Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 4

By Paul Féval

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Title: Le Bossu, Volume 4
       Aventures de cape et d'épée

Author: Paul Féval

Release Date: November 17, 2010 [EBook #34354]

Language: French


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  LE BOSSU.


  Bruxelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX,
  rue de Schaerbeck, 12.


  COLLECTION HETZEL.


  LE BOSSU

  AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE


  PAR


  PAUL FÉVAL.

  4

  Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
  interdite pour la France.


  LEIPZIG,

  ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

  1857




LE PALAIS-ROYAL.

(SUITE.)




II

--Entretien particulier.--


La silhouette de Philippe d'Orléans et celle de son bossu ne se
montrèrent plus aux rideaux du cabinet. Le prince venait de se rasseoir;
le bossu restait debout devant lui, dans une attitude respectueuse, mais
ferme.

Le cabinet du régent avait quatre fenêtres, deux sur le jardin, deux sur
la cour des Fontaines.

On y arrivait par trois entrées, dont l'une était publique; la grande
antichambre, les deux autres dérobées. Mais c'était là le secret de la
comédie. Après l'opéra, ces demoiselles, bien qu'elles n'eussent à
traverser que la cour aux Ris, arrivaient à la porte du duc d'Orléans,
précédées de lanternes à manche et faisaient battre la porte à toute
volée! Cossé, Brissac, Gonzague, la Fare et le marquis de Bonnivet, ce
bâtard de Gouffier que la duchesse de Berry avait pris à son service
«pour avoir un outil à couper les oreilles,» venaient frapper à l'autre
porte en plein jour.

L'une de ces issues s'ouvrait sur la cour aux Ris, l'autre sur la cour
des Fontaines, déjà dessinée en partie par la maison du financier Maret
de Fonbonne et le pavillon Riault. La première avait pour concierge une
brave vieille, ancienne chanteuse de l'Opéra, la seconde était gardée
par le Bréant, ex-palefrenier de Monsieur. C'étaient de bonnes places.
Le Bréant était en outre l'un des surveillants du jardin, où il avait
une loge, derrière le rond-point de Diane.

C'est la voix de le Bréant que nous avons entendue, au fond du corridor
noir, quand le bossu entra par la cour des Fontaines.

On l'attendait en effet. Le régent était seul. Le régent était soucieux.

Le régent avait encore sa robe de chambre, bien que la fête fût
commencée depuis longtemps; ses cheveux, qu'il avait très-beaux,
étaient en papillotes, et il portait de ces gants préparés pour
entretenir la blancheur des mains. Sa mère, dans ses Mémoires, dit que
ce goût excessif pour le soin de sa personne lui venait de Monsieur.
Monsieur, en effet, jusqu'aux derniers jours de sa vie, fut autant et
plus coquet qu'une femme.

Le régent avait dépassé sa quarante-cinquième année. On lui eût donné
quelque peu davantage, à cause de la fatigue extrême qui jetait comme un
voile sur ses traits. Il était beau néanmoins; son visage avait de la
noblesse et du charme; ses yeux, d'une douceur toute féminine,
peignaient la bonté poussée jusqu'à la faiblesse.

Sa taille se voûtait légèrement quand il ne représentait point. Ses
lèvres et surtout ses joues avaient cette mollesse, cet affaissement qui
est comme un héritage dans la maison d'Orléans.

La princesse palatine sa mère lui avait donné quelque chose de sa
bonhomie allemande et de son esprit argent comptant;--mais elle avait
gardé la meilleure part.--Si l'on en croit ce que cette excellente femme
dit d'elle-même dans ses Souvenirs, chef-d'oeuvre de rondeur et
d'originalité, elle n'avait eu garde de lui donner la beauté qu'elle
n'avait point.

Sur certains tempéraments d'élite, la débauche laisse peu de traces: il
y a des hommes de fer. Philippe d'Orléans n'était point de ceux-là. Son
visage et toute l'habitude de son corps disaient énergiquement quelle
fatigue lui laissait l'orgie.--On pouvait pronostiquer déjà que cette
vie, prodiguée, usait ses dernières ressources, et que la mort guettait
là quelque part, au fond d'un flacon de Champagne ou dans la ruelle de
l'alcôve.

Le bossu trouva au seuil du cabinet un seul valet de chambre qui
l'introduisit.

--C'est vous qui m'avez écrit d'Espagne? demanda le régent, qui le toisa
d'un coup d'oeil.

--Non, monseigneur, répondit le bossu respectueusement.

--Et de Bruxelles?

--Non plus de Bruxelles.

--Et de Paris?

--Pas davantage.

Le régent lui jeta un second coup d'oeil.

--Il m'étonnait que vous fussiez à Lagardère..., murmura-t-il.

Le bossu salua en souriant.

--Monsieur, dit le régent avec douceur et gravité, je n'ai point voulu
faire allusion à ce que vous pensez... je n'ai jamais vu ce Lagardère.

--Monseigneur, repartit le bossu qui souriait toujours, on l'appelait le
beau Lagardère, quand il était chevau-léger de votre royal oncle... je
n'ai jamais pu être ni beau ni chevau-léger.

Il ne plaisait point au duc d'Orléans d'appuyer sur ce sujet.

--Comment vous nommez-vous? demanda-t-il.

--Maître Louis, monseigneur, dans ma maison... Au dehors, les gens comme
moi n'ont d'autre nom que le sobriquet qu'on leur donne...

--Où demeurez-vous?

--Très-loin.

--C'est un refus de me dire votre demeure.

--Oui, monseigneur.

Philippe d'Orléans releva sur lui son oeil sévère et prononça tout
bas:

--J'ai une police, monsieur... Elle passe pour être habile... Je puis
aisément savoir...

--Du moment que Votre Altesse semble y tenir, interrompit le bossu, je
fais taire ma répugnance... je demeure en l'hôtel de M. le prince de
Gonzague.

--A l'hôtel de Gonzague! répéta le régent étonné.

Le bossu salua et dit froidement:

--Les loyers y sont chers.

Le régent semblait réfléchir.

--Il y a longtemps, fit-il, bien longtemps que j'entendis parler pour la
première fois de ce Lagardère... C'était autrefois un spadassin
effronté...

--Il a fait de son mieux depuis lors pour expier ses folies.

--Que lui êtes-vous?

--Rien... et tout... il n'a point d'amis.

--Pourquoi n'est-il pas venu lui-même?

--Parce qu'il m'avait sous la main.

--Si je voulais le voir... où le trouverais-je?

--Je ne puis répondre à cette question, monseigneur.

--Cependant...

--Vous avez une police... Elle passe pour habile... Essayez!

--Est-ce un défi, monsieur?

--Est-ce une menace, monseigneur?... Dans une heure d'ici, Henri de
Lagardère peut être à l'abri de vos recherches... Et la démarche qu'il a
faite pour l'acquit de sa conscience, jamais il ne la renouvellera.

--Il l'a donc faite à contre-coeur, cette démarche? demanda Philippe
d'Orléans.

--A contre-coeur... c'est le mot, repartit le bossu.

--Pourquoi?

--Parce que le bonheur entier de son existence est l'enjeu de cette
partie, qu'il aurait pu ne pas jouer...

--Et qui l'a forcé à la jouer, cette partie?

--Un serment.

--Fait à qui?

--A un homme qui allait mourir.

--Et cet homme s'appelait?

--Vous le savez bien, monseigneur... Cet homme s'appelait Philippe de
Lorraine, duc de Nevers.

Le régent laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

--Voilà vingt ans de cela!... murmura-t-il d'une voix véritablement
altérée; je n'ai rien oublié... rien!... Je l'aimais, mon pauvre
Philippe... il m'aimait!... Depuis qu'on me l'a tué, je ne sais pas si
j'ai touché la main d'un ami sincère!...

Le bossu le dévorait du regard. Une émotion puissante était sur ses
traits.--Un instant, il ouvrit la bouche pour parler, mais il se contint
par un violent effort. Son visage redevint impassible.

Philippe d'Orléans se redressa et dit avec lenteur:

--J'étais le plus proche parent de M. le duc de Nevers... Ma soeur a
épousé son cousin, M. le duc de Lorraine... Comme prince et comme allié,
je dois protection à sa veuve qui, du reste, est la femme d'un de mes
plus chers amis... Si sa fille existe, je promets qu'elle sera une riche
héritière, et qu'elle épousera un prince si elle veut... Quant au
meurtre de mon pauvre Philippe, on dit que je n'ai qu'une vertu, c'est
l'oubli de l'injure... Et cela est vrai: la pensée de la vengeance naît
et meurt en moi à la même minute... Mais moi aussi, je fis un serment,
quand on vint me dire: Philippe est mort... A l'heure qu'il est, je
conduis l'État... Punir l'assassin de Nevers ne sera plus vengeance,
mais justice!

Le bossu s'inclina en silence. Philippe d'Orléans reprit:

--Il me reste plusieurs choses à savoir... Pourquoi ce Lagardère a-t-il
tardé si longtemps à s'adresser à moi?

--Parce qu'il s'était dit: Au jour où je me dessaisirai de ma tutelle,
je veux que mademoiselle de Nevers soit femme, et qu'elle puisse
connaître ses amis et ses ennemis.

--Il a les preuves de ce qu'il avance?

--Il les a, sauf une seule.

--Laquelle?

--La preuve qui doit confondre l'assassin.

--Il connaît l'assassin?

--Il croit le connaître... et il a une marque certaine pour vérifier ses
soupçons.

--Cette marque ne peut servir de preuve?

--Votre Altesse Royale en jugera... Quant à la naissance et à l'identité
de la jeune fille, tout est en règle.

Le régent réfléchissait.

--Quel serment avait fait ce Lagardère? demanda-t-il après un silence.

--Il avait promis d'être le père de l'enfant, répondit le bossu.

--Il était donc là au moment de la mort?

--Il était là... Nevers mourant lui confia la tutelle de sa fille.

--Ce Lagardère tira-t-il l'épée pour défendre Nevers?

--Il fit ce qu'il put... Après la mort du duc, il emporta l'enfant, bien
qu'il fût seul désormais contre vingt...

--Je sais qu'il n'y a point au monde de plus redoutable épée, murmura le
régent. Mais il y a de l'obscurité dans vos réponses, monsieur... Si ce
Lagardère assistait à la lutte, comment dites-vous qu'il a seulement des
soupçons au sujet de l'assassin...?

--Il faisait nuit noire. L'assassin était masqué. Il frappa par
derrière.

--Ce fut donc le maître lui-même qui frappa?

--Ce fut le maître... Et Nevers tomba sur le coup en criant: Ami,
venge-moi!

--Et ce maître, poursuivit le régent avec une hésitation visible,
n'était-ce point M. le marquis de Caylus-Tarrides?

--M. le marquis de Caylus-Tarrides est mort depuis des années, répliqua
le bossu; l'assassin est vivant... Votre Altesse Royale n'a qu'un mot à
dire: Lagardère le lui montrera cette nuit.

--Alors, fit le régent avec vivacité, ce Lagardère est à Paris?

Le bossu se mordit la lèvre.

--S'il est à Paris, ajouta le régent qui se leva, il est à moi!

Sa main agita une sonnette, et il dit au valet qui entra:

--Que M. de Machault vienne ici sur-le-champ!

M. de Machault était le lieutenant de police.

Le bossu avait repris son calme.

--Monseigneur, dit-il en regardant sa montre, à l'heure où je vous
parle, M. de Lagardère m'attend, hors de Paris, sur une route que je ne
vous indiquerai point, dussiez-vous me donner la question. Voici onze
heures de nuit qui vont sonner. Si M. de Lagardère ne reçoit de moi
aucun message avant onze heures et demie, son cheval galopera vers la
frontière. Il a des relais... Votre lieutenant de police n'y peut rien.

--Vous serez otage! s'écria le régent.

--Oh! moi, fit le bossu qui se prit à sourire; pour peu que vous teniez
à me garder prisonnier, je suis en votre pouvoir!

Il croisa ses bras sur sa poitrine. Le lieutenant de police entrait. Il
était myope, et ne voyant point le bossu, il s'écria avant qu'on ne
l'interrogeât:

--Voici du nouveau!.... Votre Altesse Royale verra si l'on peut user de
clémence envers de pareils brouillons! Je tiens la preuve de leurs
intelligences avec Alberoni... Cellamare est là dedans jusqu'au cou...
et M. de Villeroy... et M. de Villars et toute la vieille cour qui est
avec le duc et la duchesse du Maine...

--Silence! fit le régent.

M. de Machault apercevait justement le bossu. Il s'arrêta tout
interdit.

Le régent fut une bonne minute avant de reprendre la parole. Pendant ce
temps, il regarda plus d'une fois le bossu à la dérobée. Celui-ci ne
sourcillait pas.

--Machault, dit enfin le régent, je vous avais précisément appelé pour
vous parler de M. le prince de Cellamare... et d'autres... Allez
m'attendre, je vous prie, dans le premier cabinet.

Machault lorgna curieusement le bossu et se dirigea vers la porte.

Comme il allait franchir le seuil, le régent ajouta:

--Faites-moi passer, je vous prie, un sauf-conduit tout scellé et
contre-signé en blanc.

Avant de sortir, M. de Machault lorgna encore.

Le régent ne pouvait être bien longtemps si sérieux que cela.

--Où diable va-t-on prendre des myopes pour les mettre à la tête de
l'affût? grommela-t-il.

Puis il ajouta:

--M. le chevalier de Lagardère traite avec moi de puissance à puissance.
Il m'envoie des ambassadeurs et me dicte lui-même, dans sa dernière
missive, la teneur du sauf-conduit qu'il réclame... Il y a là-dessous,
probablement, quelque intérêt en jeu... Ce chevalier de Lagardère
exigera sans doute une récompense?...

--Votre Altesse Royale se trompe, repartit le bossu;--M. de Lagardère
n'exigera rien... Il ne serait pas au pouvoir du régent de France
lui-même de récompenser le chevalier de Lagardère!

--Peste! fit le duc--il faudra bien que nous voyions ce mystérieux et
romanesque personnage... Il est capable d'avoir un succès fou à la cour,
et de ramener la mode perdue des chevaliers errants!... Combien de temps
nous faudra-t-il l'attendre?

--Deux heures.

--C'est au mieux!... Il servira d'intermède entre le ballet indien et le
souper sauvage... Cela n'est point dans le programme...

Le valet entra. Il apportait le sauf-conduit, contre-signé par le
ministre Le Blanc et M. de Machault.

Le régent remplit lui-même les blancs et signa.

--M. de Lagardère,--reprit-il tout en écrivant,--n'avait point commis de
ces fautes qu'on ne puisse pardonner. Le feu roi était sévère à
l'endroit des duels; il avait raison. Les moeurs ont changé, Dieu
merci! depuis ce temps, et les rapières tiennent mieux dans le
fourreau... La grâce de M. de Lagardère sera enregistrée demain, et
voici le sauf-conduit.

Le bossu avança la main. Le régent ne lâcha point encore l'acte.

--Vous préviendrez M. de Lagardère que toute violence de sa part rompra
l'effet de ce parchemin.

--Le temps de la violence est passé, prononça le bossu avec une sorte de
solennité.

--Qu'entendez-vous par là, monsieur?

--J'entends que le chevalier de Lagardère n'aurait pu accepter cette
clause, il y a deux jours.

--Parce que?... fit le duc d'Orléans avec défiance et hauteur.

--Parce que son serment le lui eût interdit.

--Il avait donc juré autre chose que de servir de père à l'enfant?

--Il avait juré de venger Nevers...

Le bossu s'interrompit court.

--Achevez, monsieur! ordonna le régent.

--Le chevalier de Lagardère, répondit le bossu lentement,--au moment où
il emportait la petite fille, avait dit aux assassins:--Vous mourrez
tous de ma main! Ils étaient neuf. Le chevalier en avait reconnu sept...
ceux-là sont morts...

--De sa main? interrogea le régent qui pâlit.

Le bossu s'inclina profondément en signe d'affirmation.

--Et les deux autres? demanda encore le régent.

Le bossu fit une pause avant de répondre.

--Il est des têtes, monseigneur, que les chefs de gouvernement n'aiment
point voir tomber sur l'échafaud, répondit-il enfin en regardant le
prince en face,--le bruit que font ces têtes en tombant ébranle le
trône... M. de Lagardère donnera le choix à Votre Altesse Royale. Il m'a
chargé de le lui dire... le huitième assassin n'est qu'un valet: M. de
Lagardère ne le compte pas... Le neuvième est le maître... Il faut que
cet homme meure... Si Votre Altesse Royale ne veut pas du bourreau, on
donnera une épée à cet homme, et cela regardera M. de Lagardère...

Le régent tendit une seconde fois le parchemin.

--La cause est juste, murmura-t-il;--je fais ceci en mémoire de mon
pauvre Philippe... Si M. de Lagardère a besoin d'aide...

--Monseigneur, M. de Lagardère ne demande qu'une seule chose à Votre
Altesse Royale.

--Quelle chose?

--La discrétion... Un mot imprudent peut tout perdre.

--Je serai muet.

Le bossu salua profondément, mit le parchemin plié dans sa poche, et se
dirigea vers la porte.

--Donc, dans deux heures? dit le régent.

--Dans deux heures!

Et le bossu sortit.

--As-tu ce qu'il te faut, petit homme? demanda le vieux concierge le
Bréant, quand il vit revenir le bossu.

Celui-ci glissa un double louis dans sa main.

--Oui, dit-il, mais, à présent, je veux voir la fête.

--Tête-bleu! s'écria le Bréant,--le beau danseur que voilà!

--Je veux, en outre, continua le bossu, que tu me donnes la clef de ta
loge dans le jardin.

--Pourquoi faire, petit homme?

Le bossu lui glissa un second double louis.

--A-t-il de drôles de fantaisies, ce petit homme-là! fit le Bréant.
Tiens, voici la clef de ma loge.

--Je veux enfin, acheva le bossu, que tu portes dans ta loge le paquet
que je t'ai confié ce matin.

--Et y a-t-il encore un double louis pour la commission?

--Il y en a deux.

--Bravo!... oh! l'honnête petit homme!... Je suis sûr que c'est pour un
rendez-vous d'amour...

--Peut-être, fit le bossu en souriant.

--Si j'étais femme, moi, je t'aimerais malgré ta bosse... à cause de tes
doubles louis... Mais, s'interrompit ici le bon vieux le Bréant; il faut
une carte pour entrer là dedans... les piquets de gardes françaises ne
plaisantent pas!...

--J'ai la mienne, répliqua le bossu; porte seulement le paquet.

--Tout de suite, mon petit homme. Reprends le corridor... tourne à
droite, le vestibule est éclairé; tu descendras par le perron...
Divertis-toi bien, et bonne chance!




III

--Un coup de lansquenet.--


Dans le jardin, l'affluence augmentait sans cesse. On se pressait
principalement du côté du rond-point de Diane, qui avoisinait les
appartements de Son Altesse Royale; chacun voulait savoir pourquoi le
régent se faisait attendre.

Nous ne nous occuperons pas beaucoup de conspirations. Les intrigues de
M. du Maine et de la princesse, sa femme, les menées du vieux parti
Villeroy et de l'ambassade d'Espagne, bien que fertiles en incidents
dramatiques, n'entrent point dans notre sujet. Il nous suffit de
remarquer, en passant, que le régent était entouré d'ennemis. Le
parlement le détestait et le méprisait au point de lui disputer en toute
occasion la préséance; le clergé lui était généralement hostile à cause
de l'affaire de la constitution; les vieux généraux et l'armée active ne
pouvaient avoir que du dédain pour sa politique débonnaire; enfin, dans
le conseil de régence même, il éprouvait de la part de certains membres
une opposition systématique.

On ne peut se dissimuler que la parade financière de Law lui fut d'un
immense secours pour détourner l'animadversion publique.

Personnellement, nul, excepté les princes légitimes, ne pouvait avoir
une haine bien vigoureuse pour ce prince, appartenant au genre neutre,
qui n'avait pas un grain de méchanceté dans le coeur, mais dont la
bonté était un peu de l'insouciance. On ne déteste bien que les gens
qu'on eût pu aimer fortement. Or, Philippe d'Orléans comptait des
compagnons de plaisir et point d'amis.

La banque de Law servit à acheter les princes. Le mot est dur, mais
l'histoire, inflexible, ne permet point d'en choisir un autre. Une fois
les princes achetés, les ducs suivirent et les légitimés restèrent dans
l'isolement, n'ayant d'autre consolation que quelques visites _à la
vieille_, comme on appelait alors madame de Maintenon déchue.

M. de Toulouse se soumit franchement: c'était un honnête homme. M. du
Maine et sa femme durent chercher un point d'appui à l'étranger.

On dit qu'au temps où parurent les satires du poëte Lagrange, intitulées
les _Philippiques_, le régent insista tellement auprès du duc de
Saint-Simon, alors son familier, que ce duc consentit à lui en faire
lecture.

On dit que le régent écouta sans sourciller, et même en riant, les
passages où le poëte, traînant dans la boue sa vie privée et de famille,
le montre assis auprès de sa propre fille à la même table d'orgie.

Mais on dit aussi qu'il pleura et qu'il s'évanouit à la lecture des vers
qui l'accusaient d'avoir empoisonné successivement toute la postérité de
Louis XIV.

Il avait raison. Ces accusations, lors même qu'elles sont des calomnies,
font sur le vulgaire une impression profonde. Il en reste toujours
quelque chose, a dit Beaumarchais, qui savait à quoi s'en tenir.

L'homme qui a parlé de la régence avec le plus de calme et le plus
d'impartialité, c'est l'historiographe Duclos, dans ses _Mémoires
secrets_. On voit bien que l'avis de Duclos est celui-ci: La régence du
duc d'Orléans n'aurait pas tenu sans la banque de Law.

Le jeune roi Louis XV était adoré. Son éducation était confiée à des
mains hostiles au régent; d'ailleurs, dans le public indifférent, il y
avait de sourdes inquiétudes sur la probité de ce prince. On craignait
d'un instant à l'autre de voir disparaître l'arrière-petit-fils de Louis
XIV, comme on avait vu disparaître son père et son aïeul.

C'était là un admirable prétexte à conspirations. Certes, M. du Maine,
M. de Villeroy, le prince de Cellamare, M. de Villars, Alberoni et le
parti breton-espagnol n'intriguaient point pour leur propre intérêt. Fi
donc! ils travaillaient pour soustraire le jeune roi aux funestes
influences qui avaient abrégé la vie de ses parents.

Philippe d'Orléans ne voulut opposer d'abord à ces attaques que son
insouciance. Les meilleures fortifications sont de terre molle. Un
simple matelas pare mieux la balle qu'un bouclier d'acier. Philippe
d'Orléans put dormir tranquille assez longtemps derrière son
insouciance.

Quand il fallut se montrer, il se montra, et comme le troupeau des
assaillants qui l'entourait n'avait ni valeur ni vertu, il n'eut besoin
que de se montrer.

A l'époque où se continue notre histoire, Philippe d'Orléans était
encore derrière son matelas. Il dormait, et les clabauderies de la foule
ne troublaient point son sommeil. Dieu sait pourtant que la foule
clabaudait assez haut, tout près de son palais, sous ses fenêtres et
jusque dans sa propre maison! Elle avait bien des choses à dire, la
foule;--sauf ces infamies qui dépassaient le but, sauf ces accusations
d'empoisonnement que l'existence même du jeune roi Louis XV démentait
avec énergie, le régent ne prêtait que trop le flanc à la médisance. Sa
vie était un éhonté scandale; sous son règne, la France ressemblait à
l'un de ces grands vaisseaux désarmés qui s'en vont à la remorque d'un
autre navire. Le remorqueur était l'Angleterre; enfin, malgré le succès
de la banque de Law, tous ceux qui prenaient la peine de pronostiquer la
banqueroute prochaine de l'État trouvaient auditoire.

Si donc, il y avait cette nuit dans les jardins du régent un parti de
l'enthousiasme, la cabale mécontente ne manquait pas non plus:
mécontents politiques, mécontents financiers, mécontents moraux ou
d'instinct.

A cette dernière classe, composée de tous ceux qui avaient été jeunes et
brillants sous Louis XIV, appartenaient M. le baron de la Hunaudaye et
M. le baron de Barbanchois. Ce n'étaient pas de grands débris, mais ils
se consolaient entre eux, déclarant que de leur temps les dames étaient
bien plus belles, les hommes bien plus spirituels, le ciel plus bleu, le
vent moins froid, le vin meilleur, les laquais plus fidèles et les
cheminées moins sujettes à fumer.

Ce genre d'opposition, remarquable par son innocence, était connu du
temps d'Horace, qui appelle le vieillard courtisan du passé, _laudator
temporis acti_.

Mais disons tout de suite qu'on ne parlait pas beaucoup politique parmi
cette foule dorée, souriante pimpante et masquée de velours qui
traversait incessamment les cours du palais pour venir donner son coup
d'oeil aux décorations du jardin, et qui affluait surtout aux abords
du rond-point de Diane. On était tout à la fête, et si le nom de la
duchesse du Maine sortait de quelque jolie bouche, c'était pour la
plaindre d'être absente.

Les grandes entrées commençaient à se faire. Le duc de Bourbon était là
donnant la main à la princesse de Conti; le chancelier d'Aguesseau
menait la princesse palatine, lord Stair, ambassadeur d'Angleterre, se
faisait faire la cour par l'abbé Dubois. Un bruit se répandit tout à
coup dans les salons, dans les cours, sous les charmilles, un bruit fait
pour affoler toutes ces dames, un bruit qui fit oublier le retard du
régent et l'absence de ce bon M. Law lui-même!

Le czar était au Palais-Royal! Le czar Pierre de Russie, sous la
conduite du maréchal de Tessé, qu'on appelait son cornac, et suivi de
trente gardes du corps qui avaient charge de ne le quitter jamais.

Emploi difficile! Pierre de Russie avait les mouvements brusques et les
fantaisies soudaines. Tessé et ses gardes du corps faisaient parfois de
rudes traites pour le joindre quand il échappait à leur respectueuse
surveillance.

Il était logé à l'hôtel Lesdiguières, auprès de l'Arsenal. Le régent l'y
traitait magnifiquement, mais la curiosité parisienne, violemment
excitée par l'arrivée de ce sauvage souverain, n'avait pu encore
s'assouvir, parce que le czar n'aimait point qu'on s'occupât de lui.
Quand les passants s'avisaient de s'attrouper aux abords de son hôtel,
il envoyait le pauvre Tessé avec ordre de charger.

Cet infortuné maréchal eût mieux aimé faire dix campagnes. L'honneur
qu'il eut de garder le prince moscovite le vieillit de dix ans.

Pierre le Grand venait à Paris pour compléter son éducation de prince
instaurateur et fondateur. Le régent n'avait point désiré cette terrible
visite, mais il fit contre fortune bon coeur et essaya du moins
d'éblouir le czar par la splendeur de son hospitalité. Cela n'était
point aisé. Le czar ne voulait pas être ébloui. En entrant dans la
magnifique chambre à coucher qu'on lui avait préparée à l'hôtel
Lesdiguières, il se fit mettre un lit de camp au milieu de la salle et
coucha dessus. Il allait bien partout, visitant les boutiques et causant
familièrement avec les marchands, mais c'était incognito. La curiosité
parisienne ne savait où le prendre.

A cause de cela précisément et des choses bizarres qui se racontaient,
la curiosité parisienne arrivait au délire. Les privilégiés qui avaient
vu le czar faisaient ainsi son portrait. Il était grand, très-bien fait,
un peu maigre, le poil d'un brun fauve, le teint brun, très-animé, les
yeux grands et vifs, le regard perçant, quelquefois farouche, au moment
où l'on y pensait le moins, un tic nerveux et convulsif décomposait
tout à coup son visage. On attribuait cela au poison que l'écuyer Zoubow
lui avait donné dans son enfance.

Quand il voulait faire accueil à quelqu'un, sa physionomie devenait
gracieuse et charmante. On sait le prix des grâces que font les animaux
féroces. La créature qui a le plus de succès à Paris est l'ours du
Jardin des Plantes, parce que c'est un monstre de bonne humeur.

Pour les Parisiens de ce temps, un czar moscovite était assurément un
animal plus étrange, plus fantastique, plus invraisemblable qu'un ours
vert ou qu'un singe bleu.

Il mangeait comme un ogre, au dire de Verton, maître d'hôtel du roi
qu'on avait chargé de sa table, mais il n'aimait point les petits pieds.
Il faisait par jour quatre repas, considérablement copieux. A chaque
repas, il buvait deux bouteilles de vin et une bouteille de liqueur au
dessert, sans compter la bière et la limonade entre deux. Ceci faisait
journellement douze bouteilles de liquide capiteux.

