Histoires incroyables, Tome I

By Jules Lermina

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Title: Histoires incroyables, Tome I

Author: Jules Lermina

Release Date: May 18, 2006 [EBook #18415]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INCROYABLES, TOME I ***




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                           HISTOIRES INCROYABLES

                                    PAR

                               JULES LERMINA



                        PARIS, L. BOULANGER, ÉDITEUR
                       90, boulevard Montparnasse, 90

                                COLLECTION
                            LECTURES POUR TOUS
                           AVENTURES ET VOYAGES

                La liste des volumes composant cette collection
                     se trouve à la fin de l'ouvrage.






                          HISTOIRES INCROYABLES

                                  PAR

                             JULES LERMINA




                             TOME PREMIER




                               PRÉFACE


J'ai toujours beaucoup aimé les histoires fantastiques. L'incroyable est
une des formes de la poésie. Le réel, lorsqu'il se déforme par
l'hallucination ou le rêve, devient tout aussitôt énorme et plus
attirant peut-être que la vérité même. Tels ces visages que certains
miroirs concaves ou convexes allongent ou dépriment de façons bizarres.
Ils nous fascinent. On les regarde avec une fixité un peu hagarde,
tandis qu'on laisserait peut-être passer une jolie femme sans l'admirer.

Le fantastique hypnotise. Quand j'étais enfant, j'ai souvent entendu
raconter l'histoire de mon grand-oncle Gillet, mort grenadier de la
garde. À Nantes, quand il rentrait chez sa mère, il avait l'habitude de
prendre chaque soir un peu de sable et de le jeter, du dehors, contre la
vitre pour avertir qu'il arrivait. On courait à la porte du jardin et on
ouvrait. Cadet (c'était le cadet de la famille) entrait, joyeux. Un
soir, on entend le bruit du gravier contre la vitre. Mon
arrière-grand'mère se lève joyeuse et dit:

--C'est Cadet!

Cadet était pourtant soldat à l'armée et loin de France. Bah! c'est
qu'il revenait! Et la mère court ouvrir la porte. Personne!

--Mon Dieu! dit l'aïeule, il est arrivé malheur à Cadet.

Et elle regarda sa montre.

En effet, à cette heure même, à l'heure crépusculaire, entre chien et
loup, le pauvre garçon recevait d'un chasseur tyrolien, caché derrière
une botte de foin, une balle qui le tuait net. C'était le soir de
Wagram. Il n'y avait pas deux heures que Napoléon l'avait, de sa main,
décoré sur le champ de bataille d'une petite croix détachée de sa
poitrine. Je l'ai là, cette petite croix. Je la regarde tandis que
j'écris. Elle me rappelle cette inoubliable histoire qui a fait tant
d'impression sur mon enfance.

Voilà bien pourquoi, sans doute, quand j'ai débuté, mes premiers récits
ont été des contes fantastiques. On les retrouverait dans la collection
du _Diogène_ où nous _fantastiquions_ à qui mieux mieux, le poète Ernest
d'Hervilly, le romancier Jules Lermina et moi. Edgar Poë était notre
dieu et Hoffmann son prophète. Nous étions fous d'histoires folles.
C'était le bon temps.

Il n'est point passé, je le vois, ce bon temps-là, puisque Jules
Lermina, fidèle à nos frissons d'antan, publie ce curieux et poignant
recueil d'_Histoires incroyables_. Mânes de Nathaniel Hawthorne, et de
l'auteur de l'_Assassinat de la rue Morgue_, voilà un Français, très
français, qui vous a pourtant dérobé le secret du fantastique, ce
naturel _sublimé_! Voilà un Gaulois qui a le sens du cauchemar saxon et
dont les inventions font se dresser sur la peau du lecteur ces petites
granulations spéciales qu'on appelle la chair de poule.

Je les connaissais en partie, ces _Histoires_ entraînantes, et elles
m'avaient hanté plus d'une fois comme la _Smarra_ de Nodier. J'avais
même cru sincèrement qu'elles étaient écrites par un Yankee, lorsque
Lermina les signait de son pseudonyme de _William Cobb_. Mais Lermina
connaît l'Amérique; il y a vécu, je crois, et il s'est imprégné de
l'esprit même, subtil et puissant, de Poë. Ses magistrales études
d'après le maître américain ne sont pourtant ni des copies ni des
pastiches. Jamais je ne trouvai, au contraire, plus d'invention que dans
ce livre. Lisez les _Fous_, la _Chambre d'hôtel_, la _Peur_, le
_Testament_. Ou plutôt lisez toutes ces _Histoires incroyables_. Dans un
temps où l'imagination semble proscrite du roman, Lermina a ce don
merveilleux de l'invention. Il plaît, il amuse, il entraîne; ici--comme
l'hypernaturel même--il fascine.

J'interromps, pour écrire cette préface, un court roman où j'étudie, à
un point de vue spécial, les phénomènes de la suggestion. L'hystérie et
la névrose m'attirent, et pourtant ce ne sont là que des mots. Ce qui
est vrai, c'est la surexcitation ou la dépression cérébrale. Que se
passe-t-il? Que se _pense-t-il_ dans cet appareil déséquilibré? Est-il
impossible que nous en ayons une notion quelconque? Non. Depuis que
Maury a prouvé que le rêve pouvait être mâté, dirigé par la volonté,
depuis que Quincey, le mangeur d'opium, que Poë ont analysé les
sensations du narcotisé et de l'alcoolique, il a été prouvé que pour
l'observateur, assez maître de soi pour se regarder penser, il y a une
mine profonde et toujours féconde à explorer. Dans la pensée, comme dans
la musique, on découvre des tons, des demi-tons, des quarts de ton, des
_commas_ pour employer le terme technique. Ce sont ces infiniment petits
de la conception cérébrale qu'il est intéressant de noter. C'est là le
vrai fantastique, parce que c'est l'inexploré; parce que, sur ce
terrain, les surprises, les antithèses, les absurdités sont multiples et
renaissantes.

C'est cette étude de la pensée malade que Jules Lermina a essayée, dans
une singulière abstraction de son propre moi, qui est une force. Le
temps de la synthèse, mère du romantisme, est passé. Le temps de
l'analyse est venu. Corpuscules, microbes, monères d'Haeckel,
inconscient d'Hartmann, tout aujourd'hui est regardé de près. C'est
l'âge du microscope. On étudie les matériaux du grand monument humain
pour en reconstruire l'architecture première. Dans le fou, dans
l'alcoolique, il y a disjonction des pensées: d'où une certaine facilité
pour les soumettre à l'action du microscope.

Quelle différence entre ces expériences sur le vivant, sur le pensant,
et les imaginations purement physiques d'Hoffmann, ne comprenant d'autre
antithèse que celle de la vie et de la mort, de la matière et de son
reflet, du crime et du remords; d'Achim d'Arnim, se perdant à travers
les grisailles du rêve effacé, presque invisible,--illisible,
pourrait-on dire; voire même d'un Hawthorne, s'attachant aux contrastes
de neige et de soleil, de poison et d'antidote, de métal et de papier.
Edgar Poë, le premier, a étudié, non plus les dehors, mais le _dedans_
de l'homme. Son «Démon de la perversité» est une trouvaille cérébrale,
adéquate à un rapport de médecin légiste. C'est le psychopathe avant la
psychopathie.

Jules Lermina est de cette école. Il trépane le crâne et regarde agir le
cerveau; et il y voit des spectacles mille fois plus étranges que les
fantômes ridicules, blancs dans le noir, mille fois plus effrayants que
les goules pâles ou les vampires verdâtres du bon Nodier.

Les livres sans mérite ont seuls besoin de préface. Je croirais manquer
de respect au public, qui connaît ceux qu'il aime, et de justice envers
un vieux camarade en présentant un littérateur qui s'est, depuis tant
d'années, si brillamment présenté lui-même. Mais peut-être Jules Lermina
veut-il que je dise qu'en ce volume particulier il a mis plus de
lui-même encore, des recherches plus profondes, une acuité plus affinée.
Je conçois cela. On a toujours un livre qu'on préfère, un favori dans
une oeuvre multiple. Les _Histoires incroyables_ sont peut-être ce
«préféré» pour leur remarquable auteur.

Le conteur a trouvé, pour l'illustrer, un artiste aux visions
originales, puissamment saisissantes, pleines, elles aussi, de ce
_fantastique réel_ qui fait le prix des récits de ce très original et
troublant volume. On prendrait plus d'une composition de M. Denisse pour
une des étranges vignettes, pleines d'humour tragique, intercalées par
Cruikshank dans la traduction de Hugo, _Han of Island_.

Quoi qu'il en soit, on placera certainement ces pages au meilleur rang
de la bibliothèque des conteurs, entre les visions romantiques
d'Hoffmann et les conceptions poétiquement scientifiques d'Edgar Allan
Poë; et l'auteur, qu'on va fort applaudir, a découvert un joli coin
d'Amérique, plein de fleurs rares et étranges, inquiétantes comme ces
fleurs empoisonnées du conte d'Hawthorne, le jour où il a soufflé, tout
bas, à William Cobb les histoires troublantes et remarquables que ce
William Cobb contait si bien et que recueille aujourd'hui, pour nous,
Jules Lermina.

                                              JULES CLARETIE.

          15 mars 1885.




                          HISTOIRES INCROYABLES




                               LES FOUS

                                   I


Pourquoi six heures? Non pas six heures moins cinq minutes ni six heures
cinq, mais bien six heures juste. Cela me préoccupait plus que je ne
voulais me l'avouer, et cependant je ne m'étais pas trompé. Tenez, hier
encore, j'étais allé chez lui, pour mon procès.

Car il est temps que je vous dise de quoi je veux parler ou plutôt de
qui.

Lui, c'est Me Golding, mon sollicitor, un homme de sens et de talent,
plus rusé que tous les attorneys des États-Unis, et qui sait vous
retourner un juge comme un gant de feutre, ou lui ouvrir l'esprit à
point, comme le plus graissé des _bowie-knives_.

Je suis un homme comme vous, ami lecteur, mais peut-être ai-je en moi
telle disposition qui chez vous n'existe qu'à l'état latent.

J'ai remarqué que chez tout individu appartenant à la race humaine,
réside en un point spécial et sans qu'il s'en rende compte lui-même, une
faculté, comme une sorte de sens, doué d'un _superacuité_ remarquable.
Chez les uns, j'ai vu que c'était le désir de l'or, ou plutôt le _flair_
des affaires; chez les autres, c'était la _divination_ intuitive de la
fragilité d'une femme. Les uns se disaient, en entendant un bavard: là,
il y a une bonne affaire à engager. Les autres, en regardant la plus
guindée de toutes les mères de familles: voilà une femme dont je serai
l'amant.

Cela ne se discute ni ne s'explique. Cela est. C'est une agrégation,
indépendante de toute volition, entre telle portion d'un autre être et
la portion équivalente de votre propre nature, comme un engrenage auquel
vous ne pouvez échapper. Il y a en _lui_ ou en _elle_ telle aspérité qui
s'accroche, par son évolution même, à un des ressorts de notre
mécanisme. Et tout suit.

Moi, j'ai le flair de l'étrange: chez un homme, si _innocent_, si
naturel qu'il paraisse à tous, je pressens, je constate l'_anormal_, en
si petite dose qu'il s'y trouve. L'_infinitésimal_ m'affecte. Et une
fois que j'ai été touché par ce ressort invisible, rien ne peut
m'arrêter. _Il faut_ que je sache, que je suive le mouvement,
l'impulsion qui m'a été communiquée.

C'est ainsi que cela se passa avec Me Golding, homme régulier, comme le
balancier d'une pendule, marchant comme un rouage, vivant
automatiquement ou plutôt mathématiquement. À dix heures du matin, je le
trouvais à son bureau pour ses consultations. Et, remarquez-le, jamais
une minute avant ni après dix heures; à une heure, au tribunal; à cinq
heures, dans son cabinet; à six heures... c'est là ce qui me frappa.

J'étais chez lui: nous causions de mon procès... oh! une misère...
quelques centaines de dollars dont je me soucie comme d'un poisson salé.
Mais j'en avais fait une question d'amour-propre et pour la vingtième
fois--pour la centième, peut-être--je répétais à Golding les _pourquoi_
de mon entêtement. Il m'écoutait comme un sollicitor sait
écouter--tarifant d'avance chaque minute qui s'écoule, et rêvant déjà au
mémoire à présenter, et sur lequel je devais lire: Pour avoir conféré
pendant une heure du procès X...., 8 dollars.--Je n'avais pas pris garde
à l'heure, et lui ne me rappelait pas que l'heure de sa consultation
allait être achevée. En vérité, nous approchions du dénouement et cette
conférence n'était pas inutile.

C'est alors,--j'entamais le dernier point de la controverse et j'allais
démontrer victorieusement que mon adversaire était un malhonnête homme,
--que sonnèrent six heures: oh! doucement, tout doucement, au timbre
fêlé d'une vieille pendule vermoulue, échappée de quelque cargaison
anglaise. _Il paraît_ que six heures sonnèrent: moi je n'entendis rien,
tant le timbre avait faiblement résonné. Mais, instantanément, Golding
n'était plus devant moi. Où donc alors? tout à l'heure il était si
solidement cloué dans son fauteuil de cuir!... Je regardai derrière moi,
la porte de l'étude se refermait. _Il_ était parti. Si vite, si
délibérément, sans un mot d'excuse, sans un geste d'avis!... Parti, ou
plutôt _glissé_ dehors.

Il y eut agrégation entre le _quelque chose_, personnel à cet homme, et
ma faculté d'investigation. Je me sentis _accroché_, le cliquet était
tombé.

Non, ce n'était pas par impolitesse, ennui ou fatigue qu'il s'était
ainsi dérobé à notre entretien. Par impolitesse? Golding était la
courtoisie en personne. Par ennui? Un sollicitor ne s'ennuie que de ce
qui ne rapporte pas. Par fatigue? Un client ou un autre, qu'importe?

Il y avait _autre chose_. Quoi? Je ne le savais point, mais je le
sentais. Sensation vague, intuition positive, qui ne définit pas, mais
affirme. Pendant toute la journée du lendemain, je fus obsédé, non d'un
désir, mais du besoin de savoir. C'était une possession; l'idée avait
pris racine en moi; elle germait, grandissait. Je retournai chez le
sollicitor à cinq heures. Il me reçut comme à l'ordinaire. Nul
changement, nulle gêne, mais pas une excuse. Il semblait ne pas avoir la
notion de ce qui s'était passé; je n'osai pas lui en parler.

Pourquoi la question vint-elle dix fois sur mes lèvres, et pourquoi dix
fois ne me sentis-je pas le courage de parler? Quelques minutes avant
six heures, j'attendais... oh! comme j'attendais que le timbre fêlé
retentît... mais on vint nous déranger, je dus partir, je descendis dans
la rue. À six heures, il passa auprès de moi, sans me voir... ou du
moins je suis sûr qu'il ne me vit pas, quoiqu'il m'eût regardé... Je
pouvais le suivre, mais je jugeai qu'il ne fallait pas procéder ainsi.
Je m'en allai, pour revenir encore le lendemain, le surlendemain.

Mais le hasard--était-ce bien le hasard?--était contre moi; je ne
pouvais me trouver dans son cabinet jusqu'à six heures. Seulement, alors
que je me tenais, en bas, blotti auprès de la porte, l'épiant, comme
aurait fait un voleur qui en eût voulu à sa bourse, je le voyais passer,
froid, calme, insensible à tout ce qui se passait autour de lui...
toujours dans la même direction, sans tourner la tête à droite ni à
gauche, regardant droit vers un but...

C'était un homme de quarante ans... Ah! son portrait? il ne présentait
rien d'étrange, aucun caractère singulier. Les enfants ou les personnes
sentimentales croient seules encore à un rayonnement de l'étrange en
dehors de l'individu, à une trahison de la physionomie et de l'allure.
Croyez-moi, défiez-vous, au contraire, de l'homme dont rien ne _sort!_
Visage calme, attitude insignifiante, c'est hypocrisie voulue ou
inconsciente. Le visage qui ne dit rien _parle en dedans_.

Celui-là--avec ses cheveux gris, ses yeux bleus, son front haut et sans
rides, son pas régulier, cette absence totale d'agitation
externe--celui-là devait avoir des rides en dedans et son coeur devait
battre dans sa poitrine d'un heurt saccadé, quelque chose comme le
halètement fébrile du remords ou le tressautement de la terreur.

Comme je l'espionnai, comme je me glissai furtif auprès de lui, comme
j'étudiai chaque inflexion de sa voix!... rien! Pourquoi, après tout, ne
pas supposer qu'à six heures juste il avait pris, dans trente ans
d'exercice, l'habitude de quitter son office?... qu'à cette heure-là
quelqu'un l'attendait, quelque gouvernante peut-être, un peu grondeuse,
un peu revêche, se plaignant que l'eau eût trop longtemps bouilli dans
la _Kettle_, que les rôties fussent trop brûlées?...

Mais non, non, mille fois non. _Quelqu'un_ ne l'attend pas; mais il _va_
trouver quelqu'un, il ne peut faire autrement. _Il faut_ qu'il parte à
six heures. Cela, je ne puis l'expliquer, mais je le répète, je le
_sais_. Cela ne peut pas _ne pas être_.

Cette pensée était devenue fixe. J'étais arrivé à considérer Golding
comme un ennemi dont la vie m'appartenait. Il n'avait pas le droit de
garder son secret: car l'anormal qui existait en lui se répercutait en
moi et me causait un malaise continuel. Je résolus d'en finir.

Justement une circonstance me servit. J'avais préparé cela de longue
date. Golding était très obligeant, et--_avant six heures_--c'était un
bon vivant, avec lequel bien souvent j'avais bu un verre de sherry et
partagé un _plum-cake_. Alors, je lui avais dit: Si je gagne mon procès,
vous me permettrez de vous inviter à un _lunch?_

J'avais dit lunch, car ce mot impliquait le matin, et j'avais besoin de
l'avoir à ma table vers midi ou une heure.

Je gagnai mon procès. Oh! je vous assure que je ne reculai devant rien
pour réclamer l'exécution de sa promesse. J'avais peur qu'il ne se
défiât, et mon insistance aurait dû lui donner des soupçons. Je
craignais qu'il ne parlât de l'_heure_ à laquelle il devait se retirer.
Mais non, il n'en fut pas question. Et ce fut le visage riant, le front
calme, qu'il me suivit à ma demeure, dans Hamilton-square.

Là, je fis les honneurs de mon mieux. J'étais fort gai en vérité... trop
gai peut-être pour que ce fût naturel. Mais lui ne voyait rien, ne
devinait rien. Il fredonna même le _Yankee Doodle_, d'une voix qui, ma
foi, n'était pas sans charme... mais j'attendais le dessert avec
impatience afin qu'il bût du vin... de mon vin à moi. Je jouais une rude
partie, et, à chaque minute, je frissonnais, je tremblais d'entendre
sonner six heures... mais non, j'ai bien le temps.

Enfin! voici les pâtisseries et les fruits; il m'a tendu son verre, et
j'ai versé: il a porté un toast aux étoiles de l'Union, et encore il a
bu, deux, trois, six verres... Comme _ce que je sais_ est long à opérer!

Mais voilà que sa tête s'alourdit, ses yeux se ferment, je le conduis au
canapé, j'allume un cigare et j'attends...

Et six heures sonnent...




                                   II


Et il dort, d'un sommeil que je sais pesant et invincible. Il n'a pu
rien entendre, d'ailleurs l'heure n'a pas sonné à ma pendule. Je l'ai
arrêtée. Moi, j'étais trop attentif pour ne pas saisir l'écho venant de
l'horloge voisine. Il n'a pas fait un mouvement.

C'est étrange. Je m'attendais à quelque chose. Ce _rien_ me surprend. Et
pourtant, non, je ne me suis pas trompé... j'y songe! Si ce n'était pas
encore six heures--pour lui! Alors doucement, oh! tout doucement, je me
penche et je tire sa montre de son gousset. Comme je fais cela
habilement! on dirait un habitué des _Five-Points_[1]... Il n'a pas
tressailli. Mes doigts ont été si légers! Là! je regarde, il n'est que
six heures moins deux minutes... l'horloge avance... Je puis encore
espérer... quoi? L'épanouissement de l'inconnu... Voilà, l'aiguille
marche, lentement, lentement. Encore deux secondes. D'un mouvement vif,
je remets la montre à sa place et...

[Note 1: Carrefour mal famé de New-York, comme l'ancienne place Maubert,
à Paris, ou les _Seven Dials_, à Londres.]

Ah! ce fut un curieux spectacle en vérité et que je n'oublierai de ma
vie. Est-ce bien Golding qui se dressa tout à coup, comme si un ressort
se fût tendu dans son épine dorsale? Il n'ouvrit pas les yeux, non, mais
à je ne sais quel rayonnement, je m'aperçus qu'il voyait _à travers_ ses
paupières fermées. Il fit un pas, sans chanceler.

Je pris son chapeau et le mis sur sa tête... un peu de travers, et j'eus
la compassion de placer sa canne entre ses doigts. Et tout cela dut être
fait bien vite, car depuis le moment où il s'était redressé, il n'avait
pas cessé d'agir.

Il avait traversé la salle où nous avions lunché, ouvert la porte; il
descendait l'escalier.

Oui, mais s'il s'en va! Eh bien! après, que saurai-je? le suivre, c'est
banal. Il me semble qu'il y a mieux à faire. Maintenant, je ne doute
plus. Il y a un secret, ce secret est mon bien, ma proie, il ne faut pas
qu'il m'échappe...

Une idée infernale traverse mon cerveau. Si je l'enfermais! je rentrerai
tard, je lui dirai qu'il s'était endormi, que j'ai cru devoir respecter
son sommeil.

Et comme ces pensées étaient écloses en moi en une seconde, je me
trouvai dehors, et je fermai la porte à double tour.

Il était enfermé. Et toutes les voix de la ville, comme dans un appel
désespérant, répétaient: Une, deux, trois, quatre, cinq, six... cinq,
six... cinq, six.

Moi, je courus à une petite fenêtre basse par laquelle je pouvais
plonger à l'intérieur. Je vis vraiment un spectacle bizarre.

Me Golding était appuyé contre la porte, non comme un homme ivre, mais
dans l'attitude d'un homme qui marche. Les jambes se levaient, l'une
après l'autre, en cadence, sans temps d'arrêt: comprenez-vous cela? Il
_allait_ sans bouger. Le visage collé contre la porte, il tendait _en
avant_ comme s'il eût fait une course rapide, et, en réalité, il
piaffait sur place.

Je ne sais pourquoi cela me sembla démesurément grotesque. Je partis
d'un violent éclat de rire, et...




                                   III


--Évidemment, il sera tombé de fatigue! dis-je à demi-voix.

Mon partner posa son cigare sur le rebord de la table, lança dans le
foyer un long jet de salive brune et répondit:

--J'invite à coeur, et vous coupez! par la mort diable! cela devient
intolérable.

Ceci se passait au _National-Club_.

Au moment où j'avais ri si intempestivement, une main s'était posée sur
mon épaule, et une voix bien connue m'avait proposé un tour au club.
J'avais hésité. Fallait-il le laisser, _lui_? Et puis, je m'étais dit
qu'après tout la porte était solide, que mon excuse serait toujours
bonne et qu'il était comique de le laisser pendant quelques heures livré
à lui-même. C'est ainsi qu'étant à l'Athenaeum, j'aimais à corser les
problèmes d'arithmétique que nous proposait le professeur, en y ajoutant
quelque combinaison inconnue.

Ces deux, trois, quatre heures--qui sait?--pouvaient faire jaillir un
_x_ nouveau. Cette idée me séduisit et je suivis le capitaine au club;
là, j'acceptai une partie de whist.

Mais en dépit de tous mes efforts, je n'avais pu parvenir à _abstraire_
ma pensée, et chaque carte qui tombait me semblait correspondre à l'un
des pas de l'homme.

Si par hasard il parvenait à ouvrir ma porte, s'il s'enfuyait... tout
était perdu. Car, ce que je voulais avant tout, c'est qu'il ne pût pas
aller là où il allait d'ordinaire. Je voulais déranger cette machine,
briser un engrenage, affoler la roue.

--Mais non, je n'ai rien à craindre.

--À vous la donne, capitaine.

--Oui, mais tonnerre, ne jouez pas de _singleton_ aussi maladroit.

Il a raison, le capitaine, je joue mal. Mais il ne sait pas, lui, ce qui
me préoccupe. D'abord nul ne le saura. Est-ce que je voudrais partager
mon secret avec quelqu'un? _Mon_ secret! car il est bien à moi. Je l'ai
fait lever comme un gibier, et seul, j'ai la piste.

Certes, je sens en moi un immense désir: «Si vous saviez!» ou bien
encore: «Je pourrais vous raconter quelque chose!» Des phrases pleines
de réticences viennent à mes lèvres, quand ce ne serait que pour avoir
le plaisir de m'arrêter quand je le voudrais, et de donner la preuve de
ma discrétion. Il serait bon d'_indiquer_ que j'ai la _propriété_ d'un
secret, que nul ne partage, ni ne partagera que si cela me plaît.

Mais ces mots qui brûlent mes lèvres, je ne les prononcerai pas...

D'ailleurs, pourquoi ne puis-je pas chasser le souvenir? Le jeu
m'intéresse, la fiche est à dix dollars... Voyons! faisons un pacte avec
moi-même. Il est dix heures et demie. À minuit, je retournerai chez moi.
Minuit, c'est bien convenu.

Tenez, cette résolution va me porter bonheur. Voilà que j'ai la main
pleine d'atouts... trois de tri... partie gagnée. Encore un _rubber_.

Il marche toujours, lui. Oh! ne dites pas non, j'en suis sûr. C'est
comme si j'y étais... ses pieds et sa canne heurtent régulièrement la
dalle de l'antichambre... pan, pan, pan... pan, pan, pan! un bruit
régulier, une, deux, trois... Où veut-il aller comme cela?

Pas d'impatience, je dégusterai _mon_ mystère lentement, à petites
doses. Il ne faut pas imiter ces avides qui dévorent tout leur bien en
quelques mois... je ferai des économies d'_étrange_, je puiserai petit à
petit dans mon trésor, et je ne m'apercevrai même pas qu'il diminue!

Onze heures et demie! Encore une demi-heure. Allons, je suis content de
moi. Mais aussi, pour me récompenser, je me donne un quart d'heure de
grâce... je partirai à minuit moins un quart.

--Capitaine, nous avons gagné trente-deux fiches, je crois.

--Oui, vous nous quittez?

Comme je souris victorieusement en répondant: «J'ai à faire.»

Voilà. Je mets mon paletot. Au revoir, mes amis. Oh! ils ne se doutent
pas de ma joie. J'ai un peu la fièvre. Je suis comme un amoureux qui
court à son premier rendez-vous. Ma maîtresse s'appelle Énigme. C'est un
beau nom, n'est-il pas vrai?

Adieu, adieu. Je suis parti.




                                    IV


Non, je n'irai pas directement chez moi, je ferai un petit tour dans
Broadway. Justement, c'est un peu fête aujourd'hui, les magasins sont
encore ouverts... Des bijoux! des diamants! Ah! c'est chez moi que je
vais le trouver, mon _bijou_, mon vrai _diamant_ à moi!

Je n'y tiens plus, allons.

J'avançais tout doucement vers Hamilton-square. Car je ne voulais pas
arriver brusquement. Je ne voulais pas être vu, être entendu. Et puis,
je me disais en prenant l'autre côté de la chaussée: «Je vais d'abord
entendre de loin, d'aussi loin qu'il sera possible, ce bruit qui est
comme l'écho du mystère... Est-ce que je ne le perçois pas encore? Non,
encore un pas, encore un autre...»

Et je restai à la place que j'occupais, cloué par l'étonnement,--oui,
cloué,--comme si tout à coup une cheville d'un pied eût transpercé la
semelle de mes bottes et eût été rivée par une main invisible en dessous
du pavé!...

J'entendais, oui. Mais ce que j'entendais, ce n'était pas ce que je
_supposais_ devoir entendre... Une, deux, trois... non. Ce n'était pas
ce bruit régulier, cadencé, un talon après un autre, puis la canne,
encore un talon, encore un autre, et la canne.

Ce n'était point cela le moins du monde. Comment définirai-je ce que
j'entendais? Ce n'était pas un piétinement. Oh! non, c'était plutôt un
roulement. Très vif, sans arrêt. Il n'y avait pas un intervalle d'un
dixième de seconde entre chacun des sons qui parvenaient à mon
oreille...

Est-ce possible? _Un seul homme ne peut produire ce bruit!_ Trépignât-il
sur place, son pas n'aurait pas cette persistance cadencée. Non. _Ils
sont plusieurs!_ Allons, ce n'est pas supposable. La porte est
solidement fermée. Nul n'a pu entrer, pas plus que _lui_ ne pouvait
sortir.

Pourquoi donc hésité-je à avancer? Je n'ai pas peur; certes, la terreur
est bien loin de mon âme. Pourtant c'est bien étrange.

Je penche la tête en avant, je tends le cou... je regarde!

Je vois!... il peut donc se faire qu'une vérité soit plus étrange que
toutes les suppositions?...

Ils sont deux devant ma porte, vous comprenez bien, _devant_, sur la
dernière marche du perron, le nez contre le bois et marchant _sur place_
comme l'autre marche à l'intérieur. Sans bouger, et séparés par
l'épaisseur du bois, ils vont _à la rencontre_ de l'autre.

Pas un mot d'ailleurs. Rien que ce pas que nulle puissance ne semble
devoir arrêter. Je me glisse à la fenêtre, et à la lueur d'une veilleuse
qui brûle dans le corridor, je le reconnais, lui, Golding... il va
toujours _en avant_, sans avancer.

Et les deux autres font le même manège au dehors... C'est une bizarre
chose que ces trois mannequins, mus par une même ficelle. Ce sont ces
six talons qui produisent le roulement... il y a aussi trois cannes...

Quel parti dois-je prendre?




                                    V


Attendre? Quoi? Que la machine motrice s'arrête d'elle-même... Il y a là
des ressorts d'acier que rien ne détendra. Le jour peut avoir une
influence sur l'étrangeté de la nuit, cela est vrai. Le chant du coq
chasse les fantômes. Soit; mais il n'y a pas ici de fantômes, les
spectres n'ont pas de talons, et, comme dit le poète:

          Et le souffle muet glissa sur le silence.

Golding et les autres sont des personnalités matérielles, des entités de
chair et d'os. Pourquoi l'homme doué du plus grand courage se sent-il
ému en présence de l'homme sorti de sa norme? Je rencontrerais dix
Golding au coin d'un bois, que je les braverais. Un seul--parce qu'il
est _incompris_--parce qu'un des ressorts de son être confine à
l'inintelligible--me paraît effrayant. En vérité, j'ai presque peur.

Mais cette hésitation ne dure pas... je me glisse doucement jusqu'à ma
porte, je monte deux degrés du perron, je suis derrière mes deux
étranges visiteurs. Et, sans qu'ils s'en aperçoivent--car, sur mon âme
ils ne s'en aperçoivent pas--je passe mon bras entre eux deux,
j'introduis la clé dans ma serrure qui grince, et d'un élan brusque,
j'ouvre la porte...

Dernièrement, sur la ligne ferrée du Massachusetts, deux locomotives,
--choses de fer et d'acier,--se précipitèrent l'une sur l'autre. Eh
bien! par Jupiter,--proportionnellement à la masse projetée,--le choc ne
fut pas plus violent.

Les deux gentlemen heurtèrent Golding, qui heurta les deux gentlemen.

Puis il y eut un cri,--ou plutôt trois cris en un seul...

Puis non pas une course, non pas une fuite, non pas une déroute,--mais
un _ruement_ à travers la rue. Les deux gentlemen avaient mis Golding
sur leurs épaules,--mon Dieu, oui! un sollicitor,--comme une balle de
coton. Celui de devant soutenait les deux jambes, dont il s'était fait
comme un collier, l'autre portait la tête et tenait le cou à deux
mains...

Et ils s'enfuyaient dans la direction du parc, avec leur fardeau
ballotté, cahoté, tressautant.

Qu'auriez-vous fait? Ce que je fis.

Je courus après eux. Mais, bast! ces jambes-là étaient de fer; je les
vis, longtemps, bondissant à travers les rues, les squares, les avenues,
l'emportant, lui,--et avec lui mon secret,--et je dus m'arrêter,
haletant, épuisé, soufflant et m'appuyant les deux mains au côté... Ils
échappèrent à ma vue.




                                    VI


Voyons. Me voici chez moi, bien calme, bien reposé. Il faut que je
réfléchisse.

Quel est mon point de départ? Ah! j'y suis... Six heures. Cette heure a
un _sens_, ce moment a une influence. Sur qui? Sur Golding, ceci est
acquis.--Et remarquons-le--une influence indépendante de sa propre
volonté. La preuve, c'est qu'à six heures moins deux minutes, il
dormait.

Seconde question.--Comment a-t-il eu _conscience_ de l'heure, alors que
le narcotique--car j'avoue mon subterfuge--agissait sur son système
nerveux?

Avez-vous remarqué ceci? Vous vous étiez dit, en vous couchant: demain,
il faut que je me réveille à cinq heures du matin. Et à cinq heures
juste, n'ayant auprès de vous que votre montre qui _ne sonne pas_, vous
vous réveillez en sursaut. Il faut donc que votre cerveau ait été
_monté_--par le fait de votre intention--de telle sorte qu'un mouvement
monitoire se produisît juste à l'heure dite. Cet effet est évidemment de
même nature: oui, c'est cela. Dans ce corps engourdi, il y eut--par
habitude de volonté--détente réflexe d'un ressort à six heures juste. Et
la machine excitée se mit tout entière en motion, comme lorsque vous
touchez le balancier d'une pendule et que le reste du mécanisme se
trouve entraîné par cet effort.

Donc, quand je disais tout à l'heure--influence _indépendante de sa
volonté_--je me trompais, c'est à la persistance _latente_ de cette
volition, devenue instinctive par l'habitude, qu'il _faut_ attribuer
cette mise en action.

Considérons donc ces deux points comme prouvés: six heures, temps fixe
où _quelque chose_ doit être fait par Golding, et ne peut pas _ne pas
être fait_--puis, en second lieu, excitation cérébrale provenant de
l'habitude, habitude déterminée _dans le principe_ par un acte de
volonté.

