Histoires incroyables, Tome II

By Jules Lermina

Project Gutenberg's Histoires incroyables, Tome II, by Jules Lermina

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Histoires incroyables, Tome II

Author: Jules Lermina

Release Date: May 18, 2006 [EBook #18416]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INCROYABLES, TOME II ***




Produced by Carlo Craverso, Mireille Harmelin and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)






                           HISTOIRES INCROYABLES

                                    PAR

                               JULES LERMINA


                               TOME DEUXIÈME


                        PARIS, L. BOULANGER, ÉDITEUR
                       90, boulevard Montparnasse, 90

                                COLLECTION
                            LECTURES POUR TOUS
                           AVENTURES ET VOYAGES
                La liste des volumes composant cette collection
                     se trouve à la fin de l'ouvrage.




                            LA CHAMBRE D'HÔTEL




                                     I


J'ai toujours eu, je ne sais pourquoi, une tendance à m'intéresser aux
procès de cours d'assises. Je ne suis certes pas seul à nourrir cette
curiosité, et je ne prétends point non plus par là justifier
l'étrangeté--d'autres disent l'inconvenance--de ce goût exagéré. Je le
constate, et rien de plus. Pas un procès de quelque importance ne se
plaide sans que je sois immédiatement à l'affût des moindres détails,
des plus insignifiantes particularités. Dès que l'affaire est entamée,
je me forme une opinion, je discute l'accusation, j'établis les
plaidoiries, je devance le verdict, et ce m'est une réelle satisfaction
d'amour-propre lorsque je ne me suis pas trompé.

--Voici une affaire, disais-je ce soir-là à mon ami Maurice Parent, qui
ne donnera pas grand'peine à messieurs de la cour...

--De quoi s'agit-il?

--Écoute le récit sommaire. Un étudiant, nommé Beaujon, a assassiné, par
jalousie, un de ses camarades d'étude, Defodon. La justice a retrouvé
tous les fils de l'affaire; c'était mieux que jamais le cas de dire: «Où
est la femme?» Et il n'a pas été difficile de la découvrir.

Je jetai à mon ami le journal que je tenais à la main, en ajoutant:

--Procès banal!

Maurice regarda ces quelques lignes, concernant l'affaire; puis,
repliant le journal:

--Ainsi, me dit-il, pour toi, ces renseignements, donnés peut-être à la
légère, te suffisent, et ton opinion est faite?...

--Puisque le doute n'est pas possible! Je ne m'en préoccupe d'ailleurs
pas. C'est là un de ces accidents de trop peu d'importance pour qu'ils
s'imposent à mon attention.

Maurice réfléchit un moment:

--Voilà, reprit-il, une des plus singulières dispositions de l'esprit
humain. Dès qu'un événement se produit, un point frappe, commande
aussitôt l'attention, et de ce point, souvent secondaire en réalité, on
fait le pivot de toute une argumentation. Il suffit qu'un souverain ait
une fois laissé échapper un mot de bienveillance, pour que le surnom de
juste ou de généreux s'attache à son nom: c'est ainsi qu'Henri IV est
devenu le _père du peuple_ de par la poule au pot. Et de même en toutes
choses. Cette observation s'applique tout particulièrement aux procès
criminels. Sur une circonstance qui ne présente le plus souvent aucun
intérêt sérieux, vous bâtissez tout un système de déductions, et votre
décision répond, non pas à l'ensemble des faits véritables, mais à la
suite d'idées qu'un simple détail a éveillées en vous...

--Il est cependant des cas où l'évidence est telle que ce serait une
folie que de se refuser à la constater.

--L'évidence prétendue est la source même de toutes les erreurs.

Ces affirmations me piquaient au vif. J'en sentais la justesse, mais ne
voulais point m'y rendre. Si bien que je proposai à Maurice d'assister
au procès de Beaujon, certain que j'étais de réduire ses théories à
néant par la simplicité même de l'affaire et l'impossibilité où il se
trouverait nécessairement de discuter cette évidence qu'il niait.

Pendant que nous nous rendions au Palais, j'escomptais déjà le plaisir
que j'aurais plus tard à confondre ses théories. Il m'écouta longtemps;
seulement un sourire soulevait sa lèvre. Je m'impatientais de cette
ironie latente; il reprit tout à coup sa physionomie sérieuse.

--Mon cher ami, me dit-il, je vous affirme que dans la plupart des cas
les accusés sont condamnés ou acquittés, non en raison des circonstances
réelles de l'événement auquel ils se sont trouvés mêlés, mais bien
d'après un système que bâtit à son propre usage soit l'accusation, soit
la défense. L'esprit humain est ainsi fait que l'accusé, alors même que
son sort dépend d'une franchise absolue, cache volontairement une série
de détails qui, pour paraître insignifiants, ne constituent pas moins le
plus souvent le canevas réel de l'affaire. L'amour-propre est le plus
fort, mais un amour-propre mesquin et étroit. L'homme avouera avoir
frappé sa victime, mais niera par exemple qu'elle lui ait reproché sa
laideur ou un défaut caché de constitution; jamais il ne fera connaître
de lui-même une circonstance qui le rendrait ridicule. Il préfère
s'avouer criminel. Ceci est un des côtés de la question; il peut arriver
encore, et le fait se produit fréquemment, que ces circonstances soient
inconnues à l'accusé lui-même aussi bien qu'au ministère public. Dans
tout fait, quel qu'il soit, il se trouve des points accessoires, dont
l'influence latente n'en a pas moins de puissance. Les acteurs du drame
la subissent sans l'analyser, sans en avoir même conscience...

--D'où vous concluez?...

--D'où je conclus que, si le coupable est condamné pour le fait
matériel, brutal, la connaissance de la vérité complète pourrait le plus
souvent modifier le verdict du jury, soit dans le sens de l'aggravation,
soit, au contraire, dans le sens de l'acquittement. Encore un mot: en
France, le système des circonstances atténuantes n'est point basé sur un
autre raisonnement. On a laissé à la conscience des jurés l'appréciation
de circonstances dont la _matérialité_ ne s'impose pas...

Nous étions arrivés à la cour d'assises.

Maurice redevint grave et silencieux. Je me laissai guider.

Nous étions entrés des premiers: aussi pûmes-nous choisir nos places.
Ainsi qu'on le sait, le tribunal étant rangé sur une estrade, au fond de
l'hémicycle, l'accusé se place à droite, ayant devant lui son avocat; à
gauche, le procureur général ou son substitut; plus en avant, les jurés;
devant la cour, l'enceinte réservée aux témoins. Au milieu de cet espace
laissé libre, la table chargée des pièces dites à conviction.

Maurice se fit expliquer ces détails avant l'ouverture des débats.

--Plaçons-nous de telle sorte que nous puissions voir et l'accusé et les
témoins, seuls acteurs dont l'observation nous soit utile. Il est
malheureux que les témoins ne doivent nous apparaître que de dos. Mais
cet empêchement ne constitue pas une difficulté aussi importante qu'elle
le paraît au premier coup d'oeil. Dans une affaire d'où la passion
semble devoir être exclue, le seul point à noter--quant aux témoins--est
leur degré d'éducation et d'intelligence. Nous devons pouvoir jeter un
regard sur leur physionomie au moment où ils se rendent à la barre; puis
l'examen de leur costume fera le reste.

Nous nous installâmes donc, à gauche du tribunal, auprès de la tribune
des jurés. De là, nous pouvions voir en plein le visage de l'accusé.

Après les préliminaires d'usage, l'assassin fut introduit. Le mouvement
ordinaire, partie de curiosité, partie d'intérêt, se manifesta dans
l'assistance, compacte et composée en majorité de dames, dont
quelques-unes appartenaient à ce qu'on est convenu d'appeler la plus
haute société.

Rien de plus insignifiant d'ailleurs que l'accusé: il se pouvait définir
d'un mot: un beau garçon. Des cheveux châtains bouclant naturellement,
pommadés et séparés par une raie irréprochable. De grands yeux, trop
bien fendus, à cils longs: regard sans expression particulière. Une
barbe d'un beau châtain, taillée en éventail, peignée et frisée. Le nez
droit, un peu fort. La bouche encadrée par une moustache assez fournie.
La lèvre inférieure un peu épaisse. Le teint très clair. En résumé une
de ces têtes comme on en rencontre à chaque pas. Rien à signaler au
point de vue de l'expression, ni en bien ni en mal. Pour costume,
redingote noire, gilet montant, linge très blanc, col rabattu, dégageant
le cou. Bonne tenue, point de fanfaronnade, mais aussi peu de fermeté.
Sur tous ses traits, dans tous ses gestes, une sorte d'inquiétude
étonnée. Grande politesse pour les gendarmes. L'avocat s'étant retourné
pour lui parler, l'accusé rougit comme s'il eût été surpris de cette
condescendance.

Le silence établi, le jury constitué, le greffier donna lecture de
l'acte d'accusation.

                           ACTE D'ACCUSATION

«Le 23 avril dernier, à neuf heures du soir, des cris se faisaient
entendre dans une chambre garnie de l'hôtel de Bretagne et du Périgord
situé rue des Grès, n° 27. Cette chambre, au deuxième étage, était
occupée par un jeune homme de vingt-six ans, Jules Defodon. En même
temps que retentissaient les cris, le bruit d'une lutte violente
attirait l'attention des voisins. Un instant après, la porte de la
chambre s'ouvrait vivement, et Pierre Beaujon s'élançait dans
l'escalier, poussant des cris inarticulés, et se précipitait vers la
rue. Le concierge de la maison, M. Tremplier, surpris de ces allures,
préoccupé des cris entendus, s'opposait à sa sortie, et, malgré ses
efforts, le maintenait avec énergie. En même temps, les voisins
pénétraient dans la chambre d'où les bruits étaient partis. Là un
terrible spectacle frappait leurs regards. Jules Defodon gisait sur le
plancher, sur le dos, la face contractée, la physionomie convulsée comme
s'il eût, jusque dans la mort, jeté à son meurtrier une dernière et
suprême imprécation. Un homme de l'art, demeurant dans la maison, fut
aussitôt appelé.

«Le corps n'était vêtu que d'une chemise de nuit. Il portait au cou des
empreintes de doigts fortement serrés. Le nommé Pierre Beaujon, ramené
dans la chambre, ne put regarder en face le cadavre encore chaud de sa
victime. Il s'évanouit. Le commissaire de police du quartier vint faire
les premières constatations; puis l'autorité judiciaire se livra à une
longue et minutieuse enquête qui a révélé les faits suivants; les
détails recueillis jettent sur cette mystérieuse affaire une lumière qui
ne laisse aucune circonstance dans l'ombre.

«Jules Defodon est né à Rennes, le 1er mai 184... Il appartient à l'une
des meilleures familles du pays, et son père a occupé un siège élevé
dans la magistrature; il fut envoyé à Paris, il y a six ans, pour
achever ses études de droit. Sa conduite fut pendant longtemps
exemplaire. Mais peu à peu il se lia avec des jeunes gens de son âge, et
ses habitudes devinrent moins régulières. Nerveux et maladif, il se
laissa entraîner à des excès qui, sans cependant compromettre
sérieusement son avenir, influèrent sur la marche de ses études. Au
nombre de ces connaissances nouvelles, l'accusation signale Pierre
Beaujon.

«L'homme qui est assis en ce moment sur le banc des accusés est né à
Paris; il est âgé de trois ans de moins que Defodon. Étudiant en droit,
il s'est signalé par son inexactitude aux cours, et ses échecs ont été
nombreux dans les examens qu'il a subis. Orphelin dès son enfance, il
n'a pas reçu les enseignements précieux de la famille. Rien cependant
n'eût prouvé en lui les tendances perverses qui devaient l'entraîner
jusqu'au crime, si une de ces liaisons, malheureusement trop fréquentes
dans le monde des jeunes gens, ne fût venue éveiller en lui des passions
violentes.

«Une de ces femmes qui se font un jeu de l'honneur des familles, Annette
Gangrelot, connue dans la société interlope sous le nom de _la Bestia_,
attira les hommages de Beaujon qui en devint éperdument amoureux.

«Une rencontre fortuite la mit en relations avec Defodon, et elle ne
tarda pas à s'abandonner également à lui.

«De là surgit entre les deux jeunes gens une haine sourde, peu apparente
et qui devait éclater dans toute sa violence à la soirée du 23 avril.

«Annette Gangrelot partageait ses faveurs entre ses deux amis, qui se
cachaient l'un de l'autre avec un soin égal. Cependant Beaujon semble
s'être aperçu le premier des infidélités de sa maîtresse; le 15 mars,
dans un café du quartier latin, il s'écriait en parlant à cette fille:
«Si tu me trompais, je te tordrais le cou et puis ensuite à ton amant!»

«Une scène de violence se passa dans le même établissement quelques
jours après. Beaujon, étant ivre, voulut frapper la Gangrelot, et lui
tint ce langage odieux dont nous devons adoucir les termes: «Si _tu as
des relations_ avec quelqu'un, j'aime mieux que ce soit avec Defodon
plutôt qu'avec tout autre.» Mais en prononçant ces paroles il était dans
un tel état d'exaspération, que ses amis durent intervenir pour éviter
un _malheur_, c'est l'expression employée par un des témoins.

«Les explications données par l'accusé peuvent se résumer ainsi:

«Ni lui, ni Defodon n'éprouvaient pour la fille Gangrelot d'affection
sérieuse. Chacun d'eux connaissait parfaitement les relations que cette
femme avait avec son camarade, et c'était d'un commun accord qu'ils
s'amusaient, dit Beaujon, à feindre une jalousie qu'ils ne ressentaient
pas.

«Sans nous arrêter à l'immoralité profonde que révélerait une pareille
entente, d'ailleurs si peu naturelle et si invraisemblable, il convient
d'arrêter son attention sur quelques détails probants.

«Lors d'une perquisition faite dans la chambre de Beaujon, il a été
découvert une photographie de la fille Gangrelot, dont la tête avait été
à demi lacérée à coups de canif; de plus, une lettre, trouvée sur son
bureau, porte ces mots inachevés: «Tu m'enlèves la _Bestia_... tu me le
payeras!» Cette lettre était évidemment destinée à Defodon.

«Chez Defodon se trouvait une autre photographie de la même personne,
avec ces mots écrits de la main de la victime: «À toi mon coeur! à toi
ma vie!» Il est donc indiscutable que ces deux jeunes gens éprouvaient
pour la Gangrelot une passion réelle et que la jalousie les animait.
Quelques jours avant le crime, ils eurent une discussion assez vive dans
la pension où ils prenaient leurs repas; et Beaujon, saisissant un
couteau, s'écria en s'adressant à Defodon: «Je vais te dépouiller comme
un lapin!» Cette discussion semblait d'ailleurs n'avoir pour prétexte
qu'une plaisanterie; mais elle est évidemment l'indice d'un antagonisme
toujours prêt à éclater et à se traduire en violences.

«Que s'est-il donc passé dans la soirée du 23 avril? Defodon et Beaujon
étaient allés dîner ensemble à leur pension bourgeoise. Rien ne
paraissait indiquer une mésintelligence plus grande qu'à l'ordinaire. La
conversation roula sur divers sujets insignifiants. Defodon semblait mal
à l'aise; il parlait peu et se plaignait d'une sorte de faiblesse
générale. Était-il sous le coup d'un de ces pressentiments
inexplicables, dont le secret n'a pu encore être saisi par la science? À
la fin du dîner, il manifesta l'intention de rentrer chez lui pour se
mettre au lit. Un de ses amis, le nommé Singer, proposa de l'accompagner
et de passer la soirée avec lui. Mais Beaujon intervint vivement, en
disant:

«--Mais, ne suis-je pas là? Je lui suffirai bien.

«L'événement a prouvé combien ces derniers mots, sous leur insignifiance
apparente, cachaient d'ironie et de menaces.

«Un témoin rapporte encore ce propos. Au moment où Defodon et Beaujon se
retiraient, quelqu'un dit au premier: «À demain!--Oh! à demain! fit
Beaujon, je ne crois pas. Il a besoin de repos.»

«Les deux jeunes gens rentrèrent à l'hôtel. Que s'est-il passé de huit à
neuf heures? c'est ce que l'accusation n'a pu établir de façon certaine.
Ils étaient seuls, et rien n'a été entendu jusqu'à la scène suprême.
Évidemment une discussion s'engagea entre Defodon et son meurtrier.
Defodon était couché. Attaqué par le meurtrier, il se leva pour se
défendre et vint tomber au milieu de la chambre, tandis que Beaujon le
serrait à la gorge.

«Les explications fournies par Beaujon ne présentent aucune
vraisemblance. Selon lui, son ami causait avec lui de la façon la plus
calme, lorsque tout à coup son visage, sans raison apparente, aurait
exprimé la plus grande terreur. Il se serait levé de son lit, en proie à
une inexprimable frayeur, et se serait jeté sur Beaujon, qu'il aurait
étreint fortement. L'accusé a montré à l'appui de son dire une ecchymose
à l'épaule, qui semblait en effet produite par les ongles de sa victime.
Ce serait alors pour se défendre que Beaujon aurait saisi Defodon à la
gorge; involontairement, il aurait exercé une pression plus violente
qu'il ne le croyait. Puis, quand il aurait vu son ami tomber sans vie,
il aurait été pris d'une terreur si vive qu'il se serait enfui, ainsi
qu'il a été dit.

«Ce système, que tout contredit, a été soutenu par l'accusé avec une
rare ténacité; il n'en est pas moins inacceptable. Et toutes les
circonstances, soigneusement groupées par l'instruction, prouvent qu'une
fois de plus la société a à déplorer un de ces crimes enfantés par la
jalousie et les passions mauvaises...

«En conséquence, Beaujon (Pierre-Alexis) est accusé d'avoir, dans la
soirée du 23 avril, volontairement et avec préméditation, donné la mort
à Defodon (Jules-François-Émile), crime prévu et puni..., etc.»




                                    III


Les déductions de l'acte d'accusation parurent si concluantes à
l'assistance que, de prime abord, l'opinion fut formée, et le murmure
contenu qui s'éleva indiqua une sorte de désappointement. On s'était
attendu à des détails plus émouvants; le bruit qui avait couru de
dénégations persistantes de l'accusé avait fait espérer des
complications inextricables. On se trouvait au contraire en face d'un
crime banal; l'élément amour, si puissant dans les causes judiciaires,
était en quelque sorte relégué au second plan par l'indignité du sujet,
dont le nom de Gangrelot avait excité quelques sourires. L'attitude de
l'accusé n'était point d'ailleurs de nature à éveiller les sympathies.
Il avait écouté l'acte d'accusation sans un geste, sans un mouvement
quelconque d'émotion. Deux ou trois fois seulement on l'avait vu sourire
et même hausser imperceptiblement les épaules. Puis, peu à peu son
visage avait pris une expression d'insouciante assurance. Le véritable
défaut de cette physionomie était dans l'absence de tout caractère
frappant et original.

Les dames qui fréquentent les cours d'assises aiment à trouver dans les
traits du coupable quelque singularité en sens quelconque. L'abruti
féroce étonne et effraye; l'homme fatal intéresse; le fanfaron exaspère;
mais se peut-on intéresser à un assassin qui n'effraye ni n'exaspère?

L'interrogatoire de l'accusé commença: il répondait à voix basse; son
accent était ferme, sans aucun éclat. Décidément cet homme était
l'insignifiance même.

LE PRÉSIDENT.--Expliquez-nous ce qui s'est passé le 23 avril?

BEAUJON.--Je vais répéter les explications que j'ai données au
commissaire de police, au juge d'instruction, à tous ceux enfin qui
m'ont interrogé depuis cette triste affaire. Defodon et moi nous avons
quitté la pension vers sept heures; il se disait un peu malade. En
général, il n'était pas d'une bonne santé; de plus, il s'écoutait
beaucoup. Nous nous moquions même souvent de lui à ce sujet, en
l'appelant «la petite dame». Et c'était une plaisanterie ordinaire que
de lui demander: As-tu tes nerfs? Enfin, ce soir-là, il paraissait assez
agité; il était pâle, et je crus que le mieux était pour lui de prendre
un peu de repos. À sept heures et demie, il était couché; et il me
demanda de rester auprès de lui pour lui tenir compagnie...

LE PRÉSIDENT.--Mais n'aviez-vous pas dit à la pension même que vous
passeriez la soirée avec lui? Cela impliquerait une contradiction avec
cette demande dont vous parlez pour la première fois.

BEAUJON.--Le détail n'a pas d'importance... Je ne me le rappelle pas
exactement. Toujours est-il que je restai.

LE PRÉSIDENT.--Encore un mot: le croyiez-vous assez malade pour que son
indisposition pût se prolonger plusieurs jours?

BEAUJON.--Je ne comprends pas le sens de cette question.

LE PRÉSIDENT.--Je m'explique. Comme un de ses amis lui disait: À demain!
vous avez répondu: Oh! je ne crois pas... il a besoin de repos.

BEAUJON.--Ai-je dit cela? c'est possible. Je ne m'en souviens pas.

LE PRÉSIDENT.--Messieurs les jurés entendront le témoin. Continuez,
Beaujon.

BEAUJON.--S'il fallait se rappeler tous les mots sans importance...
enfin! Je disais donc que je m'installai auprès de son lit...

LE PRÉSIDENT.--Décrivez-nous la chambre où vous vous trouviez.

BEAUJON.--C'est bien facile. C'est une chambre d'hôtel, pareille à
toutes les autres; le mobilier se compose d'un lit à rideaux blancs,
d'un secrétaire, d'une table recouverte d'un tapis et formant bureau,
une table de nuit, quelques chaises et un fauteuil. Le lit fait face à
la fenêtre. J'étais assis dans le fauteuil, devant la cheminée dans
laquelle il n'y avait pas de feu. Je voyais Defodon de trois quarts. Il
était très gai, et nous nous mîmes à causer.

LE PRÉSIDENT.--Quel était le sujet de votre conversation?

BEAUJON.--Il me serait assez difficile de vous le retracer avec ordre.
Nous avons parlé théâtre; nous étions allés trois jours auparavant voir
à l'Odéon la pièce nouvelle de George Sand. Puis nous causâmes voyages.
Nous avions envie de partir tous les deux pour quelque pays éloigné...
vous savez, un de ces projets comme on en fait tous les jours et qu'on
n'exécute pas, faute d'argent.

LE PRÉSIDENT.--N'avez-vous pas parlé aussi de la fille Gangrelot?

BEAUJON.--De la _Bestia_? Ah! ma foi non.

LE PRÉSIDENT.--Je vous interrogerai tout à l'heure sur vos relations
avec cette fille; achevez votre récit.

BEAUJON.--Mais vous m'interrompez à chaque instant... J'aurais déjà
fini. Je vous disais donc que nous causions de toutes sortes de choses,
en très bons amis, je vous assure. La nuit était tout à fait venue,
j'allumai une lampe à l'huile de pétrole qui, par parenthèse, n'avait ni
globe, ni abat-jour. Je la mis sur la cheminée. Elle éclairait en plein
le lit et le visage de Defodon. C'est alors que se passa la scène
inexplicable qui m'a amené ici... Ah! je me souviens, nous nous
rappelions à ce moment un vieux souvenir de Bullier, une noce de l'année
dernière... Ce qui suit a été si rapide que j'ai eu beaucoup de peine à
ressaisir quelques détails. Defodon me parut préoccupé; le regard fixe,
il ne me répondait que par monosyllabes... Tout à coup son visage s'est
contracté; je ne sais pas; mais il me semble avoir vu sur sa figure,
auprès de la bouche, quelque chose de noir comme une tache... Il a bondi
sur lui-même en poussant un cri rauque, étouffé, comme si le larynx eût
été violemment serré. Il a étendu les bras en l'air et battu l'air de
ses mains... puis il a sauté en bas de son lit, en chemise, et s'est
jeté sur moi. Je me suis levé et l'ai repoussé, mais il s'est accroché à
moi, m'a serré le cou d'une main, l'épaule de l'autre. Il semblait se
débattre contre un horrible cauchemar. J'ai cru qu'il devenait fou; pour
le faire reculer je lui ai porté la main à la gorge, évidemment; dans ma
surprise, je n'ai pas mesuré la force de la pression... j'ai dû serrer
très fort. Il a porté la tête en arrière, je l'ai lâché; il est tombé de
toute sa hauteur. Je me suis baissé vers lui... sa face était
horriblement convulsée. C'est alors que je l'ai cru mort... j'ai eu peur
et me suis sauvé en criant.

LE PRÉSIDENT.--Comment votre première pensée était-elle de vous enfuir
plutôt que d'appeler du secours?

BEAUJON.--J'ai perdu la tête.

D.--Ainsi, vous prétendez que c'est Defodon qui vous a attaqué, sans
aucune provocation de votre part, et que vous vous êtes seulement
défendu?

R.--Attaqué ne me paraît pas le mot propre. Il n'avait pas plus de
raison de m'attaquer que je n'en avais moi-même pour lui faire du mal.
Je croirais plutôt à un accès de fièvre chaude.

LE PRÉSIDENT (aux jurés).--Nous entendrons les médecins à ce sujet.--(À
l'accusé:) Expliquez-nous quelles étaient vos relations avec la fille
Gangrelot. (Mouvement d'attention dans l'auditoire.)

L'accusé sourit.

--En vérité, dit-il, je ne comprends guère l'importance que l'on attache
à ces détails. La _Bestia_ est une bonne fille, qui aime tout le monde
et, par conséquent, n'aime personne. Il est très vrai que j'ai eu des
relations avec elle, un peu comme la plupart de mes camarades. Defodon
aussi. Mais de là à une passion, de là à de la jalousie, il y a loin.
Pour être jaloux de la Bestia, il y aurait eu trop à faire...

LE PRÉSIDENT.--Accusé, je vous invite à vous exprimer convenablement et
à quitter ce ton ironique qui n'est pas en rapport avec la gravité de
votre situation. Ainsi, vous niez qu'il y ait eu jalousie entre vous et
Defodon au sujet de cette fille?

BEAUJON.--Je le nie absolument. Nous avons fait sa connaissance
ensemble, un jour que nous étions à Bullier. Nous étions un peu _partis_
tous les deux et nous invitâmes la Bestia à venir avec nous.

«--Avec qui des deux? demanda-t-elle.

«--Attends, lui dit Defodon, nous allons jouer cela au piquet. Et en
effet, nous l'avons jouée en cent cinquante liés. C'est moi qui ai
gagné.

On comprend facilement l'impression défavorable produite sur l'auditoire
et le jury par ces explications inconvenantes. Le président, en quelques
paroles bien senties, invite l'accusé à se respecter lui-même et à
respecter le tribunal.

--Qu'est-ce que vous voulez? reprend Beaujon, vous me demandez la
vérité, je vous la dis. Vous avez affaire à des étudiants, qui ne valent
pas moins que d'autres, qui sont de très honnêtes garçons, mais ne sont
point des vestales.

D.--Vous cherchez à jeter sur la victime une défaveur qui rejaillit sur
vous-même. Je vous engage à changer de système. La seule excuse de
l'acte commis est, au contraire, dans une passion violente pour une
créature qui, à tous égards, en paraît peu digne. Il est d'ailleurs
établi par l'instruction que vous et Defodon cachiez avec le plus grand
soin vos relations avec cette personne.

R.--Nous nous cachions si peu qu'on nous a vus, à tous moments, dînant
soit à trois, soit en partie carrée.

D.--Prétendez-vous que vous n'ignoriez pas les infidélités de la fille
Gangrelot?

R.--Le mot est bien grand pour une bien petite chose. La _Bestia_ étant
de nature infidèle, nul n'a jamais eu la prétention de compter sur sa
fidélité.

D.--Vous persistez dans ce système: et vous oubliez que toutes les
circonstances démentent cette indifférence prétendue. Le 15 mars, vous
vous écriez: Si la Bestia me trompait, je lui tordrais le cou...

R.--En effet, je crois me souvenir que je lui ai dit quelque chose comme
cela. Mais vous pourrez lui demander à elle-même si jamais elle a
considéré ces paroles comme une menace sérieuse. C'est là une de ces
plaisanteries dont je ne prétends pas affirmer le bon goût, mais qui
s'entendent tous les jours au quartier Latin.

D.--On pourrait admettre cette explication, tout étrange qu'elle
paraisse, si le même fait ne s'était plusieurs fois renouvelé.
N'avez-vous pas eu, quelques jours plus tard, avec cette fille, une
discussion des plus violentes? Vous avez voulu frapper celle que vous
appelez la Bestia?

R.--J'étais un peu gris. Elle m'aura dit quelque impertinence, genre
d'aménités dont ces dames ne sont pas avares, et, n'ayant pas bien la
tête à moi, j'ai voulu la corriger un peu vivement...

D.--Je vous le répète, c'était évidemment par jalousie...

R.--Je vous répète à mon tour que c'est une erreur. Jamais je n'ai de ma
vie été jaloux de cette brave fille, qui était bien libre de faire ce
qu'elle voulait. Est-ce que d'ailleurs je pouvais l'entretenir? Elle
venait nous trouver quand elle n'avait rien de mieux à faire...

D.--Ces expressions et ces explications témoignent d'une telle absence
de moralité que je vous adjure pour la dernière fois d'abandonner ce
système qui, pour votre dignité personnelle, est inacceptable et
répugnant...

R.--Mon Dieu, monsieur le président, je n'ai pas la moindre intention de
blesser qui ce soit: je ne fais pas l'apologie de nos moeurs. Il y a
évidemment là un laisser-aller regrettable, et, comme vous le dites, un
manque de dignité: je suis le premier à le reconnaître. Mais, je
l'avoue, j'aime mieux cent fois, en disant la vérité, m'exposer à un
blâme mérité, que de donner corps, par des aveux fictifs, à une
accusation monstrueuse et que je repousse de toutes mes forces...

D.--Comment expliquez-vous la présence chez vous d'une carte
photographique, portrait de la fille Gangrelot, dont le visage était en
partie lacéré à coups de canif?--Greffier, faites passer cette
photographie à messieurs les jurés...

R.--Si j'avais eu pour la _Bestia_ la passion que vous m'attribuez,
croyez-vous donc que je l'aurais ainsi traitée?...

D.--Justement, la jalousie explique cette violence.

R.--La jalousie... mais, encore une fois, je n'étais ni assez amoureux,
ni assez niais pour être jaloux de cette fille.

D.--En admettant que vous fussiez aussi indifférent que vous le dites,
il est néanmoins de la dernière évidence que l'affection de Defodon pour
elle était réelle: il avait écrit sur une photographie ces mots
explicites: À toi mon coeur! À toi ma vie!

R.--C'était une plaisanterie.

D.--Dans une scène qui a précédé le crime de quelques jours, vous avez
menacé Defodon; vous étant emparé d'un couteau, vous vous êtes écrié: Je
vais te _dépioter_ comme un lapin.

R.--S'il est des témoins qui donnent une importance quelconque à ce
propos, ils sont fous ou de mauvaise foi: ce n'était là qu'une menace
faite en riant et dont, je vous l'affirme, Defodon n'était nullement
effrayé.

D.--Malgré ces explications, il ressort de l'enquête que vous avez
toujours été d'un caractère violent.

R.--Je ne suis pas un mouton, mais je ne suis pas un tigre.

D.--Je fais encore une fois appel à votre franchise: dans la soirée du
23 avril, une discussion s'est-elle, oui ou non, élevée entre vous et
Defodon?...

R.--Non.

D.--Vous persistez à dire qu'il s'est jeté sur vous sans provocation, et
que c'est seulement en vous défendant que vous lui avez donné la mort?

R.--Je le jure.

LE PRÉSIDENT.--Messieurs les jurés apprécieront. Nous allons entendre
les témoins.




                                    IV


L'interrogatoire avait produit sur l'auditoire une pénible impression;
plusieurs fois des murmures s'étaient élevés aux réponses de l'accusé,
qui, d'ailleurs, protestait sans énergie contre l'accusation; il
semblait n'attacher au drame qu'une importance secondaire et paraissait
ressentir pour la victime l'indifférence qu'il s'attachait à montrer
pour sa maîtresse. Il n'y avait aucune forfanterie dans la façon dont il
s'exprimait. Il répondait avec la précipitation d'un homme à qui il
tarde d'échapper à une formalité ennuyeuse.

Pendant la courte suspension d'audience qui suivit l'interrogatoire, je
demandai à Maurice ce qu'il pensait de tout cela.

--Oh! oh! me dit-il, vous allez vite en besogne. Ne pensons jamais si
promptement. Laissons-nous d'abord entraîner à l'impression du moment.

--J'avoue, interrompis-je, que cette première impression est absolument
défavorable à l'accusé...

--Qui vous dit que je ne sois pas de votre avis? Nous avons choisi cette
affaire au hasard; sa simplicité peut rendre inutiles toutes recherches
de notre part. En tout cas, nous ne perdons pas notre temps. Écoutons et
attendons.

L'audition des témoins commença.

TREMPLIER, concierge de la maison, répéta les détails déjà consignés
dans l'acte d'accusation; il avait vu Beaujon s'élancer, nu-tête, hors
de la maison. Un mouvement irraisonné l'avait porté à l'arrêter au
passage. Il n'avait d'ailleurs aucun soupçon. Mais l'attitude de Beaujon
lui paraissait extraordinaire.

D.--N'a-t-il prononcé aucune parole au moment où vous l'avez arrêté?

R.--Non, il se débattait en poussant des cris inarticulés. Je le croyais
fou.

D.--Quel était le caractère de Defodon?

R.--C'était un brave jeune homme, mais un peu trop _noceur_, d'autant
qu'il était d'une mauvaise santé; il avait à tout moment des mouvements
nerveux, quand une porte se fermait trop fort, au moindre bruit... mais
c'était un bon garçon, et pas _chiche_ du tout...

D.--Que savez-vous sur les relations de l'accusé avec la fille
Gangrelot?

R.--Ah! ça, c'est une _traînée_ comme il y en a beaucoup (ici quelques
expressions trop pittoresques qui excitent l'hilarité et que nous nous
abstenons de reproduire).

D.--Les deux jeunes gens se cachaient-ils l'un de l'autre dans leurs
relations avec elle?

R.--Pour ça, je n'en sais rien... je crois pourtant qu'elle aimait mieux
M. Defodon.

Trois personnes avaient entendu du bruit dans la chambre de Defodon et
étaient accourues les premières aux cris poussés par Beaujon.

LA DEMOISELLE RATEAU (Émilie), dix-neuf ans, sans profession, était
_occupée_, dit-elle, lorsque des cris s'échappèrent de la chambre qui
n'est séparée de la sienne que par une cloison. La personne qui était
avec elle s'élança au dehors et elle la suivit.

Elle a trouvé Defodon étendu par terre en chemise. Il ne remuait plus.

D.--Avez-vous entendu parler haut... quelque chose comme une querelle?

La demoiselle Rateau hésite, puis répond en baissant la voix, qu'elle ne
faisait pas attention, à ce moment-là, à ce qui se passait à côté.

Le sieur BARNIOLI (Giacomo), rentier, quarante-cinq ans, était en visite
chez la fille Rateau. Il affirme avoir entendu des éclats de voix qui
lui semblent, bien qu'il ne puisse l'affirmer, indiquer une querelle.
Puis une porte s'était ouverte violemment, et quelqu'un s'était élancé
sur l'escalier. Il a cru alors à un accident, et obéissant à une
première impulsion, s'est élancé pour porter secours si cela était
nécessaire.

