L'art de lire

By Émile Faguet

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Title: L'art de lire

Author: Émile Faguet

Release date: August 31, 2025 [eBook #76777]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1911

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


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  L’ART
  DE LIRE

  PAR ÉMILE FAGUET
  DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


  PARIS
  HACHETTE ET Cie
  M CM XII




DU MÊME AUTEUR

EN LISANT LES BEAUX VIEUX LIVRES




Tous droits réservés.

Copyright by Hachette et Cie, 1911.




AVANT-PROPOS


On lit très peu, disait Voltaire, et, parmi ceux qui veulent
s’instruire, la plupart lisent très mal. De même un épigrammatiste
inconnu, du moins de moi, disait, au commencement, je crois, du XIXe
siècle:

    Le sort des hommes est ceci:
    Beaucoup d’appelés, peu d’élus;
    Le sort des livres, le voici:
    Beaucoup d’épelés, peu de lus.

Savoir lire, on le sent, est donc un art et il y a un art de lire. C’est
à quoi songeait Sainte-Beuve quand il disait: «Le critique n’est qu’un
homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres.»

Mais en quoi cet art consiste-t-il? Je crois que nous voilà tous
embarrassés.

Un art se définissant d’après le but qu’il se propose, nous avons sans
doute à nous demander pourquoi nous lisons. Est-ce pour nous instruire?
Est-ce pour juger des ouvrages? Est-ce pour en jouir? Si c’est pour nous
instruire, nous devons lire très lentement, en notant plume en main tout
ce que le livre nous apprend, tout ce qu’il contient d’inconnu pour
nous--et puis, nous devons relire, très lentement, tout ce que nous
avons écrit. C’est un travail très sérieux, très grave et où il n’y a
aucun plaisir, si ce n’est celui de se sentir plus instruit de moment en
moment.

Est-ce pour juger des ouvrages, en d’autres termes, est-ce lire en
critique? Tout de même, il faudra lire très lentement, en prenant des
notes et même en notant sur fiches. Fiches relatives à l’invention, aux
idées nouvelles; fiches relatives à la disposition, au plan, à la
manière dont l’auteur conduit ses idées ou conduit son récit, ou mêle
ses idées à son récit; fiches sur le style, sur la langue; fiches de
discussion enfin, c’est-à-dire sur les idées de l’auteur comparées aux
vôtres, sur son goût comparé à celui que vous avez, sur ses idées encore
et son goût comparés à ceux de notre génération ou à ceux de la
génération dont il était, etc. De toutes ces fiches, vous constituez
l’idée générale que vous vous faites de l’auteur et les idées
particulières que vous avez sur lui et vous n’avez plus qu’à rattacher
logiquement ou vraisemblablement ces idées particulières à cette idée
générale, pour faire, sinon un bon article, du moins un article qui se
tienne.

Seulement vous aurez appris à votre lecteur à lire en critique, et non
pas à lire pour jouir de sa lecture, et peu s’en faut que le mot de
Sainte-Beuve ne soit faux: le critique ne sait pas lire pour son plaisir
et n’apprend pas aux autres à lire pour le leur. Il apprend au lecteur à
lire en critique. Or lire en critique n’est pas un plaisir ou du moins
est un plaisir très particulier, mêlé de beaucoup de sécheresse. Sarcey
me disait, vers la fin de sa vie, il est vrai: «Comme je suis las de
lire les livres pour savoir ce que j’en dirai! Ce n’est plus lire, cela;
ce n’est plus s’abandonner; c’est réagir; c’est lire en soi beaucoup
plus que dans l’auteur.» Il avait bien un peu raison. A quoi donc sert
le critique? A faire lire l’auteur _à un certain point de vue_. Son
article est une sorte d’introduction à l’auteur dont il s’agit,
introduction, qui, du reste, peut être fort utile. Selon que le lecteur
a lu déjà ou n’a pas lu l’auteur, le critique l’invite à lire dans telle
disposition générale ou à relire (ou repenser) selon telle orientation
nouvelle. Dans le premier cas, il lui dit: «songez à ceci»; dans le
second: «avez-vous songé à ceci?» Pour parler comme Bonald, qui voyait
tout par trois et dans chaque triade un médiateur, la lecture se compose
de trois personnages: l’auteur, le lecteur; et le critique est le
médiateur.

Mais, encore une fois, le critique est un homme qui ne sait lire qu’en
critique et qui n’apprend à lire qu’en critique, qui n’enseigne que la
lecture critique, dont, du reste, je ne songe à dire aucun mal. Mais
voulez-vous lire seulement pour jouir de vos lectures? Voulez-vous
apprendre à lire comme on apprend à jouer du violon, c’est-à-dire pour
savoir en jouer et pour prendre le plus grand plaisir possible en en
jouant? C’est un tout autre but; c’est un tout autre point de vue, et
c’est à cet art seul qu’est consacré le petit livre que je commence.




CHAPITRE I

LIRE LENTEMENT


Pour apprendre à lire, il faut d’abord lire très lentement et ensuite il
faut lire très lentement et, toujours, jusqu’au dernier livre qui aura
l’honneur d’être lu par vous, il faudra lire très lentement. Il faut
lire aussi lentement un livre pour en jouir que pour s’instruire par lui
ou le critiquer. Flaubert disait: «Ah! ces hommes du XVIIe siècle! Comme
ils savaient le latin! Comme ils lisaient lentement!» Même sans dessein
d’écrire soi-même, il faut lire avec lenteur, quoi que ce soit, en se
demandant toujours si l’on a bien compris et si l’idée que vous venez de
recevoir est bien celle de l’auteur et non la vôtre. «Est-ce bien cela?»
doit être la question continuelle que le lecteur se fait à lui-même.

Il y a une manie des philologues qui est un peu divertissante, mais qui
part du meilleur sentiment du monde et dont nous devons avoir et
conserver comme le principe, comme la racine. Ils se demandent toujours:
«Est-ce bien le texte? N’y a-t-il pas _ergo_ au lieu de _ego_, et _ex
templo_ au lieu de _extemplo_. Cela ferait une différence.» Cette manie
leur est venue d’une excellente habitude, qui est de lire lentement, qui
est de se défier du premier sens qu’ils voient aux choses, qui est de
pas s’abandonner, qui est de ne pas être paresseux en lisant. On dit
que, dans le texte de Pascal sur le ciron, voyant le manuscrit, Cousin
lisait: «... dans l’enceinte de ce raccourci d’abîme.» Et il admirait!
Il admirait! Il y avait: «dans l’enceinte de ce raccourci d’atome», ce
qui a un sens. Cousin, entraîné par son enthousiasme romantique, ne
s’était pas demandé si «raccourci d’abîme» en avait un. Il ne faut pas
avoir de paresse en lisant, même lyrique.

Ni de précipitation. La précipitation n’est d’ailleurs qu’une autre
forme de la paresse. Nos pères disaient: «lire des doigts». Cela voulait
dire feuilleter, de telle sorte que, tout compte fait, les doigts aient
plus de travail que les yeux. «M. Beyle lisait beaucoup des doigts,
c’est-à-dire qu’il parcourait beaucoup plus qu’il ne lisait et qu’il
tombait toujours sur l’endroit essentiel et curieux du livre.» Il ne
faut pas penser trop de mal de cette méthode qui est celle des hommes
qui sont, comme Beyle, des collectionneurs d’idées. Seulement cette
méthode ôte tout le plaisir de la lecture et y substitue celui de la
chasse. Si vous voulez être un lecteur _dilettante_ et non un chasseur,
c’est le contraire même de cette méthode qui doit être la vôtre. Il ne
faut pas du tout lire des doigts, ni lire en diagonale, comme on a dit
aussi d’une manière très pittoresque. Il faut lire avec un esprit très
attentif et très défiant de la première impression.

Vous me direz qu’il y a des livres qui ne peuvent pas être lus
lentement, qui ne supportent pas la lecture lente. Il y en a, en effet;
mais ce sont ceux-là qu’il ne faut pas lire du tout. Premier bienfait de
la lecture lente: elle fait le départ, du premier coup, entre le livre à
lire et le livre qui n’est fait que pour n’être pas lu.

Lire lentement, c’est le premier principe et qui s’applique absolument à
toute lecture. C’est l’art de lire comme en essence.

Y en a-t-il d’autres? Oui; mais dont aucun ne s’applique à tous les
livres indistinctement. En dehors de «lire lentement», il n’y a pas _un_
art de lire; il y a _des_ arts de lire et très différents selon les
différents ouvrages. Ce sont ces arts de lire que nous allons
successivement essayer de démêler.




CHAPITRE II

LES LIVRES D’IDÉES


Il y a des livres d’idées, comme le _Discours de la Méthode_, l’_Esprit
des Lois_, le _Cours de Philosophie positive_. Il y a des livres de
sentiments, comme les _Confessions_ et les _Mémoires d’Outre-tombe_. Il
y a des poèmes dramatiques. Il y a des poèmes lyriques. Il est évident
que, sauf ce précepte général de lire avec attention et réflexion
continuelles, l’art de lire ne peut pas être le même pour ces différents
genres d’écrits. Il y a un art de lire pour chacun.

L’art de lire les livres d’idées me semble être celui-ci.

C’est un art de comparaison et de rapprochement continuel.
Matériellement on lit un livre d’idées autant en tournant les feuillets
de gauche à droite qu’en les tournant de droite à gauche, je veux dire
autant en revenant à ce qu’on a lu qu’en continuant de lire. L’homme à
idées étant, plus encore qu’un autre, un homme qui ne peut pas tout dire
à la fois, se complète et s’éclaire en avançant et on ne le possède que
quand on l’a lu tout entier. Il faut donc, à mesure qu’il se complète et
qu’il s’éclaire, tenir compte sans cesse, pour comprendre ce qu’on en
lit aujourd’hui, de ce qu’on en a lu hier, et pour mieux comprendre ce
qu’on en a lu hier, de ce qu’on en lit aujourd’hui.

Ainsi se dessinent dans votre esprit les idées les plus générales de
votre penseur, celles qu’il a eues avant toutes les autres et dont
toutes les autres ont découlé;--_ou_ celles qu’il a eues tout à la fin,
comme conséquences et comme synthèse d’une foule d’idées
particulières;--_ou_ (plus souvent) celles qu’il a eues au milieu de sa
carrière intellectuelle et qui étaient le résumé d’un grand nombre
d’idées particulières et qui à leur tour ont produit, ont créé des idées
particulières en très grand nombre.

Si vous lisez Platon par exemple, vous croyez bien vous apercevoir que
la première idée générale qu’il a eue, c’est l’horreur de la démocratie
athénienne qui avait tué Socrate. Vous observez que toute sa politique
doit venir de là, et vous êtes amené ainsi à comparer tel ou tel texte
des _Lois_ à la fameuse prosopopée des Lois dans le _Criton_. Vous vous
dites que Platon est avant tout un aristocrate, mais qu’une sorte de
respect stoïque et même chevaleresque de la loi est une chose qu’il doit
avoir dans le cœur puisqu’il l’admire si fort dans le cœur des autres.
Il serait donc une sorte de républicain aristocrate, républicain
c’est-à-dire ne voulant être que sujet de la loi et voulant que la loi
soit plus puissante que tous les hommes, aristocrate c’est-à-dire ne
voulant pas du commandement de la foule.

Mais n’y a-t-il pas contradiction et n’est-ce point la foule qui fait la
loi? Non, dans une république aristocratique; non, surtout si vous
observez que Platon parle surtout du respect aux lois _anciennes_, qui
ne sont, au moment présent, l’œuvre ni de la foule, ni d’une élite, mais
l’œuvre du passé, l’œuvre lente des siècles; et vous arrivez à cette
conclusion que peut-être Platon est un homme qui veut qu’un peuple soit
surtout gouverné par son passé, ce qui est l’essence même de
l’aristocratisme.--Vous vous trompez peut-être; mais vous avez comparé,
rapproché, contrôlé une idée par l’autre, limité ou rectifié une idée
par l’autre, et vous avez goûté le plaisir qui est celui que l’on doit
aller chercher chez un penseur, qui est le plaisir de penser.

J’ai parlé d’idées générales dont l’auteur est _parti_ et qui ont fait
naître des idées particulières. Vous remarquerez toujours que, quand il
s’agit d’une idée générale d’où l’auteur est parti, cette idée est un
sentiment. Pour Platon, la haine de la démocratie, c’est le culte de
Socrate. Mais j’ai parlé d’idées générales où l’auteur est arrivé, peu à
peu en ramassant un grand nombre d’idées ou d’observations de détail.
Platon vous paraîtra avoir procédé ainsi pour arriver à sa théorie des
idées. Il est monothéiste, comme plusieurs de ses prédécesseurs en
philosophie; il est monothéiste; que le monde soit susceptible d’être
ramené à une seule loi, c’est une idée qui a commencé à envahir l’esprit
humain et à s’imposer à lui; mais, d’autre part, il est trop Grec pour
ne pas rester un peu polythéiste, pour ne pas croire que des forces
multiples et diverses gouvernent le monde et se le disputent. N’est-ce
point pour cela qu’il imagine son monde des Idées, vivant dans le sein
de Dieu, substances et âmes intérieures de toutes les choses qui
existent? Qu’est-ce que ceci? C’est un Olympe spirituel substitué à un
Olympe matériel; c’est un Olympe d’âmes pures substitué à un Olympe de
surhommes, à un Olympe anthropomorphique. C’est le livre d’un païen
mystique, d’un païen spiritualisé. Vous comparez; vous rapprochez; vous
vous souvenez que Platon adore les mythes, c’est-à-dire les théories
habillées en fables, en manière de poèmes épiques; et vous vous dites
que la rencontre d’un mythologue et d’un spiritualiste a produit cette
théorie des idées vivantes, des abstractions qui sont des êtres, des
abstractions qui sont des forces, des abstractions qui sont des dieux.
Et vous pouvez encore vous tromper; mais vous ne mécontenteriez pas
Platon qui, comme tous les philosophes, écrit moins pour être admiré que
pour être compris et même moins pour être compris que pour faire penser.
Vous avez pensé; il a gagné la partie.

Et encore il y a des idées générales qui viennent dans le cerveau du
penseur après toutes les autres, ou bien à peu près; et celles-ci, idées
filles d’idées, elles n’ont presque plus aucun rapport avec le
sentiment. Distinguez-les comme telles et voyez-les comme aussi
téméraires qu’elles sont pures et comme aussi aventureuses qu’elles sont
abstraites. Qu’est-ce que Dieu pour Platon? Non pas un être qu’on adore
par mouvement du cœur et élan de l’instinct, mais une doctrine que
d’autres doctrines ont amené peu à peu à croire vraie; Dieu pour Platon
est une conclusion; la foi de Platon est une logique. Ce n’est pas chose
à lui reprocher; mais comme cela nous intéresse de comparer cette
religion philosophique aux religions où Dieu est «sensible au cœur»
c’est-à-dire à l’intuition immédiate de tout l’être vivant! Lesquels ont
raison? Eh! pour le moment, qu’importe? Pour le moment, je n’apprends
qu’à lire.

Lire un philosophe, c’est le comparer sans cesse à lui-même; c’est voir
ce qui en lui est sentiment, idée sentimentale, idée résultant d’un
mélange de sentiment et d’idées, idée idéologique enfin, c’est-à-dire
résultant d’une lente accumulation, dans l’esprit du penseur, d’idées
pures ou presque pures.

Vous lisez Montesquieu. Vous apprenez assez vite que cet homme n’a
qu’une passion: c’est la haine du despotisme. Ce qu’on déteste le plus
au monde, quand on a l’âme active et non pas seulement passive et
soumise, c’est ce que l’on a vu autour de soi à vingt ans. Et je ne dis
pas que cela soit très bon; je dis seulement qu’il en est ainsi.
Montesquieu a vu à vingt ans la fin du règne de Louis XIV; ce qu’il
déteste le plus au monde c’est le despotisme. Observons-le encore, en
lisant surtout les _Lettres persanes_: ce qu’il n’aime pas non plus,
c’est la religion catholique. Pourquoi? mais sans doute parce que la
religion catholique a été une très bonne alliée de Louis XIV surtout
dans la dernière partie de son règne, et un bon soutien de son trône. Or
que lisons-nous dans l’_Esprit des Lois_? Que la religion est une des
meilleures choses d’un État bien réglé. Quelle est cette contradiction?
N’y aurait-il pas là seulement ceci que nous sommes passés d’une idée de
sentiment à une idée de raisonnement? Montesquieu est porté à la haine
du despotisme. Il a songé, assez naturellement, à tout ce qui pouvait
l’arrêter, le réfréner, l’endiguer, l’entraver et l’amortir. Parmi les
différentes forces qui pouvaient avoir cet effet, il a rencontré la
religion, comme il a rencontré l’aristocratie militaire, comme il a
rencontré la magistrature. Dès lors, la religion lui est apparue sous un
autre aspect et je ne dis pas qu’il ait eu pour elle tendresse d’âme;
mais il a eu pour elle tendresse d’esprit. Évolution des idées se
dégageant peu à peu des sentiments dont elles sont parties.

Nous rencontrons dans Montesquieu cette grande idée générale: influence
des climats sur les tempéraments, et sur les mœurs, et sur les idées, et
sur les institutions des peuples. Et nous ne manquons pas d’envisager
Montesquieu comme le théoricien matérialiste ou fataliste des
législations. Que voyons-nous tout à côté? Cette idée qu’il faut
combattre le climat par les mœurs; et les mœurs, telles qu’elles sont
restées encore sous l’influence du climat, par les lois. Mais cela
est-il possible? A quoi croit-il donc? Il est à supposer qu’il croit à
deux choses: c’est à savoir à l’empire des choses sur nous et au pouvoir
de nous sur les choses. Il croit sans doute, comme a dit Montaigne, que
la fatalité nous mâche; il croit sans doute aussi que l’esprit humain
peut réagir contre la fatalité. Les climats font nos mœurs, nos mœurs
font les lois; oui, mais aussi nos lois font nos mœurs et nos mœurs
peuvent combattre le climat.

Mais avec quoi ferons-nous des lois contre nos mœurs et ensuite des
mœurs qui, pénétrées de nos lois, combattront le climat? Avec, sans
doute, la force de notre esprit même. Un fataliste spiritualiste et
d’autant plus spiritualiste, car il le faut, qu’il est plus fataliste,
tel est donc Montesquieu? Il paraît bien. Du moins à le supposer tel,
par comparaison que nous aurons faite de lui à lui, nous aurons pensé,
nous aurons réfléchi sur ces différentes forces, extérieures que nous
subissons, intérieures que nous saisissons ou croyons saisir;
extérieures que nous sentons, intérieures dont nous prenons conscience;
et nous aurons, en tout cas, élargi le cercle de notre esprit.

Nous lisons Descartes. Première impression: quel positiviste! Ne rien
croire sur autorité, ne rien croire que sur observation faite par nous
et réflexion faite par nous. Et éclairés par quelle lumière? Assurés par
quel critérium? Par «l’évidence» c’est-à-dire par la nécessité où nous
serons de croire à moins de renoncer à notre intellect lui-même, par la
nécessité où nous serons de croire sous peine de suicide intellectuel.
C’est le positivisme lui-même.

Poursuivez, lisez encore et rapprochez. Mais qui nous assurera que notre
évidence n’est pas trompeuse? Rien!--Si! Dieu! Dieu qui ne peut pas se
tromper ni nous tromper, et qui, par conséquent nous a donné une
évidence qui n’est pas une illusion d’évidence et par lequel nous sommes
donc assurés qu’à croire à notre évidence nous ne serons pas
illusionnés. Mais reprenons: Dieu qui ne peut pas se tromper, c’est
Dieu-vérité, et Dieu qui ne peut pas nous tromper, c’est Dieu-bonté.
Pour croire à notre évidence, c’est donc à Dieu-omniscient et à
Dieu-providence qu’il faut croire, et notre condition de connaissance,
c’est donc Dieu-vérité et Dieu-providence. Et cette connaissance
dépendant de Dieu-providence, ce n’est pas très différent de la vision
en Dieu de Malebranche. Ne voir que parce que Dieu permet que nous
voyons, c’est voir en Dieu; voir par Dieu, c’est voir en Dieu. Descartes
n’est donc pas un positiviste, c’est un déiste et quel déiste! C’est un
mystique. Par la comparaison des deux idées principales de Descartes,
nous avons retourné Descartes et du père du positivisme moderne nous
avons fait le tenant le plus radical du déisme et du providentialisme
traditionnel.

Est-ce là ce qu’il est? Je n’en sais rien; il est très probable, à mon
avis, mais je n’en sais rien; mais ce que je sais, c’est que nous avons
pensé. Nous avons pensé, en nous souvenant, à travers les _Méditations_
du _Discours de la Méthode_ et en contrôlant le _Discours de la Méthode_
par les _Méditations_; et nous avons fait comme le tour du problème de
la connaissance, nous apercevant que notre moyen essentiel de connaître
est subordonné à quelque chose que nous ne pouvons pas connaître; nous
apercevant que notre connaissance se résout en foi, soit à elle-même,
soit à quelque chose d’inconnaissable. Qu’avons-nous gagné? De
comprendre une intelligence de premier ordre, de comprendre une
intelligence supérieure à nous et par conséquent, sans doute, d’avoir
développé la nôtre.

Nous lisons un simple moraliste, La Rochefoucauld par exemple. Nous nous
apercevons qu’il ne croit à aucune vertu. Cela peut nous révolter. Cela
peut aussi nous paraître très facile à réfuter par une donnée immédiate
de la conscience, par cette affirmation de notre être intime que, si
nous sentons en nous bien des vices, nous nous saisissons aussi à tel
moment comme capable d’une vertu et comme dans une sorte d’impuissance
de ne pas céder à son appel. Voilà qui est bien; mais, à nous en tenir
là, nous sommes encore loin de notre auteur, nous nous tenons à distance
de lui, nous n’entrons pas dans son intimité; tranchons le mot, nous ne
le lisons pas. Approchons-nous, voyons de plus près. Que voyons-nous peu
à peu? Qu’il y a des nuances et que très souvent La Rochefoucauld dit:
«toujours», mais qu’assez souvent aussi il dit: «quelquefois»; qu’il est
beaucoup moins tranchant au fond qu’il ne paraît l’être au premier
regard; qu’il ne faut pas le voir comme un bloc. Il y a plus; nous nous
apercevrons bientôt, rien qu’en faisant mentalement une petite liste des
vertus humaines, qu’il y a des vertus dont il ne parle pas et par
conséquent des vertus qu’il ne nie point. Il ne nie point l’amour
paternel, l’amour maternel; et c’est probablement qu’il reconnaît qu’ils
existent et à l’état pur. S’il dit: «si l’on croit que c’est par amour
pour elle que l’on aime une femme, on est bien trompé», il ne dit point:
«si une mère croit que c’est par amour pour lui qu’elle aime son enfant,
elle se trompe». Il n’a pas poussé jusque-là son scepticisme. Son
scepticisme a donc des bornes. Eh bien! traçons-les et, en délimitant la
pensée de notre auteur, nous l’aurons mieux compris; nous l’aurons
compris. Lire un philosophe, c’est le relire si attentivement qu’on
l’analyse.

Relisons encore celui-ci et apercevons-nous, ce qu’il est impossible que
nous ne finissions pas par saisir, de son procédé. Son procédé, par
comparaison d’un nombre suffisant de ses maximes entre elles nous le
surprendrons, est celui-ci: dissoudre en quelque sorte, diluer une vertu
qu’il entreprend, dans tous les défauts qui l’avoisinent; le courage,
par exemple, dans le désir de briller, la générosité dans l’ostentation,
la loyauté dans le désir d’inspirer une confiance dont on retirera des
bénéfices, etc. Fort bien; mais dès lors, si l’on peut dissoudre les
vertus dans les défauts qui les avoisinent, on peut dissoudre aussi les
défauts dans les vertus qui sont proches d’eux et dire: «Tel homme
désire briller; et pour cela se met toujours en avant; mais au fond de
cela, il y a du courage. Tel homme veut qu’on le sache généreux; mais,
pour qu’on le sache, il l’est en effet; il faut bien qu’il le soit même
au fond pour faire tant de sacrifices à vouloir qu’on sache qu’il l’est.
C’est en somme un assez bon homme.» Maître du procédé d’un auteur, vous
pouvez toujours le retourner contre lui. Et d’abord, c’est un jeu
divertissant, donc une jouissance; mais ce n’est pas seulement un jeu;
c’est posséder son auteur jusqu’en son fond, c’est saisir comme sa
racine, comme le germe d’où son œuvre est sortie et d’où elle pouvait
sortir la même sans doute, mais dans une autre direction; et c’est en
vérité le bien connaître.

On ne connaît sans doute quelqu’un que quand on sait ce qu’il est et
aussi ce qu’il pouvait être.

En revenant encore à M. le duc, que voyons-nous qu’il affirme toujours?
Que l’égoïsme, l’intérêt, l’amour-propre, comme il dit, est le fond de
tous nos sentiments et le mobile de toutes nos actions. Vous
réfléchissez là-dessus et vous vous dites: «Mais... plût à Dieu! Dire
que nous agissons toujours en vue de notre intérêt, c’est dire que nous
n’agissons jamais par bonté, mais c’est dire aussi que nous n’agissons
jamais par méchanceté, que l’homme ne fait jamais le mal pour le plaisir
de faire le mal, qu’en un mot la méchanceté n’existe pas! Mais alors,
quelle idée favorable La Rochefoucauld se fait de la nature humaine!
Comme il se trompe en sa faveur! Quel optimiste que ce La Rochefoucauld!
Comme je me trompais sur ce La Rochefoucauld!»--Il y a du vrai, beaucoup
de vrai. La Rochefoucauld a été sévère pour nous, mais aussi il a été
charitable. Notre plus grand défaut, il ne l’a pas vu ou il n’a point
voulu le voir. De la part d’un homme si sagace, c’est une merveilleuse
indulgence.

Soit; mais qu’est-il donc arrivé? Il est arrivé qu’à lire et à relire La
Rochefoucauld, La Rochefoucauld s’est transformé sous nos yeux. Nous le
voyons tout différent de ce qu’il était. Les sentences se transforment
sous la lecture comme le rayon à travers le prisme. Est-ce un bien?
Est-ce un mal? Et dès lors où est la vérité? Dans la première
impression, ou dans la seconde, ou dans la troisième? Probablement cette
vérité, elle aussi, nous fuit d’une fuite éternelle; probablement les
auteurs sont inépuisables en raison de ce qu’ils ont et en raison de ce
qu’en les lisant, nous mettons en eux; mais l’essentiel est de penser,
le plaisir que l’on cherche en lisant un philosophe est le plaisir de
penser, et ce plaisir nous l’aurons goûté en suivant toute la pensée de
l’auteur et la nôtre mêlée à la sienne et la sienne excitant la nôtre et
la nôtre interprétant la sienne et peut-être les trahissant; mais il
n’est question ici que de plaisir et il y a des plaisirs d’infidélité et
l’infidélité à l’égard d’un auteur est un innocent libertinage.

Encore, en lisant un philosophe, il faut faire attention à ses
contradictions. Les contradictions sont les accidents de paysage d’un
grand penseur. On serait désolé qu’il n’en eût point et que son paysage
fût trop bien composé. Il semblerait alors que son œuvre fût ce tableau
dont parlait Musset, «où l’on voit qu’un monsieur bien sage s’est
appliqué». On n’est point fâché que la liberté d’esprit, que la
spontanéité, que le jaillissement intellectuel se marque à ceci que le
penseur n’a pas toujours pensé la même chose et n’a pas tiré toutes ses
idées les unes des autres comme des formules algébriques. La
contradiction appelle l’attention, l’excite, la ravive, la transforme en
réflexion, la féconde infiniment. Je ne souhaite pas que les auteurs
abondent en contradictions; mais je souhaite que les lecteurs sachent en
trouver.

Par exemple, Jean-Jacques Rousseau, dans tous ses ouvrages, maudit
l’influence de la société sur l’individu et souhaite passionnément que
l’individu sache s’y soustraire; et dans un seul il sacrifie l’individu
à la société et souhaite impérieusement qu’elle l’absorbe. C’est une
contradiction, sans doute, et pour mon compte j’en suis persuadé: les
grandes idées générales dérivant toujours des sentiments, il est
probable que Rousseau, dans la plupart de ses écrits, a tiré ses idées
de sa passion pour l’indépendance et pour la solitude, et dans un de ses
livres de sa passion, très honorable, pour la République de Genève. Mais
en sommes-nous sûrs et sommes-nous certains même qu’il y ait
contradiction? Je sais des hommes de la plus haute intelligence qui n’en
voient point ici et qui rattachent très ingénieusement le _Contrat
Social_ à l’œuvre tout entière, pour eux très une et très cohérente, de
Rousseau. Je ne dis point qu’ils aient tort. En fait de contradiction,
le premier plaisir du lecteur est d’en trouver, et le second plaisir du
lecteur est de les résoudre. Il aiguise son esprit à les trouver et il
l’affine plus encore à les faire disparaître; il s’exerce à les faire
lever; il s’exerce plus encore à se démontrer à lui-même qu’elles
n’existent pas et n’ont jamais existé. Tout cela est bon et tout cela
est très agréable.

