Et les Gandin? Avez-vous vu le petit
buggy qu'ils ont fait faire à Châtellerault? Ma chère, ils vont sur la
route du Grand-Pressigny comme on va à Longchamps... Il paraît que la
petite monte à ravir! ça va être délicieux!» Les Legrès n'ont pas
continué d'aller aux Folies-Bergère, ni les Gandin de se promener en
buggy ou à cheval. Ceux-ci, bon gré mal gré, ont dû cesser leur train
sous peine d'avoir tout le monde à dos, ces moeurs élégantes n'étant
point inscrites aux coutumes de la bourgeoisie. Ceux-là, d'eux-mêmes,
au bout de deux années, jugeaient fastidieux de faire leur petite valise
et d'aller se fatiguer à voir, durant trois jours à Paris, ce qu'un
Parisien met six mois à ne pas achever de parcourir; ils ont été
quelquefois à Saumur, à Tours et jusqu'à Amboise, puis tout ce qui
dépassait l'horizon de Néans leur a paru peu à peu sous l'aspect d'une
grande vanité, et le bavardage même a cessé faute d'aliment. Tout ce qui
différenciait ces couples neufs et leur donnait ce panaché si aimable
s'est éteint comme une fresque sous la pluie; le penchant à l'activité a
été paralysé par le commentaire de la rue; ces messieurs encore vont à
leurs occupations, se détestent et se déchiquettent, mais ces dames sont
par convenance, puis par habitude, incolores et assoupies.

Que l'on se figure des oiseaux rares d'assez joli plumage, enclos en une
cage où souffle à perpétuité une brise toujours égale. Que le souffle
désespérant de l'égale brise fasse peu à peu tomber les plumes des
oiseaux, que chaque nouvel oiseau mis en cage soit, de mémoire d'oiseau,
condamné à laisser choir sa parure: ni le petit qui se déplume, ni les
déjà déplumés ne donneront attention à la mésaventure; parce que cela
met à nu tout le monde des oiseaux, on sera, sans arrière-pensée aucune,
de pauvres oiseaux tout nus.

Les dames de Néans, quant à leur manière d'être, étaient un peu
pareilles à ces oiseaux.

Cet enjouement, cette grâce alerte, cette mobilité, cette curieuse
flamme sans cesse vacillante qui épand jusqu'au loin ses vibrations
chaudes, son atmosphère d'aise où facilement on sourit, qui est on ne
sait trop quoi, mais qui est cet étrange mouvement: la vie; tel avait
été leur plumage. Mais non! on ne sait pas de quoi cela est fait; et
qu'importe? Il y a des personnes qui vivent intérieurement, d'autres,
tout au dehors, et répandant un charme égal. Il y a aussi des gens que
vous croisez dans la rue, que vous recevez à votre table, qui sont
jeunes ou vieux, et qui sont morts. L'humanité que les livres officiels
enregistrent comme peuplant le globe, et se donnent la peine d'étiqueter
comme des valeurs, pourrait fort bien être déjà divisée en vivants et en
trépassés. Les uns, qui, par une vertu spéciale trouvent, créent, ont le
pouvoir d'accroître tout ce qui passe par leurs mains ou par leur
esprit; les autres, stériles, atones, dénués même d'une résonance sous
le choc, véritables cloches fêlées dérisoirement suspendues. Il n'est
plus besoin de dire qu'il y avait à Néans des cloches en pitoyable état
de fêlure, et de pauvres femmes qui n'eussent guère été plus avancées
ayant franchi le saut fatal.

Était-ce l'air de Néans? ou bien cela se peut-il produire en d'autres
endroits où la continuité des mêmes occupations, la vue des mêmes
visages, le secours toujours même des mêmes paroles échangées, les mêmes
endroits chaque jour parcourus, la prévision à peu près infaillible du
lendemain, de la semaine et de l'an prochains, l'inanition d'un cerveau
qui a besoin de fantaisie, enfin la terrible monotonie, baignent les
femmes d'une atmosphère de si fade saveur, qu'une petite mort se produit
en elles, la mort de leurs désirs, de leurs caprices, de tout ce qui,
satisfait ou non, produit ces hauts et ces bas, ces plaisirs et ces
chagrins, ce va-et-vient qui fait l'être vivant.

Mais quoi! dira-t-on, dans quel désert inaccessible même aux chemins de
fer départementaux, gît votre nécropole de Néans puisque nous ne
passâmes jamais en endroit si momifié? Permettez: deux trains montants
et deux descendants, sans compter ceux de marchandises, traversent
Néans chaque jour tout ras le jardin du presbytère où loge M. l'abbé de
Prébendes et son élève Septime, à côté du vénérable curé doyen. On
délivre quotidiennement à la gare de Néans une douzaine de billets entre
le lever et le coucher du soleil, ce qui signale un certain transit, un
mouvement appréciable. Je me suis bien gardé de dire que Néans fût un
champ de repos. Vous n'y auriez pas mis le pied que la vue seule des
rubans verts de mademoiselle Hubertine la Hotte, flottants,
papillonnants, en vibrante auréole autour du parchemin de sa face,
durant qu'elle va de son petit trot sec à l'église faire ses dévotions
ou chez mesdemoiselles Mistouflet ses cancans, que j'en serais pour mon
démenti. Il faut être tout à fait comme il faut pour être mort à Néans;
mais quiconque est bien élevé ne se hasarderait à donner signe de vie.
Les véritables dames de Néans sont celles de la société, qui ne se
mêlent point à plus petit que soi et qui, trop peu nombreuses pour se
lier entre elles sans monotonie, gisent en la solitude du _home_.
Mademoiselle Hubertine la Hotte et mesdemoiselles Mistouflet, par leur
édifiante piété autant que par l'aisance et le bien informé de leur
parole, sont l'âme d'un monde à Néans, qui n'est ni le suprême, ni le
commun, mais qui a le singulier privilège de se frotter à l'un et à
l'autre, de la façon que va la mouche, par exemple, sur les objets les
plus médiocres et sur le délicat pétale de la rose. Ce qui vit et
bourdonne à Néans, cela est triste à dire et quasi paradoxal quand il
s'agit d'une société si fortement assise sur des principes; c'est
précisément ce que cette société ne qualifie pas, ce qui n'a pas de rang
assigné, ce qui nage entre deux eaux, ce qui fleure encore la fadasse
odeur des grains, ou la capiteuse de la morue et en imprègne le mobilier
de son salon de reps ou de velours où l'on rougit de recevoir madame
Radichon, la mercière, et même madame Penilleau, dont le mari est
cependant huissier, et de ne pas recevoir madame Duperrier, madame
Cotton, madame Durosay, madame Gandin et madame Legrès, qui vous
adressent cependant--mais dans la rue,--de petits bonjours si aimables.
Ce monde est si essentiellement intermédiaire, inclassé, qu'il est, si
j'ose m'exprimer ainsi, sans sexe, et composé presque uniquement de
demoiselles d'un certain âge. S'il vous arriva de passer à Néans, c'est
ce monde-là qui vous fit illusion. Le reste dort.




III


Madame Durosay dormait.

Elle était étendue sur une chaise longue, dans une sorte de boudoir
attenant à sa chambre à coucher, d'où elle ne sortait presque pas, et
où elle recevait ses familiers. Les fenêtres aux persiennes rabattues
laissaient venir du jardin des parfums de réséda mêlés à ceux un peu
confus de la chaleur des feuillages et des choses sous le soleil de
juin. Un bourdonnement doux d'insectes lointains, et par moment,
l'entrée d'une mouche aux zigzags sonores, coupés brusquement par un
aplatissement contre une glace, repris, coupés de nouveau, jusqu'au
balancement dans la raie lumineuse des volets et une échappée soudaine
où le petit murmure s'est brisé sec. Après cela, un de ces silences
d'après-midi d'été, caressants comme un bain, de ces silences jamais
vides, mais qui portent en suspension, il semble, d'étranges et mous
objets légers dont le frôlement est bon comme des sourires ou des
baisers qui voletteraient, par impossible, dans l'ombre artificielle.
Inoubliables moments qu'il vaudrait la peine de vivre, ne fût-ce que
pour les goûter une fois!

La jeune femme était vêtue d'un peignoir blanc aux manches amples,
relevées jusqu'au coude, quelques dentelles autour du cou, formant
berthe, avec une légère échancrure à la gorge. Elle n'avait pas trente
ans et avait toute la beauté que donne l'approche de cet âge aux femmes
qui sont brunes, grandes et développées suffisamment. Sa langueur
exagérant le blanc de la peau, la largeur et le bistre des yeux bleu
limpide et la masse d'ombre des cheveux, la faisaient parfaitement
jolie. Elle était assurément la plus adorable personne qu'eût atteint le
mal de Néans.

Auprès d'elle, des travaux au crochet, des broderies, entrepris sans
goût, inachevés, des journaux de mode, désordonnés, épars, l'indolence
et l'ennui, et pire: l'inconscience même de l'ennui. Car elle voulait
se trouver fort bien; n'admettait pas qu'elle fût le moins du monde en
mélancolie. Elle était si fort atteinte que nul désir ne germait en sa
nature ensommeillée.

M. l'abbé, en sa qualité de directeur de cette âme encore pieuse, bien
que ralentie, et de plus vieil ami de la maison, conservait le
privilège des entrées à toute heure. Il avait celui, plus précieux et
plus rare, d'être accueilli avec le sourire d'antan, franchement ouvert,
tiédeur dernière. M. Durosay et le docteur le suppliaient d'en user et
abuser pour le grand bien de la chère femme. On s'ingéniait à la
réveiller. L'abbé, généreux et un peu inoccupé, venait, en bon pasteur,
taquiner d'une chiquenaude ou d'un aimable mot sa brebis somnolente.

--Serai-je reçu avec Septime? dit l'abbé, allongeant le nez, et sans le
moindre scrupule pour le petit soubresaut qu'il savait avoir causé par
son «toc-toc». J'ai donné congé à ce grand enfant que les chaleurs
fatiguent, et il vient vous offrir ses hommages...

L'abbé poussait Septime rougissant dans la pièce sombre où vaguait
peut-être, pour cet odorat de seize ans, un parfum spécial qui le
comblait de timidité. Le menant ainsi «dans le monde», pensait l'abbé,
il espérait l'aguerrir, et il avait l'ordre écrit du papa de ne négliger
aucune occasion.

Madame Durosay se souleva à demi, et tendit la main que l'abbé, selon
sa façon, prit entre ses deux longues mains plates et sèches et garda
longtemps. Septime avait le triste moment d'attente des pauvres jeunes
gens gênés qui n'ont pas encore dit bonjour et qui n'osent regarder la
maîtresse de maison avant d'avoir régulièrement salué; il ondulait sa
taille embarrassante et, par-dessus la tête de l'abbé, esquissait de la
tête des saluts perdus. Il pensait que l'abbé était ridicule de n'en
pas finir à lâcher cette main et qu'il allait l'être lui, plus que son
précepteur, par quelque gaucherie stupide dont il ne serait pas maître,
en approchant ce bras que madame Durosay avait nu jusqu'au coude. Son
coeur battait fortement, le bras lui semblait un objet extraordinaire,
qu'il ne comprenait pas même que l'on montrât, bien qu'il en fût bien
aise, à cause du trouble qu'on en reçoit.

Enfin, l'abbé fit place et Septime prit la main, avec tant de peur d'en
abuser, qu'à peine il l'effleura.

--Monsieur l'abbé, dit la jeune femme, est bien dur pour ses élèves et
c'est mal à lui, pour un jour de congé, de les mener visiter les
malades.

--Je vous jure, madame, dit l'abbé, que tout le long du chemin, mon
galant élève a marché plus vite que moi...

Septime, confus, se sentait l'envie de prononcer quelque mot extrêmement
aimable, et il rougit seulement.

Mais madame Durosay ne prenait garde, se plaignant en termes dolents, de
la visite fastidieuse du grand médecin qu'on ne faisait venir que pour
lui faire peur. M. Durosay tenait à se ruiner en consultations et en
pure perte. En somme, que lui voulait-on? Elle mangeait et dormait
convenablement, ne se plaignait de rien. Qu'elle remuât? Qu'elle
bouleversât toutes choses de son activité? Qu'elle explosât
continuellement de belle humeur? Qu'elle ébranlât la maison d'éclats de
rire? Mais c'était grotesque à la fin! Et quels sujets, s'il vous plaît,
à cette ébriété? Avouez que le bon Dieu perdrait son latin à vouloir
établir la vie de plaisir à Néans.

L'abbé, plein d'indulgence et de bonté, se délectait du ton plaisant et
d'avoir vu madame Durosay sourire.

--Moins puissants que le bon Dieu, madame, et moins forts en latin, nous
avons osé comploter de belles et honnêtes distractions. Monsieur votre
mari me parlait tout à l'heure d'un jeu que Septime vous expliquera.

--C'est un _lawn-tennis_, madame, dit Septime, qu'on organiserait aux
Veulottes.

--J'ai joué à ça!... C'est charmant. Je serai très bien sous le
marronnier, à vous regarder faire.

--Eh! allez donc, s'écria M. Durosay, dont la dodue bedaine faisait
irruption dans la pièce, échinez-vous donc à dénicher un joujou, à
inventer l'impossible pour ces monstres de femmes. Voilà ce qui vous
attend; voilà où l'on aboutit!... Ah! n'épousez jamais, monsieur
Septime, ni vous, monsieur l'abbé... ha! ha! ha! ha!

Et le notaire se réjouissait de son tour d'esprit dont la vingtième
édition laissait calmes les auditeurs ordinaires.

--Voyons, bellotte, dit-il, sérieux et tendre, en s'approchant de
madame Durosay, que faut-il pour votre plaisir? On exécutera vos petits
caprices; on vous gâtera comme une enfant-gâteau: c'est le grand
médecin qui l'a ordonné.

Il prenait le bras dans ses grosses pattes de dogue, le beau bras à la
manche relevée, où Septime remarquait la douce ombre que faisait un
duvet léger et le petit creux à l'intérieur du coude, pochette
imaginaire et mystérieuse où il soupçonnait, dans le vague de son
instinct, que quelque chose de grave ou de grand même, comme la vie d'un
ou de beaucoup d'hommes pouvait se venir blottir et étouffer. Pauvre
jolie dépression bleuâtre sur le blanc de la peau! Et ces mains énormes
et disgracieuses touchaient cela, tapotaient cela comme elles eussent
fait des flancs d'un honnête chien, familièrement et sans plus
d'émotion. Septime était choqué comme d'un sacrilège.

--On demande, continuait le mari, que vous soyez insupportable, que vous
cassiez, brisiez tout, que vous battiez votre époux; que vous fassiez
damner monsieur le curé ou venir madame votre mère si bon peut vous
sembler!

»C'est le cas de demander, comme disaient les bateliers de la Loire, la
«corde à virer le vent», d'avoir faim d'ortolans ou appétit de la lune!
Eh bien, qu'est-ce que tu dirais, bellotte, d'un bon petit voyage avec
les clefs sous la porte et les clients au diable?

--J'aimerais mieux la paix, mon ami!

M. Durosay plaqua fortement la boîte aux échecs sur la table, et, bien
que l'on fût proche de l'heure du dîner, se fit trois fois battre par
l'abbé. Madame Durosay classait des journaux de mode, et pour les
feuilletons, les passait à Septime. Septime allait du bras nu aux
gravures coloriées où des femmes en toilettes de soirée avaient des
épaules et des gorges roses, et de cette contemplation silencieuse et
bébête sa puberté toute neuve recevait une joie trouble et exquise.




IV


M. de Prébendes eût préféré dire sa messe à rebours qu'avouer l'effroi
secret que lui causait le docteur Grandier.

Des années avant qu'ils fussent unis par la maison Durosay, et alors
qu'il le fréquentait uniquement pour sa péricardite et ses granulations,
il l'avait cru un peu Satan ou quelqu'un de ses suppôts de qualité.
Cette première impression avait tourné cependant, en même temps et dans
la mesure que s'affermissait son instinctive méfiance.

La rondeur, la belle franchise habituelle de ce grand gaillard de
muscles solides et de frais regard bleu, la bonté qu'on lui connaissait,
toutes ses allures de brusque apparence, n'étaient pas, ne pouvaient
être d'un génie du mal. Le bon abbé en avait presque regret, car il s'en
trouvait moins armé contre lui, dans les circonstances nombreuses où ils
se posaient comme adversaires résolus. Ce diable d'homme, sinon cet
homme du diable, avait toujours avec soi la force d'une apparente
évidence, alors que l'abbé devait combattre à coups de dialectique.
Avait-il donc raison?... Non!... certes! puisqu'il méconnaissait tout
l'enseignement écrit; mais il en avait l'air, et d'une discussion
contradictoire personne qui ne sortît rangé de son côté. Il n'avait nul
acquis, pensait l'abbé; il raisonnait comme l'homme tout nu. Et c'était
pour cela qu'on le trouvait convaincant. Il opposait une certaine force
humaine contre tous les édifices élevés sous l'invocation divine. Ah!
plût au ciel qu'il eût été d'enfer, qui ne prévaut point contre Dieu!
Mais il était de la terre dont on n'est pas si sûr.

Un soir, l'abbé et le docteur sortaient ensemble et seuls, de chez le
notaire. Ils se trouvèrent aussitôt dans la nuit noire, le ciel étant
couvert et Néans n'ayant d'autre éclairage que celui des boutiques qui,
avant neuf heures, ont rabattu leurs volets. Ils s'en allaient
cahin-caha sur le sol inégal. Grandier dit tout à coup:

--L'abbé, nous allons nous casser! donnez-moi donc le bras.

Et les deux ennemis descendirent à la façon des amoureux jusqu'au
carrefour qui fait le centre de la ville, où le docteur, par courtoisie,
avait coutume de reconduire l'abbé, bien que ce fût, à lui, tout
l'opposé de sa route. L'abbé s'éloignait alors du côté de la rivière au
bord de laquelle le presbytère se trouvait; le médecin rebroussait
chemin, et dans le silence de Néans endormi retentissait quotidiennement
la voix du docteur, déjà le dos tourné: «Bonsoir, monsieur l'abbé!» et
grésillait la voix de feuilles sèches de l'ecclésiastique: «Bonsoir,
docteur», du même ton invariablement, quelles qu'aient été les aigreurs
échangées, sauf quelques sonorités surajoutées du côté de Grandier, les
soirs où M. Durosay avait sorti son vieux cognac, ou quelques sourdines,
au contraire, du côté de l'abbé, quand il étouffait dans les replis d'un
long cache-nez noir, sa gorge délicate.

L'abbé augura mal de cette complaisance du docteur. Le contact de ce
païen lui convenait médiocrement. Il était tout petit, tout gringalet
au bras du colosse, et sa figure grêle et rase pouvait avoir l'air tout
juste d'une pomme de canne au côté de ce beau géant à barbe blanche.

De plus, Grandier était énervé ce soir. On l'avait vu garder des
silences inaccoutumés, puis parler tout à coup un peu à tort et à
travers. On l'eût dit en mal d'invention, ce qui quelquefois lui
arrivait. Que fomentait-il?

Ils arrivaient quasi sans mot dire au croisement des quatre rues. Déjà,
l'abbé se dégageait et ils allaient sans doute, avant le traditionnel
«bonsoir!» prononcer la phrase non moins consacrée: «Il n'y a pas un
chat dehors!» quand le docteur, inspectant brièvement les quatre longs
trous d'ombre des rues désertes, se planta comme un mât en face de
l'abbé. Il croisait les bras sur la poitrine, et cela formait, sous sa
barbe, une sorte d'auvent où M. de Prébendes eût tenu à couvert. Et il
regarda l'abbé avec quelque chose de si étrange et pétillant dans ses
prunelles que c'était à croire que si le diable ne se déclarait pas en
cet instant, il ne serait jamais bien à craindre. Et il continuait de
garder le silence, paraissant établir des combinaisons, suivre des
plans de bataille, voir tomber des blessés et relever des drapeaux, ce
qui lui donnait de la fièvre. L'abbé priait pour lui, dans le cas qu'il
en valût la peine. Un éclair les illumina. Grandier ricanait. De larges
gouttes d'eau tombèrent. L'abbé ouvrit son parapluie et disparut
là-dessous tout entier. Le docteur se pencha sous le toit de silésienne
brune et il prononça:

--Je vais ressusciter madame Durosay!

Et cela était dit sur un ton confidentiel, grave, exalté, et à la fois
sinistre, de la même façon que l'on vous glisserait dans le tuyau de
l'oreille: «Je mets le feu, ce soir, à l'hôtel de ville!»

La pluie tomba tout à coup à torrents. Les larges chaussures du médecin
de Néans se plaquaient en flicflacs sonores sur le sol détrempé. L'abbé
se laissait descendre vers le presbytère, à grands pas raides, comme si
une machine l'avait mû. Quand Gertrude, la gouvernante de ces «Messieurs
prêtres», vint ouvrir, elle trouva M. l'abbé de Prébendes les pieds dans
l'eau, sous le parapluie ruisselant et qui, au lieu de se dépêcher de
rentrer, s'allongeait de deux doigts le nez, ainsi qu'il avait coutume
en les cas délicats.




V


M. de Prébendes fit claquer ses galoches sur la pierre de l'escalier et,
sans même souhaiter le bonsoir à Gertrude, sans demander comment M. le
curé avait passé la soirée, à quelle heure Septime s'était couché,
s'enferma dans sa chambre.

Ses prières furent troublées. Il était depuis longtemps à genoux sur son
prie-Dieu, quand il s'aperçut qu'il regardait fixement la statuette de
sainte Radegonde et que, cependant, les seules images profanes, un peu
confuses et virevoletantes de madame Durosay, du notaire et du docteur
Grandier passaient dans le champ de sa vision au grand détriment de
l'objet en biscuit de sa dévotion particulière. Il se ressaisit
brusquement, ôta ses lunettes, se prit à deux mains le front, et, les
coudes sur l'appui de velours un peu râpé, s'efforça de suivre ses
oraisons. Il y éprouvait toutes les peines du monde. Il s'impatienta de
cette distraction opiniâtre. Puis il se reprocha, de s'impatienter. Et
il se coucha presque colère. Ce satané docteur lui avait mis la tête à
l'envers.

Il ne s'endormit point. Les allures de Grandier lui trottaient par
l'esprit. Quelle était cette découverte soudaine d'un moyen de relever
madame Durosay? Et si remède il y avait, pourquoi ce mystère, cette
exaltation, cette fièvre et ces ricanements quand il s'agit de
simplement guérir? Le moyen, doux Jésus! qu'une oeuvre pie germât en la
cervelle de Grandier! À part lui, l'abbé pensait que l'état de langueur
tient éloigné du péché. La belle santé ne va pas sans le réveil de la
chair qui est l'ennemi redoutable entre tous. La vie agissante est
infestée de malice. Mais on peut supposer que le Seigneur préfère avoir
des serviteurs actifs plutôt qu'inertes et somnolents: cependant ce sont
les simples d'esprit qu'il a dit bienheureux.

On ne se préoccupait point de toutes les dames à Néans dont l'état était
bien près de celui de madame Durosay: et Dieu les avait en bonne odeur.
Quel grabuge allait nous apporter ce Grandier? Car il était homme à
laisser mijoter une idée des mois et des ans, et à vous la servir à
point quelque jour, si forte d'une longue incubation, qu'il la fallût
bon gré mal gré avaler.

L'abbé tournait et retournait sa pensée en même temps que son corps sec.
Il se souvint de cette sainte madame de Ravaud qui, lui confiant sa
chère enfant cependant qu'elle la jetait dans les bras de Durosay, lui
avait dit: «Emportez-moi mon trésor dans votre petite ville: ce monsieur
la fera fructifier selon le monde; mais vous, semez pour la récolte
future!» C'était un dépôt sacré.

Mais quoi donc? Où donc était le feu? Qui menaçait? Ah! les torturantes
jongleries de pensée des heures d'insomnie! On y devient pusillanime et
stupide. Le jugement demi-éteint laisse l'imagination errer dans les
ténèbres; elle s'y épeure, s'y affole, et, la fatigue l'écrasant, c'est
la fièvre, le cauchemar et ses dévergondages.

M. de Prébendes eut le cauchemar cette nuit-là.

Jamais, non jamais, à aucun instant de son existence, sa pensée ne
s'était arrêtée sur des sujets de la sorte de ceux qui le troublèrent
cette nuit mémorable. Dès le moment qu'il ferma les yeux, un sentiment
d'angoisse le prit. C'était comme le pressentiment que quelque chose
d'extrêmement redoutable et même d'instinctivement répugnant allait se
produire; un nuage épais et nauséabond qui vous pleurerait sur la tête
et qui menacerait de crever en mille éclaboussures de toutes sortes de
choses malpropres. Ne s'imagina-t-il pas que Gertrude grattait à la
porte avec ses pantoufles et voulait lui signifier quelque nouvelle
désastreuse seulement en passant la paume des mains, qu'elle avait
grasses, sur le panneau de cette porte peinte en blanc et où une gravure
de saint Louis de Gonzague était épinglée, qui en serait toute salie? Et
il lui criait: «Mais parlez donc! dites-moi tout de suite la chose; je
vous entendrai très bien à travers la porte; Gertrude, ce que vous
faites là est tout à fait désagréable.» Et il voyait tout d'un coup
apparaître le visage de Gertrude par la porte entrebâillée. Grand Dieu!
l'objet d'horreur! Gertrude, la vieille, l'honnête et pieuse Gertrude
avait des cheveux rouges épars et follement ondulés comme des flammes,
et toute sa figure de pomme ridée était enduite d'une couche de fards,
et ses yeux étincelaient comme des charbons ardents, et elle avait toute
l'attitude d'une bacchante! L'abbé se dressait vers le petit bénitier,
suspendu au-dessus de son lit, pour asperger d'eau sainte la misérable
créature. Il ne pouvait atteindre le bénitier, c'était un fait exprès.
Il appelait les paroles de l'exorcisme; mais à la place de celles-ci
c'étaient les mots latins par quoi s'expriment dans le _De modo
penitendi et confitendi_ toutes les iniquités de la luxure, qui
affluaient à ses lèvres. Il lui semblait qu'il attisât le mal au lieu de
l'enrayer. Il croyait faire des efforts prodigieux de mémoire pour
retrouver ces mots précieux; il en sentait sa pauvre cervelle se fendre,
et il balbutiait, toujours et sans répit, les termes de stupre, qui
jaillissaient, tels de petits jets d'huile sur le brasier infernal. Ah!
il n'y eut pas que Gertrude dans la scène bachique, à chaque instant
grandissante! Ah! qu'eut fait le contenu du petit bénitier; qu'eut fait
toute la valeur exorcisante d'un seul homme, fût-ce un saint, contre la
foule des malheureux possédés qui se mouvaient, hurlants, ivres de
débauche, en tout Néans subitement contaminé par la peste. Il avait fui
le contact immonde de la bacchante et il s'était trouvé dans la ville,
entouré de personnes grotesques qu'il reconnaissait peu à peu sous leur
accoutrement éhonté, pour l'aggravation de son dégoût. Rue de l'Église,
mademoiselle Hubertine la Hotte, qui avait une dévotion exemplaire
depuis quarante-cinq ans, se faisait enlever par des commis voyageurs.
Elle avait de petits yeux bridés et le teint jaune, ce qui lui donnait
un peu l'air d'une Chinoise; et elle aimait le vert, en ornait ses
chapeaux, ce qui la rendait assez plaisante et ridicule. Pour le moment,
elle s'enveloppait d'un péplum antique et se laissait soulever,
enguirlandée de roses, par des hommes épris.

Tous les libres penseurs détalaient comme des faunes, vers des beautés
entrevues à un tournant de rue, par la vitrine d'une boutique, voire à
leurs fenêtres parmi la mousseline proprette des rideaux. Toutes ces
dames attifées d'oripeaux étranges promenaient leur démarche alanguie,
entr'ouvraient des yeux provocants et tendres, et se laissaient cueillir
comme de ces fruits très mûrs qui d'eux-mêmes vont choir. Il y avait les
danses sur la place publique, où les petites filles du catéchisme se
livraient à des gestes que le malheureux abbé prenait pour obscènes,
n'ayant point précisément l'idée de ce que l'obscénité pouvait être. Et
il se précipitait, tel Jésus au milieu des vendeurs, pour disperser les
scandales. Mais ni sa voix, ni son geste ne le voulaient servir. Il
demeurait paralysé, avec une indignation portée au comble, et il lui
semblait que son corps, sous la tension trop violente, allait voler en
éclats. Dans le milieu même des sarabandes effrénées, se tenait une
séance du conseil municipal, où tous ceux qui n'étaient pas encore ivres
délibéraient avec des apparences de gravité sur un sujet louche dont les
termes essentiels étaient dits dans le tuyau de l'oreille. Et, par
moments, les faces solennelles de ces messieurs ne se tenaient plus et
pouffaient. Il était fort aisé de reconnaître M. le maire et son
adjoint; Bizuit, le ferblantier et le confiseur Champeau et le greffier
Benoît. À quoi tous ces gros bêtas se préparaient-ils avec des mines si
burlesques, par leurs colloques mystérieux et les petites bouffées
subites de leurs rires de gamins? Au fond, ils conservaient, chacun,
dans cette vision extravagante, les traits précis de leur caractère
véritable, n'avaient aucune attitude illogique, étaient dans cette
farce, ce qu'ils étaient exactement dans leurs fonctions, l'empois
seulement un peu fondu. Ils firent part à la foule du résultat de la
délibération; on les acclama; ils se levèrent; on les suivit. L'abbé
seul n'entendit rien, ne fut qu'angoissé davantage. Mais, comme il
allait se réfugier en désespoir, au pied des autels, traversant la
sacristie, l'abbé vit le sonneur de la paroisse, nommé Lespingrelet, la
face congestionnée, puant le vin et tirant à toute volée la corde, sans
que l'on entendît pourtant le carillon. L'extravagance atteignit
l'inénarrable. L'abbé s'aperçut que tout Néans grimpait à la corde. Tout
en haut était déjà juché le conseil municipal, brandissant sa
délibération. Et les dames de la société, et les petites filles du
catéchisme, les faunes libres penseurs, Gertrude, mademoiselle
Mistouflet, mademoiselle Hubertine la Hotte et les quatre commis
voyageurs épris, à la force des poignets, se hissaient pêle-mêle, en
postures acrobatiques et immodestes, et les mouvements que le sonneur
imprimait à la corde secouaient toutes ces grappes, accentuaient leur
ardeur joviale, accéléraient leur ascension saugrenue. L'abbé interrogea
Lespingrelet, mais cet animal se tordait comme un diable; on ne savait
où prendre sa trogne d'ivrogne que ses jambes balancées en rythme
furieux tantôt venaient frapper au risque de l'écraser comme une outre
pendue, et tantôt enlaçaient, nouées en manière de lianes, derrière la
nuque.

Spectacle immonde: ce fut Septime qui l'informa; Septime pâle et
sérieux, figure d'ange, qui entrait par la porte du choeur, aux genoux
encore la poussière des dalles, tel que s'il venait de se préparer, par
la prière, à quelque affaire importante. Septime montrait du doigt, d'un
geste de saint gothique, la hauteur du clocher, et il dit: «C'est
là-haut, le mauvais lieu; nous y allons tous!» comme il eût dit: «C'est
le Ciel, il le faut gagner»; et il prit la corde, gardant son angélique
visage et sa sérénité.

À ce moment, le sonneur disparu, le bas de la corde demeurée libre se
livra à des girations serpentines d'une violence inouïe, l'abbé y fut
pris, saisi, étouffé comme en l'enlacement d'un boa monstre; il
entendait ses os craquer dans la spirale de plus en plus étroite du
câble et l'ignominie fut achevée quand il s'aperçut qu'il montait,
montait avec toute la paroisse, montait avec Septime, avec Gertrude,
avec ses pénitentes, montait au mauvais lieu.




VI


Le docteur était né à Chinon, ville adorable pour la jolie place qu'elle
a sous le soleil et pour ce qu'elle contint. Car, avec Rabelais qu'elle
forma, il semble qu'elle eut tout le XVIe siècle couché aux pentes de sa
colline et qu'elle lui fut le parterre vraiment propre à deviser
joyeusement, spirituellement et d'amour.

À Chinon, la vie était aimable et douce, et les moeurs aisées. Les
aventures n'y faisaient point scandale, et mille accommodements naturels
qui eussent, ailleurs, paru singuliers répartissaient dans les familles
le calme et la justice.

C'est ainsi que nul ne songeait à faire feu parce que M. Desvet, dont la
femme était toujours sur le flanc, allait tous les soirs que le bon Dieu
lui donnait, faire le trictrac de madame Desnoyers que ce pauvre
M. Desnoyers avait épousée--il faut bien qu'un notaire se marie,
--malgré une faiblesse que tout le monde connaissait puisqu'il avait
fait toutes ses études au collège de Chinon. Le cher homme ne se cachait
point de venir, pendant le trictrac, compulser ses dossiers, dans son
cabinet sur la rue. Tout le monde avait accoutumé de le voir ainsi là,
le soir, et l'on n'y faisait pas attention. Il fallait que quelqu'un fût
bien nouveau venu dans la ville pour qu'on lui dît, en passant devant la
fenêtre éclairée: «Tenez, voilà monsieur Desnoyers, le notaire, qui n'a
point de goût pour le trictrac.»

Le même divertissement portait un autre nom chez M. le Receveur de
l'enregistrement qui, pendant quatre années de célibat passées au café
de la ville, s'était disputé avec le petit percepteur des contributions
pour ce que celui-ci ne goûtait que les belles femmes à épaisse
chevelure brune, tandis que lui n'avait appétit que de petites grasses
blondes boulottes. Il était arrivé, ce à quoi on avait pu s'attendre,
que le receveur, après quinze jours de congé, était revenu triomphant au
bras d'une admirable receveuse qui avait des hanches gonflées comme des
amphores, une taille de lancier et des cheveux aile de corbeau. Le
percepteur avait cru à une provocation et s'était refroidi vis-à-vis du
receveur dans la mesure qu'il s'échauffait pour la brune. Longuement il
avait médité sa vengeance. Et il l'eût savourée avec une amère volupté,
le jour où il mit la main sur la petite grasse blonde boulotte. Mais le
jeu des quatre coins qui se faisait chez M. le Receveur répandait le
baume aux endroits qu'eût empoisonnés le fiel administratif.

Et de même, ailleurs. Tout ceci se faisait si bonnement que nul n'y
voyait ombrage. En vérité, personne n'était lésé. La religion?
dira-t-on. Il y avait eu entre les vénérables curés de Saint-Étienne et
de Saint-Maurice plusieurs conférences à ce sujet, comme il était
convenable. Ces messieurs, qui étaient fort distingués, n'avaient rien
d'un Savonarole. Ils savaient, pour fréquenter les tables de M.
Desnoyers comme de M. Desvet, que le fond des âmes de toutes ces
personnes était bon, et le Seigneur était parmi elles, puisque la paix
y régnait. Jamais il n'y eut à Chinon de meilleurs pasteurs que ces
hommes gras qui avaient de la simplicité, de la fourchette et du coeur.

Que l'on juge de la situation du brave homme de Chinon devenu le médecin
des dames de Néans. Il subit le certain effroi qu'éprouvent certaines
personnes à visiter le Musée Grévin. Le ton de sa conversation
effaroucha; il dut le baisser et modérer ses gestes; sous peine d'avoir
tout le pays à dos. Il dut emprunter ses sujets de conversation à une
sorte d'anthologie verbale où Néans puisait son beau dire sans s'en
écarter jamais et sans paraître atteindre la satiété. Les affaires
locales en faisaient le fond, quelques lieux communs généraux pouvaient
bien être effleurés par les personnes dont la pondération reconnue
garantissait qu'elles n'en abuseraient point. Mais l'humeur y était
regardée comme du plus mauvais goût.

Cependant le docteur avait vécu là, vingt ans, dévorant sa flamme et
pestant de ne pouvoir réagir. Sa qualité l'obligeait à beaucoup de
circonspection. Il s'était tu. Seulement quelques âmes choisies avaient
été initiées à la belle vie ensoleillée d'antan, et cette élite de la
ville encore souriait à ces récits comme on fait aux pages d'un roman.
On n'y donnait aucune foi. Il avait d'ailleurs, quoique garçon,
l'existence la plus rangée du monde. On avait bien crié un peu, quand il
avait pris pour servante une fille de Bourgueil, point du tout vilaine
d'entournure et qui n'avait pas l'âge canonique. Cette brave créature,
que le docteur avait, disait-on, mise à mal autrefois, persistait à lui
vouloir du bien et lui était venue, un jour de foire, offrir ses
services. Nul ne savait quel titre elle avait au juste dans la maison,
mais si quelques mijaurées de la société avaient cru devoir faire
entendre au médecin qu'elles saisissaient le scandale, le bel ordre muet
de la maison Grandier d'où nul bruit ne transperçait les murs proprets
enguirlandés de glycines, avait fini par imposer silence. On le
considérait comme un satyre en cage, mais nul n'avait jamais regardé aux
barreaux, et l'on avait fini par craindre son sabot qui devait certes
avoir la corne dure.

Il paraissait tellement d'une autre race; il voyait tout à rebours du
commun. Le bon greffier de Néans, M. Benoît, ne lui pardonnait pas ses
sarcasmes à l'endroit du fait qui avait valu à sa boutonnière la
médaille de sauvetage. Le docteur n'avait cessé de l'en plaisanter. Beau
sauvetage, en vérité!

Le greffier ne s'était-il pas jeté à l'eau pour repêcher un vilain
gredin dépenaillé qui se voulait faire périr?--«Le triste ouvrage, mon
bon Benoît, avait dit Grandier en frottant le moribond qui revenait à la
vie; en voici un qui s'enfonçait doucement dans l'eau et dans la paix,
et vous venez vous mêler, vous, de le reprolonger dans la misère et le
vagabondage. Laissez donc mourir les gens qui n'ont pas mieux à faire
ici. Ce misérable ne valait rien pour la vie; vous le ressuscitez, et,
si dans deux jours vous le surprenez à briser les clôtures de votre
basse-cour, vous lui tirerez dessus en l'appelant brigand; monsieur
Benoît, vous n'avez pas pour deux liards d'esprit...»

Cet homme et cette philosophie maintenaient Néans en état de perplexité.
Tout savant et sympathique que fût par ailleurs le docteur Grandier,
chacun gardait, en son jugement vis-à-vis de lui, un coin de réserve
ambiguë qui allait se précisant chez certains jusqu'à cette
quasi-affirmation en leur for intérieur: «On viendrait me dire que cet
homme-là a fait un mauvais coup, que je n'en lèverais pas un bras plus
haut que l'autre...»




VII


Ce dernier soir, sur la terrasse du notaire, un marronnier et un orme,
trois ou quatre fois séculaires, balançaient leurs feuilles et leurs
fines branches dans l'air tiède. On voyait par-dessus la balustrade de
pierre, grâce aux lumignons de quelques boutiques, la principale rue de
Néans s'enfoncer dans l'ombre, inégale et bossuée, molestée de pignons
avancés, de vieilles maisons ventrues, jusque vers l'église dont le
clocher là-bas apparaissait, par instants, dans la clarté brève
d'éclairs de chaleur. On n'entendait de bruit que, parfois, celui des
volets qui se fermaient mollement comme la paupière d'un oeil qui
s'endort peut-être avec une sorte de respect instinctif de ces silences
d'été nocturne.

Les familiers étaient assis dans de grands fauteuils d'osier qu'ils
appelaient des «torpeurs». M. de Prébendes seul se refusait cette
flatterie des sens et il n'aimait point que Septime en usât. On causait
peu, le ton se haussait si vite entre le docteur et l'abbé, que l'un et
l'autre, par courtoisie réciproque, fuyaient d'ordinaire les sujets
brûlants. M. Durosay n'avait rien à dire: il parlait presque seul.
Madame Durosay demeurait comme le jour, étendue. Trouvait-elle à ces
heures d'après-dîner un charme qu'elle ne savait qualifier? On était si
à l'affût de quelque chose qu'elle aimât, qu'on prolongeait longtemps
ces soirs de torpeur. Ces messieurs fumaient.

Il y avait des giroflées et des roses au pied de la maison, à une
certaine distance, et de petites brises espacées en apportaient par
moments les parfums presque trop violents, une minute, et tout à coup
évanouis, pour revenir aussitôt après, avec une insistance.

--Ah! sentez-vous? disait quelqu'un.

--Oui, oui, c'est délicieux...

Toutes les fois que cela revenait, la même question et la même réponse
machinales, à peine conscientes, dont la répétition ne fatiguait pas,
provenant d'un être instinctif au fond d'eux, qui ne pouvait pas ne pas
dire: «Ah! je sens, c'est délicieux!»

--On devrait passer tout entières dehors des nuits pareilles, fit madame
Durosay. Est-ce que ce serait mauvais, docteur?

--Oh! si vous le vouliez bien, bien fort, on vous le permettrait... Vous
en sentiriez-vous grande envie?

--Oh! pas tant que cela...

Grandier, qui épiait toujours l'éveil d'un désir, fit un peu de moue.
Quelques sensations effleuraient la jeune femme; le parfum, la musique,
en la caressant, faisaient presque rêver une sensualité en elle
endormie. Il eût voulu être certain que ce rudiment d'une si puissante
source de vitalité, existait chez elle. S'il y était, comment le
cultiverait-on? Cela n'était pas du tout clair. Mais le découvrir était
son dernier espoir. Et depuis qu'il s'occupait d'elle, elle ne
manifestait, en vérité, rien.

L'haleine des fleurs repassait, en sorte de nuées voletantes et lourdes
de baumes. Chacun les recevait, en était environné, imprégné. C'était
comme la taquinerie de quelque grand séducteur caché dans la nuit. Le
léger bruissement des feuilles d'ormes était peut-être son sourire, et
l'étincellement régulier des doux éclairs à l'horizon, un regard
clignotant vers son oeuvre louche. On pouvait imaginer sa grande figure
malicieuse et son geste. Il y avait un acharnement en cette séduction
par les fleurs et la mollesse du soir; et la conscience du charme peu à
peu s'éveillait.

Il faut un temps aux personnes qui n'ont point le goût cultivé des
sensations voluptueuses pour s'apercevoir que, réellement, elles sont
ravies. Elles l'ont avoué déjà, du bout des lèvres, comme on l'a fait
tout à l'heure sur la terrasse: «Ah! c'est délicieux!» Le délice y est
tout juste comme le tourment à qui dit: «Ah! mon Dieu! mon Dieu! que
j'ai donc été inquiet de votre santé!» Le délice ne vient point
spontanément; il aime être sollicité. Il faut, le sachant possible, le
souhaiter, l'évoquer. Pour qui le cherche, il est là; pour qui ne l'a
point déjà en son désir, il est de désespérante lenteur. Ah! pensez
donc! la nuit, le crépuscule, l'adorable splendeur des choses, la grâce
miraculeuse d'une odeur ou d'un son, faire des avances à qui s'est fermé
les sens, et paraît ne même pas soupçonner que ces êtres impersonnels
ont de véritables caresses! Oui, la plupart des gens ont besoin d'être
prévenus. De la musique, on le leur a dit assez; dès qu'un accord est
perçu, leur épiderme se tend au frisson. Mais des harmonies
innombrables, dont la nature est toute retentissante, il les faut
avertir, et insister n'est pas trop. Qu'un homme soit là, à certaines
heures incomparables, et dise en termes sobres et forts la beauté qui
environne, toutes les femmes seront remuées, et par cette légère
secousse, ouvertes elles-mêmes directement à la séduction ambiante. Nous
sommes presque tous ainsi faits qu'il nous faut en toutes choses des
initiateurs. Je ne sais quelle faiblesse nous retient en nous-mêmes,
telles des limaces craintives, et quelle taie nous avons aux yeux et aux
sens, qu'une chiquenaude suffit à briser. Un élan, et le monde est
révélé.

Nul n'était là pour le donner. Les choses elles-mêmes semblaient en
prendre charge. Grandier devinait seulement la possibilité d'émotions
qui n'allaient plus à sa sève un peu vieille. Il jouissait de cette
heure par une remembrance des années jeunes et de la jeunesse d'autrui.
Celle-ci, hélas! il la cherchait autour de lui. Septime lui semblait
trop enfant, il ne pouvait se défaire de le traiter en gamin. Et cette
femme si gracieuse, dont la jolie tête pâle, dans la pénombre,
paraissait si abandonnée sur le dossier incliné, laissait perdre le
plaisir de vivre, qui venait ce soir, presque palpable et provocant,
comme une chair, s'offrir.

Un moment, le notaire s'étant tu, et M. de Prébendes se tenant droit
comme un I sur sa chaise avec, sous ses lunettes, sans doute, quelque
idée métaphysique, madame Durosay eut un frisson aux épaules et Septime,
simplement, sans mot dire, alla dans la salle à manger chercher un petit
châle de laine. Le docteur fut secoué de ce menu fait. Septime revint,
tenant le châle de laine; il dit à madame Durosay: «Vous allez prendre
froid», et le lui tendit. Elle le remercia beaucoup. L'abbé dit:
«Septime, voilà qui est bien, nous ferons peut-être de vous un galant
homme.--Hé! hé!» fit M. Durosay. Grandier remarquait que Septime était
ennuyé qu'on eût fait attention à lui et que madame Durosay, ayant du
mal à se passer le châle sur les épaules, Septime l'y aidait d'une main
un peu gauche et tremblante, et demeurait longuement au-dessus des
cheveux qu'il semblait respirer, tout proche. La jeune femme se tourna
un peu du côté de Septime et le regarda se rasseoir.

Le docteur eût découvert, tout à coup, une panacée, que ses yeux
n'eussent pas brillé comme ils le firent à ce moment qui n'avait l'air
de rien.

Sa poitrine se dilata, il respira large, et les bouffées qui venaient à
cet instant des roses et des giroflées, il les absorba, les goûta avec
tous ses sens une minute rajeunis. Enfin! enfin! quelqu'un ici
participait à l'heure amoureuse de cette nuit d'été; quelqu'un était
saisi de l'aphrodisiaque des parfums, de la tiédeur et de l'ombre. Il
regardait béatement l'enfant et la jeune femme. C'était comme s'il fût
sorti tout d'un coup du néant pour assister aux girations élégantes
d'une belle nébuleuse, à la naissance d'un monde. Il remerciait le Dieu
vague en qui il avait foi, le glorifiait par sa joie, par toute l'aise
qu'il ressentait en sa personne. Il eût voulu pouvoir dire à quelqu'un
son contentement, secouer le coude de l'abbé, taper sur le genou de M.
Durosay, leur crier: «Ah! que c'est bon! que c'est bon!» La subite
évidence du grotesque de cette pensée vis-à-vis de l'ecclésiastique et
du mari, qui, en toute autre circonstance, l'eût fait sourire, n'entama
pas son enthousiasme. Toutes les grâces de l'amour, toutes les
fraîcheurs des idylles environnaient le cerveau de cet homme qui avait
complètement aimé la vie; enguirlandaient sa mémoire ornée de la vie des
siècles passés. Sa tristesse s'écoulait, se perdait dans l'oubli, déjà;
sa belle tristesse de vivre parmi des morts. Ah! vivre dans les villes
mortes où tout un passé dort sous les mausolées et les dalles, oui! mais
être mêlé à des apparences de vie qui ne sont rien, ne réalisent rien,
sont mille fois plus silencieuses que les trépassés qui ont vingt
siècles par-dessus leurs tombes, pauvre misère! Il l'oubliait en face de
ces quelques gestes gauches d'un tout jeune homme par quoi se
manifestait le premier, l'essentiel trouble d'une âme. Il se fixait dans
le souvenir cette main un peu maigre et si hésitante, passant le châle
de laine entre les épaules chaudes et le dossier de la chaise, et les
narines qu'il avait vues frémir au-dessus des cheveux. Et il revoyait la
jeune femme se tourner instinctivement, sans grande idée, sans doute,
vers Septime. Il est probable qu'elle avait pensé tout simplement: «Il
est aimable et prévenant». Cela avait suffi pour qu'elle éprouvât le
désir de le voir, de le regarder reprendre sa place. Grandier repassait,
repassait les deux ou trois phases du petit drame. La nuit se faisait
plus complète et le parfum des giroflées environnait les ombres.




VIII


«Je vais ressusciter madame Durosay!»

Grandier se voyait soufflant ces mots brûlants dans la petite figure
racornie de M. de Prébendes. Il ne savait pourquoi ni comment il s'était
retenu à ce moment d'exaltation, de prendre l'abbé sous les épaules et
de le soulever, avec son parapluie de silésienne brune, en l'air et très
haut, comme on fait aux enfants. Et il l'eût tenu, comme cela, à bras
tendus, tout le temps qu'il eût fallu pour lui dire des choses qui
eussent fait d'abord le digne homme se débattre là-haut, et puis qui
l'eussent anéanti, c'est-à-dire tout ce qui avait germé dans sa cervelle
e vieux païen et de guérisseur, durant cette soirée de torpeur et de
sensualité, sous l'orme et le marronnier séculaires.

«L'horrible péché de chair, l'abbé! entendez-vous! le péché de cette
chair que vous veillez comme un avare son trésor stérile; la chair! la
chair! nous l'allons découvrir et livrer aux baisers du beau soleil et
des belles lèvres fraîches! La chair vierge, qui n'a jamais tressailli,
l'une à cause de caresses gauches, et l'autre, par ignorance des
caresses; l'une qui se meurt de n'avoir pas vécu, et l'autre quasi
naissante, où la vie surabonde, la chair que le bon Dieu a ornée pour
l'Amour; la chair de vos agneaux, cher abbé du bon Dieu! nous l'allons
mettre en fête et en pâmoison; nous l'allons couvrir de parfums et de
fleurs et nous ferons retentir les cymbales et le tambourin, et
danserons autour du clocher de Néans parmi l'emmêlement des guirlandes
tressées pour Aphrodite! Monsieur l'abbé, au bout de mes bras,
entendez-vous les chants d'allégresse qui approchent, et le murmure des
bouches jointes? saviez-vous qu'il y avait à Néans des bouches qui ne
s'étaient jointes jamais à aucune bouche? Vraiment, vous ne vous
préoccupiez point de cela, monsieur l'abbé, et vous nous chantez du
Paradis. Qu'en savez-vous donc? Il y a de fortes lacunes à votre
paroisse. Moi, je vous dis qu'elle allait être engloutie bientôt par le
reste du monde à cause du vide qui s'y produisait!... Et les coeurs qui
s'étiolaient isolés! Ah! pouah! monsieur l'abbé, les coeurs
solitaires!... Eh bien! les voilà tout brûlants, dans le moment que je
vous regarde à travers vos besicles!... Le feu est à la mèche; je vous
dis que je l'ai vu, de mes yeux vu... et nous n'y pouvons rien; non,
non. On ne marche pas sur le feu qui court sur la mèche! Ha! ha! ha!
ha!... Que je vous repose sur le sol de la paroisse, monsieur l'abbé!
Monsieur l'abbé, je vous souhaite le bonsoir!»

Le docteur ricanait encore en pénétrant dans sa bibliothèque, tandis que
la pluie au dehors tombait à torrents et que le bruit du tonnerre
faisait trembler les vitres. Le vacarme et le bruissement diluvien
s'accommodaient à sa pensée tumultueuse. Il semblait que tout s'entendît
pour sortir de la mièvrerie de Néans. Il eût aimé, pour le moment, voir
des montagnes écrasantes ou la mer en furie. C'était un soir de belle
vitalité.

Il s'assit à sa place accoutumée, où il passait une partie des nuits
parmi ses livres, ayant peu de sommeil. Et il envisagea sa situation.

Elle était pourvue d'un côté romanesque qui pouvait faire sourire; mais
par une autre face, elle se présentait comme un cas psycho-physiologique
d'une grande simplicité. Voici une jeune femme qui meurt d'inanition.
Toutes ses facultés, dans ce milieu inerte, vacillent comme de pauvres
petites flammes dans un air raréfié. L'indolence est telle que le désir
même d'un plaisir est devenu inespérable. Le mariage, il le sait, a été
pour elle une existence côte à côte avec un brave homme lourd qui a
laissé vierge toute sa féminité. Cependant elle est belle et, de toute
apparence, destinée aux secousses de la passion. Jamais elle n'a
tressailli. Une seule ressource extrême demeure: la possibilité
d'éveiller un amour. L'occasion s'offre. Le médecin doit-il même se
poser la question: «Que faire?»