Le duc d'Antin, partant de là, affirmait que c'était l'homme le plus
_capable_ de son siècle. Le jour où ce duc le traita en son château de
Petit-Bourg, Pierre le Grand ne put se lever de table. On l'emporta à
bras. Il avait trouvé le vin bon.

On se demanda ce qu'il fallait de bon vin pour mettre en cet état le
robuste Sarmate?

Ses moeurs amoureuses étaient encore plus excentriques que ses
habitudes de table. Paris en parlait beaucoup; nous n'en parlerons
point.

Dès qu'on sut que le czar était dans le bal, il y eut beaucoup de
remue-ménage. Cela n'était point dans le programme. Chacun le voulut
voir. Comme personne ne savait dire précisément où il était, on suivait
les indications les plus diverses et les courants de la foule allaient
se heurtant à tous les carrefours.

Le Palais-Royal n'est pas la forêt de Bondy. On devait bien finir par le
trouver!

Tout ce mouvement inquiétait fort peu nos joueurs de lansquenet, abrités
sous la tente à l'indienne. Aucun d'eux n'avait lâché prise. L'or et les
billets roulaient toujours sur le tapis.

Peyrolles avait fait une main superbe. Il tenait la banque en ce moment.

Chaverny, un peu pâle, riait encore, mais du bout des lèvres.

--Dix mille écus! dit Peyrolles.

--Je tiens, répliqua Chaverny.

--Avec quoi? demanda Navailles.

--Sur parole.

--On ne joue pas sur parole chez le régent, dit M. de Tresmes qui
passait.

Et il ajouta d'un ton de dégoût profond:

--C'est un véritable tripot!

--Sur lequel vous n'avez pas votre dîme, M. le duc, riposta Chaverny qui
le salua de la main.

Un éclat de rire suivit cette réponse, et M. de Tresmes s'éloigna en
haussant les épaules.

Ce duc de Tresmes, gouverneur de Paris, avait le dixième sur tous les
bénéfices des maisons où l'on donnait à jouer. Il avait la réputation de
soutenir lui-même une de ces maisons, rue Bailleul. Ceci n'était point
déroger. L'hôtel de madame la princesse de Carignan était un des plus
dangereux tripots de la capitale.

--Dix mille écus! répéta Peyrolles.

--Je tiens, fit une voix mâle parmi les joueurs.

Et une liasse de billets de crédit tomba sur la table.

On n'avait point encore entendu cette voix. Tout le monde se retourna.
Personne autour de la table ne connaissait le tenant.

C'était un gaillard bien découplé, haut sur jambes, portant perruque
ronde sans poudre et col de toile. Son costume contrastait étrangement
avec l'élégance de ses voisins. Il avait un gros pourpoint de bouracan
marron, des chausses de drap gris, des bottes de bon gros cuir terne et
gras. Un large ceinturon lui serrait la taille et soutenait un sabre de
marin.

Était-ce l'ombre de Jean Bart? Il lui manquait la pipe.

En un tour de cartes, Peyrolles eut gagné les dix mille écus.

--Double! dit l'étranger.

--Double! répéta Peyrolles, bien que ce fût intervertir les rôles.

Une nouvelle poignée de billets tomba sur la table.

Il y a de ces corsaires qui portent des millions dans leurs poches.

Peyrolles gagna.

--Double! dit le corsaire d'un ton de mauvaise humeur.

--Double! soit!

Les cartes se firent.

--Palsambleu! dit Oriol, voilà quarante mille écus lestement perdus.

--Double! disait cependant l'habit de bouracan marron.

--Vous êtes donc bien riche, monsieur? demanda Peyrolles.

L'homme au sabre ne le regarda pas seulement. Ses cent vingt mille
livres étaient sur la table.

--Gagné, Peyrolles! s'écria le choeur des assistants.

--Double!

--Bravo! dit Chaverny, voilà un beau joueur.

L'habit de bouracan écarta de deux vigoureux coups de coude les joueurs
qui le séparaient de Peyrolles et vint se placer debout auprès de lui.

Peyrolles lui gagna ses deux cent quarante mille livres, puis le
demi-million.

--Assez, dit l'homme au sabre.

Puis, il ajouta froidement:

--Donnez-moi de la place, messieurs.

En même temps, il dégaina son sabre d'une main, tandis que l'autre
saisissait l'oreille de Peyrolles.

--Que faites-vous? que faites-vous? s'écria-t-on de toutes parts.

--Ne le voyez vous pas? répondit l'habit de bouracan sans s'émouvoir.
Cet homme est un coquin...

Peyrolles essayait de tirer son épée. Il était plus pâle qu'un cadavre.

--Voilà de ces scènes, M. le baron! dit le vieux Barbanchois; nous en
sommes là!

--Que voulez-vous, M. le baron! répliqua la Hunaudaye; c'est la nouvelle
mode!

Ils prirent tous deux un air de lugubre résignation.

Cependant l'homme au sabre n'était pas un manchot. Il savait se servir
de son arme. Un moulinet rapide, exécuté selon l'art, fit reculer les
joueurs. Un fendant sec et bien appliqué brisa en deux l'épée que
Peyrolles était parvenu à dégainer.

--Si tu bouges, dit l'homme au sabre, je ne réponds pas de toi; si tu ne
bouges pas, je ne te couperai que les deux oreilles.

Peyrolles poussait des cris étouffés. Il proposait de rendre l'argent.
Que faut-il de temps à la foule pour s'amasser? Une cohue compacte se
pressait déjà aux alentours.

L'homme au sabre, prenant son arme à moitié, comme un rasoir,
s'apprêtait à commencer froidement l'opération chirurgicale qu'il avait
annoncée, lorsqu'un grand tumulte se fit à l'entrée de la tente
indienne.

Le général prince Kourakine, ambassadeur de Russie près de la cour de
France, se précipita sous la tente impétueusement; il avait le visage
inondé de sueur, ses cheveux et ses habits étaient en désordre.

Derrière lui accourait le maréchal de Tessé, suivi de trente gardes du
corps chargés de veiller sur la personne du czar.

--Sire! sire! s'écrièrent en même temps le maréchal et Kourakine; au nom
de Dieu! arrêtez!

Tout le monde se regarda.

Qui donc appelait-on sire?

L'homme au sabre se retourna. Tessé se jeta entre lui et la victime.
Mais il ne le toucha point et mit chapeau bas.

On comprit que ce grand gaillard en habit de bouracan était l'empereur
de Russie.

Celui-ci fronça le sourcil légèrement:

--Que me voulez-vous? demanda-t-il à Tessé; je fais justice.

Kourakine lui glissa quelques mots à l'oreille. Il lâcha aussitôt
Peyrolles et se prit à sourire en rougissant un peu.

--Tu as raison, dit-il, je ne suis pas chez moi... c'est un oubli.

Il salua de la main la foule stupéfaite avec une grâce altière qui, ma
foi, lui allait fort bien, et sortit de la tente, entouré des gardes du
corps.

Ceux-ci étaient habitués à ses escapades. Ils passaient leur vie à
courir sur ses traces.

Peyrolles rétablit le désordre de sa toilette et mit froidement dans sa
poche l'énorme somme que le czar n'avait point daigné reprendre.

--Insulte de prince ne compte pas! dit-il en jetant à la ronde un regard
à la fois cauteleux et impudent; je pense que personne ici n'a le
moindre doute sur ma loyauté.

Chacun s'éloigna de lui, tandis que Chaverny répliquait.

--Des doutes?... Assurément non, M. de Peyrolles... nous sommes fixés
parfaitement.

--A la bonne heure! dit entre haut et bas le factotum; je ne suis pas
homme à supporter un outrage...

Tous ceux qui ne s'intéressaient point au jeu s'étaient élancés à la
suite du czar. Ils furent désappointés. Le czar sortit du palais, sauta
dans le premier carrosse venu, et s'en alla décoiffer ses trois
bouteilles avant de se coucher.

Navailles prit les cartes des mains de Peyrolles, qu'il poussa doucement
hors du cercle et commença une banque.

Oriol tira Chaverny à part:

--Je voudrais te demander un conseil, dit le gros petit traitant d'un
ton de mystère.

--Demande, fit Chaverny.

--Maintenant que je suis gentilhomme, je ne voudrais pas agir en pied
plat... Voici mon cas... Tout à l'heure, j'ai fait cent louis contre
Taranne... Je crois qu'il ne m'a pas entendu...

--Tu as gagné?

--Non, j'ai perdu...

--Tu as payé?

--Non... puisque Taranne ne demande rien.

Chaverny prit une pose de docteur.

--Si tu avais gagné, interrogea-t-il, aurais-tu réclamé les cent louis?

--Naturellement, répondit Oriol, puisque j'aurais été sûr d'avoir parié.

--Le fait d'avoir perdu diminue-t-il cette certitude?

--Non... mais si Taranne n'a pas entendu, il ne m'aurait pas payé...

Ce disant, il jouait avec son portefeuille. Chaverny mit la main dessus.

--Ça me paraissait plus facile au premier abord! fit-il avec gravité; le
cas est complexe...

--Il reste cinquante louis! cria Navailles.

--Je tiens! dit Chaverny.

--Comment! comment! protesta Oriol en le voyant ouvrir son portefeuille.

Il voulut ressaisir son bien, mais Chaverny le repoussa d'un geste plein
d'autorité.

--La somme en litige doit être déposée en mains tierces, décida-t-il; je
la prends... et partageant le différend par moitié, je me déclare
redevable de cinquante louis à toi, cinquante louis à Taranne... Et je
défie la mémoire du roi Salomon.

Il jeta le portefeuille à Oriol décontenancé.

--Je tiens! je tiens! répéta-t-il en retournant à la table de jeu.

--Tu tiens mon argent! grommela Oriol; décidément, on serait mieux au
coin d'un bois!

--Messieurs! messieurs! dit Nocé qui arrivait du dehors; laissez là vos
cartes, vous jouez sur un volcan! M. de Machault vient de découvrir
trois douzaines de conspirations dont la moindre fait honte à celle de
Catilina!... Le régent, effrayé, s'est enfermé avec le petit homme noir
pour savoir la bonne aventure.

--Bah! fit-on, le petit homme noir est sorcier?

--Des pieds à la tête, répondit Nocé;--Il a prédit au régent que M. Law
se noierait dans le Mississipi, et que madame la duchesse de Berry
épouserait ce faquin de Riom en secondes noces.

--La paix! la paix! dirent les moins fous.

Les autres éclatèrent de rire.

--On ne parle que de cela, reprit Nocé; le petit homme noir a prédit
aussi que Dubois aurait le chapeau de cardinal.

--Par exemple!... fit Peyrolles.

--Et que M. de Peyrolles, ajouta Nocé, deviendrait honnête homme avant
de mourir!

Il y eut explosion de gaieté. Puis tout le monde déserta la table et
vint à l'entrée de la tente, parce que Nocé, regardant par hasard du
côté du perron, s'était écrié:

--Tenez! tenez! le voilà! non pas le régent, mais le petit homme noir.

Chacun put le voir en effet, avec sa bosse et ses jambes bizarrement
tordues, descendre à pas lents le perron du pavillon.--Un sergent de
gardes françaises l'arrêta au bas des marches.--Le petit homme noir
montra sa carte, sourit, salua et passa.




IV

--Souvenir des trois Philippe.--


Le petit homme noir avait un binocle à la main. Il lorgnait la
décoration de la fête en véritable amateur. Il saluait les dames avec
beaucoup de politesse et semblait rire dans sa barbe comme un bossu
qu'il était.--Il portait un masque de velours noir.

A mesure qu'il avançait, nos joueurs le regardaient avec plus
d'attention,--mais celui qui regardait le mieux était sans contredit M.
de Peyrolles.

--Quelle diable de créature est-ce là? s'écria enfin Chaverny;--Eh
mais!... on dirait...

--Eh! oui!... fit Navailles.

--Quoi donc? demanda le gros Oriol qui était myope.

--L'homme de tantôt, répondit Chaverny.

--L'homme aux dix mille écus!...

--L'homme à la niche...

--Ésope II, dit Jonas.

--Pas possible! fit Oriol;--un pareil être dans le cabinet du régent!

Peyrolles pensait:

--Qu'a-t-il pu dire à Son Altesse Royale!... Je n'ai jamais eu bonne
idée de ce drôle.

Le petit homme noir avançait toujours. Il ne paraissait point faire
attention au groupe rassemblé devant l'entrée de la tente indienne. Il
lorgnait, il souriait, il saluait. Impossible de voir un petit homme
noir d'humeur meilleure et plus poli.

Déjà il était assez près pour qu'on pût l'entendre grommeler entre ses
dents:

--Charmant! charmant... tout cela est charmant. Il n'y a que Son Altesse
Royale pour faire ainsi les choses... Ah! je suis bien content d'avoir
vu tout cela!... bien content!... bien content!...

A l'intérieur de la tente des voix s'élevèrent. Une autre compagnie
avait pris place autour de la table abandonnée par nos joueurs. Ceux-ci
étaient presque tous des gens d'âge respectable et haut titrés.

L'un d'eux dit:

--Ce qui est arrivé, je l'ignore; mais je viens de voir Bonnivet qui
faisait doubler les postes par ordre exprès du régent.

--Il y a, reprit un autre, deux compagnies de gardes françaises dans la
cour aux Ris...

--Et le régent n'est pas abordable!

--Machault est aux cent coups!

--M. de Gonzague lui-même n'a pu obtenir un traître mot.

Nos joueurs se prirent à écouter, mais les nouveaux venus baissèrent
aussitôt la voix.

--Il va se passer ici quelque chose, dit Chaverny, j'en ai le
pressentiment.

--Demandez au sorcier, fit Nocé en riant.

Le petit homme noir le salua d'un air tout aimable.

--Positivement, dit-il,--quelque chose... mais quoi?

Il essuya son binocle avec soin.

--Positivement, positivement, reprit-il;--quelque chose... quelque chose
de fort inattendu... Eh! eh! eh!... s'interrompit-il en donnant à sa
voix stridente et grêle un accent tout particulier de mystère;--je sors
d'un endroit chaud... très-chaud... le froid me saisit... permettez-moi
d'entrer là dedans, messieurs, je vous serai obligé...

Il eut un petit frisson.

Nos joueurs s'écartèrent.

Tous les yeux étaient fixés sur le bossu.

Le bossu se glissa sous la tente avec force saluts.--Quand il aperçut le
groupe de grands seigneurs assis maintenant autour de la table, il
secoua la tête d'un air content et dit:

--Oui, oui... il y a quelque chose... le régent est soucieux... la garde
est doublée... mais personne ne sait ce qu'il y a... M. le duc de Tresmes
ne le sait pas, lui qui est gouverneur de Paris... M. de Machault ne le
sait pas, lui qui est lieutenant de police... le savez-vous, M. de
Rohan-Chabot?... le savez-vous, M. de la Ferté-Senneterre?...--Et vous,
messieurs, s'interrompit-il en se retournant vers nos seigneurs, qui
reculèrent instinctivement; le savez-vous?

Nul ne répondit.--MM. de Rohan-Chabot et de la Ferté-Senneterre ôtèrent
leurs masques.--On en usait ainsi quand on voulait forcer poliment un
inconnu à montrer son visage.

Le bossu, riant et saluant, leur dit:

--Messieurs, cela ne servirait à rien... vous ne m'avez jamais vu...

--M. le baron, demanda Barbanchois à son voisin fidèle,--connaissez-vous
cet original?

--Non, M. le baron, repartit la Hunaudaye,--c'est un singulier olibrius.

--Je vous le donnerais bien en mille, reprit le bossu,--pour deviner ce
qu'il y a... ce serait du temps perdu... il ne s'agit point des choses
qui occupent journellement vos entretiens publics et vos secrètes
pensées... il ne s'agit point des choses qui font l'objet de vos
prudentes appréhensions, mes dignes messieurs...

Ce disant, il regardait Rohan, la Ferté, les vieux seigneurs assis à la
table.

--Il ne s'agit point, poursuivit-il en regardant Chaverny, Oriol et les
autres à leur tour, de ce qui enflamme vos ambitions plus ou moins
légitimes, à vous dont la fortune est encore à faire... il ne s'agit ni
des menées de l'Espagne, ni des troubles de France, ni des méchantes
humeurs du parlement, ni des petites éclipses de ce soleil que M. Law
appelle son système... non, non... et cependant, le régent est
soucieux... et cependant, on a doublé la garde.

--Et de quoi s'agit-il, beau masque? demanda M. de Rohan-Chabot avec un
mouvement d'impatience.

Le bossu demeura un instant pensif. Sa tête s'inclina sur sa poitrine.
Puis, se redressant tout à coup, et laissant échapper un éclat de rire
sec:

--Croyez-vous aux revenants?... demanda-t-il.

Le fantastique ordinairement n'existe point hors d'un certain milieu.
Les soirs d'hiver, dans une grande salle de château dont les fenêtres
pleurent à la bise, autour d'une haute cheminée de chêne noir sculpté,
là-bas, dans les solitudes du Morvan ou dans les forêts de Bretagne, on
fait peur aux gens aisément avec la moindre légende, avec la moindre
histoire. Les sombres boiseries dévorent la lumière de la lampe qui met
de vagues reflets aux dorures rougies des portraits de famille. Le
manoir a ses traditions lugubres et mystérieuses; on sait dans quel
corridor le vieux comte revient traîner ses chaînes, dans quelle chambre
il s'introduit quand l'horloge tinte le douzième coup, pour s'asseoir
devant l'âtre sans feu et grelotter la fièvre des trépassés.

Mais ici, au Palais-Royal, sous la tente indienne, au milieu de la fête
des écus, parmi les éclats de rire douteurs et les sceptiques
causeries, à deux pas de la table de jeu, il n'y avait point place pour
ces vagues terreurs qui prennent parfois les braves de l'épée et même
les esprits forts, ces spadassins de la pensée.

Pourtant, il y eut un froid dans les veines, quand le bossu prononça ce
mot _revenant_. Il riait en disant cela, le petit homme noir, mais sa
gaieté donnait le frisson.

Il y eut un froid, malgré le flot ruisselant des lumières, malgré le
bruit joyeux du jardin, malgré la molle harmonie que l'orchestre
envoyait de loin.

--Eh! eh! fit le bossu, qui croit aux revenants?... Personne, à midi,
dans la rue... tout le monde, à minuit au fond de l'alcôve solitaire,
quand la veilleuse s'est éteinte par hasard... Il y a une fleur qui
s'ouvre au regard des étoiles... la conscience est une belle-de-nuit...
Rassurez-vous, messieurs, je ne suis pas un revenant.

--Vous plaît-il de vous expliquer, oui ou non, beau masque? prononça M.
de Rohan-Chabot qui se leva.

Le cercle s'était fait autour du petit homme noir. Peyrolles se cachait
au second rang, mais il écoutait de toutes ses oreilles.

--Monsieur le duc, répondit le bossu, nous ne sommes pas plus beaux l'un
que l'autre; trêve de compliments... hé hé! ceci, voyez-vous, est une
affaire de l'autre monde... un mort qui soulève la pierre de sa tombe...
après vingt années, monsieur le duc...

Il s'interrompit pour grommeler en ricanant:

--Est-ce qu'on se souvient, ici, à la cour, des gens morts depuis vingt
années?...

--Mais que veut-il dire? s'écria Chaverny.

--Je ne vous parle pas, M. le marquis, répliqua le petit homme; ce fut
l'année de votre naissance... vous êtes trop jeune... je parle à ceux
qui ont des cheveux gris.

Et changeant tout à coup de ton, il ajouta:

--C'était un galant seigneur... c'était un noble prince... jeune, brave,
opulent, heureux, bien-aimé... visage d'archange, taille de héros... il
avait tout... tout ce que Dieu donne à ses favoris en ce monde!...

--Où les plus belles choses, interrompit Chaverny, ont le pire destin.

Le petit homme lui toucha du doigt l'épaule et dit doucement:

--Souvenez-vous, M. le marquis, que les proverbes mentent quelquefois,
et qu'il y a des fêtes sans lendemain...

Chaverny devint pâle. Le bossu l'écarta de la main et vint tout auprès
de la table.

--Je parle à ceux qui ont des cheveux gris, répéta-t-il, à vous M. de la
Hunaudaye, qui seriez couché maintenant en Flandre sous six pieds de
terre, s'il n'eût fendu le crâne du miquelet qui vous tenait sous son
genou...

Le vieux baron resta bouche béante et si profondément ému que la parole
lui manqua.

--A vous, M. de Marillac, dont la fille prit le voile pour l'amour de
lui... à vous, M. le duc de Rohan-Chabot, qui fîtes créneler, à cause de
lui, le logis de mademoiselle Féron, votre maîtresse... à vous, M. le
duc de la Ferté, qui perdîtes un soir contre lui votre château de
Senneterre... à vous, M. de la Vauguyon, dont l'épaule ne peut avoir
oublié le bon coup d'épée...

--Nevers! s'écrièrent vingt voix à la fois; Philippe de Nevers!

Le bossu se découvrit et prononça lentement:

--Philippe de Lorraine, duc de Nevers, assassiné sous les murs du
château de Caylus-Tarrides, le 24 novembre 1696!

--Assassiné lâchement et par derrière, à ce qu'on dit..., murmura M. de
la Vauguyon.

--Dans un guet-apens, ajouta la Ferté.

--On accusa, si je ne me trompe, dit M. de Rohan-Chabot, M. le marquis
de Caylus-Tarrides, père de madame la princesse de Gonzague.

Parmi les jeunes gens:

--Mon père m'a parlé de cela plus d'une fois, dit Navailles.

--Mon père était l'ami du feu duc de Nevers, fit Chaverny.

Peyrolles écoutait et se faisait petit. Le bossu reprit d'une voix basse
et profonde:

--Assassiné lâchement... par derrière... dans un guet-apens... tout cela
est vrai... mais le coupable n'avait pas nom Caylus-Tarrides...

--Et comment s'appelait-il donc? demanda-t-on de toutes parts.

La fantaisie du petit homme noir n'était pas de répondre.

Il poursuivit d'un ton railleur et léger, sous lequel perçait
l'amertume:

--Cela fit du bruit, messieurs!... Ah! peste! cela fit grand bruit!...
On ne parla que de cela pendant toute une semaine... La semaine d'après,
on en parla un peu moins... au bout du mois, ceux qui prononçaient
encore le nom de Nevers avaient l'air de revenir de Pontoise...

--Son Altesse Royale, interrompit ici M. de Rohan, fit l'impossible...

--Oui, oui... je sais... Son Altesse Royale était un des trois
Philippe... Son Altesse Royale voulut venger son meilleur ami... mais
le moyen?... Le château de Caylus est au bout du monde... la nuit du 24
novembre garda son secret... Il va sans dire que M. le prince de
Gonzague...--N'y a-t-il point ici, s'interrompit le petit homme noir, un
digne serviteur de M. de Gonzague qui a nom M. de Peyrolles?

Oriol et Nocé se rangèrent pour découvrir le factotum un peu
décontenancé.

--J'allais ajouter, reprit le bossu: il va sans dire que M. le prince de
Gonzague, qui était également un des trois Philippe, dut remuer ciel et
terre pour venger son ami... Mais tout fut inutile... nul indice!...
nulle preuve!... Bon gré mal gré, il fallut s'en remettre au temps,
c'est-à-dire à Dieu, du soin de trouver le coupable!...

Peyrolles n'avait plus qu'une pensée: s'esquiver pour aller prévenir
Gonzague. Il resta pour savoir jusqu'où le bossu pousserait l'audace
dans sa trahison.

Peyrolles, en voyant revenir sur l'eau le souvenir du 24 novembre,
éprouvait un peu la sensation d'un homme qu'on étrangle.

Le bossu avait raison. La cour n'a point de mémoire. Les morts de vingt
années sont vingt fois oubliés. Mais il y avait ici une circonstance
tout exceptionnelle. Le mort faisait partie d'une sorte de trinité dont
deux membres étaient vivants et tout-puissants: Philippe d'Orléans et
Philippe de Gonzague.

Le fait certain, c'est que vous eussiez dit, à voir l'intérêt éveillé
sur toutes les physionomies, qu'il était question d'un meurtre commis
hier.

Si l'intention du bossu avait été de ressusciter l'émotion de ce drame
mystérieux et lointain, il avait succès complet.

--Eh! eh! fit-il en jetant à la ronde un coup d'oeil rapide et
perçant; eh! eh!... s'en remettre au Ciel, c'est le pis aller... je sais
des gens sages qui ne dédaignent point cette suprême ressource... Eh!
eh! franchement, messieurs, on pourrait choisir plus mal... le Ciel a
des yeux encore meilleurs que ceux de la police... le ciel est
patient... il a le temps... il tarde parfois... des jours se passent,
des mois, des années... mais quand l'heure est venue...

Il s'arrêta. Sa voix vibrait sourdement.

L'impression produite par lui était si vive et si forte, que chacun la
subissait comme si la menace implicite, voilée sous sa parole aiguë, eût
été dirigée contre tout le monde à la fois.

Il n'y avait là qu'un coupable, un subalterne, un instrument:
Peyrolles.

Tous les autres frémissaient.

L'armée des affidés de Gonzague, entièrement composée de gens trop
jeunes pour pouvoir même être soupçonnés, s'agitait sous le poids de je
ne sais quelle oppression pénible.

Sentaient-ils déjà que chaque jour écoulé rivait de plus près la chaîne
mystérieuse qui les attachait au maître? Devinaient-ils que l'épée de
Damoclès allait pendre, soutenue par un fil, sur la tête de Gonzague
lui-même?

On ne sait. Ces instincts ne se raisonnent point. Ils avaient peur.

--Quand l'heure est venue, reprit le bossu, et toujours elle vient, que
ce soit tôt ou tard... un homme... un messager du tombeau... un fantôme
sort de terre, parce que Dieu le veut; cet homme accomplit, malgré lui
parfois, la mission fatale... S'il est fort, il frappe... s'il est
faible, si son bras est comme le mien et ne peut pas porter le poids du
glaive, il se glisse, il rampe, il va... jusqu'à ce qu'il arrive à
mettre son humble bouche au niveau de l'oreille des puissants, et tout
bas ou tout haut, à l'heure dite, le vengeur étonné entend tomber des
nuages le nom révélé du meurtrier.

Il y eut un grand et solennel silence.

--Quel nom? demanda M. de Rohan-Chabot.

--Le connaissons-nous? firent Chaverny et Navailles.

Le bossu semblait subir l'excitation de sa propre parole. Ce fut d'une
voix saccadée qu'il poursuivit:

--Si vous le connaissez?... Qu'importe!... qu'êtes-vous?... que
pouvez-vous?... Le nom de l'assassin vous épouvanterait comme un coup de
tonnerre... Mais là-haut, sur la première marche du trône, un homme est
assis... Tout à l'heure, la voix est tombée des nuages... «Altesse!
l'assassin est là!...» et le vengeur a tressailli... «Altesse, dans
cette foule dorée, l'assassin!...» et le vengeur a ouvert les yeux,
regardant la foule qui passait sous sa fenêtre... «Altesse! hier à votre
table, à votre table demain, l'assassin s'asseyait, l'assassin
s'assoira!» et le vengeur repassait dans sa mémoire la liste de ses
convives... «Altesse! chaque jour, le matin et le soir, l'assassin vous
tend sa main sanglante...» et le vengeur s'est levé en disant: «Par le
Dieu vivant, justice sera faite!»

On vit une chose étrange. Tous ceux qui étaient là, les plus grands et
les plus nobles, se jetèrent des regards de défiance.

--Voilà pourquoi, messieurs, ajouta le bossu d'un ton leste et
tranchant, le régent de France est soucieux ce soir... et voilà
pourquoi la garde du palais est doublée.

Il salua et fit mine de sortir.

--Ce nom? s'écria Chaverny.

--Ce fameux nom? appuya Oriol.

--Ne voyez-vous pas, voulut dire Peyrolles, que l'impudent bouffon s'est
moqué de vous?

Le bossu s'était arrêté au seuil de la tente. Il mit le binocle à
l'oeil et regarda son auditoire. Puis il revint sur ses pas en riant
de son petit rire sec comme un cri de crécelle.

--La la! fit-il, voilà que vous n'osez plus vous approcher les uns des
autres... chacun croit que son voisin est le meurtrier... touchant effet
de la mutuelle estime!... Messieurs, les temps sont bien changés, la
mode n'y est plus... De nos jours, on ne se tue plus guère avec ces
armes brutales de l'ancien régime: le pistolet ou l'épée... nos âmes
sont dans nos portefeuilles; pour tuer un homme, il suffit de vider sa
poche... Eh! eh! eh!... Dieu merci, les assassins sont rares à la cour
du Régent!... ne vous écartez pas ainsi les uns des autres... l'assassin
n'est pas là... Eh! eh! eh! s'interrompit-il, tournant le dos aux vieux
seigneurs pour s'adresser seulement à la bande de Gonzague, vous voici
maintenant avec des mines d'une aune... avez-vous donc des remords?...
Voulez-vous que je vous égaye un petit peu?... Tenez! voici M. de
Peyrolles qui se sauve: il perd beaucoup... savez-vous où se rend M. de
Peyrolles?

