Islam saharien: chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

By Jean Pommerol

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Title: Islam saharien: chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

Author: Jean Pommerol

Release date: August 31, 2025 [eBook #76778]

Language: French

Original publication: Paris: Albert Fontemoing, 1902

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library)


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  JEAN POMMEROL

  ISLAM SAHARIEN

  Chez
  Ceux qui guettent

  (Journal d’un témoin)


  PARIS
  ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR
  4, RUE LE GOFF (5e)

  Collection “MINERVA”




DU MÊME AUTEUR


    L’Haleine du Désert.
    Une Femme chez les Sahariennes.
    Les Six Filles de Frau Soferl.
    Vierges d’ailleurs.
    Une de leurs Étoiles.
    Le Crible.
    La Faute d’Avant.
    Déraciné.
    Le Péché des Autres.




AVERTISSEMENT


Quand l’ouvrage que voici, très simple, qui résume et synthétise de
longues enquêtes lointaines, a paru dans un de nos grands
périodiques[1], j’ai reçu beaucoup de lettres trop indulgentes dont les
auteurs me demandaient tous, comme un peu angoissés:

  [1] _Revue de Paris_, sous le titre de _La Mille et Deuxième Nuit_.

    Ces enquêtes même dont je parle ont en partie paru dans _”Minerva”,
    revue des Lettres et des Arts_, en juin-juillet 1902.

--Est-ce vrai, votre récit? Existent-ils, ces Djazertïa? Où se
trouve-t-elle sur la carte, cette zaouïa de Mozafrane?

Il s’agit de s’entendre: les questions sur l’authenticité d’une
observation ne sont pas usage d’hier. Aristophane en dut recevoir aussi,
concernant la ville des Oiseaux. Mais il n’avait pas besoin d’y
répondre, car tous les citoyens d’Athènes reconnaissaient ceux qu’il
avait voulu faire mouvoir dans la liberté révélatrice des fêtes de
Dyonisios... Tandis que mes personnages (j’entends les réels) guettent
loin de nous, loin de la France, là-bas, là-bas--au delà de la mer, des
montagnes et des sables. On ne les reconnaîtra point, car on ne les
connaît guère. Mais ils sont pourtant. Ils sont un danger sérieux, ils
sont une menace innombrable. Pour les dépeindre l’un après l’autre, sous
leurs noms particuliers, dans leur résidence propre, les forces de ma
plume--encore moins le courage des lecteurs les plus bénévoles--n’y
suffiraient pas.

                   *       *       *       *       *

Sans le vouloir et--chose un peu plus grave--sans le bien savoir, la
France a causé le grand mouvement religieux, social, moral et politique
qui transforme depuis quarante ans les musulmans du Sahara. Or, ce
mouvement s’est étendu beaucoup plus loin que nos armes... Il conquiert
l’Afrique, brune ou noire. Il gagne l’Asie, pénètre l’Inde, entame la
Chine, se glisse d’une part jusqu’aux îles de la Sonde, de l’autre
jusqu’au Baïkal.

C’est l’Islam en marche. Plus exactement, ce sont les «Ordres» religieux
en marche, avec leurs doctrines opposées parfois à l’esprit du Koran. Ce
sont les «Saints» en marche, et que nous avons laissé marcher.

Nous?...

Non pas _nous_ d’aujourd’hui, du commencement du XXe siècle; mais _nous_
de l’histoire, _nous_ de la conquête, sujets de Louis-Philippe et de
Napoléon III.

Nous n’avons pas cru mal faire: et peut-être ne pouvait-on mieux
faire... Il y a toujours une époque trouble, quand un continent vient
envahir un autre continent, quand une civilisation se rue à travers une
plus ancienne culture tombée, qu’elle nomme barbarie, et dont elle
admire en même temps les pittoresques détails.

On admira--très fantaisistement. Sur un fond de mirage passèrent des
beurnouss flottants, des chevaux qui se dressaient, des fusils agités
dans un délire de _fantasyïa_. On vanta ces «fils de grande tente»,
vaincus magnanimes, nobles et généreux. Mais on ne devina point que la
noblesse d’âme arabe n’est pas sœur ni même parente de la noblesse d’âme
européenne. On attribua sans hésiter à ces nouveaux «soumis» français
nos qualités et nos défauts, nos tendances et nos désirs, nos
hésitations et nos répugnances. Et c’est sur ce malentendu que fut
organisée la victoire--malentendu foncier, absolu, tellement difficile à
réparer...

Je ne voudrais pas là-dessus être jugé arabophobe. Les fils d’Ismaël
sont aussi intéressants que le peuvent être les habitants des Alpes ou
des Karpathes, par exemple--et même supérieurs à tant de races un peu
frustes qu’on pourrait citer, entre l’Oural de l’est et cette dernière
pointe occidentale où notre vieux continent vient finir dans
l’Atlantique. Mais les Arabes--puisque humains donc--sont un mélange
inégal de vices et de vertus; et nous n’avons compris autrefois _ni ces
vertus ni ces vices_. Nous avons négligé ce qui était. Nous avons visé
ce qui n’était pas. Notre effort d’assimilation a ressemblé parfois aux
trop fameux coups d’épée dans l’eau...

En ce passé, peu de gens discernèrent--parmi d’autres questions
capitales--l’importance exacte des «Ordres» religieux musulmans, soit
ceux du Nord touchés par l’influence turque, soit ceux plus énigmatiques
du Sud, grand désert aux mornes aridités. On ne voulut voir là que
fantasmagories de mendiants, ou moyens et masques d’ambitieux
réfractaires. Des doctrines mystiques presque rien ne transpira, ni leur
différence si petite à la fois et si immense avec l’officielle religion
d’Islam: c’était prétexte à légendes curieuses, voilà tout.

Du reste, en ce temps, et jusqu’en 1850 ou 1855, la proportion des
«affiliés» aux confréries se trouvait faible (à peine de cinq pour cent,
peut-on croire) parmi les nomades, les chameliers, les pasteurs, les
cavaliers de la Chebka, du Gaci, de l’Erg ou de la Hamada[2]--et de même
parmi les habitants sédentaires des ksour et des oasis. Actuellement, je
l’estime à quatre-vingt-quinze pour cent, et, ce faisant, je me crois
optimiste. Qu’on veuille bien méditer ce chiffre approximatif:
_quatre-vingt-quinze_ pour cent de nos sujets, de nos auxiliaires, de
nos miliciens recevant des confréries--mystérieuses ou avouées--un mot
d’ordre qui, dans tous les cas, demeure secret...

  [2] La Chebka est un terrain semé de rocs anguleux, fissuré de ravins
    profonds. La Hamada est un plateau rocheux et plan, sans eau
    possible et sans vallonnements. L’Erg, c’est la dune mouvante. Le
    Gaci est un sable ferme, semé de petits cailloux. Ce sont les quatre
    aspects principaux du Sahara.

Pour provoquer ce développement (que nous avons tardé quarante ans à
reconnaître), pour amener cet essor, a suffi notre contact abhorré. Nous
étions plus--ou moins, si l’on préfère--que des vainqueurs: nous nous
appelions les Roumis, chrétiens impurs...--ceux envers lesquels chaque
vengeance est bonne, et chaque duperie excellente, et chaque trahison
meilleure: petites attaques, vols variés, ruses d’influences, escamotage
de l’impôt, faux renseignements, pièges tendus, prières ardentes et
constantes demandant «le mal pour les Infidèles sous le ciel
d’Allah»--toutes vertus, ces perfidies, qu’on l’admette bien; toutes
«bonnes actions», tous mérites inscrits jour à jour Là-Haut par
l’ange-scribe, et dont le compte totalisé devait embellir la future
existence du Croyant dans l’un des Paradis...

Nous nous trouvions de plus, en tant que race, mal connus des
indigènes--quelque genre maudit, tenant le milieu entre de très odieux
humains et d’infâmes fils du Chitane (démon). Nous étions, en un mot,
_légendaires_: car notre choc fut le premier heurt non musulman reçu par
ces peuples simples, restés asiatiques en leur terre adoptive. Ce choc
les tira de leur torpeur, amena leur enrôlement dans les «confréries»
(elles végétaient à peine alors; elles manquaient d’argent et de
prestige; mais elles étaient musulmanes, et elles étaient là). Ce fut la
vaste association mystique des nouveaux _khouan_, le mouvement créé
contre nous, et s’épandant maintenant, sans qu’on discerne bien ses
buts, sur un tiers du globe... Débordement d’un fleuve formidable et
lent, qui sera peut-être utilisé par nous en Afrique--si nous savons
_savoir_--si nous pouvons contenir son flot, guider ses ondes--ou qui
passera plus loin, comme passe l’eau ravinant les sables, jusqu’au
roc...

                   *       *       *       *       *

Les grands chériffs[3] religieux sont les descendants directs,
authentiques de Mahomet (je parle naturellement d’authenticité arabe),
soit par Fatimah-Zorah, sa fille bien-aimée, soit par Abou-Bekhr, son
oncle vénéré. Mais l’ensemble de ces diverses filiations forme une
aristocratie religieuse qui s’est toujours crue supérieure à l’ancienne
aristocratie guerrière du Nord (abaissée depuis par nous), et qui
demeure maintenant, triomphante, debout dans ses draperies de fine laine
immaculée, en face des Roumis mécréants.

  [3] Le véritable pluriel arabe de: _chériff_ donne: _cheurfa_ ou
    _chorfa_. Les chorfa du Maroc et du Nord-Algérien, qui prétendent
    descendre des Almohades, sont nombreux, jusqu’à former des tribus
    entières, ou tribus nobles. Le chériff du Sud est, au contraire, en
    général, un personnage isolé, lui et sa famille, au milieu de son
    peuple moins orgueilleux. Il répond davantage à l’idée qu’on se
    fait, en France, du titre de _mahdi_, très ancien et aristocratique
    également, puisque Ibn-Toumert, le fondateur des mêmes Almohades, se
    faisait déjà appeler mahdi.

Ils se déclarent, ces chériffs, successeurs et continuateurs des saints
_soufis_ d’autrefois, des pieux ermites de l’Islam. En vérité, la
pauvreté des vieux solitaires est devenue richesse. Les humbles cellules
de pénitence ont cédé la place aux solides bâtiments des zaouïas. Bien
d’autres détails ont retourné la lettre et l’esprit du soufisme: mais à
cela près, le soufisme vit encore, et les mots durent plus longtemps que
les principes pour lesquels ils furent créés.

Au IIe siècle de l’hégire, alors que les soixante-douze sectes
hétérodoxes musulmanes aboutirent à la doctrine de l’humilité,
unification dans une vie plus sainte, les ermites de ce temps, au lieu
du titre de _fakir_ (pauvre, mendiant), prirent peu à peu celui de
_soufi_, dont l’origine est obscure. Aujourd’hui, les docteurs arabes
veulent le tirer du mot _safi_, sage, qui lui-même vient de _filsafa_,
philosophie, expression tirée jadis du grec. Mais d’autres préfèrent y
trouver la racine: _souf_, laine, et s’en réfèrent, comme preuve morale,
aux instructions des plus antiques théologiens, à celles aussi des
livres sacrés:

  «Habillez-vous de vêtements de laine, afin de mettre la simplicité de
  la douceur sur votre corps et dans votre cœur.

  «Habillez-vous de vêtements de laine, afin de connaître la vie future.

  «Habillez-vous de vêtements de laine, afin de vous approcher de la
  vertu: car la vue de la laine donne au cœur la réflexion; la réflexion
  produit la sagesse; la sagesse tient lieu de sang dans le corps.»

Ces ascètes avaient pour règles de vie matérielle trois articles
principaux:

  «Cache tes projets, le but de tes voyages et tes idées personnelles de
  théologie;

  «Aide par tous moyens ceux qui croient au Dieu unique; aide-les contre
  les Infidèles;

  «Protège contre toute atteinte la pauvreté, manteau des Envoyés.»

Et cette pauvreté était ainsi définie:

  «On est réellement pauvre lorsque, n’ayant rien, on ne désire pas ce
  qu’on n’a pas,--ou lorsque, ayant quelque chose, on considère ce
  quelque chose comme n’étant rien.»

Ce n’est pas sans motif que j’écris cette phrase la dernière, en guise
de transition. Il s’est rencontré, dans ces temps passés, des hommes
pour la trouver très ingénieuse. Ils en firent une transition également,
qu’ils adaptèrent à un nouvel état: celui du saint vivant à l’écart,
mais entouré de richesses. Il est si facile, quand on est sûr de les
garder et de les transmettre aux siens, il est si aisé de «regarder ces
biens comme n’étant rien»! De sorte qu’ils prononcèrent désormais, les
soufis, le vœu de pauvreté sans être pauvres, d’humilité sans être
humbles, et de renoncement en ne renonçant à quoi que ce fût: c’étaient
les «saints», les ouali fondateurs des ordres actuels.

Ceci se passait environ au VIe siècle de l’hégire, pour certains ordres
très anciens, tels que les Khadrïa et les Saharaourdïa, «ordres» qui
dérivent eux-mêmes d’autres précédents groupes théologiques. Et comme la
méthode paraissait excellente, il y eut des imitateurs en nombre si
considérable que leur fastidieuse énumération remplirait des pages;
chacun d’eux fondait sa «confrérie» particulière, basée sur des miracles
non moins particuliers, et faisant pressant appel à la libéralité des
fidèles. L’argent affluait, les dons en nature aussi, sous le nom de
_sadaka_ ou _ziara_. Et le «saint», qui, d’ailleurs, avait presque
toujours établi ses doctrines sur des bases mystiques, distribuait les
prières, les conseils et les amulettes, en échange de ces profanes biens
«qui étaient, mais n’existaient pas».

La mort de chacun de ces «saints», habilement mise en scène par ses
enfants et ses proches, attira davantage et mieux l’attention des
croyants. Il n’existait pas alors d’«affiliation», ou fort peu;
seulement de la vénération et des dons réitérés. On venait toucher le
tombeau où reposaient les précieux restes--presque toujours ramenés par
une chamelle bénie près de la fontaine (non moins merveilleuse) jaillie
autrefois sous les pas du pieux disparu. Et c’est là, englobant la
sépulture où s’accomplissaient cent miracles, que s’éleva chaque
zaouïa-mère, chaque «chef-lieu» de confrérie.

Au cours des siècles, l’intérêt, l’ambition, firent surgir encore et
toujours de nouveaux «ordres» d’un enchevêtrement confus.

C’est alors qu’intervint notre domination. Vingt-deux ans d’angoisse,
entre la prise d’Alger et la prise de Laghouat, rapprochèrent les
populations sahariennes de leurs «saints» aux doctrines réconfortantes,
par un phénomène psychique et physiologique tout analogue au mouvement
de dons et de fondations pieuses qui, chez nous, précéda l’an mil.

Les Arabes du désert, nomades ou ksouriens, trouvèrent dans les chériffs
les organisateurs de la résistance--non pas résistance ouvertement
guerrière, comme au Nord-Algérien,--mais ondoyante et rampante, mieux
dans leur goût d’embuscade et de guet. Il y régnait plus de rêve que
d’action--mais l’action cependant éclatait çà et là, brutale--coups de
main, razzias, assassinat de nos officiers ou de nos nationaux.

Puis, à mesure que les «ordres» du Nord, sorte d’organisation féodale,
étaient découronnés par nous, leurs fidèles se rejetaient aux confréries
du Sud, du grand Sahara où la surveillance était mal possible, et dont
les enseignements d’extase répondaient mieux à l’amour du merveilleux.

Ce fut donc la renaissance des «ordres» sahariens; de religieux ils
devenaient politiques et sociaux; ils profitaient de tous nos impairs;
ils s’enrichissaient de toutes nos maladresses; ils nous suscitaient des
difficultés grandes et petites, ouvrant sous nos pas des pièges si bien
cachés que le flair arabe lui-même ne les eût peut-être pas reconnus.
Les Tidjanïa, qui, depuis, nous sont devenus favorables, étaient encore
hésitants; tous les autres s’agitaient, hostiles, et Si-Snoussi, notre
terrible ennemi, commença à préparer ses embûches. Né dans la province
d’Oran, à l’Hillil, près de Relizane et de Mostaganem, il était parti à
la Mecque, poussé par des idées d’ambition religieuse. Il s’y trouvait
quand nous enlevâmes Alger. Avec une intuitive pénétration, il comprit
qu’au Sahara était l’avenir des «ordres» mystiques; revenu se poster en
Tripolitaine, il attendit, il nous surveilla, fondant sa première
_zaouïa_ vers 1843, presque au sud de la Tunisie actuelle. Puis, quand
nous fûmes enfin au seuil du Désert, il agit: ses doctrines se
répandirent avec une rapidité déconcertante à partir de 1855. Leur
maximum d’influence, semble-t-il, fut vers 1895; mais leur force,
appuyée sur de très ingénieux miracles, est toujours immense,--la même
nous ayant coûté tant de vies précieuses--puissance occulte qui met en
branle d’invisibles rouages jusqu’au Maroc et dans tout notre rivage
d’Afrique, et qui, en dehors de ses trente-trois _zaouïas_ succursales
(ou vastes établissements socialo-théologiques) élevées parmi les sables
de l’antique Cyrénaïque, en possède six en Tripolitaine, cinq au Soudan,
quatorze au Baghirmi et à l’Ouadaï, trois en Égypte, deux à
Constantinople, vingt et une en Arabie, sept en Asie Mineure, et
plusieurs en Perse, au Turkestan, l’on ne sait ni combien ni où!...

Les autres «ordres» importants ont, avec moins d’action peut-être, un
nombre de zaouïas également considérable; même de petites confréries
secondaires en possèdent chacune une dizaine: on voit donc quelle
multiplication de foyers d’influence d’où sortent les messages du
spirituel et du temporel, les avis de charité et de politique, les
intrigues inavouables et les appels à la vertu.

Appels à l’argent également. Et, dès que le chériff demande, on lui
donne: des _douros_ aussi bien que des âmes ou le concours à la Guerre
Sainte. C’est pourquoi l’impôt nous échappe si souvent au Sahara. C’est
pourquoi notre influence sur les indigènes, au lieu d’augmenter, semble
décroître depuis quatre ou cinq ans...

                   *       *       *       *       *

Malgré la jalousie qui souvent frémit entre ces divers
«ordres»--jalousie d’ambition financière--leur action devient commune
aussitôt que le conseille l’intérêt supérieur. Et cet intérêt supérieur
ne peut guère être que de deux sortes, constituant chacun un péril:

1º L’extension du mysticisme;

2º Les torts à causer au Roumi, au chrétien qui souille les terres
d’Islam, au fils de chien qu’Allah confonde...

Par l’expression «torts à causer», j’entends les grands dommages et les
petits pouvant résulter de l’union des khouan. Elle se produit parfois,
cette union, de façon tout inattendue, comme à Margueritte en avril
1901. Je ne sais si la justice requérante, dans l’extraordinaire procès
des insurgés du Zaccar remis de semestre en semestre, gardera ceci entre
les griefs de l’acte d’accusation; mais j’espère qu’on «voudra bien
croire» un observateur, un témoin oculaire des tragiques événements et
qui, les jours de leurs préambules, crut devoir avertir quelques
personnalités qualifiées, lesquelles sourirent et _ne crurent pas_.

Bref, en ces montagnes du nord de l’Algérie, si près de la mer et
d’Alger pourtant, arrivèrent un soir--et c’était la semaine d’avant la
révolte--des beurnouss étrangers que nul ne remarqua. Cependant leur
aspect me frappa prodigieusement, quand j’aperçus ceux d’entre eux qu’un
hasard mit en ma présence: par exemple, deux hommes se donnant l’allure
de marchands, vêtus comme on l’est seulement entre Ouargla et le Touat;
puis, le lendemain,--se cachant si peu qu’il cherchait abri dans les
auberges françaises,--un saint homme, suivi de son khodjah ou
secrétaire, tous deux portant le turban du Figuig dont j’arrivais alors.

Dès l’_avant-veille_ du massacre, un cafetier maure me dit: «C’est un
mokaddème[4] de Bou-Amama.» Aussi j’eus moins d’étonnement, quand
l’insurrection fut en marche, d’apprendre que le premier acte du chef
Yacoub avait été d’envoyer quatre chevaux de _gada_[5] au même
Bou-Amama, le vieux chériff qui guettait au loin, dans les palmeraies du
grand sud.

  [4] Envoyé, missionnaire.

  [5] Hommage et soumission.

Qu’on se rassure: je ne vais pas conter l’insurrection dans ses détails,
j’en reste au fait qui tient directement à mon sujet: les confréries
religieuses sahariennes, et se rattache mieux encore au point
particulier des alliances de mokaddèmes issus d’«Ordres» variés.

Il y avait donc, à Milianah et à Margueritte, le mokaddème de Bou-Amama,
confrérie des Amamïa. Il y avait ces deux Touatiens, qui me furent
révélés plus tard comme venant des parages de l’est et d’un ordre dont
on devine facilement le nom, puisque c’est le plus menaçant de tous.

Il y avait aussi, vêtu d’une veste de soie verte sous ses draperies
blanches, un mokaddème de troisième origine, que le public crut être de
_Bagdad_, par ignorance des filiations, et qui se trouvait, je crois,
simplement de Tripolitaine, de ces sous-rameaux qui nous aiment peu
parmi les Khadrïa, disciples du défunt saint qui vécut en effet à
Bagdad, mais il y a mille ans passés: Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani...

Tous, unissant leur triple influence, prêchèrent la révolte dans les
ravins touffus qui se creusent derrière le village de Margueritte. Ils
annoncèrent l’Heure venue. Et sur leur invitation le sang coula...
Lorsqu’on cerna les insurgés, un peu tard, les mokaddèmes avaient
disparu. Mais ils avaient été vus par environ cinq mille Arabes et par
plusieurs centaines d’Européens, dont moi, qui signe ces lignes. Et sans
avoir bien compris, encore aujourd’hui, pourquoi les Confréries
lointaines _voulurent_ cette révolte en ce jour, en ce lieu, à cette
heure, je m’émerveille néanmoins de l’entente qui se fit là de trois
«Ordres» si éloignés, fils de sables si peu voisins, pour égorger au
Nord quelques colons de la race étrangère.

Il est vrai que, possiblement, le projet fut d’en égorger davantage;
mais ceci, nul ne le sait de façon à proclamer: je suis sûr. La seule
réalité prouvée, c’est l’harmonie des khouan divers lorsque les désirs
sont communs, et c’est aussi (mais on ne l’ignorait point) l’influence
occulte des zaouïas lointaines se faisant sentir--désagréablement--aux
endroits les mieux «en nos mains».

Du Sud vient l’étincelle, et le Nord flambe; mais il flambe--ou peut
flamber--parce qu’il est bien préparé; dans nos administrations, nos
bureaux, aux eaux et forêts, aux ponts et chaussées, partout où nous
employons des indigènes, les Ordres cherchent à recruter le plus
possible d’affiliés, pour en faire autant d’agents secrets. A plus forte
raison parmi les indépendants, charbonniers de la montagne, artisans des
échoppes de la ville, où la civilisation pénètre avec tous ses
inconvénients, sans aucun de ses avantages moraux. Nous apportons ainsi
aux Arabes et aux Berbères nos vices européens qu’ils joignent à la
collection des leurs. Mais dans ces cafés maures où revient toujours
l’indigène (même s’il est allé boire l’absinthe dans un cabaret maltais
ou espagnol), dans ces cafés maures on croit autant qu’autrefois, plus
qu’autrefois, à la venue d’un Maître de l’heure qui, précédant le Génie
de la destruction ou Antéchrist, jettera comme première œuvre tous les
Roumis à la mer. Et ce Maître de l’heure, chacun des croyants se demande
s’il ne sera pas le cheikh et chériff de sa confrérie personnelle...

Il faut donc veiller, au Nord et au Sud, et veiller ne veut pas dire
conquérir de nouveaux sables. La question d’extension de nos
territoires, de nos postes d’occupation, n’est pas primordiale:
l’essentiel, je le répète, c’est de comprendre, de se défier--oh!
toujours se défier. Et ne pas compter, pour prendre des mesures, sur je
ne sais quels lendemains qui peuvent luire en des aubes de sang.

  «_Qu’attendent-ils donc? Est-ce l’heure qui les surprendra à
  l’improviste? Elle les détruira quand ils ne s’en douteront point._»

Ce n’est pas moi qui parle ainsi dans un mouvement de prophétie vain
comme ceux de Cassandre. C’est le Koran, le «Livre», de nos sujets mal
soumis; on trouvera ces paroles, chapitre XLIII, dans la sourate dite
des _Ornements d’Or_, au sujet de l’Heure redoutable, nommée aussi
l’Assistance et la Décision.

                   *       *       *       *       *

Pour comprendre, hélas! il faut apprendre. Je l’ai essayé dans la mesure
de mes modestes moyens, pendant des années de patience, de séjours
difficiles, d’errances fatigantes, et de fièvre, et de privations. Et ce
peu que j’appris, je le rapporte dans ces pages à ceux qui souhaiteront,
de leur fauteuil, vivre quelques impressions musulmanes. Et je réponds
maintenant à la question de mes premiers lecteurs, en lesquels je
voudrais trouver de bienveillants amis:

--Mozafrane n’est nulle part. Les Djazerti n’existent point. Mais y a,
du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest du grand Sah’ra, combien de
Mozafrane? Mais il y a, parmi les «Ordres» du Sud, combien de Djazerti?
Et les doctrines soufiques (presque partout semblables) ne
paraîtront-elles pas plus claires, plus «objectives» ainsi animées, que
languissamment éparses dans des aperçus spéciaux à chaque zaouïa, fût-ce
zaouïa snoussienne?

D’ailleurs, ces notes particulières on les découvrira, si l’on est
curieux de documents, à la fin du présent volume: mais j’y donne la
priorité aux sensations éprouvées. Voici leur gerbe. Sous le voile de
noms fictifs, pas un fait ne se développe en ces lignes qui n’ait été
observé directement. Pas un renseignement n’y figure qui n’ait été puisé
aux sources les plus authentiques, puis corroboré en l’existence vraie
de l’Islam mystique. Et--si j’ose terminer celle préface peut-être
ennuyeuse par une tournure arabe--j’ai su ce que j’ai su... et j’ai vu
ce que j’ai vu...

J. P.

Novembre 1902.




I


Zaouïa de Mozafrane, 26 août.

... Repris de fièvre, je fus poursuivi tout hier soir par un inlassable
cauchemar.

Il faisait lourd, il faisait chaud, chaud, si chaud... Dehors, sur le
minaret central de la zaouïa, le _moudden_ chantait la prière. Et sa
voix semblait m’ordonner, impérieuse, très douce: «O Sidi, par Allah
nous dominant, écrivez ce qui vous retient en terre d’Islam! Écrivez
votre séjour parmi nous, parmi le fantastique des Mille et Une Nuits!»

Et voici que la hantise se prolonge aujourd’hui. Et voici que j’espère
trouver quelque plaisir à suivre les ordres de mon rêve, au lieu de
contempler la gaine de plâtre où se ressoude vaille que vaille ma
cheville gauche cassée... Malheureusement, cette «Mille et deuxième
Nuit», aventure invoulue dont chaque matin je tourne une page, manquera
de romanesque, je le crains. Je ne puis y faire paraître à loisir (et je
le regrette) des épisodes extraordinaires--ni faire prononcer à mes
personnages des choses très spirituelles--ni faire changer Si-Kaddour,
mon _taleb_ garde-malade, en noble dame aux yeux fiers... De plus,
j’ignore le futur dénouement: grosse énigme. Sans doute, fort
prosaïquement, sera-t-il de boucler mes valises et de partir...

Pourtant je reconnais ceci: dans le vrai livre légendaire (le livre
merveilleux qu’une secte persane s’en va, de nos jours encore, récitant
par les villages), dès que l’épisode semble avoir assez duré, les
princes ou les portefaix ou les beaux jeunes gens disent adieu à leurs
hôtes bénévoles. Sans aucun artifice de conclusion, ils sortent «voir
l’état de leur Destinée sur le chemin du Tout-Puissant»: et nous
possédons une histoire de plus, achevée par Schéhérazade...

C’est pourquoi, Schéhérazade d’occasion, je me décide à me soumettre aux
injonctions de ma fantaisie, comme obéissait la jolie favorite: «en
toute déférence et d’un cœur pur»... Et nous commençons.

                   *       *       *       *       *

Il était une fois deux amis, deux Parisiens, fuyant en la monotonie du
désert l’autre monotonie des corvées mondaines, et cherchant, depuis des
mois, si les privations rendent l’esprit moins inquiet, ou si leur âme
se trouverait mieux «ailleurs». Car ils souffraient du mal d’être trop
civilisés, trop cosmopolites--d’avoir trop de fibres en eux pour sentir
la difficulté, l’amertume, la peine et la sécheresse de vivre--plus
assez pour paisiblement jouir.

Et tous deux revenaient maintenant, par la force des choses, vers
l’existence citadine. Ils pensaient regagner soit Tripoli par Ghadamès,
soit Ouargla par Temassinine: ils ne savaient pas au juste; ils allaient
presque au hasard, errant à travers des sables mal définis sur leur
carte. En France, si l’on eût pu les voir, on les aurait déclarés
perdus.

Mais peu de danger de se perdre bien réellement, avec un guide
indigène--à moins d’être trahi par lui. Et le guide des deux voyageurs
(un voleur de profession appelé Bou-Haousse) ne les trahissait point. En
organisant leur petit convoi, quelqu’un leur avait dit: «Choisissez pour
vous conduire un brave imbécile, ou un brigand; ni l’un ni l’autre ne
vous livrera aux divers Chaanba ou Touareg.» Le conseil avait paru bon.
Et Bou-Haousse s’étant trouvé, brigand doublé d’imbécile, il fut engagé
tout de suite comme supérieurement idoine aux besoins de la situation.

Les voyageurs avaient désiré connaître le Sahara dans la plus grande
fougue de sa chaleur torride. Oh! qu’ils étaient servis à souhait!...
Mais enfin, le 23 août, accablés jusqu’à l’agonie par la sensation
cherchée, ils convinrent de tourner bride (la corde de leurs méharis) du
côté des septentrions. Et crac!... celui qui narre cette histoire se
cassait la jambe ce jour-là, fort adroitement, juste au-dessus de la
cheville--incident de voyage vraiment superflu.

Je passe les cris, les exclamations. Nul secours possible. Le guide,
troublé sans doute par le malheur du «Sidi», ne paraissait même plus
certain de la direction à suivre. Il expliquait au blessé (qui comprend
l’arabe et qui le parle aussi, mais très mal), il expliquait comment, la
dune ayant changé son aspect mouvant, Allah seul pouvait reconnaître la
vraie piste à prendre. Et, pour être mieux entendu de l’autre
«seigneur», Bou-Haousse ajoutait en français de circonstance:

--Ya Sidi, y en a pas la route... y en a pas...

Il était neuf heures du soir. Nous avions voulu faire une étape au clair
de la lune croissante, malgré l’opposition de notre petite escorte qui
redoutait de marcher la nuit. Et cette lune malencontreuse se cachait
derrière de gros nuages--des nuages sahariens, c’est tout dire, puisque
ce pays n’admet que l’excès.

--Y en a pas la route...

Mon ami jurait:

--Et du bois? y en a-t-il, du bois?

Puis, se tournant vers moi:

--Je pourrais te soulager un peu, te fabriquer des «attelles» afin de
soutenir ta fracture. Nos fusils sont trop lourds; ne reposant sur rien,
ils te tireraient péniblement. Du bois... Il faudrait du bois...

Bou-Haousse ne comprit pas d’abord. Quand il eut compris, il s’exclama:

--Ya Sidi! y en a du bois, _bezef, bezef_!

Alors il s’enfonça, quoique tremblant, parmi l’ombre nocturne, et revint
avec une forte brassée de genêt saharien, sec et propre à faire une
belle flamme, mais où les rares fragments ligneux offraient des aspects
tortus.

«Du bois», pour l’Arabe, c’est ce qui brûle. L’infortuné Bou-Haousse fut
ahuri de la colère du seigneur français. Les chameaux broutaient les
tiges fanées que dédaignait cet exigeant maître... Et nous restions là,
enveloppés d’obscurité, ne sachant à quoi nous résoudre, nous «sentant»
pâles mutuellement, lui de contrariété, moi de douleur.

Et tout à coup--je n’oublierai jamais ce miracle--dans le Sahara morne
et sombre, où pas un être ne semblait devoir exister, dans cette
solitude muette et quasi désespérée, l’air embrasé nous apporta la
palpitation d’un soupir humain... d’un chant... Les notes infiniment
suaves arrivaient à nos oreilles--mélopée de tendresse plaintive,
flottante, imprécise, voluptueuse--prière d’_aâcha_, telle que la
psalmodie chaque soir l’Islam au faîte des mosquées.

Je m’écriai, bouleversé:

--Ai-je le délire, dis-moi?

Mon compagnon se penchait du côté de Bou-Haousse, pour savoir. Mais
Bou-Haousse, dont le visage faisait une énigmatique tache grise sous son
voile et son turban, expliqua tout de suite, avant qu’on l’eût
interrogé:

--Ya Sidi... le _moudden_ appelle au salut... à la zaouïa de
Mozafrane...

Faiblesse morale ou dépression physique, je crois presque que je
pleurai.

                   *       *       *       *       *

Nous marchions. Mon pied flottait, lamentablement, sur le cou de mon
chameau. Nous allions vers l’horizon d’où l’espérance était venue nous
surprendre... Nous nous dirigions, menés par Bou-Haousse, guettant une
imperceptible lumière qu’il prétendait découvrir.

Quand nous atteignions le sommet d’une des vagues de sable, il la
voyait, cette précieuse indicatrice. Puis, redescendus dans les replis
profonds, il ne la voyait plus... Et nous, nous ne distinguions rien, ni
d’en haut, ni d’en bas.

Mon ami demandait:

--Qu’est-ce que Mozafrane:

Et Bou-Haousse répondait, avec une emphase mêlée d’une crainte, d’un
étrange respect:

--Ya Sidi, l’endroit prend son nom d’une colline de terrain jaune. Mais
sur la colline est la zaouïa des Djazerti, grande _bezef_, riche
_bezef_!

J’écoutais à peine. Arriver... Arriver... Ne plus porter suspendu ce
membre fracassé... L’enthousiasme arabe du guide m’impressionnait très
peu. J’avais vu en Algérie quelques zaouïas plutôt mesquines, abris d’un
marabout de troisième ordre. J’ignorais les puissantes sectes du Sud, le
nom de leurs promoteurs--ou du moins je les oubliais, car bien des
choses ensuite devaient me revenir à la mémoire.

--Tu souffres?

--Oui, beaucoup...

Arriver... arriver... Quitter ces dunes... Ne plus subir cette secousse
du chameau... La lumière, maintenant, devenait visible aussi pour
nous... Elle paraissait, disparaissait. C’était comme une petite étoile
allumée près des horizons de la terre--une toute faible lueur, aussi
fugace que les pâles fantômes d’étoiles vraies, semés entre les gros
nuages, près des horizons du ciel.

Arriver... arriver... arriver...

Cependant mon ami s’inquiétait. Une idée lui venait qu’il soumit à ma
pseudo-science saharienne; et cette idée renfermait un soupçon: pourquoi
Bou-Haousse, jusqu’à l’heure de ma catastrophe, n’avait-il soufflé mot
de l’existence d’une «riche» demeure voisine? en ces pays où le moindre
point habité implique une halte près d’un puits, le rafraîchissement de
la soif?

--Voyons, insista-t-il, penses-y; cela ne te semble pas louche?

Tout, hors ma jambe, m’était indifférent. La logique de ce camarade un
peu méthodique m’agaçait, me contraignant à parler.

Je répliquai:

--Ne te frappe pas. Cette zaouïa doit être un simple campement, ou une
pauvre coupole au-dessus d’un méchant gourbi, comme à Temassinine...

--Peu importe. Le guide n’aurait pas «brûlé» Temassinine, n’est-ce pas?
Et pourtant ici, sans ton accident, nous n’aurions même pas soupçonné ce
Mozafrane.

Justement la lumière du port augmentait, phare dans la nuit d’orage...
Et j’avais de plus en plus mal.