Il se la posa, pour netteté de conscience, en face de l'inévitable buste
d'Hippocrate qui trônait au-dessus de la collection de la _Gazette des
Hôpitaux_, et d'une belle reproduction photographique de la _Victoire de
Samothrace_. Le petit abat-jour de la lampe à quinquet, par hasard posé
de travers, rejetait la lumière sur l'oeuvre incomparable, où
l'allégresse de tout un peuple enivré semblait avoir retenu son geste et
son tapage pour une attitude de pure beauté. Il laissait ses yeux errer
complaisamment sur la draperie souple et légère qui caressait en
l'exaltant la forme du torse ému et des jambes élancées. Quelque chose
d'enthousiasmant et de sage, de grandement viril et de contenu, de
discrètement joyeux, lui vint de cette noble forme qui, parmi l'ombre de
la pièce, lui semblait s'avancer. Sa première exubérance se calma: non,
non! plus d'abbé à bout de bras; pas d'éclat; pas de vain bruit. Mais le
désir ardent d'une belle oeuvre silencieuse lui tendit tous les muscles,
et l'orgueil lui en échauffa tout à coup les tempes. Au milieu d'une
grande platitude des gens et des choses, des petitesses sociales, des
mesquineries bourgeoises, accomplir une oeuvre selon la nature, joyeuse,
embaumée, lumineuse, tragique peut-être aussi, pourquoi pas? Tout est
fait de lumière et d'ombre. Voir cela s'épanouir comme la fleur d'un
églantier qu'on aime et qu'on arrose et émonde chaque matin. Oh! voir
quelque chose de souriant et de vivant grandir et tenir de vous un peu
de la sève qui gonfle! De la vie et des sourires de soi, hors de soi! Il
recevait de la Samothrace le contact qui féconde. Il n'aurait pas pu
désormais s'arrêter dans l'ascension de son idée: l'étrange force de
beauté et de vie du chef-d'oeuvre couvait, réalisait, animait déjà sa
conception.

Il ne s'aperçut qu'en enlevant ses yeux de l'image, de la poussée
extraordinaire et ordonnée qu'il en avait reçue, durant qu'il caressait
son projet, et il lui rejeta un coup d'oeil comme on fait à quelqu'un
dont un mot qu'on n'a pas remarqué tout d'abord, vous a déposé
subrepticement la raison d'agir.

«Beauté! fit-il, unique raison de Dieu!»

Fort de l'excellence de son oeuvre au point de vue naturel ou
philosophique, il la replaçait et en essayait l'effet, cependant, en un
cadre plus petit.

Donner un amant à cette jeune femme dont la pensée eût bondi à cette
seule idée! Car il ne s'agissait pas seulement de garder un rôle neutre,
de laisser aller les choses qui pourraient aller de travers. Septime
était un enfant et madame Durosay la femme la plus inexpérimentée du
monde. L'idylle pouvait se traîner en sentimentalités languissantes qui
n'atteindraient point le but voulu: la résurrection de la chair. Il
fallait que cette femme fût fouettée, remuée, bouleversée en tout son
être. «Pauvres petits médecins avec leurs douches et leurs pauvres
petits remèdes! se disait le docteur Grandier; quel traitement valut
jamais la caresse amoureuse?» Il s'agissait donc de s'emparer de ces
rudiments de tendresse encore informes qu'il avait surpris; et contre
les convenances et les lois, de les cultiver, de les diriger, de les
hâter vers la sorte d'épanouissement qu'il jugeait nécessaire. Des
multiples inconvénients moraux qui en pourraient résulter pour la jeune
femme, il fallait faire fi comme on écrase le foetus au ventre de la
mère pour que celle-ci soit sauve. Dans beaucoup d'alternatives, un des
termes doit être supprimé sans considération. On coupe un membre pour
garder la vie. Ainsi qu'il le disait quelquefois à l'abbé qui en
pâlissait d'indignation: «Mon cher abbé, un certain ordre moral vous
intéresse; moi, la vie; ma raison d'être est de sauver des corps, de
maintenir toutes les fonctions des corps et d'en dégager une belle
harmonie. Un ordre qui se satisfait de l'étiolement physique ne saurait
avoir de beauté, car il n'est ordre qu'en apparence: il méprise l'ordre
du monde qui est l'équilibre des deux éléments dont vous supprimez l'un.
Vous marchez à cloche-pied.--Mais vous, mon cher docteur, lui eût dit
l'abbé, avec votre goût physique, ne me semblez pas, pour le moment,
plus d'aplomb, un pied vaut l'autre...--Pardon! je vais au plus pressé;
le cas est urgent; il s'agit de vie ou de mort. Je détruis votre petit
ordre moral, qui était mortel; c'est un sacrifice provisoire; de la
vitalité que je veux, un autre sortira, quelque autre, je ne sais...
nous verrons bien: mais vivons, saprebleu! vivons d'abord!»

Un sentiment de délicatesse l'empêchait presque d'envisager le cas de
M. Durosay. Il vit deux ou trois fois repasser sa figure rasée de gros
homme apoplectique; il l'aperçut dégustant ses vins et ses liqueurs, le
pied fin du verre à bordeaux entre le pouce et l'index, gras, obèses
entre les phalanges, ou le petit verre enfoui dans le creux de la main
énorme et rougeaude, la langue claquant sur le palais. Il avait les
cheveux plats et luisants, séparés par une raie: telles deux pièces de
satinette posées et collées sur le crâne. Il avait deux soucis: sa cave
et ses melons. Pour le reste, il était bonhomme. Il trouvait sa femme
fort jolie; il aimait qu'on lui fît entendre que tout le monde était de
son avis. Quand il surprenait, en passant à son bras: «La belle madame
Durosay!» il pensait avoir fait assez pour le nom de ses pères en
l'accolant à la gloriole de cet ornement féminin, et assez fait pour sa
femme en lui donnant son nom. Il ne soupçonnait pas qu'elle eût pu être
belle, ni complète si elle s'était appelée autrement que Durosay. Quant
à l'amour, il le concevait une facétie libertine, un petit dévergondage
malpropre, quelque chose qui s'exécute avec les bonnes quand on est tout
jeunet, et avec des personnes _ad hoc_ quand on est un débauché; qui
conduit au désordre et qui ruine la santé. Le mot seul lui mettait à
l'oeil une pointe d'égrillardise, et prononcé devant sa femme, le gênait
comme une inconvenance. Il traduisait ainsi le respect qu'il avait pour
elle. De respect, il la comblait véritablement.

«Délicatesse? se dit Grandier qui n'avait pu s'empêcher de considérer
cette physionomie, qu'il allait falloir blesser par les exigences du
traitement. Délicatesse? Mais je suis puéril comme un enfant morveux; je
raisonne comme mademoiselle Hubertine la Hotte et j'ai l'esprit du
sacristain Lespingrelet! Ah! Samothrace! ô beauté! Je reculerais à
entamer la suffisance et la paix de cet être ignorant de son rôle
d'homme et qui commet chaque jour impunément, sous la protection des
lois et de l'assentiment de ses concitoyens, un crime immonde:
l'assassinat à petits coups de la femme, en sa femme.

»Oui! Oui! s'affirma le docteur en frappant du poing sur la table; ils
sont tous des criminels avec leurs façons de s'arroger la propriété
d'une femme et de ne pas lui donner l'amour; elle y a droit comme à
l'air respirable, comme à la lumière, comme au soutien de la force mâle!
Et c'est par égard pour cette petite convention répugnante que je me
laisserais arrêter dans ma besogne de vie! Mais je m'associais, nous
sommes tous associés à cette vilenie! Pouah!

»L'amitié: c'est un mot gonflé et c'est pourquoi, si aisément, il crève.
Amis par habitude, par un verre de cognac pris en commun, par le mélange
coutumier de la fumée des pipes! Et l'on s'étonne que pour un mot qui
exprime une idée, quelquefois tout cela se détraque; mais c'est que le
mot est plus fort que tout cela. Je ne trahis rien de respectable:
j'accomplis une oeuvre plus importante que la culture de cette plante
commune. Je vais à l'essentiel. Même, je ne trahis rien, car il n'entre
pas dans les conventions tacites d'un pacte amical, si médiocres qu'en
soient les bases, de se faire le serviteur dévoué des bassesses
réciproques. Puisque ami il y a, je rétablis l'ordre dans la maison de
mon ami qui ne sait pas le faire lui-même.

»Septime?... dix-sept ans... langueurs significatives... la sève, la
jeune sève qui monte... Eh! Eh! je ne le plains pas!»

Grandier se leva, parcourut la salle de la bibliothèque à grands pas,
les mains dans ses poches, qu'il en retirait de temps en temps pour se
les frotter nerveusement, souriant, la tête rejetée en arrière où
tremblaient ses cheveux gris épais. La fenêtre était fermée et les
volets rabattus; il ouvrit tout. Une fraîcheur pénétra, souleva
l'atmosphère lourde de la pièce. L'orage s'éloignait; des arbres du
jardin, de larges gouttelettes tombaient en petits bruits espacés et les
feuilles humides luisaient à la lueur des derniers éclairs. Il respira,
s'accouda à la fenêtre. Et là, il combina, avec une méthode, une
précision minutieuses, au milieu du sommeil de Néans, son plan généreux
de séduction et d'adultère.




IX


Lespingrelet fit danser la «demoiselle» trois jours durant, sur la
pelouse aux pivoines, en face de la petite maison bourgeoise des
Veulottes. Le sacristain était autorisé à joindre à ses fonctions
augustes ces travaux profanes, pourvu qu'il fût de retour à Néans pour
sonner l'Angelus; encore sa femme s'en chargeait-elle, ainsi que de
tinter un glas inopiné, toutes les fois qu'elle n'était pas en couches.
Nul ne s'entendait, comme ce petit bout d'homme, à disposer un massif de
fleurs, à lui donner la forme de l'ovale traditionnel, ou les courbures
et sinuosités congruentes à la disposition des allées, à la
configuration générale du parterre. Avait-il pris au service des autels
ce goût à distribuer les fleurs ainsi qu'en général tout motif
d'ornement? Toujours est-il qu'il y valait les jardiniers les plus
renommés et même, depuis un voyage qu'il avait fait au Jardin botanique
de Saumur pour les serres de M. le baron de Roquencourt, il savait, par
le moyen de plantes grasses ou de floraisons un peu touffues, inscrire
dans une corbeille, en beaux caractères, soit le nom du propriétaire,
soit quelque devise de choix judicieux. Il en inscrivait même en latin,
ce dont il tirait vanité, et ce qui lui était arrivé pour le jardin du
presbytère où toute la paroisse s'était rendue pour déchiffrer un
_Magnificat anima mea Dominum_, en eupatoires, que l'on pouvait lire du
pont en passant l'eau, du moins ceux qui avaient de bons yeux. Il était
le jardinier ordinaire de M. Durosay.

Cinq cents mètres avant la grille des Veulottes, le petit tape-cul du
docteur Grandier qui allait devant la voiture Durosay, ayant dû
s'arrêter pour un léger accident aux rênes, on entendit les coups sourds
du marteau-pilon surnommé «demoiselle», et l'on s'apprêta à rire à cause
du singulier accouplement que devait faire le sacristain au corps
d'araignée avec cet instrument lourdaud affublé d'un nom galant.

La Grand'Jeannette et les garçons de ferme qui se relevaient de la
sieste quand les voitures arrivèrent, entouraient justement Lespingrelet
de facéties. Lespingrelet étant de la ville ne dormait pas à midi. Quand
donc est-ce qu'il dormait? À coup sûr pas la nuit: on comptait sa
progéniture; on en oubliait toujours; il avait huit enfants vivants et
cinq morts. Il avait vraiment la main heureuse, il ne ratait pas une
bouture. L'aurait-on cru à le voir? On pouvait dire de lui comme du bon
Dieu, qu'il faisait quelque chose avec rien. Il augmentait tout ce qu'il
touchait. Madame Lespingrelet n'était donc point jalouse de la
«demoiselle»? Quelques-uns la trouvaient plus grosse qu'hier.

Outre cela, il était d'église.

Sa force consistait à répondre aux quolibets par des mots latins qu'il
savait, sans en comprendre le sens. L'effet était infaillible; on se
retirait en disant: «Tout de même, est-il spirituel!»

La porte grillée des Veulottes donnait sur une de ces belles allées de
tilleuls, parfaitement droites et qui datent du siècle dernier. Le
bruit des voitures attirait les chiens que l'on trouvait là tout debout,
le museau passé entre les barreaux de fer. Ils aboyaient, sautaient,
faisaient des bonds formidables autour de la voiture. Madame Durosay
cachait ses mains, car cette exubérance lui faisait peur. «Tout beau!
tout beau!» leur adressait M. Durosay avec un geste d'apaisement; et, se
tournant vers Septime: «Voilà! jeune homme! il faut devenir agile et
vigoureux comme ces petites bébêtes-là! Ah! dame, ah! dame! il faut se
secouer! du jarret! du biceps, sacrebleu!»

Septime souriait comme on le fait aux paroles des gens qui vous
entretiennent de quelque chose qui ne vous intéresse pas du tout; il
s'essayait, en lui-même, à s'imaginer combien il serait gentil s'il
sautait et gambadait comme ces chiens. À la descente de voiture, il
fallut, bon gré, mal gré, essuyer le choc de leurs embrassements. Ils
s'élançaient et vous venaient heurter la poitrine de leurs pattes
tendues, puis se laissaient retomber en vous éraflant de leurs griffes,
tout le long du gilet et du pantalon. Madame Durosay eut sa robe
déchirée. Septime, qui venait pour la première fois aux Veulottes, fut
aspiré, reniflé sur toutes les coutures.

--Les belles bêtes, hein! gare aux perdreaux, en septembre!... As-tu
remarqué, Bellotte, la petite tache que ce fox a sur le front!...

--Monsieur Septime, disait madame Durosay, vous allez voir une maison
bien abandonnée et en grand désordre.

La Grand'Jeannette s'avançait. Elle avait le corps bâti comme une vierge
de Cimabuë et d'une longueur désespérante. Son caillon blanc laissait
flotter, tout en haut, de petites ailes ratatinées. La peau de sa figure
et de son cou était crevassée comme un cratère, et de hauts reliefs s'y
détachaient, sortes de croûtes dorées qui semblaient transparentes comme
du sucre d'orge. Elle avait des yeux noirs et doux tout environnés de
duvet. Mais quand Septime vit sa bouche, il se détourna.

Elle expliquait, après mille salutations, que «la petite amusette» ne
serait pas prête pour aujourd'hui, au dire de Lespingrelet qui avait
pourtant «bien dansé, bien dansé», mais rapport à ce que la pelouse
était «fourragée» de trous de taupes. Fallait-il donc se donner du mal
et avaler des bouteilles de vin blanc pour jouer à «c'te partie-là»!

On apercevait, entre deux noisetiers, Lespingrelet et son pilon. Il se
remuait si fort que l'on ne savait lequel des deux soulevait l'autre.

Personne ne parut éprouver de chagrin violent que la partie fût remise.
Il faisait une grande chaleur. Madame Durosay avait hâte déjà d'aller
s'étendre et elle s'engageait sous la petite allée couverte, qui
contournait les communs, sous des massifs de lilas, jusqu'au perron de
la maison bourgeoise. Ces messieurs la suivirent, sauf le notaire qui
avait toujours mille recommandations à faire; mille doléances à recevoir
de la métayère.

Une odeur toute particulière en même temps qu'une grande fraîcheur les
enveloppa, les pénétra, en ouvrant les hauts volets blancs de la
porte-fenêtre qui donnait accès dans le vestibule. On n'ouvrait jamais
dans la journée pour éviter la chaleur. Ils furent là dedans
complètement aveuglés, ayant refermé aussitôt derrière eux, et Septime
heurta même le bras de madame Durosay, recouvert seulement d'une
chemisette de percaline. Il en perdit toute contenance, mais l'obscurité
sauva tout. La jeune femme gagna la causeuse et ces messieurs remuèrent
des chaises; peu à peu on se reconnut. On s'épongeait le front et le
visage et l'on ne trouvait rien à dire hormis la pesanteur de la
température et l'énumération des différentes sortes de rafraîchissements
que d'ailleurs on n'avait point. On décida d'aller manger des cerises
dans l'arbre dès que le soleil serait un peu tombé.

Le vestibule était tapissé d'un papier à fond blanc parsemé de
corbeilles et de guirlandes de roses: les meubles y étaient couverts de
housses blanches; il y avait aux murs, accrochés, une gourde de chasse,
des fouets, une lithographie de Napoléon III et une de l'impératrice
Eugénie, entre des têtes de cerf. Septime vit réapparaître la jeune
femme, dans la pénombre, au milieu de ce décor qu'il jugea charmant et
tel qu'on n'en peut point trouver de meilleur à la campagne. Il se
sentit si aise physiquement, dans cet intérieur frais, qu'il s'enhardit
à parler et il fit remarquer l'odeur des pièces partout si différente,
qui tenait souvent on ne savait trop à quoi et qu'il percevait si fort
que, tout petit, on s'amusait à lui bander les yeux et à le promener par
toute la maison pour lui faire dire où il se trouvait; il se trompait
rarement. Madame Durosay n'avait jamais prêté attention à cela; pourtant
elle avait beaucoup de goût pour les parfums.

--Il faut sentir, dit le docteur; on s'y devrait exercer comme à
l'agilité des membres, car les odeurs sont un langage varié par quoi la
nature nous parle et nous pénètre aussi bien que les tons et les
nuances, ou les belles combinaisons des sons.

Il avait déjà prescrit des parfums à l'usage de madame Durosay, comme il
eût fait des potions. Il les étudiait sur elle, et il voulait qu'elle
s'imprégnât de celui qui lui serait agréable. Il fut enchanté de cette
disposition naturelle chez Septime. Il voulut que la jeune femme lui
donnât à sentir son mouchoir, en manière de divertissement, dit-il, et
pour voir s'il reconnaîtrait l'essence. Son intention allait au delà.
Septime s'approcha et se baissa vers la main qui tenait le mouchoir.
Mais il fut si troublé qu'il ne savait plus tout d'un coup ce qu'il
faisait là, et il aspirait, préoccupé de l'approche des doigts qu'il
sentait près de sa bouche, en lui effleurant la joue; et il s'en
retournait brusquement à sa place sans rien dire.

--Eh bien, qu'est-ce que c'est, monsieur Septime?

--Ah!... c'est vrai, c'est... c'est... est-ce que ce n'est pas «la
maréchale»?

C'était justement de la maréchale. On lui fit compliment avec force
petits sous-entendus malins qui l'embarrassèrent.

--Mon Dieu, fit-il, je tiens cela tout simplement de papa qui a chez lui
tous les parfums, non pour lui, car il n'en sent aucun; mais qui s'amuse
à en changer à chaque session du conseil général pour faire parler ces
messieurs.

Madame Durosay sourit. Le docteur trouva M. de Jallais, le père, plein
d'esprit et dit que Septime le vaudrait assurément. Il parla de toutes
les qualités qu'il croyait attachées à cette faculté du développement
olfactif. Les artistes d'abord avaient tous un excellent nez; quant aux
grands esprits, d'où venait donc l'expression populaire «avoir du nez»,
qui n'était pas si bête? On alla jusqu'à défendre les nobles dimensions
de l'organe. Montesquieu qui était un philosophe et un écrivain
admirable avait un grand nez, et Diderot, et combien d'autres; que dire
de M. de Prébendes qui n'était retenu que par le dogme, mais possédait
la plus subtile intelligence?

On en vint graduellement à parler des nez présents. Le docteur plaisanta
avec aisance du sien qui était gros et rond et ressemblait, disait-il, à
une pomme cuite qu'il aurait reçue par le beau milieu de la figure.

Madame Durosay et Septime l'avaient assez bien fait; mais rien n'est
plus désagréable à certaines personnes que d'écouter parler même
avantageusement de leur physique. Septime ne pouvait entendre un mot de
cette sorte touchant sa physionomie ou sa taille sans rougir, et il
excellait à trouver subitement une occupation qui l'éloignât ou
détournât la conversation. Il s'aperçut que le mouchoir de madame
Durosay était tombé à terre, et se précipita; le docteur aussi se
précipita; Septime glissa, faillit s'étaler, mais, par le bond même,
atteignit l'objet le premier et le tendit à la jeune femme. On rit. Une
certaine familiarité naissait.

Malheureusement madame Durosay ne pouvait se retenir de se laisser aller
au sommeil et on s'aperçut qu'elle s'endormait. C'est ainsi que les
choses distrayantes et les conversations l'effleuraient à peine; dans
l'instant que l'on croyait l'avoir saisie, elle vous passait entre les
mains.

Sur le fond clair de la causeuse, et parmi les guirlandes de roses qui
couraient aux murs, en sa chemisette de percaline et sa robe simple
faite d'une cotonnade à gros carreaux rouges, comme des rideaux
rustiques, elle formait un tableau joli et délicat. Le sommeil la
pâlissait un peu, et ses cheveux noirs ondulés se boursouflaient en
désordre jusqu'à presque couvrir les croissants d'ombre que dessinaient
ses cils longs.

Grandier et Septime demeurèrent là quelques instants. On entendait au
dehors, dans la chaleur, le bourdonnement des abeilles sur les massifs
d'héliotropes, de dahlias et de pivoines, et, dans l'éventail clair qui
s'ouvrait au plafond du point de jointure de la porte-fenêtre jusqu'au
fond de la pièce, quand quelqu'un passait à pas lourds, un grand rayon
d'ombre oscillait lentement. Le pilon s'était arrêté. Lespingrelet
causait avec M. Durosay et les voix semblaient très lointaines. L'idée
quasi inconsciente de la vibration lumineuse et brûlante du dehors, et
l'opposition de cette ombre silencieuse et fraîche avaient un charme
qu'ils recevaient et goûtaient l'un et l'autre à leur manière. Le
docteur vit que Septime regardait la jeune femme ensommeillée et il dit:

--C'est la Belle au bois dormant...

Et Septime en souriant sentit que ses joues s'empourpraient. Grandier
était heureux et plein d'espoir.

--Mon petit ami, dit-il en entraînant le jeune homme au dehors, il y a,
n'est-ce pas, dans la vie, des moments trop délicieux. Monsieur l'abbé
ne vous l'avouerait pas et c'est un tort puisque vous l'éprouvez; un
précepteur ne doit sembler ignorer rien de ce qui peut passer par la
tête ou les sens de son élève. Je ne crains pas de vous en parler, et
non pour vous dire de les fuir, ce qui serait tout à fait gauche, car
ils ornent votre sensibilité; mais pour vous apprendre à les savoir
mesurer, à en profiter sans en être affaibli. J'aurais pu vous laisser
dans cette ombre et devant d'aimables images; ainsi votre rêve se fût
étiré en longueur sans s'augmenter en quoi que ce soit, et je préfère
vous emmener vous mouvoir au soleil. Ne fuyez pas les moments ni les
choses qui vous délectent, mais aussitôt charmé, souvenez-vous que vous
avez quelque chose à faire, et allez à votre action qui sera tout
imprégnée de votre belle minute de songe. Que votre rêve ne soit jamais
inerte; c'est un bouquet de fleurs que vous prenez en partant et que
vous respirez en vous livrant à vos petites affaires. Voici les
raquettes et les balles, nous allons ôter nos paletots et d'un bout à
l'autre de la pelouse, nous ferons décrire à nos énergies de belles
trajectoires par-dessus les têtes de notre cher hôte et de monsieur
Lespingrelet.

«Voilà, pensa Septime, un homme qui me plaît, car il vous dit des choses
graves tout en ayant l'air de se moquer du ton pédant qu'on est obligé
de prendre en ces matières, et il vous mène en chemin ouvert.»

Il avait jusqu'alors peu fréquenté le docteur, l'abbé ayant une sainte
terreur de cet esprit impudique, irrespectueux et légèrement gouailleur
qu'il jugeait de relations malsaines. Ce n'était que sur les instances
réitérées de M. de Jallais le père qui voulait que son fils «eût du
monde», qu'il s'était décidé à le laisser fréquenter chez madame
Durosay, la femme, certes, qui pût lui donner les meilleures façons.

D'un coup, le docteur s'emparait de l'esprit du jeune homme par la
clairvoyance qu'il avait de ses sensations les plus confuses, et il le
lançait habilement dans la voie de la sensualité voluptueuse mais
active, il le modelait d'un tour de pouce, en un objet de séduction
tendre et émue, mais efficace; car il en voulait faire un amoureux dont
le platonisme--inévitable, étant donné l'âge du héros, et les
circonstances--ne serait qu'une qualité surajoutée à la folle ardeur
juvénile. «Donc, se disait-il, me voici passé précepteur d'amour!» Et il
ne songeait nullement à en sourire, comme l'eussent fait infailliblement
beaucoup de personnes sottes.

Ces messieurs se mirent en bras de chemise et s'appliquèrent à lancer la
balle à des hauteurs ou à des distances prodigieuses que Grandier
atteignait par sa force, et Septime par cette adresse naturelle que l'on
remarque souvent aux créatures destinées à l'amour. Le docteur prit un
grand plaisir à le regarder s'animer et gagner de la grâce en ses
mouvements. Il se demandait comment il n'avait pas connu plus tôt la
précieuse nature de cet enfant.

Il y a des prédestinés; on sent très bien des hommes qui ne seront
jamais aimés, et ceux qui le doivent être en ont des marques
indéfinissables qu'un certain sens découvre, même d'homme à homme.
Septime n'avait pas de beauté; mais il avait dans la tournure, le geste
et le regard, ce charme spécial et discret qui peut passer inaperçu,
mais, ici ou là, un beau jour, inopinément frappe à coups sûrs et
profonds. Grandier avait remarqué en outre l'étrange et fort pouvoir des
hommes qui manquent d'expansion et semblent s'enrichir et s'orner de
tout ce qu'ils ne dépensent pas au dehors. L'instinct de curiosité des
femmes va plus droit à ce léger mystère et il y est plus fortement
retenu qu'aux qualités brillantes dont on a sitôt fait le tour. Il
regardait le jeune homme s'échauffer et il s'enthousiasmait à mesure que
se mêlaient et s'harmonisaient en cette jeunesse animée, tant de signes
favorables à ses propres projets.

Le teint trop pâle de Septime se rosait; de minces filets bleus lui
avivaient les tempes et sa chemise large ouverte montrait son cou
gonflé. Il y avait plaisir à voir, sous le soleil, le désordre de ses
cheveux dorés couronner cette fraîche adolescence. Grandier adorait
l'heure que vivait cet enfant. La notion de la beauté, pensait-il, vient
de naître en lui; inconsciemment, tout son être s'y conforme;
l'allégresse actuelle de ses membres est un des rites du culte qu'il lui
voue; il éprouve le besoin de ne plus se contenir parce qu'il l'a
entrevue; en cet instant, quelqu'un saisit la vie... Grandier, qui
s'exaltait aisément à tout signe de vitalité, continuait, non sans
quelque emphase, la série de ses réflexions. Il aperçut que madame
Durosay était venue et, respirant des fleurs de verveine, regardait,
elle aussi, Septime égaré dans son ardeur. Lespingrelet se remit à
danser et l'on alla s'asseoir à l'ombre et s'égayer à voir le pas du
sacristain.

--Monsieur Septime, vous avez très chaud; vous allez prendre mal, dit
madame Durosay, quand elle aperçut les perlettes de sueur au front du
jeune homme, et elle s'apprêtait, de ce geste maternel, à lui plonger un
doigt dans le dos par le col de la chemise. Quelque chose l'arrêta
qu'elle ne sembla pas comprendre elle-même, mais qui lui brisa net le
mouvement commencé, et elle en ressentit un imperceptible embarras. Les
yeux de Septime, qu'il leva sur elle en cet instant, en furent
peut-être la cause. Quoiqu'ils ne pussent assurément rien exprimer de
précis, étant lourds au contraire d'une sentimentalité sensuelle,
timide, inavouée, leur richesse profonde, inaffleurante encore,
peut-être atteignait-elle justement l'instinct de la femme plus
vivement que n'eût fait une parole claire. Elle n'osa même pas lui dire
de boutonner son col. Il passa sa veste et, appuyé sur un coude, il
regardait, essoufflé un peu, le bout pointu du petit soulier de madame
Durosay étendue, trois doigts de bas noir sur le cou-de-pied et le bord
de la robe à carreaux rouges qui le venaient frôler en un balancement
léger.

M. Durosay grommelait que cette pelouse ne fût pas apprêtée; il
n'admettait pas qu'étant venus pour une chose, on ne l'accomplît pas, ce
qui pourtant arrive communément, et ne pouvant faire mieux pour cette
partie de tennis, il la regrettait en des paroles pleines d'amertume. Il
parla de changer Lespingrelet. On se récria. Au fond, cet homme à
famille pullulante, malgré la vertu qu'il avait au point de vue de
l'économie sociale, lui donnait parfois comme des nausées. On défendit
Lespingrelet qui trépignait pour le moment d'une façon très distrayante.

En des minutes de silence, on voyait l'ombre des arbres s'allonger sur
la pelouse, et une sorte d'atmosphère complaisante et attendrie,
envelopper toutes choses, la chaleur tombée. Le bourdonnement des
abeilles et des mouches s'était tu; d'autres petites bêtes grésillaient
dans les herbes et les oiseaux se couchaient en grande chamaillerie.
Septime perdait toutes les paroles prononcées pour suivre sans beaucoup
de pensées le lent allongement de l'ombre qui, avec l'idée d'une chose
très chère et proche, il ne savait comment, le comblaient d'un bien-être
infini. Il ne souhaitait rien de plus, en vérité, que de regarder
perpétuellement grandir cette ombre et être perpétuellement certain que
la chère chose était là. Et puis, ne pas parler, grand Dieu! avoir le
droit de ne pas parler, un de ces droits de l'homme auxquels la société
n'a pas songé. Quand l'ombre fut au bout de la prairie, Lespingrelet
s'en alla avec sa «demoiselle»; tous les oiseaux étaient casés, et la
paix des champs endormis vint s'ajouter à la douceur de l'heure.

Septime s'aperçut tout à coup que ces messieurs s'en étaient allés et
qu'il restait seul avec madame Durosay qui achevait, silencieuse, un
ouvrage au crochet. Il eut une peur terrible et se leva d'un bond. Elle
n'eut pas le temps de lui dire: «Monsieur Septime, qu'avez-vous donc?»
Il avait déjà découvert qu'elle avait besoin d'une pelote de laine et
lui-même avait laissé un mouchoir dans la poche de son pardessus. Il ne
pouvait pas encore supporter d'être seul avec elle. Une terreur
enfantine, un excessif amour-propre: la crainte ou de rester sans rien
dire ou de parler gauchement, ou de dire, d'un coup, plus qu'il ne
voulait ou ne pouvait dire, l'affolait; et, déjà, il courait vers la
maison, maudissant à part lui sa sottise; et il se serait battu, pour
manquer ainsi une occasion délicieuse. Mais il était à cet âge tendre de
la vie, et à cette heure délicate de la passion, où les prémices seules
peuvent être goûtées, tout ce qui va plus avant causant une commotion
intolérable.

Cependant, comme il ne pouvait indéfiniment chercher cette pelote de
laine, dont madame Durosay affirmait qu'elle n'avait pas besoin, ni ce
mouchoir dans la poche du pardessus, il revint, et eut lieu bientôt
d'observer que les hasards, qui sont mutins en certaines occasions, le
sont parfois avec acharnement.

M. Durosay était de retour près de sa femme et annonçait que le docteur
venant d'être appelé en consultation dans une ferme, le dîner en serait
retardé; il fit remarquer bénévolement à Septime qu'il manquait de
galanterie à laisser ainsi madame Durosay qui était peureuse dès le
crépuscule. Le propos mit Septime mal à l'aise. Enfin, le notaire
proposa d'aller en attendant faire un tour jusqu'au potager. Madame
Durosay dit qu'elle n'aurait jamais la force.

--Offrez donc votre bras à madame Durosay, jeune homme, prononça le
notaire; moi, je la soutiens de la droite comme il convient à l'époux;
et allons, si le jour le permet, compter nos melons et nos poires.

En passant par des allées obstruées par des arbustes, on marcha sur de
fines branches sèches qui craquaient et l'on dérangea des oiseaux qui
voletèrent quasi sans bruit; madame Durosay poussait de petits cris. Sur
un pont de bois qui enjambait un ruisseau, le choc sonore et sourd de
leurs pas, la fit encore tressaillir: elle craignait surtout d'aller du
côté de l'étang qui est trop triste, le soir; la moindre de ces petites
choses lui coupait bras et jambes. «Bébête, bébête!» faisait M. Durosay,
et il narrait des occasions critiques de sa vie où il n'avait pas
tremblé.

On retrouva Lespingrelet flanqué de deux arrosoirs gros comme lui et
inondant des plants de radis, de laitues, de petits pois et de
choux-fleurs.

Il eut encore à parler à M. Durosay, qui, d'ailleurs, voulait voir des
graines provenant de chez Vilmorin; on les aperçut bientôt l'un et
l'autre à la porte d'une resserre aux grenages et aux outils, se
soufflant dans les mains en creux où la semence éprouvée demeurait
stable comme un sable lourd ou s'éparpillait voltigeante, pareille à une
nuée de moucherons.

Septime gardait le bras de madame Durosay. Ils étaient dans une allée
large et droite bordée de lavandes qui sentaient fort. Quand ils eurent
fini de dire: «Voyez, ils se soufflent dans les mains à la porte de la
resserre», l'allée de lavandes, large et droite, parut tout à coup à
Septime immense, indéfinie, et telle qu'il serait épuisé sans doute
avant d'en atteindre l'extrémité. Il eut chaud subitement. Une
demi-obscurité enveloppait le jardin; il distingua les moindres bruits:
la porte de la grille d'entrée à l'autre bout de l'enclos, que
quelqu'un ouvrit et ferma, un chat qui rôdait parmi les massifs, et,
très loin, le clic-clac d'une charrette sur un mauvais chemin et qui
l'impatientait d'aller si péniblement, si lentement. Il se creusait la
tête pour dire quelque chose de pas trop banal à la jeune femme dont la
tiédeur à son bras le rendait stupide et muet. Il se roidissait, se
voulait pincer au sang, fouetter. L'idée poignante que c'était là un
moment unique dont son bonheur à venir pouvait dépendre, qu'il fallait
qu'à cette minute il lui plût ou fût par elle définitivement jugé nul,
le paralysait. Il ne s'imaginait point pouvoir survivre à une épreuve
malheureuse de cette sorte. Et le temps coulait. Il ne disait rien.

Ils avançaient dans cette allée interminable bordée de lavandes. Au
delà, il y avait des poiriers symétriquement plantés, et il se sentit la
tentation de les compter; c'était une besogne qui s'imposait comme étant
la plus sotte possible. Mesurer aussi l'intervalle des clic-clac de la
charrette par rapport aux battements de son pouls qu'il percevait. Puis,
l'embrouillement de mille idées, baroques, heurtées, confuses, troubles
à ne pas en pêcher une décente; et il ouvrait de grands yeux égarés sur
la large allée droite, qui n'en finissait pas et se perdait dans
l'ombre.

Le docteur fut tout à coup près d'eux, émergeant de la nuit. Septime, au
lieu de bénir sa venue comme celle d'un sauveur, en éprouva un désespoir
si violent que ses jambes vacillèrent et il se penchait vers la haute
bordure de lavande et en arrachait des brins durs et résistants, se
préparant une excuse, un prétexte quelconque, s'il venait à tomber,
comme il le redouta. Les personnes douées d'un fort amour-propre et, en
même temps, d'une grande sensibilité, ne s'étonneront pas de cette
complexité et de ces infinies prévoyances à la minute du plus violent
trouble. L'arrivée du docteur clôturait pour le pauvre enfant la période
qu'il s'était donnée comme essentielle et dont il ne devait sortir que
bienheureux ou condamné. Et il n'avait pas ouvert la bouche; elle, sans
doute, avait attendu qu'il eût la politesse de le faire et était
demeurée muette. Ah! s'il se fût agi d'être poli, comme aisément il s'en
fût tiré! Mais il avait eu cette envie soudaine, pressée, ardente et
irrésistible de plaire, de plaire d'un coup, d'être certain tout de
suite qu'on a plu, envie terrible que beaucoup de jeunes âmes
passionnées et sans expérience ont connue, et par quoi, souvent, elles
furent empoisonnées. Peu à peu, il lâchait le bras de madame Durosay; il
se disait: «Quand je ne la sentirai plus, je m'enfuirai ou je tomberai
là; et si je ne meurs pas du coup, ce sera ce soir, je sais bien, dans
l'eau, là, pas loin....» Et comme il se représentait la vilaine eau de
l'étang aperçue tout à l'heure, où les feuilles de nénuphars formaient
de larges plaques obscures, de vraies fleurs de désespérés, il sentit
que doucement la jeune femme, elle-même, reprenait son bras et lui
donnait à nouveau sa pression tiède et légère, et elle dit:

--Mais non, monsieur Septime, vous donnez très bien le bras, ne vous en
allez donc pas; j'aime me promener avec vous....

Il crut qu'elle lui parlait d'au delà de la mort; il eut envie de
pleurer; s'il avait voulu prononcer une parole, elle se fût étranglée
dans sa gorge. Un extraordinaire besoin de tendresse lui souleva la
poitrine, le suffoqua. Le docteur heureusement parlait.
L'écoutait-elle? Quelle était, à elle, à cette heure, sa pensée? La nuit
était partout répandue, et, pour les âmes émues, modifiait la figure des
choses.




X


Revenant le soir des Veulottes, en son petit tape-cul, Esculape résolut
de mettre le feu aux poudres.

Il laissa passer devant la voiture Durosay, qui contenait Septime entre
Monsieur et Madame, parmi des couvertures et des châles, et chatouillant
du bout du fouet la bonne vieille Rossinante au cou, il regardait les
oscillations de la capote du cabriolet que balançaient les ornières et
les cailloux du chemin communal. Dans cette capote, il y avait les
éléments de son oeuvre, qui, pour le moment, mijotaient. Il penchait la
tête un peu sur le côté et ne détachait pas ses yeux de cette chose
oscillante, ainsi qu'il vous arrive pour un objet chéri. Qui donc eut
jamais un quart d'heure pareil à celui qu'il passait? Peut-être quelques
utopistes ou hommes de génie, parmi ses confrères, qui crurent tenir ou
tinrent un remède neuf et paradoxal alors qu'ils s'en venaient de
l'administrer secrètement et supputaient avec un peu d'angoisse et
beaucoup de minutie les petits progrès ou les défaillances, les
imperceptibles résultats ou les effets contradictoires, les chances
enfin de succès ou le probable fiasco accablant. Rossinante trottait
d'une allure monotone et sûre de bête avancée qui sait, depuis beau
temps, que tout chemin mène à l'écurie.

Déjà, il pensait au mémoire, joliment tourné, ma foi! qu'il adresserait
peut-être de sa cure étrange à l'Académie; aux chuchotements de ces
messieurs graves sitôt brisé le cachet de la communication leur
provenant de la petite ville de Néans, en province; à leurs manières si
distinguées, si discrètes de discerner d'un coup la farce d'un plaisant,
de n'en être nullement choqués, et le soir, en ville, par manière de
divertissement, d'en causer à table. Le petit reporter, qui est toujours
là, se saisissait de l'aventure et c'était, dès le lendemain, des gorges
chaudes en première page, une popularité de bouffon assurée au docteur
rabelaisien nommé Grandier, de province. Car tout ce qui touche à la vie
libre et franche, amoureuse et saine, en France, est rabelaisien; tout
ce qui est rabelaisien fleure l'obscénité; seul Rabelais est inconnu.

Esculape haussait les épaules tout en souriant et sautant sur les semis
de cailloux de la route de Néans. Cependant il éprouvait l'amertume
légère que ressentirent tous les obscurs qui dévièrent du chemin commun;
l'instant de faiblesse en face de l'opinion qui va se mettre contre, et
le curieux vertige de la solitude de pensée. La capote allait se
dandinant avec mollesse sur les ressorts excellents, image de la bonne
vie confortable et garantie contre les heurts par tout ce que la
prévoyance humaine inventa d'assurances.

Le long ruban de la route se déroula sous la lune, qu'un nuage
découvrait; du même coup, les étoiles apparurent dans le beau ciel
d'été, et les grandes plaines moissonnées où les blés étaient couchés en
gerbes. Une odeur de force, d'énergie calme, de soumission directe aux
ordres les plus hauts, émanait de toute cette nuit et de toute cette
terre aux fruits mûrs cueillis. Si le fermier n'ensemençait pas cette
terre, il faudrait remplacer le fermier; et si cette terre se refusait à
pousser des fruits, qui hésiterait à faire la dépense qui la rendra
féconde? «Il faut agir! il faut aimer! continuait le docteur, quasi tout
haut, achevant une série de pensées; il faut que le coeur jeune reçoive
un afflux excessif, et palpite comme s'il allait se rompre, pour garder
l'impulsion jusqu'à l'extrême vieillesse. Il faut que la chair
tressaille jusqu'à être harassée, pour ne pas garder cet aspect fadasse
et misérable de toute chose demeurée à l'écart de son destin, de la
terre non retournée par le soc, de la joue où le sang n'a pas afflué un
jour sous la morsure d'un baiser. L'inertie est le seul mal.

»Tout doit se mouvoir et courir et bondir.... Ah! qu'ils me donnent,
hors l'amour, le stimulant qui peut recréer une vie à nos pauvres
femmes inertes, ramener un rire, un désir, un caprice, un vice même! aux
dames de Néans!....»

Grandier, ragaillardi, chatouillait de la mèche du fouet Rossinante. La
route était devenue belle et plane; les voitures filaient au grand trot.
Comme M. Durosay était trop enclin à ménager sa bête, aussitôt que le
train semblait se ralentir, Esculape, par derrière, élevait la mèche, la
faisait claquer vulgairement à la façon des charretiers et le cabriolet
s'ébranlait de nouveau, et l'on y entendait de légers rires et des
exclamations: «Ce diable d'Esculape! Ah! ce docteur! Ah! ce docteur! Ah!
ce monsieur Grandier!....»

Esculape, peu à peu, prenait un goût nouveau à cette poursuite de la
précieuse capote sur la belle route et sous la nuit. Il lui semblait
qu'elle était une boule et qu'il la tenait à la main; et il la lançait
de toute la vigueur de ses muscles, sur la longue piste, vers son but.
«Clic! clac! clic! clac! en avant, capote bondissante! clic! clac!
avez-vous peur des soubresauts et des pentes? clic! clac! mais c'est moi
qui vous mène; mes muscles sont forts et ma main est sûre! Âmes et
chairs, je vous ai pétries et mises en boule, et je vous lance à
présent.... Clic! clac! et je veux entendre ronfler sur le sol, quel
qu'il soit, votre élan éperdu! Clic! clac! clic! clac!» Et les rires
légers qui lui parvenaient parmi les bruits du roulement et du trot,
l'enorgueillirent, le haussèrent, lui donnèrent une joie quasi
surhumaine, car il pensait que Dieu pouvait éprouver cela quand lui
aussi entendait rire les hommes.

Un appétit de course vertigineuse, alors, le prit; il sentit
l'impatience d'aller vite au terme de ses voeux, d'écraser toutes les
causes de ralentissement, d'embrasser tout de suite un peu de son oeuvre
épanouie. On commençait à apercevoir les toits de Néans ensommeillé,
pareil, au loin, à un lac calme sous la pâleur lunaire. La vue de cette
inertie l'enflamma. La route allait désormais en pente, jusqu'à la
ville. Il continuait de presser sa bête et de faire claquer son fouet.
Il vit que M. Durosay penchait la tête hors de la capote et lui criait:
«Grandier! Voyons! soyez raisonnable! tout beau! tout beau!
Saprelotte!...» Puis ce fut de l'autre côté la tête de Septime qui se
pencha; et il imaginait que madame Durosay avait peur et certainement
poussait de petits cris: «Clic! clac! clic! clac! Tant mieux! morbleu!
soyez effrayés! Soyez secoués, une fois enfin, bonnes gens de la capote
sur ressorts excellents! mais, plutôt cassons-nous les reins que nous
les tenir éternellement dans l'insipidité de votre coton.» Et, se
refusant à les dépasser, il les conduisit ainsi à toute bride jusqu'au
bas de la côte, serrant le frein, et brandissant le fouet sonore.

Dès les premières maisons, Néans, plus que jamais, l'écoeura. Que faire
en cette atmosphère de fadeur coutumière alors qu'il s'agissait
d'enchanter une créature, de séduire tous ses sens et de fasciner son
cerveau? Il repassa mentalement chaque article de la méthode qu'il avait
élaborée une des nuits précédentes; remonta l'échelle graduée des
émotions qu'il avait à faire naître en son sujet et qui allait du respir
d'un parfum jusqu'à la crise violente de l'amour; et il haussa les
épaules de pitié devant la perspective de la rue de la Douve et de la
rue Saint-Porchaire aux petites façades proprettes ou prétentieusement
bourgeoises, conservatrices d'inertie et de vertu.

Et il eût volontiers continué sa course folle au delà de Néans, où?
n'importe! si la voiture Durosay n'eût fait halte à la porte du
presbytère où l'on déposa Septime entre les mains de son digne
précepteur qui l'embrassa au front comme on fait aux enfants, en
s'informant s'il avait été sage.

--Comme une image, firent à la fois, monsieur et madame Durosay et le
docteur.

Et les voix confondues en bonsoirs répétés se perdaient au milieu de la
vapeur qui, dans la fraîcheur du soir, à la lueur des lanternes, sortait
en petits nuages touffus de toutes les bouches ouvertes.

Esculape décida, vis-à-vis de la petite porte à judas du presbytère et
des lunettes brillantes de l'abbé, un bonsoir plus définitif.




XI


Il y a des heures, à Néans, dont on a crainte de parler même, tant l'on
sent que ce sera en ternir la limpidité. Avez-vous vu ces petits étangs
à la surface unie comme un miroir, et qui, paisibles entre leurs
roseaux, sont l'image de la quiétude? On a peur qu'un vol de libellule
en vienne iriser la glace polie, et l'on retiendrait son souffle par
respect de cette immobilité pure.

Il est midi. Le soleil brûle la place du marché au beau pavé luisant et
que nul arbre n'ombrage. L'air embrasé y vibre en une couche asphyxiante
qui s'élève du sol jusqu'au pas des boutiques. Toutes les persiennes
sont closes, les stores verts baissés. Deux cafés voisins et ennemis
déroulent leurs toiles à rayures sur les terrasses aux petites tables
désertées. Pas une âme, pas un bruit. Un chien passe, baguenaudant
de-ci, de-là, flairant de petits tas anodins qui ne valent pas un geste,
enfin au coin de l'épicerie, près d'un sac de lentilles, se décide à
lever la patte. Cependant, le bourrelier est sorti, le collier d'un
harnais passé sur l'épaule où flambent des plaquettes de cuivre: il
s'est enfoncé sous l'ancienne porte de ville, criblée de trous
honorables, et somnolente au soleil comme une centenaire ridée. Un quart
d'heure se passe sans un mouvement nouveau. Tout à coup, à bride
abattue, une carriole traverse la ville à grand fracas sur les pavés. Le
bruit se perd brusquement à un tournant de rue. Et plus rien. Une voix
de fillette dans un intérieur. L'agent voyer et deux commis voyageurs
sortent de l'hôtel en s'épongeant le front. Le chien repasse
infailliblement à midi trois quarts. Et ce sera tout jusqu'à deux heures
et demie ou trois heures de l'après-midi.

Vers trois heures, une vieille dame en noir frôle les murs, contre
lesquels il commence à se faire un peu d'ombre; elle croise un monsieur
obèse coiffé d'un panama à larges bords, la jaquette d'alpaga flottante,
et qui la salue bas; un facteur rural met la main à son képi à liserés
rouges. Toutes personnes qui se rencontrent à Néans échangent un signe
de connaissance, fût-ce M. Durosay et son jeune confrère qui tournent la
tête chacun de leur côté.

Mais une seconde personne en robe gris perle soutenue d'une crinoline,
par une élégance archaïque, et dont le chef s'adorne de rubans émeraude
parmi des petits choux violâtres, ayant été signalée sur le filet
ombreux qui s'élargit, on a dû se dire dans le bureau de tabac de madame
Sirop et chez mademoiselle Mistouflet, mercière, où l'on a relevé les
stores à demi: «Madame Duperrier et mademoiselle Hubertine la Hotte sont
sorties.» Deux heures plus tard, quelques échanges ayant eu lieu de
boutique à boutique, par toute la rue du Marché et la rue
Saint-Porchaire, la nouvelle sera: «Madame Duperrier est allée
aujourd'hui chez madame Hédoux, et mademoiselle Hubertine la Hotte est
allée prendre des nouvelles de madame Durosay.» Vers cinq heures de
l'après-midi, par exemple, madame Duperrier ayant par hasard croisé
mademoiselle Hubertine la Hotte, qui sortait de chez madame Durosay, une
information d'une extraordinaire puissance extensive est issue de leur
contact et court jusqu'au bout de la rue de la Douve: «Monsieur et
madame Durosay vont aux eaux avec le docteur Grandier et monsieur
Septime qui est chez monsieur l'abbé de Prébendes!»

Et c'en est fait du miroir limpide des douces heures de midi à Néans.

Le soir de ce jour, après dîner, on sonna quinze fois chez mademoiselle
Hubertine la Hotte qui prenait le frais dans sa petite cour large comme
un drap de lit et tapissée de glycines, de vignes-vierges et de
chasselas roses, enveloppés, au naturel, par de larges toiles
d'araignées. Ce fut d'abord mademoiselle Mistouflet qui avait justement
à rapporter un petit ouvrage que Mademoiselle lui avait confié depuis
six mois. Ce fut la femme de journée qui ne savait plus si c'était
mercredi ou vendredi que Mademoiselle l'avait retenue. Ce fut la petite
repasseuse de fin qui apportait les camisoles et les bonnets de
Mademoiselle deux jours plus tôt que de coutume. Ce fut madame Benoît,
la jeune femme du greffier; il y avait si longtemps qu'elle se faisait
un remords de ne pas venir souhaiter le bonjour à mademoiselle
Hubertine, et, ma foi, la soirée était si belle... Madame Lepoix vint
dire que l'on avait pris un saumon de quatorze livres, qui serait mis en
loterie. Madame Jourdain, la mine à l'envers, annonçait que le journal
était plein de choléra; le fléau arrivait à pas de géant; etc., etc.

La difficulté était d'aborder le sujet qui amenait tout le monde, au cas
où mademoiselle Hubertine ne serait pas en goût de parler, et voudrait
«faire sa cachottière». Mademoiselle Hubertine fit sa cachottière. Elle
était mauvaise comme la bise et supputait à l'avance l'amplitude qu'une
habile discrétion pourrait donner à l'aventure. Ces dames pestaient, et,
ayant usé les détours, en vinrent droit au fait. Mademoiselle sourit et
jeta négligemment qu'en effet l'on allait aux eaux, c'était une mode à
présent. Il est vrai que cette pauvre madame Durosay était bien bas.--Au
point de ne pouvoir se passer de son médecin?... Mademoiselle ne jeta
ici qu'une expression énigmatique. Alors, de petits bruits qui couraient
déjà, pointèrent, se lièrent, prirent corps, et, par l'organe de madame
Jourdain, voilèrent leur crudité sous des expressions d'une décence
affectée. On ne parlait rien moins que d'un scandale par le fait de ce
parpaillot de docteur Grandier; et l'on allait donc se cacher loin du
clocher de la paroisse, et ce bon M. Durosay n'y voyait que du feu. Mais
M. Septime? C'était un petit benêt, un agneau comme il est bon d'en
avoir en pareille occasion pour donner à toutes choses une tournure
d'innocence. Et voilà.

Oh! fit mademoiselle Hubertine qui ne croyait pas un mot du potin; et
elle parla de la charité chrétienne, du silence qui est d'or, dit
l'Écriture, et qui convient en certaines occurrences; mais se garda de
contredire. Le potin s'affermit, parut tout à coup si bien en forme, si
solide sur pieds, que toutes celles qui en avaient apporté les pièces et
les morceaux, en furent un instant stupéfaites. Toutes faisaient: «Oh!»,
s'étonnaient très sincèrement. Quelqu'un trouva que madame Jourdain
avait du toupet de dire si ouvertement des choses de cette force. On
faillit se retourner contre elle. Madame Jourdain se trouvait isolée
avec ce qu'elle venait de mettre au monde. Et ce fut elle qu'on
interrogea, bien qu'elle eût tout appris dans la présente réunion. On
l'entourait en sortant. Mademoiselle Hubertine la Hotte s'en lavait les
mains, elle n'était vraiment pour rien en cette odieuse calomnie.

Une fureur prit Néans. C'était d'approcher quiconque, de près ou de
loin, touchait à la maison Durosay, à la maison Grandier ou au
presbytère. Fût-on certain de n'en tirer pas un fétu, joindre dans la
rue une servante, un petit clerc, voire madame Lespingrelet qui n'avait
de rapport avec ces messieurs que par son mari, devenait un besoin
farouche, irrésistible et que l'on satisfit sans en rapporter toutefois
grand bénéfice. D'abord tout ce qui avait de la dévotion et quelques
personnes qui s'en trouvaient ce jour-là, environnèrent M. de Prébendes
à l'issue de sa messe de sept heures. Monsieur l'abbé, qui ne cherchait
point la petite bête, fut fort touché de l'intérêt que l'on portait à
cette chère petite dame Durosay, si bonne, si charitable et de si bon
exemple: il la recommanda aux prières. N'allait-on pas jusqu'à
s'inquiéter de M. Septime qui était une édification pour la paroisse
dans la façon dont il servait la messe... «Oh! si peu souvent, fit M. de
Prébendes, avec un sourire bénévole; le cher enfant n'y a point de
goût!» À coup sûr ce n'était pas M. Grandier qui le lui donnerait durant
le voyage. La pieuse femme qui prononçait ces mots touchait l'abbé en
son point faible. Mais M. de Prébendes tourna à l'attendrissement; il
ôta ses lunettes pour s'essuyer les yeux, et la piété de Néans s'en
retourna bredouille. Cependant, tout le monde s'apercevait bien que ce
pauvre monsieur l'abbé était vaincu et victime d'une grande machination.

