The Project Gutenberg eBook of Islam saharien: chez ceux qui guettent (journal d'un témoin) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Islam saharien: chez ceux qui guettent (journal d'un témoin) Author: Jean Pommerol Release date: August 31, 2025 [eBook #76778] Language: French Original publication: Paris: Albert Fontemoing, 1902 Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ISLAM SAHARIEN: CHEZ CEUX QUI GUETTENT (JOURNAL D'UN TÉMOIN) *** JEAN POMMEROL ISLAM SAHARIEN Chez Ceux qui guettent (Journal d’un témoin) PARIS ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR 4, RUE LE GOFF (5e) Collection “MINERVA” DU MÊME AUTEUR L’Haleine du Désert. Une Femme chez les Sahariennes. Les Six Filles de Frau Soferl. Vierges d’ailleurs. Une de leurs Étoiles. Le Crible. La Faute d’Avant. Déraciné. Le Péché des Autres. AVERTISSEMENT Quand l’ouvrage que voici, très simple, qui résume et synthétise de longues enquêtes lointaines, a paru dans un de nos grands périodiques[1], j’ai reçu beaucoup de lettres trop indulgentes dont les auteurs me demandaient tous, comme un peu angoissés: [1] _Revue de Paris_, sous le titre de _La Mille et Deuxième Nuit_. Ces enquêtes même dont je parle ont en partie paru dans _”Minerva”, revue des Lettres et des Arts_, en juin-juillet 1902. --Est-ce vrai, votre récit? Existent-ils, ces Djazertïa? Où se trouve-t-elle sur la carte, cette zaouïa de Mozafrane? Il s’agit de s’entendre: les questions sur l’authenticité d’une observation ne sont pas usage d’hier. Aristophane en dut recevoir aussi, concernant la ville des Oiseaux. Mais il n’avait pas besoin d’y répondre, car tous les citoyens d’Athènes reconnaissaient ceux qu’il avait voulu faire mouvoir dans la liberté révélatrice des fêtes de Dyonisios... Tandis que mes personnages (j’entends les réels) guettent loin de nous, loin de la France, là-bas, là-bas--au delà de la mer, des montagnes et des sables. On ne les reconnaîtra point, car on ne les connaît guère. Mais ils sont pourtant. Ils sont un danger sérieux, ils sont une menace innombrable. Pour les dépeindre l’un après l’autre, sous leurs noms particuliers, dans leur résidence propre, les forces de ma plume--encore moins le courage des lecteurs les plus bénévoles--n’y suffiraient pas. * * * * * Sans le vouloir et--chose un peu plus grave--sans le bien savoir, la France a causé le grand mouvement religieux, social, moral et politique qui transforme depuis quarante ans les musulmans du Sahara. Or, ce mouvement s’est étendu beaucoup plus loin que nos armes... Il conquiert l’Afrique, brune ou noire. Il gagne l’Asie, pénètre l’Inde, entame la Chine, se glisse d’une part jusqu’aux îles de la Sonde, de l’autre jusqu’au Baïkal. C’est l’Islam en marche. Plus exactement, ce sont les «Ordres» religieux en marche, avec leurs doctrines opposées parfois à l’esprit du Koran. Ce sont les «Saints» en marche, et que nous avons laissé marcher. Nous?... Non pas _nous_ d’aujourd’hui, du commencement du XXe siècle; mais _nous_ de l’histoire, _nous_ de la conquête, sujets de Louis-Philippe et de Napoléon III. Nous n’avons pas cru mal faire: et peut-être ne pouvait-on mieux faire... Il y a toujours une époque trouble, quand un continent vient envahir un autre continent, quand une civilisation se rue à travers une plus ancienne culture tombée, qu’elle nomme barbarie, et dont elle admire en même temps les pittoresques détails. On admira--très fantaisistement. Sur un fond de mirage passèrent des beurnouss flottants, des chevaux qui se dressaient, des fusils agités dans un délire de _fantasyïa_. On vanta ces «fils de grande tente», vaincus magnanimes, nobles et généreux. Mais on ne devina point que la noblesse d’âme arabe n’est pas sœur ni même parente de la noblesse d’âme européenne. On attribua sans hésiter à ces nouveaux «soumis» français nos qualités et nos défauts, nos tendances et nos désirs, nos hésitations et nos répugnances. Et c’est sur ce malentendu que fut organisée la victoire--malentendu foncier, absolu, tellement difficile à réparer... Je ne voudrais pas là-dessus être jugé arabophobe. Les fils d’Ismaël sont aussi intéressants que le peuvent être les habitants des Alpes ou des Karpathes, par exemple--et même supérieurs à tant de races un peu frustes qu’on pourrait citer, entre l’Oural de l’est et cette dernière pointe occidentale où notre vieux continent vient finir dans l’Atlantique. Mais les Arabes--puisque humains donc--sont un mélange inégal de vices et de vertus; et nous n’avons compris autrefois _ni ces vertus ni ces vices_. Nous avons négligé ce qui était. Nous avons visé ce qui n’était pas. Notre effort d’assimilation a ressemblé parfois aux trop fameux coups d’épée dans l’eau... En ce passé, peu de gens discernèrent--parmi d’autres questions capitales--l’importance exacte des «Ordres» religieux musulmans, soit ceux du Nord touchés par l’influence turque, soit ceux plus énigmatiques du Sud, grand désert aux mornes aridités. On ne voulut voir là que fantasmagories de mendiants, ou moyens et masques d’ambitieux réfractaires. Des doctrines mystiques presque rien ne transpira, ni leur différence si petite à la fois et si immense avec l’officielle religion d’Islam: c’était prétexte à légendes curieuses, voilà tout. Du reste, en ce temps, et jusqu’en 1850 ou 1855, la proportion des «affiliés» aux confréries se trouvait faible (à peine de cinq pour cent, peut-on croire) parmi les nomades, les chameliers, les pasteurs, les cavaliers de la Chebka, du Gaci, de l’Erg ou de la Hamada[2]--et de même parmi les habitants sédentaires des ksour et des oasis. Actuellement, je l’estime à quatre-vingt-quinze pour cent, et, ce faisant, je me crois optimiste. Qu’on veuille bien méditer ce chiffre approximatif: _quatre-vingt-quinze_ pour cent de nos sujets, de nos auxiliaires, de nos miliciens recevant des confréries--mystérieuses ou avouées--un mot d’ordre qui, dans tous les cas, demeure secret... [2] La Chebka est un terrain semé de rocs anguleux, fissuré de ravins profonds. La Hamada est un plateau rocheux et plan, sans eau possible et sans vallonnements. L’Erg, c’est la dune mouvante. Le Gaci est un sable ferme, semé de petits cailloux. Ce sont les quatre aspects principaux du Sahara. Pour provoquer ce développement (que nous avons tardé quarante ans à reconnaître), pour amener cet essor, a suffi notre contact abhorré. Nous étions plus--ou moins, si l’on préfère--que des vainqueurs: nous nous appelions les Roumis, chrétiens impurs...--ceux envers lesquels chaque vengeance est bonne, et chaque duperie excellente, et chaque trahison meilleure: petites attaques, vols variés, ruses d’influences, escamotage de l’impôt, faux renseignements, pièges tendus, prières ardentes et constantes demandant «le mal pour les Infidèles sous le ciel d’Allah»--toutes vertus, ces perfidies, qu’on l’admette bien; toutes «bonnes actions», tous mérites inscrits jour à jour Là-Haut par l’ange-scribe, et dont le compte totalisé devait embellir la future existence du Croyant dans l’un des Paradis... Nous nous trouvions de plus, en tant que race, mal connus des indigènes--quelque genre maudit, tenant le milieu entre de très odieux humains et d’infâmes fils du Chitane (démon). Nous étions, en un mot, _légendaires_: car notre choc fut le premier heurt non musulman reçu par ces peuples simples, restés asiatiques en leur terre adoptive. Ce choc les tira de leur torpeur, amena leur enrôlement dans les «confréries» (elles végétaient à peine alors; elles manquaient d’argent et de prestige; mais elles étaient musulmanes, et elles étaient là). Ce fut la vaste association mystique des nouveaux _khouan_, le mouvement créé contre nous, et s’épandant maintenant, sans qu’on discerne bien ses buts, sur un tiers du globe... Débordement d’un fleuve formidable et lent, qui sera peut-être utilisé par nous en Afrique--si nous savons _savoir_--si nous pouvons contenir son flot, guider ses ondes--ou qui passera plus loin, comme passe l’eau ravinant les sables, jusqu’au roc... * * * * * Les grands chériffs[3] religieux sont les descendants directs, authentiques de Mahomet (je parle naturellement d’authenticité arabe), soit par Fatimah-Zorah, sa fille bien-aimée, soit par Abou-Bekhr, son oncle vénéré. Mais l’ensemble de ces diverses filiations forme une aristocratie religieuse qui s’est toujours crue supérieure à l’ancienne aristocratie guerrière du Nord (abaissée depuis par nous), et qui demeure maintenant, triomphante, debout dans ses draperies de fine laine immaculée, en face des Roumis mécréants. [3] Le véritable pluriel arabe de: _chériff_ donne: _cheurfa_ ou _chorfa_. Les chorfa du Maroc et du Nord-Algérien, qui prétendent descendre des Almohades, sont nombreux, jusqu’à former des tribus entières, ou tribus nobles. Le chériff du Sud est, au contraire, en général, un personnage isolé, lui et sa famille, au milieu de son peuple moins orgueilleux. Il répond davantage à l’idée qu’on se fait, en France, du titre de _mahdi_, très ancien et aristocratique également, puisque Ibn-Toumert, le fondateur des mêmes Almohades, se faisait déjà appeler mahdi. Ils se déclarent, ces chériffs, successeurs et continuateurs des saints _soufis_ d’autrefois, des pieux ermites de l’Islam. En vérité, la pauvreté des vieux solitaires est devenue richesse. Les humbles cellules de pénitence ont cédé la place aux solides bâtiments des zaouïas. Bien d’autres détails ont retourné la lettre et l’esprit du soufisme: mais à cela près, le soufisme vit encore, et les mots durent plus longtemps que les principes pour lesquels ils furent créés. Au IIe siècle de l’hégire, alors que les soixante-douze sectes hétérodoxes musulmanes aboutirent à la doctrine de l’humilité, unification dans une vie plus sainte, les ermites de ce temps, au lieu du titre de _fakir_ (pauvre, mendiant), prirent peu à peu celui de _soufi_, dont l’origine est obscure. Aujourd’hui, les docteurs arabes veulent le tirer du mot _safi_, sage, qui lui-même vient de _filsafa_, philosophie, expression tirée jadis du grec. Mais d’autres préfèrent y trouver la racine: _souf_, laine, et s’en réfèrent, comme preuve morale, aux instructions des plus antiques théologiens, à celles aussi des livres sacrés: «Habillez-vous de vêtements de laine, afin de mettre la simplicité de la douceur sur votre corps et dans votre cœur. «Habillez-vous de vêtements de laine, afin de connaître la vie future. «Habillez-vous de vêtements de laine, afin de vous approcher de la vertu: car la vue de la laine donne au cœur la réflexion; la réflexion produit la sagesse; la sagesse tient lieu de sang dans le corps.» Ces ascètes avaient pour règles de vie matérielle trois articles principaux: «Cache tes projets, le but de tes voyages et tes idées personnelles de théologie; «Aide par tous moyens ceux qui croient au Dieu unique; aide-les contre les Infidèles; «Protège contre toute atteinte la pauvreté, manteau des Envoyés.» Et cette pauvreté était ainsi définie: «On est réellement pauvre lorsque, n’ayant rien, on ne désire pas ce qu’on n’a pas,--ou lorsque, ayant quelque chose, on considère ce quelque chose comme n’étant rien.» Ce n’est pas sans motif que j’écris cette phrase la dernière, en guise de transition. Il s’est rencontré, dans ces temps passés, des hommes pour la trouver très ingénieuse. Ils en firent une transition également, qu’ils adaptèrent à un nouvel état: celui du saint vivant à l’écart, mais entouré de richesses. Il est si facile, quand on est sûr de les garder et de les transmettre aux siens, il est si aisé de «regarder ces biens comme n’étant rien»! De sorte qu’ils prononcèrent désormais, les soufis, le vœu de pauvreté sans être pauvres, d’humilité sans être humbles, et de renoncement en ne renonçant à quoi que ce fût: c’étaient les «saints», les ouali fondateurs des ordres actuels. Ceci se passait environ au VIe siècle de l’hégire, pour certains ordres très anciens, tels que les Khadrïa et les Saharaourdïa, «ordres» qui dérivent eux-mêmes d’autres précédents groupes théologiques. Et comme la méthode paraissait excellente, il y eut des imitateurs en nombre si considérable que leur fastidieuse énumération remplirait des pages; chacun d’eux fondait sa «confrérie» particulière, basée sur des miracles non moins particuliers, et faisant pressant appel à la libéralité des fidèles. L’argent affluait, les dons en nature aussi, sous le nom de _sadaka_ ou _ziara_. Et le «saint», qui, d’ailleurs, avait presque toujours établi ses doctrines sur des bases mystiques, distribuait les prières, les conseils et les amulettes, en échange de ces profanes biens «qui étaient, mais n’existaient pas». La mort de chacun de ces «saints», habilement mise en scène par ses enfants et ses proches, attira davantage et mieux l’attention des croyants. Il n’existait pas alors d’«affiliation», ou fort peu; seulement de la vénération et des dons réitérés. On venait toucher le tombeau où reposaient les précieux restes--presque toujours ramenés par une chamelle bénie près de la fontaine (non moins merveilleuse) jaillie autrefois sous les pas du pieux disparu. Et c’est là, englobant la sépulture où s’accomplissaient cent miracles, que s’éleva chaque zaouïa-mère, chaque «chef-lieu» de confrérie. Au cours des siècles, l’intérêt, l’ambition, firent surgir encore et toujours de nouveaux «ordres» d’un enchevêtrement confus. C’est alors qu’intervint notre domination. Vingt-deux ans d’angoisse, entre la prise d’Alger et la prise de Laghouat, rapprochèrent les populations sahariennes de leurs «saints» aux doctrines réconfortantes, par un phénomène psychique et physiologique tout analogue au mouvement de dons et de fondations pieuses qui, chez nous, précéda l’an mil. Les Arabes du désert, nomades ou ksouriens, trouvèrent dans les chériffs les organisateurs de la résistance--non pas résistance ouvertement guerrière, comme au Nord-Algérien,--mais ondoyante et rampante, mieux dans leur goût d’embuscade et de guet. Il y régnait plus de rêve que d’action--mais l’action cependant éclatait çà et là, brutale--coups de main, razzias, assassinat de nos officiers ou de nos nationaux. Puis, à mesure que les «ordres» du Nord, sorte d’organisation féodale, étaient découronnés par nous, leurs fidèles se rejetaient aux confréries du Sud, du grand Sahara où la surveillance était mal possible, et dont les enseignements d’extase répondaient mieux à l’amour du merveilleux. Ce fut donc la renaissance des «ordres» sahariens; de religieux ils devenaient politiques et sociaux; ils profitaient de tous nos impairs; ils s’enrichissaient de toutes nos maladresses; ils nous suscitaient des difficultés grandes et petites, ouvrant sous nos pas des pièges si bien cachés que le flair arabe lui-même ne les eût peut-être pas reconnus. Les Tidjanïa, qui, depuis, nous sont devenus favorables, étaient encore hésitants; tous les autres s’agitaient, hostiles, et Si-Snoussi, notre terrible ennemi, commença à préparer ses embûches. Né dans la province d’Oran, à l’Hillil, près de Relizane et de Mostaganem, il était parti à la Mecque, poussé par des idées d’ambition religieuse. Il s’y trouvait quand nous enlevâmes Alger. Avec une intuitive pénétration, il comprit qu’au Sahara était l’avenir des «ordres» mystiques; revenu se poster en Tripolitaine, il attendit, il nous surveilla, fondant sa première _zaouïa_ vers 1843, presque au sud de la Tunisie actuelle. Puis, quand nous fûmes enfin au seuil du Désert, il agit: ses doctrines se répandirent avec une rapidité déconcertante à partir de 1855. Leur maximum d’influence, semble-t-il, fut vers 1895; mais leur force, appuyée sur de très ingénieux miracles, est toujours immense,--la même nous ayant coûté tant de vies précieuses--puissance occulte qui met en branle d’invisibles rouages jusqu’au Maroc et dans tout notre rivage d’Afrique, et qui, en dehors de ses trente-trois _zaouïas_ succursales (ou vastes établissements socialo-théologiques) élevées parmi les sables de l’antique Cyrénaïque, en possède six en Tripolitaine, cinq au Soudan, quatorze au Baghirmi et à l’Ouadaï, trois en Égypte, deux à Constantinople, vingt et une en Arabie, sept en Asie Mineure, et plusieurs en Perse, au Turkestan, l’on ne sait ni combien ni où!... Les autres «ordres» importants ont, avec moins d’action peut-être, un nombre de zaouïas également considérable; même de petites confréries secondaires en possèdent chacune une dizaine: on voit donc quelle multiplication de foyers d’influence d’où sortent les messages du spirituel et du temporel, les avis de charité et de politique, les intrigues inavouables et les appels à la vertu. Appels à l’argent également. Et, dès que le chériff demande, on lui donne: des _douros_ aussi bien que des âmes ou le concours à la Guerre Sainte. C’est pourquoi l’impôt nous échappe si souvent au Sahara. C’est pourquoi notre influence sur les indigènes, au lieu d’augmenter, semble décroître depuis quatre ou cinq ans... * * * * * Malgré la jalousie qui souvent frémit entre ces divers «ordres»--jalousie d’ambition financière--leur action devient commune aussitôt que le conseille l’intérêt supérieur. Et cet intérêt supérieur ne peut guère être que de deux sortes, constituant chacun un péril: 1º L’extension du mysticisme; 2º Les torts à causer au Roumi, au chrétien qui souille les terres d’Islam, au fils de chien qu’Allah confonde... Par l’expression «torts à causer», j’entends les grands dommages et les petits pouvant résulter de l’union des khouan. Elle se produit parfois, cette union, de façon tout inattendue, comme à Margueritte en avril 1901. Je ne sais si la justice requérante, dans l’extraordinaire procès des insurgés du Zaccar remis de semestre en semestre, gardera ceci entre les griefs de l’acte d’accusation; mais j’espère qu’on «voudra bien croire» un observateur, un témoin oculaire des tragiques événements et qui, les jours de leurs préambules, crut devoir avertir quelques personnalités qualifiées, lesquelles sourirent et _ne crurent pas_. Bref, en ces montagnes du nord de l’Algérie, si près de la mer et d’Alger pourtant, arrivèrent un soir--et c’était la semaine d’avant la révolte--des beurnouss étrangers que nul ne remarqua. Cependant leur aspect me frappa prodigieusement, quand j’aperçus ceux d’entre eux qu’un hasard mit en ma présence: par exemple, deux hommes se donnant l’allure de marchands, vêtus comme on l’est seulement entre Ouargla et le Touat; puis, le lendemain,--se cachant si peu qu’il cherchait abri dans les auberges françaises,--un saint homme, suivi de son khodjah ou secrétaire, tous deux portant le turban du Figuig dont j’arrivais alors. Dès l’_avant-veille_ du massacre, un cafetier maure me dit: «C’est un mokaddème[4] de Bou-Amama.» Aussi j’eus moins d’étonnement, quand l’insurrection fut en marche, d’apprendre que le premier acte du chef Yacoub avait été d’envoyer quatre chevaux de _gada_[5] au même Bou-Amama, le vieux chériff qui guettait au loin, dans les palmeraies du grand sud. [4] Envoyé, missionnaire. [5] Hommage et soumission. Qu’on se rassure: je ne vais pas conter l’insurrection dans ses détails, j’en reste au fait qui tient directement à mon sujet: les confréries religieuses sahariennes, et se rattache mieux encore au point particulier des alliances de mokaddèmes issus d’«Ordres» variés. Il y avait donc, à Milianah et à Margueritte, le mokaddème de Bou-Amama, confrérie des Amamïa. Il y avait ces deux Touatiens, qui me furent révélés plus tard comme venant des parages de l’est et d’un ordre dont on devine facilement le nom, puisque c’est le plus menaçant de tous. Il y avait aussi, vêtu d’une veste de soie verte sous ses draperies blanches, un mokaddème de troisième origine, que le public crut être de _Bagdad_, par ignorance des filiations, et qui se trouvait, je crois, simplement de Tripolitaine, de ces sous-rameaux qui nous aiment peu parmi les Khadrïa, disciples du défunt saint qui vécut en effet à Bagdad, mais il y a mille ans passés: Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani... Tous, unissant leur triple influence, prêchèrent la révolte dans les ravins touffus qui se creusent derrière le village de Margueritte. Ils annoncèrent l’Heure venue. Et sur leur invitation le sang coula... Lorsqu’on cerna les insurgés, un peu tard, les mokaddèmes avaient disparu. Mais ils avaient été vus par environ cinq mille Arabes et par plusieurs centaines d’Européens, dont moi, qui signe ces lignes. Et sans avoir bien compris, encore aujourd’hui, pourquoi les Confréries lointaines _voulurent_ cette révolte en ce jour, en ce lieu, à cette heure, je m’émerveille néanmoins de l’entente qui se fit là de trois «Ordres» si éloignés, fils de sables si peu voisins, pour égorger au Nord quelques colons de la race étrangère. Il est vrai que, possiblement, le projet fut d’en égorger davantage; mais ceci, nul ne le sait de façon à proclamer: je suis sûr. La seule réalité prouvée, c’est l’harmonie des khouan divers lorsque les désirs sont communs, et c’est aussi (mais on ne l’ignorait point) l’influence occulte des zaouïas lointaines se faisant sentir--désagréablement--aux endroits les mieux «en nos mains». Du Sud vient l’étincelle, et le Nord flambe; mais il flambe--ou peut flamber--parce qu’il est bien préparé; dans nos administrations, nos bureaux, aux eaux et forêts, aux ponts et chaussées, partout où nous employons des indigènes, les Ordres cherchent à recruter le plus possible d’affiliés, pour en faire autant d’agents secrets. A plus forte raison parmi les indépendants, charbonniers de la montagne, artisans des échoppes de la ville, où la civilisation pénètre avec tous ses inconvénients, sans aucun de ses avantages moraux. Nous apportons ainsi aux Arabes et aux Berbères nos vices européens qu’ils joignent à la collection des leurs. Mais dans ces cafés maures où revient toujours l’indigène (même s’il est allé boire l’absinthe dans un cabaret maltais ou espagnol), dans ces cafés maures on croit autant qu’autrefois, plus qu’autrefois, à la venue d’un Maître de l’heure qui, précédant le Génie de la destruction ou Antéchrist, jettera comme première œuvre tous les Roumis à la mer. Et ce Maître de l’heure, chacun des croyants se demande s’il ne sera pas le cheikh et chériff de sa confrérie personnelle... Il faut donc veiller, au Nord et au Sud, et veiller ne veut pas dire conquérir de nouveaux sables. La question d’extension de nos territoires, de nos postes d’occupation, n’est pas primordiale: l’essentiel, je le répète, c’est de comprendre, de se défier--oh! toujours se défier. Et ne pas compter, pour prendre des mesures, sur je ne sais quels lendemains qui peuvent luire en des aubes de sang. «_Qu’attendent-ils donc? Est-ce l’heure qui les surprendra à l’improviste? Elle les détruira quand ils ne s’en douteront point._» Ce n’est pas moi qui parle ainsi dans un mouvement de prophétie vain comme ceux de Cassandre. C’est le Koran, le «Livre», de nos sujets mal soumis; on trouvera ces paroles, chapitre XLIII, dans la sourate dite des _Ornements d’Or_, au sujet de l’Heure redoutable, nommée aussi l’Assistance et la Décision. * * * * * Pour comprendre, hélas! il faut apprendre. Je l’ai essayé dans la mesure de mes modestes moyens, pendant des années de patience, de séjours difficiles, d’errances fatigantes, et de fièvre, et de privations. Et ce peu que j’appris, je le rapporte dans ces pages à ceux qui souhaiteront, de leur fauteuil, vivre quelques impressions musulmanes. Et je réponds maintenant à la question de mes premiers lecteurs, en lesquels je voudrais trouver de bienveillants amis: --Mozafrane n’est nulle part. Les Djazerti n’existent point. Mais y a, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest du grand Sah’ra, combien de Mozafrane? Mais il y a, parmi les «Ordres» du Sud, combien de Djazerti? Et les doctrines soufiques (presque partout semblables) ne paraîtront-elles pas plus claires, plus «objectives» ainsi animées, que languissamment éparses dans des aperçus spéciaux à chaque zaouïa, fût-ce zaouïa snoussienne? D’ailleurs, ces notes particulières on les découvrira, si l’on est curieux de documents, à la fin du présent volume: mais j’y donne la priorité aux sensations éprouvées. Voici leur gerbe. Sous le voile de noms fictifs, pas un fait ne se développe en ces lignes qui n’ait été observé directement. Pas un renseignement n’y figure qui n’ait été puisé aux sources les plus authentiques, puis corroboré en l’existence vraie de l’Islam mystique. Et--si j’ose terminer celle préface peut-être ennuyeuse par une tournure arabe--j’ai su ce que j’ai su... et j’ai vu ce que j’ai vu... J. P. Novembre 1902. I Zaouïa de Mozafrane, 26 août. ... Repris de fièvre, je fus poursuivi tout hier soir par un inlassable cauchemar. Il faisait lourd, il faisait chaud, chaud, si chaud... Dehors, sur le minaret central de la zaouïa, le _moudden_ chantait la prière. Et sa voix semblait m’ordonner, impérieuse, très douce: «O Sidi, par Allah nous dominant, écrivez ce qui vous retient en terre d’Islam! Écrivez votre séjour parmi nous, parmi le fantastique des Mille et Une Nuits!» Et voici que la hantise se prolonge aujourd’hui. Et voici que j’espère trouver quelque plaisir à suivre les ordres de mon rêve, au lieu de contempler la gaine de plâtre où se ressoude vaille que vaille ma cheville gauche cassée... Malheureusement, cette «Mille et deuxième Nuit», aventure invoulue dont chaque matin je tourne une page, manquera de romanesque, je le crains. Je ne puis y faire paraître à loisir (et je le regrette) des épisodes extraordinaires--ni faire prononcer à mes personnages des choses très spirituelles--ni faire changer Si-Kaddour, mon _taleb_ garde-malade, en noble dame aux yeux fiers... De plus, j’ignore le futur dénouement: grosse énigme. Sans doute, fort prosaïquement, sera-t-il de boucler mes valises et de partir... Pourtant je reconnais ceci: dans le vrai livre légendaire (le livre merveilleux qu’une secte persane s’en va, de nos jours encore, récitant par les villages), dès que l’épisode semble avoir assez duré, les princes ou les portefaix ou les beaux jeunes gens disent adieu à leurs hôtes bénévoles. Sans aucun artifice de conclusion, ils sortent «voir l’état de leur Destinée sur le chemin du Tout-Puissant»: et nous possédons une histoire de plus, achevée par Schéhérazade... C’est pourquoi, Schéhérazade d’occasion, je me décide à me soumettre aux injonctions de ma fantaisie, comme obéissait la jolie favorite: «en toute déférence et d’un cœur pur»... Et nous commençons. * * * * * Il était une fois deux amis, deux Parisiens, fuyant en la monotonie du désert l’autre monotonie des corvées mondaines, et cherchant, depuis des mois, si les privations rendent l’esprit moins inquiet, ou si leur âme se trouverait mieux «ailleurs». Car ils souffraient du mal d’être trop civilisés, trop cosmopolites--d’avoir trop de fibres en eux pour sentir la difficulté, l’amertume, la peine et la sécheresse de vivre--plus assez pour paisiblement jouir. Et tous deux revenaient maintenant, par la force des choses, vers l’existence citadine. Ils pensaient regagner soit Tripoli par Ghadamès, soit Ouargla par Temassinine: ils ne savaient pas au juste; ils allaient presque au hasard, errant à travers des sables mal définis sur leur carte. En France, si l’on eût pu les voir, on les aurait déclarés perdus. Mais peu de danger de se perdre bien réellement, avec un guide indigène--à moins d’être trahi par lui. Et le guide des deux voyageurs (un voleur de profession appelé Bou-Haousse) ne les trahissait point. En organisant leur petit convoi, quelqu’un leur avait dit: «Choisissez pour vous conduire un brave imbécile, ou un brigand; ni l’un ni l’autre ne vous livrera aux divers Chaanba ou Touareg.» Le conseil avait paru bon. Et Bou-Haousse s’étant trouvé, brigand doublé d’imbécile, il fut engagé tout de suite comme supérieurement idoine aux besoins de la situation. Les voyageurs avaient désiré connaître le Sahara dans la plus grande fougue de sa chaleur torride. Oh! qu’ils étaient servis à souhait!... Mais enfin, le 23 août, accablés jusqu’à l’agonie par la sensation cherchée, ils convinrent de tourner bride (la corde de leurs méharis) du côté des septentrions. Et crac!... celui qui narre cette histoire se cassait la jambe ce jour-là, fort adroitement, juste au-dessus de la cheville--incident de voyage vraiment superflu. Je passe les cris, les exclamations. Nul secours possible. Le guide, troublé sans doute par le malheur du «Sidi», ne paraissait même plus certain de la direction à suivre. Il expliquait au blessé (qui comprend l’arabe et qui le parle aussi, mais très mal), il expliquait comment, la dune ayant changé son aspect mouvant, Allah seul pouvait reconnaître la vraie piste à prendre. Et, pour être mieux entendu de l’autre «seigneur», Bou-Haousse ajoutait en français de circonstance: --Ya Sidi, y en a pas la route... y en a pas... Il était neuf heures du soir. Nous avions voulu faire une étape au clair de la lune croissante, malgré l’opposition de notre petite escorte qui redoutait de marcher la nuit. Et cette lune malencontreuse se cachait derrière de gros nuages--des nuages sahariens, c’est tout dire, puisque ce pays n’admet que l’excès. --Y en a pas la route... Mon ami jurait: --Et du bois? y en a-t-il, du bois? Puis, se tournant vers moi: --Je pourrais te soulager un peu, te fabriquer des «attelles» afin de soutenir ta fracture. Nos fusils sont trop lourds; ne reposant sur rien, ils te tireraient péniblement. Du bois... Il faudrait du bois... Bou-Haousse ne comprit pas d’abord. Quand il eut compris, il s’exclama: --Ya Sidi! y en a du bois, _bezef, bezef_! Alors il s’enfonça, quoique tremblant, parmi l’ombre nocturne, et revint avec une forte brassée de genêt saharien, sec et propre à faire une belle flamme, mais où les rares fragments ligneux offraient des aspects tortus. «Du bois», pour l’Arabe, c’est ce qui brûle. L’infortuné Bou-Haousse fut ahuri de la colère du seigneur français. Les chameaux broutaient les tiges fanées que dédaignait cet exigeant maître... Et nous restions là, enveloppés d’obscurité, ne sachant à quoi nous résoudre, nous «sentant» pâles mutuellement, lui de contrariété, moi de douleur. Et tout à coup--je n’oublierai jamais ce miracle--dans le Sahara morne et sombre, où pas un être ne semblait devoir exister, dans cette solitude muette et quasi désespérée, l’air embrasé nous apporta la palpitation d’un soupir humain... d’un chant... Les notes infiniment suaves arrivaient à nos oreilles--mélopée de tendresse plaintive, flottante, imprécise, voluptueuse--prière d’_aâcha_, telle que la psalmodie chaque soir l’Islam au faîte des mosquées. Je m’écriai, bouleversé: --Ai-je le délire, dis-moi? Mon compagnon se penchait du côté de Bou-Haousse, pour savoir. Mais Bou-Haousse, dont le visage faisait une énigmatique tache grise sous son voile et son turban, expliqua tout de suite, avant qu’on l’eût interrogé: --Ya Sidi... le _moudden_ appelle au salut... à la zaouïa de Mozafrane... Faiblesse morale ou dépression physique, je crois presque que je pleurai. * * * * * Nous marchions. Mon pied flottait, lamentablement, sur le cou de mon chameau. Nous allions vers l’horizon d’où l’espérance était venue nous surprendre... Nous nous dirigions, menés par Bou-Haousse, guettant une imperceptible lumière qu’il prétendait découvrir. Quand nous atteignions le sommet d’une des vagues de sable, il la voyait, cette précieuse indicatrice. Puis, redescendus dans les replis profonds, il ne la voyait plus... Et nous, nous ne distinguions rien, ni d’en haut, ni d’en bas. Mon ami demandait: --Qu’est-ce que Mozafrane: Et Bou-Haousse répondait, avec une emphase mêlée d’une crainte, d’un étrange respect: --Ya Sidi, l’endroit prend son nom d’une colline de terrain jaune. Mais sur la colline est la zaouïa des Djazerti, grande _bezef_, riche _bezef_! J’écoutais à peine. Arriver... Arriver... Ne plus porter suspendu ce membre fracassé... L’enthousiasme arabe du guide m’impressionnait très peu. J’avais vu en Algérie quelques zaouïas plutôt mesquines, abris d’un marabout de troisième ordre. J’ignorais les puissantes sectes du Sud, le nom de leurs promoteurs--ou du moins je les oubliais, car bien des choses ensuite devaient me revenir à la mémoire. --Tu souffres? --Oui, beaucoup... Arriver... arriver... Quitter ces dunes... Ne plus subir cette secousse du chameau... La lumière, maintenant, devenait visible aussi pour nous... Elle paraissait, disparaissait. C’était comme une petite étoile allumée près des horizons de la terre--une toute faible lueur, aussi fugace que les pâles fantômes d’étoiles vraies, semés entre les gros nuages, près des horizons du ciel. Arriver... arriver... arriver... Cependant mon ami s’inquiétait. Une idée lui venait qu’il soumit à ma pseudo-science saharienne; et cette idée renfermait un soupçon: pourquoi Bou-Haousse, jusqu’à l’heure de ma catastrophe, n’avait-il soufflé mot de l’existence d’une «riche» demeure voisine? en ces pays où le moindre point habité implique une halte près d’un puits, le rafraîchissement de la soif? --Voyons, insista-t-il, penses-y; cela ne te semble pas louche? Tout, hors ma jambe, m’était indifférent. La logique de ce camarade un peu méthodique m’agaçait, me contraignant à parler. Je répliquai: --Ne te frappe pas. Cette zaouïa doit être un simple campement, ou une pauvre coupole au-dessus d’un méchant gourbi, comme à Temassinine... --Peu importe. Le guide n’aurait pas «brûlé» Temassinine, n’est-ce pas? Et pourtant ici, sans ton accident, nous n’aurions même pas soupçonné ce Mozafrane. Justement la lumière du port augmentait, phare dans la nuit d’orage... Et j’avais de plus en plus mal. J’interviewai pourtant Bou-Haousse. Or son langage imagé (quand il parle sa langue maternelle) nous révéla des périls probables, et soudainement nous cloua au sol: --Ya Sidi! que ton beurnouss ne se retire pas de moi! Ma langue s’était tue pour le bien: car les Djazerti, leur cœur bat souvent contre les Français. Un _Roumi_ qui va chez eux, c’est _kif_ le lièvre qui va chez le chacal, _kif_ la gazelle qui va chez le chien sloughi. Un Grec et un Italien y ont trouvé «la mort rouge», l’année dernière... * * * * * Comme Schéhérazade toujours, j’arrête mon récit au temps le plus inopportun: la fatigue me terrasse. L’air embrasé dessèche mon énergie, et mes mains lasses retombent, me refusant la consolation du griffonnage--jusqu’à cela! II 1er septembre. Des jours ont passé. Ma prostration (le _them_ des Arabes) veut bien m’accorder quelque répit, sauf une reprise çà et là, vers l’heure du couchant. Et je vais tâcher d’employer ce mieux à renouer le fil de ma «narration». Quand le guide nous apprit l’inimitié de ceux-là mêmes dont nous espérions l’aide secourable, nous demeurâmes consternés. --Ya Sidi, se justifiait Bou-Haousse, ya Sidi, j’ai vu ta souffrance, et je me suis dirigé vers la zaouïa, quoique sachant le danger. Ya Sidi, ma langue s’est tue, là aussi, pour le bien. La force des choses passe avant le choix. Mieux vaut encore comme appui la broussaille épineuse que le trou vide; et, d’un sac de mauvaise farine, _inch’ Allah_, on tire quelquefois d’assez bon pain. «La force des choses passe avant le choix»--évidente vérité. Nous envoyâmes donc Bou-Haousse--avec la moitié des Arabes d’escorte--parlementer à Mozafrane. Des rochers émergeant du sable signalaient la fin de la dune. La belle lumière étincelait, de plus en plus brillante, si claire qu’elle empêchait de reconnaître la masse ni l’importance des bâtiments proches d’où elle émanait. Quelle durée, ces négociations... Quelle torture, le poids et l’enflure de ma cheville... Plusieurs chiens aboyèrent, des voix traversèrent la nuit. Puis le silence de nouveau. Un vent brûlant fatiguait nos fronts. Il paraissait souffler l’angoisse sur le Sahara de mystère, sur le sauvage Désert mal endormi... * * * * * Je l’ai su depuis: Un succès de nos troupes, au Chari et au Tchad, avait légèrement changé la politique des Djazertïa. Et le grand chef actuel de «l’Ordre», Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed- Djazerti, se trouvait actuellement loin de Mozafrane, en route pour le Ouadaï. Il espérait là-bas persuader de sa candeur nos chefs militaires, et leur démontrer que lui, pieux chériff, n’avait jamais soutenu Rabah, ni le fils de Rabah, ni le Mahdi d’Omdurman... En de telles conditions, des Français à la rigueur pouvaient être admis dans l’enceinte bénie, dans cette maison fermée de Mozafrane, sans qu’on crût nécessaire, pour si peu, de leur octroyer le trépas. Leur présence même serait un gage. Et la zaouïa se devait de les recevoir royalement. Deux semaines ayant passé, il m’est possible aujourd’hui de m’expliquer tout ceci; mais alors je ne compris rien à ce qui survenait, je n’essayai point de comprendre... Et je ne trouve dans mon souvenir de ce soir-là aucune réflexion raisonnable. Des impressions, oui... des sensations..., comme des lambeaux de songe. C’était elle qui m’attendait devant le seuil, je vous assure--_elle_, la Mille et deuxième Nuit... * * * * * Je me revois, sotte épave inerte, descendu de chameau, affalé au pied d’une longue muraille--puis franchissant (soulevé entre les bras de deux nègres qui viennent de surgir) la poterne compliquée... Les deux colosses me sourient tendrement de leurs soixante-quatre dents blanches. Ils m’encouragent: --Ya Sidi! _Chouïa, chouïa_... Je sens autour de mon visage l’impression fraîche et délicieuse d’un jardin, où les reflets de bougies errantes couraient sur le tronc des palmiers, tombaient sur d’autres touffes vertes. Je reconnais--de si longtemps je ne l’avais entendu--le petit bruit léger de l’eau, quand elle murmure sa fuyante, agile, cristalline chanson. Je vois, je sens... Et de toutes parts des yeux brillants, des étoiles bariolées sortent de l’ombre, s’agitent, se pressent, s’éloignent, se rapprochent. Et des formes de beauté, vêtues d’ors somptueux, se dérobent derrière la foule. Et le chœur me jette ce vœu: --Que ta nuit soit avec le bonheur! Peut-être le mal physique (qui s’opposerait, même en un autre état moral, à tout bonheur selon le musulman), peut-être a-t-il développé ma «réceptivité» nerveuse. Malgré mes atroces élancements je jouis, je me dédouble pour ainsi dire. Je ne sais plus si mon ami m’accompagne, ni si je suis transporté dans quelque Bagdad de jadis, par le pouvoir d’un _djinn_... ni si ces remuantes silhouettes ne sont pas des djinns mêmes--des djinns transformés en humains, jusqu’à l’heure de l’aube où l’«ange-coq» fera fuir tous les maléfices avec toutes les obscurités. Et le surnaturel me fait frissonner, au seul contact de son apparence... * * * * * Mes deux nègres me répètent, du ton dont on console les très petits enfants: --Ya Sidi... _chouïa, chouïa_... Chouïa... bientôt... un peu de patience... Et me voici dans une cour immense, presque une place--puis dans d’autres cours. Les «génies» nombreux m’escortent. Combien sont-ils? Des centaines. Une odeur de benjoin, de musc, s’exhale des portes entr’ouvertes. Le clair-obscur se joue sous de basses colonnades sculptées. Et mes deux _négros_ soudain s’arrêtent, les bougies mouvantes aussi: car en avant d’une profonde voûte, seul, rigide, impérieux, un homme se tient, de vingt-cinq ans à peu près, entièrement drapé de blanc, sauf la corde de chameau qui rattache son voile neigeux. Le _sanctum sanctorum_ commence là, je le comprends; et d’instinct je me redresse, me tenant au cou des porteurs; je m’arrache à ma vision--ou plutôt je la continue... N’est-il pas idéalisé pour nous, le dialogue du cérémonial arabe dont les mols simples et bibliques s’échangeaient déjà dans l’Yémen ancien? Un effort. Ma gorge se desserre. Je demande au jeune «saint», très beau, très hiératique: --Le salut sur toi! Es-tu le maître du logis? Et ce personnage me répond, d’une voix sans couleur et sans timbre qui semble venir on ne sait d’où, peut-être des rochers sonores caressés par le vent, peut-être de ces anges du second ciel qui n’ont point de corps tangible: --Je remplis sa place à cette heure, selon la volonté d’Allah-Puissant. Me voilà instruit. Désignant de mon index ma poitrine, je m’annonce sans attendre davantage: --L’hôte de Dieu! Mon compagnon fait de même: --L’hôte de Dieu! Et le jeune homme aux vêtements blancs, qui ne paraît point nous avoir écoutés, murmure les yeux baissés: --Vous êtes ici dans votre maison... C’est tout--c’est assez. Accueil sincère ou non, nous voilà donc abrités. La «mort rouge» dont parla Bou-Haousse ne nous atteindra sans doute point, jusqu’au jour où nous quitterons cette zaouïa et où des émissaires du sabre pourront courir après nous--puisque la «franchise» de l’hospitalité ne nous couvrira plus de son égide. Je songe au droit, au devoir d’asile de certains couvents, au Moyen-Age. C’est davantage qu’un hasard, cette ère musulmane de l’Hégire qui retarde de six cents ans... III 6 septembre. Je n’éprouverais aucun plaisir à revivre les détails de mon «hissage» par un escalier de pierre jusqu’aux appartements d’honneur--ni les phases pénibles du traitement de ma fracture, sous la direction de mon camarade, avec l’aide du vieux _taleb_ Si-Kaddour et de Barka, l’un des grands _négros_. Il «fallait du bois», circonstance qui m’avait frappé. On en trouva, d’étrange et de précieux, parmi les réserves de cet asile fantastique. Une des planches de ma gouttière est en thuya, l’autre en cèdre du Liban; l’érable de Syrie, aux délicates mouchetures satinées, soutient le bout de mon pied... Et ce plâtre dur, très blanc, dans quoi furent trempées ces mousselines indiennes, et qui prend en séchant l’aspect du marbre, c’est le même que celui dont sont faites les corniches, les volutes, les inscriptions délicates de la Koubba des tombeaux, au centre de la zaouïa--merveille de l’oasis sacrée. De toute l’Afrique, d’une partie de l’Asie, les pèlerins d’Islam viennent l’admirer. Ils arrivent ici, par lentes caravanes, apporter des offrandes et chercher le salut futur près des sépultures bénies--près de la plus ancienne, surtout, celle de l’illustre et défunt fondateur de l’Ordre, trisaïeul du chériff actuel, le grand saint Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti. Puis ayant vu, ayant baisé les tombes miraculeuses, ils s’en retournent, les pèlerins. Ils s’enfoncent dans ces contrées aux noms de barbarie noire: le Borkou, l’Ouadaï, le Baghirmi, le Sokoto. D’autres regagnent le Hedjaz à travers la Nubie anglaise. D’autres regagnent le Maroc en passant (mi-craintifs, mi-pillards) entre le Touat et la grande Hamada. Et combien de noms encore pourrais-je énumérer, lointains peuples asiatiques, ou tribus voisines de nomades sauvages: celles par exemple des Chaanba de l’Erg, presque tous dissidents aux armes françaises. C’est le territoire de ceux-ci qu’a dû traverser mon ami lorsqu’il m’a quitté, quelques jours après mon accident, rappelé à Paris par les obligations les plus inéluctables. Pauvre cher garçon!... J’apprends, de source à peu près sûre, que sans attaques dangereuses il a pu atteindre des pays moins scabreux. Je m’en réjouis, certes... Je devrais être satisfait... insouciant... paisible; et tout au contraire mon âme se ronge. Les visites que je reçois, presque du matin au soir, ne peuvent me remplacer l’amitié française. La nouveauté du milieu ne sait pas me faire oublier ma triste immobilité, et ces affres «de ne rien savoir»... Ne rien savoir, ni d’ici ni de là-bas--ni de ceux qui m’entourent, étrangers, ni des miens que j’ai laissés... Il y a trois ans, j’étais venu déjà jusqu’aux parages lointains de l’Oued-Mya, ressemblant aux dunes de Mozafrane. Je les ai aimés, car ils sont prenants et beaux. J’ai savouré paresseusement les jeux de la divine lumière entre les sommets des collines blondes, où le sable qui glisse compte seul le temps enfui, et où manque le courrier de France. Mais, lors de ce précédent voyage, j’allais, je marchais: j’étais libre. J’ignorais donc l’âpre torture que je ressens aujourd’hui, et qui de mon séjour en ce lieu fait un calvaire. --Ya Sidi, m’exhorte Si-Kaddour, que te manque-t-il parmi nous? Tu es un oiseau de la mosquée: il est bien nourri; il entend louer Allah; il boit au bord d’un clair bassin; il couche sur les tuiles vernissées. Que te manque-t-il? Il me manque «tout». Et surtout de m’agiter, pour rien, pour le plaisir, comme le petit oiseau des tuiles, le petit passereau des rares minarets sahariens. IV 8 septembre. J’ai laissé dormir pendant quarante-huit heures mon chagrin ridicule. Et me voici calmé, sorti du moins de cette tristesse qui mine en moi la santé promise par Si-Kaddour. Ce matin encore, nous eûmes là-dessus, lui et moi, une conversation fort animée. --Sidi, je réponds de ta cure; je réponds de tout, sauf les événements d’Allah. Mais permets-moi, Sidi, de t’indiquer les préceptes de l’expérience. Par la bénédiction sur toi! pour mieux remettre ta jambe, une saignée derrière l’oreille gauche te ferait le plus grand bien. Le sang de l’homme doit se traiter comme l’eau du puits: plus tu en tires, plus elle est limpide. Et ce remède était adopté dès le temps d’Abraham!... Mon silence encourage le verbeux Si-Kaddour. Il agite sa barbe grise dans son voile blanc retenu par une corde. Il étend le bras vers le ciel, pour prendre à témoin soit Allah même, soit l’ange Djébril, soit Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le Sublime, le Vénéré, le Pôle Très-Élevé. --O Sidi, reprend Si-Kaddour, laisse-toi persuader! Tu es au-dessus de mes yeux! Mon cœur est pour toi comme celui d’un enfant pour son père! (Remarquons ici que j’ai trente-cinq ans, et que le taleb Si-Kaddour serait plutôt sexagénaire; mais cela ne gêne en rien l’expansion de sa rhétorique ni de son prolixe respect.) Quand tu ne te sens pas bien, je ne suis pas bien non plus, par la barbe du Prophète! Je ne trouverai point le repos tant que ta complaisance ne m’aura pas permis de te faire faire cette saignée, au bas des cheveux, ici, ici... Sa main ridée, vieille griffe sans méchanceté, s’approche de ma nuque avec des gestes inquiétants. Je proteste, je me fâche. Je refuse avec la même véhémence les pointes de feu, les frictions sympathiques de graisse d’autruche sur «la jambe qui n’a point de mal»--et même l’eau d’une sainte fontaine, Aïn-Selam, laquelle jaillit un jour d’autrefois sous les pas bénis de Bou-Saad, ce sublime Bou-Saad-ed-Djazerti. --Comme tu voudras, Sidi, soupire enfin le rabroué. Tu restes le maître du savoir et de la perspicacité... En réalité, il se sent froissé dans l’âme, il me boude, il s’éloigne. Moment de stratégiques concessions. Si-Kaddour devient plus humain. Il émet d’utiles avis sur la position de ma jambe engainée, sur le moyen de la soutenir, à l’aide de coussins... Il enseigne mon domestique d’occasion, Bou-Haousse. Il lui suggère patiemment l’art de me bien servir, sans m’irriter jusqu’au paroxysme. Cela m’attendrit, et je sens à mon tour le remords de mes précédentes rebuffades. Pour dédommager le pauvre taleb, me montrant bon prince, je lui soumets mes intentions de convalescent: l’autre jour, par exemple, celle de «noircir» ces présentes pages, autant que je le pourrais sans trop de fatigue--on dit cela au médecin, toujours. Je le flattais, espérant obtenir de lui une plume neuve, absolument comme de son maître un petit écolier. Mais, en flatterie, je suis vite dépassé: --Ya Sidi, ta sagesse passe en hauteur le palais de Salomon! Par mes yeux! pourvu que tu n’en abuses point, c’est une idée géniale que tu as là: car l’écriture des hommes de bien plaît à Dieu Tout-Puissant. J’ai lu sur ce point, Sidi, des gloses bien intéressantes dans le docte Sidi-Khelil et dans le _Rihan-el-Kouloub_, ouvrage principal dicté par Notre-Seigneur ami d’Allah, Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti!!... Discourant ainsi, le digne taleb tira de son écritoire de corne, accrochée sous son beurnouss, une plume en roseau. Il me la présenta pompeusement, comme si c’eût été la clef des trésors djazertiques, ou celle de l’entrée du septième ciel. --Voilà, voilà ton affaire, Sidi... Or, son étonnement fut extrême à me voir hésiter devant l’engin. Pour me convaincre de la supériorité du procédé, il faisait glisser le roseau de droite à gauche, souplement, en travers d’un de mes feuillets. --Regarde, Sidi: aussi vite que court le cheval noble, voici la _chahada_ tracée: «_la illah ill’ Allah_...» Brave Si-Kaddour... La différence de nos races est tangible dans ce frêle objet primitif, et dans ton geste renversé, et dans ces pieuses syllabes qui te paraissent nécessaires au début de n’importe quel travail... Tu n’as même point à la pensée que ce Roumi dont tu prends soin puisse «écrire en son pays» sans invoquer, d’abord, le Dieu suprême! «La illah ill’ Allah...» Islam qui me frôle soudain, plus intime, plus pénétrant, plus compréhensible: tout autre que je n’avais cru... Mélange d’idéal sensuel, éperdu, de bouffonnerie parfois détraquée, il me paraît vraiment de plus en plus pareil à ces contes d’Orient, dont la robustesse hilare est reconstituée pour moi dans ce séjour forcé--en s’atténuant un peu de piété, de mysticisme, d’élans vers la joie des anéantissements divins--car c’est ici, ne l’oublions pas, une zaouïa-mère, sanctuaire, couvent, hospice, école théologique, et domaine princier à la fois, foyer d’intrigues et de domination. Sans cette autre plume d’acier, _made in Germany_, enfin trouvée par Si-Kaddour au fond des pièces où s’accumulent les cadeaux venus de Syrie, de Turquie, j’oublierais que je suis Parisien, vivant au lugubre XXe siècle... Je me croirais fils du khalife de Bagdad, et j’emploierais à des phrases dorées l’encre bourbeuse que mon encrier de terre verte m’offre bénévolement, de tout le zèle de ses sept trous (nombre fatidique). Au lieu de cela, vais-je décrire les objets qui m’entourent? ou ma longue chambre blanchie à la chaux? Mais quand j’aurai précisé: tant de mètres d’un sens et tant de l’autre, il n’y aura que des dimensions. Amis qui me lirez, rien n’ira vers vous de cette nudité mélancolique, toujours un peu ruinée, des choses musulmanes... Vous ne sentirez pas la fraîcheur des faïences claires dont les arabesques couvrent le sol. Vous ne comprendrez pas l’agrément doux de la fine poussière qui voile de gris le marbre candide, le _zli-zli_ de la petite cheminée, à la mode franque, venue sur le dos d’un chameau depuis Tripoli-Barbaresque où la générosité d’un fidèle l’acheta de quelque Italien... O poussière d’Islam, à l’odeur d’aromates et d’amour et de suint, tu tombes lentement, voluptueusement, puis tu restes... Tu restes quand nous passons... tu donnes, aux objets récents, la vétusté noble des choses jadis ensevelies, poudre de paisible néant, poudre de résignation... * * * * * Pas de meubles pour couper la monotonie des parois interminables--sauf un coffre de Smyrne, un chef-d’œuvre, dans la gloire atténuée de ses nacres, de ses ivoires et de ses vieux bois... Une lampe d’argent s’accroche par une cordelière rose, en soie pâlie, aux petites poutres serrées peintes couleur d’émeraude. Et sur une parcelle de l’étendue des faïences je gis, moi et mon tapis--ce dernier objet, cadeau d’un adepte marocain à la zaouïa de Mozafrane. Le donataire de cette couche un peu dure serait convulsé d’horreur, s’il savait son pieux hommage voué au service d’un impur Roumi, chien fils de chien! --Cependant (me dit le bon Si-Kaddour), vous autres chrétiens ne nous venez pas à l’encontre autant que les idolâtres, ni à la traverse autant que les Juifs. Car des quatre «Livres» descendus des Cieux--Allah daigne par eux nous instruire!--vous en reconnaissez trois. Et vraiment, par la bénédiction du Puissant qui t’a fait et m’a fait, nous serions _kif_ des frères, sans la détestable erreur dont vous êtes abusés--pardonne ma franchise, ô Sidi!--l’erreur, l’horrible erreur vous amenant à prendre Notre-Seigneur Aïssa (Jésus) pour le Fils de Dieu, et non pas, comme nous, pour le souffle incarné de Dieu... Il ne m’épargne là-dessus ni les commentaires des Hadits, ni la Souna, ni le docte Sidi-Khelil. Je ne parais sans doute pas convaincu: alors le vieux taleb s’installe, les jambes croisées, au bord du tapis. Barka le _négro_ nous apporte deux minuscules tasses de thé relevé d’un brin de menthe--puis il s’assied aussi. Mon Bou-Haousse se rapproche, troisième auditeur très attentif. Et Si-Kaddour, sans pitié, ouvre lentement le Koran même, son gros livre parcheminé dont la tranche couleur d’azur s’orne d’une inscription dorée: _Ne me touche qu’avec des doigts purs._ Et il me lit des versets de la cinquième sourate: Au nom du Dieu clément et miséricordieux! Tu reconnaîtras que ceux qui nourrissent la haine la plus violente contre les fidèles sont les juifs et les idolâtres, et que ceux les plus disposés à comprendre les fidèles sont les hommes qui se nomment chrétiens: c’est parce qu’ils ont des prêtres et des moines, et parce qu’ils sont sans orgueil. Il s’interrompt, l’empressé Si-Kaddour, pour rappeler les serviteurs à l’ordre. De sa propre main mal lavée, il chasse des mouches impertinentes voltigeant près de mon visage. Les mouches fuient, et reviennent aussitôt que le taleb s’est replongé dans la «Parole». --Ya Sidi! je trouve encore, avec la permission d’Allah, ceci, sainte sourate deuxième: Dieu est le patron bienveillant de tous ceux qui croient en lui... Ses besicles énormes font à Si-Kaddour de gros yeux de chat-huant. La corde qui ceint son chef vénérable oscille en mesure, rythmique et convaincue. Puis il se tait,--il médite--et le grand silence saharien, parfumé de menthe, plane sur nous... Pauvre Si-Kaddour!... Malgré son savoir, il possède une des âmes innocentes parmi les instruits de la zaouïa--la plus innocente, la seule innocente, je crois. Eussé-je été un officier de nos «bureaux arabes», amené hors de nos territoires par accident, l’on aurait placé près de moi, au lieu de ce brave vieux, quelque taleb plus jeune, bien retors, bien flatteur, avec mission d’extraire de ma cervelle tous les renseignements possibles et impossibles. Mais je ne suis qu’un touriste, un demi-_globe-trotter_. Et l’on a compté sur Si-Kaddour pour ne me donner aucune lumière politique, aucune, sauf sur ce qui concerne la grandeur et la prospérité de la Confrérie. On espère faire ainsi de moi un inconscient émissaire qui, plus tard, proclamera la force d’une puissance occulte, immense, avec laquelle il faut compter. Où (d’après les Djazertïa) porterai-je l’écho de cette renommée? Mais à Paris... en ces endroits d’influence qu’ils ignorent eux-mêmes... en quelque lieu que ce soit où l’on intrigue, où l’on susurre les nouvelles de l’Orient et de l’Occident... où l’on agite les questions d’alliances européennes, de suprématie plus ou moins imaginaire des puissances--les questions anglaise, allemande, italienne, balkanique, turque, arménienne, égyptienne, russe, indoue--tout ce qui retentit au cœur de l’Afrique, et par quoi le réveil d’Islam croît ou décroît. * * * * * Lorsque Si-Kaddour eut assez longtemps réfléchi, il redemanda du thé, l’attendit, le but, et fit d’une voix persuasive: --Ya Sidi, par ta tête chérie, nous aimerions beaucoup les Roumis si les Roumis ne venaient chasser sur nos terres... Nous les aimerions, et moi je t’aime, ô Sidi. D’ailleurs, par le Jour de la Rétribution, crois-moi: de son vivant Notre Illustre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti ne se sentait point l’ennemi des chrétiens. Il admettait tous les pouvoirs et toutes les croyances de bonne foi. Quand sa bouche vénérée entretenait ses disciples, il leur répétait bien souvent, à Sidi, le symbole des Trois Barques. Et ses paroles étaient de miel... et ses enseignements étaient d’or pur... Naturellement j’ai dû subir la parabole des Trois Barques, sœur de celle des Trois Anneaux. Et je constatai, une fois de plus, que, si les peuples des neiges arctiques célèbrent dans leurs poèmes le brillant soleil toujours chaud, les peuples du Sahara, privés d’eau jusqu’à la souffrance, montrent une curieuse inclination aux comparaisons maritimes, fluviales, nautiques--tant l’homme aspire à ce qu’il n’a pas. --Ya Sidi... Un père avait trois enfants. Lorsqu’il sentit l’heure venue de boire sa dernière tasse, il dit à ses fils: «Écoutez! Vous trouverez au rivage trois barques amarrées, toutes semblables; mais une seule est vraiment la barque du salut. L’aîné de vous prendra la première en comptant de la direction de la Mecque, le second la seconde, et l’autre la troisième. J’ai eu soin de réserver la meilleure part à mon enfant préféré...» Là-dessus, il s’en alla voir de l’autre côté de la vie. Les fils pensèrent tous trois: «C’est moi le préféré; c’est moi que mon père chérissait; j’étais la fraîcheur de son œil.» Et ils naviguèrent confiants, par Allah, malgré les tempêtes. Chacun disait aux deux autres: «J’ai la barque du salut!» Et Dieu-Puissant ne les en châtiait point parce qu’ils étaient sincères... Puis soudain, changeant de ton, Si-Kaddour entonna les louanges du fondateur de la Confrérie djazertique: --Ainsi parlait Sidi-Bou-Saad, le Sublime. Tout ce qu’il fit fut élevé; tout ce qu’il créa fut durable. Rien qu’en cette zaouïa-mère de Mozafrane, ô Sidi, mille et cinq cents esclaves cultivent les jardins. Et ils sont heureux... Les pèlerins sont hébergés et nourris, les déguenillés sont vêtus, les persécutés sont soutenus, les infirmes sont gardés et soignés, les enfants sont instruits dans la voie du Seigneur... Des _eulémas_ plus érudits que le grand chériff de la Mecque forment des savants qui vont répandre la science d’Allah à travers le monde des croyants. Et nous avons d’autres zaouïas, Sidi, dans tous les pays lointains, même hors de l’Afrique: trois en Arabie, sept en Asie turque, deux à Stamboul! Les Djazertïa ont fait musulmanes, depuis trente ans, les contrées noires idolâtres, du fleuve Nil au fleuve Niger. Mais je le reconnais: la perle fine du collier, le rubis de la couronne, par Allah qui ne rêve jamais, c’est Mozafrane. Les dons des frères y affluent, s’y concentrent, et d’ici retombent en pluie d’aumônes sur tout l’univers d’Islam!... Il était pâle d’enthousiasme, le vieux taleb, et cette exaltation me pénétrait peu à peu, fluide bizarre. De nouveau je me sentis frissonner: un petit vent de délire passa près de mon front trop chaud. Le soir tombait. Nous nous taisions. Les faïences prenaient, dans la demi-obscurité, un éclat nacré, fantastique.