J’interviewai pourtant Bou-Haousse. Or son langage imagé (quand il parle
sa langue maternelle) nous révéla des périls probables, et soudainement
nous cloua au sol:

--Ya Sidi! que ton beurnouss ne se retire pas de moi! Ma langue s’était
tue pour le bien: car les Djazerti, leur cœur bat souvent contre les
Français. Un _Roumi_ qui va chez eux, c’est _kif_ le lièvre qui va chez
le chacal, _kif_ la gazelle qui va chez le chien sloughi. Un Grec et un
Italien y ont trouvé «la mort rouge», l’année dernière...

                   *       *       *       *       *

Comme Schéhérazade toujours, j’arrête mon récit au temps le plus
inopportun: la fatigue me terrasse. L’air embrasé dessèche mon énergie,
et mes mains lasses retombent, me refusant la consolation du
griffonnage--jusqu’à cela!




II


1er septembre.

Des jours ont passé. Ma prostration (le _them_ des Arabes) veut bien
m’accorder quelque répit, sauf une reprise çà et là, vers l’heure du
couchant. Et je vais tâcher d’employer ce mieux à renouer le fil de ma
«narration».

Quand le guide nous apprit l’inimitié de ceux-là mêmes dont nous
espérions l’aide secourable, nous demeurâmes consternés.

--Ya Sidi, se justifiait Bou-Haousse, ya Sidi, j’ai vu ta souffrance, et
je me suis dirigé vers la zaouïa, quoique sachant le danger. Ya Sidi, ma
langue s’est tue, là aussi, pour le bien. La force des choses passe
avant le choix. Mieux vaut encore comme appui la broussaille épineuse
que le trou vide; et, d’un sac de mauvaise farine, _inch’ Allah_, on
tire quelquefois d’assez bon pain.

«La force des choses passe avant le choix»--évidente vérité.

Nous envoyâmes donc Bou-Haousse--avec la moitié des Arabes
d’escorte--parlementer à Mozafrane. Des rochers émergeant du sable
signalaient la fin de la dune. La belle lumière étincelait, de plus en
plus brillante, si claire qu’elle empêchait de reconnaître la masse ni
l’importance des bâtiments proches d’où elle émanait. Quelle durée, ces
négociations... Quelle torture, le poids et l’enflure de ma cheville...
Plusieurs chiens aboyèrent, des voix traversèrent la nuit.

Puis le silence de nouveau. Un vent brûlant fatiguait nos fronts. Il
paraissait souffler l’angoisse sur le Sahara de mystère, sur le sauvage
Désert mal endormi...

                   *       *       *       *       *

Je l’ai su depuis:

Un succès de nos troupes, au Chari et au Tchad, avait légèrement changé
la politique des Djazertïa. Et le grand chef actuel de «l’Ordre»,
Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-
Djazerti, se trouvait actuellement loin de Mozafrane, en route pour le
Ouadaï. Il espérait là-bas persuader de sa candeur nos chefs militaires,
et leur démontrer que lui, pieux chériff, n’avait jamais soutenu Rabah,
ni le fils de Rabah, ni le Mahdi d’Omdurman...

En de telles conditions, des Français à la rigueur pouvaient être admis
dans l’enceinte bénie, dans cette maison fermée de Mozafrane, sans qu’on
crût nécessaire, pour si peu, de leur octroyer le trépas. Leur présence
même serait un gage. Et la zaouïa se devait de les recevoir royalement.
Deux semaines ayant passé, il m’est possible aujourd’hui de m’expliquer
tout ceci; mais alors je ne compris rien à ce qui survenait, je
n’essayai point de comprendre... Et je ne trouve dans mon souvenir de ce
soir-là aucune réflexion raisonnable. Des impressions, oui... des
sensations..., comme des lambeaux de songe. C’était elle qui m’attendait
devant le seuil, je vous assure--_elle_, la Mille et deuxième Nuit...

                   *       *       *       *       *

Je me revois, sotte épave inerte, descendu de chameau, affalé au pied
d’une longue muraille--puis franchissant (soulevé entre les bras de deux
nègres qui viennent de surgir) la poterne compliquée... Les deux
colosses me sourient tendrement de leurs soixante-quatre dents blanches.
Ils m’encouragent:

--Ya Sidi! _Chouïa, chouïa_...

Je sens autour de mon visage l’impression fraîche et délicieuse d’un
jardin, où les reflets de bougies errantes couraient sur le tronc des
palmiers, tombaient sur d’autres touffes vertes. Je reconnais--de si
longtemps je ne l’avais entendu--le petit bruit léger de l’eau, quand
elle murmure sa fuyante, agile, cristalline chanson.

Je vois, je sens...

Et de toutes parts des yeux brillants, des étoiles bariolées sortent de
l’ombre, s’agitent, se pressent, s’éloignent, se rapprochent. Et des
formes de beauté, vêtues d’ors somptueux, se dérobent derrière la foule.
Et le chœur me jette ce vœu:

--Que ta nuit soit avec le bonheur!

Peut-être le mal physique (qui s’opposerait, même en un autre état
moral, à tout bonheur selon le musulman), peut-être a-t-il développé ma
«réceptivité» nerveuse. Malgré mes atroces élancements je jouis, je me
dédouble pour ainsi dire. Je ne sais plus si mon ami m’accompagne, ni si
je suis transporté dans quelque Bagdad de jadis, par le pouvoir d’un
_djinn_... ni si ces remuantes silhouettes ne sont pas des djinns
mêmes--des djinns transformés en humains, jusqu’à l’heure de l’aube où
l’«ange-coq» fera fuir tous les maléfices avec toutes les obscurités.

Et le surnaturel me fait frissonner, au seul contact de son apparence...

                   *       *       *       *       *

Mes deux nègres me répètent, du ton dont on console les très petits
enfants:

--Ya Sidi... _chouïa, chouïa_...

Chouïa... bientôt... un peu de patience... Et me voici dans une cour
immense, presque une place--puis dans d’autres cours. Les «génies»
nombreux m’escortent. Combien sont-ils? Des centaines. Une odeur de
benjoin, de musc, s’exhale des portes entr’ouvertes. Le clair-obscur se
joue sous de basses colonnades sculptées. Et mes deux _négros_ soudain
s’arrêtent, les bougies mouvantes aussi: car en avant d’une profonde
voûte, seul, rigide, impérieux, un homme se tient, de vingt-cinq ans à
peu près, entièrement drapé de blanc, sauf la corde de chameau qui
rattache son voile neigeux.

Le _sanctum sanctorum_ commence là, je le comprends; et d’instinct je me
redresse, me tenant au cou des porteurs; je m’arrache à ma vision--ou
plutôt je la continue... N’est-il pas idéalisé pour nous, le dialogue du
cérémonial arabe dont les mols simples et bibliques s’échangeaient déjà
dans l’Yémen ancien?

Un effort. Ma gorge se desserre. Je demande au jeune «saint», très beau,
très hiératique:

--Le salut sur toi! Es-tu le maître du logis?

Et ce personnage me répond, d’une voix sans couleur et sans timbre qui
semble venir on ne sait d’où, peut-être des rochers sonores caressés par
le vent, peut-être de ces anges du second ciel qui n’ont point de corps
tangible:

--Je remplis sa place à cette heure, selon la volonté d’Allah-Puissant.

Me voilà instruit. Désignant de mon index ma poitrine, je m’annonce sans
attendre davantage:

--L’hôte de Dieu!

Mon compagnon fait de même:

--L’hôte de Dieu!

Et le jeune homme aux vêtements blancs, qui ne paraît point nous avoir
écoutés, murmure les yeux baissés:

--Vous êtes ici dans votre maison...

C’est tout--c’est assez. Accueil sincère ou non, nous voilà donc
abrités. La «mort rouge» dont parla Bou-Haousse ne nous atteindra sans
doute point, jusqu’au jour où nous quitterons cette zaouïa et où des
émissaires du sabre pourront courir après nous--puisque la «franchise»
de l’hospitalité ne nous couvrira plus de son égide.

Je songe au droit, au devoir d’asile de certains couvents, au Moyen-Age.
C’est davantage qu’un hasard, cette ère musulmane de l’Hégire qui
retarde de six cents ans...




III


6 septembre.

Je n’éprouverais aucun plaisir à revivre les détails de mon «hissage»
par un escalier de pierre jusqu’aux appartements d’honneur--ni les
phases pénibles du traitement de ma fracture, sous la direction de mon
camarade, avec l’aide du vieux _taleb_ Si-Kaddour et de Barka, l’un des
grands _négros_.

Il «fallait du bois», circonstance qui m’avait frappé. On en trouva,
d’étrange et de précieux, parmi les réserves de cet asile fantastique.
Une des planches de ma gouttière est en thuya, l’autre en cèdre du
Liban; l’érable de Syrie, aux délicates mouchetures satinées, soutient
le bout de mon pied... Et ce plâtre dur, très blanc, dans quoi furent
trempées ces mousselines indiennes, et qui prend en séchant l’aspect du
marbre, c’est le même que celui dont sont faites les corniches, les
volutes, les inscriptions délicates de la Koubba des tombeaux, au centre
de la zaouïa--merveille de l’oasis sacrée. De toute l’Afrique, d’une
partie de l’Asie, les pèlerins d’Islam viennent l’admirer. Ils arrivent
ici, par lentes caravanes, apporter des offrandes et chercher le salut
futur près des sépultures bénies--près de la plus ancienne, surtout,
celle de l’illustre et défunt fondateur de l’Ordre, trisaïeul du chériff
actuel, le grand saint Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti. Puis ayant vu, ayant
baisé les tombes miraculeuses, ils s’en retournent, les pèlerins. Ils
s’enfoncent dans ces contrées aux noms de barbarie noire: le Borkou,
l’Ouadaï, le Baghirmi, le Sokoto. D’autres regagnent le Hedjaz à travers
la Nubie anglaise. D’autres regagnent le Maroc en passant (mi-craintifs,
mi-pillards) entre le Touat et la grande Hamada. Et combien de noms
encore pourrais-je énumérer, lointains peuples asiatiques, ou tribus
voisines de nomades sauvages: celles par exemple des Chaanba de l’Erg,
presque tous dissidents aux armes françaises.

C’est le territoire de ceux-ci qu’a dû traverser mon ami lorsqu’il m’a
quitté, quelques jours après mon accident, rappelé à Paris par les
obligations les plus inéluctables. Pauvre cher garçon!... J’apprends, de
source à peu près sûre, que sans attaques dangereuses il a pu atteindre
des pays moins scabreux. Je m’en réjouis, certes... Je devrais être
satisfait... insouciant... paisible; et tout au contraire mon âme se
ronge. Les visites que je reçois, presque du matin au soir, ne peuvent
me remplacer l’amitié française. La nouveauté du milieu ne sait pas me
faire oublier ma triste immobilité, et ces affres «de ne rien savoir»...

Ne rien savoir, ni d’ici ni de là-bas--ni de ceux qui m’entourent,
étrangers, ni des miens que j’ai laissés...

Il y a trois ans, j’étais venu déjà jusqu’aux parages lointains de
l’Oued-Mya, ressemblant aux dunes de Mozafrane. Je les ai aimés, car ils
sont prenants et beaux. J’ai savouré paresseusement les jeux de la
divine lumière entre les sommets des collines blondes, où le sable qui
glisse compte seul le temps enfui, et où manque le courrier de France.
Mais, lors de ce précédent voyage, j’allais, je marchais: j’étais libre.
J’ignorais donc l’âpre torture que je ressens aujourd’hui, et qui de mon
séjour en ce lieu fait un calvaire.

--Ya Sidi, m’exhorte Si-Kaddour, que te manque-t-il parmi nous? Tu es un
oiseau de la mosquée: il est bien nourri; il entend louer Allah; il boit
au bord d’un clair bassin; il couche sur les tuiles vernissées. Que te
manque-t-il?

Il me manque «tout». Et surtout de m’agiter, pour rien, pour le plaisir,
comme le petit oiseau des tuiles, le petit passereau des rares minarets
sahariens.




IV


8 septembre.

J’ai laissé dormir pendant quarante-huit heures mon chagrin ridicule. Et
me voici calmé, sorti du moins de cette tristesse qui mine en moi la
santé promise par Si-Kaddour.

Ce matin encore, nous eûmes là-dessus, lui et moi, une conversation fort
animée.

--Sidi, je réponds de ta cure; je réponds de tout, sauf les événements
d’Allah. Mais permets-moi, Sidi, de t’indiquer les préceptes de
l’expérience. Par la bénédiction sur toi! pour mieux remettre ta jambe,
une saignée derrière l’oreille gauche te ferait le plus grand bien. Le
sang de l’homme doit se traiter comme l’eau du puits: plus tu en tires,
plus elle est limpide. Et ce remède était adopté dès le temps
d’Abraham!...

Mon silence encourage le verbeux Si-Kaddour. Il agite sa barbe grise
dans son voile blanc retenu par une corde. Il étend le bras vers le
ciel, pour prendre à témoin soit Allah même, soit l’ange Djébril, soit
Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le Sublime, le Vénéré, le Pôle Très-Élevé.

--O Sidi, reprend Si-Kaddour, laisse-toi persuader! Tu es au-dessus de
mes yeux! Mon cœur est pour toi comme celui d’un enfant pour son père!
(Remarquons ici que j’ai trente-cinq ans, et que le taleb Si-Kaddour
serait plutôt sexagénaire; mais cela ne gêne en rien l’expansion de sa
rhétorique ni de son prolixe respect.) Quand tu ne te sens pas bien, je
ne suis pas bien non plus, par la barbe du Prophète! Je ne trouverai
point le repos tant que ta complaisance ne m’aura pas permis de te faire
faire cette saignée, au bas des cheveux, ici, ici...

Sa main ridée, vieille griffe sans méchanceté, s’approche de ma nuque
avec des gestes inquiétants. Je proteste, je me fâche. Je refuse avec la
même véhémence les pointes de feu, les frictions sympathiques de graisse
d’autruche sur «la jambe qui n’a point de mal»--et même l’eau d’une
sainte fontaine, Aïn-Selam, laquelle jaillit un jour d’autrefois sous
les pas bénis de Bou-Saad, ce sublime Bou-Saad-ed-Djazerti.

--Comme tu voudras, Sidi, soupire enfin le rabroué. Tu restes le maître
du savoir et de la perspicacité...

En réalité, il se sent froissé dans l’âme, il me boude, il s’éloigne.
Moment de stratégiques concessions. Si-Kaddour devient plus humain. Il
émet d’utiles avis sur la position de ma jambe engainée, sur le moyen de
la soutenir, à l’aide de coussins... Il enseigne mon domestique
d’occasion, Bou-Haousse. Il lui suggère patiemment l’art de me bien
servir, sans m’irriter jusqu’au paroxysme. Cela m’attendrit, et je sens
à mon tour le remords de mes précédentes rebuffades. Pour dédommager le
pauvre taleb, me montrant bon prince, je lui soumets mes intentions de
convalescent: l’autre jour, par exemple, celle de «noircir» ces
présentes pages, autant que je le pourrais sans trop de fatigue--on dit
cela au médecin, toujours. Je le flattais, espérant obtenir de lui une
plume neuve, absolument comme de son maître un petit écolier.

Mais, en flatterie, je suis vite dépassé:

--Ya Sidi, ta sagesse passe en hauteur le palais de Salomon! Par mes
yeux! pourvu que tu n’en abuses point, c’est une idée géniale que tu as
là: car l’écriture des hommes de bien plaît à Dieu Tout-Puissant. J’ai
lu sur ce point, Sidi, des gloses bien intéressantes dans le docte
Sidi-Khelil et dans le _Rihan-el-Kouloub_, ouvrage principal dicté par
Notre-Seigneur ami d’Allah, Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti!!...

Discourant ainsi, le digne taleb tira de son écritoire de corne,
accrochée sous son beurnouss, une plume en roseau. Il me la présenta
pompeusement, comme si c’eût été la clef des trésors djazertiques, ou
celle de l’entrée du septième ciel.

--Voilà, voilà ton affaire, Sidi...

Or, son étonnement fut extrême à me voir hésiter devant l’engin. Pour me
convaincre de la supériorité du procédé, il faisait glisser le roseau de
droite à gauche, souplement, en travers d’un de mes feuillets.

--Regarde, Sidi: aussi vite que court le cheval noble, voici la
_chahada_ tracée: «_la illah ill’ Allah_...»

Brave Si-Kaddour... La différence de nos races est tangible dans ce
frêle objet primitif, et dans ton geste renversé, et dans ces pieuses
syllabes qui te paraissent nécessaires au début de n’importe quel
travail... Tu n’as même point à la pensée que ce Roumi dont tu prends
soin puisse «écrire en son pays» sans invoquer, d’abord, le Dieu
suprême!

«La illah ill’ Allah...»

Islam qui me frôle soudain, plus intime, plus pénétrant, plus
compréhensible: tout autre que je n’avais cru... Mélange d’idéal
sensuel, éperdu, de bouffonnerie parfois détraquée, il me paraît
vraiment de plus en plus pareil à ces contes d’Orient, dont la
robustesse hilare est reconstituée pour moi dans ce séjour forcé--en
s’atténuant un peu de piété, de mysticisme, d’élans vers la joie des
anéantissements divins--car c’est ici, ne l’oublions pas, une
zaouïa-mère, sanctuaire, couvent, hospice, école théologique, et domaine
princier à la fois, foyer d’intrigues et de domination. Sans cette autre
plume d’acier, _made in Germany_, enfin trouvée par Si-Kaddour au fond
des pièces où s’accumulent les cadeaux venus de Syrie, de Turquie,
j’oublierais que je suis Parisien, vivant au lugubre XXe siècle... Je me
croirais fils du khalife de Bagdad, et j’emploierais à des phrases
dorées l’encre bourbeuse que mon encrier de terre verte m’offre
bénévolement, de tout le zèle de ses sept trous (nombre fatidique).

Au lieu de cela, vais-je décrire les objets qui m’entourent? ou ma
longue chambre blanchie à la chaux? Mais quand j’aurai précisé: tant de
mètres d’un sens et tant de l’autre, il n’y aura que des dimensions.
Amis qui me lirez, rien n’ira vers vous de cette nudité mélancolique,
toujours un peu ruinée, des choses musulmanes... Vous ne sentirez pas la
fraîcheur des faïences claires dont les arabesques couvrent le sol. Vous
ne comprendrez pas l’agrément doux de la fine poussière qui voile de
gris le marbre candide, le _zli-zli_ de la petite cheminée, à la mode
franque, venue sur le dos d’un chameau depuis Tripoli-Barbaresque où la
générosité d’un fidèle l’acheta de quelque Italien...

O poussière d’Islam, à l’odeur d’aromates et d’amour et de suint, tu
tombes lentement, voluptueusement, puis tu restes... Tu restes quand
nous passons... tu donnes, aux objets récents, la vétusté noble des
choses jadis ensevelies, poudre de paisible néant, poudre de
résignation...

                   *       *       *       *       *

Pas de meubles pour couper la monotonie des parois interminables--sauf
un coffre de Smyrne, un chef-d’œuvre, dans la gloire atténuée de ses
nacres, de ses ivoires et de ses vieux bois... Une lampe d’argent
s’accroche par une cordelière rose, en soie pâlie, aux petites poutres
serrées peintes couleur d’émeraude. Et sur une parcelle de l’étendue des
faïences je gis, moi et mon tapis--ce dernier objet, cadeau d’un adepte
marocain à la zaouïa de Mozafrane. Le donataire de cette couche un peu
dure serait convulsé d’horreur, s’il savait son pieux hommage voué au
service d’un impur Roumi, chien fils de chien!

--Cependant (me dit le bon Si-Kaddour), vous autres chrétiens ne nous
venez pas à l’encontre autant que les idolâtres, ni à la traverse autant
que les Juifs. Car des quatre «Livres» descendus des Cieux--Allah daigne
par eux nous instruire!--vous en reconnaissez trois. Et vraiment, par la
bénédiction du Puissant qui t’a fait et m’a fait, nous serions _kif_ des
frères, sans la détestable erreur dont vous êtes abusés--pardonne ma
franchise, ô Sidi!--l’erreur, l’horrible erreur vous amenant à prendre
Notre-Seigneur Aïssa (Jésus) pour le Fils de Dieu, et non pas, comme
nous, pour le souffle incarné de Dieu...

Il ne m’épargne là-dessus ni les commentaires des Hadits, ni la Souna,
ni le docte Sidi-Khelil. Je ne parais sans doute pas convaincu: alors le
vieux taleb s’installe, les jambes croisées, au bord du tapis. Barka le
_négro_ nous apporte deux minuscules tasses de thé relevé d’un brin de
menthe--puis il s’assied aussi. Mon Bou-Haousse se rapproche, troisième
auditeur très attentif. Et Si-Kaddour, sans pitié, ouvre lentement le
Koran même, son gros livre parcheminé dont la tranche couleur d’azur
s’orne d’une inscription dorée: _Ne me touche qu’avec des doigts purs._
Et il me lit des versets de la cinquième sourate:

  Au nom du Dieu clément et miséricordieux!

  Tu reconnaîtras que ceux qui nourrissent la haine la plus violente
  contre les fidèles sont les juifs et les idolâtres, et que ceux les
  plus disposés à comprendre les fidèles sont les hommes qui se nomment
  chrétiens: c’est parce qu’ils ont des prêtres et des moines, et parce
  qu’ils sont sans orgueil.

Il s’interrompt, l’empressé Si-Kaddour, pour rappeler les serviteurs à
l’ordre. De sa propre main mal lavée, il chasse des mouches
impertinentes voltigeant près de mon visage. Les mouches fuient, et
reviennent aussitôt que le taleb s’est replongé dans la «Parole».

--Ya Sidi! je trouve encore, avec la permission d’Allah, ceci, sainte
sourate deuxième:

  Dieu est le patron bienveillant de tous ceux qui croient en lui...

Ses besicles énormes font à Si-Kaddour de gros yeux de chat-huant. La
corde qui ceint son chef vénérable oscille en mesure, rythmique et
convaincue. Puis il se tait,--il médite--et le grand silence saharien,
parfumé de menthe, plane sur nous...

Pauvre Si-Kaddour!... Malgré son savoir, il possède une des âmes
innocentes parmi les instruits de la zaouïa--la plus innocente, la seule
innocente, je crois. Eussé-je été un officier de nos «bureaux arabes»,
amené hors de nos territoires par accident, l’on aurait placé près de
moi, au lieu de ce brave vieux, quelque taleb plus jeune, bien retors,
bien flatteur, avec mission d’extraire de ma cervelle tous les
renseignements possibles et impossibles. Mais je ne suis qu’un touriste,
un demi-_globe-trotter_. Et l’on a compté sur Si-Kaddour pour ne me
donner aucune lumière politique, aucune, sauf sur ce qui concerne la
grandeur et la prospérité de la Confrérie. On espère faire ainsi de moi
un inconscient émissaire qui, plus tard, proclamera la force d’une
puissance occulte, immense, avec laquelle il faut compter.

Où (d’après les Djazertïa) porterai-je l’écho de cette renommée?

Mais à Paris... en ces endroits d’influence qu’ils ignorent eux-mêmes...
en quelque lieu que ce soit où l’on intrigue, où l’on susurre les
nouvelles de l’Orient et de l’Occident... où l’on agite les questions
d’alliances européennes, de suprématie plus ou moins imaginaire des
puissances--les questions anglaise, allemande, italienne, balkanique,
turque, arménienne, égyptienne, russe, indoue--tout ce qui retentit au
cœur de l’Afrique, et par quoi le réveil d’Islam croît ou décroît.

                   *       *       *       *       *

Lorsque Si-Kaddour eut assez longtemps réfléchi, il redemanda du thé,
l’attendit, le but, et fit d’une voix persuasive:

--Ya Sidi, par ta tête chérie, nous aimerions beaucoup les Roumis si les
Roumis ne venaient chasser sur nos terres... Nous les aimerions, et moi
je t’aime, ô Sidi. D’ailleurs, par le Jour de la Rétribution, crois-moi:
de son vivant Notre Illustre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti ne se sentait
point l’ennemi des chrétiens. Il admettait tous les pouvoirs et toutes
les croyances de bonne foi. Quand sa bouche vénérée entretenait ses
disciples, il leur répétait bien souvent, à Sidi, le symbole des Trois
Barques. Et ses paroles étaient de miel... et ses enseignements étaient
d’or pur...

Naturellement j’ai dû subir la parabole des Trois Barques, sœur de celle
des Trois Anneaux. Et je constatai, une fois de plus, que, si les
peuples des neiges arctiques célèbrent dans leurs poèmes le brillant
soleil toujours chaud, les peuples du Sahara, privés d’eau jusqu’à la
souffrance, montrent une curieuse inclination aux comparaisons
maritimes, fluviales, nautiques--tant l’homme aspire à ce qu’il n’a pas.

--Ya Sidi... Un père avait trois enfants. Lorsqu’il sentit l’heure venue
de boire sa dernière tasse, il dit à ses fils: «Écoutez! Vous trouverez
au rivage trois barques amarrées, toutes semblables; mais une seule est
vraiment la barque du salut. L’aîné de vous prendra la première en
comptant de la direction de la Mecque, le second la seconde, et l’autre
la troisième. J’ai eu soin de réserver la meilleure part à mon enfant
préféré...» Là-dessus, il s’en alla voir de l’autre côté de la vie. Les
fils pensèrent tous trois: «C’est moi le préféré; c’est moi que mon père
chérissait; j’étais la fraîcheur de son œil.» Et ils naviguèrent
confiants, par Allah, malgré les tempêtes. Chacun disait aux deux
autres: «J’ai la barque du salut!» Et Dieu-Puissant ne les en châtiait
point parce qu’ils étaient sincères...

Puis soudain, changeant de ton, Si-Kaddour entonna les louanges du
fondateur de la Confrérie djazertique:

--Ainsi parlait Sidi-Bou-Saad, le Sublime. Tout ce qu’il fit fut élevé;
tout ce qu’il créa fut durable. Rien qu’en cette zaouïa-mère de
Mozafrane, ô Sidi, mille et cinq cents esclaves cultivent les jardins.
Et ils sont heureux... Les pèlerins sont hébergés et nourris, les
déguenillés sont vêtus, les persécutés sont soutenus, les infirmes sont
gardés et soignés, les enfants sont instruits dans la voie du
Seigneur... Des _eulémas_ plus érudits que le grand chériff de la Mecque
forment des savants qui vont répandre la science d’Allah à travers le
monde des croyants. Et nous avons d’autres zaouïas, Sidi, dans tous les
pays lointains, même hors de l’Afrique: trois en Arabie, sept en Asie
turque, deux à Stamboul! Les Djazertïa ont fait musulmanes, depuis
trente ans, les contrées noires idolâtres, du fleuve Nil au fleuve
Niger. Mais je le reconnais: la perle fine du collier, le rubis de la
couronne, par Allah qui ne rêve jamais, c’est Mozafrane. Les dons des
frères y affluent, s’y concentrent, et d’ici retombent en pluie
d’aumônes sur tout l’univers d’Islam!...

Il était pâle d’enthousiasme, le vieux taleb, et cette exaltation me
pénétrait peu à peu, fluide bizarre. De nouveau je me sentis frissonner:
un petit vent de délire passa près de mon front trop chaud. Le soir
tombait. Nous nous taisions. Les faïences prenaient, dans la
demi-obscurité, un éclat nacré, fantastique.--Fantastique--ce mot
revient sous ma plume, malgré moi...




V


9 septembre.

Cette zaouïa m’impressionne. A certaines minutes une émotion se
déclenche en moi, qui tient de la jouissance et de la douleur... Mon
état maladif entre ici pour quelque chose, et je m’abandonne trop
volontiers à ce trouble.

De menus, très menus faits m’agitent inexprimablement.

Ainsi la visite quotidienne (et solennelle) que me font les Saints, les
Djazerti. Une vaine formalité, pourtant, et si calme!

Tous les hommes de la famille ensemble, frères, oncles, neveux, cousins
du chériff, ils se déplacent vers quatre heures, après la prière
d’_aâsser_. Et justement, chaque fois, je viens d’entendre de loin, par
lambeaux étouffés, les litanies de leur «Ordre», dont le bourdonnement
voluptueux semble un confus soupir d’amour... Je ne suis plus de complet
sang-froid quand ils entrent à la file, muets, lents, mystérieux, la
main sur leur cœur, en leurs vêtements tous pareils. Du blanc, rien que
du blanc de laine, plus souple que les souples soies. Une apparence
liliale de lévites, les uns maigres comme des fakirs, les autres trop
bien nourris. Mais ils sont beaux; ils sont étranges... Ils ont de
pénétrants yeux noirs...

Ombres qui glissent, ils s’approchent. Des esclaves ont déroulé sur les
faïences, près de mon tapis, d’autres tapis. Alors ils s’affaissent d’un
écroulement uniforme, faisant autour de moi le cercle, les Djazerti, les
Sphinx. Ils me contemplent: et moi j’emplis mes yeux de leur aspect
hiératique...

Ils ont bien, je crois, en avançant, demandé de mes nouvelles. Mais les
brèves paroles, si basses, ont passé sans être un bruit. Et ce silence
qu’on écoute est plein d’inconnu... Il protège à la fois, et menace...
Il est puissant, enveloppant, violent: expectative de fauves ou de
dominateurs...

                   *       *       *       *       *

Ce sont, pour la plupart, des hommes touchant la quarantaine.
Quelques-uns âgés: Si-Mesroud-ben-Mohammed,
Si-El-Bachir-ben-Naïmi-ben-Taïeb, et d’autres noms dont je vous fais
grâce. Deux jeunes beurnouss seulement se trouvent là, parce que proches
héritiers de la «bénédiction», de la _baraka_ très sainte. C’est l’un
d’eux, Si-Ahmed-ben-El-Aïd, neveu du chériff actuel, qui me reçut à
l’arrivée--les fréquents revoirs n’ont point amené la moindre détente
entre lui et moi.

Ces rocs vêtus de neige tiède sont escortés, au second rang, de rochers
d’importance moindre. Par exemple (très vaste beurnouss),
Si-Djelloul-ben-Embarek, grand _oukil_ des tombeaux, administrateur de
la zaouïa; puis l’émacié, l’austère Si-Kouïder-ben-Mohammed, _cheikh_ de
l’école théologique, supérieur direct de mon vieux Si-Kaddour. Ils
forment, avec le _khodjah_ (secrétaire), la suite aphone des
Djazerti--tout comme plus modestement Si-Kaddour, blotti derrière moi,
et Bou-Haousse, aplati au mur, forment la mienne...

Et les minutes coulent... et nous nous taisons tous...

                   *       *       *       *       *

Puis, sans un froissement de leurs draperies, sans une parole qui
dérange le pli sanctifié de leur bouche, ils se relèvent et s’en vont,
comme ils étaient venus, lents, mystérieux, une main sur leur cœur plein
d’intrigues. Chacun espère avoir un jour, entière ou partagée,
l’autorité djazertique, celle qui gouverne les «Frères» à travers la
distance énorme du Caire au Congo, du Maroc au Darfour, du Sénégal au
Tchad, et ceux d’Asie Mineure et de Turquie... Chacun aspire à
l’héritage divin: «bénédiction», «étincelle», _baraka_ de l’ancêtre, du
fondateur de toutes leurs joies sacrées ou profanes, ce vieil illustre
Sidi-Bou-Saad, mort il y a cinquante ans...

Il fut le premier Djazerti.

Ses descendants directs portent ce titre patronymique; ses simples
adeptes sont nommés les «Djazertïa»--substantif dérivé dont nous
possédons l’analogue: les Bonaparte, pour la famille elle-même, et les
«Bonapartistes», pour les partisans[6].

  [6] Ce départagement du nom s’applique aux divers Ordres. Ainsi la
    réelle Confrérie des _Tidjanïa_, dont la zaouïa-mère se trouve à
    Aïn-Mahdi, nomme les membres de la famille sainte, héritiers du
    fondateur: les Tidjani. (Note de l’auteur.)

Mais aucun dévouement de chez nous, voire celui d’un grognard envers le
Petit Caporal, ne peut donner l’idée de cet abandon mystique, de cet
anéantissement de l’affilié entre les mains de son Maître. _Tout_
disparaît: l’initiative, le vouloir propre, la possession personnelle,
l’attachement familial--l’individualité entièrement fondue dans un seul
_Moi_, que symbolise la _baraka_...




VI


10 septembre.

--O Si-Kaddour, disait ce matin Bou-Haousse au lieu de brosser mes
vêtements, Si-Kaddour, je voudrais recevoir aussi le _dikhr_ des
Djazerti...

Le vieux taleb releva les besicles de corne à l’aide desquelles il
cherchait je ne sais quel argument dans un vénérable bouquin,
compilation des doctrines du grand aïeul. Cela s’appelle: _La Source
jaillissante, ou l’Arrivée aux Désirs et à l’Immanence céleste, par le
Maître généreux, le Refuge parfait, le Pôle supérieur, Celui qui dévoile
aux hommes le chemin droit, Notre-Seigneur le Cheikh et Chériff
Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti._

Lorsque Si-Kaddour (trop souvent) me lit cette kyrielle, il baise
ensuite sa main qui toucha les lettres formant le nom du Saint, le nom
béni, et ajoute ardemment:

--Que Dieu Très-Haut soit satisfait de Lui!

Mais je m’égare. Il s’agit du vœu que formait l’exquis Bou-Haousse.

--O mon fils, lui répondit le taleb, ton souhait part d’un bon
mouvement, car la religion maintient l’homme comme le mors maintient le
cheval. Cependant n’es-tu pas déjà initié à quelque autre «Ordre»
religieux?

Certainement, Bou-Haousse l’était. Ces associations musulmanes, avec un
succès divers, se partagent les âmes compliquées et naïves du continent
noir. Et bien des Sahariens appartiennent sans trop de scrupule à
plusieurs confréries à la fois.

Bou-Haousse, de son capuchon, tira lentement un chapelet qu’il n’osait
plus porter au cou depuis l’approche de Mozafrane.

--Ya Sidi Taleb, je suis _Khouan_ des «Khadrïa[7]».

  [7] Confrérie réelle fondée par Sidi Abd-el-Khader-ed-Djilani.

--Les Khadrïa, ô mon fils, sont des saints qui marchent comme nous dans
une Voie généreuse.

Vieux renard de Si-Kaddour! Sa bouche louangeait les Khadrïa. Mais son
geste, son regard les dédaignait, les méprisait, précipitait dans
l’abîme ces concurrents des Djazertïa.

--Les Khadrïa, ô mon fils, acceptent, je le sais, que leurs «Khouan»,
leurs frères soient à eux en même temps qu’à d’autres. Allah est Grand
et Miséricordieux! Mais nous, les Djazertïa, n’admettons pas avec nous
le troupeau des Khadrïa. Par la barbe du Prophète! une âme ne peut
chercher la Voie menée par deux guides... Le vaisseau sombrera dans la
mer, s’il y a deux capitaines se mêlant de le diriger...

Bou-Haousse, humble en sa modeste gandourah de coton blanc, hochait la
tête.

--Ya Sidi Taleb, c’est une chose grave, pour le chien, de renoncer à sa
tente et de s’enfuir vers un nouveau maître.

Le bon taleb hochait la tête également. Leurs deux coiffures--gros
paquets blancs ceints d’une corde--semblaient s’agiter en mesure, et
d’accord.

--Oui, tu as raison, mon fils. Par la bénédiction de Sidi-bou-Saad, tu
as raison. C’est une chose grave. Réfléchis, avant de te décider.

Puis changeant de timbre et d’une allure impérieuse:

--Mais tu dois savoir, ô mon fils, que nos maximes sont sévères: ainsi
l’a voulu Sidi-bou-Saad, le Sublime, le Vénéré. Qui veut être parmi nos
«Khouan» s’astreint à sept règles, ô mon fils:

1º Porter son chapelet à la main et ne pas l’étaler sur sa poitrine,
ostentation d’orgueil nuisible;

2º N’avoir aux réunions d’amis ni _tar_ ni autres instruments de musique
profane;

3º Ne pas danser;

4º Ne pas chanter, fût-ce même des paroles pieuses;

5º Ne pas fumer;

6º Ne pas respirer la poudre de tabac;

7º Ne pas boire de café, et seulement du thé qui rend les cœurs
paisibles et les esprits sages.

