Histoires insolites

By comte de Auguste Villiers de L'Isle-Adam

The Project Gutenberg EBook of Histoires insolites, by 
Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll have
to check the laws of the country where you are located before using this ebook.



Title: Histoires insolites

Author: Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

Release Date: April 24, 2015 [EBook #48781]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INSOLITES ***




Produced by garweyne, Christine P. Travers and the
Distributed Proofreading team at DP-test Italia.









Histoires Insolites




COMTE DE VILLIERS DE L'ISLE-ADAM


HISTOIRES INSOLITES

                                Les grandes routes sont stériles.

                                                            LAMENNAIS.


  PARIS
  LIBRAIRIE MODERNE
  MAISON QUANTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT.
  1888

  Tous droits réservés.
  Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur
  en mars 1888




LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE

                                               _À MONSIEUR LÉON DIERX_




LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE

PROLOGUE

     «Divers animaux australiens, entre autres le _singe rouge_
     et certains grands aras, imitent, d'une manière des plus
     surprenantes, le bruit du tonnerre.»

                        (_Bulletins scientifiques de septembre 1887_.)


En ces temps-là s'étendait magnifiquement, au sein d'idéals océans,
une Île d'aspect enchanté. C'était une prodigieuse forêt fleurie
qu'un Pacifique éventait de ses salines et vivifiantes brises,--et,
dominant la clairière centrale, sur des couches rocheuses aux
puissants échos, s'y dressait un colossal eucalyptus. Depuis près
d'un siècle, entre ses ombrages superposés, se multipliait une race
de perroquets énormes et versicolores: le grand arbre en rutilait
dans les nuées.

Naturellement attentifs aux bruits et aux voix que leur propre
est d'imiter, ces perroquets, se trouvant, par hasard, si haut
placés qu'ils n'entendaient guère que les orages, en avaient
étudié, au fond d'un spécial silence, les vibrations profondes.
Si bien qu'aujourd'hui, tous, avec un ensemble,--que le
terroir sonore et l'irradiation plongeante des sons rendaient
inquiétant,--contrefaisaient, à s'y méprendre, le fracas de
l'électricité dans l'étendue, la plainte des longues rafales, les
ruissellements de l'averse au travers des feuillées.

Au grondement de cet interminable orage qui, dès l'aurore, commençait
à rouler au-dessus de leurs têtes, les infortunés animaux qui
peuplaient l'Île se retiraient, courbés, dolents et pleins d'effroi,
chacun dans sa retraite,--en se secouant, même, s'imaginant être
pénétrés jusqu'aux os par les pluies torrentielles que, positivement,
ils entendaient.

Quant à la vertu même de l'orage, à ce qui en anime la
réalité,--quant à l'éclair, enfin,--les perroquets, par dédain sans
doute, ne le reproduisaient pas. Ce détail leur paraissait une sorte
de superfétation, dont leur art, plus sobre que son modèle, ne devait
en rien se préoccuper. Oiseux leur semblait l'éclair, bien qu'ils
n'eussent pas, au fond, d'opinion très précise à son égard: ils s'en
passaient, voilà tout. Histoire de simplifier.--Bref, de la tempête
ils ne daignaient démarquer que le vacarme et, satisfaits de leur
tourmente postiche, ils eussent, à la rigueur, pu prétendre qu'ils
égalaient les réelles, puisque, obtenant des «effets» pour ainsi dire
analogues, leur tapage avait sur l'autre l'étourdissante supériorité
de la permanence.

Tels, donc, ils florissaient, tempêtueux, tonitruants et prospères.

Qu'importait le marasme où leur bon plaisir plongeait l'Île!
N'étaient-ils pas LIBRES, après tout, de dire, eux aussi... ce qui
leur démangeait la langue? En bonne justice, nul, au nom d'aucune loi
dûment égalitaire, n'eût su le leur contester. De sorte que tout le
reste des bêtes naïves de ce séjour dépérissait. Réduites, en effet,
à ne sortir que de nuit pour vaquer à leur nourriture, pendant le
sommeil des despotiques oiseaux, elles devenaient d'une anémie
croissante: car manger tard ne profite guère, et rien n'est mauvais
comme de faire de la nuit le jour.

Au résumé, toutefois, les perroquets,--dont on ne doit pas oublier
la relative inconscience foncière,--n'étaient que fort peu coupables
des résultats moroses que causait, autour d'eux, leur passe-temps
favori. Car, ce n'était pas _exprès_ qu'ils avaient choisi ce
bruit-là! L'apogée où des circonstances les avaient portés--et qu'ils
occupaient pour ainsi dire _mordicus_,--les rendait maubénins...
d'emblée!--Involontaires porphyrogénètes, ils répétaient, gravement,
d'une voix forte, ce que leur position élevée leur conférait
d'entendre. Encore étaient-ils plutôt juchés qu'élevés. Placés à
hauteur convenable et selon l'éparpillement normal, ne sont-ce pas
de fort intéressants volatiles, dont le plumage, surtout, par ses
chatoiements, est fait pour séduire?... Par un chaotique hasard,
ceux-ci n'étaient pas, comme on dit, _à leur place_, voilà tout.
Et, comme il entre en toute nature déplacée de devenir désagréable,
parfois même criminelle, ils étaient devenus, _naturellement_,
désagréables, et quelque peu criminels,--par simple ricochet:--ce
dont ils se lavaient indifféremment les pattes, les jours de pluie et
autres, en leur liberté impunie, en leur maligne irresponsabilité.
De plus, le genre de bruit qu'ils proféraient ayant fini par les
aguerrir, ils se piquaient, de temps en temps, entre les plumes, les
uns les autres, comme si des lions ou des aigles se fussent vaguement
rappelés en eux.

--Pour conclure, changeant, à la longue, leur natal éden en un lieu
d'ennui, d'horreur et de tristesse _pour les autres_, ils avaient
fini par rendre l'Île inhabitable, sous le très spécieux prétexte
qu'ils avaient «DU TALENT».

       *       *       *       *       *

À ce céleste charivari se limitaient, d'ailleurs, les ressources
de leur savoir-faire.--Une fois, en effet, un grand aigle avait
effleuré, de son aile terrible, le sommet de leur habitacle:
incident qui les avait comblés d'une telle épouvante qu'ils en
gardèrent le silence durant deux heures.

L'aigle, familier des rumeurs fulgurales, s'était approché, surpris
des insolites éclats de leur tempête; puis, les ayant entrevus, avait
poussé un cri dédaigneux et s'était enfoncé dans l'espace.

Or, ce cri, les perroquets l'avaient remarqué, l'avaient médité! Il
n'était pas tombé en des oreilles de sourds!... Et, quelque temps
après, ils avaient essayé, à leur tour, de pousser de terrifiants
cris d'aigles planant sur des proies.

--Ah! ce fut un beau jour, celui-là, pour les hôtes de cette Île
singulière! Quel jubilé! Une trêve sembla conclue avec le ciel
jusqu'alors inclément. C'est que, si les animaux peuvent être assez
facilement abusés sur les bruits de la nature, en revanche ils
discernent à merveille, entre eux, _l'en-dedans_ de leurs voix, en
reconnaissent le timbre intime: comment donc, cette fois, eussent-ils
été dupes une seconde? En la candeur de leur instinct, ils s'étaient
dit, tout bonnement, en langue obscure:

--Tiens, les perroquets sont dehors: il fera beau, cejourd'hui!

Aussi, toute la journée, pendant que nos emplumés sycophantes
s'épuisaient à contrefaire les clameurs d'imminents aigles aux serres
ouvertes se précipitant, farouches, sur toutes les têtes, l'on
s'était,--sans même s'apercevoir du _sujet_ de ces exercices,--enivré
de soleil, d'herbées, de rosée et de fleurs.

Une autre fois, les perroquets avaient voulu se faire les échos
du rugissement, monté jusqu'à leur olympe, d'un sauvage lion des
lointains, qui gourmandait sans doute le tonnerre de gronder de si
saugrenue façon.

Notre aréopage, hélas! avait constaté, en cette nouvelle tentative,
un insuccès égal, pour le moins, au précédent. Les affamés et féroces
rugissements que les gosiers des plus hargneux kakatoës et des plus
monstrueux aras s'efforçaient de produire, rassuraient, au contraire,
délicieusement, comme simples pronostics de beau fixe, les plus
pusillanimes d'entre les autres animaux. Il eût fallu voir ceux-ci
s'ébattre encore, paisiblement, sous les ramures, en cette heureuse
matinée,--mêlant leurs jeux et leurs amours! L'on paissait à loisir;
la vie semblait charmante; c'était une résurrection.

Les perroquets, donc, en étaient revenus bien vite à leur orage, dont
ils étaient plus sûrs et qu'ils falsifiaient en virtuoses, ayant eu
le temps de le mieux étudier que le cri de l'aigle et le rugissement
du lion, lesquels,--après tout,--n'intéressaient personne. L'on
s'en tint là!... De temps à autre, l'on risquait bien quelque petit
ressouvenir,--mais de si brève durée que les bêtes n'en ressentaient
qu'en sursauts déçus les effets bienfaisants.

L'Île fut donc replongée dans la désolation. Il semblait que le
ciel ne décolérât pas. On gémissait des imaginaires intempéries
que suggéraient sans trêve les talentueux jacquots, plagiaires et
travestisseurs-jurés de la foudre. Une morne résignation pesait sur
les organismes. Les perroquets, en étant même arrivés à ce degré de
perfection de se démarquer les uns les autres, l'effet d'ensemble,
dans l'imitation générale, était littéralement sans défaut. C'était
l'Égalité même. De plus, leur stagnance empestait la région. L'Île
n'était plus tenable. Plusieurs d'entre les plus jeunes des bêtes se
réfugiaient dans le suicide, ce qui ne s'était jamais vu.

       *       *       *       *       *

Mais, à la longue, cette déité aux yeux distraits et sagaces, qu'on
nomme la Force des choses, résolut, au fond des hasards de sa vague
pensée, de confronter les perroquets avec leur bruit quand même
sacrilège, en les y ensevelissant. Elle trouva, comme toujours, son
moment, pour purger ce lieu de lumière de leur écoeurant fléau.

Par un soir de feu, de trombe et de ténèbres, un soudain cyclone
enserra l'Île. Flamboyant, sous ses ailes pluvieuses, il la fit
d'abord sonner à coups de tonnerre; puis, se ruant à travers la
forêt, qu'effondrèrent ses rafales, la franchit, accrochant, de
toutes parts, aux branches fracassées, mille crins de sa chevelure
d'éclairs. Vu l'imprudente hauteur de l'arbre, un entre-croisement
de foudres se concentra sur l'eucalyptus.

Le lendemain, dès l'aube brillante,--dont le vaste de l'azur
lavé s'éblouissait,--les animaux, rassérénés par l'accalmie, se
répandirent, comme naguère, sous les frondaisons lourdes encore de
la nuit diluviale,--et quelques-uns, en passant au pied du tronc
foudroyé qui fumait dans la clairière, aperçurent de tous côtés,
gisantes sur les gazons, plusieurs centaines de pattes carbonisées,
vestiges tôt disparus des terrorisants rabat-joie. L'enveloppement
d'un même trépas avait donc été, pour ceux-ci, l'unique témoignage
qu'ils se fussent jamais donné de leur Fraternité,--encore que sans
le vouloir et à leur insu. Cette fois, l'éclair ne leur avait même
pas laissé le temps de le mépriser. Le tonnerre avait grondé POUR DE
VRAI.

À dater de ce jour, ce fut un ravissement de vivre, une délivrance,
un éden récupéré, dans ce désirable endroit. Les perroquets
ultérieurs qui vinrent au jour dans l'Île, se trouvant moins
dangereusement placés, pour eux et pour le prochain, que leurs
honorables prédécesseurs, furent des plus aimables, ne gênèrent plus
personne,--et, ne traduisant plus que de _raisonnables_ murmures,
furent écoutés avec plaisir,--avec le plus grand plaisir.

Pour couper court à tout souvenir des ci-devant narrés tyrans de
perchoir, désormais légendaires, que servirait, d'ores en avant,
_de reconnaître de quel mésentendu l'on fut victime_?--Leur
nullité sereine, qui, si longtemps, de son néfaste et maléfique
ramage, consterna, ne frappe-t-elle pas de tant d'insignifiance
leur mémoire... QUE CELLE-CI NE VAUT PAS MIEUX D'ÊTRE MAUDITE QUE
PARDONNÉE?




LA CÉLESTE AVENTURE

                                      _À MONSIEUR GUSTAVE DE MALHERBE_




LA CÉLESTE AVENTURE

     «Jette le filet, tu prendras un gros poisson: dans sa gueule, tu
     trouveras une pièce d'argent; elle payera l'_impôt_ de César.»

                                                    NOUVEAU TESTAMENT.


Maintenant que soeur Euphrasie, cette enfant divine, s'est enfuie
dans la Lumière, pourquoi garder encore le mot _terrestre_ du
«miracle» dont elle fut l'éblouie? Certes, la noble sainte--qui
vient de s'endormir, à vingt-huit ans, supérieure d'un ordre de
Petites-Soeurs des pauvres, fondé par elle, en Provence--n'eût pas
été scandalisée d'apprendre le secret _physique_ de sa soudaine
vocation: la voyance de son humilité n'en eût pas été troublée
un seul instant;--toutefois, il sera mieux que je n'aie parlé
qu'aujourd'hui.

À près d'un kilomètre d'Avignon s'élevait, en 1860, non loin
d'atterrages verdoyants, en amont du Rhône, une bicoque isolée,
d'aspect sordide; ajourée, à son unique étage, d'une seule fenêtre à
contrevents ferrés, elle s'accusait, bien en vue d'une protectrice
caserne de gendarmerie--sise aux confins des faubourgs, sur la route.

Là, vivait depuis longtemps un vieil israélite qu'on nommait le père
Mosé. Ce n'était pas un méchant juif, malgré sa face éteinte et
son front d'orfraie dont un bonnet collant, d'étoffe et de couleur
désormais imprécises, moulait et enserrait la calvitie. Encore vert
et nerveux, d'ailleurs, il eût bien été capable de talonner d'assez
près Ahasvérus, en quelques marches forcées. Mais il ne sortait
guère et ne recevait qu'avec des précautions extrêmes. La nuit, tout
un système de chausse-trapes et de pièges à loups le protégeait
derrière sa porte mal fermée. Serviable,--surtout envers ses
coreligionnaires,--aumônieux toutefois envers tous, il ne poursuivait
que les riches, auxquels, seulement, il prêtait, préférant
thésauriser.--De cet homme pratique et craignant Dieu, les sceptiques
idées du siècle n'altéraient en rien la foi sauvage, et Mosé priait
entre deux usures aussi bien qu'entre deux aumônes. N'étant pas
sans un certain coeur étrange, _il tenait à rétribuer les moindres
services_. Peut-être même eût-il été sensible au frais paysage qui
s'étendait devant sa fenêtre, alors qu'il explorait, de ses yeux gris
clair, les alentours... Mais une chose lointaine, établie sur une
petite éminence et qui dominait les prés riverains en aval du fleuve,
lui gâtait l'horizon. Cette _chose_, il en détournait la vue avec
une sorte de gêne, d'ailleurs assez concevable,--une insurmontable
aversion.

C'était un très ancien «calvaire», toléré, à titre de curiosité
archéologique, par les édiles actuels. Il fallait gravir vingt et une
marches pour arriver à la grosse croix centrale--qui supportait un
Christ gothique, presque effacé par les siècles, entre les deux plus
petites croix des larrons Diphas et Gesmas.

       *       *       *       *       *

Une nuit, le père Mosé, les pieds sur une escabelle, penché,
besicles au nez, le bonnet contre la lampe, sur une petite table
couverte de diamants, d'or, de perles et de papiers précieux, devant
sa fenêtre ouverte à l'espace, venait d'apurer des comptes sur un
poudreux registre.

Il s'était fort attardé! Toutes les facultés de son être s'étaient
si bien ensevelies en son labeur, que ses oreilles, sourdes aux
vains bruits de la nature, étaient demeurées inattentives, durant
des heures, à... certains cris lointains, nombreux, disséminés,
effrayants, qui, toute la soirée, avaient troué le silence et les
ténèbres.--À présent, une énorme lune claire descendait les bleues
étendues et l'on n'entendait plus aucunes rumeurs.

--Trois millions!... s'écria le père Mosé, en posant un dernier
chiffre au bas des totaux.

Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son coeur
qu'emplissait l'idéal réalisé, s'acheva en un frisson. Car--à n'en
pas douter une seconde!--une glaciale sensation lui étreignait
subitement les pieds: si bien que, repoussant l'escabeau, il se
releva très vite.

Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre était envahie, baignait
ses maigres jambes! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors,
par la fenêtre, aperçurent, en se dilatant, l'immense environnement
du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes: c'était
l'inondation! le débordement soudain, grossissant et terrible du
Rhône.

--Dieu d'Abraham! balbutia-t-il.

Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur, il jeta ses
vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se déchaussa, fourra, pêle-mêle,
en une petite sacoche de cuir (qu'il se suspendit au cou), le plus
précieux de la table, diamants et papiers,--songeant que, sous les
ruines de sa masure, après l'événement, il saurait bien retrouver son
or enfoui!--Flac! flac! il arpentait la pièce, afin de saisir, sur un
vieux coffre, une liasse de billets de banque déjà collés et trempés.
Puis il monta sur l'appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot
hébreu _kodosch_, qui signifie «saint», et se précipita, se sachant
bon nageur, à la grâce de son Dieu.

La bicoque s'écroula derrière lui, sans bruit, sous les eaux.

Au loin, nulle barque!--Où fuir? Il s'orientait vers Avignon; mais
l'eau reculait maintenant la distance--et c'était loin, pour lui!
Où se reposer? prendre pied?... Ah! le seul point lumineux, là-bas,
sur la hauteur, c'était... ce calvaire,--dont les marches déjà
disparaissaient sous le bouillonnement des ondes et le remous des
eaux furieuses.

--Demander asile à cette image? Non! Jamais.

Le vieux juif était grave en ses croyances, et, bien que le danger
pressât, bien que les idées modernes et les compromis qu'elles
inspirent fussent loin d'être ignorés du morne chercheur d'Arche, il
lui répugnait de devoir--ne fût-ce que le salut terrestre à... _ce
qui était là_.

Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux où
tremblaient des reflets d'étoiles, eût fait songer au déluge. Il
nageait au hasard. Soudain une réflexion sinistre et ingénieuse lui
traversa l'esprit:

--J'oubliais, se dit-il en soufflant (et l'eau découlait des deux
pointes de sa barbe), j'oubliais qu'après tout il y a là ce pauvre de
«mauvais larron!...» Ma foi, je ne vois aucun inconvénient à chercher
refuge auprès de cet excellent Gesmas, en attendant qu'on vienne me
délivrer!

Il se dirigea donc, tous scrupules apaisés, et en d'énergiques
brassées, à travers les houleuses volutes des ondes et dans le beau
clair de lune, vers les Trois-croix.

Celles-ci, au bout d'un quart d'heure, lui apparurent, colossales, à
une centaine de mètres de ses membres à demi congelés et ankylosés.
Elles se dressaient, à présent, sans support visible, sur les vastes
eaux.

Comme il les considérait, haletant, cherchant à discerner, à gauche,
le gibet de ses préférences, voici que les deux croix latérales, plus
frêles que celle du milieu, craquèrent, pressées par le cours du
Rhône, et que le bois vermoulu céda, et qu'en une sorte d'épouvantée,
de noire salutation, toutes deux s'abattirent en arrière, dans
l'écume, silencieusement.

Mosé demeura sans s'avancer, et hagard, devant ce spectacle: il
faillit enfoncer et cracha deux gorgées.

Maintenant, la grande Croix seule, _spes unica_, découpait son signe
suprême sur le fond mystérieux du firmamental espace; elle proférait
son pâle Couronné d'épines, cloué, les bras étendus, les yeux fermés.

Le vieillard, suffoqué, presque défaillant, n'ayant plus que le
seul instinct des êtres qui se noient, se décida, désespérément, à
nager, quand même, vers l'emblème sublime, son or à sauver triplant
ses dernières forces et le justifiant à ses yeux qu'une imminente
agonie rendait troubles!--Arrivé au pied de la Croix,--oh! ce fut
de mauvaise grâce (hâtons-nous de le dire à sa louange) et en
éloignant sa tête le plus possible, qu'il se résigna, l'échappé des
eaux, à saisir et entourer de ses bras l'arbre de l'Abîme, celui
qui, écrasant de sa base toute raison humaine, partage, en quatre
inévitables chemins l'Infini.

Le pauvre riche prit pied; l'eau montait, le soulevant à mi-corps:
autour de lui la diluviale étendue muette...--Oh! là-bas! une voile!
une embarcation!

Il cria.

L'on vira de bord: on l'avait aperçu.

À cet instant même, un ressaut du fleuve (quelque barrage se brisant
dans l'ombre) l'enleva, d'une grosse envaguée, jusqu'à la Plaie du
côté. Ce fut si terrible et si subit qu'il eut à peine le temps
d'étreindre, corps à corps et face à face, l'image de l'Expiateur!
et de s'y suspendre, le front renversé en arrière, les sourcils
contractant leurs touffes sur ses regards perçants et obliques,
tandis que remuaient en avant, toutes frémissantes, les deux pointes
en fourche de sa barbe grise. Le vieil Israélite, entrelacé, à
califourchon, à Celui qui pardonne, et ne pouvant lâcher prise,
regardait de travers son «sauveur».

--Tenez ferme! Nous arrivons! crièrent des voix déjà distinctes.

--Enfin!.., grommela le père Mosé, que ses muscles horrifiés
allaient trahir; mais... voici un service rendu par quelqu'un...
dont je n'en attendais pas! Ne voulant rien devoir à personne, il
est juste que je le rétribue... comme je rétribuerais un vivant.
Donnons-lui donc ce que je donnerais... à un homme.

Et, pendant que la barque s'approchait, Mosé, dans son organique zèle
de faire ce qu'il pouvait pour s'acquitter, fouilla sa poche, en
retira une pièce d'or--qu'il enfonça gravement et de son mieux entre
les deux doigts repliés sur le clou de la main droite.

--Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber, presque évanoui,
entre les bras des mariniers.

La peur bien légitime de perdre sa sacoche le maintint ferme jusqu'à
l'atterrage d'Avignon. Le lit chauffé d'une auberge l'y réconforta.
Ce fut en cette ville qu'il s'établit un mois après, ayant recouvré
son or sous les décombres de son ancien logis, et ce fut là qu'il
s'éteignit en sa centième année.

       *       *       *       *       *

Or, en décembre de l'année qui suivit cet incident insolite, il
arriva qu'une jeune fille du pays, une très pauvre orpheline d'un
charmant visage, Euphrasie ***, ayant été remarquée par de riches
bourgeois de la Vaucluse, ceux-ci, déconcertés par ses refus
inexplicables, résolurent, dans son intérêt, de la prendre par
la famine. Elle fut donc bientôt congédiée, par leurs soins, de
l'ouvroir où elle gagnait le franc quotidien de sa subsistance et de
sa bonne humeur, en échange de onze heures, seulement, de travail
(l'ouvroir étant tenu par une famille des plus recommandables de
la ville). Elle se vit également renvoyée, le jour même, du réduit
où elle remerciait Dieu matin et soir; car, il faut être juste,
l'hôtelier, qui avait des enfants à établir, ne devait pas, ne
_pouvait_ pas, en sérieuse conscience, s'exposer à perdre les six
beaux francs mensuels du cellulaire galetas qu'elle occupait chez
lui. «Si honnête qu'elle fût,» lui dit-il, «ce n'est pas avec du
sentiment qu'on paye les contributions»; et d'ailleurs, peut-être
était-ce «_pour son bien, à elle_», ajouta-t-il en clignant de
l'oeil, «qu'il devait se montrer rigoureux.» En sorte que, par un
crépuscule d'hiver où le tintement clair des _Angelus_ passait dans
le vent, la tremblante enfant infortunée marchait à travers les rues
de neige et, ne sachant où aller, se dirigea vers le calvaire.

Là, poussée très probablement par les anges, dont les ailes
soulevèrent ses pas sur les blancs degrés, elle s'affaissa au pied
de la Croix profonde, heurtant de son corps le bois éternel, en
murmurant ces ingénues paroles:--«Mon Dieu, secourez-moi d'une petite
aumône, ou je vais mourir ici.»

Et, chose à stupéfier l'entendement, voici que, de la main droite du
vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante s'étaient levés, une
pièce d'or tomba sur la robe de l'enfant,--et que ce choc, avec la
sensation douce et jamais troublante d'un miracle, la ranima.

C'était une pièce déjà séculaire, à l'effigie du roi Louis XVI, et
dont l'or jauni luisait sur la jupe noire de l'élue. Sans doute,
aussi, quelque chose de Dieu, tombant, en même temps, dans l'âme
virginale de cette enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle
prit l'or, sans même s'étonner, se leva, baisa, souriante, les
pieds sacrés--et s'enfuit vers la ville. Ayant remis à l'aubergiste
raisonnable les six francs en question, elle attendit le jour,
là-haut, dans sa couchette glacée, mangeant son pain sec dans la
nuit, l'extase dans le coeur, le Ciel dans les yeux, la simplicité
dans l'âme. Dès le jour suivant, pénétrée de la force et de la clarté
vivantes, elle commença son oeuvre sainte à travers les refus, les
portes fermées, les malignes paroles, les menaces et les sourires.

Et son oeuvre de lumière fut fondée.

Aujourd'hui, la jeune bienheureuse vient de s'envoler en sa réalité,
victorieuse des ricanantes saletés de la terre, toute radieuse du
«miracle» que CRÉA sa foi, de concert avec Celui qui permet à toutes
choses d'apparaître.




UN SINGULIER CHELEM!

                                           _À MONSIEUR HENRI LAVEDAN._




UN SINGULIER CHELEM!

                                                           Proh pudor!


Svelte, en des atours surannés, d'un visage amaigri, aux traits
fins et fiers sous ses cheveux blancs partagés à l'autrefois, la
duchesse douairière de Kerléanor habitait, depuis de longues années
de veuvage, son austère manoir breton.

L'imposante bâtisse, dominant une des grèves armoricaines, s'élevait,
non loin du bourg de Carléeu, à moins d'un kilomètre des lisières
de l'interminable forêt appelée «Coët-an-die, Coët-an-nôs» (bois du
jour, bois de la nuit). Retirée en cet exil, la châtelaine y achevait
en pieuses pratiques une vie rigide, à l'abri de toutes approches
des «idées modernes». Confondus, les vents du large et des bois,
par les crépusculaires et froids corridors, se plaignaient en toute
saison, soit gémissant à travers les ais rouillés de quelque armure,
soit hurlant entre les cadres effacés des ancêtres et la nudité
des murailles: mais ces rumeurs du Passé ne déplaisaient pas à la
grave habitante du lieu. C'était pour elle comme des voix; elle y
distinguait peut-être des paroles.--Quant aux visites, elle n'en
recevait guère que des religieuses et de ses paysans, tant le manoir
était oublié en sa solitude.

Cependant, presque chaque soir, depuis des années, deux amis
familiers, le digne abbé Lebon, recteur de Carléeu, dont le
presbytère était proche,--ainsi que l'excellent hobereau, le
pauvre et long chevalier d'Aiglelent, sanglé, comme de raison, en
l'habit bleu-barbeau à boutons d'or,--et qui habitait une modeste
pigeonnière, à moins d'un quart de lieue du château,--venaient, sur
les huit heures, rendre à la duchesse douairière de Kerléanor leurs
affectueux devoirs.

Presque toujours, après quelques doléances naturelles sur «la
Babylone moderne», après maints soupirs et nombre de regards
tristement levés au ciel, l'on s'asseyait autour d'une table de jeu
et l'on faisait le whist jusqu'à dix heures. Sur ces dix heures, l'on
se séparait et, selon la coutume bretonne, chacun des deux hôtes,
précédé d'une servante dont le fanal éclairait le chemin, rentrait
paisiblement au logis. Alors, en route, la soutane du recteur était
souvent bien malmenée par le vent de mer, et les basques de l'habit
bleu-barbeau du chevalier s'éployaient éperdument au souffle des bois.

Ainsi s'écoulaient les soirées de ces trois êtres nobles et simples,
rares survivants d'une société disparue et qui demeuraient, quand
même, des gens de jadis.

C'était grâce à la fortuite circonstance de deux colporteurs venus
des villes,--et qui, naguère, perdus en ces parages, avaient vendu
au vieil intendant de Kerléanor la provision de jeux (dames, cartes,
échecs et tric-trac) recelée en leur balle,--que cette paisible
distraction du soir était venue rompre la monotonie des heures.
Ceux-ci, avec des airs indéfinissables, après quelques mots échangés
entre eux, à voix basse, avaient cédé le tout, en bloc, heureux de
l'aubaine, en se hâtant de disparaître.

Les enjeux, naturellement, se limitaient à un petit sou la fiche.

Or, un soir, comme un bon feu d'automne brûlait ses sarments dans la
haute cheminée du salon d'apparat, l'inconstante Fortune avait paru
sourire plus particulièrement au chevalier: les rayons d'or de la
roue mystérieuse s'étaient comme fixés sur ses cartes!--si bien que,
de rubber en rubber, il arriva--grâce à une impardonnable «absence»
de l'abbé,--que le _mort_, tenu par d'Aiglelent, présenta tout à coup
les symptômes victorieux du chelem.

C'était, on en conviendra, couronner dignement les succès déjà
brillants du chevalier!--La duchesse ayant rendu naïvement à l'abbé,
son partenaire, l'inconséquente invite de celui-ci, d'Aiglelent se
défit d'un singleton, puis coupa. Et atout, et atout! Deux tours
encore et le chelem y était! Une surcoupe heureuse le décida.
Brandissant donc un dix de trèfle maître, et s'oubliant un peu dans
le feu du triomphe, il projeta la carte avec une telle violence que,
dépassant le bord de la table, elle glissa, malgré les efforts de
l'abbé Lebon pour la saisir, et tomba.

Le vénérable ecclésiastique, avec l'indulgence inhérente à son
caractère, saisit un des flambeaux d'argent et, s'étant baissé,
la lumière éclaira sur le parquet le fameux dix de trèfle, que
d'Aiglelent, un peu confus, s'empressait de ramasser. Soudain, comme
l'obligeant vieillard se relevait en même temps que le chevalier, un
reflet de la bougie frappa, de revers, la carte malencontreuse.

Sans doute, quelque chose d'anormal dut alors s'accuser en cette
carte aux yeux du trop vif gentilhomme, car l'excuse qu'il balbutiait
s'arrêta, inachevée: il demeura bouche bée, considérant l'objet avec
une attention insolite: puis, sans mot dire, il releva l'un de ses
tris et se mit à regarder les cartes en les approchant des lumières.

Étonnés de l'action du chevalier, le digne recteur et la douairière
de Kerléanor se prirent, à l'exemple de leur vieil ami, à scruter
aussi... Et, autour d'eux, sur les murailles, les physionomies
familiales des portraits subitement éclairés, par ainsi, en pleines
figures, semblaient encore se renfrogner à ce spectacle. Mais les
trois visages vivants, au surgir de ce qu'ils entrevoyaient dans
la _transparence_ des cartes, semblaient médusés par une stupeur
complexe. Sur le triple échange d'un coup d'oeil hagard, l'abbé Lebon
trouva seul la force de bougonner, d'une voix tremblante, cette
réprobatrice réflexion:

--Et dire que nous jouons avec cela depuis tant d'années!

Mais, d'un geste indifférent, Mme de Kerléanor atteignit une torsade,
et sonna.

À cet appel, une simple fille de Bretagne, aux yeux clairs, au regard
d'enfant, vision de jeunesse et de grâce, apparut au seuil glacé de
la salle.

--Annette, dit avec simplicité la châtelaine et comme si rien ne se
fût passé, jetez ces cartes au feu.

Puis, se tournant vers ses hôtes, et en souriant, elle appuya les
adieux quotidiens de ces mots tranquilles:

--Nos compliments, chevalier: vous nous avez fait un beau chelem, ce
soir!




LE JEU DES GRÂCES

                                            _À MONSIEUR VICTOR WILDER_




LE JEU DES GRÂCES

     --Oh! cela n'empêche pas les sentiments!...

                                     Stéphane MALLARMÉ (_Entretiens_).


Les feux d'or du soir, au travers de moutonneuses nuées mauves,
poudraient d'impalpables pierreries les feuilles d'assez vieux
arbres, ainsi que d'automnales roses, à l'entour d'une pelouse encore
mouillée d'orage: le jardin s'enfonçait entre les murs tendus de
lierre des deux maisons voisines; une grille aux pointes dorées le
séparait de la rue, en ce quartier tranquille de Paris. Les rares
passants pouvaient donc entrevoir, au fond de ce jardin, la façade
avenante de la demeure, et, dans une pénombre, le perron, surélevé de
trois marches, sous sa marquise.

