The Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le Bossu Volume 3 Aventures de cape et d'épée Author: Paul Féval Release Date: November 12, 2010 [EBook #34301] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. LE BOSSU. Bruxelles.--Imp. de E. GUYOT, succ. de STAPLEAUX, rue de Schaerbeck, 12. COLLECTION HETZEL. LE BOSSU AVENTURES DE CAPE ET D'ÉPÉE PAR PAUL FÉVAL. 3 Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger, interdite pour la France. LEIPZIG, ALPHONSE DÜRR, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1857 LES MÉMOIRES D'AURORE. (SUITE.) III --La gitanita.-- «..... Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je suis faite comme les enfants. Le sourire chez moi n'attend pas les larmes séchées. »Vous vous êtes dit peut-être déjà en lisant ce bavardage incohérent: mes impressions de batailles, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don Miguel et le neveu don Sanche,--mes premières études dans un livre d'escrime,--le récit de mes pauvres plaisirs d'enfant,--vous vous êtes dit peut-être: «C'est une folle!» »C'est vrai: la joie me rend folle.--Mais je ne suis pas lâche dans la douleur. »La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain et peu m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du coeur. »Je suis gaie, je suis enfant, je m'amuse avec tout, hélas! comme si je n'avais pas déjà bien souffert... »Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres. Henri avait même pu amasser une petite épargne et bien lui en prit. »Je pense que j'avais alors dix ans, ou à peu près. »Il rentra un soir inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa préoccupation en lui disant que, tout le jour, un homme, enveloppé d'un manteau sombre, avait fait sentinelle dans la rue sous nos croisées. Henri ne se mit point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme pour un long voyage. La nuit venue, il me fit passer à mon tour un corsage de drap, et me laça mes brodequins. Il sortit avec son épée. J'étais dans des transes. Depuis longtemps, je ne l'avais pas vu si agité. »Quand il revint, ce fut pour faire un paquet de ses hardes et des miennes. »--Nous allons partir, Aurore, me dit-il! »--Pour longtemps? demandai-je. »--Pour toujours. »--Quoi! m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage,--nous allons laisser tout cela? »--Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement;--je viens d'aller chercher au coin de la rue un pauvre homme qui sera notre héritier... Il est content comme un roi, lui... Ainsi va le monde! »--Mais où allons-nous, ami? demandai-je encore. »--Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai;--en route, ma petite Aurore... il est temps! »Nous sortîmes.--Ici se place quelque chose de terrible, ma mère. Ma plume s'est arrêtée un instant, mais je ne veux rien te cacher. »Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre au milieu de la rue déserte. Henri voulut m'entraîner dans la direction des remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par son fardeau et je m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention. »Henri poussa un cri: c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais désobéi, mais il était trop tard. Je distinguais déjà une forme humaine sous un manteau et je croyais reconnaître le manteau de la mystérieuse sentinelle qui s'était promenée sous nos fenêtres durant tout le jour. »Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que j'avais vu dans la journée. Il était mort et son sang l'inondait. »Je tombai à la renverse comme si j'eusse reçu moi-même le coup de la mort. »Il y avait eu un combat, là, tout près de moi; car, en sortant, Henri avait pris son épée. Henri avait encore une fois risqué sa vie pour moi,--pour moi, j'en étais sûre... ».... Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule ou du moins je me croyais seule.--C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont nous sortions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage des fermes espagnoles, dont les maîtres sont de pauvres hidalgos. »Il y avait un bruit de voix à peine saisissable dans la pièce située au-dessous,--sans doute la salle commune de la ferme. J'étais couchée sur un lit à colonnes vermoulues. Une paillasse, recouverte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait par les fenêtres sans carreaux.--Je voyais en face du lit le feuillage léger de deux grands chênes liéges qui se balançaient doucement à la brise nocturne. »J'appelai doucement Henri, mon ami; on ne me répondit point. »Mais je vis une ombre qui rampait sur le sol, et, l'instant d'après, Henri se dressait à mon chevet. Il me fit de la main signe de me taire et me dit tout bas à l'oreille: »--Ils ont découvert nos traces... ils sont en bas. »--Qui donc? demandai-je. »--Les compagnons de celui qui était sous le manteau. »Le mort! je me sentis frémir de la tête aux pieds et je crus que j'allais m'évanouir de nouveau. »Henri me serra le bras et reprit: »--Ils étaient là tout à l'heure, derrière la porte. Ils ont essayé de l'ouvrir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils n'ont pas deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour chercher une pince, afin de jeter la porte en dedans: ils vont revenir. »--Mais que leur avez-vous donc fait, Henri, mon ami, m'écriai-je, pour qu'ils vous poursuivent avec tant d'acharnement? »--Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups! me répondit-il. »Moi! c'était moi! je le comprenais bien. Cette pensée m'emplissait le coeur et le navrait: j'étais cause de tout. J'avais brisé sa vie. Cet homme, si beau naguère, si brillant, si heureux, se cachait maintenant comme un criminel. Il m'avait donné son existence tout entière. »Pourquoi?... »--Père, lui dis-je, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous en supplie. »Il mit sa main sur ma bouche. »--Petite folle! murmura-t-il; s'ils me tuent, je serai bien forcé de t'abandonner... mais ils ne me tiennent pas encore... Lève-toi! »Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible. »J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé de fatigue, car il m'avait portée dans ses bras, demi-morte que j'étais, depuis Pampelune jusqu'à cette maison éloignée, était entré là pour demander un gîte. »C'étaient des pauvres gens. On lui donna cette chambre où nous étions. »Henri allait s'étendre sur une couche de paille préparée pour lui, lorsqu'il entendit un bruit de chevaux dans la campagne. Les chevaux s'arrêtèrent à la porte de la maison isolée. Henri devina bien tout de suite qu'il fallait remettre le sommeil à une autre nuit. »Au lieu de se coucher, il ouvrit tout doucement la porte et descendit quelques marches de l'escalier. »On causait dans la salle basse.--Le fermier en haillons disait: »--Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes! »Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table. »Le fermier gentilhomme eut la bouche fermée. »Une voix qu'il connaissait ordonna: »--A la besogne et que ce soit vite fait! »Henri rentra précipitamment et referma la porte de son mieux. Il s'élança vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir. »Les branches de deux grands lièges frôlaient la croisée sans carreaux. C'était un petit potager clos d'une haie. Au delà, une prairie, puis la rivière d'Arga, que la lune montrait au travers des arbres. »On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras qu'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura, mais le bras d'Henri valait une barre de fer: »--Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit levée; mais tu es brave et tu me seconderas... »--Oh! oui!... m'écriai-je transportée d'aise à la pensée de le servir. »Il m'entraîna vers la fenêtre. »--Descendrais-tu bien dans le verger par cet escalier-là? me demanda-t-il en me montrant les branches et le tronc de l'un des liéges. »--Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien vite. »--Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre chérie, ajouta-t-il à voix basse en me pressant dans ses bras. »J'étais bien ébranlée, je ne compris point, et ce fut heureux. »Henri ouvrit le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de nouveau dans l'escalier. Je m'accrochais aux branches du liége, tandis qu'il s'élançait vers la porte. »--Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou dans la chambre... ce sera le signal... Ensuite, tu te glisseras le long de la haie jusqu'à la rivière. »J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la pince qu'on introduisait sous la porte. Je restais, je voulais voir. »--Descends! descends! fit Henri avec impatience. »J'obéis.--En bas, je pris un petit caillou que je lançai par l'ouverture de la croisée. »J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait être la porte qu'on forçait. Cela m'ôta mes jambes. Je restai clouée à ma place. »Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut debout sur l'appui de la croisée. »D'un saut, et sans s'aider des liéges, il fut auprès de moi. »--Ah! malheureuse! fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée!... Ils vont tirer! »Il m'enlevait déjà dans ses bras,--plusieurs détonations se firent à la croisée.--Je le sentis violemment tressaillir. »--Êtes-vous blessé?... m'écriai-je. Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et, tournant sa poitrine vers les bandits, qui rechargèrent leurs armes à la croisée, il cria par deux fois: »--Lagardère! Lagardère!... »Puis il franchit la haie et gagna la rivière. »On nous poursuivait.--L'Arga est en ce lieu rapide et profonde.--Je cherchais déjà des yeux un batelier, lorsque Henri, sans ralentir sa course et me tenant toujours dans ses bras, se jeta au milieu du courant. »C'était un jeu pour lui, je le vis bien; d'une main, il m'élevait au-dessus de sa tête; de l'autre, il fendait le fil de l'eau. Nous gagnâmes la rive opposée en quelques minutes. »Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord. »--Ils vont chercher le gué, dit Henri; nous ne sommes pas encore sauvés. »Il me réchauffait contre sa poitrine, car j'étais trempée et je grelottais. »Nous entendîmes bientôt les chevaux galoper sur l'autre rive... Nos ennemis cherchaient le gué pour passer l'Arga et nous poursuivre. Ils comptaient bien que nous ne pourrions leur échapper longtemps. »Quand le bruit de leur course s'étouffa au lointain, Henri rentra dans l'eau et traversa de nouveau l'Arga en droite ligne. »--Nous voici en sûreté, ma petite Aurore, me dit-il en touchant le bord à l'endroit même d'où nous étions partis... Maintenant, il faut te sécher et me panser... »--Je savais bien que vous étiez blessé! m'écriai-je. »--Bagatelle... viens! »Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis.--Le fermier et sa femme riaient et causaient dans leur salle basse, ayant entre eux un bon brasier ardent. »Terrasser l'homme et le garrotter en un seul paquet avec sa femme fut pour Henri l'affaire d'un instant. »--Taisez-vous! leur dit-il,--car ils croyaient qu'on allait les tuer et poussaient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu à votre taudis, comme vous l'avez mérité si bien... mais il ne vous sera point fait de mal: voici l'ange qui vous garde! »Il passait sa main dans mes cheveux mouillés. »Je voulus l'aider à se panser. Sa blessure était à l'épaule et saignait abondamment par les efforts qu'il avait faits. Pendant que mes habits séchaient, j'étais enveloppée dans son grand manteau, qu'il avait laissé en fuyant dans la chambre du haut. Je fis de la charpie; je bandai sa plaie. Il me dit: »--Je ne souffre plus... tu m'as guéri! »--Le fermier gentilhomme et sa femme ne bougeaient pas plus que s'ils eussent été morts. »Vers trois heures de nuit, nous quittâmes la maison, montés sur une grande vieille mule qu'Henri avait prise à l'écurie et pour laquelle il jeta deux pièces d'or sur la table. »En partant, il dit au mari et à la femme: »--S'ils reviennent, présentez-leur les compliments du chevalier de Lagardère et dites-leur ceci: «Dieu et la Vierge protégent l'orpheline...» En ce moment, Lagardère n'a pas le loisir de s'occuper d'eux... mais l'heure viendra! »La vieille grande mule valait mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous arrivâmes à Estella vers le point du jour et nous fîmes marché avec un arriero pour gagner Burgos, de l'autre côté des montagnes. Henri voulait s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient des Français. «Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid. «Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre imagination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents inconnus.--Êtes-vous bien riche, ma mère?--Il faut que vous soyez grande pour que cette poursuite obstinée se soit attachée à votre fille. »Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long voyage, à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa misère orgueilleuse sous les splendides éblouissements de son ciel. »La misère est mauvaise au coeur de l'homme. Je sais cela quoique je sois bien jeune. Cette chevaleresque race de vainqueurs des Maures est déchue. Les fils du Cid sont menteurs, voleurs et lâches. De toutes leurs anciennes et illustres qualités, ils n'ont gardé que l'orgueil. »Un orgueil de comédie, un orgueil poltron, drapé dans des lambeaux: l'orgueil de ces spadassins pour rire, que Polichinelle met en fuite avec son bâton. »Le paysage est merveilleux, les habitants sont tristes, paresseux, plongés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse.--Cette belle fille qui passe, poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de fruits, ce n'est pas la peau de son visage que vous voyez, c'est un masque épais de souillures. »Il y a des fleuves pourtant; mais l'Espagnol n'a pas encore découvert l'usage de l'eau. Son corps frileux fuit les ablutions.--Ce paradis tout planté d'orangers en fleurs a d'autres parfums que la fleur d'oranger. »Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés sont également gentilshommes.--Autour du village, la terre reste en friche. Il passe toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit la route, pour que les cent et un gentilshommes et leurs familles aient un oignon à manger par jour. »L'alcade, meilleur gentilhomme que ses concitoyens, est aussi plus voleur et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux oignons en vingt-quatre heures.--Mais ceux qui font ainsi un dieu de leur ventre finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que l'opulence abuse insolemment des dons du ciel. »Il est rare qu'on trouve à manger dans les auberges. Elles sont instituées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper dans l'autre monde. »Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit tas de paille recouvert d'une loque grise: c'est un lit.--Si par hasard on ne vous a pas égorgé dans la nuit, vous payez et vous partez sans déjeuner. »Inutile de parler des moines et des alguazils. Les gueux à escopettes sont également connus dans l'univers entier. Personne n'ignore que les muletiers sont les associés naturels des brigands de la montagne. »Un Espagnol qui a trois lieues à faire dans une direction quelconque envoie chercher le garde-notes et dicte son testament. »De Pampelune à Burgos, nous eûmes des centaines d'aventures, mais aucune qui eût trait à nos persécuteurs. C'est de celles-là seulement, ma mère, que je veux vous entretenir.--Nous devions les retrouver encore une fois avant d'arriver à Madrid. »Nous avons pris par Burgos afin d'éviter le voisinage des sierras de la Vieille-Castille. L'épargne de mon ami s'épuisait rapidement et nous avancions peu, tant la route était pavée d'obstacles. Le récit d'un voyage en Espagne ressemble à un entassement d'accidents rassemblés à plaisir par une imagination romanesque et moqueuse. »Enfin, nous laissâmes derrière nous Valladolid et les dentelles de son clocher sarrasin. Nous avions fait plus de la moitié de notre route. »C'était le soir: nous allions côtoyant les frontières du Léon pour arriver à Ségovie. Nous étions montés tous deux sur la même mule et nous n'avions point de guide.--La route était belle. On nous avait enseigné une auberge sur l'Adaja où nous devions faire grande chère. »Cependant, le soleil se couchait derrière les arbres maigres de la forêt qui va vers Salamanque et nous n'apercevions nulle trace de posada. Le jour baissait; les muletiers devenaient plus rares sur le chemin. C'était l'heure des mauvaises rencontres. »Nous n'en devions point faire, ce soir-là, grâce à Dieu: il n'y avait qu'une bonne action sur notre route. »Ce fut ce soir-là, ma mère, que nous trouvâmes ma petite Flor, ma chère gitanita, ma première et ma seule amie. »Voilà bien longtemps que nous sommes séparées, et pourtant je suis bien sûre qu'elle se souvient de moi.--Deux ou trois jours après notre arrivée à Paris, j'étais dans la salle basse et je chantais. Tout à coup, j'entendis un cri dans la rue: je crus reconnaître la voix de Flor.--Un carrosse passait: un grand carrosse de voyage sans armoiries. Les stores en étaient baissés.--Je m'étais sans doute trompée. »Mais bien souvent, depuis lors, je me suis mise à la fenêtre, espérant voir sa fine taille si souple, son pied de fer, effleurant la pointe des pavés et son oeil noir, brillant derrière son voile de dentelle. »Je suis folle! Pourquoi Flor serait-elle à Paris?... »La route passait au-dessus d'un précipice. Au bord même du précipice, il y avait un enfant qui dormait. Je l'aperçus la première et je priai Henri, mon ami, d'arrêter la mule; je sautai à terre et j'allai me mettre à genoux auprès de l'enfant. »C'était une petite bohémienne de mon âge,--et jolie!... »Je n'ai jamais rien vu de si mignon que Flor: c'était la grâce, la finesse, la douce espièglerie. »Flor doit être maintenant une adorable jeune fille. »Je ne sais pourquoi j'eus tout de suite envie de l'embrasser. Mon baiser l'éveilla. Elle me le rendit en souriant. Mais la vue d'Henri l'effraya. »--Ne crains rien, lui dis-je.--C'est mon bon ami, mon père chéri qui t'aimera, puisque déjà je t'aime... Comment t'appelles-tu? »--Flor... et toi? »--Aurore... »Elle reprit son sourire: »--Le vieux poëte, murmura-t-elle,--celui qui fait nos chansons... parle souvent des pleurs d'Aurore qui brillent comme des perles au calice de la fleur... Tu n'as jamais pleuré, toi, je parie; moi, je pleure souvent. »Je ne savais ce qu'elle voulait dire avec son vieux poëte.--Henri nous appelait.--Elle mit la main sur sa poitrine et s'écria tout à coup: »--Oh! que j'ai faim! »Et je la vis toute pâle. »Je la pris dans mes bras. Henri mit pied à terre à son tour. Flor nous dit qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille au matin. Henri avait un peu de pain qu'il lui donna avec le vin de Xérès qui était au fond de sa gourde. «Elle mangea avidement. Quand elle eut bu, elle regarda Henri en face, puis moi: «--Vous ne vous ressemblez pas, murmura-t-elle;--pourquoi n'ai-je personne à aimer, moi? «Ses lèvres effleurèrent la main d'Henri, tandis qu'elle ajoutait: --«Merci, seigneur cavalier, vous êtes aussi bon que beau... je vous en prie, ne me laissez pas la nuit sur le chemin! «Henri hésitait, les gitanos sont de dangereux et subtils coquins. L'abandon de cette enfant pouvait être un piége. Mais je fis tant et j'intercédai si bien, qu'Henri finit par consentir à emmener la petite bohémienne. «Nous voilà bien heureux!--au contraire de la pauvre mule, qui avait maintenant trois fardeaux. «En route, Flor nous raconta son histoire. Elle appartenait à une troupe de gitanos qui venaient de Léon et qui allaient, eux aussi, à Madrid.--La veille, au matin, je ne sais à quel propos, la bande avait été poursuivie par une escouade de la Sainte-Hermandad. Flor s'était cachée dans les buissons pendant que ses compagnons fuyaient. »Une fois l'alerte passée, Flor voulut rejoindre ses compagnons, mais elle eut beau marcher, elle eut beau courir, elle ne les trouva plus sur la route. Les passants à qui elle les demandait lui jetaient des pierres. De bons chrétiens, parce qu'elle n'était point baptisée, lui enlevèrent ses pendants d'oreilles en cuivre argenté et un collier de fausses perles. »La nuit vint. Flor la passa dans une meule. Qui dort dîne, heureusement, car la pauvre petite Flor n'avait point dîné. »Le lendemain, elle marcha tout le jour sans rien mettre sous sa dent. Les chiens des quinterias aboyaient derrière elle, et les petits enfants lui envoyaient leurs huées.--De temps en temps, elle trouvait sur la route l'empreinte conservée d'une sandale égyptienne: cela la soutenait. »Les gitanos en campagne ont généralement un lieu de halte et de rendez-vous avant le but du voyage. Flor savait où retrouver les siens,--mais bien loin, bien loin, dans une gorge du mont Baladron, situé en face de l'Escurial, à dix ou douze lieues de Madrid. »C'était notre route. J'obtins de mon ami Henri qu'il conduirait la petite Flor jusque-là. »Elle eut place auprès de moi sur ma paille à l'hôtellerie; elle eut part de la splendide _marmite-pourrie_ qui nous fut servie pour notre souper. »Ces ollas-podridas de la Castille sont des mets qu'on se procure difficilement dans le reste de l'Europe: il faut, pour les faire, un jarret de porc, un peu de cuir de boeuf, la moitié de la corne d'une chèvre morte de maladie, des tiges de choux, des épluchures de raves, une souris de terre et un boisseau et demi de gousses d'ail.--Tels furent du moins les ingrédients que nous reconnûmes dans notre fameuse _marmite-pourrie_ du bourg de San-Lucar, entre Pesquera et Ségovie, dans l'une des plus somptueuses auberges qui se puissent trouver dans les États du roi d'Espagne. »A dater du moment où la jolie petite Flor fut notre compagne, la route devint moins monotone. Elle était gaie presque autant que moi, et bien plus avisée. Elle savait danser, elle savait chanter. Elle nous amusait en nous racontant les tours pendables de ses frères les gitanos. »Nous lui demandâmes quel dieu ils adoraient; elle nous répondit: Une cruche. »Mais à Zamora, dans le pays de Léon, elle avait rencontré un bon frère de la Miséricorde qui lui avait dit les grandeurs du Dieu des chrétiens. Flor désirait le baptême. »Elle fut huit jours entiers avec nous: le temps d'aller de San-Lucar de Castille au mont Baladron. »Quand nous arrivâmes en vue de cette montagne sombre et rocheuse, où je devais me séparer de ma petite Flor, je devins triste: je ne savais pas que c'était un pressentiment. »J'étais habituée à Flor; nous allions depuis huit jours, assises sur la même mule, nous tenant l'une à l'autre, et babillant tout le long du chemin. Elle m'aimait bien; moi, je la regardais comme ma soeur. »Il faisait chaud. Le ciel avait été couvert tout le jour; l'air pesait comme aux approches d'un orage. Dès le bas de la montagne, de larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Henri nous donna son manteau pour nous envelopper toutes deux et nous continuâmes de grimper, pressant notre mule paresseuse sous une torrentielle averse. »Flor nous avait promis l'hospitalité la plus cordiale au nom de ses frères. Une ondée n'était pas faite pour effrayer mon ami Henri, et nous deux, Flor et moi, nous étions d'humeur à narguer la plus terrible tempête sous l'abri flottant qui nous unissait. »Les nuées couraient, roulant les unes sur les autres et laissant parfois entre elles des déchirures où apparaissait le bleu profond du ciel. La ligne de l'horizon, vers le couchant, semblait un chaos empourpré. C'était la seule lumière qui restât au ciel. Elle teignait tous les objets en rouge. La route grimpait en spirale une rampe roide et pierreuse. Les rafales étaient si fortes que nos mules tremblaient sur leurs jambes. »--C'est drôle, m'écriai-je, comme cette lumière fait voir toute sorte d'objets... Là-bas, à la crête de ce rocher, j'ai cru apercevoir deux hommes taillés dans la pierre. »Henri regarda vivement de ce côté. »--Je ne vois rien, dit-il. »--Ils n'y sont plus..., prononça Flor à voix basse... »--Il y avait donc réellement deux hommes? demanda Henri. »Je sentis venir en moi une vague terreur que la réponse de Flor augmenta. »--Non pas deux, répliqua-t-elle, mais dix pour le moins. »--Armés? »--Armés. »--Ce ne sont pas tes frères? »--Non, certes. »--Et nous guettent-ils depuis longtemps? »--Depuis hier matin, ils rôdent autour de nous.» IV --Où Flor emploie un charme.-- «Henri regardait Flor avec défiance; moi-même, je ne pus me défendre d'un soupçon. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus? »--J'ai cru d'abord que c'étaient des voyageurs comme vous, dit-elle, répondant d'elle-même et d'avance à notre pensée; ils suivaient le vieux sentier vers l'ouest; nos hidalgos font presque tous ainsi. Il n'y a guère que le menu peuple à fréquenter les routes nouvelles... C'est seulement depuis notre entrée dans la montagne que leurs mouvements me sont devenus suspects... Je ne vous ai point avertis parce qu'ils sont en avant de nous désormais, et engagés dans une voie où nous ne pouvons plus les rencontrer. »Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses difficultés, passait du côté nord du Baladron, tandis que la nôtre tournait de plus en plus vers le sud, à mesure qu'on approchait des gorges; les deux routes se réunissaient à un passage unique, appelé el Paso de los Rapadores, bien au delà du campement des bohémiens. »Par le fait, en avançant dans l'intérieur de la montagne, nous n'aperçûmes plus ces fantastiques silhouettes, découpant leurs profils sur le ciel écarlate. »Les roches étaient désertes aussi loin que l'oeil pouvait se porter. On n'apercevait d'autres mouvements que le frémissement des hêtres agités par la rafale. »La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D'énormes ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous maintenant. Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied sûr avait grand'peine à surmonter les obstacles du chemin. »Il était nuit close, quand un cri de joie de Flor annonça la fin de nos peines. Nous avions devant les yeux un grand et magnifique spectacle. »Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes qui nous cachaient l'horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques remparts.--L'averse avait cessé. Le vent du nord-ouest, chassant devant soi les nuées, balayait le firmament, toujours plus étincelant après l'orage. La lune épandait à flots sa blanche lumière. »Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d'une sorte de vallée circulaire, entourée de pics dentelés, où croissaient encore çà et là quelques bouquets de pins de montagne: c'était la Taza del Diablillo (la tasse du diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts sommets sont jetés de côté et penchent vers l'Escurial. »La Taza del Diablillo nous apparaissait en ce moment comme un gouffre sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l'ombre et lui donnaient une effrayante profondeur. »Juste vis-à-vis de nous s'ouvrait une gorge pareille à celle que nous quittions, de telle sorte que l'une continuait l'autre, et que la Tasse, située entre deux, était évidemment le produit de quelque grande convulsion du sol. »Un grand feu s'allumait à l'entrée de cette deuxième gorge. Autour du feu, des hommes et des femmes étaient assis. »Leurs figures maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux lueurs du brasier, ainsi que les saillies des rocs voisins,--tandis que, tout près de là, les reflets blafards de la lune glissaient sur les rampes mouillées. »A peine sortions-nous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces sauvages ont une finesse de sens qui nous est inconnue.--On ne cessa point de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux éclaireurs se jetèrent rapidement à droite et à gauche. L'instant d'après, Flor nous les montra, rampant vers nous dans la vallée. »Elle poussa un cri particulier. Les éclaireurs s'arrêtèrent. »A un second cri, ils rebroussèrent chemin et vinrent paisiblement reprendre leur place au devant du brasier. »C'était loin de nous encore, ce brasier.--Au premier moment, j'avais cru apercevoir des ombres noires derrière le cercle pailleté des gitanos, mais j'étais en garde désormais contre les illusions de la montagne. Je me tus et en approchant, je ne vis plus rien. »Plût à Dieu que j'eusse parlé! »Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu'un grand gaillard à face basanée se dressa au devant du bûcher, tenant à la main une escopette d'une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une sorte de qui vive, et Flor lui répondit dans la même langue. »--Soyez les bienvenus! dit l'homme à l'escopette;--nous vous donnerons le pain et le sel, puisque notre soeur vous amène. »Ceci était pour nous. »Les gitanos d'Espagne, et généralement toutes les bandes qui vivent en dehors de la loi dans les différents royaumes de l'Europe jouissent d'une réputation méritée sous le rapport de l'hospitalité. Le plus sanguinaire brigand respecte son hôte; ceci même en Italie, où les brigands ne sont pas des lions, mais des hyènes. »Une fois promis le sel et l'eau, nous n'avions plus rien à craindre, selon la commune croyance. »Nous approchâmes sans défiance. On nous fit bon accueil.--Flor baisa le genou du chef, qui lui imposa les mains fort solennellement. »Après quoi, ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe de bois sculpté, et le présenta à Henri en grande cérémonie. »Henri but.--Le cercle se reforma autour du foyer. »Une gitana vint chanter et danser à l'intérieur du cercle, se jouant avec la flamme et faisant voltiger son écharpe au-dessus du brasier. »Quelques minutes s'écoulèrent,--puis la voix d'Henri s'éleva, rauque et changée: »--Coquins! s'écria-t-il,--qu'avez-vous mis dans ce breuvage? »Il voulut se lever, mais ses jambes chancelèrent, et il tomba lourdement sur le sol. »Je sentis que mon coeur ne battait plus. »Henri était à terre et luttait contre un engourdissement qui garrottait chacun de ses muscles. »Ses paupières alourdies allaient se fermer. »Les gitanos riaient silencieusement autour du feu.--Derrière eux, je vis surgir de grandes formes sombres: cinq ou six hommes enveloppés dans leurs manteaux et dont les visages disparaissaient complétement sous les larges bords de leurs feutres. »Ceux-là n'étaient pas des bohémiens. »Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort. Je demandai à Dieu ardemment de mourir. »Un des hommes à manteaux jeta une lourde bourse au milieu du cercle. »--Finissez-en, et vous aurez le double! dit-il. »Je ne reconnus point la voix de cet homme. »Le chef des bohémiens répondit: »--Il faut le temps et la distance... douze heures et douze milles... la mort ne peut être donnée ni au même lieu ni le même jour que l'hospitalité. »--Momeries que tout cela! fit l'homme en haussant les épaules;--en besogne! ou laissez-nous faire! »En même temps, il s'avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohémien se mit au-devant de lui. --Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça-t-il résolûment,--tant que douze milles ne seront pas franchis, nous défendrons notre hôte, fût-ce contre le roi! »Singulière foi! étrange honneur! Tous les gitanos se rangèrent autour d'Henri. »J'entendis Flor qui murmurait à mon oreille: »--Je vous sauverai tous deux, ou je mourrai!....... »......... C'était vers le milieu de la nuit. On m'avait couchée sur un sac de toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui dormait non loin de moi. »Il avait auprès de lui son escopette d'un côté, son cimeterre de l'autre. »Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux, dont les paupières demi ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil. »Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronflait. »J'ignorais où l'on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n'avais garde de fermer les yeux! »J'étais sous la surveillance d'une vieille bohémienne, faisant près de moi l'office de geôlière. Elle s'était couchée en travers, la tête sur mon épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma main droite entre les siennes. »Ce n'était pas tout. Au dehors, j'entendais le pas régulier de deux sentinelles. »L'horloge à sable marquait une heure après minuit, lorsque j'entendis un bruit léger vers l'entrée de la tente. »Je me tournai pour voir. Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma duègne noire. Elle s'éveilla à demi en grondant. »Je ne vis rien, et le bruit cessa. »Seulement, je n'entendis bientôt plus qu'un seul pas de sentinelle.--Au bout d'un quart d'heure, l'autre sentinelle cessa aussi de se promener. »Un silence complet régnait autour de la tente. »Je vis la toile osciller entre deux piquets,--puis se soulever lentement,--puis un visage espiègle et souriant apparaître. »C'était Flor.--Elle me fit un petit signe de tête,--elle n'avait pas peur. »Son corps souple et fluet passa après sa tête.--Quand elle se mit sur ses pieds, ses beaux yeux noirs triomphaient. »--Le plus fort est fait! prononça-t-elle des lèvres seulement. »Je n'avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne s'était encore éveillée. »Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt sur la bouche. »La duègne était rendormie.--Je pensais: »--Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main! »J'avais bien raison.--Mais ma petite Flor était fée. »Elle fit un pas bien doucement, puis deux. Elle ne venait point à moi, elle allait vers la natte où dormait le chef, entre son sabre et son escopette. »Elle se plaça devant lui et le regarda un instant fixement. La respiration du chef devint plus tranquille.--Flor se pencha sur lui, au bout de quelques secondes, et appuya légèrement l'index et le pouce contre ses tempes.--Les paupières du chef se fermèrent. »Elle me regarda, et ses yeux petillaient comme deux gerbes d'étincelles. »--Et d'un! fit-elle. »Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genoux. »Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le couvrait.--Peu à peu, les jambes du gitano s'allongèrent et sa tête renversée alla toucher le sol.--Vous eussiez dit un mort. »J'ai vu cela, ma mère, je l'ai vu de mes yeux, et j'étais bien éveillée puisque je craignais pour la vie de mon ami Henri! »Flor riait, le charmant petit démon! »--Et de deux! dit-elle. »Restait ma terrible duègne.--Flor prit avec elle plus de précautions. »Elle s'approcha lentement, lentement, la couvrant du regard comme le serpent qui veut fasciner l'oiseau. Quand elle fut à portée, elle étendit une seule main qu'elle tint suspendue à la hauteur des yeux de l'Égyptienne.--Je sentais celle-ci tressaillir intérieurement. »A ce moment, elle fit effort pour se dresser. Flor dit: »--Je ne veux pas! »La vieille poussa un grand soupir. »La main de Flor descendit lentement du front à l'estomac et s'y arrêta.--Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne sais quel fluide mystérieux. »Je sentais, moi-même, à travers le corps de la duègne l'influence étrange de ce fluide.--Mes paupières voulaient se fermer. «--Reste éveillée! me commanda Flor avec un coup d'oeil de reine. »Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent. »Mais je croyais rêver. »La main de Flor se releva, glissa une seconde fois au-dessus du front de la vieille bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout son corps s'affaissa. Je la sentis plus lourde. »Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes, elle se rapprocha et fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la vieille. »Ce crâne était de plomb. »--Dors-tu, Mabel? demanda-t-elle tout bas. »--Oui, je dors, répondit la vieille. »Mon premier mouvement fut de croire à une comédie. »Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et de ceux d'Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu'elle portait au cou. »Elle ouvrit le médaillon et plaça les cheveux d'Henri dans la main inerte de la vieille. »--Je veux savoir où il est, dit-elle encore. »La vieille s'agita et gronda.--J'eus crainte de la voir s'éveiller.--Flor la poussa du pied rudement comme pour me prouver la profondeur de son sommeil. »Puis elle répéta: »--Entends-tu, Mabel! je veux savoir où il est! »--J'entends, repartit la bohémienne; je le cherche... Quel est donc ce lieu?... une grotte?... un souterrain?... Il n'y a personne autour de lui... il est couché... On l'a dépouillé de son manteau... et de son pourpoint... Ah! s'interrompit-elle frissonnant,--je vois ce que c'est, c'est une tombe! »Tous mes pores rendirent une sueur glacée. »--Il vit, cependant? interrogea Flor. »--Il vit, répliqua Mabel;--il dort. »--Et la tombe, où est-elle? »--Au nord du camp... Voilà six ans qu'on y enterra le vieil Hadji... L'homme a la tête appuyée contre les os d'Hadji. »--Je veux aller à cette tombe, dit Flor. »--Au nord du camp, répéta la vieille femme;--la première fissure entre les roches... une pierre à soulever, trois marches à descendre. »--Et comment l'éveiller? »--Tu as ton poignard... »--Viens! me dit Flor. »Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de Mabel, qui tomba sur le sac de mousse.--La vieille resta là comme une masse. »Je vis avec stupéfaction qu'elle avait les yeux grands ouverts... »....... Nous sortîmes de la tente. Autour du feu qui allait s'éteignant, il y avait un cercle de gitanos endormis. »Flor avait pris à la main la lampe, qu'elle couvrait d'un pan de sa mante. »Elle me montra une seconde tente au loin, et me dit: »--C'est là que sont les chrétiens! »Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami. »Nous allâmes au nord du camp.--Chemin faisant, Flor me fit détacher trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des arbres, retenus à des piquets par leur licou; les gitanos ne se servent jamais de mules. »Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches. Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit descendaient à l'entrée d'un caveau, fermé par une grosse pierre, que nos efforts réunis firent tourner. »Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi dépouillé, plongé dans un sommeil de mort, et couché sur la terre humide, la tête appuyée contre un squelette humain. »Je m'élançai; j'entourai de mes bras le cou d'Henri; je l'appelai.--Rien! »Flor était derrière nous. »--Tu l'aimes bien, Aurore, me dit-elle;--tu l'aimeras mieux! »--Réveille-le! réveille-le! m'écriai-je;--au nom de Dieu! réveille-le! »Elle prit les deux mains d'Henri après avoir déposé la lampe sur le sol. »--Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle;--il a bu le psow des gypsies d'Écosse; il dormira jusqu'à ce que le fer chaud ait touché le creux de ses mains et la plante de ses pieds. »--Le fer chaud? répétai-je sans comprendre. »--Et dépêchons! ajouta Flor,--car maintenant, je risque ma vie tout autant que vous deux. »Elle souleva sa basquine, et tira des plis de son jupon, alourdi par les morceaux de plomb cousus dans l'ourlet, un petit poignard à manche de corne. »--Déchausse-le! commanda-t-elle. »J'obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies. »--Vite! vite! répétait Flor. »Pendant cela, elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la flamme de la lampe. J'entendis un frémissement court: c'était le poignard brûlant qui s'enfonçait dans la paume de la main d'Henri. Le fer, mis au feu de nouveau, perça également le creux de l'autre main. »Henri ne fit aucun mouvement. »--A la plante des pieds! s'écria Flor; vite! vite!... il faut les quatre douleurs à la fois. »La pointe du poignard sépara encore une fois la flamme de la lampe.--Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue. »Puis elle piqua les deux pieds d'Henri dont les lèvres se crispèrent. »--Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil,--le cher jeune seigneur!... et à toi aussi, ma rieuse Aurore... sans vous, je serais morte de faim... sans moi, vous n'auriez point pris cette route... c'est moi qui vous ai attirés dans le piége. »Le psow des sorciers d'Écosse est fait avec le suc de cette laitue rousse et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, jointe à certaine quantité de tabac distillé et à l'extrait simple de pavot des champs. C'est un narcotique foudroyant. »Quant à la manière de mettre fin à ce redoutable sommeil, qui ressemble à la mort, je vous dis ce que j'ai vu, ma mère. Les piqûres de fer rouge sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient absolument aucun résultat. »De même que dans les contes hongrois que dit si bien ma jolie compagne, la clef du trésor de Pesth ne saurait point ouvrir la porte de cristal de roche, si celui qui la porte ne connaît le mot-fée Maramaradno... »Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il regarda tout autour de lui d'un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire de sa pauvre bouche pâle.--Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du vieil Hadgi, il reprit son air sérieux et froid. »--Oh! oh! dit-il;--voici donc le compagnon qu'ils m'avaient choisi!... dans un mois, nous aurions fait la paire! »--En route! s'écria Flor;--il faut qu'au lever du soleil vous soyez hors de la montagne. »Henri était déjà debout. »Les petits chevaux nous attendaient à l'entrée de la fissure. Flor se mit en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce lieu. Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets du Baladron. »Au soleil levant, nous étions en face de l'Escurial; le soir nous arrivions dans la capitale des Espagnes. »Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous. Elle ne pouvait retourner près de ses frères après ce qu'elle avait fait. Henri me dit: »--Ma petite Aurore, tu auras une soeur. »Ceci alla très-bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite dans la religion chrétienne. Elle fut baptisée au couvent de l'Incarnation et fit sa première communion avec moi dans la chapelle des Mineurs. Elle était pieuse à sa façon et de bon coeur, mais les religieux de l'Incarnation, dont elle dépendait en sa qualité de convertie, voulaient une autre piété. »Ma pauvre Flor--ou plutôt Maria de la Santa-Cruz--ne pouvait leur donner ce qu'elle n'avait point. »Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitanita. Henri se mit à sourire, et lui dit: »--Gentil oiseau, tu as bien tardé à prendre ta volée! »Moi je pleurais, ma mère, car je l'aimais, ma chère petite Flor; je l'aimais de toute mon âme! »Quand elle m'embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais c'était plus fort qu'elle. La petite sauvage étouffait dans notre maison. Elle partit en promettant bien de revenir.--Hélas! le soir, je la vis sur la Plaza-Santa, au milieu d'un groupe de gens du peuple. Elle dansait au son d'un tambour de basque, avant de dire la bonne aventure aux passants. »Nous demeurions au revers de la Calle Real dans une petite rue de modeste apparence, dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux jardins. »C'est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à Paris le climat enchanté de Madrid. »Nous ne souffrions plus du besoin. Henri avait pris sa place tout de suite parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n'avait pas encore cette grande renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa fortune, mais les maîtres intelligents appréciaient son habileté. »Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui proposais de reprendre notre vie d'autrefois, elle se sauvait en riant. »Une fois, Henri me dit: »--Aurore, cette enfant n'est pas l'amie qu'il vous faut. »Je ne sais ce qui eut lieu, mais Flor ne vint plus que de loin en loin.--Nous étions plus froides en face l'une de l'autre.--Quand Henri, mon ami, a parlé, c'est mon coeur même qui obéit. Les choses et les personnes qu'il n'aime plus cessent de me plaire. »Ma mère, n'est-ce pas ainsi qu'il faut aimer? »Pauvre petite Flor! si je la voyais, je ne pourrais cependant m'empêcher de tomber dans ses bras... »....... Que je vous dise, ma mère, une chose qui précède de bien peu le départ de mon ami.--Car je devais éprouver bientôt la première grande douleur de ma vie. Henri allait me quitter, j'allais rester seule et longtemps, bien longtemps sans le voir. »Deux ans, bonne mère; deux ans, comprenez-vous cela?--moi qui chaque matin m'éveillais sous son baiser de père! moi qui n'avais jamais été un jour entier sans le voir! »Quand j'y songe, à ces deux années, elles me semblent plus longues que tout le reste de mon existence. »Je savais qu'Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un voyage; il devait visiter l'Allemagne et l'Italie. La France seule lui était fermée et j'ignorais pourquoi. »Les motifs de ce voyage étaient aussi un secret pour moi. »Un jour qu'il était parti dès le matin, selon sa coutume, j'entrai chez lui pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert,--un secrétaire dont il emportait toujours la clef. »Sur la tablette du secrétaire, il y avait un paquet de papiers enfermé dans une enveloppe jaunie par le temps. A cette enveloppe pendaient deux cachets pareils, portant des armoiries avec un mot latin pour devise: _Adsum_. »Mon confesseur, à qui je demandai la signification de ce mot me répondit: _J'y suis!_ »Vous vous souvenez, ma mère, que quand Henri, mon ami, courut après moi à Venasque; il prononça ce mot en se ruant sur mes ravisseurs: J'y suis! j'y suis! »L'enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une chapelle ou à une église. »J'avais déjà vu ce papier une fois. »Le jour où nous nous échappâmes de la ferme sur l'Aga, aux environs de Pampelune, ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu'Henri voulut retourner à la ferme. »Quand il le trouva intact, sa figure rayonna de joie. »Auprès du paquet, dont l'enveloppe ne montrait aucune écriture, il y avait une sorte de liste, écrite récemment. »Je fis mal. Je la lus... Hélas! ma mère, j'avais tant d'envie de savoir pourquoi mon ami Henri me quittait. »La liste ne m'apprit rien que des noms et des demeures. Je ne connaissais aucun de ces noms. »C'étaient sans doute ceux des gens qu'Henri devait voir dans son voyage. »La liste était ainsi faite: »1º Le capitaine Lorrain, Naples. »2º Staupitz, Nuremberg. »3º Pinto, Turin. »4º El Matador, Glascow. »5º Joël de Jugan, Morlaix. »6º Faënza, Paris. »7º Saldagne, Paris. »Puis deux numéros encore, qui n'avaient point de nom au bout;--les numéros 8 et 9. V --Où Aurore s'occupe d'un petit marquis.-- «Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste. »Quand Henri revint de son voyage après deux ans, je revis la liste. Bien des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait pu joindre. »Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les blancs. »Le capitaine Lorrain était effacé, le nº 1.--Le nº 2, Staupitz, avait une large barre. Pinto aussi, el Matador aussi; Joël de Jugan de même. »Les cinq barres étaient à l'encre rouge. »Faënza et Saldagne restaient intacts. »Le nº 8 portait le nom de Peyrolles, le nº 9 celui de Gonzague,--tous deux à Paris... »............ Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pendant ces deux années et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère pour moi? »Deux siècles! deux longs siècles! Je ne sais pas comment j'ai fait pour vivre tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant, je suis bien sûre que je mourrais. »J'étais retirée au couvent de l'Incarnation. Les religieuses furent bonnes pour moi, mais elles ne pouvaient pas me consoler. Toute ma joie s'était envolée avec mon ami. Je ne savais plus ni chanter ni sourire. »Oh! mais quand il revint, que je fus bien payée de ma peine! Ce long martyre était fini! mon père chéri, mon ami, mon protecteur m'était rendu. Je n'avais point de parole pour lui dire combien j'étais heureuse. »Après le premier baiser, il me regarda, et je fus étonnée de l'expression que prit son visage. »--Vous voilà grande, Aurore, me dit-il, et je ne pensais pas vous retrouver si belle. »J'étais donc belle! Il me trouvait belle. La beauté est un don de Dieu, ma mère: je remerciai Dieu dans mon coeur. »J'avais seize ou dix-sept ans quand il me dit cela. Je n'avais pas encore deviné qu'on pût éprouver tant de bonheur à s'entendre dire: Vous êtes belle. »Henri ne me l'avait pas encore dit. »Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même et nous retournâmes à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé. Nous ne devions plus vivre seuls, Henri et moi: j'étais une demoiselle. »Je trouvai à la maison une bonne vieille femme, Françoise Berrichon et son petit-fils Jean-Marie. »La vieille Françoise dit en me voyant: »--Elle lui ressemble! »A qui ressemblé-je? Il y a des choses sans doute que je ne dois point savoir, car on a été à mon égard d'une discrétion inflexible. »Je pensai tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée en moi depuis, que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma famille. Elle a dû connaître mon père; elle a dû vous connaître, ma mère! Combien de fois n'ai-je pas essayé de savoir!... Mais Françoise, qui parle si volontiers d'ordinaire, devient muette dès qu'on aborde certains sujets. »Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait pas. »Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de l'Incarnation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit qu'elle avait quitté Madrid.