Essais sur la necessité et les moyens de plaire

By Moncrif

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Title: Essais sur la necessité et les moyens de plaire

Author: François-Augustin Paradis de Moncrif

Release date: July 20, 2024 [eBook #74080]

Language: French

Original publication: Geneva: Pellisari, 1738

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAIS SUR LA NECESSITÉ ET LES MOYENS DE PLAIRE ***






  ESSAIS
  SUR
  LA NECESSITÉ
  ET SUR
  LES MOYENS
  DE PLAIRE,

  PAR
  Monsieur DE MONCRIF,
  de l’Academie Françoise.


  A GENEVE,
  Chez PELLISSARI & Comp.
  MDCCXXXVIII.




AVERTISSEMENT.


Si l’on juge des hommes par le motif commun qui les fait agir, on peut
dire qu’ils ont tous le désir de plaire, parce que tous veulent être
applaudis, recherchés, accueillis; que tous, enfin, veulent réussir dans
l’esprit des autres. A décider d’eux par leur conduite, il semble que le
plus grand nombre ait précisément la vûe opposée. Quelle différence, en
effet, d’un homme, qui, concentré dans son amour propre, réduit, pour
ainsi dire, la Société au commerce que ses passions ont entre elles; qui
ne conçoit que ses goûts, qui ne sent que ses besoins, pour qui tous les
objets extérieurs semblent transformés en autant de miroirs, où il
n’aperçoit que lui-même! Quel contraste, dis-je, de cet homme, (qu’on ne
rencontre que trop souvent) à celui, qui, persuadé que les vertus
sociables sont la source du véritable bonheur, se regarde comme membre
d’une République, que des égards mutuels entretiennent, et que l’amour
propre, mal entendu, cherche à détruire; qui, toujours attentif à ce qui
flatte ou mortifie, à ce qui éleve ou dégrade ses Concitoyens, ne
cherche, dans ces différens points de vûe, que ce qui le méne à se
concilier leur amitié & leur estime! Peut-on trop fuir celui qui ne veut
qu’un bonheur auquel il n’associe personne? Peut-on trop rechercher
celui qui n’est satisfait de soi-même, qui n’est heureux, que par les
avantages qu’il verse dans la Société?

Cette opposition entre la conduite de quelques hommes, & le motif commun
qui les anime, vient, si je ne me trompe, de la maniére dont ils
aperçoivent ce que c’est que plaire, ainsi que les moyens d’y parvenir.
Eclairés sur les erreurs où tombent, à cet égard, ceux qui les
environnent, ils se croyent garantis de l’illusion, par cela même qu’ils
sont ingénieux à la démêler dans les autres; ils ne portent point leurs
regards sur leur propre conduite; & si quelques-uns, moins aveuglés,
s’examinent, & découvrent qu’il leur manque les qualités qui plaisent
communément, ou s’ils se trouvent quelque ressemblance, par le maintien,
le langage, l’humeur, avec ce qu’ils viennent de critiquer dans autrui;
ils n’aperçoivent plus les motifs de le condamner: On a ouï dire, _qu’il
sied bien d’être singulier, extraordinaire; que ce qui déplaît dans
l’un, devient quelquefois une grace dans un autre; que l’esprit fait
tout valoir; qu’il y a des gens qui font aimer, en eux, jusques à leurs
travers_. On se voit alors avec tous ces avantages; on ne s’avoue des
défauts, que pour les sauver par ces exemples; & souvent, en s’éludant
ainsi soi-même, on ne recueille pour tout fruit de la recherche qu’on
vient de faire, que l’erreur grossiére de s’en estimer davantage.

Ma principale vûe, dans la premiére Partie de cet Ouvrage, a été de
démêler ces illusions, & particuliérement celles qui séduisent les gens
d’esprit. J’expose, en premier lieu, la nécessité de plaire: cette
nécessité reconnue, méne à chercher les moyens de profiter des avantages
qu’elle nous présente; & ces moyens, j’explique comment ils nous
égarent, ou comment ils nous font réussir.

Dans la seconde Partie, en appliquant à l’éducation les principes que
j’ai établis dans la premiére, je propose quelques idées, qui paroîtront
peut-être hazardées, sur la maniére de cultiver les premiéres années de
l’enfance; mais je déclare, par avance, que je suis entiérement
déterminé à me soumettre à cet égard, comme sur le reste de l’Ouvrage,
au jugement que tant de personnes plus éclairées que moi, auront le
droit d’en porter.




ESSAIS

SUR

LA NECESSITÉ

ET SUR

LES MOYENS

DE PLAIRE.

Premiere Partie.


Entre les principes les plus utiles à la Société, il en est un que nous
ne pouvons trop connoître & trop suivre, parce que dans les personnes
dont il régle la conduite, il empêche la raison d’être farouche; qu’il
ôte à l’amour propre ce qui le rend haïssable; qu’il supplée en quelque
façon aux avantages de l’esprit, & les sauve de la jalousie qu’ils
peuvent exciter lorsqu’ils sont éminens; qu’enfin il influe
considérablement sur notre bonheur & sur celui des gens avec qui nous
passons la vie; c’est la nécessité de plaire. J’entens par le mot de
plaire, une impression agréable que nous faisons sur l’esprit des autres
hommes, qui les dispose ou même les détermine à nous aimer.

Avec le caractére d’honnête homme, avec bien des vertus, il semble qu’on
devroit paroître aimable. Cependant, il est commun de trouver des gens
dont les principes & les mœurs vous attirent, & dont le commerce vous
rebute; on ne peut s’empêcher de les considérer, de les respecter & de
les fuir.

Tel est dans les gens vertueux, lorsqu’ils ne cherchent point à plaire,
l’effet d’une sévérité dure, & cependant estimable, avec laquelle ils
portent quelquefois leurs jugemens. Je n’attaque point ici cette haine à
qui les défauts des hommes ne sont qu’un prétexte pour répandre son
fiel; ce chagrin caustique qui verroit avec regret disparoître de la
terre les vices contre lesquels il éclate, parce qu’il n’auroit plus
rien à blâmer: je parle de cette équité trop austére qui pése les
actions des autres avec le peu d’indulgence qu’elle a pour elle-même; de
cet amour de la raison & de la justice, qui, converti en passion, ne se
plie pas assez à la nécessité de voir des hommes imparfaits; quel en
est, dis-je, le fruit? Le malheur de révolter ceux même dont elle
arrache l’estime.

Quand les ames, au-dessus des foiblesses ordinaires, sont en même temps
douces, sensibles, indulgentes, vous les aimez, & c’est leur vertu même
qui vous attire encore plus à elles; mais quand vous trouvez ces
personnages vertueux qui, vous regardant du haut de leur mérite, vous
marquent une certaine bonté impérieuse, une certaine pitié qui vous
annonce leur supériorité & votre petitesse; vous êtes tenté de croire
que le droit de vous mépriser est une récompense qu’ils s’attribuent
pour la peine qu’ils se donnent de fuir les vices; vous sentez peu
d’estime pour leur vertu, & beaucoup d’éloignement pour leur personne.

Il est, je l’avoue, des vertus épurées, & qui, telles que le pardon des
grandes offenses, le desintéressement, la générosité sur des objets
importans, font, par elles-mêmes, une forte impression sur les esprits:
mais les occasions d’employer ces vertus d’éclat ne sont pas fréquentes.
Quelle est, pendant ces longs intervalles, la ressource des ames
sensibles? L’usage des vertus moins brillantes, dont l’effet est de
plaire, & le fruit de se faire aimer; il n’y a presque point d’instant
qui ne leur ouvre quelque route nouvelle pour s’assurer d’un bien si
satisfaisant.

Cette attention de plaire, qui doit accompagner les vertus de l’ame, ne
nous est pas moins nécessaire pour faire valoir les qualitez de
l’esprit. Que servent dans le commerce ordinaire de la vie les lumiéres
qui caractérisent un esprit éminent? Il en est parmi nous, dans ce
siécle-ci, du savoir & des connoissances sublimes, à peu près comme de
la richesse dans de certaines Républiques, où la somptuosité &
l’abondance passent pour une sorte d’injure faite aux citoyens bornés
dans leur fortune, où le plus opulent est restraint à la dépense modique
de celui qui n’a presque que le nécessaire: de même il faut éviter dans
les entretiens tous les sujets qui passent la portée des esprits
communs, ou se plier à ne leur présenter ces mêmes sujets qu’avec une
simplicité, que par une superficie qui les leur rende sensibles; & ce
n’est que le désir de plaire qui peut, au milieu de tant de contrainte,
assurer le succès de l’esprit supérieur. Bien loin de blesser les
simples citoyens par l’éclat trop marqué des richesses dont il dispose,
il semble, par la maniére dont il les leur découvre, les y associer, les
leur rendre propres: il obtient d’eux, à la fois, la liberté d’en faire
usage, leurs éloges & leur reconnoissance.

S’il est des lumiéres dans l’esprit qui doivent concilier l’estime &
l’amitié des autres hommes, ce sont celles qui s’appliquent sans cesse à
régler les intérêts qui sément entr’eux la division. On devroit pouvoir
compter du moins sur le cœur de ceux qui ont obtenu de nous les
avantages auxquels ils prétendoient: il arrive cependant, que le plus ou
le moins d’égards que vous aurez marqués pour leur personne dans les
momens, où dépendans & soumis, ils vous auront entretenu de leur
espérance ou de leur crainte, décide souvent de leur reconnoissance. Si
votre extérieur ou vos discours ont fait souffrir leur amour propre,
n’espérez pas qu’ils vous tiennent compte de la justice que vous leur
aurez rendue; ils penseront que vous n’êtes équitable que par crainte de
la honte qu’il y auroit à ne pas l’être: vous n’obtiendrez d’eux que
l’estime qu’ils ne peuvent vous refuser, & l’estime des hommes est un
tribut qui ne satisfait que notre raison: leur amitié est nécessaire au
bonheur d’une ame sensible.

Posséde-t-on les avantages attachés à la haute naissance & à l’éclat du
rang? On n’est point affranchi de la nécessité de plaire. Les inférieurs
avec un respect bien attentif & bien sérieux, sont quittes de tout ce
qu’ils doivent aux Grands; & combien la supériorité de ceux-ci est peu
digne d’envie, quand elle ne leur rapporte que ce seul tribut! Les
respecter scrupuleusement sans avoir d’autres sentimens pour eux, c’est
mettre à part leur personne & ne rendre hommage qu’à leur destinée;
c’est n’entretenir une Divinité que de la beauté du pied-d’estal qui
l’éleve. Qu’ils désirent de plaire, au moindre effort, l’ouvrage est
achevé; tout s’embellit autour d’eux, l’esprit se découvre, les talens
se multiplient; leur sourire est comme ces rayons de lumiére, qui,
répandus tout-à-coup sur une campagne, font sortir mille tableaux variés
& rians; où l’on ne découvroit auparavant qu’une sombre & confuse
uniformité.

Quand nous sommes d’un rang distingué, la conduite qui nous fait réussir
ou déplaire, tient principalement, si je ne me trompe, à l’idée plus ou
moins raisonnable que nous avons des prérogatives de ce même rang qui
nous décore. Quand cette opinion secrette est exagérée, elle perce dans
notre maintien, dans nos discours, elle imprime à notre politesse un
caractére qui lui fait perdre presque tout son mérite; souvent c’est de
la hauteur qui se montre à découvert, & elle déplaît à tout le monde;
quelquefois c’est de la bonté qu’on met à la place des égards, & cet air
de supériorité blesse avec justice ceux qui, sans être nos égaux, ne
nous sont point subordonnés. Avec les gens d’un état moins considérable,
ce sera une affectation de descendre, de s’abaisser jusqu’à eux, une
crainte marquée de leur en imposer trop, qui ne peut satisfaire que les
sots.

Cette opinion outrée des avantages qu’on a sur les autres, séduit moins
communément les gens nés dans le sein des honneurs, que ceux qui se
trouvent transportés subitement dans une région qu’ils n’avoient
long-temps considérée qu’en élevant leurs regards. Tous les objets dont
ils se sont séparés leur paroissent si rapetissés, qu’ils se croyent
dispensés de les apercevoir: ils voyent à peine ce qu’ils ont été; ils
jugent aussi peu fidélement de ce qu’ils sont; & ce n’est que le désir
de plaire qui, les ramenant à la véritable idée qu’ils doivent avoir
d’eux-mêmes, les garantit & de cette hauteur haïssable qu’ils mettent à
la place de la dignité, & de cette bonté qui désoblige ceux qu’ils
cherchent à satisfaire.

Comment l’homme, revêtu de l’autorité, s’armeroit-il du courage pénible
de supporter, sans en paroître accablé, les importunitez honorables mais
continuelles des Grands, & tout ce qu’a de rebutant la foule oisive qui
gratuitement l’obséde, s’il n’avoit l’heureuse ambition de se concilier
les cœurs? C’est dans cette seule espérance qu’il écoute avec douceur
les discours embrouillés ou captieux, que l’esprit borné ou la mauvaise
foi lui font essuyer; il sent qu’un obligeant accueil est le seul
dédommagement des graces qu’il ne peut accorder, ou des demandes
injustes qu’il démasque: en lui, l’autorité parle toujours le langage du
citoyen: on lui pardonne d’être puissant, parce qu’on le respecte sans
le redouter: on fait plus, on lui porte le seul tribut qu’il désire, on
l’aime.

La fortune est bien ingénieuse à servir les goûts & l’ambition des
hommes qu’elle favorise; cependant elle ne porte pas son pouvoir jusqu’à
les faire aimer. Telle est particuliérement la situation de ceux qu’elle
a fait passer avec rapidité d’un état obscur à l’éclat de l’opulence.
S’ils veulent ne se point abuser sur la disposition, où les esprits en
général sont à leur égard, ils doivent se dire tous les jours de leur
vie, Je posséde ce qui excite la haine de quiconque désire un état plus
abondant que le sien; ce ne sera pas assez de l’associer aux douceurs de
cette même abondance qu’il m’envie, il faudra que pour obtenir grace sur
le reste, je lui persuade par des prévenances, par des égards
continuels, qu’au sein des richesses, j’ai besoin de son estime, de son
amitié, de son aveu enfin, pour être heureux.

Puisque tous les avantages que je viens de rappeler ne nous dispensent
pas de songer à plaire, combien ce soin nous est-il plus nécessaire à
l’égard des liaisons qui forment la Société?

L’amitié qui est un engagement libre, a besoin elle-même qu’un pareil
secours l’entretienne; avec quelque solidité qu’elle soit établie,
lorsqu’elle se renferme dans ses devoirs, qu’elle cesse d’être animée
par ce goût qui a contribué autant que l’estime à la faire naître, elle
ne se montre plus que dans les occasions où elle auroit honte de ne pas
agir; ces occasions sont quelquefois rares; & dans les intervalles, elle
reste comme en létargie, elle paroissoit empressée & riante, elle n’est
plus qu’exacte, sérieuse, & même sévére.

Le savoir-vivre, & la politesse, ces secours si nécessaires aux hommes
pour être en état de se supporter, ne deviennent pas d’une grande
utilité à ceux qui ne remplissent de tels devoirs que comme des
assujettissemens de la Société, ou par une habitude qui est souvent
mêlée de distraction; c’est le désir de plaire qui leur donne l’ame,
c’est ce sentiment seul qui nous en fait un mérite. Eh! quelle
reconnoissance doit-on à celui qui ne vous marque des égards que comme
une tâche que la tyrannie de l’usage lui impose? Son extérieur
indifférent, ou contraint, ou réservé, ne vous annonce-t-il pas le peu
de part que vous avez à ce qu’il fait pour vous? Sa politesse a tout
l’apprêt du cérémonial; & comme au fond il n’aura manqué à rien qu’à
vous plaire, vous le quittez fâché, pour ainsi dire, de n’avoir pas de
véritables sujets de vous en plaindre; bien des gens n’attendroient pas
une autre occasion de le haïr.

Que ces qualitez soient dirigées par ce sentiment que je crois si
nécessaire, attentives à se restraindre ou à s’étendre par rapport aux
personnes qu’elles ont pour objet; on sentira qu’elles naissent, non de
cette habitude qui n’est qu’un rôle qu’on s’est prescrit, mais d’un
panchant à s’occuper de vous, parce que c’est vous rendre justice; &
cette conduite ne tardera guéres à s’attirer du retour. Les égards sont
moins sujets que les services à trouver des ingrats.


_Du désir de plaire._

Si l’art de plaire peut seul faire valoir nos plus grands avantages, il
est évident que nous ne saurions trop désirer d’acquérir un talent si
précieux. Or ce désir, quand il est éclairé par la raison, devient
lui-même un des plus sûrs moyens pour parvenir à plaire[1]; il ne faut
que le définir pour faire connoître quel est le bonheur d’en être animé.

  [1]

        ... De quoi ne vient point à bout
        L’esprit joint au désir de plaire?

    LA FONTAINE, _Fable 206. à Mgr. le Duc du Maine_.

Le désir de plaire, tel que je le conçois, est un sentiment que nous
inspire la raison, & qui tient le milieu entre l’indifférence &
l’amitié, une sensibilité aux dispositions que nous faisons naître dans
les cœurs, un mobile qui nous porte à remplir avec complaisance les
devoirs de la Société, à les étendre même quand la satisfaction des
autres hommes peut raisonnablement en dépendre; c’est une force, qui,
dans les changemens de notre humeur, dans les contradictions où notre
esprit est sujet à tomber, nous retient en nous opposant à nous-mêmes;
c’est enfin une attention naturelle à démêler le mérite d’autrui, & à
lui donner lieu de paroître, une facilité judicieuse à négliger les
succès qui n’intéressent que notre esprit & nos talens, quand, par cette
conduite, nous gagnons d’être plus aimés.

Le désir de plaire renferme donc le désir d’être aimé. C’est à cette
marque en effet qu’on peut le reconnoître; c’est cette union qui le
caractérise: elle paroît si naturelle, qu’on ne balanceroit point à
croire que l’un est inséparable de l’autre, sans les exemples contraires
qui se trouvent dans la Société: combien de personnes contentes de se
voir considérées ou applaudies, ne consultent jamais si on les aime!
Cette indifférence n’est pas moins, ce me semble, un égarement de
l’esprit, qu’une malheureuse insensibilité de l’ame sur le prix qu’on
doit attendre de ce qu’on fait pour la Société; le don de plaire,
examiné avec les yeux de la raison, loin d’être regardé comme un succès
satisfaisant, ne doit paroître qu’un moyen flatteur d’obtenir la plus
douce de toutes les récompenses, le plaisir d’inspirer de l’amitié.

C’est donc une étude bien nécessaire que de rechercher en nous-mêmes,
que d’approfondir en quoi consiste le désir de plaire, afin de connoître
si nous cédons à ce même désir, dans la vûe de nous faire aimer, afin de
démêler si nous sommes éclairés par cette sage ambition qui sachant
concilier ce que la Société exige de nous, avec ce que nous voulons
d’elle, ne nous procure que les succès qui nous font chérir; ou si nous
nous abandonnons aux suggestions séduisantes d’un amour propre, qui ne
nous occupant que de notre bonheur particulier, ne mérite que
l’indifférence des autres hommes, & nous expose à leur inimitié.

Il arrive quelquefois qu’ayant tout ce qui sert à plaire, nous n’en
profitons pas assez: on trouve communément des gens qui n’épargnant rien
pour être d’un commerce aimable avec tout ce qui ne leur est point
subordonné, passent à l’extrémité opposée, dès qu’ils se trouvent en
liberté; alors ils deviennent épineux, farouches; mais s’il reparoît
quelque objet qui leur en impose, ils reprennent toutes leurs graces, on
diroit qu’ils n’attendoient qu’une occasion de se contraindre: leur
maison étoit pour eux un antre qui noircissoit leur imagination. Ils
voyent arriver un étranger; la sérénité de l’esprit succéde aux nuages:
ils semblent être transportés subitement dans un nouveau monde, & c’est
l’envie de plaire qui a produit l’enchantement. Mais comment se
pardonnent-ils ce contraste? Semblables à ces avares fastueux, qui
étalant une magnificence extérieure, se privent dans leur famille du
nécessaire, ils sont encore plus déraisonnables; les avares ont du moins
le plaisir d’accumuler leurs richesses, au lieu que ceux qui ne
profitent pas des moyens qu’ils ont de plaire, n’y gagnent que le triste
plaisir de se livrer à une humeur dont ils souffrent eux-mêmes.

D’autres ne négligent point de paroître aimables; mais ils n’ont,
presque toujours, qu’une seule personne qui les occupe. Se trouvent-ils
avec des gens à qui ils doivent à peu près les mêmes marques de
considération & d’amitié? Leur goût dans le moment les porte à en
traiter un avec préférence; ils s’y livrent, ils n’ont plus d’attention,
d’esprit, de graces que pour lui; ils y gagnent, il est vrai, le plaisir
de flatter & d’acquérir de plus en plus celui qui leur plaît davantage;
mais ils désobligent tous les autres; c’est imiter encore l’erreur d’une
autre espéce d’avares, qui ne s’attachant qu’à grossir leur trésor, y
ajoûtent imprudemment ce qui serviroit à entretenir leurs autres biens,
qui dépérissent; ils ne s’apperçoivent pas que c’est s’appauvrir.

Mais si nous négligeons de grands avantages, en ne saisissant pas toutes
les occasions de plaire, nous tombons dans une erreur bien plus grande
encore, lorsqu’aïant cette juste ambition, nous choisissons de mauvais
moyens pour la remplir; il y en a qu’il ne faut que remarquer dans
autrui, pour connoître combien on doit les éviter. Quel égarement, par
exemple, d’espérer de plaire, quand on ne songe qu’à briller?

L’envie de briller est un empressement de faire valoir son mérite, sans
aucun égard à celui des autres; c’est un étalage hazardé de son esprit,
de ses talens, & enfin de tous les avantages qu’on a, ou qu’on se
suppose; & cette confiance les discrédite, quelque distingués qu’ils
puissent être, parce qu’elle met à découvert l’excès de bonne opinion
qu’on a de soi-même, & l’intention de s’arroger une sorte de
supériorité.

La confiance impérieuse avec laquelle on s’empresse de briller, nous
laisse bien-tôt, quelque mérite qui la soutienne, dans une espéce de
solitude, au milieu même des gens avec qui on passe la vie. Ils ne
songent qu’à vous fuir, à moins qu’ils ne vous trouvent un certain
ridicule qui les amuse; car en général, on recherche assez le commerce
de ceux dont on est dans l’usage de se mocquer; mais quel moyen d’être
accueilli? Peu de gens sont assez stupides pour ne pas sentir la honte
d’un pareil succès: Et voici dans ces deux situations leurs ressources
ordinaires; ils rompent toute liaison avec ceux qu’ils préféreroient
s’ils étoient sensés, pour aller fonder leur misérable empire dans des
Sociétés, où leur ton de supériorité leur tiendra lieu de mérite; ils
auroient pû vivre citoyens dans un monde convenable, ils aiment mieux
être Rois dans la mauvaise compagnie[2], encore s’ils y régnoient sans
trouble, si rien n’arrachoit jamais le bandeau que leur orgueil a mis
sur leurs yeux. Leur folie seroit en quelque maniére un bonheur; mais il
y a dans toutes les Sociétés de bons esprits, qui par une lumiére
naturelle, distinguent l’apparence d’avec la vérité; ils s’attachent à
approfondir le faux mérite qui d’abord les a éblouis, & bien-tôt la
présomption démasquée est réduite à chercher un autre théatre, où elle
puisse être applaudie.

  [2] Je crois devoir expliquer ici quel sens j’attache à cette maniére
    de s’exprimer, _la mauvaise compagnie_; j’avertis que je ne l’ai
    empruntée que pour être mieux entendu d’un grand nombre de
    personnes, respectables dans leurs jugemens, à bien d’autres égards,
    mais qui sans avoir en vûe de décider des mœurs ni du caractére,
    qualifient abusivement de mauvaise compagnie tout ce qui n’est point
    lié avec ce qu’ils appellent _les gens du monde, les gens de
    connoissance_, ou même ceux qui parmi les gens du monde n’ont point
    ce qu’ils nomment _le ton de la bonne compagnie, le bon ton_,
    langage dont la prééminence qui consiste souvent dans les mots plus
    que dans les pensées, peut paroître bien arbitraire.

    Si on avoit compris que j’eusse dessein d’établir que les Sociétés
    qui ne sont point formées par les gens du monde, méritent le nom de
    mauvaise compagnie, on auroit absolument mal entendu ma pensée;
    l’esprit, la gayeté, les talens, & ce désir de plaire, qui ajoûté à
    toutes ces qualitez, se rencontre aussi fréquemment dans ces mêmes
    Sociétés que dans l’état supérieur: on a donné, ce me semble, la
    solution de cette espéce de probléme, lorsqu’on a dit qu’il y a tant
    de gens de bonne compagnie dans la mauvaise, & tant de gens de
    mauvaise compagnie dans la bonne, qu’on ne peut raisonnablement en
    exclure aucune.

L’envie de briller est sujette aussi à nous jetter dans l’affectation, &
nous y tombons de deux maniéres; l’une en forçant notre naturel, &
l’autre en imitant celui d’autrui.

L’affectation qui a sa source dans nous-mêmes est un certain apprêt
marqué dans le maintien, dans la façon de marcher, de rire, de parler;
c’est une application sérieuse & réfléchie à faire, avec distinction,
les plus petites choses, par la persuasion que c’est un art de les
tourner en autant de graces qui seront remarquées & applaudies.

Rien ne décele mieux la petitesse de l’esprit que cette sublimité que
certaines gens recherchent jusques dans la maniére de dire les lieux
communs de la conversation, que cette indifférence pour les pensées, &
cette haute estime des mots dont ils paroissent si profondément
pénétrés. Combien les personnages que notre vanité nous fait faire, &
dont elle s’applaudit, sont quelquefois contrastés & méprisables? Tandis
qu’elle portera un homme orné de grands talens, ou de connoissances
sublimes, à se montrer par des côtés si justement louables; cette même
vanité exposera à nos regards une figure remarquable par la bizarerie
recherchée de son ajustement, ou par la singularité méditée de son
maintien & de ses maniéres; & vous reconnoîtrez, pour comble
d’étonnement, que c’est le même homme, qu’alternativement elle décore &
qu’elle dégrade.

On connoît une autre affectation qui tient à notre naturel; il y a des
gens nés singuliers, ou ingénus, ou indifférens, ou farouches; qui se
plaisent à le paroître encore davantage qu’ils ne le sont effectivement.
Cette ambition d’ajouter (pour m’exprimer ainsi) à soi-même, n’est guére
aperçûe que des gens d’esprit, & n’en est que mieux tournée en ridicule;
car toute affectation ne tarde pas à leur paroître telle. On seroit bien
éloigné de tomber dans celle-ci, si on songeoit véritablement à plaire;
on sauroit qu’on n’y réussit constamment, qu’en se montrant de bonne foi
tel qu’on est; que ce qu’on affecte au-delà, est une maniére d’avertir
les gens de vous remarquer, de vous applaudir, qui les excite, au
contraire, à ne plus voir en vous que le mérite emprunté, pour être
dispensé de vous tenir compte de celui qui vous est naturel.

L’affectation, qui consiste dans l’imitation, vient quelquefois d’un
sentiment louable, mais dont nous savons mal profiter. C’est une
connoissance intérieure, un aveu qu’on se fait à soi-même, qu’il nous
manque de certains agrémens que nous applaudissons dans quelque autre, &
que nous pensons follement acquérir, en affectant de les posséder. C’est
une adoption du mérite d’autrui qu’on préfére au sien, sans en être plus
modeste, & qu’on ne parvient jamais à s’approprier assez bien, pour en
être paré; on n’en a que l’étalage.

L’égarement de notre amour, qui nous porte à imiter les autres, est
d’autant plus à craindre, qu’il est sujet à nous choisir de bien mauvais
modéles. Tel ne s’occupera toute sa vie, qu’à ressembler à certain
personnage, par les endroits mêmes que le Public ne regarde pas avec des
yeux favorables; qui eût peut-être été moins exposé à la critique, s’il
s’en fût tenu à ses propres travers.

Cette imitation volontaire ne se marque pas seulement dans notre
extérieur, il y a des goûts, & des haines, qu’on ne montre que parce
qu’on s’imagine du bon air à les avoir. L’empressement, souvent déplacé,
de les témoigner, & les expressions outrées de ceux qui se les
attribuent, font assez connoître que c’est pure affectation, & il se
joint une sorte de dépit à l’ennui que cela donne; on leur contesteroit
volontiers le frivole avantage dont ils se parent de détester, ou
d’aimer à la folie, ce qui mérite à peine d’être cité comme déplaisant
ou comme agréable.

Mais une autre erreur autant à craindre, quoiqu’elle soit moins
susceptible de ridicule, c’est de mettre l’esprit caustique au rang des
moyens de plaire. Je ne prétens pas combattre ici ce caractére sombre &
farouche qui ne trouve de gloire qu’à avilir le mérite, & de plaisir
qu’à troubler son bonheur. J’ai en vûe cette sagacité que la gaieté
ordinairement accompagne, qui, sans intention de nuire, emportée par une
satisfaction secrette, & flattée des applaudissemens quelle s’attire,
sans les mériter, se plaît à n’apercevoir, & à ne peindre les objets,
que par des faces qui les rendent ridicules. Je parle de cet art, qui
faisant alternativement d’une partie de la Société, un spectacle risible
pour l’autre, les sacrifiant & les amusant tour à tour, est redouté même
de ceux dont il se fait applaudir, & finit toujours par être haï & des
uns & des autres. Combien les hommes que ce caractére domine, doivent
peu se flatter d’inspirer de l’amitié, à moins qu’ils ne le rachetent
par bien des vertus ou des qualités supérieures!

Les esprits caustiques deviennent, en quelque maniére, pour la Société,
ce que sont à l’égard des Nations voisines, certains Rois d’Afrique,
dont toute la richesse consiste dans un commerce d’Esclaves; on ne gagne
rien à se soumettre à leur empire; quand il ne leur reste plus de
Peuples étrangers à livrer, ils trafiquent leurs propres Sujets.

Le genre d’esprit caustique que je viens de dépeindre, est aussi méprisé
que haïssable, dans ceux qui ne le tenant point de la nature, veulent
s’en faire un caractére; rien ne déplaît tant que les gens qui vous
proposent à titre de ridicule, ce qui ne l’est pas, ou qui vous
annoncent comme une découverte, des ridicules usés, & dont ce n’est plus
l’usage de se moquer (car tout est mode dans le commerce du monde,
jusqu’aux sujets de dégoût & de haine.) Heureusement il ne suffit pas
d’avoir de la malignité & de l’esprit, pour être avec succès (supposé
que c’en soit un) médisant, ironique ou dédaigneux, il faut être
instruit des objets & du ton de la critique en régne. Eh! quelle étude
méprisable, quand on a pour objet de s’en prévaloir contre la Société,
que celle d’une science qui nous fait redouter, & qui deshonore notre
raison, à mesure que notre esprit réussit mieux à en faire usage!