Or, perdues en les lueurs de cette vesprée, sur le gazon, jouaient,
au _Jeu des Grâces_, trois enfants blondes,--oh! quatorze, douze et
dix ans à peine, innocence!--Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin,
quelque peu folâtres en leurs petites robes d'orléans noire. Riant
de plaisir, en ce deuil,--n'était-ce pas de leur âge?--elles se
renvoyaient, du bout de leurs bâtonnets d'acajou, de courts cerceaux
de velours rouge festonnés de liserons d'or.

Elle avait aimé feu son époux,--ayant conquis, d'ailleurs, à ses
côtés, dans le commerce des bronzes d'art, une aisance,--la belle
madame Rousselin! Séduisante, économe et tendre, perle bourgeoise,
elle s'était retirée avec ses filles, en cette habitation, depuis les
dix mois et demi d'où datait son sévère veuvage, qu'elle présumait
éternel.

Jamais, en effet, son mari ne lui avait semblé plus «sérieux» que
depuis qu'il était mort. Cet accident l'avait solennisé, pour ainsi
dire, aux yeux en larmes de l'aimable veuve. Aussi, avec quelle
tendresse triste se plaisait-elle à venir, toutes les quinzaines
environ, suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles), de
sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau neuf! murs que,
par prévoyance, elle avait fait clouter du haut en bas! Sur ces
couronnes se lisaient, en majuscules ponctuées de pleurs d'argent,
des _À mon petit papa chéri!_ des _À mon époux bien-aimé!_--Lorsqu'à
de certains anniversaires, plus intimes, elle venait seule au
champ du Repos, c'était avec un air indéfinissable et presque
demi-souriant que, nouvelle Artémise, munie ce jour-là d'une couronne
spéciale, à son usage, elle accrochait celle-ci à des clous isolés:
sur les immortelles, semées alors de myosotis, on pouvait lire,
en caractères tortillés et suggestifs, ces deux mots du coeur:
«_Souviens-toi!_» Car, même avec les défunts, les femmes ont de ces
exquises délicatesses où l'imagination plus grossière de l'homme perd
complètement pied,--mais auxquelles il serait à parier, quand même,
que les trépassés ne sont pas insensibles.

Toutefois, comme c'était une femme d'ordre, chez qui le sentiment
n'excluait pas le très légitime calcul d'une ménagère, la belle Mme
Rousselin, dès le premier trimestre, avait remarqué le prix auquel
revenaient, achetées au détail, ces pâles couronnes, si vite fanées
par les intempéries; et, séduite par diverses annonces des journaux
qui mentionnaient la découverte de nouvelles couronnes funèbres,
inoxydables, obtenues par le procédé galvanoplastique, résistantes
même à l'oubli,--couronnes modernes par excellence!--elle en
avait acheté, en gros, une provision, quelques douzaines, qu'elle
conservait, au frais, dans la cave, et qui défrayaient, depuis, les
visites bimensuelles au cher décédé.

       *       *       *       *       *

Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles, alanguies
en _repentirs_, sautillaient sur les noirs corsages, cessèrent de
s'ébattre sur l'herbe en fleurs, car, au seuil du perron, et poussant
la porte vitrée, venait d'apparaître l'épouse, la grave maman toute
en deuil, blonde aussi et déjà pâlie de son abandon. Elle tenait,
justement, à la main, trois de ces couronnes légères et solides,
nouveau système, qu'elle laissa tomber, auprès de la rampe, sur la
table verte du jardin, comme pour appuyer de leur impression les
paroles suivantes:

--Et que l'on se recueille maintenant, mesdemoiselles! Assez de
récréation: oubliez-vous que, demain, nous devons aller rendre visite
à... celui qui n'est plus?

Sûre d'être obéie (car, au point de vue du coeur, ses jeunes anges
avaient, elle ne l'ignorait pas, de qui tenir), la belle Mme
Rousselin rentra, sans doute afin de soupirer plus à l'aise en la
solitude retirée de sa chambre.

À ces mots et aussitôt seules, Eulalie, Bertrande et Cécile
Rousselin,--dont les rires s'étaient envolés plus loin que les
oiseaux du ciel,--vinrent, à pas lents, méditatives, s'asseoir et
s'accouder autour de la table.

Après un silence:

--C'est pourtant vrai! pauvre père! dit à voix basse Eulalie, la
jolie aînée, déjà rêveuse.

Et, prenant un _À mon époux bien-aimé_, elle en considéra,
distraitement, l'inscription.

--Nous l'aimions tant! gémit Bertrande, aux yeux bleus--où brillaient
des larmes.

Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait entre ses
doigts, et le regard fixe, un _À mon petit papa chéri_.

--Pour sûr qu'on l'aimait bien! s'écria la pétulante cadette Cécile
qui, follement énervée encore du jeu quitté et comme pour accentuer,
à sa manière, la sincérité naïve de son effusion, fit étourdiment
sauter en l'air le _Souviens-toi!_ qui restait.

Par bonheur, l'aînée, qui tenait encore ses baguettes, y reçut, et à
temps, la plaintive couronne, laquelle s'y encercla d'abord,--puis,
grâce à un mouvement d'inadvertance provenu de l'entraînante vitesse
acquise, le _Souviens-toi!_ s'échappant des bâtonnets, fut recueilli
de même par Bertrande, après s'être croisé en l'air avec l'_À mon
petit papa chéri!_--et l'_À mon époux bien-aimé!_ que Cécile, bien
malgré elle, n'avait pu se défendre de lancer vers ses soeurs.

De sorte que, l'instant d'après--et peut-être en symbole des
illusions de la vie,--les trois ingénues, peu à peu de retour sur la
pelouse, substituaient à leurs cerceaux dorés ce nouveau _Jeu des
Grâces_, et, inconscientes déjà, se renvoyaient, mélancoliquement,
aux derniers rayons du soleil, ces _inaltérables_ attributs de la
sentimentalité moderne.




LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE

                                             _À MONSIEUR PAUL GINISTY_




LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE

     «Bonheur dans le crime.»

                                             Jules BARBEY D'AUREVILLY.


La maisonnette neuve du jeune garde-chef des Eaux-et-forêts, Pier Albrun,
dominait, sur un versant, le village d'Ypinx-les-Trembles, sis à deux
lieues de Perpignan,--non loin d'un val des Pyrénées-Orientales, ouvert
sur cette plaine de Ruyssors que bornent, à l'horizon, vers l'Espagne,
de grandes sapinières.

En pente, au-dessus d'un gave dont l'écume bouillonnait entre des
roches, le jardin, d'où s'élançaient, ombrageant mille fleurs
mi-sauvages, des touffes de lauriers-roses et de caroubiers,
encensait, d'une vapeur de cassolettes, la riante bastide, et de
hauts prussiers, s'étageant derrière elle, disséminaient, au frôler
des brises pyrénéennes, ces aromales senteurs de baume sur le
village.--Un paradis, cette pauvre et jolie demeure! qu'habitait,
avec sa jeune femme, ce beau gars de vingt-huit ans, à peau blanche,
aux yeux de brave.

Sa chère Ardiane, dite la belle Basquaise, à cause des siens,
était née à Ypinx-les-Trembles. D'abord enfant glaneuse,--fleur
de sillons,--puis faneuse, puis, comme les orphelines du lieu,
cordière-tisserande, elle avait grandi chez une vieille marraine
qui, jadis, l'avait recueillie en sa masure et qu'en retour la jeune
fille avait nourrie de son travail, ainsi que soignée à l'heure de
la mort.--Et la sage Ardiane Inféral s'était distinguée, toujours,
malgré son enfiévrante beauté, par une conduite sans reproches. De
sorte que Pier Albrun,--ex-fourrier aux chasseurs d'Afrique, puis,
de retour, sergent instructeur du corps des pompiers de la ville,
puis exempté du service pour blessures gagnées dans les incendies,
et nommé enfin, pour actes de mérite, à la charge du précédent
garde-chef,--avait épousé Ardiane, après six mois, environ, de
baisers et de fiançailles.

Or, ce soir-là, près de la croisée grande ouverte sur un ciel
d'étoiles, la belle Ardiane, assise, des grains de corail au cou,
ses bandeaux noirs au long de ses joues pâles, svelte, en un blanc
peignoir, dans le fauteuil de paille tressée, et son bel enfant, de
huit mois déjà, lui épuisant le sein, regardait, de ses noirs yeux
un peu fixes, le village endormi, la campagne lointaine--et, tout
là-bas, les remuantes verdures des sapins. Aux souffles de la nuit,
saturés d'effluves de fleurs, ses narines, arquées, voluptueusement
frémissaient; la bouche montrait ses irisées dents très blanches
entre le pur dessin de ses lèvres couleur de sang;--la main droite,
une alliance d'or au second doigt, jouait, distraite, entre les
cheveux friselés de son «homme», lequel, à ses pieds, appuyait sur
les genoux de la jeune femme sa tête franche et joyeuse, et qui
riait à son petit.

Autour d'eux, éclairée par la lampe sur une table, leur chambre
nuptiale aux murs tendus de gros papier bleu pâle où se détachait le
luisant d'une carabine; près du large lit blanc,--défait, un berceau
sous un crucifix; sur la cheminée, un miroir, et, près d'un réveil,
entre des flambeaux de cristal, une touffe de genévriers rosés dans
une urne d'argile peinte, devant les deux portraits-cartes encadrés
de sparterie.

Certes, un paradis, cette demeure! Ce soir-là surtout! Car, dans
la matinée de ce beau jour envolé, les joyeux aboiements des deux
chiens du jeune garde-chef des Eaux-et-forêts avaient annoncé un
visiteur.--C'était une ordonnance, envoyée par le préfet de la
ville, et qui avait remis à Pier Albrun le large tube de fer-blanc,
contenant--ô joie profonde!--la croix d'honneur, ainsi que le
brevet et la lettre ministérielle spécifiant les titres et motifs
qui avaient décidé la nomination. Ah! comme il les avait lus, à
haute voix, au soleil, dans le jardin, les mains tremblantes d'un
plaisir fier, à sa chère Ardiane! «Pour actes de bravoure, en
divers engagements, durant son service aux tirailleurs algériens,
en Afrique;--pour sa conduite intrépide, comme sergent instructeur
aux pompiers du chef-lieu, pendant les incendies successifs qui, en
1883, avaient éprouvé la commune d'Ypinx-les-Trembles, les nombreux
sauvetages qu'il y avait accomplis ainsi que les deux blessures
qui, entraînant son exemption de service, lui avaient déjà valu sa
place forestière, etc., etc.»--C'est pourquoi, ce soir-là, Pier
Albrun et sa femme s'attardaient, près de la croisée, au souvenir
de toute cette journée de fête; il serrait encore dans le creux de
sa main,--ne pouvant se lasser de la regarder de temps à autre,--la
croix au ruban de moire rouge!

Un voile de bonheur et d'amour semblait les envelopper tous les deux,
aux lueurs silencieuses du firmament.

       *       *       *       *       *

Cependant la belle Ardiane considérait, toujours songeuse, au loin,
certains intervalles de murs noircis et ruinés entre les maisons
et les chaumières blanches du village. On les avait laissés à
l'abandon, sans rebâtir. L'an précédent, en effet, en moins d'un
semestre, Ypinx-les-Trembles s'était vu, tout à coup, sept fois
illuminé, en des nuits sans lune, par de soudains sinistres, au
milieu desquels des victimes de tout âge avaient péri.--C'était,
d'après une rumeur, l'oeuvre de vindicatifs contrebandiers, qui, mal
accueillis dans le village, y étaient revenus, chaque fois, allumer
ces brûlis: puis, disparus là-bas, dans les sapinières, cachés dans
les fourrés de myrtes et de trembles, échappant à la gendarmerie qui
ne pouvait les y poursuivre, ils avaient su gagner la frontière--et
les sierras. Depuis, les scélérats ayant été pris, sans doute, à
l'étranger, pour autres crimes, les sinistres avaient cessé.

--À quoi penses-tu, mon Ardiane? murmura Pier, en baisant les doigts
de la pâle main distraite qui venait de lui caresser les cheveux et
le front.

--À ces murs noirs, d'où sort notre bonheur! répondit lentement la
Basquaise, sans détourner la tête.--Tiens! (et elle indiqua du doigt,
là-bas, une des ruines)--c'est au feu de cette ferme-là que je te
revis!

--Je croyais que ce fut là notre première fois? répondit-il.

--Non, la seconde! reprit Ardiane. Je t'avais vu, d'abord, à la
fête de Prades, dix jours avant,--et, méchant, tu ne m'avais pas
remarquée. Moi, le coeur, pour la première fois, m'avait battu: je
sentis follement que tu étais mon seul homme!... Va, ce fut de cet
instant que je résolus d'être ta femme--et, tu sais, ce que je veux,
je le veux.

Ayant relevé la tête, Pier Albrun considérait aussi les ruines entre
les maisons toutes blanches du clair de lune.

--Ah! cacheuse, tu ne me l'avais pas dit! reprit-il en souriant. Mais
ce fut à l'incendie de cette grosse chaumière-là, derrière l'église,
que,--voulant, en vain, sauver le vieux couple dont les os n'ont même
pas été retrouvés dans les décombres,--une poutre en feu m'ayant
blessé, tu me fis venir chez ta vieille marraine, la mère Inféral,
et tu m'y soignas si bien, en me réconfortant de ce bon vin chaud...
tout prêt déjà, qu'on eût dit!...--C'est égal, ces pauvres vieux,
tout de même! Ça serre le coeur d'y songer!

--Tu sais, murmura la Basquaise, je les regrette moins, moi: je
les connus que j'étais enfant; ils me payaient mal mes écrus, mes
fines cordes: trois sous, cinq sous,--et ils rechignaient;--la
vieille ricanait de me voir belle... et puis, ce qu'elle essayait
de me calomnier, de son vilain coin de bouche! Et jamais rien
aux pauvres!--Aussi, puisqu'on est tous mortels... À quoi qu'ils
servaient, ces vieux avaricieux-là? Nous eussions brûlé, nous,
qu'ils eussent dit _c'est bien fait!_ Et... de même, à peu près,
des autres!--N'y pense donc plus!--Tiens, voici la chaumine
Desjoncherêts: celle-là flambait dur, est-ce pas? Ce fut à celle-là
que tu m'as embrassée après, chez nous, pour la première fois. Tu
avais sauvé le petit; tu t'en étais donné, de la peine! Ah! je
t'admirais! Tu étais très beau, je te dis, sous ton casque aux
reflets tout rouges!... Ce baiser-là, vois-tu,--si tu savais!

Elle étendit encore sa main tranquille au dehors: l'alliance brilla
sous un rais d'astre:--elle reprit:

--Puis, à celle-là, tiens, nous nous fiançâmes;--puis, à celle-là, je
fus à toi, dans la grange; et ce fut à celle-ci que tu gagnas, enfin,
ta rude et chère blessure, mon Pier!... Aussi, j'aime à regarder
ces trous sombres: nous leur devons notre joie, ta bonne place de
garde-chef, notre mariage, et cette maisonnette... où est né notre
enfant!

--Oui, murmura Pier Albrun devenu pensif: cela prouve que Dieu tire
le bien du mal... Mais, va, si je tenais, tout de même, au bout de ma
carabine, le trio de scélérats...

Elle se détourna, les yeux graves; ses sourcils contractés se
touchèrent, formant une ligne noire.

--Tais-toi, Pier, dit-elle. Est-ce donc à nous de maudire les mains
qui ont mis le feu! Nous leur devons, te dis-je, jusqu'à cette croix
que tu serres en ton poing. Réfléchis donc un peu, mon cher Pier:
la ville seule, tu le sais bien, a une caserne pour ses incendies,
pour ceux des faubourgs et des trois villages: Prades et Céret
sont trop loin. Toi, pauvre sergent des pompiers, toujours sur le
_qui-vive_, interné, sans congé possible, dans la caserne, devant
tenir, constamment, prêts à toute alarme, tes hommes, tu ne pouvais
sortir de cette prison _que pour ton service_! Une seule absence
pouvait t'enlever ta paye et ton grade!--Il vous fallait une heure,
rien que pour venir ici, quand ça brûlait!... Moi, je tressais mon
chanvre, à cinq sous par jour, à Ypinx, avec la tremblante vieille
sur les bras... et, l'hiver, c'était dur! Comment aller vivre à la
ville sans m'y vendre un peu, comme les autres?--et tu comprends,
toi, mon seul homme! que ça ne se pouvait pas!--Donc, sans tous ces
beaux sinistres, je tordrais encore mes cordes, dans les ruelles, au
village, et toi, tu _trimerais_ encore dans le feu:--nous ne nous
serions jamais revus, ni parlé, ni assortis. Or, je trouve qu'il fait
meilleur ici, ensemble. Crois moi, ça vaut bien ce qui est arrivé à
tous ces... indifférents-là!

--Cruelle, tu as du sang de volcan dans les veines! répondit Albrun.

--D'ailleurs, les contrebandiers,--reprit-elle avec un si étrange
sourire qu'il en tressaillit,--ils ont bien autres choses à faire
que de revenir s'acharner pour rien: laisse donc! c'est bon pour les
simples d'ici... de croire que c'est eux!

Le garde-chef, sans se rendre compte de ce qu'il éprouvait, la
regarda, soucieux, en silence; puis:

--Qui serait-ce, alors? dit-il: ici, tout le monde s'aime; on se
connaît; pas de voleurs,--ni de malfaiteurs, jamais! Personne,
que ces tueurs de gabelous, n'avait intérêt... Quelle main... par
vengeance... aurait osé...

--Peut-être fut-ce par amour! dit la Basquaise:--tiens, moi, tu sais,
une fois aimante... ciel et terre périssent plutôt!--Quelle main,
dis-tu? Voyons, mon Pier!... Et--si c'était celle que tu tiens là,
sous tes lèvres?

Albrun, qui connaissait sa femme, laissa tomber, en un saisissement,
la main qu'il baisait: il ressentit comme froid plein le coeur.

--Tu veux rire, Ardiane? dit-il.

Mais la sauvage créature parfumée, la belle fauve, d'un enivrant
mouvement d'amour, l'attira par le cou--et, d'une voix entrecoupée,
dont l'haleine brûla l'oreille du jeune homme, lui chuchota, très
bas, sous les cheveux:

--Pier!... Puisque je t'adorais! Pier, puisque nous étions enfermés
dans l'indigence, et _que bouter le feu à ces taudions était le
SEUL moyen de nous voir! et d'être l'un à l'autre! et d'avoir notre
enfant!_

À ces affreuses paroles, Pier Albrun, l'ex-bon soldat,
s'était dressé, les pensers en désarroi, le vertige dans les
prunelles.--Hagard, il chancelait! Soudain, sans mot répondre, le
garde-chef lança par la croisée, dans les ombres basses, vers le
torrent, la croix d'honneur--et d'un jet si violent que l'une des
arêtes d'argent de ce joyau, éraflant une roche dans sa chute, en
fit jaillir une étincelle avant de s'engouffrer dans l'écume. Puis
il fit un geste vers l'arme suspendue au mur; mais ses regards ayant
rencontré les yeux endormis de son enfant, il s'arrêta, livide,
fermant les paupières.

--Que cet enfant soit prêtre, pour qu'il puisse t'absoudre! dit-il,
après un grand silence.

Mais la Basquaise était si ardemment belle que, vers les cinq
heures du matin,--de trop persuadeurs désirs aveuglant, peu à peu,
la conscience du jeune homme,--sa terrible compagne finit par lui
sembler douée d'un coeur _héroïque_. Bref, Pier Albrun, dans les
délices d'Ardiane Inféral, faiblit--et pardonna.

Et, s'il faut parler franc,--_après tout, pourquoi n'eût-il point
pardonne?_

Tel autre, criant un adieu rauque, se fut enfui? Trois mois après,
les gazettes eussent relaté sa mort «glorieuse» en Chine ou chez les
Hovas; l'enfant, laissé en détresse, fût rentré dans les limbes; et
la Basquaise, entretenue dans quelque ville, eût, sans doute, levé
les épaules à cette nouvelle lointaine qu'elle était veuve,--et, tout
bas, eût traité le défunt d'imbécile.

Tels eussent été les résultats d'une austérité trop rigide.

Aujourd'hui, Pier et son Ardiane s'adorent, et,--moins l'ombre
du secret qu'ils gardent et qui les unit à jamais,--certes, ils
paraissent des heureux!... Il a su repêcher sa croix, qu'il a bien
gagnée d'ailleurs, et qu'il porte.

Enfin, si l'on songe à ce que l'Humanité admire, estime ou approuve,
ce dénouement-là, pour tout esprit sérieux et sincère, n'est-il pas
le plus... PLAUSIBLE?




L'HÉROÏSME DU DOCTEUR HALLIDONHILL

                                          _À MONSIEUR LOUIS-HENRY MAY_




L'HÉROÏSME DU DOCTEUR HALLIDONHILL

     Tuer pour guérir!

                                          Adage officiel de BROUSSAIS.


L'insolite cause du docteur Hallidonhill va venir prochainement aux
assises de Londres. Voici les faits:

Le 20 mai dernier, les deux vastes antichambres de l'illustre
spécialiste, du curateur _quand même_ de toutes les affections de la
poitrine, regorgeaient de clients, comme d'habitude, leurs tickets
d'ordre à la main.

À l'entrée se tenait, en longue redingote noire, l'essayeur de
monnaies: il recevait de chacun les deux guinées de rigueur, les
éprouvait, d'un seul coup de marteau, sur une enclume de luxe,
criant _All right!_ automatiquement.

Dans le cabinet vitré,--borduré, tout alentour, de grands arbustes
des tropiques en leurs vastes pots du Japon,--venait de s'asseoir,
devant sa table, le rigide petit docteur Hallidonhill. À ses côtés,
auprès d'un guéridon, son secrétaire sténographiait de brèves
ordonnances. Au montant d'une porte veloutée de rouge, à clous d'or,
un valet de monstrueuse encolure se dressait, ayant pour office de
transporter, l'un après l'autre, les chancelants pulmonaires sur
le palier de sortie,--d'où les descendait, en fauteuils spéciaux,
l'ascenseur (ceci dès que le sacramentel «À un autre!» était
prononcé).

Les consultants entraient, l'oeil vitreux et voilé, le torse nu, les
vêtements sur le bras; ils recevaient, à l'instant, au dos et sur la
poitrine, l'application du plessimètre et du tube:

--Tik! tik! plaff! Respirez!... Plaff!... Bien.

Suivait une médication dictée en quelques secondes,--puis le fameux
«À un autre!»

Et, depuis trois années, chaque matin, la procession défilait ainsi,
banale, de neuf heures à midi précis.

       *       *       *       *       *

Soudain, ce jour-là, 20 mai, neuf heures sonnant, voici qu'une
sorte de long squelette, aux prunelles évoluantes, aux creux des
joues se touchant sous le palais, le torse nu, pareil à une cage
entortillée de parchemin flasque, soulevée par l'anhélation d'une
toux cassée,--bref, un douteux vivant, une fourrure de renard bleu
ployée sur l'un de ses décharnés avant-bras, allongea le compas de
ses fémurs dans le cabinet doctoral, en se retenant de tomber aux
longues feuilles des arbustes.

--Tik! tik! plaff! Au diable! Rien à faire! grommela le docteur
Hallidonhill: suis-je un coroner bon à constater les décès?... Vous
expumerez, sous huit jours, le suprême champignon de ce poumon
gauche: et le droit est une écumoire!...--À un autre!

Le valet allait «enlever le client», lorsque l'éminent thérapeute, se
frappant le front, ajouta brusquement, avec un sourire complexe:

--Êtes-vous riche?

--Ar-chi-mil-lionnaire! râla, tout larmoyant, l'infortuné personnage
qu'Hallidonhill venait de congédier si succinctement de la planète.

--Alors, que votre carrosse-lit vous dépose à Victoria station!
Express de onze heures pour Douvres! Puis le paquebot! Puis, de
Calais à Marseille, sleeping-car avec poêle! Et à Nice!--Là, six mois
de cresson, jour et nuit, sans pain, ni vins, ni fruits, ni viandes.
Une cuiller d'eau de pluie bien iodée tous les deux jours. Et
cresson, cresson, cresson! pilé, broyé, en son jus:--seule chance...
et encore! Ce prétendu curatif, dont on me rebat les oreilles, me
paraissant plus qu'absurde, je l'offre à un désespéré, mais sans y
croire une seconde.

Enfin, tout est possible...--À un autre!

Le crésus phtisique une fois posé délicatement dans le retrait
capitonné de l'ascenseur, la procession normale des pulmonaires,
scorbutiques et bronchiteux, commença.

       *       *       *       *       *

Six mois après, le 3 novembre, neuf heures sonnant, une espèce
de géant à voix formidable et joyeuse--dont le timbre fit vibrer
le vitrage du cabinet de consultations et frémir les feuilles des
plantes tropicales, un joufflu colosse, en riches fourrures, s'étant
rué, bombe humaine, à travers les rangs lamentables de la clientèle
du docteur Hallidonhill, pénétra, sans ticket, jusque dans le
_sanctum_ du prince de la Science, lequel, froid, en son habit noir,
venait, comme toujours, de s'asseoir devant sa table. Le saisissant à
bras le corps, il l'enleva comme une plume et, baignant, en silence,
de pleurs attendris les deux joues blêmes et glabres du praticien,
les baisa et rebaisa d'une façon sonore, en manière de paradoxale
nourrice normande; puis le reposa comateux et presque étouffé en son
fauteuil vert.

--Deux millions? Les voulez-vous? En voulez-vous trois? vociférait
le géant, réclame terrible et vivante.--Je vous dois le souffle,
le soleil, les bons repas, les effrénées passions, la vie,
tout! Réclamez donc de moi des honoraires inouïs: j'ai soif de
reconnaissance!

--Ah çà, quel est ce fou? Qu'on l'expulse!... articula faiblement le
docteur après un moment de prostration.

--Mais non, mais non! gronda le géant avec un coup d'oeil de boxeur
qui fit reculer le valet. Au fait, je comprends que vous, mon sauveur
même, vous ne me reconnaissiez pas. Je suis l'homme au cresson! le
squelette fini, perdu! Nice! le cresson, cresson, cresson! J'ai fait
mon semestre, et voilà votre oeuvre. Tenez, écoutez ceci!

Et il se tambourinait le thorax avec des poings capables de briser le
crâne aux plus primés des taureaux du Middlessex.

--Hein! fit le docteur en bondissant sur ses pieds,--vous êtes...
Quoi! c'est là le moribond qui...

--Oui, mille fois oui, c'est moi! hurlait le géant:--Dès hier au
soir, à peine débarqué, j'ai commandé votre statue en bronze, et je
saurai vous faire décerner un terrain funèbre à Westminster!

Se laissant tomber sur un vaste sopha dont les ressorts craquèrent
et gémirent:

--Ah! que c'est bon, la vie! soupira-t-il avec le béat sourire d'une
placide extase.

Sur deux mots rapides, prononcés à voix basse par le docteur,
le secrétaire et le valet se retirèrent. Une fois seul avec
son ressuscité, Hallidonhill, compassé, blafard et glacial,
l'oeil nerveux, regarda le géant, durant quelques instants, en
silence:--puis, tout à coup:

--Permettez, d'abord, murmura-t-il d'un ton bizarre, _que je vous ôte
cette mouche de la tempe!_

Et, se précipitant vers lui, le docteur, sortant de sa poche un court
revolver _bull-dog_, le lui déchargea deux fois, très vite, sur
l'artère temporale gauche.

Le géant tomba, la boîte osseuse fracassée, éclaboussant de sa
cervelle reconnaissante le tapis de la pièce, qu'il battit de ses
paumes une minute.

En dix coups de ciseau, witchûra, vêtements et linge, au hasard
tranchés, laissèrent à nu la poitrine,--que le grave opérateur, d'un
seul coup de son large bistouri chirurgical, fendit, incontinent, de
bas en haut.

Un quart d'heure après, lorsque le constable entra dans le cabinet
pour prier le docteur Hallidonhill de vouloir bien le suivre,
celui-ci, calme, assis devant sa table, une forte loupe en main,
scrutait une paire d'énormes poumons, géminés, à plat, sur son
sanguinolent pupitre. Le génie de la Science essayait, en cet homme,
de se rendre compte de l'archi-miraculeuse action cressonnière, à la
fois lubréfiante et recréatrice.

--Monsieur le constable, a-t-il dit en se levant, j'ai jugé opportun
d'immoler cet homme, son autopsie immédiate pouvant me révéler un
secret salutaire pour le dégénérescent arbre aérien de l'espèce
humaine: c'est pourquoi je n'ai pas hésité, je l'avoue, À SACRIFIER,
ICI, MA CONSCIENCE... À MON DEVOIR.

Inutile d'ajouter que l'illustre docteur a été relaxé sous caution
purement formelle, sa liberté nous étant plus utile que sa détention.
Cette étrange affaire va maintenant venir aux assises britanniques.
Ah! quelles merveilleuses plaidoiries l'Europe va lire!

Tout porte à espérer que ce sublime attentat ne vaudra pas à son
héros la potence de Newgate, les Anglais étant gens à comprendre,
tout comme nous, _que l'amour exclusif de l'Humanité future au
parfait mépris de l'Individu présent, est, de nos Jours, l'unique
mobile qui doive innocenter, quand même, les magnanimes outranciers
de la Science_.




LES PHANTASMES DE M. REDOUX

                                         _À MONSIEUR RODOLPHE DARZENS_




LES PHANTASMES DE M. REDOUX

     Ce n'est pas qu'on soit bon, on est content.

                                                       XAVIER AUBRYET.


Par un soir d'avril de ces dernières années, l'un des plus justement
estimés citadins de Paris, M. Antoine Redoux,--ancien maire d'une
localité du centre,--se trouvait à Londres, dans Baker-street.

Cinquantenaire jovial, doué d'embonpoint, nature «en dehors»,--mais
esprit pratique en affaires,--ce digne chef de famille, véritable
exemple social, n'échappait cependant pas plus que d'autres,
lorsqu'il était seul et s'absorbait en soi-même, à la hantise de
certains phantasmes qui, parfois, surgissent dans les cervelles des
plus pondérés industriels. Ces cervelles, au dire des aliénistes,
une fois hors des affaires sont des mondes mystérieux, souvent
même assez effrayants. Si donc il arrivait à M. Redoux, retiré en
son cabinet, d'attarder son esprit en quelqu'une de ces songeries
troubles,--dont il ne sonnait mot à personne,--la «lubie» parfois
étrange, qu'il s'y laissait aller à choyer, devenait bientôt
despotique et tenace au point de le sommer de la _réaliser_. Maître
de lui, toutefois, il savait la dissiper (avec un profond soupir!),
lorsque la moindre incidence de la vie réelle venait, de son heurt,
le réveiller;--en sorte que ces morbides attaques ne tiraient guère
à conséquence;--néanmoins, depuis longtemps, en homme circonspect,
se méfiant d'un pareil «faible», il avait dû s'astreindre au régime
le plus sobre, évitant les émotions qui pouvaient susciter en son
cerveau le surgir d'un _dada_ quelconque. Il buvait peu, surtout!
crainte d'être emporté, par l'ébriété, jusqu'à RÉALISER, en effet,
_alors_, telle de ces turlutaines subites dont il rougissait, en
secret, le lendemain.

Or, en cette soirée, M. Redoux ayant, sans y prendre garde, dîné
fort bien, chez le négociant (avec lequel il avait conclu, au
dessert, l'avantageuse affaire, objet de son voyage d'outre-Manche),
ne s'aperçut pas que les insidieuses fumées du porto, du sherry,
de l'ale et du champagne altéraient, maintenant, quelque peu, la
lucidité susceptible de ses esprits. Bien qu'il fût encore d'assez
bonne heure, il revenait à l'hôtel, en son instinctive prudence,
lorsqu'il se sentit, soudainement, assailli par une brumeuse ondée.
Et il advint que le portail sous lequel il courut se réfugier, se
trouvant être celui du fameux musée Tussaud,--ma foi, pour s'éviter
un rhume, en un abri confortable, ainsi que par curiosité, pour tuer
le temps, l'ancien maire de la localité du centre, ayant jeté son
cigare, monta l'escalier du salon de cire.

Au seuil même de la longue salle où se tenait, dans une équivoque
immobilité, cette étrange assemblée de personnages fictifs, aux
costumes disparates et chatoyants, la plupart couronne en tête,
sortes de massives gravures de mode des siècles, Redoux tressaillit.
Un objet lui était apparu, tout au fond, sur l'estrade de la
Chambre des Horreurs et dominant toute la salle. C'était le vieil
instrument qui, d'après des documents à l'appui assez sérieux,
avait servi, en France, jadis, pour l'exécution du roi Louis XVI:
ce soir-là, seulement, la Direction l'avait extrait de la réserve
comme nécessitant diverses réparations: ses assises, par exemple, se
faisant vermoulues.