La suite des états d’esprit à cet égard est celui-ci: on commence par ne
pas saisir les contradictions en lisant les penseurs; puis on en relève
beaucoup; puis on en aperçoit trop, et dès lors, selon la nature
d’esprit que l’on a, on les multiplie avec malignité, et l’on en
triomphe, ou l’on s’habitue à les résoudre toutes et l’on finit par les
multiplier pour les résoudre. Il ne faut pencher vers aucun excès et il
faut se tenir dans un certain milieu où le plaisir de comprendre ne soit
pas gâté par le plaisir de discuter, ni même par celui de concilier
trop; mais se placer tour à tour aux différents points de vue et dans
les différentes attitudes, et tantôt s’abandonner à la force de la
pensée et à la rigueur de la logique, tantôt se défendre, ne vouloir pas
être dupe, opposer l’auteur à l’auteur pour le battre à l’aide d’un
auxiliaire qui est lui-même; tantôt venir à son secours et démontrer
qu’il ne s’est ni trompé ni contredit et que ce sont des apparences qui
sont contre lui, si tant est même qu’il y ait des apparences: tout cela
est comprendre encore; tout cela n’est que différentes façons de
comprendre et il suffit, pour que toutes soient utiles et fécondes, qu’à
toutes ces opérations préside la loyauté et que jamais le sophisme ne
s’y mêle.

Pour résumer, la lecture d’un auteur qui est philosophe est une
discussion continuelle avec lui, une discussion où se retrouvent tous
les charmes et tous les dangers aussi d’une discussion dans la vie
privée. Les charmes, il faut savoir les goûter; il faut savoir écouter
longtemps; il faut savoir suivre le penseur dans tous les détours et
même dans toutes les hésitations de sa pensée; il faut sentir
l’objection se lever doucement dans notre esprit, mais la prier de ne
pas éclater et d’attendre le moment où peut-être l’auteur se la sera
faite lui-même, et le plaisir est très vif alors; car d’abord nous
sommes sûrs d’être bien en commerce intellectuel avec l’auteur, puisque
nous l’avons prévenu, c’est-à-dire compris d’avance, et ensuite nous
nous disons avec satisfaction que nous ne sommes pas indignement
inférieurs à lui, puisque l’objection qu’il s’est faite, nous la lui
faisions, c’est-à-dire puisque nous circulions dans sa pensée presque
aussi largement, presque aussi aisément que lui-même.

Et les dangers de la discussion, il faut savoir les éviter comme dans
une discussion privée. Il ne faut point nous obstiner dans notre
sentiment, parce qu’il est notre sentiment; et, parce que nous avons
trouvé contre un raisonnement un peu faible de l’auteur un raisonnement
assez fort, croire toujours avoir raison contre lui. Cela nous mènerait
assez vite à une étroitesse d’esprit, à une sorte d’_irréceptivité_, si
je puis dire ainsi, en vérité à une inintelligence acquise qui serait
certainement la plus fâcheuse des acquisitions.

Certaines préférences à rebours sont à noter. Tel auteur est préféré par
un lecteur, non pas parce que ce lecteur lui trouve l’esprit juste, mais
parce qu’il lui trouve l’esprit faux, ce qui donne à ce lecteur le
plaisir d’avoir toujours raison ou de croire toujours avoir raison
contre lui, par suite de quoi c’est à cet auteur que ce lecteur revient
constamment. En entrant dans sa bibliothèque, ce lecteur-là va tout
droit à cet auteur-là et s’assied en se disant, de façon plus ou moins
consciente: «Comme je vais avoir raison! Comme je vais avoir l’esprit
juste!» Je conseillerais un peu à ce lecteur de changer d’auteur favori.

J’ai connu deux hommes qui ne conversaient jamais que de Proudhon. L’un
ne jurait que par lui; l’autre allait souvent jusqu’à jurer contre lui.
Je n’ai jamais su lequel aimait le plus Proudhon, de celui qui y voyait
une source inépuisable de vérités, ou de celui qui y voyait un océan de
sophismes. L’un l’aimait comme un père spirituel à qui il devait
reconnaissance du don de la vie; l’autre l’aimait comme un homme à qui
il devait de savourer continuellement sa supériorité intellectuelle;
l’un l’aimait avec dévotion, l’autre avec égoïsme; l’un l’aimait de tout
l’amour que l’on a pour l’être d’élection, l’autre de tout l’amour que
l’on peut avoir pour soi-même; et l’un était fier de se dire que, s’il
rencontrait Proudhon, il le réfuterait et le confondrait assurément; et
l’autre de se dire que, s’il rencontrait Proudhon, il l’expliquerait à
lui-même avec une clarté définitive.

Et ils s’aimaient réciproquement, du reste: l’un étant heureux des
occasions que lui donnait l’autre d’exposer la doctrine de son maître et
de s’en pénétrer à nouveau; l’autre étant heureux des occasions que lui
donnait le premier de discuter comme avec Proudhon lui-même et de le
terrasser par procuration. _Fortunati ambo._

Je crois pourtant que c’est à distance égale ou à peu près de ces deux
heureux qu’il faut être et tâcher de se maintenir, pour garder cette
liberté d’esprit qui est le bonheur intellectuel véritable. En choses
intellectuelles, il ne faut ni abdication ni triomphe. L’abdication est
toujours un peu déprimante et le triomphe est toujours vain. Se sentir
en face d’un penseur, toujours en lutte courtoise et bienveillante,
sentir qu’il a raison et n’en convenir qu’à la dernière extrémité, mais
en convenir franchement, sentir qu’il a tort et se savoir gré de le
sentir, mais à la dernière extrémité encore et en se disant toujours
que, s’il était là, il ne nous laisserait pas peut-être en pleine
sécurité de victoire et aurait sans doute quelque redoutable retour
offensif; lui prêter, même en les tirant de lui ou de vous, quelque
argument de réserve à vous réduire ou à vous embarrasser: voilà
l’exercice qui constituera pour vous une bonne hygiène intellectuelle.
Avec les philosophes, la lecture est une escrime où, quelques
précautions prises, que nous avons indiquées, l’esprit prend
incessamment des forces nouvelles qui peuvent être utiles de toutes
sortes de façons et qui, par elles-mêmes et pour le seul plaisir de les
posséder, valent qu’on les possède.




CHAPITRE III

LES LIVRES DE SENTIMENT


Il est permis de lire un peu moins lentement les auteurs qui ont pour
matière les sentiments de l’âme humaine, guère moins du reste. Là aussi
il faut, sous d’autres formes, de la réflexion et même de la discussion
et par conséquent tout le contraire de la hâte. Cependant ici, je suis
tout à fait d’avis qu’il faut commencer par _s’abandonner_. L’auteur
sentimental peint les sentiments du cœur moins pour les peindre que pour
nous les inspirer. Il est un semeur de sentiments comme le philosophe
est un semeur d’idées. Avant tout, il veut toucher. Toucher, c’est faire
partager au lecteur les sentiments qu’on a prêtés à ses personnages;
c’est nous mettre, par une sorte de contagion, dans l’état d’âme et dans
les divers états d’âmes des personnages qu’on a créés. Si l’auteur ne
réussit point à cela, s’il ne touche pas du tout, laissons-le; mais s’il
nous touche un peu, ne résistons-pas, laissons-nous conduire à cet
aimable guide, laissons-nous aller à l’impression, laissons-nous
toucher, laissons-nous attendrir. Nous ne nous appartenons plus, il est
vrai; mais c’est peut-être pour cela que nous avons pris en main un
romancier ou un poète. Cette possession de nous-mêmes par une fiction
est une chose assez curieuse. C’est une sorte d’enivrement, et
c’est-à-dire c’est à la fois une perte et une augmentation de notre
personnalité. C’est un état suggestif. En lisant un roman qui nous
passionne, nous ne sommes plus nous-mêmes et nous vivons dans les
personnages qui nous sont présentés et dans les lieux qui nous sont
peints par le _magus_, comme dit très bien Horace, c’est-à-dire par
l’hypnotiseur. Il y a perte de notre personnalité.

Mais aussi il y a augmentation de notre personnalité en ce sens que,
dans cette vie d’emprunt, nous nous sentons vivre plus puissamment, plus
amplement, plus magnifiquement qu’à l’ordinaire. Et ce moi d’emprunt,
vivant d’une vie plus riche que le moi proprement dit, c’est encore
nous-mêmes. Le moi proprement dit en est comme le support et est heureux
de le supporter et de s’en sentir agrandi. Ou il est comme le vase qui
le reçoit et qui est heureux de le recevoir, et comme un vase qui, en
recevant, s’agrandirait, s’élargirait, se dépasserait. Nous recevons en
nous l’âme de la princesse de Clèves et, tout en sentant fort bien que
c’est d’une autre âme que nous vivons pour une heure, nous sentons aussi
que notre âme à nous enveloppe l’âme étrangère qu’elle reçoit, et s’en
pénètre et s’en enrichit merveilleusement, ou du moins d’une façon qui
nous paraît merveilleuse.

Pour vous rendre compte de cette hypnose, portez votre attention sur le
moment du réveil. En posant le beau roman, nous nous réveillons au sens
propre du mot, nous nous frottons les yeux, nous nous étirons, nous nous
ébrouons; nous sentons très nettement que nous passons d’une vie dans
une autre et que nous nous diminuons, ou que nous tombons de haut. C’est
une âme qui s’était unie à la nôtre, à laquelle nous nous étions unis et
qui nous quitte.

Voilà ce que j’appelle _s’abandonner_, ce qui est nécessaire absolument
quand c’est à un écrivain de sentiment que l’on a affaire. Mais, il est
bien entendu qu’il n’est pas défendu de se reprendre et ressaisir, et il
y a même à se reprendre et à réfléchir des plaisirs nouveaux. Réfléchir
sur une œuvre d’imagination consiste surtout en ceci: se demander si les
personnages sont vraisemblables et naturels et goûter leur vérité, comme
en lisant l’on a goûté la beauté, l’intensité de leur vie morale. On me
dira: selon quel critérium pourrons-nous juger de la vérité d’un
personnage? Je répondrai: par ce que vous avez vu et observé autour de
vous. Sans doute, c’est là un très petit champ d’observation, et ce
qu’on en a tiré est par conséquent un critérium, pour ainsi parler, très
pauvre. Je ne connais pourtant pas d’autre moyen de juger de la vérité.

Il est probable que, par manque de termes de comparaison, nous nous
trompons très fréquemment et que l’auteur qui nous dit: «Ces personnages
que vous trouvez invraisemblables, je les ai connus» a raison. Cependant
les hommes ne sont pas si différents les uns des autres qu’on ne puisse,
avec un certain nombre d’observations personnelles, juger par
comparaison des personnages que les auteurs nous présentent. Ce qui,
dans la réalité, est à portée de nos regards est une moyenne de
l’humanité. Ce que les auteurs mettent sous nos yeux, ce sont êtres qui,
ou sont dans la moyenne de l’humanité, ou s’en écartent en étant
supérieurs ou inférieurs à elle, mais doivent lui ressembler et sont de
purs monstres d’imagination s’ils ne lui ressemblent pas. Vous avez donc
les éléments nécessaires et suffisants pour juger de la vérité des
peintures. Vous n’avez jamais vu _le père Grandet_; mais vous avez connu
tel avare, M. X..., et, en réfléchissant sur le _père Grandet_, vous
vous dites: «... et il est très vrai; _Le père Grandet_ c’est M. X...,
tel que serait celui-ci s’il était plus poussé, plus entraîné par la
fougue de la passion, placé du reste, dans des conditions un peu
différentes, dans une petite ville ou dans un village, etc.»

La lecture des romans suppose ainsi comme condition nécessaire du second
moment, je veux dire de la réflexion qui juge, une assez grande
connaissance des hommes, et je n’entends par là qu’une assez grande
habitude d’observer les hommes autour de soi. Les jeunes ouvrières qui
lisent les romans à très bon marché ne sont capables que de
l’enthousiasme du premier moment, que de ce que j’ai appelé
l’abandonnement; le second moment n’existe que pour ceux qui sont plus
âgés et qui sont doués d’une certaine faculté d’observation et de
mémoire; mais ceux-ci goûtent des plaisirs beaucoup plus vifs, étant
encore capables de s’abandonner, l’étant surtout de comparer le roman à
la vie et d’éprouver des sensations d’admiration très vive quand ils
estiment que le roman a copié la vie avec sûreté ou plutôt l’a déformée
de manière à accuser plus vigoureusement ses traits caractéristiques.

Une des plus fortes parmi ces sensations est celle-ci: voir dans le
roman ce qu’on avait vu dans la vie, mais le voir d’une façon plus nette
et plus accusée. La connaissance que nous avions d’un caractère est
juste sans doute, mais elle est générale; elle est d’ensemble et par
conséquent elle est flottante encore; ce qui nous ravit, c’est d’avoir
retrouvé dans le roman cette même connaissance sous un rayon plus vif
qui fait sortir les traits de détail, qui met en relief les
particularités significatives et qui nous fait dire: «Comme c’est vrai!
J’avais entrevu cela, je ne l’avais pas vu; j’en avais l’intuition, je
n’en avais pas pris possession.» Le roman, s’il est bon, nous aide à
capter la vie elle-même qui nous fuyait, qui échappait à demi à nos
prises nonchalantes.

La lecture est ainsi faite de ce que nous savons, de ce que nous
apprenons et de ce que nous n’apprenons que parce que nous le savions
déjà et de ce que nous savons mieux maintenant parce que nous venons de
le rapprendre. Nous allons ainsi de la réalité à la fiction, et la
fiction n’a de prix pour nous que si à nos yeux mêmes elle est pénétrée
de réalité, et la réalité nous est plus intéressante quand nous y
revenons après avoir traversé la fiction pénétrée d’elle.

Un autre critérium à juger la fiction et par conséquent à en jouir
davantage si elle est bonne, c’est de regarder en nous-mêmes. On
demandait à Massillon, très honnête homme: «Où prenez-vous donc la
matière de toutes les peintures de vice que vous faites?» Il répondit:
«en moi-même». Il est ainsi. Chacun de nous se suffirait presque pour
peindre tous les vices et aussi toutes les vertus, s’il savait peindre;
pour reconnaître, du moins, la vérité de toutes les peintures de toutes
les vertus et de tous les vices. Chacun de nous est un petit monde où le
monde entier se voit en raccourci et est véritablement comme en germe,
et le proverbe italien cité par Pascal est très exact: «Le monde entier
est fait comme notre famille» et même comme nous. Or, ces semences de
toutes les vertus et de tous les vices qui sont en nous, nous permettent
très bien de juger ce qu’il y a de réalité dans les fictions. Une
fiction, c’est toujours une partie de nous qui, aux mains de l’auteur,
est devenue un personnage, une autre partie de nous qui est devenue un
autre personnage, et ainsi de suite, et c’est encore le plus souvent par
retour sur nous-mêmes que nous jugeons.

La lecture exige donc de nous que nous soyons capables d’analyse
auto-psychologique, et il n’y a très bons lecteurs que ceux qui en sont
capables. J’ai entendu une femme de trente ans dire: «Je n’ai jamais pu
comprendre ce qu’on trouve d’intéressant dans _Madame Bovary_.» J’ai
pensé à lui répondre: «Ce qu’on trouve d’intéressant dans _Madame
Bovary_, c’est vous», car il n’y a pas de femme de trente ans, je ne dis
point qui ne soit Madame Bovary, mais qui ne contienne en elle une
Madame Bovary avec toutes ses aspirations et tous ses rêves et toute sa
conception de la vie; une Madame Bovary latente, qui n’éclora point,
comprimée et déroutée par toutes sortes d’autres éléments psychiques,
mais qui existe. Seulement la dame dont je parle, très en dehors, très
étourdie, n’était pas capable de se discerner elle-même et ne pouvait
démêler la Madame Bovary qui était en elle, comme, du reste, dans toutes
les autres femmes.

Les étonnements mêmes que nous causent quelquefois les fictions, et je
parle encore une fois de celles qui sont bonnes, nous amènent à des
découvertes. Nous sommes étonnés, choqués, nous nous disons: «mais ce
n’est pas vrai!» Un je ne sais quoi nous avertit que peut-être ce n’est
pas si faux que nous croyons; nous nous interrogeons et il arrive
souvent que nous nous disions: «du moins, ce n’est pas impossible».
C’est qu’un retrait inexploré de notre âme s’est à demi révélé à nous,
c’est qu’une partie du subconscient, par l’effet de cette aide
étrangère, est entrée dans notre conscient, c’est que nous nous voyons
plus profondément qu’auparavant.

C’est ainsi que la lecture, si elle exige l’habitude de l’examen de
conscience, par contre-coup aussi nous la donne. Du jour, où déjà, bon
lecteur, nous nous avisons de comparer les personnages d’une fiction,
non aux gens connus de nous, mais à nous-mêmes, nous prenons cette
habitude, et nous nous lisons comme un livre, du moins comme un
manuscrit difficile, avec attention et application, et quand nous
revenons aux livres, nous avons acquis une aptitude plus grande à les
comprendre et à les juger, ce qui, du reste, est la même chose.

Il est certains livres qu’on ne sait guère comment lire et pour lesquels
on sent que l’on n’a point de critérium. Ce sont les livres où sont
rapportés, décrits et dépeints, des caractères d’exception. Ce ne sont
point des livres faits pour le plaisir, chez l’auteur, de conter, chez
le lecteur, d’entendre bien conter; ce ne sont pas des livres
d’observation générale et par conséquent que nous puissions contrôler;
ce ne sont point des livres d’idéalisation et que par conséquent nous
puissions contrôler encore en ce sens qu’ils présentent comme réalisé ce
qui est en nous belle inspiration, beaux rêves et belles ambitions
morales. Ce sont des livres où nous sont présentés des êtres _dont
l’intérêt même_ est d’être en dehors de la moyenne, en dehors de la vie
connue et en dehors de la vie telle que, à l’ordinaire, nous voudrions
qu’elle fût. Telles sont, par exemple, souvent, les créations ou les
créatures des frères Goncourt, tel est le principal personnage du
_Horla_ de Maupassant, etc. Les auteurs qui ont ce goût nous diront
volontiers que ce sont les plus intéressants des livres, puisqu’ils
apprennent quelque chose; ceux que vous pouvez contrôler par vos
observations propres ne valent pas la peine d’être écrits, puisque vous
pourriez presque les faire et que par conséquent il vous est peu utile
de les lire; les nôtres sont des livres d’observation et les livres
d’observation par excellence, puisqu’ils sont d’observation inédite et
qu’ils étendent le domaine de l’observation.

Ils nous étonnent pourtant et nous désorientent, parce que nous ne nous
y sentons pas sur un terrain sûr et que nous ne pouvons plus les
contrôler même partiellement et que, pour ainsi dire, ils nous demandent
trop de confiance.

On voudrait le plus souvent que ces livres-ci fussent placés par les
auteurs en terre étrangère et donnés comme des relations de voyage. D’un
Japonais, rien n’étonne beaucoup, et l’on n’est point surpris que, par
rapport à nous, un Japonais soit très exceptionnel et que nous manquions
de critérium pour juger s’il est vrai ou faux.

On voudrait encore que l’auteur nous donnât sa parole d’honneur que le
fait est vrai et que les caractères sont vrais, auquel cas on lirait ces
livres comme des livres scientifiques rapportant des observations toutes
nouvelles et tout étranges et plus intéressants que tous les autres en
effet, car ce n’est point un cas classique de fièvre muqueuse qui
intéressera un médecin; mais la parole d’honneur du romancier n’est
point de ces choses qui nous puissent mettre en pleine assurance.

Le moyen le plus usité et le meilleur assurément qu’emploient les
romanciers qui savent leur métier est d’entourer le cas exceptionnel
d’un bon nombre de faits d’observation très courante au contraire et
bien connus. A ce compte nous leur faisons confiance, parce que nous
voyons qu’ils savent bien observer ce que nous observons nous-mêmes et
nous les respectons comme bons observateurs et nous supposons qu’ils
l’ont été aussi des cas exceptionnels qu’ils nous rapportent; et ce cas
exceptionnel bénéficie, en quelque sorte, de l’exactitude de tout ce qui
l’entoure.

Moi, tout compte fait, je ne saurais trop dire comment il faut lire ces
livres-ci. Ils échappent un peu aux moyens ordinaires de lecture. Le
plus souvent on les lit comme purs et simples ouvrages d’imagination, et
l’on ne sait gré à l’auteur que de sa faculté d’imaginer, contre quoi
précisément il proteste, disant: «Si c’était imaginé, ce ne serait pas
intéressant» et se fâchant comme un historien dont on dirait qu’il est
un romancier très curieux.

L’exceptionnel en littérature est plein de danger. La littérature
proprement dite est la peinture de notre âme à tous et de nos mœurs à
nous tous, avec une certaine exagération savante destinée à mettre en
relief les parties les plus importantes et les plus intéressantes de la
vérité elle-même. Et c’est cette exagération qui fait les caractères
d’exception, comme les Harpagon, les Tartuffe, les Chimène, les Pauline,
les Monime et les Mithridate; mais ces exceptions, n’étant qu’une
exagération habile et un agrandissement de la vérité elle-même, sont
reconnaissables et contrôlables encore. Un vers du bon Sanson, l’acteur,
est très amusant.

    C’est surtout dans l’excès qu’il faut de la mesure.

Il y a sans doute une certaine naïveté dans la forme; mais il a
parfaitement raison; je dirai de même, et avec autant d’ingénuité, que
c’est surtout dans l’exceptionnel qu’il faut un fond de vérité générale
qui nous persuade que, si anormal qu’il soit, il est vrai encore, et
qui, par là, lui rende en quelque sorte son autorité sur nous et par
suite son intérêt. Quant à l’exceptionnel tout pur, le plus souvent il
rebute par son caractère, apparemment hybride, par l’incertitude où l’on
est s’il est une vérité, auquel cas il n’y aurait rien de plus
intéressant, ou s’il est une fantaisie, auquel cas il n’intéresse que
sur l’auteur, doué d’un tour d’imagination si particulier.

Je dis souvent: «l’exceptionnel du roman ne me renseigne que sur
l’exceptionnel de l’auteur, ce qui du reste est déjà de quelque valeur».

Beaucoup de lecteurs pourtant s’intéressent à l’exceptionnel proprement
dit, lisant, disent-ils, pour se secouer, pour se dépayser, pour voir du
nouveau et du tout nouveau, et précisément ne tenant point à contrôler,
ce qui n’est que se ramener au déjà vu et au train, peu aimé, de tous
les jours. Je ne songe pas à leur en vouloir; mais il me semble que
peut-être il vaudrait mieux qu’ils s’adressassent à un autre art qu’à la
littérature. Ce qui nous fait sortir de la vie où nous sommes, ce n’est
ni la littérature, si romanesque ou si poétique qu’elle puisse être, ni
la peinture, ni la sculpture, c’est l’architecture et la musique, aux
deux pôles, pour ainsi dire, de l’art: l’architecture qui, tout compte
fait et quoi qu’on ait pu dire, ne copie rien et n’est que combinaison
de belles lignes tout abstraites et tirées de notre conception intime et
pure des belles lignes; la musique qui ne copie rien et qui ne peint que
des états d’âme et qui ne suggère que des états d’âme.

Encore l’architecture ramène la pensée à la vie civile, en ce sens qu’un
monument est fait pour recevoir une foule en vue de tel ou tel acte et
doit jusqu’à un certain point avoir le caractère qui convient à cet
acte, comme il a la forme qui s’y prête, et une école ne doit pas
présenter les mêmes combinaisons de lignes qu’une église;--et la musique
seule est tout à fait l’art qui permet qu’on échappe à la vie et qui
aide à en sortir; et c’est l’expression même de la rêverie.

Les amateurs d’exceptionnel en littérature et qui l’aiment, non point
parce qu’ils sont blasés sur le normal, mais par goût de s’évader de la
vie réelle, se trompent donc, je crois, en s’adressant à la littérature,
y entretiennent en se plaisant à lui un genre qui, en littérature, est
un genre faux, et feraient mieux, je crois, de s’adresser, selon leurs
tempéraments particuliers, à l’un ou à l’autre des deux autres arts que
j’ai dits.

Quoi qu’il en soit, il y a lectures très différentes selon les
différentes natures d’esprit, et par suite il y a, et elle est amusante,
décevante aussi ou peu sûre, et telle qu’il ne faut pas s’y fier
légèrement, mais assez instructive en somme, une étude des esprits et
même des âmes, une étude des hommes _par ce qu’ils se montrent comme
lecteurs_.

Celui, par exemple, qui ne peut lire que des narrations, le lecteur
d’Alexandre Dumas, n’est pas pour autant un homme d’action et
quelquefois même il est très paresseux, mais le plus souvent il n’est ni
un observateur des autres ni un observateur de soi-même et il n’a ni vie
intérieure ni vie extérieure intellectuelle.

Il est amateur de courses et volontiers spectateur de départs
d’aviation; il est, sauf quand il est atteint de paresse physique, très
grand voyageur, les voyages étant, sinon tout à fait, comme a dit
Emerson, «le paradis des sots», du moins le paradis de tous ceux à qui
le don d’observer ou de méditer est refusé, ni la méditation ni même
l’observation ne demandant plus de six kilomètres carrés pour se
satisfaire.

Il est très volontiers conteur et conteur de soi-même. Il est celui qui
dit le plus: «j’étais là, telle chose m’advint». Il conte beaucoup,
raisonne peu, ne réfléchit jamais et ignore le repentir. C’est un homme
aimable dont la société est aussi agréable qu’elle est inutile, s’il est
vrai, ce que l’on pourra contester, que ce qui est agréable puisse être
inutile.

Le lecteur qui n’aime que le roman réaliste est généralement un esprit
juste, droit, pondéré, qui a de bons yeux, un bon raisonnement, qui ne
se trompera guère, que l’on ne trompera pas souvent et qui se tirera
bien de l’affaire de la vie. Il a une tendance au pessimisme, ou plutôt,
car le grand pessimiste est toujours un idéaliste froissé, il a une
tendance à trouver tout médiocre, à bien compter là-dessus et à s’en
accommoder sans trop de peine. Des hommes il se console par en médire et
il est de ceux, signe d’âme triste et un peu mauvaise, pour qui la
médisance est une consolation.

L’amateur de livres réalistes n’est pas très bon. Il trouve souvent que
son auteur n’est pas assez noir, et il lui donnerait des conseils dans
le sens d’une plus grande sévérité et des avis très vigoureux sur la
bassesse humaine.

L’amateur de livres réalistes est d’une société un peu attristante. On
l’estime dans les salons personnage indésirable à moins qu’il n’ait de
l’esprit et de l’humour, en considération de quoi l’on pardonne en ces
lieux-là absolument tout.

Le lecteur de livres idéalistes où les personnages ont des vertus
extraordinaires et des délicatesses de sentiments inattendues est
généralement une lectrice: «J’ai pour moi les jeunes gens et les
femmes», disait Lamartine, et George Sand aurait pu le dire aussi sans
se tromper aucunement. Le lecteur de livres idéalistes n’est pas
nécessairement optimiste; mais il aime à croire à la noblesse de la
nature humaine au moins chez un certain nombre d’individus privilégiés
parmi lesquels il se place et non pas toujours à tort. Il a des
mouvements généreux: il a au moins des mouvements généreux qui, pour
n’être pas toujours suivis d’un plein effet, doivent pourtant lui être
comptés. Il se fait une âme très spéciale qui est composée de celle
d’abord qu’il a apportée avec lui et qui tendait naturellement à
l’idéal, de celle ensuite qu’il a tirée de ses livres favoris et qui
raffine encore et renchérit sur les instincts primitifs; il se fait ce
qu’on appelle une âme romanesque.

Le romanesque est un être très aimable qui nous donne bien des
satisfactions: celle d’abord de l’aimer; celle ensuite de l’admirer un
peu comme un noble exemplaire en somme de l’humanité; celle ensuite de
ne pas le craindre, encore qu’il ne fallût pas, à cet égard, avoir une
pleine confiance; celle enfin de lui donner ces fameux conseils de bon
sens, de prudence, de sagesse pratique, qu’à donner nous nous
épanouissons, nous nous élargissons, nous nous enorgueillissons et qui
comblent de plaisir, de pleine satisfaction, de joie intime et profonde,
du sentiment de la supériorité indulgente et bienfaisante, ceux de qui
ils partent.

Les lecteurs de poètes ne sont pas très différents des lecteurs de
romans idéalistes; il y a pourtant quelque distinction à faire. Le
lecteur des poètes n’est pas seulement un romanesque; c’est un artiste
ou un homme qui a des prétentions à être artiste. Il veut lire dans une
«langue artiste», dans cette langue, comme a dit Musset, que le monde
entend et ne parle pas et j’ajouterai que le monde n’entend même pas
beaucoup. Le lecteur de poètes est un initié ou croit l’être et se
flatte de l’être. Il y a entre les poètes et les lecteurs de poètes une
franc-maçonnerie qui n’existe pas entre les romanciers et les lecteurs
de romans.

Pour le poète, le lecteur des poètes est un homme qui a le chiffre. Et
le lecteur des poètes sait qu’il a le chiffre ou il croit l’avoir. Aussi
le lecteur de romans idéalistes n’est pas dédaigneux à l’ordinaire, mais
le lecteur des poètes l’est presque toujours. Il méprise ceux qui lisent
les journaux; il méprise un peu ceux qui lisent les livres pratiques et
les livres d’histoire. Il ne doute point qu’il n’ait une âme de qualité
supérieure, une âme nourrie du miel d’Hymette.

Il est rare qu’un lecteur de romans idéalistes écrive lui-même des
romans; il est rare, au contraire, que le lecteur de poètes ne fasse pas
des vers lui-même. Il est du Parnasse. Je ne l’en dissuaderai pas, du
reste. Dans les livres de philosophie, on va chercher des idées
générales, dans les romans réalistes des observations, dans les romans
idéalistes de beaux sentiments, dans les poètes _tout cela_ et de plus
des inventions de rythme, des trouvailles de mélodie, d’harmonie, toute
une technique, qui ici, a autant d’importance que le fond; et de cette
technique on ne jouit, à cette technique on ne se plaît, à cette
technique on ne se joue amoureusement, que si soi-même on s’en est mêlé,
que si on s’y est essayé, que si l’on en a mesuré les difficultés, que
si l’on y a atteint soi-même à quelques petits succès relatifs; comme il
n’y a que les musiciens qui comprennent la musique, et les autres, quand
ils croient y entendre quelque chose, sont des snobs, il n’y a que les
hommes qui ont été un peu versificateurs qui comprennent les poètes.