À une question du président, qui insiste sur le point de savoir s'il y
avait ou non querelle, le sieur Barnioli répond qu'il n'a pas bien
remarqué, mais que cependant les éclats de voix ne lui ont pas paru
résulter d'une conversation amicale.

LAVORIT (Gustave), étudiant, vingt-trois ans, travaillait dans sa
chambre, au-dessus de celle qu'occupaient en ce moment ces deux jeunes
gens. Il a entendu du bruit et est rapidement descendu. Il a trouvé
Defodon sans mouvement.

Le DOCTEUR MERCIER, trente ans, habite la maison. On est allé aussitôt
le chercher, et il a tenté de donner à Defodon les premiers soins. Mais
il a reconnu aussitôt que tout effort était inutile. Les marques des
doigts étaient très visibles sur le cadavre. Defodon était vêtu
seulement de sa chemise, les jambes et les pieds nus. Évidemment, il
s'était levé précipitamment ou avait été tiré de son lit. Les
couvertures étaient rejetées, le tapis dérangé.

Lorsque Beaujon est remonté, ramené par le concierge, il était
extrêmement pâle, et, au premier coup d'oeil jeté sur le cadavre, il est
tombé en faiblesse, sans proférer une parole. Le témoin connaissait fort
peu les deux jeunes gens et ne peut fournir sur leur caractère aucun
renseignement.




                                     V


Après la déposition de M. de Lespériot, commissaire de police, dont les
constatations ne présentent aucun intérêt nouveau, on appelle la fille
Gangrelot (Annette).

Vive émotion dans l'auditoire; plusieurs personnes montent sur les bancs
pour voir l'héroïne. On crie de toutes parts: «Assis! assis!» Les
huissiers ont peine à rétablir l'ordre. Le président rappelle
l'assistance aux convenances, et menace, au cas où semblable tumulte se
renouvellerait, de faire évacuer la salle.

Annette Gangrelot, dit la _Bestia_, est âgée de vingt-huit ans. C'est
une grande fille, assez forte, aux allures décidées. Elle est très
brune. Ses cheveux sont plantés bas sur le front. Le visage est commun,
quoique assez beau. Elle a de grands yeux, la bouche épaisse, le nez
fort et les narines ouvertes. On voit sur ses lèvres des rudiments de
moustaches.

Elle est vêtue d'une robe de soie, à carreaux rouges et noirs. On voit
qu'elle s'est mise en toilette. Un chapeau à peine visible est campé en
avant sur son crâne, et laisse déborder un chignon monstrueux. Elle ne
porte pas de gants, ses mains, assez blanches d'ailleurs, sont couvertes
de mitaines de dentelle noire. De taille élevée, elle porte en outre de
hauts talons effilés et, en approchant de la barre, elle trébuche. Ses
souliers découverts laissent voir un bas très blanc et un pied un peu
fort. Un _caraco_ de soie noire complète cette toilette de mauvais goût.
L'accusé, en la voyant s'approcher, ne peut réprimer un sourire. Quant à
elle, elle paraît, malgré son assurance, un peu décontenancée et, pour
la prestation de serment, elle lève d'abord la main gauche, puis les
deux mains à la fois. Enfin, les formalités remplies, le président
l'interroge.

D.--Veuillez, mademoiselle, de la façon la plus nette, et en respectant
les convenances, expliquer à MM. les jurés la nature des relations qui
vous unissaient à la victime.

Un huissier lui ayant indiqué où se trouve le jury, elle tourne
absolument le dos à l'accusé. Puis elle garde le silence. Le président
se voit dans la nécessité de procéder par voie d'interrogatoire:

D.--Depuis combien de temps connaissez-vous Beaujon?

R.--Depuis deux mois à peu près.

D.--Où avez-vous fait sa connaissance?

R.--À Bullier, où il était avec son ami.

D.--Quelle est la circonstance qui vous a mis en relation avec ces
messieurs?

R.--Oh! rien de particulier: ça s'est fait tout bonnement.

D.--N'est-ce pas Beaujon qui a été le premier votre amant?

La femme semble hésiter et chercher à rassembler ses souvenirs; puis:

--Je ne me rappelle pas trop bien. Pourtant, je crois que c'est Beaujon.

D.--Ne vous rappelez-vous aucune circonstance, par exemple une partie de
piquet dont vos faveurs auraient été l'enjeu?

R.--Oh! pour ça, non. Je n'aurais pas voulu d'abord. Ç'aurait été
_m'insolenter_.

Le président, s'adressant alors à l'accusé.

--Vous voyez. Le témoin dément votre récit.

BEAUJON.--Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle la _Bestia_; elle
n'aura pas compris.

LE PRÉSIDENT, à la fille Gangrelot.--Ces messieurs ne jouaient-ils pas
au piquet?

R.--Je crois que oui; mais ils jouaient _la consomm_.

BEAUJON, vivement et en souriant.--Tout compris.

LE PRÉSIDENT.--Voyons, mademoiselle, continuez.

LA GANGRELOT, avec colère.--Tout ça, c'est très désagréable. Est-ce que
je sais rien de rien dans toutes ces affaires-là? C'est pour faire
arriver des désagréments à quelqu'un qui ne leur a rien fait...

LE PRÉSIDENT.--Je vous prie de vous calmer. Beaujon ne vous
témoignait-il pas une grande affection?

R.--C'est vrai; il était bien gentil.

D.--Et Defodon?

R.--Oh! très gentil aussi.

D.--N'aviez-vous pas une préférence pour l'un ou pour l'autre? Je
regrette d'être obligé d'entrer dans de semblables détails, mais
messieurs les jurés comprennent toute l'importance de ce témoignage.
Donc, fille Gangrelot, répondez franchement. Nous faisons la part de
votre embarras. Cependant, il est nécessaire que vous ne cachiez aucune
des circonstances qui ont marqué ces relations?

R.--Beaujon était plus aimable que Defodon. Il me disait toujours qu'il
m'aimait bien: même une fois il m'a donné une bague. Pour Defodon, il
était un peu ours, et puis c'était pas un homme.

D.--Qu'entendez-vous par là?

R.--Une mauviette; pas plus de méchanceté qu'un mouton. Il avait comme
qui dirait un tremblement continuel...

D.--Beaujon ne vous a-t-il pas paru être jaloux de vos complaisances
pour Defodon?

R.--Dame, quelquefois ça ne lui allait pas. Mais moi, je fais ce que je
veux, et ce n'est pas un homme qui me mènera.

D.--Ne l'avez-vous pas entendu proférer des menaces contre Defodon?

R.--Non, jamais... si, pourtant! une fois, dans le café, où il a voulu
me _ficher_ des coups, il voulait tout casser.

D.--Parlait-il de Defodon?

R.--Je ne me rappelle pas bien; mais s'il l'avait eu sous la main, il
lui aurait tordu le cou comme à un poulet.

Quelques murmures éclatent dans l'auditoire.

D.--Les deux jeunes gens s'étaient-ils disputés en votre présence?

R.--Oh! plusieurs fois; mais, vous savez, pour des bêtises. D'abord, il
y avait Beaujon qui me faisait toujours des scènes et se moquait de moi.

LE PRÉSIDENT, à l'accusé.--Il y a loin de ces affirmations à vos
déclarations d'indifférence.

BEAUJON.--La malheureuse ne comprend pas l'importance de ses paroles.
Elle me charge sans le vouloir.

LA GANGRELOT, vivement.--Comment! Comment! Je ne comprends pas! Pourquoi
dis-tu toujours que je ne suis qu'une bête? Je suis aussi maligne que
toi, et, de plus, je n'ai tué personne.

Le président l'invite au calme, puis poursuit cet interrogatoire, d'où
il semble ressortir que Beaujon lui a souvent témoigné une jalousie
exagérée. Quant à Defodon, il était très doux et n'a jamais prononcé une
parole malsonnante.

La fille Gangrelot va s'asseoir au banc des témoins, très satisfaite
d'elle-même et paraissant attribuer à la sympathie qu'elle inspire les
marques de curiosité railleuse de l'auditoire.




                                      VI


Plusieurs témoins sont encore entendus. Mais ils ne font que confirmer
les détails consignés dans l'acte d'accusation au sujet des propos tenus
par Beaujon.

Deux dépositions ont le privilège de réveiller l'attention. On appelle
M. Defodon père.

M. Defodon est un vieillard, de taille moyenne, mais d'une maigreur
effrayante. Il est atteint d'un tic nerveux auquel son émotion donne
évidemment une force nouvelle. Sa tête et ses mains tremblent
continuellement, il ne peut se tenir sur ses jambes. On est obligé de
lui donner une chaise. Il parle à voix basse et par saccades.

Il pleure et, aux questions toutes bienveillantes du président, répond
par une peinture rapide et affectueuse du caractère de son fils.
C'était, dit-il, le meilleur enfant que l'on pût trouver; doux,
bienveillant, charitable. Il ne lui a jamais causé aucun chagrin. Le
père ne tient aucun compte des quelques folies de jeunesse qu'on pouvait
reprocher à son fils. C'est une monstruosité d'avoir tué un bon garçon
comme cela.

Dans un élan fébrile, il adjure le tribunal de le venger et de se
montrer impitoyable.

On comprend l'effet que produisent sur l'auditoire ces quelques phrases,
empreintes de la passion paternelle. L'accusé lui-même, pour la première
fois, semble en proie à une vive émotion et se cache la tête dans les
mains.

Après M. Defodon, on entend le médecin chargé de l'autopsie du corps.

D'après lui, le sujet était faible; le système nerveux excitable. Une
pression violente a été exercée sur le cou, mais il pense que cette
pression n'a pas été assez forte pour déterminer la mort. Le cerveau
présentait des signes non équivoques de congestion. Le médecin pense
qu'il y a eu simultanéité entre la congestion et les violences exercées,
sans que cependant la connexion soit évidente; la strangulation semble
avoir été la cause déterminante de la congestion, mais non la seule
cause de la mort.

Quelques témoins sont rappelés et entendus de nouveau au sujet des
propos tenus par Beaujon dans plusieurs discussions. Ils affirment la
sincérité de leurs premières déclarations.

La parole est ensuite donnée au ministère public.

Je ne reproduirai pas ce discours, habilement composé, groupant avec
intelligence et d'une façon dramatique tous les faits établissant la
culpabilité de Beaujon.

Il termine ainsi:

«Depuis quelque temps les attentats contre les personnes viennent chaque
jour effrayer la société: hier encore, un joueur assassinait un de ses
compagnons de débauche. Aujourd'hui, c'est un crime dû à la jalousie, à
un amour forcené, aveugle, et pour qui? Vous avez entendu, messieurs les
jurés, vous avez entendu ces propos, empreints à la fois de cynisme et
d'insensibilité absolue. Les mauvaises passions ne reculent devant
aucune violence pour obtenir satisfaction. C'est alors, messieurs les
jurés, que doit intervenir la société, sans crainte comme sans
faiblesse. Un crime a été commis, sans excuse: car la passion inspirée
par la fille Gangrelot est de celle qu'on ne saurait trop flétrir; un
jeune homme, dont tous ceux qui le connaissent se plaisent à affirmer la
douceur, l'intelligence, un jeune homme dont vous avez vu le père à
cette barre, honorable vieillard que la mort de son fils a brisé, un
jeune homme a été assassiné... il vous appartient de frapper le
coupable, il vous appartient de relever le respect de la vie humaine et,
avec lui, le respect de tout ce qui élève l'âme, le travail et la
religion.»

L'avocat de l'accusé portait un grand nom; il ne faillit pas à sa tâche.
Sans s'arrêter outre mesure aux déclarations même de Beaujon, qu'il
considérait comme empreintes d'une trop grande exagération dans le sens
de l'atténuation, il établissait que la scène avait dû ainsi se
développer:

Évidemment il ne s'était élevé--ce soir-là--aucune discussion entre les
deux amis; mais certains ressouvenirs donnaient à leurs rapports une
sorte d'acrimonie dont ni l'un ni l'autre ne se rendait suffisamment
compte. Defodon était dans un état de surexcitation maladive; un mot
prononcé par Beaujon, mot involontaire puisque rien ne le lui rappelle,
a dû exciter la colère du malade, qui s'est élancé de son lit sous
l'empire d'une colère inconsciente, pour frapper celui qu'il considérait
comme son insulteur. Étonné de cette attaque que rien ne lui faisait
prévoir, Beaujon s'est défendu. Ainsi que l'a constaté le praticien qui
a procédé à l'autopsie, ce n'est pas la pression exercée sur le cou de
Defodon qui a déterminé la mort, mais bien une congestion cérébrale
produite par la colère et procédant d'une prédisposition morbide.
Beaujon est donc absolument innocent, et il n'y a pas lieu de le
condamner. L'avocat croit ne pas devoir insister. Les faits sont clairs,
patents, il n'y a eu ni assassinat ni intention d'assassinat. Il n'y a
là qu'un accident triste, pénible, douloureux, mais auquel la
condamnation d'un innocent donnerait un caractère plus douloureux
encore.

L'avocat termine en déclarant qu'il se confie à la haute sagesse du
jury, auquel font défaut les éléments les plus simples d'une conviction
contraire à l'accusé.

--Pas une preuve, s'écria-t-il, songez-y bien, messieurs les jurés, pas
un indice certain. Au contraire, entre ces deux jeunes gens, amitié
constante, dévouement mutuel. Ne faisons pas à la nature humaine cette
injure de croire que le meilleur peut devenir tout à coup le plus cruel
des assassins. Vous avez devant vous un jeune homme auquel s'ouvre
l'avenir; certes, il a quelques fautes à réparer, mais rien n'entache
son honneur. Une condamnation, si légère qu'elle fût, briserait sa vie
tout entière. Non, il n'a pas tué, non, Beaujon n'est pas un meurtrier,
et vous rendrez, j'en ai la conviction, un verdict d'acquittement.

Après le résumé du président, le jury entre en délibération.




                                    VII


--Eh bien, demandai-je à Maurice pendant la suspension d'audience, que
pensez-vous de tout cela? Pouvez-vous au moins prévoir le verdict?

Maurice me regarda en souriant:

--Décidément, me répondit-il, vous tenez à voir en moi un sorcier, et je
ne désespère pas de vous entendre me demander un jour de lire l'avenir
dans le marc de café ou dans le creux de votre main.

--De fait, repris-je, vous aviez raison. En dépit du mystère qui règne
et régnera toujours dans cette affaire, il est impossible de nier qu'il
y ait eu violence exercée par Beaujon sur la victime. Nous avons mal
choisi notre problème...

--Vous croyez, n'est-ce pas?

--J'en suis persuadé, repris-je avec énergie, c'est là une cause toute
secondaire, sans intérêt comme sans importance. Et je ne vous demanderai
même pas de vous en préoccuper plus longtemps...

--Dites-moi, reprit Maurice sans me suivre sur le même terrain, j'ai
entendu dire que le mort avait été photographié. Pouvez-vous me procurer
cette photographie?

--Vous entendez la photographie après décès...

--Certes.

--Vous l'aurez... Mais vous n'êtes donc pas de mon avis, vous croyez
qu'il y a ici quelque chose à rechercher?...

--Je ne crois rien... je vous ai fait une question, vous m'avez répondu.
Ne voyez rien de plus...

--Vous dissimulez. Mais je vous le pardonne en raison du dépit qu'a dû
vous causer l'absence d'intérêt de ce procès. Pour ma part, je suis
désolé de n'être pas mieux tombé...

--Chut! le jury, fit Maurice.

En effet, les jurés, après une demi-heure de délibération, rentraient en
séance. Un silence profond régna dans l'auditoire.

Les questions posées avaient trait: la première à la question d'homicide
volontaire, la seconde à la préméditation.

Les réponses furent celles-ci:

Sur la question d'homicide: OUI.

Sur la question de préméditation: NON.

Et enfin:

Admission de circonstances atténuantes.

Beaujon fut ramené. Au moment où le greffier lui donna connaissance du
verdict, il devint pourpre; ses yeux s'injectèrent:

--C'est impossible! cria-t-il.

Le président lui demanda s'il avait quelques observations à faire sur
l'application de la peine.

--Je m'en f...! hurla le malheureux hors de lui. Je suis innocent!

Après une courte délibération, le président lut l'arrêt qui,
reconnaissant l'accusé coupable d'homicide volontaire, le condamnait, en
tenant compte des circonstances atténuantes, à dix ans de réclusion.

Beaujon poussa un cri terrible, et menaça du poing le tribunal, le bras
tendu. Au lieu de se retirer, il résista aux gendarmes qui voulaient
l'entraîner. Il y eut un moment de lutte affreuse. Le condamné se
débattait, frappait, hurlait. On parvint enfin à l'arracher à son banc.

La foule s'écoula, douloureusement impressionnée. Mais ce dernier
incident affirmait la justice de l'arrêt rendu:

--Hein? disait une jeune femme, lui qui avait l'air si doux tout le
temps? Est-il assez rageur?

Le lendemain paraissait dans le journal judiciaire une note ainsi
conçue:

«À peine rentré dans sa cellule, Beaujon a été en proie à de tels accès
de fureur et de désespoir qu'un instant on a dû craindre pour sa raison.
Le fait est d'autant plus remarquable que, lors de son arrestation et
pendant toute la durée de sa détention préventive, il n'a cessé de
montrer la plus parfaite insouciance. Des soins lui ont été prodigués;
il est enfin revenu à lui et a longuement pleuré. Il proteste de son
innocence. Beaujon a déjà demandé à se pourvoir en cassation contre
l'arrêt qui l'a frappé.»


Maurice m'avait quitté aussitôt que l'audience avait été terminée, en me
rappelant ma promesse relative à la photographie de la victime; j'avais
remarqué chez mon ami une certaine agitation; aux questions que je lui
avais adressées, il n'avait répondu que par monosyllabes.

Malgré moi, lorsque je fus seul, je ne pus m'empêcher de réfléchir au
drame qui venait de se dérouler sous mes yeux.




                                  VIII


--Voyons, me disais-je, est-il possible qu'il y ait là une erreur
judiciaire? Voici un homme, il est vrai, dont rien n'a indiqué jusque-là
les penchants pervers. Mais en tenant seulement compte des circonstances
matérielles de l'acte en lui-même, il est évident qu'il est coupable. Il
était seul avec la victime; dans aucune des dépositions il n'a été
question de la présence d'une tierce personne. Le concierge s'est opposé
à la sortie de Beaujon; il se trouvait donc à la porte extérieure de la
maison et aurait vu tout étranger qui aurait tenté de s'enfuir. Pourquoi
cette hypothèse, d'ailleurs? Beaujon n'eût pas manqué de révéler cette
circonstance. Il reconnaît lui-même qu'il était seul, absolument seul
avec Defodon. Bien mieux, tout en donnant une explication particulière
de la scène de violence, il n'en avoue pas moins avoir porté ses mains
au cou de Defodon.

Dans mon désir de trouver quelque point étrange dans cette affaire, je
ne sais où je me serais laissé entraîner dans la voie des hypothèses.

Tout à coup, à la lecture du paragraphe de journal rapporté plus haut,
une lueur subite s'éleva dans mon esprit.

--La folie! m'écriai-je, oui, c'est évidemment cela. Ce jeune homme ne
se trouve-t-il pas dans la première période d'invasion de cette terrible
maladie, n'est-il pas prédestiné par son organisation même à
l'aliénation mentale, et l'acte qui lui est reproché ne serait-il pas la
première manifestation de cette disposition morbide?

Dès que cette idée eut envahi mon cerveau, je l'étudiai soigneusement et
il me parut que tous les détails se rapportaient à cette hypothèse.

Je me complaisais dans cette douce persuasion que Maurice avait sans
doute entrevu ce côté de la vérité. Pour m'affermir moi-même, j'allai
voir l'avocat de Beaujon. Je le trouvai seul, nous étions assez liés
pour que je pusse entamer avec lui une conversation tout amicale.

--Eh bien! lui dis-je, vous avez obtenu un beau succès.

--Vous avez raison, me répondit-il, jamais je n'ai rencontré cause plus
embarrassante; et j'ai réussi au delà de mes espérances. Je savais bien
que je lui éviterais la peine de mort. Aussi me suis-je particulièrement
attaché à l'arracher aux travaux forcés. Malgré sa violence, c'est un
homme de bonne compagnie, trop jeune encore pour se rendre maître de
lui-même, et c'est ce qui l'a perdu. Au bagne, il eût été horriblement
malheureux, et le désespoir l'eût amené à quelque acte d'insubordination
qui eût à jamais ôté tout espoir de grâce... il fera, au contraire, cinq
ou six ans de réclusion et nous obtiendrons remise du reste de la
peine...

--Donc, selon vous, c'est bien dans un accès de violence qu'il a
assassiné son ami?...

--Diable! croiriez-vous par hasard qu'il l'a saisi au cou dans un accès
d'affectueuse amabilité?...

--Mais ne vous est-il pas venu à l'idée une autre hypothèse?

--Laquelle?

--Celle de la folie.

--Je ne vous comprends pas.

--Je m'explique. Je suis absolument de votre avis quant au fait même,
quant à l'acte commis... mais, où je crois que tout le monde a fait
fausse route, c'est en ne tenant compte que du passé et en rien de
l'avenir...

--Vous devenez de plus en plus obscur...

--Dans quelques cas, disent les aliénistes, la folie éclate brusquement;
mais en général le début est lent, graduel. Il y a une sorte de période
d'incubation pendant laquelle on voit survenir divers changements dans
le caractère et les habitudes du malade... ces changements surprennent,
étonnent et (ce n'est pas moi, c'est le docteur G... qui parle), si le
malade n'a pas déjà été aliéné, il est rare qu'on les attribue à un
dérangement mental. Cette période d'incubation peut durer non seulement
des mois, mais même des années entières...

--Si bien que vous croyez...

--Laissez-moi achever. L'hallucination est un des symptômes les plus
communs de l'aliénation mentale; il l'est à un point tel qu'Esquirol
affirme qu'on le rencontre au moins quatre-vingts fois sur cent aliénés.
Les hallucinés, ne l'oubliez pas, croient à la réalité de leurs visions;
elles deviennent pour eux le mobile de certaines actions, inexplicables
en elles-mêmes. Or, il est impossible, impossible, entendez-vous, de ne
pas considérer ces personnes comme ayant, si je puis m'exprimer ainsi,
déjà franchi le seuil de la folie: un pas de plus, et il n'y aura aucune
différence entre eux et ceux qu'on enferme. Voir des choses qui
n'existent pas, être convaincu de la réalité de ces visions, c'est un
trouble qui indique nécessairement une modification morbide du cerveau.

--Tous ces principes, reprit l'avocat, me paraissent absolument justes.
Mais quelle application en voulez-vous faire au cas qui nous préoccupe?

--Ne l'avez-vous pas déjà deviné? Souvenez-vous des détails donnés par
Beaujon sur la scène à laquelle Defodon a dû sa triste fin. Il n'a
jamais varié dans son récit. Il a vu le visage de Defodon prendre une
expression de terreur et de menace, il a vu l'homme se lever de son lit
pour se jeter sur lui. Et alors, songeant à sa sûreté personnelle, il
s'est défendu, il a tué. Eh bien! pour moi, Beaujon était à ce moment
halluciné, Defodon était évidemment dans son état normal; s'il s'est
levé, c'est sans aucune intention mauvaise. Notez encore ce point très
curieux: Si Beaujon avait joui de toute sa raison et qu'il eût voulu se
défaire de Defodon, n'aurait-il pas eu à sa disposition mille moyens
plus ingénieux? ne pouvait-il pas susciter une querelle? Mais, allons
encore plus loin. Je suis persuadé que dans la narration faite par
Beaujon, il est d'une bonne foi absolue. Oui, sans quoi il dirait que
Defodon l'a insulté, l'a provoqué, lui a craché au visage, que sais-je?
Mais rien de tout cela; il raconte ce que réellement il a vu, ressenti
ou plutôt _cru voir_ ou ressentir.

--Vous pouvez avoir raison, dit l'avocat. J'y avais bien songé un
moment, mais pour plaider l'aliénation mentale devant un jury il faut de
tous autres indices: on aurait pris mon argumentation pour l'effort du
désespoir... et entre nous, avouez qu'il faut une grande bonne volonté
pour appliquer votre théorie au cas actuel.

--Aussi vous dis-je qu'on n'a tenu compte que du passé, et qu'il nous
faut tenir compte de l'avenir; je suis persuadé que dans un temps donné
Beaujon sera atteint de délire, et que l'aliénation mentale se déclarera
d'effrayante façon. Alors on comprendra combien sa condamnation était
imméritée...

--Je vous ferai cependant une observation: il est bien singulier--même
pour nous qui discutons ici avec le seul désir de connaître la vérité et
ne tenons pas, bien entendu, à nous convaincre l'un l'autre, par amour
propre--il est bien singulier, dis-je, que ces hallucinations ne se
soient jamais manifestées avant la soirée du crime.

--Évidemment. Seulement à cela je répondrai par cette vérité à la _La
Palice_, c'est qu'il faut commencer par le commencement; il faut une
première hallucination...

--En tout cas, ce fut une chance malheureuse pour tous deux... Mais
admettons votre système; que croyez-vous utile de faire?

--Rien que de suivre la marche ordinaire. Le condamné va se pourvoir en
cassation. Y a-t-il quelque espoir?

--Ici, nous rentrons dans le droit. Oui, il y a presque certitude de
cassation; dans le tirage au sort des jurés, il s'est produit une
irrégularité telle que le rejet du pourvoi me semble impossible...

--Eh bien! ma théorie pourra se vérifier d'elle-même. En supposant que
l'arrêt soit cassé, quel délai cela vous donne-t-il?

--Deux mois environ.

--Pendant ce temps, la détention influant sur le sujet, l'aliénation
mentale ne peut manquer de se développer.

--Vous avez raison.

Nous nous séparâmes enchantés l'un de l'autre. Et moi, très fier de
moi-même, je me dis que décidément j'étais digne de mon maître Maurice
Parent.

Qu'avait-il fait pendant ce temps?




                                   IX


Dès que Maurice m'aperçut:

--Eh bien! me dit-il, m'apportez-vous ma photographie?

Je la lui remis aussitôt. Ce portrait avait été tiré quelques heures
après le crime; la tête de la victime respirait la terreur, les traits
étaient convulsés, les yeux à demi fermés. Du reste, je ne comprenais
guère de quel intérêt pouvait être cette pièce dans la recherche de la
vérité.

Maurice y jeta d'abord un regard distrait; puis tout à coup je vis son
regard prendre cette étrange fixité dont j'ai parlé. Il s'absorba
pendant près d'un quart d'heure dans une contemplation muette que je
n'osai pas troubler, bien que je brûlasse de lui faire part de mes
observations.

Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit un livre que je reconnus pour
le traité de Lavater, nota un passage, puis ferma le livre et se tourna
vers moi:

--Ah! me dit-il, je vous demande pardon.

--Eh bien! avez-vous quelque indice?

--Mon cher, reprit Maurice, vous avez la curiosité des enfants. Depuis
l'affaire de Lambert, vous me prenez pour une sorte d'escamoteur qui va
faire disparaître une muscade sous un gobelet.

--Ne le croyez pas.

--Je ne vous en blâme pas. Ce sentiment est essentiellement naturel.
Souvenez-vous seulement de ce que je vous ai dit. Les causes attribuées
à un fait, vous ai-je expliqué, ne sont généralement que des causes
secondaires; on passe presque toujours à côté de la vérité.

--Et dans l'affaire Beaujon?...

--Dans cette affaire plus que dans toute autre on a fait fausse route,
j'en ai l'intime conviction...

--Beaujon est-il donc innocent, à votre avis?

--Je ne dis ni oui ni non; d'abord il faudrait nous entendre sur ce que
vous appelez son innocence...

--A-t-il, oui ou non, commis le crime pour lequel il a été condamné?

--Modifiez votre question. Dites: A-t-il commis l'acte? Ici je puis déjà
vous répondre: Oui, il a étranglé Defodon...

--Est-il coupable?

--Ceci est à discuter.

--Voulez-vous que je vous explique mes idées à ce sujet?

--Certes.

Je racontai alors toutes les circonstances de mon entretien avec
l'avocat. Maurice m'écouta avec le plus grand soin sans m'interrompre.
J'aurais voulu provoquer un geste, un mot, une exclamation. J'avoue même
que je comptais sur une approbation énergique.

Maurice resta parfaitement froid. J'eus quelque peine à dissimuler mon
dépit, et dans mon for intérieur j'attribuai cette indifférence à une
certaine jalousie de métier.

--Eh bien? demandai-je.

--C'est ingénieux, répondit Maurice.

--Est-ce là tout? m'écriai-je avec une certaine impatience.

Maurice ne put s'empêcher de sourire.

--Mon cher ami, reprit-il, permettez-moi de vous expliquer en quoi et
pourquoi vous n'avez réalisé aucune découverte utile. Vous vous êtes
basé dans vos recherches sur la seule question de sentiment. Si vous
n'aviez pas assisté avec moi à ce procès, autrement dit si vous n'étiez
point venu au tribunal avec cette idée préconçue qu'il _fallait_
absolument découvrir un mystère, vous ne vous seriez pas même posé le
problème. Aujourd'hui il vous faut à tout prix une solution, et c'est
sur cette _nécessité_, que vous vous êtes forgée vous-même, que vous
bâtissez un système de toutes pièces. Votre système d'aliénation
mentale, à sa période d'incubation, est curieux et séduisant à première
vue; dès que cette idée a surgi en vous, vous vous êtes dit: Cela
pourrait être vrai, donc cela doit être vrai, donc cela est vrai. Alors
vous avez élevé votre petit monument en l'adaptant à des bases de
fantaisie. Comprenez-moi bien. Si dans certains faits de la cause, vous
aviez vu poindre cette idée de folie; si alors, saisissant en main ce
fil, si ténu qu'il parût, vous vous étiez engagé dans le labyrinthe des
circonstances accessoires et que peu à peu ces points de repère se
fussent rangés d'eux-mêmes sur votre route, vous conduisant
insensiblement à la certitude, alors je vous dirais que vous avez
raison, et je n'aurais pas assez de félicitations à vous adresser. Mais
laissez-moi vous dire que vous avez agi de façon toute différente. Vous
avez admis _d'abord_ l'aliénation mentale et vous avez fait entrer
l'affaire Beaujon dans votre cadre, la torturant au besoin comme sur un
lit de Procuste.

Je baissai la tête, sentant toute la justesse de ces observations.

--Et en résumé, continua l'impitoyable analyste, sur quoi comptez-vous
pour établir la véracité de votre hypothèse? Sur un délai lui-même
hypothétique, sur une chance plus ou moins probable que la folie se
développera par la réclusion, que l'accès qui se serait déjà produit se
reproduirait. Mais supposez un instant que, ainsi que le fait s'est déjà
présenté, l'hallucination tout accidentelle ne se renouvelle point;
supposez encore que la secousse même produite par la condamnation ait
amené la guérison, où en sera votre démonstration?

--Assez! m'écriai-je, je me rends.

--Vous vous rendez aussi vite que vous avez su triompher. Croyez-moi,
cher ami, pas plus de découragement que d'entraînement irréfléchi...

--Laissons cela. J'ai fait un _impair_, comme l'on dit.

--Du moins votre erreur n'est-elle pas dangereuse et ne fera-t-elle de
tort à personne. Donc ne vous désolez point, vos recherches même
témoignent d'une grande volonté. Mais, comme vous le dites, laissons
cela. J'ai besoin de vous.

--Je suis tout à vous, mais du moins ne me tiendrez-vous point au
courant du résultat de vos recherches?

--Si fait, mais laissez-moi me livrer d'abord à ces recherches.
Pourriez-vous savoir si jamais Defodon a été malade, et retrouver le
médecin qui l'aurait soigné?

--C'est facile.

--Comme nous n'avons pas de temps à perdre, j'abuserai de votre
complaisance. Veuillez aller immédiatement à l'hôtel de Bretagne et du
Périgord demander si la chambre occupée par Defodon est libre et
louez-la aussitôt pour moi. Surtout que l'on ne touche à rien et qu'on
la laisse exactement en l'état où elle se trouve...

--Cela sera fait.

--Bien. Maintenant, je vais vous demander quelque chose qui pèsera à
votre amitié. J'ai besoin de quinze jours d'absolue solitude.
Voulez-vous me les donner?...

--Oui, grand alchimiste. Je ne viendrai pas troubler le grand oeuvre!

--Pour vous remercier, je vous dirai ceci: _Beaujon a étranglé Defodon.
Son récit est absolument vrai. Donc Beaujon est innocent_.

--Et il n'est pas fou?

Maurice se leva, me serra la main et me dit en souriant:

--C'est aujourd'hui mardi, donc d'aujourd'hui en quinze jours, je vous
attends.




                                    X


On comprendra si je devais être exact au rendez-vous. J'avoue très
franchement--dût-on me taxer de vanité ou d'inconséquence--que, pendant
toute cette quinzaine, je me creusai la tête pour trouver la solution du
problème dont je m'étais promis, dont je m'étais imposé d'étudier les
termes. J'avais dû, à mon grand regret, abandonner l'hypothèse de
l'aliénation mentale. En effet, groupant à nouveau les diverses
circonstances du procès, je n'avais rien trouvé qui pût produire en
moi--je ne dirai pas une certitude, mais seulement une probabilité
réelle.

Quelle était donc la voie suivie par Maurice? Cet homme commençait à
éveiller en moi une surprise profonde. Dix fois j'étais allé frapper à
sa porte, dix fois il m'avait été répondu qu'il était à la campagne.
Aucun de nos amis ne l'avait rencontré, il était devenu complètement
invisible. Était-il absent de Paris? Pour moi je ne le croyais pas. Je
comptais les jours, et l'affaire Beaujon était devenue pour moi une
sorte de cauchemar. Maurice n'avait-il pas dit qu'il était innocent?

Certes, l'opinion publique est facile à contenter. Quand un homme est
sous le coup d'une accusation capitale et qu'il échappe à la peine de
mort, alors même qu'il est frappé d'une terrible condamnation,
l'impression générale est celle-ci: Il est bien heureux de _s'en tirer_
à ce prix.

On ne songe pas à plaindre l'homme dont la vie est perdue, qui a devant
lui dix longues et mortelles années de détention, qui voit tout son
avenir détruit, toutes ses espérances brisées. Il est si heureux de
_s'en être tiré_ à ce prix! Passionné pour les condamnés à mort, pour
les coupables frappés d'une peine perpétuelle, le public est indifférent
pour les condamnations _à temps_, sans réfléchir que les premières
années sont aussi horribles et aussi douloureuses, quelle que soit la
durée de la peine à subir. L'espérance ne vient que bien longtemps après
l'épuisement du désespoir.

Par exception, le silence ne s'était pas fait immédiatement autour de
l'affaire Beaujon; et ce regain de popularité était dû à l'étrangeté du
personnage qui avait comparu devant les assises sous le nom de fille
Gangrelot. Cette aventure l'avait mise à la mode et, pour tout dire,
avait fait sa fortune. La voiture et les promenades au Bois ne s'étaient
pas fait attendre; les viveurs l'avaient appelée à leurs soupers et
leurs raouts; sa bêtise même faisait sa force. Elle était passée à
l'état d'étoile; on parlait de son prochain engagement dans un théâtre
de genre. Enfin, il ne lui manquait plus pour arriver à l'apogée de sa
gloire éphémère, que le mariage obligatoire avec quelque Anglais
excentrique.