À cette vue et mis au fait, par le programme, de la provenance
de l'appareil, l'excellent actualiste-libéral se sentit disposé,
pour le roi-martyr, à quelque générosité morale,--grâce à la bonne
journée qu'il avait faite.--Oui, toutes opinions de côté, prêt à
blâmer tous les excès, il sentit son coeur s'émouvoir en faveur
de l'auguste victime évoquée par ce grave spécimen des choses de
l'Histoire. Et comme en cette nature intelligente, carrée, mais trop
_impressionnable_, les émotions s'approfondissaient vite, ce fut à
peine s'il honora d'un coup d'oeil vague et circulaire la foule
bigarrée d'or, de soie, de pourpre et de perles, des personnages
de cire. Frappé par l'impression majeure de _cette_ guillotine,
songeant au grand drame passé, il avisa, naturellement, le socle où
se dressait, dans une allée latérale, l'approximative reproduction de
Shakespeare, et s'assit, tout auprès, en confrère, sur un banc.

Toute émotion rend expansives les natures exubérantes: l'ancien maire
de la localité du centre, s'apercevant donc qu'un de ses voisins
(français, à son estime, et selon toute apparence), paraissait
aussi se recueillir, se tourna vers ce probable compatriote et,
d'un ton dolent, laissa tomber,--pour tâter, comme on dit, le
terrain,--quelques idées ternes touchant «l'impression PRESQUE triste
que causait cette sinistre machine, _à quelque opinion que l'on
appartînt_.»

Mais, ayant regardé avec attention son interlocuteur, l'excellent
homme s'arrêta court, un peu vexé: il venait de constater
qu'il parlait, depuis deux minutes, à l'un de ces passants
_trompe-l'oeil_, si difficiles à distinguer des autres, et que
MM. les directeurs des musées de cire se permettent, par malice,
d'asseoir sur les banquettes destinées aux vivants.

À ce moment, l'on prévenait, à haute voix, de la fermeture. Les
lustres rapidement s'éteignaient et de derniers curieux, en se
retirant comme à regret, jetaient des regards sommaires sur leur
fantasmagorique entourage, s'efforçant d'en résumer ainsi l'aspect
général.

Toutefois, son expansion rentrée, mêlée d'excitation morbide,
avait transformé, de son choc intime, la première impression, déjà
malsaine, en une «lubie» d'une intensité insolite,--une sorte de très
sombre marotte, qui agita ses grelots, tout à coup, sous son crâne et
à laquelle il n'eut même pas l'idée de résister.

«Oh! songeait-il, se jouer à soi-même (sans danger, bien entendu!)
les sensations terribles,--terribles! qu'avait dû éprouver, devant
cette planche fatale, le bon roi Louis XVI!... Se figurer l'être!
Réentendre, en imagination, le roulement de tambours et la phrase
de l'abbé Egdeworth de Firmont! Puis, épancher son besoin de
générosité morale en se donnant le luxe de plaindre--(mais, là,
sincèrement!... toutes opinions à part!)--ce digne père de famille,
cet homme trop bon, trop généreux, cet homme, enfin, si bien doué de
toutes les qualités que lui, Redoux, se reconnaissait avoir! Quelles
nobles minutes à passer! Quelles douces larmes à répandre!...--Oui,
mais, pour cela, il s'agissait de pouvoir être seul, devant cette
guillotine!... Alors, en secret, sans être vu de personne, on se
livrerait, en toute liberté, à ce soliloque si _flatteusement_
émouvant!--Comment faire?... comment faire?...»

Tel était l'étrange _dada_ qu'enfourchait, troublé par les fumées
des vins de France et d'Espagne, l'esprit, un peu fiévreux déjà,
de l'honorable M. Redoux. Il considérait l'extrémité des montants,
recouverte, ce soir-là, d'une petite housse qui dérobait la vue
du couteau,--sans doute pour ne point choquer les personnes trop
sensibles qui n'eussent pas tenu à le voir. Et, comme la lubie, cette
fois, _voulait_ être réalisée, une ruse lumineuse, surgie de la
difficulté à vaincre, éclaira soudain l'entendement de M. Redoux:

--Bravo! c'est cela!... murmura-t-il.--Ensuite, d'un appel, en
allant cogner à la porte, je saurai bien me faire ouvrir. J'ai mes
allumettes; un bec de gaz, lueur tragique! me suivra... Je dirai que
je me suis endormi. Je donnerai une demi-guinée au garçon: ça vaudra
bien ça.

La salle était déjà crépusculaire: un fanal d'ouvriers brillait seul,
sur l'estrade, là-bas,--ceux-ci devant arriver au petit jour. Des
paillons, des cristaux, des soieries jetaient des lueurs... Plus
personne, sinon le garçon de fermeture qui s'avançait dans l'allée
du Shakespeare. Se tournant donc vers son _voisin_, M. Redoux prit,
subitement, une pose immobile; son geste offrait une prise; son
chapeau, de bords larges, ses mains rougeaudes, sa figure enluminée,
ses yeux mi-clos et fixes, les plis de sa longue redingote, toute
sa personne roidie, ne respirant plus, sembla, elle aussi, et à s'y
méprendre, celle d'un faux-passant. Si bien que, dans la presque
totale obscurité, le garçon du musée, en passant près de M. Redoux,
soit sans le remarquer, soit songeant à quelque acquisition nouvelle
dont la Direction ne l'avait pas encore prévenu, lui donna, comme
au _voisin_ taciturne, un léger coup de plumeau, puis s'éloigna.
L'instant d'après, les portes se refermèrent. M. Redoux, triomphant,
pouvant, enfin, réaliser un de ses phantasmes, se trouvait seul dans
les azurées ténèbres, semées d'étincellements, du salon de cire.

Se frayant passage, sur la pointe du pied, à travers tous ces vagues
rois et reines, jusqu'à l'estrade, il en monta lentement les degrés
vers la lugubre machine: le carcan de bois faisait face à toute la
salle. Redoux ferma les yeux pour mieux se _remémorer_ la scène
de jadis,--et de grosses larmes ne tardèrent pas à rouler sur ses
joues!--Il songeait à celles qui furent toute la plaidoirie du
vieux Malesherbes, lequel, chargé de la défense de son roi, ne put
absolument que fondre en pleurs devant la «Convention nationale».

--Infortuné monarque, s'écria Redoux en sanglotant, oh! comme je te
comprends! comme tu dus souffrir!--Mais on t'avait, dès l'enfance,
égaré! Tu fus la victime d'une nécessité des temps. Comme je te
plains, du fond du coeur! Un père de famille... en comprend un
autre!... Ton forfait ne fut que d'être roi... Mais, après tout,
moi, JE FUS BIEN MAIRE! (Et le trop compatissant bourgeois, un peu
hagard, ajoutait d'une voix hoquetante et avec le geste de soutenir
quelqu'un):--Allons, sire, du courage!... Nous sommes tous mortels...
Que Votre Majesté daigne...

Puis, regardant la planche et la faisant basculer:

--Dire qu'il s'est allongé là-dessus!... murmurait l'excellent
homme.--Oui, nous étions, à peu près, de même taille, paraît-il:--et
il avait mon embonpoint.

«C'est encore solide, c'est bien établi. Oh! quelles furent, quelles
durent être, veux-je dire, ses suprêmes pensées, une fois couché sur
cette planche!... En trois secondes, il a dû réfléchir à... des
siècles!

«Voyons! M. Sanson n'est pas là: si je m'étendais--rien qu'un
peu--pour savoir... pour tâcher d'éprouver... moralement...

Ce disant, le digne M. Redoux, prenant une expression résignée,
quasi-sublime, s'inclina, doucement d'abord, puis, peu à peu, se
coucha sur la bascule invitante: si bien qu'il pouvait contempler
l'orbe distendu des deux croissants concaves, largement entrebâillés,
du carcan.

--Là! restons là! dit-il, et méditons. Quelles angoisses il dut
ressentir!

Et il s'épongeait les yeux, de son mouchoir.

La planche formait rallonge, sur un plan incliné vers les montants.
Redoux, pour s'y installer plus commodément, fit un léger
haut-le-corps qui amena, glissante, cette planche, jusqu'au bord du
carcan. De telle sorte que, ce hasard le favorisant encore, l'ancien
maire se trouva, tout doucement, le col appuyé sur la demi-lune
inférieure.

--Oui! pauvre roi! je te comprends et je gémis! grommelait le bon
M. Redoux. Et il m'est consolant de songer qu'une fois ici tu ne
souffris plus longtemps!

À ce mot, et comme il faisait un mouvement pour se relever, il
entendit, à son oreille droite, un bruit sec et léger. Crrrick!
C'était la demi-lune supérieure qui, secouée par l'agitation du
contribuable, était venue, glissante aussi, s'emboîter sans doute en
son ressort, emprisonnant, par ainsi, la tête de l'ex-fonctionnaire.

L'honorable M. Redoux, à cette sensation, se mut, à tort et à
travers; mais en vain: la chose avait fait souricière. Ses mains
tâtaient les montants,--mais, où trouver le secret pour se libérer?

Chose singulière, ce petit incident le dégrisa, tout à coup. Puis,
sans transition, sa face devint couleur de plâtre et son sang
parcourut ses artères avec une horrible rapidité; ses yeux, à la
fois éperdus et ternes, roulaient, comme sous l'action d'un vertige
et d'une horreur folle; agité d'un tremblement, son corps glacé se
raidissait; les dents claquaient. En effet, troublé par sa lourde
attaque de phantasmomanie, il s'était persuadé que, _M. Sanson
n'étant pas là_, nul danger n'était à craindre. Et voici qu'il venait
de songer qu'à sept pieds au-dessus de son faux-col et enchâssé en
un poids de cent livres était suspendu le couteau; que le bois était
rongé des vers, que les ressorts étaient rouillés, et qu'en palpant
ainsi, au hasard, il s'exposait à toucher le bouton qui fait tomber
la chose!

Alors--sa tête s'en irait rouler aux pieds de cire de tous les
fantômes qui, maintenant, lui semblaient une sorte d'assistance
approbatrice; car les reflets du fanal, en vacillant sur toutes ces
figures, en vitalisaient l'impassibilité. On l'observait! Cette
foule aux yeux fixes paraissait attendre.--«À moi!» râla-t-il;--et
il n'osa recommencer, se disant, dans l'excès de ses affres, que la
seule vibration de sa voix pouvait suffire pour... Et cette idée fixe
ravinait son front livide, tirait ses bonnes bajoues généreuses; des
fourmillements lui couraient sur le crâne, car, en ce noir silence et
devant la hideuse absurdité d'une tel décès, ses cheveux et sa barbe
commençaient graduellement à blanchir (les condamnés, durant l'agonie
de la toilette, ont offert, maintes fois, ce phénomène). Les minutes
le vieillissaient comme des jours. À un craquement subit du bois, il
s'évanouit. Au bout de deux heures, comme il revenait à lui, le froid
sentiment de sa situation lui fit savourer un nouveau genre d'intime
torture, jusqu'au moment où le soudain grattement d'une souris lui
causa une syncope définitive.

       *       *       *       *       *

Au rouvrir des yeux, il se trouva, demi-nu, en un fauteuil du musée,
entouré de garçons et d'ouvriers qui le frottaient de linges chauds,
lui faisaient respirer de l'alcali, du vinaigre, lui frappaient dans
les mains.

--Oh!... balbutia-t-il, d'un air égaré, à la vue de la guillotine sur
l'estrade.

Une fois un peu remis, il murmura:

--Quel rêve! oh! la nuit--sous... l'épouvantable couteau!

Puis, en quelques paroles, il ébaucha une histoire: «Mû par la
curiosité, il avait voulu _voir_: la planche avait glissé, le carcan
l'avait saisi--et... il s'était trouvé mal.»

--Mais, monsieur, lui répondit le garçon du musée,--(le même qui
l'avait épousseté la veille),--vous vous êtes alarmé sans motif.

--Sans motif!!.. articula péniblement Redoux, la gorge encore serrée.

--Oui: le carcan n'a pas de ressorts et ce sont les coins, en se
touchant, qui ont produit le bruit; en vous y prenant bien, vous
pouviez le soulever--et, quant au couteau...

Ici le garçon, montant sur l'estrade, enleva du bout d'une perche, la
housse vide:

--Il y a deux jours qu'on l'a porté à revisser.

À ces paroles, M. Redoux, se redressant sur ses jambes, et
s'affermissant, regarda, bouche béante.

Puis, s'apercevant dans une glace, lui, vieilli de dix années,--il
donna, en silence, avec des larmes cette fois sincères, trois guinées
à ses libérateurs.

Cela fait, il prit son chapeau et quitta le musée.

Une fois dans la rue, il se dirigea vers l'hôtel, y prit sa
valise.--Le soir même, à Paris, il courut se faire teindre, rentra
chez lui--et ne souffla jamais un mot de son aventure.

       *       *       *       *       *

Aujourd'hui, dans la haute position qu'il occupe à l'une des
Chambres, il ne se permet plus un seul écart du régime qu'il suit
contre sa tendance au phantasme.

Mais l'honorable _leader_ n'a pas oublié sa nuit lamentable.

Il y a quatre ans, environ, comme il se trouvait dans un salon
neutre, au milieu d'un groupe où l'on commentait les doléances de
certains journaux sur le décès d'un royal exilé, l'un des membres
de l'extrême-droite prononça tout à coup les excessives paroles
suivantes--car tout se sait!--en regardant au blanc des yeux
l'ex-maire de la localité du centre:

--«Messieurs, croyez-moi; les rois, même défunts, ont une manière...
parfois bien dédaigneuse... de châtier les farceurs qui osent
s'octroyer l'hypocrite jouissance de les plaindre!»

À ces mots, l'honorable M. Redoux, en homme éclairé, sourit--et
changea la conversation.




CE MAHOIN!

                                     _À MONSIEUR LOUIS WELDEN HAWKINS_




CE MAHOIN!

   Un horripilant cauchemar.

                                                      EDGAR ALLAN POE.


Ah! ce Mahoin! l'hybride et fangeux brigand! Le tragique et
retors malvat! Un rôdeur de routes, une face de crime, à reflets
ternes, couleur de couteau sale: l'air d'un gros mauvais prêtre,
moins la défroque: et gare à ce qu'il rencontrait!--Échanger une
parole avec son grouïnement de ragot féroce portait malheur aux
campagnards;--c'était, à leur estime, un fauteur de sécheresses,
d'épizooties, de brûlis. Son horrible vigueur musculaire faisait
qu'on lui souriait, sur les chemins, dans la campagne belge des
environs d'Ixelles; cependant--(et il le savait, d'instinct!)--les
plus débonnaires des maîtres d'école, les plus bénins des médecins
de villages, souhaitaient, à sa rencontre, en deçà de leurs
sourires, que les vieux tortionnaires inoubliés de l'occupation
espagnole sortissent une fois de leur séculaire et poudroyant
repos pour épuiser, sur son ignoble individu, les ressources de
leur art.--La nomenclature des forfaits de ce Mahoin défrayait les
veillées et, comme la plupart des gendarmes belges renonçaient à le
surprendre hors de ses repaires inconnus, le scélérat, terreur du
pauvre et du riche, faisait trembler, à vingt lieues à la ronde,
chaumières, couvents, maisons de plaisance et châteaux.--De très
jeunes filles, bourgeoises et villageoises, en crise de puberté, le
désiraient,--entre autres envies morbides,--quitte à s'étonner, une
fois muées, de tout ce nauséeux amas d'appétits dont elles s'étaient
senties tourmentées. Seulement, le monstre avait conscience exacte
de ces crises, qu'il guettait. Et, donc, il s'était diverti, depuis
dix ans, dans les fossés, dans les bois, dans les luzernes, avec une
trentaine, à peu près, de ces infortunées. L'on comptait, également,
à son acquit, une forte douzaine de meurtres, commis avec des
circonstances de barbarie surprenantes, d'une hideur inouïe; des
effractions d'une audace hors ligne, d'innombrables larcins--des
viols de différents genres, d'une luxure à ce point révoltante que
le huis-clos même en eut peut-être refusé les révélations (bien
qu'il soit de notoriété que, par tous les pays, la magistrature est
friande, en général, de récits égrillards); enfin,--et c'est ce qui
fit déborder la coupe de la fureur publique,--des détournements
continuels de vases sacrés, opérés avec bris de tabernacles,
strangulation des bedeaux,--suivie de profanations exercées sur leurs
cadavres;--etc.

Cet état de choses ne pouvait durer: nous l'avons dit, la mesure
était comble: il fallait en finir. Une battue sérieuse, avec
accompagnement de dogues, de fourches et de carabines, fut organisée
et,--de concert avec la gendarmerie,--l'on fut assez heureux
pour capturer, dans la grange d'une ferme incendiée, entre deux
cultivateurs carbonisés, l'affreux Mahoin: ceci au moment même où il
se disposait à consommer, au milieu de fenaisons, sur la personne
d'une enfant de trois ans et demi à peine, le plus odieux des
attentats.

Il fallut six des plus vigoureux gendarmes du pays pour maintenir et
ligotter la grondante bête puante, puis la jeter dans une charrette
et la porter ensuite au fond d'un cachot de la prison d'Ixelles.

L'instruction ne fut pas longue:--les assises le furent moins
encore: ce Mahoin, comme bien on le pense, fut condamné au dernier
supplice,--haut la main, presque sommairement!--et le recours en
grâce dûment jeté au panier par Qui de droit: tout cela va sans dire.

Jusqu'ici, j'en conviens, rien de bien extraordinaire:--mais il
se passa, le jour de l'exécution capitale, un incident dont la
bizarrerie, peu commune, mérite mention.

Aux termes de l'arrêt, la guillotine, sur son grand échafaud, devait
être dressée sur la place foraine d'Ixelles.

Or, grâce à la courtoisie du parquet flamand, le jour précis de
l'exécution fut connu bien à l'avance: on en finirait vers les sept
heures du matin.

En sorte que, le renom du scélérat s'étant répandu dès longtemps à
travers la contrée, il se trouva que, de toutes parts, les routes
furent encombrées d'une énorme affluence de curieux, de paysans, de
bourgeois, de commerçants des deux sexes, suivis de leurs enfants:
l'on marcha toute la nuit aux environs d'Ixelles--comme si l'on se
fût rendu à une sorte de fête nationale. On voulait voir comment
il se tiendrait, le front qu'il aurait.--Et puis, l'on respirerait
plus à l'aise de l'avoir vu périr. Rien ne coûte à la vindicte de
la foule une fois parvenue à cette effervescence: aussi tous les
propriétaires des maisons environnant la place firent d'excellentes
affaires cette nuit-là. Comme il pleuvait un peu (c'était, je crois,
en octobre), tous les greniers, toutes les mansardes, sous ces grands
toits charpentés et ardoisés en pente raide, furent loués tant la
place à des milliers d'individus qui s'y tassèrent, debout, et
demeurèrent ainsi jusqu'au matin, dans l'obscurité, en causant, coude
à coude,--pressés, osons le dire, comme de véritables harengs,--sous
les poutres des toits.

Dehors, sur la grand'place, c'était un niveau remuant d'environ
quinze mille têtes;--à grand'peine une triple haie de troupes
protégeait le libre parcours de la charrette jusqu'au pied de
l'échafaud.

Les heures passèrent: le petit jour parut, blanchit les murs, puis
le brumeux soleil se leva. Toutes les fenêtres étaient garnies de
figures au point que, derrière celles-ci, les gens ayant étagé des
chaises, d'autres figures montaient jusqu'aux cintres et que des
mains s'accrochaient aux grosses tringles des rideaux enlevés, aux
corniches des murs, ceci du haut en bas des maisons.

Enfin, sept heures sonnèrent: et le cri: _le voilà! le voilà!_
retentit: une grommelante rumeur de houle s'éleva de toute la place.

C'était _lui_, en effet, sur le banc de la charrette, à côté du
prêtre qu'il n'écoutait pas.

Solidement ficelé de garcettes, les bras au dos, tête rase, cou nu,
blafard, il regardait.

Devant et derrière le véhicule, un piquet de gendarmes faisait
escorte.

Deux aides l'attendaient, au pied de l'échafaud, pour l'aider à
gravir les douze marches;--l'exécuteur était debout devant la
planche, bras croisés.

Mahoin considéra d'un oeil d'abord hébété l'ensemble de la place;
puis il éclata d'un rire presque inquiétant, qui s'entendit au loin,
dans le silence, et vibra, faisant tressaillir les nerfs de la foule.
Mais le rire s'arrêta brusquement! Le condamné venait, en relevant
les yeux, d'apercevoir un spectacle qui l'étonnait lui-même--et qu'il
ne pouvait, sans doute, s'expliquer en ce moment trouble.

Sur les pentes presque perpendiculaires des toitures, criblant la
longueur totale de leurs dimensions, l'ardoiserie venait d'être
soulevée et arrachée. Et, à travers les milliers de trous superposés,
voici que des milliers de têtes de décapités parlants apparaissaient,
roulant leurs yeux vers la place et rendant son regard au
bandit--sans qu'il fût, tout d'abord, possible de comprendre _où
pouvaient bien être les corps appartenant à ces têtes_.

C'était,--le lecteur l'a déjà deviné,--la multitude des curieux qui
avaient passé la nuit dans les mansardes et les greniers. Aussitôt
que, par les lucarnes, leur fut parvenue la clameur d'en bas, tous,
d'un commun accord, avaient levé les poings et fait sauter les
ardoises--puis, s'agrippant et se suspendant aux poutres qui en
craquèrent, ils avaient passé leurs têtes au dehors, afin de voir!
afin de voir!...

Or, devant cette quantité de têtes, qu'éclairait le brouillard en
feu et qui guettaient le tomber de la sienne, les yeux du patient
s'agrandirent:--en un grave silence, affolé peut-être, il considéra,
dans les airs d'alentour, en frissonnant, cette mouvante assemblée
incorporelle de faces sinistres,--avec une stupeur telle... _qu'il
fut décapité bouche béante_.

Ce Mahoin!




LA MAISON DU BONHEUR

     Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
     Luxe, calme et volupté!

                       (CHARLES BAUDELAIRE. _L'Invitation au voyage_.)


Deux beaux êtres humains se sont rencontrés à cette heure des années
qui précède le tomber merveilleux de l'automne; à cette heure
où,--telle que, sur de riches forêts, après une ondée d'orage,
l'étoile du soir,--la Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes
magiques toutes les âmes bien nées.

Autrefois,--ô souvenances déjà lointaines!--ces deux âmes, dès les
premières aurores, apparurent natalement blanches et douées, à l'état
nostalgique, d'une sorte de languide passion pour les seules choses
du Ciel.--On eût dit d'éternels enfants, destinés à mourir comme
les oiseaux s'envolent et que le lis du matin serait la seule fleur
oubliable sur leurs chastes tombes.

Mais ils étaient prédestinés à vivre,--et l'Humanité est venue avec
ses luttes et ses stupeurs.

Elle et lui, l'un de l'autre isolés par le hasard des villes et des
contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer
jamais.

Au cours de l'existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc
à subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs
sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d'emprunt, aux
préoccupations oiseuses, aux riens compassés, aux coeurs uniquement
lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux éloges,--et dont les
présences, très distinguées, dégagent une odeur de bois mort.

Ah! c'est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein
triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur
d'établir, enfin, sur la terre, le règne «régulier» de la Justice,
vont, se dénuant, à plaisir, de ces instincts de l'en-Haut--qui,
seuls, constituent l'Homme réel,--et préfèrent s'aventurer
_librement_, désormais, au gré d'une Raison désespérée, à travers
les hasards et les phénomènes, en payant chaque «découverte» d'un
endurcissement plus sourd du coeur.

Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage,
humainement,--aux yeux, du moins, des gens du «monde»,--ne serait-ce
pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n'acceptant des années
que les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans autres
passions que celle du plus commode éclectisme?

Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de la
Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup
d'étonnement de faire partie d'une espèce où le dépérissement de
toute foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble
ou sacré, menaçait de devenir endémique.

Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l'humiliant
déplaisir qu'ils en éprouvèrent, encore presque enfants, sans,
toutefois, le laisser transparaître, à cause d'une sorte de charité
très douce dont ils étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte,
en sa beauté d'Hypatie chrétienne, était de la race de ces mondaines
aux coeurs de vestales qui, préservées mieux que les Sand, les Sapho,
les Sévigné, même, ou les Staël, de la vanité d'écrire, gardent, très
pure, la lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu. Lui
ne se distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne
compagnie que,--parfois,--par un certain coup d'oeil bref, très
pénétrant, un peu fixe et dont l'indéfinissable impression dissolvait
ou inquiétait autour de lui les plus banales insouciances.

Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables dehors
qu'imposent les convenances aux êtres bien élevés, les géniales
facultés de méditation dont leur Créateur avait doté leurs esprits
solitaires. Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents,--autant
que les despotiques devoirs d'un rang dont ils s'honoraient le leur
pouvaient permettre,--s'éloignaient de ces mille distractions si
chères, d'habitude, à la jeunesse élégante.

Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps en de
trop songeuses et sans doute stériles réflexions touchant... par
exemple, ces nébuleux problèmes,--réputés insignifiants, ennuyeux
ou insolubles--et auxquels, cependant, une bizarre particularité de
conscience les contraignait de s'intéresser?...

--Peut-être.

--Mais il leur apparaissait qu'autour d'eux, par exemple, l'Esprit de
nos temps en travail,--qui s'efforce d'enfanter, pour la gloire d'un
prestigieux Avenir, le monstre d'une chimérique Humanité décapitée
de Dieu--les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait
l'_humain_ de leurs êtres, d'opter, au plus secret de leurs pensées,
entre leurs ataviques aspirations... et Lui.

Le récent idéal--(ce progressif Bien-être, toujours proportionnel aux
nécessités des pays et des âges et dont chaque degré, suscitant des
soifs nouvelles, atteste l'_Illusoire_ indéfini... par conséquent
la fatale démence d'y confiner notre But suprême...)--ne sut
éveiller en leurs intelligences qu'une indifférence vraiment
absolue. L'orgueilleux bagne d'une telle finalité ne pouvait, en
effet, séduire ou troubler, même un instant, ces deux consciences
qui, tout éperdues de Lumière et d'humilité, se souvenaient de leur
origine. Et ces réalités de bâtons flottants--en qui se résolvent,
d'ordinaire, les fascinants mirages à l'aide desquels le vieil opium
de la Science dessèche les yeux des actuels vivants,--ces «conquêtes
de l'Homme moderne», enfin, leur semblaient infiniment moins utiles
que mortellement inquiétantes,--étant remarqués, surtout, le
quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu'elles coûtent...
et l'espèce d'ossification de l'âme qu'elles entraînent. Imbus d'un
atavisme QUI, EN RÉALITÉ, COMMENÇAIT À DIEU, ils se fussent (oh! même
affamés!) refusés, d'instinct, certes! à céder, malgré l'exemple,
les droits sacrés de leur aînesse consciente contre toutes les
pâtées de lentilles vénéneuses dont un périssable Actualisme eût
tenté de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont une église
de rhéteurs têtus prophétisait la perdurable et sublime rutilance,
ces deux jeunes gens hésitaient à s'infatuer au point de par trop
oublier, aussi, qu'en fin de compte, (--ne fût-ce qu'au témoignage
criard de ces vingt-six changements à vue dont ne cesse de nous
assourdir, sous nos pieds, la menaçante géologie,--et en passant
même sous silence les fort troublantes révélations de l'astronomie
moderne,--) l'univers attesta, maintes fois, inopinément, être une
salle trop peu sûre pour que l'on dût caresser une minute l'idée de
jamais pouvoir s'y installer définitivement.

En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes
les boîtes de jouets dont se paye l'âge mûr de l'Humanité, tous
les bondissements désespérés des impersuasives métaphysiques, tout
l'hypnotisme d'un Progrès--si magnifiquement naturel, éclairé
par la providence d'un Dieu révélé et, sans lui d'une vanité si
poignante,--non, tout cela ne leur paraissait pas aussi _sérieux_, ni
aussi _utile_, en substance, que le tout simple et natal regard de
l'Homme vers le Ciel.

Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes, de
condamner, à l'étourdie, l'évidence de cet effort de tous vers la
grande Justice,--vers une équité meilleure, enfin, que celle dont
se lamente le Passé. Mais les résultats très précis, obtenus en
appliquant ces théories humanitaires,--empruntées, d'ailleurs, à
l'éternel Christianisme,--semblaient jusqu'à présent,--il fallait
bien se l'avouer,--singulièrement en désaccord avec les admirables
intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconnaître, en
effet, que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la
Liberté, parmi les peuples, sont ceux-là même qui, les longs fouets
ensanglantés aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent
humilier le mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre,
ne préfèrent, _jamais_ que les plus vils?

Comment éviter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes
lupercales où les majorités--au patriotisme si lucratif, aux
éloquences foraines,--exultent si gravement, et dont la sereine
servilité,--giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons
écoeurantes philosophiquement situées au-dessous de toute pénalité
comme de tout dédain,--affirme outre mesure en quelle désespérante
inanité s'aplatissent les révolutions? Et, pour conclure, comment
ne pas comprendre, sans effort, qu'étant donnée la loi de l'innée
disproportion des intelligences, en leur diversité d'aptitudes,
le prétendu règne d'une Justice purement humaine ne saurait être
jamais que la tyrannie du Médiocre, s'autorisant, gaiement, de
quoi? du _nombre!_ pour imposer l'abaissement à ceux dont le génie,
constituant, seul, l'entité même de l'Esprit-Humain, a, seul, de
droit _divin_, qualité pour en déterminer et diriger les légitimes
tendances!

--Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées
septentrionales, le noble songeur et la belle songeuse, détournant
les yeux, autant qu'ils le pouvaient, de l'énigmatique performance
terrestre, résumaient toujours leurs méditations en cet ensemble de
pensées:

--_Qu'importe à la Foi réelle le vain scandale de ces poignées
d'ombres, demain disparues pour faire place à d'équivalents fantômes?_

_Qu'importe qu'elles détiennent aujourd'hui, comme hier, comme
demain, l'écorce matérielle d'un Pouvoir dont l'essence leur est
inaccessible? Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en
éprouve. Si cette chose est belle, noble,--enfin, divine d'origine,
et qu'il soit, lui, d'essence vile,--c'est-à-dire d'une prudence
d'instincts nécessairement abaissante,--la beauté, la noblesse,
la divinité de cette chose, s'évanouissant immédiatement au seul
contact du violateur, il n'en possédera que son intentionnelle
profanation,--bref, il n'y retrouvera, comme en toutes choses, que
la vilainie même de son être, que l'écoeurante, éclairée et bestiale
médiocrité de son être: rien de plus.--Donc il n'y a pas lieu de s'en
irriter._

Tels, s'attristant, peut-être, quelque peu, de ces fatalités de
leur époque,--mais sans oublier qu'il fut des siècle pires,--et se
recueillant, chaque jour, en ces visions que l'Art le plus élevé
sait offrir aux coeurs chastes et solitaires, ces deux promis de
l'Espérance, au défi des années, s'attendaient.

Cette disparité de nature entre eux et la plupart des dignes vivants
de nos régions, ils ne l'avaient pas constatée au début de la
vie. Non. Ces êtres d'_au-delà_ s'étaient refusés longtemps à se
rendre--même aux évidences les plus affreuses, ou, les considérant
comme passagères, les avaient pardonnées avec une indulgence jamais
lassée. Les regards encore éblouis de reflets antérieurs à leurs
yeux charnels, comment eussent-ils démêlé, à première vue, de quel
enfer foncier se constitue la banalité sociale! C'est pourquoi
leur sensibilité crédule, toute imbue d'angéliques larmes, fut
incessamment surprise, alors, et partagea mille mensongères--ou si
médiocres «douleurs», que celles-ci étaient indignes d'un tel nom.
Longtemps il suffit, autour d'eux, de _sembler_ dans une affliction
pour que ces coeurs inextinguibles devinssent réchauffants,--et
prodigues! et consolateurs!... Ah! se dévouer, s'oublier! quelle
joie d'anges penchés sur ceux que l'on abandonne! Qu'importe si, le
plus souvent, ceux-ci ne daignent se souvenir des «anges» que pour en
critiquer, toujours un peu tard, l'humiliante irréalité!

Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des justes,--même
sur ces assoiffés d'amusements dont le propre est de témoigner
une sorte de rabique aversion au seul ressentir, même obscur, de
toutes approches d'âmes souveraines, tant l'idée seule que celles-ci
puissent encore exister leur semble insupportable, fatigante et
révoltante. Oui, tous deux eurent la bienveillance de toujours se
tenir éloignés de ce genre de personnes, pour leur épargner l'ennui
de cette sensation toute naturelle.

Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars subirent
donc, chacun de leur côté, cette existence, jusqu'au jour mortel
où, tous deux, presque en même temps, s'aperçurent que les
suffocantes bouffées--émanant des lourds ébats de cette Médiocrité
universelle--avaient répandu la contagion jusque sur leurs proches,
leurs frères, leurs «égaux,»--la plupart de leurs princes et de leurs
prêtres!...

Alors un froissement terrible d'âme les glaça, leur causa cette
sorte de lassitude sévère qu'un Dieu-martyr seul peut surmonter
devant le reniement de son disciple. Humiliés de se sentir quand même
solidaires de cet envahissement si près d'eux monté, une tentation
d'inespérance les prit, troubla leurs coeurs sacrés et peu s'en
fallut qu'elle n'assombrît même, au plus secret de leurs croyances,
jusqu'au sentiment de Dieu.

Elle ni lui n'étaient, en effet, du nombre de ces esprits-créateurs,
trempés de manière à tenir tête fût-ce au scandale de toute
l'Humanité et dont le fulgurant souffle d'infini refoulerait les plus
rugissantes rafales: ce n'étaient que deux exquises intelligences,
merveilleusement douées,--que cette qualité d'épreuve fit fléchir,
comme deux fleurs sous la pluie.

Ils ne se plaignirent pas.--Seulement, ce devinrent, bientôt, deux
âmes en deuil, désenchantées même du sacrifice et dont aucune fête
ne pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer.

Maintenant ils n'ont plus soif que d'exils.--«Plaindre? Comment
juger! Que sert, d'ailleurs? Instants perdus.»

Un besoin d'adieux les étouffe, et voilà tout. Ils pensent avoir
gagné le droit d'oublier. À peine s'ils daignent voiler parfois,
sous la pâleur d'un sourire, leur indifférence morose. Devenus d'une
clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne
pouvant plus se laisser décevoir, entre eux et la foule sociale la
misérable comédie est terminée.

Aussi, dès l'instant conjugal où le Destin les a mis en présence, ils
se sont reconnus, d'un regard, et se sont aimés, sans paroles, de
cet irrésistible amour, trésor de la vie.--Oh! s'exiler en quelque
nuptiale demeure, pour sauver du désastre de leurs jours au moins un
automne, une délicieuse échappée de bonheur aux teintes adorablement
fanées, une mélancolique embellie!--Jaloux de leur secret, sûrs de
leurs pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils partent,
ils disparaissent,--devant se retrouver, non dans un de leurs lourds
châteaux, où des visiteurs, encore...--mais en cette retraite bien
inconnue qu'ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs
âmes, pour y cacher leur saison de paradis.

La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas, au nord de France,
puisqu'enfin c'est la patrie! Elle est enclose des murs verdoyants
d'un grand jardin, formé d'une pelouse, tout en fleurs, au centre
de laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un
bassin de marbre, l'élancée fusée de neige d'un jet d'eau.

Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se prolongent
solitairement. La solennité, le silence de cette habitation sont doux
et inquiétants comme le crépuscule. Là, c'est un tel isolement des
choses!--Un rayon de l'Occident, sur les fenêtres--empourprées tout
à coup--de la blanche façade,--la chute d'une feuille qui, de la
voûte d'une allée, tombe, en tournoyant, sur le sable,--ou quelque
refrain de pêcheur, au loin,--ou telle fuite plus rapide des nuages
de mer,--ou la senteur, soudain plus subtile, d'une touffe de roses
mouillées qu'effleure un oiseau perdu,--mille autres incidences,
ailleurs imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout
à fait _étranges_ de la brièveté des jours.

Et, lorsqu'ils en sont témoins, en leurs promenades, les deux
exilés! alors qu'une causerie heureuse unit leurs esprits sous le
charme d'un mutuel abandon, voici qu'ils tressaillent, ils ne savent
pourquoi! Pensifs, ils s'arrêtent: le ton joyeux de leurs paroles
s'est dissipé!... Qu'ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent. Ils
se pressent, l'un à l'autre, la main, comme troublés d'une sensation
mortelle! Et le visage de la bien-aimée s'appuie, languissamment, sur
l'épaule de son ami! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent
sur ses joues pâlissantes.

Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien
dans l'une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison.

--Mais la bien-aimée,--les femmes sont ainsi,--se plaît à
s'attarder, par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque
corolle déjà presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble.

--Oh! ce parfum d'ébène, de fleurs mortes et d'ambre faible,
qu'exhale, dès le vestibule, la douce demeure! Ils se sont complu à
l'embellir, jusqu'à l'avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves!

Auprès des tentures qui en séparent les pièces, des marbres aux
pures lignes blanches, des peintures de forêts, et, suspendus aux
tapisseries anciennes des murailles, des pastels, dont les visages
sont pareils à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles,
des cristaux aux tons de pierres précieuses, des verreries de Venise
aussi, aux couleurs éteintes. Çà et là, cloués en des étoffes
d'Orient, luisent, en éclairs livides, incrustés d'un très vieil or,
des trophées d'armes surannées.--Dans les angles, de grands arbustes
des Îles. Là, le piano d'ébène, dont les cordes ne résonnent, comme
les pensées, que sous des harmonies belles et divines; puis, sur des
étagères, ou laissés ouverts sur la soie mauve des coussins, des
livres aux pages savantes et berceuses, qu'ils relisent ensemble et
dont les ailes invitent leurs esprits vers d'autres mondes.

Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu'il éprouve, et
qu'ils le savent,--et que ce sont deux chercheurs d'impressions
inoubliables, il vivent là des soirées dont le charme oppresse
leurs âmes d'une sensation intime et pénétrante de leur propre
éternité. Souvent, en regardant l'ombre des objets sur les tentures
séculaires, ils détournent les yeux, sans cause intelligible. Et
les sculptures sombres, à l'entour de quelque grand miroir,--dont
l'eau bleuâtre reflète le scintillement, tout à coup, d'un astre, à
travers les vitres,--et l'inquiétude du vent, froissant, au dehors,
dans l'obscurité, les feuilles du jardin,--et les solennelles, les
indéfinissables anxiétés qu'éveille en eux, lorsque l'heure sonne
distincte et sonore, le mystère de la nuit,--tout leur parle, autour
d'eux, cette langue immémoriale du vieux songe de la vie, qu'ils
entendent sans peine, grâce à leur recueillement sacré. Tels, ne
laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette
pensée qu'ils habitent ce qui n'a ni commencement ni fin, ils savent
grandir, de toute la beauté de l'Occulte et du Surnaturel,--dont ils
acceptent le sentiment,--l'intensité de leur amour.

Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en causeries exquises
et profondes, en étreintes où leurs corps ne seront plus que celui
d'un Ange, en suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies
délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de
plus en plus vibrantes, extra-mortelles! en cette solitude--qu'un
si petit nombre de leurs «semblables» se soucierait de jalouser.
Incarnant, enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa plus
haute réalisation, leurs aurores, et leurs jours--et leurs soirs,
et leurs nuits seront des évocations de merveilles. Leurs coeurs,
passionnés d'idéal autant que d'éperdus désirs, s'épanouiront comme
deux mystiques roses d'Idumée, satisfaites d'embaumer les hauteurs
natales à quelque vague distance même, hélas! des Jérusalem,--en
Terre-Sainte, pourtant.

De même que, libres, ils ont distribué, simplement et de la
manière la plus discrète, la presque totalité de leurs vastes et
austères fortunes à de ces deshérités--qu'en véritables originaux
ils se sont donné la peine de chercher avec un choix patient,--de
même, hostiles à toutes emphases, ils n'ont éprouvé nullement, le
besoin de se «jurer» qu'ils ne se survivraient pas l'un à l'autre.
Non.--Seulement, ils savent très bien à quoi s'en tenir là-dessus.

Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du désenchantement
brillant de leur monde d'autrefois, ils ont jeté, d'un regard, à leur
ex-entourage, oublié déjà, l'adieu glacé, suprême, claustral, que la
mélancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux
qui ne s'intéressent plus. Ayant compris, _une fois pour toutes_, de
quelle atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives
fictions se repaît la sagesse purement _terre à terre_, de quels
bruissements de hochets se puérilisent les oreilles des triviales
multitudes, de quel ennui désespéré se constitue la frivole vanité
du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi dire, fait voeu de se
contenter de leur bonheur solitaire.

Oui, ces augustes êtres (exceptionnels!), s'estimant avoir gagné
la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement.
Persuadés, non sans d'inébranlables motifs, que l'unique raison
d'être, (en laquelle cherchent, fatalement, à réaliser leurs
_semblances_), de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent être
heureux, consiste à troubler, d'instinct, s'il leur est possible,
le bonheur de ceux-là qui savent être heureux, ces divins amants,
pour sauvegarder la simplicité de leur automnale tendresse, se sont
résolus à l'égoïsme d'un seuil strictement ignoré, strictement
fermé.--Inhospitaliers, plutôt, jamais ils ne profaneront le
rayonnement intérieur de leur logis, ni les présences,--qui
sait!--des familiers Esprits émus de leur souverain amour, en
admettant «chez eux», ne fût-ce que par quelque hasardeux soir
d'ouragan, tel banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront,
sous aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible,--à jamais
imprécis--et, par conséquent, immuable ravissement. Plus sages que
leurs aïeux de l'Eden, ils n'essayeront jamais _de savoir pourquoi_
ils sont heureux, n'ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes de
tentatives. Au reste, ne désirant d'autrui que cette indifférence
dont ils espèrent s'être rendus dignes, il se trouve qu'un
assentiment inconscient du monde la leur accorde volontiers.

Bref, sous leur toit d'élection, ayant, paraît-il, mérité d'en-haut
ce privilège, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir _quand même_
dans l'Immortel, ces deux élus,--magnifiques, bien qu'un peu
pâles,--sauront défendre attentivement,--c'est-à-dire en connaissance
de cause,--contre toutes atteintes «sociales», leur tardive félicité.




LES AMANTS DE TOLÈDE

                                             _À MONSIEUR ÉMILE PIERRE_




LES AMANTS DE TOLÈDE

     «Il eût donc été juste que Dieu condamnât l'Homme au Bonheur?

     _Une des réponses de la Théologie romaine à l'objection contre
     la Tache-originelle_.


Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures,
au fronton de l'Official, à Tolède--et, entre toutes, le
_Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule_, armoiries du
Saint-Office.

Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze: au delà
du seuil, de quadri-latérales marches de pierre exsurgeaient des
entrailles du palais,--enchevêtrement de profondeurs calculées
sur de subtiles déviations du sens de la montée et de la
descente.--Ces spirales se perdaient, les unes dans les salles
de conseil, les cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète,
les cent soixante-deux cachots, le verger même et le dortoir
des familiers;--les autres, en de longs corridors, froids et
interminables, vers divers retraits...--des réfectoires, la
bibliothèque.

En l'une de ces chambres,--dont le riche ameublement, les tentures
cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux,
tranchaient sur la nudité des autres séjours,--se tenait debout,
cette aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la
rosace d'un tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes,
un maigre vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche
à croix rouge, le long manteau noir aux épaules, la barrette noire
sur le crâne, le chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir
passé quatre-vingts ans. Blafard, brisé de macérations, saignant,
sans doute, sous le cilice invisible qu'il ne quittait jamais,
il considérait une alcôve où se trouvait, drapé et festonné de
guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait nom Tomas de
Torquemada.

Autour de lui, dans l'immense palais, un effrayant silence tombait
des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l'air que les
pierres ne cessent de glacer.

Soudain le Grand-Inquisiteur d'Espagne tira l'anneau d'un timbre que
l'on n'entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa
tenture, tourna dans l'épaisse muraille. Trois familiers, cagoules
baissées, apparurent--sautant hors d'un étroit escalier creusé
dans la nuit,--et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un
éclair! Mais ces deux secondes avaient suffi pour qu'une lueur rouge,
réfractée par quelque souterraine salle, éclairât la chambre! et
qu'une terrible, une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus,
si affreux,--qu'on ne pouvait distinguer ni pressentir l'âge ou le
sexe des voix qui les hurlaient,--passât dans l'entrebâillement de
cette porte, comme une lointaine bouffée d'enfer.

Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors,
les angles de soleil sur les dalles solitaires qu'à peine heurtait,
par intervalles, le claquement d'une sandale d'inquisiteur.

Torquemada prononça quelques mots à voix basse.

L'un des familiers sortit, et, peu d'instants après, entrèrent,
devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune
homme et une jeune fille,--dix-huit ans, seize ans, sans doute. La
distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une
haute race, et leurs habits--de la plus noble élégance, éteinte et
somptueuse--indiquaient le rang élevé qu'occupaient leurs maisons.
L'on eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède: Roméo et
Juliette!... Avec leur sourire d'innocence étonnée,--et un peu
roses de se trouver ensemble, déjà,--tous deux regardaient le saint
vieillard.

--«Doux et chers enfants», dit, en leur imposant les mains, Tomas
de Torquemada,--«vous vous aimiez depuis près d'une année (ce qui
est longtemps à votre âge), et d'un amour si chaste, si profond, que
tremblants, l'un devant l'autre, et les yeux baissés à l'église,
vous n'osiez vous le dire. C'est pourquoi, le sachant, je vous ai
fait venir ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli.
Vos sages et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux
époux et le palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin
de vos noces. Vous y serez bientôt, et vous irez vivre, à votre
rang, entourés plus tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la
chrétienté.

«Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes coeurs d'élection! Moi
aussi, je connais l'amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés,
ses tremblements célestes! C'est d'amour que mon coeur se consume,
car l'amour, c'est la loi de la vie! c'est le sceau de la sainteté.
Si donc j'ai pris sur moi de vous unir, c'est afin que l'essence même
de l'amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous,
par les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas!
que de trop longs retards dans la légitime possession l'un de l'autre
entre les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient
en devenir distraites! La fixité de vos songeries allait obscurcir
votre pureté natale! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de
ce qui est RÉEL en votre amour, aviez soif, déjà, de l'apaiser, de
l'émousser, d'en épuiser les délices!

Ainsi soit-il!--Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur: vous
y passerez seulement vos premières heures conjugales, puis me
bénissant, je l'espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes,
c'est-à-dire à Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des
humains, au rang que Dieu vous assigna.»

Sur un coup d'oeil du Grand-Inquisiteur, les familiers,
rapidement, dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur--un peu
ravie--n'opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l'un
de l'autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très
vite l'un contre l'autre de larges rubans de cuir parfumé qu'ils
serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués
coeur auprès du coeur et lèvres sur lèvres,--bien assujettis
ainsi,--sur la couche nuptiale, en cette étreinte qu'immobilisaient
subtilement leurs entraves. L'instant d'après, ils étaient laissés
seuls, à leur intense joie--qui ne tarda pas à dominer leur
trouble--et si grandes furent alors les délices qu'ils goûtèrent,
qu'entre d'éperdus baisers ils se disaient tout bas:

--Oh! si cela pouvait durer l'éternité!...

Mais rien ici-bas, n'est éternel,--et leur douce étreinte, hélas! _ne
dura que quarante-huit heures_.

Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres
sur l'air pur des jardins: les liens des deux amants furent
enlevés,--un bain, qui leur était indispensable, les ranima,
chacun dans une cellule voisine.--Une fois rhabillés, comme ils
chancelaient, livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada
parut et l'austère vieillard, en leur donnant une suprême accolade,
leur dit à l'oreille:

--Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du
Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que
vos prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le
passé.

Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête: on les
attendait; ce furent des rumeurs de joie!...

Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives
remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une
sorte de gêne guindée, d'assez brèves paroles, des regards qui se
détournaient, et de froids sourires.

Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels
et moururent sans postérité,--car, s'il faut tout dire, ils ne
s'embrassèrent jamais plus--de peur... DE PEUR QUE CELA NE
RECOMMENÇAT!




LE SADISME ANGLAIS

                                      _À MONSIEUR JORIS KARL HUYSMANS_




LE SADISME ANGLAIS

     Maxima debetur puero reverentia.

                                                   SENTENCES SCOLAIRES


Diverses correspondances de l'étranger, publiées récemment dans les
journaux parisiens, donnent à entendre que les enfants vendus en
Angleterre pour y subir toutes flétrissures finissent, de rebuts
en rebuts, par se perdre en des spirales d'infamie et de misère si
sombres que l'oeil ne saurait se résoudre à les y suivre.

Or, si l'on en croit des bruits qui circulent à Londres, il
paraîtrait que tel n'est MÊME pas le sort de plusieurs de ces
pauvres petits êtres et que, sous peu de temps (si des influences
marquantes n'étouffent pas un tardif cri de justice), certains
rapports inattendus menacent d'éclairer d'une lueur d'horreur toute
nouvelle l'ensemble des faits acquis à la vérité déjà par les cinq
attestations du Comité supérieur d'enquête. Peut-être allons-nous
apprendre, cette fois, jusqu'à quel degré d'atrocité compassée
peuvent se porter, dénaturés par les excès, non seulement un grand
nombre d'hystériques vieillards, mais une partie de la jeunesse
actuelle d'outre-Manche.

La _Pall Mall Gazette_ se réserve, sans doute, après de très
secrètes recherches, les révélations PRÉCISES dont nous ne pouvons
encore prendre l'initiative. Nous nous décidons cependant à publier
aujourd'hui--afin de laisser simplement _pressentir_ au public
l'esprit de ces révélations plus ou moins prochaines--_un certain
entretien que nous eûmes, vers la fin du printemps de cette année
même_ (c'est-à-dire quelques semaines _avant_ le bruit provoqué par
les scandales de Londres) _avec deux jeunes et célèbres littérateurs
anglais, alors qu'un soir, aux Champs-Élysées, nous eûmes l'agrément
de les rencontrer_.

Les nommer serait une inconvenance qu'il ne faudrait pas trop nous
défier, toutefois, de commettre.

La coïncidence, entre ce qu'ils nous déclarèrent ce soir-là, sur le
ton de causerie le plus naturel du monde, avec les récits, avérés
aujourd'hui, de la _Pall Mall Gazette_, nous fait un devoir de porter
à la connaissance du lecteur le tout spécial excédent d'affirmations
inquiétantes qu'ils émirent en cette conversation.

Comme l'un et l'autre se répandaient en doléances bizarres sur la
«frivolité» des vices de notre décadence:

--Oh! répondis-je, on sait que les étrangers ont coutume d'affecter,
en France, une austérité de moeurs qui leur permet de traiter Paris
de Babylone, de Gomorrhe et de Capoue, en profitant, tout bas, de
cette même licence qu'ils condamnent si haut.

--C'est la _qualité_ de votre libertinage que dédaignent quelques
étrangers! répliqua l'un de ces gentlemen; et ce n'est que par
curiosité qu'un Anglais sérieux effleure, en passant, vos _trop
futiles plaisirs_. Les nôtres, chez nous, sont, vraiment, d'un
confort supérieur.--Tenez:

Et, à grands traits, ils se mirent l'un après l'autre à nous
esquisser cette organisation, si connue aujourd'hui, de la _Traite
des vierges_: cette exportation, _par jour_, d'une moyenne de trente
à cinquante enfants de huit à treize ans, cette mise en coupe réglée
de toute virginité, de toute pudeur humaine. Ils s'étendirent en
savantes variations sur le viol et sur les moyens dont on se sert,
là-bas, pour l'accomplir commodément, soit en certaines demeures
de Londres, soit en certains vieux châteaux anglais perdus dans
les brumes. Chambres matelassées, oubliettes perfectionnées,
anesthésiques et voitures de sûreté défilèrent sur leurs langues
avec une verve sinistre qui eût confondu Ann Radcliffe. C'était
par milliers et par milliers qu'ils évoquaient les victimes de
l'hypocrite lubricité de leurs compatriotes, et, chose étrange! _ce
n'était que cette hypocrisie_ qui paraissait les indigner.

--Bah! répondis-je, un peu surpris,--voilà bien les poètes! Ces
abus se passent à Londres comme à Pétersbourg, à New-York, à Vienne,
ici même, et dans toutes les grandes villes. C'est le droit du
seigneur, demeurant toujours le même et se monnayant, à présent, en
droit du patron sur «ses petites ouvrières», du propriétaire sur
ses bonnes, du passant sur les affamées. C'est le Progrès. La faim,
l'isolement, les mauvais traitements de la famille, la paresse, le
pavé, les guenilles, l'exemple, l'idée d'un bien-être, d'une sorte
d'âcre vengeance sont partout des moyens qui dispensent les libertins
d'employer la force.

Ceci est éternel, et les chiffres fournis par les statistiques
européennes sont tels qu'il sera difficile d'y remédier de longtemps.
Paris, je vous assure, n'a que faire de _chambres matelassées_ et
personne, même, ne trouve nécessaire de prier un orgue de Barbarie
de jouer sous les fenêtres, comme dans _Fualdès_, pendant l'instant
psychologique, attendu que les Parisiennes ne jettent pas les
hauts cris pour si peu. Elles s'en vont, leur salaire en poche, en
chantonnant _Il bacio_, les _Cerises_ ou _Tant pis pour elle!_ et
tout est dit.--Je ne vois donc pas pourquoi vous reprochez à Paris
les facilités qu'il offre, au contraire, à vos assouvissements.

L'un de mes interlocuteurs, avec un sourire pâle et fatigué, secoua
la tête:

--À Paris, les jeunes filles, les enfants _ne crient pas_,
dites-vous?... Eh! c'est là, justement, ce que plusieurs
connaisseurs, et nous, entre autres, nous leur reprochons!... Voilà
bien les Français avec leurs sens d'oiseaux! Pour quelques innocentes
privautés, quelques jeux d'enfants, quelques faveurs banales, les
voilà se croyant des princes de la Débauche! En vérité, nous sommes
plus... sérieux.

--Ah? répondis-je.

Après un moment de silence:

--Au fond,--continua tranquillement celui des deux promeneurs qui
venait de parler,--pour connaître et comprendre les préférences
passionnelles d'un peuple, la _nature_, enfin, des sens dont son
organisme, en général, est pénétré, je dis qu'il n'est pas inutile
de méditer, d'approfondir les impressions dominantes que laissent
dans l'esprit, à cet égard, les oeuvres de son _exprimeur_ favori, de
son Poète national. Ce que «chante», en effet, celui-ci, les autres
l'accomplissent--ou rêvent de l'accomplir.

Voyons: en France, vous avez votre Victor Hugo, par exemple, dont
les oeuvres crèvent de santé, de morale convenue et de solennelles
vieilleries: tous le lisent. Donc, la dominante des préférences
sensuelles de la majorité des Français est exprimée en ses ouvrages,
et la _simplicité_, toute primitive, de vos joies libertines en fait
foi.

Nous... c'est autre chose. Notre poète vraiment national est Algernon
Charles Swinburne, dont le génie ou le talent sont également hors
ligne: les éditions de ses oeuvres se succèdent et s'épuisent, tous
les ans, par vingt et trente mille volumes. Il est, on peut le dire,
sous tous les yeux, en Angleterre. Donc, la dominante de ce qu'il
exprime, en ses rêves sensuels, correspond le mieux à celle des sens
de la majorité des Anglais.

Mon raisonnement, croyez-le bien, est fort solide; et pour vous
mieux laisser comprendre de quelle nature peuvent être, entre les
voluptés défendues, celles que nous rêvons et préférons,--de quel
genre sont les sens, enfin, de la majeure partie des tempéraments
anglais,--je ne vois rien de mieux que de vous citer--en les prenant,
_au hasard_, dans son oeuvre (et entre cent mille, tous de la même
nature d'impression)--que de vous citer, dis-je, tels ou tels
passages d'entre les poèmes de Swinburne. Vous comprendrez, _alors_,
à l'instant même, _ce que nous regrettons de ne point trouver à
Paris_.

Voici donc un fragment pris, au hasard, encore une fois, de l'un de
ses derniers poèmes, _Anactoria_. Celle qui parle est une jeune fille
amoureuse; elle s'adresse à son amie, autre jeune fille de la même
île.

Et mon interlocuteur me récita, d'une voix féline et caressante, le
passage suivant, du grand poète anglais.

  Traduction littérale:

«Je voudrais que mon amour te tuât: rassasiée de ta vie j'aspire à
ta mort. Oh! trouver des moyens douloureux pour te tuer! des moyens
intenses, des superflus de douleurs! te torturer amoureusement,
laisser souffrir ta vie vacillante sur tes lèvres, extraire ton âme
en des tortures trop douces pour tuer!

«Oh! que ne puis-je, mêlée à ton sang et fondue en toi, mourir de
ta peine et de mon plaisir! Ne te châtierais-je pas d'une agonie
raffinée? Ne saurais-je pas te faire souffrir dans la perfection,
affecter de torturer tes pores sensibles, faire étinceler tes yeux
de pleurs de sang et d'un éclat d'angoisse! frapper la douleur de
la douleur comme on frappe la note de la note, saisir le médium du
sanglot dans ta gorge, prendre tes membres vivants et en repétrir
une lyre d'innombrables et impeccables agonies! Ne saurais-je pas
te repaître de fièvre, de famine, de soif, convulser de spasmes de
torture parfaits ta bouche parfaite, faire frissonner en toi la vie,
l'y faire brûler à nouveau et arracher ton âme même à travers ta
chair!

«Cruelle, dis-tu? Mais l'amour rend ceux qui l'aiment aussi savants
que le Ciel et plus cruels que l'Enfer! Et moi, l'amour m'a rendue
plus cruelle à ton égard que la mort à l'égard de l'homme. Fussé-je
celui qui a créé toutes choses pour les détruire une à une, et si mes
pas foulaient les étoiles et le soleil et les âmes des hommes comme
ses pas les ont toujours foulées, Dieu sait que je pourrais être plus
cruelle que Dieu.

«--Ah! plût aux dieux que mes lèvres, inharmonieuses, ne fussent
que des lèvres collées aux charmes meurtris de ta blanche poitrine
flagellée! qu'au lieu d'être nourries du lait céleste, elles le
fussent du doux sang de tes douces petites blessures! Que ne puis-je
les sentir avec ma langue, ces blessures! et goûter, depuis ton sein
jusqu'à ta ceinture, leurs faibles gouttelettes! Que ne puis-je boire
tes veines comme du vin et manger tes seins comme du miel!... Que ta
chair n'est-elle ensevelie dans ma chair!»

       *       *       *       *       *

--Ainsi, conclut-il, l'énorme, l'immense succès de ces vers dans
toutes les classes de la société anglaise prouve--comprenez-le, de
grâce!--que ces images sont les PRÉFÉRÉES de nos sens, de notre
imagination, de notre tempérament national: en d'autres termes, c'est
ainsi que nous... aimons, que nous comprenons principalement les
_plaisirs_ de l'amour, et par conséquent c'est ainsi que nous les
RÉALISONS, quand notre fortune nous le permet.

--Hein? m'écriai-je.

--Mais, sans doute! acheva paisiblement le jeune gentleman: pourquoi
pas? Ces milliers d'enfants et de toutes jeunes filles enlevés,
achetés et exportés chez nous, servent, je vous l'atteste, à nous
procurer le genre de délices voluptueuses dont parle notre poète
national; nous épuisons, parfois, sur leurs personnes, la série des
plus douloureux raffinements, faisant succéder aux tortures des
tortures plus subtiles. Et si la mort survient, nous savons faire
disparaître ces restes inconnus.

L'enivrant spectacle de leurs souffrances et de leur beauté nous
procure des ravissements qui vous sont lettre close, et, lorsqu'on
les a goûtés une fois, on ne se soucie plus de ces autres transports
qui vous sont suffisants.

Si vous croyez que je plaisante, rapprochez, en esprit, de tous les
voeux exprimés dans les vers nationaux de Swinburne, ces précautions
que je viens de vous spécifier, ces _chambres matelassées_ des
châteaux perdus et des maisons un peu sombres de l'Angleterre
(de celles où l'on ne pénètre pas sans de longs détours) et vous
concevrez sans effort que ce n'est point, comme à Paris, pour
étouffer des marivaudages, des enfantillages, des viols et des
minauderies, que quelques-uns de nos vieux et blasés industriels ont
fait ces frais de tapissiers. Ils mettent leur Swinburne en action,
car ils sont pratiques et ils partagent de tout point l'avis du poète
Carlyle, qui déclare «préférer désormais au poème _écrit_ le poème
_agi_».

--Le fait est, répondis-je après un moment de stupéfaction,--le
fait est que vos compatriotes ne pourraient se procurer que bien
difficilement à Paris et en France des joies de cet acabit: notre
décadence en ferait bien vite une question de cour d'assises, et je
ne trouve pas, s'il faut tout dire, qu'il y ait lieu de nous blâmer
de notre infériorité à cet égard. D'ailleurs, l'Angleterre n'a pas
le monopole de ce genre--d'amour. Aux yeux de quiconque a voyagé sur
notre planète, ayant quelques notions d'Histoire ancienne, ces sortes
d'excès sont de tradition à l'ordre du jour chez bien des peuples.
En Perse, dans l'Inde, en Turquie d'Asie, en Russie, dans tout
l'Orient et de nombreux parages de l'Amérique, ces tristes horreurs
sont banales, sont dans les moeurs, au point que tel civilisé qui
s'en choquerait _ne se ferait même pas comprendre_. Elles sont DANS
LA NATURE HUMAINE, paraît-il, et, même ici, bon nombre de moralistes
qui jetteraient, à ce sujet, feu et flammes _laisseraient percer_, à
leur insu, dans leur style, _on ne sait quelle jalousie de n'en avoir
point tâté eux-mêmes quelque peu, faute de ressources suffisantes_.
Regrets qui formeraient le plus clair de leur indignation contre vos
richards.

Mais une réflexion console de ces turpitudes maladives et
révoltantes: c'est qu'au dire de la Science, qui le prouve, elles
réussissent assez mal aux tempéraments de ceux qui s'y adonnent. Vos
bons vieux millionnaires qui, pour quelques livres, s'offrent ainsi
des plaisirs de césars, de radjahs et de sultans, se réveillent vite
paralysés, épileptiques, ataxiques ou gâteux. Les griffes de la
méningite les guettent et ils finissent, pour la plupart, à quatre
pattes. Laissez-moi penser qu'ils sont en fort petit nombre et que
chez vous comme ici, les gens riches se contentent de séduire les
enfants sans les martyriser.

--Croyez-le... si cela vous est agréable, répliqua l'autre gentleman;
mais ces voluptés ne nous semblent pas aussi révoltantes qu'elles
vous le paraissent et je maintiens que Paris est en retard sur ce
point. La seule chose qui m'irrite, chez les miens, à Londres, ce
que je voudrais démasquer si j'en avais le loisir, c'est seulement,
je vous le répète, la puritaine hypocrisie de ceux qui, là-bas,
hurlent des _shoking!_ pour un beau vers païen, puis s'en vont, à la
sourdine, apaiser, en de très sombres et très étouffées retraites,
leurs passions renouvelées de votre maréchal de Retz. Oui, ce n'est
que leur manque de franchise qui me semble _shoking!_ à moi; mes
vers sont là pour le prouver. Bref, et pour conclure, ce que nous
condamnons, ce n'est pas précisément le fond, mais la forme.

--Ah! par exemple, vous êtes surprenants ici, messieurs! m'écriai-je.
Ne voyez-vous pas que toute sincérité mettrait ces monstres hors
d'état de parvenir à leurs fins et que, par suite, leur hypocrisie
est _obligatoire_? Ne voudriez-vous point qu'ils prissent leurs
salaces ébats _coram populo_?... Il m'est doux de penser qu'alors ils
seraient assommés comme des chiens peu dignes de ce nom.

--Tiens, c'est assez juste, en effet! me fut-il répondu.

--Messieurs, si réellement de tels cas d'hystérie odieuse se
produisent, chez vous, avec la fréquence que vous dites, j'incline à
déclarer qu'il faut les signaler à la vindicte des gens tolérables
de l'Europe, et qu'alors la loi--si noblement présentée, pour la
protection de l'enfance, par lord Salisbury--passera au Parlement,
avec toute la rigueur des châtiments dont elle peut être sanctionnée.

Mes interlocuteurs se mirent à rire.

--Aucune loi ne changerait grand'chose au marché de chair humaine en
question: celles qui se vendent _ne savent pas ce qui les attend,
ceux qu'on enlève ou que l'on achète l'ignorent également_. Nos
entremetteurs sont nombreux et rusés, les matrones sont fines... la
loi serait tournée par mille précautions...

--Laissez donc! répondis-je tranquillement; on allègue ces choses-là
par insouciance, la _veille_: mais le _lendemain_ l'on s'aperçoit
d'un changement... sensible.

Certes, rien n'est absolu sur la terre et les faux monnayeurs
biaisent aussi, mais beaucoup moins, en vérité, qu'ils ne le feraient
sans la loi qui les condamne, ferme, à perpétuité. Tenez! je vous
affirme, moi, qu'un bon millier de caresses, distribuées par
votre _chat à neuf queues_ sur les reins de deux à trois cents des
exécrables tourmenteurs d'enfants dont vous parlez,--accompagnés,
pour leurs subalternes, de quelque dix années de _labor pedestris_
(vous savez?)--dégoûteraient du métier bien vite les bourreaux des
deux sexes qui vivent impunément, en Angleterre, de cette abjecte
industrie--et que bon nombre de vos compatriotes hésiteraient,
à l'avenir, à se choisir cette carrière.--J'ajouterai qu'à leur
exception personne ne s'en porterait plus mal: au contraire.