Il est de la prudence de ne s’y point tromper, & cette observation est
importante; tout ce qu’on appelle esprit caustique, n’est pas tel que je
viens de le définir; on voit des personnes qui en ont une portion, dont
on n’est pas équitablement en droit de se plaindre; nul art dans leurs
discours pour attirer votre confiance, nul déguisement pour vous cacher
qu’elles vont vous juger à la rigueur; il faut cependant être en garde
contre elles, ou plutôt contre soi-même; le caractére de leur esprit est
une pénétration délicate, qui va saisir avec justesse tout ce qui se
passe dans le vôtre; elles y lisent toutes les finesses de votre amour
propre; jamais aucun des motifs qui vous fait parler, ou garder le
silence, sourire, ou être sérieux, ne leur échape, elles vous découvrent
ingénieusement à vous-même; peu de gens gagnent & se plaisent à se voir
ainsi dévoilés; mais loin de leur reprocher la joie un peu maligne
qu’elles trouvent à vous démasquer, rendez-leur graces au contraire de
ce que ce n’est qu’à vos propres yeux qu’elles font tomber le masque
dont vous aviez voulu vous embellir.

En général, l’esprit caustique ne doit donc pas être regardé comme un
moyen de plaire, puisqu’il nous empêche d’être aimé: Mais il y a deux
caractéres qui sont entiérement opposés à celui-ci, & dont il n’est pas
moins important de se garantir, parce qu’ils nous font mépriser; c’est
de la fade complaisance & de la flatterie dont je veux parler.

Je ne comprens point dans ce que j’appelle fade complaisance, ce
caractére de foiblesse, qui, toujours dominé par les exemples, ou par
les discours de quiconque veut l’assujettir, se laisse entraîner
indifféremment aux vertus comme aux vices. Je parle de cette souplesse
d’humeur, de cette attention servile, qui, satisfaite de plaire
généralement sans distinction des personnes, se permet tout ce qui lui
paroît ne point intéresser l’honneur; prodigue les éloges, sacrifie sans
qu’on l’exige ses propres goûts, & va souvent même plus loin que n’iroit
l’amitié, sans jamais avoir le plaisir d’être inspiré par elle. Si cette
lâche flexibilité réussit auprès de quelques hommes, dont la vanité
grossiére profite de tout ce qui cherche à la flatter, elle nous avilit
à tel point aux yeux des autres, que les succès qu’elle procure, quels
qu’ils puissent être, ne peuvent nous dédommager de la honte qui y est
attachée.

La flatterie, j’entens celle du genre le moins odieux, posséde, en
commun, avec la fade complaisance, mais par art seulement, cette pente
docile à céder aux volontez des autres; elle y ajoûte une adresse à
faire naître les occasions de séduire, qui la distingue & la rend plus
dangereuse; & tout le fruit que ce personnage pénible retire des scénes
humiliantes qu’il joue, est d’abuser un petit nombre de spectateurs, &
d’être méprisé de tout le reste.

La flatterie d’un autre genre, & qu’on ne sauroit trop détester, c’est
celle qui, pour s’emparer des esprits, saisit malignement le foible qui
les deshonore, qui applaudit à nos ridicules, afin de jouir en même
temps du plaisir de les augmenter & de nous plaire.

Qu’un homme qui sera né avec un esprit étendu, lumineux, mais sérieux
naturellement, affecte une gaieté qui n’est point dans son caractére:
qu’il se propose de vous réjouir par sa maniére de plaisanter, qui ne
sera (je le suppose ainsi) qu’une malheureuse abondance de fades
allusions, ou de contes usés; car combien de gens avec beaucoup d’esprit
n’ont point celui de la plaisanterie? On s’attachera pour gagner son
inclination, à le bercer dans son erreur: quel usage du désir de plaire!
L’art de séduire les hommes, en applaudissant à leurs travers les plus
marqués, ne fût-il considéré qu’avec les yeux, d’un amour propre un peu
délicat, n’a rien que de méprisable. Il est si facile dans la Société,
d’entretenir Bélise[3] du nombre imaginaire de ses amans! Un sot
n’aborderoit Dom-Quichotte qu’en lui parlant d’Enchanteurs; un homme
d’esprit l’engageroit à traiter la Morale, parce que dans Dom-Quichotte,
l’homme le plus singulier, & qui fournit davantage à la curiosité d’un
Philosophe, ce n’est pas le fou, c’est celui qui est la raison même,
jusqu’au moment où le mot de Chevalerie en fait une métamorphose
complette; il est aisé de le remarquer. Les sots se croyent pénétrans &
caustiques, quand ils font tant que d’apercevoir dans autrui des défauts
qui n’échapent à personne; on voit qu’ils s’applaudissent d’avoir pû
découvrir qu’un fou extravague, & qu’une Coquette s’abuse de compter sur
des Amans qu’elle n’a pas. Il faut donc leur laisser le genre de
flatterie dont je viens de parler, ou convenir que quand nous embrassons
ce caractére honteux, dans la vûe de nous faire aimer, c’est un abus que
nous faisons d’un motif estimable, c’est que nous n’avons pas assez
d’esprit pour saisir les moyens de plaire que nous offrent la raison &
la vérité.

  [3] Personnage de la Comédie des Femmes savantes.

Ces égaremens, où le désir de plaire est sujet à nous entraîner,
appartiennent également aux deux sexes; mais on connoît une autre erreur
qui séduit particuliérement les femmes; c’est la coquetterie, cet écueil
de leur raison, dont on voit un si petit nombre d’entr’elles se
garantir. Il ne seroit pas aisé de la définir; plus un défaut est en
régne, & plus il se montre par différentes faces, dont celles qui le
caractérisent le mieux, sont quelquefois les plus difficiles à
rapprocher, & particuliérement dans les femmes, soit qu’elles suivent la
raison, soit qu’elles cédent au caprice, leur imagination plus
ingénieuse que la nôtre, varie & multiplie bien davantage les nuances.
Un homme aimable, & qui cherche à le paroître, vous a bien-tôt laissé
apercevoir tous les moyens d’y réussir, qui lui sont propres. Une femme
saisit successivement presque toutes les maniéres de l’être; & c’est
parce qu’en général elles sont portées à aller loin dans la route
qu’elles prennent, qu’il leur est plus important de la bien choisir.

Dans les femmes, le désir de plaire, qui a pour objet d’inspirer
l’estime & l’amitié, prend un empire durable sur les ames; plus il
paroît, plus il s’accrédite, parce que c’est, comme on l’a remarqué[4],
le caractére des choses estimables de redoubler de prix par leur durée,
& de plaire par le degré de perfection qu’elles ont, quand elles ne
plaisent plus par le charme de la nouveauté; au lieu que la coquetterie
ne peut rien sur les ames, qu’autant qu’elle séduit l’imagination.
Quelle que soit son adresse à se cacher, elle ne subsiste pas long-temps
sans être reconnue; elle perd alors une partie de son pouvoir, non que
l’on se désabuse d’abord de l’erreur où elle nous entraîne; nos yeux
ouverts, malgré nous, sur elle, sont sujets aussi à se refermer. Mais
dans les intervalles de raison que nous laisse le charme, on se peint
tout ce qu’il y a d’humiliant à s’en laisser tyranniser, & l’on hait
celle qui l’emploie, à proportion des efforts qu’il nous en coûte pour
le rompre.

  [4] Madame la Marquise de Lambert, _Réflexion sur les Femmes_.

Le désir de plaire est convenable dans tous les états & à tous les âges,
parce qu’il ne met en œuvre que des moyens avoués par la raison, & qui
font honneur à l’esprit. La Coquetterie qui souvent paroît dans toute
son étendue, sans que l’esprit l’accompagne, emploie jusqu’à des
défauts, pour parvenir au but qu’elle se propose; étourderie,
affectation, manque de bienséance, tout lui sert, & rien ne l’arrête; &
ces mêmes défauts, dès qu’ils cessent de la faire valoir, l’enlaidissent
plus encore qu’ils ne l’avoient embellie: mais ce qui caractérise
entiérement la honte des succès qui la flattent, c’est qu’elle se décrie
à mesure qu’elle les multiplie; les premiers jours de la jeunesse, qui
seuls peuvent lui être favorables, sont-ils éclipsés, combien de
ridicules l’accompagnent jusques dans ses triomphes, si elle en obtient
encore? La fausse vanité la fait naître, des chiméres flatteuses
l’entretiennent, & le mépris en est le fruit.


_Des qualités qui semblent plaire par elles-mêmes._

Si le désir de plaire nous égare quelquefois, combien aussi nous
offre-t-il de moyens d’être aimés, quand c’est la raison qui l’éclaire?
C’est lui qui donne l’ame aux qualitez les plus heureuses que nous ayons
reçues de la nature ou de l’éducation, soit qu’elles appartiennent à la
figure, soit qu’elles tiennent au caractére, sans lui, les hommes qui
sont doués de ces avantages, ne les portent point à leur véritable prix.
Il ne faut, pour s’en convaincre, que les considérer par leur cause &
par leurs effets.

En général, il y a, lorsqu’on agit, ou qu’on parle, de certaines
dispositions du corps, de certaines expressions du visage, du geste, de
la voix, convenues (ce semble) dans chaque Nation, pour rendre tel
sentiment, ou telle pensée; & c’est le meilleur choix entre ces actions,
qu’on regarde comme les plus naturelles, qui forme ce qu’on appelle
_l’air d’éducation, l’air du monde_, & en un mot, ce qu’on approuve dans
notre extérieur, ce qu’on y applaudit indépendamment de la régularité de
la figure.

Dans une personne qui parle, la grace extérieure dépend d’un certain
accord, entre ce qu’elle dit, & l’action dont elle l’accompagne; il faut
que de l’un & de l’autre il ne résulte qu’une même idée dans l’esprit de
celui qui l’écoute & qui la voit.

Et de même que l’art des Comédiens, supérieurs dans leur profession, est
de s’approprier toutes ces actions heureuses, de ne les marquer qu’au
degré, qu’à la nuance qui convient le plus exactement au fond du
caractére, & à la situation actuelle du personnage qu’ils
représentent[5]; c’est dans les gens du monde le plus ou le moins de
délicatesse d’esprit & de sentiment, qui fait que ces actions sont plus
ou moins agréables.

  [5] On remarque que l’expérience du Théatre, ne suffit pas pour
    acquérir cette perfection, elle est l’ouvrage de la justesse & de la
    délicatesse de l’esprit.

Il faut observer encore que comme ces actions convenues, & qui
distinguent une Nation, varient d’une maniére sensible dans les
personnes de différentes conditions; les expressions du visage, du
geste, de la voix, sont un second langage, qui a son stile & qui marque,
ainsi que fait le choix des mots, & la maniére de les prononcer,
l’extraction plus ou moins relevée, ou du moins l’honnête ou la mauvaise
éducation.

C’est sans doute un avantage qu’un extérieur qui nous annonce
favorablement, il accrédite par avance les autres qualitez dont nous
pouvons être ornés; on voit des personnes, qui, lors même qu’elles ne
vous entretiennent que d’objets peu intéressans, ont l’art d’exciter,
d’accroître, de fixer votre attention, soit par la maniére de vous
adresser leurs regards, soit par une grace répandue dans leur action,
qui vous inspire une disposition à leur applaudir, & même à découvrir en
elles plus d’esprit qu’elles n’en font paroître.

Mais quand cet accord heureux du geste & de la pensée, cette éloquence
des regards, cette grace dans l’action, qualitez toujours désirables, ne
sont qu’une disposition heureuse des organes, quand ce qui nous touche
en elles, n’a d’autres rapports avec nous que l’impression agréable
qu’elles font sur nos sens; leur effet ne nous est bien sensible que la
premiére fois que nous l’éprouvons, bien-tôt l’habitude nous les rend
indifférentes, à moins qu’une certaine ame, que le sentiment seul peut
donner, ne les soutienne.

Pour démêler quelle est cette ame qui assure le succès des qualitez,
qu’on croiroit devoir réussir par elles-mêmes, revenons à l’homme que
j’ai dépeint avec un extérieur qui prévient si puissamment en sa faveur.
Si vous recherchez la cause des impressions avantageuses qu’il a faites
sur vous, vous connoîtrez qu’elles naissent d’un empressement qui étoit
en lui de vous occuper; non par la vanité d’être écouté, mais par un
désir d’attiser votre attention, & votre suffrage, qui suppose le cas
qu’il faisoit de votre estime: toux ceux qui, comme vous,
l’environnoient, resteront persuadés que cet empressement marqué, ces
regards obligeans, quoique ramenés successivement à tout le cercle, leur
étoient adressés par préférence, cette idée sera imprimée dans chacun
d’eux, Il n’a songé qu’à me plaire.

C’est donc la disposition de l’esprit, & non celle du corps, qui fait
valoir notre extérieur[6]; les agrémens du maintien & du geste, qui ne
consistent que dans la régularité convenue des mouvemens, sont purement
arbitraires; ce qui est à cet égard une grace à Paris, pouvant devenir
singulier à Madrid ou à Londres; mais cet air d’attention,
d’empressement, cette satisfaction à vous voir, que donne le désir de
plaire, réussit toujours, & par-tout il se fait distinguer, même dans
les hommes dont nous n’entendons point le langage, il marque une volonté
de se rapprocher de nous, qui nous flatte, parce que c’est faire notre
éloge, & qui nous dispose à les applaudir & à les aimer.

  [6] On peut mettre au rang des qualitez heureuses de la personne, les
    exercices agréables & les talens, tels que l’art des instrumens, la
    danse, le chant, &c. qui peuvent en quelque façon se passer du
    secours de l’esprit. Je ne rappellerai point ici de quel prix ils
    sont dans la Société; je remarquerai seulement, que dans celui qui
    ne les met en usage que pour satisfaire son amour propre, c’est le
    talent qu’on applaudit. Dans celui qui ne paroît les employer que
    dans le dessein de concourir aux plaisirs de la Société, c’est la
    personne qu’on aime & qu’on recherche.

Cette même disposition d’esprit fait également le principal mérite de
certaines qualités attachées au caractére, & qui semblent plaire par
elles-mêmes.

Il y a, par exemple, une certaine sensibilité à tout ce qui peut rire à
l’imagination, ou intéresser le cœur, d’une maniére agréable, dont
quelques gens sont heureusement doués; une disposition à saisir le
plaisir, qui se répand dans leurs actions & dans leur entretien; un goût
avec lequel ils agissent dans tout ce que les autres ne paroissent faire
que par convenance, caractére qui plaît d’autant plus, qu’il les lie aux
personnes avec lesquelles ils vivent par tout ce qui a de l’empire sur
elles, soit les goûts, soit les caprices ou la raison.

On aime encore une sorte de gaieté, marquée à un coin de singularité,
qui la rend piquante; c’est ce mélange de sérieux & d’enjouement, cet
extérieur raisonnable & grave, que quelques gens, en petit nombre,
conservent dans des momens où leur imagination, naturellement gaie, est
emportée par les idées les plus riantes, & même les plus badines; la
joie est en eux une richesse, qu’ils semblent n’y pas connoître, & ne
répandre que pour le plaisir des autres.

Mais ces caractéres, quel que soit leur mérite, ne réussissent pas
constamment par eux-mêmes, ainsi que les agrémens de la personne, il
faut qu’ils ayent pour ame ce désir de plaire, qui met le véritable
sceau à toutes les bonnes qualités.

Je ne connois qu’une sorte de moyen de réussir à plaire, sans que nous
en ayons le désir; il fait partie de ces erreurs presque inséparables de
la jeunesse; il n’a que peu de jours où il puisse nous être favorable, &
ce caractére d’erreur seul, fait tout son mérite. C’est cette extrême
sensibilité avec laquelle les jeunes gens qui entrent dans le monde,
sont frapés de tout, parce que tout leur paroît nouveau; leur
ravissement, & cette naïveté avec laquelle ils parlent des impressions
agréables qu’ils reçoivent; comme si le plaisir étoit une découverte qui
n’eût été faite que par eux: ces premiéres agitations de l’ame, qu’ils
croyent si merveilleuses, les font, il est vrai, paroître aimables,
parce qu’elles marquent une franchise, une certaine simplicité, que le
manque d’expérience justifie; & peut-être encore ne leur faisons-nous
grace, que parce qu’elles ne sont que des erreurs, que leur succès est
passager, & ne vaut pas qu’on le regrette; car on n’applaudit qu’avec
peine dans autrui aux qualitez qu’on n’a plus. Il est, par exemple, peu
de femmes (& bien des hommes ont la même foiblesse,) qui, cessant
d’avoir les agrémens de la jeunesse, se plaisent avec ceux qui les
possédent dans tout leur éclat; mais on n’envie pas des moyens de plaire
qui ne portent que sur une illusion, que la raison fera bien-tôt
evanouïr.

Il est donc sensible que nous n’avons aucunes qualitez heureuses, aucuns
avantages dont nous puissions retirer un véritable succès, si le désir
de plaire n’en dirige l’usage: en effet, rien ne peut remplacer en nous
cette indispensable ambition, dont on éprouve que les efforts ne sont
jamais sans quelque récompense; car s’ils ne sauroient vaincre
entiérement le caractére méprisant ou chagrin, la dureté ou malignité de
certains esprits, du moins il arrive insensiblement que ces ames
sauvages ne sont plus épineuses ou injustes avec vous, que le moins
qu’elles peuvent l’être; c’est vous distinguer du reste des hommes,
c’est vous aimer à leur maniére.


_De quelques moyens de plaire._

L’utilité du désir de plaire ne consiste pas seulement à relever les
qualitez qui sont en nous, elle va plus loin, elle y en fait naître de
nouvelles.

Obtient-on des succès éclatans, c’est assez pour se voir en bute à la
plus noire envie: mais soyons animés du désir de plaire, il nous fait
trouver dans ces mêmes succès, des moyens de nous faire aimer. Quel
guide pour ceux qu’éleve tout à coup la fortune! Il les rend modestes,
il les garantit d’une certaine confiance orgueilleuse, d’un certain air
de supériorité, qui se glisseroit sans qu’ils s’en aperçussent dans leur
langage, dans leurs actions les plus indifférentes, & même dans leur
politesse; il est sans doute honteux pour l’humanité, qu’on doive tenir
compte à un homme de ce qu’un rang ou une grande place, qui ne lui aura
été accordée que par considération pour ses ayeux, de ce qu’un titre
acheté, ou tels autres avantages, qui n’ajoûtent rien à son mérite
personnel, n’ont pas changé son maintien, & sa maniére de traiter avec
les autres hommes; mais enfin on lui en sait gré, on s’y attendoit même
si peu, que dès qu’il ne diminue rien des soins & des égards qu’il
mettoit auparavant dans la Société, on se fait l’illusion de croire
qu’il en apporte davantage; combien à plus forte raison, nous
dispose-t-il en sa faveur, quand il a effectivement ce surcroît
d’empressement de nous gagner? On est flatté de ce que son nouveau
lustre n’a servi qu’à lui inspirer plus d’envie de nous plaire; on pense
qu’il a senti que ce qui l’éleve, loin de lui donner de la supériorité
sur nous, n’a fait que l’en rapprocher davantage, par le besoin qu’il a
de notre suffrage. On lui trouve de l’élévation dans l’ame, & de la
solidité dans l’esprit; car on n’a jamais plus d’opinion des bonnes
qualitez des autres hommes, que quand elles nous aident à nous
convaincre de notre propre mérite.

L’attention à ne point diminuer d’égards pour ceux qui ont reçû de nous
des services, sur-tout quand il s’est agi de bienfaits qui nous donnent
une sorte de supériorité sur eux, est un des sentimens les plus utiles
que nous inspire le désir de plaire. Souvent, après des procédez
généreux, on s’endort sur la foi du panchant qui nous les a fait avoir,
& qui n’attend qu’une autre occasion de se manifester; on pense qu’avec
celui à qui on a découvert ainsi son ame, ne plus s’assujettir aux
attentions, aux déférences ordinaires, loin de paroître un manque
d’égards, est une autre maniére de lui témoigner qu’il est sûr de nous.
Cette conduite cependant produit rarement le succès qu’elle nous fait
espérer. Dans la plûpart des hommes (& ceux-ci ne sont pas encore les
plus méprisables) la reconnoissance sincére dans son principe, est
cependant conditionnelle; mettez-la à des épreuves qui offensent l’amour
propre, vous la verrez s’évanouir, & l’inimitié lui succéder peut-être.
Naturellement portés à l’ingratitude, ils regarderont comme une sorte
d’usure que vous retirez de ce que vous avez fait pour eux, ce qu’ils
croiront en vous une marque de hauteur méprisante: Il m’a obligé,
(diront-ils en secret) mais il m’humilie, il est plus que payé; on perd
ainsi par une négligence, dont la cause bien connue, n’a souvent rien
que de louable; on se dérobe le prix le plus cher; des bienfaits, le
plaisir d’être aimé; mais supposons que cette personne dont la vanité
est trop sensible, capable en même temps d’un véritable sentiment de
gratitude, vous cache, & vous sacrifie la peine intérieure que lui cause
ce qui lui paroît en vous un manque d’égards: N’êtes-vous pas bien
fâché, si vous venez à vous en apercevoir, d’avoir étouffé en partie la
satisfaction que vous aviez fait naître dans une ame que vous aimiez à
rendre heureuse?

Le désir de plaire nous garantit de cette perte, & de ce regret; en nous
assujettissant à cette maxime, bien humiliante pour la raison,
quoiqu’elle soit son ouvrage, il faut nécessairement, pour être aimé,
remplir par une suite d’égards, les intervalles qui se trouvent entre
les services.


_Des défauts que le désir de plaire corrige, & de ceux qu’il adoucit._

Etablir en nous des qualités heureuses, n’est pas encore l’effet le plus
favorable du désir de plaire; il y remédie à des défauts, & c’est à mon
gré, l’ouvrage le plus difficile. L’air dédaigneux, par exemple, le ton
méprisant, (habitudes volontaires, qui rendent notre commerce si
haïssable,) ce n’est que l’envie de réussir dans l’esprit des autres,
qui peut nous en corriger: voici deux cas assez ordinaires où l’on voit
arriver ce changement.

Quelquefois, des gens qui entrent dans le monde, avec un extérieur brut,
ou glorieux, prennent heureusement un goût vif pour le commerce de la
Société: alors, portés, par sentiment, à connoître tout ce qui peut les
y rendre aimables, ils parviennent enfin à l’acquérir.

Le second exemple est, lorsque des gens qui se sont abandonnés à ces
mêmes défauts, parce qu’ils n’ont point eu de motifs puissans de se
contraindre, se trouvent forcés de vivre avec des personnes à qui ils
ont intérêt de plaire, pour se rendre la vie agréable; ce qu’ils
marquent alors de prévenances, d’attentions obligeantes, réussit
d’autant mieux, qu’on s’attendoit moins à leur trouver ce caractére.

On remarque une situation où des hommes, nés farouches, & méprisans,
tout-à-coup cessent de l’être. C’est quand ils éprouvent des traverses
humiliantes; mais alors ce changement ne leur rapporte guéres, ne
prouvant pas qu’ils soient corrigés; s’ils fléchissent, on soupçonne que
c’est par foiblesse, on est long-temps à ne regarder leur politesse,
leur complaisance, que comme des témoignages de leur honte secrette, &
non comme un adoucissement de leur ame. C’est la seule occasion où la
dureté ordinaire de leur commerce, qui auroit alors un air de fermeté,
pourroit les servir mieux, que l’intention marquée de plaire.

Mais supposons en nous des défauts, que le désir de plaire ne puisse
nous faire vaincre entiérement, parce qu’ils seront du fond de notre
caractére, du moins, il les adoucit de maniére à leur faire trouver
grace dans la Société.

Parmi ces défauts, l’inégalité est sans doute un des plus rebutans. On
diroit que ceux dont l’humeur est changeante, à un certain excès, (& on
en voit d’assez fréquens exemples) ont plusieurs ames qui se plaisent
chacune, à effacer l’ouvrage de l’autre; pour plus de facilité à peindre
ces oppositions, supposons une personne avec qui vous n’êtes point en
liaison, & dont on vous fait cet éloge. «Elle joint à beaucoup d’esprit,
des connoissances fort étendues; elle a sur-tout le don de s’approprier
si heureusement ce qu’on a pensé avant elle, & ce que vous aurez pensé
vous-même, que vous pancherez à croire que tout ce qu’elle dit est
l’ouvrage de son imagination, sans aucun secours de sa mémoire; qu’elle
raisonne, qu’elle fasse un récit, qu’elle contredise, jamais vous
n’apercevrez son amour propre, & jamais elle ne blessera le vôtre. A
l’égard de son ton de plaisanterie, il est à servir de modéle dans la
conversation, comme celui de Madame de Sevigné l’est pour les Lettres.»
A ce portrait, que vous ne permettez pas qu’on acheve, vous marquez un
extrême empressement de la connoître; elle arrive; on n’avoit employé
que de trop foibles couleurs; vous trouvez qu’elle surpasse tout ce
qu’on vous avoit annoncé. Faut-il vous en séparer? elle vous laisse dans
l’enchantement; vous ne songez qu’à la rejoindre, & le lendemain paroît
un terme trop long à votre impatience. A la seconde entrevûe, quel
étonnement pour vous de ne plus retrouver la personne du jour précédent!
Vous demanderiez volontiers à celle-ci, ce que l’autre est devenue.
Tombée dans une sorte de létargie, elle n’a presque rien à vous dire, à
peine se trouvera-t-elle la force de vous répondre; la veille il lui
manquoit de vous avoir fait connoître, qu’elle a tout ce qui peut rendre
supérieurement aimable; vous étiez un objet intéressant pour elle, &
vous ne l’étiez que par là, n’en attendez plus rien, jusqu’à tant
qu’elle se plaise à recommencer le charme; elle n’a de graces dans
l’esprit, de feu dans l’imagination, de raison même, elle n’existe
enfin, si j’ose le dire, que dans les momens où elle est flattée de
plaire, & elle y réussira encore avec vous dès qu’elle en aura envie;
vous passerez alternativement de l’admiration au dépit. On dit que de
pareils contrastes nourrissent l’amour; il est sûr du moins qu’ils
n’entretiennent pas l’amitié.

Qu’on inspire tout à coup à cette même personne (sans lui ôter son
inégalité) le désir de plaire, qui a pour objet de se faire aimer, vous
connoîtrez combien sa conduite deviendra différente. Au lieu de
s’abandonner, sans retour, à cette langueur qui suivit de si près son
empressement, elle sentira que le changement qu’elle a marqué, à votre
égard, a dû vous déplaire, & trouvera des ressources pour le réparer; ce
ne sera point par les traits de cet esprit saillant, ni de cette
imagination riante que vous avez admirés en elle, puisqu’ils naissent
uniquement de l’émulation que lui cause la nouveauté des objets; mais
elle vous parlera la premiére des contrastes de son humeur, sincérité
qui commencera à diminuer la blessure qu’ils vous avoient faite; elle
vous avouera, en les blamant, des bizarreries, que vous n’avez point
encore essuyées, & cette confiance vous engagera à la plaindre; vous la
trouverez sensible de si bonne foi aux sujets que vous avez de ne pas
rechercher son commerce, que ce sera vous alors, qui songerez à trouver
des raisons de l’excuser; enfin dans chaque intervalle, vous ouvrant son
ame sur ses caprices, & sur son repentir, elle vous accoutumera à
l’indulgence; effet plus puissant encore du désir de plaire! en lui
trouvant les mêmes défauts, vous ne verrez plus de torts en elle, vous
finirez par l’aimer.

Il y a encore des qualitez qui naissent du désir de plaire, il y a
d’autres défauts dont il nous garantit, que j’ai crû devoir traiter
séparément; comme la conversation est le champ où ils paroissent avec le
plus d’éclat, je vais les considérer dans ce point de vûe, afin de faire
connoître, selon que je le conçois, ce qu’ils sont à l’esprit de la
conversation.

Pour éclaircir suffisamment de quelle maniére ces qualitez font partie
de l’esprit de la conversation, il faudroit analiser en quoi consiste ce
même esprit; mais comment définir, dans toutes ses faces, cette espéce
de génie, qui dépend moins du genre & de l’étendue des lumiéres qu’il
posséde, que du sentiment plus ou moins délicat, avec lequel il les met
en usage, qui ne se sert jamais mieux de l’esprit, que quand il semble
s’en passer, ou n’apercevoir pas tout celui dont il dispose; qui,
transporté à tous momens dans différentes régions, n’a qu’un instant
presqu’insensible, pour s’emparer des richesses qui lui sont propres, &
dont le choix, à mesure qu’il est plus subit, est quelquefois plus
heureux: ce talent qui a tant de ressources pour plaire, nous cache
presque entiérement ce qui le constitue; on le sent, & ne sauroit dire
précisément ce qu’il est. On connoît bien mieux les défauts qu’il doit
éviter, que les qualitez qui sont de son essence: cependant entre ces
qualitez, il en est deux qui me paroissent sensibles; la premiére, est
la maniére d’écouter; la seconde, est ce caractére liant qui se prête
aux idées d’autrui.

L’attention est une partie essentielle de l’esprit de la conversation,
elle ne doit pas consister seulement à ne rien perdre de ce que disent
les autres, il faut qu’elle soit d’un caractére à en être aperçue,
qu’ils découvrent qu’elle n’est pas uniquement l’effet de la politesse,
mais d’un panchant qu’on se trouve à les entendre; & le désir de plaire
donne cette disposition obligeante; non qu’il la porte jusqu’à la
fadeur, ni qu’un même sourire applaudisse aux lieux communs, ainsi
qu’aux idées riantes, ou ingénieuses: il sait, sans fausseté, garder les
intervalles différens entre la fade complaisance, & la sécheresse
mortifiante, qu’il évite toujours. Il prête une attention plus marquée à
l’homme, plus digne d’être écouté, sans celui qui en le méritant moins,
désire autant de l’être, puisse se plaindre de la maniére dont il l’est
à son tour. Il ne laissera pas échaper les momens où l’esprit de l’un se
dévelopant d’une maniére supérieure, exige qu’on se livre entiérement à
le suivre; & lorsque l’entretien du dernier lui devient à charge, il
trouve que c’est un inconvénient de plus, & non un dédommagement, que de
s’attirer sa haine, en lui faisant sentir le malheur qu’il a de
l’ennuyer.

On ne le croiroit pas, si l’expérience ne nous en convainquoit tous les
jours; c’est un don bien rare que de savoir écouter: l’un, persuadé
qu’il vous devine, vous interrompt aux premiers mots que vous prononcez;
il part, & répond avec chaleur à ce que vous n’avez ni dit ni pensé. Un
autre, occupé à mettre de l’esprit dans ce qu’il va vous repliquer, se
livre, en vous écoutant, à ses idées; vous le voyez moitié rêveur, &
moitié attentif, n’être ni à vous ni à lui-même: & sa reponse se ressent
de ce partage, elle est spirituelle, & inconséquente. Celui-ci, & c’est
le moins excusable, incapable par une paresse d’esprit habituelle, de
toute application sérieuse, vous regarde avec des yeux létargiques, ou
vous adresse de temps en temps un sourire distrait, & le plus souvent
déplacé; il n’a pas projetté un moment de vous écouter, ni de vous
répondre; langueur désobligeante, qui dégoûte les gens sensés de notre
commerce, & excite l’inimitié de ceux dont la vanité commune, considére
une pareille indifférence, comme une marque de mépris, dont elle doit
être blessée.