L'attention avait donc été ramenée vers Beaujon, qui, on le sait,
s'était immédiatement pourvu en cassation.

À la suite des accès de colère dont il avait été saisi lors de sa
réintégration dans la prison, Beaujon avait été en proie à une fièvre
ardente qui avait mis ses jours en danger.

À cet état avait succédé une prostration générale. On redoubla de
surveillance à l'égard du condamné, auquel on supposait des idées de
suicide.

Les petits journaux s'étaient emparés de la _Bestia_ et lui avaient fait
une popularité de mauvais aloi à la Nina Lassave. L'ancienne maîtresse
de l'assassin Beaujon endossait quotidiennement des mots que lui
attribuaient les faiseurs ordinaires. Sa bêtise, exagérée à dessein,
menaçait de devenir légendaire. Elle faisait concurrence à La Palice et
à Calino, ces deux types de la naïveté inintelligente.

Je notais soigneusement tous ces détails; la pensée m'était venue un
instant que la _Bestia_ pouvait fournir quelques renseignements; je
l'avais surveillée, épiée. J'espérais qu'un mot lui échapperait me
mettant sur la trace de quelque observation jusqu'alors négligée. Mais
en vain.

Je n'avais pas cessé un seul jour de voir l'avocat de Beaujon; je lui
avais fait part de mes perplexités. Mais après avoir accueilli d'abord
avec complaisance mon hypothèse d'aliénation mentale, l'homme de loi
était promptement revenu à sa conviction première, la culpabilité
réelle, absolue, complète de Beaujon, pour accepter dans son intégrité
le système de l'accusation; sans attribuer à la jalousie seule le
mouvement de violence de l'assassin, l'avocat pensait qu'un motif
accidentel avait donné lieu à la querelle à la suite de laquelle Defodon
avait succombé.

--Vous devriez connaître mieux les jeunes gens, me disait-il. Ils ont
souvent des pudeurs inouïes, et la crainte du ridicule peut les amener à
de véritables aberrations. Il y a eu querelle, ceci ne fait pas pour moi
l'ombre d'un doute. Mais cette querelle procède peut-être d'un de ces
mots sans importance qui échappent parfois dans la conversation, et
c'est la banalité même de ce point de départ qui s'oppose à ce que
Beaujon le fasse connaître. Je suis convaincu de plus qu'il n'avait pas
l'intention de tuer. Dans cette courte lutte, le même accident aurait pu
se produire en sens contraire; Defodon aurait pu tuer Beaujon sans plus
de préméditation.

«En somme, le verdict du jury a tenu compte de ces circonstances. Si la
conduite de Beaujon est satisfaisante, comme je l'espère, on lui
procurera quelques adoucissements dans sa captivité. Il pourra être
bibliothécaire, comptable, que sais-je? Enfin, d'ici à quelques années,
on obtiendra remise d'une partie de sa peine. Croyez-moi, ne vous
préoccupez plus de cette affaire. Il en est malheureusement trop qui
sont plus terribles et par conséquent plus intéressantes.

Je me serais peut-être rendu à ces raisons. Le délai fixé par Maurice
était sur le point d'expirer. Il ne m'avait pas donné signe de vie... Je
pensais parfois qu'il n'avait absolument rien découvert, que peut-être
même dès le premier jour il savait exactement à quoi s'en tenir et que
seul l'amour-propre l'avait engagé à retarder cet aveu.

Mais, malgré, moi, je ne pouvais arracher ces préoccupations de mon
esprit. J'étais littéralement obsédé; mon imagination me représentait
Beaujon dans sa cellule, songeant à cette horrible condamnation, se
demandant par quel enchaînement de circonstances la fatalité l'avait
poussé dans cet abîme... J'accusais Maurice de lenteur, d'insouciance.
Je voulais me persuader qu'avec ses facultés extraordinaires il aurait
dû réussir plus vite et plus tôt.

Un matin, vers sept heures, on frappa à ma porte. J'ouvris
précipitamment:

C'était Maurice.

Une demi-obscurité régnait dans ma chambre; je tirai les rideaux et me
retournai en tendant les bras à mon ami. Mais je reculai
involontairement en poussant un cri de surprise.

J'ai dans un autre récit (_le Clou_) esquissé la physionomie de Maurice
Parent. C'était, ai-je dit, un homme d'environ trente-trois ou
trente-cinq ans, de taille moyenne, mince et bien proportionné. Son
visage, peu frappant à première vue, attirait bientôt l'attention par la
singularité de ses yeux, dont le regard semblait avoir des propriétés
toutes particulières. Ils étaient vifs, mobiles, enfoncés sous l'arcade
sourcilière. Lorsqu'ils se fixaient sur un point quelconque, ou lorsque
la méditation s'emparait de lui, ils déviaient sous l'influence d'un
strabisme passager, si bien que les rayons des deux yeux _convergeaient_
sur l'objet examiné. Lorsque cette attention avait pour objectif une
pensée intérieure, les yeux s'immobilisaient, se pétrifiaient, se
cristallisaient pour ainsi dire, et il m'eût été impossible d'expliquer
comment ses regards semblaient se diriger _au dedans_, et non plus au
dehors. Et cependant c'était bien l'impression que ses yeux me causaient
alors.

Maurice était ordinairement pâle, mais d'une pâleur _saine_. Son teint
uni avait la couleur mate et uniforme qui tient plus au grain même de
l'épiderme qu'à l'état de la santé.

Mais ce matin-là, Maurice était à peine reconnaissable. Il était livide,
amaigri comme un anachorète sortant de sa Thébaïde; les ombres de son
visage s'accentuaient de touches de bistre; ses yeux, entourés d'un
cercle noirâtre, brillaient comme ces anthracites qui ressemblent aux
diamants de la nuit.

--Qu'avez-vous? m'écriai-je, que vous est-il arrivé?

Il me regarda avec surprise, et ses lèvres amincies ébauchèrent un
sourire.

--Que signifie cette question? me répondit-il.

--Mais... continuai-je en hésitant, n'êtes-vous pas malade?

--Nullement.

--Regardez-vous donc, fis-je en l'amenant devant la glace qui surmontait
la cheminée.

Il s'examina longuement.

--Je comprends, murmura-t-il.

Puis, de sa voix claire et nette:

--Ne vous effrayez pas, je suis aussi bien portant que jamais. Un peu de
fatigue, voilà tout. Mais laissez-moi m'asseoir, nous avons à causer.

En l'entendant s'exprimer avec cette aisance et cette parfaite liberté,
je sentis mes craintes s'évanouir. Nous nous installâmes au coin de la
cheminée. J'allais de nouveau lui adresser la parole. Il m'arrêta d'un
geste.

--Ne m'interrogez pas, dit-il. Depuis quinze jours, je n'ai pas une
seule minute, une seule seconde, laissé échapper le fil de ma pensée;
j'ai suivi sans hésiter, sans chanceler, ma route droite et inflexible.
Le temps n'est pas encore venu où je puis rendre à mon esprit sa liberté
d'action. Il faut que je le maintienne, immobile sur le chevalet où je
l'ai couché... je n'ai pas entendu la voix d'un être humain. Si je suis
venu ici, c'est que je sais que peu à peu je pourrai écouter la vôtre
sans que la transition soit trop brusque. Il y a longtemps que je suis
habitué à vous entendre: votre _note_ ne _désharmonisera_ pas ma
pensée... cela peut vous sembler étrange. Il faut que je m'explique
mieux. Envoyez chercher du café noir, et dans dix minutes je vous
parlerai. Pendant ce temps, laissez-moi seul. Il faut aussi que je
m'habitue, que je me _réhabitue_ aux objets qui m'entourent ici.

Je sortis aussitôt.

En dépit de moi-même, je me sentais inquiet. Était-ce donc l'affaire
Beaujon qui avait amené chez mon ami cet incroyable changement? Ou
quelque événement inconnu, quelque malheur l'avaient-ils frappé tout à
coup? Cette admirable intelligence avait-elle donc été ébranlée par un
choc soudain?

Lorsque je rentrai dans ma chambre, Maurice était debout devant la
cheminée: son visage s'était éclairci, ses yeux avaient repris leur
vitalité, son sourire avait retrouvé cette expression à la fois douce et
profonde qui donnait à son regard une beauté exceptionnelle. Il me
tendit la main:

--Là! dit-il, me voilà _nivelé_, tu vois que cela n'a pas été long.

On remarquera que nous employions indistinctement le _tu_ ou le _vous_.
Lorsque Maurice se trouvait dans ce que j'appelais la période
_méditative_, alors, involontairement et comme à notre insu, de part et
d'autre, nous perdions les formules de la familiarité. Le tutoiement par
lequel il m'accueillit me parut de bon augure, et je lui serrai la main
avec effusion.

--Puis-je parler maintenant? lui demandai-je en souriant.




                                     XI


--Je te pardonne l'épigramme, répondit-il. Car, en vérité, je dois te
paraître bizarre. Tu ne me connais pas encore complètement; je ne sais
d'ailleurs si je me connais bien moi-même. Mais, avec ta bonne volonté,
nous allons tâcher de nous rendre un compte exact de l'état dans lequel
je me trouve. Et d'abord, pour ne pas laisser plus longtemps ta
curiosité en suspens, je te dirai que, depuis la dernière fois que nous
nous sommes vus, je n'ai pas cessé un seul instant de m'occuper de
l'affaire Beaujon...

--Ah! fis-je dans un élan de joie involontaire. Et tu as réussi?

--Pas d'impatience: j'y viendrai tout à l'heure. Je dois te dire que,
dès le principe, j'avais un plan presque complètement tracé. Mais l'idée
même qui avait surgi en moi impliquait de telles difficultés que les
simples procédés de l'induction, applicables à l'affaire Lambert que tu
n'as pas oubliée, étaient ici tout à fait insuffisants. Il ne s'agissait
plus dans le cas actuel de faits matériels, palpables, de circonstances,
si petites qu'elles fussent, qui pussent me servir de jalons dans mes
recherches. Dans l'affaire Lambert, le mari avait assassiné sa femme. Il
_savait_ lui-même comment le fait s'était passé, il ne s'agissait donc
en quelque sorte que de le faire parler, d'interroger les événements
eux-mêmes, de retrouver, si je puis dire ainsi, la trace physique qu'ils
avaient nécessairement laissée de leur passage. Tu comprends toute
l'importance de ce point: le meurtrier _savait_, il fallait se
substituer à lui, entrer dans sa pensée, l'étudier dans ses moindres
mouvements, dans les plus insignifiantes manifestations de sa
conscience. Pour tout dire, le problème _existait_, les termes en
étaient posés. On était à la recherche d'une inconnue, mais au moins on
était en possession des premiers termes de l'équation. Ici, au
contraire, écoute bien ceci et que cela te serve de renseignement sur
l'utilité des moyens barbares employés au moyen âge pour parvenir à la
découverte de la vérité, Beaujon eût-il été appliqué à la torture, à la
question ordinaire et extraordinaire, eût-on brisé ses membres, déchiré
son corps, jamais on n'aurait pu lui arracher un aveu réel.

«Peut-être se serait-il avoué coupable, peut-être eût-il bâti une fable
pour donner corps à l'accusation et par conséquent faire cesser ses
tourments. Mais il aurait menti, par cette raison effrayante,
incroyable, qu'il ne _connaissait_ pas, qu'il ne _connaît_ pas la
vérité. Ceci semble insensé; ce n'est rien encore. Beaujon était seul
avec Defodon, nul n'a pénétré dans la chambre; c'est bien Beaujon qui a
tué Defodon, et Beaujon ne sait ni comment ni pourquoi le fait s'est
produit. Chose plus effrayante encore: il peut croire qu'une partie du
système d'accusation est fondée; il _peut_ supposer que Defodon s'est
jeté sur lui dans un accès de jalousie. En un mot, ni commissaire de
police, ni juge d'instruction, ni procureur général, ni jurés, ni
président, ni accusé ne savent la vérité...

Maurice s'arrêta. J'étais atterré.

--Ainsi, m'écriai-je, sans toi... (et j'appuyai fortement sur ces mots),
sans toi, jamais on n'aurait connu cette vérité...

--Je n'y mets aucune vanité, crois-le bien. Mais ce que tu viens de dire
est exact. _Sans moi_, ce problème fût resté à jamais insoluble. Il
fallait ce concours de circonstances inouïes, que tu me fisses la
proposition dont tu te souviens, que certains mots dans l'acte
d'accusation et les réponses des accusés me donnassent l'éveil, et
qu'enfin je fusse venu assister à ces débats, moi que l'insoluble
attire, que l'inconnu subjugue, que l'impossible fascine. Il fallait en
outre que je ne fisse pas fausse route une seule minute, et maintenant,
je vais t'expliquer le sens de mes premières paroles, je vais
t'expliquer pourquoi tu ne m'as pas vu, pourquoi tu n'as pas entendu
parler de moi depuis ces quinze jours....

En vérité, dans ce moment où, maître de lui-même, Maurice, de sa voix
calme, exposait lentement, sans emphase, sans entraînement, la
philosophie de cette incroyable affaire, je me sentais saisi pour lui
d'une admiration sans bornes; sa tête s'était rejetée en arrière, son
regard avait pris cette fixité qui le rendait si remarquable: on
comprenait ce qu'avait été au temps antique la Pythie sur son trépied.

--Tu as donc bien saisi, continua-t-il, ce fait important. Tout point de
repère me manquait. Il fallait reconstruire le drame de toutes pièces,
non en ce qui constituait la scène même du meurtre, mais dans ses
antécédents, dans ses causes. C'est d'ailleurs ce qu'avait tenté de
faire l'accusation en s'attachant à la prétendue passion de ces jeunes
gens pour la Gangrelot. Or, voici quel a été mon premier mode de
procéder. Étudiant avec la plus minutieuse attention, je dirais presque
à la loupe, les termes de l'acte d'accusation, les réponses de Beaujon,
les dépositions des témoins, je me suis demandé si des détails n'étaient
point passés inaperçus qui comportassent un examen plus sérieux. Et tout
d'abord, j'ai acquis une conviction absolue, procédant d'une
constatation dont tu vas toi-même reconnaître l'exactitude. Dans toute
cette affaire, on s'est préoccupé du passé de l'accusé ou des témoins,
on a groupé, après les avoir recherchées, toutes les circonstances de
nature à éclairer l'opinion sur leur caractère, sur leurs sentiments
probables. On a fait, en un mot, sur Beaujon, sur _la Bestia_, une
enquête soigneuse. Mais on a complètement négligé de faire le même
travail au sujet d'un des acteurs de ce terrible drame; on n'a pas un
seul instant recherché qui était moralement et physiquement Defodon, la
victime, le mort. D'enquête à son sujet, il n'en a pas été question.
Ainsi agit toujours la justice, obéissant à l'une des infirmités de la
nature humaine. Elle se donne un objectif; elle délimite d'abord la
route qu'elle devra suivre et ne s'en écarte à aucun prix. Pour elle, le
raisonnement a été celui-ci: Beaujon est coupable; il ne peut pas ne pas
être coupable; il faut donc justifier l'accusation. Tous ces
raisonnements sont de bonne foi.

Alors on cherche, on bâtit un système sur un plan donné d'avance, on
néglige ce qui ne paraît pas concluant, on donne une importance énorme à
des faits qui ne seraient point remarqués si, de prime abord, on n'avait
pas la conviction de la culpabilité, et c'est ainsi qu'on voit produire
devant les jurés ces conversations qui n'avaient aucune valeur, qu'on
rappelle ces mots qui n'avaient aucun sens précis. On pressure, on
torture les moindres détails pour les ajuster au moule construit par la
prévention. Dans le cas actuel, il est facile de reconnaître les traces
de ce travail. Les éléments réunis par l'enquête n'ont convaincu
personne; le verdict même du jury en est la preuve. Que sont en ce cas
les circonstances atténuantes, sinon la constatation d'un doute?...

Maintenant, continua Maurice, venons à ceci: nous sommes en présence de
trois systèmes différents: l'un, formulé par l'accusation, attribuant le
meurtre de Defodon à un acte volontaire de Beaujon, non prémédité, mais
déterminé par une explosion irrésistible de colère et de jalousie. Le
second système, si toutefois il mérite ce nom, est celui de Beaujon. Je
ne sais rien, dit-il; Defodon s'est jeté sur moi, j'ignore pour quelle
raison. Je me suis défendu et j'ai eu le malheur de le tuer. J'arrive,
moi, avec le troisième système qui est la vérité...

--Beaujon est innocent, m'écriai-je.

--Absolument.

--Alors, il est fou!

--Non pas. Tu tombes toi-même dans le défaut que je te signalais. N'y
a-t-il donc, en dehors de Beaujon, personne dont l'état ait dû influer
sur l'événement?...

--Defodon!

--Enfin, tu as bien voulu penser à lui. Remarque combien cette idée a
été lente à se produire sur toi...

--Alors, selon toi, Defodon, dans un accès de folie, s'est jeté sur
Beaujon... oui, en effet, rien de plus rationnel, rien de plus
plausible. Qu'il est étrange que cette pensée ne soit venue à
personne!...

--Fort heureusement! reprit Maurice en souriant. Car d'un seul bond tu
vas aux dernières limites du possible. Je ne t'ai pas amené à ce point
de ma démonstration pour te déclarer que tel ou tel était l'état de
Defodon, mais uniquement pour que tu comprisses qu'il y avait là toute
une voie nouvelle, à savoir l'étude de l'état de Defodon. Comprends-tu
la faute commise par tous? L'acte de Beaujon a violemment attiré
l'attention sur lui; c'est donc lui qui, dès le principe, est devenu le
point de mire de toutes les recherches. Or, je dis que c'était sur
Defodon que devait se diriger l'enquête... c'est cette tâche que j'ai
assumée.

J'écoutais avec une attention croissante. C'était tout une révélation,
et je sentais instinctivement que Maurice était sur la véritable piste.
Il continua:

--Tu dois comprendre maintenant comment pendant quinze jours je me suis
absolument séquestré du monde: j'avais besoin de m'identifier à la
nature d'un homme que je n'avais pas connu, de reconstituer pièce par
pièce un caractère que je n'avais jamais été à portée d'apprécier, et je
n'avais d'autres données que quelques mots saisis çà et là dans des
actes et des pièces où quelques points de repère s'étaient glissés par
hasard et comme à l'insu de tous. Ces quinze jours, je les ai passés
dans la chambre où le crime a été commis... je dis _crime_ pour me
conformer au verdict rendu; mais je prouverai qu'il y eut purement et
simplement accident. Oui, pendant quinze jours, dormant à peine, ne
mangeant que tout juste assez pour ne pas mourir de faim, j'ai vécu de
la vie de Defodon, j'ai surexcité ma propre nature pour la mettre au
diapason de la sienne, et... j'ai réussi...

--Eh bien! m'écriai-je en voyant qu'il s'arrêtait.

--Je ne veux point t'en dire plus. Aujourd'hui, à trois heures, viens à
l'hôtel de France et du Périgord, rue des Grès, tu y trouveras quelques
autres personnes que j'ai convoquées, et là je vous dirai tout. Alors,
du reste, aura lieu une épreuve suprême qui prouvera la réalité de mes
déductions... À trois heures donc!

--À trois heures.

Et Maurice sortit.




                                    XII


L'hôtel de la rue des Grès était une de ces vieilles maisons, à l'allure
lourde et respectable, comme il n'en reste guère aujourd'hui. On
devinait que des générations d'étudiants avaient passé par là, et que
sur ce palier plus d'un avait frissonné sous son habit râpé, qui,
aujourd'hui, occupait une place parmi les privilégiés de la Faculté;
plus d'un s'était hâté, devant la loge du concierge, craignant une
réclamation, qui, aujourd'hui, comptait les revenus d'une clientèle
sérieuse; plus d'un enfin était sorti, la tête haute et le front
étincelant d'espérance, qui était mort dans quelque coin, rongeant sa
dernière désillusion avec son dernier morceau de pain.

Au résumé, maison mal tenue, d'apparence morne et _grognon_. Sa façade
semblait dire: Je suis ce que je suis. Qui ne veut de moi peut passer.

C'était là qu'avaient demeuré Beaujon et Defodon. Je m'enquis auprès de
la propriétaire qui occupait le bureau. Elle m'indiqua la chambre. J'y
montai rapidement, par un vieil escalier, large et solide, à rampe
fièrement campée, à balustrade massive, surchargée de poussière, où mes
doigts témoignèrent par écrit qu'on n'avait guère épousseté.

Je frappai à une lourde porte, qui s'ouvrit aussitôt. Maurice était
seul. Je regardai autour de moi avec curiosité.

--Voici la chambre, me dit Maurice.

La description qui avait été faite par Beaujon à l'audience était
exacte. C'était une grande pièce, d'anciennes construction et
disposition, comme toute la maison, une de ces chambres comme on n'en
trouve plus qu'au Marais ou dans le faubourg Saint-Germain. Les murs
étaient couverts d'un papier autrefois décoré de fleurs, mais
aujourd'hui de couleur si ternie, si fanée, que tout disparaissait sous
une même teinte grisâtre. Il était déchiré en plusieurs endroits,
notamment au-dessus de la plinthe.

En entrant on avait à sa droite la fenêtre haute et large ouvrant sur la
rue; à sa gauche, occupant presque toute la largeur du panneau, un lit,
forme dite bateau. De grands rideaux de calicot blanc, bordés d'une
bande de jaconas à fleurs jaunes, pendaient d'une flèche fixée au mur et
enveloppaient le lit; trop courts cependant pour toucher le parquet, ils
s'arrêtaient à mi-hauteur du bateau. À la tête du lit, un de ces
meubles, connus de nos pères sous le nom de _servantes_, faisait office
de table de nuit. En face de la porte, une cheminée surmontée d'une
glace faite de deux morceaux, encadrée de bois peint en blanc: dans ce
cadre, au-dessus du miroir, les restes d'une vieille peinture qui au
temps jadis avait eu la prétention de représenter des amours lutinant
une nymphe. Auprès de la cheminée un fauteuil en velours d'Utrecht,
forme dite _bergère_; à terre, devant le lit, une descente de lit coupée
dans quelque ancienne tapisserie. En face de la cheminée, c'est-à-dire
auprès de la porte d'entrée, un bureau en bois noirci.

Maurice avait fait disposer devant la fenêtre une table ronde recouverte
d'un drap vert, sorte de bureau autour duquel des fauteuils semblaient
attendre un conseil d'administration.

--Je t'ai fait venir le premier, me dit Maurice, afin que tu pusses
m'aider dans mes dernières dispositions.

--Qui attends-tu?

--Trois personnes d'abord, qui prendront place avec nous à cette table,
puis quelques témoins, et parmi eux, le père de Defodon. C'est à son
sujet que je dois te faire quelques recommandations. La propriétaire a
mis à ma disposition la chambre d'à côté. C'est là que restera M.
Defodon père, jusqu'à ce que j'aie besoin de lui. Tu iras le chercher
lorsque je te le dirai.

--C'est bien. Mais quelles sont les trois personnes qui doivent
constituer notre tribunal, car je devine que ton intention est de
refaire l'instruction et le procès?...

Au même instant, on frappa à la porte. Maurice ouvrit. Je reconnus B...,
l'avocat de Beaujon; il était accompagné d'un vieillard.

--Je vous remercie de votre exactitude, dit Maurice en serrant la main
de B... et en saluant le vieillard.

Il me présenta à ce dernier, puis m'apprit que c'était le président du
jury qui avait condamné Beaujon.

Un instant après arriva la troisième personne. Je ne pus retenir un
geste de surprise: c'était l'avocat général qui avait requis dans
l'affaire.

--Monsieur, dit-il à Maurice, vous avez fait appel à mon impartialité et
à mon honneur de magistrat; l'estime toute particulière que m'inspire
votre caractère a fait taire en moi toute hésitation. Quelque étrange
que puisse paraître cette démarche, j'ai la conviction qu'un homme de
votre intelligence apprécie toute l'estime dont lui témoigne ma
présence.

Comment Maurice avait-il pu décider l'avocat général et le président du
jury à cette revision intime d'une affaire déjà jugée, c'est ce qu'il
serait difficile de comprendre, si l'on ne tenait compte de l'ascendant
extraordinaire qu'il savait prendre sur les hommes avec lesquels il se
mettait en relation. Ancien employé de ministère, sans grande fortune,
sans titre officiel, Maurice était partout accueilli avec la
considération que méritait et que lui conciliait sa grande intelligence.

En ce moment, j'étais fier de lui, et malgré moi je ne pouvais me
défendre d'un certain mouvement d'inquiétude. Je le regardai, il était
calme, quoique plus pâle qu'à l'ordinaire. Mais ses yeux parlaient,
vivaient, imposaient la confiance. Je lui serrai vivement la main, comme
à la dérobée. Il se retourna, me regarda avec douceur, me fit un petit
signe comme pour me rassurer, puis invita ses hôtes à prendre place
autour de la table.

--Ah! fit tout à coup Maurice en se tournant vers moi, j'attends aussi
un médecin; dès qu'il sera arrivé, tu le placeras à côté de M. Defodon
père, dans l'autre chambre. Il sait ce qu'il a à faire. Maintenant,
messieurs, continua-t-il en s'inclinant légèrement devant ses hôtes, je
suis à vous.

Il plaça sur la table divers objets, des papiers, une petite boîte, et,
assis sur le fauteuil qui s'adossait à la fenêtre:

--Messieurs, commença-t-il, il y a en ce moment, dans une cellule de
prison, un homme qui a été condamné à dix années de réclusion; cet homme
a failli être condamné à mort. Eh bien! je vous affirme, et vous serez
bientôt de mon avis, que cet homme est absolument innocent. Loin de moi
la pensée d'accuser ici ceux qui ont contribué de près ou de loin à sa
condamnation; car, lorsque vous saurez la vérité, vous comprendrez qu'il
était impossible à la justice de connaître les incroyables circonstances
de cet accident.

Je regardai l'avocat général et le président du jury; ils ne firent pas
un seul geste de protestation ni d'incrédulité. Ils attendaient.

Maurice ouvrit une petite boîte plate qui se trouvait à portée de sa
main.

--Ceci, dit-il, est le portrait de Defodon fait après décès; veuillez le
regarder avec soin, vous bien pénétrer des traits de cette
physionomie...

Le portrait passa dans chaque main.

--Vous comprenez, reprit Maurice, que ce portrait est le premier témoin
dont l'examen puisse apporter ici quelque lumière. En effet, l'homme est
mort rapidement, la photographie a été tirée presque aussitôt, la
physionomie de la victime a gardé l'empreinte des sentiments qui
éclatèrent dans ce cerveau au moment même de la commotion mortelle.
Interroger ce portrait, c'est donc le seul moyen qui soit en notre
pouvoir d'établir une communication quelconque entre la victime et nous,
et sinon le seul, comme je vous le prouverai, du moins le premier, le
plus simple et le mieux à notre portée. Ne croyez pas d'ailleurs que je
joue sur les mots. Il est possible d'interroger une chose inerte. La
regarder rapidement, d'un coup d'oeil inattentif, irréfléchi, si je puis
dire, c'est ne lui rien demander. Au contraire, tendez votre esprit sur
cet examen, étudiez une à une toutes ses lignes et vous serez surpris de
voir l'idée se dégager peu à peu et s'imposer à votre conscience.

--Cette physionomie, continua Maurice, porte un caractère saillant,
évident. Quel est-il à votre avis, monsieur l'avocat général?

--C'est évidemment la terreur, répondit le magistrat.

Maurice ne put réprimer un sourire.

--Permettez-moi de vous arrêter à cette première appréciation. Non,
cette physionomie n'exprime pas la terreur; examinez avec moi, et vous
allez en être convaincu. Prenez cette glace et regardez-vous bien. Bien,
maintenant donnez à votre physionomie l'expression de l'effroi. C'est
cela, mais accentuez... accentuez encore.

Le magistrat, obéissant au désir de Maurice, s'efforçait de traduire sur
son visage le sentiment de la terreur la plus profonde. Il tenait à la
main une petite glace ovale et étudiait curieusement les contractions
qui se produisaient sur son visage.

--Fort bien, s'écria Maurice, une seconde de patience. Remarquez ces
points principaux. Vos yeux sont démesurément ouverts, les sourcils
relevés, le front est plissé. La bouche est ouverte, les joues sont
tendues sans un seul pli, les rides même qui contournent la bouche à la
commissure des lèvres ont disparu. Caractère général, extension de la
face... maintenant, regardez encore cette photographie et dites-moi si
votre idée subsiste.

--C'est vrai, s'écria l'avocat, aucun de ces caractères ne se reproduit
sur ce visage...

--Encore un détail important: dans la tension des traits sous
l'impression de la terreur, les lèvres, notamment, sont dépourvues de
toute espèce de pli ou de contraction... regardez les lèvres du mort...

L'observation était juste. La lèvre inférieure du portrait était tordue
et en quelque sorte convulsée.

--Vous me pouvez faire observer que la mort, quoique récente lorsque ce
portrait a été fait, peut avoir modifié certains traits... je serais de
votre avis si nous constations une _absence_ de contractions. La mort
peut produire le repos et la distension des muscles. Mais toutes les
contractions qui ont subsisté pendant la première heure qui a suivi le
décès ont évidemment, nécessairement, préexisté à la mort ou plutôt se
sont produites simultanément avec la catastrophe finale. Étudions
maintenant le caractère de ces contractions qui, jusqu'ici, vous
paraissent, comme à moi, ne pas être expliquées par l'effroi. Certes, je
sais que rien ne pouvait venir plus naturellement à l'esprit que cette
première hypothèse. Une lutte s'engage, le plus faible succombe. Au
moment où il sent que sa force est en défaut, il est saisi d'une terreur
folle... oui, cela est vrai, à moins (écoutez bien ceci), _à moins qu'un
sentiment plus violent, plus impérieux, n'absorbe toutes ses facultés et
ne le rende inconscient d'un danger que rien ne lui fait prévoir..._

Nous respirions à peine, dans la crainte de troubler Maurice dans sa
démonstration. Nous pressentions que la vérité allait se dégager de ces
préliminaires.

--Or, le caractère typique, absolu, évident de cette physionomie, c'est
le _dégoût_, un dégoût intense, profond, énorme. Vérifions le fait. Le
signe caractéristique du dégoût, c'est la contraction de la lèvre
inférieure, dont les extrémités s'abaissent tandis que le milieu de
cette lèvre se recourbe sur lui-même et fait, selon une expression
vulgaire, mais d'une clarté complète, bourrelet.

Nous exécutâmes tous instinctivement le mouvement.

--Voyez, la lèvre supérieure remonte violemment, la lèvre inférieure
s'abaisse. Sous la pression exercée sur les joues par la motion de la
lèvre supérieure, les deux plis dont je parlais tout à l'heure et qui
sillonnent le visage des narines aux coins de la bouche s'accentuent
vigoureusement et se creusent. En même temps, le nez se relève et il se
forme des plis transversaux à la jonction des sourcils. Les yeux, au
lieu de s'ouvrir démesurément, comme dans la terreur, se rapetissent au
contraire sous le gonflement des paupières. La peau du front, tirée en
bas, est sans rides... Regardez ce portrait. C'est le type du dégoût...
et voilà ce qu'il nous répond lorsque nous l'interrogeons: L'homme est
mort dans un accès de dégoût terrible, irrésistible... Ce que je vous
dis n'est-il qu'une hypothèse plus ou moins ingénieuse? La réponse est
dans la contraction de la lèvre inférieure. _Aucune sensation_, je dis
aucune, n'a pour caractère accessoire ce trait qui est inhérent au
dégoût. Le premier degré du dégoût est le dédain; ici la langue
elle-même nous aide. Lèvre _dédaigneuse_, la formule existe, c'est la
lèvre inférieure qui avance, tandis que la lèvre supérieure s'y appuie
fortement.

--Toutes ces déductions, dit le juré, sont d'une justesse admirable. Il
est évident que, lors de la crise fatale, Defodon était sous l'empire du
dégoût; mais allierez-vous le dégoût, sentiment tout répulsif et de
_retraite_, si je puis dire, avec cette action violente qui aurait porté
la victime à se jeter sur Beaujon?...




                                     XIII


--Votre observation, reprit Maurice, vient elle-même au secours de la
vérité; vous verrez comment, tout à l'heure. Je retiens le mot, et,
comme on dit au Palais, j'en prends acte. Dégoût, sentiment qui a pour
résultat le désir de s'éloigner, de faire _retraite_, comme vous l'avez
si bien dit. Or, se retirer _d'ici_, n'est-ce pas aller _là_,
c'est-à-dire se mouvoir en un sens opposé à l'objet qui cause le dégoût?
Plus le dégoût sera violent, plus l'objet qui l'aura causé inspirera la
répulsion, et plus sera vif le mouvement de _retraite_, d'éloignement,
c'est-à-dire de tendance vers un point éloigné de celui où se trouve
l'objet en question. Supposons que j'aie horreur des crapauds. Je marche
dans un pré. Vous êtes derrière moi. J'aperçois à mes pieds un de ces
horribles animaux, je fais un mouvement de recul, de retraite, et je
vous heurte violemment.

Je ne sais quelle idée surgit à ce moment dans mon esprit. Il me sembla
entrevoir le but vers lequel tendait cette démonstration; mais je me
contins. Au même instant, on m'avertit que les témoins attendus étaient
arrivés. J'allai prendre les dispositions dont m'avait parlé Maurice,
puis je revins, après avoir placé le médecin auprès de M. Defodon père.

Dès que je fus rentré, Maurice reprit la parole:

--Ce premier résultat obtenu, je crois nécessaire de le laisser
provisoirement de côté et d'étudier maintenant le caractère et la nature
même de la victime. Ici encore les documents semblent nous faire défaut.
Mais vous reconnaîtrez avec moi de quelle importance vont être pour nous
certains mots, certaines opinions qui se retrouvent dans les diverses
dépositions apportées au procès, importance qui se double par cette
considération, que ces manifestations n'ont été provoquées par aucune
question et ne se rapportent pas à un système conçu d'avance. Je
m'explique: Tous ceux qui ont été amenés, par la logique même de leurs
réponses, à parler du caractère de Defodon, ont appuyé sur sa
sensibilité nerveuse. Cette sensibilité était telle qu'on l'avait
surnommé _la petite dame_; vous n'avez pas oublié ce mot. D'autres fois,
on lui demandait, en plaisantant, _s'il avait ses nerfs_. La fille
Gangrelot nous a dit, dans son langage trop énergique pour n'être pas
exact: Ce n'était pas un homme. Dans sa pensée, ce mot s'applique à une
sensibilité peu appréciée de ce genre de femmes, et aussi à une
faiblesse d'organisation sur laquelle il est inutile d'appuyer. Vous
allez entendre à ce sujet les explications données par la femme qui, à
la pension bourgeoise, servait ordinairement Defodon.

Maurice me fit un signe, et j'introduisis Mlle Annette, fille de salle
au restaurant: cette brave servante semblait surprise au dernier point
de cet appareil si peu usité dans une chambre d'hôtel. Maurice l'invita
à s'asseoir.

--Mademoiselle, dit-il, vous avez sans doute été surprise de la lettre
que vous avez reçue. Pour des raisons importantes je ne vous ai point
vue avant aujourd'hui. Vous le reconnaissez, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur. Je ne vous connais pas.