Tu me comprends bien, ô mon fils?

Certes, il comprenait bien, le guide Bou-Haousse: car une grimace
ondulait à travers ses traits brunis. Si-Kaddour crut devoir faiblir
d’une petite concession, et dit, hésitant:

--La seule de ces règles, ô mon fils, qui puisse recevoir une atteinte,
est celle dont le numéro d’ordre correspond au dernier doigt de ta main.
Oui, si tu es riche, à la rigueur, tu peux fumer: mais tu fais mieux de
t’abstenir. Et si tu es pauvre, pourquoi diminuerais-tu ainsi la farine
destinée au couscouss de tes enfants?...

Ici la volubilité revint avec l’intransigeance, et le vieux taleb acheva
(et ses phrases tombaient, grêles, drues et rapides sur la tête de
Bou-Haousse): Mais, ô mon fils, du jour où tu entreras parmi nos
«Khouan», où tu recevras le _dikhr_ et notre chapelet pour réciter le
dikhr, de ce jour-là tu ne discuteras plus ces choses de détail. Ton
obéissance sera tout entière à ton cheikh, puisque tu lui appartiendras
toi-même, et tes femmes, et tes enfants, et tes biens périssables, et
ton âme qui ne périt pas. Tu ne devras plus être qu’un serviteur, ô mon
fils, un instrument sous des doigts habiles. Tu devras te laisser
manier, comme le cadavre entre les mains du laveur des morts!...

Le silence, le prodigieux silence régna de nouveau dans ma chambre,
entre les poutrelles vertes et les faïences à l’éclat nacré... Le
silence saharien... Très difficilement je me retournai sur mon coude: je
voulais mieux voir le visage des deux interlocuteurs maintenant
méditatifs.

Si-Kaddour, le front bas, paraissait penaud, confus. Probablement
craignait-il d’avoir--poussé par l’excès de son zèle--trop dévoilé
devant le Roumi les secrets qu’il faut cacher. L’inféodation des
_Khouan_ ne regarde point les profanes.

Bou-Haousse, au contraire, qui tout à l’heure rechignait devant la
simple idée de ne pas fumer, exultait d’une sorte d’allégresse, joie de
sacrifice, ardeur extatique et concentrée. «Tu te laisseras manier comme
le cadavre par le laveur des morts...» Ah! qu’ils ont bien compris, ces
félins «manieurs» d’âmes, à quel point les races qu’ils dominent ont
besoin de se donner! Ils ouvrent les bras, ces habiles tyrans, et les
peuples s’y précipitent, eux et leur conscience, leur avoir et leurs
armes, leur vouloir de crimes et leur vouloir de vertus. Et voici que
ces «Ordres» divers, ces affiliations, qui végétaient en pays musulman à
partir du XIVe siècle de notre ère sans avoir beaucoup augmenté le
nombre de leurs rares adeptes, voici qu’elles conquièrent le monde,
depuis vingt ans. Voici que par elles l’Islam en marche gagne de toutes
parts sur le bouddhisme d’Asie, sur le fétichisme d’Afrique. Voici que
deux cents millions de _Khouan_ (sans compter les mahométans de souche
très orientale, les Ouahabites, les Bâbistes, tous ceux opposés au
principe du «dikhr»), voici que ces deux cents millions portent jusqu’à
la Sibérie, jusqu’à l’Australie les étendards du Prophète et les versets
du Koran...

Et je me demande, étonné, par quels moyens? par quel pouvoir?

Les «Ordres» promettent, je le sais, l’extase mystique. Mais il semble
tout d’abord qu’entre l’extase et l’intellect populaire la distance soit
trop immense pour que suffise ce seul appât, ni le bonheur «d’être à un
cheikh». Ne serait-ce point plutôt ceci: par ce fait de supprimer une
petite partie des joies corporelles, juste de quoi faire sentir un joug,
_ils_ enveloppent les autres satisfactions d’une sorte d’idéal
fruste?...

Nous aurions ainsi la formule:

                   *       *       *       *       *

Se priver pour jouir.

Et jouir de temps à autre, avec l’intensité d’une crise--en corrigeant,
par l’extrême atteint dans l’excès, la trivialité matérielle des gestes
ou des actes...

                   *       *       *       *       *

Je songe, écrivant ces lignes, au festin qu’on me sert chaque soir--à ce
luxe sauvage de viandes et d’argenteries dont aucune de mes instances
n’a pu me délivrer, fût-ce aux jours fiévreux où nul des mets
n’approchait de mes lèvres.

--Ya Sidi, m’affirme le vieux taleb, tu es l’hôte de Dieu. La zaouïa
serait méprisée si nous ne te présentions point le repas d’hospitalité.

C’est-à-dire la grande _dhiffa_ des Arabes, les plats succédant aux
plats, et d’autres, jusqu’à l’arrivée du mouton rôti entier. Mais ce
qu’on n’imaginerait pas, c’est ce banquet pour moi seul... tout seul.
Si-Kaddour se retire après m’avoir assuré une fois de plus des utilités
de la résignation. Bou-Haousse et Barka le nègre descendent aux
cuisines. Et je suis entouré par d’autres noirs quasi muets, qu’on revêt
en l’occasion de vestes somptueuses, aux couleurs tendres et pâlies. Ils
apportent, sans un bruit, les flambeaux d’argent, les bassins d’argent,
les gobelets d’argent près du tapis que je ne quitte jamais: une
accumulation de trésors, un écroulement des vaisselles de Sardanapale...
Mais Sardanapale ne soupçonnait pas de telles ciselures, quelques-unes
de pur Louis XV, et le reste de la bonne époque italienne. D’où cela
vient-il? Où cela s’est-il caché, le long des siècles, jusqu’à ce que
des _Khouan_ dévots l’achetassent en vue d’en faire don?

Et les sirènes d’un «surtout», blafardes, nerveuses et fines,
scintillent sous la lueur mouvante de bougies turques, violemment
parfumées. Et des fruits, des gâteaux étranges s’accumulent en de
précieuses coupes qui furent des «widerkomm» d’honneur, au XVIe siècle,
sur les bords du Rhin. Et je ne sais plus où je vis, moi, tant cet
orgueil qui jette à mes pieds les richesses d’un musée me déroute, et
tant ces objets désuets, parfois tarés de «bosses» malheureuses, ont
l’air surpris de se voir en ce pays, patinés de poussière d’Islam.

Le repas dure longtemps. Les chairs abondantes s’étalent, qu’on
renouvelle et remplace en silence--en silence toujours, sans que j’aie
touché parfois à l’une d’elles. Et cette odeur animale de cire chaude et
de jus--cette saveur d’épices mêlée à des relents de benjoin--cette bête
rôtie de laquelle l’agenouillement, sur un vaste plateau guilloché,
semble me demander grâce--tout cela me répugne et m’attire à la fois. La
griserie qui nous vient du sang monte à ma tête peu solide... Je suis
seul, tout seul... Je ne mange pas, ou à peine. Et le service se
continue comme si des spectres invisibles devaient venir se rassasier à
cette orgiaque profusion. Et parfois un vertige me prend... Je crois les
apercevoir, les revenants du Désert, les ancêtres des Saints actuels.
Ils agitent, autour des grands plats, leurs mains de squelettes. Les
bougies roses, qui grésillent dans l’air tiède et lourd, me semblent les
cierges heureux de leur festin de famille. Et l’eau (dont un mince filet
passe au pied de ma fenêtre, et dont le murmure grossit à celte heure
d’arrosage nocturne) me paraît la voix des fantômes, essayant de dire
encore les litanies des Djazerti, ce balbutiement voluptueux qui fait
rêver aux soupirs d’amour...

                   *       *       *       *       *

Si de telles impressions montent en moi, Roumi fils de chien, le chef
arabe ou congolais ou kurde doit en éprouver de très fortes lorsqu’on
lui sert une _dhiffa_ semblable--sensations éloignées des miennes, mais
plus délicieuses, profondes et ineffaçables. Et de même aussi, le régal
moins somptueux offert aux vulgaires pèlerins doit agir prodigieusement,
par les sens et par l’esprit, sur des malheureux accoutumés aux
privations, pasteurs de la brousse, errants des sables.

Mais j’anticipe. Je n’ai pas aperçu les pèlerins que chaque jour amène à
Mozafrane. Je ne connais pas leurs bombances.

Pendant les huit ou neuf semaines de repos qu’exige une jambe cassée en
ce climat brûlant, je suis condamné, si nul miracle n’intervient, à
vivre le _Voyage autour de ma chambre_. Un hasard méchant me bloque,
avec le tapis du Maroc et le coffre de Smyrne, derrière ces murs épais,
sur les faïences nacrées, sous les poutres vertes. Il me donne pour
seules consolations les propos de Si-Kaddour et cette médiocre joie
d’écrire--d’étouffer sous des mots mon continuel élan vers la liberté.




VII


11 septembre.

J’ai demandé à Si-Kaddour, en buvant le thé de midi--et les mouches
bourdonnaient, avides, au-dessus de nos tasses:

--Une chose m’étonne. Comment le chériff de la Mecque, grand pontife de
l’Islam, tolère-t-il le pouvoir émancipé des «Ordres»? D’ailleurs,
ceux-ci, avoués ou occultes, ne sont-ils pas depuis longtemps déclarés
contraires aux prescriptions du Koran? par cela même frappés
d’interdiction?

L’essentiel de mon idée, Si-Kaddour le comprit lorsque je l’eus répété,
retourné en plusieurs aspects.

--Ya Sidi, que tes questions montrent bien ta haute intelligence! Ya
Sidi, tu es une lumière! tu es l’admiration de mes yeux!...

Il ne me donnait ainsi aucune réponse réelle, ce vieux taleb bonasse et
défiant. J’insistai. Je ramenai la conversation au sujet que je voulais,
malgré les fuites les plus rusées et les plus subtils détours.

Alors Si-Kaddour, par bribes, sortit les aveux suivants:

--Ya Sidi, écoute-moi. Tu supportes, n’est-il pas vrai, le mal de ta
jambe, car il le faut, et tu ne peux t’opposer aux décrets du Seigneur.
Eh! Sidi, voilà toute l’histoire, voilà le nœud--et le déliement du
nœud. Certes, _idri Allah_, notre «Ordre» est un immense bienfait, et
non pas un mal. Cependant le Très Louable Chériff de la Mecque nous
considère un peu... hem!... ainsi que toi tu considères l’appareil de
ton pied. (Dieu le guérisse de cet aveuglement!) Nous sommes le soutien
de l’Islam, ô Sidi. Par Allah, si tu retires à une tente sa perche du
milieu, la toile s’affaissera sur la terre, tel un grand oiseau frappé
par le chasseur. Et le Très Louable Chériff de la Mecque (que Dieu le
comble néanmoins des plus entières bénédictions!) le comprend en somme.
Il n’ose pas retirer à la religion sa colonne centrale... Et Sa
Magnificence le Sultan de Stamboul ne l’ose pas davantage. Les
Djazertïa, ô Sidi, sont l’appui de la religion!

                   *       *       *       *       *

Or, comme je mettais en doute, malgré cette affirmation, l’orthodoxie
des Djazertïa:

--Sidi, par ta tête chérie! laisse-moi redresser ton erreur. Nous sommes
orthodoxes, Dieu le sait, et de la secte la plus orthodoxe des quatre,
celle des Malékites,--les mêmes dont ton gouvernement (son éloge
puisse-t-il monter vers Allah!) entretient le culte aux mosquées
superbes de Tunis et d’Alger. Oui, par la bénédiction de
Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu lui continue les joies célestes!) nous
sommes orthodoxes,--aussi orthodoxes, Sidi, que le fut le Prophète
lui-même (Dieu lui conserve le salut!). Nous nous conformons au divin
Koran. Nous disons les prières régulières, autant de fois chaque jour
que tu as de doigts à la main. Mais nous y ajoutons d’autres prières
excellentes, celles de notre _dikhr_, celles que le Vénéré
Sidi-Bou-Saad, le Pôle très élevé, a jugé les meilleures pour suivre la
Voie, et parvenir au Bonheur céleste de la _fena_, qui nous porte en
Dieu...

Le taleb (je m’habitue à ces sautes brusques) changea soudain de ton. Il
souriait.

--Ya Sidi, nos ennemis prétendent que le Koran défend les associations
religieuses. C’est là une hérésie. Je te le prouverai par la Souna et
par le docte Sidi-Khelil. Et d’ailleurs, Sidi, l’on m’a raconté que
certains Roumis de tes frères et tes sœurs ont aussi des ordres pieux
particuliers nommés couvents, et des prières particulières, et pensent
gagner le ciel, ainsi que nous, grâce à la récitation d’oraisons variées
sur les grains d’un chapelet... Et cependant, ô Sidi, j’ai lu, relu le
saint _Endjil_ (Évangile). C’est l’un de nos «Livres», comme tu sais. Et
je n’y ai découvert (excuse ma liberté, Sidi) l’indication ni
l’autorisation d’aucun de ces couvents, d’aucun de ces chapelets,
d’aucune de ces oraisons orthodoxes...

Qu’il est malin, parfois, ce vieux Si-Kaddour! Après une pause il
ajouta:

--Reprends-moi si je me trompe, ô Sidi!

Je préférai poursuivre mon enquête: justement nous étions seuls, chose
si rare. Barka le nègre, dans le corridor voisin, jouait aux dames avec
Bou-Haousse.

--Serait-il vrai, ô taleb, que vous intervenez près des peuples au sujet
des redevances à leurs gouvernements respectifs? que vous leur suggérez
des moyens de feindre la misère, afin qu’échappant à l’impôt ils vous
réservent tous leurs dons?

Ah! cette fois, le digne Si-Kaddour fit un saut prodigieux. Et ses
besicles bondirent aussi, pleines de véhémence.

--Ya Sidi! Ya Sidi!!...

Il étranglait, il criait en même temps. Les faïences claires reflétaient
ses gestes épileptiques. Les mouches s’envolaient, troublées.
Bou-Haousse et Barka le nègre se précipitèrent (aussi vite du moins
qu’un musulman doit se précipiter; car le proverbe déclare: «Rat qui se
presse, joie du chat»).

--Par Allah, que t’arrive-t-il, ô père, ô Sidi Taleb?

Mais Si-Kaddour se calmait. D’un signe il les renvoya au corridor où
s’éparpillaient les pions délaissés. Puis se tournant vers moi, et sans
paraître remarquer ma lutte contre le rire:

--O Sidi, je t’en supplie par le ventre qui t’a porté, ne prononce plus
de tels blasphèmes! O Sidi... O Sidi... Nous ne conseillons rien, nous
ne défendons rien aux peuples. Nous ne nous mêlons de rien. Pourtant
n’est-il pas judicieux que les croyants veuillent se libérer envers la
géhenne par la sainte aumône, plutôt qu’envers le temporel par l’impôt?

J’osai trouver ce langage peu clair. Si-Kaddour, là-dessus, se récria
encore plaintivement.

--Sidi, Sidi!... Tu me pardonneras de te contredire, ô Sidi, mais cela
est d’une clarté de soleil et d’escarboucles! L’impôt, si tu le paies,
c’est par obligation. Tu n’y mets pas d’élan spontané. Tu n’y as pas de
mérites. Allah, certes, ne te blâme point, mais il ne te tiendra nul
compte de ce paiement, au Jour terrible de la Rétribution. Tandis que
l’aumône, ô Sidi, est féconde parce qu’elle est vertueuse et volontaire.
Elle éteint le péché mieux que l’eau n’éteint le feu. Elle efface au
registre du ciel soixante-dix mauvaises actions. Elle ferme soixante-dix
portes du mal! Crois-moi, Sidi, ceux qui dépensent leur argent dans le
sentier de Dieu ressemblent à un grain qui produirait sept épis, dont
chacun donnerait cent grains. Car Allah rend le septuple du centuple à
celui qu’il juge homme de bien!

Et le taleb expliquait, expliquait ce socialisme d’Afrique, coopération
d’un nouveau genre, où les chériffs, les «Saints» trouvent la gloire
pieuse et les joies de ce monde inférieur.

--Ya Sidi, tout présent fait à notre zaouïa, c’est une aumône, la plus
belle aumône, et qui se répand et se répartit ensuite, comme il
convient. Les riches donnent beaucoup et reçoivent peu; les pauvres
donnent peu et reçoivent beaucoup. Et nous abritons le vieillard, et
nous élevons l’orphelin. Es-tu convaincu, Sidi?

Mon mutisme parut à Si-Kaddour un acquiescement très suffisant.

--J’espérais bien, ô Sidi, qu’avec l’aide du Seigneur, je persuaderais
ton esprit remarquable. Je me sais cependant un humble rien: Allah est
le plus instruit. Par lui viennent toutes choses, et toutes choses
retournent à lui et à sa Lumière!

Pour faire plaisir à Si-Kaddour, je crus devoir concéder:

--_Aamine, âamine_...

Mot pieux qui représente l’_amen_ des musulmans.




VIII


12 septembre.

Ce jour d’hui, foin des problèmes mystiques et sociaux! Je suis tout à
la joie: sur l’émail pâle de mes faïences un fauteuil est apparu--le
fauteuil de la libération...

Mais il me faut, pour être clair, revenir à certain jour de la semaine
dernière où la vie et mon tapis me paraissaient durs également.

--Quelle peine oppresse donc ton âme, ô Sidi? me demanda Si-Kaddour.

--Je soupire d’être immobile, ô taleb.

Si-Kaddour me regardait en dessous de ses lunettes, avec une pitié douce
comme celle qu’inspire un enfant malade et déraisonnable.

--Pourtant, Sidi, tu ne l’ignores pas: _el kessel kif el aassel!_

Célèbre phrase d’Islam dont voici le sens approchant: «le farniente
inerte est pareil au miel». Mais cette sentence d’une autre race ne me
consolait guère. En vain m’efforçais-je, Parisien agité, de rendre
sensible à un Arabe l’agacement de demeurer là, tel un colis tombé à
terre, oublié par le convoyeur... Mon irritation s’augmentait
«d’entendre» sans les voir les menus événements de la zaouïa. Et quand
je dis: «entendre», c’est parce que les verbes français ne m’offrent pas
d’atténuatif. Car je ne perçois, à travers les murs, que des échos
affaiblis--endormis même. Et le bavard Si-Kaddour devient très peu
loquace, dès qu’il s’agit de m’informer sur des sujets dont la glose ne
se trouve ni dans le vénéré Sidi-Bou-Saad, ni dans le docte Sidi-Khelil.

--Ya Sidi, tu as raison. Par la bénédiction de la Kaaba, la vérité est
avec toi! Mais pourquoi te désoler? Les chagrins de l’homme sont de
menus poissons qu’un pêcheur secoue dans un filet, au sortir de la mer:
il en tombe, il en reste. La patience a de grands réseaux... Daigne être
patient, ya Sidi!...

Néanmoins, le taleb (décidément, c’est un dévoué--c’est l’unique ici ne
me regardant point sans cesse comme un chien, fils de chienne, ou comme
l’hôte du devoir strict), le taleb a voulu contenter ce caprice de
Roumi. Mystérieusement, en cachette de moi, il a fureté dans les
magasins où s’entassent les offrandes «d’aumône». Et seulement ceux-là
qui connaissent ces pays comprendront quel mérite presque indicible y
représente l’effort de chercher.

J’appris le secret par Barka le _négro_; il semblait ce matin avoir plus
des trente-deux dents normales.

--Ya Sidi, écoute-moi! disait-il. Si-Kaddour passe pour habile et plein
de sagesse; il sait ce qu’a dit Allah et le Prophète. Mais le voilà plus
habile encore, Sidi! Il a découvert une machine rouge, Sidi, rouge comme
le foulard des belles filles sur leur belle chevelure. Il raconte, Sidi,
qu’avec cela tu pourras voir les jardins. Oui, Sidi! Que mes femmes me
soient défendues si je mens!

Et Barka m’adressait un sourire angélique, qui le faisait ressembler au
chef moricaud des diables de la géhenne, dont se préoccupe souvent
Si-Kaddour.

--Une machine rouge pour voir les jardins! Ya Sidi!

Mon imagination trottait. Mes suppositions s’égaraient jusqu’à des
objets très bizarres, jusqu’à un «teuf-teuf», une
voiturette-joujou--dont l’apparition n’eût pas été plus stupéfiante que
celle des piqueuses pour bottines, des dessous de plats à musique, des
pendules au sujet mouvant qu’on rencontre un peu partout, dans le fond
du continent noir... On arrive, après cent fatigues, en des parages
ignorés que mentionnent imparfaitement les cartes: et l’on y découvre un
loto à ressort. Et l’orgue mécanique pénètre, lui, où ne pénètrent point
les hommes d’Europe...

                   *       *       *       *       *

Après deux bonnes heures d’attente (où le décompte des poutres vertes
occupait mes loisirs), surgit du corridor un vulgaire fauteuil de
malade, fabriqué, je pense, à Constantinople au but d’exportation.
Simplement du bois gainé de peau, sans le moindre rembourrage.

En revanche, une teinte écarlate qui flamboie!

Et quelles proportions bizarres! et quelles lignes plus raides que le
possible! et quels angles inquiétants!

Il a perdu, ce fauteuil, lors de sa venue à chameau, l’un des brancards
destinés à le soulever. L’essieu des roues de devant a subi de forts
dommages, et seul le fatal cuir rouge s’enorgueillit d’être intact. Mais
pourtant je fus ravi: tellement l’homme a besoin de peu pour oublier un
instant ses peines...

Je rampai sur le tapis (sans trop remuer ma jambe malheureuse) afin
d’atteindre de mes doigts le nouveau meuble, qui, vu ainsi de bas en
haut, me parut grand comme une tour. Tremblant de plaisir, je
l’examinai. Le dommage était réparable: ces essieux, fixés à une sorte
de chariot, se démontent, et quant au brancard disparu, nécessaire à la
descente des escaliers, le remplacer serait peu de chose.

--N’est-ce pas, Si-Kaddour?

Il exultait, mon vieux taleb, bien qu’il cachât son triomphe sous un air
modeste et réservé.

--Oui, ô Sidi! Tu as raison. La science et la connaissance marquent
chacune de tes paroles. Sois sans crainte. Au fond de la huitième cour
se trouvent les forges de ceux qui travaillent le fer, et dont les mains
sont industrieuses. Nous avons là des artisans de bonne famille, Sidi,
car ils exercent un métier noble... Noble depuis l’origine. Le premier
qui forgea (tu le sais mieux que moi, ô Sidi) fut Teubal-Kaïn, fils de
Tsilla, qui fut elle-même femme de Lémec. Et Lémec sortait de Methusaël,
issu d’Irad issu d’Hénoc. Ainsi nous l’enseigne le Saint Livre Révélé
qui est aussi l’un des vôtres, le _Thourat_, donné sur le Sinaï parmi
les éclairs à Notre-Seigneur Moussa. Et j’ai lu dans Sidi-Khelil et dans
le Sublime Sidi-Bou-Saad...

--O taleb, interrompis-je, voilà les attaches libérées.

Ces attaches, c’étaient des écrous que je venais de péniblement
dévisser. Maintenant le chariot, détaché du fauteuil, pourrait être
envoyé aux «nobles» ateliers de réparation. Et je fis mille
recommandations.

--Ya Sidi, tranquillise ton âme! Demain, s’il plaît à Allah, nous te
promènerons dans l’oasis bénie de Mozafrane. Par ma tête et par mes
yeux, je te le dis, ô Sidi!

La foi en une promesse arabe est bien téméraire. Lors de mon premier
voyage, je l’ai vite appris à mes dépens. Pourtant mon esprit s’évade
déjà hors des parois de la très longue chambre, loin des poutrelles
couleur d’émeraude et des faïences aux fines arabesques. Il remplace
déjà le _Voyage autour de ma chambre_ par le plus intéressant «voyage
autour de ma zaouïa».

_Ma_ zaouïa?... Parfaitement.

Car elle deviendra mienne, dès que je l’aurai pu connaître, comme sont à
nous les beaux paysages ou les salles de musées. Je «verrai»!... Je
savourerai le calme des saintes galeries, la fraîcheur oubliée des
ombrages. Je découvrirai ce petit monde fermé qui me paraît toujours,
quoi que je fasse, enveloppé de surnaturel...

                   *       *       *       *       *

Dès l’heure présente, le bon Si-Kaddour, aidé de Bou-Haousse et de
Barka, a pu m’installer dans le fauteuil sans roues dont les planches
articulées forment chaise longue. Mon appareil fut bien étayé de
coussins. Puis on a porté le tout près de ma fenêtre--presque l’unique
baie de la zaouïa vers l’extérieur--une étroite ouverture, grillée en
saillie, dont les rinceaux de fer ouvré portent des traces d’or éteint.
Et c’est par là que le Désert admirable entre jusqu’à moi. Il vient au
fond de mes prunelles, au fond de mon être sensible, lui que je sentais
si près sans pouvoir en jouir, sans rien avoir de lui que cette chaude
haleine dévorante qui trouble mes jours. Ne parlons pas des nuits.

_Il_ vient à moi... J’ai par instants l’illusion que je l’adore, comme
une belle femme que je ne pourrais jamais, jamais posséder... J’ouvre
vers lui des bras de passion qui se referment sur le vide.--Son mystère
auguste et grave n’est pas moins énigmatique que l’inconnu des formes
voilées, ou l’inutile aveu des beaux yeux...

Je contemple, avide, irrassasié.

Le vent souffle du Fedjeur, côté des aubes. De longs nuages légers
parcourent le ciel, et leur ombre mobile projette, à travers l’immensité
rousse, éclatante et ardente, comme des écharpes de gaze bleue. Et ces
caprices donnent au Sahara, de plus en plus, je ne sais quelle grâce
féminine. Et je récite des versets d’amour: «Je vous aime, ô ma
bien-aimée. Vous avez ravi mon être... Vous êtes l’Unique, vous êtes ma
parfaite, et ne finira qu’avec moi le feu dévorant mon cœur...»

                   *       *       *       *       *

Les palmiers de l’oasis se balancent sous la brise chaude. Content, le
brave Si-Kaddour me narre la légende de Mozafrane, sa fondation par le
grand saint, le grand ancêtre, feu Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti:

--Ya Sidi, ce que tu distingues de ta place et ce que tu verras mieux
demain, ces merveilles, les enfants corporels de Sidi-Bou-Saad les lui
doivent, et nous aussi, les enfants de son âme... Il a tout créé de
rien, Sidi. Que ma bouche puisse t’en assurer! C’était, avant qu’il vînt
ici, un homme riche, chériff de vraie race. Il se nommait réellement
Taïeb-ben-Ahmed, et ses compagnons l’avaient surnommé _Bou-Saad_, le
Père du Bonheur. Il vivait à grande distance du lieu où je te
parle--oui, au nord de Tlemcen la pieuse, dans votre Algérie fertile où
les jours coulent frais et paisibles entre les montagnes neigeuses et la
mer qui n’a point de fin. Et voici qu’un soir, ô Sidi, à la suite d’un
miracle inouï que je te dirai plus tard, il décida de partir. Il s’en
fut à la sainte Mecque, puis de la sainte Mecque revint chez lui. Tu me
comprends, ô Sidi?

Assurément, je comprenais. Et je regardais le paysage, plus grandiose
que les montagnes, plus éperdument vaste que ne le paraît la mer. Et
l’oasis au premier plan, dont les pentes descendaient vers le sable,
semblait une île verdoyante où nous séjournions après avoir jeté
l’ancre, tandis que Sidi-Bou-Saad, le Vénéré, de la Mecque revenait chez
lui.

--Alors, Sidi, rentré dans sa maison, où ses femmes l’attendaient
amoureuses, étouffant des mots de caresse et des regards noirs de désir,
Sidi-Bou-Saad repoussa toutes les jouissances, et même la satisfaction
innocente de recevoir ses amis. Il s’enferma au fond du logis dans une
petite chambre, et pendant que durèrent sept ans, sept mois, sept jours
et sept heures, cet homme riche, ô Sidi, ne fit qu’étudier les Livres,
et jeûner, et prier...

(La dune là-bas se modèle toute blonde. Près de nous, très près, des
figues tombent doucement à terre, comme à regret, avec un petit choc mou
de leur pulpe sur l’herbe sèche. Et c’est infiniment simple, et cela me
prend les nerfs par les plus délicates fibres... Je me sens devenir
Arabe, en savourant de le devenir.)

--Tu m’écoutes, ô Sidi? Passé les sept ans, sept mois, sept jours et
sept heures, le Vénéré Bou-Saad-ed-Djazerti (que Dieu éternise sa
félicité!) sortit de sa petite chambre et réunit sans délai les pauvres
de sa ville et des _douars_ les plus voisins. Il leur partagea, jusqu’au
dernier denier, tous ses biens périssables. Puis aussitôt il disparut.
On le crut mort, Sidi. Ses fils le pleurèrent pendant beaucoup de
lunaisons. Or il s’était retiré dans l’Erg mouvant et sauvage, très
loin, plus loin, du côté du soleil--ici même, ô Sidi!--et je crois qu’en
me penchant sur les barreaux de ta fenêtre, _inch’ Allah_, je pourrai te
montrer la grotte, le simple trou dans le roc où _il_ s’était abrité, le
Bon, le Fort, le Très Élevé dans la sagesse, le Pôle déjà proche de
Dieu-Puissant...

Et Si-Kaddour se pencha, comme il l’avait dit. Il ne vit point la
grotte, que dissimulaient les dattiers; mais, en se relevant, il
entraîna du pan de son beurnouss la petite table du thé, les tasses, la
théière, dans un énorme fracas de faïences brisées et de métal.

Mais rien n’arrête l’essor du verbiage d’un taleb très convaincu. Et
tandis que Bou-Haousse et Barka s’affairaient avec de grands gestes
autour des débris, des explications firent remonter jusqu’à Allah, comme
il sied, la responsabilité de toutes choses.

--Dieu ne permet pas, ô Sidi, qu’aujourd’hui je te montre l’asile
misérable où le Saint Sidi-Bou-Saad vivait ses jours de privations, armé
de la patience de Job... Bref, des marchands de caravane, qui revenaient
du Soudan à Tripoli, _le_ découvrirent, seul et sans vivres, dans ce
coin stérile alors, écrivant, méditant, et cherchant la fusion en Dieu.
Alors, Sidi, le bruit s’étant répandu de cette retraite, des gens pieux
vinrent de toutes parts _le_ visiter, _le_ consulter, essayer de monter
avec lui les divins degrés de l’Extase. Ils lui offraient de précieux
dons, mais lui refusait tout, répétant: «Les biens de cette terre ne
valent pas pour moi l’aile d’un moucheron!» Et il leur disait de
réserver ces aumônes pour ceux qui seraient à Mozafrane après lui...

J’admirai comment Bou-Saad avait préparé à ses fils les trésors du monde
pervers. Ainsi les dévotions les plus financièrement avides mettent la
pauvreté volontaire au sommet de leurs origines.

Mais Si-Kaddour continuait:

--Tu t’émerveilles, ô Sidi, que sans argent, sans esclaves, et prosterné
jour et nuit devant le Dieu Miséricordieux, Sidi-Bou-Saad ait pu fonder
cette oasis de délices? faire sortir des sables morts la magnificence
des jardins? Ma bouche va te l’expliquer. Un matin qu’au sommet de la
colline, devant ses disciples assemblés, il prêchait le vertueux
renoncement, il prononça ces paroles: «_Allah aekbar!_ Dieu est le plus
grand!» Et du sol qu’il frappait de sa canne, du sol aride, poussiéreux,
une source jaillit, Sidi, et l’eau pure en coula soudain, vive et
éternelle, pareille à celle des Paradis. Entends d’ici un filet de son
onde, qui murmure les louanges du Très-Haut... Quelle merveille!... Et
ce fut ensuite que Sidi-Bou-Saad ordonna aux fidèles, aux voyageurs, aux
chameliers, à tous ceux qui voulaient malgré lui le combler de présents,
d’apporter seulement à Mozafrane chacun une grosse pierre--puis de
planter chacun, près des ruisseaux qui descendaient de la source, un
noyau de datte, ou une figue, ou une graine de pin d’Alep. Chacun
apportait le fruit du pays de sa naissance. Et finalement, ces pierres
amassées formèrent un grand tas... Et de nos jours encore, Sidi, chaque
pèlerin qui vient ici ne s’en va pas sans planter une graine--et
jusqu’en dehors de nos murs, maintenant, germe peu à peu la verdure
nouvelle, toujours plus nombreuse, toujours plus étendue, proclamant
sous le ciel de Dieu la gloire de Sidi-Bou-Saad, le Bienfaiteur, le
Saint, l’Ami d’Allah, Notre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti!

J’écoutais toujours, l’apparence recueillie,--un peu fatigué, je
l’avoue, de ce premier séjour dans mon beau fauteuil rouge. Je demandai:

--Et le tas de pierres?

Si-Kaddour leva au plafond des yeux admiratifs et un index solennel.

--O Sidi, tu touches là au miracle le plus splendide!... Quand
Sidi-Bou-Saad fut vieux, il...

Mais à ce moment Bou-Haousse interrompit vivement le taleb:

                   *       *       *       *       *

--Voici que vient avec sa suite Si-Hassan-ben-Ali!

Je n’ai pas encore nommé Si-Hassan-ben-Ali: c’est le _Khodjah_ ou
secrétaire en chef des Djazerti. Il possède, de par ses fonctions, les
utiles secrets de la zaouïa entière; et mon dévoué Si-Kaddour le
soupçonne d’en abuser.

--Il est mon ennemi. Il est le tien, crois-moi, ô Sidi! Ne laisse pas
prendre ton cœur aux mots de sa langue douce: car toujours, sans que tu
le soupçonnes, il mettra un rideau entre ton intelligence et sa
pensée...

Si-Hassan-ben-Ali, survenu parmi nos discours, s’avançait souriant et
désinvolte. Ce beau garçon de trente ans serait sympathique s’il avait
le regard moins faux, ou plutôt moins mystérieux... Si-Hassan regarde en
face: mais derrière ses prunelles brillantes existe le «rideau» dont
parlait le vieux taleb--et oncques comparaison ne fut plus vraie que
cette figure de rhétorique au goût musulman.

--Ya Sidi! sois avec le bien! Si tu te sens mieux, je suis mieux. Mon
âme se réjouit de l’allégresse de la tienne! Que la bénédiction descende
sur toi!

En fait, Si-Hassan-ben-Ali, avec de savants regrets, venait m’annoncer
une nouvelle,--une nouvelle, selon son dire, lamentable. De quelques
jours, à cause d’occupations religieuses, les Djazerti ne pourraient me
faire,--se verraient privés de me faire,--auraient le désespoir d’être
enrayés dans leur ardeur de me faire leur visite accoutumée. Allah le
savait! Ces personnages sanctifiés ne se dispensaient que par la plus
cruelle force, d’un devoir si agréable! si salutaire pour leur esprit!
si réconfortant pour leur cœur!...

Je ne m’y trompe pas: le _réel_ motif de cette subite abstention, d’une
part, et ce que me débitaient, d’autre part, Si-Hassan et sa «langue
douce», n’ont pas un atome de rapport ensemble. Peut-être se sera-t-il
produit quelque incident. Peut-être là-bas, vers le Tchad, le maître
actuel de L’«Ordre», le chériff Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-
Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, arrière-petit-fils de l’Illustre,
n’a-t-il pas reçu de nos chefs militaires l’accueil qu’il espérait. En
ce cas, ce serait grave. Mais peut-être aussi, tout simplement, mon
fauteuil rouge est-il la cause de ce changement de programme. Ceci
n’aurait rien d’étonnant pour qui connaît un peu l’impressionnabilité de
l’Arabe. Son humeur tourne au moindre frisson d’amour-propre qu’il croit
ressentir. Et quelle importance disproportionnée n’ont pas pour ses yeux
les questions de forme, la crainte de paraître ridicule, tout ce qui
touche à la vanité! Par exemple: serais-je assis dans ce fauteuil? les
pieds posant à terre ou les jambes allongées? en ces cas divers, les
Djazerti s’assoiraient-ils autour de moi? et où? et comment? Il n’en
fallait pas davantage, à la rigueur, pour se tenir à l’écart
momentanément, et pour forger une histoire aussi compliquée, diffuse,
polie et menteuse que l’est, le fut et le sera toute politique
d’Islam...