Il y a une autre sorte d’inattention, qu’on regarde, non sans quelque
justice, comme un défaut, mais dont le principe n’a rien d’offensant,
parce qu’elle ne vient ni de cet empressement de faire parade de son
esprit, qui empêche d’être occupé du vôtre, ni de cette indifférence
pour ce que disent les autres, qui ne se prête pas même à les écouter.
C’est cette distraction, qui, dans quelques gens d’esprit, naît du fond
de leur caractére, & qui les saisit dans les momens mêmes où ils
trouvent du plaisir à vous entendre; espéce de ravissement, pendant
lequel vous les voyez comme transportés dans un monde différent du
vôtre, & dont ils sortent souvent par quelque trait si peu attendu, ou
par une plaisanterie d’un si bon genre, sur le tort où ils se
surprennent eux-mêmes, que vous aimez jusques à la distraction qui les a
fait naître.

Le caractére de douceur, & de complaisance, si désirable dans la
Société, n’est pas, lors même que l’esprit l’accompagne, une de ces
qualités qui jettent un certain éclat sur ceux qui les possédent. C’est
une sorte de philtre, qui, agissant d’une maniére peu sensible, ne vous
occupe d’abord que foiblement de la main qui sait le répandre, mais dont
l’effet est toujours de vous la rendre chére. Eh! comment ne pas aimer
ces ames flexibles, que vous attirez sans peine; qui vous cherchent
même, & se plaisent à partager ce qui intéresse la vôtre, qui
n’attendent de vous aucune attention, aucune condescendance, dont elles
ne vous donnent l’exemple, qui assez élevées, lorsqu’elles aperçoivent
des défauts mêlés avec des vertus, pour dédaigner le faux avantage
d’avilir les autres hommes, profitent par préférence des motifs
d’applaudir & d’estimer.

C’est dans la conversation, que l’esprit de douceur a de plus fréquentes
occasions de paroître, il nous fait abandonner, avec sagesse, à l’égard
des matiéres indifférentes, le foible avantage d’avoir sévérement
raison, contre les gens dont l’amour propre facile à se révolter, ne
pardonne point un pareil succès; vous pourriez leur montrer de la
supériorité: vous préférez de leur paroître aimable.

Il n’est qu’un genre de douceur, qui, loin de nous faire aimer,
indispose au contraire ceux qui en pénétrent le principe: c’est la
douceur, qui, ayant pour base un fond de mépris pour les lumiéres des
autres, les laisse apercevoir qu’elle ne leur céde, que par un sentiment
de supériorité, qu’elle n’est qu’un découragement de convaincre les
hommes de leur petitesse.

Ce n’est pas le plus souvent, faute d’esprit, de savoir, d’imagination,
qu’on indispose les gens avec qui l’on s’entretient, c’est parce qu’on
ne songe à faire paroître ces qualités, que pour sa propre satisfaction:
de là naissent des défauts plus nuisibles que la stérilité de l’esprit &
l’ignorance; tels sont l’habitude de parler de soi, l’abus de la
mémoire, la contradiction.

Le panchant à parler de soi, est bien séduisant; avec beaucoup d’esprit,
on n’est pas toujours garanti de ce piége, où notre amour propre nous
attire: ingénieux à se déguiser, c’est quelquefois sous les traits de la
modestie qu’il s’offre à nous, & qu’il parvient à nous gouverner.

Qu’on adresse des éloges mérités à des hommes connus par de grandes
vertus, par des actions brillantes, ou par l’antiquité de leur race;
quelques-uns ayant sincérement l’intention d’être modestes, se
défendront de vos louanges, de maniére à le paroître bien peu; vous les
verrez se répandre sur l’extrême faveur, non méritée, avec laquelle le
Souverain, ou l’opinion commune le traite; ils croyent effectivement en
être surpris, mais ils entrent dans des détails, & d’étonnement en
étonnement, de bontés en bontés qu’on a pour eux, ils content
insensiblement leur histoire, où ils font leur généalogie, & rapportent
tous les traits à leur gloire, qui vous étoient échapés; ils n’ont rien
dit que d’incontestable, mais enfin c’est vous avoir entretenu de leur
mérite.

L’amour propre a d’autres subterfuges dans ce genre de séduction, qui
indisposent plus encore quand on les démêle, que ne feroit peut-être
l’orgueil à découvert. On trouve des gens qui ne diront jamais _moi_, ni
_mon opinion_, ni _je sais_, ni _je prétens_; mais qui d’une maniére
détournée, sans s’en apercevoir peut-être, se procurent l’intime
satisfaction de ne vous entretenir que d’eux-mêmes, tout les raméne aux
talens, aux autres avantages qu’on sait qu’ils possédent; ils vous
montrent, comme avec une baguette, l’excellence de ces dons heureux, ils
vous feront sur-tout remarquer les parties qui désignent leur acquit, ou
leurs ouvrages, comme celles où il y a plus de mérite à réussir: quelle
modestie! ils suppriment leur nom, pour n’être connu qu’à leur éloge.

On s’abuse souvent encore, lorsque dans une conversation où chacun parle
de ses goûts, ou de son humeur, on croit ne rien hazarder, en faisant
aussi quelques portraits de soi-même: on ne doit point se rassurer sur
ce qu’ils seront vrais, ou si peu avantageux, qu’ils ne pourront point
donner de jalousie; il faudra prévoir si les esprits portés à la
critique, qui vous entendent, jugeront convenable que vous soyez tel que
vous êtes. Pour m’expliquer, je suppose qu’un homme qui a l’extérieur
raisonnable & froid, s’annonce comme ayant un goût très-vif pour tout ce
qui divertit; ou qu’il avoue qu’il lui vient, comme à bien d’autres
gens, des idées folles ou bizarres. Le portrait, comme je l’ai dit, sera
fidéle, il paroîtra cependant ridicule; on exige que vous ayez le
caractére désigné par votre phisionomie; on voudra du moins, si la joie
ne vient point s’y peindre, que vous fassiez un mystére de celle que
vous ressentez dans le fond de votre ame.

Ce n’est pas encore assez que de s’être accoutumé à domter le panchant
naturel qu’on sent à parler de soi-même, il y a une certaine défiance,
ou plûtôt une présence d’esprit nécessaire pour apercevoir les piéges
qu’on nous tend, afin de le réveiller en nous. Souvent les personnes qui
ne sont point caustiques, sont portées, même ayant de l’esprit, à ne
point soupçonner les autres de l’être; & cette sécurité, toute estimable
qu’elle a droit de paroître, a ses inconveniens; souvent des égards
qu’on vous marque, des louanges délicates qu’on vous adresse d’une
maniére indirecte, un certain sourire d’applaudissement aux choses
communes que vous dites, ont pour objet unique, de vous faire tomber
dans un ridicule, soit en vous faisant parler de vous-même avec éloge,
soit en vous engageant à mettre au jour des talens médiocres. Si vous ne
sentez pas d’abord l’ironie de ces fausses prévenances, la seule
confiance que vous paroîtrez y prendre, quand elle ne vous méneroit pas
aussi loin qu’on le désire, est capable de vous faire perdre dans
l’opinion des spectateurs, le prix de tout ce que vous avez d’ailleurs
de qualités aimables; avec les esprits qui sont caustiques, il faut
sur-tout, pour ne point discréditer le sien, éviter qu’il ne soit leur
dupe: & s’il est un moyen d’acquérir de la supériorité sur eux, c’est de
montrer qu’on les connoît sans les craindre, & sans daigner les imiter.

On a dit que les Amans ne s’entretiennent les jours entiers, sans
s’ennuyer, que parce qu’ils se parlent toujours d’eux-mêmes; cette
effusion de cœur me paroît appartenir plus raisonnablement à l’amitié.
Après ce goût de préférence, qui nous attache à un ami véritable, après
cette satisfaction si chére, de compter sur l’intérêt qu’il prend à
notre bonheur, le plaisir le plus touchant, est celui de lui ouvrir son
ame; il faut donc réserver cette entiére confiance pour l’amitié; dans
les liaisons ordinaires, parler de soi, n’est le plus souvent qu’un
foible qui tourne à notre désavantage.

Quelques exemples, contraires à ce principe, ne doivent point nous en
écarter; on trouve des gens qui vous entretiennent impunément des plus
petits détails de leurs goûts, de leur maniére de vivre singuliére, & ne
laissent pas d’être de très-bonne compagnie. Quel est donc l’art qui les
sert si bien? C’est de n’en avoir aucun; ils ne prétendent ni se donner
pour modéles, ni tirer vanité de leur façon de penser; sensibles de
bonne foi, jusqu’à la déraison, à toutes les petitesses qu’ils mettent à
si haut prix; ils vous étonnent, & vous amusent par le ton conséquent &
approfondi avec lequel ils analisent des objets entiérement frivoles;
les contrastes plaisent quand ils sont extrêmes; & celui-ci devient pour
la raison, une espéce de spectacle; vous croyez, en quelque façon, voir
l’homme du port de Pyrée, considérer avec transport les trésors d’un de
ses navires. N’ayez qu’un esprit supérieur, sans être emporté par le
délire que je viens de dépeindre; & essayez de tenir des propos du même
genre, en paroissant bizarre, vous ne serez qu’insipide; le mérite de
ces sortes de singularités, tient uniquement à l’yvresse avec laquelle
ceux qui y sont assujettis, font l’éloge de leur folie.

La défiance salutaire de tomber dans tous les inconveniens que je viens
de rapporter, peut se réduire à ce seul point. On se nuit, en parlant de
soi, lorsque le seul intérêt de notre vanité nous détermine; car avec
quelque adresse qu’elle se déguise, elle sera toujours aperçûe; les
regards des hommes, même les plus bornés, à d’autres égards, étant des
espéces de microscopes, qui grossissent nos défauts les plus
imperceptibles.

Il est malheureusement des occasions indispensables de parler de soi, de
peindre son caractére, & de mettre au jour sa conduite; que dans des
discussions d’intérêts, ou de quelque autre genre que ce soit, satisfait
intérieurement d’avoir rempli tout ce que la droiture & l’honnêteté
exigent, vous laissiez prévenir les esprits par les fausses couleurs
dont vos adversaires se parent, & vous défigurent. Quel sera le fruit de
votre silence? Vous resterez pendant un certain temps, (car
insensiblement la vérité découvre les trames du mensonge) vous vous
trouverez, dis-je, chargé, dans l’opinion commune, de tous les torts
qu’on aura eus avec vous.

J’ai placé à la suite de la vanité qui fait parler de soi, l’abus de la
mémoire, parce que ce dernier défaut me paroît tenir, à quelques égards,
au premier. Une mémoire abondante produit ordinairement le désir de
s’emparer de la conversation, & c’est un des moyens détournés de parler
de soi, que l’empressement indiscret d’occuper l’attention des autres.
Elle entraîne encore le dégoût d’écouter, deux inconveniens, qui seuls
suffiroient pour lui faire perdre tout son mérite.

Il faut, pour que la mémoire se fasse aimer, qu’éclairée par une
certaine délicatesse d’esprit, & par l’attention à ne point offusquer
l’amour propre d’autrui, elle n’occupe pas seule la scéne; qu’elle y
attire au contraire ceux qu’elle a réduits quelque temps, à n’être que
spectateurs: mais elle ne sent pas toujours où son rôle doit finir.

Il faut encore, qu’écartant de la conversation tout ce qui auroit l’air
de dissertation, même dans les matiéres savantes sur lesquelles on la
consulte, elle sache les assujettir toutes, sans obscurité, au langage
ordinaire du monde; mais cet art que quelques personnes de ce siécle
possédent éminemment, c’est l’esprit supérieur qui seul le donne.

L’usage habituel de la mémoire expose, ordinairement, à tomber dans des
répétitions, & il n’y a personne qui ne pense, sur l’ennui que cela
cause, ce que Montagne dit _de certains parleurs à qui la souvenance des
choses passées demeure, & qui ont perdu le souvenir de leurs redites_,
il les fuit avec soin.

Comme la conversation est un commerce d’idées, où le jugement &
l’imagination doivent concourir, ainsi que la mémoire, bien des gens qui
ont assez d’acquis pour se rappeler les matiéres auxquelles on les
raméne, haïssent de ne trouver le plus souvent dans l’entretien de ceux
que la mémoire fait parler, que le sens littéral, que la page
précisément de tel ou de tel livre; & ce dégoût paroît sensé; on se
plaît à la conversation qui vous présente le fruit de la lecture, mais
on s’ennuye, avec raison, de celle où l’on ne trouve que la lecture
même[7].

  [7] _Montaigne_ a dit: Savoir par cœur, n’est pas savoir, c’est tenir
    ce qu’on a donné en garde à sa mémoire.

Il est vrai que rien n’est plus à charge, à la longue, que ces esprits
qui se souviennent toujours, & qui ne pensent jamais.

Il faut avouer aussi que la mémoire heureusement cultivée, devient, dans
la conversation, une source toujours féconde, & toujours agréable, même
quand elle est instructive, lorsque les différentes parties de l’esprit,
qui lui sont nécessaires, mesurent son essor, & choisissent la route
qu’elle doit tenir: j’ajoûterai que si elle en reçoit de grands secours,
elle leur en prête à son tour, qui leur servent à se développer
davantage; sans elle, l’imagination la plus féconde, renfermée
nécessairement dans un cercle d’idées, qu’elle embellit, mais qu’elle
retouche sans cesse, épuise bien-tôt les différentes faces par où elle
les présente, & languit enfin faute d’objets, sur lesquels elle puisse
s’exercer. C’est donc comme un instrument à l’usage de l’esprit, (s’il
m’est permis de m’exprimer ainsi) qu’une grande mémoire me paroît
désirable; qu’on la réduise à son mérite particulier, même en la jugeant
favorablement, elle n’est plus que d’un foible prix; c’est moins son
étendue qui plaît, sur-tout dans les gens du monde, que le choix des
connoissances qu’elle rassemble, & la maniére de les employer.

Mais de tous les défauts opposés à l’esprit de la conversation, le plus
choquant, est la contradiction. Rien en effet ne rend plus haïssable que
de heurter inconsidérément l’opinion des autres; non que la crainte de
se laisser aller à ce panchant, doive bannir de l’esprit une certaine
fermeté; il y a bien de la différence entre contredire, & défendre son
sentiment; en avoir un, est convenable, & même nécessaire dans quelques
occasions, où ce que vous pensez, marque votre caractére; dans tant
d’autres, céder, ou ne céder pas, est bien arbitraire; mais souvent
notre orgueil dispute encore, après que notre raison s’est rendue.

La Bruyere réduit l’esprit de la conversation à la classe de l’esprit du
jeu, & de l’heureuse mémoire; & j’ai remarqué que quelques hommes de ce
siécle, accoutumés aussi à réfléchir, & qui jugent sainement de l’esprit
quand il est employé dans des ouvrages, pensent à ce sujet, comme La
Bruyere; mais il m’a paru qu’ils se rendoient à cette autorité, moins
par un examen raisonné, que par une sorte d’insensibilité, dont voici la
cause. L’étendue, & la justesse de l’esprit, étant en eux le fruit de
plusieurs années de travail, & d’une sorte de solitude, ils se sont
accoutumés à penser austérement, comme si une idée purement agréable,
étoit un relâchement à leur devoir; méthodiques, & conséquens, par
habitude, lors même qu’il y auroit du mérite à ne pas l’être, ils sont
rarement sensibles à cette délicatesse d’imagination, qui va saisir dans
les différentes matiéres que la conversation présente, ce qu’elles ont
d’agréable, ou de plus à la portée des autres, & en écarte avec soin
l’air de science, d’exactitude ou de mystére; de là, l’esprit de
conversation leur paroît un avantage bien frivole, & c’est ainsi que
l’humanité est faite. Quelques Philosophes portés, sans s’en apercevoir,
à ne considérer l’esprit qu’environné de la peine, & de la méthode qui
ont formé le leur, par-tout où ils voyent l’esprit facile, & secouant le
joug de l’exactitude, ils ont peine à le reconnoître.

Il me semble qu’à esprit égal, les personnes qui possédent le talent de
la conversation, ont bien plus d’occasions de plaire, que celles qui ne
font qu’écrire. Je ne les compare ici, que dans ce seul point de vûe;
l’Auteur le plus ingénieux, & le plus abondant, emploie bien du temps à
un ouvrage, dont le succès dépend de quantité de circonstances, qui
souvent, lui sont étrangéres; au lieu que l’homme doué de l’esprit de la
conversation, plaît & se renouvelle sans cesse; il fait constamment les
délices de tout ce qu’il rencontre: quelle différence dans la maniére de
vous occuper! L’un par la lecture de ses ouvrages (je les suppose du
genre purement agréable,) n’offre pour spectacle à votre esprit que le
sien, il ne vous montre que son mérite; l’autre vous raméne à vous-même,
vous place à côté de lui sur la scéne où il brille, & vous y place à
votre avantage, vous croyez y partager ses succès; quelles ressources
pour vous plaire, & pour se faire aimer de vous!

Ce don paroît quelquefois une espéce de magie: il est des gens dont le
langage fascine si bien votre imagination, sur-tout à l’égard des choses
de sentiment, que vous vous laissez persuader, en quelque façon, ce que
même vous aviez résolu de ne pas croire; vous étiez prévenu, je le
suppose, sur la froideur de leur ame dans le commerce de l’amitié;
viennent-ils à vous entretenir des charmes de cette même amitié, qu’ils
n’ont jamais sentie, il semble que leurs expressions suffisent à peine à
la plénitude de leur cœur; la peinture est si vive, & si ressemblante,
l’art a si bien les détails auxquels on reconnoît la nature, que vous
vous y laissez tromper: ou s’il vous reste encore quelques mouvemens de
défiance, vous sentez du panchant à les écarter; état de séduction, qui
me paroît ressembler à ces rêveries agréables que nous cause quelquefois
un sommeil assez léger, pour nous laisser une partie de notre
raisonnement, on s’apperçoit que ce ne sont que des songes, on se dit
qu’il ne faut pas les croire, on craint en même temps de se réveiller.

Comment _La Bruyere_ a-t-il pû rabaisser, au point où il l’a fait, un
genre d’esprit qui a tant de pouvoir sur celui des autres, qui, éclairé
par un jugement promt & délicat, voit, d’un seul coup d’œil, toutes les
convenances, par rapport au rang, à l’âge, aux opinions, au degré
d’amour propre, d’un cercle de personnes difficiles à satisfaire?

Encore un mérite qui rend bien désirable l’esprit & le goût de la
conversation, c’est qu’il remplit facilement notre loisir: & le loisir
de la plûpart des hommes, loin d’être pour eux un état satisfaisant,
devient un vuide qui leur est à charge. Combien les jours coulent avec
vîtesse pour ces ames heureuses, qui, dans les intervalles de leurs
occupations, s’amusent constamment, & par préférence, de ce commerce
volontaire de folie & de raison, de savoir & d’ignorance, de sérieux &
de gaieté; enfin de cet enchainement d’idées que la conversation raméne,
varie, confond, sépare, rejette & reproduit sans cesse; heureux encore
une fois, ceux qui peuvent avoir à la place des passions, le goût d’un
commerce où l’on trouve tant d’occasions de plaire, & de se faire aimer.




ESSAIS

SUR

LA NECESSITÉ

ET SUR

LES MOYENS

DE PLAIRE.

Seconde Partie.


Dans cette seconde Partie, je traite de l’éducation des enfans, suivant
les principes dont j’ai cherché, dans la premiére, à établir l’utilité.

Je la divise en trois Chapitres; le premier contiendra des réflexions
préliminaires sur les premiéres idées qui nous sont imprimées par
l’éducation.

Dans le deuxiéme, je proposerai les moyens que je crois les plus sûrs &
les plus faciles, pour faire naître dans les enfans, avec le désir de
plaire, les qualités de l’ame par lesquelles on plaît plus généralement.

Dans le troisiéme, j’examinerai quelles sont les connoissances
auxquelles il paroît plus à propos d’appliquer l’esprit des enfans, &
quels sont les talens qu’il faut cultiver en eux, avec plus de soin,
pour leur donner les moyens de plaire.


_Des premiéres idées qui nous sont imprimées par l’éducation._

Pour pouvoir établir, avec quelque solidité, les moyens de faire sentir
aux enfans la nécessité de plaire, & leur en inspirer le désir, il me
paroît nécessaire de remonter aux sources de l’éducation.

L’éducation est l’art d’employer l’entendement des enfans dans ses
différens dévelopemens, de maniére à y imprimer fortement, & par
préférence, les principes vertueux & sociables.

Ces principes consistent dans la liaison des idées rélatives qui
concourent à former complettement telle vertu, ou telle qualité. Je
m’explique par un exemple: Qu’à l’idée de la pauvreté, soit liée,
intimément, dans notre imagination, l’idée de la possibilité de devenir
pauvres; qu’à celle-ci se joigne l’idée du plaisir qu’on peut trouver à
soulager des malheureux[8], & celle de la convenance, si naturelle,
qu’un homme assiste un homme, il en résultera, dès que nous apercevrons
de la misére, cette sensibilité qui est nommée compassion.

  [8] Je supprime, pour n’être point diffus, les idées rélatives qui se
    joignent naturellement, pour ainsi dire, à celles que j’ai fait se
    succéder dans cet exemple; on conçoit que l’idée de pouvoir devenir
    pauvre, entraîne nécessairement celle de la consolation qu’on trouve
    à être secouru par ceux qui ne le sont pas, &c.

On sait que les premiéres impressions qui nous sont données dès
l’enfance, sont toujours les plus fortes, & ne s’effacent presque
jamais, quelque peu de liaison qu’il y ait naturellement entr’elles. Que
_l’idée des ténébres_ & _l’idée d’un fantôme_, quand elles nous sont
présentées en même temps, deviennent souvent inséparables, malgré les
efforts que notre raison fait dans la suite, pour les remettre dans
l’indépendance naturelle, où elles sont l’une de l’autre.

Le secret de l’éducation consiste donc, en premier lieu, dans le choix &
dans la liaison des idées principales, qui doivent nous conduire pendant
la durée de notre être, par rapport à notre bonheur concilié avec celui
des autres hommes: & en second lieu, à s’opposer à l’union des idées qui
produiroient des effets contraires.

C’est dans le temps où les idées commencent à creuser, pour ainsi dire,
leurs traces dans notre cerveau, qu’il est nécessaire que l’éducation
s’attache à les y distribuer en ces différens assemblages, qui
constituent les bons principes. Cependant on cultive d’une maniére bien
étrange, par rapport à l’éducation, les premiéres années de notre vie. A
examiner la conduite de ceux qui nous élevent, il semble que l’enfance
soit contagieuse; car y a-t-il une cause raisonnable d’imiter, comme on
fait communément, pour parler aux enfans, la foiblesse de leurs organes,
les sons aigus de leur voix, & le désordre de leurs idées? Au lieu de
leur montrer en nous le modéle de ce qu’il faut qu’ils deviennent, nous
ne leur offrons sans cesse, qu’une ressemblance pantomime de ce qu’ils
sont eux-mêmes[9]. Ce n’est pas encore l’erreur la plus considérable;
commencent-ils à comprendre & à réfléchir, s’ils nous questionnent, car
alors leur panchant naturel est de s’instruire, au lieu de leur
expliquer avec simplicité ce qu’ils désirent apprendre, on se fait un
jeu de ne leur débiter que des chiméres badines; on les trompe sur le
nom des choses, on les abuse sur leurs usages, plutôt que de leur en
donner la véritable connoissance; & il arrive de cette conduite, que les
premiéres impressions qui se gravent dans leur cerveau, à supposer
qu’elles ne soient pas nuisibles, sont incontestablement inutiles, & que
par là vous préparez à leur entendement, à mesure qu’il se formera,
l’embarras de démêler tous ces mensonges, & de mettre la vérité en leur
place. Les premiéres opérations de cet entendement, si importantes pour
le reste de leur vie, sont le doute, l’erreur, la confusion; & cette
confusion est notre ouvrage. Leur raison, au lieu de n’avoir à suivre
que quelques routes faciles qu’on pouvoit lui tracer, est contrainte de
parcourir un Dédale, où elle reste long-temps égarée. Voici un des
premiers inconveniens qui résulte de cette mauvaise éducation. Cette
espéce de mauvaise foi avec laquelle on traite avec les enfans, leur
devenant peu à peu sensible, ils connoissent enfin qu’elle est une
moquerie, une marque du mépris que nous avons de leur foiblesse; & ce
dégoût devient une source d’éloignement des personnes qui les élevent, &
d’une extrême défiance d’eux-mêmes; cause vraisemblable de cette honte
niaise, & de cette crainte de parler, qui succédent en eux, à la gaieté
naïve dont les premiéres années de l’enfance sont accompagnées.

  [9] MONTAGNE, en parlant du panchant qu’ont les peres à entretenir la
    niaiserie puérile de leurs enfans: «Il semble, _dit-il_, que nous
    les aimions pour notre passe-temps, ainsi que des guenons, non ainsi
    que des hommes.» _Chap._ intitulé, _De l’affection des peres aux
    enfans_.

Mais, je suppose qu’on leur explique fidélement l’usage des choses,
qu’arrive-t-il? On ne les leur présente ordinairement, que par l’utilité
particuliére qu’ils en peuvent retirer. Qu’un enfant demande à quoi sert
de _l’argent_, on lui répondra communément, qu’avec de l’argent il aura
des _dragées, des jouets, une belle robe_. De là il se place dans son
imagination ces idées étroitement liées: _l’argent est fait pour me
procurer ce que j’aime à manger, ce qui me divertit, ce qui me pare_; &
ce principe sera vraisemblablement le mieux imprimé de tous ceux qui se
formeront dans son esprit au sujet de l’argent. En coûteroit-il
davantage de lui dire, que _l’argent sert à faire du bien aux autres, &
à nous en faire aimer_? Ne devroit-on pas s’attacher à lui rendre ces
idées familiéres, par l’usage qu’on feroit devant lui, & qu’on
l’accoutumeroit à faire de ce même argent, & ainsi de toutes les choses
dont on lui expliqueroit la propriété, ne les lui montrant que par les
faces qui les rendent utiles à la Société?

Qu’on s’en rapporte à un Philosophe[10], dont l’ouvrage sur l’éducation,
est généralement estimé. «Les enfans sont capables d’entendre raison dès
qu’ils entendent leur langue naturelle; & si je ne me trompe, dit-il,
ils aiment à être traités en gens raisonnables plus tôt qu’on ne
s’imagine.»

  [10] M. Locke.

    Voyez aussi les Essais Philosophiques sur la Providence, au sujet
    des premiéres idées des enfans, _pag. 21_.

Ne seroit-il donc pas désirable que ceux qui disposent des premiéres
années des enfans, n’employassent, en leur parlant, que des formules
raisonnables? Ne seroit-il pas possible d’en introduire qui fussent à
leur portée, & qui leur devinssent aussi familiéres que celles qu’ils
repetent à l’imitation les uns des autres, comme s’ils se les étoient
communiquées, comme s’ils en avoient fait une étude; car qu’on écoute
les discours des Nourrices & des autres domestiques qui environnent les
enfans, on trouvera qu’ils sont tous les mêmes, qu’ils ne consistent
qu’en une petite quantité de mots follement estropiés, que dans quelques
maximes contraires au bon sens, & dans quelques chansons, plus
raisonnablement employées, parce que les enfans en sont quelquefois
amusés.

Quel inconvenient y auroit-t-il de devancer même le tems où ils
possédent entiérement leur langue naturelle, pour chercher à jetter les
fondemens de leur éducation? Ne vaudroit-il pas mieux perdre les
premiers efforts qu’on feroit dans cette vûe, que de manquer à saisir un
seul des instans où ils commencent à comprendre les discours qu’ils
entendent, & à voir, sans indifférence, les objets qui les environnent?
On ne sauroit préparer leur cerveau avec trop d’art, & de soin, à
recevoir les premiéres impressions qu’on veut que les objets y gravent;
car quand ce sont les objets mêmes, qui, par leur propre puissance,
forment une trace dans l’imagination d’un enfant, souvent cette premiére
idée se trouve contraire à celle qu’on auroit désiré qu’il eût reçûe;
tout ce qui est étranger à un petit nombre de gens qui ont entouré son
berceau, l’étonne, lui répugne, ou même l’effraie, quand il le voit pour
la premiére fois. Cette impression d’étonnement, de crainte, devient
peut-être en lui l’origine de la timidité, de l’humeur farouche, ou de
quelque autre défaut, qui, dans la suite formera son caractére. Qu’au
lieu de lui parler de ses jouets, de ses habits, de ses repas, on l’eût
entretenu de ses parens, des Maîtres qui lui sont destinés, des livres
dont il faudra qu’il s’occupe, & qu’on les lui eût dépeints sous des
idées agréables, il les verroit avec une disposition différente, &
seroit porté à les aimer.

Malgré la dissipation des enfans, & le peu d’attention avec laquelle ils
écoutent, leur cerveau est si tendre, que tous les discours qu’ils
entendent, & toutes les actions qu’ils remarquent, leur laissent quelque
impression. La preuve n’en est que trop marquée par l’effet que
produisent les discours de ceux qui les environnent, & sur-tout de leurs
domestiques. C’est là ordinairement la source des préjugés qui bornent
leur esprit, des craintes qui l’avilissent, & des mauvaises
inclinations, dont ces impressions déposent dans leur cerveau un germe
que les occasions dévelopent par la suite.

Il est certain, que pour quelques idées salutaires qu’on leur donne
chaque jour, à dessein de les instruire, ils en acquiérent un fort grand
nombre d’un autre genre, dont il seroit à souhaiter qu’ils fussent
garantis.

Qu’on réfléchisse encore sur ce qui doit se passer en eux, lorsque leur
entendement ayant fait quelque progrès, ils connoissent que ceux qui les
élevent démentent souvent, par leur conduite, les mêmes leçons qu’ils
viennent de leur donner. On leur refuse, par exemple, une partie des
choses qu’ils veulent manger, & tandis qu’ils s’affligent amérement de
ce refus, on en mange en leur présence; on les châtie pour s’être
emportés contre les gens qui les servent, & dans l’instant même, on
grondera devant eux des domestiques; on se servira des mêmes mots dont
on vient de leur faire un crime, & ainsi de plusieurs autres
contradictions. Ces exemples différens impriment chacun leur trace dans
leur cerveau, & la suite fait connoître combien ce mélange est
dangereux.