--Cela n'était pas, car je la vis peu de jours après chantant et dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à Henri, qui me dit: »--On a eu tort de vous tromper, Aurore... On a bien fait de ne vous point rapprocher de cette pauvre enfant... Souvenez-vous qu'il est des choses qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer... »Qui donc dois-je aimer? »Vous, ma mère! vous d'abord! vous surtout!... Eh bien, vous déplairait-il que j'eusse de l'affection pour ma première amie? de la reconnaissance pour celle qui nous sauva d'un grand péril? »Je ne crois pas cela. Ce n'est pas ainsi que je vous aime. »Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous êtes bonne encore plus que fière.--Et puis, je vous aimerai si bien! Est-ce que mes caresses vous laisseront le temps d'être sévère!... »J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle compagnie.--J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin d'être aussi heureuse. »Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes. Je le trouvais froid toujours et parfois bien triste. Il semblait qu'il y eût désormais une barrière entre nous. »Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri était chose impossible. Henri garde mon secret même vis-à-vis de moi. »Je devinais bien qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail. De tous côtés, on venait solliciter son aide. L'aisance était chez nous, presque le luxe. Les armuriers de Madrid mettaient en quelque sorte le Cincelador aux enchères. »Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit: J'ai trois épées; la première est d'or, je la donnerais à mon ami; la seconde est ornée de diamants, je la donnerais à ma maîtresse; la troisième est d'acier bruni, mais el Cincelador l'a taillée: je ne la donnerais qu'au roi! »Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et devint malheureux... »....... Ma chambre donnait sur ces immenses jardins qui étaient derrière la Calle-Réal. Le plus grand et le plus beau de ces jardins appartenait à l'ancien palais du duc d'Ossuna, tué en duel par M. de Favas, gentilhomme de la reine. Depuis la mort du maître, le palais était désert. »Un jour, je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides s'emplirent de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent aux croisées.--En même temps, le jardin abandonné s'emplit de fleurs nouvelles. »Le palais avait un hôte. »J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom... Quand j'appris ce nom, il me frappa.--Celui qui venait habiter le palais d'Ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague. »Gonzague! J'avais vu ce nom sur la liste de mon ami Henri. »C'était le second des deux noms inscrits pendant le voyage. »C'était le dernier des quatre qui restaient: Faënza, Saldagne, Peyrolles et Gonzague. »Je pensais que mon Henri devait être l'ami de ce grand seigneur et je m'attendais presque à le voir. «Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres qui n'en avaient point. »--Aurore, me dit-il, je vous prie de ne vous point montrer à ceux qui viendront se promener dans le jardin. »Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla. Il n'était pas difficile d'avoir des renseignements sur ce prince de Gonzague. Tout le monde parlait de lui. C'était l'un des hommes les plus riches de France et l'ami particulier du régent. Il venait à Madrid pour une mission intime. On le traitait en ambassadeur. Il avait une cour. »Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se disait dans le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles maîtresses, le prince jetait les millions par la fenêtre. »Ses compagnons étaient tous des jeunes gens qui faisaient dans Madrid des équipées nocturnes, escaladant les balcons, brisant les lanternes, défonçant les portes et battant les tuteurs jaloux. »Il y en avait un qui avait dix-huit ans à peine,--un démon! Il se nommait le marquis de Chaverny. »On le disait frais et rose comme une jeune fille. Et l'air si doux! De grands cheveux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux espiègles comme ceux des jeunes filles! »C'était le plus terrible de tous. Ce chérubin troublait tous les coeurs des senoritas de Madrid. »Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les ombrages de ce beau jardin d'Ossuna, un jeune gentilhomme à la mine élégante, à la tournure un peu efféminée,--mais ce ne pouvait être ce diablotin de Chaverny. »Mon petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste. »Il se promenait dès le matin.--Ce Chaverny, lui, devait se lever tard, après avoir passé la nuit à mal faire. »Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et la tête inclinée, mon petit gentilhomme avait presque toujours un livre à la main. C'était un adolescent studieux. »Et plus souvent, que ce Chaverny se fût ainsi embarrassé d'un livre! »Il y avait là impossibilité: ce petit gentilhomme était exactement l'opposé de M. le marquis de Chaverny,--à moins que la renommée n'eût déplorablement calomnié M. le marquis. »La renommée n'avait eu garde.--Mais mon petit gentilhomme était cependant bien le marquis de Chaverny. »Le diablotin, le démon!... je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût point été sur terre. »Un bon coeur, ma mère, un coeur perdu par ceux qui égaraient sa jeunesse, mais noble encore, ardent et généreux. »Je pense que le vent avait dû soulever par hasard un coin de ma jalousie, car il m'avait vue, et depuis lors, il ne quittait plus le jardin. »Ah! certes, je lui ai épargné bien des folies! Dans le jardin, il était doux comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois jusqu'à baiser une fleur cueillie, qu'il lançait ensuite dans la direction de ma fenêtre. »Une fois, je le vis venir avec une sarbacane. Il visa ma jalousie et très-adroitement, il fit passer un petit billet à travers les planchettes. »Le charmant petit billet, si vous saviez, ma mère! Il voulait m'épouser et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus grand'peine à me retenir de répondre, car c'eût été là une bonne oeuvre... mais la pensée d'Henri m'arrêta et je ne donnai même pas signe de vie. »Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière où sans doute il y avait des larmes. »Mon coeur se serra, mais je tins bon. »Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui flanquait notre maison, à l'angle de la Calle-Réal. »Le balcon avait vue sur la grande rue et sur la ruelle obscure. »Henri tardait; je l'attendais. »J'entendis tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je me tournai. J'aperçus deux ombres le long du mur: Henri et le petit marquis. »Les voix bientôt s'élevèrent. »--Savez-vous à qui vous parlez, l'ami? dit fièrement Chaverny;--je suis le cousin de M. le prince de Gonzague. »A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du fourreau. »Chaverny dégaina de même et se mit en garde d'un petit air crâne. La lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'empêcher de crier: »--Henri! Henri! c'est un enfant! »Henri baissa aussitôt son épée. »Le marquis de Chaverny me salua et je l'entendis qui disait: »--Nous nous retrouverons! »J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après. Sa figure était toute bouleversée.--Au lieu de me parler, il se promenait à grands pas dans la chambre. »--Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée,--je ne suis pas votre père... »Je le savais bien.--Je crus qu'il allait poursuivre et j'étais tout oreilles. »Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en sueur. »--Qu'avez-vous donc, ami? demandai-je bien doucement. »Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit: »--Connaissez-vous ce jeune gentilhomme? »Je dus rougir un peu en répondant: »--Non, bon ami, je ne le connais pas. »Et pourtant, c'était la vérité.--Henri reprit après un silence: »--Aurore, je vous avais priée de tenir vos jalousies closes... »Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix: »--Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous. »J'étais piquée. Je répondis: »--Ai-je donc commis quelque crime pour être obligée de me cacher toujours ainsi? »--Ah! fit-il en se couvrant le visage de ses mains,--cela devait venir!... Que Dieu ait pitié de moi! »Je comprenais seulement que je l'avais blessé. Les larmes inondèrent ma joue. »--Henri! mon ami! m'écriai-je, pardonnez-moi!... pardonnez-moi!... »--Et que faut-il vous pardonner, Aurore? s'écria-t-il en relevant sur moi son regard étincelant. »--La peine que je vous ai faite, Henri... je vous vois triste... je dois avoir tort. »Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore. »--Il est temps! murmura-t-il. »Puis il vint s'asseoir auprès de moi. »--Parlez franchement et ne craignez rien, Aurore, dit-il;--je ne veux qu'une chose en ce monde: votre bonheur. Auriez-vous quelque peine à quitter le séjour de Madrid? »--Avec vous? demandai-je. »--Avec moi. »--Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant bien en face,--j'irai avec plaisir... j'aime Madrid parce que vous y êtes. »Il me baisa la main. »--Mais..., fit-il avec embarras,--ce jeune homme... »Je mis ma main sur sa bouche en riant. »--Je vous pardonne, ami, l'interrompis-je,--mais n'ajoutez pas un mot... et si vous le voulez, partons! »Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour ne point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner.--Mais il est fort contre lui-même. »Il me baisa la main une seconde fois, en disant avec une bonté toute paternelle: »--Puisque cela ne vous contrarie point, Aurore, nous devons partir ce soir même. »--Et c'est sans doute pour moi! m'écriai-je avec une véritable colère,--non point pour vous. »--Pour vous, non point pour moi, répondit-il en prenant congé. »Il sortit. Je fondis en larmes. »--Ah! me disais-je,--il ne m'aime pas! Il ne m'aimera jamais! »Et chaque fois que je pleure, ma mère, c'est que cette idée-là me revient. Henri ne m'aime pas! Henri ne m'aimera jamais!... »Cependant... »Hélas! on cherche à se tromper soi-même. Il me chérit comme si j'étais sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui.--Je mourrai jeune. »Le départ fut fixé à dix heures de nuit. Je devais monter en chaise avec Françoise. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre espadins. Il était riche. »Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'Ossuna s'illuminait. M. le prince de Gonzague donnait une grande fête cette nuit-là.--J'étais triste et découragée.--La pensée me vint que les plaisirs de ce monde brillant tromperaient peut-être ma peine. »Vous savez cela, vous, ma mère? Sont-elles soulagées celles qui souffrent et qui peuvent se réfugier dans ces joies? »Je vous parle maintenant de choses toutes récentes. C'était hier. Quelques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté Madrid. »Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et moi. Oh! que j'avais besoin de votre coeur pour y verser le mien, ma mère! »Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jetait ses premiers accords sous les grands orangers du palais. »Henri chevauchait à la portière. Il me dit: »--Ne regrettez-vous rien, Aurore? »--Je regrette mon ami d'autrefois, répondis-je. »Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à Saragosse pour gagner de là les frontières de France, franchir les Pyrénées vis-à-vis de Venasque et redescendre à Bayonne, où nous devions prendre la mer et retenir passage pour Ostende. »Henri avait besoin de faire cette pointe en France. Il devait s'arrêter dans la vallée de Louron, entre Luz et Bagnères-de-Luchon. »De Madrid à Saragosse, aucun accident ne marqua notre voyage. Même absence d'événements de Saragosse à la frontière.--Et sans la visite que nous fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je n'aurais plus rien à vous dire, ma mère. »Mais, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, cette visite a été l'une des pages les plus émouvantes de ma vie. Je n'ai couru là aucun danger; à proprement parler, rien ne m'y est advenu,--et pourtant, dussé-je vivre cent ans, je me souviendrais des impressions que ce lieu a fait naître en moi. »Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard et qui avait été chapelain de Caylus, sous le dernier seigneur de ce nom. »Une fois passée la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie dans un petit village au bord de la Clarabida. Nos quatre espadins étaient restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls, Henri et moi, à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le pays _le Hachaz_, et qui sert de base à la noire forteresse. »C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume. Les sommets neigeux que nous avions traversés la veille détachaient à l'horizon sur le ciel sombre l'éclatante dentelle de leurs crêtes à l'Orient, un soleil pâle brillait et blanchissait encore les pics couverts de frimas. »Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages, suspendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées. »Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de l'est et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit: le château de Caylus-Tarrides. »On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus éloquemment des lugubres grandeurs du passé. »Il était là comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il guettait le voyageur passant dans la vallée. Les fauconneaux muets et les meurtrières silencieuses avaient alors une voix; les chênes ne croissaient pas dans les murs crevassés; les remparts n'avaient point ce glacial manteau de lierre mouillé; les tourelles montraient leurs menaçants créneaux, cachés aujourd'hui par cette couronne rougeâtre ou dorée que leur font les giroflées et les énormes touffes de gueules-de-loup. »Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille pensées mélancoliques ou terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là dedans, personne n'a jamais dû être heureux. »Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre. »A lui tout seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus-Verrous, a tué ses deux femmes, sa fille, son gendre, etc. »Les autres, ses ancêtres, avaient fait de leur mieux avant lui. »Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse qui autrefois aboutissait au pont-levis. Il n'y a plus de pont-levis. On voit seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres vermoulues pendent dans le fossé. »A la tête du pont est une petite vierge dans sa niche. »Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi-sourd et tout à fait aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis seize ans. »C'est le prince Philippe de Gonzague.--Remarquez-vous, ma mère, comme ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps? »Le vieillard apprit à Henri que dom Bernard, l'ancien chapelain de Caylus, était mort depuis plusieurs années. Il ne voulut point nous laisser voir l'intérieur du château. »Je pensais que nous allions retourner dans la vallée: il n'en fut rien.--Et je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami quelque tragique et lointain souvenir. »Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau de Tarrides, dont les dernières maisons touchent presque les douves du manoir. La maison la plus proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé était justement une auberge. »Nous nous assîmes sur deux escabelles devant une pauvre table en bois de hêtre, et une femme de quarante à quarante-cinq ans vint nous servir. »Henri la regarda attentivement: »--Bonne femme, lui dit-il tout à coup, vous étiez déjà ici la nuit du meurtre? »Elle laissa tomber un broc de vin qu'elle tenait à la main. Puis, fixant sur Henri son oeil plein de défiance: »--Oh! oh! fit-elle; pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez? »J'avais froid dans les veines, mais une curiosité invincible me tenait. Que s'était-il donc passé en ce lieu? »--Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne femme... Il y a des choses que je veux savoir... je payerai pour cela. »Elle ramassa son broc en grommelant: »--Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos croisées... Le mieux est de ne rien voir dans ces affaires-là. »--Combien trouva-t-on de morts dans le fossé, le lendemain? demanda Henri. »--Sept, en comptant le jeune seigneur. »--Et la justice vint-elle? »--Le bailli d'Angelis... et le lieutenant criminel de Tarbes... et d'autres... oui, oui; la justice vint... la justice vient toujours assez, mais elle s'en retourne... On dit que notre monsieur avait eu raison... A cause de cette petite fenêtre-là qu'on avait trouvée ouverte... »Elle montra du doigt une fenêtre basse, percée dans la douve même, sous l'assise chancelante du pont. »Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie.--Mais pourquoi? »La vieille femme répondit elle-même à cette question que je m'adressais. »--Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche. »C'était toute une lamentable histoire racontée en quelques paroles. »Cette fenêtre basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les yeux.--Là, sans doute, s'étaient donnés les rendez-vous d'amour. »Je repoussai l'assiette de bois qu'on avait placée devant moi. Henri fit de même. Il paya notre repas et nous sortîmes de l'auberge.--Devant la porte passait un chemin qui conduisait dans les douves. Nous prîmes ce chemin. »La bonne femme nous suivait. »--Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises du pont du côté du rempart,--ce fut là que le jeune seigneur déposa son enfant. »--Oh! m'écriai-je, il y avait un enfant! »Le regard qu'Henri tourna vers moi fut étrange, et je ne puis encore le définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif. »Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi. »Ma mère, on se moque volontiers des pauvres orphelines qui voient partout un indice de leur naissance. Moi, je vois dans cet instinct quelque chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien! oui! notre rôle est de chercher sans cesse, de ne nous point lasser dans notre tâche difficile et ingrate. Si l'obstacle que nous avons soulevé à demi retombe et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillants, jusqu'à l'heure où le désespoir nous prend.--Cette heure-là, c'est la mort. »Que d'espoirs, avant que cette heure n'arrive! que de chimères! que de déceptions! »Le regard d'Henri semblait me dire:--L'enfant, Aurore, c'était vous. »Mon coeur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le vieux manoir. »Mais tout de suite après, Henri demanda: »--Qu'est devenu l'enfant? »Et la bonne femme répondit: »--Il est mort!... VI --En mettant le couvert.-- «Le fond des douves était une prairie.--Du point où nous étions, au delà de l'arche brisée du pont de bois, on voyait s'abaisser la lèvre du fossé qui découvrait le petit village de Tarrides et les premières futaies de la forêt d'Ens.--A droite, par dessus le rempart, la vieille chapelle de Coghes montrait sa flèche aiguë et dentelée. »Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard. »Il semblait parfois s'orienter, son épée qu'il tenait à la main comme une canne, traçait des lignes dans l'herbe.--Sa bouche remuait comme s'il se fût parlé à lui-même. »Il désigna enfin du doigt l'endroit où j'étais debout et s'écria: »--C'est là... Ce doit être là! »--Oui, dit la bonne femme. C'est là que nous trouvâmes étendu le corps du jeune seigneur. »Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds. »Henri demanda: »--Que fit-on du corps? »--J'ai ouï dire qu'on l'emmena à Paris pour être enterré au cimetière Saint-Magloire. »--Oui, pensa tout haut Henri;--Saint-Magloire était fief de Lorraine... »Ainsi, ma mère, le pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette terrible nuit, était de la noble maison de Lorraine. »Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait.--De temps en temps, je voyais qu'il me regardait à la dérobée. »Il essaya de monter le petit escalier placé à la tête du pont, mais les marches vermoulues cédèrent sous ses pieds.--Il revint vers le rempart, et du pommeau de son épée, il éprouva les contrevents de la fenêtre basse. »La bonne femme qui le suivait comme un cicérone dit: »--C'est solide et doublé de fer... On n'a pas ouvert la fenêtre depuis le jour où les magistrats vinrent. »--Et qu'entendîtes-vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri, à travers vos volets fermés? »--Ah! Seigneur Dieu! mon gentilhomme, tous les démons semblaient déchaînés sous le rempart... Nous ne pûmes fermer l'oeil... Les brigands étaient venus boire chez nous dans la journée: j'avais dit en me couchant: Que Dieu prenne en sa garde ceux qui ne verront point demain se lever le soleil... Nous entendîmes un grand bruit de fer, des cris, des blasphèmes... et des voix mâles qui disaient de temps en temps: J'y suis! j'y suis!... »Un monde de pensées s'agitait en moi, ma mère; je connaissais ce mot ou cette devise.--Dès mon enfance je l'avais entendue sortir de la bouche d'Henri, et je l'avais retrouvé, traduit en langue latine, sur les sceaux qui fermaient cette mystérieuse enveloppe que mon ami conservait comme un trésor. »Henri avait été mêlé à tout ce drame. Comment? »Lui seul eût pu me le dire... »... Le soleil descendait à l'horizon quand nous reprîmes le chemin de la vallée. J'avais le coeur serré. Je me retournai bien des fois pour voir encore le sombre géant de granit, debout sur son énorme base. »Cette nuit, je vis des fantômes: une femme en deuil, portant un petit enfant dans ses bras et penchée au-dessus d'un pâle jeune homme qui avait le flanc ouvert. »Était-ce vous, ma mère?... »Le lendemain, sur le pont du navire qui devait nous porter à travers l'Océan et la Manche jusqu'aux rivages de la Flandre, Henri me dit: »--Bientôt, vous saurez tout, Aurore... Fasse Dieu que vous en soyez plus heureuse! »Sa voix était triste en disant cela. »Se pourrait-il que le malheur me vînt avec la connaissance de ma famille? »Dût-ce être la vérité, je veux vous connaître, ma mère!... »... Nous débarquâmes à Ostende.--A Bruxelles, Henri reçut une large missive, cachetée aux armes de France.--Le lendemain, nous partîmes pour Paris. »Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l'arc de triomphe qui borne la route de Flandre où commence la grande ville. J'étais en chaise avec Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous.--Je me recueillais en moi-même, ma mère.--Quelque chose me disait: Elle est là! »Vous êtes à Paris, ma mère, j'en suis sûre. Je reconnais l'air que vous respirez. »Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises; puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au devant d'une église qu'un cimetière entourait. »J'ai su depuis que c'était l'église et le cimetière Saint-Magloire. »En face s'élevait un grand hôtel d'aspect fier et seigneurial. »Henri mit pied à terre et vint m'offrir la main pour descendre.--Nous entrâmes dans le cimetière.--Au revers de l'église, un espace, clos par une simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient plusieurs tombes monumentales à travers les arcades. »Nous franchîmes la grille de bois. »Une lampe, pendue à la voûte, éclairait faiblement la rotonde. »Henri s'arrêta devant un mausolée de marbre sur lequel était sculptée l'image d'un jeune homme.--Henri mit un long baiser au front de la statue. »Je l'entendis qui disait, avec des larmes dans la voix: »--Frère, me voici... Dieu m'est témoin que j'ai accompli ma promesse de mon mieux. »Un bruit léger se fit derrière nous; je me retournai. La vieille Françoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés dans l'herbe de l'autre côté de la grille de bois. »Henri s'était aussi agenouillé.--Il pria silencieusement et longtemps. »En se relevant, il me dit: »--Baisez cette image, Aurore. »J'obéis et je demandai pourquoi. »Sa bouche s'ouvrit pour me répondre.--Puis il hésita.--Puis il dit enfin: «--Parce que c'était un noble coeur, ma fille, et parce que je l'aimais. »Je mis un second baiser au front glacé de la statue.--Henri me remercia en posant ma main contre son coeur. »Comme il aime, quand il aime, ma mère!