La vie des termites

By Maurice Maeterlinck

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Title: La vie des termites

Author: Maurice Maeterlinck

Release date: December 6, 2024 [eBook #74844]

Language: French

Original publication: Paris: Eugène Fasquelle

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE DES TERMITES ***






  MAURICE MAETERLINCK

  LA VIE
  DES TERMITES


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1927




Eugène FASQUELLE, Éditeur, 11, rue de Grenelle, PARIS (7e).


OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK

DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

  La Sagesse et la Destinée (93e mille)                           1 vol.
  La Vie des Abeilles (120e mille)                                1 vol.
  Le Temple Enseveli (35e mille)                                  1 vol.
  Le Double Jardin (29e mille)                                    1 vol.
  L’Intelligence des Fleurs (52e mille)                           1 vol.
  La Mort (63e mille)                                             1 vol.
  Les Débris de la Guerre (19e mille)                             1 vol.
  L’Hôte Inconnu (31e mille)                                      1 vol.
  Les Sentiers dans la Montagne (20e mille)                       1 vol.
  Le Grand Secret (21e mille)                                     1 vol.

THÉATRE

  Théâtre, Tome I.--La Princesse Maleine, L’Intruse,
    Les Aveugles.                                                 1 vol.
      Tome II.--Pelléas et Mélisande (1892), Alladine et
    Palomides (1894), Intérieur (1894), La Mort de
    Tintagiles (1894).                                            1 vol.
      Tome III.--Aglavaine et Sélysette (1896), Ariane et
    Barbe-bleue (1901), Sœur Béatrice (1901)                      1 vol.
  Joyzelle, pièce en 5 actes (13e mille)                          1 vol.
  L’Oiseau Bleu, féerie en 6 actes et 12 tableaux (69e mille)     1 vol.
  La Tragédie de Macbeth, de W. Shakespeare. Traduction
    nouvelle avec une Introduction et des Notes (6e mille)        1 vol.
  Marie-Magdeleine, drame en 3 actes (7e mille)                   1 vol.
  Monna Vanna, pièce en 3 actes (50e mille)                       1 vol.
  Monna Vanna, drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux,
    livret (musique de Henry Février) [11e mille]               1 broch.
  Pelléas et Mélisande, drame lyrique en 5 actes (14e mille)    1 broch.
  Intérieur, pièce en 1 acte (4e mille)                         1 broch.
  La Mort de Tintagiles, drame lyrique en 5 actes               1 broch.
  Ariane et Barbe-Bleue, conte en 3 actes                       1 broch.
  Le Miracle de Saint Antoine, farce en 2 actes                 1 broch.
  Le Bourgmestre de Stilmonde, suivi de Le Sel de la Vie
    (6e mille)                                                    1 vol.

CHEZ DIVERS ÉDITEURS

  Le Trésor des Humbles (Mercure de France)                       1 vol.
  Serres Chaudes [poésies] (Lacomblez)                            1 vol.
  L’Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbroeck l’Admirable,
    traduit du flamand et précédé d’une Introduction (Lacomblez)  1 vol.
  Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, traduits de
    l’allemand et précédés d’une Introduction (Lacomblez)         1 vol.
  Album de douze Chansons (Stock)                                Épuisé.




    IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

    130 exemplaires sur papier du Japon
    numérotés de 1 à 130.

    520 exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés de 131 à 650.

    L’ÉDITION ORIGINALE
    A ÉTÉ TIRÉE SUR VÉLIN BLANC MAT
    ET SOUS COUVERTURE ORANGE.


Tous droits réservés.

Copyright 1926, by EUGÈNE FASQUELLE.




[Illustration]

La grande masse blanche, c’est la REINE; sur son flanc, le ROI; tout
autour, les OUVRIERS qui la caressent et la lèchent. A sa bouche, ceux
qui la nourrissent; à l’autre bout, ceux qui recueillent les œufs à leur
sortie de l’oviducte. Parmi les ouvriers, de PETITS SOLDATS qui font la
police. En demi-cercle au premier plan, les GRANDS SOLDATS qui montent
la garde face à l’ennemi éventuel.

Dessin de Charles Doudelet, d’après le croquis sommaire qu’un
entomologiste allemand, K. Escherich, a pu prendre d’une reine termite
entourée de sa cour.




INTRODUCTION


I

«La vie des Termites», non plus que «La Vie des Abeilles», dont toutes
les assertions ont été reconnues exactes par les spécialistes, n’est pas
une biographie romancée comme il est démodé d’en faire en ce moment. Je
suis resté fidèle au principe qui m’a guidé dans l’œuvre précédente, qui
est de ne jamais céder à la tentation d’ajouter un merveilleux imaginé
ou complaisant au merveilleux réel. Étant moins jeune, il m’est plus
facile de résister à cette tentation, car les années apprennent peu à
peu, à tout homme, que la vérité seule est merveilleuse. Entre autres
choses, elles apprennent aussi à l’écrivain que ce sont les ornements
qui vieillissent d’abord et plus vite que lui et que seuls les faits
strictement exposés et les réflexions sobrement, nettement formulées ont
chance d’avoir demain à peu près le même aspect qu’aujourd’hui.

Je n’ai donc pas avancé un fait, rapporté une observation qui ne soit
incontesté et facilement vérifiable. C’est le premier devoir quand il
s’agit d’un monde aussi peu connu, aussi déconcertant que celui où nous
allons pénétrer. La plus innocente fantaisie, la plus légère
exagération, la plus petite inexactitude enlèverait à une étude de ce
genre tout crédit et tout intérêt. J’espère qu’il y en a fort peu, à
moins que sur quelque point je n’aie moi-même été induit en erreur par
ceux que j’ai suivis, ce qui n’est guère probable, car je n’ai fait état
que des travaux d’entomologistes professionnels, écrivains purement
objectifs et très froids qui n’ont que le culte de l’observation
scientifique et qui même, la plupart du temps, ne paraissent pas se
rendre compte du caractère extraordinaire de l’insecte qu’ils étudient
et, en tout cas, ne se soucient aucunement d’y insister et de le mettre
en valeur.

J’ai emprunté peu de chose aux récits de centaines de voyageurs qui nous
ont parlé des termites et qui sont souvent sujets à caution, soit qu’ils
reproduisent sans critique des racontars d’indigènes, soit qu’ils
paraissent enclins à l’exagération. Je n’ai fait d’exception à cette
règle que lorsqu’il s’agissait d’explorateurs illustres, d’un David
Livingstone, par exemple, doublé, d’ailleurs, d’un naturaliste savant et
scrupuleux.

Il eût été facile, à propos de chaque affirmation, d’alourdir le bas des
pages de notes et de références. Il est tel chapitre où il aurait fallu
en hérisser toutes les phrases et où la glose eût dévoré le texte comme
dans les plus rébarbatifs de nos manuels scolaires. Je pense que la
bibliographie sommaire que le lecteur trouvera à la fin du volume en
tiendra lieu d’autant plus avantageusement que la littérature consacrée
aux termites n’est pas encore encombrante comme celle des abeilles.

Voilà pour les faits. Je les ai trouvés épars, diffus, dissimulés en
cent endroits divers, souvent sans signification parce qu’ils étaient
isolés. Comme dans _La Vie des Abeilles_, mon rôle s’est borné à les
relier, à les grouper aussi harmonieusement que j’ai pu, à les laisser
agir les uns sur les autres, à les envelopper de quelques réflexions
pertinentes, et surtout à les mettre en lumière, car les mystères de la
termitière sont plus ignorés que ceux de la ruche, même des curieux, de
jour en jour plus nombreux, qui s’intéressent spécialement aux insectes.

Seule, l’interprétation de ces faits m’appartient plus ou moins, comme
elle appartient au lecteur qui en tirera peut-être des conclusions tout
à fait différentes. C’est, du reste, la seule chose qui appartienne à
l’historien, et la monographie d’un insecte, surtout d’un insecte aussi
singulier, n’est en somme que l’histoire d’une peuplade inconnue, d’une
peuplade qui semble par moments originaire d’une autre planète, et cette
histoire demande à être traitée de la même façon méthodique et
désintéressée que l’histoire des hommes.

Le livre fera, si l’on veut, le pendant de _La Vie des Abeilles_, mais
la couleur et le milieu ne sont pas les mêmes. C’est en quelque sorte le
jour et la nuit, l’aube et le crépuscule, le ciel et l’enfer. D’un côté,
du moins à première vue et à condition de ne pas trop approfondir, car
la ruche elle aussi a ses drames et ses misères, tout est lumière,
printemps, été, soleil, parfums, espace, ailes, azur, rosée et félicité
sans égale parmi les allégresses de la terre. De l’autre, tout est
ténèbres, oppression souterraine, âpreté, avarice sordide et ordurière,
atmosphère de cachot, de bagne et de sépulcre, mais aussi, au sommet,
sacrifice beaucoup plus complet, plus héroïque, plus réfléchi et plus
intelligent à une idée ou à un instinct,--peu importe le nom, les
résultats sont pareils,--démesuré et presque infini; ce qui, somme
toute, compense bien des beautés apparentes, rapproche de nous les
victimes, nous les rend presque fraternelles et, à certains égards, bien
plus que les abeilles ou que tout autre être vivant sur cette terre,
fait de ces malheureux insectes les précurseurs et les préfigurateurs de
nos propres destins.


II

Les entomologistes, s’en rapportant aux géologues, conjecturent que la
civilisation des termites, qu’on appelle vulgairement fourmis blanches,
bien qu’elles soient d’un blanc fort douteux, précède de cent millions
d’années l’apparition de l’homme sur notre planète. Ces conjectures sont
difficilement contrôlables. Du reste, comme il arrive fréquemment, les
savants ne sont pas d’accord. Les uns, N. Holmgren, par exemple, les
rattachant aux Protoblattoïdes qui s’éteignent dans le Permien, les
reculent ainsi dans la nuit sans mesure et sans fond de la fin du
Primaire. D’autres les trouvent dans le Lias d’Angleterre, d’Allemagne
et de Suisse, c’est-à-dire dans le secondaire; d’autres, enfin, ne les
découvrent que dans l’Éocène supérieur, c’est-à-dire dans le Tertiaire.
On en a identifié cent cinquante espèces incrustées dans l’ambre
fossile. Quoi qu’il en soit, les termites remontent certainement à
quelques millions d’années, ce qui est déjà satisfaisant.

Cette civilisation, la plus ancienne que l’on connaisse, est la plus
curieuse, la plus complexe, la plus intelligente et, en un sens, la plus
logique, la mieux adaptée aux difficultés de l’existence qui, avant la
nôtre, se soit manifestée sur ce globe. A plusieurs points de vue,
encore que féroce, sinistre et souvent répugnante, elle est supérieure à
celle des abeilles, des fourmis et de l’homme même.


III

La littérature consacrée aux termites est loin d’être aussi riche que
celle qui s’est accumulée autour des abeilles et des fourmis. Le premier
entomologiste qui s’en soit sérieusement occupé est J.-G. Koënig qui
vécut longtemps aux Indes, à Tranquebar, dans le district de Madras où
il eut le loisir de les étudier. Il mourut en 1785. Vint ensuite Henry
Smeathmann qui est avec Hermann Hagen le véritable père de la
termitologie. Son célèbre mémoire sur certains termites africains, paru
en 1781, renferme un véritable trésor d’observations et
d’interprétations où ont puisé, sans l’épuiser, tous ceux qui se sont
occupés de l’insecte et les travaux de ses successeurs, notamment ceux
de G.-B. Haviland et de T.-J. Savage en ont presque toujours confirmé
l’exactitude. Quant à Hermann Hagen, de Königsberg, en 1855, il donne à
la _Linnea Entomologica_ de Berlin une monographie méthodique et
complète où il analyse avec la précision, la minutie et la conscience
qu’il faut bien reconnaître que les Allemands apportent à ce genre de
travaux, tout ce qu’on a écrit sur les termites depuis l’Inde et
l’Égypte anciennes jusqu’à nos jours. On y trouve résumées et critiquées
des centaines d’observations faites par tous les voyageurs qui les ont
étudiés en Asie, en Afrique, en Amérique et en Australie.

Parmi les travaux plus récents, citons avant tout ceux de Grassi et
Sandias qui fixèrent la micrologie du termite et, les premiers,
soupçonnèrent le rôle étonnant de certains protozoaires dans l’intestin
de l’insecte, de Charles Lespès qui nous parle d’un petit termite
européen qu’il appelle, peut-être à tort, le termite lucifuge, de Fritz
Müller, de Filippo Silvestri qui s’occupe des termites sud-américains,
de Y. Sjöstedt qui s’intéresse aux termites africains et fait avant tout
œuvre de classificateur, de W.-W. Froggatt qui, avec le naturaliste W.
Saville-Kent, épuise à peu près tout ce qu’on peut dire sur les termites
australiens, de E. Hegh qui s’attache spécialement aux termites du
Congo; et qui, continuant le travail de Hagen et le prolongeant jusqu’en
1922, dans un ouvrage remarquable, très complet et abondamment illustré,
résume presque tout ce qu’on savait à cette date sur l’insecte dont nous
nous occupons. Nous avons encore Wasmann, A. Imms, Nils Holmgren, le
grand termitologue suédois; K. Escherich, un entomologiste allemand qui,
notamment, sur les termites de l’Érythrée, a fait des études extrêmement
curieuses; et enfin, pour ne pas citer inutilement tous les noms que
nous retrouverons dans la bibliographie, L.-R. Cleveland qui, dans les
magnifiques laboratoires de l’Université d’Harvard, poursuit depuis des
années, sur les protozoaires de l’intestin de nos Xylophages, des
expériences et des études qui comptent parmi les plus patientes, les
plus sagaces de la biologie contemporaine. N’oublions pas non plus les
intéressantes monographies de E. Bugnion que j’aurai plus d’une fois
l’occasion de citer; et renvoyons, pour le surplus, à la bibliographie
qui se trouve à la fin de ce livre.

Cette littérature, bien qu’elle ne soit pas comparable à celle qu’on a
consacrée aux hyménoptères, suffit néanmoins à fixer les grandes lignes
d’une organisation politique, économique et sociale, en d’autres termes
d’une destinée qui préfigure peut-être, du train dont nous allons et si
nous ne réagissons pas avant qu’il soit trop tard, celle qui nous
attend. Il est possible que nous y trouvions quelques indications
intéressantes et de profitables leçons. Sans en excepter les abeilles et
les fourmis, en ce moment il n’y a pas, je le répète, sur cette terre,
d’être vivant qui soit tout ensemble aussi loin et aussi près de nous,
aussi misérablement, aussi admirablement, aussi fraternellement humain.

Nos utopistes vont chercher, aux limites où l’imagination se décompose,
des modèles de sociétés futures, alors que nous en avons sous les yeux
qui sont probablement aussi fantastiques, aussi invraisemblables, et qui
sait, aussi prophétiques que ceux que nous pourrions trouver dans Mars,
Vénus ou Jupiter.


IV

Le termite n’est pas un hyménoptère comme l’abeille ou la fourmi. Sa
classification scientifique, assez difficile, ne paraît pas encore
établie _ne varietur_; mais généralement on le range dans le genre des
orthoptères ou orthoptéroïdes névroptères ou neuroptères ou
pseudo-névroptères, tribu des Corrodants. Actuellement, il constitue un
ordre distinct: celui des Isoptères. Certains entomologistes, à cause de
ses instincts sociaux, le classeraient volontiers parmi les
hyménoptères.

Les grands termites habitent exclusivement les pays chauds, tropicaux ou
subtropicaux. Nous avons déjà dit qu’en dépit de son nom, il est
rarement blanc. Il prend plutôt, approximativement, la couleur de la
terre qu’il occupe. Sa taille, selon les espèces, va de 3 à 10 ou 12
millimètres, c’est-à-dire qu’elle atteint parfois celle de nos petites
abeilles domestiques. L’insecte, tout au moins quant au gros de la
population, car nous verrons plus loin que son polymorphisme est
invraisemblable, ressemble plus ou moins à une fourmi assez mal
dessinée, au ventre allongé, barré de stries transversales, mou ou
presque larvaire.

Nous verrons également qu’il est peu d’êtres que la nature ait aussi
médiocrement armés en vue de la lutte pour la vie. Il n’a pas
l’aiguillon de l’abeille ni la formidable cuirasse de chitine de la
fourmi, son ennemie la plus acharnée. Normalement il n’a pas d’ailes; et
quand il en possède, elles ne lui sont dérisoirement prêtées qu’afin de
le conduire à l’hécatombe. Il est lourd et, dépourvu de toute agilité,
ne peut échapper au péril par la fuite. Aussi vulnérable qu’un ver, il
est offert sans défense à tous ceux qui dans le monde des oiseaux, des
reptiles, des insectes, sont avides de sa chair succulente. Il ne peut
subsister que dans les régions équatoriales et, mortelle contradiction,
périt dès qu’il est exposé aux rayons du soleil. Il a absolument besoin
d’humidité et presque toujours est obligé de vivre dans des pays où
durant sept ou huit mois ne tombe pas une goutte d’eau. En un mot,
presque autant qu’envers l’homme, la nature, à son égard, s’est montrée
injuste, malveillante, ironique, fantasque, illogique ou perfide. Mais
aussi bien et, du moins jusqu’à ce jour, parfois mieux que l’homme, il a
su tirer parti du seul avantage qu’une marâtre oublieuse, curieuse ou
simplement indifférente ait bien voulu lui laisser: une petite force
qu’on ne voit pas, que chez lui nous appelons l’instinct, et chez nous,
sans qu’on sache pourquoi, l’intelligence. A l’aide de cette petite
force qui n’a même pas encore un nom bien défini, il a su se transformer
et se créer des armes qu’il ne possédait pas plus spontanément que nous
ne possédions les nôtres, il a su s’organiser, se rendre inexpugnable,
maintenir dans ses villes la température et l’humidité qui lui sont
nécessaires, assurer l’avenir, multiplier à l’infini et devenir peu à
peu le plus tenace, le mieux enraciné, le plus redoutable des occupants
et des conquérants de ce globe.

C’est pourquoi il m’a semblé qu’il n’était pas oiseux de s’intéresser un
instant à cet insecte souvent odieux, mais parfois admirable, de tous
les êtres vivants que nous connaissons, celui qui d’une misère égale à
la nôtre a su s’élever à une civilisation qui, à certains égards, n’est
pas inférieure à celle que nous atteignons aujourd’hui.




LA TERMITIÈRE


I

On compte de douze à quinze cents espèces de termites. Les plus connus
sont le _Termes Bellicosus_, qui édifie d’énormes monticules, le
_Nemorosus_, le _Lucifugus_ qui a fait une apparition en Europe,
l’_Incertus_, le _Vulgaris_, le _Coptotermes_, le _Bornensis_ et le
_Mangensis_ qui ont des soldats à seringue, le _Rhinotermes_, le _Termes
Planus_, le _Tenuis_, le _Malayanus_, le _Viator_, l’un des rares qui
vivent parfois à découvert et traversent les jungles, en longues lignes,
les soldats encadrant les ouvriers porteurs, le _Termes Longipes_, le
_Foraminifer_, le _Sulphureus_, le _Gestroi_ qui attaque délibérément
les arbres vivants et dont les guerriers sont féroces, le _Termes
Carbonarius_, dont les soldats rythment d’une façon très particulière le
martellement mystérieux sur lequel nous reviendrons, le _Termes
Latericus_, le _Lacessitus_, le _Dives_, le _Gilvus_, l’_Azarellii_, le
_Translucens_, le _Speciosus_, le _Comis_, le _Laticornis_, le
_Brevicornis_, le _Fuscipennis_, l’_Atripennis_, l’_Ovipennis_, le
_Regularis_, l’_Inanis_, le _Latifrons_, le _Filicornis_, le _Sordidus_
qui habitent l’île de Bornéo, le _Laborator_, de Malacca, les
_Capritermes_, dont les mandibules, en cornes de bouc, se détendent
comme des ressorts et projettent l’insecte à vingt ou trente centimètres
de distance, les _Termopsis_, les _Calotermes_ qui sont les plus
arriérés; et des centaines d’autres dont l’énumération serait
fastidieuse.

Ajoutons que les observations sur les mœurs de l’insecte exotique et
toujours invisible sont récentes et incomplètes, que bien des points y
demeurent obscurs et que la termitière est lourde de mystères.

En effet, outre qu’il habite des contrées où les naturalistes sont
infiniment plus rares qu’en Europe, le termite n’est pas, ou du moins
n’était pas, avant que les Américains s’y fussent intéressés, un insecte
de laboratoire, et l’on ne peut guère l’étudier dans des ruches ou des
boîtes de verre, comme on fait pour les abeilles et les fourmis. Les
grands myrmécologues, tels que les Forel, les Charles Janet, les
Lubbock, les Wasmann, les Cornetz et bien d’autres, n’ont pas eu
l’occasion de s’en occuper. S’il pénètre dans un cabinet d’entomologie,
c’est, généralement pour le détruire. D’autre part, éventrer une
termitière n’est pas chose facile et agréable. Les coupoles qui la
couvrent sont d’un ciment tellement dur que l’acier des haches s’y
ébrèche et qu’il faudrait les faire sauter à la poudre. Souvent les
indigènes, par peur ou superstition, refusent de seconder l’explorateur
qui, comme le raconte Douville dans son voyage au Congo, est obligé de
se vêtir de cuir et de se masquer afin d’échapper aux morsures de
milliers de guerriers qui, en un instant, l’enveloppent et ne lâchent
jamais prise. Enfin, quand elle est ouverte, elle ne livre que le
spectacle d’un immense et redoutable tumulte et nullement les secrets de
la vie quotidienne. Au surplus, quoi qu’on fasse, on n’atteint jamais
les derniers repaires souterrains qui s’enfoncent à plusieurs mètres de
profondeur.

Il existe, il est vrai, une race de termites européens, très petits et
probablement dégénérés, qu’un entomologiste français, Charles Lespès, a
consciencieusement étudiés il y a soixante-dix ans. On les confond assez
facilement avec les fourmis, bien qu’ils soient d’un blanc légèrement
ambré et presque diaphane. Ils se trouvent en Sicile, notamment dans la
région de Catane et surtout dans les landes des environs de Bordeaux où
ils habitent les vieilles souches de pins. Au rebours de leurs
congénères des pays chauds, ils ne s’introduisent que fort rarement dans
les maisons et n’y font que d’insignifiants dégâts. Ils ne dépassent pas
la taille d’une petite fourmi et sont fragiles, minables, peu nombreux,
inoffensifs et presque sans défense. Ce sont les parents pauvres de
l’espèce, peut-être des descendants égarés et affaiblis des _Lucifugus_
que nous retrouverons plus loin. En tous cas, ils ne peuvent nous donner
qu’une idée approximative des mœurs et de l’organisation des énormes
républiques tropicales.


