Notes d'un voyage en Corse

By Prosper Mérimée

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Title: Notes d'un voyage en Corse

Author: Prosper Mérimée

Release date: June 12, 2025 [eBook #76277]

Language: French

Original publication: Paris: Fournier Jeune, Libraire, 1850

Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTES D'UN VOYAGE EN CORSE ***





                                 NOTES

                                 D’UN

                            VOYAGE EN CORSE


   Paris.--Imprimerie de H. FOURNIER et comp., rue de Seine, 14 bis.




                                 NOTES

                                 D’UN

                            VOYAGE EN CORSE


                                  PAR

                          M. PROSPER MÉRIMÉE

            INSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES DE FRANCE

                            [Illustration]

                                 PARIS
                       FOURNIER JEUNE, LIBRAIRE
                          18, RUE DE VERNEUIL

                               M DCCC XL




                                 NOTES

                                 D’UN

                            VOYAGE EN CORSE


MONSIEUR LE MINISTRE,

Dans le rapport que j’ai l’honneur de vous soumettre, je me propose de
décrire, en les classant par époque, les différents monuments que j’ai
examinés pendant un séjour de deux mois en Corse. Toutefois, le manque
presque absolu de renseignements historiques, l’état de ruine, et dans
certains cas, la nature même des édifices ne permettant pas une
classification très-détaillée, j’ai dû me borner à poser quelques
grandes divisions fondées sur les caractères artistiques, ou sur les
rares documents que fournit l’histoire.

Je m’occuperai d’abord des monuments qu’on a lieu de croire antérieurs à
l’établissement définitif des Romains dans la Corse, soit qu’ils
appartiennent aux naturels de l’île, soit qu’ils aient été élevés par
des étrangers en relation avec eux. Je passerai ensuite à ceux qu’on
attribue aux Romains, et le catalogue en sera fort court. Il en est
quelques-uns dont les caractères incertains me donneront lieu d’examiner
s’ils n’ont pas en réalité une origine moins ancienne. Enfin je
terminerai cette notice en décrivant sommairement les édifices du
moyen-âge, beaucoup plus nombreux, et en essayant de signaler leurs
formes distinctives.

Avant tout, il convient, je crois, de jeter un coup d’œil rapide sur
l’histoire de la Corse, car les révolutions politiques d’un pays y
exercent toujours une grande influence sur le développement des arts,
et l’on voit souvent le caractère de ses monuments dépendre des
relations qu’il a eues avec d’autres contrées.

Une profonde obscurité couvre les premiers âges de la Corse. Sans
remonter aux traditions mythiques sur le roi Cyrnus, fils d’Hercule, et
sur la bergère ligurienne Corsa,[1] des témoignages nombreux prouvent
que l’île fut connue et fréquentée dans des temps très-reculés par les
navigateurs de plusieurs nations de la Méditerranée.

Vers l’année 562 avant J.-C., des Grecs, partis de Phocée en Asie, s’y
arrêtèrent, avant de fonder Selia en Calabre: mais au bout de vingt ans
ils abandonnèrent l’île, attaqués par des Étrusques qui se liguèrent
avec les Carthaginois de la Sardaigne, pour les expulser[2]. On attribue
à ces Étrusques la fondation de Nicée sur la côte orientale de la
Corse.

Au rapport de Diodore de Sicile, les Etrusques étaient maîtres de là
Corse[3] lorsque les Syracusains ruinèrent leur marine, environ 450 ans
avant notre ère.--Sénèque cite des immigrations de Ligures[4] et
d’Ibères.--Pausanias appelle Libyens, au moins une partie des habitants
de l’île[5].--Quoique dans les traités entre Rome et Carthage, il ne
soit point fait mention expresse de la Corse[6], il est probable que les
Carthaginois y eurent des comptoirs, si même ils n’y dominèrent point
comme en Sardaigne. Antérieurement à ces immigrations, une race,
peut-être aborigène, existait déjà dans l’île; Sénèque le dit
expressément[7], et Diodore de Sicile atteste qu’une race barbare,
d’origine inconnue, probablement très-ancienne, se maintenait, encore de
son temps, dans quelques cantons de l’île[8]. J’aurai, plus tard,
occasion de revenir sur ce fait intéressant.

A une époque qu’on ne peut préciser, des peuplades corses envahirent le
nord de la Sardaigne et s’y fixèrent[9], mais cependant elles
continuèrent pendant longtemps à se distinguer des naturels de
l’île[10]. Si l’on cherche à expliquer cette immigration d’un petit
peuple par les causes éternelles des grands mouvements qui agitent les
races humaines, on doit croire que les Corses étaient, dans le même
temps, envahis par une nation étrangère, qui les poussait vers le sud,
comme les barbares de l’est refoulèrent ensuite les Germains sur les
frontières romaines. Mais quelle est la date de cet événement? C’est ce
qu’il est impossible de déterminer même par approximation. Tout ce que
l’on peut conclure du récit de Pausanias, c’est que l’établissement des
Corses en Sardaigne serait très-antérieur à l’arrivée des Phocéens;
ainsi les Grecs auraient été précédés et de bien loin, en Corse, par
d’autres nations dont l’histoire n’a conservé aucun souvenir[11].

L’an de Rome 494, les Romains pénétrèrent en Corse, vraisemblablement à
la suite des Carthaginois, et s’emparèrent d’Aleria, l’une de ces
villes dont on attribuait la fondation soit aux Phocéens soit aux
Étrusques. Successivement ils envoyèrent dans l’île de petites
expéditions qui contraignaient les insulaires à payer un tribut de cire,
principale production de leur pays, et apparemment la seule qui tentât
la cupidité des Romains. Sur la côte orientale, Marius établit une
colonie qui porta son nom, et Sylla une autre, qui agrandit ou repeupla
la ville d’Aleria. Cependant, sous les premiers Césars, la Corse n’était
point entièrement soumise, et il s’en fallait que les naturels de
l’intérieur fussent considérés comme sujets de l’empire. Maîtres des
côtes, les Romains dirigeaient de temps en temps des battues dans les
montagnes pour se procurer des esclaves[12], à peu près comme faisaient
naguère les Portugais sur la côte d’Afrique. Dans les derniers temps de
l’empire, on voit la Corse administrée par un président qui relevait du
vicaire de Rome[13]. On ne sait pas exactement quand le christianisme
s’introduisit dans l’île[14].

Aux Romains succédèrent les Goths et les Vandales; à ceux-ci les Arabes,
qui recommencèrent la chasse aux hommes sur une plus grande échelle.
Attaqués et expulsés à grand’peine par les Pisans, ils ne laissèrent que
des ruines, et pendant plusieurs siècles, ils continuèrent à désoler les
côtes par des pillages si fréquents, que la population, abandonnant le
littoral, fut réduite à chercher la sécurité sur les hauteurs
voisines[15].

Dans les pays de montagnes, où le paysan est plutôt pasteur que
laboureur, le régime féodal a toujours été moins tyrannique que dans les
plaines. Cependant, des traditions populaires subsistent encore pour
conserver le souvenir des violences exercées par les seigneurs de la
Corse contre leurs vassaux[16]. A la vérité, suivant les mêmes
traditions, la vengeance ne se faisait jamais attendre longtemps. Déjà,
vers le milieu du XIᵉ siècle, des communes s’étaient établies dans les
districts du centre et sur la côte orientale[17]. Dans l’ouest, ou, pour
parler le langage des annalistes nationaux, _au-delà des monts_, les
seigneurs maintinrent plus longtemps leur autorité. En guerre avec ces
derniers, les communes firent hommage de l’île entière au pape, afin
d’avoir un protecteur. En 1070, Urbain II la céda moyennant une
redevance annuelle de cinquante livres, monnaie de Lucques[18], à la
république de Pise, florissante à cette époque, et il semble que les
Corses n’eurent qu’à se féliciter de cet étrange contrat, dans lequel on
ne dit pas qu’ils aient été consultés. D’abord les gouverneurs pisans ne
s’appliquèrent qu’à maintenir la paix entre les communes et les
seigneurs, et à polir les mœurs sauvages de leurs nouveaux vassaux. Le
XIIᵉ siècle fut pour la Corse une époque de tranquillité et de bonheur.
«Ce fut alors», dit Filippini, d’après Giovanni della Grossa, «que
s’élevèrent quantité d’édifices publics, et beaucoup de belles églises
que l’on admire encore[19].»

Après la bataille de Meloria[20], les Pisans, battus par les Génois,
étaient dans l’impuissance d’exercer leur protectorat sur la Corse, où
déjà leurs ennemis s’étaient fait de nombreux partisans, surtout parmi
les communes. Le pape Boniface VIII prétendit reprendre le droit de
souveraineté du saint siége sur l’île, ou plutôt il le transféra à Jayme
II, roi d’Aragon; mais les Génois ne tinrent compte de ses décrets, et
continuèrent à se fortifier, gagnant du terrain chaque jour, quelquefois
par les armes, plus souvent par l’intrigue et la corruption. Depuis le
XIIIᵉ siècle jusqu’à la fin du XVIᵉ, la Corse est un champ de bataille
où les Génois, les Aragonnais, plusieurs princes italiens, les papes,
les rois de France, armant les insulaires les uns contre les autres, les
excitent sans cesse à s’égorger pour savoir à quels maîtres ils
appartiendront. Rien de plus triste, de plus hideux, que cette période
de trois siècles, marquée par des massacres sans gloire, des perfidies
sans résultat, des cruautés atroces, une mauvaise foi et un égoïsme
honteux de la part des gouvernements étrangers et des chefs nationaux. A
peine, au milieu d’une foule de capitaines changeant sans cesse de
bannière, le lecteur, découragé par une interminable suite d’horreurs,
respire-t-il un moment au récit des actions de Sampiero, combattant
presque seul pour l’indépendance de sa patrie; héros sauvage comme elle,
mais toujours fidèle à la plus sainte des causes.

Avec lui tomba la dernière espérance de la Corse, qui, déjà sacrifiée à
Gènes, par le traité de Cateau-Cambrésis, en 1559, cessa pour un temps
d’agiter ses chaînes, et sembla se résigner à l’esclavage.

On le voit, la Corse, trop faible et trop divisée pour subsister de ses
propres forces, se donna toujours à la puissance qui dominait dans la
Méditerranée, et cependant elle ne perdit jamais le sentiment de sa
nationalité, et ne s’assimila point à ses protecteurs.

Dans les guerres civiles s’éteignit de bonne heure le pouvoir des
seigneurs ultramontains, dont l’autorité fut, d’ailleurs, toujours trop
contestée, les ressources trop médiocres, les mœurs trop sauvages pour
qu’ils aient eu sur leur pays l’influence civilisatrice que la noblesse
exerça sur le continent. Les évêques, presque tous étrangers, n’en
obtinrent pas davantage.

Pauvres, nullement enthousiastes de dévotion, exploités par des
gouverneurs avides, les Corses n’ont jamais pu cultiver les arts. Chez
eux point de grands édifices. «_Latissimum receptaculum casa est._» Ce
mot de Sénèque est encore vrai de nos jours; car, pour produire des
monuments, il eût fallu et le zèle religieux des peuples, et les
richesses du clergé, et le faste des seigneurs. On ne doit donc chercher
en Corse que des imitations ou des importations de leurs voisins plus
heureux.




MONUMENTS

ANTÉRIEURS AUX ROMAINS.


STAZZONE ET STANTARE.




STAZZONA DU TARAVO.


Je n’hésite point à rapporter à une époque antérieure à l’établissement
des Romains dans la Corse quelques monuments d’origine inconnue, et
absolument analogues à ceux qu’en France ou en Angleterre on nommerait
druidiques ou celtiques. Si, dans notre pays, on est embarrassé pour
assigner une date à leur construction, à plus forte raison l’incertitude
redouble lorsqu’on les rencontre dans une île assez éloignée du
continent celtique, et qui n’a eu que fort tard des relations connues
avec des peuples du Nord.

Déjà M. Mathieu, capitaine d’artillerie, avait signalé un dolmen dans la
vallée du Taravo[21]; mais l’existence d’un semblable monument, en
Corse, avait quelque chose de si improbable à mes yeux que je balançais
à entreprendre une excursion pour m’en assurer. En effet, outre la
défiance que m’inspirait le vague d’une description que n’accompagnait
aucun dessin, je savais, par expérience, combien il est facile
d’attribuer au travail des hommes des entassements de pierres produits
par des phénomènes naturels; en un mot, je craignais que le dolmen du
Taravo ne fût une de ces suppositions dont les celtomanes sont souvent
prodigues. Un examen attentif me convainquit de l’exactitude de
l’explorateur qui m’avait précédé, et la description suivante prouvera,
j’espère, l’authenticité du monument et son importance, à laquelle M.
Mathieu ne me paraît pas avoir rendu toute justice.

Ce dolmen est situé dans la vallée du Taravo, à environ une lieue et
demie de Sollacaro, à quelques centaines de mètres de la rive gauche du
torrent, sur une colline découverte, dont la pente est de l’est à
l’ouest. Il se compose de quatre grosses pierres plates, dont trois,
enfoncées dans le sol, forment un parallélogramme rectangle, fermé au
nord-est et ouvert au sud-ouest; une quatrième pierre, plus grande que
les précédentes, couvrait le tout comme un toit qui devait sensiblement
déborder les parois inclinées d’ailleurs en dedans. Aujourd’hui ce toit
est renversé, et l’une des parois latérales brisée en morceaux; mais sa
base est encore fortement implantée dans le sol. L’autre paroi est
très-endommagée. La pierre qui ferme le dolmen reste seule intacte. Si
l’on en juge par la couleur des cassures que les lichens n’ont

[Illustration: Stazzona du TARAVO

_Page 16_
]

point encore recouvertes, la destruction de ce monument ne serait pas
très-ancienne[22]. Peut-être l’espoir de trouver un trésor a-t-il engagé
à creuser l’intérieur du dolmen de manière à déranger l’équilibre;
peut-être une forte gelée ayant fait éclater les parois latérales, la
chute du toit a-t-elle achevé la ruine de tout le reste?

La pierre qui ferme le dolmen au nord-est est haute de 1ᵐ60 au-dessus du
sol, large de 1ᵐ25, épaisse de 0ᵐ15 à 0ᵐ20. Autant que j’en ai pu juger,
les parois latérales avaient la même hauteur et environ 2,80 à 3 mètres
de longueur. Quant au toit, sa plus grande longueur est de 3ᵐ10, sa
largeur de 2ᵐ60. Toutes ces pierres sont grossièrement équarries, et
c’est probablement avec des coins qu’on les aura débitées dans la
carrière, de façon à leur donner la forme plate qu’elles affectent.
Peut-être s’est-on servi d’un ciseau ou d’une hachette pour égaliser
leurs côtés et leur sommet. C’est surtout la pierre du fond qui porte
les traces évidentes de ce travail, car à l’intérieur elle est dressée
et pour ainsi dire polie avec un soin particulier. On y remarque une
longue échancrure, pratiquée, ou du moins agrandie à dessein, vers le
sommet et du côté de l’est. Si, par la pensée, on partage cette pierre
en quatre carrés égaux, on se représentera sa forme en supposant que le
carré supérieur, qui touche à la paroi orientale, a été enlevé et
l’angle rentrant, légèrement arrondi.

A quelque vingt mètres en face du dolmen, et sur son axe, on trouve sous
un maquis très-fourré quatre grands blocs prismatiques couchés sur le
sol, légèrement pyramidaux et un peu arrondis à leurs angles, longs de
3,80 à 5 mètres, et larges sur chacune de leurs faces de 0ᵐ90 à 0ᵐ70.
Ils sont gisants sans ordre, mais très-rapprochés les uns des autres. Je
ne crois pas me tromper en supposant qu’ils ont formé autrefois deux
groupes distincts, chacun composé de deux pyramides. Plusieurs ont à
leur base comme un bourrelet ou plutôt un socle grossier réservé dans la
masse. A voir ces longues pierres dans un autre lieu, on dirait des
colonnes sortant de la carrière, et épannelées à coup de
marteau.--Quarante ou cinquante mètres plus loin, et dans la même
direction, mais de l’autre côté d’un petit ravin, on trouve encore, à
terre, sous le maquis, deux blocs semblables dont un est brisé.

Pour moi je ne doute point que ces pierres et celles du dolmen n’aient
fait partie d’un même monument, et qu’elles ne soient dans une certaine
relation étudiée les unes à l’égard des autres. Même nature de roche
(granit gris tel que celui des rochers d’alentour), même orientation,
même travail grossier pour les équarrir. J’ajouterai que la présence de
menhirs aux environs, et surtout en face de l’entrée des dolmens, est un
fait qu’ont observé toutes les personnes qui ont étudié les monuments
celtiques de la Bretagne et de l’Angleterre.

Au nord du dolmen, du côté où le sol incline, on remarque comme un mur
grossier, formé de grandes pierres brutes, confusément entassées pour
soutenir les terres. Cela s’étend pendant une trentaine de mètres en
décrivant une courbe très-légère, dont la concavité regarde le dolmen.
En prolongeant cette courbe par la pensée on obtiendrait une espèce
d’ellipse allongée, qui autrefois aurait entouré et le dolmen et les
menhirs placés en avant. Mais je m’aperçois que je cède moi-même à la
celtomanie, et que les souvenirs de Stone Henge me font voir ici une
enceinte semblable à celle du fameux temple des plaines de Salisbury.
Dans le fait rien ne prouve absolument l’existence d’une enceinte, et
l’on peut expliquer cet empierrement par la seule disposition du sol, et
le désir de retenir autour du monument les terres que les pluies
auraient pu entraîner. Au reste, la nature de cette construction et
l’impossibilité de lui trouver une autre destination dans un lieu aussi
désert, ne me laissent aucun doute sur son origine que je crois
fermement contemporaine du dolmen et des menhirs.

Dans le pays le dolmen s’appelle _la Stazzona del Diavolo_. Stazzona,
nom générique de tous les dolmens corses, signifie forge dans le
dialecte des paysans. D’après une tradition à laquelle on ne croit plus
(car il n’y a point de gens moins superstitieux que les Corses[23]),
mais que l’on conte encore aux enfants comme chez nous les histoires de
Croque-Mitaine, le diable aurait assemblé ces pierres de sa main pour
lui servir d’enclume. Quelquefois on entendrait les coups de son
redoutable marteau. Un jour ou une nuit, mécontent de son travail, il
jeta ce marteau du haut de la stazzona dans la plaine du Taravo. Le
marteau, tombant à un millier de mètres de là, forma en s’enfonçant
dans la terre un petit étang qu’on appelle quelquefois _lo Stagno del
Diavolo_, mais plus souvent _Stagno d’Erbajolo_. Un berger conta à M.
Mathieu que cet étang diabolique s’agrandissait tous les jours. Pour
moi, non seulement je ne retrouvai plus cette tradition, mais encore
l’étang me parut presque entièrement comblé, ou du moins rempli de vase
et de roseaux.

Les menhirs se nomment _Stantare_. Ce mot n’est pas plus italien que
Stazzona; toutefois on y devine une étymologie latine. Je ne sache pas
qu’il ait un autre sens, et pourtant je suis porté à croire qu’il avait
autrefois une signification plus générale, ou du moins qu’une tradition
s’est perdue touchant les pierres debout. Voici mon seul motif que
j’abandonne pour ce qu’il vaut: Lorsqu’un enfant s’amuse à se tenir la
tête en bas, les pieds en l’air, pivotant sur lui-même, cela s’appelle,
dans le langage des mamans et des nourrices, «_far la Stantara_.»

[Illustration: LE STANTARE

Route de Propriano à Sartène

_Page 23._
]

Or, cette locution existe dans des districts où personne n’a ni vu ni
entendu mentionner les pierres debout. Tout au moins doit-on conclure de
ce qui précède que jadis les menhirs étaient plus communs en Corse
qu’ils ne le sont aujourd’hui.




STANTARE DU RIZZANESE.


Deux autres menhirs, mais debout, se voient à environ une lieue de
Sartène, sur la rive gauche du Rizzanese et au bord du chemin de
Propriano. Le lieu se nomme _le Stantare._ Les deux pierres sont
fortement inclinées l’une vers l’autre. La plus grande, haute de trois
mètres, est un peu plus grosse à sa base qu’à son sommet qui,
d’ailleurs, m’a paru brisé par un accident. Elle est à peu près carrée,
ayant environ 0ᵐ85 de côté. L’autre, aussi grosse, ne dépasse point
1ᵐ60. Elles sont éloignées de 0ᵐ50. Entre les deux pierres debout il y
en a une troisième, longue d’un mètre, presque aussi grosse que les
deux précédentes, mais couchée à terre. Peut-être est-ce un fragment de
l’une des deux Stantare. De même que dans la vallée du Taravo, ces
pierres portent quelques traces de travail, et, bien qu’elles n’aient
point été dressées, il est évident qu’elles ont été dégrossies de main
d’homme, ou plutôt fendues et détachées de la carrière avec des coins.
D’ailleurs nul ornement, nulle inscription sur leur surface. Je n’ai pu
recueillir la moindre tradition sur leur origine.




STANTARE DE LA BOCCA DELLA PILA.


A deux ou trois lieues S.-S.-O. de Sartène, dans le col nommé la Bocca
della Pila, j’ai observé deux Stantare hautes de 2ᵐ50 sur 0ᵐ70 de large,
inclinées de même que les précédentes et

[Illustration: Bocca della Pila]

leur ressemblant de tout point. L’une, dont le sommet est cassé, se
trouve engagée dans un mur en pierres sèches. (C’est l’usage, en Corse,
d’enclore ainsi tous les champs cultivés.) On s’en est servi comme d’un
piédroit pour la porte qui donne accès dans le champ.

       *       *       *       *       *

Le nom du col où se trouvent ces deux monuments est évidemment tout
moderne, et tiré de leur forme qu’on a comparée à un pilier. On les
connaît encore sous la dénomination des deux Stantare.




STAZZONA DE LA VALLÉE DE CAURIA.


J’arrive à la description d’un monument beaucoup plus important et plus
complet que ceux qui précèdent. C’est un dolmen appelé encore la Forge
du Diable, Stazzona del Diavolo, parfaitement conservé. Il se trouve
dans la vallée de Cauria ou Gavuria, au milieu d’une plaine assez large,
et sur un plateau peu élevé, mais qui cependant peut s’apercevoir de
loin. Huit pierres composent la Stazzona, toutes moyennement épaisses de
0ᵐ30; six, plantées debout, fortement inclinées à l’intérieur, forment
les parois, savoir: deux à l’E.-E.-S. à droite de l’entrée; trois au
côté opposé; une au fond, fermant le dolmen au N.-N.-O. Une seule pierre
le couvre comme un toit; enfin, circonstance que je n’avais pas encore
observée jusqu’alors, une huitième pierre, placée à l’entrée de la
Stazzona, présente l’apparence d’un seuil élevé. A l’intérieur, la
chambre du dolmen a un peu plus de 3ᵐ15 sur 2ᵐ05 en œuvre. La première
pierre, formant paroi, à droite de l’entrée, a 2 mètres de long; la
seconde, du même côté, longue de près de 3 mètres, déborde
considérablement la pierre du fond, laquelle a un peu plus de 2 mètres.
Les trois pierres de gauche ont environ 1 mètre chacune. Enfin la

[Illustration: Dolmen de la Vallée de Cauria ou Gavuria

_Page 26._
]

hauteur du monument sous soffite est de 1ᵐ65.
Vu de l’extérieur, le dolmen paraît moins haut,
car son aire est d’environ 0ᵐ50 plus basse que
le terrain d’alentour. Il me reste à parler de la
pierre du toit très-irrégulière dans sa forme, et
mesurant environ 3ᵐ50 sur 2ᵐ30. Elle est fendue,
par un accident assez récent en apparence, obliquement
dans le sens de sa largeur. Vers le
centre on observe un léger creux auquel vient
aboutir une rigole évidemment travaillée de
main d’homme, qui se dirige vers l’E.-N.-E.
et se coude au moment de toucher le bord
du toit. Dans la direction E.-E.-S., vers l’entrée
du dolmen, on voit une seconde rigole toute
droite, partant de l’extrémité d’une cavité
elliptique, dont le grand axe lui serait perpendiculaire.
Enfin, du côté opposé, c’est-à-dire
au N.-N.-O., une troisième rigole correspond
à une cavité moindre que les précédentes.

       *       *       *       *       *

Bien souvent j’avais entendu parler de ces rigoles
tracées sur les toits des dolmens, mais
jamais je n’en avais vu de mes yeux. Ici elles
sont de la dernière évidence, et il suffit d’observer
leur canal anguleux et leurs bords vifs
pour s’en convaincre. Qu’elles aient été tracées
pour l’écoulement d’un liquide quelconque,
cela est encore bien certain, à considérer leur
pente et leur direction. Quant aux cavités, je
n’y reconnais aucune apparence de travail,
et ce ne sont, à mon avis, que des accidents
naturels.

       *       *       *       *       *

Les pierres de ce dolmen sont plus rudes que
celles de la Stazzona du Taravo, et toutes m’ont
paru dans l’état où le hasard a pu les faire découvrir.

       *       *       *       *       *

Un vide de 0ᵐ04 à 0ᵐ08 existe entre la pierre
du fond et le toit. Rien de plus commun dans
nos dolmens. Celui de Bagneux, près de Saumur,
par exemple, ne touche pas non plus à
la pierre du fond. D’autres vides, entre les parois
et la table, ont été bouchés très-soigneusement
avec de la terre et de petites pierres, par
des bergers qui, souvent, au risque de rencontrer
le terrible forgeron, couchent la nuit dans
la Stazzona, ou s’y réfugient pendant les orages.
C’est à eux encore qu’il faut attribuer une
marche en moellons qui facilite la descente
dans l’intérieur du dolmen.

       *       *       *       *       *

A trois cents mètres à l’est-est-sud de la Stazzona,
le long d’un mur de pierres sèches, tout
moderne, neuf Stantare disposées sur une ligne
parallèle à l’axe du dolmen, rappellent, mais de
bien loin, les allées de Carnac et d’Erdeven. Il
serait toutefois difficile de s’assurer que ces
pierres ont formé autrefois une avenue régulière,
c’est-à-dire deux lignes parallèles, car
aujourd’hui cinq seulement sont debout; les
quatre autres, renversées, sont couchées à peu
de distance, sans qu’il soit possible de déterminer
leur position primitive. Une autre pierre,
presque entièrement enterrée, est peut-être une
dixième Stantara. Mais il eût fallu la dégager
pour constater son identité avec les neuf
autres. Les cinq qui restent en place sont sensiblement
inclinées les unes dans un sens, les
autres dans un autre, de façon à faire croire
qu’elles n’ont jamais été orientées. Au reste, il
est probable que leur nombre a été autrefois
plus considérable, car on a dû en briser beaucoup
pour construire le mur voisin qui enclôt
le champ où est situé la Stazzona. D’un autre
côté, le maquis est si épais en ce lieu, que
couchées, ces pierres peuvent facilement échapper
aux recherches. Dans la direction opposée,
c’est-à-dire au N.-N.-O., je n’ai observé aucune
Stantara; mais pour prononcer qu’il n’en existe
point, il faudrait avant tout brûler le fourré de
cistes et de myrtes qui ne permet pas d’apercevoir
le sol.

       *       *       *       *       *

La plus longue des Stantare a 3 mètres de
long; elle est renversée. Les autres ont de 1 mètre
à 1ᵐ60; toutes ont environ 0ᵐ75 d’épaisseur.
D’ailleurs, toutes les observations que j’ai faites
au sujet des Stantare des bords du Rizzanese,
s’appliquent également à celles-ci.