La véritable éducation consiste dans le rapport continuel des exemples
qui frapent les enfans, & des discours qu’ils entendent au hazard, avec
les préceptes qu’on leur donne, & ce pourroit être du moins celle de
tous les enfans nés avec une fortune, qui permet de n’épargner rien de
tout ce qui peut contribuer à les bien élever[11]. Par cette conduite,
ces premiéres idées, dont le choix, l’ordre, & la liaison forment,
vraisemblablement, le fond de notre caractére, étant sagement
assemblées, quelle facilité on auroit, dans la suite, à rendre les
enfans entiérement vertueux & aimables[12]! Soit qu’on y employât
l’éducation particuliére, soit qu’on choisît l’éducation publique, qui
est préférable à bien des égards[13], on ne trouveroit que des
dispositions heureuses à cultiver. La raison, cet assemblage de
principes salutaires, n’auroit point à résister en eux au sentiment. Eh!
quelle différence d’être déterminé par les lumiéres de l’esprit,
uniquement, ou par un panchant qui s’accorde avec elles! J’avoue qu’à la
place du sentiment de compassion, (pour revenir à cet exemple,) la
raison, en nous présentant les divers motifs d’être secourables, peut
nous engager à le devenir; mais quand la raison agit seule, il faut
qu’elle examine, qu’elle calcule, qu’elle nous détermine, & souvent avec
effort; quand le sentiment nous seconde, le mouvement qui nous entraîne
est rapide, & en même temps agréable. La raison est, peut-être, le seul
bien qui nous plaît davantage, à mesure qu’il nous en coûte moins, pour
l’acquérir & pour le conserver.

  [11] Quel objet plus important pour la Société que l’instruction de
    ceux qui, par leur naissance, leur rang ou leur fortune, destinés à
    remplir des places considérables, influeront sur le bonheur ou le
    malheur des autres hommes? Mais les principes que je propose,
    appliquables à toutes les conditions, peuvent être employés (supposé
    qu’ils méritent de l’être) par les parens, qui s’occupent eux-mêmes
    de l’éducation de ceux qui leur appartiennent.

  [12] A supposer qu’un enfant n’auroit reçû jusqu’à l’âge où son
    entendement est formé, d’autres idées que celles que j’ai appellées
    _salutaires_; je ne prétens pas en conclure, avec certitude, qu’il
    fut entiérement vertueux, raisonnable, aimable, &c. Il se dévelope à
    certains âges des inclinations, des passions, qui ont leur source
    dans les sens, & qui combattent ces premiers principes, souvent avec
    avantage; mais si ces mêmes principes n’éteignent pas ces nouveaux
    panchans, du moins ils en diminuent la force; ils empêchent que
    l’yvresse ne soit portée à l’extrême; & dans les intervalles, ils
    reprennent leur empire, qu’ils établissent enfin souverainement.
    Quelle différence, d’attendre que les passions soient nées, pour en
    enseigner le reméde, ou d’imprimer en nous par avance les principes,
    qui leur serviront de frein, quand elles viendront à éclorre.

  [13] Voyez à ce sujet le Traité de M. l’Abbé de S. Pierre, intitulé:
    _Projet pour perfectionner l’éducation, chap. XIII, pag. 27._

A l’égard de la maniére de cultiver la raison des enfans, lorsqu’elle
commence à se déveloper, ou même qu’elle a fait un certain progrès; au
lieu de leur donner, comme on fait communément, des préceptes qui en
renferment plusieurs autres, il faudroit au contraire décomposer ces
maximes, & faire travailler les enfans à rassembler toutes les parties
dont elles doivent être formées; car qu’on leur dise, par exemple,
qu’avec de l’esprit & du savoir on se fait estimer, c’est comme si, en
leur montrant de l’or & des marbres, on leur proposoit d’élever un riche
édifice, qu’arriveroit-il? S’ils se mettoient à y travailler, ou le
bâtiment ne s’avanceroit point, ou il prendroit des formes bizarres &
vicieuses; de même, n’étant point encore à portée de distinguer s’il y a
différens genres d’esprit & de savoir, dont les uns plaisent, & les
autres sont haïssables; ils ont besoin qu’on leur donne des idées
distinctes. Ainsi, que s’expliquant davantage, peu à peu, on leur fasse
entendre qu’avec de l’esprit sociable, & des connoissances qui servent
au bonheur des autres hommes, on en obtient l’estime & l’amitié; que par
degrés on leur fasse connoître les qualitez qui rendent l’esprit & le
savoir aimables: c’est, à la fois, en leur montrant des fondemens
jettés, leur donner l’idée de la forme heureuse que l’édifice doit
prendre: il ne faut pas s’y tromper, sans un plan successivement tracé,
qui les guide d’étage en étage, tel qui pouvoit construire un palais,
n’aura élevé qu’une tour inaccessible: tel autre, sur de vastes
fondemens, n’aura bâti qu’une simple cabane, celui-ci ne se sera étendu
qu’en hauteur, celui-là qu’en superficie; ainsi un plan sage qui les
dirige[14], est presque aussi utile à la perfection de l’ouvrage, que
les matériaux même qu’ils employent.

C’est donc aux personnes destinées à l’éducation des autres, à
rassembler dans leur ordre, & par convenance aux differens progrès de
l’entendement, toutes les parties qui composent les principes également
salutaires à celui qui en est éclairé, & à la Société. Est-il
d’occupation qui mérite davantage toute notre émulation, d’étude plus
intéressante pour la raison, que d’observer & de favoriser ces premiers
éclats de lumiére, qui se combattent, s’unissent, se divisent, se
multiplient; que ces dévelopemens, quelquefois si surprenans, d’un
esprit qui commence à se connoître? est-il enfin de spectacle plus digne
de l’homme raisonnable, que l’homme qui attend son secours, pour
acquérir la saine raison?

  [14] Si de certains hommes ne vont pas dans le bien jusqu’où ils
    pourroient aller, c’est par le vice de leur premiére instruction. LA
    BRUYERE: _De l’homme_.


_Des moyens de faire naître dans les enfans le désir de plaire, & les
qualitez de l’ame, par lesquelles on plaît davantage._

Poser le fondement des vertus dans l’ame des enfans, & leur présenter en
même temps ces vertus par ce qu’elles ont de sociable, voilà quel doit
être le premier objet de leur éducation; soit qu’on cherche à former
leur caractére, soit qu’on cultive leur esprit, si l’estime des hommes
est un succès louable, qu’il faut leur faire envisager, le bonheur
attaché à leur plaire, doit former le second point de vûe. C’est donc
dans le sein même des qualités de leur ame, des lumiéres de leur esprit,
& des avantages de leur condition, qu’il faut puiser tous les moyens
qu’ils ont d’être heureux, en s’occupant du bonheur des autres.

Pour leur inspirer le sentiment qui réunit ces deux intérêts, il s’offre
deux voies différentes, & qui sont également nécessaires à suivre: c’est
de les louer sur certains avantages, & de ne jamais les entretenir de
quelques autres.

On peut louer dans un enfant les qualités que sa volonté & son émulation
concourent à lui donner, comme les vertus de l’ame, & les connoissances
qui étendent l’esprit; c’est une maniére de l’engager à les porter à
leur perfection, en les tournant au profit de la Société; mais il faut
bien se garder de le flatter sur les distinctions, sur les prérogatives,
qu’il a reçûes gratuitement de sa naissance. Si vous l’entretenez de la
noblesse, ou de l’illustration de ses ayeux[15]; si vous faites valoir à
ses yeux, la supériorité que lui donnent des dignitez, qui en imposeront
aux autres hommes; si vous lui vantez des richesses considérables qui
l’attendent, vous le porterez à penser qu’il a, tel qu’il est, des
secours assurés pour se voir considéré, distingué, respecté; & bien-tôt,
rempli de confiance, il croira n’avoir plus rien à désirer, pour
paroître avantageusement dans le monde. L’expérience, il est vrai, le
détrompera un jour sur le succès qu’il s’étoit promis; il éprouvera
qu’on ne réussit effectivement que par un caractére qui fasse excuser
nos défauts, & rendre justice à nos bonnes qualités. S’il est capable de
retour sur lui-même, il changera de principes, il se fera une étude de
plaire; mais quelle différence d’y être porté par une habitude
contractée dès sa jeunesse, ou par des réflexions tardives &
intéressées! Il lui prendra des momens de paresse, ou de distraction,
dans la nouvelle route qu’il aura résolu de suivre; il manquera à son
extérieur & à ses discours, une certaine grace persuasive, que le
sentiment donne à tout ce qu’il accompagne, & qui ne peut être
entiérement remplacée par l’esprit; il sera long-temps, du moins, à
effacer les premiéres impressions qu’aura données contre lui, le
caractére dont il cherche à se dépouiller: mais supposé que la raison ne
puisse le déterminer à changer de caractére, aveuglé par sa vanité, il
fixera son ambition à faire valoir les avantages qu’il posséde; si c’est
la haute naissance, croyant en conserver la dignité, il n’en fera
paroître que l’orgueil: si c’est la richesse, il en étalera tout le
faste, afin de s’enveloper, (pour m’exprimer ainsi) dans ses ressources,
mais il ne pourra se faire entiérement illusion. Forcé de reconnoître,
dans mille occasions, qu’être aimé, est un bien nécessaire, & que ce
bien lui est refusé, il affectera vainement de le mépriser; il ne jouïra
pas même de la foible satisfaction de tromper personne à cet égard; on
sait que le dédain marqué avec lequel on regarde les autres hommes,
n’est ordinairement qu’un dépit secret de ne pouvoir leur plaire; à quel
reméde insensé il aura recours, pour se dédommager de n’être ni désiré,
ni accueilli; il finira par se rendre haïssable[16].

  [15]

        Di-lui...
        Plutôt ce qu’ils ont fait, que ce qu’ils ont été.

    RACINE, _Andromaque_, Tragédie.

  [16] J’ajouterai encore une autre précaution qu’on pourroit prendre,
    pour engager les jeunes gens à chercher dans leur caractére & dans
    leur esprit, les moyens d’être considérés; c’est de combattre en eux
    le goût démesuré de la parure. La magnificence, dans tout autre
    genre, peut avoir un caractére de grandeur, & nous faire aimer,
    parce qu’elle procure quelque satisfaction aux autres hommes; mais
    celle-ci n’a de prix, que pour celui qui s’en décore, personne n’en
    jouït avec lui; il me semble qu’il en est de la parure, à l’égard
    des gens du monde (je n’en excepte pas les femmes) comme de
    l’imagination dans les ouvrages d’esprit; qu’il y en ait une
    certaine mesure, c’est une grace qui les fait valoir; qu’elle se
    trouve répandue avec profusion, c’est une sorte de délire.

Ne point entretenir les enfans des avantages attachés à leur naissance,
n’est tout au plus que la moitié de l’ouvrage; il est encore essentiel
de les exciter à profiter de leur rang & de leur fortune, pour plaire &
pour se faire aimer; & ce que je propose, n’implique point
contradiction: on peut leur faire envisager ces mêmes distinctions par
des côtés où leur orgueil ne trouve point de prise, & qui frapent leur
raison; mais dans l’éducation ordinaire, on prend la route opposée.
Veut-on inspirer aux enfans nés dans le rang supérieur, ou dans un état
distingué, les qualités qu’ils doivent apporter dans la Société? on se
sert, sans en apercevoir la conséquence, de termes qui réveillent en eux
des idées de vanité sur leur condition, comme si on craignoit qu’ils ne
sentissent pas assez un jour, ce qu’ils ont de plus que les autres
hommes; on dira, par exemple, aux uns, qu’il faut être _affables_ à ceux
qui leur font _la cour_, qu’ils doivent avoir de _la bonté_ pour les
gens qui leur sont attachés; & le mot de _cour_ excepté, on tient à peu
près le même langage aux autres. Il faudroit bien plûtôt, évitant, avec
un soin extrême, toutes ces expressions, dont la vanité des enfans, plus
sensible déja qu’on ne le croit, ne saisit que trop bien l’énergie; il
faudroit, dis-je, n’employer que des termes propres à les rendre
modestes[17]; leur recommander, à titre de devoirs, _l’estime_ & _la
vénération_, pour les hommes d’une vertu distinguée, afin qu’ils ne se
croyent pas supérieurs à tout. _Les égards_, _les déférences_, pour ceux
qui les recherchent, afin qu’ils ne pensent pas qu’un regard jetté au
hazard, ou un sourire d’habitude, soit un accueil assez obligeant; leur
faire sentir qu’ils doivent de _la reconnoissance_ des soins qu’on prend
pour remplir leur loisir, de peur qu’ils ne s’imaginent que tout doit
être occupé de leurs plaisirs; les entretenir _du respect_ qu’ils
doivent à ceux qui les élevent, de _l’amitié_ qu’exige d’eux
l’attachement des gens d’un certain ordre, qui sont à leur service. On
doit s’attacher sans cesse à ne leur faire envisager la grandeur, que
par ce qu’elle a de facile, de doux, de caressant, que par les bienfaits
qu’elle peut procurer ou répandre; ne leur peindre la fortune, que sous
les traits de la libéralité[18]; n’appeller enfin devant eux, tous les
avantages qu’ils possédent, que du nom des vertus qui en peuvent naître.

  [17] L’éducation du Collége est la plus salutaire, pour garantir les
    enfans du piége de l’orgueil. Voyez à ce sujet, ce que dit M. l’Abbé
    de S. PIERRE.

  [18] La libéralité est un des devoirs d’une grande naissance. M. la
    Marquise de Lambert, _Avis d’une mere à son fils_.

Certaines qualités de la personne & du caractére, telles que les
agrémens de la figure, le naturel dans les actions, & dans le langage,
l’enjouement & la vivacité, sont encore de ces dons qu’il ne faut point
vanter en présence des enfans qui en sont doués; ce seroit les altérer,
que de les leur faire remarquer en eux; le naturel est une espéce
d’innocence, qui perd entiérement de ce qu’elle est, dès qu’on lui
apprend à se connoître.

Pour donner lieu aux vertus de naître dans les enfans, pour pouvoir
employer avec succès les avantages de leur condition, à leur inspirer le
désir de plaire, il y a des défauts contre lesquels il faut les armer,
sans attendre qu’ils y soient sujets; parce qu’il est bien différent,
par rapport à l’avenir, d’affoiblir des impressions déja faites, & qui
peuvent aisément se réveiller, ou de les empêcher de se former; & c’est
par des exemples étrangers, comme l’yvresse de l’esclave qu’on exposoit
aux regards des jeunes Lacédémoniens; c’est par le soin de leur
dépeindre avec force, & avec vérité, (car il ne faut jamais les tromper)
la difformité de ces mêmes défauts, qu’on parvient à leur en inspirer la
haine. Peut-on prendre trop de soins pour les garantir de l’attention
maligne à relever les fautes d’autrui, de l’empressement à faire valoir
ce qu’ils se croyent de bonnes qualités, de l’opposition opiniâtre à la
volonté d’autrui, dans les choses, qui par elles-mêmes n’ont rien qui
doive répugner; inclinations si ordinaires à l’enfance, & que je regarde
comme la source d’une infinité de moyens de déplaire par la suite dans
la Société?

L’attention qu’on remarque dans les enfans à relever les fautes des
autres, est vraisemblablement le germe de plusieurs inclinations
dangereuses, qui varient dans leurs effets, selon la différence des
caractéres[19]; je conçois que dans les ames vertueuses, ce germe
produit la sévérité impitoyable avec laquelle elles portent leur
jugement sur la conduite des autres: je lui attribuerois aussi la
liberté de s’expliquer, hautement, sur ce qu’on trouve à reprendre dans
les autres hommes; en supposant, que c’est par horreur pour la fausseté,
qu’on ne garde aucun ménagement, qu’on se montre avec franchise tel
qu’on est. Je le croirois, sur-tout, la cause de ce genre d’esprit
caustique, que l’on colore du nom d’aversion pour le vice, & qui n’est
en effet que la haine du genre humain.

  [19] On démêle presque dès le berceau, les passions qui se dévelopent
    dans la suite. M. ROLLIN, _Traité des Etudes, Tom. 3_.

Ce défaut n’est, dans la premiére enfance, qu’une malignité peu
raisonnée, à laquelle on se contente d’opposer quelques remontrances
légéres; il seroit à désirer qu’on le combattît par des punitions, &
qu’elles fussent accompagnées de discours propres à fraper l’imagination
des enfans; les peines qu’on leur fait éprouver, ne devant être
employées que comme une idée accessoire, plus capable de fixer dans leur
mémoire les principes salutaires qu’on cherche à y graver; & ce n’est
que quand on y est absolument forcé, & qu’après qu’on a essayé tous les
secrets de l’insinuation, qu’il faut avoir recours à ces sortes de
punitions; _Si une honnête pudeur & la crainte de déplaire sont les
seuls moyens de retenir un enfant dans le devoir_[20], c’est sur-tout à
l’égard des qualités heureuses, qu’on cherche à leur faire acquérir, que
la voie de douceur est convenable: quelle différence dans les effets que
produit la crainte d’être puni, ou celle de déplaire[21]? Je suppose que
la premiére ait vaincu l’opiniâtreté & la négligence, elle n’aura
substitué à leur place, que la docilité timide, & l’exactitude forcée:
cette derniére y aura fait naître la complaisance & le zéle; l’une
n’efface que des défauts, l’autre établit des vertus.

  [20] M. Locke, _Traité de l’éducation, sec. LXI_.

  [21] Il y a je ne sai quoi de servile en la rigueur & contrainte, & je
    tiens que ce qui ne peut se faire par raison & prudence, ne se fait
    jamais par la force. Montagne, _Essais, l. 2, ch. VIII_.

A l’égard de ce premier essor de la vanité des enfans, qui les porte à
se vanter de ce qu’ils font de louable, panchant que la mauvaise
éducation non-seulement tolére, mais excite quelquefois en eux; il me
paroît être la source de cette préoccupation de son propre mérite, qui
se marque dans la suite, par le peu d’attention qu’on fait à celui des
autres, de l’habitude de parler de soi, & de plusieurs autres foibles de
cette espéce.

Pour empêcher le progrès de cet orgueil naissant, en approuvant les
enfans de ce qu’ils ont fait de bien, il seroit utile d’y ajouter une
récompense quand ils ne s’en seroient point vantés: & lorsqu’ayant
l’esprit plus formé, leur vanité s’annonce avec un peu plus de finesse,
il faut, ce me semble, pour le combattre, plus de patience & d’art, que
d’autorité, & de sécheresse. S’il arrive qu’un enfant trouble la
conversation, pour conter, ou pour parler de soi; qu’il vienne étaler
ses talens, quand rien ne lui donne lieu d’en faire usage, ou qu’il
améne, grossiérement, une occasion de les prodiguer; au lieu, de
l’interrompre, d’abord, avec dureté, action qu’il regarderoit peut-être
comme un trait d’humeur[22], ne vaudroit-il pas mieux le traiter
exactement, comme il seroit traité, s’il étoit alors dans le monde[23]?
commencer par l’écouter? lui marquer successivement le sentiment d’ennui
ou d’impatience qu’il cause, afin de l’amener à s’en apercevoir & à se
taire? Il est vrai-semblable, qu’à moins qu’il ne manque entiérement de
sensibilité, il se corrigera d’une confiance qui lui promettoit des
succès, & dont il ne retirera jamais que des dégoûts & de la honte.

  [22] Il est bien important d’agir toujours avec un enfant, de maniére
    qu’il aperçoive le motif raisonnable qui vous fait le quereller, ou
    le punir, ou l’applaudir.

  [23] L’éducation, à bien des égards, doit avoir pour objet de produire
    par avance en nous, l’effet de l’expérience.

Cette méthode pourroit avoir lieu dans toutes les occasions où il
s’agiroit de fixer leur attention, ou de combattre leurs caprices; ce
seroit avancer le progrès de leur raison, que de leur parler toujours
comme s’ils étoient raisonnables.

Reprendre les enfans, avec dureté, quand ils parlent ou agissent
inconsidérément, les fraper de cette crainte qui abaisse le courage,
c’est les jetter, souvent, dans une autre extrémité; c’est les rendre
timides. Eh! quelle éducation que celle qui, combattant le panchant,
sans éclairer la raison, ne sauve un défaut que par un autre; supposé
qu’on fût forcé de choisir, entre ces deux-ci, peut-être le premier
devroit-il paroître préférable? La présomption diminue, il est vrai, le
prix de nos bonnes qualités, mais la timidité les empêche de paroître;
si par la premiére, on révolte les esprits, parce qu’on cherche trop à
les occuper de soi, quelquefois aussi, on leur en impose: par l’autre,
comme on ne les occupe pas assez, on en est ignoré, on est compté pour
rien.

Ordinairement la timidité rend sauvage, & il y a bien de l’inconvénient
à l’être: l’habitude de vivre ensemble est un des principaux liens qui
concilient les hommes; parce qu’elle adoucit insensiblement l’effet que
produisent sur eux les défauts d’autrui; que donnant lieu aux services
mutuels, elle fait naître la confiance, & le besoin de se chercher. Or
les gens qui se livrent rarement à la Societé, sont privés de tous ces
moyens d’y réussir; ils y sont étrangers, ils n’entendent
qu’imparfaitement le langage de ceux qu’ils abordent; car dans la bonne
compagnie même il y régne un peu de ce qu’on apelle _cotterie_. Il y a
de certaines plaisanteries convenues; une finesse arbitraire qu’on
attribue à de certaines expressions, que celui qui n’est pas instruit
des circonstances qui les ont accréditées, trouve froides ou obscures:
sujet à prendre pour une vérité ce qui n’est qu’une ironie, il restera
sérieux où les autres seront livrés à la joie. S’il en étoit quitte pour
n’être point remarqué, si on s’en tenoit avec lui à l’indifférence,
quoique ce partage flatte peu l’amour propre, il y gagneroit encore;
car, comme en général, on trouve plus de plaisir à condamner les gens
qu’à les plaindre, plutôt que d’attribuer le caractére farouche à la
timidité, on le soupçonne, volontiers, de naître d’un mépris secret pour
les autres.

Afin de sentir davantage les inconvéniens de la timidité,
considérons-la, particuliérement, dans les personnes d’esprit qui en
connoissent tout l’abus, & qui dans chaque occasion ont besoin de
nouveaux efforts pour la vaincre; elle y produit un contraste dont on
est avec justice étonné.

Il y a des gens toujours embarrassés, quand ils arrivent dans un lieu,
où il y a beaucoup de monde; ils abordent avec un air entrepris, on voit
qu’ils ne sont point à leur aise, & cette gêne paroît mal fondée; on
cherche à leur faire sentir qu’on connoît tout ce qu’ils valent, on les
rassure avec bonté, & voici l’effet que cette bonté (souvent un peu trop
marquée) leur cause. A quoi croiroit-on que leur esprit s’appliquoit,
tandis qu’on faisoit des efforts pour ne point l’intimider? Il employoit
le temps de son trouble à examiner le tribunal qui l’a d’abord allarmé,
il s’est aperçu que raisonnablement il n’avoit pas tant de sujet de le
craindre, & pour se dédommager de s’en être d’abord laissé imposer, il
passe de nuance en nuance, de l’inquiétude au calme, & du calme à la
critique; il a démêlé l’affectation, la mieux déguisée, d’avoir de
l’esprit, la modestie feinte qui dérobe le plus habilement ce qu’elle a
d’emprunté, il pénétre enfin dans les replis de la vanité; & bien-tôt
cet Aréopage qui avoit besoin, il n’y a qu’un instant, de tempérer sa
dignité, s’aperçoit qu’il est devenu l’amusement de celui qu’il
craignoit de faire trembler, il se trouve que c’est le Juge qui finit
par être condamné.

J’examinerai, dans un autre endroit, l’effet de la timidité sur les
petits esprits: je reviens à l’opposition opiniâtre à la volonté
d’autrui, qui accompagne ordinairement les premiéres années de
l’enfance; & qui se métamorphosant dans la suite, devient la cause de
l’humeur impérieuse, de l’esprit de contradiction, & des autres défauts
qui forment l’attachement à notre propre volonté, & à notre opinion.
Comme cette opposition se montre souvent dans les enfans lorsqu’ils
n’entendent encore qu’une partie de leur langue naturelle, & que les
châtimens pourroient l’irriter, il me paroît bien difficile de la
combattre avec succès. Une étude constante sur la maniére de rompre
cette malheureuse disposition, peut seule en offrir les moyens; & il est
certain que les fausses frayeurs qu’on leur inspire[24], ne font
qu’ajouter un mal de plus, & ne guérissent point la cause de celui qu’on
traite; leur mauvaise humeur est captivée & non pas détruite: mais
puisqu’au moyen des peintures fantastiques par lesquelles on frape leur
imagination, on éprouve qu’on peut les distraire de leur opiniâtreté,
pourquoi ne pas employer des images qui causent cette diversion, sans
imprimer, dans leur entendement, des sujets chimériques de frayeur?
C’est aux personnes qui les élevent à imaginer, à multiplier ces moyens
de diversion, pour rompre leur mauvaise humeur, dont l’habitude seule
est à craindre: je suis persuadé que, dans bien des personnes, plusieurs
dispositions vicieuses se sont évanouïes, parce que l’habitude ne les a
point entretenues[25].

  [24] On leur peint un grand homme noir, un dragon qui doit les
    dévorer...

  [25] Je trouve, dit Montagne, que nos plus grands vices prennent leur
    pli dès notre plus tendre enfance; ces semences se germent &
    s’élevent après gaillardement, & profitent à force, entre les mains
    de la coûtume, _Essais, l. II, ch. XXII_.

Quant au panchant à la contradiction, je pense qu’à mesure que les
enfans ont plus d’esprit, l’éducation peut domter en eux ce défaut, plus
aisément qu’elle ne feroit l’humeur caustique. Comme la contradiction
n’amuse, ni n’exerce l’esprit de celui qu’elle domine, l’esprit à son
tour ne s’occupe point à entretenir un travers, qui ne lui est d’aucun
avantage; il peut, au contraire, par l’éducation, travailler
efficacement à le détruire; au lieu que cette sagacité à discerner, & à
peindre ce qu’on trouve à reprendre dans autrui, est un exercice de
l’esprit dont il jouït, dont il s’applaudit sans doute, séduit par
l’idée de supériorité sur les autres qu’il y attache; & c’est un grand
ouvrage pour la raison de nous arracher aux défauts du caractére, quand
ils font briller notre imagination.


_Des connoissances de l’esprit & des talens qui doivent entrer
préférablement dans l’éducation des enfans pour leur donner les moyens
de plaire._

Entre les différentes études[26] qui doivent précéder le temps où l’on
entre dans le monde, voici celles qui me paroissent tenir davantage à la
matiére que je traite, & l’ordre dans lequel je crois qu’elles doivent
se succéder. _L’intelligence des langues, l’histoire, les exercices &
les talens, la connoissance des ouvrages d’esprit, & des arts agréables:
l’habitude au stile épistolaire, les usages du monde, & la connoissance
des hommes de son siécle._

  [26] Plusieurs Ouvrages, justement estimés, qui traitent du choix & de
    la méthode des études, semblent avoir épuisé les plus sages vûes sur
    cette matiére; mais je prie qu’on se souvienne que je n’envisage ici
    les études, que par le secours dont elles peuvent être au désir de
    plaire & d’être aimé.

Je ne rappellerai point ici de quelle utilité sont les langues
anciennes, j’exposerai, seulement, que dans l’éducation des enfans
destinés à vivre dans le monde, l’étude de leur langue naturelle me
paroît indispensable; rien ne dégrade tant l’esprit, & ne paroît borner
davantage l’imagination, que de se tromper sur le vrai sens des mots. Je
croirois convenable aussi d’y faire entrer la Langue Angloise &
l’Italienne, afin d’être à portée de suivre la route & le progrès que
fait l’esprit dans les Ouvrages de ces deux Nations.

Après l’étude des Langues, l’Histoire universelle est une carriére qu’il
faut faire parcourir aux jeunes gens; de maniére que dans le cours de
leur vie ils puissent s’y reconnoître, chaque fois qu’ils y seront
ramenés. C’est assez, pour le plus grand nombre, d’en savoir les faits
généraux: mais je comprens, dans cette connoissance de l’Histoire
universelle, celle des principales Nations actuellement répandues dans
les trois autres parties du monde[27], ainsi que l’état présent, mais
moins abrégé des Nations de l’Europe.

  [27] Pour preuve de l’utilité de cette connoissance, lisez l’histoire
    de la Chine par le R. P. du Halde.

Je mets à part l’histoire de notre Nation, qu’il est nécessaire de
posséder avec plus d’étendue, & sur-tout à l’égard des derniers siécles,
qu’on ne peut connoître dans un trop grand détail; parce qu’ils
présentent des objets intéressans[28], étant plus raprochés de nous, &
plus souvent ramenés dans la conversation.

  [28] Puisqu’on ne peut espérer qu’un enfant ait le temps & la force
    d’apprendre toutes choses, il faudroit s’appliquer sur-tout à lui
    enseigner celles qui doivent être du plus grand & du plus fréquent
    usage dans le monde. M. Locke, _Traité de l’éducation, sec. XCVI_.

Les exercices doivent concourir avec les études précédentes; ceux
sur-tout qui peuvent, en formant le corps, lui donner de la grace, sont
d’une nécessité indispensable, à cause de l’impression subite que notre
extérieur fait en notre faveur, ou à notre désavantage. Les agrémens de
l’esprit sont long-temps à détruire le dégoût que des façons rebutantes
ont inspiré; je dis détruire, souvent ils ne font que le pallier: il y
a, dans le pouvoir qu’a sur nous le rapport de nos yeux à cet égard,
quelque chose qui me paroît avilir beaucoup notre jugement. On se sent,
communément, moins de répugnance pour une personne qui se produit avec
une étourderie confiante, & qui donne lieu de soupçonner qu’elle a peu
de raison, que pour une autre qui se présente avec un air grossier, &
ignoble, quoique sensé. Quand ce ne seroit que pour connoître jusqu’où
le premier donne prise à la critique, on s’en occupe, on l’écoute, on se
remplit, avec plaisir, des motifs qu’on découvre de le mépriser; & le
croiroit-on, c’est le traiter avec moins de dédain encore qu’on ne fait
le second, qui devient comme anéanti; on l’a jugé au premier coup d’œil,
on ne daigne plus s’apercevoir s’il existe; & supposé qu’il ose vous
tirer de la létargie où vous êtes à son égard, qu’il prenne & vous
adresse la parole, il montrera inutilement du sens, & peut-être des
lumiéres; la contradiction aigre sera le meilleur traitement qu’il
éprouve; bien des gens croiroient s’avilir de répondre à un homme
d’esprit qui n’a pas le maintien qui leur en impose.