Il y eut du monde, à midi, aux petites tables de la place du Marché,
malgré la chaleur accablante. Au moindre bruit les stores se levaient
comme si quelqu'un s'y fût tenu à l'affût. Lespingrelet, assailli sur la
place, y faillit perdre son latin. Il n'y eut pas jusqu'aux petits tas
qu'aspire le toutou de midi trois quarts qui ne parussent avoir plus de
relent qu'à l'ordinaire, et mériter, haut la patte, la distinction
réservée au sac de lentilles; de celui-ci, ce jour-là, mieux vaut ne pas
parler.




XII


    Aix-les-Bains, 1er août 189...

«Cher monsieur l'abbé,

»Je veux vous écrire avant même que j'aie pu remercier papa de s'être si
promptement décidé à me laisser venir ici avec M. Durosay. Je ne me sens
pas de joie, si ce n'est que je regrette que vous n'ayez pu nous
accompagner. Nous avons fait un excellent voyage, moitié de jour et
moitié de nuit, fort long, mais qui ne me l'a point paru: ce livre des
_Fioretti_ que vous m'aviez choisi est un excellent compagnon de
voyage. Ah! vous m'aviez chargé, monsieur l'abbé, de vous rendre compte
de toutes nos petites santés durant cette expédition; vous aviez si peur
qu'on ne fût malade... Eh bien, le docteur s'est porté à merveille et
n'a pas cessé d'être d'une gaieté folle; il est encore plus amusant qu'à
Néans. J'espère que vous ne me blâmerez pas, cher monsieur l'abbé,
d'avoir goût à ses reparties et à son entrain, du moment que je me garde
d'accueillir ses opinions comme vérités évangéliques; c'est un bien bon
homme, ne l'avouez-vous pas vous-même? Il est descendu à presque tous
les buffets de chemin de fer nous acheter des provisions, mais M.
Durosay n'ayant pas grand'faim, ni personne, il nous a fait tordre de
rire en avalant tout jusqu'à la dernière miette. Il est vraiment
extraordinaire. M. Durosay s'est plaint beaucoup d'être mal à son aise
pour dormir, quoiqu'à dire vrai, il dormît presque tout le temps.

»Il avait un coin de compartiment, avec le docteur en face de lui; et la
difficulté de s'entendre pour placer leurs jambes a donné lieu à toutes
sortes de plaisanteries qui nous amusaient beaucoup.

»Il y eut une autre série de divertissements quand la nuit fut venue et
qu'il s'agit d'être gêné par la lumière ou de ne l'être pas. Le docteur
voulait que les petits rideaux verts fussent tirés sur le globe, en
disant que la clarté de la lampe l'empêchait de dormir. M. Durosay
voulait absolument avoir une veilleuse. Savez-vous comment on lui en fit
une? Ah! ce M. Grandier est de tous les secours. Un petit endroit de
l'abat-jour de coton vert, juste sur l'oeil de M. Durosay, avait un peu
de râpé et quelques fils rompus sur la surface à peu près d'une pièce de
dix sous, ce M. Grandier le rompit tout à fait, et, pour maintenir le
trou, y fit un point de boutonnière avec une adresse surprenante et avec
une aiguillée de fil que l'on avait justement dans un petit sac à
ouvrage. De sorte que M. Durosay a eu son rayon dardé sur la paupière,
tandis que nous étions tous dans l'obscurité. Vous trouvez, sans doute,
tout ceci bien futile, monsieur l'abbé; mais, en voyage est-ce mauvais
d'avoir des compagnons plaisants; et ne dois-je pas fidèlement raconter
tout par le menu détail?

»Vous voyez, monsieur l'abbé, que nous n'avons eu aucun accident et que
personne n'a été ni incommodé, ni malade, ce dont vous étiez si inquiet.
Ah! je vois que j'ai oublié de vous dire que la bonne et la femme de
chambre, qui étaient dans un wagon de seconde, ont été notre seul
tourment, car on s'était aperçu, une fois, qu'elles étaient descendues
avec tous leurs colis, se croyant arrivées, et on a eu toutes les peines
du monde à les maintenir en place, parce qu'elles ne pouvaient croire
que le trajet fût si long, et à tous les arrêts, il fallait leur faire
signe: «Ne bougez pas, sacrebleu!» Je n'ai pas besoin de vous dire,
monsieur l'abbé, que c'est le docteur qui faisait ce signe.

»Enfin, nous nous sommes tous réveillés, secoués et regaillardis un peu,
au buffet de Culoz où l'on change de train et nous avons côtoyé le lac
du Bourget par une nuit superbe et claire comme un jour. C'était si
beau, monsieur l'abbé, que le docteur n'a plus eu envie de rire, et tout
le temps que nous sommes restés sur les bords du lac, nous n'avons
presque pas parlé ni les uns ni les autres. Pour moi, j'avoue que j'ai
pensé à Dieu, mais d'une manière si particulière et nouvelle, qu'elle
n'est pas, je crois bien, celle qu'il faut et je ne saurais cependant
absolument pas dire ce qu'elle est.

»Il faudra que vous adressiez vos lettres, monsieur l'abbé, à la villa
Julie, c'est là que nous sommes installés; je ne sais si on avait
prononcé ce nom devant vous. Il ne plaisait point à M. Durosay tout
d'abord, mais depuis que je lui ai dit que ce nom rappelait Lamartine,
il en raffole, car c'est, dit-il, son poète préféré. Tout est plein de
Lamartine ici; nous avons près de nous la villa Raphaël, la villa
Graziella, la villa Jocelyn, et puis enfin, il y a ce lac! Vais-je vous
faire de la peine en y prenant plaisir, car, en réfléchissant, il me
semble que vous n'aviez pour ce poète qu'une amitié réservée? Ferais-je
un gros péché d'acheter ici, sur mes économies, quelques-uns des
ouvrages que je n'ai point lus de lui; je ne parle pas, bien entendu, de
_Jocelyn_?

»D'ailleurs, monsieur l'abbé, quittez de ce côté la méfiance que vous
pourriez avoir: si tout ici rappelle cet homme attirant, personne n'a
l'air de s'en souvenir et rien n'est plus éloigné du lac du Bourget que
la ville d'Aix-les-Bains, bien qu'un service d'omnibus et des voitures
parcourent incessamment la belle allée de platanes qui les relient. Je
suis sûr que vous serez charmé pour moi de la vie qu'on y mène et qui
est si peu propice aux «rêvasseries» que vous détestez. Nous voyons bien
le lac de nos fenêtres, avec une montagne pointue qui a nom la
Dent-du-Chat, et, tout le temps qu'on s'habille, on a l'idée que la
journée va se passer sur ses bords un peu sombres mais si beaux, comme,
lorsqu'on est à la mer, tout le monde va se porter naturellement sur la
plage; mais aussitôt le petit déjeuner, on se laisse descendre jusqu'aux
casinos,--car il y en a deux côte à côte--qui sont si charmants que l'on
en revient le soir sans avoir songé à les quitter.

»Vous pensez que ces casinos ont des terrasses d'où l'on peut contempler
le lac et les montagnes, et s'offrir, en écoutant un orchestre ou en
froissant un journal, un beau spectacle aux yeux, et humer, le soir,
assis en des «torpeurs», comme on le fait à Néans, la brise qui vient
d'un peu loin. Eh! non; ces casinos pourraient être aussi bien rue de la
Douve ou dans les bas-fonds des Veulottes, pourvu que la mode fût de s'y
rendre. On n'y voit rien que des jardins anglais et des kiosques à
musique et, se haussant beaucoup, on apercevrait tout juste les
bâtiments de la gare.--Eh! quoi? faites-vous, c'est là que vous passez
vos jours?--Oui, monsieur l'abbé.--À quoi faire, mon bon Jésus?--Je ne
saurais vous dire, monsieur l'abbé. Je me le suis demandé aussi; et,
cependant nous les passons. Je crois qu'il y a des grâces spéciales pour
les gens de la sorte de ceux qui sont ici, et à qui peut-être
ressemblons-nous déjà, moyennant quoi le temps passe de façon
miraculeuse, sans doute, et fort agréable, sans que l'on y mette la
main, le moins du monde.

»De ces gens, monsieur l'abbé, j'aurais quelque malaise à vous parler,
probablement parce que je ne les connais pas assez et parce qu'ils sont
trop dissemblables de nos personnes accoutumées; et, parce que j'ai
comme un soupçon que le miracle vient d'eux, de leur mobilité, de leur
diversité qui amuse et étourdit; tel serait, monsieur l'abbé, un
volètement de papillons de fort jolies couleurs continuellement
miroitant et gracieux; enfin, parce qu'étant si éloignés de ce que l'on
trouve de plus distingué à Néans, fût-ce mademoiselle Hubertine la Hotte
qui porte beaucoup de couleurs ou la fille de monsieur le juge de paix
qui est la mieux faite du pays, vous pourriez croire, monsieur l'abbé,
que je me laisse influencer par des objets de mauvais goût.

»Et en effet, je suis presque honteux de vous entretenir de choses si
mesquines; mais cette lettre était destinée à vous donner une première
impression d'un endroit où l'on ne fait en somme que passer ses vacances
et à vous rassurer sur notre santé à tous. J'espère occuper mon temps de
façon plus sérieuse et j'ai voulu déjà faire la connaissance de monsieur
le curé ou de monsieur le vicaire; mais je ne les ai rencontrés nulle
part et je me suis informé près de plusieurs personnes en ville qui
n'ont pas su me dire où se trouvait le presbytère.

»Toute la villa Julie se recommande respectueusement à votre souvenir et
à vos prières, monsieur l'abbé, et croyez, je vous prie, au très humble
et fidèle attachement de votre

    »SEPTIME.»




XIII


    Aix-les-Bains, août 189...

_À Monsieur de Jallais, conseiller général._

«Mon cher papa,

»Tu ne m'en voudras pas, je pense, de ne pas t'avoir dépeint les beautés
d'Aix-les-Bains avant que j'eusse eu le temps de m'y retourner un peu.
Ah! que je te remercie donc tout de suite et bien fort, et que je
t'embrasse plein ta barbe pour m'avoir laissé venir passer les vacances
ici tout comme un monsieur, tout comme un homme du monde, et sans
précepteur. Ce n'est pas, mon cher papa, que je me serais ennuyé le
moins du monde à Candes, nous aurions passé de bonnes journées à pêcher
dans la Loire et fait chaque soir, au coucher du soleil, notre jolie
petite promenade au bord de la rivière jusqu'au château de Montsoreau!
Mon Dieu! ne va pas croire non plus que je sois enchanté de n'avoir pas
monsieur l'abbé sur le dos, mais je te dirai qu'il y a ici un petit
jeune homme que l'on voit constamment affublé de son précepteur et que
toutes les dames montrent quasiment du doigt et en riant, parce que ce
pauvre garçon a déjà un petit bout de moustaches, et j'ai l'honneur de
t'apprendre, mon cher papa, que monsieur ton fils est à peu près dans ce
cas. Ce n'est pas que je les aie vues positivement, mais madame Durosay
me l'affirme, et c'est une femme tout à fait entendue, je t'assure, et
bien précieuse à connaître. Je n'imagine pas qu'il y ait nulle part de
meilleures façons que les siennes, et bien que son mari qui est un brave
homme, soit pesant et mal équarri en toutes ses entournures, elle n'en a
pas souffert la moindre influence fâcheuse. Sais-tu qu'elle va beaucoup
mieux! La secousse un peu violente de ce voyage, oh! un voyage
ravissant, lui a été excellente; le bon docteur Grandier ne se tient pas
de joie, car c'est lui qui avait prévu et combiné cette médication. On
avait bien peur en partant de Néans, car elle était faible comme un
pauvre petit poulet. Ce cher monsieur l'abbé se tourmentait comme une
vraie maman. Je lui ai écrit déjà pour le rassurer. Il a dû dire des
messes à notre intention. C'est peut-être cela qui a amené un si bon
résultat, bien que tu ne croies pas du tout à ces sortes d'interventions.

»Enfin, après ce remue-ménage, ce départ, cette installation, ce
changement d'air et l'agitation que l'on a ici même sans bouger, pour
ainsi dire, à cause de tant de monde qui papillonne, elle n'est plus
reconnaissable. Malgré son teint mat naturellement, on voit que le sang
se reprend à circuler sous la peau et que ses cheveux qu'elle a noirs et
extrêmement abondants sont à présent plus onctueux et brillants; du
moins, c'est là l'impression du docteur; quant à moi, je lui trouve je
ne sais quoi de modifié dans la physionomie, dans le regard et dans le
geste, qui la font mille fois plus aimable qu'avant. Et ne t'ai-je
jamais dit avant qu'elle l'était? Je suis sûr que je vais te faire
plaisir en te disant que je fais l'homme galant, puisque tu m'as dit
toujours que je ne serais qu'un sauvage et un bourru. Seulement, tu vas
te moquer de moi parce que je ne suis non plus qu'un blanc-bec; mais
puisque je t'affirme que l'on me montrerait à présent du doigt si
j'allais avec mon précepteur!... Seras-tu ravi si je te dis que je donne
mon avis sur la toilette et que j'accompagne madame Durosay chez la
couturière! Oh! nous nous amusons beaucoup! nous regardons, le soir, au
Cercle, l'après-midi, au concert, ce qui d'une belle dame nous plaît et
nous nous promenons ensuite dans la ville, entrons dans les magasins,
achetons ici un bout de dentelle, là une broche, une épingle, une
mantille, un chapeau; nous remontons à la villa et essayons tout cela.
M. Durosay ni le docteur n'y entendent rien du tout, et ces affaires les
ennuient énormément. Moi, j'aime beaucoup ces essais de parures d'une
personne qui est bien.

»Je n'ai pas écrit cela à monsieur l'abbé qui n'a pas les mêmes vues que
toi sur le rôle d'un homme bien élevé; je tâche de vous contenter
successivement, ce qui vaut mieux que de sacrifier l'un de vous ou ne
vous satisfaire ni l'un ni l'autre. Oui, elle a pris goût à la toilette
depuis que nous sommes ici. Il faut dire qu'il y en a tant et de si
belles et qu'il y en a si peu à Néans! Et cela lui va fort bien; tu
avouerais qu'elle est la plus jolie femme d'ici, et cependant on dit que
nous avons des plus grandes beautés de Paris. Mais de celles-ci, je
trouve bien singulier que tout le monde discute avec autant d'animosité
que vous le faites au conseil général et qu'il y ait autant de gens à
les trouver fades, artificielles ou déplaisantes en quelque partie,
qu'il y en a à les trouver adorables, tandis que je ne doute pas que
madame Durosay les mettrait tous d'accord.

»Je pense que tu n'es pas opposé à ce que j'aille au théâtre. Je n'y
avais été jusqu'ici que dans mes livres classiques; à la fin, tu sais,
avec monsieur l'abbé, qui est un bien bon et savant homme, je serai
toute ma vie une oie. Il y a précisément ici d'excellentes troupes; nous
avons l'Opéra-Comique, le vrai, avec madame Landouzy, Fugère et
Soulacroix. Nous avons aussi le Vaudeville, l'aussi vrai, pour les
représentations de petites piécettes de même nom! Ce que nous avons vu
déjà est magnifique. Veux-tu que je te raconte notre dernier spectacle?
Le titre m'échappe pour le moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que
nous étions dans une loge, fort commodément et très occupés d'un costume
que madame Durosay portait pour la première fois, qui, ma foi, lui
allait à ravir. C'était simple comme bonjour: une robe de foulard clair
tout unie, une ceinture en métal relevé d'émaux byzantins imités,
quelque chose de très joli que nous avons déniché ensemble; un corsage
ouvert en pointe, avec une berthe de dentelle. Tu vois ça de là-bas! Eh
bien! non! tu ne t'imagines pas la belle figure que cela faisait. Il
faut te dire que tout le monde s'entend pour gâter madame Durosay, parce
qu'elle est en convalescence, et ces messieurs sont si heureux de la
voir renaître, qu'il n'y a point de folies qu'on ne serait disposé à lui
passer. Cela n'est que trop juste; je t'assure qu'elle était mourante.
Comme M. Durosay n'a de goût que pour les vieilles pièces de théâtre
qu'il a déjà vues dans sa jeunesse et que M. Grandier ne prend aucun
intérêt au spectacle, ils nous plantent là régulièrement au beau milieu
du premier acte et s'en vont à la salle de jeu. De sorte que l'autre
jour, précisément, madame Durosay se trouvant mal, probablement à cause
de son nouveau corset, je fus tout seul à lui donner quelques soins au
fond de la loge d'abord, puis dans les jardins du Cercle où je l'emmenai
prendre l'air. Et comme si j'avais grand mérite à n'être ni «sauvage» ni
«bourru», elle m'en sait un gré infini, et je suis soigné, dorloté comme
un coq en pâte.

»Nous n'avons pas perdu le second acte et nous avons pu entendre tout le
reste de la pièce. J'étais un peu préoccupé qu'elle ne fût reprise de
ses étouffements, et pour me montrer qu'elle allait mieux, elle m'a
raconté en longs chuchotements, tout bas, les phases de sa maladie, et
comme Néans lui doit être mauvais, et comme elle se sent mieux ici où
l'on peut passer des journées si agréables et chaque soir aller au
théâtre voir quelque chose d'intéressant.

»Mon Dieu! que tu dois être fatigué et d'Aix-les-Bains et de ton bavard
de fils; je t'ai rempli mes quatre pages, ce qui n'est pas dans mes
habitudes quand je suis enterré à Néans où l'on ne voit rien. On
m'appelle pour le dîner, je vais cacheter ma lettre sans la relire; il
me semble que je t'ai parlé de tant de choses en un tel décousu que je
te prie, mon cher papa, de m'excuser et je t'embrasse de tout mon coeur.

»Ton fils respectueux et dévoué,

    »SEPTIME.»




XIV


M. Durosay eut plein la bouche en annonçant que l'on verrait un roi.

Il brandissait le petit coupon rose de l'abonnement de saison aux
représentations du Cercle et s'étonnait qu'au sortir de Néans, une
pareille nouvelle n'embrasât pas les hôtes de la villa Julie.

--Mais je ne ris pas, insista-t-il, ce soir même nous l'aurons peut-être
à côté de nous, au concert Colonne: nous le coudoierons, il pourra nous
marcher sur les pieds...

Et il se lança, ému au tréfonds de ses convictions monarchiques, parla
du passé glorieux de la France, dit un mot aigre-doux et familier pour
Louis-Philippe et raconta, en quelles circonstances il avait touché la
main de Napoléon III.

Grandier fit le tableau de Xerxès étalant, en face du Pont-Euxin, et de
l'Attique, qui les allait engloutir, trois millions d'hommes de guerre,
dont le passage avait tari les citernes d'Asie, dévasté le sol et dévoré
les troupeaux. Depuis lors, tous vos roitelets n'étaient que myrmidons.
Le notaire déplora qu'on ne pût parler sérieusement. Madame Durosay qui
trouvait à présent la force de sortir le soir, piquait une rose à son
corsage tout en mirant dans la glace l'effet de son chapeau. Septime la
regardait.

Elle en était aux premiers résultats du régime Grandier, et tout
étourdie encore de la vie nouvelle que cet étrange et habile homme lui
infiltrait sournoisement chaque jour. Elle eût refusé avec obstination
tout traitement médical; elle ne s'apercevait pas qu'il la traitait. Il
s'était bien gardé de lui dire jamais: «Faites ceci», mais il avait
dirigé sa vie de telle sorte qu'elle s'intéressât à elle-même et, ce
point essentiel obtenu, des conversations adroitement ménagées, de
tournure désintéressée, fleurant plutôt une philosophie douce qu'une
hygiène, l'instruisaient, à doses infinitésimales, des mille flatteries
possibles que recherche inconsciemment tout être un peu épris de soi.
Avec quelle subtilité il avait manoeuvré pour l'amener seulement à se
dégager, elle, son corps tout au moins, de la totale indifférence dont
elle avait coutume d'envisager le monde. Il avait opéré jour par jour,
quasiment heure par heure, cette distraction lente d'une personnalité
d'à travers la confusion trouble. Il croyait assister aux commencements
d'un monde, errer aux bords des fleuves, recueillir la matière encore
amorphe, et, à force de caresses ou de couvaisons chaudes, la douer de
sensation.

«Dieu s'est reposé trop tôt, disait-il, j'achèverai les dames de Néans
qu'il négligea.» Et ses notes de création allaient du soir sur la
terrasse du notaire, où la jeune femme avait manifesté un rudiment
d'intérêt en éprouvant le besoin de regarder se rasseoir le grand enfant
qui avait eu pour elle de la prévenance; et elles se poursuivaient,
toujours liées à la présence tiède et saine de ce garçon dont la
surabondance de jeune sève, sans doute rayonnait; elles se poursuivaient
jusqu'à ces goûts nouveaux pour la parure qu'il avait découverts,
radieux comme au premier appétit d'un convalescent. Mais entre ces deux
points extrêmes, que de choses minutieuses, que de petits soins de
transition il avait fait naître et vu éclore par et pour ce corps
renaissant! Il avait remarqué qu'elle renonçait depuis longtemps à
certains mets qu'elle aimait et que M. Durosay ne goûtait point. «À quoi
bon?» disait-elle. Il affecta de les adorer et donna le mot à Septime
qui se mit à manger voluptueusement avec elle des oeufs au lait qu'il
détestait. Ayant parachevé sur elle son étude des parfums, Grandier lui
en offrit une boîte choisie qu'il commanda à Paris. Ils s'amusèrent à
les combiner, à les nuancer, et quand elle avait atteint la dose
délicate qui lui plaisait, le docteur recevait du frémissement léger de
ses narines minces et transparentes, une joie de séducteur. Elle
demeurait la journée et la nuit dans ce petit enchantement flottant. Et
l'on ne parlait plus que des choses propres à la délectation.

Esculape se révélait un étonnant petit-maître.

M. Durosay était peu ouvert à ces choses, et y entremêlait des
balourdises énormes. Septime, au contraire, montrait trop de
dispositions, et il se fût efféminé sans l'antidote de promenades avec
le docteur, où il recevait des paroles de virilité. Grandier ainsi se
multipliait et prenait soin de tous. Il se gardait bien de révéler à ce
petit blanc-bec la formule des alcools qu'il donnait à madame Durosay
pour couper les eaux de toilette qui, à Aix, étaient un peu dures, et il
l'emmenait au soleil se hâler le visage, tandis qu'il obtenait que la
jeune femme s'admirât la chair et la peau, ce à quoi elle n'avait jamais
songé. Elle n'osait même parler du moindre soin physique sans beaucoup
de gêne. Il voulut lui rendre sa chair familière. Pour la première fois,
à la table légitime de M. Durosay, on prononça les mots de «gorge» et de
«bras nus». La seule image évoquée en mettait tout le monde mal à
l'aise. Le maître de la maison y éprouvait la sensation d'avoir aux
doigts et dans le cou quelque matière gluante et poisseuse et faisait de
gros yeux qu'Esculape évitait. L'évocation du corps nu produit une
suffocation en province. Grandier, outre qu'il poursuivait un système,
s'amusait énormément. Il remarqua que l'effet était moindre, si, par
exemple, il parlait des belles filles d'Athènes, ôtant leur himation,
pour s'élancer aux jeux publics; on prononçait presque impunément le nom
d'Aspasie, mais non celui de mademoiselle Émilienne d'Alençon que le
faubourg Saint-Germain cependant alla voir cet hiver à Paris.

Il remarqua aussi le peu d'efforts qu'il faut pour changer le ton d'une
maison, à quelqu'un de résolu. Madame Durosay osa parler bientôt des
sensations perçues par le moyen de l'épiderme, qui est un mode
inavouable de sentir, d'après les canons de la bienséance. Peu importait
à Grandier qu'elle parlât pourvu qu'elle fût éprouvée. Mais s'étant un
jour rencontré avec M. Durosay sur le chapitre de la pénitence et de la
mortification, qu'ils anathématisèrent, Esculape en profita pour aller
fort loin. Il exalta le plaisir avec une violence que M. de Prébendes
eût apportée à l'éloge de la continence et il avait prononcé le mot de
luxure quand on se leva de table. On lui passait les pires excès parce
qu'il était philosophe. Mais de ces outrances, il était rare que quelque
chose ne demeurât: le retentissement de sa parole un peu haute allait au
fond de l'inconscience semer infailliblement les éveils qu'il voulait.
Cette villa Julie, n'est-ce pas? devenait une véritable école
d'immoralité.

La pensée de la pauvre jeune femme était un peu aux abois. Quelques
inquiétudes, tels de brefs éclairs, lui étaient venues à plusieurs
reprises à cause de la nouvelle face de toutes choses. À Néans, elle se
fût interrogée; mais l'absence de l'atmosphère et des objets coutumiers
est propice aux modifications morales; ici, en outre, la brutale
antithèse y excellait. Et elle s'oubliait presque totalement à cause de
l'absorbant bien-être de la renaissance physique et de l'aise sans cesse
caressante dont on l'entourait, dont on éblouissait, endormait toutes
ses facultés. L'emprise du docteur était si adroite; elle s'exerçait sur
tant de ramifications primordiales de l'être, elles le saisissaient si
sûrement aux sources mêmes de sa vitalité que, pas une fois, la
conscience avec sa claire lumière n'eut le temps de donner aux choses
leur valeur relative. Tout juste avait-on le loisir de dire «tant pis»
aux éclairs de lucidité. Madame Durosay était la victime d'une
séduction, d'une séduction impersonnelle: le délice de vivre.

Elle recevait, dans cette pénombre, l'élixir que Grandier, de son
philtre, lui versait goutte à goutte, et qu'il lui préparait, dans son
antre de sorcier, avec tout ce que la vie peut offrir de délectable. Et
la jeune femme, avec ses sens, renaissait et fleurissait en complète
beauté; et l'on eût dit que le cerveau, les idées reçues, toutes les
petites affaires d'éducation, toutes les façons, les mille retenues
factices, demeuraient ensevelies, là-bas, dans la fadeur, dans la
nonchalance de Néans.

La voiture attendait à la grille de la villa; M. Durosay pestait qu'il y
eût encore un tour à donner aux bandeaux, oh! un rien, une chiquenaude,
une pression ici et puis là, mais qui, trois fois déjà, avait nécessité
d'enlever la voilette. On finit par sacrifier celle-ci, et, par le
boulevard des Côtes, on descendit au cercle d'Aix-les-Bains.

Une petite salle de spectacle toute blanche, avec baignoires, balcon,
loges et galeries; l'aspect d'un bibelot élégant, d'une bonbonnière à
contenir le fin du fin de la sucrerie. Et, de fait, il n'y avait pas
quarante personnes ici dont la présence ne fût signalée au monde entier
par le _Figaro_. Des noms illustres étaient chuchotés de loge à loge
garnies de femmes en toilettes claires où le blanc dominait pour un
effet charmant et frais. Des guirlandes de fleurs naturelles faisaient
le tour de la salle parmi les voussures du balcon, et venaient se
grossir, s'enchevêtrer en des trophées de drapeaux spartiates et
français de chaque côté de l'avant-scène où S. M. le roi de Sparte
penchait sa figure fine aux longues moustaches tombantes.

--Le voici, fit simplement M. Durosay, touchant sa femme à l'épaule en
s'installant dans sa loge.

--Qui donc? fit madame Durosay.

On arrivait un peu tard, Colonne ayant joué l'hymne spartiate que M.
Durosay eût aimé entendre. Pour le moment, on exécutait la neuvième
symphonie et toutes les dames étaient tournées vers le roi. Beaucoup le
regardaient avec une grande mélancolie, soit qu'elles reportassent vers
lui l'effet de la musique, soit qu'elles songeassent à l'instabilité des
trônes, à la particulière amertume du présent pour les personnes
augustes. Même on en voyait quelques-unes s'attendrir, émues de ce
voisinage si proche, remuées en leurs instincts par l'idée de la
majesté; et elles l'envisageaient comme elles font de Jésus dans les
églises. D'autres encore peut-être au cours de cette songerie royale que
Beethoven berçait, puisaient un secret plaisir morose à penser qu'un
hasard eût pu faire qu'elles fussent celles, qui sait? qui eussent
comblé son coeur princier!... Et une larme imperceptible pointait au
coin de leurs yeux. Le roi, très simple, promenait sur l'assemblée son
regard aigu tempéré d'un sourire bénévole.

Le docteur, debout dans la loge, s'offrait le ragoût psychologique de
ce méli-mélo de naturel et d'artifice parmi ces femmes. L'émotion devant
la puissance, l'amour de la royauté, par exemple, pensait-il, est
naturel. Mais c'est par suite d'une singulière accoutumance au
travestissement, d'une inaptitude contractée de pouvoir démêler le vrai
de son image ou même de sa caricature, que toutes ces dames se leurrent
vis-à-vis de ce fonctionnaire distingué. Il se réjouissait que madame
Durosay, tout absorbée par l'ascension d'une vie pure, renouvelée, quasi
enfantine, ne s'y laissât pas tromper. Sur plusieurs points, déjà, il
avait remarqué, depuis quelque temps, son jugement parfaitement sain.
L'excentrique et le grotesque la laissaient indifférente. Il avait
essayé en vain des plaisanteries sur le grand nombre de maladies de peau
qui se trouvaient ici si joliment costumées; il se trouvait précisément,
ce soir-là, un amas de demi-centenaires de blanc vêtues, sur quoi des
chapeaux panachés semblaient pousser et s'épanouir outre mesure, telles
des plantes sur un sol fortement retourné. Madame Durosay le fit taire;
ces choses lui répugnaient simplement. Septime, plus nerveux, y
éprouvait un indicible malaise. Chaque soir, dans les jardins, il lui
arrivait d'être attiré instinctivement des yeux par une de ces formes
blanches, à taille illusionnante et aux cheveux incertains dans l'ombre.
La découverte du visage provoquait un mouvement d'horreur; on se
retenait de ne pas fouetter ces êtres repoussants. La femme perd le
droit au respect quand elle se refuse à porter le deuil de son sexe. Par
contre, Esculape, durant qu'il était au chapitre des femmes, exalta,
contre l'opinion commune, une beauté de longtemps célèbre et qui, par
les ressources de l'art, se perpétuait magnifiquement pure de lignes. Il
ne condamnait nullement les fards pourvu qu'ils fussent efficaces et
malgré que madame Durosay l'en blâmât. Il admirait, au contraire, qu'une
femme se cramponnât à l'adoration de sa beauté. Sa beauté ne lui
appartient pas; toute beauté est la beauté, c'est-à-dire la chose
vénérable entre toutes, bienfaisante aux regards de tous et pour quoi
nul soin n'est excessif, nul mensonge inexcusable, qui la peut prolonger
aux yeux. Toute femme n'était-elle pas, d'ailleurs, illusion? Et un
souverain charme ne lui venait-il pas de cette magie continue, de ce
beau mensonge éternel, évident hommage au Beau idéal?

On retrouva cette dame durable au premier entr'acte, à la salle de jeu.
Elle passait parmi les groupes serrés, entre les quatre tables du
baccara, son profil impassible et pur de médaille, sa chair,
marmoréenne, ses cheveux à la grecque, teints d'un beau roux brillant,
la taille impeccable. Elle était coiffée d'une simple guirlande de
roses, le cou entièrement nu était une merveille et les épaules et la
gorge franchement découvertes jusqu'aux seins ronds et immobiles,
apparaissaient sous un clair semis de perles et de saphirs. Les femmes
l'accueillaient de pointes méchantes et les hommes de plaisanteries
faciles à cause de sa conservation; mais on s'écartait devant elle et
elle avançait de son pas tranquille de vraie reine. Il fallait avouer
que beaucoup de jeunes femmes piquantes et fraîches qui étaient là et
qui avaient, selon le docteur, de jolis museaux à baiser, étaient
effacées, reculées, détruites, semblaient avoir été modelées par un
apprenti, en présence de cette statue admirable et glacée qu'on n'eût
pas été tenté de toucher du doigt. Mais Grandier s'étendit en
considérations sur la beauté plastique et l'incompréhension qu'en
avaient nos contemporains, qui, visiblement, fatiguèrent ses auditeurs.
M. Durosay se faufila. Quant à Madame, outre qu'elle se sentait mal à la
tête, ces vilaines figures autour des tables de jeu, et toute la fièvre
contenue qui les dévorait, l'épeuraient comme un cauchemar, et elle
s'enfuit.

Elle se retrouva seule avec Septime dans la loge. L'orchestre entamait
le prélude du troisième acte de _Lohengrin_. Cette musique nouvelle pour
eux, comme toutes les choses de leur vie, les tenait en une sorte de
suspens quasi pénible et quasi délicieux. Leurs âmes et leur chair
étaient soumises à de telles épreuves! Ils étaient grisés de choses
bouleversantes et incomprises. Ils se sentaient partout comme de petites
meurtrissures très chères au coeur, au corps, à l'esprit. Leur candeur
s'enfiévrait de ce monde, de ce luxe, de ce train, de cette musique et
d'eux-mêmes. Ils n'osaient se le dire. Cela s'exprime si mal! Mais sans
doute ils se sentaient pareillement remués, pareillement surpris,
pareillement surabondants de quelque incompréhensible et pareille force,
née de la fièvre même, et qui les approchait malgré eux, les approchait
progressivement et, d'un instant à l'autre, pouvait s'épancher, devait
s'épancher, ils ignoraient de quelle manière. Oh! tout cela était
terriblement gênant et doux. Les silences entre eux leur devenaient
familiers, et, au lieu d'en être incommodés, ils recevaient de ces
instants un soulagement inouï qui, parfois, les ravissait jusqu'aux
larmes. Déjà plusieurs fois ils s'étaient dit tout à coup, la gorge
serrée: «Sommes-nous bêtes! mon Dieu, mon Dieu! sommes-nous bêtes!» Et
nul tressaillement humain ne valut leur émotion naïve.

La partition de Wagner était achevée; le roi applaudissait posément,
lentement; et toute la salle se penchait pour voir le roi applaudir. Au
bruit, la jeune femme fut secouée d'un frisson et elle poussait des
soupirs comme si quelque chose l'oppressait.

--Vous souffrez? dit Septime.

--Mais non, je ne sais pas, ça va très bien pourtant.

Imperceptiblement il se pencha vers elle avec un geste de la main comme
pour saisir quelque chose d'elle. La lumière d'une gerbe à incandescence
lui dorait les cheveux sur le front et répandait une poussière d'or
aussi sur le duvet de sa lèvre. Elle le regarda, prise tout à coup d'une
complaisance extraordinaire pour ce visage, car elle eut un étonnement
prompt dans le regard, qui se fondit malgré elle dans un sourire plus
fort que tout, un discret sourire de tendresse embrasseuse et brûlante
qui lui ouvrit à lui aussi les lèvres comme en une extase; et ils
allaient ainsi l'un à l'autre de leurs pareils yeux bleus à leur bouche
éclatante et pure.

Un violoncelle qui chantait la romance de _Jocelyn_ aux longues caresses
mélancoliques, les abîma l'un et l'autre en une rêverie affolée où plus
rien du réel ne tenait. Cela était l'écho prolongé de leur sourire,
prolongé au delà du monde, exhaussé jusqu'au ciel imaginaire. Tous deux
regardaient fixement le gros homme chauve qui, lentement et d'une main
grasse, balançait son archet sur les cordes sonores. Ils ne pouvaient
quitter des yeux ce mouvement rythmique et ce doux frôlement des soies
d'où l'enchantement naissait. Cependant, ils ne se voyaient pas, la
vision perdue parmi les formes imprécises des rêves de voluptés et de
déchirements emmêlés et inextricables. De petites phrases au rythme plus
court, parfois, ou plus léger, leur donnaient au milieu de
l'alanguissement du songe, comme un repos pour un joli mot amoureux ou
un geste de grâce; puis reprenait une ardeur éperdue et la sensation de
baisers fous en plein coeur, enivrants et douloureux, qui s'achevaient
en sanglots, en longs cris désespérés pareils à des voix d'amants
absents qui s'appellent et dont la plainte meurt dans la distance.

Beaucoup de personnes pleuraient. Eux, pâlissaient, demeuraient inertes
et presque rigides comme si leur âme s'en fût allée.

L'entrave de leurs organes, toujours inhabiles et gauches, ne les gênait
plus; ils se joignaient, se parlaient enfin au travers de cette
harmonie, céleste lieu de rendez-vous où ils s'étreignaient à l'abri,
blessés seulement de la douleur naturelle au plaisir d'amour.

C'était plus d'émotion que n'en pouvait supporter le tempérament de la
jeune femme. Il lui sembla qu'elle allait crier à tous sa vie nouvelle,
que toutes ces femmes fardées la montraient du doigt et lui lançaient
des pointes, comme à l'autre, parce qu'elle aussi avait quelque chose
d'extraordinaire, se sentait radieuse, d'une insolite beauté. Elle
s'épeura, croyant ne plus maîtriser ses gestes ni sa parole: elle se
renversa en arrière; Septime, éveillé en sursaut, épeuré, blême,
l'allait recevoir dans ses bras. Mais Grandier était debout derrière
eux, et, de chacune de ses larges mains, il les reçut l'un et l'autre.
Sa barbe blanche étalée sur sa poitrine énorme, ses yeux heureux
abaissés sur cette jeunesse pâmée, il avait l'air d'un dieu bienveillant
qui triomphe.




XV


    Néans, août 189...

_À Monsieur Septime de Jallais, Villa Julie, à Aix-les-Bains_

«Mon cher enfant,

»Je veux croire que vous n'avez pas conscience du trouble que vous
m'avez causé par votre lettre, et aussi que votre âme est en paix. Je
prie Dieu qu'il redouble mes tourments pourvu que cela soit. Ah! mon
enfant, souvenez-vous qu'il n'est qu'un bien véritablement précieux,
qu'une seule cause d'allégresse, et que c'est de sentir sa conscience
comme un miroir immaculé. Je n'ai jamais envisagé sans crainte le milieu
profane où il a plu à monsieur votre père de vous jeter tout à coup.
Quoi! se pourrait-il que la grâce se fût dès aussitôt retirée de vous?
Je comptais du moins sur la forte résistance des saints principes dont
vous êtes abondamment pourvu.

»Est-ce que leur floraison que je me plaisais à contempler, tel un beau
parterre printanier, n'aurait été qu'artificielle? Ah! mon bien cher
enfant, ne négligez pas vos prières! Je suis sûr que tout vient de là;
vous aurez cessé d'invoquer Dieu, et sa divine Providence aura permis
que la tentation se levât sous chacun de vos pas, ne fût-ce que pour
vous avertir qu'il est besoin de se tenir en garde, car l'ennemi veille!
Croyez, mon enfant, que c'est un effet de la Céleste Bonté que j'aie été
averti, et par vous-même, quoique malgré vous, du malaise de votre âme.

»Priez, et parlez-moi à coeur ouvert, cessez ces restrictions, ces
réticences qui ont dû vous être si pénibles, parlez-moi de tout et de
tous; il est terrible de garder un nom dans le coeur, qui ne soit celui
de Dieu, seul adorable; et il ne faut pas craindre de prononcer le nom
de certaines personnes de qui l'on a pu être un instant ému comme si
elles vous devaient être un sujet de damnation, alors qu'avec le secours
divin elles peuvent tourner précisément à hâter votre salut.

»Mon cher enfant, je ne veux point vous entretenir davantage; c'est la
grâce qui sauve et non point, hélas! nos paroles. Je ne cesse de prier
pour vous, _pour vous tous_, et je fais des voeux pour que la santé de
notre vénéré doyen me permette, coûte que coûte, de voler à votre aide.

»Je vous embrasse, mon enfant, et suis votre vieux et fidèle ami en
N.-S.

    »GATIEN DE PRÉBENDES, »Prêtre.

»_P.-S._--Au moment où j'allais envoyer à la poste, je reçois un mot de
monsieur votre père qui me dit qu'il a de vos nouvelles par une lettre
qui lui plaît infiniment et qui fait qu'il est fier et content de vous;
que, pour lui, il va bien et part pour la pêche. Cette lettre, qu'est-ce
à dire? et que n'ai-je reçu la même!»




XVI


Septime prononça un juron tel que M. Grandier avait mis quarante ans
avant d'en formuler de semblable.

--Eh! eh! fit celui-ci qui justement entr'ouvrait la porte, voilà qui ne
va pas mal! Et je ne trouve pas mauvais qu'on se mette en colère quand
on commence à devenir un homme.

--Docteur, dit Septime, qui avait rougi jusqu'à l'occiput, c'est que
j'ai beaucoup de peine à déchiffrer la fine écriture de monsieur de
Prébendes.

--Ah bah!... ce bon abbé, cet excellent abbé! et comment va-t-il?

--Fort bien... et il attend que monsieur le curé doyen fasse de même
pour venir nous rejoindre.

--En ce cas, prononça Esculape, il ne nous a pas rejoints.

--Mais, docteur, savez-vous bien que monsieur le curé fit sept fois le
tour du jardin par l'allée des buis, dès auparavant notre départ.

--Alors, monsieur le curé est en état de porter le bon Dieu à
mademoiselle Hubertine la Hotte au cas où elle ferait mine de tourner à
trépas, et je vois que monsieur de Prébendes fait sa valise.

--Croyez-vous? fit vivement Septime.

--Vous y tenez donc bien? dit Esculape d'un air attendri.

Septime ne put s'empêcher de sourire. Il tournait déjà les talons et le
docteur dépliait un journal; tous deux, à leur façon, pensaient à
l'arrivée possible de l'abbé et ils couvrirent de politesse leur opinion
plus ou moins amère:

--C'est un bien excellent homme! prononcèrent-ils tous les deux à la
fois.

Septime, retiré dans sa chambre, s'affala en un petit fauteuil bas qu'on
nomme crapaud, et froissant de la main la lettre, demeura quelques
minutes anéanti comme à la suite d'un choc qui vous laisse étourdi et
sans pensée. La colère le releva, colère contre l'abbé, contre sa
finesse ecclésiastique, contre cette sorte de maternité religieuse qui
le poursuivait; colère contre lui-même; colère contre tout.

Et il s'interrogeait, de la meilleure foi du monde, n'ayant pas eu la
moindre conscience de sa bévue, la découvrant tout à coup par cette
lettre parabolique et mielleuse, en même temps que par elle il
découvrait son enfance encore d'hier, et se découvrait subitement
vieilli d'années. Avoir écrit à l'abbé sans prononcer _son_ nom! Dieu de
Dieu! quelle puérilité! Et toute sa candeur lui fut révélée en même
temps que son amour.

La fenêtre ouverte donnait sur la plaine d'Aix, encore baignée dans la
vapeur du matin. Cependant, tout en face, la montagne du Chat avec sa
crête dentelée apparaissait très nette, semée d'un vert menu et de
petits arbres pignochés qu'on distinguait jusqu'à la cime. Elle
s'abaissait lentement vers l'extrême pointe du lac, clos là-bas de deux
monts bleuâtres et embarrassé de brumes cotonneuses et légères. Toute
verte, toute moussue, la longue et molle colline de Tresserve, en avant
du Chat, pareille à une lourde bête couchée au bord du lac qu'elle
cachait en partie, s'y allait lentement baigner vers la droite, parmi
des peupliers et un semis rare de toits rouges. Plus près, au bas des
villas et de la basilique montante, la ville, dont les bruits ne
parvenaient pas, semblait baignée dans ses eaux tièdes.

Septime parcourait ce pays, du regard; et il repassait ce qu'il en avait
vu, ce qu'il y avait fait depuis son arrivée. Un petit torrent voisin,
descendu des pentes du Mont-Revard et dont il remarqua pour la première
fois le ronflement monotone, l'éclaira sur la sorte d'étourdissement
qu'il avait subi depuis quelques semaines. Mais non! il n'avait pensé à
rien! il ne savait rien! En vérité, l'abbé venait de lui tout apprendre
avec ses façons d'envisager tout par rapport à Dieu. Lui-même avait
négligé de se prendre au sérieux.

Il s'interrogeait sur les termes qu'il avait pu employer, sur les choses
qu'il avait dites. «J'aurai donc parlé de ce Lac, disait-il, avec trop
de tendresse, sans doute; oui, notre arrivée, la nuit, le train passant
sur ces bords, et ce que j'ai senti de singulier, je l'ai dit. Ce poète
aussi dont je n'ai pu ne pas parler!... Mais elle, elle? passée
complètement sous silence! Enfant! enfant!» Il s'en étonnait, se mordait
les ongles; sa sottise lui paraissait monstrueuse. Et c'était tout
naturellement que la sottise s'était commise. En face de l'image de M.
de Prébendes, ce nom s'était dérobé, ce nom n'allait plus, ne cadrait
plus avec cette noire soutane; et, sans effort, sans arrière-pensée, il
l'avait laissé dans l'ombre qui lui semblait jolie. Ce nom s'enveloppait
d'une discrétion toute neuve, n'avait rien à faire avec le reste des
choses... Était-ce cela? Mais il l'avait bien prononcé vis-à-vis de
papa, il avait parlé d'elle franchement, tant que l'envie l'en avait
tenu. En effet, il paraissait qu'à papa l'on pût tout dire; même ce qui
affectionnait l'ombre jolie et se vêtait de ce manteau de discrétion si
délicat, si fragile, s'accommodait en face de papa de je ne sais quel
surtout de couleur tendre, et souriait, et voulait bien danser au soleil
sans être offusqué le moins du monde par le bon regard de papa qui
voyait tout en simplicité.

Septime avait écrit ses deux lettres de la façon la plus coulante et
aisée, et sans se douter même du poids qu'avait à son coeur ce qu'il
découvrait à l'un si inconsidérément et, qu'à l'autre, il tenait caché
avec une insistance trop évidente. Il avait flairé: cela va pour
celui-ci; et pour celui-là, cela ne va point. Mais qu'était cela?

Or, une grande clarté venait de ces besicles lointaines, que sûrement
l'abbé avait dû frotter du coin de son mouchoir, et fortement, ces
temps-ci, comme il faisait quand il s'agissait de mettre au net quelque
complexité. Et, à mesure que la clarté descendait et découvrait
d'étranges replis ignorés de Septime, Septime s'émouvait en face de la
ville d'Aix qui s'animait dans la tiédeur du matin et du Lac aux jolies
brumes voletantes, peu à peu en allées. Il s'émouvait, non des tourments
de l'abbé, non pas de ceci, non plus même de sa propre niaiserie à
vendre si bon compte les choses de son coeur, non! mais de ce coeur
lui-même que l'abbé, avec toute sa prudence, venait de lui découvrir et
presque de lui toucher du doigt.

Il se leva brusquement du fauteuil, et fut debout sur le balcon. Quelque
chose bondissait en lui-même, que sa poitrine lui semblait trop étroite
pour contenir. Il y porta la main malgré lui et il eut la sensation
physique de son amour, un peu de la même façon que les femmes sentent
dans les flancs le germe tressaillir. De petites bouffées de vent lui
caressèrent le visage, qui venaient de toucher, là-bas, les eaux et tout
ce pays désormais adorable. Il ouvrit la bouche et s'en emplit. L'image
de la jeune femme était éparse en tout cela, et, à la vérité, c'était
elle qu'il aspirait. Et il s'en sentit envahi comme jamais encore. Un
appétit de tendresse affolée l'empoigna; et il se serrait les mains
l'une à l'autre nouées, pour ne pas faire le geste emphatique
d'embrasser éperdument toutes choses.

Il bénissait sa sottise, il bénissait l'abbé, il bénissait tout le
bénissable du monde; car il valait mieux décidément savoir son coeur et
voir clair en soi à tout prix. Après cela, qu'importait le reste? Tout
l'égoïsme de l'état d'amour prenait logement en lui.

Il revint au fauteuil, après cette première secousse; l'approcha du
balcon, et s'y étendit, la nuque appuyée contre le sommet du dossier
bas. Ainsi, caressé encore par les légères brises qui sentaient la
montagne et le matin, il ferma les yeux et laissa venir la mémoire des
moments et des objets chéris.

Pour tout ce qui était de son entourage immédiat et de ce pays nouveau,
il ne s'étonnait point que cela prît la couleur d'enchantement qu'il y
voyait. Mais il admira qu'il ne pouvait imaginer aucune des choses
familières, une promenade, un repas, une phrase musicale, un son de
voix, un appel et jusqu'aux plus menues et insignifiantes matérialités:
sa lampe, son lit, son écritoire, et même le noeud de sa cravate, sans
avoir conscience d'un élément inaccoutumé qui donnait à tout ceci une
tonalité spéciale et jamais aperçue jusqu'ici. Il ne s'étudiait
nullement, n'avait aucune habitude d'examen. Tout naturellement, en cet
instant, lui venait la remarque de ces minutieuses bizarreries. Il ne
remarquait point que c'était de tout à l'heure que les choses ainsi
changeaient d'aspect, mais que de quelque temps déjà, elles étaient
accoutrées de la sorte. «Il est curieux, pensait-il, que tout ait,
vis-à-vis de nous, une physionomie si marquée puisque l'on en peut
saisir la mobilité. Jusqu'à une voix qui m'appelle, la voix du docteur,
par exemple, qui n'a pas changé, que je sache, me paraît une tout autre
voix, me fait lever la tête d'une autre manière.» Et tout ce qu'il
voyait, tout ce qu'il entendait, tout ce qui le frappait en quelque
façon, lui paraissait empreint d'une douceur, d'une complaisance envers
lui; il semblait que la moindre des choses fût aimable et tendre; il eût
souri à un objet quelconque, car, véritablement, il le voyait sourire.

Il comprit qu'il n'y avait point d'objet, point de geste, point de
parole qui ne lui rappelât la jeune femme; qu'il avait, et sans savoir,
caressé de sa pensée toutes les choses environnantes, interprété par
rapport à elle tout signe aperçu, tout mot prononcé, et que les choses
ainsi imprégnées lui gardaient et lui rendaient la chère image comme
feraient les fleurs de leurs parfums.

Il la vit, il la sentit elle-même partout. Les belles eaux du Lac, ces
aimables grisailles des monts, et le charme de ce pays entier, c'était
elle. Sa figure passait en quelque lieu qu'il portât sa vision. Elle ne
l'avait pas quitté. Elle peuplait toute sa mémoire de deux grands mois
en arrière. Il trouvait étrange d'avoir pu pénétrer en une vie si
complètement différente sans éprouver la transition. Il est probable que
l'on entrait de même en paradis et il devait falloir que quelqu'un vous
y abordât un jour et vous dît: «Tiens! vous voilà ici!» pour qu'on s'en
aperçût. Il le demanderait à M. de Prébendes.

Pour la première fois, le nom de M. de Prébendes le fit sourire. Pour la
première fois aussi, il prononça: «Ce pauvre monsieur l'abbé!» Mais ceci
fut léger comme le chatouillement d'une plume qui vous frôle en son vol:
il n'eut pas le temps de réfléchir à ce que ce sourire et ces mots
contenaient de clarté sur son évolution, un quart d'heure après que la
semonce de ce même monsieur l'abbé l'avait troublé considérablement.
Mais dans la joie de cette minute de conscience, il oubliait tout pour
jouir de ces deux mois de bonheur presque ignoré. De la pénombre un peu
molle, tiède et dolente, les images remontaient à la chaleur et à
l'éclat du jour.

Un soubresaut le remit debout, avec une brutalité qu'il ne put
maîtriser. Le rêve un peu trouble de sa béatitude le plongeait ainsi en
de languides nonchalances, et la claire opposition, tout à coup, d'un
détail précis, le faisait bondir comme un jeune fauve. Il se retrouva
sur le balcon comme tout à l'heure, le coeur battant, le corps agité,
une grande force inconnue, comme une source récemment jaillie, réclamant
un épanchement, une action. Quelle? il ne savait. Mais il lui fallut
absolument se mouvoir, aller, marcher devant lui, se rompre de fatigue,
briser quelque chose, écraser un animal sous son talon, soulever des
pierres, peut-être amonceler des moellons comme ces maçons qu'il
apercevait construisant une villa. Il quitta sa chambre avec l'intention
de s'élancer sur la route et d'aller loin.

Comme il arrive fréquemment, au milieu de la pire exaltation morale,
Septime fut distrait par la plus prosaïque des réalités. M. Durosay et
le docteur l'appelaient à la grille de la villa. Madame Durosay
elle-même se penchait au balcon, en robe de chambre, et tout le
domestique se pressait aux fenêtres pour voir passer une voiture à
pétrole, de marche assez bruyante, et que dirigeait un homme élégant, de
la physionomie de qui tout le monde retint la belle barbe brune.




