Le Bossu: Aventures de Cape et d'Épée. Volume 5

By Paul Féval

The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Le Bossu Volume 5
       Aventures de cape et d'épée

Author: Paul Féval

Release Date: December 4, 2010 [EBook #34559]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 ***




Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)









  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité
  la version originale.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.




  LE BOSSU.


  Brucelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX,
  rue de Schaerbeck, 12.


  COLLECTION HETZEL.


  LE BOSSU

  AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE


  PAR


  PAUL FÉVAL.

  5

  Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
  interdite pour la France.


  LEIPZIG,

  ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

  1857




LE CONTRAT DE MARIAGE.

(SUITE.)




II

--Un coup de bourse sous la régence.--


Le bossu était entré l'un des premiers à l'hôtel de Gonzague, et dès
l'ouverture des portes on l'avait vu arriver avec un petit
commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un
matelas.

Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile,
comme il en avait le droit par son bail.

Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans
sa niche.

Les locataires des cahutes du jardin de Gonzague eussent voulu des
jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de
négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient; ils
se réunissaient pour dîner afin d'agioter en mangeant. Les heures seules
du sommeil étaient perdues.

N'est-il pas humiliant de penser que l'homme, esclave d'un besoin
matériel, ne peut agioter en dormant!

La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un
immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de
spéculateurs, n'avait mis le pied à la fête; mais quelques-uns, perchés
sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet.
On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l'urne de
son respectable père de l'eau qui se changeait en pièces d'or, voilà une
fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui
pouvait faire pressentir à quelle hauteur s'élèverait dans les siècles
suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le
vaudeville!

Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle
création d'actions. C'étaient les _petites-filles_. Elles avaient déjà
dix pour cent de prime avant d'être gravées. Les _mères_ étaient
blanches, les _filles_ jaunes; les _petites-filles_ devaient être
bleues: couleur du ciel, du lointain, de l'espoir et des rêves!

Il y a, quoi qu'on en dise, une large et profonde poésie dans un
registre à souche!

En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées
étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia
d'une main et jouaient de l'autre. On buvait beaucoup: cela met de
l'entrain dans les transactions.--A chaque instant, on voyait les
spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en
sentinelles aux avenues principales.

Ces tours de faction étaient très-recherchés. Cela valait une campagne
aux Porcherons.

Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de
marchandises qu'on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu
de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos
jours, peut donner l'idée du tarif de la rue Quincampoix, c'est le tarif
de San-Francisco, la ville du _golden-fever_, où les malades de cette
_fièvre d'or_ payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs
bottes.

La rue Quincampoix avait du reste d'étonnants rapports avec la
Californie. Notre siècle n'a rien inventé en fait d'extravagances.

Ce n'était ni l'or ni l'argent, ce n'étaient pas non plus les
marchandises qu'on recherchait; la vogue était aux petits papiers. Les
blanches, les jaunes, les _mères_, les _filles_, enfin ces chers anges
qui allaient naître, les _petites-filles_, les bleues, ces tendres
actions dont le berceau s'entourait déjà de tant de sollicitudes! voilà
ce qu'on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu'on
voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous!

Veuillez réfléchir: un louis vaut vingt-quatre francs aujourd'hui,
demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu'une
_petite-fille_ de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents
pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir.

A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile! vive le papier léger comme
l'air! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même
du portefeuille, je ne sais quel travail d'alchimiste! Une statue à ce
bon M. Law! une statue haute comme le colosse de Rhodes!

Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce
pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas un
seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient sans
relâche dans sa sacoche de cuir.--Mais ce gain le laissait impassible.
C'était déjà un financier endurci.

Il n'était point gai, ce matin; il avait l'air malade. A ceux qui
avaient la bonté de l'interroger à ce sujet, il répondait:

--Je me suis un peu trop fatigué cette nuit.

--Où cela, Jonas, mon ami?

--Chez M. le régent qui m'avait invité à sa fête.

On riait, on signait, on payait: c'était une bénédiction!

Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible,
foudroyante, fit trembler les vitres de l'hôtel de Gonzague. Le canon
qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup
près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les
chapeaux volaient en l'air, la joie avait des éclats et des spasmes, des
trépignements et des défaillances.

Les actions bleues, les _petites-filles_, avaient vu le jour! Elles
sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses
de l'imprimerie royale.

N'y avait-il pas de quoi faire crouler la rue Quincampoix? Les
_petites-filles_! les actions bleues! les dernières-nées, portant la
signature vénérable du sous-contrôleur Labastide!

--A moi! dix de prime! quinze!

--Vingt! à moi!... comptant, espèces!

--Vingt-cinq payées en laine du Berry!...

--En épices de l'Inde... en soie grége... en vins de Gascogne!

--Ne foulez pas, mordieu, la mère!... Fi! à votre âge!...

--Oh! le vilain qui malmène les femmes!... n'avez-vous pas de honte!

--Gare! gare!... une partie de bouteilles de Rouen.

--Gare! toiles de Quintin! plein la main... trente de prime!

Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés,--glapissement
de ténors,--grands murmures de basses-tailles.

Horions échangés de bonne foi!

Ces actions bleues avaient là un succès tout à fait digne d'elles.

Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l'hôtel. Ils
venaient d'avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés
d'importance. Ils étaient silencieux et tout penauds.

--Ce n'est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du
jardin.

--C'est un maître! grommela Oriol, et qui nous mène là où nous ne
voulions point aller!... j'ai bien envie...

--Et moi donc! interrompit Navailles.

Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un
paquet cacheté.

Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse
d'actions bleues.

Oriol et Montaubert se regardèrent.

--Palsambleu! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en
caressant son jabot de dentelles, j'appelle ceci une attention délicate!

--Il a des façons d'agir, répliqua Montaubert attendri, qui
n'appartiennent qu'à lui!

On compta les _petites-filles_ qui étaient en nombre raisonnable.

--Mêlons! dit Montaubert.

--Mêlons! accepta Oriol.

Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait.

Il y eut comme un écho derrière eux:

--Mêlons! Mêlons!

Toute la bande folle descendait le perron: Navailles, Taranne, Nocé,
Albret, Gironne et le reste. Chacun d'eux avait également trouvé, en
arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en
groupe.

--Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des
écus jusque dans leurs bottes... En nous associant, nous pouvons tenir
le marché aujourd'hui et faire un coup de partie...

Ce ne fut qu'une voix:

--Associons-nous! Associons-nous!

--En suis-je? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de
la poche du grand baron de Batz.

On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de
faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de
chiffons, et qui était heureux.

--Au diable! fit Navailles en reculant, je n'aime pas cette créature!

--Va plus loin! ordonna brutalement Gironne.

--Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse;
j'ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous.

--Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués
cette nuit, n'est qu'un méchant pupitre ambulant...

--Pensant... écoutant... parlant..., prononça le bossu en piquant
chacun de ces trois mots.

Il salua, sourit et alla à ses affaires.

Navailles le suivit du regard.

--Hier, je n'avais pas peur de ce petit homme..., murmura-t-il.

--C'est qu'hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore
choisir notre chemin!

--Ton idée, Albret, ton idée! s'écrièrent plusieurs voix.

On se serra autour d'Albret qui parla pendant quelques minutes avec
vivacité.

--C'est superbe! dit Gironne; je comprends.

--C'est ziberpe! répéta le baron de Batz; ché gombrends... mais
egsbliguez-moi engore!

--Eh! fit Nocé, c'est inutile!... à l'oeuvre!... Il faut que dans une
heure la rafle soit faite!

Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la
rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour.
Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là
bonnement des affaires du temps.

Au bout d'un quart d'heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la
porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups
de coude, et interpellant Oriol qui causait avec Gironne:

--Une fureur! s'écrièrent-ils,--une folie!... Elles font trente et
trente-cinq au cabaret de Venise... quarante et jusqu'à cinquante chez
Foulon... Dans une heure, elles feront cent... Achetez! achetez!

Le bossu riait dans son coin.

--On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l'oreille, sois
sage.

--Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c'est tout ce
qu'il me faut.

Le bruit s'était cependant répandu en un clin d'oeil que les bleues
allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se
présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de
l'association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au
comptant; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à
livrer au même taux sur le coup de deux heures.

Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix,
Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes.

--Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air
consterné, je ne crois pas qu'il faille volontiers répéter ces fatales
nouvelles... cela ferait baisser les fonds...

--Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir,
la chose se fera toujours assez vite!

--Manoeuvre! manoeuvre! cria un gros marchand qui avait ses poches
gonflées de _petites filles_.

--La paix, Oriol! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez!

Mais le cercle avide et compact de curieux se massait déjà autour
d'eux.

--Parlez, messieurs, dites ce que vous savez! s'écria-t-on; c'est un
devoir d'honnête homme!

Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons.

--Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle!
tépâcle! tépâcle!

--Débâcle? pourquoi?

--Manoeuvre, vous dit-on!

--Silence, vous, le gros homme!... Pourquoi débâcle?

--Ché sais bas! répondit gravement le baron; Zinguande bur zen te
paisse!

--Cinquante pour cent de baisse!

--En tix minides!

--En dix minutes! mais c'est une dégringolade!

--Ia! c'est eine técrincolate!... ein tésasdre!.. eine banigue!...

--Messieurs! messieurs! dit Montaubert, tout beau!... n'exagérons
rien!...

--Vingt bleues, quinze de prime! criait-on déjà aux alentours.

--Quinze bleues, quinze!... à dix de prime et du temps...

--Vingt-cinq au pair!...

--Messieurs, messieurs! c'est de la folie!... l'enlèvement du jeune roi
n'est pas encore un fait officiel...

--Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite...

--Et que M. le régent soit prisonnier au palais royal! acheva Montaubert
d'un air profondément désolé.

Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de
mille cris.

--Le jeune roi enlevé! M. Law en fuite! Le régent prisonnier!

--Trente actions à cinquante de perte!

--Quatre-vingts bleues à soixante!

--A cent!... à cent cinquante...

--Messieurs! messieurs! faisait Oriol, ne vous pressez pas.

--Moi, je vends toutes les miennes à trois cents de perte! s'écria
Navailles qui n'en avait plus une seule, les prenez-vous?

Oriol fit un geste d'énergique refus.

Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte.

Montaubert continuait:

--On ne surveillait pas assez les du Maine... ils avaient des
partisans... M. le chancelier d'Aguesseau était du coup, M. le cardinal
de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars... ils ont eu de
l'argent par M. le prince de Cellamare... Judicaël de Malestroit,
marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le
jeune roi sur la route de Versailles et l'a emmené à Nantes... le roi
d'Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent
mille hommes: c'est là un fait malheureusement avéré!

Soixante bleues à cinq cents de perte! cria-t-on dans la foule toujours
croissante.

--Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas... il faut du temps pour
amener une armée des monts Pyrénéens jusqu'à Paris!... D'ailleurs, ce
sont des on dit... rien que des on dit!...

--Tes on tit!... tes on tit!... répéta le baron de Batz; ch'ai engore
eine action... ché la tonne pur zing zents vrancs!... foilà!

Personne ne voulut de l'action du baron de Batz, et les offres
recommencèrent à grands cris.

--Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n'était pas en fuite...

--Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier?

--Bon Dieu! répondit Montaubert, vous m'en demandez plus que je n'en
sais, mes bonnes gens! moi je n'achète ni ne vends, Dieu merci!... M. le
duc de Bourbon était mécontent, à ce qu'il paraît... on parle aussi du
clergé pour l'affaire de la constitution... il y en a qui prétendent que
le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France.

Ce fut un cri d'horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent
écus.

A ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui
avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés
aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d'idiots.
Ils achetaient! En un clin-d'oeil, la foule les entoura, les assiégea,
les étouffa.

--Ne leur dites pas vos nouvelles! fit-on à l'oreille d'Oriol et de
Montaubert.

Le gros petit traitant avait grand'peine à s'empêcher de rire.

--Les pauvres innocents! murmura-t-il.

Puis il ajouta en s'adressant à la foule:

--Je suis gentilhomme, mes amis; je vous ai dit mes nouvelles _gratis et
pro Deo_... faites-en ce que vous voudrez, je m'en lave les mains.

Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux
innocents:

--Achetez, mes amis, achetez; si ce sont de faux bruits, vous allez
faire une magnifique affaire.

On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux
mains et ne voulait plus que de l'or. «Réaliser! réaliser!» c'était le
cri général.

Ce qu'on appelait le pair pour les actions bleues ou _petites-filles_,
c'était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur
nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à
quelques centaines de francs.

Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se
gonflèrent comme le sac de cuir d'Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout
tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.

Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.

Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés:

--M. Law est en son hôtel!

--Le jeune roi est aux Tuileries!

--Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner!

--Manoeuvre! manoeuvre! manoeuvre!

--Manèfre! manèfre! manèfre! répéta le baron de Batz indigné; ché fus
tisais pien qué z'édaient tes manèfres...

Il y eut des gens qui se pendirent.

Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions
vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus
et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s'arracher les cheveux,
Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.

En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa
une bourse dans la main. Le bossu cria:

--Viens ça, la Baleine!

L'ancien soldat aux gardes vint, parce qu'il avait vu la bourse. Le
bossu la lui jeta au nez.

Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d'Oriol, Montaubert et
compagnie par trop élémentaire, n'ont qu'à lire les notes de Cl. Berger
sur les mémoires secrets de l'abbé de Choisy. Ils y verront des
manoeuvres bien plus grossières, couronnées d'un plein succès.

Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa
réputation d'homme d'esprit en même temps que sa fortune en montant ces
audacieuses escroqueries.

C'étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les
pendus.

Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le
prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de
l'hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L'agio avait
repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D'autres nouvelles,
plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d'or, un instant
étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.

M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient
trois sceaux, retenus par les lacets de soie. Quand le bossu aperçut cet
objet, ses yeux s'ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait
violemment à son visage pâle.

Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué,
désormais sur Peyrolles et Gonzague.

--Que fait la princesse? demanda celui-ci.

La princesse n'a pu fermer l'oeil de cette nuit, répondit le factotum;
sa camériste l'a entendue qui répétait: Si c'était pourtant la fille de
Nevers!

--Vive Dieu! murmura Gonzague, en est-elle là déjà?... Si jamais elle
voyait cette belle fille, tout serait dit!

--Il y a ressemblance? demanda Peyrolles.

--Tu verras cela!... deux gouttes d'eau!... Te souviens-tu de Nevers?

--Oui, répliqua Peyrolles; c'était un beau jeune homme!

--Sa fille est belle comme un ange... le même regard... le même
sourire...

--Est-ce qu'elle sourit déjà?

--Elle est avec dona Cruz... elles se connaissent... Dona Cruz la
console... Cela m'a fait quelque chose de voir cette enfant-là!... Si
j'avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois... Mais ce sont
des folies! s'interrompit-il; de quoi me repentirais-je? ai-je fait le
mal pour le mal?... J'ai mon but, j'y marche... S'il y a des
obstacles...

--Tant pis pour les obstacles! murmura Peyrolles en riant.

Gonzague passa le revers de sa main sur son front.

Peyrolles toucha l'enveloppe scellée.

--Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste?

--Il n'y a pas à en douter, répondit le prince; le cachet de Nevers et
le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.

--Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre?

--J'en suis sûr.

--Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant
l'enveloppe.

--Y penses-tu! s'écria Gonzague, briser des cachets! de beaux cachets
intacts! Vive Dieu! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins...
nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand
nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable
héritière de Nevers...

--La véritable?... répéta involontairement Peyrolles.

--Celle qui doit être pour nous la véritable... et l'évidence sortira de
là tout d'une pièce!

Peyrolles s'inclina. Le bossu regardait.

--Mais, reprit le factotum; que ferons-nous de l'autre jeune fille,
monseigneur?

--Damné bossu! s'écria l'agioteur qui signait en ce moment sur le dos
de Jonas; pourquoi remues-tu comme cela?

Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se
rapprocher de Gonzague.

Celui-ci réfléchissait.

--J'ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même; que ferais-tu
de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place?

Le factotum eut son équivoque et bas sourire.

--Non... non..., murmura Gonzague; dis-moi quel est le plus perdu... le
plus ruiné de tous nos satellites?...

--Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.

--Tiens-toi donc tranquille, bossu! fit un nouvel endosseur.

--Chaverny! répéta Gonzague dont le visage s'éclaira; je l'aime, ce
garçon-là!... mais il me gêne... cela me débarrasserait de lui!




III

--Caprice de bossu.--


Nos heureux spéculateurs, Taranne, Albret et compagnie ayant fini leurs
partages, commençaient à se remontrer dans la foule. Ils avaient grandi
de deux ou trois coudées. On les regardait avec respect.

--Où donc est-il, ce cher Chaverny? demanda Gonzague.

Au moment où M. de Peyrolles allait répondre, un tumulte affreux se fit
dans la cohue. Tout le monde se précipita vers le perron où des
gardes-françaises entraînaient un pauvre diable qu'ils avaient saisi aux
cheveux.

--Fausse! disait-on, elle est fausse!

--Et c'est une infamie!... falsifier le signe du crédit!

--Profaner le symbole de la fortune publique!

--Entraver les transactions! ruiner le commerce!

--A l'eau! le faussaire! à l'eau! le misérable!

Le gros petit traitant Oriol, Montaubert, Taranne et les autres criaient
comme des aigles. Avoir besoin d'être sans péché pour jeter la première
pierre, c'était bon du temps de Notre-Seigneur!

On amena le pauvre malheureux terrifié, à demi mort, devant Gonzague.
Son crime était d'avoir passé au bleu une action blanche pour bénéficier
de la petite prime affectée temporairement aux titres à la mode.

--Pitié! pitié! criait-il; je n'avais pas compris toute l'énormité de
mon crime!

--Monseigneur! dit Peyrolles, on ne voit ici que des faussaires.

--Monseigneur, ajouta Montaubert, il faut un exemple!

Et la foule:

--Horreur! Infamie! Un faux! Ah! le scélérat! point de pardon!

--Qu'on le jette dehors! décida Gonzague en détournant les yeux.

La foule s'empara aussitôt du pauvre diable, en criant:

--A la rivière! à la rivière!

Il était cinq heures du soir. Le premier son de la cloche de fermeture
tinta dans la rue Quincampoix. Les terribles accidents qui chaque jour
se renouvelaient avaient déterminé l'autorité à défendre les
négociations des actions après la brume tombée. C'était toujours
à ce dernier moment que le délire du jeu arrivait à son comble. Vous
eussiez dit une mêlée. On se prenait au collet, les clameurs se
croisaient si drues qu'on n'entendait plus qu'un seul et même hurlement.

Dieu sait si le bossu avait de la besogne! mais son regard ne quittait
point M. de Gonzague.

Il avait entendu ce nom de Chaverny.

--On va fermer!... on ferme! criait la cohue. Dépêchons! dépêchons!

Si Ésope II, dit Jonas, avait eu plusieurs douzaines de bosses, quelle
fortune!

--Que vouliez-vous me dire du marquis de Chaverny, monseigneur? demanda
Peyrolles.

Gonzague était en train de rendre un signe de tête protecteur et hautain
au salut de ses affidés.

Il avait réellement grandi depuis la veille, par rapport à ceux qui
s'étaient rapetissés.

--Chaverny, répéta-t-il d'un air distrait; ah oui... Chaverny...
Fais-moi penser tout à l'heure qu'il faut que je parle à ce bossu.

--Et la jeune fille? n'est-il pas dangereux de la laisser au pavillon?

--Très-dangereux... Elle n'y restera pas longtemps... Pendant que j'y
songe, ami Peyrolles, nous soupons chez dona Cruz... une réunion
d'intimes... que tout soit prêt...

Il ajouta quelques mots à son oreille. Peyrolles s'inclina et dit:

--Monseigneur, il suffit.

--Bossu! s'écria un endosseur mécontent, tu trépignes comme un petit
fou!... tu ne sais plus ton métier... Messieurs, il nous faudra
reprendre la Baleine!

Peyrolles s'éloignait; M. de Gonzague le rappela.

--Et trouvez-moi Chaverny! dit-il, mort ou vif, je veux Chaverny.

Le bossu secoua son dos sur lequel on était en train de signer.

--Je suis las, dit-il, voici la cloche, j'ai besoin de repos.

La cloche tintait en effet et les concierges passaient en faisant sonner
leurs grosses clefs.

Quelques minutes après, on n'entendait plus d'autre bruit que celui des
cadenas que l'on fermait. Chaque locataire avait sa serrure, et les
marchandises non vendues ou échangées restaient dans les loges. Les
gardiens pressaient vivement les retardataires.

Nos spéculateurs associés, Navailles, Taranne, Oriol, etc., s'étaient
approchés de Gonzague qu'ils entouraient chapeau bas.

Gonzague avait les yeux fixés sur le bossu qui, assis sur un pavé à la
porte de sa niche, n'avait point l'air de se disposer à sortir. Il
comptait paisiblement le contenu de son grand sac de cuir et avait, en
apparence du moins, beaucoup de plaisir à cette besogne.

--Nous sommes venus ce matin savoir des nouvelles de votre santé,
monsieur mon cousin, dit Navailles.

--Et nous avons été heureux, ajouta Nocé, d'apprendre que vous ne vous
étiez point trop ressenti des fatigues de la fête d'hier.

--Il y a quelque chose qui fatigue plus que le plaisir, messieurs,
répondit Gonzague, c'est l'inquiétude.