S’est-on assez moqué des vers latins qu’on nous faisait faire encore
dans notre enfance! Ils avaient été inventés pour qu’on eût du plaisir à
lire Virgile, pour qu’on ne le lût pas comme de l’Aulu-Gelle et par des
gens qui savaient qu’ils goûtaient Mozart parce qu’ils avaient joué du
violon, et Virgile parce qu’ils avaient fait des vers latins.

Le lecteur de poètes est donc presque toujours un versificateur, ou il
l’a été. Il se sent par là d’une classe un peu supérieure au reste de
l’humanité. C’est un raffiné, c’est un _select_, c’est un noble. Cette
vieille fille, noble, dans une nouvelle d’Edmond About, disait: «Ce qui
me plaît dans les artistes, c’est qu’ils ne sont pas des bourgeois». Le
lecteur des poètes sent qu’il n’est pas un bourgeois.

Il est du reste, souvent, très aimable à travers cette légère
affectation et, sauf une certaine irritabilité qui lui est venue, comme
par contagion, des poètes eux-mêmes, il est sociable, bon causeur avec
un langage choisi, et épouse généralement les causes nobles. «O poète!»
dit-on ordinairement aux idéalistes, ce qui fait très grand honneur aux
poètes; on peut dire aussi: «Il est distingué, surtout il veut l’être;
volontiers original, un peu dédaigneux; il a le goût des sentiments
nobles; c’est un lecteur de poètes».

Enfin le lecteur de livres où sont peints des êtres tout à fait
exceptionnels est en général un homme que la vie ne satisfait pas et qui
ne la trouve pas intéressante et qui veut s’en tenir le plus loin
possible. Il est un peu comme le _Fantasio_ de Musset disant: «Je
voudrais être ce monsieur qui passe; il doit avoir une foule d’idées qui
me sont complètement étrangères; son essence lui est particulière». Et
encore non, point tout à fait; le chercheur d’exceptions voudrait être
le monsieur qui ne passe pas, le monsieur qui n’est jamais passé devant
lui et qui n’y passera jamais.

Il ne peut pas être très sociable; ne lui parlez pas; vous êtes au
nombre des choses connues. Vous avez la vulgarité du réel. Il est
incontestable que c’en est une. Il n’y a de distingué, comme se
distinguant nécessairement de tout, que ce qui n’existe pas, et même que
ce qui ne peut pas exister; car pour être conçu comme pouvant exister,
il faut déjà ressembler à quelque chose.

Tout ce que je viens de dire est généralement vrai; mais, comme il
arrive, les choses sont quelquefois tout à l’inverse.

Par un certain besoin de réaction contre soi-même et pour ne pas tomber
du côté où l’on sent qu’on penche, c’est quelquefois le penseur très
abstrait et l’homme d’examen intérieur qui aime, souvent du moins, lire
des ouvrages de pure narration, et l’on a cité tel très digne héritier
de Montesquieu qui faisait ses délices de Ponson du Terrail.

C’est quelquefois et même assez souvent un homme à penchants romanesques
qui fait sa lecture ordinaire des romans réalistes, et ici l’on pourrait
citer Flaubert lui-même, qui, romanesque et romantique éperdument, se
corrigeait et rectifiait lui-même non seulement en lisant des romans
réalistes, mais en en faisant. Et enfin on s’aperçoit assez souvent,
surtout chez les femmes, qu’un très grand goût de lectures romanesques
n’est qu’une surface et qu’en leur fond on les trouvera très réalistes
et très pratiques; je dis _assez_ souvent.

Le caractère d’après les lectures, cela est donc vrai, mais, comme
beaucoup de vérités, d’une vérité relative; et c’est une observation
intéressante, mais qui, comme toutes les observations, demande contrôle.

Je mets à part un «type disparu», ou à peu près, mais qu’il faut
mentionner pourtant, puisqu’il n’a pas complètement cessé d’exister, je
veux parler du lecteur des livres anciens, du lecteur d’Homère, de
Virgile, d’Horace et de quelques autres. Ce lecteur est généralement un
professeur de littérature latine dans une faculté, mais ce n’est pas de
lui que je veux parler; je ne parle pas ici des lecteurs professionnels.
Je songe au lecteur d’Homère ou d’Horace qui les lit par goût, par
élection, par vocation, et qui se plaît à eux, seulement parce que ce
sont eux et que c’est lui.

C’est un homme assez singulier, tout à fait charmant du reste, presque
toujours, mais assez singulier en vérité. D’abord, c’est un homme sur
qui ses premières études ont eu une très grande influence, _qui ne s’est
pas ennuyé au collège_, que ses professeurs n’ont pas dégoûté des
auteurs classiques par la manière dont ils les enseignaient; et voilà
déjà un homme un peu exceptionnel.

Il y a des chances, je crois, pour qu’on en trouve, non pas beaucoup
plus, mais un peu plus, dans les générations de demain et
d’après-demain, parce que les professeurs actuels de l’enseignement
secondaire n’enseignent plus du tout les auteurs classiques; ils ne
s’occupent que de sociologie et de littérature contemporaine--C’en est
donc fait de l’humanisme!--En une certaine mesure au contraire, parce
que c’était la façon dont, généralement, les auteurs classiques nous
étaient montrés, qui nous les faisait prendre en horreur; parce que
Virgile et Horace ne pouvaient rester dans nos souvenirs qu’accompagnés
de l’idée d’ennui; et parce que, laissés de côté par les professeurs d’à
présent, ils se présenteront aux écoliers dans toute leur beauté propre,
avec leur charme inaltéré et, si j’ose ainsi parler, sans encrassement.
Savoir lire en latin et lire Virgile sans intervention de professeur,
c’est la condition la meilleure pour se plaire à Virgile, et c’est la
condition où se trouvent généralement nos écoliers d’aujourd’hui. Une
renaissance de l’humanisme est peut-être là.

Quoi qu’il en soit, le lecteur d’Horace est un homme sur qui ses
premières études, grâce à telle circonstance ou à telle autre, grâce à
l’abstention de ses professeurs à l’égard de la littérature antique, ou
grâce, au contraire, à un professeur exceptionnel qui savait faire
goûter les auteurs anciens, ont eu une influence très forte et très
prolongée.

Secondement, un peu à cause de ce qui précède, mais pour d’autres
raisons qu’il faudrait chercher dans sa psychologie individuelle, c’est
un homme que la littérature de son temps, quand il est sorti du collège,
a peu intéressé. Il était homme, par conséquent, à se tourner du côté
des arts, peinture, musique, mais sans doute il n’avait point ces goûts
ou ces aptitudes, et il est peu à peu revenu à ce qui l’avait, sinon
charmé, du moins intéressé vers la quinzième année, et il s’est aperçu,
son intelligence et sa sensibilité s’étant accrues, que ces auteurs sont
d’excellents et d’exquis aliments de l’âme et de l’esprit.

Cet homme--il a maintenant entre quarante ou cinquante ans--est presque
absolument étranger et indifférent aux temps où il vit. Il ressemble à
Montaigne et, tout compte fait, c’est précisément un Montaigne à deux ou
trois ou à dix degrés au-dessous du prototype.

Je dis indifférent au temps où il vit et non pas hostile; car, s’il y
était hostile, il s’en occuperait continuellement pour s’indigner contre
lui et pour le maudire; je dis indifférent, étranger et qui ne le
connaît pas et ne se soucie aucunement de le connaître.

Ce n’est pas que le lecteur des anciens se soit fait, précisément, une
âme grecque ou une âme romaine; il s’est fait une âme de tous les temps,
excepté du temps où il est. En effet, ce par quoi les anciens ont
survécu, c’est ce qu’ils avaient d’éternel, de très général exprimé dans
une forme définitive. Or, cela est de tous les temps, excepté de chacun.
Je veux dire qu’à chaque époque l’homme de raison, d’imagination, de
sensibilité et de goût y trouve son plaisir, à la condition qu’il ne
soit pas dominé par le tour d’imagination, de sensibilité, de goût et de
raisonnement qui est particulier à son temps même.

Au XVIe siècle, un humaniste est un homme que le problème religieux, ou
plus exactement ce qu’il y a de problèmes dans le sentiment religieux et
dans la croyance, ne torture pas; au XVIIe siècle, «le partisan des
anciens» est un homme que la gloire de Louis le Grand, encore qu’elle le
touche, n’éblouit point et n’hypnotise pas; au XVIIIe siècle, l’homme de
goût (très rare) est celui qui n’est pas très persuadé que l’univers
vient pour la première fois d’ouvrir les yeux à la raison éternelle et
que le monde date d’hier, d’aujourd’hui ou plutôt de demain; au XIXe
siècle, le classique, vraiment digne de ce nom, est celui qui n’est pas
comme subjugué par les Hugo et les Lamartine et qui s’aperçoit, de tout
ce qu’il y a, Dieu merci, de classique dans Hugo, Lamartine et Musset,
et qui garde assez de liberté d’esprit pour lire Homère pour Homère
lui-même et non pas en tant qu’homme qui annonce Hugo et qui semble
quelquefois être son disciple.

Le lecteur des anciens est donc étranger à son temps sans y être
hostile, si étranger à son temps qu’il ne lui est pas même hostile et
est en quelque façon de tous les âges. Il est l’homme sur qui aucune
mode n’a d’influence et qui ne s’aperçoit pas qu’il y a des modes.

C’est un homme très heureux si c’est un bonheur, comme je le crois, de
ne pas vieillir. Il ne s’aperçoit pas des changements qui se sont
produits depuis sa jeunesse dans le goût public. Il goûte ce que
quelques-uns parmi les jeunes et parmi les vieux goûtaient déjà dans sa
jeunesse et ce que quelques-uns parmi ses contemporains et aussi parmi
les jeunes goûtent encore. Il a toujours été avec quelques-uns, il n’a
jamais été seul et n’est pas plus seul à soixante ans qu’il n’était à
vingt. Il ne se doute pas que la littérature est la chose la plus
instable du monde. Il n’est pas très vivant, comme on dit, mais il est
comme s’il avait choisi une fois pour toutes entre le vivant et
l’éternel, et c’est l’éternel qu’il a choisi. Il est assez probable
qu’il a la meilleure part et il est certain qu’elle ne lui sera point
ôtée.




CHAPITRE IV

LES PIÈCES DE THÉÂTRE


Les poètes dramatiques sont-ils faits pour être lus? Autant que pour
être entendus, je le crois. S’il est très vrai, comme on disait
autrefois, qu’une bonne comédie ne se peut juger qu’aux chandelles, il
n’est pas moins véritable qu’il y a comme un jugement d’appel à porter
sur elle et qui ne se peut porter qu’à la lecture. C’est de l’éclat,
c’est du mouvement aussi, de la pièce de théâtre qu’on juge à la
représentation; mais à la lecture, c’est de sa solidité. C’est par la
lecture d’une pièce qu’on échappe aux prestiges de la représentation;
c’est en lisant que l’on n’est plus dupe du jeu des acteurs, de
l’énergie de leur déclamation et de la sorte d’empire et de possession
qu’ils exercent sur nous. Surtout, c’est en lisant qu’on peut relire, et
ce n’est qu’en relisant qu’on peut bien juger, non seulement du style,
mais de la composition, de la disposition des parties et du fond même,
j’entends de l’impression totale que l’auteur a voulu produire sur nous
et de la question s’il l’a produite en effet ou non, ou seulement à
demi.

C’est à la lecture que l’on ne peut plus prendre la fausse monnaie pour
la bonne, et des sonorités plus ou moins savantes pour une idée ou un
sentiment. «Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de
longues suites de vers pompeux qui semblent fort élevés et remplis de
grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la
bouche ouverte, croit que cela lui plaît et, à mesure qu’il y comprend
moins, l’admire davantage; il n’a pas le temps de respirer; il a à peine
celui de se récrier et d’applaudir. J’ai cru autrefois, et dans ma
première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour
les acteurs, pour le parterre et l’amphithéâtre; que leurs auteurs
s’entendaient eux-mêmes et qu’avec toute l’attention que je donnais à
leur récit, j’avais tort de n’y rien entendre; je me suis détrompé.»
Soyez sûr que La Bruyère s’est détrompé surtout en lisant.

Beaucoup de pièces réussissent pleinement au théâtre; l’impression est
l’écueil. Volontiers je distribuerais les pièces de théâtre en quatre
classes: celles qui sont meilleures à la lecture qu’à la représentation,
celles qui sont aussi bonnes au cabinet qu’au théâtre, celles qui sont
moins bonnes imprimées qu’entendues, et celles qui ne valent pas même la
peine qu’on les imprime.

Et les premières sont celles qui sont supérieures au talent des acteurs
et que, par conséquent, les acteurs déparent et dégradent: tous les
grands chefs-d’œuvre classiques sont dans cette classe.

Et les secondes sont d’une bonne moyenne ou un peu au-dessus de la
moyenne, et c’est un éloge à faire d’une pièce que de dire qu’elle peut
être lue.

Et les troisièmes sont celles, si nombreuses, qui sont au-dessous du
talent des acteurs et que les acteurs relèvent.

Et les quatrièmes sont celles que les acteurs font, dont les véritables
auteurs sont les comédiens; et elles sont les plus nombreuses de toutes.

Tout auteur qui écrit une pièce en vue d’une étoile, en vue de tel ou
tel acteur ou de telle ou telle actrice, n’écrit point pour le lecteur,
se résigne à n’être pas lu et condamne en vérité sa pièce comme œuvre
d’art.

Tant y a qu’il existe des pièces qui sont très bien faites pour être
lues et même relues; ce sont les plus profondes et les plus subtiles, et
les noms de Racine et de Marivaux, plus encore que ceux de Corneille et
de Molière, viennent à l’esprit, comme aussi ceux de Sophocle et de
Térence.

Il faut donc lire les bons ouvrages dramatiques; mais ici encore il y a
une manière particulière de lire et tout à fait particulière. Pour
pouvoir lire une pièce, il faut avoir été assez souvent au théâtre; car
il faut, en lisant une pièce, _la voir_, la voir des yeux de
l’imagination telle qu’on la verrait sur un théâtre. Cela est
indispensable. Comme le véritable auteur dramatique écrit sa pièce en la
voyant jouer, en voyant d’avance les acteurs qui entrent et qui sortent,
qui se groupent et qui ont, en s’adressant les uns aux autres, telle ou
telle attitude, et ne peut faire bien qu’à ce prix; tout de même le
lecteur doit voir, comme si elle était représentée, la pièce qu’il lit
et pour ainsi dire presque littéralement entendre les couplets et les
répliques.

Pourvu que l’on ait été quelquefois au théâtre, on s’habitue vite à lire
ainsi, et, si l’on s’y habitue, on arrive, assez vite aussi, à ne
pouvoir plus lire autrement. Rien, du reste, n’est plus agréable, et ce
spectacle dans un fauteuil n’a d’autre inconvénient que d’affaiblir un
peu en nous le désir de voir jouer des pièces dans un théâtre
surchauffé, trop odorant et incommode. On arrive par cette méthode, et
c’est un petit excès, à voir, à travers le couplet d’un acteur, surtout
la figure de celui qui ne parle pas et à qui le couplet est adressé, et
c’est surtout Suréna qu’on suit des yeux pendant que Pompée a la parole,
et la figure d’Orgon que l’on compose et que l’on contemple en la
composant quand Dorine le raille ou quand Cléante le chapitre.

Cet excès n’a rien de très dangereux, puisqu’on peut, et c’est le grand
avantage du spectacle dans un fauteuil, puisqu’on peut relire.

Cette méthode est tout à fait indispensable pour ce qui est du théâtre
antique. Sans pousser cette sollicitude jusque une sorte de manie, il ne
faut jamais oublier, en effet, que le théâtre antique est sculptural,
que les personnages y forment des groupes harmonieux faits pour
satisfaire les yeux amoureux de la beauté des lignes autant que l’esprit
amoureux de la beauté des pensées; que les Grecs ne cessent jamais
d’être artistes et qu’il faut nous faire artistes nous-mêmes pour goûter
leur théâtre, sinon autant qu’ils le goûtaient, du moins de la manière,
d’une des manières, et importante, dont ils le goûtaient. Ne doutez
point que l’introduction du _troisième personnage_ sur la scène à partir
de Sophocle, ne leur ait été, en partie, du moins, inspirée par un souci
de groupement artistique et que la règle inverse: _ne quarta loqui
persona laboret_ (il ne faut pas qu’un quatrième personnage se mêle au
dialogue) ne leur ait été inspirée par la même considération.

Remarquez que, dans la comédie, qui n’a pas ou qui n’est pas tenue
d’avoir les mêmes préoccupations artistiques, le même idéal sculptural,
il est assez rare qu’un groupe de trois personnages occupant le théâtre
en même temps soit présent à nos yeux.

Il faut donc, en lisant Sophocle et Euripide, celui-là surtout,
restituer et tenir sous notre vue le groupement des personnages aménagés
pour produire une émotion esthétique. Relisez surtout à ce point de vue
_Antigone_, _Œdipe roi_ et _Œdipe à Colone_.

Quelquefois même le théâtre français a quelque chose de cela, non point
ou presque jamais dans Racine, mais dans Corneille. Auguste, Maxime et
Cinna forment un groupe, le roi, Don Diègue et Chimène forment un
groupe, le vieil Horace intervenant (II, 7) entre Horace, Curiace,
Sabine et Camille pour dire: «Qu’est ceci, mes enfants, écoutez tous vos
flammes» forme un groupe et d’une très grande beauté. On pourrait
multiplier ces exemples.

--C’est considérer la tragédie comme un opéra!

--La tragédie grecque est un opéra. La tragédie française n’en est pas
un; mais parce qu’elle ne laisse pas d’être inspirée de la tragédie
grecque, et surtout parce qu’elle a en elle l’esprit même de la
tragédie, il lui arrive, du moins par le souci des groupements à la fois
savants et naturels, aussi par les morceaux lyriques qu’elle admet,
d’avoir avec l’opéra des analogies qui ne sont pas douteuses et qui sont
très loin d’être une dégradation ou de marquer une déchéance.

En tout cas, lorsqu’on lit une tragédie ou une comédie, il faut
s’habituer à la voir. Il faut faire grande attention aux entrées et aux
sorties des acteurs, à leurs mouvements, indiqués quelquefois par le
texte, à l’attitude que ce qu’ils disent suppose qu’ils doivent avoir,
aux jeux de physionomie que leurs paroles permettent d’imaginer.

Brunetière faisait remarquer que le début de _Phèdre_ est très
précisément un tableau, toutes les paroles de Phèdre étant des
descriptions de sa personne, de ses attitudes et de ses gestes.
L’auteur, en effet, en pleine possession non seulement de son génie,
mais de son expérience théâtrale, aurait voulu forcer l’actrice, même de
trois siècles après lui, à jouer comme il l’entendait et non pas à son
gré à elle, qu’il n’aurait pas écrit autrement; il semble avoir dicté la
mimique mot à mot et c’est-à-dire geste par geste:

    N’allons pas plus avant, demeurons, chère Œnone.

Phèdre n’a fait que quelques pas sur le théâtre et s’arrête, fatiguée,
presque épuisée; l’arrêt doit être brusque, une des mains de la reine
cramponnée au bras de sa nourrice:

    Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne;

Toute une attitude lassée, déprimée; une sorte d’écroulement du corps.

    Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi

Évidemment une main s’élève pour protéger les yeux que la lumière du
soleil blesse et meurtrit.

    Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi

D’une démarche chancelante, elle cherche un siège que, nécessairement,
d’une main, la nourrice approche d’elle, tandis que de l’autre elle
continue de la soutenir. Tout est réglé dans le plus petit détail par le
texte même.

Phèdre s’assied, avec un «hélas!» qui n’est que le «Ah!» d’accablement
que nous poussons en nous asseyant ou en nous couchant après une grande
fatigue.

    Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!
    Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
    A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux!

La main glisse sur le peplum, esquisse le geste de le rejeter, pendant
que les épaules frémissent; puis remonte vers le front et esquisse le
geste de repousser les cheveux sur les épaules; puis, fatiguée de
l’effort, retombe et traîne pendant que Phèdre dit d’une voix qui
languit:

    Tout m’afflige et me suit et conspire à me nuire.

Plus loin, après qu’Œnone, prosternée devant Phèdre et «embrassant ses
genoux», l’a longtemps suppliée de lui révéler son fatal secret, Phèdre:

    Tu le veux, lève-toi.

Ce mot indique tout un jeu de scène, coupe nettement le dialogue, sépare
tout ce qui suit de tout ce qui précède, prépare l’attention du
spectateur pour la révélation qui enfin va se produire, dessine aux yeux
Phèdre encore assise et Œnone debout, attentive et anxieuse. Mais
pourquoi faut-il qu’Œnone se lève? Pour que Phèdre se lève elle-même
quelques instants après; car, pour la liberté des gestes dans le grand
récit que Phèdre doit faire tout à l’heure, à partir de: «Mon mal vient
de plus loin...», il convient qu’elle soit debout. Or, elle n’aurait
aucune raison de se lever, si Œnone était assise et elle en a une grande
raison si Œnone est debout, parce qu’à une personne qui est debout on
parle de plus près, plus directement, plus intimement, si l’on est
debout soi-même.

Phèdre se lèvera donc tout à l’heure, et c’est pour qu’elle se lève avec
vraisemblance que Racine fait lever Œnone, ce qu’il est naturel, du
reste, que Phèdre lui commande, puisqu’Œnone, vieille femme, est à
genoux, inclinée et dans une position incommode et fatigante.

Mais, à quel moment Phèdre elle-même se lèvera-t-elle? Ce n’est pas
indiqué par le texte. Nous pouvons _la voir se lever_, soit quand elle
dit: «Tu vas ouïr le comble des horreurs»; soit quand elle dit: «C’est
toi qui l’as nommé», soit quand elle dit: «Mon mal vient de plus loin».

Dans le premier cas, au moment où la confidence commence, il est naturel
qu’instinctivement elle veuille se rapprocher de la personne à qui elle
la fait et que, puisque cette personne est debout, elle se lève
elle-même.

Dans le second cas, même raison avec cette particularité qu’Œnone ayant
nommé Hippolyte, ce nom réveille dans l’esprit de Phèdre l’idée de la
nécessité de parler à Œnone confidentiellement et de très près.

Dans le troisième cas, la confidence est faite par ce mot même: «C’est
toi qui l’as nommé»; il reste à la donner dans tout son détail. Ce
détail même étant honteux, il est naturel que Phèdre, qui en prévoit
toutes les hontes, se rapproche de sa confidente et pour cela se lève.

Pour moi, je vois Phèdre se lever à: «Tu vas ouïr», mais il vous est
loisible de placer ce mouvement à l’un ou à l’autre des trois endroits
que j’ai indiqués. A tout autre, je ne serais pas de votre avis.

Ce que j’en dis, du reste, n’est que pour insister sur l’avantage de
cette méthode qui consiste à se représenter les mouvements et les
attitudes des acteurs et reconstituer l’action. On ne doit pas lire un
drame autrement, et il me semble qu’en vérité on ne le peut pas.

J’ai vu représenter le commencement d’_Athalie_ de la façon suivante:
Abner apparaît à gauche, Joad apparaît à droite, reconnaît de loin
Abner, lui fait un geste qui veut dire: «Ah! c’est vous! Je suis heureux
de vous voir ici». Abner lui _répond_: «Oui, je viens dans son temple
adorer l’Éternel.»

C’est assez théâtral; sans doute; car, à montrer les deux personnages
comme continuant une conversation commencée, on est forcé de les faire
apparaître sortant de la coulisse ensemble, côte à côte, pour ainsi dire
presque bras dessus bras dessous et cela est un peu bourgeois. Donc il
faut faire comme je l’ai marqué plus haut.

Peut-être; mais il me semble que jamais la lecture ne donnerait l’idée
de cette façon de présenter les choses. «Oui», est une réponse à une
parole et non pas à un geste. Pour qu’Abner dise «oui», il faut que Joad
ait parlé. Joad, traversant le théâtre pour venir au-devant d’Abner,
doit parler, doit avoir parlé pour qu’on lui réponde «oui», et, ne
provoquant ce «oui» que par un geste, est un peu étrange et il semble
avoir une extinction de voix; ou semble être étourdi par la surprise et
il n’y a vraiment pas lieu.

Non, c’est bien une conversation commencée qui continue, et c’est ainsi
que l’a voulu Racine; et donc il faut présenter Joad et Abner plus
bourgeoisement, entrant par le fond, de front, et conversant déjà
ensemble. Voyez ainsi.

De même, quand Oreste et Pilade entrent en scène, Oreste disant: «Oui,
puisque je retrouve un ami si fidèle». Point de jeu de scène. Ils
entrent et il n’y a rien autre.

Au contraire, quand Agamemnon réveille Arcas et lui dit: «Oui, c’est
Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille», il y a jeu de scène évident et
il n’y a point conversation commencée qui continue. Arcas dort,
Agamemnon entre, lui touche le bras. Arcas se réveille et manifeste son
étonnement de voir Agamemnon à son chevet, ce qu’il est tout naturel
qu’il fasse sans parler encore; et il va parler, mais Agamemnon, très
impatient, fiévreux, comme la suite de la scène le montre, lui dit:
«Oui, c’est moi; j’ai à te parler». Il le lui dit plus solennellement:
mais c’est le ton de la tragédie qui le veut ainsi. Ici, je crois qu’il
y a jeu de scène. Voyez de la sorte.

En tout cas, _voyez_; habituez-vous à voir. Une des choses qui
distinguent une pièce bien faite d’une pièce mal faite, une pièce
vivante d’une pièce sans vie, c’est que la première, on la voit, et que
la seconde, on ne la voit pas. De même que le bon dramatiste a écrit sa
pièce en la voyant, de même le bon lecteur lit la pièce en la dressant
devant ses yeux.

De quelque art, du reste, qu’il s’agisse, le secret du dilettante, c’est
d’attraper l’état d’esprit où l’artiste a été lui-même en composant son
œuvre et de savoir plus ou moins pleinement le garder et s’y maintenir.
«Je ne trouve pas cette femme si belle, disait un Athénien devant une
statue de Phidias.--C’est que tu ne la vois pas avec mes yeux, lui dit
un autre.--Es-tu donc l’auteur?--Plût à Dieu! mais j’ai quelquefois
comme une illusion que je le suis.»

C’est une grande jouissance encore en lisant les auteurs dramatiques et
qu’on éprouve plus en lisant les auteurs dramatiques que tous les
autres, que d’observer les différences de style entre les divers
personnages. Les auteurs dramatiques--un peu aussi les romanciers, mais
moins--ont cela de particulier qu’ils ont plusieurs styles et qu’il faut
qu’ils en aient plusieurs, faisant parler les personnages les plus
différents et devant avoir autant de styles qu’ils ont de personnages.
On reprochait à un auteur dramatique de ne pas avoir de style. Il
répondit spirituellement: «Ne savez-vous pas qu’un auteur dramatique ne
doit pas avoir de style?» Comme presque toutes les réponses
spirituelles, celle-ci n’est juste que prise d’un certain biais. La
vérité est qu’un auteur dramatique doit avoir un style, plus cent autres
qui ne sont pas le sien. Il doit avoir un style à lui et qui se
reconnaîtra toujours quand il fait parler le personnage qui le
représente, ou toutes les fois, dans quelque rôle que ce soit, qu’il
fait dire à quelqu’un ce qu’il dirait en effet lui-même. C’est ici
qu’est son style à lui. Il doit avoir cent autres styles différents et
dont il n’est pas responsable, ou plutôt pour lesquels il n’est
responsable que de leur vérité relative et circonstancielle, à l’usage
des différents personnages qu’il fait parler, bourgeois, homme du
peuple, paysan, valet, marquis, hypocrite de religion, etc.

Il y a plus: le langage change, non seulement selon les conditions, mais
selon les caractères, ou plutôt le langage change selon les conditions
et le style change selon les caractères. L’avare ne parle pas comme le
prodigue, le timide comme le fanfaron, le Don Juan comme le craintif
auprès des femmes, etc.; non seulement ils ne disent pas les mêmes
choses, mais ils n’ont pas le même tour de style. Un auteur disait: «Mon
Guillaume le Taciturne m’embarrasse; car de quel style le faire parler?
Il ne suffit pas de lui donner un style laconique; il faudrait qu’il ne
dît rien; ce n’est pas un personnage de théâtre.» Il est plus difficile
de trouver le style d’un caractère que d’inventer le caractère lui-même.

Bellac, du _Monde où l’on s’ennuie_, n’était pas difficile à inventer,
puisqu’il est toujours dans la réalité et qu’il suffisait de _s’en
aviser_; ce qui était malaisé, c’était de lui trouver son style, et
c’est à quoi Pailleron a admirablement réussi.

Léon Tolstoï fait remarquer, et c’est pour lui un critérium, que
Shakespeare est un bien mauvais poète dramatique, puisqu’il n’a qu’un
style, oratoire, poétique, lyrique, pour tous ses personnages, d’où
conclusion que Shakespeare n’est pas, à proprement parler, un poète
dramatique. Le critérium, quoique insuffisant s’il est unique, est très
juste: le poète dramatique se révèle vrai créateur d’hommes par
plusieurs choses, _en particulier_ par ceci qu’il a autant de styles
qu’il a de personnages.

La critique à l’égard de Shakespeare est assez injuste; car précisément
Shakespeare fait parler de la façon la plus différente du monde Falstaff
et Othello, Iago et Hamlet, les Joyeuses commères et Béatrix, la
nourrice de Juliette et Juliette elle-même.

Et enfin, il reste quelque chose de la critique, parce que, à la vérité,
Shakespeare a été trop grand poète et particulièrement trop grand poète
lyrique pour ne pas, un peu, faire parler ses principaux personnages
d’une manière qui ne les distingue pas suffisamment les uns des autres.