II

Quelques termites vivent dans les troncs d’arbres creusés en tous sens
et sillonnés de galeries qui se prolongent jusque dans les racines.
D’autres, comme les _Termes Arboreum_, bâtissent leur nid dans les
ramures et l’y fixent si solidement qu’il résiste aux plus violentes
tornades et qu’il faut scier les branches pour s’en emparer. Mais la
termitière classique, celle des grandes espèces, est toujours
souterraine. Rien n’est plus déconcertant, plus fantastique que
l’architecture de ces demeures, qui varie selon les pays et dans une
même contrée, selon les races, les conditions locales, les matériaux
disponibles, car le génie de l’espèce est inépuisablement inventif et
s’accommode à toutes les circonstances. Les plus extraordinaires sont
les termitières australiennes dont W. Saville-Kent, dans son imposant
in-4º _The Naturalist in Australia_, nous donne quelques photographies
déconcertantes. Tantôt c’est un simple monticule rugueux, ayant à la
base une circonférence d’une trentaine de pas, haut de trois ou quatre
mètres, qui a l’air d’un pain de sucre avarié et tronqué. Ailleurs,
elles offrent l’aspect d’énormes tas de boue, de formidables bouillons
de grès dont l’ébullition aurait été subitement figée par un vent
sibérien, à moins qu’elles ne fassent penser aux larmoyantes concrétions
calcaires de gigantesques stalagmites enfumées par les torches dans des
grottes célèbres et trop visitées, ou encore à l’informe amas de
cellules, cent mille fois agrandi, où certaines abeilles sauvages et
solitaires thésaurisent leur miel; à des superpositions, à des
imbrications de champignons, à d’invraisemblables éponges enfilées au
petit bonheur, à des meules de foin ou de blé vieillies dans les
tempêtes, à des moyettes normandes, picardes ou flamandes, car le style
des moyettes est aussi tranché et aussi stable que celui des maisons.
Les plus remarquables de ces édifices, qu’on ne trouve qu’en Australie,
appartiennent au termite Boussole, Magnétique ou Méridien, ainsi nommé
parce que ses demeures sont toujours rigoureusement orientées du nord au
sud, la partie la plus large vers le midi, la plus étroite vers le
septentrion. Au sujet de cette curieuse orientation, les entomologistes
ont hasardé diverses hypothèses, mais n’ont pas encore trouvé une
explication qui s’impose. Avec leurs aiguilles, leur floraison de
pinacles, leurs arcs-boutants, leurs multiples contreforts, leurs
couches de ciment qui débordent les unes sur les autres, elles évoquent
les cathédrales érodées par les siècles, les châteaux en ruine
qu’imagine Gustave Doré ou les burgs fantomatiques que peignait Victor
Hugo en diluant une tache d’encre ou de marc de café. D’autres, d’un
style plus réservé, présentent un conglomérat de colonnes ondulées dont
un homme à cheval et armé d’une lance n’atteint pas le faîte, ou
jaillissent parfois à six mètres de hauteur comme des pyramides émaciées
ou des obélisques rongés et délités par des millénaires plus ravageurs
que ceux de l’Égypte des Pharaons.

Ce qui explique les bizarreries de ces architectures, c’est que le
termite ne construit pas comme nous ses maisons du dehors, mais du
dedans. Non seulement, étant aveugle, il ne voit pas ce qu’il édifie,
mais même s’il y voyait, ne sortant jamais, il ne pourrait s’en rendre
compte. Il ne s’intéresse qu’à l’intérieur de son logis et non point à
son aspect extérieur. Quant à la façon dont il s’y prend pour bâtir
ainsi _ab intra_ et à tâtons, ce qu’aucun de nos maçons n’oserait
hasarder, c’est un mystère qui n’est pas encore bien éclairci. On n’a
pas encore assisté à l’édification d’une termitière et les observations
de laboratoire sont difficiles, attendu que dès la première heure les
termites couvrent le verre de leur ciment ou au besoin le matent à
l’aide d’un liquide spécial. Il ne faut pas perdre de vue que le termite
est avant tout un insecte souterrain. Il s’enfonce d’abord dans le sol,
le creuse, et le monticule qui émerge n’est qu’une superstructure
accessoire mais inévitable, formée de déblais transformés en logements
qui s’élèvent et s’étendent selon les besoins de la colonie.

Néanmoins, les observations d’un entomologiste provençal, M. E. Bugnion,
qui durant quatre ans étudia de près les termites de Ceylan, peuvent
nous donner quelque idée de leur façon de procéder. Il s’agit du termite
des cocotiers, l’_Eutermes Ceylonicus_, qui a des soldats à seringue
(nous verrons plus loin ce que c’est). «Cette espèce, dit M. E. Bugnion,
fait son nid dans la terre, sous les racines du cocotier, parfois encore
au pied du palmier Kitul, dont les indigènes tirent un sirop. Des
cordons grisâtres, disposés le long des arbres, montant des racines
jusqu’au bourgeon terminal, trahissent la présence de ces insectes. Ces
cordons qui ont à peu près l’épaisseur d’un crayon, sont autant de
petits tunnels destinés à protéger contre les fourmis les termites
(ouvriers et soldats) qui vont aux provisions au haut des arbres.

»Formés de débris de bois et de grains de terre agglutinés, les cordons
des _Eutermes_ sont pour le naturaliste un précieux sujet d’études. Il
suffit d’enlever avec un couteau un petit segment du tunnel pour pouvoir
suivre à la loupe le travail de reconstruction.

»Une expérience de ce genre a été faite sur la plantation de Seenigoda,
le 19 décembre 1909. Il est 8 heures du matin, la journée est
magnifique. Le thermomètre marque 25°. Le cordon exposé à l’orient se
trouve justement en plein soleil. Ayant gratté la paroi sur une longueur
de un centimètre, je vois tout d’abord une douzaine de soldats se
présenter à l’ouverture, puis, faisant quelques pas, se disposer en
cercle avec leurs cornes frontales dirigées en dehors, prêts à faire
face à un ennemi éventuel. Revenu après un quart d’heure d’absence, je
constate que les termites, tous rentrés dans la galerie, sont déjà
occupés à réparer la partie détruite. Une rangée de soldats se tiennent
au niveau de l’ouverture, les têtes dirigées en dehors, leurs corps
retirés à l’intérieur. Agitant vivement leurs antennes, ils sont occupés
à mâchonner les bords de la brèche et à les imbiber de leur salive. Un
liséré humide, de couleur plus foncée que le reste de la paroi, se voit
déjà tout autour. Bientôt survient un travailleur d’un nouveau genre,
appartenant cette fois à la caste des ouvriers. Après avoir reconnu la
place au moyen de ses antennes, il se tourne brusquement et présentant
son extrémité annale, dépose sur la brèche une gouttelette opaque, d’un
jaune brunâtre, expulsé de son rectum. Un autre ouvrier qui tient à la
bouche un grain de sable se montre peu après, venu lui aussi de
l’intérieur. Le grain de sable qui fait l’office d’un petit moellon est
déposé sur la gouttelette à l’endroit marqué.

»La manœuvre se répète maintenant d’une manière régulière. Je puis voir
tour à tour pendant une demi-heure un termite (ouvrier) inspecter la
brèche, se retourner, émettre sa gouttelette jaune, et un autre chargé
d’un grain de sable, le poser sur le bord. Quelques-uns apportent, au
lieu de grains de sable, de petits débris de bois. Les soldats qui
remuent constamment leurs antennes paraissent spécialement préposés à
protéger les ouvriers et à diriger leur travail. Alignés comme au début
au niveau de l’ouverture, ils s’écartent au moment où un ouvrier se
présente et lui montrent, semble-t-il, l’endroit où il doit déposer son
fardeau.

»Le travail de réparation, entièrement exécuté de l’intérieur, a duré
une heure et demie; soldats et ouvriers (ces derniers relativement en
petit nombre) se sont d’un commun accord partagé la besogne.»

De son côté, le Dr K. Escherich a eu l’occasion d’observer, dans un
jardin botanique tropical, la façon de procéder des _Termes Redemanni_
Wasm. et a remarqué qu’ils ont un plan bien déterminé. Ils commencent
par la construction d’une sorte d’échafaudage constitué par les
cheminées d’aération, transforment ensuite cet échafaudage en bâtisse
massive en en remplissant tous les vides, et achèvent l’édifice en en
égalisant soigneusement les parois.


III

En certains points du Queensland ou Australie occidentale,
principalement au Cap York, et surtout aux environs de l’Albany Pass,
les termitières s’étendent sur près de deux kilomètres qu’elles peuplent
de pyramides symétriques et régulièrement espacées. Elles rappellent
d’immenses champs couverts de ces moyettes dont je viens de parler, les
tombes de la vallée de Josaphat, une fabrique de poteries abandonnée ou
ces étranges alignements de Carnac, en Bretagne, et font l’étonnement
des voyageurs qui, les apercevant du pont du navire, ne peuvent croire
qu’elles soient l’œuvre d’un insecte moins gros qu’une abeille.

En effet, la disproportion entre l’œuvre et l’ouvrier est presque
invraisemblable. Une termitière moyenne, de quatre mètres, par exemple,
mise à l’échelle humaine, nous donnerait un monument haut de six ou sept
cents mètres, c’est-à-dire tel que l’homme n’en a jamais construit.

Il existe, sur d’autres points du globe, des agglomérations analogues,
mais elles tendent à disparaître devant la civilisation qui en utilise
les matériaux, notamment pour la construction des routes et des maisons,
car elles fournissent un ciment incomparable. Le termite avait appris à
se défendre contre tous les animaux, mais il n’avait pas prévu l’homme
d’aujourd’hui. En 1835, l’explorateur Aaran découvrit, au nord du
Paraguay, une de ces confédérations qui avait quatre lieues de
circonférence et où les termitières étaient plantées si dru qu’elles ne
laissaient pas entre elles des intervalles de plus de quinze à vingt
pieds. De loin, elles figuraient une énorme ville bâtie d’innombrables
petites huttes et donnaient au paysage, dit naïvement notre voyageur, un
aspect tout à fait romantique.

Mais les plus grandes termitières se trouvent en Afrique centrale,
notamment dans le Congo belge. Celles qui mesurent six mètres de hauteur
ne sont pas rares; et quelques-unes en ont sept ou huit. A Monpono, une
tombe érigée sur une termitière pareille à une colline, domine la
campagne environnante. Une avenue d’Elisabethville, dans le
Haut-Katanga, nous montre, sectionnée par le passage de la route, une
termitière qui est deux fois plus élevée que le bungalow qui lui fait
face; et pour la construction du chemin de fer de Sakania, il fallut
faire sauter à la dynamite certains de leurs monticules dont les ruines
dépassent la cheminée des locomotives. On trouve encore dans le même
pays des termitières tumuliformes qui, éventrées, ont l’aspect de
véritables maisons à deux ou trois étages dans lesquelles l’homme
pourrait s’installer.

Ces monuments sont d’une solidité telle qu’ils résistent à la chute des
plus grands arbres, si fréquente en ces pays de tornades, et que le gros
bétail, sans les ébranler, les escalade afin de brouter l’herbe qui
croît à leur sommet; car le limon ou plutôt l’espèce de ciment dont ils
sont formés, outre qu’il participe à l’humidité soigneusement entretenue
à l’intérieur de l’édifice, ayant été trituré par l’insecte et ayant
passé par son intestin, est d’une fertilité extraordinaire. Parfois même
il y pousse des arbres que, chose étrange, le termite, qui détruit tout
ce qu’il rencontre, respecte religieusement.

Quel est l’âge de ces édifices? Il est bien difficile de l’évaluer. En
tout cas, leur croissance est très lente et d’une année à l’autre on n’y
voit aucun changement. Autant que s’ils étaient taillés dans la pierre
la plus dure, ils résistent indéfiniment aux pluies diluviennes des
tropiques. De constantes et soigneuses réparations les maintiennent en
bon état, et comme, à moins de catastrophe ou d’épidémie, il n’y a
aucune raison pour qu’une colonie qui renaît sans cesse arrive jamais à
sa fin, il est fort possible que certains de ces monticules remontent à
des temps très anciens. L’entomologiste W. W. Froggatt, qui a exploré un
nombre considérable de termitières, n’en a trouvé qu’une seule
abandonnée, sur laquelle avait passé la mort. Il est vrai qu’un autre
naturaliste, G. F. Hill, estime que dans le Queensland septentrional,
quatre-vingt pour cent des nids du _Drepanotermes Silvestrii_ et de
l’_Hamitermes Perplexus_ sont envahis peu à peu et ensuite occupés d’une
manière permanente, par une fourmi, l’_Iridomyrmex Sanguineus_. Mais
nous reparlerons de la guerre immémoriale des fourmis et des termites.


IV

Ouvrons avec W. W. Froggatt un de ces édifices où grouillent des
millions d’existences, bien qu’au dehors on n’y trouve aucune trace de
vie, qu’ils semblent aussi déserts qu’une pyramide de granit et que rien
ne trahisse l’activité prodigieuse qui y fermente jour et nuit.

Comme je l’ai déjà dit, l’exploration n’est pas facile, et avant W. W.
Froggatt, bien peu de naturalistes avaient obtenu des résultats
satisfaisants. Améliorant les méthodes antérieures et mieux outillé que
ses devanciers, l’éminent entomologiste de Sidney fait d’abord scier le
nid par le milieu, puis obliquement de haut en bas. Ses observations,
jointes à celles de T. J. Savage, nous donnent une idée générale et
suffisante de la distribution de la termitière.

Sous une coupole de bois mâché et granulé d’où rayonnent de nombreux
passages, au centre de la cité, à 15 ou 30 centimètres au-dessus de la
base, se trouve une masse ronde de grosseur variable, selon l’importance
de la termitière, mais qui, agrandie aux proportions humaines, serait
plus vaste et plus haute que le dôme de Saint-Pierre de Rome. Elle est
formée de minces couches d’une matière ligneuse, assez molle, qui
s’enroulent concentriquement comme du papier brun. C’est ce que les
entomologistes anglais appellent la «Nursery», que nous nommerons le Nid
et qui correspond aux rayons à couvain de nos abeilles. Il est
généralement plein de millions de petites larves, pas plus grosses
qu’une tête d’épingle, et les murs, apparemment pour en assurer la
ventilation, sont percés de milliers d’ouvertures minuscules. La
température y est sensiblement plus élevée que dans d’autres parties de
la termitière, car il semble que les termites aient connu bien avant
nous les avantages d’une sorte de chauffage central. Toujours est-il que
lorsque la fraîcheur de l’air extérieur la rend plus sensible, la
chaleur contenue dans le nid est telle que T. J. Savage ayant un jour
ouvert assez brusquement les grandes galeries du centre et voulant y
regarder de trop près, recula devant le souffle chaud qui le frappa au
visage, manqua, dit-il, de lui couper la respiration et embua
complètement les verres de son lorgnon.

Comment cette température constante, qui est pour les termites une
question de vie ou de mort, puisqu’un écart de 16° suffit à les tuer,
est-elle entretenue? T. J. Savage l’explique par la théorie du
thermosiphon, la circulation de l’air chaud et de l’air froid étant
assurée par des centaines de couloirs qui parcourent tout le logis.
Quant à la source de chaleur qui, selon les heures et les saisons, ne
doit pas être uniquement solaire, elle est probablement alimentée par la
fermentation d’amas d’herbes ou de débris humides.

Rappelons que les abeilles règlent également à volonté, la température
générale de la ruche et celle de ses diverses parties. Cette
température, durant l’été, ne dépasse pas 85° Fahrenheit et, l’hiver, ne
descend pas au-dessous de 80°. La constante thermique est assurée par la
combustion des aliments et par des équipes de ventileuses. Dans la
grappe où s’élabore la cire, elle s’élève jusqu’à 95° grâce à la
suralimentation des cirières.

Des deux côtés de cette «Nourricerie» d’où des galeries mènent vers de
plus belles chambres, des œufs blancs et oblongs sont empilés en petits
tas, comme des grains de sable. Ensuite, en descendant, nous arrivons à
l’appartement qui renferme la reine. Des voûtes le soutiennent ainsi que
les pièces adjacentes. Le sol est parfaitement uni et le plafond, bas et
cintré, ressemble au dôme que formerait un verre de montre. Il est
impossible à la reine de quitter cette cellule, tandis que les ouvriers
et les soldats qui la soignent et la gardent entrent et sortent
librement. Cette reine, d’après les calculs de Smeathmann, est vingt ou
trente fois plus grosse que l’ouvrier. Cela semble vrai pour les espèces
supérieures, notamment le _Termes Bellicosus_ et le _Natalensis_; car la
taille de la reine est généralement en rapport direct avec l’importance
de la colonie. Pour les espèces moyennes, T. J. Savage a constaté que
dans un nid où l’ouvrier pèse dix milligrammes, la reine en accuse douze
mille. Par contre, chez les espèces primitives, les _Calotermes_, par
exemple, la reine est à peine plus grande que l’insecte ailé.

La loge royale est du reste extensible et on l’élargit à mesure que
prospère l’abdomen de la souveraine. Le roi l’habite avec elle, mais on
ne l’aperçoit guère, étant presque toujours épouvanté et modestement
caché sous l’énorme ventre de son épouse. Nous reparlerons des
destinées, des malheurs et des prérogatives de ce couple royal.

De ces loges, de grands chemins descendent vers les sous-sols où
s’ouvrent de vastes salles soutenues par des piliers. Les emménagements
en sont moins connus, car pour les explorer il faut d’abord les démolir
à coups de hache ou de pioche. Tout ce qu’on peut savoir, c’est que là,
comme du reste autour des loges, se superposent d’innombrables cellules
occupées par des larves et des nymphes à divers stades de leur
évolution. Plus on descend, plus augmentent le nombre et la taille des
jeunes termites. Là aussi se trouvent les magasins où s’entassent le
bois mâché et l’herbe coupée en tout petits morceaux. Ce sont les
provisions de la colonie. Du reste, en cas de disette, quand manque le
bois frais, les murs mêmes de tout l’édifice fournissent, comme dans les
contes de fées, les vivres nécessaires, étant fait de matière
excrémentielle, c’est-à-dire, dans le monde qui nous occupe, éminemment
comestible.

Chez certaines espèces, une partie importante des étages supérieurs est
réservée à la culture de champignons spéciaux qui remplacent les
protozoaires que nous retrouverons au chapitre suivant et qui comme eux
sont chargés de transformer le vieux bois ou l’herbe sèche afin de les
rendre assimilables.

Dans d’autres colonies, on trouve de véritables cimetières installés à
la partie supérieure du monticule. Il est permis de supposer qu’en cas
d’accident ou d’épidémie, les termites de ces colonies ne pouvant
marcher du même pas que la mort et consommer en temps utile les cadavres
qu’elle multiplie outre mesure, les entassent près de la surface afin
que la chaleur du soleil les dessèche rapidement. Ensuite, ils les
réduisent en poudre et forment ainsi une réserve de vivres dont ils
nourrissent la jeunesse de la cité.

Le _Drepanotermes Silvestri_ a même des réserves vivantes, de la viande
sur pied, bien que l’expression soit ici tout à fait impropre, la viande
en question n’ayant plus aucun moyen de locomotion. Quand, pour une
raison que nous ne pénétrons pas, le gouvernement occulte de la
termitière estime que le nombre de nymphes dépasse le nécessaire, on
parque dans des chambres spéciales celles qui sont de trop, après leur
avoir coupé les pattes, afin qu’à se mouvoir sans utilité, elles ne
perdent pas leur embonpoint, puis on les mange au fur et à mesure des
besoins de la communauté.

Chez ces mêmes _Drepanotermes_ on découvre des installations sanitaires.
Les déjections sont accumulées dans les réduits où elles durcissent et
deviennent sans doute plus savoureuses.

Voilà, dans leurs grandes lignes, les emménagements de la termitière.
Ils sont du reste assez variables, car il n’existe pas, nous aurons plus
d’une fois l’occasion de le constater, d’animal moins routinier que
notre insecte et qui sache, aussi habilement, aussi souplement que
l’homme, se plier aux circonstances.


V

De l’énorme hypogée qui généralement s’enfonce sous terre à proportion
qu’il s’élève au-dessus, rayonnent d’innombrables, d’interminables
couloirs qui s’étendent au loin, à des distances qu’on n’a pas encore pu
mesurer, jusqu’aux arbres, aux broussailles, aux herbes, aux maisons qui
fournissent la cellulose. C’est ainsi que certaines parties de l’île de
Ceylan et de l’Australie, principalement Thursday Island et l’archipel
de Cap York, sur des kilomètres d’étendue, sont minées par les galeries
souterraines de ces gnomes et rendues complètement inhabitables.

Au Transvaal et à Natal, le sol, d’un bout à l’autre du pays, est
sillonné de termitières; et Cl. Fuller y a trouvé, sur deux petites
surfaces de 635 mètres carrés, quatorze et seize nids appartenant à six
espèces différentes. Dans le Haut-Katanga, on rencontre souvent, par
hectare, une termitière haute de six mètres.

Au rebours de la fourmi qui circule librement à la surface du sol, les
termites, excepté les adultes ailés dont nous parlerons tout à l’heure,
ne quittent pas les chaudes et humides ténèbres de leur tombeau. Ils ne
cheminent jamais à découvert et naissent, vivent et meurent sans voir la
lumière du jour. En un mot, il n’est pas d’insectes plus secrets. Ils
sont voués à l’ombre éternelle. Si, pour se ravitailler, il leur faut
franchir des obstacles qu’ils ne peuvent percer, les ingénieurs et les
pionniers de la cité sont réquisitionnés. Ils construisent de solides
galeries formées de débris de bois savamment malaxés et de matière
fécale. Ces galeries sont tubulaires quand elles n’ont pas de soutien;
mais leurs techniciens, avec une habileté remarquable, tirent parti des
moindres circonstances qui permettent la plus minime économie de travail
et de matière première. Ils agrandissent, rectifient, raccordent,
polissent les crevasses profitables. Si la galerie court le long d’une
paroi, elle deviendra semi-tubulaire; si elle peut suivre l’angle formé
par deux murs, elle sera simplement couverte de ciment, ce qui épargne
deux tiers de la besogne. Dans ces couloirs, strictement mesurés à la
taille de l’insecte, de distance en distance, sont ménagés des garages
analogues à ceux de nos étroites routes de montagne, afin de permettre
aux porteurs encombrés de vivres de se croiser sans difficulté. Parfois,
comme l’a observé Smeathmann, quand le trafic est intense, ils réservent
une voie à l’aller et une autre au retour.

Ne quittons pas cet hypogée sans appeler l’attention sur une des plus
étranges, des plus mystérieuses particularités de ce monde qui renferme
tant d’étrangetés et de mystères. J’ai déjà fait allusion à l’humidité
surprenante et invariable qu’ils parviennent à entretenir dans leurs
demeures, malgré l’aridité de l’air et du sol calcinés, malgré les
implacables ardeurs des interminables étés tropicaux qui tarissent les
sources, dévorent tout ce qui vit sur terre et dessèchent jusqu’aux
racines des grands arbres. Le phénomène est tellement anormal, que le Dr
David Livingstone, le grand explorateur doublé d’un naturaliste
extrêmement consciencieux que Stanley rejoignit en 1871 sur les bords du
lac Tanganyika, déconcerté, se demande si, par des procédés qui nous
sont encore inconnus, les habitants de la termitière ne réussissent pas
à combiner l’oxygène de l’atmosphère avec l’hydrogène de leur
alimentation végétale, de manière qu’à mesure qu’elle s’évapore, ils
reconstituent l’eau dont ils ont besoin. La question n’est pas encore
résolue, mais l’hypothèse est parfaitement vraisemblable. Nous aurons à
constater plus d’une fois que les termites sont des chimistes et des
biologistes qui pourraient nous donner des leçons.