       *       *       *       *       *

De retour à Bastia, je montrai à plusieurs personnes
les croquis que j’avais pris sur les lieux.
J’appris alors l’existence d’autres monuments
du même genre, situés également dans l’arrondissement
de Sartène, mais trop tard malheureusement
pour les visiter. Une Stazzona intacte
existe, m’assure-t-on, à Bezzico Nuovo, et l’on
voit plusieurs Stantare debout à Bacil Vecchio,
près du village de Grossa. Mon ami, M. Pierangeli,
antiquaire instruit, et l’un des correspondants
les plus zélés de votre ministère, m’a
promis de les visiter et de vous adresser ses
observations.

       *       *       *       *       *

Dans une partie de l’île fort éloignée, au
milieu des plus hautes montagnes du Niolo, un
groupe de pierres entassées les unes sur les
autres est connu sous le nom de Stazzona. Si
je suis bien instruit, cet amas serait le résultat
d’un accident naturel. Cependant je regrette
qu’on ne me l’ait pas signalé lorsque je fis une
excursion dans le Niolo. Cette stazzona est située
à l’est, et fort près du lac de Nino. On passe
devant en allant du Niolo à Solcia. Il serait fort
à désirer qu’elle fût examinée avec soin.

       *       *       *       *       *

A l’exception de cette dernière Stazzona, dont
l’existence est très-incertaine, toutes celles que
je viens de citer sont placées à une distance de
quelques lieues de la mer, en sorte qu’il ne
serait pas impossible qu’elles eussent été élevées
par des navigateurs étrangers, momentanément
de séjour dans l’île. On a fait, en Bretagne, une
observation semblable; c’est que les monuments
dits celtiques se trouvent en plus grand
nombre sur le bord de la mer que dans l’intérieur
des terres. Je ne pense pas toutefois que
ce fait ait une grande importance; car il est
difficile d’admettre que des commerçants ou des
pirates, que des étrangers sans établissement
fixe, aient élevé sur un sol qu’ils devaient
bientôt quitter, des monuments qui exigent un
déploiement de forces si considérable. Il est
infiniment plus vraisemblable qu’ils ont été
construits par un peuple fixé dans le pays.

       *       *       *       *       *

Si l’on compare les pierres levées de la Corse
avec celles de la France, il sera difficile de trouver
des caractères qui les distinguent. L’inclinaison
des Stantare est tellement irrégulière
qu’on a plus de raison de l’attribuer à des accidents
fortuits, qu’à un système particulier. Entre
les dolmens et les Stazzone la ressemblance est
complète, si ce n’est que le travail d’équarissement
des pierres est un peu plus sensible en
Corse que sur le continent. L’orientation assez
générale de nos dolmens ne s’observe point en
Corse; mais il suffit qu’en France ce fait ne se
reproduise pas constamment pour qu’il perde
beaucoup de son importance. En un mot, je ne
vois aucune différence appréciable entre les
monuments dits celtiques et ceux de l’arrondissement
de Sartène, en sorte qu’on serait
tenté de leur supposer une destination, et
même une origine communes.

       *       *       *       *       *

Mais cette destination et cette origine sont
en France des mystères fort obscurs, et ce n’est
que par une série de suppositions passablement
gratuites, qu’on en est venu à les considérer
comme des temples ou des autels de la religion
druidique[24]. Du silence complet des auteurs
anciens, qui cependant ont accordé quelque
attention aux doctrines des prêtres gaulois, on
pourrait inférer que ces monuments étaient
préexistants à la religion des druides. En effet,
on nous parle de temples gaulois, de statues de
dieux gaulois, de grands simulacres de divinités
façonnés par les druides: nulle part il n’est question
de pierres levées. On peut se demander
même si les constructions attribuées aux
druides ne sont pas trop grossières pour qu’on
puisse les attribuer à une époque où l’art
était assez avancé pour produire des statues
et des temples. Il me semble qu’entre l’érection
d’une pierre brute et la fabrication d’une
idole, quelque barbare qu’elle soit, il y a un
degré immense à franchir dans l’échelle de la
civilisation.

       *       *       *       *       *

Quoi qu’il en soit, reste ce fait très-remarquable,
du grand nombre de pierres levées qu’on
trouve dans les pays celtiques, et de leur rareté,
ou même de leur absence complète dans d’autres
contrées où l’histoire ne mentionne point
d’immigrations gauloises. Il en résulte une forte
présomption que ces étranges monuments sont
particuliers au peuple qui en possédait une si
grande quantité sur son territoire.

       *       *       *       *       *

Il est vrai qu’on n’en peut pas conclure absolument
que tous les dolmens doivent être attribués
aux Celtes, et dans le cas particulier qui
nous occupe, on peut se refuser à croire qu’un
peuple dont de nombreuses armées étaient arrêtées
par un bras de mer, ait, à une époque très-reculée,
porté des colonies dans une île éloignée
du continent. Le fait cependant n’est point impossible,
et quelques considérations viennent
s’y rattacher, qui le rendent moins improbable.

       *       *       *       *       *

Depuis les savantes recherches de M. le docteur
Edwards sur les races humaines, on connaît
la persistance des types physiques, que
n’effacent ni une invasion ni même un long
asservissement. Il est donc intéressant d’étudier
la physionomie du peuple corse, et de chercher
avec quel autre peuple elle offre des ressemblances.

Avant de visiter l’île, je m’attendais à y trouver
les types qui abondent sur la côte N.-O. de
l’Italie et sur une partie de nos côtes méridionales.
En un mot, j’étais imbu de cette idée que
les Corses appartenaient à la race ibérique,
dont un rejeton, présumé pur, subsiste dans
la Biscaye et la Navarre. L’aspect des habitants
de Bastia me confirma d’abord dans cette opinion;
mais quand je vins à comparer leurs
traits à ceux des paysans des villages éloignés,
surtout lorsque je parcourus les montagnes
de l’intérieur, je remarquai des physionomies
toutes nouvelles.

       *       *       *       *       *

L’habitant de Bastia ne se distingue pas de
l’Italien de la côte orientale. Je décrirais ainsi
ses traits caractéristiques: le visage allongé,
étroit; mais le diamètre horizontal de la tête
très-grand, le nez aquilin, les lèvres minces et
bien dessinées, les yeux noirs, les cheveux noirs
et lisses, la peau d’une teinte uniforme, olivâtre[25].
Ces traits sont ceux de beaucoup de
Génois, et se rencontrent fréquemment dans
la Provence et le Languedoc. Si l’on sort de
Bastia, et qu’on se dirige vers les montagnes,
les grands traits, les figures allongées deviennent
fort rares. Le Corse des districts du centre,
d’une race, peut-être autochthone, ou du moins
de la plus ancienne de l’île, a la face large
et charnue, le nez petit, sans forme bien
caractérisée, la bouche grande et les lèvres
épaisses. Son teint est clair, ses cheveux plus
souvent châtains que noirs. Parmi les bergers
qui vivent toujours en plein air, il n’est pas
rare de trouver de beaux teints colorés. Il faut
bien se garder de confondre l’effet produit sur
la peau par une chaleur constante, avec la couleur
même de la peau. Le montagnard de Coscione
ou des environs de Corte est hâlé, noirci
par le soleil; mais il a des couleurs carminées,
et la teinte de sa peau est claire. Chez le Génois,
au contraire, la teinte olivâtre de la peau semble
résulter d’une matière colorante répandue dans
l’épiderme. On peut faire une remarque semblable
pour la couleur des cheveux. Parmi les
Corses que je crois de race pure, les cheveux
d’un noir-bleu sont aussi rares que dans nos
provinces du nord. Les cheveux châtains des
montagnards de Corte, souvent bouclés ou
crépus, ont des reflets dorés très-vifs, et leurs
couches inférieures sont infiniment plus claires
que celles qui sont continuellement exposées à
l’action du soleil.

       *       *       *       *       *

En résumé, les traits du montagnard corse
ne diffèrent pas sensiblement de ceux de l’habitant
de la France centrale: ils sont précisément
ceux que le docteur Edwards attribue à la
race gallique, que l’on croit la plus anciennement
établie dans la Gaule.

       *       *       *       *       *

Quant à certains traits du caractère national
dont M. Amédée Thierry a remarqué, avec raison,
l’égale persistance, il ne serait pas difficile
de trouver une grande analogie de mœurs entre
les Corses et les Galls. Voici en quels termes
M. Thierry résume le caractère gaulois: «Bravoure
personnelle, esprit franc, impétueux,
ouvert à toutes les impressions, éminemment
intelligent; à côté de cela une mobilité extrême,
une répugnance marquée aux idées
de discipline, beaucoup d’ostentation, enfin
une désunion perpétuelle, fruit de l’excessive
vanité[26].»

       *       *       *       *       *

Ouvrons maintenant l’histoire de Filippini.
A chaque page ce caractère se trouve si exactement
résumé, qu’on le dirait uniquement tracé
pour les Corses. Dans leur guerre contre Gènes,
quelle mobilité! quelle indiscipline! quelle
désunion! En Corse, on ne voit point une nation,
mais des familles qui n’agissent que dans
leurs intérêts particuliers. Cette bravoure gauloise,
que M. Thierry a si bien définie par l’épithète
de _personnelle_, n’est-ce pas celle du Corse,
qui n’aime à faire la guerre que pour son
compte? Enfin, sa susceptibilité et sa passion
proverbiale pour la vengeance[27] ne sont-elles
pas les conséquences de son excessive vanité,
qui, même chez les plus grands hommes, dégénère
en une ostentation ridicule. Qu’on se rappelle
la robe de satin et la couronne de lauriers
de Napoléon.

       *       *       *       *       *

Je viens, Monsieur le Ministre, de vous exposer,
avec l’impartialité de l’indécision, les
considérations qui viendraient à l’appui d’une
origine celtique pour les Stazzone de la Corse.
Je regrette vivement de ne pouvoir pousser
plus loin mes recherches, ni les diriger sur un
point qui n’a point encore été étudié, que je
sache, et pour lequel je suis malheureusement
incompétent. Je veux parler du dialecte
corse, dans lequel il serait intéressant
de rechercher les mots de l’ancienne langue
ou des anciennes langues qui ont pu subsister
jusqu’à ce jour. Diodore de Sicile rapporte
que, dans la Corse, certaines tribus
barbares parlaient un langage étrange et inintelligible[28].
Quels étaient ces barbares? Remarquons
que ces mots de barbares et de
langue inintelligible conviendraient assez à l’idée
qu’un Grec, et Diodore de Sicile en particulier,
se faisait des Celtes et de leur idiôme[29].
Peut-être, dans le dialecte actuel des Corses,
bien que le toscan et le français même tendent
tous les jours à détruire son originalité,
pourrait-on retrouver beaucoup de mots d’origine
celtique. J’en citerai cinq qui m’ont frappé,
évidemment empruntés aux langues du nord:
_ye_, oui; _falare_, descendre; _valdo_, forêt; _mori_,
beaucoup; _bracanato_, bariolé. Si l’on jette les
yeux sur une carte de l’île, on remarquera un
très-grand nombre de noms de lieu n’ayant
nullement la tournure italienne, s’il est permis
de s’exprimer ainsi. Un glossaire complet de
ces mots faciliterait, je crois, l’étude des origines
corses[30].

Au reste, sans s’écarter des traditions historiques,
on pourrait encore expliquer, et peut-être
d’une manière plus simple, les rapports
de physionomie et de caractère entre les Corses
et les races galliques. Les Ligures, dont l’immigration
en Corse est attestée historiquement,
ont eu, à une époque très-reculée, des rapports
intimes avec les Celtes. Leurs langues mêmes
se ressemblaient, puisque à la bataille d’Aix
les Ligures auxiliaires des Romains avaient le
même cri de guerre que les Teutons. Ils se disaient
de race commune. Dans les Pyrénées-Orientales,
dans les Basses-Alpes, dans le Var,
contrées habitées par les Ligures, on trouve
des dolmens et des menhirs.

       *       *       *       *       *

Sur l’autorité de Sextus Avienus l’on confond
peut-être à tort ce peuple avec les Ibères. Sénèque,
énumérant les nations qui s’établirent
successivement en Corse, distingue expressément
les unes des autres. Il ajoute ce renseignement
remarquable, que les Ibères fixés dans l’île
avaient conservé leur costume et quelques mots
de leur idiome (il pouvait en juger étant espagnol
lui-même); mais que la fréquentation des
Grecs et des Ligures l’avait d’ailleurs presque
complètement dénaturé[31].

       *       *       *       *       *

Enfin, si l’on ne veut point admettre que
les Ligures appartiennent à la grande famille
celtique, on pourrait supposer que, partant
pour la Corse, ils auraient emmené avec eux
quelque horde gauloise voisine de leur séjour.
De pareilles associations avaient lieu fréquemment
parmi les peuples que les Grecs appelaient
les barbares[32].




URNES FUNÉRAIRES.


Cette recherche des origines corses, où malheureusement
on ne trouve que le doute après
toutes les questions, me conduit à vous entretenir
de quelques découvertes curieuses, annonçant
d’ailleurs des usages qui n’ont rien
de celtique.

       *       *       *       *       *

On a trouvé plusieurs fois dans les vignes
de Saint-Jean, près d’Ajaccio (on suppose que
ce lieu est l’emplacement de l’ancienne ville
d’Urcinium), aux environs de la chapelle neuve,
de grands vases en terre rouge, mal cuits, qui
contenaient des ossements humains emmaillotés
de bandes d’étoffe, des espèces de momies. Je
n’ai pu examiner moi-même aucune de ces
trouvailles. Par une incurie déplorable tout
s’est perdu. Je suis donc obligé de rapporter
ici les renseignements que j’ai pu recueillir. Je
dois les détails qui suivent à M. Étienne Conti,
avocat et littérateur distingué, dont la complaisance
est connue de tous les étrangers qui
ont voyagé en Corse. A ma prière il a bien
voulu rassembler ses souvenirs, et instituer
une espèce d’enquête sur la dernière découverte
de tombeaux faite dans cette localité.

       *       *       *       *       *

La forme des vases se rapproche de celle de
plusieurs urnes antiques; c’est un ovoïde un
peu renflé vers le tiers de sa hauteur, et se rétrécissant
légèrement vers le haut; une base et
un rebord saillant interrompent la courbe; le
rebord est un peu plus évasé que la base. Deux
de ces urnes contenaient chacune, parmi des
lambeaux d’étoffe et une masse de poussière,
une tête d’enfant, _qui ne paraissait pas avoir
souffert l’action du feu_. On n’observa nuls
autres ossements, du moins entiers. Il y avait
encore dans chaque vase des bracelets en
cuivre doré, et des espèces de _bourrelets_ ou de
_couronnes closes_ en fil d’argent doré, que l’on
comparait à des _résilles._ M. Pugliesi, qui découvrit
ces urnes, parlait aussi d’une petite boîte
en bois, enveloppée de linge, qui, disait-il, lui
parut contenir des fragments _de papier_. Il s’empresse
d’ajouter qu’il n’y avait rien d’écrit.
M. Conti, qui le questionna fort sur ce point,
reconnut bientôt qu’il n’était rien moins que
sûr du fait, et il présume que ce qu’il avait pris
pour du papier n’était que des fragments d’étoffe,
ou peut-être de feuilles de roseau.

       *       *       *       *       *

Dans d’autres vases, à différentes époques,
on a trouvé des squelettes entiers (ou du moins
des os en assez grande quantité pour composer
un squelette) sur lesquels on ne remarquait
aucune trace de feu, et, circonstance à noter,
dans chaque vase était un instrument dont je
n’ai pu savoir la matière, mais qu’on nommait
une clef, et qui ressemblait à un mauvais
passe-partout[33].

Mais le fait le plus extraordinaire me reste à
rapporter. Toutes les jarres, me dit-on, avaient
subi l’action du feu pour être fermées comme
elles l’étaient. Aucune soudure n’était visible,
et il avait fallu une coction générale pour en
faire disparaître les traces et laisser au vase une
uniformité de teinte parfaite, un rouge extrêmement
vif. Jamais les propriétaires du terrain
où ces découvertes ont eu lieu n’ont varié sur
ce point, quelque improbable, quelque impossible
qu’il paraisse. Comme il est certain que
les gaz contenus dans un cadavre, exposés à
une chaleur intense, auraient promptement
fait sauter en pièces le vase qui les renfermait,
il faut admettre forcément que le couvercle a
été luté avec un soin particulier, et avec un
mastic de la couleur de la terre, que le temps
aura durci au point qu’on ne puisse le distinguer
de la matière du vase.

       *       *       *       *       *

A Bonifacio, un vase semblable, contenant un
squelette, fut découvert il y a quelques années,
dans un lieu connu traditionnellement sous le
nom de _Tombeau du Turc_. Des médailles, me
dit-on, accompagnaient le squelette; mais quelles
étaient-elles? Je n’ai jamais pu l’apprendre:
le souvenir même de la découverte était presque
entièrement oublié à Bonifacio lorsque je
demandai des renseignements à cet égard.

       *       *       *       *       *

Probablement on désirera savoir ce que sont
devenus ces vases, ces bracelets, ces résilles,
ces clefs. Les vases ont été mis en pièces, les
résilles et les bracelets fondus. (L’argent des
résilles était d’excellent aloi.) Quant aux
clefs, un des propriétaires de Saint-Jean en
avait formé un trousseau complet, si considérable,
qu’il en fut embarrassé et s’en défit,
sans se rappeler comment; sans doute, elles se
trouvent parmi de vieilles ferrailles, chez quelque
maréchal d’Ajaccio. Avant de crier à la
barbarie, il faudrait se demander si de pareilles
choses ne se passent pas tous les jours dans des
villes du continent.

L’usage d’enfermer des cadavres dans de grandes
jarres se retrouve chez plusieurs peuples. Il y
en a des exemples parmi beaucoup de peuplades
américaines, et dans l’antiquité, au rapport de
Diodore de Sicile, les Baléares ensevelissaient
leurs morts de la sorte. «Ils ont, dit-il, dans
leurs sépultures, une pratique étrange et qui
leur est particulière: ils brisent les cadavres
avec des bâtons, les déposent dans une urne, et
par-dessus élèvent un monceau de pierres[34].»
Je ne sache pas que cette dernière circonstance
se soit retrouvée à Saint-Jean; mais ce lieu étant
cultivé depuis longtemps, il ne serait pas extraordinaire
que les amas de pierres eussent
disparu. Quant au dépècement des corps, ou
au brisement des os, je suppose qu’on le pratiquait
pour que le cadavre occupât moins de
place, et qu’il remplît exactement le vase destiné
à le conserver.

[Illustration: Pierre trouvée sur le domaine de Mʳ Domenico Colonna
d’Apricciani près de Sagone.]

Les urnes dont j’ai donné la description
d’après M. Conti ont été trouvées assez rapprochées
l’une de l’autre, et en assez grand
nombre, pour qu’il soit permis de supposer que
l’emplacement connu sous le nom de la Chapelle-Neuve,
ait été un lieu de sépulture, commun
pour les habitants d’une ville, ou du moins
pour une tribu assez considérable. Je pense,
Monsieur le Ministre, qu’il serait intéressant de
faire faire quelques fouilles en ce lieu. Suivant
toute apparence, la dépense serait très-médiocre,
et l’on obtiendrait peut-être quelques lumières
sur un fait nouveau qui intéresse l’archéologie
et l’histoire.




STATUE D’APRICCIANI.


Il me reste à vous entretenir, Monsieur le
Ministre, d’un monument dont l’origine m’a
semblé antérieure à l’occupation romaine, mais
mon opinion peut être contestée, et je dois accompagner
le croquis ci-joint de tous les détails
qui peuvent éclairer la question.

       *       *       *       *       *

Revenant de la colonie grecque de Cargese,
je m’arrêtai auprès de l’église de Sagone, ruine
sans importance, pour chercher dans le voisinage
«_une statue de chevalier, le casque en tête_,»
qu’on m’avait indiquée. Je transcris textuellement
la description de M. le docteur Démétrius
Stephanopoli. Ce fut en vain que je la
demandai à plusieurs femmes qui épluchaient
du maïs devant l’église. Heureusement, elles me
renvoyèrent à un vieillard à barbe blanche,
qu’on voyait à cheval à quelque distance,
chargé par le propriétaire de garder la récolte.
Cet homme n’avait jamais entendu parler d’un
chevalier le casque en tête; mais il me proposa,
me trouvant curieux de vieilles choses, de me
montrer un «_idolo dei Mori_.» J’aurais donné tous
les chevaliers du monde pour voir cette merveille,
et j’acceptai son offre avec empressement.
Nous suivîmes la route de Vico pendant
un quart de lieue; puis, tournant à gauche après
avoir traversé la rivière de Sagone, nous entrâmes
dans un mâquis brûlé, où, de loin, on
voyait s’élever comme un Terme antique. C’était
une table de granit bien dressée, haute de 2ᵐ 12,
épaisse d’environ 0ᵐ 20. Elle était appuyée sur
un tronc d’arbre, mais on l’avait trouvée en
terre, à plat, enterrée à une certaine profondeur.
Qu’on se figure une pierre plate façonnée
en gaîne, arrondie à son extrémité inférieure,
légèrement rétrécie, et dont le sommet serait
sculpté ou plutôt découpé de manière à représenter
une tête humaine. Le visage est taillé
dans le nu de la pierre, et maintenant un peu
fruste. Pourtant on distingue les yeux assez
bien dessinés, le nez, la bouche, exprimée par
un seul trait horizontal, la barbe terminée en
pointe. Les cheveux, partagés sur le front, forment
deux touffes saillantes à la hauteur des
yeux. En cet endroit, la pierre a sa plus grande
largeur (à peu près 0,40). Les seins et les muscles
pectoraux sont indiqués, mais le reste de
la dalle est absolument lisse. Derrière, les cheveux,
taillés courts, ne dépassent pas la nuque.
Les omoplates sont exprimées aussi grossièrement
que la poitrine. En un mot, c’est un buste
plat sur une gaîne.

       *       *       *       *       *

Peut-être quelqu’un verra-t-il des cornes
dans ces deux bosses que j’ai prises pour des
touffes de cheveux. Cependant des traits légers
et droits qu’on observe par derrière, et qui,
assurément, veulent dire des cheveux, se prolongent
sur ces bosses et indiquent à mon avis
qu’elles sont de même nature.

       *       *       *       *       *

En somme, cette statue, si on peut lui donner
ce nom, est ce qu’on peut voir de plus
grossier pour le travail, et cependant il y a
dans l’indication des traits une certaine régularité
qu’on ne trouve pas dans les ouvrages
très-barbares. Entre ce buste et les idoles
sardes[35], par exemple, il y a une différence
prodigieuse sous le rapport du goût, et toute
à son avantage.

       *       *       *       *       *

Ma première impression me portait à considérer
cela comme un Terme antique, et un
ouvrage des Romains. Mais un examen plus
attentif me fit abandonner cette opinion. J’observai
d’abord la forme inusitée de la pierre,
plate, sans base, arrondie même à son extrémité
inférieure par une courbure très-régulière,
d’où l’on pourrait inférer qu’elle n’avait pas
été destinée à être plantée debout. Puis, la
barbe finissant en pointe, et les deux touffes de
cheveux ont un caractère asiatique ou africain,
plutôt que romain. Si les deux bosses de chaque
côté de la tête étaient des cornes, on pourrait à
la rigueur en faire un Priape, mais l’attribut essentiel
manque absolument. En outre, dans
cette hypothèse, il faudrait encore une base,
et l’on n’en voit point. Cependant le travail, si
l’on peut appeler de ce nom les coups de ciseaux
qu’on observe par derrière, sont une présomption
qu’elle a été destinée à être vue des deux
côtés. Peut-être était-elle portée dans quelque
cérémonie barbare, attachée contre un arbre....
Combien de suppositions ne peut-on pas faire?
Je ne pus obtenir le moindre renseignement sur
les circonstances de sa découverte, sur les objets
qui pouvaient se trouver dans le voisinage.
Mon guide me répéta seulement du ton d’un
homme sûr de son fait, que c’était une idole des
Maures, et il ajouta cette historiette:

Qu’un berger trouva un jour une pareille
statue avec cette inscription: _Girami, è vedrai_...
qu’à grand’peine on l’avait retournée, et
trouvé la fin de l’inscription: _il rovescio_. C’est
la contre-partie de l’histoire du licencié Gil
Perez.

       *       *       *       *       *

Mais, comme mon guide avait parlé d’une
statue et non pas d’une pierre, et qu’en outre
il l’appelait, de son autorité privée, une idole
des Maures, je suis porté à croire qu’il avait
vu déjà quelque figure semblable à la statue
d’Apricciani. Quant à moi, je ne partage pas
son assurance, mais j’incline à croire que
cette pierre représente ou une divinité, ou un
héros, ligure, libyen, ibère ou corse. Pour
prononcer en dernier ressort sur son origine,
il faut attendre que le hasard fasse découvrir
quelque autre monument du même genre. Espérons
surtout qu’on pourra observer sa situation,
et les circonstances accessoires qui
paraissent ici incomplètement oubliées.

       *       *       *       *       *

Quelle qu’elle soit, la statue d’Apricciani mérite
d’être conservée, et j’ai prié M. le préfet
de la Corse de la faire transporter à Ajaccio.

       *       *       *       *       *

Il y a dans l’étude de l’archéologie des observations
que j’appellerai négatives, qui ont
leur importance. Par exemple, dans telle localité,
l’absence de certains monuments est un
fait aussi intéressant à constater que leur existence
le serait dans une autre.

       *       *       *       *       *

Je viens de décrire différents groupes de
pierres d’apparence celtique; j’ai parlé des
immigrations qui ont conduit en Corse des peuplades
de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe;
j’ai cité les anciennes relations des Corses avec
les habitants de la Sardaigne: il entrait nécessairement
dans le plan que je m’étais tracé de
rechercher tous les moyens de vérifier ces faits
ou ces traditions.--Trouve-t-on en Corse les
monuments qui se rencontrent le plus fréquemment
dans les pays celtiques? Dans ceux qu’on
suppose colonisés par les Phéniciens? Existe-t-il
quelque analogie entre les monuments de la
Corse et de la Sardaigne? Avec ceux de l’Étrurie?
Telles sont les principales questions que
j’ai dû me poser.

       *       *       *       *       *

En France on rapporte à une même civilisation
et l’érection des dolmens et celle de
certaines enceintes fortifiées, et la fabrication
des _celts_ ou haches de pierre et de cuivre, d’instruments
en silex, d’armes et de bijoux d’une
forme barbare;--des vases, des statues, des
instruments d’une forme caractéristique, certaines
constructions remarquables se trouvent
fréquemment dans les pays habités ou visités
par les Phéniciens;--des monuments empreints
d’un type particulier et bien reconnaissable
attestent l’antique civilisation des
Étrusques. Sur beaucoup de points de la Sardaigne,
des constructions étranges, nommées
Nur-hags, des statuettes en bronze de Baal, de
Moloch et d’autres divinités phéniciennes, des
tombeaux entourés de pierres coniques[36],
sont autant de souvenirs d’une religion et de
mœurs dont il est intéressant de rechercher les
analogues.