--Fantastique--ce mot revient sous ma plume, malgré moi... V 9 septembre. Cette zaouïa m’impressionne. A certaines minutes une émotion se déclenche en moi, qui tient de la jouissance et de la douleur... Mon état maladif entre ici pour quelque chose, et je m’abandonne trop volontiers à ce trouble. De menus, très menus faits m’agitent inexprimablement. Ainsi la visite quotidienne (et solennelle) que me font les Saints, les Djazerti. Une vaine formalité, pourtant, et si calme! Tous les hommes de la famille ensemble, frères, oncles, neveux, cousins du chériff, ils se déplacent vers quatre heures, après la prière d’_aâsser_. Et justement, chaque fois, je viens d’entendre de loin, par lambeaux étouffés, les litanies de leur «Ordre», dont le bourdonnement voluptueux semble un confus soupir d’amour... Je ne suis plus de complet sang-froid quand ils entrent à la file, muets, lents, mystérieux, la main sur leur cœur, en leurs vêtements tous pareils. Du blanc, rien que du blanc de laine, plus souple que les souples soies. Une apparence liliale de lévites, les uns maigres comme des fakirs, les autres trop bien nourris. Mais ils sont beaux; ils sont étranges... Ils ont de pénétrants yeux noirs... Ombres qui glissent, ils s’approchent. Des esclaves ont déroulé sur les faïences, près de mon tapis, d’autres tapis. Alors ils s’affaissent d’un écroulement uniforme, faisant autour de moi le cercle, les Djazerti, les Sphinx. Ils me contemplent: et moi j’emplis mes yeux de leur aspect hiératique... Ils ont bien, je crois, en avançant, demandé de mes nouvelles. Mais les brèves paroles, si basses, ont passé sans être un bruit. Et ce silence qu’on écoute est plein d’inconnu... Il protège à la fois, et menace... Il est puissant, enveloppant, violent: expectative de fauves ou de dominateurs... * * * * * Ce sont, pour la plupart, des hommes touchant la quarantaine. Quelques-uns âgés: Si-Mesroud-ben-Mohammed, Si-El-Bachir-ben-Naïmi-ben-Taïeb, et d’autres noms dont je vous fais grâce. Deux jeunes beurnouss seulement se trouvent là, parce que proches héritiers de la «bénédiction», de la _baraka_ très sainte. C’est l’un d’eux, Si-Ahmed-ben-El-Aïd, neveu du chériff actuel, qui me reçut à l’arrivée--les fréquents revoirs n’ont point amené la moindre détente entre lui et moi. Ces rocs vêtus de neige tiède sont escortés, au second rang, de rochers d’importance moindre. Par exemple (très vaste beurnouss), Si-Djelloul-ben-Embarek, grand _oukil_ des tombeaux, administrateur de la zaouïa; puis l’émacié, l’austère Si-Kouïder-ben-Mohammed, _cheikh_ de l’école théologique, supérieur direct de mon vieux Si-Kaddour. Ils forment, avec le _khodjah_ (secrétaire), la suite aphone des Djazerti--tout comme plus modestement Si-Kaddour, blotti derrière moi, et Bou-Haousse, aplati au mur, forment la mienne... Et les minutes coulent... et nous nous taisons tous... * * * * * Puis, sans un froissement de leurs draperies, sans une parole qui dérange le pli sanctifié de leur bouche, ils se relèvent et s’en vont, comme ils étaient venus, lents, mystérieux, une main sur leur cœur plein d’intrigues. Chacun espère avoir un jour, entière ou partagée, l’autorité djazertique, celle qui gouverne les «Frères» à travers la distance énorme du Caire au Congo, du Maroc au Darfour, du Sénégal au Tchad, et ceux d’Asie Mineure et de Turquie... Chacun aspire à l’héritage divin: «bénédiction», «étincelle», _baraka_ de l’ancêtre, du fondateur de toutes leurs joies sacrées ou profanes, ce vieil illustre Sidi-Bou-Saad, mort il y a cinquante ans... Il fut le premier Djazerti. Ses descendants directs portent ce titre patronymique; ses simples adeptes sont nommés les «Djazertïa»--substantif dérivé dont nous possédons l’analogue: les Bonaparte, pour la famille elle-même, et les «Bonapartistes», pour les partisans[6]. [6] Ce départagement du nom s’applique aux divers Ordres. Ainsi la réelle Confrérie des _Tidjanïa_, dont la zaouïa-mère se trouve à Aïn-Mahdi, nomme les membres de la famille sainte, héritiers du fondateur: les Tidjani. (Note de l’auteur.) Mais aucun dévouement de chez nous, voire celui d’un grognard envers le Petit Caporal, ne peut donner l’idée de cet abandon mystique, de cet anéantissement de l’affilié entre les mains de son Maître. _Tout_ disparaît: l’initiative, le vouloir propre, la possession personnelle, l’attachement familial--l’individualité entièrement fondue dans un seul _Moi_, que symbolise la _baraka_... VI 10 septembre. --O Si-Kaddour, disait ce matin Bou-Haousse au lieu de brosser mes vêtements, Si-Kaddour, je voudrais recevoir aussi le _dikhr_ des Djazerti... Le vieux taleb releva les besicles de corne à l’aide desquelles il cherchait je ne sais quel argument dans un vénérable bouquin, compilation des doctrines du grand aïeul. Cela s’appelle: _La Source jaillissante, ou l’Arrivée aux Désirs et à l’Immanence céleste, par le Maître généreux, le Refuge parfait, le Pôle supérieur, Celui qui dévoile aux hommes le chemin droit, Notre-Seigneur le Cheikh et Chériff Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti._ Lorsque Si-Kaddour (trop souvent) me lit cette kyrielle, il baise ensuite sa main qui toucha les lettres formant le nom du Saint, le nom béni, et ajoute ardemment: --Que Dieu Très-Haut soit satisfait de Lui! Mais je m’égare. Il s’agit du vœu que formait l’exquis Bou-Haousse. --O mon fils, lui répondit le taleb, ton souhait part d’un bon mouvement, car la religion maintient l’homme comme le mors maintient le cheval. Cependant n’es-tu pas déjà initié à quelque autre «Ordre» religieux? Certainement, Bou-Haousse l’était. Ces associations musulmanes, avec un succès divers, se partagent les âmes compliquées et naïves du continent noir. Et bien des Sahariens appartiennent sans trop de scrupule à plusieurs confréries à la fois. Bou-Haousse, de son capuchon, tira lentement un chapelet qu’il n’osait plus porter au cou depuis l’approche de Mozafrane. --Ya Sidi Taleb, je suis _Khouan_ des «Khadrïa[7]». [7] Confrérie réelle fondée par Sidi Abd-el-Khader-ed-Djilani. --Les Khadrïa, ô mon fils, sont des saints qui marchent comme nous dans une Voie généreuse. Vieux renard de Si-Kaddour! Sa bouche louangeait les Khadrïa. Mais son geste, son regard les dédaignait, les méprisait, précipitait dans l’abîme ces concurrents des Djazertïa. --Les Khadrïa, ô mon fils, acceptent, je le sais, que leurs «Khouan», leurs frères soient à eux en même temps qu’à d’autres. Allah est Grand et Miséricordieux! Mais nous, les Djazertïa, n’admettons pas avec nous le troupeau des Khadrïa. Par la barbe du Prophète! une âme ne peut chercher la Voie menée par deux guides... Le vaisseau sombrera dans la mer, s’il y a deux capitaines se mêlant de le diriger... Bou-Haousse, humble en sa modeste gandourah de coton blanc, hochait la tête. --Ya Sidi Taleb, c’est une chose grave, pour le chien, de renoncer à sa tente et de s’enfuir vers un nouveau maître. Le bon taleb hochait la tête également. Leurs deux coiffures--gros paquets blancs ceints d’une corde--semblaient s’agiter en mesure, et d’accord. --Oui, tu as raison, mon fils. Par la bénédiction de Sidi-bou-Saad, tu as raison. C’est une chose grave. Réfléchis, avant de te décider. Puis changeant de timbre et d’une allure impérieuse: --Mais tu dois savoir, ô mon fils, que nos maximes sont sévères: ainsi l’a voulu Sidi-bou-Saad, le Sublime, le Vénéré. Qui veut être parmi nos «Khouan» s’astreint à sept règles, ô mon fils: 1º Porter son chapelet à la main et ne pas l’étaler sur sa poitrine, ostentation d’orgueil nuisible; 2º N’avoir aux réunions d’amis ni _tar_ ni autres instruments de musique profane; 3º Ne pas danser; 4º Ne pas chanter, fût-ce même des paroles pieuses; 5º Ne pas fumer; 6º Ne pas respirer la poudre de tabac; 7º Ne pas boire de café, et seulement du thé qui rend les cœurs paisibles et les esprits sages. Tu me comprends bien, ô mon fils? Certes, il comprenait bien, le guide Bou-Haousse: car une grimace ondulait à travers ses traits brunis. Si-Kaddour crut devoir faiblir d’une petite concession, et dit, hésitant: --La seule de ces règles, ô mon fils, qui puisse recevoir une atteinte, est celle dont le numéro d’ordre correspond au dernier doigt de ta main. Oui, si tu es riche, à la rigueur, tu peux fumer: mais tu fais mieux de t’abstenir. Et si tu es pauvre, pourquoi diminuerais-tu ainsi la farine destinée au couscouss de tes enfants?... Ici la volubilité revint avec l’intransigeance, et le vieux taleb acheva (et ses phrases tombaient, grêles, drues et rapides sur la tête de Bou-Haousse): Mais, ô mon fils, du jour où tu entreras parmi nos «Khouan», où tu recevras le _dikhr_ et notre chapelet pour réciter le dikhr, de ce jour-là tu ne discuteras plus ces choses de détail. Ton obéissance sera tout entière à ton cheikh, puisque tu lui appartiendras toi-même, et tes femmes, et tes enfants, et tes biens périssables, et ton âme qui ne périt pas. Tu ne devras plus être qu’un serviteur, ô mon fils, un instrument sous des doigts habiles. Tu devras te laisser manier, comme le cadavre entre les mains du laveur des morts!... Le silence, le prodigieux silence régna de nouveau dans ma chambre, entre les poutrelles vertes et les faïences à l’éclat nacré... Le silence saharien... Très difficilement je me retournai sur mon coude: je voulais mieux voir le visage des deux interlocuteurs maintenant méditatifs. Si-Kaddour, le front bas, paraissait penaud, confus. Probablement craignait-il d’avoir--poussé par l’excès de son zèle--trop dévoilé devant le Roumi les secrets qu’il faut cacher. L’inféodation des _Khouan_ ne regarde point les profanes. Bou-Haousse, au contraire, qui tout à l’heure rechignait devant la simple idée de ne pas fumer, exultait d’une sorte d’allégresse, joie de sacrifice, ardeur extatique et concentrée. «Tu te laisseras manier comme le cadavre par le laveur des morts...» Ah! qu’ils ont bien compris, ces félins «manieurs» d’âmes, à quel point les races qu’ils dominent ont besoin de se donner! Ils ouvrent les bras, ces habiles tyrans, et les peuples s’y précipitent, eux et leur conscience, leur avoir et leurs armes, leur vouloir de crimes et leur vouloir de vertus. Et voici que ces «Ordres» divers, ces affiliations, qui végétaient en pays musulman à partir du XIVe siècle de notre ère sans avoir beaucoup augmenté le nombre de leurs rares adeptes, voici qu’elles conquièrent le monde, depuis vingt ans. Voici que par elles l’Islam en marche gagne de toutes parts sur le bouddhisme d’Asie, sur le fétichisme d’Afrique. Voici que deux cents millions de _Khouan_ (sans compter les mahométans de souche très orientale, les Ouahabites, les Bâbistes, tous ceux opposés au principe du «dikhr»), voici que ces deux cents millions portent jusqu’à la Sibérie, jusqu’à l’Australie les étendards du Prophète et les versets du Koran... Et je me demande, étonné, par quels moyens? par quel pouvoir? Les «Ordres» promettent, je le sais, l’extase mystique. Mais il semble tout d’abord qu’entre l’extase et l’intellect populaire la distance soit trop immense pour que suffise ce seul appât, ni le bonheur «d’être à un cheikh». Ne serait-ce point plutôt ceci: par ce fait de supprimer une petite partie des joies corporelles, juste de quoi faire sentir un joug, _ils_ enveloppent les autres satisfactions d’une sorte d’idéal fruste?... Nous aurions ainsi la formule: * * * * * Se priver pour jouir. Et jouir de temps à autre, avec l’intensité d’une crise--en corrigeant, par l’extrême atteint dans l’excès, la trivialité matérielle des gestes ou des actes... * * * * * Je songe, écrivant ces lignes, au festin qu’on me sert chaque soir--à ce luxe sauvage de viandes et d’argenteries dont aucune de mes instances n’a pu me délivrer, fût-ce aux jours fiévreux où nul des mets n’approchait de mes lèvres. --Ya Sidi, m’affirme le vieux taleb, tu es l’hôte de Dieu. La zaouïa serait méprisée si nous ne te présentions point le repas d’hospitalité. C’est-à-dire la grande _dhiffa_ des Arabes, les plats succédant aux plats, et d’autres, jusqu’à l’arrivée du mouton rôti entier. Mais ce qu’on n’imaginerait pas, c’est ce banquet pour moi seul... tout seul. Si-Kaddour se retire après m’avoir assuré une fois de plus des utilités de la résignation. Bou-Haousse et Barka le nègre descendent aux cuisines. Et je suis entouré par d’autres noirs quasi muets, qu’on revêt en l’occasion de vestes somptueuses, aux couleurs tendres et pâlies. Ils apportent, sans un bruit, les flambeaux d’argent, les bassins d’argent, les gobelets d’argent près du tapis que je ne quitte jamais: une accumulation de trésors, un écroulement des vaisselles de Sardanapale... Mais Sardanapale ne soupçonnait pas de telles ciselures, quelques-unes de pur Louis XV, et le reste de la bonne époque italienne. D’où cela vient-il? Où cela s’est-il caché, le long des siècles, jusqu’à ce que des _Khouan_ dévots l’achetassent en vue d’en faire don? Et les sirènes d’un «surtout», blafardes, nerveuses et fines, scintillent sous la lueur mouvante de bougies turques, violemment parfumées. Et des fruits, des gâteaux étranges s’accumulent en de précieuses coupes qui furent des «widerkomm» d’honneur, au XVIe siècle, sur les bords du Rhin. Et je ne sais plus où je vis, moi, tant cet orgueil qui jette à mes pieds les richesses d’un musée me déroute, et tant ces objets désuets, parfois tarés de «bosses» malheureuses, ont l’air surpris de se voir en ce pays, patinés de poussière d’Islam. Le repas dure longtemps. Les chairs abondantes s’étalent, qu’on renouvelle et remplace en silence--en silence toujours, sans que j’aie touché parfois à l’une d’elles. Et cette odeur animale de cire chaude et de jus--cette saveur d’épices mêlée à des relents de benjoin--cette bête rôtie de laquelle l’agenouillement, sur un vaste plateau guilloché, semble me demander grâce--tout cela me répugne et m’attire à la fois. La griserie qui nous vient du sang monte à ma tête peu solide... Je suis seul, tout seul... Je ne mange pas, ou à peine. Et le service se continue comme si des spectres invisibles devaient venir se rassasier à cette orgiaque profusion. Et parfois un vertige me prend... Je crois les apercevoir, les revenants du Désert, les ancêtres des Saints actuels. Ils agitent, autour des grands plats, leurs mains de squelettes. Les bougies roses, qui grésillent dans l’air tiède et lourd, me semblent les cierges heureux de leur festin de famille. Et l’eau (dont un mince filet passe au pied de ma fenêtre, et dont le murmure grossit à celte heure d’arrosage nocturne) me paraît la voix des fantômes, essayant de dire encore les litanies des Djazerti, ce balbutiement voluptueux qui fait rêver aux soupirs d’amour... * * * * * Si de telles impressions montent en moi, Roumi fils de chien, le chef arabe ou congolais ou kurde doit en éprouver de très fortes lorsqu’on lui sert une _dhiffa_ semblable--sensations éloignées des miennes, mais plus délicieuses, profondes et ineffaçables. Et de même aussi, le régal moins somptueux offert aux vulgaires pèlerins doit agir prodigieusement, par les sens et par l’esprit, sur des malheureux accoutumés aux privations, pasteurs de la brousse, errants des sables. Mais j’anticipe. Je n’ai pas aperçu les pèlerins que chaque jour amène à Mozafrane. Je ne connais pas leurs bombances. Pendant les huit ou neuf semaines de repos qu’exige une jambe cassée en ce climat brûlant, je suis condamné, si nul miracle n’intervient, à vivre le _Voyage autour de ma chambre_. Un hasard méchant me bloque, avec le tapis du Maroc et le coffre de Smyrne, derrière ces murs épais, sur les faïences nacrées, sous les poutres vertes. Il me donne pour seules consolations les propos de Si-Kaddour et cette médiocre joie d’écrire--d’étouffer sous des mots mon continuel élan vers la liberté. VII 11 septembre. J’ai demandé à Si-Kaddour, en buvant le thé de midi--et les mouches bourdonnaient, avides, au-dessus de nos tasses: --Une chose m’étonne. Comment le chériff de la Mecque, grand pontife de l’Islam, tolère-t-il le pouvoir émancipé des «Ordres»? D’ailleurs, ceux-ci, avoués ou occultes, ne sont-ils pas depuis longtemps déclarés contraires aux prescriptions du Koran? par cela même frappés d’interdiction? L’essentiel de mon idée, Si-Kaddour le comprit lorsque je l’eus répété, retourné en plusieurs aspects. --Ya Sidi, que tes questions montrent bien ta haute intelligence! Ya Sidi, tu es une lumière! tu es l’admiration de mes yeux!... Il ne me donnait ainsi aucune réponse réelle, ce vieux taleb bonasse et défiant. J’insistai. Je ramenai la conversation au sujet que je voulais, malgré les fuites les plus rusées et les plus subtils détours. Alors Si-Kaddour, par bribes, sortit les aveux suivants: --Ya Sidi, écoute-moi. Tu supportes, n’est-il pas vrai, le mal de ta jambe, car il le faut, et tu ne peux t’opposer aux décrets du Seigneur. Eh! Sidi, voilà toute l’histoire, voilà le nœud--et le déliement du nœud. Certes, _idri Allah_, notre «Ordre» est un immense bienfait, et non pas un mal. Cependant le Très Louable Chériff de la Mecque nous considère un peu... hem!... ainsi que toi tu considères l’appareil de ton pied. (Dieu le guérisse de cet aveuglement!) Nous sommes le soutien de l’Islam, ô Sidi. Par Allah, si tu retires à une tente sa perche du milieu, la toile s’affaissera sur la terre, tel un grand oiseau frappé par le chasseur. Et le Très Louable Chériff de la Mecque (que Dieu le comble néanmoins des plus entières bénédictions!) le comprend en somme. Il n’ose pas retirer à la religion sa colonne centrale... Et Sa Magnificence le Sultan de Stamboul ne l’ose pas davantage. Les Djazertïa, ô Sidi, sont l’appui de la religion! * * * * * Or, comme je mettais en doute, malgré cette affirmation, l’orthodoxie des Djazertïa: --Sidi, par ta tête chérie! laisse-moi redresser ton erreur. Nous sommes orthodoxes, Dieu le sait, et de la secte la plus orthodoxe des quatre, celle des Malékites,--les mêmes dont ton gouvernement (son éloge puisse-t-il monter vers Allah!) entretient le culte aux mosquées superbes de Tunis et d’Alger. Oui, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu lui continue les joies célestes!) nous sommes orthodoxes,--aussi orthodoxes, Sidi, que le fut le Prophète lui-même (Dieu lui conserve le salut!). Nous nous conformons au divin Koran. Nous disons les prières régulières, autant de fois chaque jour que tu as de doigts à la main. Mais nous y ajoutons d’autres prières excellentes, celles de notre _dikhr_, celles que le Vénéré Sidi-Bou-Saad, le Pôle très élevé, a jugé les meilleures pour suivre la Voie, et parvenir au Bonheur céleste de la _fena_, qui nous porte en Dieu... Le taleb (je m’habitue à ces sautes brusques) changea soudain de ton. Il souriait. --Ya Sidi, nos ennemis prétendent que le Koran défend les associations religieuses. C’est là une hérésie. Je te le prouverai par la Souna et par le docte Sidi-Khelil. Et d’ailleurs, Sidi, l’on m’a raconté que certains Roumis de tes frères et tes sœurs ont aussi des ordres pieux particuliers nommés couvents, et des prières particulières, et pensent gagner le ciel, ainsi que nous, grâce à la récitation d’oraisons variées sur les grains d’un chapelet... Et cependant, ô Sidi, j’ai lu, relu le saint _Endjil_ (Évangile). C’est l’un de nos «Livres», comme tu sais. Et je n’y ai découvert (excuse ma liberté, Sidi) l’indication ni l’autorisation d’aucun de ces couvents, d’aucun de ces chapelets, d’aucune de ces oraisons orthodoxes... Qu’il est malin, parfois, ce vieux Si-Kaddour! Après une pause il ajouta: --Reprends-moi si je me trompe, ô Sidi! Je préférai poursuivre mon enquête: justement nous étions seuls, chose si rare. Barka le nègre, dans le corridor voisin, jouait aux dames avec Bou-Haousse. --Serait-il vrai, ô taleb, que vous intervenez près des peuples au sujet des redevances à leurs gouvernements respectifs? que vous leur suggérez des moyens de feindre la misère, afin qu’échappant à l’impôt ils vous réservent tous leurs dons? Ah! cette fois, le digne Si-Kaddour fit un saut prodigieux. Et ses besicles bondirent aussi, pleines de véhémence. --Ya Sidi! Ya Sidi!!... Il étranglait, il criait en même temps. Les faïences claires reflétaient ses gestes épileptiques. Les mouches s’envolaient, troublées. Bou-Haousse et Barka le nègre se précipitèrent (aussi vite du moins qu’un musulman doit se précipiter; car le proverbe déclare: «Rat qui se presse, joie du chat»). --Par Allah, que t’arrive-t-il, ô père, ô Sidi Taleb? Mais Si-Kaddour se calmait. D’un signe il les renvoya au corridor où s’éparpillaient les pions délaissés. Puis se tournant vers moi, et sans paraître remarquer ma lutte contre le rire: --O Sidi, je t’en supplie par le ventre qui t’a porté, ne prononce plus de tels blasphèmes! O Sidi... O Sidi... Nous ne conseillons rien, nous ne défendons rien aux peuples. Nous ne nous mêlons de rien. Pourtant n’est-il pas judicieux que les croyants veuillent se libérer envers la géhenne par la sainte aumône, plutôt qu’envers le temporel par l’impôt? J’osai trouver ce langage peu clair. Si-Kaddour, là-dessus, se récria encore plaintivement. --Sidi, Sidi!... Tu me pardonneras de te contredire, ô Sidi, mais cela est d’une clarté de soleil et d’escarboucles! L’impôt, si tu le paies, c’est par obligation. Tu n’y mets pas d’élan spontané. Tu n’y as pas de mérites. Allah, certes, ne te blâme point, mais il ne te tiendra nul compte de ce paiement, au Jour terrible de la Rétribution. Tandis que l’aumône, ô Sidi, est féconde parce qu’elle est vertueuse et volontaire. Elle éteint le péché mieux que l’eau n’éteint le feu. Elle efface au registre du ciel soixante-dix mauvaises actions. Elle ferme soixante-dix portes du mal! Crois-moi, Sidi, ceux qui dépensent leur argent dans le sentier de Dieu ressemblent à un grain qui produirait sept épis, dont chacun donnerait cent grains. Car Allah rend le septuple du centuple à celui qu’il juge homme de bien! Et le taleb expliquait, expliquait ce socialisme d’Afrique, coopération d’un nouveau genre, où les chériffs, les «Saints» trouvent la gloire pieuse et les joies de ce monde inférieur. --Ya Sidi, tout présent fait à notre zaouïa, c’est une aumône, la plus belle aumône, et qui se répand et se répartit ensuite, comme il convient. Les riches donnent beaucoup et reçoivent peu; les pauvres donnent peu et reçoivent beaucoup. Et nous abritons le vieillard, et nous élevons l’orphelin. Es-tu convaincu, Sidi? Mon mutisme parut à Si-Kaddour un acquiescement très suffisant. --J’espérais bien, ô Sidi, qu’avec l’aide du Seigneur, je persuaderais ton esprit remarquable. Je me sais cependant un humble rien: Allah est le plus instruit. Par lui viennent toutes choses, et toutes choses retournent à lui et à sa Lumière! Pour faire plaisir à Si-Kaddour, je crus devoir concéder: --_Aamine, âamine_... Mot pieux qui représente l’_amen_ des musulmans. VIII 12 septembre. Ce jour d’hui, foin des problèmes mystiques et sociaux! Je suis tout à la joie: sur l’émail pâle de mes faïences un fauteuil est apparu--le fauteuil de la libération... Mais il me faut, pour être clair, revenir à certain jour de la semaine dernière où la vie et mon tapis me paraissaient durs également. --Quelle peine oppresse donc ton âme, ô Sidi? me demanda Si-Kaddour. --Je soupire d’être immobile, ô taleb. Si-Kaddour me regardait en dessous de ses lunettes, avec une pitié douce comme celle qu’inspire un enfant malade et déraisonnable. --Pourtant, Sidi, tu ne l’ignores pas: _el kessel kif el aassel!_ Célèbre phrase d’Islam dont voici le sens approchant: «le farniente inerte est pareil au miel». Mais cette sentence d’une autre race ne me consolait guère. En vain m’efforçais-je, Parisien agité, de rendre sensible à un Arabe l’agacement de demeurer là, tel un colis tombé à terre, oublié par le convoyeur... Mon irritation s’augmentait «d’entendre» sans les voir les menus événements de la zaouïa. Et quand je dis: «entendre», c’est parce que les verbes français ne m’offrent pas d’atténuatif. Car je ne perçois, à travers les murs, que des échos affaiblis--endormis même. Et le bavard Si-Kaddour devient très peu loquace, dès qu’il s’agit de m’informer sur des sujets dont la glose ne se trouve ni dans le vénéré Sidi-Bou-Saad, ni dans le docte Sidi-Khelil. --Ya Sidi, tu as raison. Par la bénédiction de la Kaaba, la vérité est avec toi! Mais pourquoi te désoler? Les chagrins de l’homme sont de menus poissons qu’un pêcheur secoue dans un filet, au sortir de la mer: il en tombe, il en reste. La patience a de grands réseaux... Daigne être patient, ya Sidi!... Néanmoins, le taleb (décidément, c’est un dévoué--c’est l’unique ici ne me regardant point sans cesse comme un chien, fils de chienne, ou comme l’hôte du devoir strict), le taleb a voulu contenter ce caprice de Roumi. Mystérieusement, en cachette de moi, il a fureté dans les magasins où s’entassent les offrandes «d’aumône». Et seulement ceux-là qui connaissent ces pays comprendront quel mérite presque indicible y représente l’effort de chercher. J’appris le secret par Barka le _négro_; il semblait ce matin avoir plus des trente-deux dents normales. --Ya Sidi, écoute-moi! disait-il. Si-Kaddour passe pour habile et plein de sagesse; il sait ce qu’a dit Allah et le Prophète. Mais le voilà plus habile encore, Sidi! Il a découvert une machine rouge, Sidi, rouge comme le foulard des belles filles sur leur belle chevelure. Il raconte, Sidi, qu’avec cela tu pourras voir les jardins. Oui, Sidi! Que mes femmes me soient défendues si je mens! Et Barka m’adressait un sourire angélique, qui le faisait ressembler au chef moricaud des diables de la géhenne, dont se préoccupe souvent Si-Kaddour. --Une machine rouge pour voir les jardins! Ya Sidi! Mon imagination trottait. Mes suppositions s’égaraient jusqu’à des objets très bizarres, jusqu’à un «teuf-teuf», une voiturette-joujou--dont l’apparition n’eût pas été plus stupéfiante que celle des piqueuses pour bottines, des dessous de plats à musique, des pendules au sujet mouvant qu’on rencontre un peu partout, dans le fond du continent noir... On arrive, après cent fatigues, en des parages ignorés que mentionnent imparfaitement les cartes: et l’on y découvre un loto à ressort. Et l’orgue mécanique pénètre, lui, où ne pénètrent point les hommes d’Europe... * * * * * Après deux bonnes heures d’attente (où le décompte des poutres vertes occupait mes loisirs), surgit du corridor un vulgaire fauteuil de malade, fabriqué, je pense, à Constantinople au but d’exportation. Simplement du bois gainé de peau, sans le moindre rembourrage. En revanche, une teinte écarlate qui flamboie! Et quelles proportions bizarres! et quelles lignes plus raides que le possible! et quels angles inquiétants! Il a perdu, ce fauteuil, lors de sa venue à chameau, l’un des brancards destinés à le soulever. L’essieu des roues de devant a subi de forts dommages, et seul le fatal cuir rouge s’enorgueillit d’être intact. Mais pourtant je fus ravi: tellement l’homme a besoin de peu pour oublier un instant ses peines... Je rampai sur le tapis (sans trop remuer ma jambe malheureuse) afin d’atteindre de mes doigts le nouveau meuble, qui, vu ainsi de bas en haut, me parut grand comme une tour. Tremblant de plaisir, je l’examinai. Le dommage était réparable: ces essieux, fixés à une sorte de chariot, se démontent, et quant au brancard disparu, nécessaire à la descente des escaliers, le remplacer serait peu de chose. --N’est-ce pas, Si-Kaddour? Il exultait, mon vieux taleb, bien qu’il cachât son triomphe sous un air modeste et réservé. --Oui, ô Sidi! Tu as raison. La science et la connaissance marquent chacune de tes paroles. Sois sans crainte. Au fond de la huitième cour se trouvent les forges de ceux qui travaillent le fer, et dont les mains sont industrieuses. Nous avons là des artisans de bonne famille, Sidi, car ils exercent un métier noble... Noble depuis l’origine. Le premier qui forgea (tu le sais mieux que moi, ô Sidi) fut Teubal-Kaïn, fils de Tsilla, qui fut elle-même femme de Lémec. Et Lémec sortait de Methusaël, issu d’Irad issu d’Hénoc. Ainsi nous l’enseigne le Saint Livre Révélé qui est aussi l’un des vôtres, le _Thourat_, donné sur le Sinaï parmi les éclairs à Notre-Seigneur Moussa. Et j’ai lu dans Sidi-Khelil et dans le Sublime Sidi-Bou-Saad... --O taleb, interrompis-je, voilà les attaches libérées. Ces attaches, c’étaient des écrous que je venais de péniblement dévisser. Maintenant le chariot, détaché du fauteuil, pourrait être envoyé aux «nobles» ateliers de réparation. Et je fis mille recommandations. --Ya Sidi, tranquillise ton âme! Demain, s’il plaît à Allah, nous te promènerons dans l’oasis bénie de Mozafrane. Par ma tête et par mes yeux, je te le dis, ô Sidi! La foi en une promesse arabe est bien téméraire. Lors de mon premier voyage, je l’ai vite appris à mes dépens. Pourtant mon esprit s’évade déjà hors des parois de la très longue chambre, loin des poutrelles couleur d’émeraude et des faïences aux fines arabesques. Il remplace déjà le _Voyage autour de ma chambre_ par le plus intéressant «voyage autour de ma zaouïa». _Ma_ zaouïa?... Parfaitement. Car elle deviendra mienne, dès que je l’aurai pu connaître, comme sont à nous les beaux paysages ou les salles de musées. Je «verrai»!... Je savourerai le calme des saintes galeries, la fraîcheur oubliée des ombrages. Je découvrirai ce petit monde fermé qui me paraît toujours, quoi que je fasse, enveloppé de surnaturel... * * * * * Dès l’heure présente, le bon Si-Kaddour, aidé de Bou-Haousse et de Barka, a pu m’installer dans le fauteuil sans roues dont les planches articulées forment chaise longue. Mon appareil fut bien étayé de coussins. Puis on a porté le tout près de ma fenêtre--presque l’unique baie de la zaouïa vers l’extérieur--une étroite ouverture, grillée en saillie, dont les rinceaux de fer ouvré portent des traces d’or éteint. Et c’est par là que le Désert admirable entre jusqu’à moi. Il vient au fond de mes prunelles, au fond de mon être sensible, lui que je sentais si près sans pouvoir en jouir, sans rien avoir de lui que cette chaude haleine dévorante qui trouble mes jours. Ne parlons pas des nuits. _Il_ vient à moi... J’ai par instants l’illusion que je l’adore, comme une belle femme que je ne pourrais jamais, jamais posséder... J’ouvre vers lui des bras de passion qui se referment sur le vide.--Son mystère auguste et grave n’est pas moins énigmatique que l’inconnu des formes voilées, ou l’inutile aveu des beaux yeux... Je contemple, avide, irrassasié. Le vent souffle du Fedjeur, côté des aubes. De longs nuages légers parcourent le ciel, et leur ombre mobile projette, à travers l’immensité rousse, éclatante et ardente, comme des écharpes de gaze bleue. Et ces caprices donnent au Sahara, de plus en plus, je ne sais quelle grâce féminine. Et je récite des versets d’amour: «Je vous aime, ô ma bien-aimée. Vous avez ravi mon être... Vous êtes l’Unique, vous êtes ma parfaite, et ne finira qu’avec moi le feu dévorant mon cœur...» * * * * * Les palmiers de l’oasis se balancent sous la brise chaude. Content, le brave Si-Kaddour me narre la légende de Mozafrane, sa fondation par le grand saint, le grand ancêtre, feu Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti: --Ya Sidi, ce que tu distingues de ta place et ce que tu verras mieux demain, ces merveilles, les enfants corporels de Sidi-Bou-Saad les lui doivent, et nous aussi, les enfants de son âme... Il a tout créé de rien, Sidi. Que ma bouche puisse t’en assurer! C’était, avant qu’il vînt ici, un homme riche, chériff de vraie race. Il se nommait réellement Taïeb-ben-Ahmed, et ses compagnons l’avaient surnommé _Bou-Saad_, le Père du Bonheur. Il vivait à grande distance du lieu où je te parle--oui, au nord de Tlemcen la pieuse, dans votre Algérie fertile où les jours coulent frais et paisibles entre les montagnes neigeuses et la mer qui n’a point de fin. Et voici qu’un soir, ô Sidi, à la suite d’un miracle inouï que je te dirai plus tard, il décida de partir. Il s’en fut à la sainte Mecque, puis de la sainte Mecque revint chez lui. Tu me comprends, ô Sidi? Assurément, je comprenais. Et je regardais le paysage, plus grandiose que les montagnes, plus éperdument vaste que ne le paraît la mer. Et l’oasis au premier plan, dont les pentes descendaient vers le sable, semblait une île verdoyante où nous séjournions après avoir jeté l’ancre, tandis que Sidi-Bou-Saad, le Vénéré, de la Mecque revenait chez lui. --Alors, Sidi, rentré dans sa maison, où ses femmes l’attendaient amoureuses, étouffant des mots de caresse et des regards noirs de désir, Sidi-Bou-Saad repoussa toutes les jouissances, et même la satisfaction innocente de recevoir ses amis. Il s’enferma au fond du logis dans une petite chambre, et pendant que durèrent sept ans, sept mois, sept jours et sept heures, cet homme riche, ô Sidi, ne fit qu’étudier les Livres, et jeûner, et prier... (La dune là-bas se modèle toute blonde. Près de nous, très près, des figues tombent doucement à terre, comme à regret, avec un petit choc mou de leur pulpe sur l’herbe sèche. Et c’est infiniment simple, et cela me prend les nerfs par les plus délicates fibres... Je me sens devenir Arabe, en savourant de le devenir.) --Tu m’écoutes, ô Sidi? Passé les sept ans, sept mois, sept jours et sept heures, le Vénéré Bou-Saad-ed-Djazerti (que Dieu éternise sa félicité!) sortit de sa petite chambre et réunit sans délai les pauvres de sa ville et des _douars_ les plus voisins. Il leur partagea, jusqu’au dernier denier, tous ses biens périssables. Puis aussitôt il disparut. On le crut mort, Sidi. Ses fils le pleurèrent pendant beaucoup de lunaisons. Or il s’était retiré dans l’Erg mouvant et sauvage, très loin, plus loin, du côté du soleil--ici même, ô Sidi!--et je crois qu’en me penchant sur les barreaux de ta fenêtre, _inch’ Allah_, je pourrai te montrer la grotte, le simple trou dans le roc où _il_ s’était abrité, le Bon, le Fort, le Très Élevé dans la sagesse, le Pôle déjà proche de Dieu-Puissant... Et Si-Kaddour se pencha, comme il l’avait dit. Il ne vit point la grotte, que dissimulaient les dattiers; mais, en se relevant, il entraîna du pan de son beurnouss la petite table du thé, les tasses, la théière, dans un énorme fracas de faïences brisées et de métal. Mais rien n’arrête l’essor du verbiage d’un taleb très convaincu. Et tandis que Bou-Haousse et Barka s’affairaient avec de grands gestes autour des débris, des explications firent remonter jusqu’à Allah, comme il sied, la responsabilité de toutes choses. --Dieu ne permet pas, ô Sidi, qu’aujourd’hui je te montre l’asile misérable où le Saint Sidi-Bou-Saad vivait ses jours de privations, armé de la patience de Job... Bref, des marchands de caravane, qui revenaient du Soudan à Tripoli, _le_ découvrirent, seul et sans vivres, dans ce coin stérile alors, écrivant, méditant, et cherchant la fusion en Dieu. Alors, Sidi, le bruit s’étant répandu de cette retraite, des gens pieux vinrent de toutes parts _le_ visiter, _le_ consulter, essayer de monter avec lui les divins degrés de l’Extase. Ils lui offraient de précieux dons, mais lui refusait tout, répétant: «Les biens de cette terre ne valent pas pour moi l’aile d’un moucheron!» Et il leur disait de réserver ces aumônes pour ceux qui seraient à Mozafrane après lui... J’admirai comment Bou-Saad avait préparé à ses fils les trésors du monde pervers. Ainsi les dévotions les plus financièrement avides mettent la pauvreté volontaire au sommet de leurs origines. Mais Si-Kaddour continuait: --Tu t’émerveilles, ô Sidi, que sans argent, sans esclaves, et prosterné jour et nuit devant le Dieu Miséricordieux, Sidi-Bou-Saad ait pu fonder cette oasis de délices? faire sortir des sables morts la magnificence des jardins? Ma bouche va te l’expliquer. Un matin qu’au sommet de la colline, devant ses disciples assemblés, il prêchait le vertueux renoncement, il prononça ces paroles: «_Allah aekbar!_ Dieu est le plus grand!» Et du sol qu’il frappait de sa canne, du sol aride, poussiéreux, une source jaillit, Sidi, et l’eau pure en coula soudain, vive et éternelle, pareille à celle des Paradis. Entends d’ici un filet de son onde, qui murmure les louanges du Très-Haut... Quelle merveille!... Et ce fut ensuite que Sidi-Bou-Saad ordonna aux fidèles, aux voyageurs, aux chameliers, à tous ceux qui voulaient malgré lui le combler de présents, d’apporter seulement à Mozafrane chacun une grosse pierre--puis de planter chacun, près des ruisseaux qui descendaient de la source, un noyau de datte, ou une figue, ou une graine de pin d’Alep. Chacun apportait le fruit du pays de sa naissance. Et finalement, ces pierres amassées formèrent un grand tas... Et de nos jours encore, Sidi, chaque pèlerin qui vient ici ne s’en va pas sans planter une graine--et jusqu’en dehors de nos murs, maintenant, germe peu à peu la verdure nouvelle, toujours plus nombreuse, toujours plus étendue, proclamant sous le ciel de Dieu la gloire de Sidi-Bou-Saad, le Bienfaiteur, le Saint, l’Ami d’Allah, Notre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti! J’écoutais toujours, l’apparence recueillie,--un peu fatigué, je l’avoue, de ce premier séjour dans mon beau fauteuil rouge. Je demandai: --Et le tas de pierres? Si-Kaddour leva au plafond des yeux admiratifs et un index solennel. --O Sidi, tu touches là au miracle le plus splendide!... Quand Sidi-Bou-Saad fut vieux, il... Mais à ce moment Bou-Haousse interrompit vivement le taleb: * * * * * --Voici que vient avec sa suite Si-Hassan-ben-Ali! Je n’ai pas encore nommé Si-Hassan-ben-Ali: c’est le _Khodjah_ ou secrétaire en chef des Djazerti. Il possède, de par ses fonctions, les utiles secrets de la zaouïa entière; et mon dévoué Si-Kaddour le soupçonne d’en abuser. --Il est mon ennemi. Il est le tien, crois-moi, ô Sidi! Ne laisse pas prendre ton cœur aux mots de sa langue douce: car toujours, sans que tu le soupçonnes, il mettra un rideau entre ton intelligence et sa pensée... Si-Hassan-ben-Ali, survenu parmi nos discours, s’avançait souriant et désinvolte. Ce beau garçon de trente ans serait sympathique s’il avait le regard moins faux, ou plutôt moins mystérieux... Si-Hassan regarde en face: mais derrière ses prunelles brillantes existe le «rideau» dont parlait le vieux taleb--et oncques comparaison ne fut plus vraie que cette figure de rhétorique au goût musulman. --Ya Sidi! sois avec le bien! Si tu te sens mieux, je suis mieux. Mon âme se réjouit de l’allégresse de la tienne! Que la bénédiction descende sur toi! En fait, Si-Hassan-ben-Ali, avec de savants regrets, venait m’annoncer une nouvelle,--une nouvelle, selon son dire, lamentable. De quelques jours, à cause d’occupations religieuses, les Djazerti ne pourraient me faire,--se verraient privés de me faire,--auraient le désespoir d’être enrayés dans leur ardeur de me faire leur visite accoutumée. Allah le savait! Ces personnages sanctifiés ne se dispensaient que par la plus cruelle force, d’un devoir si agréable! si salutaire pour leur esprit! si réconfortant pour leur cœur!... Je ne m’y trompe pas: le _réel_ motif de cette subite abstention, d’une part, et ce que me débitaient, d’autre part, Si-Hassan et sa «langue douce», n’ont pas un atome de rapport ensemble. Peut-être se sera-t-il produit quelque incident. Peut-être là-bas, vers le Tchad, le maître actuel de L’«Ordre», le chériff Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben- Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, arrière-petit-fils de l’Illustre, n’a-t-il pas reçu de nos chefs militaires l’accueil qu’il espérait. En ce cas, ce serait grave. Mais peut-être aussi, tout simplement, mon fauteuil rouge est-il la cause de ce changement de programme. Ceci n’aurait rien d’étonnant pour qui connaît un peu l’impressionnabilité de l’Arabe. Son humeur tourne au moindre frisson d’amour-propre qu’il croit ressentir. Et quelle importance disproportionnée n’ont pas pour ses yeux les questions de forme, la crainte de paraître ridicule, tout ce qui touche à la vanité! Par exemple: serais-je assis dans ce fauteuil? les pieds posant à terre ou les jambes allongées? en ces cas divers, les Djazerti s’assoiraient-ils autour de moi? et où? et comment? Il n’en fallait pas davantage, à la rigueur, pour se tenir à l’écart momentanément, et pour forger une histoire aussi compliquée, diffuse, polie et menteuse que l’est, le fut et le sera toute politique d’Islam... Mais laissons repartir Si-Hassan-ben-Ali, qui, du reste, avait rempli sa mission de façon très élégante. Ses deux sous-khodjah le suivirent, blancs, dignes et muets. Enfin les voilà disparus... Vite je quittai ma cathèdre rouge. Aurais-je pu supposer qu’avec joie je retrouverais le tapis marocain dont j’avais dit pis que pendre, et mes durs petits coussins de laine? Ah! s’allonger--se tenir coi--trouver près de sa main les chères faïences du sol--voir loin au-dessus de sa tête les parallèles poutres vertes!--Plaisir jadis méconnu que j’ai voluptueusement goûté: _el kessel kif el aassel_,--l’inertie est pareille au miel... A ce miel de ma sensation, Si-Kaddour joignit sans retard l’onction de ses paroles: il se rappelait trop bien n’avoir pas achevé son discours. Et l’affectueux bourdonnement de sa vieille voix de taleb berça l’envie de dormir qui pesait sur mes paupières lasses. --Tu m’entends, ô Sidi? --Oui, oui... --Je te disais donc, Sidi, que le Vénéré Sidi-Bou-Saad, quand il sentit le terme venir, voulut auparavant donner aux peuples la meilleure règle de la Voie. Il quitta Mozafrane, porté par une chamelle blanche, aussi blanche que la mule Doldol. Il s’en alla vers le Midi, vers le Septentrion, et vers l’Occident, et vers l’Orient, prêchant le bien à tous les hommes. Il leur répétait sa maxime: «Couche-toi avec du chagrin plutôt qu’avec du repentir.» Et il leur enseignait aussi les sept degrés de la _fena_. Tu m’entends toujours, ô Sidi? --Oui... oui... --Et voilà qu’un jour Sidi-Bou-Saad, dans un pays distant, rendit son souffle à l’ange Azraïl. Alors ses disciples lièrent son corps sur la chamelle blanche. Et la chamelle blanche marcha seule, à travers les rocs, à travers les dunes, jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé l’oasis de Mozafrane. Et parvenue près de la fontaine... Tu m’interromps, Sidi? --N... non... --Parvenue près de la miraculeuse fontaine du salut (Aïn-Selam), la chamelle s’agenouilla, et les liens liant le corps du Saint se délièrent d’eux-mêmes. Et le Saint glissa à terre comme s’il eût été encore vivant. Ses enfants, qui l’attendaient pleins d’anxiété et de douleur, crurent obéir à son vœu en l’ensevelissant près de la source. Mais--écoute, ô Sidi! écoute!--la nuit d’ensuite, sans le secours d’aucune main profane, le corps se transporta plus loin, vers le grand tas de pierres dont je t’ai parlé... Écoute, écoute!... Et les pierres, dans la même nuit, vinrent une à une, ô miracle! former au-dessus du corps un riche tombeau, puis au-dessus du tombeau une mosquée, puis au-dessus de la mosquée un dôme (cette superbe _koubba_ qui se trouve au milieu des bâtiments où tu respires).--Et les fils et les disciples du divin Sidi-Bou-Saad s’établirent dans l’oasis, et construisirent ce palais, ces cours, ces écuries, ce mur d’enceinte aux rondes tours blanches... Ya Sidi! le Dieu Unique, Clément et Miséricordieux a permis toutes ces choses! Il est le plus grand! _Allah aekbar!_ Saisi d’une sorte de délire, le taleb récita, gesticula, tel Élie prophétisant: «Allah est le premier et le dernier, le présent et le caché! «Il n’oublie pas, ne dort pas, ne rêve pas! «Quand il veut une chose, elle est. Quand il ne la veut pas, elle n’est pas. Il est le _puissant_ de sa volonté!» Moi, pauvre humain, je dormais, je dormais... Et j’entendais... Mais le _moudden_, là-haut, sur la koubba, chantait la prière des crépuscules--et je ne savais plus du tout si la voix du vieil enthousiaste, ou la sienne, modulait les notes pénétrantes qui descendaient jusqu’à moi comme une oraison d’ange gardien: «Venez à la prière!... Venez au salut!... Dieu est le plus grand!... _Allah aekbar!_...» IX 18 septembre. J’attends depuis près d’une semaine. Mon essieu de chariot gît toujours aux ateliers de la huitième cour, où l’on devait (Si-Kaddour me l’avait juré par sa tête et par ses yeux!) le réparer sans nul délai. Ici, près de ma fenêtre, le fauteuil rouge incomplet dresse sa raideur monumentale. Il est affreux. Je le prends en haine. Je sens une rancune contre lui, contre mon idiot accident de fracture, contre Si-Kaddour, contre l’univers entier. Et je ne voudrais pas remplir des pages du tumulte de mes imprécations. Aussi, je n’en écris qu’une--une seule--à l’adresse de la «huitième cour», avant de rageusement fermer ces feuilles: --Que les «nobles» forgeurs de fer, tous tant qu’ils existent, descendants de Teubal-Kaïn, fils de Lémec fils de Methusaël, soient livrés aux septante-sept mille diables de géhenne! ou qu’ils soient suspendus entre le ciel et la terre, par une chaîne d’airain, comme il advint aux anges Harout et Marout! X 19 septembre. Revenu à des sentiments plus raisonnables, je pardonne--presque--aux négligents. Je pardonne aussi à la hideur de ce fauteuil depuis qu’une grande pièce de damas le recouvre. Et quand je m’installe entre les bras du monstre, la soie couleur de soleil, brochée d’argent couleur de lune, enveloppe mes laids vêtements de _roumi_, et jette sur ma triste jambe «le doux éclat de sa splendeur»... C’est une jouissance que je n’avais pas appréciée, celle de manier, de faire chatoyer les belles étoffes somptueuses. Je «sens» maintenant ce luxe arabe, un peu barbare, des damas et des satins qu’on déploie, telle une nappe, avant de poser sur le sol les chairs fumantes du repas,--et dont on orne le fond de la tente,--et dont on couvre la selle du cheval. Les étendards des fêtes guerrières, des combats où le sang coule, sont faits des mêmes opulentes trames. Et quand le musulman vainqueur cherche la griserie des heures amoureuses, il les trouve encore, ces tissus de lourde souplesse, sous ses doigts crispés. Il les froisse, comme on saccage les grappes de la vigne symbolique, dans l’épithalame--et le glissement de leurs plis bruit comme un léger soupir... * * * * * Elle se drape sans doute en ces merveilles tissées, Lella Zorah, «première» épouse du chériff absent, qui m’envoya tout à l’heure, avec des vœux pour ma santé, cette cassolette de benjoin. La résine odorante fume sur les braises dans le petit vase en terre vernie. Sa spirale lente et bleuâtre m’apporte le salut d’une âme secrète, d’une Saharienne de race noble, grande dame du désert, qui doit avoir été très belle et garde encore des traces émouvantes de cette beauté. Du moins je me l’imagine ainsi. Car je n’en verrai jamais, jamais, de celles pour qui les chériffs réservent le nom d’épouses. La fraîcheur de leurs joues délicates, la pâleur de leurs fronts pensifs, le velours de leurs yeux noirs resteront inconnus pour moi, énigme irritante et frôlante que je saurai là tout près, derrière les portes mystérieuses de la zaouïa aux mille détours. Et toutes, compagnes du Maître, et de ses fils, et de ses frères, et de ses principaux disciples,--et les blanches concubines,--et les amantes-esclaves,--toutes, elles me sauront là aussi, roumi démoniaque, dangereux. A travers les fentes des volets ou les meurtrières des murailles, elles me regarderont. Elles chuchoteront. Elles se confieront des choses ingénument indécentes dont elles garderont le secret. Et mon cœur ignorera toujours sa propre vertu, puisque l’épreuve lui sera refusée de lutter contre tant de sourires assemblés. * * * * * Or Si-Kaddour, inspiré par le benjoin, m’a lu d’un ton plus que lyrique les promesses de bonheurs futurs, si voluptueusement sensuels, abondants et naïfs, que promet le saint Koran. Et voici que pour assagir probablement mon imagination vagabonde, il me sert un fragment encore: --La paix est la plus belle récompense qu’Allah réserve aux hommes pieux. Je m’incline, non vers lui, mais vers la fenêtre, et je riposte: --Cependant, vous, les Djazertïa, vous faites la guerre. Pouvais-je croire qu’un vieux taleb se démonte si facilement? Erreur. Et comme celui-ci ne peut pas nier les incursions, les massacres, les pillages, ni ces traîtrises dont l’une des premières fut l’assassinat de Flatters, Si-Kaddour répond, la voix grave: --Ya Sidi, de chez nous peut sortir la guerre. Mais la paix seule y doit régner, car c’est une maison de sainteté et de salut qui ressemble aux Jardins Célestes... Puis feuilletant (troisième reprise) le Livre aux tranches azurées, il déclame lentement en sourdine: --Écoute, ô Sidi: sourate de l’Événement, versets 24 et 25: «Au Paradis, les hommes ne verront pas de choses illicites ni de péchés. On n’entendra que les paroles: Paix! Paix!»... * * * * * Je médite de nouveau dans le silence, en face de ce désert saharien qui n’est pas le nôtre, mais qui, si près du nôtre, lui est pareil. Sur les dunes, l’approche du soir met sa grandiose clarté sereine, sa fulgurante poésie d’or. Je respire auprès de moi le parfum troublant du benjoin et l’odeur un peu fauve des tapis de laine... La paix?... Est-elle en moi?... Non, à coup sûr. Et les minutes passent. Le soleil est parti. Alors, l’âme tourmentée d’une inquiète défaillance, j’emplis mon cœur du vaste paysage doux et triste où le jour semble s’éteindre sous des cendres de volupté... XI 26 septembre. ... Le soleil s’est levé je ne sais combien de fois depuis mes dernières lignes--depuis que subitement, un soir très chaud, je me souviens, le vieux taleb est revenu tout essoufflé dans ma chambre. Je reposais. Ne m’avait-il pas souhaité bonne nuit par la grâce d’Allah? --O Sidi! je t’apporte une nouvelle! Ma main tâtonnait à la recherche des allumettes. Lui continuait, parmi le noir emplissant la pièce: --O Sidi! que le Puissant soit remercié! Tu désires, n’est-il pas vrai, envoyer tes papiers d’écriture là-bas à Ouargla, pour la France? Sidi, tout à l’heure, _Inch’ Allah_, part un de nos mokaddèmes à peu près dans cette direction. Il a une escorte, et je connais, comme mon fils spirituel, le _kébir_ de cette escorte. Si tu veux lui confier tes feuilles noircies, il les remettra à un autre, très fidèle--et celui-ci les remettra encore à un autre--et ainsi de suite jusqu’à ce que le message soit aux mains de tes frères français, jusqu’à ce que ton vœu soit accompli, par la protection du Dieu clément et miséricordieux... Les lendemains de cet événement, je n’ai rien écrit. Séparé du «journal» où mes premières impressions se reflétaient sans art et sans fard, je me suis retrouvé plus triste. La mère arabe doit éprouver un douloureux vide analogue quand s’en va le chamelier portant à l’enfant lointain le beurnouss d’hiver qu’elle a tissé, durant des jours, fil à fil. Plus de travail enchaîné, qu’on puisse rattacher à l’idée des êtres chers.--Alors, nulle énergie: un voile de dégoût sur l’existence coutumière, un néant. Puis les heures glissent.--Elle commence un autre beurnouss, la femme arabe. Et moi je recommence à «noircir» d’autres feuillets, à les remplir de réflexions qui tourneraient facilement au chagrin. J’en oublie de mentionner que mon fauteuil--il était temps!--fut reconstitué. On me roule matin et soir dans les sentiers des palmeraies, dans les cours et les galeries sans nombre de la zaouïa. Il y a quelque chose de si lamentable à me sentir en pousse-pousse, pareil à un vieil infirme! J’en subis l’humiliation même devant les négresses--compagnes des «dames» djazertiques--que je rencontre parfois dans le quartier des serviteurs. --Le salut sur toi, Sidi! --Sur toi le salut! Elles se poussent du coude, amusées, provocantes et hardies. Puis elles s’éloignent vers les habitations des épouses chérificennes, en se retournant plusieurs fois. Et les ruelles grises, les placettes de ce coin grouillant me semblent moins gaies de leur absence, de ce que leur jeune vie animale et joyeuse ne s’ébat plus là. Cependant tout est mouvement dans ces populeux parages. Tout est bruit, couleur bariolée, enfantillage nègre qui me surprend. Par contre, le quartier des chériffs, là-bas, se tait, monastique et pensif. Il entoure comme il convient la sainte koubba des tombeaux. Les Djazerti, toujours éclipsés pour moi, sont cachés en ces demeures dont l’accès défendu se barre de massives, de rébarbatives portes ferrées. --Regarde, ô Sidi! murmure le taleb. Ainsi les hommes de la famille, pour le conseil et la méditation, se groupent près de leurs pères défunts. Aux morts, cette mosquée du miracle qui s’est construite seule en une nuit. Aux vivants, les trois autres côtés de la place principale, colonnades basses, en marbre blanc patiné de blond sous le soleil. C’est austère--mais d’une austérité d’Afrique, d’Arabie, de Perse, où le recueillement pose un doigt de silence sur sa bouche voluptueuse qui se souvient et qui sourit. --Regarde, ya Sidi! Regarde, insiste le bon Si-Kaddour. Car il marche près de moi, le taleb, gravement, à gauche du fauteuil rouge poussé par Barka et par Abd-el-Khader, l’autre grand diable de nègre à mon service particulier. Et Bou-Haousse suit par derrière avec un certain Bachir. Et les femmes nomades--venues ici pour «l’aumône»--ouvrent très grands leurs sombres yeux à voir tout à coup passer ce cortège. Et les cavaliers dédaigneux ne tournent point la tête vers nous... «Roumi, chrétien fils de chrétien, chien fils de chien...» Mais cinquante mioches au moins, garçons et fillettes, des nègres, des blancs, des bistrés, vêtus d’étoffes rayées de bleu ou de petites tuniques claires, se heurtent derrière le fauteuil. Ils nous suivent sous les figuiers blancs, sous les palmiers à panache et jusque sous les pins d’Alep, qu’on croit hantés. Pendant deux heures ils nous accompagnent, mouvante et tapageuse escorte. Et parfois, lors des arrêts, les plus émancipés se risquent en avant, rieurs, effrontés, semi-peureux, pour me contempler. --Ya El-Aïd! Ya Mabrouk! Ya Tahar! Ya Mesroud! Ya Zorah! Ya Fatma! Ya Khadoudja! Ils s’interpellent, se pressent, crient, chuchotent et s’effarent. Tirant la langue, ils me désignent du menton. --_Le_ voyez-vous? Par Allah, _il_ est destiné aux géhennes! _Ak Rabbi!