Un jour, il s'est dit: «Tous les jours, à six heures, je ferai _cela_.»
Et au bout d'un certain temps, il n'a plus été nécessaire pour lui
d'avoir recours à l'acte coercitif de la volonté. La volonté a été
reléguée au second plan. Aujourd'hui, _le voulût-il_, il ne pourrait
s'abstenir de faire ce quelque chose.

--Je ferai _cela_!--a dit Golding. _Cela_, c'est _x_.

Quels sont les autres éléments du problème?

Deux gentlemen, obéissant à la même préoccupation... N'allons pas si
vite. Est-ce bien là la vérité, et ne fais-je pas fausse route? _Même_
préoccupation? Non, une _même_ préoccupation aurait déterminé chez eux
un effort dans le _même_ sens. C'est-à-dire, qu'eux aussi, ils auraient
voulu aller _quelque part_. Lui voulait sortir de chez moi, eux
voulaient y entrer. Il n'y a pas _identité_ de volition, mais, au
contraire, _contradiction_ d'effort. D'autre part, ils voulaient se
rencontrer,--d'où tendance à un point d'intersection.

Prenons deux points mathématiques A et B, plaçons-les comme ceci:

   A................................. B

A, c'est Golding, qui tendait évidemment vers B, et qui tend _là_ chaque
jour, à six heures. Donc habitude de la part de B d'être touché, chaque
soir (à une heure que nous ne pourrions déterminer qu'en connaissant la
distance de A à B), par la ligne partant de A. Habitude d'être touché
par cette ligne implique, de la part de B, tendance à _aller au-devant_
de A.

Alors B--que nous admettons animé, puisque cette idée se dégage que B
est représenté par les deux gentlemen--en raison de cette tendance à
sentir A près de lui--B, dis-je, s'est peu à peu rapproché de A...; un
obstacle matériel s'est opposé à la réunion des deux termes du problème;
mais la double tendance agissant continuellement, A et B ont _tendu_
l'un vers l'autre à travers ma porte... et lorsque j'ai ouvert ma porte,
B double de A, l'a entraîné au point où ils eussent dû se trouver depuis
longtemps... si je n'avais invité Golding à _luncher_ avec moi.

Je repasse soigneusement mes déductions. Elles sont justes.

Occupons-nous maintenant de la conclusion, qui servira de base à mes
recherches ultérieures.




                                  VII


Cette conclusion, la voici, telle qu'elle sort tout armée de mon
cerveau.

Golding doit tous les soirs aller retrouver les deux gentlemen. Il ne
peut s'en dispenser. Eux de leur côté ne peuvent rester séparés de
Golding.

Et cela ne dépend pas d'un caprice, d'une fantaisie de vieillards: il y
a plus que désir, plus qu'habitude, il y a nécessité. Ce n'est pas une
liaison qui existe entre ces trois hommes, c'est un _lien_, plus serré
que le noeud d'Alexandre, et l'épée s'émousserait sur lui. Une pareille
_amitié_, fatale, involontaire, n'a qu'un nom. J'hésite à le
prononcer... elle s'appelle (bast! personne ne lira ceci) _complicité!_




                                   VIII


Le lendemain, de bonne heure, j'étais chez Golding. Je ne vous
dissimulerai pas qu'il m'avait fallu une certaine audace pour me rendre
chez le sollicitor.

Mais la curiosité fut plus forte que l'inquiétude. Je voulais savoir
s'il se souviendrait. Pourquoi ce doute? Il était bien évident qu'il ne
pouvait avoir oublié ce qui s'était passé la veille au soir, à moins
que...

Eh bien! c'était justement cette idée qui me tourmentait. Je _croyais_
--mais ceci ne venait d'aucune déduction, c'était un instinct--qu'il
n'avait pas eu conscience de ce qui s'était _produit_ après six heures.

Et tenez, j'avais raison. Voilà maître Golding qui me reçoit avec la
plus grande affabilité. Bien mieux. Il me parle de notre petit repas et
d'une certaine sauce, comme si rien que de très naturel n'avait
accompagné son départ. Il est toujours le même, teint fleuri, oeil
émerillonné. Je crois qu'au besoin il accepterait une seconde
invitation.

Je me retire. Mon plan est fait. Vous l'avez deviné. Pour procéder par
ordre, il faut maintenant connaître deux autres points importants:

     1º Où va maître Golding?
     2° Quels sont les deux gentlemen en question?

Ceci me paraît facile. À six heures, je serai là.

Oh! je vous avoue que j'ai la fièvre. C'est une rude tâche que j'ai
entreprise; mais aussi que son accomplissement me promet de jouissances!

Je saurai tout... Quand je prononce ces trois mots, je sens que je serai
payé au centuple de mes peines.

Aussi, dix minutes avant que l'heure sonne, je suis là, blotti dans un
coin, à quelques pas de sa porte. Je sais qu'il est dans son étude. Je
n'aurais pas commis cet enfantillage de ne pas m'en assurer.

Ces dix minutes me paraissent un siècle. Elles passent cependant--trop
lentement--mais elles passent. L'attention prête même à mes sens une
telle finesse que j'entends--je suis sûr que je l'entends--le timbre
fêlé de sa pendule.

Je ne m'étais pas trompé. C'est lui. Il marche, et moi je marche
derrière lui. J'ai l'air d'un _détective_ attaché au pas d'un coupable.
Après? Peut-être est-ce bien un _coupable_.

Il ne va pas vite. Non. C'est un pas bien régulier, sec, cadencé. J'ai
pris le pas, moi aussi, si bien que les deux bruits se confondent. Oh!
il ne peut se douter de rien. Et de fait, il ne paraît pas préoccupé de
ce qui se passe _derrière_ lui. C'est _devant_ lui que se trouve son
intérêt. Ni à droite, ni à gauche, car il ne regarde rien, et la plus
jolie fille de l'État peut passer à ses côtés sans qu'il remarque son
bas bien tiré ou sa taille cambrée. Parfois quelqu'un vient en sens
inverse, et le heurte. Le choc--sec--ne le fait pas dévier d'un iota de
la ligne directe.

Nous avons suivi Broadway quelque temps. Nous sortons de la ville. Nous
allons au faubourg. Nous arpentons la route--arpenter est le mot, car
chacun de ses pas a une dimension fixe, implacable.

J'aperçois une maison, presque en plaine. D'un étrange aspect, sur mon
âme. Les briques ont une teinte d'un rouge brun comme le front d'un
homme frappé d'apoplexie. La maison est entourée d'un parc; on y entre
par une grille. _Il_ tend à cette grille...

Mais voici du nouveau: de deux routes viennent--en même temps--oh!
absolument en même temps--deux gentlemen. Ils sont exactement à la même
distance de la grille, ils y arriveront exactement à la même seconde.
Même pas, même rectitude dans la marche. Les voilà qui touchent la
grille _ensemble_... La grille s'ouvre, ils entrent... ces trois points
convergents se sont confondus en un seul groupe... et ils disparaissent
dans la maison...




                                    IX


Jusqu'ici, je n'ai pas un seul instant fait fausse route. Malgré mon
impatience--malgré l'_attraction_ qui s'exerce sur moi--je ne veux pas,
je ne dois pas me hâter.

La grille est fermée, Golding et ses deux amis... amis? Voici d'abord un
mot qui mérite examen. Pourquoi amis? Et cette idée est-elle juste? En
tout cas, est-elle prouvée? Loin de là, donc je la réserve. Golding et
les deux gentlemen sont enfermés dans la maison. Examinons la maison. La
carapace peut souvent indiquer la nature du crustacé.

C'est un grand bâtiment carré--lugubre. Qu'est-ce qui le rend lugubre?
Rien et tout. Il y a sur ces pierres brunes comme une transsudation de
mystère. De toutes les fenêtres une seule est ouverte. On dirait l'oeil
borgne d'un visage. Le parc a de hautes murailles; par la grille seule,
le regard peut pénétrer à l'intérieur. Les arbres sont touffus, les
allées sont mal entretenues... Mon oeil _marche_ à travers ces allées.
Rien que des feuilles mortes ou des branches dépouillées? Si fait:
quelque chose. Je distingue à peine une sorte de chapelle basse, petite,
étroite. Pourquoi cette découverte me fait-elle frissonner? C'est que,
comme les hommes, les _choses_ ont un rayonnement qui tombe d'aplomb sur
le _sens_ qui m'est particulier et dont j'ai parlé. Cette
chapelle--bâtisse ou monument--s'est imposée à mon attention, à mon
examen, à mon esprit d'investigation. Il y a là quelque chose. Mais j'y
songerai plus tard. Voici déjà deux heures que je rôde autour de la
maison et du parc. Aucun des trois gentlemen n'est sorti. Il est huit
heures et demie. La nuit est profonde, et, seule, la fenêtre que j'ai
d'abord remarquée a été éclairée. C'est là qu'ils sont.

Si je pouvais m'approcher, si je pouvais plonger mon regard dans cette
chambre! Mais il n'y faut pas songer. La grille est bien fermée. Les
murs sont trop élevés. Oh! si de la puissance de mon oeil--rivé à cette
fenêtre--je pouvais percer cette épaisseur qui me _les_ cache. Non, il
ne faut rien livrer au hasard. Demain je verrai, demain je ferai un pas
de plus dans le labyrinthe où je me suis engagé.

Tout à coup--ce fut une terrible surprise, en vérité--un grand cri
parvint jusqu'à moi.

Ce n'était pas un cri de douleur. Je ne supposai pas un seul instant que
quelqu'un pût avoir besoin de secours. C'était une clameur
longue--longue--comme l'_ululation_ du chat en amour. Et, de fait,
c'était moins un cri qu'un son. Il n'avait pas été proféré, comme l'est
un cri dans un _arrachement_ de l'âme. Il avait commencé voilé, presque
timide, puis avait grossi dans une expansion sinistre. Puis au moment
même où il allait s'éteindre, deux autres sons s'étaient élevés, et le
premier avait recommencé comme pour se joindre à eux--parallèlement.
Quelque chose comme la tonique, la tierce et la quinte.

Hou... ou... ou... ou!... C'était à peu près cela, et cependant nulle
voix humaine ne pourrait, à mon avis, proférer le même son. À la fenêtre
que j'observais, je vis un notable changement. L'ombre succédait à la
lumière, puis la lumière à l'ombre. Il me semblait encore--avec les hou!
qui ne s'arrêtaient pas,--entendre d'autres bruits, ceux-là sourds,
lourds, comme si une masse sans cesse relevée eût été sans cesse rejetée
sur le plancher... Puis les hou! s'interrompaient, et alors je percevais
des éclats de voix,--de vrais éclats. Cela ressemblait au bruit des
bâtons des Irlandais, quand ils s'assomment à la porte de quelque bouge.

Ces voix avaient l'air de _frapper_, tant elles étaient sèches et
rauques.

Puis les lumières bondissaient encore, puis elles disparaissaient sous
l'interposition de quelque corps opaque...




                                     X


Mon parti était pris: dussé-je vivre cent ans, j'aurais employé le reste
de ma vie à percer le mystère.

Je passerai sur quelques détails qui cependant nécessitèrent de ma part
un véritable travail. Oh! je ne reculai devant aucune fatigue.

Je sus d'abord quels étaient les deux gentlemen, amis de Golding.

L'un était le révérend Pfoster, qui édifiait ses chères brebis par ses
prêches pleins de douceur et de charité. Je l'écoutai, comme jamais
prédicateur ne fut écouté. Et, en vérité, c'était un habile parleur...
mais que m'importe sa faconde ou son habileté? Je le suivis tout un
jour, je le vis entrer dans la maison des pauvres et porter des secours
aux malades. Je le vis, d'un pas calme et mesuré, parcourir les rues et
saluer d'un signe de tête les enfants qui passaient. Mais ce que je vis
aussi--et que me faisait tout le reste?--c'est qu'à six heures il
quittait l'endroit où il se trouvait, quel qu'il fût, et que de son
allure qui devenait alors saccadée--comme saccadé était le pas de
Golding à six heures--il allait, sans s'arrêter, vers la maison de
briques rougeâtres.

L'autre--le troisième--était un bon vivant. Sur mon âme, il fallait
avoir l'esprit bien soupçonneux pour ne pas croire à la vertu de cet
excellent homme, toujours souriant, passant sa vie au cercle, à table ou
au jeu, aimant les jeunes gens et se mêlant volontiers aux parties que
nos jeunes _flirters_ organisent avec les blondes filles de l'Union.
Comme il savait galamment--et avec quel sourire!--offrir son bras à la
plus rose de nos adorables _misses_...

Oui, jusqu'à six heures!

Car--décidément--cette heure est fatale.

Elle sonne dans la vie de ces trois hommes comme tombe le battant sur la
cloche de cuivre. Et leur âme tinte sous ce coup, et frissonne longtemps
encore après que le son s'est éteint!

Comme je les tenais bien tous les trois! J'avais tracé autour d'eux un
cercle cabalistique dont mon regard était le centre, dont leur vie était
la circonférence. Je les voyais s'agiter. Je les _couvais_ de l'oeil.
Oh! ils m'appartenaient bien, et quelle jouissance j'éprouvais à me
dire: Ils ne se doutent de rien.

J'étais dans leur ombre, dans l'air qui les environnait. Je surgissais
auprès d'eux alors qu'ils ne soupçonnaient pas--et comment
l'auraient-ils soupçonné?--que quelqu'un les épiait...

Je remarquai encore ceci.

_Avant six heures_ ils ne se connaissaient pas. Feignaient-ils de ne pas
se connaître? Je ne pourrais pas l'affirmer et, cependant, quand,
plusieurs fois, je les vis se rencontrer, se croiser en se touchant du
coude, ou se cédant mutuellement le pas sur un trottoir trop étroit,
jamais je ne surpris--et il fallait qu'il fût _impossible_ de rien
surprendre--un regard, un clignement d'yeux.

À Golding, je parlai du révérend Pfoster, du joyeux Trabler (c'était le
nom du troisième gentleman): pas un pli de son visage ne tressaillit,
pas une fibre de son front ne s'agita... Une fois--oh! c'était
hardi!--je lui demandai où il demeurait. Je crois, Dieu me damne! qu'il
n'entendit pas d'abord ma question. J'insistai avec un sauvage plaisir.
Lui, délibérément, me répondit: Là-bas, au _Black-Castle_.

Au château noir! c'était bien le nom de la maison de briques!

Et il continua de causer, comme si question et réponse eussent été des
plus simples.




                                     XI


Il n'y a plus à hésiter. Je ne peux plus vivre ainsi. Vingt fois déjà,
j'ai passé la nuit au pied du Black-Castle. Vingt fois, j'ai entendu les
mêmes voix poussant leurs hou! lugubres; vingt fois, à la même fenêtre,
j'ai vu sautiller et s'obscurcir les mêmes lumières.

Et puis, j'ai revu, blanchâtre au bout de l'allée, la petite chapelle.

Tout mon être est surexcité. On ne pourra pas m'accuser d'impatience, de
précipitation.

Demain! demain!




                                    XII


Le Black-Castle se trouvait hors de la ville, à deux milles du dernier
faubourg. Le parc était spacieux, trois routes se croisaient à l'entrée
même de la propriété, puis s'unissaient en une seule, montant vers le
nord.

Les trois autres côtés du parc--dont les murs formaient un
parallélogramme--donnaient sur des terrains vagues, non cultivés, et,
par conséquent, non peuplés.

J'y avais mis de la patience. J'avais apporté moi-même une échelle de
corde, garnie de crampons en fer, et je l'avais enfouie au pied du mur
d'enceinte. J'avais, bien entendu, constaté d'abord que l'entablement du
mur présentait une saillie suffisante pour que mes crochets pussent s'y
fixer aisément.

Autre détail important. Car je n'étais pas homme à rien négliger. Il n'y
avait à l'intérieur ni jardinier ni chien de garde,--pas une créature
vivante.

Une fois déjà, le matin, j'étais parvenu à regarder par-dessus la crête
de la muraille, et au pied de la maison, j'avais aperçu une porte
vermoulue, entr'ouverte et laissant entrevoir la première marche d'un
escalier. Évidemment c'était un escalier de service,
qui--_autrefois_--était destiné aux domestiques. Car il y a quelque dix
ans, la maison appartenait à un gentleman du nom de Richardson, qui
était mort subitement quatre mois après sa femme, et qui menait grand
train, à ce qu'on m'avait assuré.

Toutes mes mesures étaient bien prises. J'avais une lanterne sourde qui
se pouvait attacher à ma ceinture et dont l'ouverture--soigneusement
entretenue--ne laissait échapper de lumière que tout juste ce qu'on
voulait. J'avais d'abord pris un couteau; mais à quoi bon? Un couteau
m'avait paru inutile et je l'avais rejeté.

Mes pieds étaient chaussés de souliers épais à semelles d'étoffe, ne
faisant aucun bruit...

J'éprouvais un âpre plaisir à passer en revue mon arsenal
d'investigateur. J'étais froid et calme! Au pied du mur j'attendais que
six heures sonnassent, car je savais qu'il me restait tout le temps
nécessaire pour être--_avant eux_--dans la maison.

Allons, l'heure est venue! L'échelle s'accroche au mur, la lanterne est
à ma ceinture..., courage!




                                   XIII


Je suis chez moi!... enfin!... je suis rentré en courant, en fuyant.
Comment ai-je retrouvé ma route! il me semblait que j'étais entraîné
dans un _rhombus_ vertigineux. Ma tête éclate sous les coups de la
harpie migraine. Confierai-je au papier ce que j'ai vu, ce que je sais!
J'hésite, car je ne puis croire moi-même à la réalité de cette scène
atroce. Et cependant cela _est_, j'étais bien éveillé,--oh! oui, bien
éveillé. Maintenant le cauchemar danse dans mon cerveau, dont les parois
plient sous cette sarabande comme un plancher mal lié. Étrange
cauchemar, en vérité, n'étant que le souvenir d'un homme éveillé, et qui
eût souhaité de dormir...

Où en étais-je resté? Ah! je sais... J'avais jeté l'échelle de corde sur
le rebord du mur, et les crochets avaient trouvé leur point d'appui. Je
montai lentement, avec précaution. Puis, arrivé à la crête du mur,
j'attirai l'échelle à moi, et je la suspendis, de telle sorte que je
pusse descendre. Je faisais tout cela régulièrement, sans me hâter, car
je savais que j'avais tout le temps nécessaire.

Je me trouvai dans le parc. C'était, ma foi, assez loin de la maison. Je
traversai plusieurs allées, et je dus passer devant la petite chapelle
blanche dont j'ai parlé... Là, inconsciemment, je me sentis _saisi_ de
nouveau par une impression indéfinissable... le _rayonnement_ de ce
monument affectait mes nerfs; mais je ne m'arrêtai pas. Je tendais à la
petite porte que j'avais vue. Je l'eus bientôt atteinte. Je la poussai.
Les gonds étaient rouillés, et, en tournant, la porte fit entendre comme
un râle, dont l'écho se répercuta dans l'escalier. Car, je ne m'étais
pas trompé, il y avait là un escalier. La lune s'était levée de bonne
heure, ce soir-là. Et sa lueur blanchâtre, se heurtant contre le cadre
de la porte, découpait sur les premières marches un rectangle éclatant.
Au-dessus, l'obscurité..., une obscurité en quelque sorte _humide_. Il
me semblait entendre la muraille et le bois des marches craquer sous le
rongement de la moisissure, dont l'odeur âcre me prenait à la gorge.

Il y avait longtemps qu'on n'était passé par là. Mais--fait bizarre--par
une sorte de révélation intuitive, il me sembla--d'où venait cette
pensée qui s'imposait à mon esprit comme une certitude?--que c'était par
là que l'_on était sorti_. Quand cela? Je n'aurais su le dire...
Cependant j'aurais pu formuler ma préoccupation: _Quand s'étaient posés
les termes du problème?_.

Je sentais--oui, c'était plutôt un sentiment (je dirais presque une
sensation) qu'une idée--que la topographie du mystère cherché pouvait se
tracer en un triangle, dont la chapelle eût été le sommet et dont la
porte que je franchissais et la chambre que j'avais vue éclairée eussent
été les deux autres angles.

Je m'engageai courageusement dans l'escalier. Nul bruit. J'entr'ouvris
la lanterne que j'avais détachée de ma ceinture, et je montai. Mes pas
ne faisaient aucun bruit. Je comptais les marches, machinalement,
uniquement pour obéir au besoin qui me possédait de donner un aliment à
mon attention.

Ai-je dit que la maison avait deux étages, sans compter un
rez-de-chaussée et un sous-sol?

J'atteignis le premier étage. Là, je refermai ma lanterne, car une
ouverture ménagée dans la muraille permettait à la lune d'éclairer le
palier. Je vis une porte à ma droite. Évidemment elle donnait accès dans
les appartements. Cependant je m'arrêtai un moment, et je réfléchis.

La fenêtre que j'avais vue éclairée était la troisième, à partir du côté
de la maison regardant le parc. Donc il y avait, de l'autre côté de
cette porte--qui était là devant moi--une ou deux pièces, éclairées par
les deux fenêtres sombres. De plus, sur ces deux fenêtres, je n'avais
remarqué aucun reflet de lumière, si léger qu'il fût. Donc, il
n'existait pas de communication directe, _patente_, entre ces pièces et
celle que je voulais surveiller.

Ceci me décida. Je cherchai la serrure. Elle s'ouvrait au moyen de ces
_becs de canne_ si fréquents dans nos vieilles maisons. Je posai la main
dessus et je poussai.

La porte résista. Évidemment elle était fermée en dedans. Mais comment?
je craignis alors d'avoir commencé trop tard et de n'avoir pas le temps
de prendre toutes mes dispositions avant l'arrivée de mes hommes.

Il fallait d'abord savoir si la porte était fermée par un double tour ou
par tout autre moyen. Il y avait une serrure: je soufflai vigoureusement
par le trou, et j'acquis la certitude que la clef n'était pas en dedans.
Alors, j'ouvris de nouveau le bec de canne, et appliquant en même temps
mon épaule à la hauteur de la serrure, j'appuyai de tout mon effort. Je
remarquai alors que la porte cédait dans cette partie depuis le sol.
C'est-à-dire qu'il n'y avait pas de double pêne, mais qu'un verrou
_au-dessus_ de la serrure retenait la porte à l'intérieur.

Oh! je ne fus pas long à avoir raison du verrou. J'avais pris mes
précautions. J'introduisis un petit ciseau _ad hoc_ dans la rainure de
la porte, et lorsque j'eus trouvé exactement la place où était ce
verrou, je fis pénétrer mon ciseau de façon à ce qu'il touchât le plat
du verrou; et, alors, par une série de petits mouvements, faisant
levier, je repoussai le verrou dans sa gâche. Je n'étais pas fatigué;
car ce travail n'avait exigé aucun effort, et cependant mon front
ruisselait de sueur.

Mais courage! Je ne suis pas ici pour m'arrêter à des détails de cette
nature. Je pousse la porte lentement. Car je crains encore que les gonds
ne soient rouillés. Au contraire, ils glissent comme s'ils étaient posés
sur une rondelle de velours.

Où suis-je? l'obscurité est profonde. Ah! ma lanterne. C'est une vaste
pièce, toute revêtue de vieux chêne, sombre et noir. Deux fenêtres. Ceci
me rassure. Je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Mais, avant tout, une
précaution. Comment pénètre-t-on de cette pièce dans celle qui se trouve
plus loin. Je promène ma lanterne sur la muraille. Nulle ouverture
visible, pas de porte. C'est étrange, en vérité.

Voyons l'ameublement. Auprès de la porte par laquelle je suis entré, une
alcôve, un lit de chêne, vieille forme, à baldaquin. Des rideaux en
tapisserie, avec une _chasse_ qui court et grimace. Le lit est défait.
Comment cela? _Quelqu'un_ couche-t-il donc ici? Mais non. Je les
soulève, et la poussière forme une raie brune justement à l'endroit où
ils se séparent.

Personne ne couche là, _actuellement_. La chose est claire. Mais
pourquoi ce lit n'a-t-il pas été remis en état? et depuis combien de
temps?

Depuis combien de temps Golding et ses _amis_ se réunissent-ils _là_? Il
me semble que ces deux circonstances doivent se rattacher l'une à
l'autre.

Procédons rapidement à notre examen.

En face de la porte par laquelle je suis entré, un immense bahut de
chêne. Ah! il est plus haut que cette porte. Qui me dit qu'il n'a pas
été placé là exprès pour condamner l'issue que je cherche? Il faudra que
je trouve le moyen de vérifier cette supposition. Les fenêtres? fermées
d'épais volets, recouverts de rideaux en tapisserie. Bien. Quelques
chaises, des escabeaux. Un bureau dans un coin, et c'est tout. De la
poussière, beaucoup de poussière. On n'entre jamais ici. Ceci ne fait
plus de doute.

Mais j'entends du bruit. Oui, c'est bien la grille du parc qui tourne et
grince. Pas un moment à perdre. Je vais à la porte, je la referme, je
pousse le verrou, puis je tourne le ressort de ma lanterne. Plus rien,
plus une lueur. Je suis seul, nul ne sait que je suis ici. Oh! comme il
fait sombre!




                                   XIV


Tout à coup une pensée traverse mon esprit.

Triple sot que je suis! Comment n'ai-je pas songé à cela? Je ne _verrai_
pas ce qui va se passer à côté. Et je suis venu pour _voir_. Certes
j'entendrai mieux. Quoi? des cris, peut-être des mots entrecoupés. Cela
ne me suffit pas. Ô stupide! trois fois stupide! Et je n'ai pas une
vrille avec laquelle je puisse percer ce mur maudit.

Voilà que je les entends. Parbleu! Ils sont entrés, ils sont là à côté.
Je bous d'impatience, je me ronge les poings...

Qu'est ceci? Voilà que j'aperçois au-dessus de ma tête--dans cette
obscurité--comme un trait--mince, mince--de lumière qui perce les
ténèbres et qui va s'écraser sur le plafond. Cela, juste au-dessus du
bahut de chêne. Ô joie d'enfer, comme en éprouveraient les damnés de la
Géhenne à voir poindre un rayonnement du ciel.

_Il y a là une ouverture!_

Il s'agit d'y parvenir sans bruit.

Sans bruit, ce n'est pas facile. Oh! si vous m'aviez vu alors ramper sur
le sol, atteindre une chaise, la soulever des quatre pieds à la fois, en
retenant mon souffle, craignant d'entendre un de mes os craquer,
tremblant que ma respiration elle-même ne me trahît... Je l'ai cette
chaise, je la porte... comment puis-je dire que je la porte?... je la
fais glisser dans l'air, tandis que je me traîne sur les genoux, et cela
si lentement, _félinement_, qu'un oiseau ne m'entendrait même pas...
Enfin, elle est auprès du bahut. Maintenant, un escabeau. Le voilà, il
faut le mettre sur la chaise. Le pourrai-je? Cette _contention_ de
silence m'oppresse et me grise. J'ai envie de crier à toute voix:
N'est-ce pas que je ne fais pas de bruit! Et quand je le tiens, quand il
est suspendu à la force de mon poignet au-dessus de la chaise, comment
le poser sans que le contact du bois ne produise un son? jamais médecin,
dosant un poison, n'employa plus de précautions que je n'en mis à cette
oeuvre d'extra-délicatesse.

Mon échafaudage est prêt. Maintenant, il faut que je me hisse dessus.
Moi-même. Que n'ai-je là, près de moi, quelque poigne géante qui me
saisisse et m'enlève dans l'air. Et si cela n'était pas solide! Si le
tout allait glisser avec fracas! Non que j'aie peur. Sur mon salut
éternel, je donnerais un membre pour mener cette entreprise à bien.
Voyons. Je me dresse sur mes pieds. Je suis sûr de n'avoir pas fait de
bruit.

Je m'accroche solidement par les poignets au sommet de l'escabeau. Mon
poids le maintiendra. Mais mes mains seront-elles assez vigoureuses pour
me soulever tout entier? Il me semble que mes muscles se raidissent
comme des cordes de fer... un effort... encore un... encore un autre. Un
de mes genoux se pose sur l'escabeau, puis l'autre. Rien n'a frémi, le
bois n'a pas frissonné! Je ne tremble pas non plus, moi. Je sens, je
sais qu'il faut commander à ces mouvements involontaires. Je suis debout
sur l'escabeau.

Maintenant ce n'est rien. Le sommet du bahut n'est pas élevé, et puis le
vieux meuble est solide... j'y suis, à genoux. Je découvre l'ouverture
qui laisse passer le rayon de lumière. C'est grand comme un dollar, tout
au plus. Et au moment où j'y applique mon oeil, un premier cri se fait
entendre dans la pièce à côté... Un hou! qui sanglote et traîne comme un
glapissement de chacal...

... Singulière position que la mienne. J'étais juché sur le haut du
bahut, le dos à demi courbé, l'oeil appliqué à l'ouverture lumineuse...
je regardai.

Avez-vous jamais vu sur un toit, le soir, au clair de la lune, alors que
tout est silencieux, trois matous efflanqués, le dos en pointe, le poil
hérissé, fichés sur leurs pattes comme si elles étaient rivées..., et
_ronronnant_ de ce _ronron_ lent, plein et plaintif, qui implique colère
et préparation à la lutte?...

En vérité, je ne saurais trouver de meilleure comparaison. Ils étaient
ainsi tous les trois, Golding, le révérend Pfoster et Trabler le
guilleret...

La pièce où ils se trouvaient avait deux portes, faisant face à mon mur.
Pfoster était debout, adossé à l'une; Trabler, debout, adossé à l'autre.
Au milieu, sur une chaise, Golding, les yeux fixés sur eux. Tous trois,
à demi repliés sur eux-mêmes, faisant gros dos, oui, c'est bien cela,
comme les matous. Ah! ah! j'en ris encore, tant leur aspect était
grotesque.

Mais ce qui n'était point grotesque, et refoulait le rire dans la gorge,
c'était l'expression de leurs visages. Ils n'étaient point pâles: non,
ce n'était pas là de la lividité. Il semblait que leurs joues, leurs
fronts fussent devenus exsangues... les yeux s'étaient renfoncés dans
l'orbite, les lèvres contractées dans un rictus atroce, comme si des
doigts se fussent appuyés sur les coins en les étirant...

Masques de mort et de terreur!

Je ne voyais Golding que de trois quarts. Seul des trois, il remuait la
tête... c'était pour regarder les deux _autres_ successivement ou plutôt
simultanément... je dis simultanément, car son cou se mouvait avec une
telle rapidité qu'il ne s'écoulait pas un dixième--pas un millième de
seconde--entre les regards qu'il leur lançait à l'un et à l'autre...

Je ne puis mieux rendre ce qui se passait qu'en disant: Les deux hommes
_veillaient_ sur Golding, Golding _veillait_ sur eux. Et, sur mon âme,
c'était une active surveillance. Pas un mouvement, pas un froncement de
sourcils, pas un plissement de front ne pouvait échapper aux uns ni aux
autres. Ils se _tenaient_ par le regard, et, des yeux de chacun,
s'échappaient des rayons formant un filet dont les mailles impalpables
enserraient les deux autres.

Puis ce cri... écho d'une fureur concentrée qui bouillait dans leurs
poitrines. De près, ce cri était rauque, il _grattait_. Il s'échappait
comme involontairement de leur gosier contracté... puis peu à peu il se
faisait plus clair, plus net, et à mesure que la clameur s'élevait, les
yeux se faisaient plus ardents... Les mains! Ah! je ne les avais pas
remarquées. Pfoster et Trabler tenaient leurs doigts crispés contre les
portes qu'ils défendaient de leurs corps. Leurs ongles semblaient des
crocs qui mordaient le bois.

Golding tenait son siège à poignée, comme s'il eût voulu prendre un
point d'appui ou qu'il eût craint que la chaise ne s'échappât tout à
coup...

Et les cris prenaient une intensité de plus en plus grande, et les trois
cous se tendaient l'un vers l'autre et les six yeux dardaient--plus
perçants--leurs regards qui se croisaient. Je ne pus m'empêcher de
penser à ces rayons solaires que les enfants concentrent au moyen d'une
lentille convexe. Si quelque matière inflammable--de l'amadou, par
exemple--se fût trouvée au point d'intersection de ces trois regards--au
foyer--l'amadou aurait pris feu...

Le temps s'écoulait, et, sur ma parole, je ne me sentais point fatigué.
J'attendais...




                                     XV


Tout à coup Golding fit un mouvement brusque, comme s'il eût voulu
s'élancer... par le même choc, les deux autres _s'aplatirent_ contre les
portes, les bras en croix, comme ces barres de fer qui défendent la nuit
les devantures des boutiques... mais ce n'était là qu'une fausse alerte.
L'immobilité recommença et avec elle les cris dont le diapason
s'élevait, et qui--à leur première expression de terreur--joignaient
maintenant la tonalité de la menace. Le conflit était proche.




                                     XVI


Comment cela s'est-il fait? je n'en sais rien, il y a eu
_instantanéité_. Je n'ai rien vu, et pourtant je regardais... oh! de
toute la concentration de mes organes visuels...

Voilà qu'au milieu de la pièce est une masse noire qui se roule, se
tourne, grince, hurle, bondit, se sépare, se brise, se rejoint... ce
sont mes trois hommes qui semblent faire une seule bête monstrueuse, à
je ne sais plus combien de bras ou de jambes. Les têtes se heurtent, les
bras s'entrelacent, les jambes se croisent... tout cela veut se dresser,
mais tout cela retombe...

Les voilà debout tous les trois. Grappe humaine. Ils se sont tus un
instant. Un immense effort raidit ces muscles et ces nerfs... Ah! je
vois, chacun d'eux _tend_ à la porte et s'oppose à ce que les deux
autres y parviennent.

En voilà un qui s'échappe! C'est Golding. Par un coup habile, il s'est
dégagé de ses adversaires, il bondit vers la sortie. Ah! ouiche! voici
les deux autres qui s'attachent à ses jambes, à ses épaules... Ils se
roulent sur le parquet, ils écument. Leurs corps frappent à plein dos le
parquet, qui résonne sourdement sous le choc. Et ils ont recommencé à
crier. C'est une lutte horrible. Quelque chose de démoniaque. Un
cauchemar. Parfois une tête disparaît, puis on la voit qui se glisse
entre deux corps, l'oeil est atone, la langue pend... il y a presque
strangulation. Mais, qu'importe! le lutteur retrouve toute sa vigueur et
rend coup pour coup. S'ils crient, ce n'est pas de douleur! Non, c'est
la rage qui s'exhale de ces poitrines meurtrières...

À ce moment, Golding,--c'était bien lui! se dégagea et s'élança... où
cela?