Rien de semblable n’existe en Corse à ma
connaissance, et quelque minutieuses qu’aient
été mes informations, elles n’ont jamais eu le
moindre résultat. On sent d’ailleurs qu’il m’est
impossible d’affirmer d’une manière absolue la
non existence dans l’île des monuments que je
viens d’énumérer. Tout ce que je puis dire,
c’est que, après avoir questionné à cet égard un
grand nombre de personnes, je n’ai jamais obtenu
d’autre réponse que la négative. Partout,
certains faits qu’on croirait devoir échapper à
l’attention du vulgaire, n’ont pas laissé de frapper
les esprits les moins éclairés. On ignore leur
importance, on leur assigne une origine fausse,
souvent absurde; mais on les remarque, on en
tient compte. En France, par exemple, je ne
sache pas de village où la forme des haches,
dites celtiques, n’ait attiré l’attention. Là, on les
nomme pierres de tonnerre, ici, haches des sorciers;
nulle part on ne les a confondues avec des
cailloux roulés parmi lesquels on les rencontre
souvent. En Corse, les plus petites Stantare sont
bien connues des pâtres des montagnes. Ils sont
frappés de la forme des briques romaines, et les
distinguent fort bien des modernes. Il est donc
probable que, s’il existait dans l’île quelques
objets du genre de ceux que j’ai cités, ils auraient
excité la curiosité et laissé quelques souvenirs.




MONUMENTS ROMAINS.


Pline compte trente-trois cités (_civitates_) en
Corse, et deux colonies romaines, Mariana et
Aleria. Il est douteux que par le mot de _civitates_,
il ait désigné des villes, dans l’acception
moderne de ce mot. Plus probablement, il veut
parler de tribus ou de peuplades, soit qu’elles
aient eu une résidence fixe, soit qu’elles menassent
une vie nomade. La ville la plus anciennement
connue de la Corse est Aleria; elle devait
avoir une enceinte fortifiée avant la première
invasion des Romains, ainsi que l’atteste la
fameuse inscription du tombeau de L. Scipion[37].

HEC CEPIT CORSICA ALERIAQVE VRBE

A aucune époque il ne semble pas que les Romains aient accordé beaucoup
d’attention à la Corse. J’ai déjà rapporté le témoignage de Strabon sur
la chasse aux hommes, et le commerce des esclaves qui se faisait de son
temps, «esclaves à très-bon marché et très-mauvais, dit naïvement le
géographe, car ils aiment mieux mourir[38] que de se façonner aux
manières de leur condition.» Je n’ai trouvé nulle part que les Corses
aient fourni un contingent militaire aux armées impériales[39]. Toutes
les exportations de l’île consistaient en ces esclaves, en cire et en
miel; et la pauvreté de ce commerce est une puissante raison de croire
que jamais les maîtres du monde n’ont eu dans ce pays d’établissements
considérables. Au reste, je n’ai jamais visité de province, autrefois
soumise à leur empire, qui m’ait offert moins de vestiges de leurs arts
et de leur civilisation.

       *       *       *       *       *

Dans la plaine de Mariana, dans celle de Sagone, et dans la plaine du
Liamone, près de l’embouchure de cette rivière, j’ai observé des
fragments de tuiles à crochets, très-nombreux dans la première localité,
très-rares dans les deux dernières. Sur l’emplacement de la ville
d’Aleria, ces débris sont plus abondants que dans aucun autre endroit
de l’île. On y trouve aussi quantité de tessons de poterie noire et
rouge, quelquefois très-fine, souvent ornée de reliefs; on y recueille
également des morceaux de verre antique, quelques fioles, des fragments
de marbre, de petits objets en bronze, la plupart brisés, et provenant
d’instruments très-grossiers, des médailles[41] et quelques pierres
gravées[40]. J’ai recueilli moi-même une moitié de meule de moulin en
lave. Plus heureux que moi, M. Vogin, ingénieur des ponts et chaussées,
a trouvé une petite tête de statue en marbre blanc d’un assez bon
travail, vraisemblablement, du Bas-Empire. Enfin, j’ai remarqué dans les
murs du village moderne d’Aleria, quelques tronçons de colonnes en bien
petit nombre, à la vérité, et de gros blocs de pierre provenant
évidemment d’édifices antiques. Ces débris, si communs sur l’emplacement
de la plupart des villes romaines, sont rares à Aleria, et je n’en
connais pas d’autres dans le reste de l’île, si ce n’est dans la plaine
de Mariana, où j’ai cru reconnaître un travail romain dans quelques
colonnes de granit, et dans les archivoltes appliquées autour de
l’apside de la petite église de San-Perteo. J’y reviendrai en décrivant
cette chapelle.

       *       *       *       *       *

Voici les deux seules inscriptions que j’aie rencontrées en Corse: la
première est encastrée dans une des maisons du village d’Aleria presque
en face de l’église:

                                FLAVIAE
                                MARIAE
                              VETVLLIANVS
                               CALPVRNIA
                              NVS FILIVS

Les caractères assez mal formés et presque cursifs donnent lieu de
croire qu’elle n’est point antérieure au IIIᵉ siècle. Je ne pense pas
qu’elle soit chrétienne; le nom de Maria devait être commun parmi les
femmes romaines de la Corse, puisqu’il y avait une colonie fondée par
Marius.

       *       *       *       *       *

La seconde inscription, placée sur une pierre gravée servant de linteau,
à la porte d’un jardin dans le village d’Erbalonga[42], est mutilée et à
peu près indéchiffrable. On y voit seulement les lettres suivantes:

    CALISᵗᵒ NIEIMᶜⁱ

       *       *       *       *       *

Faut-il lire _Calisto_, à Calistus, ou _Calistoni_ à Caliston? Je serais
tenté de lire _Calistoni et Mici.._? un nom propre comme Micyllus.




BAINS ROMAINS.


On dit qu’on a découvert les substructions d’un établissement thermal
près de Lavatoggio, dans le lieu nommé la Caldanica. Je ne les ai point
visitées, et j’ignore si elles existent encore.

       *       *       *       *       *

Dans la plaine de Mariana, entre les églises de la Canonica et de
San-Perteo, j’ai observé une maçonnerie en ruines, de forme carrée, avec
deux petits hémicycles, qui n’en sont séparés que par une traverse peu
élevée. L’appareil est irrégulier, entremêlé sans ordre de quelques
tuiles à crochets. Nul vestige de parement. A l’intérieur des hémicycles
qui ont un peu plus de 1ᵐ30 de diamètre, une couche de ciment rougeâtre,
très-épaisse, recouvre les pierres, et paraît avoir été destinée à
recevoir de l’eau. Peut-être étaient-ce les bassins d’une salle de
bains. Malgré l’absence de parement, je regarde cette maçonnerie comme
romaine.




RUINES D’ALERIA (INCERTAINES).


Aleria offre des ruines un peu plus intéressantes, mais malheureusement
fort incertaines. Après les avoir décrites, je hasarderai quelques
conjectures sur leur origine.

       *       *       *       *       *

L’ancienne ville, ainsi que le fort moderne, auprès duquel se groupent
quelques maisons, est située non loin de la mer, sur une éminence assez
escarpée au nord et qui s’abaisse graduellement vers l’est. Le
Tavignano[43], rivière peu profonde, mais assez large, coule au nord de
la ville et se jette dans la mer à trois quarts de lieue du port. Au
nord, l’étang de Diana (nom remarquable), au sud, les étangs dell’ Sale
et d’Urbino passent pour rendre la côte très-malsaine. De fait, aussitôt
après la moisson, le village devient désert, et la fièvre attend
immanquablement quiconque s’aviserait d’y passer la nuit. Lorsque je
visitai Aleria, je n’y trouvai qu’un vieillard souffreteux que les
propriétaires paient pour garder le blé renfermé dans les maisons. Le
fort même et le poste de la douane étaient abandonnés. La plaine est
d’ailleurs très-fertile, bien que le terrain soit sablonneux, et l’on
peut juger de la bonté du sol à la hauteur et à la vigueur du mâquis qui
couvre tous les endroits où la charrue n’a point passé depuis peu.

       *       *       *       *       *

Les remparts, reconnaissables sur beaucoup de points, suivent en partie
les contours de la colline, et il semble que la ville fut divisée en
deux quartiers, car les substructions d’une muraille séparent le plateau
supérieur d’une autre enceinte au nord, du côté du Tavignano.
Probablement cette dernière partie était un faubourg réuni plus tard à
la ville[44]. Les murailles sont épaisses, d’appareil incertain,
très-grossières, flanquées de tours rondes. Je n’ai vu nulle part le
moindre vestige de parement, et, autant qu’il est possible de juger de
ruines aussi informes, elles m’ont paru avoir plus d’analogie avec des
murs du moyen-âge qu’avec des remparts romains. C’est à l’intérieur de
cette enceinte, aujourd’hui cultivée en blé, qu’on trouve les médailles
et les poteries dont j’ai parlé.

       *       *       *       *       *

En se dirigeant au S.-S.-E. du fort on aperçoit d’abord un pilier carré
avec deux amorces d’arcades, élevé de terre d’à peu près 3 mètres,
large d’un mètre, revêtu d’un parement d’appareil réticulé, interrompu
vers le milieu du pilier, non point par des briques, mais par une assise
de gros moellons bien taillés. A mon avis il n’est pas douteux que ce ne
soit les débris d’un édifice romain, d’un portail, ou bien d’un
portique. Mais aussitôt se présente un problème bizarre. Fort près du
pilier, mais dans un alignement irrégulier[45] par rapport à celui-ci,
on trouve une enceinte carrée en ruines, d’environ 40 mètres sur 30, qui
semble d’une époque et d’un travail tout différent. On la nomme la _Sala
reale_. Il est difficile de s’expliquer comment le portail ou le
portique dont il reste un pilier, a pu exister en même temps que
l’enceinte, et cependant cette enceinte est évidemment plus moderne. En
la bâtissant sur son alignement actuel pour quelque raison qu’on ne peut
deviner aujourd’hui, on a conservé les arcades préexistantes en dépit
de leur direction.

       *       *       *       *       *

L’appareil de l’enceinte est plus irrégulier et plus grossier encore que
celui des murs de la ville. C’est un _opus incertum_ auquel on a tâché
de donner l’apparence d’un parement en plaçant les pierres, à
l’extérieur, du côté le moins rude. En quelques points les murs de cette
enceinte s’élèvent à 1,50, épais d’au moins 0,90; ailleurs ils dépassent
à peine le niveau du sol; partout pourtant le périmètre en est bien
reconnaissable. On ne voit de porte nulle part, sinon la double arcade
dont j’ai parlé.

       *       *       *       *       *

Vers le milieu du mur qui fait face au nord se trouve une ouverture
pratiquée depuis peu, me dit-on, par laquelle on entre en rampant dans
un souterrain long de 10 mètres environ, large de 4, de même appareil
que l’enceinte, mais dont la voûte mérite une description détaillée. Sa
forme surbaissée se rapproche un peu de l’arc de Tudor, ou à quatre
centres;

[Illustration: SALAREALE

Aleria]

Toutefois la courbe est encore plus déprimée, et elle pénètre sous un
angle droit les murs latéraux, tandis que l’arc à quatre centres se lie
par une courbe aux piédroits qui le portent. D’ailleurs la voûte de ce
souterrain est si maladroitement exécutée, que son profil varie tous les
deux ou trois mètres. On reconnaît qu’elle se compose d’un blocage jeté
avec beaucoup de ciment sur des planches posées presque au hasard, de
façon à former plutôt un polyèdre irrégulier qu’une courbe précise.
L’enduit, ou le ciment qui unit les pierres, porte l’empreinte de ces
planches raboteuses et fort inégales, sur lesquelles il s’est consolidé.
On en observe les joints très-distinctement. Il paraît encore qu’on n’a
pris aucune précaution pour qu’elles fussent placées de même niveau dans
le sens de la longueur de la voûte. Au point de jonction il y a une
différence de plusieurs centimètres entre les portions de l’intrados.

       *       *       *       *       *

Quoique fort encombré de terre et de gravois, le souterrain a encore
sous clef une hauteur d’environ 1,60. Les gens du village d’Aleria ont
percé les murs latéraux en plusieurs endroits dans l’espérance de
trouver un trésor: inutile de dire qu’ils n’ont pas réussi. J’oubliais
de noter une singularité, c’est qu’on ne voit nulle part la porte de ce
souterrain, en sorte qu’on pourrait le croire bâti uniquement pour
rendre moins humides les constructions qui s’élevaient au-dessus[46].

       *       *       *       *       *

A mon avis la _Sala Reale_ ne peut être un ouvrage des Romains, car,
même dans les temps de la plus grande décadence, leurs édifices les
moins considérables étaient bâtis avec plus de soin, ou, pour mieux
dire, avec moins de négligence. Assigner une époque à ces bizarres
substructions n’est point chose facile, et je ne le tenterai pas avant
d’avoir comparé leurs caractères à ceux d’une ruine voisine que l’on
nomme le Cirque, et qui est au moins aussi délabrée.

       *       *       *       *       *

A 4 ou 500 mètres de la Sala reale existent quelques pans de murs et des
substructions dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit
amphithéâtre. On distingue trois enceintes concentriques; mais, dans
l’état de ruine où elles se trouvent, il est bien difficile de suivre
exactement leur périmètre. Tantôt l’enceinte extérieure s’élève à 1,50
au-dessus du sol, tantôt elle disparaît complètement, et c’est
l’enceinte moyenne ou intérieure qui sort de terre et qui s’est
conservée. De grands pans de murailles tombés tout d’une pièce en dedans
et en dehors, une masse énorme de pierres détachées, de la terre et des
broussailles touffues ajoutent encore à la difficulté de reconnaître
exactement la forme primitive de l’édifice. Je crois cependant que le
grand axe de l’ovale était de 23 mètres; le petit, de 19 à 20 en œuvre.
Entre les enceintes règnent deux _précinctions_, couloirs d’environ 3
mètres de largeur; mais je n’ai pu découvrir traces de gradins; de
voûtes ou d’arcades, pas davantage, si ce n’est vers le nord où l’on
voit une amorce d’arcade ou de voûte avec quelques claveaux en briques.
Peut-être ai-je tort de me servir du mot de claveaux, car ce n’est à
vrai dire qu’un _opus incertum_ dans lequel on a jeté des briques et des
tuiles cassées au lieu de pierres.

       *       *       *       *       *

Pour la rudesse et la mauvaise construction, l’appareil de ces murs ne
diffère point de la Sala Reale, si ce n’est qu’on y observe un plus
grand nombre de grandes tuiles à crochets, de deux pieds de long, mais
généralement brisées et disséminées sans ordre. Dans une portion de la
muraille du côté sud seulement, on aperçoit comme _une intention_
d’établir un cordon de briques régulier. Toutefois, il ne paraît que sur
une longueur de 3 ou 4 mètres, et se perd aussitôt dans l’_opus
incertum_, composé de morceaux de schiste bruts, de cailloux roulés,
tirés du Tavignano, et çà et là, mais rarement, de grosses pierres
taillées, ébréchées sur leurs angles, provenant évidemment d’édifices
plus anciens. Tous ces matériaux sont unis avec un ciment très-épais,
d’une solidité remarquable. A la base des murs, on observe un crépi
blanchâtre, qui porte l’empreinte d’un moule en planches, absolument
semblable à celui que j’ai décrit tout à l’heure.

       *       *       *       *       *

Ce cirque, car je ne puis trouver une autre destination, est bâti sur un
terrain accidenté, escarpé au N.-E., et s’abaissant vers l’O.

       *       *       *       *       *

Peut-on attribuer aux Romains des constructions aussi grossières? Je ne
le pense pas. Le motif qui détermine mon opinion, n’est point l’absence
d’un parement qui, en raison de l’emploi du schiste, eût été d’une
exécution difficile; mais je ne puis admettre qu’à aucune époque les
Romains aient à ce point mis en oubli toutes leurs pratiques. Dans les
pays où ils n’ont point trouvé de matériaux convenables, ils les ont
remplacés par des briques ou par des tuiles, mêlées régulièrement à
l’_opus incertum_. Enfin le pilier de la Sala Reale est une preuve
qu’ils n’ont point abandonné en Corse leur système ordinaire de
construction.

       *       *       *       *       *

Supposer que cet amphithéâtre soit un reste de la ville grecque ou
étrusque d’Aleria, me paraît encore moins soutenable, car les tuiles à
crochets et les pierres taillées mêlées à l’appareil ne peuvent provenir
que d’édifices romains.

       *       *       *       *       *

L’emploi de formes en planches, entre lesquelles on a pour ainsi dire
moulé les murailles, et qui se retrouve dans les plus anciennes
constructions moresques de Cordoue et de Grenade, me feraient plutôt
soupçonner que ces ruines sont d’origine arabe. Aleria fut occupée
pendant assez longtemps, et à plusieurs reprises par les Maures. Les
premiers corsaires qui la prirent la saccagèrent de fond en comble, mais
lorsque le nombre de leurs compatriotes s’accrut, ils durent chercher à
relever les ruines romaines et à s’y établir. Passionnés pour les
courses de taureaux et les luttes d’hommes, il ne serait pas
extraordinaire qu’ils eussent bâti, ou même seulement restauré
l’amphithéâtre. De ses proportions toutes mesquines, on peut conclure
que la population d’Aleria était très-faible à l’époque où il fut
construit, car je ne suppose pas qu’il ait jamais pu contenir plus de
deux mille spectateurs[47].

       *       *       *       *       *

On assure que, vers l’embouchure du Tavignano, on a reconnu sur le sable
les ruines d’un môle construit de gros blocs; d’après d’autres rapports,
ce seraient les piles d’un pont établissant une communication entre
Aleria et l’étang de Diana.--Un port serait fort mal placé à
l’embouchure du Tavignano, et l’opinion qui place le port d’Aleria dans
l’étang de Diana me paraît plus plausible. La profondeur de l’eau, la
hauteur des rives le rendent propre à cette destination: on sait qu’il
communique à la mer par un goulet étroit. Quelquefois, dit-on, on tire
de cet étang des anneaux de fer et des morceaux de plomb. Questionné sur
ce point, l’unique habitant d’Aleria m’affirma qu’il avait souvent
ramassé des morceaux de plomb, mais qu’il n’avait jamais vu d’anneaux.
Il pensait que le plomb provenait de filets à pêcher, car il ne
différait en rien pour la forme de celui qu’on emploie aujourd’hui pour
le même usage. Au reste, on trouve encore des tuiles romaines à
l’embouchure du Tavignano et sur les bords de l’étang de Diana[48].




CARRIÈRE DE L’ILE DE CAVALLO.


Ni à Bonifacio, ni dans les environs, je n’ai pu découvrir la moindre
trace, ni recueillir aucun souvenir de la ville de Palla, qui, sous les
Romains, avait quelque importance comme port, surtout pour les
communications de la Corse avec la Sardaigne. Elle était l’un des
aboutissants de la seule route existant dans l’île, qui partait de
Mariana en suivant, à ce qu’on croit, la côte orientale; son
développement était de cent vingt-cinq milles. On croit généralement que
Palla occupait l’emplacement de Bonifacio, mais sans autre motif que la
situation de cette dernière ville, séparée de la Sardaigne par un canal
de trois lieues seulement[49].

Le territoire de Bonifacio présente un cas rare en Corse, où le schiste
et le granit composent presque tous les terrains. A Bonifacio, et sur
une étendue de quelques milles seulement, le sol est calcaire. Dans les
petites îles jetées entre la Corse et la Sardaigne, le granit reparaît.
Il est rougeâtre, et se débite facilement; mais sur la petite île de
Cavallo, à quelques milles à l’est de Bonifacio, il existe un banc de
granit gris très-compacte, d’un grain serré et d’une teinte uniforme,
non interrompu par des taches tranchant sur le fond. On suppose que les
Romains, ayant reconnu l’excellente qualité de ce banc, en avaient
commencé l’exploitation; mais, depuis un temps immémorial, les travaux
ont été suspendus et les blocs détachés de la masse, restent gisant sur
la carrière[50].

       *       *       *       *       *

En abordant une petite anse au sud de l’île, on remarque d’abord les
formes prismatiques et régulières de roches éparses au bord de la mer,
et l’on ne tarde pas à reconnaître qu’elles ont été jetées de la partie
supérieure du rocher, après avoir été grossièrement équarries sur place.
La plupart ont l’apparence de tables carrées, très-épaisses. La masse,
anciennement exploitée, a été attaquée par le milieu. C’est un rocher
sans aucune fissure apparente, long de plus de 40ᵐ et large de 12. Au
milieu, un grand espace vide montre qu’on en a débité une hauteur
d’environ 7ᵐ, sur une longueur de 12 ou 15, et il ne paraît pas qu’on
ait encore atteint la base du rocher. On voit dans ce vide plusieurs
blocs prismatiques longs de 8 à 9ᵐ, destinés évidemment à faire des
colonnes, des tables, des cippes, des pilastres, tout cela très-rudement
ébauché; une colonne longue de 9ᵐ a particulièrement attiré mon
attention par le travail singulier dont elle a été l’objet. Au lieu de
la façonner suivant notre usage, en prisme à 4 ou 8 pans, de
l’épanneler, en un mot, on l’a dégrossie à coups de masse, au juger
comme il semble, en tâchant de lui donner la forme la plus rapprochée du
cylindre; on s’aperçoit même que l’astragale a été réservée. Grâce à ce
procédé barbare, il faudrait aujourd’hui pour la polir en diminuer
beaucoup le diamètre. Une autre colonne plus petite offre exactement le
même travail, et j’ai cru observer qu’on les avait abandonnées l’une et
l’autre, parce qu’on a reconnu qu’elles étaient trop profondément
entamées.--Si ce procédé était d’un usage général chez les Romains, je
ne comprends pas que de semblables accidents ne se renouvelassent pas
sans cesse. Quant aux moyens employés pour détacher les blocs du rocher,
on peut s’en rendre compte très-facilement en examinant une tranche
énorme coupée, mais non séparée de la masse. Une longue rainure,
profonde de 0,02, a été pratiquée sur le sommet de la carrière et sur
ses côtés. De deux en deux pieds à peu près, on observe des cavités plus
larges et plus profondes, qui, évidemment, ont reçu des coins. Ils
étaient de bois, je le suppose, car le granit est poli en ces endroits,
au lieu d’être égrené, ce qui aurait eu lieu assurément, si l’on avait
fait usage de coins de fer. La fente déterminée par ce moyen est nette
et parfaitement verticale.

       *       *       *       *       *

Vers le centre de l’île, un amas de cendres, de laitier et de pierres
ayant subi l’action du feu, me paraît indiquer l’emplacement de la forge
où l’on fabriquait ou réparait les instruments d’exploitation[51].

       *       *       *       *       *

Nulle part je n’ai vu de colonnes romaines ébauchées; probablement il en
existe en Italie et même en France; mais je ne puis croire qu’on
employât partout le même procédé barbare en usage dans l’île de Cavallo.
Cela serait toutefois plus vraisemblable, que d’attribuer cette
exploitation aux anciens habitants de l’île, qui, suivant toute
apparence, ne se mettaient guère en peine de fabriquer des colonnes[52].




TOMBEAUX DE CERVARICIO ET DE BONIFACIO.


Je ne sais à quelle époque rapporter quelques tombeaux dont l’origine
est inconnue, qui se trouvent épars sur la colline de Cervaricio,
commune de Figari. Ce sont, à proprement parler, des espèces de caisses
formées de dalles de granit longues de 2ᵐ50, larges de 0ᵐ80, assemblées
à angle droit comme des bières. Les couvercles se trouvent souvent
auprès de ces tombeaux, car on ne peut, que je sache, leur assigner une
autre destination. Les cercueils qu’on voit en si grand nombre auprès
d’Arles, d’Apt, et dans le voisinage de beaucoup de villes romaines,
sont toujours taillés dans une seule pierre. Sans doute, à Cervaricio,
la facilité avec laquelle on débite le granit en le fendant avec des
coins a fait préférer cette méthode. D’ailleurs nulle inscription, nul
ornement n’aide à deviner l’époque à laquelle ces cercueils ont pu être
fabriqués. Aucune tradition ne s’y rattache, et je n’ai vu personne qui
eût assisté à l’ouverture d’un de ces tombeaux. Ils peuvent appartenir à
l’époque romaine aussi bien qu’aux premiers siècles du christianisme.

       *       *       *       *       *

On voit dans l’église de Sainte-Marie, à Bonifacio, un tombeau en marbre
blanc, orné de quelques sculptures médiocres, que je crois du IIIᵉ ou du
IVᵉ siècle. Peut-être a-t-il été transporté en Corse par quelque évêque.
Il ne diffère en rien de ces sarcophages du Bas-Empire qu’on trouve
dans tous les musées. C’est le seul que j’aie rencontré en Corse.




MONUMENTS

DU MOYEN-AGE.




ÉDIFICES RELIGIEUX.

DES ÉGLISES DE LA CORSE EN GÉNÉRAL.


J’ai vainement cherché à recueillir des renseignements historiques sur
les principales églises de la Corse; je n’ai trouvé que des traditions
incertaines, souvent contredites par le caractère des monuments
eux-mêmes. En général on leur attribue une date évidemment trop
ancienne, sans doute par suite de cette méprise ordinaire qui confond
l’institution primitive d’une église, avec les reconstructions
successives qui ont eu lieu sur le même emplacement. L’époque que l’on
assigne souvent aux plus anciens de ces édifices est celle de
l’expulsion définitive des Maures, que suivit vraisemblablement un élan
de ferveur religieuse manifestée dans cette île, comme partout, par une
foule de pieuses fondations. Suivant les annalistes corses, ce grand
événement aurait eu lieu au commencement du IXᵉ siècle; mais il est plus
que probable, comme nous l’avons dit au commencement de ce mémoire, que
les Sarrasins ne furent complètement chassés qu’au XIᵉ. Parmi tous les
édifices que j’ai examinés, il n’en est aucun qui m’ait paru antérieur à
cette époque. Les plus anciens en présentent tous les caractères, et, à
moins de supposer que la renaissance des arts ne se soit opérée en Corse
plutôt que sur le continent, on admettra cette date comme la plus
reculée que l’on puisse assigner aux monuments qui nous occupent. Si
l’on considère que les matériaux propres à bâtir sont rares dans l’île,
et d’un emploi toujours difficile; que les Arabes, en se retirant,
avaient détruit les villes principales; que les habitants pauvres,
ignorants, divisés entre eux[53], harassés par des incursions
incessantes, furent obligés d’appeler des étrangers à leur aide pour les
délivrer des Sarrasins, on n’hésitera pas, je pense, quelque haute
opinion que l’on ait de l’intelligence des Corses, à regarder comme
insoutenable l’opinion qui ferait de leur île le berceau de
l’architecture romane. D’un autre côté l’on observera que ce style,
assurément importé en Corse, y est resté plus stationnaire qu’en aucun
autre pays, au point qu’on y trouve des édifices du XIVᵉ siècle et même
du XVᵉ[54], conservant encore la plupart des caractères qui distinguent
en France le roman primitif; par exemple, la forme des arcs, celle des
fenêtres, de plusieurs détails d’ornementation, etc. De là résulte une
grande incertitude sur les dates et, dans nombre de cas, l’impossibilité
presque absolue de les déterminer avec quelque précision.

       *       *       *       *       *

Le type adopté au XIᵉ siècle en Corse, et qui s’y est pour ainsi dire
perpétué, se trouve, à mon avis, dans la Toscane, et les églises
bysantines de Pise sont les originaux dont les architectes corses ont
fait des copies, pour ainsi dire en _miniature_. Entre les églises des
deux pays on n’observe guère d’autres différences que celles qui doivent
résulter de l’inégalité des ressources. Un peuple de hardis navigateurs,
recherchant avec passion les débris antiques qui couvraient son
territoire, en amenant d’autres de loin sur ses vaisseaux pour en orner
les temples de sa patrie, riche par son commerce et ses manufactures,
devait, on le sent, cultiver les arts avec un tout autre succès qu’un
peuple de bergers et de soldats, sans industrie, sans autres richesses
que ses troupeaux et un sol fertile, mais continuellement ravagé. A
l’époque où les Pisans s’établirent en Corse et y exercèrent une espèce
de protectorat, on a vu que les insulaires obtinrent un repos qui leur
était inconnu, et qu’alors seulement ils purent songer à imiter les arts
du peuple qui leur apportait la civilisation.