_ il mange les enfants tout crus!... La terreur qu’ils ont de moi est un très savoureux piment à leur curiosité. Un mouvement de mon doigt les fait frémir. Mon dangereux regard les éparpille. On dirait alors une bande de moineaux qui soudain prend son envol. Puis ils reviennent, plus nombreux. Et tantôt l’ombre fraîche et tantôt la lumière saharienne alternent leurs séductions, estompant, éclairant ces choses, si loin de Paris,--ces choses sans portée, qui prennent tout de même l’esprit et les nerfs à force de simplicité. XII 30 septembre. Le fort ne faiblit point, Fût-il broyé comme le musc Ou pilé comme le camphre... Est-ce pour m’encourager, est-ce par simple hasard que Si-Kaddour m’a lu ces vers, pris dans le livre intitulé: _les Perles des Pensées_, autre œuvre du fécond théologue feu Bou-Saad-ed-Djazerti? Le fort ne faiblit point... Je veux méditer cette parole: je veux «ne pas faiblir», non seulement envers la malveillance que je sens autour de moi, un peu davantage chaque matin--mais surtout envers moi-même: voilà mes rêves pendant qu’un vieux taleb m’explique la généalogie des Djazerti et l’emblème de leurs deux filiations: la chaîne corporelle, ou transmission de l’existence de chair; la chaîne mystique, ou chaîne dorée, transmission de la _baraka_, de la bénédiction particulière, de la divine étincelle qui se lègue d’esprit en esprit. --En va-t-il de même, ô taleb, chez les autres marabouts? Le cœur de Si-Kaddour se prit à saigner sous le coup de mes confusions stupides. --Ya Sidi!! par ta tête chérie!! Pourquoi ce mot de «marabout» qui nous flagelle et nous insulte?... Si le saint chériff actuel l’entendait à travers l’espace, il aurait le foie transpercé, Sidi, crois-moi. Et le Vénéré Sidi-Bou-Saad, son aïeul (Dieu lui donne le repos éternel!) se retournerait sur le flanc gauche dans son tombeau de la koubba, ya Sidi! ya Sidi!!... Pauvre Si-Kaddour... Son regard navré glissait entre les branches, jusqu’au Désert roux et ardent qu’il semblait prendre à témoin. --O taleb, calme ta douleur! Je sais que les Djazerti ne sont pas de vulgaires marabouts: ils sont chériffs. Le brave homme me remercia de la rectification, puis continua de protester comme si je n’avais pas rectifié: --Ya Sidi, ta bonté dépasse réellement celle de David, père de Salomon! Et ta justice est extraordinaire! Mais par Allah, vois-tu, ma tête s’égare quand j’entends appliquer au «Maître» ce terme vulgaire de _mraboth_ (marabout). Un mraboth est un simple hère, qui s’en va faire de petits miracles devant de petites gens, et souvent vole leur argent, tel un vil imposteur. Mais les chériffs sont autre chose, par la bénédiction de la Sainte Kaaba! Je n’ai pas à parler des prétentions de nos rivaux. Ils t’affirmeront ceci ou cela: les uns disent vrai, les autres mentent. Allah voit tout et connaît tout. Mais les Djazerti descendent du Prophète, Sidi. La lignée du lion ne doit pas se confondre avec la lignée du chacal, même quand elle bifurque! Alors il m’expliqua, tantôt plein de lenteur et plein d’animation, ces hérédités compliquées des Saints purs entre les purs: --La transmission de la chair, Sidi, peut se faire en même temps que la transmission de la _baraka_; c’est ce qui arrive chez nous maintenant. Notre saint chériff actuel (qu’Allah protège son voyage!) descend directement de l’Illustre Sidi-Bou-Saad par son père Sidi-Mohammed et son grand-père Sidi-el-Aïd, lequel était le fils aîné du Sublime et du Vénéré (Dieu leur conserve à tous trois le salut!). Tous trois furent possesseurs et de l’héritage du sang et de l’héritage spirituel. Mais au-dessus d’eux, Sidi, avant eux, les deux chaînes se sont parfois écartées. Elles se rejoignent finalement à l’origine, en la personne de Celui après lequel il ne peut plus y avoir de prophète, le Père et fondateur de l’Islam, Notre-Seigneur Mohammed le glorifié (Dieu accorde à lui et aux siens le salut le plus complet!). Et la chaîne dorée remonte ensuite, comme tu sais, de Notre-Seigneur Mohammed à l’archange Djébril qui lui apporta le saint Koran... Et de l’archange Djébril elle va s’attacher au trône admirable d’Allah, et se fondre dans son indicible Lumière, comme un flambeau dans un grand foyer qui brûlerait sans se consumer... Et c’est Lumière sur Lumière... Et Dieu conduit vers la Lumière celui qu’il veut, car il peut tout et connaît tout... La voix du bon taleb s’évanouit ici, accablée d’extase; et nous restâmes muets sous l’ombre verte des treilles où frémissait le vent léger. Je pensai alors moins pieusement, mais non sans émotion pourtant, à une autre brillante lumière que du Désert j’avais aperçue, le soir de ma blessure,--à cette miraculeuse lumière qui m’a «conduit» en la zaouïa de Mozafrane,--que jamais depuis je n’ai revue... et dont je n’ai pu, malgré mes questions, découvrir l’origine ni le lieu. --Tu dois te tromper. Sidi. C’était une des lampes d’argent, comme celle de ta chambre... ou quelque torche de palmier, promenée par un de nos esclaves... Non. Quelle torche de palmier aurait cet éclat brillant et fixe? Quelle lampe antique, à la mèche grésillant dans l’huile, projetterait ce rayon clair? Elle demeure encore aujourd’hui pour moi un songe parmi d’autres songes, l’apparition de cette flamme irréelle. * * * * * Nous étions alors sous une vigne en forme de tonnelle, qui couvre une suite de portiques dans le goût populaire italien--arcades bâties du reste par des maçons venus de Tripoli, à travers sables, Maures du rivage avant travaillé jadis à Malte, à Palerme--tant se mêlent les arts et les races autour de cette mer intérieure mi-chrétienne et mi-musulmane, d’où le souvenir païen n’est pas complètement enfui... --Repose-toi, ô Sidi, fit le taleb. Le sommeil du corps, quand l’âme éveillée rêve, est un bienfait délicieux. Remercié soit le Très-Haut qui nous l’accorde! Et moi je te laisse une courte minute. Je reviens, Sidi, presque avant que d’être parti. Si-Kaddour s’absenta une grande heure, puis reparut, la mine soucieuse et comme angoissée. Il allongeait son bras sec, avec un geste de pythonisse douloureuse, au-dessus du bloc de marbre où fumaient, dans l’atmosphère pure, nos deux tasses de menthe et de thé. --Ya Sidi, me dit-il, demain je te ferai voir, _inch’ Allah_, l’arbre de l’hérédité, la «double chaîne» des Djazerti, peinte de vermillon, d’or et d’azur. Si-Ahmed lui-même te montrera le parchemin. Ainsi, c’était pour cela qu’il m’avait quitté, pour négocier l’exhibition de cette feuille! J’éprouvai subitement, devant son visage contracté, la certitude qu’une lutte s’était prolongée entre lui et ceux qui ne m’aiment point. Les Djazerti se révèlent mes ennemis, plus que jamais--disons mes adversaires et ceux de ma race. Tout à l’heure ils ont passé le long de cette tonnelle (peut-être m’y savaient-ils, peut-être ne m’y savaient-ils pas). Leurs beurnouss blancs défilaient, tels des frocs de moines luxueux... Et leurs yeux ne m’entrevoyaient point: l’«infidèle» n’existe plus devant leurs âmes de Saints très élevés. Cependant cette résistance à laisser mes yeux roumis se poser sur les enluminures me parut de fâcheux augure. On ne l’eût point faite il y a huit jours; et tous les Arabes d’origine noble paradent si volontiers de leurs généalogies, dès que sont là des hôtes nouveaux. --Alors, demain, Sidi? Je secouai négativement la tête. --Je ne pense point, ô taleb, qu’il soit nécessaire d’aller contrôler tes paroles. L’excellent vieux me regarda, d’un air surpris, ensuite inquiet, enfin désespéré. Hélas! aucune des supplications déjà exprimées par lui, qui en est prodigue, n’atteignit la véhémence de celle qui se déchaînait maintenant. Elles en tremblaient, ses joues ridées, et ses paupières à mille petits plis, et ses grosses lunettes de corne. --Ya Sidi! Sidi!! Par la bénédiction d’Allah sur toi! par le ventre de celle qui t’a conçu! tu vas me jeter dans le deuil du tombeau!!... Sid’Ahmed lui-même, je le le répète, le propre neveu du chériff, doit te montrer les peintures!! Il me l’a promis sous les serments inviolables!!!... Que ton esprit distingué, Sidi, ne manque pas cette occasion de voir des choses édifiantes, et d’éviter un tel chagrin au plus dévoué de tes serviteurs!!! Incapable, malgré toutes mes bonnes raisons, de résister davantage, je me suis engagé sottement pour le prochain après-midi, au temps qui suit la prière d’_aasser_. --Voyons, calme-toi; c’est entendu, taleb, j’irai... --Ya Sidi! --J’irai, j’irai... XIII 1er octobre. Et j’y suis allé--dans mon fauteuil. J’en suis aussi revenu, un peu étonné de certaines choses... par exemple de «l’invisibilité» persistante de Sid’Ahmed-ould-Djazerti. Je dirai plus: un peu choqué. Comment! voici un personnage, autant chériff que l’on voudra: il promet, il offre de me recevoir, moi son hôte--son hôte en pays arabe; puis, la dernière minute arrivée, ce seigneur se dérobe; il délègue son secrétaire, son _khodjah_-chef, Si-Hassan-ben-Ali le rusé, pour représenter Sa Hauteur envers mon insignifiance. Et moi, cloué chez lui par le sort, je dois tolérer ces impertinences sans pouvoir faire seller un cheval ou un méhari... Ma colère pourrait surprendre ceux qui connaissent mal les mœurs du Désert; mais le manque d’égards, chez l’Arabe, est le frère jumeau de l’insupportable menace. Il faut avoir vu les courbettes obséquieuses de cet Hassan-ben-Ali! Et ses déférences, et son humilité où triomphait toute sa joie d’avoir empêché les chériffs de me recevoir eux-mêmes!... Quelle politesse! Ce musulman trop civil ne sera grossier avec moi que le jour où, décidément, on devra me couper le cou. Mais, jusque-là, il joue de moi en virtuose, comme un chat dont les pattes ne montreraient que velours et dont les dents s’aiguiseraient, fines et pointues, derrière les souriantes babines. --O Sidi, daigne jeter un coup d’œil favorable sur ce que te présente ton serviteur! En ces termes il m’indiquait le parchemin déroulé, maintenu par deux scribes. Son amabilité était ambiguë, menaçante au fond, comme le flegme des sous-khodjah et comme l’apparence même des objets de l’entour. Oui, les choses me sont hostiles: le battant peint de l’armoire entr’ouverte me la disait, cette hostilité, et les murs blancs et mornes de la longue «chambre du sceau», et cet air lourd à respirer, chargé d’une odeur de vieille encre, de vieille cire et de je ne sais quel fade relent de musc. --Tes regards, ô Sidi, daigneront-ils me faire la faveur de vérifier la _base_ de cet arbre généalogique? D’abord, ici, le nom d’Allah, que cent mille épithètes de vertus ne pourraient assez louanger. Puis ensuite celui de l’ange Djébril (Gabriel) aux ailes de diamant. Puis ici, les syllabes bénies formant celui du Saint Prophète... J’interrompis le discours sans avoir bien examiné l’azur, l’argent et le vermillon scintillant en effet sur les feuilles de l’arbre, plus touffu que celui de Jessé dans nos anciens missels. Et Dieu sait pourtant que j’aime les vieux vélins enluminés, dont la perfection puérile est si amusante à l’esprit, et le contact si doux aux doigts. Mais je ne pouvais tolérer l’attitude de cet Hassan-ben-Ali. --Cela suffit, déclarai-je. Si-Kaddour m’a déjà expliqué ces filiations... Le visage de Si-Hassan demeura impassible, plutôt souriant--mais ses yeux parlèrent. Oui, quoi qu’il en eût, et malgré le fameux rideau intellectuel dont il s’enveloppe, il ne put tout à fait clore ces «fenêtres de l’âme». Et l’on aperçut, un court instant, le démon du logis... Du reste, c’est le soudain coup d’œil oblique, le jet lumineux, quasi phosphorescent des prunelles qui chez l’Arabe est révélateur de l’émotion, de la défaillance, ou de la traîtrise secrète--tandis que chez l’Européen ce serait (les juges d’instruction le savent bien) l’altération de la voix, le frisson léger des doigts malgré le raidissement de la volonté. Oui, les yeux de Si-Hassan parlèrent. Ils dirent de la haine pour moi et même pour le pauvre Si-Kaddour, lequel, malgré sa bonne contenance, me faisait vraiment pitié. * * * * * Mon fauteuil roulait enfin hors de la «chambre du sceau». Les gens du banc--_ahl-es-soffa_--tous ceux qui restent de longues heures à la porte des grands de la terre musulmane--quémandeurs, plaignants, courtisans, parasites, attendant des matins jusqu’aux soirs et des soirs jusqu’aux aubes le bon vouloir du puissant seigneur--les gens du banc ne me saluèrent point quand je passai. Mauvais, très mauvais, cela. Je remarquai aussi, après coup, que le thé traditionnel (jouant chez les Djazertïa le rôle hospitalier du _caouah_ en d’autres lieux) ne m’avait pas été offert. Mauvais, plus mauvais encore. Tellement mauvais que je me sentis subitement tranquille, n’aimant pas les demi-situations et préférant le danger net. Les hommes de garde, arrogants sous leur beurnouss bleu, me heurtaient «moralement», fiers et dédaigneux, le long des galeries. Les porteurs de ballots, au tournant des couloirs, faillirent bousculer mon véhicule: car les serviteurs d’Islam exagèrent la tendance du maître... Et les enfants, sortant des écoles par flots, ne me suivirent pas de près comme à l’ordinaire--comme avant-hier encore ils auraient agi. Et leurs cinq doigts écartés se dirigèrent de mon côté: --_Khamsa fih aïnek!_ Cinq dans ton œil! C’est le remède saharien contre la jettatura, contre l’infernale influence. Les vieillards impotents soignés ici me l’adressaient également à la dérobée, ce signe conjurateur, de leurs vieilles mains tremblantes qui repoussaient mes maléfices, tandis que les bouches édentées balbutiaient des anathèmes: --Religion de croix! Religion d’égaré! Dieu maudisse ta mère la chienne! Que ta mort soit sans tombeau! Pour faire diversion, l’infortuné Si-Kaddour m’indiquait presque au hasard les bâtiments déjà vus, les ateliers de métiers, les magasins, les annexes. --Regarde, ô Sidi, regarde... regarde cette zaouïa des Djazerti! * * * * * Nous parvenions à la place des Caravanes où journellement arrivent ici, par sacs d’inégale valeur, les offrandes des Khouan, des Djazertïa--convois dont le point d’origine me demeure mystérieusement caché, et dont les chameaux, quand on les décharge, brament entre les murs blanchis. Ce sont de braves bêtes, cependant, ces chameaux. Ils m’annoncent du moins, eux, par leur cri plus sourd ou plus aigu, s’ils viennent de l’Orient lumineux ou du Moghreb très âpre, du Maroc aux races de dromadaires diminuées et chétives, comme rabougries. Ils travaillent «pour la zaouïa». Ils apportent la _ziara_, du même pas dont ils apporteraient toute chose, inconscients d’enrichir les descendants d’un Vénéré. Ils sont pleins de simplicité dans leur laideur d’auxiliaires utiles, qui seuls peuvent braver longtemps cette lumière féroce du Désert, ce climat souvent brutal, ce sable africain. --Ya Sidi, m’instruit le taleb, Allah nous dit dans le Koran: «Je vous ai soumis les chameaux, afin que vous soyez reconnaissants.» Et le bon Si-Kaddour, redevenu gai, contemple avec attendrissement les échines bossues d’où vont être déchargés les précieux hommages et les générosités. Un grouillement de fidèles et d’esclaves s’agite, troublant le silence pour un instant. --Ya Sidi, quel spectacle édifiant! Dans un coin, là-bas, une nomade des environs se tient debout, respectueuse, attendant qu’on veuille bien prendre son humble offrande d’humble femme--cette petite charge de bois menu balancée sur le dos de son bourriquot. Elle a l’air sauvage et résigné des animaux soumis au fouet. Sa robe drapée, de vieux coton sale, laisse voir des lambeaux de chair brune, comme tannée. Son visage s’inquiète. Furtive, elle jette sur mon équipage la défiance de son regard. --Ya Sidi, reprend le taleb, daigne constater ici la munificence des Djazerti. En échange de ce petit fagot, qu’on accepte pour ne pas froisser d’un refus la bonne volonté du plus misérable, notre zaouïa va nourrir pendant deux ou trois jours, Sidi, cette malheureuse et ses enfants. Elle va couvrir de vêtements neufs leurs membres rafraîchis au bain. Et des présents d’orge et de dattes leur seront remis par surcroît quand ils reprendront le chemin de leur tente, en louant Allah et le Sublime Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu veuille lui continuer la félicité!)... La femme m’examinait de nouveau, avec un recul secret grandissant. Elle questionna l’un des esclaves, et, dès le mauvais renseignement reçu, je vis une répulsion contracter le hâle de son visage, et ses doigts rugueux faire, eux aussi, le signe cabalistique de défense et de réprobation... «_Khamsa fih aïnek!_ Cinq dans ton œil!...» Je n’entendais pas, mais je compris--et je pâlis. Même venant de cette créature tellement près de la brute, la blessure me fut sensible. Il me parut devenir un paria, si les femmes (soient-elles à peine femmes) se détournent maintenant de moi, pleines d’horreur... * * * * * Le taleb ne remarquait rien ou feignait de ne rien remarquer parmi ces signes hostiles. Il voulait «effacer», coûte que coûte, l’affront du manque d’accueil, le procédé du khodjah, son ennemi, le beau jeune homme à la langue douce, Si-Hassar-ben-Ali. --Ya Sidi!--me répétait-il, continuant les expansions d’un réel enthousiasme,--ya Sidi! permets-moi de le proclamer: elle est un louable et pieux miracle, cette zaouïa de Mozafrane, d’où sont sorties, comme les abeilles essaiment de la ruche, nos autres zaouïas, Sidi. Elle crie la gloire de l’Illustre Bou-Saad. Son parfum monte au trône du Puissant, porté sur les ailes des Khérubs. O Sidi, ô Sidi, regarde!... Évidemment. Les constructions étendues, les cultures encloses d’un mur à créneaux, soignées par des jardiniers innombrables--cet univers isolé, complet et riche, cela paraît stupéfiant quand on connaît le Désert. Vie abondante, surgie ainsi du milieu des plaines arides, sans autre secours que le prestige d’une idée--pas même: d’une _nuance_ d’idée. --Regarde, ô Sidi! Regarder, oui. Mais tous n’ont pas des yeux semblables... La façon d’examiner les édifices d’une religion peut donner à leurs sculptures plus ou moins de relief. Aujourd’hui, ma mauvaise humeur me «rapetisse» les choses--et la foi des pèlerins, au contraire, les amplifie sans doute, les idéalise, les auréole d’un nimbe immuable et prestigieux. Et je me ressouviens de la lampe idéale qui, de tout ce qu’elle éclairait, faisait des pierreries et des escarboucles. J’y avais trouvé jusqu’ici le symbole général de l’imagination. Mais c’est davantage encore. Cette force occulte qui livre (spontanément, remarquez bien) l’Afrique entière et l’Asie de l’ouest au pouvoir des «Ordres», cette puissance secrète des mystiques détient la lampe d’Aladdin. Par elle, chaque moellon de ces murailles devient non seulement plus précieux, mais «plus beau» que l’onyx de Syrie. Chaque feuille de ces bosquets se change en émeraudes serties d’or fin. Et ce qui nous semble, à nous, déjà très remarquable représente en effet le miracle--mieux, «la merveille»,--à des peuples pour qui le merveilleux est le pain nécessaire, bien avant les aliments dont le corps se soutient chaque jour... Au résumé: Force occulte--puissance mystique--miracle complexe, cérébral et sensuel. Je crois vaguement (sans me rappeler la phrase) que le dernier mot de mes lettres interrompues, envoyées vers la France si brusquement, était celui de _volupté_. Cela me frappe à distance. Il faut toujours en revenir là: Volupté... Elle alimente la flamme des aspirations musulmanes. Et c’est une science profonde de son adaptation à ces races qui les jette pantelantes sous le joug béni de leurs dominateurs. Et cependant, il y a là, par comparaison à l’Islam non affilié, un essai de relèvement moral que je voudrais examiner pour le mieux comprendre. La religion chrétienne nous prêche la pureté absolue; elle a été néanmoins obligée de souffrir, à côté, le péché d’amour. La religion musulmane le légitime, ce péché, le prescrit pour ainsi dire avec les quatre épouses renouvelables et les concubines à volonté. Alors, descendant d’un degré, elle _tolère_ sans se scandaliser les vices variés--vices orientaux... Elle admet, comme un mal inévitable, la sodomie, les infâmes trafics d’enfants. La jeunesse des chériffs verse trop souvent, pareille à celle de leurs coreligionnaires, en ces désordres. Soit. Mais _on les cache_. Et si nous admettons que l’hypocrisie est un hommage rendu par le mal au bien, nous pouvons admettre aussi que, dans le cas présent, cette hypocrisie «crée» l’idée de vertu. Après l’avoir créée, elle la fortifie en évoquant d’autres désirs que la gourmandise ou la débauche--en montrant, à des êtres qui ne l’eussent pas soupçonné, un autre idéal possible--en préconisant un bonheur que ne détiennent pas les jeunes esclaves en tunique blanche ou les danseuses tiarées d’or... Les chériffs, distributeurs du _dikhr_ qui mène à l’extase, ont donc appelé leurs fidèles à de nouveaux frémissements, violents et chastes. _Ils_ ont fait vibrer leurs nerfs suavement, jusqu’aux profondeurs de fibres insoupçonnées--de fibres qui dormaient en eux. Et, très habiles, _ils_ ont crié: «Vous n’aurez cela que par nous. Vous ne le trouverez que chez nous!» Et leur habileté plus grande encore fut d’avouer (eux qui pouvaient tout dissimuler) la possession régulière des quatre épouses légitimes, comme il est indiqué au Koran, et des négresses sans nombre fixé. Car l’ascétisme, tel que le conçoit le cerveau d’un Arabe, ne rappelle point celui de saint Paul. A vouloir faire ici de vrais «purs» on eût fait des bêtes féroces. C’eût été trop dangereux. Se déclarant maîtres des joies spirituelles, les sages chériffs ont également autorisé, recommandé, par l’exemple, la joie charnelle--la volupté de la volupté... XIV 2 octobre. D’ailleurs, _ils_ ont choisi pour eux la plus intense, la meilleure part--celle du lion. Dans ces jouissances, dont frissonne tantôt le corps et tantôt l’âme, ils ont su puiser les plaisirs qui font la trame de leurs jours béats. Ils savourent, ces chériffs, la volupté de rester toujours là (sauf de rarissimes voyages) quand les autres passent.--Ils ont des délices de la puissance... Et l’orgueil de la domination... Autant que le pauvre pèlerin, mieux que lui, ils s’élèvent, s’ils le veulent, à l’Extase secouant les moelles.--Et, puisqu’ils sont guerriers (toujours s’ils veulent), ne leur sont pas refusées la force et l’ivresse du sang versé. Ils ont, image de la guerre, les fusillades de poudre célébrant les fêtes.--Ils ont le raffinement de l’existence somptueuse et qui leur semble plus belle au contact des haillons de leurs frustes affiliés.--Ils ont les présents qui parlent des contrées éloignées et bizarres, dont l’exotisme surprend.--Ils ont les messages variés au milieu des mœurs immuables, et tout se renouvelle autour d’eux sans que rien n’y soit changé. Ils ont les jardins fertiles et le charme des eaux courantes--et les matins nacrés--et les soirs d’or. Leur bon goût sut repousser les tam-tam, les vacarmes des danses: ils ont les musiques lointaines, celles des bergers de troupeaux, légères, imprécises, scandées, qui palpitent dans l’air transparent comme, après l’amour, bat le cœur. Et les odeurs pénétrantes et sensuelles dont s’imprègne toute la zaouïa--les cassolettes de parfums--et les femmes, cassolettes brûlantes.--Et l’agrément des grandes pièces claires où le marbre étend sa douceur.--Et, d’autres jours, aux heures recueillies, la volupté des refuges clos, des laines profondes, des réduits moelleusement obscurs. Et la lumière multipliée des cierges et des lampes, si chère à l’Islam--et la mélancolie aphrodisiaque, un peu philosophique, un peu sadique, qui vient de ces tombeaux si proches, ces tombeaux de leurs pères, dont ils vivent; auprès desquels, un jour, sera leur tombeau qui fera vivre leurs fils. Ils ont tout ce qu’un musulman peut rêver dans les Paradis--ils l’ont sur cette terre. Et même la beauté de l’éloquence, des prières nobles et sonores, cherchant l’esprit à travers les sens. Et même l’intrigue, la divine intrigue, aussi subtile, aussi fine qu’un cheveu de Géorgienne blonde. La divine intrigue, ils l’ont, brouillée à loisir. Tout, tout, ils l’ont. Et nous nous étonnons qu’ils ne nous aiment point, qu’ils se dérobent, qu’ils combattent pied à pied notre conquête, à nous Européens--à nous Français! Qu’avons-nous donc à leur offrir, en échange de ceci? Et comment ne s’opposeraient-ils pas farouchement, fanatiquement à l’approche de notre état de choses, qui sera--ils le savent bien, ils le sentent--l’adversaire et le destructeur de ceci? Notre plus invincible ennemi, parmi ces contrées, c’est la volupté saharienne... XV 3 octobre. J’étais un peu âpre au fond, hier soir, en griffonnant sous les poutrelles vertes où s’abritent toujours mes veillées. Il y a chaque jour plus d’hostilité dans l’air. Danger?... Trop grand mot, peut-être; l’ambiance désagréable exacerbe les doutes. Mes nerfs--l’infirme paie de sa souffrance le droit d’en avoir comme une femme--se fatiguent de ce péril flottant, mal défini, et préféreraient _n’importe quoi_, plutôt que cette anxiété continuelle. Le courage ne me manque point, je crois, mais bien ce calme moral qui nous met au-dessus des circonstances. Je devrais évidemment ne pas même voir l’aspect changé, l’air rechigneux de Barka le nègre. Je devrais ne pas remarquer la mine allongée, préoccupée de Si-Kaddour. Il a pâli, le vieux taleb, quand aujourd’hui des cavaliers sont arrivés à toute bride, leurs selles couvertes de poussière, et des traces sanglantes balafrant leurs beurnouss déchirés. Mais il s’est tu. Ou plus justement il a continué de parler, volubile, sur l’organisation hiérarchique de la «Confrérie», organisation solide qui s’étend sur deux parties du monde. Au sommet, comme on le sait, le _cheikh_ suprême, le chériff détenteur actuel de la sainte _baraka_. Sitôt après lui, les très hauts fonctionnaires, ceux que j’ai déjà vus quand je voyais quelqu’un: le Grand Khalifah ou adjoint, l’Oukil ou administrateur des intérêts matériels, le Chef des _tolbas_ (pluriel de taleb) qui forment les intelligences. Ensuite, les nombreux _mokaddèmes_, représentants fixes ou missionnaires ambulants de l’Ordre, tous pourvus de l’_idjeza_, diplôme mystique, et qui s’en vont aux quatre coins du monde où souffle le vent de l’esprit, aussi loin que peut aller un homme plein de foi et de patience, pour recevoir des offrandes nouvelles et pêcher des âmes de croyants. Puis, sous ces «directeurs» du spirituel et du temporel, la grande masse inféodée,--l’ensemble des fidèles ou _khouan_. --Ton incomparable pénétration saisit bien, ô Sidi! Ceux-là, nos khouan, ne représentent chacun que peu de chose. Mais, réunis, ce sont les Djazertïa: sans les grains de sable, il n’y aurait pas la dune; sans les petites gouttes d’eau, il n’y aurait pas la mer. Allah est grand et miséricordieux... _Amen._ Seulement ces cavaliers ensanglantés, que j’avais vus accourir tout à l’heure, labourant du coin de leurs étriers le flanc des chevaux fourbus, m’intéressaient bien davantage. Ils étaient éclipsés depuis. (Cette zaouïa paraît toujours recéler des trappes et des caches que dirigerait un magique pouvoir.) Leurs montures, la bride à terre, demeuraient près de l’entrée des écuries, où des esclaves aux blanches gandouras relevées d’une ceinture, ayant en ce court vêtement la grâce d’éphèbes antiques, contemplaient, comme moi, l’écume qui ruisselait sur ces pauvres bêtes et les blessures de leurs corps chancelants. Mais ils ne les faisaient pas rentrer, ne les dessellaient pas. Un peu d’orge à terre, simplement, que refusaient les naseaux enflammés, abîmés de surmenage. Les longs bâtiments s’étendaient, pleins d’énigmes obscures. D’autres chevaux hennissaient à l’intérieur. Et par une poterne ouverte nous voyions le Désert farouche qui poudroyait sous le soleil. --Avec ta permission, retournons aux jardins, Sidi. Pendant que virait mon fauteuil et que nous traversions les cours (dans ce pénible isolement que fait autour de moi la malveillance générale) j’interrogeai de nouveau le taleb. Il dit, hochant sa barbe grise: --Ces cavaliers? Je ne sais pas, Sidi. Que ta magnanimité me pardonne! Je suis un vieil homme, Sidi, je ne m’occupe que de la Voie conduisant au Paradis... Puis comme j’insistais, le pressant: --O Sidi, par Allah sur toi, ne me pose pas ces questions... Excuse, Sidi, ma liberté; mais, si je te demandais les secrets des tiens, répondrais-tu à mon humble moi? Ne serais-tu pas contrarié, Sidi?... Contrarié, il l’était, l’excellent Si-Kaddour: peiné, même. Allais-je m’aliéner la seule âme sur laquelle je puisse à demi compter? * * * * * Il fallait me tourner ailleurs. Vers l’heure de la sieste, Si-Kaddour s’étant retiré et Barka promenant je ne sais où sa réserve actuelle et son mutisme, j’interviewai Bou-Haousse de façon serrée, sans lui laisser trop de temps pour chercher des faux-fuyants. Il est soi-disant à moi, celui-là, venu avec moi, resté avec moi. Mais il est bête, et «finaud», et fripon (toutes qualités qui ne s’excluent pas, je m’en rends compte). De plus il est bon musulman. Le solide appui que j’ai là! Fragile, tel le roseau cité dans l’Écriture. «Au lieu de me soutenir (c’est, je crois, le texte), il s’est cassé et m’a percé la main.» Pour l’instant, Bou-Haousse ne me perce pas encore la main. Non. Il affecte même un grand zèle à chasser les mouches, et, pour ma personne, des sentiments extrêmement dévoués. Il opine naturellement dans mon sens, en bon Arabe--faiseur de phrases. Il amplifie, il commente. Les proverbes vont leur train. --Ya Sidi! Certainement il se trame «quelque chose». L’amitié des Djazerti s’en va de toi. Prends garde, Sidi. Quand la fumée couvre la montagne, dis: la forêt brûle. Quand tu vois un chacal suer, dis: le sloughi est à ses trousses. Quand le nuage se traîne gros et jaune, dis: le sirocco n’est pas loin... Il s’interrompit pour me demander: --Ya Sidi, me permets-tu de boire le reste du thé?... Merci. Qu’Allah te le rende cent fois! Les mouches, tandis qu’il boit, me harcèlent. J’ai hâte de lui voir reprendre ses dictons d’Islam et son éventail de palmier. Mais il se presse fort peu. Il est ici chez lui, narquois et flegmatique; il suit chaque soir, à la troisième cour, les instructions d’un jeune taleb maître d’école; bientôt il sera reçu parmi les fidèles Djazertïa. --Ya Sidi, je suis ton enfant. Je ne fais qu’un seul cœur avec ton cœur, et le coup de ta mort serait ma mort. Le solide appui que j’ai là! XVI 5 octobre. Un signe important: Le somptueux et barbare rôti, ce mouton qu’on me sert chaque soir, a été remplacé hier par un simple couscouss aux abricots secs. Chez l’Arabe, chez l’Oriental, pareil changement d’habitudes est plus significatif qu’un Français de France ne saurait l’admettre. Cela équivaut (comparé, je suppose, aux habitudes parisiennes du siècle passé) à me faire soudain manger à l’office. C’est une ouverte déclaration de guerre--au moins d’hostilités. J’ignorais qu’une jambe cassée pût mettre en une situation si désagréable, si odieuse. Et je donnerais mon autre jambe (pour ce à quoi elle me sert!) afin d’apprendre la raison de ces procédés, humiliants surtout parce qu’ils veulent l’être. Quand tout cela va-t-il finir? * * * * * J’ai dû scandaliser toute la journée Si-Kaddour par un redoublement de distraction. Il est toujours triste, mon pauvre taleb, et je lui cause bien du souci. Ses inquiétudes secrètes diminuent sa verve coutumière: à peine s’il a discouru, pendant notre promenade aux cultures, sur les mérites des Djazerti. --Hélas, Sidi, notre premier père fut créé de terre vile... soupire-t-il entre deux versets, accablé sous le poids moral des vices de l’humanité. Et, pour me le démontrer, il reprend son énergie. Il me débite une pieuse anecdote où Jésus-Christ (Notre-Seigneur Aïssa, le nomment les Arabes) se trouve placé au premier plan--comme il est du reste au premier rang dans les formules que crie le _moudden_, chaque veille de fête, au minaret des mosquées musulmanes--comme il sera au premier trône le jour du Jugement final, quand il départagera les bons des mauvais avant de remonter au Ciel et d’y recevoir, pour son harem, onze mille épouses: telle est la tradition du peuple d’Islam. --Ya Sidi, me pria Si-Kaddour, que ton intelligence supérieure veuille s’ouvrir à mon récit. Un matin, Sidna-Aïssa, Souffle de Dieu, fils du Souffle et de la Vierge Méryem, s’en allait à Jérusalem quand cheminant il fit rencontre d’un marchand. Et ce marchand conduisait quatre mules pesamment chargées... Nous arrivions près de l’endroit que j’aime, rival de ma tonnelle. C’est un coin délicieux, un fouillis de vignes, d’arbrisseaux, un éden parmi l’oasis fraîche. On oublie que si près règne le Désert de mort et de sécheresse. Des lianes vertes montent jusqu’au faîte de peupliers aux ramures blanches; des palmiers géants s’élancent du sol par groupes compacts, en souplesses inattendues, tandis que l’eau fécondante court rapide, à petit babillement léger. Je fis faire halte; installer mon fauteuil, dérouler le tapis. Mais cela n’interrompait point Si-Kaddour ni sa légende. --Par Allah, que sont ces marchandises? demanda Sidna-Aïssa.--De l’excellent, dit le marchand.--Mais encore, que porte ta première mule?--Des vols et des fraudes, Sidi.--Malédiction dessus! s’écria Sidna-Aïssa; mais qui t’en achètera?--Les commerçants.--Et que porte la seconde mule?--Des ruses, des perfidies et des trahisons, Sidi.--Malédiction! qui t’en achètera?--Les femmes.--Et que porte ta troisième mule?--Des envies et des rivalités, Sidi.--Malédiction! qui t’en achètera?--Les savants.--Et la quatrième mule?--Elle est chargée, bien chargée d’injustices, de prévarications, de tyrannies, Sidi.--Malédiction, malédiction! qui t’en achètera?--Les gouvernements et ceux qui détiennent la moindre parcelle de gouvernement.--Alors Sidna-Aïssa déchira sa gandoura blanche, en criant: «Malheur, malheur! malheur sur le monde, malheur sur les hommes, malheur sur tous! Tu n’es pas un vrai marchand, tu es le diable, le Chitane, le chassé du Ciel, Satan le Lapidé! Va-t’en! au nom d’Allah Tout-Puissant, je te maudis!»--Et le Chitane s’en alla, Sidi, avec ses quatre mules, boitant et marmottant:--«Le péché attire les mortels comme le miel attire les fourmis. Maudis-moi, Aïssa, cela ne m’empêchera pas de gagner ni de vendre...» Le bon Si-Kaddour, en guise de pause, soupira plus fort. --Il vend toujours, le Chitane, Sidi... Il vend toujours de sa quatrième charge... Et je connus ainsi que le taleb songeait, narrant cette légende, aux intrigues de Si-Hassan-ben-Ali le rusé; et aux événements extérieurs (ceux qu’on me cache); et à ces mystérieuses politiques par quoi l’Afrique espère diviser l’Europe, puis rejeter l’infidèle au delà du bleu de la mer... * * * * * --Ya Sidi!... chuchota Bou-Haousse. C’était bien plus tard, dans la chambre aux poutrelles, vers l’heure de mon coucher. Il profitait d’un moment où le taleb avait pris congé et où Barka s’attardait à ne rien faire, n’importe où. --Ya Sidi, tu es mon père! Donne à ton fils la montre aimantée! Je lui avais promis, s’il m’apportait des renseignements intéressants sur les secrets qui nous entourent, une boussole de nickel qu’il envie démesurément. --Ya Sidi, ton fils va te plaire par toutes les grandes nouvelles qu’il a recueillies pour toi avec une peine incroyable. Écoute, parlons bas, Sidi. Il affecte une voix étranglée, pleine d’effroi. Et ses chuchotements sont optimistes néanmoins: --Les cavaliers ensanglantés que ton œil a reconnus n’étaient que de paisibles porteurs de messages, très amis du Seigneur, très honnêtes gens. Ils avaient été attaqués l’autre nuit, là-bas au sud de Mozafrane, par un _rezzou_. Histoire à dormir debout si je n’avais été allongé. Aurait-on fait, à la zaouïa, un tel mystère d’un événement tout ordinaire? Un _rezzou_--autrement dit un parti de pillards courant l’Erg et le Sahara, enlevant les troupeaux, ravageant les campements, dévalisant les convois quand ceux-ci ne sont pas en force... Il circule de ces bandes un peu partout. C’est la plaie de la région, avec les scorpions et les mouches. --Et quant au souci qui ride le front des Djazerti (Allah veuille les bénir tous), tu n’as rien à en craindre, Sidi. Ton fils s’en porte garant! Il s’agit de choses de gouvernements, de désaccords lointains, lointains, lointains... --Qui t’a appris cela? --Ya Sidi, ne prends pas avec ton fils ce visage courroucé. Je suis ton serviteur; je suis la plume de tes ailes. On ne m’a rien appris, Sidi. Seulement le _chaouch_ de l’_Oukil_ a fait quelques petites réflexions, en mangeant le couscouss hier chez le neveu du frère d’un des _askers_ (gardes armés), un homme de bien que tu as vu, Sidi, un nommé Tahar-ben-Brahim, un cavalier très distingué, tout à fait remarquable, qui se trouve être le cousin du mari d’une nièce de la sœur du beau-frère de mon oncle Bou-Guettal. Et de la sorte nous sommes proches parents, comme tu vois, Sidi. Cette parenté--qu’on n’en rie pas--me parut très solide pour le pays. Dans mes déplacements au Désert, je suis rarement arrivé à quelque parage habité sans que mes sokhrars et mes hommes d’escorte n’y trouvent des liens analogues dont ma curiosité provoquait «l’explication», la nomenclature des anneaux fantaisistes formant ces chaînons épars, subitement ressoudés. Tout en arrangeant mes oreillers, je suggérai à Bou-Haousse de questionner le lendemain ce parent, si toutefois lui-même souhaitait obtenir la boussole. J’y joignis, afin de fouetter son zèle, l’appât prestigieux d’un _douro_. Et ma chambre, lumières éteintes, retomba au silence des nuits... Le clair de lune entrait par les grilles de la fenêtre, jetant sur les faïences claires un rectangle lumineux. Les poutrelles qui semblaient noires barraient le plafond blanc de leurs raies symétriques, que je comptais et recomptais pour essayer de m’hypnotiser. _La illah ill’ Allah!_... C’était la prière d’aâcha, celle qui demande au Seigneur _un refuge contre des hommes et contre la méchanceté de celui qui souffle le mal, qui suggère les mauvaises pensées, puis se dérobe_. _La illah ill’ Allah!_... Le chant du moudden, le chant si suave, le chant si doux, m’arrivait avec le frisselis des eaux légères et murmurantes. Et le repos de Bou-Haousse, ce surprenant sommeil arabe sans mouvement, sans un souffle, était à côté de moi. Je me remémorai ces paroles du vieux Si-Kaddour: «De chez nous peut sortir la guerre: mais la paix seule y doit régner...» Paix apparente, trompeuse, berçante... C’est de cette paix que la menace s’en va, de temps à autre, sur les confins divers du monde musulman. C’est d’ici, ou de zaouïas semblables, que furent soutenues les extraordinaires résistances de Rabah, et, moins loin d’aujourd’hui, que fut fomentée l’insurrection du Zaccar. Et les petites ou grandes embûches: touristes menacés, explorateurs trompés, et nos sentinelles abattues d’une balle traîtresse, et nos officiers assassinés par leurs propres gens...--tant de faits connus, tant d’inconnus (bien davantage), ordres donnés par les chériffs à travers l’Afrique, action de leurs émissaires qui relient, de proche en proche, Tombouktou à la Mecque et Marrakesch à Zanzibar... Et, pour impressionner les masses, l’annonce, l’attente perpétuelle de ce «Maître de l’Heure» promis aux croyants, celui qui balaiera de la terre tout ce qui n’est pas Islam--fantôme et fantoche qu’on crée, qu’on supprime, selon les intrigues ou le besoin, et dont on prépare l’arrivée grâce à des prophéties puériles: «Il vous viendra un Rebbis ayant un sabre, un beurnouss vert et des dents blanches»... Or, tout Arabe a les dents blanches, ce qui permet d’envoyer quiconque, dupeur ou dupe--et permet aussi de le facilement renier... Et au nom d’Allah, du sang coule. «De chez nous peut sortir la guerre, mais la paix seule y doit régner.» * * * * * A force de méditer--je préférerais: divaguer, comme plus modeste--je m’étais endormi. Je rêvais depuis longtemps, j’imagine, quand je fus réveillé soudain par le frôlement d’une main sur ma couverture et par le murmure presque indiscernable d’un appel: --Ya Sidi... Voilà... Vous croyez tout de suite à je ne sais quelle aventure. Mais il ne s’agissait ici que de Bou-Haousse. Et telle est ma bonne, mon excellente opinion de lui, que machinalement je saisis mon revolver dès que j’eus repéré son visage, un peu trop près du mien. --Qu’est-ce que c’est? --Ya Sidi! je suis ton enfant! Je suis ton esclave, je suis la semelle de tes souliers! Je me crus d’abord devenu la proie d’un cauchemar. En bas le ruisseau d’eau fraîche gazouillait toujours sa chanson. Mais sur les faïences claires le rectangle de lune avait disparu; il baignait maintenant de sa lueur bleuâtre les nacres du bahut de Smyrne. Et parmi le bois de cèdre, les petites plaques opalines brillaient d’un éclat magique, surnaturel. --C’est trop fort! Enfin, que veux-tu? Il ne se démontait pas; agenouillé au bord de mon tapis, il avait l’air, dans la demi-ombre, de me réciter des oraisons. Je déposai mon revolver et ne m’armai plus que de patience. --Ya Sidi! Que Dieu protège tes jours! Tu me dis: va, et je vais. Je suis la flèche que lance ta main! Et je reviens à mon maître. Grâce à ton fils, tu sais tout: les nouvelles t’arrivent par moi, aussi naturellement que les fleuves vont à la mer!... L’énigme commençait à devenir moins confuse: --Tu as questionné ce parent? Mais quand? Il fait nuit. Bou-Haousse fit l’indigné: --Ya Sidi! M’estimes-tu donc un sot? Ou une femme? Est-ce que le chacal attend le jour pour chasser? Ce n’est pas un parent que j’ai questionné, Sidi, c’est une parenté tout entière. Et même il m’en a coûté beaucoup de tasses de thé, Sidi, dont ton serviteur a réchauffé le cœur des honnêtes gens qui parlaient à cause de toi... Jamais je ne saurai si mon jugement n’est pas téméraire; mais je parierais cependant, sans hésiter: 1º que Bou-Haousse n’a pas offert cette nuit la moindre tasse de thé, dans les gourbis où, moyennant un _sourdi_, se réchauffe la garde nocturne, car: 2º il n’a point quitté ma chambre. Son parent de fantaisie dort auprès de l’une de ses femmes; il ne l’aurait pas dérangé. Et pareille enquête, d’ailleurs, même menée par un guide, ne se fait pas en une heure. Le rayon de lune me sert d’horloge: il n’y a pas loin des pâles faïences au tout proche bahut nacré. Qu’importe?... Bou-Faousse se décide à mettre dehors ce qu’il gardait dans son sac, et préfère nommer son aveu: confidences de parenté. --Ya Sidi! Écoute ton fils. L’heure est favorable. Allah soit loué qui nous l’accorde! Il est au-dessus de tout! Je l’aurais battu avec joie. --Ya Sidi, je te dis la chose: ce qui peine les Djazerti, ce qui les afflige contre toi, c’est que s’est ouverte une grande querelle entre le sultan de Stamboul et le baïlek[8] de ton pays. L’envoyé de ton pays a déchiré la _carta_ qu’il avait pour le sultan. Il est retourné dans ta France... On dit même qu’il a été chassé de Stamboul (excuse-moi, Sidi) par le sultan magnanime... Voilà ce qu’on dit... Ce sont les paroles des hommes: Dieu seul voit tout et connaît tout. Et l’on affirme aussi qu’il va y avoir la guerre sainte, et que tous les Français, les Italiens, les Espagnols, et les autres Roumis, seront rejetés de la terre d’Islam par le sabre et le fusil. [8] Gouvernement. Dans cette pénombre où nous étions, il guettait sur mes traits l’effet d’un tel rapport, prêt à louvoyer, selon le vent, dans un sens ou dans l’autre. --Pardonne, ô Sidi, le zèle de ton serviteur! Je pense avoir conservé un masque indifférent. Mais on ignore de quelle finesse sauvage, de quel flair instinctif sont remplis ces fils du Désert. Celui-ci m’examinait, tandis que je me demandais quelle proportion de vérité pouvait bien contenir son récit baroque... Il y a toujours un petit fond réel derrière l’outrance et le mensonge des nouvelles sahariennes--très petit parfois: mais il est. La transmission verbale des faits vole de sables en sables, avec une rapidité prodigieuse, ayant seulement ce défaut de les modeler, de les agrémenter, d’y joindre mille amplifications. Elle fabrique souvent ainsi des monstres de baudruche affreux, terrorisants, qu’aucune épingle ne crève, et dont la vie dure plus longtemps que celle d’animaux de chair et d’os. --Ya Sidi! Tu es mon père! Par la bénédiction de ta tête chérie, tu ne refuseras pas plus longtemps à ton enfant la boussole et le _douro_!... Son ton plaintif fendait l’âme. Pour me débarrasser de lui je m’exécutai, je cherchai dans l’obscurité le douro, je cherchai la boussole. Et je songeais... Les Djazerti ne reconnaissent pas l’autorité politique du sultan et à peine sa compétence religieuse--mais néanmoins tous les fidèles de cette loi fanatique tiennent ensemble. Leurs regards convergent sans cesse vers un point qui les unit. Et pour parodier un mot célèbre, l’Islam est un bloc. --Ya Sidi!! C’était le remerciement. Par la bouche de ce fripon, Allah fut sommé violemment d’augmenter mon bonheur, et ma connaissance du bien, et plusieurs autres de mes vertus encore. Et comme je sommais à mon tour Bou-Haousse d’avoir à se recoucher, puis à me laisser tranquille, il conclut par cette assertion: --Ya Sidi, crois-moi: les Djazerti sont des saints (que le Seigneur protège leur _baraka_ divine!). Ils ont la justice de Salomon. Ils ne te feront point de mal, puisque tu t’appelles leur hôte et que tu as mangé leur sel. J’espérais la séance terminée. Il se pencha vers moi encore, retombé aux chuchotements mystérieux: --Ya Sidi! par le salut des tiens, ne confie à personne ce que moi, ton serviteur, je t’ai confié. Car ici la langue peut couper la tête! Et ses doigts dessinaient sur sa nuque, en silhouette devant le clair de lune, un geste de guillotine qui me parut mal réconfortant... XVII 7 octobre. Ce ne sera pas encore pour cette fois-ci... (Je parle de mon assassinat.) Car tout est modifié, tout est retourné, avec cette soudaineté arabe qui suffoque et déconcerte. La lune de miel a recommencé entre les Djazerti et moi... Et la zaouïa entière me témoigne par des sourires la joie qu’elle prend à ces tendresses... On me gâte, on me flatte, on me câline, on m’aime. Que dis-je? On m’adore. Et Barka le négro, prolixe et gai derechef, ne me sert plus qu’à genoux. Ne supposez pas que je plaisante: jamais je n’en eus moins envie. La gravité du danger pèse davantage, après, sur moi. Ma sensation ressemble un peu à celle de l’innocent qu’un pouvoir supérieur gracie, et à qui reste la rancœur d’avoir été condamné... --Ya Sidi, loué soit Allah! me répète Bou-Haousse dans les coins. Mon vieux taleb, depuis cette saute de la girouette, a rajeuni de dix ans. Lui également murmure: «Loué soit Allah!» Et ses discours mentionnent, comme par hasard, la survenue de trois _mokaddèmes_ arrivés du Sud avec un gros de cavaliers. Ils ont apporté une lettre du puissant chériff en personne, Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben- Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, lequel à petites journées revient du Tchad à Mozafrane. C’est clair. Même un enfant de cinq ans comprendrait la relation entre les nouveaux procédés qu’on déploie pour moi et les ordres reçus du Maître, dont la politique aura subitement orienté du côté «France», sans qu’on sache comment ni pourquoi. Oui, c’est limpide. Aussi ne m’explique-t-il rien, le brave Si-Kaddour. Il me tait son apaisement comme il a tu ses alarmes; ses bons yeux tout ridés me regardent sous les grosses lunettes de corne. Il sent que j’ai deviné la cause des attitudes actuelles et _que je sais qu’il le sait_. Cela suffit. «Loué soit Allah!» Inutile d’insister. Jusqu’à mon retour aux pays français, je n’apprendrai rien de plus[9]: Loué soit Allah! [9] Ce que j’appris lors de ce retour, ce fut (on l’a deviné certainement) le conflit entre la France et la Porte, et le départ éclatant de notre ambassadeur, au sujet de l’affaire des quais et des créances à régler. Ce départ de M. Constans, fantaisistement déformé, eut un immense retentissement dans toute l’Afrique musulmane du Nord. Même à Blidah, la petite cité des oranges et des roses, à deux pas d’Alger, l’effervescence des indigènes fut si forte qu’on dut prendre des mesures spéciales: saisie des portraits du sultan dans les cafés maures--défense de rassemblements--patrouilles de nuit--augmentation de la garnison. On parla même d’état de siège. Je cite ce fait, en plein centre civilisé, pour mieux faire comprendre l’émoi qui troubla les milieux plus lointains. Naturellement, le khodjah-chef, le beau Si-Hassan-ben-Ali, n’a pas été le dernier à venir me faire sa cour, et à m’offrir toute la zaouïa, et ses habitants, y compris sa propre vie. --Si quelque péril éclatait (Allah nous en garde!) nous serions ensemble, Sidi. Je mourrais, non point à côté de toi, mais devant toi. Et cela bien débité, sans trop d’emphase, les doigts légèrement dirigés du côté du cœur. Aucun ridicule ne peut atteindre ce jeune homme si noble d’allures, dont les grandes ambitions s’appuient sur tant d’habileté que, parti de rien, il a su peu à peu se rendre indispensable au fonctionnement de la Confrérie, en tenir dans sa main presque tous les rouages secrets... --A demain, Sidi! Pour le moindre de tes désirs ne crains pas de me troubler: mon sommeil t’appartient comme ma veille. Adieu! Je te laisse avec le bien! Il me laissait en réalité dans la compagnie de Si-Kaddour, sous la tonnelle, parmi le charme de l’heure tiède d’après-midi. Ah! qu’il n’aime guère Si-Hassan, mon fidèle taleb, et que sa grimace en dit long là-dessus... Il secouait la tête dans son voile blanc, et il ajouta très grave, convaincu, triomphant et peiné: --O Sidi, crois-moi: les hypocrites cherchent à tromper Dieu même! J’essayai de mettre en relief (peut-être par amusement) les qualités de celui qu’on incriminait ainsi sans le nommer, ses talents de khodjah, son affection pour les Djazerti. Mais la vieille tête obstinée hochait plus fort--jusqu’à déranger le bel agencement de la corde de chameau, enroulée de frais. Elle marmottait le proverbe local: Aie confiance en tes amis et ferme la porte. Évidemment, les Djazerti ne ferment pas assez leur porte, selon Si-Kaddour. --Ya Sidi, il y a du goudron de plusieurs sortes dans des outres pareilles. Le Sublime Sidi-Bou-Saad (Dieu prolonge sa félicité!), le vénéré fondateur de l’Ordre, possédait plusieurs amis, lui, comme, hélas! n’en ont pas ses descendants... Quatre surtout, si pieux, si fidèles, si dévoués, que chacun d’entre eux mérita le titre honorifique de _khalifah_... Et leur sainteté personnelle se reversait en gloire sur leur ami, père et maître, le Sublime Bou-Saad-ed-Djazerti. Et tous quatre sont restés célèbres par les miracles de leur vie. Je te citerai Mesroud-el-Arbi, qui voyageait à travers les étoiles comme le chamelier entre les touffes du Désert. Je te citerai Bachir-ben-Khéïr, surnommé Bou-Maza, à cause d’une chèvre de tentation qu’il immola jusqu’à septante-sept fois, et qui revenait toujours auprès de lui. Et Abd-er-Rahim-es-Soufi, qui n’avait plus de corps terrestre depuis qu’il avait trouvé l’extase, et dont la présence n’était révélée aux yeux de ses disciples que par une perdrix miraculeuse. Cette perdrix seule le voyait, et le suivait fidèlement partout. Allah soit loué pour toutes ces choses!... A ce moment, derrière le groupe compact formé par les serviteurs aux écoutes, s’approchèrent deux négresses traînant par la main des petits enfants, très roses, très blancs, richement vêtus de soie et de brocart d’or, qu’elles promenaient à travers les jardins: un garçon de six à sept ans, aux yeux de velours, et une très mignonne petite fille pouvant avoir la moitié de cet âge. Si-Kaddour les salua de la main, sans interrompre son discours. --Il me reste à t’entretenir, Sidi, de Sliman-ben-Ahmed-el-Mokaddème, dont l’attachement au chériff était exemplaire (Dieu lui accorde les Célestes Jardins). Un jour, se sentant quelques doutes sur le réel dévouement de certains disciples, Sliman-el-Mokaddème résolut d’éprouver leur vertu. Il monta sur une terrasse entourée de murs élevés, et, par une petite fenêtre, il prêcha. D’abord il rappela aux Djazerti la pure doctrine de notre Ordre: «Quiconque obéit à son mokaddème obéit à son cheikh le chériff, et quiconque obéit à son cheikh obéit à Dieu et au Prophète!» Ensuite il expliqua ceci: un ange du Seigneur l’avait appelé en songe--et l’ange du Seigneur demandait le sang et la vie de vingt fidèles pour sauver le «Maître»; et le sacrifice devait être prompt. Tu suis bien mon discours, Sidi? --Oui, taleb. Les auditeurs, qu’on n’interrogeait pas, répondirent avec enthousiasme (des jardiniers qui taillaient le jasmin bleu des massifs, et Barka, Bou-Haousse, Abd-el-Khader; et les deux négresses et même le petit garçon si rose et si blanc): --Oui, Sidi-Taleb! oui, Sidi-Taleb! Continue, par Allah sur toi! _Zid!_ Continue! Gloire à Dieu qui créa ce mokaddème! Continue!... Et, certes, il continua. --Sauver la vie du Maître, la vie de son corps, et peut-être de son esprit. Quel disciple véritable eût hésité plus d’une seconde?... Il y eut pourtant de longues paroles échangées en bas, tandis que Sliman-el-Mokaddème priait là-haut sur la terrasse: «Allah! Allah!» Enfin, l’un des fidèles monta. La foule ne voyait rien à cause des murs. Mais, après deux minutes d’attente, le sang coula en gros bouillons par une gargouille; il coula, rouge et vermeil, beau comme le salut. Et les _khouan_ s’écrièrent: «Loué soit Allah!» Le petit enfant et les servantes, autant que les hommes, avaient les yeux emplis d’allégresse à la pensée du beau sang rouge. Ils riaient. Ils tiraient de ce vieux récit la volupté des carnages. Et le Désert, qui guettait entre les jeunes arbrisseaux, semblait se repaître aussi, et rire aussi... --Loué soit Allah! Un second disciple monta sur la terrasse close, et puis un autre, et puis un autre. Le sang tiède et pur tombait chaque fois, par gros flots. Mais cela n’excita pas suffisamment les courages. Sept disciples seulement se dévouèrent, Sidi, sept seulement, au lieu de vingt qu’on demandait pour la vie du cheikh! Ainsi l’on put voir clairement quels étaient les hypocrites parmi les disciples principaux, parmi ceux qui criaient souvent: «Je suis corps et âme aux Djazerti!» Et Dieu réunira ensemble les hypocrites et les idolâtres dans les géhennes... Qu’ils soient brûlés! L’assemblée, sous ma tonnelle, était d’un avis conforme, ne sachant pas évidemment que ces anathèmes allaient vers le rusé, le beau khodjah Si-Hassan-ben-Ali. --Oui, Sidi-Taleb! Qu’ils soient brûlés! Qu’Allah-Puissant veuille maudire la mémoire de leurs pères et le ventre de leurs mères! Que leur religion soit un péché! Mais le narrateur les congédiait: --L’histoire est terminée. Allez, mes enfants, avec la paix. _Beslama!_ * * * * * --O Sidi, fit le taleb dès que nous fûmes à peu près seuls, en vérité Sliman-el-Mokaddème n’avait pas immolé les disciples: car le songe de l’ange était un leurre. Oui, Sidi. Le mokaddème, instruit des savantes gloses, connaissait bien ce principe du docte Sidi-Khelil: «Employez au besoin le mensonge pour l’épreuve; l’artifice est béni de Dieu quand il est dans un noble but.» Il avait donc transporté d’avance, secrètement, sur sa terrasse aux murs élevés, vingt beaux moutons auxquels il lia la bouche par crainte du bêlement de ces bêtes. Et le sang de ces moutons égorgés coula par la gargouille. Tu le sais, plusieurs moutons même ne servirent pas, tant sont immenses l’égoïsme et la pusillanimité des hommes, créatures faites de mauvaise terre, de boue du chott... O Sidi, qu’ils sont rares, les vrais amis! Étrange morale. Étrange amitié, infligeant à ses élus des émotions si désagréables qu’on gagne--je trouve--à se nommer franchement ennemi... Et quand je dis: émotions! Peut-être davantage: car je ne suis pas bien sûr que la seconde variante de l’anecdote du mokaddème soit la plus exacte, ni que ces moutons sauveurs n’aient point été inventés, de tous membres et de toute laine, par le bienveillant Si-Kaddour. Il aura voulu calmer mon impression trop dramatique. «Le mensonge est béni de Dieu, quand il est dans un noble but.» Là-dessus, chacun en Islam se croit juge, excellent juge; et chacun ment de toutes ses forces et de toutes ses facultés. Ahmed trompe Mohammed, qui trompe Messaoud, qui trompe Salem. Et tous s’unissent pour tromper Bel-Kher. Et Bel-Kher, qui s’y résigne quand il s’agit d’amis, s’indigne comme les autres d’être trompé par les supérieurs et par les chefs, mais sans en être surpris. Car, s’il devenait chef à son tour, il tromperait encore davantage; du moins le croit-il. Dans les doctes Hadits sacrés, on cite aussi ce mot de reproche, comme venant de Mahomet: «L’Arabe, père du mensonge.» C’est un père qui se glorifie d’une postérité innombrable, opiniatrément vivace, et de très somptueuse venue. Ces réflexions me poursuivaient tandis que près de moi l’on mentait (toujours!)