Vous observerez que nos tragiques du XVIe siècle font parler leurs
personnages tous de la même façon et qu’il en résulte une monotonie
cruelle; que Corneille est excellent pour donner à Félix, à Stratonice,
à Polyeucte et à Sévère des styles qu’on ne peut pas confondre; que
Racine, quoiqu’il y faille de meilleurs yeux, par des nuances, au moins
très sensibles, sait fort bien distinguer le langage de Néron de celui
de Narcisse, et aussi de celui d’Agrippine.

Mais le maître en ce genre, maître incomparable, du moins à considérer
tous les auteurs français, et pour les autres je sens mon incompétence,
c’est Molière, qui trace un caractère par le style même du personnage
dès les premières répliques qu’il prononce, qui met des nuances de style
sensibles entre des personnages à peu près semblables, et par exemple
entre Philaminte, Armande et Bélise, peut-être et je le crois, entre
Mademoiselle Cathos et Mademoiselle Madelon; qui indique par des styles
différents les différents âges, même, d’un même personnage; car on sait
parfaitement que Don Juan n’a pas le même âge au cinquième acte qu’au
premier, malgré l’apparente observation de la règle des vingt-quatre
heures, et qu’il change de caractère du commencement à la fin de la
pièce; or, observez le style, et vous verrez que de ces différences dans
le caractère et de ces différences d’âge, le style même vous avertit.

Il est à remarquer même que l’auteur dramatique varie naturellement son
style selon les nuances de caractère d’un même personnage. On sait assez
qu’Orgon,--et c’est une des grandes beautés de l’ouvrage--a deux
caractères, selon, pour ainsi dire, qu’il est tourné du côté de Tartuffe
ou tourné du côté de sa famille, autoritaire dans sa maison, docile au
dernier degré devant «le pauvre homme». Or, cela est marqué par des
différences de style qui sont extrêmes.

Quand Orgon parle à sa fille c’est de ce style tranchant et acerbe:

    Ah! voilà justement de nos religieuses,
    Lorsqu’un père combat leurs flammes amoureuses.
    Debout! Plus votre cœur répugne à l’accepter
    Plus ce sera pour vous matière à mériter;
    Mortifiez vos sens avec ce mariage,
    Et ne me rompez pas la tête davantage.

Et, quand c’est l’élève de Tartuffe qui parle, même non plus devant lui,
mais répétant une leçon qu’autrefois il a apprise de lui, voyez le style
sinueux, tortueux, serpentin, voyez la démarche de Tartuffe dans le
style d’Orgon:

    Ce fut pour un motif de cas de conscience:
    J’allais droit à mon traître en faire confidence
    Et son raisonnement me vint persuader
    De lui donner plutôt la cassette à garder,
    Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
    J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
    Par où ma conscience eût pleine sûreté
    A faire des serments contre la vérité.

De même Elmire, qui a un style si court, si direct et si franc dans la
scène trois du troisième acte, parce qu’elle n’est nullement une
coquette, quoi que d’aucuns en aient cru, change de style, non seulement
en ce sens qu’elle parle un tout autre langage, comme le lui fait
remarquer Tartuffe («Madame, vous parliez tantôt d’un autre style»);
mais aussi dans le sens grammatical du mot, quand elle a pris un
caractère d’emprunt; et le style alambiqué, torturé de la coquette, ou
bien plutôt de la femme qui ne l’est point et qui s’efforce péniblement
de l’être, lui vient aux lèvres et marque tout justement ce changement
momentané de caractère et avertirait et mettrait en défiance le
convoiteux, s’il n’était étourdi par sa convoitise.

    Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
    A refuser l’hymen qu’_on_ venait d’annoncer,
    Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
    Que l’intérêt qu’en vous _on_ s’avise de prendre,
    Et l’ennui qu’_on_ aurait que ce nœud qu’_on_ résout,
    Vînt au moins partager un cœur que l’_on_ veut tout.

Un auteur dramatique ne doit se servir de son style à lui et ne s’en
sert, en effet, s’il a tout son art, que quand il parle en son nom et je
veux dire quand il fait parler le personnage qui le représente ou le
personnage qui lui est particulièrement sympathique. Il y a un style de
Corneille, un style de Racine, un style de Molière.

Le style de Corneille est celui des Don Diègue des Rodrigue et des
Horaces.

Le style de Racine est le style de ses héroïnes, et l’on voit très bien
que le style des hommes, chez lui, si savant qu’il soit, est plus tendu,
plus voulu, j’hésite à dire plus artificiel, et semble lui avoir coûté
plus de peine.

Le style de Molière est celui de ses raisonneurs et de ses railleurs:
c’est celui de Cléante et d’Henriette, un peu (et non pas tout à fait)
celui de Chrysale. C’est là qu’il faut le chercher, et précisément,
c’est en le cherchant là qu’on saisira les différences entre le style
personnel et le style qu’il invente et qu’il crée à l’usage des
personnages étrangers à lui et pour les peindre.

Ces études sont très intéressantes; elles ne se peuvent faire un peu
sérieusement qu’à la lecture; cela même prouve qu’il faut lire les
pièces de théâtre; les pièces de théâtre se relevant au-dessus ou
s’abaissant au-dessous de la représentation à la lecture que l’on en
fait. Je ne dis pas pour cela que la lecture soit le vrai tribunal, ce
qu’on pourrait toujours me contester et ce que rien ne me permet
d’affirmer; je dis seulement qu’il y en a deux et que la lecture en est
un où il est agréable de siéger et autant ou moins que dans l’autre.

Un des plaisirs encore de la lecture des poètes dramatiques est de
distinguer ce qui, comme pensée, est d’eux et ce qui est de leurs
personnages. Cette recherche est d’autant plus engageante, d’autant plus
passionnante que l’on sent bien qu’elle n’aboutira jamais complètement,
qu’elle n’aboutira jamais qu’à peu près. Jamais l’auteur n’est
responsable totalement de l’un quelconque de ses personnages. Jamais ce
n’est absolument lui-même qu’il peint dans un de ses héros; jamais ce
n’est absolument lui qui parle par la bouche de l’un d’eux. Il ne faut
pas dire que Chrysale soit Molière, ni même que Gorgibus soit Molière,
ni que le Cléante de _Tartuffe_ soit Molière (et ici j’ai peur que, si
on le croyait, on ne se trompât plus qu’ailleurs), ni même que le
Clitandre des _Femmes Savantes_ soit Molière encore, quoique ici
j’estime qu’on serait plus près de la vérité. Cependant, nous avons
quelque moyen d’approximation pour ainsi dire. Le personnage, par
exemple, qui raille le personnage ridicule représente approximativement
l’auteur, et il n’y a pas à douter beaucoup que ce que dit la Dorine de
_Tartuffe_ ne soit ce que Molière pense lui-même; le personnage, dans
les pièces à thèse, qui «raisonne», qui fait une dissertation, qui
exprime des idées générales et à qui, cela est important, _l’adversaire
n’a rien à répondre_, peut être considéré comme exprimant, à très peu
près, la pensée de l’auteur. Thouvenin dans _Denise_ est bien évidemment
Dumas fils lui-même. Remarquez bien ce procédé de Molière:

    Monsieur mon cher beau-frère avez-vous tout dit?--Oui.
    --Je suis votre valet.

Et Orgon s’en va. Cela veut dire: «Cléante a raison, non seulement parce
qu’il raisonne bien; mais parce qu’Orgon ne trouve pas un mot à lui
répliquer; et donc Orgon n’obéit qu’à sa passion et Cléante obéit à son
jugement». Molière use assez souvent de ce procédé qui est un
avertissement au spectateur et au lecteur. Arnolphe:

    Prêchez, ratiocinez jusqu’à la Pentecôte,
    Vous serez ébahi, quand vous serez au bout.
    Que vous ne m’auriez rien persuadé du tout.
    --Je ne vous dis plus mot.

De même et d’une façon prolongée, dans la _Critique de l’École des
Femmes_: «Tu ferais mieux de te taire... Je ne veux pas seulement
t’écouter... La, la, la, lare, la, la, la», etc. Toutes les fois que
l’auteur montre le personnage B réduit à _quia_ c’est qu’il déclare et
qu’il proclame que celui qui a parlé par la bouche de A est l’auteur
lui-même.

C’est pour cela que, de son temps, on a accusé Molière de donner raison
à l’athéisme de Don Juan. Et pourquoi donc? mais parce qu’il a montré
comme représentant de la cause de Dieu un imbécile et particulièrement
parce que, tout en raisonnant, Sganarelle tombe par terre et que Don
Juan lui dit: «Voilà ton raisonnement qui se casse le nez». Et
certainement les apparences ici sont contre Molière.

De même on l’a accusé de louer, d’autoriser et de recommander «la plus
infâme complaisance chez les maris», parce que c’est _le personnage
raisonnable_ de _l’École des Femmes_ qui, à un certain moment, vante à
Arnolphe les délices de l’état de mari trompé. On n’a pas compris ou
point voulu comprendre, qu’au premier acte Chrysale est en effet,
l’homme raisonnable, et qui ne parle que raison, et qu’au quatrième, il
est un bourgeois raillard qui, pour taquiner Arnolphe et le mettre en
ébullition, soutient devant lui le paradoxe le plus propre à
l’exaspérer. Et sans doute, il y a là, de la part de Molière, une légère
faute au point de vue de la thèse à plaider puisqu’il la compromet; mais
l’erreur est plus grande encore de la part de ceux qui n’ont pas entendu
qu’un homme de raison peut devenir à un moment donné un homme d’esprit
et qui s’amuse. En résumé, sauf légères exceptions circonstancielles, on
démêlera dans l’ouvrage d’un auteur dramatique ce qu’il pense lui-même
en voyant à qui, dans la discussion, il donne «le raisonnement faible»,
comme disaient les sophistes; à qui surtout il donne le raisonnement à
quoi l’on ne répond rien, encore qu’à tout raisonnement on puisse
répondre. Ceci même est la marque: puisqu’à tout raisonnement on en peut
opposer un autre, que l’auteur, qui assurément pouvait faire répliquer
Paul, lui fasse garder le silence, c’est le signe qu’il veut que ce soit
Pierre qui soit hautement désigné par lui comme ayant raison.

Et, enfin, on distingue la pensée personnelle de l’auteur dramatique
surtout à l’_accent_ avec lequel un personnage parle. C’est ce qui
trompe le moins. Personne ne doute, à la façon dont Suréna parle, que
Corneille ne soit avec Suréna, et que Suréna ne jette au public la
pensée même de Corneille. Personne ne doute que les Don Diègue et le
vieil Horace ne soient le cœur même de Corneille.

Il y a des cas plus complexes. L’accent est aussi fort, en vérité, chez
Polyeucte, chez Pauline et chez Sévère. C’est qu’il arrive, et c’est
cela que précisément il faut comprendre, qu’il y a pour un auteur et
qu’il y a réellement, plusieurs vérités, vérité d’enthousiasme, vérité
d’amour, vérité de raison, et que, par ainsi, plusieurs personnages
peuvent discuter, disputer et se torturer dans le sein même de la
vérité. La raison de Corneille est avec Sévère, son cœur avec Pauline,
sa foi avec Polyeucte; les meilleures parties de lui sont partout
répandues dans cette pièce et, par parenthèse, c’est une des raisons
pourquoi cette pièce est si admirable.

Mais, retenons ceci: c’est l’accent qui est révélateur de ce qu’un
auteur dramatique met de lui-même dans un ouvrage dramatique. Encore que
ce soit l’essentielle qualité du dramatiste de se transformer en les
personnages les plus différents et de vivre en eux; encore que le
dramatiste ne soit rien s’il n’est pas objectif, cependant le subjectif
reste et c’est à l’accent que le subjectif se reconnaît.

Quand un personnage touche au lyrisme, doutez peu que ce ne soit
l’auteur qui parle. Le lyrisme n’est pas tout entier littérature
personnelle, mais il y a toujours quelque littérature personnelle dans
le lyrisme.

On voit qu’une des plus vives _jouissances de réflexion_ dans la lecture
des poètes dramatiques est de reconnaître ce qu’ils mettent eux-mêmes
dans leurs œuvres. On voit aussi que cette recherche est difficile et
qu’il n’y manque pas de chances de se tromper; ce n’est qu’une raison de
plus pour la faire, quand il s’agit de plaisir, et, dans le petit livre
que j’écris, il n’est question que de cela; le risque de se tromper
aiguise le désir de voir juste et relève le plaisir d’avoir probablement
raison, et il y a un plaisir, je ne dirai pas plus grand, mais plus
piquant, à être à peu près certain qu’on a raison, qu’à en être
pleinement sûr.




CHAPITRE V

LES POÈTES


Les poètes proprement dits, et par là j’entends les poètes épiques, les
poètes élégiaques et les poètes lyriques, doivent être lus d’une façon
un peu différente, comme du reste ces poètes en prose qui sont les
grands orateurs, et ces autres poètes en prose qui, par le nombre de
leur phrase, sont des musiciens. Ils doivent être lus d’abord tout bas
et ensuite tout haut. D’abord tout bas, pour que l’on comprenne leur
pensée; car la plupart d’entre nous, par l’effet de l’habitude, ne
comprennent guère qu’à moitié ce qu’ils lisent tout haut; ensuite à
haute voix, pour que l’oreille se rende compte du nombre et de
l’harmonie, sans que, cette fois, l’esprit laisse échapper le sens,
puisqu’il s’en sera préalablement rempli.

La lecture à haute voix ou plutôt à demi-voix, car il ne s’agit pas de
déclamer, mais simplement d’appeler l’oreille à son secours pour se
rendre compte, devra être dirigée de la façon suivante. Elle repose
avant tout sur la ponctuation; il faut tenir compte, ce que l’on fait si
peu en lisant tout bas, des points, des virgules et des points et
virgules; et ce précepte est aussi essentiel qu’il est élémentaire et
aussi rarement suivi qu’il est essentiel. La ponctuation n’est pas moins
importante pour le nombre que pour le sens et c’est pourquoi une faute
de ponctuation met les auteurs et particulièrement les poètes au
désespoir. Rappelons l’exemple classique à cet égard. Musset avait écrit
dans _Carmosine_:

    Depuis le jour où le voyant vainqueur,
    D’être amoureuse, amour, tu m’as forcée,
    Fût-ce un instant, je n’ai pas eu le cœur
    De lui montrer ma craintive pensée,
    Dont je me sens à tel point oppressée,
    Mourant ainsi, que la mort me fait peur.

Le typographe avait imprimé, bien naturellement:

    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    De lui montrer ma craintive pensée,
    Dont je me sens à tel point oppressée.
    Mourant ainsi, que la mort me fait peur!

Musset, il le dit dans sa correspondance, fut malade de chagrin. Il y
avait de quoi. Au point de vue de la correction, on lui avait fait faire
une faute; «dont je me sens à tel point oppressée» étant laissé sans
complément et restant en l’air. Mais au point de vue du nombre, la
faute, qu’on lui faisait commettre était encore plus grave; car ces vers
forment une strophe de six vers couplés, menés deux à deux, avec, ce qui
est très conforme aux lois générales du rythme, un repos assez fort
après le premier distique, un repos un peu moins fort, mais un repos
encore, après le second distique:

    Depuis le jour où le voyant vainqueur,
    D’être amoureuse, amour, tu m’as forcée,  ||
    Fût-ce un instant, je n’ai pas eu le cœur
    De lui montrer ma craintive pensée,  |
    Dont je me sens à tel point oppressée,
    Mourant ainsi, que la mort me fait peur.

Tandis qu’en ponctuant comme le typographe avait fait, même avec une
syntaxe correcte, comme je vais faire, nous aurons un distique, puis
trois vers d’une seule tenue de voix, puis un vers isolé; deux, trois,
un; et tout rythme est détruit.

    Depuis le jour où le voyant vainqueur
    D’être amoureuse, amour, tu m’as forcée,  |
    Fût-ce un instant, je n’ai pas eu le cœur
    De lui montrer ma craintive pensée,
    Dont je me sens lourdement oppressée.  |
    Mourant ainsi, que la mort me fait peur!

Oui, tout rythme est détruit et l’on se trouve en présence d’une de ces
dissonances, ou plutôt d’une de ces arythmies que les poètes sans doute
se permettent et même cherchent parfois, mais pour produire un effet
particulier, à quoi ici on ne voit pas qu’il y ait lieu.

Il faut donc lire sur une édition bien ponctuée et il faut faire une
attention scrupuleuse à la ponctuation.

Ensuite, il faut faire attention au nombre et à l’harmonie, qui ne sont
pas absolument la même chose. J’appelle nombre une phrase d’une certaine
longueur qui est bien faite, dont les différentes parties sont en juste
équilibre et satisfont l’oreille comme un corps aux membres
proportionnés et bien attachés satisfait les yeux: une phrase nombreuse,
c’est une femme qui marche bien.

J’appelle harmonieuse une phrase qui, _de plus_, par les sonorités ou
les assourdissements des mots, par la langueur ou la vigueur des
rythmes, par toutes sortes d’artifices, naturels, du reste, dans la
disposition des mots et des membres de phrases, représente un sentiment,
peint la pensée par les sons, et la mêle ainsi plus profondément à notre
sensibilité.

Ce qui suit n’est qu’une phrase nombreuse; du reste, elle l’est à
souhait, et sans affectation ni raffinement, par où elle est un vrai
modèle: «Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses
humaines, | la félicité sans bornes aussi bien que les misères, | une
longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de
l’Univers, | tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et
la grandeur accumulée sur une seule tête, | qui ensuite est exposée à
tous les outrages de la fortune; | la bonne cause d’abord suivie de bon
succès | et, depuis, des retours soudains, des changements inouïs, | la
rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse, | nul frein
à la licence; les lois abolies; la majesté violée par des attentats
jusqu’alors inconnus, | l’usurpation et la tyrannie sous le nom de
liberté, | une reine fugitive qui ne trouve aucune retraite dans trois
royaumes | et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu
d’exil, | neuf voyages sur mer entrepris par une princesse malgré les
tempêtes, | l’océan étonné de se voir traversé tant de fois en des
appareils si divers et pour des causes si différentes, | un trône
indignement renversé et miraculeusement rétabli.»

Cette période est composée de membres de phrase d’une longueur inégale,
mais non pas très inégale, de membres de phrase qui vont d’une longueur
de vingt syllabes environ à une longueur de trente syllabes environ et
c’est-à-dire qui sont réglées par le rythme de l’haleine sans
s’astreindre à en remplir toujours toute la tenue, et qui ainsi se
soutiennent bien les uns les autres et satisfont le besoin qu’a
l’oreille de continuité à la fois et de variété, de rythme et de rythme
qui ne soit pas monotone.

De même (je préviens tout de suite qu’ici les membres de phrases sont
plus courts): «Celui qui règne dans les Cieux et de qui relèvent tous
les empires, | à qui seul appartient la gloire, la majesté et
l’indépendance, | est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux
rois | et de leur donner quand il lui plaît de grandes et terribles
leçons. | Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, | soit
qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à
lui-même et ne leur laisse que leur propre faiblesse, | il leur apprend
leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. | Car en leur
donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même
pour le bien du monde, | et il leur fait voir en la retirant que toute
leur majesté est empruntée | et que pour être assis sur le trône | ils
n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême.»

Nous avons ici des membres de phrase presque toujours de dix-sept,
dix-huit, dix-neuf ou vingt syllabes, donc presque égaux, plus égaux que
dans le précédent exemple, et, puisque en même temps ils sont plus
courts, obéissant à un rythme plus marqué; la phrase est essentiellement
nombreuse.

Une phrase harmonieuse sera celle qui peindra quelque chose par les
sons: paysage, musique de la nature, faits, sentiment, pensée. Dans le
premier exemple que nous avons donné, il y avait déjà quelque trace, non
plus seulement de nombre, mais d’harmonie. On peut le prendre au point
de vue de l’harmonie de la façon suivante, en la scandant _quelquefois_,
non plus seulement en ayant égard à la reprise de l’haleine, mais à
l’accent rythmique que doit mettre l’orateur sur certains mots et qui
les isole, eux avec les quelques mots qui les précèdent, du reste du
membre de phrase; et alors nous avons ceci.

D’abord, pour peindre un règne heureux, des membres de phrases assez
longs, se faisant bien équilibre les uns aux autres jusqu’à: «et
depuis...».--Ensuite, pour peindre l’anarchie, un rythme _relativement_
brisé et heurté: Des retours soudains, des changements inouïs, | la
rébellion retenue et à la fin tout à fait maîtresse, | nul frein à la
licence, | les lois abolies.»--Enfin, pour peindre la bonace revenue, la
période tombant et se reposant sur un rythme très net, très précis,
presque de versification (un vers de 9, un vers de 10) et majestueux:
«Un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli.»

Mais ici l’harmonie expressive ne fait que se mêler _un peu et de temps
en temps_ au nombre. Voici où elle règne en maîtresse et fait la période
toute sienne.

«Comme un aigle qu’on voit toujours, soit qu’il vole au milieu des airs,
soit qu’il se pose sur le haut de quelque rocher, porter de tous côtés
ses regards perçants, | et tomber si sûrement sur sa proie qu’on ne peut
éviter ses ongles non plus que ses yeux; | aussi vifs étaient les
regards, aussi vite et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et
inévitables, | étaient les mains du prince du Condé.»

Au point de vue de la tenue de l’haleine, il faut scander, je crois,
comme j’ai fait; mais au point de vue de l’harmonie expressive il faut
accentuer les mots _airs_, _rocher_, _perçants_, _proie_, _yeux_,
_regards_, _attaque_ et _inévitables_, et alors nous voyons que les
choses sont peintes par les mots, et c’est-à-dire, ici, par le rythme
général, par les sonorités et par les silences.

Comme rythme général, deux grandes demi-périodes, l’une largement
ouverte et comme à pleines ailes, montrant l’aigle évoluant dans le
ciel, puis fondant sur sa proie; l’autre plus courte, plus pressée et
plus pressante, donnant cette sensation que non seulement aussi vite et
aussi foudroyant, mais plus vite et plus foudroyant encore était le vol
du prince de Condé.

Comme sonorités, le mot _rocher_, sec et dur, où l’on voit l’aigle comme
cramponné; le mot _perçant_ rappelé par le mot _yeux_ qui dessine si
fortement, surtout pour les contemporains de Condé, le trait essentiel
de la figure du prince; le mot _attaque_, brusque et éclatant; le mot
_inévitables_ qui donne l’impression d’un grand filet où le général
enveloppe l’ennemi.

Comme silences enfin, la pose de la voix après la première demi-période
et après le mot _inévitables_.

Tout cela est une peinture musicale, tout cela est l’harmonie
expressive. Et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ici, comme il doit être,
le nombre et l’harmonie concourent, l’harmonie ne contrarie pas le
nombre et au contraire s’associe avec lui intimement et la voix
s’arrête, selon le nombre, sur le mot _inévitables_, comme, selon
l’harmonie, le mot _inévitables_ doit être vigoureusement accentué.

Voyez encore cette phrase de Chateaubriand: «Les matelots se passionnent
pour leur navire; ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en
le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille; après avoir juré
cent fois qu’ils ne s’exposeront plus à la mer, il leur est impossible
de s’en passer; comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d’une
maîtresse orageuse et infidèle.»

Le magnifique effet rythmique de la fin est dû au contraste entre les
lignes sans rythme du commencement et le rythme imprécis et flottant,
mais singulièrement séducteur, de la fin: «comme un jeune homme, | ne se
peut arracher des bras, | d’une maîtresse orageuse | et infidèle».

Voyez ceci, de Renan: «Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents
barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord
d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages.
On y connaît à peine le soleil; les fleurs sont les mousses marines, les
algues et les coquillages colorés qu’on trouve au fond des baies
solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur et la joie même y est
un peu triste; mais des fontaines d’eau froide y sortent des rochers et
les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des
fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel.»

Je laisse de côté l’effet de peinture qui est étonnant; mais j’appelle
l’attention sur l’effet rythmique; il est dans l’opposition, légère du
reste, et qu’il serait inepte de marquer comme un contraste, mais dans
l’opposition cependant, des sons étouffés, sourds, des tons tristes
«mousses marines... au fond des baies solitaires..., nuages sans
couleur» et des sons plus clairs, plus chantants, sans avoir rien
d’éclatant, de triomphant ni de sonore, «yeux de jeune fille..., vertes
fontaines..., se mire le ciel». Il est aussi dans les membres de phrase
courts en même temps qu’ils sont sourds, des membres de phrase déprimés
du commencement, auxquels s’oppose le membre de phrase final, non pas
allègre, mais libre, mais libéré, s’espaçant discrètement, mais
s’espaçant et prenant du champ et qui semble comme l’expression du
soulagement et de la reprise de la vie dans un sourire: «les yeux des
jeunes filles y sont (verts et bleus à la fois) comme ces vertes
fontaines où sur un fond d’herbes ondulées se mire le ciel.»

Ainsi, en lisant à haute voix, vous vous pénétrez des rythmes qui
complètent le sens chez les écrivains qui savent écrire musicalement; du
rythme qui est le sens lui-même en sa profondeur; du rythme qui, en
quelque façon, a précédé la pensée (car il y a trois phases: la pensée
en son ensemble, en sa généralité: «Je suis né en Bretagne»--le rythme
qui chante dans l’esprit de l’auteur, qui est son émotion elle-même et
dans lequel il sent qu’il faut que sa pensée soit coulée--le détail de
la pensée qui se coule en effet dans le rythme, s’y adapte, le respecte,
ne le froisse pas et le remplit); du rythme enfin qui, parce qu’il est
le mouvement même de l’âme de l’auteur, est ce qui, plus que tout le
reste, vous met comme directement et sans intermédiaire en communication
avec son âme.

Ouvrez La Fontaine n’importe où; aussi bien c’est ce que je viens de
faire; et lisez à demi-voix:

    Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
    Et de tous les côtés au soleil exposé...

sons lourds, sourds, durs, rudes, compacts, sans air; car il n’y a pas
d’_e_ muets; sensation d’accablement.

    Six forts chevaux tiraient un coche,

vers aussi lourd, aussi rude, plus rude même, mais plus court, qui par
conséquent serait plus léger s’il n’était pesant par la rudesse des sons
et qui, à cause de cela, semble tronqué, semble n’avoir pas pu aller
jusqu’à fin de lui-même.

    Femmes, moine, vieillards, tout était descendu,

Celui-ci plus léger, du moins moins accablé; c’est que ceux-ci marchent
ou se promènent, ou s’ébrouent et, par comparaison avec le coche, sont
presque allègres. Mais l’attelage...

    L’attelage suait, soufflait, était rendu,

retour des sonorités sourdes, du vers compact et serré.

    Une mouche survient et des chevaux s’approche

Vers léger, rapide, presque dansant; c’est une étourdie qui entre en
scène.

    Prétend les animer par son bourdonnement,

Vif, courant, d’une seule venue, mais sourd: c’est le travail, inutile,
mais c’est le travail ardent, concentré, très sérieux pour elle, de la
mouche, qui est commencé.

    Pique l’un, pique l’autre et pense à tout moment
        Qu’elle fait aller la machine,

Léger cette fois et presque allègre. C’est la joie impertinente de la
mouche, du commissaire du comité dans un cortège, qui est exprimée.

    S’assied sur le timon, sur le nez du cocher,

Le commissaire se repose un moment en s’appuyant à un bec de gaz; il
souffle, il s’essuie le visage; il va recommencer; le vers est à la fois
stable et inquiet; il exprime un mouvement qui reprend au moment presque
où il s’arrête.

        Aussitôt que le char chemine
        Et qu’elle voit les gens marcher,

Reprise du mouvement, du mouvement général; changement de rythme.

    Elle s’en attribue uniquement la gloire,

Vers ample, étoffé, qui se termine sur une sonorité éclatante, sur une
fanfare.

    Va, vient, fait l’empressée; il semble que ce soit
    Un sergent de bataille, allant en chaque endroit,
    Faire avancer les gens et hâter la victoire.

Vers vastes, développés et enveloppants, circulaires, par où l’on voit
la mouche parcourant toute la périphérie du champ d’activité, toute à
tous, se multipliant et réalisant une ubiquité inutile et orgueilleuse.

Ainsi de suite. Faites ces observations ou des observations analogues,
ou contraires; mais faites-en pour tirer tout le parti possible des
écrivains qui savent écrire en musique. Faites-en même sur ceux qui ne
le savent point. Pourquoi? Pour constater qu’ils ne le savent point et
par là mieux apprécier ceux qui le savent.

Vous observerez peut-être que Delille, qui est extrêmement estimable
comme versificateur, ne peut pas se lire à haute voix. D’où vient? De ce
qu’il peint et souvent très bien, mais ne chante pas. Il n’est pas
musical; il ne peint jamais par les sons. Corneille, admirablement
oratoire, est musical très rarement. Ses vers lyriques eux-mêmes ont le
mouvement et merveilleux («Source délicieuse en misères fécondes...»)
mais n’ont pas l’harmonie expressive. Il lui arrive cependant, comme à
tout grand poète, d’atteindre à cette partie de l’art et il dira:

    Et la terre et le fleuve et leur flotte et le port
    Sont des champs de carnage où triomphe la mort.

et il dira aussi:

    Lui, sans aucun effroi, comme maître paisible,
    Jetait dans les sillons cette semence horrible,
    D’où s’élève aussitôt un escadron armé,
    Par qui de tous côtés il se trouve enfermé,
    Tous n’en veulent qu’à lui, mais son âme plus fière,
    Ne daigne contre eux tous s’armer que de poussière.
    A peine il la répand qu’une commune erreur,
    D’eux tous, l’un contre l’autre, anime la fureur;
    Ils s’entr’immolent tous au commun adversaire,
    Tous pensent le percer quand ils percent leur frère,
    Leur sang partout regorge, et Jason, au milieu,
    Reçoit ce sacrifice en posture d’un dieu.