XVII


L'homme à la belle barbe brune fut désormais une rencontre de tous les
jours. On entendait de loin le mouvement trépidant de sa machine, et
l'on voyait tout à coup déboucher la voiture lourde et gauche d'allure,
mais rapide, au tournant d'une rue. On sortait des maisons et des
boutiques et se levait aux terrasses des cafés pour admirer l'instrument
nouveau. La forte silhouette élégante du conducteur, accompagné
seulement d'un petit groom, rachetait ce que l'aspect mécanique de
l'objet pouvait avoir de disgracieux, et quand les dames prononçaient:
«Charmant!» on distinguait mal s'il s'agissait de l'appareil ou de ce
monsieur. On le vit au Cercle, lors d'une représentation de _Samson et
Dalila_ dans la loge de Saint-Saëns. On le vit souper au même cercle en
compagnie d'une jeune femme blonde grassouillette et animée d'une grande
hilarité; et, le lendemain, à la Villa-des-Fleurs, vis-à-vis d'une
svelte brune qui avait une sourde flamme dans le regard et beaucoup de
beauté en tout ce qu'elle rendait apparent de sa gorge, sans aucune
parcimonie. Après cela, quand on l'eut aperçu de la villa Julie,
assistant à un lunch en plein air, offert par les divines soeurs Iñès et
Mercédès, de l'Opéra, aux artistes parisiens et à S. M. spartiate, où
l'on s'embrassa au dessert et prononça des mots insalubres, sa
personnalité fut haussée, particulièrement dans l'esprit de M. Durosay,
à cet étage spécial à la fortune où l'on passe la liberté des moeurs
comme la colère au ciel et les impertinences aux enfants. Le notaire
dirigea les promenades du côté du Petit-Port où l'on disait que,
parfois, la voiture s'arrêtait pour prendre eau.

Dans les conversations, on disait: la Voiture.

Il y eut donc une minute inoubliable quand, à la descente des grands
chars à bancs qui mènent à la Chartreuse, on reconnut la Voiture dans la
cour de l'auberge, à Saint-Laurent-du-Pont. M. Durosay, entrant
subitement en des subtilités, hésita s'il convenait de s'approcher
comme tout le monde de la Voiture, ou si la discrétion ne commandait pas
que l'on demeurât à l'écart et profitât d'un instant favorable pour en
demander la permission au propriétaire. Grandier l'arrêta au bras.

--Parler ainsi de but en blanc à un homme qui donne la main au roi de
Sparte et s'affiche avec des hétaïres!

Mais M. Durosay, fort sérieux, tint au contraire à faire le bravache,
et, le chapeau à la main, s'épongeant de l'autre le front, d'une
attitude mi-déférente, mi-aisée, il aborda carrément ce monsieur qui,
pour l'instant, se lavait les mains, fort maculées du maniement des
rouages.

--Ma foi, monsieur, dit-il, votre merveilleux moyen de locomotion
m'intéressant vivement en qualité de propriétaire et, à la fois, d'ami
du progrès, je prends la liberté de me présenter à vous et de vous
demander quelques petits renseignements.

Il se nomma, le sourire aux lèvres, toute la figure dilatée d'une vaste
satisfaction.

--Parfaitement! parfaitement! faisait ce monsieur, regardant, plutôt que
M. Durosay, la renaissante blancheur de sa main parmi la mousse du
savon. Excusez-moi, je vous prie, et voyez tout d'abord que l'invention
a l'avantage de vous entretenir en malpropreté.

Mais ayant aperçu madame Durosay sans doute lorgnée déjà parmi les
beautés du balcon, il eut une subite vibration des cils, s'essuya vite,
salua, et fut tout aménité et complaisance. Il dut se nommer quand M.
Durosay eut achevé les présentations et, charmé de la compagnie d'une
jeune femme, esquiva la démonstration du mécanisme de la voiture en
conversant tout de suite aimablement et quasi de rien.

M. Godefroy Lureau-Vélin, ingénieur, à la tête d'une grande fortune,
vivait à sa guise et en complète indépendance. Il avait beaucoup et
longtemps voyagé, voyagerait sans doute encore. Cependant il commençait
à se faire vieux, disait-il avec un sourire fin, il essaierait de se
fixer. C'était dans ce but qu'il parcourait la province, à la recherche
d'une terre qui lui plût.

--J'ai ce qu'il vous faut, fit sur-le-champ maître Durosay, notaire. La
terre de Saint-Pont...

M. Godefroy Lureau-Vélin jeta un nouveau et rapide regard du côté de
madame Durosay, et se passant la main tout le long de la barbe,
prononça:

--Nous en reparlerons, monsieur, très volontiers.

--Bigre! fit, à part lui, Grandier qui se piquait de voir loin dans les
choses, cependant que Septime levait sur le nouveau venu des yeux
remplis d'étonnement, d'admiration et d'une immédiate et sourde haine
incomprise.

Tout cela fut l'affaire d'une courte minute. On traversait un petit
pont. Des groupes d'excursionnistes stationnaient le temps du relais.

--Avez-vous jamais fait la montée de la Grande-Chartreuse, au clair de
lune? demanda M. Lureau-Vélin.

--Nous ne l'avons jamais faite.

En ce cas, M. Lureau-Vélin proposa d'attendre à Saint-Laurent la tombée
de la nuit, ce qu'il n'eût pas eu la patience de faire sans l'aubaine
d'une aimable compagnie, mais que, pour lui, il désirait ardemment,
sachant la promenade incomparable.

--Au clair de lune! oh! oui, au clair de lune! s'écria madame Durosay
un peu enfantine, battant des mains et découvrant la double rangée pure
de ses dents.

Il fut aussitôt décidé que l'on abandonnerait les grands chars à bancs,
dînerait au village même, et laisserait se lever la lune. La Chartreuse
ne fermait ses portes à présent qu'à dix heures; on assisterait à
l'office de nuit qui se dit à onze heures et demie, après avoir confié
madame Durosay à l'hôtellerie des dames. Quant au retour, M.
Lureau-Vélin ne voulut point qu'on y pensât; il se ferait un plaisir de
ramener tout le monde en sa voiture, ce qui permettrait à M. Durosay
d'en voir de près et étudier le fonctionnement.

Le jour s'acheva sans que l'on y prît seulement garde. M. Lureau-Vélin
parlait avec une égale aisance de tout et à tous. Il s'initiait d'un
coup au caractère, aux penchants et jusqu'aux manies de chacun; et les
flattait incontinent par son dire expert et souple, ses connaissances
variées, son prodigieux et prompt accommodement aux tempéraments les
plus divers. Il conquit le docteur par son habileté et le reste de la
société par un prestige d'homme supérieur. M. Durosay était anxieux de
connaître la nature des liens qui l'unissaient à l'illustre musicien
Saint-Saëns et à Sa Majesté le roi de Sparte. M. Lureau-Vélin le
séduisit beaucoup plus que s'il avait dit: «Ce sont mes cousins», en
avouant avec une adorable simplicité qu'il les connaissait par le
pétrole. En toutes choses, il agissait avec une semblable bonhomie et
cependant vous déconcertait.

M. Lureau-Vélin craignit pour sa machine les côtes par trop dures; on
prit un break et l'on partit à la nuit noire.

Septime, gagné lui-même par certaines attentions particulières qu'ont
rarement les hommes pour les très jeunes gens et par une façon que ce
monsieur avait de vous prendre au sérieux, blottissait cependant avec
plus de plaisir qu'à la conversation de M. Lureau-Vélin, contre la
hanche et le bras de madame Durosay, l'exaspération de son amour,
croissante depuis ces derniers jours.

Ils s'accordaient, à présent, tout ce qui, des caresses, n'en a pas la
figure bien consacrée, tout ce qu'on s'imagine que l'on pourrait à la
rigueur, se permettre sans s'aimer, tout ce qui peut encore dérouter une
interprétation un peu douée de complaisance. Ils s'asseyaient
infailliblement l'un contre l'autre et toléraient le contact immédiat et
chaud de leurs personnes; ils se prenaient la main en toute occasion, en
principe; et à défaut, se les laissaient errer voisines: une occasion
était, par exemple, de proposer brusquement de jouer à la main chaude en
en donnant aussitôt l'exemple, d'ailleurs jamais suivi; ou bien de lire
les lignes de la main; le défaut d'une occasion, c'était de se
rencontrer par hasard sous les châles et de demeurer ainsi, un doigt
contre un doigt, immobiles et sans oser plus.

Mais, ce soir, une fièvre extraordinaire, ardente jusqu'à la douleur,
animait l'âme et la chair de Septime. L'introduction, dans le petit
groupe si formé à une consistance immuable, de cet homme important et
nouveau, sans encore éveiller en lui la jalousie, qu'il ignorait, lui
communiquait une sorte de hâte brûlante, de disposition à se jeter tête
baissée dans le flot d'instincts qui l'assourdissait et enfin le voulait
rouler dans son tourbillon plus fort que tout. Et sa nature, fortement
ouverte au monde extérieur, recevait de ce nouveau personnage une force
d'imitation confuse, mais qui le servait. La hardiesse contenue de ce
monsieur; ce qu'on savait et devinait de sa vie galante, de sa puissance
séductrice, et la belle politesse sous laquelle il habillait de simple
bon ton toutes ses réserves précieuses, enfin, l'aise avec laquelle il
se mouvait, en élégance, parmi les femmes et les hommes, causaient au
jeune homme le mirage de sa propre personnalité qu'il eût désirée telle,
et il s'augmentait véritablement de la vertu de ce reflet.

On mit pied à terre quand la lune parut. La côte était extrêmement
rapide et les chevaux allaient au pas.

Mais le spectacle fut tout à coup inouï. La route serpentait dans la
gorge que des pics feuillus, exagérés par l'ombre, dominaient, étranges
et terribles. Les regards se perdaient, par une complaisance naturelle
aux effets romantiques, parmi les déchiquetures des cimes sombres
découpées sur une nuit de lumière. Une silhouette d'arbre, parfois,
apportait sa familiarité reposante en ce beau jeu d'ombres du ciel et de
la terre; et c'était subitement une percée immense où les yeux erraient
dans la brume d'argent vaporeuse apparue comme un rideau divin pour une
féerie nouvelle. En effet, d'autres monts surgissaient, d'assemblage
fantastique, d'apparence irréelle, à cause de leur splendeur diverse et
renouvelée à plaisir et à cause des jeux étonnants de la clarté lunaire
sur les plans échelonnés, pour un résultat de séduction et d'angoisses
et d'effarements.

Madame Durosay et Septime, un peu lents, marchaient en arrière, et la
jeune femme, à chaque tournant de la route, ne pouvait retenir son petit
cri. M. Lureau-Vélin parlait, de sa mâle voix mélodieuse, et il se plut
à diriger les impressions qui eussent pu demeurer en la puérilité
coutumière qu'ont les femmes au clair de lune. Il savait, par de justes
comparaisons pittoresques, rendre sensible et élargir le spectacle, et
surtout, après les expressions appropriées, garder de ces habiles
silences qui prolongent l'écho des paroles. Il dit même des vers, car
cet homme possédait tout; et la musique en demeurait durant qu'on
avançait dans l'enchantement.

La jeune femme, prise au milieu de sa crise de sens, subissait un charme
impersonnel; sa sensualité attendrie et les environs habituels de sa
tendresse en profitaient, et à mesure que sa tête s'échauffait de
visions, elle se désaltérait du doux visage muet de Septime qui, lui, ne
voyait rien qu'à travers elle ou qu'elle à travers tout.

M. Lureau-Vélin éveillait le souvenir d'épisodes romanesques où se
trouvaient justement mêlées des somptuosités de paysages; il évoquait de
grands poètes, depuis Chateaubriand jusqu'à Loti. Et les aventures
connues d'un René ou d'une petite Rarahu, se retraçaient dans
l'imagination des amants simples, soutenues et avivées par le
déroulement continu d'un décor harmonieux, et les pénétraient doucement
et profondément, comme une nourriture idéalement appropriée à leurs
appétits et à leur moment. Un tel penchant à l'abandon naturel, à la
caresse instinctive, naissait de ces histoires, en cet extraordinaire
milieu! Le coeur de Septime battait jusqu'à le contraindre de s'arrêter,
par instants, en la montée. Elle souriait à tout, voulait baiser les
feuillages et boire la jolie vapeur de lune. Un tronc d'arbre penché
leur fit peur, parmi des roches obscures; ils se saisirent la main, et
dans le prétexte du léger effroi, affolés tout à coup de la fraîche
moiteur de leur visage, se donnèrent leur premier baiser. Sans un mot.
Ils voulurent même, aussitôt après, faire entre eux comme si rien ne
s'était passé, et, riant de leur peur, ils allèrent toucher l'arbre.
Pourtant, dans l'instant de cet enfantillage, la face du monde et le
sens de la vie étaient changés pour eux.

Brusquement, la lune haussée dans le ciel éclaira la profondeur de la
gorge au-dessous du niveau de la route. Des brises momentanées y
faisaient frissonner de petites feuilles d'argent pareilles à des
miroirs aux alouettes sur les bords des gouffres. On découvrait les
arbres par la cime et le trou noir immense semblait sans fond. C'était
toute la féerie fantastique retournée. On relevait les yeux: non, les
mêmes scènes grandioses se jouaient encore en haut. Et l'on restait
suspendu sur ce ruban étroit et serpentant, entre ces deux emphases
pittoresques où M. Lureau-Vélin jetait des vers d'Hugo répercutés de
ciel en abîme.

Ce soir-là, les amants eussent accompli l'invraisemblable.

M. Lureau-Vélin décrivit par avance à madame Durosay la façon dont elle
serait logée à l'hôtellerie des Dames. Il dit la qualité du lit, les
images de piété appendues, le prie-Dieu; il eut même un tour charmant et
discret pour annoncer les objets d'un plus familier usage. C'était à
croire qu'il y eût couché lui-même. Il ne dit point quelle dame il y
avait hospitalisée; mais il frappa lui-même à la porte et la soeur
tourière eut, pour toute sa personne si comme il faut, un signe de
reconnaissance.

À la Chartreuse même, en face, où l'on frappa après avoir dit adieu à
madame Durosay, il s'informa près du frère portier de la santé du R. P.
supérieur qu'il avait eu l'honneur d'approcher. Un religieux, muni d'une
planchette de bois crasseux percée de petits trous numérotés, indiqua à
ces messieurs leurs cellules et planta de petites fiches dans les trous
correspondants.

Éveillerait-on ces messieurs pour l'office de nuit? Préféraient-ils
attendre en se promenant dans la cour?

À peine avait-on fait dix pas dans cette cour de couvent, désormais
inoubliable, que M. Lureau-Vélin, décidément en verve, aborda des sujets
auxquels on était le plus éloigné de s'attendre. Les toits d'ardoise
brillaient sous la lune, et le pignon du porche d'entrée piquait
durement le ciel de ses arêtes de zinc. Le grand Som, dressé au delà des
portes, recevait de Phoebé des caresses ambiguës. Cette nuit claire,
improvisée après cette montée romanesque, et dans ce monastère célèbre
et isolé, disposait les âmes à la méditation ou, du moins, les tournait
à des impressions insolites. M. Durosay, lui-même, s'apprêtait à exalter
la magnificence de la vie des pieux solitaires. Septime mêlait de la
religiosité à sa passion. Grandier, qu'intriguait le nouveau compagnon,
s'attendait à l'entendre encore débiter ici quelque intelligent
à-propos.

--Pour moi, dit M. Lureau-Vélin, je vous avouerai, messieurs, que ce
couvent si scrupuleusement masculin, accroupi vis-à-vis de ce mystérieux
dépôt de dames, m'engagea toujours à des pensées érotiques.

Et, comme on souriait de l'image un peu paradoxale, il se hâta de
l'éclaircir.

--Je ne sais si cette impression est personnelle et causée chez moi par
une certaine analogie. Je fus élevé en un collège qui n'était séparé que
par une étroite impasse d'un pensionnat de jeunes filles. Durant les
études, nous entendions parfois chanter ces demoiselles, et il arrivait
qu'aux récréations nous puissions confondre nos cris. Cette
particularité même devint un jeu pour quelques-uns et, pour d'autres,
une étrange volupté. Au milieu du jeu de balles ou d'une course de
chars, on entendait un cri isolé auquel une voix plus aiguë, dehors les
murs, répondait comme par hasard. Notre adolescence s'écoula dans cette
atmosphère échauffée. Nous ne voyions nos petites voisines qu'en nos
rêves, mais nous les y voyions extrêmement. Il y eut des nôtres qui en
moururent; ce ne fut pas ceux qui escaladèrent les murailles et
parvinrent à toucher les chères mignonnes d'à côté.

M. Durosay, choqué du ton de la conversation en un séjour qui lui
semblait si respectable, eût donné quelque chose pour que le beau
parleur au moins baissât la voix. La présence de sa femme à ce «dépôt de
dames», l'eût même averti du propos un peu malencontreux, si l'auteur
n'eût été M. Lureau-Vélin. Le docteur souriait. Le mot d'érotisme
blessait Septime en son naissant amour.

M. Lureau-Vélin poursuivait, parmi des groupes d'étrangers, et dominant
le délicat murmure de l'eau jaillissante d'un bassin:

--J'ai connu beaucoup une dame avec qui j'eus l'occasion d'échanger de
l'enthousiasme au sujet de la Grande-Chartreuse dont elle paraissait
raffoler. Je sus plus tard qu'elle y venait dix fois par an, passant
deux et trois nuits à l'Hôtellerie des pieuses soeurs dont vous
aperçûtes tout à l'heure la cornette. Je m'entêtai à savoir son secret,
je le soupçonnai et l'obtins par une fausse confidence. Tous les moyens
sont bons au psychologue! Messieurs, elle y goûtait, en des journées
terribles et délicieuses, la présence enclose de tous ces hommes
continents!

--Oh! fit M. Durosay.

--Cas amusant d'érotomanie mondaine, dit Grandier. Songez-vous,
appuya-t-il, qu'il n'y a pas une réunion de personnes ayant dîné
convenablement, et partant enclines à des passe-temps aimables, pas un
cabinet garni de soupeurs un peu propres et de noceuses mal agrafées,
pas un lieu où jouisse l'animal humain, qui ne soit pourvu du certain
délice qui vient d'ici et qui, moralement, est l'oeuvre de ces sévères
pénitents... Ah! quel bon tour ce serait à toute la luxure du monde, de
venir en belle ébriété, brandir ici les flacons jaunes, et dansant
autour des cellules une sarabande effrénée! Je vois d'ici de roses
fillettes pour qui le goût de la liqueur se confond avec celui du
premier baiser, des femmes qui reçurent du flacon marqué au signe de la
croix, la grâce efficace à l'étourdissement qu'il fallait; et tous les
yeux des débauchés qui gardent la mémoire du beau reflet d'or
inséparable de celle d'une épaule ou d'un sein qui s'étale!... «Grâces
vous soient rendues, révérends Pères! Hosanna! au divin élixir!»

»Ah! je voudrais pénétrer dans l'esprit de celui de ces hommes chastes
et réfléchis qui sait que, par lui, de la volupté se répand par le
monde, et qui orne de cette idée sa solitude et son silence!...

--Le docteur Grandier, dit M. Durosay, a, de naissance, l'esprit
pervers...

Grandier s'exclamait et M. Lureau-Vélin en même temps entamait le
prélude d'une aventure scandaleuse, quand on vint avertir ces messieurs
que l'office allait commencer.

On s'enfonça dans des couloirs indéfinis que la lueur de veilleuses, de
loin en loin, éclairait d'un jour louche. La chapelle était complètement
obscure; le jubé cachait la lampe du choeur; un prêtre, dans la tribune
du public, avait allumé une petite bougie et lisait son bréviaire.
Quelques personnes se soupçonnaient dans la pénombre.

Une cloche tinta. Une à une, à intervalles irréguliers, de lentes formes
blanches apparurent au-dessous de la tribune, munies d'une petite
lanterne. Elles disparaissaient derrière le jubé, et la double rangée
des stalles dans le choeur se piquait alors d'une lumière encore
aussitôt voilée par un écran de bois.

Après des minutes de silence, l'ensemble des voix s'élevait et les
versets des psaumes s'égrenaient, monotones et singulièrement
impressionnants, dans la nuit religieuse.

Septime tomba sur le prie-Dieu, harassé d'une fatigue morale et
physique. Que de choses, mon Dieu! Et comme la vie se précipitait! À
quoi songer? À son baiser? Il en avait le coeur encore tout disloqué. Ou
à ceux qui allaient venir, à tout ce qui allait venir après, et qui
l'effrayait en l'anéantissant de désirs? Ou bien à cet étrange nouveau
venu dont la personne l'emplissait à la fois d'admiration et de
répugnance, mais, en tout cas, le captivait jusqu'à ne pouvoir penser à
quoi que ce fût que sa figure n'y fût mêlée? Il l'admirait homme fait,
fort et beau, tel que lui-même souhaitait, espérait être. Ses
connaissances, sa prodigieuse facilité le subjuguaient. Et en même
temps, il subissait de ces connaissances et de cette facilité une sorte
d'effarouchement mal expliqué. Il se rappelait le _Faust_ de Goethe à
cet endroit adorable et délicat que Gounod a passé, et où Marguerite
entrant dans la chambre après le départ de Méphistophélès, qu'elle
ignore, ne peut se retenir d'ouvrir la fenêtre, et chante comme pour
purifier l'atmosphère. Il éprouvait au fond même de son instinct, un
contact pénible de cette expérience si complète des hommes et des
choses, et de cet esprit et de cette chair si parfaitement entretenus et
dispos. Toute sa jeune fébrilité passionnée s'en indignait en quelque
sorte. Et de plus, des nausées lui venaient de cette désinvolture à
parler d'amour. Il se souvint de petits camarades qui mêlaient ce mot à
des expressions ordurières. Ce monsieur, lui, le faisait sauter comme
des osselets sur la main. N'était-ce pas une chose sainte et sacrée? M.
Grandier lui-même, avait eu à ce propos une attitude qui ne concordait
guère avec ses idées coutumières. Et il semblait au pauvre enfant que
l'on avait, ce soir, piétiné son aimée, profané son culte. Il se prenait
la tête à deux mains, courbé sur le prie-Dieu. L'aspect du lieu et la
sévérité des prières influaient; les ressouvenirs de sa vie dévote
remontaient à son âme en un tumulte confus. Il crut qu'il éprouvait le
besoin d'expier la profanation du cher objet. Il s'enfonçait la paume
des mains sur les yeux, se provoquait à une douleur rédemptrice, eût
voulu sentir les larmes jaillir et l'inonder et laver autour de lui le
sol, les gens et les choses.

Il releva ses yeux attristés, et, dans la pénombre qui paraissait moins
obscure, les laissa reposer sur le jubé où des peintures se devinaient,
sans qu'on en pût distinguer les formes. Pourquoi ces toiles
indiscernables l'intriguaient-elles? Il n'en avait aucune conscience.
Était-ce la pénitence singulière qu'il s'était imposée? Demeurer là,
immobile et sans pensée, devant cette oeuvre inconnue, jusqu'à ce qu'il
en eût recréé le sujet? C'était absurde et tyrannique. Cependant, il
recréait malgré lui. Mais infailliblement des formes naissaient de
l'ombre; des lignes s'incurvaient, se joignaient, s'harmonisaient;
quelque chose de vivant, d'extraordinairement vivant allait sortir de ce
demi-songe. Quand la figure s'anima, il faillit s'écrier; se boucha les
yeux; ramena ses mains sur les paupières. C'était sa figure, à elle, à
la chérie, à l'aimée; mais sa figure transformée, remaniée et comme
modelée à nouveau par quelque artiste sceptique et aimablement
terrifiant, à la façon des conversations de ces messieurs. Elle était
souriante et jolie, mais ses yeux étincelaient d'un éclat inaccoutumé;
et le comble était qu'elle laissait voir son corps et l'indiquait
presque, de son petit air mutin. Et c'était lui qui venait de faire
surgir cela, petit à petit, de son regard lentement promené sur la toile
sombre!

Cette figure, ainsi, était contenue en lui, avec ses traits amusants et
toute cette chair découverte! Il l'ignorait totalement, ne l'avait
jamais imaginée. Cela était nouveau, absolument nouveau après les phases
de son amour. Il en eut un grand tressaillement, une forte surprise
douloureuse hérissée de petits aiguillons voluptueux. Il trouvait cette
image horrible et était par elle irrésistiblement attiré. Il crut tout à
coup avoir découvert qu'il la détestait, qu'il la haïssait à lui cracher
à la face, et était porté vers elle par le goût pressenti de petites
morsures, de petites absorptions goulues de tout elle. Il ne pouvait
plus s'abstraire de cette image, il appelait toutes les mains sur ses
yeux, et en même temps les écartait d'un geste brutal. Il retourna au
panneau du triptyque. Rien ne s'effaçait, et il commençait d'être
suspendu et haletant, dans la crainte que cela s'effaçât. Oui, oui, là,
c'était bien sa tête avec ses cheveux noirs, qu'elle relevait d'un bras,
défaisant l'ordre de ses bandeaux reposés. Il voulait lui dire:

«Pourquoi défaites-vous ces bandeaux avec quoi nous avons coutume de
vous trouver si belle, d'une beauté retenue, de la beauté d'une lumière
que l'on contient, que l'on tamise au travers du charme discret d'une
étoffe légère?...» Et il disait malgré lui: «Je sais, je sais pourquoi
tu défais ces bandeaux; il faut que tu sois ainsi, désordonnée et de la
folie plein toi! moi-même je te veux ainsi, il ne me déplairait pas même
que tu fusses un peu laide; que ta voix se fît tout à coup vulgaire à
m'écorcher, et que je vinsse à remarquer quelque chose de répugnant en
tes gestes! J'aime ça! j'aime ça! je te mords ainsi! Continue, va, n'aie
pas peur de devenir cette autre qui naît de toi, que je sens tout à fait
toi cependant!» Il suivait le bras relevé. «Son bras! son bras!»
répétait-il. Il ne l'avait jamais découvert au delà du coude; il
ignorait son épaule et s'étonnait de l'imaginer d'un coup, si nettement.
Son attrait passionné l'avait jusque-là aveuglé sur les détails de la
chair. La vue de ce bras ombré et de cette épaule l'étouffait. Il
comprenait le regard étrange que prenait la figure et ce sourire
familier et ennemi, semblait-il, où une singulière expression d'égoïsme
se lisait, que sa morale religieuse lui faisait juger atroce, en ce
moment de fanatisme. Mais le reste du corps demeurait invisible. Un
voile insoulevable le couvrait jusqu'à la gorge, et l'autre bras en
tenait le bord en un signe de promesse continue de l'écarter, sans
l'écarter jamais. Et l'on eût juré que les yeux et la bouche
racontassent tout ce corps. C'était un murmure confidentiel et effronté
qu'il écoutait comme la révélation d'un oracle ou d'un Dieu. Des mots
qu'il ne prononçait jamais, dont l'articulation ne sonnait même pas en
la part auditive de ses plus libres songeries, lui étaient soufflés à
l'oreille et lui évoquaient ce corps, presque inconnu, de la femme, cet
objet de la plus inqualifiable épouvante à l'imagination forte des
hommes sensuels et vierges. Il répétait les mots qui désignaient. Il
regardait le geste immobile de la main au bord du voile. C'était l'offre
incessante d'une seconde de ciel, avec la mort et l'enfer. Il acceptait
avec ivresse. «Si je vois, pensait-il, assurément je ne pourrai le
supporter; je sens que ça va être trop fort...» Les mots, toujours,
vibraient avec une précision hallucinante; et l'affolement venait de ce
qu'ils sortaient des lèvres de l'image cynique qui se promettait en se
décrivant peu à peu.

La récitation monotone des psaumes tomba; des instants de silence
succédèrent: tous les Chartreux, à genoux, méditaient sans doute ou
adoraient.

Septime releva les yeux, secoua la tête; et, comme au sortir d'un
cauchemar, voulut en reconstruire les diverses péripéties. Il écarquilla
les yeux vers le triptyque, s'efforça de distinguer décidément.
Aberration! On ne voyait rien absolument, que le cadre et de l'ombre.
Mais alors, brusquement, s'établit en sa pensée la confrontation de la
véritable image de l'aimée avec l'apparition récente qui l'avait, tout
le temps de sa durée, dévoré au point de ne pas laisser persister l'idée
qu'elle subsistait peut-être encore quelque part, toujours suave,
inviolée, tendrement enchanteresse. Oh! il était temps de faire cesser
le malentendu, la monstrueuse confusion. Il avait indignement prêté les
traits adorés à cette hallucination luxurieuse que les conversations
légères de ces messieurs avaient probablement provoquée. Mais il
demeurait là-bas, parmi la pure nuit étoilée, dans la cellule blanche,
le cher être d'amour dont le délice était d'effleurer l'épaule,
seulement des cheveux, en penchant la tête, comme l'apôtre Jean à Jésus,
et de sentir le souffle reposant. Il dirigea sa pensée vers cette
cellule; et il s'amusait d'abord d'en frôler la porte avec des baisers;
et il rougit, fut presque honteux d'en forcer l'entrée même
imaginairement; il osait à peine lever les yeux vers la couche, souriant
enfantinement de son pieux sacrilège.

Dans la candeur totale de la cellule et du lit, ce fut l'image impudique
encore qui parut. Il eut peur de revoir la figure; mais il se vautra sur
ce corps étalé parmi les draps purs.

M. Grandier lui toucha du doigt l'épaule.

--Jeune homme, il est temps de nous aller coucher.

--Ces bons pères, disait M. Lureau-Vélin, sont un peu lambins en leurs
affaires de nuit.

On éveilla M. Durosay qui dormait sur sa chaise.

Septime se leva, l'air stupide. Alors seulement lui vint la pensée qu'en
ce lieu saint, il n'avait même pas prié. Ce léger choc brisa sa rêverie.
Il suivit ses compagnons par les corridors infinis et sombres. Et dans
ce répit de la première heure de luxure, il songeait avec tristesse à la
volupté de cette prière d'autrefois qui le fuyait... Il la regretta
comme une chère parente morte, dont le souvenir tout à coup vous
étreint. On se perdit dans ces couloirs tous pareils; on s'éternisait.
Le chagrin montait à la gorge de Septime, sans qu'il en sût au juste la
raison. Quoi? pour la douceur puérile de ces oraisons désormais
impossibles? pour cette câlinerie énervante de l'abîmement en Dieu? Il
regardait ces messieurs, M. Lureau-Vélin et M. Grandier, surtout, dont
la virilité se passait de ces sortes d'épanchements.

Mais aussi quel navrement suintait de ces longs murs dénudés qui, avec
leurs portes étiquetées et closes et les petits Christs appendus,
ressemblaient aux rues souterraines d'une nécropole! Chaque porte était
celle d'un caveau. Quels morts anonymes reposaient là dedans? M.
Lureau-Vélin, tenant un bout de bougie, promenait parmi tout cela sa
tournure élégante et la grâce alerte de ses réflexions. Et l'impression
de tristesse en était accrue par l'idée que l'on avait de cette grande
paix violée et d'un contraste choquant. La nuit et les précédentes
heures fiévreuses exaltaient toute imagination. Septime voulut que ces
mots fussent toutes les douces choses de son enfance, de son
adolescence, perdues, et qu'il piétinait à la suite de ces mâles impies
et en prononçant des phrases légères. Il voulait se retenir; ne plus
avancer, même retourner en arrière; revenir à cette chapelle où tout,
aux pieds divins, se retrouverait peut-être. M. Lureau-Vélin disait la
sorte de gilet de soie qu'il portait pour se préserver de l'humidité
quand il visitait des catacombes... À Rome, une jeune femme s'était
reposée sur un petit tas d'ossements qui, en craquant, avait laissé
jaillir une espèce de glu que l'on peut enlever même d'une étoffe de
crépon par un mélange... etc. Et ces messieurs, tout en souriant,
s'approchaient pour écouter la recette inattendue. Septime marchait sur
leurs ombres dansantes, à la lueur pâlotte de la bougie. Non! non! on ne
revient pas en arrière! Adieu! adieu! petits morts bien clos en vos
cellules étiquetées; joies naïves, et tendresses surtout, éperdues
tendresses d'adolescence, par l'ignorance encore de la rudesse de vivre;
embrassements de la divinité familière ou des cous maternels, adieu!
adieu!

Le temps d'autres choses semblait venu. Quelles? Ah! qui l'eût pu dire?
C'était la sensation confuse de l'irrémédiable, c'était noir comme
l'enfoncée profonde du grand corridor, devant soi, où le lumignon
clignotait aux mains de ces personnes expertes et savantes, elles, sans
doute, et qui devisaient de tout sur un ton badin.

Ce fut encore sur un mot plaisant que l'on se quitta devant les cellules
enfin retrouvées: on y faisait allusion à la solitude volontaire, à la
femme dont l'idée, ici, prenait une tournure paradoxale; à l'amour, dont
on ne pouvait décidément parler, sans rire, d'un certain rire de
vaurien, de garnement en goût de canaillerie. La gorge de Septime se
serra durant qu'il donnait la main à ces gens aisés, et refermant sur
soi la porte, les sanglots d'un coup l'étouffèrent, et il tomba sur le
lit, pleurant sans nulle honte, toutes les larmes de son coeur.

Car il lui semblait qu'il n'aimait plus, que cela aussi était en allé et
mort avec le reste des choses puériles... Tout à l'heure, il avait dû
passer devant le sépulcre de son amour, parmi tous les autres, dans cet
alignement funèbre que l'on vieillissait d'années à parcourir. S'il
avait bien regardé, il aurait déchiffré un nom sur la porte, reconnu une
figure peut-être, cette figure adorée qu'il s'efforçait en vain de
reconstituer pour l'embrasser comme autrefois, imaginairement, et de
tendresse seulement, de cette spéciale tendresse qui la laissait, sous
les baisers, si divine, si belle. Ne la retrouverait-il donc jamais
plus? Parmi ses larmes, il évoquait avec un acharnement de désespéré,
une minute encore, une minute de cette adoration muette, respectueuse et
délicieusement anéantissante, aux pieds de l'être qui est tout. Mais la
femme qui avait été, pour lui, cela à la suite de Dieu, se refusait,
comme la prière; n'apparaissait plus que morte, pauvre chose chérie et
passée dont la mémoire n'appelle que les larmes et larmes vaines! Il se
roulait sur le lit dur; se tordait, emmêlé dans ce deuil. Il retrouva
quelque chose de son passé; ce fut d'appeler enfantinement, en des
termes presque de poupée, la figure bien-aimée. Il la voulait amadouer
en la prenant par parties, quasi par bribes; s'adressait à un de ses
yeux qui l'avait, le plus de fois, tendrement regardé; appelait son nez
chéri, sa bouche à l'instant où elle prononçait telle parole qu'il
savait bien, etc., etc. Quels hommes, dans les crises d'amour, n'ont pas
recouru à de pareils enfantillages? Et par bribes menues, par parties,
membre à membre, plus vite que ses appels, se reconstituait la créature
d'amour, l'Aphrodite, radieuse d'impudeur, divinement attirante, qui
semblait tout contenir, et qui, présente, éclipsait le reste des choses.

Il cessa de pleurer dès qu'il l'eut revue; oublia qu'il avait souhaité
autre chose en cette noire traversée des corridors. Folie! qu'y avait-il
au monde, hormis cette chair! La vue seule de ce bras eût consolé tous
les misérables. Et il défaillait à la seule représentation de son sein
nu! Et il s'enhardissait à présent, la voulait découvrir presque toute;
retournait à la cellule blanche de l'hôtellerie, au lit où elle avait
l'air de l'attendre, lui ouvrait ses bras, lui donnait ses beaux seins
tendus et l'assommait tout à coup de quelque chose d'inouï.




XVIII


On éprouva de l'embarras à écrire à M. de Prébendes.

L'abbé ayant manifesté l'intention de venir, sur l'invitation pressante
qui d'ailleurs lui en avait été faite, on ne pouvait manquer de soutenir
son bon mouvement, bien que personne ne se souciât de le voir achevé.
Jamais épithètes gracieuses ne furent prodiguées à un membre du clergé,
en si grand nombre qu'il fut fait pour ce cher abbé durant les quelques
jours qu'on négligea de lui répondre. «Il faut écrire à l'abbé»,
soupirait quelqu'un. «Ce bon abbé! cet excellent abbé! ce vénérable
homme! ce savant homme! ce digne prélat!» même avait été jusqu'à dire M.
Durosay, à la suite des exclamations de tout le monde. Septime fit
observer que la prélature était une dignité considérable que l'abbé
n'avait point. «Il la mérite, assurément; elle lui pend au nez; cet
homme-là ira loin...--Il viendra jusqu'ici, fit le docteur.--Eh! qu'il
vienne donc, parbleu! Dis, çà, bellotte, as-tu une tasse de café pour
monsieur l'abbé?--Et qui lui annonce que son lit est fait?» Ici, tout le
monde froissait sa serviette et se dispersait en chantonnant, les uns
l'opérette de la veille, les autres celle d'il y a vingt-cinq ans, qui
se trouvaient parfois être la même.

L'infinité des soins prescrits par le docteur tenait madame Durosay de
longues heures à sa toilette, et tout le reste de la journée étant
occupé au dehors, c'était dans les quelques minutes de répit entre ces
opérations diverses, qu'elle faisait sa correspondance. Dès en ouvrant
les yeux, elle aperçut l'écritoire et essaya de lier quelques idées pour
l'abbé, dans la moiteur de pensée du réveil.

«Monsieur l'abbé... cher monsieur l'abbé.» «Suis-je sotte! je ne sais
même pas comment dire! Ah! çà, qu'est-ce que je dis quand je lui broche
un petit mot pour l'inviter à dîner? et que lui racontai-je autrefois
quand il fit son voyage de Rome?» Elle s'étira, s'allongea, rejeta le
drap qui la couvrait trop chaudement, et demeura un instant inerte,
toute idée enfuie. L'heure délicieuse seulement l'imprégnait. Il ne
venait aucun bruit que le chant des oiseaux en liesse dans les acacias
du jardin. La chambre était plongée dans l'ombre, mais au travers des
rideaux transperçait cette lueur, qu'on sent être le plein soleil, la
belle éblouissante lumière des matins d'été. D'un geste, elle pouvait
faire entrer cette joie matinale qui sent si bon, qui semble apporter
tout le paysage avec soi, où il y a de la montagne, des cyclamens et de
la fraîcheur d'eau. Elle aimait aller à la fenêtre qu'elle entr'ouvrait,
et se laisser aveugler les yeux un moment, puis les baigner dans la
vapeur d'argent qui s'élevait de la terre ou du lac, et revenir au lit,
à demi découverte, une fois les moiteurs évaporées, se laisser caresser
par la petite brise, s'imaginant que par une grande chaleur elle se
couchait, la peau nue, sur de l'herbe humide.

Elle oubliait déjà qu'elle avait fait cela d'abord par soumission aux
conseils du docteur, et presque en riant de l'étrangeté du précepte.
«C'est par une simplification des vieilles lois nécessitées par
l'embarras de la vie moderne, formulait-il, que l'on vous ordonne le
bain dans cet élément unique, dans l'eau. Nous sommes faits pour nous
baigner dans toute la nature; nous avons autant besoin du rayon du
soleil, de l'air chargé de l'haleine des plantes, de la terre même sur
notre peau que de cette cruche de liquide que l'on vous fait répandre le
matin.» Et il disait à la jeune femme, improvisant des subtilités: «Il
faut épier chaque flatterie éprouvée par le moyen de ces choses; c'est
de la vie qui vous pénètre. Vous iriez tous les jours à l'établissement
thermal si l'on vous disait que les eaux vous en sont bonnes, et vous ne
taririez pas à nous raconter par le menu le bien-être que vous en
ressentiriez. Je vous ordonne l'établissement thermal le meilleur du
monde, où l'on prend les eaux universelles. Il est partout, ouvert à
toute heure. Vous le fréquentez dans la chaleur du lit, quand, à force
d'aise, de légers frissons vous courent comme des caresses, et lorsque
vous mirant dans votre glace vous vous sentez de la beauté. Les miroirs
sont sains, ils ont éveillé le sang appauvri de beaucoup de petites
vierges qui s'étiolaient; et, lorsque, aux repas, un joli rire vous
secoue, vous ébranlant la tête jusqu'à penser un court instant la
perdre, et même lorsque l'heure silencieuse du soir vous donne à croire
que vous allez pleurer, jeune femme, enfant, vous êtes encore à
l'établissement qui guérit, et je vous écouterai tout le temps qu'il
vous plaira de ne pas tarir à me raconter les heureux effets que vous en
aurez éprouvés.»

Elle en avait éprouvé de si heureux qu'elle avait eu garde de les dire.
Elle avait pu même brûler l'ordonnance et continuer d'en accomplir les
prescriptions, par coeur et fidèlement.

Ainsi, ce matin, elle s'attardait avant le lever, prolongeant avec une
complaisance infinie un moment délicieux, habile déjà à savourer, goutte
à goutte, chaque minute heureuse. Elle hésitait à donner entrée à ce
jour qu'elle sentait si souriant au dehors et elle promenait les yeux
doucement par toute la pénombre comme sur de la mollesse épandue.

Pourquoi ne pas se débarrasser tout de suite de cette lettre? Elle y
voyait tout juste assez pour griffonner; elle atteignit l'écritoire:

    «Monsieur l'abbé,

»Votre grand enfant nous avertit de l'heureuse intention que vous
avez...» Elle aperçut qu'elle était découverte et rabattit brusquement
le drap, «que vous avez de nous venir trouver au plus tôt. Ai-je besoin
de vous dire combien nous avons applaudi à un tel projet? Nous ne
l'osions pas espérer réalisable à cause de la santé de notre vénérable
curé doyen, que nous savons, hélas! bien fragile...»

Elle écrivait penchée sur le côté, le petit buvard appuyé à demi sur
l'oreiller, à demi sur la poitrine; et du va-et-vient du bras nu qui
allait puiser l'encre et du mouvement de son sein à chaque gros soupir
qu'elle poussait en cherchant ses mots, montait son parfum de femme
qu'elle-même respirait. Et elle se mit tout à coup à rougir à cause de
cette lettre à l'abbé, écrite en cette atmosphère, et qui en garderait
peut-être un relent. Elle jeta feuille et plume et s'enfonça tout
entière sous le drap, comme surprise à mal faire, jusqu'à temps que fut
passée sa rougeur. Elle sourit là-dessous ou de son enfantillage ou de
la singularité qu'avait en effet la façon d'écrire à l'abbé. Mais la
rougeur ne diminuait point, ni l'enfantillage, car, toute pelotonnée sur
elle-même, ayant rencontré son genou tout près de ses lèvres, ne lui
plut-il pas de l'embrasser, à plusieurs reprises? Et elle rejeta vite
hors du lit sa jolie tête moite et colorée où ses yeux d'un brillant
adorable et indéfinissable avaient du gamin, du vaurien, de la folie, de
la bonté ou de l'amoureuse. D'un bond, elle fut sur une chaise et, telle
quelle, continua la lettre commencée:

«Hélas, bien fragile... Il faut s'attendre à tant de surprises de la
part de ces existences si mobiles et si délicates. Il est vrai que nous
pouvons précisément avoir une amélioration passagère qui nous
permettrait de jouir quelques instants de votre présence. J'espère au
moins que c'est votre amitié et non l'inquiétude qui vous presse. Il ne
faudrait pas vous mettre le moins du monde en peine de votre cher élève.
Figurez-vous que je me plais à lui répéter que je suis ici monsieur
l'abbé en personne. C'est un peu bien présomptueux de ma part de
prétendre exercer cet intérim, mais vous êtes trop aimable pour même
penser que je ne le mérite pas un peu... au moins pour un temps de
vacances. Je ne crois pas parvenir à empêcher votre pupille d'avoir un
regret de vous, mais il m'accorde toute la docilité qui vous serait due,
et je m'efforce d'être aussi sévère et exigeante que vous, ce qui est
vous dire combien lui et moi avons de mal, cher et bon précepteur?...

«Nous avons fait la connaissance d'un monsieur... »

Elle ne put encore supporter de s'apercevoir si nue, par
l'entre-bâillement de la chemise de nuit durant qu'elle écrivait à
l'abbé: elle laissa encore une fois la petite feuille de papier mauve,
et courut mettre un peignoir pour ouvrir les rideaux.

Le jour venu, elle oublia complètement l'abbé, tout entière à l'emploi
qu'on allait faire aujourd'hui de ce soleil splendide, de ces appels au
dehors qui venaient par la voix des oiseaux et les bruits lointains de
la villa éveillée... Toute sa jeunesse et sa beauté lui bourdonnaient
aux oreilles; elle entr'ouvrit seulement la porte-fenêtre sur le balcon,
et là, penchée contre l'étroite ouverture où la fraîcheur de l'air se
faufilait, elle eut cet instant unique aux jolis êtres qui sentent tout
un beau jour à eux et le baisent avant que d'en jouir, comme se baisent
paisiblement et pieusement les amants dans la minute où ils goûtent
l'avant-goût des caresses. L'attrait extraordinaire de l'expansion
joyeuse qu'appelait cette journée la saisit avec tant de violence
qu'elle eut envie de sauter, de battre des mains dans sa chambre, comme
une enfant.

Elle courut au _tub_, se sentant le besoin soudain de s'étourdir par
l'eau, de barboter et d'être remuée, fouettée à vif. Passé le petit
tressaillement sous l'eau ruisselante aux épaules, elle ne pouvait plus
se retirer de la vasque où elle se donnait elle-même cette pluie
bienheureuse. Elle s'accoutumait à regarder, à présent, dans la haute
psyché, son corps ressuscité sous l'ondée. Les premiers temps du
traitement, elle jetait des serviettes sur les miroirs, et encore
aujourd'hui, elle refusait d'être aidée par sa femme de chambre, de tels
soins physiques dépassant la conception de la vieille Catherine qui
n'allait point jusqu'à comprendre que l'on pût se mettre à l'eau toute
nue. Mais peu à peu, avec les mille perlettes d'eau pure dégringolant le
long du corps, s'écoulait dans la vasque cette puérile terreur de soi,
cette peur chrétienne de la chair. Doucement, les jeux divers de ces
brillotements argentés, pendant l'extrême bien-être physique, lui
faisaient prendre sympathie à ses formes, quasiment en jouant; et, n'y
trouvant, en vérité, rien d'affreux, il se créait entre elle et sa
beauté d'aimables relations familières.

Elle se prit à aimer ses bras qu'elle soulevait au-dessus de la nuque en
pressant l'éponge. Ils étaient pleins et d'une blancheur parfaite que
l'ombre encadrée de la tête et les deux nids obscurs des aisselles
rendaient plus éclatante et plus expressive. Elle s'amusait à en suivre,
nonchalamment, la ligne sinueuse et jolie et s'ingéniait, d'instinct, à
ce que son geste fût gracieux. Elle soutenait et pressait, d'une main,
la masse épaisse de sa chevelure, et de l'autre s'arrosait les épaules.

Elle eut le goût de sa peau qu'elle surveilla jusqu'à la minutie, lui
voulant un grain impeccable, et se souriant, malgré elle, lorsqu'elle
promenait au hasard le bout de ses doigts sur la surface infailliblement
satinée. Mais sa gorge fut sa plus chère amie. Elle s'en occupait avec
une complaisance qui la faisait parfois se taquiner elle-même cependant
pour sa futilité. Quand elle mirait ses deux seins remplis chaque
nouveau jour de sa vitalité remontante, elle ne pouvait se tenir d'être
fière, et elle se satisfaisait, en quittant le miroir, du lent
balancement de ses hanches.

Le seul plaisir de sa grâce la tenait ainsi, et elle retirait de se
plaire une secrète joie si bonne, qu'enroulée, au sortir du _tub_, en
son peignoir de bain, ou repelotonnée sur elle-même au lit, elle
demeurait les yeux clos, quelquefois fort longtemps, savourant en elle
quelque chose d'assez imprécis, et qui était tout simplement l'ivresse
naturelle et magnifique qu'a une femme d'être belle au milieu d'une
atmosphère heureuse.

Ce fut à l'issue d'un de ces repos, que la jeune femme entr'ouvrant ses
yeux humides de la douceur du rêve, réaperçut sur la petite table le
carré de papier mauve et les quelques lignes interrompues que sa main
avait jetées et abandonnées là. Ses yeux aussitôt s'élargirent et se
fixèrent dans le vide comme il arrive lorsque se présente une de ces
contradictions insolubles et plutôt flairées par l'instinct que saisies
par l'intelligence. Un singulier mélange se fit en ses impressions et il
lui parut que toutes choses, jusqu'à la lumière du jour, en étaient
ternies. Elle n'allait pas jusqu'à se représenter la signification de ce
papier, ce qui lui eût permis peut-être, ou d'en faire fi délibérément
ou de concilier les oppositions qu'elle éprouvait. Elle en était
simplement incommodée, désagréablement affectée. Ce bout de papier mauve
prenait tout à coup des proportions encombrantes; elle eût donné
beaucoup pour pouvoir souffler dessus, le voir s'envoler, disparaître à
jamais.

Et elle se voyait, dans son demi-songe, soufflant à s'époumoner du côté
de la petite table. Mais ce carré de papier était posé à plat sur une
feuille de buvard, y semblait collé; elle soufflait encore: le papier se
soulevait; il quittait le buvard, il tombait en voletant très
gauchement; et filant brusquement, s'abattait vers la fenêtre; un petit
coup de vent: il est parti. Enfin! elle est toute seule avec les choses
qui la flattent et la caressent; elle va pouvoir aller, venir, quitter
son peignoir, se laisser baiser la peau par les petits souffles tièdes,
étaler ses cheveux... On frappe. C'est Catherine qui dit à travers la
porte: «Madame, c'est une lettre qui vient de tomber par la fenêtre de
Madame.--Ah! c'est bon, entrez donc, Catherine, et mettez-la sur la
petite table.» Non, non, ce papier mauve ne sortirait pas de là.
Déchiré, brûlé, il le faudrait regriffonner. Plié en quatre, mis sous
enveloppe, jeté à la poste, il ramènerait de Néans quelque autre
paperasse avec l'écriture de l'abbé, sinon l'abbé lui-même. Il y avait
là quelque chose dont ce carré de papier mauve n'était qu'un misérable
simulacre et qui ne fuirait par la fenêtre ou par toute autre issue que
pour être ramassé et rapporté par quelque serviteur vigilant.

Elle fut prise d'un mouvement de colère, de cette révolte qu'excite la
brisure faite à une harmonie, l'entrave apportée à l'amplitude
caressante d'un sentiment, l'épine malencontreuse au pied de qui court
de tout son élan. Elle se redressa vivement, sauta du lit; elle laissa
tomber son peignoir pelucheux où elle s'était recroquevillée, en prit un
de flanelle qu'elle se jeta seulement sur les épaules, et ainsi toute
chaude d'émotion, s'assit à la petite table, se pencha sur la lettre de
papier mauve qu'elle enserra d'une sorte de cage faite de toute sa
personne, de toute sa féminité épanouie. Ses cheveux dénoués en partie,
frôlaient le papier, son bras nu et parfumé s'y appuyait, son sein même
se posait sur le nom de l'abbé, et son souffle emplissait et saturait
cette cloche voluptueuse où la jeune femme achevait la lettre invitante
et polie, semblait vouloir asphyxier de toute sa rage passionnée tout ce
qui, de près ou de loin, ferait obstacle à sa joie de vivre.




XIX


M. Lureau-Vélin ayant vu les pieds sous la table reçut la confirmation
de sa perspicacité. Il se flatta de la main la barbe, de cet air qu'il
avait, de se caresser tout entier. On eût dit que, pour s'être laissé
toucher, la jeune femme était plus désirable et jolie.

On dînait dans les jardins de la Villa-des-Fleurs. M. Durosay avait
pensé être plus agréable à l'aimable homme qui l'avait ramené de la
Grande-Chartreuse, en l'invitant dans ce milieu élégant. Des petites
tables étaient disposées dehors, ornées de cyclamens mêlés de roses, et
des bougies aux petits abat-jour de couleur répandaient de tendres
lueurs diverses sur les visages et les gorges à demi découvertes des
femmes. Les hommes, en smoking, gras et les joues rasées, souriaient à
leurs compagnes ou aux mets. Il était charmant de voir un coude nu
s'appuyer un court instant sur la nappe, et une main tapoter les cheveux
en faisant scintiller les brillants. On chuchotait; de clairs rires de
femmes éclataient tout à coup. Il y avait une discrète ivresse voletante
parmi les petits souffles frais de la nuit, et des phalènes venaient aux
bougies se brûler les ailes.

Madame Durosay portait un costume de foulard de soie bleu pâle ouvert en
carré; deux ailettes de jais composaient sa coiffure, et ses bras
étaient nus jusqu'au coude. Elle avait une façon de porter ses bandeaux
en négligence, qui la mettait à part des femmes les plus jolies; mais sa
simplicité et son bonheur l'ornaient mieux que tout le reste.

«Voici un petit gredin, pensa M. Lureau-Vélin en glissant un regard du
côté du jeune homme, qui ne me paraît pas marcher sur des épines.»

La conversation s'engagea assez banale et M. Lureau-Vélin lui-même y eût
éprouvé de la gêne, comme il arrive en présence de personnes occupées à
un autre endroit, s'il n'eût découvert en la figure du docteur Grandier
de quoi s'étonner, ce qui ne lui était pas commun. Et, tandis que
l'entretien végétait jusqu'à se soutenir par l'énumération des vertus de
M. l'abbé de Prébendes--que l'on attendait au train de minuit
quarante--les esprits se divertirent de psychologie.