--Le fait est, dit Oriol qui voulait à tout prix placer son mot; le fait
est que l'inquiétude... moi, je suis comme cela... quand on est
inquiet...

Ordinairement, Gonzague était bon prince et venait au secours de ses
courtisans qui se noyaient, mais cette fois, il laissa Oriol perdre
plante.

Le bossu riait sur son pavé.

Quand il eut achevé de compter son argent, il tordit le cou à son sac de
cuir et l'attacha soigneusement avec une corde.--Puis, il se disposa à
rentrer dans sa cabane.

--Allons, Jonas! lui dit un gardien; est-ce que tu comptes coucher ici?

--Oui, mon ami, répondit le bossu; j'ai apporté ce qu'il me faut pour
cela.

Le gardien éclata de rire. Ces messieurs l'imitèrent, sauf le prince de
Gonzague qui garda son grand sérieux.

--Voyons! voyons! fit le gardien; pas de plaisanteries, mon petit homme!
Déguerpissons... et vite!

Le bossu lui ferma la porte au nez.

Comme le gardien frappait à grands coups de pied dans la niche, le bossu
montra sa tête pâlotte au petit oeil de boeuf qui était sous le
toit.

--Justice! monseigneur! s'écria-t-il.

--Justice! répétèrent joyeusement ces messieurs.

--C'est dommage que Chaverny ne soit pas ici, ajouta Navailles; on
l'aurait chargé de rendre cette importante et grave sentence.

Gonzague réclama le silence d'un geste:

--Chacun doit sortir au son de cloche, dit-il, c'est le règlement.

--Monseigneur, répliqua Ésope II dit Jonas du ton bref et précis d'un
avocat qui pose ses conclusions; je vous prie de vouloir bien considérer
que je ne suis pas dans la position de tout le monde... tout le monde
n'a pas loué la loge de votre chien...

--Bien trouvé! crièrent les uns.

Les autres dirent:

--Que prouve cela?

--Médor, répondit le bossu, avait-il coutume, oui ou non, de coucher
dans sa niche?

--Bien trouvé! bien trouvé!

--Si Médor avait, comme je puis le prouver, l'habitude de coucher dans
sa niche, moi qui suis substitué, moyennant trente mille livres, aux
droits et priviléges de Médor, je prétends faire comme lui et je ne
sortirai d'ici que si on m'expulse par la violence.

Gonzague sourit cette fois. Il exprima son approbation par un signe de
tête. Le gardien se retira.

--Viens ça, dit le prince.

Jonas sortit aussitôt de sa niche.

Il s'approcha et salua en homme de bonne compagnie.

--Pourquoi veux-tu demeurer là dedans? lui demanda Gonzague.

--Parce que la place est sûre et que j'ai de l'argent.

--Penses-tu avoir fait une bonne affaire avec ta niche?

--Une affaire d'or, monseigneur... je le savais d'avance.

Gonzague lui mit la main sur l'épaule.--Le bossu poussa un petit cri de
douleur.

Cela lui était arrivé déjà cette nuit dans le vestibule des appartements
du régent.

--Qu'as-tu donc? demanda le prince étonné.

--Un souvenir de bal, monseigneur... une courbature.

--Il a trop dansé, firent ces messieurs.

Gonzague tourna vers eux son regard où il y avait du dédain.

--Vous êtes disposés à vous moquer, messieurs, dit-il; moi aussi
peut-être... mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait
bien plutôt se moquer de nous...

--Ah!... monseigneur!... fit Jonas modestement.

--Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici
votre maître...

On avait bonne envie de se récrier.

--Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout
seul que vous tous ensemble... il nous avait promis M. de Lagardère au
bal du régent... nous avons eu M. de Lagardère!...

--Si monseigneur eût bien voulu nous charger..., commença Oriol.

--Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher
comme on veut M. de Lagardère... je souhaite que nous n'ayons pas
bientôt à nous en convaincre de nouveau.

Tous les regards interrogèrent.

--Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte
m'attacher ce garçon-là... j'ai confiance en lui...

Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot.--Le prince poursuivit:

--J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous,
messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de
périr!

Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous.

--L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il.

--Je ne sais... nos hommes tardent bien!... je suis inquiet... je
donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir.

Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne
contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne,
Montaubert avaient fait leurs preuves.--Mais les trois traitants et
surtout Oriol étaient tout pâles.

--Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts..., commença
Navailles.

--Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que
personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un
grand coup.

--De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes
tout à vous.

--Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis
arrangé pour cela.

S'il y eut des mécontents, on ne le vit point.

--En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé... L'ami, vous nous
avez rendu un grand service.

--Qu'est-ce que cela, monseigneur?

--Pas de modestie, je vous prie!... vous avez bien travaillé... demandez
votre salaire.

Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le
tortiller.

--En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine...

--Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte
récompense?

Le bossu le regarda en face et ne répondit point.

--Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience;
je n'accepte rien pour rien, l'ami... Pour moi, tout service gratuit est
trop cher, car il cache une trahison... fais-toi payer, je le veux!

--Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi
des génies!...

--Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant;
mais comment faire cette demande à monseigneur...?

Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia:

--Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!...

--Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles.

Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls
qui ne prirent point part à cette gaieté.

Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu.

Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien;
à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains.

En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument
et le connaître.--Or, il manoeuvrait pour atteindre ce double but.

Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la
bienveillance qu'il montrait au petit homme.

--Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est
amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux... il y
a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent.

--Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie...
Amoureux, ambitieux, curieux... sais-je quel nom donner à la passion
qui me tourmente?... Ces gens rient... ils ont raison: moi je souffre.

Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres
frémirent:

Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté:

--Curieux, ambitieux, amoureux... qu'importe le nom du mal... la mort
est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée.

Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.

--L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!... Avez-vous vu
parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes
jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?... Avez-vous
entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que
la voix du tonnerre lui-même... C'est immense, c'est immense!... Rien ne
résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en
temps, miné par la rude sape du flot... je vous le dis et vous le savez:
c'est immense!... Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre,
une planche frêle qui tremble et gémit... sur la planche, qu'est-ce? Un
être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau noir
du large... et l'oiseau a ses ailes... un être... un homme... il ne
tremble pas... je ne sais quelle magique puissance est sous sa
faiblesse... elle vient du ciel... ou de l'enfer... l'homme a dit, ce
nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je
veux; l'océan est vaincu!...

On écoutait--le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de
physionomie.

--L'homme est petit, reprit-il, tout petit!... Avez-vous vu parfois la
flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée
comme une coupole épaisse et lourde?... Il fait nuit, nuit noire... mais
les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible
aurore... les murs voisins regardent, tout pâles... La façade, avez-vous
vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade,
ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes
sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est
l'enfer,--et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce
monstre qu'on appelle le feu!... Tout cela est grand aussi, furieux
comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre
cela, non! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le
fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes... Eh
bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes
dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici
une ombre, un objet noir, un insecte, un atome... c'est un homme... il
n'a pas peur du feu... pas plus du feu que de l'eau... il est le roi...
il dit: Je veux!... Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt!

Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et
eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.

--Eh! eh! eh! eh!... fit-il tandis que son auditoire tressaillait;
jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie... hé! hé! hé!... Je suis petit,
mais je suis homme!... Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons
maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?... Je ne suis
plus jeune... Je n'ai jamais été jeune... Vous me trouvez laid, n'est-ce
pas?... J'étais plus laid encore autrefois... C'est le privilége de la
laideur: l'âge l'use comme la beauté... Vous perdez, je gagne... dans le
tombeau, nous serons tous pareils.

Il ricana en regardant tour à tour chacun des affidés de Gonzague.

--Quelque chose de pire que la laideur, reprit-il, c'est la pauvreté...
J'étais pauvre... je n'avais point de parents... je pense que mon père
et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis
mon berceau dehors... Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris
sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit
corps tremblotant... Quelle femme me donna son lait?... Je l'eusse
aimée... ne riez plus!... S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel,
c'est elle... La première sensation dont je me souvienne, c'est la
douleur que donnent les coups... Ainsi appris-je que j'existais: par le
fouet qui déchira ma chair... Mon lit, c'était le pavé... Mon repas,
c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne... Bonne
école, messieurs, bonne école!... Si vous saviez comme je suis dur au
mal!... Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la
tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau!

--Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague.

--Eh! eh!... beaucoup... oui, monseigneur... J'ai entendu çà et là des
heureux regretter leurs premières années... Moi, tout enfant, j'ai eu de
la colère dans le coeur... Savez-vous ce qui me faisait jaloux?
C'était la joie d'autrui... Les autres étaient beaux, les autres avaient
des pères et des mères... Avaient-ils du moins pitié, les autres, de
celui qui était seul et brisé? Non... tant mieux! ce qui a fait mon âme,
ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le
mépris... Cela tue quelquefois... cela ne m'a pas tué... la méchanceté
m'a révélé ma force... une fois fort, ai-je été méchant?... Mes bons
maîtres... ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire!

Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans
ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à
l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait,
attentif et surpris.

L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.

--Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai
voulu être riche... Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au
milieu des rires et des huées... le premier denier est difficile à
gagner, le second moins, le troisième vient tout seul... Il faut douze
deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire une livre...
J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or... je l'ai
gardé... Quand je suis las et découragé, je le contemple... Sa vue
ranime mon orgueil... c'est l'orgueil qui est la force de l'homme.

Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je
buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines...
J'avais des haillons, je couchais sur la dure... Mon trésor
augmentait... J'amassais, j'amassais toujours!

--Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il
eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être
bizarre.

Le bossu haussa les épaules.

--Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait
avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant
adore sa maîtresse... c'est une passion, cela!... j'emploierais mon
existence à l'assouvir... Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie?
Un prétexte de s'efforcer et de vivre?... Mais n'est pas avare qui
veut... J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare... je n'ai pas
pu... je ne suis pas avare!...

Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.

--J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien qu'un jour... Je venais de
compter mon trésor... Je passai un jour tout entier à me demander ce que
j'en ferais... J'avais le double, le triple de ce que je croyais... Je
répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche... Je vais
acheter le bonheur...

Je regardai autour de moi... personne...

Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà!

Déjà!... N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant?

--Le miroir ment! me dis-je.

Je brisai le miroir.--Une voix me dit:

--Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc
ici-bas!

Et la même voix encore:

--L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or!
Tu récolteras jeunesse et beauté.

Qui parlait ainsi, monseigneur?... Je vis bien que j'étais fou.

Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard
bienveillant, un visage pour me sourire.

--Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main.

--Bossu! bossu! répétaient les femmes vers qui s'élançait la pauvre
virginité de mon coeur.

--Bossu! bossu! bossu!

Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du
monde!...

--Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles.

Gonzague était tout pensif.

--Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non
point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches... je
voulais amener chez moi des amis, une maîtresse... je n'y attirai que
des voleurs!...

Vous souriez encore... moi, je pleurai... je pleurai des larmes
sanglantes... mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour,
extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du
moins se vend à tout le monde!...

--L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin
ce que vous voulez de moi?

--J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois
de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais
ardent... la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais
philosophe... j'allai... j'errai... je me mis à la piste, flairant le
vent des carrefours pour deviner d'où soufflait le vent de la volupté
inconnue...

--Eh bien? fit Gonzague.

--Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez
vous!




IV

--Gascon et Normand.


Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir
le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui
entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se
prirent incontinent à rire.

--Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?

--Oui, monseigneur... j'accourus... dès le seuil j'ai senti que j'étais
au bon endroit... je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau... sans
doute le parfum du noble et opulent plaisir... je me suis arrêté pour
savourer cela... cela enivre, monseigneur: j'aime cela.

--Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.

--Quel connaisseur! fit Oriol.

Le bossu le regarda en face.

--Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous
comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir...

Oriol pâlit. Montaubert s'écria:

--Que veut-il dire?...

--Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.

--Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas
longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier
en même temps que vous... J'ai vu deux gentilshommes attelés à une
civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés
pour cela.

--Et sait-il...? commença Oriol étourdiment:

--Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément...
il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours
de mon bras pour regagner son hôtel.

Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de
stupeur profonde se répandit sur tous les visages.

--Et savez-vous aussi ce qu'est devenu M. de Lagardère? demanda Gonzague
à voix basse.

--Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu;
j'étais tout près de lui quand il a frappé... le coup était bien donné,
j'y engage ma parole... ceux que vous avez envoyés à la découverte vous
apprendront le reste...

--Ils tardent bien!...

--Il faut le temps!... maître Cocardasse et frère Passepoil...

--Vous les connaissez donc?... interrompit Gonzague abasourdi.

--Monseigneur, je connais un peu tout le monde...

--Palsambleu! l'ami!... Savez-vous que je n'aime pas beaucoup ceux qui
connaissent tant de monde et tant de choses!

--Cela peut être dangereux, monseigneur, j'en conviens, repartit
paisiblement le bossu; mais cela peut servir aussi... Soyons juste... si
je n'avais pas connu M. de Lagardère...

--Du diable si je me servirais de cet homme-là! murmura Navailles
derrière Gonzague.

Il croyait n'avoir point été entendu, mais le bossu répondit:

--Vous auriez tort!

Tout le monde, du reste, partageait l'opinion de Navailles.

Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s'il eût voulu jouer avec
son irrésolution:

--Si l'on ne m'eût point interrompu, j'allais répondre d'avance à vos
soupçons... Quand je m'arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur,
j'hésitais, moi aussi, je m'interrogeais, je doutais... C'était là le
paradis... le paradis que je voulais... non point celui de l'Église,
mais celui de Mahomet... toutes les délices réunies: les belles femmes
et le bon vin: les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de
mousse... Étais-je prêt à tout faire... tout... pour mériter l'entrée de
cet éden voluptueux?... pour abriter mon néant sous le pan de votre
manteau de prince?... Avant d'entrer, je me suis demandé cela. Et je
suis entré, monseigneur.

--Parce que tu te sentais prêt à tout? interrogea Gonzague.

--A tout! répondit le bossu résolûment.

--Vive Dieu! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse!

--Voici quarante ans que je rêve!... mes désirs couvent sous des cheveux
gris.

--Écoute... la noblesse peut s'acheter... demande à Oriol.

--Je ne veux point de la noblesse qui s'achète.

--Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.

Ésope II montra sa bosse d'un geste cynique:

--Un nom pèse-t-il autant que cela?...

Puis il reprit d'un accent plus sérieux:

--Un nom... une bosse... deux fardeaux qui n'écrasent que les pauvres
d'esprit... je suis un trop petit personnage pour être comparé à un
financier d'importance comme M. Oriol... si son nom l'écrase, tant pis
pour lui!... ma bosse ne me gêne pas... le maréchal de Luxembourg est
bossu: l'ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden? le héros
des comédies napolitaines, l'homme invincible à qui personne ne résiste,
Pulcinella est bossu par derrière et par devant... Tyrtée était boiteux
et bossu... bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre...
Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la
sagesse... La bosse du géant Atlas était le monde... Sans placer la
mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu'elle
vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente... Que serais-je
sans elle? J'y tiens. Elle est d'or!

--Il y a du moins de l'esprit dedans, l'ami, dit Gonzague; je te
promets que tu seras gentilhomme.

--Grand merci, monseigneur... quand cela?

--Peste! fit-on, il est pressé!

--Il faut le temps, dit Gonzague.

--Ils ont dit vrai, répliqua le bossu; je suis pressé... Monseigneur,
excusez-moi... vous venez de me dire que vous n'aimiez pas les services
gratuits... cela me met à l'aise pour réclamer mon salaire tout de
suite.

--Tout de suite! se récria le prince, mais c'est impossible!

--Permettez! il ne s'agit plus de gentilhommerie!

Il se rapprocha, et d'un ton insinuant:

--Pas n'est besoin d'être gentilhomme pour s'asseoir... auprès de M.
Oriol par exemple... au petit souper de cette nuit.

Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.

--Tu sais aussi cela? dit ce dernier en fronçant le sourcil.

--Deux mots entendus par hasard, monseigneur..., murmura le bossu avec
humilité.

Les autres criaient déjà:

--On soupe donc? on soupe donc?

--Ah! prince! fit le bossu d'un ton pénétré; c'est le supplice de
Tantale que j'endure!... une petite maison! mais je la devine, avec ses
issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre
plus doux à travers les draperies discrètes... il y a des peintures aux
plafonds: des nymphes et des Amours, des papillons et des roses... je
vois le salon doré! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout
plein de baisers, tout plein de sourires... je vois les girandoles!
Elles m'éblouissent!...

Il mit sa main au devant de ses yeux:

--Je vois des fleurs; je respire leurs parfums... et qu'est-ce que cela
auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu'un essaim de
femmes adorables...

--Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d'être invité.

--C'est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux
flamboyants comme un satyre, je suis ivre.

--Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l'oreille de Gonzague, je
préviendrai mademoiselle Nivelle.

--Elle est prévenue, répliqua le prince.

Et comme s'il eût voulu exalter encore l'extravagant caprice du bossu:

--Messieurs, ce n'est pas ici un souper comme les autres.

--Qu'y aura-t-il donc?... aurons-nous le czar?

--Devinez ce que nous aurons.

--La comédie?... M. Law?... les singes de la foire Saint-Germain?

--Mieux que cela, messieurs!... renoncez-vous?

--Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.

--Il y aura une noce, dit Gonzague.

Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.

--Une noce! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés;
une noce à la fin d'un petit souper!

--Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.

--Et qui marie-t-on? fit l'assemblée d'une seule voix.

Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre,
Peyrolles parut sur le perron et s'écria:

--Vivat! vivat! voici enfin nos hommes!

Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages
cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.

--L'ami, dit Gonzague au bossu; nous n'avons pas fini tous deux... ne
vous éloignez pas.

--Je reste aux ordres de monseigneur, répondit Ésope II qui se dirigea
vers sa niche.

Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa
niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.

--Un mariage, murmura-t-il, un scandale... mais ce ne peut être une
inutile parodie... cet homme ne fait rien sans but... qu'y a-t-il sous
cette profanation?... Sa trame m'échappe... et le temps presse...

Sa tête disparut entre ses mains crispées.

--Oh! qu'il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je
jure Dieu que je serai du souper!

--Eh bien! eh bien! quelles nouvelles? criaient nos courtisans curieux.

Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser
personnellement.

--Ces deux braves ne veulent parler qu'à monseigneur, répondit
Peyrolles.

Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la
table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent
fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à
Gonzague qu'ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres
en fait d'armes.

--Voyons, dit le prince, parlez vite.

Cocardasse et Passepoil se tournèrent l'un vers l'autre.

--A toi, mon noble ami, dit le Normand.

--Je n'en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.

--Palsambleu, s'écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens!

Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d'une voix haute et avec
volubilité.

--Monseigneur, pour mériter l'honorable confiance...

--La paix! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour!

Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit:

--Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j'obéis à mon
noble ami et je prends la parole... J'ai rempli ma mission avec bonheur,
je commence par le dire... si j'ai été plus heureux que mon noble ami,
cela ne dépend point de mon mérite...

Cocardasse souriait d'un air fier et caressait son énorme moustache.

Nous n'avons point oublié qu'il y avait défi de mensonge entre ces deux
aimables coquins.

Avant de les voir lutter d'éloquence comme les Arcadiens de Virgile,
nous devons dire qu'ils n'étaient point sans inquiétude. En sortant du
cabaret de Venise, ils s'étaient rendus pour la seconde fois à la maison
de la rue du Chantre.

Point de nouvelles de Lagardère.

Qu'était-il devenu? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la
plus complète ignorance.

--Soyez bref! ordonna Gonzague.

--Concis et précis! ajouta Navailles.

--Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil; la vérité n'est
jamais longue à exprimer... et ceux qui vont chercher midi à quatorze
heures, c'est pour enjôler le monde... tel est mon avis... Si je pense
ainsi, c'est que j'en ai sujet. L'expérience... mais ne nous
embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de
monseigneur... mon noble ami et moi, nous nous sommes dit: Deux chances
valent mieux qu'une, suivons chacun notre piste... En conséquence de
quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents... Ce qu'a
fait mon noble ami, je l'ignore... Moi, je me suis rendu au Palais Royal
où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là
que d'une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente
indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant...
Voilà donc qui est bon: j'étais sûr qu'un coup d'épée avait été donné...
Je suis allé inspecter la mare de sang qui m'a paru raisonnable... Puis
j'ai suivi une trace... ah! ah! il faut des yeux pour cela!... depuis la
tente indienne jusqu'à la rue Saint-Honoré, en passant par le vestibule
du pavillon de M. le régent... les valets me demandaient: L'ami,
qu'as-tu perdu?... Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et ils
riaient comme de plats coquins qu'ils sont... si j'avais fait faire le
portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton! je payerais un fier loyer
pour avoir où les mettre.

--Abrége! fit Gonzague.

--Monseigneur, je fais de mon mieux... Voilà donc qui est bon... Dans la
rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace
était effacée... je poussai droit à l'eau.

--Par où? interrompit le prince.

--Par la rue de l'Oratoire, répondit Passepoil.

Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de
la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d'Oriol et de Montaubert étant
désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance.

Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l'Oratoire.