--C'est à votre patron que je suis allé parler, et c'est lui qui a bien
voulu me permettre de vous appeler ici. Serez-vous assez bonne pour nous
donner quelques renseignements?

--Sur quoi, monsieur?

--Vous connaissiez bien Defodon?

--Le pauvre garçon. Ah! je le crois! On a joliment bien fait de
condamner l'autre; on a été trop doux, voilà tout...

--C'était un bien charmant garçon, n'est-ce pas, ce Defodon?

--Ah! monsieur, et doux comme une fille; qui n'aurait pas fait de mal à
une mouche!

--Il n'était pas fort, je crois?

--Pour ça, non; et puis, voyez-vous, on sentait qu'une _pichenette_
l'aurait tué, ce garçon. À la moindre chose, il tremblait comme une
feuille...

--Ah! il tremblait?

--Quelquefois c'était si fort qu'il pouvait à peine tenir son verre...

--Mais ce tremblement n'avait-il pas été la suite d'excès?

--Des excès? N'en dites donc pas de mal... Si c'est pour ça que vous
m'avez fait venir, ce n'était pas la peine... Tenez, je me rappelle
qu'une fois il a eu presque une crise de nerfs... savez-vous pourquoi,
le pauvre chéri? Parce qu'il avait trouvé un _cricri_ dans son pain.

--Un _cricri_?

--Oui, une de ces bêtes noires qui sont chez les boulangers... Je le
vois encore: il est devenu tout pâle... puis il s'est levé de sa chaise,
tout brusquement... même qu'il a manqué de tomber en arrière...

--Il était nerveux?

--Nerveux, oui, c'est ça, et puis... dégoûté, oh! dégoûté comme une
petite maîtresse...

Nous nous regardâmes avec un signe d'intelligence. Cet interrogatoire,
si habilement et si patiemment conduit, corroborait de la façon la plus
frappante et la plus inattendue les déductions de Maurice.

Il remercia Annette, qui se retira très étonnée de l'importance que l'on
paraissait attacher à ses déclarations.

--D'après ces renseignements, dit Maurice, vous appréciez comme moi
combien l'organisation de Defodon était susceptible d'excitation. La
moindre commotion l'ébranlait, et j'appelle votre attention sur le
détail du _cricri_. Nous allons entendre maintenant M. Lafond, vieux
jardinier de la famille Defodon, dont la déposition, je l'espère, aura
la plus grande importance au point de vue qui nous occupe.

Le père Lafond était un vieillard de soixante ans, robuste et bien
portant. Aux premières paroles qui lui furent adressées, il se mit à
sangloter.

--Mon pauvre jeune maître, s'écria-t-il, si vous saviez combien je
l'aimais!

--C'est vous qui l'avez élevé?

--Si vrai que j'ai planté un orme le jour de sa naissance et que c'est
aujourd'hui un grand et bel arbre.

--Vous vous souvenez de son enfance, quand il courait à travers le
jardin...

--Oui, oui. C'était un si gracieux petit enfant, tout doux, tout gentil.
On le prenait pour une petite fille, mêmement qu'il en avait tous les
goûts... un petit peu peureux. Le _noir_ lui faisait grande crainte. Et
puis, surtout, oh! ça, je m'en souviens comme si c'était hier, il
détestait les insectes, les _bêbêtes_ comme il disait.

--Ah! il détestait les insectes, les papillons?...

--Les papillons moins, parce qu'ils étaient jolis. Mais c'étaient les
bourdons, les guêpes, les araignées... ça le dégoûtait, le pauvre
innocent. Et quand, par hasard, une de ces vilaines bêtes le cognait
dans le jardin, il devenait tout pâle et faisait une grosse moue toute
dégoûtée...

--Vous ne vous rappelez pas quelque fait particulier à ce sujet?

--Non... je ne crois pas!... Ah! tiens, si fait... je me rappelle que
pendant près de quinze jours, il ne voulait pas passer par une allée,
pourtant bien jolie, sous bois et ombreuse... Moi, je lui disais comme
ça: «Mais viens donc, petit!»--Non, non! et il criait et il trépignait.
Alors je l'ai pris dans mes bras et j'ai voulu passer avec lui. Il s'est
débattu en criant: La _bébête_! la _bébête_! Croiriez-vous ça? C'était
parce qu'une grosse araignée avait fait sa toile juste à l'entrée de
l'allée, la pauvre bête. Ma foi, je l'ai tuée. Du reste, ça tenait de
famille. M. Defodon est comme cela...

Le jardinier fut congédié. Maurice me pria d'appeler le médecin. C'était
un de nos amis, le docteur R...

--Mon cher, lui dit Maurice, tu as bien examiné M. Defodon?

--Oui. Tu peux tenter l'expérience.

--Tu es sûr que la commotion n'offre aucun danger?

--Aucun danger sérieux, j'en réponds. Malgré son état d'excitation
nerveuse, il est très fort et j'affirme qu'il n'y a rien à craindre...

--Mais qu'allez-vous faire? s'écria l'avocat.

--Je vais tenter une expérience décisive; la scène qui va se passer vous
édifiera complètement sur les faits qui vous intéressent, et quelques
dernières explications seront à peine nécessaires. J'ai dû seulement
prendre certaines précautions afin que la santé de M. Defodon n'eût pas
à souffrir d'une épreuve qui aurait pu être dangereuse dans son état.
Vous avez entendu la réponse du docteur; je crois que nous pouvons agir.

--Faites donc, répondîmes-nous.

M. Defodon père entra: c'était, on ne l'a pas oublié, un vieillard
petit, très maigre et agité d'une sorte de tremblement continuel. Ses
jambes paraissaient avoir peine à le soutenir. Maurice le fit asseoir
sur un fauteuil.

--Monsieur, lui dit-il, quelle que soit la douleur que vous ait fait
éprouvé la perte de votre fils, j'espère que vous serez assez bon pour
bien vouloir répondre aux quelques questions que je vais vous adresser
et qui n'ont d'autre but que la recherche de la vérité.

Maurice s'était assis auprès du vieillard, devant la table. Il attira
lentement à lui une petite boîte carrée et posa le doigt sur le
couvercle.

--Peut-être ma demande vous paraîtra-t-elle étrange. Vous souvenez-vous
de l'histoire de Pellisson?

--De Pellisson!

--Emprisonné, Pellisson, dans sa solitude, eut la singulière idée
d'apprivoiser un animal qui ordinairement inspire à tous la répulsion la
plus grande... Il trouva une araignée, dans un coin de sa prison, une
_grosse horrible_ araignée...

Maurice appuyait sur les mots, et regardant fixement Defodon père:

--Oui, il eut le courage de la prendre entre ses doigts... de
l'approcher de son visage, tandis que ses longues pattes... remuaient...

--Assez, monsieur, s'écria le vieillard... c'est répugnant.

--Répugnant! et pourquoi? L'astronome Lalande mangeait... bien les
araignées... vivantes...

--Ignoble! murmura le vieillard en frissonnant.

--Mais oui, il portait sur lui une petite boîte... semblable à celle-ci.

Il montrait la boîte dont j'ai parlé.

Il la tournait dans ses doigts comme il eût fait d'une bonbonnière...
puis à certains intervalles, il l'ouvrait...

M. Defodon père avait les yeux fixés, sur la boîte, son visage se
décomposait, devenait livide...

--Et il en tirait... tenez comme ceci!

Maurice ouvrit la boîte, y plongea les doigts et en retira une araignée
énorme qu'il approcha vivement du vieillard. Celui-ci, comme frappé
d'une commotion électrique, bondit sur sa chaise, se redressa de toute
sa hauteur, et, poussant un cri rauque, se rua sur le médecin, comme le
noyé qui s'accroche à une planche de salut, et lui jeta ses bras au cou.
Le médecin, par un mouvement rapide, lui mit au front une serviette
mouillée qu'il tenait préparée. Le vieillard s'affaissa... il était
évanoui.

Il y eut un long moment de silence.

Le médecin tâtait le pouls du vieillard; il nous rassura d'un geste.

--Rien à craindre, il se remet.

L'avouerai-je, nous étions tous horriblement pâles. Le hideux animal se
débattait entre les doigts de Maurice et sa laideur dégoûtante nous
fascinait. Nous ne pouvions en arracher nos regards. Maurice s'en
aperçut, le replaça dans la boîte et s'approcha du vieillard. Celui-ci
revenait peu à peu à son état normal. Le médecin lui donna le bras, et
tous deux sortirent.

--Avez-vous enfin compris? s'écria Maurice: le coupable est là, dans
cette boîte, c'est ce hideux animal qui a tout fait. Lorsque, sur le
visage du mort, j'ai lu cette expression de dégoût, je me suis rappelé
les explications de Beaujon. Defodon était dans son lit. Tout à coup son
regard est devenu fixe, il a battu l'air de ses mains.

«Beaujon a vu _quelque chose de noir_ sur son visage, _comme une tache_.
L'homme s'est jeté à bas de son lit et s'est élancé vers Beaujon qu'il a
étreint de ses bras... Donc un objet, un être capable d'exciter le
dégoût, voilà ce qu'il fallait trouver... Eh bien! messieurs, regardez.

Maurice écarta le rideau du lit, et nous vîmes, se collant du plafond à
la flèche, une énorme toile d'araignée, grise, épaisse...

--C'est à cette toile que j'ai arraché l'animal. Que s'est-il donc
passé? La lampe était sur cette cheminée, sans globe ni abat-jour,
jetant la clarté blafarde du pétrole... l'animal était sorti de sa
toile... il était sur le rideau, sa teinte noirâtre tranchant d'autant
plus sur la blancheur du tissu... Par un accident dont nous n'avons pas
à rechercher la cause, tandis que Defodon, fasciné à sa vue, fixait sur
l'araignée son regard effrayé, l'animal est tombé sur son visage. C'est
la tache noire. Defodon a battu l'air de ses mains, comme pour écarter
l'ennemi répugnant... puis, dans le paroxysme du dégoût, il s'est
enfui... il a fait _retraite_ et s'est jeté sur Beaujon. Le reste
s'explique de soi-même. Au moment où il saisissait Beaujon au cou,
celui-ci s'est dégagé par un mouvement brutal. La commotion a déterminé
la mort immédiate de Defodon... Mais Beaujon n'était-il pas innocent?

Maurice avait vaincu.

.....................................................................

Le jugement fut cassé par la Cour et renvoyé devant d'autres assises.

Maurice fut appelé à titre d'expert. Beaujon fut acquitté...

--Eh bien! me dit Maurice, qu'en dites-vous?

--Il vous reste un devoir à accomplir, lui répondis-je, faites des
élèves.


FIN DE LA CHAMBRE D'HÔTEL




                                   LA PEUR




                                      I


Le docteur posa son cigare sur la table et nous regarda en souriant,
sans dire mot. Vous l'avez tous connu: c'était un homme de taille
moyenne, au visage maigre et anguleux, aux cheveux noirs, à la parole
cassante et saccadée.

Il souriait rarement, étant homme de travail et de méditation: et
lorsque ses lèvres se relevaient pour laisser apercevoir ses dents
blanches et fines, c'est que le docteur sentait au fond du coeur un
besoin féroce de raillerie.

--Mieux vaut, lui dis-je, s'expliquer franchement. Quelle phrase de
notre conversation a donc pu exciter ainsi votre dédain?

--Du dédain! vous ne me connaissez guère. Le dédain touche au mépris et
le travailleur ne méprise personne...

--Mais encore?

--Je m'explique, ne voulant pas vous laisser sous cette fâcheuse
impression. Voici: Depuis tantôt une heure, vos esprits, emportés dans
le vague, s'égarent dans des théories absolument fausses... vous parlez
fantastique, et vous croyez très ingénieux d'évoquer des fantômes
couverts de linceuls d'un blanc plus ou moins douteux, des gnomes
horribles, des lémures dont la Thessalie aurait honte. Assez de ces
billevesées. Voyons, entre nous, s'il entrait ici quelqu'un de ces
animaux ridicules et grotesques, vous ririez comme des fous, et c'est à
qui le renverrait, aux coups de son propre balai, au prétendu Sabbat
qu'il n'a jamais fréquenté...

--Trêve de railleries, expliquez-vous...

--Vous êtes pressés, messieurs! Je vous disais donc que ce qui vous
paraît fantastique, c'est-à-dire effrayant, est en réalité enfantin,
banal et ridicule. Quel sentiment prétendez-vous exciter? La peur! Eh
bien! permettez-moi de vous le dire, ou vous n'êtes pas de bonne foi ou
vous avez la conviction que rien de ce que vous racontez ne peut amener
la terreur, sinon chez les enfants et les niais. Non, vous n'êtes pas de
bonne foi. Vous vous surexcitez vous-mêmes, et vous vous forgez des
chimères dont vous vous persuadez que vous devez avoir peur. Qui d'entre
vous croit encore que les goules viennent la nuit sucer le sang des
jeunes hommes, ou que les vudoklaks s'accroupissent la nuit au sein des
jeunes filles? Voyons, sans rire... là... personne. Or, je vous affirme,
moi, que la peur est un sentiment éminemment naturel qui ne peut être
excité que par des sentiments naturels. Il est dans l'ordre
psychologique ou physiologique des phénomènes tellement étranges que
sous leur influence l'organisme humain est ébranlé comme les harpes
éoliennes dont parle Ossian. Tout l'être vibre à ce souffle qui vient on
ne sait d'où... alors se développe en nous une vitalité de surexcitation
dont l'effet n'est plus factice, comme dans ces cas où vous inventez des
impossibilités... ici, le fait est tangible, le fait est patent... il y
a eu énervement, c'est-à-dire doublement d'une des facultés-mères de
notre organisme physique et moral.

Ces théories m'impatientaient, j'interrompis brusquement le docteur:

--Assez, m'écriai-je, concluez, ou donnez-nous des exemples!

--Les exemples, reprit-il en souriant de son sourire sarcastique, vous
voulez des histoires. Eh bien! je suis votre homme. Nous disons donc que
le but de tout ceci est de vous faire comprendre ce qu'est réellement ce
sentiment étrange, enivrant, qui s'appelle la peur, et surtout ce que
peuvent être les conséquences de ce sentiment lorsque, développé en
quelque sorte _extra-humainement_, il arrive à son complet
épanouissement...

--Nous vous écoutons, effrayez-nous si vous le pouvez.

--Si je le puis... Entendez alors ce qui suit. J'ai assisté aux scènes
que je vais dire, et si ma voix traduit exactement mes impressions, je
veux vous voir frissonner et pâlir.

......................................................................

«Elle était étendue sur son lit de douleur, la douce enfant, la pauvre
Mary. Pourquoi? Sait-on d'où vient le mal? Elle a souffert, elle a
pleuré, elle a toussé, une écume rougeâtre est montée à ses lèvres et,
pâle, elle s'est évanouie; sa tête pâle et flétrie creusait dans
l'oreiller un trou plein d'ombre, ses yeux ont paru s'agrandir, un
cercle s'est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes et
rubéfiées...

«Elle s'appelait Mary.

«Si vous saviez comme Edwards l'aimait! Toute jeune il l'avait connue,
il l'avait suivie alors qu'elle entrait dans la vie, comme un enfant
entr'ouvrant une porte derrière laquelle se cache l'inconnu. Il l'avait
vue courir joyeuse à travers les blés, couronner sa tête blonde de
bluets et de coquelicots, rire à tout venant, être ou chose: amitié
d'abord, puis amour. Comment cette transformation? Étrange effet de
l'âge. Pourquoi, alors qu'il l'aimait bonnement comme une soeur, a-t-il
senti tout à coup qu'il la désirait comme femme? Pourquoi, ce matin-là,
alors que, comme tous les matins, elle abandonnait sa main à sa main,
a-t-elle rougi--charmante! elle était charmante--et baissé les
yeux--longs cils qui voilaient un regard étonné? Pourquoi cette
transformation de l'enfant en femme? Nul ne le sait et tous l'ont senti.

Bref, le «_je t'aime!_» qu'il lui adressait est devenu tout à coup
timide, doux et attendri. Et elle, elle n'a pas osé répondre, timidité,
douceur et attendrissement plus émouvants encore.

Ils se sont mariés, c'est-à-dire qu'un beau jour ils ont compris que la
vie n'était possible qu'à deux; ils ont deviné cet égoïsme admirable qui
n'admet qu'un seul intérêt sous deux formes distinctes.

Avoir trouvé la compagne!... la compagne! quel rêve! s'avancer à deux
sur cette route qui s'appelle la vie, se heurtant aux mêmes pierres et
cueillant les mêmes fleurs!

Quel est le danger? Ne pas se connaître. Or ils ont vécu la même vie,
depuis longues années. Ils savent chacun le fort et le faible de
l'autre. Ils ont la notion des concessions nécessaires, ils savent
qu'ici il faut céder, que là il faut être ferme... Union vraie parce
qu'elle est raisonnée.

Et voici que, sournoisement, la maladie, tapie au coin de quelque mur
voisin, a profité d'un entre-bâillement de la porte pour se glisser au
chevet de Mary... elle, si forte, si rose, si jeune, voilà qu'elle est
malade, voilà que, voulant se redresser, elle est retombée faible et
immobile, étonnée de cette lassitude...

On m'envoya chercher. Mes amis, je me crois savant. J'ai beaucoup
travaillé, j'ai consacré toute ma vie à l'étude, j'ai scruté dans leurs
replis les plus cachés les secrets de l'organisme humain... Eh bien! je
l'avoue, je ne comprenais pas ce mal.

Était-ce épuisement? Était-ce excès de vitalité? Était-ce la flamme trop
vive qui brûlait l'enveloppe? Je ne le savais pas. J'aimais tant Edwards
qu'il me semblait que sa cause fût la mienne. Je cherchais, j'étudiais,
j'auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de la pauvrette,
je réfléchissais profondément...

Les jours passaient. Puis les semaines, puis les mois. Était-ce la
phtisie? l'anémie? Aucun des caractères symptomatiques ne me paraissait
concluant... J'avais peur... Je n'osais procéder à quelque expérience
dont le résultat peut-être eût été fatal... Ah! c'est une horrible
situation! Que jamais le médecin ne soigne ceux qu'il aime!

Et pourtant que faire? Confier la cause à un confrère... J'appelai
quelques praticiens à ce chevet où se mourait Mary... Ânes! sur mon
honneur, ils ne dirent que des sottises. J'aurais voulu faire rentrer
leurs paroles dans leur gorge maudite...

Encore passaient les jours, les semaines et les mois.

Un soir, regardant la malade, je portai la main à mon front. Ce que je
pressentais était au-dessus de mes forces... Il n'y avait pas
d'illusions à se forger... Le ton de la peau était mat... les yeux
étaient brillants... les mains avaient cette moiteur qui procède de la
fraîcheur du tombeau. Elle était perdue.

Je serrai la main d'Edwards...

--Je reviendrai demain, lui dis-je.

Demain! mot étrange. Entre ces deux formules--aujourd'hui et demain--se
plaçait dans ma prévision ce fait atroce--la mort. Elle vivait, elle
remuait, elle pensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans
pensée, muette, morte...

Je sortis de la chambre, paraissant calme jusqu'au seuil. Puis je
m'enfuis en courant, étouffant un sanglot.

Edwards avait entendu ce mot--demain--- et m'avait remercié d'un
sourire. Demain, c'était l'espoir. Douze heures de vie!...

Je rentrai chez moi, fiévreux, affolé...

Je ne pouvais dormir.--Il était trois heures, lorsque j'entendis frapper
violemment à la porte.

--Qu'y a-t-il?

--Venez vite, cria une voix, Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.

Je m'élançai dehors.




                                    II


Les mots qui avaient frappé mon oreille, continua le docteur,
retentissaient dans mon cerveau sans éveiller la notion d'une
signification précise. Lorsqu'ils avaient été prononcés, j'avais eu le
sentiment d'un malheur, comme la sensation glacée d'une douche d'eau qui
tomberait on ne sait d'où.

En me hâtant pour arriver au domicile d'Edwards, je me surpris à
rechercher dans ma mémoire les termes précis de l'avis que j'avais reçu,
et ce fut avec une sorte de terreur stupide, bientôt combattue par
l'incrédulité, que je reconstruisis ces deux phrases:

--Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.

Avez-vous remarqué cette singulière tendance de notre esprit à
s'efforcer de prévoir l'avenir, de construire d'avance toute une série
de circonstances, alors que le fait lui-même est ou va être à portée de
notre entendement et de notre connaissance? Vous recevez une lettre,
elle est dans votre main, vous n'avez qu'à briser le cachet pour savoir
ce qu'elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l'écriture avec
soin, vous étudiez le cachet postal, vous discutez la nature du papier,
la forme du cachet; vous perdez votre temps à sonder un mystère qui déjà
devrait ne plus exister pour vous...

Ainsi faisais-je. Je marchais rapidement. Il me fallait dix minutes à
peine pour atteindre la demeure d'Edwards; et pendant cette course,
quoique certain d'être tiré du doute dans un temps des plus courts, je
m'évertuais à bâtir des hypothèses et à chercher à _deviner_.

--Mary étranglée, Edwards fou.

Et naturellement je ne trouvais aucune explication qui me satisfît.

J'arrivai; la domestique m'attendait devant la porte:

--Oh! prenez bien garde, me dit-elle, M. Edwards n'a plus sa tête... je
n'ose pas entrer dans la chambre.

--Mais êtes-vous sûre de ce que vous m'avez dit?

--Oh! monsieur, c'est bien facile à voir...

--Un seul mot: Comment avez-vous appris... l'accident?

--J'ai entendu du bruit... et je suis montée.

--Vous n'avez rien dérangé?

--Rien.

La chambre dans laquelle j'avais laissé la pauvre Mary mourante était
située au premier étage; je montai rapidement.

Il était alors quatre heures du matin.

Je poussai la porte avec un battement de coeur qui me faisait mal. Et
cependant j'espérais encore.

Le tableau qui frappa mes regards était bien fait pour augmenter
l'émotion dont j'avais peine à me rendre maître.

La pièce où je pénétrais était très spacieuse, haute de plafond: le
parquet était couvert d'un tapis dont la couleur sombre faisait
ressortir la blancheur des murs et la teinte pâle des meubles de bambou
et des rideaux.

Le lit se trouvait au milieu de la chambre, adossé au mur: c'était une
sorte de divan bas et large. Les draps étaient rejetés au pied, et le
corps de la jeune femme, comme tordu violemment sur lui-même, pendait à
demi, les bras en arrière. La tête était tournée vers le matelas, les
admirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombante aux
reflets dorés...

Puis, dans un coin auprès de la fenêtre, une masse accroupie dans
laquelle je ne pouvais distinguer aucune forme. Je m'approchai. La masse
fit un mouvement, puis une tête se redressa: c'était Edwards.

Je constatai, à la couleur terne du regard, à l'impassibilité des
traits, que le malheureux ne se rendait pas compte de ce qui se passait
autour de lui...

Je compris alors que le plus urgent était de donner des soins, s'il en
était temps encore, à la pauvre femme.

Je la relevai vivement et appelai la domestique pour m'aider.

Chère, chère enfant! Hélas! toute ma science était impuissante. Pour le
médecin, il sort du visage d'une morte je ne sais quel rayonnement qui
est à la fois un défi et une menace. Il semble que la _mort_ vous
regarde à travers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait la
combattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doute pour
moi: une tresse de ses cheveux blonds était roulée fortement autour de
son cou et y avait creusé un sillon violacé.

L'homme était là, à quelques pas, insensible, immobile. Il jetait de
temps à autre sur nous ces regards inquiets et sournois que laissent
échapper les yeux des fous. Évidemment il s'était passé dans cette nuit
sinistre une scène dont les détails m'échappaient absolument.

En vain je m'efforçais de réchauffer les membres déjà raidis de l'enfant
aimée. En vain je plaçais un miroir devant ses lèvres: pas un souffle.
En vain je posais la main sur son coeur, pas un battement.

--Eh bien! me demanda la domestique anxieuse.

--Elle est morte, répondis-je tristement.

Et d'où venait cette tristesse qui m'envahissait? Lorsque je l'avais
quittée, la veille au soir, j'étais convaincu que la nuit ne se
passerait pas sans amener la crise fatale. Cette mort ne devait donc pas
me surprendre. Mais il y avait un surcroît de douleur, en quelque sorte,
dans la situation d'Edwards.

Certes, connaissant tout l'amour qu'il portait à sa femme, j'avais prévu
une prostration complète, un désespoir comportant une crise violente
suivie d'affaissement. Mais tandis que l'une gisait sans vie et sans
souffle sur sa couche blanche, l'autre semblait s'être étendu lui aussi
dans cette tombe qui s'appelle la folie. Je réfléchissais encore à ce
que pouvait être mon devoir en semblable circonstance.

La strangulation était évidente: et cependant j'avais la certitude qu'un
crime ne pouvait avoir été commis. Je connaissais Edwards, je l'ai dit,
depuis sa plus tendre enfance. Je le savais doux et bon, timide même. Je
savais de quel amour dévoué il avait entouré la compagne choisie,
j'avais apprécié ses douleurs et ses inquiétudes. Il y avait toute une
révélation d'affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards me
demandait chaque jour ce que je pensais de l'état de sa chère
bien-aimée.

Elle était jeune, elle était belle: elle avait toutes les douceurs et
tous les charmes. Jamais, en aucun cas, un souffle n'avait terni le pur
miroir de leur union. Et, réflexion horrible, en supposant même
qu'Edwards eût formé, hypocritement, l'infâme dessein de se débarrasser
de sa femme, avait-il besoin de recourir au crime? Le mal eût achevé
l'oeuvre sans qu'une main criminelle eût besoin de l'aider. Il le
savait, je ne lui avais pas dissimulé le danger très réel que courait la
chère enfant. N'eût-il pas en outre pris quelques précautions?

Que supposer? C'était peut-être dans un accès de folie qu'il avait
commis cet acte inconscient; ou bien la folie n'avait-elle été que la
conséquence du crime? Je me perdais dans toutes ces conjectures...

Pendant que je méditais, appuyé au chevet de la morte et la regardant
comme on regarde les morts, c'est-à-dire avec cette surprise
involontaire que cause la cessation de mouvement dans cet organisme hier
encore mobile et agissant, j'entendis un froissement du côté où Edwards
était resté accroupi.

Il avait changé de place, et, la tête tendue en avant, les mains
dirigées vers le lit, il semblait attendre... quoi? Il y avait dans ses
yeux de l'étonnement, de l'hésitation et en même temps comme une
espérance.

Je m'avançai vers lui et lui pris la main.

Il se laissa faire sans résistance. Puis, brusquement, comme si les
paroles qu'il prononçait répondaient à une préoccupation vague, mais
persistante:

--Elle ne remue plus? me demanda-t-il.

--Hélas! non, lui dis-je.

À ma grande stupéfaction, une expression de joie complète éclaira ce
visage encore contracté; il y eut distension des muscles. Et, tout à
coup, des larmes jaillirent des yeux d'Edwards; il se redressa et, se
jetant dans mes bras, se mit à sangloter.

--Qu'y a-t-il? qu'éprouvez-vous? m'écriai-je.

Mais sans répondre, il s'élança vers le lit, prit le corps dans ses deux
bras et, le soulevant comme une plume, couvrit de baisers le visage de
la morte.

Cela rendait un son mat qui était horriblement pénible.

Je voulus le détacher du cadavre:

--Non, non, murmurait-il d'une voix étouffée; je lui demande pardon!...
pardon!... pardon!...

Et il baisait ce visage décoloré sur lequel ses lèvres faisaient des
trous bruns; il serrait ces mains longues et amaigries...

--Mary! Mary! cria-t-il encore, je t'aime!...

Le laissant à son désespoir, je m'occupai de tous les détails de
l'inhumation. Je comprenais que cette crise de larmes était salutaire.
Lorsque je revins, il était plus calme; il était assis au pied du lit,
la tête dans ses mains, regardant Mary à travers ses doigts écartés...

Je voulus l'interroger.

--Demain, fit-il en me faisant signe de le laisser en repos.

Le corps de Mary fut rendu à la terre: il suivit le triste cortège en
silence, puis quand chacun se fut éloigné:

--Écoutez, me dit-il, il faut maintenant que je me confesse... Mon ami,
mon ami, savez-vous ce que c'est que... LA PEUR?




                                  III


Edwards hésitait. Je devinais que ses aveux lui coûtaient horriblement.
Je l'encourageai de mon mieux.

--Écoutez, cher ami, me dit-il: vous êtes-vous trouvé jamais dans
quelque circonstance imprévue où, malgré vous, vous vous soyez senti
envahir par un sentiment dont vous ne pouviez vous rendre maître... et,
quoique très courageux, très hardi, très ardent, n'avez-vous jamais eu
peur... oui, peur? J'ai dit le mot... Je me suis battu, j'ai lutté
contre des hommes dont la force était dix fois supérieure à la mienne...
et, sur l'honneur!... je n'ai pas éprouvé la moindre hésitation. J'étais
animé, excité, il se peut même que dans l'élan de la colère résistante,
j'aie, comme on dit communément, perdu la tête, mais je n'ai pas eu
_peur_. Oh! mot horrible! d'autant plus horrible pour celui qui en
saisit toute la véritable signification...

Je voulais calmer Edwards. Il m'imposa silence d'un geste...

--Oh! laissez-moi parler... j'ai besoin de me donner... à moi-même...
des explications, d'étudier l'incroyable phénomène qui s'est produit en
moi... Tenez, mon ami, il y a dix ans de cela, j'étais dans l'Inde, je
traversais une sorte de bois... tout à coup un animal bondit vers moi.
C'était un tigre. Involontairement, et sans aucune raison de vanité...
puisque j'étais seul... je souris, j'armai mon revolver... et en une
seconde je renversai l'animal sur le sol. Dans le moment précis, je ne
me rendais pas compte de mes impressions... Mais depuis, m'interrogeant
moi-même, j'ai acquis l'absolue conviction que je n'avais pas eu _peur_
un seul instant, d'où la conservation complète de mon sang-froid.

--Que voulez-vous me prouver? lui demandai-je avec une certaine
impatience; je sais tout ce que vous me pouvez dire au sujet de votre
courage que jamais je n'ai mis en doute...

--Je vous ennuie, peut-être... je l'admets. Et cependant vous me savez,
d'une part, assez intelligent pour que vous admettiez la nécessité de
mon argumentation... d'autre part, je comprends votre impatience.
Écoutez-moi donc complaisamment, j'arrive au récit de cette terrible
nuit...

Et, comme si le malheureux eût aperçu dans un coin sombre quelque
spectre invisible pour tous, il frissonna de tous ses membres.

--Je vous écoute, lui dis-je en lui prenant la main.

--Vous vous souvenez, reprit-il, de l'état dans lequel vous aviez laissé
ma pauvre et chère Mary lorsque vous l'avez quittée... J'avoue que,
quoique ayant perdu tout espoir, j'ai bu avidement, comme une rosée de
bonheur, votre affirmation de visite pour le lendemain... Vous êtes
habiles, vous autres médecins, à tromper vos clients... Oh! je dis
clients! car pour tous, amis ou indifférents, vous avez, en tant que
praticiens, les mêmes procédés, vous souriez du même sourire, vous
possédez le même calme imperturbable... acteurs qui jouez une scène
mondaine au pied d'un lit de mort...

Il s'arrêta sans que je l'interrompisse. Il s'exaltait et mon devoir
d'ami était de ne point paraître m'apercevoir de l'aigreur de ses
paroles.

--Donc, reprit-il après un moment, j'espérais... et c'est peut-être cet
espoir même qui est cause de tout... Vous m'avez laissé seul, seul
auprès de la mourante. Il était, vous ne l'avez pas oublié, onze heures
à peine... Elle, l'adorée, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne
semblait plus souffrir... toute blanche, couchée dans son lit blanc,
elle avait les yeux à demi fermés... J'entendais distinctement sa
respiration, un peu sifflante, saccadée, et cependant non sans une
certaine régularité. Écoutant ce soupir intermittent qui n'avait rien du
râle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m'être occupé à
caler une pendule, j'entends, à tenter de la remettre dans la position
d'équilibre... Le balancier avait des heurtements irréguliers, inégaux;
puis, tout à coup, à je ne sais quel mouvement tenté par moi, la
régularité s'établit tout à coup. Tic, tac, tic, tac... c'était fait. La
pendule marchait. Et je me disais que dans ce frêle organisme que la
nature tenait en sa main, un accident pouvait tout à coup se produire
qui régularisât cette respiration, tic, tac, tic, tac, régularité qui
indiquerait la reprise normale du mouvement vital... Je songeais, je
tenais dans ma main la main de la malade, elle avait une fraîcheur moite
qui me semblait de bon augure; vous savez, nous autres, nous ne sommes
pas des savants, et la main brûlante nous effraye... Je parlais à Mary,
lui prodiguant les noms les plus doux et qui rappelaient nos plus
charmantes intimités... elle ne répondait pas, et toujours cette
respiration... puis il y eut un soupir plus long que les autres et... un
temps d'arrêt. Je la crus morte, et me penchai vers elle. Les pommettes
de ses joues étaient violettes, d'un violet doux et pâle... j'appliquai
mes lèvres sur les siennes, comme si sous mon aspiration le souffle
pouvait revenir plus promptement. Il revint en effet, et l'intermittence
reparut pendant un quart d'heure à peu près... puis nouvelle
interruption, plus longue cette fois... la main que je tenais se
contracta quelque peu... elle se desserra... le souffle recommença son
mouvement de va-et-vient... une heure se passa ainsi. Je retenais
moi-même ma respiration, je craignais de ne pas entendre ce qui était,
pour moi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais à tout autre
chose: c'est singulier, ma mémoire s'était arrêtée à un souvenir de
jeunesse et de joie. C'était une fête de mariage dans laquelle, en
vérité, j'avais dansé comme pas un des jeunes gens les plus réputés pour
leur activité... Je revoyais les lustres chargés de bougies, laissant
tomber leurs taches blanches sur les habits des danseurs... j'entendais
les accords de l'orchestre qui se répétaient avec monotonie, frappant
mon oreille de leur rythme cadencé... rythme... mesure... régularité...
respiration... cet enchaînement d'idées se fit... j'écoutai... Je
n'entendis ni rythme, ni mesure, ni respiration... Elle ne respirait
plus... elle... pendant que je m'égarais dans les dédales de la mémoire
et du passé... elle était morte... morte! Avez-vous compris? Étant là,
auprès d'elle, à son chevet, je l'avais absolument abandonnée...
j'écoutais les mélodies d'un orchestre du passé... et le présent,
c'est-à-dire ELLE, ma Mary, ma femme, mon amour... Mary était morte.
Misérable que j'étais! je l'avais laissée mourir _seule_... À ce moment
suprême, elle m'avait peut-être cherché du regard, elle m'avait
peut-être appelé mentalement. Elle était morte... croyant à mon oubli...
étonnée de ne pas sentir ma main serrer la sienne...

Il s'arrêta et essuya son front inondé de sueur.