L’ALIMENTATION


Ils ont notamment résolu une fois pour toutes, plus parfaitement, plus
scientifiquement que nul autre animal, hors peut-être certains poissons,
le problème capital de toute vie, c’est-à-dire le problème de
l’alimentation. Ils ne se nourrissent que de cellulose qui est, après
les minéraux, la substance la plus répandue sur notre terre, puisqu’elle
forme la partie solide, l’armature de tous les végétaux. Partout où il y
a un bois, des racines, des ronces, une herbe quelconque, ils trouvent
donc d’inépuisables réserves. Mais, ainsi que la plupart des animaux,
ils ne peuvent digérer la cellulose. Comment font-ils pour se
l’assimiler? Ils ont, selon les espèces, tourné la difficulté de deux
façons pareillement ingénieuses. Pour les termites champignonnistes dont
nous reparlerons, la question est assez simple; mais pour les autres,
elle était demeurée fort obscure et il n’y a pas bien longtemps que L.
R. Cleveland, grâce aux puissantes ressources de son laboratoire de
l’Université d’Harvard, l’a complètement élucidée. Il a d’abord constaté
que de tous les animaux qu’on a étudiés, les termites xylophages
possèdent la faune intestinale la plus variée et la plus abondante; elle
représente à peu près la moitié du poids de l’insecte. Quatre formes de
protozoaires flagellés bourrent littéralement ses entrailles, ce sont,
par ordre de grandeur: le _Trichonympha Campanula_ qui y pullule par
millions, le _Leidyopsis Sphærica_, le _Trichomonas_ et le
_Streblomastix Strix_. On ne les trouve dans aucun autre animal. Afin
d’éliminer cette faune, on soumet, durant vingt-quatre heures, le
termite à une température de 36°. Il n’en paraît nullement incommodé,
mais tous ses parasites abdominaux sont anéantis. Le termite ainsi
débarrassé, ou «défauné», comme disent les techniciens, si on le nourrit
de cellulose, peut vivre de dix à vingt jours, après quoi il meurt de
faim. Mais qu’avant l’échéance fatale, on lui restitue ses protozoaires,
il continue de vivre indéfiniment[1].

  [1] D’après les expériences de L. R. Cleveland, _Trichonympha_ et
    _Leidyopsis_ permettent, l’un et l’autre, à leur hôte de vivre
    indéfiniment, mais _Trichomonas_ seul ne lui permet pas une survie
    dépassant soixante à soixante-dix jours; quant au _Streblomastix_,
    il n’a aucune influence sur la vie de son hôte; son existence comme
    celle du termite dépend de la présence des autres protozoaires.
    Quand on fait disparaître les _Trichonympha_, les _Leidyopsis_ seuls
    se multiplient plus activement et remplacent les _Trichonympha_.
    Quand les _Trichonympha_ et les _Leidyopsis_ ont tous deux disparu,
    les _Trichomonas_ les suppléent partiellement.

    Ces curieuses expériences furent faites sur le grand termite du
    Pacifique: _Termopsis Nevadensis Hagen_. On obtient à volonté
    l’élimination de l’un ou l’autre des quatre protozoaires à l’aide de
    jeûnes ou d’oxygénation. Par exemple, après six jours de jeûne,
    _Trichonympha Campanula_ périt, les trois autres subsistent; après
    huit jours, _Leidyopsis Sphaerica_ succombe, après vingt-quatre
    heures d’oxygénation à l’atmosphère, _Trichomonas_ meurt tandis que
    les trois autres résistent, etc.

On voit au microscope le protozoaire absorber, par invagination, dans
l’intestin de son hôte, les particules de bois, les digérer, puis mourir
pour être à son tour digéré par le termite.

De son côté, sorti de l’intestin, le protozoaire périt presque
immédiatement, même si on le met sur un tas de cellulose. C’est un cas
d’indissoluble symbiose, comme la nature nous en donne quelques
exemples.

Il n’est pas inutile d’ajouter que les expériences de L. R. Cleveland
ont été faites sur plus de cent mille termites.

Quant à savoir comment ils fixent l’azote atmosphérique dont ils ont
besoin pour élaborer les protéines, ou comment ils transforment les
carbohydrates en protéines, la question est encore à l’étude.

D’autres espèces, de grande taille, d’une civilisation plus avancée,
n’ont pas de protozoaires intestinaux, mais confient la première
digestion de la cellulose à de minuscules cryptogames dont ils sèment
les spores sur un compost savamment préparé. Ils aménagent ainsi, au
centre de la termitière, de vastes champignonnières qu’ils cultivent
méthodiquement, comme le font, dans les anciennes carrières des environs
de Paris, les spécialistes de l’Agaric comestible. Ce sont de véritables
jardins où s’élèvent des meules consacrées à un Agaric (_Volvaria
eurhiza_) et à un Xylaria (_Xylaria nigripes_). Leurs procédés nous sont
encore inconnus, car on a vainement tenté d’obtenir dans les
laboratoires les boules blanches de cet agaric appelées mycotêtes; elles
ne prospèrent que dans la termitière.

Quand ils abandonnent la cité natale pour émigrer ou fonder une colonie
nouvelle, ils ont toujours soin d’emporter une certaine quantité de ces
champignons ou du moins de leurs conidies qui en sont la semence.

Quelle est l’origine de cette double digestion? On en est réduit à des
conjectures plus ou moins acceptables. Il est vraisemblable qu’il y a
des millions d’années, les ancêtres des termites qu’on découvre dans le
secondaire ou le tertiaire trouvaient en abondance des aliments qu’ils
pouvaient digérer sans le secours d’un parasite. Une longue disette
survint-elle qui les força de se nourrir de débris ligneux, et seuls
ceux qui, parmi des milliers d’autres infusoires, hébergeaient le
protozoaire spécifique, survécurent-ils?

Remarquons qu’aujourd’hui encore ils digèrent directement l’humus qui
est, comme on sait, formé de substances végétales décomposées ou déjà
digérées par des bactéries. Ceux dont on a supprimé les protozoaires et
qui sont sur le point de mourir de faim, reviennent à la vie et
prospèrent indéfiniment si on les met au régime exclusif de l’humus. Il
est vrai qu’à ce régime les protozoaires ne tardent pas à reparaître
dans l’intestin.

Mais pourquoi ont-ils renoncé à l’humus? Est-ce parce que dans les pays
chauds il est moins abondant, moins accessible que la cellulose
proprement dite? Est-ce l’apparition de la fourmi qui rendit le
ravitaillement en humus plus difficile et plus dangereux? L. R.
Cleveland, de son côté, suppose que pendant qu’ils se nourrissaient
d’humus, ils absorbaient en même temps des particules de bois qui
contenaient des protozoaires, lesquels multiplièrent et les habituèrent
à la xylophagie exclusive.

Ces hypothèses sont plus ou moins discutables. On n’en néglige qu’une:
l’intelligence et la volonté des termites. Pourquoi ne pas admettre
qu’ils aient trouvé plus commode et préférable d’héberger en eux leurs
protozoaires digestifs, ce qui leur permit de renoncer à l’humus et de
manger n’importe quoi? C’est assurément ce qu’aurait fait l’homme s’il
s’était trouvé à leur place.

Pour les termites fongicoles, c’est-à-dire pour ceux qui cultivent les
champignons, la dernière hypothèse est la seule défendable. Il est
évident qu’à l’origine des champignons naquirent spontanément sur les
débris d’herbes et de bois accumulés dans leurs caves. Ils durent
constater que ces champignons fournissaient une nourriture beaucoup plus
riche, plus sûre et plus directement assimilable que l’humus ou les
déchets ligneux, et qu’ils avaient en outre l’avantage de les
débarrasser de protozoaires encombrants qui les alourdissaient. Ils
cultivèrent dès lors méthodiquement ces cryptogames. Ils
perfectionnèrent cette culture à tel point qu’aujourd’hui, par
d’attentifs sarclages, ils éliminent toutes les autres espèces qui
naissent dans leurs jardins et n’y laissent prospérer que les deux
variétés d’Agaric et de Xylaria reconnues les meilleures. En outre, à
côté des jardins en exploitation, ils préparent des jardins
supplémentaires, des jardins d’attente, avec réserves de semences
destinées à l’édification rapide de couches de secours, afin de
remplacer celles qui se sentent brusquement fatiguées ou stérilisées,
comme il arrive fréquemment dans le monde fantasque des cryptogames.

Évidemment, ou tout au moins probablement, c’est au hasard que tout cela
est dû; comme c’est également du hasard que vint l’idée de la culture en
meules qui est la plus pratique, comme l’attestent les champignonnières
des environs de Paris.

Remarquons du reste que la plupart de nos inventions sont attribuables
au hasard. C’est presque toujours une indication, une insinuation de la
nature qui nous met sur la voie. Il importe ensuite de tirer parti de
l’indication, d’en exploiter les conséquences, c’est ce que firent les
termites aussi ingénieusement, aussi systématiquement que nous l’aurions
fait. Quand il s’agit de l’homme, c’est un triomphe de son intelligence,
quand il est question du termite, c’est la force des choses ou le génie
de la nature.




LES OUVRIERS


L’organisation sociale et économique de la termitière est beaucoup plus
étrange, plus compliquée et plus déconcertante que celle de la ruche. On
trouve dans la ruche des ouvrières, du couvain, des mâles et une reine
qui n’est au fond qu’une ouvrière dont les organes reproducteurs se sont
librement développés. Tout ce monde se nourrit du miel et du pollen
récoltés par les ouvrières. Dans la termitière, le polymorphisme est
plus surprenant. D’après Fritz Müller, Grassi et Sandias, classiques de
la termitologie, on compte de onze à quinze formes d’individus issus
d’œufs en apparence identiques. Sans entrer dans le détail compliqué et
trop technique de certaines de ces formes que faute de mieux on a
nommées formes 1, 2 et 3, nous nous bornerons à étudier les trois castes
(qui du reste comprennent des subdivisions), et qu’on peut appeler la
caste laborieuse, la caste guerrière et la caste reproductrice.

Dans la ruche, nous le savons, la femelle règne seule: c’est le
matriarcat absolu. A une époque préhistorique, soit par révolution, soit
par évolution, les mâles ont été relégués à l’arrière-plan et quelques
centaines d’entre eux sont simplement tolérés durant un certain temps
comme un mal onéreux mais inévitable. Sortis d’un œuf semblable à ceux
dont naissent les ouvrières, mais non fécondé, ils forment une caste de
princes fainéants, goulus, turbulents, jouisseurs, sensuels,
encombrants, imbéciles et manifestement méprisés. Ils ont l’œil
magnifique mais le cerveau très étroit et sont dépourvus de toute arme,
ne possédant pas l’aiguillon de la travailleuse qui au fond n’est que
l’oviducte qu’une virginité immémoriale a transformé en stylet
empoisonné. Après les vols nuptiaux, leur mission accomplie, ils sont
massacrés sans gloire, car les vierges prudentes et impitoyables ne
daignent pas tirer contre une telle engeance le poignard précieux et
fragile réservé aux grands ennemis. Elles se contentent de leur arracher
une aile et les jettent à la porte de la ruche où ils meurent de froid
et de faim.

Dans la termitière une castration volontaire remplace le matriarcat. Les
ouvriers sont ou mâles ou femelles, mais leur sexe est complètement
atrophié et à peine différencié. Ils sont totalement aveugles, n’ont pas
d’armes, n’ont pas d’ailes. Seuls ils sont chargés de la récolte, de
l’élaboration et de la digestion de la cellulose et nourrissent tous les
autres habitants. Hors eux, aucun de ces habitants, que ce soit le roi,
la reine, les guerriers ou ces étranges substituts et ces adultes ailés
dont nous reparlerons, n’est capable de profiter des vivres qui se
trouvent à sa portée. Ils mourraient de faim sur le plus magnifique tas
de cellulose, les uns, comme les guerriers, parce que leurs mandibules
sont tellement monstrueuses qu’elles rendent la bouche inaccessible, les
autres, comme le roi, la reine, les adultes ailés qui quittent le nid et
les individus mis en réserve ou en observation pour remplacer au besoin
les souverains morts ou insuffisants, parce qu’ils n’ont pas de
protozoaires dans l’intestin. Les travailleurs seuls savent manger et
digérer. Ils sont en quelque sorte l’estomac et le ventre collectifs de
la population. Quand un termite, à quelque classe qu’il appartienne, a
faim, il donne un coup d’antenne à l’ouvrier qui passe. Aussitôt
celui-ci fournit au solliciteur en bas âge, c’est-à-dire susceptible de
devenir roi, reine ou insecte ailé, ce qu’il a dans l’estomac. Si le
quémandeur est adulte, le travailleur se tourne tête-bêche et lui cède
généreusement ce que contient son intestin.

On le voit, c’est le communisme intégral, le communisme de l’œsophage et
des entrailles, poussé jusqu’à la coprophagie collective. Rien ne se
perd dans la sinistre et prospère république où se réalise, au point de
vue économique, le sordide idéal que la nature semble nous proposer. Si
quelqu’un change de peau, sa défroque est immédiatement dévorée; si
quelqu’un meurt, ouvrier, roi, reine ou guerrier, le cadavre est à
l’instant consommé par les survivants. Nul déchet, le nettoyage est
automatique et toujours profitable, tout est bon, rien ne traîne, tout
est comestible, tout est cellulose, et les excréments sont réutilisés
presque indéfiniment. L’excrément est du reste la matière première, si
l’on peut dire, de toutes leurs industries, y compris, nous venons de le
voir, celles de l’alimentation. Leurs galeries, par exemple, sont
intérieurement polies et vernissées avec le plus grand soin et le vernis
employé est exclusivement stercoral. S’agit-il de fabriquer un tuyau,
d’étayer un cheminement, de construire des cellules ou des loges,
d’édifier des appartements royaux, de réparer une brèche, d’obturer une
fissure par où pourrait se glisser un filet d’air frais, un rayon de
lumière, choses entre toutes épouvantables, c’est encore aux résidus de
leur digestion qu’ils recourent. On dirait qu’ils sont avant tout des
chimistes transcendantaux dont la science a surmonté tout préjugé, tout
dégoût, qui ont atteint la sereine conviction que dans la nature rien
n’est répugnant et que tout se ramène à quelques corps simples,
chimiquement indifférents, propres et purs.

En vertu de la surprenante faculté de commander aux corps et de les
transformer selon les tâches, les besoins et les circonstances que
possède l’espèce, les ouvriers se divisent en deux castes: les grands et
les petits. Les premiers, pourvus de mandibules plus puissantes, qui
croisent leurs lames comme des ciseaux, vont au loin, par les chemins
couverts, dépecer le bois et autres matières dures, en vue du
ravitaillement; les seconds, plus nombreux, restent à la maison et se
consacrent aux œufs, aux larves, aux nymphes, à l’alimentation des
insectes parfaits, à celle du roi et de la reine, aux magasins et à tous
les soins du ménage.




LES SOLDATS


I

Après les travailleurs viennent les guerriers, mâles ou femelles, au
sexe pareillement sacrifié, également aveugles et privés d’ailes. Ici
nous prenons vraiment sur le fait ce que nous appellerons
l’intelligence, l’instinct, la force créatrice, le génie de l’espèce ou
de la nature, à moins que vous ne lui donniez quelque autre nom qui vous
paraisse plus juste et préférable.

Normalement, comme je l’ai déjà dit, il n’est pas d’être plus déshérité
que le termite. Il n’a pas d’armes offensives ou défensives. Son ventre
mou crève sous la pression d’un doigt d’enfant. Il ne possède qu’un
outil pour un travail obscur et sans relâche. Attaqué par la plus
chétive fourmi, il est vaincu d’avance. Sort-il de son repaire, sans
yeux, presque rampant, muni de petites mâchoires habiles à pulvériser le
bois, mais inaptes à happer l’adversaire, il n’en a pas franchi le seuil
qu’il est perdu. Et ce repaire, sa patrie, sa cité, son seul bien et son
tout, son âme véritable qui est l’âme de sa foule, ce saint des saints
de tout son être, plus hermétiquement clos qu’une jarre de grès ou un
obélisque de granit, une irrésistible loi ancestrale, à certains moments
de l’année, lui ordonne de l’ouvrir de toutes parts. Entouré de milliers
d’ennemis qui guettent ces minutes tragiquement périodiques où tout ce
qu’il possède, son présent et son avenir, est offert au massacre, il a
su faire, depuis on ne sait quand, ce que l’homme, son égal dans le
déshéritement, fait à son tour après de longs millénaires d’angoisse et
de misère. Il a créé de toutes pièces des armes invincibles à ses
ennemis normaux, aux ennemis de son ordre. En effet, il n’est pas un
seul animal qui puisse entamer la termitière, la réduire à merci et la
fourmi ne peut s’y installer que par surprise.

L’homme seul, le dernier venu, né d’hier, qu’il ne connaissait pas,
contre lequel il ne s’est pas encore prémuni, peut en venir à bout, à
l’aide de la poudre, de la pioche et de la scie.

Ces armes, il ne les a pas empruntées comme nous au monde extérieur; il
a fait mieux, qui prouve qu’il est plus près que nous des sources de la
vie: il les a forgées dans son propre corps, il les a tirées de soi, en
matérialisant en quelque sorte son héroïsme, par un miracle de son
imagination, de sa volonté, ou grâce à quelque connivence avec l’âme de
ce monde, ou la connaissance de mystérieuses lois biologiques dont nous
n’avons encore qu’une très vague idée, car il est certain que sur ce
point, et sur quelques autres, le termite en sait plus que nous, et que
la volonté qui chez nous ne dépasse pas la conscience et ne commande
qu’à la pensée, il l’étend à toute la région ténébreuse où fonctionnent
et se façonnent les organes de la vie.

Il a donc, afin d’assurer la défense de ses citadelles, fait sortir
d’œufs en tout semblables à ceux dont naissent les travailleurs, car
même au microscope on ne découvre aucune différence, une caste de
monstres échappés d’un cauchemar et qui rappellent les plus fantastiques
diableries de Hiéronymus Bosch, de Breughel-le-Vieux et de Callot. La
tête cuirassée de chitine a pris un développement phénoménal,
hallucinant, et porte des mandibules plus volumineuses que le reste du
corps. Tout l’insecte n’est qu’un bouclier de corne et une paire de
tenailles-cisailles, semblables à celles des homards, actionnées par des
muscles puissants; et ces tenailles, aussi dures que l’acier, sont si
lourdes et tellement encombrantes et disproportionnées que celui qui en
est accablé est incapable de manger et doit être nourri à la becquée par
les travailleurs.

On trouve parfois dans la même termitière deux sortes de soldats, l’une
de grande, l’autre de petite taille, bien que toutes deux également
adultes. L’utilité de ces petits soldats n’est pas encore bien
expliquée, attendu qu’en cas d’alerte ils prennent la fuite aussi
promptement que les ouvriers. Ils paraissent chargés de la police
intérieure. Quelques espèces ont même trois types de guerriers.

Une famille de termites, les Eutermes, a des soldats qui sont encore
plus fantastiques, on les appelle nasutés, nasicornes ou termites à
trompe ou à seringue. Ils ne possèdent pas de mandibules et leur tête
est remplacée par un appareil énorme et bizarre qui ressemble exactement
aux poires à injections que vendent les pharmaciens ou les marchands
d’objets en caoutchouc et qui est aussi volumineuse que le reste de leur
corps. A l’aide de cette poire, ou de cette ampoule cervicale, au jugé,
étant dépourvus d’yeux, ils projettent sur leurs adversaires, à deux
centimètres de distance, un liquide gluant qui les paralyse et que la
fourmi, l’ennemi millénaire, redoute beaucoup plus que les mandibules
des autres soldats[2]. Cette arme perfectionnée, sorte d’artillerie
portative, est si nettement supérieure à l’autre, qu’elle permet à l’un
de ces termites, l’_Eutermes Monoceros_, quoique aveugle, d’organiser
des expéditions à découvert et de faire en masse des sorties nocturnes
pour aller récolter le long du tronc des cocotiers le lichen dont il est
friand. Une curieuse photographie au magnésium, prise en l’île de Ceylan
par E. Bugnion, nous montre l’armée en marche, coulant comme un
ruisseau, durant plusieurs heures, entre deux haies de soldats bien
alignés, la seringue tournée en dehors, afin de tenir en respect les
fourmis[3].

  [2] M. Bathelier, directeur de l’Institut pathologique de Saïgon,
    ayant enfermé dans une cuvette de Pétri une cinquantaine de soldats
    d’_Eutermes_ en compagnie de six fourmis rousses de grande taille,
    au bout de quelques minutes, trouva les six fourmis empêtrées et
    incapables de se mouvoir. L’une d’elles essayait-elle de remuer, un
    soldat l’arrêtait aussitôt, le rostre dirigé de son côté et la
    gratifiait d’une injection. Il n’y avait, d’ailleurs, pas de
    contact, et la seringue de l’_Eutermes_ ne gardait sa direction en
    avant que pendant un temps très court. Plus les fourmis se
    débattaient, plus leurs membres se collaient entre eux et adhéraient
    au long du corps. Bientôt complètement immobilisées, elles finirent
    par succomber.

  [3] «Le dénombrement de l’armée sortante effectué sur des
    photographies agrandies (instantanés au magnésium) a donné, pour une
    longueur de 32 centimètres, des chiffres variant de 232 à 623 soit,
    pour 1 mètre, de 896 à 1.917 termites. Prenons comme chiffre moyen
    1.000 individus par mètre, cela ferait pour l’armée entière défilant
    pendant cinq heures, à raison de 1 mètre à la minute, un total de
    300.000 termites. Le nombre des soldats de garde compté sur l’une
    des photographies était, pour une longueur de 55 centimètres, de 80
    à gauche et 51 à droite, ce qui donne pour 1 mètre 146 et 96,
    ensemble 238.

    »Un jour où l’armée rentrante était harcelée par les fourmis
    (_Pheidologeton_), j’ai compté le long du soubassement de la cabane,
    sur une longueur de 3 mètres 1/2, une rangée de 281 soldats qui,
    faisant face à l’ennemi, couvraient la retraite des ouvriers chargés
    de lichens. Ceux-ci marchaient du côté du mur à l’abri des
    agresseurs.» (Dr E. Bugnion). N’oublions pas qu’il s’agit ici
    d’ouvriers et de soldats aveugles et demandons-nous ce que des
    hommes feraient à leur place.

Ils sont très rares, les termites qui osent braver la lumière du jour.
On ne connaît guère que l’_Hodotermes Havilandi_ et le _Termes Viator_
ou _Viarum_. Il est vrai, qu’exceptionnellement, ils n’ont pas fait
comme les autres vœu de cécité. Ils ont des yeux à facettes; et,
encadrés de soldats qui les protègent, les surveillent et les dirigent,
vont aux provisions dans la jungle et marchent militairement par rangs
de douze ou quinze individus. Parfois, l’un des soldats qui les
flanquent monte sur une éminence afin de reconnaître les alentours et
fait entendre un sifflement auquel répond la troupe qui accélère le pas.
C’est ce sifflement qui signala leur présence à Smeathmann, le premier
qui les découvrit. Ici aussi, comme dans l’exemple précédent, le défilé
des troupes innombrables demanda cinq ou six heures.