Et de même dans Racine, mélodieux plutôt qu’harmonieux, flattant
l’oreille par le nombre savamment observé et ingénieusement inventé,
plutôt que peignant par les sons, cependant on trouve, sans bien
chercher, des vers sonores dont les sonorités ont un sens, donnant une
impression de grandeur, de triomphe ou d’immense désolation:

    Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
    Digne sujet des vœux des filles de Minos,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Et la Crète fumant du sang du Minotaure,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Dans l’Orient désert quel devint mon ennui!

Et si vous me dites qu’à faire ainsi, l’on finit par dénaturer le poète,
l’on finit par ne plus chercher en lui que le musicien et par ne plus le
trouver poète quand il ne fait plus de la musique; je vous répondrai
que, quand on commence à sentir cela, on doit faire taire l’orchestre
comme on éteint une lampe; qu’on doit cesser de lire tout haut et
recommencer à lire tout bas et que, de même que pour saisir l’idée et
s’en pénétrer on doit d’abord lire tout bas, de même, après avoir assez
longtemps lu tout haut, on doit revenir à la lecture intime pour
retrouver devant soi l’homme qui pense.

Le poète, comme aussi le grand prosateur, ne livre pas du même coup tous
ses genres de beautés et ne peut pas donner à la fois tous les plaisirs
qu’il est capable de donner. Il en faut user avec lui comme avec un
peintre, dont tantôt on étudie la composition, tantôt le dessin, tantôt
la couleur, tantôt les figures et physionomies humaines, tantôt les eaux
et tantôt le ciel. L’impression d’ensemble se fera plus tard de tous ces
éléments d’impression fondus ensemble.

Un grand plaisir, difficile pour la plupart et pour moi du moins, avec
les prosateurs, très facile avec les poètes, est, non plus de lire, mais
de réciter de mémoire les morceaux qui se sont fixés dans notre esprit
et que nous chérissons de dilection particulière. Il est rare que je me
promène sans me réciter à moi-même quelqu’une des pièces suivantes:
«_Marquise si mon visage..._»; _les deux Pigeons_; «_O mon souverain
roi, me voici donc tremblante..._», «_Si vous voulez que j’aime
encore..._»; _la Jeune Captive_; _le Lac_; _la Tristesse d’Olympio_; _le
Souvenir_; plus souvent _la Vigne et la Maison_; _la Voie lactée_ de
Sully-Prudhomme, _l’Agonie_, du même. Dans cette récitation solitaire,
il arrive de petites choses assez notables. On scande autrement. Je ne
sais pas trop pourquoi, à vrai dire, mais peut-être parce que le papier
et l’impression d’un volume du XVIIe siècle suggèrent de couper
l’alexandrin à l’hémistiche, je ne lis jamais la prière d’Esther sans
scander ainsi:

          O mon souverain roi,
    Me voici donc tremblante, | et seule devant toi.

Et quand je me récite à moi-même ces vers, je ne manque jamais de
scander:

    Me voici donc | tremblante et seule | devant toi,

la seule manière de scander, du reste, qui ait le sens commun.

Quand je lis, malgré la virgule qui devrait me crever les yeux, je
scande ou au moins j’ai tendance à scander:

    Toujours punir, toujours | trembler dans vos projets

Et quand je me récite à moi-même, je ne manque pas de scander:

    Toujours punir, | toujours trembler dans vos projets.

Et je ne vais pas sans doute en lisant jusqu’à scander comme j’ai
entendu un acteur de la Comédie Française le faire:

    Passer des jours entiers, | et des nuits à cheval,

mais j’ai bien quelque tendance à en user ainsi. Et, quand je me récite
à moi-même, je scande:

    Passer | des jours entiers et des nuits | à cheval,

Quand on se récite des vers, on les possède plus intimement en quelque
sorte; on les couve en soi; il vous semble qu’on les fasse et on les
fait selon le rythme vrai qu’ils doivent avoir, que la pensée qu’ils
expriment doit leur donner.

Cette manière d’incubation a donc, non seulement ses plaisirs, mais ses
avantages.

Il arrive aussi, et cela est moins heureux, que l’on altère le texte. Je
me suis longtemps cité à moi-même le vers de Voltaire ainsi: «Il est
deux morts, je le vois bien...» Le texte est: «On meurt deux fois, je le
vois bien»; qui, au moins comme euphonie est très préférable. Je me suis
longtemps cité le vers de _Ruy-Blas_ ainsi:

    Je donne des conseils aux ouvriers du nonce.

Le texte est: «Je donne des avis», qui est le mot propre.

De même dans le _Jean Sévère_ de Victor-Hugo:

    Un discours de cette espèce,
    Sortant de mon hiatus,
    Prouve que la langue épaisse,
    Ne rend pas l’esprit obtus.

Le texte est: «Ne fait pas l’esprit obtus», qui est le mot nécessaire.
Je dois confesser à ma honte que, toutes les fois que j’ai constaté une
altération de texte faite par moi, j’ai dû reconnaître que le texte de
l’auteur était beaucoup meilleur que le mien; mais ceci même est une
comparaison très instructive et très utile pour l’étudiant en
littérature.

Pour un seul texte--je ne le dis qu’en rougissant et en permettant du
reste qu’on se moque de moi--je ne puis pas me décider à croire que je
n’ai pas raison contre l’auteur. Je me suis toujours récité à moi-même
la fin du _Semeur_ de la façon suivante:

    L’ombre où se mêle une lueur,
    Semble élargir jusqu’aux étoiles
    Le geste auguste du semeur,

C’est le _sublustri noctis in umbra_, que j’avais dans l’esprit, qui me
faisait altérer ainsi le vers de Victor Hugo. Le texte est: «L’ombre où
se mêle une rumeur». Je ne puis pas le préférer. Il n’y a pas de rumeur
à ce «moment crépusculaire», et il est indifférent pour l’effet à
produire qu’il y en ait une ou qu’il n’y en ait pas, et c’est à ce
«reste de jour» mêlé à l’ombre que l’auteur et le lecteur doivent
penser, pour bien _voir_ le geste du semeur élargi jusqu’au ciel. Je
penche à croire que Victor Hugo a mis «rumeur» par horreur de la rime
pauvre.

Quoi qu’il en soit, ces corrections de soi-même et même ces corrections
de l’auteur, quelque irrespectueuses et quelque aventureuses qu’elles
soient, aiguisent le goût, tout au moins vous renseignent, ce qui n’est
pas sans profit, sur celui que vous avez.

Il est un autre exercice, tout voisin de celui-ci, qui consiste à aviser
dans un poète médiocre, intéressant pourtant, une pièce qui ne vous
déplaît pas, mais qui ne satisfait pas entièrement votre goût, que l’on
approuverait tournée d’autre façon, comme dit Boileau, et de la refaire
en promenade ou dans une insomnie, par exemple en la resserrant (ne
jamais faire l’inverse) en mettant en stances de vers octosyllabiques
des stances de vers alexandrins. C’est amusant; et l’on compare après et
c’est amusant encore. Mais nous sortons un peu de l’art de lire
proprement dit.




CHAPITRE VI

LES ÉCRIVAINS OBSCURS


Il y a une catégorie d’auteurs qu’au point de vue de l’art de lire il
faut considérer très attentivement: ce sont, comme on les a appelés,
«les auteurs difficiles», c’est-à-dire ceux qu’on ne comprend pas du
premier regard, ni même du second, les Lycophron, les Maurice Scève, les
Mallarmé. Ces auteurs jouissent toujours d’une très grande réputation.
Ils ont un ban et un arrière-ban d’admirateurs. Le ban est composé de
ceux qui prétendent les entendre, l’arrière-ban de ceux qui n’osent pas
dire qu’ils ne les comprennent pas et qui, sans les lire, déclarent
qu’ils sont exquis. Ceux du premier ban sont tout à fait fanatiques,
leur admiration étant faite de l’admiration qu’ils ont pour leur
intelligence et du mépris qu’ils font de l’inintelligence d’autrui. Ce
sont des initiés; ils ont toute la morgue et toute l’intransigeance des
initiés aux mystères.

Remarquez qu’ils n’ont pas absolument tort. Ils partent de ce principe
que tout texte qui est compris du premier coup par n’importe qui n’est
pas de la littérature. Et ce principe n’est point tout à fait faux. Peut
être compris du premier coup par n’importe qui un trait de sentiment qui
parfois du reste est fort beau.

    Je t’aimais inconstant; qu’aurais-je fait fidèle?

est une fort belle chose et peut être entendu par le premier venu, et
qu’il soit entendu du premier venu n’est point du tout une raison pour
le trouver vulgaire et le forclore de la littérature.

Mais il est très vrai aussi que tout texte _où il y a de la pensée_ ne
peut être qu’un lieu commun s’il est compris de prime abord. Vous n’avez
pas compris du premier coup _la Mise en liberté_ de Victor Hugo et je ne
songe qu’à vous en féliciter.

Il y a donc quelque chose de juste dans le principe des amateurs
d’auteurs difficiles. Mais ils l’exagèrent, premièrement en excluant
ainsi de la littérature toute sensibilité, ou tout au moins toute
sensibilité générale et en n’admettant que des sentiments rares très
difficiles à pénétrer, c’est-à-dire à ressentir; secondement, même quand
il s’agit de pensée, en voulant que rien de la pensée ne soit compris du
premier coup. La pensée doit se présenter, et c’est sa façon d’attirer à
elle, de manière à être entendue, du premier abord, en son ensemble, de
manière à être apparemment et même partiellement accessible; il faut
ensuite qu’à la reprendre on s’aperçoive qu’on ne l’avait pas
entièrement entendue et qu’elle est digne d’être creusée, et qu’on la
creuse en effet, et qu’on la trouve toujours plus riche; et s’il se
peut, il faut enfin qu’elle soit pour ainsi dire inépuisable.

Et la pensée, qu’on aura, pour ainsi parler, vidée du premier coup,
n’est assurément qu’un lieu commun; mais il est très important qu’une
pensée originale soit d’abord accessible et comme hospitalière, ensuite
se révèle comme digne d’un examen prolongé et l’exigeant.

Mais, c’est ce que les amateurs d’auteurs difficiles n’admettent point.
Ils veulent que la pensée se garde tout d’abord du lecteur profane par
l’obscurité, pour attirer par elle les raffinés, les divinateurs, ceux
qui sont intelligents d’une façon exquise. Ils veulent que la pensée
fasse le vide autour d’elle pour avoir le plaisir, eux, de franchir la
zone déserte, d’entrer dans le sanctuaire, d’y séjourner et surtout d’en
sortir en déclarant qu’ils ont compris, mais qu’il s’en faut que tout le
monde en puisse autant faire.

Et c’est ceci qui est exagéré et qui est une manie intellectuelle.

Je vois tel auteur, de qui, en m’appliquant, je ne comprends
littéralement pas une ligne et que jeunes gens, femmes, enfants
comprennent parfaitement, jusqu’à assurer que tout ce qu’il dit les
étonne si peu qu’ils l’avaient pensé avant lui. Je me récuse et dis que
je ne comprends pas, malgré un grand désir et un grand zèle. On me
répond, des yeux du moins et de la mine, car nous sommes un peuple poli:
«Oh! quand il sera clair de manière que vous l’entendiez...» La joie
pour certains et même pour beaucoup est d’abord de comprendre, mais
surtout de comprendre ce que le vulgaire ne comprend pas. Il y a du
ragoût. Ainsi se forment, autour de certains auteurs, des élites qui se
savent gré de le pénétrer et lui savent gré d’être impénétrable.

Elles sont composées, il me semble ainsi quand j’y songe, de plusieurs
éléments divers. Il y a ceux qui ne comprennent pas, qui savent qu’ils
ne comprennent pas et qui font semblant de comprendre et d’admirer. Ce
sont les faux dévots de ce culte. Ils en usent ainsi par calcul de
vanité et pour se faire prendre par la foule pour des intelligences
supérieures.

Il y a ceux qui vraiment comprennent quelque chose, assez peu, mais
vraiment quelque chose.

--Comment font-ils?

--Dans ce qui n’a pas de sens, ce sont eux qui en mettent un; dans ce
qui ne contient aucune pensée, ce sont eux qui mettent une pensée ou
quelque chose d’analogue qui est à eux. Ceux-ci ont précisément besoin
de textes obscurs pour y évoluer à l’aise et, pour ainsi parler, de
textes creux pour y verser leur pensée propre. Un texte clair les
arrête, les limite, les fixe devant lui et ne leur permet que de le
comprendre et non pas eux. Descartes exige qu’on le comprenne, et ne
permet pas qu’on l’imagine; un texte obscur se prête à toutes les
interprétations, c’est-à-dire à toutes les imaginations dont il sera,
non la source, mais le prétexte. Un texte obscur est un vêtement où
quiconque peut se couler et, s’y étant introduit, admirer ou goûter la
figure qu’il y fait. Un texte obscur est un miroir brouillé où chacun
contemple le visage qu’il rêve d’avoir. Il y a donc des gens qui
comprennent quelque chose dans les textes inintelligibles à savoir ce
qu’ils y ont mis et qui ont besoin de textes inintelligibles pour n’être
point passifs dans une lecture, pour ne pas subir, pour n’être pas
réduits au rôle d’adhérents, et pour n’adhérer, plus ou moins
consciemment, plus ou moins inconsciemment, qu’à eux-mêmes.

Et enfin il y a ceux, très sincères et très désintéressés, les vrais
dévots de ce culte-ci, assez nombreux encore, qui ne peuvent admirer que
ce qu’ils ne comprennent pas. Ils existent; il y en a même plus qu’on ne
croit; c’est une disposition d’esprit; c’est l’attrait du mystère; c’est
la curiosité du caché, c’est l’attraction de l’abîme, c’est un vertige
doux; c’est le prestige exercé sur nous par ce qui nous dépasse, échappe
à nos prises, nous défie. Par jeu, je disais dans ma jeunesse: «Je
n’admire que ce que je ne comprends pas, que ce que je me sens incapable
de comprendre, et il me semble que c’est tout naturel. Ce que je
comprends, il me semble que moins le style, moins un certain tour de
main, que je n’ai pas, je le ferais. Donc je ne l’admire pas, je
l’approuve; je ne l’admire pas, je le reconnais; il ne m’éblouit pas, il
augmente en moi une lumière que j’avais déjà. Ce que je ne comprends pas
me dépasse et, par conséquent, m’impose; il m’intimide; il me fait un
peu peur; je l’admire; il y a dans toute admiration un peu de terreur.
Je me dis: à quelle hauteur ou à quelle profondeur faut-il que soit cet
homme pour que je ne le distingue plus. Et je sens que, quelque effort
que je fasse, il sera toujours à cette hauteur ou à cette profondeur, à
cette distance de moi; j’admire, je suis éperdu, je suis au moins
inquiet, d’admiration.»

Ce que je disais par amusement, il en est qui ne le disent point, mais
qui sont très réellement et très exactement dans l’état d’esprit que je
viens de décrire. Ceux-ci ont besoin de texte obscur pour satisfaire un
besoin d’admiration qui est un besoin d’inquiétude. Ils sont dans un
état d’âme très connu, celui des amateurs de sciences occultes. Il n’y a
dans leur cas rien d’étonnant.

--Mais nous, gens du commun et qui ne prétendons qu’à nous instruire et
surtout à jouir de nos lectures, devons-nous lire les auteurs
difficiles, c’est-à-dire les auteurs auxquels, à une première lecture,
nous prévoyons que nous n’entendrons jamais rien?

--Mon Dieu, oui! D’abord parce qu’il y a une certaine paresse
intellectuelle qu’il est bon de vaincre, de heurter contre de très
grandes difficultés, contre de redoutables obstacles, pour qu’elle
n’augmente point et pour que, en augmentant, elle ne vous mène très bas.
Vous vous habituerez--transportons-nous à une autre époque pour ne
blesser personne--vous vous habituerez à lire Delille qui assurément
n’offre aucune difficulté; vous en viendrez peu à peu, fuyant l’effort
et le redoutant, à ne lire que les romans de Mme Cottin, et vous ne
pourrez jamais aborder le _Second Faust_, ce qui vraiment sera dommage.

Il faut donc s’exercer les dents sur les auteurs difficiles. A ne pas le
faire, on risque déchéance. J’ai connu dans ma jeunesse des hommes
lettrés qui déclaraient le _Second Faust_ inintelligible et qui
trouvaient Victor Hugo obscur. Pour trouver Victor Hugo obscur, de quels
Bérangers et même de quels sous-Bérangers faut-il s’être exclusivement
nourri?

Mais comment lire les auteurs difficiles? Tous ne sont pas lisibles par
des gens comme nous, et il en est qui ne le sont que par gens
appartenant à l’une des trois catégories que j’indiquais plus haut. Il
en est qui sont obscurs naturellement, spontanément, très loyalement,
sans artifice; qui sont capables, ce qui est une chose encore que je
n’ai jamais comprise, d’exprimer par des mots, de mettre sur le papier,
une pensée qui n’est pas devenue nette dans leur esprit; pour qui la
parole ou l’écriture n’est pas un instrument d’analyse; pour qui la
parole ou l’écriture n’est pas une épreuve qui force à se rendre compte
de ce qu’on pense; qui, en un mot, peuvent exprimer ce qu’ils ne
conçoivent pas. Ceux-ci, sans doute, il faut les laisser sur le vert, et
je ne vois guère quel profit l’on en pourrait tirer; car de penser, à
propos d’eux, ce qu’ils n’ont point pensé et ce qu’ils auraient pu
penser s’ils avaient pensé quelque chose, cela est un peu vain et si
hasardeux qu’il vaut mieux penser directement pour son compte.

Mais il en est, et ce sont, je crois, les plus nombreux, qui sont
obscurs volontairement et de propos fait, pour s’acquérir la gloire
délicate et précieuse d’auteurs obscurs, et voici comment ils ont
procédé. Ils ont pensé _en clair_, d’abord, comme tout le monde, puis,
par des substitutions patientes de mots impropres aux mots justes, de
tournures bizarres aux tours simples, d’inversions aux tours directs,
ils ont obscurci progressivement leur texte. Ils ont fait exactement
l’inverse de ce que font les auteurs «qui n’écrivent que pour être
entendus». Ceux-ci ramènent progressivement l’expression vague à
l’expression précise; eux détournent laborieusement l’expression à peu
près précise vers l’expression sibylline, sachant pour qui ils écrivent.
Ils disent--le mot, assure-t-on, est authentique--: «Mon livre est fait;
je n’ai plus qu’à l’enténébrer un peu». Nietzsche disait: «Enfin nous
devenons clairs!»; ils disent, en remaniant leur œuvre: «Enfin je
deviens obscur». Ils se défendent, par l’obscurité, de l’indiscrétion de
la foule; ils se défendent, par l’obscurité, d’être compris de ceux par
qui ce leur serait une honte d’être entendus.

Nietzsche a très bien saisi leur procédé et leurs intentions: «On veut,
non seulement être compris quand on écrit, mais encore, certainement,
n’être pas compris. Ce n’est nullement une objection contre un livre,
quand il y a quelqu’un qui le trouve incompréhensible; peut-être cela
faisait-il partie du dessein de l’auteur de ne pas être entendu de
n’importe qui. Tout esprit distingué, qui a un goût distingué, choisit
ainsi ses auditeurs lorsqu’il veut se communiquer; en les choisissant,
il se gare contre les autres. Toutes les règles subtiles d’un style ont
là leur origine: en même temps elles éloignent, elles créent la
distance, elles défendent l’entrée; en même temps elles ouvrent les
oreilles de ceux qui nous sont parents par l’oreille.»

A la vérité, ce travail de Protée des auteurs difficiles, ce _noli me
tangere, noli me intelligere_, est assez vain, puisqu’ils seront
compris, adoptés, du moins «touchés» par ceux précisément, en majorité,
par qui ils redoutent d’être entendus et dont ils craignent le contact,
c’est-à-dire par les sots; et ce sont ceux qui comprennent peu qui
courent tout droit aux choses les plus difficiles à comprendre. Mais
enfin tel est leur travail: ils se voilent, ils se masquent et ils se
déguisent jusqu’au moment où ils se jugent impénétrables.

Or, ce travail qu’ils ont fait, faites-le à l’inverse et ramenez-les
patiemment à la simplicité. Invertissez les inversions, tournez les
termes impropres aux termes probablement justes, d’après le sens général
du morceau, s’il en a un; par une lecture attentive, pénétrez-vous de ce
que l’auteur a sans doute voulu dire et, ainsi éclairés, si la chose est
possible, saisissez les petits procédés par lesquels il a dérobé son
idée aux regards et détruisez-les à mesure, jusqu’à ce que vous soyez en
présence de l’idée elle-même, laquelle vous paraîtra souvent très
ordinaire, mais quelquefois intéressante encore. «Vous voulez, Acis, me
dire qu’il fait froid, dites il fait froid.» Eh bien! précisément, par
une sorte de filtrage et de décantation, contraignez Acis à dire: il
fait froid.

Ce travail est très utile; c’est un des exercices les plus vigoureux de
l’intelligence et qui l’accroît et l’aiguise.

Montaigne a une page admirable sur l’art de compliquer ce qui est simple
et d’obscurcir ce qui est clair: «Il n’est pronostiqueur, s’il a cette
autorité qu’on daigne feuilleter et rechercher curieusement tous les
plis et lustres [détours?] de ses paroles, à qui on ne fasse dire tout
ce que l’on voudra comme aux Sibylles; il y a tant de moyens
d’interprétation qu’il est malaisé que, de biais ou de droit fil, un
esprit ingénieux ne rencontre en tout sujet quelque avis qui lui serve à
son point [à son point de vue]. Pourtant [et c’est pourquoi] se trouve
un style nubileux et douteux en si fréquent et ancien usage. Que
l’auteur puisse gagner cela d’attirer et embesogner à soi la postérité,
ce que non seulement la suffisance [la capacité] mais autant ou plus la
faveur fortuite de la matière peut gagner, qu’au demeurant il se
présente, _par bêtise ou par finesse_, un peu obscurément et
diversement, ne lui chaille: nombre d’esprits, le blutant et secouant,
en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à côté, ou au contraire
de la sienne, qui lui feront toutes honneur, et il se verra enrichi des
moyens de ses disciples, comme les régents du lendit. C’est ce qui a
fait valoir plusieurs choses de néant, qui a mis en crédit plusieurs
écrits et les a chargés de toutes sortes de matières qu’on a voulu, une
même chose recevant mille et mille et autant qu’il nous plaît d’images
et considérations diverses.»

Or bien, c’est juste le travail contraire qu’il convient que vous
fassiez sur les auteurs difficiles. Ils se sont couverts d’ajustements
compliqués et de harnois enchevêtrés; il faut les mettre en chemise; il
faut les forcer d’être simples à leur corps défendant et les juger et
peut-être les approuver et les goûter ainsi devenus.

--Mais de même qu’en lisant un auteur simple on prend assez facilement
l’habitude, par la lecture méditée, d’y mettre beaucoup de choses qu’il
n’a point pensées ou qu’il n’a pensées qu’_en puissance_; tout de même,
en simplifiant les auteurs compliqués, ne leur fait-on pas le tort de
leur ôter leur seul mérite?

--Il est assez vrai; mais leur punition méritée est sans doute qu’on les
dépouille, au lieu de les enrichir, eux qui veulent paraître plus riches
qu’ils ne sont et qui donnent les apparences de la richesse à leur
pauvreté; et qu’on jette de la lumière dans l’appartement volontairement
obscur où ils nous reçoivent, pour voir l’ameublement un peu usé sur
lequel ils voulaient faire illusion.

En tout cas l’exercice, s’il est fatigant, est très sain et très utile.
C’est une traduction d’un langage chiffré. Il s’agit de trouver le
chiffre. Tant qu’on le cherche, c’est une bataille. Quand on l’a trouvé,
c’est une victoire. Il ne faut point passer sa vie à chercher des
chiffres et à déchiffrer. Mais de temps à autre, c’est une chose qui
n’est ni sans plaisir ni sans profit.




CHAPITRE VII

LES MAUVAIS AUTEURS


De même il est bon de lire quelquefois les mauvais auteurs. Ceci est
très dangereux; mais, si l’on y met de la discrétion, très salutaire
encore.

C’est très dangereux: «Pourquoi aimez-vous, ce me semble, la
conversation des imbéciles?

--Ils m’amusent infiniment.

--Il ne faut pas se livrer beaucoup à cette volupté. Elle est malsaine.
C’est un plaisir de malice qui est très sec et très desséchant et qui
rend l’esprit très aride. Flaubert adorait les imbéciles. Il rêvait de
faire une encyclopédie de la sottise et il en a donné deux gros volumes.
C’est déjà trop. A ce jeu, on s’habitue à un immense orgueil et à se
considérer comme infiniment supérieur, ce qui d’abord est assez
déplaisant, et ce qui ensuite rend très peu capable de grandes choses;
car c’est en regardant en haut qu’on fait effort et qu’on tire de soi
tout ce qui est possible qu’on en tire. Il n’y a rien de plus inutile
que la grande partie de sa vie que Boileau a passée à lire de mauvais
auteurs pour se moquer d’eux, et je vois là une grande petitesse
d’esprit. Le métier qu’a fait Boileau ne se justifie que quand il s’agit
d’un mauvais auteur qui jouit de la faveur générale, et par conséquent
d’une funeste erreur publique à rectifier; mais attaquer Pinchène et
Bonnecorse, c’est s’accuser soi-même; car c’est avouer qu’on les a lus,
et qui vous forçait à les lire si ce n’est le désir d’y trouver matière
à des épigrammes? Et ce désir n’est pas charitable, et le genre
littéraire qui en dérive est le plus méprisable des genres littéraires.

On remarque parmi les enfants beaucoup de petits moqueurs qui saisissent
bien les ridicules des grandes personnes et de leurs camarades et qui se
font par là une petite royauté, comme d’autres par la force ou par
l’instinct et les qualités du commandement. La Bruyère les a bien
connus: «Il n’y a nuls vices extérieurs et nuls défauts du corps [de
l’esprit aussi, quoique moins] qui ne soient aperçus par les enfants;
ils les saisissent d’une première vue et ils savent les exprimer par des
mots convenables: on ne nomme point plus heureusement. Devenus hommes,
ils sont chargés, à leur tour, de toutes les imperfections dont ils se
sont moqués.»

Vous reconnaissez certainement quelques-uns des petits garçons qui
furent vos camarades de classe. Rappelez-vous maintenant ce qu’ils sont
devenus. Leurs parents, tout en croyant devoir les gronder et en faisant
mine, en étaient très fiers. Ils sont devenus des imbéciles. Rien ne
révèle la débilité d’esprit et ne l’entretient comme la moquerie.

Il faut donc plutôt éviter que provoquer les occasions de se donner ou
de confirmer en soi cette tendance. S’exercer à la moquerie, c’est avoir
déjà et se conférer la volonté d’impuissance.

Cependant, il ne faut pas s’interdire tout à fait les livres des sots.
C’est d’abord une catharsis. La catharsis est, comme on sait, l’art de
se débarrasser sans danger d’un sentiment qui pourrait nuire, de s’en
_purger_ de telle sorte qu’il ne reste pas en nous pour nous torturer,
ou qu’il ne s’exerce pas d’une manière mauvaise et funeste. Selon
Aristote on se purge de la peur et de la pitié en les éprouvant, au
théâtre, pour les malheurs de héros imaginaires, grâce à quoi elles ne
demeurent pas en nous pour nous assombrir. Les acteurs savent qu’il faut
avoir le _trac_, l’émotion paralysante, avant la représentation ou
pendant la représentation, et ils disent: «Si on l’a avant, on ne l’a
pas pendant; on est purgé»; et il est possible.

Or la moquerie exercée sur les mauvais livres est une catharsis. A
l’exercer sur le mauvais livre, on lui donne satisfaction, et l’on n’a
plus le besoin, peut-être, de l’exercer sur les personnes. C’est une
soupape de sûreté. C’est la part du feu; la malignité a eu son aliment;
elle se calme, elle s’apaise et elle ne nous anime plus.

J’ai dit «peut-être»; car je n’en suis pas très sûr. Boileau est un
exemple à l’appui de la théorie, Racine contre. Boileau épuisant sa
malignité sur les méchants ouvrages, était d’humeur aimable dans le
cours ordinaire de la vie; Racine, criblant d’épigrammes les mauvais
auteurs, demeurait d’humeur maligne dans son domestique, même à l’égard
de son meilleur ami.

Alceste me paraît bien avoir été aussi bourru contre les livres que
contre les personnes et contre les personnes que contre les livres, et
Molière ne se trompe guère en connaissance des caractères. Mais enfin,
il est possible que le railleur de livres canalise sa malignité.

Pour mon compte, je connais un Pococurante. Pourquoi aime-t-il à lire
les livres, puisque, jamais non pas une seule fois de sa vie, il n’en a
trouvé un bon? Pourquoi? Évidemment parce qu’il prend du plaisir à les
trouver mauvais. Cela est certain. Et ce sont des épigrammes continues,
redoublées, triplées, renaissant indéfiniment les unes des autres. Et il
semble ne lire que pour renouveler la matière épuisée de ses épigrammes.
Naturellement il n’a jamais rien écrit. C’est, comme on a dit, un grand
avantage que de n’avoir rien fait; mais il ne faut pas en abuser. Il en
abuse royalement. On demandait: «Pourquoi n’a-t-il jamais fait un
livre?» On répondit: «Parce qu’il l’aurait trouvé bon et que trouver bon
un ouvrage l’aurait tellement désorienté qu’il en aurait fait une
maladie». Or, j’ai dit que je le connais; il est extrêmement agréable et
bienveillant envers les personnes; c’est un homme du meilleur caractère.