--mais protocolairement, avec lenteur, avec majesté. Plusieurs esclaves en gandouras courtes venaient d’étendre sous les portiques, devant mon fauteuil, le long tapis du Djebel-Amour. Et les Djazerti eux-mêmes, comme de grands et gros lis candides, se tenaient autour de moi, une main couvrant la place du cœur. La famille entière était là, rendant hommage à cet infidèle qu’on avait résolument privé de rôti le soir d’avant... Et les grands dignitaires de la zaouïa servaient d’interprètes à ces «sincères» effusions. --O Sidi, Nos Seigneurs rendent grâce au Ciel de te voir en bonne santé. Loué soit Allah! D’un écroulement doux, mesuré, uniforme, les souples vêtements de laine se sont affaissés à la fois, pour une silencieuse visite. Rien ne bouge plus. A peine çà et là, dans l’allée voisine, tombe une feuille de figuier verte encore, afin de nous rappeler que tout passe, les bons vouloirs et les mauvaises rancunes, les tendresses et les haines... et qu’il ne faut en ce monde craindre personne, ni compter sur rien... Loué soit Allah! XVIII 9 octobre. Depuis que me revoici _persona grata_--mieux, _gratissima_--je reçois visites sur visites. Même la masse des talebs (plus correctement au pluriel _tolba_), même les fonctionnaires secondaires ont voulu me présenter leurs respects. Et j’ai subi jusqu’aux politesses des trois mokaddèmes, ceux qui l’autre jour apportèrent la lettre du grand chériff. Or, j’ai pris tout récemment les mokaddèmes en horreur; j’essayai d’éviter la corvée. Mais _ils_ sont arrivés, quasi dès l’aurore, me relancer jusque dans ma chambre aux poutrelles vertes. Ils sont restés longtemps, longtemps, de tasse de thé en tasse de thé, pour tromper, je crois, leur ennui: car ils doivent s’ennuyer, étant personnellement d’assez ennuyeux bonshommes... --Ya Sidi, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad, aucun Roumi que nous ayons vu ne peut t’être comparé! Daigne jeter tes yeux savants sur notre _idjeza_! L’_idjeza_, je l’ai déjà noté, je crois, c’est le diplôme mystique, généralement en forme de lettre générale, de «pastorale» adressée par le cheikh suprême aux fidèles _khouan_. C’est l’investiture du mokaddème, sa force et sa puissance. --Daigne jeter tes yeux savants sur notre idjeza! Si-Kaddour venait justement d’entrer chez moi, avec ses lunettes. Il y eut un échange, un assaut de louanges entre les mokaddèmes et lui. Puis il réclama l’honneur de me lire ce parchemin, tiré d’un étui d’argent doublé de cuir rouge. Les bords de la feuille étaient jaunis, voire salis. Les majuscules peintes s’effaçaient. Rien n’y manquait de l’aspect du plus vénérable grimoire--et cependant, d’après la date musulmane--année 1317--il n’est pas bien vieux. Cela correspond à 1901 de notre comput. Et j’écoutais le taleb déchiffrer cette prose dithyrambique,--éloges du mokaddème, éloges de la confrérie, éloges du cheikh avant tout, du Maître des Maîtres, du Pôle incomparable Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El- Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti--unique communication entre le pouvoir d’en haut et les humbles âmes d’en bas. Car si beaucoup viennent à la zaouïa pour contempler les traits du chériff, combien de fidèles obscurs qui travaillent pour lui, qui se dépouillent de leurs biens même, n’auront jamais de lui que les mots de cette circulaire, épelés par le mokaddème aux réunions de fidèles lors des lointaines tournées? Et ces pauvres gens baiseront ce parchemin--c’est pour cela qu’il est si malpropre.--Ignorants, ils regarderont comme un petit lambeau du ciel ce grimoire de plus en plus confus, et ce sceau de Sid’Amar presque effacé... --O Sidi Mokaddème, s’écrie mon vieux Si-Kaddour, le bonheur est ineffable de porter aux _khouan_ la Parole des Saints, et de leur ouvrir la Voie divine que le Sublime Sidi-Bou-Saad a tracée! Tous, le taleb et les trois autres, roulent des yeux béats: --Demeurer purs dans la Voie, et y progresser, tout est là. Le reste n’est qu’un excrément de sauterelle! --Par la Mecque et Médine, c’est vrai! Mais ils songent tout à coup qu’ils se trouvent chez moi. Ils délaissent la Voie. Ils m’aspergent de la rosée des éloges qui m’exaspèrent. --Ya Sidi, ton esprit est vaste comme le ciel. Tu comprends les choses avant qu’on ne les explique. Par Allah, tu es homme immense! En tous cas, immense était mon désir de les mettre dehors... * * * * * Et dès qu’ils y furent (de bon gré toutefois), je partis à la promenade. Mais je songeais encore à ces assommants mokaddèmes en passant devant les noirs repaires de la huitième cour, vouée aux industries du métal, à la sellerie,--à tout ce que nécessitent l’armement et la gloriole d’une garde considérable et les besoins de pèlerins, bien plus nombreux, s’en retournant si loin... Et j’y songeais toujours, malgré moi, en arrivant près des pèlerins mêmes, sur la place des Caravanes. La largeur de mon fauteuil, peu idoine à celle des ruelles, m’oblige chaque jour à traverser ce grand espace plein de chaude poussière, ouvert sur un de ses quatre côtés,--la seule cour de la zaouïa qui ne paraisse point recueillie, ou familialement gaie. Et cependant, ceux qui descendent là (généralement des marchands enrichis) sont de pieux _khouan_. Ils comptent trouver aux saints tombeaux la joie mystique absolue, c’est-à-dire l’Introuvable: et l’attente de ce bonheur proche fait vibrer dans leurs regards une suprême volupté d’espoir... soutenue par l’ivresse tout arabe, si belle en somme, de donner et de se donner. Mon taleb aime à s’attarder parmi ce flot sans cesse arrivant de bons vouloirs, de croyances et de richesses. Il regarde approcher au pied de la dune blonde, qui rosit sous le soleil, les files de chameaux égrenés comme les perles d’un chapelet noir. Et c’est bien un chapelet de cadeaux et de prières, d’hommages et de dévouements. Il est multiple; il rayonne sur divers points. Il rattache au reste du monde ce Mozafrane bâti dans les sables... Les biens matériels arrivent par lui. Et par lui s’en retournent les biens spirituels: souvenirs d’extase, lettres pour les chefs, mandements (_risala_) pour les fidèles qui ne purent venir,--trésors nous paraissant duperie, et ne l’étant pas vraiment, puisqu’ils versent dans des âmes frustes quelques gouttes d’eau délicieuse, un idéal selon leurs goûts, le rêve des actions sanglantes et la suprême illusion des Paradis entrevus. Mes mokaddèmes de ce matin,--toujours, toujours eux!--s’agitaient à travers la place des Caravanes. Ils étourdissaient de paroles certains pèlerins de marque, qui sont déçus de ne point trouver ici le grand chériff, le détenteur de la bénédiction, de la _baraka_ djazertique. Le rôle de ces mokaddèmes est vraiment important--malgré mon mauvais vouloir, je m’en rends compte. Leurs semblables, nombreux à travers le monde musulman (et dont beaucoup sont fixés parmi les populations groupées), jouent de surplus un rôle social,--principalement aux pays _roumis_. Nous n’avons pas su voir cela chez nous... Nous avons enlevé à nos _douars_, en Algérie, la justice selon le code arabe. Alors, chaque fois qu’il le peut, notre indigène prend secrètement comme arbitre le mokaddème de son «Ordre», non seulement dans les différends de justice civile, mais dans une foule de cas criminels, inconnus de notre police. Combien de fois un meurtre dénommé mort naturelle n’est-il pas ainsi puni et réglé, en dehors de nous, par l’ancien tarif de la _dia_, les cent chameaux pour la vie d’un homme, le prix du sang fixé au Koran,--tarif qui d’ailleurs se hausse ou se baisse suivant les fortunes, suivant les tribus... Mais cependant, ma conviction de leur importance n’allait pas jusqu’à me rendre sympathiques les trois messagers. Je préférai voir plus loin des trafiquants qui faisaient halte, une caravane de commerce allant du Caire à Tombouktou, et que protège pour l’instant une escorte de Touareg aux sombres voiles... Ces honorables pirates, garants moyennant redevance de la sécurité toute relative des marchandises et des marchands, étaient allés prendre à Mourzouk ce gros convoi. Quinze cents chameaux! Les bêtes, agenouillées, rugissaient leur singulier cri. Plusieurs se relevaient, çà et là, d’une saccade, puis s’échappaient, allongeant leurs grandes pattes au sabot spongieux, qui se pose mollement sur le sol. --Tu les entends jusque dans la plaine, Sidi! m’instruisait Barka. Et les autres également, ceux pour montures. Il y a là de belles marchandises! Le roi Salomon lui-même ne saurait les dénombrer. Et Barka s’exaltait, hilare--à ce point qu’il poussait tout de travers mon fauteuil. Le taleb, sous ses lunettes, surveillait d’un air dégoûté les faits et gestes des hommes armés de lances, si bizarrement hiératiques en leurs draperies de coton bleu noir. --O Si-Kaddour! --Plaît-il, Sidi? Que ta haute bonté m’excuse... --Si-Kaddour, ces Touareg sont-ils donc Djazertïa? En voici là-bas qui baisent l’épaule du grand Oukil. Je criais cette question, heureux encore de pouvoir me faire comprendre parmi le vacarme indicible des dromadaires, bêtes tapageuses s’il en fut. Et Si-Kaddour aussi me cria sa réponse (négligemment, d’ailleurs, puisque cette caravane-là n’était point d’offrandes pour la zaouïa). --Les Touareg, Sidi, ces «gens du voile», se disent nos fidèles un jour et non pas le lendemain, selon leurs intérêts ou leur caprice. Il arrive que nous pouvons les employer, les jeter contre nos ennemis, puis à d’autres périodes ils nous désobéissent et nous narguent. Famille de Chitanes!... Ils ont été chrétiens autrefois, Sidi: mais ce devaient être de bien mauvais chrétiens. Nos khalifes les firent sept fois musulmans. Entre chaque conversion, ils redevenaient autre chose, païens, idolâtres même. Parfois, aujourd’hui, ils s’en vont à la Mecque, les misérables, ils affectent des mines croyantes; cependant--ma bouche hésite à raconter ce sacrilège--ils se plaisent, Sidi, à souiller d’excréments les saints souvenirs!... Ici (hasard ou indignation?) les tonitruances des chameaux redoublèrent. Si-Kaddour ne put ajouter qu’une petite phrase entre deux éclats: --Les Touareg sont trop heureux, vois-tu, Sidi, de recevoir de nous le cousscouss et le gîte, et de nous confier leur argent qu’ils reprendront au retour, le sauvegardant ainsi des mauvais coups. Ils ont foi en notre probité. Ah, ah, ah, ah!... Ces mécréants, malgré leurs attaques fréquentes de nos troupeaux, daignent nous regarder comme probes, ah, ah, ah ah!... comme incapables de nous rembourser nous-mêmes sur leurs _douros_... --Mais ils vous donnent la _ziara_, pourtant, taleb. --Excuse, ô Sidi, si je ne puis qu’en rire. Une _ziara_ superbe!... du millet sauvage!... un chameau galeux qui ne peut plus marcher! une lance qui ne vibre pas, et dont ils ne savent que faire!... Belle ziara, ah, ah, ah, ah! La voix du vieux devenait rauque, et d’ironie et d’enrouement. J’ai laissé ce brave homme retrouver ses mokaddèmes, se joindre là-bas, dans les angles pieux, à leurs bons conseils, persuader aux gros pèlerins (les vrais, les généreux) d’attendre à Mozafrane le retour de Sid’Amar- ben-Mohammed-ben-el-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, le grand chériff sublime et vénéré. Puis, grondant Bou-Haousse, gourmandant Barka qui ne pouvaient se décider à tourner mon véhicule dans la direction commandée, je suis rentré chez moi--pourquoi?--de très mauvaise humeur. XIX 12 octobre. Je passe aux jardins mes journées et mes soirs,--et la paix des grands palmiers jette son ombre piquetée d’or sur mes fébriles agitations. --Ya Sidi, me propose Si-Kaddour d’un ton «pot-au-feu», veux-tu que nous allions jusqu’aux champs de carottes et de fèves? Alors mon fauteuil s’en va aux champs, vaille que vaille, cahin-caha. Ce sont des champs d’espèce très particulière. D’abord ils sont dans l’enceinte, entre les longues murailles basses aux capricieux méandres que dominent çà et là de petites tours. Ensuite, ces champs sont des potagers. Ils forment de larges terrasses, striées de rigoles sans nombre menant partout la fécondante eau de l’Aïn-Selam. Du prosaïsme, en vérité. Mais, au-dessus des raves ou des oignons, légumes bibliques, les figuiers étendent leurs ramures, et les grands abricotiers, donneurs de savoureux _mech-mech_... Et plus haut que ces arbres utiles, les dattiers aux blonds régimes secouent l’orgueil de leurs panaches. Et la vigne libre et superbe escalade les troncs, se jette de branches en branches comme une belle courtisane folle, avide de caresses, jamais rassasiée: si bien que ces champs enclos deviennent des parterres, eux aussi, des coins verts, désordonnés, échevelés, mais d’une beauté prenante et supérieure, dont la tristesse du Sahara rehausse la grâce et dont les abeilles affairées bourdonnent les louanges devant le Seigneur. Et je pense aux versets d’amour: «Je suis venu dans mon jardin, ma sœur-épouse; j’ai cueilli les figues sucrées et les grappes mûres; j’ai cueilli les plantes aromatiques; j’ai mangé mes rayons de miel et mon miel...» Cette comparaison du miel revient souvent dans les propos de causerie musulmane. Et tout ce qui se rapporte aux abeilles prend un caractère mystérieux, doux et sacré. --O taleb, où sont cachées les ruches? --Là-bas, Sidi. Mais les laborieuses s’irriteraient de ton approche; elles auraient peur de toi, de ton fauteuil. Il faut les ménager, Sidi. Le saint Prophète Mohammed lui-même s’écartait soigneusement du lieu de leurs demeures... Elles ne connaissent que leur gardien. Et justement il apparaissait au détour d’un rang de palmiers, le gardien des abeilles--un paisible vieillard, à la barbe blanche, aux gestes lents, dont la ceinture rose s’égayait de je ne sais quel air anacréontique. Avec beaucoup de sagesse il m’expliqua des choses merveilleuses sur les bourdons, et les princesses-abeilles, et les sultans. Puis il me souhaita le bonheur et la paix. --Il se nomme Ali-Bou-el-Aassel. C’est un de nos plus vieux esclaves, me dit Si-Kaddour quand nous l’eûmes quitté. Barka, devant moi, hochait la tête, admiratif. Mon effronté Bou-Haousse approuvait aussi, d’un ton de respect qui me surprit. --Oui, la prudence mène sa langue. Il a vécu. C’est un homme âgé; il pourrait se souvenir du creusement de la mer... Mais la conversation fut arrêtée. Nous rencontrions un autre personnage encore, digne et majestueux, drapé dans trois beurnouss,--le Cheikh de l’Eau. Sa mission consiste à régenter, à surveiller l’arrivée du flot, son départagement, son judicieux emploi. Je n’ai pas assez répété quelles jouissances m’a procurées, depuis bientôt deux mois, cette eau murmurante. Elle me fut le long des nuits d’insomnie la plus fidèle compagne, avec son gazouillement de cascatelle, son bavardage cristallin qui pleurait, qui riait, qui fredonnait allègre, selon les caprices de ma fièvre ou de mon rêve. Elle redoublait parfois soudain sa petite clameur harmonieuse, quand justement le Cheikh de l’Eau, dont j’ignorais l’existence, faisait ouvrir d’un coup de pioche une des digues qui la retiennent plus haut. Et mon imagination, ingrate sans savoir envers ce brave dignitaire, préférait croire à l’intervention surnaturelle du «Créateur» même de cette eau, le grand Saint qui dort sous la koubba de la mosquée, le Vénéré Bou-Saad-ed-Djazerti... Et maintenant, dans la journée aussi j’aime à la voir près de ma tonnelle passer limpide, vive et légère, parce que la pente est sensible, et se hâter, se hâter, infatigablement, vers les besognes nécessaires à la vie des fèves et des hommes... Et j’admire sans fausse honte le miracle qui par elle fit cette somptueuse oasis, là où ne régnaient que le sable, que les pierres et que la mort. Toute cette étendue stérile autour de nous, si des ondes la pouvaient baigner, serait également féconde. Et si, par contre, l’eau ne coulait plus à Mozafrane, en peu de temps cette oasis verte redeviendrait le désert. Eau bienfaisante--eau salutaire--eau des Paradis... * * * * * --Ya Sidi, vois ces jardiniers. Ce sont des Peuhls du Soudan, de la tribu de Kanou, victimes des guerres. Tu les reconnais aux profondes cicatrices de leur visage, marques faites par leurs mères barbares au moment où chacun d’eux reçut la lumière du jour. On nous les a donnés comme esclaves. Mais le grand chériff, notre Sublime Maître, pense les affranchir un jour parce qu’ils sont fils de croyants et fils de nos _khouan_ de là-bas. Cet esclavage (même pour un travail aussi doux que l’arrosage facile, pratiqué en deux minutes par quelques coups d’un outil dans les petits remblais), cet esclavage ne vous semblera-t-il pas sauvage et féroce, ô vous de France? Je me rappelle mon indignation, lors de ma première venue au Sahara. Les zaouïas de notre Sud français reçoivent toutes, de même, des Soudanais parmi les présents de _ziara_. Elles les revendent, généralement du reste à des bons maîtres. Que peut faire notre autorité, en un pays trop différent du nôtre, où les serviteurs ne sont pas payés (ce qui les rapproche singulièrement des esclaves) et où tellement familial est le joug que les nègres eux-mêmes protestent contre les essais de changement?... Mais _ici_, pays indépendant, le trafic est libre; il s’exerce sur un plus grand pied, jusque chez nous, et de la Tripolitaine au Maroc en passant chez nous. L’oasis de Mozafrane, qui serait turque si les Turcs avaient des organisations régulières n’est à personne qu’aux Djazerti--et à Allah: le caractère sacré de la zaouïa empêcherait d’ailleurs qu’on y contrôlât les agissements, pas plus que ses _trente et une_ succursales parsemées dans les terres d’Islam. Cependant, je crois pouvoir le penser (et Si-Kaddour le jure par la bénédiction de sa tête!), cette chair d’ébène est traitée doucement; on la reçoit avec cordialité: on la traite avec bonté; on ne la vend guère malgré elle, soit aux pays d’Orient, soit au Maroc. --Ya Sidi, je te l’ai dit voici longtemps et je te le redis: par le tombeau de Sidi-Bou-Saad (Allah lui donne le bien éternel et le salut!), ya Sidi, nos esclaves sont tous heureux! Alors, me ramenant sous ma tonnelle, d’où j’apercevais les roses pâles et les jasmins blancs et bleus, Si-Kaddour s’obstina longtemps aux démonstrations de son axiome. --Nous leur concédons, chaque fois qu’ils le méritent, le droit de se racheter (_Ketaba_), et, naturellement, Sidi, ta suprême intelligence le conçoit, ce droit entraîne l’autre droit d’avoir de l’argent et des biens en propre. Nous conservons ici, de père en fils, ceux qui s’y plaisent et nous sont attachés. Nous leur donnons des épouses, comme il est prescrit au saint Koran: «Mariez ceux qui ne sont pas encore mariés, vos serviteurs probes à vos servantes: s’ils sont pauvres, Allah les enrichira de sa grâce, car il est indulgent et miséricordieux»... Oui, Sidi, nous les marions, et non pas pauvrement, mais convenablement, car Dieu a dit aussi: «Donnez à vos esclaves quelque peu de ces biens que je vous ai accordés.» Nous célébrons leurs unions par des réjouissances et des repas, où les mets de choix sont servis en profusion. Barka pourra même te raconter ce qui lui est advenu lors de ses troisièmes noces, Sidi... Un rire général parcourut les auditeurs (dont le nombre s’augmentait peu à peu selon l’usage). Évidemment Barka, par abus des bons ragoûts et des rôtis succulents, avait dû montrer cette «ivresse des viandes», si curieuse, et dont les effets cérébraux ressemblent à ceux de l’ivresse bachique, avec plus d’exaltation. --Ya Sidi Taleb! protestait le négro, par la sainteté de Sidi-Bou-Saad, ne parle plus de cette histoire! Ya Sidi Taleb, la justice soit avec toi! Ce n’était pas ma faute. Quand le ventre se sent rassasié, il dit à la tête: «Chante!»... Je ris à mon tour, et Barka finit par s’esclaffer. Mais Si-Kaddour jugeait l’intermède suffisant. Il reprit: --Nous leur donnons aussi d’autres fêtes, Sidi, que celles de leurs noces. Il y avait à Mozafrane l’une de ces fêtes, justement, le soir de ton arrivée (dont le Tout-Puissant soit remercié pendant des années nombreuses!). Tu as vu, n’est-ce pas, Sidi, et depuis tu as revu le luxe des serviteurs qui te souhaitèrent la bienvenue? Loué soit Allah! La zaouïa des Djazerti suit les conseils du saint Prophète: «Nourrissez votre esclave de votre nourriture, habillez-le de votre vêtement!» Ici, le taleb fit une pause, car d’autres curieux survenaient encore, de nouveaux beurnouss, et des voiles flottants de négresses. Un peu de public ne le dérange évidemment pas, l’excellent Si-Kaddour. --Le saint Prophète, ô Sidi, s’était beaucoup préoccupé de cette question (Dieu lui accorde le salut le plus complet, à sa famille et à tous les siens!). L’ange Djébril lui avait révélé: «Ne forcez pas vos servantes à se prostituer pour vous procurer les biens passagers de ce monde, si elles désirent garder leur pudicité.» Et lui-même recommandait: «Pardonne à ton esclave, non pas sept fois, mais septante-sept fois par jour.»--«Ne dis jamais: mon esclave, car nous sommes tous esclaves d’Allah. Dis: mon serviteur ou ma servante.»--Et le docte Sidi-Khelil nous recommande la même chose, et de nous lever la nuit plutôt que de déranger l’esclave qui dort... Du reste, Sidi, tu peux le constater: sauf pour des explications à ta noble et louable curiosité, je ne donne jamais le nom d’esclave à aucun de ceux-là, ni au gardien des abeilles, ni au cheikh de l’eau qui n’est point encore affranchi, ni à Djouba que voilà, grand chasseur devant Allah et le Prophète, et _chaouch_ du grand oukil... Et je le donne encore moins à celles-ci. Le salut sur vous, ô mes filles!... --Le salut sur toi, Sidi Taleb! --Comment vas-tu? Comment vas-tu? --Bien. Loué soit Allah! Et toi? --Bien. Et vous? --Bien... --Bien... --Bien... * * * * * Zouïna, seconde épouse de Barka, se trouvait parmi ces femmes avec les petits enfants roses, accompagnés ce soir d’un autre jeune garçon de six ou sept ans, au teint pâle et mat, très clair également... --Ya Sidi Taleb, fit Zouïna, c’est moi qui les promène aujourd’hui comme ces jours derniers, parce qu’Amar, leur nègre, ne se guérit pas. Il paraît bien malade, Sidi! Si-Kaddour écoutait, ordonnait des remèdes empiriques, compatissant et attentif. Je l’aime ainsi quand il parle d’abondance, étant privé de ses bouquins. Il a l’air d’un savant modeste, d’un vieux médecin de campagne qui serait curé--et par le fait ma comparaison (en dépit du beurnouss blanc et de la corde de chameau) n’est pas stupide autant qu’elle en a l’air. La religion musulmane ne connaît d’autres «officiants» que ces _tolbas_ ou _eulémas_, élevés peu à peu aux hiérarchies du culte, comme des fonctionnaires, mais sans qu’aucun sacrement vienne marquer de son sceau leur acquis théologique. Celui qui sait prier conduit la prière. Celui qui se croit vertueux professe la vertu. Et cependant, nulle race ne sent davantage le besoin du prêtre tel que nous le concevons... D’où, selon moi (à côté d’autres motifs), l’élan perpétuel du croyant vers tout ce que le miracle ou le charlatanisme nimbe d’une auréole sacrée, d’un caractère super-humain: fakirs, derviches, marabouts, grands chériffs... Mais voilà bien des digressions, et Si-Kaddour déteint sur moi... En ce moment, il disait à Zouïna: --Qu’Amar prenne patience, ô ma fille. Lorsqu’un homme est malade plus de trois jours, ses péchés lui sont remis. Dieu ordonne à l’ange de gauche: «Cesse d’inscrire ses mauvaises actions», et à l’ange de droite: «Inscris ses bonnes actions plus belles qu’elles ne sont»... Puis, attirant les petits enfants entre ses genoux vénérables, il s’enquit de leur sagesse; mais les rapports, hélas, hélas, accusaient de la désobéissance envers Zouïna, trop faible, et de la dissipation. --Ya Sidi Taleb, Kérah la petite a griffé Mesroud, et Taïeb a touché aux fleurs des jardins. Il a cueilli une grappe de _sem-sem_, du poison! Ta servante lui répète, Sidi, qu’un djinn le prendra s’il recommence, et le coupera en morceaux, ou l’emportera mourir de faim et de soif au Désert! Taïeb baissait le cou, cachait ses mains dans les plis de sa gandoura de soie verte, brochée d’argent. Il écoutait la semonce, pas bien cruelle--car envers la petite enfance arabe, si chérie que le sentiment de tendresse va parfois jusqu’aux vices odieux, les punitions se font aimables, bénévoles. --O Taïeb, ô mon fils très beau! Ne sais-tu pas qu’il faut ne toucher à rien, et craindre le courroux d’Allah qui ne dort ni ne rêve? Ne sais-tu pas qu’il surveille tout? Écoute la sourate du saint Koran, écoute: «Dieu connaît les méchants. Il a les clefs des choses même cachées, lui seul les garde. Il n’y a pas un seul grain dans les ténèbres de la terre, ni au soleil un brin vert ou desséché qui ne soit écrit dans le Livre Évident.» L’autre garçon écoutait aussi, l’air candide et narquois ensemble, tout fier en une robe violette d’où passait un vêtement de dessous bleu ciel. Et vraiment ils étaient jolis, ces mioches, intéressants--y compris la trop jeune Kérah, la dorée. Ils avaient des bouches dédaigneuses, et des yeux de lumière et de velours. Ils semblaient des anges. Jamais je n’aurais pu croire, si je n’en avais eu l’intense souvenir, que ce petit Taïeb, l’autre jour, se transfigurait de joie quand on parlait des Khouan sacrifiés pour sauver le Maître. Jamais je n’aurais pu croire qu’un rêve cruel dormît derrière ces prunelles innocentes, et s’éveillerait un jour pour cueillir des vies humaines, avec la même désinvolture que ce soir des fleurs de _sem-sem_... L’air était si berceur, l’heure si ingénue... L’apaisement régnait sans partage sous ma tonnelle et dans les jardins... --Ya Sidi, m’expliquait le taleb; ce beau Taïeb et Kérah la petite sont à Si-Ahmed-ould-Djazerti, celui qui t’a souhaité la bienvenue, Sidi, le propre neveu de notre grand chériff (que Dieu veuille nous le ramener bientôt et en bonne santé!). Et cet autre, Mesroud, est le fils du khalifah, de famille très noble. Ce sont de précieux bijoux parmi beaucoup de bonnes pierres--parmi le grouillement d’enfants dont est bénie la zaouïa! Et comme Taïeb (ben-Ahmed-ould-Djazerti) venait de trouver une sauterelle, d’une nuance pareille à la gandoura verte qui marquait sa ligne sainte et sa descendance du Prophète, Si-Kaddour discourut encore, alternant avec l’esclave Djouba, «grand chasseur devant Allah». Et le vieux théologien, et la brute à l’œil farouche rassemblaient ainsi leurs bons efforts, pour instruire et pour amuser ces petits enfants... --Ya Taïeb! ya Mesroud! ya Kérah! Voyez le petit soldat portant la couleur sacrée! Il est seul, en reconnaissance. Car la saison n’est pas où les sauterelles arrivent par troupes, soit pour dévorer et punir, chez ceux qui cultivent, soit pour nourrir et récompenser, chez ceux qui n’ont que leurs chameaux et leurs tentes, et font d’elles un aliment succulent... --Ya Taïeb! ya Mesroud! Un jour un parent du Prophète lui présenta l’une de ces sauterelles, et lui demanda quels mots formaient les fines arabesques dans la gaze de ses ailes, voyez, ici. Et le Prophète lut distinctement: «La illah ill’ Allah! Nous sommes les armées du Dieu Unique. Nous pondons chacune quatre-vingt-dix-neuf œufs. Et nous sommes si innombrables que, si nous en pondions cent, nous dévasterions l’univers entier.» Alors Notre-Seigneur Mohammed, effrayé de ce qu’il avait lu, s’écria: «O Seigneur des mondes, liez-leur la bouche pour préserver de leurs dents la nourriture des musulmans!» Et, depuis, ces simples paroles écrites sur un papier, et jetées ensuite dans les cultures, suffisent à les protéger de la morsure des sauterelles... Taïeb battait des mains; il riait. Il riait comme il avait ri en pensant au sang de délices, au sang vermeil, fumant et frais qui faisait glou-glou, tombant d’une terrasse aux murs clos. Et la sauterelle s’envolait, sautait--ffffrrr--et les cris joyeux des enfants signalaient ses escapades. --Est-il véritable, Sidi Taleb, que les sauterelles disparaîtront quand le Maître de l’Heure viendra? Cette demande provenait de Bou-Haousse, toujours prêt à s’introduire sans qu’on l’en prie dans n’importe quelle conversation. --C’est véritable, ô mon fils. La sauterelle a été créée avec le reste du limon qui servit à créer l’homme. Elle disparaîtra donc un peu avant l’homme, et ce sera l’un des signes... Alors les temps seront proches... Il y aura d’autres signes encore. Les mules seront fécondes. Les brebis enfanteront des œufs. On verra des gens défunts se promener sur des chevaux pâles, et en une seule nuit les fils des hommes grandiront de quinze coudées. Oh! oui, par Allah Puissant, alors les temps seront proches... Ils avaient tous blêmi de façon surprenante. Mais leurs yeux étincelaient, comme d’une ardeur de néant. Et les deux petits garçons, serrant en leurs doigts la sauterelle, écoutaient ce mot de _Maître de l’Heure_ par quoi le monde d’Islam a sans cesse un battement de cœur: c’est l’espoir de la destruction qui l’empêche de s’enlizer dans l’abandon de toute chose... Et à mon tour je m’informai, intéressé par cette question--cette question qui nous a valu jadis en Algérie les guerres de Mohammed-ben-Abdallah, et les insurrections de 1870, de 1881, sans compter de moins anciens troubles. --Dis-moi, taleb? Le Maître de l’Heure ne doit-il pas précéder de quelques années le Jour de la Rétribution, du suprême Jugement? La pâleur de Si-Kaddour s’anima d’un peu de rouge brique et ses lèvres s’agitèrent pour me complimenter, comme il sied: --Ya Sidi! par la bénédiction de Celui qui t’a donné tant de mérites, la science est avec toi! Oui, Sidi, l’Heure, c’est le dernier Jugement; et le Maître qui viendra, ce sera le Mahdi, le Messie, le Victorieux qui purifiera la terre de ce qui ne sera pas croyant, avant qu’elle ne retourne en poudre. Il aura à soutenir ensuite la lutte avec le Deddjal, un démon fait homme, que vous autres Roumis appelez l’Antéchrist... Et il soumettra également la «Bête», la terrible Bête qui doit sortir d’une mosquée, et qui tiendra, pour les formes extérieures, du taureau, de l’éléphant, du lion, du cerf et de l’autruche. Et cette bête formidable aura septante-sept coudées de long... Le Maître de l’Heure subjuguera le monstre, Sidi. Il lui donnera à porter le bâton de Moïse et le sceau de Salomon. Et ceux qui seront touchés du bâton resplendiront soudain de blancheur. Et ceux qui recevront l’empreinte du sceau auront le visage tout de charbon... Une voix leur criera de l’abîme: «Réprouvés! Réprouvés!»... Un frisson parcourut encore les êtres simples et violents dont s’entourait mon fauteuil.--Un vol noir des sansonnets de l’oasis passa, dans un grand bruit d’ailes imitant le cliquetis de la grêle. Et tous regardaient le présage, sans remuer, sans parler. --Le Maître de l’Heure, reprit lentement Si-Kaddour, sera issu d’une famille sainte. Mais nul ne sait quand l’Heure viendra... Les yeux hagards, les yeux illuminés du taleb et de ses disciples la voyaient, _l’Heure_. Plus loin que les sables arides, plus loin que les monts lointains, ils voyaient la Dévastation menée par leur chef et leur cheikh, par le descendant de l’Illustre, par le détenteur de la _baraka_ divine, de l’intercession, de l’étincelle et de la compétence--Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou- Saad-ed-Djazerti. Cependant la fraîcheur tombait sur la terre et sur nous, dans le jardin tranquille. Et les fleurs embaumaient, et les palmiers se chuchotaient des tendresses, et les petits enfants riaient de nouveau parce que l’histoire était achevée, et que la sauterelle recommençait à bondir parmi la suavité du soir enchanteur... XX 14 octobre. Autre température; autre cloche, autre son. --Ya Sidi, s’enquiert le taleb, ton âme paraît lourde. Ta jambe te fait-elle donc mal? Ou moi, ton serviteur, t’ai-je déplu par quelque parole indigne d’un ami? Pauvre Si-Kaddour... Il devrait bien le savoir (surtout par l’observation de ses coreligionnaires): l’humeur de l’homme change plus vite que la direction du vent. Et précisément, le vent joue son rôle dans mon actuel marasme... La tempête souffle au Désert depuis ce matin, le _simoum_ ou _chéhili_ que nous prédisaient les sansonnets par leur vol baissé. Elle souffle, en l’horreur sans limites du Sahara blême. Elle se déchaîne, froide, rageuse, sauvage, dominatrice. Le sable tourbillonne, «fume» au-dessus des dunes, cingle comme une pluie sèche le feuillage des palmiers ployés en deux sous l’ouragan... Une désolation vraiment, ce nuage de grès effrité qui ne connaît point d’obstacles, qui se glisse jusqu’au fond des appartements les mieux clos. Personne aujourd’hui ne passe en vue de ma fenêtre; tous les habitants de la zaouïa se cachent, se blottissent, se terrent comme des chacals ayant pris peur. Il faut le dévouement de Si-Kaddour pour braver à cause de moi cet enfer lugubre et lamentable. --Ya Sidi, tu es au-dessus de ma tête et de mes yeux! Ta joie, c’est ma joie. Aussi mon humble moi te supplie de surmonter ton irritation, et de ne pas rester fixé dans le premier degré de l’esprit. J’accordai la faveur d’une réplique à Si-Kaddour. --Que signifie, ô taleb, ce premier degré de l’esprit? Serait-ce le bas de l’échelle qui monte vers l’extase? Si-Kaddour sourit dans sa barbe, heureux d’avoir à ratiociner. --Ya Sidi, excuse la liberté de mes lèvres qui vont te contredire. Peut-être d’ailleurs ta haute science veut-elle simplement m’éprouver. Les sept degrés de l’esprit, Sidi, ne mènent point par eux-mêmes à l’extase, car l’esprit est l’ennemi de l’extase. Celle-ci nous vient seulement de l’âme immortelle, du cœur corporel et de cette fibre mystérieuse nommée _nefs_, qui n’est, comme tu sais, ni du corps ni de l’âme... Non, l’esprit ne nous mène point à l’anéantissement en Dieu. Il s’y oppose même. Et c’est, tu le conçois, Sidi, pour qu’il cesse de s’y opposer qu’on se trouve obligé de lutter avec lui, de l’assouplir, de diminuer ses interventions jusqu’à ce qu’il se tienne coi, devenu désormais pure modestie et pure sagesse. Veux-tu connaître, Sidi, les phases qu’il traverse alors? Je n’y tenais pas essentiellement. Pourtant je préférai la voix de Si-Kaddour aux clameurs de la bourrasque. --Les sept degrés de l’esprit, ô Sidi, sont tels que les a fixés l’illustre Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu augmente sa félicité!): 1º L’esprit enclin à la révolte; 2º L’esprit blâmant; 3º L’esprit inspirateur, et qui cherche; 4º L’esprit calmé; 5º L’esprit satisfait; 6º L’esprit satisfaisant; 7º L’esprit perfectionné. Et chacun de ces esprits, Sidi, nous est clairement indiqué par la couleur qu’il évoque en nous... J’avais bien ouï parler, à Paris, de la couleur des voyelles découverte par Arthur Rimbaud, mais jamais de la couleur de l’esprit. --Ya Sidi, par la Mecque et Médine, l’esprit enclin à la révolte éveille la sensation d’une lumière rouge. L’esprit blâmant et jaloux voit jaune. L’esprit qui inspire voit bleu. Et, de degré en degré, la lueur est blanche, verte, grise, jusqu’à l’esprit perfectionné, lequel n’a plus, comme ta connaissance extraordinaire le devine, aucune préférence. Ce désirable esprit voit successivement les sept couleurs de l’arc-en-ciel... Et comme je ne puis m’empêcher de rire, Si-Kaddour gémit: --O Sidi, Sidi! ne crains-tu pas d’être à la fois dans le premier et le second degré de l’esprit? Si tu étais musulman. Sidi, je t’engagerais à prononcer cent mille fois le nom d’Allah et soixante-dix mille fois le nom de ses vertus magnifiques. O Sidi! ô Sidi!! ô Sidi!!! Il faisait ainsi concurrence aux plaintes aiguës de la tempête. C’était beaucoup; c’était trop. Je m’en débarrassai sous le prétexte d’écrire. Mais le sable poudre mes pages, et les nuées parcourant le ciel m’empêchent de distinguer mes mots. Au propre et au figuré je vois gris, bien que je n’aie pas l’esprit satisfaisant--ni satisfait. XXI 17 octobre. Bon! Maintenant, après le vent, la pluie diluvienne, saharienne, qui va gâter ma tonnelle et raviner les jardins--sans compter le dommage causé aux dattes mûres. De plus en plus je vois gris, très gris--très noir, même. Je me suis donné ici, de cet état, des raisons stupides. Et la vraie raison, je l’ai tue. Et son poids m’étouffe... Je ne puis plus... Je songe trop que ma cheville, dans cinq ou six jours, sortira de sa gaine, peut-être guérie... peut-être estropiée. Angoisse qui me jette à des crises douloureuses, des transes, des affres dont j’évitai jusqu’ici de sonder la tristesse... Mais le temps désespérant pénètre au fond de mon vouloir. Comme aux mauvais premiers jours de fièvre, je me sens tel une épave, une pauvre épave compromise, abandonnée des hommes... Boiteux, béquillard--la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue... C’est donc bientôt la loterie de mon espérance, de ma future existence, de ma part de bonheur humain. J’ai peur, anxieusement peur de «savoir»--et, dans cinq ou six jours, je «saurai». XXII 19 octobre. Aujourd’hui, pluie disparue, temps magnifique. De plus, un cadeau que m’envoie par intermédiaire, pour me distraire, le grand Saint Bou-Saad; bon prétexte à mettre nerveusement du pâle noir d’encre tournée sur le blanc jauni de ce papier--véritable hollande, s’il vous plaît, apporté sans doute jadis avec la boîte de plumes d’acier par un pèlerin qui me prévoyait. Si-Kaddour m’a déniché cette merveille dans le désordre épique des longues chambres-magasins où Babylone et ses profusions prennent un faux air de «décrochez-moi-ça». Mais quel «décrochez-moi-ça» propice aux charmantes surprises! L’autre jour, y étant entré avec mon fauteuil, ni l’un ni l’autre n’en voulions plus sortir... Je faisais l’inventaire: Un coffret de marqueterie, signé Gallé et qui doit provenir de la dernière exposition parisienne, mis en relief par le voisinage d’un atroce «réveil» nickelé, à musique!--airs: _la Paimpolaise_ et _la Mascotte_, galop.--De très curieuses statuettes, faïences italiennes. Des lances de chefs Touareg. Une garniture en cuir tressé, envoyée du Turkestan pour recouvrir le tombeau de Sidi-Bou-Saad. Du mauvais calicot en pièces. Des saphirs et des topazes. Une pendule Empire monumentale où le char du Soleil, mené par un Apollon d’or, couronne le sommet d’un temple d’albâtre. Des bottes hongroises. De la bougie. Des panaches d’autruche. Du benjoin. La Bible en anglais. Une défense d’ivoire brut. Deux grands flambeaux persans, en argent martelé (XVIe siècle, me semble-t-il), avec des animaux fantastiques, des cerfs qui ne sont pas des cerfs, et plusieurs griffons à têtes de lion, à vague tournure de chameau--tous ces monstres, entrelacés par des arabesques anciennes, si souples, si ingénieuses, inimitables. Je l’avoue, ils m’ont fait commettre un péché d’envie, ces flambeaux; envie que j’ai dissimulée, pour ne pas me les faire offrir. Mais revenons à l’heure plus proche, à ce matin, quand Si-Kaddour m’incita, d’une parole joyeuse, à quelque peu de promenade. --Ya Sidi, le vent s’est calmé, le ciel a lavé les impuretés de la terre. Que ta sagesse me pardonne si je lui donne un conseil, Sidi... Les allées des jardins ne semblaient guère abordables; nous nous sommes résignés à circuler le long des cours et des places, dont quelques-unes en pente sèchent déjà--et sous les galeries. Les _askers_ de garde, signalant notre approche, se levaient ensemble, d’un mouvement rapide, mais aussi rythmé que celui de la famille chérifienne lorsqu’elle me quitte avec un adieu. Et c’étaient des salutations, au vrai sens étymologique du mot: --_Selam alek! Selam alikoum!_ Que le salut soit avec toi! avec vous! Ceux qui parlent au pluriel, fût-ce en s’adressant à moi seul, sont les plus pieux--car ils donnent ainsi le _Selam_ pour moi et pour mon ange gardien, lequel marche près de mon fauteuil, bien qu’invisible, accompagnant Si-Kaddour et l’ange gardien de Si-Kaddour. Même les Roumis ne manquent point de ce compagnon sacré. C’est une récompense d’Allah, parce qu’ils croient à trois des Livres saints. --... Et ces Livres venus du Ciel, tu le sais, sont quatre en tout, Sidi... Ah! ne le laissons pas recommencer ses sempiternelles explications sur les quatre livres, le Thourat de Moïse, le Zabour du roi David, l’Endjil et le Koran!... ni sur les Hadits du Prophète, ni sur la Souna, ni sur les Commentaires, ni sur les gloses du docte Sidi-Khelil!... ni sur les écrits admirables du Vénéré Pôle du Monde, du Saint Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti! --Dis-moi, taleb, qu’est-ce que ce tapage? Une troupe bruyante s’avançait,--et c’est tellement rare, le bruit pour le bruit, dans cette zaouïa religieuse... Des cris rythmés s’élevèrent, presque un chant: --_Hadou-ha! Hadou-ha! Hadou-ha!_ Le bon taleb se prit à rire. --Ya Sidi, ce sont des écoliers. Lorsque l’un d’eux manque la classe sans quelque raisonnable excuse, on envoie les autres le chercher. Ces enfants ont vraiment le flair du renard et la vitesse du lévrier, Sidi. Ils trouvent le coupable, le lient d’une corde et le rapportent sur leurs épaules en criant sa honte, comme tu vois. Je voyais en effet. Les garçons, dont la curiosité recommence à m’importuner depuis que «les choses» ont changé, ne m’apercevaient même point ce matin, perdus dans leur ardeur de triomphe. Ils étaient pour dix minutes l’incarnation du droit répressif, de la Justice. Ils étaient (volupté très arabe) une parcelle de l’autorité. --_Hadou-ha! Hadou-ha! Hadou-ha!_ Le jeune prisonnier, les yeux luisants comme des charbons, n’essayait pas une lutte impossible. Il se disait, lui aussi: _Mektoub!_ Et son indifférence sournoise se résignait au proche châtiment. --Mais que va-t-on lui faire, ô taleb? --Je ne saurais te l’affirmer exactement, Sidi. Excuse-moi. La peine varie. Tantôt on _leur_ donne quelques coups de bâton sur les pieds, et tantôt on leur jette du piment dans les yeux. Ce dernier moyen, par Allah, est une punition très salutaire! Je protestai contre cette barbarie. Du piment dans les yeux! Brutalité abominable! Mais Si-Kaddour ne m’écoutait plus, malgré toute sa politesse. Arrêté soudain, sur son épaule il «cueillait» un tout petit papillon bleu, ponctué de blanc, qui s’était empêtré les pattes aux fils broussailleux de son beurnouss. --Ya Sidi! regarde! La frêle créature du Seigneur me présage une nouvelle prochaine. Oui, dès avant ce soir, _inch’ Allah_, j’apprendrai de l’inconnu. Oui, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad! Et ses vieux doigts ridés s’ouvrirent, et délicatement son souffle renvoya dans l’air chauffé le petit papillon bleu--dans l’air voluptueux et fiévreux qui nous venait par bouffées du grand Sahara mouillé de pluie... Puis il reprit, changeant de ton le plus naturellement du monde: --Pourquoi, ô Sidi, voudrais-tu que nous ne punissions pas ces élèves? Ils ont passé l’âge enfantin des douceurs, des caresses et de la famille. Ils vont entrer dans la vie, plus cruelle et plus douloureuse que le piment dans les yeux. O Sidi, la vérité est avec toi: complète-la en reconnaissant la nécessité de l’obéissance et l’utilité de la souffrance... Par ta tête chérie! La douleur du corps mène à la joie de l’âme. C’est par elle, Sidi, que le _moumine_ devient _meslime_... Comment traduire ce cliquetis de mots étrangers? _Moumine_, c’est le croyant. _Meslime_, c’est le musulman, le résigné à la volonté du Tout-Puissant. --D’ailleurs, ô Sidi (continuait Si-Kaddour), j’en ai reçu, moi qui te parles, du piment dans les yeux. On se roule d’abord de brûlure, ce qui inspire pour l’avenir une sage crainte de désobéir. Mais ensuite l’œil se rafraîchit. Il est net, propre, purifié: la vue percerait les murailles... Ah! Sidi, c’est un bel âge, celui où l’on peut recevoir sans honte du piment dans les yeux! Justement nous arrivions devant une autre école, d’élèves un peu plus âgés. Si-Kaddour s’interrompit, fit ouvrir devant nous la porte: --Ya Sidi, que ta bonté le constate: ici règnent la paix et la tranquillité! Une tranquillité relative, fort nasillarde. Les écoliers de quatorze à quinze ans, accroupis sur des nattes, psalmodiaient une très difficile sourate du Koran, tandis que le maître, gros taleb à la bouche en moue, marquait la mesure et de sa baguette tapait çà et là sur l’épaisse coiffure de ceux n’allant pas en chœur. SOURATE XCVII.--EL KADR. Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux. Nous avons fait descendre le Koran sur terre dans la nuit d’El-Kadr. Qui te fera connaître ce que c’est que la nuit d’El-Kadr? La nuit d’El-Kadr vaut plus que mille mois. A cette nuit les anges et l’Esprit descendent dans le monde pour régler toutes choses. La paix accompagne cette nuit jusqu’au lever de l’aurore... --Ya Sidi, commenta Si-Kaddour, c’est la nuit des arrêts immuables. Les événements de toute l’année sont fixés par les anges durant ces heures redoutables et bénies! Il était plein d’enthousiasme. --O Sidi, quand je traverse cette cour, je sens revivre ma jeunesse. Ici j’ai étudié. Et là, un peu plus loin, j’ai prié, tlemid de vingt ans, ardent et modeste comme ces jeunes gens que tu as vus souvent défiler, qui poursuivent leurs études et deviennent de savants _tolbas_, et qui porteront les bonnes gloses dans toutes nos zaouïas lointaines. Ya Sidi! la science est belle quand on la reçoit d’un cœur humble et pieux. C’est la récompense des purs. Il n’y faut pas d’ambitions trop fortes. Le proverbe nous le dit: «Travaille pour ton honneur jusqu’à ce qu’il soit réputé; et quand il est réputé, dors et reste tranquille.» Brave Si-Kaddour, vieille candeur convaincue... qui n’a jamais, jamais bien compris quelles haines inextinguibles se répandent à travers le monde en même temps que les bonnes gloses et que les commentaires «humbles et pieux». --Ya Sidi, je me souviens qu’un jour de ce temps-là, alors que le grand chériff, père de Sid’Amar (Dieu augmente le salut de l’un et la réputation de l’autre!), nous exposait les doctrines du Vénéré Sidi-Bou-Saad, j’éprouvai une émotion telle que je dus quitter la salle et m’en aller dans les jardins, où j’errai durant de longues heures, comme soulevé du sol par un ravissement presque inexprimable... Ya Sidi! Ya Sidi!!... Et ce sont là des joies ineffables... Je te les souhaiterais, Sidi, parce que je t’aime. Rien que pour cela, oui, je souhaiterais te voir _meslim_... Que mes femmes me soient défendues si je mens!! Cette phrase, prise en soi, n’avait rien d’extraordinaire, car il est peu d’Arabes ne l’employant pas sept fois par jour. Pourtant (à portée du moins de mes oreilles), jamais Si-Kaddour ne l’a prononcée. Jamais... Ses femmes? Quelles femmes? Était-ce là un tour oratoire? Lui, mon vieux taleb, mon vieil ascète, marié? Marié??... Les points d’interrogation de ma surprise paraissaient bien aussi violents que les points d’exclamation coutumiers à l’incriminé. J’en voulais à Si-Kaddour de m’avoir trompé--j’appelais ainsi sa réserve--sur un point capital de sa vie. Marié! Il parut s’amuser beaucoup de ma stupéfaction _roumie_. --Ya Sidi, par la bénédiction de ta tête, je te prie d’observer une chose: je dois l’exemple de la pureté à tous nos élèves, à tous nos disciples, à tous nos serviteurs. Par conséquent, ô Sidi, _je ne pouvais donc pas ne pas être marié_. Il me développa sa thèse devant le Désert vaste et grave. Et il était heureux d’un si beau motif de disserter. --Le mariage, ô Sidi, nous le nommons «l’indispensable» et «le salutaire». Dès qu’un homme prend femme, le chitane pleure; et quand les diables d’enfer lui demandent: «Qu’as-tu donc, maître?»--il leur répond: «Un fils d’Adam vient de m’échapper!» Si-Kaddour s’interrompit pour rire, parce que je riais. --Ya Sidi, tu t’égaies. Ta sagesse sait qu’en effet le mortel n’échappe pas toujours. Mais les vertueux ont du moins une raison de résister. Nous préconisons aux chameliers, aux soldats, aux marchands ce bon moyen: avoir une femme légitime dans chacun des divers endroits où les mènent leurs parcours. C’est pourquoi ton guide Bou-Haousse, par exemple, sur le conseil de nos tolbas, s’est marié à Mozafrane sans vouloir que tu le saches--parce qu’il craignait ta moquerie. Mais il ne faut pas railler les efforts du côté de la chasteté... * * * * * Soudain, les paroles s’arrêtèrent dans la gorge de l’excellent homme: il apercevait, s’avançant vers nous suivi d’auxiliaires, un exquis sourire aux lèvres, son «ennemi» Si-Hassan-ben-Ali! Et ce furent toutefois des souhaits échangés, des compliments à perte d’haleine, comme il convient, pendant cinq minutes au moins. --Ya Sidi, roucoulait le beau khodjah de sa voix câline, enveloppante, ya Sidi, je bénis Allah qui t’a rougi le visage et redonné ce bien: la santé. Ta jambe cassée sera ces jours prochains, si Dieu permet, plus forte et plus excellente que l’autre. Et nous sentirons en nos cœurs la douleur de te perdre, tandis que toi, Sidi, tu triompheras par ton élégante désinvolture devant les jolies femmes de ton pays... Si-Hassan-ben-Ali, le Rusé, est trop fin pour n’avoir pas constaté tout de suite que ce sujet me déplaisait. Aussi, sans s’interrompre, plein de cette désinvolture et de cette élégance qu’il m’attribue, fit-il dévier la conversation sur les caravanes, puis sur les chevaux, la chasse, les animaux domestiques... Je vais devenir, je crois, l’écho de mon vieux taleb: Méfions-nous de Si-Hassan (par ce: «nous», je pense à la France). Ce khodjah-chef est extrêmement fort. En lui réside une puissance de domination perfide qui l’a conduit déjà jusqu’aux portes du pouvoir. Et par ces portes, qu’il entr’ouvre, il regarde tout, s’immisce en tout, tire des fils secrets correspondant avec tout... Il n’y a pas, je crois, une intelligence comparable à la sienne entre les natifs de l’Afrique des sables. Intelligence très musulmane, c’est-à-dire plus intuitive que compréhensive, plus rouée que vraiment habile, plus patiente que persévérante, plus vaniteuse que fière, plus indomptée que stoïque dans les revers du malheur: telle que, un ensemble à craindre le jour où ces facultés se déchaîneraient contre nous, après avoir--qui sait?--pris leur point d’appui en certaines révolutions de palais... Mais je reviens aux gazelles. Y étais-je arrivé, du reste? (Je reconnais que mes chemins d’aujourd’hui se ressentent étrangement d’avoir trop vu d’écoliers...) L’équivoque Si-Hassan-ben-Ali me vantait les mérites de ces animaux légers, tellement rapides qu’une race spéciale de chiens s’est créée, rien qu’à les poursuivre. Il évoquait leur douceur, leur grâce. --Je déplore jusqu’aux larmes, Sidi, que nous n’en ayons pas ici. Tu verrais comme elles s’apprivoisent: aussi fidèles que des chevaux, aussi caressantes que des femmes. Mais pourquoi n’emporterais-tu pas une de ces gazelles, Sidi? Oui, chez toi, en France... Nous étions groupés sous une des galeries à colonnettes de marbre. Des esclaves nous entouraient de leurs curiosités compactes. Et des pigeons bleuâtres volaient avec un claquement d’ailes autour de la tête de Si-Hassan, toujours souriant, affable, digne et noble--beau, plus beau qu’on n’a le droit de l’être quand on n’est ni ange, ni divinité. Ce serait un diable plutôt, au fond--un Chitane revêtu d’une forme séduisante. Un peu de l’orgueil infernal luisait sous ses longues paupières quand, à mon objection qu’on ne pouvait guère emporter ce qui n’existait pas, il répliqua: --Ya Sidi! Par Allah Puissant, ne suis-je point ton serviteur? Tu veux une chose, elle se trouve. Je n’ai qu’à mettre trois mots sur le moindre petit papier, et l’un de nos _khouan_ m’envoie la gazelle que tu désires, privée, docile, accoutumée à se coucher sur un coussin dans un coin de la chambre. Un cavalier galope pour aller; il galope pour revenir; six jours passent: la gazelle est là. Quel disciple oserait ne pas accomplir nos simples vœux! Il disait: _nos_. Le son de ses paroles rectifiait: _mes_. Et je fus curieux tout à coup de voir jusqu’à quel point il parlait sérieusement. J’acceptai, au grand dam de Si-Kaddour. S’il avait, le beau khodjah, pensé que ses phrases polies n’étaient que le vent du désert susurrant parmi les dattiers, il ne m’en laissa rien apprendre. En peu de minutes un des sous-secrétaires se trouva installé, accroupi au dallage, tirant de son écritoire une plume de roseau pareille à celles du bon Si-Kaddour--et Si-Hassan-ben-Ali dicta la lettre. Il interrompait pour «prendre mes ordres». --La veux-tu toute petite, Sidi? Mon vieux taleb, grinchu sous cape, fit alors observer très courtoisement, avec plusieurs circonlocutions et périphrases, qu’un fragile nouveau-né mourrait avant d’atteindre les pays roumis. Le changement de climat le tuerait comme la pluie tue les chameaux, ou comme le soleil tue les grenouilles. --Par la bénédiction de notre koubba, tu as raison, Si-Kaddour! La plus haute sagesse s’exprime toujours d’ailleurs par ta bouche vénérable. Réfléchissons. La demandons-nous adulte, cette gazelle? Non, n’est-ce pas! De quatre ou cinq lunes au plus... Écris, Ahmed-ben-Abd-er-Rhaman. La plume de roseau traçait les caractères à senestre, légèrement, souplement. «... de quatre ou cinq lunes, au plus, et familière, tel l’enfant qui ne quitte jamais les pas de sa mère. Si vous n’en possédez point une de cette sorte, ayez à vous la procurer chez vos voisins ou chez vos amis, immédiatement. «Allah veuille en retour vous accorder sa bénédiction la plus haute. Il est Clément et Miséricordieux: qu’il soit loué dans les siècles!» Puis un cachet, sorti des vêtements neigeux de Si-Hassan-ben-Ali. Un coup de tampon. Une empreinte. Et l’un des askers appelé: --Miloud-ben-Tahar! Selle un méhari! Pars! _Fissa, fissa!_ Vite, vite! Il se mêlait beaucoup de jactance dans cette hâte merveilleuse: car ordinairement les Arabes ne sont pas pressés. Enfin je serai donc encombré d’une gazelle. Peut-être pourra-t-elle ne pas périr de froid à Saint-Raphaël, chez ma grand’tante... Cette dernière, enchantée d’une semblable «curiosité» vivante, remerciera dans son esprit le beau khodjah, qui répliquerait, s’il le pouvait, par des phrases analogues à celles dont il me combla: --Excuse au contraire ton serviteur, Sidi. Ceci n’est rien. Tu aurais souhaité tant soit peu un léopard, une autruche, une négresse d’Éthiopie ou quelque autre rare objet, c’eût été de même. Il n’y a pour nous ni distance ni obstacles. Eh quoi! ton immense bonté craint d’affliger le possesseur actuel de la gazelle?... Rafraîchis ton œil, ô Sidi! Songe, n’importe qui de nos _khouan_ nous enverrait au premier avis, dans une outre, le sang de tous ses enfants!... Il me quitta dès ces derniers mots, en virtuose soigneux de finir sur un «effet». Mais dans cet effet, pourtant, est une vérité enclose. La zaouïa demande des présents, ou des sacrifices, ou des vies--et tout s’offre. --Je te laisse, Sidi, avec le bien! --Avec le bien! --Avec le bien! Alors je dis à Si-Kaddour, qui soupirait à faire peur aux pigeons bleuâtres: --Reconnais cette fois, taleb, l’amabilité parfaite du khodjah. Le vieux redoubla ses soupirs: «Ya Sidi!» en faisant de grandes enjambées près de mon fauteuil remis en route. Mais quand nous fûmes seuls, il exhala le sentiment de son esprit. Il me dépeignit les malheurs qui pouvaient résulter pour moi de ma confiance téméraire. --Ya Sidi, laisse-moi te citer ce proverbe de simples nomades: «Le son ne devient jamais farine; l’ennemi ne devient jamais ami...» Ya Sidi!... XXIII 21 octobre. Encore quarante-huit heures d’anxieuse attente... Mais, pour occuper cette attente, les navrances de Si-Kaddour et diverses anecdotes. J’avais bien deviné: au Ciel est un bon Djazerti, patron de ceux qui songent trop que leur «appareil» sera levé après-demain. * * * * * C’était vers le soir. Les Djazerti de cette terre venaient d’accomplir leur visite à l’hôte, leur devoir qu’ils ont repris avec la plus édifiante ponctualité. Ils quittaient ma tonnelle (dont le sol est maintenant raffermi). Ils s’en allaient--toujours semblables à eux-mêmes, toujours énigmatiques, muets, graves, austères, rigides, visages sans pensée discernable, masses de blancs vêtements accumulés ne laissant point deviner où commence la laine des draperies, où finit la chair sanctifiée des membres ni du corps. Et leur suite «accompagnait», en ordre silencieux... --Ya Sidi, murmura Si-Kaddour, regarde celui dont le cœur est atteint d’infirmité. Infirmité morale, je le compris bientôt, en voyant quel élégant beurnouss visait le regard scandalisé du vieux taleb. --Ya Sidi, reprit-il, une infirmité siège en _son_ cœur et ne fera que s’accroître. Mais le Miséricordieux connaît les secrets, les entretiens, les embûches cachées: il est au-dessus de tout... Je vais raconter quelque chose à ta haute compétence, Sidi. Tu te souviens, n’est-ce pas, qu’hier un papillon de Dieu s’était posé sur moi, présage de nouvelle? Eh bien, cette nouvelle est venue... par un courrier... non pas bonne, _idri Allah_! La plus aimée de nos zaouïas-filles, celle de Siouah, se rebelle contre son Maître; elle refuse de nous envoyer les présents de ziara qu’on dépose là-bas pour nous. Ce sera donc désormais une rivalité déplorable, une scission même peut-être, à moins que le Seigneur ne pulvérise les intrigants. Or, Sidi, laisse-moi te l’apprendre, le mokaddème dirigeant notre maison de Siouah, c’est le propre cousin du khodjah. Ya Sidi, ya Sidi! En vérité, je te le répète, par mon bonheur futur des Paradis, par la bénédiction sublime du Vénéré Sidi-Bou-Saad, la main de Si-Hassan-ben-Ali se retrouve en tout acte de révolte. Et sa bouche a deux souffles: l’un propage au loin le Mal, et l’autre feint perfidement de réchauffer ici le Bien! Je songeais, écoutant le taleb. Siouah... Nom célèbre, pays béni d’Égypte... Ancienne oasis de Jupiter Ammon, où tant de souvenirs fabuleux et mythiques s’éveillent--où Alexandre le Grand crut devoir se rendre et se prosterner--où les thaumaturges des villes grecques allaient chercher leurs moyens de miracles... Et j’y croyais voir, blanche et secrète entre les palmiers, la zaouïa-fille des Djazertïa près d’autres rivales, en ce lieu sacré que les croyances, les schismes, les sectes se disputent encore aujourd’hui... --Ya Sidi, continuait Si-Kaddour, je souhaite ardemment, de toute mon âme de vieil homme, le retour de notre Illustre Chériff (Dieu le ramène avec le bonheur!). Bien que sa magnanimité soit toujours trop douce à Si-Hassan, il empêcherait beaucoup de péchés par sa seule présence. La divine _baraka_ l’éclairerait sur le danger. --Tu crains alors, ô taleb, que vos _khouan_ de Siouah ne s’attachent à d’autres «Ordres»? Comme un cheval fourbu recevant de l’éperon, le pauvre taleb rassembla son courage. Il gesticula quelque peu, pour protester. Il leva ses yeux jusque-là rivés au tapis. Et très haut dans le ciel il vit passer les sombres oiseaux de mauvais augure--les sansonnets, les _zerzour_ aux bandes impressionnantes, au vol bruissant, rapide et noir. --Non, ô Sidi! Nos fidèles, inch’ Allah, suivront toujours notre Règle, bien que d’autres sucent leurs dons. A quels Ordres, à quels Ordres veux-tu que des Djazertïa s’abandonnent?... A quelles nouvelles et fallacieuses doctrines se plieront les cœurs ayant une fois goûté l’Extase en la vraie voie de Sidi-Bou-Saad? Sans vouloir nommer nos rivaux des sables, hem, hem! dont il ne me sied de faire ni blâme, ni éloge, les _khouan_ Djazertïa iront-ils aux Khadrïa[10], qui souffrent parmi leurs disciples les misérables sous-groupes des Derkaoua mendiants ou des Aïssaoua mangeurs de verre?... Iront-ils aux Rhamanïa, qui prétendent avec impudence que le corps de leur fondateur gît entier en deux villes différentes, faveur miraculeuse dont Notre-Seigneur Mohammed le Saint Prophète, lui-même, n’a pas joui?... Iront-ils aux Cheikhïa, qui négligent les choses spirituelles pour les vains honneurs des hommes?