Les soldats des autres espèces ne quittent jamais la forteresse qu’ils
sont chargés de défendre. Ils y sont retenus par une cécité totale. Le
génie de l’espèce a trouvé ce moyen pratique et radical de les fixer à
leur poste. Au surplus, ils n’ont d’efficace qu’à leurs créneaux et
lorsqu’ils peuvent faire front. Qu’on les tourne, les voilà perdus, le
buste seul est armé et cuirassé et l’arrière-train, mou comme un ver,
est offert à toutes les morsures.


II

L’ennemie-née c’est la fourmi, ennemie héréditaire, ennemie depuis deux
ou trois millions d’années, car elle est géologiquement postérieure au
termite[4]. On peut dire que, n’était la fourmi, l’insecte dévastateur
dont nous nous occupons serait peut-être, à l’heure qu’il est, maître de
la partie méridionale de ce globe; à moins qu’on ne soutienne, d’autre
part, que c’est à la nécessité de se défendre contre elle que le termite
doit le meilleur de lui-même, le développement de son intelligence, les
admirables progrès qu’il a réalisés et la prodigieuse organisation de
ses républiques, problème qu’il est difficile de résoudre.

  [4] L’homme a tiré parti de cette inimitié mortelle: c’est ainsi que
    les indigènes de Madras utilisent certaines espèces de fourmis,
    notamment le _Pheidologeton_, pour détruire les termites dans les
    entrepôts de marchandises.

En remontant aux espèces inférieures, nous rencontrons, entre autres,
l’_Archotermopsis_ et le _Calotermes_. Ils ne sont pas encore
constructeurs et creusent leurs galeries dans des troncs d’arbres. Tous
accomplissent à peu près la même besogne et les castes sont à peine
différenciées. Pour empêcher la fourmi de pénétrer dans le nid, ils se
contentent d’en boucher l’orifice avec des crottes mêlées de sciure de
bois. Néanmoins, un _Calotermes_, le _Dilatus_, a déjà créé un type de
soldat tout à fait spécial dont la tête n’est qu’une sorte d’énorme
tampon taillé en pointe, qui, pour boucher un trou, remplace
avantageusement la sciure de bois.

Nous arrivons ainsi aux espèces les plus civilisées, les grands termites
à champignons et les _Eutermes_ à seringue, en retrouvant, échelon par
échelon,--il y en a des centaines,--toutes les étapes d’une évolution,
tous les progrès d’une civilisation qui, probablement, n’a pas encore
atteint son apogée. Ce travail à peine esquissé par E. Bugnion[5] est,
du reste, pour l’instant, impossible, car, sur les douze ou quinze cents
espèces qu’on présume qui existent, Nils Holmgren, en 1912, n’en avait
classé que 575, dont 206 pour l’Afrique et l’on ne connaît,
approximativement, les mœurs que d’une centaine d’entre elles. Mais ce
que nous savons permet déjà d’affirmer qu’entre les espèces étudiées
existe la même échelle de valeurs qu’entre les anthropophages de la
Polynésie et les races européennes qui tiennent les sommets de notre
civilisation.

  [5] Voici, d’après E. Bugnion, quelques degrés de cette évolution: 1er
    degré: tassement de la sciure de bois dans la partie externe des
    galeries. Boudins plus ou moins compacts, formés de sciure et de
    crottes, destinés à boucher les issues (_Calotermes_, _Termopsis_).

    2e degré: Agglutination de débris de bois au moyen de la salive ou
    du liquide contenu dans le rectum, de manière à former des tunnels,
    des cloisons protectrices et des nids entièrement clos. Industrie du
    carton de bois en général (_Coptotermes_, _Arrhinotermes_,
    _Eutermes_).

    3e degré: Art de maçonner au moyen d’un mortier formé de grains de
    terre et de salive. Perfectionnement graduel à partir de simples
    encroûtements de terre jusqu’aux termitières les plus parfaites.

    4e degré: Culture des champignons. Art de plus en plus parfait des
    termites champignonnistes (_Termes_).

La fourmi rôde donc jour et nuit sur la meule, à la recherche d’une
ouverture. C’est surtout contre elle que toutes les précautions sont
prises et que les moindres fissures sont sévèrement gardées, notamment
celles que nécessitent les cheminées d’aérage, car la ventilation de la
termitière est assurée par une circulation d’air à laquelle nos
meilleurs hygiénistes ne trouveraient rien à reprocher.

Mais quel que soit l’agresseur, dès que le nid est attaqué et que brèche
y est faite, on voit surgir l’énorme tête d’un défenseur qui donne
l’alarme en frappant le sol de ses mandibules. Aussitôt accourt le corps
de garde, puis toute la garnison qui de ses crânes obture la percée, en
agitant au hasard, aveuglément, un buisson de redoutables, d’effroyables
et bruyantes mâchoires ou, toujours à tâtons, se précipitant comme une
meute de bouledogues sur l’adversaire qu’ils mordent rageusement,
emportant le morceau et ne lâchant jamais prise[6].

  [6] E. Bugnion, dans son opuscule, nous donne, pris sur le fait, un
    bien curieux exemple de cette défense intelligente et vigilante. Il
    avait mis, dans une caissette couverte d’un verre, une colonie
    d’_Eutermes Lacustris_. Le lendemain, il trouve la table sur
    laquelle il l’avait déposée couverte de fourmis terribles, les
    _Pheidologeton diversus_. La vitre joignant mal, il crut sa colonie
    perdue. Il n’en était rien. Avertis du danger, les soldats s’étaient
    rangés sur la table tout autour de la caissette; une garde bien
    alignée se tenait en outre le long de la rainure qui tenait la vitre
    en place. Faisant face à l’ennemi avec leurs seringues, les
    vaillants petits soldats avaient veillé toute la nuit et n’avaient
    pas laissé passer une seule fourmi.


III

Si l’attaque se prolonge, les soldats entrent en fureur et émettent un
son clair, vibrant et plus rapide que le tic-tac d’une montre, qu’on
entend à plusieurs mètres de distance. Un sifflement y répond de
l’intérieur du nid. Cette sorte de chant de guerre ou d’hymne de la
colère, produit par les heurts de la tête contre le ciment et la
friction de la base de l’occiput contre le corselet, est rythmé très
nettement et reprend de minute en minute.

Parfois, malgré l’héroïque défense, il arrive qu’un certain nombre de
fourmis parviennent à s’introduire dans la citadelle. On fait alors la
part du feu. Les soldats contiennent de leur mieux l’envahisseur,
cependant qu’à l’arrière les ouvriers murent en hâte les débouchés de
tous les couloirs. Les guerriers sont sacrifiés mais l’ennemi est
forclos. C’est ainsi qu’on trouve certains monticules où termites et
fourmis paraissent cohabiter et vivre en bonne intelligence. En réalité,
les fourmis n’en occupent qu’une partie qu’on leur a définitivement
abandonnée, sans qu’elles puissent pénétrer au cœur de la place.

Généralement l’attaque, qui n’aboutit que fort rarement à la prise
totale de la citadelle, se termine par la razzia des parties conquises.
Chaque fourmi, dit H. Prell qui a observé ces combats dans l’Usambara
(Afrique orientale allemande), fait une demi-douzaine de prisonniers
qui, mutilés, se débattent faiblement sur le sol; après quoi, chacun des
maraudeurs ramasse trois ou quatre termites qu’il emporte; les colonnes
se reforment et rentrent dans leur repaire.

L’armée des fourmis observées avait dix centimètres de large sur un
mètre cinquante de long. Elle émettait en marche une stridulation
continuelle.

L’agression repoussée, les soldats demeurent quelque temps sur la
brèche, puis regagnent leur poste ou rentrent dans leurs casernes. Après
quoi reparaissent les ouvriers qui avaient fui au premier signal du
danger, conformément à une stricte et judicieuse distribution ou
division du travail qui place d’un côté l’héroïsme et de l’autre la
main-d’œuvre. Ils se mettent incontinent à réparer les dégâts avec une
rapidité fantastique, chacun apportant sa boulette d’excrément. Au bout
d’une heure, constate le Dr Tragardh, une ouverture de la grandeur de la
paume d’une main est fermée; et T. J. Savage nous apprend qu’ayant un
soir saccagé une termitière, il vit le lendemain matin tout remis en
état et recouvert d’une nouvelle couche de ciment. Cette rapidité est
pour eux une question de vie ou de mort, car la moindre brèche est un
appel à des ennemis sans nombre et, fatalement, la fin de la colonie.


IV

Ces guerriers qui d’abord semblent n’être que les mercenaires, mais des
mercenaires fidèles et toujours héroïques, d’une Carthage impitoyable,
remplissent d’autres emplois. Chez l’_Eutermes Monoceros_, bien
qu’aveugles (mais personne n’y voit dans la colonie), ils sont envoyés
en reconnaissance avant que l’armée aborde un cocotier. Nous venons de
dire que dans les expéditions du _Termes Viator_, ils agissent comme de
véritables officiers. Il est assez probable qu’il en va de même dans les
termitières cloîtrées, encore qu’ici l’observation soit presque
impossible, puisqu’à la moindre alerte ils courent à la brèche et ne
sont plus que des soldats. Un instantané pris au magnésium par W.
Saville-Kent, en Australie, nous en montre deux qui semblent surveiller
une escouade d’ouvriers en train de ronger une planche. Ils tâchent de
se rendre utiles, transportent les œufs sur leurs mandibules, se
tiennent aux carrefours comme s’ils y réglaient la circulation et
Smeathmann affirme même en avoir vu qui, par de petits tapotements
affectueux, assistaient la reine dans l’expulsion difficile d’un œuf
récalcitrant.

Ils semblent avoir plus d’initiative et être plus intelligents que les
ouvriers et forment, en somme, au sein de la république soviétique, une
sorte d’aristocratie. Mais c’est une aristocratie bien misérable qui,
comme la nôtre--et c’est encore un trait humain--est incapable de
subvenir à ses besoins et dépend pour le vivre entièrement du peuple.
Heureusement pour elle, qu’au rebours de ce qui se passe ou paraît se
passer chez nous, leur sort n’est pas entièrement lié aux caprices
aveugles de la foule, mais se trouve aux mains d’une autre puissance
dont nous n’avons pas encore rencontré la face et dont nous chercherons
plus loin à percer le mystère.

Nous verrons, en parlant de l’essaimage, qu’aux heures tragiques où la
cité est en péril de mort, ils assurent seuls la police des sorties,
gardent leur sang-froid au milieu de la folie qui les environne et
paraissent agir au nom d’une sorte de comité de salut public qui leur
délègue des pouvoirs absolus. Toutefois, malgré l’autorité dont ils
semblent en plusieurs circonstances revêtus, et dont les armes terribles
qu’ils possèdent leur permettraient aisément d’abuser, ils n’en
demeurent pas moins à la merci de la puissance souveraine et occulte qui
gouverne leur république. Ils forment, en général, un cinquième de la
population totale. S’ils dépassent cette proportion, si, par exemple,
comme on en a fait l’expérience dans les petites termitières, les seules
où l’on puisse tenter des observations de ce genre, on en met en
surnombre, la puissance inconnue qui doit savoir assez exactement
compter, en fait périr à peu près autant qu’on en a introduits, non
point parce qu’ils sont étrangers,--les ayant marqués, on a pu le
constater--mais parce qu’ils sont de trop.

Ils ne sont pas massacrés comme les mâles des abeilles; cent ouvriers ne
viendraient pas à bout d’un de ces monstres qui ne sont vulnérables qu’à
l’arrière-train. Tout simplement on ne leur donne plus la becquée et,
incapables de manger, ils meurent de faim.

Mais comment la puissance occulte s’y prend-elle pour compter, désigner
ou parquer ceux qu’elle a condamnés? C’est une des mille questions qui
jaillissent de la termitière et restent jusqu’ici sans réponse.

N’oublions pas, avant de clore ces chapitres consacrés aux milices de la
ville sans lumière, de mentionner d’assez bizarres aptitudes plus ou
moins musicales qu’elles manifestent fréquemment. Elles paraissent être,
en effet, sinon les mélomanes, du moins ce que les «futuristes»
appelleraient les «bruiteuses» de la colonie. Ces bruits qui sont tantôt
un signal d’alarme, un appel à l’aide, une sorte de lamentation, des
crépitements divers, presque toujours rythmés, auxquels répondent des
murmures de la foule, font croire à plusieurs entomologistes qu’ils
communiquent entre eux, non seulement par les antennes, comme les
fourmis, mais encore à l’aide d’un langage plus ou moins articulé. En
tous cas, au rebours des abeilles et des fourmis qui ont l’air d’être
complètement sourdes, l’acoustique joue un certain rôle dans la
république de ces aveugles qui ont l’ouïe très fine. Il est difficile de
s’en rendre compte quand il s’agit de termitières souterraines ou
enrobées de plus de six pieds de bois mâché, d’argile et de ciment qui
absorbent tous les sons; mais pour celles qui sont installées dans des
troncs d’arbre, si on en approche l’oreille, on entend toute une série
de bruits qui ne donnent pas l’impression d’être dus seulement au
hasard.

Il est du reste évident qu’une organisation aussi délicate, aussi
complexe, où tout est solidaire, où tout est rigoureusement équilibré,
ne saurait subsister sans concert, à moins d’attribuer ses miracles à
une harmonie préétablie, beaucoup moins vraisemblable que l’entente.
Entre les mille preuves de cette entente que nous voyons s’accumuler au
long de ces pages, j’appellerai l’attention sur celle-ci, parce qu’elle
est assez topique: il existe des termitières dont une seule colonie
occupe plusieurs troncs d’arbres parfois assez distants les uns des
autres, et n’a qu’un couple royal. Ces agglomérations séparées, mais
soumises à la même administration centrale, communiquent si bien entre
elles que si, dans un des troncs, on supprime l’équipe de prétendantes
que les termites tiennent toujours en réserve, afin de remplacer, en cas
d’accident, la reine morte ou trop peu féconde, les habitants d’un tronc
voisin commencent immédiatement l’élevage d’une nouvelle troupe de
candidates au trône. Nous reviendrons sur ces formes substitutives ou
supplémentaires qui sont une des particularités les plus curieuses et
les plus ingénieuses de la politique termitienne.


V

Outre ces bruits divers, crépitements, tic-tac, sifflements, cris
d’alarme presque toujours rythmés et qui dénotent une certaine
sensibilité musicale, les termites ont encore, en de nombreuses
circonstances, des mouvements d’ensemble, également rythmés, comme s’ils
appartenaient à une chorégraphie ou à une orchestique tout à fait
singulière, qui ont toujours prodigieusement intrigué les entomologistes
qui les ont observés. Ces mouvements sont exécutés par tous les membres
de la colonie, excepté les nouveau-nés. C’est une sorte de danse
convulsive où, sur les tarses immobiles, le corps agité de tremblements
se balance d’avant en arrière avec une légère oscillation latérale. Elle
se prolonge durant des heures, coupée de courts intervalles de repos.
Elle précède notamment le vol nuptial et prélude comme une prière ou une
cérémonie sacrée au plus grand sacrifice que la nation puisse s’imposer.
Fritz Müller, en cette occurrence, y voit ce qu’il appelle les «Love
Passages». On remarque des mouvements analogues quand on agite ou
éclaire brusquement les tubes dans lesquels on emprisonne les sujets en
observation, qu’il n’est du reste pas facile d’y maintenir longtemps,
car ils percent à peu près tous les bouchons ligneux ou même
métalliques, et, chimistes incomparables, parviennent à corroder le
verre.




LE COUPLE ROYAL


Après les ouvriers et les soldats ou amazones, nous rencontrons le roi
et la reine. Ce couple mélancolique, à perpétuité confiné dans une
cellule oblongue, est exclusivement chargé de la reproduction. Le roi,
sorte de prince consort, est minable, petit, chétif, timide, furtif,
toujours caché sous la reine. Cette reine présente la plus monstrueuse
hypertrophie abdominale que l’on trouve dans le monde des insectes où
cependant la nature n’est pas avare de monstruosités. Elle n’est qu’un
gigantesque ventre gonflé d’œufs à en crever, absolument comparable à un
boudin blanc d’où émergent à peine une tête et un corselet minuscules,
pareils à un bout d’épingle noire fichée dans un saucisson de mie de
pain. D’après une planche du rapport scientifique de Y. Sjöstedt, la
reine du _Termes Natalensis_, reproduite en grandeur naturelle, a une
longueur de 100 millimètres et une circonférence uniforme de 77
millimètres, alors que l’ouvrier de la même espèce n’a que 7 ou 8
millimètres de long et 4 ou 5 millimètres de tour.

N’ayant d’insignifiantes petites pattes qu’au corselet noyé dans la
graisse, la reine est absolument incapable du moindre mouvement. Elle
pond en moyenne un œuf par seconde, c’est-à-dire plus de 86.000 en
vingt-quatre heures et de 30 millions par an.

Si nous nous en tenons à l’estimation plus modérée d’Escherich, qui,
chez le _Termes Bellicosus_, évalue à 30.000 par jour le nombre d’œufs
expulsés par une reine adulte, nous arrivons à dix millions neuf cent
cinquante mille œufs par an.

Autant qu’on a pu l’observer, il ne semble pas que de jour ou de nuit,
durant les quatre ou cinq ans de sa vie, elle puisse interrompre sa
ponte.

Des circonstances exceptionnelles ont permis à l’éminent entomologiste
K. Escherich de violer un jour, sans le troubler, le secret de ces
appartements royaux. Il en a pris un croquis schématique hallucinant
comme un cauchemar d’Odilon Redon ou une vision interplanétaire de
William Blake. Sous une voûte ténébreuse, basse et colossale si on la
compare à la taille normale de l’insecte, l’emplissant presque tout
entière, s’allonge, comme une baleine entourée de crevettes, l’énorme
masse grasse, molle, inerte et blanchâtre de l’effroyable idole. Des
milliers d’adorateurs la caressent et la lèchent sans arrêt, mais non
point sans intérêt, car l’exsudation royale paraît avoir un attrait tel
que les petits soldats de la garde ont fort à faire d’empêcher les plus
zélés d’emporter quelque morceau de la divine peau afin d’assouvir leur
amour ou leur appétit. Aussi les vieilles reines sont-elles cousues de
glorieuses cicatrices et semblent rapiécées.

Autour de la bouche insatiable s’empressent des centaines d’ouvriers
minuscules, qui lui entonnent la bouillie privilégiée, pendant qu’à
l’autre bout une autre foule environne l’orifice de l’oviducte,
recueille, lave et emporte les œufs à mesure qu’ils s’écoulent. Parmi
ces multitudes affairées, circulent de petits soldats qui y maintiennent
l’ordre, et, encerclant le sanctuaire, lui tournant le dos, face à
l’ennemi possible et rangés en bon ordre, des guerriers de grande
taille, mandibules ouvertes, forment une garde immobile et menaçante.

Dès que sa fécondité diminue, probablement sur l’ordre de ces
contrôleurs ou de ces conseillers inconnus dont nous retrouvons partout
l’implacable ingérence, on la prive de toute nourriture. Elle meurt de
faim. C’est une sorte de régicide passif et très pratique dont nul n’est
personnellement responsable. On dévore ses restes avec plaisir, car elle
est extrêmement grasse, et on la remplace par une des pondeuses
supplémentaires, que nous retrouverons bientôt.

Au contraire de ce qu’on avait cru jusqu’ici, l’union ne s’accomplit
pas, comme chez les abeilles, durant le vol nuptial, car au moment de ce
vol, les sexes ne sont pas encore aptes à la reproduction. L’hymen ne se
fait qu’après que le couple qui s’est,--étrange symbole sur lequel on
pourrait longuement épiloguer,--mutuellement arraché les ailes, s’est
mis en ménage dans les ténèbres de la termitière qu’il ne quittera qu’à
la mort.

Les termitologues ne s’accordent point sur la manière dont se consomme
cet hymen. Filippo Silvestri, grande autorité en la matière, soutient
que la copulation, d’après la conformation des organes du roi et de la
reine, est physiquement impossible et que le roi se contente de répandre
sa semence sur les œufs, à la sortie de l’oviducte. D’après Grassi, non
moins compétent, l’union aurait lieu dans le nid et se répéterait
périodiquement.




L’ESSAIMAGE


I

Ces ouvriers, ces soldats, ce roi et cette reine forment le fonds
permanent et essentiel de la cité, qui, sous une loi de fer, plus dure
que celle de Sparte, poursuit dans l’obscurité son existence avare,
sordide et monotone. Mais à côté de ces mornes captifs qui ne virent
jamais et jamais ne verront la lumière du jour, l’âpre phalanstère, à
grands frais, élève d’innombrables légions d’adolescentes et
d’adolescents, ornés de longues ailes transparentes et pourvus d’yeux à
facettes, qui se préparent, dans les ténèbres où grouillent les
aveugles-nés, à affronter l’éclat du soleil tropical. Ce sont les
insectes parfaits, mâles et femelles, les seuls qui ont un sexe, d’où
sortira, si les hasards, toujours incléments le permettent, le couple
royal qui assurera l’avenir d’une autre colonie. Ils représentent
l’espoir, le luxe démentiel, la joie voluptueuse d’une cité sépulcrale
qui n’a pas d’autre issue vers l’amour et le ciel. Nourris à la becquée,
car n’ayant pas de protozoaires, ils ne peuvent digérer la cellulose,
ils errent désœuvrés par les galeries et les salles, en attendant
l’heure de la délivrance et du bonheur. Vers la fin de l’été équatorial,
à l’approche de la saison des pluies, cette heure sonne enfin. Alors,
l’inviolable citadelle dont les parois, sous peine de mort pour toute la
colonie, n’offrent jamais d’autres fissures que celles qui sont
indispensables à la ventilation, dont toutes les communications avec le
monde extérieur sont rigoureusement souterraines, prise d’une sorte de
délire, est tout à coup criblée d’étroites ouvertures derrière
lesquelles on voit veiller les monstrueuses têtes des guerriers qui en
interdisent l’entrée aussi bien que la sortie. Ces ouvertures
correspondent à des galeries ou des couloirs où s’entasse l’impatience
du vol nuptial. A un signal, donné comme les autres par la puissance
qu’on ne voit pas, les soldats se retirent, démasquent les issues et
livrent passage aux frémissantes fiançailles. Aussitôt, au dire de tous
les voyageurs qui l’ont contemplé, se déroule un spectacle à côté duquel
l’essaimage des abeilles paraît insignifiant. De l’énorme édifice,
tantôt meule, tantôt pyramide ou château fort, et souvent, quand il y a
agglomération de cités, sur des centaines d’hectares de superficie,
s’élève, comme d’une chaudière surchauffée sur le point d’exploser, et
jaillissant de toutes les fissures, un nuage de vapeur formé de millions
d’ailes qui montent vers l’azur à la recherche incertaine et presque
toujours bafouée de l’amour. Comme tout ce qui n’est que rêve et fumée,
le magnifique phénomène ne dure que quelques instants, le nuage s’abat
lourdement sur le sol qu’il couvre de débris; la fête est terminée,
l’amour a trahi ses promesses et la mort prend sa place.