Contre la porte que je ne pouvais pas voir et qui donnait accès dans la
pièce où je me trouvais, porte qui, on s'en souvient, était obstruée par
le bahut sur lequel j'avais dû me percher... Ces hommes qui n'avaient
pas prononcé une seule parole, semblent retrouver la voix:

--Tu n'iras pas seul, hurlent-ils.

Et ils s'élancent sur Golding. La porte s'ébranle, elle s'ouvre. Les
voilà derrière le bahut, qui s'arc-boutent de leurs épaules... tous
trois. Le poids est lourd, formidable, mais deux fois déjà le bahut
s'est écarté de la cloison, et j'ai vu--oh! bien vu--leurs fronts pâles
et leurs yeux hagards... leurs yeux surtout, avec des lueurs
sinistres...

J'ai eu peur! Eh bien! après? Il m'a semblé que je sentais dans mes
entrailles ces ongles qui labouraient tout à l'heure les portes. J'ai
bondi en bas du meuble... ma lanterne tombe dans le choc. Où est-elle?
Je ne puis songer à la retrouver. Vite! le verrou!

Malédiction! pourquoi l'ai-je fermé? je ne puis le retrouver... Le bahut
s'ébranle, recule, il laisse passer une lueur, une traînée, et dans ce
reflet, je vois déjà un bras qui passe... Oh! s'il me tenait!

Ah! ce verrou, le voilà. Il résiste, je suis si troublé... je l'ouvre!
je saute dans l'escalier. Au même instant, le bahut se renverse avec un
bruit épouvantable... ils ont entendu quelque chose. J'entends leurs
voix:

--Il est là! Il est là!

Qui? _Il?_ de qui veulent-ils parler? Après tout, peu m'importe. J'ai
l'avance, n'est-il pas vrai? Mais ils vont vite; au moment où j'arrive
en bas de l'escalier, je les entends qui roulent le long des marches...
Par où m'en irai-je? Par le diable! Je n'ai plus mon échelle de corde!

Je cours à travers le parc.

Ils m'ont vu... et les trois démons s'élancent à ma poursuite. Oh!
quelle course! Et il n'y a qu'un quart de mille. Je ne touchais pas
terre... si j'avais pu me jeter de côté dans quelque fourré. Mais la
lune tombe en plein sur le parc. Mon ombre me trahirait partout et
toujours. Comme je fuis vite! Mais ils ne sont plus qu'à dix yards de
moi, je passe devant la chapelle blanche... Voici le mur.

Oh! alors, des ongles, des mains, des pieds, des dents, des genoux...
comment? avec quoi? je n'en sais rien... mais il le faut... cela sera...
cela est... j'ai gravi le mur...

À cheval sur le faîte, en dépit du danger, la curiosité est la plus
forte. Je regarde dans le parc...

Par l'enfer! qu'est-ce ceci? Ils ne sont pas venus jusqu'au mur... non,
je les vois devant la chapelle... je _les_ vois, non, je revois cette
masse informe, grouillante, qui lutte, se mêle, s'écarte, se resserre...
et qui crie! oh! quels cris!

Ils ne sont pas allés plus loin. Qui sait? Ils n'ont pas _pu_ aller plus
loin!

Mais je suis énervé, à demi fou, rompu, exténué...

Et je ne sais comment je suis revenu chez moi.




                                   XVII


Si je pouvais dormir! Mais non, mon lit est plus dur que la pierre d'un
tombeau. Je ne puis trouver une position qui me plaise. Les plis de mon
drap me semblent les doigts de ces hommes qui cherchent à m'étreindre...
leurs cris bourdonnent dans mon oreille. Hou! Hou! c'est un bruissement
sans fin, comme les vagues d'une mer qui battrait le pied de ma
maison... Et leurs pas! Oui, je les entends encore... Ce ne sont plus
les pas de trois hommes, mais de centaines d'hommes, et tout cela
piétine dans mon cerveau...

Non! non! est-ce bien là ce que j'entends? Puis-je donc entendre autre
chose? Allons! dormons! La vague bat toujours ma maison...

Mais non! par le ciel! ce n'est pas un rêve! Non, je ne... Au feu! au
feu! _Fire! fire!_

Et les pas des _firemen_ courant dans Broadway et les roues des pompes à
vapeur qui broient le pavé, et les cris des hommes qui s'appellent et
s'excitent.

Cette fièvre répond à ma fièvre! Que m'importe après tout, le feu? On
brûle tous les jours ici. Pourquoi ce cri: _Fire!_ va-t-il droit à mon
cerveau comme une pointe?

Si... mais ce n'est pas possible. Et pourtant! je n'y puis tenir.
Allons! je ne dormirai pas cette nuit. Je voudrais rester calme que je
ne le pourrais pas. Je suis descendu. J'accoste un passant. «--Où
l'incendie?--À Black-Castle.»--À _Black-Castle!_ sur mon âme, j'ai bien
entendu...

Et je m'élance vers le château noir!




                                   XVIII


Vous pouvez me croire sur parole. Je ne fus pas long à atteindre le
Black-Castle. Et, en vérité, c'était un admirable spectacle. Le bâtiment
n'était plus qu'une fournaise. La lune s'était couchée, et la lueur
rouge se réfléchissait sur le ciel noir. Les quatre murailles étaient
debout, l'intérieur seul brûlait, et les fenêtres semblaient autant
d'yeux, clignotant de flammes et de fumée. C'était l'immense craquement
d'un vaisseau soulevé par la tempête.

La foule avait forcé la grille du parc et se tenait inquiète, curieuse,
à quelque distance du bâtiment incendié... Les gerbes d'eau s'élançaient
des pompes en panaches blanchâtres et retombaient sur cette masse qui
grésillait.

Mais les hommes! Golding et ses compagnons! Je ne restai pas longtemps
dans l'incertitude. Je les aperçus tous trois sur le sommet du
bâtiment... ombres noires comme celles des démons, se détachant dans la
clarté brillante comme les découpures d'un théâtre de marionnettes, sur
le fond lumineux de la toile. Là, encore, ils semblaient lutter: ce que
nul ne comprenait, je le devinais, _moi seul_. Ils se poursuivaient, se
frappaient, s'accrochaient l'un à l'autre, sans chercher à s'échapper,
mais veillant à ce qu'aucun d'eux ne s'échappât.

Cependant une forte prime avait été offerte à qui les sauverait. Je ne
me rappelle pas bien le chiffre, je crois que c'était deux cents
dollars.

Quelqu'un se dévouerait-il? Si je tentais moi-même ce sauvetage
impossible! non pour la misérable prime; sur mon âme, j'aurais donné le
quintuple pour qu'ils fussent sains et saufs, car avec eux le problème
m'échappait. Et je ne savais rien. Cette pensée me torturait, je me
déchirais la poitrine avec mes ongles. Et la flamme montait, montait.
Parfois les trois hommes disparaissaient derrière un voile de feu et de
fumée. Alors il me semblait qu'ils m'échappaient et, malgré moi, je
laissais échapper un cri de douleur.

Tout à coup j'entendis un fracas épouvantable. Malédiction! ce fut un
effondrement, un écroulement au milieu des clameurs; des gerbes
tourbillonnantes s'élancèrent vers le ciel, puis des milliers de
paillettes étincelantes. Et le cri des travailleurs, s'excitant les uns
les autres! et le bruissement de l'eau tombant sur les charpentes
embrasées!

Puis, quelque chose me frappa au front. Je chancelai, étourdi. Je voulus
résister à cette force inerte qui m'entraînait. Mais il me sembla que
mon cerveau se faisait de plomb, des lueurs rouges scintillèrent devant
mes yeux, mes jambes titubèrent comme celles d'un homme ivre...

Je tombai: mais, au moment même où je touchais la terre, inerte, perdant
le sentiment et la pensée, il me sembla percevoir, dans mon oreille, par
un dernier ébranlement d'un sens engourdi, ce mot répété par mille voix:
Sauvé! sauvé!

Sauvé! Qui donc?




                                    XIX


Un éclat de bois m'avait frappé à la tête. Rien que de très simple, en
vérité. On me transporta chez moi. Je restai de longues heures évanoui,
dans cet état mixte qui n'est ni la vie ni la mort: catalepsie modifiée
par la sensibilité; impuissance de motion. Perceptions vagues, comme si
toutes sensations, avant de parvenir jusqu'à moi, étaient tamisées à
travers un épais tissu... puis des monotonies bruissantes qui fatiguent
l'oreille et les yeux; des cercles lumineux, larges d'abord, puis se
rétrécissant jusqu'à former une sorte de pointe vrillée qui paraît prête
à perforer les pupilles; des bruits _pâteux_, comme produits par un
marteau de liège frappant sur une enclume rembourrée...

Étranges effets, en vérité, que ceux de ces perceptions anormales,
auxquelles manque essentiellement la netteté.

La pensée elle-même semble un écheveau inextricable dont,
instinctivement, vous cherchez incessamment le bout. Tout cela se mêle.
C'est une toile d'araignée, dans laquelle l'idée a les pattes saisies,
qu'elle veut secouer et où elle s'embourbe... et cet autre bruit de
cymbales étouffées, pareil à celui que produit un coquillage de mer
appliqué hermétiquement sur l'oreille!

La fièvre travaille le cerveau, et construit, avec des matériaux
arrachés à quelque kaléidoscope inconnu, des arabesques étranges... puis
c'est un drame qui se joue entre les parois du crâne, les personnages
ont des proportions colossales et vous craignez qu'ils ne se brisent la
tête au plafond, qui est votre crâne. Ou bien, ils se rabougrissent si
petits, si petits, que vous avez peur qu'ils ne se glissent dans les
labyrinthes de vos nerfs et de vos muscles. Parfois ils parlent si bas,
que vous êtes obligé de concentrer toute votre attention pour saisir
leurs paroles: d'autres fois, leur voix est puissante et a des éclats de
trompette...

Pendant que le marteau de liège frappe toujours sur son enclume de soie,
que les cercles tournent devant vos yeux avec une rapidité vertigineuse,
que les cymbales étouffées semblent broyer une impalpable poudre d'acier
sonore.

Un matin--il y avait bien longtemps que j'avais perdu la notion du
temps--j'entendis des pas auprès de mon lit. Oui, c'étaient bien des
pas. J'avais souvent perçu ce bruit, mais jusque-là il m'avait semblé
que c'était le choc d'un moulin dans l'eau. Cette fois je sus que
c'étaient des pas.

J'ouvris les yeux et je vis une figure devant moi, placide et souriante.
Je reconnus le docteur Gresham.

--Eh bien! me demanda-t-il, comment vous trouvez-vous?

--Je me retrouve, lui dis-je.

En effet, il me parut que j'opérais ma rentrée dans un monde quitté
depuis longtemps, et que je reprenais la _perception_ d'un _moi_ que
j'avais oublié. J'appris alors que pendant tout un long mois j'avais été
entre la vie et la mort. Cette expression me paraît juste. Oui, j'étais
réellement à égale distance de ces deux états, qui sont l'un et l'autre
une plénitude. Je ne vivais pas, car je ne savais pas. Je n'étais pas
mort, puisque je n'avais pas le repos. C'est bien cela. Entre les deux.
La vie me jetait des échos dans le demi-silence au delà duquel
m'entraînait la mort.

Foin de la force humaine! Un méchant éclat de bois suffit à détraquer
l'organisme, et de cette pensée dont nous sommes si fiers, un pauvre
petit choc a si vite raison!

Je ne mourus pas.

Mais pourquoi avait-on appelé auprès de moi le docteur Gresham? Ce fut
la première idée qui traversa mon esprit. Ce n'est pas un médecin
ordinaire que le docteur Gresham. Voyons! rappelons-nous donc quelle est
sa spécialité? Cet effort me fatigue, mais peu importe! il faut que je
me souvienne.

Et pendant l'abattement qui succède à ce premier effort de la vitalité
renaissante, je _rumine_ cette question! Qu'est-ce que le docteur
Gresham?

Ah! voilà, je me souviens! malédiction! Est-ce que?... moi, allons donc,
ce n'est pas possible. Je suis trop maître de ma pensée pour qu'elle ait
pu m'échapper à ce point...

Et pourtant, c'est bien vrai. Oui, oui, je ne me trompe pas. Mes
souvenirs se réveillent avec l'exactitude la plus saine.

Le docteur Gresham est le MÉDECIN DES FOUS!




                                     XX


C'est qu'en vérité, ils me croient fou. Il n'y a pas à s'y méprendre. La
chose est grotesque, sur mon âme!

Ah! ah! voyez donc ce bon visage de ma garde-malade qui ne s'approche de
mon lit qu'avec hésitation, comme si elle avait peur d'être mordue. Et
cet excellent docteur! Comme il a bien ce sourire railleur, qui peint la
supériorité de l'homme _raisonnable_ sur le fou. Non, sérieusement, ils
m'amusent. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas
_m'irriter_. Non seulement, ils me croient fou, mais dangereux. Qui
sait? Pourquoi pas hydrophobe?

Mais _pourquoi_ me croient-ils fou? Je n'en sais réellement rien. J'y
songe. Peut-être suis-je vraiment fou _pour eux_. Pour les intelligences
qui se sont arrêtées à la moyenne du développement, ceux-là sont fous
dont les sens ont atteint une _hyperacuité_ qui les étonne. Je suis
au-dessus du niveau commun: donc pour eux je suis fou.

Qu'est-ce que la folie, en effet? Sinon la _perception_ de l'inconnu, la
_pénétration_ dans un monde dont les cerveaux obtus n'ont pas la
compréhension. Le fer rouge paraît fou au fer noir. Et cependant, il
n'est rouge que parce qu'il s'est assimilé des atomes de calorique dont
le fer noir est dénué. Mes organes cérébraux sont _ultra-échauffés_, et
leur rayonnement étonne, effraie les cerveaux froids. La folie est
encore la _spécialisation_. Tandis que l'organe de l'homme _sensé_ (à ce
qu'ils prétendent) dispense ses forces actives sur cent points qu'il
touche à peine, le cerveau du _fou_ (cette appellation est burlesque)
sait concentrer toute sa vitalité sur un centre unique. Ce qu'ils
nomment _monomanie_ n'est que la _spécialisation_ des facultés pensantes
en une étude particulière. C'est un développement _extra-humain_ de la
puissance analytique. Pourquoi les _analystes_ traitent-ils de fous les
_synthétistes?_

Et cet homme, non seulement prétend que je suis fou, mais encore il a
l'audace ridicule (ridicule, car j'en ris, sur mon âme!) de vouloir me
guérir. Qu'entend-il par ce mot, me guérir, sinon m'amoindrir? sinon
éteindre en moi cette _superfaculté_ qui est à la fois ma vie et mon
orgueil.

Les détromperai-je? Leur prouverai-je que je suis plus sain d'esprit
qu'ils ne le sont eux-mêmes? Non seulement plus sain, mais encore doué
d'une santé absolue, tendant à la perfection même par le développement
de l'organe. Cela dépend. Si fou que je sois, je n'ai pas perdu la
mémoire; et je me souviens que les protestations ne font le plus souvent
que les rendre plus entêtés dans leurs idées. Et puis à quel degré me
croient-ils arrivé? Suis-je dans la période croissante ou au contraire
en voie de guérison?

J'attendrai, et je rirai à mon aise, _en dedans_, de l'ignorance de la
science. Et quand, de son air docte, le médecin aura déclaré que je suis
guéri, j'éclaterai de rire, et je lui crierai:

--Imbécile, qui ne sait pas que le _delirium tremens_ n'est qu'une
combustion.




                                    XXI


Non, je ne dirai rien. Oh! j'y suis bien décidé maintenant. Il était
temps que j'apprisse cela. Car la vérité m'oppressait. J'étais tenté de
crier «Je ne suis pas fou!» Mais aujourd'hui je veux, je veux,
entendez-vous, qu'on me croie fou. Je veux qu'on me transporte au
_Lunatic Asylum_... car, tout à l'heure, pendant qu'il causait, tandis
qu'il croyait que le _fou_ ne pouvait l'entendre, il a dit... oh! j'ai
bien _entendu_, plutôt ne pas entendre, dans ma tombe, la trompette au
jour du jugement--il a dit que Golding avait été sauvé, _seul_, et qu'il
était fou...




                                   XXII


J'ai manoeuvré; et, de fait, ce n'a pas été très difficile. Je n'ai eu
qu'à me montrer tel que je suis réellement; ils se sont persuadés de
plus en plus que j'étais fou. J'ai tremblé un instant qu'on ne voulût,
en ma qualité d'homme riche, me soigner chez moi. Par bonheur, l'avarice
du docteur Gresham a été plus forte que les remontrances de mes amis.
L'honnête homme préfère m'avoir sous sa main, pour mieux m'exploiter. En
vérité, je ne puis lui en faire un crime; car pour quelques centaines de
dollars de plus que je dépenserai, j'aurai du moins obtenu ce que je
désire depuis si longtemps.

Enfin, je ne suis plus si faible, et je puis être transporté. Oh!
quelles précautions sont prises! On veille sur moi comme sur un enfant
terrible. Si j'allais m'échapper! Si ma folie allait prendre tout à coup
un caractère violent! On s'efforce de m'amadouer. On me parle d'une
promenade à la campagne, dans le but--l'unique but--de réparer mes
forces. Comme ils auraient peur, s'ils pouvaient se douter que je sais
tout, que je n'ignore point que c'est à l'hôpital des fous qu'on me
conduit. Imbéciles! je vous laisse jouer devant mes yeux votre ridicule
comédie, parce qu'il me plaît--à moi--d'aller à votre hôpital. J'y vais
parce qu'il me convient d'y aller, entendez-vous bien! N'ont-ils pas
discuté entre eux tout bas--mais j'entends tout--s'il n'y avait pas lieu
de m'attacher les bras dans leur vêtement infâme? Par bonheur, ils ont
renoncé à ce gracieux projet. Je dis, par bonheur, car je me serais
peut-être trahi.

Nous voilà partis... Qu'est ceci? je rencontre sur mon passage des
voisins qui gémissent et se détournent pour pleurer. Ah! ah! quand je
disais que tout cela était du pur grotesque! Pleurez, pleurez, tandis
que mon âme, à moi, rit à gorge déployée.

On s'est arrêté devant le _Lunatic Asylum_. J'ai feint de ne pas m'en
apercevoir. Il me tarde que toutes ces formalités préliminaires soient
accomplies. Voici: nous passons sous des voûtes, dans une espèce de
greffe; le sous-directeur, un gros homme réjoui, vient me recevoir des
mains du tout-puissant directeur, docteur Gresham. Un clignement d'yeux
est adressé au docteur par ce personnage. Il signifie--cela est aussi
clair que si les mots étaient prononcés:--Ah! c'est là cet excellent
client! Car je suis accueilli avec tous les égards que l'on doit à une
_bonne affaire_. Je représente un capital de... auquel d'habiles
saignées devront être pratiquées. Donc, je suis respectable au plus haut
point.

Le sous-directeur daigne me conduire lui-même à mon appartement. J'ai un
appartement, s'il vous plaît, dans le pavillon le plus élégant, une
chambre à coucher, un parloir et un cabinet. Ah! ce cabinet m'a fait une
fâcheuse impression. C'est là que sont disposés--comme des instruments
de torture--les appareils hydrothérapiques. Les douches glacées! Bast!
puisque je suis fou. J'ai des fenêtres grillées, qui donnent sur un
magnifique jardin... à peine entré, j'y jette un coup d'oeil...

J'aperçois un homme qui se promène, seul, la tête penchée.

--Ah! me dit le domestique, voilà votre voisin qui fait son petit tour.

Dieux du ciel! vous l'avez entendu. Cet homme a parlé! il a dit: «Votre
voisin!» Oh! béni soit-il, et que ces mots me récompensent déjà de tout
ce que j'ai souffert et de tout ce que je souffrirai peut-être! Mon
voisin! cet homme! il a dit cela, tout simplement, sans y songer, sans
comprendre que tout mon être dût frissonner de joie. C'est qu'aussi il
ne sait rien, il ne peut rien savoir! Que ne lui donnerais-je pas pour
payer ces quelques mots!

Cet homme, c'est Golding.

On m'a laissé seul un instant; je me suis accoudé à la fenêtre. Je _le_
regarde qui marche, qui monte une allée, puis la redescend. Il n'est pas
changé, sur ma parole. Oh! comme je le remercierais de n'être pas mort!
car c'est alors peut-être que je serais devenu fou, si la possibilité
d'éclaircir ce mystère m'avait échappé par la destruction du sujet
lui-même. Au lieu de cela, je suis là, à quelques pieds de lui, je le
couve du regard, il ne pourra pas m'échapper, car lui est fou, bien fou,
n'est-il pas vrai? Les grilles sont solides et les verrous sont sûrs!
Pourvu qu'on le garde bien! Les fous ont des façons de se faufiler dont
il est bon de se défier. J'en parlerai à Gresham...




                                  XXIII


Je suis descendu dans le parc, afin de prendre l'air. Le docteur Gresham
est venu me rejoindre. C'est maintenant qu'il faut user d'habileté. Il
m'a pris le bras et a fait avec moi un tour de promenade. Il paraît très
satisfait de ma docilité. Il me parle doucement, comme on fait à un
enfant qu'on ne veut pas irriter. Je ne lui adresse pas une seule
question. Je me contente de répondre par des monosyllabes. Je tiens les
yeux à demi fermés, je ne veux pas qu'il lise ce qui se passe en moi...
Tenez, voilà justement que nous sommes dans l'allée où marche Golding.
Oh! je voudrais presser ma poitrine de mes deux mains pour empêcher mon
coeur de battre aussi fort. Je suis sûr que je pâlis. Mais non. De la
force, il faut qu'il ne se doute de rien...

Golding nous a vus. Il s'est arrêté. Sur mon âme, il m'a reconnu. Il
vient à moi, mains ouvertes. Que ne puis-je saisir ces mains et
l'entraîner, lui, dans un endroit où il m'appartiendrait, à moi seul, où
je pourrais promener le scalpel de mon observation dans ce cerveau, qui
contient _mon_ secret... Dois-je le reconnaître, moi? Oui, en vérité. Le
docteur paraît enchanté de cette rencontre, dont il me semble augurer
les meilleurs résultats. J'entends vaguement ce que me dit Golding; il a
appris mon accident, il a su ma maladie, il a pris la plus grande part à
mes souffrances... Je réponds avec politesse; puis, tout à coup, je le
regarde bien en face. D'un regard dont j'avais ménagé la force, je
plonge dans ses yeux, et j'y vois--je ne me trompe pas--une immense
satisfaction, un épanouissement de joyeuse placidité.

Si cet homme est fou--et je n'en crois rien--du moins cette folie
est-elle doublée d'une joie intime dont seul je puis mesurer
l'intensité... mais je reprendrai cet examen plus tard. Il ne faut pas
qu'on s'aperçoive de mes découvertes, et à partir de cette minute je
_travaillerai_ si profondément mon Golding, que pas une des fibres de
son être n'échappera à mon attention.

Golding m'a adressé une question. Laquelle? Toutes mes facultés étaient
concentrées dans mon organe visuel, alors que je plongeais dans ses
yeux,--fenêtres de son âme--je n'ai pas entendu. «--Veuillez répéter,
je vous prie.--Vous savez jouer aux échecs? En effet? Eh bien! si
monsieur le directeur le permet, nous pouvons faire quelques
_matches_.--Volontiers!»

Le docteur Gresham est de bonne composition. Que lui importe après tout?
Seulement il se fait tard aujourd'hui. M. Golding doit être fatigué. À
demain, cela vaut mieux. À demain soir. Et nous nous séparons, et quand
je serre la main à Golding, il semble que ce soit une prise de
possession de cet être qui m'appartient comme le cadavre à l'anatomiste.




                                   XXIV


Étant donné l'être humain, doué d'une force énorme de volonté--c'est mon
cas--peut-on s'isoler du _relatif_, au point de se concentrer tout
entier dans un _absolu_ choisi, voulu, délimité par la volonté même?
Puis-je arriver à _m'abstraire_ de tout ce qui n'est pas Golding, pour
diriger sur lui seul toutes les forces de mes facultés et de mes sens?
Il faut qu'à partir d'aujourd'hui la machine entière devienne insensible
à tout et pour tout et que tous ses ressorts soient continuellement, à
l'état de veille comme à l'état de sommeil, tendus vers ce but unique,
qui devient mon _absolu_.

Ainsi Golding est là, de l'autre côté de la muraille. En rentrant dans
ma chambre, je l'ai vu ouvrir sa porte, et, d'un coup d'oeil rapide,
j'ai compris que son appartement était disposé en sens contraire du
mien. Ma chambre à coucher touche à la sienne, et, quand je regarde à ma
fenêtre, tandis que mon parloir est à ma gauche, le sien est à sa
droite. Donc son lit est placé parallèlement au mien. Sa tête repose sur
la même ligne que ma tête. En me tournant du côté du mur, j'ai les yeux
dirigés vers lui. Un mur seul nous sépare. Épais ou non, peu m'importe.
Il faut que, par la concentration de toute mon énergie vitale dans mon
organe visuel, je parvienne à le _voir_.

Oh! s'ils m'entendaient, comme ils diraient encore que je suis fou!
Cela, parce que j'admets la possibilité de ce qui leur paraîtrait
impossible. Et cela en raison de mon organisation, plus active que la
leur.

Mon idée n'a cependant rien d'excentrique. Tout corps est composé de
molécules, réunies ensemble par la force de cohésion. Un corps est
d'autant plus solide et résistant que la cohésion des molécules
constitutives est plus forte. Or, le bois--et ce mur est une cloison de
bois,--est peu résistant. Donc la cohésion n'est pas parfaite. Donc il
existe des espaces relativement considérables entre les molécules. Donc,
il est _possible_ au regard de devenir, par l'habitude et l'exercice,
assez _aigu_ pour se glisser à travers les pores du bois. Donc, à
travers la cloison, je puis voir Golding.

Quiconque m'eût regardé pendant cette première nuit n'eût pas un seul
instant douté de ma folie. Je ne dormis pas une minute. Le sommeil
rentrait dans cette relativité dont je devais me débarrasser. Ou bien,
la fatigue étant plus forte que ma volonté, le corps pouvait dormir à
l'exception des yeux et des oreilles. Les yeux ne devaient pas, fût-ce
une minute, fût-ce la dixième partie d'une seconde, négliger l'_action_,
dont la persistance seule pouvait centupler l'acuité. Ainsi des
oreilles. Tout bruit devait passer non perçu par elles, excepté _le
bruit_ qui viendrait de la chambre à côté. Ah! ce fut un travail pénible
dans le principe, et cette première nuit fut fatigante.

Je n'avais pas de lumière, mais je fixais mes yeux à demi ouverts sur la
cloison. Pendant plusieurs heures, l'obscurité demeura profonde. Peu à
peu, un effet déjà connu--et sur lequel je comptais--se produisit. Je
distinguai dans l'obscurité, non la couleur, mais l'existence de la
cloison. Mes yeux, sans saisir les détails, percevaient quelque chose
qui n'était pas les ténèbres.

Puisque je perçus l'obscurité, la logique ne voulait-elle pas que
j'arrivasse--au prix d'une constance que rien ne pourrait vaincre--au
résultat désiré?

Autre résultat obtenu: je m'étais absolument isolé de tout ce qui
pouvait se produire autour de moi, et la lueur d'un nouvel incendie
aurait pu lécher mes fenêtres..., je ne l'aurais pas _vu!_

Mais le jour vient..., je prends un peu de repos.

Dans quelques heures, la lutte recommencera...




                                    XXV


Nous ne sommes pas descendus au parc; il tombe quelques gouttes de
pluie. Ce n'est pas un contretemps, bien au contraire. Je préfère même
le tenir sous mon regard dans sa chambre, là, à deux pas de lui, de
telle sorte que pas un éclair, si fugitif qu'il soit, ne pourra passer
sur son front sans que j'en surprenne aussitôt le pâle reflet...

Sur mon âme, c'est une curieuse partie d'échecs... Il est en face de
moi, une petite table nous sépare, nos genoux se touchent presque. Nous
ne parlons pas. De quoi parlerions-nous? N'existe-t-il pas, chez l'un
comme chez l'autre, une préoccupation qui absorbe toute pensée et
enchaînerait toute parole?

Il y a deux hommes en moi: l'un, machine, ressemble à l'automate de
Kaempfen; _celui-là_--cet être partie de mon être--joue aux échecs,
calcule, combine, _stratégise_, lance des pièces à droite, à gauche, en
diagonale; cet être pense au jeu, rien qu'au jeu. Il comprend qu'en
avançant le deuxième pion du cavalier, il découvre brusquement la reine
et met la tour de l'adversaire sous une double prise; il _sait_ que dans
deux coups, le roi, mis dans l'impossibilité de _roquer_, devra
s'avancer d'une case et se placer sous le feu d'une batterie de
cavaliers, soutenue par un fou qui n'attend que le moment propice pour
agir.

Mais moi--le moi _réel_--est étranger à ces combinaisons, à ces calculs.
Son échiquier à lui, c'est Golding lui-même. Les fibres intimes de
Golding s'entrecroisent devant lui comme les lignes du damier, et ce
qu'il fait jouer sur ces cases humaines, c'est sa volonté, c'est son
attention, c'est toute la force de ses nerfs, toute la projection de son
activité...

Lui ne se doute de rien. Il joue, il s'efforce de parer les coups que je
lui porte. Oh! il n'échappera pas à la pénétration de ma volonté. Il
défend sa partie d'échecs; mais combien plus grave, combien plus
intéressante cette partie qui se joue entre son cerveau inerte et mon
cerveau actif! J'ai les yeux fixés sur ce front lisse, où n'apparaît pas
une ride; et sans qu'il s'en doute--qui pourrait s'en douter
d'ailleurs?--je pratique dans ce front mon travail incessant de
perforation.

Mon regard se fait vrille, il s'est appuyé,--pointe d'acier vivant--sur
cette tête dans laquelle repose inconnu le secret que j'ai juré de
pénétrer. Mouvement bizarre, en vérité. Le rayon qui s'échappe de mes
yeux se pose sur son front et tourne sur lui-même comme la pointe d'un
vilebrequin. Oh! ce ne sera pas un travail d'un jour. Car ce crâne est
remarquablement dur. Et puis, s'il allait _sentir_ cette pointe qui
menace son cerveau? Plusieurs fois déjà il a froncé les sourcils comme
pour se débarrasser d'une sensation importune. C'est que sans doute
l'_outil_ mord dans la chair vive, c'est que déjà se produit le
_chatouillement_ de la pointe qui attaque l'épiderme...

J'ai été dérangé tout à l'heure: le directeur est venu nous trouver, il
s'est assis auprès de nous, il a suivi avec intérêt les péripéties de la
partie. J'ai fermé à demi les yeux. S'il allait voir--lui--le travail
auquel je me livre! J'ai eu une tentation infernale. Il faut que je
parle. De quoi? Des deux amis de Golding, de Pfoster et de Trabler.
C'est fait. Ces deux noms se sont échappés de mes lèvres. Le directeur a
répondu:

--Ils sont morts!

Mais Golding! Golding est resté froid, il n'a pas tressailli, pas un
mouvement, pas un frissonnement, si léger qu'il soit, n'a témoigné qu'il
ait entendu ces deux noms. Allons! il est fou! bien fou, puisqu'il a
perdu jusqu'au souvenir...

Tout à coup une atroce pensée traverse mon cerveau. Puisqu'il a oublié,
il ne pense peut-être plus à ces faits, encore inconnus pour moi; si,
lorsque je serai parvenu à ouvrir comme un coffre rouillé la boîte de
son crâne, si je n'y pouvais rien lire, rien que le néant de l'oubli! Ce
serait horrible. Sous ce visage pâle, mat, sous ce front blanc et
impassible, j'ai peur que pas une pensée ne roule, que pas une idée ne
s'agite!

Mais je me souviens: quand il était encore Golding, l'homme d'affaires,
pendant tout le jour, il semblait avoir perdu le souvenir des scènes qui
se passaient le soir... à partir de six heures.

Oui, je dois être sur la vraie piste. Il faut que je sache si--dans la
folie--ne subsiste pas cette _assignation_ de l'inconnu qui le frappait
à heure fixe, et qui, comme un témoin récalcitrant, l'entraînait de
force là où il devait aller. La journée passe: un rayon de soleil nous a
permis de descendre un instant au parc. À cinq heures, nous devons
rentrer. Je suis seul de nouveau.




                                    XXVI


Comment agir? Double danger. D'une part, il ne faut pas donner l'éveil à
Golding, il faut qu'il ait confiance en moi. D'un autre côté, je dois
être surveillé. Oh! certainement, puisque je suis fou, on doit craindre
continuellement que l'accès ne se déclare. Il y a évidemment quelque
part, et sans que je le sache, un point d'où quelque surveillant
m'examine et m'écoute. En tout cas, comme je ne sais rien encore à cet
égard, il faut être prudent. Si l'on pensait que je m'occupe de Golding,
peut-être me séparerait-on de lui. Et alors! plutôt cent fois mourir,
que de faire naufrage si près du port...

Mais cette surveillance, quelle qu'elle soit, ne doit pas être
incessante. J'admets que de temps à autre le gardien jette--par où
donc?--un regard dans ma chambre. Mais si rien ne sollicite son
attention, il est évident que ce coup d'oeil est seulement machinal,
qu'il regarde et voit à peine, que le tout n'est fait que par acquit de
conscience, et pour exécuter une consigne.

De plus, cette surveillance peut être active au commencement de la
soirée, mais plus tard! oh! plus tard, elle se fatigue certainement. Je
dois me régler sur ces prévisions, qui sont exactes. J'ai deux sens à
exercer, l'ouïe et la vue. Mon attitude, pendant que je _regarde_,
pourrait éveiller l'attention. Donc pendant les premières heures,
j'écouterai.

Il sera bientôt six heures. Je me suis étendu sur mon lit comme pour me
reposer, dans une attitude naturelle. Rien de forcé. J'ai les yeux
ouverts, mais pour ne pas les fatiguer, je leur ai ordonné de ne pas
_voir_. Le travail qui s'opère dans mon cerveau doit absorber toute mon
activité, et de mes sens, celui-là seul doit agir, auquel je le
commande.

En ce moment, j'écoute. Mais encore, je n'écoute, encore bien que je les
entende, aucun des bruits qui surgissent dans la maison. _J'entends_ le
pas des gardiens, faisant leur ronde dans les corridors; mais j'écoute
ce qui se passe dans la chambre de Golding.