Celui-ci disparaissait déjà derrière les massifs des fleurs, dans la
direction du palais.

Chaverny toucha le bras du bossu.

--Le régent sait-il le nom? demanda-t-il.

--Eh! monsieur le marquis, répliqua le petit homme noir, nous n'en
sommes plus là!... nous rions! mon fantôme est de bonne humeur. Il a
bien vu que le tragique n'est point ici de mode; il passe à la
comédie... et comme il sait tout, ce diable de fantôme... les choses du
présent comme celles du passé... il est venu dans la fête... eh! eh!
eh!... ici, vous comprenez bien... et il attend Son Altesse Royale pour
lui montrer au doigt...

Son doigt tendu piquait le vide.

--Au doigt, vous entendez... les mains habiles après les mains
sanglantes... la petite pièce suit toujours la grande... il faut se
délasser en riant du poison ou du poignard... au doigt, messieurs, au
doigt, les adroits gentilshommes qui font sauter la coupe à cette vaste
table de lansquenet où M. Law a l'honneur de tenir la banque.

Il se découvrit dévotement, au nom de Law, et poursuivit:

--Au doigt, les pipeurs de dés, les chevaliers de l'agio, les danseurs
de la rue Quincampoix, au doigt!... M. le régent est bon prince, et le
préjugé ne l'étouffe point... mais il ne sait pas tout... s'il savait
tout, il aurait grande honte.

Un murmure s'éleva parmi nos joueurs.

M. de Rohan dit:

--Ceci est la vérité!

--Bravo! applaudirent le baron de la Hunaudaye et le baron de
Barbanchois.

--N'est-ce pas, messieurs, reprit le bossu; la vérité, cela se dit
toujours en riant... Ces jeunes gens ont bonne envie de me jeter dehors,
mais ils se retiennent par respect pour votre âge... Je m'en rapporte à
MM. de Chaverny, Oriol, Taranne et autres... belle jeunesse où la
noblesse un peu déchue se mêle à la roture mal savonnée... comme les
fils de diverses couleurs dans le tricot poivre et sel... Pour Dieu! ne
vous fâchez pas, mes illustres maîtres: nous sommes au bal masqué, et je
ne suis qu'un pauvre bossu... Demain, vous me jetterez un écu pour
acheter mon dos transformé en pupitre... Vous haussez les épaules? à la
bonne heure! je ne mérite en conscience que votre dédain!

Chaverny prit le bras de Navailles.

--Que faire à ce drôle!... grommela-t-il; allons-nous-en!

Les vieux seigneurs riaient de bon coeur. Nos joueurs s'éloignèrent
les uns après les autres.

--Et après avoir montré au doigt, reprit le bossu qui se retourna vers
Rohan-Chabot et ses vénérables compagnons, les fabricants de fausses
nouvelles, les réaliseurs, les escamoteurs de la hausse, les jongleurs
de la baisse... toute l'armée des saltimbanques qui bivaque à l'hôtel de
Gonzague, je montrerai encore à M. le régent... au doigt, messieurs, au
doigt!... les ambitions déçues, les rancunes envenimées... au doigt!...
ceux dont l'égoïsme ou l'orgueil ne peut s'habituer au silence... les
cabaleurs inquiets, les écervelés en cheveux blancs qui voudraient
ressusciter la Fronde... les suivants de madame du Maine... les habitués
de l'hôtel de Cellamare... au doigt!... les conspirateurs ridicules ou
odieux qui vont entraîner la France dans je ne sais quelle guerre
extravagante pour reconquérir des places perdues ou des honneurs
regrettés!... les calomniateurs de ce qui est, les polichinelles qui
s'intitulent eux-mêmes les débris du grand siècle, les Géronte...

Le bossu n'avait plus d'auditeurs. Les deux derniers, Barbanchois et la
Hunaudaye s'éloignaient clopin-clopant, savoir: le baron de la
Hunaudaye, goutteux de la jambe droite; le baron de Barbanchois, podagre
de la jambe gauche.

Le petit homme noir eut un rire silencieux.

--Au doigt!... au doigt!... murmura-t-il.

Puis il tira de sa poche un parchemin scellé aux armes de la couronne,
et s'assit pour le lire à la table de jeu restée vide.

Le parchemin commençait par ces mots:

«Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, etc.»

Au bas était la signature de Louis, duc d'Orléans, régent, avec les
contre-seings du secrétaire d'État le Blanc et de M. de Machault,
lieutenant de police.

--Voilà qui est parfait, dit le petit homme après l'avoir parcouru; pour
la première fois, depuis vingt ans, nous pouvons lever la tête, regarder
les gens en face, et jeter notre nom à la tête de ceux qui nous
poursuivent. Je promets bien que nous en userons.




V

--Les dominos roses.--


Entre le protocole et les signatures, le parchemin scellé aux armes de
France contenait un sauf-conduit fort en règle, accordé par le
gouvernement au chevalier Henri de Lagardère, ancien chevau-léger du feu
roi.

Cet acte, conçu dans la forme la plus large, adoptée récemment pour les
agents diplomatiques non publiquement accrédités, donnait au chevalier
de Lagardère licence d'aller et venir partout dans le royaume sous la
garantie de l'autorité, et de quitter le territoire français en toute
sécurité, tôt ou tard, et quoi qu'il advînt.

--Quoi qu'il advienne, répéta plusieurs fois le bossu. M. le régent peut
avoir des travers; mais il est honnête homme et tient à sa parole...
Quoi qu'il advienne, avec ceci, Lagardère a carte blanche... Nous allons
lui faire faire son entrée... Et Dieu veuille qu'il manoeuvre comme il
faut!

Il consulta sa montre et se leva.

La tente indienne avait deux entrées. A quelques pas de la seconde
issue, se trouvait un petit sentier qui conduisait, à travers les
massifs, à la loge de maître le Bréant, concierge et gardien du jardin.
On avait profité de la loge comme de tout le reste pour le décor. La
façade, enjolivée, recevait la lumière d'un réflecteur placé dans le
feuillage d'un grand tilleul et terminait de ce côté le paysage.

D'ordinaire, le soir, c'était un endroit isolé, très-couvert et
très-sombre, spécialement surveillé par messieurs les gardes françaises.

Comme le bossu sortait de la tente, il vit en avant du massif l'armée
entière de Gonzague qui s'était reformée là après sa déroute. On causait
de lui, précisément. Oriol, Taranne, Nocé, Navailles et autres, riaient
du mieux qu'ils pouvaient, mais Chaverny était pensif.

Le bossu n'avait pas de temps à perdre, apparemment, car il alla droit à
eux.

Il mit le binocle à l'oeil et fit mine d'admirer le décor, comme au
moment de son entrée.

--Il n'y a que M. le régent pour faire ainsi les choses, grommelait-il;
charmant... charmant...

Nos joueurs s'écartèrent pour le laisser passer.

Il fit mine de les reconnaître tout à coup.

--Ah! ah! s'écria-t-il; les autres sont partis aussi... au doigt!... eh!
eh! eh!... au doigt!... la liberté du bal masqué... Messieurs, je suis
bien votre serviteur.

Personne n'était resté sur sa route, excepté Chaverny. Le bossu lui ôta
son chapeau et voulut suivre sa route. Chaverny l'arrêta.

Cela fit rire le bataillon sacré de Gonzague.

--Chaverny veut sa bonne aventure, dit Oriol.

--Chaverny a trouvé son maître! ajouta Navailles.

--Un plus caustique et un plus bavard que lui!

Chaverny disait au petit homme noir:

--Un mot, s'il vous plaît, monsieur.

--Tous les mots que vous voudrez, marquis.

--Ces paroles que vous avez prononcées: Il y a des fêtes qui n'ont point
de lendemain, s'appliquaient-elles à moi personnellement?

--Personnellement à vous.

--Veuillez me les traduire, monsieur.

--Marquis, je n'ai pas le temps.

--Si je vous y contraignais...

--Marquis, je vous en défie... M. de Chaverny tuant en combat singulier
Ésope II, dit Jonas, locataire de la niche du chien de M. de Gonzague...
ce serait pour mettre le comble à votre renommée!

Chaverny fit néanmoins un mouvement pour lui barrer le passage. Il
avança la main pour cela. Le bossu la lui prit et la serra entre les
siennes.

--Marquis, prononça-t-il à voix basse, vous valez mieux que vos actes...
Dans mes courses en ce beau pays d'Espagne où tous les deux nous avons
voyagé, je vis une fois un fait assez bizarre... un noble genet de
guerre, conquis par des marchands juifs et parqué parmi les mulets de
charge... c'était à Oviédo. Quand je repassai par là, le genet était
mort à la peine... Marquis, vous n'êtes point à votre place: vous
mourrez jeune, parce que vous aurez trop de peine à devenir un coquin!

Il s'inclina et passa. On ne le vit bientôt plus derrière les arbustes.

Chaverny était resté immobile, la tête penchée sur sa poitrine.

--Enfin, le voilà parti! s'écria Oriol.

--C'est le diable en personne que ce petit homme! fit Navailles.

--Voyez donc comme ce pauvre Chaverny est soucieux!

--Mais quel jeu joue donc ce bossu d'enfer?

--Chaverny, que t'a-t-il dit?

--Chaverny, conte-nous cela!

Ils l'entouraient. Chaverny les regarda d'un air absorbé.

Et, sans savoir qu'il parlait, il murmura:

--Il y a des fêtes qui n'ont point de lendemain!

La musique se taisait dans les salons. C'était entre deux menuets. La
foule n'en était que plus compacte dans le jardin, où nombre d'intrigues
mignonnes se nouaient.

M. de Gonzague, las de faire antichambre, s'était rendu dans les salons.
Sa bonne grâce et l'éclat de sa parole lui donnaient grande faveur
auprès des dames, qui disaient volontiers que Philippe de Gonzague,
pauvre et de menue noblesse, eût encore fait un cavalier accompli.

Vous jugez que son titre de prince et ses millions ne gâtaient point
l'affaire.

Bien qu'il vécût dans l'intimité du régent, il n'affectait point ces
manières débraillées qui étaient alors si fort à la mode. Sa parole
était courtoise et réservée, ses façons dignes. Le diable cependant n'y
perdait rien.

Madame la duchesse d'Orléans le tenait en haute estime, et ce bon abbé
de Fleury, précepteur du jeune roi, devant qui personne ne trouvait
grâce, n'était pas éloigné de le regarder comme un saint.

Ce qui s'était passé aujourd'hui même, à l'hôtel de Gonzague, avait été
raconté amplement et diversement par les gazetiers de la cour. Ces dames
trouvaient en général que la conduite de Gonzague à l'égard de sa femme
dépassait les bornes de l'héroïsme. C'était un apôtre que cet homme et
un martyr.

Vingt années de souffrance patiente! Vingt années de douceur inépuisable
en face d'un infatigable dédain!

L'histoire ancienne a consigné des faits bien moins beaux que celui-là!

Les princesses savaient déjà le magnifique mouvement d'éloquence que M.
de Gonzague avait eu devant le conseil de famille. La mère du régent,
qui était _bon homme_, lui donna franchement sa grosse main bavaroise;
la duchesse d'Orléans le fit complimenter; la belle petite abbesse de
Chelles lui promit ses prières et la duchesse de Berry lui dit qu'il
était un niais sublime.

Quant à cette pauvre princesse de Gonzague, on aurait voulu la lapider
pour avoir fait le malheur d'un si digne homme!

C'est en Italie, vous le savez bien, que Molière trouva cet admirable
nom de Tartufe.

Gonzague, au milieu de sa gloire, aperçut tout à coup, dans l'embrasure
d'une porte, la figure longue de M. de Peyrolles. D'ordinaire la
physionomie de ce fidèle serviteur ne suait point une gaieté folle, mais
aujourd'hui, c'était comme un vivant signal de détresse.

Il était blême, il avait l'air effaré; il essuyait avec son mouchoir la
sueur de ses tempes.

Gonzague l'appela. Peyrolles traversa le salon gauchement et vint à
l'ordre. Il prononça quelques mots à l'oreille de son maître.

Celui-ci se leva vivement, et avec une présence d'esprit qui
n'appartient qu'à ces superbes coquins d'outre-monts:

--Madame la princesse de Gonzague, dit-il, vient d'entrer dans le bal...
je vais courir à sa rencontre.

Peyrolles lui-même fut étonné.

--Où la trouverai-je? lui demanda Gonzague.

Peyrolles n'en savait rien assurément. Il s'inclina et prit les devants.

--Il y a des hommes qui sont aussi par trop bons! dit la mère du régent
avec un juron joli qu'elle avait apporté de Bavière.

Les princesses regardaient d'un oeil attendri la retraite précipitée
de Gonzague.

Le pauvre homme!

--Que me veux-tu? demanda-t-il à Peyrolles dès qu'ils furent seuls.

--Le bossu est ici, dans le bal, répondit le factotum.

--Parbleu! je le sais bien, puisque c'est moi qui lui ai donné la carte.

--Vous n'avez pas eu de renseignements sur ce bossu?

--Où veux-tu que j'en aie pris?

--Je me défie de lui.

--Défie-toi si tu veux... Est-ce tout?

--Il a entretenu le régent ce soir pendant plus d'une demi-heure...

--Le régent!... reprit Gonzague d'un air étonné.

Mais il se remit tout de suite, et ajouta:

--C'est que sans doute il avait beaucoup de choses à lui dire.

--Beaucoup de choses, en effet, riposta Peyrolles; et je vous en fais
juge.

Ici, le factotum raconta la scène qui venait d'avoir lieu sous la tente
indienne.

Quand il eut fini, Gonzague se prit à rire avec pitié.

--Ces bossus ont tous de l'esprit! dit-il négligemment;--mais un esprit
bizarre et difforme comme leur corps... ils posent... ils jouent sans
cesse d'inutiles comédies... Celui qui brûla le temple d'Éphèse pour
faire parler de lui devait avoir une bosse!

--Voilà tout ce que vous en donnez!... s'écria Peyrolles.

--A moins, poursuivit Gonzague qui réfléchissait, à moins que ce bossu
ne veuille se faire acheter très-cher...

--Il nous trahit, monseigneur! dit Peyrolles avec énergie.

Gonzague le regarda en souriant et par dessus l'épaule.

--Mon pauvre garçon, murmura-t-il, nous aurons grand'peine à faire
quelque chose de toi... tu n'as pas encore deviné que ce bossu fait du
zèle dans nos intérêts?

--Non!... j'avoue, monseigneur, que je n'ai pas deviné cela.

--Je n'aime pas le zèle, poursuivit Gonzague; le bossu sera tancé
vertement... mais il n'en est pas moins sûr et certain qu'il nous donne
une excellente idée...

--Si monseigneur daignait m'expliquer...

Ils étaient sous la charmille qui occupait l'emplacement actuel de la
rue Montpensier. Gonzague prit familièrement le bras de son factotum.

--Avant tout, répliqua-t-il, dis-moi ce qui s'est passé rue du Chantre.

--Vos ordres ont été ponctuellement exécutés, répondit Peyrolles; je ne
suis entré au palais qu'après avoir vu de mes yeux la litière qui se
dirigeait vers Saint-Magloire.

--Et dona Cruz?

--Dona Cruz doit être ici...

--Tu la chercheras!... ces dames l'attendent... j'ai tout préparé...
elle va avoir un prodigieux succès... Maintenant, revenons au bossu...
qu'a-t-il dit au régent?

--Voilà ce que nous ne savons pas!

--Moi, je le sais... ou du moins je le devine... Il a dit au régent:
L'assassin de Nevers existe...

--Chut! fit involontairement M. de Peyrolles qui tressaillit violemment
de la tête aux pieds.

--Il a bien fait, poursuivit Gonzague sans s'émouvoir; l'assassin de
Nevers existe... quel intérêt ai-je à le cacher, moi, le mari de la
veuve de Nevers, moi, le juge naturel, moi, le légitime vengeur!...
l'assassin de Nevers existe! je voudrais que la cour tout entière fût là
pour m'entendre!...

Peyrolles suait à grosses gouttes.

--Et puisqu'il existe, continua Gonzague, palsambleu! nous le
trouverons!

Il s'arrêta pour regarder son factotum en face.

Celui-ci tremblait, et des tics nerveux agitaient sa face.

--As-tu compris? fit Gonzague.

--Je comprends que c'est jouer avec le feu, monseigneur...

--Voilà l'idée du bossu, reprit le prince en baissant la voix tout à
coup: elle est bonne, sur ma parole!... Seulement, pourquoi l'a-t-il eue
et de quel droit se mêle-t-il d'être plus avisé que nous?... Nous
éclaircirons cela... Ceux qui ont tant d'esprit sont voués à une mort
précoce...

Peyrolles releva la tête vivement. On cessait enfin de lui parler
hébreu.

--Est-ce pour cette nuit? murmura-t-il.

Ils arrivaient à l'arcade centrale de la charmille, par où l'on
apercevait la longue échappée des bosquets illuminés et la statue du
dieu Mississipi, autour de laquelle le jet d'eau envoyait ses gerbes
irisées. Une femme en sévère toilette de cour, recouverte d'un vaste
domino noir, et masquée, venait à eux par l'autre bout de la charmille.
Elle était au bras d'un vieillard à cheveux blancs.

Au moment de passer l'arcade, Gonzague repoussa Peyrolles et le
contraignit à s'effacer dans l'ombre.

La femme masquée et le vieillard franchirent l'arcade.

--L'as-tu reconnue? demanda Gonzague.

--Non, répondit le factotum.

--Mon cher président, disait en ce moment la femme masquée, veuillez ne
pas m'accompagner plus loin.

--Madame la princesse aura-t-elle encore besoin de mes services cette
nuit? demanda le vieillard.

--Dans une heure, vous me retrouverez à cette place...

--C'est le président de Lamoignon! murmura Peyrolles.

Le président salua et se perdit dans une allée latérale.

Gonzague dit:

--Madame la princesse m'a tout l'air de n'avoir pas encore trouvé ce
qu'elle cherche... ne la perdons pas de vue!

La femme masquée, qui était en effet madame la princesse de Gonzague,
rabattit le capuchon de son domino sur son visage et se dirigea vers le
bassin.

La foule entrait en fièvre de nouveau. On annonçait l'entrée du régent
et de ce bon M. Law, la seconde personne du royaume.

Le petit roi ne comptait pas encore.

--Monseigneur ne m'a pas fait l'honneur de me répondre, insista
cependant Peyrolles: ce bossu... sera-ce pour cette nuit?

--Ah çà! il te fait donc bien peur, ce bossu?

--Si vous l'aviez entendu comme moi...

--Parler de tombeaux qui s'ouvrent... de fantômes?... Je connais tout
cela... Je veux causer avec ce bossu... Non, ce ne sera pas pour cette
nuit... cette nuit, s'il tient la promesse qu'il nous a faite... et il
la tiendra, j'en réponds!... nous tiendrons, nous, la promesse qu'il a
faite au régent en notre nom... Un homme va venir dans cette fête... ce
terrible ennemi de toute ma vie... celui qui vous fait tous trembler
comme des femmes...

--Lagardère!... murmura Peyrolles.

--A celui-là, sous les lustres allumés, en présence de cette foule
vaguement émue déjà et qui attend je ne sais quel grand drame avant la
nuit, à celui-là, nous arracherons son masque et nous dirons: Voici
l'assassin de Nevers!...

--As-tu vu? demanda Navailles.

--Sur mon honneur! on dirait madame la princesse, répondit Gironne.

--Seule dans cette foule... sans cavalier ni page!...

--Elle cherche quelqu'un...

--Corbieu! la belle fille! s'écria Chaverny réveillé de sa mélancolie.

--Où cela?... en domino rose?... C'est Vénus en personne pour le coup!

--C'est mademoiselle de Choisy qui me cherche, dit Nocé.

--Le fat! s'écria Chaverny. Ne vois-tu pas que c'est la maréchale de
Tessé, qui est en quête de moi, tandis que son vaillant époux court
après le czar?

--Cinquante louis pour mademoiselle de Choisy!

--Cent pour la maréchale!...

--Allons lui demander si elle est la maréchale ou mademoiselle de
Choisy!

Les deux fous s'élancèrent à la fois. Ils s'aperçurent seulement alors
que la belle inconnue était suivie à distance par deux gaillards à
rapières d'une aune et demie, qui s'en allaient le poing sur la hanche
et le nez au vent sous leur masque.

--Peste! firent-ils ensemble; ce n'est ni mademoiselle de Choisy ni la
maréchale... c'est une aventure!

Ils étaient tous rassemblés non loin du bassin. Une visite aux dressoirs
chargés de liqueurs et de pâtisseries les avait remis en bonne humeur.

Oriol, le nouveau gentilhomme, brûlait d'envie de faire quelque action
d'éclat pour gagner ses éperons.

--Messieurs, dit-il en se haussant sur ses pointes, ne serait-ce point
plutôt mademoiselle Nivelle?

On lui faisait cette niche de ne jamais répondre quand il parlait de
mademoiselle Nivelle. Depuis six mois, il avait bien dépensé pour elle
cinquante mille écus.

Sans les méchantes plaisanteries dont l'amour accable les gros petits
financiers, ils seraient aussi trop heureux en ce monde.

La belle inconnue avait l'air fort dépaysée au milieu de cette cohue.
Son regard interrogeait tous les groupes.

Le masque était impuissant à déguiser son embarras.

Les deux grands gaillards allaient côte à côte à dix ou douze pas
derrière elle.

--Marchons droit, frère Passepoil!

--Cocardasse, mon noble ami, marchons droit!

Capédébiou! Il ne s'agissait pas de plaisanter! Le diable de bossu leur
avait parlé au nom de Lagardère.

Quelque chose leur disait que l'oeil d'un surveillant sévère était sur
eux. Ils étaient graves et roides comme des soldats en faction.

Pour pouvoir circuler dans le bal en exécution des ordres du bossu, ils
avaient été reprendre leurs pourpoints neufs et délivrer par la même
occasion dame Françoise et Berrichon son petit-fils.

Il y avait bien une heure que la pauvre Aurore, perdue dans cette foule,
cherchait en vain Henri, son ami.

Elle croisa madame la princesse de Gonzague et fut sur le point de
l'aborder, car les regards de tous ces écervelés la brûlaient et la peur
la prenait. Mais que dire pour obtenir la protection d'une de ces
grandes dames qui, dans cette fête, étaient chez elles?

Aurore n'osa pas.

D'ailleurs, elle avait hâte d'atteindre ce rond-point de Diane qui était
le lieu du rendez-vous.

--Messieurs, dit Chaverny, ce n'est ni mademoiselle de Choisy, ni la
maréchale, ni mademoiselle Nivelle, ni personne que nous connaissions...
c'est une beauté merveilleuse et toute neuve... Une petite bourgeoise
n'aurait point ce port de reine, une provinciale donnerait son âme au
démon, qu'elle n'atteindrait point à cette grâce enchanteresse, une dame
de la cour n'aurait garde d'éprouver ce charmant embarras... Je fais une
proposition.

--Voyons ta proposition, marquis? s'écria-t-on de toutes parts.

Et le cercle des fous se resserra autour de Chaverny.

--Elle cherche quelqu'un, n'est-ce pas? reprit celui-ci.

--On peut l'affirmer, répondit Nocé.

--Sans trop s'avancer, ajouta Navailles.

Et tous les autres:

--Oui, oui, elle cherche quelqu'un.

--Eh bien! messieurs, reprit Chaverny, ce quelqu'un-là est un heureux
coquin.

--Accordé!.. mais ce n'est pas une proposition.

--Il est injuste, reprit le petit marquis, qu'un pareil trésor soit
accaparé par un quidam qui ne fait point partie de notre vénérable
confrérie.

--Injuste! répondit-on, inique! criant! abusif!

--Je propose donc, conclut Chaverny, que la belle enfant ne trouve point
celui qu'elle cherche.

--Bravo! s'écria-t-on de toutes parts.

--Voici pour le coup Chaverny ressuscité!

--Item..., poursuivit le petit marquis, je propose qu'à la place du
quidam, la belle enfant trouve l'un de nous.

--Bravo encore! bravissimo! vive Chaverny!

On faillit le porter en triomphe.

--Mais, fit Navailles, lequel d'entre nous trouvera-t-elle?

--Moi! Moi! Moi! fit tout le monde à la fois, et Oriol lui-même, le
nouveau chevalier, sans respect pour les droits de mademoiselle
Nivelle.

Chaverny réclama le silence d'un geste magistral.

--Messieurs, dit-il, ces débats sont prématurés... quand nous aurons
conquis la belle fille, nous la jouerons loyalement aux dés, au pharaon,
au doigt mouillé ou à la courte-paille.

Un avis si sage devait avoir l'approbation générale.

--A l'assaut donc! s'écria Navailles.

--Un instant, messieurs, dit Chaverny, je réclame l'honneur de diriger
l'expédition.

--Accordé! accordé!.. A l'assaut!

Chaverny regarda tout autour de lui.

--La question, reprit-il, est de ne pas faire de bruit... le jardin est
plein de gardes françaises, et il serait pénible de se faire mettre à la
porte avant le souper... Il faut user de stratagème... Ceux d'entre vous
qui ont de bons yeux n'avisent-ils point à l'horizon quelque domino
rose?

--Mademoiselle Nivelle en a un, glissa Oriol.

--En voici deux, trois, quatre, fit-on dans le cercle.

--J'entends un domino rose de connaissance.

--Par ici... mademoiselle Desbois..., s'écria Navailles.

--Par là... Cidalise..., fit Taranne.

--Il ne nous en faut qu'un... je choisis Cidalise, qui est à peu près de
la même taille que notre belle enfant... Qu'on m'apporte Cidalise.

Cidalise était au bras d'un vieux domino, duc et pair pour le moins et
moisi comme quatre.--On apporta Cidalise à Chaverny.

--Amour, lui dit le petit marquis,--Oriol, qui est gentilhomme à
présent, te promet cent pistoles si tu nous sers adroitement... il
s'agit de détourner deux chiens hargneux qui sont là-bas, et c'est toi
qui vas leur donner le change.

--Et va-t-on rire un petit peu? demanda Cidalise.

--A se tenir les côtes, répondit Chaverny.




VI

--La Fille du Mississipi.--


Oriol ne protesta point contre la promesse de cent pistoles, parce qu'on
avait dit qu'il était gentilhomme.

Cidalise ne demandait que plaies et bosses, la bonne fille. Elle dit:

--Du moment qu'on va rire un petit peu, j'en suis!

Son éducation ne fut pas longue à faire. L'instant d'après, elle se
glissait de groupe en groupe et atteignait son poste, qui était entre
nos deux maîtres d'armes et Aurore.

En même temps, une escouade, détachée par le général Chaverny,
escarmouchait contre Cocardasse et Passepoil.--Une autre escouade
manoeuvrait pour couper Aurore.

Cocardasse reçut le premier un coup de coude. Il jura un terrible
capédébiou et mit la main à sa rapière, mais Passepoil lui dit à
l'oreille:

--Marchons droit!

Cocardasse rongea son frein.--Une franche bourrade fit chanceler
Passepoil.

--Marchons droit! lui dit Cocardasse, qui vit ses yeux s'allumer.

Ainsi les rudes pénitents de la trappe s'abordent et se séparent avec le
stoïque:--Frère, il faut mourir!

Apapur!--Un lourd talon se posa sur le cou-de-pied du Gascon, tandis que
le Normand trébuchait une seconde fois, parce qu'on lui avait mis un
fourreau d'épée entre les jambes.

--Marchons droit!

Taranne, encouragé, vint donner en plein contre Passepoil et l'appela
maladroit; Gironne heurta rudement Cocardasse, et par surcroît le traita
de bélitre.

--Marchons droit! marchons droit!

Mais les oreilles de nos deux braves étaient rouges comme du sang.

--Ma caillou, murmura Cocardasse à la quatrième offense et en regardant
piteusement Passepoil,--je crois que je vais me fâcher!

Passepoil soufflait comme un phoque, il ne répondit point, mais quand
Taranne revint à la charge, ce financier imprudent reçut un colossal
soufflet.

Cocardasse poussa un soupir de soulagement profond.--Ce n'était pas lui
qui avait commencé.--Du même coup de poing, il envoya Gironne et
l'innocent Oriol rouler dans la poussière.

Il y eut bagarre.--Ce ne fut qu'un instant, mais la seconde escouade,
conduite par Chaverny en personne, avait eu le temps d'entourer et de
détourner Aurore.