--Comprenez-vous bien maintenant les impressions qui suivirent? Oh!
j'étais fou, fou, si vous voulez, en ce sens que mon désespoir était si
complet, si profond, qu'il n'admettait aucune consolation possible...
Une seule... elle n'était pas morte... elle ne pouvait être morte... je
ne voulais pas qu'elle fût morte... Avez-vous jamais éprouvé cette
impression?... Elle est bien étrange et bien vraie; vous êtes là auprès
d'un cadavre... vous savez que c'est un cadavre... mais vous refusez
d'accepter cette certitude. Savez-vous ce que j'ai fait, moi?... J'ai
crié à son oreille, je l'ai appelée: Mary! Mary! de toute la force de ma
voix, m'efforçant d'envoyer le son droit et direct dans son oreille...
Elle n'a pas bougé!... J'ai glissé ma main sous les draps... Je l'ai
pincée, oui, pincée, meurtrie de mes ongles, espérant qu'un cri de
douleur révélerait la vie dans ce corps inanimé... Rien... rien... J'ai
tout tenté, tout! Elle est restée immobile, inerte... morte! car elle
était morte! Alors il y a eu en moi comme un écroulement... j'ai senti
s'effondrer tout mon être intérieur... et je suis resté, stupide,
stupéfié, veux-je dire, regardant cette chair que j'avais aimée et que
n'animait plus l'esprit que j'avais adoré... Je ne puis insister, ce
sont de ces impressions qui semblent durer un siècle et qui se
traduisent en une minute... Je me disais: Elle est morte! morte!
morte!... Là où était le mouvement est maintenant l'immobilité... C'est
la fin, la nullité, l'annihilation! La nuit passait, j'étais _abruti_,
le mot est dur, mais vrai... Je regardais toujours... je voyais le drap
s'abaisser sur les membres de la morte... Il se formait des plis rectes,
anguleux, pointus... et une sorte d'ivresse s'emparait de moi, atonie,
impuissance, folie d'immobilité et d'anéantissement... Il était alors
trois heures et demie Le jour venait. Était-ce le jour? Une sorte de
lueur pâle, blafarde, comme ce rayon qui sort de l'oeil d'un mort ou
d'un fou... et la blancheur du lit paraissait plus blanche, et la pâleur
du visage plus pâle... Je regardais la morte! j'étais habitué à cette
idée que tout était fini, et pour jamais, pour jamais... Tout à coup...

Ici Edwards me prit la main et me la serra comme entre des tenailles de
fer.

--Tout à coup... elle remua... Comprenez-vous?... elle remua... Était-ce
une convulsion dernière?... je n'en sais rien; mais voir ce cadavre,
cette immobilité animée tout à coup de mouvement... Il n'y avait pas à
douter, elle avait tendu les bras en avant... Ce que j'ai cru, je ne le
sais pas... mais j'ai eu peur..._peur_, PEUR!

Elle avait remué, tout était là... Je me suis jeté sur elle pour la
forcer à rester immobile!... Après, je ne sais plus!...

....................................................................

--Maintenant, dit le docteur, savez-vous, comprenez-vous ce que c'est
que _la peur!_ et admettez-vous que vos contes d'enfants soient purement
et simplement ridicules!»

FIN DE LA PEUR




                                 LE TESTAMENT




                                       I


--Ah!

--Quoi?

--Vous ne savez pas la nouvelle?

--Non, vraiment!

--Alors, vous n'avez pas lu?

--Lu?

--Le _Sunday Herald?_

--Non, sur ma foi!

--Alors, je comprends que vous ayez l'air indifférent... mais quand vous
saurez...

--Voyons, j'ai des occupations... Ne me retenez pas inutilement.

--Inutilement! (Après une pause.) IL est mort!

Il n'y a dans aucune casse d'imprimerie de lettres assez fortes, assez
grasses, assez monumentales pour accentuer cet IL. IL... vous comprenez
bien, il ne s'agit pas du premier venu, de celui-ci ou de celui-là, de
vous, de moi, de l'homme qui passait hier dans la rue. Cet IL constitue
à lui seul tout un drame, il résume toute une situation... IL est comme
le Dieu des chrétiens, IL est celui qui est ou plutôt qui a été, celui
qui seul préoccupe, qui seul intéresse, dont le nom seul vibre au
moindre effort dans celui qui l'a entendu...

IL... c'est celui dont nos deux interlocuteurs sont les héritiers. Oh!
point n'a été besoin de le nommer. Il est mort. Eh! qui donc peut être
mort, sinon LUI? Que le ciel tombe sur la tête de toute l'humanité, que
m'importe? mais qu'une chiquenaude l'ait blessé, LUI! Vous n'aurez pas
besoin de me raconter le fait. L'indiquer suffira, je devinerai tout,
plus encore même. J'inventerai, je supposerai. IL est mort!... et
enterré, n'est-ce pas? Il n'y a pas à revenir là-dessus? C'est bien
fait, bien achevé, bien complet? Et l'héritier ferme à demi les yeux;
gourmet qui déguste, il répète tout bas ces trois mots: _Il... est...
mort!... mort! mort!_

Comme il est possible--voire même probable--que le lecteur n'est pas
doué de cette faculté toute spéciale à cet animal qui a nom: héritier,
je ne le tiendrai pas en suspens.

IL, c'est Arthur Simpson, du Kentucky, grand propriétaire, riche de
trois millions de dollars... Des deux héritiers, l'un a dit d'abord:
«_Ah!_» et l'autre a répondu: «_Quoi?_» _Ah!_ s'appelle Georgy Simpson,
c'est le propre cousin d'Arthur. _Quoi?_ c'est master Julius Tiresome,
cordonnier, et non moins propre cousin du mort. Point cousins d'un mort
quelconque, d'un mort de contrebande, d'un mort de médiocre catégorie.
Loin de là, le mort appartient à une classe superfine... c'est le mort
aux trois millions. Et, se disent-ils, nous sommes _son cousin!_

Et comme Georgy Simpson, épicier, était sûr de son effet! Comme il
s'est, du premier saut, élevé aux plus hauts sommets de l'art
_éloquentiel!_ Il a gradué ses effets. Un homme qui se sentait déjà
propriétaire de quelques centaines de mille dollars, ne dit pas
brusquement, naïvement: «Eh! vous savez, le cousin Simpson est mort!» Fi
donc! cela est bon pour les petites gens. Hier, oui, mais aujourd'hui
c'est écrit en toutes lettres dans le _Sunday Herald_. Voyez plutôt.

«L'honorable Arthur Simpson, du Kentucky, est mort subitement ce matin.
On attribue son décès à la rupture d'un anévrisme. On se rappelle que M.
Simpson était l'ami de notre regretté Turnpike, auquel la jeune Amérique
est redevable de tant de progrès industriels et qui, dans sa
reconnaissante affection, avait laissé à Arthur Simpson sa fortune,
évaluée à un capital d'au moins trois millions de dollars.»

Trois millions! c'est imprimé, nous ne l'inventons pas! Et... et nous
sommes _son cousin!_




                                   II


Ils sont en face l'un de l'autre. Il y a un moment d'arrêt. Qui parlera
le premier, maintenant? et que dira-t-il? Il serait peut-être convenable
de prononcer quelques paroles de regrets... car, après tout, _quoique
nous soyons ses héritiers_, ce n'en était pas moins un homme... et puis,
de son vivant, nous n'avons jamais eu à nous plaindre de lui... et
puis... et puis...

Mais ces deux hommes se regardent. Un même sentiment les agite, les
envahit, et ils partent tous les deux d'un éclat de rire. La glace est
rompue. Sans dire un mot, ils rient et se serrent les mains. N'insistez
pas, ils danseraient...

Un nuage sur ces deux fronts. Une pensée nouvelle et attristante.
Serait-ce donc un remords de cette joie inconvenante? Après tout, ce
premier mouvement était peut-être involontaire, _nerveux_, comme l'on
dit. On a vu les plus grandes douleurs se manifester par le rire... Mais
ne croyez point cela. C'est plus naturel, et la pensée qui jette sur
leur visage cette teinte grisâtre et mélancolique, ombre qui voile un
soleil naguère si radieux, se formule ainsi:

«Il y a d'autres parents!»

Cette pensée fait lame. Elle tombe sur le gâteau d'héritage comme un
couteau à plusieurs tranchants, et le divise en tranches qui, au premier
coup d'oeil, paraissent imperceptibles. Ils ne se sont rien dit, ces
deux hommes, et ils se répondent: «Oui, il y a Smithlake!--Et miss
Stroke!--Et Steney!» Calcul rapide. Trois et deux font cinq. Trois
millions divisés par cinq, restent à chacun six cent mille dollars. «Eh!
eh! en somme, six cent mille dollars! c'est encore un chiffre. Pas vrai,
compère?--Mais, oui...» Et le nuage s'écarte et le soleil reparaît.

«Ces intrus,--intrus est le mot,--savent-ils la nouvelle?... Non,
évidemment. Si on pouvait la leur cacher! Ah! ce serait une victoire...
Mais, bast! les solicitors vont prendre l'affaire en main, et ils
chercheront et ils trouveront... Il est donc inutile d'y songer, à moins
que... dame! on ne sait pas, nous sommes tous mortels... Depuis combien
de temps les avez-vous vus, compère?... Si peu de temps que cela! Ah!
c'est fâcheux... Du moins, il y aurait eu quelque intérêt à prendre des
informations. Voyez! il ne peut y avoir de satisfaction complète... et
puis miss Stroke avait une si mauvaise santé... Vous verrez qu'elle
mourra dans quelques mois... Et ce seront de nouveaux embarras, des
dérangements... elle aurait bien mieux fait... Enfin, encore des ennuis
en perspective.




                                     III


«Mais d'autre part, s'ils ne savent pas le fait, ils ne vont pas se
déranger, ils ne se hâteront pas... et qui portera la peine de leur
lenteur? Nous encore. Examinez cela! voilà des gens qui ne songent à
rien, qui ne lisent seulement pas les journaux, et grâce à leur incurie,
à leur inintelligence, à leur bêtise, nous serons obligés d'attendre...
leur bon plaisir. On ne va pas s'établir si loin que cela, quand on est
cohéritier d'un homme qui peut... qui doit mourir, en vous laissant six
cent mille dollars. On s'occupe de ses affaires, _by God!_ On n'est pas
là, stupidement, à attendre que les grogs au rhum vous arrivent tout
sucrés!

«Enfin, ils sont comme cela. Nous ne les changerons pas. Il n'y a qu'une
chose à faire, compère! Eh oui! il faut les avertir, et le plus vite
possible. Nous porterons le timbre-poste en dépense... Écrire! et si les
lettres se perdaient, si seulement elles éprouvaient du retard.
Décidément le mieux est d'aller les chercher... Peuh! un voyage de
quelques jours! ce n'est pas une affaire! Puis, ainsi, ils n'hésiteront
pas... nous leur montrerons le journal, ils monteront immédiatement en
chemin de fer... nous les ramènerons de gré ou de force. Ils n'ont aucun
droit de résister. Ils nous appartiennent... ils font partie de
nous-mêmes. Convenu, compère, rentrez chez vous, prenez un gros paletot,
et partons.»

Une heure après, Georgy Simpson et Julius Tiresome se rencontrent à la
gare du Midland Railway. Et chacun jette sur son compagnon de voyage un
regard rapide... Pourquoi regrette-t-il de le voir si bien enveloppé?




                                      IV


À chaque pas, l'homme trébuche dans l'imprévu. Voyez la face de Georgy
Simpson? Ses yeux se sont démesurément ouverts... Évidemment, il y a
quelque chose. Voilà qu'il pousse du coude Julius Tiresome... et ce ne
sont plus deux yeux... mais bien quatre, qui dardent sur un même point
leurs regards atterrés. Suivons le rayon lumineux qui s'élance de ces
quatre prunelles et converge en un même centre... Au bout de ce regard,
une porte... sur cette porte, deux mots: _Way out_, c'est-à-dire:
sortie, arrivée.

La porte fait cadre; dans ce cadre, trois êtres humains.

Trois noms prononcés par nos deux regardeurs:

--Smithlake! miss Stroke! Steney!

Puis fusion de ces cinq personnages en un seul groupe. Deux disent:
«--Nous aillions vous chercher!» Et les trois autres répondent: «--Nous
venions vous avertir!»

--Vous savez donc?

--Parbleu! pourquoi pas? Est-ce que vous avez la science infuse!

Qu'ils se disputent ou non, peu nous importe. En vérité, ces héritiers
semblent d'assez bonne composition. Ils rentrent en ville, et trouvent
au domicile de Simpson une lettre ainsi conçue:

«Les héritiers de sir Arthur Simpson, du Kentucky, décédé le..., sont
invités à se présenter lundi prochain, en l'office de Thomas Eater,
solicitor, à dix heures du matin, pour assister à l'ouverture du
testament olographe laissé par le défunt.

«_Signé_: Thomas EATER, _solicitor_.»




                                      V


Ils n'ont eu garde--comme bien on peut le penser--de manquer au
rendez-vous assigné par l'homme de loi. Est-il rien de plus intéressant
que l'ouverture d'un testament pour des héritiers? Pour le testament,
l'amant--s'il était héritier--déserterait le premier rendez-vous accordé
par la maîtresse.

Le commis a désigné du doigt les pièces.

Mais il est bien volumineux, ce testament! Voyez donc: c'est une sorte
de livre, les feuilles s'ajoutent aux feuilles. Diable de bavard! il
était si simple d'écrire trois lignes: «--Je lègue, etc.,» avec
l'indication des biens, «à mes héritiers ci-dessous dénommés»--et puis
une liste des parents. Si quelques lignes de plus étaient nécessaires,
c'eût été pour des dispositions particulières, l'indication d'une faveur
faite à l'un des héritiers. Mon Dieu! on en serait encore passé par là.

Mais il y a au moins cent pages. Cent pages pour cinq héritiers, et
trois malheureux millions de dollars. Prodigalité! Et il va nous falloir
entendre tout cela! Des phrases! des phrases! comme dit le poète. Après
tout, c'est l'affaire de deux heures, peut-être trois. Mais encore,
c'est du temps perdu. Et ils ont à faire, ces héritiers. Un héritier
n'est donc plus un homme! Il ne s'appartient donc plus! Il est donc
devenu la propriété, la chose du mort, que celui-ci puisse ainsi
disposer de son temps, d'une portion de son existence...! Vraiment, ces
morts ont d'incroyables façons d'agir.

Chut! le moment est solennel. Le solicitor, assisté d'un de ses
confrères, est entré dans son office. Il a salué en rond les héritiers
qui se sont inclinés jusqu'à terre, devant le représentant,--non du
testateur,--mais du testament.

Il a un singulier visage, Master Thomas Eater: il est pâle, alors que
ses confrères sont d'ordinaire gras et roses. Ses yeux sont caves et
cerclés de noir, comme le bout d'une lorgnette. Sa lèvre a des plis
incompréhensibles. Ce n'est pas le sillon du rire, non plus que le
rictus de la souffrance. Cet homme est funèbre...

Évidemment, il n'a pas lu le testament: il ne l'a pas pu, puisqu'il
était cacheté. Et cependant les héritiers interrogent ce visage, comme
si une impression fugitive pouvait être surprise. Mais voilà qu'il s'est
assis...

Il est dix heures du matin; c'est un jour sombre, que d'épais rideaux
rendent plus obscur encore. Comment pourra-t-il lire? En vérité, il
semble qu'il lui manque la clarté nécessaire... et cependant il ne
paraît point s'en préoccuper. Il prend le manuscrit, déchire
l'enveloppe, le pli de sa lèvre se dessine plus profond et plus
inexplicable... Ses yeux se portent sur la première page... Il commence.




                                    VI


Il lit:

            «_Ceci est la dernière volonté de M. Arthur Simpson,
                                du Kentucky_.

«Dernière volonté. En réalité, le mot est comique, et j'ai presque ri en
l'écrivant. Volonté! mais je ne _veux_ rien, ou, du moins, je ne veux
plus rien... En trente années, j'ai épuisé tout ce qui était en moi de
force _volitive_... et j'ai _voulu_... oh! n'en doutez pas! plus et plus
âprement que jamais homme n'a _voulu_ en ce monde...

«Dernière volonté! non, une simple narration, un récit... dirai-je une
_confession_? Oh! ce mot serait encore plus burlesque que le
précédent... Confession, contrition, repentir... repentir! vilaine et
petite chose!... amoindrissement du _moi_, comme si _aujourd'hui_ je ne
ferais pas encore ce que j'ai fait autrefois!... Ah! en vérité! à cette
pensée, je me sens plein de je ne sais quel satanique orgueil. Me
repentir! Allons donc! J'ai agi parce qu'il m'a _plu_ d'agir, parce que
toutes les forces de mon être convergeaient vers un but, et cette
action, je l'ai accomplie lentement--avec préméditation, comme disent
les juristes--cette action, je l'ai étudiée avant de la commettre, je
l'ai recherchée comme un alchimiste cherchait l'or dans ses creusets...
Puis, une fois découverte, fixée, résolue, je l'ai préparée avec amour,
avec passion, avec rage... rage froide et calculée... et, enfin...
enfin, je l'ai exécutée... mais là, alors que tout était fini, alors que
j'avais réussi--pleinement réussi, je vous jure,--est-ce que tout s'est
borné là pour moi? Non, il y a eu répercussion de joie en tout mon être,
en toute ma vie, et aujourd'hui encore, alors que je suis assez maître
de moi pour comprendre que la mort va venir, je sens une jouissance
indicible à tracer ces lignes, à me baigner de nouveau dans les ondes
funèbres du souvenir, à entendre--résonnant dans mon cerveau--des cris
et des râles qui sont mon oeuvre... et c'est au milieu de ces éclats
bruyants pour moi seul que viendrait lourdement tomber le mot:
_repentir!_

Mot nul, épais, ridicule... tu sonnes faux et froid. Repentir! Qu'est-ce
que cela? Que viens-tu faire ici, alors que toute ma vie est
l'expression de ce qui est absolument contraire au repentir... de la
dégustation de l'acte accompli? Cet acte criminel--, selon vous,
justicier,--selon moi, c'est ma vie, c'est mon bien,--c'est
l'épanouissement de mon être, je n'ai vécu que pour lui. Je meurs avec
lui, le conservant dans son intégrité, le berçant dans ma conscience
comme fait une mère de son enfant aimé... Me repentir, ce serait le
renier. Et la mère ne renie jamais son enfant...

.....................................................................

... Je l'aimais bien, Turnpike. Nous avions été élevés ensemble. Ces
souvenirs de joies augmentent ma satisfaction actuelle... Nul de vous ne
l'a aussi bien connu que moi... et je ne puis en dire de mal! Oh! pas un
reproche à lui adresser... Il avait toutes les qualités, toutes les
délicatesses. Je me rappelle encore... nous avions vingt ans tous deux,
il était grand, brun, son oeil était ouvert, bien fendu, ruisselant de
franchise et de probité courageuse... non pas un joli garçon, mieux que
cela, une beauté forte et mâle. Il bondissait comme le cheval en
liberté... Dans nos chasses, il franchissait les précipices, ne reculait
devant aucun obstacle, et, après quelque difficulté vaincue, il
m'adressait un sourire... franc et large sourire, à dents blanches et à
lèvres rouges.

«Il brisait entre ses mains la branche la plus grosse, et avec cette
force, doux comme un faon... timide même. En vérité, il n'osait pas
regarder une femme, et c'est lui qui rougissait le premier. Savant, il
travaillait, toujours, toujours. Il avait l'esprit ouvert à ces sortes
d'études, et il poursuivait aussi vigoureusement le problème que
l'auroch dans la plaine. Tous deux, il les atteignait, les saisissait,
les domptait.

«Tout le monde s'intéressait à lui, et il le méritait... de cent façons.
Jamais d'orgueil; devant le plus ignorant il inclinait sa science. Au
plus faible appartenait sa force, au plus pauvre il eût sacrifié sa
richesse...

«Comment m'aimait-il? Pourquoi m'aimait-il? Pour cela même: j'étais le
plus faible, j'étais le plus ignorant, j'étais le plus pauvre. Je
n'avais rien fait pour mériter son amitié; loin de là! Un jour, j'avais
failli être entraîné dans l'engrenage d'une machine en mouvement. Il
s'était élancé, généreux, au risque de se faire briser... et il m'avait
sauvé... Je lui devais tout; donc il m'aimait.

«Moi, il m'étonnait. C'est cet étonnement que je traduis par le mot
affection; moi, petit, je m'étonnais de cette taille supérieure; faible,
de cette énergie dominatrice; paresseux, de cette obstination au
travail... L'homme se sent écrasé par les amoncellements sauvages de la
nature... L'aime-t-il? J'aimais Turnpike comme le voyageur aime le
gouffre... Lorsque je regardais _en cet homme_, je me sentais pris de
vertige... Effet d'éloignement. Et je me disais: Je l'aime!

«Du reste, il prenait soin de me dissimuler à moi-même mes
imperfections... Un père n'eût pas été plus indulgent, plus attentif...

«Vrai! tant il était habile dans sa bonté, j'en étais arrivé à ce point
de ne me plus croire laid, quoique j'eusse une petite face pâle et
terreuse, à ne me plus croire chétif, quoique dix livres me
fatiguassent... Je ne voulais point travailler; avec lui, j'apprenais
sans travail... c'est par lui qu'insensiblement je devins énergique et
tenace... ce qui était patience chez lui fut entêtement chez moi...
J'étais un reflet--non, plutôt une _déviation_ de cet homme.

«Je me repais de ces souvenirs... je suis heureux de dire qu'il était
beau, bon, parfait... et quand je me répète à moi-même ces mots: «Je
l'aimais!» cet écho réveille en moi des jouissances inassouvies... Car
ces mots, ces _vocables_ qui sont le _bien_ se heurtent à d'autres
pensées, énormes, sinistres, hideuses, qui sont en moi, aussi
profondément enracinées que l'arbre le plus vieux de la plus antique
forêt, pensées qui sont le _mal_.

«Je l'ai aimé! Disant cela, il me semble que je l'ai d'autant mieux
haï!... Haï! oh! quel mot froid et terne! Si je pouvais entasser toutes
les exaspérations, toutes les rages, toutes les fureurs, toutes les
tortures rêvées, toutes les infamies projetées par moi contre lui, jeter
en un creuset cette sueur de haine qui pendant trente années est tombée
goutte à goutte de mon cerveau, et de tous ces ingrédients produire un
composé qui fût un mot, quintessence de ces rages et de ces fureurs...
oh! alors, comme le mot haine paraîtrait nul!

«Sait-on seulement ce que c'est que _haïr_ un homme! Vouloir non pas
seulement qu'il souffre et sanglote, mais vouloir être là, compter une à
une les pulsations du torturé!... Le bourreau qui brisait les membres du
questionné eût été bien heureux, s'il l'eût haï, et encore il obéissait
à quelqu'un, à des juges qui pouvaient crier: Assez!

Cesser! quand je tiens, quand je puis _moduler_ ses souffrances, les
décupler pour les annihiler ensuite, les faire petites d'abord, si
petites qu'il les perçoive à peine, puis, sur cet horrible clavier,
hausser insensiblement le son par quart de ton, par dixième de
vibration, si bien qu'il puisse parvenir à une puissance, à peine rêvée
dans les sphères infernales!

J'ai su _haïr!_ Attendez!




                                     VII


La haine--je n'ai pas encore tout dit--doit, pour être réelle, ne pas
procéder de la colère... Frapper dans un accès de fureur c'est, ou ne
pas haïr, ou se retirer bénévolement la jouissance de la longue
sensation de cette haine satisfaite... Oh! la première fois que je me
dis: Je hais cet homme! j'_écoutai_ ce mot comme pour en bien saisir
toute la signification. Je me le répétai lentement. D'abord, il ne
résonna dans mon cerveau que comme une expression banale, antithèse du
mot _amour_. Il impliquait alors un _simple_ désir de vengeance.
J'entends par _simple_ le désir d'une vengeance brusque, élémentaire...
quoi? un empoisonnement, un coup de couteau bien dirigé, fouillant en un
élan jusqu'aux sources de la vie... Mais dès lors, je me dis: «Ce ne
peut être là ce que je veux. Je sens que cette satisfaction serait
incomplète.» Alors, raisonnant par assimilation, j'étudiai le mot
_amour_... et la multiplicité des jouissances contenues dans
l'assouvissement d'un désir--passé à l'état de besoin
inéluctable,--m'apparut dans toute sa netteté.

«Toutes les passions sont adéquates l'une à l'autre, me disais-je,
toutes peuvent, procédant d'une même cause, atteindre au même
paroxysme... Celui qui veut jouir de la satisfaction passionnelle dans
toute son étendue doit, avant tout, étudier l'organe qui est en quelque
sorte le _moyen_ de cette satisfaction, et le développer autant que la
nature humaine le peut supporter.

«L'amant banal obtient sa maîtresse, en frappant dès l'abord les plus
grands coups: il se laisse entraîner par l'attraction qui l'attire, et
lorsqu'il arrive à son but, il ne possède pas l'objet de son désir: il
est possédé par lui. D'où jouissance incomplète...Celui-là est _artiste_
qui sait, étudiant les nuances de sa propre passion, la retenant
habilement, la comprimant, lui ouvrant une issue au moment choisi,
profiter d'une concentration de forces obtenue artificiellement...

«Et je voulus, prenant une à une mes facultés comme un ouvrier prend ses
outils, étudier quel parti j'en pouvais tirer au point de vue de ma
passion haineuse... Il ne fallait perdre aucun des moyens de l'assouvir,
et au contraire _affiler_ chacune de ces facultés, afin de la rendre
plus aiguë, et au moment décisif, moment choisi par moi, achever
l'oeuvre dans son perfectionnement. Autrefois on demandait à l'ouvrier
un chef-d'oeuvre: il y rêvait d'abord, puis il faisait des économies
pour acheter des outils du plus fin acier, et encore, les ayant achetés,
il les _revoyait_, les étudiait, les essayait, les pesait dans sa main
pour que ses doigts s'y habituassent, afin que nul ne pût glisser plus
vite que sa volonté... et lorsque tout était préparé, lorsqu'aucun
détail n'était négligé, il se mettait au travail... et le chef-d'oeuvre
était fait.

«J'ai voulu faire, moi, mon chef-d'oeuvre de haine.

«L'ouvrier doit encore choisir la matière sur laquelle va s'exercer son
habileté, la préparer, étudier si toutes les parties sont également
aptes à recevoir le coup de ciseau...

«Moi, j'ai pétri cette matière pendant dix ans avant d'y enfoncer mon
scalpel. Elle était apte à souffrir.

.....................................................................

«Pourquoi l'ai-je haï? Il faut que je me souvienne; il faut que je
retrouve, brûlante, l'étincelle qui alluma l'incendie dévorant... Sur
mon âme, j'hésite à tout dire. Car ceux qui m'écoutent diront: «Quoi? ce
n'était que cela!» Et lorsque je compterai une à une les tortures qui
ont été ma vengeance, ils trouveront cela plus grand que ceci.

«Eh! que m'importe? après tout! Je suis _moi_, dans toute la plénitude
de ma vitalité, et je sens encore aujourd'hui une main de fer qui me
déchire la poitrine... Oh! cette nuit! cette nuit!

«Allons! ai-je donc encore un coeur! Si tu existes en moi, viscère lâche
et pleurard, tais-toi, et laisse-moi parler. Et pour quelques
contractions que réveille encore le souvenir de _son_ crime, je te
promets les âcres épanouissements du souvenir vengeur.

«Est-ce qu'il n'y a pas balance entre le mal qu'il t'a fait et le _mal_
que je lui ai fait? Sois franc, mon coeur; s'il y a défaut d'équilibre,
n'est-il pas tout à mon avantage?

«Nous vivions à Green-House, tous deux: lui, bon; moi dans l'attente, ne
connaissant pas encore ma destinée, frappant en vain mon cerveau pour en
faire jaillir la pensée maîtresse... _Elle_ vint!

«Elle! Elle! Il faut que je parle d'elle, il faut que je la nomme...
Clary! belle, oui, belle, oh! plus qu'il n'est permis à une créature
humaine, bonne, adorable, que sais-je? Est-ce que je trouve des mots,
stupides adjectifs, eunuques baveux devant la reine du sérail? Puis,
avez-vous besoin de savoir quelle elle était? Vous auriez l'audace,
plats valets, de _créer_ cette reine dans votre imagination d'idiots...
La créer! vous! mais la mouler dans votre cerveau, ce serait la
profaner! Il ne faut pas, je ne veux pas que votre pensée même la
touche... Ce contact--immatériel--la souillerait. Je vous ai dit son
nom... j'aurais dû le taire. Qui sait s'il ne vous a pas rappelé quelque
ridicule beauté qu'hier encore vous avez honorée de vos regards!




                                  VIII


«--Je te présente ma fiancée, dit Turnpike en souriant.

«Mieux eût valu pour lui que sa bouche eût été à jamais cousue avec des
cordes de fer... il avait bien prononcé le mot: fiancée! Et une idée
jaillit aussitôt de mon cerveau, de ma conscience, de mon être tout
entier:

«--Et moi?

«Comprenez-vous ce que cela signifiait? Elle est là, elle... et un autre
ose dire qu'elle est sa fiancée, c'est-à-dire qu'elle sera à lui. Et
moi? que suis-je? que serai-je? que sera-t-il fait de moi? ne suis-je
donc rien? n'ai-je donc droit à rien? Écroulement...

«Quand je l'avais vue, instantanément il s'était élevé en moi comme un
édifice d'avenir, et ce mot: _fiancée_, était le marteau qui brisait cet
avenir. Je ne répondis pas, je levai les yeux vers elle... Elle souriait
aussi. Elle n'avait pas bondi sous l'injure... car c'était une injure de
la dire _sienne_ quand je l'avais, dans ma conscience, déclarée _à
moi_... Elle souriait, comprenez-vous cela? Donc c'était vrai, quoique
incroyable. Elle acceptait, elle consentait, elle était complice de ce
vol qui m'était fait, complice de cet assassinat accompli sur moi...




                                    IX


«Je souris... et, rentrant dans ma chambre, j'écoutai ce bouillonnement
qui murmurait en moi... Rien de plus étrange, en vérité, que d'écouter
son âme... Tenez, j'ai noté tous les bruits, toutes les pulsations...

«Il y eut d'abord un silence mat, froid, sombre... quelque chose de
comparable à l'extinction subite des lumières dans une salle de
théâtre... passage rapide de l'éblouissement à la nuit, du _tout_ au
_rien_... puis ce fut comme un bruissement, réveil partiel de la vie et
du mouvement... mon âme avait reçu le coup en plein, elle avait
chancelé, puis était tombée étourdie. Maintenant voilà qu'elle se
réveillait, mais avec ces sensations chaudes et étouffantes, éprouvées
par l'apoplectique, que le médecin vient de saigner. Elle s'agitait dans
le rêve engourdissant, sans conscience d'elle-même, du lieu, du temps,
de la cause, du fait... et en même temps vint un tintement bruyant,
heurtement de toutes les facultés de mémoire ou de raisonnement, tentant
de se redresser en même temps... Pour moi qui observais, il me semblait
que mon âme eût un corps, et fût composée de parties comme la matière;
il me semblait avoir sous les yeux un cadavre se ranimant par degrés,
les yeux injectés, les tempes violacées... Ce cadavre dans lequel la vie
s'infusait à nouveau, c'était mon âme; elle ouvrit les yeux. C'est
étrange, ce que je dis là, mais c'est bien réellement ce que je vis en
me regardant moi-même... Cette âme-corps se haussa sur le coude et se
prit à rêver... elle cherchait, quoi? Ce que cherche l'homme qu'un coup
de massue a renversé.

«Elle tentait, par un effort de préhension, de saisir le réel nageant
dans le vague, ce point sur lequel son attention était toujours fixée,
mais qui disparaissait et reparaissait sans cesse, ballotté par des
flots intangibles.

«Tout à coup, il y eut comme un écartement de voiles, violent, subit,
sans transition. Les idées éclatèrent autour de mon âme comme une
lumière trop vive, se pressant, rayons de feu se confondant et
s'annihilant par leur splendeur non équilibrée... mais c'était le
dernier effort... Le _réel_ apparut enfin, sous sa double forme, nette,
admirablement modelée: _Elle, Lui_.

«Antithétiques l'un à l'autre. _Elle_, éveillant toutes les forces de la
vie; _Lui_, m'écrasant tout entier, comme un insecte sous le pied trop
large du géant... _Elle_ et _Lui_ avaient d'autres noms que ceux-là, ces
deux expressions avaient leurs expressions corrélatives... j'en devinais
une, celle qui correspondait à _elle_... C'était ce mot que mon âme
prononçait en s'ouvrant tout entière comme une bouche empourprée...
Amour! amour! amour! Oh! qui pourra jamais dire ce mot comme le dit une
âme qui souffre?... C'est un son plein, unique et cependant modulé... ce
n'est pas une mélodie à sons successifs, c'est l'épanouissement
synthétique d'une harmonie contenant tout ce qui est, tout ce qui peut
être harmonique... c'est un faisceau de sons, formant bouquet... Amour!!

«Puis, en le regardant, lui, cette âme se rétrécissait, se
recroquevillait sur elle-même... les lèvres se serraient comme les deux
branches d'un étau, laissant dans le pli une ligne mathématique,
impossible à décrire ni à tracer; et de ce _serrement_, de cette issue
_inexistante_ s'échappait une sorte de sifflement que j'écoutais! Oh!
comme je cherchais à le percevoir, à saisir sa signification. Je ne
compris pas tout d'abord, je crus que c'était le mot: Colère! le mot:
Vengeance! Erreur, là aussi. C'était, en un son unique, le résumé de
toute une harmonie infernale...




                                      X


«Ils sont partis! Car ce n'est pas à Green-House qu'ils se marieront...
Moi, j'ai refusé de les suivre. J'ai prétexté une indisposition... pas
de banalités! Je serais allé au temple, je les aurais accompagnés
jusqu'au seuil de la chambre nuptiale... tout cela m'aurait préoccupé,
détourné de mon but... Car j'ai un but aujourd'hui, je le connais... et
nul que moi ne le connaîtra, _tant que je vivrai_, excepté _lui_, mais
alors _vivra-t-il?_

«Non, je suis resté à Green-House... Je suis bien informé... c'est
aujourd'hui qu'ils se marient... et je veux, seul avec moi-même, causer
encore avec mon âme et étudier une à une ces hideuses sensations que je
prévois, et dont pas un frissonnement ne doit m'échapper. J'ouvre un
grand livre, et la journée et la nuit qui vont s'écouler doivent être
inscrites à la page du _débit_. À la page du _crédit_, je ne mets qu'un
mot: _Haine!!_ C'était là ce que disait mon âme en un son unique
résumant toute la symphonie de l'enfer...

Ce jour commence. Je n'ai pas voulu en perdre une seconde. Car je _sais_
qu'en ces heures je vivrai toute ma vie passée et tout mon avenir. Je me
suis levé avant l'aube, seul, dans la grande maison. Je me suis mis à la
fenêtre, la nuit va finir. Le ciel a des teintes d'azur sombre, dernier
effort des ténèbres contre la lumière inévitable. Les étoiles pâlissent,
parce que l'ennemi vient, le soleil qui les absorbe toutes, tyran
jaloux, dans son rayonnement...