A l’égard des talens, si l’on ne les examine que par ce qu’ils peuvent
être à notre bonheur, si l’on met en balance ceux qui appartiennent
purement à l’esprit, avec ceux qui semblent n’être point de son ressort,
tels que certains exercices, l’art du chant, de la danse, des
instrumens, &c. peut-être ces derniers paroîtroient-ils préférables?
Combien d’écueils environnent les premiers! En faire un usage vicieux,
soit que l’envie nous y porte, ou que l’imagination nous égare, n’offre
que de trop fréquens exemples. Sont-ils d’un ordre distingué, ils
excitent dans quelques rivaux la jalousie la plus envenimée, &, tout
bien calculé, ils produisent plus de dégoûts que de satisfaction; au
lieu que les autres ne manquent jamais de succès, quand même ils
seroient médiocres, parce qu’on n’en exige la perfection que dans ceux
dont la profession est d’y parvenir. On ne vous les conteste pas, lors
même qu’ils sont supérieurs, ils deviennent autant de chaînes, qui
attachent d’autant mieux ceux qu’elles attirent, qu’elles n’allarment
point leur vanité: enfin si ces derniers rendent moins à notre amour
propre, ils font davantage pour la douceur de notre vie; ils peuvent
remplacer en nous ceux de l’esprit, & ne les étouffent point, s’ils y
naissent avec le caractére de supériorité; car ils sauront bien alors
percer & se faire connoître.

Le choix qu’on doit faire entre les talens de différent genre, offre
encore bien d’autres sujets d’examen; il y a une convenance entre le
rang des personnes qu’on éleve, leur destination, & les talens qu’elles
peuvent avoir avec bienséance, qu’il me paroît indispensable de
consulter.

Quand l’état des enfans est arrêté de bonne heure, il est aisé, en leur
présentant habituellement cette perspective, de placer dans leur point
de vûe les objets différens, que la raison veut qu’ils considérent du
même coup d’œil; l’ordre des devoirs, le choix des plaisirs compatibles
avec le personnage qu’ils auront à remplir, naissent naturellement de la
connoissance qu’ils ont de leur situation; ainsi on ne peut trop fixer
leurs regards vers ces mêmes objets[29], car il faut, en général, pour
réussir dans le monde, un certain accord entre nos goûts, notre ton de
plaisanterie, & ce que nous sommes, qui ne peut être remplacé que par
une supériorité d’esprit donnée à bien peu de personnes. Rien n’expose
davantage à la critique, que de n’avoir pas l’amour propre convenable à
son état, que de ne pas sentir qu’il ne suffit pas de plaire, qu’on ne
doit y parvenir que par des moyens qui n’ôtent rien à la considération
où l’on doit naturellement prétendre.

  [29] M. Locke remarque qu’on prend rarement cette route; ceux, dit-il,
    qui disposent de l’éducation des enfans, se réglent sur ce qu’ils
    peuvent enseigner plutôt que sur ce que les enfans ont besoin
    d’aprendre de l’étude, _sec. XCVII_.

Examinons d’abord ce que les talens sont aux personnes du premier rang;
les aimer fait une douceur dans leur vie, les récompenser fait une
partie de leur gloire. Quels avantages trouveroient-elles à les
posséder? elles n’en ont pas besoin pour plaire. Aisément rebutées des
soins pénibles & indispensables qu’il en coûte pour les acquérir, tandis
qu’elles resteroient peut-être au dessous de la médiocrité, on les
accableroit des éloges qui ne sont dûs qu’à la perfection; doivent-elles
augmenter le nombre des piéges, où la flatterie qui les assiége sans
cesse, ne cherche qu’à les attirer? Mais je suppose qu’elles parvinssent
à les posséder dans un degré éminent, ne sont-elles pas, par leur propre
élévation, au dessus de pareils succès? Que leur serviroit un mérite
dont leur suffrage est la plus douce récompense? L’avantage de disputer,
& même de remporter ce prix, est inférieur, pour elles, à la gloire de
le donner.

L’espéce de régle, que je viens de proposer, a, sans doute, ses
exceptions: on voit dans le rang dont je parle, des personnes si
heureusement nées pour la supériorité en tout genre, que l’esprit & les
talens semblent ajouter, en elles, aux prééminences de leur rang même.

A l’égard des hommes destinés à ces premiers emplois, dont les fonctions
sont sérieuses & austéres, il est peu de talens, si vous en exceptez
l’éloquence, qui paroissent leur convenir; faits pour en imposer, pour
attirer la considération & le respect, ils ne peuvent, sans se
rabaisser, être aperçûs par des avantages aussi frivoles, que le sont,
comparés à la gravité de leur état, les talens qui font l’amusement de
la Société. Je ne me fonde ici que sur l’opinion du vulgaire; mais le
vulgaire se trouve dans toutes les conditions: car s’ils n’avoient pour
juges que de bons esprits, loin d’assujettir leur loisir à l’extérieur
grave de leurs fonctions, on aimeroit au contraire dans tous les momens
où ces devoirs pénibles leur donnent quelque relâche, à les voir se
livrer à tous les délassemens convenables aux autres hommes. La raison
devroit-elle se plier à des usages plus sévéres qu’elle-même? Mais
certains usages sont respectés par le sage, quoiqu’il connoisse l’erreur
de leur principe.

Cette exclusion des talens agréables, je dois faire encore cette
observation, n’est pas toujours absolue; il est des hommes qui savent
imprimer le caractére de bienséance à tout ce qu’ils adoptent: un
certain charme répandu dans leur esprit, allie, avec décence, aux
fonctions sérieuses qui les font considérer, les dons qui rendent leur
commerce agréable.

A quelque état qu’on soit destiné, la connoissance des ouvrages d’esprit
est convenable, & peut-être nécessaire; être instruit, produit deux
avantages; on décide moins, & on décide mieux. Mais comme la lecture ne
donne pas des lumiéres sûres à tous les esprits, c’est aux personnes qui
nous élevent, à y suppléer; elles doivent, par le secours de la
conversation, évitant le ton de précepte, nous instruire sur les
ouvrages d’esprit, de ce que les ouvrages même ne nous apprennent pas
toujours la maniére d’en bien juger. Comment laisse-t-on ignorer aux
gens qui vont entrer dans le monde, le sentiment établi, le plus
généralement, sur le mérite & les défauts d’une certaine quantité de
livres célébres dont ils entendront parler? On les expose à porter de
faux jugemens sur des matiéres décidées, & rien ne déplaît davantage. Ce
manque de connoissance a d’autres inconveniens, que j’exposerai en
parlant des usages du monde.

Il est utile encore de leur donner, de la même maniére, une idée assez
étendue des arts agréables, & particuliérement de ceux qui dépendent
autant du goût, que des régles; outre le plaisir qui est attaché à ces
connoissances, l’esprit y gagne un certain agrément; c’est une qualité
liante de plus, de sentir le prix de ces merveilles, que les arts nous
présentent: je pense enfin qu’on est plus heureux, & qu’on plaît
davantage, quand on est à portée de juger, avec délicatesse, de ce qui
constitue les plaisirs qui rendent la Société aimable, sans blesser
l’honnêteté des mœurs.

Il est vrai que de cette multiplicité de connoissances & de talens
vulgaires, il peut naître, dans quelques jeunes gens, un défaut qui les
rendroit insuportables; les petits esprits s’estiment plutôt par la
quantité d’objets qu’ils embrassent, que par la maniére de les saisir:
on ne le croiroit pas, sans l’expérience, il est plus aisé d’être
modeste, avec une supériorité de lumiéres ou de talens, qu’avec un
assemblage de connoissances communes dont les occasions de faire usage
se succédent presque sans cesse. On a bien du panchant à se croire un
homme universel, parce qu’on est universellement médiocre. L’ennuyeux
commerce que celui des gens qui sont un peu tout ce qu’ils veulent être!
Ils étalent, si volontiers, & avec une confiance si parfaite, toutes les
petites richesses qui les environnent; ils vous en font l’histoire, ils
en vantent eux-mêmes le succès; ils se glorifient même de celles qui
leur manquent: c’est, selon eux, par paresse, par indifférence, qu’ils
ne les ont point acquises. C’est à ceux qui nous élevent, à régler notre
amour propre à cet égard, en nous accoutumant à penser, que le seul
moyen de faire valoir nos avantages, de quelque espéce qu’ils soient,
c’est de les mettre toujours au dessous même de leur véritable prix[30].

  [30] La modestie raisonnable par rapport aux grandes qualitez dont on
    a donné des preuves, consiste à ne montrer d’opinion de soi-même
    qu’à un degré inférieur à celui de l’estime que vous marquent les
    autres, mais à l’égard des avantages de peu de mérite, la modestie
    doit aller jusques à ne se prêter en rien aux louanges qu’on leur
    donne; c’est s’exposer avec les gens à qui les miséres de la vanité
    d’autrui sont à charge, que d’écouter avec complaisance des éloges
    sur nos petits talens; mais en raconter sérieusement nous-mêmes le
    succès, est un véritable ridicule.

Par le secours des entretiens amenés de maniére qu’ils n’auroient pas
l’air de leçons, on pourroit porter plus loin l’éducation à l’égard des
jeunes gens, doués d’une certaine intelligence; ce seroit de leur faire
connoître le terme (autant qu’il paroît déterminé) où l’esprit de leur
siécle est parvenu par rapport aux Sciences, aux connoissances sublimes,
& aux grands talens. Ils éviteroient, par-là, deux extrémités qui
marquent de la petitesse d’esprit; l’une est de n’admirer les Sciences
que par ce qu’elles ont de mystérieux, au lieu d’attacher leur prix à
l’utilité dont elles peuvent être à la Société: & l’autre, de les
estimer moins à mesure que le nombre des Savans se multiplie: ainsi, les
accoutumant à ne pas juger l’esprit sur la foi du vulgaire, ils ne
retomberoient pas dans ces redites vagues & si ennuyeuses pour les gens
sensés, sur ce que le siécle _dégénére_; ils verroient que ce qu’on
appelle décadence à cet égard, ne regarde que quelques branches qui ont
décru, à la vérité, mais dont le siécle est dédommagé par d’autres qui
se sont étendues[31].

  [31] Il est bien rare de voir des estimateurs équitables sur ces
    pertes & sur ces compensations. Le foible commun est de dégrader son
    siécle pour élever le précédent: d’autres hommes estiment le leur
    par préférence; & dans ces deux opinions, c’est presque toujours
    l’avantage particulier qu’ils trouvent à suivre l’une ou l’autre,
    c’est le rapport qu’elles ont avec les connoissances ou les talens
    par lesquels ils s’estiment eux-mêmes, qui détermine leurs regrets
    sur ce qu’on a perdu, ou leur prévention sur ce qui reste.

J’insiste sur ce qu’on instruise les enfans à ces différens égards, par
des entretiens plûtôt que par la lecture. Les esprits lents & qui n’ont
d’acquit que ce qu’une étude opiniâtre leur en a donné, ont peine,
quelquefois, à estimer le savoir, qui étant en partie le fruit de la
conversation, en a pris l’air facile: ce mérite différe trop du leur, où
l’on reconnoît le travail qu’il a coûté; ils sont au sujet de la
conversation, comme ces hommes élevés dans des pays montueux, qui,
infatigables à parcourir des routes pénibles, se lassent aisément dans
la plaine[32].

  [32] Les vûes courtes, je veux dire les esprits bornés & resserrés
    dans leur petite sphére, ne peuvent comprendre cette universalité de
    talens, que l’on remarque quelquefois dans un même sujet; où ils
    voyent l’agrément, ils en excluent la solidité. _La Bruyere, du
    mérite personnel_.

Une autre étude peu cultivée, & cependant bien utile, est celle du stile
épistolaire: la plûpart des jeunes gens, entrant dans le monde, & ceux
même qui parlent bien, sont si peu formés à ce stile, qu’ils écrivent à
peine raisonnablement; c’est une façon de décrier soi-même son esprit,
qui lui fait toujours perdre de l’opinion favorable qu’on en avoit
conçue dans la conversation. Ce talent de bien écrire est un moyen de
réussir, dont on a souvent lieu de faire usage; c’est en quelque sorte
une autre maniére de vivre avec les personnes qu’on aime, & à qui l’on
veut plaire. Peut-on négliger d’inspirer aux enfans le désir d’acquérir
cette ressource, & ne leur pas donner les instructions qui peuvent la
procurer? Quand je propose de les instruire à cet égard, je ne prétens
pas qu’il y ait des régles à leur faire apprendre, ni des formules
ingénieuses à leur prescrire; les unes seroient trop étendues, &
passeroient souvent la portée de leur esprit, & les autres ne
serviroient qu’à le leur gâter. On pourroit seulement leur faire
connoître les défauts qu’ils ont à éviter: je ne parle point de ce qui
concerne le cérémonial; théorie facile, que, sans doute, on ne doit
point leur laisser ignorer.

Il faudroit donc les mettre dans l’habitude d’écrire, non en leur
proposant des sujets imaginaires, qui ne les intéressant point, leur
feroient regarder ce travail, comme une tâche pénible, & leur
donneroient peut-être du faux dans l’esprit; mais en faisant naître des
occasions fréquentes, où ils fussent obligés d’écrire, pour obtenir ce
qu’ils désireroient avec empressement; les accoutumer ensuite à
cultiver, de la même maniére, les liaisons qu’ils auroient formées avec
des gens de leur âge, les familiariser ainsi, successivement, avec les
différentes matiéres qu’ils pourroient traiter dans le cours de leur
vie.

Ce qui constitue une lettre bien écrite, ne consiste pas, seulement,
dans la correction du style, dans la clarté du sens, ni dans
l’exactitude à remplir les loix communes de la politesse ou du respect;
c’est quelquefois en négligeant, à un certain point, quelques-unes de
ces régles, qu’on réussit le mieux; c’est une quantité de nuances, qu’il
faut saisir, soit dans le ton, soit dans l’attention à éviter l’esprit,
ou à en mettre jusqu’à un certain point. Ce sont, enfin, les convenances
particuliéres, de personne à personne, qui forment autant de régles
délicates, qu’on observe mieux, à mesure qu’on a plus de sens &
d’esprit, & qui caractérisent le bon Ecrivain en ce genre: mais cette
habitude, si nécessaire, des bienséances, ne s’acquiert dans une
certaine perfection, que par la connoissance des usages du monde[33].

  [33] On néglige assez généralement un art facile qu’on peut honorer du
    nom de talent, quand il est porté à une certaine perfection, c’est
    de bien lire les ouvrages de prose & de poësie: il y a une sorte de
    honte lorsqu’on est dans le cas de lire haut, de s’en acquiter de
    mauvaise grace.

Ce qu’on apelle les usages du monde, consiste (si je ne me trompe) dans
la précision avec laquelle on emploie le savoir-vivre, la politesse,
l’empressement ou la retenue, la familiarité ou le respect, l’enjouement
ou le sérieux, le refus ou la complaisance, enfin tous les témoignages
de devoirs ou d’égards qui forment le commerce de la Société. On
pourroit, par quelques observations générales, donner l’idée de ces
usages aux personnes qu’on éleve, c’est-à-dire leur indiquer ce qui s’en
éloigne, plûtôt que la maniére précise de les remplir; mais comme cette
théorie ne les instruiroit que très-imparfaitement, il faut tâcher de
tirer les préceptes des exemples mêmes, les accoutumer, dès la premiére
jeunesse, à remarquer quels sont ces usages dans des personnes qu’on
peut leur proposer pour modéle. Cette connoissance est d’autant plus
indispensable, que tout autre savoir, & l’esprit même, suffisent
rarement pour y suppléer.

Le manque d’habitude des usages du monde, cause ordinairement une
timidité d’une espéce différente, selon que nous avons plus ou moins
d’esprit. Dans cette situation, les gens de bon sens s’embarrassent,
mais sans trop de crainte, qu’on s’aperçoive de leur trouble; ils
connoissent ce qui leur manque, à cet égard, & leur amour propre n’en
est humilié qu’à un degré raisonnable. Dans les petits esprits, cette
ignorance produit la mauvaise honte, foiblesse bien plus reprochable que
le défaut qui l’a fait naître. Cette honte, mal entendue, est un
soulevement de notre orgueil, qui nous porte à affecter de savoir ce que
nous sentons bien que nous ignorons, ou à dissimuler grossiérement notre
ignorance; c’est un manque de courage, qui nous empêche d’avouer un tort
qui seroit à demi effacé, si nous paroissions le connoître, & que nous
augmentons encore, lorsque nous croyons le sauver, par cette fausse
confiance; le défaut nous empêche de plaire, le reméde mal choisi nous
fait mépriser.

C’est cette mauvaise honte, dont il est essentiel de désabuser ceux qui
s’en laissent aveugler; il faut, dans toutes les occasions, la démasquer
en eux avec finesse & avec sévérité, en démêler tous les détours, afin
qu’ils sentent l’illusion de ce prestige, qui n’en impose à personne, &
qu’ils soient bien persuadés que le seul moyen de trouver grace sur les
qualités qu’on désireroit en nous, est d’avouer qu’elles nous manquent.

Si on éleve de jeunes gens, qui, avec de l’esprit, se trouvent une
certaine incapacité de saisir ces usages du monde, soit par un caractére
naturellement sauvage, qui les retire de la Société, soit par un goût
dominant pour les Sciences, qui les rende indifférens & distraits sur
tout le reste, je ne connois qu’une conduite à tenir avec eux, c’est de
les accoutumer à sentir & à avouer, comme je l’ai dit, que c’est un
mérite qui leur manque: mais il faut que ce soit, avec modestie, qu’ils
en conviennent; car il arrive quelquefois, que pour se disculper avec
soi-même, de n’avoir ni les maniéres, ni le langage qui plaît dans le
monde, on s’excite à ne regarder qu’avec mépris cette sorte de science;
on laisse apercevoir qu’on s’applaudit intérieurement de n’avoir point
employé son esprit à cette étude qu’on suppose absolument frivole. On
regarde avec une certaine pitié, qu’on croit philosophique, les succès
que ces agrémens procurent à ceux qui les possédent; & cette ressource
est incontestablement la plus mauvaise. Quand on passe pour avoir de
l’esprit, il est bien moins nuisible de paroître décontenancé, que
méprisant. On voit assez généralement que quand on déplaît, c’est moins
parce que les qualités aimables nous manquent, que par les défauts que
notre vanité, qui en souffre, nous fait substituer à leur place.

C’est encore peu que d’être instruit des usages de la Société, si on n’y
joint la connoissance du caractére des hommes qui la composent, si l’on
n’y apporte cet esprit d’examen si nécessaire pour juger sainement des
personnes avec lesquelles on se lie, afin de discerner à quel degré on
doit les chérir, les estimer, ou les craindre.

La connoissance des hommes de son siécle, est donc indispensable,
lorsqu’on veut satisfaire, convenablement, pour eux, & pour soi-même, à
ce qu’on leur doit, ainsi que pour aller avec bienséance, par de-là les
devoirs, s’il est nécessaire, afin d’en être aimé. Les livres qui
peignent les différens caractéres des hommes, n’offrent, à cet égard,
qu’une théorie souvent peu utile, même aux meilleurs esprits, s’ils ne
l’appliquent en même temps qu’ils l’acquiérent, aux exemples vivans dont
elle leur offre l’image. On trouve assez communément des gens remplis de
beaucoup de lecture, qui connoissent tous les portraits qui ont été
faits des hommes, & ne connoissent pas les hommes mêmes; ils ont présens
tous les caractéres de la Bruyere, ceux du Cardinal de Retz, & se
trompent grossiérement sur le jugement qu’ils portent du caractére des
personnes avec lesquelles ils passent leur vie.

On pourra m’objecter que cette connoissance des hommes de son siécle,
que je recommande, combattroit peut-être dans bien des esprits, ce désir
de leur plaire, que j’ai regardé comme un des principaux objets de
l’éducation. «M’instruire à voir la plûpart des hommes, tels qu’ils
sont, c’est m’exposer, me diroient-ils, à les mépriser, & il y auroit de
l’inconséquence à vouloir plaire à ce qu’on n’estime pas, ou de la
bassesse à s’y porter par l’intérêt qu’on auroit à en être aimé: Comment
dans cette situation, si je veux plaire, puis-je éviter la fausseté? On
passe sa vie avec des personnes dont l’amour propre n’est point flatté,
si vous ne les louez que par les qualités qui ne leur sont point
contestées, il faut, sous peine de leur inimitié, perdre de vûe ce
qu’elles sont, pour sourire à ce qu’elles s’imaginent être.» Je
répondrai, que plus on est capable de cette droiture d’esprit qui nous
fait sainement connoître en quoi consiste l’humanité, plus on est
persuadé que rien ne nous dispense d’apporter, dans la Société, les
qualités qui l’entretiennent. L’éducation doit faire concourir ces deux
principes, les hommes sont assujettis à bien des défauts, mais il faut
vivre avec les hommes; celui qui est le plus en droit de les condamner,
a lui-même besoin de leur indulgence. Qu’on examine un Misantrope, il
entre souvent plus de vanité dans son caractére, que de véritable haine
pour les vices attachés à la condition humaine: on étale le chagrin avec
lequel on les envisage, comme une espéce de protestation contre la part
qu’on peut y avoir, quoiqu’on la suppose médiocre; on pense intimément,
que lorsqu’on a dit, il est bien humiliant d’être homme, on est un homme
supérieur; au lieu que la véritable supériorité seroit de voir les vices
de la Société sans étonnement, & sans être rebuté d’elle[34]. Le Sage ne
pourroit-il pas la regarder comme il fait la santé? Il connoît &
supporte patiemment ses révolutions dont il étudie les causes, afin de
les combattre autant qu’il est en son pouvoir; c’est sans foiblesse
qu’il se contraint pour la ménager, parce que c’est elle qui fait la
principale douceur de la vie.

  [34]

        Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
        Des moyens d’exercer notre philosophie.
        C’est le plus bel emploi que trouve la vertu;
        Et si de probité tout étoit revêtu,
        Si tous les cœurs étoient francs, justes & dociles,
        La plûpart des vertus nous seroient inutiles.

    MOLIERE, _act. 5. du Misant., scéne 1_.

Si c’est l’amour propre qui nous rend si délicats sur les défauts des
autres, & qui nous inspire le panchant de leur faire sentir que nous en
sommes frapés, l’art de l’éducation doit être de se servir de ce même
amour propre, pour établir la vertu opposée à cette fausse haine du
vice. C’est à elle à graver dans le fond de notre ame cette vérité;
celui qui avilit par ses dedains ou par ses discours, le peu d’hommes
qui l’environnent, n’est supérieur, (si c’est l’être) qu’à ce petit
nombre dont il se fait haïr. Celui qui, connoissant la nature humaine,
défectueuse comme elle l’est, la considére sans orgueil, & sans se
croire dispensé d’être doux & sociable, a saisi la seule maniére d’être
au-dessus des autres hommes, & jouït du plaisir d’en être aimé.

Avec de pareils principes, qu’il n’est pas difficile d’établir en nous,
la connoissance des hommes de son siécle ne deviendroit pas plus
dangereuse que la sincérité, & quelques autres qualités, qui sont des
vertus en elles-mêmes, mais dont on peut abuser. Il est certain que sans
cette connoissance, on peut, avec beaucoup d’esprit, ne réussir que bien
imparfaitement dans le monde.

Il est vrai que l’éducation ne nous donne pas le fond d’esprit
nécessaire pour bien connoître le vrai caractére, le genre d’amour
propre des gens avec qui nous sommes en Société, ainsi que pour remplir,
avec une certaine supériorité, les usages du monde; mais elle doit nous
faire remarquer, dans autrui, dans nous-mêmes, ce qui blesseroit ces
mêmes usages[35]. Voici à cet égard les erreurs principales contre
lesquelles elle pourroit nous prévenir.

  [35] Je ne parle point du savoir vivre, ni de la politesse commune,
    qu’il seroit honteux d’ignorer.

Les jeunes gens, je n’en excepte pas même quelques-uns qui ont de
l’esprit, sont sujets, en arrivant dans le monde, à regarder, comme des
traits d’imagination, des maximes de morale rebattue[36], qu’ils placent
curieusement, & qu’ils débitent avec confiance, parce qu’ils pensent
montrer, par là, un esprit de réflexion. Ce n’est pas encore l’abus de
la mémoire le plus à craindre pour eux; il y a une certaine quantité de
phrases & de bons mots fastidieux, qui les séduisent d’abord, soit par
le brillant de l’antithése, soit parce qu’ils ont ouï dire ces prétendus
traits d’esprit, par des personnes qui leur en imposent à quelques
autres égards. Si malheureusement il arrive qu’une certaine paresse à
réfléchir, ou le défaut de goût les accoutume à l’usage facile des lieux
communs, ils déplairont bien davantage par cette sottise empruntée, que
s’ils s’abandonnoient à leur imagination, quelque bornée qu’elle pût
être; ce naturel ingrat, joint à ce faux art avec lequel on le gâte
encore, caractérise sensiblement, à ce qu’il me paroît, la différence
qu’il y a de manquer d’esprit, à être sot: l’un n’est qu’une indigence,
malgré laquelle, on peut être aimable; l’autre est un tort volontaire
que notre orgueil ajoûte à la misére de notre esprit, & qui nous rend
insupportables.

  [36] La Morale étant un des principaux objets de l’éducation, on doit
    sans doute en imprimer dans le cœur des jeunes gens les maximes les
    plus simples & les plus communes, ainsi que celles qui sont plus
    réfléchies; mais il faut en même temps leur apprendre que l’usage
    qu’ils doivent faire des unes & des autres, est de se conduire par
    elles & non de les étaler dans la conversation.

Je désirerois qu’avant que les jeunes gens entrassent dans le monde, on
leur donnât par écrit une énumération[37] de ces véritez triviales, de
ces bons mots, de ces contes qui ne sont ignorés de personne, & qui
déplaisent si fort à entendre répéter.

  [37] Voici à peu près la forme que j’y donnerois: _Liste des lieux
    communs, qui ne peuvent qu’ennuyer, quand ils sont donnés pour des
    traits d’esprit_.

    Quand on parle d’être jeune, _dire que c’est un défaut dont on se
    corrige tous les jours_.

    S’il est question du nombre convenable de personnes pour un souper,
    décider qu’il faut être _au-dessus du nombre des Graces, &
    au-dessous de celui des Muses_, c’est adopter des platitudes, &c.

    Voyez ce que parut à Madame de SEVIGNÉ, un jeune homme d’une
    représentation aimable, lorsqu’à propos de ce qu’on le trouvoit
    grand pour son âge, il répondit: _Méchante herbe croît toujours._

    On a dit des Comédies qui plaisent, sans causer des éclats de rire,
    _qu’elles font rire l’esprit_: ce mot n’est plus que précieux, on
    l’adopte en pure perte, &c.

    On vous avertit que les traits de distractions de M. de B... si bien
    contés par La Bruyere, ne le sont plus dans le monde que par les
    sots, &c.

Je ne prétens pas conclure de ce que je viens de dire, ni de ce que
j’ajoûterai sur les lieux communs, qu’il faille les exclure de la
conversation; une attention réfléchie, à n’y produire que des traits
recherchés, seroit une autre extrémité plus à charge peut-être encore;
je demande seulement, qu’on y donne les lieux communs pour ce qu’ils
sont; ils n’y déplaisent que quand ils sont amenés sottement, comme des
découvertes; ou qu’on paroît y entendre une finesse que peut-être ils
ont eue, mais que l’usage vulgaire où ils sont tombés, leur a fait
perdre.

Un autre genre de lieux communs, où l’esprit trouve en quelque maniére
occasion de briller, & où les gens sensés regrettent toujours qu’on
l’emploie; ce sont ces théses sur le cœur, ces différences subtilement
frivoles, dont l’examen ne rend l’esprit ni plus solide ni plus délicat,
& dont la solution la plus heureuse, n’est presque jamais qu’une fadeur.
Quel dégoût pour la raison, que d’entendre discuter scrupuleusement,
_lequel est le plus insupportable, d’apprendre la mort, ou l’infidélité
de ce que l’on aime; lequel est le plus tendre, de l’Amant qui voyant sa
Maîtresse dans un grand péril, tombe évanouï, ou de celui qui vole à son
secours?_

Il y a un Recueil intitulé: _Les Arrêts de la Cour d’Amour_, qu’il
faudroit faire apprendre par cœur aux enfans, de la maniére qui les en
dégoûteroit davantage, afin qu’il leur restât pour les théses galantes,
le même éloignement qu’ils gardent, si constamment, pour quelques livres
de Grammaire, dont ils ont été excédés dans leurs Classes.

L’observation que je viens de faire, n’a lieu que pour la conversation;
une analyse fine des sentimens, sera toujours un genre d’ouvrage propre
à faire honneur à l’esprit, & qui trouvera le plus grand nombre de
Lecteurs. Eh! de quels objets plus intéressans peut-on nous occuper, que
de nous découvrir les sources de nos plaisirs & de nos peines?

On doit encore prévenir les jeunes gens sur une autre espéce de lieux
communs. Je parle de ces disputes, tant de fois recommencées, & qui
n’ont peut-être jamais eu de fondement bien raisonnable, telles que la
prééminence entre _Corneille_ & _Racine_, entre _la Musique Italienne_ &
_la Musique Françoise_, & plusieurs autres matiéres à dissertation, sur
lesquelles leur esprit ne commence qu’à s’exercer, & où celui des gens
du monde ne trouve plus de prise, à force de les avoir disséquées. C’est
la nouveauté dont ces sortes de théses frapent leur esprit, qui les en
occupe; s’ils étoient plus instruits, ils sentiroient qu’il n’y a plus
rien de nouveau à dire sur ces matiéres.

Ce seroit aussi une précaution sage que de faire connoître, sur-tout à
ceux qui ont de l’esprit, l’abus qu’on fait ordinairement de certaines
hypothéses fabuleuses, que le vulgaire regarde comme l’effet d’une belle
imagination, & qui sont au contraire, la ressource de ceux dont
l’imagination ne peut rien produire. Ces systémes chimériques, qui n’ont
qu’un faux éclat, ne portent ordinairement que sur deux suppositions,
qui se présentent aux esprits les plus bornés; l’une est de prendre le
contraste des mœurs communes, tel, par exemple, que d’attribuer aux
femmes l’autorité & la conduite des hommes, en donnant à ceux-ci la
pudeur & les foiblesses des femmes; & la seconde, qui suppose un esprit
aussi peu inventif, a pour base ce qu’on appelle _le merveilleux_, comme
de posséder _l’Anneau d’Angélique_, d’avoir _un Génie_ à ses ordres; &
d’entamer, de là, un long & frivole détail des avantages qu’on sauroit
en tirer. Ce n’est pas que ces idées ne puissent être employées avec
succès[38], mais il faut pour cela se garder d’abord de l’habitude d’en
faire usage, parce qu’elles entraînent souvent dans des lieux communs.
Il y a si long-temps qu’il passe des exagérations, & des extravagances,
par la tête des hommes, qu’on n’en imagine guéres qui ayent un caractére
de nouveauté. En second lieu, il faut aussi, lorsqu’on se permet ces
rêveries, observer de ne les point mener trop loin, fussent-elles
ingénieuses: le suffrage de ceux qu’elles amusent, ne dédommage pas du
peu d’opinion qu’on donne de son esprit, & de l’ennui qu’on cause à un
petit nombre de gens, qui sentent combien les idées gigantesques, ou
renversées, sont froides & dénuées d’imagination. En général,
l’imagination n’est point caractérisée par les chiméres, elle se marque
& réussit bien mieux, en mettant la vérité dans son plus beau jour.