Cocardasse et Passepoil ayant mis en fuite les assaillants, regardèrent
au devant d'eux. Ils virent toujours le domino rose à la même place.
C'était Cidalise qui gagnait ses cent pistoles.

Cocardasse et Passepoil, heureux d'avoir fait impunément le coup de
poing, se mirent à surveiller Cidalise en répétant avec triomphe:

--Marchons droit!

Pendant cela, Aurore, désorientée en ne voyant plus ses deux
protecteurs, était obligée de suivre le mouvement de ceux qui
l'entouraient. Ceux-ci faisaient semblant de céder à la foule et se
dirigeaient insensiblement vers le bosquet situé entre la pièce d'eau et
le rond-point de Diane.

C'était au centre de ce bosquet que s'élevait la loge de maître le
Bréant.

Les petites allées percées dans les massifs allaient en tournant selon
la mode anglaise, qui commençait à s'introduire. La foule suivait les
grandes avenues et laissait ces sentiers à peu près déserts. Auprès de
la loge de maître le Bréant, surtout, il y avait un berceau en charmille
qui était presque une solitude.

Ce fut là qu'on entraîna la pauvre Aurore.

Chaverny porta la main à son masque. Elle poussa un grand cri, car elle
l'avait reconnu pour le jeune homme de Madrid.

Au cri poussé par Aurore, la porte de la loge s'ouvrit. Un homme de
haute taille, masqué, entièrement caché par un ample domino noir, parut
sur le seuil.

Il avait à la main une épée nue.

--Ne vous effrayez pas, charmante demoiselle, dit le petit marquis,--ces
messieurs et moi nous sommes unanimement vos soumis admirateurs.

Ce disant, il essaya de passer son bras autour de la taille d'Aurore,
qui cria au secours. Elle ne cria qu'une fois, parce que Albret, qui
s'était glissé derrière elle, lui mit un mouchoir de soie sur la
bouche.--Mais une fois suffit.

Le domino noir mit l'épée dans la main gauche. De la droite, il saisit
Chaverny par la nuque et l'envoya tomber à dix pas de là. Albret eut le
même sort.

Dix rapières furent tirées. Le domino, reprenant la sienne de la main
droite, désarma de deux coups de fouet Gironne et Nocé, qui étaient en
avant.--Oriol, voyant cela, ne fit ni une ni deux. Gagnant tout d'un
temps ses éperons, ce gentilhomme nouveau prit la fuite en criant: A
l'aide!--Montaubert et Choisy chargèrent: Montaubert tomba à genoux d'un
fendant qu'il eut sur l'oreille; Choisy, moins heureux, reçut une
balafre en plein visage.

Les gardes françaises arrivaient, cependant, au bruit. Nos coureurs
d'aventures, tous plus ou moins malmenés, se dispersèrent comme une
volée d'étourneaux.--Les gardes françaises ne trouvèrent plus personne
sous le berceau, car le domino noir et la jeune fille avaient aussi
disparu comme par enchantement.

Ils entendirent seulement le bruit de la porte de maître le Bréant qui
se refermait.

--Tubleu! dit Chaverny en retrouvant Navailles dans la foule,--quelle
bourrade! je veux joindre ce gaillard-là, ne fût-ce que pour lui faire
compliment de son poignet.

Gironne et Nocé arrivaient l'oreille basse. Choisy était dans un coin
avec son mouchoir sanglant sur la joue; Montaubert cachait son oreille
écrasée du mieux qu'il pouvait.--Cinq ou six autres avaient aussi des
horions plus ou moins apparents à dissimuler. Oriol seul était intact,
le brave petit ventre!

Ils se regardèrent tous d'un air penaud.--L'expédition avait mal réussi.

Et chacun parmi eux se demandait quel pouvait être ce rude jouteur.

Ils savaient les salles d'armes de Paris sur le bout du doigt. Les
salles d'armes de Paris ne faisaient point florès comme à la fin du
siècle précédent.--On n'avait plus le temps.--Personne, parmi les
virtuoses de la rapière, n'était capable de mettre en désarroi huit ou
dix porteurs de brette.

Et encore sans trop de gêne, en vérité! Le domino noir n'avait eu garde
de s'embarrasser dans les longs plis de son vêtement. C'est à peine s'il
s'était fendu deux ou trois fois, bien posément.--Un maître poignet! il
n'y avait pas à dire non...

C'était un étranger. Dans les salles d'armes, personne, y compris les
prévôts et les maîtres, n'était de cette merveilleuse force.

Tout à l'heure, on avait parlé de ce duc de Nevers, tué à la fleur de
l'âge. Voilà un homme dont le souvenir était resté dans toutes les
académies, un tireur vite comme la pensée: pied d'acier, oeil de lynx!

Mais il était mort, et certes chacun ici pouvait témoigner que le domino
noir n'était pas un fantôme.

Il y avait un homme, du temps de Nevers, un homme plus fort que Nevers
lui-même, un chevau-léger du roi qui avait nom Henri de Lagardère...

Mais qu'importait le nom du terrible ferrailleur? La chose certaine,
c'est que nos roués n'avaient pas de chance cette nuit. Le Bossu les
avait battus avec la langue, le domino noir avec l'épée. Ils avaient
deux revanches à prendre.

--Le ballet! le ballet!

--Son Altesse Royale!... Les princesses! par ici!...

--M. Law!... par ici, M. Law!... avec milord Stair, ambassadeur de la
reine Anne!

--Ne poussez pas! que diable! place pour tout le monde!

--Maladroit!--Insolent!--Butor!...

Et le reste! le plaisir des cohues! des côtes enfoncées, des pieds
broyés, des femmes étouffées.

Du fond de la foule,--à hauteur de nombril,--on entendait des cris
aigus.

Les petites femmes aiment de passion à se noyer dans la foule. Elles ne
voient rien absolument; elles souffrent le martyre,--mais elles ne
peuvent résister à l'attrait de ce supplice.

--M. Law! tenez! voici M. Law qui monte à l'estrade du régent!

--Celle-ci, en domino gris de perle, est madame de Parabère!

--Celle-là, en domino puce, est madame la duchesse de Phalaris!

--Comme M. Law est rouge!... il aura bien dîné.

--Comme Son Altesse Royale est pâle!... il aura eu de mauvaises
nouvelles d'Espagne!

--Silence!... La paix!... Le ballet! le ballet!

L'orchestre, assis autour du bassin, frappa son premier accord,--le
fameux _premier coup d'archet_ dont on parlait encore en province voilà
quinze ou vingt ans.

L'estrade s'élevait du côté du palais, auquel elle tournait le dos.
C'était comme un coteau, fleuri de femmes.

Du côté opposé, un rideau de fond monta lentement, par un mécanisme
invisible.--Il représentait naturellement un paysage de la Louisiane,
des forêts vierges lançant jusqu'au ciel leurs arbres géants, autour
desquels les lianes s'entortillaient comme des boas; des prairies à
perte de vue, des montagnes bleues, et cet immense fleuve d'or: le
Mississipi, père des eaux.

Sur ses bords on voyait de riants aspects, et partout ce vert tendre que
les peintres du XVIIIe siècle affectionnaient particulièrement. Des
bocages enchanteurs rappelant le paradis terrestre se succédaient,
coupés par des cavernes tapissées de mousse, où Calypso eût été bien
pour attendre le jeune et froid Télémaque.--Mais point de nymphes
mythologiques: la couleur locale essayait de naître.--Des jeunes filles
indiennes erraient sous ces beaux ombrages avec leurs écharpes
pailletées et les plumes brillantes de leur couronne.--De jeunes mères
suspendaient gracieusement le berceau du nouveau-né aux branches des
sassafras, balancées par la brise.--Des guerriers tiraient de l'arc ou
lançaient la hache,--des vieillards fumaient le calumet autour du feu du
conseil.

En même temps que le rideau de fond, diverses pièces de décors ou
_fermes_, comme on dit en langage de manique, sortirent de terre, de
sorte que la statue du Mississipi, placée au centre du bassin, se trouva
comme encadrée dans un splendide paysage.

On applaudit du haut en bas de l'estrade; on applaudit d'un bout à
l'autre du jardin.

Oriol était fou. Il venait de voir entrer en scène mademoiselle Nivelle,
qui remplissait le principal rôle dans le ballet, le rôle de la fille du
Mississipi.

Le hasard l'avait placé entre M. le baron de Barbanchois et M. le baron
de la Hunaudaye.

--Hein! fit-il en leur donnant à chacun un coup de coude, comment
trouvez-vous ça?

Les deux barons, tous deux hauts sur jambes comme des hérons,
abaissèrent jusqu'à lui leurs regards dédaigneux.

--Est-ce stylé? poursuivit le gros petit traitant, est-ce dessiné?
est-ce léger? est-ce brillant? est-ce doré? La jupe seule me coûte cent
trente pistoles... les ailes vont à trente-deux louis... la ceinture
vaut cinq cents écus... le diadème une action entière!... Bravo, adorée!
bravo!

Les deux barons se regardèrent par-dessus sa tête.

--Une si belle créature! dit le baron de Barbanchois.

--Prendre ses nippes à pareille enseigne! continua le baron de la
Hunaudaye.

Ici, tous deux se regardant tristement par-dessus la tête poudrée du
gros petit traitant, ajoutèrent à l'unisson:

--Où allons-nous, monsieur le baron, où allons-nous!

Un tonnerre d'applaudissements répondit au premier bravo lancé par
Oriol. La Nivelle était ravissante, et le pas qu'elle dansa au bord de
l'eau, parmi les nénufars et la folle-avoine, fut trouvé délicieux.

Sur l'honneur, ce M. Law était un bien brave homme d'avoir inventé un
pays où l'on dansait si bien que cela!

La foule se retournait pour lui envoyer tous ses sourires. La foule
était amoureuse de lui. La foule ne se sentait pas de joie.

Il y avait pourtant là deux âmes en peine qui ne prenaient point part à
l'allégresse générale. Cocardasse et Passepoil avaient suivi
régulièrement, pendant dix minutes environ mademoiselle Cidalise et son
domino rose. Puis, le domino rose de mademoiselle Cidalise avait tout à
coup disparu, comme si la terre se fût ouverte pour l'engloutir.

C'était derrière le bassin, à l'entrée d'une porte de tente en feuilles
de papier gaufré représentant des feuilles de palmier. Quand Cocardasse
et Passepoil y voulurent entrer, deux gardes françaises leur croisèrent
la baïonnette sous le menton.

La tente servait de loge à ces dames du corps de ballet.

--Capédébiou! mes camarades..., voulut dire Cocardasse.

--Au large! lui fut-il répondu.

--Mon brave ami..., fit à son tour Passepoil.

--Au large!

Ils se regardèrent d'un air piteux.--Pour le coup, leur affaire était
bonne! ils avaient laissé envoler l'oiseau confié à leurs soins. Tout
était perdu.

Cocardasse tendit la main à Passepoil.

--Eh! donc, mon bon! dit-il avec une profonde mélancolie, nous avons
fait ce que nous avons pu...

--La chance n'y est pas, voilà tout! riposta le Normand.

--Apapur! c'est fini de nous!... mangeons bien, buvons bien tant que
nous sommes ici... et puis, ma foi, va à Dios! comme ils disent là-bas.

Frère Passepoil poussa un gros soupir.

--Je le prierai seulement, dit-il, de me dépêcher par un bon coup dans
la poitrine... ça doit lui être égal.

--Pourquoi un coup dans la poitrine? demanda le gascon.

Passepoil avait les larmes aux yeux. Cela ne l'embellissait point.
Cocardasse dut s'avouer, à cet instant suprême, qu'il n'avait jamais vu
d'homme plus laid que _sa caillou_.

Voici pourtant ce que répondit Passepoil en baissant modestement sa
paupière sans cils:

--Je désire, mon noble ami, mourir d'un coup dans la poitrine, parce
que, ayant été habitué généralement à plaire aux dames, il me
répugnerait de penser qu'une ou plusieurs personnes de ce sexe à qui
j'ai voué ma vie pussent me voir défiguré après ma mort.

--Pécaire! grommela Cocardasse.

Mais il n'eut pas la force de rire.

Ils se mirent tous les deux à tourner autour du bassin. Ils
ressemblaient à deux somnambules marchant sans entendre et sans voir.

Et cependant, c'était quelque chose de bien curieux, de bien ingénieux,
de bien attachant que le ballet intitulé _la Fille du Mississipi_.
Depuis que le ballet était inventé, on n'avait rien vu de pareil.

La fille du Mississipi, sous les jolis traits de la Nivelle, après avoir
papillonné parmi les roseaux, les nénufars et la folle-avoine, appelait
gracieusement ses compagnes, qui étaient probablement des nièces du
Mississipi, et qui accouraient, tenant à la main des guirlandes de
fleurs. Toutes ces dames sauvages, parmi lesquelles étaient Cidalise,
mademoiselle Desbois et les autres célébrités sautantes de l'époque,
dansaient un pas d'ensemble à la satisfaction universelle.--Cela
signifiait qu'elles étaient heureuses et libres sur ces bords
fleuris.--Tout à coup, d'affreux Indiens, nullement vêtus et coiffés de
cornes, s'élançaient hors des roseaux. Nous ne savons quel degré de
parenté ils avaient avec le Mississipi, mais ils avaient bien mauvaise
mine.

Gambadant, gesticulant des pas épouvantables, ces sauvages s'approchèrent
des jeunes filles et se mirent en devoir de les immoler avec leurs
haches, afin d'en faire leur nourriture.

Bourreaux et victimes, afin de bien expliquer cette situation, dansèrent
un menuet qui fut bissé.

Mais au moment où ces pauvres filles allaient être dévorées, les violons
se turent et une fanfare de clairons éclata au lointain.

Une troupe de marins français se précipita sur la plage en dansant
vigoureusement une gigue nouvelle. Les sauvages, toujours dansant, se
mirent à leur montrer le poing, et les demoiselles dansèrent de plus
belle, en levant leurs mains vers le ciel.

Bataille dansante!

Pendant la bataille, le chef des Français et celui des sauvages eurent
un combat singulier, qui était un pas de deux.

Victoire des Français, figurée par une bourrée;--déroute des sauvages:
une courante.

Puis pas des guirlandes, représentant sans équivoque l'avénement de la
civilisation dans ces contrées farouches.

Mais le plus joli, c'était le finale. Tout ce qui précède n'est rien
auprès du finale. Le finale prouvait tout uniment que l'auteur du livret
était un homme de génie.

Voici quel était le finale.

La fille du Mississipi, dansant avec un imperturbable acharnement,
jetait sa guirlande et prenait une coupe de carton. Elle montait en
dansant le sentier abrupt qui conduisait à la statue du dieu, son
père.--Arrivée là, elle se tenait sur la pointe d'un seul pied et
remplissait sa coupe de l'eau du fleuve.--Pirouette.--Après quoi, la
fille du Mississipi, à l'aide de l'eau magique qu'elle avait puisée,
aspergeait les Français qui dansaient en bas.

Miracle! Ce n'était pas de l'eau qui tombait de cette coupe: c'était une
pluie de pièces d'or.

Fi de ceux qui ne saisiraient pas l'allusion délicate et bien sentie!

Danse frénétique au bord du fleuve en ramassant les pièces d'or. Bal
général des nièces du Mississipi, des matelots, et même des sauvages
qui, revenus à des sentiments meilleurs, jetaient leurs cornes dans le
fleuve.

Cela eut un succès extravagant.--Lorsque le corps de ballet disparut
dans les roseaux, trois ou quatre mille voix émues crièrent: Vive M.
Law!

Mais ce n'était pas fini; il y eut une cantate,--et qui chanta la
cantate? Devinez! Ce fut la statue du fleuve.

La statue était le signor Angelini, première haute-contre de l'Opéra.

Certes, il y a des gens pour dire que les cantates sont des poëmes
fatigants et qu'il y a bien assez de confiseurs pour occuper les bardes
échevelés qui riment ces sortes d'obscénités.--Mais nous ne sommes pas
du tout de cet avis. Une cantate sans défaut vaut seule une tragédie.

C'est notre opinion. Ayons-en le courage.

La cantate était encore plus ingénieuse que le ballet; si c'est
possible. Le génie de la France y venait dire, en parlant du bon M. Law:

  Et ce fils immortel de la Calédonie
  Aux rivages gaulois envoyé par les dieux,
  Apporte l'opulence avecque l'harmonie...

Il y avait aussi une strophe pour le jeune roi et un petit couplet pour
le régent.

Tout le monde devait être content.

Quand le dieu eut fini sa cantate, on le releva de sa faction et le bal
continua.

M. de Gonzague avait été obligé de prendre place sur l'estrade pendant
la représentation. Sa conscience lui faisait craindre un changement dans
les manières du régent à son égard. Mais l'accueil de Son Altesse Royale
fut excellent. Évidemment, on ne l'avait point encore prévenu.

Avant de monter à l'estrade, Gonzague avait chargé Peyrolles de ne point
perdre de vue madame la princesse et de le faire avertir si quelqu'un
d'inconnu s'approchait d'elle.--Aucun message ne lui vint pendant la
représentation.

Tout marchait donc au mieux.

Après la représentation, Gonzague rejoignit son factotum sous la tente
indienne du rond-point de Diane.

Madame la princesse était là, seule, assise à l'écart.

Elle attendait.

Au moment où Gonzague allait se retirer pour ne point effaroucher par sa
présence le gibier qu'il voulait prendre au piége, la troupe folle de
nos roués fit irruption dans la tente en riant aux éclats. Ils avaient
oublié déjà leur mésaventure, et disaient pis que pendre du ballet et de
la cantate.

Chaverny imitait le grognement des sauvages; Nocé chantait avec des
roulades impossibles:

  Et ce fils immortel de la Calédonie, etc.

--A-t-elle eu un succès! criait le petit Oriol. Bis! bis! Le costume y
est bien pour quelque chose.

--Et toi, par conséquent! concluaient ces messieurs; tressons des
couronnes à Oriol!

--A ce fils immortel de la place Maubert!

La vue de Gonzague fit tomber tout ce bruit. Chacun prit attitude de
courtisan, excepté Chaverny, et vint rendre ses devoirs.

--Enfin, on vous trouve, monsieur mon cousin! dit Navailles; nous étions
inquiets.

--Sans ce cher prince, point de fête! s'écria Oriol.

--Ah çà! cousin, fit Chaverny sérieusement, sais-tu ce qui se passe?

--Il se passe bien des choses, répliqua Gonzague.

--En d'autres termes, reprit Chaverny, t'a-t-on fait rapport de ce qui a
eu lieu ici même tout à l'heure.

--J'en ai rendu compte à monseigneur, dit Peyrolles.

--A-t-il parlé de l'homme au sabre? demanda Nocé.

--Nous rirons plus tard, dit Chaverny; la faveur du régent est mon
dernier patrimoine, et je ne l'ai que de seconde main... je tiens à ce
que mon illustre cousin reste bien en cour... s'il pouvait aider le
régent dans ses recherches.

--Nous sommes à la disposition du prince, dirent les roués.

--D'ailleurs, poursuivit Chaverny, cette affaire de Nevers, qui revient
sur l'eau après tant d'années, m'intéresse comme le plus bizarre de
tous les romans... Voyons, cousin, as-tu quelques soupçons?...

--Non, répondit Gonzague.

--Rien qui te puisse mettre sur la voie?...

--Si fait, interrompit le prince, comme si une idée le frappait; il y a
un homme...

--Quel homme?

--Vous êtes trop jeunes, vous ne l'avez pas connu.

--Son nom?

--Cet homme-là, pensait tout haut Gonzague, pourrait bien dire quelle
main a frappé mon pauvre Philippe de Nevers!

--Son nom! répétèrent plusieurs voix.

--Le chevalier Henri de Lagardère.

--Il est ici! s'écria étourdiment Chaverny, alors c'est bien sûr notre
domino noir!

--Qu'est cela? demanda Gonzague avec vivacité, vous l'avez vu?

--Une sotte affaire... nous ne connaissons ce Lagardère ni d'Ève ni
d'Adam, cousin... mais si par hasard il était dans ce bal...

--S'il était dans ce bal, acheva le prince de Gonzague, je me chargerais
bien de montrer à Son Altesse Royale l'assassin de Philippe de Nevers.

--J'y suis! prononça derrière lui une voix grave et mâle.

Cette voix fit tressaillir Gonzague si violemment que Nocé fut obligé de
le soutenir.

Au son de cette voix, madame de Gonzague se leva toute droite, puis
resta immobile, la main sur son coeur qui battait à rompre sa
poitrine.




VII

--La charmille.--


Le prince de Gonzague fut un instant avant de se retourner. Ses
courtisans, à la vue de son trouble, restaient interdits et stupéfaits.

Chaverny fronça le sourcil.

--Est-ce cet homme qui s'appelle Lagardère? demanda-t-il en posant la
main sur la garde de son épée.

Gonzague se retourna enfin et répondit à voix basse:

--Oui, c'est lui.

La princesse écoutait et n'osait s'avancer. C'était cet homme-là qui
tenait son destin dans sa main.

Lagardère avait un costume complet de cour, en satin blanc brodé
d'argent. C'était bien toujours le beau Lagardère! c'était le beau
Lagardère plus que jamais. Sa taille, sans rien perdre de sa souplesse,
avait pris de l'ampleur et de la majesté. L'intelligence virile, la
noble volonté brillaient sur son visage: il y avait pour tempérer le feu
de son regard, je ne sais quelle tristesse, résignée et douce.

La souffrance est bonne aux grandes âmes: c'était une âme grande et qui
avait souffert.

Mais c'était un corps de bronze. Comme le vent, la pluie, la neige et la
tempête glissent sur le front dur des statues, le temps, la fatigue, la
douleur, la joie, la passion avaient glissé sur son front hautain sans y
laisser de traces.

Il était beau; il était jeune: cette nuance d'or bruni que le soleil des
Espagnes avait mis à ses joues allait bien à ses cheveux blonds. C'est
là l'opposition héroïque: molle chevelure faisant cadre aux traits
fièrement basanés d'un soldat!

Il y avait là des costumes aussi riches, aussi brillants que celui de
Lagardère: il n'y en avait point de porté pareillement: Lagardère avait
l'air d'un roi.

Lagardère ne répondit même pas au geste fanfaron du petit marquis de
Chaverny.

Il jeta un coup d'oeil rapide du côté de la princesse, comme pour lui
dire: Attendez-moi, puis il saisit le bras droit de Gonzague et
l'entraîna à l'écart.

Gonzague ne fit point de résistance.

Peyrolles dit à voix basse:

--Messieurs, tenez-vous prêts!

Il y eut des rapières dégainées. Madame de Gonzague vint se placer entre
le groupe formé par son mari, causant avec Lagardère et les roués.

Comme Lagardère ne parlait point, Gonzague lui demanda d'une voix
altérée:

--Monsieur, que me voulez-vous?

Ils étaient placés sous un lustre. Leurs deux visages s'éclairaient
également et vivement.

Ils étaient tous deux pâles et leurs regards se choquaient.

Au bout d'un instant, les yeux fatigués du prince de Gonzague battirent,
puis se baissèrent.

Il frappa du pied avec fureur et tâcha de dégager son bras en disant une
seconde fois:

--Monsieur, que me voulez-vous?

C'était une main d'acier qui le retenait.

Non-seulement il ne parvint pas à se dégager, mais on put voir quelque
chose d'étrange.

Lagardère, sans perdre sa contenance impassible, commença à lui serrer
la main. Le poignet de Gonzague broyé dans cet étau se contracta.

--Vous me faites mal, murmura-t-il, tandis que la sueur découlait déjà
de son front.

Henri garda le silence et serra plus fort.

La douleur arracha un cri étouffé à Gonzague. Ses doigts crispés se
détendirent malgré lui.

Les doigts de sa main droite.

Alors, Lagardère, toujours froid, toujours muet, lui arracha son gant.

--Souffrirons-nous cela, messieurs! s'écria Chaverny, qui fit un pas en
avant, l'épée haute.

--Dites à vos hommes de se tenir en repos! ordonna Lagardère.

M. de Gonzague se tourna vers ses affidés et dit:

--Messieurs, je vous prie, ne vous mêlez point de ceci.

Sa main était nue. Le doigt de Lagardère se posa sur une longue
cicatrice qu'il avait à la naissance du poignet.

--C'est moi qui vous ai fait ceci!... murmura-t-il avec une émotion
profonde.

--Oui, c'est vous! répliqua Gonzague dont les dents, malgré lui,
grinçaient; je m'en souviens! qu'avez-vous besoin de me le rappeler?

--C'est la première fois que nous nous voyons face à face, M. de
Gonzague, répondit Henri lentement, ce ne sera pas la dernière... Je ne
pouvais avoir que des soupçons; il me fallait une certitude... Vous êtes
l'assassin de Nevers!

Gonzague eut un cri convulsif.

--Je suis le prince de Gonzague, prononça-t-il en relevant la tête, j'ai
assez de millions pour acheter toute la justice qui reste sur la
terre... et le régent de France ne voit que par mes yeux... Vous n'avez
qu'une ressource contre moi, l'épée... Dégainez seulement: je vous en
défie!

Il glissa un regard du côté de ses gardes du corps.

--M. de Gonzague, repartit Lagardère, votre heure n'est pas sonnée... Je
choisirai mon lieu et mon temps... Je vous ai dit une fois: si vous ne
venez pas à Lagardère, Lagardère ira à vous... Vous n'êtes pas venu: me
voici!... Dieu est juste et Philippe de Nevers va être vengé!

Il lâcha le poignet de Gonzague qui recula aussitôt de plusieurs pas.

Lagardère en avait fini avec lui. Il se tourna du côté de la princesse
et la salua avec respect.

--Madame, dit-il, me voici à vos ordres.

La princesse s'élança vers son mari et lui dit à l'oreille:

--Si vous tentez quelque chose contre cet homme, monsieur, vous me
trouverez sur votre chemin!

Puis elle revint à Lagardère et lui offrit sa main.

Gonzague était assez fort pour dissimuler la rage qui lui faisait
bouillir le sang.

Il dit en rejoignant ses affidés:

--Messieurs, celui-là veut vous prendre tout d'un coup votre fortune et
votre avenir... mais celui-là est un fou et le sort nous le livre...
suivez-moi!

Il marcha droit au perron et se fit ouvrir la porte des appartements du
régent.

Le souper venait d'être annoncé au palais et sous la riche tente dressée
dans les cours. Le jardin se faisait désert. Il n'y avait plus personne
sous les massifs.

A peine apercevait-on encore quelques retardataires dans les grandes
allées. Parmi eux, nous eussions reconnu M. le baron de Barbanchois et
M. le baron de la Hunaudaye qui se hâtaient clopin-clopant en répétant:

--Où allons-nous, M. le baron, où allons-nous!

--Souper, leur répondit mademoiselle Cidalise qui passait au bras d'un
mousquetaire.

Lagardère et madame la princesse de Gonzague furent bientôt seuls dans
la charmille qui longeait le revers de la rue de Richelieu.

--Monsieur, dit la princesse dont l'émotion faisait trembler la voix, je
viens d'entendre votre nom... Après vingt ans écoulés, votre voix a
éveillé en moi un poignant souvenir... Ce fut vous... ce fut vous, j'en
suis sûre, qui reçûtes ma fille dans vos bras au château de Caylus.

--Ce fut moi, répondit Lagardère.

--Pourquoi me trompâtes-vous, en ce temps-là, monsieur?... Répondez avec
franchise, je vous en supplie.

--Parce que la bonté de Dieu m'inspira, madame... Mais ceci est une
longue histoire dont les détails vous seront rapportés plus tard... J'ai
défendu votre époux, j'ai eu sa dernière parole, j'ai sauvé votre
enfant... Vous en faut-il davantage pour croire en moi, madame?

La princesse le regarda.

--Dieu a mis la loyauté sur votre front, murmura-t-elle; mais je ne
sais rien... et j'ai été bien souvent trompée.

Lagardère était froid; ce langage le fit presque hostile.

--J'ai la preuve de la naissance de votre fille, madame, dit-il.

--Ces mots que vous avez prononcés... «J'y suis?...»

--Je les appris, madame, non point de la bouche de votre mari... mais de
la bouche des assassins.

--Vous les prononçâtes autrefois dans le fossé de Caylus.

--Et je donnai ainsi une seconde fois la vie à votre enfant, madame.

--Qui donc les a prononcés près de moi, ces mots, aujourd'hui même, dans
le grand salon de l'hôtel de Gonzague?

--Mon envoyé... un autre moi-même.

La princesse semblait chercher ses paroles.