Il marche, lentement, de long en large, il va de la porte à la fenêtre.
Il ne parle pas; aucun son ne s'échappe de ses lèvres. Oh! j'en suis
sûr. Je sais que par la _tension_ voulue que j'exerce sur mes facultés,
l'ouïe s'est développée en moi d'une façon extra-naturelle. Calculez
donc, puisque toute ma force, toute mon énergie de sensation, au lieu de
se disséminer sur mes cinq sens, se concentrent en un seul. Un, deux,
trois, quatre, cinq... six! Voici l'heure! Écoutons.

Il se passe quelque chose. Je l'aurais juré d'avance. Golding s'est
arrêté brusquement. Il a semblé entendre quelque chose. La tête s'est
penchée en avant comme pour écouter. Je le sais, parce que j'ai entendu
son corps peser tout entier sur la pointe des pieds. Un meuble a remué,
c'est qu'il a posé sa main sur le dossier pour ne pas perdre
l'équilibre. Ah! ses talons ont de nouveau touché le plancher. Nouveau
tressaillement du fauteuil. Il a abandonné ce point d'appui. Il reste
immobile. Puis, voilà que d'un pas lourd, méthodique, régulier, d'un pas
qui n'est en quelque sorte que l'ombre de cet _ancien_ pas que je
connaissais, il s'est approché de son lit. Il ne le défait pas, car je
n'entends pas le froissement des draps. Le lit craque dans toute sa
longueur, Golding s'est étendu.

Alors, oh! alors! je perçois un bruit sourd, que je reconnais. C'est sa
respiration. Elle est lente, à deux temps, comme le soufflet d'une
forge. Ce n'est pas le souffle de l'homme qui dort. Je ne me trompe pas,
j'en suis certain: Golding est éveillé! Et sa respiration monotone
continue à se faire entendre, pour moi seul. Elle n'est pas égale comme
son. Parfois, je _saisis_ un soupir plus sonore, qui me rappelle les
hou! de Black-Castle, mais comme si la bouche d'où ils s'échappent était
serrée sous un bâillon.

Je suis impatient... Mais non, l'heure passe. J'attendrai encore. Je ne
veux rien précipiter. D'ailleurs, je perçois encore autre chose. Il se
remue sur son lit. Ses bras heurtent quelquefois la cloison, ses jambes
s'étirent comme si elles étaient mues par un ressort et vont frapper
l'un des montants du lit... _Cela_ est la lutte, c'est la persistance
mécanique de l'effort qui lançait sur Golding ses deux acolytes. Est-ce
bien cela? En ce cas, la chose est simple. Il faut que, continuant mon
travail d'excitation du sens visuel et du sens auditif, je parvienne à
lire dans Golding comme dans un livre ouvert, à entendre l'écho de ses
pensées, à percevoir ces mots qui se formulent dans son cerveau...




                                   XXVII


Minuit: je commence. Il sera plus facile de percer un trou dans la
cloison, et _par là_, je plongerai sur Golding mon regard investigateur.
Et pas d'instruments! Si seulement j'avais un canif! Après tout, où
serait la difficulté? Non, de mes ongles, j'ouvrirai une issue dans ce
bois. Ah! ils croient que je dors, et ils se disent: «Le fou est calme,
ce soir!»

Restez dans votre repos, mes maîtres. Le _fou_ suit raisonnablement un
projet conçu... et demain, il saura tout...

Comme ce bois est dur!




                                  XXVIII


Deux nuits ont suffi à ce travail. J'ai dû déployer toute mon énergie; à
certains moments, le sang jaillissait de mes ongles. Mais cela me
préoccupait peu, je vous jure. Cette nuit, je le verrai dormir. Dort-il
d'abord? Je n'en sais rien, et même ce souffle que j'entends à travers
la cloison ne me paraît pas celui d'un homme endormi.

Cependant, il ne quitte pas son lit... une seule remarque: il semble que
son poids s'alourdisse de plus en plus.

Est-ce que l'entassement des souvenirs et... qui sait? des remords
aurait un poids effectif... plus la nuit avance, plus par conséquent les
souvenirs s'amassent dans son cerveau, plus j'entends le lit gémir et
craquer, comme si ses pensées étaient de plomb.

Que cette journée me paraît longue! Des échecs, je ne me préoccupe plus.
Je joue machinalement, sans y songer, et je le regarde.

Mais c'est singulier. J'aurais pensé que ce travail de _perforation_ se
serait accompli plus vite... je ne puis encore rien lire dans ce
cerveau. Oh! il y a des moments je voudrais le déchirer de mes ongles
comme j'ai déchiré la muraille...

Tiens! un couteau!




                                    XXIX


Comment se trouve-t-il dans ma chambre? D'où vient-il? Qui l'a apporté
ici? Un couteau, et dont la lame paraît solide, sur ma foi. Ce n'est pas
un couteau de table, ce n'est pas moi qui l'ai pris à la table du repas.
On nous surveille trop. Non, non. Je me souviens. Le gardien est entré
ce matin; il coupait une pomme. C'est évidemment lui qui a oublié là cet
outil...

Un couteau: cela peut servir à tant de choses. Il est bien emmanché,
bien en main. Comme on donnerait un bon coup, avec cela... de haut en
bas...

Le gardien est venu. Ah! j'ai bien compris pourquoi. Il est inquiet, cet
homme, il sait qu'il a laissé son couteau quelque part, et sa
responsabilité s'inquiète. Il ne me demande rien tout d'abord. Il me
souhaite le bonsoir, mais en même temps il regarde à droite et à gauche.
Moi, je suis assis tout naturellement, sur une chaise, devant ma table.
J'ai caché le couteau dans ma manche. Pourquoi, après tout? Il serait si
simple de lui dire: Mon brave homme! je sais ce que vous cherchez. Voici
votre couteau.

Non, je ne lui dirai rien. Tenez, voilà qu'il m'interroge. Oh! sans
avoir l'air d'attacher à sa question la moindre importance:

--Est-ce que par hasard vous n'auriez pas trouvé un couteau?

--Un couteau! ici! oh! non.

Si vous voyiez de quel air placide je réponds.

Il est convaincu que je dis la vérité. Comme c'est chose amusante que de
tromper. Il jette un dernier coup d'oeil autour de lui, mais, bon gré,
mal gré, il faut bien qu'il y renonce. S'il se doutait que je le sens,
là, tout près de ma chair, et que le fou--car je suis un fou--se moque
_in petto_ de l'homme raisonnable.

Il est parti. Pourquoi ai-je gardé ce couteau? Sur mon âme, je ne
pourrais le dire. Mais cet acier froid me cause une agréable sensation.
On dirait--oui, en vérité--que cette sensation _s'harmonise_ avec
quelque secrète pensée de mon coeur...

Six heures! à mon poste.




                                    XXX


L'ouverture que j'ai pratiquée dans la cloison, est tout étroite. Mon
plus petit doigt n'y pourrait passer, mais mon regard pénètre et
embrasse, dans la chambre de Golding, un périmètre plus que suffisant.
Du reste, je n'ai pas besoin de voir plus loin que son lit.

Il s'est étendu. Il est sur le dos. Les yeux sont à demi fermés; leur
expression est vague. Puis peu à peu, ils s'ouvrent, ils sont fixes, ils
regardent quelque part. Où? ce n'est pas au plafond.--Que lui importent
et le plafond et les quelques moulures de plâtre qui l'entourent? Non,
son regard va évidemment _plus loin_.

Il est étrange que mon attention ne se fatigue pas. Il me semble que je
le regarderais ainsi pendant une année entière sans que ma paupière eût
un frémissement. Il n'est pas beau, Golding. Sur ce visage d'ordinaire
si frais, si rebondi, des rides se creusent... à l'heure sinistre. Un
cercle olivâtre borde ses yeux. Évidemment il souffre. C'est un
cauchemar qui danse sur sa poitrine. Smarra le tient à la gorge; et sous
la pression de cette griffe, à laquelle nulle volonté ne résiste, les
sons sortent inarticulés de sa poitrine.

Voyons. Où est le point de son front que j'ai tenté de percer de mon
regard? Justement, il s'est posé de trois quarts, je puis le considérer
tout à mon aise...

Va donc! courage! mon regard. Perce cette boîte osseuse, qui, semblable
à une cassette d'avare, renferme ce qui est mon trésor à moi!

Oh! comme je réunis toute la force de mon être dans ce regard, lentille
au foyer de laquelle se concentre tout le rayonnement de ma volonté.
C'est un livre durement fermé que la tête d'un homme: pas une fissure,
pas un coin par lequel je puisse apercevoir ces pages, si intéressantes
pour moi...

Non. Et ce sourire errant sur ces lèvres. Par le ciel! Je crois qu'il me
raille. Il semble dire: je tiens mon secret, il ne m'échappera pas.

Que pourrais-je donc bien tenter pour hâter mon oeuvre? Quel dernier
effort me conduirait à mon but? Oh! je ne reculerais devant rien.
Maintenant qu'on me croit fou, que j'ai eu le courage d'accepter le
doute, que je me suis livré à ceux qui nient ma raison, rien ne pourra
me faire reculer.

Peut-être suis-je encore trop loin de lui! À deux pieds cependant tout
au plus. C'est encore trop sans doute. Il faut que je me rapproche, il
faut--comment cette pensée ne m'est-elle pas venue plus tôt--que je sois
auprès de lui. Ah! le couteau! Oui, c'est cela!

La cloison est entamée. J'ai pu constater son épaisseur. Ce n'est rien.
Quelques planches ajustées. J'introduis le couteau dans une fente, la
lame fait levier. La planche cédera. C'est peu solide. Je suis _certain_
qu'il n'entendra rien, il est absorbé par le _mystérieux_ qui l'obsède
et l'étreint. Déjà la planche a plié, je puis passer mes deux mains.
M'entendra-t-on du dehors? Tout est calme. Les gardiens sont endormis.
Et puis le bruit sera-t-il violent? Je ne le crois pas. Tenez! j'avais
bien raison de ne pas le croire. Voici que sous mon effort, lent,
étudié--habilement étudié, je vous jure--la planche se sépare, la
peinture s'est fendue dans toute sa longueur, se craquelant sans bruit.

Là! cette première planche reste entre mes mains. Déjà, je puis passer
le bras. Je l'ai touché, lui. Il n'a pas tressailli. Il n'a pas senti
mes doigts qui s'appuyaient sur son corps. À l'ouvrage donc! La nuit
commence seulement, j'ai tout le temps de mener l'oeuvre à bien. Il est
curieux que je n'aie pas conçu plus tôt cette pensée. Je secoue la
seconde planche, méthodiquement, prêt à m'arrêter au moindre bruit,
dépassant une certaine moyenne dont mon oreille a fixé l'intensité. Elle
tient assez fortement, celle-là. Bah! il serait trop ridicule de se
décourager... en si beau chemin. Je le disais bien... La voilà qui
s'ébranle. Elle est plus large que je ne l'avais supposé, c'est ce qui
explique sa résistance... L'ouverture sera plus que suffisante.

Je pourrai passer... c'est fait. Il s'agit maintenant de me glisser par
cette ouverture. Oh! cela n'est pas difficile. Je me dresse à demi sur
mon lit... la tête d'abord, puis les épaules. Il faut que je me mette de
biais--de _champ_, comme disent les ouvriers--d'une main je m'appuie au
lit, tout doucement. Mais, en vérité, il est inutile de prendre tant de
précautions. Golding n'est-il pas plongé dans une sorte de catalepsie
intermittente, qui, j'en ai la conviction, ne cessera qu'avec la nuit...
la preuve de ceci, c'est que je suis dans sa chambre, c'est que j'ai pu
passer par-dessus le lit, que j'ai même heurté ses jambes, et qu'il n'a
pas eu conscience de ma présence.

Tenez, en cet instant, est-ce qu'il sait que je suis là, courbé sur lui,
que je le touche, que je l'enveloppe tout entier de mon regard? Ah! en
vérité, cela est burlesque, de songer qu'un fou pourrait être aussi
habile!




                                    XXXI


Et je ne puis rien voir! En vain mon oeil fouille, comme un bistouri, ce
front sous lequel bouillonne son cerveau. En vain, je tends tous les
ressorts de mon être. La matière inerte--qui s'appelle Golding--garde
son secret. Malédiction! il faut cependant en finir! Je veux savoir, je
saurai.

Encore ce couteau! tout à l'heure il m'a semblé que cet acier s'était
refroidi dans ma main comme pour me rappeler sa présence... Que
pourrais-je donc en faire? En quoi ce couteau pourrait-il m'être utile?
Ah! j'y songe... non... ce n'est pas une idée ridicule. Voyons, pas de
précipitations! Qu'est-ce que je cherche après tout? Je veux ouvrir ce
cerveau qui reste obstinément fermé? Lorsqu'un coffret rouillé résiste
aux doigts qui s'efforcent d'arracher le couvercle, une lame d'acier a
bientôt raison de cette résistance... Eh bien! le cerveau de Golding
n'est-il pas ma cassette à moi, renfermant des richesses plus précieuses
que toutes les pierreries du monde! Le couteau! oui, c'est cela. Il me
faut faire sauter ce couvercle qui ferme son cerveau... ce couvercle,
c'est le crâne. La lame sera-t-elle assez forte! Certes, avec un coup
bien rapide, bien sec, la résistance de l'acier se décuplera. Je ne puis
m'y reprendre à deux fois.




                                   XXXII


C'est fait.

J'ai frappé, oh! d'une main sûre, allez. Il n'a pas poussé un soupir.
Là, juste entre les deux yeux... la lame a pénétré de plus d'un pouce.
Et c'est remarquablement dur, la boîte osseuse du cerveau. Je crois
qu'il est mort... Oui, mais la vie persiste encore dans l'immobilité,
précurseur de l'anéantissement définitif. Je retire la lame, le trou est
béant, quelques gouttes d'un sang noirâtre... oh! presque rien... En
vérité, j'aurais cru qu'il eût plus saigné que cela... L'ouverture est
faite, c'est par là que je regarderai...

Enfin! enfin! par l'enfer, je vois, je lis dans ce cerveau! Ah! je ne
m'étais pas trompé! L'histoire n'est pas longue, allez! À tout problème,
la solution tient en un chiffre... Dans ces fibres palpitantes, dans les
dernières convulsions de ce cerveau qui se désorganise, qui se
désagrège, je découvre le mystère. Ma peine n'a point été perdue. Et
pour vous le prouver, tenez, je vais vous dire ce que c'était...

Golding est un empoisonneur! Oh! comme je vois bien le mot _poison_
écrit sur les parois de cet organe convulsé!... il y a là quelque chose
de bien étrange... Golding n'a pas commis le crime seul... lorsqu'il a
empoisonné Richardson (vous vous rappelez qui est ce Richardson,
l'ancien propriétaire de Black Castle), il avait deux complices, Pfoster
et Trabler... S'ils ont commis le crime, c'est qu'ils étaient les amis
de Richardson... et ses légataires. Parbleu!... Mais quand ils se sont
trouvés en face du cadavre, lorsque le mort a été descendu dans la
chapelle blanche... vous savez, là-bas, au bout de l'allée du parc, ils
ont eu peur les uns des autres... et... oh! je lis tout cela dans la
tête de Golding comme dans un registre ouvert... ils ont été saisis par
la folie du _remords_...

Non qu'ils regrettassent ce qu'ils avaient fait... mais ils étaient
envahis par une indicible terreur... ils sentaient qu'un jour pourrait
venir où l'un dénoncerait l'autre... et ils se surveillaient, et à
partir de six heures... heure à laquelle la victime avait rendu le
dernier soupir... ils ne se quittaient plus. Leur crime les étreignait
et les liait dans les chaînes d'une complicité défiante.

Ah! je ne déchiffre plus qu'avec difficulté. En vain mon couteau fouille
avec rage ce cerveau que gagne l'inertie de la mort. Rien!... rien!...
plus rien!

.....................................................................

«Hier, lit-on dans le _New-York Advertiser_, un crime horrible a été
commis dans la _Lunatic Asylum_ du docteur Gresham. L'honorable M.
Golding a été assassiné par son voisin de cellule, M. X., dans un accès
de folie furieuse. L'insensé l'a tué à coups de couteau dans le crâne.
Quant à M. X., il est mort presque immédiatement dans des convulsions
tétaniques. Le coroner a rendu un verdict de double décès par suite
d'actes inconscients résultant d'aliénation mentale.»

                                FIN DES FOUS




                                  LE CLOU


Nul ne peut nier qu'il se manifeste entre les êtres vivants, alors que
les hasards de la vie les mettent en présence les uns des autres, des
influences inhérentes à leur nature, et qui se traduisent soit par une
attraction, soit au contraire par une répulsion involontaires. C'est ce
qu'on désigne vulgairement par les mots _sympathie_ et _antipathie_.
Mais il est à remarquer que ces manifestations présentent, selon les
individus, de notables différences, quant à leur valeur ou à leur
intensité. La bienveillance de certains caractères peut--et cela se voit
souvent--développer chez un individu une trop grande facilité de
sympathisation qui l'entraîne vers les inconnus conduits sur son chemin
par les accidents de l'existence; au contraire, certains caractères dits
malheureux, malveillants, ont pour premier principe la défiance et
montrent à tout nouveau venu une singulière antipathie, sans motif
concevable. Ce sont là des extrêmes, malheureusement trop fréquents.
Mais il faut reconnaître que les sentiments, naissant ainsi dans ces
caractères de premier mouvement, sont mobiles et cèdent au bout de très
peu de temps à la fréquentation et à une connaissance plus complète de
ceux qui en sont l'objet.

Chez quelques personnes privilégiées--et c'est de celles-là qu'il faut
ici parler--les sentiments sympathiques ou antipathiques se développent,
non pas en raison de la nature même de celui qui les éprouve, mais au
contraire en raison de la nature de celui qui les inspire.

Maurice Parent--un de mes collègues du ministère de...--se trouvait dans
ce dernier cas. Ce n'était pas un homme de parti pris; il n'était par
nature ni bienveillant ni malveillant; en général, à première rencontre,
il était froid, mais sans sécheresse; poli, mais sans affectation. Ne se
livrant pas du premier coup, il semblait attendre que quelque
circonstance guidât son choix. En résumé, serviable et aimable, nul ne
rendait plus obligeamment un service; et si ses véritables amis
n'étaient pas aussi nombreux que le sont ceux des hommes qui donnent ce
titre à toutes leurs _connaissances_, du moins la société qu'il s'était
choisie formait-elle un véritable cercle d'affection et de dévouement.

Avec ce caractère, on comprend que, de la part de Maurice, les
manifestations de sympathie ou d'antipathie à première vue avaient
d'autant plus de valeur qu'elles étaient plus rares: elles procédaient
évidemment d'une influence à laquelle Maurice obéissait, sans que sa
volonté en fût complice; il subissait une coercition intime, alors que,
contre sa manière d'agir ordinaire, il témoignait clairement qu'une
attraction ou une répulsion se produisait en lui à l'égard d'un
étranger.

En somme, j'avais reconnu pendant longtemps que ces manifestations,
d'ailleurs, je le répète, fort rares, se trouvaient d'ordinaire
justifiées par les circonstances ultérieures. La première fois que
Maurice m'avait vu, il m'avait tendu la main; et j'ose dire qu'il avait
été bien inspiré. Car jamais amis ne furent plus intimes et ne
méritèrent mieux l'un de l'autre. Ainsi pour quelques autres. Au
contraire, il m'était arrivé de me lier précipitamment avec des hommes
que Maurice avait accueillis froidement, durement même, qu'il avait
toujours évités, en dépit de mes instances. Et j'avais dû reconnaître
que son instinct ne l'avait pas trompé. De ces hommes, j'avais toujours
eu à me plaindre, de quelques-uns même très gravement.

Je m'étais donc habitué à suivre ses avis et m'en étais bien trouvé.
Cependant, en un point, nous n'avions pu tomber d'accord, et je dois
faire une exception en ce qui concerne une troisième personne, Charles
Lambert, qui, avec Maurice et moi, travaillait au même ministère--même
division--même bureau et même pièce.

Maurice était commis-principal; Lambert de seconde et moi de troisième
classe. Mais il est bien entendu que nous ne conservions entre nous
aucune hiérarchie et que nous nous entendions à merveille. Quand je dis:
Nous nous entendions,--ceci demande explication. Et ici deux portraits
sont nécessaires. Je commencerai par Maurice, que nous appelions
plaisamment notre doyen, quoiqu'il ne fût notre aîné que de quelques
années.

Maurice Parent avait trente-trois ans: c'était un homme de taille
moyenne, mince et non maigre; ses traits ne présentaient aucun caractère
saillant, à l'exception de la partie supérieure de son visage. Ses yeux,
fortement enfoncés sous leurs orbites, étaient de cette couleur indécise
que les Anglais appellent--_grey eyes_--yeux gris. Il étaient mobiles,
vifs, mais offraient surtout une particularité remarquable. Lorsque
Maurice portait son attention sur un objet quelconque, ce qui lui
arrivait souvent, car il était rêveur et méditatif, il semblait que son
regard devînt _aigu_, que l'iris et la pupille se contractassent de
façon à former--si je puis, dire--une _pointe_, une sorte de vrille ou
faisceau de rayons convergeant vers un point unique. En examinant de
plus près ce qui me paraissait une sorte de phénomène, je constatai que
dans ces périodes d'attention excessive ses yeux déviaient sous
l'influence d'un strabisme temporaire, si bien que les rayons des deux
yeux _convergeaient_, en effet, plus vivement qu'ils ne le font
d'ordinaire sur l'objet examiné. Ce regard produisait sur celui qui le
subissait un effet désagréable, comme si une pointe eût pénétré dans les
chairs, et quand il se _plongeait_ dans vos propres yeux, vous étiez
obligé--involontairement--de cligner les paupières avec une sensation
douloureuse.

Maurice était depuis dix ans dans l'administration; son avancement
n'avait pas été très rapide, mais cette lenteur ne pouvait être
attribuée qu'à lui-même, et il le reconnaissait. Doué d'une immense
facilité, il se débarrassait du travail de la journée en quelques
instants et s'adonnait, pour sa propre satisfaction et pendant tout le
reste de son temps, à des études personnelles, portant particulièrement
sur les mathématiques et la chimie. Il avait, d'ailleurs, une certaine
aisance et ne conservait sa place que pour avoir un _centre_, c'était
son expression.

Il est naturellement inutile que je parle de moi, mon rôle se bornant à
peu près à celui de narrateur; je passe donc à _notre_ camarade--ou
mieux à _mon_ camarade Charles Lambert.

Je fais cette distinction à dessein, et elle sera expliquée plus loin.

Il n'y a qu'un mot qui puisse bien rendre le sentiment que m'avait
inspiré Lambert: C'était un garçon éminemment sympathique,--_à moi_ bien
entendu. Il était de taille élevée, de forte constitution, ses épaules
étaient larges, sa poitrine était puissante. On devinait une nature
éminemment vivace. La vitalité débordait en lui. Cependant, il y avait
dans toute sa personne une sorte de _nonchaloir_, disons mieux, de
prostration qui excitait à la fois, et l'inquiétude, et une sorte de
pitié. Il ne se tenait pas droit, mais un peu voûté. On aurait cru--à
première vue--que cette vitalité dût produire chez Lambert des efforts
continuels vers la vie active. Loin de là, ce grand corps semblait, avec
toute sa santé, avec son exubérance de puissance, succomber sous sa
propre force. Ses mouvements étaient lents, ses manières
extraordinairement douces, presque câlines. Mais, au-dessus de tout,
Lambert était et paraissait doux et inoffensif. Sa tête était belle. Des
traits parfaitement réguliers, barbe et cheveux d'un châtain clair, de
beaux yeux d'un bleu limpide, bien fendus et se laissant voir jusqu'au
fond.

Lambert réalisait, dans toute la force du terme, le type de l'employé
modèle. Seul de nous trois, il était marié; nous avions vu sa femme deux
ou trois fois, c'était une charmante petite créature, à l'oeil vif, aux
cheveux noirs. Lambert vivait avec elle et sa mère; mieux que cela, il
les faisait vivre. Et que gagnait-il? deux mille quatre cents francs par
an, deux cents francs par mois. Bien peu pour un ménage sur lequel pèse
une charge supplémentaire. Mais il n'avait pas d'enfant. Lambert était
le premier au travail, et même, il faut avoir le courage de tout avouer,
son assiduité était telle que bien souvent j'en avais abusé pour le
prier de faire les travaux dont j'étais chargé, afin de pouvoir prendre
dans la journée quelques heures de liberté. Lui ne se plaignait jamais,
souriait si je lui demandais un service, et s'empressait de me le
rendre. Il paraissait que son traitement modique lui suffît, car il
n'avait pas de besoins, ne se permettait aucune dépense, passait toutes
ses soirées en famille, en résumé, était un véritable modèle d'ordre et
de régularité.

Du reste, gai, bon enfant, franchement rieur, et, ce dont je lui savais
gré, ne jouant pas à la victime. Lorsque, Maurice et moi, nous
racontions avoir assisté à une partie de plaisir, il nous écoutait de
toutes ses oreilles et s'amusait de nos récits.

Tel était l'homme qui, depuis trois ans, était attaché à notre bureau.
Je le répète, il m'était éminemment sympathique.

La première fois que Maurice l'avait vu, il l'avait longuement fixé, de
ce regard dont j'ai parlé; puis quand le soir Maurice m'avait pris le
bras pour quitter le ministère:

--Eh bien! homme d'intuition, lui avais-je demandé, que penses-tu de
notre nouveau camarade?

Maurice avait répondu brusquement:

--C'est un infâme coquin!

Je ne pus retenir un cri de surprise: j'avais, je l'ai dit, grande
confiance dans le jugement de Maurice. Mais, cette fois, j'étais certain
qu'il était absolument en défaut. Je ne voulus même pas discuter.
J'attendis. Six mois se passèrent; j'avais examiné Lambert avec le plus
grand soin, et j'avais constaté ce que j'ai exposé plus haut. J'aimais
et j'estimais ce courageux travailleur, qui ne songeait qu'à assurer le
pain quotidien à sa famille; je l'avais vu le dimanche passer gaiement
dans les rues, sa petite femme au bras. J'avais été reçu chez lui; je
l'avais trouvé plein de tendresse pour sa femme et d'égards pour sa
belle-mère.

Un soir donc, je posai de nouveau à Maurice la question à laquelle il
avait déjà si étrangement répondu. Je restai stupéfait.

--Je te répète, me dit Maurice, que c'est un infâme coquin.

--Tu es fou.

--Préfères-tu une affreuse canaille? je te laisse le choix.

--Mais sur quoi te bases-tu?

--Je t'expliquerai cela un jour: cela est. Que cela te suffise.

--Que lui reproches-tu? Connais-tu quelque grave secret dans son passé?

--Il n'a pas plus de passé que nous. C'est un coquin... d'avenir, mais
non de passé.

--Ah! fis-je en riant ironiquement, bien que cette conviction, si
fortement exprimée, me causât une douloureuse impression; tu prédis
l'avenir maintenant?...

--Je ne prédis pas... je sais. Du reste, tu me feras plaisir en ne m'en
parlant plus... avant que je t'en parle moi-même.

Notre situation était en réalité singulière. J'avais la plus grande
affection pour Maurice et une amitié réelle pour Lambert. Quoique
Maurice ne fît rien paraître de l'antipathie que lui inspirait notre
collègue, cependant je me sentais gêné moi-même. Vingt fois dans la
journée, je me surprenais à étudier le visage de mes deux amis et à me
demander:

--Pourquoi Maurice déteste-t-il ce garçon?

Je n'y comprenais rien. Naturellement Lambert, tout en faisant bonne
figure à Maurice, n'était pas sans comprendre qu'il n'y avait pas de ce
côté-là grande amitié pour lui. Mais il en avait pris son parti. Tout
d'abord, il avait tenté de se concilier les bonnes grâces de notre
compagnon. Mais Maurice lui avait répondu en riant, avec une sorte
d'ironie dont seul je comprenais le sens.

Parfois, au beau milieu d'une conversation, Maurice, s'adressant à moi,
s'écriait:

--Je dis que c'est un hideux coquin!

Je rougissais malgré moi; je feignais de comprendre qu'il s'agissait
d'une allusion à une personne absente. Lambert, d'ailleurs, le pauvre
garçon, ne pouvait se douter qu'il fût question de lui. Je le
considérais sans qu'il s'en aperçût. Et je le voyais toujours le même,
avec sa physionomie placide, travaillant et piochant tout le jour.

Peu à peu, cependant,--et au prix de combien d'efforts?--je parvins à
briser la glace; une certaine cordialité régna dans nos triples
relations, et, pour la sceller, je proposai que désormais, tous les
quinze jours, le mercredi, nous nous réunissions le soir pour boire un
verre de bière et jouer aux dominos, dans un petit café situé à quelque
distance du ministère.

Je dois dire un mot de ces parties de dominos. Maurice était d'une force
exceptionnelle à tous les jeux,--mais à la condition expresse qu'il fît
_attention_. La plupart du temps, il causait en poussant les dominos ou
en jetant les cartes, et commettait erreurs sur erreurs. Nous nous
moquions de lui; le café dont je parle était très fréquenté par nos
collègues, qui se mêlaient souvent à notre petite société. On jouait
avec Maurice, on le faisait causer. Il perdait et on riait. Quelquefois
il disait: «Je parie gagner la prochaine partie contre n'importe lequel
d'entre vous.»


On acceptait. Maurice se mettait au jeu. En ce cas-là on pouvait lui
parler, chercher à le distraire. Rien ne parvenait à l'émouvoir, son
regard prenait cette singulière fixité que j'ai essayé de décrire, et il
gagnait à coup sûr. _Jamais_, dans ces conditions, je ne l'avais vu
perdre avant l'arrivée de Lambert. Mais, chose bizarre, ou plutôt très
explicable sans doute, en ce sens que le nouveau venu était au moins
d'égale force, il était rare que Maurice pût gagner une partie contre
Lambert. Pour tout dire, ils se retiraient presque toujours _ex æquo_.

Je dis à Maurice:

--Je comprends que tu n'aimes pas Lambert, affaire d'amour-propre
froissé, tu ne peux pas le gagner.

--Tu es un sot, me répondit sèchement Maurice; avant les parties de
dominos, je t'ai affirmé que cet homme était un coquin. _Après_, je
l'affirme encore et plus _certainement_. Du reste, sois tranquille, je
le gagnerai.

En effet, au bout de quelques mois, Lambert perdait comme nous tous;
d'où je conclus que Maurice avait compris sa _manière de jouer_.

J'ai dit que Lambert m'avait quelquefois emmené chez lui. Jamais il
n'avait fait à Maurice la moindre proposition. Mais un jour, c'était à
peu près à la moitié de la troisième année (et je parle de ce délai de
trois ans parce que ce fut à l'expiration de cette période que nous nous
trouvâmes séparés, par des circonstances dont je ferai plus loin
mention), un jour donc, Lambert, venant au bureau avec un visage
rayonnant, nous raconta que c'était la fête de sa femme, qu'il serait
bien aise, si nous voulions accepter tous deux un dîner sans cérémonie
et une tasse de thé dans la soirée. Pour mon compte, j'acceptai sans
hésiter. Je regardai Maurice, qui, à ma grande surprise, déclara qu'il
_remerciait_ Lambert de cette invitation et qu'il m'accompagnerait. Il
avait singulièrement appuyé sur le mot _remerciait_; mais, en somme, il
acceptait. J'en fus enchanté et je profitai d'un moment de tête-à-tête
pour lui serrer la main, en le félicitant de s'être débarrassé de ses
fausses préventions.

--Ah! ah! fit-il en riant, tu prends bien les choses!

Puis, redevenant tout à coup sérieux:

--N'oublie pas ce que je t'ai dit: Cet homme est un coquin!

--Alors pourquoi vas-tu chez lui?

--_Parce que_ c'est un coquin.

Je haussai les épaules. À six heures du soir, nous sonnions tous deux à
la porte de Lambert, qui demeurait dans une modeste rue, à cinq minutes
du ministère. C'était au quatrième étage, le dernier d'ailleurs de la
maison. Je savais que le loyer était de quatre cents francs.
L'appartement était petit, mais très convenable, et surtout d'une
excessive propreté. Bien qu'il fût évident qu'on avait donné à toutes
choses le petit _coup de fion_ de la circonstance, on devinait que
c'était là en tout temps un intérieur bien tenu, ou, pour tout dire,
tenu par deux femmes.

Lambert vint à nous les mains ouvertes. La table était dressée dans la
chambre à coucher, le lit étant dissimulé par des rideaux de perse.

Notre collègue présenta Maurice à sa femme. C'était, je l'ai dit, une
gracieuse petite créature, alerte, pimpante, à l'oeil brillant. Ce
jour-là, elle était charmante. Ses cheveux noirs, relevés avec goût,
faisaient ressortir la blancheur mate de son teint, et elle semblait
tout heureuse de cette fête improvisée en son honneur.

La mère de Mme Lambert, qui se nommait Mme veuve Gérard, était une femme
de soixante ans, un peu forte, à l'oeil craintif, et paraissant, malgré
son âge, timide comme une jeune fille. D'ailleurs, elle semblait aimer
vivement son gendre, et je crois que jamais belle-mère n'avait mieux
compris la _passivité_ indispensable dans la vie de famille ainsi
organisée.

Quant à Lambert, c'est l'homme heureux dans toute sa franchise. Pas de
contrainte, un _laisser-aller_ sincère qui me touchait plus que toutes
les protestations. Il n'avait pas besoin de nous dire que nous étions
_chez nous_, en étant chez lui. Cela se sentait de reste.

La soirée fut charmante. Maurice, malgré ce qu'il m'avait dit encore le
matin même, semblait se livrer tout entier. Il était plein de
cordialité; je remarquai même--et ceci soit dit sans reproche,--que,
lorsque son regard s'arrêtait sur Mme Lambert, il était plein de
douceur, je dirai même de langoureux intérêt.

Après le dîner, Lambert et sa femme descendirent. Car il est inutile de
dire qu'il n'y avait point de servante. Maurice et moi restâmes seuls
avec Mme Gérard.

--Ainsi, demanda Maurice, continuant une conversation précédemment
commencée, les pauvres enfants se sont mis en ménage sans patrimoine?

--Hélas! oui, monsieur, répondit Mme Gérard, il y a de cela six ans
maintenant. Mais voici le plus cruel. Mon mari avait un ami intime, que
j'appellerais presque un frère. Cet ami lui avait formellement promis
qu'à sa mort il laisserait sa petite fortune à notre fille. Mon mari
mourut le premier; son ami me répéta sa promesse; et quand le mariage se
fit, je comptais pour mes chers enfants sur cet héritage plus ou moins
prochain. Mais un accident amena la mort de cet ami, et...