M. Grandier était à ce moment sur son champ de bataille et dans
l'imminence d'une victoire qui s'attardait en escarmouches un peu
énervantes à la longue, ainsi qu'il apparaissait au certain rictus de sa
lèvre et au grésillement de sa prunelle incendiaire. Parfois, cependant,
trouvait-il du charme à ces temporisations. Il avait tantôt un
redressement hautain et volontaire du buste, et tantôt un complaisant
sourire; il semblait paternel et tour à tour un maître, un tyran. Même,
il se défendait mal d'une emphase apparente aux lignes de son visage:
c'était lorsqu'il gonflait l'idylle, selon sa marotte, jusqu'à
l'imaginer une humanité réduite et ployée en sa main. Et il y croyait
jouer le rôle de l'intelligence, qui, parmi les instincts, trie, dirige,
hâte et donne aux oeuvres une forme et un sens. D'instincts épars et
perdus, ou zigzaguant en directions contradictoires, il composait, il
harmonisait une marche à l'amour. Et chaque minute en rythmait le pas,
chaque bouffée de ce soir d'été imprégné du parfum des fleurs et des
femmes, en soutenait le lent mouvement berceur, enjôleur et
irrésistible, et l'aise éparse de cette heure de souper, les voix
heureuses, les rires, en étaient le véritable chant qui lui venait
éclater aux oreilles en large fanfare.

Il s'oubliait trop pour que son masque demeurât impénétrable à un habile
homme. Mais on éprouvait une telle surprise à le traverser que M.
Lureau-Vélin, tout blasé qu'il fût de la comédie humaine, en faillit
pousser une exclamation. Que diable le satané bonhomme venait-il faire
en cet épisode galant, à moins qu'il n'y éprouvât un intérêt sénile?
Néanmoins, pour ce que la chose avait de pittoresque, il valait la peine
que l'on en suivît les péripéties.

Il ne déplut pas à Esculape de recevoir l'interrogation mentale de M.
Lureau-Vélin, et il arriva ce qui n'est pas rare dans la plupart des
réunions où l'on cause: par-dessous la conversation anodine, un dialogue
s'établit entre les esprits de ces messieurs, durant que madame Durosay
et Septime s'épanchaient à leur manière et que M. Durosay était de coeur
avec tous.

--Mon cher monsieur, pensait Esculape tout en lâchant un aphorisme au
sujet du clergé contemporain, vous me voyez attelé à une besogne
plaisante et redoutable, qui mérite votre assentiment et la rigueur des
lois. La position que nous occupons donc l'un et l'autre vis-à-vis des
hommes nous permet de causer...

--Je ne sais, interrompait M. Lureau-Vélin, si l'envie que j'ai de vous
jeter de l'eau bénite me vient de parler de tous ces pieux personnages;
mais la qualité de votre air bénévole, mon bon docteur, m'en donne la
démangeaison...

--Dieu lui-même, au contraire, monsieur, dut faire un peu la figure
qu'en ce moment vous me voyez, lorsqu'il coucha l'homme et la femme sur
l'herbe molle et leur enseigna les caresses, car il concevait également
le plaisir d'amour et la grande quantité de larmes qui seraient par ce
moyen répandues; cependant Dieu souriait...

--À la façon d'un vieux monsieur!

--Impertinent et oisif gentleman! soupira Esculape, que
n'accomplîtes-vous jamais un ouvrage pour apprendre combien malaisément
les parties vous donnent l'agrément de leur beau jeu régulier. Le
sourire divin fut purement philosophique, en même temps qu'il était
l'escompte d'une joie un peu lente à échoir: donnez-vous donc la peine
de voir le mal que j'ai.

Ils observèrent les amants durant que l'entretien roulait à la dévotion
de Néans et que l'évocation de mademoiselle Hubertine la Hotte comblait
d'hilarité M. Lureau-Vélin.

Les yeux de Septime, à ces soupers dans les jardins, reflétaient avec
une netteté parfaite les féeries étonnantes et variées qui se jouaient
en son âme. Sa gracieuse inexpérience y transformait toutes choses, rien
de réel absolument ne paraissait en ces tableaux divers, toute image y
subissait la transposition merveilleuse qui est l'oeuvre ordinaire des
cerveaux adolescents.

--C'est beau comme du Dante, faisait M. Grandier.

--Est-on tout de même nigaud à cet âge!... et que j'y voudrais être,
pensait M. Lureau-Vélin.

On voyait le pauvre enfant rougir et pâlir tour à tour, sans aucun
propos apparent. Il avait eu du mal à avaler son potage, la gorge
serrée, la main tremblante. Son regard se noyait tout à coup, puis
demeurait suspendu comme une épave lamentable. Les bras nus
l'attiraient et le repoussaient, apeuré. L'éblouissement passé, il était
fort vexé de cette émotion et se roidissait contre, se voulait et se
croyait chaque jour aguerri, maudissait chaque nouvelle faiblesse,
enviait ces beaux messieurs, aux cheveux partagés du front à la nuque,
imperturbables et sereins parmi cet apprêt, ces odeurs et ces gorges de
dames, lui accoutumé aux fades atmosphères, aux moeurs simples et aux
gens vêtus. Puis on le sentait renoncer à tout effort, envoyer toute
contenance au diable, caresser sa rêverie, l'alimenter par la vue de la
chair et se lancer corps et âme en sa débauche imaginaire.

--Saperlipopette! s'écriait _in petto_ M. Lureau-Vélin qui lorgnait la
jeune femme à la dérobée, que voici donc un plongeon en quelque chose de
ragoûtant!

--Ah! monsieur! soupirait Esculape, cependant qu'il narrait d'un ton un
peu traînant les phases pittoresques de la sciatique chez mademoiselle
Hubertine, monsieur! quel sublime spectacle qu'une belle chair qui
émeut. C'est une musique pour moi, que la vie qui va, rythmiquement,
selon l'ordre. Je m'en vais dans la rue regarder les gens qui se
portent bien, comme vous allez vous autres au concert ou à l'Opéra. Le
corps doit répandre le désir comme la corde vibrante l'enchantement et
la fleur le parfum... Le corps...

--Eh! parbleu! j'en connais un qui ne manque pas à sa mission.

--Aïe! aïe! grimaçait le masque de Grandier, tout ne va pas si bien!...
Nos moeurs sont d'un effet désobligeant pour l'esthétique et l'éthique
qui en découle. Je vous parlais de cette première heure biblique; elle
eût été tout à fait désastreuse pour nous si elle se fût un peu
longtemps prolongée sans l'intervention de ce diable de serpent. Le
Seigneur, voyez-vous, était trop comme il faut; d'abord, c'était,
évidemment, un «Monsieur prêtre» selon l'expression de mes pieuses
clientes, qui ne donna, d'un ton réservé, que des indications sommaires
et une impulsion, passez-moi le mot, tant soit peu jésuitique. Au fond,
voyez-vous, il _n'y tenait pas_, et le beau corps d'Ève pourrait encore
aujourd'hui répandre d'infinis désirs dans le vide infini. Le bel
ouvrage en vérité! Ne me parlez pas d'infini, c'est un mot tout à fait
creux, c'est la marotte des cervelles misérables; rien n'a de beauté que
ce qui se limite et je veux voir les désirs aboutir, même en s'échouant.
Ce génial Satan nous sauva en nous enseignant la vie bourgeoise, le
trantran un brin terre à terre, mais qui a du bon à l'usage. Aussi, je
vous demande pourquoi faire aujourd'hui nos petits bons Dieux vis-à-vis
de notre progéniture, quand le bon Dieu lui-même manifesta de la
maladresse? Dès que nos rejetons ont besoin de manger, nous leur donnons
des nourrices que nous choisissons saines et de belle venue, et plus
tard des marchands de soupe renommés; quand nous sentons qu'ils vont
penser, nous nous ruinons à leur fournir des moules tout faits qui les
garantissent de tout écart. Mais, quand il s'agit de ce à quoi nous
devons d'être papas, et eux d'avoir envie de l'être, de ceci,
reconnaissez que nous ne prononçâmes jamais le nom en face des chers
petits et que nous nous bandâmes les yeux toutes les fois qu'ils
parurent y prendre goût. Allez, petits, sautez et donnez de
l'avant!--mais en cachette! Que tout nous vienne de ce qui vous
concerne: vos opinions politiques ou vos prouesses à bicyclette--hormis
cela! parce que, savez-vous bien, cela seul est grave, et que ce n'est
guère qu'en cela que l'on court sérieusement le risque de se casser le
cou et de s'empoisonner le coeur! Petits, nous nous en lavons les mains!

»Eh bien, voilà qui est répugnant et me révolte, mon cher monsieur. J'ai
la vocation d'être un pasteur d'amoureux et de les conduire au pacage...
Mais regardez-moi donc ceux-ci qui s'abîment les escarpins en compagnie,
et ne se sont pas seulement jusqu'ici pris à bras le corps dans les
coins, quand monsieur l'abbé arrive à minuit quarante!

--Le fait est que cet abbé va être bien importun, opinait M.
Lureau-Vélin, frôlant de sa barbe soyeuse l'épaule de madame Durosay, à
qui il versait du champagne.

Et justement toute la table s'attristait à la pensée du cher abbé dont
on ne pouvait faire autrement que de parler, cependant. Fut-ce ce
commun déplaisir qui unit un moment les regards de madame Durosay et de
M. Lureau-Vélin? Septime, qui le vit, en reçut un coup de fouet qu'il
crut sentir sur tout le corps, le lacérer, le cuire, le croisillonner de
longues minces déchirures d'où il ne se fût pas étonné de voir sourdre
le sang en petits ruisselets chauds.

Le malheureux, depuis la nuit terrible de la Chartreuse, n'avait pas
recouvré la paix. Son coeur était étouffé; il perdait la conscience
d'aimer; il avait des effrois en regardant la jeune femme. Un lien
pourtant l'attachait à elle, spécialement, uniquement, qui l'eût retenu
d'éparpiller sur d'autres chairs la sourde angoisse affamée qu'il avait;
mais il éprouvait moins l'extraordinaire jouissance de cette sorte
d'isolement du monde en compagnie d'un seul être qui est tout, qui vaut
tout, et de cette illusion d'un privilège inouï, qu'a l'amoureux
sentimental. Il y avait moins d'intimité en ses soupirs, moins de
limitation en ses aspirations confuses, et, vaguement, il éprouvait que
son ardeur pouvait dépasser son idole, et il voyait plutôt son ardeur
que son idole tandis qu'auparavant son coeur s'absorbait et se perdait
tout entier dans l'aimée.

Mais il éprouvait par le moyen de M. Lureau-Vélin une secousse si
violente qu'il se retrouvait subitement dans son premier état extasié et
farouche, idolâtre d'un unique objet d'amour. De l'alternance des phases
luxurieuses ou sentimentales, un équilibre enfin s'établissait, un peu
d'ordre naissait, sans doute de ce besoin de défense contre les menaces
extérieures; et, roidissant ses poings, il se sentait devenir homme et
il voulait cette femme à lui et il se jurait de l'avoir.

--Bravo! petit, hardi donc! voulait lui souffler Esculape à qui rien
n'échappait du manège; et il enrageait de lui faire entendre l'heure
menaçante. Minuit quarante! minuit quarante! Ah! ça, dépêchons-nous!

«Damné bonhomme! pensait M. Lureau-Vélin. La nécessité, je vous demande,
d'embourber jusqu'au cou ce petit en une affaire si périlleuse!»

Et M. Grandier, prenant sa figure de bon pasteur, regardait Septime.

--Mon cher enfant, j'accepte de te mener jusqu'au bout de ce chemin
aimable et épineux. Il est vrai que tu eusses éprouvé beaucoup moins
d'embarras à quelque initiation grossière d'où je te vois revenir tout
rouge, honteux et les lèvres amères de ce dégoût que tu allais te mettre
à verser, dans la suite, comme tes pareils imbéciles, sur l'amour. Je
t'entends parmi de pédants blancs-becs, me narrer tes nausées et ta
façon d'user de la femme comme d'un chiffon de bas emploi, t'épuiser à
avilir le contact à quoi tu dois ta seule extase, et jusque même
mépriser la pauvresse pour avoir éprouvé le plaisir que tu allais
chercher toi-même; à moins qu'aussi bien tu ne lui gardes rancune pour
n'avoir pas trouvé en toi suffisant prétexte à pâmoison.

Aussi, j'aime mieux que tu te donnes beaucoup de mal, que tu brûles de
la fièvre et pâlisses de tous les tourments d'un grand amour. Chaque
petite torture te juche ton amour un degré plus haut. Dusses-tu en avoir
le vertige et te faire mal en tombant, je m'en moque; mais l'essentiel
est que, même meurtri, tu gardes la mémoire d'un haut amour, et que, de
cet amour, tu bénisses et vénères tout, entends-tu bien? aussi bien le
ravissement de l'abandon moral que l'ivresse du tressaillement physique;
que tu reviennes de ces deux transports avec l'idée qu'ils sont
également saints, que tu les embrasses avec un égal attendrissement dans
ton souvenir: ils sont toute la beauté du monde. Tu pourras pleurer de
ta chute; mais tu ne seras ni de ces grincheux à haines, ni de ces
dédaigneux à nausées: le mal n'est qu'en ces gens maladroits ou mal
faits.

On en était aux sorbets et M. Lureau-Vélin ayant repris la direction de
la conversation lui donnait un attrait en la maintenant avec une
discrète habileté sur la singularité des moeurs. Il désignait un jeune
enseigne de vaisseau de la marine russe qui dînait dans le voisinage de
cocottes célèbres, avec des jeunes filles élevées aux «Oiseaux» et des
personnes d'une décence renommée, et qui était de Nijni-Novgorod où les
demoiselles de bonne famille, après le bal, loin de réintégrer le
domicile sous l'aile de leurs mamans, s'en vont au bras du danseur
choisi, jouer à cache-cache dans la campagne, ou à tel jeu que bon leur
semble. Et M. Lureau-Vélin considérait aux lèvres sanguines et pures de
madame Durosay le mince filet de lait glacé qu'il eût été délicieux d'y
boire.

«Ah! çà, mais saperlotte! grommela dans sa barbe Esculape, si cet
homme-là se met à reluquer de ce côté, je ne suis pas dans le cas de
faire évader mes tourtereaux avant d'avoir vu le nez de monsieur de
Prébendes qui a la dimension de les tenir écartés... Ah! monsieur
Lureau, cela n'est pas gentil, j'avais compté sur vous!... Ils sont si
bien à point...»

Et il dit tout haut, comme le dîner s'achevait:

--Septime, ne croyez-vous pas prudent de ne vous pas présenter à
l'arrivée de l'abbé qui ne sera point charmé de vous trouver dehors à
une heure aussi avancée? Monsieur Durosay et moi suffirons peut-être à
lui faire honneur... à moins que madame...

--Oh! non! fit madame Durosay, ce serait vraiment un peu tard, je
rentrerai.

Septime sentit son coeur bondir; il eut une pâleur soudaine et se
cramponna à la table. Rentrer ce soir avec elle, c'était tout son désir,
toute sa volonté même. On lui eût offert les royaumes du monde, il eût
répondu: «J'aime mieux rentrer ce soir avec elle.» Et on lui disait:
«Septime, rentrez»; et elle semblait lui dire: «Septime, rentrons!» Et
il ne pouvait pas. Tout son être était cloué sur place; une étrange
paralysie le tenait immobile, et déjà il cherchait des raisons pour ne
pas rentrer ce soir avec elle.

Grandier comprit qu'il ne l'avait jamais tant désirée et que la passion
la plus éperdue valait, seule, cette abstention timide, et il insistait,
tout en conversant, de temps en temps, par un mot.

Septime levait des yeux affolés sur la jeune femme et il ne recevait de
toute sa personne que le coup de massue qui anéantit. C'était à
l'intérieur du coude, et parmi la blancheur des bras, le léger nuage
bistré coupé d'un ou deux sillons bleus dont le baiser possible lui
brûlait les lèvres; c'était son cou, sa nuque, et le peu de cette chair
de gorge apparente, prometteuse d'épouvantables délices dont la seule
représentation le mettait presque en défaillance; sa bouche enfin; et
puis, elle, elle, en tout cela; la troublante idée d'une personnalité
d'élection, de l'être entre tous, image fragile et vacillante, tantôt
consumée par le feu de la chair, tantôt revivante dans les flammes mêmes
de la luxure pour un ravissement vraiment trop aigu pour la terre.

M. Durosay, inopinément, apporta un appoint:

--Je gage, dit-il, que monsieur Lureau-Vélin oublie que nous avons à
causer affaires...

--Vous avez perdu, car j'y songeais tout juste, dit effrontément M.
Lureau-Vélin qui continuait de se délecter des lèvres de madame Durosay.

À ce moment, M. Grandier, qui ne redoutait pas les entreprises
excentriques, résolut d'implorer le galant pour ses petites fins
immédiates et pressantes.

--Aidez-moi, cher monsieur, signifiait son coup d'oeil, à jeter
incontinent la petite femme qui vous fournit tant d'agrément, dans les
bras de ce jeune homme embarrassé qui en mourra d'envie un peu plus tôt
que vous.

L'aimable dilettante trouva tant de goût à la tournure des choses qu'il
ne refusa pas d'y prêter la main.

--Maître Durosay, dit-il, si Madame persiste en son intention de nous
quitter, et qu'il ne lui manque point de cavalier, je serai donc à vous
et à vos descriptions de Touraine jusqu'au train de monsieur l'abbé.

--Voulez-vous, madame, que je sois votre cavalier? dit Septime, pâle
comme un mort.




XX


    Aix-les-Bains, août 189 ...

    _À Monsieur de Jallais, conseiller général à Candes
    (Maine-et-Loire)._

    «Mon cher papa,

»Nous avons eu une aventure bien extraordinaire que je ne sais trop par
quel bout prendre pour te la faire entendre comme il faut. Du reste,
tout devient extraordinaire ici et il n'est que trop vrai, comme le dit
le docteur en se frottant les mains, je ne sais pourquoi, que l'on ne se
reconnaît plus.

»Monsieur l'abbé est arrivé de Néans fort agité. D'abord, on ne comprend
pas qu'il ait quitté Néans, bien qu'on l'ait invité de venir à plusieurs
reprises. Nous étions bien loin de penser qu'il pourrait abandonner la
paroisse en des mains aussi peu vaillantes que celles de monsieur le
curé. Je sais que pour toi, mon cher papa, la question est assez futile,
et que, bien que tu sois au mieux avec ces messieurs, tu ne croirais pas
dépérir si ta paroisse manquait de desservant. Cette question nous a
beaucoup préoccupés d'autant qu'on ne sait pas du tout quelle mouche a
piqué M. de Prébendes. Mais à coup sûr une mouche l'a piqué, pour venir
aussi inopinément en une ville d'eau où rien n'est fait pour lui, enfin
qui n'est point du tout son milieu et où il ne trouvera de confrère que
le précepteur de l'autre petit jeune homme dont je fais à présent le
pendant.

»Monsieur l'abbé ne pouvant aller au Casino qui est trop élégant et où
il y a beaucoup de ces personnes dont la présence fait toujours que la
société est mêlée, nous nous privons du plaisir d'y aller pour celui de
rester avec monsieur l'abbé. Il est d'une activité que nous ne lui avons
jamais connue; il ne peut supporter de rester tranquille; on dirait que
la villa lui brûle les pieds. M. Durosay et le docteur n'arrivent pas à
fumer jusqu'au bout leur pipe, parce qu'il faut combiner des excursions;
et peu s'en faut que je ne me voie forcé de te demander une bicyclette,
car il paraît que j'ai besoin de me mouvoir encore plus que le reste de
notre monde. Rassure-toi, je n'y ai point le goût. Mais si cela
continue, on fera retomber madame Durosay dans ses faiblesses, et l'on
voit bien que monsieur l'abbé a toujours vis-à-vis des femmes la grille
du confessionnal par-dessus ses lunettes, ce qui le porte à voir en
elles plutôt le péché que ce qui les rend aimables... à moins que ce ne
soit la même chose et qu'il y soit embarrassé; mais en tout cas, il ne
les aime pas, lui, cela se voit: il n'aime pas madame Durosay depuis
qu'elle se porte bien et qu'elle est beaucoup mieux sous tous les
rapports... Et avec ça il se laisse conquérir par les belles façons d'un
monsieur qui est souvent de notre société et dont, pour moi, je ne sais
que penser.

»Mais je t'ai annoncé une aventure et je n'ai pas l'air d'y arriver. Si,
papa, j'y vais. Ce monsieur l'abbé est donc si fiévreux et si peu
ménager de la santé de madame Durosay qu'il voulait l'autre jour faire
l'ascension du Revard d'où l'on a vue sur le Mont-Blanc et nous y
entraîner tous. Heureusement que le docteur s'opposait à ce que nous
fissions cette expédition à pied, car il faut quatre à cinq heures de
marche, et il faut bien ne pas savoir ce que c'est qu'une femme pour
vouloir lui imposer pareille fatigue. M. Durosay se souvenait justement
d'avoir fait cette excursion _en garçon_. Je te souligne _en garçon_
parce que cette expression fut le sujet de plaisanteries interminables
de la part du bon docteur, qui a l'esprit fort libre, et gênait un peu
monsieur l'abbé en même temps qu'il chatouillait agréablement la vanité
de notre excellent hôte.

»Quant à madame Durosay, elle est, je t'assure, bien insensible à ce
passé de garçon, quoi que fasse son mari pour lui en éveiller de la
jalousie avec toutes sortes de petits sous-entendus du genre de ceux que
tu appelles «égrillards», mon cher papa, quand tu es avec tes amis du
conseil. Nous apprîmes, par-dessus le marché, que du temps que M.
Durosay montait au Revard en garçon, les dames y montaient à dos de
mulet. Le docteur est quelquefois méchant et va loin; tu ne
t'imaginerais pas tout ce que cette particularité lui fournit de
prétextes à plaisanteries poussées presque jusqu'au mauvais goût, sans
doute, puisque monsieur l'abbé en était sur le point de rire et s'en
alla.

»Il fut convenu que l'on monterait par le chemin de fer à crémaillère,
M. Durosay voulant à toutes forces revoir son ancien chemin de mulets.
On accepta après délibération de faire à pied la descente. C'est alors
que le docteur se souvint que M. de Prébendes, qui faisait tant le
brave, ne pouvait descendre seulement de la villa jusqu'à
l'établissement des bains sans avoir un point de côté, et lui interdit
formellement de redescendre à pied du mont Revard. Monsieur l'abbé, qui
est excellent pour moi au point de s'inquiéter de ma personne outre
mesure, fit tout à coup la mine d'un renard pris au piège; on lui dit
qu'il faisait celle d'une maman que l'on sépare de son bébé: il ne fut
pas plus consolé par la comparaison que je ne fus flatté moi-même de ce
qui m'en revenait.

»Nous partîmes munis d'alpenstocks et la taille ceinte de courroies où
étaient appendus les manteaux enroulés. Dans le wagon, les voyageurs
munis simplement de billets d'aller et retour écarquillaient les yeux
devant ce harnachement et quelqu'un prononça le nom de Tartarin qui
avait de l'à-propos. Monsieur l'abbé trouva matière à apologue sur les
moyens divers de gagner les altitudes célestes, et le docteur tourna en
dérision les anciens qui étaient durs et difficiles puisqu'il devait y
en avoir aujourd'hui de si aisés comme en toutes les locomotions. La
conversation eût tourné à l'amertume si l'on ne se fût trouvé au sommet
du mont Revard sans presque s'être aperçu du trajet.

»Nous vîmes le Mont-Blanc. Mais quelqu'un ayant parlé du nouvel
observatoire que l'on vient d'y construire, il n'y eut qu'un mouvement
pour se précipiter à la lunette et tâcher de distinguer sur la grande
masse de neige ce petit point. N'ayant pu l'apercevoir, on ne fit que le
regretter et on en oublia d'admirer le Mont-Blanc. Monsieur l'abbé, lui,
installé sur une plate-forme circulaire où l'horizon est figuré au tracé
rouge, voulait savoir le nom de tous les pics visibles et localiser les
noms qu'il lisait, vallées, villes et villages, parfaitement inconnus,
d'ailleurs, et calculer la distance jusqu'à des villes fort éloignées
que l'on apercevrait peut-être si l'on était de tant de mètres plus
haut. Je vis venir le moment où je devrais faire les opérations
nécessaires à ces recherches, et tu m'excuseras, cher papa, d'avoir
évité ce casse-tête.

»D'ailleurs, madame Durosay m'appelait pour voir la vallée du lac du
Bourget et la ville d'Aix, et je t'avoue que j'allais m'écrier tant je
trouvais joli ce lac et tout ce pays qu'enveloppait une brume légère; et
je me serais fait moquer de moi, car tout le monde jugeait le coup
d'oeil raté, parce qu'il y avait justement à cette heure une course de
bicycles sur la route de Chambéry, que l'on aurait fort bien pu suivre
d'ici sans cette maudite brume; quelques personnes même, à ce que j'ai
compris, étaient montées pour cela.

»De sorte que, au bout d'une demi-heure, tous ceux qui reprenaient le
premier train étaient déjà réinstallés dans le petit wagon. Nous y
conduisîmes monsieur l'abbé. Il regardait par la portière notre bel
équipage, nos alpenstocks, nos manteaux enroulés, nos gourdes, avec
mélancolie et inquiétude, puisque tu sais que M. de Prébendes est une
mère pour moi. Il se préoccupait de tout puisqu'il crut s'apercevoir que
madame Durosay avait perdu ses châles et ses fichus de laine. M.
Grandier lui fit observer que c'était moi qui les portais, en ajoutant
que si la galanterie disparaissait du reste du monde, on la retrouverait
chez moi. Ces paroles qui ne sont pas la trouvaille la plus originale de
M. Grandier sont authentiques, mon cher papa, et ne parurent point
satisfaire monsieur l'abbé qui est rempli, te l'ai-je dit?
d'arrière-pensées incompréhensibles. Pour moi, j'aime beaucoup porter
les châles de madame Durosay qui sentent extrêmement bon. Le train
partit; monsieur l'abbé nous cria: «Bonsoir! à tout à l'heure!» et
continua de nous regarder par la portière, où nous n'aperçûmes bientôt
plus que son nez qui paraissait long. Le fait est qu'il n'eut pas de
chance, car il se trouva justement que madame Durosay épinglait à ce
moment ses jupes assez relevées, pour n'être pas incommodée dans la
marche, de manière à ne pas plus cacher ses jambes que sa bonne humeur,
et monsieur l'abbé s'incommode de ces choses-là comme du feu. M.
Grandier dit que toutes les belles choses sont bonnes; en ce cas, il n'y
avait pas de mal à voir ces jambes qui, papa, sont très bien.

»Le plateau du mont Revard qu'il faut parcourir pendant une grande
heure, avant d'atteindre le petit sentier en lacet de la descente, nous
a beaucoup amusés, parce qu'avec tous les mamelons, c'est absolument des
Montagnes russes. On escaladait les monticules en s'accrochant aux
grandes feuilles de gentianes qui, quelquefois, cédaient et nous
valaient des chutes bien divertissantes, et on descendait les pentes à
grande vitesse en s'appuyant de tout son poids sur l'alpenstock servant
de frein. Inutile de te dire que les souvenirs de la même excursion «en
garçon» et des «dos de mulets» revinrent ici nécessairement, car tu as
dû remarquer, papa, que rien n'est si recherché comme agrément que la
scie.

»M. Durosay nous raconta des histoires terribles à propos des grands
trous obscurs qui se trouvèrent presque sous nos pieds et inopinément,
au milieu d'un bois de sapins très touffu. On y peut tomber avec une
grande facilité et nous tremblions et commencions, dans ce bois, à être
pris d'idées noires quand tout d'un coup, aussi ras à nos pieds, aussi
inopiné que les trous obscurs, nous apparut le trou immense de la plaine
d'Aix-les-Bains et du Lac, empli de lumière et dont l'autre bord était
fait de la Dent-du-Chat, plus haute que nous qui, cependant, étions à
quatorze cents mètres. C'était tout à fait magnifique et nous nous
serions arrêtés à admirer, si madame Durosay ne s'était sentie ses
belles jambes brisées par la vue du sentier en lacet qui dégringolait à
angles si brefs et si à pic que le suivre paraissait impraticable. M.
Durosay fut, pour la première fois de sa vie, je pense, appelé
«téméraire», car il l'est bien peu. «Bellotte! Bellotte! disait-il,
n'ayons pas peur et pressons-nous, car il ne faudrait pas être pris par
la nuit!» Ne trouves-tu pas que c'est désagréable d'entendre appeler
cette jeune femme qui est si jolie: Bellotte! Bellotte! outre qu'elle
avait bien déjà assez peur, sans qu'on ajoutât la crainte de la nuit,
dans un pareil endroit.

»En effet, le soleil descendait plus vite que nous et il disparut
derrière la Dent-du-Chat. Je vis que M. Durosay, qui allait devant,
mourait d'envie de raconter au docteur son équipée de «garçon». Mais le
docteur, qui a des moments vraiment poétiques, tenait à nous faire la
description du ciel où il voyait, disait-il, une armée de mercenaires en
fureur, brandissant des torches à flammes verdâtres et allant mettre le
feu à un voile immense et sacré, tout de pourpre, qui, en brûlant,
laissait choir sur les incendiaires des amoncellements d'or et
d'étonnantes cargaisons d'oranges sorties de vaisseaux éventrés qui
écrasaient les guerriers et éteignaient leurs torches vertes. Puis il
nous fit frissonner en nous montrant, en bas, le lac qui était d'un vert
si triste, si lamentable qu'on eût dit un grand oeil mort. Madame
Durosay le pria de se taire, car rien ne l'impressionne comme ces
idées-là. Les grandes scènes effrayantes du ciel s'enfonçaient dans la
nuit et nous-mêmes commencions de pénétrer dans un bois de pins très
sombre. Madame Durosay était très fatiguée; comme elle était tout près
de s'affaisser, je lui donnai le bras et monsieur l'abbé eût été bien
heureux de lire en ce moment dans mon coeur le plaisir que j'avais à
soulager les faibles, car j'y ai tant de penchant sans doute que je suis
certain maintenant qu'à seulement toucher quelqu'un de très fatigué,
j'éprouve une émotion bienheureuse.

»Eh bien! mon cher papa, dans ce bois sombre, nous nous sommes perdus,
si complètement perdus qu'il nous fut impossible d'avancer d'un pas de
plus, étant tombés en des ravins qui n'étaient que des lits de torrent,
où M. Durosay roula de vingt mètres sur le derrière en manière de
pirogue. Nous crûmes que madame Durosay allait se trouver mal: le
docteur lui fit respirer des sels et il était assez peu rassuré
lui-même, car s'il ne dit pas de mots blessants à notre chef
d'expédition, il ne se gêna pas de lui faire observer que nous avoir mis
dans ce cas était imbécile. La nuit était complète, nous étions aux
trois quarts de la descente et il ne nous restait de ressource que de
remonter. Je ne sais si tu te fais une idée de ce que cette perspective
pouvait être. Eh bien! ce qui nous toucha le plus, ce fut le sort de
monsieur l'abbé en cette affaire, qui nous attendait à dîner à sept
heures, qui ne nous reverrait pas de la nuit et nous croirait dans les
précipices. Madame Durosay s'assit au bord du ravin et se mit à pleurer,
ne trouva plus son mouchoir et voulut bien prendre le mien. Je t'assure
que c'était une scène bien triste. Il y avait un peu de parfum en mon
mouchoir; elle me dit: «Comme ça sent bon!» elle sourit et se releva.
«En avant! s'écria-t-elle la première.--Elle n'aura jamais la force de
remonter là-haut, dit assez penaud M. Durosay.--Elle y remonterait dix
fois, dit M. Grandier.» Et nous revoilà dans la nuit, sur le chemin du
Revard.

»J'aime mieux ne pas te parler de cette montée qui fut terrible et dura
deux heures. Chacun était penché vers ses pieds de peur de les poser
dans le vide; on s'apercevait à peine les uns les autres; on se faisait
des appels continus, quoique l'on fût à deux pas; on disait: «Voici la
lune...», «non elle se couvre», et «ce pauvre monsieur l'abbé, ce pauvre
monsieur l'abbé!» Tout d'un coup, cependant, la lune se leva très claire
et illumina le grand trou avec le Lac et Aix et toute cette profondeur
nous effraya. Enfin, parvenus tout en haut, nous rendîmes grâces au
ciel. À ce moment, les sons de l'orchestre de la Villa-des-Fleurs, où
nous aurions dû être, nous atteignirent, pauvres naufragés, là-haut.
Alors nous fûmes repris par la pensée de l'angoisse de ce pauvre
monsieur l'abbé à qui cette musique de l'après-souper devait rappeler
l'heure avancée, sans le moindre signal de nous. Nous nous précipitâmes
dans le fameux bois de pins aux trous effrayants, plus pressés de
rencontrer quelqu'un à dépêcher sur Aix que d'arriver nous-mêmes à un
gîte. La lune, brouillant tout sous ces fourrés, nous faisait prendre
les pins touffus et noirs pour des clairières ouvertes, et les
véritables éclaircies pour des arbres épais; nous perdîmes notre chemin
et nous nous perdîmes les uns les autres. Ce fut un désastre. Une heure
se passa là-dessous et le supplice recommença sur les mamelons en
montagnes russes, la lune obscurcie de nouveau, tous points de repère
disparus. Nous étions dans un état d'esprit bien étrange quand nous
atteignîmes les chalets qui servent là-haut de refuge, d'où nous
envoyâmes vers l'abbé et où l'on nous fit à dîner.

»Eh bien! mon cher papa, tout ceci n'est rien auprès de ce qui arriva à
la suite de ces péripéties et qui fait que tout, comme je te le disais
en commençant cette lettre, est devenu extraordinaire dans notre vie
d'ici, auparavant si tranquille. Encore ne t'en parlerais-je point, si
monsieur l'abbé, avec son penchant à l'inquiétude, n'était sur le point
de convertir en événements graves les choses du monde les plus simples.
Figure-toi donc, mon cher papa, que lorsque M. Grandier qui avait pris
la chambre la plus reculée des trois que l'on mit à notre disposition,
se mit à ronfler et que M. Durosay qui avait, avec madame Durosay, la
chambre contiguë à la mienne, commença à lui faire concurrence, je
compris au vacarme retentissant dans tout le chalet, que je ne pourrais
jamais fermer les yeux, d'autant plus que j'étais fort énervé par les
événements de la journée. J'étais donc parfaitement éveillé et avais
même assez peur de la tempête qui s'était élevée et soufflait à tout
briser parmi des torrents de pluie, quand j'entendis des portes
s'ouvrir, des voix dans le corridor, et reconnus qui? quoi? je te le
donne en cent: la voix de monsieur l'abbé. Quelques minutes se
passèrent; on frappa à ma porte. J'allai ouvrir naturellement, assez
ému. Je n'aperçus même pas le triste état dans lequel était monsieur
l'abbé et ne vis que la façon de me regarder et de s'éloigner de ma
chambre où il me dit ne vouloir entrer pour rien au monde. «J'ai voulu
seulement vous avertir que j'étais là, mon pauvre enfant! sous le même
toit que vous... la Providence m'y a conduit en des moments où vous ne
m'y attendiez pas... ses desseins sont impénétrables... Allez! allez!»
Est-ce assez étrange? Je n'ai pu rien tirer de plus. En vérité, comme je
te l'ai déjà marqué plusieurs fois, ce pauvre monsieur l'abbé n'a pas de
chance, car sans compter qu'il était dans un état bien piteux, tout
ruisselant comme si on venait de le retirer de l'eau, tout gringalet, sa
soutane collée au corps, est-ce qu'il n'est pas arrivé juste à temps
pour s'imaginer entendre dans ma chambre «des chuchotements, oui, des
chuchotements... et même pis!» m'a-t-il dit le lendemain, et aussi quand
il a frappé, un grand cri qui ne venait sûrement pas de moi! J'ai fait
observer à ce pauvre monsieur l'abbé que, vu les angoisses qu'il avait
éprouvées dans la soirée à notre sujet au point d'aller lui-même
chercher un guide et de se faire conduire au Revard au beau milieu de la
nuit et à travers la tempête, il avait pu fort bien continuer à ma porte
à se forger des tourments auxquels il n'est que trop enclin. Papa,
n'est-ce pas vraisemblable? Mon observation était-elle déplacée, comme
il l'a trouvé? Je crois que non, surtout quand il s'agit de ménager la
réputation d'une personne respectable, même en l'esprit d'un prêtre, qui
cependant est un cul-de-sac, comme dit M. Grandier. Enfin, grâce à cette
qualité professionnelle, ce soupçon n'est qu'entre monsieur l'abbé et
moi, ce qui n'en est pas moins fort désagréable, d'autant plus que
monsieur l'abbé se livre à des mortifications extraordinaires et
publiques comme si le diable était à la maison, ce qui, tout en laissant
à croire que son esprit est troublé, pourrait bien, à la longue,
troubler celui des autres. Ce n'est pas tout, il veut retourner à Néans,
ce qui serait, je suis sûr, un grand soulagement pour monsieur le curé
doyen; et il veut m'emmener avec lui, malgré les instances que tout le
monde fait pour me retenir et le bien que me produit le séjour d'Aix,
d'après encore l'avis de tout le monde.

»Enfin, ce n'est pas à moi à apprécier les façons de monsieur l'abbé,
mais je te dirai qu'il a voulu me faire faire une confession générale,
toujours à propos de l'histoire du corridor. Je trouve que la ville
d'Aix est mal propice à la confession et moins encore à la générale et
je passe mes jours, à présent, à me défendre de cette opération. Enfin,
je me suis avisé d'un expédient en lequel j'ai la plus grande foi. J'ai
promis à monsieur l'abbé, puisque ma parole ne lui suffit pas, de te
dire toute la vérité et de m'en rapporter à ton jugement sur
l'opportunité de quitter Aix où je suis attaché par les plus aimables
gens du monde, où l'on remarque que je prends des façons, où monsieur
l'abbé lui-même affirme que je me dégourdis, enfin où je suis plus
heureux que je n'ai été jamais.

»Je crois, mon cher papa, que voilà mon engagement accompli, que ma
lettre ne contient rien qui ne soit exact et que tu es suffisamment
informé pour te prononcer. J'attends ton jugement avec la plus parfaite
soumission et suis respectueusement, mon cher papa,

    »Ton fils dévoué
    SEPTIME.»




XXI


Lorsqu'il l'avait ravie par de lentes caresses sur les bras, il lui
disait:

--Mais, m'aimes-tu?

Elle l'enlaçait, et, lui pressant la nuque de la main, lui ramenait la
bouche sur son épaule ou sur son sein. S'il insistait, elle le
maintenait là, fortement, et elle lui soufflait, tout bas à l'oreille:

--Il ne faut pas parler!... Chut!... chut!...

Même elle ouvrait peu les yeux, ne l'avait jamais regardé en ces heures
folles et bienheureuses. Et, après des instants d'inertie muette, elle
lui prenait la main et se la promenait tout le long du bras jusqu'à ce
qu'il recommençât de lui-même la caresse qu'elle aimait.

Comme il raffolait de ses bras, il s'éternisait en ces frôlements, les
bras lui devenaient tout un monde, une longue Cythère enchantante et
variée, garnie de reposoirs d'amour. Il lutinait l'intérieur de la main,
du duvet de sa lèvre, qu'il mêlait après à celui d'or et d'ombre de
l'avant-bras couleur de lait. La dépression du coude était l'oasis très
chère, et par le reste, où la peau se faisait d'une tendresse extrême,
il s'apprêtait progressivement à défaillir en haut, vers les retraits
adorés.

--Je suis un peu fou, vois-tu; quand je t'aime comme cela, il me semble
entendre tous mes os craquer et s'éparpiller dans la chair en petites
brindilles toutes menues; oh! je t'aime, vois-tu!...

--Oui, petit fou! petit fou!... chut... chut!...

Il lui baisait les yeux clos:

--Regarde-moi! regarde-moi! je t'en prie!...

Et après lui avoir mangé les cheveux et mordu le visage, il revenait
avec une insistance à ses lèvres immobilisées en une béatitude muette
qu'il ignorait et qui l'effrayait un peu. C'était presque un sourire,
découvrait une mince ligne blanche de dents et semblait clore quelque
chose d'insaisissable comme de ces yeux entr'ouverts et qui pensent. Il
épiait ce mince jour, au moins, sur elle, par quoi il voulait espérer
que quelque chose de sa pensée fuirait peut-être... Il demeurait des
minutes suspendu et aspirait dans son souffle l'illusion de la parole
convoitée.

Elle élevait alors ses bras, et l'enfant regrimpait, éperdu, avec ses
caresses toujours prêtes, à ces mâts d'amour, affolants.

Elle n'avait jamais parlé; il n'avait reçu d'elle que son étreinte, ses
baisers et ses «chut! chut!» Dès l'heure d'amour, elle semblait ne plus
le connaître et leurs transports étaient silencieux. Jamais elle ne
l'avait appelé par son nom.

Elle était d'une grande imprudence; elle recevait en tout lieu, à tout
instant du jour, les caresses de cette jeune fougue aveugle. Elle ne
savait pas du tout garantir sa bouche de cette bouche toujours tendue;
elle restait d'une parfaite tranquillité vis-à-vis de ce que le dehors
pouvait pénétrer de l'intrigue. Il semblait qu'elle eût fait de sa
personne une offrande complète et résignée au dieu d'amour. Une seule
chose l'affectait: parler d'amour.

Cette nuit encore, dans sa chambre, à elle, où il se rendait en toute
insouciance, en un de ces moments de répit des sens et d'attente
sentimentale, il repassait les événements des journées précédentes; tant
de choses graves en si peu de temps: sa vie nouée tout d'un coup;
quelque chose d'irréparable survenu; et la romanesque intervention de
l'abbé qui allait tout briser, de telle sorte qu'il n'aurait grandi que
pour cet épanouissement,--car il sentait toute sa vie antérieure vaine,
sotte, puérile, grotesque même jusqu'à ce jour--et que pour être
aussitôt arraché, comme une plante vouée à la flétrissure dès le premier
rayon de soleil. Il reconstituait cette invraisemblable aventure du
Revard, dénouement fortuit d'une crise qui s'éternisait, échappait aux
instincts, à la volonté même et tout à coup cédait à la vulgarité d'un
événement matériel, presque tragique et presque bouffon, de la qualité
des mobiles de vaudeville ou d'opérette.

Il se revoyait dans l'énervement de l'insomnie de la nuit, là-haut, dans
le chalet du Revard. Comment, pourquoi a-t-il prononcé son nom, son
petit nom, Annie, que personne, jamais, ne prononce à la maison? Il ne
sait s'il l'a dit à haute voix ou bien seulement des lèvres, en un
souffle, comme il le faisait quelquefois à part lui. Il a pu le
prononcer à la façon d'un appel comme il arrive quand on souffre et que
l'on sait qu'une femme est alors sitôt venue. Elle est venue! Elle!
grand Dieu! À croire cela seulement possible, son coeur se fût brisé, et
il ne sait même plus s'étonner. Tout est si inouï, si extraordinaire que
tout ce qui serait logique et ordinaire n'a point lieu. L'approcher! la
sentir! Elle s'approche et il l'étreint le plus simplement du monde. Sa
bouche se perd parmi ses cheveux, ses yeux et ses lèvres. Elle est sans
doute surprise et veut parler, tout bas au moins, n'ayant pas la force
de s'éloigner de cette tendresse. Il étouffe ses mots, comme elle le
fait à présent, à son tour, sous des baisers. Il croit répondre, il
croit tout dire, pourvu que ce visage s'applique sur le sien, s'enfonce
dans le sien. Il sent du bout des doigts inquiets la forte rondeur de
l'épaule et la douceur infinie de la peau. Mais le voilà apeuré, tout à
coup, du contact de la chair. L'odeur quasi inconnue l'en grise. Elle
est penchée sur lui presque entière, ses pieds ayant glissé, et toute sa
gorge lui pèse sur la poitrine et le brûle. Il essaie de saisir le
délice de ce corps adoré; mais il ne serait pas plus épouvanté par la
présence de Dieu. Et il demeure dans une inertie singulière.

Cet instant inoubliable pour la vie lui revenant à l'esprit, semble lui
retirer tout le sang du corps; c'est encore l'étrange et maudite
paralysie qu'il a connue dans l'allée de lavandes des Veulottes, un
soir; mais ici, il la sent plus grave, et il se jure de mourir de honte
s'il n'en sort pas plus virilement. Sa pensée ne peut rester sur cette
minute aiguë, et il se reporte sans cesse aux préludes, avec une crainte
toujours renouvelée d'en revenir là, et un acharnement cependant à en
revenir là.

Là!...

Et c'était dans l'instant même de cette étreinte muette, incomplète,
suspendue en l'attente ou en la peur de quelque chose qui devait
dépasser tout, ravir ou tuer, qu'avait eu lieu l'apparition de l'abbé
aussi inopinée qu'un coup de la Providence, aussi invraisemblable qu'un
miracle, aussi burlesque qu'une caricature, une charge grotesque des
facéties du hasard. Ah! Dieu de Dieu! la voix dans le corridor qu'avait
couverte un moment le petit bruit des baisers, la tempête extérieure et
le ronflement dans les chambres voisines, cette voix soudain reconnue,
et les petits tapotements à la porte!

Le cri qu'elle n'avait pu retenir en s'enfuyant, et, à lui, sa confusion
en allant ouvrir, et le coup de fouet qu'il s'était senti se donner à
lui-même en voulant surtout, ne pas dire à l'abbé d'entrer, et en lui
disant immédiatement: «Mais, monsieur l'abbé, entrez donc!» Que
s'étaient-ils dit dans le corridor, en face du garçon d'hôtel qui avait
innocemment désigné la chambre du jeune homme que l'abbé voulait savoir
vivant avant seulement de s'en aller sécher? Septime entendait à peine
les paroles qui venaient de l'apparition. Ce corps menu jusqu'à
l'inimaginable, ce chapeau fondu sous la pluie, tout cet aspect de
pauvre chat tiré de l'eau, cette odeur de chose mouillée, et un sens
vague de paraboles flottantes autour de cela, était si fantastique et si
puissant par le contraste avec la minute précédente, que le malheureux
enfant faisait effort pour se dire comme on fait dans les cauchemars:
«Ah! ah! mais je rêve! je rêve, ah! çà, vous imaginez-vous que je crois
à ce qui arrive?»

Mais renvoyé à sa chambre par l'abbé, il retrouve le parfum de la jeune
femme et, dès la première bouffée, il est ressaisi; il se moque de tout
ce qui n'est pas cela. Il baise le bord du lit où elle s'est appuyée, où
le poids de son corps a laissé une dépression apparente; il se met à
genoux et reste la tête enfouie dans ce creux qu'elle a fait.

Il pense qu'elle doit être bien tourmentée de ce qui est arrivé, de
l'entretien du corridor, du cri qu'elle a poussé... Il faut la
tranquilliser, lui dire qu'il n'y a rien. Il va à la porte. Ces
messieurs ronflent toujours. Il passe doucement la main sur le bois.
Elle a entendu: la voici. Ah! pauvre chérie, dans quel état elle doit
être? Il la croit demi-morte d'effroi; il s'apprête à la soutenir, à la
faire asseoir; il s'agenouille devant elle, et il lui mentira
tendrement...

Elle aperçoit de la lumière et court vers la bougie pour la souffler.
Ah! mais non! il n'a plus d'allumettes, et si elle se trouve mal, si
l'on a besoin de quelque chose!... Il la prévient, se pose devant la
bougie. Il prend la main que la jeune femme ne sait où mettre pour
écarter sur tout elle le jupon qu'elle s'est jeté sur les épaules.

--Vous avez eu bien peur?

--Oh! soufflez donc la bougie!

--Dites-moi que ça va mieux! Savez-vous que l'abbé?...

--Comme me voilà faite!... Voulez-vous bien éteindre!

Elle lui souffle par-dessus l'épaule. Il commence à rire. Elle rit
aussi; se met à faire du vent avec un coin du jupon, puis avec deux
coins qu'elle balance comme deux grandes ailes. Il lui souffle à son
tour dans la figure, et bat des ailes en parodiant son agitation.
Bientôt, elle s'amuse à lui souffler dans la figure plutôt que du côté
de la bougie. «Chut! chut!» font-ils tantôt l'un, tantôt l'autre. Elle
lui a pris les mains; il en fait autant en manière de jeu. Et cette
attitude a tant d'avantages qu'il la garde à pousser la partie plus
avant, jusqu'à ce que leurs souffles unis s'entendent à éteindre la
lumière, dans le moment même que M. l'abbé, séché et mis au lit,
adressait au ciel ses prières purificatrices.

«Ainsi, pensait Septime, toutes les choses, sans doute, vont leur train
où elles doivent aller, malgré que quelques-uns, sur le chemin, les
poussent ou les embarrassent; car voilà un instant de badinage qui a
mené plus loin que n'ont pu faire mes heures de plus vif amour ou les
oraisons de monsieur l'abbé!»

C'était la première fois qu'il liait deux idées depuis l'extraordinaire
aventure, et il s'étonnait de le pouvoir faire précisément dans les bras
de l'objet de son trouble. Jusqu'alors la griserie ne l'avait pas
quitté, et, à la réflexion, il en voyait parfaitement la brume
aveuglante autour du moindre de ses actes. Il n'aperçut point la
forfanterie aussi sotte que naturelle dont il n'avait pu se défendre en
écrivant à son père au lendemain de sa première heure d'amour. À la
vérité, il avait éprouvé un plaisir à être contraint d'en écrire à
quelqu'un; il en eût écrit à n'importe qui. Mais il s'apercevait bien
que le méchef de l'abbé lui était d'une choquante indifférence. Il était
à l'heure folle où l'on joue de tout. Advienne que pourra! j'aime!
j'aime! Qu'importe demain? puisque aujourd'hui est d'amour! Eh! que
crève le monde après ce baiser!

Elle le reprit, de ses gestes de chatte, et réengloutit sa pensée dans
l'ivresse qui se répandait d'elle. Il jouit terriblement de son amour
menacé; cette sorte d'espace béant à la place d'un lendemain languide de
caresses, donna à son ravissement une intensité aiguë. Ces deux bras, se
disait-il, se referment sur moi comme un tombeau... il n'y a plus rien,
plus rien au monde que cette minute de paradis. Et il croyait sentir son
être se centupler pour une inimaginable extase, durant la douce perte de
sa conscience alarmée.

Il avait de naïves surprises, chaque réveil, que cela durât encore. Ce
qu'il faisait lui semblait si énorme, si insolite, qu'il ne concevait
pas un instant que cela pût se perpétuer impunément. Il y avait une
allure assez chevaleresque en son inexpérience, car il comptait payer de
sa vie, pour le moins, son extraordinaire témérité. Et la rupture, par
le fait de l'abbé, lui semblait misérable au prix de telle autre qui la
précéderait sans nul doute.

--Nous vivons! nous vivons! lui disait-il tout à coup, je te baise et on
ne vient pas; il ne tonne pas; la maison ne s'est pas effondrée!...
Alors ça va être pour tout à l'heure... dans combien de temps? Toi,
combien crois-tu?... Et après; c'est le creux, c'est le rien, pas?
Qu'est-ce que ça me fait, de n'être plus, si tu n'es plus; on nous
tuera tous deux; oh! tous deux, ensemble, comme cela, dis? Qu'est-ce que
ça fait?

Elle lui fermait la bouche, ne voulant pas entendre parler de ces
choses, et devant l'insistance de cette manie mortuaire d'amoureux
éperdu, elle entr'ouvrait parfois ses yeux au fond desquels un peu
d'effroi glacé et de répugnance apparaissait pour ces visions qu'il
évoquait, lui, avec une si jolie insouciance sereine. Comme une Vénus
tout nouvellement issue des eaux, elle était la vie radieuse, éprise de
beauté, de plaisir et d'amour. Lui il était l'amour.

Et il mêlait des enfantillages pleins de gaieté à la tournure tragique
de son esprit. Il jouait à cent petites choses puériles gracieusement
accolées aux caresses amoureuses; un reste d'enfance qui venait
embaumer, enguirlander ses premières heures viriles. Il voulait, par
exemple, qu'elle s'assît et, qu'agenouillé devant elle, il lui baisât
les genoux à cause d'une envie qu'il avait eue, tout petit, vis-à-vis
d'une dame jolie comme elle, et qui lui faisait dire sa prière.

Chose curieuse: autant elle avait de mignardises en ses façons de la vie
coutumière, autant elle était grave en ces heures d'intimité passionnée.
Elle ne riait point; elle gardait le spécial sourire découvrant comme
une pure raie de lait entre les lèvres animées, et demeurait volontiers
inerte, au repos, ondulant seulement ses bras comme des serpents
lascifs.

Il la trouvait trop belle, en effet, pour le suivre en ses caprices; et
se jugeant inepte, il en avait de vrais chagrins, lui en demandait
pardon, les larmes aux yeux.

--Tout ça, c'est de t'aimer, soupirait-il; il faut que je t'aime,
vois-tu, tout d'un coup, tout de suite et avec tout moi... qui suis, en
partie, un gros bête.