Mais laissons repartir Si-Hassan-ben-Ali, qui, du reste, avait rempli sa
mission de façon très élégante.

Ses deux sous-khodjah le suivirent, blancs, dignes et muets. Enfin les
voilà disparus... Vite je quittai ma cathèdre rouge. Aurais-je pu
supposer qu’avec joie je retrouverais le tapis marocain dont j’avais dit
pis que pendre, et mes durs petits coussins de laine? Ah! s’allonger--se
tenir coi--trouver près de sa main les chères faïences du sol--voir loin
au-dessus de sa tête les parallèles poutres vertes!--Plaisir jadis
méconnu que j’ai voluptueusement goûté: _el kessel kif el
aassel_,--l’inertie est pareille au miel...

A ce miel de ma sensation, Si-Kaddour joignit sans retard l’onction de
ses paroles: il se rappelait trop bien n’avoir pas achevé son discours.
Et l’affectueux bourdonnement de sa vieille voix de taleb berça l’envie
de dormir qui pesait sur mes paupières lasses.

--Tu m’entends, ô Sidi?

--Oui, oui...

--Je te disais donc, Sidi, que le Vénéré Sidi-Bou-Saad, quand il sentit
le terme venir, voulut auparavant donner aux peuples la meilleure règle
de la Voie. Il quitta Mozafrane, porté par une chamelle blanche, aussi
blanche que la mule Doldol. Il s’en alla vers le Midi, vers le
Septentrion, et vers l’Occident, et vers l’Orient, prêchant le bien à
tous les hommes. Il leur répétait sa maxime: «Couche-toi avec du chagrin
plutôt qu’avec du repentir.» Et il leur enseignait aussi les sept degrés
de la _fena_. Tu m’entends toujours, ô Sidi?

--Oui... oui...

--Et voilà qu’un jour Sidi-Bou-Saad, dans un pays distant, rendit son
souffle à l’ange Azraïl. Alors ses disciples lièrent son corps sur la
chamelle blanche. Et la chamelle blanche marcha seule, à travers les
rocs, à travers les dunes, jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé l’oasis de
Mozafrane. Et parvenue près de la fontaine... Tu m’interromps, Sidi?

--N... non...

--Parvenue près de la miraculeuse fontaine du salut (Aïn-Selam), la
chamelle s’agenouilla, et les liens liant le corps du Saint se délièrent
d’eux-mêmes. Et le Saint glissa à terre comme s’il eût été encore
vivant. Ses enfants, qui l’attendaient pleins d’anxiété et de douleur,
crurent obéir à son vœu en l’ensevelissant près de la source.
Mais--écoute, ô Sidi! écoute!--la nuit d’ensuite, sans le secours
d’aucune main profane, le corps se transporta plus loin, vers le grand
tas de pierres dont je t’ai parlé... Écoute, écoute!... Et les pierres,
dans la même nuit, vinrent une à une, ô miracle! former au-dessus du
corps un riche tombeau, puis au-dessus du tombeau une mosquée, puis
au-dessus de la mosquée un dôme (cette superbe _koubba_ qui se trouve au
milieu des bâtiments où tu respires).--Et les fils et les disciples du
divin Sidi-Bou-Saad s’établirent dans l’oasis, et construisirent ce
palais, ces cours, ces écuries, ce mur d’enceinte aux rondes tours
blanches... Ya Sidi! le Dieu Unique, Clément et Miséricordieux a permis
toutes ces choses! Il est le plus grand! _Allah aekbar!_

Saisi d’une sorte de délire, le taleb récita, gesticula, tel Élie
prophétisant:

«Allah est le premier et le dernier, le présent et le caché!

«Il n’oublie pas, ne dort pas, ne rêve pas!

«Quand il veut une chose, elle est. Quand il ne la veut pas, elle n’est
pas. Il est le _puissant_ de sa volonté!»

Moi, pauvre humain, je dormais, je dormais... Et j’entendais... Mais le
_moudden_, là-haut, sur la koubba, chantait la prière des
crépuscules--et je ne savais plus du tout si la voix du vieil
enthousiaste, ou la sienne, modulait les notes pénétrantes qui
descendaient jusqu’à moi comme une oraison d’ange gardien:

«Venez à la prière!... Venez au salut!... Dieu est le plus grand!...
_Allah aekbar!_...»




IX


18 septembre.

J’attends depuis près d’une semaine. Mon essieu de chariot gît toujours
aux ateliers de la huitième cour, où l’on devait (Si-Kaddour me l’avait
juré par sa tête et par ses yeux!) le réparer sans nul délai.

Ici, près de ma fenêtre, le fauteuil rouge incomplet dresse sa raideur
monumentale. Il est affreux. Je le prends en haine. Je sens une rancune
contre lui, contre mon idiot accident de fracture, contre Si-Kaddour,
contre l’univers entier. Et je ne voudrais pas remplir des pages du
tumulte de mes imprécations.

Aussi, je n’en écris qu’une--une seule--à l’adresse de la «huitième
cour», avant de rageusement fermer ces feuilles:

--Que les «nobles» forgeurs de fer, tous tant qu’ils existent,
descendants de Teubal-Kaïn, fils de Lémec fils de Methusaël, soient
livrés aux septante-sept mille diables de géhenne! ou qu’ils soient
suspendus entre le ciel et la terre, par une chaîne d’airain, comme il
advint aux anges Harout et Marout!




X


19 septembre.

Revenu à des sentiments plus raisonnables, je pardonne--presque--aux
négligents. Je pardonne aussi à la hideur de ce fauteuil depuis qu’une
grande pièce de damas le recouvre. Et quand je m’installe entre les bras
du monstre, la soie couleur de soleil, brochée d’argent couleur de lune,
enveloppe mes laids vêtements de _roumi_, et jette sur ma triste jambe
«le doux éclat de sa splendeur»...

C’est une jouissance que je n’avais pas appréciée, celle de manier, de
faire chatoyer les belles étoffes somptueuses. Je «sens» maintenant ce
luxe arabe, un peu barbare, des damas et des satins qu’on déploie, telle
une nappe, avant de poser sur le sol les chairs fumantes du repas,--et
dont on orne le fond de la tente,--et dont on couvre la selle du cheval.
Les étendards des fêtes guerrières, des combats où le sang coule, sont
faits des mêmes opulentes trames. Et quand le musulman vainqueur cherche
la griserie des heures amoureuses, il les trouve encore, ces tissus de
lourde souplesse, sous ses doigts crispés. Il les froisse, comme on
saccage les grappes de la vigne symbolique, dans l’épithalame--et le
glissement de leurs plis bruit comme un léger soupir...

                   *       *       *       *       *

Elle se drape sans doute en ces merveilles tissées, Lella Zorah,
«première» épouse du chériff absent, qui m’envoya tout à l’heure, avec
des vœux pour ma santé, cette cassolette de benjoin. La résine odorante
fume sur les braises dans le petit vase en terre vernie. Sa spirale
lente et bleuâtre m’apporte le salut d’une âme secrète, d’une Saharienne
de race noble, grande dame du désert, qui doit avoir été très belle et
garde encore des traces émouvantes de cette beauté. Du moins je me
l’imagine ainsi. Car je n’en verrai jamais, jamais, de celles pour qui
les chériffs réservent le nom d’épouses. La fraîcheur de leurs joues
délicates, la pâleur de leurs fronts pensifs, le velours de leurs yeux
noirs resteront inconnus pour moi, énigme irritante et frôlante que je
saurai là tout près, derrière les portes mystérieuses de la zaouïa aux
mille détours. Et toutes, compagnes du Maître, et de ses fils, et de ses
frères, et de ses principaux disciples,--et les blanches concubines,--et
les amantes-esclaves,--toutes, elles me sauront là aussi, roumi
démoniaque, dangereux. A travers les fentes des volets ou les
meurtrières des murailles, elles me regarderont. Elles chuchoteront.
Elles se confieront des choses ingénument indécentes dont elles
garderont le secret. Et mon cœur ignorera toujours sa propre vertu,
puisque l’épreuve lui sera refusée de lutter contre tant de sourires
assemblés.

                   *       *       *       *       *

Or Si-Kaddour, inspiré par le benjoin, m’a lu d’un ton plus que lyrique
les promesses de bonheurs futurs, si voluptueusement sensuels, abondants
et naïfs, que promet le saint Koran. Et voici que pour assagir
probablement mon imagination vagabonde, il me sert un fragment encore:

--La paix est la plus belle récompense qu’Allah réserve aux hommes
pieux.

Je m’incline, non vers lui, mais vers la fenêtre, et je riposte:

--Cependant, vous, les Djazertïa, vous faites la guerre.

Pouvais-je croire qu’un vieux taleb se démonte si facilement? Erreur. Et
comme celui-ci ne peut pas nier les incursions, les massacres, les
pillages, ni ces traîtrises dont l’une des premières fut l’assassinat de
Flatters, Si-Kaddour répond, la voix grave:

--Ya Sidi, de chez nous peut sortir la guerre. Mais la paix seule y doit
régner, car c’est une maison de sainteté et de salut qui ressemble aux
Jardins Célestes...

Puis feuilletant (troisième reprise) le Livre aux tranches azurées, il
déclame lentement en sourdine:

--Écoute, ô Sidi: sourate de l’Événement, versets 24 et 25: «Au Paradis,
les hommes ne verront pas de choses illicites ni de péchés. On
n’entendra que les paroles: Paix! Paix!»...

                   *       *       *       *       *

Je médite de nouveau dans le silence, en face de ce désert saharien qui
n’est pas le nôtre, mais qui, si près du nôtre, lui est pareil. Sur les
dunes, l’approche du soir met sa grandiose clarté sereine, sa fulgurante
poésie d’or. Je respire auprès de moi le parfum troublant du benjoin et
l’odeur un peu fauve des tapis de laine... La paix?... Est-elle en
moi?... Non, à coup sûr.

Et les minutes passent. Le soleil est parti.

Alors, l’âme tourmentée d’une inquiète défaillance, j’emplis mon cœur du
vaste paysage doux et triste où le jour semble s’éteindre sous des
cendres de volupté...




XI


26 septembre.

... Le soleil s’est levé je ne sais combien de fois depuis mes dernières
lignes--depuis que subitement, un soir très chaud, je me souviens, le
vieux taleb est revenu tout essoufflé dans ma chambre.

Je reposais. Ne m’avait-il pas souhaité bonne nuit par la grâce d’Allah?

--O Sidi! je t’apporte une nouvelle!

Ma main tâtonnait à la recherche des allumettes. Lui continuait, parmi
le noir emplissant la pièce:

--O Sidi! que le Puissant soit remercié! Tu désires, n’est-il pas vrai,
envoyer tes papiers d’écriture là-bas à Ouargla, pour la France? Sidi,
tout à l’heure, _Inch’ Allah_, part un de nos mokaddèmes à peu près dans
cette direction. Il a une escorte, et je connais, comme mon fils
spirituel, le _kébir_ de cette escorte. Si tu veux lui confier tes
feuilles noircies, il les remettra à un autre, très fidèle--et celui-ci
les remettra encore à un autre--et ainsi de suite jusqu’à ce que le
message soit aux mains de tes frères français, jusqu’à ce que ton vœu
soit accompli, par la protection du Dieu clément et miséricordieux...

Les lendemains de cet événement, je n’ai rien écrit.

Séparé du «journal» où mes premières impressions se reflétaient sans art
et sans fard, je me suis retrouvé plus triste. La mère arabe doit
éprouver un douloureux vide analogue quand s’en va le chamelier portant
à l’enfant lointain le beurnouss d’hiver qu’elle a tissé, durant des
jours, fil à fil. Plus de travail enchaîné, qu’on puisse rattacher à
l’idée des êtres chers.--Alors, nulle énergie: un voile de dégoût sur
l’existence coutumière, un néant. Puis les heures glissent.--Elle
commence un autre beurnouss, la femme arabe. Et moi je recommence à
«noircir» d’autres feuillets, à les remplir de réflexions qui
tourneraient facilement au chagrin. J’en oublie de mentionner que mon
fauteuil--il était temps!--fut reconstitué. On me roule matin et soir
dans les sentiers des palmeraies, dans les cours et les galeries sans
nombre de la zaouïa.

Il y a quelque chose de si lamentable à me sentir en pousse-pousse,
pareil à un vieil infirme! J’en subis l’humiliation même devant les
négresses--compagnes des «dames» djazertiques--que je rencontre parfois
dans le quartier des serviteurs.

--Le salut sur toi, Sidi!

--Sur toi le salut!

Elles se poussent du coude, amusées, provocantes et hardies. Puis elles
s’éloignent vers les habitations des épouses chérificennes, en se
retournant plusieurs fois. Et les ruelles grises, les placettes de ce
coin grouillant me semblent moins gaies de leur absence, de ce que leur
jeune vie animale et joyeuse ne s’ébat plus là.

Cependant tout est mouvement dans ces populeux parages. Tout est bruit,
couleur bariolée, enfantillage nègre qui me surprend. Par contre, le
quartier des chériffs, là-bas, se tait, monastique et pensif. Il entoure
comme il convient la sainte koubba des tombeaux. Les Djazerti, toujours
éclipsés pour moi, sont cachés en ces demeures dont l’accès défendu se
barre de massives, de rébarbatives portes ferrées.

--Regarde, ô Sidi! murmure le taleb.

Ainsi les hommes de la famille, pour le conseil et la méditation, se
groupent près de leurs pères défunts. Aux morts, cette mosquée du
miracle qui s’est construite seule en une nuit. Aux vivants, les trois
autres côtés de la place principale, colonnades basses, en marbre blanc
patiné de blond sous le soleil. C’est austère--mais d’une austérité
d’Afrique, d’Arabie, de Perse, où le recueillement pose un doigt de
silence sur sa bouche voluptueuse qui se souvient et qui sourit.

--Regarde, ya Sidi! Regarde, insiste le bon Si-Kaddour.

Car il marche près de moi, le taleb, gravement, à gauche du fauteuil
rouge poussé par Barka et par Abd-el-Khader, l’autre grand diable de
nègre à mon service particulier. Et Bou-Haousse suit par derrière avec
un certain Bachir. Et les femmes nomades--venues ici pour
«l’aumône»--ouvrent très grands leurs sombres yeux à voir tout à coup
passer ce cortège. Et les cavaliers dédaigneux ne tournent point la tête
vers nous... «Roumi, chrétien fils de chrétien, chien fils de chien...»

Mais cinquante mioches au moins, garçons et fillettes, des nègres, des
blancs, des bistrés, vêtus d’étoffes rayées de bleu ou de petites
tuniques claires, se heurtent derrière le fauteuil. Ils nous suivent
sous les figuiers blancs, sous les palmiers à panache et jusque sous les
pins d’Alep, qu’on croit hantés. Pendant deux heures ils nous
accompagnent, mouvante et tapageuse escorte. Et parfois, lors des
arrêts, les plus émancipés se risquent en avant, rieurs, effrontés,
semi-peureux, pour me contempler.

--Ya El-Aïd! Ya Mabrouk! Ya Tahar! Ya Mesroud! Ya Zorah! Ya Fatma! Ya
Khadoudja!

Ils s’interpellent, se pressent, crient, chuchotent et s’effarent.
Tirant la langue, ils me désignent du menton.

--_Le_ voyez-vous? Par Allah, _il_ est destiné aux géhennes! _Ak Rabbi!_
il mange les enfants tout crus!...

La terreur qu’ils ont de moi est un très savoureux piment à leur
curiosité. Un mouvement de mon doigt les fait frémir. Mon dangereux
regard les éparpille. On dirait alors une bande de moineaux qui soudain
prend son envol.

Puis ils reviennent, plus nombreux.

Et tantôt l’ombre fraîche et tantôt la lumière saharienne alternent
leurs séductions, estompant, éclairant ces choses, si loin de
Paris,--ces choses sans portée, qui prennent tout de même l’esprit et
les nerfs à force de simplicité.




XII


30 septembre.

    Le fort ne faiblit point,
    Fût-il broyé comme le musc
    Ou pilé comme le camphre...

Est-ce pour m’encourager, est-ce par simple hasard que Si-Kaddour m’a lu
ces vers, pris dans le livre intitulé: _les Perles des Pensées_, autre
œuvre du fécond théologue feu Bou-Saad-ed-Djazerti?

    Le fort ne faiblit point...

Je veux méditer cette parole: je veux «ne pas faiblir», non seulement
envers la malveillance que je sens autour de moi, un peu davantage
chaque matin--mais surtout envers moi-même: voilà mes rêves pendant
qu’un vieux taleb m’explique la généalogie des Djazerti et l’emblème de
leurs deux filiations: la chaîne corporelle, ou transmission de
l’existence de chair; la chaîne mystique, ou chaîne dorée, transmission
de la _baraka_, de la bénédiction particulière, de la divine étincelle
qui se lègue d’esprit en esprit.

--En va-t-il de même, ô taleb, chez les autres marabouts?

Le cœur de Si-Kaddour se prit à saigner sous le coup de mes confusions
stupides.

--Ya Sidi!! par ta tête chérie!! Pourquoi ce mot de «marabout» qui nous
flagelle et nous insulte?... Si le saint chériff actuel l’entendait à
travers l’espace, il aurait le foie transpercé, Sidi, crois-moi. Et le
Vénéré Sidi-Bou-Saad, son aïeul (Dieu lui donne le repos éternel!) se
retournerait sur le flanc gauche dans son tombeau de la koubba, ya Sidi!
ya Sidi!!...

Pauvre Si-Kaddour... Son regard navré glissait entre les branches,
jusqu’au Désert roux et ardent qu’il semblait prendre à témoin.

--O taleb, calme ta douleur! Je sais que les Djazerti ne sont pas de
vulgaires marabouts: ils sont chériffs.

Le brave homme me remercia de la rectification, puis continua de
protester comme si je n’avais pas rectifié:

--Ya Sidi, ta bonté dépasse réellement celle de David, père de Salomon!
Et ta justice est extraordinaire! Mais par Allah, vois-tu, ma tête
s’égare quand j’entends appliquer au «Maître» ce terme vulgaire de
_mraboth_ (marabout). Un mraboth est un simple hère, qui s’en va faire
de petits miracles devant de petites gens, et souvent vole leur argent,
tel un vil imposteur. Mais les chériffs sont autre chose, par la
bénédiction de la Sainte Kaaba! Je n’ai pas à parler des prétentions de
nos rivaux. Ils t’affirmeront ceci ou cela: les uns disent vrai, les
autres mentent. Allah voit tout et connaît tout. Mais les Djazerti
descendent du Prophète, Sidi. La lignée du lion ne doit pas se confondre
avec la lignée du chacal, même quand elle bifurque!

Alors il m’expliqua, tantôt plein de lenteur et plein d’animation, ces
hérédités compliquées des Saints purs entre les purs:

--La transmission de la chair, Sidi, peut se faire en même temps que la
transmission de la _baraka_; c’est ce qui arrive chez nous maintenant.
Notre saint chériff actuel (qu’Allah protège son voyage!) descend
directement de l’Illustre Sidi-Bou-Saad par son père Sidi-Mohammed et
son grand-père Sidi-el-Aïd, lequel était le fils aîné du Sublime et du
Vénéré (Dieu leur conserve à tous trois le salut!). Tous trois furent
possesseurs et de l’héritage du sang et de l’héritage spirituel. Mais
au-dessus d’eux, Sidi, avant eux, les deux chaînes se sont parfois
écartées. Elles se rejoignent finalement à l’origine, en la personne de
Celui après lequel il ne peut plus y avoir de prophète, le Père et
fondateur de l’Islam, Notre-Seigneur Mohammed le glorifié (Dieu accorde
à lui et aux siens le salut le plus complet!). Et la chaîne dorée
remonte ensuite, comme tu sais, de Notre-Seigneur Mohammed à l’archange
Djébril qui lui apporta le saint Koran... Et de l’archange Djébril elle
va s’attacher au trône admirable d’Allah, et se fondre dans son
indicible Lumière, comme un flambeau dans un grand foyer qui brûlerait
sans se consumer... Et c’est Lumière sur Lumière... Et Dieu conduit vers
la Lumière celui qu’il veut, car il peut tout et connaît tout...

La voix du bon taleb s’évanouit ici, accablée d’extase; et nous restâmes
muets sous l’ombre verte des treilles où frémissait le vent léger. Je
pensai alors moins pieusement, mais non sans émotion pourtant, à une
autre brillante lumière que du Désert j’avais aperçue, le soir de ma
blessure,--à cette miraculeuse lumière qui m’a «conduit» en la zaouïa de
Mozafrane,--que jamais depuis je n’ai revue... et dont je n’ai pu,
malgré mes questions, découvrir l’origine ni le lieu.

--Tu dois te tromper. Sidi. C’était une des lampes d’argent, comme celle
de ta chambre... ou quelque torche de palmier, promenée par un de nos
esclaves...

Non. Quelle torche de palmier aurait cet éclat brillant et fixe? Quelle
lampe antique, à la mèche grésillant dans l’huile, projetterait ce rayon
clair?

Elle demeure encore aujourd’hui pour moi un songe parmi d’autres songes,
l’apparition de cette flamme irréelle.

                   *       *       *       *       *

Nous étions alors sous une vigne en forme de tonnelle, qui couvre une
suite de portiques dans le goût populaire italien--arcades bâties du
reste par des maçons venus de Tripoli, à travers sables, Maures du
rivage avant travaillé jadis à Malte, à Palerme--tant se mêlent les arts
et les races autour de cette mer intérieure mi-chrétienne et
mi-musulmane, d’où le souvenir païen n’est pas complètement enfui...

--Repose-toi, ô Sidi, fit le taleb. Le sommeil du corps, quand l’âme
éveillée rêve, est un bienfait délicieux. Remercié soit le Très-Haut qui
nous l’accorde! Et moi je te laisse une courte minute. Je reviens, Sidi,
presque avant que d’être parti.

Si-Kaddour s’absenta une grande heure, puis reparut, la mine soucieuse
et comme angoissée. Il allongeait son bras sec, avec un geste de
pythonisse douloureuse, au-dessus du bloc de marbre où fumaient, dans
l’atmosphère pure, nos deux tasses de menthe et de thé.

--Ya Sidi, me dit-il, demain je te ferai voir, _inch’ Allah_, l’arbre de
l’hérédité, la «double chaîne» des Djazerti, peinte de vermillon, d’or
et d’azur. Si-Ahmed lui-même te montrera le parchemin.

Ainsi, c’était pour cela qu’il m’avait quitté, pour négocier
l’exhibition de cette feuille! J’éprouvai subitement, devant son visage
contracté, la certitude qu’une lutte s’était prolongée entre lui et ceux
qui ne m’aiment point. Les Djazerti se révèlent mes ennemis, plus que
jamais--disons mes adversaires et ceux de ma race. Tout à l’heure ils
ont passé le long de cette tonnelle (peut-être m’y savaient-ils,
peut-être ne m’y savaient-ils pas). Leurs beurnouss blancs défilaient,
tels des frocs de moines luxueux... Et leurs yeux ne m’entrevoyaient
point: l’«infidèle» n’existe plus devant leurs âmes de Saints très
élevés.

Cependant cette résistance à laisser mes yeux roumis se poser sur les
enluminures me parut de fâcheux augure. On ne l’eût point faite il y a
huit jours; et tous les Arabes d’origine noble paradent si volontiers de
leurs généalogies, dès que sont là des hôtes nouveaux.

--Alors, demain, Sidi?

Je secouai négativement la tête.

--Je ne pense point, ô taleb, qu’il soit nécessaire d’aller contrôler
tes paroles.

L’excellent vieux me regarda, d’un air surpris, ensuite inquiet, enfin
désespéré. Hélas! aucune des supplications déjà exprimées par lui, qui
en est prodigue, n’atteignit la véhémence de celle qui se déchaînait
maintenant. Elles en tremblaient, ses joues ridées, et ses paupières à
mille petits plis, et ses grosses lunettes de corne.

--Ya Sidi! Sidi!! Par la bénédiction d’Allah sur toi! par le ventre de
celle qui t’a conçu! tu vas me jeter dans le deuil du tombeau!!...
Sid’Ahmed lui-même, je le le répète, le propre neveu du chériff, doit te
montrer les peintures!! Il me l’a promis sous les serments
inviolables!!!... Que ton esprit distingué, Sidi, ne manque pas cette
occasion de voir des choses édifiantes, et d’éviter un tel chagrin au
plus dévoué de tes serviteurs!!!

Incapable, malgré toutes mes bonnes raisons, de résister davantage, je
me suis engagé sottement pour le prochain après-midi, au temps qui suit
la prière d’_aasser_.

--Voyons, calme-toi; c’est entendu, taleb, j’irai...

--Ya Sidi!

--J’irai, j’irai...




XIII


1er octobre.

Et j’y suis allé--dans mon fauteuil.

J’en suis aussi revenu, un peu étonné de certaines choses... par exemple
de «l’invisibilité» persistante de Sid’Ahmed-ould-Djazerti. Je dirai
plus: un peu choqué. Comment! voici un personnage, autant chériff que
l’on voudra: il promet, il offre de me recevoir, moi son hôte--son hôte
en pays arabe; puis, la dernière minute arrivée, ce seigneur se dérobe;
il délègue son secrétaire, son _khodjah_-chef, Si-Hassan-ben-Ali le
rusé, pour représenter Sa Hauteur envers mon insignifiance. Et moi,
cloué chez lui par le sort, je dois tolérer ces impertinences sans
pouvoir faire seller un cheval ou un méhari...

Ma colère pourrait surprendre ceux qui connaissent mal les mœurs du
Désert; mais le manque d’égards, chez l’Arabe, est le frère jumeau de
l’insupportable menace.

Il faut avoir vu les courbettes obséquieuses de cet Hassan-ben-Ali! Et
ses déférences, et son humilité où triomphait toute sa joie d’avoir
empêché les chériffs de me recevoir eux-mêmes!... Quelle politesse! Ce
musulman trop civil ne sera grossier avec moi que le jour où,
décidément, on devra me couper le cou. Mais, jusque-là, il joue de moi
en virtuose, comme un chat dont les pattes ne montreraient que velours
et dont les dents s’aiguiseraient, fines et pointues, derrière les
souriantes babines.

--O Sidi, daigne jeter un coup d’œil favorable sur ce que te présente
ton serviteur!

En ces termes il m’indiquait le parchemin déroulé, maintenu par deux
scribes. Son amabilité était ambiguë, menaçante au fond, comme le flegme
des sous-khodjah et comme l’apparence même des objets de l’entour. Oui,
les choses me sont hostiles: le battant peint de l’armoire entr’ouverte
me la disait, cette hostilité, et les murs blancs et mornes de la longue
«chambre du sceau», et cet air lourd à respirer, chargé d’une odeur de
vieille encre, de vieille cire et de je ne sais quel fade relent de
musc.

--Tes regards, ô Sidi, daigneront-ils me faire la faveur de vérifier la
_base_ de cet arbre généalogique? D’abord, ici, le nom d’Allah, que cent
mille épithètes de vertus ne pourraient assez louanger. Puis ensuite
celui de l’ange Djébril (Gabriel) aux ailes de diamant. Puis ici, les
syllabes bénies formant celui du Saint Prophète...

J’interrompis le discours sans avoir bien examiné l’azur, l’argent et le
vermillon scintillant en effet sur les feuilles de l’arbre, plus touffu
que celui de Jessé dans nos anciens missels. Et Dieu sait pourtant que
j’aime les vieux vélins enluminés, dont la perfection puérile est si
amusante à l’esprit, et le contact si doux aux doigts. Mais je ne
pouvais tolérer l’attitude de cet Hassan-ben-Ali.

--Cela suffit, déclarai-je. Si-Kaddour m’a déjà expliqué ces
filiations...

Le visage de Si-Hassan demeura impassible, plutôt souriant--mais ses
yeux parlèrent. Oui, quoi qu’il en eût, et malgré le fameux rideau
intellectuel dont il s’enveloppe, il ne put tout à fait clore ces
«fenêtres de l’âme». Et l’on aperçut, un court instant, le démon du
logis... Du reste, c’est le soudain coup d’œil oblique, le jet lumineux,
quasi phosphorescent des prunelles qui chez l’Arabe est révélateur de
l’émotion, de la défaillance, ou de la traîtrise secrète--tandis que
chez l’Européen ce serait (les juges d’instruction le savent bien)
l’altération de la voix, le frisson léger des doigts malgré le
raidissement de la volonté.

Oui, les yeux de Si-Hassan parlèrent. Ils dirent de la haine pour moi et
même pour le pauvre Si-Kaddour, lequel, malgré sa bonne contenance, me
faisait vraiment pitié.

                   *       *       *       *       *

Mon fauteuil roulait enfin hors de la «chambre du sceau». Les gens du
banc--_ahl-es-soffa_--tous ceux qui restent de longues heures à la porte
des grands de la terre musulmane--quémandeurs, plaignants, courtisans,
parasites, attendant des matins jusqu’aux soirs et des soirs jusqu’aux
aubes le bon vouloir du puissant seigneur--les gens du banc ne me
saluèrent point quand je passai. Mauvais, très mauvais, cela. Je
remarquai aussi, après coup, que le thé traditionnel (jouant chez les
Djazertïa le rôle hospitalier du _caouah_ en d’autres lieux) ne m’avait
pas été offert. Mauvais, plus mauvais encore. Tellement mauvais que je
me sentis subitement tranquille, n’aimant pas les demi-situations et
préférant le danger net.

Les hommes de garde, arrogants sous leur beurnouss bleu, me heurtaient
«moralement», fiers et dédaigneux, le long des galeries. Les porteurs de
ballots, au tournant des couloirs, faillirent bousculer mon véhicule:
car les serviteurs d’Islam exagèrent la tendance du maître...

Et les enfants, sortant des écoles par flots, ne me suivirent pas de
près comme à l’ordinaire--comme avant-hier encore ils auraient agi. Et
leurs cinq doigts écartés se dirigèrent de mon côté:

--_Khamsa fih aïnek!_ Cinq dans ton œil!

C’est le remède saharien contre la jettatura, contre l’infernale
influence. Les vieillards impotents soignés ici me l’adressaient
également à la dérobée, ce signe conjurateur, de leurs vieilles mains
tremblantes qui repoussaient mes maléfices, tandis que les bouches
édentées balbutiaient des anathèmes:

--Religion de croix! Religion d’égaré! Dieu maudisse ta mère la chienne!
Que ta mort soit sans tombeau!

Pour faire diversion, l’infortuné Si-Kaddour m’indiquait presque au
hasard les bâtiments déjà vus, les ateliers de métiers, les magasins,
les annexes.

--Regarde, ô Sidi, regarde... regarde cette zaouïa des Djazerti!

                   *       *       *       *       *

Nous parvenions à la place des Caravanes où journellement arrivent ici,
par sacs d’inégale valeur, les offrandes des Khouan, des
Djazertïa--convois dont le point d’origine me demeure mystérieusement
caché, et dont les chameaux, quand on les décharge, brament entre les
murs blanchis. Ce sont de braves bêtes, cependant, ces chameaux. Ils
m’annoncent du moins, eux, par leur cri plus sourd ou plus aigu, s’ils
viennent de l’Orient lumineux ou du Moghreb très âpre, du Maroc aux
races de dromadaires diminuées et chétives, comme rabougries. Ils
travaillent «pour la zaouïa». Ils apportent la _ziara_, du même pas dont
ils apporteraient toute chose, inconscients d’enrichir les descendants
d’un Vénéré. Ils sont pleins de simplicité dans leur laideur
d’auxiliaires utiles, qui seuls peuvent braver longtemps cette lumière
féroce du Désert, ce climat souvent brutal, ce sable africain.

--Ya Sidi, m’instruit le taleb, Allah nous dit dans le Koran: «Je vous
ai soumis les chameaux, afin que vous soyez reconnaissants.»

Et le bon Si-Kaddour, redevenu gai, contemple avec attendrissement les
échines bossues d’où vont être déchargés les précieux hommages et les
générosités. Un grouillement de fidèles et d’esclaves s’agite, troublant
le silence pour un instant.

--Ya Sidi, quel spectacle édifiant!

Dans un coin, là-bas, une nomade des environs se tient debout,
respectueuse, attendant qu’on veuille bien prendre son humble offrande
d’humble femme--cette petite charge de bois menu balancée sur le dos de
son bourriquot.

Elle a l’air sauvage et résigné des animaux soumis au fouet. Sa robe
drapée, de vieux coton sale, laisse voir des lambeaux de chair brune,
comme tannée. Son visage s’inquiète. Furtive, elle jette sur mon
équipage la défiance de son regard.

--Ya Sidi, reprend le taleb, daigne constater ici la munificence des
Djazerti. En échange de ce petit fagot, qu’on accepte pour ne pas
froisser d’un refus la bonne volonté du plus misérable, notre zaouïa va
nourrir pendant deux ou trois jours, Sidi, cette malheureuse et ses
enfants. Elle va couvrir de vêtements neufs leurs membres rafraîchis au
bain. Et des présents d’orge et de dattes leur seront remis par surcroît
quand ils reprendront le chemin de leur tente, en louant Allah et le
Sublime Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu veuille lui continuer la
félicité!)...

La femme m’examinait de nouveau, avec un recul secret grandissant. Elle
questionna l’un des esclaves, et, dès le mauvais renseignement reçu, je
vis une répulsion contracter le hâle de son visage, et ses doigts
rugueux faire, eux aussi, le signe cabalistique de défense et de
réprobation... «_Khamsa fih aïnek!_ Cinq dans ton œil!...»

Je n’entendais pas, mais je compris--et je pâlis. Même venant de cette
créature tellement près de la brute, la blessure me fut sensible. Il me
parut devenir un paria, si les femmes (soient-elles à peine femmes) se
détournent maintenant de moi, pleines d’horreur...

                   *       *       *       *       *

Le taleb ne remarquait rien ou feignait de ne rien remarquer parmi ces
signes hostiles. Il voulait «effacer», coûte que coûte, l’affront du
manque d’accueil, le procédé du khodjah, son ennemi, le beau jeune homme
à la langue douce, Si-Hassar-ben-Ali.

--Ya Sidi!--me répétait-il, continuant les expansions d’un réel
enthousiasme,--ya Sidi! permets-moi de le proclamer: elle est un louable
et pieux miracle, cette zaouïa de Mozafrane, d’où sont sorties, comme
les abeilles essaiment de la ruche, nos autres zaouïas, Sidi. Elle crie
la gloire de l’Illustre Bou-Saad. Son parfum monte au trône du Puissant,
porté sur les ailes des Khérubs. O Sidi, ô Sidi, regarde!...

Évidemment. Les constructions étendues, les cultures encloses d’un mur à
créneaux, soignées par des jardiniers innombrables--cet univers isolé,
complet et riche, cela paraît stupéfiant quand on connaît le Désert. Vie
abondante, surgie ainsi du milieu des plaines arides, sans autre secours
que le prestige d’une idée--pas même: d’une _nuance_ d’idée.

--Regarde, ô Sidi!

Regarder, oui. Mais tous n’ont pas des yeux semblables... La façon
d’examiner les édifices d’une religion peut donner à leurs sculptures
plus ou moins de relief. Aujourd’hui, ma mauvaise humeur me «rapetisse»
les choses--et la foi des pèlerins, au contraire, les amplifie sans
doute, les idéalise, les auréole d’un nimbe immuable et prestigieux.

Et je me ressouviens de la lampe idéale qui, de tout ce qu’elle
éclairait, faisait des pierreries et des escarboucles. J’y avais trouvé
jusqu’ici le symbole général de l’imagination. Mais c’est davantage
encore. Cette force occulte qui livre (spontanément, remarquez bien)
l’Afrique entière et l’Asie de l’ouest au pouvoir des «Ordres», cette
puissance secrète des mystiques détient la lampe d’Aladdin. Par elle,
chaque moellon de ces murailles devient non seulement plus précieux,
mais «plus beau» que l’onyx de Syrie. Chaque feuille de ces bosquets se
change en émeraudes serties d’or fin. Et ce qui nous semble, à nous,
déjà très remarquable représente en effet le miracle--mieux, «la
merveille»,--à des peuples pour qui le merveilleux est le pain
nécessaire, bien avant les aliments dont le corps se soutient chaque
jour...