       *       *       *       *       *

Je ne doute donc pas, avec Filippini, que ce ne soit dans cette période
que s’élevèrent la plupart des églises que je vais décrire. Il est
possible, et même très-vraisemblable, que des églises plus anciennes
aient existé dans les mêmes lieux; mais il faut bien se garder de les
confondre. Rien de plus naturel, de plus conforme à toutes les pratiques
du moyen-âge, que de bâtir sur les lieux mêmes où existaient d’autres
édifices déjà consacrés, soit qu’ils fussent ruinés, soit qu’ils
parussent déjà trop petits ou trop mal construits pour le goût
perfectionné par le contact des Pisans.




ÉGLISES ROMANES

DES XIᵉ ET XIIᵉ SIÈCLES.




LA CANONICA.


J’ai dit que je n’avais point vu en Corse d’église qui m’eût paru
antérieure au XIᵉ siècle. Je vais décrire les plus remarquables de cette
époque, et je commencerai par celle qui offre le type le plus complet de
l’architecture particulière au pays, et qui en résume pour ainsi dire
tous les caractères.

       *       *       *       *       *

La Canonica, située dans la plaine de Mariana, et dans le lieu où la
tradition place l’ancienne colonie de Marius, se trouve maintenant
isolée de toute habitation, au milieu d’une

[Illustration: Plan de la Canonica

_Page 96_
]

assez vaste plaine cultivée. Sa toiture est détruite, les portes
n’existent plus, mais la maçonnerie est debout et promet encore une
longue durée.

       *       *       *       *       *

L’architecture de la Canonica est d’une grande simplicité, mais d’une
simplicité qui n’exclut pas l’élégance. C’est une basilique de 32ᵐ sur
12, divisée en trois nefs par des piliers carrés, fort élevés pour leur
diamètre (0ᵐ,55), qui portent des arcades en plein cintre un peu
moindres qu’un demi-cercle. L’apparence générale est d’une extrême
légèreté, et, sous ce rapport, la Canonica se distingue de la plupart
des édifices bysantins. Nul ornement aux piliers, si ce n’est une mince
moulure sur les tailloirs[55].

       *       *       *       *       *

Devant l’apside, de forme semi-circulaire, s’élève une voûte en berceau
couvrant une travée de la nef centrale. Dans les bas-côtés, les deux
travées correspondantes ont des voûtes d’arêtes, dont les retombées
s’appuient à des consoles historiées de style bysantin très-barbare.
Toutes ces voûtes, ainsi que le cul-de-four de l’apside, sont en plein
cintre, et construites en blocage. Ce sont les seules existant dans
l’église, car le reste de la nef et des bas-côtés n’avait qu’une
couverture en charpente. On reconnaît qu’un incendie, dont je n’ai pu
apprendre la date, mais que je crois très-ancien[56], avait fortement
endommagé toute la partie supérieure de la basilique. Aujourd’hui, les
traces en subsistent encore dans des réparations exécutées en briques,
qui ont remplacé les pierres dans plusieurs travées au N.-O. de
l’église. A cette époque, sans doute, on a baissé la toiture, et,
suivant toute apparence, on a fabriqué une voûte en planches divisée par
travées, et portée sur des poutres transversales qui s’implantaient
dans les murs latéraux, au-dessus des piliers. Du moins, on ne peut
autrement expliquer la destination de ces trous percés au-dessus des
piliers et à demi remplis de maçonnerie moderne. D’ailleurs, on jugera
du peu de soin qui a présidé à ce travail, en observant que cette voûte
en planches, dont on suit les traces sur les murs latéraux, devait
masquer en partie les fenêtres de la nef.

       *       *       *       *       *

Ces fenêtres sont assez irrégulièrement espacées, et l’on en voit
rarement une ouverte dans l’axe de l’arcade. En revanche, celles des
bas-côtés répondent exactement à celles de la nef centrale[57], et l’on
notera, comme un caractère remarquable, leurs dimensions si étroites
qu’elles ressemblent à des meurtrières. A l’exception de la fenêtre
percée au centre de l’apside, et qui est ornée d’une petite archivolte à
trois claveaux en marbre blanc, toutes les autres ont leur amortissement
formé d’une seule pierre échancrée en plein cintre. Nous verrons cette
disposition se reproduire en Corse dans presque toutes les églises.
Quelquefois le chambranle de la meurtrière est taillé en biseau à
l’intérieur comme à l’extérieur (c’est le cas pour les fenêtres de la
nef à la Canonica); d’autres fois, elles présentent une suite de plans
en retraite qui rétrécissent l’ouverture au centre du mur. Telles sont
les fenêtres de l’apside, car cette disposition, un peu plus soignée,
semble réservée pour les parties auxquelles on a voulu donner quelque
ornementation.

       *       *       *       *       *

La Canonica a quatre portes: la principale au milieu de la façade
occidentale; une autre au milieu de la face méridionale; deux autres
enfin, l’une au midi, l’autre au nord, donnant dans l’avant-dernière
travée des collatéraux (en partant de la façade); ces deux dernières
sont étroites, basses, carrées, surmontées d’un épais linteau monolithe
dont l’amortissement est décrit par un angle obtus. Une archivolte,
renfermant un tympan tout nu, surmonte la porte méridionale percée au
milieu de l’église. La porte occidentale a deux archivoltes sculptées
que je décrirai tout à l’heure.

       *       *       *       *       *

Quatre pilastres divisent la façade dans sa partie inférieure; deux fort
larges répondent aux murs des collatéraux; deux autres, un peu moindres,
aux piliers intérieurs. Les uns et les autres ont perdu leur
couronnement. Au centre s’ouvre la porte, flanquée de deux petits
pilastres que surmontent des chapiteaux écrasés, en marbre blanc, à
palmettes grossières. Sur le linteau, on voit d’autres palmettes avec
des entrelacs bizarres. Une autre espèce d’entrelacs formés de cercles
qui se coupent, orne l’archivolte inférieure. La supérieure, un peu plus
large, présente plusieurs animaux très-grossièrement sculptés. On
distingue des griffons, un cerf poursuivi par des chiens, enfin un
agneau portant le labarum. Toutes ces sculptures, d’une exécution
très-barbare et taillées dans le nu de la pierre, ont tous les
caractères du style bysantin primitif. Quant au tympan, il est
absolument nu.

       *       *       *       *       *

A la hauteur du toit des collatéraux, règne une longue corniche qui
divise la façade en deux parties, et se prolonge ensuite sur les faces
latérales. Au-dessus s’ouvre un œil-de-bœuf très-étroit. Vient enfin le
fronton un peu plus obtus que ceux du continent bâtis à la même époque;
dans le milieu est une fenêtre, ou plutôt une meurtrière, en forme de
croix.--Il se peut que ce fronton, très-délabré dans sa partie
supérieure, ait été restauré après l’incendie dont j’ai déjà parlé.

       *       *       *       *       *

Comparée avec la façade si pauvre d’ornementation, l’apside offrira
quelque recherche. Neuf pilastres l’entourent, qui soutiennent une
arcature, en plein cintre surhaussé, appliquée au-dessous de la
corniche. Des chapiteaux corinthiens, épannelés seulement, et d’un
travail très-médiocre, surmontent tous ces pilastres, à l’exception de
deux seulement qui sont historiés, et d’une exécution encore plus
barbare. A vrai dire, ce sont de petits bas-reliefs taillés dans le nu
de la pierre; l’un, au côté sud de l’apside, représente deux griffons;
l’autre, au nord, un taureau avec une étoile devant lui. Peut-être
doit-on considérer ce taureau comme un signe symbolique, indiquant le
mois de la fondation ou de la consécration de l’église; peut-être
n’est-ce qu’un simple caprice.

       *       *       *       *       *

Entre chacune des arcades figurées qui retombent sur les pilastres, on
en voit deux autres plus petites, également cintrées. Cette arcature,
qui forme le motif de décoration le plus ordinaire en Corse, rappelle
certaines constructions de l’Italie et des provinces rhénanes. C’est
encore une arcature qui orne les rampants du fronton oriental. Tous les
arcs sont en plein cintre, surhaussés, et s’appuient sur des modillons
d’une forme bizarre, qui figurent une espèce de bec ou de crochet
sortant d’une petite console surmontée par un tailloir. Les modillons de
la nef sont variés de forme; mais un seul présente quelque tentative
d’ornementation: c’est une tête grimaçante, d’ailleurs fort mal
sculptée.

       *       *       *       *       *

L’appareil de la Canonica est remarquable. Il se compose d’un _opus
incertum_, revêtu, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’un placage de
dalles placées alternativement à plat et de champ. Ces dalles,
très-régulièrement taillées et assemblées avec une précision singulière,
sont d’un grès siliceux, à grain très-fin et d’une grande dureté. C’est
sur la même pierre qu’ont été exécutées les sculptures des archivoltes
et du linteau de la façade. De loin, ces assises, alternativement minces
et épaisses, se distinguent facilement à la manière différente dont
elles réfléchissent la lumière, peut-être aussi parce que les lichens
s’attachent avec plus de facilité sur la pierre placée dans un sens que
dans un autre. Il en résulte l’apparence d’une alternance de couleurs.
Les piliers de la nef sont construits de même; mais leurs assises se
composent uniquement de dalles de grès siliceux.

       *       *       *       *       *

Près de l’apside et du côté sud, on remarque trois grandes dalles
encastrées dans le mur comme au hasard, et qui ne m’ont pas semblé à
leur place. Elles sont chargées d’ornements, étoiles, losanges, cercles
concentriques, etc., taillés en creux et remplis d’un mastic ou d’une
pierre verdâtre très-foncée. Il serait possible qu’elles provinssent du
fronton primitif de l’église; car on se souvient que le fronton actuel
porte des traces de restauration. Je dois signaler, comme un fait
caractéristique, l’absence de contreforts, et même de pilastres sur les
faces latérales de la Canonica. On ne les voit que très-rarement
employés dans les églises corses.

       *       *       *       *       *

J’oubliais de noter qu’au sud de l’église, attenant à la travée voûtée
du collatéral, on voit un massif plein, carré, de 6 mètres de côté, et
démoli à une hauteur de 3 ou 4 mètres. C’est, je crois, la base d’un
campanile. J’ignore d’après quelle tradition les paysans qui viennent
travailler dans les champs d’alentour, se sont imaginé que cette
maçonnerie renfermait un trésor. Plusieurs trous ont été pratiqués; mais
je n’ai pas besoin de dire que toutes les recherches ont été sans
résultats. Comme on ne voit aucune trace d’escalier ni à l’intérieur de
l’église ni à l’extérieur du campanile, il faut admettre qu’on n’y
montait que par une échelle. C’est ainsi qu’on entre encore dans la
plupart des tours bâties sur le bord de la mer. Sans doute cette
disposition, peut-être même la forme des fenêtres, ont été adoptées dans
un but de défense. La Canonica, à une petite distance de la côte, était
particulièrement exposée aux descentes des pirates[58].

       *       *       *       *       *

Telle est l’ancienne cathédrale de Mariana. Son ornementation ne se
distingue que par sa pauvreté de celle qui caractérise nos plus
anciennes églises bysantines; et le mérite principal de l’édifice, c’est
sa légèreté et sa bonne disposition où règne je ne sais quelle
simplicité antique, de bon goût, qui ne se trouve pas toujours dans
d’autres églises infiniment plus riches. Je résumerai ainsi ses
caractères principaux: plan en forme de basilique, deux travées dans les
collatéraux disposées pour servir de chapelles, absence de voûtes,
fenêtres en forme de meurtrières, appareil calculé pour l’ornementation,
sculptures taillées dans le nu de la pierre, ornementation médiocre et
timidement exécutée.




SAN-PERTEO.


San-Perteo, petite église voisine de la Canonica, paraît avoir été
construite à peu près dans le même temps; du moins elle lui ressemble
beaucoup, tant par la disposition générale, que par l’appareil, la forme
des fenêtres et des portes, et par le style des sculptures. San-Perteo
n’a qu’une nef, et cependant de chaque côté de l’apside une voûte ruinée
annonce une chapelle semblable à celle de la Canonica, ce qui montre une
disposition traditionnelle pour cette partie de l’église, disposition
conservée en dépit de la différence du plan. La situation actuelle des
deux églises offre même de grands rapports; toutes les deux, dépourvues
de voûtes, ont perdu leur toiture, et leurs portes ont été enlevées.
Elles semblent l’une et l’autre avoir souffert une catastrophe
semblable. La façade occidentale de San-Perteo n’a d’autre ornement
qu’un linteau grossièrement sculpté, appuyé sur deux petits chapiteaux
écrasés, qui n’ont pas même de piédroits pour les recevoir. Au sud, dans
la nef, s’ouvre une seconde porte dont le linteau, couvert d’un mauvais
bas-relief, représente deux lions séparés par un arbre, ou quelque chose
de semblable. J’ai hâte d’arriver à l’apside, la seule partie de
l’édifice vraiment intéressante. Des colonnes de granit poli l’entourent
à l’extérieur, surmontées de chapiteaux corinthiens en marbre blanc, qui
supportent des arcades figurées, en marbre blanc également, assez
richement sculptées dans le style du Bas-Empire.

       *       *       *       *       *

Si l’on compare la sculpture de ces chapiteaux et de ces archivoltes
avec l’ornementation du reste de l’église, ou avec celle de la Canonica,
on observera une telle supériorité d’exécution, qu’il est impossible de
les croire contemporaines. A mon sentiment, l’ornementation de cette
apside aurait été composée avec des fragments antiques provenant, sans
doute, de la ville de Mariana.

       *       *       *       *       *

Les colonnes sont fortement engagées dans le mur de l’apside que
recouvre un crépi épais, tandis que le reste de la basilique offre un
appareil identique à celui de la Canonica. Cette différence dans
l’appareil pourrait faire supposer une différence de date dans les deux
portions de la bâtisse; cependant j’aimerais mieux l’attribuer à une
restauration ancienne, ou, ce qui est plus probable, à la maladresse des
ouvriers qui trouvaient quelque difficulté à tailler les dalles pour un
mur semi-circulaire.

       *       *       *       *       *

J’ai remarqué que ces colonnes n’étaient polies qu’à l’extérieur; ainsi,
dès le principe, elles avaient été destinées à être engagées dans un
mur.

       *       *       *       *       *

San-Perteo et la Canonica appartiennent au département; mais, comme
elles sont isolées, éloignées de deux lieues de tout village, on ne
peut songer à les rendre au culte, et il est fort difficile de leur
assigner une destination. Pendant l’été, les bergers seuls, habitants de
la plaine de Mariana, y parquent leurs troupeaux, et il en résulte
quelques dégradations. On y mettrait un terme en y plaçant des portes;
dans la suite, on pourrait songer à les couvrir; quant à présent, les
gros murs, très-solidement construits, ne donnent aucune inquiétude.




ÉGLISE DE SAINT JEAN-BAPTISTE ET DE SAN-QUILICO.


CARBINI.

Saint-Jean-Baptiste, paroisse du village de Carbini, appartient au même
type, et je le crois, sinon contemporain, du moins de peu d’années
postérieur aux églises précédentes.

       *       *       *       *       *

Vers la fin du XIVᵉ siècle, au rapport de Filippini, Carbini fut le
chef-lieu d’une secte religieuse qui comptait de nombreux prosélytes
dans toute la Corse. On les nommait les Giovannali, peut-être à cause de
cette église où ils se rassemblaient; plus probablement, parce qu’à
l’exemple de quelques autres hérétiques, ils ne reconnaissaient que
l’évangile de Saint-Jean, ou qu’ils l’interprétaient à leur manière. Si
l’on en croit le bon chroniqueur, les Giovannali mettaient tout en
commun, la terre, l’argent, les femmes même. La nuit, ils se
réunissaient dans leurs églises, et, après l’office, les lumières
s’éteignaient, et ils se livraient à des orgies monstrueuses. C’est au
reste une accusation banale contre toutes les sectes secrètes, et les
premiers chrétiens eurent longtemps à s’en défendre. Quoi qu’il en soit,
le pape envoya d’Avignon un commissaire pour excommunier les
Giovannali, et des soldats avec lui qui les exterminèrent jusqu’au
dernier. Carbini, devenu désert, fut repeuplé par des familles envoyées
de Sartène[59].

       *       *       *       *       *

L’église de Saint-Jean n’a qu’une seule nef de 20ᵐ sur 8, éclairée par
des meurtrières, couverte d’un toit moderne en charpente; il n’y a point
de chapelles latérales à l’apside. L’appareil, très-régulier à
l’extérieur, se compose d’assises d’égale hauteur[60]; au dedans, on ne
voit qu’un _opus incertum_ très-grossier.

       *       *       *       *       *

Une arcature en plein cintre règne au-dessous de la corniche et se
prolonge sur les rampants des frontons. J’y remarque un motif
d’ornementation nouveau. De deux en deux arcades, les tympans présentent
une cavité hémisphérique trop profonde et trop soigneusement taillée
pour avoir été destinée à recevoir des incrustations. Près de l’apside,
et seulement du côté du nord, on voit quelques bas-reliefs grossiers
alternant avec cet ornement singulier, et représentant des animaux,
parmi lesquels j’ai cru reconnaître plusieurs signes du zodiaque; mais
il n’y en a que cinq ou six, et il ne paraît pas que les tympans lisses
du reste de l’arcature aient été restaurés.

       *       *       *       *       *

La façade très-simple et toute nue, ne donne lieu à aucune observation;
je remarquerai seulement la porte carrée, surmontée d’une archivolte en
plein cintre extrêmement surélevée.

       *       *       *       *       *

A une distance de 1ᵐ,25 seulement de Saint-Jean, on voit les ruines
d’une autre église, dédiée à san Quilico (_sanctus Quilicus_),
exactement de même forme, de même appareil, seulement un peu plus
petite. Ses murs sont abattus à un mètre du sol. On trouve en France
beaucoup d’exemples d’églises aussi rapprochées l’une de l’autre;
quelques-unes, comme la Trinité et l’église du Ronceray, à Angers, ont
un mur mitoyen. C’est le seul cas de cette nature que j’aie observé en
Corse.

       *       *       *       *       *

Quelques pas plus loin, au N.-E. de San-Quilico, s’élève un campanile
carré, ruiné par la foudre, mais très-haut encore. Il avait trois
étages, un seul a subsisté. L’identité de l’appareil, et la forme de sa
porte cintrée très-surhaussée, indiquent qu’il a dû être construit à la
même époque que Saint-Jean, et probablement il servit aux deux églises.
Le clocher, très-svelte[61] et très-élégant, produit un admirable effet
dans le paysage, lorsque, éclairé par le soleil couchant, il se détache
sur les sombres montagnes du Coscione. A l’intérieur on ne voit aucune
trace d’escaliers; on ne sait même s’il y avait des planchers aux
différents étages. La seule fenêtre qui subsiste est en plein cintre,
géminée, refendue par une colonne portant un chapiteau oblong, d’une
forme bizarre, dont on trouve des exemples en Toscane et sur les bords
du Rhin[62]. Quelques colonnettes gisant à terre dans l’église de
Saint-Jean proviennent, m’a-t-on dit, de l’église de San-Quilico. Je
crois bien plutôt qu’elles appartiennent aux fenêtres détruites du
campanile.

       *       *       *       *       *

Le clocher de Carbini mériterait d’être restauré. C’est, je pense, le
plus ancien, le seul ancien qui subsiste en Corse. Je prendrai la
liberté, Monsieur le Ministre, de vous demander une allocation pour
cette bonne œuvre, et de vous prier en même temps d’inviter M. le
Ministre des cultes à vouloir bien s’y associer. La paroisse de Carbini
est très-pauvre. Son unique cloche, suspendue à une perche à la porte
du curé, fait vraiment peine à voir.




ÉGLISE DE SAINT-JEAN.

COMMUNE DE PAOMIA.


Si l’on diminue considérablement les proportions de la Canonica, si l’on
en supprime toute l’ornementation, si à l’appareil régulier on en
substitue un grossier de schiste ou de granit mal taillé, on pourra se
représenter la plupart des petites églises ou chapelles bâties avant
l’établissement définitif de la domination génoise. On en rencontre sur
presque tous les points de l’île; quelques-unes ne remontent qu’au XVᵉ
siècle.

       *       *       *       *       *

Je n’en citerai que deux. La première, San-Pancrazio entre Bastia et
Cervione, se fait remarquer par ses trois apsides, circonstance assez
rare en Corse pour être notée.

       *       *       *       *       *

L’autre, Saint-Jean, entre Cargese et Paomia, ne mérite d’être
mentionnée que pour une singularité dont je n’ai pu trouver
l’explication. A l’intérieur de l’église, en ruines aujourd’hui, on voit
au milieu de l’appareil du mur nord de la nef, un bras humain sculpté
sur le granit, légèrement fléchi, et les doigts ouverts dirigés à 45º.
Ce bras, d’ailleurs très-grossièrement travaillé, n’a pu appartenir à un
bas-relief plus considérable dont un fragment aurait été employé comme
un simple moellon, car il occupe le milieu d’une dalle et est
parfaitement isolé. Aucune autre sculpture ne se voit ni à l’intérieur
ni à l’extérieur de l’église. Autrefois l’apside a été peinte à fresque,
mais les peintures sont devenues absolument méconnaissables.

       *       *       *       *       *

J’éprouve un embarras semblable à m’expliquer un autre bas-relief (si
l’on peut donner ce nom à des pierres façonnées à coups de hachette),
que l’on voit sur le linteau d’une maison de Paomia. On me l’avait
signalé comme une sculpture _phénicienne_; mais, malgré la meilleure
volonté du monde, il me fut impossible de méconnaître la disposition
ordinaire au moyen-âge, dans l’arrangement du linteau et des pierres
également sculptées qui lui servent d’impostes. Au milieu du linteau on
distingue une figure de femme, je crois, à son costume, aussi
grossièrement exécutée que les bonshommes charbonnés sur les murailles
par les écoliers oisifs. A gauche, une espèce de chevron ou de zigzag; à
droite, un X, ou bien une croix de Saint-André très-ouverte. On voit sur
les impostes des traits bizarres; d’un côté on pourrait reconnaître
l’ornement bien connu qu’on nomme feuille de fougère ou arête de hareng.
Il serait impossible de décrire les autres, tant ils sont bizarres et
irréguliers. De loin on pourrait les prendre pour des lettres.

Isolée, chacune de ces pierres embarrasserait peut-être beaucoup un
archéologue; mais leur réunion, qui forme un des amortissements de porte
les plus communs dans le pays, arrête court toutes les hypothèses qu’on
serait tenté de faire sur leur origine. Si l’on arguait de la forme
irrégulière des impostes, qu’elles ont été appropriées à leur
destination actuelle longtemps après avoir été façonnées pour un autre
usage, je répondrais qu’aux sculptures près, elles ressemblent
exactement à toutes les impostes des maisons anciennes, et que
l’échancrure qui marque le haut de la porte les caractérise
suffisamment.




ANCIENNE CATHÉDRALE DE NEBBIO[63].


Voici encore le type de la Canonica reproduit avec de très-légères
modifications dans l’ancienne cathédrale de Nebbio, près de
Saint-Florent. Même plan et presque mêmes dimensions, même absence de
voûtes et de contreforts, même arcature sur les faces latérales, même
motif d’ornementation pour l’apside[64]. Il faut noter la forme des
fenêtres un peu moins étroites que celles des églises précédentes. Des
colonnes légèrement fuselées, alternant avec des piliers carrés,
séparent les trois nefs de la basilique. Les chapiteaux des colonnes
sont historiés, d’une médiocre exécution, mais les reliefs ont une
saillie inusitée; les piliers n’ont que des tailloirs sans ornements; un
seul se fait remarquer par des moulures bizarres qui se recourbent aux
angles, de façon à figurer une espèce de crochet.

       *       *       *       *       *

La façade, mieux conservée que celle de la Canonica, mérite seule
quelque attention. Elle offre, en quelque sorte, l’image d’une coupe
transversale de l’édifice. Un fronton un peu moins surbaissé que les
frontons antiques surmonte les murs de la nef centrale, qui s’élèvent
au-dessus des collatéraux et s’y relient par une corniche rampante.
Ainsi, l’on peut distinguer dans cette façade deux étages. L’inférieur
présente cinq arcades figurées en plein cintre; celle du milieu, plus
élevée que les autres, percée d’une porte carrée, séparée d’une fenêtre
ou d’une espèce de tympan à jour par un épais linteau de pierre. Tous
ces pilastres ont des chapiteaux, la plupart historiés, représentant des
animaux fantastiques, un lion, des serpents entrelacés, etc. Dans le
tympan des deux arcades qui répondent aux bas-côtés de la nef, on
remarque quelques ornements, des étoiles, des cercles incrustés dont la
couleur verte se détache du blanc éclatant de l’appareil[65]. C’est un
rapport de plus avec la Canonica. A l’étage supérieur il n’y a que trois
arcades figurées, celle du milieu contenant une grande fenêtre en plein
cintre. Au-dessus, une meurtrière en croix occupe le centre du fronton.

       *       *       *       *       *

Les sculptures qui ont quelque saillie, l’emploi de colonnes,
l’élargissement des fenêtres, sont autant d’indices qui me font regarder
cette église comme plus moderne que la Canonica. Je ne la crois pas
antérieure à la fin du XIIᵉ siècle.

       *       *       *       *       *

Trompé par des renseignements inexacts, je m’attendais à trouver, à
Saint-Florent, des reliquaires anciens; mais je n’y vis qu’une châsse
toute moderne, envoyée de Rome, et contenant un squelette revêtu d’un
habit de guerrier romain (vrai style d’Opéra), tout couvert de mauvais
oripeau et de verroteries. Ce sont les reliques de saint Florus qui, en
compagnie de sainte Flore, a le patronage de la ville de Saint-Florent.
Tous les deux sont fort vénérés dans le pays, et quelques stylets
rouillés, quelques pistolets hors d’état de faire feu attestent les
conversions qu’ils ont opérées.

       *       *       *       *       *

Au nord de l’église, et près d’une porte latérale, on me fit remarquer
trois trous qui traversent le mur irrégulièrement. Il me semblait que
c’était le résultat d’une distraction des ouvriers qui avaient bâti le
mur. Toutefois ces trous sont en grande réputation. Tous les ans, le
jour de la fête de sainte Flore, ils exhalent une odeur de violette. Le
fait rapporté par Ughelli (_Italia christiana_, tome IV) me fut attesté
par le maire et le curé de Saint-Florent

[Illustration: Sᵗ. Michel de Murato.

_Page 141._
]

qui m’engagèrent à bien flairer les trous susdits, m’avertissant que je
ne sentirais rien du tout, ce qui se trouva parfaitement vrai.




SAINT-MICHEL.

COMMUNE DE MURATO.


C’est la plus élégante, la plus jolie église que j’aie vue en Corse.
Elle est située à un quart de lieue du bourg de Murato, sur un petit
plateau et complètement isolée; cependant elle sert au culte, mais, je
crois, seulement dans quelques occasions solennelles. La nature des
roches qu’on trouve dans le voisinage a permis aux architectes d’imiter,
plus exactement qu’à l’ordinaire, le style des Pisans, surtout pour
l’ornementation. Nous verrons comment il s’est modifié en passant des
plaines de la Toscane dans les sauvages montagnes de la Corse.