Et il était pris d'attendrissements désolés, il avait toutes sortes de
remords: il s'accusait, se déclarait indigne, immonde... Le pli
religieux réapparaissait, l'accoutumance à la contrition, avec un besoin
de se meurtrir, de s'abîmer; il voulait se cogner la tête contre les
murs. Il avait péché contre elle; en quoi? en mille endroits! il ne
l'adorait pas suffisamment; il se rappela quelques passages de la lettre
où il avait parlé d'elle avec une légèreté irrévérencieuse; il allait le
lui avouer, le lui confesser.

--Je m'en vais! je m'en vais! dit-il; je ne mérite pas que tu me
reçoives dans tes bras. Je ne suis qu'un misérable, qu'un rien du
tout... Ah! je t'aime! je t'aime!...

Les larmes le suffoquaient tout à coup, et elles tombaient en
gouttelettes pressées sur le sein de la jeune femme. Elle lui essuyait
les yeux, l'embrassait, le berçait en l'appelant: «Petit fou! petit fou!
petit fou!...»

Elle avait ouvert les yeux, en le tenant pressé contre sa poitrine, et
regardait dans le vide. Quand les sanglots s'apaisèrent, il tourna
doucement la tête, la nuque appuyée sur son épaule et soutenu d'un de
ses bras. Il vit son profil; sa bouche entr'ouverte, son nez délicat,
ses longs cils relevés. La veilleuse lui caressait le visage de mille
lueurs tremblotantes. Pas une ligne ne remuait. La moiteur de la peau,
seule, animait cette figure adorable et immobile, figée en une de ces
inerties d'instinctifs abandonnés, voués au bercement des hasards, et
quasi aveugles à leur douleur comme à leur enchantement. Il se leva peu
à peu, voulut, une fois! lui voir les yeux, en recevoir enfin la
caresse plus chère que toutes. Il se haussait, se haussait. Il vit le
bleu humide de ses yeux, fixes, noyés dans quel rêve? Oui! oui! il eût
renoncé à tout le reste d'elle pour, se sentir une minute baigné dans le
regard de ces yeux-là, pour en mourir... Il repoussait ses bras, sa
gorge, son corps et ses baisers: il voulait cette chose innommable, ce
délire, ce vertige mortel qui était là suspendu et perdu, qui pouvait
d'un instant à l'autre osciller, le toucher, l'entraîner ivre, comme une
ronde mélodieuse de sirènes en son abîme. Les yeux demeuraient pareils à
deux citernes sans fond.

Soudain une obsession le prit; un besoin irrésistible de dire une chose
quelconque, une chose sans à-propos, une de ces choses qui s'élèvent
dans le champ de l'imagination comme un nuage perceptible à peine, mais
que l'oeil ne peut souffrir un instant, qu'il veut voir disparaître ou
crever aussitôt en tempête, de ces choses enfin dont on n'est pas
maître et qu'il faut dire, dire sur-le-champ, malgré toutes les raisons
du monde:

--Dites, est-ce décidé que _ce monsieur_ viendra à Néans, avec sa
voiture?

Alors et tout à coup elle le regarda. Pourtant, il était sûr qu'elle ne
le voyait pas. Dans son visage immobile, le regard semblait descendu
brusquement à une surprise profonde. Il se rappela son regard un peu
analogue, un soir, dans une loge, au cercle, durant qu'un violoncelle
chantait. Il lui sembla que quelque chose se mouvait au fond des
citernes aux eaux bleues; et ce quelque chose monta. Ce fut lent, comme
un seau au bout de sa corde qui affleure en vacillant. Et quand cela
approcha, il sentit qu'elle le regardait maintenant, il crut qu'elle
l'examinait, le toisait, le jugeait, avec son bel air grave de déesse
superbe. Elle raidit ses bras et dit seulement:

--Allez-vous-en! Voilà le jour, vite, vite, allez-vous-en!

Après cela, il ne sut plus rien de ce qui arriva; n'eut plus que la
sensation de marcher, marcher devant lui, toujours, sur une route
inégale dans le petit jour froid de l'aube. L'immense glace du Lac où
une montagne couleur de roses se mirait, où toutes sortes de gaîtés
matinales jouaient, le repoussa. Il erra parmi la tendresse des
verdures, parmi les buissons emperlés de roses et les lointains aimables
des rochers des montagnes léchés par l'aurore. Cette fête lui souleva le
coeur, lui parut abominablement navrante. Il voulait se cacher,
s'enfouir en quelque trou obscur. Où aller? Ses jambes étaient rompues,
il s'affaissait. Rentrer? Non, non! il ne rentrerait pas!




XXII


Septime ayant laissé choir sa tristesse au bord de la route de Chambéry,
où il s'était endormi, harassé, comme un pauvre chemineau, pouvait y
être recueilli, par n'importe qui, d'abord; ou par quelque fiacre
revenant à vide, et par plusieurs personnes dépêchées tout exprès en
différentes directions, de la Villa Julie où l'on se rongeait
d'inquiétude. Mais il le fut par M. Lureau-Vélin.

Rien ne lui pouvait répugner davantage que d'être redevable de quoi que
ce fût à cet homme. Retourner à Aix, à son côté, était un comble.

M. Lureau-Vélin revenait, en voiture à pétrole, de visiter les
Charmettes, au delà de Chambéry. En reconnaissant le jeune homme, il
stoppa. Il eut l'extrême clairvoyance de ne pas s'étonner le moins du
monde de le trouver ainsi défait, et dans la posture d'un vagabond, et
vint lui chatouiller le nez avec toute la grâce familière et taquine
d'un frère aîné. Il lui parla aussitôt comme s'il le rencontrait au
Cercle et eut une façon si attrayante de faire revivre les épisodes du
roman de Rousseau dont il venait de voir l'aimable cadre, que le pauvre
garçon en faillit oublier ses malheurs. Il tint à le reconduire jusqu'à
la grille de la Villa Julie, de sorte qu'il eut sa part de la fête qui
éclata dans les esprits pour le retour de l'enfant prodigue et, voyant
que l'on comblait celui-ci de questions, répondit pour lui avec
simplicité:

--Mais nous avons été faire un petit tour ensemble.

Ce qui parut à tout le monde naturel.

Septime, en le remerciant, se retint de lui cracher à la face et en lui
donnant la main, sentit, pour la première fois, qu'il haïssait
quelqu'un.

Il se retira dans sa chambre, sous le prétexte d'une migraine, et la
figure de cet homme séduisant et fort lui tint la compagnie d'un
cauchemar inextricable. Il le revit en chacun des moments où il lui
était apparu depuis ce jour où lui-même venant de découvrir sa fièvre
amoureuse et brûlant d'une activité extraordinaire qu'il courait
dépenser il ne savait où, avait heurté son élan contre cette voiture
bruyante et cet homme à belle barbe. Et depuis lors, pas un répit, pas
une heure qui ne fût occupée par lui, où l'on n'eût vu poindre quelque
part son grand torse élégant, son geste sobre et poli, ou que l'on n'eût
entendu sa voix un peu lente, au beau timbre et dont il semblait n'user
que comme d'un instrument à charmer. À peine lui avait-on échappé lors
de l'aventure du Revard, et encore n'était-ce pas lui qui en avait donné
l'idée, un soir qu'il en redescendait avec une ribambelle de cocottes!
Le pis était que cet être étrange, par une coïncidence bizarre, avait eu
plutôt une influence heureuse sur son idylle, oui, une influence
matérielle et morale. Il n'eût pas agi autrement s'il eût voulu qu'elle
réussît; et il fallait constater que de l'exemple de cet homme parfait,
une certaine force lui était venue en son rôle d'amant novice. Il
pestait de lui être, malgré lui, redevable, et cette puissance de
séduction, à laquelle lui-même était soumis, le faisait piétiner de
rage.

Qui donc pouvait y échapper? M. Grandier ne jurait plus que par M.
Lureau-Vélin; M. Durosay le voulait installer à Néans et M. l'abbé
lui-même était conquis par sa politesse. M. Lureau-Vélin eût consenti
plutôt à avoir une ride au visage qu'à ne point abonder dans le sens de
chacun et eût éprouvé, de sa vie, le premier mouvement d'humeur à ne
pouvoir, par hasard, improviser un terrain anodin où tout le monde se
trouvât d'accord. Il avait au plus haut degré le sens de l'équilibre. Il
mesurait sa nourriture au déploiement d'activité de la journée; on eût
compté les kilomètres au nombre des bouchées qu'il mangeait, et l'on
pouvait trouver de l'indécence à quelques-uns de ses écarts d'appétit.
Il était en tous points un organisme admirable. Septime rêvait de le
souffleter pour lui voir au moins le visage ému.

Et, retombant en sa mélancolie, il pensait: cela même ne serait point
pour lui déplaire, et la galerie rirait de mon enfantillage! Car tous
ces gens me paraissent un peu faits à son image, et ne se point émouvoir
me semble la vertu première d'un homme bien élevé.

Ne pas s'émouvoir! Ainsi on arrivait à cela! Une chose devenait la
préoccupation de millions d'êtres pensants: l'hygiène. L'hygiène! Tenir
son coeur en bonne forme comme ses biceps; contenir sa cervelle comme
son coeur. Tailler, rogner son enthousiasme; avoir des répugnances, des
haines et des colères civiles et bien vêtues! Parmi les actes et les
pensées chaotiques des hommes, se mouvoir alerte et souriant, comme un
valseur parmi les coudes; au jour comme à la nuit montrer un charmant
visage!

«Eh bien! moi, je te hais! je t'exècre, en dépit de l'hygiène qu'on ne
m'a point enseignée. Je me trouble pour ta maudite belle face immuable;
mon pouls bat; mon coeur se disloque et j'ai tout le corps et l'âme
rompus pour avoir prononcé ton nom qui est «Sérénité». Je ne suis pas
habile, moi, ni fort, ni beau, sans doute! Je me cogne et je me fais
mal; je crie au mépris de toute bienséance! Je meurs d'envie de faire
quelque acte digne des temps de la sauvagerie évidemment, puisque je
voudrais te retourner dans ton sang calme un de ces poignards dont le
nom même est usé, tout en poussant des exclamations emphatiques. Je te
hais! Je te hais! Ah! je suis bien mal élevé!»

Il s'était soulevé sur le coude, le sang à la tête, et il vociférait en
lui-même, les yeux hagards et la bouche toute desséchée de fièvre.

M. l'abbé poussa doucement la porte. C'était un autre malade, une autre
fièvre! Depuis l'ascension nocturne du Revard, ce pauvre M. l'abbé ne
sortait pas des mortifications, et il n'en était pas de cruelle qu'il
n'inventât et ne s'imposât comme à plaisir. Il ne faisait plus qu'un
repas par jour, et priait à genoux et tout haut dans sa chambre. Même,
sa psalmodie portait sur les nerfs de tous. Le reste du temps, il
prenait peu de part à la conversation, sinon pour parler d'indulgence ou
de suprême pitié, car au saint courroux de son âme, une grande bonté
surnageait. Impuissant contre les événements, il espérait et attendait
l'intervention divine.

Il fut atterré dès l'aspect de la figure de Septime et crut que le sol
allait s'entr'ouvrir, dès sa première parole.

--Monsieur l'abbé, prononça-t-il aussitôt, vous ne valez rien contre mon
mal puisque vous saviez qu'il allait venir et ne m'y avez pas préparé.
Ne me parlez pas! Outre que je sais d'avance votre refrain monotone,
j'ai perdu ma jeunesse à l'écouter et à me laisser, par son miel,
attendrir le coeur. À quelle besogne infernale travailliez-vous donc au
nom de Dieu, pour m'entraîner jour par jour avec des mots et des
caresses, avec des simulacres d'embrassades divines, à cette explosion
passionnée que vous venez combattre aujourd'hui? Oui! oui! tous les mots
qui me viennent à la bouche en même temps que la soif des baisers, c'est
dans vos livres et dans vous que je les ai puisés, j'y mets quelquefois
et malgré moi l'intonation de votre voix!... Ah! vous ne m'avez pas,
vous, inculqué la bienséance impassible qui est le secret de la vie,
comme je le vois! Vous m'avez appris à tripoter des mannequins, à les
couvrir de caresses, d'embrassements, à les assourdir d'expressions
éperdues, à les imaginer pâmés d'aise à mes agenouillements et à mes
pâmoisons, et vous venez me tomber sus à l'instant où surgit l'être à
qui tout cela s'adapte naturellement! J'ai été à une école de tendresse
et d'exaltation en même temps que de mépris pour les choses de la vie.
Et voici que je m'attendris et m'exalte pour ce que tout mon être
m'avertit valoir plus que la vie; oh! je la sacrifie, allez! je
l'immole, selon vos termes, à la divinité que quelque chose de plus
fort que moi me pousse à adorer. Mais il faut que votre méthode soit
mauvaise jusqu'au bout, puisque je me rends compte que ceux qui n'ont
fréquenté que l'école de l'adresse et de la prestidigitation ont plus
que nous d'agrément!... De sorte que je vous hais tous, oui,
excusez-moi, mais je vous hais tous tant que vous êtes: et ceux qui vous
façonnent un coeur et une âme pour un appassionnement au-dessus de la
vie; et ceux de la vie qui ne la veulent pas passionnée... Où
voulez-vous que j'aille? de quel côté voulez-vous que je me tourne, si
ma folie est ridicule et si je ne vois de goût à rien hormis à ma folie?

--Mon pauvre enfant! mon pauvre enfant! s'écria l'abbé en s'affaissant
sur une chaise.

--Hélas! monsieur l'abbé, je crois bien qu'il n'y a plus d'enfant ici.
Ah! parbleu! vous n'avez que ce mot à la bouche! Vous êtes de bien
excellentes nourrices et il fait bon bégayer au bout de votre lisière!
Mais quand vient le goût de parler franc, vous ne savez nous répondre
encore que par des ânonnements et des chansons à dormir. Vous le voyez
bien, puisque les mots, les vrais mots de la langue humaine vous font
peur et je vais vous faire tomber les bras rien qu'à vous en prononcer;
tenez: j'aime! j'aime! j'aime une femme, toute une femme, son corps, sa
chair, sa peau, sa bouche et ses cheveux!... Ah! ha! ha! je m'en doutais
que vous vous cacheriez la figure! Ça vous étonne donc, ça? Vous n'aviez
jamais prévu que ça m'arriverait, ça? C'est donc bien exceptionnel, bien
extraordinaire? Il serait donc superflu d'être prévenu un peu que ça
peut vous tomber un beau jour, comme une tuile ou une maladie, et d'être
instruit de la manière que ça tombe?

--Septime, vous vous échauffez, mon malheureux enfant, vous n'êtes pas
en état d'entendre la parole de Dieu, mais laissez-moi vous dire que
vous n'avez pas prié: vous avez manqué de foi...

--C'est comme si vous me disiez que j'ai manqué de m'enfermer dans un
cercueil à la taille de mes dix ans et que c'est pour cela que j'ai
grandi...

--Insensé! ne vous ai-je pas prévenu que l'ennemi veille et que Dieu
seul rend fort contre lui? Êtes-vous donc grossier et obtus et
fallait-il que notre langage s'égarât, comme aujourd'hui le vôtre, dans
la brutale description du maudit et de ses parties?...

--L'ennemi! le maudit!... Mais la force nouvelle qui m'est descendue
dans le poignet autrefois débile, elle m'est ennemie? Mais le goût qui
m'est venu tout à coup de vivre, de me réjouir du ciel, de la terre et
de toutes les choses de Dieu, il est maudit? Tout ce par quoi je me sens
me prolonger, m'augmenter, me mêler, avec une joie nouvelle, à je ne
sais quoi d'universel qui m'attire, tout cela est ennemi, est maudit?
Mais la nouvelle chose qui me torture, je l'adore! tout ce dont je
souffre, je ne l'échangerais pas pour aucune éternité céleste, monsieur
l'abbé!

--Vous blasphémez, taisez-vous!

--Eh! au diable les opinions décentes et celles qui ne le sont pas! Je
me moque de vos canons comme de ce qui va à leur encontre! Je vous
préviens que je suis aveugle et sourd à tout sauf à la chose qui me fait
l'âme gonflée au point que je m'imagine y contenir et y embrasser le
monde. Je ne sais en vérité pas si c'est du ciel ou de l'enfer que
viennent les voix que j'y entends chanter et les cris qui par moments me
feraient presque dresser les cheveux sur la tête. Mais je suis ivre de
ce tumulte; je veux m'y mouvoir, m'y distendre, m'y étourdir et m'y
briser! Le calme seul m'épouvante. Je veux me rompre les os et me
déchirer les membres contre de la chair de femme, être étouffé dans des
bras, écrasé sur un ventre et un sein! Je veux, au risque de faire rire
tous les messieurs Lureau-Vélin du monde, aller, comme les chèvres,
lécher les hautes falaises qui sentent la brise de la mer; je veux
mâcher des fleurs; me rouler dans les herbes et dans le sable; et quand
je serai complètement grisé, complètement saoul de cet amour de tout,
rouler dans un beau fleuve comme une chose achevée, usée, un détritus.

--Malheureux! que le Seigneur ait pitié de vous! dit l'abbé qui était
tenté de s'enfuir. Et, s'arrêtant un instant près de la porte, il
ajouta:

--Mais, petit égoïste, n'avez-vous donc à songer qu'à votre belle
passion qui, vous le voyez vous-même, vous aura promptement desséché et
mis au rebut? Ne vous a-t-on donné aucune idée de vos semblables, de la
société, du rôle qu'y doit jouer un honnête homme, de la réserve de
forces nécessaire à s'en acquitter comme il faut! Êtes-vous seul au
monde, n'y connaissez-vous nulle sainte cause à défendre?

--Le monde, la société, les causes saintes! Mais on m'a élevé comme si
je devais être un baron du temps de saint Louis; on m'a armé tout juste
pour défendre un saint sépulcre ou une bannière, et je m'aperçois qu'il
n'y a plus l'ombre de l'un ni de l'autre! Qu'est-ce que je vais faire
sous un régime que j'ai appris à exécrer, parmi des gens que l'on m'a
signalés comme ennemis? À ce que je vois, rien ne se passe comme si Dieu
gouvernait. Il me semble que j'ai tété du lait à de vieilles outres sous
des catacombes, et que je parais tout à coup à la lumière du jour. Je
n'y sais plus ni parler, ni marcher, ni même me tenir debout... Eh bien!
tant pis si je me déchausse brutalement, si je vous envoie par le nez
mes défroques inutiles... Mais laissez-moi acheter tout seul maintenant
les défroques qui conviennent au soleil où je dois vivre désormais. Que
l'on me laisse me débrouiller, prendre le vent!... Ah! vous voyez bien
que toutes mes plaies sont à vif et qu'il ne faut pas me toucher.

--Je vais prier pour vous, et je vous reconduis demain à monsieur votre
père!

L'abbé était pâle et défait et deux grosses larmes coulaient sur ses
pauvres joues maigries. Sa maladie de coeur le faisait souffrir et, la
main appliquée sur le côté gauche de la poitrine, il soupirait:

--Mon Dieu, donnez-moi la force de le sortir d'ici!

Septime fit quelques pas dans la chambre. Une réaction devait se faire
après sa colère. Il éprouva une violente douleur de massacrer ainsi tout
ce qu'il avait aimé, vénéré. L'abbé venait de disparaître; il se fût
peut-être jeté à son cou. Mais faute d'un objet, son attendrissement fut
suspendu, et il se sentait encore un besoin de rage. Subitement, il
ouvrit l'armoire, et dans une petite boîte prit un mouchoir de dentelle
parfumé, et, des mains et des dents, il le déchira. Il en roulait les
morceaux dans sa main. Puis il tomba sur le lit et baisa tous les petits
lambeaux en pleurant comme un enfant ou comme un homme...




XXIII


La fin de la journée fut orageuse. De lourds nuages s'amoncelèrent sur
la vallée du Bourget, et là-dessous, la ville d'Aix aplatie, entre ses
montagnes, semblait suffoquer, à demi asphyxiée.

M. de Prébendes et Septime firent leurs malles sous cette menace du
ciel. De tristes va-et-vient eurent lieu dans l'escalier et les
corridors. Rechercher un pardessus, un chapeau au porte-manteau commun,
parmi les chapeaux de jardin et les mantilles de madame Durosay, et les
larges houppelandes du docteur Grandier; reprendre sa canne ou son
parapluie qui touchaient des ombrelles et des petites pommes d'argent
plusieurs fois baisées, était pour Septime un navrant crève-coeur. Il
agissait comme un automate, s'étonnant à chaque geste de voir ses
organes obéir à quelque chose d'intrus qui avait pris la place de sa
volonté morte. Dans la valise où il enfouissait un à un les menus objets
de sa vie enchantée, il croyait peu à peu s'enterrer soi-même comme en
un caveau. Il assistait, les yeux séchés, à cette opération étrange,
longue, et sans doute voluptueusement agaçante, car, lorsqu'il eut
terminé, il eût aimé que cela durât encore. Il fouilla d'un oeil
désappointé l'armoire grande ouverte et les tiroirs béants de la
commode. Tout était vide, désespérément, et la vue de ces intérieurs de
bois luisant, une seconde, l'affecta comme l'aspect d'un être vivant
dépouillé, mis à vif. Des papiers chiffonnés, une courroie brisée,
gisaient, lamentables. Il se défendait d'aller au balcon à cause de la
narration vivante de son amour, en tout le paysage. Cependant, il s'y
trouva malgré lui, mais la douleur qu'il y éprouva fut imprévue, car
elle était toute de colère sombre, éloignée de l'attendrissement qu'il
avait craint. Et quand il revint répandre sur le contenu de la malle
achevée, comme des fleurs sur une tombe, les lambeaux du mouchoir de
dentelle qui restaient épars sur le lit, il avait un petit méchant rire
à cause du maniéré féminin et romanesque de son geste. Même il se
regarda, dans la glace, l'accomplir; mais il se fit peur. Aucun massacre
extérieur, encore hurlant et grimaçant, ne se pouvait exprimer avec plus
d'intensité que par la grâce affectée de ce menu fait.

Tout le monde souffrait d'un grand accablement. M. l'abbé ayant fait
dire qu'il ne descendait point pour le dîner, Grandier proposa d'aller
voir s'il y avait de l'air à la Villa-des-Fleurs. Septime préférait
demeurer enfermé. Madame Durosay passa devant lui, le regarda et lui
dit:

--Venez.

Il la suivit.

Autour des petites tables aux abat-jour de couleur, il y avait, ce soir,
une pesanteur sur les conversations, et le babillage habituel des
jardins en était réduit à quelques exclamations courtes; à quelques
phrases alanguies; ici et là, à quelque rire nerveux. Les lèvres
trempées dans les boissons frappées et dans la chair humide des fruits,
demeuraient tendues et comme offertes à on ne sait quoi qui toujours
flotte en ces atmosphères lourdes. Un peu de sans-façon amollissait la
raideur habituelle des attitudes, et les appétits très lents laissaient
errer les yeux.

On osa causer à peine, on voulait éviter de parler de ce départ
précipité que M. Durosay jugeait stupide en affirmant que ce pauvre abbé
avait le cerveau malade, et que M. Grandier déplorait, manquant de
renseignements certains sur les événements des jours derniers, et
craignant de voir son roman avorté. Septime était décomposé. La jeune
femme seule conservait sa beauté radieuse, un feu sombre dans les
prunelles, les yeux molestés alentour, d'un bistre naturel qui en
avivait l'éclat tout en donnant l'idée d'une perpétuelle et exténuante
caresse. Les hommes la regardaient: elle en était gênée, et hésitait à
soulever les paupières: mais ils venaient irrésistiblement comme les
noctuelles à la lumière. Grandier lui-même en trembla sur sa chaise;
c'était la première fois qu'il la voyait si étrangement séduisante; et
il fut presque épouvanté de l'avoir amenée jusqu'à troubler sa vieille
carcasse démodée.

M. Durosay fut frappé avant la fin de son potage par les appas d'une
personne de belle entournure qui dînait, à une table voisine, en face
d'une femme aux cheveux roux, dont le dos était magnifique. Ces dames
avaient la tenue décente des courtisanes qui soupent seules. Elles
parlaient aussi peu que si elles eussent manqué de conversation et leurs
regards se permettaient, avec de la discrétion et de la dextérité, de
faire le tour de l'assistance.

Bien que la chaleur eût décolleté toutes les femmes, madame Durosay
était en robe montante et noire.

Septime s'efforçait d'anéantir toute pensée. La journée terrible l'avait
harassé. Il marchait à son exécution, à la façon d'un condamné, sans
pouvoir plus regarder en arrière et s'étant seulement demandé s'il
n'abrégerait pas le chemin. On le pouvait traîner, secouer comme un
paquet. Ainsi d'un regard et d'un mot, elle l'avait amené là. Mais il
n'avait de goût à rien. Cependant, il avait eu celui d'obéir en venant
jusque-là? Non! non! il n'en avait plus aucun! Non! il avait menti à
l'abbé avec tous ses beaux désirs d'absorber le monde et la nature en
soi, de se mêler à tout, de sentir l'ivresse, de se fondre en tout. Tout
cela, c'était d'autrefois, c'était du temps qu'il sentait possible
l'amour d'une femme. On est capable d'ébranler le monde quand on a
seulement l'envie d'embrasser une épaule! Mais à présent!

Elle le regarda deux ou trois fois, avec ses beaux yeux brûlants et
fatigués, et l'on en était environ à la moitié du repas quand l'idée
vint à Septime de se demander pourquoi il avait empoisonné cette
journée, précipité les événements, gâché toute sa vie peut-être...
Ainsi, mille choses de l'existence se gonflent tout à coup et prennent
des proportions telles que le point initial en disparaît presque
complètement. Quoi! C'était pour un mot qu'il n'avait même pas pris le
temps d'analyser et sur lequel il était d'un coup parti en campagne! Y
avait-il vraiment eu une corrélation entre la question qu'il lui avait
adressée à brûle-pourpoint et les mots qu'elle avait prononcés,
peut-être dans la terreur légitime du jour, du jour qui réellement
naissait et pouvait compromettre sa sortie de la chambre?
«Allez-vous-en! voici le jour, allez-vous-en!» Quoi de tragique à cela?
avait-elle seulement entendu sa question? ou lui-même avait-il compris
ses yeux? n'en avait-il pas travesti l'expression, avec ses terreurs
peut-être imaginaires?

Elle le soulevait tout entier à chacun de ses regards. Il restait
attaché à ses lèvres et regoûtait ses baisers. Ces regards qu'il avait
tant implorés aux heures d'amour! Mais était-il possible qu'elle les lui
eût refusés? n'était-ce pas plutôt sa faiblesse, à lui, qui ne les avait
pu supporter? n'en avait-il pas été ébloui? En ce moment-ci encore, et
combien d'autres fois, devant le monde, il ne les avait pu soutenir et
s'était senti trembler de tous ses membres.

Ô faiblesse! folie! extravagances de sa passion débordante, il avait
failli se tuer pour une sottise!

Et ces messieurs étant visiblement occupés du côté de la table voisine,
quelque chose s'éleva des deux amants, de farouche, de fauve, de brutal,
quelque chose fait d'orage, de fièvre, d'une grande quantité de désirs
épars, d'une rage, de dépit, de désespérance et de dernière heure venue
qui les fit braver tout, risquer tout sans crainte et sans vergogne; ils
se levèrent tout simplement et partirent.

On dut croire à une plaisanterie, à un tour.

Dehors, ils sautèrent dans une voiture, et, traversant la ville, ils
s'enlaçaient, les visages si confondus qu'ils pouvaient impunément
braver toutes les rencontres. Ils ne dirent rien. Des éclairs les
faisaient sauter. Quelques gouttes de pluie, larges et espacées, les
mouillèrent. Arrivés à la villa, Septime entra au salon, alluma une
bougie. Madame Durosay s'assit sur le canapé. Il s'approchait pour
l'aider à se lever et monter: mais elle lui ouvrait les bras.

Leurs forces s'achevèrent avant leur extase, et ils s'endormirent là,
insoucieux et simples l'un et l'autre, chacun à cause de sa franchise,
elle de sensualité, lui, d'amour.

Le premier qui rentra, après eux, à la Villa Julie, fut M. Grandier. Il
était tout près de trois heures du matin; un orage s'éloignait en
grondant; le sol était trempé, et de grosses gouttes d'eau tombaient des
arbres sur les épaules et dans le cou du docteur qui, n'ayant pas de
clef particulière, se trouvait fort embarrassé à la petite porte du
jardin. Frapper, faire du bruit, il n'y fallait pas songer, car il
éveillerait toute la maison avant d'être entendu des domestiques qui
logeaient sous le toit. Si Durosay était rentré avant lui, il eût bien
dû songer à laisser la clef. Mais Durosay était-il rentré? Aussi,
avait-on idée d'une fringale pareille? Il se traitait lui-même, et tout
haut, de vaurien, de libertin! «Tonnerre! sacré mille tonnerres de!...»

Comme il achevait ces mots significatifs, une fenêtre du premier
s'ouvrit, et le buste étroit de l'abbé parut:

--C'est vous, monsieur Grandier? prononça l'abbé d'une voix un peu
étranglée.

--Comment, monsieur l'abbé, debout à cette heure?

--Le pasteur veille quand les brebis sont dehors, dit l'abbé en ouvrant
la porte. Mais, comment! vous êtes seul, docteur! qu'avez-vous fait des
autres? mon Dieu, qu'est-il arrivé?

--Monsieur Durosay ne serait pas rentré?

--Assurément! mais ni les autres, qu'avez-vous fait des autres?

Grandier dressa l'oreille; se souvint de la fugue des «chers petits»,
comme il les appelait à part lui, et dont M. Durosay ni lui ne s'étaient
inquiétés, convoqués sur-le-champ à d'autres soucis, par la personne
blonde de superbe entournure et sa compagne à cheveux roux, qui avait le
dos magnifique.

--Personne, reprit l'abbé qui se mourait d'angoisse; personne n'est
rentré, je vous le puis affirmer; toutes les chambres à coucher sont
vides... j'ai commis l'indiscrétion...

Le docteur imagina un mensonge:

--Mais ils sont, pardieu! à la salle de jeu qui est ouverte la nuit! Mon
cher abbé, ils jouent en ce moment leur fortune.

--Ah! Dieu le veuille! et qu'ils ne jouent que celle de ce monde, qui
est misérable!...

--... À moins qu'ils ne gagnent aussi bien de quoi construire une
basilique à Néans, ce qui vaut, ma foi, une nuit blanche!

--Ne plaisantons pas, monsieur Grandier! je vous en adresse la
supplication. Il n'est déjà que trop triste de vous voir arriver
vous-même en l'état où vous voici, mouillé, froissé comme une guenille;
sans compter que l'on prend à vos lieux de plaisir une odeur qui pue le
diable, monsieur Grandier! qui pue le diable outrageusement quand elle
imprègne des cheveux blancs!

--Monsieur l'abbé, dit Grandier, le monde est fort mêlé: on y coudoie
des anges et des démons à toute heure et l'on ne doit jamais sentir tout
à fait bon au nez de Dieu... Mais, tenez! respirez-moi donc un peu
l'odeur de cette terre que l'orage, tout à l'heure, a ébranlée et
inondée d'eau tiède, hein! l'abbé...

    _Rorate cæli de super:
    Et nubes pluant Justum!_

»Peut-être bien que le diable mérite quelquefois le nom de Juste, et
c'est mon avis; mais, en tout cas, c'est lui que pleuvent cette nuit les
nuages. Oui, mon cher abbé, il y a des heures où il pleut du diable,
littéralement. Cela n'arrive pas qu'ici! Souvenez-vous d'un soir, à
Néans, sous votre parapluie de silésienne brune, en sortant de chez le
notaire; c'était du diable qui tombait!

--Monsieur Grandier, il y a entre nous un abîme! prenons garde d'y faire
tomber ceux qui s'accrochent à l'un et à l'autre de nous! Ah! Dieu fasse
que le malheur ne soit déjà accompli!... Je suis, pour le moment,
monsieur, affligé de vertige; je vois trouble, ou bien je ne crois pas
mes yeux, ayant la terreur de l'iniquité... Mais, pour Dieu! n'ajoutez
pas le fiel exécrable de l'ironie à nos misères!

Ils allaient et venaient, sur la route bordée de villas, épiant le
moindre bruit, Grandier lui-même ne pouvait se défendre d'une certaine
inquiétude. Il voulait monter dans les chambres, s'informer par
lui-même.

--Je vous affirme, dit l'abbé, qu'il n'y a pas âme qui vive à la maison.

--Les domestiques, au moins?

--Je vous confierai, dit l'abbé avec tristesse, que la cuisinière et la
femme de chambre de madame Durosay ne couchent point ici, mais à côté,
où il y a un valet de chambre et un cocher... Je sais cela parce que je
prie longtemps le soir après que vous êtes au repos ou au plaisir du
dehors... Rentrons donc, si vous voulez bien, voici la pluie qui
recommence.

Ils erraient dans le corridor, à la lueur inégale d'une veilleuse, et
l'abbé continuait, baissant la voix à cause de l'obscurité.

--Tout cela n'attire pas la bénédiction de Dieu sur cette maison, qui
est de location, d'ailleurs, qui est une maison de hasard, mauvaise pour
le foyer, monsieur Grandier. Avec vos villes d'eaux, vous ruinez la paix
et la dignité de la maison; avec vos séjours improvisés dans les
auberges ou dans de misérables chalets de bois, vous mènerez bientôt
tous une vie de bohémiens, sans plus de solidité en les principes que
l'on n'en sent aux quatre murs d'occasion qui vous abritent aujourd'hui,
que vous verrez brûler demain avec indifférence!...

--Monsieur l'abbé, vous vous ferez mal et nous priverez trop tôt de vos
conseils excellents, à vous échauffer de la sorte pour des maux
chimériques. Qui donc va mal ici? Si les bonnes s'en vont passer la nuit
contre les domestiques voisins, leur service n'a pas l'air d'en
souffrir, avouez-le, ni elles non plus apparemment. Quant à ce qui est
du reste, je ne vis jamais les signes d'une meilleure prospérité...

--Allez vous laver la barbe et les cheveux, monsieur Grandier! je vous
en donne l'avis excellent, comme vous dites, au nom de Dieu. Car je vous
jure que vous avez ramassé une odeur mauvaise qui me prend à la gorge et
me donne envie de vomir.

La grande ombre de l'abbé s'éparpillait au plafond du corridor, en
silhouettage de choses cassées, de débris croulants, et Grandier avait
presque peur de ses gestes affaissés et de sa voix lugubre de prophète
de malheur. Ce pauvre M. l'abbé véritablement suffoquait! il se démenait
comme en quelque chose d'irrespirable. L'excès de sa pénitence, et la
scène de la journée, avec Septime, l'avaient exalté outre mesure; les
angoisses réitérées et la persuasion qu'il vivait au milieu du mal,
entouré d'âmes plus pitoyables que les mauvaises, d'âmes en chemin de
perdition, le bouleversaient jusque dans le physique; l'affection du
coeur dont il souffrait lui faisait porter instinctivement la main à la
poitrine comme pour en comprimer les battements désordonnés, et il avait
la figure d'un visionnaire.

--Monsieur l'abbé, comme médecin, je vous supplie de vous aller reposer,
ou de venir vous réconforter avec moi dans la salle à manger. Je
m'aperçois que vous vous tuez, et, outre que j'en suis désolé, je pense
que vous ne croyez pas vous-même en avoir le droit.

--Si je ne vaux rien contre l'iniquité, il est préférable que je me
retire du monde!

Le docteur poussa la porte de la salle à manger, et il allait frotter
une allumette quand il aperçut par la porte de communication du salon
qu'il y avait de la lumière. Il eut si tôt le pressentiment que quelque
chose de grave pouvait se passer par là, puisque l'abbé était descendu
sans lumière, qu'il comprima une exclamation et fit seulement dans
l'obscurité le geste de retenir l'abbé sans prendre le temps de se
retourner.

Il poussa doucement la porte du salon, et fit malgré lui:

--Ha!

Ils dormaient; tranquilles et bienheureux. Elle avait la tête appuyée
sur un coussin de soie brodée qu'elle avait fait d'un morceau de
chasuble; les flots de ses cheveux noirs engloutissaient presque son
visage. Le corsage découvrait à demi son épaule et les lèvres de Septime
reposaient sur son sein.

Grandier redressa subitement sa haute taille; il fut empli d'une grande
joie; il oublia l'abbé et tout le reste du monde; et il cherchait au
fond de lui, les paroles de quelque chant d'allégresse qui pût traduire
la nature de sa satisfaction. Mentalement, il transposait à son usage le
cantique de Siméon: «Maintenant, Seigneur, vous pouvez renvoyer votre
serviteur, car il a vu s'accomplir votre sublime oeuvre d'amour!»

Il porta la main à sa nuque, où il avait senti un souffle brûlant;
quelque chose lui frôla le dos; et l'abbé s'affaissa à ses pieds sur le
parquet.

Grandier ferma avec précaution la porte du salon; alluma un bougeoir et
souleva l'abbé. Il l'avait cru mort. Mais ce pauvre M. l'abbé reprit ses
sens pour se mettre à pleurer comme un enfant, puis il prononça quelques
paroles sans suite qui n'avaient trait que d'une manière allégorique à
l'événement présent; les noms de Sodome et de Gomorrhe y revenaient
assez mal à propos; et il voulut se mettre à genoux pour prier. Le
docteur voulait, à tout prix, éviter d'éveiller les bienheureux. Il
entraîna l'abbé dans le corridor et l'allait prendre dans ses bras pour
le monter à sa chambre quand il entendit la clef tourner dans la porte
d'entrée. D'un coup, ses muscles fléchirent et il prononça:

--Nous sommes f...!

M. Durosay arrivait avec le petit jour, souriant, guilleret, l'oeil
malin, et le cou baissé, cependant, de quelqu'un qui s'en vient de jouer
une bonne farce, mais qui, tout de même, pourrait bien être battu. Son
premier geste fut de taper sur le ventre de Grandier qui allait
au-devant de lui, machinalement, instinctivement, comme en l'espoir
chimérique de le repousser. Cependant, il lui adressa le premier la
parole:

--J'aurais grand'honte, fit-il, d'un ton de bonne maman courroucée.

--Hé! hé! gredin! dit M. Durosay, je ne l'aurais pas tout seul à ce
qu'il paraît!

Et apercevant l'abbé appuyé à la rampe de l'escalier.

--Quoi! l'abbé aussi! l'abbé est de nuit! ah! je le dirai à monsieur le
curé doyen!...

L'abbé au fond du corridor, se cachait les yeux et jetait ses grands
bras efflanqués vers le ciel:

--Lui aussi porte les traces de la débauche sur son visage,
psalmodiait-il de sa voix épuisée; et il est infesté de l'odeur immonde
du bouc qui emplit toute cette maison et la désigne à la malédiction du
Seigneur!

--Oh là; je gage que l'abbé a mal dîné encore aujourd'hui, et il manque
d'indulgence... L'abbé! Eh bien! puisque bouc il y a, je me charge des
péchés du monde et de celui que je vous fais commettre demain en vous
accommodant en gentilhomme et vous menant souper à la Villa-des-Fleurs!
hé! hé!...

--Dieu tout-puissant! murmura l'abbé.

Le docteur ayant entendu un mouvement dans le salon, en eut froid, et il
se résolvait à empoigner ces deux hommes de chacun de ses bras robustes
et à les monter là-haut plutôt que de les voir faire un pas.

--Au lit! au lit! fit-il en les poussant l'un et l'autre.

Mais l'abbé, pour éviter le contact, rassembla dans un effort le reste
de ses moyens, et monta. Ses grands pieds raidis et trébuchants
frappaient les degrés sur un rythme fantomatique, en la pénombre
tremblante où la veilleuse se mourait; et les débauchés emboîtèrent la
marche du saint homme.

L'escalier craquait sous leur poids. M. Durosay leur toucha à l'un et à
l'autre l'épaule:

--Je voudrais bien, dit-il, ne pas éveiller ma femme!

--Dieu! firent en un étrange unisson le docteur et l'abbé.

On entendit en bas que quelque chose se mouvait: heureusement que dans
l'instant même, les domestiques rentraient; on les aperçut par la
fenêtre du palier, qui s'engageaient dans l'escalier de service,
regagnant les mansardes.

--Ce sont vos bonnes, monsieur Durosay, dit le docteur, qui, comme vous
voyez, sont fort matinales.

--Eh bien! j'aime autant qu'elles ne nous aient pas vus... Bonsoir!
bonsoir!

--L'ironie, dit le docteur en saluant l'abbé, ne vient ni de moi, ni des
hommes...

Et il faisait, du doigt, le geste cher à l'homme de Dieu, désignant le
ciel.




XXIV


M. de Prébendes eut le délire à l'issue de cette nuit mémorable. Dès
sept heures, on l'entendit balbutier dans sa chambre, sur un ton qui
n'était pas celui de ses patenôtres ordinaires. La femme de chambre en
avertit M. Grandier qui vint, les paupières lourdes et l'esprit mal
remis encore de l'émotion des dernières heures.

M. l'abbé ne s'était pas couché et il était seulement tombé de fatigue,
assis sur le siège bas de son prie-Dieu. C'est là que le docteur le
trouva, la tête dans les mains en la posture d'un Jérémie, les yeux
troubles, le front brûlant, avec une forte fièvre. Il se souleva dès
qu'il aperçut le médecin de Néans.

--Tiens! dit-il, vous êtes encore là, vous? Vous n'avez donc pas monté à
la corde avec tous les autres? C'est étonnant!... Ils y sont tous, mon
bon monsieur, tous; il ne reste pas une âme à l'autel du bon Dieu, dans
toute la paroisse de Néans... Mademoiselle Hubertine la Hotte est
grimpée comme une enfant au mât de cocagne. Monsieur, c'est
extraordinaire et bien nauséabond, mais le miracle est possible au démon
et dans le sens de l'ignominie!... Savez-vous où ils ont établi le
repaire de leurs orgies, monsieur? Dans le clocher! dans le clocher de
monsieur le curé doyen qui est à l'agonie. Mais vous le savez bien, vous
en venez vous-même, cela se voit à votre figure de damné... Par où donc
êtes-vous descendu? Moi, figurez-vous que j'ai lâché la corde, car ils
m'entraînaient aussi, j'ai lâché la corde et je suis un peu rompu; j'ai
les jambes cassées en deux ou trois morceaux; mais je voudrais bien
savoir où est passé mon bréviaire...

Le docteur envoya aussitôt chercher une potion calmante et faire
prévenir un confrère d'Aix-les-Bains. Il prit l'abbé à bras-le-corps
pour le porter sur son lit, mais l'abbé opposa une résistance de fer, il
fallut le laisser, et alors, il joignit les mains.

--Mon Dieu! dit-il, ma faiblesse est extrême vis-à-vis de la vaillance
des saints, cependant vous m'avez laissé le pouvoir d'échapper au démon!

Dès lors, Grandier ne fut plus que l'homme suspendu à la corde, qui
appelait tout Néans au mauvais lieu. Ce pauvre M. l'abbé avait rejoint
dans sa fièvre le cauchemar d'antan qui fut d'abord un pressentiment
singulier, et dans lequel, à présent, les choses de la réalité se
trouvaient transposées en un mode fantasque.

L'abbé ne consentit à se soumettre que lorsque parut le médecin de la
localité.

--J'aime voir, dit-il, des figures nouvelles parce qu'il y a quelque
possibilité que celles-là ne soient pas corrompues...

Il se coucha, prit la potion et put enfin s'assoupir. Ces messieurs
eurent, en bas, un colloque d'un quart d'heure, puis Grandier remonta au
chevet de l'abbé et s'y installa, fort peu rassuré et incliné vers des
réflexions.

Vers huit heures, on apporta une lettre à l'adresse de M. l'abbé Gatien
de Prébendes. Le docteur, en examinant le timbre, reconnut qu'elle
venait du père de Septime.

--Voici des nouvelles de monsieur de Jallais, prononça-t-il à part lui,
qui courent risque de n'être plus fraîches quand ce pauvre monsieur
l'abbé sera en état d'en prendre connaissance. Et il fit demander
Septime.

Septime arriva, n'ayant pris le temps que de passer son pantalon; le col
de la chemise ouvert sur son cou moite et blond, de longues mèches de
cheveux pendant sur le front, et ses grands beaux yeux clairs affermis
par quelque chose de si puissant sans doute que toute surprise étrangère
semblait pouvoir surgir sans en entamer la sérénité.

Grandier ne put s'empêcher de l'admirer; sa vue lui donna plus d'émotion
que le gisement du pauvre malade. «Voici de la vie, se dit-il, dans le
moment qu'elle est adorable! Ce jeune homme vient de cueillir une
émotion éternelle, car, vieillard, il s'attendrira encore au souvenir de
cette nuit, et la larme qu'il pleurera en mourant sera peut-être du
regret de l'heure qui vient de fuir.» Il gardait sur le visage une belle
fatigue d'amour; dans sa langueur, une nouvelle énergie et de la
virilité se mêlaient; mais ce qui charmait était de sentir qu'il voyait
tout en beauté.

Grandier eut envie de l'arrêter avant qu'il eût pénétré dans la chambre
et de lui dire! «Allez-vous-en à votre bonheur et à votre rêve que je ne
veux pas troubler.» Il hésita un instant:

--Eh bien! mon enfant, voici notre monsieur l'abbé en un fâcheux état!

Septime parut tomber des nues. Quelqu'un était en mauvais état!
Quelqu'un n'était pas le mieux du monde! M. l'abbé, c'était M. l'abbé
qui n'allait pas bien! Il avait du mal à se mettre au point, étant
saturé de la grande insouciance de l'état d'amour. Puis, subitement, il
eut une clarté vive comme la lueur d'un éclair. Il vit que l'abbé qui
était l'obstacle était aussi le lien, que l'abbé qui, vivant, voulait
briser son amour, mort, le détruisait plus sûrement, car sans l'abbé
plus de Néans, et sans Néans!... grand Dieu!

Il n'avait jamais envisagé ceci. Puis, la foi reprit le dessus: Non!
non! ce n'est pas possible, rien ne peut rompre ce qui est à présent; le
monde entier est ouvert; il n'y a pas que Néans; il y fuirait, elle l'y
suivrait. Puis la sympathie se raffermit là-dessus, et il fut très
sincèrement affecté de ce que l'abbé fût malade. Et il apporta ce
singulier visage où le Grandier psychologue lisait tout, lisait le
premier plan de la sensibilité si fortement étayé que tout le reste des
impressions d'arrière en recevait comme un équilibrement, en était
garanti de toute violence excessive.

--Monsieur l'abbé a eu le délire toute la matinée, et il est
profondément abattu.

--Ah! mon Dieu! mais aussi, avec ses mortifications, ses pénitences
qu'on eût comprises s'il eût commis des crimes...

--C'est bien rarement pour soi que l'on s'abîme. La moitié de l'humanité
s'exténue à cause de l'autre moitié sans que l'une ni l'autre ne se
rende compte de ce qu'elle fait ou de ce qu'on fait pour elle. On
dirait, la plupart du temps, qu'il n'y a aucune bonne raison à cela,
mais le monde est ainsi, et les vraies raisons des choses nous
échappent. Il y a là une lettre de monsieur votre père.

Septime, qui eût dû encore être remué violemment de l'arrivée de cette
lettre, la considéra presque avec calme. Il avait une immense confiance
en toutes choses.

--N'attendiez-vous pas précisément une lettre de monsieur de Jallais?
dit le docteur.

--Mais oui, et il ne s'agissait de rien moins que d'être autorisé à
rester ici.

--Monsieur l'abbé restera quelque temps ici, à ce que je vois, ce matin;
ne vous préoccupez donc pas de ce chef. Mais vous auriez aimé, sans
doute, avoir des nouvelles de papa? Monsieur l'abbé ne nous les
communiquera pas d'ici plusieurs jours...

--C'est bien dommage, car je serais curieux de savoir ce que contient
cette lettre...

--Nous allons soigner monsieur l'abbé, de façon qu'il nous le puisse
dire au plus tôt.

--Tout de même, docteur, ne le mettez pas en état de faire sa valise...
car si je dois le suivre...

--Gredin! fit Esculape.

On frappa à la porte. Madame Durosay, qui venait d'apprendre l'accident
de l'abbé, arrivait offrir ses soins. Septime pâlit tout à coup et alla
ouvrir doucement sur un signe du docteur. Elle sut tendre la main à
Septime de la façon la plus aisée et l'on s'entretint à voix basse, près
de la porte. Elle fut très affectée, pensa immédiatement à tout le
nécessaire, à faire monter un double tapis sur le palier pour éviter le
bruit; à se procurer une presse à viande pour dès le moment que l'abbé
pourrait prendre quelque chose; à avoir des oeufs frais et des raisins,
une veilleuse pour la nuit prochaine: elle s'aperçut qu'on n'avait pas
seulement mis un bout de christ dans la chambre de l'abbé: elle en avait
un petit en argent, dans une de ses trousses de voyage, et elle vit la
place où elle le ferait épingler. Elle conçut en une minute le plan
d'une maison transformée par la présence d'un malade et accommodée aux
mille exigences délicates que cela réclame. Et parmi tout cela, elle
n'oubliait pas son inquiétude, sa douleur, très sincère; elle
s'attendrit à de vieux souvenirs de l'abbé, du temps qu'il lui donnait
de petites tapes sur la joue et de belles images, à l'issue des vêpres,
au Sacré-Coeur du Mans. Puis elle parla de sa mère, madame de Ravaud,
qui était une sainte femme; et, ce faisant, elle s'apprêtait à revêtir
le tablier de garde-malade et à s'installer au chevet de ce pauvre M.
l'abbé.

Grandier, qui avait présent aux yeux le spectacle de la nuit, dont trois
ou quatre heures à peine les séparaient, était tenté de lui sauter au
cou et de l'embrasser pour être si femme, si complètement femme. Il
adora, un instant en elle, toute la femme en sa complexité infinie qu'il
faut saisir entièrement, sous peine de quelles déplorables
extravagances! Et il regardait l'abbé qui se mourait par elle; et il la
regardait qui se tuerait pour l'abbé; et il aperçut dans la glace de
l'armoire, où la jeune femme en cet instant prenait du linge, et qui lui
apporta brusquement son image, qu'il souriait lui-même au milieu de tout
cela...




XXV


L'amour semblait croître à la Villa Julie dans la mesure qu'on y voyait
dépérir ce pauvre M. l'abbé. Il n'y avait pas d'inquiétude, pas de soins
empressés, pas de fatigues alentour du malade qui atteignissent
l'impétuosité de ce courant nouveau, grossi et renforcé plutôt de chaque
obstacle. Le docteur se décourageait, au contraire, en son espoir de
sauver son malade, lorsqu'il embrassait, d'un même regard, ces trois
êtres, l'un rongé de fièvre, les deux autres se donnant des baisers dans
les coins. «C'est l'éternelle compensation, se disait-il; ces deux beaux
êtres se gorgent de la vitalité qui, par ici, s'enfuit; nous n'y ferons
rien!» Et réfléchissant un peu plus: «J'ai fait moi-même ce qui est!»
Alors, il s'efforçait de garder de la sérénité en face de cette balance
aux deux plateaux emplis de choses humaines, comme on envisage,
impassible, l'idéal accomplissement d'une grande loi. Or, il était fort
ému, et, quoique assuré de la beauté de son oeuvre, je ne sais quelle
pitié qui vient peut-être d'un mince côté du coeur, lui donnait quelques
soubresauts à la poitrine. Son oeil d'acier clair s'humidisa un court
instant d'une perlette légère qu'il fit sauter d'un prompt geste de
doigt.

Depuis quarante-huit heures, M. de Prébendes n'avait pas recouvré sa
complète connaissance. La fièvre, avec des intermittences, le tenait
toujours, et il avait déliré plusieurs fois encore, revenant avec une
insistance singulière à ce clocher, à cette corde et à toute cette
paroisse de Néans, hissée par une étrange frénésie bachique au mauvais
lieu.

Il y eut une si belle journée de soleil et de léger vent frais à la
suite des derniers orages, que Grandier prit sur lui de veiller M.
l'abbé et ordonna que tout le monde s'allât promener, au moins
l'après-midi.

Monsieur et madame Durosay sortirent donc, après le déjeuner, avec
Septime, et l'on descendit à pied du côté du Grand-Port, avec un goût
prononcé de voir le lac par ce beau temps pur.

Quelques équipages, un grand nombre de voitures et des boggies conduits
par des courtisanes, parcouraient élégamment la longue et belle allée
qui mène au lac: c'était un va-et-vient gracieux et riche, un remuement
de mondanité de parade qui avait une odeur suave et aucune
signification.

M. Durosay, contrairement à ses habitudes assez rassises, avait un mot
pour chaque beauté rencontrée, et peu s'en fallut qu'il ne portât la
main au chapeau en croisant un landau brillant où se trouvait une femme
de magnifique prestance à côté d'une autre qui avait les cheveux roux.
Il se contenta de dire: «Ce pauvre docteur qui aime tant les cheveux de
cette couleur-là!» Madame Durosay et Septime voyaient tout d'un oeil
distrait.

Le bateau à vapeur partait pour Hautecombe et l'on délibéra un moment si
l'on ne ferait pas bien d'aller visiter l'abbaye. Mais M. Durosay se
trouva ne pas avoir une envie folle de s'embarquer pour si loin. Si
alors on prenait une petite barque et un rameur et se promenait tout
simplement?