«À cette heure, que font-ils?... Ils ne sont pas encore unis. Ils
forment encore deux personnalités distinctes, physiquement et moralement
séparées. L'un ici, l'autre là, éloignés l'un de l'autre au moins de
l'épaisseur d'une cloison..., d'un mur peut-être. Grand point. Je ne
perdrai pas un atome des sensations que je veux étudier... Je me promène
dans le parc, j'ai besoin de cette fraîcheur, car tout à l'heure encore
je me suis aperçu que ma tête brûlait. Et je ne le veux pas. Toute
surexcitation irait en ce moment contre mon but... je sais que je vais
souffrir. _Il faut_ que mon cerveau soit froid, que toutes mes facultés
d'examen soient à l'état normal, afin que je puisse suivre les
convulsions de mon âme, comme le chirurgien penché sur le corps du
patient. C'est un terrible et difficile _dédoublement_ à accomplir...
j'y parviendrai...

«_Huit heures_. Ils sont levés, ceci ne fait pas doute. Quoique je ne
_voie_ pas, je _sais_. Car il y a quelques minutes, il s'est produit un
choc en moi. Ce qui s'explique. Une partie de ma force initiative est
dirigée vers lui, l'autre vers elle. Quand ils se sont serré la main, il
s'est trouvé que ces deux parties du _moi_ se sont touchées, combinées.
Maintenant l'objet de l'étude, quoique double en essence, est simple en
pratique... mes dents se sont serrées, le sang a battu mes tempes. Ceci
est mauvais. Je ne veux pas que mon corps partage les angoisses de mon
âme. Oh! ce ne sera ainsi que pendant les premières heures; peu à peu je
me dominerai mieux. Il ne s'agit pas seulement ici de sourire tandis que
mon coeur éclate, il faut que mon corps tout entier soit indifférent,
neutre. Plus encore, il faut que de mon cerveau je fasse deux parts,
l'une conservant intactes, calmes, ses facultés analystes; l'autre, au
contraire, livrée à la douleur comme le corps d'un nègre aux dents de la
bête féroce. Le cerveau analyste regardera le cerveau torturé. C'est une
division de fibres qu'il s'agit d'accomplir...

«Cette lutte est terrible... l'équilibre s'établit difficilement.

«_Midi_... Je me relève, mécontent de moi-même... Tout à l'heure, j'ai
senti qu'ils entraient au temple, et je suis tombé à terre comme une
masse... Je n'ai pas été maître de mon sang, qui a afflué au cerveau
comme si la digue,--ma volonté,--se fût tout à coup rompue. Il faut
avoir recours à des moyens humains. De l'eau sur la tête, sur le front,
sur tout le corps... Si cet évanouissement avait duré, comprenez-vous
que _je ne me serais pas senti souffrir?_... et c'est justement cette
sensation que je veux... Cette eau m'a fait du bien. Étudions
maintenant... Ah! mon âme, je vois ce qui t'a frappée, je comprends le
choc qui s'est répercuté sur mon corps... Quand on monte une côte
élevée, l'ascension est lente, on va péniblement, on monte, on monte
encore. Puis, tout à coup en un point... point unique... on se trouve
sur un plan. L'ascension est finie, la descente va commencer. En ce seul
point, on ne montait, ni on ne descendait... Au moment où le pasteur les
a unis, j'ai achevé de monter la côte, je me suis trouvé sur ce point
mathématique qui sépare les deux déclivités.

«En ce lieu, il y avait pour moi fin du passé, commencement de l'avenir.
Je ne suis plus l'homme que j'étais tout à l'heure... L'avouerai-je?
Tout à l'heure, il y avait encore en moi je ne sais quelle folle lueur
d'espoir... Si cela n'était pas!... Or, cela est. J'étais le torturé qui
doute, alors même qu'il voit les instruments grincer devant lui de leurs
dents de fer... qu'on applique sur le chevalet... qui doute encore! Mais
tout à coup une vis a tourné, il a senti le croc mordre sa chair... il
s'est dit, dans une pensée à peine saisissable: C'est fait! Or, le croc
m'a mordu.

«Eh bien! les martyrs chrétiens, au milieu des tourments, par une
opération d'hypnotisme inconscient, ne sentaient plus la torture, et,
regardant leur corps déchiqueté, pensaient au ciel en qui ils
croyaient... Moi, je regarde mon âme pantelante sous ce brisement, et je
pense... Pas au ciel, je vous jure!




                                   XI


«Ah! que cette journée passe lentement! Il est des minutes où je me sens
lâche... je voudrais crier. Eh bien! non, je ne crierai pas, je ne
pleurerai pas... Que d'autres enfoncent dans leur poitrine leurs ongles
qui s'ensanglantent: moi, je veux être le Spartiate dont le renard
dévorait les entrailles... je compte ses griffes qui fouillent dans mes
viscères... et je ris! oui, sur mon âme, je ris, heureux de
l'_effroyabilité_ de ma souffrance. Tant mieux, par l'enfer! Crispe-toi
dans les angoisses, ô mon âme! Chacun de ces plis, sillons creusés par
la douleur, restera comme une ligne de plus au livre des souvenirs!...
Et quels souvenirs!

«Nage dans cet océan de désespoir. N'oublie rien. Songe à ces serrements
de main, songe à ces regards échangés, songe à son _espoir_ à lui, à sa
_crainte_ pudique à elle... songe... mais songes-y bien... que dans
quelques heures la nuit viendra... tu sais ce que cela signifie, mon
âme. Repais-toi de cette attente... prépare-toi... car je ne te ferai
pas grâce d'un seul de leurs baisers...




                                    XII


«Elle est venue, enfin, cette nuit attendue. Je suis aussi calme que
possible. Tenez, je tiens la plume, et elle ne tremble pas dans ma
main... la volonté a triomphé complètement, orgueilleusement. Je regarde
presque avec pitié cette âme qui se tord et veut échapper à l'horrible
étreinte. Non, non. Viens ici et regarde! La vois-tu, _elle_... comme
elle est belle! Reconnais-tu ce regard qui t'a fait comprendre la vie?
Et _lui_, comme il est beau aussi! Comme ils sont faits l'un pour
l'autre! On vient de les laisser seuls. Elle rougit, lui se tient à
l'écart. Il la regarde, et ses yeux semblent deux phares d'amour. Il
semble lui demander pardon de la posséder. Et son regard, à elle,
répond: Comme je suis heureuse d'être à toi!.. Oh! ne crains pas, mon
doux fiancé!... je me suis donnée librement... je t'aime!

«Quelle voix pénétrante! Écoute bien cela, mon âme! Jamais tu
n'entendras semblable mélodie! Épèle ces trois mots! Je... t'...aime! Il
est venu tomber à ses pieds, et _elle_, mettant ses deux belles mains
sur ses cheveux, a doucement relevé son front et l'a baisé... Savoure
bien ce baiser, mon âme. As-tu compris ce qu'il signifie?... Mais oui,
oui, tu auras beau te débattre... il faudra bien que tu voies tout...
tout. Prête l'oreille à ces doux murmures qu'échangent les lèvres qui se
joignent, sens la caresse de ces deux souffles qui se confondent...
aspire cet amour... Sont-ils assez proches l'un de l'autre? Hein?... Il
a détaché son peigne et ses admirables cheveux blonds sont tombés sur
ses épaules... et encore elle a souri...

«Là, mon âme, en face de cet amour, commences-tu à savoir ce que c'est
que la HAINE!!

«Regarde, regarde encore!...

......................................................................

«Le matin est venu!




                                   XIII


«Il y a un mois que nous vivons ensemble. Tous les trois. Car je suis un
ami, et pour rien au monde, Turnpike ne se serait séparé de moi. Il est
devenu plus affectueux encore. Son bonheur s'épand sur moi.

«Chose étrange, mais vraie: je ne suis pas jaloux. Pourquoi et comment?

«Parce qu'_elle_ m'est indifférente... je ne l'aime point, je ne la
regrette pas, je ne la hais pas. Cela est bizarre. Quand je la regarde,
je la vois toujours aussi belle... mais je ne me souviens plus... Le
jour du mariage, tout s'est brisé. Le lien qui s'était formé--que
j'avais formé--entre elle et moi s'est rompu. Il me semble qu'elle ne
vit pas, qu'elle est morte ce jour-là, et qu'il a épousé un cadavre.
_Celle_ à laquelle ma pensée s'était rivée a cessé de vivre ce
jour-là... celle-ci n'est plus celle-là.

«Et c'est justement cette morte que j'ai à venger.

«Tenez, elle vient de me serrer la main. Les doigts d'une statue
m'auraient fait plus d'effet. Et je souris en la regardant.
Artistiquement parlant, elle est vraiment fort jolie. Elle est bonne,
spirituelle. Je regarde et j'écoute froidement. Pas une fibre ne
tressaille en moi.

«Encore... il vient de l'embrasser devant moi. J'ai trouvé qu'il avait
bien fait. Le baiser m'a même semblé froid. Est-ce qu'il saurait que,
croyant donner un baiser à une femme vivante, il n'embrasse qu'un
cadavre!... Je ne le voudrais pas. Sois heureux, très heureux! aime-la
de toutes les forces de ton âme... Le jour de l'expiation sera d'autant
plus terrible que ta joie aura été plus longuement profonde.

«Premier point acquis: je ne puis empêcher ce bonheur... Certes, il me
serait facile de jouer cette partie ridicule de troubler sa confiance.
Que ce serait mesquin! Combien je préfère qu'il _se complaise_ dans sa
félicité... Second point! je ne suis pas prêt... Ah! c'est que haine a
pour corrélatif vengeance. La vengeance est à la haine ce qu'est la
possession à l'amour... c'est l'épanouissement du _moi_ dans la
plénitude de la passion assouvie... et je ne sais point encore comment
je me vengerai. Non, sur mon âme, je n'en sais absolument rien. Plus
encore, je n'y veux point songer. Ce serait trop tôt, en vérité... je
risquerais de me laisser entraîner à une exaltation qui serait
nuisible... Pas de zèle! comme disait je ne sais quel ministre français,
pas de zèle dans ses propres affaires. Se hâter, c'est se tromper... Oh!
j'y réfléchirai longuement... je suis encore sous l'empire d'une
certaine colère. Mauvaise condition. J'ai besoin d'étudier _la
vengeance_, d'en saisir le véritable esprit, l'essence, de bien
comprendre ce qu'elle est et ce qu'elle peut être... j'y arriverai. Mais
je ne me livrerai à ce travail d'analyse que le jour ou, pensant à _ce
qui s'est passé_, je trouverai mon pouls calme et ma tête froide.

«Je n'ai rien oublié. J'écris aujourd'hui seulement ces scènes
d'autrefois... et je me repais de ces souvenirs... Dire que je trace ces
lignes ayant entre mes mains la plume qu'il tenait, _lui_, quand il m'a
laissé sa fortune... que je suis assis dans _son_ fauteuil, à _lui_...
que je m'accoude sur _sa_ table... que tout à l'heure je vais me coucher
dans _son_ lit... que je mourrai calme et souriant dans des draps à _sa_
marque...

«Songer à tout cela! puis, par un retour subit, me rappeler _ma_
vengeance... Allons! je me sens heureux... sur ma parole.

«Mais reprenons. Que disais-je? Ah!... nous vivions à trois! Cela dura
deux ans! J'étais calme... un matin, je m'interrogeai moi-même, j'étais
mûr pour l'étude projetée... je me _permettais_ de songer à la
vengeance. J'y pensai.




                                     XIV


«Qui m'eût regardé ne m'eût plus reconnu... Il est une précieuse faculté
que peu d'hommes possèdent à un degré utile; il s'agit, étant donnée une
préoccupation douloureuse qui vous envahit et vous obsède, de vous
débarrasser tout à coup, par un effort de volonté, de cette obsession,
de secouer cette préoccupation et de dire: «Pour cet instant, _je n'y
veux plus songer!_». Aux premiers temps, cette _abstraction_ de soi-même
est difficile à opérer. Voici comment je procédai: Alors que la pensée
haineuse avait rongé mon coeur durant toute la journée, je me disais,
quand la nuit venait: «Je _veux_ écarter cette pensée jusqu'au matin.»
Au bout de quelques jours de persistance, j'avais réussi. Le soir venu,
cette pensée disparaissait, s'assoupissait, pour s'éveiller de nouveau
le lendemain à heure fixe. Lorsque j'eus obtenu ce premier résultat, je
provoquai cet oubli pour une, pour deux journées, pour une semaine, pour
un mois. Et maître de ma mémoire, comme si j'eusse poussé un ressort
ouvrant ou fermant à mon signal une case de mon cerveau, je restai aussi
longtemps que je le voulais débarrassé de cette obsession...

«Pourquoi ai-je tenté cela? Sur mon âme, c'était bien calculé! J'avais
compris--ceci était facile à prévoir--que la pensée obsédante entrerait
peu à peu, tarière invisible, dans tous les recoins de ma nature
physique, que corps et coeur, comme le bois rongé par les termites, se
cribleraient de blessures imperceptibles, et qu'un jour viendrait
où--maladie ou folie--tout l'être tomberait en poussière...

«Malade! faible! incapable! impuissant! Oh! lorsque cette pensée me
vint, j'eus un effroyable frissonnement... Si j'allais mourir avant de
m'être vengé! Non, cela n'était pas possible, cela ne _devait_ pas être.
Je n'avais pas le _droit_ de mourir, c'eût été déserter. Ou bien, si
j'étais devenu fou, si les parois de mon cerveau s'étaient effondrées
sous la pression du désespoir... alors, qui sait? J'aurais peut-être
oublié, c'est-à-dire pardonné... Par l'enfer! cette idée de folie était
sinistre...

«Aujourd'hui, je suis tranquille. Il y a une ANNÉE, oui, douze longs
mois que je n'ai _pensé_... Pas une fois l'aile du souvenir n'est venue
effleurer mon cerveau; pas une fois en _le_ regardant, en _la_ voyant
près de lui, je ne me suis rappelé... puissance de l'homme sur l'homme!
et quel admirable triomphe!

«Mais aussi, quel résultat! Ce matin, j'ai entr'ouvert doucement--oh! si
doucement!--la porte de mes souvenirs... Savez-vous? j'avais presque
peur de le trouver mort, ce souvenir qui, depuis toute une année,
n'avait pu s'ébattre à l'aise... Oh! non, sur ma vie, il n'est pas mort,
je l'ai trouvé accroupi sur lui-même dans une des cases les plus
obscures de mon cerveau... Sur un signe il s'est levé... mieux, il a
bondi! Il est debout, il se dresse, épouvantable de haine et de
résolution... et il semble me demander: «--Est-ce que l'heure est
venue?»

«--Peut-être.

«Ces douze mois de repos--voulu--ont fait de moi un autre homme; je suis
fort, en vérité, j'ai engraissé! Mon pouls a cette régularité
mathématique qui sonne juste au cadran de la santé.

«Ma tête est calme, mon cerveau est froid. Je suis apte à commencer
l'oeuvre de vengeance. Sois tranquille, ô souvenir, dès aujourd'hui tu
ne me quitteras plus.

«Allons, je me suis convaincu que cette mort doit être _effroyable_. Il
s'agit de commencer l'étude. Par quoi? par le sujet d'abord... Il est
évident que je dois avant toutes choses savoir s'il est apte à souffrir,
et jusqu'à quel degré il peut supporter la souffrance... Bourreau d'un
homme, je ne puis commettre cette imprudence de l'étendre sur le
chevalet avant de m'être assuré de la puissance de sa force de
résistance... Voyez-vous, s'il mourait au premier tour d'écrou? La belle
affaire! Et comme, alors, je retournerais contre moi-même cette énergie
de tortionnaire qui triple aujourd'hui ma vitalité...

«Quelle parole viens-je de prononcer? Mon énergie de tortionnaire! Mais
je ne la connais pas. Nouvelle étude à faire. Oui, il y a en moi le
_désir_ du mal, mais il me manque la _notion_ de ce mal et la
_certitude_ de ma propre force. Autrement dit, qu'est-ce que le mal, au
point de vue de la douleur humaine? Quelle est la ténacité de mes nerfs
et de mon cerveau en face de la souffrance d'autrui?

«D'où décomposition nécessaire de la tâche à accomplir.

«Que _peut-il_ souffrir?

«Que _puis-je_ faire souffrir?

«Quelle est la souffrance à appliquer?

«Mais, procédant ainsi par analyse, je ne puis faire fausse route...




                                     XV


«Ah! l'enfer vient à mon aide... Sur mon âme! je ne croyais pas qu'il me
fût donné de pouvoir si rapidement procéder à une première expérience.
Oh! il souffre, il va souffrir, je vais assister à ses premières
palpitations, prêter l'oreille à ces premiers grésillements de son âme
sous le fer rouge de la douleur... ELLE se meurt et il l'aime!




                                    XVI


«Comment ai-je su cela? Qui me l'a dit? Personne, et cependant,--alors
que seul je réfléchissais, la tête plongée dans mes deux mains,
calculant et rêvant,--j'ai tout à coup su qu'_elle_ se mourait, qu'_il_
souffrait... et puis, chose étrange, cette idée de _grésillement_ qui
subitement avait surgi dans mon cerveau!...

«Mû par une force dont je ne pourrais, malgré toute ma puissance de
concentration, analyser l'essence, je me suis élancé hors de ma
chambre... j'ai bondi sur l'escalier... et là, au premier étage, j'ai
ouvert la porte!...

«Horrible! Il n'y avait pas un cri, pas un souffle... mais un groupe de
désespérés... Elle était étendue à terre; lui, accroupi, les deux bras
serrés autour d'elle... Quand il m'entendit: «Vite, me dit-il, une
couverture!» Une horrible odeur de chair brûlée et de vêtements roussis
me saisit à la gorge... J'obéis cependant, et lui jetai une couverture
de laine... Il l'enveloppa et la serra fortement... Je voulus
m'approcher: «Laisse-moi faire,» reprit-il d'une voix creuse qui
semblait n'avoir plus rien d'humain. Alors, avec une force qui ne
m'étonna pas, il souleva ce pauvre corps inanimé et vint le déposer sur
le lit... Puis il se redressa, regarda cette femme et tomba foudroyé sur
le parquet... Elle était morte, sans doute.

«Scène étrange. C'était le soir, la nuit n'était pas encore complètement
venue, combattant cette obscurité grandissant à chaque minute... mais,
dans ce foyer, de la houille... un monceau... la flamme jaunâtre léchant
des angles noirs et jetant sa lueur fauve sur ce plancher où je voyais
un homme renversé... sur le lit, une forme que je ne distinguais pas,
mais que je savais être _elle_.

«Je voulus _voir_ cette scène terrible, et, en une minute, j'allumai une
lampe... Dans ce court intervalle, je raisonnais et me disais: «Il doit
y avoir là _quelque chose_ d'effroyable. Songe à ne pas frissonner!»




                                  XVII


«Approchant la lampe, je regardai le visage de la femme... et je ne
frissonnai pas. Était-ce bien un visage? Non, une boursouflure, une
tuméfaction sanguinolente... J'arrachai la couverture... et je compris
tout. Elle était morte... morte brûlée. Elle était vêtue d'une robe de
chambre légère... évidemment, elle était à sa toilette... mais de cette
robe, il ne restait que des lambeaux... Le feu avait saisi cela par le
bas, l'avait happé, léché, dévoré en une seconde, et en une autre
seconde, la fournaise faite masque s'était appliquée sur ce beau
visage... devenu chose hideuse. Les yeux disparaissaient sous la
turgescence des paupières bouffies en cloques... les deux lèvres, les
joues, le front n'étaient qu'ampoules; les ailes du nez s'étaient
recroquevillées, sous le baiser de la flamme, et les dents
apparaissaient à travers les crènelures de la bouche épatée!...

«Et du bas des vêtements, de cette masse noirâtre de vêtements
carbonisés, sortaient deux pieds nus, blancs comme s'ils eussent été
taillés dans le plus pur marbre de Carrare, deux pieds d'enfant... qu'on
eût baisés... que je baisai, moi, en m'inclinant doucement et souriant à
cette suprême jouissance de lui donner, à elle le dernier embrassement
qu'elle dût recevoir... car nul ne songerait qu'au visage... et chacun
reculerait épouvanté; comme un voleur tremblant d'être surpris, je
rejetai la couverture sur ce corps détruit... et je ne frissonnai pas!

«J'appelai un domestique et envoyai chercher un médecin... puis je
restai debout auprès de ce lit, regardant toujours ce visage turgide,
cette effroyable grimace qui semblait s'être pétrifiée dans une suprême
crispation... lui, toujours étendu sans mouvement, frappé, mais non pas
_à mort!_ Oh! je m'en étais assuré, son sang courait comme un flot dans
ses artères... la vie se révoltait contre la prostration... je _savais_
qu'il allait revivre pour souffrir, d'abord par elle, puis par moi! car
j'étais bien décidé, et, l'oeil fixé sur ce cadavre informe, je me
demandais ce que pouvait être la torture du feu; et si je ne la lui
appliquerais pas. Preuve évidente que je ne faiblissais ni ne voulais
faiblir.

«J'eus d'abord l'idée de le rappeler à lui-même, pour qu'il commençât
plus tôt à souffrir... mais je renonçai à cette pensée. Une secousse
aurait pu--en détendant trop brusquement les ressorts de son
organisme--provoquer des larmes. Et les larmes soulagent. Je ne tenais
pas tant à ce qu'il souffrît qu'à ce qu'il me montrât _de quelle
manière_ se comportait--et se comporterait, par conséquent--chez lui la
faculté souffrante. Il était de mon intérêt de suivre les phases de la
crise, en la laissant se développer naturellement...

«Tout à coup, il fit un mouvement. Un de ses bras se détendit et battit
le vide, puis retomba sur le bord du lit... Or, un bras de la morte
pendait le long de ce lit, et justement--hasard que j'observai--sa main
à lui, froide et sèche, saisit la main sanglante de la femme... Ses
doigts à elle avaient été rongés par la flamme, et des lambeaux de chair
se détachaient de l'os... Il sentit cela, et une commotion convulsive
l'agita des pieds à la tête... un souvenir intuitif l'avait envahi. Il
ouvrit les yeux, regarda cette main d'un air hébété, puis il se dressa
sur ses pieds, comme si ses reins eussent été d'acier, et se jeta sur le
corps... je levai la lampe. Au moment où son visage, à lui, s'approcha
de son visage, à elle, son cou se rejeta en arrière... il eut horreur!
il jeta un cri, un râle... se recula, bondit à travers la chambre, se
jeta contre les murs, frappa les meubles... cette nature forte était en
proie à l'épilepsie de la douleur. Il écumait, meurtrissait ses poings
aux sculptures de chênes, brisait les chaises, tout cela inconsciemment,
hystériquement... il se trouva en face de moi et me regarda en face.
Déchiffra-t-il un instant--un seul--l'hiéroglyphe de ma pensée? Sans
doute, car il leva le poing comme pour m'écraser... J'avais failli me
trahir! je n'étais pas encore arrivé à étouffer absolument la vérité
sous un masque d'emprunt... ou plutôt à rattacher assez rapidement les
cordons de ce masque dénoué par la main de l'imprévu...... mais je
criai: «Mon ami! mon ami!...» Il reconnut ma voix... et se jeta dans mes
bras en sanglotant!...

«Moi, sans avoir l'air d'y prendre garde, je me dérangeai doucement, de
telle sorte que son regard se trouvât dans l'axe du visage effroyable;
puis, doucement encore, je lui relevai le front... il vit encore cette
chose; je sentis tout son corps se tordre sous cette impression dont
rien ne pouvait rendre l'horreur.

«Le médecin entra... Turnpike se calma tout à coup et regarda le
praticien, qui marcha vers le lit, puis s'écria:

«--Mais cette femme est morte! il n'y a rien à faire!

«--Rien! répéta machinalement Turnpike.

«--Comment cela est-il arrivé? demanda le médecin.

«Je pris la parole, racontai ce que j'avais vu, et expliquai ce que je
supposais.

«--Voilà! dit Turnpike. (Oh! comme je l'écoutais! Sa voix ne
parcourait-elle pas toute la gamme du désespoir, et ne révélait-elle pas
la contexture intime de l'instrument?) J'étais là... dans mon cabinet de
travail, à côté... la porte était entr'ouverte... la nuit venait, je
cessai de lire, et, machinalement mes yeux se portèrent sur
l'entrebâillement de la porte entr'ouverte... Je vis une lueur rouge...
Je ne compris pas d'abord. J'entendais dans cette pièce un
trépignement... rien de plus... Je l'avais laissée, un quart d'heure
auparavant, se mettant à sa toilette... Tout à coup une horrible idée
traversa mon cerveau... le feu! Je m'élançai! Ah! monsieur, jamais je
n'oublierai cela... Au milieu de cette chambre, tenez, là, il y avait
une colonne de feu qui tournait, tournait, tournait rapidement sur
elle-même... au milieu de la flamme un corps qui se débattait contre le
feu qui mordait et déchirait... Pas un cri! pas un bruit... deux pieds
qui battaient le plancher, c'était tout... Je bondis... Comment je fis!
je ne saurais le dire... Je ne voyais pas, je sentais la flamme qui
brûlait mes mains et mon visage... L'horrible lueur s'éteignit... la
femme était à terre, et j'étouffais de mon corps les derniers
soubresauts de la flamme... Alors j'aperçus que Simpson était entré...
je portai le corps sur le lit... Depuis ce moment, je ne sais plus...
non... non!

«Le médecin répondit d'une voix calme (oh! que c'est beau d'avoir cette
habitude d'être calme!):

«--Cela arrive souvent, la pauvre femme se sera trop approchée de la
cheminée, et le feu aura pris à ses vêtements... Il faut aller déclarer
le fait à la police.

«Turnpike mit ses mains sur son visage; alors je vis que le sang coulait
entre ses doigts:

«--Tu es blessé? m'écriai-je.

«--En effet, fit le médecin.

«Et sans plus s'émouvoir il demanda de l'huile, des bandes de toile, et
fit un pansement. Turnpike semblait ne rien sentir, il tourna la tête
vers le cadavre et sa poitrine se soulevait en contractions
spasmodiques.

«--Monsieur, me dit le médecin à voix basse tandis que je le
reconduisais, seriez-vous assez bon pour me faire payer ma visite? Vous
savez que je ne suis pas le médecin de la maison.

«Je lui mis cinq dollars dans la main. Il regarda, sourit et s'en alla.




                                  XVIII


«Décidément, il sera difficile de faire souffrir cet homme... Quelle
force! Après les premières convulsions de la douleur, son être a réagi,
son énergie a eu raison de ses tortures... Il est calme. À l'enquête il
répond froidement, donne les détails d'une voix assurée, douce même...
il a passé la nuit auprès du cadavre. Il n'a pas voulu qu'on couvrît son
visage et a semblé se complaire à rechercher sous la dévastation de la
mort les souvenirs radieux de la vie... J'ai veillé aussi. Par amitié,
a-t-il cru. Tant mieux! il ne faut pas qu'il doute de moi, car il
m'appartient tout entier. J'ai repris moi-même toutes les circonstances
de l'accident, je l'ai interrogé, j'ai insisté sur les points les plus
pénibles, j'ai pressé tous les ressorts de ces lames à mille
tranchants... il est resté impassible. Et cependant il souffre
horriblement... Je vois cela dans certains tressaillements de ses
fibres.

C'est ce qu'il faut. Le sujet est bon. Il est apte à souffrir, parce
qu'il peut beaucoup endurer... j'ai en face de moi un adversaire digne
de ma haine et de ma volonté...




                                    XIX


«On a emporté la femme. Ce qui est vraiment curieux, c'est que je n'ai
pas senti passer en moi le moindre souffle de regret. Regretter quoi?
Est-ce que cette femme était à moi? Est-ce qu'il y avait entre nous
aucun lien commun _aujourd'hui?_ Non, non, ce n'est pas aujourd'hui
qu'elle est morte pour moi, il y a deux ans que je l'ai couchée de mes
deux mains, dans la tombe de mes souvenirs, que je lui ai fait de mes
larmes un suaire et que mon serment de vengeance a été son hymne de
deuil.

«... Nous rentrons à Green-House, seuls tous deux. Oh! sur mon âme, que
je ressens une forte tentation de le tuer!... Il faut que je fasse appel
à toute ma raison... Il est assis en face de moi, la tête dans ses
mains. Il ne parle pas. Évidemment, il se trouve dans cet état
d'engourdissement qui accompagne la pléthore de la douleur.

«Étrange situation en vérité et dont je me souviens avec une âcre
jouissance! Il était là, sous mes yeux, à portée de mes mains. Je
pouvais le saisir à la gorge, enfoncer mes ongles dans ses chairs... et
je ne l'ai pas fait. Et j'ai permis que, revenu à lui, il me parlât
d'elle, il me détaillât ses perfections, qu'il me dît combien elle était
belle, combien ses baisers étaient doux, qu'il évoquât dans cette
chambre, encore murmurante de leurs mots d'amour, ces rêves qui sont la
vie... J'ai permis tout cela. Je suis resté souriant. J'ai approuvé de
la tête et du regard et du geste. Comme si je ne savais pas ce qu'elle
était--ce qu'elle eût été--pour moi! Non, il faut bien que vous me
croyiez, je ne l'ai pas tué... Mais comme je me cramponnais à l'avenir
compromis, comme je notais une à une mes propres tortures, semblable à
l'usurier avare qui inscrit les billets à ordre qu'on lui a souscrits!




                                    XX


«... Six mois s'étaient passés. Nous nous disposions à partir pour un
long voyage. Turnpike avait besoin de se distraire. La douleur s'était
déjà émoussée... déjà! insulte nouvelle qui m'était faite. Car toute ma
vie, à moi, appartenait à celle qui n'était plus là. Et lui, au bout de
six mois, il y songeait à peine et cherchait les moyens de n'y plus
songer du tout!

«Quelques jours avant notre départ, nous fûmes témoins d'une scène
étrange, et si je la relate ici, c'est qu'elle provoqua de la part de
mon _ami_ une phrase à laquelle je ne pris pas garde tout d'abord, mais
qui me revint en mémoire, plus tard, alors qu'approchait l'échéance
terrible.

«Voici ce qui se passa. Nous nous trouvions à Lexington. Or, ce jour-là,
on jugeait un grand criminel. Le crime était horrible par lui-même, mais
l'esprit public était d'autant plus excité contre le coupable, qu'il
appartenait à la race nègre. Sam Wretch était depuis sa naissance
esclave dans la plantation de M. Timber, l'un des plus célèbres
négociants du Kentucky. L'esclave avait, paraît-il, été cruellement
frappé par la femme de Timber, il y avait de cela quelques dix ans.
Cette femme était allée depuis cette époque en Europe. Mais son mari
était mort, et avait par son testament donné la liberté à un certain
nombre d'esclaves parmi lesquels Sam Wretch. Sam accepta ce bienfait
avec indifférence, et, quoique libre, il resta sur la plantation. On n'y
prit point garde, attribuant à la force de l'habitude cette insouciance
de la liberté. Mais Sam obéissait à une pensée longuement préméditée. La
veuve de Timber, avisée à Paris du décès de son mari, revint en toute
hâte.

«Sam se fit désigner au nombre des esclaves qui devaient aller au-devant
de l'arrivante; et au moment où elle descendit de voiture, Sam s'avança
respectueusement, le dos à demi-courbé, puis, quand il fut auprès
d'elle, il se redressa et levant le bras au-dessus de sa tête, d'un seul
coup de son poing fermé, il assomma la femme qui tomba... morte. C'était
un athlète que Sam Wretch.

«On s'empara de lui aussitôt. On ne pouvait pas croire que la femme eût
succombé; lui riait en montrant ses dents blanches et disait en
ricanant: «Massa est morte, elle m'avait frappé, je l'ai frappée!»

«On l'enferma dans la prison de Lexington. Puis on lui fit son procès.
Quoique affranchi, ce n'en était pas moins un nègre, et la justice
pouvait et devait être expéditive. Elle le comprit. Huit jours après le
crime, le juge se couvrait la tête du bonnet noir, et Sam Wretch était
condamné à être pendu, _jusqu'à ce que mort s'ensuive_.

«L'arrêt devait être exécuté le lundi suivant, et le jugement avait été
rendu le mardi. C'est ce jour-là que nous étions à Lexington, pour
affaires.

«On ne s'entretenait que de Sam Wretch. Une vague agitation courait dans
l'air, comme un souffle de colère mal contenue... Six heures sonnèrent.
Alors, du haut de la rue où se trouvait notre hôtel, nous entendîmes
surgir tout à coup une rumeur vague, longue, sinistre. Il faisait nuit;
mais des torches jetaient sur les maisons leur lueur jaunâtre et
lugubre. Puis un cri: Lynch! lynch!

«J'avais compris. Turnpike me secoua fortement le bras. C'était la foule
qui courait à la prison. Au nom de la loi de Lynch, elle allait, sans se
préoccuper des délais légaux, exécuter l'arrêt de mort. La prison était
à quelques yards de notre habitation. Machinalement nous descendîmes.
Alors passa devant nous une trombe humaine, masse noire, d'où
s'échappaient des hurlements, houle obscure que dominaient les torches,
comme des langues de feu. C'était un vertige qui roulait, tout cela se
poussait, se heurtait, se renversait, meute ardente, lancée à la curée
de mort.

«La prison dressait sur la place ses murs muets et lugubres. Inexorable,
impassible, elle gardait le prisonnier. Puis, sa façade sembla s'animer,
vivre, comme ces corps corrompus sur lesquels courent des milliers de
vermicules. C'étaient les hommes qui, des ongles, des poings, des haches
et des pioches, s'attaquaient aux pierres immobiles. Une fenêtre
s'ouvrit: le gardien parlementa. Que voulait la foule? Le prisonnier!
mais il était en sûreté, et au jour dit, il subirait son châtiment! «À
mort! À mort!» hurlèrent les forcenés. Le gardien, qu'on n'entendait
plus, protesta du geste; puis la fenêtre se referma.

«--La porte! La porte! le feu!

«L'autorité restait neutre; mais il fallait se hâter d'agir. On entassa
des broussailles devant la porte bardée de fer, puis on y mit le feu.
Une épaisse fumée s'éleva devant la prison, mur contre mur. Une haute
langue de flamme lécha l'édifice. Alors de l'intérieur s'élevèrent des
hurlements et des imprécations. C'étaient les autres prisonniers qui
croyaient, eux aussi, que la foule voulait les massacrer: «Sam Wretch!
Sam Wretch!» Ils se sentirent rassurés. Seul, le misérable, effaré, se
blottissait au fond de son cachot, insultant à ces murailles qui
n'étaient pas assez épaisses, à ces verrous qui n'étaient pas assez
forts.

«Quelques minutes après, la prison était envahie et Sam Wretch
apparaissait sur le seuil, tenu par dix hommes qui le menaçaient du
poing. La flamme était éteinte. Mais dans la porte béaient des
ouvertures calcinées. Un homme lança sa torche au visage du malheureux,
qui se rejeta en arrière...

«On l'entraîna. Il grinçait des dents et criait:

«--Voleurs! hurlait-il, voleurs de vie! J'ai sept jours, je veux sept
jours. On n'a pas le droit de me tuer. Assassins! lâches!

«Mais on tirait sur ce corps condamné, et il était obligé de courir...
il tomba. Quelqu'un le saisit par les cheveux et voulut le relever. Il
resta à terre. Alors dix mains s'avancèrent, le prenant au buste, aux
épaules, au visage. Une de ces mains glissa dans la bouche de Sam qui
mordit... le doigt se déchiqueta, et la main sanglante le souffleta.
C'était bizarre, ce sang rouge et frais, sur ce visage noir!