Sur quoi, nous nous séparâmes.

Jusqu'à présent, j'avais traité, en mon for intérieur, d'exagérations
ces confidences étranges; mais depuis le retentissement des
_scandales de Londres_, renforcé des bruits récents touchant les
atrocités occultes que la lubricité, s'affolant elle-même, exerce,
paraît-il, en Angleterre, sur tant d'innocents et d'innocentes,
j'avoue qu'en me rappelant cette courte causerie d'il y a six mois,
je suis devenu un peu pensif.




LA LÉGENDE MODERNE

                                        _À MONSIEUR CHARLES LAMOUREUX_




LA LÉGENDE MODERNE

     Va devant toi! Et, si la terre que tu cherches n'est pas créée
     encore, Dieu fera jaillir pour toi des mondes du néant, afin de
     justifier ton audace.

                                     _Paroles d'Isabelle la Catholique
                                     à Christophe Colomb._


C'était un soir d'hiver, voici de cela quelque trente années.
Un étranger de passage, un jeune artiste,--affamé, comme de
raison,--sans ressources, abandonné «même de son chien», se trouvait
perdu, dans Paris, en un taudis glacé de la rue Saint-Roch.

L'inexorable détresse harcelait, depuis de longs mois, ce bohème
inconnu--jusqu'à le contraindre de prodiguer, par pluie ou verglas,
à raison de deux francs l'heure, de réconfortantes leçons de
solfège, la plupart du temps non payées. Il en était parvenu, même,
à commettre, en vue de trois écus possibles, des «ouvertures ou
préludes» pour folies-vaudevilles, que des impresarii de banlieue
laissaient parfois grincer à leurs doubles quatuors devant des
tréteaux quelconques. Le reste du temps, il goûtait la joie de
s'entendre gratifier du titre de FOL par les passants éclairés qui
l'approchaient:--d'aucuns, même, poussaient la condescendance jusqu'à
lui donner du «ma _vieille_» et du «mon _petit_!»long comme le bras:
ceux-là, c'étaient des gens équilibrés, c'est-à-dire doués de cette
stérilité de bon goût qui, rehaussée d'une indurée suffisance,
caractérise les personnes un peu trop exclusivement raisonnables.

Donc, cet attristé, que tant d'oisifs eussent déclaré mûr pour
le suicide, était assis, ce soir-là, devant certain notable
commerçant--qui, jambes croisées en face de lui, l'observait, avec
une pitié sincère, aux lueurs d'une morne chandelle, en lui souriant
d'un air familier.

Cet interlocuteur de hasard n'était autre (la destinée offre de ces
contrastes) que l'un de nos Épiciers les plus en vue,--le plus
sympathique, le plus éminent peut-être,--celui, enfin, dont le
nom seul fait battre, aujourd'hui, d'une émulation légitime, tant
de coeurs, en France. L'excellent homme avait, en effet, supplié
longtemps son «ami» d'accepter (oh! sans phrases!) ces quelques
menus liards qui, une fois reçus, confèrent--de l'assentiment de
nous tous--au bon prêteur le droit d'en user sans façons avec celui
qu'il ne rêvait d'obliger qu'à cette fin. Il s'agissait, pour le
trop libéral millionnaire, en cette aventure, de cinquante-quatre
beaux francs, avancés, sans garantie, en cinq fois, de peur de
gaspillage artistique. Aussi, regardait-il désormais en camarade son
débiteur, lequel, depuis lors, était devenu, aux yeux du Bienfaiteur,
simplement un «drôle de corps!», pour me servir d'une heureuse
expression bourgeoise.

Soudain, voici que, relevant la tête, l'Inconnu, fixant sur son «ami»
de calmes prunelles, se prit à lui notifier, avec le plus grand
sang-froid, les absurdités suivantes:

       *       *       *       *       *

--Ô cinq fois sensible et serviable ami, qui suis-je, hélas! pour
mériter ainsi, de ton coeur, l'évidente sympathie dont tu me combles?
Un musicien! un crin-crin! le dernier des vivants! l'opprobre de la
race humaine. Eh bien, en retour, laisse-moi t'offrir une franche
confidence. Si tu daignes distraitement l'écouter, le sens de ce
que je vais t'annoncer t'échappera fort probablement;--car nul
n'entend, ici-bas, que ce qu'il peut RECONNAÎTRE,--et comme, en
tant qu'intelligence, tu es un désert où le son même du tonnerre
s'éteindrait dans la stérilité de l'espace, j'ai lieu de redouter,
pour toi, du temps perdu. N'importe, je parlerai.

--Quels ingrats, tous ces artistes!... murmura, comme à part soi, le
sévère industriel.

--Voici donc, ce nonobstant, reprit l'Ingrat, ce que je me propose
d'accomplir d'ici peu d'années,--étant de ceux qui vivent jusqu'à
l'Heure Divine...

(Ces deux derniers mots firent tressaillir, malgré lui, le négociant
hors ligne: une vive inquiétude--hélas! elle ne devait point tarder
à s'accroître--se peignit dans le coup d'oeil méfiant dont il
enveloppa, dès lors, son croque-notes favori.)

--Tu n'es pas sans ignorer, n'est-ce pas? continua l'Étranger,
que des hommes ont paru, DANS MA PARTIE, qui s'appelaient Orphée,
Tyrtée, Gluck, Beethoven, Weber, Sébastien Bach, Mozart, Pergolèse,
Palestrina, Rossini, Hændel, Berlioz,--d'autres encore. Ces hommes,
figure-toi, sont les révélateurs de la mystérieuse Harmonie à
l'espèce humaine, qui, sans eux, privée même du million de vils
singes dont la lucrative parodie les démarqua, en serait encore au
gloussement.--Eh bien, mon «âme», à moi (ne te scandalise pas trop,
cher frère, de cette expression démodée), mon «âme», disons-nous,
rationnel camarade, est toute vibrante d'accents d'une magie
NOUVELLE,--pressentie, seulement, par ces hommes,--et dont il se
trouve que, seul, je puis proférer les musicales merveilles.

C'est pourquoi, tôt ou tard, l'Humanité fera pour moi--que l'on
traite, à cette heure, d'insensé--ce qu'elle n'a jamais fait, en
vérité, pour aucun de ces précurseurs.

Oui, les plus grands, les plus augustes, les plus puissants de notre
race,--en plein siècle de lumières, pour me servir de ta suggestive
expression, mon éternel ami,--seront fiers de réaliser, d'après mon
désir, le rêve que je forme et que voici... (Efforce-toi, s'il se
peut, de ne pas mettre le comble à tes libéralités en me prodiguant
encore celle de ton inattention, et ton Ingrat va, selon son
devoir, te distraire... presque pour ton argent. Je dis _presque_,
attendu, je le sais, que ma vie même, sacrifiée pour la moindre de
tes fantaisies, ne saurait m'acquitter, à tes yeux, de tous tes
bienfaits.)

L'heure viendra, d'abord, où les rois, les empereurs victorieux de
l'Occident, les princes et les ducs militaires, oublieront, au fort
de leurs victoires, les vieux chants de guerre de leurs pays, pour
ne célébrer ces mêmes victoires immenses et terribles (et ceci dans
le cri fulgural de toutes les fanfares de leurs armées!...) QU'AVEC
LES CRINCRINS DE MON INSANITÉ!... Toutes ces musiques n'exécuteront
pas d'autres chants de gloire que mes ÉLUCUBRATIONS, à l'heure du
triomphe! Ce premier «succès» obtenu, je prierai, quelques années
après, ces princes, rois, ducs et vieux empereurs tout-puissants,
de vouloir bien se déranger pour venir écouter l'une de mes plus
_nébuleuses_ PRODUCTIONS. Ils n'hésiteront pas à délaisser les soucis
politiques du monde, à des heures solennelles, pour accourir, et
au jour fixé, à mon rendez-vous. Et je les tasserai, par quarante
degrés de chaleur, autour du parterre d'un Théâtre que j'aurai
fait construire à ma guise, aussi bien à leurs frais qu'à ceux de
mes amis et ennemis. Ces compassés exterminateurs écouteront, au
dédain de toutes autres préoccupations, avec recueillement, pendant
des trentaines d'heures,--quoi?... MA MUSIQUE.--Pour solder les
constructeurs de l'édifice, je manderai des confins de la terre, du
Japon et de l'Orient, de toutes les Russies et des deux Amériques,
divers milliers d'auditeurs,--amis, ennemis, qu'importe!--Ils
accourront, également, quittant, sans regrets, familles, foyers,
patries, intérêts financiers--(FI-NAN-CIERS! entends-tu, digne,
ineffable ami?),--bravant naufrages, dangers et distances, enfin,
pour entendre aussi, pendant des centaines d'heures consécutives,
au prix de quatre ou cinq cents francs leur stalle,--quoi?... MA
MU-SIQUE.

Mon Théâtre, exclusif, s'élèvera, en Europe, sur quelque montagne
dominant telle cité que mon caprice, tout en l'enrichissant à jamais,
immortalisera!--Là, disons-nous, mes invités arriveront, au bruit
des canons, des tambours furieux, aux triomphales sonneries des
clairons, aux bondissements des cloches, aux flottements radieux
des longues bannières. Et, à pied, en essuyant la sueur de leurs
fronts, pêle-mêle, avec lesdites Altesses et Majestés, tous graviront
fraternellement ma montagne.

Alors, comme j'aurai lieu de redouter que la furie de leur
enthousiasme--qui sera sans exemple dans les fastes de notre
espèce--ne nuise à l'intensité de l'impression qu'avant tout doit
laisser MA MU-SIQUE, je pousserai l'impudence jusqu'à DÉFENDRE
D'APPLAUDIR.

Et tous, par déférence pour CETTE musique, ne laisseront éclater
qu'à la fin de l'Oeuvre toute la plénitude de leur exaltation.--Bon
nombre d'entre eux accepteront même d'être, au milieu de ma patrie,
les représentants d'une nation vaincue par la mienne et saignante
encore, et, au nom de l'Esprit humain, sourds aux toasts environnants
portés contre leur pays, auront la magnanimité de m'acclamer! Les
plus parfaits chanteurs, les plus grands exécutants,--si intéressés
d'habitude, et pour cause,--oublieront, cette fois, tous engagements,
lucres, _feux_ et bénéfices, pour le seul honneur d'exprimer,
gratuitement, quoi?--MA MU-SIQUE.

Et, chaque année, je recommencerai le miracle de cette fête étrange,
qui se perpétuera même après ma mort comme une sorte de religieux
pèlerinage. Et, chaque fois, après des centaines d'heures passées à
mon théâtre, chacun s'en retournera dans son pays, l'âme agrandie et
fortifiée par la seule audition de quoi?... de MA MU-SIQUE! Et, tous,
au moment des adieux, ne projetteront QUE DE REVENIR L'ANNÉE SUIVANTE.

Et le plus mystérieux, c'est que, devant ces faits accomplis,
personne, parmi les tiens, _ne trouvera rien d'extraordinaire à tout
cela_.

Et enfin, lorsque ceux-là mêmes qui, de par le monde entier, haïront,
de naissance, MA MUSIQUE, seront acculés jusqu'à se voir contraints
de l'applaudir _quand même_, à peine de passer pour de simples niais
malfaisants, c'est-à-dire d'être _reconnus_, je te dis et jure que
MA MUSIQUE résistera même à leur fictive et déshonorante admiration:
et qu'alors leur secrète rage, affolée, finira par élever _cette_
musique à la hauteur d'un CAS DE GUERRE!! Car _il faut_ que certains
peuples ne puissent l'entendre.

Oui, mon cher consolateur, voilà le rêve que je réaliserai sous peu
d'années, quand la seule exploitation de mon oeuvre intellectuelle
nourrira, _physiquement_, sur le globe, des milliers et des milliers
d'individus.

Et, pour te dédommager d'avoir eu la complaisance d'en
écouter--vainement, d'ailleurs--le prophétique projet, je vais te
signer, sur-le-champ, pour peu que tu le souhaites, une excellente
stalle que tu revendras cher, l'heure venue.

À ces incohérentes paroles, le trop sensible Industriel, qui
avait écouté, jusque-là, bouche bée, se leva silencieusement, les
yeux pleins de larmes. Car est-il rien de plus triste, même au
regard froid du trafiquant, que le spectacle d'une intelligence
«amie» sombrant dans la démence? Le généreux Mécène souffrait
sincèrement--et c'est à peine si le sentiment de cette indiscutable
suprématie qu'exercera toujours, espérons-le, le Sens commun riche
sur la Pensée pauvre, calmait un peu, tout au fond de son être,
l'amertume de sa consternation. Entre deux hoquets douloureux donc,
il supplia son bohème de se mettre au lit. Voyant que sa suggestion
n'était accueillie que par un doux sourire, il bondit, selon son
devoir, hors de la chambre (le coeur gros) et courut, à toutes
jambes, requérir divers médecins aliénistes pour fourrer à Bicêtre,
le soir même, vu l'urgence, son malheureux protégé.

Lorsqu'il reparut deux heures après, suivi de trois docteurs
qu'accompagnaient des gardiens munis de cordes--(car, on doit le
constater à sa louange, quand il s'agit de rendre ces sortes de
services aux intelligences artistiques à force de misère troublées,
le Bourgeois sait se dévouer,--outre mesure, même;--et ne regarde
alors ni à son temps ni à la dépense!)--lorsque, disons-nous, le
noble coeur revint avec son escorte, le désolant fol avait disparu.

Des policiers, mal informés sans nul doute--(nous ne mentionnons leur
témoignage que pour mémoire)--ont prétendu, au cours de l'enquête,
que l'exalté s'était dirigé, tranquillement,--quelques instants
après la fugue de son «ami»,--vers la gare de Strasbourg et qu'il
avait pris, sans trop se faire remarquer, le train de 9 h. 40 pour
l'Allemagne.

       *       *       *       *       *

Depuis, naturellement, on n'a plus entendu parler de lui.

       *       *       *       *       *

Aujourd'hui, son Bienfaiteur parisien (qui, le suivant semestre,
reçut un mandat de _deux_ cents francs d'un débiteur anonyme)
se demande encore, parfois, non sans un soupir et un attristé
sourire, en quel cabanon d'aliénés les «gens sérieux» de là-bas
ont dû renfermer, dès l'arrivée, son pauvre monomane «qui,
souvent, l'avait _amusé_, après tout!--et dont il a oublié le
nom».--Il ne regrette pas, ajoute-t-il même, de l'avoir nourri,
non plus que la bagatelle... peuh! d'un ou de... deux milliers de
francs?--peut-être?.. dont il l'obligea de la main à la main.

--«Baste! Article profits et pertes!» conclut-il avec cette
insouciance enjouée qui décèle, malgré lui, la trop spontanée
libéralité de sa nature et lui concilie, chaque jour, à bon droit,
tant de sympathies congénères.




LE NAVIGATEUR SAUVAGE

                                           _À MONSIEUR ÉMILE BERGERAT_




LE NAVIGATEUR SAUVAGE

     L (latitude) égale H (hauteur), moins [Grec: delta] (première
     différenciation), cosinus P (pôle), moins [Grec: delta]^{2},
     sinus carré de P (pôle), tangente H^{2} (hauteur).

     _Formule des peuples civilisés, à l'aide de laquelle,--étant
     donnés une étoile et un sextant,--chacun peut préciser sur une
     carte le_ point _exact du globe où il se trouve._


Au sud-est de la Terre de Feu, l'on a relevé, ces temps derniers, en
plein océan, la présence d'une île très éloignée de toutes autres
et qui, jusqu'à nos jours, avait échappé aux lunettes, cependant
exercées, des navigateurs.

En cette île, depuis des siècles, florissait une race de Nègres
volontairement médiocres et qui, pour sauvegarder à tout
jamais ce précieux don de la nature, avait adopté cette loi
fondamentale--(qu'un de leurs plus sages monarques avait jadis
édictée)--de «serrer, dès la naissance, entre des ais, le crâne de
leurs enfants, afin de les empêcher de pouvoir jamais songer à des
choses TROP élevées».

L'opération leur était devenue aussi familière que l'est, pour nous,
celle de couper le sifflet;--et, stérilisant quelques rudimentaires
notions de lecture purement phonétique et d'écriture presque
indistincte, une douce animalité progressait en leur exemplaire
peuplade.

Par quel mystérieux décret du Sort, Tomolo Ké ké, le noir orphelin,
l'exception confirmant la règle, avait-il été dédaigné de la loi
commune jusqu'à posséder un crâne indignement naturel?... On ne sait.
Toujours est-il que, parvenu à l'âge viril et à force de s'isoler de
ses «semblables» en promenades taciturnes sous les baobabs, il avait
fini par se persuader, à tort ou à raison, de cette idée originale
_que la terre ne devait pas finir à son île_.

Fortement travaillé par cette conception bizarre, voici qu'une
circonstance fortuite--comme il en arrive toujours à ces sortes de
gens--vint servir ses ambitieux projets.

Au centre d'une crique sauvage, un singulier remous ayant attiré
son attention, l'inventif insulaire trouva le moyen d'en explorer
les profondeurs et découvrit bientôt que ce remous provenait, tout
bonnement, de deux éperdus courants sous-marins, dont l'un des foyers
d'ellipse (leur point de rencontre) était cette crique même!.. Une
grosse branche, toute ronde, jetée dans le courant qui s'enfuyait,
disparut comme l'éclair pour un inconnu voyage! Trois jours après,
Tomolo Ké Ké (qui en épiait, avec anxiété, le retour par l'autre
courant) fut assez heureux pour le constater et la recueillir.
Elle n'était pas sensiblement endommagée: le courant, longeant les
sinuosités des écueils, l'avait gouvernée mieux qu'un pilote, et ce
fut avec une grande joie que l'observateur constata, sur l'un des
bouts, la présence, incrustée, de sédiments terreux dont elle était
dénuée au départ... Houh! ses pressentiments ne l'avaient pas trompé!

En moins d'un semestre, une épaisse pirogue, aux extrémités
coniques, en coeur de manglier, pouvant se clore hermétiquement
(grâce à un enduit graisseux qui, sitôt fermée, en imperméabilisait
les rentrants), fut construite dans le silence de sa hutte solitaire
par l'étonnant Ké Ké. Ses expériences réitérées lui apprirent
bientôt qu'à égalité de force inverse dans les courants, sa grosse
branche mettait environ trente-six heures à toucher l'autre foyer
de l'ellipse; et, par des calculs hypergéniaux (ces sauvages n'en
font jamais d'autres!), il avait trouvé le poids exact de lest qu'il
fallait à sa pirogue--(celle-ci étant remplie de sa personne et
de deux seconds de son poids)--pour se maintenir, sans monter ni
enfoncer, dans la ligne sous-marine du courant. Tomolo Ké Ké donc,
grâce à l'éloquence des hommes à idée fixe, persuada bientôt deux des
crânes les moins triangulaires de ses compatriotes de l'accompagner
en son voyage de découverte; ceux-ci, transportés par sa faconde,
acceptèrent, non sans une danse d'enthousiasme.

Étant donné l'insensibilisant breuvage, aussi connu de certaines
tribus indigènes qu'il l'est, par exemple, des Yoghis de
l'Inde,--breuvage grâce auquel, selon la dose, on peut demeurer
en léthargie, sans manger ni respirer, durant le temps que l'on
veut,--les trois aventuriers en absorberaient chacun pour trente-cinq
heures. Le premier réveillé couperait, d'un coup de tomahawk, la
tresse qui, nouée à l'intérieur de la pirogue, retiendrait le lest;
il enfoncerait le bouchon en feuilles de caoutchouc dans l'ouverture,
et l'on remonterait, en trois secondes, à la surface de la mer où,
le couvercle étant soulevé d'une énergique poussée, l'on respirerait
d'abord, et l'on découvrirait ensuite la terre nouvelle. Cela fait,
et après un séjour plus ou moins prolongé chez les sympathiques
peuplades de ces parages, les trois nautoniers, à l'aide de la
seconde dose emportée à leurs ceintures, réintégreraient la pirogue,
la réimmergeraient en plein courant de retour--et, une fois revenus
en leur île natale, raconteraient les choses dans une assemblée
solennelle présidée par le roi.

Comme on le voit, c'était excessivement simple.

Un beau matin donc, les noirs aventuriers, ayant ingurgité le
nécessaire, s'étendirent dans leur embarcation, et, dès les premiers
symptômes léthargiques, ayant rabattu le couvercle, se laissèrent,
d'une commune secousse, rouler dans le courant--qui les emporta comme
une flèche.

Trente-cinq heures après, sur les sept heures et demie du soir,
Tomolo Ké Ré, s'étant réveillé le premier, grâce à sa nature
nerveuse, trancha l'amarre du lest, et, en quelques secondes,
l'insubmersible pirogue s'épanouissait à découvert, sur les flots,
au lever de constellations ignorées de ce trio d'explorateurs. Tout
un rivage étrange, et, autour d'eux, d'énormes monstruosités qui se
balançaient sur la mer, et mille et une merveilles inconcevables
apparurent soudain aux yeux, agrandis par la stupeur, des trois
naturels, et en immobilisèrent les fronts couronnés de hautes plumes
versicolores. Ce qu'ils entrevoyaient, aucune parole ne pourrait le
traduire. Toutefois, avec le calme qui sied aux chefs d'expéditions
mémorables, Tomolo Ké Ké, leur ayant bien indiqué le point
présumable,--certain, même, à son estime,--du courant de retour, et
laissant la pirogue (cachée entre deux rocs au-dessus de ce courant),
à la garde de ses deux seconds,--s'aventura, seul et intrépide, au
milieu des enchantements du rivage.

Tomolo Ké Ké venait de découvrir la Cannebière.

Comme, rêvant déjà de la coloniser, il en prenait naturellement
possession, avec une mimique sacramentelle, au nom du roi de
son île, une demi-douzaine de matelots, s'échappant, avec des
hurlements sauvages, d'un cabaret d'alentour,--sous les ombrages
duquel ils venaient de prendre leur repas du soir en fêtant la dive
bouteille,--l'aperçurent, et, le prenant pour le Diable, se ruèrent
sur lui. L'infortuné navigateur, ayant voulu se défendre, fut assommé
sur place par ces superstitieux mathurins, sous les regards perçants
et terrifiés de ses deux séides.

Ceux-ci, en promenant autour d'eux des prunelles effarées,
remarquèrent, sur le sable, auprès d'eux, un long et vieux cordage
abandonné. S'en saisir, y lier un morceau de roche--d'un tiers moins
gros que celui du précédent lest--fut, pour eux, l'affaire d'une
demi-minute.

Ayant transporté la pirogue sur le bord avancé des rocs, au-dessus
du courant sauveur indiqué par le défunt, ils avalèrent, à la hâte,
l'autre moitié de leur fameux topique, se coulèrent dans la pirogue,
rabattirent sur eux le couvercle hermétique et, d'un vigoureux
balancement intérieur, s'envoyèrent en plongeon dans la mer,
entraînant la corde et son lest central.

Trente-cinq heures après, l'embarcation heurtant, à coups redoublés,
les roches de leur île, réveilla les dormeurs en sursaut: la pirogue
s'étant brisée, ils prirent un bain peut-être involontaire, mais
revivifiant, et remontèrent chez leurs semblables--où, les larmes aux
yeux et troublés à jamais de ce qu'ils avaient entrevu là-bas--ils
narrèrent l'aventure.

Cette fois, le roi décréta la peine de mort contre tout père de
famille qui oublierait, à l'avenir, de «cônifier le crâne de ses
enfants».

En sorte que--quand (il y a déjà plusieurs années) le capitaine
Coupdevent des Bois, ayant découvert cette île, s'aventura, suivi
d'une forte escorte, au milieu de cette peuplade polie en sa
médiocrité sagace, il aperçut, en la capitale de cette île, au centre
même de la grande place des Huttes, une sorte de monument grossier,
construit en bois et en pierres, et bariolé d'une inscription.

Lorsque l'interprète put enfin se faire comprendre, l'état-major
et même les marins de l'équipage (auxquels fut contée l'histoire)
tombèrent, durant quelques instants, dans un étonnement rêveur, en
apprenant que l'inscription signifiait: _À la mémoire de Tomolo Ké
Ké, massacré par les sauvages._




AUX CHRÉTIENS LES LIONS!

                                         _À MONSIEUR TEODOR DE WYZEWA_




AUX CHRÉTIENS LES LIONS!

     «Sache tenir ton âme devant le seigneur-à-grosse-tête.»

                                                       PROVERBE ARABE.


Je veux m'acquitter, sans délai ni transition,--et comme, seul, je
m'imagine capable de le faire,--d'un mandat des plus urgents dont je
n'ai pas cru devoir décliner la responsabilité.

En qualité d'interprète nommé d'office par un comité de personnes
sensibles, je viens saisir la Société protectrice des animaux d'une
plainte formée entre mes mains par quelques lions.

On se souvient que, l'an dernier, durant nombre de soirs, dans Paris,
sur la scène des Folies-Pastorales,--l'une des plus littéraires,
d'ailleurs, de la métropole,--devant un public dont la juste
susceptibilité pourrait s'éveiller si je le qualifiais d'élite,
un personnage en veston de velours noir, savoir le docteur T***,
faisait brusquement irruption, une tringle ardente au poing droit, à
l'intérieur d'une cage fréquentée par un quatuor de lions des deux
sexes.

Là, mû par les soifs combinées de l'or et de la gloire, il
s'ingéniait à toucher, malignement, de cette pointe en ignition,
les endroits les plus sensibles de ces nobles animaux, agrémentant
même la séance d'une demi-douzaine de coups de revolver qu'il leur
déchargeait, entre temps, dans les fosses nasales.

En un mot, rien d'Orphée,--bien que l'orchestre, en son inconsciente
ironie, s'évertuât, durant le cours de la performance, à massacrer, à
toute volée, dans son antre, la marche du _Songe d'une nuit d'été_.

Éperdus, les fauves bondissaient autour de l'importun, de la conduite
duquel ils ne pouvaient s'expliquer les mobiles.

Maintenus dans un espace restreint par une grille à l'épreuve, les
augustes quadrupèdes s'agitaient en vain. Et, préservé par la
profonde surprise de ses hôtes, notre héros les torturait alors
tout à son aise, aux applaudissements d'un hémicycle de gens
distraits,--de femmes qui semblaient préoccupées.

Toutefois, un certain jour de Vénus (oui, si fidèle est ma mémoire),
l'une des lionnes, Nina la Taciturne, indignée et n'en pouvant
supporter davantage, crut devoir, d'une patte sévère, avertir
l'élégant gêneur de l'imminence du moment psychologique. Simple
remarque,--dont l'effet immédiat fut de rendre impotent le belluaire,
au moins pour quelques soirées.

Celui-ci donc se «retira», sur-le-champ, dans la gloire d'une ovation
que, si l'on veut bien l'espérer, la lionne dut prendre pour elle.

Dès lors, les fauves jouirent de quelque répit. Ce fut un jubilé
dans la cage. Les tringles refroidirent. Une trêve de Dieu sembla
tacitement conclue.

La police, dit-on, s'entremit même, _dans l'intérêt du dompteur_, et
suspendit toute reprise publique des hostilités.

Ce nonobstant, voici qu'aujourd'hui l'on nous mande (et triples
mailloches aux poings!) que, par une innovation géniale ou tout
comme, le bien-avisé directeur du théâtre de la Porte-Saint-M***
se propose d'intercaler,--en sa reprise (vraiment inespérée!)
d'une féerie, _la Biche aux abois_,--quoi? je vous le donne en
mille!...--quatre lions!

--C'est une idée, cela?... N'est-ce pas!--Au théâtre, une idée
s'appelle un _clou_.

Donc, au nom de la liberté des théâtres, tel hasardeux entrepreneur
d'une scène, hier sortable, de Paris, va, disons-nous, contraindre,
à nouveau, le triste cheptel de ses habitués, de ruminer encore
cette _immortelle_ féerie, en la pimentant, sans vergogne, de cette
tragique pincée de braves lions,--à la femelle du moindre desquels le
plus téméraire des spectateurs n'oserait certes pas tendre la main,
crainte d'un refus.

Un moment:

1º Sont-ce les mêmes lions? Les lions élevés au fer rouge?

2º D'après diverses confidences, j'inclinerais à le penser.

3º L'illicébrant bestiaire compte-t-il procéder avec les mêmes
caresses?

4º Et quand ce ne serait pas les mêmes lions, qu'importe alors!

Dans la seule hypothèse d'une torture quelconque, et ne sachant
jusqu'à quel point le _veto_ de M. le Préfet de police pourrait
suffire (corroborant même les avis antérieurs de sa judicature),
je viens, tout bonnement, moi, passant obscur, placer les susdits
lions sous l'égide, plus efficace encore, de la Loi;--dont ils sont,
d'ailleurs, l'emblème (surtout en cage).

Plaise à M. le président de la Société protectrice des animaux de
vouloir bien prendre en commisération les rugissements légitimes
de Nina la Taciturne, de Djemmy la Cruelle, d'Octave le Superbe
et d'Aly le Débonnaire, lions en rupture de forêts, actuellement
détenus dans une cage oblongue, auprès du calorifère du théâtre de la
Porte-Saint-M***!...

Et voici mes motifs:

Qu'un Claude Bernard exerce ses rigueurs (la science l'exigeant)
sur des mammifères domestiques ou féroces (et, même, les rende
préalablement aphones--pour que leurs cris, arrachés par les
recherches expérimentales, ne troublent pas, aux alentours, le
paisible sommeil des citadins), c'est là, sans doute, une criminelle
nécessité; toutefois, elle peut exciper d'une vague excuse. Un
intérêt majeur primant ici toute pitié, n'est-il pas vrai? s'élever
contre serait pur enfantillage.

Mais qu'une barbarie compassée, et que ne justifie aucun but
humanitaire, soit mise en oeuvre, chaque soir, contre d'innocents
lions coupables seulement de captivité, c'est là, ce nous semble, un
fait qui, dans une ville d'exemple où prédominent enfin des idées
libérales, ne saurait être toléré désormais.

Exterminer des lions par douzaines, comme le faisait naguère le
pauvre Gérard, quoi de mieux? de plus licite?--C'est un passe-temps
que l'on doit même encourager. Mais les capturer pour rénover à leur
égard les plus ingénieuses traditions de l'ancienne jurisprudence, à
seule fin de distraire une cohue d'assez méphitiques spectateurs, je
dis que c'est un acte digne de répression pénale.

Les enfants que l'on va traîner à cette féerie doivent-ils, pour
toute morale, y puiser l'exemple de torturer, pour vivre, les
derniers lions?

Et ces lions, après tout, n'est-il pas sot de payer pour encourir
leur mépris légitime?

Oh! qu'ils puissent désormais, en leurs songeries de prisonniers
surpris par traîtrise, se rappeler en paix les hautes herbées et les
larges feuilles des grands arbres renversés qui, jadis, voilaient, au
profond d'une gorge de l'Afrique du Nord, l'entrée de leur caverne
établie au milieu des ruines de thermes romains! Là, le soir, les
deux pattes de devant sur quelque fût de colonne, ils regardaient
fixement le lever d'une étoile, en humant, à travers la brise,--et se
fouettant les flancs,--les émanations des excellents taureaux parqués
dans les _goums_ lointains! Qu'ils puissent rêver, disons-nous, à
leurs belles nuits d'Orient, sans être troublés, en ces inoffensives
réminiscences, par l'intempestive application d'une gaule de fer
rouge sur l'extrémité de la queue!

Est-ce donc pour accompagner de tels abus que Mendelssohn écrivit le
_Songe d'une nuit d'été_?

La torture est abolie en France pour les hommes: ne l'appliquons pas
aux lions.

Par ces motifs:

Après réflexion mûre (et, surtout, vu l'occasion solennelle d'hier,
4 septembre!) je requiers, de monsieur le président, leur pure et
simple mise en liberté.




L'AGRÉMENT INATTENDU

                                        _À MONSIEUR STÉPHANE MALLARMÉ_




L'AGRÉMENT INATTENDU

     «Je dirai: j'étais là; telle chose m'advint; Vous y croirez être
     vous-même!»

                                      LA FONTAINE: _les Deux pigeons_.