--et d’ailleurs la gloire de ceux-ci a baissé: ils sont montés et descendus, comme le soleil... Iront-ils encore, que te dirai-je, Sidi, aux Bakkaïa du Soudan, qui font mille simagrées avant et après la prière, trois signes à droite, trois signes à gauche, trois derrière eux, trois vers la terre et trois vers le ciel?... Ou aux Naquechebendïa de Perse, qui, sous couleur d’ascétisme, négligent les intérêts de ce monde, et même ceux inéluctables de la Justice et de la Vérité?... [10] Tous les Ordres cités dans ce paragraphe (sauf les Djazertïa) y sont nommés sous leur vrai nom. Il se tut enfin. Les _zerzour_ passaient, passaient, projetant sur le sol l’ombre de leurs compagnies épaisses, emplissant l’air, par minutes, de la stridence de leur vol. Et la science théologique demeurait inerte, un peu inquiète, semblant avoir du plomb dans l’aile... Infortuné Si-Kaddour... C’est alors que Bou-Haousse, disparu depuis le matin, se précipita en trombe au pied de mon fauteuil, clamant sur un timbre suraigu: --Ya Sidi, tu es mon père! Tu es mon seigneur! Moi ton serviteur, j’ai droit à la considération! Plusieurs beurnouss criards suivaient. Mais la voix vrillante de mon guide dominait tout, me perçait le tympan. --Ya Sidi, je ne connais que toi et Allah! Personne n’est au-dessus de moi, que toi et Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti! Il fallut bien un quart d’heure, je n’exagère pas, pour ne rien savoir encore--mais simplement pour discerner quelques paroles des autres hurleurs: --Fils de chien! --Fils du péché! --Fils de celle chez qui descendaient les cavaliers! --Fils de celle qui jamais n’a dit non! Je pensais aux fusées d’un feu d’artifice, les dernières, celles du bouquet. Elles se croisent, elles se mêlent, elles ne font qu’un tout aveuglant. Au lieu d’aveuglé, mettez abasourdi: voilà ce que j’étais. Je ne m’en serais jamais tiré sans l’aide du bon Si-Kaddour, plus accoutumé que moi à ces véhémences arabes, à ces rauques fureurs, à ces yeux furibonds, à ces poings brandis au ciel. --Ya Sidi, raisonna-t-il, que ton cœur ne se tourmente point de ces choses. Le serviteur de l’hôte est aussi l’hôte, on ne doit point l’accuser. Ben-Ziane va reconnaître qu’il s’est trompé. --Qui cela, Ben-Ziane? Dans le tumulte je n’avais pu discerner l’accusateur. Mais, au prononcé de son nom, un petit homme chafouin, pâle, maigre, souffreteux--un de ceux qu’avaria la tare physique si fréquente au Sud--cessa de tendre vers Bou-Haousse un bras menaçant, plus décharné que le possible. Il se terra, lui aussi, entre les roues de mon fauteuil. --Ya Sidi! Par Sidi-Bou-Saad, j’invoque Allah et sa Justice! C’était moi qu’il invoquait, pour l’instant, d’une voix plus élevée encore que celle de mon Bou-Haousse. Et l’un glapissait: «Tu es mon père!» Et l’autre râlait: «Je suis ton fils!» --Ton guide m’a volé, Sidi! il m’a dévalisé! Je suis un homme mort, Sidi! Je suis aussi dépouillé que le jour où je suis sorti du ventre de ma mère! Et cependant Bou-Haousse continuait son apologie: --Ya Sidi! Le mensonge n’a jamais glissé sur mes lèvres! Ce vil imposteur ne te persuadera pas, Sidi! Je le méprise plus qu’un enfant de moucheron! Moi, ton serviteur, je suis sans crainte! J’ai droit à la considération! A dire vrai, cette prétention semblait généralement admise par le cercle de curieux qui, très vite, s’était formé, grossi, aggloméré, risquant de rompre la tonnelle.--Et les épithètes injurieuses, relatées plus haut, n’allaient pas du tout au voleur. Elles tombaient au contraire en pluie sur le capuchon du volé. «Le serviteur de l’hôte est aussi l’hôte»: cela déterminait l’opinion. Mais quand, avec mes idées de Français, j’eus déclaré vouloir pour Bou-Haousse une exemplaire punition, l’aspect de la scène se modifia. Au lieu de rugir d’orgueil, mon guide bêla d’innocence. Les amis-défenseurs prirent tout à coup je ne sais quel air de n’avoir rien vu, ni su, ni entendu,--ni rien dit non plus, depuis une heure. Seul l’excellent Si-Kaddour persistait en son projet de m’éviter cet esclandre. --Ya Sidi, je t’en conjure par ta tête chérie, laisse aller cette petite histoire au fil de l’oubli... Mais j’exigeais une suite à l’affaire devant le «khadi de l’Islam» qui juge les différends, à la zaouïa. --Écoute-moi, ô taleb! --Je t’écoute, Sidi, je t’écoute, car tes paroles sont toujours agréables et profitables... A force de m’écouter, il finit par m’entendre. Et Bou-Haousse, qui m’entendait aussi, sanglotait désespérément, faisant retentir l’air de ses protestations. --O Sidi, tu méconnais ton fils chéri! Mais au contraire cet inappétissant Ben-Ziane, le volé, transporté de joie embrassait mes genoux, mon épaule, et même un peu mon fauteuil: --Sidi, ô mon père! Qu’Allah augmente ton bonheur! Qu’il détruise tes ennemis! Qu’il te rende pareil à l’eau courante! Qu’il te donne cent chamelles et une chamelle. Je suis ton esclave, je suis ton cher fils! Il fallut presque l’emporter de force, afin d’éviter la mort par les baisers. XXIV 22 octobre. Je m’impatientais, ce matin, devant le tribunal du khadi, plus semblable à une boutique qu’à un lieu auguste et solennel. Il y avait là, par terre devant la porte, quantité de plaideurs et de témoins accroupis sur les talons, patiemment, béatement, commentant à perte de vue leur bon droit indéniable. Du bruit bourdonnait--une humeur joyeuse--et les tasses de thé jouaient leur rôle bienfaisant et consolateur. Mon fauteuil roulait parmi les compliments. --Tu vas bien? --Bien. --Tu vas bien? --Bien. --Bien. --Bien... Un salut mieux scandé résonna dernière moi. C’était, survenant tout à coup, Si-Djelloul-ben-Embarek, Grand Oukil, administrateur du temporel de la zaouïa, gardien suprême des saints tombeaux, et tellement majestueux que parfois il m’intimide. Son «amplitude» se montra très cordiale. Comme hier Si-Kaddour, il fit aujourd’hui le louable essai d’empêcher ce qu’il appelait une inconvenance. --Ya Sidi, par Allah sur toi, ne laisse pas comparaître publiquement ce Bou-Haousse! Foule aux pieds cette petite chose!... Et je sentis que, pour cela seulement, le gros personnage était sorti ce matin. Il voulait me parler, sans risquer son prestige dans une démarche trop directe. Qui sait même si le retard du fameux «khadi de l’Islam» ne provenait point de son influence?... Et je devinai davantage encore: derrière leurs murailles épaisses et leurs portes inconnues, les Djazerti blancs, les Sphinx, souhaitaient de même que «la petite chose» fût négligée par moi--si toutefois des Sphinx pétrifiés peuvent _souhaiter_--avoir un mouvement de l’esprit ressemblant à de la vie... Mais malheureusement, plus on souhaitait, plus je m’obstinais en la décision opposée. Après cet aveu, je ne pourrai plus céler que j’ai mauvais caractère... --Ya Sidi, me disait le gros homme, tu es plus inébranlable que les fondements des sept cieux. Ayant ainsi protesté et dégagé sa responsabilité, Si-Djelloul-ben-Embarek sourit, très épanoui. J’ai peine à le croire complice secret des intrigues du beau khodjah-chef. Mais c’est évidemment l’un de ces fonctionnaires zélés, contents d’eux, tyranniques quand on leur montre de la faiblesse, et pouvant devenir instruments passifs d’une habile flatterie... Nous entrâmes tous au tribunal du khadi. Je ne puis transcrire ici l’océan de paroles superflues où se noient les affaires entre Arabes beaux parleurs, et qui fait une comédie de toute séance de justice civile. Les deux hommes, Bou-Haousse et Ben-Ziane, crièrent, hurlèrent, s’injurièrent. Ce dernier voulait prouver qu’il avait été tondu, et je me déclarai prêt à le tenir pour écorché--j’étais assez confus d’avoir amené un voleur chez mes hôtes... Mais ne pouvait-on punir Bou-Haousse? L’estimable Si-Khouïder-ben-Abdallah, juché derrière son comptoir, n’avait-il donc aucune lumière éclairant ce cas spécial? Embarrassé, le khadi, au lieu de me répondre, feuilletait son code malékite, et consultait--lui aussi, Seigneur!--les gloses des commentateurs des Livres Saints. Cependant le grand oukil me disait: --Pardonne à ton serviteur, ô Sidi, puisque ta trop grande bonté crut devoir réparer sa faute... --Pardonne-lui, ô Sidi, renchérissait Si-Kaddour. Tu ne peux espérer le corriger. La queue courbe du chien sloughi ne se redressera point, même si tu la mets sept ans dans un étui... Néanmoins nous passions en revue les moyens répressifs. La matraque éloquente se trouvait écartée par mes habitudes françaises et par la prière du grand oukil. Une amende? Avec quoi l’eût-il payée, puisqu’il venait de restituer tous les douros de son _mezoued_? La prison prolongée? J’en deviendrais la victime, accoutumé que je suis au service de ce coquin; et, davantage encore, je vais avoir besoin de lui, pour ma «contre-opération», demain. Le khadi tournait toujours les feuillets de ses gros livres et me proposait des «punitions» vraiment puériles: promener Bou-Haousse dans la zaouïa, avec, sur la poitrine, un «écriteau de honte». Le revêtir de haillons vermineux. Le priver durant trois jours de cousscouss.--Châtiments du monde islamique qui sait à quel point ses enfants, parfois féroces, restent de petits enfants. Je refusai ces expédients, fallacieusement coercitifs. Je remis à plus tard la solution du problème... Finalement nous nous séparâmes sans avoir rien décidé: Allah est le plus instruit! Et nous allâmes déjeuner. Le grand oukil me conduisait, toujours majestueux, toujours bonasse, toujours serviable. Il cherchait en sa tête une compensation aux tracas judiciaires que j’avais voulus, mais qui n’auraient pas dû m’atteindre dans la zaouïa bénie de Mozafrane. Avec simplicité, avec le même calme dont il m’avait vanté tout à l’heure les talents de chasseur de son chaouch Djouba («Tu ne peux concevoir son habileté, Sidi: tout ce qu’il a visé est inscrit tué»), avec la même simplicité, donc, le grand oukil me fit cette offre inattendue:--Si tu veux une belle femme, Sidi, tu n’as qu’à souhaiter, et tu la trouveras sur tes fréchias par mon ordre... Divers détails suivirent, assez peu chastes. Et je ne voulus pas répondre que je connaissais dès longtemps la présence à la zaouïa de ces «dorées», de ces danseuses qui vivent ici sans y danser à cause de la gravité du lieu, ces «beautés» (récite mon vieux taleb) «dont les yeux brillent comme la lune au zénith et dont les bras sont polis comme la hampe des étendards»--et qui font partie de la haute hospitalité. Ce sont des usages très anciens, plutôt bibliques. Aux caïds, aux chefs arrivant de loin sans leurs femmes, on ne croit pas du tout, par cette politesse, faire perdre le droit de réciter pieusement la sourate vingt-troisième: Heureux sont les croyants... Qui évitent toute parole déshonnête, Qui savent commander à leurs appétits sensuels. XXV 23 octobre. C’est aujourd’hui, c’est tout à l’heure... Je ne suis pas d’ordinaire une telle poule mouillée. Cette fracture, à Paris, je l’aurais tout bonnement considérée comme une fracture, c’est-à-dire une simple épreuve de patience. Mais sous ce terrible climat, le paludisme aidant, il arrive que les os brisés ne se ressoudent point, et restent inertes en présence. Mon énergie s’est usée pendant ces deux mois d’inquiétudes et de souffrances--car j’ai souffert aussi physiquement, beaucoup. Est-ce bon? Est-ce mauvais? Je l’ignore. Mon vieux Si-Kaddour prétend y voir un excellent signe: le travail douloureux mais sûr menant au «raccommodage» parfait. Du reste, le taleb s’en remet à la Puissance de Là-Haut, si loin de nous si petits. Et voici le Koran ouvert, pour me relire quelque chapitre: Dieu sépare le fruit du noyau. Il tire le brin d’herbe d’une graine desséchée. Il crée, il tue. Il fait la mort avec de la vie: et de même il fait revivre ce qui semblait mort ou endormi. Il est le Miséricordieux! Ai-je mérité la miséricorde?... XXVI Même jour, minuit. En deux mots, comme les notes d’un soir de bataille: Nous avons «rompu le plâtre», et je ne suis pas, hélas! certain du résultat. Quel engourdissement, quelle impression hésitante, au sortir des langes rigides et durs. Ma cheville est très faible. Je la traite avec la gaucherie un peu affolée des jeunes mères qui n’ont jamais encore enfanté... Si j’allais tout compromettre par ignorance? Puis il me semble à d’autres instants que tout est déjà compromis. Je frissonne. Moi qui n’aime point les médecins, je regrette pourtant de me sentir ès mains du seul Si-Kaddour, privé des lumières de la Faculté... XXVII 30 octobre. Vraiment, c’était bien une naissance; et l’on me traite comme une accouchée: petits soins, petites friandises, visites--oh, surtout, des visites! A peine me reste-t-il le temps d’éprouver une joie quelconque de cette issue probablement favorable--si rien de fâcheux n’intervient. Le cheikh des tolbas m’envoie de la confiture, reçue de Damas ces temps derniers. Le grand oukil me fait présent d’un coussin de cuir découpé, le plus beau que j’aie jamais vu, apporté l’autre jour à la zaouïa par les Touareg. Et le délicieux khodjah, Si-Hassan-ben-Ali, me vante doucereusement les charmes de la gazelle arrivée hier dans les bras d’un cavalier--une petite bête mignonne et fine, malicieuse et timide, que j’ai baptisée Faffa, au grand scandale de mon vieux taleb. --Ya Sidi, tu es au-dessus de mes paupières! Mais, par Allah, une gazelle a-t-elle besoin d’un nom? Alors nous dissertons, nous discutons. Le Prophète avait bien nommé sa chamelle favorite Kosouah, et ses ânes Ofaïr et Yafour. Et sa mule blanche, sa célèbre mule Doldol, Si-Kaddour voulait-il donc l’oublier? --Ya Sidi, la vérité est avec toi. Ne te moque pas de ton serviteur. Mais ces noms que tu me cites n’étaient pas des noms d’homme, ni de femme des hommes. Rien qu’en cette zaouïa, Sidi, cinquante au moins de nos filles en Dieu, esclaves ou libres, s’appellent Faffa! Je ris. Faffa ne sera Faffa que pour les Français plus tard et maintenant pour moi. Sans nul souci des propos, elle trottine autour du tapis, frappant de ses petits sabots le dallage des faïences claires--et ce joli toc-toc, si léger, me semble battre la mesure aux élans de mon espoir. La vie est belle, quelquefois. J’aspire à la liberté de toutes mes forces, la vraie liberté, celle qui résulte de cette chose si simple, si peu appréciée quand nous la possédons: l’inconsciente rapidité du mouvement. Courir... même par ce temps lourd, j’en fais un idéal qui me hante. J’y songe le matin, quand la nacre de l’aube tardive découpe en noir le grillage doré de ma fenêtre--et le soir, quand l’écroulement des argenteries encadre de nouveau le mouton rôti--et la nuit, lorsque la prière est annoncée par le _moudden_. J’y songe même quand midi flamboie: avoir chaud par suite d’une course folle, comme un enfant. * * * * * Je n’ai point mentionné les phases traversées cette semaine, les oscillations entre mes doutes et ma croyance à la guérison. --Allah est le maître des événements. Il domine tout, me répétait Si-Kaddour. Cependant, pour aider Allah, il convoqua près de mon tapis le chef-masseur des étuves, Hamou-ben-Missouk, celui qui pétrit sous ses doigts les chairs les plus djazertiques. Or cet Hamou me déclara, par la bénédiction et le salut, qu’au bout de quinze jours de traitement ma jambe serait apte à me conduire «jusqu’à la fin de la terre!» Je n’en demande pas même autant. Et je l’écoutais cependant, charmé de ses promesses, cet homme aux petits yeux bridés, mystérieux, dont les longs bras maigres détiennent ma future santé. --Ya Sidi, la force, la résistance, la souplesse sortiront pour toi de mes deux mains comme le vase sort des mains du potier. Que Sidi-Bou-Saad me brûle sur place si tu te rappelles en partant quelle est celle de tes chevilles qui t’aura retenu chez nous, qui me donne aujourd’hui la gloire de te servir... Son regard est équivoque, et son sourire. Il porte la tare morale de ceux dont le métier s’accompagne d’à-côtés louches et discrets: la robuste beauté de son corps n’arrive pas à faire illusion, mais pas du tout, sur la beauté de son âme. Il sent mon impression. Il essaie de la combattre en dogmatisant médecine et chirurgie. --Mauvaise cassure, ô Sidi! heureusement ton sang vaut de l’or. _Ak Rabbi!_ je te le répète, avant une lune, si Dieu veut, tu retourneras dans ta France à condition que d’ici là tu viennes tous les jours au _hamma_--car, te soigner, je ne le puis sans la buée chaude et salutaire. Tu verras ma science, ô Sidi! Tu ne pourras en croire ni tes muscles ni tes yeux. Par la baraka très sainte! j’ai guéri plus de seigneurs que ta tête chérie n’a de cheveux. J’ai remis l’épaule à Si-El-Aïd, j’ai enlevé à Si-Tahar le mal des princes (la goutte)--et combien d’autres, très remarquables, n’ai-je pas soulagés entre les illustres Djazerti! Il fallut prier ce faquin d’aller surveiller son étuve, en laquelle je me rends depuis très consciencieusement. Et là ce sont chaque soir des séances bizarres où je joue le rôle d’un objet, d’une chose docile qu’on tourne et retourne parmi la buée fantastique et le doux ruissellement de l’eau. Hamou-ben-Missouk chantonne à voix basse (malgré la défense des pieuses règles). Il s’approche de moi, il me palpe, et son chant se coupe de souffles haletants, étouffés, presque indiscernables. Les deux esclaves noirs qui l’aident glissent félinement sur le sol mouillé. Et j’entends derrière les murs des papotages, de petits cris de femmes, des rires légers, jeunes et frais... Je pense aux ébats singuliers dans la piscine de Bagdad, j’évoque le portefaix, les trois jeunes filles, tous ces contes de licence et de suavité dont l’Orient charme encore maintenant ses oisivetés voluptueuses... Puis aux rudesses du grand massage succèdent de lentes pressions dont Hamou repose sa fatigue et la mienne. Il se met à raconter, sans préambule, de merveilleuses histoires saugrenues qui s’ajustent à mes songes: --... Alors la mère du sultan dit à son fils magnanime: «Ne cherche pas davantage, ô toi que j’ai porté! Donne à celui qui est présent, couvre celui qui dort, oublie celui qui est absent.» Mais il n’écoutait point sa mère, parce qu’il voulait ce jeune homme et cette belle femme... Le conte s’interrompt sans que je le sache ou que j’y prenne garde. Les nègres passent, colossales silhouettes. Les rires tintent derrière le mur... L’eau tiède s’égoutte paresseuse... Hamou chantonne... Et comme aux jours de mon arrivée, mon âme est «prise» au piège du rêve et de l’irréel. XXVIII 2 novembre. L’étuve n’exige que mes soirs. En cette date mélancolique où Paris visite ses morts, les tombeaux m’ont attiré, et ces souvenirs du passé qui sont les tombes de sensations éteintes. Mais le soleil brillait radieux. Le Sahara m’entourait trop de sa splendeur automnale, si différente du tragique été calciné. Je n’ai pas pu mettre mon âme au régime de la tristesse. Pourtant--et plus que certains--j’ai mes deuils. Sécheresse d’âme, alors? Oui, dont je suis presque irresponsable, car elle ne vient pas de mon cœur: le milieu fait sur moi son œuvre, passagèrement. Ce sable est un débris de rocs. Ce peuple est un débris de race. Il garde à peine la mémoire de ses beaux jours enfuis, ceux où il transformait l’Espagne de sa civilisation créatrice, ceux où les Sarrasins guerriers venaient chez nous jusqu’à Sens. Tout est ruines, à l’Orient musulman comme à l’Occident africain de même croyance. Aujourd’hui, je ne l’ignore plus, la conquête du monde par l’Islam reprend. Soit. Mais ce n’est plus la vieille gloire d’antan, sauvage et triomphante--la gloire qui portait quelque chose de fort derrière ses étendards. Il n’y a là (sauvage aussi) que le seul progrès tortueux d’un mysticisme mené par des appétits d’argent. On apporte aux chefs de ce mouvement les offrandes de vies humaines, mêlées sur les bâts de caravane aux sacs d’orge ou de _douros_. Seul le Désert me paraît toujours noble, dans ses sourires comme dans ses tempêtes, dans ses apaisements comme dans ses férocités. Et c’est pourquoi, âpre et tyrannique, il abuse de sa puissance. C’est pourquoi il m’impose cette indifférence momentanée de la vie et de la mort, cette acceptation du néant... Certes, voilà des propos maussades; je subis aussi sans le savoir l’impression de la Toussaint: et Faffa la gazelle, qui me regarde de ses yeux veloutés, s’en étonne, dirait-on. Elle me suit partout, cette jolie bête, plus câline et plus bondissante qu’on ne saurait l’imaginer. Sa légèreté doit faire un singulier contraste avec ma tournure d’escargot qui se traîne. Du reste, Faffa me faisant valoir et moi faisant valoir Faffa, nous attirons beaucoup sur nous deux l’attention de la zaouïa. --Ne sois pas offensé, ô Sidi! _Ils_ n’ont guère vu de gazelles, car elles sont rares en nos contrées. Et jamais leurs yeux curieux n’ont connu de bâton pareil à celui-là, que nous t’avons fait d’après tes ordres. Ce bâton (euphémisme du bon taleb) doit se nommer _béquille_ en langage précis--la tant redoutée béquille... Mais que m’importe d’être grotesque pour quelques jours de prudence seulement? Je suis tellement content, au fond. Et l’espérance, chez nous natifs de l’Europe, est bien la meilleure résignation... * * * * * Ne négligeons pas plus longtemps mon pèlerinage aux saints restes. Il s’agissait de grimper, avec des haltes, vers cette grotte où Sidi-Bou-Saad pria jadis dans la pénitence--et d’abord à la fontaine Aïn-Selam d’où descendent les rapides eaux. Tout cela m’était nouveau. Mon fauteuil n’avait pu passer dans les sentiers étroits du sommet de la petite montagne. --Aujourd’hui, Sidi, tu vas le laisser à mi-côte! Nous avions l’air d’un groupe d’écoliers en vacances, et Barka se tenait à quatre, pris d’un désir de pirouettes. Mais bientôt cependant, la fatigue aidant pour moi et la piété pour les autres, nous abordâmes les lieux sacrés dans un recueillement complet. --Ya Sidi, voici la divine fontaine, la source de richesse et de salut: car son onde parfaite, que rapportent nos fidèles aux pays les plus distants, guérit beaucoup de maladies du corps et de l’âme. Et n’est-ce point un immense miracle, Sidi, qu’elle ait ainsi jailli au faîte du mont? D’où vient-elle, cette eau bénie? D’où? J’ai réfléchi, et je pense, ô Sidi, que par-dessous l’horizon elle nous arrive des Jardins du Ciel. Je n’ai jamais soufflé sur aucune croyance: assez de prose règne déjà sur l’univers contemporain. Et puis le bon Si-Kaddour ne se trompe pas entièrement: la source artésienne doit arriver (par-dessous l’horizon en effet) des hauts plateaux du Sud, analogues à ceux de l’Aïr dont les lointaines nappes mystérieuses alimentent les puits de nos oasis jusqu’à Ouargla, jusqu’à Tuggurt, jusqu’à Biskra. --Ya Sidi! quand le vénéré Sidi-Bou-Saad (Allah veuille lui prolonger la félicité!) vit l’eau pure couler soudain au simple choc de son bâton, il s’écria: «Loué soit Dieu dans les sept cieux et sur la terre!» Puis, comme c’était l’heure sacrée de la prière du _mogh’reb_, il s’agenouilla pour ses ablutions près de la fontaine nouvelle, et dit en aspirant trois fois: «O mon Seigneur, fais-moi sentir l’odeur exquise des Paradis!...» Et dès cette heure, ô Sidi, Aïn-Selam fut sainte et très sainte: par le miracle d’abord, et par le contact de son premier flot avec un être religieux, supérieur à toute créature, notre Sublime, notre Illustre, notre Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti! Enfin, Si-Kaddour discourant, les esclaves nous écoutant, ma béquille béquillant, nous parvenions au seuil de la grotte, petite excavation sans profondeur et sans fraîcheur, mais de laquelle la vue s’étend, libre, sur le grand Sahara de sables aux lignes d’indicible beauté. --IL vivait là, Sidi... Ces quatre mots, malgré mes dispositions pessimistes, me touchèrent plus que l’habituelle éloquence du vieux disciple: «IL vivait là...» Sous cette voûte rocheuse une âme a rêvé, et _voulu_ son rêve. Et ce rêve de doctrines et de domination persiste encore, magnifié par la renommée, agrandi par une heureuse postérité. Pour nous, c’est quelque chose, les Djazerti, un pouvoir occulte, une des volontés qui souhaitent posséder le monde jaune et noir. Mais nos cervelles françaises, critiques et irrespectueuses, ne peuvent même point concevoir ce qu’ils représentent de super-terrestre, de colossal et d’immense pour des esprits musulmans ralliés à leur _dikhr_. --IL vivait là, Sidi, dans le jeûne et les oraisons. Son extase mystique était pleine d’amour des hommes, de piété, de douceur, d’humilité. Laisse-moi te lire, ô Sidi, un passage dont je t’ai souvent parlé et que depuis longtemps je projette de te faire entendre: un fragment de son admirable ouvrage que tu ne connais pas encore, intitulé: _l’Or de la Lumière, révélation du Seigneur au fils retiré du monde, Bou-Saad-ed-Djazerti_... Décidément, le grand Saint a produit toute une bibliothèque, car une foule d’autres titres édifiants me sont devenus familiers (sans compter ceux que j’ai déjà notés): _le Parfum du Ciel_, par exemple, _les Glaives de la Foi_, _les Diamants du Sublime Trésor_. J’en oublie quelques-uns. Le taleb reprend ses bonnes habitudes de transporter des bouquins fanés dans les profondeurs du capuchon de son beurnouss... --C’est un commentaire, ô Sidi, de ce verset du Koran: «Dis: si vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera.» Nous étions assis contre les parois mi-circulaires de la petite grotte, suavement prostrés par le temps très chaud. Des mouches, près de l’entrée, coupaient les rayons lumineux de leur cohue bourdonnante; et la vieille voix de Si-Kaddour, lente et monotone, se mêlait au bruit de leurs ailes et formait la basse du concert. --«... Suivez-moi, Dieu vous aimera. Mais Dieu aime aussi ceux qui ne suivent pas. Il aime tout ce qui dépend de sa volonté. L’amour, c’est la volonté même, puisque aimer une créature ou une chose _c’est la vouloir_. «Or, réciproquement la vouloir c’est l’aimer. Si l’on se pénètre bien de cette vérité évidente, on demeure persuadé que tout ce qui existe, l’infidèle comme le croyant, est enfermé dans l’amour de Dieu. En effet, si l’infidèle n’avait pas été l’objet de sa sollicitude, Dieu ne l’aurait pas créé.» Si-Kaddour ferma le volume sur son index faisant signet. --Tu le vois, ô Sidi, j’avais raison jadis quand je te parlais de cette douceur de dogmes, et, spécialement envers les Roumis, du bon sentiment de Notre Illustre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti. Par cette assertion, nos vieilles discussions recommençaient. Tout recommence d’ailleurs sur cette terre: la nuit après le jour, le découragement après l’espoir. Ma riposte demeurait elle aussi toujours la même: «Les Djazerti sont guerriers, dominateurs, violents. Le sang des Roumis, notre sang, ils l’ont maintes fois versé.» --Et cette prière, litanie du Sabre, ô taleb! pour que je sois convaincu, tu n’aurais pas dû me l’apprendre. Il rougit malgré son hâle, le pauvre Si-Kaddour, pendant que je rythmais la mélopée avec un zèle de vrai _khouan_ soutenu par mon esprit taquin: Demande de tous tes vœux un Chef juste Dont le Sabre frappera, car c’est là l’utile! Si de ton Chef le Sabre est affilé Il imposera la Voie droite, Il confirmera le Témoignage. Prions, de par le Sabre! Par le Sabre, ta prière sera exaucée... --Ya Sidi: Je t’en prie, Sidi! Mais je récitais encore: Par le Sabre, ton aumône sera agréée, Par le Sabre, ta vie sera sanctifiée, Par le Sabre, ta famille sera bénie, Par le Sabre, tu seras un saint et un pur!... --Ya Sidi! après tout, n’est-ce pas la vraie doctrine musulmane? Dans le Koran, n’y a-t-il pas écrit: _La force, réelle manifestation de Dieu sur la terre_? Il se redressait, le vieux taleb. Avocat d’ordinaire conciliant, il se rebiffait. Il acceptait sa part de responsabilité dans les rudesses de l’Islam. Sa colère me désarma vite. Je me mis à plaisanter. Et lui, voyant cela, fut terriblement confus d’avoir pris de travers la chose. Il se jeta dans des explications où il fonçait, tête baissée, pareil au fuyard qui court dans une ruelle. --Ya Sidi, la vérité est avec toi! le jugement sain est avec toi! Pourtant remarque ceci: le Vénéré Sidi-Bou-Saad, quand il composait l’exhortation que tu me répètes, n’en portait pas la faute, si faute pouvait être, Sidi. L’âme du cheikh,--tu trouveras cette règle en nos doctrines et en les meilleures gloses des Livres Sacrés,--l’âme du cheikh, chaque fois qu’il enseigne, doit demeurer endormie... Oui, Sidi! Pendant que les paroles inspirées sortent de sa bouche, le cheikh et chérif doit écouter, surpris: il devient son propre auditeur. Et les maximes qu’il a dites, il les connaît seulement par ses oreilles attentives, et non point par le mouvement de ses lèvres, encore moins par l’impulsion volontaire de son cerveau... Ce don de prophétie (car, ainsi défini, c’est lui; c’est l’Esprit qui parlait chez Daniel et chez Ézéchiel) n’allait pas sans me faire sourire--en dedans. Mais j’y reviens toujours, les Arabes «flairent» nos impressions avec un merveilleux instinct. Si-Kaddour répondit avant que j’aie pu parler: --Ya Sidi! Pourquoi doutes-tu? Il n’y a rien de plus juste et de plus naturel... Le chériff inspiré par Allah se trouve dans la situation d’un pêcheur de perles, qui plonge pour trouver de précieux coquillages au fond de la mer. Le sang bourdonne sous son crâne, ses mains s’accrochent au rocher. Il ne sait plus rien de précis, sauf qu’il met des coquilles pêle-mêle dans son panier. Mais les perles, ô Sidi, les perles fines et rares, il ne les voit qu’après être sorti de l’eau, et juste en même temps que les gens qui l’attendaient, et qui l’entourent, sur le rivage. La parabole se déroulait doucement, à l’abri de cette grotte miraculeuse, en ce décor de vignes et de palmiers dont le vent tiède faisait frémir les branches--les beaux palmiers, les arbres féconds et précieux qu’Allah créa le sixième jour en même temps que l’homme, parce que, sans eux, l’homme n’aurait pu vivre au milieu des Déserts. --Et d’ailleurs, ô Sidi, souviens-toi combien Sidi-Bou-Saad aimait les arbres: on ne peut avoir l’âme cruelle quand on est ainsi. Il les aimait au point, tu le sais, d’avoir fait planter par des chameliers et par quelques marchands cette oasis miraculeuse. Il les aimait... tels des enfants chers. Il les aime encore jusque dans le tombeau. Et les arbres le lui rendent. Le gros figuier, près de la mosquée, a percé le mur d’un effort de ses racines--et voici que son étreinte enserre affectueusement le marbre sous lequel Sidi-Bou-Saad attend la résurrection. --Je voudrais voir cela, ô Si-Kaddour. --Ya Sidi, maintenant rien n’est plus facile. Nous descendîmes lestement--autant qu’une béquille aidée d’auxiliaires connaît l’allure leste. Le Sahara glorieux flamboyait là-bas, roux et vermeil. Des roses piquetaient les buissons près de nous, sous les ombrages frais. Et Faffa la gazelle humait leur parfum de son petit nez dédaigneux, et soufflait, offusquée, et trottinait devant, toc, toc, toc, toc, pareille à un jeune chien très sage. Mais comme nous arrivions dans la cour d’honneur, elle partit d’un bond soudain, inexplicable, prodigieux, pour s’en aller se blottir entre les troncs multiples du figuier. --Viens, petite, petite! Elle ne bougeait pas. Alors le vieux taleb conclut triomphalement: --Tu le vois, ô Sidi, même les animaux devinent la bonté qu’eut jadis le Vénéré Sidi-Bou-Saad. Ils se réfugient en lui, ou en ce qui le touche... * * * * * Pas plus que je n’étais monté à la grotte, je n’étais entré jusqu’ici dans la «koubba des tombaux»: mon équipage eût scandalisé les fidèles. Si-Kaddour en explique le motif: --Ya Sidi, ton fauteuil était un soulier que tu ne pouvais pas ôter...» Et il a raison, sans conteste. Le musulman ne se déchausse point seulement en signe de respect--mais afin que ses semelles, qui marchèrent sur des choses impures, ne viennent pas souiller les nattes pures où s’invoque le nom d’Allah, Dieu Unique, Clément et Miséricordieux. Soutenu par le taleb et par Barka, j’ai laissé aussi ma béquille à la porte, près de mes babouches. Et j’ai suivi le grand oukil, gardien d’honneur des sépultures, qu’on avait prévenu comme il sied, et dont l’amabilité de fonctionnaire très gras se répandait en courtes phrases, murmurées, susurrées, pleines d’onctueux respect. Il faisait un peu obscur, sous la coupole, entre les arabesques de stuc et les bois ciselés aux fins détails. Mais l’ombre et la piété des voix chuchotantes ne parvenaient pas à m’impressionner. Je me trouvais pris de cette bizarre gêne que nous donne le lieu d’un culte ennemi du nôtre, même si ce «nôtre», depuis l’enfance, fut oublié. --Ya Sidi, vois ces lampes magnifiques. Leurs pierreries sont des émeraudes enchâssées d’or massif! Les petites flammes jaunes brûlaient, à chaque travée, petites lueurs discrètes de sanctuaire. La chaire de cèdre paraissait toute noire, d’une hostilité qui menaçait. La niche plate où l’_imam_ qui conduit la prière se place debout, dans la direction de la Mecque, le dos au public, semblait une porte reclose sur des secrets que je ne saurai point. Tout me déroutait, même les parfums: véhémente odeur de musc, de santal, de benjoin, mêlée d’un relent de moisissure, agréable et comme dépravé. --Voici le figuier, Sidi, ou du moins sa racine qui soulève les dalles et enlace le saint monument. C’était réel--mais je me demandai si c’était naturel. Et la sécheresse morale augmentait en moi, cette curieuse impossibilité de sentir. J’accordai pourtant les louanges nécessaires au merveilleux sépulcre qui s’est bâti tout seul en une nuit, avec les pierres apportées par les pèlerins du vivant de Sidi-Bou-Saad. Il forme un petit dôme juste sous l’axe du grand dôme de la koubba. Les pierres savaient apparemment, dans ce temps de miracles, non seulement se jointoyer, mais se sculpter, car les tombes voisines, plus nouvelles, celles du fils et du petit-fils, ne sont pas mieux travaillées que celle du grand aïeul--cependant elles sont fort belles: d’élégantes colonnettes; des frises harmonieuses; des inscriptions dorées qui sillonnent le marbre blanc de leurs courbes fantaisistes, proclamant en versets du Koran que tout est poussière et qu’Allah reste éternel. Les autres parents, les Djazerti défunts, ont leur sépulture ailleurs, en ce cimetière éloigné que je vis un soir et d’où s’enfuirent des femmes, blancs fantômes voilés. Et c’est le vrai départagement, après la vie, de la fameuse chaîne spirituelle et de la chaîne corporelle; seuls les héritiers de la _baraka_ reposent ici, près de l’ancêtre, parmi l’ardeur des parfums et le recueillement du silence dévot. Richesse et considération, tout vient à Mozafrane pour ces dalles augustes. Elles en sont la fortune, l’orgueil, la gloire et la raison d’exister. Elles ont, de la primitive fondation (_zaouïa_ signifie simplement _coin_, ermitage, cellule), fait un palais et une ville florissante. Et leur présence mélancolique décuple pour des Arabes la volupté des richesses, la volupté de l’amour charnel. Nous nous taisions, l’oukil, le taleb et moi, chacun occupé de nos pensées divergentes. Or, dans un endroit plein de nuit, un balbutiement s’éleva, semblant sortir du sol même. Cette voix rauque et douce à la fois proférait des syllabes confuses. Et voilà que j’eus soudain, moi qui me jugeais impassible, le petit frisson subtil de l’approche du mystérieux. Je _sentis_, jusqu’à pâlir. Là-bas un _khouan_, un pèlerin déjà en extase, soupirait sa jouissance entre deux sanglots. Bonheur éperdu, frémissant délire qui n’a pas l’âpreté des visions indoues, parce qu’il vient des sens et non des conceptions de l’esprit. --Cet homme est heureux... murmura près de mon oreille le taleb. Et réellement le pauvre visage mûr s’illuminait de jeunesse supérieure, de toutes les beautés de la catalepsie mystique, et le tremblement de cet être l’amenait au spasme, peu à peu. --Il est heureux... Encore un bienfait, ô Sidi, augmentant le nombre indicible de ceux qu’on ne peut plus compter. O notre Sublime Maître en la Vérité et la Voie! O Vénéré Sidi-Bou-Saad, source inépuisable de tendresse!... Tendresse? Mes yeux regardèrent en haut. Les grands étendards de guerre laissaient tomber de la voûte les plis somptueux de leurs brocarts, prêts à flotter pour la Guerre Sainte. Et la suite des litanies du Sabre bourdonnait ironiquement dans je ne sais quelle case de mon souvenir: Par le Sabre, nous aurons de nouveaux frères, Par le Sabre, tu seras un pur _khouan_, Par le Sabre, tes biens seront centuplés, Par le Sabre, ton épouse sera à toi Et personne autre que toi ne la verra! Mais si le Sabre est mis au fourreau Le mal s’emparera de toi. Si tu es Khadi, tu deviendras injuste. Si tu es Mokaddème, tu deviendras impur. Si tu es Khouan, tu deviendras renégat. Sans le Sabre, la science ne profite pas à vos cœurs. Ayez foi dans le Sabre! Si le Prophète n’en eût pas eu, l’aurait-on suivi? Quand le Sabre s’absente, l’Islam s’en va... XXIX 3 novembre. Un peu de sirocco nous accable aujourd’hui. Et la fièvre, qui toujours guette, en profite pour envahir les artères, doucement, doucement, languide et voluptueuse pulsation par quoi l’on s’use, s’abandonnant, devenant sa proie jusqu’à défaillir... Si j’étais poète, j’écrirais sur la fièvre un lot de sonnets «admirables!» J’en vanterais le charme pervers. Des gens s’abolissent exprès, par les alcools, l’éther, la morphine, la fumée d’opium et autres fâcheux ingrédients. Que ne viennent-ils au Sahara? Dans les endroits les plus mauvais, cela va sans dire. Peut-être ils y trouveraient des pâmoisons de haute rareté, des déliquescences imprévues, d’exquises disparitions de leur _moi_ pensant. Et ce serait leur mort lente, très lente, voulue, bien voulue, un mode de destruction parfaitement propre qui débarrasserait la société d’Europe. Ils auraient aussi l’extase. Mais c’est moins périlleux, je crois. Depuis hier je me préoccupe de l’extase--depuis que le vieux pèlerin se tordait près du saint tombeau, dans une enviable crise de joie. Et la curiosité me tourmente. J’aurais voulu savoir si le taleb, par exemple, mon brave et inséparable compagnon, avait obtenu lui aussi le «_them_ en Dieu». J’en doute par instants. Car celui qui vient de goûter l’anéantissement suave peut-il se remettre ainsi aux proses vulgaires de chaque jour? Se résignera-t-il à quitter l’Incommensurable pour exhorter des esclaves, ou pour se promener avec moi--moi Roumi? --Ya Sidi (sa réponse fut tellement paisible...), Ya Sidi, par ta tête chérie, tu te nourris, mais manges-tu toujours? Tu as souvent soif, mais bois-tu toujours? Tu trouves les femmes belles, mais les aimes-tu toujours? Oui, Sidi, mon humble piété a connu les joies super-terrestres. Seulement, vois-tu, pour savourer les délices de ces bonheurs-là, il est bon de redescendre parmi la vie des autres hommes. Ya Sidi!... Le Fidèle monté au «degré perfectionné» occupe, alternativement, deux états: l’état d’_union_, où il n’aperçoit que Dieu et son unité ineffable; l’état de _vision_, où il rentre dans le cercle naturel pour s’occuper du bien des siens, du succès de l’œuvre commune et des devoirs extérieurs. Qui donc, ô Sidi, prêcherait la vertu, qui rendrait la justice, qui instruirait la jeunesse, qui soignerait les infirmes, qui vaquerait aux cultures et au commerce, si tous étaient sans cesse en extase? Je me soulevai, un peu étourdi: la fièvre battait à mes poignets le rythme du pieux discours. Je dis pourtant: --Et le salut de vos âmes? --Le salut, Sidi? Mais le salut reste possible sans qu’on ait effleuré l’extase. Il suffit au khouan vertueux, pour entrer dans les Paradis, d’avoir cru de tout son être à ce que contient la _chahada_--à ces «attributs» de Dieu, renfermés implicitement dans notre profession de foi: _La illah ill’ Allah ou Mohammed Ressoul Allah._ Et aussi, cela se conçoit, de faire l’aumône aux Saints, et de suivre les principes du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti. Naturellement, cela se concevait. Donnez, donnez! Je savais depuis longtemps ce mot d’ordre. Donnez pour gagner le ciel, donnez pour effacer vos fautes, donnez pour compenser l’extase manquante.--Ma fièvre croissait. A mes poignets, à mes coudes, de petits coups frappaient, réguliers, et le frisson délicat du paludisme saharien me semblait aussi répéter: Donnez, donnez! Le pauvre Si-Kaddour soupçonnait un doute en mon mutisme. Il continua néanmoins, très bénin: --Ya Sidi, par la baraka! nous ne recommandons la recherche de l’extase qu’aux fidèles choisis, de vie sainte et déjà vieux. Il faut aussi qu’ils soient instruits, pour extérioriser leur âme au moyen du seul amour de Dieu. Quant aux autres... Il y eut un silence. Le sirocco devenait fatigant. Et ce fut comme en dormant que je relevai la phrase tombée (je ne savais du reste pourquoi cette persistance d’enquête): --Quant aux autres?... --Les autres, ya Sidi, les intelligences moins vives, les ignorants, les simples, obtiennent un résultat par la répétition du nom d’Allah, deux ou trois mille fois. Au bout d’un temps, le _nefs_ seul vibre encore, tandis que le corps et le cœur s’endorment. L’extase arrive. Certes, cette pratique est moins pure et moins bonne, mais Dieu est Indulgent et Sage. _Il_ comprend les faiblesses humaines. _Il_ accepte aussi les deux extases délirantes, Sidi... Ces doctrines sont monotones, ô lecteur, mais elles me plaisent ainsi. Songez que j’ai la fièvre, et qu’il fait chaud, lourd, écrasant. Songez que si je cesse tout à fait d’interroger mon taleb, je sombrerai dans un sommeil coupé de délire, tout comme l’extase en question. Et _chi lo sa?_ l’extase est peut-être bien quelque variante de la fièvre; et je souffre peut-être, moi profane, de l’exacerbation du _nefs_ qui n’est, on s’en souvient, ni l’âme, ni le cœur, ni le corps. --Les deux extases délirantes, Sidi, sont: et d’abord celle qui saisit parfois le croyant, dès qu’on lui permet de toucher le tombeau de Sidi-Bou-Saad, celle qu’amène la fumée du kif ou l’influence du haschich. Voie dangereuse! Nous la permettons seulement après un long essai des moyens meilleurs. Du reste, Sidi, ta suprême compétence admettra, même parmi ceux qui s’efforcent, qui suivent les enseignements trois fois sages du Vénéré, qui mènent une vie pure, qui font l’aumône, qui s’élancent par la prière constante vers cette fusion dans la divine étincelle, beaucoup ne touchent jamais le but. Ils s’arrêtent à mi-chemin du _them_. Ils ne peuvent anéantir leur corps, ni percevoir les effluves du grand Inconnu... Et le taleb murmure, très bas, la voix soudain brisée: --J’ai perçu ces effluves, ô Sidi, ô Sidi. J’ai savouré les délices du Ciel... Il se tut, pris de rêverie. Nous n’avons plus parlé pendant la soirée suivante. Le _them_ morbide, celui de la fièvre, achevait de m’envahir. Des hallucinations passaient, des visions de _khouan_ prosternés, des Djazerti en extase, tous, tous, les gros lis blancs, tous écrasés de bonheur... Et vraiment une sorte de transport me prenait à mon tour, une ivresse non point croyante, non point mystique, mais sensuellement pâmée. Puis je glissai peu à peu dans le calme inerte des choses... Je fus une parcelle consentante du marasme musulman, subtil, quiet et berceur, dont (entre ses convulsions) l’Islam s’enveloppe comme d’un doux linceul. Il respire sous le suaire. Sa mort est vivante--mais sa vie est faite de mort et du goût de la mort, et d’ardeur vers la mort. XXX 4 novembre. Et cette mort est gaie souvent--voire bouffonne et pantalonnesque. Je me souviens qu’un jour, ou plutôt une nuit, Barka et Bachir voulurent me faire connaître la «danse des hommes». --Ya Sidi, ne le dis pas à Si-Kaddour... Alors ils se glissèrent dans mon appartement, sept ou huit fidèles serviteurs et disciples, des «blancs» en majorité. La danse interdite, mystérieusement ils la dansèrent. Ils la dansèrent, ainsi qu’ils la miment presque chaque soir, en se cachant, à la muette, sous la faible lueur suspendue de ma lampe--chorégraphie équivoque, bras qui s’arrondissaient comme des bras de femme, faisant signe au désir. Réellement, pour un Roumi non pervers, ce ne semblait point très séducteur. Plutôt terne, avec l’attente de je ne sais quoi qui vint enfin: le spasme de ces gens, brutal, parmi des rires, des cris étouffés. Et c’était l’extase encore--l’extase exhilarante et malsaine de paillasses et de pitres--toute une parade de foire, gloussante et titubante, abrutie de joie par l’invocation à Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le Vénéré, le Sublime. Pauvre Sidi-Bou-Saad. Dans sa grotte, paraît-il, il répétait un verset de préférence à tant d’autres: «Celui de vous qui gardera sa pureté sera béni...» XXXI 5 novembre. --Ya Sidi, me dit Si-Kaddour en entrant chez moi, tu vas recevoir, je crois, la visite de l’hypocrite, du fourbe et de l’homme dangereux. Cette trinité en un seul être me met de très bonne humeur,--soit parce que «l’hypocrite» me devient sympathique, soit tout bonnement parce que, le sirocco disparu, j’ai pu ce matin faire le tour des jardins sans ma béquille ou sans le bras d’un esclave, avec le simple appui d’une canne de roseau. --Eh bien, taleb, nous le recevrons pour le mieux, ce beau khodjah-chef. C’est un charmant garçon, qui se montre depuis des semaines un véritable ami. Si-Kaddour hoche la tête du mouvement que j’aime, où il résume les protestations de sa conscience. --Ya Sidi, que la baraka descende sur toi! Tu peux nommer Si-Hassan-ben-Ali garçon charmant, pierre précieuse. Il y en a beaucoup de ces joyaux à travers le monde, en apparence ou en réalité. Le tison du feu de bivouac ressemble au rubis, Sidi: il est plus ardent, plus brillant même; seulement il s’éteint, et le rubis ne s’éteint pas. L’«hypocrite» arrivait en effet, escorté de ses deux sous-scribes, et nuançant aujourd’hui ses amabilités d’un peu de solennel. Sa marche paraissait protocolaire. Son air aussi. Sa voix aussi. Il y eut naturellement des saluts, des préliminaires, des compliments échangés. Mais ensuite: --Ya Sidi, dans quelques instants, inch’ Allah, Nos Seigneurs les Djazerti viendront te rendre leurs hommages, bien que l’heure ne soit pas convenable pour te troubler ainsi. Mais tu les excuseras, car ils ont une communication _urgente_ à te faire. Et je suis heureux, Sidi, de pouvoir t’affirmer d’avance qu’elle est conforme au plus cher vœu de nos cœurs. Là-dessus, le khodjah se retira, me laissant assez intrigué. Mais je me démontrai vite à moi-même qu’en pays arabe, une «importance» proclamée si fort était certainement petite. Et sans curiosité bien intense je les vis pénétrer dans ma chambre, à la file, avec une suite plus nombreuse que de coutume, les Djazerti, les Sphinx hiératiques, les froids, les calmes, les blancs, les purs, les saints parents du chériff. --Que le salut soit... Le reste se perdit dans un bourdonnement confus, qui bientôt mourut, et le silence régna. Les souples laines neigeuses formaient des tas symétriques sur les arabesques des tapis déroulés. Et du sommet de chacun de ces tas, entre un voile cordé et la noirceur d’une barbe soyeuse, des regards venaient à moi, tout en se surveillant les uns les autres, disant les défiances, les compétitions, les prudences, l’effacement volontaire et provisoire dans une situation difficile, comparable à celle d’archiducs dont chacun se croirait des chances certaines de devenir empereur. J’attendais. _Ils_ attendaient. Dans la paix de cette mutuelle attente, on discerna le vol des mouches, qu’assagit l’automne--puis l’aboi d’un chien--puis le frou-frou métallique des feuilles de figuier, durcies par la saison, mais qui persistent à draper de vert la moitié des grosses branches sous ma fenêtre. Des minutes moururent, et des minutes. Enfin, de l’un des beurnouss une main grasse et blanche sortit lentement. Un index, sans beaucoup se lever, montra le ciel (que représentaient mes poutrelles vertes). Et la bouche de Si-Mesroud, oncle du chériff, doyen actuel de la famille, proféra tout bas la phrase fatidique: --Allah aekbar... Signal, probablement. Le khodjah Si-Hassan-ben-Ali, secrétaire général et particulier, quitta tout de suite la stupeur rigide qu’il s’impose, très correct en l’exercice de ses fonctions. Et me fut confiée alors--il était temps--la «communication importante...» Il ne s’agissait que d’une requête, d’une prière fort courtoise, transmise de la part du grand Absent, Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd- ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, Sublime porteur actuel de l’étincelle divine... Ce personnage sacré, dont l’éloignement a pris pour moi des allures mythiques, me fait demander par courrier de ne point quitter Mozafrane avant son proche retour. Il veut, _inch’ Allah_, saluer l’hôte de son logis. Il veut, _inch’ Allah_, ne pas mourir sans que ses yeux m’aient vu. Il veut, _inch’ Allah_, remercier le Seigneur d’avoir mis sa main dans la mienne... Je devrais rougir de confusion satisfaite. --Ya Sidi, crois-nous, le retard pour toi sera peu de chose: car Notre Illustre Maître et Chériff (le Tout-Puissant augmente encore son incomparable réputation!) se trouve très près, à notre zaouïa-fille de Hassi-el-Biod. Dans huit ou dix journées, si Dieu veut, la joie de le revoir gonflera nos cœurs, soulèvera nos âmes. Tu pourrais d’ici-là fortifier ta précieuse santé. Et tu profiterais justement, ô Sidi, des grands convois de pèlerins qui viendront du Nord et de l’Est à ce temps même, comme il nous en viendra d’ailleurs, tu le sais, des quatre Directions de l’Esprit. Or, Sidi, leur halte chez nous n’est jamais longue. Tu repartirais avec eux, inch’ Allah, pour la contrée où les tiens gouvernent excellemment sous la protection du Clément et du Miséricordieux. Et nous t’affirmons, ô Sidi, que tu courras moins de risques avec ces pèlerins que si tu t’en vas presque seul, protégé d’une simple escorte, franchir le grand Sahara dans cette saison de mauvaises rencontres. L’homme en troupe défie le lion, le _simoum_ et les fusils... Il parla longtemps, toujours plus persuasivement, le khodjah Si-Hassan-ben-Ali. Je le laissais parler comme si je fusse devenu l’un des Djazerti pétrifiés. Je calculais, à part moi, que ces huit ou dix jours, mettons douze, aboutissaient au terme prévu pour le parachèvement de ma guérison. Hamou le masseur accomplit de véritables merveilles--mais encore faut-il que ces merveilles soient consolidées et transportables jusqu’à Paris. --Ya Sidi!... Les phrases éloquentes sortaient, inépuisables. Et quand j’eus accepté, me donnant l’apparence (que je deviens fourbe, moi aussi!) de m’immoler à l’amitié pure--quand j’eus promis formellement «d’attendre le grand Chériff», les soupirs de gratitude remplirent ma chambre, non moins sincères, je suppose, que mon faux sacrifice et mon dévouement. --Loué soit Allah! --Loué soit Allah! --Loué soit Allah!... Cela se prolongeait sans fin. --Loué soit Allah! Mon enthousiasme, réel cette fois, faisait chorus. La distance entre la France et moi me semble diminuer rien qu’en fixant une date. Ce ne sont plus que peu de jours à passer ici. --Notre cœur est un fragment de ton cœur. Nous te laissons, Sidi, avec le bien. Et les regards étaient doux. Les menaces d’antan n’ont pas laissé plus de traces que le sirocco sur le sable--mais la bonne disposition peut fuir avec le beau temps. D’ailleurs, ne sommes-nous pas bien singuliers, nous d’Europe, qui voudrions qu’un sentiment dure et persiste quand tout change en ce monde, la place des étoiles, l’humeur de l’homme et le sens des vents? XXXII 8 novembre Je reviens de la chasse. Une simple promenade au delà des murs, pour éprouver mes forces avant le voyage, pour ne pas se risquer si loin, si longtemps, sans préalable essai. --Ya Sidi, me dit hier à ce sujet le grand oukil: tu as raison! Prends demain une bonne mule, douce et sûre, et vois si la fatigue et ton corps ne sont plus ennemis désormais. Un jour, inch’ Allah, tu fais deux pas, un jour tu fais cent pas, un jour tu fais mille pas: c’est ainsi qu’on progresse. Nous étions dans les jardins, regardant dépouiller de leurs richesses les palmiers tardifs. Joyeuse récolte, la dernière de l’année, vendange saharienne à quoi ne manquaient ni les cris ni les rires. --Ya Saïd! Ya Mabrouk! Ya Mohammed! Ya Ben-Srirr! _Chouïa, chouïa!_... Par Allah, prends garde! Tête du Prophète, le régime m’échappe! Le voici tout sali, gâté. Mais Dieu l’avait voulu! _Rabbi berra!