Avertis par les préparatifs, prévenus par l’instinct qui ne les trompe
pas, tous ceux qui sont avides du succulent festin que leur offre chaque
année l’innombrable chair des fiancés de la termitière, les oiseaux, les
reptiles, les chats, les chiens, les rongeurs, presque tous les insectes
et surtout les fourmis et les libellules se jettent sur l’immense proie
sans défense qui jonche parfois des milliers de mètres carrés et
commencent l’effroyable hécatombe. Les oiseaux notamment se gorgent à
tel point qu’ils ne peuvent plus fermer le bec; l’homme même prend part
à l’aubaine, il ramasse les victimes à la pelle, les mange frites ou
grillées ou en fait des pâtisseries dont le goût, paraît-il, rappelle
celui des gâteaux d’amandes et, en certains pays, comme en l’île de
Java, les vend sur le marché.

A peine le dernier des insectes ailés a-t-il pris son essor, que
toujours sur l’ordre mystérieux de la puissance insaisissable qui y
règne, la termitière se referme, les ouvertures sont murées et ceux qui
sont sortis paraissent inexorablement exclus de la cité natale.

Que deviennent-ils? Incapables de se nourrir, traqués par des milliers
d’ennemis qui se relayent, quelques entomologistes prétendent que tous,
sans exception, périssent. D’autres soutiennent que, çà et là, un
misérable couple parvient à échapper au désastre et est recueilli par
les ouvriers et les soldats d’une colonie voisine pour y remplacer une
reine morte ou fatiguée. Mais comment et par qui serait-il recueilli?
Les travailleurs et les soldats n’errent pas par les chemins et ne
sortent jamais à l’air libre; et les colonies voisines sont murées comme
celle qu’il a quittée. D’autres enfin affirment qu’un couple peut
subsister pendant un an, et élever des soldats qui le défendront et des
ouvriers qui le nourriront ensuite. Mais comment vit-il, en attendant,
puisqu’il est prouvé qu’il a très rarement des protozoaires et ne peut,
par conséquent, digérer la cellulose? On le voit, tout ceci est encore
bien contradictoire et obscur.


II

Il est certain que dans une république aussi avare, aussi prévoyante,
aussi calculatrice, il y a là un incompréhensible gaspillage de vies, de
forces et de richesses, d’autant plus énigmatique que cet immense
sacrifice annuel aux dieux de l’espèce, qui n’a évidemment en vue que la
fécondation croisée, semble manquer totalement ce but. Il ne peut y
avoir fécondation croisée que lorsqu’il y a agglomération de
termitières, ce qui est assez rare, et que tous les vols nuptiaux aient
lieu le même jour. Voilà donc mille chances contre une pour qu’un
couple, si par miracle il parvient à réintégrer la maison natale, soit
consanguin. Ne nous montrons pas outrecuidants; si ces choses nous
paraissent illogiques ou incohérentes, il y a à parier que nos
observations ou nos interprétations sont encore insuffisantes, et que
c’est nous qui avons tort, à moins de mettre la bévue au compte de la
nature qui, de prime face, comme disait Jean de la Fontaine, a tout
l’air d’en avoir fait bien d’autres[7].

  [7] Chez les abeilles aussi, l’essaimage est une calamité publique et
    toujours une cause de ruine et de mort pour la ruche-mère et pour
    ses colonies quand il se répète dans la même année. L’apiculteur
    moderne s’efforce autant que possible de l’empêcher, en détruisant
    les jeunes reines et en agrandissant les réservoirs à miel, mais
    bien souvent il ne réussit pas à enrayer ce qu’on appelle «la fièvre
    d’essaimage», car il paie aujourd’hui la rançon de millénaires et
    barbares pratiques et d’une désastreuse sélection à rebours où les
    meilleures ruches, c’est-à-dire celles qui n’avaient pas essaimé et
    étaient lourdes de miel, se trouvaient systématiquement sacrifiées.

D’après les observations de Silvestri, afin d’échapper à ces désastres,
quelques espèces n’essaiment que la nuit ou par temps de pluie.
D’autres, afin d’augmenter le nombre de leurs chances, n’expulsent leurs
essaims que par petits paquets, mais durant plusieurs mois. A ce propos,
il convient de remarquer une fois de plus que, dans la termitière, les
lois générales ne sont pas, comme dans la ruche, absolument inflexibles.
Les termites, nous en aurons d’autres exemples, autant que les hommes et
contrairement aux habitudes de tous les animaux que l’on croit menés par
l’instinct, sont avant tout opportunistes et, tout en respectant les
grandes lignes de leur destinée, savent quand il le faut, avec autant
d’intelligence que nous-mêmes, les plier aux circonstances et les
adapter aux nécessités ou simplement aux convenances du moment. En
principe, pour donner satisfaction aux vœux de l’espèce ou de l’avenir,
ou pour complaire à une idée invétérée de la nature, ils pratiquent
l’essaimage, bien qu’il soit prodigieusement onéreux et
quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent totalement inutile, mais au besoin,
ils le restreignent, le réglementent ou même y renoncent et s’en passent
sans inconvénient. En principe, ils sont monarchistes, au besoin ils
entretiennent deux reines, séparées par une cloison, dans la même
cellule, ainsi que l’a observé T. J. Savage; ou jusqu’à six couples
royaux comme l’a constaté Haviland, sans tenir compte des rois et des
reines qui nous échappent grâce aux mesures prises par les ouvriers pour
favoriser leur évasion; qui font qu’il n’est pas facile de les découvrir
et qu’Haviland a recherché durant trois jours une de ces souveraines
avant de la trouver dissimulée sous des débris au fond du nid.

En principe, pour achever cette énumération, il faut que leur reine ait
eu des ailes et ait vu la lumière du jour; au besoin ils la remplacent
par une trentaine de pondeuses aptères qui ne sont jamais sorties du
nid. En principe, ils n’admettent pas de roi étranger, au besoin, si le
trône est vacant, ils accueillent avec empressement celui qu’on leur
propose. En principe, chaque termitière n’est habitée que par une seule
espèce bien caractérisée; en pratique, on a plus d’une fois constaté que
deux ou trois et parfois jusqu’à cinq espèces, totalement différentes,
collaborent dans le même nid. Ajoutons que ces palinodies ne semblent
pas incohérentes ou irréfléchies, mais à y regarder de plus près, ont
toujours une raison invariable qui est le salut ou la prospérité de la
cité.

Du reste, sur tous ces points, il y a encore bien des incertitudes et,
avant de conclure, il convient d’attendre des observations plus
décisives. Elles sont d’autant plus difficiles qu’il y a, comme nous
l’avons dit, quinze cents espèces de termites et que les mœurs et
l’organisation sociale de ces quinze cents espèces ne sont point
pareilles. Il semble que certaines d’entre elles soient arrivées, comme
l’homme, au moment le plus critique d’une évolution commencée il y a des
millions d’années.


III

Le régime normal est donc la monarchie. Mais beaucoup plus prudente que
la ruche dont le sort,--et c’est le point faible d’une organisation
admirable,--est toujours suspendu à la vie d’une reine unique, la
termitière, quant à sa prospérité, est à peu près indépendante du couple
royal. Ce qu’on pourrait appeler la «Constitution», la loi fondamentale,
y est infiniment plus souple, plus élastique, plus prévoyant, plus
ingénieux, et marque un incontestable progrès politique. Si la reine
termite, ou plutôt la pondeuse déléguée, car elle n’est pas autre chose,
accomplit généreusement son devoir, on ne lui donne pas de rivale. Dès
que fléchit sa fécondité, on la supprime en s’abstenant de la nourrir,
ou on lui adjoint un certain nombre de coadjutrices. C’est ainsi qu’on a
trouvé jusqu’à trente reines dans une colonie non point désorganisée et
tombée à l’anarchie et à la ruine, comme y tombe la ruche où se
multiplient les pondeuses, mais au contraire, extrêmement forte et
florissante. Grâce à l’extraordinaire plasticité de leur organisme qui
participe des avantages de l’existence la plus primitive, encore
unicellulaire, et de ceux de la vie la plus évoluée; et peut-être aussi,
il faut bien, manque d’autre explication, le conjecturer, grâce à des
connaissances chimiques et biologiques encore ignorées de l’homme, les
termites semblent pouvoir, à tout moment, quand ils en ont besoin, par
une alimentation et des soins appropriés, transformer n’importe quelle
larve ou quelle nymphe en insecte parfait, y faire poindre des yeux et
des ailes, en moins de six jours, ou tirer du premier œuf venu un
ouvrier, un soldat, un roi ou une reine. A cette fin, pour gagner du
temps, ils tiennent toujours en réserve un certain nombre d’individus
prêts à subir les dernières transformations[8].

  [8] On sait que les abeilles possèdent, plus restreinte, la même
    faculté. Elles peuvent, durant trois jours, par une nourriture
    appropriée, par l’élargissement et l’aération plus abondante de la
    cellule, transformer en reine n’importe quelle larve d’ouvrière,
    c’est-à-dire en tirer un insecte trois fois plus volumineux dont la
    forme et les organes essentiels sont notablement différents; c’est
    ainsi que les mâchoires de la reine sont dentelées, au lieu que
    celles des travailleuses sont lisses comme le fil d’un couteau, que
    sa langue est plus courte et la spatule de celle-ci plus étroite,
    qu’elle n’a pas l’appareil compliqué qui sécrète la cire, qu’elle
    n’est munie que de quatre ganglions abdominaux alors que les autres
    en portent cinq, que son dard est recourbé comme un cimeterre tandis
    que l’aiguillon de son peuple est droit, qu’elle est dépourvue de
    corbeilles à pollen, etc.

Mais bien qu’ils puissent apparemment le faire, en général, pour des
raisons que nous ne pénétrons pas encore, ils ne transforment pas un de
ces œufs ou de ces candidats, en reine parfaite, pourvue d’ailes et
d’yeux à facettes, c’est-à-dire pareille à celles qui ont pris leur vol
par milliers et prête à être fécondée par le roi dans la loge nuptiale.
Ils se contentent presque toujours d’en tirer des pondeuses aveugles et
aptères qui accomplissent toutes les fonctions d’une reine proprement
dite, sans détriment pour la cité. Il n’en va pas de même, comme on
sait, chez les abeilles, où l’ouvrière pondeuse qui remplace la
souveraine morte, ne donnant le jour qu’à d’insatiables mâles, mène, en
quelques semaines, à la ruine et à la mort la colonie la plus riche et
la plus prospère.

Autant que peuvent s’en rendre compte les regards de l’homme, il n’y a
pas de différence appréciable entre une termitière qui possède une reine
authentique et celle qui n’a que des pondeuses plébéiennes. Certains
termitologues prétendent que ces pondeuses néotéiniques ne peuvent pas
produire de rois ni de reines et que leurs descendants sont privés
d’ailes et d’yeux, c’est-à-dire ne deviennent jamais des insectes
parfaits. C’est possible, mais insuffisamment démontré, au demeurant
sans importance pour la colonie, attendu que ce qui lui est
indispensable, c’est une mère d’ouvriers et de soldats, au lieu qu’elle
peut aisément se passer d’une fécondation croisée, qui, nous l’avons vu,
est extrêmement aléatoire. Au surplus, tout ce qui a trait à ces formes
substitutives est encore controversé et l’un des points les plus
mystérieux de la termitière.


IV

Ce qui est également controversé, ou du moins insuffisamment approfondi,
c’est l’importante question des parasites (je ne parle pas des parasites
intestinaux), car outre ses habitants légitimes, la termitière héberge
un nombre considérable d’écornifleurs qui n’ont pas encore été recensés
et examinés comme ceux de la fourmilière. On sait que chez les fourmis
ces parasites jouent un rôle intéressant et pullulent de façon
fantastique. Wasmann, le grand myrmécologue, en compte, dans la
fourmilière, douze cent quarante-six espèces. Les uns viennent
simplement chercher, dans la tiède moiteur des galeries souterraines, le
vivre et le couvert et y sont charitablement tolérés, car la fourmi est
beaucoup moins bourgeoise et avare que ne le croyait le bon La Fontaine;
mais un grand nombre d’autres sont utiles, voire indispensables. Il s’en
trouve aussi dont les fonctions sont tout à fait inexplicables,
notamment ces _Antennophorus_ que portent la plupart des _Lasius
Mixtus_, si bien observés par Charles Janet. Ce sont des sortes de poux,
proportionnellement énormes, puisqu’ils sont aussi gros que la tête de
la fourmi, qui, toujours proportionnellement, est près de deux fois plus
volumineuse que la nôtre. Généralement, sur une de ces fourmis, on
compte trois de ces poux qui s’installent soigneusement et
méthodiquement, l’un sous le menton, les deux autres, de chaque côté de
l’abdomen de leur hôte, de manière à ne pas déséquilibrer sa marche. Le
_Lasius Mixtus_ qui d’abord répugne à les accueillir, une fois qu’ils
ont pris place, les adopte et ne cherche plus à s’en débarrasser. Quel
est le martyr de nos saintes légendes qui porterait sans se plaindre,
durant toute son existence, une triple charge aussi lourde et aussi
encombrante? L’âpre fourmi de la fable, non seulement s’y résigne, mais
soigne et nourrit ses fardeaux, comme s’ils étaient ses enfants. Quand
un de ces Lasius orné de ses monstrueux parasites a trouvé, par exemple,
une cuillerée de miel, il s’en gorge et rentre au nid. Attirées par la
bonne odeur, d’autres fourmis s’approchent et sollicitent leur part de
l’aubaine. Généreusement, le Lasius régurgite le miel dans la bouche des
quémandeuses et ses parasites interceptent au passage quelques
gouttelettes du précieux liquide. Loin de s’y opposer, il leur facilite
le prélèvement de la dîme et, avec ses compagnes, attend que les
écornifleurs repus donnent le signal du départ. Il faut croire qu’il
éprouve à promener ses gigantesques poux de luxe, qui nous accableraient
sous leur poids, d’étranges jouissances que nous ne sommes pas à même de
comprendre. Nous comprenons au demeurant fort peu de chose au monde des
insectes qui sont guidés par un esprit et par des sens qui n’ont presque
rien de commun avec ceux qui nous mènent.

Mais quittons nos fourmis et revenons à notre xylophage. D’après le
professeur E. Warren, les hôtes de la termitière connus en 1919
s’élèvent à 496 dont 348 coléoptères. On en découvre chaque jour de
nouveaux. On les classe en hôtes vrais (_Symphiles_) amicalement
traités, en hôtes tolérés ou indifférents (_Synoeketes_), en intrus
(_Synechtres_), pourchassés et en parasites proprement dits
(_Ectoparasites_). Malgré les noms scientifiques qu’on leur donne, la
question n’est pas au point et nous attendons une étude plus complète.




LES RAVAGES


I

La termitière, telle qu’elle s’étend et se multiplie dans son paysage
tropical, avec ses lois d’airain incroyablement ingénieuses, sa
vitalité, sa fécondité formidable, serait un danger pour le genre humain
et couvrirait bientôt notre planète, si le hasard ou je ne sais quel
caprice de la nature, généralement à notre égard moins clémente, n’avait
voulu que l’insecte soit très vulnérable et extrêmement sensible au
froid. Il ne peut vivre sous un climat simplement tempéré. Il lui faut,
comme je l’ai déjà dit, les régions les plus chaudes du globe. Il a
besoin d’une température qui va de 20 à 36°. Au-dessous de 20, sa vie
s’arrête, au-dessus de 36, ses protozoaires périssent et il meurt
d’inanition. Mais là où il peut s’installer, il exerce de terribles
ravages: _Termes Indiæ calamitas summa_, disait déjà Linné. «Il n’y a
pas, sur les parties chaudes et tropicales de la surface de la terre,
une famille d’insectes dont les membres mènent une guerre aussi
incessante contre l’œuvre de l’homme», ajoute W. W. Froggatt, qui les
connaît mieux que personne. Les maisons croulent, intérieurement rongées
de la base au sommet. Les meubles, le linge, les papiers, les vêtements,
les chaussures, les provisions, les bois, les herbes disparaissent. Rien
n’est à l’abri de leurs déprédations qui ont quelque chose d’effarant et
de surnaturel, parce qu’elles sont toujours secrètes et ne se révèlent
qu’à l’instant du désastre. De grands arbres qui semblent vivants et
dont l’écorce est scrupuleusement respectée, tombent d’une pièce
lorsqu’on y touche. A Sainte-Hélène, deux agents de police causent sous
un énorme Mélia couvert de feuilles, l’un d’eux s’adosse au tronc et le
gigantesque fébrifuge, complètement pulvérisé à l’intérieur, s’abat sur
eux et les couvre de ses débris. Parfois le travail destructeur
s’accomplit avec une foudroyante rapidité. Un fermier du Queensland
laisse un soir sa charrette dans un pré; le lendemain, il n’en retrouve
que les ferrures. Un colon rentre dans sa maison après cinq ou six jours
d’absence; tout y est intact, rien n’y paraît changé et ne révèle
l’occupation de l’ennemi. Il s’asseoit sur une chaise, elle s’effondre.
Il se rattrape à la table, elle s’aplatit sur le sol. Il s’appuie à la
poutre centrale, elle croule en entraînant le toit dans un nuage de
poussière. Tout a l’air machiné par un génie facétieux, comme dans une
féerie du Châtelet. En une nuit, ils dévorent, sur son corps et pendant
son sommeil, la chemise de Smeathmann qui campe à proximité d’un de
leurs nids afin de l’étudier. En deux jours, malgré toutes les
précautions prises, ils anéantissent les lits et les tapis d’un autre
termitologue, le Dr Henrich Barth. Dans les épiceries de Cambridge, en
Australie, tous les articles en magasin deviennent leur proie: jambons,
lard, pâtes, figues, noix, savons s’évanouissent. La cire ou les
capsules d’étain qui coiffent les bouteilles sont percées afin
d’atteindre les bouchons et les liquides s’écoulent. Le fer-blanc des
boîtes de conserves est scientifiquement attaqué: ils râpent d’abord la
couche d’étain qui le couvre, étendent ensuite sur le fer mis à nu un
suc qui le rouille, après quoi ils le percent sans difficulté. Ils
perforent le plomb quelle qu’en soit l’épaisseur. On croit mettre en
sûreté les malles, les caisses, les objets de literie, en les posant sur
des bouteilles renversées dont le goulot est fiché dans le sol, parce
que leurs petites pattes n’y trouvent pas de prise. Au bout de quelques
jours, sans qu’on y prenne garde, le verre est érodé comme par une meule
d’émeri et ils vont et viennent tranquillement le long du col et de la
panse de la bouteille, car ils secrètent un liquide qui, dissolvant les
silices contenues dans les tiges herbacées dont ils font leur
nourriture, attaque également le verre. Ainsi s’explique du reste
l’extraordinaire solidité de leur ciment qui est en partie vitrifié.
Parfois, ils ont des fantaisies dignes d’un humoriste. Un voyageur
anglais, Forbes, raconte dans les _Oriental Memoirs_ que, rentrant chez
lui après quelques jours passés chez un ami, il trouve toutes les
gravures qui ornaient ses appartements complètement rongées ainsi que
les cadres, dont il ne reste plus trace; mais les glaces qui les
recouvraient sont demeurées en place, soigneusement fixées au mur par du
ciment, afin, apparemment, d’éviter une chute dangereuse ou trop
retentissante. Il leur arrive d’ailleurs de consolider à l’aide de ce
ciment, en ingénieurs prévoyants, une poutre qu’ils ont rongée trop
profondément et qui menace de se rompre avant la fin de leur expédition.

Tous ces ravages s’accomplissent sans qu’on aperçoive âme qui vive.
Seul, en y regardant de près, un petit tube d’argile, dissimulé dans
l’angle de deux murs ou courant le long d’une corniche ou d’une plinthe
et qui communique avec la termitière, révèle la présence et l’identité
de l’ennemi; car ces insectes, qui n’y voient pas, ont le génie de faire
ce qu’il faut pour qu’on ne les voie point. Le travail s’exécute en
silence et il n’est qu’une oreille avertie qui reconnaisse dans la nuit
le bruit de millions de mâchoires qui dévorent la charpente d’une maison
et présagent sa ruine.

Au Congo, à Elisabethville par exemple, leurs inévitables ravages sont
prévus par les architectes et les entrepreneurs qui augmentent de 40 %
les devis à cause des précautions à prendre. Dans la même région, les
traverses de chemin de fer, complètement rongées, doivent être
remplacées chaque année, ainsi que les poteaux télégraphiques et la
charpente des ponts. De tout vêtement laissé dehors durant une nuit il
ne reste que les boutons de métal, et une hutte d’indigène dans laquelle
on ne fait pas de feu ne résiste pas plus de trois ans à leurs attaques.


II

Voilà leurs méfaits domestiques et habituels; mais parfois ils
travaillent en grand et étendent leurs ravages à une ville, à une
contrée entière. En 1840, un négrier capturé et démâté introduit à
Jamestown, capitale de l’île de Sainte-Hélène, l’_Eutermes Tenuis_,
petit termite du Brésil, à soldat nasicorne ou à seringue, qui détruit
une partie de la ville qu’on est obligé de rebâtir. Elle ressemblait,
dit son historiographe attitré, J. C. Mellis, à une cité ravagée par un
tremblement de terre.

En 1879, un navire de guerre espagnol est anéanti par le _Termes Dives_
dans le port du Ferrol. Les _Annales de la Société entomologique
française_ (Sér. 2, 1851, t. IX) citent une notice du général Leclerc où
il est dit qu’en 1809 les Antilles françaises ne purent se défendre
contre les Anglais parce que les termites avaient dévasté les magasins
et rendu inutilisables les batteries et les munitions. On pourrait
indéfiniment allonger la liste de leurs crimes. J’ai déjà dit qu’ils
rendaient incultivables certaines parties de l’Australie et de l’île de
Ceylan, où l’on a renoncé à la lutte. En l’île de Formose, le
_Coptotermes Formosus Shikari_ ronge jusqu’au mortier et fait crouler
les murs qui ne sont pas cimentés.

Il semble pourtant, à première vue, que, vulnérables et fragiles comme
ils sont et ne pouvant vivre que dans l’ombre de leur termitière, il
suffirait de détruire leurs coupoles pour s’en débarrasser. Mais on
dirait qu’ils sont déjà prêts à parer l’attaque inattendue, car on
constate que dans les pays où l’on fait sauter à la poudre leurs
superstructions, qui, ensuite, sont constamment nivelées par la charrue,
ils n’édifient plus de monticules, se résignent, comme les fourmis, à
une vie tout à fait souterraine et deviennent insaisissables.

La barrière du froid a jusqu’ici protégé l’Europe, mais il n’est pas
certain qu’un animal aussi plastique, aussi prodigieusement
transformable, ne réussisse pas à s’acclimater chez nous. Nous avons
déjà vu par l’exemple des termites landais qu’ils y sont plus ou moins
parvenus, au prix, il est vrai, d’une pitoyable dégénérescence qui les
rend plus inoffensifs que la plus inoffensive des fourmis. C’est
peut-être une première étape. En tout cas, les _Annales entomologiques_
du siècle dernier relatent longuement l’invasion de quelques villes de
la Charente-Inférieure, notamment Saintes, Saint-Jean-d’Angely,
Tonnay-Charente, l’île d’Aix et surtout La Rochelle, par de véritables
termites tropicaux importés de Saint-Domingue, à fond de cale, parmi des
détritus végétaux. Des rues entières furent attaquées et sournoisement
minées par l’insecte pullulant et toujours invisible; tout La Rochelle
fut menacé d’envahissement et le fléau ne fut arrêté que par le canal de
la Verrière qui met en communication le port et les fossés. Des maisons
s’effondrèrent, il fallut étançonner l’Arsenal et la Préfecture; et l’on
eut un jour la surprise de découvrir que les archives et toute la
paperasserie administrative étaient réduites en débris spongieux. Des
faits analogues se produisirent à Rochefort.