Frère Passepoil reprit ingénument:

--Je vous parle comme à mon confesseur, illustre prince... Les traces
recommençaient rue de l'Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu'à la rive
du fleuve... Là, plus rien... cependant, il y avait des mariniers qui
causaient... je me suis approché... l'un deux qui avait l'accent picard
disait: Ils étaient trois; le gentilhomme était blessé; après lui avoir
coupé sa bourse, ils l'ont jeté du haut de la berge du Louvre. Mes
maîtres, ai-je demandé, s'il vous plaît, l'avez-vous vu ce
gentilhomme?... à quoi ils n'ont voulu répondre, pensant d'abord que
j'étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j'ai ajouté: Je suis de la
maison de ce gentilhomme, qui se nomme de Saint-Saurin, natif de Brie,
et bon chrétien. Dieu ait son âme! ont-ils fait alors: nous l'avons
vu...--Comment était-il costumé, mes vrais amis?--Il avait un masque
noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc.

Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête
d'un air approbatif.

Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique.

Il se disait:

--La caillou est un fin normand, sandiéou!... mais apapur! apapur! notre
tour va venir!

--Voilà donc qui est bon! poursuivit Passepoil, encouragé par le succès
de son conte; si je ne m'exprime pas comme un homme de plume: mon métier
est de tenir l'épée... et puis la présence de monseigneur m'intimide: je
suis trop franc pour le cacher... mais enfin, la vérité est la vérité...
fais ton devoir et moque-toi du qu'en dira-t-on!... Je descends le long
du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries jusqu'à la porte
de la Conférence... Je suis le cours la Reine, la route de Billy, le
halage de Passy; je passe devant le Point-du-Jour et devant Sèvres...
j'avais mon idée, vous allez voir... J'arrivai au pont de Saint-Cloud...

--Les filets!... murmura Oriol.

--Les filets! répéta Passepoil en clignant de l'oeil; monsieur a mis
le doigt dessus.

--Pas mal! pas mal! se disait maître Cocardasse; nous finirons par faire
quelque chose de c'ta couquin de Passepoil!

--Et qu'as-tu trouvé dans les filets? demanda Gonzague qui fronça le
sourcil d'un air de doute.

Frère Passepoil déboutonna son justaucorps.--Cocardasse ouvrait de
grands yeux.--Il ne s'attendait pas à cela.

Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n'était pas dans les filets
de Saint-Cloud qu'il l'avait trouvé. Il n'avait jamais vu les filets de
Saint-Cloud. Alors, comme aujourd'hui, les filets de Saint-Cloud étaient
peut-être une erreur populaire.

Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l'avait trouvé dans
l'appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le
matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté,
uniquement par la bonne habitude qu'il avait de ne rien laisser traîner.

Cocardasse ne s'en était seulement pas aperçu.

Ce n'était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par
Lagardère au bal du régent.

Passepoil l'avait trempé dans un seau d'eau, au cabaret de Venise.

Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement
d'horreur.

Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait
parfaitement la dépouille de Lagardère.

--Monseigneur, dit Passepoil avec modestie,--le cadavre était trop
lourd;--je n'ai rapporté que cela!...

--Ah! Capédébiou! pensa Cocardasse, je n'ai qu'à bien me tenir!

--Et tu as vu le cadavre? demanda M. de Peyrolles.

--Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels
troupeaux avons-nous gardés ensemble?... Je ne vous tutoie point...
mettez de côté cette familiarité malséante... sauf le bon plaisir de
monseigneur.

--Réponds à la question, dit Gonzague.

--L'eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil; à Dieu ne plaise
que j'affirme un fait quand je n'ai point une complète certitude.

--Eh donc! s'écria Cocardasse, je t'attendais là!... Si mon cousin avait
menti, sandiéou! je ne l'aurais revu de ma vie.

Il s'approcha du Normand et lui donna l'accolade chevaleresque en
ajoutant:

--Mais tu n'as pas menti, ma Caillou!... Dieuva!... comment le cadavre
serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux
bonnes lieues de là, en terre ferme!

Passepoil baissa les yeux.--Tous les regards se tournèrent vers
Cocardasse.

--Mon bon, reprit ce dernier en s'adressant toujours à son compagnon,
monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta
sincérité... les hommes tels que toi sont rares... et je suis fier de
t'avoir pour frère d'armes...

--Laissez! dit Gonzague en l'interrompant, je veux adresser une question
à cet homme.

Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l'innocence et la
candeur peintes sur le visage.

--Et ces deux hommes? demanda le prince;--les défenseurs de la jeune
femme en domino rose?...

--J'avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j'ai donné tout mon
temps à l'autre affaire.

--Apapur! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne
demandez pas à un bon garçon plus qu'il ne peut vous donner!... mon
camarade Passepoil a fait ce qu'il a pu, eh donc, entends-tu,
Passepoil?... Je t'approuve hautement!... je suis content de toi, ma
caillou!... mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur!

--Vous avez fait mieux? demanda Gonzague d'un air de défiance.

--_Oun'per poc_! monseigneur, comme disent ceux de Florence!... quand
Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou! il trouve autre chose que des
guenilles au fond de l'eau!...

--Voyons ce que tu as fait...

--D'abord, primo, j'ai causé avec les deux couquins, comme j'ai
l'avantage de causer avec vous en ce moment... Secondo, deuxièmement,
j'ai vu le corps...

--Tu en es sûr? ne put s'empêcher de dire Gonzague.

--En vérité! parlez!--Parlez! ajoutèrent les autres.

Cocardasse mit le poing sur la hanche.

--Procédons par ordre, dit-il; j'ai l'amour de mon état... et ceux qui
croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des
écervelés... on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans
atteindre à mon niveau... il faut des dispositions naturelles, en plus
de l'acquis et des connaissances spéciales! de l'instinct, morbioux!...
du coup d'oeil!... du flair et l'oreille fine... bon pied, bon bras,
coeur solide! apapur! nous avons tout cela, Dieu merci!... En quittant
mon cher camarade, au marché des Innocents, je me suis dit: Eh donc!
Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie... où trouve-t-on
les traîneurs de brette?... A la taverne... Bien!... Je cherchais deux
traîneurs de brette; j'ai été de porte en porte... j'ai mis le nez
partout... Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas?...
C'est toujours plein de ferraille... Vers deux heures, mes deux couquins
sont sortis de la Tête Noire... Adieu, pays, j'ai dit... Eh! bonjour,
Cocardasse!... je les connais tous comme père et mère... Va bien!... je
les ai menés sur la berge, de l'autre côté de Saint-Germain-l'Auxerrois,
dans l'ancien fossé de l'abbaye... Nous avons causé oun'per poc en
tierce et en quarte... Diou bon! Ceux-là ne défendront plus personne, ni
la nuit ni le jour!...

--Vous les avez mis hors de combat? dit Gonzague qui ne comprenait
point.

Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à
fond coup sur coup.

Puis il reprit sa posture grave et fière.

--Voilà! dit-il effrontément; ils n'étaient que deux... j'en ai,
capédébiou! avalé bien d'autres.




V

--L'invitation.--


Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée
d'attendrissement.

A peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête
Passepoil s'avouait déjà vaincu dans la sincérité de son coeur.

Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel! Presque aussi
recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec
toutes ses brillantes qualités.

Les courtisans de Gonzague échangèrent des regards étonnés. Il y eut un
silence, coupé de longs chuchotements.

Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa
moustache.

--Monseigneur m'avait donné deux commissions, reprit-il, et d'une!...
j'arrive à l'autre... Je m'étais dit en quittant Passepoil: Cocardasse,
ma caillou, réponds avec franchise: où trouve-t-on les cadavres?... Le
long de l'eau... Va bien!... Avant de chercher mes deux bagassas, j'ai
fait un petit tour de promenade le long de la Seine... il faut être
matinal: le soleil était déjà sur le Châtelet; rien au bord de la
Seine... Eh donc! la rivière ne charriait que des bouchons!... Pécaïre!
nous avions manqué le coche!... Ce n'était pas tout à fait de ma faute,
mais c'est égal, capédébiou! Je me suis dit comme cela: Cocardasse, ma
fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître
comme oun'pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions... Va
bien! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non!... j'ai
passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos... et
je dis: Tron de l'air! que la statue d'Henri IV y fait bien là où elle
est... j'ai monté le faubourg Saint-Jacques... Hé! Passepoil!

--Cocardasse?

--Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal? le rousseau
Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant
Notre-Dame?

--Il a été pendu!

--Non pas, vivadiou!... Joli garçon!... bon vivant!... Massabiou gagne
sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche...

--Passez! dit Gonzague.

--Eh! donc! monseigneur!... il n'y a pas de sot métier... mais si
j'abuse des instants de monseigneur, sandiéou! me voilà muet comme un
brochet!...

--Arrivez au fait! ordonna Gonzague.

--Le fait, c'est que j'ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le
faubourg vers la rue des Mathurins... Adieu, Massabiou, petit, que j'ai
dit.--Adieu, Cocardasse, qu'il a fait.--La santé, clampin?--Tout
doucement... Et toi?--Tout doucement... et d'où viens, petit?--De
l'hôpital là-bas porter de la marchandise...

Cocardasse fit une pause. Gonzague s'était retourné vers lui.

Chacun écoutait avidement.

Passepoil avait l'envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu
son noble ami.

--Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr désormais de son effet; la
caillou revenait de l'hôpital... et il avait encore son grand sac sur
l'épaule... Va bien, mon bon, j'ai dit... et pendant que Massabiou
descendait, moi j'ai continué de monter jusqu'au Val-de-Grâce.

--Et là?... interrompit Gonzague; qu'as-tu trouvé?

--J'ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait,
pour l'instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l'ami
Massabiou...

--Et tu l'as vu?

--De mes deux yeux, sandiéou!

--Lagardère?...

--Oui bien! apapur!... en propre original... ses cheveux blonds... sa
taille...

--Sa figure...

--Le scalpel était dedans...--Mais le coup de couteau! reprit-il en
montrant son épaule d'un geste terrible de cynisme, parce qu'il voyait
le doute assombrir les visages; le coup!... Pour nous autres, les
blessures sont aussi reconnaissables que les visages.

--C'est vrai, cela, dit Gonzague.

On n'attendait que cela. Un long murmure de joie s'éleva parmi les
courtisans.

--Il est mort! bien mort!

Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta:

--Bien mort!

Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité.

--Voilà qui va donner du montant au champagne! s'écria Oriol; tiens,
brave, prends ceci!

Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci,
malgré sa fierté, prenait de toute main...

Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le
valet tenait un flambeau d'une main, de l'autre un plat d'argent sur
lequel il y avait une lettre.

--Pour monseigneur! dit le valet.

Les courtisans s'écartèrent. Gonzague prit la lettre et l'ouvrit.

On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt.

Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair
de poule.

--Viens ça! dit Gonzague au spadassin.

Cocardasse s'avança aussitôt.

--Sais-tu lire? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer.

Et pendant que Cocardasse épelait:

--Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches!

--Des nouvelles du mort! s'écria Navailles; abondance de biens ne nuit
pas.

--Que dit le défunt? demanda Oriol transformé en esprit fort.

--Écoutez, vous allez le savoir... Lis tout haut, toi, prévôt!

On fit cercle. Cocardasse n'était pas un homme très-lettré, mais il
savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il
lui fallut l'aide de frère Passepoil qui n'était pas beaucoup plus
savant que lui.

--Accousta, mon bon! dit-il, j'ai la vue trouble!

Passepoil s'approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il
rougit, mais en vérité, on eût dit que c'était de plaisir.

On eût dit également que Cocardasse junior avait grande peine à
s'empêcher de rire.

Ce fut l'affaire d'un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils
s'étaient compris.

--Voilà une histoire! s'écria le candide Passepoil.

--Apapur! il faut le voir pour le croire! répondit le Gascon qui prit un
air consterné.

--Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? cria-t-on de toutes parts.

--Lis, Passepoil, la voix me manque!... Eh! donc! j'appelle cela un
miracle.

--Lis, Cocardasse, j'en ai la chair de poule!

Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique:

--Éclaire!

Quand il eut le flambeau à portée, il lut d'une voix haute et distincte:

  «Monsieur le prince, pour régler d'une fois nos comptes divers, je
  m'invite à votre souper de ce soir... Je serai chez vous à neuf
  heures...»

--La signature! s'écrièrent dix voix en même temps.

Cocardasse acheva sa lecture:

  «Chevalier Henri de Lagardère.»

Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail.

Un grand silence se fit.

Dans l'enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait.
Gonzague l'avait pris. Personne n'en avait pu reconnaître la nature.
C'était un gant.

C'était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le
régent.

Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse.

Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa.

--Eh bien! fit-il en s'adressant aux deux braves, que dites-vous de
cela?

--Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l'homme est sujet à faire
erreur... j'ai rapporté fidèlement la vérité... d'ailleurs ce pourpoint
est un témoignage irrécusable.

--Et cette lettre, la récusez vous?...

--Apapur! s'écria Cocardasse, moi je dis que lou coquin de Massabiou
peut certifier si je l'ai rencontré dans la rue Saint-Jacques!... qu'on
le fasse venir!... Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou
non? J'ai vu le corps!... j'ai reconnu la blessure...

--Mais cette lettre!... fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent.

--Il y a longtemps que ces drôles vous trompent! murmura Peyrolles à son
oreille.

Les courtisans de Gonzague s'agitaient et chuchotaient.

--Ceci passe les bornes! disait le gros petit traitant Oriol; cet homme
est un sorcier!

--C'est le diable! s'écria Navailles.

Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le
coeur:

--C'est un homme, capédébiou! pas vrai, mon bon!

Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura:

--C'est Lagardère!

--Messieurs, reprit Gonzague d'une voix légèrement altérée, il y a
là-dessous quelque chose d'incompréhensible... nous sommes trahis... par
ces hommes sans doute...

--Ah! monseigneur! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil.

--Silence! le défi qu'on m'envoie, je l'accepte.

--Bravo! fit Navailles faiblement.

--Bravo! bravo! répétèrent les autres à contre-coeur.

--Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper
projeté...

--On soupera, de par le ciel! interrompit Gonzague qui releva la tête.

--Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins.

--Portes ouvertes... portes grandes ouvertes!...

--A la bonne heure! dit encore Navailles.

Il y avait là de vigoureuses lames: Navailles lui-même, Nocé, Choisy,
Gironne, Montaubert et d'autres. Les financiers étaient l'exception.

--Vous portez tous l'épée, messieurs, reprit Gonzague.

--Nous aussi! murmura Cocardasse en clignant de l'oeil à l'adresse de
Passepoil.

--Saurez-vous vous en servir à l'occasion? demanda le prince.

--Si cet homme vient seul..., commença Navailles sans prendre souci de
cacher sa répugnance.

--Monseigneur! monseigneur! dit Peyrolles; ceci, croyez-moi, est affaire
à Gautier-Gendry et à ses cousins!

Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre
tremblante.

--Sur ma vie! s'écria-t-il au dedans de lui-même; ils y viendront!... Je
les veux esclaves!... ou la Sainte-Barbe sautera!

--Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil; c'est le
moment!

Ils s'avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de
bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague.

--Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d'une conduite honorable, je
dirai même chevaleresque, militent en faveur de deux braves que les
apparences décevantes semblent accuser... ce n'est pas en un seul jour
que l'on ternit ainsi le lustre de toute une existence!... Regardez-nous
et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur...

Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent
ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies.
Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de
candeur.

Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point
de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait
au vert-de-gris. C'était le type parfait de ces audacieux poltrons qui
frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique.

Gonzague songeait. Cocardasse reprit:

--Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez
juger de haut. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous connaissez vos
dévoués serviteurs... souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions
ensemble...

--La paix! s'écria Peyrolles épouvanté.

Gonzague, sans s'émouvoir, dit en regardant ses amis:

--Ces messieurs ont déjà tout deviné... s'ils ignorent quelque chose,
on le leur apprendra... Ces messieurs comptent sur nous comme nous
comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d'indulgence... Nous
nous connaissons les uns les autres.

M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces
roués qui n'eût quelque péché sur la conscience... Quelques-uns d'entre
eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois;
en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se
sentait défaillir... Navailles, Choisy et les autres gentilshommes
tenaient les yeux baissés.

Si l'un d'eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi.
Mais nul ne protesta.

Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de
Chaverny.

Chaverny, malgré ses défauts, n'était point de ceux qu'on fait taire.
Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour
longtemps.

--Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de
vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés
légèrement... Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme
tous les gens de mérite... Voici mon opinion que je soumets à
monseigneur avec ma franchise ordinaire; de deux choses l'une: ou le
chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît invraisemblable,
ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque coquin pour nuire à
deux honnêtes gens... J'ai dit.

--Je craindrais d'ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon
noble ami a rendu éloquemment ma pensée.

--Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d'un air distrait;
éloignez-vous!

Ils n'eurent garde de bouger.

--Monseigneur ne nous a pas compris! fit Cocardasse avec dignité.

Le Normand ajouta, la main sur son coeur:

--Nous n'avons pas mérité d'être ainsi méconnus!

--Vous serez payés!... fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de
plus?...

--Ce que nous voulons, monseigneur!... c'était Cocardasse qui parlait et
il avait dans la voix ce tremblement qui vient du coeur, ce que nous
voulons, c'est la preuve pleine et entière de notre innocence!...
Apapur! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire!

--Non! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et
par infirmité, non!... oh! non!... vous ne le savez pas!

--Ce que nous voulons, c'est une justification éclatante... et pour y
arriver, voici ce que je vous propose: cette lettre dit que M. de
Lagardère ira vous trouver cette nuit jusque chez vous... nous
prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort... Que l'événement soit
juge! nous nous rendons prisonniers... si nous avons menti et que
Lagardère vienne, nous consentons à mourir... n'est-il pas vrai,
Passepoil?

--Avec joie! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes.

--Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas,
réparation d'honneur!... monseigneur ne refusera pas de permettre à deux
bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences...

--Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon... l'événement
jugera.

Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec
effusion.

--La justice de Dieu! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme
de vrais Romains.

Mais ce n'était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment.
Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles.

--J'avais ordonné qu'on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers
Peyrolles.

Celui-ci sortit aussitôt.

--Eh bien! messieurs, reprit le prince,--qu'avez-vous donc?... Dieu me
pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes!...

--Le fait est, murmura Cocardasse, qu'ils ne sont pas d'une gaieté
folle... Eh donc!

--Avez-vous peur? continua Gonzague.

Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit:

--Prenez garde, monseigneur!

--Si vous n'avez pas peur, reprit le prince,--c'est donc que vous
répugnez à me suivre.

Et comme on gardait le silence:

--Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis! s'écria-t-il;
souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand'salle de mon
hôtel... Obéissance passive!... je suis la tête, vous êtes le bras... Il
y a pacte entre nous...

--Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais...

--Point de mais!... je n'en veux pas!.. songez bien à ce que je vous ai
dit et à ce que je vais vous dire... hier, vous auriez pu vous séparer
de moi, aujourd'hui, non! vous avez mon secret... aujourd'hui, celui qui
n'est pas avec moi est contre moi... si quelqu'un de vous manquait à
l'appel, cette nuit...

--Eh! fit Navailles, personne n'y manquera!

--Tant mieux!... nous sommes tout prêts du but... Vous me croyez entamé;
depuis hier, j'ai grandi de moitié!... votre part a doublé... vous êtes
riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs... Je veux que
ma fête soit complète; j'en ai besoin.

--Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes
damnées.

La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les
chancelants.

--Je veux qu'elle soit joyeuse! ajouta-t-il.

--Elle le sera, pardieu! elle le sera!

--Moi, d'abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle
des os,--je me sens déjà tout guilleret... nous allons rire!

--Nous allons rire! nous allons rire! répétèrent les autres prenant leur
parti en braves.

Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny.

--Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague.

--Chaverny! Chaverny! s'écria-t-on de toutes parts en affectant la plus
aimable gaieté,--arrive donc! on t'attend!

A ce nom, le bossu qui était immobile comme une pierre au fond de sa
niche sembla s'éveiller. Sa tête s'encadra dans l'oeil-de-boeuf et
il regarda.

Cocardasse et Passepoil l'aperçurent à la fois.

--Attention! fit le Gascon.

--On est à son affaire, répondit le Normand.

--Voilà! voilà! fit Chaverny.

--D'où viens-tu donc? demanda Navailles.

--D'ici près... de l'autre côté de l'église... Ah! cousin! il vous faut
deux odalisques à la fois?...

Gonzague pâlit. A l'oeil-de-boeuf, la figure du bossu s'éclaira,
puis disparut.

Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son
coeur à deux mains.

Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière.

--Fou! incorrigible fou! s'écria Gonzague presque gaiement.

Sa pâleur avait fait place au sourire.

--Mon Dieu! reprit Chaverny, l'indiscrétion n'est pas grande!... j'ai
tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade
dans le jardin d'Armide... Armide est double... il y a deux Armides...
manquant toutes les deux de Renaud!

On s'étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente
escapade.

--Et te plaisent-elles? demanda-t-il en riant.

--Je les adore toutes deux!... Mais qu'y a-t-il, cousin? se reprit-il,
pourquoi m'avez-vous fait appeler?

--Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague.

--Ah! bah! fit Chaverny, vraiment!... on se marie donc encore?... Et qui
se marie?

--Une dot de cinquante mille écus.

--Comptant?...

--Comptant.

--De beaux yeux, la cassette... avec qui?

Son regard faisait le tour du cercle.

--Devine! répliqua Gonzague qui riait toujours.

--Voilà bien des mines de mariés, repartit Chaverny; je ne devine pas:
il y en a trop... Ah! si fait!... c'est peut-être moi?

--Juste! fit Gonzague.

Tout le monde éclata de rire.

Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le
seuil.

Sa figure avait changé d'expression: ce n'était plus cette tête pensive,
ce regard avide et profond: c'était Ésope II dit Jonas, le ricanement
vivant.