--Et il n'avait pas fait de testament, acheva Maurice.

--En effet. Vous savez que ce sont là des choses qu'on remet toujours au
lendemain. C'est une faiblesse qu'il est bien difficile de blâmer...

--Si bien que cette dot, sur laquelle pouvait compter Lambert,
s'évanouit tout à coup...

--Oh! il ne se plaignit pas. Il se mit au travail avec courage et
persévérance. Du reste, vous savez aussi bien que moi la façon dont il
se conduit... C'est un coeur d'or.

--Et quel était le chiffre de cette petite fortune?

--Une centaine de mille francs. Mais, entre les mains de Lambert, ce fût
devenu une véritable fortune; car il est bien intelligent, monsieur, et
si vous l'aviez entendu expliquer ses plans...

--Avant le désastre, bien entendu.

--Certainement. Depuis il n'en a plus parlé.

Lambert et sa femme rentrèrent dans le salon.

La soirée s'écoula. Vers dix heures, Maurice se plaignit d'une douleur
névralgique à la tempe.

--Vous n'auriez pas un peu de laudanum? demanda-t-il à Lambert.

--Non, répondit celui-ci, ni rien qui y ressemble.

--Cela se passe, du reste.

Quelques personnes étaient venues achever la soirée chez les Lambert; je
ne fis guère attention à elles, car je ne les connaissais point. Je
remarquai seulement une veuve d'une trentaine d'années, assez gentille.

Mme Gérard, voyant que je la regardais, me dit à voix basse et en
souriant:

--Si vous n'étiez pas si jeune, voilà une charmante femme... et cinq ou
six mille livres de rente.

--Et pas de testament à faire, dit Maurice en souriant et du même ton.

Je quittai la maison, enchanté de ma soirée. Je ne voulus même point, en
sortant, demander à Maurice quel était son avis. Je sentais que ses
préventions m'auraient fait l'effet d'une véritable ingratitude.

Quelques mois se passèrent. Aucune circonstance ne se produisit, du
moins _à ma connaissance_, qui pût influer d'une façon défavorable sur
mes relations avec Lambert. Je dois reconnaître, d'ailleurs, que Maurice
paraissait avoir abandonné son système d'ironie à l'égard de sa
_victime_, comme j'appelais Lambert en plaisantant. Maurice ne me
parlait jamais de lui. Seulement, une nouvelle invitation nous ayant été
adressée par Lambert, Maurice l'avait refusée, mais très poliment.

Nous continuions, comme par le passé, à nous réunir tous les quinze
jours dans la soirée, au café dont j'ai déjà parlé. C'étaient toujours
les mêmes parties de cartes et de dominos.

Un soir, c'était en plein été, le 12 août 187., il était environ sept
heures. Nous avions dîné ensemble, Maurice et moi. Nous nous dirigeâmes
vers notre café; quelques-uns de nos collègues nous avaient précédés. La
conversation s'engagea, puis on apporta les cartes. Les parties
s'organisèrent. Quelqu'un fit alors remarquer que Lambert n'était point
encore venu, et le fait était d'autant plus extraordinaire que sa
ponctualité était la même, qu'il s'agit du travail ou d'une partie de
plaisir. Huit heures sonnèrent. Lambert ne venait pas. Je ne sais quelle
vague inquiétude s'emparait de moi.

--Lambert serait-il malade? dis-je à voix haute.

--Impossible, répondit quelqu'un. N'est-il pas venu au bureau dans la
journée? N'est-il pas parti en même temps que nous, bien portant comme à
l'ordinaire?

On me suggéra l'idée de l'aller chercher; je ne sais qui. Mais ce
n'était pas Maurice, qui paraissait absorbé dans une laborieuse partie
de piquet. Je pris mon chapeau, sortis du café, et, quelques minutes
après, je sonnais à la porte de Lambert.

Il vint m'ouvrir et parut surpris de me voir.

--Qu'y a-t-il donc? me demanda-t-il.

Sa femme était derrière lui; j'entrai dans la chambre. La vieille mère
se trouvait à sa place accoutumée.

--Mais, répondis-je en riant, il y a simplement ceci: on vous attend au
café, et je viens vous enlever.

Lambert sembla hésiter, puis:

--Non, pas ce soir, dit-il. Il fait si chaud que, ma foi, j'aime mieux
rester ici, bien à mon aise... on étouffe dans votre café!

--Tu m'as promis de rester, dit doucement sa femme.

--Vous voyez, reprit Lambert, ma parole est engagée.

--Ah! madame, fis-je en m'adressant à la femme, nous ne vous prenons
votre mari qu'une seule fois en quinze jours: Vous n'avez pas le droit
de le garder, il est à nous...

Enfin, j'insistai tant et si bien, que Lambert se décida: il embrassa sa
femme qui sourit en levant le doigt comme si elle eût voulu lui exprimer
un mécontentement plaisant; il serra la main de sa belle-mère et me
suivit.

Sa femme nous accompagna jusqu'au palier.

--Ah! dit Lambert en se retournant, n'oublie pas de rentrer l'oiseau
avant de te coucher... Il y a eu de l'orage quelque part, et la nuit
pourrait être fraîche.

--Oui, mon ami.

Je note ces futiles circonstances, parce que pas un détail de cette
scène n'a pu sortir de ma mémoire, en raison des événements terribles
qui l'ont suivie.

--Ma foi, me dit Lambert, comme nous nous dirigions vers le café, je ne
sais quelle paresse me tenait aujourd'hui, mais je m'étais bien juré
cependant de ne pas sortir.

--Je suis un tentateur, répliquai-je; mais en somme vous n'êtes
peut-être pas fâché d'avoir été tenté.

Nous arrivions. Un instant après, Lambert était engagé dans une
vigoureuse partie de dominos à quatre. Maurice était son partner.

La soirée se passa comme à l'ordinaire. Dix heures sonnèrent.

À ce moment, la porte du café s'ouvrit violemment; une femme haletante,
essoufflée, se précipita dans l'intérieur, courut à Lambert, le prit par
le bras, et d'une voix que l'émotion rendait presque inintelligible:

--Monsieur! monsieur! venez vite! Ah! mon Dieu! la pauvre femme!

Nous restâmes stupéfaits. Lambert était devenu horriblement pâle.

--Qu'y a-t-il? Qu'est-il arrivé? demandâmes-nous tout d'une voix.

Nous apprîmes alors qu'un horrible accident venait d'arriver; Mme
Lambert était tombée par la fenêtre, et s'était tuée sur le coup.

Nous nous élançâmes aussitôt, sans raisonner, vers la maison de notre
ami, qui, plus prompt que nous, courait de toute la vitesse de ses
jambes. Maurice lui-même semblait très ému, et m'entraînait en me
serrant le bras. Nous pénétrâmes dans la cour de la maison, encombrée
par les voisins et les locataires.

Nous nous frayâmes un passage à travers la foule, et parvînmes au milieu
de la cour. Là, un horrible spectacle frappa nos regards.

Une masse sanglante gisait sur le sol. La tête avait frappé le pavé, et
sous le choc s'était ouverte; la cervelle avait jailli hors du crâne.
Pauvre petite femme! Tout ce corps était brisé, écrasé, mutilé; la face
disparaissait sous des plaques sanglantes. Lambert était à genoux auprès
d'elle; il avait passé son bras sous le cou de la morte, et, les yeux
fixés sur cette horrible destruction, il restait pâle, inerte, sans voix
et sans larmes. Mais on voyait tout son visage se crisper sous les
tortures d'une effroyable émotion.

Je ne sache rien de plus terrible. Avoir quitté, il y a deux heures à
peine, une femme qu'on aime, l'avoir laissée pleine de vie, de santé,
d'avenir... et tout à coup, sans transition, la voir, là, sous ses yeux,
inanimée, défigurée, sanguinolente... c'est plus que n'en peut supporter
la constitution humaine. Lambert tomba en arrière, à demi évanoui. On
l'entraîna loin de cette scène déchirante.

Quant à la mère de cette pauvre femme, son état était plus effrayant
encore: elle avait vu sa fille tomber par la fenêtre, et subitement,
comme par un coup de foudre, elle avait été frappée de paralysie... ses
jambes avaient refusé de la porter, et elle était restée dans son
fauteuil, clouée, la tête seule et le cerveau vivant encore en elle...
elle attendait qu'on lui remontât le corps de sa bien-aimée...

Nous prîmes le cadavre sur nos bras, et lentement... oh! bien lentement,
comme si nous avions craint de faire du mal à la morte, qui, hélas! ne
pouvait plus souffrir, nous parvînmes à l'appartement de Lambert, et
nous déposâmes sur le lit ces restes sanglants et inanimés.

Comment l'accident était-il arrivé? Comme arrivent tous les accidents.
Mme Lambert avait voulu retirer la cage de l'oiseau avant de se mettre
au lit. Cette cage était suspendue à un clou, situé en dehors de la
fenêtre. À ce moment, avait-elle été prise d'un étourdissement?
avait-elle perdu l'équilibre? son pied avait-il glissé? toujours est-il
qu'elle était tombée dans la cour, la tête la première, entraînant la
cage et, avec une telle force que le clou avait été arraché du mur.

Inutile de dire que la cage avait été brisée en mille pièces.

Les voisins qui occupaient l'appartement d'en face l'avaient vue tomber
et avaient poussé des cris déchirants. Mais il était trop tard...

Que faire? notre présence était inutile. Lambert était assis auprès du
lit de sa femme, la tête cachée dans ses mains, ne parlant pas, n'ayant
même pas la force de pleurer. Je lui serrai la main en silence, et nous
nous retirâmes.

En m'en allant avec Maurice, je ne lui adressai pas la parole. Son
visage était blanc comme un linge. En passant devant le ministère:

--J'ai oublié quelque chose au bureau, me dit-il. Attends-moi une
minute.

Il monta et redescendit presque aussitôt. Nous nous séparâmes sans nous
être dit un mot.

Le lendemain, je passai chez Lambert en me rendant à mon bureau: il se
jeta dans mes bras, et pleura.

--Courage, lui dis-je en pleurant malgré moi.

Mais je sentais que les consolations banales n'étaient point de mise en
semblable circonstance, et je partis. Naturellement, Lambert ne pouvait
venir au bureau de quelques jours.

Maurice s'absenta lui-même pendant une semaine; il ne rentrait pas chez
lui. Enfin, au bout de huit jours, il arriva au ministère:

--Écoute, me dit-il, je vais bien t'étonner. Je donne ma démission et je
quitte le ministère...

--Impossible, m'écriai-je, quel est ce caprice?

--Je veux voyager. Je me sens malade. En somme, ce que nous faisons ici
n'est pas gai, viens avec moi. Tu as, comme moi, besoin de distractions.

J'étais dans une de ces dispositions d'esprit où les résolutions
violentes semblent être un soulagement. Je ne sais comment ni pourquoi,
mais j'imitai Maurice, nous envoyâmes tous deux notre démission au
ministère, et, le soir même, nous partions pour l'Angleterre.

.....................................................................

Il n'entre pas dans mon dessein de raconter les incidents de nos
pérégrinations. Nous visitâmes successivement les trois royaumes:
l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande; nous passâmes ensuite en Belgique,
puis en Allemagne. Au bout d'un an, nous nous trouvions à Francfort,
venant de Hombourg, où nous étions restés deux mois. Nous étions au mois
de septembre; il y avait donc treize mois environ que nous avions quitté
la France.

Les premières étapes de notre voyage avaient été _dévorées_ avec une
inconcevable rapidité. Maurice m'entraînait, comme s'il eût voulu fuir
quelque chose. Je l'avais interrogé. Je lui avais demandé s'il était
survenu dans son existence un de ces terribles accidents qui font de la
distraction une nécessité. Il m'avait répondu négativement; mais je
n'avais pu m'empêcher de supposer qu'il ne me disait pas la vérité. Mon
imagination était même allée plus loin; et j'avais tenté d'établir un
lien entre la mort de Mme Lambert et ce départ précipité. Des relations
auraient-elles donc existé entre elle et mon ami, sans que je le susse?
Ainsi aurait pu s'expliquer aussi l'antipathie que lui inspirait le
mari? Mais il était impossible pour moi de m'arrêter à cette hypothèse.
À Paris, Maurice vivait en quelque sorte _avec_ moi; nous ne nous
quittions pas, et chacun de nous savait, heure par heure, ce que l'autre
faisait. Avait-il donc connu cette pauvre femme autrefois? Pourquoi m'en
eût-il fait mystère? Ces sortes d'aventures n'avaient jamais été
secrètes entre nous; et nous nous faisions part de nos peines ou de nos
joies de coeur. Puis Mme Lambert avait à peine vingt-trois ans, lorsque
la mort l'avait frappée. Elle s'était donc mariée à seize ans. Comment
Maurice l'eût-il connue avant son mariage? J'abandonnai cette
supposition.

J'essayai plusieurs fois d'amener la conversation sur l'événement
douloureux qui avait précédé notre départ; mais, à chaque tentative, je
remarquai que Maurice détournait la conversation. Si bien que je me
décidai à m'abstenir de toute allusion à ce sujet.

Nous étions tenus régulièrement au courant de ce qui se passait à Paris;
dans chaque ville, nous trouvions des lettres et nous nous les
communiquions. Cependant, j'avais cru remarquer que Maurice me lisait
presque toujours les siennes et ne les plaçait pas sous mes yeux. Je
pensai que décidément je ne m'étais pas trompé et que quelque rupture,
quelque douleur amoureuse avaient motivé son étrange conduite. Je ne
m'en plaignais pas, d'ailleurs; entre temps, il m'était survenu un petit
héritage qui me permettait une certaine aisance, si bien que je ne
regrettais ni ma position abandonnée, ni l'intéressant voyage auquel je
m'étais si rapidement décidé.

Un jour donc du mois de septembre, Maurice, revenant de la poste, où il
était allé chercher nos lettres, me dit brusquement:

--Cher ami, nous repartons pour Paris.

J'avoue que ce nouveau caprice me parut intolérable, et, avec une
vivacité dont je ne pus me rendre maître, je reprochai à Maurice sa
versatilité et surtout la désinvolture avec laquelle il disposait de mon
temps et de ma volonté.

Maurice leva sur moi ses yeux tristes et profonds.

--Pardonne-moi, me dit-il, mais _il faut_, il faut absolument que nous
allions à Paris... dans huit jours tu sauras tout, et tu me pardonneras.

Mon ami était si pâle, je compris si bien qu'une émotion terrible et
involontaire le dominait, que je lui tendis la main et m'empressai de
boucler ma malle, pour partir le plus tôt possible.

.....................................................................

Pas un mot ne fut échangé pendant tout le voyage. Maurice s'était appuyé
dans l'angle du wagon que nous occupions; la tête dans les mains, il
réfléchissait profondément, puis il me regardait, me souriait et
retombait dans ses méditations.

Enfin nous arrivâmes à Paris: c'était le matin. Nous prîmes une voiture,
et, nous étant fait conduire à notre domicile, nous réparâmes le
désordre de notre toilette. Puis nous allâmes déjeuner.

--L'heure est venue, me dit tout à coup Maurice. Ne m'interromps pas, il
s'agit de Lambert... de cet excellent et honnête M. Lambert. Tiens, lis
cette lettre...

Et il me passa une enveloppe qui portait une date ancienne de quatre
jours seulement. C'était évidemment le contenu de cette lettre qui avait
décidé notre brusque retour.

--Le dernier paragraphe, me dit Maurice

.....................................................................

Voici ce que je lus:

«Notre ami Lambert, resté veuf après le terrible accident que vous
connaissez, va se remarier. Il épouse Mme Duméril, une veuve qui,
dit-on, a quelque fortune. Le mariage se fera dans les premiers jours du
mois d'octobre.»

--Eh bien? demandai-je à Maurice en lui rendant sa lettre.

--Connais-tu cette Mme Duméril?

--Non, pas que je sache, du moins.

--C'est cette jeune veuve qui se trouvait chez... cet homme, le jour où
nous y avons dîné...

Et comme je semblais attendre qu'il continuât:

--Te souviens-tu de ce que je t'ai plusieurs fois répété au sujet de
Lambert?

--Veux-tu parler de tes préventions? je me souviens parfaitement que tu
prétendais ne voir en lui qu'un...

--Qu'un infâme coquin...

--Mais je suppose que tu as abandonné cette opinion, démentie par tant
de circonstances?...

--Si bien démentie que dans quelques heures tu auras la preuve... la
preuve, entends-tu bien? que jamais pire misérable n'a existé.

--Je ne te comprends pas...

--Tu me comprendras. Inutile de te demander si je puis compter sur toi.

--Je voudrais cependant savoir...

--Aie confiance. T'ai-je jamais trompé, et ne t'ai-je pas toujours
prouvé jusqu'ici que je voyais juste?...

L'air d'assurance avec lequel s'exprimait Maurice laissait si peu de
prétexte à l'expression d'un doute que je me décidai à me livrer à lui.

--Où allons-nous? lui demandai-je quand nous sortîmes du restaurant.

--- Chez Mme Duméril.

Je sentis que toute question comme toute remontrance seraient inutiles,
et je renonçai à deviner son projet.

Chemin faisant, Maurice m'avait appris que, depuis la mort de sa fille,
Mme Gérard demeurait chez la jeune veuve, que, d'ailleurs, elle était
complètement paralysée et incapable d'aucun mouvement. Seulement
l'intelligence était encore vivace, et la vieille dame pouvait parler.

Je reconnus alors que, pendant toute la durée de notre absence, Maurice
s'était tenu soigneusement au courant de tout ce qui intéressait
Lambert: il n'avait pas quitté le ministère, et notre départ simultané
avait même été cause de son avancement rapide. Il était maintenant
commis principal à trois mille francs.

Mme Duméril demeurait dans une de ces grandes maisons de la rue de
Sèvres qui ont encore conservé les allures hautaines du faubourg
Saint-Germain: large porte, large escalier, larges fenêtres, plafonds
élevés, de l'air et de la lumière à profusion; au fond, un jardin. Elle
occupait un appartement au deuxième étage, ayant vue sur le jardin.

Maurice demanda au concierge si la veuve était chez elle, et sur la
réponse affirmative qui lui fut faite, nous montâmes rapidement. Une
servante nous introduisit dans un salon modestement, mais
confortablement meublé. Mme Duméril nous reconnut et nous accueillit
gracieusement, quoique on pût lire sur son visage une certaine surprise.

.....................................................................

C'était une femme de trente ans environ, un peu grasse. Son teint était
d'une blancheur de lait, la joue agréablement rosée, l'oeil brillant et
doux à la fois; ses cheveux blonds semblaient abondants. En somme,
c'était une très gracieuse et, selon l'expression consacrée, une très
appétissante personne.

--Madame, lui dit Maurice après que les politesses d'usage eussent été
échangées, pardonnez-moi l'indiscrétion de ma demande; mais est-il
_vrai_ que vous soyez sur le point d'épouser M. Lambert?...

--Mon Dieu, monsieur, répondit la veuve en souriant et en découvrant
deux rangées de dents d'une admirable blancheur, il ne peut y avoir là
aucune indiscrétion, puisque nos bans sont publiés...

--Alors, j'abuserai encore de votre complaisance en vous demandant si M.
Lambert ne doit pas venir aujourd'hui chez vous à trois heures...

--En effet, monsieur...

--Mme Gérard est ici, n'est-ce pas? continua Maurice, poursuivant son
interrogatoire.

--Oui, monsieur, fit un peu sèchement Mme Duméril, qui commençait à
s'étonner de ces questions multipliées.

Mais Maurice, qui semblait suivre un plan fixé d'avance, se tourna vers
moi:

--Prie madame de te conduire auprès de Mme Gérard, j'aurais à causer
quelques instants _seul_ avec elle.

.....................................................................

Ce fut à mon tour de trouver le procédé excentrique. Cependant je me
levai et regardai Mme Duméril, qui paraissait hésitante.

--Écoutez, dit alors Maurice en se levant aussi et comme s'apercevant
tout à coup de l'étrangeté de ses allures, il s'agit d'un intérêt des
plus graves... Oui, des plus graves. Nous n'avons pas une minute à
perdre, pardonnez-moi donc si je ne mets pas à mes requêtes les formes
ordinaires... il y va de l'honneur et de la vie de quelqu'un.

Mme Duméril me regarda; je lui fis signe d'obéir au désir de mon ami,
qui se promenait avec agitation, les yeux fixés sur la pendule. Un
instant après, j'étais auprès de Mme Gérard, et la veuve retournait
auprès de Maurice.

Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, que j'entendis Mme Duméril
pousser un cri; puis la voix de Maurice s'éleva, il semblait qu'il
plaidât chaudement une cause grave. La veuve répétait, d'un accent qui
arrivait à une tonalité aiguë:

--Ce n'est pas possible!

Puis la voix sévère de Maurice plaidait, plaidait encore. Une demi-heure
passa ainsi. Je ne savais que penser. La vieille mère me demandait ce
qui pouvait causer une semblable émotion à la fiancée de son fils, et je
ne pouvais répondre. Enfin la porte s'ouvrit. Mme Duméril entra
horriblement pâle, suivie de Maurice, très calme, mais également pâle.

--Viens, me dit-il.

.......................................................................

La veuve nous suivit; puis elle nous ouvrit une porte latérale donnant
dans un petit cabinet qui attenait au salon.

--Vous avez bien compris? lui demanda Maurice.

--Oui... mais je ne sais... aurai-je la force?

--Il le faut, madame, il le faut, reprit impérieusement mon ami. Du
reste, vous ne serez pas longtemps seule avec lui. Ah! attendez, nous
allons rouler ici le fauteuil de Mme Gérard.

Nous lui obéîmes; Maurice prit dans sa main la main inerte de la
paralytique, et plongeant son regard dans le sien:

--Écoutez bien, madame, mère de la pauvre morte, écoutez bien ce qui va
se passer... et n'oubliez pas qu'il n'y a pas d'impunis.

--Quoi donc? qu'y a-t-il? demanda la malade.

Au même instant on sonna à la porte.

--Le voilà, dit la veuve.

--Courage, maintenant, et souvenez-vous de _tout_ ce que je vous ai dit.

Nous nous renfermâmes dans le cabinet, qui était éclairé par une large
fenêtre. Maurice tira de sa poche un pistolet à deux coups, fit jouer
les chiens, puis le désarma et le remit en place.

Du cabinet où nous étions on entendait tout ce qui se disait dans le
salon.

Je reconnus immédiatement la voix de Lambert, cette voix pleine,
franche, honnête, que je connaissais si bien.

La conversation s'engagea par des banalités. Évidemment la veuve était
préoccupée et cherchait comment entamer le sujet qui motivait notre
présence dans ce cabinet.

--Ah! à propos, fit-elle tout à coup, j'oubliais de vous dire quelque
chose de... très curieux... oui, très curieux, en vérité. Dans le roman
que vous m'avez prêté l'autre jour, j'ai trouvé ceci...

Maurice me saisit le poignet et le serra fortement.

Il y eut un silence dans le salon. Puis la voix de Lambert reprit:

--C'est curieux, comme vous dites...

Cette voix ne trahissait pas la moindre émotion.

--Allons, il est très fort, murmura Maurice.

--Mais, reprit Mme Duméril, vous n'avez pas remarqué, il y a du sang
après ce clou...

--Du sang! cria Lambert. Puis, se remettant aussitôt: Mais vous n'avez
pu trouver ce clou dans le livre dont vous parlez, car je l'ai acheté
chez le libraire qui demeure juste en face de chez vous et je ne suppose
pas... que l'on mette dans des romans des clous en place de signets.

--Mais... vous connaissez ce clou?...

--Certainement... c'est-à-dire non; pourquoi voudriez-vous que je le
connusse?

--Enfin, cela ne fait rien... en tous cas, ce clou va m'être très utile;
soyez donc assez bon pour l'enfoncer dans le mur de la fenêtre, là, un
peu en dehors...

J'entendis que la fenêtre s'ouvrait.

--Tenez, voici le marteau... là, voyez-vous... J'y accrocherai la cage
de mon petit oiseau...

.....................................................................

Lambert laissa échapper une exclamation aussitôt réprimée.

--Mais, voyons donc, continua la veuve d'une voix câline, pourquoi
hésitez-vous?

Lambert fit un pas vers la fenêtre; puis quelque chose tomba.
Évidemment, c'était le marteau qui s'échappait de ses mains...

--C'est donc vrai, cria Mme Duméril... vous avez assassiné votre
femme...

Deux cris partirent simultanément, poussés par Lambert et par Mme
Gérard. Maurice mit la main sur le bouton de la porte.

--Quoi! dit Lambert d'une voix étranglée... plaisanterie! assassinée!
Qui? Moi? Ah! ah!

Il se laissa tomber sur un fauteuil.

--Oui! s'écria Mme Duméril, et la police vous cherche... dans dix
minutes, elle sera ici...

J'entendis Lambert bondir sur ses pieds; puis d'un accent qui n'avait
rien d'humain:

--La police! il n'y a pas de preuves!

--Pardonnez-moi, dit alors Maurice en ouvrant brusquement la porte, son
pistolet à la main, il y a des preuves, vous êtes un assassin.

......................................................................

J'étais entré derrière Maurice. Lambert était debout, l'oeil hagard,
fasciné, la bouche ouverte.

Maurice marcha vers lui.

--Assassin! répéta-t-il.

Lambert s'élança vers la porte; mais Maurice l'avait prévenu, et, lui
appuyant le canon de son pistolet sur le front:

--Un pas et je vous tue comme un chien!

Puis, le saisissant vigoureusement par le bras, il le poussa sur le
canapé, où le misérable tomba de toute sa hauteur.

Son visage était livide, décomposé, horrible à voir.

--Monsieur, lui dit Maurice, la police sait tout... quelqu'un vous a vu
arracher le clou qui soutenait la cage, y substituer celui-ci... il y a
encore d'autres preuves... mais nous ne voulons pas vous perdre. Nous
vous offrons une porte de salut.

Lambert releva la tête; de grosses gouttes de sueur coulaient sur son
front. Maurice posa sur la table du papier, une plume et de l'encre.

--Approchez-vous, dit-il à Maurice, et écrivez.

Le misérable obéit.

--Écrivez: _Puisque tout est découvert, j'avoue avoir assassiné ma
femme, Marianne Gérard; c'est moi qui suis volontairement cause de sa
mort, quoique toutes les circonstances aient été préparées par moi pour
faire croire à un accident_.

Lambert écrivait machinalement, sans paraître comprendre le sens
terrible des caractères qu'il traçait.

--Signez, maintenant, dit Maurice, et datez.

Lambert signa et data.

.....................................................................

Maurice prit le papier, relut à haute voix, puis:

--Maintenant, voici ce que vous allez faire. Deux hommes sont en bas,
que je vais faire monter. Ces deux hommes vous conduiront à Bordeaux,
ils ont leurs instructions; là vous vous embarquerez sur un navire pour
la terre de Van-Diémen... Si jamais vous reparaissez en France, soyez
tranquille, je vous retrouverai et je vous conduirai moi-même à
l'échafaud.

«Va, me dit-il, les hommes sont auprès de la porte cochère causant
ensemble.

Cinq minutes après, je remontai, Lambert était accroupi sur le tapis, ne
faisant pas un mouvement. L'un des deux hommes lui mit la main sur
l'épaule; il tressaillit, regarda, frissonna encore, puis, se tournant
vers Maurice:

--Vous ne me trompez pas, au moins?

--Non, fit Maurice avec dégoût, vous avez ma parole...

Lambert se leva, sembla vouloir parler; Maurice lui montra
impérativement la porte. Les trois hommes sortirent.

...................................................................

Nous étions stupéfaits. Mme Duméril était tombée sur un fauteuil et
regardait fixement à terre; la paralytique pleurait et gémissait.

Maurice reprit le premier son sang-froid:

--Avouez, madame, dit-il à la veuve, que vous l'avez échappé belle.

--Oh! monsieur, quel horrible événement... mais comment avez-vous su
cela? Quel est ce témoin dont vous parlez?

--Ce témoin... il n'y en a pas. Je suis seul à connaître ce secret...

--Nous expliqueras-tu? m'écriais-je à mon tour.

--Demain soir. D'ici là, veillons au départ de notre
prisonnier. À demain donc, madame, si vous le permettez.

--Je vous en prie, répondit la veuve.

..................................................................

Le lendemain, nous étions exacts au rendez-vous. Maurice nous montra
d'abord une dépêche télégraphique venant de Bordeaux. Lambert avait été
embarqué, et le navire avait mis presque immédiatement à la voile.

--Maintenant, dit Maurice, je suis à vos ordres.

Nous nous plaçâmes autour d'une table, qu'éclairait une lampe à
abat-jour. La paralytique contemplait Maurice avec une sorte d'effroi;
quant à Mme Duméril, sa pâleur disait assez les émotions terribles
qu'elle avait éprouvées depuis la veille.

--Ne croyez pas, dit alors Maurice, qu'il y ait en tout cela rien qui
ressemble à la seconde vue ou au magnétisme: non que je nie la terrible
puissance d'un agent encore presque inconnu; mais, dans le cas qui nous
intéresse ici, il n'y a rien que de fort simple.

Maurice tira de sa poche un rouleau de papiers soigneusement ficelés,
les posa sur la table, et à côté d'eux, deux clous, l'un long à tête
plate et qui paraissait avoir été serré dans un trou plâtreux, l'autre
court et à crochet.

--Avant tout, continua Maurice, il faut que je vous explique comment et
pourquoi _à première vue_, ce Lambert m'a paru tel qu'il était en
réalité, et pourquoi dès qu'il m'a abordé, j'ai reconnu que c'était un
infâme coquin, ainsi que je l'ai dit le soir même de notre première
rencontre à mon ami que voilà.

Je fis de la tête un signe d'assentiment.

--Permettez-moi de vous exposer une théorie qui est vraie, et que vous
reconnaîtrez comme _telle_, puisque les événements qui viennent de se
produire en sont une preuve évidente. Nous avons cinq sens, l'ouïe,
l'odorat, le goût, le toucher et la vue. Je parle de l'ouïe en premier
lieu et avec intention. Car de là, ma démonstration sera d'autant plus
claire. Nul de vous n'ignore que certains sons flattent l'oreille; que
d'autres, au contraire, heurtent et déchirent le _tympan_, selon
l'expression familière, mais juste. Un son unique peut être trop
violent, causer une sensation désagréable par son fracas; mais tout son
unique étant nécessairement juste, la sensation qu'il produit n'est pas
comparable à celle qu'éveille une _combinaison_ de sons dont l'union est
désagréable, autrement dit une combinaison fausse, une note fausse,
c'est-à-dire se produisant simultanément avec d'autres notes qui lui
sont naturellement antipathiques. En d'autres termes, toute oreille bien
formée souffre d'un accord faux. Mais aussi, il ne faut pas oublier que
certaines oreilles sont plus sensibles que d'autres; que tel son qui
produira chez celui-ci une impression brièvement pénible, sera pour tel
autre une souffrance véritable.

C'est ainsi que la _justesse_ de l'oreille de Paganini l'a amené, au
dire de tous les vrais connaisseurs, à une _justesse_ de jeu inconnue
avant comme après lui. Il y a là une relativité qui s'explique, je le
répète, par une construction plus ou moins parfaite de l'organe, par une
sensibilité plus ou moins exquise. Mais, ce qui est vrai de l'oreille,
ne l'est-il pas des autres sens? Si fait, en vérité, toute odeur qui
_sonne_ juste est agréable à l'odorat, toute odeur qui _sonne_ faux le
blesse et le gêne. Ainsi du goût. Certaines combinaisons de _notes_
gastronomiques flattent le palais, d'autres au contraire le heurtent et
le dégoûtent; parce que l'accord est juste dans le premier cas, faux
dans le second. Il en est de même pour le toucher. La répulsion
qu'inspirent les objets glutineux, visqueux, n'a pas d'autre motif que
le désaccord d'une impression humide et froide, là où on s'attendait à
trouver sec et chaud. Il y a accord faux dans l'impression qui se
produit entre l'organe du tact et l'objet touché. Et j'arrive alors à
l'organe visuel, aux yeux. Sur quoi se base toute la théorie de l'art
plastique? Sur la symétrie, qui n'est autre chose que la combinaison de
_notes_ à rapports justes. Symétrie, harmonie. Et voyez, la langue même
a consacré cette identité. En architecture, en peinture, en sculpture,
il y a des notes justes et des accords faux. Mais ici, il faut s'arrêter
un instant à l'organe de la vue. Les yeux produisent le regard, lancent
leur note qui, ne vous y trompez pas, n'est pas généralement la même, de
l'un et de l'autre oeil. Les deux notes-regards ne sont pas
nécessairement _à l'unisson_, mais elles sont en tierce, en quarte, si
vous voulez, et produisent soit un regard juste, soit un regard faux.

Or, voyez-le, ici encore la pratique a devancé la théorie. On parle tous
les jours d'un regard _faux_. Rien n'est plus exact. Il y a des hommes
dont le regard _sonne_ faux. Mais ici, comme pour tous les autres sens,
il y a, de la part de l'observateur, sensibilité plus ou moins exquise
de l'organe d'examen. _Mes_ yeux, à moi, sont doués de cette
sensibilité; une note fausse en peinture, en art, me cause une véritable
_douleur_ comme celle qui déchire l'oreille à l'audition d'une
discordance musicale... et notamment, le regard d'un autre homme, alors
qu'il _sonne faux_, me frappe au premier coup d'oeil, me fatigue ou me
_blesse_. Or, le regard de Lambert sonne effroyablement faux, c'est une
de ces discordances qui ébranlent les nerfs et les font douloureusement
vibrer. Ce que j'ai remarqué là, nul de vous ne l'avait compris, saisi.
Et cependant, voyez, il y a des degrés; selon le degré de fausseté dans
l'accord visuel, l'homme sera timide ou cauteleux, ou lâche, ou
réellement coquin et misérable. Pour Lambert, je ne m'y pouvais tromper,
cet homme était capable de tout, ses yeux _sonnaient_ l'hypocrisie
criminelle...

Maurice fit une pause; je réfléchissais à l'étrangeté du paradoxe, tout
en m'avouant tout bas à moi-même, qu'il ne s'était _jamais_ trompé. Il
reprit presque aussitôt.