L’auteur de ces dévastations était un des plus petits termites que l’on
connaisse: le _Termes Lucifugus_, long de 3 ou 4 millimètres.




LA PUISSANCE OCCULTE


I

Dans la termitière, plus insoluble encore parce que l’organisation y est
plus complexe, nous retrouvons le grand problème de la ruche. Qui est-ce
qui règne ici? Qui est-ce qui donne des ordres, prévoit l’avenir, trace
des plans, équilibre, administre, condamne à mort? Ce ne sont pas les
souverains, misérables esclaves de leurs fonctions, dépendant pour leur
nourriture du bon vouloir des ouvriers, prisonniers dans leur cage, les
seuls de la cité qui n’aient pas le droit de franchir son enceinte. Le
roi n’est qu’un pauvre diable, craintif, effarouché, écrasé sous le
ventre conjugal. Quant à la reine, c’est peut-être la plus pitoyable
victime d’une organisation où il n’y a que des victimes sacrifiées à
l’on ne sait quel dieu. Aprement contrôlée, quand ils jugent que sa
ponte n’est plus satisfaisante, ses sujets lui coupent les vivres; elle
meurt de faim, ils dévorent ses restes, car il ne faut rien perdre, et
la remplacent. A cet effet, nous l’avons vu, ils ont toujours en réserve
un certain nombre d’adultes qui ne sont pas encore différenciés et,
grâce au prodigieux polymorphisme de la race, en font rapidement une
reproductrice.

Ce ne sont pas non plus les guerriers, malheureux phénomènes accablés
sous leurs armes, encombrés de tenailles, privés de sexe, privés
d’ailes, absolument aveugles et incapables de manger. Ce ne sont pas
davantage les adultes ailés, qui ne font qu’une apparition éclatante,
tragique et éphémère, princes et princesses infortunés sur qui pèsent la
raison d’État et la cruauté collective. Restent les ouvriers, estomacs
et ventres de la communauté, qui semblent en même temps les esclaves et
les maîtres de tous. Est-ce cette foule qui forme le Soviet de la cité?
En tout cas, ceux qui y voient, ceux qui ont des yeux, le roi, la reine,
les adultes ailés, sont manifestement exclus du directoire.
L’extraordinaire, c’est qu’ainsi dirigée, la termitière puisse subsister
durant des siècles. Nous n’avons pas d’exemple, en nos annales, qu’une
république réellement démocratique ait duré plus de quelques années sans
se décomposer et disparaître dans la défaite ou la tyrannie, car nos
foules ont, en politique, le nez du chien qui n’aime que les mauvaises
odeurs. Elles ne choisissent que les moins bons et leur flair est
presque infaillible.

Mais les aveugles de la termitière se concertent-ils? Tout n’est pas
silencieux dans leur république; comme dans la fourmilière, nous
ignorons comment ils communiquent entre eux; mais ce n’est pas une
raison pour qu’ils ne communiquent pas. A la moindre attaque, l’alerte
se propage comme une flamme; la défense s’organise, les réparations
urgentes s’effectuent avec ordre et méthode. D’autre part, il est
certain que ces aveugles règlent à leur gré la fécondité de la reine, la
ralentissant ou l’activant, selon qu’ils la gavent ou la privent de
leurs sécrétions salivaires. De même, quand ils estiment qu’il y a trop
de soldats, ils en restreignent le nombre en laissant mourir de faim,
pour s’en nourrir ensuite, ceux qu’ils jugent inutiles. Dès l’œuf, ils
déterminent le sort de l’être qui en sortira et en font à leur bon
plaisir, d’après l’alimentation qu’ils lui donnent, un travailleur comme
eux, une reine, un roi, un adulte ailé ou un guerrier. Mais eux, à qui,
à quoi obéissent-ils? Le sexe, les ailes et les yeux immolés au bien
commun, surchargés de besognes diverses et innombrables, moissonneurs,
terrassiers, maçons, architectes, menuisiers, jardiniers, chimistes,
nourrices, croque-morts, travaillant, mangeant, digérant pour tout le
monde, tâtonnant dans leurs invincibles ténèbres, cheminant dans leurs
caves, éternels captifs de leur hypogée, ils semblent moins que nul
autre aptes à se rendre compte, à savoir, à prévoir, à démêler ce qu’il
convient de faire.

S’agit-il d’une série plus ou moins coordonnée d’actes purement
instinctifs? Poussés par l’idée innée, font-ils d’abord sortir
machinalement, de la majorité des œufs, des ouvriers comme eux? Ensuite,
obéissant à une autre impulsion, également innée, tirent-ils d’autres
œufs, semblables aux premiers, une légion d’individus des deux sexes qui
auront des ailes, ne naîtront pas aveugles et châtrés et fourniront un
roi et une reine pour périr en masse, peu après? Enfin, une troisième
impulsion les oblige-t-elle à former un certain nombre de soldats,
tandis qu’une quatrième les incite à réduire l’effectif de la garnison,
quand celle-ci exige trop de vivres et devient onéreuse? Tout cela
n’est-il que jeux du chaos? C’est possible, bien qu’on puisse douter que
la prospérité extraordinaire, la stabilité, l’harmonieuse entente, la
durée presque illimitée de ces énormes colonies ne reposent que sur une
suite ininterrompue de hasards heureux. Convenons que s’il fait tout
cela, le hasard est bien près de devenir le plus grand, le plus sage de
nos dieux; et ce n’est plus, au fond, qu’une question de mots sur quoi
il est plus facile de s’entendre. En tout cas, l’hypothèse de l’instinct
n’est pas plus satisfaisante que celle de l’intelligence. Peut-être
l’est-elle un peu moins, car nous ne savons pas du tout ce que c’est que
l’instinct, au lieu que nous croyons, à tort ou à raison, ne pas
entièrement ignorer ce que c’est que l’intelligence.


II

On remarque chez les abeilles des mesures politiques et économiques tout
aussi surprenantes. Je ne les rappellerai pas ici; mais n’oublions pas
que chez les fourmis elles sont parfois plus étonnantes encore. Tout le
monde sait que les _Lasius Flavus_, nos petites fourmis jaunes, par
exemple, parquent dans leurs souterrains et abritent dans de véritables
étables des troupeaux d’Aphides qui émettent une rosée sucrée qu’elles
vont traire comme nous trayons nos vaches et nos chèvres. D’autres, les
_Formica sanguinea_, partent en guerre afin de faire des razzias
d’esclaves. De leur côté, les _Polyergus Rufescens_ ne confient qu’à
leurs serfs le soin d’élever leurs larves, tandis que les _Anergates_ ne
travaillent plus et sont nourris par des colonies de _Tetramorium
Cespitum_ réduites en captivité. Je ne citerai que pour mémoire les
fourmis fongicoles de l’Amérique tropicale qui creusent des tunnels
rectilignes parfois longs de plus de cent mètres et forment, en coupant
des feuilles en tout petits morceaux, un terreau sur lequel elles font
naître et cultivent, par un procédé qui est leur secret, un champignon
si particulier qu’on n’a jamais réussi à l’obtenir ailleurs. Citons
encore certaines espèces d’Afrique et d’Australie, où l’on voit des
ouvrières spécialisées ne plus jamais quitter le nid, s’y suspendre par
les pattes et, faute d’autres récipients, devenir des réservoirs, des
citernes, des pots à miel vivants, au ventre élastique, sphérique,
énorme, où l’on dégorge la récolte et que l’on pompe quand on a faim.

Est-il nécessaire d’ajouter que tout ceci, que l’on pourrait
indéfiniment prolonger, ne repose plus sur des on-dit plus ou moins
légendaires, mais sur de minutieuses observations scientifiques?


III

Dans _La Vie des Abeilles_, j’ai, faute de mieux, attribué la direction,
l’administration prévoyante et occulte de la communauté à l’«Esprit de
la Ruche». Mais ce n’est là qu’un mot qui revêt une réalité inconnue et
qui n’explique rien.

Une autre hypothèse pourrait considérer la ruche, la fourmilière et la
termitière comme un individu unique, mais encore ou déjà disséminé, un
seul être vivant qui ne serait pas encore ou qui ne serait déjà plus
coagulé ou solidifié et dont les divers organes, formés de milliers de
cellules, bien qu’extériorisés et malgré leur apparente indépendance,
resteraient toujours soumis à la même loi centrale. Notre corps aussi
est une association, un agglomérat, une colonie de soixante trillions de
cellules, mais de cellules qui ne peuvent pas s’éloigner de leur nid, ou
de leur noyau, et demeurent, jusqu’à la destruction de ce nid ou de ce
noyau, sédentaires et captives. Si terrible, si inhumaine que paraisse
l’organisation de la termitière, celle que nous portons en nous est
calquée sur le même modèle. Même personnalité collective, même sacrifice
incessant d’innombrables parties au tout, au bien commun, même système
défensif, même cannibalisme des phagocytes envers les cellules mortes ou
inutiles, même travail obscur, acharné, aveugle, pour une fin ignorée,
même férocité, mêmes spécialisations pour la nutrition, la reproduction,
la respiration, la circulation du sang, etc., mêmes complications, même
solidarité, mêmes appels en cas de danger, mêmes équilibres, même police
intérieure. C’est ainsi qu’après une abondante hémorragie, sur un ordre
venu on ne sait d’où, les globules rouges se mettent à proliférer de
façon fantastique, que les reins suppléent le foie fatigué qui laisse
passer des toxines, que les lésions valvulaires du cœur se compensent
par l’hypertrophie des cavités en arrière de l’obstacle, sans que jamais
notre intelligence qui croit régner au sommet de notre être soit
consultée ou à même d’intervenir.

Tout ce que nous savons, et nous venons à peine de l’apprendre, c’est
que les fonctions les plus importantes de nos organes dépendent de nos
glandes endocrines à sécrétions internes ou hormones dont jusqu’à ce
jour on soupçonnait à peine l’existence, notamment de la glande thyroïde
qui modère ou ralentit l’action des cellules conjonctives, de la glande
pituitaire qui règle la respiration et la température, de la glande
pinéale, des glandes surrénales, de la glande génitale, qui distribue
l’énergie à nos trillions de cellules. Mais ces glandes, qui règle à
leur tour leurs fonctions? Comment se fait-il que dans des circonstances
rigoureusement pareilles elles donnent aux uns la santé et le bonheur de
vivre, aux autres la maladie, les souffrances, la misère et la mort? Y
aurait-il donc, dans cette région inconsciente, comme dans l’autre, des
intelligences inégales; et le malade serait-il victime de son
inconscient? Ne voyons-nous pas souvent qu’un inconscient ou un
subconscient inexpérimenté ou manifestement imbécile gouverne le corps
de l’homme le plus intelligent de son siècle, un Pascal par exemple? A
quelle responsabilité remonter si ces glandes se trompent?

Nous n’en savons rien, nous ignorons totalement qui, dans notre propre
corps, donne les ordres essentiels dont dépend le maintien de notre
existence; nous doutons s’il s’agit de simples effets mécaniques ou
automatiques ou de mesures délibérées émanées d’une sorte de pouvoir
central ou de direction générale qui veille au bien commun. Dès lors,
comment pourrions-nous pénétrer ce qui a lieu hors de nous et très loin
de nous, dans la ruche, la fourmilière ou la termitière, et savoir qui
la gouverne, l’administre, y prévoit l’avenir, y promulgue des lois?
Apprenons d’abord à connaître ce qui se passe en nous.

Ce que nous pouvons constater pour l’instant, c’est que notre
confédération de cellules, quand elle a besoin de manger, de dormir, de
se mouvoir, de se réchauffer ou de se refroidir, de se multiplier, etc.,
fait ou ordonne de faire le nécessaire; de même quand la confédération
de la termitière a besoin de soldats, d’ouvriers, de reproducteurs, etc.

J’y reviens, il n’y a peut-être pas d’autre solution que de considérer
la termitière comme un individu. «L’individu, dit très justement le
docteur Jaworski, n’est constitué ni par l’ensemble des parties, ni par
l’origine commune, ni par la continuité de substance, mais uniquement
par la réalisation d’une fonction d’ensemble, en d’autres termes, par
l’unité du but.»

Attribuons ensuite, si nous le croyons préférable, les phénomènes qui
s’y succèdent aussi bien que ceux qui se déroulent dans notre corps à
une intelligence éparse dans le Cosmos, à la pensée impersonnelle de
l’univers, au génie de la nature, à l’_Anima Mundi_ de certains
philosophes, à l’harmonie préétablie de Leibnitz, avec ses confuses
explications des causes finales auxquelles obéit l’âme et des causes
efficientes auxquelles obéit le corps, rêveries géniales mais qui, somme
toute, ne reposent sur rien; faisons appel à la force vitale, à la force
des choses, à la «Volonté» de Schopenhauer, au «Plan morphologique», à
l’«Idée directrice» de Claude Bernard, à la Providence, à Dieu, au
premier moteur, à la Cause-sans-Cause-de-toutes-les-Causes, ou même au
simple hasard: ces réponses se valent, car toutes avouent plus ou moins
franchement que nous ne savons rien, que nous ne comprenons rien et que
l’origine, le sens et le but de toutes les manifestations de la vie nous
échapperont longtemps encore et peut-être à jamais.




LA MORALE DE LA TERMITIÈRE


I

Si l’organisation sociale de la ruche semble déjà très dure, celle de la
termitière est incomparablement plus âpre, plus implacable. Dans la
ruche nous avons un sacrifice presque complet aux dieux de la cité, mais
il reste à l’abeille quelque lueur d’indépendance. La majeure partie de
sa vie se déroule au dehors, à l’éclat du soleil, s’épanouit librement
aux belles heures des printemps, des étés et des automnes. Loin de toute
surveillance elle peut flâner sur les fleurs. Dans la sombre république
stercoraire, le sacrifice est absolu, l’emmurement total, le contrôle
incessant. Tout est noir, opprimé, oppressé. Les années s’y succèdent en
d’étroites ténèbres. Tous y sont esclaves et presque tous aveugles. Nul,
hormis les victimes de la grande folie génitale, ne monte jamais à la
surface du sol, ne respire l’horizon, n’entrevoit la lumière du jour.
Tout s’accomplit, de bout en bout, dans une ombre éternelle. S’il faut
aller, nous l’avons vu, chercher des vivres aux lieux où ils abondent,
on s’y rend par de longs chemins souterrains ou tubulaires, on ne
travaille jamais à découvert. S’il s’agit de ronger une solive, une
poutre ou un arbre, on l’attaque par dedans, en respectant la peinture
ou l’écorce. L’homme ne se doute de rien, n’aperçoit jamais un seul des
milliers de fantômes qui hantent sa maison, qui grouillent secrètement
dans les murs et ne se révèlent qu’au moment de la rupture et du
désastre. Les dieux du communisme y deviennent d’insatiables Molochs.
Plus on leur donne, plus ils demandent; et ne cessent d’exiger que
lorsque l’individu est anéanti et que son malheur n’a plus de fond.
L’épouvantable tyrannie, dont on n’a pas encore d’exemple chez les
hommes où toujours elle sévit à l’avantage de quelques-uns, ici ne
profite à personne. Elle est anonyme, immanente, diffuse, collective,
insaisissable. Le plus curieux et le plus inquiétant, c’est qu’elle
n’est pas sortie telle quelle, et toute faite d’un caprice de la nature;
ses étapes, que nous retrouvons toutes, nous prouvent qu’elle s’est
graduellement installée et que les espèces qui nous paraissent le plus
civilisées nous semblent aussi le plus asservies et le plus pitoyables.

Tous s’épuisent donc, jour et nuit, sans relâche, à des tâches précises,
diverses et compliquées. Seuls, vigilants, résignés et à peu près
inutiles dans le trantran de la vie quotidienne, les soldats monstrueux
attendent dans leurs noires casernes l’heure du danger et du sacrifice
de leur vie. La discipline semble plus féroce que celle des carmélites
ou des trappistes, et la soumission volontaire à des lois ou à des
règlements qui viennent on ne sait d’où, est telle qu’aucune association
humaine ne peut nous en donner d’exemple. Une forme nouvelle de la
fatalité, et peut-être la plus cruelle, la fatalité sociale vers
laquelle nous nous acheminons, s’est ajoutée à celles que nous
connaissons et qui nous suffisaient. Nul repos que dans le sommeil
final, la maladie même n’est pas permise et toute défaillance est un
arrêt de mort. Le communisme est poussé jusqu’au cannibalisme, à la
coprophagie, car on ne se nourrit pour ainsi dire que d’excréments.
C’est l’enfer tel que pourraient l’imaginer les hôtes ailés d’un rucher.
Il est en effet permis de supposer que l’abeille ne sent pas le malheur
de sa courte et harassante destinée, qu’elle éprouve quelque joie à
visiter les fleurs dans la rosée de l’aube, à rentrer, ivre de son
butin, dans l’atmosphère accueillante, active et odorante de son palais
de miel et de pollen. Mais le termite, pourquoi rampe-t-il dans son
hypogée? Quels sont les détentes, les salaires, les plaisirs, les
sourires de sa basse et lugubre carrière? Depuis des millions d’années,
vit-il uniquement pour vivre ou plutôt pour ne pas mourir, pour
multiplier indéfiniment son espèce sans joie, pour perpétuer sans espoir
une forme d’existence entre toutes déshéritée, sinistre et misérable?

Il est vrai que ce sont là des considérations assez naïvement
anthropocentriques. Nous ne voyons que les faits extérieurs et
grossièrement matériels et ignorons tout ce qui se passe réellement dans
la ruche comme dans la termitière. Il est fort probable qu’elles cachent
des mystères vitaux, éthériques, électriques ou psychiques dont nous
n’avons aucune idée, car l’homme, chaque jour, s’aperçoit davantage
qu’il est un des êtres les plus incomplets et les plus bornés de la
création.


II

En tout cas, si plus d’une chose, dans la vie sociale des termites, nous
inspire du dégoût et de l’horreur, il est certain qu’une grande idée, un
grand instinct, une grande impulsion automatique ou mécanique, une suite
de grands hasards, si vous le préférez, peu importe la cause à nous qui
ne pouvons voir que les effets, les élève au-dessus de nous: à savoir
leur dévouement absolu au bien public, leur renoncement incroyable à
toute existence, à tout avantage personnel, à tout ce qui ressemble à
l’égoïsme, leur abnégation totale, leur sacrifice ininterrompu au salut
de la cité, qui en feraient parmi nous des héros ou des saints. Nous
retrouvons chez eux les trois vœux les plus redoutables de nos ordres
les plus rigoureux: pauvreté, obéissance, chasteté, poussée ici jusqu’à
la castration volontaire; mais quel est l’ascète ou le mystique qui, par
surcroît, ait jamais songé à imposer à ses disciples d’éternelles
ténèbres et le vœu de cécité perpétuelle en leur crevant les yeux?

«L’insecte, proclame quelque part J.-H. Fabre, le grand entomologiste,
n’a pas de morale.» C’est bien vite dit. Qu’est-ce que la morale? A
prendre la définition de Littré, «c’est l’ensemble des règles qui
doivent diriger l’activité libre de l’homme». Cette définition, mot pour
mot, ne s’applique-t-elle pas à la termitière? Et l’ensemble des règles
qui la dirigent n’est-il pas plus haut et surtout plus sévèrement
observé que dans la plus parfaite des sociétés humaines? On ne pourrait
ergoter que sur les mots: «activité libre», et dire que l’activité des
termites ne l’est point, qu’ils ne peuvent se soustraire à l’aveugle
accomplissement de leur tâche; car que deviendrait l’ouvrier qui
refuserait de travailler ou le soldat qui fuirait le combat? On
l’expulserait et il périrait misérablement au dehors; ou plus
probablement il serait immédiatement exécuté et dévoré par ses
concitoyens. N’est-ce pas une liberté tout à fait comparable à la nôtre?

Si tout ce que nous avons observé dans la termitière ne constitue pas
une morale, qu’est-ce donc? Rappelez-vous l’héroïque sacrifice des
soldats qui tiennent tête aux fourmis pendant que derrière eux les
ouvriers murent les portes par lesquelles ils pourraient échapper à la
mort et les livrent ainsi, à leur su, à l’ennemi implacable. N’est-ce
pas plus grand que les Thermopyles où il y avait encore un espoir? Et
que dites-vous de la fourmi qui, enfermée dans une boîte et laissée à
jeun durant plusieurs mois, consomme sa propre substance,--corps
graisseux, muscles thoraciques,--pour nourrir ses jeunes larves?
Pourquoi tout cela ne serait-il pas méritoire et admirable? Parce que
nous le supposons mécanique, fatal, aveugle et inconscient? De quel
droit et qu’en savons-nous? Si quelqu’un nous observait aussi
obscurément que nous les observons, que penserait-il de la morale qui
nous mène? Comment expliquerait-il les contradictions, les illogismes de
notre conduite, les folies de nos querelles, de nos divertissements, de
nos guerres? Et quelles erreurs dans ses interprétations? C’est le
moment de répéter ce que disait, il y a trente-cinq ans, le vieil Arkël:
«Nous ne voyons jamais que l’envers des destinées, l’envers même de la
nôtre.»


III

Le bonheur des termites, c’est d’avoir eu à lutter contre un ennemi
implacable, aussi intelligent, plus fort, mieux armé qu’eux: la fourmi.
La fourmi appartenant au miocène (tertiaire moyen), voilà deux ou trois
millions d’années que les termites rencontrèrent l’adversaire qui ne
devait plus leur laisser de répit. Il est à présumer que s’ils ne s’y
étaient pas heurtés, ils auraient obscurément végété, au jour le jour,
en petites colonies, insouciantes, précaires et molles. Le premier
contact fut naturellement désastreux pour le misérable insecte
larviforme et toute sa destinée se transforma. Il fallut renoncer au
soleil, s’évertuer, se serrer, se terrer, se murer, organiser
l’existence dans les ténèbres, bâtir des forteresses et des magasins,
cultiver des jardins souterrains, assurer l’alimentation par une sorte
d’alchimie vivante, forger des armes de choc et de jet, entretenir des
garnisons, assurer le chauffage, la ventilation et l’humidité
indispensables, multiplier à l’infini afin d’opposer à l’envahisseur des
masses compactes et invincibles; il fallut surtout accepter la
contrainte, apprendre la discipline et le sacrifice, mères de toutes les
vertus, en un mot, faire sortir d’une misère sans égale les merveilles
que nous avons vues.