«Il était debout: il lui fallut encore courir. Nous suivions. La foule
sortit de la ville, et s'arrêta à un bouquet de bois.

«La lune s'était levée, une lune radieuse, souriant ironiquement de son
masque blafard à cette scène d'assassinat:

«Une corde! Une corde!» Sam entendit ce cri, son corps se tordit. Il
était vigoureux, le nègre. Il luttait. Un instant, des pieds et des
poings, il fit un cercle autour de lui. Une seconde, oh! rien qu'une
seconde! il dut avoir l'enivrante sensation de la liberté. Mais la meute
se rejeta sur lui; il sentit que tout était fini, il devint inerte. Une
sorte de grondement rauque sortait de son gosier serré.

«Quelque chose tomba auprès de lui, c'était le bout de la corde où se
trouvait le noeud coulant. Un homme était monté sur l'arbre, avait passé
la corde dans la fourche que formaient deux branches énormes, avait
enlevé l'écorce pour que cette corde pût glisser... on mit le noeud au
cou du patient. L'autre bout de la corde, passant par la fourche,
traînait à terre de l'autre côté.

«--C'est fait? demanda une voix.

«--_All right!_ répondirent ceux qui avaient assujetti le noeud.

«--Enlevons!

«Et dix hommes se pendirent à l'autre extrémité de la corde, qui glissa
sur la fourche de l'arbre comme sur une poulie... Le corps de Sam
s'était affaissé, il était étendu à terre... Alors on vit, sous la
traction de la corde, la tête quitter le sol, puis les épaules, puis les
cuisses. Là, le corps tourna sur lui-même...

--Hardi! crièrent les voix.

«Le corps lâcha terre, et se haussa dans l'air. Il tournait toujours. La
corde était passée au cou, par une main inexpérimentée, car le nègre se
sentait mourir et battait l'air de ses mains... Mais sous le poids du
corps, on vit le noeud se resserrer par une secousse brusque, comme pour
se mettre en la place nécessaire...

--_Stop!_ dit quelqu'un.

«Sam Wretch était pendu...sa face se congestionnait et de ses lèvres
épaissies sortait une sanie rougeâtre...

«--Quand détachera-t-on cet homme? me demanda Turnpike.

«--Dans dix minutes ou un quart d'heure.

«--Mais, reprit-il en frissonnant, s'il n'était pas mort... si on
l'enterrait vivant!

«Je le regardai, il était livide.




                                     XXI


«... Nous voyageons. Turnpike s'est lancé dans les grandes affaires
industrielles. Il est très ingénieux, en vérité, et il rendra, je n'en
doute pas, d'immenses services au commerce des États-Unis. Il a déjà
inventé une machine propre à la préparation du coton, très curieuse
réellement, et qui lui a attiré de tous les points de l'Union les éloges
les plus mérités. Sa fortune s'accroît. Il a en lui un besoin d'activité
qui le dévore. Souvent déjà il m'a dit: Maintenant que je suis seul, je
vais m'adonner tout entier à la science!... Il est seul! Sur mon âme, je
ne sais s'il ne dit pas cela avec une certaine sensation de soulagement.
On dirait parfois que l'accident qui l'a fait libre a comblé l'un des
secrets désirs de son coeur. Ainsi, cet homme aurait tué mon avenir,
aurait brisé toute ma vie, et il n'aurait pas même eu conscience de la
valeur du trésor qu'il me dérobait... Mais non, c'est la prévention qui
m'égare. Je l'ai surpris souvent, alors qu'il se croyait à l'abri des
regards indiscrets, laissant couler le long de ses joues de grosses
larmes et regardant à travers l'infini un point obscur, lointain comme
le souvenir.

«Je ne le quitte plus, il ne peut se passer de moi. Et je ne puis me
séparer de lui. Je le _couve_ du regard. Parfois, tandis qu'il rêve à
ses combinaisons, je me place de telle sorte que je puisse, dans une
glace, tenir mes regards fixés sur lui... et par l'exercice d'une
étrange faculté, tandis que la vie de cet homme me ramène au point de
départ de mon existence nouvelle, je bâtis machinalement mon avenir tel
qu'il eût été, s'il ne m'avait dit un jour: «Je te présente ma fiancée.»

«Oh! quel resplendissement de joies! Quelle lumière pleine et sereine
s'épand alors sur toute cette vie rêvée! Il me semble que je l'entends,
elle, me dire: «Je t'aime!» Il me semble qu'à force de soumissions, de
soins, de dévouement, je l'ai rendue digne de moi! Dans ces extases
momentanées je vis double; il me paraît que mon être a grandi, que mes
sensations sont quintessenciées, je marche tout entier dans cet
insondable abîme, dont tous les échos redisent: Amour! Amour!

«Mais cette impression ne dure pas. Par un violent effort, je me dégage
de ces liens qui m'enchaîneraient, qui annihileraient ma volonté, ma
force, mon énergie, et je le revois, tel qu'il est, je me revois, tel
que je suis, et je la revois, elle aussi, se tordant dans les suprêmes
souffrances de l'agonie.

«Et par bonheur, je me souviens qu'il n'est pas permis à un être humain
de torturer un de ses semblables comme cet homme m'a torturé; je me
souviens que j'ai une créance à recouvrer, que j'ai une balance à
établir.

«Je me souviens que ma vie n'a qu'un but, qu'un objectif, qu'une raison
d'être, la vengeance!




                                    XXII


«Nous voyageons! Nous visitons l'Europe; lui, plein d'enthousiasme, moi,
froid et raisonnant; lui, rapportant tout spectacle au besoin d'idéal
qui l'étreint, moi, ramenant toute sensation au but unique qui s'impose
à mon âme. Il admire la cathédrale de Strasbourg; moi, je mesure du
regard la hauteur de la flèche, et je me demande quelle doit être la
souffrance de l'homme qu'un hasard précipite à travers l'espace, et qui
sent, dans sa chute vertigineuse, que ses membres se vont briser, au
pied de l'immense basilique... Dans Cheapside, de Londres, dans la rue
Montmartre, de Paris, alors qu'il admire cette activité fiévreuse de
mille véhicules, se croisant, se heurtant, se frôlant; alors qu'il songe
à la dépense de forces intellectuelles et physiques que représente ce
mouvement incessant, moi, je rêve à ce que souffrirait l'homme jeté sous
les pieds de ces chevaux, écrasé par le roulement de ces mille roues,
blessé, meurtri, pantelant...

«Dans les hauts fourneaux, je réfléchis à ce que ressentirait le corps
humain, jeté vivant dans les flammes inextinguibles; dans les
manufactures, je vois des membres déchiquetés, tressautant par lambeaux,
aux élans de toutes ces roues, débris sanglants, écrasés sous ces
balanciers de fonte ou broyés sous ces leviers de fer...

«Dans les profondeurs des mines sombres, je devine le porion surpris par
l'inondation, fuyant devant le flot qui fait irruption à travers les
fissures du granit, s'élançant vers l'échelle de salut et sentant alors
le flot qui lèche ses pieds, bondit à ses cuisses, grimpe à sa poitrine,
puis bondit au-dessus de la tête, l'arrachant de son dernier asile pour
le précipiter à la mort. Ou bien, je le vois, le mineur, confiant et
frappant de son pic la pierre qui étincelle, redressant la tête au bruit
sourd d'une explosion encore incomplète, comprenant que le grisou est
là, invisible, menaçant, ouvrant ses bras de fer pour l'écraser,
apprêtant ses tenailles de fer pour le martyriser... tout à coup
effondrement, écroulement. L'explosion a eu lieu. La pierre a éclaté
comme la coquille d'une noix dans un brasier... et, se jetant au-devant
du fuyard, s'est faite muraille... cloîtré dans cet _in pace_ du
travail, il mourra de faim, de soif, d'épuisement.

«Voyant tout cela, je m'adresse cette question: Que lui ferai-je
souffrir?




                                  XXIII


«J'étudie la littérature et l'histoire de tous les pays, au point de vue
des tortures. Quel autre sujet m'intéresse? Le grand poète de la France,
Hugo, eut une idée splendide. Son Claude Frollo, précipité des tours de
Notre-Dame! Que serait-ce s'il tombait tout droit, et que son crâne se
brisât sur la dalle des rues? Ce qui est vraiment admirable, c'est
l'homme se raccrochant aux saillies de l'architecture, suspendu par un
coin de sa soutane à la gouttière qui plie... admirable, ce passage.

«Quasimodo n'eût eu, pour le tirer du gouffre, qu'à lui tendre la
main... l'archidiacre haletait. Son front chauve ruisselait de sueur,
ses ongles saignaient sur la pierre. Ses genoux s'écorchaient au mur. Il
entendait sa soutane accrochée à la gouttière craquer à chaque secousse
qu'il lui donnait... il se disait, le misérable, que, quand ses mains
seraient brisées de fatigue, quand sa soutane serait déchirée, quand ce
plomb serait ployé, il faudrait tomber, et l'épouvante le prenait aux
entrailles...

«Oh! grande et puissante haine que celle de ce nain bossu et louche.

«Quasimodo le regarda tomber!

«Jouissance profonde, complète, immesurée! Le voir se tordre dans
l'impuissance, désespérer avant la mort, c'est alors que le sonneur dut
vivre dans la plénitude de sa haine assouvie.

«Bien curieuse aussi la vengeance de ce nègre, dans le roman d'Eugène
Sue, _Atar-Gull_, je crois. Tenir l'ennemi là, sous ses yeux, sous sa
main, l'insulter, le martyriser, et à l'heure suprême, lui cracher au
visage... tandis que le monde ne sait rien, que la foule applaudit au
_dévouement_ du tortionnaire.

«J'ai lu encore le _Monte-Cristo_ français: j'y ai noté plus d'un
incident intéressant. Mais ce n'est point là de la vengeance humaine; et
puis, la puissance du bourreau rapetisse la vengeance. Ce qui est
vraiment beau, c'est le petit, l'humble, le mesquin, le déshérité,
s'attaquant des ongles et des dents à celui qui croit le dominer, qui,
jusqu'à la dernière heure, se suppose le maître... et qui n'est, à un
moment décisif, que le misérable sanglotant sous la griffe de son
ennemi...

«L'histoire n'est pas sans enseignements. Je n'ai point dû la
négliger... J'aime la mort de Mathô, dans le livre de Flaubert.
Seulement l'atrocité même du supplice va contre son but.

«--Mathô paraissait insensible; puis, tout à coup, il prit son élan et
se mit à courir au hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens
qui grelottent par un grand froid...»

«Il a l'ivresse de la torture, comme ces martyrs chrétiens qui, le
sourire aux lèvres, chantaient sous le fer des bourreaux. Ceci est
mauvais.

«L'Orient est maître en l'art des supplices, mais il ne tient pas
suffisamment compte des souffrances morales. Déchiqueter un corps, c'est
bien. Taillader une âme, c'est mieux. Il faut que le supplice remplisse
cette double condition; il faut que des excès même s'élève,
inextinguible jusqu'à la dernière seconde, la lueur d'espérance qui
rafraîchit et réconforte l'âme du patient... voici ce que l'histoire m'a
présenté de plus complet.

«Mathias, empereur d'Allemagne, abolit dans ses États la peine de mort.
Le condamné était conduit hors de la ville et là, attaché à un poteau,
les bras et les jambes liés. La tête était libre. Mais, du reste du
corps, aucun mouvement n'était possible. Matin et soir, un gardien
apportait la nourriture du misérable et la lui faisait prendre; on
défendait l'homme contre toute attaque de bêtes fauves ou des insectes.
Mais il restait là, immobile, impuissant, jusqu'à ce que cette
immobilité et cette impuissance l'eussent tué...

«Si ce Mathias haïssait le condamné, il devait être heureux.




                                   XXIV


«Et c'était auprès de lui, auprès de ce prédestiné de la souffrance, que
j'étudiais ces rêves effroyables. C'est en lui serrant la main que je me
demandais, sentant le sang battre dans ses artères, comment
j'utiliserais cette vitalité au profit de ma haine.

«Bientôt, je sus tout, dans l'art infernal des tortures; j'étudiai
successivement les auges de Perse, et les tenailles de Damiens, et
l'écartèlement de Ravaillac. Je fouillai les archives de l'Inquisition
et vis, à Sarragosse, les débris de la vierge de fer, qu'on accouplait
au condamné; je touchai les chevalets, les brodequins et les poids de
l'estrapade...

«Tout cela ne me satisfaisait pas. Je résolus de me concentrer en
moi-même et de demander aux surexcitations de l'ivresse la perfection du
supplice.




                                    XXV


«L'ivresse peut-elle être utilement appliquée à une question de
recherches: voici ce que j'eus tout d'abord à déterminer. Si l'homme, à
l'état sain, peut, grâce à une longue étude, concentrer sur un seul
point toutes ses facultés, lui est-il possible de surexciter ces mêmes
facultés de telle sorte que leur acuité se décuple, de donner au
mécanisme intellectuel une telle force, une telle rapidité de mouvement
qu'un travail extraordinaire soit accompli?

«Mon but était celui-ci: tandis que certains hommes boivent pour
s'étourdir, pour oublier, je voulais, moi, boire pour me mieux souvenir,
pour mieux diriger ma pensée sur le fait qui m'intéressait. Il
s'agissait donc non seulement de résister à l'engourdissement qui
s'empare de l'homme ivre, mais encore de transformer cet engourdissement
en exaltation. Ici encore était un écueil à éviter. L'exaltation de
l'ivresse est inconsciente; le plus souvent, l'homme, en état d'ébriété,
oublie qui il est, ce qu'il veut, ce qu'il fait. Son intelligence, noyée
dans la fumée de l'alcool, n'est plus maîtresse d'elle-même. La _bête_,
selon l'expression d'un Français, Xavier de Maistre, domine absolument
le moi. Et des actes de la bête le moi n'est plus responsable, parce
qu'il en a perdu la direction. Il n'en est pas moins vrai que chez
l'homme, exalté par l'ivresse, se déploie une force inconnue à lui-même,
que ses muscles, que ses nerfs acquièrent une vigueur bien supérieure à
celle qu'ils possédaient à l'état normal. Tel homme ivre brisera une
barre de fer sur laquelle, au repos, il n'eût même pas osé porter la
main. Il y a donc là preuve évidente que, par l'absorption de l'alcool,
le corps humain se trouve momentanément doué d'un ressort plus
énergique, que la détente des forces se fait plus violente. Et c'était
de cette énergie, de cette violence artificielle que je me proposais de
tirer parti.

«Mais non pas au hasard. Non pas en permettant à mon âme d'abandonner,
ne fût-ce qu'un instant, la direction de ces efforts. Au contraire, je
voulais que cette plénitude de forces exerçât son action principale sur
le cerveau, que sous l'action de l'alcool les fibres pensantes
acquissent cette vigueur et cette énergie dont je devinais le
développement, et qu'alors la pensée, appliquée uniquement au sujet
auquel j'avais voué ma vie, s'élançât plus vive et plus ardente sur la
route qui m'était tracée. J'avais étudié la vengeance, il me restait à
la rêver.




                                    XXVI


«Voici comme je fis: j'étais resté dans un petit village du midi de la
France, dont le nom importe peu. J'avais prétexté une indisposition et
une grande fatigue, et Turnpike, sur mes instances, avait dû me laisser
seul. Il partait pour l'Espagne; il était désespéré de ne pouvoir
m'emmener avec lui. Mais je résistai, il fallait que je fusse seul, il
fallait que je pusse étudier sur moi-même, sans qu'un témoin indiscret
pût me voir ni m'entendre, les effets du vin ou de l'eau-de-vie. Je ne
savais pas encore si, dans cet état intermédiaire entre la raison et la
folie, je pouvais rester assez maître de moi-même pour ne point laisser
échapper mon secret.

Enfin, un soir, la tête libre, le coeur ferme, je m'enfermai dans ma
chambre: j'avais devant moi six bouteilles d'un cru que j'avais choisi
entre tous, le Clos-Rondet[1]. Vin léger, d'un rouge pâle, coulant net
et sec, tamisant la lumière en rayons roses. Au goût, un peu âpre en
touchant le palais, mais d'un bouquet s'épanouissant tout à coup comme
une fleur qui s'ouvre.

[Note 1: L'auteur indique un vin inconnu en France; c'est évidemment
avec intention. En tous cas, nos vignes sont riches en produits,
possédant les qualités dont suit l'énumération.]

Pourquoi l'avais-je choisi? Voici. Les vins du Midi sont lourds; ils
chargent l'estomac, et les fumées se dégagent lentement, pendant que le
travail de digestion fatigue l'oesophage. Ce que je voulais, c'était que
le liquide par lui-même s'évaporât en quelque sorte au moment de la
dégustation, et que sa volatilisation se traduisît rapidement par
l'envoi des fumées au cerveau. Le Clos-Rondet, que j'avais longuement
étudié, répondait absolument à ces théories. J'étais prêt.

J'avais pris plusieurs précautions importantes: Ma porte était
solidement fermée: la chambre que j'occupais se trouvait dans une partie
retirée de la maison, auprès d'une longue salle dans laquelle jamais
personne ne pénétrait le soir, il était environ huit heures, tout était
calme autour de moi.

J'avais préparé un écriteau de papier blanc, sur lequel j'avais inscrit
deux mots: _TURNPIKE.--VENGEANCE_. Parce que je craignais que, dans la
période violente de l'ivresse, le souvenir ne me fît défaut. Alors
m'étant installé dans un large fauteuil, la tête appuyée de telle sorte
qu'elle ne pût vaciller à droite ni à gauche, j'avais fixé l'écriteau
juste en face de moi. En admettant même que l'ivresse me fît perdre le
souvenir, il était bien certain qu'à un moment donné mes yeux se
porteraient sur l'écriteau, placé comme un point de repère sur la route
du souvenir. J'étais moi-même resté dans l'ombre, et l'écriteau était
éclairé de chaque côté par une lampe, munie d'un réflecteur dirigeant
tous les rayons de lumière sur le papier blanc.

Donc, toutes mes précautions étaient bien prises; je me repliai sur
moi-même et me mis à penser. À quoi? Au but. À qui? À lui et à elle.
Puis je débouchai les six bouteilles placées à portée de ma main, et le
regard attaché à l'écriteau, je commençai à boire. J'avais consulté les
palpitations de mon bras. J'étais absolument calme.

Je buvais lentement, en gourmet. Le vin tombait goutte à goutte dans mon
gosier. Je n'avais pas voulu qu'une absorption trop brusque déterminât
des désordres cérébraux trop rapides. Lorsque la seconde bouteille fut
vide, je sentis un vague engourdissement s'emparer de moi, je ne
résistai pas tout d'abord. _Quelque chose_ en moi ne subissait pas
l'influence du vin, et comme je l'avais déjà constaté, suivant
curieusement les premiers développements du phénomène qui se produisait.
À la troisième bouteille, un bourdonnement tinta dans mes oreilles... il
y eut une minute, oh! minute terrible, où je sentis que je m'abandonnais
moi-même. Une prostration générale me brisa, je perdis le sens de ma
propre existence. Mais un ressort se tendit violemment, c'était en
quelque sorte instinctif. C'était une dernière lueur de volonté qui
protestait contre l'obscurité qui m'envahissait et m'entourait.

J'ouvris violemment les yeux. L'écriteau était devant moi, mais non plus
blanc comme je l'avais tout à l'heure, mais rouge. J'étendis la main et
je bus encore. Alors les deux mots: _TURNPIKE, VENGEANCE_, se tordirent
comme des serpents de feu au milieu d'une plaque de sang. Je voulais
ressaisir les lettres, les replacer dans leur position normale, elles
glissaient, tortillées en couleuvres, les mots s'allongeaient à perte de
vue, et de chaque côté de la ligne brillante que formaient les traits,
deux ruisseaux de sang coulaient, roulaient et glissaient.

J'aurais voulu m'élancer, une force invincible me poussait en avant, mes
ongles se crispèrent sur les bras du fauteuil, et je dis à haute voix,
par un dernier effort d'énergie.

--Quelle sera ma vengeance?

Et je bus encore. Alors devant mes yeux tourbillonnèrent de nouvelles
vagues de sang; c'était un _rhombus_ vertigineux, rouge, rouge, ardent;
il me semblait que ce sang eût une odeur et m'enivrât lui-même, et quand
je portai à mes lèvres la dernière bouteille, j'aspirai voluptueusement
le liquide qui avait un goût de sang...

Quand je revins à moi, j'étais toujours assis dans le fauteuil, la tête
penchée en arrière.

L'écriteau était toujours blanc, les lettres toujours noires...

--Le vin ne vaut rien, me dis-je, j'essaierai l'eau-de-vie!




                                  XXVII


L'eau-de-vie! je ne sais pas de mot qui sonne plus effroyablement à mon
oreille; et après si longtemps--oh! si longtemps--je ne songe point sans
terreur à cette nuit d'angoisses sinistres et d'éblouissements lugubres.
De quelles étreintes poignantes fut encerclé mon cerveau! Des griffes de
fer déchirèrent ma poitrine. Mais il faut mieux que je vous dise ce que
je ressentis.

J'avais deviné ce qu'était cette horrible ivresse. Je ne doutais pas
que, malgré ma force, il ne me fût impossible de garder la libre
conscience de mes actes. J'avais vu ces brutes ivres, que l'alcool a
rendus semblables aux fous des cabanons, qui, saturés d'eau-de-vie,
branlent la tête à droite et à gauche et disent des mots sans suite,
l'oeil fixe et terne.

Je pressentais que je serais ainsi: je me voyais glissant sur la pente
déclive qui mène à la folie ou gravissant les cimes folles du _delirium
tremens_.

Il ne suffisait plus de placer à portée de mes yeux un point de repère
sur lequel doivent, dans toutes les périodes de l'ébriété, retomber mes
regards... il fallait donner à cet appel du souvenir une forme plus
matérielle, plus frappante, plus attirante. Et voici ce que j'imaginai.

Je fis fabriquer un timbre, large coupe de bronze au son long, mat et
lourd. À ce timbre muni d'un marteau fut adopté un mécanisme
d'horlogerie pouvant marcher vingt-quatre heures. Le marteau se
soulevait toutes les deux minutes et retombait sur le bronze; le son
éclatait, vibrant et fort, puis s'étendait en nappes larges pour
s'éteindre peu à peu, comme s'efface sur la mer le sillage d'une énorme
vague. Mais, à ce moment, le marteau frappait encore, voix toujours
prête, jamais fatiguée, qui, semblable à un glas funèbre, me criait:
Songe à ta vengeance.

Et je saisis le flacon d'eau-de-vie.

J'étais debout, la chambre avait été dégarnie de meubles; je pouvais
avoir besoin de mouvement. Les murs étaient couverts de tapisserie. Il
fallait que je pusse bondir, tomber, me rouler sur le sol... c'était
dans l'accès même que l'idée de la vengeance-type devait surgir.

Je bus.

Mêmes effets d'abord qu'avec le vin. Un engourdissement, le
bourdonnement aux oreilles. Cependant la bouche était brûlante, la
langue se séchait, la gorge se crispait sous le liquide. Mais la tête
était libre, l'intelligence vivace, l'oreille nette, le bruit du timbre
lui parvenait clair et régulier.

Je bus encore. Ce fut une étrange sensation. Il me sembla que sur les
parois de ma poitrine, le liquide coulait en rapides gouttelettes,
traçant dans la chair vive un sillon corrosif. Ce fut une douleur, et
malgré moi je portai les mains à mon cou. Un hoquet convulsif
contractait mon gosier... le monstre eau-de-vie posait sa main de fer
sur mon être tout entier.

Après, je ne sus plus rien. Je buvais cependant, et vaguement, je
regardais avec hébétement ma main qui allait de la bouteille au verre et
portait le verre à mes lèvres. Je ne savais plus où était tout cela et
de ma main tremblotante, j'étais obligé de chercher sur la table le
flacon qui me fuyait... Puis je tournai sur moi-même. Il me semblait ne
plus rien entendre. Le timbre se serait-il arrêté?

Non, tout à coup... bien loin, comme si quelque forgeron inconnu eût
battu son enclume à une lieue de moi, je perçus le glas... mais si
faiblement, si faiblement que je ne compris pas tout d'abord d'où venait
ce bruit. Tous les sons me parvenaient-ils? Je ne le crois pas. Car, il
me paraissait que de longues, bien longues minutes se passaient. Le
temps se doublait, comme l'espace qui me séparait du son.

Et le _moi_ physique était dans un tel état de fatigue et de
surexcitation, que l'_âme_ restait sourde, muette, sans pensée, sans
dessein... Je bus encore.

«Alors il se fit en moi comme un déchirement. Quelque chose comme une
écorce fut arrachée de mon cerveau. Tout mon être sortit de la chape de
plomb qui l'écrasait, comme les damnés du Dante... je voyais,
j'entendais clairement, librement. Je voyais plus juste et plus loin
qu'à l'état sain, les murs s'étaient reculés. J'entendais plus précipité
le tintement du timbre; évidemment, ce n'étaient plus deux minutes qui
s'écoulaient entre les sons. À peine quelques secondes. _Bôm! Bôm! Bôm!_
Et ce n'était plus sur le bronze que frappait le marteau, mais là, sur
mon crâne, et les effluves de l'eau-de-vie, montant violemment, frappent
_en dedans_ mon crâne, qui s'ébranle sous cette double pression...

Je tourne sur moi-même. Pourquoi? je ne le sais pas. Je suis _quelque
chose_ qui m'échappe sans cesse dans un mouvement giratoire. Du reste,
mes pieds ne touchent pas la terre... Oh! non, je ne sens pas le sol, je
ne pèse point sur le parquet... Je marche sur de l'étoupe qui s'enfonce
sous moi. Sorte d'enlisement. Je veux retirer mes jambes de ce terrain
mouvant... et mes pieds sont trop lourds... je trébuche et je tombe.

Immobilité! apaisement! je ne sens plus, je ne vois plus, je suis tué...
non, le glas retentit à mes oreilles. Le glas! oh! je sais ce que cela
veut dire! La vengeance! la vengeance! Il me faut trouver des moyens
ignorés, des tortures inconnues... C'est là ce que je cherche, c'est
pour cela que j'ai bu de l'eau-de-vie... c'est pour cela que je suis
effroyablement ivre...

Effroyablement, oui. Car ici commence la vision effroyable. J'ai fermé
les yeux pour me recueillir. Ce n'est plus du sang qui coule dans mes
veines, c'est du feu... du feu! du feu partout! la flamme m'environne,
elle brûle mes yeux, ma tête, ma poitrine... d'immenses vagues de
flammes m'entourent et m'emprisonnent; elles ont la couleur de
l'eau-de-vie.

De leurs langues jaunâtres, elles me lèchent et me happent. Et le
timbre, le timbre! _Bôm! Bôm!_ Vengeance! Oui, c'est cela, voici que du
milieu de ces flammes sortent des bras hideux qui se terminent par des
fourches de fer, des tridents rougis... Comme cela trouerait bien des
chairs et déchirerait hideusement un corps humain... Puis des roues à
dents aiguës qui tournent, tournent avec une rapidité vertigineuse,
emportant aux angles de leurs crocs des lambeaux pantelants,.. Puis
d'énormes _moutons_ de fonte qui se soulèvent, se suspendent un instant
dans l'air et tombent, se relèvent et retombent... sur quelque chose de
spongieux comme la chair humaine. C'est un clapotement... il doit y
avoir bien du sang qui coule sous cette pression énorme!

Et la flamme tourbillonne sans cesse. Elle a des lames acérées et des
pointes qui déchirent... Je suis au milieu de tout cet arsenal de
tortionnaire... S'il m'allait toucher, si l'un de ces engins diaboliques
effleurait mon corps... J'ai peur... et je bois pour n'avoir plus peur.
Et j'entends le glas: Bôm! Bôm!

Ah! que n'est-il là! je le jetterais vivant dans ces engrenages qui se
croisent, et je le retiendrais pour que le déchirement ne se fît pas
trop vite... Oui, c'est là la torture, c'est là la mort horrible que je
n'ai pas entrevue dans mes rêves.

Un dernier verre: je me dresse, raide, automatique... et de toute ma
hauteur je tombe sur le parquet.

Nuit horrible! Délire inutile! Comme le vin, l'eau-de-vie a été
muette... J'ai menti tout à l'heure: non, il n'y a pas une seule de ces
tortures que je n'aie rêvée...

Et ce n'est point cela qu'il me faut!

L'ivresse ne serait-elle pas la vraie conseillère de l'horrible! Si
fait! Il reste encore une tentative à faire.




                                   XXVIII


C'est une étrange chose, en vérité, que cette chasse à l'horrible, dans
laquelle le gibier fuit sans cesse devant moi sans que je le puisse
atteindre. Et cependant, il le faut. Oh! dois-je encore me rappeler les
horribles souffrances que cet homme m'a fait endurer? Faut-il me
souvenir de ce que je suis et de ce que _j'aurais pu être_ si _elle_
m'avait aimé, moi. Et pourquoi ne m'a-t-elle pas aimé? En vérité, la
question vaut qu'on l'étudie. Elle ne m'a pas aimé, parce que _lui_
s'était emparé d'elle, et que, jaloux de ce trésor, dont il ne
comprenait pas la richesse, il s'est hâté de mettre entre lui et moi une
barrière infranchissable... Mais après qu'il l'eût seulement regardée,
après qu'il eût murmuré à son oreille les premiers mots d'amour, est-ce
que le vol n'était pas consommé... est-ce que, dès lors, je n'étais pas
trahi? Lui disait qu'il m'aimait. Mensonge! Aimer un ami, c'est
s'identifier tellement à lui que l'on ressent en soi-même les
impressions qu'il ressentirait lui-même, non pas égoïstement, mais à son
profit. Lorsqu'il la vit pour la première fois, est-ce qu'il n'aurait
pas dû comprendre qu'il avait devant les yeux un dépôt sacré, sorte de
fidéicommis qui m'appartenait et me devait être restitué...

Il n'a pas fait cela... il m'a volé, volé sciemment, avec préméditation;
il ne peut exciper de son ignorance; puisqu'il se dit mon ami, il devait
sentir mon âme palpiter dans la sienne... il a feint de ne rien voir, de
ne rien comprendre, il a été mon assassin et je l'épargnerais! Non, non,
je veux qu'il souffre, je veux qu'il crie, je veux qu'il sache bien que
ces tortures viennent de moi...

L'heure est propice. Jamais il n'a été plus heureux, le temps a effacé
sur son coeur la dernière ride du regret, et même, me disait-il naguère
encore, il trouve une certaine jouissance à réveiller l'amertume de ses
souvenirs. Il est plus riche que jamais: tout lui a réussi. Ses
découvertes industrielles ont eu un immense retentissement, il est
estimé, honoré... Bonheur complet. Oui, mais nul ne voit dans l'ombre
l'ennemi qui veille, silencieux, implacable, l'ennemi dont la haine
grandit de toute l'étendue de son bonheur, à lui, et qui ressent une
joie âpre à se répéter tout bas: Quand je le voudrai, tombera ce
bonheur, tombera tout cet échafaudage d'orgueil.

Mais comment? Comment? Le moyen d'assouvir ma haine! Je ne le vois pas,
je ne le pressens pas, je ne le devine pas.




                                    XXIX


Engourdissement délicieux! Plénitude de l'être adorablement ressentie!
Toutes les forces de mon organisme se sont voluptueusement épanouies...
Je rêve et il me semble que ce rêve est la vie. Je n'oublie rien, non,
mais je sens que la satisfaction infinie de mon désir est proche...
J'entends des voix qui me parlent, non des voix haineuses et enfiévrées;
leur accent est plein d'encouragement et de promesses...

Et dans ma tête tourne une ronde, tressés de robes blanches et de
paillettes d'argent... tout est pur, tout est serein. Je me sens pénétré
d'un indicible repos.

Salut à toi, liqueur bénie, qui m'a rendu à moi-même; salut, antidote de
la douleur, salut, absinthe émeraudée, dont les premières gouttes ont
ouvert le calice de mon âme, comme la perle de rosée tombant sur la
fleur endolorie.

Tu es venue à mon appel, fée à la robe verte; tu m'as souri de tes
lèvres pâles, mais que seul a pâlies le baiser. Tu n'es pas la vierge
froide qui se détourne, honteuse et rougissante, ignorant et le bonheur
qui l'attend et les joies qu'elle peut donner... Non, je te reconnais,
tu es la sibylle ardente qui a épuisé toutes les coupes, énervé toutes
les vigueurs, mordu à toutes les grappes, et qui, jamais lasse, retrouve
une force toujours nouvelle pour étreindre l'amant qui l'adore...
D'autres diront peut-être que tes joues sont flétries et ton front sans
fraîcheur; moi, j'y retrouve la trace de brûlures enfiévrées... C'est la
passion inextinguible qui a blanchi ton teint et serré tes lèvres, et
dans tes yeux dont l'atonie promet l'éclair, comme le nuage sombre que
va tout à l'heure transpercer la foudre, je lis toutes les ardeurs
endormies... Viens, pythonisse de l'amour, tu dois connaître des secrets
ignorés; oui, tu sais des mots que nulle oreille humaine n'a entendus...
tu es la reine, tu es le démon, tu es Smarra-Cauchemar, accroupie sur la
poitrine de l'homme endormi, et te penchant à son oreille, tu prononces
des paroles dont le son est si étrange que nul, à son réveil, ne s'en
est jamais souvenu.

Salut! je t'appelle, je te veux, je t'adore! À moi, ce verre à demi
plein d'absinthe, et quand j'y trempe mes lèvres, je sens que je m'abîme
tout entier dans ce baiser d'amour...

Merci! Maintenant la scène change... Tu t'es élancée devant moi, souple
et bondissante; tu m'as entouré des plis de ton écharpe, et je me sens
emporté avec toi à travers les espaces immenses... Tantôt nous perçons
le ciel au-dessus des plus hautes cimes; tantôt, nous précipitant dans
les abîmes insondés, nous roulons à travers l'infini sans limite... Où
sommes-nous? Je vois des portiques énormes, soutenus par des colonnades,
tressées de filigranes d'or... ce sont des lignes si fines, si fines que
l'oeil en peut à peine suivre les contours... et les arches d'or
succèdent et se superposent aux arches d'argent étincelant... De toutes
parts surgissent des flèches, qui semblent de diamant et autour
desquelles s'enroulent, gracieuses et vaporeuses, des bannières
ensoleillées... éclatement de lumière, tourbillon de splendeur... au
fond, une roue faite de rayons, et tournant avec une rapidité
stupéfiante... puis ces rayons prennent un corps; incarnations de
clarté, je vois des femmes qui, les pieds au centre de la roue, tendent
en avant leurs bras enguirlandés... des fleurs tombent, fleurs étoilées,
pluie de rubis et de saphirs... puis la fleur se fane... rien!... il
reste encore sur l'arbuste des feuilles d'un vert étincelant... elles
jaunissent. Non... ceci n'est pas l'effet de l'automne! Que se
passe-t-il donc?

Encore un verre. À moi, fée adorable! Me voici, répond sa voix. Mais
elle est devenue plus pâle, son regard est sinistre maintenant, elle se
dresse devant moi, elle me touche, elle lève les mains... des mains? non
pas, ce sont des branches. Terreur! tout le corps se fond en une teinte
noirâtre... je touche sa robe... non, c'est une écorce! Qu'est ceci? la
fée s'est faite arbre...! Oui, voilà bien dans la nuit un arbre immense
dont les racines s'accrochent au sol et dont les branches déchirent le
ciel... Il fait nuit! la lune blafarde laisse filtrer sa lueur
agonisante.