--Mes enfants, dit-il, je serais bien fâché de vous empêcher d'aller sur
l'eau, partez-y donc avec ce batelier qui me paraît un solide gaillard;
je vous regarderai filer, vous ferai signe et m'en irai au Casino mettre
cent sous sur le tapis.

Certaines occasions ont tant d'opportunité parfois qu'il en naît presque
une gêne. Mais celles du genre de celle-ci, comme chacun a pu en être
mille fois témoin, sont si naturelles, si coutumières malgré leurs
apparences paradoxales, que ni madame Durosay ni Septime n'en furent le
moins du monde incommodés. Ils sautèrent dans la barque garnie d'affreux
coussins rouges, qui vacilla, les fit s'agripper aux genoux et aux bras,
puis reprit son équilibre et fila, vite, tout d'un coup éloignée du
rivage, par l'effort bien rythmé du rameur vigoureux.

--Au revoir! bon voyage!...

--À tout à l'heure!... Adieu! adieu!

La jeune femme et Septime se regardèrent durant que la barque filait.

--Où allons-nous; firent-ils, quand la barque fut presque au milieu du
lac.

--À Bourdeaux, fit pour eux le batelier.

--À Bourdeaux, dit Septime, Lamartine habita; et il y a une grotte qui
porte son nom, vous nous la ferez voir...

Le nom de Lamartine prononcé sur cette eau dormante où la barque
glissait, apporta quelque chose d'indéfinissable et de doux à l'esprit.
Madame Durosay ne le connaissait guère que pour avoir lu ou chanté _le
Lac_, mais ce nom avait pris pour elle, comme pour beaucoup, le sens
d'un appel au rêve mélancolique qui s'accommodait si bien des promenades
en bateau. Et elle eût pu aisément s'attendrir et pleurer au souvenir de
ce poète pour la seule pensée qu'il était poète et que l'heure présente
était délicieuse. Elle tournait le dos au rameur et donnait librement la
main à Septime. Ils ne dirent rien de quelques minutes; puis elle lui
prononça tout bas:

--Vous êtes poète aussi, vous; cela se voit!

Septime sourit et rougit.

--Non! soupira-t-il.

Cependant le docteur prétendait que tous les jeunes gens de son âge qui
ne montent pas à bicyclette sont un peu poètes.

Mais elle disait cela avec une conviction sérieuse. Et puis, c'était un
besoin chez elle de hausser, de grandir cet enfant. Elle voulait voir en
lui ce qu'il doit y avoir en l'homme qui vous ravit. Il ne ressemblait à
aucun des hommes ordinaires; il ne disait jamais de sottises ni de
paroles de mauvais goût, et semblait, en toute occasion, prendre un
plaisir secret qui ne venait pas des sources où le commun s'alimente. Il
parlait peu, semblait éprouver des choses que la langue a mal à
traduire, et elle s'apercevait en cet instant même qu'elle avait
interprété dans ses yeux, la plupart de ce qu'elle croyait lui avoir
entendu dire.

Elle lui découvrait tout juste ce qu'il faut de mystère pour qu'un
homme en reçoive des proportions illimitées. Elle voulait qu'il fût
extraordinaire; elle s'étonnait que ces messieurs ne s'aperçussent pas
que ce jeune homme qui ne paraissait presque rien au milieu d'eux, les
allait dépasser tous... tous? Elle prononçait le mot en dedans et au
fond de soi, et sa rêverie s'élargit et se parsema.

Elle s'étendit un peu sur la banquette au dossier garni de si vilain
rouge; elle laissa ses yeux errer de droite et de gauche: les Alpes du
Dauphiné blanches et lointaines et de l'autre côté le si joli bout du
lac où le petit château de Châtillon s'avance en décor romantique; Aix,
en face, s'éloignait. Elle aperçut au sommet du Revard les chalets, les
fameux chalets et même l'endroit où le chemin en lacet descend sur le
flanc à pic, et elle fut sur le point de dire: «regardez-donc!» mais
quelque chose la retint. L'avancée sur l'eau était rapide et douce, ses
yeux retombèrent simplement sur l'eau fuyante que regardait aussi
Septime, et tous les deux, les mains enlacées, se mêlèrent en
l'anéantissement léger qui vient d'être emporté sans heurts sur
l'étrange miroir immobile et profond.

Ils se ressaisirent tout à coup et se firent mal aux mains, de la façon
qu'ils se les serrèrent, en rejoignant directement leurs regards. Le
batelier, désespérant d'être écouté, s'était tu. Il y avait un complet
silence.

Septime sentit que jamais, jamais il ne l'aimerait davantage et ne
serait plus complètement heureux. Elle le regardait et il se baignait
dans le clair azur de ses yeux implorants. Cependant il fut vulgaire en
croyant comprendre ce que ses yeux imploraient avec une si suppliante
ardeur, et il fit signe qu'il se donnait tout à elle.

Que demandait-elle donc de plus?

Ce fut à peine un plaisir d'aborder au pied du château de Bourdeaux, et
la visite à la grotte où Lamartine s'assit et chanta ne leur représenta
rien.

Ils aperçurent que des costumes de dames galantes étaient appendus en
une fissure du roc et, en effet, l'on voyait, à quelque distance,
au-dessus des eaux, deux têtes ornées de cheveux teints; et l'épaule et
la croupe des nageuses paraissaient à intervalles réguliers. Parmi
quatre souliers et des bas à jour, sur la grève, était ouvert le petit
volume des _Méditations_. Les amants éprouvèrent quelque chose de vague
à l'aspect de cet hommage au divin chantre de l'amour délicat.

Ils prirent un sentier et montèrent du côté d'une petite église,
allongeant le temps par des baisers à tout endroit couvert. L'église
était pauvre et à demi ruinée; elle leur parut tout à fait jolie et
telle que l'on en aimerait une en sa paroisse. Un cimetière l'entourait
planté de croix vermoulues, envahi de ronces, et aux murs jusque près
des tombes pendaient de beaux raisins d'or. Ils trouvèrent cet endroit
charmant et dirent ensemble:

«On entrerait bien dans l'église si l'on n'avait si chaud.»

Ils s'étendirent sur l'herbe d'une prairie située derrière l'église,
ombragée de platanes énormes, et qui descendait en pente rapide jusqu'au
bord du lac que l'on distinguait à son beau bleu d'azur, à travers les
feuillages. En bas, en se penchant, on apercevait des enfants se
poursuivre et jouer. Septime eut peur un moment en la voyant se pencher:
il la saisit par la taille et se lia étroitement à elle. Un calme
assoupissement leur vint de la tiédeur du vent, du chant monotone des
oiseaux dans les platanes, et des cigales dans les herbes. Septime
couché vers elle, les yeux clos dans le recueillement d'une
demi-conscience, recevait le souffle de ses lèvres et le parfum de sa
chair émue. Il ouvrit les yeux un moment et baisa ses lèvres. Puis,
relevant la tête vers un insecte qui voletait autour de sa chevelure, il
vit la petite église et pensa: Dieu. Il baisa les lèvres de nouveau; il
vit par-dessus le mur bas le sommet des croix au bois vermoulu et pensa:
des morts, des tas de petits morts tout ratatinés en poussière, ou en
fins débris secs, à cause de ces beaux raisins qui les ont mangés pour
être si gros et si magnifiques et que cependant nous allons manger tout
à l'heure... Et il baisa encore la bouche bien-aimée et fit par avance
le geste d'y écraser le grain de raisin doré dont ils recevraient le suc
chacun en leurs bouches unies. Elle s'éveilla au baiser qu'il avait pris
un peu fort et lui dit:

--Veux-tu, dis, veux-tu des raisins, des beaux gros raisins, là?

--Des raisins qui s'appuient jusque sur le bois des vieux morts!

Mais cette idée ne la fit que sourire et elle ouvrit la bouche toute
grande en attendant. Septime prit une grappe à la vigne abandonnée et
ils la mangèrent grain à grain, comme il l'avait voulu.

Puis ils se mirent à pousser de gros soupirs, couchés côte à côte sur
cette herbe fraîche que de petites marguerites égayaient. Il avait
relevé la manche légère et bouffante et il lui baisait le bras en le
faisant aller et venir sur ses lèvres d'une façon qu'il aimait. Ils
s'appelaient tout d'un coup, se faisaient des peurs comme si quelqu'un
venait et c'était pour se rapprocher la tête, et se dire tout près, les
lèvres jointes: Je t'aime! Je t'aime! Je t'aime!

--Il faudrait avoir une maison à nous, dit Septime.

--Grand fou! grand enfant! dit-elle en l'attirant et lui baisant les
cheveux.

--Parce qu'on ne sait pas ce qui peut arriver...

--Et alors?...

--Et alors, il faut que nous puissions nous retrouver toujours...

--Toujours... fit-elle. Et ils tombèrent tous les deux dans une
songerie.

Le vent, plus frais, faisait frissonner et écartait les feuillages, et
dans les éclaircies de toutes ces branches murmurantes, on voyait de
temps en temps paraître l'autre rive du lac, avec Aix et les choses de
ce monde. Cela faisait une sorte de vision lointaine et clignotante,
cela vous forçait d'ouvrir et de fermer les yeux tour à tour et
s'emparait des regards comme doit faire le miroir à l'alouette, vers
quoi l'alouette a le soupçon probablement, de quelque chose de mauvais,
et vient... Ils ne pouvaient s'empêcher de regarder par les petits jours
intermittents... Ils virent le moment qu'il allait falloir parler des
choses de là-bas; ils avaient tous les deux arrêté sur leurs lèvres, la
question: «Voit-on d'ici la Villa Julie?» Alors elle reprit la pensée
qu'il avait eue et qu'elle avait trouvée folle!

--Un abri!... dit-elle.

Il lui fut impossible de découvrir pourquoi ce mot, si cher à l'oreille
des amants, sonnait mal à la sienne. S'abriter à deux, c'est se déclarer
deux aussi forts que le monde, capables de faire contrepoids au reste
dédaigné de la terre; s'isoler, s'enclore est la plus éclatante marque
d'amour.

Elle éprouva comme un léger vertige d'estomac que, plusieurs fois, déjà,
elle avait eu; la brusque menace d'un vide, sous ses pieds, d'un grand
creux qui lui était caché d'ordinaire par une masse de petites idées
embrouillées et confuses qu'elle appelait aussitôt à son aide.

Par ce mot, lui, au contraire, était séduit tout à fait.

--Oui, un abri! dit-il. Il faut un abri, vois-tu! Je veux t'embrasser!
Je ne peux plus t'embrasser là maintenant; je veux t'embrasser une fois
chez moi, entends-tu? dans un endroit où je sois chez moi; nous
fermerons les volets et les rideaux; nous empêcherons jusqu'à l'air de
pénétrer, pour que je t'aie à moi, chez moi! Viens! viens, je veux que
ça soit tout de suite.

Il l'entraînait vers une maison qui portait une enseigne de location.

Quelque chose d'inouï emportait cet enfant timide qui eût osé à peine,
une heure auparavant, demander son chemin. Il était disposé à mettre ses
économies à louer une pièce, au mois s'il le fallait, et qu'il garderait
une heure.

--Oh! non, non! pas là dedans... vous ne voudriez pas!...

--Je veux t'embrasser, je te dis! Je veux t'embrasser chez moi... Viens!

Mais il lui plut, avec sa volonté et une certaine violence; elle se dit
qu'elle l'admirait en ce moment et, prise entre un désir et un instinct
sourd, elle ferma les yeux, ne sut plus ce qu'elle faisait.

Quand ils furent dans la chambre proprette, aux murs peints à la chaux,
Septime ferma tout, et il dit, en joignant les mains:

--Il n'y a plus que nous deux au monde!

Il se pendait à son cou; lui mordait la bouche en lui répétant:

--Je veux t'aimer à l'abri!... Il n'y a rien! il n'y a plus rien dehors!
rien du dehors ne vient ici!... Dis avec moi qu'il n'y a plus rien, plus
rien!...

Elle regardait tout autour d'elle, voulant sourire et répondre. Elle se
laissait atteindre par cette idée de chambre close et de solitude à eux
deux.

--Nous avons fermé les volets, les vitres et les rideaux, insistait-il;
j'ai mis le verrou, un gros verrou énorme, as-tu vu?... Nous nous sommes
bâti une forteresse!... Nous nous aimons derrière quatre murs à nous...
Je t'ai: je suis à toi, tout seul!...

Elle se mit tout à coup à pâlir, et trembla; puis elle l'écarta d'elle
un peu brutalement:

--Non! non! s'écria-t-elle, éperdue; je ne veux pas! je ne peux pas!...
Ouvrez la fenêtre et la porte! ouvrez! ouvrez! ouvrez! Sauvons-nous!

--Ma chérie, tu as peur, n'est-ce pas? Tu as peur de la pénombre, mais
pourquoi crier? Tu as peur avec moi, tu crois que je ne suis pas assez
fort?...

--Non! non! allons-nous-en! je vous en supplie! Je n'ai pas peur, mais
je vous jure que je ne peux pas rester ici.

Elle cherchait son ombrelle dans la demi-obscurité.

--Mais ouvrez donc! lui jeta-t-elle, impatientée.

Le jour tombait quand ils joignirent la barque; et le lac, privé des
feux du couchant par la montagne, était sombre et froid. Ils n'avaient
pas prononcé une parole et ils demeuraient absorbés et abattus. On
n'entendait que le souffle régulier du rameur et le frottement sourd des
avirons. Septime, complètement hébété par l'étrangeté de l'aventure,
n'osait tenter de l'éclaircir à cause de l'homme. Et n'était-il pas
visible que la jeune femme elle-même s'interrogeait?

Le soir mélancolique soutint un long moment leur trouble. Ni l'un ni
l'autre, à la vérité, ne savaient plus où ils allaient et la confusion
de leurs âmes errait parmi les brumes et les ombres incertaines des
bords. Vers le milieu du lac, des souffles venus de la terre étaient
tièdes, et la paresse de leurs cerveaux s'amusait d'attendre en
l'insensible avancée, le prochain souffle tiède. Ce lac leur parut, tant
qu'il durerait, une suspension de tout; ils se reposèrent en l'attente
du rivage où sans doute des clartés naîtraient. L'eau fut bientôt moins
sombre que la nuit, et ils regardèrent l'eau doucement gémissante au
froissement de la barque. Une cloche sema sur les eaux la tristesse de
son tintement espacé; et les rives apparurent. Ils se les étaient
données comme un demain redouté qui approche infailliblement. On
distinguait les noires silhouettes des arbres, et les gens et les choses
parmi les lumières du port. La jeune femme et Septime, en même temps
surpris, ne purent s'empêcher de prononcer ensemble:

--Voici monsieur Lureau-Vélin.

Ils pâlirent l'un et l'autre et tremblèrent également dans la main qu'il
leur tendit en leur offrant galamment une place dans sa voiture.

Cet homme était-il la clarté? Était-il «demain»?




XXVI


M. Grandier prononça:

--Monsieur l'abbé est mort!

Il tenait un bougeoir à la main en disant ces mots et se trouvait sur le
perron de la Villa Julie, les cheveux en désordre, énorme et cependant
défait.

La jeune femme, Septime et M. Durosay que l'on avait cueilli en chemin,
montaient les marches de pierre; ils eurent un instant de stupeur et se
cramponnèrent tous à la rampe. M. Durosay fit: «Allons donc!» du ton
presque que l'on dit: «la bonne blague!» L'annonce de la mort crée un si
soudain revirement d'état d'esprit que l'on voit quelquefois, au choc
brusque, au contraste inopiné, les personnes les plus touchées avoir un
court sourire. Madame Durosay et Septime poussèrent une sorte de «ho!»
qui leur dessécha subitement la gorge.

Après cela, on ne dit plus rien; tout le monde fut dans le vestibule et
déposa comme à l'ordinaire et à leurs places respectives, cannes,
chapeaux, ombrelles, mantilles et pardessus. Ils allaient à leurs
petites choses coutumières, ayant des visages de cire où le nouvel état
que cette mort allait créer lentement se gravait, mettait son temps à
s'établir. Dans ce premier instant glacé, on pensa: demain, maison sens
dessus dessous, formalités, lettres, puis cérémonie, prêtres, tentures
noires, chants lugubres, transport, puis Néans! Ah! ce pauvre abbé! ce
pauvre abbé!... Puis: Mais est-ce bien possible?... Et l'on espérait
tout à coup, les esprits se faisant difficilement à l'idée de
l'irréparable.

Et l'on s'affaissa dans le salon autour de l'unique bougie que tenait le
docteur; les domestiques désorientés, épeurés, ne sachant plus s'il
fallait allumer les lampes. Ce fut avec une bien réelle douleur que l'on
commença doucement à dire:

--Mais voyons! comment c'est-il arrivé? Ah! mon Dieu! mon Dieu!

Grandier posa la bougie et commença de se promener de long en large, les
mains dans ses poches:

--Il était bien abattu ce matin, mais j'étais loin de m'attendre à un
dénouement si proche et j'ai pensé que le silence complet de la maison
ne lui vaudrait que mieux: je n'ai pas vu d'inconvénient à vous mettre
tous dehors. À deux heures, étant sorti de son assoupissement, il ne put
seulement avaler une gorgée malgré tous nos efforts et la grande
nécessité, car il était d'une extrême faiblesse. Mon confrère vint sur
ces entrefaites. Le malade ouvrit les yeux qu'il avait beaucoup plus
lucides et nous dit clairement: «Quand la vigne est morte, à quoi bon
l'arroser? mais arrangez-la en sarments et distribuez-les aux pauvres
pour le feu de l'hiver...» Puis il sourit que nous soyons à prendre soin
de sa «guenille terrestre»; il demanda à voir le prêtre qui était déjà
venu tous les jours et ce matin encore, et dont nous ne croyions pas
qu'il avait aperçu la présence: «Le corps est endormi, dit-il, mais
l'esprit veille!» Ce monsieur vint, nous les laissâmes ensemble environ
dix minutes. Il était mieux à la suite de cet entretien: il put prendre
quelques cuillerées de bouillon avec de l'extrait de viande et nous
fûmes bien étonnés de l'entendre nous demander la lettre qui était
arrivée à son adresse. De la main, il fit signe de chercher ses
lunettes. Nous craignions qu'il ne se fatiguât trop à déchiffrer une
lettre et nous ne trouvâmes pas les lunettes. «Voulez-vous bien me la
lire?» dit-il, en s'adressant à monsieur l'ecclésiastique qui était là.
Par discrétion, nous nous retirâmes, mon confrère et moi, sous un
prétexte quelconque et nous attendîmes dans le corridor que le murmure
monotone du lecteur eût cessé. Mais ce fut ce monsieur qui vint lui-même
ouvrir en nous disant: «Venez donc! venez donc! monsieur l'abbé n'est
pas bien!» Nous rentrâmes précipitamment. Monsieur l'abbé avait été pris
d'une faiblesse, mais qui dura peu, et il s'en releva pour délirer.
«A-t-il écouté votre lecture?» demandâmes-nous à l'ecclésiastique. «Avec
beaucoup d'attention!» nous répondit-il. «Contenait-elle quelque chose
qui vous parût propre à donner une émotion?» «Mais absolument rien: des
formules polies ou flatteuses, des considérations générales, enfin,
passez-moi l'expression qui n'a rien de blessant pour l'honorable
correspondant qui, sans doute, écrit une lettre de pure convenance, il
n'y a là que le banal ordinaire. Lisez-la donc vous-même, docteur, je
n'y vois pas la moindre indiscrétion.» Je lus la lettre et n'y vis rien
en effet... Cependant, monsieur de Prébendes nous passait dans les
mains.

--Ah! ah! ah! firent les trois auditeurs dans le salon obscur.

--Pourrai-je lire cette lettre de mon père? dit Septime.

--Lisez donc!

Septime s'approcha de la bougie et prit, les mains tremblantes, cette
lettre à l'attente de laquelle son bonheur, sa vie même, semblait-il,
avait été suspendue un moment, puis dont la violence de certaines
émotions avait atténué la gravité en plaçant la passion affolée
au-dessus des liens de famille, des convenances sociales, en lui ouvrant
une perspective d'amour désordonné, n'importe comment, n'importe où,
mais sur quoi la puissance paternelle ou divine n'avait plus prise;
cette lettre enfin qui avait tout l'air d'avoir tué l'abbé, et qui,
cependant, à ce que l'on disait, ne contenait rien. Elle contenait:

    «Mon cher monsieur l'abbé,

»Je reçois une lettre de mon fils qui m'apprend l'heureuse surprise qu'a
causée votre arrivée aux aimables hôtes de la Villa Julie. Eh bien,
voici la confirmation d'une idée que j'ai depuis bien longtemps: que
vous êtes l'unique précepteur, le modèle incomparable de ces hommes
paternels et savants qu'en principe, d'abord, j'admire tous en bloc. Je
vous adresse donc tout de suite mes remerciements très vifs et, au
risque de vous faire bondir, je vous fais part de la volonté tyrannique
que j'ai pour le moment de supporter tous les frais de votre zèle, à
moins que vous ne me donniez la preuve que ce voyage n'a été entrepris
qu'en vue de votre agrément personnel, ce dont vous me permettrez de
garder un doute tant que les nouvelles du genre de vie que vous menez
dans cet endroit mondain n'auront pas pris une autre tournure. Ne voyez,
je vous prie, monsieur l'abbé, en cette résolution, que la marque de
l'enchantement où je suis, de vos bons soins vis-à-vis de Septime.

»Je suis convaincu, monsieur l'abbé, malgré le caractère un peu inquiet
de votre vigilance d'ange gardien, que vous vous félicitez comme moi de
voir se débrouiller dans une atmosphère un peu plus animée que celle de
Néans ce grand enfant, qui m'a tout l'air de passer jeune homme. C'est
un moment bien intéressant d'une évolution nécessaire et je comprends
que vous ayez été curieux d'assister à cette métamorphose admirable
d'une créature fortement pétrie par vos mains. J'eusse aimé, moi-même,
si je n'eusse été retenu par mon conseil général, et si je n'eusse été
devancé par vous, ce qui doit m'arriver, hélas! partout où il y a une
belle oeuvre à accomplir, j'eusse aimé, dis-je, être témoin de ces beaux
troubles d'adolescent et n'user de ma qualité de mentor contre cette
instinctive sagesse de la nature que pour rappeler, par quelque signe
imperceptible et délicat, le tact, le bon ton, la mesure, la prudence
que la fougueuse jeunesse peut oublier mais dont ne doit jamais se
départir un homme comme il faut. Mais, comme j'eusse été lourd, quoique
autrefois galant homme,--paraît-il,--au prix de ce que doit être, mon
cher abbé, votre intervention à vous si subtile, je gage, et si
discrète. Les hommes du monde que j'ai vus les plus accomplis étaient
des ecclésiastiques; quoi d'étonnant que la fréquentation de Dieu vous
donne, parmi tant d'autres qualités, celle-ci?

»J'avais l'intention de répondre à mon fils, mais outre que je suis fort
paresseux sur le chapitre épistolaire, j'aime encore mieux que ne lui
arrive que par vous et accommodée à votre goût l'expression du
contentement que j'ai des façons qu'il m'a l'air de prendre. Ce cher
enfant est plein de franchise, ce qui n'est que de tradition de famille;
mais il possède un art d'accoutrer les choses sans les farder cependant,
qui fait la vérité bien aimable, qui, dans la vie, lui rendra les
relations aisées, et que nous étions bien loin de connaître, nous
autres, qui fûmes privés, en notre temps, de l'enseignement religieux.
Je crois que nous en aurons fait quelqu'un, moi sans le vouloir; vous,
avec infiniment de talent, par de fortes études et ces alentours adoucis
dont vous savez orner vos élèves comme d'un nimbe; enfin, quelques
milieux heureux, parmi lesquels celui dont, pour l'instant, je ne
saurais trop approuver l'influence. Car je pense, et avec raison, que
les brillants examens et la culture philosophique sont peu de choses
dans la vie, en regard de cette aisance et de cette souplesse dans le
commerce des hommes et des femmes, qu'il n'est jamais trop tôt
d'acquérir, monsieur l'abbé, et que j'achèterais pour mon fils, à
quelque prix que ce fût.

»Et vous auriez l'intention de quitter Aix déjà, monsieur l'abbé? J'en
serais bien fâché pour Septime, s'il est vrai, comme il me l'affirme,
que les hôtes charmants qui lui donnent une place sous leur toit s'y
opposent tous également de toutes leurs forces. Je ne crains que
d'abuser de leur grande indulgence vis-à-vis de mon fils et je me
propose d'aller cet hiver à Néans, présenter mes hommages à madame
Durosay et la remercier de sa grande bonté.

»Recevez, mon cher monsieur l'abbé, etc., etc.

    »S. DE JALLAIS.»

--En effet, dit Septime en pliant la lettre, elle ne contient rien.




XXVII


Un convoi se dirigea vers Néans, emportant pour un dernier acte, le
reste des figurants au divertissement qu'avait réglé le docteur
Grandier.

Ce pauvre M. de Prébendes était couché dans son fourgon funèbre, parmi
de beau linge blanc et des couronnes de cyclamens; et son âme ardente et
religieuse, achevée par le tour frivole d'une dernière ironie, se
retrempait peut-être enfin de gravité au sein de Dieu. Dans un
compartiment plus confortable, M. Durosay arrondissait sa nature grasse
et bonne; madame Durosay recevait de la lumière et Septime une cruelle
torture par la présence de M. Lureau-Vélin; Grandier philosophait en
compagnie du cadavre.

Le docteur avait cru décent de laisser M. Durosay à la garde de sa
femme, et il avait interdit à Septime, qu'il jugeait suffisamment
atteint, la sombre veillée mortuaire.

On quitta Aix à une heure de nuit, et le train longea le lac éclairé
d'une lune pareille à celle de la nuit d'arrivée. Cela faisait une
grande sérénité dormante, environnée de l'ombre tragique des montagnes.
Septime pencha la tête à la portière, et madame Durosay voulut aussi
voir. Mais quand ils eurent regardé, les larmes leur jaillirent à la
fois et ils sanglotèrent, pour des raisons diverses et embrouillées. M.
Lureau-Vélin prolongeait l'assujettissement de ses valises dans le
filet, et M. Durosay, accoutumé aux larmes depuis vingt-quatre heures,
poussait seulement de petits «ah!» lamentables, en se tapant sur les
genoux.

Ce lac était sous la lune un véritable paysage d'amour et de mort. Quand
ils eurent regardé encore une fois, et qu'un tunnel leur eut coupé la
vue, d'un coup net, ils ne purent se retenir l'un et l'autre de pousser
un cri. Septime se laissait étrangler par sa douleur. Elle atteignit
l'intolérable, aux premières minutes de repos depuis toutes ces affaires
de deuil qui l'avaient constamment tenu en haleine. Tout était perdu;
l'irrémédiable était accompli; la force même des choses voulait que la
rupture eût lieu; ce n'était plus qu'une affaire, non pas même de jours,
mais d'heures. M. de Jallais père devait venir à Néans assister aux
obsèques et rien plus n'y retiendrait son fils. Mais, de même que des
amoureux à qui l'on annoncerait la fin du monde ne penseraient pas à la
fin du monde, mais à s'aimer avant qu'il ne finisse, Septime songeait à
son angoisse d'amour. Il y songeait en un tel brouhaha de pensées; il
s'y heurtait en un tel chaos de contradictions qu'il ne démêlait plus
guère autre chose d'un peu clair que ses contusions et ses plaies vives.
Ignorant de la femme, après avoir cru s'être trompé outrageusement
envers elle, lors de sa fameuse exaltation d'un des derniers jours, il
avait renoncé à interpréter contre elle jusque même la plus forte
vraisemblance. L'aventure de Bourdeaux, presque énigmatique pour
l'héroïne elle-même, ce refus singulier de demeurer avec lui seul,
enclose entre quatre murs, ce manifeste étrange de l'obscur instinct,
l'avait, lui, laissé stupide; et il l'attribuait à des mystères du
caprice féminin qu'il renonçait à pénétrer pour l'heure. De même, elle
avait terriblement pâli à la surprise de trouver M. Lureau-Vélin au
débarquement; mais il avait eu lui-même une pareille émotion par le seul
fait du désagrément, ne l'avait-elle pu éprouver, elle, pour cent
raisons autres que la plus redoutable? Quant au voyage à Néans de cet
homme inévitable, ç'avait été pour le malheureux jeune homme une
perspective amère si longuement savourée à l'avance que toucher
aujourd'hui la chose accomplie n'ajoutait presque rien à son état aigu.
Même, il oubliait d'envisager l'avenir, le voisinage de propriété, au
cas où M. Lureau-Vélin se déciderait à acheter la terre de Saint-Pont,
et la séduction si menaçante pour la pauvre abandonnée. Non, tout
disparaissait devant les lancinements cuisants que lui causait la
présence de l'aimée, si proche et désormais inaccessible même à une
parole, presque même à un regard. Il la contemplait en son costume de
voyage en flanelle à carreaux, pas très élégant, datant d'avant qu'elle
fût coquette, coiffée d'une petite toque écossaise, et jolie! avec la
mine un peu fatiguée des tristes dernières besognes et son air pensif,
les larmes essuyées, pensif comme jamais encore.

Il était probable que l'on parlerait peu, la proximité du fourgon
imposait une sorte de décence silencieuse, et de plus M. Lureau-Vélin,
vis-à-vis de l'idylle finissante qu'il ne pouvait ignorer, affectait une
discrétion très réservée. Il s'était placé en face de M. Durosay, les
deux autres coins étant occupés par madame Durosay et Septime.

Enclos en les vastes plis d'un mac-farlane couleur bure, une main gantée
passée dans la boucle d'appui, l'autre caressant sa barbe soyeuse aux
reflets bleus, il laissait adroitement errer ses larges yeux veloutés.

Cependant le notaire ne put l'avoir ainsi sous la main sans lui reparler
de l'affaire qui le conduisait à Néans.

--Outre les agréments et les qualités positives de la terre de
Saint-Pont, dont je vous ai cent fois parlé, je crois, dit maître
Durosay, qu'il est temps de vous avertir d'une particularité sur quoi
vous avez négligé de m'interroger; et, c'est que vous la pouvez avoir
aux trois quarts de sa valeur.

»Au partage après décès de feu le marquis de Thérouette, qui avait
demandé que Saint-Pont ne fût à aucun prix découpé, la propriété échut
en lot unique à son fils cadet, tandis que toute la fortune liquide,
sept à huit cent mille francs à peu près, passait à l'aîné, homme fort
distingué, d'ailleurs immensément riche par sa femme, une Esaü! À
l'inverse de son frère, le jeune de Thérouette, héritier de Saint-Pont
et des chimères paternelles, esprit utopique, sans consistance, engagé
dès avant la mort du marquis, par des entreprises philanthropiques au
delà de ses forces, sottement marié par emballement à une petite fille
de rien, ce qui lui a valu de rompre avec sa famille, a continué de plus
belle à obérer son patrimoine, empruntant ici pour faire construire une
maison de retraite et là pour faire face à des plantations de vignes, à
des semis de bois dont le revenu présumé devait couvrir ses largesses.
Bref, Saint-Pont grevé d'hypothèques est aujourd'hui à la merci d'une
douzaine de créanciers, fort honorables, la plupart mes clients, que je
retiens de provoquer la vente par égard pour le jeune comte et,
avouons-le, aussi parce que, si Saint-Pont intact est un domaine
superbe, Saint-Pont morcelé n'offre plus rien qui vaille...

Pas un muscle ne bougeait à la face de M. Lureau-Vélin; il semblait
écouter ces détails comme des choses étrangères. Le notaire était
presque embarrassé de la fixité de son regard doux.

Septime, qui n'entendait rien aux affaires, écoutait malgré lui celle-ci
qui lui déplaisait à plusieurs titres et parce qu'il savait que madame
Durosay avait toujours manifesté une grande répugnance toutes les fois
qu'il s'était agi de la menace de cette vente. Depuis longtemps elle ne
permettait même plus à son mari d'en parler devant elle, et le jeune
homme se rappelait le mouvement qu'elle avait eu encore à
Saint-Laurent-du-Pont, lors de la rencontre de M. Lureau-Vélin, quand M.
Durosay avait prononcé, en faisant allusion aux désirs de ce monsieur:
«J'ai ce qu'il vous faut!» Aujourd'hui, elle ne sourcillait pas, elle
laissait aller l'homme d'affaires, abaissant de temps en temps ses
paupières aux longs cils, puis, les relevant sur des yeux suspendus et
légèrement humides, comme d'une rêverie tendre.

Le notaire poursuivait.

--Vous vous trouvez donc en présence d'une propriété sur laquelle des
frais énormes ont été faits, et tels qu'un administrateur avisé eût
hésité à les entreprendre. Avant quatre ans, trente-cinq hectares de
vignes seront en plein rapport; une pépinière de plants américains vous
permet de doubler votre vignoble sans grands sacrifices nouveaux; les
ateliers de greffage, les cuves, les pressoirs, les caves vous
attendent. De l'asile de retraite à peu près achevé, vous pouvez faire
à votre guise une ferme modèle, un rendez-vous de chasse, que sais-je?
En un mot, monsieur, on se ruine pour vous depuis des années, et il ne
vous en coûte pas un radis de plus!... Ha! ha! ha! comment la
trouvez-vous?

M. Durosay achevait sa description en une vaste hilarité.

M. Lureau-Vélin eut un sourire discret et fin, impénétrable.

Le train roulait dans la nuit, brûlait les stations aux trois ou quatre
lumières maigres aperçues, le temps d'un clin d'oeil, en la course
vertigineuse. Sous la lune, le pays, montagneux d'abord, puis aplani peu
à peu, hérissé de silhouettes incertaines, prenait des aspects étranges
et fantasques, Septime s'efforçait de distinguer les objets trop tôt
emportés, ou déformés par la clarté lunaire, ou brouillés par le mélange
des reflets lumineux sur les glaces; et il lui semblait qu'on allait à
travers des espaces inconnaissables avec la vitesse et l'aveuglement
d'un bolide vers quelque chose de plus obscur encore que les côtés de la
route, avec l'écrasement brutal comme perspective et comme fin, comme
idéal imposé.

Le souvenir de certaines conversations du docteur se mêlait, comme les
gouttes d'une forte liqueur âpre, aux flots de bonté qui jaillissaient
par instants de son âme amoureuse. Le docteur riait de la pitié, des
petits, des inhabiles et des faibles; se moquait des attendrissements
pour les vaincus de la vie, et plusieurs fois, il lui avait entendu
prononcer, en manière de personnelle devise, ce rouge et brûlant:
«Gloire aux vainqueurs!» dont il concevait pourtant, malgré toutes
sortes de secousses de son être, la foudroyante beauté. Oui, la raison
était aux forts; même quand la force, à certaines périodes, devait
prendre le nom d'habileté. Le triomphe de l'habileté, mais n'était-ce
pas la suprématie de l'intelligence appliquée sur l'intelligence
contemplative, de l'action sur l'inertie, de l'artiste créateur sur le
pur dilettante, et remontant aux sources éternelles, du démiurge sur le
logos?

Septime repassait ces idées et ces termes peu familiers et le sens lui
en venait, en même temps que la triste évidence, et la révolte au fond
de lui contre toute brutalité. Une indignation de chrétien, une colère
de Jésus au Temple lui montait au visage, en confondant la sensation de
la formidable avancée du train parmi la nature rapetissée, avec la
conversation de M. Durosay et la lapidation de ce pauvre noble comte de
Thérouette qu'il se rappelait avoir vu plusieurs fois à l'église,
agenouillé sur les dalles, beau par la foi ardente de ses yeux clairs en
une figure pauvre, et par sa petite femme sans naissance, repoussée par
le monde, et qu'il ne conduisait que chez la misère et chez Dieu, ornée
d'un grand amour.

Septime regardait madame Durosay dont les longs cils continuaient de
balancer une ombre légère sur ses beaux yeux. Elle ne protestera pas, se
dit-il, non, elle n'aura pas un mot, cette fois-ci, pas un signe de
compassion pour cette noble infortune, ne fût-ce que pour racheter le
ricanement odieux de son mari! Combien de fois, cependant, avait-elle
juré, avec ce pauvre M. l'abbé, dans les causeries du soir, du temps de
son indolence, à Néans, d'employer tout son crédit à retarder cette
iniquité légale, à attendre les produits des plantations de Saint-Pont
pour désintéresser les créanciers petit à petit; la probité du comte ne
leur était-elle pas une sûre garantie? Ainsi, alors, s'arrangeaient les
choses pour ces deux jolies âmes généreuses. Songeait-elle que tout
effort était désormais vain? Mais en avait-elle seulement tenté un pour
éviter le voyage de M. Lureau-Vélin? Et, dans l'instant, avait-elle au
moins ce pli de répugnance, qu'on ne maîtrise pas, même aux grandes
résignations?

Alors, il se reporta à une heure bienheureuse, en arrière, où une rage
d'amour l'avait lui-même fait trouver plaisir à écraser sur les lèvres
de la bien-aimée les raisins qu'il imaginait gorgés de l'âme et de la
cendre féconde des morts; et il revit son sourire aussi, à elle, à cette
idée. Ils se mordaient les lèvres et se pâmaient d'ivresse, tandis que,
en face, de l'autre côté du lac, M. de Prébendes agonisait, et ils se
sentaient très voluptueusement cruels, et qui donc n'eussent-ils pas
écrasé comme ils faisaient des raisins, pour un baiser de plus? «Hélas!
hélas!» fit-il, et, lentement, les seules images d'amour repassèrent en
sa songerie, délicieuses et déchirantes.

Des minutes où, après les étreintes, le parfum de sa chair montait comme
d'une rose que l'on vient de cueillir, et l'étourdissait et l'endormait
parfois, dans un demi-songe sur son sein dont il gardait entre les
lèvres la fleur sombre! Des minutes où il entendait le frôlement de sa
robe, ou bien, où il s'amusait, parmi le monde, en fermant les yeux, à
ne percevoir que ses mouvements, à elle, ou que son souffle, et il
adorait ce bruit! D'autres où il n'avait que frôlé son doigt! Et
d'autres où il goûtait le goût de sa bouche!

Elle tournait le dos à la marche du train, et, la regardant tour à tour
et les objets au dehors fuyant en sens inverse, il croyait parfois la
voir le quitter, s'enfuir, s'enfuir en le laissant là comme les arbres
endeuillés par la nuit et les petites gares anonymes aux lumignons
misérables. Et une angoisse le prenait tout à coup; il avait besoin de
se cramponner à elle. Alors il eut la sensation très nette qu'il ne la
toucherait jamais plus.

Ce fut atroce: il faillit crier, faire un scandale, se jeter sur elle et
la couvrir de baisers, ou la tuer. Ses dents se découvraient dans une
attitude de chien qui va mordre. Il n'osait pas la regarder, ni
personne: il s'attendait qu'on le remarquât et lui demandât s'il était
malade, car il devait être horrible. Il eût causé bien de la peur si on
eût fait attention à lui.

Comme il y avait eu un long silence, il crut que l'on était endormi, et
il osa lever les yeux. M. Durosay en effet commençait de somnoler. On
apercevait le mâle profil de M. Lureau-Vélin, longuement prolongé par sa
barbe. Madame Durosay gardait son rêve paisible et attendri, son bleu
regard humide, pur comme un ciel où de légers flocons blancs étaient
suspendus comme des choses caressantes.

Il y eut un arrêt à Lyon, où l'on descendit, mangea des chasselas, et
revit Grandier. Comme on l'abordait, à la sortie du fourgon, avec des
mines endolories, il dit:

--Je viens de passer quelques heures excellentes avec monsieur l'abbé;
sa compagnie est aimable encore par le goût persistant de sa grande
probité, et le sillage de sa course achevée est droit.

--Docteur! docteur! lui fut-il fait, en manière de léger reproche, à
cause du ton qu'il employait à parler du défunt.

--Il est vrai, reprit-il, que nous n'avons pas tiré, l'abbé ni moi de
l'accident qui lui est arrivé, un motif à accablement, ce qui eût été
contraire à sa foi solide et à ma sagesse, d'ailleurs misérable. Il se
trouve bien parmi de la propreté et des fleurs et son âme est sereine,
ce qui est le meilleur sujet de joie d'un homme saint. Réjouissons-nous
de ce que les justes, en vérité, ne meurent point.

Et, se tournant vers M. Lureau-Vélin qu'il entraînait par la manche dans
un besoin de se délier la langue, toutefois, avec un vivant:

--Il n'y a de mort que pour l'amant vis-à-vis de sa maîtresse et la
maîtresse vis-à-vis de son amant, parce qu'à ceux-ci la défaillance
seulement d'un muscle est capitale. Hors de là, le parfum que vous
sentez était la présence de quelqu'un, demeure et s'affine par la vertu
de l'irréparable qui le vient sacrer tout à coup de quelque caractère
mystérieux.

Mais M. Lureau-Vélin ne tenait pas à s'écarter, d'autant que sa présence
avait de l'utilité. Septime, sorti du réel par l'ardeur souffreteuse de
sa songerie, perdait la tête, ne savait plus retrouver le compartiment
pour aller chercher le panier de fruits oublié dans le filet, et que
l'on voulait partager avec M. Grandier. Avec infiniment de grâce et une
habitude des pique-niques ou des soupers improvisés, M. Lureau-Vélin
organisa sur un coin de table de salle d'attente, un goûter nocturne
dont madame Durosay ne put se tenir de lui faire compliment. Il y
maintint une bonne humeur modérée, éloignée de la philosophie paradoxale
du docteur autant que d'une douleur d'enterrement. Chacun lui en sut
gré; le trouva charmant. Et, faisant une distribution de pêches et de
raisins, de la main à la main, il en tendit à madame Durosay une part
choisie qu'il sut envelopper d'un indéfinissable, qui n'était ni tout à
fait un regard, ni tout à fait un geste, qui restait inaperçu d'un
quelconque mais devait être décisif à quelqu'un de préparé, et qui fit
que la jeune femme visiblement frissonna.

M. Durosay buvait à la chair humide des fruits, et Grandier concevait
peut-être des lendemains à son oeuvre. Septime, qui ne mangeait pas, se
tenait à la porte, dans une crainte fébrile d'un départ de train. Il dit
tout à coup:

--Voilà qu'on fait tourner le fourgon sur la plaque mobile; où donc
allez-vous être accroché, monsieur Grandier, avec notre pauvre abbé?...




XXVIII


En s'allongeant sur la couchette du wagon-salon où l'on devait passer la
nuit, madame Durosay, seule à seul avec son mari qui déjà dormait, ne
pensait ni à son mari, ni au cadavre qui, en tête du train, semblait
conduire à quelque obscure vengeance ses futiles bourreaux, ni au
philosophe Grandier, auteur mystérieux de toutes les choses accomplies,
ni même, hélas! au pauvre enfant qui l'avait aidée, de sa gracieuse
tendresse immaculée, à apprendre le goût de vivre, à humer les premières
saveurs de sa chair nouveau-née, à se sentir femme et créature d'amour,
et qui se mourait de passion de l'autre côté du petit couloir au rideau
baissé, tout près de ce parfait M. Lureau-Vélin.

Du fond lointain d'elle-même, quelque chose d'inouï encore, comme le son
perceptible à peine d'une musique que l'on sent vous devoir ravir,
quelque chose qui, de longtemps montait, sans pouvoir affleurer jamais,
qu'elle avait aspiré dans des baisers, demandé à des caresses et imploré
d'étourdissements provoqués tout exprès, et vainement, enfin paraissait
tout proche et déjà arrosait sa chair trop matériellement épanouie,
d'une rosée qui la vivifiait, la pénétrait comme d'une âme. Qu'était-ce
que cela? Qu'y avait-il de nouveau possible après les belles ivresses
qu'elle avait éprouvées cependant? Les soirs fous, les fuites à la
Villa-des-Fleurs en courant comme une fillette, en courant à un endroit
lumineux, remuant, pour le plaisir de tourner la tête; les nuits
ardentes où elle croyait user sa chair; les instants d'obstiné mutisme
où elle essayait dans sa gorge, avant de le risquer aux lèvres, les mots
qu'une voix suppliante sollicitait d'elle: «Je t'aime!» ces mots enfin
prononcés plus tard et qui lui laissaient un peu d'amer au palais; ah!
les creux apparus souvent subitement sous ses pieds, le léger vertige,
et une répugnance à penser qui la précipitait à des caresses continues,
imprudentes et affolées! Non, elle ne pensait pas, n'avait jamais pensé
depuis son mariage au moins. Peut-être autrefois, oui! des désirs, des
rêves d'existence heureuse, de tendresses un peu vagues mais qui,
cependant, affecteraient assurément des formes fortes en même temps
qu'aimables, de quelle manière? elle ne savait. Puis la chute de tout
cela en une sorte de trou noir et vide où elle avait fermé les yeux et
s'était enclos la cervelle. Et depuis qu'elle ressuscitait dans sa
chair, c'était d'aujourd'hui seulement qu'elle se sentait, elle, sa
personnalité, son être sûr de soi, ressuscitée. Enfin, son corps et son
âme chantaient, et c'était par son coeur ému qu'elle en percevait
l'harmonie. Son coeur! ah! son coeur enfin battait! Elle le sentait!
elle se sentait toute!

Elle eut encore une de ces jolies mignardises et voulut voir, voir son
coeur battre; elle souleva d'un doigt la chemise sur sa gorge et regarda
longuement l'agitation de son sein. Elle remarqua qu'elle était
attentive à l'agitation plutôt qu'à son sein pour quoi elle avait eu
auparavant une infinie complaisance. En vérité, elle n'avait jusqu'à
présent aimé qu'elle.




XXIX


Aux petites stations, dans la campagne, en ces endroits où l'on
n'aperçoit pas de ville, mais seulement, derrière la gare, des arbres et
des champs, et où s'arrête, pour rien, le chemin de fer départemental,
le silence glaçait le coeur de Septime. Il n'avait encore rien éprouvé
de la sorte. Mais au sortir d'une ville élégante et d'une vie émue, où
chaque spectacle était une surprise, chaque être une énigme, et chaque
minute un mouvement, l'aspect de cette maison environnée de solitude, de
ces prairies muettes où le soleil promenait ses beaux rayons derniers,
pour aucun être, de cet unique employé sifflant le départ, seul bruit,
donnait au malheureux amant la terreur d'un immense vide, d'une
effrayante inanité.

Les beaux projets héroïques d'enlèvement, d'amours à l'autre bout du
monde, qu'il avait caressés? Tués, anéantis, par la réalité médiocre.
Mais déjà lui-même se formait au réel, et s'il s'étonnait, c'était de ne
pas s'étonner davantage de n'avoir pas fui avec elle, d'être encore sur
cette route banale de Néans en un état de pitoyable tristesse, au lieu
de se pâmer en des endroits rêvés si loin du commun de la vie. Une force
des choses, plus puissante que nos pauvres désirs, ne semblait-elle pas
s'acharner à tout aplatir, à dompter nos gestes et notre volonté, à tout
réduire à un ordinaire train-train Oh! misère! Déjà le romanesque,
l'aimable et cher romanesque, floraison de la vie jeune, un peu fate, un
peu gauche, un peu ridicule et charmante, se fanait et tombait comme les
atours magnifiques d'une comédienne ordinaire qui, un instant, à nos
yeux, fut fée. Ainsi on brûlait, on voulait accomplir des choses
étonnantes et admirables, et l'on était si pris, si englué dans le
commun que les efforts se perdaient dans l'atmosphère filandreuse;
autant eût valu se débattre en un tonneau de poix. Et il revenait, le
bel amant, heurter son élan contre les murs de ce village infime et
plat, apporter son poème paradisiaque en hommage à la minuscule
convention de cette société que composaient M. le curé et mademoiselle
Hubertine la Hotte, les fournisseurs, les laveuses et les bonnes!...

M. de Prébendes, lui, au moins, était mort.

C'était vers le soir, et on approchait de Néans.

Septime vit le moment que la bien-aimée allait descendre sur le sable et
s'éloigner, durant que lui, s'acheminerait du côté de sa chambre, au
presbytère; et ce serait fini. Il s'arrêta de penser.

On aperçut dans la cour de la gare ornée de rosiers du Bengale, M. le
curé doyen en surplis, avec la croix. Il était si vieux et si faible
qu'on lui avait avancé une chaise, et il attendait, les deux mains sur
les genoux, entre de petits enfants de choeur en noir et quelques
ecclésiastiques des paroisses voisines. Et toute la dévotion de Néans
était groupée autour de ce noyau. On aurait vu les rubans verts de
mademoiselle Hubertine la Hotte si elle ne les eût remplacés pour la
circonstance par tout ce que le deuil peut fournir de plus épaissement
lugubre. Elle se tenait à la tête des pieuses femmes, et à certains
mouvements qu'elle fit, aussitôt suivis de déplacements de la forêt des
voiles noirs, il était apparent qu'elle réglait la pompe des funérailles
comme un maître des cérémonies.

Plus loin s'étalait le troupeau du menu peuple avec un bout de crêpe sur
le bonnet blanc. Le conseil de fabrique était sur le quai d'arrivée,
avec six porteurs en bras de chemise. Hors des barrières de la gare,
allaient de groupe en groupe, les autorités de la ville, témoignant par
leur présence et par cet écart cependant, de leur déférence envers
l'homme qu'était feu M. de Prébendes, et de leur réserve vis-à-vis du
caractère religieux dont il était revêtu.

Tout cet appareil fut sur le point d'agir sur Septime; il se sentit une
seconde poindre la pauvreté d'une douleur municipale. Mais, levant les
yeux sur la jeune femme qui, avant de descendre, s'encombrait de petits
paquets, il reçut de quelques-uns de ses gestes un attrait subit,
brutal, condensé, résumé de longs mois de charme continu, qui lui
souleva littéralement le coeur: il crut que tout, définitivement, se
disloquait en lui, qu'il allait mourir. Il dut avoir l'air
épouvantablement malheureux, et les pierres mêmes eussent eu pitié de
lui au moment où il implorait un regard d'adieu. Elle abaissa par hasard
les yeux sur lui; elle le regarda comme un étranger.

Il le comprit, en eut la certitude, par une clairvoyance de malade. Il y
a des douleurs si aiguës que, de même que certains sons trop élevés ou
trop bas, on ne perçoit plus. Rien ne se contracta davantage sur son
visage; il prit des colis, descendit, marcha, sourit même peut-être, en
automate sur quoi rien, rien au monde n'avait prise; son coeur était
saturé. Elle descendit sur le sable, et le bruit de ses pas s'éloigna.
Il s'achemina du côté de sa chambre, au presbytère. Les chantres
élevèrent la voix, et le cortège qui conduisait les restes de M. de
Prébendes à l'église arrangée en chapelle ardente commença de prendre ce
pas au rythme inspiré par tout ce que l'affectation peut inventer en
fait d'accablement.




XXX


Le son des cloches de Néans répandait sur la ville ce quelque chose de
banalement attristé, qui exaspère la vraie douleur. Un épais
fourmillement noir s'échappait du cimetière et dégringolait à pas menus
la route inclinée et sinueuse. C'étaient des personnes à dos courbé,
tout le corps engoncé dans l'appareil funéraire, appesanties par
l'affliction, hormis du côté de la langue qui exprimait avec abondance
et agilité des doléances au sujet du défunt, et des hypothèses à perte
de souffle au sujet de M. Lureau-Vélin. Les dames de la société
s'apercevaient, s'approchaient, se saluaient et reprenaient leur petit
train à la façon des insectes qui ont à leur rencontre un choc des
antennes et repartent.

Un monsieur dodu, rose et aux favoris blancs tenait compagnie au docteur
Grandier, et tout en causant, se faufilait avec lui parmi les groupes.
C'était M. de Jallais, conseiller général, le père de Septime. Dans le
courant de la conversation, ces messieurs s'arrêtaient parfois, et
continuaient de discourir, immobiles. Ils étaient alors frôlés par les
pieuses femmes qui font toujours la grasse cérémonie, ne quittent le
cimetière qu'après avoir prié sur dix tombes et l'église qu'après un
ample supplément d'oraisons. Elles laissaient, en passant, une odeur
d'encens, de lavande et de renfermé. On les voyait, sous le prétexte de
rattraper un coin de châle, se retourner pour voir la figure de M. de
Jallais; et, au-dessus de leur bottine d'étoffe, apparaissait un bas
blanc et lâche. Cela s'en allait à grands pas disloqués de créatures
aussi éloignées de l'apparence d'un sexe, que de la conception d'une
attitude sans simagrées. Le docteur les nommait une à une:

--Mademoiselle Mistouflet, madame Duperrier, mademoiselle Sirop,
mademoiselle Pincé... etc. Voici madame Lespingrelet qui, au rebours de
ces stérilités, a conçu pour la treizième fois... Nous n'avons pas vu
encore mademoiselle Hubertine la Hotte.

»Monsieur, poursuivit le docteur, sans changer de ton, c'est vous qui
avez tué notre malheureux abbé...

--Holà donc! mon cher docteur?...

--Eh! n'est-ce pas en écoutant la lecture de votre lettre, que monsieur
de Prébendes a rendu l'âme?

--Il fallait qu'il y fût, dès auparavant, fort préparé, car vous
avouerez que ma lettre...