Concluons que dans sa malveillance à l’égard des livres il a sa soupape.
Il est possible que la lecture des mauvais livres soit une catharsis
d’une très précieuse utilité morale.

Ensuite la lecture des mauvais livres forme le goût, à la condition
qu’on en ait lu de bons, d’une façon qu’il ne faut pas mépriser, ni
peut-être négliger. Au sortir des études scolaires, les jeunes gens se
partagent à peu près en trois classes: ceux qui liront instinctivement
de bons livres; ceux qui en liront de mauvais, ou vulgaires, ou très
médiocres; ceux qui ne liront rien du tout. Les études scolaires donnent
le goût du beau, ou l’horreur du beau, ou l’indifférence à l’égard de la
littérature.

Elles donnent le goût du beau à ceux qu’elles ont intéressés, et ils ne
songent plus qu’à retrouver des sensations d’art analogues à celles
qu’ils ont éprouvées en lisant Horace, Virgile, Corneille et Racine, et
c’est pour cela, disons-le en passant, qu’il faut toujours, au lycée,
amener l’élève jusqu’aux auteurs presque contemporains, pour que, entre
les grands classiques et les bons auteurs de leur siècle, il n’y ait pas
une grande lacune qui les ferait désorientés en face des bons auteurs de
leur siècle et qui les empêcherait de les goûter, par où ils seraient de
ces humanistes qui ne peuvent entendre que les auteurs très éloignés de
nous, gens respectables et peut-être même enviables, mais qui sont
privés de grandes et saines jouissances.

Les études scolaires inspirent à jamais l’horreur du beau à ceux
qu’elles ont ennuyés. A la vérité, il est évident qu’ils l’avaient déjà,
mais ces études l’ont comme violemment développée. Figurez-vous un
enfant qui, de naissance, n’aimerait pas la musique et que, par autorité
paternelle, on aurait fait jouer du violon pendant dix ans: il ne
pourrait plus passer devant un marchand d’instruments de musique.

Seulement, ceux que les études scolaires ont ennuyés se subdivisent en
deux classes: ceux qui n’ont horreur que de la belle littérature et ceux
qui ont horreur de toute littérature. Les premiers forment le contingent
des lecteurs de mauvais écrivains, des lecteurs de romans niais, des
lecteurs de poètes excentriques, etc.

Les seconds, de toute leur vie, ne liront que leur journal, en en
choisissant un où l’on ne fera jamais de critique littéraire; de quoi il
ne faut pas les blâmer, car on est bien plus sot en contrariant sa
nature qu’en la suivant.

Voilà les trois catégories. Or, il me semble qu’il ne faut être d’aucune
des trois. Il est souhaitable qu’on ne soit pas de la troisième; il est
désirable qu’on ne soit pas de la seconde; il n’est pas tout à fait sans
danger d’être uniquement et strictement de la première.

Supposez un homme, de nos jours, qui ne lirait que de l’Anatole France,
du Loti, du Lemaître, du Bourget, du Régnier... Il me semble qu’il
serait exactement dans la situation de cet humaniste dont je parlais
plus haut: il n’aurait que le sentiment de l’excellent, avec une
certaine étroitesse dédaigneuse d’esprit.

Aurait-il même le sentiment de l’excellent? En vérité, je ne sais. C’est
par comparaison que l’on a le sentiment de l’exquis. Ce n’est pas
seulement par comparaison, sans doute, et la beauté nous frappe par
elle-même et c’est-à-dire par un accord soudain entre notre façon de
sentir et la façon qu’un autre a de créer. Mais il n’en est pas moins
que mesurer les distances aide singulièrement à évaluer les hauteurs et,
s’il n’est pas mauvais de connaître les prédécesseurs et les
contemporains de Corneille pour bien entendre, pour entendre
distinctement combien il est nouveau et combien il est grand, à toutes
les époques il en est de même, et il faut pousser des reconnaissances
dans le pays des médiocres pour revenir aux grands avec une faculté
renouvelée d’admiration.

Chateaubriand parle d’un auteur de son temps qui, chaque année, allait
faire sa remonte d’idées en Allemagne; un homme sage doit aller faire de
temps en temps chez les mauvais auteurs la remonte de ses facultés
d’admiration.

Il n’est pas impossible que Boileau, dans la lecture des Pradon, n’ait
cherché des raisons d’admirer davantage Racine. Cette pensée est
consolante. On peut envisager les mauvais auteurs comme fonction de la
gloire des grands. Un bon auteur peut dire des mauvais: «Que serais-je
sans eux? Je semblerais petit.» Un mauvais auteur peut dire d’un bon qui
le méprise: «Ingrat! Serait-il grand si je n’existais pas.»

Tant y a qu’il n’est pas inutile de retremper son goût pour les hommes
d’esprit dans le commerce des imbéciles. Certaine table d’hôte a formé
mon goût peut-être plus que Sainte-Beuve. Où en serais-je si je n’avais
pas lu X...? Je ne saurais pas le contraire de quoi il faut croire bon;
car il avait une infaillibilité à rebours qui donnait une idée de
l’absolu.

Lisons un peu les mauvais auteurs; à la condition que ce ne soit pas par
malignité, c’est excellent. Cultivons en nous la haine d’un sot livre.
La haine d’un sot livre est un sentiment très inutile en soi; mais qui a
son prix s’il ravive en nous l’amour et la soif de ceux qui sont bons.




CHAPITRE VIII

LES ENNEMIS DE LA LECTURE


J’appelle ennemis de la lecture, non pas les multiples choses qui
empêchent de lire et dont il faut reconnaître que la plupart sont
excellentes, études scientifiques, vie d’action, sports, etc. Il est
évident que notre temps n’est pas et ne peut pas être celui des liseurs.
Ce que les anciens appelaient d’un mot charmant _umbratilis vita_
n’existe plus guère. Presque personne n’a plus le temps de s’enfermer «à
l’ombre» pendant plusieurs jours pour lire un livre. Le livre n’est plus
lu que morceau par morceau, vingt pages par vingt pages et c’est-à-dire,
même quand il est lu, n’est plus lu du tout, puisque la continuité dans
la lecture est nécessaire, non seulement pour juger d’un ouvrage bien
fait, mais pour l’entendre.

Un tout petit nombre,--«d’adorateurs zélés à peine un petit
nombre»--d’hommes et de femmes aimant à lire composent aujourd’hui un
public restreint pour lequel, un peu aussi par habitude, on continue
d’écrire. Un auteur, de nos jours, est un moine qui écrit pour son
couvent, isolé dans un petit monde isolé. La littérature est devenue
conventuelle.

Pour certains, du reste, amoureux de la réputation à petit bruit et
délicate, elle n’en est que plus agréable et que plus chère.

Mais ce n’est pas de ces ennemis-là que je veux parler. Tout compte
fait, il me semble qu’ils ne peuvent être que très utiles. Ils éliminent
les faux amis de la littérature, ceux qui ne liraient que s’il n’y avait
pas d’autre distraction, ni d’autre passe-temps, gens par conséquent de
très peu de goût, n’ayant pas la vocation et qui alimenteraient autant
la basse littérature que la bonne et plutôt celle-là que celle-ci; et
ils laissent intacte la troupe de ceux qui sont véritablement nés pour
lire. Je crois que la perte est nulle, si tant est même qu’il n’y ait
pas gain.

Les ennemis de la lecture dont je veux parler, ce sont les tendances,
les penchants et les habitudes qui empêchent de bien lire, de lire comme
il est utile, profitable et agréable de faire.

A l’entendre ainsi, les principaux ennemis de la lecture sont
l’amour-propre, la timidité, la passion et l’esprit de critique.

La Bruyère, dont le chapitre intitulé _Des ouvrages de l’esprit_
contient tout un art de ne pas bien lire, a touché l’un après l’autre
tous ces points et nous n’avons qu’à l’écouter: «L’on m’a engagé, dit
Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle: Je l’ai fait. Ils l’ont saisi
d’abord et, avant qu’il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il les
a loués modestement en ma présence et il ne les a pas loués depuis
devant personne. Je l’excuse: je n’en demande pas davantage à un auteur;
je le plains même d’avoir écouté de belles choses qu’il n’a point
faites.»

Ceci est l’amour-propre, l’amour de soi, la jalousie, empêchant de lire
ou de jouir en lisant. Ces sentiments sont tout naturels de la part d’un
auteur, et il est, en effet, bien «excusable». Cet écrivain--c’est je
crois, un Anglais; mais j’ai oublié son nom--disait: «Quand je veux lire
un bon livre, je le fais». C’est excellent comme estime de soi; ce n’est
même pas, peut-être, de l’orgueil proprement dit. Il est très vrai que,
quand on est auteur et bon auteur, on doit nécessairement et sans vanité
n’être satisfait que de ce que l’on fait soi-même, puisqu’on a une façon
de penser toute particulière qui ne peut guère s’accommoder que
d’elle-même.

Comment voulez-vous que Corneille puisse trouver bon Racine, qui goûte
les sujets que Corneille a toujours évités et les manières de traiter
les sujets que Corneille très visiblement n’aime point, et qui se donne
tout entier à la peinture de l’amour, sentiment que Corneille a toujours
considéré comme trop chargé de faiblesse pour pouvoir soutenir une
tragédie? Il y a une sorte d’incompatibilité d’humeur. Corneille,
direz-vous, au moment même de la plus grande vogue de Racine, a fait
_Psyché_. Voulez-vous mon sentiment secret? Corneille n’a jamais été
très fier ni très satisfait d’avoir écrit _Psyché_.

Comment veut-on que Voltaire, toutes raisons à part d’animosité et
d’amour-propre, trouve bonne la _Nouvelle Héloïse_ et bon l’_Émile_?
C’est proprement, de par la nature différente des esprits, la chose
impossible. Les auteurs ont toutes sortes de motifs de ne pas admirer,
ni même goûter les ouvrages de leurs confrères, motifs dont
l’amour-propre est seulement l’un, duquel, du reste, je n’irai pas
jusqu’à dire qu’il est le plus faible.

--Mais nous qui ne sommes pas auteurs, nous n’avons aucun amour-propre
qui nous empêche de lire et de lire de la bonne façon.--Si bien! Vous
n’avez pas remarqué qu’un auteur est un ennemi? Il l’est toujours. Il
l’est toujours un peu. Si c’est un moraliste, il est un homme, d’abord
qui s’arroge le droit de se moquer de vous. Vous vous en apercevez
toujours, sourdement. S’il est un idéaliste, il vous présente des héros
de vertu, de courage et de grandeur d’âme qu’il prétend être, du moins
qu’il a l’air de prétendre être, puisqu’il était capable de les
concevoir. Quand on peint son héros, on peint son idéal, et l’idéal que
l’on a, on se croit toujours un peu, on se croit du moins par moment, de
force à le réaliser. Tout au moins on a quelque air de cela. Poser un
héros, c’est un peu se poser en héros. C’est une chose bien
insupportable à beaucoup de lecteurs que cet air de supériorité. Si la
petite lectrice naïve de romans se dit: «Quel beau caractère doit être
ce monsieur Octave Feuillet», et est un peu amoureuse de M. Octave
Feuillet; pour le même motif et par contre, l’amour-propre de bien des
lecteurs regimbe contre Octave Feuillet et dit en grondant: «Cet auteur
se donne bien du mal pour me faire entendre qu’il a plus de délicatesse
que moi. Quel prétentieux!»

Et votre amour-propre est blessé et votre jalousie s’éveille comme
contre quelqu’un qui a plus de succès que vous dans un salon.

Inversement le réaliste vous «touche», comme on disait quelquefois au
XVIIe siècle, pour ne pas dire tout à fait blesser, ou au moins vous
inquiète, quand il peint quelqu’un de ridicule qui pourrait bien être à
peu près vous. Que de lecteurs ayant compris que Flaubert se moque
d’Homais se sont dit: «Se railler d’un homme parce qu’il est
anticlérical, ce n’est pas très fort; après tout, moi je le suis et je
ne suis pas si ridicule. Cet auteur écrit avec correction; mais il est
un peu impertinent.» L’amour-propre s’est éveillé et il est en garde.

Et, dans tous les cas, un auteur blesse ce sentiment profond d’égalité
que nous avons tous. Il est un homme qui se détache de la troupe et qui
prétend se faire admirer, au moins se faire écouter et nous divertir. Ce
n’est pas une petite fatuité. C’est un homme qui dans un salon prend la
parole; c’est un homme qui dans un salon va du côté de la cheminée; il
faut qu’un homme ait bien de l’esprit pour se faire pardonner de s’être
dirigé du côté de la cheminée. La première impression est toujours
hostile. Il a toujours à vaincre cette première impression. Autant en a
à faire l’auteur, quel qu’il soit du reste.

Au fond, bien des lecteurs ne pardonnent d’écrire qu’aux rédacteurs des
faits divers dans les journaux. Ceux-ci n’ont point de prétention à
l’invention, ils n’en ont point à la composition, ils n’en ont point au
style. Ils sont utiles; ils renseignent. Voilà de bons écrivains. Ils ne
se font pas centre. Ils ne se donnent point des airs d’hommes
supérieurs. Ils ne demandent pas, plus ou moins secrètement,
l’admiration. Ils n’excitent aucune jalousie. Voilà de bons écrivains.
Les sociétés décidément démocratiques n’en admettront sans doute pas
d’autres.

Au vrai, si l’on ne s’ennuyait pas, on ne ferait jamais cet acte
d’abnégation et d’humilité d’ouvrir un livre. On se contenterait de ses
pensées, en estimant qu’elles valent bien toutes celles qu’un autre peut
avoir. La lecture est une victoire de l’ennui sur l’amour-propre.

Du moment qu’elle est cela, l’auteur est toujours un peu un ennemi et
lui-même a à remporter sur l’amour-propre une victoire. Et donc
l’amour-propre est un ennemi de la lecture, terrible quand il est
amour-propre d’auteur, notable encore quand il est amour-propre de
n’importe qui.

Continuons de lire La Bruyère; il connaît la question; il est homme qui
a fait un livre et qui a désiré très vivement être lu et qui était assez
intelligent pour comprendre, mieux encore que tout autre chose, les
raisons qu’on pouvait avoir de ne le lire point ou de le lire mal: «Ceux
qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur ont,
ou des passions, ou des besoins qui les distraient ou les rendent froids
sur les conceptions d’autrui; personne presque, par la disposition de
son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au
plaisir que donne la perfection d’un ouvrage.»

Et c’est-à-dire qu’un des ennemis de la lecture, c’est la vie même. La
vie n’est pas liseuse, puisqu’elle n’est pas contemplative. L’ambition,
l’amour, l’avarice, les haines, particulièrement les haines politiques,
les jalousies, les rivalités, les luttes locales, tout ce qui fait la
vie agitée et violente, éloigne prodigieusement de l’idée même de lire
quelque chose. Millevoye, dans sa jeunesse, était commis de librairie.
Son patron le surprit lisant: «Vous lisez, jeune homme; vous ne serez
jamais libraire.» Il avait raison: l’homme qui lit n’a pas de passions;
c’en est la marque; et il n’aura pas même la passion de son métier, son
métier fût-il de vendre des livres.

La plupart des parents n’aiment pas beaucoup le goût de la lecture chez
leurs enfants. Chez les petites filles, c’est une menace qu’un jour
elles ne lisent des romans; et vous ne vous trompez pas beaucoup sur ce
point; elles ne liront guère autre chose. Chez les petits garçons, c’est
bon dans une certaine mesure; mais encore c’est inquiétant. On n’a pas
trop de temps pour se faire une position. «Tu liras quand tu seras
vieux, quand tu te seras tiré d’affaire.» Il y a bien quelque bon sens
là-dedans. Qu’un homme lise, c’est une marque qu’il n’est pas bien
ambitieux, qu’il n’est pas tourmenté par «le fléau des hommes et des
dieux», qu’il n’a pas de passions politiques, auquel cas il ne lirait
que des journaux, qu’il n’aime pas dîner en ville, qu’il n’a pas la
passion de bâtir, qu’il n’a pas la passion des voyages, qu’il n’a pas
l’inquiétude de changer de place, même, remarquez qu’il n’aime pas à
causer. L’effroyable quantité de temps que les hommes, surtout en
France, dépensent à ne rien dire, et c’est à savoir aux délices de la
conversation, suffirait à lire un volume par jour, mais empêche qu’on en
lise un par an.

L’homme qui lit n’a même pas la passion nationale de la conversation.
Que de passions n’a pas et ne doit pas avoir l’homme qui lit!

Et quand on songe qu’une seule suffit pour interdire qu’on soit liseur,
on comprend que La Bruyère, ou tout autre auteur, soit effrayé des
obstacles qu’il a à vaincre et du petit nombre de personnes qui restent,
non pas pour lire son livre, mais pour n’être pas dans l’impossibilité
de l’ouvrir.

Un autre obstacle, c’est la timidité, qui, du reste, est, elle aussi,
une passion. La Bruyère n’a traité ce point qu’indirectement. Il n’a pas
dit que la timidité fût un obstacle à lire un livre, il a dit qu’elle en
est un à l’approuver: «Bien des gens vont jusqu’à sentir le mérite d’un
manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur
jusqu’à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par
l’impression, ou quel sera son sort parmi les habiles; ils ne hasardent
point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et
entraînés par la multitude. Ils disent alors qu’ils ont les premiers
approuvé cet ouvrage et que le public est de leur avis.»

Un certain manque de courage à donner son avis est donc une cause que le
bon ouvrage n’ait pas tout de suite le succès qu’il mérite, il est très
vrai; mais je dis que la timidité du lecteur est cause aussi qu’un
ouvrage n’est pas autant lu qu’il en serait digne. Certains lecteurs, en
effet, par une sorte de timidité, sont toujours des lecteurs en retard.
Ils attendent, non seulement pour approuver, mais pour lire, que le
suffrage du public se soit prononcé. Non seulement pour un livre; mais
pour un auteur; et beaucoup ne lisent un ou plusieurs ouvrages d’un
homme que quand il est passé grand écrivain dans l’estime de tout le
public, ou quand il a été nommé de l’Académie française, ce qui, du
reste, n’est pas tout à fait exactement la même chose; ou quand ils
apprennent sa mort; ces lecteurs nécrologiques sont assez nombreux.

Il s’ensuit que ces lecteurs à la suite n’ont pas d’élan, d’ardeur, de
ferveur, ni de vraie joie. Non seulement ils ne vont pas à la
découverte, ce qui est un des plus grands plaisirs de la lecture, mais
ils lisent dans un temps où, de quelque caractère durable que soit le
livre et dût-il être immortel, il n’a plus sa nouveauté, sa fraîcheur,
son duvet, sa concordance avec les circonstances qui, sans l’avoir fait
naître, ont contribué du moins à sa formation et surtout lui ont donné
en partie sa couleur. Le plaisir de lire un livre suranné est toujours
un peu languissant.

Il l’est plus que celui de lire un livre très ancien. Le livre très
ancien est franchement d’un autre temps, il a tout son caractère
archaïque; il peut plaire pleinement ainsi; il peut n’en plaire que
davantage. Il en est de cela comme des modes. Ce n’est pas la mode d’il
y a vingt ans qui est ridicule; c’est celle d’il y a deux ans. Celle
d’il y a vingt ans est ancienne, celle d’il y a deux ans _date_, elle
est surannée; celle d’il y a vingt ans est entrée dans l’histoire; celle
d’il y a deux ans n’est pas entrée dans l’histoire et est sortie de
l’usage et son ridicule est de se donner ou d’avoir l’air de se donner
comme étant encore dans l’usage alors qu’elle en est sortie.

Il en est de même des livres qui ont dix ans et qui n’ont pas l’avantage
d’en avoir cinquante. Vous avez remarqué qu’après la mort de tous les
grands écrivains il y a une dépréciation de quelques années. C’est
qu’aux yeux de la génération qui existe à ce moment-là, l’écrivain qui
vient de disparaître est suranné; il était un peu vieux; on en avait
assez de sa manière. Quelques années après, il a pris la place qu’il
doit garder--ou à peu près; car il y a toujours des fluctuations--qu’il
doit garder indéfiniment. Dans ma jeunesse, vingt ans après 1848,
Chateaubriand _était ridicule_. Il est remonté sur le trône vers 1875 et
il y reste.

Être un lecteur retardataire est donc dangereux, c’est se préparer une
série de déceptions; c’est se réserver de lire toujours les auteurs dans
un certain refroidissement de la température. «Employez vite ce remède,
pendant qu’il guérit», disait un médecin, non pas sceptique, mais qui
savait très au juste en quoi consiste la thérapeutique qui est surtout
une suggestion. Lisez cet auteur pendant qu’il est bon, dirai-je; plus
tard il deviendra mauvais; plus tard encore il est possible qu’il
redevienne bon; mais alors vous ne serez plus là pour le lire.
N’attendez pas pour faire commerce avec lui le moment intermédiaire où
il sera mauvais.

Cette sorte de timidité qui fait le lecteur retardataire est un des
grands ennemis du plaisir de la lecture.

Son plus grand ennemi encore, c’est l’esprit critique, entendu dans un
certain sens du mot, et je prie qu’on attende, pour bien entendre ce que
je veux dire par là. Je suis forcé, ici, d’être un peu long.

La Bruyère a écrit une ligne qui est la plus fausse du monde comprise
comme nous la comprenons infailliblement de nos jours, très juste dans
le sens où, très probablement, il l’a entendue lui-même: «Le plaisir de
la critique nous ôte celui d’être vivement touchés de très belles
choses». C’est précisément le contraire, répondra immédiatement l’homme
de notre époque. Comment La Bruyère peut-il écrire cela, Boileau vivant?
Si Boileau a été «touché» plus «vivement» que personne des belles choses
de Racine, c’est précisément parce qu’il était critique et parce qu’il
jouissait d’autant plus des belles choses qu’il était plus horripilé des
mauvaises. Qui a plus vivement, qui a plus passionnément joui des belles
choses que Sainte-Beuve? Et pourquoi? Parce qu’il avait affiné son goût
critique par une immense lecture méditée, parce qu’il avait toujours _lu
en critique_. La critique n’est pas autre chose qu’un exercice continu
de l’esprit, par lequel nous le rendons apte à comprendre où est le
faux, le faible, le médiocre, le mauvais et à être très sensible au
faux, au faible, au médiocre et au mauvais, grâce à quoi nous le sommes
pareillement au vrai et au beau et infiniment plus que nous ne
l’eussions été sans cet exercice.

Le lecteur, qui ne lit pas en critique, bon esprit du reste et juste,
mais qui ne réagit point, ne fait pas une extrême différence entre
Racine et Campistron, entre Rousseau et Diderot et entre Diderot et
Helvétius. Il ne fait pas, dans le même auteur, de grandes différences
entre un ouvrage et un autre, entre le _Misanthrope_ et le _Mariage
forcé_. La lecture est pour lui un plaisir passif, pour mieux parler un
plaisir uni, sans accidents, sans montées et sans descentes, sans
grandes émotions, sans transports d’admiration et sans irritations
vives, sans émotions, pour tout dire d’un mot.

Le lecteur qui lit en critique se prive à la vérité de plaisirs
médiocres ou moyens; mais c’est la rançon; et, par compensation de cette
perte, il se prépare des plaisirs exquis quand il découvrira l’œuvre
exquise. Ce ne sont donc pas les «très belles choses» dont il se prive,
ce sont les très belles choses que d’avance il met à part en se mettant
en état, quand il les trouvera, de les démêler du premier coup avec un
cri d’amour et de gratitude.

Au fond il ne faut pas dire qu’il n’y a que les critiques qui ne
jouissent pas; il faut dire qu’il n’y a que les critiques qui jouissent
vivement. Le lecteur critique est le lecteur armé, armé d’armes
défensives. On ne l’emprisonne pas, on ne le garrotte pas du premier
coup, ni facilement; mais, précisément à cause de cela, quand on le
charme c’est avec l’ivresse du plaisir qu’il laisse tomber toutes ses
armes.

Ce n’est pas à dire (et Nietzsche a d’excellentes remarques sur ce
point), que le lecteur doive être armé tout d’abord, en ouvrant le
livre, ni le spectateur tout d’abord en voyant la toile se lever. Il
faut d’abord se livrer, vouloir se livrer, se livrer par méthode.
Nietzsche dit très bien: «_L’amour en tant qu’artifice_. Qui veut
apprendre à connaître réellement quelque chose de nouveau, que ce soit
un homme, un événement, un livre, fait bien d’adopter cette nouveauté
avec tout l’amour possible, de détourner résolument sa vue de ce qu’il y
trouve d’hostile, de choquant, de faux, même de l’oublier, si bien qu’à
l’auteur d’un livre, par exemple, on donne la plus grande avance et que,
d’abord, comme dans une course, on souhaite, le cœur palpitant, qu’il
atteigne son but. Par ce procédé, _on pénètre en effet la chose jusqu’au
cœur, jusqu’à son point émouvant_, et c’est justement ce qui s’appelle
apprendre à connaître.»

Rien de plus juste, rien de plus certain; il faut toujours, d’abord,
être sympathique. La sympathie est la clef par laquelle on entre. Mais
Nietzsche ajoute tout de suite: «Une fois là, le raisonnement fait après
coup ses restrictions. Cette estime trop haute, _cette suspension
momentanée_ du pendule critique n’était qu’un artifice pour prendre à la
pipée l’âme d’une chose.»

Il faut donc être un lecteur armé, qui désarme par méthode et pour
comprendre, qui reprend ses armes pour discuter, qui désarme enfin de
nouveau quand l’examen critique lui a prouvé qu’il est en face d’une
chose dont la vérité ou la beauté est indiscutable.

Mais, tout compte fait, il faut être un lecteur critique, ayant,
seulement, les méthodes de la critique juste, dans tous les sens de ce
mot.

La contre-épreuve de ceci, c’est l’esprit critique chez l’auteur
lui-même. L’auteur doit avoir l’esprit critique, et il doit l’exercer
tout juste avec les méthodes et les démarches mêmes que nous venons de
voir que doit observer le lecteur. C’est ici, ce me semble bien, que
Nietzsche a erré. Il paraît croire que l’artiste ne doit pas du tout
être critique de lui-même: «... c’est ce qui distingue l’artiste du
profane qui est réceptif. Celui-ci atteint les points culminants de sa
faculté d’émotion en recevant; celui-là, en donnant; en sorte qu’un
antagonisme entre ces deux prédispositions est non seulement naturel,
mais encore désirable. Chacun de ces états possède une optique contraire
à l’autre. Exiger de l’artiste qu’il s’exerce à l’optique du spectateur,
du critique, c’est exiger qu’il appauvrisse sa puissance créatrice. Il
en est de cela comme de la différence des sexes: il ne faut pas demander
à l’artiste qui donne, de devenir femme, de recevoir. Notre esthétique
fut jusqu’à présent une esthétique de femme, en ce sens que ce sont
seulement les hommes réceptifs à l’art qui ont formulé leurs expériences
au sujet de ce qui est beau. Il y a là, comme l’indique ce qui précède,
une erreur nécessaire. Celle de l’artiste, car l’artiste qui
comprendrait se méprendrait, il n’a pas à regarder en arrière; il n’a
pas à regarder du tout; il doit donner. C’est à l’honneur de l’artiste
qu’il soit incapable de critiquer. Autrement il n’est ni chair ni
poisson, il est _moderne_.»

Par «modernes», Nietzsche entend ces artistes qui précisément, sont très
intelligents, sont très critiques, raisonnent de leur art, surveillent
leur art et font exactement ce qu’ils veulent faire. Le type, pour moi,
en est Virgile ou Racine. Le type, pour Nietzsche, en est Euripide, non
sans raison, ou Lessing, et il dit sur eux avec une singulière
pénétration: «Euripide se sentait, certes, en tant que poète supérieur à
la foule mais non pas à deux de ses spectateurs... D’eux seuls il
écoutait la valable sentence portée sur son ouvrage, ou la réconfortante
promesse de victoires futures lorsqu’il se voyait encore une fois
condamné par le tribunal du public. De ces deux spectateurs, l’un est
Euripide lui-même, Euripide en tant que penseur et non pas en tant que
poète. On pourrait dire de lui que, à peu près comme chez Lessing,
l’extraordinaire puissance de son sens critique, a sinon produit, au
moins fécondé sans cesse une activité créatrice, artistique, parallèle.
Doué de cette faculté, il s’était assis dans le théâtre et avait étudié
ses grands devanciers... Et il y trouve de l’énigmatique et du
mystère... Même dans le langage de l’ancienne tragédie, il y avait pour
lui beaucoup de choses choquantes, tout au moins inexplicables... C’est
ainsi qu’assis dans le théâtre, il réfléchissait longuement, inquiet et
troublé, et il dut s’avouer, lui, le spectateur, qu’il ne comprenait pas
ses grands devanciers... Dans cette angoisse, il rencontra l’autre
spectateur (Socrate) qui ne comprenait pas la tragédie et pour ce motif
la méprisait. Délivré de son isolement en s’alliant à celui-ci, il put
oser entreprendre une guerre monstrueuse contre les œuvres d’art
d’Eschyle, de Sophocle, et cela non par des ouvrages de polémique, mais
par ses œuvres de poète dramatique opposant sa conception de la tragédie
à celle de la tradition.»

Voilà donc le poète conscient, le poète qui _comprend_, le poète qui
analyse, le poète qui est mêlé d’un critique et qui fera exactement ce
qu’il aura voulu faire. Nietzsche ne l’aime pas, sans doute, Nietzsche
ne le voit pas comme type du grand poète, lequel est tout instinct et ne
doit pas regarder en arrière et ne doit rien regarder du tout; mais
cependant il l’admet, et il va jusqu’à dire que son extraordinaire
puissance de sens critique a, sinon produit, du moins _fécondé_ sa
faculté créatrice. Le poète est donc quelquefois mêlé d’un critique dont
l’office est d’abord de démêler ce que veut le poète et de l’avertir de
ce qu’il veut--«ce que tu veux obscurément, le voici clairement; tu veux
ceci»--dont l’office est ensuite de surveiller le travail de l’artiste
et de l’avertir qu’il ne fait pas ce qu’il veut et ce qu’il a voulu.