Sur cette route méridionale aux poudroiements embrasés, sous le
pesant soleil des canicules, je marchais, en complet blanc, sous
un vaste chapeau de paille, ayant à l'épaule ce bâton du touriste
auquel se nouait un petit sac de linge. Depuis trois heures de
fatigue, pas une hôtellerie, pas un voyageur, pas une silhouette
humaine. Tourmenté par la soif, pas une source, sous les bouquets de
lentisques courts et secs des fossés vicinaux--et la plus prochaine
ville, où je comptais m'arrêter un couple de jours, se trouvait
distante de plus de quatre heures encore!--Au moment donc où
j'allais, en vérité, concevoir quelque inquiétude sur l'heureuse
issue de mon étape, voici qu'au coude sinueux du grand chemin,
j'entrevis, à quelque cent mètres, une maison blanche, isolée, aux
contrevents fermés: une touffe de houx, appendue en travers au-dessus
de la porte, m'indiquait une auberge.

À l'aspect de cette oasis, je pressai le pas; vite, j'arrivai; je
montai les deux pierres du seuil et fis jouer le loquet. J'entrai; la
porte se referma seule, derrière moi.

Ébloui par les miroitements de la route, je ne distinguai rien, tout
d'abord, dans la demi-obscurité; mais j'éprouvai, d'autour de moi,
la sensation d'une fraîcheur délicieuse que parfumaient des senteurs
d'herbes odoriférantes.

Après deux ou trois clins de paupières, je me reconnus en une vaste
salle, où m'apparurent des tables désertes, avec leurs bancs. À
droite, et bien au fond, dans l'angle, assis à une manière de
comptoir, l'hôtelier, face farouche, au poil roux,--l'encolure d'un
taureau,--me regardait. Je jetai mon bâton sur une table, posai mon
chapeau sur le paquet, puis m'assis et m'accoudai, me tamponnant le
front de mon mouchoir.

--De votre vieux cru et de l'eau fraîche! demandai-je.

Et je me remis à songer, en considérant d'assez beaux lauriers-roses,
plantés en de gros vases peinturlurés, aux encoignures des fenêtres.

--Voici! me dit bientôt l'hôtelier en venant placer auprès de moi la
bouteille, la carafe et le verre.

Comme je buvais:

--Monsieur est artiste? murmura-t-il en m'examinant et d'une voix
qu'il essayait en vain d'adoucir.

J'inclinai vaguement la tête pour lui complaire et briser là; mais il
reprit:

--Et, sans doute, alors, monsieur voyage dans le Midi... pour voir
les curiosités?

Nouveau mouvement de tête affirmatif, de ma part, mais, cette fois,
en envisageant mon homme.

--Ah?... dit-il.--Eh bien! je puis vous en montrer une, de
curiosité, moi, monsieur, si vous voulez... et pas loin d'ici! Et qui
vaut la peine d'être vue! Quant au salaire, ce que monsieur voudra.

Je l'avoue, j'étais pris par mon faible.

--Une curiosité?... Soit: voyons! lui dis-je.

En un bond de plantigrade, et d'un air sournois, il s'en alla donner
un tour de clef à la porte, s'en fut à son comptoir allumer une
lanterne sourde, puis, taciturne, revint à moi, sa lueur à la main,
me regardant.--Soudain il se baissa brusquement, saisit, presque sous
mes pieds, l'anneau d'une trappe de cave, souleva la planche et,
m'indiquant de terreuses marches apparues:

--Descendons! décréta-t-il: c'est là-dessous: ne me demandez pas ce
que c'est, monsieur! c'est une surprise.

Comme on le pense bien, je ne me le fis pas dire deux fois.--Une
«curiosité»!... Chose trop rare, en vérité, pour se refuser à la
rencontrer--peut-être!... Et puis, _là-dessous_?...--Que diable
pouvait-il y avoir?

La tentation, l'on en conviendra, n'était pas banale. Je me levai
donc, très intrigué.

Une brève observation de mon guide me fit comprendre que je devais
descendre le premier,--la lumière placée, à bout de bras, au-dessus
et en avant de ma tête, éclairerait, par ainsi, beaucoup mieux la
descente,--«qui ne présentait, d'ailleurs, aucune difficulté»,
ajouta-t-il.

Silencieusement, nous nous enfonçâmes donc sous terre, lui
m'éclairant, de la sorte, à travers d'interminables tournantes
marches, moi, tâtant des deux mains les parois des murs. À la
quarante-deuxième marche, comme j'allais demander combien il en
restait encore à descendre avant la «surprise», une forte main
s'abattit sur mon épaule. En même temps s'allongeait le bras tenant
la lanterne au-devant de mon front, et j'entendis mon guide me dire,
à l'oreille, en un murmure assez analogue au rauquement d'un ours:

--Hein?... Regardez-moi ça, m'sieur?

Ô subit panorama, tenant du rêve! Je voyais se prolonger,--presque à
perte de vue,--au-devant de moi, de très hautes voûtes souterraines,
aux stalactites scintillantes, aux profondeurs qui renvoyaient, avec
mille réfractions de diamants, en des jeux merveilleux, les lueurs,
devenues d'or, de la lanterne sourde: et, s'étendant à mes pieds,
sous ces voûtes, une sorte de lac immense d'un bleu très sombre,
où ces mêmes lueurs tremblaient, illusions d'étoiles!--une eau
claire, polie, dormante, à reflets d'acier, où se réfléchissaient,
démesurées, nos deux ombres. C'était superbe et inattendu.

Je demeurai comme charmé, durant près d'une demi-minute, à
contempler ce féerique spectacle... Me sentant bien asséché de la
route, j'éprouvai, malgré moi,--je l'avoue,--une attirance vers
le ténébreux enchantement de cette onde! Sans mot dire, je me
dévêtis, posai mes vêtements à côté de moi, presque au niveau de
l'étang, et, ma foi,--m'y aventurant à corps perdu,--j'y pris un
bain délicieux,--éclairé par la complaisance de l'hôtelier, qui me
considérait d'un air de stupeur soucieuse, concentrée même... car,
vraiment, à présent que j'y songe, il avait des expressions de figure
incompréhensibles, ce brave homme.

Une fois rhabillé, nous remontâmes tranquillement. Je le précédais
encore. La pente des degrés étant assez rude, je dus faire halte
plusieurs fois,--ne tarissant pas en louanges enthousiastes sur cette
«curiosité.»

De retour dans la salle, je lui remis une pièce de cinq francs;
et, après un bon merci, un bon frappement de ma main sur son
épaule,--accompagné d'un coup d'oeil appuyé... mais, là, ce qui
s'appelle dans le blanc des yeux,--je courus me réchauffer, derechef,
au soleil brûlant de la route. Et, pour conclure, j'accomplis mon
étape d'un pied raffermi et joyeux, l'agrément imprévu de ce bain
m'ayant inespérément pénétré de nouvelles forces.




UNE ENTREVUE À SOLESMES

                                       _À M. LE DOCTEUR ALBERT ROBIN._




UNE ENTREVUE À SOLESMES

     «J'ai combattu le bon combat.»

                                                           SAINT PAUL.


Il y a quelques années, je dus me rendre, en vue de recherches
archéologiques, à l'abbaye des bénédictins de Solesmes.

Donc, par un jour d'automne,--au reçu d'une lettre d'introduction
près de l'illustre Abbé de ce cloître, dom Guéranger,--je quittai
Paris. Le lendemain matin, j'étais à Sablé, d'où l'abbaye n'est
distante que d'une heure de marche.

Je descendis, pour mettre ordre à ma toilette, en cet hôtel de
la grand'place dont l'enseigne étonnante me fit rêver: _Hôtel de
Notre-Dame et du Commerce_.

Puis, comme il faisait beau soleil, je me mis en route, mon sac de
voyage à la main, pour le monastère,--où j'arrivai midi sonnant.

L'un des frères du portail s'offrit pour remettre à l'Abbé dom
Guéranger la lettre qui me présentait à lui. J'entrai sous les
arceaux; j'y rencontrai d'autres pèlerins. Je pris rang, sur
l'invitation de l'un des Pères. C'était l'heure du déjeuner. L'on
traversa les cloîtres.

L'Abbé de Solesmes se tenait debout, une aiguière et un plateau à la
main, au seuil du réfectoire. À ses côtés, le prieur, dom Couturier,
et l'économe, dom Fontanes, debout aussi, me considéraient, les bras
croisés en leurs longues manches noires.

Dom Guéranger me versa de l'eau sur les doigts, en signe
d'hospitalité: l'un des frères me tendit une serviette; je m'essuyai.
L'on me montra la table des hôtes, située au milieu de la salle--et
entourée de celle des religieux--un peu au-dessous de l'estrade où
l'Abbé, le prieur et l'économe, seuls, prenaient leurs repas.

Après une prière pour les morts et un _Pater noster_ (dont les deux
premiers mots seulement furent prononcés, chacun le devant achever
en soi-même), l'on prit place. L'un des Pères monta dans une chaire
élevée auprès d'une fenêtre, ouvrit un tome des Bollandistes et se
mit à lire, à haute voix, l'existence de sainte Lidwine.

Le repas des bénédictins était plus qu'austère. Un plat de légumes,
du pain et de l'eau. Le nôtre me sembla plus recherché. Mais je
regardais plutôt mes hôtes que le repas.

Entre les deux autres Pères, dom Guéranger apparaissait comme le
pilier d'une abside entre ses deux colonnes. Il portait soixante
années d'épreuves, de luttes et de pénitence. Pauvre, à vingt-deux
ans, il avait fondé l'abbaye. Son front était haut, plein et pensif.
Ses yeux, d'un bleu très pâle, étaient deux lueurs vivantes.

Tout dégageait, en sa personne, l'invincible Foi; sa croix abbatiale
brillait sur sa poitrine comme de la lumière. Il n'était point de
haute taille, mais quelque chose de mystérieux le grandissait,
je m'en souviens, quand il parlait de Notre-Seigneur. Plus tard,
lorsqu'il m'honora d'une amitié que la mort n'a pas effacée entre
nos âmes, j'ai souvent constaté, dans ses entretiens, un accent de
voyance révélant un élu.

Les deux religieux, à sa droite et à sa gauche, possédaient aussi des
fronts extraordinaires et des prunelles pénétrées d'un rayonnement
intérieur tel, que, depuis, je n'en ai jamais rencontré l'équivalent.
Leur regard attestait la permanence du coeur et de l'esprit en
l'unique pensée de Dieu.

Au dessert, la lecture finie, je me tournai vers mon voisin de table
que je n'avais pas encore remarqué. Un passant comme moi, sans
doute?--Il me parut, dès le premier coup d'oeil, doué d'un sourire
sympathique en un visage cependant presque vulgaire. Ses mains
d'homme de lettres, aux manières affables, attirèrent mon attention;
elles indiquaient une intelligence.

Donc, à titre de plus nouvel arrivé au couvent, je lui demandai s'il
connaissait le nom du religieux qui, revêtu, sur son froc, d'un long
tablier de serge, s'empressait et nous servait en silence.

--Oui, me répondit-il très simplement. C'est l'un des plus érudits
hellénistes de l'Europe, l'un des plus savants Pères de l'Abbaye.
Récemment, il a refusé, par humilité, le chapeau de cardinal, offert
par le Souverain Pontife. Il a préféré ce tablier, comme vous le
voyez:--il a choisi de servir les pécheurs que Dieu conduit à
Solesmes. C'est dom Pitra.

--Je porte envie à ce serviteur, lui dis-je.

--Moi aussi, répondit-il.

Après un moment, je repris:

--Et ce religieux, en face de nous, dont la figure d'ascète me
rappelle celle du saint François d'Assises, au musée de Madrid,--et
qui a cependant l'air plus joyeux que les autres Pères?

--Celui-là, nous l'appelons familièrement _le Capitaine_, me
répondit-il en souriant. C'est dom Gardereau,--vieux militaire, et
grand mathématicien.--Quant à la joie recueillie qui transparaît sur
ses traits, c'est qu'il a été condamné, ces jours-ci, par le médecin
du monastère: il sait, en un mot, qu'il doit mourir sous très peu de
temps.

Le déjeuner était fini.

Après une station à la chapelle cinq fois séculaire de Solesmes et
dont l'abbé dom Guéranger avait relevé les ruines, je descendis au
jardin. J'y aperçus mon voisin de table au milieu d'un groupe de
bénédictins que présidait l'Abbé lui-même.

L'on était assis sur des chaises, en cercle, dans une grande allée.

Mon interlocuteur du déjeuner avait revêtu, sur sa redingote, un
tablier de serge pareil à celui de dom Pitra. Il écossait tout
bonnement des pois, avec son entourage--qui se livrait à ce même
labeur.

Je m'adressai à l'un des Pères qui, une bêche à la main, retournait
la terre:

--On fait l'honneur à ce pèlerin, là-bas, de le traiter en frère
convers? lui dis-je.

--C'est que ce monsieur, c'est Louis Veuillot, me répondit-il.

Quelques moments après, l'Abbé de Solesmes nous présentait l'un à
l'autre.

--Je ne m'étonne plus du ton de vos paroles, monsieur, lui dis-je;
je les ai trouvées simples et fortes comme vos écrits.

Ce disant, je pris place dans le cercle où l'on écossait des pois.
J'en avisai moi-même quelques-uns, dans mon zèle,--voulant me rendre
utile--et surtout ne point demeurer oisif devant l'exemple.

--Lorsque vous êtes survenu, monsieur, me répondit Louis Veuillot, le
révérend père Abbé me reprochait justement la rudesse de mes écrits.

Ah! c'est que je m'adresse à de prétendus athées qui, en flétrissant
leurs âmes, sont jaloux de détruire la foi des esprits mal assurés
qui les entendent. Un exemple: nous savons qu'il est plus facile, aux
professeurs d'incrédulité, de périr sur une barricade que de faire
maigre le vendredi. (Les autres jours, passe encore! mais l'Église,
sachant ce qu'elle proscrit et rien n'étant plus difficile que de lui
obéir, il se trouve qu'il est très dur aux «gens sérieux» de faire
maigre _juste_ ce jour-là.)

Bien. Si ces ventres se taisaient, en faisant gras... peut-être
n'aurais-je rien à dire. Mais c'est qu'ils parlent, ces ventres!
C'est qu'ils se moquent alors, tout haut et bruyamment, du Paradis,
perdu pour une pomme! Et qu'ils en font rire les incertains.--Certes,
s'ils essayaient de se priver, d'abord, en esprit d'Espérance, d'un
morceau de viande le jour en question, peut-être pourraient-ils
s'apercevoir que la «légende» n'est pas aussi absurde qu'ils
l'affirmaient la veille. Or non seulement, vous dis-je, ils
n'essayent rien, sous prétexte que ce serait «trop facile», mais
ils prêchent, verre en main, leurs «convictions» aux esprits tièdes
qui, bientôt, les imitent;--ce qui conduit ces messieurs et leurs
prosélytes à paraître, tour à tour, devant Dieu, sans un fétu dans
leur bagage, sinon leur scandale. Encore une fois, je n'aurais pas
à les juger, n'était leur propagande! C'est là ce qui me donne le
droit et me fait un devoir, à moi, chrétien, d'en être le préservatif
dans la mesure de mes forces. Ce n'est pas contre leur conduite
privée,--contre leur lâcheté devant leurs instincts,--mais contre
leurs contagieuses paroles, que je me bats. Et je me trouve mission
d'en paralyser, comme je le puis, l'action dangereuse.

Beau crime, de dégonfler ces ballons en les piquant d'une plume! J'ai
la haine sainte que redoutent ces Jocrisses; je l'utilise. Pourquoi
pas?

--Vous les prenez à parti avec une violence parfois blessante, mon
cher enfant! dit l'Abbé de Solesmes. Avoir beaucoup de charité, cela
vaut encore mieux que de faire maigre le vendredi.

--J'enrage, s'écria Louis Veuillot, j'enrage, mon père, lorsque
j'entends mes supérieurs en Dieu me recommander la suavité envers
ces empoisonneurs d'âmes!--Vous ne les connaissez pas! Toute arme
est bonne contre ces souriants gredins. Je suis grossier, dit-on. Si
je ne l'étais pas, me comprendraient-ils?... Est-ce que Lacordaire,
du haut de la chaire de Notre-Dame, ne s'est pas écrié, en face du
Saint-Sacrement, et parlant à l'élite des intelligences catholiques
de France: «Quoi! voici qu'ils enseignent à vos enfants, ces
libres-penseurs nouveaux, que l'Homme «n'est qu'un tube percé
aux deux bouts», et je n'aurais pas le droit, moi, confesseur de
Jésus-Christ, _d'écraser sous mes pieds cette canaille de doctrine?_»

Il me semble qu'il ne faisait point là de fleurs de rhétorique
non plus, le bon père Lacordaire. Et Donoso Cortès, marquis de
Valdegamas, ne fut-il pas encore plus rude, un certain jour? Il fut
glaçant. Eh bien, c'est le ton qu'il faut prendre avec eux, à tels
exemples. Ils savent bien qui ils sont, d'où ils viennent, ce qu'ils
font et où ils se plongent. Et j'ajoute qu'ils _rôtiront_ bientôt,
selon la promesse même du Seigneur. Comment serais-je onctueux envers
ces hommes? Voulez-vous que je dise à Renan, par exemple, à ce vil
rat d'église qui vient, la nuit, manger le pain bénit: «--Mon cher
Judas, vous avez peut-être avancé, dans vos livres, des choses un
peu trop «proditoires?». ..» Allons donc! N'est-ce pas à coups de
fouet que Jésus-Christ chassa du Temple ces vendeurs!--Comment les
appelait-il?... «Race de vipères!»

Le paysan ne se gante pas pour se saisir d'une trique devant les
voleurs. Mon père, je ne suis qu'un paysan, comme le Grand-Ferré,
qui tua beaucoup d'Anglais pour la patrie. Laissez-moi, de grâce,
continuer ma besogne.

--Saint Benoît nous prescrit la douceur, dit l'Abbé. Vous feriez un
bénédictin rebelle.

--Mais un bon dominicain, je crois!... hasardai-je en souriant.

Une cloche, sonnant la prière, interrompit cette causerie,--dont
je me suis souvenu, par un radieux midi de printemps, voici, déjà,
trois années!--en face du cercueil de ce grand soldat de la foi
chrétienne.




LES DÉLICES D'UNE BONNE OEUVRE

                                             _À MONSIEUR HENRY ROUJON_




LES DÉLICES D'UNE BONNE OEUVRE

     Eleemosyna!

                                                                 N. T.


Certes, s'il est malaisé d'accomplir le moindre bien, il est encore
(l'ayant essayé) plus difficile de se soustraire soi-même au triste
ridicule de s'en magnifier quelque peu, bon gré malgré soi, tout au
fond de son esprit.

Un heureux destin nous jette, en passant, la _chance_ de donner une
petite aumône, oh! si misérable, comparée à ce que nous gaspillons
sans motif!--de remplir une millième partie de notre plus strict
devoir, alors que cela ne nous coûte aucune privation positive ou
appréciable;--cet honneur, immérité, de faire la plus petite aumône,
enfin, nous est octroyé,--nous y condescendons presque toujours
avec un effort, (si léger qu'il soit)! Et, même alors que notre
vanité s'humilie de l'exiguïté de notre don, nous trouvons moyen
de nous travestir, en l'offrant, jusqu'à prendre on ne sait quel
air compoinct, on ne sait quelle mine apitoyée vraiment à mourir de
rire,--et de nous en faire, obscurément, accroire sur notre «mérite»!
Et, ceci, alors que--si nous eussions même accompli _tout_ notre
devoir--ce serait à nous, au contraire, de remercier le pauvre de
nous avoir fourni l'occasion de nous acquitter envers lui!

Bref, nous ne pouvons durant au moins quelques secondes
d'attendrissement vague sur nous-mêmes OUBLIER notre don,--et menteur
qui le nie! Nous sommes, presque tous, foncièrement, assez frivoles
et assez vains pour que la première arrière-pensée qui s'éveille
alors en nous, à notre insu, soit de nous dire: «Voici que j'ai donné
une monnaie, dix sous, cinq francs,--à ce famélique, à ce mal vêtu
(sous-entendu: _qui est, par conséquent, mon inférieur!!_), hé bien!
tout le monde n'est pas aussi GÉNÉREUX que moi.»--Quelle burlesque
hypocrisie! quelle honte!--La seule aumône méritant ce grand nom est
celle que l'on effectue joyeusement, très vite, sans y songer;--ou,
si l'on ne peut s'exempter d'y songer, en demandant humblement pardon
à Dieu, le rouge au front, de n'avoir offert qu'un aussi faible
acompte.

Car si l'aumône est commise avec ce mondain sentiment qui en extrait,
pour nous, une sorte de piédestal où, Stylites anodins, nous nous
juchons, en secret, non sans complaisance,--et que, grâce à telle
circonstance ambiante, cette aumône tourne brusquement, en--par
exemple--quelque farce macabre, il apparaîtra que cette aumône est,
en réalité, si peu de chose qu'elle et la farce qui l'aura continuée
sembleront, dans l'impression qui ressortira de leur ensemble, _le
tout naturel revers l'une de l'autre_.

À Ville-d'Avray, par un clair soleil d'hiver, sur les quatre heures
et demie d'une récente relevée, un brun mendiant, assez bien pris,
même, en ses haillons, se tenait debout,--au coin de la grille
ouvragée, grande ouverte,--à l'entrée d'une maison de plaisance aux
persiennes fermées, dont il semblait l'inconscient factionnaire. La
voûte prolongée du porche, derrière lui, aboutissait à des jardins:
c'était en l'une des rues--à peu près désertes, à cette heure-là
surtout;--les villas étant closes depuis septembre.

La tête, fatiguée de jeûnes, pâlie et profondément triste de ce
nécessiteux prenait donc on ne sait quelles inflexions d'inespérance;
parfois, avec un soupir dont le souffle lui gonflait les narines
comme des voiles, il élevait de grands regards, presque mystiques,
vers les nuées du soir,--vers les mouvantes cuivreries solaires que
déjà bleutait vaguement le crépuscule.

Autour de lui, par les frigidités aériennes, flottaient de lointaines
odeurs de fleurs sèches, émanées des environs de cette localité
champêtre,--et aussi de saines senteurs de paille et d'herbées,
provenues, celles-ci, d'une assez épaisse litière de frais fourrages
nouveaux, entassée au long du mur, près de lui, sous l'entrée même
de la riante habitation.

Soudain, là-bas, au détour d'une buissonneuse venelle, apparut,
s'engageant, à petits pas pressés, sur le terreau de la rue,--enfin,
se hâtant, la voilette sur le minois et tout en fourrures sur
velours, avec de menus frissons et les mains au manchonnet,--une
jolie passante.

Une très jeune femme... tout simplement Mlle Diane L...,--si
ressemblante à notre célèbre Mme T***, que, s'il faut en croire les
dires, plusieurs d'entre les enthousiastes de la diva se seraient
consolés, aux pieds mignons de ce féminin sosie, des rebelles
austérités de l'étoile: en un mot, sa doublure d'amour, artiste
aussi.--Pourquoi cette présence, là, ce soir?--Oh! de retour, sans
doute, de quelque visite brève à sa villégiature quittée,--au sujet,
peut-être, de tel objet oublié... d'une futilité dont l'absence
l'avait rendue nerveuse, là-bas, et qu'elle était venue, de Paris
même, reprendre... ou telle autre chose de ce genre; il n'importe.

En peu d'instants elle se trouva proche de l'indigent, qu'elle
entrevit à peine,--assez, toutefois, pour qu'en une mélancolie elle
tirât, d'un repli de soie perle du manchon, son porte-monnaie, car
son petit coeur est aumônieux et compatissant. Du bout de sa main,
gantée d'un très foncé violet, elle tendit une pièce de deux francs,
en disant d'une voix polie, glacée et musicale:

--Voulez-vous accepter, s'il vous plaît, monsieur?

À ces ingénues paroles, et tout ébloui de la salubre offrande, le
candide pauvre balbutia:

--Madame... c'est que... ce n'est pas deux sous, c'est deux francs!

--Oui, je sais bien! répondit en souriant, et se disposant à
s'éloigner, la charmante bienfaitrice.

--Alors, madame, oh! soyez bénie, oh! du fond de mon coeur! s'écria
tout à coup, et les larmes aux yeux, le mendiant. Voyez-vous, depuis
avant-hier, ma femme, hélas! ma pauvre chère femme et mes enfants
n'ont rien mangé! Ce que vous nous donnez, c'est la vie! Oh! que vous
êtes bonne, madame!

L'accent, l'élan de gratitude qui faisait haleter cette voix étaient
si sincères, si poignants, que la jeune artiste se sentit remuée
aussi et qu'une larme lui vint au bout des cils! Elle pensait:
«Comme, avec peu de chose, on fait du bien!»

--Tenez, reprit-elle tout émue,--puisque c'est comme ça, je vais vous
donner encore cinq francs.

Sept francs! À la fois! À la campagne!... Un véritable spasme
d'allégresse ferma les yeux du mendiant qui savoura, sans vaine
parole, en soi-même, l'inattendu de cette aubaine. Inclinant le
front, avec un délicat respect, sur le bout des doigts de Mlle L..:

--Nous ne méritons pas... Ah! si toutes étaient comme vous! Ah!
vénérable jeune dame!

Attendrie en présence de cette détresse heureuse que son aumône avait
calmée, l'exquise enfant laissa baiser humblement le bout de son gant
parfumé; puis, se dégageant doucement la main, elle rouvrit sa petite
bourse.

--Ma foi, dit-elle, je n'ai qu'une pièce de dix francs: tant mieux,
prenez-la.

Cette fois, le gloussement d'un merci des plus inarticulés
s'éteignit, à force d'émoi, dans la gorge du vagabond: il regardait
la pièce d'or d'un air hébété! Douze francs, d'un seul bloc, d'une
seule rencontre! Il était devenu grave. À l'idée évidente de sa
femme et de ses enfants sauvés, sans doute, pour une quinzaine des
horreurs du dénuement, l'honnête pauvre frémissait d'un si intense
besoin d'actions de grâces qu'il ne savait plus comment les formuler
ni comment les taire. La délicieuse artiste, se sentant devenue pour
lui l'image même de la Charité, jouissait, intimement, de l'embarras
presque sacré du malheureux et, les yeux au ciel, elle goûtait les
secrètes ivresses de l'apothéose. Pour exalter encore, s'il se
pouvait, le paroxysme du sensible indigent, elle murmura:

--Et j'enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami!

Pour le coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir
à sa famille, le fit presque chanceler. Il ne trouvait rien à
dire!! Son bonheur, d'une part,--et, d'autre part, son impuissance
à prouver, à témoigner, par quelque acte héroïque, fût-ce au
prix de ses jours, la sincérité de son effrénée reconnaissance,
l'oppressaient jusqu'à la suffocation. En un transport dont il ne fut
pas maître, il prit naïvement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce
mouvement irréfléchi ne pouvait froisser, puisqu'elle s'y sentait
pure et devenue la vision d'un ange. En l'oubli de toute convenance,
il l'embrassa maintes fois, éperdument, avec des cris de «Ma femme!
mes enfants!» qui inspirèrent à la jeune artiste la conviction
qu'elle pouvait doubler la Providence comme elle doublait Mme T***.
Si bien que ni l'un ni l'autre, au fort du quiproquo de cette extase
réflexe, ne se rendit compte que, par des transitions d'une brièveté
vertigineuse, la belle Diane se trouvait à demi posée, à son insu,
sur la litière agreste et que, maintenant, elle subissait--avec une
stupeur qui lui dilatait les prunelles (mais le doute ne lui était
plus permis)--la possessive étreinte de son trop expansif obligé,
lequel, sous une rafale de baisers (oh! bien sincères!) étouffait,
sans même y prendre garde, toute exclamation d'appel, et ne cessait
de lui entrecouper à l'oreille, en des sanglots célestes, ces mots
pénétrés de ravissements:

--Oh! merci pour ma pauvre femme!! Oh! que vous êtes bonne!.. Oh!
merci pour mes pauvres enfants!

Quelques minutes après, un bruit de pas et de voix, parvenu du dehors
et s'approchant dans la rue jusque-là solitaire, ayant rendu, comme
en sursaut, l'irresponsable Lovelace au sentiment de la réalité, la
jeune artiste put se dégager d'un bond, s'échapper--et, déconcertée,
défrisée, les joues roses, le sourcil froncé, se rajustant de
son mieux, à la hâte,--reprendre le chemin de sa voisine villa,
pour s'y remettre. En marchant, elle se jurait qu'à l'avenir--non
seulement les dons offerts par sa main droite resteraient ignorés
de sa main gauche et qu'elle ne jouerait plus les séraphins à douze
francs la personne,--mais qu'elle saurait couper court aux premiers
remerciements de ses chers besogneux.

Les voiles du soir s'épaississaient. À l'angle de sa route elle se
retourna, tout effarée encore de cette aventure: un réverbère, en
s'allumant, éclaira, près de la grille, la face brune, aux dents
blanches, du mendiant... qui souriait dans l'ombre--et la suivait
d'un long regard chargé d'une reconnaissance infinie!




L'INQUIÉTEUR

                                            _À MONSIEUR RENÉ D'HUBERT_




L'INQUIÉTEUR

     Et j'ai reconnu que tout n'est qu'une vanité des vanités, et que
     cette parole, même, est encore une vanité.

                                                        L'ECCLÉSIASTE.


Au printemps de l'année 1887, une véritable épidémie de sensibilité
s'abattit sur la capitale et la désola jusqu'aux canicules. Une
sorte de courant de nervosisme-élégiaque pénétrait les tempéraments
les plus épais, sévissant, avec une intensité plus spéciale, chez
les fiancés, les amants, les époux, même, que disjoignait un subit
trépas. D'affolées scènes d'un «désespoir» absolument indigne de
gens modernes, se produisaient, chaque jour, au cours de maintes et
maintes funérailles--et, dans les cimetières, en arrivaient, parfois,
à déconcerter les fossoyeurs au point d'entraver leurs agissements.
Des corps-à-corps avaient eu lieu entre ceux-ci et bon nombre de nos
inconsolables. Les journaux ne parlaient que d'amants, que d'époux,
même, annihilés par l'émotion jusqu'à se laisser choir dans la
fosse de leurs chères défuntes, refusant d'en sortir, étreignant
le cercueil et réclamant une inhumation commune. Ces crises, ces
tragiques _arias_, dont gémissaient, tout bas, le bon ordre et
les convenances, étaient devenus d'une fréquence telle que les
croque-morts ne savaient littéralement plus où donner de la tête, ce
qui entraînait des retards, des encombrements, des substitutions, etc.

Cependant, comment interdire ou punir des accès qui, pour déréglés
qu'ils fussent, étaient aussi involontaires que _respectables_?

Pour obvier, s'il se pouvait, à ces inconvénients étranges,
l'on avait fini par s'adresser à la fameuse «Académie libre des
Innovateurs à outrance».

Son président-fondateur, le jeune et austère ingénieur-possibiliste,
M. Juste Romain,--(cet esprit progressiste, rectiligne et sans
préjugés, dont l'éloge n'est plus à faire) avait répondu, en toute
hâte, que l'on aviserait.

Mais les imaginations de ces messieurs se montrant, ici,
singulièrement tardigrades, bréhaignes et sans cesse atermoyantes,
l'on avait pris, d'urgence, (la Parque n'attendant pas) des mesures
quelconques, faute de meilleures.

Ainsi l'on avait mis en oeuvre ces engins dont le seul aspect
semble vraiment fait pour calmer et refroidir les trop lyriques
expansions de regrets chez les coeurs en retard:--par exemple, ces
ingénieuses machines, dites funiculaires, (en activité aujourd'hui
dans nos cimetières principaux) et grâce auxquelles on nous enterre,
présentement, à la mécanique--ce qui est beaucoup plus expéditif (et
même plus _propre_) que d'être enterré à la main, plus moderne aussi.
En trois tours de cric, une grue à cordages vous dépose, vous et
votre bière, dans le trou, comme un simple colis.--Crac! un tombereau
de gravats boueux s'incline: brrroum! c'est fait. Vous voilà disparu.
Puis, cela roule vers l'ouverture voisine: à un autre! et même
jeu. Sans cette rapidité, il saute aux yeux que l'administration
surmènerait en vain ses noirs employés: vu l'affluence, et les
chiffres, toujours croissants, de la population, le sinistre
personnel des Pompes-Funèbres n'y pourrait suffire et le service en
souffrirait.

Toutefois, ce vague remède _physique_ s'était vu d'une impuissance
appréciable dans l'espèce: et divers accidents en ayant rendu l'usage
inopportun (du moins en ces circonstances exceptionnelles) on avait
cherché «autre chose»--et le bruit courait, à présent, qu'un inconnu
de génie avait trouvé l'expédient.

Or, à quelque temps de ces entrefaites, par un frais matin soleillé
d'or, entre le long vis-à-vis des talus en verdures, plantés de
peupliers, passait, sur un char tiré au pas de deux sombres chevaux,
un amoncellement de violettes, de bruyères blanches, de roses-thé en
couronnes--et de _ne m'oubliez pas!_--C'était sur la route du champ
d'asile d'une de nos banlieues.