_... Les paquets de dattes couleur d’or, trésor de fruits sucrés dus au Vénéré Bou-Saad, s’amoncelaient sur des linges violets, étendus au pied des arbres. Une joie vibrait, de l’allégresse passait dans l’air. Et le grand oukil me disait: --Ya Sidi, la chasse est aussi une promenade. Pourquoi ne brûlerais-tu pas quelques coups de poudre? Emmène Djouba! Djouba, «grand chasseur devant le Puissant», vous vous en souvenez--Djouba qui connaît les plis des sables, les touffes d’herbes sèches, les moindres empreintes des créatures rampantes et marchantes, les repaires des êtres blottis parmi l’aridité fauve du Sahara. Mais ce Djouba, lui, ne semblait nullement enchanté de m’accompagner. Pourtant il céda, sur un signe quasi suppliant du grand oukil (car ici l’esclave ne fait qu’à son gré la volonté de son propriétaire). --Allons, Djouba! Le colosse finit par marmotter, bourru: --Oui, si le Roumi se tient prêt, demain, pour la prière du _Fedjeur_. Et me tournant le dos, il fut rejoindre le vacarme heureux de la récolte et les rires excités des récolteurs. --Gaieté du serviteur, gloire du maître, fit sentencieusement le grand oukil. * * * * * Le Fedjeur, minute de l’Orient... aube chatoyante, douce et sereine... Je voudrais vous emmener, vous tous dont l’âme est comprimée d’horizons étroits, parmi cet art voluptueux des dunes vermeilles. Il faut avoir respiré là, et regardé là, et rêvé là, pour savoir l’intensité que peuvent prendre ces actions machinales... On garde son cerveau de civilisé--et le corps et le cœur reviennent aux primitives sensations. Doublement de l’être, dédoublement de l’esprit, temps éloignés qui se rejoignent en cette molécule infime que nous sommes, humble rien plein de jouissances trop fortes et sous lesquelles on défaille, pris d’une heureuse, fiévreuse, passionnée, j’oserais dire active langueur. Nous «tournions», gardant en vue les coupoles de Mozafrane, profilées sur le ciel de triomphant azur. Nous avancions ensemble, les uns à pieds, les autres sur des montures, et mon beurnouss m’identifiait à ces hommes frustes, le beau-frère de Djouba (un Arabe blanc) et son neveu (un khenati)--comme aussi à Bachir, à Abd-el-Khader, mes serviteurs ordinaires, créatures tellement conformes au type moyen du Saharien que je n’ai jamais songé au détail qui pût les préciser. Ce matin, sortis de l’enceinte bénie, ils prenaient quelque relief de personnalité. Les voilà, en somme, ceux que les Djazerti ont marqués de leur empreinte, les prototypes d’un bon _khouan_ de classe modeste. Voilà les _Djazertïa_. Ma lente chevauchée me faisait une occasion de me rapprocher d’eux, chasseur avec d’autres chasseurs, et non plus leur maître. Cela valait, à soi seul, cette escapade dans les sables tièdes où l’on ne trouve guère pourtant, sauf aux abords immédiats de l’oasis, que lézards, gerboises, scorpions, vipères à cornes--bêtes silencieuses de l’espace sans bruit. Le «lion du Désert»! Quelle belle expression. Malheureusement elle est fausse depuis des siècles. Au sud du Tell boisé ne se trouvent ni lions, ni panthères. Plus loin, au sud du M’zab, de l’Oued R’rir, du Djérid, disparaissent les gazelles, les outardes et presque les perdreaux. Il ne reste que les chacals (en petit nombre) et quelques porcs-épics encore plus rares, à travers l’immense territoire dont la grande tache pâle, sur la carte d’Afrique coloriée, faisait rêver mon enfance. De quelle nourriture subsisterait une faune nombreuse? Nature morte, nature muette, s’effritant dans la paix des choses qui ne sont plus. A peine si, comme je l’ai dit, près des palmiers, la vie réveille. Les grands lévriers de Djouba, bondissant çà et là, revenaient près de nous qu’ils enserraient dans les lignes de leurs courses affolées. --Ya Sidi, fit Abd-el-Khader soudain, le _kelb_ te flaire. Il veut reconnaître l’odeur de ta chair. --Les chiens sloughis, si on leur demandait leur opinion, sont grands amateurs de viande humaine, ajouta Bachir. Et Djouba les approuvait en leurs dires: --Oui, par la koubba! c’est vrai. Quand tu mènes les sloughis à la chasse, ils se réjouissent; ils se parlent au dedans d’eux-mêmes, satisfaits: «Si mon maître tue, je mangerai! Si mon maître est tué, je mangerai aussi!» Puis le colosse en référait à son tour, sur cette palpitante question, au témoignage de Bou-Haousse, qu’il estime comme un «père de l’adresse et du bras». Après la fâcheuse histoire du larcin des douros, j’avais pendant quelque temps montré rancune à mon guide. Mais je dus céder, malgré moi, devant le blâme général pour une pareille sévérité. Car le vol, aux yeux du peuple arabe, n’est pas un crime, pas même une faute grave: une simple défaillance morale dont tout honnête homme peut souffrir, et que tout honnête homme doit pardonner. «Il a cherché le bien de Dieu sur sa route.» Cet euphémisme indulgent m’enchante et me désarme. Pourtant je souhaitais laisser aujourd’hui Bou-Haousse au logis--et je l’eusse fait, sans le chaouch Djouba qui réclama sa présence avec une ardeur agressive: --Ya Sidi, par la barbe du Prophète, que crains-tu de ton guide? Qu’il n’enlève peut-être les dards des scorpions ou les cornes des vipères? Il est bien vu d’Allah. C’est un homme de bonne famille. Même Ben-Ziane reconnaît cela, et lui témoigne désormais une amitié de frère. Encore une fois, que crains-tu de lui, ô Sidi? * * * * * Je ne craignais rien, certes. Mais je pensais à ces «idées» de ce peuple rusé, fier et sauvage, trembleur parfois, nerveux toujours. Nous avions tiré quelques coups de fusil, et nous déjeunions maintenant dans la dune. Et c’était un repas tout frugal, antique si j’ose dire, qui s’harmonisait avec la naïveté du discours de mes hommes. Ils se contaient, inlassables, les prodiges de l’univers africain: monstres ou phénomènes dont la tradition remonte si loin qu’Athènes et Rome avaient forgé, pour exprimer ce «nouveau» toujours renouvelé, toujours surprenant, un proverbe spécial. Et les visions, les transformations d’animaux devenus princes, tout ce merveilleux se mêlait ici (pour Djouba et les siens, pour Bachir, pour Abd-el-Khader) de légendes maraboutiques sur des personnages très variés, même autres que les Djazerti. «Loué soit Allah qui dirige toutes choses!» Leur foi se gardait absolue cependant--entière sans être exclusive. Les «saints» d’un peu partout--de Ghadamès, de Zliten, d’In-Salah, d’Ouargla,--ils en vantaient le pouvoir; mais cela ne diminuait pas à leurs yeux le prestige de leur Saint personnel, Sidi-Bou-Saad. La terre est vaste. Le soleil luit pour tous les miracles. Allah mène le monde: et c’est une obéissance salutaire que de croire à tout ce qu’il a permis et créé. --Mon père aussi m’a parlé d’un marabout de Ghat, fit Abd-el-Khader. Un oiseau vert un jour vint le trouver près d’un puits. L’oiseau lui dit: «Je suis le Prophète. Je protège ta chasse. Va te mettre en affût là-bas, où se trouve une pierre près d’un palmier: mais ne regarde ni derrière toi, ni à droite, ni à gauche, car tu mourrais.» Il y alla. Je ne sais pas bien le reste; il a tué ce qu’il a tué, mais c’était beaucoup. Les sables roux s’allongeaient à perte de vue, grandioses de néant. Et les chasseurs regardaient au fond de leur mémoire, pour y trouver de l’incroyable. Djouba le chaouch reprit, d’un timbre mystérieusement baissé: --Bienheureux celui qu’un oiseau vert ou qu’un ange dirige! Alors il ne craint plus les djinns ni les diables dont le Sahara est rempli. Je viens chasser dans ces dunes; je marche tant que je distingue encore la koubba de Sidi-Bou-Saad. Mais je ne m’en irais pas seul au loin, par le manteau du Prophète! Du reste les _tolbas_ de la zaouïa nous l’ont défendu. Si-Tahar-ben-Sliman, qui est un savant remarquable (par Allah sur nous tous, il lit le Koran sans s’asseoir!), nous a répété septante-sept fois: «Voyagez toujours en compagnie. Isolé, un démon vous suit: à deux, deux démons vous tentent; à trois, vous êtes déjà mieux préservés des mauvaises pensées. Et sitôt que vous êtes trois, ayez un chef...» Le brave colosse, se taisant, demeura pensif. Toutes les tentations de la chair, tous les détraquements du désir, tous les dangers de la folie étaient prévus par cette phrase des _Hadits_ musulmans. Et les autres chasseurs comprenaient. Ils rêvaient. Non seulement des images terrestres passaient derrière leurs paupières baissées, mais les formes terrifiantes de ces démons secondaires, farfadets de l’Erg: les _hatefs_, dont on entend les appels dans le vent qui souffle; les _chahams_, qui mangent le voyageur en commençant par les pieds, supplice dont on meurt voluptueusement; les _nasnas_, qui coupent les chemins et vous font tomber dans un gouffre d’orgies infernales. Et ces _djinns_ ou _djenoune_, ces génies fils de l’Inde merveilleuse, qu’elle a transmis à l’Afrique par la Perse et l’Arabie. Ils prennent la forme d’un jeune homme, plus beau que la lune à son lever. Ils fascinent. Ils détournent l’isolé de la bonne route matérielle et de la bonne voie du salut. Puis ils effacent derrière lui ses traces avec un coup de brise, et son corps est perdu comme son âme... Le silence se prolongeait sous l’ardeur du chaud soleil. Enfin Djouba prononça, et sa voix tremblait imperceptiblement: --Celui-là est bien préservé qu’Allah préserve, le Clément et le Miséricordieux... --_Amine_... firent les cinq autres. Juste à cet instant, comme un soutien moral au milieu d’une crise d’angoisse, parvint de Mozafrane jusqu’en notre dune l’invocation du _moudden_. Les notes claires et mélodieuses passaient, distinctes et pures; elles semblaient s’égrener, telles des perles qui tomberaient une à une dans un bassin de cristal. C’était la prière de dohor... Et les chasseurs lentement se levèrent, et, s’étant purifiés d’eau ou de sable, ils étendirent les bras. Oraison muette, selon le rite des Djazertïa. Génuflexions, corps jeté au sol, dans un élan complet d’homme qui se livre, éperdument, pour fuir les terreurs de l’épouvante. «Dis: Je cherche un refuge auprès de Dieu contre Satan le Lapidé...» * * * * * Vers le soir, nous revenions. Je ne voulais pas avouer ma lassitude qui va donner du travail au masseur Hamou-ben-Missouk. D’ailleurs j’étais assez fier d’un porc-épic que je rapportais en travers de la mule, une bête énorme aux magnifiques piquants noirs et blancs. Gibier de miséreux ou d’esclave, paraît-il. Peu m’importe. Si-Kaddour saura bien découvrir, pour m’en louanger, quelque «passage» dans le docte Sidi-Khelil. Et les chasseurs me louangeaient, en attendant, comme si j’eusse abattu la Bête des Heures dernières. Et pour détourner les propos, je m’informais d’autres bêtes, plus paisibles--celles des troupeaux, richesse considérable de la zaouïa. --Nos chameaux se trouvent loin dans le Sah’ra, Sidi, m’expliqua Djouba qui s’humanisait. Ils paissent par groupes, aux bons endroits de _driss_ et de _chih_. Nos moutons, plus considérables en quantité que les gouttes d’eau de la mer, nous les confions aux nomades. Seuls nos chevaux reviennent chaque soir à l’oasis, car ce sont des animaux délicats, dont le Prophète et Sidi-Bou-Saad ont ordonné de prendre soin... --Les chèvres aussi rentrent pour la nuit, interjeta Bachir. Djouba le chasseur parut très offusqué. --Es-tu donc une femme, ô Bachir, pour t’inquiéter de chèvres et de cabris? Les chevaux, c’est différent: voilà une conversation d’hommes. Oui, par Allah! Et si tu veux, toi, ô Sidi, mener ta monture à gauche, nous contournerons cette dune, et nous allons, ces chevaux saints de la zaouïa, nous allons les rencontrer. Étrange rencontre, véritablement, rappelant les surprises de certains rêves. Devant les «buveurs d’air», à la crinière touffue et fière, un cavalier en veste jaune soufflait doucement dans un roseau. Et les juments, et les étalons, comme subissant une incantation supérieure, suivaient, tête baissée et oreille fixe, cette frêle musique au rythme capricieux, incertain, si humain, soupir et plainte des vieilles races... Et peut-être «l’homme», la domination de l’homme se symbolisaient-ils, pour leur cervelle de bêtes domptées, en ce tendre petit bruit de flûte que j’entends quelquefois la nuit, très au loin. La fantastique chevauchée défilait rapide, les sabots s’enfonçant un peu dans le sable silencieux. La mélopée frémissait, plus avant, plus avant, syncopes légères... Et tout disparut derrière une butte gagnant l’oasis bientôt proche. --Tu vois, Sidi, les instruments qui chantent, on les permet à nos pasteurs: ils ne pourraient sans cela conduire leurs ouailles. Chez les Trappistes aussi, le vœu de mutisme se rompt pour exciter les attelages, les bœufs de labour. Mais les Arabes n’ont point le renoncement moral, plus facile peut-être à nos moines; cette défense des tam-tam, des flûtes et des _rhéïtas_ représente, je crois, la plus forte des privations que «l’Ordre des Djazertïa puisse imposer à ses fidèles. Ils en souffrent, et les négros davantage, tellement le sens et le besoin de la cadence se trouvent au fond d’eux, intensément. Pas de tabac, pas de café, pas d’orchestre--celui-ci sanctifié pourtant par son «inventeur», Iskah, fils d’Ibrahim, que nous appelons Isaac.--Les autres confréries musulmanes sont moins sévères--et cependant, de nouveaux adeptes en foule se donnent à Sidi-Bou-Saad, chaque année. --C’est dur... gémit Bou-Haousse. Alors Djouba, le bon géant, secoua son encolure puissante. Et sa réplique, brusquement formulée, m’impressionna--car nous sentons toujours un émoi à entendre nos déductions sortir de bouches étrangères, et c’étaient celles mêmes que j’avais trouvées, quand je m’interrogeais sur ces choses au début de mon séjour djazertique. --Ya Bou-Haousse! De quoi te plains-tu? Écoute: tu as la prière, tu as la chasse et la guerre, tu as le couscouss, tu as la femme. Et de ces bonheurs, chaque parcelle de toi est heureuse, justement parce qu’on te prive d’autres plaisirs. Mon maître, le Sidi oukil, me l’a bien expliqué. Et par Allah, il est dans le sentier droit! Quand tu te sens une petite soif, l’eau est bonne. Mais quand depuis quatre jours la sécheresse torture ton gosier, l’eau est mieux que bonne, ô Bou-Haousse. Elle est divine, et alors, entre tes lèvres coule un morceau des Paradis... Puis, pour conclure, oubliant ses impressions des dernières heures, jeté soudain à la sécurité comme à la joie, le chaouch se mit à scander des rimes. Une force émanait de lui, une intense, heureuse animalité: La fraîcheur de l’eau vive, Le lancement des chiens sloughis, Le cliquetis des colliers de femmes Vous ôtent les vers de la tête! Ces «vers de la tête», ce sont les soucis rongeurs. Mon Bou-Haousse approuvait: «Tu as raison. _Mleh, mleh_...» Il dissertait, se grisait de paroles. Et voici la strophe que lui à son tour improvisa: Oui, trois choses, ô mon ami, Effacent le chagrin: La vue de la verdure, La trouvaille de l’eau vive Et la chair soyeuse des garçons et des filles. Tous les chasseurs, ravis de cette poésie, s’écrièrent: --_Mleh!_... Gloire à Dieu qui créa l’homme et la femme! --Qu’il soit loué dans les siècles! _Amine._ Et leurs yeux luisaient, songeant aux voluptés permises. C’étaient de pieux, de bons Djazertïa qui rentraient, le cœur léger, l’esprit tranquille et les sens gourmands, en la zaouïa de Mozafrane dont nous touchions le mur à créneaux... XXXIII 10 novembre. Si-Kaddour ne tient plus en place, et son agitation semble mêlée d’enthousiasme et de chagrin. Demain, m’explique-t-il, demain dans la journée, inch’ Allah, les pèlerins de la caravane d’Agadès seront ici sans encombre. Les estafettes de la zaouïa, qui, montées sur leurs méharas, battent le désert environnant, les ont signalés. C’est le commencement des arrivées pieuses. C’est le grand pèlerinage annuel indiqué l’autre jour par Si-Hassan-ben-Ali. Et l’on nous annonce également, comme tout proches, les convois de l’Égypte, grossis des _khouan_ de l’Yémen, et ceux des croyants de Stamboul, du Turkestan, d’Asie Mineure. --O Sidi, tous apportent des dons de _ziara_, selon leur état et leurs moyens. Les zèles se montrent chauds, ya Sidi! C’est pourquoi notre reconnaissance est la même, qu’on nous offre un sac d’émeraudes ou sept grains de blé. Quelle joie de voir par foules nos frères, surtout ces nomades sahariens qui seront à beaucoup près les plus nombreux, ces gens simples mais de bonne race puisqu’ils sont issus d’Abraham. La _baraka_ divine va se trouver glorifiée, fortifiée--car c’est l’ensemble des fidèles qui est agréable à Dieu, et non pas un seul! Oui, heureuses, heureuses nouvelles, quand même dites sur un ton théologique. L’instant approche. Bientôt, demain, après-demain, vont poindre aux horizons les pieuses caravanes d’autres pays, du Borkou, du Soudan, du Maroc par le Touat, de Tripoli, de Kairouan la Tunisienne et du Sahara français. Je sens mon cœur tressaillir à cette idée du départ imminent, de la route vers les terres françaises... Quelques jours encore, et je m’en irai vers le Nord avec les pèlerins Châamba! Le taleb me regardait d’un certain air mélancolique: --Ya Sidi, tu vas retourner dans ta France. Que nous deviendrons peu de chose pour ta mémoire et pour ton cœur... J’essayai de le convaincre de toute ma reconnaissance, mais ce brave homme naïf et candide était sceptique aujourd’hui. Il avait dans les yeux ce regard énigmatique dont l’Arabe effleure les ossements du chemin, les ruines et les tombeaux. --Ya Sidi, ta justice est incomparable, et ta bonté surpasse celle de Loth. Mais nous serons alors pour toi, que tu le veuilles ou non, le vêtement rejeté, la tente usée, la forêt qui n’a plus de bois. D’ailleurs c’est la loi d’Allah. Il est le Clairvoyant, le Sage: car si tu ne te détaches pas de ce que tu laisses, tu meurs pendant ta vie septante-sept fois cent fois. Tu aimeras là-bas, ô Sidi, ceux de là-bas, dont certains ne t’aimeront pas tant que je t’aurai aimé; mais ce seront ceux de là-bas, et ton esprit marchera ainsi dans le sentier raisonnable. Notre Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu éternise sa félicité!) le déclare en son _Livre des Lances_: Ton nouvel ami, ô musulman, s’il est près, Vaut mieux que ton frère s’il est loin. Tout de même j’étais un peu ému. --Remarque bien: je ne dis pas amen, Si-Kaddour. --Excuse-moi donc, ô Sidi, de te blâmer. Par ta tête chérie, et pour le bonheur de ton existence, il _faut_ dire amen... XXXIV 11 novembre. Et tout en se détachant, tout en me faisant me détacher, Si-Kaddour m’accompagne aux campements des nouveaux venus, parmi le grouillement pieux, émerveillé, ahuri de ces pèlerins fidèles issus des «lointains lointains»... On en a casé dans les cours, les places, les ruelles, les jardins, et jusque dans le sable. Ils ont dressé leurs tentes de laine, sous la draperie relevée desquelles brûle le petit foyer des matins et des soirs. Il y a là des hommes d’âge varié, quelques enfants, de vieilles femmes,--et les chameaux qui grognent et brament, clopinant sur trois de leurs pattes, tandis que la quatrième se relève grotesquement entravée. C’est en somme l’apparence de n’importe quelle affluence saharienne, foire ou fête, avec moins de tumulte peut-être, moins de cris, sauf de la part des dromadaires, bien entendu. Ce sont les affalements de formes lasses ou paresseuses, par groupes de sculptural agencement. Ce sont les attentes patientes en quoi se consument les jours de cette race: oui, toujours _ils_ attendent «celui qui viendra»; simple acheteur, ou Grand Chériff, ou Maître de l’Heure. Et cette attente béate et nerveuse, autant que l’extase presque, est une volupté. Les principaux chefs arabes, les personnages afghans ou turcs trouvent abri dans les bâtiments de la zaouïa. Mais la masse des _Khouan_ reste à la porte faute de place. Ainsi les _ahl-es-soffa_, les «gens du banc» dont j’ai parlé, les «espéreurs», les «demandeurs» se trouvent simplement augmentés de quelques milliers d’humbles aux visages blancs, noirs ou bruns, aux turbans plus ou moins gros, plus ou moins bariolés, qui remporteront la Certitude et la Joie. Ils croient. Leurs femmes seront fécondes, leurs maux seront guéris, leur âme sera sauvée, leur être aura senti le bonheur à ce degré suprême où davantage serait la mort. La Joie, la Certitude... Ils arrivèrent ce matin, chantant, malgré les défenses rituelles, la louange de Sidi-Bou-Saad, le Pôle sublimement élevé. On a feint de ne pas entendre cette infraction aux saintes règles: et très vite le milieu ambiant calma leur trop folle ardeur. Ils se bornent maintenant aux litanies djazertiques, seul bruit de prière permis par un Ordre dont le _dikhr_ et les oraisons sont muets. Ils épanchent le trop-plein de leur émoi dans ce bourdonnement musical et sensuel que jamais je n’oublierai, et qui fait partie, pour moi, de l’atmosphère de Mozafrane: Que Dieu soit exalté, Le Seul, le Victorieux! Que Dieu soit exalté, Le Grand, le Certain! Que Dieu soit exalté, Le Fort, le Généreux! Que Dieu soit exalté, Le plus Miséricordieux! Que Dieu soit exalté, Le plus Clément des Cléments! Que Dieu soit exalté, Le Puissant par Excellence! Que Dieu soit exalté, L’Entendant, le Voyant! Que Dieu soit exalté, L’Incommensurable, le Roi! Que Dieu soit exalté, L’Ami des repentants! Que Dieu soit exalté, Le Donneur de secours! Que Dieu soit exalté, Le Connu pour ses bienfaits! Que Dieu soit exalté, L’Adoré en tous lieux! Que Dieu soit exalté, L’Invoqué dans toutes les langues! Que Dieu soit exalté, Le Continuateur de ses propres œuvres! Que Dieu soit exalté, L’Apparent et le Caché! Que Dieu soit exalté, Le Premier et le Dernier! Que Dieu soit exalté, Le Maître de toutes choses! Que Dieu soit exalté, Avant toutes choses! Que Dieu soit exalté, Pendant toutes choses! Que Dieu soit exalté, Après toutes choses! O Dieu. Seigneur des Créatures, ô Dieu!... * * * * * A vrai dire, mon «détachement» ne produit pas encore ses effets. Ces _Khouan_ m’intéressent trop, surtout ceux d’origine arabe et nomade, les vrais gardiens des traditions depuis les pasteurs de Chaldée,--à défaut d’Abraham. --Ya Sidi, m’affirme Si-Kaddour, il y a parmi leur nombre beaucoup d’âmes agréables au Puissant. Et mon taleb leur parle, les reconnaît d’une année à l’autre, désigne les plus âgés par leur nom (ce nom très souvent emprunté à la famille des Djazerti: Amar, Bou-Saad, El-Aïd, Ahmed, comme les légitimistes appelaient chez nous leur fils Henry). --Le salut sur toi, ô Mohammed-ben-Taïeb: Tu es comme le lièvre, tu ne vieillis pas! --Ya Sidi Taleb, sur toi la bénédiction et le salut! Merci. Et tu vas bien? --Bien. --Dieu soit remercié, ô Sidi Taleb. Et tes affaires vont bien? --Bien. --Et les tiens vont bien? --Bien. --Et ceux qui t’intéressent vont bien? --Bien. --Et alors vraiment tout va bien pour toi? --Bien. --Et vraiment tu es tout à fait bien? --Bien. --Abdoullah! Dieu soit remercié. Viennent ensuite les propos sur la froide température de ces jours derniers, et le temps qui va se réchauffant considérablement. Puis les petites enquêtes du taleb. Il s’inquiète de l’état moral et physique des tribus éloignées, des _ksour_ distants. --Ya Sidi Taleb, Allah soit loué, il n’y a chez nous que le bien et la tranquillité. Partout, partout, à croire les réponses, règnent ce bien et cette tranquillité; seulement, si l’on poursuit les questions, on découvre partout, partout des abus, des crimes, des vols armés, des assassinats, des pillages. Mais cela ne compte pas. Dieu l’avait écrit. _Mektoub Allah_... Le thème récriminatoire (la _chicaya_ traditionnelle) se développe aussi, fertile en variations: --Ya Sidi Taleb, le mokaddème n’a pas été poli avec moi, parce que je suis pauvre. Si j’avais été riche, il m’aurait baisé le manteau. Ya Sidi Taleb, quand le _kelb_ (chien) a de l’argent, on lui fait la révérence et on le nomme «Sidi Kelboune»... Le bon Si-Kaddour essaie d’arranger les choses. --Ya El-Aïd-ben-Amar, ta langue prend le mauvais chemin. Peut-être avais-tu refusé au mokaddème les aumônes conformes à ton état. Tu sais que le Seigneur a dit: «O croyants, faites don à ceux qui vous dirigent des meilleures choses que vous aurez acquises et des meilleurs fruits que vous aurez fait sortir de la terre. Ne distribuez pas en largesses la partie la plus vile de vos biens...» Après cette exhortation, Si-Kaddour s’en va--nous nous en allons--un peu plus loin. --Ya Ahmed-ben-bou-Saad, réjouis ton cœur! Tu vas boire l’eau d’Aïn-Selam. Tu vas recevoir, une fois de plus, la bénédiction divine. Tu vas écouter la voix du chériff avec ivresse et reconnaissance. Souviens-toi qu’il est écrit dans les enseignements sublimes du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti: «La situation du disciple devant le Maître doit être celle d’un affamé qui, assis pour pêcher au bord de la mer, en attend sa nourriture et sa vie même.» Rappelle-toi aussi que la baraka descend où Dieu veut. Alors, se tournant vers moi, Si-Kaddour m’introduit dans l’entretien théologique--très fier qu’il est, sous son air bonhomme, d’exhiber aux yeux des fidèles un Roumi «comprenant El-Koran». --Ya Sidi, tu les connais, les miracles de la grâce, et toutes les merveilles qui firent éclater comme un soleil la sainteté supérieure du Vénéré Sidi-Bou-Saad! Et moi, pour me montrer poli, je m’embarquai dans une phrase malheureuse. J’indiquai (supposant plaire à ces admirateurs du Saint) que peut-être un jour le grand chériff actuel exciterait-il les mêmes dévouements et ferait-il, après sa mort, des miracles extraordinaires, rappelant ceux de son aïeul. A peine ai-je achevé ces mots, une clameur résonne--un hourvari de protestations variées. --Ya-a-a-a-ah!... Mais on l’adore! Mais à chaque heure, à chaque minute, _il_ accomplit des miracles! La lune ni le soleil ne se lèvent sans avoir à éclairer les prodiges du chériff!! Et les bras gesticulent, les regards fulgurent, les gosiers crient. J’ai déchaîné la passion qui dormait auprès des petits feux de campement--qui se pelotonnait jusqu’à l’arrivée du Vivant, de Celui dont les anges baisent les pas, l’Appui du Monde, la Lumière parfaite, l’Œil de la Foi, l’Illustre Grand Chériff Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-el-Aïd-ben-Taïeb-ben- Ahmed-ed-Djazerti. --Ya Sidi! sache-le, devant _lui_, l’amour des peuples est si empressé que le poitrail de sa monture coupe la foule comme le poignard coupe la chair! --Ya Sidi! L’archange Djébril lui a fait don de septante-sept mille chameaux, et _lui_, dans sa bonté, les a lâchés librement dans le Sah’ra, jusqu’au Soudan, jusqu’en Égypte, pour sauver la vie de ceux dont les animaux de caravane sont morts! --Ya Sidi! quand _il_ se déplace, il est sous une tente magique, où les aliments les meilleurs viennent seuls! --Ya Sidi! _il_ a pour son fusil des balles en or, qui frappent mortellement tous ceux qu’il vise! --Ya Sidi! _il_ a son anneau qui le rend invisible lorsqu’il veut! Et si sa clémence ne tournait pas le chaton au dedans de sa main, tous ceux qui l’approchent seraient changés en pierres! Ces propos vociférés se croisaient autour de moi, comme le vol d’un essaim de guêpes; des mains persuasives, véhémentes, quasi hostiles se cramponnaient à mes vêtements, et j’eus une certaine peine, malgré l’aide de Si-Kaddour, à me tirer du bousculage. --Paix! silence! _eskout!_ réclamait le taleb. Effervescence vite calmée d’ailleurs, muée en d’obéissants sourires. Mais le fanatisme avait pour la première fois passé près de moi, tout près. Et ce qui m’impressionnait--car je me sentais impressionné, je l’avoue,--ce n’était certes point la rudesse de ces enfants des solitudes, contre laquelle me protège trop bien l’amitié _présente_ des Djazerti. C’était l’exaltation intolérante de toutes les époques, c’étaient les massacres ariens, c’était la guerre des Albigeois, c’était l’invasion des Turcs en Europe, c’était le sac de Constantinople par les Croisés, c’était l’Inquisition, et la Ligue; c’étaient les sorciers brûlés, c’était aussi la folie sanglante qui souilla la Révolution, par fanatisme de liberté. Et ceci n’est point une «phrase» combinée maintenant, après coup. Non, ces drames ont ressuscité, je ne sais comment, hallucination singulière, cinématographe mystérieux, lors de ces minutes mêmes où les croyants me hurlaient au visage l’excès de leur enthousiasme et l’ardeur un peu féroce de leurs rectifications... --O taleb,--demandai-je à Si-Kaddour,--pourquoi ne m’avais-tu jamais rien dit des miracles du grand chériff? Le visage du vieux théologien se rida plus fort, exprimant quelque embarras. J’ai déjà vu cette expression sur les traits de prêtres catholiques, lorsqu’on parle en leur présence de certaines pieuses apparitions plus ou moins discutées. --O Sidi, excuse l’amitié de ton serviteur! Je t’ai dit tant de choses. Notre grand chériff commande dans la force et dans le bien. Je t’ai confié--je me souviens, Sidi,--qu’il ne remue pas le plus petit de ses doigts sans que ce mouvement réponde à des âmes du Soudan, de l’Ouadaï, de l’Arabie, du Maroc et de votre Algérie entière. N’est-ce pas un assez beau miracle? Et n’en as-tu pas la preuve aujourd’hui? * * * * * Un quart d’heure plus tard, après la prière du _mogh’reb_, la scène avait changé. Dans la cour de la mosquée, le gros oukil Si-Djelloul-ben-Embarek me tenait un langage beaucoup plus terre à terre. En sa qualité d’administrateur, de ministre des finances, l’oukil voudrait mettre un terme au chapitre des dépenses, et que le chapitre des recettes gonflât, gonflât, autant que le Nil lors des époques de bienfaisante crue. --Ya Sidi, ne t’y trompe pas: le pèlerinage _el-kébir_ est une perte pour la zaouïa, non un bénéfice. Cette année surtout, où tant de gens vont attendre plusieurs jours notre grand chériff! Par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad, une pareille foule à nourrir, et le _hamma_ des askers qui jour et nuit chauffe pour les pèlerins! Et les vêtements que nous distribuons aux plus dénués! Une ruine, Sidi. Je risquai une légère allusion aux offrandes générales et aux présents somptueux apportés par les riches _khouan_ de l’Orient. --Ya Sidi, tu es au-dessus de ma tête! Mais permets-moi de t’affirmer qu’au fond ces cadeaux ne sont pas notre affaire. Ce qu’il faut pour une zaouïa, Sidi, c’est de l’argent, de bons douros; ou ces marchandises propres au trafic, meilleures encore: des chameaux, des chevaux, des moutons, des grains, de la gomme, des dattes. Crois-tu donc, ô Sidi, que les vases ciselés des uns, ou les misérables dons des autres, les pauvres, me procurent seulement la farine du cousscouss énorme de chaque soir. Son geste circulaire indiquait toute la vaste place où des esclaves apportaient justement les plats de bois, pleins du savoureux régal. Il en venait des cuisines, encore, encore, encore. Les monceaux de portions habituelles m’effrayaient déjà lorsque je les voyais distribuer, chaque soir, par les agiles messagers de la quotidienne bombance. (C’est un peu phalanstérien, Mozafrane: on y prépare les aliments sur un seul point; et la demeure individuelle n’y est que le refuge des siestes et des nuits, l’asile pour dormir, aimer ou souffrir.) Mais je reviens à ces accumulations de grains blancs, amollis au-dessus des vapeurs de la _merga_ bouillante, rendus onctueux par le bon _taam_ de mouton. Leurs amas pantagruéliques se quintuplaient pour le moins aujourd’hui... Et cela composait un curieux spectacle, ces groupes de «mangeurs» serrés près des feux dans le jour baissant, ces appétits autour de ces victuailles, ces béatitudes à l’idée de «rassasier les ventres». Et mon estomac, à moi, se trouvait rassasié, rien qu’en songeant aux autres cours, aux places, aux galeries, aux ruelles, aux jardins, à la dune, où des plats et des plats mêmement se vidaient, où des fidèles se bourraient, se gavaient, joyeux, louant Allah et les Djazerti, tandis que pour les supérieurs--et pour moi, hélas!--cuisaient les mets innombrables, tournaient les broches de bois des _méchouïs_, épaississaient les ragoûts, mijotaient les soupes au bouillon poivré, fumaient les pâtisseries, les feuilletages, les frangipanes. Et les graisses, et les beurres rances, et les hachis pimentés, et le miel, et l’eau de roses, et le musc, tout cela se combinant en une odeur de nourritures dont ma mémoire instruite ressentait un violent dégoût. L’allégresse cependant régnait partout: _Abdoullah!_... Enfin nous rentrions par la place des Caravanes, trébuchant contre les plateaux chargés et les dîneurs accroupis. Nous formulions des souhaits: --Soyez avec le bien et le salut! Qu’Allah bénisse votre repas! --Merci, merci. Sur vous deux la bénédiction de Sidi-Bou-Saad! Mais, dans cette cohue, mon taleb dénicha bien vite d’autres anciennes connaissances. --Ya Taïeb-ben-el-Aïd, salut! Qu’Allah tourne au profit de ton âme ce qui nourrit ton corps! Et des politesses renouvelées, des questions, des réponses voltigeant de lèvres en lèvres. Celui-là aussi, Taïeb-ben-El-Aïd, interrogé au sujet de l’état moral des tribus, prononça la phrase coutumière: --Ya Sidi Taleb, loué soit Allah, il n’y a chez nous que le bien et la tranquillité. Il répétait: «le bien et la tranquillité», appuyant sur les mots avec trop de persistance. C’était un de ces nomades, «maigres comme un roseau», infatigables, durs, un peu sauvages, pleins de bravoure rusée et de musulmanes vertus. Et sa voix s’élevait. On eût cru qu’il voulait masquer, du bruit de ses paroles, une clameur de gémissements dont les éclats nous parvinrent tout de même à travers le bourdonnement général. Mon _taleb_ dressa l’oreille. Qu’était-ce, par Allah, ces lamentations? --Ya Sidi Taleb, comme je te le dis, il n’y a chez nous que le bien et la tranquillité. Seulement Ahmed-ben-Mohammed est allé voir de l’autre côté de la vie. Sa tente le pleure. --La mort rouge? questionna Si-Kaddour avec une assurance, une brièveté qui me surprit. Mais le nomade ne voulait point se compromettre: --O Sidi Taleb, que ta bonté m’excuse. Je préfère ne rien te répondre. Dans la bouche qui reste close, le moucheron ne peut pas entrer. --O Sidi Taleb, gémirent d’autres hommes de la même tribu, moins circonspects, ô Sidi, _son_ fusil est venu, lui n’est pas venu! _Il_ a été assassiné ce matin à l’heure de l’aube. Nous étions déjà en vue de l’oasis sainte. C’est un sacrilège, une profanation! Sur le nom de l’assassin, cependant, eux aussi restaient «bouche close». --Peut-être certains le savent-ils, peut-être ne le saura-t-on pas. On n’a pu recueillir le sang, pour faire l’épreuve. Mais là-bas, Sidi Taleb, se forme la nuée de l’orage. Orage de vengeance. «Là-bas», c’était la tente où sanglotaient les fils et le frère du mort. Quelques vieilles femmes pieuses, par solidarité, s’y étaient groupées, et poussaient ces effroyables cris auxquels je me suis accoutumé, mais qui me donnaient le frisson lors de mon premier voyage. Hurlements éperdus, désolations où s’effondre la créature humaine. Même pour la mort d’une simple connaissance coulent à flots des larmes hystériques, véhémentes, ruisselant avec le sang des joues déchirées. --O mon père, ô mon père! à mon père, ô mon père!... Et les reproches au ciel--et les imprécations. Je puis me tromper: mais j’imagine que Si-Kaddour regrettait d’avoir traversé la place des Caravanes, ce soir. Avertis de la présence d’un des plus saints _tolbas_ de la zaouïa, les parents du défunt s’étaient précipités, mouillés de pleurs, saignants, eux aussi, de griffures. Ils accusaient formellement un certain Bel-Kher, un gueux, un infâme! Ils accumulaient les preuves confuses, non vérifiables, toute une histoire de jalousie mêlée (comme presque toujours) de questions d’intérêt, de chameaux volés, de douros. Et ce Bel-Kher, après avoir souillé du meurtre la caravane de pèlerinage, avait maintenant disparu! Fils de prostituée! Fils de chitane! --Que son retour soit malheureux! --Qu’il trouve en arrivant sa tente violée! --Qu’Allah lui jaunisse le visage! --Que maudits soient la mémoire de son père et le ventre de sa mère! Soudain, l’aîné des fils eut une effrayante explosion de rage: --O mon père, ô mon père! Tu étais le maître du courage! Tu étais le maître du bien! Tu n’es pas mort dans ton jour! Ton sang crie et demande le sang! Je t’en donnerai, inch’ Allah, ô mon père, mon père!! Je te donnerai la vie de Bel-Kher! Je ferai de son corps une gaine à mon couteau!!! Et les autres parents se joignaient à ces malédictions, proférant les mots les plus terribles. Si-Kaddour, en vain, essayait de les calmer. --O mes enfants, ne ressemblez point à cette femme qui défaisait le fil qu’elle avait tordu solidement. Ne prononcez point entre vous de serments inutiles que vous ne tiendrez pas ensuite... Mais le respect disparaissait sous l’excitation factice ou vraie. Le taleb fut violemment interrompu. --Nous les tiendrons, par notre chance des Paradis! Par les entrailles de nos mères! Nous les tiendrons, nous ne serons avec toi, ô fils premier-né du mort, qu’un seul poignard, qu’un seul sabre, qu’un seul fusil! Nous ne renoncerons à ta vengeance que si nos enfants sont perdus et nos têtes frappées!! Si-Kaddour les regardait maintenant, désintéressé, semblait-il. --Que votre père dorme en paix... Son ministère, presque un sacerdoce, le forçait à dire les paroles qui calment. --Que votre père dorme. L’ange Azraïl viendra tout à l’heure près de lui pour faire le décompte de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Puisque c’était un homme juste, il sera heureux: le patronage de Dieu suffit. Ce fut alors que le public, les assistants qui de plus en plus s’amassaient et se multipliaient (ayant achevé leur cousscouss devenu ainsi repas de funérailles), conjurèrent le taleb de dire pour Ahmed-ben-Mohammed la prière des trépassés. Certainement d’autres _tolbas_, de jeunes savants secondaires avaient bien été mandés afin de diriger la veillée de larmes: mais de Si-Kaddour les oraisons plaisaient à Allah. Il fallut céder. --Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux! Tous, accroupis maintenant, formant un cercle épais, posèrent leurs mains devant eux, en forme des feuillets d’un imaginaire livre ouvert. Et les yeux de leur âme lisaient sur ce livre... Les vieilles femmes, prévenues, se taisaient. Et le crépitement des feux de genêt troublait seul le silence, joint aux sourds grognements des chameaux qu’on avait éloignés. Louange à Dieu qui fait mourir et vivre! Louange à Dieu qui ressuscite les morts! O Seigneur, Ahmed-ben-Mohammed des Ouled-M’baïl était ton adorateur, fils d’un serviteur de ton serviteur... Accorde-lui ta bonté. Lave-le avec l’eau, la neige et le feu. Qu’il soit purifié comme une gandourah blanche. Donne-lui une habitation plus belle que la sienne, une épouse plus désirable que la sienne. S’il était bon, rends-le parfait. Et pardonne ses péchés, ô Seigneur! Il est réfugié chez toi, et c’est le meilleur refuge. Nous te supplions tous pour lui, au nom des anges et des archanges, au nom du saint prophète Mohammed, au nom de tes amis Ibrahim, Noah, Moussa, Eli, Daoud et Suléïman, au nom de Sidna-Aïssa (Jésus), ton souffle, qui jugera les âmes au jour de la Rétribution. Nous te supplions surtout au nom du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, ton Fidèle. Que notre prière monte à travers les sept cieux jusqu’à ton trône, entre les ailes des Chérubins... Dieu est le plus grand! _Allah aekbar!_ Mais le recueillement n’avait pas étouffé les rancunes. Tandis que nous nous éloignions enfin, les parents du défunt répétaient plus résolument leur vœu terrible: --O fils du mort, nous n’abandonnerons ta vengeance que si nos enfants sont perdus et nos têtes frappées! Et les vieilles femmes hurlaient de nouveau, pareilles à des panthères. Et mêlées de sang les larmes ruisselaient. Et les appels de désespoir montaient, montaient, s’épandaient jusqu’au Sahara nocturne, avec la fumée des foyers et l’odeur encore flottante du cousscouss. XXXV 12 novembre. La caravane des pèlerins d’Ouargla et du Touat n’arrive guère. Plus que je ne le laisse voir, je m’en préoccupe; je m’impatiente. Si je me distrais, c’est sans joie. --As-tu des nouvelles, Miloud-ben-Taïeb? Le bon Si-Kaddour s’informe ainsi pour moi près d’un chef des askers. Et le chef d’askers hoche la tête, semblant inquiet, lui également. Et sa préoccupation gagne le taleb dont le voile blanc cordé s’agite à l’unisson, exprimant le doute et la surprise. --Ya Sidi Taleb, ceux d’Ouargla ne sont point même signalés par nos cavaliers. En attendant, nous promenons nos loisirs inutiles dans le tohu-bohu des places, comme hier. Le grand chériff non plus ne se montre point aux horizons: mais cela paraît-il est voulu, à cause de raisons très subtiles. Cependant le jour se traîne. Les dromadaires crient, nerveux. En un coin de la quatrième cour un gros de pèlerins du Fezzou piaille, discute, se bouscule autour de deux mokaddèmes distribuant des amulettes--contre bonnes «aumônes», cela s’entend. Des amulettes authentiques, selon les formules indiquées par Sidi-Bou-Saad. Sur de petits carrés de papier, des lignes d’écriture croisées (comme souvent les dernières pages des lettres de femme).--Généralement une sourate du Koran, le chapitre de l’_Aube_, ou des _Hommes_: et cela se porte au cou, soit dans un sachet de cuir, soit dans un étui de métal. Préservatif de tous maux, fécondité pour les épouses, très salutaire aussi pour les chevaux et les chameaux, surtout si l’on y ajoute quelques gouttes d’eau d’Aïn-Selam et quelques mottes de terre bénie prise aux jardins de Mozafrane. Et, plus nombreux sont les sachets, plus naturellement le remède est efficace; plus on est guéri des maux physiques et des tares ravalantes; plus on est sauvé des démons; plus on est apte à trouver le chemin des Paradis où les belles vierges, redevenant toujours vierges, offriront aux croyants ardents la beauté de leurs yeux noirs, de leurs corps souples et parfaits. --Ya Sidi Taleb, dit un nomade, j’emporte deux papiers qu’avalera mon père malade ou que je ferai, inch’ Allah, bouillir dans son breuvage... Le taleb approuve. --Tu as raison, ô mon fils. N’oublie pas d’acheter aussi le verset qui guérit les douleurs et donne la vraie résignation: «Seigneur, Seigneur, lorsque tu dis d’une chose: _Koun_ (sois), elle est; ton ordre est accompli entre le _Kaf_ et le _Noun_ (entre le K et l’N)...» Et ces bienfaits ne sont pas tout; la possession écrite de ces paroles efface quinze jours de péchés sur le registre de l’ange, au Ciel. --Ya Sidi Taleb, c’est qu’elle est plus chère que les autres, la sourate de _Koun_. --Le salut ne semble jamais trop cher, ô mon fils! Je souris, entendant ceci. Le taleb s’en aperçoit, veut se justifier. Et nous discutons un peu, dans un mélange de théologie, de poussière et de chameaux bramants qui nous fait mal à la tête. Mais cela aide à passer le temps. XXXVI 14 novembre. Toujours de l’imprévu succédant au marasme. La caravane des pèlerins d’Ouargla et du Touat mêle, depuis ce matin, son tumulte aux tumultes précédents: et voici mon plus facile retour assuré. Mais, d’autre part, ce retour va se trouver empêché peut-être... L’heure de la poudre, chère aux croyants, l’heure des préparatifs contre l’ennemi règne à Mozafrane--et les pilons de la huitième cour broient en cadence le salpêtre et le charbon. * * * * * Car cette caravane du Touat nous apporte, avec ses dons de _ziara_, une demande de vengeance et la nouvelle de désordres aux sables voisins. Tel fut le motif de son retard. «Par la koubba trois fois sainte!» depuis des jours le pieux convoi, animé par son zèle, aurait dû nous arriver! Mais il avait été attaqué dans l’Erg, en une région dépendant, si l’on veut, de la zaouïa djazertique. Un _rezzou_ de pillards abominables! Perte de chameaux. Perte d’hommes. Imprécations. Lamentations. Appels à la protection du Vénéré Sidi-Bou-Saad, dont les coupeurs de route n’avaient pas respecté la _ziara_! --Ce sont des Beni-Mezreug! Chiens fils de chiens! Fils de prostituées! Fils du Chitane! Il me paraît qu’en réduisant des trois quarts les doléances, elles sont--qui sait?--encore exagérées. --Peu importe, Sidi, m’affirme Si-Kaddour. Il va devenir nécessaire de châtier ces Beni-Mezreug, dont l’audace offense la justice d’Allah. Sans quoi leur outrecuidance, leur impiété que le Ciel confonde iraient bientôt jusqu’à piller nos troupeaux ou les jardins de l’oasis. Allah seul sait quelle est l’insubordination de ces hommes, indignes du nom d’hommes. Et certes _Il_ est Clairvoyant: Et certes _Il_ est Puissant et se venge!... Le tapage assourdissant des conversations, dans les cours et dans les places, s’anime ce matin d’un air guerrier. Des gardes partent à méhari, conduisant un _goum_ de volontaires, fusil en travers du beurnouss. Et, comme je traversais les parterres du côté de ma tonnelle, j’aperçus dans le Sahara une autre troupe nombreuse, richement montée, qui s’en allait de Mozafrane vers le Sud. En tête, un cavalier blanc... On eût dit le neveu du chériff, le glacial Si-Ahmed-ould-Djazerti. --Ya Sidi, par la bénédiction de ta tête chérie, tu ne te trompes pas; c’est bien Si-Ahmed lui-même (Dieu le protège et le fasse réussir!). Il va au-devant de Notre Seigneur le Grand Chériff (Dieu augmente sa gloire!) pour avertir celui-ci des événements et protéger sa dernière étape. O Sidi, que les déprédations de ces Beni-Mezreug sont impardonnables! Ils fuient, ils disparaissent dès qu’ils ont volé et tué, les chiens, les impies, les hyènes, les jaguars! Dieu maudisse leur engeance et interrompe leur génération! Je ne connaissais pas un Si-Kaddour pareillement combatif, pareillement excité. Il m’a conduit voir la fabrication de la poudre, avec les produits qu’on écrase dans de grands mortiers de pierre placés entre les jambes du pileur habile et dévot. Pan, pan, pan! Aucun accident ne se produit, et c’est merveille. --Ya Sidi Taleb, le salut sur toi! Allah veuille nous accorder vraiment la joie d’une journée de poudre! --Ya Sidi Taleb, jamais tu n’auras entendu parler aussi fort une bonne poudre! La poudre... _el-baroud!_ Mot que l’Arabe prononce les yeux brillants et la bouche tremblante, en l’attente exquise d’une volupté. Mot si beau qu’il évoque les bonheurs paradisiaques. Et tellement grand est l’amour de cette poudre qu’au Sahara la plupart des nomades, par figure de rhétorique, nomment leur fusil: _la poudre_--que ce soit un vieux tromblon, une escopette, une vieille machine à moulinet--ou l’arme la plus moderne, Remington perfectionné introduit au cœur des Déserts par les influences étrangères que vous savez. --Ya Sidi! ya Sidi! la poudre va parler! En vérité, malgré tout ce bruit promis, cette histoire guerrière ne me paraît pas sérieuse. L’essentiel est que Si-Ahmed nous ramène le grand chériff, et que j’en finisse, laissant mon brave taleb à ses belliqueuses ardeurs. XXXVII 15 novembre, _Il_ est arrivé, _Lui_, le Très Glorieux, le Pieux, le Perspicace, le Généreux, le Magnifique, le Magnanime, le Très Considérable, le Pôle de la Foi, l’Ami d’Allah, le Maître de la Voie droite...--l’Illustre Grand Chériff Sid’Amar-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti... Il est arrivé tandis que je dormais, tandis que tous dormaient, comme tombe silencieusement la neige des pays du Nord, pendant le sommeil des hommes. Ainsi ses allures le rapprochent des choses du ciel, de celles qui sont au-dessus de notre pouvoir et de nous-mêmes; qui nous sont envoyées, porteuses du Bien et du Mal, sans que nous discutions leur force, ni leur physique domination. --Ya Sidi, mes yeux maintenant ne craignent plus la paix du tombeau. J’ai vécu. J’ai revu la Lumière des lumières! J’ai revu notre Grand Chériff (Dieu augmente l’immensité de sa réputation!). Et les vieilles mains parcheminées de Si-Kaddour tremblent de joie, en me racontant ce mystérieux retour nocturne. Par une petite poterne, _Il_ était entré. La masse des pèlerins ne savait rien de la sublime Présence: car on n’aurait pu contenir les élans de leur amour ni l’enthousiasme de leurs fusils. Et la poudre crépitante eût fâcheusement averti les Beni-Mezreug de l’approche des utiles vengeances. --Ya Sidi, Notre Seigneur le saint Chériff ne se montrera que demain à la foule, quand seront foudroyés ces fils de chiens. Allah sur nous! Mais écoute, ô Sidi: ma bouche t’apporte un message. _Il_ désire saluer en toi l’hôte de Dieu et le bonheur de cette zaouïa. Vêtu en simple mokaddème, le capuchon rabattu, il va te rendre ses hommages ici, dans ta chambre. _Il_ se glissera inconnu le long des couloirs secrets. Sidi! Tu _le_ verras! Tu _le_ verras!!... Éperdu, le pauvre taleb courait dans mon appartement. Il apostrophait Bou-Haousse, Barka, Bachir, Abd-el-Khader. Il faisait dérouler des tapis, puis renvoyait les domestiques par crainte des indiscrétions, et terminait lui-même la besogne. --Ya Sidi, tu _le_ verras!... Et tel était son émoi que l’apparition de «l’hypocrite», de Si-Hassan-ben-Ali, qui venait à son tour m’annoncer protocolairement la fameuse visite, ne toucha point le brave homme. Il ne s’en aperçut pas pour ainsi dire--tellement troublé qu’il soupirait comme une mule qui s’ébroue--si nerveux qu’il renversa le bahut de Smyrne, seul meuble de cette pièce immense. Et son agitation finissait par me gagner. Je m’attendais à une grosse déception, certes: mais j’avais hâte de l’éprouver, d’examiner face à face le possesseur de tant d’âmes, celui dont le moindre signe peut ébranler les couches profondes du continent noir. --Tu _le_ verras! Tu _le_ verras!!... Celui que je vis, dans un cérémonial très simplifié par l’incognito, je n’ai guère pu le juger avant ce soir, au cours d’une longue et deuxième entrevue chez lui. Et quand je risque ce mot: juger, c’est une simple formule--car on ne juge à peu près que ce que l’on connaît, compare et comprend. Or, les documents me manquent pour ces trois primordiales opérations de l’esprit. Mais ils me manquaient bien davantage encore à cette heure matinale du premier abord, quand je buvais le thé à la menthe sous mes poutrelles vertes, en compagnie du grand personnage. J’étais fort dérouté. Cet homme de tournure princière en son beurnouss de travesti ressemble extraordinairement à tous ces chefs, ces caïds, ces aghas rencontrés ailleurs. C’est le même calme satisfait, le même port de tête, le même air «déjà civilisé». J’avais cru à je ne sais quoi de plus farouchement grandiose, de plus sauvage--de plus renfrogné, comme le sont toujours les autres membres de la famille, les Djazerti silencieux. Bref (je le pressentais du reste), j’éprouvai ce désappointement badaud de foule guettant un souverain et s’émerveillant de le trouver si pareil à n’importe qui--et d’une si simple, si coutumière humanité... _Il_ est très beau, pourtant, Sid’Amar--quarante ans à peu près--une parfaite désinvolture. Et il parle, chose surprenante. Il parle avec cette éloquence enflammée des Arabes bien-disants. Il fait des phrases--et vite--et beaucoup. --Ya Sidi, module-t-il en saisissant sa tasse d’un geste européen, je suis allé jusqu’en la ville de Tunis, voici trois ans, lors de mon voyage à Kairouan. Vos institutions sont admirables, vos arts exquis et vos femmes très belles. Si tu veux me faire la faveur de venir chez moi ce soir, je te montrerai, Sidi, des photographies de... hé, hé, hé, hé!... Mais excuse-moi, par le Puissant, de te fixer grossièrement ainsi l’instant de la visite dont tu voudras m’honorer. Hélas, tu vas nous priver bientôt (inch’ Allah) de l’immense joie causée par ta présence--et moi, demain, je ne pourrai plus trouver de loisir. Dieu le veut ainsi. Celui qui commande, ô Sidi, doit être le premier des serviteurs. Comme il me disait au revoir en rabaissant son capuchon blanc--semblant ainsi quelque moine de race hautaine--il me proposa le tour du propriétaire. --Nous irons, si tu veux, par les galeries fermées, aux écuries de la cinquième cour. On ne t’a pas montré mes chevaux, je crois, Sidi. Je le suivis, avec le sentiment très net que son air aimable et familier était un masque voulu. Il doit avoir des dents et des griffes, celui pour qui les vies humaines sont si peu, celui qui, respirant l’encens de la fanatique adoration, marche dans le prestige des miracles et dans le nimbe de la _baraka_ djazertique... --Ya Sidi, voici mes «buveurs d’air». Par Allah! les présents de chevaux sont le don de _ziara_ qui m’est le plus agréable. Il est saint. Et notre aïeul vénéré, Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, l’a proclamé: «Si tu entretiens ou élèves un cheval pour la cause de Dieu, tu seras compté parmi ceux faisant l’aumône.» Admire ces crinières, ô Sidi! et ces croupes fines!... Rassasie ton œil! Et vérifie la nourriture que je fais répandre devant leurs naseaux. Tu seras de mon avis, Sidi, en y attachant de l’importance. Le cheval noble qui hennit nous dit clairement: «Fais-moi manger comme ton frère, et monte-moi comme ton ennemi!...» Il frappa sur l’encolure d’un superbe étalon noir. --C’est une de mes joies, par la koubba! Il faut emplir de bonheur sa vie, car elle est aussi courte que la traversée de l’ombre d’un arbre. Alors il se tut. Évidemment, cette loquacité en mon honneur lui semble un peu rabaissante. Il regardait maintenant dans le vide. Il écoutait au loin, et tout près, et partout, le brouhaha des pèlerins qui chantaient ses louanges et qui tous auraient bondi, s’ils l’avaient su là, pour baiser avec des transports la trace de ses pas. Un orgueil souleva ses paupières. Un sourire étrange glissa dans sa barbe noire. Je la «voyais» passer, la volupté de la puissance et de la domination. * * * * * Vint le soir. Visite rendue après visite reçue, comme il sied. Et puisque se présenter seul aurait été mesquin, affecté, ridicule (et puisque mon brave Si-Kaddour n’est pas assez officiel), l’«hypocrite», le khodjah-chef, fut chargé de me prendre chez moi et de m’introduire aux appartements du grand chériff. --Méfie-toi, ô Sidi... me souffla Si-Kaddour, auquel revenait la haine avec le sang-froid. Me méfier? certainement: au Sahara l’heure est toujours présente de se méfier. Mais pourtant cette heure-là me paraissait si sereine... Les magies somptueuses du couchant déroulaient leurs indicibles merveilles. Le Désert se pâmait, sensuellement blond sous les ardents rayons d’adieu. Qu’il est admirable, cet Erg stérile. Combien ses formes de souplesse et de grâce nous prennent violemment, d’une sorte de désir jamais assouvi. Et c’est pour cela que ces nomades misérables errent sans cesse, dans une orgueilleuse joie. Ils oublient leurs fatigues, leur pauvreté sale et leurs nombreuses tares physiologiques, ils oublient tout, parce que, de sables en sables, ils _la_ possèdent un peu plus chaque jour, l’impossédable, la vaste splendeur glorieuse, l’immensité d’âpres jouissances et de lente mort... Je vous le dis: avoir profondément senti cette ivresse--et ils la sentent--les élève, eux très brutes, plus haut que la brute. Joie des horizons de lumière et d’étendue qui les pénètre consciemment, qui est «à eux», qui est «en eux» et que nul ne peut leur ravir. Mais leur sauvagerie puérile ne s’en trouve pas diminuée--ni leurs appétits violents--ni leurs instincts dangereux. _Au contraire._ Je le voyais bien ce soir, après ces minutes où le feu de l’astre qui tombe embrase la terre, et où tous se recueillent, interrompant le tumulte des trop nombreuses assemblées. Leurs prunelles sauvages, ayant savouré du bonheur, en étaient soudain plus hostiles sous les plis du voile et la corde de chameau mal nouée. J’étais davantage l’impur Roumi, puisqu’ils entendaient plus farouchement bruire leur sentiment de peuples indomptés. --Ya Sidi... Le beau khodjah-chef discourait, tandis que nous traversions les places entre des groupes compacts et des chameaux agenouillés. Et les fins beurnouss flottants de Si-Hassan-ben-Ali s’accrochaient aux piquets des tentes. --Ya Sidi, nous t’aimons; nous t’aimerons en notre souvenir, et nous compterons sur ton amitié... Vaines paroles, qui m’arrivaient dans l’air du soir par-dessus le grondement de la foule... Et Si-Hassan soignait son geste, sans paraître se soucier des humbles à ses pieds ni du coucher du soleil aux lignes planes de l’horizon. Il m’entraîna soudain, prit un couloir sombre pour échapper ainsi plus vite aux curiosités des _khouan_. --Ya Sidi, tu es notre ami! Par la bénédiction de la koubba, si j’ose te le suggérer, ta haute influence ne pourrait-elle obtenir de ton _baïlek_ (gouvernement) une distinction française? qu’on enverrait de Paris, gage de paix et d’alliance, à notre sublime grand chériff? Si-Hassan-ben-Ali me retenait debout maintenant, avec la fermeté de qui _veut_ faire accepter ses paroles. Et je m’ébahissais qu’en l’Erg reculé, près de la Hamada presque inconnue, les Croyants voulussent agripper ce ruban rouge qu’ils méprisent en tant qu’honneur, mais qu’ils se disputent, gloriole et jouet. Quoi! ce n’était pas assez des aghas de nos territoires, cravatés de moire sanglante avec une étrange profusion? Les voisins, les ennemis allaient s’y mettre, à cette curée des étoiles d’émail? Et tant de soins du beau khodjah avaient préparé ceci?... --Ya Sidi, excuse ma franchise: tel, tel et tel de votre Sahara l’ont reçue, la distinction! Pourtant ils n’aiment guère les Français, par ma chance des Paradis je te le jure! Et si les Français ne le savent point, c’est alors qu’ils ont aux yeux le voile opaque dont souffrit Tobïa... Ya Sidi, par Allah, par ta tête chérie, par les entrailles heureuses de celle qui t’a conçu, ce serait la vraie justice que d’honorer notre grand chériff--et quelques autres de son entourage, parmi ceux qui sont des maîtres de l’attachement et de la fidélité. L’obscurité croissait. Il susurrait tout bas, tout bas de sa voix enveloppante et câline: --Ya Sidi, tu es notre ami! Et mon âme est en morceaux à l’idée de te quitter! * * * * * Je n’étais pas au bout de mes étonnements stupéfiés. Une porte s’ouvrit brusquement, jetant dans le noir intense un reflet de lueur rose, dernier adieu du soleil couché. C’était le «salon» du chériff, et de la pénombre une forme émergea, dressée pour me saluer--la haute stature de Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed- Djazerti... --Sois avec le salut, ô Sidi! que la bénédiction de notre aïeul Sidi-Bou-Saad repose sur toi! Les formules se prolongeaient encore, faites de cet orgueil, de cette _grandesa_, de cette familiarité «cherchée», dont le mélange est inquiétant,--et je m’installais à peine au bord d’un divan bas, à la mode turque, quand j’entendis un bruit singulier bien connu de moi--la petite explosion d’un gaz qu’on allume dans un manchon de verre. Je ne pus retenir une sourde exclamation. Une lumière aveuglante avait jailli... _Ma_ lumière, ma lumière-phare, tant cherchée depuis tant de jours, restée vision féerique et miraculeuse! Et je la retrouvais devenue prose, émanant d’un appareil gazogène, moderne engin! Elle me souffletait pour ainsi dire, réalité pénible, rançon des menues joies idéales qu’a pu trouver ici ma sensibilité. Allons, la poésie musulmane se brûlait les ailes. Ce foyer fulgurant mettait les djinns en fuite, et le rêve avec... Il me fallut exprimer pourtant une très vive admiration, puis examiner et louanger les richesses de l’immense salle--superbe, je l’avoue, contenant entre ses murailles des trésors à faire pâmer des amateurs orientalistes--mais rappelant trop çà et là que le grand chériff fut à Tripoli, à Tunis... et même dans le _home_ incohérent d’aimables demoiselles, hospitalières plus que femmes de goût. On a réuni, pour cette pièce d’apparat, ce que la zaouïa compte de très beau et ce qu’elle possède d’odieusement absurde. Et les armes brillent, et le clinquant scintille. Et les ivoires de l’Inde et de Chine, les bronzes persans antiques semblent humiliés par le toc et l’éclat de la camelote parisienne, des _Nippsachen_ viennoises et du _Krimskrams_ de Berlin... Le thé me fut offert. --Bois, ô Sidi! Il fumait, le breuvage blond, entouré de gâteaux, chargeant une table de cèdre vraiment arabe, aux ciselures à jour patiemment fouillées--mais les tasses peintes venaient de Londres; les cuillères étaient de forme russe, et le plateau de mosaïque me parut napolitain, fragments de marbre sertis de métal. Et ce luxe un peu détraqué, sous cette flamme ardemment pâle, trop blafarde, trop intense, qu’un générateur «dernier système» alimentait, finissait par ramener au songe à force de s’en extrêmement éloigner.