-- ... Contenait, hélas! tout ce qu'il fallait. Nous l'avons lue,
monsieur... oh! mon confrère et moi, rassurez-vous! la soudaineté de
l'accident autorisait, n'est-il pas vrai, cette enquête indiscrète? Et,
comme elle marquait entre les lignes, que vous étiez informé d'un
certain petit drame...

--Vous ne l'ignoriez pas?

--On n'ignore pas les secrets d'un garçon de dix-huit ans... Mais j'eus
d'autres raisons d'être renseigné; et puisque, ma foi! nous sommes,
comme je vois, l'un et l'autre suffisamment pourvus de documents
touchant l'aventure qu'en excellent père, vous n'avez pas paru blâmer...

--Chut! eh! docteur, je vous en prie, voici quelqu'un!

--C'est monsieur Durosay qui fait une opération avec monsieur
Lureau-Vélin: nous sommes tout à notre aise... Je puis donc, allais-je
vous dire, à propos de notre aventure, me permettre le toupet de vous
confesser que je l'arrosai de mes soins...

--Oh!

--Il est tard pour s'effaroucher d'une entreprise dont le succès mérita
votre assentiment. Complices d'un crime de lèse-société, ajouterai-je
emphatiquement, monsieur, donnons-nous la main!

--Ah! çà, mais! vous me faites apparaître la chose sous un aspect de
gravité...

-- ... Qui fut celui, tout justement, sous lequel le cher défunt
l'envisagea. Croyez-vous donc que je l'aie prise moi-même à la légère?

--Baste! fit en souriant le conseiller général, tout prêt à taper sur le
ventre de M. Grandier.

Grandier blêmit: il eût volontiers rendu le tapotement à la figure de
l'aimable homme qui concevait cavalièrement l'amour. Rien ne l'offensait
davantage. Et, bien qu'il n'eût pas sur l'honneur, tout à fait le
sentiment du commun, il avait ici l'orgueil de son oeuvre, longuement
méditée, religieusement accomplie, et qui était autre chose, en vérité,
qu'un gaulois petit jeu égrillard. Il eut un moment de silence et de
réflexion glaciale. Sa contenance sévère déconcertait un bon galant papa
qui avait tout uniment jugé bonne l'aubaine qui déniaisait son fils dans
les conditions les plus confortables.

--Jouer! reprit Grandier, échauffé, mais, monsieur, je vous répète que
nous avons tué un homme! est-ce qu'on s'amuse à cela à notre âge?

--Chut! Chut! fit M. de Jallais, qui commençait de s'effrayer.

--La responsabilité que je prends tout haut, mon cher monsieur, vous est
la garantie de la conscience que j'ai mise en tout ceci. Je n'ignorais
pas ce qui pouvait survenir. L'abbé était un corps fragile et une belle
âme sérieuse, passionnée pour votre fils et pour la vertu. Un heurt
violent l'a abattu: un petit choc subtil l'a brisé. Pouvais-je éviter
l'un, puisque le danger était pour l'ascète délicat, d'être témoin du
brutal amour? Étiez-vous maître de lui épargner l'autre puisqu'il
s'agissait pour vous de livrer sur ce sujet brûlant votre formule
paternelle?

--Quoi! docteur, vous pensez sérieusement que ma façon si discrète
d'approuver la nature, de ne pas crier holà! pour un événement, en
définitive, assez commun, sinon plaisant, et où la vanité d'un père...

--Monsieur, chaque cerveau humain est un petit monde enveloppé pour
ainsi dire d'une atmosphère à soi. La balance où nous pesons nos gestes
et nos paroles n'a guère de justesse hors de nous. Ce qui laisse
indifférent notre plateau fait pencher celui du voisin et défonce celui
du voisin de notre voisin. Il y a ainsi des séries de petits mondes qui
ne se touchent point sans se molester, et quelquefois grièvement. L'art
serait de les discerner et d'éviter de les mettre en commun. Monsieur de
Prébendes était d'une série; vous étiez d'une autre, monsieur: de quelle
donc était votre fils? Ah! le parti fâcheux--permettez que je vous
maltraite?--a été de laisser monsieur l'abbé ranger ce garçon dans sa
série tandis que vous le gardiez dans la vôtre! Il y a un illogisme
assez grave de la part des parents non chrétiens--j'entends: hommes du
monde--à vouer leurs enfants aux éducateurs religieux--qui, parfois,
sont des saints.--C'est faire mijoter un mélange qui détonera un jour
ou l'autre. Aujourd'hui, c'est le saint qui paye les pots cassés, parce
que le cher homme fut particulièrement susceptible, mais, dans combien
d'autres cas, ils eussent pu être portés au compte de monsieur votre
fils. J'ai vu des jeunes gens souffrir énormément des premières
atteintes de l'amour qui devaient leur être délicieuses; j'en ai vu y
succomber comme on se jette dans un abîme par suite de vertige; j'en ai
vu s'y refuser après toute la lutte et le courage qu'il faut pour s'ôter
la vie,--et n'était-ce pas précisément ce qu'ils faisaient?--On ne prend
pas l'âme religieuse au sérieux, et, cependant, elle le mérite. Nous lui
prêtons nos rejetons à former selon un modèle qu'il faudra briser d'un
coup. C'est une école d'acrobatie où l'on apprend les exercices à
rebours de ce qu'il nous convient de les voir exécuter; cependant, nous
envoyons nos petits s'y rompre les muscles à l'envers.

--Vous ne voulez voir en l'Église que des démons ou des saints, mais
elle a ceci de merveilleux, et que nous apprécions, nous autres
indépendants, qu'elle admet précisément un état intermédiaire
parfaitement conciliable avec toutes les situations... Elle apporte,
comment dirai-je? une morale? une sorte de décence plutôt, j'irai même
jusqu'à un vernis... Ainsi, pour ne parler que des écoles en question,
vous négligez que nos jeunes gens y trouvent l'avantage de s'y former
en douceur au lieu qu'en rébellion et d'y apprendre la politesse à
l'encontre de ceux qui sortent à l'état de charretiers de leurs maisons
d'éducation.

--Ah! monsieur, vous blasphémez votre Christ et feriez sursauter dans sa
bière feu monsieur de Prébendes! L'un a fondé et l'autre a suivi, avec
scrupule, une école de philosophie et de vertu dont je ne distingue pas
les points de contact avec les préceptes du maintien ou du savoir-vivre,
et qui répugne à vos accommodements et à vos compromissions. Vos
modernes chefs d'Église ont fait de la religion une espèce de parti
politique qui louvoie, comme les autres, et tire vanité, comme les
autres, du nombre de ses adhérents... Mais Jésus eût été plus fier d'un
seul acte de vertu accompli, que de se voir une séquelle d'un million de
disciples!...

»Mais, dans l'espèce, comme dirait monsieur Durosay, vous vous fiez, mon
cher monsieur, à de simples apparences. La prétendue politesse de votre
éducation vient d'un abri provisoire contre des intempéries qu'il faudra
braver un jour ou l'autre; ne vaut-il pas mieux tout de suite
s'aguerrir? Quant à l'état de «charretier», vos néophytes qui ont, pour
le reste des choses, des façons de petits-maîtres, sont fort mal
dégrossis vis-à-vis de l'amour, par exemple, dont la fonction est
cependant principale: et rien n'égale leur brutalité, quand, par ce
moyen, la nature s'affranchit. Septime eût expédié dix fois monsieur de
Prébendes au royaume des justes pour un cheveu de la dame de ses
pensées. Et, dans cet instant, sans le savoir, il rétablissait l'ordre;
séparait des séries qui n'avaient que faire accouplées; mais le
trouvez-vous poli?

»L'exemple de cet enfant vaut tous les raisonnements contre ces
demi-mesures que vous crûtes opportunes, parce que, n'est-ce pas? on
prend son bien où on le trouve? Eh! le bien n'est pas fait de pièces et
de morceaux! Le bien est tout d'une pièce, et fort carrée, sans aucun
angle arrondi; il se défend sans considérations. Par quoi, il y aura
toujours des chocs dans le monde. Au fond, rien n'importe que de choisir
son carré selon sa nature et ses forces et le faire valoir contre tout.
Votre civilisation? vos moeurs adoucies, policées? Mais elles
aboutissent à des résultats identiques à ceux qu'on obtiendrait par les
procédés les plus dénués de modernité! Vous ne fîtes, monsieur, pas
moins de mal à l'abbé par vos façons courtoises de lui confier une âme
et de vous la réserver en partie, que ne lui en causa votre fils par la
brutale impudeur de son instinct... ou moi-même, par ma guerre déclarée.

--Ah! çà, mais il y eut donc un vrai complot?

--Le combat des séries diverses seulement, monsieur, ou le remuement
anguleux des carrés, si vous préférez. Hélas! nous n'avons pas ébréché
que l'abbé, mais aussi d'autres objets fort dignes, auxquels allait
notre respect. Il le fallait!

»On n'atteint pas l'âge que vous me voyez, monsieur, avec une pratique
quotidienne des misères, sans se former sur le meilleur bien humain
quelques idées un peu nettes. C'est à la plénitude de la vitalité que ma
vieille cervelle de physiologue l'a reconnu. De la beauté, de la santé
et de l'amour! Ah! monsieur! que vaut le reste du monde si vous en
retranchez cela? Et il faudrait avoir l'âme plus sèche que l'académie de
ces vénérables demoiselles qui passent ici, pour arrêter l'élan qui vous
incite à le répandre, ce meilleur bien, à le voir fleurir autour de soi.
Si ce n'est que par la guerre que j'y puis atteindre, vive la guerre! Je
heurte les angles de mon bien! gare! gare!... On résiste, on m'oppose
l'emboîtement serré des petits carrés d'alentour; petites conventions,
petite morale, petites amitiés, petite paix ensommeillée!... Mais vivre!
vivre! Vous oubliez donc de vivre? Quand donc vivrez-vous? Demain?
Quelle langue parlez-vous? Aujourd'hui! Voilà le mot humain. La vie,
c'est une proie qu'il faut saisir à la façon de la bête qui se précipite
sur la chair sanglante; c'est une substance qui se déchiquette à belles
dents... un peu féroces, oui; un peu féroces! Tant que du sang nous
coulera par les veines, vous n'empêcherez pas qu'il y ait en nous un peu
du fauve ou du guerrier dont les bonds ont de la beauté. Une beauté qui
se démode! Ta! ta! ta! Cela est prisé en amour; et voici quelque chose
que tous les hâbleurs n'ont pas réussi encore à démoder. Guerre donc! je
secoue mon carré; j'ébrèche, je blesse, je brise: tant pis! le meilleur
bien le veut!

»Monsieur, vous blâmerez peut-être une attitude qui vous paraît d'un
autre temps. Les temps sont beaucoup plus proches les uns des autres
qu'on ne le croit; l'histoire est la façon d'habiller diversement le
même homme.

--Le fait est, docteur, que je vous citerai des épisodes de nos séances
au conseil...

--Je vous dois raison, cher monsieur, de l'écorniflure que j'ai pu faire
à votre carré, où les demi-mesures s'inscrivaient, non sans élégance.
Voyant que votre fils, d'entre les bras d'un saint, se laissait toucher
de Vénus, et s'en trouvait incommodé, et aspirait du côté d'un parti
bien tranché, je ne lui refusai pas d'entrer dans le mien où il se
trouvait soulagé et constituait pour moi une recrue précieuse. Il y
apprit, sans s'en douter même, de la guerre le plus doux métier, et, à
nous deux, nous sauvâmes une créature de beauté qui s'en allait
s'étiolant. La guerre eut lieu pour elle... C'était notre Hélène, notre
bien!

Grandier caressait dans l'espace la figure évoquée de la jeune femme
belle et ressuscitée, et il y promenait son regard et son pouce, comme
un artiste heureux.

--Vous m'en voulez de sourire, docteur, dit M. de Jallais; mais le rire
est surprise, et votre oeuvre a tant de... singularité!...

--OEuvre! Qu'avez-vous dit, monsieur? Hélas! ce mot seul contient toute
l'ironie du monde, quand nous l'appliquons au pauvre résultat de notre
industrie, dans le but de nous étayer au moins sur ce peu d'orgueil dont
nous avons tant besoin! Que faisons-nous qu'aider misérablement la
nature? Qu'ai-je fait que défricher des broussailles, couper, arracher
çà et là, pour une plante étouffée qui me parut mériter de croître plus
que tout le reste? Je l'aurai vue, ma cognée à la main, épanouie en sa
toute beauté, le temps qu'on admire la jolie forme d'un nuage au coucher
du soleil.

--C'est qu'il faut bien que je vous enlève votre jeune héros...

--Cela était prévu. Septime fut le rayon chaud où la brise tint en
suspens le pollen qui fructifie. La poussière de vie déposée, le rayon
peut s'éteindre. Je ne crains même pas la douleur qui peut venir, car
cela encore est une surabondance de vie qui peut dévier tout à coup en
quelque ouvrage fécond. Non, non, je ne redoute que l'inertie. Et voici
Néans à l'humeur égale, Néans que vous voyez d'ici, monsieur, avec le
bleu de lac de ses toitures pareilles, Néans d'eau morte qui va
ensevelir mes belles passions soulevées. Ah! monsieur! voilà le plus
triste spectacle de l'existence, c'est Néans! La pauvre vie, les pauvres
gens, les pauvres usages, la mesquinerie de chaque heure qui sonne ici,
c'est de l'eau claire infiltrée dans les veines. Non! nulle douleur ne
subsistera ici, nul amour n'y eût vécu. Le souci du convenable, singerie
des vertus de la grande bourgeoisie d'antan, va nous reverser son
affadissement; nous allons bien dormir!

»Ah! ce que j'aimais le mieux ici, après ce que vous savez, c'était
l'abbé, mon pire ennemi, car il était grand par son âme ardente! Cher
abbé, noble victime de notre guerre, n'implorerez-vous pas contre cette
flaque de médiocrité la bonne colère de Dieu?

--Dieu, dit M. Lureau-Vélin qui s'approchait, c'est quelque chose comme
un monsieur fort bien élevé et de goût exquis, qui joue aux hommes et
aux émotions des hommes comme les fillettes font aux osselets, ou les
jongleurs aux boules d'ivoire, les mains jolies, soignées, ornées de
bagues, la raie bien faite et le sourire aux lèvres.

--Vous le faites donc à votre image? dit M. de Jallais flatteur.

--Comme tout le monde, en l'agrémentant un peu!

Grandier, sans rien dire, retrouva sa sérénité à regarder ce bel homme
habile et fort, et il réfléchissait avec un pincement de lèvre, un peu
cruel, à des opportunités singulières.

--Monsieur Lureau-Vélin, demanda-t-il, quand êtes-vous de Néans?

--Docteur, dans la huitaine, j'espère, si maître Durosay est
expéditif... Mais qui donc, s'il vous plaît, se tient sur vos talons?

Le docteur comprit, sans se détourner, et il prononça tout haut:

--C'est mademoiselle Hubertine la Hotte qui attend la fin de notre
conversation pour demander à son bon docteur une petite consultation
amicale...

Et se tournant vers M. de Jallais:

--Tout Néans nous écoutait.




XXXI


MM. de Jallais, père et fils, vinrent aux Veulottes, à la tombée du
jour, pour un dîner d'adieu.

Il y avait entre eux une grande gêne, à cause de ce qu'ils portaient en
commun, et qui les brûlait davantage à mesure qu'ils approchaient de
madame Durosay. À la vérité, le conseiller général y eût éprouvé une
émotion sans amertume, si le moral de Septime n'eût été si profondément
affecté. Décidément, ce garçon avait pris «l'aventure» tout à fait au
sérieux. Était-ce à trouver une pareille figure que la lettre, un
tantinet gaillarde, narrant l'épisode du Mont-Revard, avait préparé le
pauvre papa? Hélas! la forfanterie qui suit la première heure d'amour,
se peut-elle donc ainsi muer, en un temps si court!

--Allons, gros bêta! tenons-nous, sacrebleu! disait M. de Jallais le
long de la route. Et il eût été heureux de causer «à coeur ouvert» avec
ce «grand vilain garnement».

Septime, pour qui cette entrevue dernière était un supplice, avait
retenu son père toute la journée, aux préparatifs du départ; il avait
refusé la voiture, mise à leur disposition, et fait annoncer qu'il
préférait se rendre à pied à la campagne. Et ils avaient quitté Néans le
plus tard possible.

Ils cheminaient côte à côte. Le coeur de Septime avait trop besoin de
s'ouvrir pour le pouvoir faire aisément et toute parole lui était
douloureuse comme un contact sur une plaie. M. de Jallais sifflotait.
Septime attendait qu'apparut l'épais bouquet d'arbres où la maison des
Veulottes se cachait. Il apparut à une distance de deux kilomètres sur
la pente d'une colline et dans l'instant même que la route pénétrait sur
la terre de Saint-Pont.

Septime tendit la main vers la touffe de verdure lointaine, isolée dans
le reste de la campagne insignifiante, et qui contenait le monde, et, la
désignant à son père, il dit:

--C'est là.

--Ah! fit M. de Jallais.

--Et ici, continua Septime qui éprouvait une espèce de volupté à se
faire mal, ici, c'est Saint-Pont...

--Ah!

Et ils continuèrent de marcher en silence, puis M. de Jallais reprit:

--Qu'est-ce que c'est que Saint-Pont?

On voyait le château au bout d'une longue allée d'acacias centenaires:
un fort et honnête corps de logis aux fenêtres à meneaux, flanqué de
deux gros pavillons aux longs toits moussus; des pigeonniers en pointe,
une chapelle. Un homme, d'assez maigre apparence, dont la figure était
bonne et dont les yeux, extrêmement clairs, semblaient perdus en songe,
tournait l'allée précisément.

--Saint-Pont, dit Septime, c'est la terre de ce monsieur-là qui est le
comte de Thérouette et ruiné en bonnes oeuvres, et ce sera la semaine
prochaine celle de monsieur Lureau-Vélin qui est riche et très comme il
faut. Il paraît que voilà trois siècles qu'il y a des Thérouette là
dedans...

--Et il vend!...

--On le vend. Tu vois bien que ce n'est pas lui; tiens, il s'en va en
chantonnant du côté de ses vieux murs, il n'a pas l'air de se douter
qu'il n'est plus chez lui.

--C'est bien triste...

--Monsieur Grandier dit: «Tant pis pour les maladroits!»

--Monsieur Grandier!... fit M. de Jallais, souriant d'abord, puis
pensif.

Il n'osa pas parler de l'homme étrange qui lui était apparu la veille,
en la personne du docteur Grandier, c'était effleurer trop le sujet
brûlant. La route devenait montueuse; on ralentissait le pas; le besoin
de parler lui fit dire:

--Ce monsieur Lureau-Vélin est très bien.

--Très bien! confirma Septime.

Et le jeune homme éprouva tout à coup que parler de cet homme lui était
un soulagement indirect, un épanchement biaisé, imprévu. Il partit d'un
bond, dit tout ce qu'il savait de lui, raconta toutes les circonstances
où il l'avait approché ou seulement aperçu. Il l'admirait constamment;
faisait en tous points son éloge, avec une insistance où l'on sentait la
conviction sincère, la complète séduction d'un jeune homme ardent par un
homme accompli. Et ainsi, il savourait, avec chaque parole élogieuse, sa
sourde haine immaîtrisable. Il lui semblait que, par un petit canal
insoupçonné, la chose qui l'étouffait et qu'il ne pouvait dire,
s'écoulait lentement, d'un mince filet âcre et continu qu'il ne pouvait
plus se résoudre à interrompre. Il parlait, parlait avec volubilité. Il
analysait avec la finesse inconsciente des passionnés l'effet produit
sur lui par une rencontre avec cet homme. Sa prestance élégante, de loin
d'abord, la noblesse de sa figure virile; le prestige de sa haute taille
et de ses membres forts; son abord aimable et poli, sans nulle
affectation; son intelligence ouverte, agile et répandue, et quelque
chose enfin qui faisait de lui celui que l'on voudrait être. Il avait
toujours gagné à le voir, à l'entendre, à le fréquenter, ne fût-ce que
quelques minutes. Rien ne hausse et ne parachève aussi promptement un
jeune homme que la vue nette du type qu'il se propose de réaliser.
Chaque approche de cet homme attirait Septime vers son avenir, le
formait en le mûrissant et lui épargnait les lentes hésitations du
modelage de soi selon le type purement idéal, à quoi beaucoup de la
jeunesse d'aujourd'hui, si éprise d'originalité, se perd. Et combien
d'occasions il avait eues, Seigneur! de recevoir de M. Lureau-Vélin la
force et la grâce virile qu'il se souhaitait! Récapitulant, il le
trouvait partout, depuis l'instant même de la venue au jour de son
intense vie amoureuse, depuis l'instant où il avait commencé de voir
clair dans son coeur, cet être attirant et obscurément ennemi lui était
apparu à toute encoignure, à tout détour de chemin et jusque même,--une
fois, effroyablement!--jusque dans les bras de l'aimée: comme l'ombre
même de l'amour. Grandier avait donc encore raison lorsqu'il disait que
l'amour est fait de soleil et de nuit, aussi irréparablement liés que
dans la vie astronomique. Cet être était la nuit conseillère féconde et
terrifiante aussi. C'était lui qui avait exalté, par ses belles paroles,
les deux amants timides, le soir de la montée à la Chartreuse; c'était
lui dont la conversation badine et paradoxale, pareille aux jeux falots
de la lune sur le grand Som et le pignon pointu, lui avait révélé le
fond luxurieux de l'amour et l'ironie dont il est fardé, comme un
pierrot! C'était lui qui, le piquant de jalousie, un moment, avait porté
sa passion à l'aigu; à lui il devait ses pires douleurs bienheureuses.
Enfin, il était la nuit profondément noire de l'avenir, avec sa terre
de Saint-Pont qu'un fossé séparait des Veulottes, où une fatalité bien
extraordinaire l'avait amené. Et cette nuit d'avenir, qui savait si ce
n'était pas celle qui tombait, déjà! avec les bleus glacés qui se
ternissaient là-bas, au bout de la route, à l'opposé du couchant? Qui
savait ce qu'il y avait au juste, depuis le dernier regard échangé,
l'avant-veille, avec la jeune femme, et où il avait senti ses yeux
morts pour lui? Il haïssait éperdument, dans la mesure qu'il admirait
et qu'il aimait; et ses paroles enthousiastes versaient dans le sein
paternel le mince filet continu de fiel.

M. de Jallais ahuri attribuait cette excitation à l'approche des
Veulottes, dont on s'apprêtait en s'époussetant avec son mouchoir, à
pousser la grille d'entrée.

L'été torride avait semé le feuillage des tilleuls dans la grande allée
d'arrivée. Septembre était, cette année-ci, de plein automne. Ces
messieurs montèrent l'avenue sombre parmi l'odeur et le menu bruit des
feuilles sèches.

--Madame? dit la Grand'Jeannette, en heurtant les croûtes dorées de son
front, en signe d'humeur médiocre, l'est p't'êt' ben là; allez don'voir!
verrez ben!

Puis, la figure de Septime, lui revenant tout à coup, elle s'attendrit.

--Ah! pauv' cher mignon! faut-i! faut-i! l'est donc parti, c'bon m'sieu
l'abbé? l'est don'enterré d'hier, qu'i disent, c'est-i ben vrai Dieu
possible? Oh! l'cher homme du bon Dieu!

Et comme ces messieurs s'engageaient dans le petit sentier couvert qui
conduit à l'entrée de la maison bourgeoise, sa voix dolente les
accompagna jusqu'au premier détour. Et elle recommença de bougonner:

--C'est les bons qui s'en vont!... Et à c't'heure qui qu'c'est qu'tout
ça: des vieux, des jeunes, sans compter c'tila à la barbe que j'y
donnerais pas pour sûr l'bon Dieu sans confession! qu'ça vient pardi
danser la pirouette alentour de madame... ça n'vaut ren! ça n'vaut ren!

Il n'y avait personne dans le vestibule ni dans le salon. M. de Jallais,
fatigué, s'assit. Mais Septime ne put tenir en place.

--C'est bon! c'est bon! je vais faire un tour de jardin.

C'était l'heure du crépuscule d'automne. Le soleil disparu laissait
errer des orangés mourants sur les feuilles jaunissantes, la verdure des
pins s'endeuillait autour des troncs violets et roses, et des vignes
vierges parasites empourpraient l'épais duvet gris des houppes des
baguenaudiers.

Septime traversa la pelouse où Lespingrelet avait dansé. L'herbe s'était
redressée sur le tertre aplani; quelques fleurs de trèfle le parsemaient
d'incarnat: des touffes de luzerne formaient des taches sombres. Il
s'arrêta sous la charmille où il s'était étendu à regarder durant la
chute du jour, un bout de bottine, le bord d'une robe à grands carreaux
rouges, et l'ombre croissante des arbres. L'heure était la même, mais
toutes les choses plus paresseuses, et vieillies, déjà reposées. Quand
il fut certain de l'endroit, de la place même où elle avait été assise,
il se baissa vers le sol comme pour le baiser; mais il crut défaillir,
et demeura là.

La terre exhalait des odeurs plus fortes: toute la nature mûrie
embaumait du parfum du fruit. L'or des feuillages avait, aux yeux, des
caresses plus chaudes, et certaines lueurs, sur les ormes et sur les
platanes, jusque même en expirant brûlaient.

Septime revécut à cette place et malgré lui les prémices délicates de
son amour. Mais elles lui parurent, en ce cadre d'or rutilant, mesquines
ou ridicules. Les pauvres désirs à peine osés, les tendres nuances d'une
passion qui s'ignore, tout cela était misérable et lointain. Les grands
malaises pour une attitude ou pour un mot un peu gauches, les anxiétés
sourdes, sans raison, toute la rumeur tumultueuse d'une inconscience
fatiguée d'ombre et qui s'efforce vers la lumière: autant de jeux
puérils, de petites terreurs de bébé, au prix de la douleur d'homme
aujourd'hui franchement éclatée, comme, à côté de lui, ces grenades au
coeur sanglant!

Les bruits mêmes qui lui vinrent, extrêmement nets et clairs dans la
limpidité du silence, lui semblèrent comme lui, haussés en gravité.
Toute la nature parlait d'une voix mâle; un pouls solide battait à
chaque chose respirante, sous la forte caresse de ce ciel pâmé et
mourant déjà peut-être d'avoir atteint tout le possible de beauté.

Lorsque le ciel haleta, que les souffles légers de son agonie passèrent
en frissons parmi les feuillages et que l'on toucha la nuit, un effréné
désir monta de la terre. Septime crut voir son coeur parmi toutes les
choses soulevées. On distinguait très bien l'odeur du sol, celle des
pins, des tamaris, celle des floches, entêtante, et qui ne couvrait pas
cependant le parfum plus délicat des roses. Les arbres, les fleurs et ce
jeune homme palpitaient en cette minute unique du jour, minute
d'angoisse et de volupté mêlées, l'incomparable instant de l'amour!

Septime se releva; il ne supportait plus la rêverie inerte; toutes ses
jeunes ardeurs mûries se condensaient en un désir impérieux, brutal et
pressé: le désir d'embrasser une fois encore, une fois suprême, la
bien-aimée, d'écraser ses lèvres sur quelque endroit de sa chair et de
crier, de hurler, de toute la force de ses poumons: «J'aime! j'aime!»
parmi les ors éteints de cet automne passionné.

Il marcha, puis se mit à courir au hasard sous le couvert des allées
assombries et dans la taquinerie chuchotante des feuilles sèches. Le
petit bruit vieillot, bruit de bonne femme, à ses pieds, l'énervait. Il
eut le ressouvenir de la jolie peur qu'elle avait eue là-dessous...
Arrivé au pont de bois qui traverse le cours d'eau, il retint son pas,
ayant l'idée tout à coup qu'elle était peut-être au jardin et qu'il la
pourrait surprendre.

Il était arrêté et regardait de loin, parmi l'obscurité tombée, la
flaque un peu plus claire de l'étang taché de nénuphars mélancoliques.
Qui sait? elle était venue, peut-être, ce soir, jusqu'au potager en
souvenir d'un autre soir!... Elle errait, dans l'ombre, peut-être, en
compagnie de sa mémoire ornée de tendres images, et il fallait peut-être
rencontrer dans cette allée de lavandes, interminable et droite, où, de
gaucherie juvénile et de soir embaumé, avait été conçu son amour! Pour
une telle rencontre, et pour un baiser, il sacrifiait le reste des jours
à venir. Qu'elle s'enfonçât, qu'elle se perdît dans la nuit ou dans le
vide, après cela, la belle allée odorante de sa passion! Que le vertige
un moment senti autrefois, le long de ses lignes rigides et sans fin,
pour un mot qui fuyait, le reprît et l'anéantît, cette fois, pour un
lendemain qui se refusait! pourvu qu'il approchât l'être adoré dans un
pareil cadre d'émotion!

Il traversa le pont sur la pointe des pieds, comme s'il était certain
qu'elle fût là. Il était naïf et charmant, en sa précaution amoureuse.
Il souriait. Il oubliait tout, encore une fois, pour le court instant
qui allait être. Dès qu'il l'apercevrait, il lui sauterait au cou, et
dans l'unique morsure qu'il lui ferait aux lèvres, il mangerait tout
l'avenir. Oui, quelle qu'elle fût, quelle que fût sa pensée, à elle! il
ne la voulait ni interroger, ni connaître, il était las de ces sondages
vains et pénibles; de ces trop sottes interprétations d'un geste ou d'un
regard où il s'était déjà trompé souvent; il ne voulait pas empoisonner
sa dernière minute. Ses lèvres s'entr'ouvraient et il happait seulement
la lèvre aimée.

L'ombre s'épaississait; des souffles frais passèrent; il sentit l'odeur
fadasse de l'étang; des noyers gaulés secouèrent le reste de leurs
feuilles.

Il écouta; il s'impatienta contre ce souffle qui n'en finissait pas et
semblait couvrir un bruit de paroles! Il se trompait. Mais non,
cependant. Des paroles! elle n'était pas seule; tout était perdu; il ne
la baiserait jamais plus! Mon Dieu! quelle sottise d'avoir espéré la
trouver seule!... Des paroles! mais venaient-elles d'elle, seulement?
Qui donc affirmait qu'elle fût là? Qui? mais l'évidence, une de ces
certitudes qui s'imposent tout d'une pièce, contre quoi le moindre doute
est grotesque. Elle était là.

Soudain, une forme grêle et aux mouvements disloqués remua à la porte de
la resserre aux outils et Septime entendit la voix contenue de
Lespingrelet qui soufflait:

--C'est-i p't'êtr' que vous cherchez mam' Durosay, m'sieu Septime? la
dérangez donc point; l'est en conférence...

--Ce n'est pas vrai! fit Septime brutalement, irrité de cette
affectation discrète et d'une subite terreur qui l'empoigna aux tempes
et le glaça tout entier.

--À vot'aise! mais je veux ben qu'la cloche me tombe sur l'occiput au
premier coup de l'Angelus du matin, si ce n'est pas vrai qu'v'là
mam'Durosay dans l'allée des lavandes à s'causer avec vot'monsieur...

--C'est bon! dit Septime, de la même façon qu'il eût cinglé, d'un coup
de cravache, le visage de quelqu'un.

--Après ça!... fit le jardinier-sacristain, en soulevant ses épaules et
s'éloignant avec des gestes d'araignée; et il se retourna, déjà enfoncé
dans l'ombre, pour ajouter en manière de bonsoir:

--_Benedicat vos!..._

Septime fut lâche. Il éprouva parfaitement qu'il se méprisait pour ce
qu'il allait faire. Mais ce n'est pas pour les satisfactions de
l'orgueil que l'on sert le dieu Amour; et quel bas service n'est anobli
par cela seul qu'il est du dieu? Le pauvre enfant voulut surprendre les
paroles que sa maîtresse versait si près de l'oreille de son ennemi,
dans le délice du soir parfumé par l'odeur des fruits. Il rampa derrière
les poiriers; il dérangeait des branches lourdes, et des poires
tombaient, exhalant du musc. Il s'empêtra dans des plants de thym et
faillit mordre en tombant leur petite feuillure odorante; il approchait
des lavandes et reçut d'elles une pleine bouffée de l'heure ancienne.
Mêlée si nettement à l'heure présente, virile et tragique, elle le
grisa. Il ignora complètement ce qu'il allait faire. Et il continuait
d'avancer en rampant, comme une bête nocturne, sous les branches basses
qui lui heurtaient la bouche avec la chair de leurs fruits, tendue
ironiquement, pareille à celles de belles filles offertes par une nuit
amoureuse.

Il aperçut les deux ombres côte à côte. Elles marchaient proches et
séparées. Il les vit avec une grande netteté malgré l'ombre. Elles
étaient grandes, sveltes et pleines cependant, fortes et élégantes,
harmonisées parfaitement. M. Lureau-Vélin était nu-tête, comme s'il fût
sorti pour faire trois pas devant le perron. Elle, avait passé sur ses
cheveux une mantille de dentelles. Il y avait en ce moment, entre eux,
une minute de silence. Septime entendit leur respiration. Et dans le
même instant, le tic tac de la charrette dans la campagne, au loin, fut
perceptible. Était-il fou? Était-ce la minute d'angoisse d'autrefois qui
durait? Se voyait-il? Était-ce lui le bel homme fort qui se tenait à
côté de la jeune femme et cherchait sans doute le mot qui va charmer, le
mot impossible en quoi tout l'embrasement d'une âme et d'une chair se
révèle? Était-ce de l'avant-dernier instant que datait seulement le
vertige de la longue, longue, interminable allée, et qui l'avait torturé
comme un de ces cauchemars sans fin dont la durée réelle est, dit-on, si
brève? Il ne pensait plus à éviter le bruit, dans son avancée dans la
terre et les feuilles. Même une ombre se détourna, et quelqu'un dit à
voix basse:

--Ce n'est rien, il fait un peu d'air et les feuilles sont déjà
séchées...

Pourquoi le ton bas de cette voix le tortura-t-il particulièrement? À
quoi bon parler bas pour dire cela?

M. Lureau-Vélin reprit:

--J'aime ces feuilles d'or, ce n'est pas triste comme on le dit; ni
l'automne, ni l'hiver ne sont tristes, et la nature n'est jamais
désolée: ce sont les âmes un peu bébêtes qui ont des larmoiements à
revendre, et...

--Ah! je sais que vous n'aimez pas les larmes: vous vous êtes moqué de
moi... oui, oui, dans le wagon, parce que vous m'avez vue pleurer.

--Je ne me suis jamais moqué de vous, j'ai regretté un moment où vous
étiez moins belle...

--Oh!...

Et elle reprit presque aussitôt:

--Cependant... certaines douleurs, des chagrins...

Il la coupa, ardent et pressé:

--Il ne faut pas que vous ayez de douleurs ni de chagrins!

Septime comprit d'instinct que cette phrase, banale en soi, était tout,
contenait tout, et qu'aucun mot n'était nécessaire maintenant pour
achever ce que le ton dont elle avait été dite signifiait. Les mots ne
sont que de la misère; l'âme parle par des mouvements et par des
intonations. Cela avait été prononcé haut, tout à coup, écrasant tous
les chuchotements antérieurs; cela avait été brûlant, énergique,
autoritaire, enveloppant et tendrement caressant à la fois; cela
signifiait un homme qui surgit d'un bond, si fort, si maître, si capable
en effet d'écarter ou de briser ce qu'il voulait épargner à un être
choisi, que la pauvre créature qui se sent la protégée, l'élue d'une
telle puissance, est aussi l'esclave immédiate, la petite bête domptée.
De même que Septime avait subi l'étrange séduction de cet homme, il
était certain qu'à cette heure, elle la subissait, qu'elle ne pouvait
s'y soustraire. Il ne l'aima pas moins, il l'eût aimée alors même qu'il
l'eût vue se donner tout entière: il aimait à ce point, où l'amour ayant
atteint quelque chose de surhumain à force de passion, ne peut plus être
blessé. Son coeur n'offrait plus de place à la haine; il ne pensa même
pas à détester la hardiesse de son rival. Une demi-heure auparavant, il
le maudissait sans raison; la raison venue, il oubliait de lui cracher à
la face. Il s'avançait seulement toujours, absent de soi, mû par une
force obscure qui poussait tout son être amoureux vers l'objet d'amour,
sottement, stupidement, selon la raison humaine, magnifiquement
peut-être, selon quelque ordre ignoré, comme les noctuelles attirées
viennent à la lumière mourir.

Tout le soir frissonnait d'aise et de beauté. La terre chantait et
exhalait son haleine de baumes ensorceleurs et légers. La grande ombre
de M. Lureau-Vélin se pencha, et Septime l'entendit murmurer:

--Je vous aime!

La jeune femme eut une commotion assez violente; il y eut un peu de
silence; puis elle soupira profondément; elle porta la main à ses yeux;
elle soupçonna sans doute que la forte poitrine virile déjà s'avançait
la recevoir; et elle y tomba.

--Pourquoi mentir ou jouer? dit-elle, c'est vous que j'attendais de tout
temps...

Elle sentait l'évolution de sa chair aboutir à cet épanouissement où
l'âme, enfin équilibrée, se mêle et illumine et sublimise toute chose.
Comblée, ravie, elle soupira:

--Je vis! je vis!

La cloche tinta, pour l'heure du dîner. Ils se désenlacèrent.

Septime était planté, tout droit, devant eux, les yeux larges et fixes,
et ils auraient pu sentir la chaleur de son souffle.




XXXII


Le plus sot fut ce malheureux enfant. M. Lureau-Vélin et la jeune femme
étaient à un de ces moments qui réduisent à la plus infime mesquinerie
toute intervention étrangère quel que soit le droit ou la prétention sur
quoi elle se fonde. Quelques personnes demeurent encore aujourd'hui
rebelles à saisir l'opportunité de l'attitude de matamore que l'on aime
à prêter à l'homme qui surprend la trahison amoureuse. Et elles ont
raison. Le vainqueur en amour triomphe sur tout.

M. Lureau-Vélin se retint de faire observer au jeune homme qu'il le
trouvait mal élevé, et il parla immédiatement comme si de rien n'était.
On parcourut l'allée de lavandes et l'on gagnait lentement la maison
durant que la cloche continuait à tinter. Madame Durosay elle-même
prononça quelques paroles. Si elle était émue, il ne paraissait pas que
ce fût d'accablement.

Cette fois, les jambes de Septime vacillèrent. Il se sentit la bouche
pleine d'amertume; le coeur lui tourna, il demeura un peu en arrière,
et, comme on allait atteindre le petit pont de bois, il s'affaissa
contre un massif épais de lilas et de lauriers-cerises. Il écouta le
bruit des pas sur le pont; distingua, sépara les pas de l'un et de
l'autre des deux êtres qui s'en allaient. Ce bruit, en son
étourdissement, lui parut immense, solennel et grave; quelque chose
comme, à un Jugement dernier, le dos tourné du Seigneur s'en allant de
vous, définitivement. Il eut la force de les suivre encore du regard,
dans l'obscurité; il espérait, sans savoir pourquoi, qu'ils
regarderaient en arrière. Mais ils ne se retournèrent même pas.

Il se sentit tout froid et tout pâle, avec les tempes emperlées de fines
gouttelettes de rosée glacée. Il était si jeune encore que le désir de
secours, souhaité à sa défaillance, ne fut qu'un désir de tendresse. Il
eût dit, comme les fillettes en danger: «Maman!» si ce cri, dont il ne
faut pas rire, n'eût été éteint, dès sa première jeunesse, dans sa
gorge. Il en appelait l'équivalent, sans le trouver. Tendresse!
tendresse! gestes féminins et ronds dont la vue fait pleurer! chose
tiède et molle, et d'essence forte cependant, qui calme et ravive! Elle
ne prenait pour lui le nom d'aucun être vivant, nulle forme humaine, en
sa mémoire, n'incarnait ce divin charme, ce baume miraculeux, nulle
forme, hormis celle--quelques heures trop belles,--celle qui s'en allait
à présent de lui, sans se retourner, sans avoir pris garde qu'il avait
été là et même qu'il l'avait outragée en son expansion nouvelle! Il
poussa seulement un cri faible et anonyme, qui n'eut aucun écho dans ce
désert sentimental. Et, un court instant, il perdit connaissance.

Le clapotis et l'odeur de l'eau l'affectèrent dès le réveil de sa
conscience. Ce petit chuchotement monotone l'exaspéra en même temps que
la saveur fade qui montait des vases de l'étang lui donnait des nausées.
Il s'imagina que sans cette eau, il percevrait encore le bruit des pas
des amants sur les feuilles mortes et les brindilles de bois sec. Il se
coucha, prêta l'oreille avec une attention ardente, comme s'il n'eût
plus rien désiré que cela, distinguer encore le bruit de ces pas! Il en
eût été comblé! Il pensa à se relever et à courir. Mais, outre qu'il se
trouvait harassé, quelque chose lui présentait ce cours d'eau comme la
limite qu'il ne franchirait plus, comme un obstacle définitif entre
l'objet de son amour et lui. En effet, il éprouvait le besoin que
quelque chose de matériel vînt confirmer d'une façon brutale
l'impossibilité morale trop évidente d'affronter de nouveau les deux
êtres dont il avait chauffé le baiser de son haleine. Il rampa sur
l'herbe humide, et il était, au bord de l'étang, le torse, le cou, le
nez, l'oeil et l'oreille tendus, comme un fauve, vers la clairière,
qu'il savait s'étendre de l'autre bord jusqu'à la maison, et où, s'il
eût fait moins obscur, il eût peut-être encore reconnu des silhouettes,
perçu le mouvement d'un corps. Et, n'entendant, ne voyant rien, il
imagina qu'il entendait et voyait encore; il s'hallucinait par un effort
fatigant et il se condamnait à épier perpétuellement les gestes elles
paroles de ces deux images heureuses que sa présence, son regard ni son
souffle ne pouvaient troubler.

Il s'exténuait. Il lui parut qu'il avait vécu des semaines depuis le
coucher du soleil, tant les émotions se succédaient en intensité. Tout
cela se passait en de brefs instants. Il crut qu'il allait encore une
fois défaillir. Mais sa faiblesse se traduisit par une pesante montée de
larmes qui l'allait peut-être sauver. Le silence, la nuit et le contact
de l'herbe refroidie l'environnèrent du terrifiant appareil de la
solitude, une torture non abolie, affreuse aux âmes tendres qui ne sont
pas suffisamment trempées de pensée. Pas un être aux environs de sa vie
morale! Et pis! Pas un être n'avait été jamais pour lui celui qu'on
cherche, celui qu'il faut. Cette femme le trahissait; l'abbé lui avait
été une sorte de tuteur, mais trop sec, ou tout à coup onctueux, mais
mal à propos, à la façon qu'est pour un jeune cep délicat ces échalas de
pins à écorce rude et çà et là gluants et collants de filaments
résineux. M. Grandier l'effrayait par sa philosophie. Ces constatations
passaient à l'état très vague en son cerveau surexcité; l'heure nocturne
amplifiait son malheur. Il dépassa les limites de la raison. Il se crut
un être voué de tout temps à la réprobation. Son vice était d'être trop
épris, trop ému. Il ne trouvait pas où loger cette surabondance. Il n'y
avait pas de place pour lui dans la vie. On voyait tous les autres
s'emboîter assez bien; ils ne paraissaient ni trop grands, ni trop
gauches, ni trop boiteux. Lui, à chaque instant, était blessé ou
blessait; il n'était pas né viable, devait produire l'effet d'un
monstre. Sa gorge se contractait et ses yeux brûlaient, il attendait le
spasme de sanglots qui avortaient. Il les implorait comme le leurre
d'une caresse. Sa nature de voluptueux rejaillissait en ce désir dernier
d'expansion, et il en prévoyait le charme avec une acuité étonnante. Il
était impatient de l'instant où la douleur serait si abondante qu'il ne
pourrait manquer de suffoquer. Qui donc lui avait dit que les larmes
viennent au solitaire comme de douces personnes amies dont les belles
mains promenées sur le visage signifient: quelqu'un est là! quelqu'un
est là! On n'est plus seul dès qu'on pleure. Les larmes n'aboutissaient
pas.

Une porte qui donnait sur les champs fut poussée, à quelque cent mètres,
et Septime reconnut les voix du docteur et de M. Durosay. Ces messieurs
rentraient un peu en retard d'une excursion dans la campagne. Ce fut une
réapparition soudaine de la vie d'antan que le pauvre garçon brûlé de
fièvre, et qui vivait des temps en chaque minute, s'était formé déjà à
considérer dans un reculement profond. Il en perdit l'exaltation de sa
douleur et fut ramené au point de la réalité, ce qui fut pire. En
entendant ces messieurs partir d'un vaste éclat de rire, durant qu'ils
refermaient la porte des champs, il résolut de mourir, et là, tout de
suite. S'il ne s'exécutait pas aussitôt, c'était que la mort, qu'il
n'avait jamais envisagée véritablement, l'épouvantait tout à coup.

--Mon cher ami, disait M. Grandier, l'histoire des grandes actions est
celle de l'écrasement des scrupules. Nous ne voyons pas, dans les
annales du genre humain, d'homme à conscience timorée qui fasse à peu
près bonne figure; en revanche...

Les paroles se perdaient pour Septime, lorsque ces messieurs, qui
s'approchaient lentement, passaient derrière les branchages épais de
cytises plantés le long de l'allée.

--... Votre monsieur de Thérouette est à bas, par la force des choses;
le bateau qui ne sait pas régler sa voilure au temps qu'il fait est
destiné à périr; ainsi se trient, s'assimilent ou s'éliminent dans
l'estomac les aliments selon le corps qu'il faut nourrir. Soyez donc
avec les choses qui ont la force, ou même et mieux, faites-les, si vous
avez l'intelligence d'en découvrir le sens...

M. Durosay riait avec toute sa bonhomie naturelle à quoi s'ajoutait la
ronde jovialité d'une «belle affaire» accomplie. Grandier, qui
découvrait dans la «force des choses» une collaboration singulière à son
oeuvre, se montait, s'échauffait, de peur d'être obligé de constater
qu'elles allaient peut-être au delà... De sorte que Septime entendit
l'éloge de M. Lureau-Vélin, acquéreur de Saint-Pont, éloge aussi
dithyrambique qu'il l'avait composé tantôt lui-même. Ce M. Lureau-Vélin
avait la chance d'être exalté pour les motifs aussi divers
qu'indépendants de lui. Au fond Grandier se fût contenté que madame
Durosay fût ressuscitée et eût connu l'amour aux lèvres de ce jeune
homme anodin qui allait partir demain en laissant derrière soi la
traînée d'un parfum efficace. Mais les choses en décidaient autrement.
Une page, peut-être un peu légèrement parcourue au livre de sa
philosophie, s'offrait aujourd'hui en évidence aux yeux du docteur
Grandier, et il y était traité de la perpétuité et de l'amplitude
croissante du mouvement qui suit l'impulsion, dans le domaine moral.
Mais il s'entraînait à approuver cette loi et à en bénir l'application.
Et il touchait le cynisme en sa façon d'en parler à M. Durosay.

--Vous installez à votre porte cet homme charmant, capable par son
esprit et par son seul aspect de donner le goût de la vie et de la
lumière à notre pauvre taupinière de Néans... Ce que les Veulottes ont
d'un peu rustique, d'un peu «soupe aux choux», hein? comment dirai-je?
Cela était bon autrefois, mais à présent que nous avons une petite
femme qui se porte bien, sacrédié! qui va aimer le mouvement, la
distraction... eh! aïe donc! dame! dame!...

»Eh bien! ce que les Veulottes n'offrent pas à madame Durosay, grâce à
vos excellentes relations, vous le trouvez à Saint-Pont qui, retapé,
vous aura, par le diable! une belle allure. Savez-vous que ce monsieur
Lureau-Vélin est de taille à nous organiser ici un petit Versailles, un
petit Chantilly!...

Ces messieurs passaient à ce moment sur le pont tout retentissant
encore, pour Septime, des pas de la bien-aimée perdue. Il sembla au
malheureux, qui se penchait vers la mort, que son épiderme se
prolongeait jusqu'à ce bois sonore et qu'on lui marchait lourdement sur
ses plaies. Les paroles du docteur l'approchaient, mieux que sa volonté,
vers la nappe d'eau morne et unie que les feuilles plates des nénuphars
tachetaient, dans l'ombre, de grands yeux stupides.

Lorsque ces messieurs, ayant franchi le pont, et s'étant engagés dans la
petite allée couverte, s'enfoncèrent dans la nuit, tout ce qui, aux yeux
de Septime, avait été une image de la vie, un exemplaire d'humanité, se
trouva être ou bien mort ou bien disparu dans ce trou d'ombre par où il
lui semblait que l'on s'éloignait de lui irrémédiablement, les attitudes
et les paroles de ceux qui s'en étaient allés par là ce soir le
marquaient assez.

Le docteur continuait de discourir. Il cherchait, selon sa coutume, à se
résumer avant d'atteindre la maison.

--Voyez-vous bien, mon cher Durosay, disait-il, le secret de
l'existence, c'est que, de même qu'il faut prendre femme, il faut
chausser une idée... plantureuse et de belle entournure, n'est-ce pas?
en tous points comparable à la demoiselle de bonne famille que vous
choisissez capable de vous mettre en goût chaque jour, d'orner votre nom
et de contenir votre survivance dans ses flancs. Après cela, la félicité
et le succès sont attachés à une constance imperturbable. Cultivez votre
épouse et votre marotte, uniquement, durablement, jusqu'à l'extinction
de vos feux. Une des dernières choses captivantes, en notre temps
individualiste, est peut-être de voir jusqu'où un homme seul et patient
peut aller. Pousser à bout!... Dieu sait ce que les extrêmes
contiennent, et ce à quoi tant de timides ont failli?...

--Écoutez donc! fit brusquement M. Durosay. N'avez-vous pas entendu?

--Moi, pas du tout!... Tenez! savez-vous justement notre grand défaut?
C'est la badauderie. Nous ne pouvons pas faire trois pas sans être
arrêtés. Le Français est un homme qui a entrevu la huitième merveille et
qui la manque parce qu'il faut qu'il assiste à un fait divers... Il
conçoit, il s'élance; mais sa pensée est tout de suite amollie par de
petits attendrissements...

--Mais, docteur, je vous affirme, il y a eu un bruit dans l'eau; je ne
sais pas si on n'a pas crié!...

--Allons donc!... Où ça?... à l'étang? Courons-y!...

Ils se précipitèrent. Les bords de la pièce d'eau étaient déserts; deux
troncs de saules anciens, plus noirs que la nuit, heurtaient leur chef
chauve et bosselé d'un air de confidence. L'approche bruyante des pas ne
dérangea pas les grenouilles; ces messieurs dirent ensemble:

--Les grenouilles sont toutes à l'eau; il y a eu évidemment quelque
chose.

Et pendant que Grandier, se penchant à plat ventre, observait quelques
ondes concentriques alentour d'un léger remous, M. Durosay écrasait du
pied un chapeau de paille qu'il reconnut. Il n'osa pas prononcer le nom
du malheureux, mais il frappait l'épaule du docteur avec le chapeau.
Grandier se redressa d'un bond, jeta sa veste et fut à l'eau.

--Prenez garde, fit M. Durosay, vous n'avez pas pied!...

Et il criait vers la maison, les mains en cornet sur la bouche:

--Au secours! au secours!... de la lumière!

Lespingrelet fut le premier qui accourut, clopin-clopant sur ses jambes
torses, tenant une lanterne à la main. Il aperçut M. Durosay penché sur
l'étang, mit les bras en croix et prononça:

--_Miserere mei Dominus!_

Puis ce fut M. Lureau-Vélin qui se dévêtit aussitôt pour seconder au
besoin le docteur qui avait fait déjà plusieurs plongeons inutiles.
Lespingrelet disait la profondeur du bassin qu'il avait contribué à
creuser, et le temps qu'on y avait mis. Madame Durosay arriva, pâle et
décomposée; cependant la vue de son mari sain et sauf lui fit du bien.
Quand elle vit M. Grandier émerger tout à coup, tenant serré sur sa
poitrine quelque chose de pesant et inerte qui avait la tête de Septime,
blanche et confondue parmi la barbe ruisselante du sauveteur, elle
poussa un cri et fût tombée, sans le secours agile de M. Lureau-Vélin.
Enfin, ce fut M. de Jallais qui courait mal, et comprenant tout,
soudain, à la façon dont on le regarda, s'écria un peu naïvement:

--Je m'en doutais! je m'en doutais!

--Vous auriez bien dû nous avertir, fit quelqu'un.

Le pauvre homme perdait complètement la tête.

Il y avait un grand effarement autour de l'unique lumière. Grandier, que
l'on couvrait de paletots et de gilets, pratiquait des pressions à la
langue du noyé. Il était terriblement ému; mais dès que sa pensée se
reposa, il leva un instant les yeux vers l'ombre où se trouvait le
groupe harmonieux de M. Lureau-Vélin soutenant toujours madame Durosay;
et il cherchait, incorrigible comme tout homme, à qui dire:

--Voici là-bas, dans l'ombre favorable, mon idée, ma marotte, qui va
plus vite que moi, qui se prolonge sans moi; tout va bien; et j'ai le
temps de m'arrêter à ce fait divers...


Paris.--Aix-les-Bains, 1893-94.


7512.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.
6440-9-26.





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