--Peut-être est-il écrit qu'il ne doit pas m'aimer! »Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j'achève de vous écrire ces lignes, ma mère chérie.--Henri l'avait fait retenir d'avance.--Depuis que j'en ai franchi le seuil, je ne l'ai plus quittée. »Je suis là, plus seule que jamais, car Henri a plus d'affaires à Paris qu'ailleurs.--C'est à peine si je le vois aux heures des repas. »Il m'est défendu de sortir. Je dois prendre des précautions pour me mettre à la croisée. »Ah! s'il était jaloux, ma mère! comme je serais heureuse de lui obéir, de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui.--Mais je me souviens de la phrase de Madrid: »--Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous! »Ce n'est pas pour moi, ma mère.--On est jaloux seulement de celle qu'on aime!... »Je suis seule! A travers mes rideaux baissés, je vois la foule affairée et bruyante. Tous ces gens sont libres. »Je vois les maisons de l'autre côté de la rue. A chaque étage il y a une famille: des jeunes femmes qui ont de beaux enfants souriants. Elles sont heureuses. »Je vois encore les fenêtres du Palais-Royal, bien souvent éclairées le soir pour les nobles fêtes du Régent. »Les dames de la cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers aux portières. »J'entends la musique des danses. »Parfois mes nuits n'ont point de sommeil... »Mais si seulement il me fait une caresse, s'il lui échappe une douce parole, j'oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse... »J'ai l'air de me plaindre. N'allez pas croire, ma mère, qu'il me manque quelque chose.--Henri me comble toujours de bontés et de prévenances. S'il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un crime?... »Tenez, ma mère, une idée m'est venue parfois. J'ai pensé, car je connais les chevaleresques délicatesses de son coeur, j'ai pensé que ma race était au-dessus de la sienne, ma fortune aussi peut-être. Cela l'éloigne de moi. Il a peur de m'aimer. »Oh! si j'étais sûre de cela! comme je renoncerais à ma fortune! comme je foulerais aux pieds ma noblesse! »Que sont donc les avantages de la naissance auprès des joies du coeur? Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une pauvre femme...? »Il y a deux jours, le bossu vint le voir.--Mais je ne vous ai pas parlé encore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre solitude. »Le bossu vient chez nous à toute heure, c'est-à-dire chez Henri, dans l'appartement du premier étage. On le voit entrer et sortir: les gens du quartier le regardent un peu comme un lutin. »Jamais on n'a vu Henri et lui ensemble, et ils ne se quittent pas. »Tel est le mot des commères de la rue du Chantre. »Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse. Nous-mêmes, j'entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n'avons jamais aperçu réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées entières dans la chambre du haut; puis l'un d'eux sort, tandis que l'autre reste à la garde de je ne sais quel trésor inconnu. »Cela dure depuis quinze grands jours que nous sommes arrivés, et, malgré les promesses d'Henri, je n'en sais pas plus qu'à la première heure. »Je voulais donc vous dire: le bossu vint voir Henri l'autre soir; il ne ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le lendemain Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba sur les grands seigneurs et les grandes dames. Henri dit avec une amertume profonde: »--Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter sur la reconnaissance des princes... Et d'ailleurs, s'interrompit-il en baissant les yeux, quel service peut-on payer avec cette monnaie odieuse: la reconnaissance?... Si la grande dame pour qui j'aurais risqué mon honneur et ma vie ne pouvait pas m'aimer,... parce qu'elle serait en haut et moi en bas,... je m'en irais si loin que je ne saurais même pas si elle m'insulte de sa reconnaissance! »Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous. »Oh! c'est que c'est bien vrai! Il a risqué pour votre fille son honneur et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus: il a donné à votre fille dix-huit années de sa fière jeunesse. »Avec quoi payer cette largesse inouïe? »Ma mère! ma mère! comme il se trompe, n'est-ce pas? Comme vous l'aimerez! comme vous me mépriseriez, si tout mon coeur, sauf la part qui est à vous, n'était pas à lui! »Je n'osai dire cela, parce que, en sa présence, quelque chose me retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide, autrement, mais bien plus qu'au temps de mon enfance. »Mon Dieu! il y a des choses impossibles. Henri, mon sauveur, mon père, mon bienfaiteur! Henri, craindre ma mère! »Mais ce ne serait pas de l'ingratitude, cela, ce serait de l'infamie! Mais je suis à lui; mon corps et mon âme: il m'a sauvée; il m'a faite. Sans lui, que serais-je? Un peu de poussière au fond d'une pauvre petite tombe... »Et quelle mère, fût-elle duchesse, cousine du roi, quelle mère ne serait donc orgueilleuse d'avoir pour gendre le chevalier Henri de Lagardère, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus loyal des hommes? »Certes, je ne suis qu'une pauvre enfant, je ne puis pas juger les grands de la terre; je ne les connais pas, mais s'il y avait parmi ces grands seigneurs et ces grandes dames un coeur assez perdu, une âme assez pervertie pour me dire à moi, Aurore:--Oublie Henri, ton ami... »Tenez, ma mère, cela me rend folle. Une idée extravagante vient de me donner la sueur froide; je me suis dit: Si ma mère... »Mais Dieu me garde d'exprimer cela par des paroles! Je croirais blasphémer. »Oh! non; vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère. J'aurais de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le grand nom que le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de meilleur que votre nom: c'est votre coeur. La pensée que j'ai eue vous outrage, et je me mets à vos genoux pour obtenir mon pardon. »Tenez, le jour me manque: je quitte la plume et je ferme les yeux pour voir votre doux visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée, venez...» C'étaient là les dernières paroles du manuscrit d'Aurore. Ces pages, sa meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant dans sa cassette, elle leur dit:--A demain! La nuit était tout à fait venue. Les maisons s'éclairaient de l'autre côté de la rue Saint-Honoré. La porte s'ouvrit bien doucement, et la figure simplette de Jean-Marie Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus clair de la pièce voisine où il y avait une lampe. Jean-Marie était le fils de ce page mignon que nous vîmes, aux premiers chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier de Lagardère. Le page était mort soldat; sa vieille mère n'avait plus qu'un petit-fils. --Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand'maman demande comme ça s'il faut mettre le couvert ici ou dans la salle? --Quelle heure est-il donc? fit Aurore, éveillée en sursaut. --L'heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon. --Comme il tarde! répéta Aurore. Puis elle ajouta: --Mets le couvert ici. --Je veux bien, notre demoiselle. Berrichon apporta la lampe qu'il posa sur la cheminée. Au fond de la cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de la vieille Françoise s'éleva: --Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle, rapproche-les! Berrichon haussa légèrement les épaules tout en se hâtant d'obéir. --Ma parole, grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères! Berrichon était un peu dans la position d'Aurore. Il ignorait tout et avait grande envie de savoir. --Tu es sûr qu'il n'est pas rentré par l'escalier? demanda la jeune fille. --Sûr! répéta Jean-Marie; est-ce qu'on est jamais sûr de rien chez nous?... J'ai vu entrer le bossu sur le tard... j'ai été écouter... --Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement. --Histoire de savoir si maître Louis était rarrivé... Quant à être curieux, pas de ça! --Et tu n'as rien entendu? --Rien de rien! Il étendait la nappe sur la table. --Où peut-il être allé?... se demandait cependant Aurore. --Ah! dame, fit Berrichon; n'y a que le bossu pour savoir ça, notre demoiselle... Et c'est ben drôle tout de même de voir un homme si droit que M. le chevalier... je veux dire maître Louis... fréquenter un bancroche, tortu comme un tire-bouchon!... Nous autres, nous n'y voyons que du feu, c'est certain... Il va, il vient par sa porte de derrière. --N'est-il pas le maître? interrompit encore la jeune fille. --Pour ça, il est le maître, répliqua Berrichon; le maître d'entrer, le maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe... et il ne s'en gêne pas, non!... N'empêche que les voisines jasent pas mal, notre demoiselle. --Vous causez trop avec les voisines, Berrichon! dit Aurore. --Moi! se récria l'enfant; ah! seigneur de Dieu! si on peut dire!... Alors je suis un bavard, pas vrai? merci!... Dis donc, grand'mère, s'écria-t-il en mettant sa blonde tête à la porte, voilà que je suis un bavard!... --Je sais ça depuis longtemps, petiot, repartit la brave femme; et un paresseux aussi! Berrichon se croisa les bras sur la poitrine. --Bon! fit-il; ah! dame, voilà qui est bon!... Alors faut me pendre, si j'ai tous les vices!... ce sera plus tôt fait!... Moi qui jamais, au grand jamais, ne dis mot à personne... En passant; j'écoute le monde, voilà tout... est-ce un péché?... et je vous promets qu'ils en disent!... mais pour me mêler à la conversation de tous ces échopiers, fi donc! je tiens mon rang. Il plaça deux assiettes en face l'une de l'autre. --Quoique ça, reprit-il plus bas, qu'on ait bien de la peine à s'empêcher... quand tout le monde vous fait des questions... --On t'a donc fait des questions, Jean-Marie? --En masse, notre demoiselle. --Quelles questions? --Des questions bien embarrassantes, allez!... --Mais enfin, dit Aurore avec impatience.--que t'a-t-on demandé? Berrichon se mit à rire d'un air innocent: --On m'a demandé tout, répliqua-t-il;--ce que nous sommes, ce que nous faisons, d'où nous venons, où nous allons... votre âge... l'âge de monsieur le chevalier,--je veux dire maître Louis,--si nous sommes Français... si nous sommes catholiques... si nous comptons nous établir ici... si nous nous déplaisions dans l'endroit que nous avons quitté... si vous faites maigre le vendredi et le samedi,--vous, mademoiselle... si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à Saint-Germain l'Auxerrois... Il reprit haleine, et continua tout d'un trait: --Et ci et l'autre... patati, patata... pourquoi nous sommes venus demeurer justement rue du Chantre au lieu d'aller loger ailleurs,--pourquoi vous ne sortez jamais (et à ce sujet, madame Moyneret, la sage-femme, a parié avec la Guichard que vous n'aviez qu'une jambe de bonne)... Pourquoi maître Louis sort si souvent... Pourquoi le bossu... Ah! s'interrompit-il,--c'est le bossu qui les intrigue!... La mère Balahault dit qu'il a l'air d'un quelqu'un qui a commerce avec le mauvais... --Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon! fit Aurore. --C'est ce qui vous trompe, notre demoiselle.--N'y en a pas comme moi pour savoir garder son quant-à-soi... mais faut les entendre!... les femmes surtout... ah! Dieu de Dieu! les femmes! n'y a pas à dire! je ne peux pas mettre tant seulement les pieds dans la rue sans avoir les oreilles toutes chaudes... Ho! Berrichon! chérubin du bon Dieu! me crie la regrattière d'en face,--viens ça, que je te fasse goûter de mon mou... Elle en a du bon, notre demoiselle!... Tiens! tiens! fait la grosse gargotière, il humerait bien un bouillon, cet ange-là!... Et la beurrière! et la qui raccommode les vieilles fourrures!... et jusqu'à la femme du procureur, quoi!... Moi, je passe fier comme un valet d'apothicaire.--La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la regrattière d'en face, et la qui rafistole les fourrures et les autres y perdent leurs peines. Ça ne les corrige pas... Écoutez voir comme elles font, notre demoiselle! s'interrompit-il;--ça va vous amuser... Voilà la Balahault, une maigre et noire avec des lunettes sur le nez:--Elle est tout de même mignonnette et bien tournée, cette enfant-là... c'est de vous qu'elle parle... ça a vingt ans, pas vrai, l'amour?--Je ne sais pas! Pour répondre cela, Berrichon prit sa grosse voix. Puis en fausset: --Pour mignonnette, elle est mignonnette!... (Voilà la Moyneret qui dégoise) et l'on ne dirait pas que c'est la nièce d'un simple forgeron... au fait, est-elle sa nièce, mon poulet? --Non! fit Berrichon en basse-taille. Berrichon ténor poursuivait: --Sa fille, alors, bien sûr? pas vrai, Minet? --Non! Et j'essaye de passer, notre demoiselle... mais je t'en souhaite! elles se mettent en cercle autour de moi... la Guichard, la Durand, la Morin, la Bertrand... --Mais si ce n'est pas sa fille, qu'elles font,--c'est donc sa femme, alors? --Non! --Sa petite soeur? --Non! --Comment! comment!--ce n'est ni sa femme, ni sa soeur, ni sa fille, ni sa nièce?... C'est donc une orpheline qu'il a recueillie?... une enfant élevée par charité... --Non! non! non! non! cria Berrichon à tue-tête. Aurore mit sa belle main blanche sur son bras: --Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d'une voix douce et triste;--tu as menti... je suis une enfant qu'il a recueillie... je suis une orpheline élevée par charité... --Par exemple!... voulut se récrier Jean-Marie. --La prochaine fois qu'ils l'interrogeront, poursuivit Aurore,--tu leur répondras cela... je n'ai point honte... Pourquoi cacher les bienfaits de mon ami? --Mais, notre demoiselle... --Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée? continuait Aurore en rêvant,--sans lui, sans ses bienfaits... --Pour le coup, s'écria Berrichon,--si maître Louis, comme il faut l'appeler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère!... De la charité!... des bienfaits!... fi donc! notre demoiselle! --Plût à Dieu qu'on ne prononçât pas d'autres paroles en parlant de lui et de moi! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des nuances rosées. Berrichon se rapprocha vivement. --Vous savez donc...? balbutia-t-il. --Quoi? demanda Aurore tremblante. --Dame! notre demoiselle... --Parle, Berrichon, je le veux! Et comme l'enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit: --Je t'ai ordonné de parler... j'attends! Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu'il tenait à la main. --Quoi donc! fit-il,--c'est des cancans... rien que des cancans!... Elles disent comme ça: Nous savions bien! Il est trop jeune pour être son père... Puisqu'il prend tant de précautions, il n'est pas son mari... --Achève! dit Aurore dont le front livide était mouillé de sueur. --Dame! notre demoiselle,--quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le mari... Aurore se couvrit le visage de ses mains. VII --Maître Louis.-- Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu'il avait dit.--Il regardait avec effroi la poitrine d'Aurore, soulevée par les sanglots, et il pensait: --S'il allait entrer à ce moment! Aurore avait la tête baissée, ses beaux cheveux tombaient par masses sur ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient. Quand elle se redressa, ses yeux étaient baignés, mais le rouge était revenu à ses joues. --Quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le mari d'une pauvre enfant abandonnée, prononça-t-elle lentement,--et qu'on s'appelle Henri de Lagardère... on est son ami... on est son sauveur et son bienfaiteur. Oh! s'écria-t-elle en joignant ses mains qu'elle leva vers le ciel,--leurs calomnies mêmes me montrent combien il est au-dessus des autres hommes!... Puisqu'on le soupçonne, c'est que les autres font ce qu'il n'a pas fait... Je l'aimais bien... ils seront cause que je l'adorerai comme un Dieu!... --C'est ça, notre demoiselle! fit Berrichon;--adorez-le, rien que pour les faire enrager! --Henri! murmurait la jeune fille;--le seul être au monde qui m'ait protégée et qui m'ait aimée. --Oh! pour vous aimer, s'écria Berrichon qui revenait à son couvert trop longtemps négligé,--ça va bien!... c'est moi qui vous le dis... Tous les matins, nous voyons ça, nous deux grand'maman...--Comment a-t-elle passé la nuit? son sommeil a-t-il été tranquille? Lui avez-vous bien tenu compagnie hier? Est-elle triste? Souhaite-t-elle quelque chose?... Et quand nous avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si heureux!... Ah! dame! pour vous aimer, ça y est! --Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même;--il est bon... il m'aime comme sa fille... --Et encore autrement, glissa Berrichon d'un air malin. Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son coeur, qu'elle ne réfléchissait ni à l'âge ni à la condition de son interlocuteur. Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l'état de confident. --Je suis seule, dit-elle,--seule et triste toujours..... --Bah! riposta l'enfant,--notre demoiselle... dès qu'il sera rentré, vous retrouverez votre sourire. --La nuit est venue, poursuivait Aurore,--et je l'attends toujours... et cela est ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris..... --Ah! dame! fit Berrichon,--c'est l'effet de la capitale... Là! voilà mon couvert mis et un peu bien... Le souper est-il prêt, la mère? --Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au fond de la cuisine. Berrichon se gratta l'oreille. --Il y a pourtant gros à parier qu'il est là-haut, fit-il,--avec son diable de bossu... et ça m'ennuie de voir que notre demoiselle se fait comme ça de la peine... Si j'osais... Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de l'escalier qui conduisait à l'appartement de maître Louis. «C'est défendu, pensa-t-il; je n'aimerais pas à voir monsieur le chevalier en colère comme l'autre fois... Dieu de Dieu!...» --Ah çà!--notre demoiselle, reprit-il en se rapprochant,--pourquoi donc qu'il se cache tout de même?... Ça fait jaser... Moi, d'abord, je sais que je jaserais si j'étais à la place des voisins... et pourtant, certes, je ne suis pas bavard... je dirais comme les autres: C'est un conspirateur... ou bien: C'est un sorcier! --Ils disent donc cela? demanda Aurore. Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire. --Ah! seigneur Dieu! s'écria-t-il,--s'ils savaient comme moi ce qu'il y a là-haut!... Un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur... voilà tout le mobilier!--Par exemple, s'interrompit-il,--dans la pièce fermée, je ne sais pas,... je n'ai vu qu'une chose... --Quoi donc? interrompit Aurore vivement. --Oh! fit Berrichon,--pas la mer à boire!... c'était un soir qu'il avait oublié de mettre la petite plaque qui bouche la serrure par derrière... vous savez?... --Je sais... mais osas-tu bien regarder par le trou! --Mon Dieu! notre demoiselle, je n'y mis point de malice, allez!... j'étais monté pour l'appeler, de votre part... le trou brillait... j'y mis mon oeil. --Et que vis-tu? --Je vous dis: pas le Pérou!... le bossu n'était pas là... il n'y avait que maître Louis, assis devant une table... sur la table était une cassette... une petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage... j'avais toujours eu envie de savoir ce qu'elle renfermait... Ma foi, il y tiendrait encore pas mal de quadruples pistoles!... mais ce ne sont pas des pistoles que maître Louis met dans sa cassette... c'est un paquet de paperasses... comme qui dirait une grande lettre carrée, avec trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun comme un écu de six livres. Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence. --Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros... Il paraît que j'avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds. Il vint ouvrir la porte. Je n'eus que le temps de me jeter en bas de l'escalier... et je tombai sur mes reins... que ça me fait encore mal quand j'y touche... on ne m'y reprendra plus...--Mais vous, notre demoiselle, s'interrompit-il, vous à qui tout est permis... vous qui ne pouvez rien craindre... je vas vous dire, j'aimerais bien qu'on soupe un peu de bonne heure pour aller voir entrer un peu le monde au bal du Palais-Royal... si vous montiez... si vous alliez l'appeler un petit peu avec votre voix si douce...? Aurore ne répondit point. --Avez-vous vu, continua Berrichon qui n'était pas bavard, avez-vous vu passer toute la journée les voitures de fleurs et de feuillage, les fourgons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs? Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres. --Ça sera beau! s'écria-t-il; ah! si j'étais seulement là dedans, comme je m'en donnerais! --Va aider ta grand'mère, Berrichon, dit Aurore. --Pauvre petite demoiselle! pensa-t-il en se retirant; elle meurt d'envie d'aller danser! La tête pensive d'Aurore s'inclinait sur sa main. Elle ne songeait guère au bal ni à la danse. Elle se disait à elle-même: --L'appeler? à quoi bon l'appeler? Il n'y est pas, j'en suis sûre... chaque jour ses absences se prolongent davantage. --J'ai peur! s'interrompit-elle en frissonnant; oui, j'ai peur, quand je réfléchis à tout cela! ce mystère m'épouvante... Il me défend de sortir, de voir, de recevoir personne... il cache son nom; il dissimule ses démarches..... Tout cela, je le comprends bien, c'est le danger d'autrefois qui est revenu... c'est l'éternelle menace autour de nous... la guerre sourde des assassins. »Qui sont-ils, les assassins? fit-elle après un silence; ils sont puissants; ils l'ont prouvé... ce sont ses ennemis implacables... ou plutôt les miens... c'est parce qu'il me défend qu'ils en veulent à sa vie! »Et il ne me dit rien! s'écria-t-elle; jamais rien!... comme si mon coeur ne devait pas tout deviner!... comme s'il était possible de fermer les yeux qui aiment!... Il entre, il reçoit mon baiser, il s'assied, il fait tout ce qu'il peut pour sourire... il ne voit pas que son âme est devant moi toute nue!... que d'un regard je sais lire dans ses yeux son triomphe ou sa défaite!... Il se défie de moi!... Il ne veut pas que je sache l'effort qu'il fait, le combat qu'il livre... il ne comprend donc pas, mon Dieu! qu'il me faut mille fois plus de courage pour dévorer mes pleurs qu'il ne m'en faudrait pour partager sa tâche et combattre à ses côtés!...» Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car elle se leva tout à coup radieuse. Ses lèvres s'entr'ouvrirent pour laisser passer un petit cri de joie. Ce bruit, c'était une porte qui s'ouvrait au haut de l'escalier intérieur. Oh! que Berrichon avait bien raison! sur ce délicieux visage de vierge, vous n'eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun reflet de tristesse. Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps affaissé se relevait gracieux et souple. C'était cette chère fleur de nos parterres que la nuit froide penche, demi-flétrie sur sa tige, et qui s'épanouit, plus fraîche et plus parfumée au premier baiser du soleil! Aurore se leva et s'élança vers son miroir. En ce moment elle avait peur de n'être pas assez belle. Elle maudissait les larmes qui battent les yeux et qui éteignent le feu diamanté des prunelles. Deux fois par jour ainsi, elle était coquette. Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son miroir lui renvoya un sourire si jeune, si tendre, si charmant, qu'elle remercia Dieu dans son coeur. Maître Louis descendait l'escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait une lampe et l'éclairait. Maître Louis, quel que fût son âge, était un jeune homme. Ses cheveux blonds, légers et bouclés jouaient autour d'un front pur comme celui d'un adolescent. Ses tempes, larges et pleines, n'avaient point subi l'injure du ciel espagnol: c'était un Gaulois, un homme d'ivoire, et il fallait le mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette carnation avait d'un peu efféminé. Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez droit, arrêté vivement, sa bouche dont les lèvres semblaient sculptées dans le bronze et qu'ombrageait une fine moustache, retroussée légèrement, son menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un admirable caractère de résolution et de force. Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint, était de velours noir avec des boutons de jais uni. Il avait la tête nue et ne portait point d'épée. Il était encore au haut de l'escalier, que son regard cherchait déjà Aurore. Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de force, et son pas qui voulait se presser s'attarda. Un de ces observateurs qui voient tout pour tout analyser eût découvert peut-être du premier coup d'oeil le secret de cet homme. Sa vie se passait à se contraindre. Il était près du bonheur, et ne le voulait point toucher. Or, la volonté de maître Louis était de fer. Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce coeur tendre, passionné, brûlant comme un coeur de femme. --Vous m'avez attendu, Aurore? dit-il en descendant les marches. Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte de la cuisine. Elle dit, de sa voix retentissante et qui eût fait grand honneur à un sergent commandant l'exercice: --Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre enfant! --Vous avez pleuré, Aurore! dit vivement le nouvel arrivant. Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras autour du cou. --Henri, mon ami! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez bien que les jeunes filles sont folles... la bonne Françoise a mal vu; je n'ai point pleuré... regardez mes yeux, Henri: voyez s'il y a des larmes. Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis resta un instant à la contempler malgré lui. --Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n'avait fait que pleurer? --Oh! dame! fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman... moi je ne sais pas... vous avez peut-être mal entendu... ou bien, moi, j'ai mal vu... à moins que notre demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré. Le Berrichon était une graine de bas Normand. Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper. --N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que ça n'est pas une existence. --Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise? murmura Aurore, rouge de dépit. Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où la table était servie. Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger, maître Louis dit: --Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous. --Faut-il apporter l'autre plat? demanda Berrichon. --Non, s'empressa de répondre Aurore. --Alors, je vas vous donner le dessert? --Allez! fit maître Louis qui lui montra la porte. Berrichon sortit en riant sous cape. --Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine;--m'est avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux. La bonne femme haussa les épaules. --Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie. --A ta vaisselle! fit Françoise; maître Louis en sait plus long que nous tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave qu'un lion... mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en battrait quatre comme lui! --Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'a pas l'air. --C'est justement! repartit la bonne femme. Et, finissant la discussion, elle ajouta: --Tu n'as pas l'âge... à ta besogne! --Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore, dit maître Louis, quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher. --Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille. --Et m'accusez-vous, chère enfant? --Dieu m'en préserve!... Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d'une recluse?... Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur, et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes... Je suis de même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux ennuis. --Vous avez pour moi la tendresse d'une fille soumise, Aurore, dit maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie. --Avez-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune fille. Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança d'elle-même un siége, et dit avec une joie non équivoque: --C'est cela! venez! Il y a bien longtemps que nous n'avons causé ainsi... Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient?... Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit: --Les heures ne sont plus à nous! Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède et provoque les larmes. --Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle. Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit: --Vous vous trompez, Aurore... Il y eut un jour où je fis un beau rêve: un rêve si beau qu'il me prit tout mon repos.., mais ce ne fut qu'un jour, et ce n'était qu'un rêve... Je suis éveillé: je n'espère plus... j'ai fait un serment: je remplis ma tâche... le moment arrive où ma vie va changer... Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour recommencer une existence nouvelle... --Bien vieux! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un grand éclat de rire. Maître Louis ne riait pas. --A mon âge, prononça-t-il tout bas, les autres ont une femme... les autres ont déjà une famille... Aurore devint tout à coup sérieuse. --Et vous n'avez rien de tout cela, l'interrompit-elle. Henri, mon ami, vous n'avez que moi! Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre ses lèvres.--Il baissa les yeux encore une fois. --Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous?... Un obstacle au bonheur! Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit: --Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent: Celle-là n'est ni sa fille, ni sa soeur, ni sa femme... Ils disent... --Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous avez été tout mon bonheur! --Vous êtes généreux et je vous rends grâces..., murmura la jeune fille. Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence. --Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions... et de quel droit vous ferais-je un reproche?... Mais je suis toujours seule et toujours je pense à vous, mon unique ami... Je suis bien sûre qu'il y a des heures où je devine... Quand mon coeur se serre... quand les pleurs me viennent aux yeux... c'est que je me dis:--Sans moi, une femme aimée égayerait sa solitude... sans moi, sa maison serait grande et riche... sans moi, il pourrait se montrer partout à visage découvert... Henri, vous faites plus que m'aimer comme un bon père; vous me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l'élan de votre coeur!... Ceci partait de l'âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la diplomatie est innée chez les filles d'Ève. Ceci était surtout un stratagème pour savoir. Le coup ne porta point. Aurore n'eut que cette froide réponse: --Chère enfant, vous vous trompez. Le regard de maître Louis se perdait dans le vide. --Le temps passe, murmura-t-il. Puis, soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir: --Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de moi? Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis eût relevé les yeux, il aurait vu toute son âme dans le regard profond qu'elle lui jeta. --Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle. --Non..., fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais... peut-être... --Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi, Henri!... si vous partez, emmenez-moi avec vous. Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux: --Vous m'en voulez peut-être, parce que j'ai été exigeante... injuste... Oh! Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes!... je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez moi, je ne le ferai plus... Mon Dieu! je sais bien que j'ai tort! je suis heureuse puisque je vous vois chaque jour... Henri! vous ne répondez pas?... Henri! m'écoutez-vous? Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant pour le forcer à la regarder.--Les yeux de maître Louis étaient baignés de larmes. Aurore se laissa glisser hors de son siége et se mit à genoux. --Henri! Henri, dit-elle; mon ami cher!... mon père!... le bonheur serait à vous tout seul si vous étiez heureux... mais je veux ma part de vos larmes! Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup ses bras se détendirent. --Nous sommes deux fous, Aurore! prononça-t-il avec un sourire amer et contraint; si l'on nous voyait!... que signifie tout cela? --Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi; cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri... Depuis le jour où vous m'avez dit:--Tu n'es pas ma fille,--vous avez bien changé... --Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny... Je me souviens de cela, Aurore... et je vous annonce que M. le marquis est de retour à Paris. Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre. Il prit sa main qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner. Elle le retint de force. --Restez, dit-elle; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me trouverez plus dans votre maison, Henri... Je vois que je vous gêne... je m'en irai... Mon Dieu! Je ne sais pas ce que je ferai... mais vous serez délivré, vous, d'un fardeau qui devient trop lourd. --Vous n'aurez pas le temps..., murmura maître Louis; pour me quitter, Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir. --Est-ce que vous me chasseriez! s'écria la pauvre fille qui se redressa comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine. Maître Louis se couvrit le visage de ses mains... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ils étaient encore tous deux l'un auprès de l'autre: Aurore assise sur un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis. --Ce qu'il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse... mais bien heureuse!... hélas! Henri, bien peu de chose... Y a-t-il donc si longtemps que j'ai perdu mon sourire... n'étais-je pas toujours contente et gaie quand je m'élançais à votre rencontre autrefois?... Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où la lumière de la lampe mettait des reflets d'or bruni. --Faites comme autrefois, poursuivait-elle; je ne vous demande que cela... Dites-moi quand vous avez été heureux... dites-moi surtout quand vous avez eu de la peine... afin que je me réjouisse avec vous... ou que toute votre tristesse passe dans mon coeur... Allez! cela soulage!... Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée, n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle? --Une fille! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit. --Je ne vous suis rien, je le sais! ne me le dites plus... Maître Louis passa le revers de sa main sur son front: --Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles; il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de richesses... la vie des heureux de ce monde... vous ne la connaissez pas, chère enfant... --Et qu'ai-je besoin de la connaître? --Je veux que vous la connaissiez... il le faut! Il ajouta en baissant la voix malgré lui: --Vous aurez peut-être à faire un choix... pour choisir, il faut connaître... Il se leva...--L'expression de son noble visage était désormais une résolution ferme et réfléchie. C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance, Aurore, prononça-t-il lentement; moi, c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et d'espoir!... --Henri! au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille. Maître Louis avait les yeux au ciel. --J'ai fait selon ma conscience! murmura-t-il; celui qui est là-haut me voit: je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore; reprit-il; vous ne dormirez point cette nuit... voyez et réfléchissez... consultez votre raison avant votre coeur... je ne veux rien vous dire... je veux que votre impression soit soudaine et entière... Je craindrais, en vous prévenant, d'agir dans un but d'égoïsme... souvenez-vous seulement que, si étranges qu'elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour origine ma volonté, pour but votre intérêt... Si vous tardiez à me revoir, ayez confiance.--De près ou de loin, je veille sur vous. Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement particulier. Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux.--En arrivant au haut de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser. VIII --Deux jeunes filles.-- Aurore était seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son coeur, mécontent et blessé, se repliait sur lui-même. Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une explication de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces ingénieuses finesses que l'ingénuité même n'exclut point chez la femme. Non-seulement l'explication n'avait point abouti, mais encore, menace ou promesse, tout un mystérieux horizon s'ouvrait au devant d'elle. Il lui avait dit: Vous ne dormirez point cette nuit. Il lui avait dit encore: Si étranges que puissent vous paraître vos aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté; pour but, votre intérêt. Des aventures!--Certes la vie errante d'Aurore avait été jusque-là pleine d'aventures.--Mais son ami en avait la responsabilité, son ami, placé près d'elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un sauveur infaillible, lui épargnait jusqu'à la terreur. Ses aventures de cette nuit devaient changer d'aspect.--Elle allait les affronter seule. Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots? Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que jusqu'alors elle avait menée: une vie brillante, une vie luxueuse, la vie des grands et des heureux. Pour choisir, lui avait-on dit.--Choisir sans doute entre cette vie inconnue et sa vie actuelle? Le choix n'était-il pas tout fait? Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami. L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses genoux fléchir. Choisir! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée.--Si sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre!... --C'est impossible! s'écria-t-elle, repoussant cette pensée de toute sa force: Dieu ne peut vouloir cela! Elle entr'ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s'accouda sur le balcon pour donner un peu d'air à son front en feu. Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de l'entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités.--Déjà la queue des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux. Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que lui importaient ce mouvement et ce bruit!--Mais elle vit, dans une chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête: une mère et sa fille. Les larmes lui vinrent.--Puis une sorte d'éblouissement se fit au devant de ses yeux. --Si ma mère était là!... pensa-t-elle. C'était possible. C'était probable. Alors elle regarda de plus près ce que l'on pouvait voir des splendeurs de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs autres et plus grandes.--Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla grandissant. Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux,--non pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures,--mais parce qu'elles étaient assises auprès de leurs mères. Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces rires, ces étincelles,--les échos de l'orchestre qui déjà chantait au lointain, tout cela lui pesait! Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains... Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle Françoise, sa grand'maman, le rôle du serpent tentateur. Il n'y avait pas eu, Dieu merci! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore et maître Louis n'avaient fait usage que d'une seule assiette chacun. En revanche, le repas avait été plantureux à la cuisine. Françoise et Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux. --Quoique ça, dit Jean-Marie, je vas aller jusqu'au bout de la rue regarder voir!... Madame Balahault dit que c'est les délices des enchantements, là-bas, de tous les palais de fées et métamorphoses de la fable... j'ai envie d'y jeter un coup d'oeil. --Et ne sois pas longtemps, fillot! grommela la grand'mère. Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille. Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre. Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre d'Aurore. --Tiens! fit-elle, déjà parti!... la pauvre ange est encore toute seule.... La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse, mais Jean-Marie rentrait en ce moment. --Grand'mère! s'écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes! des soldats à cheval! des femmes tout en diamant... que celles qui ne sont qu'en satin broché sont de la Saint-Jean... viens voir ça, grand'mère! La bonne femme haussa les épaules. --Ça ne me fait rien, dit-elle. --Ah! grand'mère! rien qu'au bout de la rue! Madame Balahault dit les noms et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames qui passent... C'est du propre, va!... et joliment édifiant!... venez voir!... Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue. --Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu ébranlée. --Nous serons à dix pas... nous veillerons sur la porte... viens, grand'mère, viens!... Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna. La porte resta ouverte. Ils étaient à deux pas; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la Morin et le reste étaient de fières femmes! Une fois qu'elles eurent conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point. Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis? Nous nous permettons d'en douter. Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du Palais-Royal, tout éblouissant de lumières, dut passer sous la fenêtre d'Aurore; mais elle n'eut garde de les voir: sa rêverie l'aveuglait. --Pas une amie! disait-elle; pas une compagne à qui demander un conseil! Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher. Elle se retourna vivement. Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de rire. Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée pour le bal. --Mademoiselle Aurore! dit-elle avec une cérémonieuse révérence. --Est-ce que je rêve! s'écria Aurore; cette voix... Le masque tomba, et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les frais chiffons. --Flor! s'écria Aurore; est-il possible!... Est-ce bien toi? Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts. On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu deux colombes se becqueter en jouant? --Moi qui justement me plaignais de n'avoir point de compagne, dit Aurore; Flor! ma petite Flor! que je suis contente de te voir!... Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta: --Mais qui t'a laissée entrer? J'ai défense de recevoir personne. --Défense! répéta dona Cruz d'un air mutin. --Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant. --Voici ce que j'appelle une prison bien gardée! s'écria Flor; la porte grande ouverte, et personne pour dire gare... Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n'y avait personne, en effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts. Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse. Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise. Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle ne put penser que ceci: --C'est sans doute lui qui l'a voulu... Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz, occupée à faire des grâces devant le miroir. --Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci. Mon Dieu! que te voilà grandie et embellie! --Et toi donc! repartit Aurore. Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration. --Mais ce costume..., reprit Aurore. --Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit dona Cruz avec un petit air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie? --Charmante!... Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage. --Charmante! répéta-t-elle; c'est d'une richesse... Je parie que je devine... Tu joues la comédie ici, ma petite Flor! --Fi donc! s'écria dona Cruz; moi, jouer la comédie!... Je vais au bal, voilà tout. --A quel bal? --Il n'y a qu'un bal, ce soir. --Au bal du régent?... --Mon Dieu! oui... au bal du régent, ma toute belle; on m'attend au Palais-Royal... pour être présentée à Son Altesse par la princesse palatine, sa mère... tout simplement, ma bonne petite. Aurore ouvrit de grands yeux. --Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il?... Mais, au fait, cela m'étonne bien moi-même... Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a des histoires... les histoires pleuvent... Je te conterai tout cela! --Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore. --Je la savais... j'avais permission de te voir..., car, moi aussi; j'ai un maître... --Moi, je n'ai pas de maître!... interrompit Aurore avec un mouvement de fierté. --Un esclave... si tu veux... un esclave qui commande... Je devais venir demain matin... mais quand ma toilette a été finie, j'ai trouvé que ma chaise se faisait bien longtemps attendre... Je me suis dit: Comme j'irais bien faire une visite à ma petite Aurore! --Tu m'aimes donc toujours? --A la folie... Mais laisse-moi te conter ma première histoire... après celle-ci, une autre... je te dis qu'il en pleut... Il s'agissait, moi qui n'ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l'église Saint-Magloire jusqu'ici... --L'église Saint-Magloire? interrompit Aurore; tu demeures de ce côté? --Oui... j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau... Seulement, la mienne est plus jolie... mon Lagardère à moi fait mieux les choses... --Chut! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche. --Bien! bien! je vois que nous habitons toujours le pays des mystères... J'étais donc bien embarrassée, lorsque j'entends gratter à ma porte... on entre avant que j'aie pu aller ouvrir... c'était un petit homme, tout noir, tout laid, tout contrefait... Il me salue jusqu'à terre... je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c'est un beau trait... Il me dit:--Si mademoiselle veut bien me suivre, je la conduirai où elle souhaitait aller... --Un bossu? dit Aurore qui rêvait. --Oui, un bossu... C'est toi qui l'as envoyé? --Non... pas moi... --Tu le connais? --Je ne lui ai jamais parlé. --Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin... Je suis fâchée que tu connaisses ce gnome... j'aurais aimé à le regarder jusqu'au bout comme un être surnaturel... Du reste, il faut bien qu'il soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus... Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que toi!... Tu sais que je suis brave; sa proposition chatouille ma manie d'aventures; je l'accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus respectueux que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue, dans ma propre chambre?... Conçois-tu cela?... puis il me fait passer par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas... Nous sortons sans être vus... un carrosse stationnait dans la rue... Il me donne la main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance parfaite... Nous descendons tous deux à ta porte: le carrosse repart au galop... Je monte les degrés... et quand je me retourne pour le remercier... personne! Aurore écoutait toute rêveuse. --C'est lui!... murmura-t-elle; ce doit être lui. --Que dis-tu? fit dona Cruz. --Rien... Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor, ma gitanita? Dona Cruz se pinça les lèvres. --Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il n'y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main!... Il n'y a jamais eu de gitanita... c'est une chimère, une illusion, un mensonge, un songe... Nous sommes la noble fille d'une princesse, tout uniment... --Toi! fit Aurore stupéfaite. --Eh bien! qui donc? repartit dona Cruz; à moins que ce ne soit toi... Vois-tu, chère belle, les bohémiens n'en font jamais d'autres... Ils s'introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure où le feu est éteint... ils s'emparent de quelques objets de prix et ne manquent jamais d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune héritière... Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens... la plus riche héritière de l'Europe, à ce que je me suis laissé dire! On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être ne le savait-elle point elle-même. La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, petillaient d'intelligence et de hardiesse. Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se lisait franchement dans ses beaux yeux. --Comment! fit-elle; et comment te nommes-tu, Flor? Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement: --Mademoiselle de Nevers. --Nevers? s'écria Aurore; un des plus grands noms de France! --Hélas! oui, ma bonne... Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa Majesté! --Mais, comment?... --Ah! comment! comment! s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien mieux, voilà ce que je ne sais pas... on ne m'a pas encore fait l'honneur de m'apprendre ma généalogie... Quand j'interroge, on me dit: Chut!... Il paraît que j'ai des ennemis... toute grandeur, ma petite, appelle la jalousie... Je ne sais rien... cela m'est égal... je me laisse faire avec une tranquillité parfaite... Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l'interrompit tout à coup: --Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire? --Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas... Rien ne m'étonne plus... Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi... mon tuteur doit me la dire cette nuit... en détail... mon tuteur et mon ami... M. le prince de Gonzague. --Gonzague? répéta Aurore en tressaillant. --Qu'as-tu? fit dona Cruz. --Tu as dit Gonzague? --J'ai dit: Gonzague, le prince de Gonzague... celui qui défend mes droits... le mari de la duchesse de Nevers, ma mère... --Ah!... fit Aurore,--ce Gonzague est le mari de la duchesse de Nevers... Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus. Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus hier, avaient des noms aujourd'hui. L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l'enfant qui dormait pendant la terrible bataille, c'était Flor... Mais l'assassin?... --A quoi penses-tu? demanda dona Cruz. --Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore. --Pourquoi? --Avant de te le dire, je veux savoir si tu l'aimes. --Modérément, répliqua dona Cruz;--j'aurais pu l'aimer... mais il n'a pas voulu. Aurore gardait le silence. --Voyons, parle! s'écria l'ancienne gitanita dont le pied frappa le plancher avec impatience. --Si tu l'aimais!... voulut dire Aurore. --Parle, te dis-je!... --Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mère... --Caramba! jura franchement mademoiselle de Nevers,--faut-il donc tout te dire?... Je l'ai vue aujourd'hui, ma mère!... Je la respecte beaucoup... il y a plus, je l'aime, car elle a bien souffert!... Mais à sa vue, mon coeur n'a pas battu... mes bras ne se sont pas ouverts malgré moi... Ah! vois-tu, Aurore!--s'interrompit-elle dans un véritable élan de passion,--il me semble qu'on doit se mourir de joie quand on est en face de sa mère! --Cela me semble aussi, dit Aurore. --Eh bien! je suis restée froide... trop froide... Parle, s'il s'agit de Gonzague... et ne crains rien... Ne crains rien et parle, quand même il s'agirait de madame de Nevers. --Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore;--ce nom de Gonzague est dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes angoisses de jeune fille... La première fois que mon ami Henri joua sa vie pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague... Je l'entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des environs de Pampelune... Cette nuit où tu te servis de ton charme pour endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles... A Madrid, encore Gonzague... Au château de Caylus, Gonzague encore!... Dona Cruz réfléchissait à son tour. --Don Luis, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la fille d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement. --Jamais, répondit Aurore,--et pourtant je le crois. --Ma foi! s'écria l'ancienne gitanita;--je n'aime pas méditer longtemps, moi, ma petite Aurore!... J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles sont confuses et ne veulent jamais sortir... Quant à devenir une grande demoiselle, cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis... Mais mon avis est aussi qu'il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des énigmes... Je suis chrétienne et cependant j'ai gardé ce bon côté de la foi de mes pères... de mes pères nourriciers... Prendre le temps comme il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en disant: C'est le sort!--Par exemple, s'interrompit-elle,--une chose que je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes routes et un assassin... Il est trop bien élevé pour cela... Je te dirai qu'il y a beaucoup de Gonzague en Italie... Je te dirai en outre que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne t'aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait notoirement sa résidence... --Aussi, dit Aurore,--de quelles précautions nous entoure-t-il?... Défense de sortir, de se montrer même à la croisée... --Bah! fit dona Cruz;--il est jaloux. --Oh! Flor! murmura Aurore avec reproche. Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres le plus mutin de ses sourires. --Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici, fit-elle,--je puis encore parler la bouche ouverte... Oui, ton beau ténébreux, ton maître Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est jaloux... Et palsambieu! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien la peine?... --Flor?... Flor... répéta Aurore. --Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle!... Et ce n'est pas M. de Gonzague qui vous a chassés de Madrid... Ne sais-je pas, moi qui suis un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos jalousies? Aurore devint rouge comme une cerise. Toute sorcière qu'elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son trait avait touché juste! Elle regardait Aurore, qui n'osait plus relever les yeux. --Tenez! fit-elle en la baisant au front, la voilà rouge d'orgueil et de plaisir... Elle est contente qu'on soit jaloux d'elle... Est-il toujours beau comme un astre?... et fier?... et plus doux qu'un enfant?... Voyons! dites-moi cela... Voici mon oreille; avouons-le tout bas... Tu l'aimes?... --Pourquoi tout bas? fit Aurore en se redressant. --Tout haut si tu veux. --Tout haut en effet: Je l'aime! --A la bonne heure! voilà qui est parlé... je t'embrasse pour ta franchise.--Et..., reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard perçant de ses grands yeux noirs,--tu es heureuse? --Assurément. --Bien heureuse?... --Puisqu'il est là... --Parfait!... s'écria la gitanita. Puis elle ajouta en jetant tout autour d'elle un regard passablement dédaigneux: --Pobre dicha, dicha dulce! C'est le proverbe espagnol d'où nos vaudevillistes ont tiré le fameux axiome: Une chaumière et son coeur! Quand dona Cruz eut tout regardé, elle dit: --L'amour n'est pas de trop, ici!... La maison est laide, la rue est noire, les meubles sont affreux... Je sais bien, bonne petite, que tu vas me faire la réponse obligée: Un palais sans lui... --Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore. Si je voulais un palais, je n'aurais qu'un mot à dire. --Ah bah!.. --C'est ainsi. --Est-il donc devenu si riche? --Je n'ai jamais rien souhaité qu'il ne me l'ait donné aussitôt. --Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus;--cet homme-là ne ressemble pas aux autres hommes... Il y a en lui quelque chose d'étrange et de supérieur... Je n'ai jamais baissé les yeux que devant lui!--Tu ne sais pas, s'interrompit-elle;--on a beau dire,: il y a des magiciens... je crois que ton Lagardère en est un! Elle était toute sérieuse. --Quelle folie! s'écria Aurore. --J'en ai vu, prononça gravement la gitanita;--je veux en avoir le coeur net... Voyons! souhaite quelque chose en pensant à lui. Aurore se mit à rire;--dona Cruz s'assit auprès d'elle. --Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse,--ce n'est pas bien difficile, voyons! --Est-ce que tu parles sérieusement? fit Aurore étonnée. Dona Cruz mit sa bouche tout contre son oreille et murmura: --J'aimais quelqu'un... j'étais folle... Un jour, il a posé sa main sur mon front en me disant:--Flor, celui-là ne peut pas t'aimer... J'ai été guérie... Tu vois bien qu'il est sorcier! --Et celui que tu aimais, demanda Aurore toute pâle,--qui était-ce? La tête de dona Cruz se pencha sur son épaule; elle ne répondit point. --C'était lui! s'écria Aurore avec une indicible terreur;--je suis sûre que c'était lui! IX --Les trois souhaits.-- Dona Cruz avait les yeux mouillés: un tremblement fiévreux agitait les membres d'Aurore. Elles étaient belles toutes deux et à la fois jolies.--Le rapport de leurs natures se déplaçait en ce moment. La mélancolie douce était pour dona Cruz, d'ordinaire si pétulante et si hardie.--Un éclair de jalouse passion jaillissait des yeux d'Aurore. --Toi!... ma rivale!... murmura-t-elle. Dona Cruz l'attira vers elle malgré sa résistance et la baisa: --Il t'aime, dit-elle à voix basse;--il t'aime et n'aimera jamais que toi... --Mais toi?.. --Moi, je suis guérie... Je puis voir en souriant, sans haine, avec bonheur, votre mutuelle tendresse... Tu vois bien que ton Lagardère est sorcier! --Ne me trompes-tu point? fit Aurore. Dona Cruz mit sa main sur son coeur. --S'il fallait mon sang pour que vous soyez heureux ensemble, dit-elle, le front haut et les yeux ouverts,--vous seriez heureux. Aurore lui jeta les deux bras autour du cou. --Mais je veux mon épreuve! s'écria dona Cruz; ne me refuse pas, ma petite Aurore... Souhaite quelque chose. --Je n'ai rien à souhaiter. --Quoi! pas un désir?.. --Pas un? Dona Cruz la fit lever de force et l'entraîna vers la fenêtre.--Le Palais-Royal resplendissait.--Sous le péristyle on voyait couler comme un flot de femmes brillantes et parées... --Tu n'as pas même envie d'aller au bal du régent? dit brusquement dona Cruz. --Moi!... balbutia Aurore dont le sein battit sous sa robe. --Ne mens pas!.. --Pourquoi mentirais-je? --Bon! qui ne dit mot consent.--Tu souhaites d'aller au bal du Régent. Elle frappa dans ses mains en comptant: --Une!... --Mais, objecta Aurore, qui se prêtait en riant aux extravagances de sa compagne, je n'ai rien, ni bijoux, ni robes, ni parures. --Deux!... fit dona Cruz qui frappa dans ses mains pour la seconde fois; tu souhaites des bijoux, des robes, des parures... et fais bien attention de penser à lui... sans cela, rien de fait. A mesure que l'opération marchait, la gitanita devenait plus sérieuse. Ses beaux yeux noirs n'avaient plus leur regard assuré. Elle croyait aux diableries, cette ravissante enfant. Elle avait peur, mais elle avait désir. Et sa curiosité l'emportait sur ses frayeurs. --Fais ton troisième souhait, dit-elle en baissant la voix malgré elle. --Mais je ne veux pas du tout aller au bal, s'écria Aurore; cessons ce jeu! --Comment! insinua dona Cruz, si tu étais sûre de l'y rencontrer?... --Henri?... --Oui... ton Henri... tendre... galant... et qui te trouverait plus belle sous tes brillants atours?... --Comme cela, fit Aurore en baissant les yeux, je crois que j'irais bien... --Trois! s'écria la gitanita, qui frappa bruyamment ses mains l'une contre l'autre. Elle faillit tomber à la renverse. La porte de la salle basse s'ouvrit avec fracas, et Berrichon, se précipitant essoufflé, cria dès le seuil: --Voilà toutes les fanfreluches et les faridondaines qu'on apporte pour notre demoiselle... qu'il y en a dans plus de dix cartons!... des robes, des dentelles, des fleurs... Entrez, vous autres, entrez: c'est ici le logis de monsieur le chevalier de Lagardère! --Malheureux! s'écria Aurore effrayée. --N'ayez pas peur!... on sait ce qu'on fait, répliqua Jean-Marie d'un air suffisant: n'y a plus à se cacher... à bas le mystère!... nous jetons le masque, saperlotte! On doit avouer ici que madame Balahault avait fait boire de la crème d'angélique à ce sensuel Berrichon; il y avait de l'exaltation dans ses idées. Mais comment dire la surprise de dona Cruz? Elle avait évoqué le diable, et le diable, docile, répondait à son appel. Et certes, il ne s'était point fait attendre; elle était sceptique un peu, cette belle fille. Tous les sceptiques sont superstitieux. Dona Cruz, souvenons-nous-en, avait passé son enfance sous la tente de bohémiens errants; c'est là le pays des merveilles. Elle restait bouche béante et les yeux grands ouverts. Par la porte de la salle basse, cinq ou six jeunes filles entrèrent, suivies d'autant d'hommes qui portaient des paquets et des cartons. Dona Cruz se demandait si, dans ces cartons et dans ces paquets, il y avait de vrais atours ou des feuilles sèches. Aurore ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine bouleversée de sa compagne. --Eh bien? fit-elle. --Il est sorcier! balbutia la gitanita, je m'en doutais... --Entrez, messieurs, entrez, mesdemoiselles, criait cependant Berrichon, entrez tout le monde! c'est ici maintenant la maison du bon Dieu!... Je vas aller chercher maman Balahault, qui a si grande envie de voir comment c'est fait chez nous... Je n'ai jamais rien bu de si bon que sa crème d'angélique... Entrez, mesdemoiselles, entrez, messieurs. Ces messieurs et ces demoiselles ne demandaient pas mieux. Fleuristes, brodeuses et couturières déposèrent leurs cartons sur la table qui était au milieu de la salle basse. Derrière les fournisseurs des deux sexes, venait un page qui ne portait point de couleurs. Il marcha droit à Aurore, qu'il salua profondément avant de lui remettre un pli, galamment lacé de soie. --Attendez donc au moins la réponse, vous! fit Berrichon en courant après lui. Mais le page était au détour de la rue déjà. Berrichon le vit s'aboucher avec un gentilhomme couvert d'un long manteau d'aventures. Berrichon ne connaissait point ce gentilhomme. Le gentilhomme demanda au page: --Est-ce fait? Et sur sa réponse affirmative, il ajouta: --Où as-tu laissé nos hommes? --Ici près, rue Pierre Lescot. --La litière y est? --Il y a deux litières. --Pourquoi cela? demanda le gentilhomme étonné. Le pan de son manteau, qui cachait le bas de son visage, se dérangea: nous eussions reconnu le menton pâle et pointu de ce bon M. de Peyrolles. Le page répondit: --Je ne sais... mais il y a deux litières. --Un malentendu, sans doute, pensa Peyrolles. Il eut envie d'aller jeter un coup d'oeil à la porte de la maison de Lagardère, mais la réflexion l'arrêta. --On aurait qu'à me voir, murmura-t-il, tout serait perdu! --Tu vas retourner à l'hôtel, dit-il au page, à toutes jambes, tu m'entends bien? --A toutes jambes. --A l'hôtel, tu trouveras ces deux braves qui ont encombré l'office toute la journée. --Maître Cocardasse et son ami Passepoil? --Précisément... tu leur diras: Votre besogne est toute taillée... vous n'avez qu'à vous présenter... Et l'on a prononcé là-bas le nom du gentilhomme à qui appartient la maison? --Oui... monsieur de Lagardère. --Tu te garderas bien de répéter ce nom... S'ils t'interrogent, tu leur diras que la maison ne contient que des femmes... --Et je les ramènerai?... --Jusqu'à ce coin, d'où tu leur montreras la porte. Le page partit au galop. M. de Peyrolles, rejetant son manteau sur son visage, se perdit dans la foule. A l'intérieur de la maison, Aurore venait d'arracher l'enveloppe de la missive apportée par le page. --C'est son écriture! s'écria-t-elle. --Et voici une carte d'invitation semblable à la mienne, ajouta dona Cruz, qui n'était pas au bout de ses surprises, notre lutin n'a rien oublié. Elle retourna la carte entre ses doigts. La carte, chargée de fines et gentilles vignettes, représentant des amours ventrus, des raisins et des guirlandes de roses, n'avait absolument rien de diabolique. Pendant cela, Aurore lisait. La missive était ainsi conçue: «Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une surprise. Faites-vous belle; une litière et deux laquais viendront de ma part pour vous conduire au bal où je vous attendrai. »HENRI DE LAGARDÈRE.» Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de la lire, car elle avait des éblouissements. --Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé. --J'y crois, répondit Aurore, j'ai mes raisons pour y croire. Elle souriait d'un air sûr d'elle-même. Henri ne lui avait-il pas dit de ne s'étonner de rien? Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité d'Aurore en de si étranges conjectures comme un nouveau tour de l'esprit malin. Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur éblouissant contenu sur la grande table.--Dona Cruz put bien voir que ce n'étaient point là des feuilles sèches: il y avait une toilette complète de cour, plus un pardessus ou domino de satin rose, tout pareil à celui de mademoiselle de Nevers. La robe était d'armure blanche, brodée d'argent: des roses semées avec une perle fine au centre de chacune d'elles: les basques, la pointe, les manches, le tour, bordés de plumes d'oiseau-mouche. C'était la mode suprême. Madame la marquise d'Aubignac, fille du financier Soulas, avait fait sa fortune et sa réputation à la cour par une robe semblable, que M. Law lui avait donnée. Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient passer véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de brigadier des armées... --C'est un sorcier! répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout cela. C'est manifestement un sorcier... On a beau être le Cincelador... et tailler des gardes d'épées, on ne gagne pas de quoi faire de pareils cadeaux. L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se changeraient en sciure de bois ou en rubans de menuisier. Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration. La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un air qui voulait dire bien des choses. Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la présence, et qui certes ne se montrait pas le moins curieux. Il était caché derrière la porte de l'appartement du haut, dont il entre-baîllait l'unique battant avec précaution. De ce poste élevé, il regardait la corbeille étalée sur la table, par-dessus les têtes des assistants. Ce n'était point le beau maître Louis avec sa tête noble et mélancolique. C'était un petit homme, tout de noir habillé: celui qui avait amené dona Cruz, celui qui avait commis un faux en contrefaisant l'écriture de Lagardère; celui qui avait loué la niche de Médor. C'était le bossu, Ésope II, dit Jonas, vainqueur de la baleine. Il riait dans sa barbe et se frottait les mains. --Tête-bleu! disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien les choses... et ce coquin de Peyrolles est décidément un homme de goût. Il était là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz; sans doute il attendait M. de Lagardère. Aurore était fille d'Ève. A la vue de tous ces splendides chiffons, son coeur avait battu. Cela venait de son ami: double joie. Aurore ne fit même pas cette réflexion, qui était venue à dona Cruz; elle n'essaya point de supputer ce que ces royaux atours devaient coûter à son ami. Elle se donnait tout entière au plaisir. Elle était heureuse, et cette émotion qui prend les jeunes filles au moment de paraître dans le monde lui était douce. N'allait-elle pas avoir là-bas son ami pour protecteur? Une chose l'embarrassait: elle n'avait pas de chambrière, et la bonne Françoise était meilleure pour la cuisine que pour la toilette. Deux des jeunes filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son désir. --Nous sommes aux ordres de madame, dirent-elles. Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après un respectueux salut. Dona Cruz pinça le bras d'Aurore. --Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures? demanda-t-elle. --Pourquoi non? --Est-ce que tu vas revêtir cette robe? --Mais, sans doute... --Tu es brave!... tu es bien brave! murmura la Gitanita. Au fait, se reprit-elle, ce diable est d'une exquise galanterie... tu as raison... fais-toi belle... cela ne peut jamais nuire. Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la corbeille entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta seule dans la salle basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils. --Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme. --Quelle effrontée, grand'maman? --Celle qui a un domino rose? --La petite brune?... Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal reluisants, grand'maman. --L'as-tu vue entrer? --Non fait!... elle était là avant moi. Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir. --Je vas te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus solennelle, et je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe... --Voulez-vous que je vous explique ça, grand'maman? --Non... mais si tu veux me faire un plaisir... --Ah! grand'maman, vous plaisantez!... si je veux vous faire un plaisir... --C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne m'ôterait pas de l'idée qu'il y a du mic-mac là-dessous... --Mais du tout, grand'maman... --Nous avons eu tort de sortir... le monde est méchant... qui sait si cette Balahault ne nous a pas induits!... --Ah! grand'maman! une si brave femme... qu'a de si bonne angélique! --Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot... et toute cette histoire-là ne me va pas. --C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman... notre demoiselle avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuillage qui arrivaient au Palais-Royal. Et, dame! elle poussait de fiers soupirs en regardant ça, la pauvre mignonnette!... Donc, elle a retourné maître Louis dans tous les sens pour qu'il lui achète une invitation... ça se vend, les invitations, grand'maman... Madame Balahault en avait eu une par le valet de garde-robe dont elle est parente par sa domestique (la domestique du valet de garde-robe), qui se fournit de tabac chez madame Balahault la jeune, de la rue des Bons-Enfants... La domestique avait eu la carte pour l'avoir trouvée sur le bureau de son maître... Il y a eu trente louis à partager entre les deux Balahault et la domestique... c'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman? Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle était cuisinière. --Pardié, non, petiot, répondit-elle, c'est pas voler... un méchant chiffon de papier! --Y a donc, reprit Berrichon, que maître Louis s'est laissé embobiner et qu'il est sorti pour aller acheter une carte... En route, il a marchandé des affutiaux pour dame... et il a envoyé tout ça tout chaud. --Mais il y en a pour une somme énorme! fit la vieille femme en s'arrêtant de tricoter. Berrichon haussa les épaules. --Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du vieux satin, brodé en faux et des petits morceaux de verre!... On frappa doucement à la porte de la rue. --Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur; mets la barre... --Pourquoi mettre la barre?... Nous ne jouons plus à cache-cache, grand'maman... On frappa un peu plus fort. --Si c'étaient pourtant des voleurs! pensa tout haut Berrichon qui n'était pas brave. --Des voleurs! fit la bonne femme; quand la rue est éclairée comme en plein midi et pleine de monde... Va ouvrir. --Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre... Mais il n'était plus temps. On était las de frapper. La porte s'ouvrit discrètement et une mâle figure, ornée de moustaches, jeta un rapide coup d'oeil tout autour de la chambre. --Apapur! fit-il, ce doit être ici le nid de la colombe! Puis se tournant vers le dehors, il ajouta: --Donne-toi la peine d'entrer, mon bon. Il n'y a qu'une respectable duègne et son poulet... nous allons prendre langue. En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche, faisant osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un paquet sous le bras. Celui qu'il avait appelé mon bon parut à son tour. C'était aussi un homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus petit, très-maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts pour figurer ce redoutable croc qui va si bien au visage des héros. Il avait également un paquet sous le bras. Il jeta comme son chef de file un regard autour de la chambre; mais ce regard fut beaucoup plus long et plus attentif. C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement de n'avoir point posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux venus de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins d'aussi mauvaise mine. Cette opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté le beau monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Passepoil étaient deux magnifiques gredins. Il se glissa prudemment derrière sa grand'mère qui, plus vaillante, demanda de sa grosse voix: --Que venez-vous chercher ici, vous autres? Cocardasse toucha son feutre avec cette courtoisie noble des gens qui ont usé beaucoup de sandales dans la poussière des salles d'armes. Puis il cligna de l'oeil en regardant frère Passepoil. Frère Passepoil répondit par un clin d'oeil pareil. Cela voulait dire sans doute bien des choses.--Berrichon tremblait de tous ses membres. --Eh donc! respectable dame, dit enfin Cocardasse junior, vous avez un timbre qui me va droit au coeur... et toi, Passepoil? Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue d'une femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il ne détestait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus fournies que les siennes. Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse. Mais admirez cette riche nature! sa passion pour la plus belle moitié du genre humain n'endormait point sa vigilance. Il avait déjà fait dans sa tête la carte de céans. La colombe, comme l'appelait Cocardasse, devait être dans cette chambre fermée, sous la fente de laquelle un rayon de vive lumière s'échappait. De l'autre côté de la salle basse, il y avait une porte ouverte, et à cette porte une clef. Passepoil toucha le coude de Cocardasse et dit tout bas: --La clef est en dehors! Cocardasse approuva du bonnet. --Vénérable dame, reprit-il, nous venons pour une affaire d'importance... N'est-ce point ici que demeure...? --Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici. Passepoil sourit. Cocardasse frisa sa moustache. --Capédébious! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance! --L'air candide..., ajouta Passepoil. --Et de l'esprit comme quatre, bagassa!... mais comment peut-il savoir que la personne en question ne demeure pas ici, puisque je ne l'ai point nommée? --Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise. --Passepoil! dit le Gascon. --Cocardasse! répondit le Normand. --Aurais-tu cru que la vénérable dame pût mentir ainsi effrontément? --Ma parole! repartit frère Passepoil d'un ton pénétré, je ne l'aurais pas cru. --Allons! allons! s'écria dame Françoise dont les oreilles s'échauffaient, pas tant de bavardage!... il n'est pas l'heure de s'attarder chez les gens... hors d'ici! --Mon bon, dit Cocardasse, il y a une apparence de raison là dedans... l'heure est indue. --Positivement, approuva Passepoil. --Et cependant, reprit Cocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans avoir obtenu de réponse... --C'est évident! --Je propose donc de visiter la maison honnêtement et sans bruit. --J'obtempère! fit Amable Passepoil. Et se rapprochant vivement, il ajouta: --Prépare ton mouchoir, j'ai le mien... et va prendre le petit; je me charge de la femme. Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à Cocardasse lui-même. Leur plan était tracé. Passepoil se dirigea vers la porte de la cuisine; l'intrépide Françoise s'élança pour lui barrer le passage, tandis que Berrichon essayait de gagner la rue afin d'appeler du secours. Cocardasse le saisit par une oreille et lui dit: --Si tu cries, je t'étrangle, petit pécaire! Berrichon terrifié ne dit mot. Cocardasse lui noua son mouchoir sur la bouche. Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux bonnes poignées de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit dans ses bras et l'emporta à la cuisine, où Cocardasse apportait Berrichon. Quelques personnes prétendent qu'Amable Passepoil profita de la position où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le fit, il eut tort. Elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais nous tenons à n'accepter aucune responsabilité au sujet de ce Passepoil. Ses moeurs étaient légères. Tant pis pour lui! Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à vaisselle. Puis on ferma sur eux la porte à double tour. Cocardasse junior et Amable Passepoil étaient maîtres absolus du terrain. X --Deux dominos.-- Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées. Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule et tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, madame Balahault et madame Morin étaient toutes les quatre du même avis: jamais on n'avait vu entrer tant et de si riches toilettes aux fêtes de Son Altesse! Toute la cour était là. Madame Balahault, qui était une personne considérable, jugeait en dernier ressort les toilettes, préalablement discutées par madame Morin, la Guichard et la Durand. Puis, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après avoir épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dames, il en était bien peu qui eussent conservé, aux yeux de madame Balahault, la robe nuptiale dont parle l'Écriture. Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives des porteurs et des cochers, défendant leurs places contre les tard-venus et piétinant dans la boue avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus pour les princes ou les grands seigneurs. On était blasé sur les dames; on avait eu des grands seigneurs et des princes en veux-tu en voilà! On avait vu passer madame de Soubise avec madame de la Ferté, les deux belles la Fayette, la jeune duchesse de Rosny, cette blonde aux yeux noirs qui brouilla le ménage d'un fils de Louis XIV.--Les demoiselles de Bourbon-Busset, cinq ou six Rohan de divers poils, des Broglie, des Chastellux, des Bauffremont, des Choiseul, des Coigny et le reste. On avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine, avec la princesse sa femme. Les présidents ne se comptaient plus, les ministres marquaient à peine; on regardait à peine les ambassadeurs. La foule restait pourtant et s'augmentait de minute en minute. Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance pour M. le régent lui-même! Mais c'est qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre personnage! Le jeune roi?--Non pas.--Montez encore! Le Dieu: l'Écossais, M. Law, la providence de tout ce peuple qui allait devenir un peuple millionnaire. M. Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur. M. Law que cette même foule devait essayer d'étrangler à cette même place, quelques mois plus tard. M. Law dont les chevaux heureux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils étaient sans cesse par des attelages humains. La foule attendait ce bon M. Law. La foule était bien décidée à l'attendre jusqu'au lendemain matin. Quand on songe que les poëtes accusent volontiers la foule d'inconstance, de légèreté, que sais-je! cette excellente foule, plus patiente qu'un troupeau de moutons, cette foule inébranlable, cette foule tenace, cette foule infatigable que nous avons tous vue cent fois en notre vie encombrer les trottoirs mouillés quinze heures durant pour voir passer ceci ou cela,--pas grand'chose souvent,--parfois rien du tout. Si les boeufs gras des cinquante derniers siècles savaient écrire!... Mais tous ces favoris que la foule attend ont une fin violente. Voilà sans doute ce que les poëtes veulent dire. La rue du Chantre, noire et déserte malgré le voisinage de cette cohue et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères tristes se miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y découvrait âme qui vive. Mais à quelques pas de la maison de maître Louis, de l'autre côté de la rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démolition de deux maisons, six hommes, vêtus de couleurs sombres, se tenaient immobiles et muets. Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était point M. Law que ceux-ci attendaient. Ils avaient les yeux fixés sur la porte close de la maison de maître Louis depuis que Cocardasse junior et frère Passepoil y étaient entrés. Ceux-ci, restés seuls dans la salle basse après leur expédition victorieuse contre Berrichon et dame Françoise, se posèrent en face l'un de l'autre et se regardèrent avec une mutuelle admiration. --Sandiéou! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oublié ton métier! --Ni toi non plus: c'est fait proprement... mais nous en sommes pour nos mouchoirs! Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite d'une injuste partialité; la preuve c'est que nous ne craignons pas de signaler à l'occasion ses côtés vertueux: il était économe. Cocardasse, entaché au contraire de prodigalité, ne releva point ce qui avait trait aux mouchoirs. --Eh donc! reprit-il, le plus fort est fait... --Du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une affaire, fit observer Passepoil, tout va comme sur des roulettes. --Et, Dieu merci! Lagardère est loin... --Soixante lieues de pays entre nous et la frontière. Ils se frottèrent les mains. --Ne perdons pas de temps, mon bon, reprit Cocardasse; sondons le terrain. Voici deux portes. Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant. Passepoil se caressa le menton. --Je vais glisser un coup d'oeil par la serrure, dit-il en se dirigeant déjà vers la chambre d'Aurore. Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta. --Capédébious! fit le Gascon, je ne souffrirai pas cela! C'te petite couquine est à faire sa toilette: respectons la décence! Passepoil baissa les yeux humblement: --Ah! mon noble ami! fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes moeurs! --Troun de l'air! je suis comme cela!... et sois sûr, mon bon, que la fréquentation d'un homme tel que moi finira par te corriger... le vrai philosophe commande à ses passions... --Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles sont si fortes! Cocardasse lui toucha la joue paternellement. --A vaincre sans péril, prononça-t-il avec gravité, on triomphe sans agrément... Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut. Passepoil grimpa aussitôt comme un chat. --Fermé! dit-il en levant le loquet de la porte de maître Louis. --Et par le trou?... Ici, la décence le permet. --Noir comme un four! --Viens çà... récapitulons un peu les instructions de ce bon M. de Gonzague. --Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun. --A certaines conditions... primo... Au lieu de poursuivre, il prit le paquet qu'il portait sous le bras... Passepoil fit de même. A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au haut de l'escalier, tourna sans bruit sur ses gonds.--La figure pâle et futée du bossu parut dans la pénombre. Il se prit à écouter. Les deux maîtres d'armes regardaient leurs paquets d'un air indécis. --Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse qui frappa sur le sien d'un air mécontent. --Pure formalité..., répliqua Passepoil. --Eh donc! Normand, tire-nous de là! --Rien de plus simple... Gonzague nous a dit: «Vous porterez des habits de laquais,»--nous les portons fidèlement... sous notre bras. Le bossu se mit à rire. --Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; tu as de l'esprit comme quatre, ma caillou! --Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement Passepoil, je crois que j'aurais été loin! Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenaient des habits de livrée; c'était un point réglé, grâce à la subtile logique de frère Passepoil. Cocardasse poursuivit: --M. de Gonzague nous a dit en second lieu: Vous vous assurerez que la litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre. --C'est fait, dit Passepoil. --Oui bien, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux chaises... que penses-tu de cela, toi? --Abondance de biens ne nuit pas! décida Passepoil; je n'ai jamais été en chaise... --Ni moi non plus! --Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel. --Réglé!... Troisièmement: Vous vous introduirez dans la maison... --Nous y sommes. --Dans la maison, il y a une jeune fille... --Tiens, mon noble ami! s'écria Passepoil: regarde!... me voilà tout tremblant... --Et tout blême!... qu'as-tu donc? --Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes malheurs. Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule. --Apapur! fit-il, mon bon, entre soi, on se doit des égards... chacun a ses petites faiblesses... mais si tu me romps encore les oreilles avec tes passions, sandiéou! je te les coupe! Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et rouges. --Tu n'as pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là..., dit-il. --Elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt! Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine. Frère Passepoil mit la main sur son coeur. --Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse, ou plutôt vous la prierez poliment de monter dans la litière que vous ferez conduire au pavillon... --Et vous n'emploierez la violence, ajouta Passepoil, que s'il n'y a pas moyen de faire autrement. --C'est cela!... Et je dis que cinquante pistoles sont un bon prix pour une pareille besogne! --Ce Gonzague est-il assez heureux! soupira tendrement Passepoil. Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main. --Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite!... c'est la seule manière d'éteindre le feu qui me dévore!... voilà mon sein!... perce-le du coup mortel!... Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde: --Pécaire! fit-il; ce que c'est que de nous!... Voici une bagasse qui n'emploiera pas une seule de ses cinquante pistoles à jouer ou à boire! Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil tressaillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça tout haut derrière eux: --Il est temps! Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était debout auprès de la table et défaisait tranquillement leurs paquets. --Oh! oh! fit Cocardasse, par où est-il passé celui-là? Passepoil s'était prudemment reculé. Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse. --Et vite! commanda-t-il sans élever la voix. Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait point se faire à l'idée d'endosser ces habits de laquais. --Capédébious! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi? --Chut!... siffla le bossu; dépêchez... On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait: --C'est parfait! Il ne manque plus que la litière! --Dépêchez! répéta impérieusement le bossu. En même temps, il éteignit la lampe. La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une lueur vague. Cocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage de l'escalier pour faire rapidement leur toilette. Le bossu entr'ouvrit une des fenêtres donnant sur la rue du Chantre. Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit. Une des litières s'ébranla. Les deux caméristes traversaient en ce moment la chambre à tâtons. Le bossu leur ouvrit la porte. --Êtes-vous prêts? demanda-t-il tout bas. --Nous sommes prêts, répondirent Cocardasse et Passepoil. --A votre besogne! Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant: --Il faudra bien que je trouve une litière!... le diable galant n'a donc pas songé à cela! Derrière elle, le bossu referma la porte. La salle basse fut plongée dans une complète obscurité. Dona Cruz s'arrêta interdite. Elle entendait des mouvements dans l'ombre. --Aurore! dit-elle d'une voix déjà mal assurée; ouvre-moi... éclaire-moi! Faut-il l'avouer? cette charmante dona Cruz n'avait pas peur des hommes. C'était vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait d'évoquer le diable en riant: dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes dans les ténèbres. Comme elle revenait vers la porte d'Aurore pour l'ouvrir, elle rencontra deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains appartenaient à Cocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge, convulsivement serrée par l'épouvante, étrangla sa voix au passage. Aurore, qui se tournait et se retournait devant son miroir; car la parure la faisait coquette; Aurore ne l'entendit point, étourdie qu'elle était par les murmures de la foule, massée sous ses fenêtres. On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait de l'hôtel d'Angoulême, était à la hauteur de la Croix du Trahoir. --Il vient! il vient! criait-on de toutes parts. Et la cohue de s'agiter follement. --Mademoiselle, dit Cocardasse en dessinant un profond salut, qui fut perdu faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir... Dona Cruz était déjà à l'autre bout de la chambre. Là, elle rencontra deux autres mains, moins poilues, mais plus calleuses, qui étaient la propriété de frère Amable Passepoil. Cette fois, elle réussit à pousser un grand cri. --Le voici! le voici! disait la foule. Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu comme le salut de Cocardasse. Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Cocardasse la serrait de près. Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue que la porte du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte, les deux battants s'ouvrirent. La lueur des réverbères éclaira son visage. Cocardasse ne put retenir un mouvement de surprise. Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors, jeta une mante sur la tête de dona Cruz. On la saisit demi-folle d'effroi et on la poussa dans la chaise, dont la portière se referma aussitôt. --A la petite maison derrière Saint-Magloire! ordonna Cocardasse. La chaise partit. Passepoil rentra, frétillant comme un goujon sur l'herbe. Il avait touché de la soie! Cocardasse était tout pensif. --Elle est mignonne! dit le Normand, mignonne! mignonne!... Oh! le Gonzague! --Capédébious! s'écria Cocardasse en homme qui veut chasser une pensée importune, j'espère que voilà une affaire menée adroitement... --Quelle petite main satinée! --Les cinquante pistoles sont à nous!... Je te l'ai dit: du moment qu'il n'y a pas de Lagardère dans une aventure... Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement convaincu de ce qu'il avançait. --Et la taille! fit Passepoil;--je n'envie à Gonzague ni ses titres, ni son or... mais... --Allons! interrompit Cocardasse, en route! --Elle m'empêchera longtemps de dormir! Cocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis se ravisant: --La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il. --Ne trouves-tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère Passepoil. Il eut un maître coup de poing dans le dos. Cocardasse fit tourner la clef dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu qu'ils avaient presque oublié se fit entendre du côté de l'escalier. --Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il,--mais votre besogne n'est pas finie... laissez cela! --Il a le verbe haut, le petit homme! grommela Cocardasse. --Maintenant qu'on ne le voit plus, ajouta Passepoil,--sa voix me fait un drôle d'effet... on dirait que je l'ai entendue quelque part, autrefois... Un bruit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet.--La lampe se ralluma. --Qu'avez-vous donc à faire, s'il vous plaît, maître Ésope? demanda le Gascon; c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois? --Ésope... Jonas... et d'autres noms encore, repartit le petit homme; attention à ce que je vais vous ordonner! --Salue Son Excellence, Passepoil..., ordonner!... Peste!... Il mit la main au chapeau. Passepoil l'imita, en ajoutant d'un accent railleur: --Nous attendons les ordres de Son Excellence! --Et bien vous faites! prononça sèchement le bossu. Nos deux estafiers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de moquerie et murmura: --Cette voix-là... bien sûr que je l'ai entendue! Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on portait au devant des chaises, la nuit. Il les alluma. --Prenez ceci, dit-il. --Eh donc! fit Cocardasse avec mauvaise humeur,--croyez-vous que nous pourrons rattraper la chaise?... --Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil. --Prenez ceci. Ce bossu était entêté,--nos deux braves prirent chacun une des lanternes. Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Cruz était sortie quelques minutes auparavant. --Il y a là une jeune fille, dit-il. --Encore! s'écrièrent à la fois Cocardasse et Passepoil. Et ce dernier pensa tout haut: --L'autre litière!... --Cette jeune fille, poursuivit le bossu,--achève de s'habiller... Elle va sortir par cette porte comme l'autre... Cocardasse désigna d'un coup d'oeil la lampe rallumée. --Non, dit le petit homme;--cette fois, vous n'éteindrez pas la lampe. --Alors, que faisons-nous? demanda le Gascon. --Je vais vous le dire: vous aborderez la jeune fille franchement, mais respectueusement... Vous lui direz: Nous sommes ici pour vous conduire au bal du Palais. --Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions..., fit observer Passepoil. Et Cocardasse ajouta: --La jeune fille nous croira-t-elle? --Elle vous croira si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie. --Le nom de monsieur de Gonzague? --Non pas!... Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit sonnant... souvenez-vous bien de cela! dans les jardins du Palais, au rond-point de Diane... --Avons-nous donc deux maîtres, à présent, sandiéou! s'écria Cocardasse. --Non, répondit le bossu,--vous n'avez qu'un maître... mais il ne s'appelle pas Gonzague. Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la première marche. --Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire;--Ésope II, sans doute?... --Ou Jonas? balbutia Passepoil. Le bossu les regarda. Ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça lentement: --Votre maître se nomme Henri de Lagardère! Ils tressaillirent tous deux et parurent soudain rapetissés. --Lagardère! firent-ils de la même voix sourde et tremblante. Le bossu monta l'escalier.--Quand il fut en haut, il les regarda un instant courbés et domptés, puis il dit ce seul mot: --Marchez droit! Et il disparut. --Aïe! fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée. --Apapur! grommela Cocardasse, nous avons vu le diable. --Marchons droit, mon noble ami! --Capédébious! soyons sages comme des images... et marchons droit! --Figure-toi, se reprit-il, que j'avais cru reconnaître... --Le petit Parisien?... --Non... la jeune fille... celle que nous avons mise en chaise... pour la gentille Bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de Lagardère... Passepoil poussa un cri... La chambre d'Aurore venait de s'ouvrir. --Qu'est-ce donc? fit le Gascon en frissonnant. Car tout l'épouvantait désormais. --La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en Flandre!... balbutia Passepoil. Aurore était sur le seuil. --Flor! appela-t-elle; où donc es-tu? Cocardasse et Passepoil, tenant à la main leurs lanternes, s'avancèrent, l'échine courbée. Leur détermination de _marcher droit_ s'enracinait de plus en plus. C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec leurs épées en verrouil. Bien peu de suisses de paroisse auraient pu lutter avec eux pour l'aisance et la bonne tenue. Aurore était si délicieusement belle sous son costume de cour, qu'ils restèrent en admiration devant elle. --Où est Flor? répéta-t-elle. Est-ce que la folle est partie sans moi? --Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho. Et le Normand répéta: --Sans vous. Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cocardasse. Vous eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie. --Je suis prête, dit-elle. Partons! Les échos: --Partons! --Partons! Et au moment de monter en chaise: --A-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore. --Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor. --A minuit, acheva Passepoil. Tous deux, les bras pendants et le corps incliné. On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier regard. Ce regard voulait dire: --Marchons droit! L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui conduisait à l'appartement particulier de maître Louis, un petit homme noir, qui longea la rue du Chantre en trottinant. Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon M. Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse. De ces moqueries, le bossu ne semblait point beaucoup se soucier. Il fit le tour du Palais-Royal et entra dans la cour des Fontaines. Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait entrée dans la partie des bâtiments appelée _les privés de Monsieur_. C'était là que Philippe d'Orléans, régent de France, avait son cabinet de travail. Le bossu frappa d'une certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt, et du fond d'un corridor noir une grosse voix s'éleva. --Ah! c'est toi, Riquet à la Houppe! dit-elle; monte vite: on t'attend... LE PALAIS-ROYAL. I --Sous la tente.-- Les pierres aussi ont leurs destinées. Les murailles vivent longtemps et voient les générations passer; elle savent bien des histoires. Ce serait un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans le liais ou dans le tuf, dans le granit ou dans le grès. Que de drames alentour: comédies et tragédies! Que de grandes et que de petites choses! combien de rires! combien de pleurs! Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Armand du Plessis, cardinal de Richelieu, immense homme d'État, lamentable poëte, acheta au sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, au marquis d'Estrées le grand hôtel de Mercoeur. Sur l'emplacement de ces deux demeures seigneuriales, il donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui bâtir une maison, digne de sa haute fortune.