--Et je m’hypnotisais aux étincellements des miroirs de Venise, des écrans de pierreries, des merveilleux bahuts florentins du XIVe, avec leurs plaques d’or poli. Je m’imaginais Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le volontairement pauvre, le pénitent, l’ascète, revenu sur cette terre, et comparant ces magnificences filiales aux parois de son humble grotte où sa vie s’acheva pieuse, dans le jeûne et les privations. --Ya Sidi, permets que je te fasse connaître mon fils! Un enfant s’approchait, de treize ou quatorze ans, lourdement chargé de draperies blanches. Et je tombai dans une nouvelle surprise à l’idée de n’avoir jamais soupçonné, durant trois mois, l’existence de cette jeune tête, espoir du chériff qui perdit, me confia-t-il, ses autres rejetons premiers-nés... Jamais Si-Kaddour ne m’en a parlé. Jamais Barka le négro n’a laissé rien échapper qui le concernât, à travers ses propos exubérants et fantasques. Mystère? Non: silence simplement. L’un de ces «trous» qui se produisent, vide qu’on n’aperçoit point sous le réseau compliqué des effusions musulmanes. --Ya Sidi, mon fils se nomme Bou-Saad ainsi que l’ancêtre vénéré. --Le bonheur sur ta soirée, ô Bou-Saad! lui dis-je. Un peu interloqué, un peu hébété, le jeune garçon saluait d’un geste chérifien. Puis il but, comme nous, du thé à la menthe. Et je contemplais sur ses jeunes traits l’abrutissement de son âge intermédiaire. Crise torpide que traversent tous les Arabes... Celui-ci eût évidemment préféré, à l’honneur douteux de toucher les doigts d’un Roumi, des plaisirs moins hypothétiques. Il souhaitait rejoindre sur ses fréchias d’amour les deux ou trois femmes qu’on a dû lui donner déjà--proies sensuelles et légitimes, voluptés précoces dont les pères et surtout les mères se montrent pourvoyeurs zélés. Et le petit Bou-Saad voyait au fond de sa tasse, sous le liquide, des formes de luxure. Et il se taisait. Et son père souriait doucement, songeant aux joies de son âge tendre... Et le silence reprit un instant ses droits méconnus... Du nard brûlait dans des cassolettes. Si-Ahmed, neveu du chériff (ai-je noté qu’ils étaient là, tous les Djazerti neigeux, beurnouss immobiles, statues muettes, plus pétrifiées encore que de coutume?), Si-Ahmed regardait l’enfant, l’héritier de la baraka sainte et profitable. Une vie, c’est peu de chose, une seule vie puérile et frêle, séparant une ambition d’un pouvoir. Et le beau khodjah Si-Hassan-ben-Ali regardait Si-Ahmed comme Si-Ahmed regardait Bou-Saad. Et tous ces cœurs d’Islam battaient doucement, d’un tic-tac très régulier d’animosité et de haine. --Ya Sidi, fit le grand chériff, nous ne formons tous qu’un seul sentiment, qu’une seule pensée en plusieurs corps; nous sommes les Ouled-Djazerti. * * * * * Les aromates chargeaient l’air de vapeurs plus lourdes. J’attendais ce qui n’avait pas été dit, ce qu’on voulait me demander--le pourquoi des manœuvres du cheikh suprême. Il s’était _abaissé_ jusqu’à me prier de l’attendre, puis à se rendre ce matin dans ma chambre, et à me recevoir ce soir trop amicalement chez lui, avec un fatigant essai des manières d’Europe. Tout cela ne pouvait être en vain. Des paroles nécessaires allaient venir, qui tardaient--et dont je ne prévoyais en rien le sens ni la portée. Mais soudain, bonhomme et princier, dédaigneux et courtois, le chériff leva la main. --Ya Sidi, écoute! Et ce fut un discours diplomatique. --Ya Sidi, j’en atteste nos livres et les vôtres, la France est un pays de _baraka_, protégé d’Allah! Une seule chose m’étonne parmi ce que j’en apprends (excuse ma liberté, Sidi). Vous n’honorez point beaucoup vos prêtres, dit-on, ni ceux qui parlent de la Divinité... Vous faites des lois contre les moines... C’est là un tort, ô Sidi! Mais, d’autre part, je sais qu’en Ed-Djézaïr (Alger) et en toutes vos villes qui sont peuplées de notre peuple, vous respectez cependant notre foi musulmane. Vous faites enseigner le saint Koran aux fils des croyants, par des maîtres capables: mais ceci, qui mérite toute louange, doit encore être fortifié, et cet enseignement plus développé encore. Car le saint Koran est la moelle même de l’autorité divine et de la sagesse humaine. Bien mieux, Sidi: au saint Koran se trouvent (et vos sujets musulmans instruits trouveront) des sourates par quoi nous, fils d’Allah, avons le droit religieux de rester «avec vous» et de regarder vos terres soumises d’Afrique comme «terres d’Islam». La _fetoua_ de la Mecque, obtenue par l’un de vos chefs, n’a fait que publier les vérités contenues de tout temps dans le Livre et dictées par le Seigneur même. Il est le Savant, l’Immense. Il voit tout et connaît tout. Ici, une pause. Une tasse de thé. Les parfums de l’air semblaient plus pénétrants, plus graves. Nous tournions à la politique, aux événements récents qui m’étaient encore inconnus. --Ya Sidi, des ferments de discorde inquiètent la paix des pays d’Islam. Je ne parle pas de nos dissensions intérieures. Mais le _baïlek_ de la France, depuis quelque temps, n’était plus d’accord avec le sultan de Constantinople. Les ambassadeurs des deux puissances ont dit adieu à leurs ambassades. Aujourd’hui, vos vaisseaux, ayant traversé la mer, menacent de loin Stamboul la sacrée. Je te communique ces nouvelles qui peuvent, ô Sidi, t’intéresser. Une sonore franchise accentuait ses paroles--franchise faite de joie--satisfaction d’un échec possible, moral, ou financier, ou guerrier, qu’éprouverait Abdul-Hamid. Car les sultans de Stamboul sont les ennemis des Djazerti, un peu comme les rois de France l’étaient jadis des grands vassaux lointains, indépendants, irréductibles... Et tantôt les Djazerti pensent à vaguement soutenir le commandeur des croyants, tantôt à le trahir. C’est le jeu au double visage, tel celui que jouèrent avec nous les Ouled-Sidi-Cheikh dans un autre coin d’Afrique, pendant plus de trente ans. Balance d’habileté musulmane élémentaire. --Ya Sidi, nous avons appris autre chose encore. Ton _baïlek_ (Dieu lui accorde la gloire qu’il mérite!) paraît ne pas s’inquiéter des projets de conquête d’un autre baïlek, celui du pays roumi nommé l’Italie... Cela me semble plus redoutable que votre désaccord actuel avec le sultan magnifique--car ce désaccord ne durera pas. Mais l’autre chose, Sidi!... Il guettait l’effet de ses paroles sur mon visage. S’il s’était agi d’alliés officiels de la France, des Russes par exemple, il m’aurait dit: «Tout en les redoutant, nous aimons tes nobles amis, fils de la loyauté et du courage.»--Mais on lui avait conté que les Français et les Italiens font un peu abus du couteau dans les villages tunisiens, et que, dans toutes ces parties Est de nos colonies, se cultivent des haines. Voilà pourquoi il appuyait sur les épithètes d’horreur et de blâme, croyant par cela gagner mes instinctives sympathies. --... Mais l’autre chose, Sidi, serait une redoutable iniquité. Tripoli, cité reine de la côte, bien qu’elle ne soit pas à moi, je la verrais avec douleur tomber aux mains de ces étrangers, qui sont insinuants, qui sont faux, et dont la parole n’est pas d’or pur. Nous ne pouvons prévoir leur attitude après une conquête qu’Allah veuille leur refuser! Nous ne pouvons connaître leurs intentions envers notre religion. Ah! Sidi, c’est alors que nos prières monteraient au Trône du Miséricordieux pour lui demander l’appui des Français, puisque les Français respectent notre croyance, puisque les Français sont le courage et la loyauté!... Il appuyait lentement sur chaque mot, comme si j’eusse été notre ministre des Affaires étrangères. Il cherchait à graver en moi les vœux qu’il émettait et les sourdes menaces qu’il n’émettait pas. Or, moi, je ne prononçais que de pâles monosyllabes, et mon étonnement me tenait lieu de prudence. Alors il se jeta, violent, aux effets oratoires: --Du reste, ô Sidi, que nous importe à nous, que nous importe le possesseur du rivage? Nous en sommes loin! Nous sommes libres! Nous sommes les Djazerti!!... Mais c’est en Croyant que je te parle, en pasteur des âmes, en chef qui doit songer à l’avenir de ses fidèles, qu’ils soient d’Oran, de Constantine, de Tunis, de Tripoli ou d’ailleurs. Et voilà pourquoi tu peux répéter aux tiens mes paroles: je ne veux m’appuyer ni sur les Roumis anglais de l’Égypte, ni sur les Roumis allemands du Kameroun. Je laisse ces amitiés au sultan de Marrakesch. Et les Roumis italiens, mon âme les craint. Les seuls en qui j’aie confiance, ô Sidi, les seuls que je place au-dessus de ma tête, ce sont tes frères les Français. Le tigre peut s’allier au lion, mais non pas à l’hyène! Les Djazerti, tous alignés, tigres guettants, tigres aux apparences de roc inerte, entendaient comme s’ils n’avaient pas entendu. --Le tigre ne s’allie pas à l’hyène: répète mes paroles, ô Sidi!! * * * * * Conversation inutile (puisque je ne suis rien), dissertation européenne qui se prolongeait trop. Mais tout à coup--était-ce voulu, ceci? fut-ce hasard? effet combiné?--tout à coup la vie barbare, sadique et sanglante de l’Islam fit irruption parmi ces parlotages, et le frisson du «pas encore vu» me ramena brutalement dans les terres de l’exotisme, et vint teindre ma sensation d’une couleur tragique de passé... Nous causions comme je l’ai narré quand des hommes entrèrent, rapides, jusqu’au milieu du «salon», avec un air très étrange et l’excitation de ceux que le triomphe a transportés. Je reconnus trois askers de Mozafrane, des soldats-gardes, les vêtements en désordre, le visage noirci. Et ce qui suivit leur arrivée, je pourrais en emplir des pages de digressions et de sensations, mais aucune phrase n’atteindrait l’_intensité_ du simple dialogue, simple, simple, ingénu, comme en ont les races qui vivent sans cesse dans l’idée de la mort. Les trois hommes s’inclinèrent sans servilité: --Le salut sur toi, ô cheikh, ô maître, ô chériff! Moi je regardais, un peu ému sans savoir pourquoi de cette intrusion subite et familière. Le chériff ne bougeait point. A peine cilla-t-il des yeux, tandis que les hommes baisaient ses genoux et le cuir brodé de ses chaussures. Paisiblement il leur demanda: --O mes fils, est-ce fait? --Oui, Sidi, loué soit Allah! Et l’un des gardes, précisément ce fameux parent de Bou-Haousse, un bon jovial, répéta, riant d’un air fauve: --Loué soit Allah qui conduit toutes choses! Les autres éclatèrent de joie, riant aussi, redressant le beurnouss dérangé sur leurs épaules, tels des moissonneurs s’égayant après le rude travail du jour. Le chériff souriait, bon enfant--et le petit Bou-Saad retroussait sa lèvre, ainsi que les panthères leurs babines. Mais le parent de Bou-Haousse reprit (et sans doute cette comparaison de la moisson ne s’imposait point qu’à moi): --_Ils_ sont pareils aux orges de l’oasis: coupons les épis, si nous voulons cultiver une deuxième récolte! Alors (encouragement pour un fidèle serviteur), le chériff prononça cet ordre, d’un timbre doux, patriarcal, condescendant: --Fais voir... Le garde s’en alla vers la porte, la rouvrit, avec cette même simplicité dont toute la scène était empreinte. Derrière la porte il prit un sac à blé, un de ces grands _tellis_ rayés que les femmes nomades tissent au seuil de leurs tentes, en fredonnant des chansons d’amour. Le sac était gros, gonflé. Aidé de ses compagnons, l’homme le souleva, le retourna, disant: --Vois, ô chériff!... Et les têtes roulèrent--les têtes tranchées des Beni-Mezreug, montrant leurs crânes demi-rasés, leurs yeux fixes, leurs bouches crispées, parfois voilées d’une barbe grise... Elles passèrent, boules lugubres, trophées intimes, en diverses directions, ajoutant quelques fleurs rouges aux arabesques des tapis. L’une s’en fut sous le guéridon surchargé de tasses... Une autre arriva contre mon pied, qu’elle heurta d’une saccade--et je crois la sentir encore--et je la sentirai toujours, aux heures où l’on se ressouvient... Tête pâle, tête exsangue, douloureuse, farouche--tête d’un bel Arabe de trente ans. Le chériff, allongeant l’index, me la désigna, indolemment vainqueur (et j’y reviens, était-ce naturel, était-ce affectation? comment le saurais-je?): --_Leur_ meneur, Abkir-ben-Abdallah... --Chien fils de chien! crièrent les hommes. Mais le Maître contint ce zèle d’un geste sacerdotal. --O mes fils! soyez calmes; soyez les pieux serviteurs d’une zaouïa sainte; craignez les conseils du mal et les emportements de la colère. Allah reste Clément et Miséricordieux. Veuille-t-il nous bénir tous... XXXVIII 16 novembre soir (avant de quitter Mozafrane). Je ne devrais plus rien ajouter au volume compact de ces notes, car «l’histoire» est achevée... Et le dénouement banal et sans grâce va se trouver juste celui que j’avais prédit: je fais boucler mes valises et je pars à l’aube prochaine «voir l’état de ma destinée sur le chemin d’Allah». Mais je crains de rester sur l’impression pénible dont je suis désormais hanté. Ce matin, après la nuit passée,--mauvaise nuit,--ce cauchemar de l’idée fixe horrifiait encore mes préparatifs de bagages. Certains détails m’y ramenaient, du reste: les grands _tellis_ de laine rayée, où l’on engouffre pêle-mêle les objets de chargement, sont pareils, trop pareils au terrible sac d’hier; et je me demande si plus tard, lors de l’arrivée, je n’y retrouverai pas quelques têtes. Un emballage moins impressionnant, certes, mais peu facile, ce fut l’installation de Faffa la gazelle en sa belle cage de _djérid_ qu’on va percher par-dessus les tellis, au sommet d’un chameau. Peut-être, pauvre Faffa, mal habituée à ces secousses, à ce roulis, à ce tangage, va-t-elle souffrir du mal de mer. Plaignons Faffa, et parlons d’autre chose; mais ne recommençons point à nous hypnotiser devant le côté tragique d’usages rouges, tout sahariens; et puisque je veille ce soir, je vais écrire--ultime griffonnage--les grandes scènes religieuses d’aujourd’hui, la zaouïa débordante de cris et d’enthousiasmes et toutes les impressions successives de ces heures suprêmes, hallucinantes à leur façon. Le brave Si-Kaddour, heureusement, redevenait mon inséparable--pour la dernière fois, et c’était là de la mélancolie sur l’allégresse ambiante autour de moi, depuis le _Fedjeur_... Pauvre vieux, qui cherche mille détours afin d’excuser les faiblesses de «l’Ordre» ou celles de la famille chériffienne. Comme les fidèles répandus à travers le monde, il supporterait au besoin les vexations, les spoliations, les mauvais traitements; il les appellerait défaillance momentanée des saints--ou du chériff. --Ya Sidi! Dès les minutes matinales, Si-Kaddour venait me chercher pour me «faire voir» l’affiliation des nouveaux khouan[11]. Le chériff me l’avait promis la veille. Et je me hâtai, selon l’objurgation du taleb. J’appelais aux échos Bou-Haousse; il fallait bien lui donner mes instructions d’emballage. Quelle fièvre, tous ces paquets, un jour de grande fête et de vie au dehors. [11] Toutes les doctrines et les prières de ce chapitre sont strictement puisées dans celles des Ordres mystiques. --Ya Sidi, viens, par ta tête chérie, et ne t’inquiète point de ton serviteur! Pressons-nous, car... Il avait un bizarre sourire. Il savait, en m’entraînant du côté de la mosquée, que le plus particulier de la cérémonie serait passé. Instructions du cheikh aux prosélytes (pieuses, matérielles, politiques, secrètes surtout), tout ce qui pouvait trop m’éclairer sur des intentions cachées, on venait de l’escamoter pour moi avec une maëstria parfaite, en m’envoyant avertir _trop tard_ par le vieux taleb. Et la diligence qu’il avait déployée me permettait seule d’entendre les dernières phrases, les derniers _aâmine_ servant de point final. --Console-toi, Sidi, voici maintenant l’initiation... Je me tenais le visage collé à la grille d’un petit guichet; nous n’étions pas dans la mosquée même, mais en un réduit contigu, plein de fatras multiformes: tapis roulés, bouts de cierges, vieux balustres cassés--le rebut dont s’environnent, en tous pays, les sacristies de tous les cultes. --Ya Sidi, les nouveaux fidèles vont réciter ensemble le _dikhr_ sacré, la «rose» de notre Ordre... La «rose», prière spéciale, différente pour chaque Confrérie, récitée en suivant les grains sériés du chapelet. Et les postulants la disaient, assis en cercle. Ils la scandaient à haute voix, seule fois en leur vie, car le _dikhr_ ne se répète plus tard que «dans le silence du cœur et de l’âme», par les «lèvres de l’esprit». Et les formules changeaient, se succédaient. Cinquante fois revenait cette phrase: O mon Dieu, que la prière soit sur Notre-Seigneur Mohammed qui a ouvert ce qui était fermé, qui a mis le sceau à ce qui a précédé, qui a conduit dans une voie droite. Sa puissance et son pouvoir ont pour base le bien. Puis trente fois le début de la _Sourate suffisante_: Louange à Dieu, Maître de l’Univers, le Clément, le Miséricordieux, Souverain au Jour de la Rétribution. Puis cent fois: Que Dieu soit exalté! Puis enfin, pour finir, vingt fois: O mon Dieu, bénissez-moi au moment de la mort et dans les épreuves qui suivent la mort... Répandez vos bénédictions sur Notre-Seigneur Mohammed, en nombre aussi incommensurable que l’horizon de votre science... Et qu’il en vienne quelques-unes jusqu’à nous, amen... Ainsi les aspirants Djazertïa, les postulants, récitaient le _dikhr_ dans la mosquée de Sidi-Bou-Saad, près des tombes saintes, à l’ombre des étendards. Puis, l’un après l’autre, ils se levèrent, et, s’étant prosternés trois fois, vinrent baiser le genou du Cheikh. Celui-ci leur dit à l’oreille les obligations, les bases et les règles de la Voie, qui sont chacune sept... Ou plutôt il les leur dit _aux oreilles_--car (m’expliquait Si-Kaddour en chuchotant) il leur soufflait six des règlements en l’oreille droite, puis le septième en l’oreille gauche. Et c’était recueilli, étouffé dans la fumée de benjoin dont l’odeur était si violente que je devais quitter ma petite grille, de minute à minute, pour respirer. La haute taille du chériff se penchait vers ces nouveaux fils qui venaient à lui, qui seraient dorénavant «son bien et sa chose». Tour à tour, il leur prit les mains dans les siennes, paume contre paume, les doigts du disciple dans les doigts du Maître. Et réellement il les «prenait» en leur prenant les mains. Il prenait non seulement les initiatives et les âmes, mais la chair de leur corps et la chair de leurs enfants, et leurs épouses et leurs possessions de ce monde. Tout ce qu’il leur laisserait en propre deviendrait une faveur de sa magnanimité... --O Maître!... Et ce fut un murmure qui monta suavement sous la coupole de l’ancêtre. Le Maître et l’initié prononçaient ensemble: «Implorons le pardon de Dieu, le Puissant, l’Unique...» Puis le disciple seul: «Allah, Dieu Unique, je te prends à témoin, et tes Prophètes, que je reconnais ce Maître pour le possesseur de moi-même. Il m’indiquera la bonne Voie.» Et voici que derrière les hommes des femmes aussi s’approchèrent--des vieilles--puisque aux plus jeunes la prière ne serait pas permise. Leur affiliation fut semblable aux autres en tant que paroles. Seulement le grand chériff, d’un geste un peu plus austère, interposait entre ses mains et les vieilles mains de ces croyantes l’épaisse étoffe de ses deux beurnouss--afin que soit évité le contact impur... --O Maître!... Et voici qu’après les femmes s’avançaient encore d’autres hommes, et encore, le front grave et l’œil noyé. Et parmi ceux-ci se trouvait mon Bou-Haousse. J’eus un sursaut, comme une envie de rire. Cependant ce spectacle n’était point risible en soi. Ma bouche frémit soudain d’une impression toute contraire, faite de défiance, et d’une crainte inconnue, et d’émotion. J’eusse été femme que sans doute j’aurais pleuré. --O Maître! ô Maître!... O Maître des esprits, Maître des cœurs, Maître des vouloirs, Maître des petites ou grandes richesses, Maître des bienfaits ou des crimes. --O Maître... Nous t’adorons... O Maître. * * * * * Opposition à ce mysticisme contenu, silencieux presque, la foi des foules se déchaîna l’après-midi en indicibles emportements. Le soleil, oublieux de la saison, surchauffait le Sahara d’automne. Il flamboyait implacable, excitateur des ivresses et des folies ardentes; et de l’horizon lointain, là-bas, là-bas, venait une démence qui se ruait ici, devant les murailles--puisque ni places, ni cours, ni même l’oasis ne pouvaient contenir la masse de ces croyants. --Ya Sidi, Notre Sublime Grand Chériff sera forcé de les bénir dehors. Dehors, c’était à perte de vue le sable roux, tiède et stérile. C’était le cadre pour cette crise où se pâmait l’amour des khouan. O Bonté de Dieu! O Pôle de Dieu! O Prodige de Dieu! O Merveille de Dieu! Les mains se levaient implorantes vers la poterne du Sud par où, disait-on, peut-être _Il_ allait sortir... Les yeux se fixaient, déjà déviés sous l’extase proche... O Sultan saint! O Père des étendards! O Foudroyeur des Infidèles! O chéri d’Allah, qui lui feras passer notre prière, avec l’intercession du Sublime Sidi-Bou-Saad!... Une voix jeta, suraiguë: --Le sabre du Prophète arme son bras!... Et les milliers de voix répétèrent cette louange, grisées d’amour, éperdues de ferveur adorante. Et tout à coup, des premières jusqu’aux dernières, elles s’unirent en une autre clameur rauque qui grossit, qui monta, qui rugit vers le ciel: «_Houa! Houa!!_... Lui! Lui!...» Et ce ne fut plus rien qu’un flot roulant, hurlant, qui se jetait à terre sous les semelles sacrées, et qui baisait hystériquement les vêtements du grand chériff, ces blanches draperies de pure et fine laine. Lui! Lui!!... Le Miracle! La Baraka sainte incarnée! Le Sauveur des embarrassés! Le Sanctifiant des sanctifiés! «_Houa! Houa!!_... Lui! Lui!!...» Lui!!! Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed- Djazerti... * * * * * _Il_ fit un geste--et la tempête de cris s’apaisa. Ce fut d’une prodigieuse soudaineté. --Silence! _Il_ va parler! Silence! _Eskout!_ Liez la bouche de vos chameaux! Alors le grand chériff, dans ce calme qu’on «entendait», plus impressionnant que l’agitation et le tumulte, s’avança lentement vers une petite éminence d’où l’on dominait l’assemblée. Les Djazerti le suivaient, processionnellement, sphinx mouvants et hiératiques--et le cheikh des tolbas, et le grand oukil, et les khodjahs variés. Mais seul il monta sur la butte, seul au-dessus des siens, porteur de la _baraka_ sainte--seul au-dessus de ce luxe, seul au-dessus de ces loques plus loin--seul au-dessus des corps et des âmes. Et le _moudden_ de la mosquée se mit à chanter l’appel à la prière, cette mélopée qui supplie en notes de tendresse plaintive. Et quand l’appel fut terminé, le Maître de tous étendit la main: --O frères du tapis, ô frères de la Voie, c’est l’heure! Implorons Allah... Tous, suivant son mouvement, se jetèrent le visage au sol. La prière muette dura, dura... Le soleil brûlait, le vent soufflait, le silence planait. Là-haut, entre les cimes des palmiers nombreux, apparaissait un coin de l’humble grotte d’où vinrent tant d’amour et tant de domination... * * * * * J’aurais voulu sténographier le sermon d’ensuite sur «l’aumône» nécessaire; mosaïque de passages du Koran, d’axiomes de Sidi-Bou-Saad et d’exhortations personnelles du grand chériff Sid’Amar--spectacle prononcé, détaillé, joué, mimé noblement par lui, orateur incomparable. Mais mon oreille conserve encore _ses_ paroles de persuasion et de force. Et mes yeux voient encore _sa_ silhouette magnifique, si noble, si blanche sur le bleu du ciel. Et j’ai deviné son dédain pour les très humbles qu’il incite à payer, toujours et davantage... Et j’ai senti son orgueil, atteignant l’extrême volupté dont certains pourraient mourir--cet orgueil supérieur et grandiose qu’avaient prévu les malédictions bibliques dirigées contre Lucifer. Il était le cheikh. Il était le prêtre. Il était le dieu. Chacun buvait ses paroles, ainsi qu’on boit au puits du Désert après six jours de marche. Chacun avait présents les miracles admirables--dont la tradition se transmet des rivages de la Caspienne jusqu’à ceux de la mer des Atlantes, et du grand lac barbaresque jusqu’à l’océan Indien. O frères du tapis! ô frères de la Voie! Au nom du Clément et du Miséricordieux! Il n’y a de Dieu que Dieu. Il est l’entendant, le voyant, le meilleur défenseur, le meilleur seigneur, le meilleur aide. Ses bienfaits sont innombrables et sa générosité sans fin. Tout vient de lui et tout retourne à lui, vos prières, vos bonnes actions, vos aumônes. Et il vous rendra tout: les prières septante-sept fois, les bonnes actions cent fois septante-sept fois, et les aumônes mille fois septante-sept fois! Les béatitudes de ceux dont la main aura été grande ouverte seront infinies, ô frères de la Voie! Mais, je le sais, il y en a parmi les nomades qui laissent entrer l’erreur dans leur esprit. Ils regardent la ziara comme une contribution terrestre. C’est là un péché sans bornes! De terribles vicissitudes les attendent, car Dieu sait tout et connaît tout. Qu’êtes-vous donc? Que voulez-vous? Qu’espérez-vous, pour ne point dépenser vos biens périssables dans le sentier du Tout-Puissant? O frères du tapis, ô croyants, donnez l’aumône des biens que Dieu vous a répartis! Vous apportez la _ziara_. C’est votre devoir moral, votre devoir strict, qui, bien accompli, vous mérite la faveur divine. Dieu est riche et comblé de gloire. Mais si quelqu’un d’entre vous désire une grâce particulière, supplémentaire, ne sent-il pas qu’il doit offrir une aumône supplémentaire? Un enfant même comprend ceci. Les riches doivent donner, et les pauvres doivent donner, parce que l’aumône est sainte et vous ouvre les Jardins Célestes. L’indulgence du Seigneur descend sur ceux qui sacrifient de leur aisance et sur ceux qui sacrifient de leur gêne. _Il_ les purifie. _Il_ est le Généreux. _Il_ est le Clairvoyant. Il est l’immuablement Sage. O frères de la Voie, écoutez quelques fragments de la Divine Parole, celle que chaque musulman devrait avoir gravée dans le cœur en traits brûlés au feu--celle que reçut de l’ange Djébril Notre-Seigneur Mohammed (Dieu lui conserve le salut, et à tous les siens!): Au nom du Clément et du Miséricordieux! Dieu a dit: J’en jure par le Soleil et sa clarté, par la Lune quand elle le suit de près: celui qui a son âme pure sera l’heureux; celui qui la laisse se corrompre sera le maudit... Dieu a dit: J’en jure par la Matinée vermeille, la vie future vaut mieux pour toi que la vie présente, et les biens futurs valent mieux que les biens présents... Dieu a dit: J’en jure par la Nuit quand elle étend son voile: celui qui donne et qui craint, et qui ajoute foi aux paroles, à celui-là nous rendrons facile la route du bonheur... Dieu a dit: J’en jure par l’Heure de l’Après-Midi, l’homme entêté travaille à sa perte; mais j’excepterai ceux qui croient et dont les doigts sont prompts à donner... Dieu a dit: J’en jure par le Point du Jour et les dix Aurores: quand pour éprouver l’homme je le couvre de bienfaits, l’homme s’écrie: «Le Seigneur m’a témoigné des égards!» Mais quand pour éprouver l’homme je lui mesure mes dons, l’homme s’écrie: «Le Seigneur me fait un affront!» Et ses doigts méchants cessent de préparer l’aumône... Dieu a dit sur le même sujet: J’en jure par les Coursiers haletants de la Guerre, qui font voler la poussière sous leurs pas: en vérité, l’homme est ingrat envers son Seigneur, et certes il le voit lui-même... Dieu a dit encore: J’en jure par le Figuier et l’Olivier de la Paix: j’avais créé l’homme de la plus belle façon, et pour être heureux; mais je le précipiterai au bas de l’échelle, cet ingrat, excepté celui qui donnera et fera le bien!... O frères du tapis! ô frères de la Voie! je pourrais longtemps vous instruire en vous répétant les Paroles, car le Seigneur nous a enseigné: Au nom du Clément et du Miséricordieux! Dis: Si la mer se changeait en encre pour écrire les paroles de Dieu, la mer se tarirait avant les paroles de Dieu, quand même nous y emploierions une autre mer pareille. Je ne puis, hélas! en ces mots traduits, mettre l’accent de la belle voix sonore, le frémissement des fidèles, ni l’auguste splendeur du décor. Cependant j’y trouverai plus tard de quoi revivre ce spectacle. Et je me félicite, maintenant, d’avoir «vu» ceci... d’avoir entendu ce que nul autre Européen de ma caste n’a jamais entendu encore--car les rares maçons italiens qui parfois peuvent se glisser en ces parages religieux y sont confinés entre leur truelle et leur mortier. Ils n’éprouveraient peut-être pas d’ailleurs cette fièvre qui me saisit malgré mon scepticisme, alors qu’après les commerciales demandes de fonds vint la «grande prière» annuelle, «l’invocation» clamée une fois l’an, celle où la bouche étouffant peut crier son élan vers les Cieux. Qu’il était superbe, le grand chériff, debout sur sa butte de sable... Son geste était large et splendide, magnifiant son appel en haut. Preneur de volontés... preneur d’âmes... Et tous répétaient les phrases, par bribes haletantes--tous les khouan, tous les frères. Et Si-Kaddour, à mon côté, les soupirait aussi, telles des secousses de spasme. Et tous étaient éperdus; tous éprouvaient, jusqu’à la douleur, l’aiguë jouissance d’adoration... O Dieu, Père de l’Univers! Nous implorons ton secours et ta grâce. Ne nous fais point passer sur le pont de Sirath qui mène aux géhennes. Pardonne, ô Dieu! Pardonne, ô Puissant! Tout retourne à toi, ô Dieu qui accorde la Victoire! Sois exalté, ô Dieu le plus élevé! Sois exalté! Nous ne te connaissons pas comme tu mérites! Sois exalté! Nous ne t’adorons pas comme tu mérites! Je veux te connaître, ô Dieu, ô Dieu! Et tu as dit, ô mon Dieu, que par les Saints nous parviendrions à toi! Et tu as envoyé la Lumière à ton fils chéri Sidi-Bou-Saad! Et ses fils ont la Lumière! Ils me montrent la Voie! Ils sont comme des rois, des prophètes! Ils me teindront sans teinture. Qui les aimera brillera! Qui les verra guérira! Qui viendra vers eux boira l’eau de la source, ô Dieu immuable, ô Dieu, ô Dieu! O Dieu, par le Vénéré Sidi-Bou-Saad, favorise-moi! Guéris celui qui souffre! Éclaire nos cœurs! Purifie nos âmes! Donne-nous de ta science! Abreuve-nous de l’eau inconnue! Tu m’as créé pour être enseigné. Je suis ton esclave! O Dieu, ô Bienfaiteur, je serai résigné. Fais ce qu’il te plaît! O Dieu, fais frémir mon cœur du bonheur de t’invoquer pour t’aimer! Consume-le d’amour avant que le soleil ne parte! O Dieu, ô Miséricordieux, ô Père de Sidi-Bou-Saad, saint de Dieu! Sois exalté! Sois exalté! Sois exalté! Sois exalté! ô Dieu, ô Dieu!... Et tous hurlaient leur foi djazertique. On eût dit les fauves du nord d’Afrique en amour au fond d’une forêt. Et les cris rauques se croisaient, s’élevaient plaintivement, sombraient dans un râle. Pour beaucoup l’extase arrivait, l’extase subite des pèlerinages, crise sensuelle qui renverse l’homme pantelant d’abord, puis inerte et comme évanoui. «O Dieu! ô Dieu! ô Dieu!...» Mais avant cette extase, avant du moins qu’elle ne soit générale, devait se recevoir la grande bénédiction du Maître, par quoi vient aux disciples une parcelle de la _baraka_, et qu’on remporte précieusement à ceux «dont les pieds sont restés là-bas»... Le temps pressait. «O Dieu! ô Dieu!...» Alors le chériff, son visage transfiguré par l’éclairage du soleil baissant, les galvanisa brusquement d’un _sursum corda_. --_O frères du tapis! Élargissez vos âmes!... Adorez le Seigneur autant que les sables sont étendus!_... Et les sables s’étendaient dans une magique gloire pourprée. Et cette religion devenait ce qu’elle est, la religion des espaces cruels. L’astre du jour baignait de rouge la plaine infinie, et la zaouïa tout entière, et la koubba de Sidi-Bou-Saad, et les têtes pâles des rebelles, des Beni-Mezreug d’hier, alignées sur les créneaux... Elle tombait maintenant, syllabes lentes, la _baraka_ suprême, la bénédiction: Je bénis les malades, qu’ils soient guéris! Je bénis les affligés, qu’ils soient consolés! Je bénis les absents, qu’ils soient sanctifiés si leur foi demeure entière! Je bénis l’eau de vos puits, les dattes de vos palmiers, les orges de vos oasis et les petits de vos chamelles! Je bénis vos biens! Je bénis votre sang! Je vous bénis, ô frères du tapis, ô pèlerins! A ce moment, des voix affolées réclamèrent, et des corps prostrés se relevèrent, pour s’élancer, ruisselants de larmes farouches. --Et moi, Sidi? Et moi?... Et moi?... Mais le chériff les cloua sur place, d’une domination pareille à celle de nos magnétiseurs. --O pèlerins, soyez en paix! La baraka est pour tous et pour chacun! Et sa main restait levée, sa main qui les possédait, sa main de Maître tenant en bride tous les Djazertïa de ce monde. Puis il la laissa retomber--et les râles agonisèrent de nouveau, cris de tigres en rut, comme voulus par _lui_--et ce fut l’ultime folie, l’extase déchaînée, les ivresses, les délires, l’apothéose de Mozafrane parmi la démence voluptueuse, parmi les magnificences du couchant de rubis et d’or. * * * * * Et demain, ils repartiront, ces khouan, ces fanatiques d’Islam, porter à travers l’Afrique et l’Asie _ce qu’on leur aura dit de porter_: des pardons pour les péchés, ou des avis insurrectionnels. Une âme autre que la leur animera leurs courages. Ils repartiront. Je m’en vais avec ceux d’Ouargla, dans bien peu de temps (car il est minuit)... Dans cinq heures. XXXIX _Bir-ed-Dib_ (puits du Chacal), 17 novembre. Me voilà sous la tente, et ce soir de première étape me trouve encore mal apaisé. Nous campons à Bir-ed-Dib. C’est un lieu sauvage et morne, privé des beautés habituelles du Désert--pas très loin de Mozafrane que mes yeux ont cessé de voir et ne reverront sans doute jamais plus. Il y a de l’arrachement dans ces adieux définitifs. Je laisse des lambeaux de mon être aux buissons de _r’tem_, aux broussailles épineuses. L’Islam a soufflé sur moi, destructeur d’énergie, sans me donner la calme quiétude. Pourtant ce matin, au moment du boute-selle, les vœux des esclaves me souhaitèrent le bonheur le plus éminent. Puis l’on versa quatre tasses de thé sur les sabots de ma bête, comme panacée de chance et de réussite. --Adieu, Sidi! _Beslama!_... Avec la paix!... Nous étions prêts, rassemblant nos rênes, ceux qui partent et ceux qui venaient par courtoisie jusqu’à la dune d’El-Hadjirat--car les Djazerti et leur suite ont tenu, malgré ce dérangement dès l’aube, à me prodiguer les honneurs d’une «reconduite» pompeuse en vêtements neufs et harnais brodés de pierreries. --En avant!... _Emchi!_... Nous chevauchions lentement, à cause des lourds chameaux de mon groupe de pèlerins qui suivaient, respectueux, par derrière. Le gros oukil Si-Djelloul-ben-Embarek m’exprima surabondamment l’excès de sa sympathie. --Ya Sidi, par la koubba, nous te regardions «comme de nous»! Et Si-Hassan-ben-Ali, l’élégant khodjah-chef, exhalait sa vive douleur de me perdre si tôt, si tôt. --... Mais puisque tu _dois_ nous fuir, ô Sidi, nous nous résignerons, retenant nos pleurs. Nous prononcerons le _mektoub_. Nous songerons qu’Allah le voulut. Hélas, Sidi, la destinée de chacun est un oiseau attaché au cou, et qui ne peut voler librement. Émotions de crocodiles... Mais, librement ou non, nous arrivions à la dune de la séparation où l’on met pied à terre pour échanger les cérémonies et les paroles qu’il faut. Le grand chériff, négligemment, me demanda d’emporter en ma _djébira_ quelques lettres... --Elles sont écrites par ton serviteur de sa propre main périssable. Tu les donnerais, inch’ Allah, accompagnées des saluts d’usage, à celui qui dirige Ouargla; à celui qui, habitant Alger, dirige la plus grande portion de vos pays soumis; et cette troisième, à celui qui dirige la France. Tu consens, ô Sidi?... Je t’en garderai, _idri Allah_, une reconnaissance plus énorme que les montagnes touchant le ciel--plus profonde que le fond des plus profondes mers... Par-dessus ce discours, le grand chérif m’embrassa. Ses yeux _désiraient_ je ne sais quoi du _baïlek_ français, comme un chamelier de vingt ans désire les trésors secrets d’une belle femme. Et du coup me voilà sûr, ou à peu près, d’atteindre nos postes sain et sauf. On a dû faire circuler des ordres commandant le respect, détruisant même au besoin les injonctions d’autres précédents ordres. Il fallait achever. Nous subissions tous la dépression particulière aux lendemains de fête, fût-ce de fête religieuse seulement. Mais, pour las qu’il parût des efforts écrasants de la veille, le grand chériff se redressa, très noble, et retrouva l’un de ses gestes de puissance et de beauté: --Que les amitiés de l’heure présente, inch’ Allah, durent dans le temps! Et tous répondirent, même les Djazerti glacés: --Qu’elles durent, au nom du Clément et du Miséricordieux! Souhait fort habile, ne précisant rien, mais enfin souhait. Seul mon pauvre taleb, mon vieux compagnon Si-Kaddour, ne joignit pas sa voix à ce concert unanime. Sa vieille bouche tremblait sous sa vieille barbe broussailleuse. Alors il me tourna le dos, et contempla quelque chose à l’horizon, très au loin... * * * * * Le soleil a parcouru, depuis, sa route journalière. Notre campement s’endort parmi les vastes obscurités. Je me mélancolise trop, dans ce noir maussade, gardé par des pèlerins harassés et par deux feux de drinn, qui vont baissant. Et tout autour de nous l’étendue, cachée par le voile des ténèbres--et pas un cri d’insecte--et pas un frisson de plante--seulement l’angoisse du silence, le tragique repos du Désert. Je n’entendrai pas, cette nuit, le mot qu’échangeaient les sentinelles des murailles: --O croyants, veillez! Je n’écouterai pas le chant du _moudden_ au sommet de la koubba sainte... Et quand le vent soufflera, deux heures avant l’aurore, il n’agitera pas, près de ma fenêtre, les longs panaches des djérids. Il ne m’apportera point ce parfum des jardins, avec toutes sortes d’odeurs d’encens. C’est le départ tant souhaité, et dont je souffre: l’aurais-je cru? Invisible derrière l’ombre de la nuit et de la distance, Mozafrane réapparaît--me hante, me fait oublier la mauvaise clarté jaune de cette bougie qui vacille tandis que je me penche sur mes cahiers rassemblés... Étais-je capable de la montrer, cette zaouïa trafiquante et mystique, dans son extrême complication--si falote, si puérile, si incohérente, si violente à la fois? J’ai souvent pensé, durant mes loisirs des soirs d’automne, lorsque la brise saharienne soupirait entre les palmiers, j’ai souvent pensé à recommencer mon grimoire sur un plan plus clair, à mettre quelque essai d’ordre et de logique parmi ce fatras. Mais ensuite je changeai d’avis. Je l’ai laissé tel quel; et demain, en recommençant les chargements--quotidien travail de Sisyphe--je l’enfermerai sans plus au fond d’une cantine. Oui, toute étude méthodique serait _fausse_... Elle porterait, à travers les idées de ces cerveaux sahariens, chaudes et sombres comme une sieste dans l’obscurité des abris fermés, je ne sais quelle flamme européenne, aussi mal «de la contrée» que la lampe astrale du salon chériffien, ou que les orchestrions jouant la _Mascotte_. Seule la confusion de mes barbouillages, jetés au jour le jour sur des feuillets d’occasion, saura peut-être donner un peu--_un peu_--l’impression de la réalité vécue, tellement enchevêtrée et diverse... Seule elle pourra mettre à leur réel plan les silhouettes véridiques, les attendrissements de Si-Kaddour, les patelins manèges du khodjah, les cabrioles des négros, la tranquillité des coupeurs de têtes, le prestige de l’«Ordre» merveilleux, la continuelle menace de troubles et d’insécurité. Entrée de clowns souriants et graves, de fantoches perfides et dangereux, et, tout au-dessus, non pas un homme, mais une autorité planante, latente, ambiante, qui s’incarne d’homme en homme--pour de Mozafrane régir tant de millions d’autres hommes: La «bénédiction», la _baraka_ des Djazerti. Zoubïa (Figuig), mars 1901. Aïn-Soltan, février 1902. NOTES ET DOCUMENTS Ces notes documentaires ont paru, plus développées, dans la revue “_Minerva_”, nº de juin et juillet 1902. (1) DE QUELQUES ORDRES EXISTANTS On compte environ quarante-cinq ordres musulmans d’une certaine force, parmi lesquels huit ou dix noms brillent comme des étoiles de première grandeur; et ces quarante-cinq ordres sont entourés d’une quantité de petites confréries, d’un maraboutisme plus ou moins terne, aussi difficile à reconnaître et à classer que les éléments d’une nébuleuse. Mais la nébuleuse existe pourtant. A quoi bon tenter ici sa nomenclature fatigante? Il faut se borner à quelques-uns des titres barbares qui dérivent parfois du nom de la zaouïa-mère, ou de celui d’un objet matériel et symbolique, comme chez les Moukhalïa[12], francs-tireurs du désert, presque disparus aujourd’hui. Mais ils rappellent le plus souvent ce «fondateur», ce saint dont les fils pleins d’orgueil feignent l’humilité dans quelques oraisons publiques: [12] De _moukhala_, fusil. «O Dieu, redresse-moi et permets-moi de redresser! O Dieu, guide-moi et permets-moi de guider!» Mais tant de modestie voulue ne peut cacher l’immense satisfaction d’hommes presque divinisés par l’adoration de leurs disciples--leurs disciples qui n’ont plus, selon le serment, «qu’un morceau de l’âme chériffienne en place de la leur». Les chériffs, les soufis... distributeurs des jouissances et possesseurs des volontés: ceux dont les conseils sont doux et les promesses affolantes: «Approche-toi de ton Maître: comme tu bois près du puits, tu boiras entre ses deux mains l’ivresse divine[13].» [13] Instructions de l’«ordre» des Aroussïa-Selamïa. Ils sont, ces _ouali_, ces saints, les «marchands de bonheur» que souhaitait l’un des nôtres, esprit délicieux du temps qui s’en va. Contre un peu de viles richesses, ils rendent de la joie présente, des délices immédiates, porte entr’ouverte sur les délices futures qui ne passeront pas. Ils sont les «donneurs» par excellence, les «dispensateurs». Ils tiennent au bout de leurs dix doigts tout ce qui touche à la vie et tout ce qui rachète la mort... * * * * * Le Nord algérien, tout autant que le Sud, se livre à l’influence des mystiques (il s’agit ici, bien entendu, de l’élément indigène). Mais une seule confrérie très importante a ses zaouïas-mères dans ces régions: celle des Rahmanïa, célèbres par l’ubiquité posthume de leur premier cheikh, dont le corps _entier_ repose dans deux pays à la fois, grand miracle évidemment, et grâce auquel deux maisons directrices se partagent les hautes prérogatives: une près de chaque tombeau. En dehors des Rahmanïa, nos Arabes septentrionaux prennent leur _dikhr_ tantôt de petites congrégations locales, innombrables dans les montagnes surtout, tantôt--et en même temps au besoin--des ordres sahariens[14], tripolitains ou marocains: tels nous trouvons, dans la province d’Oran et jusque dans celle d’Alger, les Taïbïa. Ils sont extrêmement connus, de par leur quantité considérable et le prestige de leur directeur, ces _khouan_ fidèles et dévoués de Moulay-Taïeb, le fameux chériff d’Ouazzan (Maroc)[15]. [14] Je classe comme ordre africain celui des _Khadrïa_, bien qu’il ait son origine à Bagdad; mais ses branches de l’Algérie-Sud et de Tunisie ont une existence propre, presque détachée du tronc primitif. [15] Le chef de cet «ordre» épousa une très intelligente Anglaise, dont l’influence se fit sentir de façon évidente en divers cas. L’origine marocaine est commune à beaucoup d’autres ordres. Par exemple les Hansalïa, dont l’association fut fondée par le Marocain Saïd-ben-Yousef-el-Hansali, et dont la province de Constantine est celle qui renferme le plus d’adeptes. Par exemple aussi les Chabbïa du Sahel tunisien. Par exemple encore les Ammarïa, jongleurs plus modérés que les Aïssaoua, et qui, priant selon les maximes de Sidi-Ammar-bou-Senna, grand saint marocain venu jadis vers des terres plus douces, progressent actuellement en Tripolitaine, en Tunisie et en Algérie de si inquiétante façon. On le voit: de l’âpre Moghreb, de ces montagnes sévères qui forment le «coin» de la Méditerranée et de l’Atlantique, le mysticisme se propage, cherchant à combattre l’Infidèle et à galvaniser le zèle des «frères» dans les contrées plus voisines du Levant poétique, dans les terres du Fedjeur... Quant aux ordres qui sont du Sud par leur influence immédiate (sans compter l’immense et lointain pouvoir qu’ils peuvent ailleurs exercer), j’en choisirai sept ou huit, les plus réputés, ces étoiles de première grandeur dont nous parlions tout à l’heure--astres qui projettent souvent plus de feu sombre que de vraie lumière, plus de grise et rouge superstition que de blanche clarté. Ce seront, si l’on y consent: Les Khadrïa, les Cheikhïa, les Amamïa, les Derkaoua, les Bakkaïa, les Selamïa, les Tidjanïa, les Snoussïa. Et chacun de ces groupements formera le sujet d’une note, paragraphe sommaire. (2) KHADRIA Voici le type d’une très ancienne association de soufistes. Et quand le chériff Sid’Mahdi-ed-Dine-Abou-Mohammed-Abd-el-Khader-ed-Djilani vivait dans la méditation (471-561 de l’hégire--années 1079-1166 après Jésus-Christ), peut-être ne prévoyait-il pas l’extension prodigieuse de son ordre mystique, ni qu’une telle abondance de fils spirituels lui viendrait au cours des siècles dans l’Inde inquiétante, dans l’Arabie sauvage, dans le rude Turkestan, ni dans les sables africains. Il y a peu d’années, ces âmes de Khadrïa d’Afrique furent partagées entre les neuf enfants mâles du cheikh Brahim, qui de Tunisie avait fermement régné sur les disciples du continent noir. Et c’était l’un des «neuf enfants», ce naïb d’Ouargla, Si-Mohammed-Taïeb, tué dans nos rangs à Timimoun. Un de ses frères, Si-El-Hachemi, dirige nos sujets Khadrïa du Souf. L’aîné, Si-Mohammed-ben-Brahim, est cheikh de la zaouïa-mère de Nefta[16]. Et plus de trente-cinq zaouïas-succursales s’élèvent sur le seul territoire d’Algérie, sans compter le Touat. Qu’on suppute le nombre considérable d’autres zaouïas au Soudan français, au Baghirmi, au Sénégal, lesquelles sont en communication avec les établissements Khadrïa de Tripolitaine et du Maroc. [16] Sahara tunisien. Cependant, cet ordre n’est point parmi ceux qui se montrent hostiles. Ses directeurs semblent même chercher notre alliance étroite. Les doctrines y sont, par comparaison, peu guerrières, et l’ardeur de l’Islam s’y enveloppe d’une sorte de douceur prenante, dont on peut être illusionné... Aucune confrérie, si ce n’est celle des Cheikhïa, n’est plus fertile en légendes dorées, aucune n’a des sous-groupes spirituels aussi connus, par exemple celui des Aïssaoua, mystiques cataleptiques, dont il ne faudrait pas cependant confondre la bonne foi, les danses sacrées et l’insensibilisation extatique avec le charlatanisme de ces bandes grimaçantes, qui viennent exploiter la curiosité des touristes, à Tunis, à Biskra ou ailleurs. (3) CHEIKHIA Les Oulad-Sidi-Cheikh guerriers, dont la gloire saharienne subit une éclipse depuis les dernières périodes politiques, forment avec leurs disciples religieux la confrérie des Cheikhïa. Il y a donc parmi eux les membres nobles, issus des dix-huit fils du fondateur vénéré (le cheikh Abd-el-Khader-ben-Mohammed) et qui composent aujourd’hui des tribus entières. Il y a aussi d’autres membres, issus des anciens esclaves affranchis par le premier chériff, formant une sorte d’aristocratie secondaire, toute de sacristie et d’intendance. A ces derniers l’entretien matériel (et certains bénéfices) des richesses et revenus donnés par tous les autres, par la masse, par les simples fidèles qui n’eurent jamais à enrichir plus nombreuse postérité de _m’raboth_[17]. [17] Voir note 10. La _baraka_ de la confrérie, on le conçoit, ne s’incarne successivement que dans _un seul_; mais elle dut choisir parmi beaucoup, et cela produisit, au cours des siècles, de vifs tiraillements--des scissions--des vengeances. L’organisation de cette confrérie avait, jusqu’en ces temps derniers, quelque chose de féodal et de turbulent, compliqué d’une rapacité peu ordinaire, bien que de beau geste. Ces «qualités» mêlées expliquent les ambitions, les promesses, les trahisons, les révoltes dont nous eûmes à souffrir pendant trente ans de la part des Oulad-Sidi-Cheikh, si célèbres parmi les Français qui firent campagne dans la province d’Oran. C’est dans cette même province qu’à l’heure actuelle les Oulad-Sidi-Cheikh ont encore le plus de disciples. Ils en possèdent aussi près d’Ouargla, et au Touat, au Tafilalet, au Soudan, au Maroc. Mais l’influence religieuse a décru avec l’influence politique, et leurs allures grandioses sont surtout celles d’oiseaux de proie vaincus. A peine oserai-je répéter ici la légende tellement redite dont l’ancien Maître et fondateur des Cheikhïa prit jadis son nom. Cependant la voici résumée: Un jour, une femme d’El-Abiod, ayant vu son enfant choir dans un puits, clame éperdue: «Sauve-le, ô grand Sidi-Abd-el-Khader!» A l’appel de cette pauvre mère, deux saints se mettent en mouvement: le cheikh Sidi-Abd-el-Khader-ben-Mohammed, lequel se promenait pas bien loin, et Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani, qui sut s’arracher subitement au repos de la tombe où il dormait à Bagdad depuis plusieurs siècles. Quoi d’étonnant si ce long voyage à travers l’espace le mit un peu en retard? Lorsqu’il arriva près du puits, le miracle était déjà fait: le cheikh Sidi-Abd-el-Khader-ben-Mohammed, soufi local et contemporain, venait de ressusciter l’enfant. Ce fut ce jour-là que, bourru, le saint de Bagdad dit au saint d’El-Abiod (d’ailleurs bon disciple de sa doctrine): «Ces confusions sont désagréables; désormais tu ne t’appelleras plus Abd-el-Khader-ben-Mohammed, mais seulement Sidi-Cheikh.» Et ce fut ainsi. Et peut-être y pourrions-nous trouver un symbole: de même que les saints soufis obéissent les uns aux autres, de même les confréries ne se désobéissent point, surtout lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu--par exemple l’opposition aux Roumis, soit ouverte ou soit secrète... (4) AMAMIA Bou-Amama, chef de cette confrérie, est un parent des Oulad-Sidi-Cheikh. Mais, promoteur d’une scission jadis sans grande importance, il est devenu peu à peu redoutable, et beaucoup plus que ses cousins ou neveux. Il a des fidèles jusqu’aux rivages de la Méditerranée, jusqu’au lointain Niger. Il reçoit la _ziara_ de nos sujets[18] du Gourara, du Touat, et de nos ennemis les _Bérabers_, et de ceux qui sont à la fois pour nous des sujets et des ennemis, tels que les Beni-Guil, les Douï-Menïa, et toutes ces peuplades (difficiles à pacifier) de la frontière marocaine. On voit assez quels complexes moyens d’intrigues se trouvent réunis dans ses vieilles mains ridées, dans ses vieilles griffes de vautour ayant trop souvent goûté le sang des cadavres français. [18] Le mot _sujet_ n’est pas tout à fait équitable, et devrait être ici remplacé par _soumis_, puisque les indigènes ont leur droit civil et social tout à fait à part. Né au Figuig en 1840, il fut atteint d’épilepsie pendant sa jeunesse, et, par ainsi, marqué du sceau divin. En 1875, il s’installa dans l’oasis de Mogh’rar, non loin d’Aïn-Sefra. Et, 1881 venu, il déchaîna l’insurrection dans tout le Sud-Oranais avec une audace extraordinaire. Puis les hautes montagnes du Figuig, ces cimes dentelées, déchiquetées, ces murailles naturelles d’une forteresse qu’il croyait inexpugnable, l’abritèrent derechef. Il planta ses tentes près du tombeau de son père, au Hammam-Foukani. Je possède un très curieux dessin exécuté devant moi par Si-Mohammed, neveu de Bou-Amama, et qui veut représenter (avec des effets de perspective inattendus) la _koubba_[19] de l’ancêtre en question. Et comme le dessinateur faisait surmonter l’édifice par un croissant gigantesque plus grand que la coupole même (au lieu du modeste ornement qui la couronne réellement, porté par une tige analogue à celle du coq de nos clochers), je lui signalai son exagération. Mais il me répondit, avec autant de dignité que Bou-Amama en personne: [19] Monument à dôme. --«Le croissant n’est jamais trop grand sur le tombeau d’un _ouali_!» Quant au _ouali_ actuel, Bou-Amama, qui fuit, revient, s’approche, s’éloigne, il a trouvé le plus ingénieux «truc» pour dissimuler aux Roumis le nombre de ses fidèles et se procurer des amis, même parmi ses rivaux. Il remet bien à ses khouan son _dikhr_, le seul salutaire: seulement il leur ordonne en même temps de porter au cou, très en vue, non pas le chapelet propre à ce _dikhr_--ce serait trop simple--mais le chapelet d’autres ordres, auxquels les disciples Amamïa paient, de ce chef, une légère redevance. Et ces confréries voisines deviennent ainsi les obligées--dirons-nous les alliées?--de Bou-Amama. (5) DERKAOUA Précisément les Derkaoua--ordre marocain combatif--forment l’une des favorisées parmi les associations que protège le rusé forban (c’est Bou-Amama que je veux dire). Leur zaouïa-mère de Modaghrar (Tafilalet) sert souvent de maison d’asile à ceux de nos ennemis sahariens jugés trop compromettants par le vieux renard. Et peu à peu, pour ces causes et pour plusieurs autres, les Derkaoua gagnent un terrain considérable. Ils ont une dizaine de zaouïas succursales dans les parages civilisés _de notre province d’Oran_... Ils ont des groupements de fidèles dans nos nouvelles possessions de l’Oued-Saoura, du Gourara, du Touat et du Tidikelt. Ce sont les plus frénétiques khouan de l’Afrique, ne vivant que par l’idée de la Guerre Sainte, ne respirant que la haine et la rébellion. Leurs pratiques hystériques, leurs traditions, leur sauvagerie qui dédaigne (il faut le reconnaître) les compromissions, font d’eux--joints aux Amamïa--un clan plutôt adversaire, une menace dissimulée à l’ouest et au sud-ouest du Sahara. (6) BAKKAIA Nous avons ici une confrérie tout à fait saharienne, de Sahara central même, dont le territoire d’action fut, depuis trois siècles, les vastes espaces qui s’étendent du Gourara et du Touat à Tombouktou, sur des sujets de races variées, Arabes, Peuhls ou Touareg. Les Bakkaïa possèdent des zaouïas dans la région d’Adrar; ils en ont trois à In-Salah, point principal du Tidikelt. Leurs doctrines sont beaucoup moins guerrières que celles des Derkaoua; elles se rapprochent même de la douceur des théories khadriennes, dont elles dérivent théologiquement. L’extase chez eux est simpliste, et les jongleries n’y sont pas rares: puérilités si bien assorties aux tendances de races enfantines quoique rudes--ou parce que rudes. Petits moyens qui peuvent donner de grands résultats variés, selon que les Bakkaïa manœuvreront ou ne manœuvreront pas contre nous. Les Bakkaïa ont eu pour premier maître le cheikh Sidi-Omar-ben-Sid’Ahmed-el-Bakkaï, lequel leur enseigna un dikhr où chaque prière est par 33, et qui s’accompagne de nombreuses génuflexions triples (l’une en face pour Dieu, celle de droite pour les anges «de la droite», celle de gauche pour les anges «de la gauche»). Le cheikh El-Bakkaï leur avait donné aussi cette _oudifa_: O mon Dieu, nous te louons! Tu es grand! Tu répands tes grâces! Compte-nous parmi ceux qui suivent la bonne voie, et tiens-nous loin des dévoyés! Les «dévoyés», ce sont les Infidèles, ce sont les Roumis chrétiens. Cela se récitait en 1552, du temps du cheikh El-Bakkaï--cela se récite encore aujourd’hui, et d’autant mieux et d’autant plus fort qu’un drapeau bleu, blanc et rouge flotte sur les casbahs du Touat, un étendard impur dont les couleurs ne sont pas celles du Prophète... (7) SELAMIA Les Selamïa ou Aroussïa pratiquent également une doctrine très entachée de jongleries. Mais d’autant plus vifs s’accentuent leurs progrès, si rapides depuis quelques années en Tunisie et en Algérie. Ils ne sont point Marocains, ceux-ci, ni Touatiens. Leur maison-mère s’élève en Tripolitaine, et c’est la grande et luxueuse et très célèbre zaouïa de Zliten. Le fondateur de leur ordre, Sidi-Abd-es-Selam, passait pour invulnérable tout comme Sidi-Aïssa, le promoteur des Aïssaoua. Les doctrines et les prières de cette confrérie se teintent de lyrisme: «Heureux celui qui s’enivre en mon verre toujours plein!...» C’est l’avant-sensation des breuvages paradisiaques. Tant de joies promises valent chaque année aux Selamïa des disciples nouveaux, nombreux, jusqu’au Soudan, jusqu’au Sénégal, jusqu’en Arabie. Ils dominent en notre Tunisie. Ils s’infiltrent dans toute la province de Constantine, et cette caste d’exorcistes, qu’on ignorait presque il y a quinze ans, devient chaque jour davantage une force avec laquelle il faut compter. (8) TIDJANIA Tandis que les doctrines grossières progressent, les enseignements de mysticité plus haute semblent perdre du terrain. Il en va ainsi pour la «Voie» des Tidjanïa--et c’est dommage, car cet ordre est l’un de ceux ayant les premiers cessé l’opposition à notre pouvoir. Il y eut bien, dans son amitié, des défaillances. Mais il ne faut exiger ni des institutions ni des hommes, ni des confréries ni des chériffs plus qu’ils ne peuvent donner... Les Tidjanïa sont presque scindés en deux branches rivales: celle que dirige la zaouïa de Temassine, près de Touggourt, et celle d’Aïn-Mahdi, l’ancienne zaouïa-mère, au pied du Djebel-Amour. Le saint fondateur de cet ordre, Si-Ahmed-ben-Mohammed-ben-El-Mokhtar-ben-Salem-et-Tidjani, naquit[20], chose assez rare, en la ville bénie qu’avait bâtie, fortifiée déjà un autre saint de ses ancêtres. Ses descendants ont transféré depuis peu d’années leur résidence effective à Courdane, devenue à son tour zaouïa-mère, non loin de l’aïeule trop vieillie. Et c’est un véritable miracle de végétation, cette oasis nouvelle qu’on a fait surgir en quelques saisons d’un lieu sauvage, de triste stérilité. [20] En 1737 de J.