Il y a quelque chose au bout de cette branche... cela pend, cela est
noir... c'est un corps humain... Ah! je me souviens! le nègre! le nègre!
Oui, j'entends les clameurs du peuple qui, d'en bas, jette des cris de
haine et grince des dents... la loi de Lynch! Je me souviens! Pourquoi
m'as-tu jeté devant les yeux ce sinistre gibet?...

Quelqu'un est auprès de moi... je ne le vois pas. Mais ce doit être lui.
Il me semble que l'arbre du pendu a un visage et me regarde en
ricanant... Une de ses branches se fait bras et me montre l'homme qui
m'accompagne... pourquoi? Je n'ose le regarder, mais je sens son bras
sur le mien; il m'entraîne et en m'entraînant me dit:

--Mais s'il n'était pas mort!... si on l'enterrait vivant?

L'arbre ricane plus fort... des bouches s'ouvrent à toutes ses branches
et répètent deux mots:

--Enterré vivant! enterré vivant!




                                     XXX


C'est dans trois mois que seront écoulés les dix ans que je lui ai
accordés.

Ainsi, il y a neuf ans et neuf mois que le crime a été commis. Je me
regarde et je suis étonné de constater combien peu j'ai changé. Pas une
ride, pas un cheveu blanc. C'est que je n'ai pas vécu; je me suis
renfermé dans ma haine comme dans une forteresse inattaquable... Seule,
ma tête a vieilli: le cerveau a tant travaillé! Quels efforts et quelles
recherches! Mais tout cela est oublié, tout cela s'est évanoui. Il me
semble que ces dix années ont passé comme une heure, et je me retrouve
au lendemain de cette nuit terrible... cette nuit où elle est devenue sa
femme.

Ma haine a-t-elle diminué, s'est-elle amortie? Non, oh! non. Je la sens
vivace, jeune. Elle n'a pas grandi, elle ne le pouvait pas. En vérité,
je suis heureux de me retrouver face à face avec le passé. Je n'ai pas
faibli, et l'homme d'aujourd'hui est digne de venger les injures de
l'homme d'autrefois.

Quant à lui, je le retrouve après dix années plus fort, plus vigoureux;
cette nature s'est épanouie dans la vie; l'activité a aidé à son double
développement moral et physique. Il est véritablement beau, sa chevelure
noire s'est rayée de quelques lignes d'argent... Il est revenu d'un long
voyage, il est devant moi, accoudé sur une table. La lune éclaire en
plein son visage; il consulte et classe les notes recueillies; ses
traits sont calmes, nets, bien dessinés. Jamais je ne l'ai si bien
regardé... Il lève les yeux vers moi, il me sourit, puis il prend la
parole et m'explique ses plans, me raconte ses projets.

Ses projets! Va, parle, songe à l'avenir, songe aux années qui vont
suivre... Tu ne vois pas, sur ta route heureuse, la pierre à laquelle
ton pied trébuchera; tu ne distingues pas la fosse béante dans laquelle
tu seras précipité... par moi, à qui tu souris, que tu aimes, par moi,
qui te hais!...

Admirable chose, en vérité, que de savoir ainsi attacher un masque sur
son visage! Comment se peut-il faire que mon oeil ne trahisse pas la
pensée intime de mon cerveau? que cet oeil soit calme alors que l'idée
bouillonne dans mon crâne?

Trois mois! trois mois encore! et tout sera fini. L'échéance fatale
approche. Le jour est fixé où je te présenterai la traite que j'ai tirée
sur ta vie. Et il te faudra payer sans délai, sans retard possible.




                                     XXXI


J'ai trouvé le moyen, reste à préparer l'exécution. J'ai bien raisonné.
Du reste, l'expiation ne sera pas au-dessous du crime. Elle sera
complète, odieuse, effroyable. Oh! je n'ai rien négligé, il souffrira
autant qu'il m'a fait souffrir... il mourra... mais comme je comprends
que meure l'ennemi. Il se verra, il se sentira mourir longuement. Ce ne
sera pas un passage brusque de la plénitude de l'existence à l'inanité
du néant, du jour splendide à la nuit muette.

Il mourra... Mais j'y songe, sa disparition n'étonnera-t-elle pas ses
amis, tous ceux qui s'intéressent à lui?... j'ai dit sa disparition et
je me comprends. Il faut que je les prépare peu à peu à cette pensée, il
faut que lui-même me serve d'interprète auprès d'eux...

Comment agir? N'oublions pas ce détail, un jour on le verra plein de
vie, plein de santé, souriant... _vivant_ pour tout dire, puis tout à
coup, il sera sous les yeux de tous à l'état de cadavre, immobile,
insensible. La mort subite étonne toujours, il ne faut pas qu'elle
étonne...

Ah! j'ai trouvé.




                                 XXXII


Cette nuit-là, Turnpike s'était endormi d'un sommeil profond; nous
avions beaucoup marché; j'avais mon projet, je voulais qu'il dormît
bien...

Il est là, dans la chambre attenante à la mienne... Minuit, il y a deux
heures qu'il n'a pas remué... rien à craindre. J'entr'ouvre sa porte,
doucement, oh! si doucement, que moi-même je n'entends pas le bruit des
gonds qui roulent.

Rien!... le silence... J'ai là sous la main les fleurs les plus
odorantes, aux parfums les plus subtils; je les ai choisies moi-même. Ma
main ne tremble pas. Je suis calme. Qu'est-ce que cela, auprès de ce que
je ferai dans trois mois? Jeu d'enfant. Je jette les fleurs sur le tapis
de sa chambre gerbe par gerbe... tout est bien fermé. J'y ai veillé
moi-même. Des fleurs, des fleurs encore! Je regarde par la porte
entr'ouverte l'amas parfumé, qui s'élève, s'élève. Encore, encore. Il y
en a assez...

Puis je referme la porte, et debout, l'oreille collée au bois, j'écoute.
Une heure se passe, déjà il a remué plusieurs fois. Oh! si j'osais
regarder! Je retire la clef, le trou de la serrure me sert de point
d'observation... Il est étendu dans son lit. Une lampe accrochée à son
chevet éclaire en plein son visage et sa poitrine... je vois le drap se
soulever sous l'oppression qui gonfle son sein... C'est bien cela, il
respire avec difficulté. Ce sont les parfums qui montent à son cerveau.
Ses yeux se sont ouverts. Voit-il? Non, ils sont fixes, ils sont mornes.
Son front est horriblement pâle... des gouttelettes de sueur le
mouillent et brillent sous la lueur de la lampe...

Tout à coup ses bras se tendent en avant, il se dresse sur son séant...
puis il retombe. Un ronflement sourd s'échappe de sa gorge, quelque
chose comme un râle.

Oh! sois tranquille, je ne veux pas que tu meures... Le poison, quel
enfantillage! Te tuer ainsi, ce serait te tuer par le bonheur, et je
veux que tu meures dans une affreuse torture...

Assez! assez! il ne bouge plus. Oh! si j'avais trop tardé! s'il
m'échappait! Pensée horrible! J'attire la porte vivement, insoucieux du
bruit. Il ne m'entend pas! Hors d'ici, fleurs maudites! Ah! cette
fenêtre! de l'air, de l'air!

Je me penche sur lui et je souffle sur son front. De l'eau. En voici. Je
suis sauvé! il a tressailli!

Alors, j'ai réussi!

--Qu'y a-t-il? me demande-t-il d'une voix faible. Je ne sais ce que
j'éprouve...

--Mon ami, lui dis-je (oh! comme ma voix doit sonner sympathiquement à
son oreille), votre teint est livide. Qu'avez-vous? que ressentez-vous?

Il se dresse, me regarde:

--Mon cerveau est obstrué, mes idées sont troublées... Ce sont tous les
symptômes de la congestion...

Le lendemain, on savait que Turnpike avait été frappé d'un coup de sang,
qu'il était absolument rétabli...

Il a le cou si court, disaient les niais.

Et moi je murmurais:

--Je puis le tuer, maintenant.




                                    XXXIII


--Écoutez, me dit Turnpike, l'accident du mois dernier m'a causé
quelques inquiétudes, non pour moi... car je ne crains pas la mort!...
Mais je ne considère rien comme aussi ridicule que de disparaître
brusquement, brutalement et de laisser toutes ses affaires en suspens.

«--Que veux-tu dire?

«--Voici. Si je mourais intestat, toute ma fortune, et elle est
considérable, tu le sais, retournerait à l'État... Je n'ai pas
d'héritiers directs, et je ne connais aucun parent. Mais si je n'ai pas
vécu seul, si mon existence ne s'est pas écoulée dans l'isolement, après
le malheur terrible qui m'a frappé, c'est que j'avais auprès de moi un
ami sûr, sincère, au dévouement infatigable... Cet ami, c'est toi.

«--Ne mérites-tu pas d'être aimé! Et les douleurs qui t'ont accablé
t'ont rendu à mes yeux encore plus digne d'affection.

«--Je sais que tu es bon, et que ton coeur est plein de délicatesse...
Laisse-moi donc achever. Je n'ai point peur, tu le sais. J'admets
parfaitement que l'indisposition à laquelle je faisais allusion tout à
l'heure ait été tout à fait accidentelle. Cependant le propre de l'homme
vraiment fort est de ne jamais se laisser surprendre. J'ai donc résolu
de faire mon testament.

«--Ne parle point ainsi. Peux-tu bien, toi, heureux, riche, peux-tu bien
songer à la mort?

«--Je ne songe pas à elle, mais il se pourrait qu'elle songeât à moi,
reprit-il en souriant. Ma résolution est d'ailleurs irrévocable et, pour
te le prouver, sache que je suis allé hier chez mon agent d'affaires et
que j'ai déposé entre ses mains l'acte qui te constitue mon seul et
unique héritier...? À toi, après ma mort, tout ce que je possède, tout
sans exception, sans en distraire même le portrait de la bien-aimée...
Je veux qu'elle reste sous tes yeux et que, la regardant, tu te
souviennes des jours les plus heureux que ton ami Turnpike ait passés
sur cette terre...

«Je protestai. Point n'est besoin de le dire. Pourquoi me tout donner, à
moi? Était-il sûr que je n'en fusse pas indigne? Et puis, pouvais-je
bien accepter un don aussi considérable, qui semblerait un payement de
mon amitié?...

«Il persista. Je n'en avais jamais douté. Ainsi l'homme qui allait
mourir par moi avait jusqu'à la dernière minute une profonde confiance
en moi seul... et j'étais heureux d'avance en songeant à ce que serait
le réveil, lorsque me pressant à son chevet, je lui dirais: Tu m'aimes
et je te hais. Tu m'appelles ton ami et je suis ton assassin!

«Nul ne saura jamais quelle âpre jouissance j'ai ressentie dans ces
mille détails, circonstances futiles en apparence, et qui semblent
aujourd'hui si insignifiantes...




                                   XXXIV


Est-ce que j'hésiterais au moment suprême? Mes nerfs seraient-ils moins
forts que ma volonté? Non, cela n'est pas possible! Et cependant, si,
pour assouvir ma haine, je le tuais simplement, par ce poison qui est là
sous ma main...; que j'ajoute à la matière vénéneuse plus ou moins
d'eau, et le problème est résolu. Peu d'eau, et il meurt... il tombe
foudroyé. Beaucoup d'eau... et je le tiens sous ma main de tortionnaire,
il est à moi âme et corps... nul ne peut me l'arracher...

«J'ai besoin de me recueillir. Le bourreau passe en prières la nuit qui
précède l'exécution... Je ne prie pas, moi, mais j'érige un autel sur
lequel, idole effroyable, je place mes souvenirs et ma haine, et dans
cette contemplation j'abîme toutes les facultés de mon âme...

«Allons!




                                    XXXV


C'est fait... la maison est pleine de cris, de gémissements et de
sanglots. Ils sont nombreux, les serviteurs. Et ils aimaient Turnpike.
Âmes basses et serviles qui n'ont jamais eu la force de haïr le
maître... sous ce prétexte qu'il était bon... À chaque minute tinte la
cloche de la grille... Green-House est encombré de visiteurs... Chose
bizarre! Ces hommes ne sont pas des hypocrites. Non, la douleur qu'ils
ressentent est bien réelle...

«--Un caractère si élevé! dit l'un.

«--Une si grande intelligence! répond l'autre.

--Et qui a rendu tant de services à la science...

«--Mais de quoi est-il mort... si subitement?

«--Une congestion cérébrale, évidemment...

«--En effet, il y a trois mois déjà...

«Oui, il travaillait trop... la lame a usé le fourreau. C'est une grande
perte.

«Moi, je me suis assis au pied du lit où il est étendu. Son visage est
découvert, je le regarde... la mort a donné à ses traits la rigidité
marmoréenne. La mort!... ce mot m'effraie. Est-ce que?... non, je suis
certain de ce que j'ai fait, je n'ai rien à craindre... et, pensant
cela, je couve des yeux ce corps qui m'appartient, ce corps dans lequel
ils croient qu'il n'y a plus d'âme... car seul je sais...

«Je suis seul en ce moment... voyons ses bras... ils ont la raideur
tétanique du cadavre... j'applique mon oreille sur sa poitrine. Oh! ce
coeur est bien immobile, pas le moindre tressautement...

«On frappe. «Entrez!» C'est le médecin. Je le reconnais, il est
expéditif, c'est déjà lui qui a constaté le décès de celle... À cette
seule pensée, tout mon sang se porte à mon coeur, et je regarde le
cadavre... le cadavre de l'assassin. Car c'est lui qui l'a tuée, comme
il m'avait tué moi-même...

«--Docteur, dis-je au médecin, un triste soin vous amène encore dans
cette demeure.

«--Oui, je me souviens, murmure-t-il en jetant sur le corps un coup
d'oeil distrait.

«--La congestion ne pardonne pas, et mon pauvre ami...

«Le médecin prend un air entendu:

«--Monsieur, l'afflux de sang dans un organe, sain d'ailleurs, provient
d'un trouble permanent ou momentané dans le centre d'impulsion
circulatoire. Les organes les plus vasculaires, tels que le poumon, la
rate, le foie, le cerveau, sont ceux dans lesquels on remarque le plus
souvent ce phénomène... Ici (et il se baisse sur le cadavre) la
congestion de sang a eu lieu dans l'encéphale. C'est ce que nous
appelons apoplexie... Chez le sujet le tempérament était sanguin,
pléthorique; la tête était volumineuse, le col ouvert...

«Je tire de ma poche une vingtaine de dollars en or. Il continue sans
paraître y prendre garde, de la même voix monotone:

«--L'excès des travaux intellectuels est aussi une cause déterminante de
l'apoplexie sanguine... Quoiqu'elle soit ordinairement soudaine, la
maladie est souvent annoncée par des maux de tête, des éblouissements...

«Je lui glisse dans la main les vingt pièces d'or; il prend un morceau
de papier, l'enflamme au feu d'une allumette, le fait négligemment
passer sous les narines du cadavre.

«--Hélas! lui dis-je, il n'y a aucun espoir?

«Il me regarda d'un air étonné:

«--Hélas! cher monsieur, aucun. La mort remonte déjà à plus de douze
heures...

«--En effet!

«Et je le reconduis jusqu'à la porte. Je lui serre la main. De par la
science Turnpike est mort.




                                   XXXVI


«L'heure fatale a sonné. On a couché le cadavre dans sa bière, une bière
luxueuse, en vérité, et d'un travail admirable. Sa tête repose sur un
coussin de satin noir. Turnpike paraît dormir.

«Belle tête, dit un des hommes.

«Puis ils ajustent le couvercle et serrent les vis qui l'adaptent au
corps du cercueil.

«Ils se retirent en disant: Dans une heure.

«Ils sont partis. J'écoute à la porte si leurs pas s'éloignent. Puis je
m'élance vers un petit meuble, j'ouvre un tiroir, je saisis un
tourne-vis, et rapidement je donne deux tours... le couvercle est soulevé
d'un millimètre... Oh! d'un millimètre à peine. C'est assez... l'air
circulera.

«Une heure après, dans la chapelle du parc, où se trouve un caveau
souterrain, le cercueil est placé auprès de celui qui renferme les
restes de la femme _qu'il a aimée_.

«Les nombreux amis s'éloignent, après m'avoir serré la main en
m'adressant d'excellentes paroles de consolation...

«Je suis seul... enfin! Je suis maître, je me sens grandir... toutes les
forces vitales se doublent en moi... Je vais me venger!




                                   XXXVII


«Il y a six heures que le _cadavre_... a été renfermé dans le caveau...
six heures! La crise a commencé il y a justement trente-deux heures...
Comme j'ai bien calculé! Il y a cette nuit même dix ans que je pleurais
et me rongeais les poings. Au jour de l'échéance, je suis venu... et je
vais être payé... je tiens mon débiteur et je serai créancier
impitoyable. Je jure que je ne lui ferai pas grâce d'une obole.

«Trente-deux heures. J'ai encore huit heures devant moi. La nuit est
venue, je me promène dans le parc, seul, bien seul. Tous les domestiques
sont congédiés... je veux que personne ne puisse troubler notre lugubre
tête-à-tête.

«Je rôde comme un malfaiteur autour de la chapelle. Il est là, dans sa
mort profonde, ignorant et inconscient. Moi, je vis, mais que cette vie
est lente! Que je voudrais abréger ces instants, si longs au gré de mon
impatience!...

«J'ai la clé. Oui. Mes outils sont là en un paquet bien ficelé. Je n'ai
rien oublié. Combien de temps cela durera-t-il? Je ne sais pas. Mais peu
m'importe. J'ai amassé dix années de force pour ce moment suprême...

«Et si cela n'était pas! Si cette heure que j'appelle de toutes les voix
de ma haine ne m'apportait point ce que j'attends d'elle! Si ma science
du mal m'avait trompé! Si le poison... Oh! non! ce n'est point possible!
Je n'y veux point songer...

«En vérité, je deviendrais fou, et me briserais la tête sur les
dalles...




                                     XXXVIII


«Minuit... oui, douze! Je ne me suis pas trompé. Vite, plus vite... à
mon poste.

«Me voici l'oreille collée à la porte de la chapelle, à demi courbé. Oh!
comme j'écoute! Comme j'aspire à ce premier son qui doit vibrer dans mon
âme comme le premier signal de la vengeance!...

«Rien!... rien encore; le vent dans les arbres. La lune s'est dégagée
des nuages, et des ombres noires m'environnent, tranchant avec netteté
sur la lumière pâle et blanche...




                                    XXXIX


«Chut! oh! taisez-vous, murmures de la nuit! taisez-vous, bruissement
des ténèbres...

«Écoutez... _Ha!_... non, cet _Ha!_ n'est pas un cri ordinaire... non,
ce n'est pas la voix de la nuit... c'est sa voix... à lui... à lui! Cri
long, sombre, sourd, quelque chose comme la plainte du condamné au fond
de l'_in pace_... cri lugubre à toute autre oreille que la mienne, cri
joyeux pour moi...

«J'ai bien entendu... Voilà la troisième fois qu'il crie!

«Oh! je le savais bien, lorsque je lui ai inoculé le poison! Je savais
bien qu'il se réveillerait, mais trop tard, lorsque la science l'aurait
frappé de son verdict de mort, lorsque tous auraient pleuré sur lui,
lorsque tous se seraient éloignés, lorsqu'il m'appartiendrait tout
entier et à moi seul.

«Ah! tu espérais _être mort!_ Tu croyais que tout était fini pour
toi!... Non, tu es vivant, bien vivant, et tu es enterré!...
comprends-tu?... tu es enterré vivant... seul, je le sais, je suis là
pour achever l'oeuvre. En ce moment tu t'éveilles. L'engourdissement
serre encore ton cerveau; tu n'as pas encore compris, mais tu sens une
lourdeur insupportable peser sur tout ton être... c'est la lourdeur du
linceul serré autour de toi. Tu as voulu l'écarter de tes bras, dans un
mouvement convulsif, et tes mains se sont heurtées à quelque chose... ce
quelque chose, c'est le cercueil...

«Tes yeux n'ont rencontré que l'obscurité, tu as levé la tête, et ton
front s'est heurté au couvercle de la bière... c'est alors que tu as
crié: Ha!

«Ce _Ha!_ c'est la révélation, c'est la lumière qui se fait, c'est le
frissonnement horrible dans tout ton être... c'est cette pensée qui te
cingle le cerveau comme un coup de fouet...

«Enterré vivant!

«... Et c'est le début de mon oeuvre sinistre.




                                      XL


«Premier mouvement: La terreur, terreur effroyable, immense... être
enterré vivant. Au réveil, comprendre cela et se dire: Je suis perdu: je
vais périr lentement, misérablement, dans des tortures indicibles,
paralysé, étouffé... la faim va crisper mes entrailles... Se souvenir
que des êtres, précipitamment inhumés, se sont rongé les bras, et frémir
tout entier à cette hideuse pensée...

«Deuxième mouvement: La résistance folle, irraisonnée... la protestation
contre cette hideuse erreur... protestation de la pensée, protestation
de la chair... se débattre instinctivement, sans raisonner, chercher à
arracher le suaire, à briser le cercueil... Folie, impuissance.

«Troisième mouvement: La prostration. Inutile de résister. La tombe ne
rend pas sa proie... Ne pouvoir remuer... se sentir emprisonné,
incapable d'un effort violent... Alors retomber sur soi-même et se dire:
C'est la fin! attendons!

«Quatrième période: L'espoir: Si je criais! La voix n'est pas
prisonnière... elle peut porter au dehors... au loin. Dans le parc, le
hasard peut amener quelqu'un... sinon tout de suite, dans une heure,
dans six heures... demain!

«Et l'enterré crie. Sa voix porte, quoique le poids du couvercle étouffe
son intensité: c'est une ululation longue, lugubre...

«Sois tranquille! ta voix a été entendue... mais par nul autre que par
moi!... Je mets la clef dans la serrure... c'est une vieille porte de
fonte exposée à la pluie, à l'humidité... la serrure est rouillée et
rouillés sont les gonds... Je tourne la clef bien lentement... je tiens
à ce que le fer grince. C'est la première réponse à son appel... puis je
pousse la porte... lentement, toujours. Les gonds crient avec un
hurlement aigu.

«Lui s'est tu. Il n'a pas cru d'abord que ce fût un _vrai_ son parvenant
à son oreille... si tôt et si vite... au premier appel. Mais si! c'est
bien réel. C'est bien le bruit de la clef... c'est bien la porte qui
tourne.

«Le mort n'ose pas crier encore... il retient son souffle! Puis
involontairement, quand il s'est bien persuadé que le bruit n'était pas
une illusion, un nouveau _Ha!_ s'échappe de sa poitrine...

«Oh! comme le son s'est modifié! C'est un mot articulé... Il a dit: À
moi! au secours!

«Je n'ai rien répondu... je l'écoute. Et dans cette voix j'étudie les
modulations de sa pensée... je me suis arrêté tout à coup... j'ai
abandonné la porte. Aucun bruit! Lui crie plus fort: À moi! à moi!

«Même silence. J'ai produit l'effet désiré. De ce premier espoir, il va
retomber dans les profondeurs du désespoir muet... et, tranquille, je
tire la porte à moi, je mets la clef dans ma poche... et je me donne une
heure pour faire le tour du parc.

«Dans une heure, je reviendrai!




                                    XLI


«L'heure est écoulée... j'approche du mausolée sur la pointe des
pieds... si légèrement que le sable même ne craque pas. Je me penche en
avant. Que _fait-il_ maintenant? Que pense-t-il?... Pas un bruit, pas un
souffle. S'il s'était échappé? Non, la porte est bien close, la serrure
intacte. Il est là! Mais s'il était mort! Si l'horrible réalité l'avait
tout à coup écrasé comme un poids trop lourd!...

«Je ne puis rester dans cette perplexité... De la clef, je frappe sur la
porte, qui rend un son éclatant... trois fois, pour qu'il soit bien
prouvé que ce heurt n'est pas l'effet du hasard. Puis j'écoute...
Évidemment il a dû tressaillir...

«Trois fois encore! Ah! il a entendu! Il a crié d'une voix forte, comme
si dans cet appel il avait concentré tout ce qui lui reste de vitalité
et d'énergie... Il est vivant bien vivant, toujours.

«Je rouvre la porte qui grince; mais, cette fois, je ne m'arrête pas.
J'entre résolument et d'un pas sonore dans la chapelle...




                                    XLII


«Évidemment, dans l'horrible situation où il se trouve, nul bruit ne
peut être plus suave à l'oreille que celui d'un pas humain... Aussi, ne
serai-je pas si cruel que de le priver immédiatement de cette
jouissance.

«La bière est là, devant moi, au milieu du caveau... Un espace libre
règne alentour... et je marche, je marche, frappant du talon la dalle
qui résonne. Je me suis ordonné de faire douze tours, je les ferai, mais
sans précipitation. Je veux qu'il compte les pas, un à un. Comme cela
doit lui paraître étrange! ce pas qui ne vient de nulle part et ne va
pas vers lui, et qui cependant retentit bien réellement... qui provient
certainement du fait d'un être vivant; ce pas qui tourne, tourne
toujours égal. Ne s'arrêtera-t-il jamais? L'homme peut-il ne pas avoir
vu le cercueil, peut-il ne pas avoir entendu les cris? Ce n'est pas
possible... Toutes ces pensées doivent bouillonner dans son cerveau,
oppressé par la nuit du tombeau. Et comme il ne comprend pas, il crie.
Mais, dans cette explosion atroce du désespoir, le cri est rauque...
comme le râle d'un catarrheux.

«Je marche encore... cette monotonie doit être sinistre.

«Ah! il s'impatiente. Voilà que ses cris deviennent plus précipités. Il
veut être fixé, cette incertitude est plus terrible que la réalité...
Pas si vite! Je m'arrête brusquement en retenant mon souffle, je
m'assieds sur une pierre devant le cercueil, immobile, silencieux. Je
l'entends qui se tord dans sa boîte sépulcrale, il cherche à se
raccrocher à ce dernier espoir... il a entendu quelqu'un. Il n'a pas
entendu la porte se refermer. Donc, le _sauveur_ est proche.

«Moi, je comprends cette torture... et je ne bouge point.




                                   XLIII


«Il me vient d'horribles imaginations... Quelle force me donnent ces dix
années d'attente! Tandis qu'il est là, dans cette boîte carrée, tandis
que tout son être se contracte dans des convulsions hideuses, je suis là
et je songe aux _niches_ que je puis lui jouer... je joue avec cette
effroyable situation. Combien de temps durera-t-elle? Combien de temps
résistera-t-il à cette torture?... Quoi qu'il en soit, je ne ferai rien
pour hâter le dénouement...

«Alternative terrible d'espoir et de désespérance. À chacun de mes
mouvements, toutes les fois qu'un bruit frappe son oreille, il suppose
que le salut est proche... et j'emploie le même moyen _qui ne s'use
point_. Après le bruit, le silence prolongé, complet, sinistre... Un
moment j'ai jeté sur le sol du caveau les instruments de fer dont je me
suis muni. Là il ne peut plus douter; évidemment la bière va s'ouvrir,
c'est la liberté... c'est la vie!

«En effet, il doit le croire. J'ai mis le tourne-vis dans les vis qui
retiennent le couvercle, je les ai serrées, puis desserrées. Le
couvercle se soulève et s'abaisse comme la poitrine d'un homme qui
respire... Tantôt par l'_entr'ouverture_, sa voix me parvient claire et
nette... puis les vis se serrent, les ais se rapprochent comme une
mâchoire qui se ferme, et je n'entends plus qu'un murmure étouffé; ou
bien, le couvercle semble devoir céder sous le moindre effort... il
s'arcboute au fond de son cercueil, et appuyé sur les coudes, il pousse
avec ses mains la planche qui suit _un peu_ l'impulsion. Mais l'effort
est vain... le bois résiste. Ses mains glissent sur la surface polie du
chêne... et voilà qu'il passe dans la fissure ses doigts crispés et
enveloppés du suaire blanc...

«En me penchant, je puis apercevoir son visage hideux, contracté, pâli,
creusé, convulsé... Oui, sa souffrance est horrible!

«Un instant je passe entre les ais un ciseau, et je donne une pesée...
le bois craque. Évidemment, se dit-il, le bois va se briser, se désunir,
le cercueil va s'ouvrir... Non, j'ai mesuré mon effort... et le bois est
solide.

«Souffre, souffre, misérable! Qu'as-tu dit? «J'ai faim!» Ah! le monstre
torture tes entrailles maintenant... Il devient fou. Les dents grincent,
sa poitrine laisse échapper des cris rauques et sans suite qui
voudraient être des mots...

«Allons! il faut en finir.

«--Turnpike, dis-je à haute voix.

«Il se tait. Il croit avoir mal entendu.

«--Turnpike?

«Il a frissonné. Mais oui, il a bien reconnu la voix d'un ami...

«--Sauvé! sauvé! Vite, vite, mon bon Simpson... ouvre, ouvre cette boîte
infâme... J'étouffe, je meurs... Oh! si tu n'étais pas venu? Hâte-toi,
hâte-toi donc!

«--Pauvre ami! Comment! tu es enterré vivant! Ah! l'horrible chose!

«--Ne parle pas... mais fais vite! Déjà la mort... une mort
effrayante... me saisit à la gorge!... Il doit y avoir des instruments,
là, sur les dalles, à côté de toi! Vite... vite!

«--Des instruments! mais je n'en vois pas! je ne puis ouvrir la bière!

«--Tu ne peux pas... Oh! ce n'est pas possible! Cherche, là, à tes
pieds!

«--Oui, oui, tu as raison... Voici le tourne-vis.

«--Vite! vite!... Mais tu ne te hâtes pas... Voyons, je t'ai laissé
toute ma fortune... Si tu te hâtes, je t'en donne la moitié... de mon
vivant!

«--Ah! ah! excellent ami!

«À ce moment, à cette suprême insulte, la fureur s'empare de moi; je
m'élance sur la bière, je m'y accroupis... Je place l'instrument dans
les pas de vis, et je commence à serrer... mais lentement, bien
lentement...

«Il s'en aperçoit. Sa voix parvient encore à mon oreille.

«--Tu te trompes! Pas dans ce sens-là! Tu fermes... je suffoque.

«Le couvercle s'abaisse lentement et je m'écrie:

«--Et tu vas mourir! comprends-tu? mourir... tué par moi, torturé,
puni... Ah! tu m'as volé toute ma vie, tu as brisé tout mon bonheur...
et tu comptes sur ma pitié... En vérité, c'est à n'y pas croire!

«Il pousse un dernier râle... le dernier que j'entendrai. Les vis se
serrent... les deux lignes se rejoignent hermétiquement, j'entends
encore le tressaillement convulsif de ce corps qui se débat sous la
suprême étreinte de la mort, tressaillement dont le contrecoup frappe
mes genoux et dont je ris... sur ma parole...

«Puis plus rien... un frissonnement... et l'immobilité...

«Je me relève... c'est la fin. Je sors de la chapelle, je referme la
porte dont la serrure grince et dont les gonds hurlent... Je suis vengé!

.....................................................................

«Il y a vingt ans de cela. Je meurs content... J'ai gardé ce souvenir de
vengeance comme l'avare garde son trésor. Je dédie ce récit à mes
héritiers.

             «_Ainsi finit le testament d'Arthur Simpson_.»




                                   XLIV


Les héritiers sont pâles, atterrés.

Georgy Simpson n'entend plus, ses bras pendent le long de son corps.
Master Julius Tiresome, cordonnier, a les yeux fermés; il est
insensible, sans mouvement. Smithlake regarde devant lui d'un air
hébété. Steney soutient miss Stroke qui s'est évanouie...

--Et, dit Thomas Eater, solicitor, comme on ne peut hériter de l'homme
que l'on a assassiné, Arthur Simpson n'étant pas l'héritier légal de
Turnpike, la fortune de ce dernier revient à ses héritiers naturels, ou,
à leur défaut, à l'État.

Les héritiers entendent cela, c'est le dernier coup. Pris de vertige,
ils se précipitent vers la porte et roulent à travers l'escalier, se
heurtant et se bousculant... Tiresome pousse Georgy qui entraîne miss
Stroke revenue à elle. Steney bouscule Smithlake qui trébuche...

Et le solicitor referme soigneusement le manuscrit qui sera transmis aux
autorités compétentes...

FIN DU TESTAMENT




TABLE DES MATIÈRES


LA CHAMBRE D'HÔTEL
LA PEUR
LE TESTAMENT.


                 FIN DU TOME DEUXIÈME DES HISTOIRES INCROYABLES





                                COLLECTION
                            LECTURES POUR TOUS
                           AVENTURES ET VOYAGES

                Liste des volumes composant cette Collection


1. _Terres de glace et terres de feu_, par J. LERMINA, 3 vol.

2. _La Reine des lacs_, par le capitaine MAYNE REID, traduit pour la
première fois par E. MOUREAUX, 2 vol.

3. _Le Mousse de l'amiral Courbet_, récit dramatique, désopilant et
pourtant véridique, 2 vol.

4. _La Fille du régisseur_, par ROBIN GRAY, traduit par M. GAUTHIER, 2
vol.

5. _Les Tribulations d'un docteur en droit dans l'Amérique du Sud_, par
FÉLIX ROCROY, 1 vol.

6. _La Bataille de Strasbourg_, par J. LERMINA, 2 vol.

7. _Au pays des dollars_, par le Dr MARIUS BERNARD, 2 vol.

8. _La Prise de Londres au XXe siècle_, par P. FERRÉOL, 2 vol.

9. _Ralph le Rouge, aventures d'un Parisien en Floride_, par J. LERMINA,
2 vol.

10. _Autour du lac Tchad_, par Mme MARIA DE GROOTE, 2 vol.

11. _Belle Sauvage_, par Ch. SIMOND, 2 vol.

12. _Histoires incroyables_, par J. LERMINA, 2 vol.

13. _Les Drames de Constantinople_, par VOGHI AGHA, 2 vol.

14. _Au delà de l'Atlantique_, par le Dr MARIUS BERNARD, 2 vol.

15. _Charletto_, par G.-V. LENNEP, 1 vol.

16. _Un héros de seize ans_, par Ch. SIMOND, 3 vol.

17. _L'Oncle Cabassol_, par L. HUARD, 4 vol.

18. _Comment nous avons pris le Dahomey_, par un MARSEILLAIS, 1 vol.

19. _Le Secret de l'alchimiste_, par Ch. SIMOND, 2 vol.

20. _Tout seul_, par E. CADOL, 2 vol.

21. _Les Aventures de Bonaventure Marjolin_, par E. FORCADE et L.
GARDETTE, 1 vol.

22. _L'Ile de Corail_, par PIERRE DURANDAL, 1 vol.


CHAQUE VOLUME BROCHÉ: 75 CENTIMES, FRANCO PAR POSTE: 1 FRANC


_______________________________________
Imprimerie de Poissy.--S. Lejay et Cie.






End of Project Gutenberg's Histoires incroyables, Tome II, by Jules Lermina

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INCROYABLES, TOME II ***

***** This file should be named 18416-8.txt or 18416-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/1/8/4/1/18416/

Produced by Carlo Craverso, Mireille Harmelin and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***