--Donc, cette impression m'ayant frappé, je m'étais dit: «Cet homme est
capable de tout. Il commettra quelque crime. Étudions-le.» Lambert n'est
pas un homme ordinaire, et c'est là ce qui l'a trahi. Avez-vous
remarqué, continua Maurice en s'adressant à moi, que jamais Lambert n'a
eu un mouvement, je ne dirai pas de colère, mais même d'impatience, même
de dépit. Toujours la placidité la plus complète, la plus parfaite, la
plus absolue. Or, comme la chose est impossible, comme il est
antipathique à la nature humaine de ne pas ressentir et de ne pas
traduire ses impressions d'une façon quelconque, restait à trouver
comment chez lui se traduisaient, se _formulaient_ ces impressions.
L'étude a été longue, très longue. Son visage était toujours impassible,
d'autant plus impénétrable qu'il semblait plus ouvert. Jamais un
froncement de sourcils, jamais le moindre tremblement de la lèvre,
jamais un clignement de la paupière, rien enfin qui parût répondre à une
émotion, de quelque nature qu'elle fût. Ainsi, un trait curieux. Un
jour, au café, un garçon laissa tomber un plateau chargé, juste derrière
le dos de Lambert. Pas un muscle de son visage ne bougea; ce ne fut que
quelques secondes après que sa physionomie exprima l'étonnement, mais
parce qu'il avait compris ce qui s'était passé, et qu'_il fallait_
mettre son visage à l'unisson des nôtres. Vous vous souvenez encore de
nos parties de dominos; je ne pouvais que difficilement le gagner. Voici
pourquoi: lorsque je joue, et que je prête volontairement mon attention
au jeu, je ne perds pas de vue la physionomie de mon adversaire, et les
signes imperceptibles pour tous, mais perceptibles pour moi, traduisant
sur le visage la joie, ou l'hésitation, ou le dépit, à chaque dé relevé
ou poussé, m'instruisent de tout ce que j'ai besoin de savoir. Du reste,
ces études physionomiques sont connues, banales même, et je n'insiste
pas.

«Mais, pour Lambert, le cas n'était pas le même. Je le répète, sur son
visage pas un signe. Et ce fut cependant aux dominos que je résolus le
problème tant cherché. Comment, chez cet homme, se traduisent
physiquement les émotions morales?--Vous n'avez peut-être pas oublié
qu'il avait l'habitude de relever les dominos de la main gauche et de
les tenir tous, prenant un à un avec la main droite ceux qui lui étaient
nécessaires. Eh bien! là était la solution.

«C'était dans les mains de cet homme que se traduisaient ses émotions.
J'ai noté, catalogué en quelque sorte, la physionomie animée de ses
doigts. Quelques exemples. Lorsqu'il était surpris, ses doigts se
serraient fortement les uns contre les autres; était-il satisfait? au
contraire, il y avait comme une détente naturelle de tous les muscles de
la main: ses doigts s'écartaient, s'allongeaient, se mettaient _à
l'aise_. Dans la colère, il abaissait le pouce sur la paume en le
recouvrant des quatre autres doigts; dans la préoccupation, il frottait
le creux de sa main du bout de ses quatre doigts. Sans le savoir donc,
sa main me parlait comme l'eût fait sa physionomie.. C'était un homme
très fort, qui avait habitué les muscles de sa face à lui obéir; mais il
avait compté sans les mouvements réflexes, sans l'observateur et sans la
fausseté de son regard. Du jour où je découvris son _alphabet_ moral, je
sus que je le tenais. Il ne s'agissait plus que de savoir son passé et
de deviner vers quelle infamie tendait sa pensée.

«Lambert était le fils de petits négociants qui avaient mené pendant
toute leur vie une existence gênée. Dès l'âge de raison, Lambert avait
vu sa famille aux prises avec ces ennuis incessants, lancinants en
quelque sorte, que la _gêne_, aussi terrible que la misère, traîne après
elle. Vous comprenez quelle diplomatie il m'a fallu déployer pour
obtenir ces renseignements, et je vous fais grâce des démarches sans
nombre auxquelles je me suis livré, démarches d'autant plus délicates
que, pour rien au monde, je n'eusse voulu éveiller les soupçons de
Lambert. Bref, la maison de son père était sans cesse assiégée de petits
créanciers, c'était la dette criarde, dans sa persistance et sa
résurrection continuelles, qui, à chaque heure, venait montrer dans cet
intérieur son visage insolent et faire entendre sa voix menaçante. À
douze ans, il perdit son père; à quinze ans, sa mère. Livré à sa propre
initiative et contraint de se créer dès lors des ressources
personnelles, il entra comme petit commis dans un magasin. Voici une
phrase de lui que j'ai recueillie et qui jette un grand jour sur ce
caractère: «Pour avoir la tranquillité je ne sais pas ce que je ferais.»
Et en effet, quoi de plus naturel! Depuis sa naissance, cet enfant
n'avait eu sous les yeux que l'inquiétude qui pâlit et hébète. Jamais de
repos, jamais de _tranquillité_! c'était donc là qu'il aspirait, et il
disait quelquefois: «Je ne serai heureux que lorsque j'aurai trois mille
livres de rente.» Vous constatez là l'aspiration au nécessaire qui donne
le calme, à l'_aurea mediocritas_ des anciens. Et n'oubliez pas que,
pour être petit, l'objet d'une passion n'en est pas moins attractif.
Remarquez que je néglige volontairement vingt détails qui, tous, se
rapportaient à ces prémisses désormais indiscutables. Lambert _voulait_
avoir le repos matériel assuré, ci: de trois à cinq mille livres de
rente...

Ce point acquis, rappelons-nous la soirée passée chez Lambert, il y a
environ vingt mois. Que nous a raconté Mme Gérard?... Que, lorsqu'il
avait épousé sa fille, celle-ci devait, dans un temps donné,
recueillir un héritage d'une centaine de mille francs. Sentez-vous comme
le fil se rattache dans ce labyrinthe? Mais, me direz-vous, comment
n'avait-il pas pris de précautions? comment n'avait-il pas insisté pour
que le testament fût rédigé avant le mariage? Parce que Lambert était un
pauvre petit commis à quatre-vingts francs par mois, parce qu'une chance
inespérée se présentait à lui, que toutes les probabilités étaient de
son côté, et qu'il n'eût pas voulu compromettre ces espérances par des
insistances entachées d'une certaine indélicatesse... Mais le hasard fut
contre lui. Le donataire présumé mourut subitement intestat. C'est alors
que Lambert entra au ministère. Mais, je vous le dis, dès lors il avait
formé le projet de tuer sa femme.

Nous ne pûmes retenir une exclamation d'incrédulité.

--Vous voulez une preuve, madame, fit Maurice en se tournant vers Mme
Duméril; n'avez-vous pas remarqué, à cette époque, c'est-à-dire trois
ans après son mariage, un changement de Lambert à votre égard?...

--Non, balbutia la veuve; si... je sais seulement qu'il me pria de venir
voir souvent sa femme, qui était attristée de la mort de l'ami de son
père.

--Eh bien! dès lors, il songeait à son veuvage et à son mariage avec
vous. Autre preuve, celle-ci plus convaincante encore. Et cette fois,
c'est Mme Gérard qui m'arrêtera si je me trompe. N'est-ce pas pour
distraire sa femme que, quelques jours après la mort de cet ami, Lambert
lui apporta un bouvreuil dans une cage?

--En effet...

--Qu'il plaça lui-même le clou auquel la cage fut suspendue... en dehors
de la fenêtre?

--Vous avez raison.

--Eh bien! écoutez ceci: Lambert achetait tous les jours le _Petit
Journal_. Le bouvreuil fut apporté le 16 mai. Or, voici ce qui se trouve
dans les faits divers du 16 mai. N'oubliez pas cette circonstance, que
les journaux portent la date du lendemain de leur apparition. C'est donc
le 15 mai que Lambert lisait ce qui suit: «Hier, un horrible accident
est arrivé dans la rue des Jeuneurs. Une jeune fille, habitant une
mansarde, en se penchant pour décrocher la cage d'un oiseau, suspendue
en dehors de la fenêtre, a perdu l'équilibre et est tombée sur le pavé,
d'une hauteur de plus de quinze mètres. La mort a été instantanée.» Le
lendemain, Lambert apportait un bouvreuil à sa femme; trois ans après,
elle se brisait le crâne en décrochant la cage. Concluez.

Ces coïncidences étaient en effet bien surprenantes.

--Mais, lui dis-je, comment as-tu recueilli tous ces détails?

--Ne te souviens-tu pas que, pendant huit jours après la mort de Mme
Lambert, je n'ai pas paru au bureau?

--Permets-moi de te faire observer que je ne comprends pas pourquoi tu
avais dirigé tes observations de ce côté. Qui t'a engagé à t'occuper de
cage, d'oiseaux, de faits divers, de tous ces détails enfin dont rien ne
devait te faire deviner prématurément l'importance?

--Ta remarque est juste. Mais j'ai les moyens de répondre
victorieusement à toutes les objections. Premièrement, depuis plusieurs
jours, Lambert était préoccupé, très préoccupé. J'avais remarqué, plus
rapide et plus fréquent qu'à l'ordinaire, ce mouvement dont j'ai parlé
consistant en un frottement de la paume de la main avec les quatre
doigts. Mais maintenant, il faut que vous me suiviez pas à pas, avec la
plus grande attention. Lorsque je vis le cadavre mutilé, je ne _doutai_
pas que Lambert fût l'assassin de sa femme; mais les objections étaient
nombreuses:

1° L'accident avait eu lieu en son absence;

2° Justement ce soir-là il n'avait pas projeté de sortir.

Mais voici ce que je me répondis immédiatement: L'accident avait été
préparé de telle sorte qu'il dût nécessairement se produire pendant son
absence. De plus, il avait fort bien prévu que, ne le voyant pas venir
au café comme d'ordinaire, quelqu'un de nous viendrait le chercher.
Enfin, point capital, n'avait-il pas dit à sa femme au moment où il
sortait:

«--N'oublie pas de rentrer l'_oiseau_ avant de te coucher... la nuit
peut être fraîche.

--C'est clair, m'écriai-je, interrompant Maurice.

--Laisse-moi continuer. Il manque encore bien des anneaux à la chaîne.
Mais, pour que j'aie pu dire avec autant d'assurance à cet homme qu'il
était un assassin, il fallait que j'eusse encore d'autres preuves.
D'abord, dès que je fus dans la cour, je ramassai le clou qui avait
causé l'accident. Le voici, c'est un clou à crochet, en fer noir, long
de six centimètres, et qui _n'a pas été enfoncé dans le plâtre_, car il
ne porte pas les traces blanches qui devraient s'y trouver s'il y avait
séjourné. Je mis ce clou dans ma poche. Puis nous nous en allâmes. Te
souviens-tu qu'alors je montai un instant au bureau. Voici pourquoi: Le
matin j'avais remarqué que Lambert était plus préoccupé que jamais. Je
l'avais vu, machinalement, et comme cela lui arrivait souvent,
griffonner, tout en réfléchissant, sur le bord d'un registre, puis il
avait déchiré le coin du registre et avait jeté le morceau de papier
après l'avoir froissé. De ma vue perçante, j'avais distingué la forme de
ces griffonnages; ce fut un trait de lumière. Je courus à sa place et
retrouvai dans le panier le morceau de papier.

Et Maurice déplia devant nous un feuillet déchiré en biais, dont voici
le fac-similé ci-contre:

--Ce qui m'avait frappé avant tout, reprit Maurice, c'était cette forme
embryonnaire d'oiseau. Mais je ne me doutais pas que tout l'aveu du
crime fût là. Cependant, voyez. Sous le nom de Lambert, il y a...
quoi?... un clou. Le clou amenant l'idée de suspension, machinalement il
avait dessiné une sorte de potence; puis comme si l'idée d'oiseau se fût
simultanément dressée dans son esprit, il avait tracé en un trait la
forme d'accent circonflexe, retourné, qui sert à représenter l'oiseau
volant dans l'air; l'idée s'était imposée plus fortement, et la forme
s'était accentuée. Ce n'est pas tout. Ce treillis ombré ne répond-il pas
à l'idée de cage? Enfin, examinez les traits qui terminent; tous ces
traits ont été tracés rapidement de haut en bas; pour ceux qui sont
contournés en vrille, cela ne fait pas de doute, relativement au sens
dans lequel se trouvait le papier. Il serait impossible de les faire en
remontant. Quant aux deux traits simples, ils ont été également tracés
de haut en bas; car à leur partie supérieure ils sont plus gros et vont
en s'amincissant jusqu'à leur extrémité. À quelle idée répondent ces
traits? Vous l'avez déjà compris, à l'idée de chute soit tournoyante,
soit droite, en tous cas rapide. Et, pour terminer, le croisement de
hachures grossières, sans symétrie, comme se coupant et se déchirant
l'une l'autre, n'est-ce pas à l'idée de destruction, de _brisement_,
qu'il faut le rapporter? Réunissons donc tous les termes de cette
incroyable fantaisie et nous trouvons l'enchaînement suivant:

                    Clou,
                    Cage,
                    Oiseau,
                    Chute,
                    Destruction.

Rapprochons cela de l'accident; nous avons _le clou se détache; la cage
et l'oiseau tombent, il y a chute_ (de qui?) _et mort_. Et cela a été
tracé le matin même. Commencez-vous à être convaincus?»

--Oui, oui, répondîmes-nous unanimement.

--Reste à savoir comment il a _préparé_ l'accident. Et ici, comme pour
le reste, je sais tout. J'avais constaté, je vous l'ai dit, que le clou
qui s'était détaché ne me paraissait pas avoir été enfoncé dans le
plâtre. En examinant avec soin le dessin, je remarquai que le _clou_
dessiné machinalement par Lambert était à _tête plate_ et non à crochet.
Ceci me donna beaucoup à réfléchir. Le lendemain, ayant guetté la sortie
de Lambert, je montai chez lui. Mme Gérard doit s'en souvenir. Le pauvre
cadavre gisait sur le lit. J'ouvris la fenêtre, et, tout en examinant la
place où avait été accrochée la cage, voici ce que je remarquai:
j'enfonçai dans le trou du clou une petite branche de bois très mince.
Le trou avait trois centimètres de profondeur. J'y plaçai le clou à
crochet tout droit; il jouait et ne tenait pas. Alors, après plusieurs
essais, je le posai dans la position que voici:

«AA représente le mur; B le fond du trou. En posant le clou à crochet
dans la position inclinée, D s'appuyait contre le haut du trou, le clou
touchait la saillie du mur, et, en pesant sur le point C à l'angle formé
par le crochet, le clou tenait fortement. Or, c'était en C que se
trouvait nécessairement l'anneau de la cage qui maintenait le clou. Que
s'est-il passé? Lambert avait arraché pendant la nuit le véritable clou
qui remplissait la cavité AB et lui avait substitué le clou à crochet.
J'ai retrouvé le premier dans un coin de la cour. Mme Lambert s'occupa
de retirer la cage. Or, sans doute elle l'avait fait plusieurs fois.
Elle était _habituée_ au clou à tête plate, au-dessus de laquelle
passait sans effort l'anneau de la cage. Au contraire l'anneau se heurta
à la partie relevée du crochet et entraîna le clou. Il y eut surprise,
Mme Lambert crut évidemment que la cage échappait à ses mains, elle se
pencha en avant comme pour la rattraper. D'où la perte d'équilibre et la
chute.

Maurice s'arrêta. La sueur perlait sur son front. Nous nous taisions, il
n'y avait pas un mot à répondre. Notre conviction était profonde,
absolue, le plus léger doute était impossible. Et l'aveu de Lambert
terrifié, fasciné, n'était-il pas là pour corroborer ces admirables
déductions?

--Cependant, demandai-je à Maurice, comment expliques-tu, de la part
d'un homme aussi profondément dissimulé que Lambert, cet aveu immédiat,
sans tentative d'explication, de lutte?

--Si forts que soient les caractères, ils sont humains. Or, ce qui a
renversé toute l'assurance de Lambert, c'est l'effroyable étonnement qui
a envahi son âme. Avoir tout combiné si adroitement, si longuement, si
habilement, que la cuirasse n'a pas un défaut, le rocher pas une
fissure, puis voir tout à coup cette masse s'ébranler, s'ouvrir, se
déchirer, c'est plus que ne peut supporter l'âme la plus forte. La
sécurité même de Lambert l'a perdu.

.....................................................................

Deux mois après, nous apprîmes que le vaisseau qui portait Lambert avait
sombré en pleine mer et que tout l'équipage avait péri.

Mme Gérard n'avait pas assez vécu pour apprendre que sa fille était
vengée. La pauvre paralytique était morte.

... Ah! j'oubliais de dire que j'ai épousé Mme Duméril.

                                  FIN DU CLOU




                               MAISON TRANQUILLE




                                       I


En vérité, était-ce bien une maison? Quatre murs, de couleur noirâtre,
percés de quelques trous parallélogrammatiques décorés du nom de
fenêtres, une porte brune, avec de fortes ferrures et de gros clous, le
tout sombre, triste, ressemblant à un visage de nègre qu'on vient de
fouetter. Les pierres ont leur résignation: celles-ci avaient l'air de
supporter péniblement leur sort.

Jamais un éclat de voix ne venait les égayer, jamais une chanson ne les
faisait rire. Elles s'atrophiaient dans leur immobilité, et, lourdes,
elles s'appuyaient les unes sur les autres comme pour s'aider à porter
le poids de ce silence. Cette masse s'ennuyait. Elle n'avait même pas
cette ressource de procurer l'effroi à qui passait.

Quiet-House (_Maison Tranquille_) ne faisait peur à personne. Môle
banal, au dessin carré, à l'allure bénigne, un bâillement de pierre:
c'est tout.

On passait, on repassait devant cette curiosité, inanimée comme un
sphinx endormi, sans même tourner la tête.

Elle était située à l'extrémité de la ville, au delà d'Hoboken[2],
auprès des Champs-Élysées, dont les arbres ont la couleur mate des
plantations de cimetières.

[Note 2: Faubourg de New-York.]

Pourquoi cette maison était-elle allée se placer là, comme un poste
perdu? Nul n'y venait et nul n'en venait. C'était à supposer qu'elle
n'était pas habitée.

À la maison attenait une sorte de parc, entouré de murailles trop hautes
pour que le regard pût tenter une indiscrétion. En réalité, personne ne
songeait à commettre semblable faute. L'habitation était isolée: donc
pas de voisins intéressés à percer le mystère, si toutefois il en eût
valu la peine. La route devant laquelle elle étalait sa façade grise
était peu fréquentée, et il eût été presque surprenant d'y voir marcher
quelqu'un après le coucher du soleil.

Mais le plus curieux, c'était moins ce que l'on ignorait que ce que l'on
savait. Il était de notoriété publique que Quiet-House n'était pas
abandonnée. Elle servait bel et bien de demeure à trois personnages, à
quatre pour mieux dire: c'étaient deux médecins, les docteurs Aloysius
et Truphêmus, dame Tibby, femme du premier, et la petite Netty, leur
fille.

Comment se procurait-on les aliments nécessaires à la vie: voilà ce que
personne n'aurait pu dire; et, sur ma foi, si bien que fût gardée la
maison, il fallait que le secret fût bien caché, pour que nul n'eût pu
le découvrir. En effet, John Clairfax, le boucher d'Hoboken, Smithson,
l'épicier établi à côté de lui, Parden, le boulanger, n'avaient pu
admettre tout d'abord que la clientèle de Quiet-House ne leur échût pas.
Aussi s'étaient-ils présentés, dans le temps, pour offrir leurs
services; ils avaient arrêté devant la porte leurs trois voitures
chargées de provisions, l'une avec ses gigots pendants et ses quartiers
de boeuf tressautant aux cahotements des roues, l'autre avec ses
saucissons et ses chandelles disposées en guirlandes à la capote de
cuir, le troisième enfin avec ses pains tout dorés et brillants.

Ils avaient dû frapper longtemps avant que ne s'ouvrît la porte blindée
en dehors, verrouillée au dedans. Mais le fournisseur a l'âme patiente.
Si bien que le panneau avait enfin roulé sur des gonds criards et qu'une
figure douce et souffreteuse, encadrée de cheveux grisonnants, avait
paru, regardant avec de grands yeux surpris les gens tenaces qui ne se
rebutaient pas de ce silence prolongé.

--Que voulez-vous, messieurs? demanda d'une voix douce dame Tibby, femme
du docteur Aloysius.

Mais reconnaissant bien vite à qui elle avait affaire:

--Oh! merci, dit-elle vivement, nous n'avons besoin de rien.

--Aujourd'hui, insinua gracieusement John, le boucher à la face réjouie,
mais demain?

--Demain non plus, répondit dame Tibby.

--Alors, reprirent en même temps Smithson et Parden, ce sera pour la
semaine prochaine.

--Inutile de vous déranger, messieurs, insista la femme; nous n'avons et
nous n'aurons besoin de rien.

--Jamais! grogna John.

--Comment cela? cria Smithson.

--On ne mange donc pas ici! exclama Parden.

Au même instant, une tête blonde parût, à hauteur du coude de dame
Tibby, tête d'enfant d'un ton singulier, tant il était clair et uni,
quoique sans couleur.

Netty--car c'était l'enfant d'Aloysius--poussa un cri de joie et
d'admiration en apercevant toutes les victuailles orgueilleusement
étalées par les tentateurs:

--Oh! maman, s'écria-t-elle, qu'est-ce que c'est que cela?

--Rien, rien, mon enfant, dit dame Tibby qui tressaillit et regarda
derrière elle comme si elle eût craint d'être surprise.

Puis, repoussant la petite Netty:

--Va-t'en, mon amie! et vous, messieurs, adieu, je vous dis... Je
regrette de vous dire qu'il est inutile de revenir...

Et la porte se referma.

Les trois négociants se regardèrent; mais aucun d'eux ne trouvant sans
doute une solution à l'étrange problème qui venait de leur être posé,
ils s'en prirent à leurs chevaux qu'un vigoureux coup de fouet lança
vers la ville.

_Je vous dis... je regrette de vous dire_...--avait insisté dame Tibby.
Réellement elle avait accentué ces deux mots--je regrette--de bizarre
façon, et si l'on ne craignait de se tromper on pourrait affirmer qu'en
les prononçant elle avait regardé gigots, saucissons et miches de pain
d'un regard presque ardent.

Elle avait pourtant ajouté qu'on n'aurait jamais besoin de rien!

Revenus à Hoboken, les fournisseurs déclarèrent avoir rencontré une
famille de gens qui ne mangeaient pas. Un homme pratique répondit que
ces gens-là étaient bien heureux; plusieurs ajoutèrent que c'était une
notable économie d'argent. Et comme tout Américain doit, en premier
lieu, négliger de se livrer à des réflexions inutiles, personne ne
songea plus aux habitants de Quiet-House, qui restèrent libres de vivre
à leur guise.




                                    II


Troisième personnage; le docteur Aloysius, maître de la maison. Pour
parler de lui, la transition est facile. Car seul, on le voyait quatre
ou cinq fois par an sortir de la maison fermée. Ce jour-là la porte
laissait passer une sorte d'émaciation vivante qui avait une tête, des
bras et des jambes et qui devait avoir évidemment la prétention
d'appartenir à la race humaine. La tête était pointue, anguleuse: il y
avait au-devant de cette tête un visage jaune qui, si la peau eût été
grattée, aurait peut-être révélé le plus curieux de tous les
palimpsestes; ce visage avait une proéminence dans laquelle on avait
quelque peine à reconnaître un nez, tant les narines serrées faisaient
ressembler la chose à un morceau de lame de couteau, fichée entre deux
joues, d'ailleurs plates et creuses. La bouche était un trou pale, au
fond duquel on eût en vain cherché des dents. Les gencives avaient la
couleur des lèvres, _id est_, point de couleur. Les yeux étaient noirs
comme de l'anthracite, le crâne pelé, la barbe absente. Rien de l'oiseau
de proie cependant: dans toute la physionomie, une bonasserie morne, une
inertie peut-être inoffensive, mais peut-être cachant l'indifférence la
plus absolue pour le bien comme pour le mal.

Les jambes, véritables types de fuseaux, sortaient d'un sac sans forme,
qui avait dû être noir mat, mais était lustré par l'usure et la
vieillesse. Les mains osseuses s'étendaient hors des manches élimées et
toutes frangées.

Donc le docteur Aloysius paraissait au seuil de la maison: un autre
personnage l'accompagnait jusqu'au perron. C'était le quatrième: maître
Truphêmus.

Antithèse vivante de chair et d'os. De chair surtout. Truphêmus était
rond: il représentait le cercle comme Aloysius la ligne droite. Et, en
vérité, moins le cercle que la sphère. Tout était rond en Truphêmus,
ensemble et détails. Agglomération de boules formant boule.

La tête d'abord, ronde avec des yeux ronds, bombés; une bouche ronde,
des joues rondes, un menton rond, un nez rond. Les épaules fuyaient dans
une douce déclivité pour encadrer un thorax qui ne faisait qu'un avec le
ventre, proéminent et se fondant avec les hanches, les cuisses et le
reste. Le dos voûté ne déparait pas cette sphéricité: rien de droit ne
brisait cette courbe. Les jambes complétaient, pôle sud, la tête qui
figurait le pôle nord. On eût dit une outre qu'un verrier venait de
remplir d'un souffle vigoureux.

Les deux docteurs causaient un instant sur le pas de la porte. Maître
Aloysius tirait de sa poche un papier qu'il déroulait, puis lisait
quelque chose que maître Truphêmus écoutait avec l'attention la plus
profonde. C'était une liste. Truphêmus hochait la tête, approuvait ou
avançait les lèvres, comme pour dire: Heu! heu! peu utile! Alors
Aloysius biffait. Ce travail de vérification achevé, Aloysius remettait
le papier dans sa poche, tendait à Truphêmus sa main longue qui
enserrait les doigts potelés de son compagnon.

La porte se refermait, Aloysius partait.

Son absence durait jusqu'au soir. Vers six heures, on voyait sur la
route quelque chose d'insolite. C'était une voiture à bras, tirée par un
homme. Maître Aloysius marchait derrière, couvant de son regard noir la
cargaison du véhicule.

Cargaison bien étrange. Un amas de ferraille. Des débris de métaux de
toute sorte; puis pêle-mêle des flacons, pleins de matières de toutes
couleurs, du bleu, du jaune, du vert, du rouge, voire même du blanc. La
voiture était lourde, car l'homme suait et ses épaules, tendues en
avant, s'arquaient sous la pression des bridelles de cuir. Par bonheur,
la route était plane.

Le cortège arrivait devant Quiet-House. Maître Aloysius enjoignait au
portefaix de s'arrêter quelques pas avant la maison. Puis il allait
frapper lui-même de façon particulière, et on lui ouvrait de l'intérieur
sans retard.

Maître Truphêmus apparaissait de nouveau, comme ces personnages des
horloges qui sortent de leurs niches à certains moments de la journée.

Il venait avec son confrère, enlever successivement de la voiture les
objets qu'elle renfermait: c'était un assez long travail, car elle était
bondée au-dessus des ridelles. Et puis maître Truphêmus s'arrêtait
parfois en chemin pour contempler le précieux fardeau qu'il portait dans
ses bras: c'étaient par exemple de vieux morceaux de gouttières ou des
barreaux rouillés, arrachés à quelques rampes d'escalier. Il les couvait
amoureusement du regard, et, n'était le respect humain, on comprenait
qu'il les eût baisés.

Mais Aloysius entendait qu'on se hâtât. Et, s'apercevant du trouble de
son compagnon:

--Allons, vieux gourmand, lui criait-il, un peu plus vite que cela! Vous
savez bien que le dîner attend.

Dame Tibby se mettait de la partie: et les objets passaient par les
mains des trois personnes, comme les briques que les maçons montent d'un
étage à l'autre. Netty elle-même avait son rôle. Aloysius lui donnait
les plus petits morceaux avec une tape amicale sur le front.

On payait l'ouvrier qui repartait avec un air visible de satisfaction,
preuve que le travail était grassement rétribué.




                                    III


Pénétrons dans Quiet-House.

Il est sept heures du soir. Il fait presque nuit. Si bizarre qu'elle
soit à l'extérieur, la maison est plus étrange encore à l'intérieur. Pas
une pièce régulière et qui ait réellement droit au titre de chambre.
Essayons cependant de décrire.

D'abord, les caves ne font qu'un avec le rez-de-chaussée et le premier
étage. Seul, le second étage paraît soutenu par un plancher immobile.
Tout l'espace qui s'étend depuis ce plancher jusqu'au sol à fleur de
fondations est rempli par des caisses de diverses grandeurs que
soutiennent dans le vide des chaînes et des cordes fonctionnant au moyen
de poulies fixées à des poteaux de fer.

Ces caisses sont de grande taille, plus hautes qu'un homme ordinaire et
formant un cube régulier. Elles sont munies d'une porte. Les poteaux de
fer ont des bras mobiles qui tournent sur eux-mêmes, si bien que les
caisses peuvent changer de position sur toute la largeur de la maison;
au moyen de chaînes et de poulies mises en mouvement par un mécanisme
dont les engrenages se voient de tous côtés, on peut les descendre à
telle hauteur qu'on le désire. Quand toutes ces caisses sont élevées en
l'air, elles laissent absolument libre le fond des caves.

Ici, il est plus facile de se rendre compte de la nature du lieu. Ce ne
sont que fourneaux de formes bizarres, appareils de toute nature,
cornues, alambics, matras; puis des instruments de mécanique, une énorme
machine électrique dont le disque de verre mesure plus de deux mètres de
diamètre.

Ce sont là matériaux de chimiste et de physicien, à n'en point faire
doute un seul instant.

Toute la portion de la façade qui regarde du côté du jardin, dont nous
parlerons plus loin, est percée de hautes ouvertures, qui se ferment à
volonté au moyen de volets glissant dans des rainures _ad hoc_.

Dans les coins, des amas de matières de couleur noirâtre, débris
métalliques et rouillés. Aux murs, presque à ras du sol, des planches
supportant des bouteilles, à demi ou complètement remplies de sels, de
poudres, d'extraits, le tout étiqueté soigneusement.

En un point spécial, une planchette clouée à la muraille, et percée de
trous au milieu desquels on voit des boutons blanchâtres, surmontés de
petits écriteaux, portant ces mots: Me Aloysius,--Me Truphêmus,--Salle à
manger,--Bibliothèque.

Ces mêmes indications se répètent sur les caisses de bois. Les boutons
mettent en jeu des appareils électriques. Selon qu'on presse celui de
droite, de gauche ou du milieu, la chaîne qui se déroule laisse
descendre le cabinet d'Aloysius ou la bibliothèque. On adapte une
échelle qui va du sol à la caisse, on ouvre la porte, et on s'introduit
dans la boîte.

Au moment où nous jetons dans Quiet-House un regard indiscret, Truphêmus
est au fond de la cave, et à la lueur d'une lampe de forme bizarre, dont
se dégage la lumière blanche de l'électricité, suit dans un creuset le
travail de transformation qui s'opère. Mais Truphêmus est visiblement
préoccupé. Ses yeux ronds regardent mal, et sa pensée ne va pas droit
son chemin.

Aussi, en un moment donné, fait-il un geste de découragement suivi d'un
autre geste de décision. Il vient de prendre une résolution. Il écarte
le creuset du foyer électrique qui maintient la fusion. Puis il se
dirige vers le tableau indicateur et pousse violemment le bouton
d'Aloysius. Un peu trop fort, en vérité, car voilà la chaîne qui tourne
sur la poulie avec un grincement rapide, et la boîte qui descend comme
si elle tombait; mais les ressorts sont solides. La caisse s'arrête avec
un tressautement.

Truphêmus applique l'échelle, étendant les bras autant qu'il est en lui,
pour permettre l'ascension de son ventre proéminent. Il ouvre la porte.

Aloysius a été à demi renversé par le choc. Et ses membres osseux ont
quelque peu souffert dans cette descente brusque.

--Que diable! mon ami, s'écria-t-il à l'apparition de Truphêmus,
qu'est-ce qui vous prend? Votre visite ressemble à la chute d'une
avalanche.

Truphêmus ne répond pas. Il referme soigneusement la porte, et par un
mouvement instinctif regarde autour de lui pour s'assurer que nulle
oreille indiscrète ne peut entendre ce qu'il peut avoir à confier à son
confrère. Et de fait, vu la disposition des lieux, la chose eût été
vraiment malaisée.

--En tous cas, reprend Truphêmus, en réponse à la vive interpellation de
son ami, chute est impropre. L'avalanche descend, et je monte.

--Soit. Du reste, le point est peu important, et votre purisme peut me
faire grâce pour cette fois. Enfin, de quoi s'agit-il? Avons-nous
quelque accident en bas?

--Aucun.

--Le brome va-t-il bien?

--Admirablement.

--Le cyanure de potassium se comporte?...

--Comme il convient.

--J'en suis fort aise, car vous m'aviez fait une peur!...

--La peur n'est qu'une contraction musculaire...

--Et involontaire. Mais ce n'est pas la question. Expliquez-vous, je
vous prie, car j'ai hâte de me remettre au travail.

Maître Truphêmus, ainsi mis en demeure de s'exécuter, posa sa rotonde
personne sur une pile de livres gisant à terre, et, appuyant son visage
entre ses deux mains, les coudes portant sur ses genoux, regarda
Aloysius de ses yeux d'un bleu mat.

--Cher ami, je crois que, depuis notre liaison--ou mieux notre
association scientifique--nous n'avons qu'à nous louer des progrès
obtenus...

--J'en tombe très volontiers d'accord. Et, puisque j'en trouve
l'occasion, permettez-moi de reconnaître l'étonnante faculté d'intuition
dont vous êtes doué et qui nous a permis de résoudre des problèmes
devant lesquels les plus savants avaient reculé...

--Comme aussi je vous demanderai l'autorisation de rendre justice aux
surprenantes preuves de ténacité et de persévérance dont vous avez donné
des témoignages extraordinaires.

Les deux savants saluèrent. On se serait cru dans une Académie.

--Passons! dit Truphêmus.

--Passons! dit Aloysius.

--Et au nombre de ces problèmes, je prendrai la liberté, continua
Truphêmus, de signaler tout particulièrement celui de l'alimentation.
Vous connaissez la question aussi bien, je dois même ajouter mieux que
moi; cependant laissez-moi résumer les découvertes que nous avons
réalisées.

Aloysius ferma les yeux et croisa ses doigts qui craquèrent. Il
écoutait.