--Et la dot? demanda Chaverny.

--La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d'actions de son
pourpoint; elle est prête.

Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant.

Le bossu s'avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après
lui avoir donné la plume trempée dans l'encre et la planchette.

--Tu acceptes?... demanda Gonzague avant de signer les endos.

--Ma foi oui, répondit le petit marquis; il faut bien se ranger.

Gonzague signa. En signant, il dit au bossu:

--Eh bien! l'ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie?

--Plus que jamais, monseigneur!

Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante.

--Pourquoi plus que jamais? demanda Gonzague.

--Parce que je sais le nom du mari, monseigneur.

--Et que t'importe ce nom?

--Je ne saurais pas vous dire cela... Il est des choses qui ne
s'expliquent point... comment vous expliquer par exemple la conviction
où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n'accomplira point sa promesse
fanfaronne?...

--Tu as donc entendu?

--Ma niche est là tout près... Monseigneur, je vous ai servi une fois.

--Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien...

--Cela dépend de vous, monseigneur!

--Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées.

Et, se tournant vers le bossu, il ajouta:

--Tu seras de la noce, je t'invite!

Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un
regard rapide avec Passepoil, en murmurant:

--Le loup dans la bergerie! Capédébiou! ils ont raison: nous allons
rire!

Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait
les félicitations avec le marié.

--Monseigneur, dit-il en s'inclinant pour remercier, je ferai de mon
mieux pour me rendre digne de cette haute faveur... Quant à ces
messieurs, nous avons déjà jouté de paroles... ils ont de l'esprit, mais
pas tant que moi... hé! hé! sans manquer au respect que je dois à
monseigneur, j'aurai le mot pour rire, je vous le promets... vous
verrez le bossu à table; il passe pour bon vivant... vous verrez! vous
verrez!...




VI

--Le salon et le boudoir.--


Il existait encore sous le règne de Louis-Philippe, dans la rue
Folie-Méricourt, à Paris, un échantillon parfait de cette petite et
précieuse architecture des premières années de la régence. Il y avait là
dedans un peu de fantaisie, un peu de grec, un peu de chinois. Les
ordonnances faisaient ce qu'elles pouvaient pour se rattacher à
quelqu'un des quatre styles helléniques, mais l'ensemble tenait du
kiosque et les lignes fuyaient tout autrement qu'au Parthénon.

C'étaient des bonbonnières dans toute l'acception du mot. Au Fidèle
Berger on fabrique encore quantité de ces boîtes en carton à renflures
turques ou siamoises, hexagones pour la plupart, et dont la forme
heureuse fait le ravissement des acheteurs de bon goût.

La petite maison de Gonzague avait la figure d'un kiosque, déguisé en
temple. La Vénus poudrée du XVIIIe siècle y eût choisi ses autels.

Un petit péristyle blanc, flanqué de deux petites galeries blanches,
dont les colonnes corinthiennes supportaient un premier étage caché
derrière une terrasse. Le second étage, sortant tout à coup des
proportions carrées du bâtiment, s'élevait en belvédère à six pans
surmonté d'une toiture en chapeau chinois.

C'était hardi, selon l'opinion des amateurs d'alors.

Les possesseurs de certaines villas _délicieuses_, répandues autour de
Paris, pensent avoir inventé ce style macaron. Ils sont dans l'erreur:
le chapeau chinois et le belvédère datent de l'enfance de Louis XV.
Seulement, l'or jeté à profusion donnait aux excentricités d'alors un
aspect que nos villas économiques, quoique _délicieuses_, ne peuvent
point avoir.

L'extérieur de ces cages à jolis oiseaux pouvait être blâmé par un goût
sévère; mais il était mignon, coquet, élégant. Quant à l'intérieur,
personne n'ignore les sommes extravagantes qu'un grand seigneur aimait à
enfouir dans sa petite maison.

M. le prince de Gonzague, plus riche, lui tout seul, qu'une
demi-douzaine de très-grands seigneurs ensemble, n'avait pu manquer de
sacrifier à cette mode fastueuse. Sa Folie passait pour une merveille.

C'était un grand salon hexagone, dont les six pans formaient les
fondations du belvédère. Quatre portes s'ouvraient sur quatre chambres
ou boudoirs qui eussent été de formes trapézoïdes sans les
serres-enclaves qui les régularisaient. Les deux autres portes, qui
étaient en même temps des fenêtres, donnaient sur des terrasses ouvertes
et chargées de fleurs.

Nous avons peur de nous exprimer mal. Cette forme était un raffinement
exquis dont le Paris de la régence offrait tout au plus trois ou quatre
exemples. Pour être mieux compris, nous prierons le lecteur de se
figurer un premier étage qui serait un parterre, et de tailler dans ce
parterre, sans s'occuper des rognures, une pièce centrale à six pans,
escortés de quatre boudoirs carrés, placés comme les ailes d'un moulin à
vent: les deux pans principaux s'ouvraient sur des terrasses. Les
rognures, telles quelles ou modifiées par l'adjonction de cabinets,
formaient un parterre intérieur, communiquant avec les deux terrasses en
laissant pénétrer, dès qu'on le voulait, l'air avec le jour.

Le duc d'Antin avait dessiné lui-même cette mignarde croix de
Saint-André pour la folie supplémentaire qu'il avait au hameau de
Miromesnil.

Dans le salon de la Folie-Gonzague, le plafond et les frises étaient de
Vanloo l'aîné et de son fils Jean-Baptiste qui tenait alors le sceptre
de la peinture française. Deux jeunes gens, dont l'un n'avait encore que
quinze ans, Carle Vanloo, frère cadet de Jean-Baptiste, et Jacques
Boucher avaient eu les panneaux. Ce dernier, élève du vieux maître
Lemoine, fut célèbre du coup, tant il mit de charme et de voluptueux
abandon dans ses deux compositions: les _Filets de Vulcain_ et la
_Naissance de Vénus_. L'ornement des quatre boudoirs consistait en
copies de l'Albane et de Primatice, confiées au pinceau de Louis Vanloo,
le père.

C'était princier dans toute la force du terme. Les deux terrasses en
marbre blanc avaient des sculptures antiques: on n'en voulait point
d'autre, et l'escalier, aussi de marbre, était cité comme le
chef-d'oeuvre d'Oppenort.

Il était huit heures du soir, environ. Le souper promis avait lieu. Le
salon était plein de lumières et de fleurs. La table resplendissait sous
le lustre, et le désordre des mets prouvait que l'action était déjà
depuis longtemps engagée.

Les convives étaient nos roués à la suite, parmi lesquels le petit
marquis de Chaverny se distinguait par une ivresse prématurée. On
n'était encore qu'au second service, et déjà il avait perdu à peu près
complétement la raison.

Choisy, Navailles, Montaubert, Taranne et Albret avaient meilleure tête,
car ils se tenaient droit encore et gardaient conscience des folies
qu'ils pouvaient dire.

Il y avait des dames, bien entendu, et bien entendu, ces dames
appartenaient en majeure partie à l'Opéra: noble institution qui, depuis
tantôt deux cents ans, n'a jamais failli à fournir en abondance tout ce
qui concerne son état.

C'était d'abord mademoiselle Fleury, reine de la fête, pour qui M. de
Gonzague avait des bontés; c'étaient ensuite mademoiselle Nivelle, la
fille du Mississipi, la grosse et ronde Cidalise, bonne fille, nature
d'éponge, qui absorbait madrigaux et mots spirituels pour les rendre en
sottises, pour peu qu'on la pressât; mademoiselle Desbois, mademoiselle
Dorbigny et cinq ou six autres demoiselles, également ennemies de la
gêne et des préjugés.

Elles étaient toutes belles, jeunes, gaies, folles et prêtes à rire,
même quand elles avaient envie de pleurer; telle est la qualité de
l'emploi: on ne prend pas un avocat pour qu'il ne plaide point. Une
danseuse triste est un pernicieux produit qu'il faut laisser pour
compte.

Certaines gens pensent que le plus lugubre point de ces existences
navrantes et parfois navrées qui frétillent dans la gaze rose comme le
poisson dans la poêle, c'est de n'avoir point le droit de pleurer.

Gonzague était absent. On venait de le mander au Palais-Royal.

Outre le siége qui l'attendait, il y avait trois autres siéges vides.

D'abord celui de dona Cruz qui s'était sauvée lors du départ de
Gonzague.

Nous disions tout à l'heure que mademoiselle Fleury était la reine de la
fête: ceci doit être entendu en l'absence de dona Cruz.

Dona Cruz avait ensorcelé tout le monde autour de la table, bien qu'elle
eût empêché l'entretien d'arriver à ce haut diapason qu'atteignait,
dit-on, dès le premier service, une orgie de la régence.

On ne savait pas bien au juste si le prince de Gonzague avait forcé dona
Cruz à venir, ou si la charmante fille avait forcé le prince à lui faire
place. La chose certaine, c'est qu'elle avait été éblouissante, et que
tout le monde l'adorait, sauf le bon petit Oriol qui restait fidèlement
l'esclave de mademoiselle Nivelle.

Le second siége vide n'avait point encore été occupé.

Le troisième appartenait au bossu Ésope II, dit Jonas, que Chaverny
venait de vaincre en combat singulier, à coup de verres de champagne.

Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait
des manteaux et des douillettes, des mantes de femme, sur le corps de ce
malheureux bossu, enseveli dans une immense bergère.

Le bossu, ivre-mort, ne se plaignait point. Il était complétement caché
sous ce monceau de dépouilles, et Dieu sait qu'il courait grand risque
d'étouffer.

Au reste, c'était bien fait! Le bossu n'avait point tenu ce qu'il avait
promis. Il s'était montré taciturne, maussade, inquiet, préoccupé. A
quoi pouvait penser ce pupitre?

Ces dames l'avaient lutiné vainement. Dona Cruz elle-même ayant voulu
lui parler de trop près, le bossu avait reculé son siége comme un
malotru qu'il était.

A bas le bossu! C'était bien la dernière fois qu'il assistait à
semblable fête!

Une question que l'on s'était adressée plusieurs fois avant d'être ivre,
c'était à savoir pourquoi dona Cruz elle-même y assistait.

Gonzague avait l'habitude de ne rien faire au hasard. Jusqu'alors il
avait caché cette dona Cruz aussi soigneusement que s'il eût été son
tuteur espagnol. Et maintenant, il la faisait souper avec une douzaine
de vauriens... C'était pour le moins fort étrange.

Chaverny avait demandé si c'était là sa femme; Gonzague avait secoué la
tête négativement. Chaverny avait voulu savoir où était sa fiancée; on
lui avait répondu: Patience.

Quel avantage Gonzague pouvait-il avoir à traiter ainsi une jeune fille
qu'il voulait produire à la cour sous le nom de mademoiselle de Nevers?

C'était son secret. Gonzague disait ce qu'il lui plaisait de dire, rien
de plus.

On avait bu en conscience. Ces dames étaient fort animées, excepté la
Nivelle qui avait le vin mélancolique. Cidalise et Desbois chantaient
la gaudriole; la Fleury s'égosillait à demander les violons.

Oriol, rond comme une boule, racontait des prouesses d'amour auxquelles
personne ne voulait croire. Les autres buvaient, riaient, chantaient; le
vin était exquis, la chère délicieuse: nul ne gardait souvenir des
menaces qui planaient sur ce festin de Balthazar.

M. de Peyrolles seul conservait sa figure de carême-prenant. La gaieté
générale, qu'elle fût ou non de bon aloi, ne le gagnait pas.

--Est-ce que personne n'aura la charité de faire taire monsieur Oriol?
demanda la Nivelle d'un ton triste et ennuyé.

Sur dix femmes galantes, il y en a cinq pour le moins qui ont cette
manière de se divertir.

--La paix! Oriol, fit-on.

--Je ne parle pas si haut que Chaverny, répondit le gros petit traitant;
Nivelle est jalouse... Je ne lui dirai plus mes fredaines.

--Innocent!... murmura la Nivelle qui se gargarisait avec un verre de
champagne.

--Des bleues? demanda Cidalise à Fleury.

--Deux bleues et une blanche.

--Et tu le reverras?...

--Jamais... Il n'en a plus.

--Mesdames, dit la Desbois, je vous dénonce le petit Mailly qui veut
être aimé pour lui-même.

--Quelle horreur! fit tout d'une voix la partie féminine de l'assemblée.

En face de cette prétention blasphématoire, volontiers eussent-elles
répété comme M. le baron de Barbanchois:

--Où allons-nous! où allons-nous!

Chaverny était revenu s'asseoir.

--Si ce coquin d'Ésope s'éveille, dit-il, je le noie!...

Son regard alourdi fit le tour de la table.

--Je ne vois plus la divinité de notre Olympe, s'écria-t-il; j'ai besoin
de sa présence pour vous expliquer ma position.

--Pas d'explications, au nom du ciel! fit Cidalise.

--J'en ai besoin, reprit Chaverny qui chancelait sur son fauteuil; c'est
une affaire de délicatesse... Cinquante mille écus! ne voilà-t-il pas le
Pérou!... Si je n'étais pas amoureux...

--Amoureux de qui? interrompit Navailles; tu ne connais pas ta
fiancée!...

--Voilà l'erreur!... Je vais vous expliquer ma position.

--Non, non!... si, si!... gronda le choeur.

--Une petite blonde ravissante, contait Oriol à Choisy, qui dormait;
elle me suivait comme un bichon. Impossible de me débarrasser
d'elle!... Vous sentez, j'avais peur que Nivelle ne nous rencontrât
ensemble... Au fond, il n'y a pas de tigresse pour être jalouse comme
cette Nivelle... Enfin, vers trois heures du matin...

--Alors, cria Chaverny, si vous ne voulez pas me laisser, dites-moi où
est dona Cruz... Je veux dona Cruz.

--Dona Cruz! dona Cruz! répéta-t-on de toutes parts; Chaverny a raison!
Il nous faut dona Cruz.

--Vous pourriez bien dire mademoiselle de Nevers! prononça sèchement
Peyrolles.

Un long éclat de rire couvrit sa voix, et chacun répéta:

--Mademoiselle de Nevers! c'est juste! mademoiselle de Nevers.

On se leva en tumulte.

--Ma position..., commença Chaverny.

Tout le monde se sauva de lui et courut à la porte par où dona Cruz
était sortie.

--Oriol!... fit la Nivelle; ici, tout de suite!

Le gros petit traitant ne se fit point prier; il eût voulu seulement que
cette familiarité n'échappât à personne.

--Asseyez-vous près de moi, ordonna Nivelle en bâillant à se fendre la
mâchoire, et contez-moi l'histoire de Peau-d'Ane: j'ai sommeil.

--Il était une fois..., commença le docile Oriol.

--As-tu joué aujourd'hui? demanda Cidalise à Desbois.

--Ne m'en parle pas!... Sans Lafleur, mon laquais, j'aurais été obligé
de vendre mes diamants!

--Lafleur!... comment?...

--Lafleur est millionnaire depuis hier et me protége depuis ce matin.

--Je l'ai vu! s'écria la Fleury; il a, ma foi, fort bon air!...

--Il a la maison du vicomte de Villedieu qui s'est pendu.

--Il a acheté les équipages du marquis de Bellegarde qui est en fuite.

--On parle de lui!

--Je crois bien! Il a fait une chose adorable... une distraction à la
Brancas!... Aujourd'hui, comme il sortait de la Maison d'Or, son
carrosse l'attendait dans la rue... l'habitude l'a emporté... il est
monté derrière...

--Dona Cruz! dona Cruz! criaient ces messieurs.

Chaverny frappa à la porte du boudoir où l'on supposait que la charmante
Espagnole s'était retirée.

--Si vous ne venez pas, menaça Chaverny, nous faisons le siége.

--Oui, oui!... un siége!

--Messieurs, messieurs!... disait Peyrolles.

Chaverny le saisit au collet.

--Si tu ne te tais pas, toi, hibou! s'écria-t-il,--nous nous servons de
toi comme d'un bélier pour enfoncer la porte!

Dona Cruz n'était point dans le boudoir, dont elle avait fermé la porte
à clef en se retirant. Le boudoir communiquait avec le rez-de-chaussée
par un escalier dérobé.--Dona Cruz était descendue au rez-de-chaussée où
se trouvait sa chambre à coucher.

Sur le sofa, la pauvre Aurore était là toute tremblante et les yeux
fatigués de larmes.

Il y avait quinze heures qu'Aurore était dans cette maison. Sans dona
Cruz, elle fût morte de chagrin et de peur.

Dona Cruz était déjà venue la voir deux fois depuis le commencement du
souper.

--Quelles nouvelles? demanda Aurore d'une voix faible.

--M. de Gonzague vient d'être mandé au palais, répondit dona Cruz. Tu
as tort d'avoir peur, va, pauvre petite soeur: là-haut ce n'est pas
bien terrible... et si je ne te savais pas ici, inquiète, triste,
accablée, je m'amuserais de tout mon coeur.

--Que fait-on dans ce salon?... le bruit vient jusqu'ici...

--Des folies... on rit à gorge déployée... le champagne coule... ces
gentilshommes sont gais, spirituels, charmants... un surtout que l'on
nomme Chaverny...

Aurore passa le revers de sa main sur son front comme pour rappeler un
souvenir.

--Chaverny! répéta-t-elle.

--Tout jeune... tout brillant... ne craignant ni Dieu ni
diable!...--Mais il m'est défendu de m'occuper trop de lui,
s'interrompit-elle;--il est fiancé!

--Ah! fit Aurore d'un ton distrait.

--Devine avec qui, petite soeur.

--Je ne sais... que m'importe cela?

--Il t'importe assurément... c'est avec toi que le jeune marquis de
Chaverny est fiancé!

Aurore releva lentement sa tête pâle et sourit tristement.

--Je ne plaisante pas! insista dona Cruz.

--De ses nouvelles, à lui, murmura Aurore--ma soeur! ma petite Flor!
ne m'apportes-tu point de ses nouvelles?

--Je ne sais rien... absolument rien.

La belle tête d'Aurore retomba sur sa poitrine, tandis qu'elle
poursuivait en pleurant:

--Hier, ces hommes ont dit, lorsqu'ils nous attaquèrent: Il est mort...
Lagardère est mort!

--Quant à cela, fit dona Cruz, moi je suis sûre qu'il n'est pas mort!

--Qui te donne cette certitude? demanda vivement Aurore.

--Deux choses: la première, c'est qu'ils ont encore peur de lui
là-haut... la seconde, c'est cette femme qu'ils ont voulu me donner pour
mère...

--Son ennemie?... Celle que j'ai vue la nuit dernière au Palais-Royal?

--Oui, son ennemie... d'après ta description, je l'ai bien reconnue...
La seconde raison, disais-je, c'est que cette femme le poursuit
toujours: son acharnement n'a point diminué... Quand j'ai été me
plaindre aujourd'hui à M. de Gonzague du singulier traitement qu'on
m'avait fait subir chez toi, je l'ai vue, cette femme, et je l'ai
entendue: elle disait à un seigneur en cheveux blancs qui sortait de
chez elle: Cela me regarde; c'est mon devoir et c'est mon droit; j'ai
les yeux ouverts; il ne m'échappera pas!... et quand la vingt-quatrième
heure sonnera, il sera arrêté, fallût-il pour cela ma propre main!

--Oh! dit Aurore,--ce ne peut être que la même femme!... je la reconnais
à sa haine... et voilà plus d'une fois que l'idée me vient...

--Quelle idée? demanda dona Cruz.

--Rien... je ne sais... je suis folle!

--Il me reste une chose à te dire, reprit dona Cruz avec
hésitation;--c'est presque un message que je t'apporte... M. de Gonzague
a été bon pour moi, mais je n'ai plus de confiance en M. de Gonzague....
Toi, je t'aime de plus en plus, ma pauvre petite Aurore.

Elle s'assit sur le sofa auprès de sa compagne et poursuivit:

--M. de Gonzague m'a certainement dit cela pour que je te le répète...

--Que t'a-t-il dit? interrogea Aurore.

--Tout à l'heure, répondit dona Cruz, quand tu m'as interrompue pour me
parler de ton beau chevalier, Henri de Lagardère, j'en étais à
t'apprendre qu'on voulait te marier avec le jeune marquis de Chaverny.

--Mais de quel droit me marier?

--Je l'ignore... mais on ne semble pas se préoccuper beaucoup de la
question de savoir si l'on a droit ou non... Gonzague a lié conversation
avec moi... Dans le cours de l'entretien, il a glissé ces paroles: «Si
elle se montre obéissante, elle sauvera d'un mortel danger tout ce
qu'elle a de plus cher au monde.»

--Lagardère!... s'écria Aurore.

--Je crois, répondit l'ancienne gitanita, qu'il voulait parler de
Lagardère.

Aurore cacha sa tête entre ses mains.

--Il y a comme un brouillard sur ma pensée! murmura-t-elle;--Dieu
n'aura-t-il point pitié de moi?

Dona Cruz l'attira contre son coeur.

--N'est-ce pas Dieu qui m'a mise là près de toi! fit-elle doucement;--je
ne suis qu'une femme, mais je suis forte et n'ai pas peur de mourir...
s'ils t'attaquaient, Aurore, tu aurais quelqu'un pour te défendre.

--Aurore lui rendit son étreinte.--On commençait à entendre les voix
tumultueuses de ceux qui appelaient dona Cruz.

--Il faut que je m'en aille, dit celle-ci!