Certes, entre ce sauveur et cette mère, l'entretien aurait dû n'être
qu'une longue et ardente effusion. Il s'engageait comme une de ces
luttes diplomatiques dont le dénoûment doit être une rupture mortelle.

Pourquoi? C'est qu'il y avait entre eux un trésor dont tous deux étaient
également jaloux.

C'est que le sauveur avait des droits, la mère aussi.

C'est que la mère, pauvre femme brisée par la douleur, et femme fière
que la solitude avait durcie, se défiait.

Et que le sauveur, en face de cette femme qui ne montrait point son
coeur, était pris également de terreur et de défiance.

--Madame, reprit-il froidement, avez-vous des doutes sur l'éducation de
votre fille?

--Non, répondit madame de Gonzague; quelque chose me dit que ma fille,
ma vraie fille, est réellement entre vos mains... Quel prix me
demandez-vous pour cet immense bienfait?... Ne craignez pas d'élever
trop haut vos prétentions, monsieur: je vous donnerais la moitié de ma
vie.

La mère se montrait, mais la recluse aussi. Elle blessait, à son insu.
Elle ne connaissait point le monde.

Lagardère retint une réplique amère et s'inclina sans mot dire.

--Où est ma fille? demanda la princesse.

--Il faut d'abord, madame, répondit Henri, que vous consentiez à
m'écouter...

--Je vous comprends, monsieur... mais je vous ai dit déjà...

--Non, madame, interrompit Henri sévèrement, vous ne me comprenez pas...
et la crainte me vient que vous n'ayez pas ce qu'il faut pour me
comprendre.

--Que voulez-vous dire?

--Votre fille n'est pas ici, madame.

--Elle est chez vous? s'écria la princesse avec un mouvement de hauteur.

Puis se reprenant:

--Cela est tout simple, dit-elle; vous avez veillé sur ma fille depuis
sa naissance... elle ne vous a jamais quitté...

--Jamais, madame.

--Il est donc naturel qu'elle soit chez vous... Sans doute vous aviez
des serviteurs...

--Quand votre fille eut douze ans, madame, je pris dans ma maison une
vieille et fidèle servante de votre premier mari, dame Françoise...

--Françoise Berrichon! s'écria la princesse avec vivacité.

Puis, prenant la main de Lagardère, elle ajouta:

--Monsieur, voilà qui est d'un gentilhomme, et je vous remercie!

Ces paroles serrèrent le coeur d'Henri comme une insulte. Madame de
Gonzague était préoccupée trop puissamment pour s'en apercevoir.

--Conduisez-moi vers ma fille, je suis prête à vous suivre.

--Moi, je ne suis pas prêt, madame, répliqua Lagardère.

La princesse dégagea son bras qui était sous le sien.

--Ah! fit-elle, reprise par toutes ses défiances à la fois.

Elle le regardait en face avec une sorte d'épouvante. Lagardère ajouta:

--Madame, il y a autour de nous de grands périls.

--Autour de ma fille?... Je suis là... je la défendrai.

--Vous?... fit Lagardère qui ne put empêcher sa voix d'éclater, vous,
madame?

Son regard étincela.

--Ne vous êtes-vous pas fait cette question, madame, reprit-il en
forçant ses yeux à se baisser, cette question si naturelle à une mère:
Pourquoi cet homme a-t-il tardé si longtemps à me ramener ma fille?

--Si, monsieur, je me la suis faite.

--Vous ne me l'avez point adressée, madame.

--Mon bonheur est entre vos mains, monsieur.

--Et vous avez peur de moi?

La princesse ne répondit point. Henri eut un sourire plein de tristesse.

--Si vous me l'eussiez adressée, cette question, madame, dit-il avec une
fermeté tempérée par une nuance de compassion, je vous aurais répondu
franchement... autant que me l'eussent permis le respect et la
courtoisie.

--Je vous l'adresse, répondez-moi... en mettant de côté, si vous voulez,
la courtoisie et le respect.

--Madame, dit Lagardère, si j'ai tardé pendant de si longues années à
vous ramener votre enfant, c'est qu'au fond de mon exil une nouvelle
m'arriva... une nouvelle étrange, à laquelle je ne voulais point croire
d'abord... une nouvelle incroyable en effet... La veuve de Nevers avait
changé de nom! la veuve de Nevers s'appelait la princesse de
Gonzague!...

Celle-ci baissa la tête et le rouge lui vint au visage.

--La veuve de Nevers! répéta Henri. Madame, quand j'eus pris mes
informations; quand je sus, à n'en pouvoir douter, que la nouvelle était
vraie, je me dis: la fille de Nevers aura-t-elle pour asile l'hôtel de
Gonzague?

--Monsieur!... voulut dire la princesse.

--Vous ignorez bien des choses, madame, interrompit Henri; vous ignorez
pourquoi la nouvelle de votre mariage révolta ma conscience comme s'il
se fût agi d'un sacrilége... vous ignorez pourquoi la présence à l'hôtel
de Gonzague de la fille de celui qui fut mon ami pendant une heure et
qui m'appela son frère à son dernier soupir, me semblerait un outrage à
la tombe, un blasphème odieux et impie...

--Et ne me l'apprendrez-vous point, monsieur? demanda la princesse dont
la prunelle s'alluma vaguement.

--Non madame... ce premier et dernier entretien sera court... il n'y
sera traité que des choses indispensables... Je vois d'avance avec
chagrin, mais avec résignation, que nous ne sommes point faits pour nous
entendre... Quand j'appris cette nouvelle, je me fis encore une autre
question... Connaissant mieux que vous la puissance des ennemis de votre
fille, je me demandai: Comment pourra-t-elle défendre son enfant, celle
qui n'a pas su se défendre elle-même?

La princesse se couvrit le visage de ses mains.

--Monsieur! monsieur! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les
sanglots, vous me brisez le coeur!

--A Dieu ne plaise que ce fût mon intention, madame.

--Vous ne savez pas quel homme était mon père!... vous ne savez pas les
tortures de mon isolement!... la contrainte employée!... les menaces...

Lagardère s'inclina profondément.

--Madame, dit-il d'un ton de sincère respect, je sais de quel saint
amour vous chérissiez M. le duc de Nevers... Le hasard qui mit entre mes
mains le berceau de votre fille me fit entrer malgré moi dans les
secrets d'une belle âme... vous l'aimiez ardemment, profondément, je le
sais... cela me donne raison, madame... car vous êtes une noble femme...
car vous étiez une épouse fidèle et courageuse... et cependant, vous
avez cédé à la violence!...

--Pour faire constater mon premier mariage et la naissance de ma fille!

--La loi française n'admet point ce moyen tardif... les vraies preuves
de votre mariage et de la naissance d'Aurore, c'est moi qui les ai...

--Vous me les donnerez! s'écria la princesse.

--Oui, madame. Vous avez, disais-je, malgré votre fermeté, malgré les
souvenirs si récents d'un bonheur perdu, cédé à la violence... Eh
bien!... la violence employée contre la mère ne pouvait-elle pas, ne
peut-elle pas être renouvelée vis-à-vis de la fille?... n'avais-je
pas... n'ai-je pas encore le droit de préférer ma protection à toute
autre, moi qui n'ai jamais plié devant la force! moi qui, tout jeune,
avais l'épée pour jouet! moi qui dis à la violence: Sois la bienvenue!
tu es mon élément!

La princesse fut quelques secondes avant de répondre. Elle le regardait
avec un véritable effroi.

--Est-ce que j'ai deviné?... prononça-t-elle enfin à voix basse, est-ce
que vous allez me refuser ma fille?

--Non, madame, je ne vous refuserai point votre fille... j'ai fait
quatre cents lieues et j'ai risqué ma tête rien que pour vous la
ramener... mais j'ai ma tâche tracée... voilà dix-huit ans que je
défends votre fille... sa vie m'appartient dix fois, car je l'ai dix
fois sauvée...

--Monsieur! monsieur! s'écria la pauvre mère; sais-je s'il faut vous
adorer ou vous haïr? mon coeur s'élance vers vous et vous le
repoussez... vous avez sauvé la vie de mon enfant!... vous l'avez
défendue...

--Et je la défendrai encore, madame! interrompit froidement Henri.

--Même contre sa mère? dit la princesse qui se redressa.

--Peut-être, fit Henri, cela dépend!

Un éclair de ressentiment jaillit des yeux de madame de Gonzague.

--Vous jouez avec ma détresse! murmura-t-elle, expliquez-vous, je ne
vous comprends pas.

--Je suis venu pour m'expliquer, madame... et j'ai hâte que
l'explication soit achevée... Veuillez donc me prêter attention... Je ne
sais pas comment vous me jugez: je crois que vous me jugez mal... ainsi
peut-on, dans certains cas, esquiver par la colère les corvées de la
reconnaissance. Avec moi, madame? on n'esquive rien. Ma ligne est tracée
d'avance; je la suis: tant pis pour les obstacles... Il faut compter
avec moi de plus d'une manière. J'ai mes droits de tuteur...

--De tuteur! se récria la princesse.

--Quel autre nom donner à l'homme qui, pour accomplir la prière d'un
mourant, brise sa propre vie et se donne tout entier à autrui?... C'est
trop peu, n'est-ce pas, madame, que ce titre de tuteur! c'est pour cela
que vous avez protesté!... ou bien votre trouble vous aveugle et vous
n'avez pas senti que mon serment accompli avec religion et dix-huit
années de protection incessante m'ont fait une autorité qui est l'égale
de la vôtre.

--Oh!... protesta encore madame de Gonzague, l'égale...

--Qui est supérieure à la vôtre! acheva Lagardère en élevant la voix;
car l'autorité solennellement déléguée par le père mourant suffit pour
compenser votre autorité de mère... et j'ai de plus l'autorité payée au
prix d'un tiers de mon existence... Ceci, madame, ne me donne qu'un
droit: veiller avec plus de soin, avec plus de tendresse, avec plus de
sollicitude sur l'orpheline. Je prétends user de ce droit, vis-à-vis de
sa mère elle-même.

--Avez-vous donc défiance de moi? murmura la princesse.

--Vous avez dit ce matin, madame... j'étais là caché dans la foule, je
l'ai entendu... vous avez dit: «Ma fille n'eût-elle oublié qu'un seul
instant la fierté de sa race, je voilerais mon visage et je dirais:
Nevers est mort tout entier.

--Dois-je craindre...? voulut interrompre la princesse en fronçant le
sourcil.

--Vous ne devez rien craindre, madame! la fille de Nevers est restée
sous ma garde, pure comme les anges du ciel!...

--Eh bien! monsieur, en ce cas...

--Eh bien! madame, si vous ne devez rien craindre, moi, je dois avoir
peur.

La princesse se mordit la lèvre. On pouvait voir qu'elle ne contiendrait
pas longtemps désormais sa colère.

Lagardère reprit:

--J'arrivais confiant, heureux, plein d'espérance... cette parole m'a
glacé le coeur, madame... sans cette parole, votre fille serait déjà
dans vos bras...

Quoi! s'interrompit-il avec une chaleur nouvelle, cette pensée venir la
première de toutes!... avant même d'avoir vu votre fille, votre unique
enfant, l'orgueil parlant déjà en vous plus haut que l'amour!... La
grande dame qui me montre son écusson quand je cherche le coeur de la
mère!... Je vous le dis, j'ai peur!... Parce que je ne suis pas femme,
moi, madame, mais parce que je comprends autrement l'amour des mères...
parce que si l'on me disait: Votre fille est là, votre fille, l'enfant
unique de l'homme que vous avez adoré; elle va mettre son front sur
votre sein, vos larmes de joie vont se confondre... si l'on me disait
cela, madame, il me semble que je n'aurais qu'une pensée, une seule, qui
me rendrait ivre et folle... Embrasser, embrasser mon enfant!

La princesse pleurait, mais son orgueil ne voulait point laisser voir
ses larmes.

--Vous ne me connaissez pas, dit-elle,--et vous me jugez!

--Sur un mot, oui, madame, je vous juge... S'il s'agissait de moi,
j'attendrais... Il s'agit d'elle, je n'ai pas le temps d'attendre...
Dans cette maison où vous n'êtes pas la maîtresse, quel sera le sort de
cet enfant? quelles garanties me donnez-vous contre votre second mari et
contre vous-même?.. Parlez, madame: ce sont des questions que je vous
adresse... quelle vie nouvelle avez-vous préparée?.. quel bonheur autre
en échange du bonheur qu'elle va perdre?.. Elle sera grande, n'est-ce
pas? Elle sera riche? Elle aura plus d'honneurs, si elle a moins de
joie?.. plus d'orgueil et moins de tranquille vertu... Madame, ce n'est
pas cela que nous venons chercher... nous donnerions toutes les
grandeurs du monde, toutes les richesses, tous les honneurs pour une
parole venant de l'âme, et nous attendons encore cette parole... Où
est-il votre amour? Je ne le vois pas... votre fierté frémit, votre
coeur se tait... J'ai peur, entendez-vous! j'ai peur, non plus de M.
de Gonzague, mais de vous... de vous, sa mère!--le danger est là, je le
devine, je le sens... et si je ne sais pas défendre la fille de Nevers
contre ce danger, comme je l'ai défendue contre tous les autres, je n'ai
rien fait, je suis parjure au mort.

Il s'arrêta pour attendre une réponse; la princesse garda le silence.

--Madame, reprit-il en faisant effort pour se calmer,--pardonnez-moi,
mon devoir m'oblige... mon devoir m'ordonne de faire avant tout mes
conditions... Je veux qu'Aurore soit heureuse! Je veux qu'elle soit
libre!.. Et plutôt que de la voir esclave...

--Achevez, monsieur! dit la princesse d'un ton qui laissait percer la
provocation.

Lagardère cessa de marcher.

--Non, madame, répondit-il,--je n'achèverai pas... par respect pour
vous-même... vous m'avez suffisamment compris.

Madame de Gonzague eut un sourire amer et jeta ces mots à Henri
stupéfait:

--Mademoiselle de Nevers est la plus riche héritière de France... quand
on croit tenir cette proie on peut bien se débattre... je vous ai
compris, monsieur, beaucoup mieux que vous ne le pensez!




VIII

--Autre tête-à-tête.--


Ils étaient au bout de la charmille qui rejoignait l'aile de Mansart. La
nuit était fort avancée. Le bruit joyeux des verres qui se choquent
augmentait à chaque instant, mais les illuminations pâlissaient et
l'ivresse même, dont la rauque voix commençait à se faire entendre,
annonçait la fin de la fête.

Du reste, le jardin était de plus en plus désert. Rien ne semblait
devoir troubler l'entrevue de Lagardère et de madame la princesse de
Gonzague.

Rien n'annonçait non plus qu'ils dussent tomber d'accord. La fierté
révoltée d'Aurore de Caylus venait de porter un coup terrible, et dans
ce premier moment, elle s'en applaudissait.

Lagardère avait la tête baissée.

--Si vous m'avez vue froide, monsieur, reprit la princesse avec plus de
hauteur encore,--si vous n'avez point entendu sortir de ma poitrine ce
cri d'allégresse dont vous avez parlé avec tant d'emphase, c'est que
j'avais tout deviné! je savais que la bataille n'était point finie et
qu'il n'était pas temps de chanter encore victoire... Dès que je vous ai
vu, j'ai eu le frisson dans les veines... Vous êtes beau, vous êtes
jeune, vous n'avez point de famille, votre patrimoine ce sont vos
aventures... L'idée vous devait venir de faire ainsi fortune tout d'un
coup...

--Madame, s'écria Lagardère qui mit la main sur son coeur,--celui qui
est là-haut me voit et me venge de vos outrages!

--Osez donc dire, repartit violemment la princesse de Gonzague,--que
vous n'avez pas fait ce rêve insensé!...

Il y eut un long silence. La princesse défiait Henri du regard. Celui-ci
changea par deux fois de couleur.

Puis il reprit d'une voix profonde et grave:

--Je ne suis qu'un pauvre gentilhomme... Suis-je un gentilhomme?... Je
n'ai pas de nom... mon nom me vient des murailles ruinées où j'abritais
mes nuits d'enfant abandonné... hier, j'étais un proscrit... et pourtant
vous avez dit vrai, madame, j'ai fait ce rêve... non point un rêve
insensé... J'ai fait un rêve radieux et divin... ce que je vous avoue
aujourd'hui, madame, était, hier encore, un mystère pour moi... Je
m'ignorais moi-même...

La princesse sourit avec ironie.

--Je vous le jure, madame, continua Lagardère,--sur mon honneur et sur
mon amour!

Il prononça ce dernier mot avec force.

La princesse lui jeta un regard de haine.

--Hier encore, poursuivit-il,--Dieu m'est témoin que je n'avais qu'une
seule pensée: Rendre à la veuve de Nevers le dépôt sacré qui m'était
confié... Je dis la vérité, madame, et peu m'importe d'être cru, car je
suis le maître de la situation et le souverain juge de la destinée de
votre fille... Dans ces jours de fatigue et de lutte, avais-je eu le
loisir d'interroger mon âme?... J'étais heureux de mes seuls efforts, et
mon dévouement avait son prix en lui-même?... Quand je suis parti de
Madrid pour venir vers vous, je n'ai ressenti aucune tristesse... Il me
semblait que la mère d'Aurore devait ouvrir ses bras à ma vue et me
serrer, tout poudreux encore du voyage, sur son coeur ivre de joie!...
Mais le long de la route, à mesure que l'heure de la séparation
approchait, j'ai senti en moi comme une plaie qui s'ouvrait, qui
grandissait et qui s'envenimait... Ma bouche essayait encore de
prononcer ce mot: Ma fille... ma bouche mentait: Aurore n'est plus ma
fille!... je la regardais et j'avais des larmes dans les yeux... Elle me
souriait, madame... hélas! pauvre sainte, à son insu et malgré elle,
autrement qu'on ne sourit à son père!

La princesse agita son éventail et murmura entre ses dents serrées:

--Votre rôle est de me dire qu'elle vous aime!

--Si je ne l'espérais pas, repartit Lagardère avec feu,--je voudrais
mourir à l'instant même!

Madame de Gonzague se laissa choir sur un des bancs qui bordaient la
charmille.

Sa poitrine agitée se soulevait par soubresauts.

En ce moment, ses oreilles se fermaient d'elles-mêmes à la persuasion.
Il n'y avait en elle que courroux et rancune.--Lagardère était le
ravisseur de sa fille!

Lagardère agissait comme ces mendiants d'Espagne qui pleurent des
patenôtres, l'escopette au poing.--Lagardère voulait lui vendre sa
fille!

Sa colère était d'autant plus grande, qu'elle n'osait point l'exprimer.
Ces mendiants à escopette, il faut prendre garde de les blesser, alors
même qu'on leur jette sa bourse!

Ce Lagardère,--cet aventurier,--semblait ne vouloir point faire marché à
prix d'or.

Elle demanda:

--Aurore sait-elle le nom de sa famille?

--Elle se croit une pauvre fille abandonnée et par moi recueillie,
répliqua Henri sans hésiter.

Et comme la princesse relevait involontairement la tête.

--Cela vous donne espoir, madame, s'interrompit-il,--vous respirez plus
à l'aise... quand elle saura quelle distance nous sépare tous les deux.

--Le saura-t-elle seulement?... fit madame de Gonzague avec défiance.

--Elle le saura, madame... Si je la veux libre de son côté, pensez-vous
que ce soit pour l'enchaîner du mien?... Dites-moi, la main sur votre
conscience: Par la mémoire de Nevers, ma fille vivra près de moi, en
toute liberté et sûreté... Dites-moi cela, et je vous la rends!...

La princesse était loin de s'attendre à cette conclusion, et cependant
elle ne fut point désarmée. Elle crut à quelque stratagème nouveau: elle
voulut opposer la ruse à la ruse.

Sa fille était au pouvoir de cet homme. Ce qu'il fallait, c'était ravoir
sa fille.

--J'attends, dit Lagardère voyant qu'elle hésitait.

La princesse lui tendit la main tout à coup. Il fit un geste de
surprise.

--Prenez, dit-elle, et pardonnez à une pauvre femme qui n'a jamais vu
autour d'elle que des ennemis et des pervers. Si je me suis trompée,
monsieur de Lagardère, je vous ferai réparation à deux genoux...

--Madame...

--Je l'avoue, je vous dois beaucoup... Ce n'était pas ainsi que nous
devions nous revoir, monsieur de Lagardère... Peut-être avez-vous eu
tort de me parler comme vous l'avez fait... Peut-être, de mon côté,
ai-je montré trop d'orgueil... Je sais que j'ai de l'orgueil... J'aurais
dû vous dire tout de suite que les paroles prononcées par moi devant le
conseil de famille étaient à l'adresse de M. de Gonzague et provoquées
par l'esprit même de cette jeune fille qu'on me donnait pour
mademoiselle de Nevers. Je me suis irritée trop vite... Mais la
souffrance aigrit, vous le savez bien... Et moi, j'ai tant souffert!...

Lagardère se tenait debout et incliné devant elle, dans une respectueuse
attitude.

--Et puis, poursuivit-elle avec un mélancolique sourire,--car toute
femme est comédienne supérieurement,--je suis jalouse de vous, ne le
devinez-vous point?... Cela porte à la colère... Je suis jalouse de vous
qui m'avez tout pris: sa tendresse, ses petits cris d'enfant, ses
premières larmes et son premier sourire... Oh! oui, je suis jalouse!...
Dix-huit ans de sa chère vie que j'ai perdus!... et vous me disputez ce
qui me reste... Voulez-vous me pardonner?

--Je suis heureux... bien heureux de vous entendre parler ainsi, madame!

--M'avez-vous donc cru un coeur de marbre?... Que je la voie
seulement!... Je suis votre obligée, monsieur de Lagardère... Je suis
votre amie... je m'engage à ne jamais l'oublier...

--Je ne suis rien, madame... Il ne s'agit pas de moi...

--Ma fille! s'écria la princesse en se levant; rendez-moi ma fille... Je
promets tout, sur mon honneur et sur le nom de Nevers.

Une nuance de tristesse plus sombre couvrit le front de Lagardère.

--Vous avez promis, madame, dit-il; votre fille est à vous... Je ne vous
demande désormais que le temps de l'avertir et de la préparer... C'est
une âme tendre qu'une émotion trop forte pourrait briser...

--Vous faut-il longtemps pour préparer ma fille?

--Je vous demande une heure.

--Elle est donc bien près d'ici?

--Elle est en lieu sûr, madame.

--Et ne puis-je du moins savoir...?

--Ma retraite? A quoi bon? Dans une heure, ce ne sera plus celle
d'Aurore de Nevers.

--Faites donc à votre volonté, dit la princesse. Au revoir, monsieur de
Lagardère... Nous nous séparons amis?

--Je n'ai jamais cessé d'être le vôtre, madame.

--Moi, je sens que je vous aimerai... Au revoir... et... espérez!

Lagardère se précipita sur sa main qu'il baisa avec effusion.

--Je suis à vous, madame, dit-il, corps et âme, à vous!

--Où vous retrouverai-je? demanda-t-elle.

--Au rond-point de Diane, dans une heure.

Elle s'éloigna.

Dès qu'elle eut franchi la charmille, son sourire tomba; elle se mit à
courir au travers du jardin.

--J'aurai ma fille, s'écria-t elle, folle qu'elle était; je l'aurai!...
Jamais, jamais, elle ne reverra cet homme!

Elle se dirigea vers le pavillon du régent.

Lagardère aussi était fou, fou de joie, de reconnaissance et de
tendresse.

--Espérez!... se disait-il; j'ai bien entendu... Elle a dit: espérez...
Oh! comme je me trompais sur cette femme!... sur cette sainte!... Elle a
dit: espérez... Est-ce que je lui demandais tant que cela... moi qui lui
marchandais son bonheur... moi qui me défiais d'elle... moi qui croyais
qu'elle n'aimait pas assez sa fille... Oh! comme je vais l'aimer!... et
quelle joie, quand je vais mettre sa fille dans ses bras!

Il redescendit la charmille pour gagner la pièce d'eau qui n'avait plus
d'illuminations, et autour de laquelle la solitude régnait.

Malgré sa fièvre d'allégresse, il ne négligea point de prendre ses
précautions pour n'être point suivi. Deux ou trois fois, il s'engagea
dans des allées détournées; puis, revenant sur ses pas en courant, il
gagna tout d'un trait la loge de maître le Bréant.

Avant d'entrer, il s'arrêta et jeta à la ronde son regard perçant.

Personne ne l'avait suivi. Tous les massifs voisins étaient déserts.

Il crut entendre seulement un bruit de pas vers la tente indienne, qui
était tout près de là.

Les pas s'éloignaient rapidement. Le moment était propice. Lagardère
introduisit la clef dans la serrure de la loge, ouvrit la porte et
entra.

Il ne vit point d'abord mademoiselle de Nevers. Il l'appela et n'eut pas
de réponse.

Mais bientôt, à la lueur d'une girandole voisine qui éclairait
l'intérieur de la loge, il aperçut Aurore, penchée à une fenêtre, et qui
semblait écouter.

Il l'appela.

Aurore quitta aussitôt la fenêtre et s'élança vers lui.

--Quelle est donc cette femme? s'écria-t-elle.

--Quelle femme? demanda Lagardère étonné.

--Celle qui était tout à l'heure avec vous?

--Comment savez-vous cela, Aurore?

--Cette femme est votre ennemie, Henri, n'est-ce pas? votre ennemie
mortelle?

Lagardère se prit à sourire.

--Pourquoi pensez-vous qu'elle soit mon ennemie, Aurore? demanda-t-il.

--Vous souriez, Henri? Je me suis trompée, tant mieux!... Laissons cela,
et dites-moi bien vite pourquoi je suis restée prisonnière au milieu de
cette fête? Aviez-vous honte de moi? n'étais-je pas assez belle?

La coquette entr'ouvrait son domino dont le capuchon retombait déjà sur
ses épaules, montrant à découvert son délicieux visage.

--Pas assez belle! s'écria Lagardère; vous, Aurore!

C'était de l'admiration; mais, il faut bien l'avouer, c'était une
admiration un peu distraite.

--Comme vous dites cela! murmura la jeune fille tristement. Henri, vous
me cachez quelque chose... Vous paraissez affligé... préoccupé... Hier,
vous m'aviez promis que ce serait mon dernier jour d'ignorance... Je ne
sais rien pourtant de plus qu'hier.

Lagardère la regardait en face et semblait rêver.

--Mais je ne me plains pas, reprit-elle en souriant; vous voilà!... je
ne me souviens plus d'avoir si longtemps attendu... Je suis heureuse...
Vous allez enfin me montrer le bal...

--Le bal est achevé, dit Lagardère.

--C'est vrai... On n'entend plus ces joyeux accords qui venaient
jusqu'ici railler la pauvre recluse... Voilà du temps déjà que je n'ai
vu passer personne dans les sentiers voisins... excepté cette femme...

--Aurore, interrompit Lagardère avec gravité, je vous prie de me dire
pourquoi vous avez pensé que cette femme était mon ennemie.

--Voilà que vous m'effrayez! s'écria la jeune fille; est-ce que ce
serait vrai?

--Répondez, Aurore... Était-elle seule quand elle a passé près d'ici?

--Non... Elle était avec un gentilhomme en riche et brillant costume...
Il portait un cordon bleu passé en sautoir...

--Elle n'a point prononcé son nom?

--Elle a prononcé le vôtre... C'est pour cela que l'idée m'est venue de
vous demander si elle ne vous quittait point, par hasard.

--Avez-vous entendu ce qu'elle disait?

--Quelques paroles seulement... Elle était en colère et comme folle...
Monseigneur, disait-elle...

--Monseigneur! répéta Lagardère.

--Si Votre Altesse Royale ne vient pas à mon secours...

--Mais c'était le régent! fit Lagardère qui tressaillit.

Aurore frappa ses belles petites mains l'une contre l'autre avec une
joie d'enfant.

--Le régent! s'écria-t-elle; j'ai vu le régent!

--Si Votre Altesse Royale ne vient pas à mon secours, reprit Lagardère;
après?...

--Après, je n'ai plus rien entendu.

--Est-ce après qu'elle a prononcé mon nom?

--C'est avant... J'étais à la fenêtre... J'ai cru entendre... Mais c'est
que je crois reconnaître partout votre nom, Henri... Elle était bien
loin encore... En se rapprochant, elle disait: La force! il n'y a que la
force pour réduire cette indomptable volonté!

--Ah! fit Lagardère qui laissa tomber ses bras le long de son corps,
elle a dit cela?

--Oui, elle a dit cela.

--Tu l'as entendu?

--Oui! Mais comme vous êtes pâle, Henri; comme votre regard brûle!

Henri était pâle, en effet, et son regard brûlait.

On lui aurait mis la pointe d'un poignard dans le coeur qu'il n'aurait
pas souffert davantage.