  [38] Quelques Ouvrages de ce siécle-ci en sont la preuve; mais c’est
    la maniére dont l’imagination a employé le merveilleux, & non le
    merveilleux même, qui en fait le prix.

Il y a d’autres lieux communs qui consistent dans des opinions fausses,
que le vulgaire conserve comme un dépôt, (le surnaturel lui paroissant
toujours croïable)[39] & que quelques personnes d’esprit adoptent, par
paresse d’approfondir. Il seroit utile qu’on en formât des espéces de
tables, afin que ces opinions & l’idée de la chimére qu’elles
renferment, se plaçassent, en même temps, dans notre mémoire. Car
lorsque rien n’interrompt l’habitude que les enfans prennent de penser,
d’après leur Gouvernante, _que les songes sont des présages, ou que
l’Astrologie est la science de l’avenir_, il faut, pour effacer ces
idées, des réflexions que les uns négligent de faire, & dont les autres
ne sont pas capables.

  [39] Les présages. Les horoscopes. Les présentimens. La persuasion que
    certains songes sont des avertissemens. La ressemblance prétendue
    dans les événemens de la vie de deux jumeaux. La vertu des
    talismans. Que la Lune fait croître & décroître la cervelle des
    animaux: qu’elle cause la plénitude, plus ou moins grande, des
    huîtres, des écrevisses, &c. Qu’un animal est plus pesant à jeun
    qu’après le repas. Qu’un tambour de peau de brebis se créve au son
    d’un tambour de peau de loup, &c. _Voyez Bayle, Pensées diverses,
    Tom. 1_. _Voyez aussi Rohault, Physiq. 2. p._

Ce n’est pas qu’on ne puisse être d’une conversation agréable, quoiqu’on
ait toutes les craintes frivoles & les opinions chimériques; c’est la
philosophie de presque toutes les femmes; mais la nature a donné, à
celles qu’elle a destinées à plaire, un charme qui se répand sur tout ce
qu’elles pensent. Leur imagination, telle qu’on nous peint cet art de
féerie, qui fait naître des Palais & des Jardins, où l’instant
d’auparavant on ne voyoit que des rochers & des ronces, embellit tout ce
qu’elle nous présente; tandis que les hommes, pour réussir constamment,
sont réduits à joindre de la solidité aux graces de l’esprit, & que leur
imagination, quelque brillante qu’elle puisse être, ne les sauve pas de
la honte d’une certaine ignorance.

A l’égard des personnes, qui entrent dans le monde, préservées ou
guéries de ces préjugés, elles ne peuvent trop ménager l’amour propre de
celles qui sont accoutumées à les regarder comme des vérités[40], la
plûpart des hommes tiennent à la petitesse de leur esprit, comme
certains Amans idolâtrent une laide maîtresse; on ne pourroit les
éclairer, qu’en leur découvrant leur erreur, & l’art le plus ingénieux
échoue bien souvent, quand il s’agit de désabuser, sans déplaire. Il y
a, à cet égard, un milieu à saisir, qui, nous éloignant également, de
commettre notre jugement avec les personnes éclairées, & de faire
paroître une supériorité qui blesse les esprits communs, nous sauve du
mépris des uns & de la haine des autres.

  [40] Je rêvassois présentement, comme je fais souvent, sur ce combien
    l’humaine raison est un instrument libre & vague. Je vois
    ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose,
    s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher
    la vérité; ils passent par-dessus les propositions, mais ils
    examinent curieusement les conséquences; ils laissent les choses, &
    courent aux causes: plaisans causeurs, ils commencent ordinairement
    ainsi. Comme est-ce que cela se fait? Mais se fait-il? Faudroit-il
    dire? Je trouve quasi par-tout qu’il faudroit dire, il n’en est
    rien, & employerois souvent cette réponse, mais je n’ose. MONTAIGNE,
    _Essais_.

Pour faire connoître, dans toute son étendue, la nécessité de
s’assujettir aux usages du monde, & de s’appliquer à connoître le
caractére des personnes qui composent la Société, afin de pouvoir s’en
faire aimer; on ne peut trop préparer les jeunes gens à la sévérité avec
laquelle on les examinera, quand ils paroîtront sur cette grande
scéne[41]. Ils doivent être prévenus qu’ils trouveront deux juges dans
chaque spectateur, la raison, & l’amour propre; l’une, équitable, rend
justice gratuitement; l’autre n’est jamais favorable, qu’à de certaines
conditions. L’amour propre veut qu’on le flatte, qu’on ne perde point de
vûe ses intérêts; & dans la plûpart des jugemens, où il semble que ce
soit la raison qui prononce, il se trouve que l’amour propre a
presqu’entiérement dicté l’arrêt.

  [41]

        Le premier pas... que l’on fait dans le monde
        Est celui d’où dépend le reste de nos jours;
        Ridicule une fois, on vous le croit toujours.
        L’impression demeure: en vain, croissant en âge,
        On change de conduite, on prend un air plus sage:
        On souffre encor long-temps de ce vieux préjugé:
        On est suspect encor, quand on est corrigé;
        Et j’ai vû quelquefois payer dans la vieillesse
        Le tribut des défauts qu’on eut dans la jeunesse.
        Connoissez donc le monde, & songez qu’aujourd’hui
        Il faut que vous viviez moins pour vous que pour lui.

    _L’Indiscret, Comédie, scéne 1._


_Conclusion de cet Ouvrage._

C’est dès la premiere année de notre vie, que doit commencer notre
éducation: Et après les principes de la Religion, qui est elle-même la
source de toutes les vertus sociables, rien n’est plus important que
d’établir en nous le désir & les moyens de disposer, en notre faveur,
les esprits, afin de parvenir à nous concilier les cœurs; parce que dans
le commerce ordinaire de la vie, pour être heureux, il faut être aimé;
que pour être aimé, il faut plaire, & qu’on ne plaît qu’autant qu’on
fait contribuer au bonheur des autres.




AVERTISSEMENT.


_Les Contes des Fées, qu’on va trouver à la suite de cet Ouvrage,
seroient sans doute déplacés, s’ils ne faisoient partie de l’Ouvrage
même; mais on reconnoîtra que les idées, les événemens qui constituent
chaque Conte, servent à prouver l’utilité de quelques-uns des principes
répandus dans ces Essais. Mon objet a été d’embrasser une sorte de
Roman, dont toute l’action tendît à établir une ou plusieurs vérités
morales. J’ai cru que le merveilleux de la Féerie concourroit à mettre
ces maximes dans un jour plus agréable. J’ai varié le stile de ces
Contes, selon le genre des sujets & le caractére des personnages; mais
je sens combien je serai loin de la perfection à laquelle est parvenu,
dans de pareils Ouvrages, un de ces Auteurs célébres[42] qu’on relit
sans cesse, & qu’on regarde comme d’excellens modéles, sans qu’on ose
chercher à les imiter, parce qu’on les admire toujours davantage._

  [42] Mr. DE FENELON, Archevêque de Cambray. _Voyez_ les Fables qu’il a
    composées pour l’éducation de M. le Dauphin. _Tom. 2._ de ses
    _Dialogues des Morts, anciens & modernes_.




LES DONS

DES FÉES,

OU

LE POUVOIR

DE L’ÉDUCATION.

CONTE.


Entre les différens Souverains, qui, dans les temps reculés, partagérent
l’Arabie, la Princesse Zoraïde fut célébre par l’amitié qu’elle avoit
contractée avec deux Fées; elle étoit bien digne de plaire à ces
Intelligences, qui n’exerçoient alors leur supériorité sur les mortels,
que dans la vûe de les rendre heureux. Peu de temps après la perte de
son époux, qui lui fut extrêmement sensible, cette Princesse devint mere
de deux fils, & sentant approcher la fin de sa vie, que tout l’art des
Fées ne pouvoit reculer, elle leur parla ainsi.

Je laisse deux enfans au berceau, tous deux destinés par nos loix à
régner en même temps: vous connoissez mieux que nous, ce que les vertus,
ou les défauts des Souverains, répandent de biens ou de maux sur leurs
Sujets. Vous m’avez trop aimée, pour me refuser, dans mes derniers
instans, la douceur de me flatter que mes enfans feront le bonheur des
Etats que je leur laisse; vous allez les douer l’un & l’autre, des
qualités qui rendent les hommes dignes de la suprême autorité.

L’une des Fées, qui s’appelloit Zulmane, s’approcha du berceau, &
touchant de sa baguette l’aîné des deux Princes; Enfant, né pour régner,
dit-elle, une puissante Fée te doue; elle te donne _l’esprit, la valeur,
& la probité_. A ces mots, elle embrassa la Reine, & vola dans l’Empire
des Fées, graver sur la Table d’émeraude, où sont inscrits les dons
qu’elles font aux Souverains, ceux dont Alcimédor, (c’est ainsi qu’on
nommoit ce Prince) venoit d’être favorisé.

Alsime, c’est la seconde Fée, resta dans le silence, portant
alternativement ses regards sur les deux Princes. Quoi! dit Zoraïde, mon
second fils n’obtiendra-t-il rien de votre puissance? Tandis que son
frere brillera de toutes les qualités qui font les vrais Monarques,
celui-ci ne montrera-t-il que des vertus communes? Est-ce dans ce moment
(le seul qui me reste peut-être) que je dois cesser d’être chére à la
plus secourable des Fées, à la généreuse Alsime?

Que vous êtes dans l’erreur, répondit la Fée! mon silence ne présageoit
rien de funeste pour le Prince Asaïd votre second fils; je cherchois à
démêler, dans l’avenir, quelle sera la destinée de son frere; il semble
que Zulmane l’ait doué de tout ce qui doit rendre un Prince accompli,
tous ses dons auront leur effet; mais seront-ils suffisans?
Puisse-t-elle ne s’être point abusée sur le succès qu’elle en espére!
J’employerai bien mieux ma science en faveur d’Asaïd. Dans ce moment où
il ne fait que de naître, ce seroit peut-être en vain que je le douerois
des plus heureuses qualités; les impressions qu’il recevra, dans la
suite, des objets dont il sera environné, mille obstacles différens,
pourroient altérer l’effet de mes dons, si je l’abandonnois à lui-même.
Elle prit alors le Prince entre ses bras: O précieux enfant de la
mortelle que j’ai le plus chérie, dit-elle, je verserai, sans cesse,
dans ton ame ces Philtres imperceptibles qui dévelopent les vertus, &
qui étouffent les semences des vices: Je ne te perdrai pas un instant de
vûe, jusqu’au temps où tu seras digne de régner.

A cette promesse, si intéressante, Zoraïde sentit un transport de joie,
qui, en terminant sa vie, en rendit les derniers instans délicieux. La
Fée, qu’elle tenoit embrassée, vit son ame, qui, s’élevant sur ses aîles
immortelles, retournoit au centre de la lumiére, d’où elle étoit
descendue.

Alsime prit les rênes du Gouvernement pendant l’enfance des deux
Princes, & respectant l’ouvrage de Zulmane, elle ne s’occupa, à l’égard
de l’aîné, que du soin de veiller à la conservation de sa vie, &
réserva, pour le second, tous les secrets de son art, qui servoient à
embellir les ames.

Les deux Souverains avancérent insensiblement en âge; Alcimédor marqua
de bonne heure le mépris des dangers, ou plutôt il parut s’y exposer
sans les connoître; il montra toujours plus d’esprit qu’on n’en devoit
naturellement attendre des différens âges, où il passoit successivement;
mais on démêloit qu’en lui, l’esprit n’étoit que comme un talent par
lequel il étoit dominé, & non une lumiére dont il fît usage au gré de sa
raison. On reconnut, enfin, qu’il ne lui manquoit aucun des dons que
Zulmane lui avoit faits; mais qu’il s’en faloit bien que ces dons ne
remplissent l’idée qu’on en avoit conçue: cependant personne n’osoit lui
donner des conseils, par respect pour la Fée qui l’avoit doué.

A l’égard d’Asaïd, son esprit ne s’étoit dévelopé que par une gradation
ordinaire; mais dans ses différens progrès (graces aux premiéres
impressions qu’il avoit reçûes de la Fée, & qui, par ses soins, se
perfectionnoient tous les jours) il prenoit un caractére aimable. Ce
n’étoit point ce que la supériorité a d’éblouissant, qui éclatoit en
lui, on y découvroit ce qui la caractérise bien davantage, une raison
éclairée, égale, & assaisonnée d’agrément. La Fée lui avoit fait deux
présens d’un prix inestimable; l’un étoit une glace, dont voici la
merveilleuse propriété: il ne faloit que s’y considérer fixement, après
s’être fait une habitude de la regarder, on s’y voyoit, en même temps,
tel qu’on étoit, & tel qu’on croyoit être. L’autre, étoit une sorte de
microscope, qui faisoit distinguer dans les objets les plus attirans, ce
qu’ils avoient de trompeur, & de chimérique. Il semble qu’à faire un
usage habituel de ce secret, comme presque tous les plaisirs sont mêlés
d’illusions, on dût tomber bien-tôt dans une indifférence insipide; mais
le microscope ne grossissoit que les illusions dangereuses, pour la
Société; celles qui ne pouvoient nuire qu’à nous-mêmes, il laissoit à
notre raison le soin de les apercevoir. Ces dons précieux sont restés
sur la terre, mais on a presque entiérement renversé la maniére d’en
faire usage.

Les deux Princes, ayant atteint dix-huit ans, la Fée déclara que de cet
instant ils restoient chargés, l’un & l’autre, du poids redoutable du
Gouvernement. Il ne m’est plus permis, dit-elle à Asaïd, de rester
auprès de vous; mais je descendrai souvent de la Région lumineuse d’où
les Fées considérent, d’un coup d’œil, tous les événemens de la terre;
je viendrai jouir, avec le Prince que j’ai formé, & que j’aime, de la
félicité qu’il maintiendra dans cet Empire. A ces mots, elle s’éleva
dans les airs, portée sur un nuage d’azur, & disparut.

La puissance souveraine se trouva donc partagée, également, entre
Alcimédor & Azaïd. Ils avoient une tendre amitié l’un pour l’autre; tous
deux désiroient régner avec équité; tous deux agissoient dans cette même
vûe; mais leur caractére n’avoit aucune ressemblance; & il arrive
souvent, qu’avec des principes communs, & même des lumiéres égales, la
différence du caractére des hommes, en met une bien grande dans leur
conduite. Alcimédor, inébranlable dans ses projets, dès qu’ils lui
paroissoient équitables, n’examinoit jamais assez les inconveniens qui
en pourroient naître. Son ambition se tournoit-elle vers la gloire, son
courage ne lui laissoit envisager que celle des Conquérans; sa probité
ne lui auroit pas permis de faire usage, pour y parvenir, de moyens
injustes; mais tout ce qui pouvoit être un sujet de guerre légitime, lui
paroissoit une nécessité de l’entreprendre. Par-tout où la force pouvoit
être employée, sans injustice, il la préféroit à des voyes douces, qui,
avec plus de temps, auroient amené les mêmes succès. Son frere,
accoutumé par degrés, dès l’enfance, à ne considérer, dans les
prérogatives du Trône, que les vertus qu’elles donnent lieu au Souverain
d’exercer, ne se permettoit aucune idée de gloire, qui ne fût compatible
avec le bonheur de ses Sujets. Il pensoit que la véritable puissance
doit s’imposer elle-même des bornes; il regardoit, comme autant de
triomphes, ces effets favorables que la prudence & le temps épargnent à
l’autorité; la Cour, le Peuple, bénissoient sa conduite, autant qu’ils
voyoient celle de son frere avec trouble & inquiétude.

Il étoit difficile que des Souverains, si différens par le caractére,
vécussent long-temps dans l’union parfaite, qui étoit nécessaire pour le
bien du Gouvernement. En effet, il nâquit bien-tôt, entr’eux, un sujet
de division. Alcimédor ayant découvert qu’ils avoient d’anciens droits
sur un Royaume voisin, possédé alors par le Prince Mutalib, proposa
d’armer pour le faire valoir. Asaïd se refusa à ce projet: Mon frere,
dit-il, l’ambition la plus glorieuse pour nous, n’est pas de devenir
plus puissans; nous le sommes assez, étant supérieurs aux autres Princes
d’Arabie. Que nous serviroient de nouvelles Provinces, & de nouvelles
richesses? Elles ne nous donneroient pas de nouvelles vertus. Pourquoi
exposer des Sujets, qui nous aiment, pour en soumettre d’autres, qui ne
nous regarderoient que comme des Tyrans? Rien n’ose troubler notre
tranquillité; nous sommes respectés; faut-il, sans sujet, nous montrer
redoutables? Asaïd parla en vain, & voyant que son frere persistoit dans
ses desseins, il lui proposa de séparer leur Etat en deux Souverainetez
différentes; ce partage accepté, à peine fut-il entiérement terminé,
qu’Alcimédor entreprit la guerre; elle fut malheureuse. Vaincu, au lieu
d’être Conquérant, il eut recours à Asaïd; il demanda des troupes, pour
venger sa défaite; mais Asaïd préféra de lui procurer un secours plus
salutaire. Il fit alliance avec le Prince qu’Alcimédor avoit attaqué; &
devenant, pour l’avenir, un garant contre les attentats de son frere, la
paix fut conclue. Le sceau de cette paix étoit un double mariage;
Mutalib, ayant deux filles, il fut arrêté que l’aînée épouseroit
Alcimédor, & qu’Asaïd seroit uni à la seconde. Bien-tôt les fêtes de
l’hymen succédérent aux troubles de la guerre, & la présence d’Alsime
acheva de donner, à cette cérémonie, tout l’éclat qui pouvoit
l’embellir.

Les deux Princesses, qui ne se ressembloient, ni par la figure, ni par
l’esprit, étoient ornées de bien des qualités rares. Celle qu’épousa
Alcimédor, avoit en partage tous ces traits réguliers, dont l’assemblage
forme ce qu’on est convenu d’appeler la beauté; mais quand on avoit dit
qu’elle étoit extrêmement belle, il ne restoit plus rien à ajouter à
l’éloge de sa figure. Ce qui fut remarqué bien davantage, c’est qu’elle
se trouva avoir, exactement, le même esprit, & le même caractére qu’on
découvroit dans Alcimédor; & cette conformité fit penser aux deux Cours,
que ces Epoux passeroient, ensemble, une vie extrêmement heureuse.
L’événement fut tout-à-fait contraire: Tous deux, ne voulant qu’être
sévérement justes & équitables, étoient sans complaisance, dès qu’ils
croyoient leur opinion ou leurs desseins raisonnables: Tous deux, avec
beaucoup d’esprit, trouvoient, dans leur entretien, des sujets de
dégoût, d’éloignement, & d’inimitié: Chacun, par amour de la sincérité,
ne ménageoit point la vanité de l’autre, même à l’égard des objets
indifférens, quand il voyoit un juste motif de la mortifier; &, par
cette conduite, ils furent bien-tôt réduits au simple commerce de
convenance, & de représentation.

La destinée d’Asaïd devint bien différente, & ce fut son ouvrage. La
Princesse, à qui l’hymen l’unissoit, & dont il fut toujours aimé
éperduement, avoit tout ce qui peut remplir le cœur, & exercer la raison
d’un époux; sa figure ne donnoit point l’idée de ce qu’on regarde
communément comme la beauté; mais les femmes mêmes avouoient, en la
voyant, que pour être sûre de plaire, il faloit être faite comme elle.
D’ailleurs, par les graces de l’esprit & du caractére, charmante pour
les personnes qui lui étoient indifférentes, elle devenoit, à l’égard de
ce qu’elle aimoit, du commerce le plus épineux & le plus difficile: Née
sincére & avec un cœur extrémement sensible, le sérieux, ou la joie, les
égards, les devoirs, la raison même, prenoient en elle toute
l’impétuosité des passions: Pénétrante sur ce qui se passoit dans une
ame qui lui étoit chére, si elle ne découvroit pas dans la complaisance
qu’on lui marquoit, le peu que lui coûtoit celle qu’elle faisoit si
naturellement paroître; si elle ne trouvoit pas dans l’amitié, dans la
confiance, cette délicatesse, cette étendue sans réserve, qui
caractérisoit la sienne; elle passoit aux reproches, à la douleur, au
désespoir; sa société, enfin, étoit alternativement délicieuse &
insupportable.

Asaïd charmé des vertus, de l’esprit, & de la tendresse qu’il trouvoit
en elle, faisoit grace aux imperfections du caractére: Loin d’y opposer
jamais, ni d’impatience, ni d’aigreur, c’étoit cette condescendance,
cette douceur, qui naît d’une véritable amitié, que soutient la raison,
& qui n’a rien de la foiblesse. Persuadé qu’on ne peut trop prendre sur
soi, pour faire cesser les torts & les chagrins de ce qu’on aime, il
cédoit, il ramenoit bien-tôt le calme; & insensiblement, ayant vaincu
l’impétuosité de l’humeur, il ne resta que la tendresse; eh quelle
tendresse! Elle n’avoit plus de sentimens, qui ne servissent à le rendre
heureux. Leur Cour ne respiroit que le plaisir, la décence & le zéle:
Tout ce qui les environnoit, sentoit un empressement à leur plaire, qui
ne tenoit ni de l’intérêt ni de la servitude. Bonheur inestimable, &
presque toujours ignoré des Souverains! Ils pouvoient quelquefois
oublier qu’ils avoient des Courtisans, & ne se croire entourés que
d’amis aimables & sincéres. Les talens, les arts, chéris & protegés par
eux, avoient, pour principale ambition, la gloire de concourir aux
douceurs de la vie de deux maîtres si respectables; tandis qu’à la Cour
d’Alcimédor, le désir de plaire, n’étoit qu’une crainte de la disgrace,
& que, jusques aux amusemens & aux plaisirs, tout étoit mis au rang des
devoirs austéres: Ainsi les dons de Zulmane, n’avoient produit, à
Alcimédor, d’autre fortune, que de se voir Souverain, sans avoir l’amour
de ses Sujets, & Epoux malheureux, sans aucun motif considérable de se
plaindre de la Princesse.

On auroit crû, qu’avec une conduite si différente, ces deux Princes
n’auroient dû jamais éprouver une commune destinée; mais, tout à coup,
il sortit du fond de la Tartarie, un Peuple de Guerriers, qui parvinrent
jusqu’en Arabie. En vain les autres Souverains joignirent leurs forces à
celles d’Alcimédor & d’Asaïd. Ces hommes inconnus, étoient braves,
disciplinés, & si formidables en nombre, qu’ils accablérent tout ce qui
s’opposa à leur passage. Leur Roi, nommé Aterganor, ajoûtoit encore à
leur force & à leur valeur, par la haute opinion qu’ils avoient de
l’élévation de son ame. Ce Conquérant s’étant emparé de la Ville
Capitale des Etats d’Asaïd, (car ce Prince, qui avoit été vaincu le
dernier de tous, s’y étoit retiré avec son frere) Aterganor assembla les
hommes les plus considérables des deux Nations, & leur parla ainsi. Je
n’ai pas prétendu vous conquérir, pour vous mettre dans l’esclavage. Je
sai quelles sont vos vertus; elles ont accrû l’ambition que j’avois de
régner dans l’Arabie. Des hommes, tels que vous, ne doivent obéir qu’au
plus grand Roi de la terre, au Monarque de la Tartarie. Peuples, que
j’ai soumis, je ne viens point emporter vos richesses, ni forcer vos
volontés: Conservez vos usages, vos mœurs, & choisissez, vous-mêmes, le
nouveau Maître, qui, sous mon autorité, sera chargé du soin de vous
rendre heureux. J’établis, de ce moment, l’entiére égalité de condition.
Que, pendant douze soleils, il n’y ait plus entre vous, d’autres
distinctions, d’autres égards, que ceux qui seront volontaires: Employez
ces jours, d’une liberté si pure, à vous élire un Souverain; fût-il tiré
du sang le plus obscur, sur la foi de votre choix, il me paroîtra digne
de régner. Le Vainqueur dit ensuite aux deux Princes, qu’il les laissoit
libres dans leur Palais, & il alla camper au milieu de cette redoutable
Armée qui environnoit la Ville.

L’égalité de condition ordonnée, fit naître une révolution subite; tous
ceux pour qui la servitude, les devoirs, le respect, avoient été un
fardeau, ne songérent plus à le supporter. Entre les personnes
accoutumées à être prévenues, à faire autant de loix de leurs volontés,
plusieurs conserverent, à peine, de l’autorité dans leur famille. Les
Gardes, les Officiers d’Alcimédor, désertérent tous de son Palais, & un
Palais déserté est plus triste qu’une cabane habitée; ses Courtisans
l’abandonnérent, ne s’occupant plus que de la part qu’ils devoient avoir
à l’élection d’un nouveau maître. Alcimédor & la Princesse son Epouse,
accoutumés à la hauteur & la confiance qu’une longue prospérité fait
naître, ne connoissoient point l’élévation d’ame, qui fait ennoblir
l’adversité; ils restérent seuls, & humiliés. Aterganor voulut jouïr du
spectacle de ces changemens; il aimoit à voir l’abbattement ou la
dignité avec laquelle on soutenoit les grands revers. Il remarqua, dans
les différens états, avec plaisir, des hommes dont toute la
considération avoit disparu avec leur crédit ou leurs titres; qui, d’un
rang distingué, & qui les élevoit, réduits à leur propre mérite,
tomboient confondus & méprisés, dans la foule. Mais quel fut l’excès de
son étonnement, lorsqu’arrivant au Palais d’Asaïd, il chercha
inutilement les marques de la révolution qu’il s’attendoit d’y
reconnoître? Il voit les Gardes dans leur devoir, & les Courtisans,
d’autant plus occupés à marquer leur fidélité à leur Maître, que cet
hommage étoit un gage de leur vertu. Il trouva le Prince & la Princesse
dans une assiette d’ame également éloignée de la fermeté fastueuse, & de
la tristesse humiliante: Ils ne s’entretenoient que du désir de voir
couronner un Souverain, qui rendît heureux des Sujets dont ils
éprouvoient, d’une maniére si admirable, le respect & l’amour. Aterganor
crut être abusé par un songe. O fortuné Asaïd! s’écria-t-il, & vous,
respectable Princesse, que votre gloire est supérieure à la mienne! Vous
m’apprenez que je n’ai point encore régné. Je n’envisageois que la
domination qui naît de la force, qui ne s’entretient que par la crainte,
& qui ne cherche qu’à s’étendre. Vous me faites connoître que la
véritable autorité sur les hommes, a sa source dans leur cœur. Alors les
Députés des deux Nations se présentérent pour proposer le Roi qu’ils
avoient choisi. Tous proclamérent Asaïd; on ne voyoit par-tout que des
larmes de zéle, d’amour & de joie; on n’entendoit que le nom d’Asaïd.
Aterganor, à ce spectacle, descendit du trône; il déposa son sceptre
entre les mains d’Asaïd, & plaçant sa propre couronne sur la tête de la
Princesse: Regnez, leur dit-il, puisque tous les cœurs vous appellent,
non pour reconnoître un Roi supérieur à vous. Oserois-je assujettir ceux
dont j’admire l’exemple, & dont les vertus m’instruisent? Je rens la
Souveraineté à tous les Princes que j’avois vaincus, je n’exercerai ici
qu’un seul droit de l’Empire: Qu’Alcimédor cesse d’être Souverain. Je
réunis, pour vous seul, les Etats que vous aviez partagés avec lui.
Comme Aterganor achevoit ces mots, on entendit un coup de tonnerre,
Zulmane parut sur un char; & pour dérober, aux yeux des mortels, le
Prince à qui ses dons avoient été si peu profitables, elle enleva
Alcimédor, ainsi que sa Princesse, & se perdit dans l’immensité des
airs. Alsime s’offrit, alors, sur un trône brillant des plus vives
couleurs de la lumiére; elle confirma la loi, si juste, qu’Aterganor
venoit de faire, & qui assuroit le bonheur des Peuples que lui avoit
recommandés Zoraïde. Elle reconnut, avec transport, dans la nouvelle
gloire, dont Asaïd étoit environné, les fruits heureux de son éducation;
& c’est depuis cette époque du régne d’Asaïd, que cette Partie de
l’Arabie a été nommée l’Arabie heureuse.




L’ISLE

DE LA LIBERTÉ.

CONTE.


Un Enchanteur, ennuyé d’entendre des hommes condamner, particuliérement,
dans autrui, les défauts qu’ils avoient eux-mêmes, résolut de démasquer
les premiers qui lui tiendroient pareil langage. Il se retira dans une
Isle, & publia que ceux qui viendroient s’y établir, y seroient libres
de faire leur volonté, & n’éprouveroient jamais d’injustices, de la part
des habitans. A peine cette nouvelle fut-elle répandue, qu’il vit
arriver trois personnages, de l’espéce de ceux qu’il attendoit. Vous
désirez le droit de Citoyens, leur dit-il? je vais vous l’accorder.
Voici l’unique condition que j’impose: Dites-moi, chacun, quel est votre
caractére, votre goût dominant; on écrira sur la Liste de nos Insulaires
ce que vous allez dicter, &, dès ce moment, vous pourrez vivre ici de la
maniére qui vous conviendra, sans que personne vous en empêche.

L’un, qui s’appelloit Almon, dit: _Je suis naturel, je hais la
dissimulation, je me montre tel que je suis_, voilà mon caractére. On
écrivit: _Almon est naturel_. _Pour moi_, dit le second, qui se nommoit
Alibé, _J’aime à plaire, à faire ce qui amuse les autres, j’ai acquis
les talens qui peuvent y contribuer_. On écrivit: _Alibé aime à plaire_.
_Il faut que je l’avoue_, dit le troisiéme, qui avoit nom Zanis, _Je
suis extrémement singulier_. On écrivit: _Zanis est singulier_. Vous
pouvez à présent, leur dit l’Enchanteur, vous livrer, sans aucune
contrainte, au genre de vie qui vous plaira; allez, on va vous conduire
à l’habitation qui vous est destinée.

Quand ils furent partis, l’Enchanteur dit à ceux qui formoient sa Cour:
Vous voyez avec quelle confiance ces trois hommes viennent d’annoncer
leur caractére; Je vais vous en faire un portrait véritable: Almon, sans
égards pour ce qui convient aux autres, est accoutumé à ne se jamais
contraindre; quoiqu’il ait de l’esprit, s’il loue, ou s’il blâme, c’est
toujours par caprice; voilà ce qu’il appelle être naturel. Sans dessein
de dominer, il est décidant; il parle par la seule envie de parler; il
interrompt pour dire son avis, & contrarie souvent celui qui vient à le
suivre; en un mot, rempli de défauts contre la Société, & leur donnant
libre carriére; voilà ce qu’il appelle haïr la dissimulation. Alibé, qui
effectivement a bien des talens, ne les emploie que contre lui; il veut
qu’on l’écoute, sans cesse, il veut être applaudi, & l’être seul; & il
appelle cette sorte de tyrannie, aimer à plaire. A l’égard de Zanis,
toujours occupé à ne ressembler à personne, il rit de ce qui
attristeroit les autres, & regarde d’un œil funeste tout ce qui excite
la gaieté. Facile à démêler, lorsqu’il se croit impénétrable, on voit
qu’il s’est fait le matin une liste des étonnemens, des distractions,
des caprices qu’il aura dans sa journée; indiscret, contredisant,
injuste; il se croit justifié, suffisamment, quand il a dit, _C’est que
je suis singulier_; il croit, même, avoir fait son éloge. Jouïssons sans
qu’ils nous aperçoivent, des avantures qui vont les surprendre. A ces
mots, l’Enchanteur & ses confidens devinrent invisibles.