       *       *       *       *       *

Le plan de Saint-Michel figure un parallélogramme rectangle, terminé à
l’orient par une apside semi-circulaire, et précédé à l’ouest par un
porche surmonté d’une tour carrée que soutiennent deux grosses colonnes
trapues, à chapiteaux écrasés. Quelques rudiments de feuilles ornent ces
chapiteaux; les volutes sont peu saillantes; une astragale figurant une
tresse relie les corbeilles aux fûts. Base élevée, circulaire, ornée
d’une grosse torsade.

       *       *       *       *       *

Sur la façade, trois arcades dont deux latérales aveugles. Point de
bas-relief aux tympans; mais des consoles historiées, d’une saillie
notable, reçoivent les retombées des archivoltes. Le linteau de la porte
principale est couvert d’incrustations. Point de voûtes, si ce n’est
au-dessus de l’apside. Fenêtres étroites à l’ordinaire, cintrées; la
partie inférieure et supérieure

[Illustration: Fenêtre de l’Eglise de Sᵗ. Michel

_Page 127._
]

[Illustration: Fenêtre de l’Eglise de Sᵗ. Michel

_Page 127._
]

de leurs chambranles est souvent ornée d’entrelacs et de sculptures en
très-bas-relief. La corniche est soutenue par une arcature régnant le
long des murs latéraux, se prolongeant sur les festons, et entourant
l’apside. Plusieurs tympans de ces arcades offrent des sculptures dans
le genre de celles que nous avons remarquées à Carbini.

       *       *       *       *       *

On le voit, à l’exception de son porche, construction tout à fait
inusitée dans ce pays et qui, par sa disposition, rappelle en petit
l’église de Maurmoutiers, près de Saverne, on retrouve à Saint-Michel
tous les caractères que j’ai plusieurs fois signalés. Ce n’est que par
son appareil singulier que cette église se distingue véritablement de
toutes celles que j’ai déjà décrites. Du plus loin qu’on l’aperçoit,
l’œil est attiré et surpris par les couleurs tranchées de son parement,
composé de pierres d’un vert foncé et d’un blanc éclatant. Toutes les
parois de l’édifice en sont revêtues, aussi bien en dedans qu’en dehors.
D’abord on ne peut distinguer aucune combinaison régulière, et l’œil
n’est frappé que d’un papillotage bizarre. En s’approchant, on remarque
comme une intention d’arrangement dans le but de produire un certain
effet par l’opposition des couleurs; effet du reste plus étrange qu’il
n’est harmonieux. Il semble que l’on ait prétendu imiter les alternances
de couleurs régulièrement opposées du dôme de Pise et d’autres monuments
du même pays; mais l’on n’a persisté dans ce projet qu’autant que les
matériaux convenables se présentaient sous la main, et l’on y a renoncé
dès que l’exécution entraînait trop de soins. Par exemple, les assises
ne sont point égales en hauteur, et les pierres qui les composent sont
d’échantillons très-différents. Dans la partie supérieure des murs, le
blanc et le vert se succèdent par bandes horizontales; au-dessous, ces
deux couleurs se mêlent comme sur un damier; mais cet arrangement
n’existe que par places; bientôt on ne voit que des plaques plus ou
moins grandes, jetées pêle-mêle et comme au hasard. A la vérité, les
claveaux des arcades aveugles de la façade et les tambours des colonnes
du porche alternent de couleur dans un ordre constant; mais les claveaux
des arcades figurées sous la corniche n’offrent qu’un mélange incertain
et confus. J’ai cru remarquer que l’architecte avait eu meilleure
opinion de la résistance de la pierre verte (chlorite schisteuse
très-compacte), que de celle de la pierre blanche (calcaire de
Saint-Florent), car il emploie la première de préférence dans toutes les
parties qui exigent le plus de solidité.--Çà et là des dalles de marbre
rougeâtre, encastrées dans les murs, viennent ajouter à la bizarrerie de
l’ensemble. Enfin, on trouve encore quelques incrustations en briques,
toujours fort irrégulières, principalement aux retombées des arcatures
latérales.

       *       *       *       *       *

Le chef-d’œuvre de ce beau système se trouve sur le linteau de la porte
occidentale, qui représente, en très bas-relief taillé sur le fond blanc
de la pierre, un buste de face entre deux paons qui lui béquettent les
oreilles. Sur les queues de ces oiseaux brillent quantité de petites
pierres, rouges, vertes, blanches, entremêlées de morceaux de verre
bleu. C’est une véritable mosaïque, mais bien grossièrement exécutée.
Quelques chambranles de fenêtres, quelques tympans des arcades aveugles,
offrent des incrustations semblables, en général vertes ou rouges, sur
fond blanc, toutes très-péniblement et très-rudement élaborées.

       *       *       *       *       *

Je dois dire quelques mots du travail des sculptures, plus soignées à
Saint-Michel qu’en aucune autre église de Corse, et toutefois encore
bien barbares.

       *       *       *       *       *

Remarquons d’abord l’obscénité de quelques figures, fait qui n’est pas
rare sur le continent, mais qui me surprend en Corse, pays grave, s’il
en fut, où l’on ne rit guère, et, quelle qu’en soit la cause, assurément
très-chaste. Par exemple, un modillon de l’arcature du côté nord
représente un homme tenant un oliphant de la main gauche, et de la
droite une espèce de coutelas. _Istius membrum femine longius evadit._
Plus loin, un homme, sur une des consoles de la façade, au-dessous de
l’archivolte de droite, _clunibus insidens, ingentem_ ιθυφάλλον
_prætendit_. Cherche là-dedans qui voudra une allusion mystique. Parmi
les autres bas-reliefs, je n’en ai trouvé qu’un seul dont le sujet fût
bien intelligible. On voit un serpent embrassant un arbre de ses replis,
et tenant une pomme dans sa gueule. Près de lui une femme nue étend la
main vers le fruit. C’est assurément la Tentation qu’on a voulu rendre.
Inutile de parler du manque de proportion et de la grossièreté du
travail. Les sculptures d’ornement, beaucoup mieux exécutées, présentent
quelquefois des détails assez gracieux. Des entrelacs et des rinceaux
élégants et capricieux, sculptés sur les chambranles de plusieurs
fenêtres, m’ont rappelé les arabesques si fines placées de la même
manière dans quelques fenêtres moresques de l’Alhambra et de l’Alcazar
de Séville. Cette ornementation précieuse pourrait s’appeler une
gravure, et elle est toujours exécutée en creux.

       *       *       *       *       *

Quelques fresques existaient à l’intérieur de l’apside; elles sont
aujourd’hui presque entièrement effacées.

       *       *       *       *       *

Si l’on en excepte la tour, dont l’amortissement est détruit (si
toutefois elle a été terminée), l’église de Saint-Michel se trouve dans
un état de conservation très-satisfaisant.




SAINT-NICOLAS PRÈS DE MURATO.


L’église de Saint-Nicolas, à une lieue S.-O. de Murato, ressemble fort à
la précédente; seulement elle n’a ni porche ni clocher, elle est
entièrement revêtue, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’un parement
de pierres vertes. Abandonnée depuis la révolution, dépourvue de toit,
elle tombe en ruines. Son ornementation, évidemment très-soignée, la
rend intéressante, et je la décrirai avec quelque détail; car elle nous
offre, je crois, l’exemple de la plus grande recherche à laquelle se
soient élevés les architectes corses.

       *       *       *       *       *

De même qu’à Saint-Michel, la façade présente trois arcades, dont deux
latérales figurées, celle du centre plus haute et plus large que les
autres. Elles reposent sur des pilastres d’une saillie légère, couronnés
de chapiteaux assez bien refouillés. Des entrelacs sculptés en creux,
des tores en saillie, quelquefois en pierre blanche, dessinent les
archivoltes. Dans les tympans des arcades latérales, on voit quelques
incrustations, des croix étoilées qui se détachent en blanc sur le fond
sombre du parement. Un damier vert et blanc occupe le centre du tympan
de l’arcade principale. Les chapiteaux des piédroits, le bandeau
d’imposte, sont couverts d’ornements gravés en creux avec une finesse
dont jusqu’alors je n’avais rencontré nul exemple. Enfin, dans les
pendentifs, entre les arcades, d’autres incrustations complètent la
décoration de la façade, et remplissent, en partie, le nu qui existe
entre les archivoltes et le fronton.

       *       *       *       *       *

Les corniches et leurs arcatures ressemblent à celles de Saint-Michel,
sauf les alternances de couleur, dont on ne trouve d’autre exemple à
Saint-Nicolas que dans les incrustations dont je viens de parler. Je
remarquerai cependant la variété et l’élégance des motifs dans les
modillons et la corniche; le dessin de cette dernière change à chacune
des pierres qui la composent.

       *       *       *       *       *

Par sa disposition générale et par ses détails, la décoration de
Saint-Nicolas appartient tout entière au style bysantin; c’est pourquoi
l’on observera avec surprise que ses fenêtres, étroites d’ailleurs,
suivant l’usage invariable, ont pour amortissement une lancette aiguë.
Cette ogive étant taillée dans une seule pierre qui forme le haut du
chambranle, il est évident qu’elle n’a point été adoptée ici pour ses
qualités de résistance et la facilité de sa construction, mais bien
parce qu’on a voulu se conformer à une mode établie. Il faut en conclure
que Saint-Nicolas a été bâti à une époque ou le style gothique était
déjà complètement en faveur sur le continent; c’est-à-dire vers la fin
du XIIIᵉ siècle, ou le commencement du XIVᵉ[66].




SAINT-CÉSAIRE.


Cette date est probablement celle d’une autre petite église du
voisinage, également ruinée, située entre la Pieve et Murato. On la
nomme Saint-Césaire. Elle a le même plan que Saint-Nicolas, mais presque
aucune ornementation; je ne la cite que pour son parement bizarre,
composé de pierres vertes, et de dalles d’un marbre assez grossier veiné
de rouge et de gris, commun dans les montagnes de Bevinco. Il est
impossible de reconnaître même _l’intention_ d’un arrangement quelconque
dans la disposition des pierres de ce parement, tant elles se mêlent
confusément, et souvent de la façon la plus désagréable à l’œil.

       *       *       *       *       *

De ces trois églises, Saint-Michel est la plus ancienne, et c’est une
copie évidente des basiliques pisanes. Saint-Césaire est une imitation
très-maladroite de Saint-Michel; enfin Saint-Nicolas offre encore le
même type, mais perfectionné et embelli par le bon goût de son
ornementation. Rien de plus fréquent dans l’histoire de l’architecture
que cette influence qu’exerce un certain édifice, généralement admiré,
sur les constructions du voisinage.




MONASTÈRE DE SAINT-MARTIN.


J’ai observé, dans une localité fort éloignée de Murato, le même système
d’opposition de couleurs, toujours plutôt indiqué qu’exécuté à la
lettre; c’est parmi les ruines du monastère de Saint-Martin, situé dans
une petite vallée entre Cargèse et Paomia. Son apside est entourée d’une
arcature dont les tympans sont alternativement en granit gris et en grès
rouge. Au-dessous règne un bandeau, large de 0ᵐ40, qui tranche sur le
granit dont se compose le reste du parement. Sous les tympans de
l’arcature on voit quelques bas-reliefs frustes et très-grossiers, où
l’on distingue des animaux et des ornements bizarres dans le goût de
ceux de Carbini. Je crois d’ailleurs les deux églises à peu près
contemporaines.




ÉGLISES DE BONIFACIO.

SAINTE-MARIE.


Ce n’est qu’à Bonifacio que j’ai vu des églises gothiques, mais de ce
gothique bâtard tel qu’il s’introduisit, avec peine et tardivement, dans
le midi de l’Europe. Bien que ces édifices aient conservé beaucoup de
souvenirs romans, je ne les crois pas d’une date antérieure au XIVᵉ
siècle; du moins c’est ce qu’on est fondé à supposer en examinant la
persistance de l’architecture pisane dans le reste de l’île. L’église de
Saint-Césaire et celle de Saint-Nicolas nous en offraient tout à l’heure
des exemples remarquables.

       *       *       *       *       *

Sainte-Marie, construite dans la partie la plus élevée de la ville, se
fait remarquer d’abord par ses arcs-boutants, inconnus partout ailleurs,
et ici presque inutiles en raison du peu d’élévation des murs latéraux.
C’est donc une _mode_ plutôt qu’une nécessité qui les aura fait établir.
Le plan de Sainte-Marie est celui d’une basilique courte et large,
divisée en trois nefs et terminée par trois apsides semi-circulaires. A
l’intérieur elle a subi de nombreuses réparations. Ainsi les piliers,
évidemment retaillés, ont maintenant des chapiteaux ioniques. Les voûtes
ogivales, renforcées d’arcs doubleaux et de nervures plates, m’ont paru
également retouchées; enfin, tout récemment, l’intérieur de l’église a
été badigeonné en couleur de marbre, si bien qu’on n’en peut plus
distinguer l’appareil. La façade, presque complètement nue, n’offre
aucun intérêt. On doit seulement signaler une moulure en violettes bien
travaillée, et un grand œil-de-bœuf, ou plutôt une rose sans rayons, à
claveaux noirs et blancs alternant avec régularité. Devant la porte,
toute moderne, s’élève une espèce de porche ou de halle couverte qui
sert de lieu de réunion aux oisifs de la ville.

       *       *       *       *       *

Le clocher de Sainte-Marie est carré, assez svelte, et, bien que fort
mutilé, il conserve quelques vestiges de son ancienne élégance. Je ne
parlerai pas de l’étage supérieur, refait probablement au XVIIᵉ siècle;
des trois autres, le seul qui soit demeuré intact, c’est le plus élevé,
percé de deux fenêtres en ogive, séparées par une mince colonnette.
L’étage immédiatement inférieur a une fenêtre trilobée en plein cintre,
bouchée aujourd’hui. A l’étage au-dessous on ne distingue plus la forme
des ouvertures; peut-être même n’en existait-il pas. Toutes ces
fenêtres, en ogive ou en plein cintre, sont surmontées d’une espèce de
chambranle décoré avec une certaine recherche; carré au-dessus des
ogives, façonné en fronton pour les autres fenêtres, ce chambranle, car
je ne puis trouver un autre nom à cette sorte d’encadrement appliqué,
est rempli d’ornements sculptés, violettes, rosaces, entrelacs. Voilà,
mais perfectionné, le motif qui s’était déjà présenté à Saint-Michel de
Murato. Ici son apparence moresque est encore plus frappante, et
s’expliquera peut-être par le voisinage de la Sardaigne, soumise à
l’Espagne, car on sait combien le gothique espagnol a emprunté à
l’ornementation arabe. Des cordons de têtes de clous ou de violettes
marquent la séparation de chaque étage, et, vers le milieu de la tour,
deux bas-reliefs, sculptés au-dessous d’une de ces moulures,
représentent l’un le Bœuf de saint Luc; l’autre, le Lion de saint Marc.
Probablement les autres faces de la tour, défigurées aujourd’hui,
portaient les autres attributs symboliques des évangélistes.




ÉGLISE DES DOMINICAINS.

(BONIFACIO.)


L’église de Saint-Dominique, beaucoup mieux conservée, est, je crois, un
peu plus moderne que Sainte-Marie. Bien que l’ogive y soit employée dans
tous les arcs, l’apparence extérieure n’est point gothique, et la façade
surtout offre une grande analogie avec celle de la Canonica. Les
contreforts, ou, pour mieux dire, les pilastres, disposés de la même
manière, présentent absolument le même appareil composé d’assises
alternativement minces et épaisses. Quant aux murs, bâtis de moellons
non taillés, ils sont recouverts d’une couche épaisse de ciment. Le plan
est, à l’ordinaire, celui d’une basilique.

La porte occidentale, de forme carrée, est encadrée dans une ogive
bordée par trois tores qui correspondent à autant de colonnettes à
chapiteaux grêles, écrasés, d’un travail pitoyable. Cette ogive
s’encadre elle-même dans un fronton également appliqué et d’une faible
saillie. Au sommet on voit sculptés un agneau avec une croix. Un
œil-de-bœuf occupe le haut du gâble, dont les rampants sont bordés par
un cordon de violettes d’une bonne exécution. Voilà toute la décoration
de la façade, et elle en déguise mal la nudité. Une porte latérale, au
nord, n’est guère mieux ornée. Elle est carrée, surmontée d’un tympan
ogival qu’entoure une large archivolte bordée à l’intérieur d’une
moulure de violettes.

       *       *       *       *       *

L’intérieur de l’église se divise en trois nefs séparées par des piliers
carrés auxquels s’appliquent, dans la nef centrale, deux colonnettes
engagées dans les angles du pilier, et s’élevant jusqu’aux retombées des
voûtes dont elles reçoivent les nervures. Voûtes ogivales, obtuses,
d’arêtes, renforcées d’arcs doubleaux et de nervures arrondies qui se
réunissent sous une clef sculptée. Les voûtes des bas-côtés, un peu
surbaissées, garnies de nervures également rondes, qui retombent sur des
consoles, ne m’ont point paru contemporaines des premières. Je les crois
modifiées par une réparation relativement moderne.

       *       *       *       *       *

Les arcades en tiers-point n’ont leur naissance marquée que par un
tailloir peu saillant sortant du pilier, tandis que les deux colonnettes
engagées sur ses angles, qui montent jusqu’à la voûte, où elles ont un
tailloir commun, semblent prolonger jusqu’à cette hauteur le pilier
qu’elles encadrent. Il en résulte un effet désagréable; l’arcade tombant
sur le milieu de ce pilier a l’air de ne s’appuyer sur rien. On observe
la même faute en France dans nombre d’églises du XVᵉ siècle, bâties à
l’époque où dominait le goût des pénétrations, lorsqu’on s’efforçait
d’imiter en pierre l’apparence des constructions en bois. J’ai peu de
chose à dire des chapiteaux de ces colonnettes. Leur sculpture est des
plus médiocres. Une volute s’arrondit à leurs angles; plus bas,
au-dessus de l’astragale, on voit comme un rudiment de feuilles qui se
développe bien timidement. Pour l’aspect et le galbe seulement, ces
chapiteaux offrent quelques ressemblances avec quelques chapiteaux
moresques de l’Alhambra.

       *       *       *       *       *

Les fenêtres des collatéraux en plein cintre ne diffèrent nullement de
ces meurtrières dont nous avons parlé si souvent. On observera, en
outre, qu’elles sont placées la plupart hors de l’axe des arcades de la
nef. Si cette bizarrerie ne se reproduisait pas souvent dans d’autres
églises corses (à la Canonica, on en a vu un exemple), on pourrait
conclure que les collatéraux sont plus anciens que la nef; mais il est
plus probable de l’attribuer à cette indifférence pour la symétrie dont
les constructions de l’île nous ont offert déjà tant de preuves. Les
fenêtres de la nef, dont l’amortissement se termine en mitre, m’ont paru
altérées par une restauration moderne.

       *       *       *       *       *

Le clocher des Dominicains, placé au midi près du chœur, est carré à sa
base, mais devient octogone en s’élevant au-dessus du toit. Des moulures
saillantes en accusent les différents étages, éclairés chacun par une
fenêtre en plein cintre, bilobée, percée sur chaque face. Du
couronnement s’élèvent, aux angles, des créneaux, échancrés à la manière
moresque, d’un effet très-agréable.

       *       *       *       *       *

Je présume que Saint-Dominique avait primitivement trois apsides ainsi
que Sainte-Marie; mais, dans le XVIIIᵉ siècle, la partie orientale du
chœur a été refaite et allongée. Elle forme un nouveau chœur carré, en
arrière de l’autel, et deux salles latérales dont l’une, qui fait retour
sur les murs de l’église, sert de sacristie. Un jubé très-riche, plaqué
de marbre et d’albâtre dans le goût moderne italien, marque la
séparation des parties de l’église ancienne et moderne. Il porte la date
de 1749.

       *       *       *       *       *

Je ne parlerai point des autres églises de Bonifacio, dont l’une est
devenue un magasin militaire: bâties à peu près sur le modèle de
Saint-Dominique, ruinées ou fort mal réparées, elles n’offrent plus
aujourd’hui le moindre intérêt.

       *       *       *       *       *

En Corse le gothique s’est encore moins développé que le style bysantin.
On lui doit cependant l’introduction des voûtes, à peu près inusitées
jusqu’alors. Il y a lieu de s’étonner que la sculpture et
l’ornementation n’aient pas fait des progrès à Bonifacio, car son
territoire fournit, par exception, un beau calcaire blanc, facile à
tailler et se conservant bien à l’air.




CHAPELLE DE SAINTE-CATHERINE.

COMMUNE DE SISCO.


Je ne connais qu’une seule crypte en Corse, c’est celle de
Sainte-Catherine, ancien monastère, dépendant aujourd’hui de la commune
de Sisco. Elle est située sur le haut d’un rocher au bord de la mer et
près du cap Sagro. Autrefois tout le cap Corse portait le nom de
Promontoire Sacré, nom singulier dans un pays où, suivant un poëte
romain de mauvaise humeur, «on niait les dieux.» Peut-être existait-il
dans le cap Corse quelque temple renommé des navigateurs; et comme l’on
voit d’ordinaire les lieux saints conserver leur réputation, bien que
les objets du culte y soient changés, je ne serais pas éloigné de croire
que l’emplacement de la chapelle de Sainte-Catherine ne fût celui du
temple qui donna le nom de sacré à l’ancien cap Corse. Ma supposition
est d’ailleurs toute gratuite, car, à l’exception de l’inscription
d’Erbalonga que j’ai citée, je ne connais pas un seul indice du séjour
des Romains dans cette partie de l’île.

       *       *       *       *       *

Quoi qu’il en soit, vers le XIIIᵉ siècle, une église existait dans le
voisinage du cap Sagro, et possédait une chapelle souterraine qui
portait dès lors, et qui a conservé jusqu’à présent, le nom de _li
tomboli_. En 1355, suivant un manuscrit qui m’a été communiqué, vers le
milieu du XIIIᵉ siècle, d’après Filippini, tome IV, p. 322, un vaisseau
revenait du Levant avec une bonne provision de reliques renfermées dans
une caisse (les reliques étaient alors l’objet d’un commerce lucratif):
à la hauteur du cap Corse il fut assailli d’une si furieuse tempête, que
le capitaine fit vœu, s’il échappait au naufrage, de donner ses reliques
à la première église qu’il rencontrerait. Par provision, cependant, se
jetant, dans sa chaloupe avec son équipage et sa précieuse caisse, il
prit terre au pied du rocher de Sainte-Catherine. Aussitôt la tempête
s’apaisa. Soit que notre capitaine n’eût point vu la chapelle, soit
qu’il eût déjà oublié son vœu, suivant l’usance des marins, il regagna
son navire et voulut continuer sa route avec son trésor. Mais voici la
tempête qui recommence et qui redouble de fureur, jusqu’à ce que
repentant, le capitaine débarque de nouveau et dépose les reliques dans
l’oratoire de Sainte-Catherine. La caisse contenait, au rapport de
Filippini, «un morceau de la baguette de Moïse, un peu de manne tombée
dans le désert, un peu du limon ayant servi à former le premier homme;
les bourses de la sainte Vierge, de sainte Marie-Madeleine et de sainte
Catherine; quelques brins de fil filé par la Vierge, quelques gouttes de
son lait, etc., etc.» Le catalogue tient une page et demie, et l’on
conçoit facilement que tant de trésors attirèrent la foule dans la
chapelle, si bien, qu’elle devint insuffisante pour l’affluence des
pèlerins. Il fallut bientôt construire auprès une habitation pour des
moines de Saint-Augustin, qui se vouèrent à la garde de ces reliques;
puis une autre pour des hommes d’armes que les habitants de Sisco durent
entretenir pour protéger la chapelle contre les incursions des Maures;
puis on bâtit encore un hôpital pour les malades qui venaient demander à
la sainte la guérison de leurs maux. Finalement, on agrandit ou l’on
reconstruisit l’église, qui fut consacrée en 1469.

       *       *       *       *       *

Le bâtiment qu’on voit aujourd’hui porte les traces des restaurations
dont il a été l’objet. Sur sa façade, quelques archivoltes, byzantines
d’apparence, subsistent encore, et l’apside entourée d’une arcature en
plein cintre reproduit le type si commun de la Canonica. Tout le reste
de l’édifice n’offre aucun intérêt. La crypte même paraît avoir été
retouchée, du moins recrépie fort récemment. Elle est de forme
semi-circulaire, et reçoit un peu de jour par un petit soupirail. On y
accède par deux couloirs étroits débouchant dans la nef de l’église.
Autant qu’on en peut juger par ce qui reste de visible dans l’appareil,
la partie la plus ancienne de cette crypte, son soubassement a tous les
caractères du moyen âge, et je ne la crois pas antérieure au XIIᵉ
siècle.

       *       *       *       *       *

Le rocher sur lequel est bâtie la chapelle est fort escarpé, élevé
d’environ 250 mètres. Si l’on descend jusqu’au bord de la mer, à peu
près au-dessous de l’église, on observe une vaste grotte creusée par la
nature dans l’intérieur du rocher. L’entrée en est presque entièrement
cachée du côté de la mer par d’énormes quartiers de rochers, entre
lesquels il faut se glisser, avec quelque précaution, car les vagues,
surtout par les vents de S.-E., viennent battre avec violence
l’ouverture de la caverne. Elle est très-profonde et contient plusieurs
grandes salles, quelques-unes remplies de stalactites bizarres. La
description de ce lieu n’entre point dans le plan de ce rapport, et je
ne parlerai que du seul fait intéressant pour l’archéologie. A l’entrée
de la grotte, on voit une grande arcade en plein cintre, dont les
claveaux en schiste vert, sont assez grossièrement assemblés au moyen de
beaucoup de ciment. D’un côté, où le rocher n’offrait point d’appui,
l’arcade repose sur un piédroit de même construction. Entre le haut de
l’arcade, qui porte un petit mur terminé horizontalement, comme un pont,
et la voûte naturelle de la grotte, on observe un large vide qui ne
paraît pas avoir jamais été rempli. On dirait que l’arcade devait
recevoir une porte, et que le vide laissé à dessein tenait lieu de
fenêtre. Mais à quelle époque et dans quel but a-t-on ajouté ce
misérable ouvrage d’art à cette œuvre immense de la nature?--L’apparence
n’est nullement antique, et la forme de l’arc ne conclut rien, surtout
dans le pays: voilà tout ce que je puis dire. Suivant la tradition,
cette caverne aurait servi de refuge aux chrétiens lorsque les Arabes
dominaient dans la Corse. Mais s’ils ont bâti cette arcade, ils avaient
imaginé un fort mauvais moyen de cacher leur retraite, en plaçant dès
l’entrée quelque chose qui annonçait la présence des hommes. Je croirais
plutôt que les moines de Sainte-Catherine avaient dans ce lieu un autel,
ou des tombeaux, et qu’ils y avaient construit une porte qui ne
s’ouvrait que de leur consentement. Voilà la supposition la plus
probable; celle-ci est la plus poétique: la caverne servait à célébrer
des mystères cabiriques ou autres, et c’est elle qui a fait appeler le
cap Corse le promontoire Sacré[67].




CHAPELLE DE SANTA-CRISTINA.

CERVIONE.


En allant de Bastia aux ruines d’Aléria, je m’arrêtai à Cervione pour
examiner la chapelle de Santa-Cristina, située à 200 mètres environ
au-dessous de la ville, fort près du village de

[Illustration: Sᵗ. MICHEL-MVRATO

_Page 125_]

[Illustration: EGLISE DE Sᵗᵉ. CHRISTINE

_Page 154_
]

Mucchieto. Autrefois, me dit-on, elle dépendait du monastère de Monte
Cristo, situé dans l’île de ce nom, précisément en face de Cervione.
Tous les dimanches, un moine de l’abbaye s’embarquait, et passait en
Corse pour officier à Santa-Cristina[68].