Où en serait l’homme, s’il avait, comme le termite, rencontré un
adversaire à sa taille, ingénieux, méthodique, féroce, digne de lui?
Nous n’avons jamais eu que des adversaires inconscients, isolés; et
depuis des milliers d’années nous ne trouvons contre nous d’autre ennemi
sérieux que nous-mêmes. Il nous a appris bien des choses, les trois
quarts de ce que nous savons; mais il n’était pas étranger, il ne venait
pas du dehors et ne pouvait rien apporter que nous n’eussions déjà. Il
est possible que, pour notre bien, il descende quelque jour d’une
planète voisine ou surgisse du côté où nous ne l’attendons plus, à moins
que, d’ici-là, ce qui est infiniment plus probable, nous ne nous soyons
détruits les uns les autres.




LES DESTINÉES


I

Il est assez inquiétant de constater que chaque fois que la nature donne
à un être, qui semble intelligent, l’instinct social, en amplifiant, en
organisant la vie en commun qui a pour point de départ la famille, les
relations de mère à enfant, c’est pour le mener, à mesure que
l’association se perfectionne, à un régime de plus en plus sévère, à une
discipline, à des contraintes, à une tyrannie de plus en plus
intolérantes et intolérables, à une existence d’usine, de caserne ou de
bagne, sans loisirs, sans relâche, utilisant impitoyablement, jusqu’à
l’épuisement, jusqu’à la mort, toutes les forces de ses esclaves,
exigeant le sacrifice et le malheur de tous sans profit, sans bonheur
pour personne, afin de n’aboutir qu’à prolonger, à renouveler et à
multiplier à l’horizon des siècles une sorte de désespoir commun. On
dirait que ces cités d’insectes qui nous précèdent dans le temps ont
voulu nous offrir une caricature, une parodie anticipée des paradis
terrestres vers lesquels s’acheminent la plupart des peuples civilisés;
et l’on dirait surtout que la nature ne veut pas le bonheur.

Mais voilà des millions d’années que les termites s’élèvent vers un
idéal qu’ils semblent à peu près atteindre. Que se passera-t-il quand
ils l’auront entièrement réalisé? Seront-ils plus heureux, sortiront-ils
enfin de leur prison? C’est peu vraisemblable, car leur civilisation,
loin de s’épanouir au grand jour, se rétrécit sous terre à mesure
qu’elle se perfectionne. Ils avaient des ailes, ils n’en ont plus. Ils
avaient des yeux, ils y ont renoncé. Ils avaient un sexe, et les plus
arriéré l’ont encore (les _Calotermes_, par exemple); ils l’ont
sacrifié. En tout cas, lorsqu’ils auront gagné le point culminant de
leur destinée, il adviendra ce qui toujours advient, quand la nature a
tiré d’une forme de vie tout ce qu’elle en pouvait obtenir. Un léger
abaissement de la température des régions équatoriales, qui sera
également un acte de la nature, détruira d’un seul coup, ou en fort peu
de temps, toute l’espèce dont il ne restera que des vestiges fossilisés.
Et tout sera à recommencer, et tout aura été, une fois de plus, inutile,
à moins que quelque part ne se passent des choses, ne s’accumulent des
résultats dont nous n’avons pas la moindre notion, ce qui est peu
probable, mais après tout possible.

Si c’est possible, nous n’en ressentons guère les effets. A considérer
les éternités antérieures et les chances innombrables qu’elles ont
offertes à la nature, il semble évident que des civilisations analogues,
ou facilement supérieures à la nôtre, ont existé en d’autres mondes et
peut-être même sur cette terre. Notre ancêtre, l’homme des cavernes, en
a-t-il profité et nous-mêmes en tirons-nous quelque avantage? Il se
peut, mais si minime et enseveli à de telles profondeurs en notre
subconscient, qu’il est bien malaisé de nous en rendre compte. Mais même
s’il en était ainsi, il n’y aurait pas eu progrès mais régression,
efforts vains et pertes sèches.

Et d’autre part, il est permis de penser que si l’un de ces mondes qui
pullulent dans les cieux avait atteint dans les millénaires écoulés ou
atteignait, en ce moment, ce que nous visons, on le saurait. Les vivants
qui l’habitent, à moins d’être des monstres d’égoïsme, ce qui n’est
guère plausible quand on est aussi intelligent qu’il faudrait qu’ils
fussent pour arriver où nous supposons qu’ils se trouvent, eussent
essayé de nous faire profiter de ce qu’ils auraient appris et, ayant une
éternité derrière eux, seraient sans doute parvenus à nous aider, à nous
tirer de notre sordide misère. C’est d’autant plus vraisemblable
qu’ayant probablement surmonté la matière, ils se meuvent dans des
régions spirituelles où durée et distance ne comptent pas et n’offrent
plus d’obstacle. N’est-il pas raisonnable de croire que s’il y avait
jamais eu quelque chose de souverainement intelligent, de souverainement
bon et heureux dans l’univers, les conséquences finiraient par s’en
faire sentir de monde en monde? Et si cela ne s’est jamais fait,
pourquoi pourrions-nous espérer que cela se fasse?

Les plus belles morales humaines sont toutes fondées sur l’idée qu’il
faut lutter et souffrir pour s’épurer, s’élever, se perfectionner; mais
aucune ne tente d’expliquer pourquoi il est nécessaire de recommencer
sans cesse. Où va donc, dans quels abîmes infinis se perd, depuis des
éternités sans limites, ce qui s’est élevé en nous et n’a pas laissé de
vestiges? Pourquoi, si l’_Anima Mundi_ est souverainement sage, avoir
voulu ces luttes et ces souffrances qui jamais n’ont abouti et qui, par
conséquent, n’aboutiront jamais? Pourquoi n’avoir pas mis d’emblée
toutes choses au point de perfection où nous croyons qu’elles tendent?
Parce qu’il faut mériter son bonheur? Mais quels mérites peuvent avoir
ceux qui luttent ou souffrent mieux que leurs frères, puisque la force
ou la vertu qui les anime, ils ne l’ont que parce qu’une puissance du
dehors l’a mise en eux plus propicement que dans d’autres?

Évidemment, ce n’est pas dans la termitière que nous trouverons réponse
à ces questions; mais c’est déjà beaucoup qu’elle nous aide à les poser.


II

Le destin des fourmis, des abeilles, des termites, si petit dans
l’espace, mais presque sans bornes dans le temps, c’est un beau
raccourci, c’est, en somme, tout le nôtre que nous tenons un instant,
ramassé par les siècles, dans le creux de la main. C’est pourquoi il est
bon de le scruter. Leur sort préfigure le nôtre, et ce sort, malgré des
millions d’années, malgré des vertus, un héroïsme, des sacrifices qui
chez nous seraient qualifiés d’admirables, s’est-il amélioré? Il s’est
quelque peu stabilisé et assuré contre certains dangers, mais est-il
plus heureux et le pauvre salaire paie-t-il l’immense peine? En tout
cas, il reste sans cesse à la merci du moindre caprice des climats.

A quoi tendent ces expériences de la nature? Nous l’ignorons et
elle-même n’a pas l’air de le savoir, car enfin, si elle avait un but,
elle aurait appris à l’atteindre dans l’éternité qui précède notre
moment, vu que celle qui suivra aura même valeur ou même étendue que
celle qui s’est écoulée, ou plutôt que les deux n’en font qu’une qui est
un éternel présent où tout ce qui n’a pas été atteint ne le sera jamais.
Quelles que soient la durée et l’amplitude de nos mouvements, immobiles
entre deux infinis, nous restons toujours au même point dans l’espace et
le temps.

Il est puéril de se demander où vont les choses et les mondes. Ils ne
vont nulle part et ils sont arrivés. Dans cent milliards de siècles, la
situation sera la même qu’aujourd’hui, la même qu’elle était il y a cent
milliards de siècles, la même qu’elle était depuis un commencement qui,
d’ailleurs, n’existe pas et qu’elle sera jusqu’à une fin qui n’existe
pas davantage. Il n’y aura rien de plus, rien de moins dans l’univers
matériel ou spirituel. Tout ce que nous pourrons acquérir dans tous les
domaines scientifiques, intellectuels ou moraux, a été inévitablement
acquis dans l’éternité antérieure, et toutes nos acquisitions nouvelles
n’amélioreront pas plus l’avenir que celles qui les ont précédées n’ont
amélioré le présent. Seules de petites parties du tout, dans les cieux,
sur la terre ou dans nos pensées, ne seront plus pareilles, mais se
trouveront remplacées par d’autres qui seront devenues semblables à
celles qui ont changé, et le total sera toujours identique à ce qu’il
est et à ce qu’il était.

Pourquoi tout n’est-il pas parfait, puisque tout tend à l’être et a eu
l’éternité pour le devenir? Il y a donc une loi plus forte que tout, qui
jamais ne l’a permis et par conséquent jamais ne le permettra en
n’importe lequel des myriades de mondes qui nous environnent? Car si en
un seul de ces mondes, le but auquel ils tendent avait été atteint, il
paraît impossible que les autres n’en eussent pas ressenti l’effet.

On peut admettre l’expérience ou l’épreuve qui sert à quelque chose;
mais notre monde, après l’éternité, n’étant arrivé qu’où il est,
n’est-il pas démontré que l’expérience ne sert de rien?

Si toutes les expériences recommencent sans cesse, sans que rien
n’aboutisse, dans tous les astres qui se comptent par milliards de
milliards, est-ce plus raisonnable parce que c’est infini et
incommensurable dans l’espace et le temps? Un acte est-il moins vain
parce qu’il est sans bornes?

Que dire là contre? Presque rien, sinon que nous ne savons point ce qui
se passe dans la réalité, en dehors, au-dessus, au-dessous et même au
dedans de nous. A la rigueur, il se peut que sur un plan, dans des
régions dont nous n’avons aucune idée, depuis des temps sans
commencement, tout s’améliore, rien ne se perde. Nous ne nous en
apercevons jamais en cette vie. Mais dès que notre corps, qui trouble
les valeurs, n’est plus mêlé à la question; tout devient possible, tout
devient aussi illimité que l’éternité même, tous les infinis se
compensent, par conséquent toutes les chances renaissent.


III

Pour nous consoler, disons-nous que l’intelligence est la faculté à
l’aide de laquelle nous comprenons finalement que tout est
incompréhensible, et regardons les choses du fond de l’illusion humaine.
Cette illusion est peut-être, après tout, elle aussi une sorte de
vérité. En tout cas, c’est la seule que nous puissions atteindre. Car il
y a toujours au moins deux vérités, l’une qui est trop haute, trop
inhumaine, trop désespérée et ne conseille que l’immobilité et la mort,
et l’autre que nous savons moins vraie, mais qui en nous mettant des
œillères, nous permet de marcher droit devant nous, de nous intéresser à
l’existence et de vivre comme si la vie que nous devons suivre jusqu’au
bout pouvait nous mener autre part qu’au tombeau.

De ce point de vue, il est difficile de nier que les essais de la nature
dont nous parlons en ce moment semblent se rapprocher d’un certain
idéal. Cet idéal qu’il n’est pas mauvais de connaître afin de dépouiller
quelques espoirs dangereux ou superflus, en nulle autre occurrence sur
cette terre, ne se manifeste aussi clairement que dans les républiques
des hyménoptères et des orthoptères. Laissant de côté les castors dont
la race a presque disparu et que nous ne pouvons plus guère étudier; de
tous les êtres vivants qu’il nous est permis d’observer, les abeilles,
les fourmis et les termites sont les seuls qui nous offrent le spectacle
d’une vie intelligente, d’une organisation politique et économique qui,
partie de la rudimentaire association d’une mère avec ses enfants, est,
graduellement, au cours d’une évolution dont nous retrouvons encore,
comme je l’ai déjà dit, dans les diverses espèces, toutes les étapes,
arrivée à un sommet terrible, à une perfection qu’au point de vue
pratique et strictement utilitaire,--car nous ne pouvons juger les
autres,--au point de vue de l’exploitation des forces, de la division du
travail et du rendement matériel, nous n’avons pas encore atteinte. Ils
nous dévoilent aussi, à côté de celle que nous rencontrons en
nous-mêmes, mais qui sans doute est trop subjective, une face assez
inquiétante de l’_Anima Mundi;_ et c’est en dernière analyse que
l’intérêt véritable de ces observations entomologiques qui, privées de
ce fond, pourraient paraître assez petites, oiseuses et presque
enfantines. Qu’elles nous apprennent à nous méfier des intentions de
l’univers à notre égard. Méfions-nous d’autant plus que tout ce que la
science nous enseigne nous pousse sournoisement à nous rapprocher de ces
intentions qu’elle se flatte de découvrir. Ce que dit la science, c’est
la nature ou l’univers qui le lui dicte; ce ne peut être une autre voix,
ce ne peut être autre chose et ce n’est pas rassurant. Nous ne sommes
aujourd’hui que trop portés à n’écouter qu’elle sur des points qui ne
sont pas de son domaine.


IV

Il faut tout subordonner à la nature et notamment la société, disent les
axiomes fondamentaux de la science d’aujourd’hui. Il est très naturel de
penser et de parler ainsi. Dans l’immense isolement, dans l’immense
ignorance où nous nous débattons, nous n’avons d’autre modèle, d’autre
repère, d’autre guide, d’autre maître que la nature; et ce qui parfois
nous conseille de nous écarter d’elle, de nous révolter contre elle,
c’est encore elle qui nous le souffle. Que ferions-nous, où irions-nous,
si nous ne l’écoutions point?

Les termites se trouvèrent dans le même cas. N’oublions pas qu’ils nous
précèdent de plusieurs millions d’années. Ils ont un passé
incomparablement plus ancien, une expérience incomparablement plus
vieille que la nôtre. De leur point de vue, dans le temps, nous sommes
les derniers venus, presque des enfants en bas âge. Objecterons-nous
qu’ils sont moins intelligents que nous? Ce n’est pas parce qu’ils n’ont
pas de locomotives, de transatlantiques, de cuirassés, de canons,
d’automobiles, d’aéroplanes, de bibliothèques et d’éclairage électrique
que nous avons le droit de le supposer. Leurs efforts intellectuels, de
même que ceux des grands sages de l’Orient, ont pris une autre
direction, voilà tout. S’ils ne sont pas allés, comme nous, du côté des
progrès mécaniques et de l’exploitation des forces de la nature, c’est
qu’ils n’en avaient pas besoin, c’est que, doués d’une puissance
musculaire formidable, deux ou trois cents fois supérieure à la nôtre,
ils n’entrevoyaient même pas l’utilité d’expédients pour lui venir en
aide ou la multiplier. Il est de même à peu près certain que des sens
dont nous soupçonnons à peine l’existence et l’étendue, les dispensent
d’une foule d’auxiliaires dont nous ne pouvons plus nous passer. Au
fond, toutes nos inventions ne naissent que de la nécessité de seconder
notre faiblesse et de secourir nos infirmités. Dans un monde où tous se
porteraient bien, où il n’y aurait jamais eu de malades, on ne
trouverait aucune trace d’une science qui, chez nous, a pris le pas sur
la plupart des autres, je veux dire la médecine et la chirurgie.


V

Et puis, l’intelligence humaine est-elle le seul canal par où puissent
passer, le seul lieu où puissent se faire jour les forces spirituelles
ou psychiques de l’Univers? Est-ce par l’intelligence que les plus
grandes, les plus profondes, les plus inexplicables et les moins
matérielles de ces forces se manifestent en nous qui sommes convaincus
que cette intelligence est la couronne de cette terre et peut-être de
tous les mondes? Tout ce qu’il y a d’essentiel dans notre vie, le fond
même de cette vie n’est-il pas étranger et hostile à notre intelligence?
Et cette intelligence même est-elle autre chose que le nom que nous
donnons à l’une des forces spirituelles que nous comprenons le moins?

Il y a probablement autant d’espèces ou de formes d’intelligence qu’il y
a d’êtres vivants ou plutôt existants, car ceux que nous appelons morts
vivent autant que nous; et rien, sinon notre outrecuidance ou notre
aveuglement, ne prouve que l’une d’elles est supérieure à l’autre.
L’homme n’est qu’une bulle du néant qui se croit la mesure de l’univers.

Au surplus, nous rendons-nous compte de ce qu’ont inventé les termites?
Sans nous émerveiller une fois de plus à leurs constructions colossales,
à leur organisation économique et sociale, à leur division du travail, à
leurs castes, à leur politique qui va de la monarchie à l’oligarchie la
plus souple, à leurs approvisionnements, à leur chimie, à leurs
emménagements, à leur chauffage, à leur reconstitution de l’eau, à leur
polymorphisme; comme ils nous précèdent de plusieurs millions d’années,
demandons-nous s’ils n’ont point passé par des épreuves que nous aurons
probablement à surmonter à notre tour. Savons-nous si le bouleversement
des climats, aux époques géologiques, alors qu’ils habitaient le nord de
l’Europe, puisqu’on retrouve leurs traces en Angleterre, en Allemagne et
en Suisse, ne les a pas obligés de s’adapter à l’existence souterraine
qui, graduellement, amena l’atrophie de leurs yeux et la cécité
monstrueuse de la plupart d’entre eux? La même épreuve ne nous
attend-elle pas dans quelques millénaires, quand nous aurons à nous
réfugier aux entrailles de la terre afin d’y rechercher un reste de
chaleur; et qui nous dit que nous la surmonterons aussi ingénieusement,
aussi victorieusement qu’ils l’ont fait? Savons-nous comment ils
s’entendent et communiquent entre eux? Savons-nous comment, à la suite
de quelles expériences, de quels tâtonnements, ils sont arrivés à la
double digestion de la cellulose? Savons-nous ce que c’est que la sorte
de personnalité, d’immortalité collective à laquelle ils font des
sacrifices inouïs et dont ils paraissent jouir d’une façon que nous ne
pouvons même pas concevoir? Savons-nous enfin comment ils ont acquis le
prodigieux polymorphisme qui leur permet de créer, selon les besoins de
la communauté, cinq ou six types d’individus si différents qu’ils ne
semblent pas appartenir à la même espèce? N’est-ce pas une invention qui
va beaucoup plus loin dans les secrets de la nature que l’invention du
téléphone ou de la télégraphie sans fil? N’est-ce point un pas décisif
dans les mystères de la génération et de la création? Où en sommes-nous
sur ce point qui est le point vital par excellence? Non seulement nous
ne pouvons pas engendrer à volonté un mâle ou une femelle; mais jusqu’à
la naissance de l’enfant, nous ignorons complètement le sexe qu’il aura;
au lieu que si nous savions ce que savent ces malheureux insectes, nous
produirions à notre gré des athlètes, des héros, des travailleurs, des
penseurs qui, spécialisés à outrance, dès avant leur conception et
véritablement prédestinés, ne seraient plus comparables à ceux que nous
avons. Pourquoi ne réussirions-nous pas un jour à hypertrophier le
cerveau, notre organe spécifique, notre seule défense en ce monde, comme
ils ont réussi à hypertrophier les mandibules de leurs soldats et les
ovaires de leurs reines? Il y a là un problème qui ne doit pas être
insoluble. Savons-nous ce que ferait, jusqu’où irait un homme qui ne
serait que dix fois plus intelligent que le plus intelligent d’entre
nous, un Pascal, un Newton, cérébralement décuplé, par exemple? En
quelques heures, il franchirait dans toutes nos sciences, des étapes que
nous mettrons sans doute des siècles à parcourir; et ces étapes
franchies, il commencerait peut-être à comprendre pourquoi nous vivons,
pourquoi nous sommes sur cette terre, pourquoi tant de maux, tant de
souffrances sont nécessaires pour arriver à la mort, pourquoi nous
croyons à tort que tant d’expériences douloureuses sont inutiles,
pourquoi tant d’efforts des éternités antérieures n’ont abouti qu’à ce
que nous voyons, c’est-à-dire à une misère sans nom et sans espoir. Pour
l’instant, aucun homme en ce monde n’est capable de faire à ces
questions une réponse qui ne soit pas dérisoire.

Il découvrirait peut-être, d’une façon aussi certaine qu’on a découvert
l’Amérique, une vie sur un autre plan, cette vie dont nous avons le
mirage dans le sang et que toutes les religions ont promise, sans
pouvoir apporter un commencement de preuve. Tout débile qu’est à présent
notre cerveau, nous nous sentons parfois au bord des grands gouffres de
la connaissance. Une petite poussée pourrait nous y plonger. Qui sait si
aux siècles glacés et sombres qui la menacent, l’humanité ne devra pas à
cette hypertrophie son salut ou du moins un sursis à sa condamnation?

Mais qui nous assure qu’un tel homme n’ait jamais existé en quelque
monde de l’éternité antérieure? Et peut-être un homme non pas dix, mais
cent mille fois plus intelligent? Il n’y a pas de limites à l’étendue
des corps, pourquoi y en aurait-il à celles de l’esprit? Pourquoi ne
serait-ce pas possible, et étant possible, n’y a-t-il pas à parier que
ç’a été, et si ç’a été, est-il concevable qu’il n’en soit pas resté
trace; et s’il n’en est pas resté trace pourquoi espérer quelque chose,
ou pourquoi ce qui n’a pas été ou n’aurait pu être aurait-il quelque
chance d’être jamais?

Il est du reste probable que cent mille fois plus intelligent, cet homme
apercevrait le but de la terre qui, pour nous, n’est autre que la mort;
mais celui de l’univers qui ne peut être la mort, le verrait-il, et ce
but, peut-il exister puisqu’il n’est pas atteint?

Mais quoi? un tel homme eût été bien près d’être Dieu et si Dieu même
n’a pu faire le bonheur de ses créatures, il y a lieu de croire que
c’était impossible; à moins que le seul bonheur qui se puisse supporter
durant une éternité ne soit le néant ou ce que nous appelons ainsi et
qui n’est autre chose que l’ignorance, l’inconscience absolue.

Voilà, sans doute, sous le nom d’absorption en Dieu, le dernier secret,
le grand secret des grandes religions, celui qu’aucune n’a avoué, de
peur de jeter au désespoir l’homme qui ne comprendrait pas que garder
telle quelle sa conscience actuelle jusqu’à la fin des fins de tous les
mondes, serait le plus impitoyable de tous les châtiments.


VI

N’oublions point nos termites. Qu’on ne nous dise pas que la faculté
dont nous parlions, ils ne l’ont pas trouvée en eux-mêmes, qu’elle leur
a été donnée ou du moins indiquée par la nature. D’abord, nous n’en
savons rien, et puis, n’est-ce pas à peu près la même chose et n’est-ce
pas notre cas? Si le génie de la nature a pu les pousser à cette
découverte, c’est qu’apparemment ils lui ont ouvert des passages que
nous lui avons fermés jusqu’ici. Tout ce que nous avons inventé ne l’a
été que sur des indications fournies par la nature; et il est impossible
de démêler quelle y est la part de l’homme et celle de l’intelligence
éparse dans l’univers[9].