Au résumé:

Force occulte--puissance mystique--miracle complexe, cérébral et
sensuel.

Je crois vaguement (sans me rappeler la phrase) que le dernier mot de
mes lettres interrompues, envoyées vers la France si brusquement, était
celui de _volupté_. Cela me frappe à distance. Il faut toujours en
revenir là: Volupté... Elle alimente la flamme des aspirations
musulmanes. Et c’est une science profonde de son adaptation à ces races
qui les jette pantelantes sous le joug béni de leurs dominateurs.

Et cependant, il y a là, par comparaison à l’Islam non affilié, un essai
de relèvement moral que je voudrais examiner pour le mieux comprendre.

La religion chrétienne nous prêche la pureté absolue; elle a été
néanmoins obligée de souffrir, à côté, le péché d’amour. La religion
musulmane le légitime, ce péché, le prescrit pour ainsi dire avec les
quatre épouses renouvelables et les concubines à volonté. Alors,
descendant d’un degré, elle _tolère_ sans se scandaliser les vices
variés--vices orientaux... Elle admet, comme un mal inévitable, la
sodomie, les infâmes trafics d’enfants.

La jeunesse des chériffs verse trop souvent, pareille à celle de leurs
coreligionnaires, en ces désordres. Soit. Mais _on les cache_. Et si
nous admettons que l’hypocrisie est un hommage rendu par le mal au bien,
nous pouvons admettre aussi que, dans le cas présent, cette hypocrisie
«crée» l’idée de vertu.

Après l’avoir créée, elle la fortifie en évoquant d’autres désirs que la
gourmandise ou la débauche--en montrant, à des êtres qui ne l’eussent
pas soupçonné, un autre idéal possible--en préconisant un bonheur que ne
détiennent pas les jeunes esclaves en tunique blanche ou les danseuses
tiarées d’or...

Les chériffs, distributeurs du _dikhr_ qui mène à l’extase, ont donc
appelé leurs fidèles à de nouveaux frémissements, violents et chastes.
_Ils_ ont fait vibrer leurs nerfs suavement, jusqu’aux profondeurs de
fibres insoupçonnées--de fibres qui dormaient en eux.

Et, très habiles, _ils_ ont crié:

«Vous n’aurez cela que par nous. Vous ne le trouverez que chez nous!»

Et leur habileté plus grande encore fut d’avouer (eux qui pouvaient tout
dissimuler) la possession régulière des quatre épouses légitimes, comme
il est indiqué au Koran, et des négresses sans nombre fixé. Car
l’ascétisme, tel que le conçoit le cerveau d’un Arabe, ne rappelle point
celui de saint Paul. A vouloir faire ici de vrais «purs» on eût fait des
bêtes féroces.

C’eût été trop dangereux.

Se déclarant maîtres des joies spirituelles, les sages chériffs ont
également autorisé, recommandé, par l’exemple, la joie charnelle--la
volupté de la volupté...




XIV


2 octobre.

D’ailleurs, _ils_ ont choisi pour eux la plus intense, la meilleure
part--celle du lion.

Dans ces jouissances, dont frissonne tantôt le corps et tantôt l’âme,
ils ont su puiser les plaisirs qui font la trame de leurs jours béats.
Ils savourent, ces chériffs, la volupté de rester toujours là (sauf de
rarissimes voyages) quand les autres passent.--Ils ont des délices de la
puissance... Et l’orgueil de la domination...

Autant que le pauvre pèlerin, mieux que lui, ils s’élèvent, s’ils le
veulent, à l’Extase secouant les moelles.--Et, puisqu’ils sont guerriers
(toujours s’ils veulent), ne leur sont pas refusées la force et
l’ivresse du sang versé.

Ils ont, image de la guerre, les fusillades de poudre célébrant les
fêtes.--Ils ont le raffinement de l’existence somptueuse et qui leur
semble plus belle au contact des haillons de leurs frustes
affiliés.--Ils ont les présents qui parlent des contrées éloignées et
bizarres, dont l’exotisme surprend.--Ils ont les messages variés au
milieu des mœurs immuables, et tout se renouvelle autour d’eux sans que
rien n’y soit changé.

Ils ont les jardins fertiles et le charme des eaux courantes--et les
matins nacrés--et les soirs d’or. Leur bon goût sut repousser les
tam-tam, les vacarmes des danses: ils ont les musiques lointaines,
celles des bergers de troupeaux, légères, imprécises, scandées, qui
palpitent dans l’air transparent comme, après l’amour, bat le cœur.

Et les odeurs pénétrantes et sensuelles dont s’imprègne toute la
zaouïa--les cassolettes de parfums--et les femmes, cassolettes
brûlantes.--Et l’agrément des grandes pièces claires où le marbre étend
sa douceur.--Et, d’autres jours, aux heures recueillies, la volupté des
refuges clos, des laines profondes, des réduits moelleusement obscurs.

Et la lumière multipliée des cierges et des lampes, si chère à
l’Islam--et la mélancolie aphrodisiaque, un peu philosophique, un peu
sadique, qui vient de ces tombeaux si proches, ces tombeaux de leurs
pères, dont ils vivent; auprès desquels, un jour, sera leur tombeau qui
fera vivre leurs fils.

Ils ont tout ce qu’un musulman peut rêver dans les Paradis--ils l’ont
sur cette terre. Et même la beauté de l’éloquence, des prières nobles et
sonores, cherchant l’esprit à travers les sens. Et même l’intrigue, la
divine intrigue, aussi subtile, aussi fine qu’un cheveu de Géorgienne
blonde. La divine intrigue, ils l’ont, brouillée à loisir. Tout, tout,
ils l’ont. Et nous nous étonnons qu’ils ne nous aiment point, qu’ils se
dérobent, qu’ils combattent pied à pied notre conquête, à nous
Européens--à nous Français!

Qu’avons-nous donc à leur offrir, en échange de ceci?

Et comment ne s’opposeraient-ils pas farouchement, fanatiquement à
l’approche de notre état de choses, qui sera--ils le savent bien, ils le
sentent--l’adversaire et le destructeur de ceci?

Notre plus invincible ennemi, parmi ces contrées, c’est la volupté
saharienne...




XV


3 octobre.

J’étais un peu âpre au fond, hier soir, en griffonnant sous les
poutrelles vertes où s’abritent toujours mes veillées.

Il y a chaque jour plus d’hostilité dans l’air.

Danger?... Trop grand mot, peut-être; l’ambiance désagréable exacerbe
les doutes. Mes nerfs--l’infirme paie de sa souffrance le droit d’en
avoir comme une femme--se fatiguent de ce péril flottant, mal défini, et
préféreraient _n’importe quoi_, plutôt que cette anxiété continuelle.

Le courage ne me manque point, je crois, mais bien ce calme moral qui
nous met au-dessus des circonstances. Je devrais évidemment ne pas même
voir l’aspect changé, l’air rechigneux de Barka le nègre.

Je devrais ne pas remarquer la mine allongée, préoccupée de Si-Kaddour.
Il a pâli, le vieux taleb, quand aujourd’hui des cavaliers sont arrivés
à toute bride, leurs selles couvertes de poussière, et des traces
sanglantes balafrant leurs beurnouss déchirés. Mais il s’est tu.

Ou plus justement il a continué de parler, volubile, sur l’organisation
hiérarchique de la «Confrérie», organisation solide qui s’étend sur deux
parties du monde. Au sommet, comme on le sait, le _cheikh_ suprême, le
chériff détenteur actuel de la sainte _baraka_. Sitôt après lui, les
très hauts fonctionnaires, ceux que j’ai déjà vus quand je voyais
quelqu’un: le Grand Khalifah ou adjoint, l’Oukil ou administrateur des
intérêts matériels, le Chef des _tolbas_ (pluriel de taleb) qui forment
les intelligences. Ensuite, les nombreux _mokaddèmes_, représentants
fixes ou missionnaires ambulants de l’Ordre, tous pourvus de l’_idjeza_,
diplôme mystique, et qui s’en vont aux quatre coins du monde où souffle
le vent de l’esprit, aussi loin que peut aller un homme plein de foi et
de patience, pour recevoir des offrandes nouvelles et pêcher des âmes de
croyants.

Puis, sous ces «directeurs» du spirituel et du temporel, la grande masse
inféodée,--l’ensemble des fidèles ou _khouan_.

--Ton incomparable pénétration saisit bien, ô Sidi! Ceux-là, nos khouan,
ne représentent chacun que peu de chose. Mais, réunis, ce sont les
Djazertïa: sans les grains de sable, il n’y aurait pas la dune; sans les
petites gouttes d’eau, il n’y aurait pas la mer. Allah est grand et
miséricordieux...

_Amen._ Seulement ces cavaliers ensanglantés, que j’avais vus accourir
tout à l’heure, labourant du coin de leurs étriers le flanc des chevaux
fourbus, m’intéressaient bien davantage. Ils étaient éclipsés depuis.
(Cette zaouïa paraît toujours recéler des trappes et des caches que
dirigerait un magique pouvoir.) Leurs montures, la bride à terre,
demeuraient près de l’entrée des écuries, où des esclaves aux blanches
gandouras relevées d’une ceinture, ayant en ce court vêtement la grâce
d’éphèbes antiques, contemplaient, comme moi, l’écume qui ruisselait sur
ces pauvres bêtes et les blessures de leurs corps chancelants. Mais ils
ne les faisaient pas rentrer, ne les dessellaient pas. Un peu d’orge à
terre, simplement, que refusaient les naseaux enflammés, abîmés de
surmenage.

Les longs bâtiments s’étendaient, pleins d’énigmes obscures. D’autres
chevaux hennissaient à l’intérieur. Et par une poterne ouverte nous
voyions le Désert farouche qui poudroyait sous le soleil.

--Avec ta permission, retournons aux jardins, Sidi.

Pendant que virait mon fauteuil et que nous traversions les cours (dans
ce pénible isolement que fait autour de moi la malveillance générale)
j’interrogeai de nouveau le taleb. Il dit, hochant sa barbe grise:

--Ces cavaliers? Je ne sais pas, Sidi. Que ta magnanimité me pardonne!
Je suis un vieil homme, Sidi, je ne m’occupe que de la Voie conduisant
au Paradis...

Puis comme j’insistais, le pressant:

--O Sidi, par Allah sur toi, ne me pose pas ces questions... Excuse,
Sidi, ma liberté; mais, si je te demandais les secrets des tiens,
répondrais-tu à mon humble moi? Ne serais-tu pas contrarié, Sidi?...

Contrarié, il l’était, l’excellent Si-Kaddour: peiné, même. Allais-je
m’aliéner la seule âme sur laquelle je puisse à demi compter?

                   *       *       *       *       *

Il fallait me tourner ailleurs.

Vers l’heure de la sieste, Si-Kaddour s’étant retiré et Barka promenant
je ne sais où sa réserve actuelle et son mutisme, j’interviewai
Bou-Haousse de façon serrée, sans lui laisser trop de temps pour
chercher des faux-fuyants. Il est soi-disant à moi, celui-là, venu avec
moi, resté avec moi. Mais il est bête, et «finaud», et fripon (toutes
qualités qui ne s’excluent pas, je m’en rends compte). De plus il est
bon musulman. Le solide appui que j’ai là! Fragile, tel le roseau cité
dans l’Écriture.

«Au lieu de me soutenir (c’est, je crois, le texte), il s’est cassé et
m’a percé la main.»

Pour l’instant, Bou-Haousse ne me perce pas encore la main. Non. Il
affecte même un grand zèle à chasser les mouches, et, pour ma personne,
des sentiments extrêmement dévoués. Il opine naturellement dans mon
sens, en bon Arabe--faiseur de phrases. Il amplifie, il commente. Les
proverbes vont leur train.

--Ya Sidi! Certainement il se trame «quelque chose». L’amitié des
Djazerti s’en va de toi. Prends garde, Sidi. Quand la fumée couvre la
montagne, dis: la forêt brûle. Quand tu vois un chacal suer, dis: le
sloughi est à ses trousses. Quand le nuage se traîne gros et jaune, dis:
le sirocco n’est pas loin...

Il s’interrompit pour me demander:

--Ya Sidi, me permets-tu de boire le reste du thé?... Merci. Qu’Allah te
le rende cent fois!

Les mouches, tandis qu’il boit, me harcèlent. J’ai hâte de lui voir
reprendre ses dictons d’Islam et son éventail de palmier. Mais il se
presse fort peu. Il est ici chez lui, narquois et flegmatique; il suit
chaque soir, à la troisième cour, les instructions d’un jeune taleb
maître d’école; bientôt il sera reçu parmi les fidèles Djazertïa.

--Ya Sidi, je suis ton enfant. Je ne fais qu’un seul cœur avec ton cœur,
et le coup de ta mort serait ma mort.

Le solide appui que j’ai là!




XVI


5 octobre.

Un signe important:

Le somptueux et barbare rôti, ce mouton qu’on me sert chaque soir, a été
remplacé hier par un simple couscouss aux abricots secs.

Chez l’Arabe, chez l’Oriental, pareil changement d’habitudes est plus
significatif qu’un Français de France ne saurait l’admettre. Cela
équivaut (comparé, je suppose, aux habitudes parisiennes du siècle
passé) à me faire soudain manger à l’office. C’est une ouverte
déclaration de guerre--au moins d’hostilités.

J’ignorais qu’une jambe cassée pût mettre en une situation si
désagréable, si odieuse. Et je donnerais mon autre jambe (pour ce à quoi
elle me sert!) afin d’apprendre la raison de ces procédés, humiliants
surtout parce qu’ils veulent l’être.

Quand tout cela va-t-il finir?

                   *       *       *       *       *

J’ai dû scandaliser toute la journée Si-Kaddour par un redoublement de
distraction. Il est toujours triste, mon pauvre taleb, et je lui cause
bien du souci. Ses inquiétudes secrètes diminuent sa verve coutumière: à
peine s’il a discouru, pendant notre promenade aux cultures, sur les
mérites des Djazerti.

--Hélas, Sidi, notre premier père fut créé de terre vile... soupire-t-il
entre deux versets, accablé sous le poids moral des vices de l’humanité.

Et, pour me le démontrer, il reprend son énergie. Il me débite une
pieuse anecdote où Jésus-Christ (Notre-Seigneur Aïssa, le nomment les
Arabes) se trouve placé au premier plan--comme il est du reste au
premier rang dans les formules que crie le _moudden_, chaque veille de
fête, au minaret des mosquées musulmanes--comme il sera au premier trône
le jour du Jugement final, quand il départagera les bons des mauvais
avant de remonter au Ciel et d’y recevoir, pour son harem, onze mille
épouses: telle est la tradition du peuple d’Islam.

--Ya Sidi, me pria Si-Kaddour, que ton intelligence supérieure veuille
s’ouvrir à mon récit. Un matin, Sidna-Aïssa, Souffle de Dieu, fils du
Souffle et de la Vierge Méryem, s’en allait à Jérusalem quand cheminant
il fit rencontre d’un marchand. Et ce marchand conduisait quatre mules
pesamment chargées...

Nous arrivions près de l’endroit que j’aime, rival de ma tonnelle. C’est
un coin délicieux, un fouillis de vignes, d’arbrisseaux, un éden parmi
l’oasis fraîche. On oublie que si près règne le Désert de mort et de
sécheresse. Des lianes vertes montent jusqu’au faîte de peupliers aux
ramures blanches; des palmiers géants s’élancent du sol par groupes
compacts, en souplesses inattendues, tandis que l’eau fécondante court
rapide, à petit babillement léger.

Je fis faire halte; installer mon fauteuil, dérouler le tapis. Mais cela
n’interrompait point Si-Kaddour ni sa légende.

--Par Allah, que sont ces marchandises? demanda Sidna-Aïssa.--De
l’excellent, dit le marchand.--Mais encore, que porte ta première
mule?--Des vols et des fraudes, Sidi.--Malédiction dessus! s’écria
Sidna-Aïssa; mais qui t’en achètera?--Les commerçants.--Et que porte la
seconde mule?--Des ruses, des perfidies et des trahisons,
Sidi.--Malédiction! qui t’en achètera?--Les femmes.--Et que porte ta
troisième mule?--Des envies et des rivalités, Sidi.--Malédiction! qui
t’en achètera?--Les savants.--Et la quatrième mule?--Elle est chargée,
bien chargée d’injustices, de prévarications, de tyrannies,
Sidi.--Malédiction, malédiction! qui t’en achètera?--Les gouvernements
et ceux qui détiennent la moindre parcelle de gouvernement.--Alors
Sidna-Aïssa déchira sa gandoura blanche, en criant: «Malheur, malheur!
malheur sur le monde, malheur sur les hommes, malheur sur tous! Tu n’es
pas un vrai marchand, tu es le diable, le Chitane, le chassé du Ciel,
Satan le Lapidé! Va-t’en! au nom d’Allah Tout-Puissant, je te
maudis!»--Et le Chitane s’en alla, Sidi, avec ses quatre mules, boitant
et marmottant:--«Le péché attire les mortels comme le miel attire les
fourmis. Maudis-moi, Aïssa, cela ne m’empêchera pas de gagner ni de
vendre...»

Le bon Si-Kaddour, en guise de pause, soupira plus fort.

--Il vend toujours, le Chitane, Sidi... Il vend toujours de sa quatrième
charge...

Et je connus ainsi que le taleb songeait, narrant cette légende, aux
intrigues de Si-Hassan-ben-Ali le rusé; et aux événements extérieurs
(ceux qu’on me cache); et à ces mystérieuses politiques par quoi
l’Afrique espère diviser l’Europe, puis rejeter l’infidèle au delà du
bleu de la mer...

                   *       *       *       *       *

--Ya Sidi!... chuchota Bou-Haousse.

C’était bien plus tard, dans la chambre aux poutrelles, vers l’heure de
mon coucher.

Il profitait d’un moment où le taleb avait pris congé et où Barka
s’attardait à ne rien faire, n’importe où.

--Ya Sidi, tu es mon père! Donne à ton fils la montre aimantée!

Je lui avais promis, s’il m’apportait des renseignements intéressants
sur les secrets qui nous entourent, une boussole de nickel qu’il envie
démesurément.

--Ya Sidi, ton fils va te plaire par toutes les grandes nouvelles qu’il
a recueillies pour toi avec une peine incroyable. Écoute, parlons bas,
Sidi.

Il affecte une voix étranglée, pleine d’effroi. Et ses chuchotements
sont optimistes néanmoins:

--Les cavaliers ensanglantés que ton œil a reconnus n’étaient que de
paisibles porteurs de messages, très amis du Seigneur, très honnêtes
gens. Ils avaient été attaqués l’autre nuit, là-bas au sud de Mozafrane,
par un _rezzou_.

Histoire à dormir debout si je n’avais été allongé. Aurait-on fait, à la
zaouïa, un tel mystère d’un événement tout ordinaire? Un
_rezzou_--autrement dit un parti de pillards courant l’Erg et le Sahara,
enlevant les troupeaux, ravageant les campements, dévalisant les convois
quand ceux-ci ne sont pas en force... Il circule de ces bandes un peu
partout. C’est la plaie de la région, avec les scorpions et les mouches.

--Et quant au souci qui ride le front des Djazerti (Allah veuille les
bénir tous), tu n’as rien à en craindre, Sidi. Ton fils s’en porte
garant! Il s’agit de choses de gouvernements, de désaccords lointains,
lointains, lointains...

--Qui t’a appris cela?

--Ya Sidi, ne prends pas avec ton fils ce visage courroucé. Je suis ton
serviteur; je suis la plume de tes ailes. On ne m’a rien appris, Sidi.
Seulement le _chaouch_ de l’_Oukil_ a fait quelques petites réflexions,
en mangeant le couscouss hier chez le neveu du frère d’un des _askers_
(gardes armés), un homme de bien que tu as vu, Sidi, un nommé
Tahar-ben-Brahim, un cavalier très distingué, tout à fait remarquable,
qui se trouve être le cousin du mari d’une nièce de la sœur du
beau-frère de mon oncle Bou-Guettal. Et de la sorte nous sommes proches
parents, comme tu vois, Sidi.

Cette parenté--qu’on n’en rie pas--me parut très solide pour le pays.
Dans mes déplacements au Désert, je suis rarement arrivé à quelque
parage habité sans que mes sokhrars et mes hommes d’escorte n’y trouvent
des liens analogues dont ma curiosité provoquait «l’explication», la
nomenclature des anneaux fantaisistes formant ces chaînons épars,
subitement ressoudés.

Tout en arrangeant mes oreillers, je suggérai à Bou-Haousse de
questionner le lendemain ce parent, si toutefois lui-même souhaitait
obtenir la boussole. J’y joignis, afin de fouetter son zèle, l’appât
prestigieux d’un _douro_. Et ma chambre, lumières éteintes, retomba au
silence des nuits... Le clair de lune entrait par les grilles de la
fenêtre, jetant sur les faïences claires un rectangle lumineux. Les
poutrelles qui semblaient noires barraient le plafond blanc de leurs
raies symétriques, que je comptais et recomptais pour essayer de
m’hypnotiser.

    _La illah ill’ Allah!_...

C’était la prière d’aâcha, celle qui demande au Seigneur _un refuge
contre des hommes et contre la méchanceté de celui qui souffle le mal,
qui suggère les mauvaises pensées, puis se dérobe_.

    _La illah ill’ Allah!_...

Le chant du moudden, le chant si suave, le chant si doux, m’arrivait
avec le frisselis des eaux légères et murmurantes. Et le repos de
Bou-Haousse, ce surprenant sommeil arabe sans mouvement, sans un
souffle, était à côté de moi. Je me remémorai ces paroles du vieux
Si-Kaddour: «De chez nous peut sortir la guerre: mais la paix seule y
doit régner...»

Paix apparente, trompeuse, berçante... C’est de cette paix que la menace
s’en va, de temps à autre, sur les confins divers du monde musulman.
C’est d’ici, ou de zaouïas semblables, que furent soutenues les
extraordinaires résistances de Rabah, et, moins loin d’aujourd’hui, que
fut fomentée l’insurrection du Zaccar. Et les petites ou grandes
embûches: touristes menacés, explorateurs trompés, et nos sentinelles
abattues d’une balle traîtresse, et nos officiers assassinés par leurs
propres gens...--tant de faits connus, tant d’inconnus (bien davantage),
ordres donnés par les chériffs à travers l’Afrique, action de leurs
émissaires qui relient, de proche en proche, Tombouktou à la Mecque et
Marrakesch à Zanzibar...

Et, pour impressionner les masses, l’annonce, l’attente perpétuelle de
ce «Maître de l’Heure» promis aux croyants, celui qui balaiera de la
terre tout ce qui n’est pas Islam--fantôme et fantoche qu’on crée, qu’on
supprime, selon les intrigues ou le besoin, et dont on prépare l’arrivée
grâce à des prophéties puériles: «Il vous viendra un Rebbis ayant un
sabre, un beurnouss vert et des dents blanches»... Or, tout Arabe a les
dents blanches, ce qui permet d’envoyer quiconque, dupeur ou dupe--et
permet aussi de le facilement renier...

Et au nom d’Allah, du sang coule.

«De chez nous peut sortir la guerre, mais la paix seule y doit régner.»

                   *       *       *       *       *

A force de méditer--je préférerais: divaguer, comme plus modeste--je
m’étais endormi. Je rêvais depuis longtemps, j’imagine, quand je fus
réveillé soudain par le frôlement d’une main sur ma couverture et par le
murmure presque indiscernable d’un appel:

--Ya Sidi...

Voilà... Vous croyez tout de suite à je ne sais quelle aventure. Mais il
ne s’agissait ici que de Bou-Haousse. Et telle est ma bonne, mon
excellente opinion de lui, que machinalement je saisis mon revolver dès
que j’eus repéré son visage, un peu trop près du mien.

--Qu’est-ce que c’est?

--Ya Sidi! je suis ton enfant! Je suis ton esclave, je suis la semelle
de tes souliers!

Je me crus d’abord devenu la proie d’un cauchemar. En bas le ruisseau
d’eau fraîche gazouillait toujours sa chanson. Mais sur les faïences
claires le rectangle de lune avait disparu; il baignait maintenant de sa
lueur bleuâtre les nacres du bahut de Smyrne. Et parmi le bois de cèdre,
les petites plaques opalines brillaient d’un éclat magique, surnaturel.

--C’est trop fort! Enfin, que veux-tu?

Il ne se démontait pas; agenouillé au bord de mon tapis, il avait l’air,
dans la demi-ombre, de me réciter des oraisons. Je déposai mon revolver
et ne m’armai plus que de patience.

--Ya Sidi! Que Dieu protège tes jours! Tu me dis: va, et je vais. Je
suis la flèche que lance ta main! Et je reviens à mon maître. Grâce à
ton fils, tu sais tout: les nouvelles t’arrivent par moi, aussi
naturellement que les fleuves vont à la mer!...

L’énigme commençait à devenir moins confuse:

--Tu as questionné ce parent? Mais quand? Il fait nuit.

Bou-Haousse fit l’indigné:

--Ya Sidi! M’estimes-tu donc un sot? Ou une femme? Est-ce que le chacal
attend le jour pour chasser? Ce n’est pas un parent que j’ai questionné,
Sidi, c’est une parenté tout entière. Et même il m’en a coûté beaucoup
de tasses de thé, Sidi, dont ton serviteur a réchauffé le cœur des
honnêtes gens qui parlaient à cause de toi...

Jamais je ne saurai si mon jugement n’est pas téméraire; mais je
parierais cependant, sans hésiter: 1º que Bou-Haousse n’a pas offert
cette nuit la moindre tasse de thé, dans les gourbis où, moyennant un
_sourdi_, se réchauffe la garde nocturne, car: 2º il n’a point quitté ma
chambre. Son parent de fantaisie dort auprès de l’une de ses femmes; il
ne l’aurait pas dérangé. Et pareille enquête, d’ailleurs, même menée par
un guide, ne se fait pas en une heure. Le rayon de lune me sert
d’horloge: il n’y a pas loin des pâles faïences au tout proche bahut
nacré.

Qu’importe?... Bou-Faousse se décide à mettre dehors ce qu’il gardait
dans son sac, et préfère nommer son aveu: confidences de parenté.

--Ya Sidi! Écoute ton fils. L’heure est favorable. Allah soit loué qui
nous l’accorde! Il est au-dessus de tout!

Je l’aurais battu avec joie.

--Ya Sidi, je te dis la chose: ce qui peine les Djazerti, ce qui les
afflige contre toi, c’est que s’est ouverte une grande querelle entre le
sultan de Stamboul et le baïlek[8] de ton pays. L’envoyé de ton pays a
déchiré la _carta_ qu’il avait pour le sultan. Il est retourné dans ta
France... On dit même qu’il a été chassé de Stamboul (excuse-moi, Sidi)
par le sultan magnanime... Voilà ce qu’on dit... Ce sont les paroles des
hommes: Dieu seul voit tout et connaît tout. Et l’on affirme aussi qu’il
va y avoir la guerre sainte, et que tous les Français, les Italiens, les
Espagnols, et les autres Roumis, seront rejetés de la terre d’Islam par
le sabre et le fusil.

  [8] Gouvernement.

Dans cette pénombre où nous étions, il guettait sur mes traits l’effet
d’un tel rapport, prêt à louvoyer, selon le vent, dans un sens ou dans
l’autre.

--Pardonne, ô Sidi, le zèle de ton serviteur!

Je pense avoir conservé un masque indifférent. Mais on ignore de quelle
finesse sauvage, de quel flair instinctif sont remplis ces fils du
Désert. Celui-ci m’examinait, tandis que je me demandais quelle
proportion de vérité pouvait bien contenir son récit baroque...

Il y a toujours un petit fond réel derrière l’outrance et le mensonge
des nouvelles sahariennes--très petit parfois: mais il est. La
transmission verbale des faits vole de sables en sables, avec une
rapidité prodigieuse, ayant seulement ce défaut de les modeler, de les
agrémenter, d’y joindre mille amplifications. Elle fabrique souvent
ainsi des monstres de baudruche affreux, terrorisants, qu’aucune épingle
ne crève, et dont la vie dure plus longtemps que celle d’animaux de
chair et d’os.

--Ya Sidi! Tu es mon père! Par la bénédiction de ta tête chérie, tu ne
refuseras pas plus longtemps à ton enfant la boussole et le _douro_!...

Son ton plaintif fendait l’âme. Pour me débarrasser de lui je
m’exécutai, je cherchai dans l’obscurité le douro, je cherchai la
boussole. Et je songeais... Les Djazerti ne reconnaissent pas l’autorité
politique du sultan et à peine sa compétence religieuse--mais néanmoins
tous les fidèles de cette loi fanatique tiennent ensemble. Leurs regards
convergent sans cesse vers un point qui les unit. Et pour parodier un
mot célèbre, l’Islam est un bloc.

--Ya Sidi!!

C’était le remerciement. Par la bouche de ce fripon, Allah fut sommé
violemment d’augmenter mon bonheur, et ma connaissance du bien, et
plusieurs autres de mes vertus encore. Et comme je sommais à mon tour
Bou-Haousse d’avoir à se recoucher, puis à me laisser tranquille, il
conclut par cette assertion:

--Ya Sidi, crois-moi: les Djazerti sont des saints (que le Seigneur
protège leur _baraka_ divine!). Ils ont la justice de Salomon. Ils ne te
feront point de mal, puisque tu t’appelles leur hôte et que tu as mangé
leur sel.

J’espérais la séance terminée. Il se pencha vers moi encore, retombé aux
chuchotements mystérieux:

--Ya Sidi! par le salut des tiens, ne confie à personne ce que moi, ton
serviteur, je t’ai confié. Car ici la langue peut couper la tête!

Et ses doigts dessinaient sur sa nuque, en silhouette devant le clair de
lune, un geste de guillotine qui me parut mal réconfortant...




XVII


7 octobre.

Ce ne sera pas encore pour cette fois-ci... (Je parle de mon
assassinat.) Car tout est modifié, tout est retourné, avec cette
soudaineté arabe qui suffoque et déconcerte. La lune de miel a
recommencé entre les Djazerti et moi... Et la zaouïa entière me témoigne
par des sourires la joie qu’elle prend à ces tendresses... On me gâte,
on me flatte, on me câline, on m’aime. Que dis-je? On m’adore. Et Barka
le négro, prolixe et gai derechef, ne me sert plus qu’à genoux.

Ne supposez pas que je plaisante: jamais je n’en eus moins envie. La
gravité du danger pèse davantage, après, sur moi. Ma sensation ressemble
un peu à celle de l’innocent qu’un pouvoir supérieur gracie, et à qui
reste la rancœur d’avoir été condamné...

--Ya Sidi, loué soit Allah! me répète Bou-Haousse dans les coins.

Mon vieux taleb, depuis cette saute de la girouette, a rajeuni de dix
ans. Lui également murmure: «Loué soit Allah!» Et ses discours
mentionnent, comme par hasard, la survenue de trois _mokaddèmes_ arrivés
du Sud avec un gros de cavaliers. Ils ont apporté une lettre du puissant
chériff en personne, Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-
Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, lequel à petites journées revient du Tchad à
Mozafrane. C’est clair. Même un enfant de cinq ans comprendrait la
relation entre les nouveaux procédés qu’on déploie pour moi et les
ordres reçus du Maître, dont la politique aura subitement orienté du
côté «France», sans qu’on sache comment ni pourquoi.

Oui, c’est limpide. Aussi ne m’explique-t-il rien, le brave Si-Kaddour.
Il me tait son apaisement comme il a tu ses alarmes; ses bons yeux tout
ridés me regardent sous les grosses lunettes de corne. Il sent que j’ai
deviné la cause des attitudes actuelles et _que je sais qu’il le sait_.
Cela suffit. «Loué soit Allah!»

Inutile d’insister. Jusqu’à mon retour aux pays français, je
n’apprendrai rien de plus[9]:

    Loué soit Allah!

  [9] Ce que j’appris lors de ce retour, ce fut (on l’a deviné
    certainement) le conflit entre la France et la Porte, et le départ
    éclatant de notre ambassadeur, au sujet de l’affaire des quais et
    des créances à régler. Ce départ de M. Constans, fantaisistement
    déformé, eut un immense retentissement dans toute l’Afrique
    musulmane du Nord. Même à Blidah, la petite cité des oranges et des
    roses, à deux pas d’Alger, l’effervescence des indigènes fut si
    forte qu’on dut prendre des mesures spéciales: saisie des
    portraits du sultan dans les cafés maures--défense de
    rassemblements--patrouilles de nuit--augmentation de la garnison. On
    parla même d’état de siège. Je cite ce fait, en plein centre
    civilisé, pour mieux faire comprendre l’émoi qui troubla les milieux
    plus lointains.

Naturellement, le khodjah-chef, le beau Si-Hassan-ben-Ali, n’a pas été
le dernier à venir me faire sa cour, et à m’offrir toute la zaouïa, et
ses habitants, y compris sa propre vie.

--Si quelque péril éclatait (Allah nous en garde!) nous serions
ensemble, Sidi. Je mourrais, non point à côté de toi, mais devant toi.

Et cela bien débité, sans trop d’emphase, les doigts légèrement dirigés
du côté du cœur. Aucun ridicule ne peut atteindre ce jeune homme si
noble d’allures, dont les grandes ambitions s’appuient sur tant
d’habileté que, parti de rien, il a su peu à peu se rendre indispensable
au fonctionnement de la Confrérie, en tenir dans sa main presque tous
les rouages secrets...

--A demain, Sidi! Pour le moindre de tes désirs ne crains pas de me
troubler: mon sommeil t’appartient comme ma veille. Adieu! Je te laisse
avec le bien!

Il me laissait en réalité dans la compagnie de Si-Kaddour, sous la
tonnelle, parmi le charme de l’heure tiède d’après-midi. Ah! qu’il
n’aime guère Si-Hassan, mon fidèle taleb, et que sa grimace en dit long
là-dessus... Il secouait la tête dans son voile blanc, et il ajouta très
grave, convaincu, triomphant et peiné:

--O Sidi, crois-moi: les hypocrites cherchent à tromper Dieu même!

J’essayai de mettre en relief (peut-être par amusement) les qualités de
celui qu’on incriminait ainsi sans le nommer, ses talents de khodjah,
son affection pour les Djazerti. Mais la vieille tête obstinée hochait
plus fort--jusqu’à déranger le bel agencement de la corde de chameau,
enroulée de frais. Elle marmottait le proverbe local:

    Aie confiance en tes amis et ferme la porte.

Évidemment, les Djazerti ne ferment pas assez leur porte, selon
Si-Kaddour.

--Ya Sidi, il y a du goudron de plusieurs sortes dans des outres
pareilles. Le Sublime Sidi-Bou-Saad (Dieu prolonge sa félicité!), le
vénéré fondateur de l’Ordre, possédait plusieurs amis, lui, comme,
hélas! n’en ont pas ses descendants... Quatre surtout, si pieux, si
fidèles, si dévoués, que chacun d’entre eux mérita le titre honorifique
de _khalifah_... Et leur sainteté personnelle se reversait en gloire sur
leur ami, père et maître, le Sublime Bou-Saad-ed-Djazerti. Et tous
quatre sont restés célèbres par les miracles de leur vie. Je te citerai
Mesroud-el-Arbi, qui voyageait à travers les étoiles comme le chamelier
entre les touffes du Désert. Je te citerai Bachir-ben-Khéïr, surnommé
Bou-Maza, à cause d’une chèvre de tentation qu’il immola jusqu’à
septante-sept fois, et qui revenait toujours auprès de lui. Et
Abd-er-Rahim-es-Soufi, qui n’avait plus de corps terrestre depuis qu’il
avait trouvé l’extase, et dont la présence n’était révélée aux yeux de
ses disciples que par une perdrix miraculeuse. Cette perdrix seule le
voyait, et le suivait fidèlement partout. Allah soit loué pour toutes
ces choses!...