       *       *       *       *       *

Le plan de la chapelle est des plus bizarres, il figure un T, dont la
barre transversale, le transsept, porte à son centre deux apsides
tangentes l’une à l’autre. La nef, reconstruite vraisemblablement au
XVIIᵉ siècle, basse, voûtée en berceau et flanquée de pilastres
grossièrement classiques, ne mérite aucune attention. Le transsept,
évidemment plus ancien, n’a point de voûtes, et ne reçoit de jour que
par des meurtrières cintrées, percées dans les deux apsides. Bien que
formé de morceaux de schiste difficiles à tailler, l’appareil est
régulier et beaucoup plus soigné que celui des maisons de Cervione.
Nulle ornementation à l’extérieur. A l’intérieur un crépi couvre le
schiste; et tout le mur oriental de l’église, en y comprenant les deux
apsides, présente une suite de compositions à fresque de diverses
grandeurs, encore assez bien conservées.

       *       *       *       *       *

Au premier abord, ce plan singulier, cet appareil dépourvu
d’ornementation, les fenêtres en meurtrières, auxquelles je n’étais pas
encore habitué, surtout les figures de saints revêtues de longues
draperies raides, à plis cassés, aux membres grêles et longs, terminés
par des pieds et des mains énormes, me rappelèrent tous les caractères
du style byzantin. Seulement, je remarquai que les têtes avaient plus de
noblesse, et comme on dit en termes d’atelier, plus de _style_, que
celles qu’on voit dans nos églises du continent. Cette différence, je
l’attribuais au voisinage de l’Italie; et en tenant compte de la
persistance des traditions byzantines dans le midi, j’étais tenté
d’attribuer ces fresques à quelque artiste du XIIIᵉ siècle. Pourtant un
saint Michel revêtu d’une armure de _plates_ et non de mailles, surtout
ses brodequins ou ses guêtres semblables à la chaussure que portent
encore quelques montagnards, me laissaient bien de vagues soupçons d’une
origine plus moderne. La date de 1473, très-lisiblement peinte en
caractères gothiques, au milieu d’une des apsides, m’ôta toute
incertitude, et me prouva combien on doit être prudent à juger les
monuments d’un pays qu’on n’a point suffisamment étudié. La même date,
moins les derniers chiffres effacés par le temps, se retrouve sur le
linteau d’une petite porte, au sud du transsept.[A]

       *       *       *       *       *

Je vais décrire brièvement les fresques de Santa-Cristina. Dans le haut
de l’apside Sud, on voit le Christ entouré des attributs ordinaires des
évangélistes; au-dessous, huit saints ou saintes, parmi lesquelles on
distingue sainte Christine. La paroi faisant retour à la droite du
spectateur, représente saint Michel plus grand que nature, pesant les
âmes dans une balance, et foulant aux pieds le Diable qui s’efforce
d’entraîner un des bassins. Dans l’apside Nord, paraît le Père Eternel,
assis sur un trône, et auprès de lui un abbé agenouillé (sans doute
celui de Monte Cristo), que lui présente sainte Christine, patronne de
la chapelle. Ces Christs, de très grande proportion, sont tous les deux
entourés d’une gloire en forme de _vesica piscis_, absolument comme dans
nos anciennes peintures du XIIᵉ siècle. Douze saints debout occupent le
bas de cette apside. Sur la paroi voisine, à gauche, on distingue un
grand saint Christophe, passant la mer au milieu des poissons, portant
l’Enfant-Jésus sur ses épaules. Cette peinture a beaucoup souffert. En
s’élevant au-dessus des apsides, le mur oriental forme comme un fronton,
sur lequel on a peint encore deux sujets: au centre le Christ en croix;
un ange plane au-dessus de sa tête. A gauche, la Vierge et le
Saint-Esprit, à droite un ange en adoration. Il semble que le
crucifiement et l’annonciation aient été mêlés, afin de laisser plus de
place à la première de ces deux compositions.

       *       *       *       *       *

La forme de la chapelle de Santa-Cristina est un fait rare, peut-être
unique, qu’on doit attribuer à un caprice de l’architecte, qui aura
voulu en faire quelque chose d’extraordinaire; ou qui peut-être a
prétendu exprimer ainsi une idée mystique suivant la mode de son temps,
idée qu’il est bien difficile de s’expliquer aujourd’hui. Je trouve dans
la Vie des Saints que sainte Christine fut percée de _deux flèches_;
auparavant on lança sur elle _deux serpents_, qui ne lui firent aucun
mal. Ils lui léchèrent les pieds, et se suspendant à son sein, ils
semblaient deux enfants allaités. «_Julianus misit super eam duos
aspides.... et currentes duo serpentes conligaverunt pedes ejus, et
lingebant vestigia ejus; et duo aspides currentes, suspenderunt se ad
mamillas ejus, velut infantes lactantes, et non nocuerunt eam. Acta
sanctorum, tome_ V, _p._ 527 E. Ces deux apsides ne seraient-elles pas
destinées à rappeler les deux flèches, ou plutôt ces deux serpents si
bien élevés? C’est d’ailleurs en toute humilité que je propose cette
explication, qui n’est guère plus extraordinaire que celle par laquelle
on interprète la flexion fréquente des chœurs de certaines églises, par
rapport à l’axe de leur nef.

       *       *       *       *       *

Le curé de Mucchieto, qui avait bien voulu m’accompagner, me dit qu’on
avait découvert récemment dans le cimetière attenant à la chapelle, des
tombes en briques ou en ciment, dont plusieurs renfermaient des
médailles. Il ne put d’ailleurs me donner aucun renseignement, ni sur la
forme des tombes, ni sur les médailles qui avaient été portées à Bastia.




ÉGLISES MODERNES.


Je ne connais point en Corse d’églises de l’époque de la Renaissance.
Tandis qu’on élevait tant de chefs-d’œuvre en France et en Italie, on se
battait en Corse, on brûlait villes et villages, n’épargnant pas même
les édifices religieux. Les églises plus modernes du XVIIᵉ et du XVIIIᵉ
siècle n’offrent aucun intérêt. Bâties de moellons de schiste ou de
granite à peine taillés, elles sont quelquefois grossièrement recrépies;
telles sont les églises de Bastia, les plus vastes et les plus riches de
l’île. Les corniches et les autres ornements extérieurs, fabriqués en
plâtre ou en mauvais ciment, délabrés par la pluie, tombent en
morceaux. La décoration intérieure ne consiste guère qu’en placages,
souvent dorés dans le goût barbare du XVIIᵉ siècle, et en fresques
exécutées par des barbouilleurs italiens. Je citerai les églises de
Sainte-Croix et la cathédrale, à Bastia, et l’église de Cervione comme
les plus remarquables. La première surtout, malgré le mauvais goût de sa
décoration, ne laisse pas d’avoir un certain caractère de grandeur,
comme tout ce qui paraît riche et coûteux.

       *       *       *       *       *

Les campaniles de la même époque, très-souvent isolés, surtout dans les
villages, sont généralement carrés, percés à jour de larges fenêtres, et
très-élancés pour leur diamètre. Elégants vus de loin, ils ne peuvent
supporter l’examen lorsqu’on s’en approche. Parmi les plus remarquables,
il me suffira de mentionner le clocher de la cathédrale de Bastia, ceux
de Cervione, de Chiatra, de Tallano, de Linguizetta, de Sartène[69].
Leur plus grand mérite, c’est leur position dans un paysage
très-pittoresque.




TOURS, CHATEAUX, FORTIFICATIONS, ETC.


Dans la première partie de ce rapport, j’ai déjà dit que je n’avais pu
découvrir en Corse rien de semblable aux _Nurhags_ de Sardaigne. Toutes
les tours que j’ai examinées appartiennent au moyen-âge, et la plupart
sont même assez modernes. Les fréquentes descentes des pirates
barbaresques sur les côtes de l’île, obligeant à une vigilance
continuelle, on établit sur le littoral une suite de tours, sur tous les
points qui commandent la vue, et souvent assez rapprochées pour
correspondre par signaux. A l’approche des corsaires, les gardes en
observation donnaient l’alarme, et les paysans occupés aux travaux des
champs, s’ils étaient trop éloignés pour gagner leurs villages situés en
général dans la montagne, trouvaient un asile dans l’intérieur des
tours. On doit supposer que dès le XIᵉ siècle, de semblables
constructions s’élevèrent sur plusieurs points de la côte. Nulle part
cependant, je n’en ai vu d’aussi anciennes; je ne crois pas même en
avoir vu d’antérieures au XIVᵉ siècle. La plupart datent des XVᵉ et XVIᵉ
et même du XVIIᵉ siècles. Sauf quelques détails insignifiants, toutes me
semblent bâties sur le même modèle, ce qui indiquerait que leur érection
aurait eu lieu par suite d’une mesure générale. Elles se composent d’une
salle basse, ordinairement voûtée, servant de magasin; d’un étage
au-dessus, destiné à loger la garnison; enfin, d’une plate-forme
entourée de créneaux et quelquefois de machicoulis. Le magasin ou salle
basse ne communique pas avec l’extérieur. On entre dans la tour par le
premier étage, en montant un escalier oblique, souvent une échelle, et
une fois qu’elle était retirée en dedans, une demi-douzaine d’hommes
pouvait tenir tout un jour dans cette petite forteresse contre des
centaines d’assaillants.

       *       *       *       *       *

La plupart de ces tours sont de forme ronde, légèrement conique, et
rarement elles ont plus de 8 à 10 mètres de haut. Telles sont les tours
de Sagone, et celle dite del Cavagliere, à l’embouchure de la rivière de
Campo dell’Oro, à une lieue d’Ajaccio. On pourrait en citer des
centaines d’autres toutes situées sur le bord de la mer[70].

       *       *       *       *       *

Quelques tours beaucoup plus anciennes, mais auxquelles, dans leur état
de ruine actuel et dans l’absence de caractères précis, on ne saurait
assigner de date exacte, occupent le sommet de quelques montagnes dans
l’intérieur. Ce sont des donjons dépendant d’anciens châteaux forts. De
ce genre, est la fameuse tour de Sénèque, située sur un pic très-élevé
de la montagne delle Ventiggiole, commune de Luri, dans le Cap Corse.
Elle s’élève au point culminant d’une espèce de cône de rochers escarpé
à pic de trois côtés, et d’accès fort difficile par le seul qui soit
praticable. Rien dans sa construction n’appartient à l’époque romaine;
c’est une tour ronde, dont l’amortissement est détruit, plantée au
milieu d’une enceinte de forme irrégulière, si ruinée aujourd’hui qu’on
a peine à en suivre le tracé primitif. Les murs du vieux château, dont
cette tour était le donjon, surplombaient le rocher en quelques
endroits. On remarque entre autres un petit réduit voûté, revêtu à
l’intérieur d’un enduit très-dur et d’un rouge vif. C’était, je pense,
un des magasins du château; suspendu au-dessus d’une masse de rochers
qui semblent prêts à s’écrouler, il domine parfaitement le sentier par
où l’on parvient à la forteresse. L’appareil de tous les murs est
grossier, mais solide, composé d’assises peu régulières, mais cependant
disposées avec plus de soin que celles de beaucoup de bâtiments plus
modernes.

       *       *       *       *       *

La tour où une tradition populaire veut que Sénèque ait habité pendant
son exil, était, comme presque tous les donjons du moyen-âge, isolée et
indépendante du reste des fortifications. Elle n’a point de porte, mais
seulement une petite fenêtre élevée de 3 ou 4 mètres, par où l’on
montait avec une échelle. A l’intérieur on ne voit nulle trace de
voûtes, mais, le couronnement étant détruit, il est possible que la
plate-forme supérieure ait été voûtée.

       *       *       *       *       *

La commune de Luri n’est pas la seule qui se glorifie d’avoir reçu
Sénèque. Sur le territoire voisin de Pietra Corbara, on montre une autre
tour, de tout point semblable à la première, et qu’on nomme également
Torre di Seneca, ou même Seneca tout court.

Au sommet de la montagne de Frasso, sur le chemin d’Ajaccio à Sollacaro,
j’ai examiné les restes d’une ancienne tour carrée, située à la pointe
d’une espèce de cap qui s’avance dans une vallée profonde. C’est,
m’a-t-on dit, un débris de l’ancien château des comtes de Frasso.
Pendant longtemps les évêques d’Ajaccio ont porté ce titre. Je ne cite
cette ruine qu’en raison de son parement extraordinaire dans le pays
pour sa régularité. Les pierres de grand appareil sont taillées avec une
rare précision, et toutes les assises ont la même hauteur.

       *       *       *       *       *

Pendant un séjour que je fis à Sollacaro, je visitai les ruines du
château d’Istria dont les seigneurs ont joué un grand rôle dans
l’histoire de la Corse. Il se compose de deux enceintes irrégulières,
qui suivent les contours les plus bizarres du rocher très-escarpé dont
il occupe la cime. Un donjon s’élève au point culminant. Ce n’est plus
maintenant qu’une masse de décombres, et ces décombres mêmes ne datent,
je crois, que du XVIᵉ siècle, époque à laquelle Vincentello d’Istria
rebâtit la forteresse de ses aïeux. Cependant il est probable que le
plan primitif aura été conservé, ou du moins qu’on aura bâti dans le
système ancien, c’est-à-dire en liant les unes aux autres, par de la
maçonnerie, les roches les plus abruptes qui couronnent la montagne. Un
caveau voûté, enduit d’une couche épaisse de ciment, m’a paru destiné
autrefois à servir de citerne. On n’y entre aujourd’hui que par une
brèche pratiquée à la base du mur. L’un des descendants de Vincentello,
qui porte le même nom, le fils de M. Colonna d’Istria, maire de
Sollacaro, avait bien voulu me servir de guide dans cette rude
ascension. Il me fit remarquer la seule inscription qu’on ait trouvée
dans ces ruines. Elle est tracée sur une pierre dont il ne reste qu’un
fragment, et qu’à sa forme on juge avoir servi de linteau de porte. On
lit:

                          HOC OPVS FABricavit
                 MAGnificus Dominvs VINCENTEllus.....

Je n’entreprendrai pas de décrire d’autres ruines encore plus confuses
et qui marquent à peine l’emplacement des anciens châteaux. Un seul
mérite d’être cité, c’est celui de Montecchj, commune de Cagnocoli, pour
son donjon couronné de machicoulis encore assez bien conservé.

       *       *       *       *       *

En général, les seigneurs corses bâtissaient leurs châteaux sur des
éminences escarpées, au faîte des rochers les plus âpres et de l’accès
le plus difficile. Les murs sont épais, d’appareil incertain,
d’ordinaire fondés sur le roc même. Rarement ils sont flanqués de tours,
car les angles saillants des remparts, qui toujours suivent les contours
des hauteurs, suffisaient parfaitement à flanquer les courtines. Ni le
château d’Istria, ni celui della Rocca, ni la tour de Sénèque, ni enfin
aucun de ceux que j’ai visités, n’a conservé les traces du sentier qui y
conduisait autrefois. On se demande si jamais ces forteresses ont été
accessibles aux chevaux. Je crois le contraire pour la tour de Sénèque.
Il fallait que les seigneurs châtelains eussent toujours des provisions
considérables, car une poignée d’hommes aurait pu les affamer en gardant
l’étroit sentier qui conduisait à ces nids d’aigles.

       *       *       *       *       *

Sartène, Bonifacio, Porto Vecchio, ont conservé quelques restes de leurs
anciennes fortifications. Un vieux pan de muraille de cette dernière
ville, qui porte encore, dit-on, les traces des boulets de Sampiero, a
paru offrir à quelques personnes les caractères d’une construction
romaine: je ne le pense pas; mais, à coup sûr, ce fragment de l’ancienne
enceinte est de beaucoup antérieur au reste des fortifications élevées
par les Génois. Impossible d’assigner une date aux courtines et aux
tours de Sartène; bâties à grand appareil, mais aujourd’hui dépourvues
de leur couronnement; elles n’offrent aucun indice qui les caractérise.
Même incertitude pour quelques parties de l’ancienne enceinte de
Bonifacio[71].

       *       *       *       *       *

Je ne dois pas oublier une espèce de fortification que j’appellerais
volontiers _domestique_, et qui n’est destinée qu’à défendre une famille
contre les attaques de ses voisins. Ce sont des machicoulis, disposés en
avant d’une fenêtre, au-dessus de la porte d’entrée, laquelle est
d’ordinaire assez élevée, et précédée d’un escalier étroit et raide. On
voit à Sollacaro deux constructions de cette espèce, qui ont appartenu
aux seigneurs d’Istria. A Fozzano, à Olmeto, dans beaucoup de villes et
de villages de la Corse _au-delà des monts_, on en trouve de semblables.
Sur le plateau de Frasso, non loin de la tour dont j’ai parlé tout à
l’heure, existe une petite maison, bâtie de la sorte, et fort bien
conservée. On n’entrait que par la fenêtre, et au moyen d’une échelle;
en outre, la maison elle-même est perchée sur une roche si escarpée
qu’il fallait, je pense, une autre échelle pour arriver seulement au
pied du mur. Ce n’est qu’en m’aidant d’un arbre qui avait poussé dans
une fente du rocher que j’ai pu me guinder jusqu’à cette hauteur.

       *       *       *       *       *

Je ne parlerais pas du système très-simple des _fortifications
domestiques_ actuelles, si le nom qu’on leur donne n’annonçait une
origine très-ancienne. Elles consistent en épais madriers, dont on
garnit la partie inférieure des fenêtres, en ménageant des trous assez
larges seulement pour passer un canon de fusil. On nomme ces meurtrières
des _archere_, ce qui indique que leur invention ou leur usage est
antérieur aux armes à feu. A l’honneur des mœurs modernes, je dirai que
je n’ai guère vu d’_archere_ que dans le village d’Arbellara; mais on
m’assure qu’on y en tire un très-grand parti.




PONTS.


La plupart des ponts anciens sont attribués aux Génois; ainsi que
presque tous ceux du moyen-âge, ils sont fort étroits et élevés vers
leur centre, en sorte que leurs arches sont de hauteur inégale, et que
la ligne du parapet décrit un angle obtus. D’ordinaire, ce parapet bâti
en encorbellement, repose sur une ligne de consoles réunies par une
arcature continue. On a peine à comprendre une disposition qui se
rencontre souvent: au lieu de traverser perpendiculairement les cours
d’eau, ces ponts les coupent obliquement, et leurs abords sont eux-mêmes
obliques par rapport à l’axe des arches. Leur plan figurerait un Z. Tel
est le pont de Bevinco, qu’on trouve pour aller de Bastia à la plaine de
Mariana; celui de Calzuolo sur le Taravo, route d’Ajaccio à Sartène, les
ponts de Corte sur la Restonica et le Tavignano, et une infinité
d’autres.

       *       *       *       *       *

Le seul motif qui puisse avoir dicté cette disposition bizarre serait
d’empêcher de passer le pont d’emblée et par surprise, en lançant son
cheval au galop; ce qui ferait supposer que dans un temps on exigeait un
péage. Mais nulle part je n’ai trouvé de souvenirs de pareille coutume.
Les ponts de Corte sont intéressants pour la défense de la ville, et
l’on conçoit qu’on ait cherché à en rendre les abords difficiles; mais
le pont de Bevinco, par exemple, et celui de Calzuolo, éloignés l’un et
l’autre de tout village, n’ont jamais été des points militaires, et l’on
n’aperçoit aux environs aucune trace de fortifications. J’ajouterai que,
pendant plusieurs mois de l’année, les rivières qu’ils traversent sont
facilement guéables, et dans l’hypothèse d’une invasion, même à l’époque
où les torrents sont grossis par les pluies, on peut toujours les passer
en les remontant à une petite distance.

[Illustration: ALERIA

_Page 177._
]

En vérité, on ne peut voir là qu’une disposition étrangère, importée
aveuglément dans une localité où elle n’a pas d’objet.




BAS-RELIEFS, SCULPTURES, ETC.


J’ai plusieurs fois signalé la mauvaise exécution des bas-reliefs des
XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, placés en général sur les portails ou dans les
tympans des arcatures appliquées[72]. On n’aperçoit presque aucun
progrès dans les deux siècles suivants. A la vérité, je ne connais de
cette époque que des pierres tumulaires encastrées dans le pavement de
plusieurs églises, comme par exemple le tombeau d’un évêque Spinola dans
l’église de Saint-Pierre, à Bonifacio, celui de Madona Sirena, femme de
Rinuccio della Rocca, dans le couvent de Saint-François à Tallano: ce
dernier porte la date de 1498. Il est impossible d’imaginer rien de plus
mauvais. Ce couvent néanmoins passait pour un des plus riches, et son
église pour une des mieux décorées de la Corse. Elle fut bâtie par
Rinuccio, seigneur puissant d’au-delà des monts, d’abord partisan des
Génois, puis leur ennemi acharné. Par suite de la révolution, on a
transporté du couvent dans la paroisse de Santa-Lucia de Tallano le
petit nombre d’objets d’art qu’il avait reçus de son fondateur, entre
autres un charmant petit bas-relief, représentant la Vierge et l’Enfant
Jésus en marbre blanc. C’est le seul morceau de la Renaissance vraiment
remarquable que j’aie rencontré dans toute la Corse. Dans la sacristie
de la même église, et derrière le maître-autel, on voit quelques
tableaux qui proviennent d’un retable du monastère de Saint-François; ce
sont des figures de saints ou des compositions ascétiques comme le
Couronnement de la Vierge, toutes de petite proportion et d’un fini
précieux, qui rappelle un peu les ouvrages du Belin. Plusieurs têtes se
distinguent par la noblesse et la naïveté de l’expression. Je ne doute
point que ces tableaux et quelques autres, qui sont restés dans le
couvent, n’aient été peints en Italie. Ils ne portent point de nom
d’auteur, et m’ont semblé fort antérieurs à la construction du couvent
qui ne date que de l’année 1492.

       *       *       *       *       *

Dans plusieurs églises de Bastia et d’Ajaccio, on voit quelques tableaux
de l’école génoise, mais aucun ne m’a paru digne d’être cité, et la
plupart ne sont, je pense, que de médiocres copies.

Je n’ai vu dans les cabinets de quelques amateurs de Bastia et d’Ajaccio
que très-peu de meubles anciens, et tous de fabrique étrangère. Les
armes du moyen-âge sont également très-rares, et je n’en connais point
qui remontent au-delà du XVIIᵉ siècle. Philippini, parlant de la passion
de ses compatriotes pour les armes à feu, disait que des gens qui
n’avaient qu’un champ le vendaient pour se procurer une belle arquebuse;
qu’il n’y avait pas un Corse qui n’en possédât une ou plusieurs, en
très-bon état. Que sont devenues toutes ces armes? Pendant longtemps, un
fusil a été pour un Corse, et est encore pour beaucoup de personnes un
objet non de luxe, mais de nécessité. Je crois donc qu’à mesure que les
armes à feu se sont perfectionnées, les arquebuses se sont échangées
pour des mousquets, les mousquets pour des fusils. Aujourd’hui, les
fusils à pierre disparaissent de l’île, et il n’est pas rare de voir
entre les mains d’un paysan en guenilles un excellent fusil à deux
coups, avec des batteries à percussion.

Je viens, Monsieur le Ministre, de vous faire connaître les résultats de
ma tournée en Corse, résultats presque négatifs, car je n’ai guère eu
qu’à constater la rareté et le peu d’importance des monuments de ce
pays. Je suis loin de les avoir examinés tous, mais je doute qu’on en
puisse trouver d’étrangers aux types que j’essayais tout à l’heure de
caractériser. S’il m’appartenait d’indiquer à vos correspondants et aux
antiquaires qui parcourront la Corse après moi un sujet de recherches,
je leur conseillerais de les diriger particulièrement sur ces monuments
appartenant à une époque et à une civilisation mystérieuses, et dont je
n’ai pu vous signaler qu’un bien petit nombre. Décrire, par exemple, les
Stazzone et les Stantare encore peu connues; étudier la circonscription
de ces monuments étranges; explorer les lieux où l’on peut supposer leur
existence; recueillir des renseignements précis sur ces urnes
singulières qui renferment des cadavres, et sur les objets qui les
accompagnent; enfin, rassembler tous les documents, tous les faits, qui
peuvent conduire à la connaissance des origines de la Corse: voilà des
travaux qui, je pense, pourraient rendre un véritable service à
l’archéologie et à l’histoire.




NOTES.


La plupart des notes ci-jointes m’ont été communiquées avec le plus
généreux empressement par M. Gregori, conseiller à la cour royale de
Lyon, à qui l’on doit l’excellente édition de Filippini et de Petrus
Cyrneus, publiée en 1832, aux frais de M. le comte Pozzo di Borgo. A
chaque volume, M. Gregori a joint, sous le titre d’Appendice, des
dissertations du plus haut intérêt sur la géographie, le gouvernement,
les magistratures du pays, enfin, quantité d’actes et de diplômes
inédits qui jettent une lumière nouvelle sur des événements jusqu’alors
peu connus. Cet ouvrage a été distribué gratis aux chefs-lieux de canton
de la Corse. M. Gregori s’occupe en ce moment d’une histoire générale de
l’île, qui, j’espère, ne tardera pas à être publiée.




NOTE A.

LE CHRISTIANISME EN CORSE.


Le christianisme a dû être introduit en Corse pendant le IVᵉ siècle et
peut-être avant. Le martyre de Sainte-Julie, dont la légende a été
publiée par les Bollandistes, doit avoir eu lieu entre les années 470 et
477.

       *       *       *       *       *

En 484, un évêque de Corse fut relégué dans l’intérieur de l’Afrique,
par Hunneric, roi des Vandales.

       *       *       *       *       *

Du temps de saint Grégoire, au commencement du VIIᵉ siècle, la Corse
n’avait pas encore renoncé tout à fait au paganisme. Ce pontife écrivait
à Pierre, évêque d’Aleria, en 598, la lettre suivante:

     «Susceptis epistolis fraternitatis vestræ, magnas omnipotenti Deo
     gratias retulimus: quia de congregatione multarum animarum nos
     dignatus es relevare. Et ideo fraternitas vestra sollicite studeat
     opus quod cepit, auxiliante Domino, ad perfectionem deducere. Et
     sive eos _qui aliquando_ fideles _fuerunt_, sed ad cultum idolorum
     negligentia aut necessitate faciente reversi sunt, festinet cum
     invicta pœnitentia aliquantorum dierum ad finem reducere, ut reatum
     suum plangere debeant, et tanto firmius teneant hoc ad quod Deo
     adjuvante revertuntur, quanto illud perfecte defleverint unde
     discedunt; _sive eos qui necdum baptisati sunt_ admonendo, rogando,
     de venturo judicio terrendo, rationem quoque reddendo, quia _ligna
     et lapides_ colere non debent, festinet fraternitas tua omnipotenti
     Domino congregare; et in adventu ejus cum districtus dies judicii
     venerit, in numero sanctorum possit tua sanctitas inveniri. Quod
     enim opus utilius et sublimius acturus es, quam ut de animarum
     vivificatione et collectione cogites, et tuo domino, qui tibi locum
     prædicandi dedit immortale lucrum reportes. Transmisimus autem
     fraternitati tuæ quinquaginta solidos, ad vestimenta eorum, qui
     baptizandi sunt, comparanda; presbytero quoque ecclesiæ quæ _in
     Negeugno_ monte sita est, possessionem quam tua fraternitas petiit,
     dari fecimus, ita ut quantum præstat, tantum de solidis quos
     accipere consueverat, minus accipiat.