Puis, sentant qu'Aurore tremblait tout à coup dans ses bras:

--Pauvre chère enfant! reprit-elle,--comme la voilà pâle...

--J'ai peur, ici, quand je suis toute seule, balbutia Aurore;--ces
valets, ces servantes... tout me fait peur...

--Tu n'as rien à craindre, répondit dona Cruz;--ces valets, ces
servantes savent que je t'aime... ils croient que mon pouvoir est grand
sur l'esprit de Gonzague...

Elle s'interrompit et parut réfléchir.

--Il y a des instants où je le crois moi-même, poursuivit-elle;--l'idée
me vient parfois que Gonzague a besoin de moi...

A l'étage supérieur le bruit redoublait.

Dona Cruz se leva et reprit le verre de champagne qu'elle avait déposé
sur la table.

--Conseille-moi... Guide-moi! dit Aurore.

--Rien n'est perdu s'il a vraiment besoin de moi! s'écria dona Cruz. Il
faut gagner du temps...

--Mais ce mariage... je préférerais mille fois la mort!

--Il est toujours temps de mourir, chère petite soeur!

Comme elle faisait un mouvement pour se retirer, Aurore la retint par sa
robe.

--Vas-tu donc m'abandonner tout de suite? dit-elle.

--Ne les entends-tu pas?... ils m'appellent!... Mais, fit-elle en se
ravisant tout à coup, t'ai-je parlé du bossu?

--Non, répondit Aurore,--quel bossu?

--Celui qui me fit sortir d'ici hier au soir par des chemins que je ne
connaissais pas moi-même... celui qui me conduisit jusqu'à la porte de
ta maison... il est ici!

--Au souper?

--Au souper... Comme je me suis souvenue de ce que tu m'as dit... de cet
étrange personnage qui seul est admis dans la retraite de ton beau
Lagardère...

--Ce doit être le même! fit Aurore.

--J'en jurerais!... je me suis rapprochée de lui pour lui dire que, le
cas échéant, il pouvait compter sur moi.

--Eh bien?...

--C'est le bossu le plus bizarre qui ait abusé jamais du droit de
caprice!... il a fait semblant de ne me point reconnaître: impossible de
tirer de lui une parole! il était tout entier à ces dames qui
s'amusaient de lui et le faisaient boire furieusement... si bien qu'il
est tombé sous la table.

--Il y a donc des femmes en haut? demanda Aurore.

--Je crois bien! répondit dona Cruz.

--Quelles femmes?

--De grandes dames, répliqua la gitanita de bonne foi;--va! ce sont bien
là les Parisiennes que j'avais rêvées dans notre Madrid!... Point de
voiles jaloux! point de dentelles prudes!... les dames de la cour, ici,
chantent, rient, boivent, jurent comme des mousquetaires... c'est
charmant!...

--Es-tu bien sûre que ce soient des dames de la cour?

Dona Cruz fut presque offensée.

--Je voudrais bien les voir, dit encore Aurore. Sans être vue,
ajouta-t-elle en rougissant.

--Et ne voudrais-tu point voir aussi ce joli petit marquis de Chaverny?
demanda dona Cruz avec un peu de moquerie.

--Si fait, répondit Aurore simplement;--je voudrais bien le voir.

La gitanita, sans lui donner le temps de la réflexion, la saisit par le
bras en riant et l'entraîna vers l'escalier dérobé.

Les clameurs de l'orgie s'engouffraient dans l'étroit couloir. Aurore
faillit tomber dix fois avant d'arriver au boudoir du premier étage.

Là, les deux jeunes filles n'étaient plus séparées de la fête que par
l'épaisseur d'une porte.

On entendait vingt voix qui criaient, parmi le choc des verres et les
éclats de rire.

--Faisons le siége du boudoir! à l'assaut! à l'assaut!




VII

--Une place vide.--


M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait
son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui
avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais
impuissant à réprimer le tumulte.

De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait
amèrement d'avoir quitté sa retraite.

Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide,--il eût fallu, pour
l'effrayer, bien autre chose que cela!

Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour
elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.

--Regarde, dit-elle en montrant le trou de la serrure.

Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée.

--Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda
Cidalise.

--Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois.

--Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz.

Aurore avait l'oeil à la serrure.

--Cela, des marquises! fit-elle avec doute.

Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit:

--Tu ne connais pas la cour!

--Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon.

La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire.

--Ils me veulent!... murmura-t-elle.

On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'oeil à
la serrure à son tour.

--Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a
ce pauvre Peyrolles.

--La porte résiste, dit Navailles.

--J'ai entendu parler, ajouta Nocé.

--Un levier!... une pince!...

--Pourquoi pas du canon?... demanda la Nivelle en s'éveillant à demi.

Oriol se pâma.

--J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!...

--Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes,
enchérit Oriol en regardant sa Nivelle.

Celle-ci sommeillait de nouveau.

--Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz.

--Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte.

--Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre...

--Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny.

Aurore, qui avait maintenant l'oeil à la serrure, faisait tous ses
efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La
confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point
parvenir.

--Lequel est-ce? répéta-t-elle.

--Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz.

--Nous y sommes! nous y sommes! gronda le choeur des exécutants.

Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la
main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur
lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le
chant, un charivari épouvantable.

Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles
et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau.

--Qui est-ce qui chante?

--Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante!

Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte.

Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière.

--Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?... C'est la mode de
la cour... il est charmant!

Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut.

--Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma
position.

Il y eut une tempête de huées.

--Pas de discours!... Chante ou tais-toi!

--Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse
sembler...

--A bas Chaverny!... un gage!... accrochons Chaverny auprès de
Peyrolles.

--Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit
marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la
morale...

--A bas la morale!...

--C'est que les circonstances...

--A bas les circonstances!...

Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de
lui. Nivelle dormait.

--Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position.

--Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement.

Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment.

--Nous le jurons! nous le jurons!...

--Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant.

Dona Cruz se tenait les côtes.

Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par
les pieds, en dehors de la fenêtre.

Le XVIIIe siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries.

--Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position
est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la
détester... j'aime les femmes en général... c'est donc un mariage
d'inclination.

Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler:

--Chante! chante! chante!

Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne.

--Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme...

--Chante! chante! chante!

--Ce sont de simples couplets... attention au refrain!

Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette:

    Qu'une femme
  Ait deux maris,
    On la blâme
  Et moi j'en ris.

  Mais un mâle bigame
  A mon sens est infâme,
  Car aujourd'hui la femme
    Est hors de prix
        A Paris!

--Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure.

--Oriol connaît le cours du jour!

--Au refrain! au refrain!

  Mais un mâle bigame
  A mon sens est infâme
  Car aujourd'hui la femme
    Est hors de prix
        A Paris!

--Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut.

--Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol.

--C'est bête comme tout!... bravo! bravo!

--Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la
tenait embrassée.

--Le second couplet!... Courage, Chaverny!

Il continua:

  A la banque
  Du bon régent
  Rien ne manque
  Sinon l'argent...

A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un haut-le-corps si désespéré
qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre.

--Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!... fit-il en
se relevant.

Mais on ne l'entendait pas.

--C'est faux! criaient les uns.

--Calomnie! calomnie!

--M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave!

--Pas de politique!

--Si fait!... Non pas!

--Vive Chaverny!... A bas Chaverny!

--Bâillonnez-le!... Laissez-le continuer!...

Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres!

--Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle.

--Par exemple! protesta le gros petit traitant.

--Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux;
il est gentil, ce petit marquis!... il a dit que la femme est hors de
prix à Paris... ce n'est pas encore assez cher... Les hommes sont des
pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son
sac, moi, ça m'énerve!

Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière ses deux mains,
disait d'une voix altérée:

--J'ai froid... j'ai froid jusqu'au fond de l'âme... l'idée qu'on veut
me livrer à un pareil homme!...

--Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!... je me chargerais bien,
moi, de le rendre doux comme un agneau... Tu ne le trouves donc pas bien
gentil?

--Viens! emmène-moi!... Je veux passer le reste de la nuit en prières...

Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras.

La gitanita était bien le meilleur petit coeur qui fût au monde, mais
elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne.

C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé.

--Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte
échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer
sa position.

En descendant l'escalier, dona Cruz dit:

--Petite soeur, gagnons du temps... fais semblant d'obéir,
crois-moi... plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais,
moi, le Chaverny.

--Tu ferais cela pour moi!... s'écria Aurore dans un élan de naïve
gratitude.

--Mon Dieu oui... Allons... prie, puisque cela te console... dès que je
pourrai m'échapper, je viendrai te revoir.

Elle remonta l'escalier, le pied leste, le coeur léger, en brandissant
déjà son verre de champagne.

--Certes..., murmurait-elle, pour l'obliger... Avec ce Chaverny on
passerait sa vie à rire... quoi de mieux!

En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter.

Chaverny disait d'un accent indigné:

--M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma
position?...

--Jamais!... Chaverny abuse de sa position!... à la porte!...

--Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner
l'assaut!... la petite se moque de nous.

Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte.

Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus
de sa tête.

Il y eut un long et bruyant applaudissement.

--Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu
d'entrain!... est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?...

--Nous tâchons, fit Oriol.

--Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre
d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte!

--Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés.

Ils se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir.

Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration.

--Délicieuse! murmurait-il, adorable!

Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se
réveilla pour le pincer jusqu'au sang.

--Voulez-vous bien vous taire! dit-elle.

--Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol.

Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la
manche.

--A l'amende! fit-elle; une bleue!

Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que
Nivelle chantonnait:

  Car aujourd'hui, la femme
    Est hors de prix,
        A Paris!

Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait
que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié.

Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question.

Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague:

--Où donc est monseigneur?

--Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait;
monseigneur donne des ordres.

--Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise.

--Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de
plaisir.

La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard.

--J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions
toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici.

Elle releva son assiette et reprit:

--Néant! pas le moindre grain de mil!... Ah! mes belles, la régence
baisse!...

--La régence vieillit!... appuya Cidalise.

--La régence se fane!... Quand nous aurions eu chacune deux ou trois
bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre?

--Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz.

Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos
jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de
Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que
le crédit mobilier!

C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi
invraisemblable.

Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit
une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita.

--Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra.

Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta
avec une grâce charmante:

--Mesdames, voilà votre dessert!

Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était
détestable.

--Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur
nous trouve endormis!... à la santé de M. le marquis de Chaverny!...
votre verre, marquis!

Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir.

--Si vous saviez!... murmura-t-il; si je pouvais vous dire...

Il but, et pendant cela, Navailles s'écria:

--Prenez garde! il va vous expliquer sa position.

--Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la
charmante dona Cruz!... vous n'êtes pas dignes de comprendre...

--C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est
celle d'un homme gris!

Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait
étouffer.

--Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il
ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!... Dona Cruz! je ne
plaisante pas!... vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi
des lampions!...

Bruyante protestation de ces dames!

--C'est trop fort!... trop fort, dit Oriol.

--Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les
lampions... d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres... je somme
M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations... et j'ajoute
qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie... c'est quand il
était accroché au portemanteau... il était bien!..

Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux:

--Ah!.. il était très-bien!... Mais pour en revenir à ma position,
s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz.

--Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita;
vous épousez cette nuit une femme charmante...

--Charmante?... interrogea le choeur.

--Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas
la moindre idée des bleues...

--Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme!

--Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant
toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme...

--Ah!... interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable
enfant!...

Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords.

--Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma
position... je ne l'aurais pas mieux fait moi-même... cette position est
romanesque...

--Buvez donc? fit la gitanita en riant.

--Permettez... depuis longtemps déjà je nourris une pensée!...

--Voyons! voyons la pensée de Chaverny!

Il se leva et prit une pose d'orateur.

--Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges vides... Celui-ci
appartient à mon cousin de Gonzague... celui-ci au bossu... ils ont été
occupés tous deux... mais celui-là...

Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et
dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne
s'était assis.

--Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége
soit occupé!... je veux qu'on y mette la mariée!

--C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny
est raisonnable!... La mariée! la mariée!...

Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était
capable de le distraire.

--Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée
de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être!

--Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille.

--Je veux bien boire, astre divin... oui... Dieu m'est témoin que je
veux bien boire... mais je ne veux pas me taire!... mon idée est
juste... elle découle ma position... je demande la mariée... car...
écoutez donc vous autres!

--Écoutez! Écoutez!... Il est beau comme le dieu de l'Éloquence!

Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela.

Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort:

--Je dis qu'il est absurde... absurde!...

--Bravo, Chaverny!... superbe, Chaverny!

--Absurde!... de laisser une place vide...

--Magnifique!... magnifique!... Bravo, Chaverny.

L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts
extravagants pour suivre sa pensée.

--De laisser une place vide, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe,
si l'on n'attend pas quelqu'un!

Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse
conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit:

--Aussi attend-on quelqu'un!




VIII

--Une pêche et un bouquet.--


La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même
soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit.

--Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous
attendais pour vous parler un peu de ma position...

Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train
de porter à ses lèvres.

--Ne bois plus! dit-il d'un ton sec.

--Par exemple! protesta Chaverny.

Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta:

--Ne bois plus.

Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés.

Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un
visage les vives couleurs et l'ivresse naissante.

Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement
de cette fête, mais qui planait dans l'air.

L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait.

Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le
prévint.

--Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle.

Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart.

--Que veut dire cela? murmura Nivelle.

--Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons.

--Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop
riche!

--On voit des choses si étranges!... répliqua Nivelle.

Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. La plupart avaient
les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir.

Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait
point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup
le salon.

Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles:

--Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles?

Le factotum lui tourna le dos.

--Oriol!... appela Nivelle.

Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du
Mississipi lui dit:

--Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que
nous demandons les violons...

--Mais..., voulut objecter Oriol.

--La paix! vous irez! Je le veux!

Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait,
l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente.

Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet
essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient
de bon coeur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture.

Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin avait monté le diapason
des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas cessé
d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie mensongère.

Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait
suffi du sourcil froncé de Gonzague.

Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait.

--Il y avait de mauvaises nouvelles!

Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz.

--Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel.

--Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était
suppliant, mais c'est ma seule amie... ma soeur!...

--Je ne sais rien vous refuser, chère enfant... Dans une heure, quoi
qu'il arrive, elle aura sa liberté.

--Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse;
laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!...

--Non... pas maintenant... restez!... Lui avez-vous dit mon désir?...

--Ce mariage?... oui, sans doute... mais elle a de vives répugnances...

--Monseigneur..., balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle
avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange... mais ces dames
réclament les violons.

--Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main.

--Il y a quelque chose! murmura Nivelle.

Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz:

--Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle
aime...

--Mais, monseigneur!... s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer
en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos
paroles à ma pauvre Aurore...

--C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon
affirmation... Pensez-vous que je sois le maître des événements?... En
tout cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte.

Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint.

--Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près
d'elle... vos réticences me font peur!

En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous.

--De moi!... répéta la gitanita étonnée.

--Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre.

--Et moi?... les entendrai-je?

--Non... ces paroles n'ont point trait à votre amie... Vous êtes ici
chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison... emmenez ces
dames dans le salon de Mars...

--Je suis prête à vous obéir, monseigneur.

Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur
son visage.

Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui.

--Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait
toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites
qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici.

--Vous nous chassez, monseigneur?

--Tout à l'heure on vous rappellera... il y a dans le petit salon une
corbeille de mariage.

--J'ai compris, monseigneur... Nous donnez-vous Oriol?

--Non; pas même Oriol... allez!...

--Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous
emmener voir la toilette de la mariée.

Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la
gitanita dans le petit salon de Mars qui faisait face au boudoir où
nous avons vu naguère les deux amies.

Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces
dames l'entourèrent.

Gonzague donna un coup d'oeil à Peyrolles qui alla fermer les portes
derrière elles.

A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la
Nivelle courut à elle et la ramena par la main.

--C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne
vous tenons pas quitte!

Dans le salon il n'y avait plus que des hommes.

Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence
même éveilla le petit marquis de Chaverny.

--Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames?

Et comme personne ne répondait:

--Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai
vu deux ravissantes créatures dans le jardin... mais dois-je vraiment
épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?... ma foi, je n'en sais
rien!... Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!...
je vais avec les dames...

--Reste! ordonna Gonzague.

Puis promenant son regard sur l'assemblée:

--Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il.

--Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu.

--Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire
boire!

Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une
signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et
des bras sains.

Excepté Chaverny, tout le monde était à point.

Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un
air mécontent. Il consulta la pendule et reprit:

--Nous avons juste une demi-heure pour causer... Trêve de folies... je
parle pour vous, marquis!

Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était
rassis, non sur son siége, mais sur la nappe.

--Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des
ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!...
je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple...

--Messieurs, interrompit Gonzague, nous nous passerons de lui, s'il le
faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne... nous
gêne, entendez-vous?... nous gêne tous... car nos intérêts sont
désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez... On peut dire
que votre fortune est la mienne... et j'ai pris mes mesures pour que le
lien qui nous unit fût une véritable chaîne.

--Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert.

--Certes, certes, fit-on.

Mais il n'y avait pas d'élan.

--Cette jeune fille,... reprit Gonzague.

--Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous
avons le droit de chercher la lumière... cette jeune fille enlevée hier
par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le
régent?...

--Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta
Choisy.

--Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé.

On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un
accent étrange:

--Mademoiselle de Nevers!

Gonzague fronça le sourcil.

--Que vous importe son nom? dit-il avec un mouvement de colère; elle
nous gêne... elle doit être écartée de notre chemin.

On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir
bu.

Gonzague reprit avec lenteur:

--J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous...
l'épée ne m'a jamais réussi... En conséquence je ne veux plus de
l'épée... je suis pour la douceur... Chaverny, je dépense cinquante
mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma
conscience!

--C'est cher, grommela Peyrolles.

--Je ne comprends pas, dit Chaverny.

--Tu vas comprendre... Je laisse une chance à cette belle enfant.

--Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant
machinalement son verre.

--Si tu lui plais..., commença Gonzague au lieu de répondre.

--Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira!

--Tant mieux!... en ce cas elle t'épouse de son plein gré...

--Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny.

--Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait aux lèvres un sourire
équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque
province... tu fais durer la lune de miel éternellement... à moins que
tu ne préfères revenir seul... dans un temps moral...

--Et si elle refuse? demanda le petit marquis.

--Si elle refuse?... ma conscience ne me reprochera rien... elle sera
libre...

Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot.

--Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance... si
elle accepte ma main, elle vit... si elle refuse, elle est libre... je
ne comprends pas!

--C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague.

Les autres gardaient un silence profond.

Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du
plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées,
je ne sais quelle sinistre impression planait.

De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin.

Ce rire faisait mal.

Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres.

--Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez?

Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles.

--Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera
courte, car nous n'avons pas le temps... Posons d'abord l'axiome de la
situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble...
Ne prenez pas ces airs sceptiques... cela est... Si demain, je perdais
l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite.

--Nous!... se récria-t-on de toutes parts.

--Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans
exception... Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles... le prince
de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre
marchand... vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague...
Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute
entraînerait votre perte complète...

Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas.

--En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier...--Mais
point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, voilà
tout!... et vous me suivrez dans l'adversité comme des compagnons
fidèles... il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me
donner cette marque de dévouement?

On ne répondit point encore.

Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur.

--Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de
compter sur votre intelligence?... La jeune fille sera libre... je l'ai
dit et je le maintiens... libre de sortir d'ici... d'aller où bon lui
semblera... oui, messieurs... cela vous étonne!...

Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient.

Chaverny buvait lentement et d'un air sombre.

Il y eut un long silence.

Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins.

--Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton
léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide,
les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie... On n'étudie pas
assez l'Italie!... Écoutez et tâchez de profiter.

Il but une gorgée de champagne et continua:

--Voici une anecdote de ma jeunesse... douces années qui ne reviennent
plus... Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était mon
cousin... un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une
équipée... Il était riche, très-riche... jugez-en: il avait, mon cousin
Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux
palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre
vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés... J'étais
l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza... mais il n'avait que
vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle... je ne vis jamais plus
belle santé que la sienne... Vous prenez froid, messieurs mes amis:
buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le coeur.

On obéit, on avait besoin de cela.

--Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma
vigne à Spolète... un site enchanteur! et des treilles!... nous passâmes
la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je
crois, de l'immortalité de l'âme... Canozza était un stoïcien, sauf le
vin et les femmes... Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de
lune... il me semble le voir encore monter dans son carrosse...
assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi,
où bon lui semblerait... à un bal... à un souper... il y a de tout cela
en Italie, à un rendez-vous d'amour... mais libre aussi d'y rester.

Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva:

--Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y
resta!

Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre
convulsivement.

--Il y resta!... répéta-t-il.

Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La
pêche resta sur les genoux du petit marquis.

--Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague.

Puis se ravisant:

--Chaverny, continua-t-il,--est trop ivre pour me comprendre... et c'est
peut-être tant mieux... Étudiez l'Italie, messieurs...

En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait
une.

Puis il dit, d'un ton bref et sec:

--J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me
quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche
avec moi...

Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main.

Gonzague emplit de nouveau son verre.--Chaverny fit de même.

--Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince;--Là
seulement, on sait vivre... Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du
stylet idiot... à quoi bon la violence?... En Italie, par exemple, vous
désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route...
c'est notre cas... vous faites choix d'un galant homme qui consent à
l'épouser et à l'emmener je ne sais où... très-loin... c'est encore
notre cas... Accepte-t-elle? tout est dit... Refuse-t-elle?... c'est son
droit, en Italie comme ici... alors, vous vous inclinez jusqu'à terre,
demandant pardon de la liberté grande... vous la reconduisez avec
respect... Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites
accepter un bouquet...

Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au
surtout qui ornait la table.

--Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les
fleurs;--elle s'éloigne... libre, assurément, tout comme mon cousin
Annibal, d'aller où bon lui semblera... chez son amant, chez son amie,
chez elle... mais libre aussi d'y rester...

Il tendit le bouquet...--Tous les convives reculèrent en frémissant.

--Elle y reste!... fit Chaverny entre ses dents serrées.

--Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face.

Chaverny se leva.

--Ces fleurs sont empoisonnées!... s'écria-t-il.

--Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire;--tu es ivre.

Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur.

--Oui, murmura-t-il;--je dois être ivre!... s'il en était autrement...

Il chancela. Sa tête tournait.




IX

--Le neuvième coup.--


Gonzague promena sur les convives un regard de maître.

--Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse... mais s'il en
était un parmi vous...

--Elle acceptera!... balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience.

C'était peu; les autres n'en firent pas autant.

La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur,
jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne
voyait là que misérables esclaves.

La honte est comme les morts de Burger qui vont vite.

Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et
profonde.

Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens
étaient tous ses complices. Il avait une armée.

Gonzague remit le bouquet à sa place.

--Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose
de plus grave... neuf heures ne sont point sonnées...

--Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles.

--Rien!... J'ai seulement pris mes mesures... Tous les abords du
pavillon sont gardés... Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout
de la ruelle... La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du
jardin... Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin... Au
vestibule, nous avons nos domestiques en armes...

--Et ces deux drôles?... demanda Navailles.

--Cocardasse et Passepoil?... Je ne leur ai point donné de poste... ils
attendent comme nous... Ils sont là!

Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors
de son arrivée; la porte de la galerie était grande ouverte depuis ce
même instant.

--Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny
dont l'oeil morne eut un éclair d'intelligence.

--Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit
Gonzague.

--Non... qui attendez-vous?

--Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le
fauteuil resté vide depuis le commencement du souper.

--La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein
d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour
un seul homme.

--Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase
involontaire.

--Lagardère! répéta Chaverny.

Puis, se parlant à lui-même:

--Je le hais!... ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui... renversé...
et il a eu pitié de moi!

Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête.

Puis il se redressa.

--Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient
suffisantes?

Chaverny haussa les épaules et se mit à rire.

--Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête.

--Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable
garnison, nous n'avions pas peur!

--Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le
surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez?

--Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts.

--Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir
manqué de prudence?...

--Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce
n'est pas la prudence!

--J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant,
voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?...

--Dites, monseigneur, dites!

Ils s'étaient remis à boire.

M. le prince de Gonzague se leva.

--Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y
fera... Rien!... je connais l'homme!... Lagardère a dit: A neuf heures,
je serai parmi vous... à neuf heures, nous verrons Lagardère face à
face... Je le sais... j'en jurerais!... il n'y a pas d'armée qui puisse
empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné... Descendra-t-il par
la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre, surgira-t-il du plancher, je
ne sais... mais à l'heure dite... ni avant ni après... nous le verrons
s'asseoir à cette table.

--Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!... mais homme contre
homme...

--Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain
contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde,
messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout
à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière...

Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante.

--L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de
l'oeil; faites comme moi... Je vous engage fort à ne compter que sur
vos épées!

Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la
magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose.

L'aiguille allait marquer neuf heures.

Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les
meubles.

--Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul.

--Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la
galerie.

--Fermer cette porte, répondit le prudent factotum.

--Laisse cette porte!... J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte...
grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il
en s'adressant aux convives en armes... si les deux battants se
referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!...
mais tant qu'ils restent ouverts, veillez!

Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers.
Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous
les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus
près de la porte.

Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment
fixés sur la galerie sombre.

Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de
l'homme qui allait venir.

La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant
où l'heure va sonner.

--Vous y êtes, messieurs? dit-il l'oeil sur la porte.

--Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix.

Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage.

Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit
son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où
sonnait le premier coup de neuf heures:

--A la santé de M. de Lagardère... le verre d'une main, l'épée de
l'autre!

Il leva son verre.

--Le verre d'une main!... l'épée de l'autre! répéta le choeur sourd.

Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au
poing.

Ils attendaient, l'oeil au guet, l'oreille attentive.

Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors.

L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups.

Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au
neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement.

Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent.

--A Lagardère, mort! cria Gonzague.

--A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un
trait.

Chaverny seul ne bougea point et garda le silence.

Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son
verre à ses lèvres.

Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu
oscillèrent et se soulevèrent.

Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa
folle équipée.

Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il
tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il
sera parmi nous.

A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en
garde.

Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux.

--Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici!

Ce n'était pas Lagardère.

Gonzague se prit à rire et murmura:

--C'est notre ami, le bossu.

Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux
buveurs qui trinquaient:

--A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!... il n'aura
pas osé venir!...

--Au bossu! au bossu! cria le choeur en riant; vive le bossu!

--Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne
connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si
joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!... Mais que veulent
ces deux braves?

Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil
immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant.

--Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement.

--Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel!

--Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre
de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous!

Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il
s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent.

--Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois
que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui!

--Chut! fit Choisy.

Le bossu, qui avait entendu, montra du doigt Chaverny à Gonzague et lui
demanda:

--Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là?

--Non, répondit le prince.

Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny,
dégrisé, les écoutait.

Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait
de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce.

--Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague;
mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné!

--Hein!... fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient
celui-ci?...

Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à
Chaverny, qui se détourna avec horreur!

--Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de
singulières répugnances!

Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de
Chaverny.

--Prends garde, cousin!... murmura-t-il; tu as trop bu!...

--Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi,
que le cousin n'a pas bu assez... croyez-moi... je m'y connais!...

Gonzague fixa sur lui son oeil soupçonneux.

Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son
fait.

--C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison... Je te le livre.

--Merci, monseigneur, répondit Ésope II.

Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta:

--Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?... C'est une revanche!

Chaverny se mit à rire et tendit son verre.

--A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu.

Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains
et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux.

Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait
un poids de moins sur le coeur: un poids énorme! Lagardère était mort
puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et
désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible!

Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire
une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de
prudence italienne.

Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient
payés pour la nuit entière. Il n'en coûtait rien de les laisser à leur
poste.

Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai
commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté
refoulée faisait invasion de toutes parts.

Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos
financiers étaient braves comme César.

Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc
émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il
expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous
les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient
accumulés sur sa tête.

Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs.

Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le
monde.

--Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces
dames?

Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir.

Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles
entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente,
riant, criant, minaudant.

Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz:

--Voici une petite curieuse!... Je l'ai bien arrachée dix fois au trou
de la serrure.

--Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?...
Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt... Vous
n'aimez pas les discussions d'affaires.

--Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois.

--Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury.

Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de
l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question
hardie:

--Est-ce vous qui êtes les violons?

--Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes
des gentilshommes, la belle!

Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette
main douce qui avait bonne odeur.

Il voulut parler, la voix lui manqua.

--Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts
de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous... si
nous nous sommes privés un instant de votre présence, c'était pour
régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit.

--C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons
avoir la comédie.

Gonzague protesta d'un geste.

--Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement.

Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un
suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta:

--Il est temps d'aller prévenir votre amie.

Dona Cruz le regarda d'un air inquiet.

--Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle.

--Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague.

Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta:

--Elle peut refuser... Je ne m'en dédis point... mais, pour elle-même...
et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte!

Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus.
Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe
païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil.

--Monseigneur, dit-elle avec un accent de prière; je ne doute point que
vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous... mais ce
sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier... Nous sommes
là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il
faut pour deviner ces énigmes... Par amitié pour moi, monseigneur, par
compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole,
dites-moi un mot... un mot qui explique... un seul mot qui puisse
m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances... Je serais bien
forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie
de celui qu'elle aime...

Gonzague l'interrompit:

--N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de
reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?... J'affirme, vous
croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à
ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends.

Il salua et dona Cruz se retira.

En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient
que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire.

--Bravo! Chaverny! disaient les uns.

--Hardi! le bossu! criaient les autres.

--Le verre de Chaverny était plus plein!

--Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort!

Et les femmes:

--Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!...

--Ce petit bossu est un diable!

--S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, murmura la Nivelle; moi,
d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus!

--Mais voyez donc ce qu'ils absorbent!

--Deux entonnoirs!... deux madrépores!...

--Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny.

--Hardi, le bossu!.. deux abîmes!

Ils étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit
marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant.
C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains.

L'invasion des moeurs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à
la mode ces tournois de la bouteille.

Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants
coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre.

Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir
s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes.
C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente
de son estomac, un buveur redoutable. On ne comptait plus ses exploits.

Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient
d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme
chacun sait, une condition mauvaise.

Le bavardage enivre presque autant que le vin.

Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre
sérieuse; voyez les poissons.

Les chances semblaient être du côté du petit marquis.

--Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner
sous les manteaux.

--Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil.

--Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela.

--Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées.

--Cinq actions bleues... toute ma fortune, hélas!

--Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin!

--Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son
noble ami.

Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les
autres.

--Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne
quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire
comme cela!

Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe.

--N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien
au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là
jusqu'à demain!




X

--Triomphe du bossu.--


C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore
et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule,
agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas.

Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques
instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore
n'y prenait point garde.

Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans
le vide. Elle ne donna point attention, tant était profonde sa rêverie,
au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.

Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux
par derrière.

Aurore tourna la tête lentement; le coeur de la gitanita se serra en
voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.

--Je viens te chercher, dit-elle.

--Je suis prête, répondit Aurore.

Dona Cruz ne s'attendait point à cela.

--Tu as réfléchi, depuis tantôt?

--J'ai prié... Quand on prie, les choses obscures deviennent claires...

Dona Cruz se rapprocha vivement.

--Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle.

Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité.

--Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir.

--Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite soeur...

--Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement,
que j'ai eu cette idée pour la première fois... C'est moi qui suis son
malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse...
C'est moi qui suis son mauvais ange... Sans moi, il serait libre, il
serait tranquille, il serait heureux!

Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas.

--Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas
fait hier ce que je médite aujourd'hui?... Pourquoi ne me suis-je pas
enfuie de la maison?... Pourquoi ne suis-je pas morte?...

--Que dis-tu là!... s'écria la gitanita.

--Tu ne peux savoir, Flor ma soeur chérie, la différence qu'il y a
entre hier et aujourd'hui... J'ai fait un rêve, depuis hier... J'ai vu
s'entr'ouvrir pour moi le paradis... Une vie tout entière de belles
joies et de saintes délices m'est apparue... Il m'aimait, Flor!...

--Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz.

--Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions
affronté les inutiles dangers de ce voyage... Je doutais... J'avais
peur... Oh! folles que nous sommes, ma soeur!... Il faudrait frémir,
et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui
feraient descendre sur terre les félicités... Cela est impossible,
vois-tu... Le bonheur n'est point ici-bas.

--Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation
n'allait point dans le sens du mysticisme.

--Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.

Dona Cruz se leva enchantée.

--Partons! s'écria-t-elle; partons... le prince nous attend.

Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son
sourire:

--Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec
toi!... Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je
te trouve toujours sur mon chemin.

Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait.

--Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en
mourrai pas, je te le promets... Je compte aimer ainsi plus d'une fois
avant de mourir... mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas
renoncé ainsi au roi des chevaliers errants... au beau Lagardère!... Il
est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait
fait battre le coeur, c'est cet étourdi de Chaverny...

--Quoi? voulut dire Aurore.

--Je sais! je sais!... Sa conduite peut paraître légère... mais que
veux-tu?... Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints... Ce monstre de
petit marquis me trotte dans la cervelle...

Aurore lui prit la main en souriant.

--Petite soeur, dit-elle, ton coeur vaut mieux que tes paroles...
Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières des grandes
races?...

Dona Cruz se pinça les lèvres.

--Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance?

--C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.

La gitanita ouvrit de grands yeux.

--Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des
objections.

Celle-là n'était pas ambitieuse!

--Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui
reprocher en sa vie... S'il me l'eût dit?...

--Mais alors, fit dona Cruz, qui donc?

--Personne... Je le sais, voilà tout... Depuis hier, les divers
événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une
nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la
conséquence s'est dégagée d'elle-même... L'enfant qui dormait dans les
fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi... Je
vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste:
c'était moi... Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de
Nevers au cimetière Saint-Magloire?... Et ce Gonzague dont le nom me
poursuivit depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me porter
le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?...

--Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma
mère...

--Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous
sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon coeur: comment
sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait
faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains...
Depuis hier, j'ai vu cela... Et depuis que je te parle, tu le vois
toi-même.

--C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et
les sourcils froncés.

--Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait...

--Hier seulement?... interrompit la gitanita au comble de la surprise.

--Pourquoi cela?... Il y avait donc un obstacle entre nous?... Et quel
pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de
l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma
naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi!

Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, et l'expression de son
charmant visage fut une fierté sévère.

--Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait?
murmura-t-elle.

--Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du
cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet
obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.

--Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux
yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances... Moi qui vais mourir
à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes!

Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait
protester encore, et reprit:

--Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au
delà des limites de ce monde... Si je parle de mourir, ne crains pas que
je puisse hâter ma dernière heure... Le suicide est un crime: un crime
qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel... Si je n'allais pas
au ciel, où l'attendrais-je?... Non... d'autres se chargeront de ma
délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais.

Dona Cruz était toute pâle.

--Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée.

--J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais
à tout ce que je viens de dire... et à d'autres choses encore... Les
preuves abondaient.... C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers
qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers
que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami... Et
sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon
courage... L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis,
m'a traversé le coeur comme un coup de poignard... L'heure viendrait
où il faudrait choisir... que sais-je? Depuis que je connais le nom de
mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première
fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse
que la voix du bonheur lui-même... Je ne sais rien ici-bas qui fût
capable, hier, de me séparer d'Henri... aujourd'hui...

--Aujourd'hui?... répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait.

Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.

Dona Cruz la regardait tout émue.

Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait
naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant
qui sourit au réveil aux chimères dorées d'un beau songe.

--Ma petite soeur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois...
Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi...
Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui
me font peur.

--Quelles paroles? demanda Aurore.

--Tu as dit, répliqua dona Cruz:--D'autres se chargeront de ma
délivrance!...

--J'oubliais..., fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête
pleine et brûlante... C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce
courage... Je suis sortie de cette chambre... J'ai pris le chemin que tu
m'avais montré... l'escalier dérobé, le couloir... et je me suis
retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère... Je me
suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le
bruit avait cessé. J'ai mis mon oeil à la serrure. Il n'y avait plus
aucune femme autour de la table.

--On nous avait éloignées..., dit dona Cruz.

--Sais-tu pourquoi, ma petite Flor?

--Gonzague nous a dit..., commença la gitanita.

--Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux
autres, c'était donc Gonzague?

--C'était le prince de Gonzague.

--Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû
mentir.

--Pourquoi supposes-tu cela, petite soeur?

--Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma
Flor chérie!

--Quelle est donc la vérité?... Tu me rendras folle!

Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé
contre le sein de sa compagne.

--As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table?

--Oui... de belles fleurs.

--Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété:--Si elle refuse, elle sera libre!

--Ce sont ses propres paroles.

--Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz,
c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la
serrure... Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au
front. J'ai mis mon oreille à la place de mon oeil... J'ai entendu...

Un bruit se fit du côté de la porte.

--Tu as entendu?... répéta dona Cruz.

Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de
Peyrolles se montrait sur le seuil.

--Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend!

Aurore se leva aussitôt.

--Je suis prête, dit-elle.

En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas:

--Achève!... Que parlais-tu de ces fleurs?

Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire:

--De belles fleurs! Tu l'as dit... M. de Gonzague a des galanteries de
grand seigneur... En refusant, non-seulement je serai libre... mais
j'aurai un bouquet de ces belles fleurs...

Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces
paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait
point.

--Bravo! bossu!... On te nommera roi des tanches!

--Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme!

--Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!... C'est
triché!

--Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle!

On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long
cri de joie: c'étaient deux _vidrecomes_ de Bohème dont on se servait
l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte.

Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut
l'imiter; mais sa main tremblait.

--Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle.

--Comme elle aurait bien prononcé le _qu'il mourût_, cette Nivelle! dit
Navailles.

--Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son
argent!

Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu
de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant
risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri
général de réprobation.

--Nous ne sommes qu'au commencement, dit le bossu en riant; aidez M. le
marquis à remplir son verre.

Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On remplit
son vidrecome jusqu'aux bords.

--Eh! donc! soupira Cocardasse junior, c'est perdre le vin du bon Dieu!

Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux
blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il
murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait
sang et eau.

Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer
beaucoup d'intérêt.

--A votre santé! messieurs! dit le bossu qui leva son énorme verre.

--A votre santé, balbutia Chaverny.

Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant.

Le bossu reprit en saluant à la ronde:

--Cette rasade doit être bue d'un trait et sans reprendre haleine.

--C'est un bijou que ce pécaïre! pensa Cocardasse.

--Vous aller le tuer?... dirent quelques voix de femmes.

--Ferme, marquis! ferme, ferme! cria Nivelle pour ses actions.

Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais
d'une seule lampée.

On battit des mains avec fureur.

Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome,
mais chacun put augurer que c'était son dernier effort.

--Encore un! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide.

--Encore dix! répondit Chaverny chancelant.

--Tiens bon, marquis! s'écrièrent les joueurs; ne regarde pas le
lustre.

Il eut un rire idiot.

--Restez tranquilles, balbutia-t-il; arrêtez la balançoire... et
empêchez la table de tourner.

Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave.

Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu,--un baiser qui
retentit jusqu'au fond du coeur sensible de Passepoil et faillit le
faire tomber en syncope.

--Petit trésor, dit-elle, c'était pour rire... On m'étranglerait plutôt
que de me faire parier contre toi!

Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny
d'un dédaigneux regard.

--Allons! allons! fit le bossu; à boire! j'ai soif.

--A boire! répéta le petit marquis; je boirais la mer!... Arrêtez la
balançoire!

Les verres s'emplirent. Le bossu prit le sien d'une main ferme.

--A la santé de ces dames! s'écria-t-il.

--A la santé de ces dames! murmura Passepoil à l'oreille de Nivelle.

La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa
échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d'elles-mêmes dans son
gousset.--Nivelle sourit et dit:

--Pourquoi pas, mon brave?

Cette Nivelle, affable et pleine d'aménité, ne repoussait jamais les
gens du commun quand ils avaient la poche garnie.

Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein
s'échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse.

--Apapur! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le
vin.

--A recommencer! dirent les tenants de Chaverny.

Le bossu offrit galamment son vidrecome qu'on remplit.

Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de
ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une
épingle. C'est la fin.

--Tu faiblis, Chaverny! s'écria Oriol.

--Chaverny, tu pâlis! ajouta Navailles.

--Chaverny! tu chancelles! Chaverny, tu t'en vas!

--Hourra! le petit homme!... vive Ésope II!

--Portons le bossu en triomphe!

Ce fut un tumulte général, puis un grand silence.

On avait cessé de soutenir Chaverny.

Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, tandis que ses mains
amollies essayaient en vain de saisir un point d'appui.

--On n'avait pas dit que la maison tomberait..., murmura-t-il; la maison
avait l'air solide... Ce n'est pas de jeu!

--Chaverny bat la campagne...

--Chaverny menace ruine..., Chaverny perd plante...

--Submergé, Chaverny... Chaverny disparu!

Chaverny venait de glisser sous la table.--Un second hourra retentit.

Le bossu triomphant leva le verre qu'on venait d'emplir pour le vaincu
et l'avala, debout sur la nappe.--Il était ferme comme un roc.

La salle faillit crouler sous les applaudissements.

--Qu'est-ce que cela? demanda le prince de Gonzague qui s'approcha.

Ésope II sauta lestement à bas de la table.

--Vous me l'avez donné, monseigneur, dit-il.

--Où est Chaverny? fit encore Gonzague.

Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient.

--Le voici! répondit-il.

Gonzague fronça le sourcil et murmura:

--Ivre mort!... c'est trop... Nous avions besoin de lui.

--Pour les fiançailles, monseigneur? repartit le bossu qui chiffonna, ma
foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous
l'aisselle.

--Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague.

--Palsambleu! fit Ésope II d'un ton dégagé, un de perdu, un de
retrouvé... Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché
de m'établir et je m'offre à faire votre affaire.

Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague
regardait attentivement le bossu qui s'était campé devant lui, tenant
toujours un vidrecome à la main.

--Sais-tu ce qu'il faudrait faire pour remplacer celui qui est là?
demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny.

--Oui, répondit le bossu; je sais ce qu'il faudrait faire.

Et, te sens-tu de force...? commença le prince.

Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel.

--Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il; j'ai fait mieux que
cela!




XI

--Fleurs d'Italie.--


On entourait de nouveau la table. On avait recommencé à boire.

--Bonne idée! disait-on à la ronde, marions le bossu au lieu de
Chaverny.

--C'est bien plus amusant!... Le bossu fera un mari superbe!

--Et la figure de Chaverny quand il va se réveiller veuf!

Oriol fraternisait avec Amable Passepoil, sur l'ordre de mademoiselle
Nivelle qui avait pris ce débutant timide sous sa haute protection. On
n'avait plus de ces ridicules délicatesses: Cocardasse junior trinquait
avec tout le monde.

Il trouvait cela tout simple et n'en était pas plus fier. Ici, comme
partout, Cocardasse junior se comportait avec une dignité au-dessus de
tout éloge.