Les franges des draperies mortuaires scintillaient, givres d'argent,
à l'entour de cette ambulante moisson florale qui transfigurait en un
bouquet monstre le char morose,--derrière lequel, isolé de trois pas
de la longue suite des piétons et des voitures, marchait, tête nue
et le mouchoir appuyé au visage, qui? M. Juste Romain, lui-même! Il
venait d'être éprouvé à son tour: en moins de vingt-quatre heures, sa
femme, sa tendre femme, avait succombé...

Aux yeux du monde, suivre, soi-même, le convoi d'une épouse plus
qu'aimée est un acte d'inconvenance. Mais M. Juste Romain se
souciait bien du monde, en ce moment!... Au bout de cinq mois,
à peine, de délices conjugales, avoir vu s'éteindre son unique,
sa meilleure moitié, sa trop passionnée conjointe, hélas! Ah! la
vie, ne lui offrant, désormais plus, aucune saveur, n'était-ce
pas--vraiment--à s'y soustraire?... Le chagrin l'égarait au point
que ses fonctions sociales elles-mêmes ne lui semblaient plus
mériter qu'un ricanement amer! Que lui importait, à présent, ponts
et chaussées!... Nature nerveuse, il ressentait maints lancinants
transports, causés par mille souvenirs de joies à jamais perdues. Et
ses regrets s'avivaient, s'augmentaient, s'enflaient encore de la
solennité ambiante,--de la préséance, même, qu'il avait l'_honneur_
d'occuper, à l'écart de ses semblables, immédiatement derrière ce
corbillard somptueux, d'une classe de choix, et d'où quelque chose de
la majesté de la Mort semblait rejaillir sur lui et sa douleur, les
«poétisant».--Mais l'intime simplicité de sa tristesse, n'étant que
falsifiée par ce sentiment théâtral, s'en envenimait, à chaque pas,
jusqu'à devenir intolérable. Une contrariante sensation de ridicule
finissait par se dégager, autour de lui, du guindé de sa désolation
vaniteuse.

Il tenait bon, cependant: et, bien que l'émotion lui fît vaciller les
jambes, il avait, à différentes reprises, pendant le trajet, refusé
d'un: «Non! laissez-moi!» presque impatient, le secours affectueux,
venu s'offrir.--Or, à présent, l'on approchait... et, en l'observant,
les invités de l'avant-garde commençaient à redouter que certains
détails suprêmes, tout à l'heure,--par exemple, le bruissement
particulier de la première pelletée de terre et de pierres tombant
sur le bois du cercueil,--ne l'impressionnassent d'une manière
dangereuse. Déjà l'on apercevait, là-bas, de longues formes de
caveaux, des silhouettes... On était dans l'inquiétude.

Tout à coup sortit de son rang processionnel un adolescent d'une
vingtaine d'années. Vêtu d'un deuil élégant, il s'avança, tenant
un bouquet de roses-feu, cerclé d'immortelles. Ses cheveux dorés,
sa figure gracieuse, ses yeux en larmes prévenaient en sa faveur.
Dépassant le président honoraire des Innovateurs-à-outrance, il
s'avança, n'étant sans doute plus maître de sa douleur, jusqu'auprès
du char fleuri. Son bouquet une fois inséré parmi les autres,--mais
juste au chevet présumable de la trépassée,--il saisit le brancard
d'une main, s'y appuyant, tandis qu'un sanglot lui secouait la
poitrine.

La stupeur de voir l'intensité de sa propre peine partagée par
un inconnu, dont la belle mine, d'ailleurs, (il ne sut pourquoi!)
le froissa tout d'abord au lieu d'éveiller sa sympathie, fit que
l'ingénieur, se raffermissant soudain sur ses pieds et haussant les
sourcils, essuya ses paupières--devenues brusquement moins humides.

--Sans doute, quelque parent, dont Victurnienne aura oublié de me
parler! pensa-t-il.

Au bout de quelques pas, et comme les gémissements du jeune «parent»
ne discontinuaient point, à l'encontre de ceux du mari qui s'étaient
calmés comme par enchantement:

--N'importe! Il est singulier que je ne l'aie jamais vu chez nous!...
murmura celui-ci, les dents un peu serrées.

Et, s'approchant du bel inconnu:

--Monsieur n'est-il pas un cousin de... de la défunte? demanda-t-il
tout bas.

--Hélas! monsieur,--_plus qu'un frère!_ balbutia l'adolescent, dont
les grands yeux bleus étaient fixes.

Nous nous aimions tant! Quel charme! Quel abandon! Quelle grâce! Et
quel coeur fidèle!... Ah! sans ce triste mariage de raison, qui nous
a...--Mais que dis-je! Mes idées sont tellement troublées...

--Le mari, c'est moi, monsieur; qui êtes-vous? articula, sans cesser
d'assourdir sa voix, mais devenu graduellement blême, M. Romain.

Ces simples mots parurent produire un effet voltaïque sur le blond
survenu. Il se redressa, très vite, froid et surpris. Aucun des deux
ne pleurait plus.

--Quoi? Comment, vous êtes... c'est vous qui... Ah! recevez tous mes
regrets, monsieur: je vous croyais chez vous, selon l'usage... et,
plus tard, ce soir, sans doute, je vous expliquerai... je--mille
pardons! mais...

Un cabriolet passait: le jeune imprudent y bondit, en jetant à
l'oreille du cocher: «Continuez! Au galop! Tout droit! Dix francs de
pourboire!»

Abasourdi, ne pouvant quitter son poste lugubre, ni poursuivre
le déjà lointain Don Juan sentimental, le grand Innovateur Juste
Romain, toutefois, grâce à l'acuité de coup d'oeil propre aux époux
ombrageux, avait remarqué et retenu le numéro de la voiture.

Une fois au champ du Repos, la foule, autour de la fosse fleurie,
admira la tenue ferme et calme--que ses amis même n'avaient pas osé
espérer--avec laquelle il expédia les dernières, les plus sinistres
formalités. Chacun fut frappé de l'empire sur soi-même qu'il
témoignait; la considération dont il jouissait comme homme sérieux
s'en accrut, même, au point que plusieurs, séance tenante, résolurent
de lui confier, à l'avenir, leurs intérêts,--et que l'éternel
«gaffeur» de toutes les assemblées, ému du courage de M. Romain, lui
en adressa étourdiment une félicitation pour le moins intempestive.

Il va sans dire qu'aussitôt que possible, l'ingénieur prit congé
à l'anglaise de son entourage, courut à l'entrée funèbre, sauta
dans l'une des voitures, donna son adresse à la hâte, et, s'étant
renfermé derrière les vitres relevées, croisa et décroisa vingt fois,
au moins, ses jambes, durant le chemin.

De retour chez lui, la première chose que ses regards errants
aperçurent, ce fut, sur la table du salon, une vaste enveloppe carrée
sur laquelle il put lire en gros caractères: «COMMUNICATION URGENTE.»

L'ouvrir fut l'affaire d'une seconde. En voici le contenu:

  ADMINISTRATION
       des
  POMPES FUNÈBRES

        --

  CABINET DU DIRECTEUR

                                             Paris, ce 1er avril 1887.

     Monsieur,

     En vertu de l'arrêté ministériel, en date du 31 février
     1887, nous nous faisons un devoir de vous aviser que,--pour
     l'exercice de l'année courante,--l'administration s'est
     adjoint un corps, dit d'inquiéteurs ou pleureurs, destinés à
     fonctionner au cours des inhumations dont nous est confié le
     cérémonial. Cette mesure, essentiellement moderne, s'imposait,
     à titre d'innovation tout humanitaire: elle a été prise sur les
     conclusions de la Faculté de physiologie, ratifiée par les
     praticiens légistes de Paris, et à nous signifiée en même date.

     Au constat de l'endémique Névrose, en ascendance vers
     l'Hystérie, qui sévit actuellement sur nos populations,--dans
     le but, aussi, d'éviter chez, par exemple, les jeunes veufs
     notoirement atteints de regrets trop aigus envers leur décédée,
     et qui, contre les usages, se risquent à braver, de leur
     présence, les sévères péripéties de la mise en fosse,--il a été
     statué que, sur l'appréciation d'un docteur expert, attaché,
     d'office, aux obsèques, s'il juge que le conjoint demeuré sur
     cette terre a trop présumé de ses forces, et pour lui épargner
     les crises de nerfs, heurts cérébraux, syncopes, convulsions
     et comas éventuels; bref, toutes manifestations inutilement
     dramatiques et pouvant entraîner maints désordres de nature même
     à troubler la bonne effectuation de ladite mise en fosse,--l'un
     de nos nouveaux employés, dits _Inquiéteurs_, lui serait
     dépêché à l'effet d'opérer en lui, selon son tempérament, telle
     diversion morale (analogue aux révulsifs et moxas dans l'ordre
     physique). Cette diversion, frappant, en effet, l'imagination du
     survivant et y suscitant des sentiments inattendus, lui permet
     de faire froidement et distraitement face, en homme de coeur,
     aux tristes nécessités de la situation.

     Monsieur, le jeune blond de ce matin n'est donc qu'un de ces
     employés; inutile d'attester qu'il n'a jamais vu ni connu
     celle... que vous pouvez pleurer, dorénavant, chez vous, en
     toute liberté, sans inconvénients désormais pour l'ordre public.

     Nos clients ne nous sont redevables d'aucune taxe
     supplémentaire, les honoraires de l'Inquiéteur se trouvant
     compris, sur notre facture, dans les frais généraux.

     Recevez, etc.

                                                  _Pour le directeur:_
                                                         POISSON.

Sans hésiter, au sortir de l'évanouissement que lui causa cette
circulaire, l'austère possibiliste Juste Romain,--sans prendre
garde aux dates spécifiées en icelle, adressa, par lettre
recommandée, à la Société des Innovateurs à outrance, sa démission
de président-fondateur.--Il voulait ensuite aller provoquer, en un
duel à mort, M. le ministre de l'intérieur, ainsi que M. le directeur
des Pompes-Funèbres, après avoir, préalablement, étranglé leur jeune
suppôt...

Mais le temps et la réflexion n'arrangent-ils pas toutes choses?




CONTE DE FIN D'ÉTÉ

                                             _À MONSIEUR RENÉ BASCHET_




CONTE DE FIN D'ÉTÉ

     --Comment la chaîne des êtres créés se briserait-elle à l'Homme?

                                    _Les Platoniciens du XIIe siècle._


En province, au tomber du crépuscule sur les petites villes,--vers
les six heures, par exemple, aux approches de l'automne,--il semble
que les citadins cherchent de leur mieux à s'isoler de l'imminente
gravité du soir: chacun rentre en son coquillage au pressentiment de
tout ce danger d'étoiles qui pourrait induire à «penser».--Aussi, le
singulier silence, qui se produit alors, paraît-il émaner, en partie,
de l'atonie compassée des figures sur les seuils. C'est l'heure où
l'écrasis criard des charrettes va s'éteignant du côté des routes.--À
présent, aux promenades,--«cours des _Belles-Manières_»--bruit,
plus distinctement, par les airs, sur l'isolement des quinconces, le
frisson triste des hautes feuillées. Au long des rues s'échangent,
entre ombres, des saluts rapides, comme si le retour à de banals
foyers compensait les lourds moments (si vainement lucratifs!) de la
journée vécue. Et, des reflets ternes de la brune sur les pierres
et les vitres, de l'impression nulle et morne dont l'espace est
pénétré--se dégage une si poignante sensation de vide, que l'on se
croirait chez des défunts.

Or, chaque jour, à cette heure vespérale, en l'_une_ de ces petites
villes, et dans la plus déserte allée du mail, se rencontrent,
d'habitude, deux promeneurs,--habitants assez anciens déjà de la
localité. Tous deux certes, doivent avoir franchi la cinquantaine:
leur mise recherchée, leur fin linge à dentelles, le suranné de leurs
longs vêtements, le brillant de leurs chapeaux large-bord, leur
tenue encore fringante, leurs allures, enfin, parfois étrangement
conquérantes, tout, jusqu'aux boucles de leurs trop élégants
souliers, décèle on ne sait quels verts-galants endurcis.

À quoi riment ces airs vainqueurs, au milieu d'un agrégat d'êtres
négatifs, d'une bisexualité quelconque, en le mental desquels
l'interjection, «Que faire!...» ne saurait surgir?

Le jonc à pomme d'or aux doigts, le premier advenu s'engage sous
les arbres solitaires où bientôt survient son ami. Chacun, à tour
de rôle, sur de mystérieuses pointes de pieds, s'approche: puis,
se penchant à l'oreille de l'autre, et protégeant d'une main le
chuchotement de ses paroles, murmure de fort surprenantes phrases
analogues, par exemple, à celle-ci (aux noms près):

--Ah! mon cher! la Pompadour a été charmante, hier au soir!

--Dois-je vous féliciter? réplique, non sans un sourire assez
infatué, l'interlocuteur.

--Peuh!... S'il faut tout dire, je lui préfère encore cette
délicieuse du Deffant.--Quant à Ninon...

(Le reste s'achève à voix basse et le bras passé sous celui du
confident.)

--Soit! reprend alors celui-ci, les yeux au ciel; mais Sévigné, mon
cher!... ah! cette Sévigné!...

(On marche ensemble, sous les vieux ombrages; la nuit va bleuir et
s'allumer.)

--Aujourd'hui même, je dois l'attendre, sur les neuf heures, ainsi
que la Parabère, bien que ce diable de régent...

--Tous mes compliments, mon bien cher. Oui, ne sortons plus du grand
siècle. Je ne compte, sur mes tablettes, que trois adorées du très
ancien temps, moi: premièrement, Héloïse...

--Chut!

--Ensuite, Marguerite de Bourgogne.

--Brrr!

--Enfin, Marie Stuart.

--Hélas!

--Eh bien, j'ai reconnu que le charme de ces dames de jadis le cédait
à celui des dames de naguère.

Ce disant, l'étonnant blasé pirouette sur un talon--qu'empourpre,
ou rubéfie, parfois, au travers des branchages plaintifs, quelque
dernier rayon du soir.

--Restons, désormais, dans les Watteau! conclut-on d'un air entendu,
connaisseur et péremptoire.

--Ou les Boucher,--qui lui est supérieur.

Continuant d'une plus discrète voix, l'on s'enfonce dans les allées
latérales. Du côté des maisons, là-bas, les rideaux blancs des
croisées, ça et là, de lueurs claires et vives s'inondent: et, dans
l'obscurité des rues, de soudains réverbères palpitent. Derrière nos
causeurs s'allongent leurs propres ombres, qui semblent renforcées
de toutes celles dont ils devisent. Bientôt, après un cérémonieux et
cordial serrement de main, le duo de ces plus qu'étranges céladons se
sépare, chacun d'eux se dirigeant vers son logis.

--Qui sont-ce?

Oh! simplement deux ex-viveurs des plus aimables, d'assez bonne
compagnie même, l'un veuf, l'autre célibataire. La destinée les a
conduits et internés, presque en même temps, en cette petite ville.

Leurs moyens d'exister? À peine quelques inaliénables rentes,
échappées au naufrage: rien de superflu. Ici, tout d'abord, ils ont
essayé de «voir le monde»: mais, dès les premières visites, ils se
sont retirés, pleins d'effroi, dans leurs modestes demeures. N'y
recevant plus que leur quotidienne ménagère, ils se sont reclus
en une parfaite solitude.--Tout! plutôt que de fréquenter les si
Honorables vivants de l'endroit!

Pour échapper au momifiant ennui que distille l'atmosphère, ils
ont essayé de lire. Puis, écoeurés par les livres de hasard pris
à l'affreux cabinet de lecture--au moment, enfin, d'y renoncer
et de borner leurs espoirs à de peu variées causeries (coupées,
même, d'éperdues parties de cartes) entre eux seuls--voici que de
fantasmatiques ouvrages, traitant des phénomènes dits de spiritisme,
leur sont tombés entre les mains. Par manière de tuer le temps, et,
mus aussi par une certaine curiosité sceptique,--ils se sont risqués
en de falotes et gouailleuses expériences. On s'évertuait, s'excluant
du «monde», à se créer des relations de «l'autre monde». Remède
héroïque! soit: mais, à tout prendre, jouer aux petits papiers avec
de belles défuntes (s'il se pouvait) leur semblait beaucoup moins
insipide que d'écouter les propos des gens du lieu.

Donc, en leurs soyeux petits salons, l'un mauve, l'autre bleu pâle,
sortes de boudoirs, meublés avec un goût tendrement suggestif,
qu'éclairait à peine la lueur--tamisée par le riche abat-jour
à rubans--de la lampe baissée, ils se sont livrés à de d'abord
anodines et gauches évocations.--Ah! quelle source d'agréables
soirées, pourtant, s'il leur était tôt ou tard donné de discerner
de ravissants mânes,--d'exquises ombres, assises sur ces coussins
aux nuances éteintes, qu'ils disposèrent à cet effet!... Aussi,
lorsqu'après diverses tentatives passablement dérisoires leurs
guéridons respectifs se mirent--là, tout à coup, sous leurs prunelles
à la longue hypnotisées--à remuer, tourner et parler, ce fut, en tout
leur être, une liesse profonde. Un filon d'or apparaissait à ces
délicieux porions perdus en une mine d'insignifiance.

Leur nostalgie devait se prêter bien vite, et volontiers, à tout
un ensemble de concessions que, d'ailleurs, certains effets réels
sont de nature à suggérer. Y prendre goût, jusqu'à s'illusionner
en des émois semi-factices, aider le sortilège de quelque bonne
volonté, afin de voir, quand même, _à tout prix_, se tramer, sur
la transparence et les pâlissements de l'ambiante pénombre, des
formes de belles évanouies, acquérir, à force de patience, une
sorte de paradoxale crédulité dont il leur était doux de se duper
mélancoliquement les sens,--ils n'y résistèrent pas. En sorte que,
bientôt, leurs soirées se passèrent en de subtiles et ténébreuses
causeries, qui, parfois, devenaient vaguement visionnaires. Et,
l'habitude s'invétérant, des sensations de présences merveilleuses,
flottantes comme autour d'eux, leur sont devenues familières.

Maintenant, ils offrent le thé, tous les soirs, à ces visiteuses.
Ils s'empressent,--et leurs robes de chambre pou-de-soie, l'une
couleur carmélite, l'autre nuance gris minime, aux agréments
tabac d'Espagne, puent légèrement le musc, par une prévenance
d'outre-tombe dont il leur est su gré peut-être. Au milieu de
colloques idéals, ils ressentent le parfum d'approches charmantes,
d'une ténuité fugitive, il est vrai, mais dont se contente la
souriante mélancolie de leur pimpante sénilité. En cette petite
ville, dont ils ont su annuler le voisinage, leur arrière-saison
s'écoule ainsi, de préférence, en mille vagues bonnes fortunes,
aux faveurs rétrospectives, dont ils effeuillent les posthumes
roses: et ce sont, le lendemain, de mutuelles confidences, sous
l'assombrissement des hautes ramures que froissent les souffles du
crépuscule, sur le «cours des _Belles-Manières_».

Dans le trouble des débuts, ils ont un peu laissé toutes ces dames
de l'Histoire défiler en leurs inquiétants petits salons; mais
ils ne flirtent plus, à présent, qu'avec les piquants fantômes
du dix-huitième siècle! Leurs guéridons, aux marqueteries qu'ils
parsèment de fleurs du temps, oscillent sous leurs mains galantes,
et, comme sous le poids d'ombres gracieuses, se balancent en des
allures qui rappellent souvent telles enguirlandées escarpolettes de
Fragonard.

(Oh! l'on se retire vers les dix heures et demie--à moins que des
reines ou des impératrices, par hasard, soient venues; l'on veille,
alors, jusqu'à onze heures, par déférence.)

Certes, avec des roquentins vulgaires, un tel passe-temps pourrait
entraîner des dangers graves--et de bien des genres:--heureusement,
_tout au fond de leurs pensées_, nos fins et doux personnages ne
sont pas dupes!... Comment seraient-ils assez sots pour oublier
que la Mort est chose décisive et impénétrable?...--Seulement, à
la vue des gavottes alphabétiques esquissées par leurs guéridons,
ces «médianimisés»--d'un christianisme un peu somnolent sans doute,
mais inviolable en ses intimes réserves--ont fini par se persuader
qu'il est, peut-être, à l'intérieur des airs, des lutins joueurs,
des esprits gracieux, doués d'espièglerie, qui, s'ennuyant aussi,
tout comme les passants humains, acceptent, pour tuer le temps, de
se prêter, sous le voile des fluides (et surtout avec des vivants
aimables) à cet innocent jeu de l'Illusion,--comme des enfants qui
endossent quelque vieille robe à fleurs d'autrefois, et se poudrent
avec de charmants rires!...--et... que ces esprits et ces vivants
peuvent, alors, se chercher à tâtons, s'apparaître par aventure,
en s'aidant d'un soupçon de mutuelle crédulité,--s'effleurer, se
prendre, même, très soudainement, la main... puis s'effacer, de côté
et d'autre, dans l'immense cache-cache de l'univers.




L'ETNA CHEZ SOI

                                                  _AUX MAUVAIS RICHES_




L'ETNA CHEZ SOI

ÉPILOGUE


I

POURPARLERS D'EXTERMINATEURS

     L'avenir est aux explosifs.

                                                 LE PRINCE KROPOTKINE.


Le récent exemple de ce cerveau brûlé, qui, tout à coup, lors des
derniers incidents financiers, se prit à brandir, au dessus d'un gros
d'agents de change, une présumable bouteille d'Hunyadi Janos, en
s'imaginant, déjà, qu'il allait transformer en cratère la corbeille
de la Bourse--et qui s'étonna si douloureusement lorsque le bris de
son engin ne produisit qu'une simple flatuosité de pétard,--oui, cet
exemple a porté ses fruits.

S'il faut ajouter créance, en effet, à divers rapports dont la
Préfecture s'est émue, les principaux comités ultra-radicaux
auraient, enfin, reconnu que, si l'Anarchie elle-même tenait à
s'éviter, l'heure venue, de ces dérisoires mécomptes, elle devait
exiger, dorénavant, quelque ombre, sinon de savoir, au moins de
savoir-faire chez ceux qu'elle chargeait de conditionner les grands
explosifs de ses rêves.

Bref, étant bien démontré, depuis 1871, le rococo puéril de toutes
barricades, ainsi que, depuis Charleroi, l'inanité des grèves,--étant
constaté, de même, tout l'anodin, tout le surfait de la dynamite
employée à l'air libre... et dont, en résumé, les dégâts se sont
réduits, toujours, à si peu de vitres, de moellons et de passants
(des adhérents, peut-être!) endommagés,--ces messieurs de l'Avenir
sont demeurés, un assez long temps, soucieux.

Durant leur inquiétant silence, l'on a consulté ceux de nos
ingénieurs d'État les plus versés en pyrotechnie,--ceux qui,
par exemple, avec la _gomme_ du syndicat Nobel, rompent les
isthmes les plus rocheux, ceux qui, avec la _paléine_ du colonel
Lanfrey, précipitent, en quelques coups de mine, dans l'Océan,
les promontoires qui gênent la navigation, ceux qui, avec la
_forcite-gélatine_ du capitaine suédois Lewin, font couler à pic,
en trois minutes et d'un seul choc de torpille, des monitors de
vingt millions, ceux qui, avec la lithoclastite au _toluène_ de M.
Turpin, forent des montagnes de granit presque aussi aisément que
s'ils s'attaquaient à pains de margarine,--ceux qui, avec la douce
_mélinite_, disséminent, comme à La Fère par exemple, tout un pan de
FORTERESSE d'une seule percussion d'obus.

Or, à cette question qui leur fut posée:

--Les mécontents, résolus à ne désormais frapper qu'à la tête,
menacent de faire «exploder» divers quartiers de Paris?

Nos ingénieurs, souriants, ont répondu:

--Rassurez-vous. Les très rares fulminates qui _seuls_ pourraient
«produire des déblais» ne se laissent pas manier par des clercs. Les
extra-brisants nécessitent une installation très coûteuse et sont
d'un transport presque impossible,--à moins d'être additionnés de
corps qui en atténuent l'extrême violence.--Vos malveillants, donc,
si leur maladresse ne les exécute eux-mêmes en un ridicule vacarme,
n'arriveraient guère qu'à se faire assommer, ou mettre en pièces,
pour _excès_ de tapage nocturne; à rien de plus, nous l'attestons.

Nous citons ici, textuellement, les appréciations des premiers
experts du Génie civil, notamment celles de M. Paul Chalon, l'auteur
du _Traité des explosifs modernes_[1], représentant de la Compagnie
«La Forcite».

[Note 1: Paris, Bernard et Cie, éditeurs.]

       *       *       *       *       *

Exaspérés par le dédain de ces réponses qui furent portées à leur
connaissance, nos forcenés perturbateurs sentirent s'allumer en
leurs cervelles mille projets indigestes et monstrueux.--Terrifier
à tout prix! faire _trémuer et trémoler le bourgeois_, devint leur
idée fixe, leur hantise,--et la mélodie célèbre: «_Dynamitons,
dynamitons!_» publiée par toutes nos feuilles, devint leur
sifflotement favori.

Et, dans les réunions secrètes, certains des leurs, les plus
éclairés, se faisaient part des «idées» que leurs jeunes savants des
écoles laïques et obligatoires leur suggéraient, le soir, sous la
lampe de famille, en exultant sur les genoux paternels. Les soirées,
en effet, dans leurs logis, s'écoulaient, paisibles et patriarcales,
en des dialogues variés sur les thèmes suivants; (et il faut voir
comme ils s'expriment avec lucidité, les jeunes élèves! Ah! mais!
c'est que nous ne sommes plus au temps de l'Obscurantisme!):

--Papa! tu ne sais pas?... En laissant couler, comme par mégarde,
par quelque nuit sans lune, sur une berge, aux abords des réservoirs
des Eaux de Paris, par exemple, une de ces petites tonnes de
nitro-glycérine--que, sans sortir de chez l'épicier, je pourrais te
confectionner, en deux heures, pour 90 francs,--cette substance,
insoluble dans l'eau, se diluerait, comme une pluie, sous le
refoulage, en des centaines de milliers de gouttes huileuses, à
travers les tuyaux des pompes. Le matin suivant, dans une multitude
de cuisines parisiennes, au premier tour de robinet... comprends-tu?
cinq ou six gouttes, lancées, avec force, par le jet, sur les éviers,
détonneraient en faisant éclater la pierre: et l'eau, vaporisée à
l'instant par la température de ces gouttes de foudre--(des milliers
de calories!)--en renforcerait sensiblement la déflagration. Hein!
comme ce serait amusant, alors, la «frousse» du bourgeois!

--Oui, grommelait, après réflexions, l'anarchiste en embrassant le
charmant petit être,--oui, cela ressemble à ces haricots explosifs
auxquels vous jouerez pendant huit jours, dès qu'ils seront
distribués au bas âge comme petits Noëls. Ton invention pourrait, au
moins, éborgner, écloper même, je l'accorde, quelques centaines de
cordons-bleus: soit!--mais... après?

--Papa! mon petit papa!... je viens d'apprendre, à la récréation,
que,--portée par l'air et le vent,--_une seule_ inhalation de
certain alcaloïde, inventé d'hier, est mortelle à la minute même.
Cela s'extrait, figure-toi, des vieilles pommes de terre, coûte dix
sous (c'est un précipité des plus faciles à obtenir), et cela vous
décompose le sang comme une piqûre au cyanhydrique. L'on pourrait en
laisser tomber, négligemment, un flacon, par inadvertance, au cours
d'une fête, l'hiver prochain, dans les salons de tel ministère,
hein,--pour ne rien dire de plus?

--Chère tête blonde, répondait, avec attendrissement, le
prolétaire,--le résultat, vois-tu, serait aussi douteux qu'avec les
arsénieux, le muriatique, les phosphures et le reste des infectants
connus. La concentration se dissipe, hélas! si vite. Vingt cavaliers
et leurs _dames_, pris d'étourdissements,--succombant, même, si
tu y tiens!--soit! Et après? Va, ce serait d'une aussi impratique
folie que le projet d'inflamber les tuyaux de gaz ou de miner les
catacombes. Tu es dans l'âge des illusions...

--Papa! papa! figure-toi qu'en passant au lavage alcalin (cela coûte
quarante centimes) deux mètres cubes de simple sciure de bois,
celle-ci, une fois bien séchée, peut être transportée, en sac, dans
une mansarde. Là, traitée en quelques minutes par un azoteux (cela
s'obtient avec cent sous d'eau-forte de chez l'épicier), puis laissée
en contact avec une mèche lente que l'on a soin d'allumer avant de
s'en aller, tranquillement, la clef dans sa poche... brrroum! c'est
la maison et ses deux voisines s'éboulant sur au moins quatre-vingts
bourgeois, tu sais! et avec le fracas de trois pièces de canon!

--Peuh! répliquait l'anarchiste en hochant la tête,--et après, mon
amour? On payerait cher, _très cher_, ce trop de bruit pour peu de
chose. Vois-tu, ce n'est pas quatre-vingts bourgeois, c'est TOUS LES
BOURGEOIS qu'il s'agirait de trouver le moyen d'exterminer.

--Mais, papa, gros comme une aubergine (600 grammes) de _gélatine_ de
Lewin, cela vous envoie un quartier de grès du poids de sept quintaux
(3,500 livres) rouler comme une balle de ouate à plus de cent mètres.
Cette aubergine-là ne coûte, à Anvers, qu'un franc cinquante! Rien,
même! puisque, partout, les carriers et les porions, qui en ont les
poches farcies, se comptent par vingtaines de milliers! Il en passe,
_par jour_, et rien qu'en Belgique, de 30,000 à 40,000 tonnes, sur
les fleuves. Quant aux amorces, nos frères des grandes capsuleries
des mines, où cela circule par boîtes, nous en feraient bien cadeau.
D'ailleurs, le fulminate de mercure, n'éclatant jamais dans du bois,
pourrait être expédié, soit pur, soit camphré ou nitraté...

--Ta! ta! ta! répondait, avec émotion l'anarchiste: tu oublies,
enfant, dans ton innocence naïve, qu'en _deux_ heures, des lois
d'exception seraient votées, qu'on se trouverait traqués par l'état
de siège, écrasés, à mille mètres, par des feux de batteries et
de bataillons, exterminés, comme des rats, par les tribunaux
sommaires! Sans compter que, ces troubles refroidissant toujours le
commerce, ceux qui survivent crèvent encore davantage de faim la
semaine suivante. Endors-toi. Toutes ces choses et cent autres sont
archi-connues, et je serais hué si je venais les offrir à nos comités
supérieurs. Revenus du cercle des fantaisies, ils sont bien décidés à
n'admettre, cette fois, qu'un engin... qui contiendrait, à volonté,
le Tremblement de terre.

Ainsi les soirées, ces derniers temps, s'écoulaient, en entretiens
paisibles, chez quelques milliers de ménages peu fortunés, en notre
capitale.

Si bien qu'une cotisation de vingt-cinq centimes par tête (je cite
les termes d'un rapport officiel) fut votée, il y a plus de six
semaines, en un comité de mécontents, pour qu'une rente de vingt-cinq
à trente francs par jour, allouée à trois ou quatre élus,--triés
parmi les plus diserts,--permît à ces derniers, toutes autres
occupations quittées, de se consacrer, sans trêve, à «découvrir,
fabriquer, apprendre à manier, enfin, les plus destructifs, les plus
brisants et les moins coûteux d'entre les mélanges explosifs le plus
à la portée de tous».

Environ cinq semaines après,--voici, à peine, huit jours,--une
conception, cette fois presque sérieuse et même assez grave,
chuchotée d'abord entre groupes et avec stupeur, puis faisant traînée
de poudre ici et au loin, fut notifiée à qui de droit. Aujourd'hui
les anarchistes _ne se cachent même plus pour en parler_.--Cette
triste découverte est due à l'imbécillité de plusieurs journaux,
qui ont ébruité, en termes scientifiques, il y a trois ans déjà, la
presque totalité de ce secret meurtrier. À présent, l'engin, qui
mérite attention, est divulgué, c'est-à-dire mis à la discrétion de
la foule.--Voici, en résumé, ce que dit l'ennemi:

«Pour la modique somme de deux francs cinquante, tout individu, ayant
acquis deux ingrédients débités chez l'épicier, peut, désormais, à
l'aide d'un engin spécial des plus simples, et qui ne fait pas de
bruit, envoyer ces deux ingrédients se mêler, à quatre-vingts mètres,
sur tel point visé.--Or, châteaux, pâtés de maisons, casernes et
palais, sous le choc de ce mélange subit, sont écrasés, avec leurs
habitants, d'un seul coup, à peu près en un huitième de seconde.--Cet
engin peut être confectionné en deux heures, partout, et il est
invisible dans l'air. On ne saurait constater par aucune preuve qui
peut l'avoir lancé. C'est la Torpille aérienne.»

Nous allons démontrer qu'il entre, au moins, six ou sept dixièmes
d'exagération dans la prétendue puissance du fléau international.