Le rouge lui vint au front tout à coup.

--La violence! fit-il en contenant sa voix qui voulait éclater; la
violence après la ruse! égoïsme profond! perversité du coeur!...
Rendre le bien pour le mal, cela est d'un saint ou d'un ange! Mal pour
mal, bien pour bien, voilà l'équité humaine... Mais rendre le mal pour
le bien, par le nom du Christ! cela est odieux et infâme... Cette
pensée-là ne peut venir que de l'enfer... Elle me trompait... Je
comprends tout... On va essayer de m'accabler sous le nombre... On va
nous séparer...

--Nous séparer! répéta Aurore, bondissant sur place à ce mot comme un
jeune lévrier; qui?... cette femme!

L'expression de ses traits était en ce moment si étrange, que la jeune
fille recula épouvantée.

--Au nom du ciel! s'écria-t-elle, qu'y a-t-il?

Elle revint vers Henri qui avait mis sa tête entre ses mains, et elle
voulut lui jeter les bras autour du cou.

Il la repoussa avec une sorte d'effroi.

--Laissez-moi! laissez-moi! dit-il; cela est horrible!... Il y a une
malédiction autour de nous, une malédiction sur nous.

Les larmes vinrent aux yeux d'Aurore.

--Vous ne m'aimez plus, Henri, balbutia-t-elle.

Il la regarda encore. Il avait l'air d'un fou.

Il se tordit les bras et un éclat de rire douloureux souleva sa
poitrine.

--Ah! fit-il, chancelant comme un homme ivre, car son intelligence et sa
force fléchissaient à la fois,--je ne sais pas... sur l'honneur, je ne
sais plus!... Qu'y a-t-il dans mon coeur?... La nuit... le vide!...
Mon amour... mon devoir... lequel des deux, conscience!

Il se laissa choir sur un siége, murmurant de ce ton plaintif des
innocents, privés de raison:

--Conscience! conscience! lequel des deux?... mon devoir... mon
amour?... ma mort ou ma vie?... Elle a des droits, cette femme!... Et
moi!... moi, n'en ai je pas aussi!

Aurore n'entendait point ces paroles qui tombaient, inarticulées, de la
bouche de son ami.

Mais elle voyait sa détresse, et son coeur se brisait.

--Henri! Henri!... dit-elle en s'agenouillant devant lui.

--Ils ne s'achètent pas, ces droits sacrés! reprenait Lagardère en qui
l'affaissement succédait à la fièvre; ils ne s'achètent pas... même au
prix de la vie!... J'ai donné ma vie: c'est vrai!... Que me doit-on pour
cela? Rien!

--Au nom de Dieu! Henri! mon Henri! calmez-vous!... expliquez-vous.

--Rien!... et l'ai-je fait pour qu'on me doive quelque chose?... Et si
je l'ai fait pour qu'on me doive quelque chose, que vaut mon
dévouement?... Folie! folie!...

Aurore lui tenait les deux mains.

--Folie! reprit-il avec révolte; j'ai bâti sur le sable... un souffle de
vent a renversé le frêle édifice de mon espoir... mon rêve n'est plus!

Il ne sentait point la douce pression des doigts d'Aurore, il ne sentait
point ses larmes brûlantes qui roulaient sur sa main.

--Je suis venu ici, fit-il en s'essuyant le front, pourquoi?... avait-on
besoin de moi ici?... Que suis-je?... Cette femme n'a-t-elle pas eu
raison?... J'ai parlé haut... j'ai parlé comme un insensé... Qui me dit
que vous seriez heureuse? s'interrompit-il en relevant sur Aurore son
regard égaré. Vous pleurez...

--Je pleure de vous voir ainsi, Henri, balbutia la pauvre enfant.

--Plus tard, si je vous voyais pleurer, je mourrais...

--Pourquoi me verriez-vous pleurer?

--Le sais-je? Aurore, Aurore! Sait-on jamais le coeur des femmes?...
sais-je seulement, moi, si vous m'aimez...

--Si je vous aime!... s'écria la jeune fille avec une ardente
expansion.

Henri la contemplait avidement.

--Vous me demandez si je vous aime! répéta Aurore, vous, Henri!...

Lagardère lui mit la main sur la bouche.--Elle la baisa.--Il la retira
comme si la flamme l'eût touchée.

--Pardonnez moi, reprit-il; je suis bouleversé... Et pourtant, il faut
bien que je sache... Vous ne vous connaissez pas vous-même, Aurore... Il
faut que je sache!... Ecoutez bien!... réfléchissez bien... nous tenons
ici le bonheur ou le malheur de toute notre vie... Répondez, je vous en
supplie, avec votre conscience, avec votre coeur.

--Je vous répondrai comme à mon père! dit Aurore.

Il devint livide et ferma les yeux.

--Pas ce nom-là!... balbutia-t-il d'une voix si faible, qu'Aurore aurait
eu peine à l'entendre,--jamais ce nom-là!... Mon Dieu! reprit-il après
un silence et en relevant ses yeux humides, c'est le seul que je lui aie
appris!... Qui voit-elle en moi, sinon son père?...

--Oh!... Henri!... voulut dire Aurore, que sa rougeur subite faisait
plus charmante.

--Quand j'étais enfant, pensa tout haut Lagardère, les hommes de trente
ans me semblaient des vieillards!...

Sa voix était tremblante et douce lorsqu'il poursuivit:

--Quel âge croyez-vous que j'aie, Aurore?

--Que m'importe votre âge, Henri!

--Je veux connaître votre pensée... quel âge?

Il était en vérité comme un coupable qui attend son arrêt.

L'amour, cette terrible et puissante passion, a d'étranges enfantillages.

Aurore baissa les yeux, son sein battit.

Pour la première fois, Lagardère vit sa pudeur éveillée et la porte du
ciel sembla s'ouvrir pour lui.

--Je ne sais pas votre âge, Henri, dit-elle, mais ce nom que je vous
donnais tout à l'heure... ce nom de père... ai-je pu jamais le prononcer
sans sourire?

--Pourquoi non, ma fille?... je pourrais être votre père...

--Moi, je ne pourrais pas être votre fille, Henri!

L'ambroisie qui enivrait les dieux immortels, était vinaigre et fiel
auprès des enchantements de cette voix.

Et pourtant Lagardère reprit, voulant boire son bonheur jusqu'à la
dernière goutte:

--J'étais plus âgé que vous ne l'êtes maintenant quand vous vîntes au
monde, Aurore... j'étais un homme déjà.

--C'est vrai, répondit-elle, puisque vous avez pu tenir mon berceau
d'une main et votre épée de l'autre...

--Aurore, mon enfant bien-aimée!... ne me regardez pas au travers de
votre reconnaissance... voyez moi tel que je suis...

Elle appuya ses deux belles mains tremblantes sur ses épaules et se prit
à le contempler longuement.

--Je ne sais rien au monde, prononça-t-elle ensuite,--le sourire aux
lèvres et les paupières demi-voilées,--rien de meilleur, rien de plus
noble, rien de si beau que vous!




IX

--Où finit la fête.--


C'était vrai, surtout en ce moment où le bonheur mettait au front de
Lagardère sa rayonnante couronne. Lagardère était jeune comme Aurore
elle-même, beau comme elle était belle.

Et si vous l'aviez vue, la vierge amoureuse, cachant l'ardeur pudique de
son regard derrière la frange soyeuse de ses longs cils baissés, le sein
palpitant, le sourire ému aux lèvres! si vous l'aviez vue! L'amour
chaste et grand, la sainte tendresse qui doit mettre deux existences en
une seule, marier étroitement deux âmes, l'amour, ce cantique sublime
que Dieu, dans sa bonté, laisse entendre à la terre, l'enivrante manne
qu'apporte la rosée du ciel; l'amour sait embellir la laideur elle-même,
l'amour met à la beauté une auréole divine!

Lagardère pressa contre son coeur sa fiancée frémissante.

Il y eut un long silence; leurs lèvres ne se touchaient point.

--Merci! merci! murmura-t-il.

Leurs yeux se parlaient.

--Dis-moi, reprit Lagardère, dis-moi, Aurore... avec moi... as-tu
toujours été heureuse?

--Oui..., bien heureuse, répondit la jeune fille...

--Et pourtant, Aurore,... aujourd'hui, tu as pleuré!

--Vous savez cela, Henri?

--Je sais tout ce qui te regarde... Pourquoi pleurais-tu?

--Pourquoi pleurent les jeunes filles? dit Aurore voulant éluder la
question.

--Tu n'es pas comme les autres, toi... Quand tu pleures... Je t'en prie,
pourquoi pleurais-tu?

--De votre absence, Henri... Je vous vois bien rarement... Et aussi de
cette pensée...

Elle hésita; son regard se détourna.

--Quelle pensée? demanda Lagardère.

--Je suis une folle, Henri, balbutia la jeune fille toute confuse. La
pensée qu'il y a des femmes bien belles dans ce Paris... que toutes les
femmes doivent avoir envie de vous plaire... et que peut-être...

--Peut-être...? répéta Lagardère, acharné à sa coupe de nectar.

--Que peut-être vous aimez une autre que moi.

Elle cacha son front rougissant dans le sein de Lagardère.

--Dieu me donnerait-il donc cette félicité! murmura celui-ci en extase;
faut-il croire?

--Il faut croire que je t'aime! dit Aurore étouffant sur la poitrine de
son amant le son de sa propre voix qui l'effrayait.

--Tu m'aimes!... toi!... Aurore!... sens-tu mon coeur battre?... Oh!
s'il était vrai?... Mais le sais-tu bien toi-même, Aurore, fille
chérie?... connais-tu ton coeur?

--Il parle... je l'écoute...

--Hier, tu étais un enfant.

--Aujourd'hui, je suis une femme... Henri, Henri, je t'aime!

Lagardère appuya ses deux mains contre sa poitrine.

--Et toi? reprit Aurore.

Il ne put que balbutier, la voix tremblante, les paupières humides:

--Oh! je suis heureux!... je suis heureux!

Puis un nuage vint encore à son front. Voyant ce nuage, la mutine frappa
du pied et dit:

--Qu'est-ce encore?

--Si jamais tu avais des regrets..., prononça tout bas Henri, qui baisa
ses cheveux.

--Quels regrets puis-je avoir si tu restes près de moi?

--Écoute... j'ai voulu soulever pour toi, cette nuit, un coin du rideau
qui te cachait les splendeurs du monde... Tu as entrevu la cour, le
luxe, la lumière... Tu as entendu les voix de la fête... Que penses-tu
de la cour...?

--La cour est belle, répondit Aurore; mais je n'ai pas tout vu, n'est-ce
pas?

--Te sens-tu faite pour cette vie?... Ton regard brille... Tu aimerais
le monde!

--Avec toi, oui.

--Et sans moi?

--Rien sans toi.

Lagardère pressa ses mains réunies contre ses lèvres.

--As-tu vu, reprit-il encore pourtant, ces femmes qui passaient
souriantes?...

--Elles semblaient heureuses, interrompit Aurore, et bien belles!

--Elles sont heureuses, en effet, ces femmes... Elles ont des châteaux
et des hôtels...

--Quand tu es dans notre maison, Henri, je l'aime mieux qu'un palais...

--Elles ont des amis...

--Ne t'ai-je pas?

--Elles ont une famille.

--Ma famille, c'est toi!

Aurore faisait toutes ces réponses sans hésiter, avec son franc sourire
aux lèvres. C'était son coeur qui parlait.

Mais Lagardère voulait l'épreuve complète. Il fit appel à tout son
courage et reprit après un silence:

--Elles ont... une mère!

Aurore pâlit. Elle n'avait plus de sourire. Une larme perla entre ses
paupières demi-closes. Lagardère lâcha ses mains, qui se joignirent sur
sa poitrine.

--Une mère! répéta-t-elle les yeux au ciel. Je suis souvent en compagnie
de ma mère... Après vous, Henri, c'est à ma mère que je pense le plus
souvent...

Ses beaux yeux semblaient prier ardemment.

--Si je l'avais, ma mère, ici, avec vous, Henri, poursuivit-elle; si je
l'entendais vous appeler: Mon fils... Oh! que seraient de plus les joies
du paradis!... Mais, se reprit-elle après une courte pause, s'il me
fallait choisir entre ma mère et vous...

Son sein agité tressaillait. Son charmant visage exprimait une
mélancolie profonde. Lagardère attendait, anxieux, haletant.

--C'est mal, peut-être, ce que je vais dire, prononça-t-elle avec
effort; je le dis parce que je le pense... S'il me fallait choisir entre
ma mère et vous...

Elle n'acheva pas, mais elle tomba brisée entre les bras d'Henri et
s'écria la voix pleine de sanglots:

--Je t'aime! oh! je t'aime! je t'aime!

Lagardère se redressa. D'une main, il la soutenait faible contre sa
poitrine, de l'autre, il semblait prendre le ciel à témoin.

--Dieu qui nous voit, s'écria-t-il avec exaltation, Dieu qui nous
entends et qui nous juges, tu me la donnes: je la prends et je jure
qu'elle sera heureuse!

Aurore ouvrit les yeux et montra ses dents blanches en un pâle sourire.

--Merci! merci! poursuivit Lagardère en haussant son front jusqu'à ses
lèvres; tiens! regarde le bonheur que tu fais! je ris, je pleure... je
suis ivre et fou!... Oh! te voilà donc à moi, Aurore, toute à moi! Mais
que disais-je tout à l'heure? s'interrompit-il; ne crois pas ce que j'ai
dit, Aurore... je suis jeune... oh! j'ai menti! je sens déborder en moi
la jeunesse, la force, la vie... Allons-nous être heureux! heureux
longtemps!... Cela est certain, adorée, ceux de mon âge sont plus vieux
que moi... sais-tu pourquoi? je vais te le dire. Les autres font ce que
je faisais avant d'avoir rencontré ton berceau sur mon chemin... Les
autres aiment, les autres boivent, les autres jouent... que sais-je?...
les autres, quand ils sont riches comme je l'étais, riches de vigueur et
d'ardeur, riches de désirs, riches de téméraire courage, les autres s'en
vont prodiguant follement le trésor de leur jeunesse... Tu es venue,
Aurore: je me suis fait avare aussitôt... Un instinct providentiel m'a
dit d'arrêter court ces largesses de sang, d'amour et de coeur... j'ai
thésaurisé pour te garder tout... j'ai renfermé la fougue de mes belles
années dans un coffre-fort... je n'ai plus rien aimé, rien désiré... ma
passion, sommeillante comme la Belle au bois dormant, s'éveille, naïve
et robuste comme si mon coeur n'avait que vingt ans... Tu m'écoutes,
tu souris, tu me crois fou... je suis fou d'allégresse, c'est vrai, mais
je parle sagement... Qu'ai-je fait durant toutes ces années?... Je les
ai passées toutes, toutes à te regarder grandir et fleurir... je les ai
passées à guetter l'éveil de ton âme... je les ai passées à chercher ma
joie dans ton sourire... Par le nom de Dieu! tu avais raison: j'ai l'âge
d'être heureux, l'âge de t'aimer!... tu es à moi!... nous serons tout
l'un pour l'autre... tu as encore raison: hors de nous deux, rien en ce
monde... nous irons en quelque retraite ignorée, loin d'ici.. bien
loin!... notre vie, je vais te la dire: l'amour à pleine coupe...
l'amour, toujours l'amour! Mais parle donc, Aurore, parle donc!

Elle écoutait avec ravissement.

--L'amour, répéta-t-elle comme en un songe heureux! toujours l'amour!...

--Apapur! disait Cocardasse qui tenait par les pieds M. le baron de
Barbanchois; voici un ancien qui pèse son poids, ma caillou!

Passepoil tenait la tête du même baron de Barbanchois, homme mécontent,
que les orgies de la régence dégoûtaient profondément, mais qui était
ivre, pour le présent comme trois ou quatre czars faisant leur tour de
France.

Cocardasse et Passepoil avaient été chargés par M. le baron de la
Hunaudaye, moyennant petite finance, de reporter en son logis M. le
baron de Barbanchois.

Ils traversaient le jardin désert et assombri.

--Eh donc! fit le Gascon à une centaine de pas de la tente où l'on avait
soupé, si nous nous reposions, mon bon?

--J'obtempère, répondit Passepoil, le vieux est lourd et le payement
léger.

Ils déposèrent sur le gazon M. le baron de Barbanchois, qui, à moitié
réveillé par la fraîcheur de la nuit, se prit à répéter son refrain
favori:

--Où allons-nous?... où allons-nous?...

--Pécaïre! lui répondit Cocardasse, je n'en sais rien, où le diable
m'emporte!

--Est-il curieux, ce vieil ivrogne! ajouta Passepoil.

Ils s'assirent tous les deux sur un banc. Passepoil tira sa pipe de sa
poche et se mit à la bourrer tranquillement.

--Si c'est notre dernier souper, dit-il, il était bon.

--Il était bon, repartit Cocardasse en battant le briquet. Capédébiou!
j'ai mangé une volaille et demie...

--Oh! fit Passepoil, c'est la petite qui était devant moi... avec ses
cheveux blonds poudrés et son pied qui aurait tenu dans le creux de ma
main.

--Fameuse! s'écria Cocardasse; sandieou! et les fonds d'artichauts qui
étaient autour!

--Et sa taille!... à prendre avec dix doigts... l'as-tu remarquée...?

--J'aime mieux la mienne! dit gravement Cocardasse.

--Par exemple! se récria Passepoil; rousse et louche, la tienne!

Il parlait de la voisine de Cocardasse.

Celui-ci le saisit par la nuque et le fit lever.

--Ma caillou, dit-il, je ne souffrirai pas que tu insultes mon souper;
où as-tu les plumes et les yeux de ma poularde et demie?... Fais des
excuses, capédébiou! sinon je te fends sans pitié.

Ils avaient bu tous deux pour se consoler de leurs peines et ne valaient
guère mieux que cet austère baron de Barbanchois.

Passepoil, las de la tyrannie de son noble ami, ne voulut pas faire
d'excuses.

On dégaina, on se donna d'énormes horions en pure perte, puis on se prit
aux cheveux et l'on finit par tomber sur le corps de M. le baron de
Barbanchois, qui s'éveilla de nouveau pour chanter.

--Où allons-nous, bon Dieu! où allons-nous?

--Eh donc! j'avais oublié le vieux pécaïre! dit Cocardasse.

--Emportons-le, ajouta Passepoil.

Mais, avant de reprendre leur fardeau, ils s'embrassèrent avec effusion,
en versant des larmes abondantes.

Ce serait ne point les connaître que de penser qu'ils avaient oublié
d'emplir leurs gourdes au buffet. Ils avalèrent chacun une bonne rasade,
remirent leurs brettes au fourreau et rechargèrent M. le baron de
Barbanchois.

Celui-ci rêvait qu'il assistait à la fête de Vaux-le-Vicomte, donnée par
M. le surintendant Fouquet au jeune roi Louis XIV, et qu'il glissait
sous la table après souper.

Autres temps! autres moeurs! dit le proverbe menteur.

--Et tu ne l'as pas revue? demanda Cocardasse.

--Qui ça?... celle qui était devant moi?...

--Eh! non! la petite au domino rose?

--Pas l'ombre!... j'ai fureté dans toutes les tentes...

--Apapur! moi, je suis entré jusque dans le palais... et je te promets
qu'on me regardait, ma caillou!... Il y avait des dominos roses en
veux-tu en voilà... Mais ce n'était pas le nôtre... J'ai voulu parler à
l'un d'eux qui m'a donné une croquignole sur le bout du nez en
m'appelant défunt croquemitaine!... «Pécaïre! ai-je répondu, mon
illustre ami, le régent, reçoit ici une société un peu bien mêlée!»

--Et lui, demanda Passepoil, l'as-tu rencontré?

Cocardasse baissa le ton.

--Non, répondit-il, mais j'ai entendu parler de lui... Le régent n'a pas
soupé... Il est resté enfermé plus d'une heure avec le Gonzague... Toute
la séquelle que nous avons vue à l'hôtel ce matin piaule et menace...
Sandieou! s'ils ont seulement la moitié autant de courage que de ramage,
notre pauvre petit Parisien n'a qu'à se bien tenir!

--J'ai bien peur! soupira frère Passepoil, qu'ils ne nous débarrassent
de lui.

Cocardasse, qui était en avant, s'arrêta, ce qui arracha une plainte à
M. le baron de Barbanchois.

--Mon bon, fit-il, sois sûr que lou couquin se tirera de là!... Il en a
vu bien d'autres!...

--Tant va la cruche à l'eau..., murmura Passepoil.

Il n'acheva pas son proverbe. Un bruit de pas se faisait du côté de la
pièce d'eau.

Nos deux braves se jetèrent dans un fourré, par pure habitude. Leur
premier mouvement était toujours de se cacher.

Les pas approchaient. C'était une troupe d'hommes armés, en tête de
laquelle marchait ce grand spadassin de Bonnivet, écuyer de madame de
Berry.

A mesure que cette patrouille passait dans une allée, les lumières
s'éteignaient.

Cocardasse et Passepoil entendirent bientôt ce qui se disait dans la
troupe.

--Il est dans le jardin! affirmait un sergent aux gardes; j'ai interrogé
tous les piquets et les grand'gardes des portes... son costume était
facile à reconnaître. On ne l'a point vu.

--Vingt dieux! répliqua un soldat, celui-là n'aura pas volé son
affaire!... Je l'ai vu secouer M. le prince de Gonzague comme un pommier
dont on veut les pommes.

--Ce bon garçon doit être un pays! murmura Passepoil attendri par cette
métaphore normande.

--Attention! enfants! ordonna Bonnivet, vous savez que c'est un
dangereux jouteur...

Ils s'éloignèrent; une autre patrouille cheminait du côté du palais,
une autre vers la charmille qui bordait les maisons de la rue
Neuve-des-Petits-Champs. Partout, les lumières s'éteignaient sur leur
passage.

On eût dit que, dans cette frivole demeure du plaisir, quelque sinistre
exécution se préparait.

--Ma caillou, dit Cocardasse, c'est à lui qu'ils en veulent.

--Ça me paraît clair, répondit Passepoil.

--J'avais entendu dire déjà au palais que lou couquin avait rudement
malmené M. de Gonzague... C'est lui qu'ils cherchent...

--Et, pour le trouver, ils éteignent les lumières?...

--Non, pas pour le trouver... pour avoir raison de lui.

--Ma foi, dit Passepoil, ils sont quarante ou cinquante contre lui...
S'ils le manquent, cette fois...

--Mon bon, interrompit le Gascon, ils le manqueront!... Lou petit
couquin a le diable dans le corps... Si tu m'en crois, nous allons le
chercher, nous aussi, et lui faire cadeau de nos personnes...

Passepoil était prudent. Il ne put retenir une grimace et dit:

--Ce n'est pas le moment.

--Apapur! veux-tu discuter contre moi? s'écria le bouillant Cocardasse;
c'est le moment ou jamais!... Eh donc! s'il n'avait pas besoin de nous,
il nous recevrait avec la botte de Nevers!... Nous sommes en faute.

--C'est vrai, dit Passepoil, nous sommes en faute... Mais du diable si
ce n'est pas une mauvaise affaire!

Il résulta de là que M. le baron de Barbanchois ne coucha point dans son
lit. Ce gentilhomme fut déposé proprement par terre et continua son
somme. L'histoire ne dit point si cette nuit passée à la belle étoile le
guérit de ses rhumatismes.

Cocardasse et Passepoil se mirent en quête.

La nuit était noire. Il ne restait plus guère de lampions allumés dans
le jardin, sauf aux abords de la tente indienne.

On vit s'éclairer les fenêtres au premier étage du pavillon du régent.

Une croisée s'ouvrit; le régent lui-même parut au balcon et dit à ses
serviteurs invisibles:

--Messieurs, sur vos têtes, qu'on le prenne vivant!

--Merci Dieu! grommela Bonnivet, dont l'escouade était au rond-point de
Diane, si le gueux a entendu cela, il va nous tailler des croupières!

Nous sommes bien forcé d'avouer que les patrouilles n'allaient point à
ce jeu de bon coeur. M. de Lagardère avait une si terrible réputation
de diable à quatre, que volontiers chaque soldat eût fait son testament.

Bonnivet, le bretteur, eût mieux aimé se battre avec deux douzaines de
cadets de province, des grives,--comme on les appelait alors dans les
tripots et sur le terrain, partout où on les dévorait,--que d'affronter
pareille besogne.

Lagardère et Aurore venaient de prendre la résolution de fuir.

Lagardère ne se doutait point de ce qui se passait dans le jardin. Il
espérait pouvoir passer, avec sa compagne, par la porte dont maître le
Bréant était le gardien.

Il avait remis son domino noir, et le visage d'Aurore se cachait de
nouveau sous un masque.

Il quittèrent la loge. Deux hommes étaient agenouillés sur le seuil en
dehors.

--Nous avons fait ce que nous avons pu, monsieur le chevalier, dirent
ensemble Cocardasse et Passepoil, qui avaient achevé de vider leurs
gourdes pour se donner du coeur; pardonnez-nous.

--Eh donc! ajouta Cocardasse, c'était un feu follet que ce domino rose!

--Doux Jésus! s'écria frère Passepoil, le voici. Cocardasse se frotta
les yeux.

--Debout! ordonna Lagardère.

Puis, apercevant tout à coup les mousquets des gardes françaises au bout
de l'allée:

--Que veut dire ceci? ajouta-t-il.

--Cela veut dire que vous êtes bloqué, mon pauvre enfant! répondit
Passepoil.

C'était au fond de sa gourde qu'il avait puisé cette liberté de langage.

Lagardère ne demanda même pas d'explication. Il avait tout deviné.

La fête était finie, voilà ce qui faisait son effroi. Les heures avaient
passé pour lui comme des minutes; il n'avait point mesuré le temps; il
s'était attardé.

La tumulte seul de la fête aurait pu favoriser sa fuite.

--Êtes-vous avec moi solidement et franchement? demanda-t-il.

--A la vie, à la mort! répondirent les deux braves la main sur le
coeur.

Et ils ne mentaient point. La vue de ce diable de petit Parisien venait
en aide au fond de la gourde et achevait de les enivrer.

Aurore tremblait pour Lagardère et ne songeait point à elle-même.

--A-t-on relevé les gardes des postes? interrogea Henri.

--On les a renforcées, répondit Cocardasse; il faut jouer serré,
sandieou!

Lagardère se prit à réfléchir, puis il reprit tout à coup:

--Connaissez-vous, par hasard, maître le Bréant, concierge de la cour
aux Ris?

--Comme notre poche, répondirent à la fois Cocardasse et Passepoil.

--Alors, il ne vous ouvrira point sa porte! dit Lagardère avec un geste
de dépit.

Nos deux braves approuvèrent du bonnet cette conclusion éminemment
logique.

Ceux-là seulement qui ne les connaissaient pas pouvaient leur ouvrir la
porte.

Un bruit vague se faisait cependant derrière le feuillage aux alentours;
on eût dit que des pas s'approchaient de tous côtés avec précaution;
Lagardère et ses compagnons ne pouvaient rien voir. L'endroit où ils
étaient avait plus de lumière que les allées voisines. Quant aux
massifs, c'était partout désormais ténèbres profondes.

--Écoutez, dit Lagardère, il faut risquer le tout pour le tout. Ne vous
occupez point de moi. Je sais comment me tirer d'affaire... J'ai là un
déguisement qui pourra tromper les yeux de mes ennemis... Emmenez cette
jeune fille: vous entrerez avec elle sous le vestibule du régent, vous
tournerez à gauche... La porte de M. le Bréant est au bout du premier
corridor... Vous passerez masqués et vous direz: «De la part de celui
qui est dans votre loge...» Il vous ouvrira la porte de la rue et vous
irez m'attendre derrière l'oratoire du Louvre.

--Entendu! fit Cocardasse.

--Un mot encore... Êtes-vous hommes à vous faire tuer plutôt que de
livrer cette jeune fille?

--Apapur! Nous casserons tout ce qui nous barrera le passage! promit le
Gascon.

--Gare aux mouches! ajouta Passepoil avec une fierté qu'on ne lui
connaissait point.

Et tous deux en même temps:

--Cette fois-ci, vous serez content de nous!

Lagardère baisa la main d'Aurore et lui dit:

--Courage! c'est ici notre dernière épreuve.

Elle partit, escortée par nos deux braves. Il fallait traverser le
rond-point de Diane.

--Ohé! fit un soldat, en voici une qui a été du temps avant de trouver
sa route!

--Il est plus dangereux de glisser, chanta un autre, sur le gazon que
sur la glace!

--Mes mignons, dit Cocardasse; c'est une dame du corps de ballet.

Il écarta de la main sans façon ceux qui étaient devant lui et ajouta
effrontément:

--Son Altesse Royale nous attend!