     Vestra autem fraternitas petiit ut sibi episcopum in ecclesia quæ
     non longe ab eodem monte est, facere debeat: quod omnino libenter
     accepi: quia quantum vicina fuerit tantum prodesse animabus illic
     consistentibus amplius potuerit.»

            *       *       *       *       *

     Ad Petrum Episcopum (Aleriensem).

     Sancti Gregorii papæ Registri Epistolarum Lº 8º., epist. I.

                                                  _Note de M. Gregori._






NOTE B.


Le peu de superstitions populaires qui sont venues à ma connaissance
m’ont paru conservées plutôt par respect pour leur antiquité que parce
qu’on y attache encore quelque croyance.

       *       *       *       *       *

La plus ordinaire est l’idée antique qu’on peut jeter un sort, soit par
le regard soit par des éloges. Cela s’appelle _innochiare_,
_annochiare_. Tout le monde n’a pas le pouvoir de nuire par les yeux; il
faut avoir le mauvais œil, et celui qui l’a fait souvent du mal sans le
vouloir. L’_annochiatura_, par les éloges, atteint surtout les enfants.
Plus d’une mère lorsqu’on loue la beauté de son fils vous dira: _Nun me
l’annochiate_, ne me le fascinez pas. Et il n’est pas rare d’entendre
des Corses dire d’un air de tendresse à un enfant: _che tu sia
maladetto--scomunicato_, etc., sois maudit, excommunié, parce que le
charme opère en sens contraire. On fait ainsi un souhait heureux, sans
compromettre celui à qui il s’adresse.

J’ai ouï parler de quelques bandits (ce mot doit toujours se prendre
dans le sens de proscrit) qui portaient sur eux des scapulaires, afin de
se rendre invulnérables. Il y a un mot pour exprimer cette sorte de
charme, c’est _ingermare_. On y croyait beaucoup en France au XVIᵉ
siècle, et l’on se rendait _dur_, c’est-à-dire invulnérable, au moyen de
certains amulettes.

       *       *       *       *       *

Voici enfin une dernière superstition dont j’ai été témoin. Une femme
enfonça, en ma présence, un tison éteint dans un tas de maïs placé sur
l’aire. J’en demandai la raison, et elle me dit, après s’être un peu
fait prier, et d’un air tout honteux, que cela empêchait les _streghe_,
les sorcières, d’enlever le grain.--Il y a deux ans que je vis à
Jargeau, près d’Orléans, un feu de la Saint-Jean, solennellement béni
par un prêtre en étole. Les femmes et les hommes se précipitèrent sur
les brandons et les emportèrent, afin, me dit-on, d’empêcher le tonnerre
de tomber sur leurs maisons. En 1839, j’ai vu à Chambord un tison
semblable cloué au-dessus d’une porte du château.

       *       *       *       *       *

J’ajouterai qu’on brûle ou qu’on assassine en France deux sorciers, bon
an mal an, et qu’en Corse, on leur laisse pratiquer leur magie à leurs
risques et périls dans l’autre monde seulement.




NOTE C.

ALERIA.


Nomine autem adhuc illustris est, et situ et ambitu patens; ceterum
nihil residui habet, præter excubiarum arcem, equitumque cohortem atque
residentiam Locum tenentis, eo translatam anno 1639, pro faciliori
administratione justitiæ populis plebaniarum, vel etiam pro
introductione in eam incolarum, sed adhuc parva, seu minima; prout etiam
operata fuit bulla Innocentii IV, anno 1252, pro concessione
indulgentiæ, tenoris sequentis:[73]

       *       *       *       *       *

Cette bulle, datée de Pérouse, est rapportée par Ughelli (Italia sacra.
2).


_Episcopo Aleriensi insul. Cor._

Exposuit nobis tua fraternitas, quod ex eo, quod castrum Aleriæ, quod
est juxta mare in quo sedes tua episcopalis consistit, raris incolitur
habitatoribus, illud frequenter piratæ per mare euntes obsident, teque
ac homines dicti castri spoliantes bonis vestris, ac non nulli magnates,
et homines tuæ diocœsis illud idem, Dei timore postposito facientes,
graves tibi et tuis inferunt injurias.--Quare nobis humiliter
supplicarunt ut vicini multi de Tuscia et aliis partibus ad habitandum
ipsum castrum venire desiderent, teque ac jura tua, et ecclesiasticam
libertatem ab hujus modi persecutoribus defendere, dum modo aliquas
suorum peccatorum indulgentias per sedem apostolicam consequantur, super
hoc providere salubriter curaremus. De tua igitur circumspectione plenam
in Domino fiduciam habentes concedendi jure nostro venientibus illuc, et
tibi assistentibus in promissis, illam suorum peccaminum veniam de
quibus vere contriti fuerint et confessi, quam secundum Deum ipsorum
animarum saluti expedire videris, auctoritate tibi præsertim concedimus
facultatem.

       *       *       *       *       *

Datum Perusii 10 kal mart. anno 10. 1252.




NOTE D.

MARIANA.


En 1119, l’archevêque de Pise, Pierre, se vint en Corse avec un nombreux
cortége. Voici en quels termes il est rendu compte de cette expédition.

       *       *       *       *       *

Post discessum venerabilis papæ Gelasii, Petrus Pisanorum
archiepiscopus, cum Petro cardinali ecclesiæ Romanæ legato, et cum
ecclesiæ Pisanæ canonicis, atque cum Ildebrando judice et Pisanorum tunc
consule, aliisque Pisanis civibus, in Corsicam ivit, ibique honorifice
receptus, in conspectu cleri et populi Corsicani Marianensem electum
pontificem, et illius _ecclesiam consecravit_, aliorumque Corsicæ
Pontificum obedientiam et fidelitatem recepit.--Anno Incarnationis
1119.--[74]

Ne pourrait-on pas avancer que c’est à cette époque que la Canonica de
Mariana a dû être restaurée?

       *       *       *       *       *

En 1550, elle était à peu près dans l’état où elle est aujourd’hui.

                                _(Note communiquée par M. Gregori.)




NOTE E.

SAINTE-CATHERINE DE SISCO.


L’église de Sainte-Catherine de Sisco a été fondée près des ruines d’une
ancienne abbaye, dont l’antiquité remonte à l’année 400 de notre ère.
Vitalis[75] dit avoir lu dans une ancienne donation faite par le marquis
de Massa, seigneur de Corse, aux moines de _Monte Cristo_, le nom de
cette église ou abbaye indiquée sous la dénomination de _Sancta Maria
Magdalena fluminis Sauri_. Cette même église passa ensuite aux moines
des Camaldules en vertu d’une bulle de Clément VI, vers l’année 1342.
Semidei, en parlant de la tour dont on voit les ruines sur la pointe de
_Sagro_, dit que ce cap portait anciennement le nom de _Sauro_.[76]




NOTE F.

TOURS.


Le littoral de la Corse était défendu par des _tours_ dont la
construction ne remonte pas au-delà du XIVᵉ siècle. Ces constructions
ont eu lieu aux dépens des habitants, qui se sont imposés
extraordinairement pour garantir leur littoral des incursions des
pirates barbaresques. Le nombre de ces tours était de 85 au commencement
du XVIIIᵉ siècle. Canari en a fait la répartition de la manière
suivante:

15 sur la côte nord de l’île.

34 sur la côte occidentale.

6 sur la côte méridionale.

30 sur la côte orientale.[77]




POÉSIES

POPULAIRES CORSES.


Je joins ici quelques poésies populaires corses. Lorsqu’un homme est
mort, particulièrement lorsqu’il a été assassiné, on place son corps sur
une table; et les femmes de sa famille, à leur défaut des amies, ou des
femmes étrangères connues pour leur talent poétique, improvisent des
complaintes en vers dans le dialecte du pays. Quelquefois c’est la
fille, la femme même du mort qui chante ou déclame devant son cadavre.
Cet usage existe aussi chez les Grecs, où cette sorte de lamentation
funèbre se nomme Μοιριολόγι. En Corse, ou l’appelle _Voceru_, _Buceru_,
_Buceratu_, sur la côte orientale;--au-delà des monts, _Ballata_. Le mot
_voceru_, vient du latin _vociferare_, dont les Corses ont retranché
deux syllabes.

Le thème ordinaire de ces chants est la vengeance; et il n’est pas rare
qu’une célèbre _buceratrice_ fasse prendre les armes à tout un village
par la verve sauvage de ses improvisations.

Si le mort a succombé à une maladie, le voceru n’est qu’un tissu de
lieux communs sur ses vertus, etc. En général, c’est sa femme qui parle
et qui lui dit: Que te manquait-il? N’avais-tu pas une maison? un
cheval? etc., etc.--Pourquoi nous as-tu quittés?

Un homme mourut dernièrement de la fièvre à Bocognano; ses amis vinrent
l’embrasser suivant l’usage de cette localité, et l’un d’eux lui dit: _O
che tu fossi morto delle mala morte, t’avremmo vendicato!_ O que n’es-tu
mort de la male mort (c’est-à-dire, assassiné), nous t’aurions
vengé!--On le voit, la Corse est encore loin de ressembler au
continent.




SERENATA

D’UN PASTORE DI ZICAVO.


    Andare minni vuo da Succillenza
    E d’una lattra ti vodru accusari,
    Lu primu jurnu ch’ idru teni udienza,
    Unu mimuriali ci vuo dari.
    Si la justizia nun mi fa clemenza
    A dru ministru mi vodru appillari,
    Parchì tu buli vivi di puttenza.
    Essere amatta e non bulir amari.

    Ma s’ t’ hai pinzeri di bulimmi amani
    Quistu è lu modu chi t’ hai da tineri:
    Bistemia, quannu mi senti parlani,




SÉRÉNADE[78]

D’UN BERGER DE ZICAVO.


Je veux aller par-devant son excellence,--pour t’accuser de vol:--le
premier jour qu’il tiendra l’audience,--je lui remettrai un placet;--si
la justice ne m’est clémente,--j’en appellerai au ministre,--car c’est
trop superbe à toi--d’être aimée, et de ne pas vouloir aimer.

       *       *       *       *       *

Mais si tu as l’idée de me vouloir aimer,--voici la façon dont tu dois
t’y prendre:--maudis-moi quand tu m’entends parler;--signe-toi, quand tu
me vois

    E fatti cruci, quannu tu mi vedi.
    Allor la jenti nun pinzerà mali
    Vidennu che mi fai tal dispiacchieri,
    E pò, la sera manna mi à chiamani
    Par qualchi to fidattu missachieri.

    Gioja de’ cori ej’ sempre t’ ho chiamattu,
    E per amari a tia, so-ju sordu e muttu;
    Pattu più chi nun patti unu dannatu,
    Sto in didru infernu e ti dumannu ajuttu.
    O ingratta donna, è parchi m’ hai burlattu?
    E quistu pettu parchì l’ hai faruttu?
    E medru essere amanti, e nun amattu,
    Ch’ esseri amanti amattu, e poi traduttu.

    Gioja, tu m’ ha’ ridottu a singhiu tali:
    Vo-ju à la missa, e nun so duve sia.
    Nun ascoltu parodra di u missali,
    E nun so-ju piu dì dr’ Ave Maria;
    Quann’ eju la dicu, nudra nun mi vali,
    Parchì eju so-ju a tia troppu riali.
    In ogni locu sempre ti burria.

    Quann’ eju ti vedu in qualche loccu stari
    Ti pregu, anima mia, nun ti partiri;

venir;--alors les gens ne penseront point à mal,--voyant que tu me fais
ces déplaisirs;--et puis, le soir, envoie-moi chercher--par quelque
messager fidèle.

       *       *       *       *       *

Joie des cœurs je t’ai toujours nommée;--par trop t’aimer, je suis sourd
et muet;--je souffre plus que ne souffre un damné;--je suis en enfer, et
je te demande assistance.--O femme ingrate, et pourquoi te moques-tu de
moi?--Pourquoi ce cœur, l’as-tu féru de la sorte?--Mieux vaut être amant
sans être aimé--qu’amant aimé, puis trahi ensuite.

       *       *       *       *       *

Ma joie, vois où tu m’as réduit:--je vais à la messe et je ne sais où je
suis;--je n’écoute pas la parole du missel--et je ne sais plus dire
l’_Ave Maria_--quand je veux le dire, cela ne me sert de rien--parce que
je te suis trop fidèle.--Dans tout lieu je voudrais te voir.

       *       *       *       *       *

Quand je te vois dans quelque lieu--je te prie, mon âme, de ne point
t’en partir:--laisse-moi dans tes yeux

    Lasciami, in tuoi questi occhi saziari,
    Ch’ altru nun bramu sol ch’ à tia vidiri.
    La to mammaccia mi fa adirari;
    Peghiu chi mortu mi burria vidiri,
    Edra dici che sempre m’adruntani,
    E chi nun ti fichiuli, e nun ti miri.

    So-ju stattu à confissami, o divia mia:
    Sa’ chi m’ ha dittu lu me cunfissoru?
    Dici ch’ affattu eju mi scordi di tia,
    Chi se ci penzu mi conzummu e moru.
    S’ eju la facissi gran pena aviria,
    A nun pinzari a vo’, riccou tisoru
    Ma quistu è veru, e nun dicu bugia:
    Se t’ amu eju peccu, e se nun t’amu eju moru.

    Disidara u malattu risanari,
    L’imprighionattu di prighioni usciri;
    Disidara u von tempu u marinari,
    Par puteri u viaghiu suu siguiri,
    Dinari, oru, ed arghientu accumulari,
    Par puteri l’intentu conseguiri.
    Eju bramu solu di putè bacchiari
    La to buccucchia, e pò doppu muriri.

me rassasier;--je ne demande autre chose que de te voir.--Ta maudite
mère me fait enrager:--pis que mort elle voudrait me voir;--elle dit
toujours que je m’éloigne,--que je ne te fasse pas la cour, que je ne te
regarde pas.

       *       *       *       *       *

Je suis allé à confesse, ô ma divinité,--sais-tu ce que m’a dit mon
confesseur?--Il dit qu’il faut que je t’oublie,--que si je pense à toi,
je me consume et je meurs.--Si je le faisais, grande serait ma peine--de
ne plus penser à toi, mon riche trésor!--Tiens, voici la vérité, ce
n’est point une menterie que je te conte:--si je t’aime, je pèche, et si
je ne t’aime pas, je meurs.

       *       *       *       *       *

Le malade voudrait guérir,--le prisonnier de prison sortir,--le marinier
demande le beau temps--pour pouvoir continuer son voyage.--Écus, or,
argent (voilà ce qu’il voudrait), accumuler--pour en venir à ses
fins;--moi, je demande seulement de pouvoir baiser--ta petite bouche, et
puis de mourir après.

    L’ucedru innamurattu spessu gira,
    Volandu pè li boschi e la campagna;
    E chivi canta et quinci intornu mira,
    Par ritruà l’amatta so cumpagna.
    Quannu po’ nun dra truva, idru s’adira
    E cun dulenti canti idru si lagna:
    Ed eju quannu ti cercu, e nun ti trovu
    E mille pene, e mille afanni eju provu.

    Eju t’ amu tantu, e mi ne do-ju lu vantu
    Chi nissum nun t’ ama quantu e mia.
    Ti portu scritta in quistu pettu tantu,
    Chi mai nun m’esci da dra fantasia.
    S’ tu vuoi sapiri quantu sia stu tantu,
    E quantu il pettu, e dru cor’ dedra alma mia.
    S’intrassi in Paradisu santu, santu,
    E nun truvacci a tia, mi n’ esciria.

L’oiseau enamouré tourne sans cesse--voltigeant par les bois et la
campagne:--ici, il chante, là il regarde autour de lui,--cherchant à
retrouver sa compagne chérie.--S’il ne la trouve, il se dépite--et
tristement chante sa peine;--et moi, quand je te cherche, et que je ne
te trouve pas,--mille peines, mille tourments, voilà ce que j’éprouve.

       *       *       *       *       *

Je t’aime tant!..... Oui, je m’en vante,--personne ne t’aime autant que
moi;--Je te porte écrite dans mon cœur, tant--que tu ne me sors pas de
l’imagination.--Si tu veux savoir le combien je t’aime--et du fond de
mon cœur et du fond de mon âme:--si j’entrais dans le paradis saint,
saint,--et si je ne t’y trouvais pas, j’en sortirais.




VOCERU DI NIOLO.


    Eju filava a mio’ rocca
    Quandu hu intesu un gran rummore;
    Era un colpu di fucile
    Chi m’intrunò ’ndru cuore;
    Parse ch’ unu mi dicissi:
   --Cori, u to fratellu more!

    Corsu ’ndra cammara suprana
    E spalancai-ju la porta.
   --«Ho livato ’ndru cuore!»
    Disse, ed eju cascai-ju, morta.
    Se allora nun morsu anche eju
    Una cosa mi cunforta:

    Bogliu vestè li calzoni,
    Bogliu cumprà la tarzzetta,
    Pè mostrà a to camiscia,




LAMENTATION FUNÈBRE DU NIOLO.


    Je filais mon fuseau
    Quand j’entendis un grand bruit;
    C’était un coup de fusil
    Qui me tonna dans le cœur;
    Il me sembla que quelqu’un me dit:
   --«Cours, ou ton frère meurt!»

    Je courus dans la chambre, en haut,
    Et je poussai précipitamment la porte.
   --«Je suis frappé au cœur!»
    Il dit, et je tombai (_comme_) morte.
    De n’être pas morte alors, moi aussi,
    C’est pour moi quelque consolation:
    (_Je puis me venger._)

    Je veux mettre des chausses (_d’homme_),
    Je veux acheter un pistolet,
    Pour montrer ta chemise (_sanglante_).

    Tandu, nimmu nun aspetta
    A tagliasi la so varba
    Dopu fatta la vindetta.

    A fane a to vindetta
    Qual’ voli chi ci sia?
    Mammata vicinu à mori?
    U a to surella Maria?
    Si Lariu nun era mortu
    Senza strage nun finia.

    D’una razza cusì grande
    Nun lasci che una surella
    Senza cugini cornali
    Povera, orfana, zitella.....
    Ma per far a to vindetta,
    Sta siguru, vasta anche ella.

    Aussi bien, personne n’attend
    Pour se faire couper la barbe
    Que la vengeance soit accomplie[79].

    Pour te venger
    Qui veux-tu que ce soit?
    Notre vieille mère, près de mourir?
    Ou ta sœur Marie?
    Si Lario[80] n’était pas mort,
    Sans carnage l’affaire ne finissait pas.

    D’une race si grande
    Tu ne laisses qu’une sœur,
    Sans cousins-germains,
    Pauvre, orpheline, sans mari...
    Mais pour te venger,
    Sois tranquille, elle suffit.




BUCERATU

     DI BEATRICE DI PIEDICROCE, ALLA MORTE D’EMMANUELLI DELLE PIAZZOLE,
     GIUDICE DI PACE DEL CANTONE D’OREZZA. 1813.


    Quandu ne intesì la nuova
    Era alla nostra funtana;
    Dissi: qual notizia corre
    Oggi in Orezza sottana?
   --Mi dissero: Alle Piazzole
    Si macella carne humana.

    Passandu sotto San-Pietru
    Eju nun vedea piu lume,
    Il mandile ch’ avea in manu
    Parea bagnatu nel fiume.
    È per terra il mio columbu
    E per l’aria son le piume.

   --Ne siamo state à pusà,
    Signor giudice, à San-Pietru




LAMENTATION

     DE BÉATRICE DE PIEDICROCE, SUR LA MORT D’EMMANUEL DE PIAZZOLE, JUGE
     DE PAIX DU CANTON D’OREZZA, ASSASSINÉ EN 1813.


    Quand j’en appris la nouvelle,
    J’étais à notre fontaine;
    Je dis:--Quelle nouvelle y a-t-il,
    Aujourd’hui, dans le bas d’Orezza?
   --Elles me dirent: Aux Piazzole,
    Il y a boucherie de chair humaine.

    Passant au-dessous de San-Pietro
    Je ne voyais plus la lumière.
    Le mouchoir que j’avais à la main
    On l’eût dit trempé dans la rivière.
    Par terre est mon tourtereau,
    Ses plumes flottent au vent.

   --Nous nous sommes reposées,
    Monsieur le juge, à San-Pietro,
    Nunne vulete muntà?
    V’aspetta il signor Piovano;
    Ch’è gia prontu il desinà.

    Oggi, si, lu vostru sangue
    Si lu inghiotti lu terrenu.
    Ma si eju mi c’era truvata
    Mi lu vuglia pone in senu
    Poi, spargelu pè le Piazzole,
    Che fosse tantu velenu.

    Maladi vogliu lu ditu!
    Maladi vogliu la man!
    Quello chi ha tumbatu à boi
    Statu è un Turco o un Luteran?
    E di paese vicinu?
    O di paese luntanu?

    Duve è la so cara figlia,
    Ch’ella si compri un mandile
    E tinge lu nel lu so sangue,
    O sangue cusi gentile!

    Ne voulez-vous pas monter?
    Monsieur le curé vous attend;
    Le dîner est prêt.

    Aujourd’hui, oui, votre sang
    La terre le boit.
    Mais, si je m’étais trouvée là,
    Je l’aurais (_recueilli et_) mis dans mon sein
    Pour le répandre ensuite dans les Piazzole,
    (_Tant_) Qu’il devînt un poison (_pour vos meurtriers_)![81].

    Maudit le doigt!
    Maudite la main (_du meurtrier_)!
    Celui qui vous a tué,
    Était-ce un Turc, un luthérien?
    Était-il d’un pays voisin?
    Ou d’un pays éloigné?

    Où est sa chère fille?
    Qu’elle s’achète un mouchoir
    Et le teigne dans son sang,
    Ce sang si noble,
    E poi cingelusi al collu.
    Quand’ ella ha boglia di ride.

    Ora, si, miei cari figli,
    Che son fatte le faccende,
    Eju vedu che uscite fuori
    E ciascun l’armi prende
    Mortu è il giudice di pace
    Oggi piu non si defende.
    Et qu’elle se le mette au cou
    Lorsqu’elle a envie de rire.

    Or, sus, mes chers enfants,
    Plus d’affaires.
    Je vous vois sortir,
    Et chacun prend les armes.
    Il est mort le juge de paix,
    Il ne se défend plus.[82]




BALLATA

FATTA SULL’ CORPO MORTO DA MARIA R*** DI LEVIE.


    O caro della surella,
    Fratello pegno amà’!
    Lu mio cervo pilibrundo
    Lu mio falco senza ale!
    Possibile che Ella sia!
    No la credo manco avale.
    Vi vedo con li miei occhj
    Vi tocco colle mie mani!
    O caro della surella,
    Baccio le vostre funtani.

    Lu mio marmaro piantato,
    Lu vapore mezzo mare,




IMPROVISATION

     DE MARIE R***, A L’OCCASION DE LA MORT DE SON MARI, ASSASSINÉ AVEC
     SON COUSIN, SUR LE CHEMIN DE TALLANO A LEVIE (1858).


Amour de ta sœur[83],--frère, objet aimé,--mon cerf au poil brun,--mon
faucon sans aîles!--Se peut-il qu’Elle soit[84] ici?--je ne le crois pas
encore maintenant.--Je vous vois de mes yeux;--je vous touche de mes
mains,--époux chéri,--je baise vos fontaines (_sanglantes_).

O mon rocher de marbre,--ma vapeur sur la mer,--mon héros fait au
pinceau,--enfant des villes,--tant

    Lu mio fatto allo pinello
    Venuto dalle cittane.
    Tandu vidi che à Maria
    No le potea durane!

    Lu mio scorto pè fugi,
    Lu mio bravo pè parane!
    Se lu, si fosse trovato
    Colle suoi arme alle mane
    Non si lascea far torto
    Non le faciane male.

    O dolce piu di lu miele!
    O manso piu di lu pane!
    Paria che Dio l’avessi fatto...
    Maria, colle mio’ mane.

    Quanto vi fecene honore
    Quando alzaste a Levie!
    Sortini tutti li signori;
    Poi vi diene le viva.
    La mattina di lo vescò
    Paragone non avia.

de bonheur, Marie le voyait bien,--ne pouvait durer.

Habile pour fuir[85];--brave pour combattre de pied ferme,--s’il s’était
trouvé,--avec ses armes à la main,--il ne se laissait pas insulter,--on
ne lui faisait point de mal.

Plus doux que le miel,--meilleur que le pain,--on eût dit que Dieu
l’avait fait..... que Marie même l’avait fait de ses mains.

Que d’honneurs on vous fit--quand vous montâtes à Levie;--tous les
messieurs sortirent--et vous donnèrent les _vivat_!--Le jour de l’entrée
de l’évêque--ne pourrait se comparer à ce jour-là.

    Se ella l’avessi saputa
    La vostra surella Maria!....
    Perche tutto lu mio sanguino
    In vita a voi lu volia.
    Ed uomini quante mosche
    Manda cui eju volia
    E poi mette mi alla testa
    La vostra surella Maria.

    Arrivata alla vostra porta
    M’avete trattata male;
    Non siete sortito fuori
    A voler me scavalcare.
    Ci son’ intrata a trece stese
    Fratello ne vostre sale.
    E poi c’ eju ho trovato a voi
    Spanzato como ’un majale.

    O lu mio Zucchero canto
    Lu mio miele della arena!
    Mi sento fuggé lu sangue,
    Fratello, per ogni vena.

    Quanto che lu mio babà

Si elle l’avait su--votre sœur Marie!...--toute ma lignée--vous voulait
en vie;--des hommes aussi nombreux que des mouches--je les aurais amenés
ici--et je me serais mise à leur tête,--moi, votre sœur Marie.

Arrivée à votre porte--vous m’avez traitée mal;--vous n’êtes point sorti
dehors--pour m’aider à descendre de cheval;--je suis entrée les cheveux
épars--mon frère, dans votre salle--et là je vous ai trouvé--décousu
comme un sanglier.

O mon sucre,--mon miel des sables,--je le sens, voilà que mon sang se
retire,--mon frère, de toutes mes veines.

Que de projets, mon papa--avait conçus--il était

    Avea voluto fane.
    Era culato nella pieve
    Teso avea lu cannochiale;
    E poi mi avea scelta voi,
    ’O pegno particolare.

    O Alto quanto lu sole!
    O largo quanto lu mare!
    Bastava che voi fosse stato
    Men’ che voi di meditani.

    Le ricchezze in questo luogo
    Fossene state amare;
    Con vosco, la sua surella,
    Mene fosse andata à zappane.
    Perche non avesse pianto
    Fratello, ai questo male.
    Se la fosse per la robba,
    Per impegni, o per danari,
    O Caro della surella,
    Non vi lasciava mandà;
    Che insu v’era lu fiume
    E ciù’ v’era lu mare.

monté au village--avait braqué sa lunette[86] (_pour vous voir
venir_),--et vous m’aviez choisi--comme un objet de prédilection.

Vous étiez haut comme le soleil,--vaste comme la mer;--il eût suffi que
vous fussiez--la moitié moins grand que vous n’êtes.

Les richesses en votre endroit--me furent amères:--avec vous, votre
sœur--aurait pioché la terre;--elle n’aurait pas versé tant de
larmes;--frère, pour un tel malheur.--Ni les biens--ni les relations, ni
l’argent--époux chéri--ne vous ont pas séduit;--là, (_chez moi_) c’était
un fleuve (_de biens_),--ici (_chez vous_) c’était une mer.

    O Mamma siete la mia.
    Mi era informata di tutto.
    Era lu arbore forte
    Caricato d’ogni frutto;
    E per me, la sventurata
    Non c’è che ruine e lutto.