--De quoi se nourrit le corps humain? Reprenons pour quelques moments le
langage des routiniers ignorants. À cette question, ils répondent...
quoi? Que le corps se nourrit de substances végétales et animales; les
aliments doivent être tirés de ces deux espèces de la nature, et ils
excluent les substances purement minérales.

--Comme si les Otomaques et les Guamos des bords de l'Orénoque ne se
contentaient pas de terre seule!

--En effet... reprit Truphêmus, dont le ton indiqua le regret d'être
interrompu. Je continue. Mais qu'est-ce que les substances végétales ou
animales, sinon des combinaisons diverses d'éléments primordiaux
nécessaires à la nutrition; éléments peu nombreux, et qui seuls,
j'insiste sur le mot, concourent utilement à l'entretien de la machine
humaine? Précisons. Tout ce qui est nourriture se compose de matières
azotées mêlées à d'autres substances privées d'azote. Et là est le
point, j'ose le dire, où nous avons véritablement franchi d'un seul bond
la limite que nous imposait la stupidité des impuissants... Partant de
ce principe, que l'azote est le nutritif par excellence, nous nous
sommes dit: Pourquoi l'humanité se crée-t-elle depuis si longtemps des
tracas et des dangers sans nombre, pour chercher dans tous les pays du
monde des substances de saveur, de forme, de couleur diverses, quand il
est si simple...

--De s'en tenir aux éléments même de la nourriture.

--Parfaitement, et pour cela faire, que fallait-il?

Ici Truphêmus appuya lentement sur chaque mot.

--Analyser des éléments du corps de l'homme, en établir les quantités
proportionnelles, afin de les remplacer au fur et à mesure de leur
épuisement.

--En vérité, dit Aloysius, on ne saurait énoncer plus clairement nos
idées.

--L'homme, continua Truphêmus visiblement flatté de cet hommage direct,
contient de l'oxygène, de l'hydrogène, de l'azote, du phosphore et du
fer... Si, par combinaison binaire ou tertiaire, ces éléments produisent
des substances diverses, sels, acides ou autres, sous l'influence de la
vie, elles produisent la matière organique, et, comme l'a si bien dit le
grand Berzélius, les matières organiques sont des oxydes de radicaux,
qui eux-mêmes résultent, les uns de deux éléments, carbone et hydrogène,
ou carbone et azote; les autres de trois éléments, carbone, hydrogène et
azote... Mais passons sur les détails.

--Oui, passons! répéta Aloysius.

--Devions-nous donc accepter, sans mot dire, la ridicule condamnation
prononcée par l'ignorance contre quiconque tenterait de reconstituer les
matières organiques? Doebereiner, Hatchett et Woehler ne nous
avaient-ils point prouvé que la solution du problème était proche?
Qu'avait-il manqué à leurs expériences pour qu'elles fussent
définitives?

Et Truphêmus regarda son vieux compagnon d'un air malin. Aloysius
sourit.

--Oui, que leur avait-il manqué? dit-il à son tour.

Il y eut un moment de silence. Les deux savants savouraient leur
triomphe en le renouvelant par la conversation. Mais Truphêmus reprit le
premier sa gravité:

--Il leur avait manqué, à ces précurseurs d'Aloysius et de Truphêmus, de
comprendre que si les combinaisons s'effectuaient, c'était sous
l'influence d'un principe qu'il n'est pas donné à l'homme de définir,
mais dont il constate l'existence... à savoir le principe de la vie, et
que par conséquent, pour que la matière organique se produisît, il
fallait que les combinaisons se fissent sous l'influence de ce même
principe. En un mot, et pour finir, il suffisait d'introduire dans le
corps humain l'oxygène, le carbone, l'azote et l'hydrogène, pour que
sous l'action de la vie la matière se reconstituât.

--Et quand on songe, dit Aloysius pensif, que des générations
successives ont souffert de la faim parce qu'elles ne pouvaient se
procurer de froment, de viandes ou de légumes.

Chacun de ces trois mots avait été prononcé avec un dédain
intraduisible, qui s'accentua d'ailleurs dans un ricanement de
Truphêmus.

--Pourtant, la sagesse des nations, objecta-t-il, n'avait-elle pas tracé
à l'humanité sa véritable voie dans cette phrase: «Vivre de l'air du
temps...» Mais passons.

--Passons! répéta encore une fois Aloysius.

--Il s'agissait donc d'opérer l'ingestion dans l'organisme humain, et
pour les soumettre à son action, des éléments premiers de toute
nourriture, après avoir toutefois soigneusement établi la proportion des
poids atomiques... pour des analystes tels que nous, cher maître,
c'était un jeu...

--C'était un jeu, dit Aloysius flatté à son tour.

--Puis, de réduire ces éléments sous une forme telle que leur ingestion
fût facile, laquelle forme s'imposait elle-même, la forme liquide. C'est
alors que, parvenus à obtenir la liquéfaction de l'azote, vainement
tentée jusqu'ici, à modifier les proportions combinées de l'oxygène et
de l'hydrogène, de façon à produire des eaux diverses, nous avons
composé ces liqueurs différentes qui, depuis tantôt un an, servent à
notre nourriture.

--Et nous ne nous en portons pas plus mal, fit Aloysius, que sa maigreur
paraissait enchanter.

--Je m'en porte même d'autant mieux! dit Truphêmus en fermant les yeux
et en tapotant des doigts son ventre rond et creux.

--Il faut dire, reprit Aloysius, que vous êtes un gourmand... un
gourmand d'azote surtout. Peste! quelle consommation! Aussi cela vous
profite...

--Que voulez-vous! je suis un mangeur!

--Mais quelle joie, continua Aloysius, de se sentir dégagé de tous ces
soucis ridicules auxquels l'humanité s'est si longtemps condamnée, de
n'avoir plus ces prétendues recherches de goût qui vous faisaient
l'esclave de quelques papilles nerveuses... Mais pourquoi m'avez-vous
rappelé tout cela, cher maître?

--Parce que, mon ami, je suis sur la trace d'une découverte encore plus
étonnante, encore plus remarquable...

--Impossible!

--Je vous l'affirme.

--Parlez! parlez vite!

--Je vous avoue, dit Truphêmus, que notre entretien s'est prolongé plus
que je ne l'avais supposé... j'ai une faim! Si vous le permettez, nous
le reprendrons après dîner... et, à propos, quelle est la carte
aujourd'hui?

--C'est le jour des oeufs... C^48, H^36 AZ^16[3].

[Note 3: Formule chimique de l'albumine.]

--Fort bien. Allons dîner.




                                   IV


La caisse qui portait le titre de salle à manger n'était pas le lieu le
moins bizarre de cette habitation d'excentriques.

Lorsque les deux savants y entrèrent, par les moyens décrits, les deux
autres habitants de la maison s'y trouvaient déjà, c'est-à-dire dame
Tibby et sa fille.

Au milieu de la pièce s'étendait une table qui n'aurait rien offert de
remarquable si sa nappe étincelante de blancheur n'avait été couverte
d'objets peu propres à donner l'idée d'un repas.

Aux quatre places qui allaient être occupées par les convives se
trouvaient divers appareils de forme étrange, flottant entre le flacon
et l'alambic.

Au bout de la table un ballon de verre à col effilé se recourbant et
trempant dans un petit seau rempli de limaille. Au-dessus du ballon, une
lampe électrique avec ses deux pointes de charbon.

À l'arrivée d'Aloysius et de Truphêmus, la femme et l'enfant se
levèrent.

Dame Tibby était jeune encore, quarante ans à peine. Elle avait sans
doute été jolie, ainsi qu'on en pouvait juger par la finesse de ses
traits. Mais toute sa physionomie était empreinte d'une telle expression
de souffrance, ses joues amaigries révélaient une fatigue si profonde,
qu'elle semblait moins une femme qu'une ombre endolorie.

Netty était petite: elle avait cinq ans, mais avait à peine atteint la
taille de deux ans. Son teint était si blanc, son front si pâle, qu'on
hésitait à croire que ce fût du sang qui coulât dans ses veines. Seuls
les yeux vivaient: dans son regard il y avait une malice, ou mieux, une
méchanceté diabolique. Pas un éclair de douceur, mais une _âpreté_
continue. Si elle parlait, sa voix était sèche et dure: on aurait cru
entendre le grincement des rouages d'une automate.

Maître Aloysius, le père, s'approcha d'elle et lui fit sur les cheveux
une caresse amicale: l'enfant ne sourit pas. Elle tourna sur le savant
ses yeux mats et fixes, avec leur reflet d'acier bleuâtre.

Truphêmus salua galamment dame Tibby, en lui disant de sa voix flûtée:

--Eh bien! sommes-nous en appétit aujourd'hui?

Dame Tibby semblait douce: mais il ne faut jamais oublier que les
apparences sont éminemment trompeuses. Elle releva la tête à cette
interpellation comme le cheval qui sent l'aiguillon:

--En appétit! s'écria-t-elle. Je voudrais bien savoir si la faim n'est
pas ici une maladie chronique.

--Eh! eh! ricana Aloysius, voici que vous aussi, chère amie, vous vous
habituez à parler le langage scientifique...

--Mieux, du moins, fit-elle d'un ton de colère, qu'à avaler vos
misérables drogues...

--Là! là! ne nous emportons pas, reprit Aloysius, tandis que Truphêmus
jugeait inopportun de se mêler à la conversation. Je sais que vous êtes
attachée aux mesquines préoccupations de la vie des ignorants...

--Certes, si vous entendez par là les rumpsteaks de boeuf ou les
côtelettes de mouton...

Aloysius sourit avec une expression de profonde pitié.

--Vous vous laissez séduire par la couleur, par le goût! Tenez,
continua-t-il en soulevant et en approchant de son oeil un des flacons
déposés sur la table, voyez cette liqueur pure et claire: elle renferme
tous les éléments constitutifs des mammifères herbivores... Rien n'y
manque. En quoi vous serait-il plus agréable, je vous le demande, de
vous fatiguer les dents à déchirer et à broyer cette chair fibreuse?
Mais assez sur ce sujet. Ce que saint Chrysostôme disait du jeûne, je
l'applique à notre système: C'est la mort du vice, la vie de la vertu;
c'est la paix du corps et l'ornement de la vie; c'est le rempart de la
chasteté et le boudoir de la pudeur...

--Bravo! dit Truphêmus. Encore un peu d'azote, je vous prie.

--Prenez garde, cher ami, reprit Aloysius en lui passant le tube; vous
arriverez à la pléthore; et alors, gare à la congestion!

--Après nous le déluge!

--Cet--après nous!--ne tardera pas beaucoup! murmura l'incorrigible dame
Tibby, en sirotant à petits coups une combinaison d'hydrogène et d'acide
carbonique.

--Encore! fit Aloysius avec une mine d'impatience. Dame Tibby, ma chère,
nous ne nous entendrons donc jamais?

--Non, certes, tant que vous nous condamnerez, Netty et moi, à cette
maudite nourriture.

--Je vous ferai remarquer, mon amie, que notre Netty est loin de s'en
plaindre.

--Cela ne m'étonne pas! Elle n'en aurait pas la force. Tenez, puisque
nous venons à ce sujet, je vais vous dire une fois pour toutes ce que
j'ai sur le coeur... Avec vos prétentions de savant, vous et votre digne
acolyte, M. Truphêmus, vous êtes des fous...

--Oh! fit Truphêmus, directement interpellé et interrompu dans la
dégustation d'un mélange à base d'acide cyanhydrique pour activer la
digestion.

--Vous n'avez pas besoin de protester, monsieur Truphêmus! s'écria dame
Tibby, qui s'exaltait, vous êtes des fous et des assassins!... Oui, des
assassins! Et ce qu'il y a de plus atroce, monsieur le grand docteur
Aloysius, c'est que, non content de tuer votre femme, voilà que vous
empoisonnez votre enfant!...

--Madame! interrompit Aloysius, les substances vénéneuses...

--Avec cela qu'il ne suffit pas de la regarder, cette pauvre chérie!
Est-ce que c'est là un enfant? Elle va avoir cinq ans... cinq ans,
entendez-vous?... dans deux mois! Eh bien! est-ce que c'est là une fille
de cinq ans? Elle est toute petite, toute faible... Ah! tant que j'ai eu
du lait, moi, sa mère, je l'ai soutenue, je l'ai nourrie... Lors de vos
premiers essais, j'ai réussi à introduire ici quelques bribes de cette
nourriture que vous dédaignez, mais qui lui était nécessaire...
Aujourd'hui, rien, plus rien que vos répugnantes combinaisons!... et
elle meurt de votre azote et de votre oxygène... mais vous êtes content,
vous! Elle est souffreteuse, rachitique, elle ne grandit pas, elle ne
vit pas, la mort a déjà la main sur elle... Et vous, enfermé dans votre
officine d'empoisonneur, vous cherchez le plus court moyen de vous
débarrasser d'elle et de moi!

Dame Tibby, épuisée par ce violent effort, retomba sur son siège.

Aloysius avait repris le calme qui convient aux adeptes de la vraie
science. Seulement il murmurait:

--La femme, a dit saint Jean Chrysologue, est la cause du mal, l'auteur
du péché, la pierre du tombeau, la porte de l'enfer, la fatalité de nos
misères.

L'enfant regardait successivement sa mère et le docteur de son oeil
atone.

Truphêmus mangeait... scientifiquement.

--Vous avez fini? demanda enfin Aloysius. À qui n'a pas la foi, nul ne
peut la donner. Notre système repose sur des données positives que vos
criailleries ne pourront infirmer... J'ai dit.

Le docteur était cependant plus troublé qu'il ne le voulait laisser
paraître.

Truphêmus se pencha vers lui, et lui dit un mot à l'oreille. Aloysius le
regarda d'un air à la fois surpris et joyeux.

--Oui, oui, reprit dame Tibby qui avait surpris cet aparté, complotez,
complotez... mais tout cela ne peut durer.

--Madame, dit Truphêmus, qui se redressa autant que sa rotondité le lui
permettait, laissez-moi vous dire que vous vous méprenez sur mon
caractère, si vous supposez un seul instant que je puis donner quelque
mauvais conseil au docteur Aloysius...

«Je suis persuadé au contraire que vous me remercierez lorsque vous
connaîtrez le résultat de l'entretien que je sollicite en ce moment du
père de Netty...

Dame Tibby haussa les épaules. Et, après ce geste irrévérencieux, la
séance fut levée.

Quelques instants plus tard, les deux savants, grâce aux combinaisons
mécaniques dont il a été parlé, se trouvaient dans la caisse dite
cabinet de travail du docteur Aloysius.

--Mon cher ami, disait Aloysius, ne vous jouez pas de mon impatience...
je vous avoue que les paroles de dame Tibby m'ont vivement ému, sans que
je voulusse le lui laisser voir... et je ne suis pas sans inquiétude sur
le sort de notre chère Netty...

--Aussi, que vous ai-je dit tout à l'heure?

--Que vous aviez trouvé le moyen de lui donner la force et la santé...

--Et je le prouve.

La conversation devint alors si intime, qu'il eût été impossible à
l'ouïe la plus fine d'en saisir un seul mot; seulement, par intervalle,
Aloysius laissait échapper un geste d'étonnement, ou hochait la tête en
signe de doute.

Alors Truphêmus devenait plus pressant; il parlait, parlait. Aloysius
redevenait immobile et écoutait avec attention. Tout à coup il s'écria:

--Admirable! sublime! Docteur Truphêmus, vous avez du génie!




                                     V


Le lendemain matin, un mouvement inaccoutumé se produisit dans
Quiet-House. Il fallait évidemment qu'un grand événement se fût accompli
ou fût à la veille de se réaliser. Dès l'aube, la porte s'ouvrit et les
deux savants sortirent.

Dame Tibby et l'enfant les reconduisirent sur le seuil de la porte: il
était clair qu'il y avait eu réconciliation, car la mère avait l'air
presque joyeux. Quant à Netty, toujours indifférente, elle regardait la
route et les lueurs du soleil.

--Vous voyez bien, chère femme, disait Aloysius, que la science a
toujours des secrets en réserve pour ses fervents serviteurs.

--Dieu vous entende! murmura dame Tibby.

Aloysius et Truphêmus ne s'arrêtèrent pas à Hoboken; là, ils louèrent
une voiture et roulèrent droit vers la grande route. On les vit passer
Jersey City, Harlem, Yorkville, longer le Parc, et, fait plus
remarquable encore, s'engager dans Broadway. Ils allaient, ils allaient
toujours. Arrivés à Union square, ils regardèrent autour d'eux. Ils
semblaient aussi dépaysés que s'ils avaient habité une des extrémités de
la terre. Mais leurs yeux rencontrèrent l'enseigne d'une agence de
constructions. C'est là qu'ils se dirigèrent.

L'industriel les écouta avec le flegme qui convient, lança de nombreux
jets de salive noire en mâchant son tabac, puis il prit un crayon,
dessina un plan, inscrivit des dimensions, fit ses calculs, et
finalement formula son prix.

Truphêmus tira de sa poche un lingot d'or. Le marchand le regarda, le
pesa, l'essaya et signa un reçu, qu'il remit aux deux savants.

--Vous commencerez demain? dit Aloysius.

--Demain.

--Et il vous faut?...

--Huit jours.

--Bien.

Et c'est pourquoi la route qui passait devant Quiet-House s'anima par le
passage d'ouvriers qui allaient et venaient; et c'est pourquoi encore,
trois mois après, Franz Kerry écrivait à un de ses amis la lettre
suivante:




                                     VI


              _Franz Kerry, à Edwards B..., à Baltimore_.

«Cher ami, tu vas enfin être satisfait. Tant de fois tu m'as raillé pour
n'être pas amoureux, que j'attends par le prochain courrier tes plus
vifs éloges. Que veux-tu; il fallait que l'heure sonnât, et en vain
j'écoutais tomber une à une dans le passé les journées et les minutes,
sans qu'aucun son vînt frapper mon oreille.

«Tu connais mon esprit: né d'une mère maladive et à qui le positivisme
de mon père avait fait l'existence désespérée, j'ai sucé dès ma
naissance le lait mortel de la fantaisie... Pauvre femme! je m'en
souviens encore, je la voyais, tout petit que j'étais, se pencher sur
mon berceau, regarder de ses grands yeux bleus mes yeux qui venaient de
s'ouvrir... on eût dit qu'elle cherchait à y plonger comme dans un monde
inconnu, et moi j'écartais bien larges mes paupières pour lui laisser le
champ le plus large possible... puis, comme en un miroir, je voyais dans
sa pupille dilatée se dessiner des mondes inconnus, irradier des
rayonnements étincelants, ou bien se développer, profonds et dans une
perspective infinie, des paysages s'évanouissant en des ombres
lointaines; ou bien encore il me semblait que s'approchaient de moi,
rapides comme si elles eussent des ailes, des formes admirables de
contours et de couleurs.

«C'étaient mes premières excursions dans le pays du rêve: l'attraction
commençait, attraction terrible, qui vous entraîne si loin, si loin,
qu'il n'est plus de retour possible. Quand j'étais seul, je fermais les
yeux et je regardais... Quoi? La nuit, la nuit dont j'éprouvais l'amour,
que je recherchais, que je désirais... Dans ces ténèbres volontairement
formées pour moi seul, je créais par l'imagination un monde qui
m'appartenait, et dans lequel nul n'avait pénétré et ne pénétrerait
jamais. Jouissance égoïste que peuvent apprécier ceux-là seuls qui ont
été assez maîtres d'eux-mêmes pour la savourer lentement, consciemment.

«Je grandis. Je me trouvai lancé dans le monde extérieur. Combien il me
parut mesquin en comparaison de mon univers à moi! Ce que vous appeliez
le beau n'était qu'une déviation de cet idéal dont j'avais la pure
notion; vos couleurs étaient criardes, vos lignes irrégulières, vos
monuments grotesques. En vain, je cherchai; j'entendais quelqu'un
d'entre vous parler avec éloge de tel spectacle, de tel bâtiment:
aussitôt je me rendais au point indiqué: jamais je n'éprouvais d'autre
sentiment qu'une profonde désillusion. Devais-je être plus heureux en
contemplant l'homme qu'en étudiant ses oeuvres?

«Oh! que là encore la beauté me parut froide! Pas un front sur lequel
resplendît la pensée de l'Infini: partout, au contraire, écrits en rides
prématurées, les soucis de la vie actuelle, pratique; sur les plus
jeunes visages, des préoccupations mesquines; sur les physionomies des
vieillards, le regret du passé et non l'élan vers cet avenir, cependant
si proche.

«Et, le dirai-je? la _matérialité_ me faisait horreur. Je ne comprenais
pas qu'on se condamnât à vivre dans ce milieu glacé qu'on appelle la
société et qui n'est qu'un immense cimetière, quand il était si facile
de se créer une existence toute d'extase et de rêverie.

«Vint l'adolescence, ce que vous appelez l'âge des passions, comme si
cette fougue n'était pas au contraire un effet de la matière, tendant à
dominer l'âme et à en faire son esclave. Chez moi, la lutte fut rude.
J'étais plein de vigueur, mon sang bouillonnait dans mes veines, mes
tempes battaient. Mais peu à peu le sentiment vrai se dégagea; ce qui
parlait en moi, c'était une aspiration nouvelle vers l'idéal qui est la
beauté.

«Il ne me suffisait plus de la contempler, de l'admirer: je voulais la
posséder, m'identifier à elle, m'en imprégner en quelque sorte en me
baignant dans ses effluves. Seulement je fis au préjugé une concession.
J'admis la _relativité_ dans la perfection, c'est-à-dire que j'aimai une
femme. Elle était admirablement belle. Oh! sur ma foi, jamais plus
splendide manifestation de la vie n'avait pu être rencontrée.

«Vous la proclamiez tous le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre, et les
femmes elles-mêmes se retournaient sur son passage, s'irritant de
l'hommage qu'elles étaient contraintes de lui rendre.

«Ah! je me souviens... et j'en ris encore; j'en ris, je te l'affirme. Je
me souviens du débordement d'envie qui monta jusqu'à moi, lorsque la
belle Thémia me choisit entre tous ses adorateurs. Pauvre femme! elle
m'aimait... j'en ai la conviction. Quand je lui parlais, elle
s'efforçait de me comprendre et fixait sur moi ses grands yeux de
velours comme si elle eût voulu lire dans ma pensée... Pauvre!...
pauvre!... elle était belle comme votre marbre, comme votre diamant,
marbre dont la plus belle pierre est striée, diamant qui reflète la
lumière, et ne saurait de lui-même tirer un seul rayon!... Un jour, je
partis en la maudissant et ne la revis plus.

«Alors je voyageai: il me semblait que la nature, avec ses dimensions
surhumaines, serait enfin à la taille de mes créations imaginaires.
Certes, je ne suis pas un profane, et je défends à tous de me refuser
l'intelligence du beau: je comprends _aussi bien que qui que ce soit_
les jouissances qu'un esprit, circonscrit dans ses aspirations, peut
ressentir, notamment en présence de l'Océan, alors que la nuit on est
seul, sur l'avant d'un navire à voiles. Le craquement des mâts est une
harmonie qui rappelle la faiblesse de l'oeuvre humaine en face de ce
coin de l'oeuvre créatrice... Il y a dans le souffle qui passe comme une
expiration du Tout immense, l'horizon est si éloigné que l'oeil peut à
peine noter ses contours... Mais plus loin! mais plus loin! Colomb
marchant vers l'Amérique avait un but auquel se heurtait sa pensée; il
pouvait être satisfait!... Mais pour celui qui a la conscience de
l'infini, où est le but?

«Le _non-fini_ s'étend au delà de la conception, qui n'est elle-même
qu'un relais, un temps de repos... la pensée n'étant qu'une émanation du
cerveau, organe imparfait, puisque au-dessus, au delà de toute chose
créée, il y a la chose, la force créatrice, la pensée donc procède de
l'infirmité de son producteur. Qui sait ce que rêve la pierre lancée en
avant par la fronde! Elle se sent gravir les échelles de l'air, elle
aspire aux espaces immesurés... mais la force de la fronde étant _x_, la
force _en avant_ de la pierre sera _x_. En un moment, elle retombe. La
pensée, elle, s'accroche de par sa puissance spéciale au point qu'elle a
atteint, et de là, fatigue réparée, elle s'élance vers des limites
nouvelles... Oh! la pensée! seule joie de l'homme, seule force, seule
puissance, essence réelle de l'humanité!... qui traverse d'un seul bond
vos mondes grotesques, et n'y trouvant même pas un point d'appui, se
demande: Où? Comment? Pourquoi?

«Non, jamais tu ne connaîtras cette torture. Tu es raisonnable, toi, tu
t'occupes de tes affaires. Je t'aime! je ne saurais dire pourquoi. Toi
seul me rattaches--ou mieux me rattachais--à l'humanité. Tu as une bonne
nature, tu es franc, tu es loyal. Il y a aussi des profondeurs dans
l'honnêteté; la bonté tient de l'infini: tu me consolais de l'étroitesse
des autres coeurs.

«Lorsque je revins, ayant visité ce que les hommes avaient visité avant
moi, ayant en outre, et par orgueil, gravi des pics réputés
inaccessibles, contemplé des sites sur lesquels nul oeil humain ne
s'était reposé, je consultai mon coeur: il était vide; nulle joie
n'était venue satisfaire cette faculté d'expansion qui entraînait tout
mon être.

«C'est alors que je te fis part de mon projet. Je me trouvais entre deux
alternatives: la mort ou l'étude. La mort! Pourquoi ce mot me faisait-il
peur? pourquoi éprouvais-je en le prononçant une sensation semblable à
un froid glacial? Pourquoi la désagrégation de moi-même me
paraissait-elle effrayante?... Oh! si j'eusse été sûr du moins que,
dégagée des fibres matérielles qui l'enlacent comme un réseau d'acier,
ma pensée aurait pu, libre, s'élancer vers l'immatérialité, plonger à
jamais dans les vagues sans cesse renaissantes de l'infini... Mais où
était la preuve de cette possibilité?

«Avant tout, je voulus voir, savoir, pressentir cet avenir avant de m'y
élancer, comme ferait le plongeur qui sonderait la mer avant de s'y
jeter... Et puis ces facultés, dont je constatais l'existence en moi, ne
pouvaient-elles pas par leur exercice me procurer les jouissances
cherchées? l'instinct qui me guidait n'était-il pas la preuve que cet
instinct même pouvait être assouvi?... L'homme qui ressentirait pour la
première fois les attaques de la faim ne trouverait-il pas dans cette
appétence même la preuve de l'existence des aliments? Alors il
marcherait pour chercher ce qui ne vient pas à lui?

«Je résolus de me livrer à des études nouvelles; et tu le sais, ami,
muni de tous les instruments nécessaires, fort de mon ardeur et de ma
volonté, je m'exilai volontairement de la ville pour m'installer sur la
petite colline qui est au nord d'Hoboken... Là, depuis plusieurs mois,
loin du monde, je ne regarde plus la terre; mais sans cesse mes regards,
tournés vers le ciel, interrogent cet espace immense dont les limites
sont imperceptibles... Ah! cher, cher, si tu savais quel enivrement
splendide envahit tout mon être pendant ces longues contemplations! le
tourbillonnement de l'infini se répercute dans mon cerveau...

«Qui donc a parlé d'opium, de hatchich, de toutes ces drogues
empoisonnées qui surexcitent le cerveau pour lui donner une jouissance
fiévreuse et dont il n'a même pas la conscience nette! Moi, calme,
froid, je regarde le ciel... Alors, l'hypnotisme de la profondeur
sidérale s'impose à mes organes, et, dans une sorte d'immobilité
cataleptique, je perçois des splendeurs innommées... Mes sens se
décuplent... je vois dans ces éternités la vie des mondes qui se meut et
se perpétue. Et quels mouvements! les vastes cascades de lumière,
tournant sur elles-mêmes, tombant et remontant sur un cercle sans
limites: les écroulements de l'éther effleurant les masses sidérales, et
parfois, épouvantement de ma faiblesse en face de cette force! les
anéantissant comme une balle de papier dans le fourneau d'un fondeur!

«Alors je retombe, brisé, écrasé; l'ivresse est trop violente, les
ressorts de mon être ont plié sous cette pression du splendide! et la
nature reprenant son empire, je m'évanouis.

«C'est pendant une de ces crises, il y a quelques jours, que se
produisit le fait qui devait avoir sur mon existence une influence
décisive.

«C'était dans une après-midi. Le ciel était pur; seulement, quelques
vapeurs nageaient dans l'air où la lumière semblait se noyer, comme dans
un lac transparent. Je regardais, et bientôt se présentèrent pour moi
les splendeurs cherchées.

«L'horizon me parut un immense anneau irisé, au milieu duquel, et par
couches parallèles, se mouvaient des cercles concentriques formant des
ondes lumineuses et changeantes, admirablement teintées. Ces ondes se
multipliaient, et toujours l'espace laissé libre par les circonférences
diminuait d'étendue. Au point central resplendissait un faisceau
rayonnant... Tout à coup, au foyer même de cette éblouissante symphonie
de lumière, parut un être... Je ne puis le décrire, les mots me
manquent. C'était la synthèse de toutes les beautés, l'éclosion de
toutes les grâces; c'était l'ange, c'était l'_idéale_, la pensée prenant
forme, le rêve s'animant... Elle me regarda; ses yeux rencontrèrent les
miens... je fus comme foudroyé!

«Naturellement, lorsque je revins à moi, ma première pensée fut que
cette apparition n'avait existé que dans mon imagination... Et,
d'ailleurs, où pouvait vivre semblable perfection? Je m'étais assis sur
la terrasse de ma maison, la tête dans mes deux mains, laissant errer
mes yeux à l'aventure... Je me reposais de ces émotions en regardant la
terre, quand un étrange spectacle frappa mes regards. Croirais-tu que
depuis mon séjour dans cette habitation, je n'avais pas encore examiné
les environs?

«Je n'ai pas besoin d'insister pour te faire comprendre que mes yeux,
exercés à la vision dès ma plus tendre enfance, sont doués d'une faculté
de perception infiniment supérieure à celle que possèdent les yeux des
autres hommes...

«Ce que j'apercevais distinctement, ce qui me frappait d'étonnement,
était, à la distance de quatre milles environ, une sorte de palais de
verre, de la dimension d'un kiosque oriental; pas une parcelle de fer ni
de bois ne s'apercevait. Chose curieuse, les plaques de verre sur
lesquelles le soleil jetait ses rayons étincelants étaient, sans
exception, de couleur violette, mais de ce violet qu'on ne trouve que
dans le cristal nommé iolite.

«Le kiosque se trouvait au milieu d'un jardin dont, sans exception, les
arbres, les branches et les feuilles elles-mêmes, présentaient cette
même couleur; la terre, le sol, étaient violets.

«Une porte s'ouvrit... et une jeune fille parut, vêtue de longs
vêtements violets: ces vêtements étaient formés d'une gaze laissant
circuler la lumière autour du corps le plus admirable que jamais
sculpteur ait pu rêver. Ces formes divines n'empruntaient rien de leur
perfection à l'humanité: c'était comme un moulage de vapeurs condensées,
tant cette beauté était suave et pure; un voile de même étoffe et de
même couleur ombrageait le visage, dont les lignes étaient idéalement
ravissantes... Je poussai un cri!...

«C'était elle, c'était celle qui, quelques minutes auparavant, m'était
apparue toute rayonnante de splendeur et d'immatérialité, au milieu du
ciel étincelant... C'était elle. Ah! je compris alors que c'était
l'Amour. Je compris cette envahissante sensation qui s'empare de toutes
les forces de l'être, les secoue et les avive... Elle! Pour la première
fois je pouvais prononcer ce mot avec un indicible tressaillement, alors
qu'il se répercutait comme un écho dans toutes les fibres de mon
corps... Cette femme, cet enfant (car je ne savais rien... sur mon
honneur! le détail m'échappait), c'était ma pensée à moi, c'était mon
infini... c'était ma vie... Enfin j'existais, je sentais, j'aimais!
Elle! Elle!

«Puisque tu veux bien t'intéresser à ce qui me touche, je te tiendrai au
courant de ce qui va se passer... Jusqu'ici, je n'ai pu arriver jusqu'à
elle, mais je ne désespère pas d'y parvenir. Désespérer, quand toute ma
vitalité est concentrée dans cette volonté! quand elle m'attend, comme
je l'attends, quand elle m'appelle, comme je l'appelle!

«À bientôt, ami, à bientôt!»




                                    VII


Maître Aloysius et maître Truphêmus sont dans leur laboratoire,
c'est-à-dire dans la cave. Mais les fourneaux sont éteints, les cornues
semblent mélancoliques, les alambics ont un air contrit.

Mais moins contrits et moins mélancoliques que ces objets inertes sont
les deux êtres animés qui se saluent mutuellement du nom de docteur.

Ils sont assis, l'un en face de l'autre. La maigreur d'Aloysius est plus
cadavérique que jamais; Truphêmus s'est arrondi. Leurs bras pendent dans
une attitude de découragement: ils se regardent et semblent hésiter à
parler.

--Dame! fait enfin Truphêmus.

--Parbleu! répondit Aloysius.

--Cela devait être...

--Évidemment.

--Les forces humaines ont leurs limites...

--Elles ont leurs limites...

--Ceci est indiscutable...

--Indiscutable...

--Certain...

--Sûr...

Puis le silence se rétablit. Aloysius est appesanti, Truphêmus est
accablé.

--Pourtant!...

--Cependant... insiste Aloysius.

--La théorie est juste...

--Indiscutable...

--Indiscutable...

--Certaine...

--Sûre

Nouveau silence.

Truphêmus reconquiert le premier son sang-froid: il ramène ses deux
mains sur son ventre, qu'il tapote:

--Là! là! fait-il, ne nous laissons pas abattre... et surtout ne perdons
jamais de vue la méthode; si vous le permettez, mon savant compagnon,
nous allons étudier logiquement toutes les faces du problème.

--Faites, dit Aloysius, dont l'indifférence semble acquise par avance au
raisonnement de son associé.

Celui-ci ne se laisse pas facilement troubler: c'est l'orateur de ce
duo.

--Donc, reprenons un à un les chaînons de nos déductions, et voyons si
d'aventure nous n'avons pas péché en quelque point essentiel. Primo,
ceci était acquis: votre fille Netty semblait dépérir, quoique nous
l'eussions mise à double dose d'azote et d'albumine. Ceci est-il vrai?

--Vrai! répondit Aloysius, qui ne peut se refuser à cette première
concession.

--L'enfant était chétive, ses membres ne se développaient pas
suffisamment, et j'ai parfois souvenance de la colère que dame Tibby...