  [9] Rappelons ici, comme je l’ai dit dans «Le Grand Secret» qu’Ernest
    Kapp, dans sa _Philosophie de la Technique_, a parfaitement démontré
    que toutes nos inventions, toutes nos machines, ne sont que des
    projections organiques, c’est-à-dire des imitations inconscientes de
    modèles fournis par la nature. Nos pompes sont la pompe de notre
    cœur, nos bielles sont la reproduction de nos articulations, notre
    appareil photographique est la chambre noire de notre œil, nos
    appareils télégraphiques représentent notre système nerveux; dans
    les rayons X, nous reconnaissons la propriété organique de la
    lucidité somnambulique qui voit à travers les objets, qui lit par
    exemple le contenu d’une lettre cachetée et enfermée dans une triple
    boîte de métal. Dans la télégraphie sans fil, nous suivons les
    indications que nous avait données la télépathie, c’est-à-dire la
    communication directe d’une pensée, par ondes spirituelles analogues
    aux ondes hertziennes, et dans les phénomènes de la lévitation et
    des déplacements d’objets sans contact (du reste contestables) se
    trouve une autre indication dont nous n’avons pas su tirer parti.
    Elle nous mettrait sur la voie du procédé qui nous permettrait
    peut-être un jour de vaincre les terribles lois de la gravitation
    qui nous enchaînent à cette terre, car il semble bien que ces lois,
    au lieu d’être, comme on le croyait, à jamais incompréhensibles et
    impénétrables, sont surtout magnétiques, c’est-à-dire maniables et
    utilisables.




L’INSTINCT ET L’INTELLIGENCE


I

Ceci nous ramène à l’insoluble problème de l’instinct et de
l’intelligence. J.-H. Fabre, qui passa sa vie à étudier la question,
n’admet pas l’intelligence de l’insecte. Il nous a démontré par des
expériences qui semblent péremptoires que l’insecte le plus ingénieux,
le plus industrieux, le plus admirablement prévoyant, quand il est
troublé dans sa routine, continue d’agir mécaniquement et de travailler
inutilement et stupidement dans le vide. «L’instinct, conclut-il, sait
tout dans les voies invariables qui lui ont été tracées; il ignore tout
en dehors de ces voies. Inspirations sublimes de science, inconséquences
étonnantes de stupidité sont à la fois son partage, suivant que l’animal
agit dans des conditions normales ou des conditions accidentelles.»

Le Sphex languedocien, par exemple, est un chirurgien extraordinaire et
possède une science anatomique infaillible. A coups de stylet dans les
ganglions thoraciques et par la compression des ganglions cervicaux, il
paralyse complètement, sans que jamais mort s’ensuive, l’Éphippigère des
vignes. Il pond ensuite un œuf sur la poitrine de sa proie et emprisonne
celle-ci au fond d’un terrier qu’il clôt soigneusement. La larve qui
sortira de cet œuf trouvera ainsi, dès sa naissance, un gibier abondant,
immobile, inoffensif, vivant et toujours frais. Or si au moment où
l’insecte commence à murer son terrier, on enlève l’Éphippigère, le
Sphex qui pendant cette violation de son domicile est resté aux aguets,
rentre dans sa demeure dès que le danger est passé, l’inspecte
soigneusement comme à son habitude, constate évidemment que
l’Éphippigère et l’œuf n’y sont plus; mais n’en reprend pas moins son
travail au point où il l’avait laissé et mure méticuleusement un terrier
qui ne contient plus rien.

L’Ammophile hérissé, les Chalicodomes fournissent d’analogues exemples.
Le cas du Chalicodome ou abeille maçonne, notamment, est topique et
frappant. Il emmagasine du miel dans une cellule, y pond un œuf et la
ferme. Faites une brèche à la cellule en l’absence de l’insecte mais
durant la période consacrée aux travaux de maçonnerie, il la répare à
l’instant. La maçonnerie terminée et l’emmagasinage commencé, faites un
trou dans la même cellule; l’abeille n’en a cure et continue de dégorger
son miel dans le vase percé d’où il s’écoule à mesure; puis, quand elle
estime qu’elle y a déversé la quantité de miel qui normalement aurait
suffi à la remplir, elle pond son œuf qui fuit avec le reste par la même
ouverture et satisfaite, gravement, scrupuleusement, ferme la cellule
vide.

De ces expériences et de bien d’autres qu’il serait trop long de
rappeler ici, Fabre conclut très judicieusement «que l’insecte sait
faire face à l’accidentel, pourvu que le nouvel acte ne sorte pas de
l’ordre de choses qui l’occupe en ce moment». S’il s’agit d’un accident
d’un autre ordre, il n’en tient nul compte, semble perdre la tête et,
comme une mécanique bien remontée, continue d’agir fatalement,
aveuglément et stupidement dans l’absurde jusqu’à ce qu’il arrive au
bout de la série des mouvements prescrits dont il ne peut rebrousser le
cours.

Admettons ces faits qui du reste ne paraissent pas contestables, et
faisons observer qu’ils reproduisent assez curieusement ce qui se passe
dans notre propre corps, dans notre vie inconsciente ou organique. Nous
retrouvons en nous les mêmes exemples alternés d’intelligence et de
stupidité. La médecine moderne avec ses études sur les sécrétions
internes, les toxines, les anticorps, l’anaphylaxie, etc., nous en
fournirait une longue liste; mais ce que nos pères, qui n’en savaient
pas tant, appelaient plus simplement la fièvre, résume en un seul la
plupart de ces exemples. La fièvre, comme les enfants mêmes ne
l’ignorent plus, n’est qu’une réaction, une défense de notre organisme
faite de mille concours ingénieux et compliqués. Avant que nous eussions
trouvé le moyen d’enrayer ou régler ses excès, d’habitude elle emportait
le patient, plus sûrement que le mal qu’elle venait combattre. Il est au
surplus assez probable que la plus cruelle, la plus incurable de nos
maladies, le cancer, avec sa prolifération de cellules désordonnées,
n’est qu’une autre manifestation du zèle aveugle et intempestif
d’éléments chargés de la défense de notre vie.

Mais revenons à notre Sphex et à nos Chalicodomes et remarquons d’abord
qu’il s’agit ici d’insectes solitaires, dont l’existence, somme toute,
est assez simple et suit une ligne droite que rien, normalement, ne
vient couper ou ne fait bifurquer. Il n’en va pas de même quand il est
question d’insectes sociaux dont la carrière s’enchevêtre à celle de
milliers d’autres. L’imprévu surgit à chaque pas et la routine
inflexible ferait naître sans cesse d’insolubles et désastreux conflits.
Une souplesse, une perpétuelle adaptation aux circonstances qui changent
à chaque instant y sont donc indispensables; et ici, comme en
nous-mêmes, il devient tout de suite fort difficile de retrouver la
démarcation hésitante qui sépare l’instinct de l’intelligence. C’est
d’autant plus difficile que les deux facultés ont vraisemblablement la
même origine, descendent de la même source et sont de même nature. La
seule différence est que l’une peut parfois s’arrêter, se reployer sur
elle-même, prendre conscience, se rendre compte du point où elle se
trouve, au lieu que l’autre va tout droit et aveuglément devant soi.


II

Ces questions sont encore bien obscures et les observations les plus
rigoureuses se contredisent fréquemment. Ainsi nous voyons les abeilles
merveilleusement s’affranchir de routines séculaires. Elles ont par
exemple compris tout de suite le parti qu’elles peuvent tirer des rayons
de cire mécaniquement gaufrée que l’homme leur fournit. Ces rayons où
les cellules sont simplement esquissées bouleversent de fond en comble
leurs méthodes de travail et leur permettent d’édifier en quelques jours
ce qui normalement exige plusieurs semaines de sueurs, d’angoisse et de
prodigieuses dépenses de miel. Nous remarquons encore que transportées
en Australie ou en Californie, dès la seconde ou la troisième année,
ayant constaté que l’été y est perpétuel, que les fleurs n’y font jamais
défaut, elles vivent au jour le jour, se contentent de récolter le miel
et le pollen nécessaires à la consommation quotidienne, et leurs
observations récentes et raisonnées l’emportant sur l’expérience
héréditaire, elles ne font plus de provisions pour l’hiver; de même qu’à
la Barbade, au milieu de raffineries où durant toute l’année elles
trouvent le sucre en abondance, elles cessent complètement de visiter
les fleurs.

D’autre part, qui de nous observant les fourmis au travail, n’a été
frappé de l’imbécile incohérence des efforts qu’elles font en commun?
Elles se mettent douze tirant à hue et à dia pour déplacer une proie que
deux d’entre elles, si elles s’entendaient, porteraient facilement au
nid. La fourmi Moissonneuse (_Messor barbarus_), d’après les
observations des myrmécologues V. Cornetz et Ducellier, offre des
exemples d’incohérence et de stupidité encore plus nets et plus
topiques. Alors que certaines ouvrières sont occupées sur un épi à
couper à la base les glumes enveloppant les grains de blé, on peut voir
une grande ouvrière cisailler la tige même un peu au-dessous de l’épi,
ignorant qu’elle accomplit un long et pénible travail tout à fait
superflu. Ces mêmes moissonneuses engrangent dans leur nid bien plus de
grains qu’il n’est nécessaire, ces grains germent à la saison des pluies
et les touffes de blé qui surgissent révèlent l’emplacement de la
fourmilière aux cultivateurs qui s’empressent de la détruire. Voilà des
siècles que se répète le même phénomène fatal et l’expérience n’a pas
modifié les habitudes du _Messor barbarus_ et ne lui a rien appris.

Le _Mirmécocystus cataglyphis bicolor_, autre fourmi de l’Afrique du
Nord, est très haut sur pattes, ce qui lui permet de sortir au soleil et
de braver les brûlures d’un sol dont la température dépasse quarante
degrés, alors que d’autres insectes moins bien enjambés y succombent. Il
s’élance à une vitesse folle qui atteint douze mètres à la minute (tout
est relatif), si bien que ses yeux qui ne portent pas au delà de cinq ou
six centimètres, ne voient rien dans le tourbillon de la course. Il
passe sur des morceaux de sucre, dont il est très friand, sans les
apercevoir, et rentre au logis n’y rapportant rien de ses longues et
folles randonnées. Depuis des millions d’années, des millions de fourmis
de cette espèce recommencent chaque été les mêmes explorations héroïques
et dérisoires et ne se sont pas encore rendu compte qu’elles sont
inutiles.

La fourmi serait-elle moins intelligente que l’abeille? Ce que nous en
savons d’autre part ne permet guère de l’affirmer. Est-ce nous qui
attribuons à la raison de simples réflexes de nos mouches à miel ou qui
comprenons mal les fourmis; et toutes nos interprétations ne sont-elles
que des phantasmes de notre imagination? Est-ce l’_Anima Mundi_ qui se
trompe plus souvent que nous n’osons le supposer? Les bévues de ces
insectes lui sont-elles imputables? Et les nôtres? Je sais bien que
l’une des plus irritantes énigmes de la nature, ce sont les erreurs
souvent manifestes, les actes irrationnels qu’on y rencontre. On en
arrive à croire qu’elle a du génie mais pas de bon sens et qu’elle n’est
pas toujours intelligente. Mais de quel droit, du haut de notre petit
cerveau qui n’est qu’une moisissure de cette même nature, estimons-nous
que ses actes sont irrationnels? Le rationnel de la nature, si jamais
nous le découvrons, ce qui est possible, écrasera peut-être notre
minuscule raison. Nous jugeons tout du sommet de notre logique dressée
sur ses ergots, comme s’il était indubitable qu’il n’en puisse exister
d’autre ni rien qui soit au rebours de celle qui est notre seul guide.
Cela n’est pas du tout certain. Dans les champs immenses de l’infini, ce
n’est peut-être qu’une erreur d’optique. Il se peut que la nature ait
tort plus d’une fois, mais avant de le proclamer trop haut, n’oublions
point que nous vivons encore dans une ignorance, dans des ténèbres dont
nous ne nous ferons une idée que dans un autre monde.


III

Pour revenir à nos insectes, ayons soin d’ajouter que l’observation de
la fourmilière est un peu moins aisée que celle de la ruche et que celle
de la termitière, où tout est voué aux ténèbres, est encore plus
difficile. La question qui nous occupe est néanmoins plus importante
qu’elle n’en a l’air; car si nous connaissions mieux l’instinct des
insectes, ses limites et ses rapports avec l’intelligence et l’_Anima
mundi_, nous apprendrions peut-être à connaître, les données étant
identiques, l’instinct de nos organes où se cachent vraisemblablement
presque tous les secrets de la vie et de la mort.

Nous n’examinerons pas ici les diverses hypothèses émises au sujet de
l’instinct. Les plus savants s’en tirent par des mots techniques qui,
regardés de près, ne disent rien du tout. Ce ne sont qu’«impulsions
inconscientes, automatismes instinctifs», «dispositions psychiques
innées, résultant d’une longue période d’adaptation, attachées aux
cellules du cerveau, gravées dans la substance nerveuse comme une sorte
de mémoire, ces dispositions désignées sous le nom d’instinct seraient
transmises d’une génération à l’autre selon les lois de l’hérédité à la
manière des dynamismes vitaux en général», «habitudes héréditaires,
raisonnement automatisé», affirment les plus clairs et les plus
raisonnables; car j’en pourrais citer d’autres qui comme Richard Semon,
un Allemand, expliquent tout par «des engrammes de la mnème
individuelle, comprenant aussi leurs ecphories».

Ils admettent presque tous, ne pouvant guère faire autrement, que la
plupart des instincts ont à l’origine un acte raisonné et conscient,
mais pourquoi s’obstinent-ils à transformer en actes automatiques tout
ce qui suit ce premier acte raisonné? S’il y en a eu un, il est tout
naturel qu’il y en ait plusieurs, et c’est tout ou rien.

Je ne m’arrêterai pas davantage à l’hypothèse de Bergson pour qui
l’instinct ne fait que continuer le travail par lequel la vie organise
la nature, ce qui est une vérité évidente ou une tautologie, car la vie
et la nature sont au fond les deux noms de la même inconnue; mais cette
vérité trop évidente, dans les développements que lui donne l’auteur de
«Matière et Mémoire» et de l’«Évolution Créatrice», est souvent
agréable.


IV

Mais, en attendant mieux, ne pourrait-on provisoirement rattacher
l’instinct des insectes et particulièrement des fourmis, des abeilles et
des termites à l’âme collective, et, par suite, à la sorte d’immortalité
ou plutôt d’indéfinie durée collective dont ils jouissent? La population
de la ruche, de la fourmilière ou de la termitière, comme je l’ai dit
plus haut, paraît être un individu unique, un seul être vivant, dont les
organes, formés d’innombrables cellules, ne sont disséminés qu’en
apparence, mais restent toujours soumis à la même énergie ou
personnalité vitale, à la même loi centrale. En vertu de cette
immortalité collective, le décès de centaines, voire de milliers de
termites auxquels d’autres succèdent immédiatement, n’atteint pas,
n’altère pas l’être unique, de même que, dans notre corps, la fin de
milliers de cellules que d’autres remplacent à l’instant, n’atteint pas,
n’altère pas la vie de notre moi. Depuis des millions d’années, comme un
homme qui ne mourrait jamais, c’est toujours le même termite qui
continue de vivre; par conséquent, aucune des expériences de ce termite
ne peut se perdre, puisqu’il n’y a pas d’interruption dans son
existence, puisqu’il n’y a jamais morcellement ou disparition de
souvenirs; mais que subsiste une mémoire unique qui n’a cessé de
fonctionner et de centraliser toutes les acquisitions de l’âme
collective. Ainsi s’expliquerait, entre autres mystères, que les reines
des abeilles, qui depuis des milliers d’années n’ont fait que pondre,
n’ont jamais visité une fleur, récolté le pollen, ou pompé le nectar,
puissent donner naissance à des ouvrières qui, à leur sortie de
l’alvéole, sauront tout ce que leurs mères, depuis des temps
préhistoriques, ont ignoré; et dès leur premier vol, connaîtront tous
les secrets de l’orientation, du butinage, de l’élevage des nymphes et
de la chimie compliquée de la ruche. Elles savent tout parce que
l’organisme dont elles font partie, dont elles ne sont qu’une cellule,
sait tout ce qu’il doit savoir pour se maintenir. Elles semblent se
disperser librement dans l’espace, mais si loin qu’elles aillent, elles
demeurent liées à l’unité centrale, à laquelle elles ne cessent de
participer. Elles baignent à la façon des cellules de notre être, dans
le même fluide vital qui est pour elles beaucoup plus étendu, plus
élastique, plus subtil, plus psychique ou plus éthérique que celui de
notre corps. Et cette unité centrale est sans doute reliée à l’âme
universelle de l’abeille et probablement à l’âme universelle proprement
dite.

Il est à peu près certain qu’autrefois nous étions bien plus étroitement
qu’aujourd’hui reliés à cette âme universelle avec laquelle notre
subconscient communique encore. Notre intelligence nous en a séparés,
nous en sépare chaque jour davantage. Notre progrès serait donc
l’isolement? Ne serait-ce pas là notre erreur spécifique? Voilà qui
contredit naturellement ce que nous avancions à propos de la souhaitable
hypertrophie de notre cerveau; mais, en ces matières, rien n’étant
assuré, les hypothèses nécessairement se combattent; et puis, parfois,
il arrive qu’en poussant à l’extrême une regrettable erreur, elle se
transforme en profitable vérité; de même qu’une vérité qu’on regarde
longtemps, se trouble, ôte son masque et n’est plus qu’une erreur ou un
mensonge.


V

Est-ce un modèle d’organisation sociale, un tableau futur, une sorte
«d’anticipation» que nous offrent les termites? Est-ce vers un but
analogue que nous allons? Ne disons pas que ce n’est pas possible, que
jamais nous n’en viendrons là. On en vient beaucoup plus facilement et
plus vite qu’on ne pense à des choses qu’on n’osait pas imaginer. Il
suffit souvent d’un rien pour changer toute la morale, toute la destinée
d’une longue suite de générations. L’immense rénovation du christianisme
ne repose-t-elle pas sur une pointe d’aiguille? Nous entrevoyons, nous
espérons une existence plus haute, une existence plus intelligente de
beauté, de bien-être, de loisirs, de paix et de bonheur. Deux ou trois
fois, au cours des siècles, peut-être à Athènes, peut-être dans l’Inde,
peut-être à certains moments du christianisme, nous avons failli, sinon
l’atteindre, du moins nous en rapprocher. Mais il n’est pas certain que
ce soit de ce côté que l’humanité se dirige réellement, fatalement. Il
est tout aussi raisonnable de prévoir qu’elle marchera dans un sens
diamétralement opposé. Si un dieu jouait aujourd’hui à pile ou face,
avec d’autres dieux éternels, les probabilités de notre sort, que
gageraient les plus prévoyants? «Par raison, dirait Pascal, nous ne
pouvons défendre nul des deux.»

Évidemment, nous ne trouverons un bonheur complet et stable que dans une
vie toute spirituelle, de ce côté ou de l’autre côté de la tombe, car
tout ce qui tient à la matière est essentiellement précaire, changeant
et périssable. Une telle vie est-elle possible? Oui, théoriquement, mais
en fait, nous ne voyons partout que matière, tout ce que nous percevons
n’est que matière, et comment espérer que notre cerveau qui lui-même
n’est que matière puisse comprendre autre chose que la matière? Il
essaye, il s’évertue, mais au fond, dès qu’il la quitte, il s’agite dans
le vide.

La situation de l’homme est tragique. Son principal, peut-être son seul
ennemi, et toutes les religions l’ont senti et sur ce point sont
d’accord, car sous le nom de mal ou de péché, c’est toujours d’elle
qu’il s’agit, c’est la matière; et d’autre part, en lui, tout est
matière, à commencer par ce qui la dédaigne, la condamne et voudrait à
tout prix s’en évader. Et non seulement en lui, mais en tout, car
l’énergie, la vie n’est sans doute qu’une forme, un mouvement de la
matière; et la matière même, telle que nous la voyons dans son bloc le
plus massif, où elle nous paraît à jamais morte, inerte et immobile,
suprême contradiction, est animée d’une existence incomparablement plus
spirituelle que celle de notre pensée, puisqu’elle doit à la plus
mystérieuse, à la plus impondérable, à la plus insaisissable des forces,
fluidique, électrique ou éthérique, la formidable, la vertigineuse,
l’infatigable, l’immortelle vie de ses électrons qui depuis l’origine
des choses tourbillonnent comme des planètes folles autour d’un noyau
central.

Mais enfin, de quelque côté que nous allions, nous arriverons quelque
part, nous atteindrons quelque chose; et ce quelque chose sera autre
chose que le néant, car de toutes les choses incompréhensibles qui
tourmentent notre cerveau, la plus incompréhensible est assurément le
néant. Il est vrai que pratiquement, pour nous, le néant c’est la perte
de notre identité, des petits souvenirs de notre moi, c’est-à-dire
l’inconscience. Mais ce n’est là, somme toute, qu’un point de vue de
clocher, qu’il faut outrepasser. De deux choses l’une: ou bien notre moi
deviendra tellement grand, tellement universel qu’il perdra ou négligera
complètement le souvenir du petit animal dérisoire qu’il fut sur cette
terre; ou bien il restera petit et traînera cette misérable image à
travers des éternités sans nombre et aucun supplice de l’enfer des
chrétiens ne sera comparable à une telle malédiction.

Arrivés n’importe où, conscients ou inconscients, et y trouvant
n’importe quoi, nous nous en accommoderons jusqu’à la fin de notre
espèce; puis une autre espèce recommencera un autre cycle et ainsi
indéfiniment, car n’oublions pas que notre mythe essentiel n’est point
Prométhée, mais Sisyphe ou les Danaïdes. En tout cas, disons-nous, tant
que nous n’aurons pas de certitudes, que l’idéal de l’âme de ce monde
n’est pas tout à fait conforme à l’idéal étranger à tout ce que nous
voyons autour de nous, à toute réalité, que nous avons très lentement et
très péniblement tiré d’un silence, d’un chaos, d’une barbarie
épouvantables.

Il est donc recommandable de n’attendre aucune amélioration; mais d’agir
comme si tout ce que nous promet on ne sait quel vague instinct, quel
optimisme héréditaire, était aussi certain, aussi inévitable que la
mort. L’une hypothèse est somme toute aussi vraisemblable, aussi
invérifiable que l’autre; car tant que nous nous trouvons dans notre
corps, nous sommes presque complètement exclus des mondes spirituels
dont nous présumons l’existence et incapables de communiquer avec eux.
Dans le doute, pourquoi ne pas choisir la moins décourageante? Il est
vrai qu’on peut se demander si la plus décourageante est bien celle qui
n’espère rien, car il est probable qu’un espoir trop assuré, nous ne
tarderions pas à le trouver trop petit, à le prendre en dégoût, et c’est
alors que nous désespérerions tout de bon. Quoi qu’il en soit, «ne
prétendons pas changer la nature des choses, nous dit Épictète, cela
n’est ni possible ni utile; mais les prenant telles qu’elles sont,
sachons y accommoder notre âme». Près de deux mille ans écoulés depuis
la disparition du philosophe de Nicopolis ne nous ont pas encore apporté
de plus riantes conclusions.




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Dr J. BEQUAERT: _Termites du Katanga_.




TABLE


                               Pages.
    INTRODUCTION                    9

  La Termitière                    27
  L’Alimentation                   55
  Les Ouvriers                     65
  Les Soldats                      73
  Le Couple royal                  97
  L’Essaimage                     105
  Les Ravages                     125
  La Puissance occulte            135
  La Morale de la Termitière      151
  Les Destinées                   163
  L’Instinct et l’Intelligence    189

    BIBLIOGRAPHIE                 213




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 20 NOVEMBRE 1926
    PAR
    L. MARETHEUX
    1, RUE CASSETTE, PARIS (6e)







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE DES TERMITES ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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