A ce moment, derrière le groupe compact formé par les serviteurs aux
écoutes, s’approchèrent deux négresses traînant par la main des petits
enfants, très roses, très blancs, richement vêtus de soie et de brocart
d’or, qu’elles promenaient à travers les jardins: un garçon de six à
sept ans, aux yeux de velours, et une très mignonne petite fille pouvant
avoir la moitié de cet âge. Si-Kaddour les salua de la main, sans
interrompre son discours.

--Il me reste à t’entretenir, Sidi, de Sliman-ben-Ahmed-el-Mokaddème,
dont l’attachement au chériff était exemplaire (Dieu lui accorde les
Célestes Jardins). Un jour, se sentant quelques doutes sur le réel
dévouement de certains disciples, Sliman-el-Mokaddème résolut d’éprouver
leur vertu. Il monta sur une terrasse entourée de murs élevés, et, par
une petite fenêtre, il prêcha. D’abord il rappela aux Djazerti la pure
doctrine de notre Ordre: «Quiconque obéit à son mokaddème obéit à son
cheikh le chériff, et quiconque obéit à son cheikh obéit à Dieu et au
Prophète!» Ensuite il expliqua ceci: un ange du Seigneur l’avait appelé
en songe--et l’ange du Seigneur demandait le sang et la vie de vingt
fidèles pour sauver le «Maître»; et le sacrifice devait être prompt. Tu
suis bien mon discours, Sidi?

--Oui, taleb.

Les auditeurs, qu’on n’interrogeait pas, répondirent avec enthousiasme
(des jardiniers qui taillaient le jasmin bleu des massifs, et Barka,
Bou-Haousse, Abd-el-Khader; et les deux négresses et même le petit
garçon si rose et si blanc):

--Oui, Sidi-Taleb! oui, Sidi-Taleb! Continue, par Allah sur toi! _Zid!_
Continue! Gloire à Dieu qui créa ce mokaddème! Continue!...

Et, certes, il continua.

--Sauver la vie du Maître, la vie de son corps, et peut-être de son
esprit. Quel disciple véritable eût hésité plus d’une seconde?... Il y
eut pourtant de longues paroles échangées en bas, tandis que
Sliman-el-Mokaddème priait là-haut sur la terrasse: «Allah! Allah!»
Enfin, l’un des fidèles monta. La foule ne voyait rien à cause des murs.
Mais, après deux minutes d’attente, le sang coula en gros bouillons par
une gargouille; il coula, rouge et vermeil, beau comme le salut. Et les
_khouan_ s’écrièrent: «Loué soit Allah!»

Le petit enfant et les servantes, autant que les hommes, avaient les
yeux emplis d’allégresse à la pensée du beau sang rouge. Ils riaient.
Ils tiraient de ce vieux récit la volupté des carnages. Et le Désert,
qui guettait entre les jeunes arbrisseaux, semblait se repaître aussi,
et rire aussi...

--Loué soit Allah! Un second disciple monta sur la terrasse close, et
puis un autre, et puis un autre. Le sang tiède et pur tombait chaque
fois, par gros flots. Mais cela n’excita pas suffisamment les courages.
Sept disciples seulement se dévouèrent, Sidi, sept seulement, au lieu de
vingt qu’on demandait pour la vie du cheikh! Ainsi l’on put voir
clairement quels étaient les hypocrites parmi les disciples principaux,
parmi ceux qui criaient souvent: «Je suis corps et âme aux Djazerti!» Et
Dieu réunira ensemble les hypocrites et les idolâtres dans les
géhennes... Qu’ils soient brûlés!

L’assemblée, sous ma tonnelle, était d’un avis conforme, ne sachant pas
évidemment que ces anathèmes allaient vers le rusé, le beau khodjah
Si-Hassan-ben-Ali.

--Oui, Sidi-Taleb! Qu’ils soient brûlés! Qu’Allah-Puissant veuille
maudire la mémoire de leurs pères et le ventre de leurs mères! Que leur
religion soit un péché!

Mais le narrateur les congédiait:

--L’histoire est terminée. Allez, mes enfants, avec la paix. _Beslama!_

                   *       *       *       *       *

--O Sidi, fit le taleb dès que nous fûmes à peu près seuls, en vérité
Sliman-el-Mokaddème n’avait pas immolé les disciples: car le songe de
l’ange était un leurre. Oui, Sidi. Le mokaddème, instruit des savantes
gloses, connaissait bien ce principe du docte Sidi-Khelil: «Employez au
besoin le mensonge pour l’épreuve; l’artifice est béni de Dieu quand il
est dans un noble but.» Il avait donc transporté d’avance, secrètement,
sur sa terrasse aux murs élevés, vingt beaux moutons auxquels il lia la
bouche par crainte du bêlement de ces bêtes. Et le sang de ces moutons
égorgés coula par la gargouille. Tu le sais, plusieurs moutons même ne
servirent pas, tant sont immenses l’égoïsme et la pusillanimité des
hommes, créatures faites de mauvaise terre, de boue du chott... O Sidi,
qu’ils sont rares, les vrais amis!

Étrange morale. Étrange amitié, infligeant à ses élus des émotions si
désagréables qu’on gagne--je trouve--à se nommer franchement ennemi...

Et quand je dis: émotions! Peut-être davantage: car je ne suis pas bien
sûr que la seconde variante de l’anecdote du mokaddème soit la plus
exacte, ni que ces moutons sauveurs n’aient point été inventés, de tous
membres et de toute laine, par le bienveillant Si-Kaddour. Il aura voulu
calmer mon impression trop dramatique. «Le mensonge est béni de Dieu,
quand il est dans un noble but.»

Là-dessus, chacun en Islam se croit juge, excellent juge; et chacun ment
de toutes ses forces et de toutes ses facultés. Ahmed trompe Mohammed,
qui trompe Messaoud, qui trompe Salem. Et tous s’unissent pour tromper
Bel-Kher. Et Bel-Kher, qui s’y résigne quand il s’agit d’amis, s’indigne
comme les autres d’être trompé par les supérieurs et par les chefs, mais
sans en être surpris. Car, s’il devenait chef à son tour, il tromperait
encore davantage; du moins le croit-il. Dans les doctes Hadits sacrés,
on cite aussi ce mot de reproche, comme venant de Mahomet: «L’Arabe,
père du mensonge.» C’est un père qui se glorifie d’une postérité
innombrable, opiniatrément vivace, et de très somptueuse venue. Ces
réflexions me poursuivaient tandis que près de moi l’on mentait
(toujours!)--mais protocolairement, avec lenteur, avec majesté.
Plusieurs esclaves en gandouras courtes venaient d’étendre sous les
portiques, devant mon fauteuil, le long tapis du Djebel-Amour. Et les
Djazerti eux-mêmes, comme de grands et gros lis candides, se tenaient
autour de moi, une main couvrant la place du cœur. La famille entière
était là, rendant hommage à cet infidèle qu’on avait résolument privé de
rôti le soir d’avant... Et les grands dignitaires de la zaouïa servaient
d’interprètes à ces «sincères» effusions.

--O Sidi, Nos Seigneurs rendent grâce au Ciel de te voir en bonne santé.
Loué soit Allah!

D’un écroulement doux, mesuré, uniforme, les souples vêtements de laine
se sont affaissés à la fois, pour une silencieuse visite. Rien ne bouge
plus. A peine çà et là, dans l’allée voisine, tombe une feuille de
figuier verte encore, afin de nous rappeler que tout passe, les bons
vouloirs et les mauvaises rancunes, les tendresses et les haines... et
qu’il ne faut en ce monde craindre personne, ni compter sur rien...

    Loué soit Allah!




XVIII


9 octobre.

Depuis que me revoici _persona grata_--mieux, _gratissima_--je reçois
visites sur visites. Même la masse des talebs (plus correctement au
pluriel _tolba_), même les fonctionnaires secondaires ont voulu me
présenter leurs respects. Et j’ai subi jusqu’aux politesses des trois
mokaddèmes, ceux qui l’autre jour apportèrent la lettre du grand
chériff. Or, j’ai pris tout récemment les mokaddèmes en horreur;
j’essayai d’éviter la corvée. Mais _ils_ sont arrivés, quasi dès
l’aurore, me relancer jusque dans ma chambre aux poutrelles vertes. Ils
sont restés longtemps, longtemps, de tasse de thé en tasse de thé, pour
tromper, je crois, leur ennui: car ils doivent s’ennuyer, étant
personnellement d’assez ennuyeux bonshommes...

--Ya Sidi, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad, aucun Roumi que nous
ayons vu ne peut t’être comparé! Daigne jeter tes yeux savants sur notre
_idjeza_!

L’_idjeza_, je l’ai déjà noté, je crois, c’est le diplôme mystique,
généralement en forme de lettre générale, de «pastorale» adressée par le
cheikh suprême aux fidèles _khouan_. C’est l’investiture du mokaddème,
sa force et sa puissance.

--Daigne jeter tes yeux savants sur notre idjeza!

Si-Kaddour venait justement d’entrer chez moi, avec ses lunettes. Il y
eut un échange, un assaut de louanges entre les mokaddèmes et lui. Puis
il réclama l’honneur de me lire ce parchemin, tiré d’un étui d’argent
doublé de cuir rouge. Les bords de la feuille étaient jaunis, voire
salis. Les majuscules peintes s’effaçaient. Rien n’y manquait de
l’aspect du plus vénérable grimoire--et cependant, d’après la date
musulmane--année 1317--il n’est pas bien vieux. Cela correspond à 1901
de notre comput.

Et j’écoutais le taleb déchiffrer cette prose dithyrambique,--éloges du
mokaddème, éloges de la confrérie, éloges du cheikh avant tout, du
Maître des Maîtres, du Pôle incomparable Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-
Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti--unique communication entre
le pouvoir d’en haut et les humbles âmes d’en bas. Car si beaucoup
viennent à la zaouïa pour contempler les traits du chériff, combien de
fidèles obscurs qui travaillent pour lui, qui se dépouillent de leurs
biens même, n’auront jamais de lui que les mots de cette circulaire,
épelés par le mokaddème aux réunions de fidèles lors des lointaines
tournées? Et ces pauvres gens baiseront ce parchemin--c’est pour cela
qu’il est si malpropre.--Ignorants, ils regarderont comme un petit
lambeau du ciel ce grimoire de plus en plus confus, et ce sceau de
Sid’Amar presque effacé...

--O Sidi Mokaddème, s’écrie mon vieux Si-Kaddour, le bonheur est
ineffable de porter aux _khouan_ la Parole des Saints, et de leur ouvrir
la Voie divine que le Sublime Sidi-Bou-Saad a tracée!

Tous, le taleb et les trois autres, roulent des yeux béats:

--Demeurer purs dans la Voie, et y progresser, tout est là. Le reste
n’est qu’un excrément de sauterelle!

--Par la Mecque et Médine, c’est vrai!

Mais ils songent tout à coup qu’ils se trouvent chez moi. Ils délaissent
la Voie. Ils m’aspergent de la rosée des éloges qui m’exaspèrent.

--Ya Sidi, ton esprit est vaste comme le ciel. Tu comprends les choses
avant qu’on ne les explique. Par Allah, tu es homme immense!

En tous cas, immense était mon désir de les mettre dehors...

                   *       *       *       *       *

Et dès qu’ils y furent (de bon gré toutefois), je partis à la promenade.
Mais je songeais encore à ces assommants mokaddèmes en passant devant
les noirs repaires de la huitième cour, vouée aux industries du métal, à
la sellerie,--à tout ce que nécessitent l’armement et la gloriole d’une
garde considérable et les besoins de pèlerins, bien plus nombreux, s’en
retournant si loin...

Et j’y songeais toujours, malgré moi, en arrivant près des pèlerins
mêmes, sur la place des Caravanes. La largeur de mon fauteuil, peu
idoine à celle des ruelles, m’oblige chaque jour à traverser ce grand
espace plein de chaude poussière, ouvert sur un de ses quatre côtés,--la
seule cour de la zaouïa qui ne paraisse point recueillie, ou
familialement gaie. Et cependant, ceux qui descendent là (généralement
des marchands enrichis) sont de pieux _khouan_. Ils comptent trouver aux
saints tombeaux la joie mystique absolue, c’est-à-dire l’Introuvable: et
l’attente de ce bonheur proche fait vibrer dans leurs regards une
suprême volupté d’espoir... soutenue par l’ivresse tout arabe, si belle
en somme, de donner et de se donner.

Mon taleb aime à s’attarder parmi ce flot sans cesse arrivant de bons
vouloirs, de croyances et de richesses. Il regarde approcher au pied de
la dune blonde, qui rosit sous le soleil, les files de chameaux égrenés
comme les perles d’un chapelet noir. Et c’est bien un chapelet de
cadeaux et de prières, d’hommages et de dévouements. Il est multiple; il
rayonne sur divers points. Il rattache au reste du monde ce Mozafrane
bâti dans les sables... Les biens matériels arrivent par lui. Et par lui
s’en retournent les biens spirituels: souvenirs d’extase, lettres pour
les chefs, mandements (_risala_) pour les fidèles qui ne purent
venir,--trésors nous paraissant duperie, et ne l’étant pas vraiment,
puisqu’ils versent dans des âmes frustes quelques gouttes d’eau
délicieuse, un idéal selon leurs goûts, le rêve des actions sanglantes
et la suprême illusion des Paradis entrevus.

Mes mokaddèmes de ce matin,--toujours, toujours eux!--s’agitaient à
travers la place des Caravanes. Ils étourdissaient de paroles certains
pèlerins de marque, qui sont déçus de ne point trouver ici le grand
chériff, le détenteur de la bénédiction, de la _baraka_ djazertique.

Le rôle de ces mokaddèmes est vraiment important--malgré mon mauvais
vouloir, je m’en rends compte. Leurs semblables, nombreux à travers le
monde musulman (et dont beaucoup sont fixés parmi les populations
groupées), jouent de surplus un rôle social,--principalement aux pays
_roumis_. Nous n’avons pas su voir cela chez nous... Nous avons enlevé à
nos _douars_, en Algérie, la justice selon le code arabe. Alors, chaque
fois qu’il le peut, notre indigène prend secrètement comme arbitre le
mokaddème de son «Ordre», non seulement dans les différends de justice
civile, mais dans une foule de cas criminels, inconnus de notre police.
Combien de fois un meurtre dénommé mort naturelle n’est-il pas ainsi
puni et réglé, en dehors de nous, par l’ancien tarif de la _dia_, les
cent chameaux pour la vie d’un homme, le prix du sang fixé au
Koran,--tarif qui d’ailleurs se hausse ou se baisse suivant les
fortunes, suivant les tribus...

Mais cependant, ma conviction de leur importance n’allait pas jusqu’à me
rendre sympathiques les trois messagers. Je préférai voir plus loin des
trafiquants qui faisaient halte, une caravane de commerce allant du
Caire à Tombouktou, et que protège pour l’instant une escorte de Touareg
aux sombres voiles... Ces honorables pirates, garants moyennant
redevance de la sécurité toute relative des marchandises et des
marchands, étaient allés prendre à Mourzouk ce gros convoi. Quinze cents
chameaux! Les bêtes, agenouillées, rugissaient leur singulier cri.
Plusieurs se relevaient, çà et là, d’une saccade, puis s’échappaient,
allongeant leurs grandes pattes au sabot spongieux, qui se pose
mollement sur le sol.

--Tu les entends jusque dans la plaine, Sidi! m’instruisait Barka. Et
les autres également, ceux pour montures. Il y a là de belles
marchandises! Le roi Salomon lui-même ne saurait les dénombrer.

Et Barka s’exaltait, hilare--à ce point qu’il poussait tout de travers
mon fauteuil. Le taleb, sous ses lunettes, surveillait d’un air dégoûté
les faits et gestes des hommes armés de lances, si bizarrement
hiératiques en leurs draperies de coton bleu noir.

--O Si-Kaddour!

--Plaît-il, Sidi? Que ta haute bonté m’excuse...

--Si-Kaddour, ces Touareg sont-ils donc Djazertïa? En voici là-bas qui
baisent l’épaule du grand Oukil.

Je criais cette question, heureux encore de pouvoir me faire comprendre
parmi le vacarme indicible des dromadaires, bêtes tapageuses s’il en
fut. Et Si-Kaddour aussi me cria sa réponse (négligemment, d’ailleurs,
puisque cette caravane-là n’était point d’offrandes pour la zaouïa).

--Les Touareg, Sidi, ces «gens du voile», se disent nos fidèles un jour
et non pas le lendemain, selon leurs intérêts ou leur caprice. Il arrive
que nous pouvons les employer, les jeter contre nos ennemis, puis à
d’autres périodes ils nous désobéissent et nous narguent. Famille de
Chitanes!... Ils ont été chrétiens autrefois, Sidi: mais ce devaient
être de bien mauvais chrétiens. Nos khalifes les firent sept fois
musulmans. Entre chaque conversion, ils redevenaient autre chose,
païens, idolâtres même. Parfois, aujourd’hui, ils s’en vont à la Mecque,
les misérables, ils affectent des mines croyantes; cependant--ma bouche
hésite à raconter ce sacrilège--ils se plaisent, Sidi, à souiller
d’excréments les saints souvenirs!...

Ici (hasard ou indignation?) les tonitruances des chameaux redoublèrent.
Si-Kaddour ne put ajouter qu’une petite phrase entre deux éclats:

--Les Touareg sont trop heureux, vois-tu, Sidi, de recevoir de nous le
cousscouss et le gîte, et de nous confier leur argent qu’ils reprendront
au retour, le sauvegardant ainsi des mauvais coups. Ils ont foi en notre
probité. Ah, ah, ah, ah!... Ces mécréants, malgré leurs attaques
fréquentes de nos troupeaux, daignent nous regarder comme probes, ah,
ah, ah ah!... comme incapables de nous rembourser nous-mêmes sur leurs
_douros_...

--Mais ils vous donnent la _ziara_, pourtant, taleb.

--Excuse, ô Sidi, si je ne puis qu’en rire. Une _ziara_ superbe!... du
millet sauvage!... un chameau galeux qui ne peut plus marcher! une lance
qui ne vibre pas, et dont ils ne savent que faire!... Belle ziara, ah,
ah, ah, ah!

La voix du vieux devenait rauque, et d’ironie et d’enrouement. J’ai
laissé ce brave homme retrouver ses mokaddèmes, se joindre là-bas, dans
les angles pieux, à leurs bons conseils, persuader aux gros pèlerins
(les vrais, les généreux) d’attendre à Mozafrane le retour de Sid’Amar-
ben-Mohammed-ben-el-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, le
grand chériff sublime et vénéré. Puis, grondant Bou-Haousse, gourmandant
Barka qui ne pouvaient se décider à tourner mon véhicule dans la
direction commandée, je suis rentré chez moi--pourquoi?--de très
mauvaise humeur.




XIX


12 octobre.

Je passe aux jardins mes journées et mes soirs,--et la paix des grands
palmiers jette son ombre piquetée d’or sur mes fébriles agitations.

--Ya Sidi, me propose Si-Kaddour d’un ton «pot-au-feu», veux-tu que nous
allions jusqu’aux champs de carottes et de fèves?

Alors mon fauteuil s’en va aux champs, vaille que vaille, cahin-caha. Ce
sont des champs d’espèce très particulière. D’abord ils sont dans
l’enceinte, entre les longues murailles basses aux capricieux méandres
que dominent çà et là de petites tours. Ensuite, ces champs sont des
potagers. Ils forment de larges terrasses, striées de rigoles sans
nombre menant partout la fécondante eau de l’Aïn-Selam. Du prosaïsme, en
vérité. Mais, au-dessus des raves ou des oignons, légumes bibliques, les
figuiers étendent leurs ramures, et les grands abricotiers, donneurs de
savoureux _mech-mech_... Et plus haut que ces arbres utiles, les
dattiers aux blonds régimes secouent l’orgueil de leurs panaches. Et la
vigne libre et superbe escalade les troncs, se jette de branches en
branches comme une belle courtisane folle, avide de caresses, jamais
rassasiée: si bien que ces champs enclos deviennent des parterres, eux
aussi, des coins verts, désordonnés, échevelés, mais d’une beauté
prenante et supérieure, dont la tristesse du Sahara rehausse la grâce et
dont les abeilles affairées bourdonnent les louanges devant le Seigneur.

Et je pense aux versets d’amour:

«Je suis venu dans mon jardin, ma sœur-épouse; j’ai cueilli les figues
sucrées et les grappes mûres; j’ai cueilli les plantes aromatiques; j’ai
mangé mes rayons de miel et mon miel...»

Cette comparaison du miel revient souvent dans les propos de causerie
musulmane. Et tout ce qui se rapporte aux abeilles prend un caractère
mystérieux, doux et sacré.

--O taleb, où sont cachées les ruches?

--Là-bas, Sidi. Mais les laborieuses s’irriteraient de ton approche;
elles auraient peur de toi, de ton fauteuil. Il faut les ménager, Sidi.
Le saint Prophète Mohammed lui-même s’écartait soigneusement du lieu de
leurs demeures... Elles ne connaissent que leur gardien.

Et justement il apparaissait au détour d’un rang de palmiers, le gardien
des abeilles--un paisible vieillard, à la barbe blanche, aux gestes
lents, dont la ceinture rose s’égayait de je ne sais quel air
anacréontique. Avec beaucoup de sagesse il m’expliqua des choses
merveilleuses sur les bourdons, et les princesses-abeilles, et les
sultans. Puis il me souhaita le bonheur et la paix.

--Il se nomme Ali-Bou-el-Aassel. C’est un de nos plus vieux esclaves, me
dit Si-Kaddour quand nous l’eûmes quitté.

Barka, devant moi, hochait la tête, admiratif. Mon effronté Bou-Haousse
approuvait aussi, d’un ton de respect qui me surprit.

--Oui, la prudence mène sa langue. Il a vécu. C’est un homme âgé; il
pourrait se souvenir du creusement de la mer...

Mais la conversation fut arrêtée. Nous rencontrions un autre personnage
encore, digne et majestueux, drapé dans trois beurnouss,--le Cheikh de
l’Eau. Sa mission consiste à régenter, à surveiller l’arrivée du flot,
son départagement, son judicieux emploi. Je n’ai pas assez répété
quelles jouissances m’a procurées, depuis bientôt deux mois, cette eau
murmurante. Elle me fut le long des nuits d’insomnie la plus fidèle
compagne, avec son gazouillement de cascatelle, son bavardage cristallin
qui pleurait, qui riait, qui fredonnait allègre, selon les caprices de
ma fièvre ou de mon rêve. Elle redoublait parfois soudain sa petite
clameur harmonieuse, quand justement le Cheikh de l’Eau, dont j’ignorais
l’existence, faisait ouvrir d’un coup de pioche une des digues qui la
retiennent plus haut. Et mon imagination, ingrate sans savoir envers ce
brave dignitaire, préférait croire à l’intervention surnaturelle du
«Créateur» même de cette eau, le grand Saint qui dort sous la koubba de
la mosquée, le Vénéré Bou-Saad-ed-Djazerti...

Et maintenant, dans la journée aussi j’aime à la voir près de ma
tonnelle passer limpide, vive et légère, parce que la pente est
sensible, et se hâter, se hâter, infatigablement, vers les besognes
nécessaires à la vie des fèves et des hommes... Et j’admire sans fausse
honte le miracle qui par elle fit cette somptueuse oasis, là où ne
régnaient que le sable, que les pierres et que la mort. Toute cette
étendue stérile autour de nous, si des ondes la pouvaient baigner,
serait également féconde. Et si, par contre, l’eau ne coulait plus à
Mozafrane, en peu de temps cette oasis verte redeviendrait le désert.

Eau bienfaisante--eau salutaire--eau des Paradis...

                   *       *       *       *       *

--Ya Sidi, vois ces jardiniers. Ce sont des Peuhls du Soudan, de la
tribu de Kanou, victimes des guerres. Tu les reconnais aux profondes
cicatrices de leur visage, marques faites par leurs mères barbares au
moment où chacun d’eux reçut la lumière du jour. On nous les a donnés
comme esclaves. Mais le grand chériff, notre Sublime Maître, pense les
affranchir un jour parce qu’ils sont fils de croyants et fils de nos
_khouan_ de là-bas.

Cet esclavage (même pour un travail aussi doux que l’arrosage facile,
pratiqué en deux minutes par quelques coups d’un outil dans les petits
remblais), cet esclavage ne vous semblera-t-il pas sauvage et féroce, ô
vous de France?

Je me rappelle mon indignation, lors de ma première venue au Sahara. Les
zaouïas de notre Sud français reçoivent toutes, de même, des Soudanais
parmi les présents de _ziara_. Elles les revendent, généralement du
reste à des bons maîtres. Que peut faire notre autorité, en un pays trop
différent du nôtre, où les serviteurs ne sont pas payés (ce qui les
rapproche singulièrement des esclaves) et où tellement familial est le
joug que les nègres eux-mêmes protestent contre les essais de
changement?...

Mais _ici_, pays indépendant, le trafic est libre; il s’exerce sur un
plus grand pied, jusque chez nous, et de la Tripolitaine au Maroc en
passant chez nous. L’oasis de Mozafrane, qui serait turque si les Turcs
avaient des organisations régulières n’est à personne qu’aux
Djazerti--et à Allah: le caractère sacré de la zaouïa empêcherait
d’ailleurs qu’on y contrôlât les agissements, pas plus que ses _trente
et une_ succursales parsemées dans les terres d’Islam. Cependant, je
crois pouvoir le penser (et Si-Kaddour le jure par la bénédiction de sa
tête!), cette chair d’ébène est traitée doucement; on la reçoit avec
cordialité: on la traite avec bonté; on ne la vend guère malgré elle,
soit aux pays d’Orient, soit au Maroc.

--Ya Sidi, je te l’ai dit voici longtemps et je te le redis: par le
tombeau de Sidi-Bou-Saad (Allah lui donne le bien éternel et le salut!),
ya Sidi, nos esclaves sont tous heureux!

Alors, me ramenant sous ma tonnelle, d’où j’apercevais les roses pâles
et les jasmins blancs et bleus, Si-Kaddour s’obstina longtemps aux
démonstrations de son axiome.

--Nous leur concédons, chaque fois qu’ils le méritent, le droit de se
racheter (_Ketaba_), et, naturellement, Sidi, ta suprême intelligence le
conçoit, ce droit entraîne l’autre droit d’avoir de l’argent et des
biens en propre. Nous conservons ici, de père en fils, ceux qui s’y
plaisent et nous sont attachés. Nous leur donnons des épouses, comme il
est prescrit au saint Koran: «Mariez ceux qui ne sont pas encore mariés,
vos serviteurs probes à vos servantes: s’ils sont pauvres, Allah les
enrichira de sa grâce, car il est indulgent et miséricordieux»... Oui,
Sidi, nous les marions, et non pas pauvrement, mais convenablement, car
Dieu a dit aussi: «Donnez à vos esclaves quelque peu de ces biens que je
vous ai accordés.» Nous célébrons leurs unions par des réjouissances et
des repas, où les mets de choix sont servis en profusion. Barka pourra
même te raconter ce qui lui est advenu lors de ses troisièmes noces,
Sidi...

Un rire général parcourut les auditeurs (dont le nombre s’augmentait peu
à peu selon l’usage).

Évidemment Barka, par abus des bons ragoûts et des rôtis succulents,
avait dû montrer cette «ivresse des viandes», si curieuse, et dont les
effets cérébraux ressemblent à ceux de l’ivresse bachique, avec plus
d’exaltation.

--Ya Sidi Taleb! protestait le négro, par la sainteté de Sidi-Bou-Saad,
ne parle plus de cette histoire! Ya Sidi Taleb, la justice soit avec
toi! Ce n’était pas ma faute. Quand le ventre se sent rassasié, il dit à
la tête: «Chante!»...

Je ris à mon tour, et Barka finit par s’esclaffer. Mais Si-Kaddour
jugeait l’intermède suffisant. Il reprit:

--Nous leur donnons aussi d’autres fêtes, Sidi, que celles de leurs
noces. Il y avait à Mozafrane l’une de ces fêtes, justement, le soir de
ton arrivée (dont le Tout-Puissant soit remercié pendant des années
nombreuses!). Tu as vu, n’est-ce pas, Sidi, et depuis tu as revu le luxe
des serviteurs qui te souhaitèrent la bienvenue? Loué soit Allah! La
zaouïa des Djazerti suit les conseils du saint Prophète: «Nourrissez
votre esclave de votre nourriture, habillez-le de votre vêtement!»

Ici, le taleb fit une pause, car d’autres curieux survenaient encore, de
nouveaux beurnouss, et des voiles flottants de négresses. Un peu de
public ne le dérange évidemment pas, l’excellent Si-Kaddour.

--Le saint Prophète, ô Sidi, s’était beaucoup préoccupé de cette
question (Dieu lui accorde le salut le plus complet, à sa famille et à
tous les siens!). L’ange Djébril lui avait révélé: «Ne forcez pas vos
servantes à se prostituer pour vous procurer les biens passagers de ce
monde, si elles désirent garder leur pudicité.» Et lui-même
recommandait: «Pardonne à ton esclave, non pas sept fois, mais
septante-sept fois par jour.»--«Ne dis jamais: mon esclave, car nous
sommes tous esclaves d’Allah. Dis: mon serviteur ou ma servante.»--Et le
docte Sidi-Khelil nous recommande la même chose, et de nous lever la
nuit plutôt que de déranger l’esclave qui dort... Du reste, Sidi, tu
peux le constater: sauf pour des explications à ta noble et louable
curiosité, je ne donne jamais le nom d’esclave à aucun de ceux-là, ni au
gardien des abeilles, ni au cheikh de l’eau qui n’est point encore
affranchi, ni à Djouba que voilà, grand chasseur devant Allah et le
Prophète, et _chaouch_ du grand oukil... Et je le donne encore moins à
celles-ci. Le salut sur vous, ô mes filles!...

--Le salut sur toi, Sidi Taleb!

--Comment vas-tu? Comment vas-tu?

--Bien. Loué soit Allah! Et toi?

--Bien. Et vous?

--Bien...

--Bien...

--Bien...

                   *       *       *       *       *

Zouïna, seconde épouse de Barka, se trouvait parmi ces femmes avec les
petits enfants roses, accompagnés ce soir d’un autre jeune garçon de six
ou sept ans, au teint pâle et mat, très clair également...

--Ya Sidi Taleb, fit Zouïna, c’est moi qui les promène aujourd’hui comme
ces jours derniers, parce qu’Amar, leur nègre, ne se guérit pas. Il
paraît bien malade, Sidi!

Si-Kaddour écoutait, ordonnait des remèdes empiriques, compatissant et
attentif. Je l’aime ainsi quand il parle d’abondance, étant privé de ses
bouquins. Il a l’air d’un savant modeste, d’un vieux médecin de campagne
qui serait curé--et par le fait ma comparaison (en dépit du beurnouss
blanc et de la corde de chameau) n’est pas stupide autant qu’elle en a
l’air. La religion musulmane ne connaît d’autres «officiants» que ces
_tolbas_ ou _eulémas_, élevés peu à peu aux hiérarchies du culte, comme
des fonctionnaires, mais sans qu’aucun sacrement vienne marquer de son
sceau leur acquis théologique. Celui qui sait prier conduit la prière.
Celui qui se croit vertueux professe la vertu. Et cependant, nulle race
ne sent davantage le besoin du prêtre tel que nous le concevons... D’où,
selon moi (à côté d’autres motifs), l’élan perpétuel du croyant vers
tout ce que le miracle ou le charlatanisme nimbe d’une auréole sacrée,
d’un caractère super-humain: fakirs, derviches, marabouts, grands
chériffs...

Mais voilà bien des digressions, et Si-Kaddour déteint sur moi... En ce
moment, il disait à Zouïna:

--Qu’Amar prenne patience, ô ma fille. Lorsqu’un homme est malade plus
de trois jours, ses péchés lui sont remis. Dieu ordonne à l’ange de
gauche: «Cesse d’inscrire ses mauvaises actions», et à l’ange de droite:
«Inscris ses bonnes actions plus belles qu’elles ne sont»...

Puis, attirant les petits enfants entre ses genoux vénérables, il
s’enquit de leur sagesse; mais les rapports, hélas, hélas, accusaient de
la désobéissance envers Zouïna, trop faible, et de la dissipation.

--Ya Sidi Taleb, Kérah la petite a griffé Mesroud, et Taïeb a touché aux
fleurs des jardins. Il a cueilli une grappe de _sem-sem_, du poison! Ta
servante lui répète, Sidi, qu’un djinn le prendra s’il recommence, et le
coupera en morceaux, ou l’emportera mourir de faim et de soif au Désert!

Taïeb baissait le cou, cachait ses mains dans les plis de sa gandoura de
soie verte, brochée d’argent. Il écoutait la semonce, pas bien
cruelle--car envers la petite enfance arabe, si chérie que le sentiment
de tendresse va parfois jusqu’aux vices odieux, les punitions se font
aimables, bénévoles.

--O Taïeb, ô mon fils très beau! Ne sais-tu pas qu’il faut ne toucher à
rien, et craindre le courroux d’Allah qui ne dort ni ne rêve? Ne sais-tu
pas qu’il surveille tout? Écoute la sourate du saint Koran, écoute:
«Dieu connaît les méchants. Il a les clefs des choses même cachées, lui
seul les garde. Il n’y a pas un seul grain dans les ténèbres de la
terre, ni au soleil un brin vert ou desséché qui ne soit écrit dans le
Livre Évident.»

L’autre garçon écoutait aussi, l’air candide et narquois ensemble, tout
fier en une robe violette d’où passait un vêtement de dessous bleu ciel.
Et vraiment ils étaient jolis, ces mioches, intéressants--y compris la
trop jeune Kérah, la dorée. Ils avaient des bouches dédaigneuses, et des
yeux de lumière et de velours. Ils semblaient des anges. Jamais je
n’aurais pu croire, si je n’en avais eu l’intense souvenir, que ce petit
Taïeb, l’autre jour, se transfigurait de joie quand on parlait des
Khouan sacrifiés pour sauver le Maître. Jamais je n’aurais pu croire
qu’un rêve cruel dormît derrière ces prunelles innocentes, et
s’éveillerait un jour pour cueillir des vies humaines, avec la même
désinvolture que ce soir des fleurs de _sem-sem_... L’air était si
berceur, l’heure si ingénue... L’apaisement régnait sans partage sous ma
tonnelle et dans les jardins...

--Ya Sidi, m’expliquait le taleb; ce beau Taïeb et Kérah la petite sont
à Si-Ahmed-ould-Djazerti, celui qui t’a souhaité la bienvenue, Sidi, le
propre neveu de notre grand chériff (que Dieu veuille nous le ramener
bientôt et en bonne santé!). Et cet autre, Mesroud, est le fils du
khalifah, de famille très noble. Ce sont de précieux bijoux parmi
beaucoup de bonnes pierres--parmi le grouillement d’enfants dont est
bénie la zaouïa!

Et comme Taïeb (ben-Ahmed-ould-Djazerti) venait de trouver une
sauterelle, d’une nuance pareille à la gandoura verte qui marquait sa
ligne sainte et sa descendance du Prophète, Si-Kaddour discourut encore,
alternant avec l’esclave Djouba, «grand chasseur devant Allah». Et le
vieux théologien, et la brute à l’œil farouche rassemblaient ainsi leurs
bons efforts, pour instruire et pour amuser ces petits enfants...

--Ya Taïeb! ya Mesroud! ya Kérah! Voyez le petit soldat portant la
couleur sacrée! Il est seul, en reconnaissance. Car la saison n’est pas
où les sauterelles arrivent par troupes, soit pour dévorer et punir,
chez ceux qui cultivent, soit pour nourrir et récompenser, chez ceux qui
n’ont que leurs chameaux et leurs tentes, et font d’elles un aliment
succulent...