II

CE QUE PEUVENT UN LITRE D'EAU-FORTE, UNE LIVRE DE LIMAILLE DE CUIVRE
ROUGE ET UN LITRE D'ESSENCE MINÉRALE.

     En ce temps-là, les hommes, aussi, plantaient et bâtissaient,
     allaient et venaient, épousaient des femmes et en donnaient en
     mariage; ils vendaient et achetaient,--et le Déluge est venu.

                                                            ÉVANGILES.


Voyons. Examinons.

Il ne s'agit pas, ici, de rénover la fable ressassée de l'autruche
qui, fermant les yeux obstinément pour ne pas voir le danger,
s'imagine, dit-on, que, grâce à cette ingénieuse mesure, le danger ne
la voit pas non plus.

Voici, d'abord, en substance, le projet de complot qui a réuni le
plus de suffrages:

«Trente (c'est le chiffre fixé) de ces douteux artisans sans
métier précis, aptes à toutes besognes, sont secrètement nommés,
après enquête et entre des milliers d'autres, par les chefs de
l'Internationale, à Paris. Se connaissent-ils? Non. Savent-ils ce que
l'on attend d'eux? Non, certes. À peine en auront-ils conscience dix
minutes avant l'instant décisif. Par ainsi, nul risque, chez eux,
après boire, de telle inquiétante allusion,--d'un mot trouble et
menaçant, divulgué par une fille,--nulle traîtrise possible. Bref,
ils ignorent, et on les a sous la main.

«Ils se trouvent même toujours à leur poste, _sans le savoir_;
car les voici bientôt logés, aux frais de la caisse commune, en
trente de ces hautes mansardes, distantes chacune,--comme par
hasard,--d'environ soixante-dix à quatre-vingts mètres des principaux
édifices, foyers administratifs de l'autorité légale: par exemple,
la Préfecture de police, l'Élysée, les ministères de l'Intérieur,
des Postes et Télégraphes, et de la Guerre; l'Usine centrale du
gaz, les poudrières, la Banque de France, les palais du Sénat et du
Corps-Législatif, la Poste, la Bourse, l'Hôtel de Ville, etc.»

(L'on verra, bientôt, de quel acte de subtile mais heureusement
inexécutable scélératesse l'École militaire et les cinq grandes
casernes de l'armée de Paris seraient menacées.)

«Durant les jours d'attente, ils est indirectement procuré à chacun
de ces trente préférés un petit travail qui les occupe et leur
crée, autour d'eux, un vague renom d'assez braves gens. Un lit, une
commode, un placard, une table, deux chaises, un seau d'étain et
quelques ustensiles, voilà leur installation.

«Le matin du _dies illa_, chacun d'eux, étant seul, reçoit en main
l'avis suivant, lesté d'une pièce d'or, de la part des Grands-Amis:

«Frère, au reçu de cette lettre (sur laquelle sois muet pour _tous_,
dans les hasards de _toutes_ rencontres), prends ton panier à
provisions, descends et va, comme d'habitude, acheter le nécessaire
de tes deux repas. En revenant, tu te muniras, chez un épicier, d'un
litre d'eau-forte du commerce «pour nettoyer» et, _chez un autre_,
d'un litre de pétrole léger «pour ta lampe». Cela fait, rentre--et
qu'un quart d'heure après tu aies déjeuné, sobrement. À telle heure
de l'après-midi, tu reçois la visite de l'un des nôtres: il a demandé
le nom de quelqu'un de tes voisins. Il connaît ta porte--et te remet
une longue et très légère caisse de bois blanc, de forme ronde et
enveloppée d'une serge.

«Elle contient:

«1º 120 petites billes creuses, en verre, rangées, par trentaines,
en quatre carrés bien clos, dûment ouatés et cartonnés, en leurs 120
petites cases. Ces billes sont percées, toutes, comme au poinçon,
d'une minuscule ouverture qui permet de les emplir d'un liquide, à
l'aide de deux minces compte-gouttes qui les avoisinent.

«2º Un flacon de pâte forte,--sorte d'enduit de cire, de sable et de
gomme, se séchant à l'instant dans l'eau,--pour les boucher, une fois
remplies.

«3º Un sachet, contenant des copeaux et de la limaille de cuivre
rouge.

«4º Un de ces petits tubes de verre, ayant forme d'un carré dont la
quatrième ligne serait coupée.

«5º Deux grandes carafes et leurs larges bouchons de liège, forés, à
leur centre, d'un trou mesuré juste pour enserrer, chacun, l'un des
deux bouts du précédent tube de verre.

«6º Six cannes de verre trempé, creuses, à bouts l'un plein,
l'autre ouvert, de 1m,25 de longueur: leur diamètre, excédant de 2
millimètres celui des billes, chacune de celles-ci pourrait y être
glissée à l'aise. Ces cannes sont fixées, en des anneaux de cuir,
contre une paroi de la caisse.--Tous les autres objets sont aussi
fixés ou emballés de manière à ce qu'un heurt ne puisse les briser
facilement, ni les choquer les uns contre les autres.

«Te voici bien seul chez toi. Tu t'enfermes; tu ôtes la clef et tu
voiles le trou de la serrure. À présent, tu n'ouvriras plus qu'aux
sept coups d'ongle de notre envoyé,--qui t'arrivera vers neuf heures
et demie. Et passe tes chaussons de laine pour marcher sans bruit.»

       *       *       *       *       *

Ici, nous prenons sur nous d'interrompre.

Rien qu'à cet énoncé, l'on peut deviner qu'il doit être ici question
d'une simple panclastite[2] à l'hypoazotide. Si, en effet, nous
traduisons en langue exacte ce menaçant verbiage, il ne signifiera
pas autre chose que ceci:

L'eau-forte «de chez l'épicier» n'est qu'une ironie: l'eau-forte
s'appelant, en réalité, de l'acide nitrique--ou azotique.

[Note 2: Terme de pyrotechnie tout récemment forgé; de _pan_ et de
_kladzô_: «je brise tout».]

En se combinant, le cuivre et l'acide produisent des vapeurs qui,
recueillies et à peu près solubles dans l'eau, transmuent cette eau
en peroxyde d'azote, autrement dit en acide hypoazotique.

Or, la propriété de l'acide hypoazotique mis en relation, par un choc
subit et inflammant, avec le pétrole léger ou telle autre essence de
pétrole, est de se comporter comme les poudres brisantes les plus
violentes, de se décomposer, en un mot, avec une détonation très
forte;--et de projeter puissamment les obstacles qui s'opposent
à l'expansion totale des énormes volumes de gaz qu'engendre son
explosion.

L'on peut même ajouter que cette panclastite,--qui est, ce nous
semble, quelque chose comme celle inventée par M. Turpin,--serait
supérieure en puissance, et de beaucoup même, à la nitroglycérine
pure.

En effet, voici la formule de décomposition de la nitroglycérine
pure--au moment, enfin, de son explosion[3]:

  C^{6}H^{2}(Az O^{5} HO)^{3} = 6CO^{2} + 2HO + 3HO + 3Az + 0
  En poids, 227               = 132     + 18  + 27  + 42  + 8  = 227
  En volumes,                   12v     + 4v  +  6v +  6v + 1v = 29 vol.
  En chaleur,               6×6 + 8000 + 2×1×34.500 + 0   + 0  + M

[Note 3: M. Berthelot simplifie par: + 5HO;--mais la succession 2HO
+ 3HO devait être évidemment observée, ici, pour le bon ensemble du
présent calcul.]

M désignant la chaleur latente de décomposition de la nitroglycérine,
chaleur que nous estimerons égale à 60,000 calories par
équivalent,--bien que ce chiffre nous paraisse trop fort,--v
désignant l'unité de volume et représentant 5 litres 58 (volume
ramené, bien entendu, à 0° et à la pression atmosphérique si
le gramme est adopté pour unité de poids)[4],--100 parties de
nitroglycérine pure donneront, par conséquent:

  Volumes: 12,77 à 0° et 760mm de pression;
  Calories: 184,000, environ.

[Note 4: La puissance d'un explosif est, on veut bien se le rappeler,
_fonction de même sens_ que le volume de gaz et la quantité de
chaleur qu'il dégage _sous l'unité de poids_.]

Or, théoriquement, une panclastite, produite par le peroxyde d'azote
et un benzol (ou, à peu près, toute essence minérale), _mais calculée
de façon à brûler le carbone en oxyde_, donnerait:

            2C^{4}H^{8} + 11 AzO^{4} =  28 CO + 16HO + 11 Az
  En poids: 184         + 506        = 392    + 144  + 154   = 690
  En volumes                           56     +  32  +  22   = 110
  En calories               28×6×5,600 + 16×1×34,500 + 00    = 1.492,800

100 parties de cette panclastite donneraient donc:

  Volumes: 15,94, soit 26 0/0 en plus que la nitroglycérine
  Calories: 216,000, soit 17 0/0 en plus que la nitroglycérine

C'est donc bien _cela_ que signifient les ironies de «chez
l'épicier»:--pas autre chose. Eh bien, ne discutons pas. En admettant
qu'avec les éléments dont il est question dans la menace, on puisse
obtenir des expressions à peu près analogues, d'après de certains
dosages, voyons comment toute cette verroterie pourra projeter, _sans
péril pour celui qui l'expédie_, un explosif de cette nature[5].

[Note 5: Voir le remarquable article de M. Roca, dans le Génie
civil, sur les lithoclastites.--Voir aussi le rapport officiel des
quatre ingénieurs de la ville de Paris, nommés par la Préfecture de
police, rapport imprimé, d'après lequel le Comité d'hygiène et de
salubrité a cru devoir interdire, en France, l'usage des panclastites
à l'hypoazotide, _comme d'un transport ne présentant aucune garantie
pour la sécurité publique_.]




III

LE CHARGEMENT DES BOULES DE VERRE

     «Car il n'y a rien de caché qui ne se découvre, ni rien de
     secret qui ne se révèle: aussi ce que vous avez dit dans les
     ténèbres sera répété au grand jour.»

                                ÉVANGILE SELON SAINT LUC, XII, 2 ET 8.


Voici (condensé dans le moins obscur français qu'il nous est possible
d'écrire) le texte des instructions précisées par les ingénieurs
anarchistes, dans les _Cours d'explosifs_ qui se tiennent, en ce
moment, à Paris et ailleurs.

Nous supposons, logiquement, que ces instructions continuent cette
même circulaire que nous avons interrompue.

       *       *       *       *       *

«Remplis d'eau l'une des carafes;--jette dans l'autre toute la
cuivrerie du sachet et verse dessus le litre d'eau-forte.

«Les ayant posées, l'une contre l'autre, sur la table, et bouchées,
enfonce doucement, par les angles--et bien d'ensemble--dans le trou
central de chaque bouchon, les deux bouts du tube de verre, jusqu'à
ce qu'ils plongent chacun d'eux en son liquide.

«Bientôt des vapeurs brun rouge circulent à l'intérieur de la triple
ligne transparente du tube; elles viennent pénétrer et foncer l'eau
de la première carafe: en moins d'une heure cette eau, saturée de ces
vapeurs, est devenue couleur d'ocre.

«Alors tu enlèves bouchons et tube, et les déposes, ainsi que la
carafe d'eau-forte, au fond de ton seau d'étain.

«Là, tu les immerges d'eau fraîche; puis, ayant bien ajusté le
couvercle sur le seau, tu le relègues dans un coin.

«L'autre carafe, pleine de l'eau brunie, est demeurée sur la table.

«Il s'agit, maintenant, de remplir de ce liquide soixante
(c'est-à-dire _la moitié_) de tes boules de verre.

«Écoute le seul parfait moyen d'y arriver vite, pour le mieux et
_sans l'ombre d'un danger_: mais dis-toi bien qu'il te suffirait d'en
omettre ou transposer un détail pour encourir une catastrophe dont
tu ne saurais te faire MÊME UNE IDÉE,--et dont la terrible durée
n'excéderait cependant pas celle d'un clin d'oeil.

«Tout d'abord: qu'au moment où, pour procéder à l'opération susdite,
tu t'assois devant la table, les objets suivants--que tu as chez
toi--s'y trouvent disposés dans l'ordre que voici:

«1º Devant toi, une assiette creuse et un verre;--auprès du verre la
carafe d'eau brunie.

«2º À ta droite, à côté de l'assiette, l'un des compte-gouttes, puis
l'une des boîtes de pâte-forte.

«3º À ta gauche, les deux premiers carrés de carton contenant chacun
trente boules.

«4º Sur une chaise, à côté de la tienne, aussi à gauche, tu as placé
tout bonnement ta cuvette à moitié pleine d'eau.

«Tu t'assois donc. Tu commences par verser de l'eau brunie dans le
verre jusqu'aux trois quarts. Cela fait, tu saisis une première
boule entre deux doigts de ta main gauche et la tiens au-dessus de
l'assiette.

«Tu prends, de la main droite, le compte-gouttes et en trempes la
pointe dans le verre. Elle y aspire (d'une pression de ton pouce sur
la capuce de caoutchouc du compte-gouttes) _juste_ la quantité de
liquide nécessaire pour remplir la bille. Tu introduis donc la fine
extrémité de cet instrument dans le trou capillaire de la bille,--et
voici que, d'une seconde pression, graduée à cause de l'air qui se
trouve dans cette bille, celle-ci s'est remplie.

«Tu reposes le compte-gouttes _à sa place_, et prends le couteau: du
bout de la lame tu enlèves une très petite parcelle de pâte-forte,
dont tu enduis et bouches l'ouverture de la bille. Cela fait, tu
plonges celle-ci dans la cuvette, auprès de toi, ce qui durcit, à
l'instant même, l'enduit. Vérifie le bon bouchage avant que soit
ainsi lavé l'extérieur de la bille, au cas où quelque goutte aurait
débordé.

«Ainsi de suite, jusqu'à la trentième.

«Alors tu retires, l'une après l'autre, de l'eau, les trente petites
boules pleines, et tu les poses, au fur et à mesure, chacune en un
casier de son carré, dont la ouate suffit à les sécher assez vite.

«Puis, tu attaques le second carré de billes vides,--les trente
autres--et tu recommences.--Celui-ci, rempli à son tour, tu te lèves
et vas déposer, sur une planche libre de ton placard, ces deux boîtes
de boules brunes.

«Il s'agit, à présent, de faire disparaître d'autour de toi toute
trace d'eau-forte.

«Tu regardes, sur ton palier, s'il ne circule personne:--tu jettes
toute ta verrerie, pêle-mêle, dans le seau--et, l'ayant porté sous
la fontaine, tu laisses couler le jet, bien à toute force, là-dessus
durant cinq minutes,--Au bout de ce temps, le tout est redevenu
clair. Tu rentres, tu essuies, tu places tout cela dans ton panier à
provisions et le poses n'importe où.

«Attention!... La table une fois bien essuyée, et aussi tes mains, il
te reste, pour toute besogne, à remplir les soixante dernières boules
de verre, mais, cette fois, avec ton litre de pétrole léger. Pour
cela, tu procèdes _exactement_ comme tu viens de le faire, mais en
n'employant, pour cette seconde opération, AUCUN des objets qui ont
servi pour la première: c'est pourquoi tu en as le double.

«Cette fois, tu ne dois remplir les boules qu'aux deux tiers à peu
près.

«Là: c'est fait.--Va placer tes deux nouveaux carrés de billes
blondes dans l'endroit le plus éloigné des brunes. Étends, dans le
panier, sur les deux essuie-mains, le reste des objets qui t'ont
servi, moins l'une des boîtes de pâte: et repose-le dans son coin.

«Le soir est venu. Tu peux allumer ta lampe--et dîner paisiblement.

«Après le repas, et pour charmer tes loisirs, ôte, doucement, les
six cannes de verre de leurs annelets de cuir et dispose-les, avec
précaution, l'une contre l'autre, sur ton lit _resté défait_. Tu
peux, à présent, briser le frêle bois blanc de la longue boîte ouatée
et la brûler par petites flambées.

«La voilà disparue. Bien. Neuf heures sonnent. Éteins le feu: c'est
utile. Ouvre, tout grand, le vasistas de ta mansarde: il faut qu'il
fasse froid chez toi.--Quelle brume, quel brouillard, au dehors! Les
journaux d'hier l'avaient prédit, à l'article _Température probable_.
Cependant, tu entends, au loin, sur la place de l'Hôtel de Ville, en
face de ta maison, des voitures, des murmures de foule,--car c'est
une nuit de bal et de fête!

«Mais neuf heures et demie sonnent: on gratte sept fois à la porte.
Tu ouvres. C'est notre envoyé.»




IV

L'ENGIN

     Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, si vous ne faites de
     bien qu'à ceux qui vous en font, si vous ne prêtez qu'à ceux
     qui peuvent vous rendre, si vous ne saluez que vos frères, que
     faites-vous là de particulier? Les méchants et les païens ne
     font-ils pas la même chose?

     Aimez vos ennemis! Faites du bien à qui vous fait du mal et
     prêtez sans en rien espérer. C'est ainsi que votre récompense
     sera grande et que vous deviendrez les enfants du Très-Haut,
     car, lui aussi est bon pour ceux qui sont injustes et méchants.
     Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux.

                                                             ÉVANGILE.


La circulaire doit évidemment s'arrêter ici. Mais, d'après ce
qui précède, chacun, en vérité, peut, au gré de son imagination,
conjecturer--et deviner, à peu près,--le reste!... Voici, selon la
nôtre, aidée de renseignements connus, la pâle esquisse des discours,
faits et gestes qui, sauf de négligeables variantes, suivraient
l'entrée en scène du nouveau personnage.

(Mise convenable, extérieur des moins dramatiques, air bourgeois,
le visiteur tient d'une main un petit sac--et de l'autre une grosse
canne, de couleur neutre.)

Le dialogue suivant s'engage à voix basse:

--Les boules sont prêtes?--Oui.--Bien. Donnez-moi ce panier.

Ayant entre-bâillé la porte, l'envoyé passe le panier à quelqu'un que
l'on entend redescendre à l'instant même.--La porte une fois refermée:

--J'ai demandé le locataire d'un autre étage, chez qui votre
concierge me croit monté.

Ce disant, l'émissaire a dévissé, très vite, la pomme et le bout de
sa canne. Celle-ci s'ouvre en compas, emboîtant ses deux moitiés
dans un écrou central que vient renforcer, en glissant, une rondelle
d'acier: la canne est devenue, ainsi, une longue tige d'acier
pur, très droite, d'environ six pieds. Ajustant à l'un des bouts
recourbés le noeud coulant d'une forte et vibrante corde gommée,
puis s'arc-boutant et faisant plier toute la tige, il ajuste
l'autre noeud à l'autre bout de la canne, transfigurant ainsi le
prétendu jonc en un arc d'un acier bien trempé et d'une très évidente
puissance.

--Cet arc revient à quinze francs, par commande de cent cinquante,
dit-il. Nous pouvons voir, dans les musées de vieilleries, bien des
flèches rouillées qui, avec leurs lourdes pointes de fer, pèsent
encore plus d'une livre: les archers d'autrefois les envoyaient
tomber à cent quarante mètres et plus. Cet arc-ci envoie donc,
facilement, tomber à quatre-vingts mètres une flèche du poids de sept
cents grammes--et d'_une livre et demie_, à soixante-dix mètres.

L'envoyé s'est assis devant la table, sur laquelle il a posé son sac
ouvert.

--Les boules, maintenant! dit-il: les brunes à ma droite, les blondes
à ma gauche. Doucement!... et ne laissons rien choir.--Bien. À
présent, passez-moi l'un de ces longs et creux bâtons de verre.--Bien.

Ici, l'envoyé regarde fixement son acolyte: puis, froidement, et à
voix basse:

--Notre flèche, à nous, et flamboyante! la voici... Voyez: le bout
plein est muni d'une encoche pour bien mordre la corde de cet
arc;--en ces trois entailles, dont une centrale et deux latérales
(que j'enduis de cette pâte forte, tout à l'heure séchée), j'ajuste
ces trois pennes de parchemin qui permettent à ce trait, à cet oiseau
de tonnerre, de filer droit vers le but visé.--Voyez ce quadrillé,
creusé dans le verre, un peu au-dessus de l'encoche; c'est pour
donner au pouce une prise plus ferme, et que, dans la traction de la
corde, la flèche ne s'échappe pas avant la tension voulue.

«Je place donc cette flèche, tout au long, sur la table--et l'incline
d'un degré à peine,--juste ce qu'il faut pour que cette boule brune,
que j'y glisse, arrive doucement jusqu'au fond, où se trouve un léger
ressort très flexible, qui amortit le heurt de cette arrivée.--À
présent, une blonde! et nous alternons ainsi jusqu'à vingt billes
par flèche. Il y a place, au bout de ce javelot, pour les deux tiers
de ce court piston de _bois_, que j'enfonce, avec mille précautions
et pour cause. Le bout qui en pénètre jusqu'à la première boule se
termine aussi par un très frêle ressort d'acier, pareil à celui du
fond de la canne, et destiné à maintenir, entre celui du fond et lui,
l'adhérence entre les billes, au moment du jet même de l'arc,--pour
qu'elles ne se brisent pas en s'entrechoquant. L'autre bout du piston
dépasse la flèche: s'il rencontre un obstacle, le piston rentre tout
entier, écrasant la première boule et, par suite, au même instant,
_toutes_ les autres (grâce à une loi de physique bien connue)
_puisqu'elles se tiennent de surface entre elles_. Alors les liquides
se mêleront, brusquement, par proportions désirables. Quant à l'effet
que produit la soudaineté de ce mélange en un choc inflammant, vous
l'apprécierez tout à l'heure. Cette flèche-ci étant chargée, je la
dépose sur le lit, où les cinq autres, également prêtes, seront ses
voisines d'ici vingt minutes.

«Là!--c'est fini.»

L'envoyé se lève et tire sa montre:--«Dix heures et demie,» dit-il.




V

L'EXÉCUTION DE PARIS

     Nisi Deus custodierit civitatem, in vanum laborant qui
     custodiunt eam.

                                                              PSAUMES.


Étant donné ce début de causerie et d'actes, le reste s'imagine
encore plus facilement, à quelques variantes près; ainsi le moderne
archer reprend en ces termes:

«Portons, sans bruit, la table contre le mur, sous le châssis de
votre fenêtre.»

L'instant d'après, l'inconnu, debout sur la table, ouvre, regarde au
dehors--et renverse, doucement, le châssis derrière sa tête sur la
toiture.

«Quel brouillard! on ne distingue les vastes croisées de notre Hôtel
national,--tout flambant neuf,--que grâce à ces points de lumière
électrique... et vos voisins ne me verraient pas.

«Les journaux ont bien raison de nous prévenir la veille de la
température presque certaine du lendemain! Nous savons en profiter.
Entendez-vous d'ici les musiques? Cela fait rêver, je trouve. Mais
il me semble que l'orchestre manque d'un instrument; nous allons y
suppléer.--Ah! voici trois spéciaux coups de sifflet qui m'annoncent
que nos gouvernants, en grande partie, honorent, en ce moment,
de leurs présences, la solennité. Fort bien. Les salons tout en
lumières, les buffets, les vestibules et couloirs doivent être pleins
à étouffer! C'est ce qu'il faut.--Onze heures et quart!... En cet
instant précis,--grâce à nos affiliés volontaires, dans l'armée,
à Paris,--partent, sous les lits des dortoirs, dans les grandes
casernes, de puissants jets irrigants, de longues lignées de certains
acides qui, une fois respirés ne pardonnent point: j'estime à vingt
mille, environ, le nombre de ceux que la diane trouvera immobiles, à
l'aube prochaine[6].--En ce moment encore, une douzaine de flèches,
quatre fois grosses[7] comme celle-ci (car elles ne doivent porter
qu'à seize mètres), sont braquées sur la Préfecture: je crois à un
véritable éboulement de tout ce pâté de masures sur ses habitants,
d'ici à bien peu de minutes...--Allons! l'on n'attend plus que nous.
À votre tour de monter à cette tribune, mon cher collègue!»

[Note 6: Il va sans dire qu'à notre estime de telles atrocités sont
radicalement irréalisables. Elles peuvent être rangées au nombre de
ces chimères dont nous avons parlé dans la première partie de cette
étude.]

[Note 7: Il suffit de réduire à l'expression partielle (calories
et gaz) en tenant compte des questions d'espaces, les quantités
panclastites déclarées missibles par des engins de cette nature,
pour reconnaître que les effets brisants _ne seraient pas_, et à
beaucoup près, ceux que l'on prône. La flèche de 700 grammes, tout
calcul fait, n'équivaut pas, avec son piston doublé de fulminate, à
plus de 18 ou 20 livres de poudre au maximum d'estimation. La flèche
quadruple, seule, serait assez grave, à cause des diverses _qualités_
d'explosion de la panclastite. L'effet moral, sur les foules,
serait le plus terrible de l'engin: c'est pourquoi nous devons y
songer de sang-froid, nous y habituer, ainsi, à l'avance. Surtout
si nous réfléchissons à une chose: c'est que,--si l'actuelle flèche
nous paraît d'une puissance assez contestable,--digne d'attention,
pourtant,--les progrès, très rapides, de la Science, en matière
d'explosifs--(progrès dont la loi d'ensemble a été si magistralement
perçue, définie, établie par Berthelot),--_ne tarderont pas à rendre,
en effet, POSSIBLES les fulgurantes catastrophes dont nous menace la
présente ébauche_.]

Ce disant il est descendu, et, lorsque son acolyte l'a remplacé:

«Placez-vous de biais. Glissez la tête et le bras au dehors, sur le
toit. Bien. Voici l'arc: passez-le,--de biais, toujours,--au dehors:
puis, le tenant, par le centre, de la main gauche, posez-le à plat
sur le toit.--Là!... Voici, maintenant, la flèche.

«Du calme, ici. En la prenant de votre main droite, en la passant
au dehors, en la couchant sur l'arc, il s'agit d'éviter qu'elle se
heurte à quoi que ce soit, le piston de bois contenant quelque chose
de sensible... Là! Bien.--Vous retenez, sous votre index gauche, le
milieu de cette flèche sur le centre de l'arc, en ajustant, de votre
main droite, sur la corde, l'encoche de verre. Serrant fortement,
du pouce, le quadrillé, vous vous penchez au dehors et vous tendez
l'arc, de toutes vos forces, jusqu'à ce que la naissance du piston
touche le centre de l'arc.--Visez l'un des points lumineux, là-bas:
elle arrivera toujours dans les environs, ce qui suffit! Là! Vous
tenez la nuit; penchez-vous largement sur elle, au dehors: ne
craignez pas de tomber, j'entoure vos jambes de mes bras et je m'y
suspends!... L'heure sonne!--Envoyez.»

       *       *       *       *       *

Oui, tel serait le discours que tiendrait sans doute le
mécréant,--et, si la prétendue toute-puissance de ce brûlot
n'était pas exagérée à plaisir, si cette panclastite pouvait être
conditionnée _à l'hydrogène, par exemple_--(ce qui est radicalement
IMPOSSIBLE dans l'état actuel de nos connaissances, puisque
l'hydrogène, à haute température, réduit l'acide carbonique),--il ne
serait pas inconséquent d'affirmer que de grands désastres pourraient
être produits par ce calamiteux engin. Qu'on se figure, en effet, le
tableau suivant:

Sitôt la flèche envoyée, un bref coup de tonnerre sonne du côté
de l'endroit visé. Ce coup, vingt-neuf autres lui font écho, dans
Paris, aux lointains. Et voici que les vociférations d'une multitude
hurlante, des milliers d'appels affolés d'hommes et de femmes
s'étouffant en une panique vertigineuse,--rappelant (et avec quels
grandissements) par exemple les effroyables sinistres des théâtres
de Nice, d'Exeter et de notre Opéra-Comique,--voici que toutes ces
explosions et que tous ces cris de carnage, enfin, parviennent
jusqu'aux deux tueurs.

La brume s'est comme rougie, là-bas! Et, dans la même minute, les
cinq autres flèches sont envoyées. Et les réponses environnantes
se renouvellent, mêlées à des bruits d'écroulements, au fracas des
poudrières, aux lueurs pourpres qui brûlent au loin. La capitale,
dominant de son innombrable clameur, le roulis des voitures et les
sifflets des trains en partance, est devenue, en un quart d'heure,
presque pareille à Sodome sous le feu du Ciel. De subits charniers
s'entassent. Puis, brusquement, plus rien: nul bruit, excepté celui
des cris poussés par des milliers de victimes, celles qui survivent.

«--Nous recommencerons indéfiniment, ne voulant pas plus
d'oppresseurs que de défenseurs désormais! murmure alors l'envoyé de
l'Internationale, tout en vissant la pomme et le bout de sa «canne»
refermée. Il ne reste aucune trace, ici, de la besogne.--Voici un peu
d'or: au revoir, et--à bientôt. Vite, couchez-vous.»

Les deux complices, en échangeant, sans doute, deux graves regards,
se serrent la main.

L'inconnu descend en grande hâte l'escalier. S'il rencontre quelqu'un
devant le portail ou dans les environs, il ne manque pas de s'écrier,
de l'air d'un passant effaré qui regagne son logis:

--Ah çà! qu'est-ce donc? On entend des bruits épouvantables, ce
soir!... Qu'est-ce qu'il y a?

Puis, comme les gens qui s'enfuient de tous côtés ne trouvent même
pas le courage de lui jeter la simple notification de leur ignorance
terrifiée,--il s'éloigne, et disparaît dans le brouillard[8].

[Note 8: En tout cas, même la _mélinite_, inventée par les capitaines
Locart et Hirondart, de Bourges, et dont l'on peut estimer, sans
exagérations inutiles, la puissance projective et pulvérisante de
30 à 40 fois celle de la poudre ordinaire,--même cette nouvelle
composition dont serait saisie, au dire des journaux, la commission
des salpêtres et qui serait trois fois plus puissante encore,--même
le chlorate de potasse ou le chlorure d'azote, (que l'on ne peut
manier),--même le fulminate de mercure envoyés (chose impossible!)
à quantités égales, ne produiraient pas tout à fait les résultats
dont on nous menace. Le mieux est donc, pour les anarchistes sérieux,
d'attendre qu'une découverte extraordinaire puisse réaliser leurs
souhaits,--ce qui, du reste, au train dont vont les explosifs, nous
semble (redisons-le sans cesse) INÉVITABLE à brève échéance.]




TABLE

                                                            Pages

  LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE                                   1

  LA CÉLESTE AVENTURE                                          15

  UN SINGULIER CHELEM                                          31

  LE JEU DES GRÂCES                                            41

  LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE                                51

  L'HÉROÏSME DU DOCTEUR HALLIDONHILL                           67

  LES PHANTASMES DE M. REDOUX                                  79

  CE MAHOIN!                                                   99

  LA MAISON DU BONHEUR                                        109

  LES AMANTS DE TOLÈDE                                        133

  LE SADISME ANGLAIS                                          143

  LA LÉGENDE MODERNE                                          163

  LE NAVIGATEUR SAUVAGE                                       179

  AUX CHRÉTIENS LES LIONS                                     191

  L'AGRÉMENT INATTENDU                                        201

  UNE ENTREVUE A SOLESMES                                     211

  LES DÉLICES D'UNE BONNE OEUVRE                              225

  L'INQUIÉTEUR                                                239

  CONTE DE FIN D'ÉTÉ                                          255

  L'ETNA CHEZ SOI                                             269

       *       *       *       *       *


  _DU MÊME AUTEUR:_

  CONTES CRUELS.       ISIS.
  LE NOUVEAU MONDE.    ELEN.
  L'ÈVE FUTURE.        AKËDYSSÉRIL.
  LA RÉVOLTE.          MORGANE.
  PREMIÈRES POÉSIES.   L'AMOUR SUPRÊME.
            TRIBULAT BONHOMET.


  _En préparation:_

  AXËL.
  L'ADORATION DES MAGES.
  LE VIEUX DE LA MONTAGNE.
  MÉLANGES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES.


  =Théâtre=

  THÉÂTRE LISIBLE.

  =Histoire=

  DOCUMENTS SUR LES RÈGNES DE CHARLES VI ET DE CHARLES VII.

  =Oeuvres métaphysiques=

  L'ILLUSIONISME.
  DE LA CONNAISSANCE DE L'UTILE.
  L'EXÉGÈSE DIVINE.

       *       *       *       *       *

[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

^{ } est utilisé pour marquer les lettres supérieures; ex: H^{2}
correspond à H au carré.

Le catalogue présent au début du livre, a été placé à la fin de ce
fichier.]





End of the Project Gutenberg EBook of Histoires insolites, by 
Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INSOLITES ***

***** This file should be named 48781-8.txt or 48781-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/4/8/7/8/48781/

Produced by garweyne, Christine P. Travers and the
Distributed Proofreading team at DP-test Italia.


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License available with this file or online at
  www.gutenberg.org/license.


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:  www.gutenberg.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.