    Eju nun c’agio fatto letto,
    No meno impastato pane;
    Eju ci son’ ’ntrata jer’sera;
    Mene vo’ anda’ stamane.
    Come me la sventurata
    Nata nun ne’ sia mai!
    Sta mattina mi so’ messa
    Tutta _bijoux_ e di fiora.
    Ma mi l’agio da leva.
    Fratello s’appressa l’hora.
    M’ agio da mettè a dosso
    Eju la tinta vitriola,
    Fin tanto che la vita dura
    Vestita da capo à coda.

Mère[87], vous devenez la mienne.--Je m’étais informée de tout. (?)--Il
était l’arbre fort--chargé de tous fruits,--et pour moi,
malheureuse,--il n’y a que ruines et deuil.

Moi qui n’avais point fait (encore) le lit--ni pétri le pain,--moi qui
suis entrée hier,--je m’en vais ce matin.--Malheureuse que je
suis,--pourquoi suis-je née!--Ce matin je me suis parée;--j’étais toute
fleurs et bijoux:--voilà qu’il faut que je les ôte.--Frère, l’heure est
venue,--il faut que je revête--les noires couleurs;--tant que ma vie
durera[88],--j’en serai vêtue des pieds à la tête.

    Eju da mercordi dàmane
    Erane aspettativa,
    Sempre guardando la strada
    Se eju vi vedia venire,
    Non pensando che voi fossi,
    En bocca degli assessini.

    Ah! chi mi l’avessi dettu
    La mattina dei natali,
    Quando che à Levie
    Voi volesti alzani;
    E poi d’una occhiata sola
    Voi ci voleste cascani.
    Se non vi fossi piaciuta
    Quanto daria stammane!

    De tutti li miei fratella
    Ci n’agio uno ne’ cumpagnia,
    Antonio alla campagna,
    Pierruccio alla Bastia.
    Quanto da cui a colà
    Che, ahi me! piove ruine.

Mercredi dès le matin--j’attendais impatiente--les yeux fixés sur la
route--espérant vous voir venir:--las! je ne pensais pas que vous
étiez--dans les piéges des assassins.

--Ah! qui me l’eût dit--cette matinée de Noël--quand à Levie--vous
voulûtes monter--et qu’en un clin d’œil[89]--vous tombâtes!--Pour ne
vous avoir pas plu--combien je donnerais aujourd’hui!

De tous mes frères--pas un n’est auprès de moi:--Antonio erre en
proscrit;--Pierruccio est à Bastia.--D’ici, de là--hélas! le malheur
pleut sur moi.

    Bestemmià voglio il rè,
    Maladì lu tribunale.
    Perche il disarmamento.
    Nun l’aviate da fà.
    Lo tempo degli assessini
    A punto e questo d’avale.
    Se l’avia le suoi arme,
    Giacomo non avia mala.
    Temuto piu che lu fuoco,
    Stimato piu che lu mare.
    Ahi me! nun mi n’importa
    Fate pur’ come vi pare.

    A contar le so’ bravezze
    Nun vorrei ser una donna;
    Ci sarei voluto ser poeta
    Andato a gli collegi a Romma;
    In mano trattar la piumma
    In testa portar la comma.
    Se l’avessi da scrivini,
    Se l’avessi da stampani,
    D’argento vorrei la piumma
    E d’oro lu caramare.

Je veux blasphémer contre le roi,--maudire le tribunal:--ce
désarmement,--vous n’eussiez pas dû le prescrire[90];--le temps des
assassins--c’est le temps d’aujourd’hui:--s’il avait eu ses
armes,--Giacomo vivrait encore,--plus redouté que le feu,--plus honoré
que la mer.--Hélas! rien ne m’importe plus;--faites de moi ce que vous
voudrez.

Pour conter ses vaillantises--je ne voudrais pas être une
femme;--j’aurais voulu être poète,--avoir étudié à Rome,--manier la
plume,--porter en tête une perruque (_comme un docte abbé_):--Si j’avais
à les écrire,--si j’avais à les imprimer,--je voudrais une plume
d’argent,--un encrier d’or;--pour encre je voudrais toute l’eau de la
mer;--pour papier je voudrais--la plaine de Mariana.

    Per inchiostro ci vorria,
    Tutta l’acqua di lu mare,
    Pè papele ci vorria
    La piana di Mariana.

    Cio che s’è fatto in Tallano
    Non l’ha fatto mai nessuno.
    Perche l’avete ammazati
    Senza aver’ fatto male alcuno?
    L’avete pigliati innocenti
    Come Dio omnipotenti.

Ce qui s’est fait à Tallano--personne ne l’a jamais fait:--pourquoi les
avez-vous tués--eux qui n’avaient point fait de mal?--vous les avez pris
innocents--comme Dieu le tout-puissant.




TABLE.


MONUMENTS ANTÉRIEURS AUX ROMAINS.

STAZZONE ET STANTARE.

                                                                   Pages.

Stazzona de Taravo.                                                   14

Stantare du Rizzanese.                                                23

Stantare de la Bocca de la Pila.                                      24

Stazzona de la vallée de Cauria.                                      25

Urnes funéraires.                                                     47

Statue d’Apricciano.                                                  53


MONUMENTS ROMAINS.

Bains romains.                                                        69

Ruines d’Aleria (incertaines).                                        70

Carrière de l’île de Cavallo.                                         83

Tombeaux de Cervarico et de Bonifacio.                                88


MONUMENTS DU MOYEN-AGE.

Des églises de la Corse en général.                                   91


ÉGLISES ROMANES DU XIᵉ-XIIᵉ SIÈCLE.

La Canonica.                                                          96

San-Perteo.                                                          108

Églises de Saint-Jean-Baptiste et de San-Quilico.--Carbini.          112

Église de Saint-Jean.                                                117

Ancienne cathédrale de Nebbio.                                       121

Saint-Michel.                                                        125

Saint-Nicolas près de Murato.                                        132

Saint-Césaire.                                                       136

Monastère de Saint-Martin.                                           137


ÉGLISES DU XIVᵉ ET DU XVᵉ SIÈCLE.

Sainte-Marie de Bonifacio.                                           138

Église des Dominicains.                                              142

Chapelle de Sainte-Catherine.                                        148

Chapelle de Santa-Cristina.                                          154

Églises modernes.                                                    161

TOURS, CHATEAUX, FORTIFICATIONS, etc.                                164

PONTS.                                                               175

BAS-RELIEFS, SCULPTURES, etc.                                        177

Notes.                                                               193


FIN.


NOTES:

[1] Salluste, Fragments, lib. II, 157.

[2] Hérodote, Clio, 165-7.

[3] Κύρνον κατεχομένην ὑπὸ Τυρρηνῶν. Diod., lib. XI, 88.

[4] Cons. ad Helv. 7. Sextus Avienus place le séjour des Ligures dans
le S.-O. de l’Espagne (l’Estramadure ou les Algarves). M. Amédée
Thierry suppose qu’ils ont quitté ce pays à la suite d’une invasion
des Celtes, qui aurait eu lieu vers le XVIᵉ siècle,
avant J.-C. Mais Sénèque ne fait venir les Ligures en Corse qu’après
les Étrusques, précédés eux-mêmes par les Grecs; or les Phocéens ne
s’établirent en Corse que vers l’an 550. Il s’ensuit que les Ligures de
la Corse durent arriver de la Gaule ou de la côte N.-O. de l’Italie.

[5] Lib. X, cap. 17.

[6] Polybe, lib. III, 5.

[7] Cons. ad Helv., 7: in causâ non fuisse feritatem _accolarum_.

[8] Lib. V, 14.

[9] X, 17.

[10] Ils gardaient le nom de Corses, au temps d’Auguste. Voir
l’inscription nº 153, Orel. coll. inscrip.

[11] Au rapport de Pausanias (loc. cit.) Aristée, gendre de Cadmus,
aurait émigré en Sardaigne, voyage qui aurait pu avoir lieu dans le
XVIᵉ siècle avant J.-C. _Après lui_, seraient venus des
Ibères, puis des Thespiens et des Grecs de l’Attique, enfin des Troyens
fugitifs. _Longtemps après_, tous ces étrangers auraient été expulsés
de la Sardaigne par les Carthaginois, à l’exception des Troyens et
des Corses, dont Pausanias mentionne la présence sans la rattacher à
d’autres événements, sinon à celui de leur résistance aux Carthaginois.
Si les Ibères étaient venus en Sardaigne immédiatement après Aristée,
c’est-à-dire vers le XVIᵉ siècle, avant notre ère,
il est probable qu’ils se seraient également établis en Corse. Mais
Sénèque parle au contraire de l’arrivée des Espagnols (Ibères) dans
cette dernière île, comme d’un fait à date certaine, positivement
postérieur à la venue des Phocéens. On pourrait concilier Pausanias et
Sénèque en admettant deux immigrations des Ibères, ou bien en supposant
que les Ibères ne passèrent en Corse qu’après avoir été chassés de la
Sardaigne par les Carthaginois.

[12] Strabon, lib. V.

[13] Notitia imperii occident.

[14] Voir la note A.

[15] Au milieu du siècle dernier des Barbaresques enlevèrent encore des
hommes dans le cap Corse.

[16] Voir dans Filippini la légende de la Mouche de Freto, tome 2, 86.

[17] Il est à remarquer que cette révolution s’opéra dans la partie de
l’île où existèrent des colonies romaines.

[18] Robiquet, _Recherches hist. et stat. sur la Corse_, p. 117.

[19] Filippini, tome 2, p. 91.

[20] En 1284.

[21] Mémoires de l’Académie celtique, tome 6.

[22] D’après la description de M. Mathieu, il semblerait que, de son
temps, le dolmen était intact. Aujourd’hui, cependant, personne à
Sollacaro ne se souvient d’avoir vu le toit en place.

[23] Voir la note B.

[24] Voici un exemple entre mille:

S’il est un point sur lequel les archéologues soient d’accord, c’est
que les dolmens servaient aux sacrifices humains. Vingt fois des gens
très-instruits m’ont montré, sur la table de ces monuments, certaines
cavités dans lesquelles on couchait la victime, disaient-ils, au moment
de l’égorger. J’ai déjà dit que j’avais eu le malheur de ne jamais voir
là que des accidents naturels. Or, cette tradition, si bien établie,
est en contradiction évidente avec le témoignage de Diodore de Sicile
qui affirme que la victime était debout, puisque c’était d’après
_sa chute_ que les Druides tiraient leurs présages, «Πέσοντος τοῦ
πληγέντος, ἐκ τῆς πτώσεως...... τὸ μέλλον νοοῦσι. Lib. V, 31.

[25] Les Basques auxquels ce signalement convient dans la plupart de
ses détails, se distinguent cependant par la saillie des pommettes
et la plus grande largeur de la face, surtout par la longueur et la
proéminence singulière du menton.

[26] _Histoire des Gaulois._ Introduction, p. 5.

[27] Puisque j’ai parlé de vengeance, je demanderai la permission
d’entrer dans quelques explications sur ce point, car ce sentiment,
encore si vif chez les Corses aujourd’hui, n’est point chez les
Galls de nos jours un trait de caractère, et l’on peut dire que leur
excessive mobilité leur fait oublier facilement les injures. Mais
doit-on appeler la vengeance une passion? N’est-elle pas plutôt un des
effets de la vanité. La vengeance corse n’est, à proprement parler,
qu’une forme ancienne et sauvage du duel, que je crois parfaitement
national et enraciné chez nous. En Corse, le riche n’est point
séparé du pauvre par une haute barrière comme en France. Nulle part,
peut-être, on ne rencontrera moins de préjugés aristocratiques, et
nulle part les différentes classes de la société ne se trouvent en
relation plus fréquente et je dirai plus intime. Les riches, étant tous
propriétaires, vivent sur leurs terres, au milieu de leurs fermiers et
de leurs bergers, qu’ils traitent avec beaucoup plus de politesse qu’on
ne le fait en France. Souvent on voit le maître assis à table avec
ses ouvriers qui l’appellent par son nom de baptême et se considèrent
comme membres de la famille. Cet amour de l’égalité, qui, pour le dire
en passant, n’est pas un des traits les moins prononcés du caractère
français, produit ce résultat, que riche et pauvre ont les mêmes
idées, parce qu’ils les échangent sans cesse. Sur le continent, les
gens aisés des villes se battent, mais s’ils vivaient avec le peuple,
le peuple se battrait aussi. Deux de nos paysans s’injurient et ne se
battent pas; soldats l’un et l’autre ils iront sur le terrain pour
une insulte légère, parce qu’ils vivent alors dans une société où le
point d’honneur existe. J’ajouterai que la vengeance fut autrefois
une nécessité en Corse, sous l’abominable gouvernement de Gènes, où
le pauvre ne pouvait obtenir justice des torts qu’on lui faisait.
Aujourd’hui même, un procès précède presque toujours l’assassinat.
La vengeance s’est perpétuée dans l’île, mais comme une habitude, un
préjugé que partagent les étrangers établis à demeure sur le territoire
corse, car j’ai vu cette année un cas notable de vengeance parmi les
Grecs de Cargèse qui s’étaient fait longtemps remarquer par la douceur
de leurs mœurs. Je le répète, l’usage, le préjugé atroce, qui porte un
homme à s’embusquer avec un fusil pour tuer son ennemi à coup sûr, est
une forme du duel, comme l’épée et le pistolet, et quelque détestable
que soit ce préjugé il ne faut pas le juger par ses effets, surtout
lorsqu’il s’agit d’en faire le trait caractéristique d’un peuple: il
faut plutôt remonter à sa cause, et examiner si elle n’est pas un des
vices de notre nature. On doit regretter que nos formes humaines du
duel n’aient pas été introduites en Corse. La bravoure et la vanité
des insulaires les auraient fait, sans doute, promptement adopter, et,
suivant toute apparence, elles auraient eu pour résultat de rendre les
querelles infiniment moins sanglantes. (Voir, dans l’ouvrage de M.
Robiquet, l’anecdote d’un duel défendu par l’autorité, d’où résultèrent
quatre assassinats, page 437.)

[28] Κατοικοῦσι δ’ αυτὴν βάρβαροι τῆν διάλεκτον ἔχοντες ἐξηλλαγμένην
καὶ δυσκατανόητον. Lib. V, 14.

[29] Diodore appelle les Celtes: βαρυηχεῖς καὶ παντελῶς τραχύφωνοι.

[30] Un seul nom de lieu m’a paru avoir une racine ibérique. C’est
Aïtona. _Aïtz_ (basque), rocher, vent; _ona_, bon.

[31] Transierunt deinde Ligures, transierunt et Hispani, quod et
similitudine ritus adparet; eadem enim tegumenta capitum, idem genus
calceamenti, quod Cantabris est, et verba quædam, nam totus sermo
conversatione Græcorum Ligurumque a patrio descivit. Cons. ad Helv., 8.

[32] M. Grégori a bien voulu me communiquer un texte curieux de Scymnus
de Chio, d’après lequel on pourrait croire que ce géographe regardait
la Corse comme une île dépendant de la Celtique.

    Ἔπειτα χώρα Κελτικὴ καλουμένη
    Μέχρι τῆς θαλάσσης τῆς κατὰ Σαρδώ κειμένης.

ΣΚΥΜΝΟΥ ΧΙΟΥ περιήγησις. Vers 166, Hudson, geographi Græci minores.

[33] Le symbole de la clef s’expliquerait facilement dans un rite
funèbre.

[34] Ἴδιον δέ τι ποιοῦσι καὶ παντελῶς ἐξηλλαγμένον περὶ τῆς τῶν
τετελευτηκότων ταφῆς. Συγκόψαντες γὰρ ξύλοις τὰ μέλη τοῦ σώματος εἰς
ἀγγεῖον ἐμβάλλουσι καὶ λίθους δαψιλεῖς ἐπιτιθέασιν. Lib. V, 18.

[35] Voir les idoles sardes dessinées par M. della Marmora, et
reproduites dans les Religions de l’antiquité, etc., par M. Guignaud;
planche LVI _bis_.

[36] Je ne connais ces monuments que par les dessins que M. Della
Marmora a bien voulu me communiquer.

[37] Consul l’an de Rome 494.

[38] Ἢ γὰρ οὐχ ὑπομένουσι ζῆν, ἢ ζῶντες, ἀπαθείᾳ καὶ ἀναισθησίᾳ τοὺς
ὠνησαμένους ἐπιτρίβουσιν.

[39] Une inscription, rapportée par Muratori, a pu établir l’opinion
contraire, mais il est évident qu’elle s’applique aux _Corsi_ de la
Sardaigne.

                     SEX IVLIVS SEX. F. POL. RVFVS
                      EVOCATVS DIVI AVGVSTI PRAE
                      FECTVS I. COHORTIS CORSORVM
                  ET CIVITATVM BARBARIAE IN SARDINIA

Muratori propose, avec raison, de lire BALARIAE au lieu
de BARBARIAE.

[40] La plupart du Haut et Bas Empire. Celles de Constantin
sont les plus communes. Je n’ai vu dans l’île que deux
médailles de la République, un denier de M. Brutus--M
BRUTI. rev. AHALA; un autre de la famille
Tullia--ROMA. rev. M TULLI; c’est à Levie
qu’ils me furent montrés, mais ils avaient été trouvés l’un et l’autre
à Aleria.

[41] M. le préfet de la Corse en possède une assez curieuse; c’est une
cornaline sur laquelle est gravée en creux une tête de jeune homme
dont les cheveux frisés paraissent enveloppés d’une espèce de résille,
semblable à celles qu’on a trouvées à Saint-Jean et qui, peut-être,
étaient une coiffure nationale.

[42] A la sortie du village et à droite du chemin qui conduit à Sisco
par la Marine.

[43] Rhotanus des anciens.

[44] Peut-être aussi a-t-on abandonné cette portion de la ville à une
époque où la population d’Aleria avait diminué, ou bien lorsque les
invasions des Maures obligèrent à se retrancher dans la partie la plus
aisée à défendre. Lillebonne offre un exemple d’un quartier ainsi
abandonné.

[45] Le pilier est placé légèrement _de biais_ à quelques mètres de
l’angle nord de l’enceinte.

[46] On trouve de fréquents exemples de cette pratique; mais on ne peut
arrêter une opinion à cet égard, tant qu’on n’aura pas complètement
déblayé le souterrain.

[47] J’ai attribué ces constructions aux musulmans, mais elles
peuvent encore être l’ouvrage des chrétiens du VIIᵉ au
VIIIᵉ siècle, époque de barbarie, s’il en fut.

[48] Voir note C.

[49] Depuis la rédaction de ce Mémoire, j’ai lu une dissertation
intéressante de M. Robiquet, qui établit, par la comparaison des
distances, que Bonifacio doit être le _Portus Favoni_ de l’itinéraire.
Palla aurait été située vers la cale de Tizzano. Voir _Recherches sur
la Corse_, p. 15.

[50] On en a pris seulement quelques-uns, il y a peu d’années, pour
faire des bornes d’amarrage dans le port de Bonifacio.

[51] M. Della Marmora a reconnu une exploitation analogue dans un des
îlots sardes, voisins de la Maddalena.

[52] Les colonnes qu’on voit à l’apside de San-Perteo, d’un granit
tirant sur le rose, diffèrent essentiellement de celui qu’on exploitait
dans l’île de Cavallo.

[53] Beaucoup de Corses avaient embrassé la religion musulmane.

[54] Voyez plus bas la description de l’église de Sainte-Christine, à
Cervione.

[55] Elle ne se reproduit pas avec régularité, et n’a d’ailleurs ni
la grâce ni la richesse de l’architecture romane, dans le midi de la
France.

[56] V. note D.

[57] On serait tenir de croire, d’après cette irrégularité, que la nef
aurait été reconstruite en entier, les murs latéraux des bas-côtés
subsistant seuls après l’incendie. Mais si l’on remarque d’un côté la
similarité parfaite de l’appareil, de l’autre les traces de la voûte
en bois construite après l’incendie, on sera forcé de n’attribuer la
position excentrique des fenêtres de la nef qu’à la maladresse des
ouvriers.

[58] On voit autour de la Canonica quelques restes d’une enceinte
que je crois contemporaine de l’église, et qui avait sans doute une
destination militaire.

[59] Filippini, tome 2, p. 194.

[60] Les moellons, en granit, fort bien taillés, ont de 0ᵐ,30 à 0ᵐ,40
d’échantillon.

[61] Il a 3 m. en œuvre. L’épaisseur du mur est de 1 m.

[62] En France, lorsque le mur a une certaine épaisseur, les retombées
des arcades reposent sur deux colonnes accouplées. Si l’on ne les
appuie que sur une seule colonne il faut nécessairement lui donner un
chapiteau dont le diamètre soit égal à celui du mur.

[63] Nebbio, autrefois ville de quelque importance, passe pour avoir
été détruit par les Sarrazins. L’église, élevée après leur expulsion,
dépendait d’un monastère.

[64] Les pilastres de l’apside n’ont point de chapiteaux.

[65] Calcaire blanc et très-fin.

[66] On se rappellera que l’ogive, introduite de bonne heure dans les
voûtes et les arcades du midi, ne paraît dans les fenêtres que fort
longtemps après que son emploi était exclusif dans le Nord.

[67] V. la note E.

[68] Le voyage est assez long pour rendre la tradition peu croyable.

[A] Je remarquerai, en passant, que dans l’apside les chiffres
romains sont séparés par des points, placés entre chaque ordre de
chiffres, dans le but évident d’en faciliter la lecture: M. CCCC. LXX.
III. N’est-ce point un acheminement vers le système de numération
arabe? Cette disposition est fréquente dans les chiffres romains au
moyen-âge, et j’en ai observé cette année un exemple assez notable dans
l’inscription encastrée dans les murs de l’église de Crest (Drôme),
relatant les franchises accordées à cette ville en 1188.

[69] L’appareil de ce clocher, d’ailleurs assez moderne, mérite d’être
cité pour sa bizarrerie. Les assises, formées de gros blocs de granite,
ne sont point _horizontales_. On dirait une imitation de l’appareil
cyclopéen.

[70] V. la note F.

[71] Le rocher sur lequel est bâti Bonifacio est complètement à pic
et surplombe même la mer de presque tous les côtés. On montre encore
deux escaliers taillés dans le roc et aboutissant à la grève étroite,
souvent couverte par les flots. L’un servait aux moines du couvent de
Sainte-Marie, pour descendre au bord de la mer, au moment où rentraient
les pêcheurs qui leur devaient la dîme du poisson. L’autre escalier,
suivant une tradition, aurait été taillé par les soldats d’Alphonse
d’Aragon, qui prétendaient par ce moyen surprendre la ville, lors du
mémorable siége qu’elle soutint en 1420. Mais il suffit de considérer
la hauteur du rocher, qui s’élève abruptement de plus de 200 pieds,
pour se convaincre qu’un semblable travail était absolument impossible
à exécuter en présence d’un ennemi. On connaît la disposition
singulière du port de Bonifacio dont l’entrée est si étroite qu’on la
prendrait pour une rivière débouchant entre deux masses de rochers.
Bloquer ce port, le fermer était chose facile. Les Aragonnais y
parvinrent en tendant une chaîne d’un bord à l’autre de la passe. Sans
doute les assiégés avaient prévu le danger longtemps d’avance, et
s’étaient ménagé le moyen de communiquer avec la mer du côté opposé
au port. C’est évidemment dans ce but que fut taillé l’escalier qu’on
attribue aux Aragonnais. Probablement les courageux Bonifaciens qui
vinrent annoncer l’arrivée de la flotte génoise montèrent par ce
chemin, au lieu de se faire guinder par des poulies, eux et leur
esquif, ainsi que le prétend Petrus Cyrneus, dans sa relation, beaucoup
trop poétique, du siège de Bonifacio. P. Cyrnei, _de Rebus Corsicis_,
p. 262.

[72] J’aurais dû citer plus tôt deux bas-reliefs curieux, et d’une
saillie assez forte, qui se trouvent dans le village d’Aleria, enlevés,
comme il semble, à quelque église détruite aujourd’hui. L’un, encastré
dans le mur d’une maison moderne, représente deux monstres, liés par
le milieu du corps, ayant deux avant-mains et point de croupe. Sur
l’autre, on voit deux monstres fantastiques s’entrebattant. C’était
un sujet favori des sculpteurs du moyen-âge. Je crois ces deux
bas-reliefs du commencement du XIIIᵉ siècle: l’exécution
en est grossière, mais supérieure cependant à celle de la plupart des
sculptures que j’ai déjà décrites.

[73] Canari, Descriptio Corsicæ. Manuscrit communiqué par M. Gregori.

[74] Anonim. de gesta Pisan, apud Muratori, rerum Italic. script. 2, 69.

[75] Vitalis, Sanctuario di Corsica, pag. 195.

[76] Premendo l’estemità degli scogli che spingono la fronte in mare,
una torre denominata _sagro_ che anticamente dicevasi _Sauro_ e quivi
era fondata un abazia col titolo di Santa-Maria-Maddelena della Chiesa,
pur ora sene osservano le semplici mura.

Semidei, descrizione del regno di Corsica, pag. 472, 1 vol. in-4,
Napoli, 1737.

                        (Note communiquée par M. Gregori.)


[77] Canari, descriptio Corsicæ, Mss.

                        (Note communiquée par M. Gregori.)


[78] L’usage des sérénades se passe. Il y a peu d’années encore elles
était très fréquentes: on chantait avec un accompagnement de guimbarde,
et entre chaque couplet tous les musiciens faisaient une décharge de
leurs armes à feu.

[79] La chemise sanglante d’un homme assassiné est gardée dans une
famille comme un souvenir de vengeance. On la montre aux parents pour
les exciter à punir les meurtriers. Quelquefois, au lieu de chemise, on
garde des morceaux de papier trempés dans le sang du mort, qu’on remet
aux enfants lorsqu’ils sont d’âge à pouvoir manier un fusil.

Les Corses se laissent pousser la barbe en signe de vengeance ou de
deuil. «Personne n’attend pour se faire couper la barbe;» c’est-à-dire,
il n’y a personne qui se charge de te venger.

[80] Abréviation du nom d’Hilarion.

[81] Allusion à la chemise sanglante. L’improvisatrice veut dire
qu’elle aurait recueilli le sang du juge de paix, et l’aurait montré à
ses amis des Piazzole pour les exciter à la vengeance.

[82] Ces deux lamentations m’ont été communiquées par M. Capel,
conseiller à la cour royale de Bastia, qui prépare en ce moment un
travail du plus haut intérêt sur les mœurs et les usages de la Corse.

[83] En Corse, le terme d’affection entre époux est fratello, surella,
frère, sœur. En Espagne, c’est hijo, hija, fils, fille.

[84] La mort. On ne la nomme pas, pour éviter un mot néfaste. C’est par
un motif semblable que les Grecs ont nommé les Furies, Euménides, et
les paysans écossais, les fées _guid folk, les bonnes gens_.

[85] C’est une expression tout homérique.

[86] L’habitude de se mettre en garde contre les surprises a rendu
commun, en Corse, l’usage des lunettes d’approche. Presque tous les
bandits en portent.

[87] Je suppose qu’elle s’adresse à sa belle-mère.

[88] On porte le deuil d’un mari toute la vie. Il est excessivement
rare qu’une veuve se remarie.

[89] Je ne suis pas sûr d’avoir saisi le sens de ces deux vers. On peut
aussi traduire: que d’un seul regard--vous devîntes amoureux de moi.

[90] Allusion à la défense de porter des armes, hors le temps de la
chasse.








*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTES D'UN VOYAGE EN CORSE ***


    

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