Le poète est quelquefois mêlé de ce critique-là. Mon opinion est même
qu’il l’est toujours. Victor Hugo, qu’on pourrait si bien soupçonner de
manquer de sens critique, en a, puisqu’il se corrige et puisqu’il se
corrige toujours bien, comme l’étude de ses manuscrits le prouve.

Un poète est un poète uni à un critique d’art et travaillant avec lui.

Mais travaillent-ils ensemble, en même temps? Point du tout, et c’est
cela qui est impossible. Si, dans l’artiste le critique intervenait
pendant que l’artiste travaille, c’est alors que seraient absolument
vraies les paroles de Nietzsche, «l’artiste appauvrirait sa puissance
créatrice», il la dessécherait même et deviendrait incapable de rien
produire. Non, quand l’artiste travaille il doit s’abandonner à sa
faculté créatrice, il ne doit pas regarder en arrière, ni nulle part, il
doit «donner». Le mot de l’ancienne langue française, «donner», dans le
sens de marcher impétueusement en avant, est admirable. Mais plus tard
le critique intervient et il juge, et il compare et il raisonne, et il
contraint l’artiste à distinguer ce qu’il a fait de ce qu’il a voulu
faire, et il l’amène à se corriger et il juge des corrections, et enfin
il donne son approbation et même son admiration devant la vérité ou la
beauté définitivement atteintes.

_Or_, s’il en est ainsi, remarquez-vous les coïncidences entre les
démarches du lecteur et du poète? Elles sont identiques. Le lecteur doit
s’abandonner d’abord à une sympathie instinctive ou voulue, pour
l’auteur; le poète doit s’abandonner d’abord à son inspiration, à sa
verve, à sa foi en lui, à sa sympathie pour lui même en tant
qu’artiste;--le lecteur doit ensuite se faire critique, raisonner,
comparer, juger, discuter; l’auteur doit ensuite se faire critique,
réveiller le critique qui est en lui, examiner, comparer, raisonner,
discuter, juger;--le lecteur doit enfin admirer, s’il y a lieu, ce qui a
comme passé successivement par sa sympathie et par sa critique; l’auteur
doit enfin approuver et même admirer, s’il y a lieu, ce qu’il a conçu
dans la foi et dans l’amour, ce qu’il a contrôlé et redressé ensuite à
l’aide de son sens critique.

Foi, critique, admiration, il y a trois phases, _qui sont les mêmes_
que, et le lecteur et le poète, doivent traverser successivement pour
arriver, l’un à la pleine admiration, l’autre à la pleine réalisation du
vrai ou du beau.

Si tout cela est vrai, ne l’est-il pas que _la critique est toujours là
quand il s’agit d’œuvre d’art_, tant pour prendre possession du beau que
pour le créer, qu’il faut que le lecteur soit critique puisqu’il faut
que l’auteur le soit, et qu’il faut que le poète le soit puisque le
lecteur doit l’être? Et si l’auteur doit l’être lui-même, ce que
Nietzsche lui-même avoue, n’est-il pas vrai à plus forte raison qu’il
faut que le lecteur le soit pour son plus grand plaisir, qui est
l’admiration intelligente, l’admiration consciente, l’admiration qui
sait pourquoi elle admire?

Donc, que devient le mot de La Bruyère? Il est absolument faux!

Ainsi parlera un homme qui prendra le mot «critique» dans le sens où
tout le monde le prend aujourd’hui.

_Seulement_ il est infiniment probable que La Bruyère lui-même ne l’a
pas pris du tout dans ce sens. De son temps, «esprit critique»
signifiait le plus souvent esprit de dénigrement, ou tout au moins
esprit de mécontentement. Quand Boileau dit: «Gardez-vous, dira l’un, de
cet esprit critique», il veut dire, on le sent assez: gardez-vous de cet
épigrammatiste. La Fontaine, dans sa fable _Contre ceux qui ont le goût
difficile_, emploie le mot critique dans le même sens; Molière de même:
«un cagot de critique... car il contrôle tout ce critique zélé».--Dès
lors, si La Bruyère l’emploie dans ce sens, ce que l’on voit qui est
probable, La Bruyère a raison. Ce qui empêche de jouir des belles
choses, c’est l’envie de les trouver mauvaises; il n’y a rien de plus
incontestable.

Cette envie est très naturelle. En dehors même de cette impatience des
supériorités dont j’ai parlé plus haut, l’instinct de taquinerie est une
des formes de l’instinct querelleur, qui est extrêmement fort dans
l’humanité. Je ne suis pas tout à fait de l’avis de Voltaire sur ce
point. En quittant Pococurante, Candide dit à Martin: «Voilà le plus
heureux de tous les hommes; car il est au-dessus de tout ce qu’il
possède.--Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce
qu’il possède? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs
estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments.--Mais, dit
Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des
défauts là où les autres hommes croient voir des beautés?--C’est-à-dire,
reprit Martin, qu’il y a du plaisir à n’avoir pas de plaisir?»

Au fond, je suis très bien de l’avis de Martin. Cependant il avait tort
de croire absolument qu’il n’y a pas de plaisir à n’avoir pas de
plaisir. Il y en a. Il y a précisément la jouissance qu’on éprouve à
n’être de l’avis de personne. D’abord, c’est une attestation de
supériorité que l’on se donne. «Que d’autres admirent tel ouvrage; c’est
affaire à eux; c’est bien pour eux qu’il est écrit; ils sont à sa
hauteur, parce qu’il est à leur niveau. Mais moi...»

Je me rappelle encore de quel air un de mes amis, voyant _la Dame aux
Camélias_ affichée, me désignait l’affiche du bout de sa canne et me
disait: «C’est beau, cette pièce-là!» Cela voulait dire: «Je suis
parfaitement sûr que tu es assez philistin pour trouver cela beau?» Or
croyez-vous que cet homme ne jouissait pas? Il jouissait de toute son
âme.

Ensuite, c’est le plaisir d’offenser, de provoquer, c’est l’instinct de
lutte. On connaît assez l’homme qui en politique est toujours de
l’opposition. C’est un homme qui n’aime pas à approuver, et qui n’aime
pas à approuver parce qu’il aime la dispute, la contradiction, la
provocation, le défi, le regard hostile cherchant le regard hostile. Le
mécontentement, c’est le désir de mécontenter. Le pococurante en
littérature est un mécontent qui veut surtout qu’on soit, autour de lui,
mécontent de son mécontentement. Maint homme est heureux de voir autour
de lui des visages renfrognés et qui le sont parce qu’il a voulu qu’ils
le soient. C’est une volonté de puissance.

Et enfin, peut-être surtout, le pococurantisme est un désir de se rendre
témoignage à soi-même _que l’on n’est pas dupe_. De même que l’honnête
homme est satisfait d’avoir vu clair dans le manège d’un charlatan et de
n’être pas tombé dans ses pièges, de même le pococurante considère les
artistes, les auteurs, les poètes et les jolies femmes comme des
thaumaturges et faiseurs de prestiges qui empaument adroitement
l’humanité. L’humanité soit, mais non pas lui. On n’a pas raison de lui
si facilement. Il sait se défendre; il n’a même pas besoin de se
défendre; il est inaccessible; il voit clair dans le jeu et on ne lui en
donne pas à garder. La satisfaction de n’être pas dupe se mesure à
l’horreur que l’on a de l’être et cette horreur est infinie chez
quelques hommes.

La Bruyère a très bien indiqué pourquoi l’on a honte de pleurer au
théâtre, tandis que l’on n’a point honte d’y rire: «Est-ce une peine que
l’on sent à laisser voir que l’on est tendre, et à marquer quelque
faiblesse surtout en un sujet faux et dont il semble _que l’on soit la
dupe_?» Assurément c’est cela, tandis que, pour ce qui est de rire, on
s’y laisse aller plus facilement parce qu’on est moins dupe et l’on fait
moins figure de dupe en riant qu’en pleurant, le rire vous laissant
toute liberté d’esprit et les pleurs marquant qu’on l’a perdue, et qu’on
est pénétré jusqu’au fond et possédé par le sujet et par l’auteur.

Encore l’on sait fort bien que les esprits «forts» et les esprits
«délicats» ne rient pas plus qu’ils ne pleurent et, quand il y a matière
à hilarité, se contentent de sourire, rire à gorge déployée n’étant _pas
beaucoup moins que pleurer_ signe que l’on est conquis et en possession
de l’auteur.

Tout de même, ou à peu près tout de même, admirer, c’est avouer que l’on
est ébloui, fasciné, étourdi par le talent, l’habileté, l’adresse, la
rouerie d’un auteur. On n’aime pas beaucoup avouer cela.

Voilà au moins quelques éléments de cet esprit critique dont parle La
Bruyère et entendu comme il l’entend.

Or Martin a-t-il bien raison quand il dit: «le plaisir de s’empêcher
d’avoir du plaisir»? Non pas tout à fait; car le pococurante ne
s’empêche point d’avoir du plaisir; il va bel et bien en chercher où il
peut en trouver. Il se refuse le plaisir de l’admiration, sans doute,
mais pour s’en donner un plus aigu et plus pénétrant qui est de se
contempler n’admirant point et de se féliciter de n’admirer pas. N’en
doutez point, Martin, c’est toujours son plaisir qu’on cherche et
c’est-à-dire une activité psychique conforme au caractère que l’on a.

Mais si l’on a comme le choix, si, avec des penchants, comme tous les
hommes, à l’orgueil, à la taquinerie, à la dispute, au désir de se
distinguer, à l’horreur d’être dupe, on en a aussi à l’admiration ou
simplement au plaisir de goûter les belles choses, il vaut certainement
mieux incliner de ce dernier côté et, si vous êtes ainsi partagé, je
vous dirai: Considérez le «plaisir de la critique» comme le plus grand
ennemi et le plus dangereux de la lecture et faites-lui bonne guerre. Le
«plaisir de la critique», dans le sens où l’entend La Bruyère, est juste
aussi funeste à la lecture que l’esprit critique dans le sens moderne du
mot lui est utile.

Amour-propre, passions diverses, timidité, esprit de mécontentement,
tels sont les principaux ennemis de la lecture, à ne compter que ceux
que nous portons en nous. On voit qu’ils sont nombreux, et l’on a vu
qu’ils sont assez terribles. Il faut se tenir en garde contre eux, si
l’on ne veut pas se préparer une vieillesse triste, puisque les livres
sont nos derniers amis, et qui ne nous trompent pas, et qui ne nous
reprochent pas de vieillir.




CHAPITRE IX

LA LECTURE DES CRITIQUES


Il y a une grande question. Faut-il lire, concurremment avec les bons
auteurs, ceux qui ont parlé d’eux ou qui en parlent? Faut-il lire les
critiques?

J’en suis très modérément d’avis, mais j’en suis d’avis.

Qu’est-ce qu’un critique? C’est un ami qui cause avec vous de vos
lectures, faisant les mêmes ou ayant fait les mêmes. Or, ce personnage
est-il inutile, est-il odieux? Non, sans doute; dans la vie domestique
vous le recherchez. Vous sentez qu’il vous fait réfléchir, qu’il
renouvelle en vous vos sensations et impressions de lecteur, qu’il
éveille en vous des curiosités de lecteur, qu’en épousant ou en
contrariant vos jugements, il fait que vous les révisez, à quoi sans
doute votre goût s’exerce et s’affine; qu’en vous dirigeant du côté de
nouvelles lectures, il vous ouvre des pays nouveaux auxquels vous
songiez vaguement, ou ne songiez point, et qui peuvent être d’une grande
beauté ou d’une étrangeté captivante.

Enfin vous êtes content de l’ami qui cause avec vous de vos lectures et
des siennes. Il est quelquefois cassant; il est quelquefois un peu trop
admiratif et ami de tout le monde; il est quelquefois, à votre goût,
trop tourné du côté du passé ou au contraire trop attiré vers les
nouveautés, et homme qui découvre tous les matins un nouveau
chef-d’œuvre, ce qui lui fait oublier celui qu’il a découvert hier; il
est quelquefois l’homme qui n’a que de la mémoire et qui cite presque
sans choix, et vous le trouvez monotone; il est quelquefois l’homme qui,
en parlant des autres, songe surtout à lui et qui, dans l’esprit des
auteurs, ne trouve presque qu’une occasion de faire admirer celui qu’il
a; mais quels que soient ses défauts vous l’aimez toujours un peu: le
lecteur aime celui qui lit et qui lui parle de lectures, et en vient
même, par besoin de confidences intellectuelles à faire et à recevoir, à
ne pouvoir plus se passer de lui.

Eh bien! le critique est précisément cet ami que vous avez et, si vous
n’en avez pas, il le remplace.

Vous n’avez pas tort d’aimer le critique.

Mais, et c’est ici que la question se pose dans ses vrais termes,
_quand_ faut-il lire les critiques? A quel moment? Le critique qui parle
de Corneille, avant d’avoir lu Corneille lui-même, ou après que vous
aurez lu Corneille? Voilà le point.

J’ai souvent dit: un critique est un homme qui sert à vous faire lire un
auteur à un certain point de vue et dans certaines dispositions d’esprit
qu’il vous donne. Si cela est vrai, prenons garde! Est-ce qu’il se
faudrait pas... ne point lire le critique du tout?

Il semble bien; car enfin ce qui m’importe à moi lecteur (et en vérité,
c’est mon devoir) c’est d’avoir une impression personnelle, c’est
d’avoir une impression bien à moi, c’est d’être ému par Corneille très
personnellement et non pas d’être ému par Corneille selon l’impression
d’un autre. Ce point de vue où le critique m’aura mis, c’est le sien;
cette disposition d’esprit où il m’aura mis, c’est la sienne. De sorte
que lire le critique avant l’auteur, c’est m’empêcher de comprendre
l’auteur moi-même; c’est me forcer à ne l’entendre que d’une oreille
préparée et presque formée par un autre; c’est bien travailler à me
mettre dans l’impossibilité d’être touché directement, et c’est-à-dire
c’est bien travailler à me rendre incapable de jouissance. Voilà
vraiment un beau profit!

Ajoutez qu’une certaine paresse aidant, ou, si vous voulez, la loi du
moindre effort, je me contenterai bientôt de savoir ce que pensent des
auteurs les critiques les plus autorisés, sans jamais lire les auteurs
eux-mêmes; d’abord, parce que--si l’on sait choisir ses critiques--c’est
plus court; ensuite, parce que même les critiques prolixes ont
débrouillé la matière et me donnent, par les citations qu’ils font de
leur auteur, le meilleur, évidemment, de cet auteur-là, ce qui peut me
suffire; ensuite et surtout parce que, devant, quand je lirai l’auteur
après le critique, subir l’influence de celui-ci et lire dans la
disposition d’esprit où il m’aura mis; si je dois, l’auteur lu après le
critique, avoir la même impression que le critique seul étant lu,
j’épargne du temps en lisant le critique seul.

Et c’est ainsi que Renan a très bien dit qu’un temps viendrait où la
lecture des auteurs serait remplacée par celle des historiens
littéraires. Il avait même l’air de n’être pas fâché en disant cela.

Il y a beaucoup de vrai dans ces observations et, je le dirai en
passant, c’est bien pour cela que moi, très partisan de la lecture des
auteurs eux-mêmes, j’ai souvent applaudi de tout mon cœur aux critiques
prolixes. «Comment! Celui-ci écrit deux volumes sur la _Princesse de
Clèves_; celui-ci cinq volumes sur Jean-Jacques Rousseau! Tant mieux!

--Comment? tant mieux?

--Sans doute! Le lecteur trouvera plus court de lire Rousseau lui-même!»

Cependant il faut s’entendre. Distinguons d’abord entre l’historien
littéraire et le critique proprement dit.

L’historien littéraire doit être aussi impersonnel qu’il peut l’être; il
devrait l’être absolument. Il ne doit que renseigner. Il n’a pas à dire
quelle impression a faite sur lui tel auteur; il n’a à dire que celle
qu’il a faite sur ses contemporains. Il doit indiquer l’esprit général
d’un temps d’après tout ce qu’il sait d’histoire proprement dite;
l’esprit littéraire et artistique d’un temps, ce qui est déjà un peu
différent, d’après tout ce qu’il sait d’histoire littéraire et de
l’histoire même de l’art; mesurer, ce qui du reste est impossible, mais
c’est pour cela que c’est intéressant, les influences qui ont pu agir
sur un auteur; s’inquiéter de la formation de son esprit d’après les
lectures qu’on peut savoir qu’il a faites, d’après sa correspondance,
d’après les rapports que ses contemporains ont faits de lui; s’enquérir
des circonstances générales, nationales, locales, domestiques,
personnelles dans lesquelles il a écrit tel de ses ouvrages et puis tel
autre; chercher, ce qui est encore une manière de le définir,
l’influence que lui-même a exercée et c’est-à-dire à qui il a plu, les
répulsions qu’il a excitées et c’est-à-dire à qui il a déplu. Ce n’est
là qu’une très petite partie du travail de l’historien littéraire, mais
cela en donne une idée suffisante.

Ce qu’il ne doit pas faire, c’est juger, ni dogmatiquement, à savoir
d’après des principes, ni, non plus, _impressionnellement_, à savoir
d’après les émotions qu’il a eues. Il est trop clair qu’en ce faisant,
il sortirait complètement de son rôle d’historien. Il ferait de
l’histoire littéraire, comme on faisait de l’histoire proprement dite au
XVIe ou encore au XVIIe siècle, quand l’historien jugeait les rois et
les grands personnages de l’histoire, les louait ou les blâmait, se
révoltait contre eux comme eût fait une province ou les couvrait de
fleurs comme à une entrée de ville; enfin dirigeait l’histoire tout
entière et l’inclinait à être une prédication morale.

L’historien littéraire ne doit pas plus en user ainsi que l’historien
politique. Il ne doit connaître et faire connaître que des faits et des
rapports entre les faits. Le lecteur ne doit savoir ni comment il juge
ni s’il juge; ni comment il sent, ni s’il sent.

Le critique, au contraire, commence où l’historien littéraire finit, ou
plutôt il est sur un tout autre plan géométrique que l’historien
littéraire. A lui, ce qu’on demande, au contraire, c’est sa pensée sur
un auteur ou sur un ouvrage, sa pensée, soit qu’elle soit faite de
principes ou qu’elle le soit d’émotions; ce qu’on lui demande, ce n’est
pas une carte du pays, ce sont des impressions de voyage; ce qu’on lui
dit, c’est: «Vous vous êtes rencontré avec M. Corneille; quel effet
a-t-il fait sur vous? Est-il entré dans vos idées générales sur la
littérature et sur l’art d’écrire, ou les a-t-il contrariées, et par
conséquent l’avez-vous hautement approuvé ou condamné sévèrement? Si
vous êtes plutôt et surtout ou même uniquement un homme de sentiment, de
sensibilité, d’émotion, quelles émotions M. Corneille a-t-il excitées en
vous, de quelle manière votre âme a-t-elle réagi, délicieusement ou
douloureusement, ou faiblement, à rencontrer la sienne; qu’est devenue
votre sensibilité dans le commerce ou au contact de M. Corneille?

--Mais vous m’interrogez autant, au moins, sur moi que sur Corneille?

--_Certainement_!»

Voilà ce qu’est le critique. Peu s’en faut qu’il ne soit le contraire
même de l’historien littéraire; tout au moins ils sont si différents que
ce qu’on demande à l’un, et légitimement, c’est ce qu’on ne demande pas
et ce qu’on ne doit pas demander à l’autre, et la converse est vraie.

Il a fallu insister sur ce point, parce qu’il n’y a pas si longtemps
qu’on a compris la grande différence qu’il y a entre l’historien
littéraire et le critique; parce que, jusqu’aux dernières années du
dernier siècle, les historiens littéraires croyaient avoir mission de
critique et réciproquement; parce que telle histoire de la littérature
française, celle de Nisard, est tout entière œuvre de critique et comme
histoire littéraire n’existe pas, de telle sorte que l’auteur n’a rien
fait de ce qu’il devait faire et a fait tout le temps, et du reste d’une
manière admirable, ce qu’il devait ne pas faire du tout; si bien encore
que son livre, absolument manqué comme histoire littéraire, reste tout
entier debout comme recueil de morceaux de critique.

Or, cette distinction étant faite et si vous l’admettez, revenons à
notre question: quand faut-il lire le critique?

Cela dépend précisément de la question de savoir s’il est historien
littéraire, d’après la définition que nous avons donné de l’historien
littéraire, ou s’il est critique, selon la définition que nous avons
donnée du critique. S’il est historien littéraire, il faut le lire avant
de lire l’auteur, et s’il est critique, il ne faut _jamais_ le lire
avant. S’il est historien littéraire, il vous donnera tous les
renseignements qui vous sont utiles, et dont quelques-uns vous sont
indispensables sur le monde où vivait l’auteur, sur les hommes pour qui
il a parlé, sur tout ce qui (son génie mis à part) l’a fait ce qu’il a
été; il vous introduira ainsi chez lui; il vous fournira toutes les
informations sans lesquelles vous ne comprendriez de lui à très peu près
rien. Il est donc prouvé qu’il faut lire l’historien littéraire avant
l’auteur à qui vous voulez vous attacher. L’introduction à
l’intelligence de Corneille, c’est l’histoire du temps de Corneille,
toute l’histoire du temps de Corneille et particulièrement l’histoire de
la littérature française de 1600 à 1660.

Pour le critique, c’est très différent. Il est très vrai que, si vous le
lisez avant l’auteur avec qui vous désirez lier commerce, il vous nuira
beaucoup plus qu’il ne vous rendra des services. Vous ne pourrez pas, en
lisant l’auteur, ou vous pourrez difficilement, vous débarrasser du
point de vue du critique pour recevoir l’impression directe; le critique
sera comme un écran entre l’auteur et vous. Vous désiriez savoir quel
effet ferait sur vous Montaigne, et vous ne savez pas si ce qui vous
vient à l’esprit, en lisant Montaigne, vous vient en effet de Montaigne
ou de Nisard; vous vouliez connaître votre sensibilité modifiée par
Montaigne; vous connaissez une modification faite peut-être par
Montaigne, mais préparée par Nisard; vous connaissez quelque chose en
vous qui est de Montaigne, de Nisard et de vous-même; il y a un terme de
trop; ce n’est pas lire Montaigne que de le lire à travers Nisard, que
de le lire en y cherchant instinctivement, et en y trouvant forcément,
moins les pensées de Montaigne que les pensées que Montaigne a inspirées
à Nisard; et pour lire Montaigne vraiment, ce qui s’appelle lire, il
faudrait d’abord que vous missiez Nisard en total oubli.

S’il est ainsi, il va de soi qu’il ne fallait pas commencer par lire le
critique.

--Alors, lisons l’historien littéraire avant et le critique jamais!

--Pourquoi? Lisons l’historien littéraire avant et le critique après.
Après, c’est trop tard? Non point. Le critique doit inviter à relire ou
à repenser sa lecture. Voilà le vrai rôle du critique. Le critique
prépare non pas, comme je l’ai dit d’abord, à lire dans une certaine
disposition et à un certain point de vue: en quoi il serait nuisible; il
prépare à relire à un certain point de vue et dans une certaine
disposition d’esprit, en quoi il est utile.

Reprenons l’exemple, donné plus haut, de l’ami avec qui vous causez
littérature. Vous avez lu le dernier roman; il vous a laissé telle
impression; vous rencontrez l’ami; il l’a lu, lui aussi; le livre lui a
laissé une impression très différente; vous discutez, vous donnez vos
raisons, il donne les siennes, vous rapportez tel détail qu’il n’a pas
vu, il vous indique telle particularité qui vous est échappée; vous
rentrez chez vous; vous ne songez guère qu’à relire le volume, tout au
moins à le repasser en revue dans votre mémoire; d’une façon ou d’une
autre, vous le relisez, vous le revoyez sous un nouvel angle. C’est
votre ami qui en est cause. Voilà le rôle du critique, et voilà le cas
où le critique ne peut pas être nuisible, fût-il mauvais, puisqu’il ne
fait que provoquer une révision; et peut être très utile parce qu’il la
provoque.

J’ai vécu pendant quelques années dans une société d’hommes très
intelligents, très lettrés, de beaucoup de goût, très décisionnaires
aussi, qui parlaient sans cesse des ouvrages nouveaux. Je les avais
presque toujours lus avant qu’ils n’en parlassent et j’écoutais ces
messieurs avec un très vif intérêt. Leurs décisions un peu tranchantes
et leurs aperçus, extrêmement inattendus de moi, m’étonnaient et me
donnaient beaucoup à penser. Je rentrais chez moi toujours avec le
véritable besoin de relire le livre dont ils avaient parlé et de
comparer mes impressions aux leurs. C’était un très grand profit; je
n’étais pas toujours, après révision, de leur avis; je n’en étais même
jamais; mais j’avais relu avec un esprit nouveau, et c’est cela qui est
important. Je leur dois beaucoup.

Au bout d’un certain temps, à la vérité, ils cessèrent de m’être utiles,
parce que je m’aperçus que de tous les livres dont ils parlaient, ils
n’avaient jamais lu une page, ce qui m’expliqua la netteté de leurs
décisions et l’originalité de leurs aperçus. Ils n’avaient pas lu, ils
avaient des idées générales, ils avaient des idées préconçues, ils
jugeaient de haut et sans réplique: ils remplissaient la définition du
grand critique.

Mais remarquez: si à toutes leurs qualités ils avaient ajouté la
faiblesse de lire les livres dont ils devaient parler, leurs décisions
eussent été moins tranchantes et leurs considérations moins originales;
ils eussent été des critiques de moyen ordre; mais leur influence sur
moi eût été la même et même se serait prolongée plus longtemps; j’aurais
relu, après leurs conversations, avec un esprit nouveau.

C’est le bienfait du critique. Le critique est cause que le lecteur fait
des lectures méditées après avoir fait des lectures abandonnées; le
critique est cause que le lecteur fait des lectures dans un champ plus
vaste de pensées; le critique est cause que le lecteur, après avoir lu
l’auteur tête-à-tête, le lit à trois ou à quatre; il ne faudrait pas
étendre indéfiniment ce cercle et comme multiplier l’auditoire autour de
l’auteur; mais il faut, au bon moment, rompre le tête-à-tête.

Car il durerait. L’auteur que vous avez lu personnellement, si vous me
permettez de parler ainsi, l’auteur que vous avez lu personnellement, ce
qu’il fallait faire en effet, si vous le relisez sans consultation, vous
retrouvez en le relisant, toutes les mêmes impressions que vous avez
eues à une première lecture; elles ont laissé leurs «traces», comme dit
Malebranche; vous creusez fatalement dans le même sillon.

Il faut qu’à un moment donné--lequel? celui-là même où vous vous
apercevez de la monotonie de vos sensations--vous vous avisiez de vous
demander: «Qu’en pense un tel?» Quand vous saurez ce qu’en pense un tel,
vous serez préparé pour un nouveau voyage; non, pour le même, mais avec
une autre façon de voir. Les médecins appellent un confrère en
consultation, non parce qu’ils se défient d’eux-mêmes, non parce qu’ils
croient que leur confrère est plus habile qu’eux; ils ne le croient
jamais; mais par crainte de persévérer dans un diagnostic faux, à cause
de l’influence que garde sur nous une première impression ou une
première idée. Ils changent d’air.

Donc ne jamais lire le critique d’un auteur avant l’auteur lui-même; ne
jamais relire un auteur qu’après avoir lu un ou plusieurs critiques de
cet auteur, voilà, je crois, la bonne méthode de lecture et de
_relecture_.

D’autre part, lire l’historien littéraire avant l’auteur est à peu près
indispensable; mais il ne l’est plus de lire l’historien littéraire
après avoir lu l’auteur; ce n’est plus qu’un peu utile, quelquefois,
selon les cas, pour vérifier telle concordance, le plus souvent pour se
rappeler tel renseignement, donné par l’historien, que l’on sent qui
nous fuit.

Un petit inconvénient à cela, au temps actuel, c’est que jusqu’à présent
tous les historiens littéraires, sans exception, je crois, ont prétendu
être _en même temps_ critiques, critiques dans leurs livres d’histoire
eux-mêmes, et que, par conséquent, si on les lit, comme on le doit,
avant de lire l’auteur, le mauvais effet que produit le critique lu
avant l’auteur, ils le produisent.

Il est vrai, l’inconvénient est assez grave. Il cessera. Les historiens
littéraires s’accoutumeront à n’être que des historiens, comme les
critiques à n’être que des critiques; ou plutôt l’historien littéraire
s’accoutumera à n’être qu’historien littéraire dans un livre d’histoire
et à n’être que critique dans un livre de critique; ils s’y accoutument
déjà, et ils font en cela le mieux du monde.

Une question reste, assez grave. S’il en est comme j’ai dit, comment
faut-il, dans l’enseignement, user des critiques? Il faut, à mon avis,
mettre entre les mains des écoliers les historiens littéraires, ceux des
historiens littéraires qui ne font pas de critique--puisque tous en
font, ceux, jusqu’à nouvel ordre, qui en font le moins--et les leur
faire lire avant les auteurs; ou il faut faire aux écoliers un cours
d’histoire littéraire, comme on leur fait un cours d’histoire et les
prier de ne lire que les auteurs dont, dans ce cours d’histoire
littéraire, il leur aura déjà été parlé.

Les choses s’arrangeront, du reste, assez bien d’elles-mêmes, puisque le
cours d’histoire littéraire invitera l’enfant à lire tel ou tel auteur
dont le nom l’aura frappé dans le cours. Je parle de la majorité des
enfants qui, même en France, est assez docile.