Les soldats se prirent à rire et donnèrent passage.

Mais, dans l'ombre d'un massif d'orangers en caisse qui flanquait
l'angle du pavillon, il y avait deux hommes qui semblaient à l'affût.

Gonzague et son factotum M. de Peyrolles.

Ils étaient là pour Lagardère, qu'on s'attendait à voir paraître
d'instant en instant.

Gonzague dit quelques mots à l'oreille de Peyrolles.

Celui-ci s'aboucha avec demi-douzaine de coquins à longues épées
embusqués derrière le massif. Tous s'élancèrent sur les pas de nos deux
braves qui venaient de monter le perron, escortant toujours leur domino
rose.

M. le Bréant ouvrit la porte de la cour aux Ris, comme Lagardère s'y
était attendu.

Seulement, il l'ouvrit deux fois. La première pour Aurore et son
escorte, la seconde pour M. de Peyrolles et ses compagnons.

Lagardère, lui, s'était glissé jusqu'au bout du sentier pour voir si sa
fiancée atteindrait le pavillon sans encombre.

Quand il voulut regagner la loge, la route était barrée, un piquet de
gardes françaises fermait l'avenue.

--Holà! monsieur le chevalier! cria le chef avec un peu d'altération
dans la voix, ne faites point de résistance, je vous prie; vous êtes
cerné de tous côtés.

C'était l'exacte vérité. Dans tous les massifs voisins, la crosse des
mousquets sonna contre le sol.

--Que veut-on de moi? demanda Lagardère, qui ne tira même pas l'épée.

Le vaillant Bonnivet, qui s'était avancé à pas de loup par derrière, le
saisit à bras-le-corps. Lagardère n'essaya point de se dégager et
demanda pour la deuxième fois:

--Que veut-on de moi?

--Pardieu! mon camarade, répondit le marquis de Bonnivet, vous allez
bien le voir.

Puis il ajouta:

--En avant, messieurs!... au palais!.. j'espère que vous me rendrez
témoignage: j'ai fait à moi tout seul cette importante capture.

Ils étaient bien une soixantaine. On entoura Henri et on le porta
plutôt qu'on ne le conduisit dans les appartements de Philippe
d'Orléans.

Puis on ferma la porte du vestibule et il n'y eut plus dans le jardin
âme qui vive, excepté ce bon M. de Barbanchois, ronflant comme un juste
sur le gazon mouillé.




X

--La dégradation.--


Ce que l'on appelait le grand cabinet ou, mieux, le premier cabinet du
régent était une salle assez vaste où il avait coutume de recevoir les
ministres et le conseil de régence. Il y avait une table ronde couverte
d'un tapis de lampas, un fauteuil pour Philippe d'Orléans, un fauteuil
pour le duc de Bourbon, des chaises pour les autres membres titulaires
du conseil et des pliants pour les secrétaires d'État.

Au-dessus de la principale porte était l'écusson de France avec le
lambel d'Orléans.

Les affaires du royaume se réglaient là, chaque jour, un peu à la
diable, après le dîner. Le régent dînait tard; l'opéra commençait de
bonne heure, on n'avait vraiment pas le temps.

Quand Lagardère entra, il y avait là beaucoup de monde; cela ressemblait
à un tribunal.

MM. de Lamoignon, de Tresmes et de Machault se tenaient à côté du
régent, qui était assis. Les ducs de Saint-Simon, de Luxembourg et
d'Harcourt étaient auprès de la cheminée. Il y avait des gardes aux
portes, et Bonnivet, le triomphateur, essuyait la sueur de son front,
devant une glace.

--Nous avons eu du mal, disait-il à demi-voix; mais, enfin, nous le
tenons!... Ah! le diable d'homme!

--A-t-il fait beaucoup de résistance? demanda Machault, le lieutenant de
police.

--Si je n'avais pas été là, répondit Bonnivet, Dieu sait ce qui serait
arrivé!

Dans les embrasures pleines, vous eussiez reconnu le vieux Villeroy, le
cardinal de Bissy, Voyer d'Argenson, Leblanc, etc. Quelques-uns des
affidés de Gonzague avaient pu se faire jour: Navailles, Choisy, Nocé,
Gironne et le gros Oriol, masqué entièrement par son confrère Taranne.

Chaverny causait avec M. de Brissac, qui dormait debout pour avoir
passé trois nuits à boire.

Douze ou quinze hommes, armés jusqu'aux dents, se tenaient derrière
Lagardère.

Il n'y avait là qu'une seule femme: madame la princesse de Gonzague, qui
était assise à la droite du régent.

--Monsieur, dit celui-ci brusquement dès qu'il aperçut Lagardère, nous
n'avions pas mis dans nos conditions que vous viendriez troubler notre
fête et insulter, dans notre propre maison, un des plus grands seigneurs
du royaume!... Vous êtes accusé aussi d'avoir tiré l'épée dans
l'enceinte du Palais-Royal... C'est nous faire repentir trop vite de
notre clémence à votre égard.

Depuis son arrestation, le visage de Lagardère était de marbre.

Il répondit d'un ton froid, mais respectueux:

--Monseigneur, je n'ai pas crainte qu'on répète ce qui s'est dit entre
M. de Gonzague et moi... Quant à la seconde accusation, j'ai tiré
l'épée, c'est vrai, mais ce fut pour défendre une dame... Parmi ceux qui
sont ici, plusieurs pourraient me donner leur témoignage.

Il y en avait là une demi-douzaine. Chaverny seul répondit:

--Monsieur, vous avez dit vrai!

Henri le regarda avec étonnement et vit que ses compagnons le
gourmandaient.

Mais le régent, qui était bien las et qui voulait dormir, ne pouvait
s'arrêter longtemps à ces bagatelles.

--Monsieur, reprit-il, on vous eût pardonné tout cela... mais prenez
garde: il est une chose qu'on ne vous pardonnera point... Vous avez
promis à madame de Gonzague que vous lui rendriez sa fille... Est-ce
vrai?

--Oui, monseigneur, je l'ai promis.

--Vous m'avez envoyé un messager qui m'a fait, en votre nom, la même
promesse... Le reconnaissez-vous?

--Oui, monseigneur.

--Vous devinez, je le pense, que vous êtes devant un tribunal?... Les
cours ordinaires ne peuvent connaître du fait qu'on vous reproche...
mais, sur ma foi, monsieur, je jure qu'il sera fait justice de vous, si
vous le méritez... Où est mademoiselle de Nevers?

--Je l'ignore, répondit Lagardère.

--Il ment! s'écria impétueusement la princesse.

--Non, madame... J'ai promis au-dessus de mon pouvoir, voilà tout.

Il y eut dans l'assemblée un murmure désapprobateur.

Henri reprit en élevant la voix et en promenant son regard à la ronde:

--Je ne connais pas mademoiselle de Nevers.

--C'est de l'impudence! dit M. le duc de Tresmes, gouverneur de Paris.

Tout ce qui appartenait à Gonzague répéta:

--C'est de l'impudence!

M. de Machault, nourri des saines traditions de la police, conseilla
incontinent d'appliquer à cet insolent la question extraordinaire.
Pourquoi chercher midi à quatorze heures?

Le régent à Lagardère, sévèrement:

--Monsieur, réfléchissez bien à ce que vous dites.

--Monseigneur, la réflexion n'ajoute rien à la vérité et n'en retranche
rien: j'ai dit la vérité.

--Souffrirez vous cela, monseigneur? dit la princesse, qui avait peine à
se contenir. Sur mon honneur! sur mon salut! il ment!... Il sait où est
ma fille, puisqu'il me l'a dit lui-même, tout à l'heure, à dix pas
d'ici, dans le jardin.

--Répondez, ordonna le régent.

--Alors, comme maintenant, répliqua Lagardère, j'ai dit la vérité...
Alors, j'espérais encore accomplir ma promesse.

--Et maintenant?... balbutia la princesse hors d'elle-même.

--Maintenant, je n'espère plus.

Madame de Gonzague retomba épuisée sur son siége.

La partie grave de l'assistance: les ministres, les magistrats, les ducs
regardaient avec curiosité cet étrange personnage, dont tant de fois le
nom avait frappé leur oreille au temps de leur jeunesse: «Le beau
Lagardère! Lagardère le spadassin!» Cette figure intelligente et calme
n'allait point à un vulgaire traîneur d'épée.

Certains dont le regard était plus perçant essayaient de voir ce qu'il y
avait derrière cette apparente tranquillité. C'était comme une
résolution triste, et profondément réfléchie.

Les gens de Gonzague se sentaient trop petits en ce lieu pour faire
beaucoup de bruit. Ils étaient entrés là, grâce au nom de leur patron,
partie intéressée dans le débat; mais leur patron ne venait pas.

Le régent reprit:

--Et c'est sur de vagues espoirs que vous avez écrit au régent de
France... quand vous me faisiez dire: «La fille de votre ami vous est
rendue.

--J'espérais qu'il en serait ainsi.

--Vous espériez...?

--L'homme est sujet à se tromper.

Le régent consulta du regard Tresmes et Machault, qui semblaient être
ses conseils.

--Mais, monseigneur! s'écria la princesse qui se tordait les bras, ne
voyez-vous pas qu'il me vole mon enfant!... Il l'a: j'en fais le
serment! il la tient cachée... C'est lui... oh! je le reconnais bien!...
c'est à lui que j'ai remis ma fille, la nuit du meurtre... je m'en
souviens! je le sais! je le jure!

--Vous entendez, monsieur? dit le régent.

Un imperceptible mouvement agita les tempes de Lagardère; sous ses
cheveux perlèrent des gouttes de sueur.

Mais il répondit, sans démentir son calme:

--Madame la princesse se trompe.

--Oh! dit-elle avec folie; et ne pouvoir confondre cet homme!

--Il ne faudrait qu'un témoin..., commença le régent.

Il s'interrompit, parce que Henri s'était redressé de son haut,
provoquant du regard Gonzague, qui venait de se montrer à la porte
principale.

L'entrée de Gonzague fit une courte sensation. Il salua de loin la
princesse sa femme et Philippe d'Orléans. Il resta près de la porte.

Son regard croisa celui d'Henri qui prononça d'un accent de défi:

--Que le témoin se montre donc!... et que le témoin ose me reconnaître!

Les yeux de Gonzague battirent comme s'il eût essayé en vain de soutenir
le regard de l'accusé.

Chacun vit bien cela; mais Gonzague parvint à sourire et l'on se dit:

--Il a pitié!...

Un silence profond régnait cependant dans la salle.

Un léger mouvement se fit du côté de la porte. Gonzague se rapprocha du
seuil, et la jaune figure de Peyrolles sortit de l'ombre.

--Elle est à nous! dit-il à voix basse.

--Et les papiers?

--Et les papiers.

Le rouge vint aux joues de Gonzague, tant il éprouva de joie.

--Par la mort-Dieu! s'écria-t-il; avais-je raison de dire que ce bossu
valait son pesant d'or!

--Ma foi, répondit le factotum, j'avoue que je l'avais mal jugé... il
nous a donné un fier coup d'épaule!...

--Personne ne répond, vous le voyez bien, monseigneur, reprit Lagardère;
puisque vous êtes juge, soyez équitable... Qu'y a-t-il devant vous en ce
moment? Un pauvre gentilhomme, trompé, comme vous-même, dans son
espoir... J'ai cru bien faire... J'ai cru pouvoir compter sur un
sentiment qui d'ordinaire est le plus pur et le plus ardent de tous.
J'ai promis avec la témérité d'un homme qui souhaite sa récompense.

Il s'arrêta et reprit avec effort:

--Car je pensais avoir droit à une récompense!...

Ses yeux se baissèrent malgré lui, et sa voix s'embarrassa dans sa
gorge.

--Qu'y a-t-il en cet homme-là? demanda le vieux Villeroy à Voyer
d'Argenson.

Le vice-chancelier répondit:

--Cet homme-là est un grand coeur ou le plus lâche de tous les
coquins!

Lagardère fit sur lui-même un suprême effort et poursuivit:

--Le sort s'est joué de moi, monseigneur; voilà tout mon crime... Ce que
je pensais tenir m'a échappé. Je me punis moi-même et je retourne en
exil.

--Voilà qui est commode! dit Navailles.

Machault parlait bas au régent.

--Je me mets à vos genoux, monseigneur! commença la princesse.

--Laissez, madame! interrompit Philippe d'Orléans.

Son geste impérieux réclama le silence, et chacun se tut dans la salle.

Il reprit en s'adressant à Lagardère:

--Monsieur, vous êtes gentilhomme, du moins vous le dites... Ce que vous
avez fait est indigne d'un gentilhomme... Ayez pour châtiment votre
propre honte... Votre épée, monsieur!

Lagardère essuya son front baigné de sueur. Au moment où il détacha le
ceinturon de son épée, une larme roula sur sa joue.

--Sang-Dieu! grommela Chaverny qui avait la fièvre et ne savait
pourquoi, j'aimerais mieux qu'on le tuât.

Au moment où Lagardère rendait son épée au marquis de Bonnivet, Chaverny
détourna les yeux.

--Nous ne sommes plus au temps, reprit le régent, où l'on brisait les
éperons des chevaliers convaincus de félonie... mais la noblesse existe,
Dieu merci... et la dégradation de noblesse est la peine la plus cruelle
que puisse subir un soldat... Monsieur, vous n'avez plus le droit de
porter une épée... Écartez-vous, messieurs, et donnez-lui passage... cet
homme n'est plus digne de respirer le même air que vous.

Un instant on eût dit que Lagardère allait ébranler les colonnes de
cette salle, et comme Samson, ensevelir ces Philistins sous les
décombres; son puissant visage exprima d'abord un courroux si terrible
que ses voisins s'écartèrent, bien plus par frayeur que par obéissance à
l'ordre du régent. Mais l'angoisse succéda vite à la colère, et
l'angoisse fit place à cette froideur résolue qu'il montrait depuis le
commencement de la séance.

--Monseigneur, dit-il en s'inclinant, j'accepte le jugement de Votre
Altesse Royale, et je n'en appellerai point.

Une lointaine solitude et l'amour d'Aurore, voilà le tableau qui passait
devant ses yeux.

Cela ne valait-il pas le martyre?

Il se dirigea vers la porte au milieu du silence général.

Le régent avait dit tout bas à la princesse:

--Ne craignez rien. On le suivra.

Vers le milieu de la salle, Lagardère trouva au devant de lui M. le
prince de Gonzague qui venait de quitter Peyrolles.

--Altesse, dit Gonzague en s'adressant au duc d'Orléans, je barre le
passage à cet homme!

Chaverny était dans une exaltation extraordinaire. Il semblait qu'il eût
envie de se jeter sur Gonzague.

--Ah! fit-il, si Lagardère avait encore son épée!

Taranne poussa le coude d'Oriol.

--Le petit marquis devient fou!... murmura-t-il.

--Pourquoi barrez-vous le passage à cet homme? demanda le régent.

--Parce que votre religion a été trompée, répondit Gonzague; la
dégradation de noblesse n'est point le châtiment qui convient aux
assassins.

Il y eut un grand mouvement dans toute la salle, et le régent se leva.

--Celui-là est un assassin! acheva Gonzague qui mit son épée nue sur
l'épaule de Lagardère.

Et nous pouvons vous affirmer qu'il tenait ferme la poignée.

Mais Lagardère n'essaya pas de le désarmer.

Au milieu du tumulte général, car les partisans de Gonzague poussaient
des cris et faisaient mine de charger, Lagardère eut un convulsif éclat
de rire.

Il écarta seulement l'épée et saisit le poignet de Gonzague en le
serrant si violemment que l'arme tomba. Lagardère ne la ramassa point.

Il amena Gonzague, ou plutôt il le traîna jusqu'à la table, et montrant
sa main que la douleur tenait ouverte, il dit:

--Une marque!... une marque!

Le regard du régent était sombre.

Toutes les respirations suspendues s'arrêtaient.

--Gonzague est perdu!... murmura Chaverny.

Gonzague eut une magnifique audace.

--Altesse, dit-il, voilà dix-huit ans que j'attendais cela!... Philippe,
notre frère, va être vengé!... Cette blessure, je l'ai reçue en
défendant la vie de Nevers.

La main de Lagardère lâcha prise, et son bras retomba le long de son
flanc.

Il resta un instant atterré, tandis qu'un grand cri s'élevait dans la
salle.

--L'assassin de Nevers! l'assassin de Nevers!

Et Navailles, et Nocé, et Choisy et tous les autres ajoutaient:

--Ce diable de bossu nous l'avait bien dit.

La princesse avait mis ses mains au devant de son visage avec horreur.
Elle ne bougeait plus. Elle était évanouie.

Lagardère sembla s'éveiller quand les archers, Bonnivet à leur tête,
l'entourèrent sur un signe du régent.

--Infâme! gronda-t-il comme un lion qui rugit; infâme!... infâme!...

Puis, rejetant à dix pas Bonnivet qui avait voulu lui mettre la main au
collet:

--Hors de là! s'écria-t-il d'une voix de tonnerre, et meure qui me
touche!

Il se retourna vers Philippe d'Orléans, et ajouta:

--Monseigneur, je suis sacré... j'ai sauf-conduit de Votre Altesse
Royale!

Ce disant, il tira de la poche de son pourpoint un parchemin qu'il
déplia:

--Libre, quoi qu'il advienne! lut-il à haute voix; vous l'avez écrit...
vous l'avez signé!

--Surprise! voulut dire Gonzague.

--Du moment qu'il y a tromperie..., ajoutèrent MM. de Tresmes et de
Machault.

Le régent leur imposa silence d'un geste.

--Voulez-vous donner raison à ceux qui disent que Philippe d'Orléans a
plus d'une parole?... s'écria-t-il. C'est écrit; c'est signé... cet
homme est libre... Il a quarante-huit heures pour passer la frontière.

Lagardère ne bougea pas.

--Vous m'avez entendu, monsieur! fit le régent avec dureté, sortez!

Lagardère se prit à déchirer lentement le parchemin dont il jeta les
morceaux aux pieds du régent.

--Monseigneur, dit-il, vous ne me connaissez pas... Je vous rends votre
parole... De cette liberté que vous m'offrez et qui m'est due, je ne
prends, moi, que vingt-quatre heures... C'est tout ce qu'il me faut pour
démasquer un scélérat et faire triompher une juste cause!... Assez
d'humiliations comme cela! Je relève la tête... et sur l'honneur de mon
nom... entendez-vous, messieurs? sur mon honneur à moi, Henri de
Lagardère, qui vaut votre honneur à vous, je me charge de le prouver...
Sur mon honneur, je promets et je jure que demain, à pareille heure,
madame de Gonzague aura sa fille et Nevers sa vengeance, ou que je serai
prisonnier de Votre Altesse Royale... Vous pouvez convoquer les juges!

Il salua le régent et écarta de la main ceux qui l'entouraient en
disant:

--Faites place!... je prends mon droit.

Gonzague l'avait précédé. Gonzague avait disparu.

--Faites place! messieurs, répéta Philippe d'Orléans; vous, monsieur,
demain à pareille heure, vous comparaîtrez devant vos juges... Et sur
Dieu! justice sera faite.

Les affidés de Gonzague se glissèrent vers la porte. Leur rôle était
fini en ce lieu.

Le régent resta un instant pensif; puis il dit, en appuyant son front
contre sa main:

--Messieurs, voici une affaire étrange!

--Un effronté coquin, murmura le lieutenant de police Machault.

--Ou bien un preux des anciens jours, pensa tout haut le régent; nous
verrons cela demain...

Lagardère descendit seul et sans armes le grand escalier du pavillon.

Sous le vestibule, il trouva réunis Peyrolles, Taranne, Montaubert,
Gironne, tous ceux qui, parmi les affidés de Gonzague, avaient jeté
leurs bonnets par dessus les moulins.

Trois estafiers gardaient l'entrée du corridor qui menait chez maître le
Bréant.

Gonzague était debout au milieu du vestibule, l'épée nue à la main.

La grande porte qui donnait sur le jardin avait été ouverte.

Tout ceci respirait une méchante odeur de guet-apens.

Lagardère n'y fit pas attention seulement. Il avait les défauts de sa
vaillance; il se croyait invulnérable.

Il marcha droit à M. de Gonzague qui croisa l'épée devant lui.

--Ne soyons pas si pressé, M. de Lagardère, dit-il; nous avons à
causer... Toutes les issues sont fermées et personne ne nous écoute,
sauf ces amis dévoués... ces autres nous-mêmes... Nous pouvons, par la
sambleu! parler à coeur ouvert.

Il riait d'un rire sarcastique et méchant.

Lagardère s'arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.

--Le régent vous ouvre les portes, reprit Gonzague, mais moi je vous les
ferme... J'étais l'ami de Nevers comme le régent, et j'ai bien aussi le
droit de venger sa mort... Ne m'appelez pas infâme! s'interrompit-il;
c'est peine perdue... nous savons que les perdants injurient toujours au
jeu... M. de Lagardère, voulez-vous que je vous dise une chose qui va
mettre votre conscience bien à l'aise?... Vous croyez avoir fait un
mensonge, un gros mensonge, en disant qu'Aurore n'était pas en votre
pouvoir...

La figure d'Henri s'altéra.

--Eh bien! reprit Gonzague, jouissant cruellement de son triomphe, vous
n'avez commis qu'une toute petite inexactitude... une nuance! un
rien!... Si vous aviez mis _plus_ au lieu de _pas_... si vous aviez dit:
Aurore n'est plus en mon pouvoir...

--Si je croyais..., commença Lagardère qui ferma les poings. Mais tu
mens! se reprit-il, je te connais.

--Si vous aviez dit cela, acheva paisiblement Gonzague, c'eût été
l'exacte et pure vérité.

Lagardère plia les jarrets comme pour fondre sur lui, mais Gonzague
pointa l'épée entre ses deux yeux et murmura:

--Attention, vous autres!

Puis il reprit, raillant toujours:

--Mon Dieu oui... nous avons gagné une assez jolie partie... Aurore est
en notre pouvoir...

--Aurore!... s'écria Lagardère d'une voix étranglée.

--Aurore... et certaines pièces...

Il tomba lourdement à la renverse. D'un bond, Lagardère passant par
dessus son corps, s'était élancé dans le jardin.

Gonzague se releva en souriant.

--Pas d'issue? demanda-t-il à Peyrolles qui était sur le seuil en
dehors.

--Pas d'issue.

--Et combien sont-ils là?

--Cinq, répondit Peyrolles, qui se prit à écouter.

--C'est bien... c'est assez: il n'a pas son épée.

Ils sortirent tous deux pour écouter de plus près.--Sous le vestibule,
les affidés pâles et la sueur au front prêtaient aussi l'oreille.

Ils avaient fait du chemin depuis la veille!--L'or seul avait sali leurs
mains jusque-là.--Gonzague les voulait habituer à l'odeur du sang.

La pente était glissante: ils descendaient.

Gonzague et Peyrolles s'arrêtèrent au bas du perron.

--Comme ils tardent! murmura Gonzague.

--Le temps semble long! fit Peyrolles; ils sont là-bas derrière la
tente.

Le jardin était noir comme un four. On n'entendait que le vent d'automne
fouettant tristement les toiles de tenture.

--Où avez-vous pris la jeune fille? demanda Gonzague comme s'il eût
voulu causer pour tromper son impatience.

--Rue du Chantre, à la porte même de sa maison.

--A-t-elle été bien défendue?

--Deux rudes lames... mais qui ont pris la fuite quand nous leur avons
dit que Lagardère était sur le carreau.

--Vous n'avez pas vu leurs visages?

--Non... ils ont pu garder leurs masques jusqu'au bout...

--Et les papiers, où étaient-ils?...

Peyrolles n'eut pas le temps de répondre. Un cri d'angoisse se fit
entendre derrière la tente indienne du côté de la loge de maître le
Bréant.

Les cheveux de Gonzague se dressèrent sur son crâne.

--C'est peut-être l'un des nôtres! murmura Peyrolles tout tremblant.

--Non, dit le prince, j'ai reconnu sa voix.

Au même instant, cinq ombres noires débouchèrent du rond-point de Diane.

--Qui est le chef? demanda Gonzague.

--Gauthier Gendry, répondit le factotum.

Gauthier Gendry était un grand gaillard, bien bâti, qui avait été
caporal aux gardes.

--C'est fait, dit-il; un brancard et deux hommes... nous allons
l'enlever.

On entendait cela dans le vestibule; nos joueurs de lansquenet, nos
roués de petite espèce n'avaient pas une goutte de sang dans les veines.

Les dents d'Oriol claquaient à se briser.

--Oriol! appela Gonzague;--Montaubert!

Ils vinrent tous deux.

--C'est vous qui porterez le brancard, leur dit Gonzague.

Et comme ils hésitaient:

--Nous avons tous tué, dit-il, puisque le meurtre profite à tous.

Il fallait se hâter avant que le régent ne renvoyât son monde. Bien
qu'on eût l'habitude de sortir par la grand'porte qui était tout à
l'autre bout de la galerie, sur la cour des Fontaines, quelque habitué
du palais pouvait avoir l'idée de prendre par la cour aux Ris pour se
retirer.

Oriol, le coeur défaillant, Montaubert indigné prirent le brancard.
Gauthier Gendry les précéda dans le fourré.

--Tiens! tiens! dit ce dernier en arrivant derrière la tente indienne,
le coquin était pourtant bien mort.

Oriol et Montaubert furent sur le point de s'enfuir. Montaubert était
une manière de gentilhomme, capable de bien des peccadilles, mais qui
restait à cent lieues du crime; Oriol, poltron paisible et bon enfant,
avait horreur du sang.

Ils étaient là pourtant tous deux,--et les autres attendaient, Taranne,
Albret, Choisy, Gironne. Gonzague croyait s'assurer ainsi de leur
discrétion.

Ils s'étaient donnés à lui; ils n'existaient que par lui. Reculer,
c'était tout perdre et affronter en outre la vengeance d'un homme à qui
rien ne résistait.

Si on leur eût dit au début: «Vous en arriverez là,» personne parmi eux
peut-être n'eût fait le premier pas. Mais le premier pas étant fait, le
second aussi, plus d'un bourgeois et plus d'un gentilhomme prouvèrent en
ce temps que la cloison est mince qui sépare l'immoralité du crime.

Ils ne pouvaient plus reculer: voilà l'excuse banale et terrible!

Gonzague l'avait dit: Qui n'est pas avec moi est contre moi. Le mal,
c'est qu'ils n'étaient plus dans cette situation de l'honnêteté commune
où l'on a plus peur de sa conscience que d'un homme.

Le vice tue la conscience.

Peut-être eussent-ils encore reculé devant le meurtre commis de leur
propre main.--Peut-être...

Gauthier Gendry reprit:

--Il aura été mourir un peu plus loin.

Il tâta le sol autour de lui et se prit à chercher, rampant sur les
pieds et sur les mains.

Il fit ainsi le tour de la loge, dont la porte était fermée.

A quelque vingt-cinq pas de là, il s'arrêta en disant:

--Le voici!

Oriol et Montaubert le rejoignirent avec leur brancard.

--A tout prendre, dit Montaubert, le coup est porté!... nous ne faisons
point de mal.

Oriol avait la langue paralysée.

Ils aidèrent Gauthier Gendry à mettre sur le brancard un cadavre qui
était étendu sur la terre au beau milieu d'un massif.

--Il est encore tout chaud! dit l'ancien caporal aux gardes, allez!

Oriol et Montaubert allèrent. Ils arrivèrent au pavillon avec leur
fardeau. Le gros des affidés de Gonzague eut alors permission de sortir.

Quelque chose les avait bien effrayés. En repassant devant la loge de
maître le Bréant, ils avaient entendu un bruit de feuilles sèches. Ils
eussent juré que des pas courts et précipités les avaient suivis depuis
lors.

En effet, le bossu était derrière leurs talons quand ils montèrent le
perron.

Le bossu était extrêmement pâle et semblait avoir peine à se soutenir,
mais il riait de son rire aigre et strident.

Sans Gonzague, on lui eût fait un mauvais parti.

Il dit à Gonzague, qui ne prit point garde à l'altération de sa voix:

--Eh bien! eh bien! est-il venu?

Il montrait d'un doigt convulsif le cadavre sur lequel Gauthier Gendry
venait de jeter son manteau. Gonzague lui frappa sur l'épaule.

Le bossu chancela et fut près de tomber.

--Il est ivre! dit-on.

Et tout le monde entra dans le corridor.

Maître le Bréant n'eut garde d'insister pour connaître le nom du
gentilhomme qu'on emportait ainsi à bras parce qu'il avait trop soupé!

Au Palais-Royal, on était tolérant et discret.