Apapur! le gros petit Oriol, ayant voulu le tutoyer, fut remis
sévèrement à sa place.

Le prince de Gonzague et le bossu étaient un peu à l'écart. Le prince
considérait toujours le petit homme avec attention et semblait scruter
sa pensée secrète à travers le masque moqueur qui couvrait son visage.

--Monseigneur, dit le bossu, quelles garanties vous faut-il?

--Je veux savoir d'abord, répondit Gonzague, ce que tu as deviné.

--Je n'ai rien deviné... J'étais là... J'ai entendu la parabole de la
pêche, l'histoire des fleurs et le panégyrique de l'Italie!

Gonzague suivit de l'oeil son doigt pointu qui montrait la bergère où
les manteaux étaient encore amoncelés.

--C'est juste, murmura-t-il, tu étais là... Pourquoi cette comédie?

--Je voulais savoir... et je voulais réfléchir... Ce Chaverny n'était
point votre fait.

--C'est vrai... J'avais un faible pour lui.

--La faiblesse est toujours un tort, parce qu'elle fait naître toujours
un danger... Ce Chaverny dort maintenant... mais il s'éveillera...

--Savoir!... murmura Gonzague. Mais laissons-là ce Chaverny... Que
dis-tu de la parabole de la pêche?

--C'est joli... mais trop fort pour vos poltrons.

--Et de l'histoire des fleurs?

--Gracieux... mais toujours trop fort... ils ont eu peur!

--Je ne te parle pas de ces messieurs, dit Gonzague; je les connais
mieux que toi...

--Savoir! interrompit à son tour le bossu.

Gonzague se prit à sourire en le regardant.

--Réponds pour toi-même, continua-t-il.

--Tout ce qui vient d'Italie me plaît, fit Ésope II; je n'ai jamais ouï
conter d'anecdote plus réjouissante que celle du comte Canozza à la
vigne de Spolète... mais je ne l'aurais pas dite à ces messieurs.

--Tu te crois donc beaucoup plus fort que ces messieurs? demanda
Gonzague.

Ésope II eut un sourire suffisant et ne daigna même pas répondre.

--Eh bien! demanda de loin Navailles, est-ce arrangé le mariage?

Un geste de Gonzague lui imposa silence. La Nivelle dit:

--Ça doit avoir gros comme soi de bleues, cette petite espèce... Moi, je
l'épouserais!

--Vous seriez madame Ésope II! fit Oriol piqué au vif.

--Madame Jonas!... ajouta Nocé.

--Bah! fit Nivelle qui montra du doigt Cocardasse junior, Plutus est le
roi des dieux... Voyez-vous bien ce bon garçon?... avec un peu de poudre
du Mississipi, je me chargerais d'en faire un courtisan!

Cocardasse se rengorgea et dit à Passepoil qui fut jaloux:

--La Pécaïre a le goût fin!... Elle en tient pour moi, capédébiou!

--Qu'as-tu de plus que Chaverny? demandait en ce moment Gonzague.

--Des précédents, répondit le bossu; j'ai déjà été marié.

--Ah!... fit Gonzague dont le regard devint plus perçant.

Ésope II se caressa le menton et ne baissa point les yeux.

--J'ai été marié, répéta-t-il, et je suis veuf.

--Ah!... fit encore Gonzague, en quoi cela te donne-t-il un avantage sur
Chaverny?

La figure du bossu se rembrunit légèrement.

--Ma femme était belle, prononça-t-il en baissant la voix; très-belle!

--Et jeune? demanda Gonzague.

--Toute jeune... son père était pauvre.

--Je comprends... l'aimais-tu?

--A la rage!... mais notre union fut courte.

La figure du bossu devenait de plus en plus sombre.

--Combien de temps dura votre ménage? interrompit Gonzague.

--Deux nuits et un jour, répondit Ésope II.

--Voilà qui est étrange!... explique-toi.

Le petit homme eut un rire forcé.

--Pourquoi m'expliquer, si vous me comprenez?... murmura-t-il.

--Je ne te comprends pas, fit le prince.

Le bossu baissa les yeux et sembla hésiter.

--Après tout, dit-il, je me suis peut-être trompé... Vous n'aviez
peut-être besoin que d'un Chaverny!

--Explique-toi, te dis-je! répéta impérieusement Gonzague.

--Avez-vous expliqué l'histoire du comte Canozza?...

Le prince lui mit la main sur l'épaule.

--Après la première nuit, poursuivit le bossu, je lui donnai un jour
pour réfléchir et s'habituer à ma tournure... Elle ne put pas.

--Et alors?... fit Gonzague, qui le considérait avidement.

Le bossu saisit un verre sur un guéridon et se prit à regarder le prince
en face. Leurs yeux se choquèrent. Ceux du bossu exprimèrent tout à coup
une cruauté si implacable, que le prince murmura:

--Si jeune... si belle... tu n'eus pas pitié?

Le bossu, d'un mouvement convulsif, écrasa le verre sur un guéridon.

--Je veux qu'on m'aime! dit-il avec un accent de véritable férocité;
tant pis pour celles qui ne peuvent pas!

Gonzague resta un instant silencieux. Le bossu avait repris sa mine
froide et railleuse.

--Holà! messieurs, s'écria tout à coup le prince qui poussa du pied
Chaverny endormi, qu'on emporte cet homme!

La poitrine d'Ésope II se souleva. Il fit effort pour cacher son
triomphe.

Navailles, Nocé, Choisy, tous les amis du petit marquis voulurent tenter
un dernier effort en sa faveur. Ils le secouèrent; ils l'appelèrent.
Taranne lui donna le fouet, Oriol lui jeta une carafe d'eau au
visage.--Ces dames eurent la charité de le pincer jusqu'au sang.

Et tous criaient, ardents à la besogne:

--Éveille-toi! Chaverny, éveille-toi! on te prend ta femme.

--Et tu seras obligé de restituer la dot! ajouta Nivelle, toujours
occupée de pensées solides.

--Chaverny! Chaverny! éveille-toi!

Vains efforts! Cocardasse junior et Amable Passepoil, chargeant le
vaincu sur leurs épaules, l'emportèrent dans les ténèbres extérieures.

Gonzague leur avait fait un signe.--Quand ils passèrent près d'Ésope II,
celui-ci dit tout bas:

--Pas un cheveu de sa tête... sur votre vie! et la lettre à son adresse!

Cocardasse et Passepoil sortirent avec leur fardeau.

--Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Navailles.

--Nous avons été fidèles à l'amitié jusqu'au bout, ajouta Oriol.

--Mais, en définitive, le mariage du bossu est bien plus drôle! décida
Nocé.

--Marions le bossu! Marions le bossu! criaient ces dames.

Ésope II sauta d'un bond sur la table.

--Silence! fit-on de toutes parts, voici Jonas qui va prononcer un
discours.

--Mesdames et messieurs, dit le bossu en gesticulant comme un avocat en
la grand'chambre; je suis touché jusqu'au fond de l'âme de l'intérêt
flatteur que vous daignez me témoigner... Certes, la conscience de mon
peu de mérite devrait me rendre muet...

--Très-bien! fit Navailles;--il parle comme un livre!

--Jonas, dit Nivelle, votre modestie fait encore mieux ressortir vos
talents.

--Bravo, Ésope II! bravo! bravo!

--Merci, mesdames! merci, messieurs! votre indulgence me donne du
courage. Je veux tâcher de m'en rendre digne, ainsi que des bontés de
l'illustre prince à qui je devrai ma compagne...

--Très-bien!... Bravo, Ésope!... un peu plus de voix!

--Quelques gestes de la main gauche! demanda Navailles.

--Un couplet de circonstance! cria la Desbois.

--Un pas de menuet!... une gigue sur la nappe!

--Si tu n'es pas un ingrat, Jonas, dit Nocé d'un ton
pénétré,--déclame-nous la scène d'Achille et d'Agamemnon!

--Mesdames et messieurs, répondit gravement Ésope II,--ce sont là des
vieilleries... je compte vous témoigner ma reconnaissance par quelque
chose de mieux... Je compte vous donner la comédie nouvelle... une
première représentation!

--Les oeuvres de Jonas!... bravissimo!... Il a fait une comédie!

--Mesdames et messieurs, je vais du moins la faire... Ce sera un
impromptu... Je prétends vous montrer comment l'art de la séduction,
plus fort que la nature elle-même...

Pour le coup, les vitres du salon grincèrent. Une immense acclamation
s'éleva.

--Il va nous donner une leçon! criait-on.

--_L'art de plaire_, par Ésope II, dit Jonas!

--Il a dans sa poche la ceinture de Vénus!

--Les jeux, les ris, les grâces et le dard du jeune Cupidon!

--Bravo! bossu!... Bossu, tu es superbe!

Il salua à la ronde et acheva en souriant:

--Qu'on m'amène ma jeune épouse et je ferai de mon mieux pour divertir
la société!

--Je te fais engager à l'Opéra, si tu veux! s'écria Nivelle
enthousiasmée;--on manque de queues rouges!

--La femme du bossu! vociféraient ces messieurs;--servez la femme du
bossu!

En ce moment, la porte du boudoir s'ouvrit.--Gonzague réclama le
silence.

Dona Cruz entra, soutenant Aurore chancelante et plus pâle qu'une
morte.--M. de Peyrolles suivait.

Il y eut un long murmure d'admiration à la vue d'Aurore. Au premier
abord, ces messieurs oublièrent toute cette gaieté folle qu'ils venaient
de se promettre.

Le bossu lui-même ne trouva point d'écho, lorsqu'il dit, le binocle à
l'oeil et d'un accent cynique:

--Corbleu! ma femme est belle!

Au fond de tous ces coeurs, plutôt engourdis que perdus, un sentiment
de compassion s'éveillait.

Un instant, les femmes elles-mêmes eurent pitié, tant il y avait de
douleur profonde et de douce résignation sur cet adorable visage de
vierge!

Gonzague fronça le sourcil en regardant son armée. Taranne, Montaubert,
Albret, les âmes damnées, eurent honte de leur émotion et dirent:

--Est-il heureux, ce diable de bossu!

C'était l'avis de frère Passepoil qui rentrait en compagnie de
Cocardasse, son noble ami. Mais ce premier mouvement de convoitise fit
place à l'étonnement quand il reconnut, ainsi que Cocardasse, les deux
jeunes filles de la rue du Chantre.

La jeune fille que le Gascon avait vue au bras de Lagardère à Barcelone,
la jeune fille que frère Passepoil avait vue au bras de Lagardère à
Bruxelles.

Ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le secret de la comédie: ce qui
allait se passer restait pour eux un mystère.--Mais ils savaient qu'il
allait se passer quelque chose d'étrange.

Ils se touchèrent le coude. Le regard qu'ils échangèrent voulait dire:
Attention!

Ils n'avaient pas besoin d'éprouver leurs rapières pour savoir qu'elles
ne tenaient point au fourreau.

A un coup d'oeil que le bossu lui lança, Cocardasse répondit par un
léger signe de tête.

--Eh donc! grommela t-il en s'adressant à Passepoil,--il veut savoir si
sa lettre est remise;--nous n'avions pas loin à courir.

Dona Cruz cherchait des yeux Chaverny.

--Peut-être que le prince a changé d'avis..., murmura-t-elle à
l'oreille de sa compagne;--je ne vois point M. le marquis.

Aurore ne releva point ses paupières baissées. On la vit seulement
secouer la tête avec tristesse.

Évidemment, elle n'espérait point de merci.

Quand Gonzague se tourna vers elle, dona Cruz la prit par la main et la
fit avancer.

Ce Gonzague était très-pâle bien qu'il affectât de sourire.

Le bossu se tenait à ses côtés, faisant ce qu'il pouvait pour prendre
une pose galante et tortillant son jabot d'un air vainqueur.

Les yeux de dona Cruz rencontrèrent les siens. Elle voulut mettre une
interrogation dans son regard. Le bossu demeura impassible.

--Ma chère enfant, dit Gonzague dont la voix parut à tous légèrement
altérée,--mademoiselle de Nevers vous a-t-elle dit ce que nous attendons
de vous?

Aurore répondit sans relever les yeux,--mais la tête haute et la voix
ferme:

--C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers.

Le bossu tressaillit si violemment, que son émotion fut remarquée, au
milieu même de la surprise générale.

--Palsambleu! s'écria-t-il en dominant aussitôt son trouble;--ma femme
est de bonne maison!

--Sa femme! répéta dona Cruz.

On chuchotait d'un bout à l'autre du salon.

Les femmes n'avaient point pour cette nouvelle venue l'animadversion
jalouse qu'elles témoignaient naguère à la gitanita. Sur cette tête
candide et charmante dans sa fierté le nom de Nevers leur semblait à sa
place.

Gonzague se tourna vers dona Cruz et lui dit avec colère:

--Est-ce vous qui avez mis ce mensonge dans l'esprit de cette pauvre
enfant?

--Ah! fit le bossu désappointé;--c'est donc un mensonge?... Tant pis!...
j'aurais aimé à m'allier avec la maison de Nevers.

Quelques rires éclatèrent.--Mais il y avait un froid.

Peyrolles était sombre comme un bedeau en deuil.

--Ce n'est pas moi, répliqua dona Cruz que le courroux du prince
effrayait peu;--mais s'il était vrai?...

Gonzague haussa les épaules avec dédain.

--Où est M. le marquis de Chaverny? reprit la gitanita,--et que
signifient les paroles de cet homme?

Elle montrait le bossu qui faisait bonne contenance au milieu du groupe
des courtisans.

--Mademoiselle de Nevers, répondit Gonzague,--votre rôle en tout ceci
est fini... si vous êtes en humeur de déserter vos droits, je suis là,
Dieu, merci, pour les sauvegarder... Je suis votre tuteur... Ceux qui
nous entourent appartiennent tous au tribunal de famille qui s'est
rassemblé hier en mon hôtel... C'en est presque la majorité... Si
j'eusse écouté l'avis général, peut-être me serais-je montré moins
clément envers une imposture hardie, effrontée... mais j'ai jugé suivant
la bonté de mon coeur et les tranquilles habitudes de ma vie... Je
n'ai point voulu donner une portée tragique à des choses qui sont du
domaine de la comédie.

Il s'arrêta.--Dona Cruz ne comprenait point: ces paroles étaient pour
elle de vains sons.

Peut-être Aurore comprenait-elle mieux, car un sourire triste et amer
vint autour de ses lèvres.

Gonzague promena son regard sur l'assemblée. Tous les yeux étaient
baissés, sauf ceux des femmes qui écoutaient curieusement et ceux du
bossu qui semblait attendre impatiemment la fin de cette homélie.

--Je parle ainsi pour vous seule, mademoiselle de Nevers, reprit
Gonzague s'adressant toujours à dona Cruz,--car vous seule ici avez
besoin d'être persuadée... Mes honorables amis et conseils partagent mon
opinion; ma bouche exprime toute leur pensée.

Nul ne protesta. Gonzague poursuivit:

--Ce que j'ai dit précédemment sur mon dessein d'éloigner tout châtiment
trop sévère, vous explique la présence de nos belles amies... S'il
s'agissait d'une punition proportionnée à sa faute, elles ne seraient
point ici...

--Mais quelle faute?... demanda Nivelle,--nous sommes sur le gril,
monseigneur!

--Quelle faute? répéta Gonzague faisant mine de réprouver un mouvement
d'indignation;--c'est assurément une faute grave... la loi la qualifie
crime... que de s'introduire dans une famille illustre pour combler
frauduleusement le vide causé par l'absence ou par la mort...

--Mais la pauvre Aurore n'a rien fait..., voulut s'écrier dona Cruz.

--Silence! interrompit Gonzague;--il faut un maître et un frein à cette
belle coureuse d'aventures... Dieu m'est témoin que je ne lui veux point
de mal... Je dépense une notable somme pour dénouer gaiement son
Odyssée... je la marie...

--A la bonne heure! fit Ésope II, voici la conclusion.

--Et je lui dis, continua Gonzague en prenant la main du bossu: Voici un
honnête homme qui vous aime et qui aspire à l'honneur d'être votre
époux.

--Mais vous m'avez trompée, monsieur! s'écria la gitanita rouge de
colère; mais ce n'est pas celui-là... Est-ce qu'il est possible de se
donner à un être pareil?

--S'il a beaucoup de bleues..., pensa Nivelle entre haut et bas.

--Pas flatteur!... pas flatteur du tout! murmura Ésope II; mais j'espère
que la jeune personne changera bientôt d'avis.

--Vous! fit dona Cruz, je vous devine!... C'est vous qui emmêlez tous
les fils de cette intrigue... C'est vous, je le devine bien maintenant,
qui avez dénoncé la retraite d'Aurore...

--Eh! eh!... fit le bossu d'un air content de lui-même; eh! eh! eh!...
j'en suis pardieu bien capable!... Monseigneur, cette jeune fille a le
défaut du bavardage... Elle a empêché ma femme de répondre...

--Si c'était encore le marquis de Chaverny..., commença dona Cruz.

--Laisse, petite soeur, dit Aurore de ce ton ferme et glacé qu'elle
avait pris dès l'abord; si c'était M. de Chaverny, je le refuserais
comme je refuse celui-ci.

Le bossu ne parut point déconcerté le moins du monde.

--Bel ange, dit-il, ce n'est pas votre dernier mot.

La gitanita se mit entre lui et Aurore. Elle ne demandait pas mieux que
de se battre avec quelqu'un.

M. de Gonzague avait repris son air insoucieux et hautain.

--Point de réponse? fit le bossu en avançant d'un pas, le chapeau sous
le bras, la main au jabot. C'est que vous ne me connaissez pas, ma toute
belle!... Je suis capable de passer ma vie entière à vos genoux!

--Quant à cela, c'est trop, fit la Nivelle.

Les autres femmes écoutaient et attendaient. Il y a chez les femmes un
sens supérieur qui ressemble à la seconde vue; elles sentaient je ne
sais quel drame lugubre sous cette farce qui, malgré l'effort du bouffon
principal, se déroulait si péniblement.

Ces messieurs, qui savaient à quoi s'en tenir, grimaçaient la gaieté.

Mais la gaieté ne vient pas à bille nommée.--La gaieté rebelle tenait
rigueur.

Quand le bossu parlait, sa voix aigre et grinçante agaçait les nerfs de
tous,--quand le bossu se taisait, le silence était sinistre.

--Eh bien, messieurs! dit tout à coup Gonzague, pourquoi ne boit-on
plus?

Les verres s'emplirent à bas bruit. Personne n'avait soif.

--Écoutez-moi, belle enfant! disait cependant le bossu; je serai votre
petit mari... votre amant... votre esclave!

--C'est un rêve affreux! fit dona Cruz; quant à moi, j'aimerais mieux
mourir!

Gonzague frappa du pied; son regard menaça sa protégée.

--Monseigneur, dit Aurore avec le calme du désespoir; ne prolongez point
ceci;--je sais que le chevalier Henri de Lagardère est mort...

Pour la seconde fois, le bossu tressaillit comme s'il eût reçu un choc
soudain.--Il ne parla plus.

Un silence profond régna dans le salon.

--Mais qui donc vous a si bien instruite, mademoiselle? demanda Gonzague
avec une grave courtoisie.

--Ne m'interrogez pas, monseigneur... Arrivons au dénoûment de ceci qui
est marqué d'avance. Je l'accepte... Je le désire.

Gonzague sembla hésiter. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demandât
le bouquet d'Italie.--La main d'Aurore avait fait un visible mouvement
vers les fleurs.

Gonzague regardait cette fille toute jeune et si belle.

--Préférez-vous un autre époux?... murmura-t-il en se penchant à son
oreille.

--Vous m'avez fait dire, monseigneur, répondit Aurore, que si je
refusais, je serais libre. Je réclame l'accomplissement de votre parole.

--Et vous savez...? commença Gonzague toujours à voix basse.

--Je sais, interrompit Aurore qui releva enfin sur lui son regard de
sainte, et j'attends que vous m'offriez ces fleurs!




XII

--La fascination.--


Pour ne point comprendre ce que la situation avait de terrible, il n'y
avait là que dona Cruz et ces dames.

Toute la partie mâle de l'assemblée, financiers et gentilshommes,
avaient le frisson dans les veines.

Cocardasse et Passepoil avaient les yeux fixés sur le bossu comme deux
chiens tombés en arrêt.

En présence de ces femmes étonnées, inquiètes, curieuses, en présence de
ces hommes, énervés par le dégoût, mais qui n'avaient point ce qu'il
fallait de force pour rompre leur chaîne, Aurore seule était calme.

Aurore avait cette douce et radieuse beauté, cette tristesse profonde,
mais résignée, de la sainte qui subit son épreuve suprême sur cette
terre de deuil et qui déjà regarde le ciel.

La main de Gonzague s'était tendue vers les fleurs, mais la main de
Gonzague retomba.

Cette situation le prenait à l'improviste. Il s'était attendu à une
lutte quelconque, à la suite de laquelle ces fleurs données
ostensiblement à la jeune fille eussent scellé la complicité de ses
adhérents.

Mais en face de cette belle et douce créature, la perversité de Gonzague
s'étonna. Ce qui restait de coeur au fond de sa poitrine se
souleva.--Le comte Canozza était un homme.

Le bossu fixait sur lui son regard étincelant.

Trois heures de nuit sonnèrent à la pendule.

Au milieu du profond silence, une voix s'éleva derrière Gonzague.