Almon, en sortant de chez l’Enchanteur, se trouva près d’un superbe
Palais, & découvrit au frontispice une table de Lapis, sur laquelle des
cailloux transparens, formoient cette inscription, qui étoit
éblouïssante.

    _Tout le monde a raison._

Almon, frapé de curiosité, entre; & comme il approchoit du vestibule, il
entend un bruit de divers instrumens. Le bruit cesse, deux portiques
s’ouvrent, & il voit paroître deux Hérauts, dont l’habillement étoit
composé de tout ce qui caractérise les différentes conditions des
hommes, & qui marchoient vers lui, tantôt avec une affectation de
gravité, tantôt avec de fausses graces, & quelquefois d’une maniére
comique. _C’est ici le Palais d’Alcanor_, lui dit le premier qui
l’aborda: _Vous pourrez le regarder comme le vôtre_, ajoûta le second; &
tout de suite, reprenant alternativement la parole, sans donner à Almon
le temps de répondre, ils continuérent ainsi: _Cette retraite est
charmante_; ON PEUT S’Y ENNUYER, ET LE DIRE; _On peut, dès qu’on s’y
plaît, y passer les jours entiers_; ON PEUT N’Y VENIR QUE PAR CAPRICE,
RESTER OU DISPAROÎTRE. _Alcanor est sans cesse environné de tout ce qui
fait l’amusement des autres._ ON PEUT CROIRE QUE C’EST POUR LE SIEN
PROPRE QU’IL EN USE AINSI, ET NE LUI EN SAVOIR PAS LE MOINDRE GRÉ. Ce
dialogue achevé, Almon se trouva près de l’appartement; les deux Hérauts
alors lui répétérent trois fois de suite, parlant en même temps: _Ici
tout le monde a raison._

Les Hérauts se retirérent, & Almon entra dans un magnifique sallon. Il
vit un grand nombre d’hommes & de femmes, qui, par leur maintien, leurs
occupations, leurs discours, sembloient se croire seuls. L’un rêve,
l’autre danse; celui-ci parle, & n’est point écouté; celle-là s’examine
dans une glace, & révéle, tout haut, ce qu’en secret son amour propre
lui inspire de bonne opinion d’elle-même: ici on entend dire, j’ai
beaucoup d’esprit; là, je suis une créature parfaite. Enfin ce sont
beaucoup de gens en un même lieu, qui ne forment point de Société.

Alcanor, assis sur une espéce de Trône, paroissoit n’être point occupé
des autres; & les autres ne l’étoient point de lui. Dans des momens, il
étoit environné d’un cercle, où tous parloient ensemble, quelquefois
c’étoit un silence taciturne qu’on y voyoit régner. Almon, qui n’avoit
été remarqué de personne, vint s’asseoir auprès d’Alcanor, lorsque
l’entretien se tournoit sur l’éloge de la politesse. Si vous en êtes,
dit Almon, en interrompant, à définir la politesse des habitans de cette
Isle, la conversation tombera bien-tôt: Je serois bien fâché de vous
empêcher de penser comme il vous plaît, répondit Alcanor, avec un air de
circonspection; mais, comme je hais la dissimulation, je vous avouerai
que votre opinion me paroît la plus dénuée de sens commun, de jugement,
de raison, d’esprit; la politesse ne consiste que dans de certains
usages convenus, & vous ignorez les nôtres? Et je les ignorerai,
repartit Almon, à moins que pour m’acquiter avec vous, je n’apprenne à
répondre d’une maniére fort désobligeante. Désobligeante! dit l’épouse
d’Alcanor, avec un sourire d’amitié, elle n’est que naturelle, & je vous
avertis (car j’aime mes voisins) qu’à en juger autrement, vous paroissez
ridicule; & vous faites bien, on se montre ici tel qu’on est. Almon
voulut répliquer. Si vous insistez, interrompit la Dame, vous serez un
sot, je vous le dis, parce que je le pense, & que je hais la
dissimulation. L’Enchanteur parut alors. Quelle insupportable liberté
que celle de votre Isle! s’écria Almon; on n’y éprouve, m’aviez-vous
dit, aucune injustice de la part de vos Citoyens! Sans doute, répondit
l’Enchanteur, c’est vous qui êtes injuste. Vous avez déclaré que vous
étiez naturel, & j’approuve que vous le soyez; mais croyez-vous avoir le
privilége exclusif de l’être? Apprenez que c’est aussi le caractére de
tous nos habitans. Pouvez-vous vous plaindre des gens qui vous
ressemblent? Mais sortez d’erreur, Almon, & que les scénes qui viennent
de vous déplaire, vous instruisent; il n’y a point de Société qui pût
s’entretenir, si les hommes se montroient toujours tels qu’ils sont: il
n’est permis de s’abandonner à son naturel, que quand ce naturel
s’accorde avec les usages, & les vertus qui lient la Société. Je le
vois, dit Almon, frapé de ces vérités; Madame m’avoit bien promis que
j’allois n’être qu’un sot; je le suis, je commence à le connoître, & je
veux rester parmi vous, afin de m’en convaincre, au point de ne l’être
bien-tôt plus, si je puis. Je répons de vous, continua l’Enchanteur,
sans même que mon art s’en mêle; avec de l’esprit & un vrai désir de
plaire, on se corrige bien-tôt de ses défauts. Venez être témoin des
avantures de vos camarades, elles serviront encore à vous instruire. A
ces mots, ils furent transportés dans une maison, où Alibé venoit d’être
présenté. C’étoit le rendez-vous de la bonne compagnie. A peine Alibé
fut-il assis, qu’il s’empara de la conversation, & ce fut pour étaler
toutes ses connoissances, pour montrer beaucoup d’esprit, & pour parler
de soi; comme s’il n’y avoit eu dans le monde d’autre mérite que le
sien, ou que celui des autres ne dût consister qu’à savoir lui rendre
hommage. On l’écouta d’abord, en lui donnant tous ces témoignages
équivoques d’applaudissement, tels qu’un certain sourire de
complaisance, qu’on place, souvent, sans avoir entendu ce qu’on loue; un
mot dénué de sens, & qu’on répéte, d’après la personne qui parle, comme
si ce mot étoit un oracle; un regard, qu’on adresse à celui des
écoutans, qui passe pour avoir le plus d’esprit, comme pour lui faire
part de l’admiration où l’on est de ce qu’on vient d’entendre; & Alibé
augmentoit de bonne opinion de lui-même, & d’envie de parler. Bien-tôt,
pour commencer à le tirer de son erreur, lorsqu’il prodiguoit des traits
d’imagination, on le louoit sur l’étendue, sur la fidélité de sa
mémoire; s’il passoit à des recherches, qui ne supposent que de
l’érudition, on admiroit en lui l’excellence du génie; s’il faisoit des
plaisanteries de mauvais goût, ou des contes usés, on le félicitoit
d’avoir si bien l’esprit & le langage du monde; enfin on l’accabloit de
louanges déplacées, & d’abord il n’entendit que les louanges; l’amour
propre, même dans un homme d’esprit, est quelquefois si sottement
crédule! Alibé s’aperçut ensuite, que ces louanges étoient à
contre-sens; mais il pensa que c’étoit manque de justesse d’esprit dans
les gens qui l’applaudissoient, & leur sût gré de l’intention. Il les
reprenoit, avec bonté, quand il les voyoit ainsi se méprendre; il leur
enseignoit, d’une façon détournée, la maniére de le louer
convenablement. L’assemblée jouïssoit du plaisir de voir croître
l’orgueil & le ridicule d’Alibé: mais ce n’étoit pas assez pour elle, il
faloit qu’il sentît sa situation. Tout d’un coup chacun change avec lui
de conduite; il venoit d’annoncer le récit d’une avanture
très-singuliére qui lui étoit arrivée: il commence, un homme
l’interrompt, & à propos de singularité, raconte un songe
très-extraordinaire qu’il a fait la nuit précédente. Alibé se contraint,
s’impatiente; il saisit enfin une occasion de proposer des vers assez
heureux qu’il a composés. Au mot de vers, un autre en récite de
nouveaux, & voilà Alibé réduit à l’ennui d’écouter, ou du moins au dépit
de se taire. Enfin il se voit environné de talens qui le persécutent,
parce qu’ils sont applaudis, & qu’il ne trouve pas le moindre jour, pour
faire briller les siens; il n’y peut plus tenir, il sort indigné du peu
d’égards qu’on a dans cette maison, pour le mérite d’autrui. Il va chez
l’Enchanteur, qui, pour toute réponse à ses plaintes, lui présente le
Livre sur lequel on avoit inscrit son caractére; il l’ouvre, & lit:
Alibé, comme il croit être, _Il aime à plaire_. Alibé, comme il est, _Il
ne veut que briller_. Alibé referme le Livre, regarde en pitié
l’Enchanteur, & court se rembarquer. Il s’en retourne plus incorrigible
que jamais, dit l’Enchanteur, quelques connoissances, divers talens
médiocres, & peu d’esprit, c’est de cet assemblage que la fatuité a pris
naissance.

Il ne manquoit à l’Enchanteur que de voir Zanis sur la scéne, il eut
bien-tôt satisfaction. Comme Zanis passoit sur une grande place, une
troupe de gens, parés d’une maniére bizarre, l’entourent, & l’engagent à
monter dans un char. On connoît votre mérite, lui dit-on, vous êtes
digne du triomphe. Ils le conduisent, ainsi, dans une espéce de Temple,
où il trouve une nombreuse assemblée. Il se présente avec une ferme
résolution d’être plus singulier que jamais: maintien recherché, propos
hazardés, tout est mis en œuvre, & n’est point remarqué; il voit que,
bien loin d’étonner personne, il est regardé comme un homme à
l’ordinaire. Cela le décontenance; il reprend courage, il avance une
maxime inouïe, tout le monde est de son opinion, on connoissoit cette
façon de penser, elle est commune. Son embarras se renouvelle, il conte,
il exagére, on commence à l’écouter; mais un autre prend la parole, &
tient des discours si outrés, que Zanis est presque réduit à se trouver
raisonnable; enfin il se retire avec le dépit d’avoir été unanimement
loué sur la justesse de son esprit, & sur la retenue de son imagination.

Il rêve, il médite, il est pénétré de douleur (car rien n’est si
humiliant que la déraison affectée en pure perte); dans ce trouble
d’esprit, il est abordé par un petit homme, qui, avec tout l’ajustement,
& le maintien d’un vieillard, avoit à peine dix-huit ans. Je vois bien
que vous êtes un homme simple, un esprit sensé, lui dit le faux
vieillard. On vous a bien étonné dans la maison dont vous sortez? Vous
n’êtes pas encore assez instruit de l’humeur capricieuse de nos
Citoyens; ce sont des espéces de fous, qui s’imaginent que c’est un
grand mérite que d’étonner les autres par une conduite singuliére, &
vous sentez bien quelle est la sottise de penser ainsi? Les usages
communs sont des conventions sages, qui épargnent, à notre esprit, le
soin de s’exercer sur des objets qui ne méritent pas de l’occuper.
Concevez combien on rétrécit son imagination, combien on l’avilit, quand
on la tient sans cesse appliquée à nous faire marcher, ou rire, ou tenir
nos coudes différemment des autres hommes; à nous faire paroître
impatiens ou tranquilles, passionnés ou indifférens, par contenance, à
nous faire dire oui ou non, d’une maniére remarquable? Vous verrez ici
bien des scénes qui vous surprendront, vous n’en verrez peut-être pas
une qui vous amuse. A force de se singulariser à tous égards, nos
Insulaires ont épuisé les moyens les plus bizarres d’y parvenir; &
imaginez-vous ce que c’est que l’extravagance qui se répéte! Pour moi,
revenu de la sotte ambition de paroître extraordinaire, je baille au
seul souvenir de ce qu’elle m’a fait faire; & pour ne plus retomber dans
un pareil égarement, je me suis imposé tous les assujettissemens, & en
même temps, tous les avantages de la vieillesse. Je méne constamment la
vie sage & retirée, qui lui est propre; je passe les journées au coin de
mon feu dans mon fauteuil, bien clos, j’y radote au milieu de ma
famille; je ne sors qu’un moment à midi, pour me promener au soleil, &
ne songe pas s’il y a dans le monde des fous, qui veulent se distinguer,
& servir de spectacle aux autres. Le sage vieillard étala tout de suite
une quantité de maximes rebattues sur la simplicité des premiers hommes,
& qui commençoient toutes par _Autrefois_. Zanis écoutoit avec un secret
dépit, de l’étonnement que lui causoit cet homme, qui extravaguoit par
principe. Cette scéne finie, plusieurs autres, aussi peu attendues, se
succédérent, & remplirent la journée de Zanis; s’il vouloit rêver ou
parler, il étoit interrompu; désiroit-il se mettre à table, on lui
donnoit une comédie; enfin, outré de la persécution que lui faisoient
souffrir les fantaisies de tous ceux qu’il rencontroit, il courut chez
l’Enchanteur: Laissez-moi partir, dit-il, vos habitans se donnent pour
extraordinaires, & ils ne sont que contrarians, capricieux, extravagans.
Vous faites leur portrait & le vôtre, répondit l’Enchanteur, au lieu de
vous vanter d’être singulier, que ne me disiez-vous de bonne foi: Je
meurs d’envie de le paroître; l’un est bien différent de l’autre. Les
gens naturellement singuliers, plaisent ordinairement dans la Société,
au lieu que celui qui ne l’est que par étude, outrant bien-tôt son
personnage, ne tarde guére à ennuyer, & finit par être insupportable;
mais j’ai voulu vous désabuser, & non vous punir. Tout ce qui vous est
arrivé, ainsi qu’à Almon, n’étoit que prestige; retournez, l’un &
l’autre, dans votre Patrie, & n’oubliez jamais, s’il est possible, que
le naturel qui déplaît doit se cacher, & que l’ambition d’être
extraordinaire, méne insensiblement à la folie.




LES AYEUX,

OU

LE MERITE PERSONNEL.

CONTE.


Il y avoit jadis à la Cour de Perse, un usage singulier sur la maniére
de briguer & d’obtenir les grandes places. Lorsqu’il s’en trouvait une à
remplir, tous ceux qui pouvoient y prétendre, se présentoient, en même
temps, devant le Souverain: là, sur un talisman composé par les Génies,
ils gravoient, avec un diamant, les titres qui leur donnoient lieu
d’espérer la préférence; & tel étoit le pouvoir du talisman, que, si
pour se faire valoir, on y traçoit quelques faits, quelques éloges de
soi-même, qui blessassent la vérité, les caractéres, en cet endroit,
changeoient de couleur, lorsque le talisman passoit entre les mains du
Monarque. Le Roi, qui étoit le Prince de son siécle le plus équitable,
n’avoit trouvé que cet expédient, pour n’être jamais trompé par la
vraisemblance.

Un jour que la Province la plus considérable de l’Empire, se trouva sans
Gouverneur (c’étoit le Khorassan), comme il faloit, pour y représenter
avec dignité, avoir des richesses immenses, deux hommes seuls vinrent se
prosterner devant le Roi. L’un des concurrens, qui s’appelloit Kosroun,
descendoit des Giamites, cette race si ancienne & si illustre dans la
Perse, que peu d’autres osoient lui disputer la prééminence; outre un
avantage si favorable, pour être traité avec distinction par le
Souverain, Kosroun, incapable de manquer à l’honneur, quoiqu’au fond il
n’y fût attaché que par vanité, joignoit encore à une belle figure,
beaucoup d’esprit; mais il étoit né farouche & impérieux; son sérieux
désignoit la fierté, son sourire marquoit une ironie méprisante. Occupé
sans cesse de ses Ayeux, il s’approprioit, en idée, comme si c’eût été
une partie de leur succession, tout ce qui avoit fait leur gloire.
Tharzis, (c’est le nom de son concurrent) descendu d’une ancienne
famille, mais peu connue, s’étoit acquis une considération, telle,
qu’une plus haute naissance que la sienne, n’auroit pû y rien ajouter;
ayant les vertus, & les talens qui rendent digne des grandes places, il
pensoit si modestement sur tout ce qui pouvoit être à sa gloire, il
paroissoit si peu occupé de son esprit, dans les momens où il
réussissoit davantage, qu’on lui pardonnoit, sans peine, une supériorité
qui ne servoit qu’à rendre son commerce plus aimable.

Kosroun, après s’être prosterné avec affectation, (comme si la Cour
avoit eu besoin de son exemple, pour rendre au Souverain ce devoir
indispensable) reçut le talisman, & persuadé que son mérite seul
décidoit suffisamment en sa faveur, voici ce qu’il se contenta d’y
tracer.

    _Mes ayeux & moi._

Le talisman passa ensuite dans les mains de Tharzis, qui pensant que ses
grandes richesses étoient le seul titre qui dût le faire préférer à
plusieurs hommes de la Cour, très-dignes comme lui de cette place,
grava, pour motifs de la grace qu’il attendoit du Monarque, ce peu de
mots.

    _Vos bontés & mon zéle._

Le Roi resta, quelques momens, dans le silence, observant le talisman;
il se tourna ensuite vers les portiques d’un sallon intérieur, dont
l’accès étoit interdit à tous ses Courtisans: A l’instant, les portiques
s’ouvrirent; on entendit un bruit mêlé du son des instrumens, & des
acclamations qui accompagnent un triomphe; & l’on vit paroître soixante
Vieillards vénérables, qui, après s’être inclinés, avec respect, se
placérent aux deux côtés du Trône, chacun sur un trophée qui venoit de
s’élever. Kosroun, étonné, demanda, en secret, quelles étoient ces
figures bizarres, qui osoient se placer si près du Souverain. Tout garda
le silence.

Voyez, dit le Roi aux deux Prétendans, ces sages Vieillards qui
m’environnent, plus éclairés que moi, ils vont choisir entre vous.
Kosroun, blessé de cette loi, représenta qu’il s’aviliroit à reconnoître
d’autre Juge que son Souverain, & loin de chercher à se rendre
favorables ces mêmes Vieillards, dont sa destinée pouvoit dépendre, il
exposa, sans ménagement, que l’âge pouvoit avoir altéré leur raison;
qu’attachés à des préjugés, des usages qui avoient vieilli avec eux, ils
seroient peut-être injustes, avec le dessein d’être équitables; enfin
son caractére présomptueux & altier, son mépris pour le reste des
hommes, parurent à découvert: Et quelques-uns de ces Vieillards voulant
lui remontrer l’indécence des discours qu’il osoit se permettre, il ne
daigna pas les écouter. Son orgueil alla jusqu’à leur reprocher de
manquer à ce qu’ils devoient au seul homme qui restât de l’illustre race
des Giamites. A ce nom, les Vieillards firent un cri d’indignation;
Sachez, dit le plus vénérable, à qui vous faites ce reproche, c’est aux
Giamites mêmes, que vous parlez; c’étoit eux, effectivement, que le Roi
pour confondre le présomptueux, par les motifs même, qui faisoient
naître sa confiance, avoit évoqués, avec le secours du talisman.
Kosroun, alors, dépouillé subitement de tout ce qui fondoit sa
considération, ne fut plus aperçû que par ses défauts; il ne vit plus,
pour lui, dans tous les yeux, que le mépris, ou une sorte de pitié,
presqu’aussi humiliante. Apprenez, malheureux Kosroun, continua le
Vieillard, que celui à qui les vertus de ses Ancêtres n’inspirent qu’un
sentiment d’orgueil qui le fait haïr, est desavoué d’eux, & que loin
d’avoir part à leur gloire, il doit être condamné à l’oubli & à la honte
d’être inutile à ces mêmes Concitoyens, dont il dédaigne d’être aimé. Le
Roi, alors, nomma Tharzis, & les Vieillards disparurent. On conçoit
quelle impression cet événement fit dans la Perse, sur l’esprit de ceux
qui avoient d’illustres ancêtres. Dans la crainte de les voir renaître
tout à coup, on ne songea qu’à se rendre digne d’eux; mais,
malheureusement, le secret de les évoquer s’est perdu, & voici le seul
effet qui reste du pouvoir du charme; quand on marque aux Grands, qui ne
méritent rien, par eux-mêmes, des déférences, ou du respect, une voix,
qu’eux seuls n’entendent pas, leur crie, Ce n’est pas à vous, c’est à
vos Ayeux, que les égards dont vous jouïssez s’adressent.




ALIDOR,

ET THERSANDRE.

CONTE.


Alidor, & Thersandre, étoient jumeaux, & d’une figure qui ne laissoit
rien à désirer. C’étoit encore un autre prodige, que leur parfaite
ressemblance; ils avoient, avec beaucoup d’esprit, l’un & l’autre, les
mêmes traits, la même action, le même son de voix; il sembloit, enfin,
que la nature, ayant formé l’un des deux, avoit été si contente de
l’ouvrage, qu’elle avoit pris plaisir à l’imiter, sans la moindre
différence. Ayant été adoptés, dès le berceau, par un Enchanteur, & par
une Fée, ils ne manquoient pas d’usage du monde, quoiqu’ils n’eussent
jamais habité qu’une Campagne. Par le secours de la Féerie, les gens
aimables de chaque Nation étoient transportés, tour à tour, dans cette
habitation, sans qu’ils s’en aperçussent, sans que cela dérangeât rien à
leur maniére de vivre, ni à leurs plaisirs; c’étoit pendant la nuit, que
le charme les attiroit; soit qu’ils dormissent ou qu’ils fussent à
table, soit qu’un bal, ou quelque autre fête, les rassemblât; les
personnes, le souper, le lieu, tout étoit enlevé & devenoit le spectacle
du Palais de la Fée, & de l’Enchanteur. Ceux qui avoient été transportés
pendant le sommeil, & qui s’étant réveillés dans le Palais, en avoient
vû les merveilles, s’imaginoient n’avoir fait que dormir, & rêver; on a
été bien long-temps qu’on prenoit ces sortes de voyages pour des songes.

Alidor, & Thersandre passoient ainsi une vie agréable. L’Enchanteur
étoit le meilleur homme du monde; il n’avoit qu’une chose de gênante,
c’est que, comme il pensoit fort peu, il vouloit qu’on pensât pour lui,
qu’on fût, tant que le jour duroit, occupé à l’entretenir. Ce n’étoit
pas des raisonnemens, ni des réflexions qu’il demandoit; il ne vouloit
que de ces choses qu’on entend, sans presque y donner attention; il
exigeoit, par exemple, que vous lui contassiez tous les petits détails
de votre journée, & cent minuties pareilles qui ennuyent, ordinairement,
tout autre que celui qui a la petitesse d’esprit de les raconter. La
Fée, au contraire, avoit en antipathie quelqu’un qui parloit de soi,
sans nécessité; elle auroit mieux aimé qu’on n’eût eu rien à lui dire;
mais ne voulant contraindre personne, comme Alidor parloit volontiers de
tout ce qui le regardoit, elle l’avoit abandonné à l’Enchanteur, &
s’étoit réservé Thersandre; l’ayant accoutumé, de bonne heure, à ne
point entretenir les autres de ses petites avantures, de ses goûts, de
ses haines, ni enfin de tout ce qui n’intéressoit que lui.

Thersandre, & son frere étoient dans leur vingtiéme année, lorsqu’ils
entendirent un Héraut qui crioit à haute voix: _Qui osera mériter
l’honneur d’épouser la fille du Roi, ou d’être Gouverneur de la moitié
du Royaume?_

_Il vient de naître un homme, ou plûtôt un horrible monstre à deux
têtes, & qui porte écrit sur chaque front, en caractéres de feu_: Qu’on
me donne la Princesse en mariage, ou je renverserai le monde. _Comme il
est fils d’un Enchanteur, il dissipe une Armée par le seul bruit de sa
voix; mais il peut succomber, s’il n’est attaqué que par un petit
nombre. Quiconque l’aura vaincu, & apportera sa dépouille, recevra, au
choix de la Princesse, l’une des récompenses promises._

Le Héraut ayant achevé, il leur remit un rouleau d’écorce d’arbre, sur
lequel ils trouvérent tracé:

  PORTRAIT DE LA PRINCESSE.

  _Qu’avec le secours de l’imagination la plus ingénieuse, on se
  représente tout ce qui forme une personne charmante, par la figure,
  l’esprit & le caractére; qu’ensuite on considére, on entende la
  Princesse, on dira: Je n’avois fait qu’une ébauche. Voilà ce que je
  voulois dépeindre._

Mon frere, dit Thersandre, nous ne sommes encore connus que par la
singularité de notre ressemblance. C’est ici l’occasion de nous
signaler. Alidor fut du même sentiment. Ils s’armérent chacun d’un dard,
d’un bouclier & d’une épée; & ayant appris que le Géant, qui parcouroit
cent lieues de pays d’un soleil à l’autre, n’étoit pas loin de leur
château, ils allérent à sa rencontre. A peine furent-ils sur le bord
d’un bois assez proche de leur demeure, qu’ils aperçûrent un Monstre
haut de trente pieds, ayant deux têtes humaines, des aîles de cristal, &
quatre bras armés de griffes fort longues, & dentelées; il ne voloit
pas, mais secouru de ces mêmes aîles, il marchoit avec une rapidité
étonnante, s’appuyant sur une énorme massue.

Malgré la supériorité que paroissoit avoir, sur eux, un colosse si
terrible, comme il avoit quelque chose d’humain, ils crûrent que ce
seroit une lâcheté de l’attaquer ensemble. Ils pensoient que le courage
& l’adresse, étoient un genre de force, supérieur à tout autre, & ayant
tiré au sort, à qui le combattroit le premier, Alidor fut le fortuné. Il
marcha aussi-tôt vers le Monstre, qui s’étant armé de son arc, tira
plusieurs fléches, dont la pesanteur auroit ébranlé une tour. Alidor les
évita, avec une adresse extrême, & lançant son dard, il fit, à l’une des
têtes du Géant, une légére blessure. Le Monstre, alors, faisant
plusieurs mouvemens de son énorme massue, causa une si grande agitation
dans l’air, qu’Alidor tomba comme si un ouragan l’eût renversé.
Thersandre, voyant son frere hors de combat, courut pour le venger. Le
Géant tenoit un bras levé pour accabler son ennemi vaincu, lorsqu’il
aperçût le nouveau combattant, qui lui crioit de se défendre; & furieux
de ce qu’un adversaire, qu’il trouvoit méprisable, se flattoit de le
mettre en péril, il résolut de lui faire souffrir une mort horrible. On
vit alors jaillir, de ces mêmes caractéres qu’il avoit imprimés sur
chaque front, des serpentaux enflammés, & des fléches brûlantes.
Thersandre, loin d’en être effrayé, se jetta à travers ces dangers; il
lança son dard avec tant de justesse, qu’il fit au Monstre une profonde
blessure. Le Monstre, alors, leva sa massue, mais les forces lui
manquérent, il tomba, & Thersandre lui trancha ces deux formidables
têtes, qui avoient causé tant de frayeur au Roi & à la Princesse,
lorsque le Monstre avoit été la demander en mariage.

Pendant ce combat, Alidor ayant repris ses esprits, Thersandre & lui,
allérent faire part de ce triomphe à l’Enchanteur & à la Fée, qui furent
charmés de ce qu’ils avoient tenté cette grande entreprise de leur
propre mouvement. Allez, leur dit l’Enchanteur, apprendre au Roi la mort
du Monstre. Contez-lui, bien en détail, les circonstances de cette
admirable nouvelle; & recevez les récompenses que vous avez méritées. La
Fée parla différemment à Thersandre; sans doute, lui dit-elle en secret,
vous voulez être l’Epoux de la Princesse? Il faut mériter qu’elle vous
préfére; observez, plus sévérement que jamais, de ne point parler de
vous, lors même que vous l’entretiendrez du service que vous venez de
lui rendre. Thersandre remercia la Fée, rejoignit son frere; ils
partirent.

Ils arrivérent le lendemain à la Cour. Le Roi & la Princesse déja
informés de toutes les circonstances de leur victoire, voulurent, pour
les recevoir avec distinction, leur donner à chacun une audience
particuliére. Alidor, comme l’aîné, parut le premier: sa figure si belle
& si noble, une certaine grace, qui paroissoit dans toutes ses actions,
& l’une des têtes du Monstre qu’il portoit, avec fierté, au bout de son
épée, tout cela formoit un contraste qu’on voyoit avec une sorte
d’admiration. Le Roi & la Princesse en furent frapés. Alidor conta
comment son frere & lui, sur le récit du Héraut, avoient résolu de
chercher le Géant. Il ne songea point à parler du portrait de la
Princesse, mais il dépeignit la figure effrayante du Monstre, & tout le
péril de le combattre, la blessure qu’il lui avoit faite, & enfin
l’effet de ce tourbillon, dont il avoit été renversé, comme d’un coup de
tonnerre.

Pendant ce récit, qu’Alidor orna de traits d’esprit & d’éloquence,
flatté de l’espoir d’obtenir la main de la Princesse, il avoit paru
beaucoup moins occupé d’elle, que de l’éclat de sa propre avanture. Le
Roi, après lui avoir donné toutes sortes de témoignages d’estime: Allez,
lui dit-il, vous apprendrez, bien-tôt, quelle sera votre récompense.
Alidor se retira, & Thersandre fut introduit.

Thersandre ne portoit point une des têtes du Monstre, comme avoit fait
Alidor, il l’avoit déposée dans la salle des Gardes, au pied du faisceau
d’armes. Il parut avec l’extérieur simple, d’un homme qui n’auroit eu
aucune part à l’événement du jour; ce fut toute la différence que la
Princesse aperçût entre son frere & lui; étant, d’ailleurs,
très-surprise de leur ressemblance. Thersandre s’avança, avec beaucoup
de grace, & de modestie; il resta dans le silence, attendant que le Roi
lui parlât, & regardant de temps en temps la Princesse. C’est donc vous,
brave Thersandre, qui avez triomphé du Géant, lui dit le Roi? Mon frere
l’avoit blessé, répondit Thersandre, & depuis sa blessure, il avoit
peine à se défendre. Vous rabaissez beaucoup la gloire de votre combat,
continua le Monarque, mais je suis instruit des périls que vous avez
bravés. Le Monstre étoit facile à vaincre, reprit Thersandre, sa vie
troubloit le bonheur du Roi, & les beaux jours de la Princesse. C’est
vous qui me les rendez ces beaux jours, dit la Princesse, & vous ne
parlez point de la récompense! Vous venez de l’accorder, Princesse,
répondit Thersandre, vous annoncez que vous allez vivre heureuse.
Cependant, ajouta le Roi, j’ai promis la moitié de mon Royaume. Il
appartient tout entier à la Princesse, interrompit Thersandre, un don
qui diminueroit de son bonheur, ou de sa gloire, pourroit-il être
regardé comme un bienfait par aucun de vos Sujets? C’est assez, dit le
Roi, vous apprendrez comment je sais reconnoître un service de cette
importance.