Quelques-uns seront, au contraire, incités par le cours à lire les
auteurs dont il n’aura pas été parlé ou pas encore. Ma curiosité ayant
été éveillée, en rhétorique, par le devoir français d’un de mes
camarades que je ne connaissais pas autrement, parce qu’il était d’une
autre pension que moi, j’allai à lui, quelque temps après, et je lui
demandai ce qu’il faisait: «Depuis quelque temps, me dit-il, je m’occupe
beaucoup de philosophie.» Il s’occupa sans doute des littérateurs latins
et français l’année suivante.

Mais la majorité des écoliers lira naturellement les auteurs vers
lesquels le cours d’histoire littéraire ou les historiens littéraires
mis entre leurs mains auront dirigé leur attention.

--Mais les critiques proprement dits?

--Rien ne m’embarrasse comme cette question. Du temps où j’ai fait mes
études, on ne mettait entre nos mains aucun critique. Je n’ai lu
Sainte-Beuve qu’à vingt-trois ans. On nous donnait des histoires
littéraires, qui, à la vérité, je l’ai assez dit, étaient mêlés de
critiques, mais qui, après tout, étaient surtout des histoires
littéraires. Le professeur, quand il nous donnait un devoir à faire, les
complétait par quelques renseignements se rapportant au devoir en
question. Il nous traçait, par exemple, deux petits portraits de Sadolet
et d’Érasme quand il nous donnait à confectionner une lettre d’Érasme à
Sadolet. Voilà tout. Nous n’avions pas, bien entendu, ni de Sadolet, ni
d’Érasme lu un mot. Que pouvait être notre devoir? Quelques lieux
communs de morale ou de littérature, historiés de quelques
particularités anecdotiques, précieusement recueillies de la bouche de
notre professeur.

C’était très vide. Nos «discours historiques» l’étaient un peu moins;
car encore nous savions un peu plus d’histoire proprement dite que
d’histoire littéraire; nous n’avions pas lu Érasme; mais nous
connaissions un peu Henri IV, Louis XIV, Turenne et Condé.

On reconnut, vers 1880, l’inanité de cette méthode et de ses résultats;
on mit entre les mains des écoliers des critiques; on leur fit des cours
de littérature très mêlés et même chargés de critique; on leur fit faire
des dissertations sur le stoïcisme dans Montaigne et l’atticisme dans
Molière;--et alors ce fut bien pis.

Ce fut pis, parce que les enfants, incapables d’avoir assez lu Montaigne
et Molière et de les avoir assez lus en critiques pour avoir des idées
personnelles, des idées bien à eux sur le tour d’esprit particulier de
Molière et de Montaigne, ne mettaient dans leurs devoirs que des
lambeaux, quelquefois un peu démarqués, de Sainte-Beuve, de Brunetière,
de Lintilhac. L’affligeante stérilité de ces exercices ne le cédait en
rien à l’affligeante puérilité des exercices de 1865, si tant est
qu’elle ne fût pas, au moins, plus éclatante aux yeux.

Que faire donc? Énergiquement, doctoralement, quelques-uns disent: «Ne
jamais demander à l’enfant que sa pensée personnelle, que l’impression
qu’il a reçue et dont il a dû, seulement, se rendre compte, dont il a
dû, seulement, prendre possession, en lisant _les Femmes savantes_,
_Britannicus_ ou _l’Art de conférer_. Cultiver la personnalité, au lieu
de l’étouffer sous celles d’autrui, au lieu de la forcer à abdiquer pour
faire place à une personnalité d’emprunt: voilà, voilà ce qu’il y a à
faire et rien autre.»

Certes, j’en suis d’avis et de toute mon âme. Seulement, c’est tellement
restreindre le champ des exercices scolaires qu’il se réduirait à
presque rien. Cela revient à ceci: ne dites rien à l’élève sur le _Cid_,
ne lui laissez rien lire sur le _Cid_, faites-lui lire le _Cid_ et puis
demandez-lui ce qu’il en pense. Or, l’élève répondra que cela lui a
beaucoup plu et que c’est très beau. Soyez sûr que, s’il répond autre
chose, c’est qu’il aura triché; c’est qu’il aura lu quelque Sainte-Beuve
ou quelque Lintilhac pour y trouver «des idées».

_Comme fond_ et sauf quelques traits, quelques observations de détail,
que ce sera le devoir du professeur de guetter, d’aviser et de relever
avec soin pour en féliciter l’écolier, un devoir scolaire sera toujours
un reflet. Ce qui sera de l’enfant, ce sera une composition bien
ordonnée, une disposition claire et peut-être déjà adroite des idées, et
un style déjà plus ou moins formé, et ce sera toujours sur ces choses
qu’il faudra juger un devoir d’enfant. La personnalité, l’originalité,
n’y comptez point.

Elles viendront, et chez très peu, chez infiniment peu, beaucoup plus
tard. Qui est-ce qui a une personnalité? Ils sont rares qui en ont une.
Presque personne n’est une personne. Et à seize ans, personne n’est une
personne. A quelques indices seulement, tel ou tel marque ou fait
espérer qu’il en sera une.

Même cette chasse à la personnalité, louable en soi, peut être un défaut
chez le professeur. Il y a le professeur qui ne cherche qu’à rapprocher
tous ses élèves d’un type convenu de bon sens, de rectitude d’esprit et
de bon goût. C’est le professeur ordinaire. Il y a aussi le professeur
qui, par souci, certes très louable, de chercher la personnalité et de
la faire naître, prend, avec une bonne volonté touchante, pour des
marques de personnalité hésitante encore et se cherchant, mais pouvant
aboutir, de simples signes de bizarrerie, ou de simples boutades
d’espiègle. Tel ce professeur, peut-être légendaire, qui était enchanté
de l’élève Croulebarbe qui avait fait l’éloge de la Saint-Barthélémy:
«Il a tort, je le lui ai dit, il a tort; mais il est personnel. Eh! Eh!
Il est personnel.» C’est d’un professeur de ce genre qu’un de ses
collègues disait: «Voilà Fliegenfanger qui est encore à la recherche
d’un esprit faux.»

Non, il faut se contenter d’un fond de discours qui n’aura d’ordinaire
aucune originalité, qui sera d’emprunt plus ou moins adroit, et d’idées
plus ou moins bien repensées--et d’une bonne disposition des parties, et
d’un style sain, parfois agréable. Voilà tout ce qu’on peut demander à
un très bon élève de première.

Dès lors? Dès lors, je suis à peu près contraint à abandonner, pour ce
qui est de l’enseignement, mon grand principe qui est de ne pas lire les
critiques avant les textes. J’admets que, concurremment aux textes, pour
«faire leurs devoirs», pour se préparer aux examens, pour donner à leurs
esprits une culture générale, très superficielle, mais enfin une culture
générale, les élèves des lycées lisent les critiques.

Mais, mon principe, je le reprends très vite pour leur dire: au moins
pour ce qui est des grands auteurs dont vous avez le temps de lire les
œuvres principales, lisez toujours l’auteur d’abord et le critique
seulement ensuite, seulement après vous être fait de l’auteur une idée,
quelle qu’elle puisse être, qui soit à vous.

De plus, cette habitude de lire presque concurremment, presque
pêle-mêle, les textes et les critiques, surtout celle de lire les
critiques et non les auteurs, perdez-la totalement, perdez-la
énergiquement, dès que vous serez sortis du lycée. Elle est funeste en
soi; elle fait des sots; elle fait en choses littéraires des hommes tout
pareils à ceux qui, en politique, récitent les articles de fond de leur
journal; elle fait des hommes-reflets; elle fait des hommes qui sont des
lunes; il ne faut pas aspirer à être un soleil mais il ne faut pas non
plus être comme la lune.

Il y a deux éducations: la première que l’on reçoit au lycée, la seconde
que l’on se donne à soi-même; la première est indispensable, mais il n’y
a que la seconde qui vaille. Dans la première, lisez les critiques à peu
près en même temps que les auteurs, encore avec les précautions que j’ai
indiquées. Dans la seconde, ne lisez jamais le critique d’un auteur que
pour relire l’auteur lui-même; autrement vous n’entreriez jamais dans la
seconde éducation; vous resteriez toujours dans la première.




CHAPITRE X

RELIRE


Lire est doux; relire est--quelquefois--plus doux encore. «A Paris, on
ne relit pas, disait Voltaire; vive la campagne où l’on a le temps!»
Relire est, en effet, une occupation de gens peu occupés. Royer-Collard
disait: «A mon âge, on ne lit plus; on relit.» C’est, en effet, plaisir
de vieillard. Il faudrait se persuader que c’est plaisir et profit de
tous les âges, et ne pas le réserver exclusivement pour celui où je
reconnais qu’il est plus à sa place qu’à tout autre.

Il y a bien des raisons pour relire; j’en choisis trois qui me viennent
plus précisément à l’esprit.

On relit pour mieux comprendre. Ce sont surtout les philosophes, les
moralistes, les penseurs, qu’on relit dans ce dessein, et ce n’est pas
mal fait; mais il n’est auteur qu’on ne puisse relire dans cette
intention, et il en est qui sont tellement dignes d’être relus qu’on
doit les relire pour cet objet. Il n’y a pas d’auteurs plus clairs que
La Fontaine, que La Bruyère. J’assure qu’à les relire pour la vingtième
fois on trouve des passages que l’on n’avait point compris comme ils
devaient l’être, et que l’on entend pour la première fois. A la fois
l’on se sait gré de cette découverte, et c’est un plaisir; et l’on peste
un peu de ne l’avoir pas faite plus tôt et c’est un exercice d’humilité
qui est très sain.

La découverte n’est pas toujours de détail. Il m’est arrivé, en relisant
Jean-Jacques Rousseau d’un peu près, particulièrement dans sa
correspondance, de m’apercevoir que Jean-Jacques Rousseau était
aristocrate.

Il n’y a rien de plus certain, encore qu’il ait donné leçon de
démocratie et de la pire.

Il faut, du reste, quand on relit, surveiller ces repentirs et ne pas se
laisser trop aller au plaisir de la découverte et à celui du remords et
à la taquinerie envers soi-même qui consiste à se dire qu’on a été
précédemment un imbécile. «Vous avez eu tort, me disait un ami, d’avoir
présenté Sainte-Beuve comme un positiviste, ou comme un sceptique, ou
comme un agnostique. Je l’ai beaucoup relu; c’est un mystique.» Beaucoup
relire Sainte-Beuve pour en arriver à découvrir qu’il est un mystique,
c’est certainement un abus de la révision.

Mais encore le plus souvent, presque toujours, quelques précautions
prises, on comprend beaucoup mieux un auteur quand on le relit que quand
on le lit pour la première fois. Il suffit de se défier un peu de soi et
de ne pas lire chez lui seulement ce qu’on y met. Je relis beaucoup; je
crois comprendre beaucoup mieux. C’est une vieillesse qui n’est pas sans
charme que celle que l’on consacre à corriger ses vieux contresens.

Le plaisir de mieux comprendre met, du reste, dans l’esprit un certain
feu, une certaine chaleur qui excite l’imagination elle-même. On invente
un peu à la suite de l’auteur. Soyez sûr que c’est en relisant que M.
Jules Lemaître a écrit ses exquis _En marge_ et Émile Gebhart, son
spirituel _Dernier voyage d’Ulysse_.

On relit encore pour jouir du détail, pour jouir du style. La première
lecture est au lecteur ce que l’improvisation est à l’orateur. C’est
chose toujours un peu impétueuse; de tempérament si sain que l’on soit,
ou quelque bonne méthode de lecture que l’on ait, on ne peut jamais
s’empêcher tout à fait d’être pressé, avec un philosophe de voir quelle
est son idée générale et quelles sont ses conclusions, avec un romancier
de voir comment cela finit. Détestable précipitation; mais dont personne
n’est absolument exempt.

Comme l’orateur, dans l’épreuve de l’_Officiel_ qu’on lui soumet,
corrige le style et la langue de son improvisation, à relire nous
corrigeons notre improvisation de lecture. Nous faisons attention à la
langue, au style, au rythme, aux procédés et artifices de composition et
de disposition des idées. Nous étions entrés dans la pensée de l’auteur,
nous entrons maintenant dans son laboratoire; nous le voyons travailler.
Si nous voulons travailler nous-mêmes, rien, évidemment, n’est plus
utile; mais, même si nous n’avons pas cette intention, surprendre
quelques secrets de l’art est s’affiner singulièrement l’esprit, ce qui
est déjà un plaisir, et le rendre capable de mieux, de plus sûrement, de
plus finement juger l’auteur que demain nous lirons pour la première
fois. Relire apprend l’art de lire.

Les professeurs de littérature sont gens très intelligents, quelques-uns
du moins, en choses de lettres. Cela vient de ce que, pour leurs élèves,
devant leurs élèves, ils relisent sans cesse. Deux écueils, du reste
ici. Charybde et Scylla sont partout. A force de relire et toujours à
peu près les mêmes textes, le professeur en arrive quelquefois à y
retrouver toujours les mêmes impressions et, quand il y trouve toujours
les mêmes impressions, il les retrouve un peu affaiblies ou comme
émoussées. Quelquefois aussi, il veut en rencontrer toujours de
nouvelles, de toutes nouvelles, et il invente aux auteurs des sens
inattendus, ou tout au moins des intentions qu’il n’est pas absolument
certain qu’ils aient eues.

Vous n’êtes pas très exposés à l’un de ces dangers ni à l’autre, ne
relisant pas autant qu’un professeur est obligé de relire. Il convenait
pourtant de vous indiquer ces périls pour que vous ne relisiez pas trop.
Prenez garde, quelque beau qu’il soit, au livre qui s’ouvre toujours de
lui-même à la même page. Géruzez disait: «Je crains l’homme d’un seul
livre, surtout lorsque ce livre est de lui.» Craignez un peu d’être
l’homme d’un seul livre, le livre fût-il même d’un autre; ce n’est
qu’une circonstance atténuante.

Et enfin on relit, dessein plus ou moins conscient, pour se comparer à
soi-même. «Quel effet ferait sur moi tel livre dont j’ai été féru dans
ma jeunesse» est une parole qu’on se dit assez souvent à un certain âge.
Revoir les lieux autrefois visités, les amis autrefois fréquentés, les
livres lus jadis, est une des passions du déclin. Or, c’est précisément
se comparer à soi-même; c’est éprouver si l’on a toujours autant de
facultés de sentir et si l’on a les mêmes.

L’effet de l’expérience n’est pas toujours très consolant, ni très
agréable. Les beaux lieux vus autrefois paraissent ordinaires et avoir
été surfaits par on ne sait qui. Les vieux amis paraissent un peu
ennuyeux. Les beaux livres paraissent un peu décolorés. Pour ce qui est
des vieux amis, s’ils paraissent ennuyeux, c’est peut-être qu’ils le
sont devenus. Pour les lieux et les livres, ce ne peut pas être cela, et
il faut bien que nous nous en prenions à nous-même. «J’admirais cela! Où
avais-je l’esprit?... Hélas! Je l’avais où il est; mais je l’avais plus
sensible et plus imaginatif.» L’impression devant un paysage ou devant
un livre dépend de ce qui y est et de ce que l’on y met. Duquel le plus?
On ne sait. De tous les deux, à coup sûr. Or, ce paysage et ce livre ont
certainement tout ce qu’ils avaient, moins ce que vous y mettiez et n’y
mettez plus. Leur dépréciation mesure la vôtre. Ils sont eux moins vous.
Rencontrant une dame qu’il n’avait pas vue depuis très longtemps un
homme d’âge hésitait: «Comment! dit la dame, vous ne me reconnaissez
pas?--Hélas! madame; j’ai tant changé!» C’est précisément ce qu’il faut
dire, mais sans méchanceté, et c’est la vérité même, devant un site ou
un livre que l’on ne reconnaît plus.

Quand un roman, qui vous arrachait des larmes à vingt ans, ne vous fait
plus que sourire, ne vous pressez pas de conclure qu’il est mauvais et
que c’est à vingt ans, que vous vous trompiez. Dites seulement qu’il
était fait pour votre âge, et que votre âge n’est plus fait pour lui.

    J’aimais les romans à vingt ans,
    Aujourd’hui je n’ai plus le temps;
    Le bien perdu rend l’homme avare;
    J’y veux voir moins loin mais plus clair:
    Je me console de Werther,
    Avec la reine de Navarre.

Il n’y a pas lieu de s’en féliciter beaucoup; mais il est ainsi. Peu de
romans lus avec ivresse à vingt ans plaisent à quarante. C’est un peu
pour cela qu’il faut les relire, pour se relire, pour se rendre compte
de soi, pour s’analyser, pour se connaître par comparaison et pour
savoir ce qu’on a perdu.

Non pas toujours ce qu’on a perdu. Il arrive que dans un livre on
découvre, au bout de vingt ans, une foule de choses que l’on n’y avait
pas entrevues. Cela advient surtout avec les livres philosophiques, avec
les livres de pensées. Si je désire vivre encore quelques années, c’est
dans l’espérance, bien ambitieuse du reste, de comprendre quelque chose
à tel philosophe contemporain qui m’est fermé, et je veux dire à qui je
suis fermé moi-même. Les penseurs incompris jadis se révèlent
quelquefois brusquement. On dirait qu’on a trouvé une clef dans son
esprit. C’est vrai. L’intelligence s’est fortifiée, ou, seulement
enrichie, et dans Ergaste la clef a été trouvée qui nous ouvre
Clitandre. Cette fois, la surprise nous est agréable; nous nous trouvons
plus forts et mieux armés; les années nous ont raffermi. Elles nous
deviennent chères, et nous leur sommes reconnaissants.

Mais ce n’est pas seulement chez les philosophes qu’il arrive que nous
fassions des découvertes de ce genre et que nous récoltions regain de
cette sorte. Chez les romanciers, chez les poètes, nous avons assez
souvent de ces révélations tardives. L’émotion sentimentale est toujours
moindre, l’émotion artistique est quelquefois beaucoup plus forte. On
s’aperçoit, au bout de vingt ans, de trente ans, de quarante ans, qu’il
y a des qualités de style qu’on n’avait pas aperçues, des qualités de
composition dont on ne s’était point douté, parce que, du temps de la
première lecture, on ignorait l’art. A propos d’un _Werther_ en musique,
il y a quelques années, averti par les observations de plusieurs
critiques éminents de l’insignifiance et de la puérilité du _Werther_ de
Gœthe, je relus _Werther_, que je n’avais pas lu depuis à peu près un
demi-siècle, ayant accoutumé de relire plutôt _Faust_ et le _Divan_. Je
fus certainement moins ému qu’à seize ans; je ne pleurai point; mais je
fus frappé de la _solidité_ de l’ouvrage, de l’admirable disposition des
parties, de la progression lente et forte, de tout ce qu’il y a enfin de
savant dans cet ouvrage d’un étudiant et qui ne se retrouve plus du
tout, beaucoup plus tard, dans les _Affinités électives_.

De même, je ne sais plus à quelle occasion, et peut-être sans occasion,
je relus _Leone Leoni_. Chose curieuse, l’émotion sentimentale fut, ce
m’a semblé, tout aussi forte, et de plus je m’aperçus d’un mérite
incroyable de composition, d’un art, assurément tout instinctif, des
_préparations_, des dispositions prises en vue d’amener un effet final,
ou en vue d’éclairer d’avance certaines particularités de caractère par
où s’expliquent les incidents et les péripéties; je m’aperçus, en un
mot, que le roman, s’il n’était pas aussi bien écrit que je l’eusse
désiré, était aussi bien construit qu’une nouvelle de Maupassant. Et
ceci est rare dans George Sand; mais n’est que plus intéressant quand on
l’y rencontre.

C’est ainsi qu’à relire, on se compare à soi-même, on note les hausses
et les décadences--plus souvent celles-ci--de sa sensibilité; les pertes
et les gains--plus souvent ceux-ci--de notre intelligence générale et de
notre intelligence critique, et l’on trace ainsi les courbes de sa vie
intellectuelle et morale.

Ajoutez que, quel que soit l’auteur qu’on relise, si l’on sent plus, si
l’on sent moins, si l’on comprend plus, si l’on comprend mieux, même si
l’on comprend moins; ce sont en partie les événements mêmes de votre vie
qui en sont la cause, et que par conséquent, relire, c’est revivre.

On écrirait très bien une autobiographie avec les impressions comparées
de ses lectures et qu’on pourrait intituler _En relisant_. Relire, c’est
lire ses mémoires sans se donner la peine de les écrire. C’est peut-être
tout profit.

Il va sans dire que tout cela n’arrive que dans le commerce des très
grandes œuvres. Un médiocre roman oublié, et qu’on croit n’avoir pas lu,
et que l’on reprend en mains vous donne une singulière impression quand
on s’aperçoit qu’on l’a lu déjà. Il vous ennuie plus que de droit. On le
continue, parce qu’on ne s’en rappelle pas le dénouement et qu’on veut
le connaître; mais on est sûr que l’impression finalement ne sera pas
agréable, et l’on s’en veut de céder à la curiosité, ce qui fait
paraître le livre plus mauvais qu’il n’est réellement. C’est un fâcheux
qui fut douloureux, et qui revient, et qu’on ne reconnaît pas d’abord et
qu’on reconnaît, à sa voix, un instant après, avec désespoir.
Évidemment, il ne faut relire que ce qu’on a vraiment désir de
retrouver. C’est une grande marque, pour un livre, d’excellence ou de
conformité avec notre caractère, que le désir que l’on a de le rouvrir.
_Iterum quæ digna legi sint._




CHAPITRE XI

ÉPILOGUE


L’art de lire, c’est l’art de penser avec un peu d’aide. Par conséquent,
il a les mêmes règles générales que l’art de penser. Il faut penser
lentement; il faut lire lentement; il faut penser avec circonspection
sans donner à grand’erre dans sa pensée et en se faisant sans cesse des
objections; il faut lire avec circonspection et en faisant constamment
des objections à l’auteur; cependant il faut d’abord s’abandonner au
train de sa pensée et ne revenir qu’après un certain temps à la
discuter, sans quoi l’on ne penserait pas du tout; il faut faire
confiance provisoire à son auteur et ne lui faire des objections
qu’après qu’on s’est assuré qu’on l’a bien compris; mais alors, lui
faire toutes celles qui nous viennent à l’esprit et examiner
attentivement et s’il n’y a pas répondu, et ce qu’il pourrait y
répondre. Ainsi de suite; car lire, c’est penser avec un autre, penser
la pensée d’un autre, et penser la pensée, conforme ou contraire à la
sienne, qu’il nous suggère.

Heureux peut-être ceux qui n’ont pas besoin de livre pour penser, et
tout à fait malheureux évidemment ceux qui en lisant ne pensent
exactement que ce que pense l’auteur; je ne sais même pas quel plaisir
ceux-ci peuvent avoir et je ne puis me le définir. Mais pour ceux qui
sont entre les deux extrêmes, et c’est le cas, je pense, de la plupart
d’entre nous, le livre, ce petit meuble de l’intelligence, ce petit
instrument à mettre en activité notre entendement, ce moteur de l’esprit
qui vient au secours de notre paresse et plus souvent de notre
insuffisance, et qui nous donne la délicieuse jouissance de croire que
nous pensons, alors que nous ne pensons peut-être pas du tout, le livre
est un ami précieux et bien cher. Ne nous dissimulons point qu’il a ses
défauts. On a dit qu’il ne trompe pas; j’ai montré qu’il trompe souvent,
puisque, par notre faute, à la vérité, il ne paraît pas du tout le même
au bout d’un certain temps et nous déçoit.

On a dit qu’il n’est pas importun, oiseux, bavard, puisque c’est un
bavard que l’on peut mettre à la porte, sans impolitesse, aussitôt qu’il
nous ennuie. C’est une grave erreur; car un livre peut nous irriter par
son bavardage, et en même temps nous empêcher de le fermer, parce qu’il
est intéressant et qu’entre deux bavardages on peut s’attendre à quelque
chose de très fin qu’il serait fâcheux d’avoir perdu. Bien souvent un
livre est tel qu’on voudrait que quelqu’un, qui fût vous-même, car on ne
peut s’en reposer que sur soi, en eût marqué les passages intéressants
et signalé particulièrement les pages d’une incontestable inutilité.

On a dit que du plus mauvais livre on peut tirer quelque chose de bon et
que par conséquent un livre est toujours un ami et un bienfaiteur, et
l’on a pu citer en l’appliquant aux livres, cette ligne de Montaigne:
«Il sondera la portée d’un chacun: un bouvier, un maçon, un passant, il
faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise;
car tout sert en ménage; _la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera
instruction_: à contrôler les grâces et façons d’un chacun il
s’engendrera envie des bonnes et mépris des mauvaises.»

Ce n’est pas tout à fait vrai, ou je n’en suis pas tout à fait sûr. Il
est plus facile d’être assoté par un sot livre que de le rendre
intelligent ou de le faire servir à son intelligence par la façon dont
on le lit. Le sot livre impose, étant très souvent goûté par une
multitude de gens dont le nombre fait impression sur vous, et l’on ne
sait pas le discuter avec la pleine liberté d’esprit que suppose
Montaigne, ce qui est la seule condition à laquelle il deviendrait de
profit. Donc le livre n’est pas toujours un bienfaiteur; il n’est pas,
quel qu’il soit, encore un bienfaiteur.

Il est très vrai aussi que la lecture devient une passion et que, comme
toute passion, elle a de singuliers excès. A un certain degré de
violence, elle empêche toute action, elle s’oppose à tout emploi
énergique de la vie. Le livre est un moly qui empêche les hommes de
devenir bêtes aux mains des Circé; mais c’est un lotos, aussi, qui
paraît une nourriture si délicieuse qu’il faut user de violence pour
nous arracher au pays où il croît, pour nous faire rentrer dans nos
vaisseaux et nous obliger à ramer.

Il n’y a nul doute à cet égard. Il faut s’armer de sagesse même contre
les passions les plus innocentes, parce qu’il n’y a pas de passions
innocentes, et même en parlant de la lecture il faut dire:

    Le sage qui la suit, prompt à se modérer,
    Sait boire dans sa coupe et ne pas s’enivrer.

Aussi bien chacun sent qu’il y a un art de lire et, si la lecture
n’offrait aucun danger, il n’y aurait pas besoin d’art pour s’y livrer.

En revanche, la lecture, certaines précautions prises, est un des moyens
de bonheur les plus éprouvés. Elle conduit au bonheur, parce qu’elle
conduit à la sagesse et elle conduit à la sagesse parce qu’elle en vient
et que c’est son pays même, où naturellement elle aime à mener ses amis.
J’ai mon vieillard du Galése; je l’ai eu du moins, car il m’a précédé au
rendez-vous universel. Il était avoué en province. La cinquantaine
venue, il vendit son étude et se retira, mais non pas au bord d’un cours
d’eau et pour y cultiver les fleurs; il se retira à la Bibliothèque
nationale. Il y passait six heures ou huit heures par jour, selon les
saisons. Il avait été attiré à Paris pour deux raisons: parce que,
disait-il, c’est la seule ville où la vie intellectuelle et artistique
soit à très bon marché et parce que c’est la seule ville où l’on vous
permette de ne pas appartenir à un parti politique; et parce que, en
conséquence, Paris est la ville des pauvres et des gens tranquilles.

Je le félicitai, en lui recommandant de ne pas se faire d’amis, la
Bibliothèque nationale regorgeant d’aimables causeurs qui semblent ne
pas aimer la lecture des autres et qui se relayent pour vous empêcher de
prendre connaissance du livre que vous venez d’ouvrir. Il me répondit
qu’il avait sa méthode, et que, dès qu’un de ceux pour qui la salle de
lecture est une salle de conversation venait s’accouder à son fauteuil,
il s’endormait immédiatement, ce qui, dans une salle de lecture, comme à
un cours public, est dans les mœurs, ne peut froisser personne et n’a
pas besoin qu’on s’en excuse.

Comme il n’était pas un grand humaniste, il avait, pour en arriver sans
grand effort à lire les auteurs des temps les plus reculés de la langue
de France, adopté le procédé suivant. Il avait commencé par lire les
auteurs d’aujourd’hui, ceux qui écrivent la langue contemporaine, puis,
remontant peu à peu, il avait passé aux auteurs du XIXe siècle, puis à
ceux du XVIIIe siècle et ainsi de suite, s’habituant à la langue
archaïque par transitions lentes et se faisant, du reste, quoique
marchant à reculons, une idée fort nette de la suite de notre
civilisation. Je ne doute point qu’avant de mourir, il ne lût très
couramment la _Cantilène de Sainte Eulalie_.

C’était bien un vieillard du Galése à sa manière, aussi assidu quoique
moins laborieux et aussi sage. Au lieu de cueillir des fleurs, il
cueillait avec délicatesse les plus belles idées, les plus beaux récits,
les plus beaux dialogues qui aient germé dans l’esprit humain. En latin
_legere_ signifie _lire_ et signifie _cueillir_. Cette langue latine est
charmante.




TABLE DES MATIÈRES


    AVANT-PROPOS                   I
  CHAPITRE I
    LIRE LENTEMENT                 1
  CHAPITRE II
    LES LIVRES D’IDÉES             4
  CHAPITRE III
    LES LIVRES DE SENTIMENT       22
  CHAPITRE IV
    LES PIÈCES DE THÉÂTRE         46
  CHAPITRE V
    LES POÈTES                    69
  CHAPITRE VI
    LES ÉCRIVAINS OBSCURS         88
   CHAPITRE VII
     LES MAUVAIS AUTEURS         100
  CHAPITRE VIII
    LES ENNEMIS DE LA LECTURE    108
  CHAPITRE IX
    LA LECTURE DES CRITIQUES     132
  CHAPITRE X
    RELIRE                       151
  CHAPITRE XI
    ÉPILOGUE                     160


CORBEIL--IMPRIMERIE CRÉTÉ.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART DE LIRE ***


    

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