--Ya Taïeb! ya Mesroud! Un jour un parent du Prophète lui présenta l’une
de ces sauterelles, et lui demanda quels mots formaient les fines
arabesques dans la gaze de ses ailes, voyez, ici. Et le Prophète lut
distinctement: «La illah ill’ Allah! Nous sommes les armées du Dieu
Unique. Nous pondons chacune quatre-vingt-dix-neuf œufs. Et nous sommes
si innombrables que, si nous en pondions cent, nous dévasterions
l’univers entier.» Alors Notre-Seigneur Mohammed, effrayé de ce qu’il
avait lu, s’écria: «O Seigneur des mondes, liez-leur la bouche pour
préserver de leurs dents la nourriture des musulmans!» Et, depuis, ces
simples paroles écrites sur un papier, et jetées ensuite dans les
cultures, suffisent à les protéger de la morsure des sauterelles...

Taïeb battait des mains; il riait. Il riait comme il avait ri en pensant
au sang de délices, au sang vermeil, fumant et frais qui faisait
glou-glou, tombant d’une terrasse aux murs clos. Et la sauterelle
s’envolait, sautait--ffffrrr--et les cris joyeux des enfants signalaient
ses escapades.

--Est-il véritable, Sidi Taleb, que les sauterelles disparaîtront quand
le Maître de l’Heure viendra?

Cette demande provenait de Bou-Haousse, toujours prêt à s’introduire
sans qu’on l’en prie dans n’importe quelle conversation.

--C’est véritable, ô mon fils. La sauterelle a été créée avec le reste
du limon qui servit à créer l’homme. Elle disparaîtra donc un peu avant
l’homme, et ce sera l’un des signes... Alors les temps seront proches...
Il y aura d’autres signes encore. Les mules seront fécondes. Les brebis
enfanteront des œufs. On verra des gens défunts se promener sur des
chevaux pâles, et en une seule nuit les fils des hommes grandiront de
quinze coudées. Oh! oui, par Allah Puissant, alors les temps seront
proches...

Ils avaient tous blêmi de façon surprenante. Mais leurs yeux
étincelaient, comme d’une ardeur de néant. Et les deux petits garçons,
serrant en leurs doigts la sauterelle, écoutaient ce mot de _Maître de
l’Heure_ par quoi le monde d’Islam a sans cesse un battement de cœur:
c’est l’espoir de la destruction qui l’empêche de s’enlizer dans
l’abandon de toute chose... Et à mon tour je m’informai, intéressé par
cette question--cette question qui nous a valu jadis en Algérie les
guerres de Mohammed-ben-Abdallah, et les insurrections de 1870, de 1881,
sans compter de moins anciens troubles.

--Dis-moi, taleb? Le Maître de l’Heure ne doit-il pas précéder de
quelques années le Jour de la Rétribution, du suprême Jugement?

La pâleur de Si-Kaddour s’anima d’un peu de rouge brique et ses lèvres
s’agitèrent pour me complimenter, comme il sied:

--Ya Sidi! par la bénédiction de Celui qui t’a donné tant de mérites, la
science est avec toi! Oui, Sidi, l’Heure, c’est le dernier Jugement; et
le Maître qui viendra, ce sera le Mahdi, le Messie, le Victorieux qui
purifiera la terre de ce qui ne sera pas croyant, avant qu’elle ne
retourne en poudre. Il aura à soutenir ensuite la lutte avec le Deddjal,
un démon fait homme, que vous autres Roumis appelez l’Antéchrist... Et
il soumettra également la «Bête», la terrible Bête qui doit sortir d’une
mosquée, et qui tiendra, pour les formes extérieures, du taureau, de
l’éléphant, du lion, du cerf et de l’autruche. Et cette bête formidable
aura septante-sept coudées de long... Le Maître de l’Heure subjuguera le
monstre, Sidi. Il lui donnera à porter le bâton de Moïse et le sceau de
Salomon. Et ceux qui seront touchés du bâton resplendiront soudain de
blancheur. Et ceux qui recevront l’empreinte du sceau auront le visage
tout de charbon... Une voix leur criera de l’abîme: «Réprouvés!
Réprouvés!»...

Un frisson parcourut encore les êtres simples et violents dont
s’entourait mon fauteuil.--Un vol noir des sansonnets de l’oasis passa,
dans un grand bruit d’ailes imitant le cliquetis de la grêle. Et tous
regardaient le présage, sans remuer, sans parler.

--Le Maître de l’Heure, reprit lentement Si-Kaddour, sera issu d’une
famille sainte. Mais nul ne sait quand l’Heure viendra...

Les yeux hagards, les yeux illuminés du taleb et de ses disciples la
voyaient, _l’Heure_. Plus loin que les sables arides, plus loin que les
monts lointains, ils voyaient la Dévastation menée par leur chef et leur
cheikh, par le descendant de l’Illustre, par le détenteur de la
_baraka_ divine, de l’intercession, de l’étincelle et de la
compétence--Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-
Saad-ed-Djazerti.

Cependant la fraîcheur tombait sur la terre et sur nous, dans le jardin
tranquille.

Et les fleurs embaumaient, et les palmiers se chuchotaient des
tendresses, et les petits enfants riaient de nouveau parce que
l’histoire était achevée, et que la sauterelle recommençait à bondir
parmi la suavité du soir enchanteur...




XX


14 octobre.

Autre température; autre cloche, autre son.

--Ya Sidi, s’enquiert le taleb, ton âme paraît lourde. Ta jambe te
fait-elle donc mal? Ou moi, ton serviteur, t’ai-je déplu par quelque
parole indigne d’un ami?

Pauvre Si-Kaddour...

Il devrait bien le savoir (surtout par l’observation de ses
coreligionnaires): l’humeur de l’homme change plus vite que la direction
du vent. Et précisément, le vent joue son rôle dans mon actuel
marasme... La tempête souffle au Désert depuis ce matin, le _simoum_ ou
_chéhili_ que nous prédisaient les sansonnets par leur vol baissé. Elle
souffle, en l’horreur sans limites du Sahara blême. Elle se déchaîne,
froide, rageuse, sauvage, dominatrice. Le sable tourbillonne, «fume»
au-dessus des dunes, cingle comme une pluie sèche le feuillage des
palmiers ployés en deux sous l’ouragan... Une désolation vraiment, ce
nuage de grès effrité qui ne connaît point d’obstacles, qui se glisse
jusqu’au fond des appartements les mieux clos.

Personne aujourd’hui ne passe en vue de ma fenêtre; tous les habitants
de la zaouïa se cachent, se blottissent, se terrent comme des chacals
ayant pris peur. Il faut le dévouement de Si-Kaddour pour braver à cause
de moi cet enfer lugubre et lamentable.

--Ya Sidi, tu es au-dessus de ma tête et de mes yeux! Ta joie, c’est ma
joie. Aussi mon humble moi te supplie de surmonter ton irritation, et de
ne pas rester fixé dans le premier degré de l’esprit.

J’accordai la faveur d’une réplique à Si-Kaddour.

--Que signifie, ô taleb, ce premier degré de l’esprit? Serait-ce le bas
de l’échelle qui monte vers l’extase?

Si-Kaddour sourit dans sa barbe, heureux d’avoir à ratiociner.

--Ya Sidi, excuse la liberté de mes lèvres qui vont te contredire.
Peut-être d’ailleurs ta haute science veut-elle simplement m’éprouver.
Les sept degrés de l’esprit, Sidi, ne mènent point par eux-mêmes à
l’extase, car l’esprit est l’ennemi de l’extase. Celle-ci nous vient
seulement de l’âme immortelle, du cœur corporel et de cette fibre
mystérieuse nommée _nefs_, qui n’est, comme tu sais, ni du corps ni de
l’âme... Non, l’esprit ne nous mène point à l’anéantissement en Dieu. Il
s’y oppose même. Et c’est, tu le conçois, Sidi, pour qu’il cesse de s’y
opposer qu’on se trouve obligé de lutter avec lui, de l’assouplir, de
diminuer ses interventions jusqu’à ce qu’il se tienne coi, devenu
désormais pure modestie et pure sagesse. Veux-tu connaître, Sidi, les
phases qu’il traverse alors?

Je n’y tenais pas essentiellement. Pourtant je préférai la voix de
Si-Kaddour aux clameurs de la bourrasque.

--Les sept degrés de l’esprit, ô Sidi, sont tels que les a fixés
l’illustre Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu augmente sa félicité!):

1º L’esprit enclin à la révolte;

2º L’esprit blâmant;

3º L’esprit inspirateur, et qui cherche;

4º L’esprit calmé;

5º L’esprit satisfait;

6º L’esprit satisfaisant;

7º L’esprit perfectionné. Et chacun de ces esprits, Sidi, nous est
clairement indiqué par la couleur qu’il évoque en nous...

J’avais bien ouï parler, à Paris, de la couleur des voyelles découverte
par Arthur Rimbaud, mais jamais de la couleur de l’esprit.

--Ya Sidi, par la Mecque et Médine, l’esprit enclin à la révolte éveille
la sensation d’une lumière rouge. L’esprit blâmant et jaloux voit jaune.
L’esprit qui inspire voit bleu. Et, de degré en degré, la lueur est
blanche, verte, grise, jusqu’à l’esprit perfectionné, lequel n’a plus,
comme ta connaissance extraordinaire le devine, aucune préférence. Ce
désirable esprit voit successivement les sept couleurs de
l’arc-en-ciel...

Et comme je ne puis m’empêcher de rire, Si-Kaddour gémit:

--O Sidi, Sidi! ne crains-tu pas d’être à la fois dans le premier et le
second degré de l’esprit? Si tu étais musulman. Sidi, je t’engagerais à
prononcer cent mille fois le nom d’Allah et soixante-dix mille fois le
nom de ses vertus magnifiques. O Sidi! ô Sidi!! ô Sidi!!!

Il faisait ainsi concurrence aux plaintes aiguës de la tempête. C’était
beaucoup; c’était trop.

Je m’en débarrassai sous le prétexte d’écrire. Mais le sable poudre mes
pages, et les nuées parcourant le ciel m’empêchent de distinguer mes
mots. Au propre et au figuré je vois gris, bien que je n’aie pas
l’esprit satisfaisant--ni satisfait.




XXI


17 octobre.

Bon! Maintenant, après le vent, la pluie diluvienne, saharienne, qui va
gâter ma tonnelle et raviner les jardins--sans compter le dommage causé
aux dattes mûres.

De plus en plus je vois gris, très gris--très noir, même. Je me suis
donné ici, de cet état, des raisons stupides. Et la vraie raison, je
l’ai tue. Et son poids m’étouffe... Je ne puis plus... Je songe trop que
ma cheville, dans cinq ou six jours, sortira de sa gaine, peut-être
guérie... peut-être estropiée. Angoisse qui me jette à des crises
douloureuses, des transes, des affres dont j’évitai jusqu’ici de sonder
la tristesse... Mais le temps désespérant pénètre au fond de mon
vouloir. Comme aux mauvais premiers jours de fièvre, je me sens tel une
épave, une pauvre épave compromise, abandonnée des hommes...

Boiteux, béquillard--la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue...

C’est donc bientôt la loterie de mon espérance, de ma future existence,
de ma part de bonheur humain. J’ai peur, anxieusement peur de
«savoir»--et, dans cinq ou six jours, je «saurai».




XXII


19 octobre.

Aujourd’hui, pluie disparue, temps magnifique. De plus, un cadeau que
m’envoie par intermédiaire, pour me distraire, le grand Saint Bou-Saad;
bon prétexte à mettre nerveusement du pâle noir d’encre tournée sur le
blanc jauni de ce papier--véritable hollande, s’il vous plaît, apporté
sans doute jadis avec la boîte de plumes d’acier par un pèlerin qui me
prévoyait.

Si-Kaddour m’a déniché cette merveille dans le désordre épique des
longues chambres-magasins où Babylone et ses profusions prennent un faux
air de «décrochez-moi-ça».

Mais quel «décrochez-moi-ça» propice aux charmantes surprises! L’autre
jour, y étant entré avec mon fauteuil, ni l’un ni l’autre n’en voulions
plus sortir...

Je faisais l’inventaire:

Un coffret de marqueterie, signé Gallé et qui doit provenir de la
dernière exposition parisienne, mis en relief par le voisinage d’un
atroce «réveil» nickelé, à musique!--airs: _la Paimpolaise_ et _la
Mascotte_, galop.--De très curieuses statuettes, faïences italiennes.
Des lances de chefs Touareg. Une garniture en cuir tressé, envoyée du
Turkestan pour recouvrir le tombeau de Sidi-Bou-Saad. Du mauvais calicot
en pièces. Des saphirs et des topazes. Une pendule Empire monumentale où
le char du Soleil, mené par un Apollon d’or, couronne le sommet d’un
temple d’albâtre. Des bottes hongroises. De la bougie. Des panaches
d’autruche. Du benjoin. La Bible en anglais. Une défense d’ivoire brut.
Deux grands flambeaux persans, en argent martelé (XVIe siècle, me
semble-t-il), avec des animaux fantastiques, des cerfs qui ne sont pas
des cerfs, et plusieurs griffons à têtes de lion, à vague tournure de
chameau--tous ces monstres, entrelacés par des arabesques anciennes, si
souples, si ingénieuses, inimitables. Je l’avoue, ils m’ont fait
commettre un péché d’envie, ces flambeaux; envie que j’ai dissimulée,
pour ne pas me les faire offrir.

Mais revenons à l’heure plus proche, à ce matin, quand Si-Kaddour
m’incita, d’une parole joyeuse, à quelque peu de promenade.

--Ya Sidi, le vent s’est calmé, le ciel a lavé les impuretés de la
terre. Que ta sagesse me pardonne si je lui donne un conseil, Sidi...

Les allées des jardins ne semblaient guère abordables; nous nous sommes
résignés à circuler le long des cours et des places, dont quelques-unes
en pente sèchent déjà--et sous les galeries. Les _askers_ de garde,
signalant notre approche, se levaient ensemble, d’un mouvement rapide,
mais aussi rythmé que celui de la famille chérifienne lorsqu’elle me
quitte avec un adieu. Et c’étaient des salutations, au vrai sens
étymologique du mot:

--_Selam alek! Selam alikoum!_ Que le salut soit avec toi! avec vous!

Ceux qui parlent au pluriel, fût-ce en s’adressant à moi seul, sont les
plus pieux--car ils donnent ainsi le _Selam_ pour moi et pour mon ange
gardien, lequel marche près de mon fauteuil, bien qu’invisible,
accompagnant Si-Kaddour et l’ange gardien de Si-Kaddour. Même les Roumis
ne manquent point de ce compagnon sacré. C’est une récompense d’Allah,
parce qu’ils croient à trois des Livres saints.

--... Et ces Livres venus du Ciel, tu le sais, sont quatre en tout,
Sidi...

Ah! ne le laissons pas recommencer ses sempiternelles explications sur
les quatre livres, le Thourat de Moïse, le Zabour du roi David, l’Endjil
et le Koran!... ni sur les Hadits du Prophète, ni sur la Souna, ni sur
les Commentaires, ni sur les gloses du docte Sidi-Khelil!... ni sur
les écrits admirables du Vénéré Pôle du Monde, du Saint
Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti!

--Dis-moi, taleb, qu’est-ce que ce tapage?

Une troupe bruyante s’avançait,--et c’est tellement rare, le bruit pour
le bruit, dans cette zaouïa religieuse... Des cris rythmés s’élevèrent,
presque un chant:

--_Hadou-ha! Hadou-ha! Hadou-ha!_

Le bon taleb se prit à rire.

--Ya Sidi, ce sont des écoliers. Lorsque l’un d’eux manque la classe
sans quelque raisonnable excuse, on envoie les autres le chercher. Ces
enfants ont vraiment le flair du renard et la vitesse du lévrier, Sidi.
Ils trouvent le coupable, le lient d’une corde et le rapportent sur
leurs épaules en criant sa honte, comme tu vois.

Je voyais en effet. Les garçons, dont la curiosité recommence à
m’importuner depuis que «les choses» ont changé, ne m’apercevaient même
point ce matin, perdus dans leur ardeur de triomphe. Ils étaient pour
dix minutes l’incarnation du droit répressif, de la Justice. Ils étaient
(volupté très arabe) une parcelle de l’autorité.

--_Hadou-ha! Hadou-ha! Hadou-ha!_

Le jeune prisonnier, les yeux luisants comme des charbons, n’essayait
pas une lutte impossible. Il se disait, lui aussi: _Mektoub!_ Et son
indifférence sournoise se résignait au proche châtiment.

--Mais que va-t-on lui faire, ô taleb?

--Je ne saurais te l’affirmer exactement, Sidi. Excuse-moi. La peine
varie. Tantôt on _leur_ donne quelques coups de bâton sur les pieds, et
tantôt on leur jette du piment dans les yeux. Ce dernier moyen, par
Allah, est une punition très salutaire!

Je protestai contre cette barbarie. Du piment dans les yeux! Brutalité
abominable! Mais Si-Kaddour ne m’écoutait plus, malgré toute sa
politesse. Arrêté soudain, sur son épaule il «cueillait» un tout petit
papillon bleu, ponctué de blanc, qui s’était empêtré les pattes aux fils
broussailleux de son beurnouss.

--Ya Sidi! regarde! La frêle créature du Seigneur me présage une
nouvelle prochaine. Oui, dès avant ce soir, _inch’ Allah_, j’apprendrai
de l’inconnu. Oui, par la bénédiction de Sidi-Bou-Saad!

Et ses vieux doigts ridés s’ouvrirent, et délicatement son souffle
renvoya dans l’air chauffé le petit papillon bleu--dans l’air voluptueux
et fiévreux qui nous venait par bouffées du grand Sahara mouillé de
pluie... Puis il reprit, changeant de ton le plus naturellement du
monde:

--Pourquoi, ô Sidi, voudrais-tu que nous ne punissions pas ces élèves?
Ils ont passé l’âge enfantin des douceurs, des caresses et de la
famille. Ils vont entrer dans la vie, plus cruelle et plus douloureuse
que le piment dans les yeux. O Sidi, la vérité est avec toi: complète-la
en reconnaissant la nécessité de l’obéissance et l’utilité de la
souffrance... Par ta tête chérie! La douleur du corps mène à la joie de
l’âme. C’est par elle, Sidi, que le _moumine_ devient _meslime_...

Comment traduire ce cliquetis de mots étrangers? _Moumine_, c’est le
croyant. _Meslime_, c’est le musulman, le résigné à la volonté du
Tout-Puissant.

--D’ailleurs, ô Sidi (continuait Si-Kaddour), j’en ai reçu, moi qui te
parles, du piment dans les yeux. On se roule d’abord de brûlure, ce qui
inspire pour l’avenir une sage crainte de désobéir. Mais ensuite l’œil
se rafraîchit. Il est net, propre, purifié: la vue percerait les
murailles... Ah! Sidi, c’est un bel âge, celui où l’on peut recevoir
sans honte du piment dans les yeux!

Justement nous arrivions devant une autre école, d’élèves un peu plus
âgés. Si-Kaddour s’interrompit, fit ouvrir devant nous la porte:

--Ya Sidi, que ta bonté le constate: ici règnent la paix et la
tranquillité!

Une tranquillité relative, fort nasillarde. Les écoliers de quatorze à
quinze ans, accroupis sur des nattes, psalmodiaient une très difficile
sourate du Koran, tandis que le maître, gros taleb à la bouche en moue,
marquait la mesure et de sa baguette tapait çà et là sur l’épaisse
coiffure de ceux n’allant pas en chœur.

  SOURATE XCVII.--EL KADR.

  Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux.

  Nous avons fait descendre le Koran sur terre dans la nuit d’El-Kadr.

  Qui te fera connaître ce que c’est que la nuit d’El-Kadr?

  La nuit d’El-Kadr vaut plus que mille mois.

  A cette nuit les anges et l’Esprit descendent dans le monde pour
  régler toutes choses.

  La paix accompagne cette nuit jusqu’au lever de l’aurore...

--Ya Sidi, commenta Si-Kaddour, c’est la nuit des arrêts immuables. Les
événements de toute l’année sont fixés par les anges durant ces heures
redoutables et bénies!

Il était plein d’enthousiasme.

--O Sidi, quand je traverse cette cour, je sens revivre ma jeunesse. Ici
j’ai étudié. Et là, un peu plus loin, j’ai prié, tlemid de vingt ans,
ardent et modeste comme ces jeunes gens que tu as vus souvent défiler,
qui poursuivent leurs études et deviennent de savants _tolbas_, et qui
porteront les bonnes gloses dans toutes nos zaouïas lointaines. Ya Sidi!
la science est belle quand on la reçoit d’un cœur humble et pieux. C’est
la récompense des purs. Il n’y faut pas d’ambitions trop fortes. Le
proverbe nous le dit: «Travaille pour ton honneur jusqu’à ce qu’il soit
réputé; et quand il est réputé, dors et reste tranquille.»

Brave Si-Kaddour, vieille candeur convaincue... qui n’a jamais, jamais
bien compris quelles haines inextinguibles se répandent à travers le
monde en même temps que les bonnes gloses et que les commentaires
«humbles et pieux».

--Ya Sidi, je me souviens qu’un jour de ce temps-là, alors que le grand
chériff, père de Sid’Amar (Dieu augmente le salut de l’un et la
réputation de l’autre!), nous exposait les doctrines du Vénéré
Sidi-Bou-Saad, j’éprouvai une émotion telle que je dus quitter la salle
et m’en aller dans les jardins, où j’errai durant de longues heures,
comme soulevé du sol par un ravissement presque inexprimable... Ya Sidi!
Ya Sidi!!... Et ce sont là des joies ineffables... Je te les
souhaiterais, Sidi, parce que je t’aime. Rien que pour cela, oui, je
souhaiterais te voir _meslim_... Que mes femmes me soient défendues si
je mens!!

Cette phrase, prise en soi, n’avait rien d’extraordinaire, car il est
peu d’Arabes ne l’employant pas sept fois par jour. Pourtant (à portée
du moins de mes oreilles), jamais Si-Kaddour ne l’a prononcée. Jamais...

Ses femmes? Quelles femmes? Était-ce là un tour oratoire? Lui, mon vieux
taleb, mon vieil ascète, marié?

Marié??...

Les points d’interrogation de ma surprise paraissaient bien aussi
violents que les points d’exclamation coutumiers à l’incriminé. J’en
voulais à Si-Kaddour de m’avoir trompé--j’appelais ainsi sa réserve--sur
un point capital de sa vie. Marié!

Il parut s’amuser beaucoup de ma stupéfaction _roumie_.

--Ya Sidi, par la bénédiction de ta tête, je te prie d’observer une
chose: je dois l’exemple de la pureté à tous nos élèves, à tous nos
disciples, à tous nos serviteurs. Par conséquent, ô Sidi, _je ne pouvais
donc pas ne pas être marié_.

Il me développa sa thèse devant le Désert vaste et grave. Et il était
heureux d’un si beau motif de disserter.

--Le mariage, ô Sidi, nous le nommons «l’indispensable» et «le
salutaire». Dès qu’un homme prend femme, le chitane pleure; et quand les
diables d’enfer lui demandent: «Qu’as-tu donc, maître?»--il leur répond:
«Un fils d’Adam vient de m’échapper!»

Si-Kaddour s’interrompit pour rire, parce que je riais.

--Ya Sidi, tu t’égaies. Ta sagesse sait qu’en effet le mortel n’échappe
pas toujours. Mais les vertueux ont du moins une raison de résister.
Nous préconisons aux chameliers, aux soldats, aux marchands ce bon
moyen: avoir une femme légitime dans chacun des divers endroits où les
mènent leurs parcours. C’est pourquoi ton guide Bou-Haousse, par
exemple, sur le conseil de nos tolbas, s’est marié à Mozafrane sans
vouloir que tu le saches--parce qu’il craignait ta moquerie. Mais il ne
faut pas railler les efforts du côté de la chasteté...

                   *       *       *       *       *

Soudain, les paroles s’arrêtèrent dans la gorge de l’excellent homme: il
apercevait, s’avançant vers nous suivi d’auxiliaires, un exquis sourire
aux lèvres, son «ennemi» Si-Hassan-ben-Ali! Et ce furent toutefois des
souhaits échangés, des compliments à perte d’haleine, comme il convient,
pendant cinq minutes au moins.

--Ya Sidi, roucoulait le beau khodjah de sa voix câline, enveloppante,
ya Sidi, je bénis Allah qui t’a rougi le visage et redonné ce bien: la
santé. Ta jambe cassée sera ces jours prochains, si Dieu permet, plus
forte et plus excellente que l’autre. Et nous sentirons en nos cœurs la
douleur de te perdre, tandis que toi, Sidi, tu triompheras par ton
élégante désinvolture devant les jolies femmes de ton pays...

Si-Hassan-ben-Ali, le Rusé, est trop fin pour n’avoir pas constaté tout
de suite que ce sujet me déplaisait. Aussi, sans s’interrompre, plein de
cette désinvolture et de cette élégance qu’il m’attribue, fit-il dévier
la conversation sur les caravanes, puis sur les chevaux, la chasse, les
animaux domestiques...

Je vais devenir, je crois, l’écho de mon vieux taleb:

Méfions-nous de Si-Hassan (par ce: «nous», je pense à la France). Ce
khodjah-chef est extrêmement fort. En lui réside une puissance de
domination perfide qui l’a conduit déjà jusqu’aux portes du pouvoir. Et
par ces portes, qu’il entr’ouvre, il regarde tout, s’immisce en tout,
tire des fils secrets correspondant avec tout... Il n’y a pas, je crois,
une intelligence comparable à la sienne entre les natifs de l’Afrique
des sables. Intelligence très musulmane, c’est-à-dire plus intuitive que
compréhensive, plus rouée que vraiment habile, plus patiente que
persévérante, plus vaniteuse que fière, plus indomptée que stoïque dans
les revers du malheur: telle que, un ensemble à craindre le jour où ces
facultés se déchaîneraient contre nous, après avoir--qui sait?--pris
leur point d’appui en certaines révolutions de palais...

Mais je reviens aux gazelles. Y étais-je arrivé, du reste? (Je reconnais
que mes chemins d’aujourd’hui se ressentent étrangement d’avoir trop vu
d’écoliers...) L’équivoque Si-Hassan-ben-Ali me vantait les mérites de
ces animaux légers, tellement rapides qu’une race spéciale de chiens
s’est créée, rien qu’à les poursuivre. Il évoquait leur douceur, leur
grâce.

--Je déplore jusqu’aux larmes, Sidi, que nous n’en ayons pas ici. Tu
verrais comme elles s’apprivoisent: aussi fidèles que des chevaux, aussi
caressantes que des femmes. Mais pourquoi n’emporterais-tu pas une de
ces gazelles, Sidi? Oui, chez toi, en France...

Nous étions groupés sous une des galeries à colonnettes de marbre. Des
esclaves nous entouraient de leurs curiosités compactes. Et des pigeons
bleuâtres volaient avec un claquement d’ailes autour de la tête de
Si-Hassan, toujours souriant, affable, digne et noble--beau, plus beau
qu’on n’a le droit de l’être quand on n’est ni ange, ni divinité.

Ce serait un diable plutôt, au fond--un Chitane revêtu d’une forme
séduisante. Un peu de l’orgueil infernal luisait sous ses longues
paupières quand, à mon objection qu’on ne pouvait guère emporter ce qui
n’existait pas, il répliqua:

--Ya Sidi! Par Allah Puissant, ne suis-je point ton serviteur? Tu veux
une chose, elle se trouve. Je n’ai qu’à mettre trois mots sur le moindre
petit papier, et l’un de nos _khouan_ m’envoie la gazelle que tu
désires, privée, docile, accoutumée à se coucher sur un coussin dans un
coin de la chambre. Un cavalier galope pour aller; il galope pour
revenir; six jours passent: la gazelle est là. Quel disciple oserait ne
pas accomplir nos simples vœux!

Il disait: _nos_. Le son de ses paroles rectifiait: _mes_. Et je fus
curieux tout à coup de voir jusqu’à quel point il parlait sérieusement.
J’acceptai, au grand dam de Si-Kaddour.

S’il avait, le beau khodjah, pensé que ses phrases polies n’étaient que
le vent du désert susurrant parmi les dattiers, il ne m’en laissa rien
apprendre. En peu de minutes un des sous-secrétaires se trouva installé,
accroupi au dallage, tirant de son écritoire une plume de roseau
pareille à celles du bon Si-Kaddour--et Si-Hassan-ben-Ali dicta la
lettre. Il interrompait pour «prendre mes ordres».

--La veux-tu toute petite, Sidi?

Mon vieux taleb, grinchu sous cape, fit alors observer très
courtoisement, avec plusieurs circonlocutions et périphrases, qu’un
fragile nouveau-né mourrait avant d’atteindre les pays roumis. Le
changement de climat le tuerait comme la pluie tue les chameaux, ou
comme le soleil tue les grenouilles.

--Par la bénédiction de notre koubba, tu as raison, Si-Kaddour! La plus
haute sagesse s’exprime toujours d’ailleurs par ta bouche vénérable.
Réfléchissons. La demandons-nous adulte, cette gazelle? Non, n’est-ce
pas! De quatre ou cinq lunes au plus... Écris, Ahmed-ben-Abd-er-Rhaman.

La plume de roseau traçait les caractères à senestre, légèrement,
souplement.

«... de quatre ou cinq lunes, au plus, et familière, tel l’enfant qui ne
quitte jamais les pas de sa mère. Si vous n’en possédez point une de
cette sorte, ayez à vous la procurer chez vos voisins ou chez vos amis,
immédiatement.

«Allah veuille en retour vous accorder sa bénédiction la plus haute. Il
est Clément et Miséricordieux: qu’il soit loué dans les siècles!»

Puis un cachet, sorti des vêtements neigeux de Si-Hassan-ben-Ali. Un
coup de tampon. Une empreinte. Et l’un des askers appelé:

--Miloud-ben-Tahar! Selle un méhari! Pars! _Fissa, fissa!_ Vite, vite!

Il se mêlait beaucoup de jactance dans cette hâte merveilleuse: car
ordinairement les Arabes ne sont pas pressés. Enfin je serai donc
encombré d’une gazelle. Peut-être pourra-t-elle ne pas périr de froid à
Saint-Raphaël, chez ma grand’tante... Cette dernière, enchantée d’une
semblable «curiosité» vivante, remerciera dans son esprit le beau
khodjah, qui répliquerait, s’il le pouvait, par des phrases analogues à
celles dont il me combla:

--Excuse au contraire ton serviteur, Sidi. Ceci n’est rien. Tu aurais
souhaité tant soit peu un léopard, une autruche, une négresse d’Éthiopie
ou quelque autre rare objet, c’eût été de même. Il n’y a pour nous ni
distance ni obstacles. Eh quoi! ton immense bonté craint d’affliger le
possesseur actuel de la gazelle?... Rafraîchis ton œil, ô Sidi! Songe,
n’importe qui de nos _khouan_ nous enverrait au premier avis, dans une
outre, le sang de tous ses enfants!...

Il me quitta dès ces derniers mots, en virtuose soigneux de finir sur un
«effet». Mais dans cet effet, pourtant, est une vérité enclose. La
zaouïa demande des présents, ou des sacrifices, ou des vies--et tout
s’offre.

--Je te laisse, Sidi, avec le bien!

--Avec le bien!

--Avec le bien!

Alors je dis à Si-Kaddour, qui soupirait à faire peur aux pigeons
bleuâtres:

--Reconnais cette fois, taleb, l’amabilité parfaite du khodjah.

Le vieux redoubla ses soupirs: «Ya Sidi!» en faisant de grandes
enjambées près de mon fauteuil remis en route. Mais quand nous fûmes
seuls, il exhala le sentiment de son esprit. Il me dépeignit les
malheurs qui pouvaient résulter pour moi de ma confiance téméraire.

--Ya Sidi, laisse-moi te citer ce proverbe de simples nomades: «Le son
ne devient jamais farine; l’ennemi ne devient jamais ami...» Ya Sidi!...




XXIII


21 octobre.

Encore quarante-huit heures d’anxieuse attente...

Mais, pour occuper cette attente, les navrances de Si-Kaddour et
diverses anecdotes. J’avais bien deviné: au Ciel est un bon Djazerti,
patron de ceux qui songent trop que leur «appareil» sera levé
après-demain.

                   *       *       *       *       *

C’était vers le soir. Les Djazerti de cette terre venaient d’accomplir
leur visite à l’hôte, leur devoir qu’ils ont repris avec la plus
édifiante ponctualité. Ils quittaient ma tonnelle (dont le sol est
maintenant raffermi). Ils s’en allaient--toujours semblables à
eux-mêmes, toujours énigmatiques, muets, graves, austères, rigides,
visages sans pensée discernable, masses de blancs vêtements accumulés ne
laissant point deviner où commence la laine des draperies, où finit la
chair sanctifiée des membres ni du corps. Et leur suite «accompagnait»,
en ordre silencieux...

--Ya Sidi, murmura Si-Kaddour, regarde celui dont le cœur est atteint
d’infirmité.

Infirmité morale, je le compris bientôt, en voyant quel élégant
beurnouss visait le regard scandalisé du vieux taleb.

--Ya Sidi, reprit-il, une infirmité siège en _son_ cœur et ne fera que
s’accroître. Mais le Miséricordieux connaît les secrets, les entretiens,
les embûches cachées: il est au-dessus de tout... Je vais raconter
quelque chose à ta haute compétence, Sidi. Tu te souviens, n’est-ce pas,
qu’hier un papillon de Dieu s’était posé sur moi, présage de nouvelle?
Eh bien, cette nouvelle est venue... par un courrier... non pas bonne,
_idri Allah_! La plus aimée de nos zaouïas-filles, celle de Siouah, se
rebelle contre son Maître; elle refuse de nous envoyer les présents de
ziara qu’on dépose là-bas pour nous. Ce sera donc désormais une rivalité
déplorable, une scission même peut-être, à moins que le Seigneur ne
pulvérise les intrigants. Or, Sidi, laisse-moi te l’apprendre, le
mokaddème dirigeant notre maison de Siouah, c’est le propre cousin du
khodjah. Ya Sidi, ya Sidi! En vérité, je te le répète, par mon bonheur
futur des Paradis, par la bénédiction sublime du Vénéré Sidi-Bou-Saad,
la main de Si-Hassan-ben-Ali se retrouve en tout acte de révolte. Et sa
bouche a deux souffles: l’un propage au loin le Mal, et l’autre feint
perfidement de réchauffer ici le Bien!

Je songeais, écoutant le taleb.

Siouah... Nom célèbre, pays béni d’Égypte... Ancienne oasis de Jupiter
Ammon, où tant de souvenirs fabuleux et mythiques s’éveillent--où
Alexandre le Grand crut devoir se rendre et se prosterner--où les
thaumaturges des villes grecques allaient chercher leurs moyens de
miracles... Et j’y croyais voir, blanche et secrète entre les palmiers,
la zaouïa-fille des Djazertïa près d’autres rivales, en ce lieu sacré
que les croyances, les schismes, les sectes se disputent encore
aujourd’hui...

--Ya Sidi, continuait Si-Kaddour, je souhaite ardemment, de toute mon
âme de vieil homme, le retour de notre Illustre Chériff (Dieu le ramène
avec le bonheur!). Bien que sa magnanimité soit toujours trop douce à
Si-Hassan, il empêcherait beaucoup de péchés par sa seule présence. La
divine _baraka_ l’éclairerait sur le danger.

--Tu crains alors, ô taleb, que vos _khouan_ de Siouah ne s’attachent à
d’autres «Ordres»?

Comme un cheval fourbu recevant de l’éperon, le pauvre taleb rassembla
son courage. Il gesticula quelque peu, pour protester. Il leva ses yeux
jusque-là rivés au tapis. Et très haut dans le ciel il vit passer les
sombres oiseaux de mauvais augure--les sansonnets, les _zerzour_ aux
bandes impressionnantes, au vol bruissant, rapide et noir.