Quand Thersandre se fut retiré, le Roi, qui n’aimoit pas moins que
l’Enchanteur, à entendre raconter de belles histoires, dit à sa fille:
Me voilà bien embarrassé; celui-ci ne veut pas de la moitié de mon
Royaume; il mérite, cependant aussi, une grande récompense; mais si tu
te détermines à épouser l’un des deux, vraisemblablement tu ne prendras
pas Thersandre. Il me paroît qu’il a bien moins d’esprit que son frere:
il n’a pas sû nous conter son combat, comme avoit fait si agréablement
Alidor. Mon pere, répondit la Princesse, pardonnez si mon sentiment
n’est pas conforme au vôtre. Thersandre ne me paroît avoir d’avantage
sur Alidor, que l’élévation d’ame, qu’il montre, en n’étant point occupé
de sa victoire: Eh, quelle différence cela met entr’eux! Quiconque peut
n’avoir point de vanité sur l’événement le plus brillant de sa vie, a
sans doute une force d’esprit, une raison supérieure, qui ne se
démentiront jamais. J’avoue que Thersandre m’a prévenue en sa faveur, &
que je l’épouserois sans répugnance. Il me semble que je ne trouverois
dans Alidor, qu’un Libérateur, qui se plairoit à me faire souvenir que
je suis sa conquête, qui dès que la moindre inquiétude viendroit le
saisir, me présenteroit la tête du Géant, pour me faire souvenir de ce
que je lui dois, & qui réduiroit ainsi ma tendresse à la reconnoissance.
Dans Thersandre, je découvre, à la fois, un extrême désir de
m’intéresser en sa faveur, avec la crainte généreuse de me rappeller
qu’il m’a servie; il n’envisage, dans ce qu’il a fait pour moi, il ne
sent, que le plaisir d’avoir contribué au bonheur de ma vie, & n’ose
s’en faire un titre pour me plaire. L’un s’applaudiroit sans cesse
d’avoir mérité ma main; l’autre, en la méritant davantage, regardera,
comme une grace, de l’avoir obtenue. Combien la modestie ajoute aux
autres qualités qui rendent aimables! Me voilà détrompé, dit le Roi, je
vois qu’effectivement Thersandre te plaît plus que son frere; demain
nous leur apprendrons leur destinée; envoyons inviter l’Enchanteur & la
Fée qui les aiment, à venir être témoins des effets de notre
reconnoissance. Le lendemain, l’Enchanteur & la Fée étant arrivés, le
Roi déclara, qu’Alidor auroit le Gouvernement de la moitié du Royaume;
il ordonna qu’on préparât les fêtes qui doivent précéder l’hyménée;
ensuite il posa sa couronne sur la tête de sa fille, lui remit son
sceptre, & présentant Thersandre: Vous êtes Reine, dit-il, & voilà votre
Libérateur. La Princesse regarda Thersandre, lui donna le sceptre, &
Thersandre tomba à ses pieds; devenu éperduement amoureux d’elle, pour
avancer, d’un moment, le bonheur de recevoir sa foi, il auroit combattu
un nouveau monstre. Enfin ce moment désiré arriva; la Princesse ne
s’étoit point trompée; Thersandre, Epoux & Roi, garda la douceur, la
simplicité de son caractére; on parle encore de la félicité, toujours
égale, dont la vie de ces deux Epoux a été remplie.




LES VOYAGEUSES.

CONTE.


Une Fée avoit trois niéces; l’aînée étoit belle, la seconde jolie, & la
troisiéme laide. La belle étoit si contente, si glorieuse de l’être,
qu’elle n’étoit, qu’elle ne vouloit être que cela; elle n’imaginoit
point d’autre avantage dans le monde. Si elle marchoit, sa contenance
sembloit vous dire: Voyez de quelle air la beauté se proméne;
devenoit-elle rêveuse, la voyoit-on s’endormir, s’éveiller, c’étoit en
attitude de belle personne. Quand vous l’entreteniez des choses qui la
regardoient le moins, elle vous répondoit comme si vous lui eussiez
donné des louanges. On lui auroit raconté la mort du grand Pan, ou
l’entreprise des argonautes, qu’elle auroit crû que c’étoit une
allégorie sur ses charmes. La jolie, vive naturellement, fort piquante,
& supérieurement coquette, vouloit que tout fût occupé d’elle, jusqu’aux
femmes; car il faloit, pour être heureuse, se voir l’unique objet de
leur jalousie, de leurs plaintes, de leur aigreur; comme celui de
l’empressement, des soins, des inquiétudes, des préférences de tous les
hommes. On ne cessoit presque pas de parler, afin que les autres femmes
n’eussent pas le temps de montrer de l’esprit; & quand on ne se sentoit
pas ce fond d’enjouement, qui donne si bien l’air de la premiére
jeunesse, on y suppléoit, en prenant l’air de l’étourderie. Il faloit
voir encore comme on affectoit de paroître sensible aux amusemens, afin
de laisser imaginer que si on se permettoit des passions, on les auroit
extrêmement vives: elle tiroit même parti de sa mauvaise humeur; (car
elle en avoit) elle en montroit aussi sans en avoir, & alors, elle
devenoit moqueuse; ainsi c’étoit être, toujours, le personnage qui
attiroit l’attention de toute l’assemblée; enfin, pour achever le
portrait, sensible uniquement par vanité, indifférente dans le cœur,
elle n’exigeoit de l’amitié, ni n’en vouloit rendre, aussi n’en
avoit-elle jamais inspiré.

La laide l’étoit effectivement, mais d’une laideur qui ne ressembloit
point à toutes celles qu’on rencontroit alors assez communément dans le
monde; quand on regardoit ses traits en détail, il n’y en avoit pas un
seul qui ne déplût; à les voir ensemble, c’étoit de moment en moment une
physionomie nouvelle, toujours singuliére, toujours agréable; on jugeoit
que cette variété venoit de beaucoup d’imagination, & que cette
imagination devoit être charmante. Elle l’étoit aussi. La gaieté, la
douceur, la finesse; & sur tout cela, ce naturel qui ne prétend à rien,
& qui fait tout valoir; voilà, à la fois, son esprit, & son visage; car,
comme je l’ai dit, l’un étoit toujours l’ame de l’autre. Ajoûtez,
qu’elle avoit les plus belles dents du monde, & que le reste de sa
figure étoit fort bien. Voilà toute la personne. J’oubliois ce qui peut
servir le mieux à faire connoître son caractére; elle savoit qu’elle
étoit laide, & ne se doutoit pas qu’elle eût de quoi le faire oublier.

Leur tante, qui n’avoit employé son art qu’à se perfectionner la raison,
qu’elle regardoit comme le premier de tous les dons, auroit bien voulu
pouvoir en faire part à ses niéces; elle quittoit souvent le pays des
Fées, pour venir vivre avec elles. Il est temps que vous choisissiez un
état, leur dit-elle un jour; si vous étiez mes filles, vous seriez Fées
comme moi; mais à mes niéces, je ne puis donner de ma Féerie, que
quelques secours pour leur faire un grand établissement. Voyons,
d’abord, quelle figure vous voulez avoir; car il dépend de moi de
changer la vôtre. L’aînée répondit à cette proposition avec un air de
dédain; Ne perdez point à cela l’excellence de votre art, ma tante, rien
ne presse. Je me consulterai, dit la seconde, avec un sourire lorgneur,
qui marquoit une satisfaction de soi-même la plus orgueilleuse, & la
mieux enracinée. Pour moi, dit la troisiéme, je ne pourrois que gagner à
un changement; tenez ma tante, que je prenne la figure sous laquelle je
vous inspirerai le plus d’amitié pour moi. Et la Fée de l’embrasser.
Mademoiselle, n’imagine donc point de modéle sur lequel ma tante pût la
former, ajoûta l’aînée, comme par bonté pour cette pauvre cadette. Vous
pouvez vous flatter, ma tante, (continua la seconde, qui avoit pris de
l’humeur de ce que la laide avoit été embrassée) que son changement
(quel qu’il soit) fera beaucoup d’honneur à votre art. Il me vient une
autre idée, dit la Fée, si nous allions voyager dans quelques Royaumes
étrangers, vous sauriez ce qu’on penseroit du mérite que vous avez
actuellement; vous connoîtriez aussi les différentes conditions où l’on
peut vivre heureux, & vous vous décideriez ensuite. Le projet fut
unanimement approuvé; la Fée trouva convenable que dans le voyage, elles
passassent pour niéces de Fées; c’étoit le moyen d’être par-tout fort
bien reçûes. Il faudra aussi, ajoutérent les deux aînées, afin que tout
soit dans la bonne foi, que nous gardions notre nom ordinaire,
c’est-à-dire, la belle, la jolie, & la laide; vous savez qu’on nous
appelle ainsi depuis le berceau. La Fée y consentit; & pour n’être point
accablée de toutes les demandes ridicules qu’on viendroit lui faire, si
elle s’annonçoit comme Fée, elle voulut ne paroître que la Gouvernante
de ses niéces.

On part, & pendant le voyage, dès qu’on étoit dans une grande Ville, les
deux aînées ne manquoient pas de répéter, cent fois à propos de rien:
Mais que fait la laide? Ecoutez, ma tante, ce que dit la laide. On
prétend même, qu’elles portoient dans une petite cage de satin, dont les
barreaux étoient de pelluche, une petite Perruche, à voix aigre, &
perçante, qui répétoit cent fois dans une heure: La laide, la laide, la
laide; & c’étoient elles qui l’avoient instruite. Il est certain, du
moins, que depuis qu’on avoit donné à leur sœur, étant encore au
berceau, le triste nom de laide, elles seules le lui avoient fidélement
conservé; tous ceux qui l’environnoient, en avoient chacun imaginé un
autre. L’un l’appelloit _Zimzime_, ce qui en langage de Fée, veut dire,
_mieux que belle_. L’autre, _Claride_, c’est-à-dire, _qui ne
l’aimeroit?_ & ainsi de quantité d’autres noms. Si elle n’en avoit eu
qu’un déterminé, elle y auroit perdu, quelque beau qu’il eût été; il est
vrai qu’on ne prononçoit ceux-ci que tout bas devant ses sœurs, de peur
de les mettre en colére, & qu’elle-même ne vouloit pas les entendre;
mais l’appeller, comme par méprise, d’un de ces noms, c’étoit lui dire
une chose obligeante, & on profitoit de toutes les occasions de se
méprendre; car comme on craignoit, parce qu’elle étoit extrêmement
modeste, qu’elle ne se crût du genre de laideur que ses sœurs lui
reprochoient si volontiers, on s’appliquoit à lui persuader le
contraire, & cela, parce qu’elle cherchoit à être aimée.

Leur premier séjour sur la Cour d’_Assyrie_, qui étoit brillante,
nombreuse, où les hommes étoient à la fois sensés & aimables, où les
femmes étoient charmantes, & vivoient ensemble, sans se haïr; parce
qu’elles n’avoient que le cœur sensible, & que leur amour propre ne se
blessoit jamais mal à-propos. Ce n’étoit pas qu’il n’y eût aussi des
femmes vaines, aigres, méprisantes; des hommes _confians_, frivoles,
indiscrets; mais c’étoit le petit nombre, & cela fait une Nation bien
raisonnable. La belle y fut d’abord admirée, la jolie y fut suivie, la
laide (j’aime mieux dire la troisiéme) resta d’abord assez ignorée,
parce qu’on s’occupoit des deux autres.

Bien-tôt, l’aînée fut trouvée trop froide, trop vaine dans la Société, &
regardant, trop en pitié, tout ce qui n’étoit pas la beauté,
c’est-à-dire toute autre que la sienne. Bien-tôt, la voilà négligée,
abandonnée, &, à quelques vieux Seigneurs près, qui n’avoient conservé
de leur jeune âge, qu’une parfaite & ennuyeuse admiration pour les
belles, elle ne se trouva plus d’adorateurs; & comme elle avoit méprisé
toutes les femmes, celles qui s’en étoient formalisées, parce qu’elles
n’avoient pas assez d’esprit pour en rire, s’en trouvérent encore plus
qu’il n’en faloit, pour lui donner des ridicules. La seconde, qui avoit
d’abord attiré ce petit nombre d’hommes, dont j’ai parlé, fut enfin
avertie, par la Fée, qu’ils avoient l’air trop libre avec elle, qu’ils
faisoient de mauvaises histoires sur son compte, que de certaines femmes
prenoient grand soin d’accréditer; & que les gens sensés, à qui elle ne
s’étoit point souciée de plaire, se contentoient de ne point écouter,
sans chercher à les détruire; & qu’enfin, elle n’avoit nulle
considération. Cela la toucha assez; mais ce qui fit bien plus d’effet,
c’est qu’elle se vit bien-tôt négligée par les hommes les plus estimés,
& les plus aimables: la voir, la suivre, la trouver trop coquette, &
l’oublier, ne fut pour eux que l’ouvrage de peu de jours.

Notre troisiéme avoit, enfin, été remarquée. On avoit commencé par
s’apercevoir qu’elle avoit beaucoup d’esprit. On se demanda, bien-tôt,
on examina si, effectivement, elle étoit laide; & la fin de ce doute,
fut de la trouver extrémement aimable. Eh! comment ne pas convenir de
son esprit? Elle en trouvoit si volontiers aux autres, & se plaisoit à
démêler, dans toutes les femmes, ce qui étoit à leur avantage, comme une
autre auroit cherché à les voir en ridicule; ainsi on lui donnoit sa
confiance, on vouloit son amitié, on aimoit à la faire valoir. Mais il
falut partir, les deux sœurs s’ennuyoient de cette Cour; elles vouloient
absolument aller dans quelque autre qui fût tout-à-fait différente. La
Fée les transporta dans un pays fort éloigné. Elles arrivérent au milieu
d’une grande Ville, où l’on ne voyoit que des Palais, & dont les
habitans, d’une stature noble & élevée, étoient habillés de gazes,
brodées de petits coquillages qui représentoient, au naturel, des
fleurs, des arbustes, des oiseaux; & ce qui étoit plus singulier encore,
ces mêmes habitans avoient le teint couleur d’avanturine, avec des yeux
d’un bleu de saphir, & très-brillans; des lévres extrémement grosses, de
la même couleur que les yeux, & des dents de nacre, les plus jolies du
monde. Cette bizarrerie ne choqua point les deux aînées; elles pensérent
qu’il seroit flatteur d’être admirées par des yeux couleur de saphir, &
de _tourner la cervelle_ à ces hommes extraordinaires. Pour la cadette,
elle étoit fort étonnée, & tâchoit de s’accoutumer à ces figures
surprenantes, afin de n’être point haïe des gens avec qui elle alloit
vivre. Ses sœurs furent bien trompées dans leurs espérances: comme la
beauté est une affaire d’opinion, on ne les regarda, jamais, qu’avec une
surprise qui ne supposoit aucun plaisir à les voir, elles n’eurent point
d’autres succès; &, pour comble de dégoût, elles apprirent, qu’on ne les
appelloit que du nom qu’elles donnoient, avec tant de plaisir, à leur
cadette. Mais voici bien pis encore, étant toutes trois à une fête, où
les filles du Roi formoient une danse plus singuliére que difficile, &
que les deux aînées ne regardérent qu’avec dédain, (car elles ne
pouvoient pas souffrir de voir briller les autres) la troisiéme se mit
au rang des danseuses, qu’elle avoit beaucoup applaudies; & comme elle
avoit acquis bien des talens, croyant en avoir besoin, elle saisit si
bien le caractére de leur danse, on lui sût si bon gré de se prêter,
avec tant de grace, à des amusemens étrangers pour elle, qu’elle fut
applaudie à l’excès. Le Roi, les Dames, les Courtisans, ne cessoient de
dire: Quel dommage, qu’elle n’ait pas un teint d’avanturine, & de belles
grosses lévres bleues! Ses deux sœurs entendirent, sans doute, mot pour
mot, toutes les louanges qu’on lui donna (car le dépit dans les femmes
est si pénétrant); enfin elles pensérent en mourir de jalousie; & le bal
fini, ce fut une persécution pour partir, à laquelle il falut que la
tante cédât; à peine eut-elle le temps de prendre congé du Roi, de la
Reine, & des Princesses, à qui elle donna, cependant, un secret pour se
bouffir, considérablement, les lévres, aux jours de cérémonie.
L’importance de ce présent, la fit reconnoître pour Fée, & elle se vit
investir par un concours prodigieux de peuples; mais elle étoit déja
dans son char, & elle disparut, au grand contentement des deux aînées,
qui maudissoient un pays où l’on n’applaudissoit que leur cadette.

Je ne sai pas comment j’ai oublié, jusqu’ici, d’expliquer pourquoi ces
deux aînées étoient en si bonne intelligence. Il n’est pas facile de le
deviner; cela va cependant paroître assez simple. La jolie disoit, à
tout moment, à l’aînée, qu’elle étoit _prodigieusement_ belle; la belle
disoit à celle-ci, qu’elle étoit _excessivement_ jolie; & chacune, parce
qu’elle pensoit ne prononcer qu’un mot qui n’exprimoit rien, & se moquer
de sa sœur, à proportion du plaisir qu’elle lui causoit, par cette
louange chimérique.

Mais comment se pardonnoient-elles leurs conquêtes, puisque l’une &
l’autre vouloit, sans doute, être seule aimable? Cette objection est
plus embarrassante; mais voici comment cette concurrence s’arrangeoit
dans leur tête. La belle croyoit que sa sœur n’avoit de soupirans, que
ceux qui, ne se sentant qu’un mérite commun, n’osoient se flatter d’être
écoutés d’une belle personne; & la seconde disoit; Ils seront bien-tôt
excédés de la triste beauté de ma sœur, ils me reviendront; ainsi,
c’étoit le peu de bonne opinion que mutuellement l’une avoit de l’autre,
qui entretenoit leur union. On ne sauroit croire combien un mépris
réciproque est souvent parmi quelques femmes, une raison de convenance,
& même le nœud d’une sorte d’amitié.

A l’égard de leur haine commune pour la troisiéme, voici quelle en fut
l’origine. Leur cadette, ayant une ame douce, & s’appliquant à vaincre
par de la déférence & par de l’amitié, la répugnance que lui marquoient
ses sœurs, profitoit de toutes les occasions de faire leur éloge, avec
justice; mais étant raisonnable & sincére, elle ne pouvoit se déterminer
à louer l’orgueil de l’une & la coquetterie de l’autre; & ne les pas
applaudir, à cet égard, c’étoit se montrer leur ennemie. Ajoutez que
lorsque les deux aînées s’y attendoient le moins, elles virent cette
sœur, condamnée dans leur esprit à ne jamais plaire, réussir souvent
mieux qu’elles. On ne supporte point cela; car, qu’on ait prévû le
succès que peut obtenir une autre femme, comme on a rassemblé, par
avance, toutes les maniéres de l’envisager, qui en diminueront le prix;
on peut en être témoin, sans se décontenancer; on le méprise, peut-être,
au point qu’on le pardonne. Mais quand il surprend, qu’on est réduit à
le voir tel qu’il est, il n’y a courage d’esprit qui y tienne.

Les voilà donc dans le char. Où vous ménerai-je? leur dit la Fée. Vous
savez, sans doute, à quoi vous en tenir, sur votre figure? Voyageons à
présent, afin de vous faire connoître le prix des différens états de la
vie; je vais, pour commencer, vous faire toutes trois Reines. Alors,
elle remua une chaîne de diamans, qui gouvernoit quatre Phénix, qu’elle
avoit attelés à son char; ils hâtérent leur vol, & arrivérent dans un
pays charmant. On entra dans une Ville superbe; tous les Grands de
l’Empire s’y trouvérent rassemblés, & les trois niéces, placées sur un
même trône, furent toutes trois reconnues Souveraines.

L’aînée, on ne l’auroit pas cru, trouva le moyen d’augmenter de fierté &
de bonne opinion de son mérite. Le lendemain de son couronnement, elle
emprunta la baguette de sa tante, pour un coup d’état, disoit-elle, &
l’on ne devineroit pas quel usage elle en vouloit faire. Il y avoit
proche de sa Capitale, une vaste plaine; elle s’y promena, d’un soleil à
l’autre, & pour donner à ses Sujets le plaisir de l’admirer, elle les
transporta, tout à coup, dans cette plaine; & cet enlevement pensa les
faire mourir tous de frayeur. L’un, occupé dans son cabinet, se sentoit
emporté par sa fenêtre, sans savoir à quoi attribuer cette merveille.
L’autre, au moment de prononcer le serment qui l’alloit unir à sa
maîtresse, quittoit, malgré lui, sa main, & s’échapoit avec rapidité du
Temple, au grand étonnement de l’épouse & de l’assemblée. Celui-ci, dont
la santé étoit languissante, transporté dans son fauteuil, se trouvoit
dans les nues. On voyoit voler les batallions tout armés, & les
personnages les plus graves traverser les airs, en habits de cérémonie.
Enfin, cet événement causa un trouble, un désordre général, dans toute
la Nation, & chaque jour de son Régne, amena quelque-autre folie, dont
sa beauté étoit la cause.

On s’attend bien à voir la seconde, ne contraignant pas mieux son
caractére; aussi parut-il dans toute sa perfection. Il n’y eut bien-tôt
plus à sa Cour que des petits soins pour occupation, des fleurettes pour
langage, & des lorgneries pour politesses. La Fée se trouva forcée
d’apprendre à l’aînée l’effet de sa ridicule présomption; à la seconde,
le peu d’estime & de respect qu’on avoit pour elle; & les avis sages,
quand ils viennent d’une Fée, ont cela de particulier, ils persuadent.
Je ne veux pas dire, cependant, que les deux niéces crûrent avoir tort,
elles sentirent, seulement, la honte de leur situation, qu’elles
trouvérent injuste; & elles conclurent que le trône n’avoit pas tant de
charmes qu’elles l’avoient pensé.

La troisiéme Reine parut effectivement l’être. Si le Trône met les
défauts dans un plus grand jour, il donne aussi plus d’occasions aux
vertus de paroître. _Zimzime_, car la Fée avoit décidé qu’on ne
l’appelleroit plus la laide, _mieux que belle_, dis-je, eut donc lieu
d’être contente de sa nouvelle condition; elle avoit des mœurs, & de la
dignité, elle fut respectée. Elle ne songeoit qu’aux moyens de faire le
bien, & d’être aimée, on l’adora. Sa Cour devenoit, tous les jours, plus
nombreuse, & cela acheva de désespérer ses sœurs.

Une nuit, tourmentées d’un dépit qui ne leur avoit pas permis de fermer
l’œil, elles allérent trouver la Fée, & la pressérent de partir dans le
même moment, aimant mieux toute autre condition que celle de régner. La
Fée, qui avoit ses vûes, répondit froidement, il est encore bien matin,
mais j’y consens; elle alla éveiller _Zimzime_, l’habilla d’un seul coup
de baguette, sans que rien manquât à son ajustement, répandit dans la
Ville quelques trésors, & l’on remonta encore dans le char.

Hé bien, mes chéres Niéces, (cela s’adressoit aux deux aînées) vous vous
êtes ennuyées du Trône? Le rang qui en approche vous exposeroit, à peu
près, aux mêmes inconveniens; & dans les états, successivement
inférieurs, vous trouveriez de pareils sujets de mécontentement.
Passons, croyez-moi, à une extrémité dont vous n’avez qu’une idée
très-imparfaite. Allons habiter quelque hameau. Je connois un endroit de
l’Asie, où, sous un ciel doux, des peuples simples & sociables, vivent
dans de belles campagnes; nulle ambition, peu de besoins, & un panchant
inaltérable pour des plaisirs qui n’entraînent point de dégoûts: Voilà
leur condition.

J’aime _beaucoup_ ce hameau, dit l’aînée; Je serois _comblée_ de voir
cette campagne, s’écria la seconde. A l’instant, elles se trouvérent,
toutes trois, mises comme de simples Villageoises, c’est-à-dire, avec
une coëffure & des habits, qui, pour toute magnificence, avoient une
simplicité agréable, l’air frais, & d’une extrême propreté. L’aînée
conçut, que, sous des dehors si peu brillans, on ne pouvoit être
remarquée, à moins qu’on ne fût la beauté même. La seconde, ne douta pas
que la singularité de cet ajustement, ne dût servir à la rendre plus
piquante. Pour _Zimzime_, elle fut bien aise de pouvoir connoître un
peuple ingénu, & dont les passions douces, disposoient, sans doute, leur
ame à l’amitié. Elles aperçurent, alors, cette campagne, qu’elles
désiroient. Elles arrivérent dans une prairie, au milieu d’une fête
purement champêtre; le lieu, les habitans, tout rappelloit l’idée de
l’âge d’or. La Belle, se voyant entourée d’une troupe considérable,
leva, avec un air de bonté présomptueuse, un voile qu’elle portoit en
voyage. Ces gens simples, la regardérent, long-temps, avec des yeux plus
étonnés que satisfaits. Ils la trouvoient belle, mais ce n’étoit point
comme cela qu’ils désiroient qu’on le fût; elle ne parla à personne,
dédaignant particuliérement les jeunes Villageoises qui s’approchoient
d’elle; personne, aussi, ne lui parla; & comme elle ne recueillit aucune
louange, la fête ne tarda guéres à l’ennuyer. Pour la jolie, qui avoit
bien résolu de le paroître, tout autant qu’elle le pourroit, elle y fit
de son mieux, mais ses _agaceries_ furent perdues. Ces gens simples la
virent, avec les mêmes yeux, qu’ils avoient regardé l’étalage de beauté
de sa sœur; ses mines leur parurent des grimaces; & les petits propos
qu’elle leur adressa, des moqueries; elle se mit, enfin, à danser avec
eux, imitant, à ce qu’elle croyoit, leurs façons naïves; mais elle y
ajoûtoit une légéreté forcée & des inflexions de corps affectées qu’ils
ne prirent jamais pour des agrémens. Tout ce qui sortoit d’une certaine
simplicité, n’alloit point jusqu’à leur esprit; ils la regardoient,
fixement, & n’y trouvoient point de plaisir; c’étoit-là tout ce qui se
passoit en eux; elle s’en aperçut, & dit à la Fée, que _cette espéce-là
étoit bien maussade, bien insuportable_.

Et _Zimzime_? _Zimzime_, qui avoit abordé plusieurs de ces jeunes
Villageoises, avoit trouvé jolies celles qui l’étoient; elle se mêla
dans leurs jeux, & y réussit à merveilles. Si on lui donnoit le prix,
elle vouloit qu’il fût partagé à toutes celles qui l’avoient disputé
avec elle; ses caresses la faisoient aimer, même de celles qu’elle
effaçoit; & ce succès dura tout le temps qu’elle resta dans cette
Campagne. Les jeunes habitans, qui disposoient encore de leur cœur,
passoient les jours à s’occuper d’elle; l’un d’eux, particuliérement,
qui de son côté se faisoit distinguer de tous les autres, & que la Fée
embarrassoit, quand elle lui disoit le mot de travestissement; celui-là,
_Zimzime_ l’écoutoit avec plaisir; elle trouvoit la vie pastorale
très-agréable, tandis que ses sœurs ne cessoient de répéter: _Je l’ai en
horreur, elle m’est odieuse._ Enfin il fallut encore les emmener.

Ce fut dans leur demeure ordinaire que la Fée les transporta. C’est une
sotte chose que les Voyages, dit l’aînée: on y _périt_ d’ennui, ajouta
la seconde: Dites plûtôt, répondit la Fée, que nous n’aimons que les
lieux où nous plaisons, & que les gens qui paroissent charmés de nous
voir. Vous l’éprouvez. Ne songer qu’à ce qui nous flatte, sans s’occuper
jamais de ce qui flatte les autres, est un moyen sûr de s’ennuyer
bien-tôt, par-tout, & de tout le monde. Je n’aime point à donner des
leçons dures, j’ai espéré de vous corriger de vos défauts, en vous
faisant essuyer les inconveniens qu’ils entraînent; je vois que le mal
est sans reméde. Voici, dit-elle à l’aînée, l’état qui vous convient. A
ces mots, elle la laissa au milieu d’un Palais, qui venoit de s’élever,
dont toutes les murailles lui représentoient son image. Elle avoit le
plaisir de s’y voir sans cesse, mais elle s’y vit vieillir de bonne
heure; elle eut des rides, & ne pût s’empêcher de les apercevoir. Ce fut
là sa punition, & l’origine des glaces. On ne croiroit pas qu’elles
auroient été inventées pour corriger l’amour propre.

La Fée mena la seconde dans un autre Palais: Vous vivrez ici, lui
dit-elle, vous y verrez, sans cesse, une foule d’hommes, de toutes les
Nations, que vous pourrez attirer, mépriser, accueillir, gronder,
apaiser; mais ils s’évanouïront, comme des ombres, dès que vous
trouverez quelque satisfaction à les voir, ou à les entendre. C’est, à
peu près, ce que vous auriez éprouvé dans le monde; la plûpart des
succès qui naissent de la coquetterie, ne sont guéres plus réels, & je
vous épargne les ridicules, & les dégoûts véritables qui y sont
attachés; car ces ombres que vous verrez s’évanouïr, & renaître, ne
prendront point un air de dissimulation, en se défendant d’avoir sû vous
plaire, & elles ne mettent point en chanson leurs prétendues conquêtes.

La Fée demanda, ensuite, à _Zimzime_, quel rang, & quelle figure elle
désiroit avoir. Vivre avec vous, répondit _Zimzime_, me paroît le sort
le plus désirable; mais puisque ce bonheur est réservé aux Fées,
laissez-moi d’abord, ma laideur; elle m’épargne la jalousie des autres
femmes, & me rappelle la nécessité, où je suis, de songer à me rendre
supportable, du moins par le caractére. A l’égard du rang, dont je
voudrois jouïr, je l’ignore. J’avoue que j’aimerois à partager celui de
ce jeune Pasteur que j’ai vû dans cette heureuse campagne, où vous
m’avez conduite; je l’ai soupçonné de cacher ce qu’il étoit; mais ne
fût-il qu’un simple habitant de ce même hameau, il me semble que je
passerois, avec lui, une vie heureuse. A peine elle achevoit, qu’un
Prince charmant parut au milieu de sa Cour; _Zimzime_ reconnut celui
dont elle venoit de parler, qui se trouva fils d’un grand Roi; ils
s’aimoient, ils s’épousérent, ils s’aiment encore.


FIN.




_APPROBATION._


J’ai lû par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit qui a pour
titre; _Essais sur la nécessité, & sur les moyens de plaire_. J’ai
trouvé cet Ouvrage rempli de sentimens délicats, & de préceptes
très-sages: je crois que l’impression n’en sera pas moins utile
qu’agréable au Public. Fait à Paris ce 30. Septembre 1737.

DANCHET.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAIS SUR LA NECESSITÉ ET LES MOYENS DE PLAIRE ***


    

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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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