--Dieu veuille avoir son âme! murmura Aloysius: ce qui nous apprend
incidemment la mort de la mère de Netty.

La malheureuse avait succombé à une anémie mortelle.

--Dieu veuille avoir son âme! répéta Truphêmus. Je disais donc...

Et il chercha un instant dans sa mémoire. Cette invocation inopportune à
la Divinité avait fait obstacle à la certitude de son argumentation.

--Ah! je disais que le nouveau problème était celui-ci: faire marcher de
pair le développement du corps avec sa nutrition... C'est ce que j'eus
l'honneur de vous exposer, un soir, s'il vous en souvient, qu'après un
repas succulent, nous nous étions enfermés dans notre laboratoire... Or,
et c'est ici que je revendique, s'il m'est permis de le faire, une
certaine originalité d'invention, j'attirai votre attention sur un
phénomène que l'expérience nous avait démontré... il est de règle, en
fait de science, qu'on ne peut procéder que du connu à l'inconnu... Quel
était le connu? Voici: une plante, un être végétal soumis à l'action de
la lumière violette, croît avec une rapidité infiniment plus grande que
le même végétal soumis à l'action des rayons blancs. Le fait est-il
acquis, oui ou non?

À cette mise en demeure si péremptoire, Aloysius répondit par une
inclination de tête, le _nutus_ des anciens. Ce qui suffit d'ailleurs au
positif Truphêmus, qui reprit avec une nouvelle ardeur:

--Bon! quel était alors l'inconnu? L'X à découvrir ou à vérifier? Car,
d'ores et déjà, l'analogie parlait. Voici quel était l'inconnu: Le même
phénomène se produirait-il, s'il s'agissait non plus d'êtres placés au
second échelon de la nature, mais d'être mobiles, munis des organes de
la locomotion; en un mot, lorsqu'il s'agirait des animaux... lorsqu'il
s'agirait de l'homme? Quand je vous ai communiqué cette pensée, que je
n'hésiterai pas, malgré toute ma modestie, à qualifier de trait de
génie, votre intelligence supérieure a été aussitôt frappée de tout ce
qu'elle présentait d'ingénieux et surtout de l'immense horizon qu'elle
ouvrait à la science. Fûtes-vous frappé, oui ou non?

--Je fus frappé, dit Aloysius docile.

--Or, l'occasion se présentait justement de faire immédiatement une
expérience concluante. Je me rappelle encore mes paroles: «Maître, vous
ai-je dit, le savant n'a rien qui lui appartienne en propre; le
chercheur n'est ni propriétaire, ni possesseur, ni père. Votre fille
Netty est rachitique, malingre, petiote. Tentons sur elle l'expérience
qui a tant de fois réussi sur les plantes.--À quoi vous m'avez répondu
par cette phrase éminemment pratique, et qui prouve que le sentiment ne
perd jamais ses droits: «Une jeune fille n'est-elle pas une fleur?» Je
vous fis observer que là justement gisait le problème, et d'un commun
accord nous convînmes de soumettre la jeune Netty à l'action constante
des rayons violets. En hommes vraiment intelligents, nous ne voulûmes
pas retarder l'exécution de notre plan, et en quelques jours nous avions
fait construire le pavillon violet; j'avais enduit de même couleur les
arbres et modifié leur sève. Vous-même prépariez un sable destiné à
changer la teinte de la terre. Restait la question de costume: et dame
Tibby, qui avait adopté notre idée avec enthousiasme...

--Dieu veuille avoir son âme!

--Dieu veuille avoir son âme! Je disais que dame Tibby confectionna de
ses propres mains le vêtement qui devait couvrir l'enfant. Tout cela est
indéniable, indéniable, indéniable...

--Indéniable! répéta Aloysius.

--Or, trois mois se sont passés. Pendant tout ce temps, la jeune Netty a
été soumise à l'action des rayons violets; elle a vu violet, pensé
violet, mangé violet... elle s'est imprégnée, imbibée de violet... et il
a été clair pour nous que nos déductions ne nous avaient pas un seul
instant égarés... car...

--Elle a grandi, murmura Aloysius.

--Grandi! grandi! dites qu'elle a poussé plus rapidement que le plus
vivace des cryptogames; au bout de quinze jours elle avait crû d'un
demi-pied; un mois plus tard elle mesurait trois pieds trois pouces...
Aujourd'hui il y a temps d'arrêt, elle est à quatre pieds huit pouces,
taille absolument normale pour la femme. En trois mois, d'une enfant
nous avons fait une créature admirablement constituée parvenue à son
entier développement. La science a vaincu la nature, elle l'a contrainte
à l'obéissance, le résultat obtenu est admirable, au delà de ce que nous
pouvions espérer. Cependant...

--Cependant?... fit Aloysius en secouant la tête.

--Comme rien n'est parfait en ce monde, il y a une ombre à notre
parfaite satisfaction; ombre d'autant plus grave, je l'avoue, qu'elle
trouble complètement certaines notions précédemment acquises...

Aloysius, qui avait écouté patiemment jusque-là, se leva si subitement,
que toutes ses articulations craquèrent à la fois. On eût dit le heurt
de cinquante osselets.

--Elle est idiote! s'écria-t-il en levant les yeux au plafond avec
l'expression d'un profond désespoir.

Ici encore Truphêmus sut conserver son calme et reprit doucement:

--Idiote, idiote... Il s'agit peut-être de s'entendre sur l'expression,
qui me paraît impropre...

--Dites stupide, niaise, bête... dites ce que vous voudrez, continua
Aloysius, mais il n'en est pas moins réel que l'intelligence lui manque
absolument.

--J'ai dit: «Entendons-nous.» Mais pour cela, il me paraît inutile de
crier. S'il faut élever la voix, ce qui est cependant incompatible avec
le calme que comporte une dissertation toute scientifique, je répondrai
sur la tonalité la plus aiguë que me fournira mon larynx: «Non, non,
trois fois non! elle n'est pas idiote, elle n'est ni stupide, ni niaise,
ni bête!...»

--Qu'est-ce alors?

--Elle a cinq ans par l'intelligence, tandis qu'elle a vingt ans par le
corps...

--Expliquez-vous. Vous me parlez hébreu!

--Rien n'est cependant plus simple, continua Truphêmus en reprenant son
attitude professorale: le système nerveux céphalo-rachidien est le siège
de la sensibilité et la source du mouvement volontaire; l'action de
l'encéphale est indispensable à la perception des sensations et à la
manifestation des volontés... Mais où nous sommes arrêtés, c'est
lorsqu'il faut décider si l'appareil encéphalique est le producteur de
la pensée, ou seulement le metteur en oeuvre de facultés provenant d'une
source autre que le jeu du système. Quand je vous disais tout à l'heure
que ce qui se produit aujourd'hui me déroute quelque peu, c'est que
jusqu'ici j'étais partisan du premier de ces systèmes, c'est-à-dire de
la production de la pensée par l'appareil cervical.--Dans le cas qui
nous préoccupe--chez Netty--l'appareil s'est développé, mais la pensée
est restée stationnaire. Avez-vous compris?

--J'ai compris... dit Aloysius. Alors que faire?

--Je n'en sais rien, reprit Truphêmus. Et vous?

--Je n'en sais rien, reprit Aloysius.

Au même instant on entendit un grand bruit au dehors, comme de nombreux
morceaux de verre qui se brisent.

Les deux savants se précipitèrent hors de la maison, dans le parc.

--Où est Netty? cria Aloysius.

Le pavillon violet était construit au milieu du jardin; c'était une cage
de grandes dimensions, dans laquelle on avait disposé quelques meubles
indispensables, tous couverts en étoffe de même couleur.

C'est là que vivait l'enfant sur lequel les deux chimistes avaient tenté
leur grave expérience. C'est de là qu'était venu le bruit. Un grand
panneau de verre était brisé.

Mais où était Netty? En vain les deux hommes regardaient de tous côtés.
Personne. Ils se mirent alors à faire avec précaution le tour du jardin,
chacun d'un côté, se baissant pour inspecter chaque touffe de feuillage.

--La voilà! cria Truphêmus.

Et d'un taillis sous lequel elle s'était dérobée, le savant attira par
la main Netty, la fille d'Aloysius.

Certes, qui l'eût vue trois mois auparavant, n'aurait pu admettre qu'il
avait devant les yeux la même créature. Netty, l'enfant malingre, était
devenue, sous l'influence du système Truphêmique, une grande jeune fille
paraissant avoir atteint au moins l'âge de dix-huit ans. Et de fait,
c'était une créature admirablement belle. C'était bien elle qu'avait
aperçue le jeune rêveur du haut de son observatoire aérien, et son
enthousiasme était justifiable. Son corps était un assemblage de toutes
les perfections physiques; c'était la vie dans sa manifestation la plus
complète et la plus régulière.

Ainsi surprise, la jeune fille se courba pour résister à l'étreinte de
Truphêmus et, en vérité, on devinait qu'il lui eût suffi d'un geste
brusque pour se dégager. Mais sous l'influence de la honte et de la
peur, et elle se mit à pleurer en jetant des cris perçants:

--Non! non! ce n'est pas moi! ce n'est pas moi!

Aloysius accourut de ses deux jambes cliquetantes.

--Ne lui faites pas mal! cria-t-il à Truphêmus.

--Mais je ne l'ai pas touchée! répondit le gros homme en lâchant la main
de la jeune fille.

Celle-ci, se sentant libre, courut aussitôt se blottir dans un coin du
pavillon, s'accroupit, et élevant son coude à la hauteur de son front,
continua à gémir et à protester.

--Voyons! voyons! ma petite Netty! disait Aloysius. Il ne faut pas te
désoler comme cela! Eh bien! après tout, c'est un malheur... On ne te
mangera pas pour cela...

Et il cajolait ses cheveux blonds du bout crochu de ses doigts osseux.
Elle leva vers lui ses grands yeux bleu d'acier.

--Tu ne me battras pas, bien vrai?

--Mais non! mais non!... Allons, viens avec moi...

La prenant par la main, Aloysius l'emmena doucement vers le parc, la
regardant et songeant aux théories de Truphêmus sur le système nerveux
céphalo-rachidien.

--Comment le malheur est-il arrivé?

--Je ne sais pas, papa. Je n'étais pas là... je n'ai rien vu...

--Ne mens pas! une fille de ton âge... c'est-à-dire non, une grande
fille comme toi!...

Netty se reprit à pleurer de plus belle, en criant:

--Je n'ai pas menti!... ce n'est pas moi!

Rien n'était plus singulier que l'aspect de son visage quand elle
prononçait ces paroles. Ces lignes, parfaites dans leur régularité, se
déformaient dans les contorsions d'un désespoir plus apparent que réel.
C'était la grimace de l'enfant sur le visage de la femme, quelque chose
qui ressemblait au masque de la Folie.

Aloysius la contemplait avec une expression de profond découragement.

Truphêmus se rapprocha de lui et lui frappa sur l'épaule:

--Un mot! fit-il.

--Je suis à vous, murmura le docteur.

Et s'écartant un peu de la jeune fille, il s'approcha du gros Truphêmus.

--Peut-être, dit celui-ci, y aurait-il un moyen!

--Prenons garde! prenons garde! s'écria Aloysius avec une indicible
expression de terreur. Nous n'avons déjà voulu que trop tenter la
nature. Elle se venge, ajouta-t-il en désignant du doigt Netty, qui,
étendue à terre, faisait de petits tas de sable avec ses mains.

--Est-ce bien le docteur Aloysius que j'entends? reprit Truphêmus.
Est-ce là cette intelligence supérieure pour laquelle la science n'avait
pas de secrets, et qui n'admettait l'insolubilité d'aucun problème? Et
ne comprenez-vous pas que toute oeuvre humaine a besoin de
perfectionnement? N'avons-nous rien obtenu? Ce corps n'est-il pas
l'oeuvre la plus admirable que jamais la science ait produite? Je ne me
dissimule pas que l'âme laisse à désirer; mais le mal est évidemment
réparable. Que diriez-vous d'une opération délicate et dont l'idée vient
de me frapper il n'y a qu'un instant? Il est évident que la matière
cervicale qui remplit le crâne de Netty est insuffisante ou mal
conformée. Voilà ce dont, à mon humble avis, il importe de s'assurer. Le
moyen est facile: il suffirait de pratiquer avec un instrument tranchant
une incision circulaire qui détache une partie de la boîte osseuse de
votre fille...

--Vous tairez-vous, bourreau! tortionnaire! hurla Aloysius, qui, hors de
lui, se jeta sur Truphêmus.

Celui-ci, effrayé, roula de quelques pas en arrière... Au même instant,
on frappa violemment à la porte de la rue.




                                  VIII

              _Franz Kerry à Edouard B..., à Baltimore_.


«Cher ami, je ne sais si je suis fou ou si je rêve; mais, en vérité,
j'éprouve des sensations nouvelles, et dont rien, jusqu'ici, dans ma
vie, ne m'avait donné la plus faible perception. Est-ce donc l'amour qui
s'est emparé de moi? À toi de donner un nom à cette transformation de
moi-même. Une seule pensée absorbe toutes mes pensées. L'infini me
paraît nul auprès de ce _fini_ qui s'appelle la bien-aimée, la lumière
sombre auprès de cette lumière!

«Dans ma dernière lettre, je te mandais que j'avais en vain tenté de me
rapprocher de celle qui était devenue toute ma vie, toute mon espérance.
Voici ce qui était arrivé. Pour la première fois, depuis mon arrivée à
la colline d'Hoboken, j'étais sorti de ma Thébaïde. Et m'orientant
d'après les observations faites du haut de ma terrasse, je m'étais
dirigé vers les Champs-Élysées. Là, rencontrant quelques passants, je
leur demandai des indications. Mais j'oubliais d'abord que je me
trouvais en face de natures bornées, incapables de comprendre les
sensations qui m'oppressent.

«Je parlais comme si je t'avais écrit. Nul ne comprenait. Par bonheur,
je me souvins que la science me donnait un moyen sûr de déterminer
exactement la situation du palais de verre. Je retournai chez moi, et à
l'aide du sextant, je fis un calcul minutieux qui me fixa à quelques
yards près sur la position du point vers lequel je tendais...

«Je revins alors. Mes calculs ne m'avaient pas trompé. Je reconnus les
murs du parc, et la maison qui faisait face à la route. Te le dirai-je!
moi qui ai la hardiesse inouïe de me lancer à âme perdue dans les abîmes
de l'éther tournoyant, je me sentais, en face d'une simple porte, le
plus timide et le plus faible des enfants...

«Je voulus d'abord savoir quels étaient les habitants de la maison. Je
m'enquis auprès des rares voisins--voisins assez éloignés
d'ailleurs--qui pouvaient me fournir quelques renseignements. Il paraît
qu'en général je fus considéré comme assez mal venu. Je ne pus obtenir
que des détails vagues; je crus d'abord qu'on se raillait de moi.

«La maison au sujet de laquelle je posais des questions avait dans le
quartier une réputation diabolique, et il était facile de voir, à l'air
de mes interlocuteurs, qu'ils auraient infiniment préféré n'avoir point
à en parler.

«Il était évident qu'elle inspirait à tous une terreur indicible: quant
à ses habitants, il m'était impossible d'obtenir quelque information
précise. On me désignait, comme occupant seuls la propriété, deux
vieillards considérés comme les démons de cet enfer inconnu, et une
petite fille de deux ou trois ans. En vain je parlai à termes couverts
(tant je craignais de profaner l'ange de mon rêve!) de la jeune fille
que j'avais aperçue. Le plus hardi m'affirma que jamais il n'avait
existé de jeune fille dans la maison, à moins, ajouta-t-il, que quelque
diablesse ne fût venue se mettre de la partie...

«Ce qui restait pour moi hors de doute, c'est que sur tout ceci planait
une ombre mystérieuse et je n'en devenais que plus ardent à la percer.

«Je résolus, avant de me présenter directement à Quiet House (c'est le
nom de l'habitation), de tout tenter pour m'instruire par moi-même.
Alors je me glissai sous les murs du parc. Quelques arbres à forme
étrange laissaient leurs branches dépasser le faîte de la muraille qui,
n'étant pas en bon état, offrait à l'escalade une aide facile. C'est là
que je projetai d'établir mon poste d'observation.

«La première fois que mes pieds et mes mains m'aidèrent à cette pénible
ascension, mon coeur battait avec une telle violence que je me crus
impuissant à atteindre mon but. Mais relevant la tête, je crus revoir
dans l'azur céleste la forme adorable de Celle qui m'appelait, et je
redoublai d'efforts... Enfin j'atteignis le couronnement de la muraille,
et je plongeai mes regards avides dans le parc...

«Je ne m'étais pas trompé... le palais de verre existait... C'était bien
cette couleur violette, à la fois douce et pâle, qui luisait aux rayons
du soleil... et enfin, je la vis... elle!

«Mais dans quelle attitude? J'avoue qu'à ce moment je crus n'être plus
maître de ma raison, et aujourd'hui encore je me demande si ce que j'ai
vu n'était pas un jeu de mon imagination. Elle était assise au pied d'un
arbre, penchée en avant, de telle sorte que ses admirables cheveux
blonds traînaient à terre. De ses doigts effilés, elle grattait le
sable, et à mesure qu'elle avait formé un petit tas, elle le prenait à
poignées et le jetait dans un seau de zinc, qui se trouvait auprès
d'elle. Puis elle renversait le seau à demi-plein sur le sol, se levait,
piétinait sur la terre, s'asseyait de nouveau et recommençait à faire
ses tas de sable et à remplir le seau.

«Innocente occupation, mais dont l'étrangeté me frappa d'abord. Je
restai là une heure, espérant qu'on s'apercevrait enfin de ma présence.
Vaine illusion! Le sable allait toujours du sol au seau, pour retomber
du seau sur le sol. Je la contemplais. Ah! mon ami, combien elle était
plus belle encore que tout ce que j'avais rêvé! Quelle pureté de formes,
quelle diaphanéité dans cet être charmant! Cependant la position dans
laquelle je me trouvais ne laissait pas que d'être fort incommode. Je
m'étais juché sur la plus grosse branche d'un des arbres touchant au
mur, et après cette longue pause, le bois meurtrissait mes chairs, je
sentais l'engourdissement s'emparer de tout mon individu, mes mains
avaient peine à retenir le bois qui me servait de point d'appui... Il
fallait en finir! Mais, j'avais si grand'peur de l'effrayer, cette chère
et parfaite créature qui rêvait toujours en macérant sa poussière!... Je
l'appelai une première fois, elle n'entendit pas. Alors, m'enhardissant,
je m'écriai:

«--Ange échappé du ciel, créature adorable que l'humanité n'a pas le
droit de compter parmi ses créatures imparfaites!...

«Cette fois, elle avait entendu. Elle leva la tête... Et quel visage,
ami! Non, alors que je marchais, comme a dit un poète, dans mon rêve
étoilé, alors que s'ouvraient à moi les perspectives éblouissantes de
l'infini sidéral, non, jamais beauté plus profonde, plus enivrante ne
s'imposa à mon être... J'étais ébloui, fou d'admiration et d'amour.

«C'est évidemment cet état de surexcitation qui troubla mes esprits au
point de me jeter en proie à l'hallucination la plus grotesque qui se
soit jamais produite... Aussi ne crois pas ce que tu vas lire. Cela
n'est pas, cela ne pouvait pas être.

«_Il me sembla_... (j'insiste sur l'illusion évidente), il me sembla
que, me regardant d'un air à la fois surpris et effrayé, elle contracta
tout son visage dans une grimace burlesque, et que, portant sa main à
son nez dans un geste vulgaire que je ne veux pas décrire, afin de ne
lui pas faire injure, elle... elle me tira la langue!!!

«N'est-il pas évident que la fatigue avait oblitéré les facultés de la
vision? Mais comment se peut-il faire que notre faible nature soit assez
peu maîtresse d'elle-même pour se créer de semblables fantômes?... Je
sentis que je faiblissais. Je fermai à demi les yeux, et je me laissai
retomber de l'autre côté du mur. Puis je courus, de toute la vitesse de
mes jambes, m'enfermer chez moi. J'avais peur de l'aliénation mentale,
dont les doigts de fer commençaient à serrer mon cerveau. J'avais soif
de repos, je voulais tomber dans un anéantissement momentané qui
détendît mes nerfs... le sommeil vint. À mon réveil, j'étais sauvé...

«J'étais sauvé, j'avais repris mon calme. Et le premier effort de mon
raisonnement me prouva l'insanité de ce que j'avais cru voir... Elle,
grimacer! Autant supposer que le ciel, que les astres, que les mondes se
livreraient à des contorsions d'épileptique. C'était une erreur, née
dans un cerveau maladif... et je le sentis si bien, si profondément, que
je me mis à deux genoux, les bras tendus vers le pavillon de verre, et
que je demandai pardon à l'ange insulté.

«Puis j'ai un remords. De quel droit m'étais-je permis de jouer ce rôle
d'espion? pourquoi avoir tenté de surprendre la bien-aimée? Mes
intentions n'étaient-elles donc pas pures comme le ciel dont elle est
une émanation visible? Je devais réparer ma faute et entrer par la porte
dans cette maison où j'avais cherché à m'introduire comme un malfaiteur.
Aussi, dès que la nuit eût rafraîchi mes sens, ma résolution fut prise;
je m'habillai de mon mieux et me rendis à Quiet-House.

«Je frappai violemment à la porte; il me semblait que chaque coup de
marteau retentît douloureusement dans mon âme.»

......................................................................




                                     IX


--On frappe! dit Truphêmus, à peine remis de l'effroi que lui avait
causé le brusque mouvement d'Aloysius.

Celui-ci ne répondit pas. Les coups redoublèrent.

--On frappe! répéta Truphêmus. Dois-je ouvrir?

--Allez au diable! s'écria Aloysius.

Truphêmus avait le caractère si bien fait, qu'il accueillit ces paroles
comme un consentement. Il faut avouer encore qu'il n'était pas fâché de
trouver un prétexte pour rompre un entretien si mal commencé. Le hasard
le servait à point, puisque le fait d'une visite ne se produisait jamais
à Quiet-House, et il avait hâte de profiter de ce hasard.

Mais il avait compté sans une circonstance toute particulière. Il y
avait si longtemps que la porte n'avait été ouverte, gonds et ferrures
étaient si complètement rouillés, qu'il s'évertuait en vain à tirer le
battant à lui. Le visiteur frappait toujours.

--Voilà! voilà! criait Truphêmus sur une note appartenant à une octave
non encore notée.

Il avait saisi à deux mains la poignée intérieure de la porte et les
pieds arcboutés sur le sol, le corps en arrière, il tirait, tirait
toujours, mais vainement.

Cependant Aloysius, revenu de son accès d'exaspération, entendait tout
le tapage. Il lui prit fantaisie d'en connaître la cause. Du premier
coup d'oeil, il devina l'embarras de Truphêmus.

--Tenez ferme! lui cria-t-il.

Et passant ses bras longs et décharnés autour du ventre de son
compagnon, il tira sur Truphêmus qui tirait sur la porte.

--Poussez! cria-t-il encore au visiteur.

Le visiteur donna dans la porte un vigoureux coup de pied, le panneau
s'ouvrit, les gonds tournèrent; mais ce mouvement fut si vif, que
Truphêmus tomba en arrière sur Aloysius, qui fut renversé. Dans leur
chute, ils entraînèrent deux énormes dames-jeannes, heureusement vides,
qui se brisèrent, entraînant à leur tour tout un attirail de cornues. Ce
fut un cliquetis et un bouleversement inexprimables d'hommes et de
tessons de verre...

Que regardait, profondément étonné, Franz Kerry, le blond habitant de la
colline d'Hoboken.

Tomber est facile. Se relever est plus compliqué, moins pour Aloysius
cependant que pour son compagnon. Aloysius parvint encore à se redresser
assez rapidement; mais Truphêmus, vu sa rotondité, se trouvait dans la
situation de la tortue qu'un maladroit a placée sur le dos. En vain
Aloysius le tirait par le bras, le dos du savant glissait et aucune
saillie ne lui servait de point d'appui. Il poussait de petits cris
plaintifs et désespérés.

--Attendez, dit Franz à Aloysius, je vais vous aider.

Il saisit l'autre bras, et plaça son pied contre l'un des pieds de
Truphêmus. Aloysius l'imita, et tous deux, poussant un «Han!» vigoureux,
parvinrent à replacer la boule sur son axe. Elle oscilla un instant,
puis resta immobile. C'était fait.

Puis les trois personnages se regardèrent, sans mot dire.

Truphêmus était décidément une forte nature: il reprit le premier son
sang-froid, et, s'inclinant devant le jeune homme:

--Je vous remercie, monsieur! lui dit-il; donnez-vous la peine d'entrer,
je vous prie, et veuillez nous faire connaître l'objet de votre visite?

Franz rendit le salut qui lui était adressé, et suivit les deux savants.

--Je désirerais vous entretenir, dit-il, d'une affaire de la plus haute
importance.

--Passons dans mon cabinet, fit Aloysius.

Chaînes et poulies grincèrent, à la grande surprise de Franz, et un
instant après les trois hommes se trouvèrent dans la caisse particulière
d'Aloysius.

--Parlez, monsieur! dit le savant.

--Je ne suis point de trop? demanda Truphêmus.

--Oh! reprit Aloysius en s'adressant au jeune homme, je n'ai plus de
secrets pour mon compagnon.

Franz n'était pas sans éprouver quelque embarras. Ce qui le surprenait
le plus, c'est que sa bien-aimée dépendît, par lien de famille ou
autrement, de l'un de ces deux êtres peu séduisants.

--L'un de vous, dit-il enfin, est sans doute le père d'une charmante,
d'une adorable jeune fille qui habite cette maison?

--C'est moi, dit Aloysius.

--Eh bien! monsieur, je viens, en honnête homme, vous demander la main
de votre fille. Je me nomme Franz Kerry, je suis riche, ma position est
indépendante, et tout le bonheur de ma vie est entre vos mains...

Il allait continuer, mais il en fut empêché par un fait bizarre. Aux
premiers mots de sa demande, Truphêmus avait serré les bras et fermé les
yeux, puis de petits cris stridents, ressemblant à des sifflements,
avaient commencé à s'échapper de sa poitrine. Une sorte de grondement
sourd avait ronronné dans la gorge d'Aloysius. Ces deux sons s'étaient
mariés, dans une tonalité différente, avaient grandi... ç'avait été tout
à coup une explosion... Les deux savants riaient, riaient. Le ventre de
Truphêmus s'enflait et se désenflait comme une outre sur laquelle eût
bondi un clown; tout le corps d'Aloysius tressautait et se heurtait en
ses diverses parties comme un jeu de castagnettes multiples...

Et Franz les regardait, interdit, hébété, se demandant ce qu'il y avait
de si violemment gai dans le fait d'un amant de l'infini demandant à
s'unir à la plus belle création des forces naturelles...

Mais, patient, il attendit. Quelques paroles commençaient à s'échapper
des lèvres haletantes des deux savants.

--En mariage! disait Aloysius.

--À son âge! répétait Truphêmus.

--Mariée!...

--Cinq ans!...

Tandis que les deux chimistes se remettaient de cet ébranlement nerveux,
et que Franz se disposait à écouter les explications nécessaires, voici
que tout à coup...




                                   X


Les faits qui se passaient en bas avaient un caractère qui présentait un
intérêt tout particulier.

Lorsque Truphêmus, entendant frapper à la porte, était rentré dans la
maison, suivi quelques minutes après par Aloysius, Netty, qu'ils avaient
laissé pleurant à chaudes larmes et criant à pleins poumons, avait
immédiatement levé la tête, et, regardant à travers ses doigts écartés,
s'était convaincue que l'affaire des carreaux cassés n'aurait pas de
suite. Alors elle se mit à rire et à exécuter une de ces danses naïves,
rudiments de l'art chorégraphique, que seuls peuvent imaginer les
enfants. Puis, passant l'index de la main droite sur l'index de la main
gauche, étendu dans la direction de la maison, elle manifesta par ce
geste plusieurs fois répété le peu d'importance qu'elle attachait à la
colère paternelle, en admettant même qu'elle existât.

Ensuite, sans doute pour donner issue à l'exaspération à laquelle elle
se trouvait elle-même en proie, elle se mit à courir à travers le
jardin, arrachant les fleurs, les jetant en l'air, puis les piétinant;
elle revint vers le kiosque où elle déchira quelques tentures. Mais ces
exercices salutaires ne paraissaient pas suffire à lui rendre le calme
perdu.

Tout à coup son visage prit une indicible expression de satisfaction;
son regard était à ce moment tourné vers la maison... Or, pour la
première fois depuis trois mois, la porte, par un oubli qu'il faut
attribuer à l'état troublé d'Aloysius, était restée ouverte...

Netty s'approcha sur la pointe des pieds et tendit le cou en avant.
C'était au moment où les poulies entraînaient les savants et le jeune
homme dans la caisse en question.

Certes le spectacle que la jeune fille avait sous les yeux n'avait rien
de séduisant, et en la voyant s'arrêter hésitante sur le haut de
l'escalier qui conduisait au fond de la cave, on eût dit une exilée d'un
monde céleste, regardant curieusement l'antichambre d'un lieu infernal.

Elle écouta. Pas un bruit. Elle était seule. Certes, elle ressentait
bien une certaine crainte; mais la curiosité était si forte! si souvent
elle avait désiré pénétrer dans ces salles hermétiquement fermées! Bref,
elle se décida... La voici, hasardant un pied, puis l'autre, toujours
l'oreille au guet... Elle se trouvait enfin au laboratoire. À cet
instant, Truphêmus et Aloysius commençaient à rire.

Netty regardait autour d'elle. Tous ces objets nouveaux l'embarrassaient
au plus haut point. Ce n'étaient que bonbonnes, que cylindres, que
matras. Les mélanges les plus bizarres remplissaient les flacons de
verre. Puis l'immense fourneau sur lequel mijotaient des préparations
nouvelles, mélanges, amalgames ou combinaisons encore inachevées... Elle
sauta devant le tableau dont les boutons indicateurs correspondaient aux
moteurs de chaînes. Elle approcha sa main, puis la recula, puis enfin
toucha rapidement les divers boutons, comme elle eût fait sur le clavier
d'un piano... Mais aussitôt elle recula en poussant un cri d'effroi...

Toutes les mécaniques étant mises en jeu simultanément, les chaînes
grincèrent, les poulies tournèrent follement, le système des
contrepoids, perdant leur équilibre, n'agissait plus, les caisses
descendaient avec une rapidité vertigineuse, puis remontaient d'un
vigoureux élan, comme si elles eussent acquis une force nouvelle.

Netty courait, et, comme un oiseau qui a pénétré dans une chambre par
une fenêtre entr'ouverte, se heurtait à tous les coins, à tous les
angles. Elle trébucha, se retint à quelque chose... C'était le moteur de
la grande machine électrique. Et voilà que l'immense disque de verre se
mit à glisser entre des coussins... Un torrent d'étincelles s'échappa
dans l'air comme un faisceau d'étoiles, avec un crépitement toujours
plus fort.

Netty est affolée. Elle veut fuir... elle veut parvenir à la porte; mais
elle heurte tout sur son passage: cornues, flacons, alambics, bonbonnes
se brisent... les liquides se répandent, les gaz reprennent leur
liberté.

Alors les combinaisons les plus inouïes se réalisent... les éléments
chimiques sont en présence... c'est la lutte des forces essentielles de
la nature.

Les caisses montent et descendent toujours, secouant les malheureux,
dont l'un était venu chercher le bonheur dans Quiet-House.

Aux lueurs étranges et sans cesse changeant de teintes, Netty court
encore...

L'asphyxie la saisit à la gorge et la terrasse...

Puis une effroyable détonation...

Et tout s'écroule...

Ainsi périrent les habitants de la Maison Tranquille, et voici comme
Franz Kerry ne trouva pas le bonheur qu'il avait rêvé.

FIN DE MAISON TRANQUILLE




                            LA CHAMBRE D'HÔTEL

                       Le texte complet de ce roman
                    se trouve dans le deuxième tome des
                           HISTOIRES INCROYABLES




TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER TOME

LES FOUS
LE CLOU
MAISON TRANQUILLE.


                            FIN DU PREMIER TOME






                                COLLECTION
                            LECTURES POUR TOUS
                           AVENTURES ET VOYAGES

                Liste des volumes composant cette Collection


1. _Terres de glace et terres de feu_, par J. LERMINA, 3 vol.

2. _La Reine des lacs_, par le capitaine MAYNE REID, traduit pour la
    première fois par E. MOUREAUX, 2 vol.

3. _Le Mousse de l'amiral Courbet_, récit dramatique, désopilant et
    pourtant véridique, 2 vol.

4. _La Fille du régisseur_, par ROBIN GRAY, traduit par M. GAUTHIER,
    2 vol.

5. _Les Tribulations d'un docteur en droit dans l'Amérique du Sud_,
    par FÉLIX ROCROY, 1 vol.

6. _La Bataille de Strasbourg_, par J. LERMINA, 2 vol.

7. _Au pays des dollars_, par le Dr MARIUS BERNARD, 2 vol.

8. _La Prise de Londres au XXe siècle_, par P. FERRÉOL, 2 vol.

9. _Ralph le Rouge, aventures d'un Parisien en Floride_, par J. LERMINA,
    2 vol.

10. _Autour du lac Tchad_, par Mme MARIA DE GROOTE, 2 vol.

11. _Belle Sauvage_, par Ch. SIMOND, 2 vol.

12. _Histoires incroyables_, par J. LERMINA, 2 vol.

13. _Les Drames de Constantinople_, par VOGHI AGHA, 2 vol.

14. _Au delà de l'Atlantique_, par le Dr MARIUS BERNARD, 2 vol.

15. _Charletto_, par G.-V. LENNEP, 1 vol.

16. _Un héros de seize ans_, par Ch. SIMOND, 3 vol.

17. _L'Oncle Cabassol_, par L. HUARD, 4 vol.

18. _Comment nous avons pris le Dahomey_, par un MARSEILLAIS, 1 vol.

19. _Le Secret de l'alchimiste_, par Ch. SIMOND, 2 vol.

20. _Tout seul_, par E. CADOL, 2 vol.

21. _Les Aventures de Bonaventure Marjolin_, par E. FORCADE et L.
    GARDETTE, 1 vol.

22. _L'Ile de Corail_, par PIERRE DURANDAL, 1 vol.


CHAQUE VOLUME BROCHÉ: 75 CENTIMES, FRANCO PAR POSTE: 1 FRANC.

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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
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LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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your written explanation.  The person or entity that provided you with
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1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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