--Quatre autres fiefs furent acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pour dégager la façade où étaient les armoiries des Du Plessis, surmontées du chapeau de cardinal, on fit emplette de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue pour permettre au carrosse de son Éminence d'arriver sans encombre à ses fermes de la Grange-Batelière. La rue devait garder le nom de Richelieu; la ferme, sur les terrains de laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, baptisa longtemps l'arrière-façade de l'Opéra; le palais seul n'eut point de mémoire. Tout battant neuf, il échangea son titre de Cardinal pour un titre plus élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe, que sa maison s'appelait déjà le Palais-Royal. Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre! on pourrait presque dire qu'il bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien qu'à la rigueur, il n'en fallût qu'un pour représenter sa chère tragédie de _Mirame_, fille idolâtrée de sa propre muse. Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers, cette main qui trancha la tête du connétable de Montmorency. _Mirame_ fut représentée devant trois mille fils et filles des croisés qui eurent bien le coeur d'applaudir. Cent odes, autant de dithyrambes, le double de madrigaux tombèrent le lendemain en pluie fade sur la ville, célébrant les gloires du redoutable poëte,--puis, tout ce lâche bruit se tut.--On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des tragédies, qui n'était pas cardinal et qui s'appelait Corneille. Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un théâtre de trois mille, Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il s'occupait de ses décors et de ses costumes comme un excellent directeur qu'il était.--On dit qu'il inventa la _mer agitée_ qui fait vivre maintenant dans le _premier dessous_ tant de pères de famille, les nuages de gaze, les rampes mobiles et les _praticables_.--Il imagina lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, fils d'Éole, dans la pièce de Desmarets. On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y compris celui de danseur, qu'à sa gloire politique: c'est la règle. Néron ne fut point immortel, malgré ses succès de joueur de flûte. Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils Louis XIV vinrent habiter le Palais-Cardinal. La Fronde fit tapage autour de ces murailles toutes neuves. Mazarin, qui ne faisait point de tragédies, écouta plus d'une fois, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple ameuté sous ses fenêtres. Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant retour sur la galerie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines. Il était là au printemps de l'année 1640, quand les frondeurs pénétrèrent de force au Palais, pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la galerie du Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche, soulevant, en présence du peuple, les langes de Louis XIV enfant. A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des petits-neveux du régent, le roi des Français Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais-Royal, qui est un monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, un esprit fort en pierres de taille qui se planta sur l'oreille la cocarde de Camille Desmoulins, mais qui caressa les cosaques: ce mot va bien aussi à la race de l'élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais perdu le temps et l'or de l'État à faire orgie. Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaise, s'étonnait de voir la reine sans garde, au milieu de cette multitude. Le duc d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire, et répondit: --Il y en a, mais on ne les voit pas. Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Louis XIV, le vingt et un de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage. Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour brillante. Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la fin de l'année 1692, mademoiselle de Blois, la dernière des filles naturelles du roi et de madame de Montespan. Sous la régence, il ne s'agissait plus de tragédies. L'ombre triste de Mirame dut se voiler pour ne point voir ces fameux petits soupers que le duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, «en des compagnies fort étranges;» mais ses théâtres servirent, car la mode était aux filles d'Opéra. La belle duchesse de Berry, fille du régent, toujours entre deux vins et le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'_étrange compagnie_ où n'entraient, ajoute le même Saint-Simon, «que des dames de moyenne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur débauche... On buvait beaucoup et du meilleur... On disait des ordures à gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait fait du bruit et qu'on était bien ivre, on allait se coucher...» Mais Saint-Simon n'aimait pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher entièrement les regrettables faiblesses de ce prince, du moins nous montre-t-elle les grandes qualités que ses excès ne parvinrent pas à étouffer. Ses vices étaient à son infâme précepteur: ce qu'il avait de vertu lui appartenait, d'autant mieux qu'on avait fait plus d'efforts pour la tuer en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant. Il fut humain; il fut bon. Peut-être eût-il été grand sans les exemples et les conseils qui empoisonnèrent sa jeunesse. Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de Richelieu, de l'autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond, du côté de la Rotonde, il allait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs. Ce fut longtemps après seulement, sous le règne de Louis XVI que Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce qu'on appelle les galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir. Au temps où se passe notre histoire, d'énormes charmilles, toutes taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les massifs et les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le cardinal de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie, dernier arbre de cette avenue, existait encore au commencement de ce siècle. Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, allaient dans le sens de la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau jaillissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on trouvait le rond-point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de massifs d'arbrisseaux. Derrière le bassin se trouvait le quinconce des tilleuls, entre les deux grandes pelouses. L'aile orientale du palais, plus considérable que celle où fut construit, plus tard, le Théâtre Français sur l'emplacement de la célèbre galerie de Mansart, se terminait par un pignon à fronton, qui portait cinq fenêtres de façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là. Le Grand-Théâtre, qui avait subi fort peu de modifications depuis le temps du cardinal, servait aux représentations de l'opéra. Le palais proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements d'Élisabeth-Charlotte de Bavière, princesse palatine, duchesse douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur, ceux de la duchesse d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses, à l'exception de la duchesse de Berry et de l'abbesse de Chelles, habitaient l'aile occidentale qui allait vers la rue de Richelieu. L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses derrières sur la rue des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom galant de Cour-aux-Ris, séparait l'entrée particulière de ces dames des appartements du régent. Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du palais. Celui-ci n'était point ouvert au public, comme de nos jours; mais il était facile d'en obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons des rues des Bons-Enfants, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs avaient des balcons, des terrasses régnantes, des portes basses et même des perrons qui donnaient accès dans les massifs. Les habitants de ces maisons se croyaient si bien en droit de jouir du jardin, qu'ils firent plus tard un procès à Louis-Philippe-Joseph d'Orléans lorsque ce prince voulut enclore le Palais-Royal. Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire que le jardin du palais était un _séjour délicieux_, et certes, sous ce rapport, nous avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir carré, envahi par les bonnes d'enfants, et où s'alignent maintenant les deux allées d'ormes malades. Il faut croire que la construction des galeries, en interceptant l'air, nuit à la végétation; notre Palais-Royal est une très-belle cour: ce n'est plus un jardin. Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées. Le régent, qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentation, sortait de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On disait, il est vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête: mais qu'importait cela! En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis, qu'il ne faut voir que le résultat. Si M. Law payait les violons en son propre honneur, c'était un homme qui entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de vivre de nos jours d'habileté, où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant tous les exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si bien que la quinzième a fini par se vendre ou à peu près,--où tel dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en annonces,--où tel directeur de théâtre met chaque soir trois ou quatre cents humbles amis dans sa salle pour prouver à deux cent cinquante spectateurs vrais que l'enthousiasme n'est pas mort en France. Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agio que ce bon M. Law peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque contemporaine. Cette fête était pour lui; cette fête avait pour but de glorifier son système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon monsieur Law avait senti le besoin d'un piédestal d'où il pût mieux jeter sa poudre. On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le lendemain. Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide. Nous ne parlerons point des salons du Palais, décorés pour cette circonstance avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin, malgré la saison avancée. Le jardin était entièrement tendu et couvert. La décoration générale représentait un campement de colons dans la Louisiane, sur les bords du Mississipi, ce fleuve d'or. Toutes les serres de Paris avaient été mises à contribution pour composer des massifs d'arbustes exotiques: on ne voyait partout que fleurs tropicales et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes; on se le disait; seulement les tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là, semblaient trop jolies. Mais les amis de M. Law allaient répétant: --Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés! Une fois admis le style un peu fantastique des tentes, il est certain que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains ménagés, des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect terrible, des cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans leur eau. Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississipi, qui avait un peu les traits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une arme d'où l'eau s'échappait: derrière le dieu, dans le bassin même, on avait placé une machine ayant mission de figurer une de ces chaussées que construisent les castors dans les cours d'eau de l'Amérique septentrionale. M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces intéressants animaux, ingénieux, méthodiques et rangés comme des élèves de l'école Polytechnique. Nous avons placé ce détail de la chaussée des castors, parce qu'il dit tout et vaut à lui seul la description la plus étendue. C'était autour de la statue du dieu Mississipi que la Nivelle, mademoiselle Dubois-Duplant, mademoiselle Hernoux, Leguay, Salvator et Pompignan devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents sujets étaient engagés. Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de Brissac, la Fare, le poëte, madame de Tencin, madame de Royan et la duchesse de Berry s'étaient bien un peu moqués autour de tout cela, mais pas tant que le régent lui-même. Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses railleries, c'était ce bon M. Law. Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal par ordre avec mademoiselle de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins, et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages. Malgré les piquets de gardes françaises (déguisés en Indiens d'opéra) posés à toutes les portes des maisons voisines donnant sur les jardins, plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique. C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti pris de s'amuser quand même. Cependant, les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée. On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On attendait. Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems du grand fleuve eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on avait réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du rond-point de Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il contenait nombreuse compagnie. Autour d'une table de marbre, recouverte d'une natte, un lansquenet turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées; on criait, on riait.--Non loin de là un groupe de vieux gentilshommes causaient discrètement auprès d'une table de reversi. A la table de lansquenet, nous eussions reconnu Chaverny, le beau petit marquis, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret et d'autres,--M. de Peyrolles était là et gagnait. C'était une habitude qu'il avait. On la lui connaissait. Ses mains étaient généralement surveillées.--Du reste, sous la régence, tromper au jeu n'était pas péché mortel. On n'entendait que des chiffres qui allaient se croisant et rebondissant de l'un à l'autre: cent louis! cinquante! deux cents!--quelques jurons de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants. Toutes les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la table. Dans les avenues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup de dominos allaient causant. Des laquais en livrée de fantaisie et pour la plupart masqués, pour ne pas dénoncer l'incognito de leurs maîtres, se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent. --Gagnez-vous, Chaverny? demanda un petit domino bleu qui vint mettre sa tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente. Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table. --Cidalise! s'écria Gironne; à notre secours, nymphe des forêts vierges! Un autre domino parut derrière le premier. --Qui parle de vierges? demanda le second domino. --Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignonne, lui fut-il répondu; il s'agit de forêts. --A la bonne heure! fit mademoiselle Desbois-Duplant qui entra. Cidalise donna sa bourse à Gironne. Un des vieux gentilshommes assis à la table de reversi fit un geste de dégoût. --De notre temps, monsieur de Barbanchois, dit-il à son voisin, cela se faisait autrement. --Tout est gâté, monsieur de la Hunaudaye, répondit le voisin, tout est perverti! --Rapetissé, monsieur de Barbanchois! --Abâtardi, monsieur de la Hunaudaye! --Travesti! --Galvaudé! --Sali! Et tous deux en choeur, avec un grand soupir: --Où allons-nous, baron, où allons-nous? M. le baron de Barbanchois poursuivit en prenant un des boutons d'agate qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye: --Qui sont ces gens, monsieur le baron? --Monsieur le baron, je vous le demande? --Tiens-tu, Taranne? criait en ce moment Montaubert; cinquante! --Taranne! grommela M. de Barbanchois, ce n'est pas un homme, c'est une rue! --Tiens-tu, Albret?... --Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri le Grand... Où pèchent-ils leurs noms? --Où Bichon, l'épagneul de madame la baronne a-t-il pêché le sien? répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière. Cidalise qui passait y fourra effrontément ses deux doigts. M. le baron resta bouche béante. --Il est bon, dit la fille d'Opéra. --Madame, repartit gravement le baron de Barbanchois, je n'aime point mêler... veuillez accepter la boîte. Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une pirouette et s'éloigna. --Où allons-nous! grommela M. de la Hunaudaye. --Où allons-nous! répéta M. de Barbanchois qui suffoquait; que dirait le feu roi, s'il voyait de pareilles choses? Au lansquenet: --Perdu! Chaverny! Encore perdu! --C'est égal... j'ai la terre de ***. Je tiens tout! --Son père était un digne soldat! dit le baron de Barbanchois; à qui appartient-il? --A monsieur le prince de Gonzague. --Dieu nous garde des Italiens! --Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron?... Un comte de Horn roué en Grève pour assassinat! --Un parent de Son Altesse!... Où allons-nous! --Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein midi dans les rues! --Eh! monsieur le baron! c'est déjà commencé... N'avez-vous point lu les nouvelles?... Hier, une femme assassinée près du Temple... la Louvet, une agioteuse... --Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le sieur Sandrier, retiré de la Seine au pont Notre-Dame... --Pour avoir parlé trop haut de cet Écossais maudit..., prononça tout bas M. de Barbanchois. --Chut!... fit M. de la Hunaudaye, c'est le onzième depuis huit jours!... --Oriol!... Oriol à la rescousse! crièrent en ce moment les joueurs. Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente. Il avait le masque et son costume d'une richesse grotesque qui lui avait fait dans le bal un haut succès de rires. --C'est étonnant, dit-il, tout le monde me reconnaît! --Il n'y a pas deux Oriol! s'écria Navailles. --Ces dames trouvent que c'est assez d'un! fit Nocé. --Jaloux! s'écria-t-on de toutes parts en riant. Oriol demanda: --Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle? --Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicite en vain, depuis huit mois, la place de financier bafoué et dévoué auprès de notre chère Nivelle! --Jaloux! dit-on encore. --As-tu vu d'Hozier, Oriol? --As-tu tes parchemins? --Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoyer aux croisades? Et les rires d'éclater. M. de Barbanchois joignait les mains; M. de la Hunaudaye disait: --Ce sont des gentilshommes, M. le baron, qui raillent ces saintes choses! --Où allons-nous, seigneur! où allons-nous!... --Peyrolles!... dit le petit traitant qui s'approcha de la table; je vous fais les cinquante louis, puisque c'est vous... Mais relevez vos manchettes. --Plaît-il! fit le factotum de M. de Gonzague; je ne plaisante qu'avec mes égaux, mon petit monsieur! Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent. --Parbleu! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas... va les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyrolles ait un peu avec qui se gaudir! Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se fâchait qu'à bonnes enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol. --Et du papier! disait le vieux Barbanchois, toujours du papier! --On nous paye nos pensions en papier, baron! --Et nos fermages... que représentent ces chiffons! --L'argent s'en va! --L'or aussi... Voulez-vous que je vous dise, baron? nous marchons à une catastrophe! --Monsieur, mon ami, repartit la Hunaudaye en serrant furtivement la main de Barbanchois, nous y marchons!... c'est l'avis de madame la baronne! Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croisés, la voix d'Oriol s'éleva de nouveau: --Connaissez-vous la nouvelle? demanda-t-il, la grande nouvelle? --Non... voyons la grande nouvelle! --Je vous le donne en mille!... mais vous ne devineriez pas!... --M. Law s'est fait catholique? --Madame de Berry boit de l'eau? --M. du Maine a fait demander une invitation au régent? Et cent autres impossibilités. --Vous n'y êtes pas, vous n'y êtes pas, très-chers!... Vous n'y serez jamais!... Madame la princesse de Gonzague... la veuve inconsolable de M. de Nevers... Artémise, vouée au deuil éternel... A ce nom de madame la princesse de Gonzague, tous les vieux gentilshommes avaient dressé l'oreille. --Eh bien! eh bien! fit-on autour de la table de lansquenet. --Eh bien! reprit Oriol, Artémise a fini de boire la cendre du mausolée!... Madame la princesse de Gonzague est au bal! On se récria. C'était chose impossible. --Je l'ai vue! affirma le petit traitant, de mes yeux vue!... assise auprès de la princesse Palatine... Mais j'ai vu quelque chose de plus extraordinaire encore. --Quoi donc? demanda-t-on de toutes parts. Oriol se rengorgea; il tenait le dé. --J'ai vu, reprit-il pourtant, et je n'avais pas la berlue... et j'étais bien éveillé... j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du régent. On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tout ce qui entourait cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague. --Qu'y a-t-il d'étonnant à cela? demanda Peyrolles, les affaires de l'État... --A cette heure, Son Altesse ne s'occupe point des affaires de l'État. --Cependant, si un ambassadeur... --Son Altesse n'était point avec un ambassadeur! --Si quelque caprice nouveau... --Son Altesse n'était pas avec une dame. C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et catégoriques. La curiosité générale grandissait. --Mais avec qui donc était Son Altesse? --On se le demandait, repartit le petit traitant. M. de Gonzague lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur. --Et que lui répondaient les valets? interrogea Navailles. --Mystère, messieurs, mystère!... M. le régent est triste depuis certaine missive qu'il reçut d'Espagne... M. le régent a donné ordre aujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un personnage qu'aucun de ses valets ordinaires n'a vu... sauf Blondeau, qui a cru entrevoir dans le second cabinet un petit homme tout noir de la tête aux pieds... un bossu. --Un bossu! répéta-t-on à la ronde;--il en pleut des bossus!... --Son Altesse s'est enfermée avec lui... et la Fare... et Brissac... et la duchesse de Chalais elle-même ont trouvé porte close!. Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, on pouvait apercevoir les fenêtres éclairées du cabinet de Son Altesse.--Oriol regarda de ce côté par hasard. --Tenez! tenez! s'écria-t-il en étendant la main,--ils sont encore ensemble! Tous les yeux se tournèrent à la fois vers les fenêtres du pavillon.--Sur les rideaux blancs, la silhouette de Philippe d'Orléans se détachait; il marchait.--Une autre ombre indécise, placée du côté de la lumière semblait l'accompagner. Ce fut l'affaire d'un instant: les deux ombres avaient dépassé la fenêtre. Quand elles revinrent, elles avaient changé de place en tournant. La silhouette du régent était vague, tandis que celle de son mystérieux compagnon se dessinait avec netteté sur le rideau,--quelque chose de difforme: une grosse bosse sur un petit corps et de longs bras qui gesticulaient avec vivacité... FIN DU TOME TROISIÈME. TABLE DES CHAPITRES DU TROISIÈME VOLUME. Pages LES MÉMOIRES D'AURORE. (Suite.) III. La gitanita 5 IV. Où Flor emploie un charme 29 V. Où Aurore s'occupe d'un petit marquis 53 VI. En mettant le couvert 75 VII. Maître Louis 95 VIII. Deux jeunes filles 117 IX. Les trois souhaits 139 X. Deux dominos 159 LE PALAIS-ROYAL. I. Sous la tente 181 FIN DE LA TABLE. * * * * * Liste des modifications: page 9: enlevé 1 on (mon ami; on ne me répondit point.) page 13: fil remplacé par fit (descends! fit Henri avec impatience.) page 18: gentlishommes remplacé par gentilshommes page 51: Stapitz remplacé par Staupitz page 59: que remplacé par qui (des jalousies à mes fenêtres qui) page 66: François remplacé par Françoise page 69: Tarride remplacé par Tarrides page 75: pardessus remplacé par par dessus (A droite, par dessus le rempart) page 128: une remplacé par un (un carrosse) page 135: avouous remplacé par avouons page 181: on remplacé par ou (dans le granit ou dans le grès.) page 184: Lous remplacé par Louis (Louis XIV) page 186: m'aimait remplacé par n'aimait (Saint-Simon n'aimait pas) End of the Project Gutenberg EBook of Le Bossu Volume 3, by Paul Féval *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BOSSU VOLUME 3 *** ***** This file should be named 34301-8.txt or 34301-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/4/3/0/34301/ Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.