Il était quatre heures du matin. Les réverbères fumaient et
n'éclairaient plus. La foule des roués se dispersa en tous sens. M. de
Gonzague regagna son hôtel avec Peyrolles.

Oriol, Montaubert et Gauthier Gendry avaient mission de porter le
cadavre à la Seine.

Ils prirent la rue Pierre Lescot. Arrivés là, nos deux roués sentirent
que le coeur leur manquait. Moyennant une pistole chacun, l'ancien
caporal aux gardes leur permit de déposer le corps sur un tas de débris.
Il reprit son manteau, on porta le brancard un peu plus loin et l'on
s'alla coucher.

Voilà pourquoi, le lendemain matin, M. le baron de Barbanchois, innocent
assurément de tout ce qui précède, s'éveilla au milieu du ruisseau de la
rue Pierre Lescot, dans un état qu'il est inutile de décrire.

C'était lui le cadavre qu'Oriol et Montaubert avaient porté sur leur
brancard.

M. le baron ne se vanta point de cette aventure, mais sa haine contre la
régence en augmenta. Du temps du feu roi, il avait roulé vingt fois sous
la table et jamais rien de pareil ne lui était arrivé.

En allant retrouver madame la baronne, sans doute fort inquiète à son
sujet, il se disait:

--Quelles moeurs!... jouer des tours semblables à un homme de ma
qualité!... je vous le demande, où allons-nous?...

Le bossu sortit le dernier par la petite porte de maître le Bréant. Il
fut longtemps à traverser la cour aux Ris qui cependant n'était point
large. De l'entrée de la cour des Fontaines à la rue Saint-Honoré, il
fut obligé de s'asseoir plusieurs fois sur les bornes qui étaient le
long des maisons.

Quand il se relevait, sa poitrine rendait comme un gémissement.

On s'était trompé sous le vestibule. Le bossu n'était pas ivre. Si M. de
Gonzague n'eût pas eu tant d'autres sujets de préoccupation, il aurait
bien vu que, cette nuit, le ricanement du bossu n'était pas de bon aloi.

Du coin du palais au logis de M. de Lagardère dans la rue du Chantre, il
n'y avait que deux pas. Le bossu fut dix minutes à faire ces deux pas.

Il n'en pouvait plus. Ce fut en rampant sur les pieds et sur les mains
qu'il monta l'escalier conduisant à la chambre de maître Louis.

En passant, il avait vu la porte de la rue forcée et grande ouverte.

La porte de l'appartement de maître Louis était grande ouverte et forcée
aussi.

Le bossu entra dans la première pièce. La porte de la deuxième chambre,
celle ou personne ne pénétrait jamais, avait été jetée en dedans. Le
bossu s'appuya au chambranle; sa gorge râlait.

Il essaya d'appeler Françoise et Jean-Marie, mais sa voix ne sortit
point.

Il tomba sur ses genoux et se reprit à ramper ainsi jusqu'au coffre qui
contenait naguère ce paquet scellé de trois grands sceaux dont nous
avons donné plusieurs fois la description.

Le coffre avait été brisé à coups de hache. Le paquet avait disparu.

Le bossu s'étendit sur le sol comme un pauvre patient qui reçoit le coup
de grâce.

Cinq heures de nuit sonnèrent à l'oratoire du Louvre. Les premières
lueurs du crépuscule parurent.

Lentement, bien lentement, le bossu se releva sur ses mains.

Il parvint à déboutonner son vêtement de laine noire et en retira un
pourpoint de satin blanc, horriblement souillé de sang.--On eût dit que
ce brillant pourpoint chiffonné à pleines mains, avait servi à tamponner
une large plaie.

Gémissant et rendant des plaintes faibles, le bossu se traîna jusqu'à un
bahut où il trouva du linge et de l'eau.

C'était de quoi laver cette blessure qui avait ensanglanté le pourpoint.

Le pourpoint était celui de Lagardère,--mais la blessure saignait à
l'épaule du bossu.

Il la pansa de son mieux et but une gorgée d'eau.

Puis il s'accroupit, éprouvant un peu de soulagement.

--Bien!.. murmura-t-il,--seul... Ils m'ont tout pris... Mes armes et mon
coeur!

Sa tête, lourde, tomba entre ses mains.

Quand il se redressa ce fut pour dire:

--Soyez avec moi, mon Dieu... J'ai vingt-quatre heures pour recommencer
ma tâche de dix-huit années.




LE CONTRAT DE MARIAGE.




I

--Encore la maison d'or.--


On avait travaillé toute la nuit à l'hôtel de Gonzague. Les cases
étaient faites. Dès le matin, chaque marchand était venu meubler ses
quatre pieds carrés. La grande salle elle-même avait ses loges toutes
neuves et l'on y respirait l'âpre odeur du sapin raboté.

Dans les jardins, l'installation était complète aussi. Rien n'y restait
des magnificences passées. Quelques arbres déshonorés s'élevaient à
peine çà et là; quelques statues aux carrefours des cinq ou six rues de
cabanes qu'on avait percées sur l'emplacement des parterres.

Au centre d'une petite place, située non loin de l'ancienne niche de
Médor et tout en face du perron de l'hôtel, on voyait encore, sur un
piédestal de marbre, une statue mutilée de la Pudeur.

Le hasard a de ces moqueries.--Qui sait si l'emplacement de notre Bourse
actuelle ne servira pas, dans les siècles à venir, à quelque monument
honnête?

Et tout cela était plein dès l'aube. Il n'y avait point alors d'agents
de change, mais les courtiers ne manquaient pas. L'art en enfance était
déjà l'art. On s'agitait, on se démenait, on vendait, on achetait, on
mentait, on volait:--on faisait des affaires.

Les fenêtres de madame la princesse de Gonzague qui donnaient sur le
jardin étaient fermées et leurs contrevents épais--celles du prince, au
contraire, n'avaient que leurs rideaux de lampas broché d'or.

Il ne faisait jour ni chez le prince, ni chez la princesse.

M. de Peyrolles, qui avait son logement dans les combles, était encore au
lit, mais il ne dormait point. Il venait de compter son gain de la veille
et de l'ajouter au contenu d'une cassette de taille très-respectable qui
était à son chevet. Il était riche, ce fidèle M. de Peyrolles; il était
avare ou plutôt avide, car s'il aimait l'argent passionnément c'était
pour les bonnes choses que l'argent procure.

Nous n'en sommes plus à dire qu'il n'avait aucune espèce de préjugé. Il
prenait de toutes mains et comptait bien être un fort grand seigneur
dans ses vieux jours.

C'était le Dubois de Gonzague. Le Dubois du régent voulait être
cardinal. Nous ne savons quelle était l'ambition de ce discret M. de
Peyrolles, mais les Anglais avaient inventé déjà ce titre «milord
Million.»

Peyrolles voulait être tout simplement monseigneur Million.

Gauthier Gendry était en train de lui faire son rapport.--Gauthier
Gendry lui racontait comme quoi ces deux pauvres conscrits, Oriol et
Montaubert, avaient porté le cadavre jusqu'à l'arche Marion où ils
l'avaient précipité dans le fleuve.

Peyrolles bénéficiait de moitié sur le payement des coquins employés par
son maître. Il solda Gauthier Gendry et le congédia, mais celui-ci dit
avant de partir:

--Les bons vivants deviennent rares. Vous avez là, sous votre croisée,
un ancien soldat de ma compagnie qui pourrait donner, à l'occasion, un
honnête coup de main.

--Tu l'appelles?

--La Baleine... Il est fort et stupide comme un boeuf.

--Engage-le, répondit Peyrolles;--ceci par prudence, car j'espère bien
que nous en avons fini avec toutes ces violences.

--Moi, dit Gauthier Gendry,--j'espère bien le contraire... Je vais
engager la Baleine.

Il descendit au jardin où la Baleine était dans l'exercice de ses
fonctions, essayant en vain de lutter contre la vogue croissante de son
heureux rival, Ésope II, dit Jonas.

Peyrolles se leva et se rendit chez son maître.

Il apprit avec étonnement que d'autres l'avaient devancé.

Le prince de Gonzague donnait en effet audience à nos deux amis
Cocardasse junior et frère Passepoil: tous deux en belle tenue, malgré
l'heure matinale, brossés de frais et ayant fait déjà leur tour à
l'office.

--Mes drôles! commença M. de Peyrolles dès qu'il les
aperçut,--qu'avez-vous fait hier, pendant la fête?

Passepoil haussa les épaules et Cocardasse tourna le dos.

--Autant il y a pour nous d'honneur et de bonheur, dit ce Gascon
éloquent,--à servir un illustre patron tel que vous, monseigneur, autant
il est pénible d'avoir affaire à monsieur..... Pas vrai, ma caillou?

--Mon ami, répondit Passepoil,--a lu dans mon coeur.

--Vous m'avez entendu, fit Gonzague qui avait l'air exténué,--il faut
que vous ayez des nouvelles ce matin même... des nouvelles certaines...
des preuves palpables... je veux savoir s'il est vivant ou mort!

Cocardasse et Passepoil saluèrent de cette ample et belle façon qui
faisait d'eux les coupe-jarrets les plus distingués de l'Europe.--Ils
passèrent roides devant M. de Peyrolles et sortirent.

--M'est-il permis de vous demander, monseigneur, dit Peyrolles déjà tout
blême,--de qui vous parliez ainsi: vivant ou mort?

--Je parlais du chevalier de Lagardère, répliqua Gonzague qui remit sa
tête fatiguée sur l'oreiller.

--Mais, fit Peyrolles stupéfait,--pourquoi ce doute? Je viens de payer
Gauthier Gendry...

--Gauthier Gendry est un méchant coquin... et toi, tu te fais vieillot,
mons Peyrolles! nous sommes mal servis... Pendant que tu dormais, j'ai
déjà travaillé ce matin. J'ai vu Oriol et j'ai vu Montaubert... Pourquoi
nos hommes ne les ont-ils pas accompagnés jusqu'à la Seine?

--La besogne était achevée... Monseigneur a eu lui-même cette pensée de
forcer deux de ses amis...

--Amis!... répéta Gonzague avec un dédain si profond, que Peyrolles
resta bouche close.

--J'ai bien fait, reprit le prince;--et tu as raison: ce sont mes
amis... Tudieu! il faut qu'ils le croient!... Ce sont mes amis... De qui
userait-on sans mesure, sinon de ses amis?... Je veux les mater,
devines-tu cela?... Je veux les lier à triple noeud... les
enchaîner... Si M. de Horn avait eu seulement une centaine de bavards
derrière lui, le régent se fût bouché les oreilles... Le régent aime
avant tout son repos... Le sort fâcheux de M. le comte de Horn...

Il s'interrompit, voyant que le regard de Peyrolles était fixé sur lui
avidement.

--Vive Dieu! dit-il avec un rire un peu contraint,--en voici un qui a
déjà la chair de poule!...

--Est-ce que vous en êtes à craindre quelque chose de M. le régent!
demanda Peyrolles.

--Écoute, fit Gonzague qui se souleva sur le coude,--je te jure devant
Dieu que si je tombe tu seras pendu!

Peyrolles recula de trois pas; les yeux lui sortaient de la tête.

Gonzague, pour le coup, éclata de rire franchement.

--Roi des trembleurs! s'écria-t-il;--de ma vie je n'ai été si bien en
cour... mais on ne sait pas ce qui peut arriver... Le cas échéant, je ne
veux point subir le sort de M. de Horn... je veux qu'il y ait autour de
moi, non pas des amis... il n'y a plus d'amis... mais des esclaves,--non
pas des esclaves achetés, mais des esclaves enchaînés... des êtres
vivant de mon souffle pour ainsi dire... et sachant bien qu'ils
mourraient de ma mort!

--Pour ce qui est de moi, balbutia Peyrolles,--monseigneur n'avait pas
besoin...

--C'est juste... toi, je te tiens depuis longtemps... mais les
autres?... sais-tu qu'il y a de beaux noms dans cette bande?... sais-tu
qu'une clientèle semblable est un bouclier?... Navailles est de sang
ducal, Montaubert appartient aux Molé de Champlâtreux: des seigneurs de
robe dont la voix sonne comme le bourdon de Notre-Dame,--Choisy est le
cousin de Mortemart, Nocé est l'allié de Lauzun,--Gironne tient à
Cellamare, Chaverny aux princes de Soubise...

--Oh! celui-là..., interrompit Peyrolles.

--Celui-là, dit Gonzague, sera lié comme les autres... Il ne s'agit que
de trouver une chaîne à sa fantaisie...--Si nous n'en trouvions pas, se
reprit-il d'un air sombre, ce serait tant pis pour lui... Mais
poursuivons notre revue: Taranne est protégé par M. Law en personne;
Oriol, ce grotesque, est le propre neveu du secrétaire d'État le Blanc;
Albret appelle M. de Fleury mon cousin... Il n'y a pas jusqu'à cet épais
baron de Batz qui n'ait ses entrées chez la princesse palatine... Je
n'ai pas pris mes gens à l'aveugle, sois sûr de cela... Vauxmenil me
donne la duchesse de Berry; j'ai l'abbesse de Chelles par le petit
Saveuse... Par la sambleu! je sais bien qu'ils me livreraient pour
trente écus, tous, tant qu'ils sont; mais les voici dans ma main depuis
hier soir... et demain matin, je les veux sous mes pieds.

Il rejeta sa couverture et sauta hors de son lit.

--Mes pantoufles, dit-il.

Peyrolles s'agenouilla aussitôt et le chaussa de la meilleure grâce du
monde.

Cela fait, il aida Gonzague à passer sa robe de chambre.

C'était une bête à toutes fins.

--Je te dis tout cela, mon ami Peyrolles, reprit Gonzague; car tu es mon
ami, toi aussi!...

--Oh! monseigneur... allez-vous me confondre avec...?

--Du tout!... Il n'y en a pas un qui l'ait mérité, interrompit le prince
avec un sourire amer; mais je te tiens si parfaitement mon ami,
Peyrolles, que je te puis parler comme à un confesseur... On a besoin
parfois de faire ses confidences: cela recorde... Nous disions donc
qu'il nous les faut pieds et poings liés. La corde que je leur ai mise
au cou ne fait encore qu'un tour: nous serrerons cela... Tu vas juger de
suite combien la chose presse: nous avons été trahis cette nuit...

--Trahis! se récria Peyrolles; et par qui?

--Par Gauthier Gendry, par Oriol et par Montaubert.

--Est-il possible!

--Tout est possible tant que la corde ne les étranglera pas.

--Et comment monseigneur sait-il...? demanda Peyrolles.

--Je ne sais rien, sinon que nos coquins n'ont pas fait leur devoir...

--Gauthier Gendry vient de m'affirmer qu'il avait porté le corps à
l'arche Marion...

--Gauthier Gendry a menti comme un misérable qu'il est... Je ne sais
rien... J'avoue que je renonce difficilement à l'espoir d'être
débarrassé de ce coquin de Lagardère...

--Est-ce que vous avez des doutes?...

Gonzague prit sous son oreiller un papier roulé et le déplia lentement.

--Je ne connais guère de gens qui voulussent se moquer de moi,
murmura-t-il; ce serait un jeu dangereux qu'une semblable espiéglerie
vis-à-vis du prince de Gonzague.

Peyrolles attendit qu'il s'expliquât plus clairement.

--Et, d'un autre côté, poursuivit celui-ci, ce Gauthier Gendry a du
moins la main sûre... Nous avons entendu le cri de l'agonie...

--Vous avez donc des doutes, monseigneur? répéta Peyrolles au comble de
l'inquiétude.

Gonzague lui passa le papier déroulé, et Peyrolles lut avidement.

Le papier contenait une liste ainsi conçue:

«Le capitaine Lorrain,--Naples;

»Staupitz,--Nuremberg;

»Pinto,--Turin;

»El Matador,--Glascow;

»Joël de Jugan,--Morlaix;

»Faënza,--Paris;

»Saldagne,--id.;

»Peyrolles,--...;

»Philippe de Mantoue, prince de Gonzague,--...»

Ces deux derniers noms étaient écrits à l'encre rouge,--ou au sang.

Il n'y avait point de noms de ville à leur suite, parce que le vengeur
ne savait pas encore en quel lieu il devait les punir.

Les sept premiers noms, écrits à l'encre noire, étaient marqués d'une
croix rouge.

Gonzague et Peyrolles ne pouvaient ignorer ce que signifiait cette
marque.

Peyrolles avait le papier entre ses mains et tremblait comme la feuille.

--Quand avez-vous reçu ce papier?... balbutia-t-il.

--Ce matin... de bonne heure... mais pas avant que les portes fussent
ouvertes, car j'entendais déjà le bruit infernal que font tous ces fous
dedans et dehors.

Par le fait, c'était un assourdissant tapage. L'expérience n'avait pas
appris encore à régler une bourse, et à donner au tripot un joli air de
décence. Tout le monde criait à la fois, et ce concert de voix tonnait
comme le bruit d'une émeute.

Mais Peyrolles songeait bien à cela!

--Comment l'avez-vous reçu? demanda-t-il encore.

Gonzague montra la fenêtre qui faisait face à son lit, et dont un des
carreaux était brisé.

Peyrolles comprit et chercha des yeux sur le tapis, où il vit bientôt un
caillou parmi les éclats de vitre.

--C'est cela qui m'a éveillé, dit Gonzague. J'ai lu... et l'idée m'est
venue que Lagardère avait pu se sauver.

Peyrolles courba la tête.

--A moins, reprit Gonzague, que cet acte audacieux n'ait été exécuté par
quelque affidé, ignorant le sort de son maître.

--Espérons-le, murmura Peyrolles.

--En tous cas, j'ai mandé sur-le-champ Oriol et Montaubert... J'ai feint
de tout ignorer... j'ai plaisanté... je les ai poussés... Ils m'ont
avoué qu'ils avaient déposé le cadavre sur un monceau de débris dans la
rue Pierre Lescot.

Le poing fermé de Peyrolles frappa son genou.

--Il n'en faut pas davantage, s'écria-t-il; un blessé peut recouvrer la
vie...

--Nous saurons dans peu le vrai de l'affaire... Cocardasse et Passepoil
sont sortis pour cela.

--Est-ce que vous vous fiez à ces deux renégats, monseigneur?

--Je ne me fie à personne, ami Peyrolles, pas même à toi... Si je
pouvais tout faire par moi-même, je ne me servirais de personne... Ils
se sont enivrés cette nuit; ils ont eu tort; ils le savent... raison de
plus pour qu'ils marchent droit... Je les ai fait venir; je leur ai
ordonné de me trouver les deux braves qui ont défendu cette nuit la
jeune aventurière qui prend le nom d'Aurore de Nevers.

Il ne put s'empêcher de sourire en prononçant ces derniers mots.

Peyrolles resta sérieux comme un croque-mort.

--Et de remuer ciel et terre, acheva Gonzague,--pour savoir si notre
bête noire nous a encore échappé.

Il sonna et dit au domestique qui entra:

--Qu'on me prépare ma chaise!--Toi, mon ami Peyrolles, tu vas monter
chez madame la princesse, afin de lui porter, selon l'habitude,
l'assurance de mon profond respect. Tâche d'avoir de bons yeux: tu me
diras quelle physionomie a l'antichambre de madame la princesse, et de
quel ton sa camériste t'aura répondu.

--Où retrouverai-je monseigneur?

--Je vais d'abord au pavillon... J'ai hâte de voir notre jeune
aventurière... Il paraît qu'elle et cette folle de dona Cruz font une
paire d'amies... J'irai ensuite à l'hôtel de M. Law, qui me néglige...
puis je me montrerai au Palais-Royal, où mon absence ne ferait pas
bien... Qui sait quelles calomnies on pourrait répandre sur mon compte?

--Tout cela sera long...

--Tout cela sera court... J'ai besoin de voir nos amis... nos bons
amis... Cette journée ne sera pas oisive, et je médite pour ce soir
certain petit souper... Mais nous reparlerons de cela.

Il s'approcha de la fenêtre et ramassa le caillou qui était sur le
tapis.

--Monseigneur, dit Peyrolles, avant de vous quitter, permettez que je
vous mette en garde contre ces deux chenapans...

--Cocardasse et Passepoil?... Je sais qu'ils t'ont fort maltraité, mon
pauvre Peyrolles.

--Il ne s'agit pas de cela... Quelque chose me dit qu'ils trahissent...
Et tenez! s'il fallait une preuve... Ils étaient à l'affaire des fossés
de Caylus, et cependant je ne les ai point vus sur la liste de mort...

Gonzague, qui considérait le caillou d'un air pensif, déplia vivement le
papier qu'il avait repris.

--Cela est vrai, murmura-t-il; leurs noms manquent ici... Mais si c'est
Lagardère qui a dressé cette liste et si nos deux coquins étaient à
Lagardère, il eût mis leurs noms les premiers pour dissimuler la
tromperie.

--Ceci est trop subtil, monseigneur. Il ne faut rien négliger dans un
combat à outrance: depuis hier, vous pontez sur l'inconnu... Cette
créature étrange, ce bossu qui est entré, comme malgré vous, dans vos
affaires.

--Tu m'y fais penser, interrompit Gonzague; il faut que celui-là me vide
son sac jusqu'au fond.

Il regarda par la croisée.

Le bossu était justement au devant de sa niche et dardait un coup
d'oeil perçant vers les fenêtres de Gonzague.

A la vue de ce dernier, le bossu baissa les yeux et salua
respectueusement.

Gonzague regarda encore son caillou.

--Nous saurons cela, murmura-t-il; nous saurons tout cela... J'ai idée
que la journée vaudra la nuit... Va, mon ami Peyrolles: voici ma
chaise... A bientôt!

Peyrolles obéit.

M. de Gonzague monta dans sa chaise et se fit conduire au pavillon de
dona Cruz.

En traversant les corridors, pour se rendre chez madame de Gonzague,
Peyrolles se disait:

--Je n'ai pas pour la France, ma belle patrie, une de ces tendresses
idiotes, comme j'en ai vu parfois... Avec de l'argent, on trouve des
patries partout... Ma tirelire est à peu près pleine, et, dans
vingt-quatre heures, je puis faire ma main dans les coffres du prince...
Le prince me paraît baisser... Si les choses ne vont pas mieux d'ici à
demain, je boucle ma valise et je vais chercher un air qui convienne
davantage à ma santé délicate... Que diable! d'ici à demain, la mine
n'aura pas eu le temps de sauter!»

Cocardasse junior et frère Passepoil avaient promis de se multiplier
pour mettre fin aux incertitudes de M. le prince de Gonzague.

Ils étaient gens de parole. Nous les retrouvons non loin de là dans un
cabaret borgne de la rue Aubry-le-Boucher, buvant et mangeant comme
quatre.

La joie brillait sur leurs visages.

--Il n'est pas mort! dit Cocardasse en tendant son gobelet.

Passepoil l'emplit et répéta:

--Il n'est pas mort!

Et tous deux trinquèrent à la santé du chevalier Henri de Lagardère.

--Ah! capédébiou! reprit Cocardasse, nous en doit-il des coups de plat
pour toutes les sottises que nous avons faites depuis hier au soir!

--Nous étions gris, mon noble ami, repartit Passepoil; l'ivresse est
crédule... D'ailleurs, nous l'avions laissé dans un si mauvais pas...

--Est-ce qu'il y a des mauvais pas pour ce couquin-là! s'écria
Cocardasse avec enthousiasme; apapur! je le verrais maintenant lardé
comme une poularde, que je dirais encore: Sandieou! il s'en tirera!

--Le fait est, murmura Passepoil en buvant sa piquette à petites
gorgées, que c'est un bien joli sujet!... Ça nous rehausse fièrement
d'avoir contribué à son éducation.

--Mon bon, tu viens d'exprimer les sentiments de mon coeur... Qu'il
nous donne des coups de plat tant qu'il voudra, je suis à lui corps et
âme!

Passepoil remit son verre vide sur la table.

--Mon noble ami, reprit-il, s'il m'était permis de t'adresser une
observation, je te dirais que tes intentions sont bonnes... mais ta
fatale faiblesse pour le vin...

--Morbioux! interrompit le Gascon; écoutez la caillou!... tu étais trois
fois plus gris que moi.

--Bien, bien... Du moment que tu le prends ainsi... Holà! la fille, un
autre broc.

Il prit dans ses doigts longs, maigres et crochus la taille de la
servante qui avait la tournure d'un tonneau.

Cocardasse le contempla d'un air de compassion.

--Eh! donc, dit-il, mon bon, mon pauvre bon, tu vois une paille dans
l'oeil du voisin... Ote donc la poutre qui est dans le tien, bagassas!

En arrivant chez Gonzague le matin de ce jour, ils étaient d'autant
mieux convaincus de la fin violente de Lagardère, qu'ils s'étaient
rendus, dès l'aube, à la maison de la rue du Chantre dont ils avaient
trouvé les portes forcées.

Le rez-de-chaussée était vide: les voisins ne savaient pas ce qu'étaient
devenus la belle jeune fille, Françoise et Jean-Marie Berrichon.

Au premier étage, auprès du coffre dont la fermeture était brisée, il y
avait une mare de sang. C'en était fait; les coquins qui avaient attaqué
cette nuit le domino rose qu'ils étaient chargés de défendre avaient dit
vrai: Lagardère était mort.

Mais Gonzague lui-même venait de leur rendre l'espoir par la commission
qu'il leur avait donnée. Gonzague doutait; Gonzague voulait qu'on lui
retrouvât le cadavre de son mortel ennemi.

Gonzague avait assurément ses raisons pour cela. Il n'en fallait pas
plus à nos deux braves pour trinquer gaiement à la santé de Lagardère
vivant.

Quant à la seconde partie de leur mission: chercher les deux braves qui
avaient défendu Aurore, c'était chose faite.

Cocardasse se versa rasade et dit:

--Il faudra trouver une histoire.

--Deux histoires, répondit frère Passepoil: une pour toi, une pour moi.

--Eh! donc, je suis Gascon; les histoires ne me coûtent guère.

--Je suis Normand, pardienne! Nous verrons la meilleure histoire.

--Tu me provoques, je crois, pécaïre!

--Amicalement, mon noble camarade... Ce sont des jeux de l'esprit...
Souviens-toi seulement que nous devons avoir trouvé, dans notre
histoire, le cadavre du petit Parisien...

Cocardasse haussa les épaules.

--Capédébiou! grommela-t-il en humant la dernière goutte du second
broc, la caillou veut en remontrer à son maître!...

Il était encore trop tôt pour retourner à l'hôtel. Il fallait le temps
de chercher.

Cocardasse et Passepoil se mirent à chercher chacun son histoire. Nous
verrons lequel des deux était le meilleur conteur. En attendant, ils
s'endormirent, la tête sur la table, et nous ne saurions à qui des deux
décerner la palme pour la vigueur et la sonorité du ronflement.


FIN DU TOME QUATRIÈME.




TABLE DES CHAPITRES
DU QUATRIÈME VOLUME.


                                         Pages

           LE PALAIS-ROYAL.
              (Suite.)

    II. Entretien particulier               5

   III. Un coup de lansquenet              23

    IV. Souvenir des trois Philippe        43

     V. Les dominos roses                  63

    VI. La Fille du Mississipi             83

   VII. La charmille                      105

  VIII. Autre tête-à-tête                 125

    IX. Où finit la fête                  145

     X. La dégradation                    167

          LE CONTRAT DE MARIAGE.

     I. Encore la maison d'or             195

  FIN DE LA TABLE.


       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  page  28: sonriante remplacé par souriante (cette foule dorée,
            souriante)
  page  32: du par de (ses habitudes de table)
  page  33: billet par billets (Et une liasse de billets)
  page  38: Tout par tous (Tous ceux qui ne s'intéressaient point)
  page  53: ehâteau par château (Le château de Caylus)
          : malgré par mal gré (Bon gré mal gré)
  page  55: on par ou (et tout bas ou tout haut)
  page  93: mademoisella par mademoiselle (mademoiselle Cidalise)
  page 102: Royal par Royale (de montrer à Son Altesse Royale)
  page 112: le par les (Vous les prononçâtes autrefois)
  page 123: Le par La (La princesse pleurait)
          : est-t-il par est-il (Où est-il votre amour?)
  page 146: un par une (l'amour met à la beauté une auréole divine!)
  page 150: vois par voit (--Dieu qui nous voit,)
  page 153: Passsepoil par Passepoil (--J'obtempère, répondit Passepoil)
  page 163: derrière par dernière (notre dernière épreuve.)
  page 174: "sa princesse la femme" par "la princesse sa femme"
  page 206: peu par peut (un blessé peut recouvrer)
  page 212: anprès par auprès (auprès du coffre)
  page 214: le par la (décerner la palme)

  pages 76, 84, 85, 87, 88: remplacé Givonne par Gironne





End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu, by Paul Féval

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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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