Il y avait là un coquin dont le coeur desséché ne pouvait plus battre.
M. de Peyrolles dit à son maître:

--Le tribunal de famille se rassemble demain...

Gonzague détourna la tête et murmura:

--Fais ce que tu voudras.

Peyrolles prit aussitôt le bouquet de fleurs dont Gonzague lui-même
avait révélé la destination.

Dona Cruz, saisie d'une vague crainte, dit à l'oreille d'Aurore:

--Que me parlais-tu de ces fleurs?....

--Mademoiselle, prononçait en ce moment Peyrolles, vous êtes libre...
Toutes ces dames ont un bouquet... Permettez que je vous offre...

Il fit cela gauchement--son visage, à cette heure, suait l'infamie.

Aurore, cependant, avança la main pour prendre les fleurs...

--Capédébiou! fit Cocardasse qui s'essuya le front; il y a là quelque
diablerie.

Dona Cruz, qui regardait Peyrolles avidement, s'élança d'instinct, mais
une autre main l'avait prévenue.

Peyrolles, repoussé rudement, recula jusqu'à la cloison. Le bouquet
s'échappa de ses mains, et le bossu le foula aux pieds froidement.

Toutes les poitrines furent déchargées d'un fardeau.

--Qu'est-ce à dire? s'écria Peyrolles qui mit l'épée à la main.

Gonzague regarda le bossu avec défiance.

--Pas de fleurs! dit celui-ci; moi seul ai désormais le droit de faire
de ces cadeaux à ma fiancée... Que diable! vous voilà tous consternés
comme des gens qui ont vu tomber la foudre... Rien n'est tombé qu'un
bouquet de fleurs fanées... J'ai laissé aller les choses pour avoir tout
le mérite de la victoire... Rengainez, l'ami,... et vite!

Il s'adressait à Peyrolles.

--Monseigneur, reprit-il, ordonnez à ce chevalier de la triste figure de
ne point troubler nos plaisirs... Bonté du ciel! je vous admire!... vous
jetez comme cela le manche après la cognée... vous rompez les
négociations... Permettez-moi de ne pas renoncer si vite!

--Il a raison! il a raison! s'écria-t-on de toutes parts.

Chacun se raccrochait à ce moyen de sortir du noir.--La gaieté n'avait
pu prendre dans le salon de Gonzague cette nuit.

Il va sans dire que Gonzague lui-même n'espérait rien de la tentative du
bossu.

Cela lui donnait seulement quelques minutes pour réfléchir. C'était
précieux.

--J'ai raison, pardieu! je le sais bien, poursuivit Ésope II; que vous
ai-je promis? Une leçon d'escrime amoureuse... Et vous agissez sans moi!
Et vous ne me laissez même pas dire un mot!... Cette jeune fille me
plaît; je la veux; je l'aurai!

--A la bonne heure! fit Navailles; voilà qui est parler!

--Voyons, dit le gros petit traitant, arrondissant avec soin sa phrase,
voyons si tu es aussi fort aux tournois d'amour qu'aux luttes bachiques!

--Nous serons juges, ajouta Nocé; entame la bataille.

Le bossu regarda Aurore, puis le cercle qui les entourait.

Aurore, épuisée par le suprême effort qu'elle venait de faire,
s'affaissait entre les bras de dona Cruz. Cocardasse roula vers elle un
fauteuil. Aurore s'y laissa tomber.

--Les apparences ne sont pas pour ce pauvre Ésope II! murmura Nocé.

Comme Gonzague ne riait pas, on restait sérieux.

Les femmes ne s'occupaient que d'Aurore, excepté Nivelle qui pensait:

--J'ai idée que ce petit homme est un Crésus!

--Monseigneur, dit le bossu, permettez-moi de vous adresser une
requête... Vous êtes trop haut placé assurément pour avoir voulu vous
jouer de moi... Si l'on dit à un homme: Courez! Il ne faut pas
commencer par lui lier les deux jambes... la première condition du
succès dans un assaut galant, c'est la solitude... Où vîtes-vous une
femme se rendre quand elle se voit entourée de regards curieux? Soyez
juste: c'est là l'impossible!

--Il a raison! fit encore le choeur des convives.

--Tout ce monde l'effraye, reprit Ésope II; moi-même, je perds une
partie de mes moyens, car, en amour, le tendre, le passionné,
l'entraînant est toujours tout près du ridicule... Comment trouver de
ces accents qui enivrent les faibles femmes en présence d'un auditoire
moqueur?

Il était vraiment drôle, ce petit homme, prononçant son discours d'un
air avantageux et fat, le poing sur la hanche et la main au jabot.

Sans le sinistre vent qui soufflait cette nuit dans la petite maison de
Gonzague, on aurait bien ri!

On rit un peu. Navailles dit à Gonzague:

--Accordez-lui sa requête, monseigneur.

--Que demande-t-il? fit Gonzague toujours distrait et soucieux.

--Qu'on nous laisse seuls, ma fiancée et moi; répondit le bossu; j'ai
quelques petits talents... je ne vous demande que cinq minutes pour
faire taire les répugnances de cette charmante enfant!

--Cinq minutes! se récria-t-on; comme il y va!... On ne peut pas lui
refuser cela, monseigneur!

Gonzague gardait le silence.--Le bossu s'approcha de lui tout à coup et
lui dit à l'oreille:

--Monseigneur, on vous observe!... vous puniriez de mort celui qui vous
trahirait comme vous vous trahissez vous-même!

--Merci, l'ami, répondit le prince qui changea de visage; l'avis est
bon... nous aurons décidément un gros compte à régler ensemble... et je
crois que tu seras grand seigneur avant de mourir!--Messieurs,
reprit-il, je songeais à vous... Nous avons gagné cette nuit une
terrible partie... Demain, suivant toute apparence, nous serons au bout
de nos peines... mais il ne faut pas échouer en entrant dans le port...
Pardonnez ma distraction et suivez-moi.

Il s'était fait un visage riant. Toutes les physionomies s'éclairèrent.

--N'allons pas trop loin, dirent ces dames; il faut jouir du coup
d'oeil!

--Dans la galerie! opina Nocé; nous laisserons la porte entre-bâillée.

--En besogne, Jonas!... Tu as le champ libre!

--Surpasse-toi, bossu! Nous te donnons dix minutes au lieu de cinq!...
montre à la main!

--Messieurs, dit Oriol, les paris sont ouverts.

On jouait sur tout et à propos de tout.--Le cours des gageures fut coté
à un contre cent pour Ésope II, dit Jonas.

En passant auprès de Cocardasse et de Passepoil, Gonzague leur dit:

--Pour une bonne somme, retourneriez-vous bien en Espagne?

--Nous ferions tout pour obéir à monseigneur, répliquèrent nos deux
braves.

--Ne vous éloignez donc pas! fit le prince en se mêlant à la foule de
ses affidés.

Cocardasse et Passepoil n'avaient garde.

Quand tout le monde eut quitté le salon, le bossu se tourna vers la
porte de la galerie derrière laquelle on voyait une triple rangée de
têtes curieuses.

--Bien! fit-il d'un air guilleret, très-bien!... comme cela vous ne me
gênez pas du tout... Ne pariez pas trop contre moi... et consultez vos
montres! J'oubliais une chose, s'interrompit-il en traversant le salon
pour se rapprocher de la galerie; où est monseigneur?

--Ici, répondit Gonzague; qu'y a-t-il?

--Avez-vous un notaire tout prêt? demanda le bossu avec un magnifique
sérieux.

Pour le coup, personne n'y put tenir. Il y eut un franc éclat de gaieté
dans la galerie.

--Rira bien qui rira le dernier! murmura Ésope II.

Gonzague répliqua, non sans un mouvement d'impatience:

--Fais vite, l'ami, et ne t'inquiète point... Il y a un notaire royal
dans ma chambre.

Le bossu salua et revint vers les deux femmes groupées.

Dona Cruz le regardait venir avec une sorte d'effroi. Aurore avait
toujours les yeux baissés.

Le bossu vint se mettre à genoux devant le fauteuil d'Aurore.

Gonzague, au lieu de regarder ce spectacle qui avait tant de succès
auprès de ses affidés, se promenait à l'écart au bras de Peyrolles.

Ils allèrent s'accouder tout au bout de la galerie.

--D'Espagne, disait Peyrolles, on peut revenir.

--On meurt en Espagne comme à Paris, murmura Gonzague.

Il reprit après un court silence:

--Ici, l'occasion est manquée... Ces femmes devineraient... Dona Cruz
parlerait...

--Chaverny?... commença M. de Peyrolles.

--Celui-là sera muet, interrompit Gonzague.

Ils échangèrent un regard dans l'ombre et Peyrolles ne demanda point
d'autre explication.

--Il faut, poursuivit Gonzague,--qu'au sortir d'ici, elle soit libre...
absolument libre... jusqu'au détour de la rue...

Peyrolles se pencha tout à coup en avant et prêta l'oreille.

--C'est le guet qui passe, dit Gonzague.

Un bruit d'armes se faisait au dehors.

Mais ce bruit s'étouffa sous le grand murmure qui s'éleva tout à coup
dans la galerie.

--C'est étonnant! s'écriait-on;--c'est prodigieux!

--Avons-nous la berlue?... que diable lui dit-il?

--Parbleu! fit Nivelle,--ce n'est pas difficile à deviner!... Il lui
fait le compte des actions qu'il a!

--Mais voyez donc!... dit Navailles;--qui a parié cent contre un?

--Personne, répondit Oriol;--Je ne gagerais seulement pas à cinquante...
fais-tu vingt-cinq.

--Pas, s'il vous plaît!... Voyez donc!

Le bossu était à genoux auprès du fauteuil d'Aurore.

Dona Cruz voulut se mettre entre deux.--Le bossu l'écarta en disant:

--Laissez... je ne lui ferai pas de mal.

Il avait parlé bas. Sa voix était si étrangement changée que dona Cruz
s'écarta comme malgré elle et ouvrit de grands yeux.

Au lieu des accents stridents et discords qu'on était accoutumé à
entendre sortir de cette bouche, c'était une voix mâle et douce,
harmonieuse et profonde.

Cette voix prononça le nom d'Aurore.

Dona Cruz sentit sa jeune compagne tressaillir faiblement entre ses
bras.

Puis elle l'entendit murmurer:

--Je rêve!...

--Aurore!... répéta le bossu toujours à genoux.

La jeune fille se couvrit la tête de ses mains.

De grosses larmes coulèrent entre ses doigts qui tremblaient.

Ceux qui regardaient dona Cruz par la porte entr'ouverte croyaient
assister à une sorte de fascination.

Dona Cruz était debout, la tête rejetée en arrière, la bouche béante,
les yeux fixes.

--Par le ciel! s'écria Navailles,--voilà qui tient du miracle.

--Chut!... regardez!... l'autre semble attirée comme par un irrésistible
pouvoir.

--Le bossu a un talisman... un charme...

Nivelle seule donnait un nom au charme et au talisman... Cette jolie
fille, immuable en ses opinions, croyait au surnaturel pouvoir des
actions bleues.

C'était vrai, ce que l'on disait derrière la porte,--Aurore se penchait,
comme malgré elle, vers la voix qui l'appelait.

--Je rêve!... Je rêve!... balbutiait-elle parmi ses sanglots;--c'est
affreux... je sais qu'il n'est plus!

--Aurore! répéta le bossu pour la troisième fois.

Et comme dona Cruz allait ouvrir la bouche, il lui imposa silence d'un
geste impérieux.

--Ne tournez pas la tête, reprit-il doucement en s'adressant à
mademoiselle de Nevers;--nous sommes ici au bord même de l'abîme... un
mouvement... un geste... tout est perdu!

Dona Cruz fut obligée de s'asseoir auprès d'Aurore. Ses jambes
chancelaient.

--Je donnerais vingt louis pour savoir ce qu'il leur dit! s'écria
Navailles.

--Palsambleu! fit Oriol,--je commence à croire... Et cependant, il ne
lui a rien donné à boire.

--Cent pistoles pour le bossu, au pair! proposa Nocé.

Ésope II, dit Jonas, poursuivait:

--Vous ne rêvez point, Aurore... votre coeur ne vous a point
trompée... C'est moi.

--Vous!... murmura la jeune fille;--je n'ose ouvrir les yeux... Flor, ma
soeur... regarde!

Dona Cruz la baisa au front pour lui dire plus bas et de plus près:

--C'est lui!

Aurore entr'ouvrit ses doigts et glissa un regard. Son coeur sauta
dans sa poitrine, mais elle parvint à étouffer son premier cri.--Elle
demeura immobile.

--Les hommes qui ne croient pas au ciel, dit le bossu après avoir lancé
un coup d'oeil rapide vers la porte,--croient à l'enfer... Ils sont
faciles à tromper... pourvu qu'on feigne le mal... Obéissez, non pas à
votre coeur, Aurore, ma bien-aimée, mais à je ne sais quelle bizarre
attraction qui est, suivant eux, l'oeuvre du démon... Soyez comme
fascinée par cette main qui vous conjure...

Il fit quelques passes au-dessus du front d'Aurore, laquelle se pencha
vers lui obéissante.

--Elle y vient! s'écria Navailles stupéfait.

--Elle y vient! répétèrent tous les convives.

Et le gros Oriol s'élançant tout essoufflé, vers la balustrade:

--Vous perdez le plus beau, monseigneur! s'écria-t-il;--du diable si
cela ne vaut pas la peine d'être vu!

Gonzague se laissa entraîner vers la porte.

--Chut!... chut!... ne les troublons pas! disait-on au moment où le
prince arrivait.

On lui fit place.--Il demeura muet d'étonnement.

Le bossu continuait ses passes. Aurore, entraînée et charmée,
s'inclinait de plus en plus vers lui.

Le bossu avait eu raison. Ces hommes qui ne croyaient point en Dieu
avaient grande foi en ces billevesées qui venaient d'Italie: les
philtres, les charmes, les pouvoirs occultes, la magie.

Gonzague murmura, Gonzague, l'esprit fort:

--Cet homme possède un maléfice!

Passepoil, qui était auprès de lui, se signa ostensiblement et
Cocardasse junior grommela:

--Lou couquin a de la graisse de pendu!... apapur, cela se voit!

--Ta main..., disait cependant le bossu;--lentement... bien lentement...
comme si une invincible puissance te forçait à me la donner malgré
toi...

La main d'Aurore se détacha de son visage et descendit par un mouvement
automatique.

Si les gens de la galerie avaient pu voir son adorable sourire!

Ce qu'ils voyaient, c'était son sein agité, sa jolie tête renversée dans
les masses de ses cheveux.

Ils regardaient maintenant le bossu avec une sorte d'épouvante.

--Capédébiou! fit Cocardasse,--elle donne sa main, la pécaïre!

Et tous répétèrent avec un ébahissement profond:

--Il fait d'elle tout ce qu'il veut!... quel démon!

--Apapur! ajouta Cocardasse en adressant un coup d'oeil à
Passepoil,--ces choses-là, il faut les voir pour y croire!

--Quand je les vois, moi, dit M. de Peyrolles derrière Gonzague,--je n'y
crois point.

--Eh! pardieu! protesta-t-on de toutes parts,--on ne peut pas nier
l'évidence pourtant!

Peyrolles secoua la tête d'un air chagrin.

--Ne négligeons rien, continuait le bossu, qui avait ses raisons sans
doute pour compter sur la simplicité de dona Cruz;--Gonzague et son âme
damnée sont là maintenant... Il s'agit de les tromper aussi... Quand ta
main va toucher la mienne, Aurore, il faut tressaillir et jeter autour
de toi un regard stupéfait... Bien!

--J'ai joué cela dans _la Belle et la Bête_ à l'Opéra, dit Nivelle qui
haussa les épaules;--j'étais plus étonnée que cette petite... n'est-ce
pas, Oriol?

--Vous étiez charmante, comme toujours, répondit le gros petit
financier;--mais quel choc la pauvre enfant a éprouvé quand leurs mains
se sont rencontrées!

--Preuve qu'il y a antipathie et domination diabolique! prononça
gravement Taranne.

Le baron de Batz, qui n'était pas un ignorant, dit:

--Ia! andibadie! Ia! Ia!... Tôminazion tiapolique!... sacramente!

--Maintenant, reprenait le bossu,--tourne-toi vers moi... tout d'une
pièce... lentement... lentement...

Il se leva et la domina du regard.

--Lève-toi, poursuivit-il,--comme un automate... Bien!... regarde-moi...
Fais un pas... et laisse toi tomber dans mes bras.

Aurore obéit encore,--dona Cruz restait immobile comme une statue.

Il y eut derrière la porte, qui s'ouvrit toute grande, un tonnerre
d'applaudissements.

La charmante tête d'Aurore s'appuyait contre la poitrine d'Ésope II, dit
Jonas.

--Juste cinq minutes! s'écria Navailles;--montre à la main!

--Est ce qu'il a changé la jolie senorita en statue de sel? demanda
Nocé.

Le flot des spectateurs envahissait le salon en tumulte.

On entendit le petit rire sec du bossu qui disait en s'adressant à
Gonzague:

--Monseigneur, ce n'est pas plus difficile que cela!

--Monseigneur, disait de son côté Peyrolles,--il y a ici quelque chose
d'incompréhensible... ce drôle doit être un adroit jongleur.

--As-tu peur qu'il ne t'escamote ta tête? demanda Gonzague.

Puis se tournant vers Ésope II, dit Jonas, il ajouta:

--Bravo! l'ami... nous donneras-tu ta recette?

--Elle est à vendre, monseigneur, répliqua le bossu.

--Et cela tiendra-t-il jusqu'au mariage?

--Jusqu'au mariage, oui... mais pas au delà.

--Combien le vends-tu, ton talisman, bossu? s'écria Oriol.

--Presque rien... mais il faut pour s'en servir une denrée qui coûte
cher.

--Quelle denrée? demanda encore le gros petit financier.

--De l'esprit, répondit Ésope II.--Allez donc d'abord au marché, mon
gentilhomme.

Oriol fit le plongeon dans la foule. On battit des mains. Choisy, Nocé,
Navailles entourèrent dona Cruz et l'interrogèrent avidement.

--Qu'a-t-il dit?... Parlait-il latin?... Avait-il à la main quelque
fiole?

--Il parlait hébreu! répondit la gitanita qui se remettait par degrés.

--Et cette jolie fille le comprenait?...

--Couramment... il a fourré sa main gauche dans son sein et en a tiré
quelque chose qui ressemblait... comment dirais-je?

--A une corne de bouc? à un miroir magique? à un grimoire?

--A une liasse d'actions plutôt? demanda Nivelle.

--Cela ressemblait à un mouchoir de poche, repartit la gitanita qui
tourna le dos.

--Pardieu! tu fais un homme précieux, l'ami, dit Gonzague qui lui mit la
main sur l'épaule;--je t'admire!

--Pour un débutant, n'est-ce pas, monseigneur?... fit Ésope II avec un
sourire modeste. Mais, s'interrompit-il,--priez ces messieurs de se
reculer un peu... à distance!... à distance!... Qu'on n'aille pas me
l'effaroucher... j'ai eu assez de peine... Où est le notaire?

--Qu'on fasse venir le notaire royal! ordonna M. de Gonzague.


  FIN DU TOME CINQUIÈME.




TABLE DES CHAPITRES

DU CINQUIÈME VOLUME.


                                            Pages.
  LE CONTRAT DE MARIAGE.

  (Suite.)

    II. Un coup de bourse sous la régence        5

   III. Caprice de bossu                        25

    IV. Gascon et Normand                       47

     V. L'invitation                            67

    VI. Le salon et le boudoir                  89

   VII. Une place vide                         111

  VIII. Une pêche et un bouquet                129

    IX. Le neuvième coup                       147

     X. Triomphe du bossu                      165

    XI. Fleurs d'Italie                        183

   XII. La fascination                         203


FIN DE LA TABLE.


       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  page  10: «Ces actions bleues-là avaient» remplacé par «Ces actions
            bleues avaient là»
  page  15: «compacte» remplacé par «compact» (Mais le cercle avide
            et compact)
  page  21: «lacs» par «lacets» (retenus par les lacets de soie)
  page  27: «brune» par «brume» (après la brume tombée.)
  page  30: «soignement» par «soigneusement» (l'attacha soigneusement)
  page  41: «un» par «une» (vingt sous pour faire une livre...)
  page  68: «Tron de l'aër!» par «Tron de l'air!»
  page  89: «quatres» par «quatre» (un des quatre styles helléniques)
  page  90: «siamoisies» par «siamoises» (à renflures turques ou
            siamoises)
  page 103: «sûr» par «sûre» (je suis sûre qu'il n'est pas mort!)
  page 112: «le trou de de la serrure» par «le trou de la serrure»
  page 114: «coeur» par «choeur» (gronda le choeur des exécutants)
  page 121: «Il» par «Ils» (Ils se croyaient)
  page 125: «lontemps» par «longtemps» (depuis longtemps déjà je
            nourris une pensée)
  page 127: «vite» par« vide» (De laisser une place vide)
  page 133: «tous» par «tout» (En tout cas je vous promets)
  page 141: «suivriez» par «suivrez» (et vous me suivrez dans
            l'adversité)
  page 162: «mumura» par« murmura» (murmura la Nivelle)
          : «Il» par «Ils» (Ils étaient là en face)
  page 221: «amenda» par «demanda» (demanda Nivelle.)





End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 5, by Paul Féval

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 5 ***

***** This file should be named 34559-8.txt or 34559-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/3/4/5/5/34559/

Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.