-C. Pendant nos célèbres luttes avec Abd-el-Khader, les Tidjani de ce temps prirent le parti de la France conquérante, et soutinrent en 1838, contre l’émir, un siège demeuré célèbre dans tout le Sahara. C’est ensuite que se produisirent les «remous» d’infidélité à notre cause. Les deux héritiers de la _baraka_ furent envoyés réfléchir à Bordeaux vers 1870, et ceci leur permit de ne point prendre part à l’insurrection indigène de 1871--tellement peut être heureux et de bonne coïncidence un exil. L’un de ces jeunes gens, Si-Ahmed, prit pour femme une Française, Mlle Aurélie Picard; il la ramena en 1872 à sa zaouïa d’Aïn-Mahdi; il sut la faire valoir aux yeux des fidèles, et lui attribua--elle le méritait--la fondation du luxueux établissement de Courdane. Depuis, Mme Aurélie, ayant perdu son mari, épousa le frère de celui-ci, Si-El-Bachir, chef actuel des Tidjanïa.--Ce serait une étude peut-être intéressante, mais débordant la place mesurée à ces pages, que de chercher et de montrer quelle fut exactement la part d’influence d’une de nos compatriotes, épouse légitime d’un chériff. L’enseignement des Tidjanïa s’anime d’une flamme assez claire et pure, malgré les complications inévitables en Islam. Son inspiration, puisée jadis à Fès du Maroc, est parfois guerrière, mais mitigée de sentiments exceptionnels sur l’amour du prochain, dans lequel amour ses dirigeants prétendent englober le Roumi lui-même... Une grande partie des Peuhls récitent le _dikhr_ des Tidjanïa. (9) SNOUSSIA Certes, ici, l’influence française n’a pas pénétré: ce sont pour nous les «pères de l’inimitié», selon la formule arabe. J’ai mentionné leurs prières qui rappellent beaucoup celles des Tidjanïa; j’ai indiqué, également[21], les circonstances en lesquelles leur ordre fut fondé par Si-Mohammed-ben-Si-Ali-ben-Snoussi, vers 1813. [21] Voir l’_Avertissement_ du présent ouvrage. Ce cheikh mourut en 1839; mais il avait deux fils, Si-Mohammed-Chériff et Cheikh-el-Mahdi. J’ajouterai que ce dernier nom a causé bien des confusions, dans cette région guerroyante, où le premier marabout venu prend le titre de _Mahdi_ (Messie). Les miracles accomplis par Cheikh-el-Mahdi sont quotidiens, d’après ses fidèles. Il repose en voyage sous une tente magique qui se déplace selon ses vœux, espèce d’aérostat merveilleux sans aucun danger de chutes mortelles, et dont la foi et la _baraka_ seraient les uniques moteurs. Sur les tapis de cette tente, autre merveille plus aimable encore, les houris du Paradis viennent en bande rendre visite au _ouali_. J’imagine que ces houris ne parlent point arabe, puisque sur leur poitrine sans défaut se trouve un écriteau disant: «Ami de Dieu, fils de la Lumière, à toi nos faveurs!» Il est difficile de prévoir si les Snoussïa continueront l’apparence d’évolution qu’ils essayent depuis deux ou trois ans du côté de la France, évolution n’empêchant d’ailleurs pas, au besoin, le vol ou l’assassinat. Leur zaouïa-mère de Koufra, dans les sables tripolitains, garde son importance considérable, bien que le chériff l’abandonne souvent pour des séjours au pays plus noir: car c’est au centre de l’Afrique, autour du Tchad (sans compter l’Asie Mineure et le Hedjaz d’Arabie) que Cheikh-el-Mahdi compte ses fervents plus extasiés. Mais il a des adeptes secrets répandus à travers tout le monde d’Islam; il en a dans toute notre Algérie: même une zaouïa snoussienne s’élève ostensiblement au lieu de naissance de Si-Snoussi, à l’Hillil, entre Relizane et Mostaganem... (10) DU MOT M’RABOTH On a parfois, en France, confondu les chériffs religieux avec de simples marabouts vulgaires, analogues à ce mendiant derviche, à ce multiforme «taleb sorcier» de qui le haillonnement pittoresque amusa nos peintres, lors de la conquête. Il avait en ce temps-là beaucoup de besogne, ce _m’raboth_[22]. Il pullulait, il devenait légion, pendant ces années de pacification pénible: car il servait aux insoumis de conseil, d’émissaire, d’espion et de négociateur--de chef au besoin--et c’était, sans compter les honneurs, de profitable besogne. Tel l’ont vu ceux qui les premiers explorèrent ces parages. Tel il reparaîtrait à l’occasion, mouche bourdonnante, réfugiée dans le nord ou dans quelque oasis. Mais son actuelle influence est piètre et s’exerce toute en dehors de celle des chériffs, des grands maîtres de confréries sahariennes. [22] _M’raboth_, ou marabout, peut se traduire par moine, ermite; littéralement, le mot signifie: «celui qui vit dans un _ribat_»--et le _ribat_ est un asile, un réduit. Par extension de sens, nos soldats nomment _marabouts_ les coupoles ou _koubbas_ sous lesquelles est enseveli un marabout--et, par une seconde extension, ils ont appelé marabouts les grandes tentes rondes ressemblant, selon ceux, à des koubbas. Le bas peuple arabe, en sa naïveté égalitaire, nomme bien aussi _m’raboth_ les chériffs vénérés. Mais ceux-ci s’en plaignent et s’en dépitent, jugeant qu’on les ravale ainsi au niveau d’un gardien de troupeaux de l’Erg, ou d’un jardinier du Touat, ou d’un tailleur de gandouras d’Ouargla, petit marabout de rencontre, végétant petitement de petites aumônes gagnées par son petit savoir-faire, lequel, en Afrique comme ailleurs, tient assez bien lieu de savoir. Et le dédain des chériffs, expliquant ceci, devient immense et plisse leur front dont les fines veines charrient le sang même du Prophète. N’importe lequel d’entre eux se trouve froissé (même si par politique il le cache) lorsque la bêtise des humbles fidèles ou la légèreté des Européens l’appelle marabout.--J’y insiste. Eux aussi, les chériffs, y insistent à l’occasion: je me souviens que, me trouvant un jour (février 1899) dans la grande zaouïa ou maison-mère des Tidjanïa, mon inadvertance à ce sujet fut douloureusement relevée par les membres de cette lignée sainte. Comment ma langue avait-elle laissé échapper ce qui constituait une telle «gaffe» saharienne? Je l’ignore. Mais je sais--et je _sentis_ dès alors--que l’égratignure à l’amour-propre devait être bien cuisante pour qu’on fît à «l’hôte de Dieu» un reproche, même amical. --Ne vois-tu pas, me dit-on, l’affront qui nous vient de ce terme impropre, dont trop de musulmans nous affligent aussi? Excuse-nous... Tu ne peux nous confondre avec ces marabouts, pauvres hères rencontrés sur ta route... J’en avais rencontré, en effet: joueurs de viole dans les cafés maures des ksour, empiriques guérissant les ophtalmies ou la fièvre par des inscriptions sur des œufs, ou même rentiers paisibles vivant des revenus de quelque koubba. L’un de mes chameliers également se disait _m’raboth_, l’ineffable va-nu-pieds Ben-Abdallah, fertile en récits édifiants comme en ingénieux poèmes... Et je compris que le rapprochement pouvait sembler peu flatteur à qui manie des millions[23] d’âmes, du sein de retraites agréablement opulentes, parmi les odeurs d’encens, la joie des intrigues et la quiétude de la méditation;--à qui, méprisant le clergé des mosquées payé par la France, le clergé[24] «fonctionnariste», se dit fils et continuateur du _Ressoul_ créa l’Islam. [23] Le terme de millions n’est pas ici une figure: on estime à plus de cent soixante-dix millions (170.000.000) le nombre des _khouan_ ou affiliés des «ordres» religieux musulmans. [24] A proprement parler, il y a des théologiens, des prédicants, mais point de clergé et nul sacerdoce dans la religion d’Islam. Les musulmans ont théoriquement, pour chef spirituel, le chériff de la Mecque, et, pour chef temporel, le sultan de Constantinople. Mais en Asie comme en Afrique les déserts de sables sont vastes et eux, les officiels conducteurs d’âmes, sont très loin... Quant à la hiérarchie rituelle en Afrique française, à ce clergé qui émarge à notre budget d’Algérie ou de Tunisie, imans, cadis, etc., il reconnaît la première de ces autorités; mais il ne peut guère l’imposer, n’ayant pas lui-même d’influence. Il assiste donc aux progrès des «ordres» particuliers. Il les redoute et les désavoue, mais à voix baissée, car il est Arabe et prudent. Pour les tribus nomades, ce sont les plus instruits du douar qui conduisent la prière en commun. Dès qu’un fidèle y sait déchiffrer péniblement quelques sourates du Koran, on le déclare _taleb_ (savant), et très propre à catéchiser son entourage. Or, tous ces talebs ou _tolba_ sont affiliés aux confréries--tous. (11) ZAOUIAS La zaouïa-mère, demeure des chériffs, s’étend plus ou moins luxueuse, on le sait, près du tombeau du premier «saint». Le plus souvent, c’est dans une oasis--ou mieux, l’établissement forme une oasis à soi seul, et ses jardins sont vraiment, pour le fidèle plein d’admiration, un symbole moral, une représentation physique des Célestes Demeures, «parterres de joie», «maison de tranquillité». Annonce à ceux qui croient et pratiquent les bonnes œuvres qu’ils auront des Jardins arrosés de courants d’eau... _Koran_, II, 23. ... Des Jardins de délices, Où circuleront des jeunes gens... Avec des aiguières, des coupes, des gobelets remplis d’une boisson limpide... Avec des fruits à leur goût... _Koran_, VI, 12-17-18-20. Donc, près de ces jardins «où des sources vives coulent éternellement» s’étendent les bâtiments, presque toujours fortifiés, qui entourent la _koubba_ dans laquelle reposent les ancêtres: constructions allongées, cours à galeries, à arcades, blanchies de chaux et, pour le pays, bien entretenues. Le luxe des sculptures, des colonnes de marbre, des faïences n’y est pas rare; il donne l’impression de ce qui dure au milieu de tout ce qui passe, et de ce qui vit au milieu de tout ce qui meurt. Mais c’est une vie saharienne, insouciante, toujours un peu délabrée; et parfois c’est aussi la vie errante comme celle du chériff Bou-Amama, chef de l’Ordre des Amamïa, qui campe sous des tentes, lui, sa famille et son personnel, et ne veut de monuments fixes que pour les tombes de ses aïeux. Ceci permet au vieil oiseau de proie les déplacements faciles et un peu plus de traîtrise impunie, hélas!... Mais cependant, ce mode d’habitation volante reste une exception rare, et l’on sait où les trouver, les saints, les bénis d’Allah, les porteurs de l’Étincelle, les chériffs. On a pu voir, par le détail authentique de l’ouvrage qui précède, quel monde grouillant et divers représente la zaouïa-mère d’une grande confrérie. Les succursales ont beaucoup moins d’importance, modestes _bordjs_ ou forteresses, école religieuse, sorte de séminaire où la plupart du temps vivent une centaine d’étudiants, futurs tolba. A peine s’y joint-il une école pour les jeunes enfants des douars voisins, et un asile pour les voyageurs--et un point de rencontre pour l’intrigue, pour la menace, pour le crime permis par Allah: celui contre le Roumi. D’autres fois c’est moins encore, dans les lieux très désolés, très privés d’eau: un simple dôme, deux ou trois chambres, un jardin avec dix palmiers, comme à Temassinine, entre Ouargla et l’Aïr. Le bon accueil, en ces asiles, n’est pas rare,--mais rare la franchise, même chez ceux qui se déclarent «amis». Une défiance y guette, même quand l’animosité désarme, et, d’instinct, l’on y sent planer quelque chose d’obscur, de violent, de patient qui vous enveloppe, vous oppresse, vous berce à la fois, comme ces vapeurs de musc et de benjoin chères à l’Islam. Je n’oublierai jamais mon arrivée à l’une de ces zaouïas moyennes (plutôt petite, préciserai-je), celle de Bour-N’gouça[25], dans les sables. Il faisait la chaleur torride des soirs d’été sahariens, quand la dune embrasée renvoie vers le ciel cette ardeur qu’elle en reçut. La zaouïa se distinguait mal dans l’ombre, et ses lignes hautes seulement se profilaient sur «le manteau» de la nuit d’Allah: une grande _koubba_, des bâtiments à étage, tout un ensemble de constructions à côté des palmiers rabougris, qu’on devinait parmi l’obscurité... [25] Au nord d’Ouargla.--Ordre des Khadrïa.--_Bour_ désigne ordinairement une sorte d’oasis sans irrigation. --Le salut sur vous! --Sur vous le salut! Il y avait des chants pieux quelque part, un bourdonnement de litanies derrière d’autres murs invisibles; mais nous, les hôtes, nous étions bloqués, avec une prestesse bien curieuse, dans une aile sans fenêtre contenant les chambres d’honneur. Un plafond bas, des parois blanches, de longues, longues, longues pièces nues et tristes. Et sur les duretés inégales du sol de terre battue, de longs, longs, longs tapis, moelleux, superbes,--tout neufs, répétaient les serviteurs de la zaouïa--éloge ayant sa valeur en une contrée chère à la vermine. Dans la pièce à côté, des _fréchias_ se déroulaient aussi pour nos propres serviteurs. Alors des vivres furent servis, et le _mokaddème_ vint lui-même, précédé du café et d’un pot de confitures de Damas. Et ce fut pendant une heure un échange de paroles polies, banales, coupées de cuillerées savoureuses... Et par instants un silence passait, laissant distinguer les psalmodies, et _sentir_ aussi, sentir ce sentiment indéfinissable, celui qui se mêlait aux lourdes émanations du benjoin et du poivre des tapis, et au parfum du kaouah, et à l’odeur du _kronnfell_[26]... [26] Girofle. Et dans la nuit, vers deux heures, les chants pieux recommencèrent. --Combien y a-t-il d’élèves dans cette zaouïa? --Allah le sait. --Et combien de serviteurs? --Allah le sait. --Mais, enfin, combien de personnes en tout? --Allah le sait... Excuse-moi... Par la bénédiction de ta tête, moi je ne sais pas. Toujours la défiance, toujours,--et, je le répète, c’était une maison amie, je l’ai choisie à cause de cela pour exemple. Et toujours ces prières qui redoublaient, murmurantes, confuses, et parfois, soudain rythmées. Nous partîmes à la pointe de l’aube, à l’heure douce et tiède, la seule supportable sur vingt-quatre. Le ciel était de nacre rosée, un peu grise encore. Nos montures attendaient, entre les bâtiments fermés et les palmiers rabougris. Une seule porte s’ouvrait de ce côté, et par cette porte venait en clameur la prière «des Hommes»: Au nom du Dieu clément et miséricordieux, Dis: je cherche un refuge auprès du Seigneur des hommes, Roi des hommes, Dieu des hommes, Contre la méchanceté de celui qui suggère les mauvaises pensées et se dérobe, Qui souffle le Mal dans le cœur des hommes[27]... [27] Koran, CXIV--1, 2, 3, 4, 5. Ce n’était point secret, cela; c’était la prière rituelle. Je m’approchai de cette porte ouverte, et... et voici qu’une main me saisit, et me fit faire doucement, puissamment, irrésistiblement demi-tour. C’était un sous-mokaddème, le khodjah ou secrétaire de l’endroit. Il était pâle et me dit: --N’entre pas là... Et je n’entrai pas--ce jour-là. J’ai réparé cet échec plus tard et ailleurs. Pendant notre colloque, la _sourate_ du Koran avait changé: j’entendais maintenant la cent dixième, celle de l’_Assistance_: Au nom du Dieu clément et miséricordieux. Lorsque l’assistance de Dieu et la victoire nous arrivent... Chante les louanges de ton Seigneur... Ce n’était point secret non plus. Mais enfin, tant que sera psalmodiée cette sourate, croyez-le--cette sourate au bruit béni de laquelle ont surgi l’insurrection de 1871, celle de 1876 et celle de 1881--et la plus récente bagarre de Margueritte, dont l’inspiration fut saharienne--tant que la prière de l’Assistance bourdonnera sous les koubbas, il restera très utile d’opposer quelque peu de défiance à la défiance, et de porter la clarté de l’observation française parmi la trouble et voluptueuse fumée du musc et du benjoin... (12) HIÉRARCHIE Elle peut se rappeler en quelques lignes. Au sommet, naturellement, le membre de la famille sainte, détenteur de l’Étincelle et de la Bénédiction. C’est à lui qu’on fait prononcer les paroles décisives. C’est lui qui préside à l’initiation des principaux khouan. Toujours sa vie coutumière s’accompagne, selon le peuple, de miracles. Un pouvoir mystérieux se cache en lui, aussi propre à guérir les maux du corps qu’à tracer à l’âme la voie vers le bonheur incomparable, par le moyen des prières (_oudifa_), et de la récitation de l’_ouerd_ (rose, fleur, même origine poétique que notre rosaire) sur les grains du _dikhr_ ou chapelet, aux perles d’ébène, de corail ou d’olives inégalement partagées, différant pour chaque confrérie. La _baraka_ merveilleuse compose l’essence même de la supériorité, factice ou réelle, du chériff; par factice, j’entends que s’il est pauvre d’esprit ou de caractère faible, quelque intrigant souvent le dirige dans l’ombre. Mais il reste le fantôme apparent. C’est le maître, c’est le cheikh: religieusement, voilà ses deux titres officiels. La famille chériffienne, parfois nombreuse, vit dans l’oisiveté, l’opulence et la gloriole du prestige héréditaire. Certains de ses membres, les plus proches de la _baraka_, y joignent le délicieux frisson de l’attente du pouvoir, _si_ le cheikh meurt sans frères[28] et sans enfants mâles--ou _si_ de hasard les trépas, voulus ou non, pleurésie, poison, poignard, viennent à créer d’heureux vides. Mais enfin, normalement, et tant que le Maître existe, ils ne sont rien, tous ces chériffs de l’entourage, à moins d’occuper l’un des emplois hiérarchiques que je vais indiquer; en certains ordres on les leur accorde; en d’autres, ces honneurs vont plutôt aux disciples de marque, créatures mieux «en main». [28] La loi d’héritage du pouvoir musulman (que ce pouvoir soit matériel ou spirituel) en règle la transmission par les frères d’abord, avant les fils. Parmi les grands dignitaires, aussitôt après le cheikh (et chargé de le suppléer dans beaucoup de circonstances) nous trouvons le _khalifah_. Ce nom veut dire lieutenant, dans son sens strict de «tenant lieu»; ce n’est pas un mince honneur que de le porter en certains cas. Les successeurs de Mahomet l’arborèrent comme un drapeau, représentants d’Allah sur terre. Et l’appel de «lieutenant d’Allah» s’adresse, tel un hommage, dans les litanies adressées aux divers _oualis_[29]. [29] Saints. Après le khalifah, nous rencontrons les directeurs des trois grands services, si j’ose employer un terme à ce point administratif. Les finances et l’économat appartiennent au Grand Oukil, portant le titre honorifique de «gardien des saints tombeaux». Les études théologiques sont surveillées par le Cheikh des Tolba, généralement un très dévot personnage, comme il sied, et très versé dans l’érudition pointilleuse, dans les subtilités de dogmes, dans le pullulement des gloses. Quant aux relations avec le dehors, à la propagande par les missionnaires ou _mokaddèmes_ (envoyés), elles sont conduites par un fonctionnaire dont le titre change d’un ordre à l’autre. Souvent, il se nomme simplement Mokaddème des mokaddèmes, parfois Naïb ou grand vicaire. Cependant ce dernier titre appartient plutôt à un délégué lointain muni d’une grande autorité[30]. [30] Par exemple le célèbre naïb de Rouissat, près Ouargla, duquel j’ai déjà parlé, et dont il fut beaucoup question lors du procès des assassins de Morès. Ce naïb fut tué dans nos rangs, au combat de Charouïne. D’ailleurs, on le conçoit, il y a des variantes dans ces emplois et dans ces titres. Il y en a aussi dans les appellations des fonctionnaires inférieurs, depuis les _chaouch_[31] du grand oukil jusqu’au _m’kaïm_, allumeur des lanternes et balayeur de la mosquée. Une zaouïa et son personnel, au sud du Maroc, par exemple, diffèrent un peu de ceux du Touat ou de l’Erg tripolitain. Mais l’ensemble demeure analogue, plus ou moins important, selon que l’importance même de l’Ordre est plus ou moins réduite--et toujours la triple division reste nette entre la théologie, l’administration financière et la propagande religieuse, sociale, extrêmement politique, sanglante à l’occasion,--usant de moyens détournés et rampants. [31] Véritable pluriel: _chouache_. Nous trouvons bien encore, de surplus, un quatrième service plus obscur et qui se substitue volontiers, au moyen de mille intrigues, à l’un ou l’autre des précédents: car il a en main les documents, les preuves, les «écritures». C’est celui des scribes, prenant sa direction du khodjah-chef, lequel, lui, semble la prendre d’un peu partout. Il arrive que ce khodjah-chef devient le personnage nécessaire, subtil et habile, qui fait mouvoir les fantoches dont on voit les gestes--autorité dangereuse, mal définissable. Peut-être autrefois (j’ajouterai: peut-être hier, peut-être aujourd’hui) nous, Français, ne nous en sommes pas assez méfiés... (13) LES MOKADDÈMES Ils sont les instruments parfaits de la récolte des dons, du recrutement de nouveaux fidèles; et c’est par eux, par leur talent de persuasion, leur habileté, leur patience, leur éloquence souvent enflammée, que s’est fait le réveil d’Islam--dans lequel leur nature orientale trouve un singulier bénéfice pour leur salut, et des gonflements heureux (les uns licites, les autres inavoués) pour leur vaste et personnelle bourse de cuir. L’islamisme un peu modifié, un peu défiguré qu’ils colportent ainsi à travers l’Afrique, est bien plus idoine à ces races--et bien plus dangereux pour _nous_, Roumis. Ce qui m’a le plus frappé au contact des doctrines soufistes ou de leur application, c’est justement la «compréhension» parfaite du disciple qu’on veut attirer--comme si l’ambition donnait aux chériffs des lumières étranges et miraculeuses en psychologie expérimentale, les mettait au niveau des plus célèbres manieurs d’âmes de tous les temps... L’Arabe a _besoin_ d’obéir à quelqu’un de sa race et de sa croyance. De sorte que, soumises ou non par la France, les populations du sud se sont jetées aux confréries, les unes prises d’une ardeur de piété, les autres par désir d’être «avec» une puissance qui ne fût pas nous--qui nous fût au contraire hostile. Toutes se sont «affiliées». Elles ont livré leur foi, leur volonté, leur corps et leur âme, leurs enfants, leur foyer; elles ont tout donné, avec le plus d’argent possible--et les mokaddèmes s’en vont à la fois semer et moissonner. Ils s’en vont, les envoyés, jusqu’aux «confins de la terre». Ils retrouvent, aux points où se groupent déjà des affiliés de leur «ordre», les _mokaddèmes fixes_, ces derniers vivant au milieu des khouan sans que leur qualité, le plus souvent, soit connue des profanes. Et ce sont alors des conciliabules, des émois, des enthousiasmes, une ardeur de baiser l’épaule à celui qui toucha la main du cheikh et du Maître--à celui qui distribue les instructions et les commandements, qui transmet les avis d’en haut, qui passe le mot d’ordre et commente les doctrines--à celui enfin qui va tirer, des plis de son beurnouss, l’_idjeza_, diplôme mystique par quoi il devient réellement le chaînon supplémentaire à la «chaîne dorée». Oui, c’est un fragment de la _baraka_ qu’il porte en soi, ce mokaddème! L’étincelle divine a rejailli sur la quintessence de son âme déjà sanctifiée!... Et, dès qu’il «demande», on lui donne, avec ivresse, comme on donnerait à Dieu même. Tout est à lui, ou plutôt tout est au Maître, là-bas. Et le «Maître» ne peut se tromper, puisqu’il détient la Bénédiction même. Le mokaddème non plus ne peut se tromper, puisque, grâce à sa mission, il est le représentant du Maître. «Celui que je vous présente, recevez-le comme moi-même... Écoutez-le...» Cette phrase revient, presque invariablement, dans tous les diplômes, aussi bien dans l’_idjeza-el-kebira_, destinée aux grandes circonstances, prenant des allures de mandement[32], que dans la plus courante _idjeza-es-srrira_. «Recevez-le comme moi-même»... Formule merveilleuse, vraie procuration générale du temporel et du spirituel; par sa force, le mokaddème, qui n’est rien qu’un messager, devient une espèce de _sacerdos_ absolument vénérable. Il use de son prestige, largement; il en abuse même parfois. Mais tout ce qu’il fait se proclame bien fait, et nulle bizarrerie n’étonne--depuis les «actes charnels» en public jusqu’aux alliances politiques avec d’autres confréries qu’on savait rivales et qu’on croyait ennemies. [32] Le mandement proprement dit, envoyé sans intermédiaire aux fidèles, se nomme _risala_. Ces bizarreries ne surprendraient pas davantage chez le Maître, qui ne peut en aucune circonstance être coupable--à peine victime, passagèrement, d’une minute de délire; car le chériff est supra-humain. «Sa chair et son sang furent pétris de la droite même d’Allah[33].»--«Ses péchés étaient pardonnés d’avance, dans la préexistence[34].» L’erreur se tient loin de son front, comme la gazelle loin du chasseur. [33] Secte des Amamïa. [34] Secte des Snoussïa. «Il envoie vers ses fidèles ses mokaddèmes, ceux qui sont purs.» Citerai-je ici ce fragment d’une _idjeza_ que j’eus entre les mains, et dans laquelle les louanges de «l’envoyé» se proclament sans réserve, pour faire valoir encore mieux, par comparaison, les autres louanges plus orgueilleuses du signataire chériffien? Lignes calligraphiées à grand renfort d’azur et de vermillon, sur un papier devenu sale au frottement de la _djebira_[35]--et à celui, fort douteux, d’innombrables pieuses bouches de croyants... [35] Grand sac plat ayant la forme des anciennes sabretaches. Loué soit Allah! Au nom du Dieu clément et miséricordieux! Que la bénédiction et le salut soient sur Notre-Seigneur Mohammed, prophète de Dieu, sur sa famille et tous les siens. Qu’elle soit sur tous nos amis très élevés et très généreux, et sur tous nos frères en doctrine. Que la miséricorde divine soit sur eux tous, avec les faveurs les plus abondantes. Ensuite, Recevez comme moi-même celui que je vous envoie en qualité de mokaddème, mon illustre ami, mon disciple le plus grand, la fraîcheur de mon œil, le _chemineur_ dans la voie droite, le perspicace, le modèle à suivre, le pieux, le très élevé en vertu, le sagace taleb qui craint Dieu, Ahmed-ben-Bachir-ben-Moussa-ben-el-Mogharri, qui vous instruira des pratiques les plus recommandables et conférera la Voie (_tarika_) à qui la sollicitera. Quiconque sera initié à cette Voie en retirera d’immenses avantages, par la grâce de Dieu, le Clairvoyant, le Sage... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Écrit au nom du Maître Illustre et Généreux, Cheikh des Fidèles, Celui qui dévoile aux hommes la Vérité supérieure, le Refuge unique, le Pôle le plus élevé, le Pontife par lequel le bonheur règne, autour duquel gravitent les docteurs, Celui qui réunit les deux noblesses sublimes, le Diadème de la vertu, Celui dont les regards font rayonner une joie si splendide que même en ses jours de nuages sa lumière éteint celle des astres, Celui que les Khouan invoquent avec ivresse, le Béni à la porte duquel se présentent sans cesse tous ceux qui cherchent à s’approcher de Dieu, le Saint de gloire indicible, le Cheikh et Seigneur X... (Que Dieu augmente, s’il est possible, sa gloire et sa réputation!) Louange à Dieu, maître des mondes! Louange depuis le commencement jusqu’à la fin! Allah dirige ceux qu’il veut dans la Voie droite. Amen. Et tout en haut de cet écrit, un cachet se trouvait apposé, avec l’inscription en exergue: _le serviteur de son Seigneur_, puis le nom au centre, ce nom que je demande la permission de taire, pour plusieurs raisons de convenances et de sécurité. Les mokaddèmes gardent jalousement, en général, le secret de leurs fonctions, surtout les mokaddèmes fixes, dont la mission n’est point révélée par une arrivée subite, ni par de visibles transports. Un jour, dans une grande zaouïa, l’on m’avait dit: «Tu rencontreras dans telle ville notre mokaddème _un tel_. C’est un homme très estimable qui pourra te servir utilement. Nous le préviendrons.» En réalité, par suite d’événements quelconques, le mokaddème ne fut pas prévenu, et lorsque je me présentai dans sa boutique (car il était marchand de livres pieux et profanes) il refusa de s’avouer membre de l’«ordre» qui me l’avait désigné de façon circonstanciée. «Non, il n’était pas dignitaire, pas même khouan--tout bonnement un pauvre homme qui vendait vaille que vaille aux caravanes des exemplaires du Koran et parfois des contes licencieux. Il y joignait le commerce des lunettes, nécessaires aux pieuses lectures des croyants fatigués. Rien de plus... Un pauvre homme... Un pauvre homme...» Mais par la suite ce commerçant, s’étant lié avec moi, m’invita aux noces de son fils, et je constatai, devant le luxe déployé, qu’il appartenait à une très riche variété de «pauvre homme». Puis ce fut une seconde découverte qui remettait les mensonges au point: le surlendemain des noces, jour de bombances, le jeune marié laissa échapper incidemment (ivre qu’il se trouvait de viandes fortes, de graisse et de jus) cette phrase révélatrice: --J’ai vu telle chose quand je suis allé à la zaouïa, chez le chériff X..., tu sais, avec mon père. Et certes mon père est le meilleur, le plus réputé de leurs mokaddèmes, par Allah sur nous tous! Une fois de plus, la jactance avait amené la révélation. J’ai connu depuis quel rôle avait joué le marchand de livres, joint à d’autres mokaddèmes «envoyés». Sans compter les intrigues, les jugements clandestins rendus «entre soi», en dehors de l’administration _roumie_--sans compter des incitations et des manœuvres très curieuses, ils avaient «bien travaillé» tous ensemble; ils avaient recruté de nouveaux adeptes «par milliers», comme dit la sourate de l’Assistance, et recueilli des largesses inaccoutumées, une _sadaka_ très abondante, pour le bien, pour la Voie, pour la zaouïa... (14) LES DONS O croyants, donnez les biens que Dieu vous a répartis. Tout ce que vous aurez distribué en largesses tournera à votre avantage; tout ce que vous aurez distribué dans le désir de contempler la face de Dieu vous sera payé, et vous ne craindrez point d’injustice. Celui qui donne le jour et la nuit, en secret ou en public, en recevra la récompense. La crainte ne descendra pas sur lui; il ne sera point affligé. _Koran_, II, 255, 274, 275. A vous tous, lecteurs de France, si peu que d’un effort vous puissiez prendre l’état d’âme de l’Arabe du Désert, à vous tous je le demande: que feriez-vous de vos trois ou quatre _douros_[36], au cas où vous seriez cet Arabe? Les donneriez-vous comme impôt à l’infernal _baïlek_[37] français, ou à la très sainte zaouïa, mère du bonheur, maîtresse de la Voie suprême, indicatrice du _dikhr_ ou prière par quoi l’on atteint les Célestes Jardins? [36] Le _douro_ n’est autre que la pièce de 5 francs. [37] _Baïlek_--gouvernement. Soyez sincères: vous les donneriez à la zaouïa, à l’Ordre béni, au chériff qui vit grassement parmi ce flux et ce reflux d’argent et d’aumônes. A lui aussi la piécette de monnaie des vieilles femmes pieuses, qui tissèrent au long des jours les trames monotones des beurnouss. A lui quelques-uns de ces beurnouss même; à lui les tapis, les voiles pour ses femmes; à lui les dattes, à lui l’orge, à lui le blé; à lui le mouton qu’on a choisi, le meilleur du troupeau maigre; à lui des chameaux de faix, ou des _méhara_ de course[38], si l’on est moins pauvre; à lui le superbe étalon noir, plein de fougue et de noblesse, si l’on est caïd--et par conséquent fonctionnaire du baïlek français. [38] Je produirais volontiers quelques chiffres pour préciser la valeur des offrandes en nature ou en argent. Mais ceux que je possède ne me semblent pas assez sûrs: le contrôle est trop difficile. Les statistiques officielles même--dirai-je surtout?--me paraissent en erreur--et d’ailleurs elles ne sont pas toujours d’accord avec leurs propres données. Ma surprise fut extrême, le jour où j’appris ce dernier trait de la bouche même du caïd qui préparait pour un chériff--non, pour une zaouïa, c’est plus neutre et plus diplomatique,--le cadeau princier d’un cheval admirable, tel que j’en ai bien peu vu... C’était en 1898. J’avais donc quatre années d’études arabes de moins, et mon esprit ne se trouvait pas encore blasé. Certaines choses m’étonnaient encore: il y en avait que je comprenais mal, ou que je ne devinais point. Et justement, ce jour d’hiver saharien, je remarquai soudain en mon caïd une sorte d’émotion bizarre, inexpliquée, lorsqu’en visitant sa maison et ses écuries il me fit voir le magnifique cheval sombre, sur la robe soyeuse duquel des frissons passaient comme une moire. --Qu’il est beau! --Oui, c’est un «buveur d’air»... Cette réponse murmurée à voix basse, respectueuse, ainsi qu’on chuchote dans les églises... Et j’étais sur le point de mettre ce respect, faute de savoir, sur le compte de l’amour des Arabes pour leurs chevaux: ce qui eût été la plus grosse erreur du monde. Mais le soir, comme nous repassions près de l’abri où le beau cheval était tout seul à part, je m’arrêtai de nouveau, je le contemplai, je l’admirai. Et mon caïd, de même que son cheval «buvait» l’air, buvait mes éloges, avec tant d’onction subite et de dévotion dans l’aspect! Une nécessité de questionner s’imposait à moi. --Tu montes souvent cette belle bête? --Non. --Pourquoi? --Il n’a jamais été monté. Ceci prononcé de plus en plus respectueusement, avec--oserai-je risquer cette figure?--une sorte d’agenouillement de la voix. --Quand le monteras-tu? --Je ne le monterai pas. Il est pour le marabout X..., le jour du pèlerinage de _ziara_... Mon caïd, lui aussi, disait _m’raboth_, mais il le faisait seulement à cause de ma pseudo-ignorance roumie. Et tout de suite il détourna l’entretien. Mais j’appris par ailleurs que des vases précieux, et des haïks de soie, et cinquante moutons, et dix chameaux seraient joints au cheval noir, sans compter les sommes d’argent qui devaient rester secrètes. Il est vrai, le chériff auquel étaient destinés ces présents ne compte point parmi les hostiles à nos progrès. Mais combien parmi les hostiles reçoivent de ceux qui sont à nous la _ziara_ et la _sadaka_? S’il s’était agi d’un autre Ordre, moins avouable, mon caïd ne m’aurait rien avoué du tout, c’était fort simple. Et cette confidence de moins lui aurait fait trouver plus de plaisir encore au don qui sera rendu «septante-sept fois cent fois dans le ciel». Les grands pèlerinages de _ziara_[39] apportent autre chose que des animaux ou des grains aux _zaouïas_[40] chériffiennes; elles y amènent chaque année une quantité d’esclaves noirs. Car l’esclavage (très doux, d’ailleurs) règne encore dans le Sahara. La suppression des biens de _habous_ ou de mainmorte, que je me permets de classer parmi les fautes de jadis, nous a enlevé tout contrôle sur les associations, lesquelles maintenant, sauf leurs demeures et les jardins adjacents, ne possèdent plus que des biens meubles. Nous avons fourni ainsi aux innombrables saints d’Islam, qu’ils soient du nord ou du sud, un bon moyen de crier misère; et ceux à qui l’on n’a rien enlevé ont peut-être crié le plus fort, et, de la sorte, ont davantage profité. [39] _Ziara_ signifie visite religieuse des pèlerins ou _ziars_. On a donné ce nom aux présents apportés à la zaouïa, par une extension de sens coutumière à la langue arabe. Quant à la _sadaka_, qui signifie dîme ou tribut, c’est plutôt ce que le mokaddem ou envoyé va lever sur place sous forme de quête. Le tout, joint au prix des amulettes et des indulgences, forme l’offrande ou aumône de rachat. [40] Le vrai pluriel de zaouïa est: _zaouïett_. C’est aux familles aisées de caïds, de kébirs, de gros marchands dans les ksour, que les zaouïas écoulent le stock superflu de leurs négresses et de leurs nègres après avoir gardé tous ceux nécessaires au travail des jardins et au peuplement du _heurm_ (harem). Et qu’on songe quelle variété de heurm à peupler dans une zaouïa-mère, qui comporte tous les membres, souvent nombreux, de la famille sainte, dont chacun a plusieurs femmes dès l’âge de douze ans--et tous ces fonctionnaires, et tous ces _tolba_, et tous ces serviteurs-chefs auxquels il faut bien un foyer selon l’usage musulman. «Ayez des femmes en nombre permis (quatre) et les négresses à volonté, selon que pourra en acquérir votre main droite.» Aussi, avec les chevaux (d’autant plus précieux et rares qu’ils vivent difficilement sous ce ciel brûlant), sont-ce les présents de négresses qui paraissent le mieux accueillis par les zaouïas sahariennes. On s’efforce du reste de recevoir _tout_ avec la même politesse. Et le conflit de cette courtoisie et de l’involontaire dédain cause sur le visage des Saints des effets d’expression parfois bien intéressants. Les fidèles ne sont pas alors en état de discerner ces nuances. Leur âme s’élance vers la double joie de posséder et de donner. Leur esprit ne voit plus qu’à travers un nimbe ce chériff admirable, fort et parfait. Ils arrivent ordinairement vers le soir à la zaouïa dorée de prestige. La paix de l’heure étend sa douceur sur les vastitudes désolées, et le chant du _moudden_[41] semble promettre les délices suprêmes des paradis. Ils arrivent, nomades des sables, ksouriens de la montagne là-bas, marchant et peinant, ne goûtant pas aujourd’hui cette minute inerte chère au repos des hommes... Mais ils se sentent heureux pourtant: ils peinent et marchent, pour mieux mériter le futur _far-niente_. [41] Ou _muezzin_. «Chaque pas que tu fais à pied en allant en pèlerinage efface au Livre de l’Ange septante-sept mauvaises actions et en inscrit septante-sept bonnes. Et si tu pries d’un cœur pur, c’est cent fois septante-sept[42].» [42] _Hadits_. Ils attendent toutes les joies humaines qu’ils peuvent concevoir: le bonheur des admirations et des rassasiements, y compris celui de la gourmandise; et l’extase, ce bonheur «devant lequel il n’est plus d’autres bonheurs»... (15) L’EXTASE J’ai développé ce sujet au cours de l’ouvrage dont ces notes ne sont qu’un corollaire. C’est en somme--que l’on n’en doute point--une crise de nerfs, provoquée par une tension de volonté éperdue. C’est une auto-suggestion, aidée d’une sorte d’hypnose qu’amène la répétition du nom d’Allah, pendant des heures de jour et de nuit, et qu’augmentent quelquefois les hallucinations du jeûne. Puis c’est un cri délirant: _Lui! Lui!_--appel vers la sensation inéprouvable, supplications sanglotantes qui ne parviennent pas toujours à franchir les diverses barrières séparant l’homme, créature d’argile, du parfait anéantissement, de la complète fusion dans le sein du Tout-Puissant. Et quand ces barrières s’ouvrent enfin, l’une après l’autre, l’âme occupe progressivement un nouveau «degré» de l’extase jusqu’à la _fena_ complète, en passant par le _them_ ou prostration. Ajouterai-je que le nombre de ces degrés varie, et leur nom, et les cris d’appel à Dieu, et les moyens d’arriver au bonheur incomparable? Une seule théorie réellement commune à tous les mystiques me semble celle du _nefs_, esprit humain qui ne tient ni du corps ni de l’âme: forme, lumière, émanation propre à souffrir, à adorer, à jouir, et dont l’extériorisation se cherche par le _vouloir_--je dirai par un vouloir qui farouchement s’annihile, et qui met toute sa puissance à se détruire soi-même pour renaître plus fort dans le _nefs_, sous la forme de supérieure volupté... Et ceci rappelle un peu la méthode--européenne aujourd’hui--de l’extériorisation du corps astral. «Je sens _quelque chose_ qui sort de moi sans me quitter complètement.»--«Je sens la forme de mon corps à côté de moi.» Telles sont les phases que j’ai recueillies le plus souvent, quand les circonstances m’ont permis d’interroger des khouan sahariens. Ces circonstances sont assez rares. Les uns s’offusquent aux questions. Les autres se taisent. Certains sont trop simples pour pouvoir bien exprimer ce qu’ils ont ressenti. Plusieurs, trop habiles, seraient charmés de fournir (sciemment) des indications erronées. La fièvre palustre saharienne, qui porte en arabe le nom de _them_ comme un des degrés de l’extase, amène aussi la sensation d’extériorisation. J’en ai mon propre témoignage, et peut-être ce qu’on éprouva soi-même est-il ce qu’on reste le mieux en droit d’affirmer. Cet appoint morbide aux phénomènes de l’extase en expliquerait tout ensemble et la fréquence et la bonne foi--car si les Arabes sont moins ravagés que nos soldats par le paludisme, ils le sont encore assez pour s’affaiblir cependant, et pour se «détraquer». Quoi qu’il en soit (et sauf en certains vieux ascètes chez qui la crise prend l’apparence cataleptique), l’extase musulmane saharienne se produit sous une forme sensuelle, allant du spasme doux et prolongé à la fureur érotique épileptiforme, selon les natures et les jours--selon, aussi, les procédés employés pour l’obtenir; car chez la plèbe vulgaire la pure adoration d’Allah ne suffit pas. Les adjuvants à la piété sont tolérés, nombreux et variés: danse frénétique des Aïssaoua; fumée du _kief_ stupéfiant; balancements des _Derkaouas_, hurlements et tournoiements[43] de quelques ordres de basse mysticité. Et ce sont alors des désordres sur lesquels il est séant de jeter un voile... [43] Ces dernières manœuvres sont extrêmement rares au Sahara, où les importèrent sans grand succès des khouan de Turquie ou d’Asie Mineure. La plus spontanée, la plus rapidement obtenue d’entre ces extases est celle qui vient aux fidèles par le contact des saints tombeaux. Mais cette promptitude apparente résulte, je le répète, d’une longue auto-suggestion, d’une «certitude» que _là_, et non ailleurs, sera goûté le délire terrestre et super-terrestre, le brisant avant-propos des voluptés du Paradis, l’écroulement délicieux de toutes les forces spirituelles et sensuelles dans un gouffre de félicité. (16) LES ORAISONS La prière en soi--c’est-à-dire l’élan de celui qui croit vers le Souverain Bien auquel il croit--me semble la plus belle, la plus haute chose du monde, et la plus respectable. Aussi voudrais-je, en indiquant quelques-unes des invocations spéciales aux confréries musulmanes, qu’on ne vît pas dans mes phrases du dénigrement ni de l’ironie; plutôt de l’inquiétude, analogue à celle qu’inspire toute grande force mystérieuse et de perpétuelle menace--par exemple, la proximité d’un volcan. Les puissances de la Nature sont belles aussi, et très augustes--mais elles enferment les cataclysmes, les dangers latents d’effrayante mort... Ceci posé, j’entre aux explications sur le _dikhr_, l’_ouerd_, l’_oudifa_, et la _tarika_ qui comprend le tout. La _tarika_, c’est la «Voie» dont j’ai parlé si souvent au cours de ce livre; c’est l’ensemble des moyens spirituels pour obtenir le «rapprochement» de Dieu, autrement dit l’extase; et ces moyens, en dehors de la sacro-sainte «aumône»,--inévitable et indispensable--se rattachent soit à l’ardeur mystique, au jeûne (rare aujourd’hui, du moins volontairement), soit à la prière de forme particulière, _surajoutée_ aux devoirs pieux de tout musulman, et qui prépare au grand élan vers la fusion en Dieu. Lorsque cette prière consiste en une oraison qu’on prononce «une seule fois à la fois», elle se nomme _oudifa_. Lorsqu’elle prend au contraire le caractère d’une formule répétée quantité de fois sans interruption, par nombres précisés, elle porte le titre d’_ouerd_ (rose ou fleur) et se récite en suivant des doigts le _dikhr_ ou chapelet, dont les grains sériés correspondent, pour chaque ordre, aux combinaisons de son _ouerd_. Les populations sahariennes--chez lesquelles les confusions de mots sont une habitude ancienne qui fait le désespoir des philologues--résument souvent tous ces termes en celui seul de _dikhr_, y mettant jusqu’à l’idée générale de la Voie, ou _tarika_. Même la conception abstraite de la _baraka_ du chériff, étincelle divine héréditaire, se mêle au sens de la syllabe _dikhr_ pour ces esprits simplificateurs. Et le joli terme de _fleur_--la «rose» des mystiques chrétiens, celle aussi du primitif rosaire--n’est guère employé que par des fidèles très instruits. Quand le _moudden_ ou _muezzen_ appelle à la prière, cinq fois par jour; quand sa voix suavement modulée se mêle à la tendresse des aubes (_es-salat-el-Fedjeur_), à l’ardeur farouche des midis (_es-salat-ed-D’ohor_), à la torpeur plus quiète des heures suivantes (_es-salat-el-Aasser_), puis à la magique splendeur du couchant (_es-salat-el-Moghreb_) et finalement à la nuit calmée, mais dont l’ombre fait peur (_es-salat-el-Aâcha_), les khouan récitent d’abord les prières régulières de la religion musulmane, la _fatah_ ou _fatihah_, premier chapitre du Koran, qu’on nomme aussi _el-Sourat-el-Kafiyé_, la sourate suffisante, parce que sa récitation suffit pour être sauvé. Puis vient l’oraison liturgique propre à chaque heure du jour. Et c’est ensuite, seulement, qu’interviennent les prières spéciales à l’ordre, les prières _par_ lesquelles le disciple suit la Voie de son Saint. L’_oudifa_ isolée[44] se prononce le plus souvent à volonté, selon le besoin d’effusion. Elle gagne aux fidèles des joies supplémentaires dans les futurs Jardins--ou encore l’inscription, sur le livre du ciel, de bonnes actions bien qu’on ne les ait pas faites, et l’«effaçage» de mauvaises actions qu’on a pourtant commises. Car toute «écriture» passée par l’ange-scribe aux feuillets «Doit» du Registre Évident amène sa contre-partie dans les feuillets «Avoir». [44] Comme je l’expliquais déjà au sujet des titres hiérarchiques, il arrive que les termes désignant les variétés d’oraisons reçoivent une modification d’un ordre à l’autre. Au contraire, les récitations de l’_ouerd_ sont réglées par une stricte discipline. Certains ordres le prescrivent après chacune des cinq prières orthodoxes quotidiennes; d’autres ne l’exigent qu’à la prière d’_El-Fedjeur_ (aurore) et à celle d’_El-Moghreb_ (couchant); d’autres, encore, permettent de le réciter un nombre de fois déterminé «entre l’aube et le crépuscule», mais à des heures variées selon les occupations; certains, enfin, les plus ascétiques, commandent de le réciter la nuit, «si l’on possède un esclave qui vous puisse réveiller[45]»--sinon, le fidèle «accomplira ce devoir l’instant avant de s’endormir par la grâce du Clément et du Miséricordieux[46]». [45] _Snoussïa_. [46] _Tidjanïa_. Les mokaddèmes[47] sont chargés d’apprendre aux futurs affiliés ces diverses oraisons, qui doivent se garder secrètes. Quand le postulant les sait, seulement alors, on lui donne l’_initiation_, soit sur place, soit lors qu’il vient en pèlerinage à la zaouïa-mère--et la remise solennelle du _dikhr_ ou chapelet s’opère en même temps. D’ailleurs, on vend les chapelets (différents pour chaque confrérie) aux marchés de nomades; et, plus d’une fois, un khouan ou un chériff a fait don d’un de ces rangs de perles à tel ou tel Européen, sans que la portée du cadeau dépasse celle d’une politesse. Il n’y a rien de plus dans les soi-disant «agrégations» de certains voyageurs. Le chapelet n’est qu’un objet, une chose de peu; l’_ouerd_ mystique et mystérieux est beaucoup plus, et les instructions secrètes qui se joignent à la _tarika_, les «directions» socialo-politiques, sont davantage encore. [47] Voyez note 13. Lorsqu’ils enseignent aux fidèles les règles de la _tarika_, les mokaddèmes leur communiquent aussi maints détails utiles: le nombre de génuflexions pendant les prières, la façon de prononcer le nom d’Allah, en appuyant plus ou moins sur les syllabes; le meilleur moyen de l’invoquer, en criant _Hou!_ (pour certains ordres) ou en balbutiements rapides, à peine proférés, au moment où l’on sent venir l’extase. Ils préconisent aussi les litanies du saint fondateur de l’ordre, très salutaires en ce qu’elles mettent davantage le disciple sous la bonne influence de la _baraka_ du _ouali_. Voici quelques mots de litanies recueillies par moi à des réunions de khouan Khadrïa: O Chose d’Allah! O Lumière d’Allah! O Sabre d’Allah! O Argument d’Allah! O Sultan des Saints, Toi qui montais une jument rouge, Toi le chéri du Seigneur, Fais-lui passer notre prière! L’ordre des Aroussïa-Selamïa, au lieu de la louange de son «saint», célèbre en ces litanies le Seigneur lui-même: Sois glorifié! ô Dieu Unique! Sois glorifié! ta promesse est vraie! Sois glorifié! tu es notre courage! Sois glorifié! tu fortifies notre bras! Sois glorifié! tu nous assures la victoire! Sois glorifié! tu nous délivres des Infidèles!... O Dieu Unique! Et longtemps, longtemps continue cet appel un peu menaçant, parmi le bourdonnement musical et scandé de la mélopée bizarre: Tu nous délivres des Infidèles! Sois glorifié! (17) OUERD OU DIKHR DES SNOUSSIA La variété du _dikhr_ ou chapelet est grande d’une confrérie à l’autre, surtout dans les nombres. Certaines confréries préfèrent le rythme par 100. D’autres comptent par 70 et par 30, ce qui fait 100 tout de même. Il y a des _dikhr_ par 7; et certains sont très variés, le long d’un même _ouerd_. D’autre part, cette prière du _dikhr_ est tantôt modulée en chant, comme chez les Khadrïa, tantôt récitée «par les lèvres du cœur», c’est-à-dire à la muette, comme chez les Tidjanïa et les Snoussïa dont les doctrines offrent une grande ressemblance, malgré leur rivalité grinchue. Le _dikhr_ se récite agenouillé dans beaucoup d’ordres; en quelques-uns les mains levées, en plusieurs les mains tombantes. Chez les Snoussïa, le _dikhr_ s’accompagne de postures variées selon l’heure. Le soir et à l’aube, le fidèle peut rester couché, allongé sur le flanc droit, la tête appuyée dans la main droite, tandis que la main gauche égrène le chapelet. Alors il dit rapidement (car la hâte des phrases aide l’approche céleste): _100 fois_: J’ai recours à Dieu! _100 fois_: Il n’y a de Dieu que Dieu! _100 fois_: O mon Dieu, répands tes grâces sur Notre-Seigneur Mohammed, le Prophète Illettré[48], ton envoyé, et sur tous les siens, et accorde-leur la paix! [48] Il est admis, surtout chez les nomades, que Mahomet ne savait pas lire. Car un jour l’ange Gabriel lui dit: «_Lis!_» et il répondit: «Sidi, comment ferai-je?» _40 fois_: O mon Dieu, bénis-moi au moment de la mort et dans les épreuves qui suivent la mort. _100 fois de nouveau_: J’ai recours à Dieu! _7 fois_: Que Dieu soit glorifié! _7 fois_: Dieu est grand! _30 fois_: Il n’y a de puissance qu’en Dieu, l’élevé, l’impondérable. Puis vient ensuite l’oudifa ou prière, ardemment mystique: Que Dieu répande ses bénédictions, en quantité aussi incommensurable que l’horizon de son divin amour... (18) OUERD OU DIKHR DES TIDJANIA _100 fois_: Que Dieu pardonne! _30 fois_: Que Dieu l’immense, celui qui est le seul Dieu, le vivant, l’éternel, pardonne! _70 fois_: O Dieu, la prière soit sur Notre-Seigneur Mohammed qui a ouvert tout ce qui était fermé; qui a mis le sceau à ce qui a précédé, faisant triompher le droit par le droit; qui a conduit dans une voie droite et élevée. Sa puissance et son pouvoir ont pour base le droit. _100 fois_: Il n’y a de Dieu que Dieu! (19) OUDIFA DES FIDÈLES DE BOU-AMAMA O notre Dieu, fais frissonner mon cœur du bonheur de t’aimer! Accorde-moi dans ta miséricorde, ô Miséricordieux, le moyen de te rejoindre! Consume-moi d’amour, fonds-moi comme la cire molle au soleil de ta bonté! O Dieu inaccessible! Mais le vieux renard sait ajouter, aux éloges d’Allah, sa propre louange: O notre Dieu, je t’invoque par ton ami (Bou-Amama)! Et tu as dit, ô Dieu, que par ce saint nous irions à toi! Celui qui nous montre ta Voie est comme un Roi de gloire! Il baigne ses fidèles de la lumière de sa grandeur! Sa doctrine lui est transmise depuis le Prophète! Que par lui mon cœur aille à toi, ô notre Dieu! (20) CHANTS PIEUX Voici un article délicat. Si vous interrogez quelque taleb d’une zaouïa sainte, il vous répondra, surtout en certains ordres, que la musique instrumentale ou vocale est défendue par de sévères règlements, conformes du reste cette fois à la doctrine du Prophète[49]. [49] «Ceux qui n’auront jamais fait ni écouté de musique en ce bas monde auront aux Jardins futurs des bonheurs supplémentaires indicibles (_Hadits_).» «Les chanteurs et joueurs d’instruments auront à supporter d’affreux supplices dans les sept enfers (_Hadits_).» «Sont réputés couverts d’opprobre et récusés comme témoins les chanteurs d’habitude (Code de justice malékite).» Mais il existe avec tous les cieux quelques accommodements: et, certes, on a l’occasion d’entendre souvent des chants religieux ou dévots sans qu’il en résulte aucun scandale. Les tolba, pour tout arranger, trouvent un compromis: ils assimilent les cantiques des _ziars_ ou pèlerins, par exemple, au seul hymne dûment permis, _el-telbïé_, qui se psalmodie pour l’entrée à la Mecque; ils font aussi, parfois, de ces chants populaires, le symbole des sons divins que profèrent les chœurs d’anges, quand ceux-ci s’avancent chaque vendredi jusqu’au trône septante-sept mille fois splendide d’Allah miséricordieux. Rapprochement de comparaison très goûté des fidèles, et très flatteur, évidemment, pour la vanité du chériff qu’on vient visiter. J’ai noté sur le vif quelques-uns de ces couplets. En voici qui sont chantés par des fidèles de l’Ordre des Khadrïa[50], originaires d’Ouargla: [50] Les Khadrïa sont moins rebelles au bruit chanté. La profession de foi[51] est belle, Et _Lui_ est beau, sublime, Baba[52] Abd-el-Khader! Il est le Briseur de cœurs d’infidèles, Le Lieutenant d’Allah, le Maître de la piété, Baba Abd-el-Khader! Musc précieux qui ranimes les morts, Couvre-moi de ton beurnouss, moi qui suis tien à jamais, Baba Abd-el-Khader! Et je dirai: Mon _m’raboth_ m’a accordé la Voie du Salut. Que le bonheur soit sur qui t’a bien prié, Baba Abd-el-Khader! Que ton fidèle soit heureux comme celui qui l’hiver Est près d’un bon feu, avec du bon bois en provision, Baba Abd-el-Khader! Ou comme celui qui respire les roses au printemps, Ou comme celui qui mange de bons fruits à l’automne, Baba Abd-el-Khader! La _baraka_ descendra sur tous les khouan Qui marchent derrière toi dans la Voie, Baba Abd-el-Khader! [51] Profession ou _chahada_: c’est la célèbre phrase:--Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu.--_La illah, ill’ Allah, ou Mohammed Ressoul Allah._ Cette phrase, dite avec foi, suffit à faire d’un infidèle un musulman. Prononcée à l’agonie, même ébauchée, elle est la sûre clef du paradis. [52] _Baba_, père en langage familier, montre la confiance des fidèles en leur saint, le fameux Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani, de Bagdad. Signalerai-je spécialement, à cause de l’aveu naïf qu’elle renferme, une des dernières strophes de la longue mélopée: Tu es puissant près d’Allah, Tu nous aides à faire passer les mauvaises pièces, Baba Abd-el-Khader! Et l’on se demande, entendant ces paroles, si parmi les dons de ziara il ne se trouvera pas un certain nombre de «mauvaises pièces», subrepticement glissées au Saint lorsqu’elles «passeront» mal ailleurs, faute d’avoir cours ou d’avoir poids. Mais non. Ce serait un sacrilège de la part des khouan pleins d’ardeur. La familiarité de leurs cantiques n’ôte rien à leur vénération pour les Chériffs de Lumière. Elle nous révèle seulement, cette familiarité, le troupeau des affiliés sous son réel jour: puéril, gai, roublard (qu’on me pardonne l’expression), épris de satisfactions sensuelles qu’un grain de poésie relève parfois--fort éloigné, au résumé, de l’extase mystique telle que la concevaient les anciens soufis. Ces mêmes Khadrïa ont des prières plus spiritualistes. Voici un fragment de leur _oudifa_: O Notre Dieu, nous invoquons ton assistance, nous implorons ton pardon, nous croyons en toi, nous nous confions en toi, nous nous résignons à ta volonté! Place-nous au rang des parfaits, des purs! Fais que nous mourions avec la _chahada_ sur les lèvres! Du reste, le chant populaire religieux, dans d’autres ordres, est d’inspiration très haute. Par exemple, le cantique «d’entrée» des Snoussïa, quand ils se rendent à la zaouïa-mère de Koufra: Nous venons à toi, ô Allah, Nous venons à toi par ton ami Le Saint qui t’aime comme l’enfant sa mère. Il nous fera te rejoindre, ô Introuvable! Il nous fera te toucher, ô Impondérable! Il nous fera te saisir, ô Insaisissable! Il nous fera te pénétrer, ô Impénétrable! Et te connaître, ô Inconnu! Et ce chant jaillit des humbles gosiers comme une chose comprise, un appel senti, avec le râle instinctif de la volupté... TOURS IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES 6, RUE GAMBETTA, 6 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ISLAM SAHARIEN: CHEZ CEUX QUI GUETTENT (JOURNAL D'UN TÉMOIN) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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