--Non, ô Sidi! Nos fidèles, inch’ Allah, suivront toujours notre Règle,
bien que d’autres sucent leurs dons. A quels Ordres, à quels Ordres
veux-tu que des Djazertïa s’abandonnent?... A quelles nouvelles et
fallacieuses doctrines se plieront les cœurs ayant une fois goûté
l’Extase en la vraie voie de Sidi-Bou-Saad? Sans vouloir nommer nos
rivaux des sables, hem, hem! dont il ne me sied de faire ni blâme, ni
éloge, les _khouan_ Djazertïa iront-ils aux Khadrïa[10], qui souffrent
parmi leurs disciples les misérables sous-groupes des Derkaoua mendiants
ou des Aïssaoua mangeurs de verre?... Iront-ils aux Rhamanïa, qui
prétendent avec impudence que le corps de leur fondateur gît entier en
deux villes différentes, faveur miraculeuse dont Notre-Seigneur Mohammed
le Saint Prophète, lui-même, n’a pas joui?... Iront-ils aux Cheikhïa,
qui négligent les choses spirituelles pour les vains honneurs des
hommes?--et d’ailleurs la gloire de ceux-ci a baissé: ils sont montés et
descendus, comme le soleil... Iront-ils encore, que te dirai-je, Sidi,
aux Bakkaïa du Soudan, qui font mille simagrées avant et après la
prière, trois signes à droite, trois signes à gauche, trois derrière
eux, trois vers la terre et trois vers le ciel?... Ou aux Naquechebendïa
de Perse, qui, sous couleur d’ascétisme, négligent les intérêts de ce
monde, et même ceux inéluctables de la Justice et de la Vérité?...

  [10] Tous les Ordres cités dans ce paragraphe (sauf les Djazertïa) y
    sont nommés sous leur vrai nom.

Il se tut enfin. Les _zerzour_ passaient, passaient, projetant sur le
sol l’ombre de leurs compagnies épaisses, emplissant l’air, par minutes,
de la stridence de leur vol. Et la science théologique demeurait inerte,
un peu inquiète, semblant avoir du plomb dans l’aile... Infortuné
Si-Kaddour...

C’est alors que Bou-Haousse, disparu depuis le matin, se précipita en
trombe au pied de mon fauteuil, clamant sur un timbre suraigu:

--Ya Sidi, tu es mon père! Tu es mon seigneur! Moi ton serviteur, j’ai
droit à la considération!

Plusieurs beurnouss criards suivaient. Mais la voix vrillante de mon
guide dominait tout, me perçait le tympan.

--Ya Sidi, je ne connais que toi et Allah! Personne n’est au-dessus de
moi, que toi et Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti!

Il fallut bien un quart d’heure, je n’exagère pas, pour ne rien savoir
encore--mais simplement pour discerner quelques paroles des autres
hurleurs:

--Fils de chien!

--Fils du péché!

--Fils de celle chez qui descendaient les cavaliers!

--Fils de celle qui jamais n’a dit non!

Je pensais aux fusées d’un feu d’artifice, les dernières, celles du
bouquet. Elles se croisent, elles se mêlent, elles ne font qu’un tout
aveuglant. Au lieu d’aveuglé, mettez abasourdi: voilà ce que j’étais. Je
ne m’en serais jamais tiré sans l’aide du bon Si-Kaddour, plus accoutumé
que moi à ces véhémences arabes, à ces rauques fureurs, à ces yeux
furibonds, à ces poings brandis au ciel.

--Ya Sidi, raisonna-t-il, que ton cœur ne se tourmente point de ces
choses. Le serviteur de l’hôte est aussi l’hôte, on ne doit point
l’accuser. Ben-Ziane va reconnaître qu’il s’est trompé.

--Qui cela, Ben-Ziane?

Dans le tumulte je n’avais pu discerner l’accusateur. Mais, au prononcé
de son nom, un petit homme chafouin, pâle, maigre, souffreteux--un de
ceux qu’avaria la tare physique si fréquente au Sud--cessa de tendre
vers Bou-Haousse un bras menaçant, plus décharné que le possible. Il se
terra, lui aussi, entre les roues de mon fauteuil.

--Ya Sidi! Par Sidi-Bou-Saad, j’invoque Allah et sa Justice!

C’était moi qu’il invoquait, pour l’instant, d’une voix plus élevée
encore que celle de mon Bou-Haousse. Et l’un glapissait: «Tu es mon
père!» Et l’autre râlait: «Je suis ton fils!»

--Ton guide m’a volé, Sidi! il m’a dévalisé! Je suis un homme mort,
Sidi! Je suis aussi dépouillé que le jour où je suis sorti du ventre de
ma mère!

Et cependant Bou-Haousse continuait son apologie:

--Ya Sidi! Le mensonge n’a jamais glissé sur mes lèvres! Ce vil
imposteur ne te persuadera pas, Sidi! Je le méprise plus qu’un enfant de
moucheron! Moi, ton serviteur, je suis sans crainte! J’ai droit à la
considération!

A dire vrai, cette prétention semblait généralement admise par le cercle
de curieux qui, très vite, s’était formé, grossi, aggloméré, risquant de
rompre la tonnelle.--Et les épithètes injurieuses, relatées plus haut,
n’allaient pas du tout au voleur. Elles tombaient au contraire en pluie
sur le capuchon du volé.

«Le serviteur de l’hôte est aussi l’hôte»: cela déterminait l’opinion.

Mais quand, avec mes idées de Français, j’eus déclaré vouloir pour
Bou-Haousse une exemplaire punition, l’aspect de la scène se modifia. Au
lieu de rugir d’orgueil, mon guide bêla d’innocence. Les amis-défenseurs
prirent tout à coup je ne sais quel air de n’avoir rien vu, ni su, ni
entendu,--ni rien dit non plus, depuis une heure. Seul l’excellent
Si-Kaddour persistait en son projet de m’éviter cet esclandre.

--Ya Sidi, je t’en conjure par ta tête chérie, laisse aller cette petite
histoire au fil de l’oubli...

Mais j’exigeais une suite à l’affaire devant le «khadi de l’Islam» qui
juge les différends, à la zaouïa.

--Écoute-moi, ô taleb!

--Je t’écoute, Sidi, je t’écoute, car tes paroles sont toujours
agréables et profitables...

A force de m’écouter, il finit par m’entendre. Et Bou-Haousse, qui
m’entendait aussi, sanglotait désespérément, faisant retentir l’air de
ses protestations.

--O Sidi, tu méconnais ton fils chéri!

Mais au contraire cet inappétissant Ben-Ziane, le volé, transporté de
joie embrassait mes genoux, mon épaule, et même un peu mon fauteuil:

--Sidi, ô mon père! Qu’Allah augmente ton bonheur! Qu’il détruise tes
ennemis! Qu’il te rende pareil à l’eau courante! Qu’il te donne cent
chamelles et une chamelle. Je suis ton esclave, je suis ton cher fils!

Il fallut presque l’emporter de force, afin d’éviter la mort par les
baisers.




XXIV


22 octobre.

Je m’impatientais, ce matin, devant le tribunal du khadi, plus semblable
à une boutique qu’à un lieu auguste et solennel. Il y avait là, par
terre devant la porte, quantité de plaideurs et de témoins accroupis sur
les talons, patiemment, béatement, commentant à perte de vue leur bon
droit indéniable. Du bruit bourdonnait--une humeur joyeuse--et les
tasses de thé jouaient leur rôle bienfaisant et consolateur.

Mon fauteuil roulait parmi les compliments.

--Tu vas bien?

--Bien.

--Tu vas bien?

--Bien.

--Bien.

--Bien...

Un salut mieux scandé résonna dernière moi. C’était, survenant tout à
coup, Si-Djelloul-ben-Embarek, Grand Oukil, administrateur du temporel
de la zaouïa, gardien suprême des saints tombeaux, et tellement
majestueux que parfois il m’intimide. Son «amplitude» se montra très
cordiale. Comme hier Si-Kaddour, il fit aujourd’hui le louable essai
d’empêcher ce qu’il appelait une inconvenance.

--Ya Sidi, par Allah sur toi, ne laisse pas comparaître publiquement ce
Bou-Haousse! Foule aux pieds cette petite chose!...

Et je sentis que, pour cela seulement, le gros personnage était sorti ce
matin. Il voulait me parler, sans risquer son prestige dans une démarche
trop directe. Qui sait même si le retard du fameux «khadi de l’Islam» ne
provenait point de son influence?... Et je devinai davantage encore:
derrière leurs murailles épaisses et leurs portes inconnues, les
Djazerti blancs, les Sphinx, souhaitaient de même que «la petite chose»
fût négligée par moi--si toutefois des Sphinx pétrifiés peuvent
_souhaiter_--avoir un mouvement de l’esprit ressemblant à de la vie...

Mais malheureusement, plus on souhaitait, plus je m’obstinais en la
décision opposée. Après cet aveu, je ne pourrai plus céler que j’ai
mauvais caractère...

--Ya Sidi, me disait le gros homme, tu es plus inébranlable que les
fondements des sept cieux.

Ayant ainsi protesté et dégagé sa responsabilité,
Si-Djelloul-ben-Embarek sourit, très épanoui. J’ai peine à le croire
complice secret des intrigues du beau khodjah-chef. Mais c’est
évidemment l’un de ces fonctionnaires zélés, contents d’eux, tyranniques
quand on leur montre de la faiblesse, et pouvant devenir instruments
passifs d’une habile flatterie...

Nous entrâmes tous au tribunal du khadi.

Je ne puis transcrire ici l’océan de paroles superflues où se noient les
affaires entre Arabes beaux parleurs, et qui fait une comédie de toute
séance de justice civile. Les deux hommes, Bou-Haousse et Ben-Ziane,
crièrent, hurlèrent, s’injurièrent. Ce dernier voulait prouver qu’il
avait été tondu, et je me déclarai prêt à le tenir pour écorché--j’étais
assez confus d’avoir amené un voleur chez mes hôtes...

Mais ne pouvait-on punir Bou-Haousse? L’estimable
Si-Khouïder-ben-Abdallah, juché derrière son comptoir, n’avait-il donc
aucune lumière éclairant ce cas spécial?

Embarrassé, le khadi, au lieu de me répondre, feuilletait son code
malékite, et consultait--lui aussi, Seigneur!--les gloses des
commentateurs des Livres Saints. Cependant le grand oukil me disait:

--Pardonne à ton serviteur, ô Sidi, puisque ta trop grande bonté crut
devoir réparer sa faute...

--Pardonne-lui, ô Sidi, renchérissait Si-Kaddour. Tu ne peux espérer le
corriger. La queue courbe du chien sloughi ne se redressera point, même
si tu la mets sept ans dans un étui...

Néanmoins nous passions en revue les moyens répressifs. La matraque
éloquente se trouvait écartée par mes habitudes françaises et par la
prière du grand oukil. Une amende? Avec quoi l’eût-il payée, puisqu’il
venait de restituer tous les douros de son _mezoued_? La prison
prolongée? J’en deviendrais la victime, accoutumé que je suis au service
de ce coquin; et, davantage encore, je vais avoir besoin de lui, pour ma
«contre-opération», demain.

Le khadi tournait toujours les feuillets de ses gros livres et me
proposait des «punitions» vraiment puériles: promener Bou-Haousse dans
la zaouïa, avec, sur la poitrine, un «écriteau de honte». Le
revêtir de haillons vermineux. Le priver durant trois jours de
cousscouss.--Châtiments du monde islamique qui sait à quel point ses
enfants, parfois féroces, restent de petits enfants. Je refusai ces
expédients, fallacieusement coercitifs. Je remis à plus tard la solution
du problème... Finalement nous nous séparâmes sans avoir rien décidé:

    Allah est le plus instruit!

Et nous allâmes déjeuner. Le grand oukil me conduisait, toujours
majestueux, toujours bonasse, toujours serviable. Il cherchait en sa
tête une compensation aux tracas judiciaires que j’avais voulus, mais
qui n’auraient pas dû m’atteindre dans la zaouïa bénie de Mozafrane.
Avec simplicité, avec le même calme dont il m’avait vanté tout à l’heure
les talents de chasseur de son chaouch Djouba («Tu ne peux concevoir son
habileté, Sidi: tout ce qu’il a visé est inscrit tué»), avec la même
simplicité, donc, le grand oukil me fit cette offre inattendue:--Si tu
veux une belle femme, Sidi, tu n’as qu’à souhaiter, et tu la trouveras
sur tes fréchias par mon ordre...

Divers détails suivirent, assez peu chastes. Et je ne voulus pas
répondre que je connaissais dès longtemps la présence à la zaouïa de ces
«dorées», de ces danseuses qui vivent ici sans y danser à cause de la
gravité du lieu, ces «beautés» (récite mon vieux taleb) «dont les yeux
brillent comme la lune au zénith et dont les bras sont polis comme la
hampe des étendards»--et qui font partie de la haute hospitalité.

Ce sont des usages très anciens, plutôt bibliques. Aux caïds, aux chefs
arrivant de loin sans leurs femmes, on ne croit pas du tout, par cette
politesse, faire perdre le droit de réciter pieusement la sourate
vingt-troisième:

    Heureux sont les croyants...
    Qui évitent toute parole déshonnête,
    Qui savent commander à leurs appétits sensuels.




XXV


23 octobre.

C’est aujourd’hui, c’est tout à l’heure...

Je ne suis pas d’ordinaire une telle poule mouillée. Cette fracture, à
Paris, je l’aurais tout bonnement considérée comme une fracture,
c’est-à-dire une simple épreuve de patience. Mais sous ce terrible
climat, le paludisme aidant, il arrive que les os brisés ne se
ressoudent point, et restent inertes en présence.

Mon énergie s’est usée pendant ces deux mois d’inquiétudes et de
souffrances--car j’ai souffert aussi physiquement, beaucoup. Est-ce bon?
Est-ce mauvais? Je l’ignore. Mon vieux Si-Kaddour prétend y voir un
excellent signe: le travail douloureux mais sûr menant au «raccommodage»
parfait. Du reste, le taleb s’en remet à la Puissance de Là-Haut, si
loin de nous si petits. Et voici le Koran ouvert, pour me relire quelque
chapitre:

  Dieu sépare le fruit du noyau. Il tire le brin d’herbe d’une graine
  desséchée. Il crée, il tue. Il fait la mort avec de la vie: et de même
  il fait revivre ce qui semblait mort ou endormi. Il est le
  Miséricordieux!

Ai-je mérité la miséricorde?...




XXVI


Même jour, minuit.

En deux mots, comme les notes d’un soir de bataille:

Nous avons «rompu le plâtre», et je ne suis pas, hélas! certain du
résultat. Quel engourdissement, quelle impression hésitante, au sortir
des langes rigides et durs. Ma cheville est très faible. Je la traite
avec la gaucherie un peu affolée des jeunes mères qui n’ont jamais
encore enfanté...

Si j’allais tout compromettre par ignorance?

Puis il me semble à d’autres instants que tout est déjà compromis. Je
frissonne. Moi qui n’aime point les médecins, je regrette pourtant de me
sentir ès mains du seul Si-Kaddour, privé des lumières de la Faculté...




XXVII


30 octobre.

Vraiment, c’était bien une naissance; et l’on me traite comme une
accouchée: petits soins, petites friandises, visites--oh, surtout, des
visites! A peine me reste-t-il le temps d’éprouver une joie quelconque
de cette issue probablement favorable--si rien de fâcheux n’intervient.

Le cheikh des tolbas m’envoie de la confiture, reçue de Damas ces temps
derniers. Le grand oukil me fait présent d’un coussin de cuir découpé,
le plus beau que j’aie jamais vu, apporté l’autre jour à la zaouïa par
les Touareg. Et le délicieux khodjah, Si-Hassan-ben-Ali, me vante
doucereusement les charmes de la gazelle arrivée hier dans les bras d’un
cavalier--une petite bête mignonne et fine, malicieuse et timide, que
j’ai baptisée Faffa, au grand scandale de mon vieux taleb.

--Ya Sidi, tu es au-dessus de mes paupières! Mais, par Allah, une
gazelle a-t-elle besoin d’un nom?

Alors nous dissertons, nous discutons. Le Prophète avait bien nommé sa
chamelle favorite Kosouah, et ses ânes Ofaïr et Yafour. Et sa mule
blanche, sa célèbre mule Doldol, Si-Kaddour voulait-il donc l’oublier?

--Ya Sidi, la vérité est avec toi. Ne te moque pas de ton serviteur.
Mais ces noms que tu me cites n’étaient pas des noms d’homme, ni de
femme des hommes. Rien qu’en cette zaouïa, Sidi, cinquante au moins de
nos filles en Dieu, esclaves ou libres, s’appellent Faffa!

Je ris. Faffa ne sera Faffa que pour les Français plus tard et
maintenant pour moi. Sans nul souci des propos, elle trottine autour du
tapis, frappant de ses petits sabots le dallage des faïences claires--et
ce joli toc-toc, si léger, me semble battre la mesure aux élans de mon
espoir. La vie est belle, quelquefois.

J’aspire à la liberté de toutes mes forces, la vraie liberté, celle qui
résulte de cette chose si simple, si peu appréciée quand nous la
possédons: l’inconsciente rapidité du mouvement. Courir... même par ce
temps lourd, j’en fais un idéal qui me hante. J’y songe le matin, quand
la nacre de l’aube tardive découpe en noir le grillage doré de ma
fenêtre--et le soir, quand l’écroulement des argenteries encadre de
nouveau le mouton rôti--et la nuit, lorsque la prière est annoncée par
le _moudden_. J’y songe même quand midi flamboie: avoir chaud par suite
d’une course folle, comme un enfant.

                   *       *       *       *       *

Je n’ai point mentionné les phases traversées cette semaine, les
oscillations entre mes doutes et ma croyance à la guérison.

--Allah est le maître des événements. Il domine tout, me répétait
Si-Kaddour.

Cependant, pour aider Allah, il convoqua près de mon tapis le
chef-masseur des étuves, Hamou-ben-Missouk, celui qui pétrit sous ses
doigts les chairs les plus djazertiques. Or cet Hamou me déclara, par la
bénédiction et le salut, qu’au bout de quinze jours de traitement ma
jambe serait apte à me conduire «jusqu’à la fin de la terre!» Je n’en
demande pas même autant. Et je l’écoutais cependant, charmé de ses
promesses, cet homme aux petits yeux bridés, mystérieux, dont les longs
bras maigres détiennent ma future santé.

--Ya Sidi, la force, la résistance, la souplesse sortiront pour toi de
mes deux mains comme le vase sort des mains du potier. Que Sidi-Bou-Saad
me brûle sur place si tu te rappelles en partant quelle est celle de tes
chevilles qui t’aura retenu chez nous, qui me donne aujourd’hui la
gloire de te servir...

Son regard est équivoque, et son sourire. Il porte la tare morale de
ceux dont le métier s’accompagne d’à-côtés louches et discrets: la
robuste beauté de son corps n’arrive pas à faire illusion, mais pas du
tout, sur la beauté de son âme. Il sent mon impression. Il essaie de la
combattre en dogmatisant médecine et chirurgie.

--Mauvaise cassure, ô Sidi! heureusement ton sang vaut de l’or. _Ak
Rabbi!_ je te le répète, avant une lune, si Dieu veut, tu retourneras
dans ta France à condition que d’ici là tu viennes tous les jours au
_hamma_--car, te soigner, je ne le puis sans la buée chaude et
salutaire. Tu verras ma science, ô Sidi! Tu ne pourras en croire ni tes
muscles ni tes yeux. Par la baraka très sainte! j’ai guéri plus de
seigneurs que ta tête chérie n’a de cheveux. J’ai remis l’épaule à
Si-El-Aïd, j’ai enlevé à Si-Tahar le mal des princes (la goutte)--et
combien d’autres, très remarquables, n’ai-je pas soulagés entre les
illustres Djazerti!

Il fallut prier ce faquin d’aller surveiller son étuve, en laquelle je
me rends depuis très consciencieusement.

Et là ce sont chaque soir des séances bizarres où je joue le rôle d’un
objet, d’une chose docile qu’on tourne et retourne parmi la buée
fantastique et le doux ruissellement de l’eau. Hamou-ben-Missouk
chantonne à voix basse (malgré la défense des pieuses règles). Il
s’approche de moi, il me palpe, et son chant se coupe de souffles
haletants, étouffés, presque indiscernables. Les deux esclaves noirs qui
l’aident glissent félinement sur le sol mouillé. Et j’entends derrière
les murs des papotages, de petits cris de femmes, des rires légers,
jeunes et frais... Je pense aux ébats singuliers dans la piscine de
Bagdad, j’évoque le portefaix, les trois jeunes filles, tous ces contes
de licence et de suavité dont l’Orient charme encore maintenant ses
oisivetés voluptueuses... Puis aux rudesses du grand massage succèdent
de lentes pressions dont Hamou repose sa fatigue et la mienne. Il se met
à raconter, sans préambule, de merveilleuses histoires saugrenues qui
s’ajustent à mes songes:

--... Alors la mère du sultan dit à son fils magnanime: «Ne cherche pas
davantage, ô toi que j’ai porté! Donne à celui qui est présent, couvre
celui qui dort, oublie celui qui est absent.» Mais il n’écoutait point
sa mère, parce qu’il voulait ce jeune homme et cette belle femme...

Le conte s’interrompt sans que je le sache ou que j’y prenne garde. Les
nègres passent, colossales silhouettes. Les rires tintent derrière le
mur... L’eau tiède s’égoutte paresseuse... Hamou chantonne...

Et comme aux jours de mon arrivée, mon âme est «prise» au piège du rêve
et de l’irréel.




XXVIII


2 novembre.

L’étuve n’exige que mes soirs.

En cette date mélancolique où Paris visite ses morts, les tombeaux m’ont
attiré, et ces souvenirs du passé qui sont les tombes de sensations
éteintes. Mais le soleil brillait radieux. Le Sahara m’entourait trop de
sa splendeur automnale, si différente du tragique été calciné. Je n’ai
pas pu mettre mon âme au régime de la tristesse.

Pourtant--et plus que certains--j’ai mes deuils. Sécheresse d’âme,
alors? Oui, dont je suis presque irresponsable, car elle ne vient pas de
mon cœur: le milieu fait sur moi son œuvre, passagèrement. Ce sable est
un débris de rocs. Ce peuple est un débris de race. Il garde à peine la
mémoire de ses beaux jours enfuis, ceux où il transformait l’Espagne de
sa civilisation créatrice, ceux où les Sarrasins guerriers venaient chez
nous jusqu’à Sens. Tout est ruines, à l’Orient musulman comme à
l’Occident africain de même croyance. Aujourd’hui, je ne l’ignore plus,
la conquête du monde par l’Islam reprend. Soit. Mais ce n’est plus la
vieille gloire d’antan, sauvage et triomphante--la gloire qui portait
quelque chose de fort derrière ses étendards. Il n’y a là (sauvage
aussi) que le seul progrès tortueux d’un mysticisme mené par des
appétits d’argent. On apporte aux chefs de ce mouvement les offrandes de
vies humaines, mêlées sur les bâts de caravane aux sacs d’orge ou de
_douros_.

Seul le Désert me paraît toujours noble, dans ses sourires comme dans
ses tempêtes, dans ses apaisements comme dans ses férocités. Et c’est
pourquoi, âpre et tyrannique, il abuse de sa puissance. C’est pourquoi
il m’impose cette indifférence momentanée de la vie et de la mort, cette
acceptation du néant...

Certes, voilà des propos maussades; je subis aussi sans le savoir
l’impression de la Toussaint: et Faffa la gazelle, qui me regarde de ses
yeux veloutés, s’en étonne, dirait-on. Elle me suit partout, cette jolie
bête, plus câline et plus bondissante qu’on ne saurait l’imaginer. Sa
légèreté doit faire un singulier contraste avec ma tournure d’escargot
qui se traîne. Du reste, Faffa me faisant valoir et moi faisant valoir
Faffa, nous attirons beaucoup sur nous deux l’attention de la zaouïa.

--Ne sois pas offensé, ô Sidi! _Ils_ n’ont guère vu de gazelles, car
elles sont rares en nos contrées. Et jamais leurs yeux curieux n’ont
connu de bâton pareil à celui-là, que nous t’avons fait d’après tes
ordres.

Ce bâton (euphémisme du bon taleb) doit se nommer _béquille_ en langage
précis--la tant redoutée béquille... Mais que m’importe d’être grotesque
pour quelques jours de prudence seulement?

Je suis tellement content, au fond. Et l’espérance, chez nous natifs de
l’Europe, est bien la meilleure résignation...

                   *       *       *       *       *

Ne négligeons pas plus longtemps mon pèlerinage aux saints restes.

Il s’agissait de grimper, avec des haltes, vers cette grotte où
Sidi-Bou-Saad pria jadis dans la pénitence--et d’abord à la fontaine
Aïn-Selam d’où descendent les rapides eaux. Tout cela m’était nouveau.
Mon fauteuil n’avait pu passer dans les sentiers étroits du sommet de la
petite montagne.

--Aujourd’hui, Sidi, tu vas le laisser à mi-côte!

Nous avions l’air d’un groupe d’écoliers en vacances, et Barka se tenait
à quatre, pris d’un désir de pirouettes. Mais bientôt cependant, la
fatigue aidant pour moi et la piété pour les autres, nous abordâmes les
lieux sacrés dans un recueillement complet.

--Ya Sidi, voici la divine fontaine, la source de richesse et de salut:
car son onde parfaite, que rapportent nos fidèles aux pays les plus
distants, guérit beaucoup de maladies du corps et de l’âme. Et n’est-ce
point un immense miracle, Sidi, qu’elle ait ainsi jailli au faîte du
mont? D’où vient-elle, cette eau bénie? D’où? J’ai réfléchi, et je
pense, ô Sidi, que par-dessous l’horizon elle nous arrive des Jardins du
Ciel.

Je n’ai jamais soufflé sur aucune croyance: assez de prose règne déjà
sur l’univers contemporain. Et puis le bon Si-Kaddour ne se trompe pas
entièrement: la source artésienne doit arriver (par-dessous l’horizon en
effet) des hauts plateaux du Sud, analogues à ceux de l’Aïr dont les
lointaines nappes mystérieuses alimentent les puits de nos oasis jusqu’à
Ouargla, jusqu’à Tuggurt, jusqu’à Biskra.

--Ya Sidi! quand le vénéré Sidi-Bou-Saad (Allah veuille lui prolonger la
félicité!) vit l’eau pure couler soudain au simple choc de son bâton, il
s’écria: «Loué soit Dieu dans les sept cieux et sur la terre!» Puis,
comme c’était l’heure sacrée de la prière du _mogh’reb_, il s’agenouilla
pour ses ablutions près de la fontaine nouvelle, et dit en aspirant
trois fois: «O mon Seigneur, fais-moi sentir l’odeur exquise des
Paradis!...» Et dès cette heure, ô Sidi, Aïn-Selam fut sainte et très
sainte: par le miracle d’abord, et par le contact de son premier flot
avec un être religieux, supérieur à toute créature, notre Sublime, notre
Illustre, notre Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti!

Enfin, Si-Kaddour discourant, les esclaves nous écoutant, ma béquille
béquillant, nous parvenions au seuil de la grotte, petite excavation
sans profondeur et sans fraîcheur, mais de laquelle la vue s’étend,
libre, sur le grand Sahara de sables aux lignes d’indicible beauté.

--IL vivait là, Sidi...

Ces quatre mots, malgré mes dispositions pessimistes, me touchèrent plus
que l’habituelle éloquence du vieux disciple: «IL vivait là...» Sous
cette voûte rocheuse une âme a rêvé, et _voulu_ son rêve. Et ce rêve de
doctrines et de domination persiste encore, magnifié par la renommée,
agrandi par une heureuse postérité. Pour nous, c’est quelque chose, les
Djazerti, un pouvoir occulte, une des volontés qui souhaitent posséder
le monde jaune et noir. Mais nos cervelles françaises, critiques et
irrespectueuses, ne peuvent même point concevoir ce qu’ils représentent
de super-terrestre, de colossal et d’immense pour des esprits musulmans
ralliés à leur _dikhr_.

--IL vivait là, Sidi, dans le jeûne et les oraisons. Son extase mystique
était pleine d’amour des hommes, de piété, de douceur, d’humilité.
Laisse-moi te lire, ô Sidi, un passage dont je t’ai souvent parlé et que
depuis longtemps je projette de te faire entendre: un fragment de son
admirable ouvrage que tu ne connais pas encore, intitulé: _l’Or de la
Lumière, révélation du Seigneur au fils retiré du monde,
Bou-Saad-ed-Djazerti_...

Décidément, le grand Saint a produit toute une bibliothèque, car une
foule d’autres titres édifiants me sont devenus familiers (sans compter
ceux que j’ai déjà notés): _le Parfum du Ciel_, par exemple, _les
Glaives de la Foi_, _les Diamants du Sublime Trésor_. J’en oublie
quelques-uns. Le taleb reprend ses bonnes habitudes de transporter des
bouquins fanés dans les profondeurs du capuchon de son beurnouss...

--C’est un commentaire, ô Sidi, de ce verset du Koran: «Dis: si vous
aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera.»

Nous étions assis contre les parois mi-circulaires de la petite grotte,
suavement prostrés par le temps très chaud. Des mouches, près de
l’entrée, coupaient les rayons lumineux de leur cohue bourdonnante; et
la vieille voix de Si-Kaddour, lente et monotone, se mêlait au bruit de
leurs ailes et formait la basse du concert.

--«... Suivez-moi, Dieu vous aimera. Mais Dieu aime aussi ceux qui ne
suivent pas. Il aime tout ce qui dépend de sa volonté. L’amour, c’est la
volonté même, puisque aimer une créature ou une chose _c’est la
vouloir_.

«Or, réciproquement la vouloir c’est l’aimer. Si l’on se pénètre bien de
cette vérité évidente, on demeure persuadé que tout ce qui existe,
l’infidèle comme le croyant, est enfermé dans l’amour de Dieu. En effet,
si l’infidèle n’avait pas été l’objet de sa sollicitude, Dieu ne
l’aurait pas créé.»

Si-Kaddour ferma le volume sur son index faisant signet.

--Tu le vois, ô Sidi, j’avais raison jadis quand je te parlais de cette
douceur de dogmes, et, spécialement envers les Roumis, du bon sentiment
de Notre Illustre Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti.

Par cette assertion, nos vieilles discussions recommençaient. Tout
recommence d’ailleurs sur cette terre: la nuit après le jour, le
découragement après l’espoir. Ma riposte demeurait elle aussi toujours
la même: «Les Djazerti sont guerriers, dominateurs, violents. Le sang
des Roumis, notre sang, ils l’ont maintes fois versé.»

--Et cette prière, litanie du Sabre, ô taleb! pour que je sois
convaincu, tu n’aurais pas dû me l’apprendre.

Il rougit malgré son hâle, le pauvre Si-Kaddour, pendant que je rythmais
la mélopée avec un zèle de vrai _khouan_ soutenu par mon esprit taquin:

    Demande de tous tes vœux un Chef juste
    Dont le Sabre frappera, car c’est là l’utile!
    Si de ton Chef le Sabre est affilé
    Il imposera la Voie droite,
    Il confirmera le Témoignage.
    Prions, de par le Sabre!
    Par le Sabre, ta prière sera exaucée...

--Ya Sidi: Je t’en prie, Sidi!

Mais je récitais encore:

    Par le Sabre, ton aumône sera agréée,
    Par le Sabre, ta vie sera sanctifiée,
    Par le Sabre, ta famille sera bénie,
    Par le Sabre, tu seras un saint et un pur!...

--Ya Sidi! après tout, n’est-ce pas la vraie doctrine musulmane? Dans le
Koran, n’y a-t-il pas écrit: _La force, réelle manifestation de Dieu sur
la terre_?

Il se redressait, le vieux taleb. Avocat d’ordinaire conciliant, il se
rebiffait. Il acceptait sa part de responsabilité dans les rudesses de
l’Islam.

Sa colère me désarma vite. Je me mis à plaisanter. Et lui, voyant cela,
fut terriblement confus d’avoir pris de travers la chose. Il se jeta
dans des explications où il fonçait, tête baissée, pareil au fuyard qui
court dans une ruelle.

--Ya Sidi, la vérité est avec toi! le jugement sain est avec toi!
Pourtant remarque ceci: le Vénéré Sidi-Bou-Saad, quand il composait
l’exhortation que tu me répètes, n’en portait pas la faute, si faute
pouvait être, Sidi. L’âme du cheikh,--tu trouveras cette règle en nos
doctrines et en les meilleures gloses des Livres Sacrés,--l’âme du
cheikh, chaque fois qu’il enseigne, doit demeurer endormie... Oui, Sidi!
Pendant que les paroles inspirées sortent de sa bouche, le cheikh et
chérif doit écouter, surpris: il devient son propre auditeur. Et les
maximes qu’il a dites, il les connaît seulement par ses oreilles
attentives, et non point par le mouvement de ses lèvres, encore moins
par l’impulsion volontaire de son cerveau...

Ce don de prophétie (car, ainsi défini, c’est lui; c’est l’Esprit qui
parlait chez Daniel et chez Ézéchiel) n’allait pas sans me faire
sourire--en dedans. Mais j’y reviens toujours, les Arabes «flairent» nos
impressions avec un merveilleux instinct. Si-Kaddour répondit avant que
j’aie pu parler:

--Ya Sidi! Pourquoi doutes-tu? Il n’y a rien de plus juste et de plus
naturel... Le chériff inspiré par Allah se trouve dans la situation d’un
pêcheur de perles, qui plonge pour trouver de précieux coquillages au
fond de la mer. Le sang bourdonne sous son crâne, ses mains s’accrochent
au rocher. Il ne sait plus rien de précis, sauf qu’il met des coquilles
pêle-mêle dans son panier. Mais les perles, ô Sidi, les perles fines et
rares, il ne les voit qu’après être sorti de l’eau, et juste en même
temps que les gens qui l’attendaient, et qui l’entourent, sur le rivage.

La parabole se déroulait doucement, à l’abri de cette grotte
miraculeuse, en ce décor de vignes et de palmiers dont le vent tiède
faisait frémir les branches--les beaux palmiers, les arbres féconds et
précieux qu’Allah créa le sixième jour en même temps que l’homme, parce
que, sans eux, l’homme n’aurait pu vivre au milieu des Déserts.

--Et d’ailleurs, ô Sidi, souviens-toi combien Sidi-Bou-Saad aimait les
arbres: on ne peut avoir l’âme cruelle quand on est ainsi. Il les aimait
au point, tu le sais, d’avoir fait planter par des chameliers et par
quelques marchands cette oasis miraculeuse. Il les aimait... tels des
enfants chers. Il les aime encore jusque dans le tombeau. Et les arbres
le lui rendent. Le gros figuier, près de la mosquée, a percé le mur d’un
effort de ses racines--et voici que son étreinte enserre affectueusement
le marbre sous lequel Sidi-Bou-Saad attend la résurrection.

--Je voudrais voir cela, ô Si-Kaddour.

--Ya Sidi, maintenant rien n’est plus facile.

Nous descendîmes lestement--autant qu’une béquille aidée d’auxiliaires
connaît l’allure leste. Le Sahara glorieux flamboyait là-bas, roux et
vermeil. Des roses piquetaient les buissons près de nous, sous les
ombrages frais. Et Faffa la gazelle humait leur parfum de son petit nez
dédaigneux, et soufflait, offusquée, et trottinait devant, toc, toc,
toc, toc, pareille à un jeune chien très sage. Mais comme nous arrivions
dans la cour d’honneur, elle partit d’un bond soudain, inexplicable,
prodigieux, pour s’en aller se blottir entre les troncs multiples du
figuier.

--Viens, petite, petite!

Elle ne bougeait pas.

Alors le vieux taleb conclut triomphalement:

--Tu le vois, ô Sidi, même les animaux devinent la bonté qu’eut jadis le
Vénéré Sidi-Bou-Saad. Ils se réfugient en lui, ou en ce qui le touche...

                   *       *       *       *       *

Pas plus que je n’étais monté à la grotte, je n’étais entré jusqu’ici
dans la «koubba des tombaux»: mon équipage eût scandalisé les fidèles.
Si-Kaddour en explique le motif:

--Ya Sidi, ton fauteuil était un soulier que tu ne pouvais pas ôter...»

Et il a raison, sans conteste. Le musulman ne se déchausse point
seulement en signe de respect--mais afin que ses semelles, qui
marchèrent sur des choses impures, ne viennent pas souiller les nattes
pures où s’invoque le nom d’Allah, Dieu Unique, Clément et
Miséricordieux.

Soutenu par le taleb et par Barka, j’ai laissé aussi ma béquille à la
porte, près de mes babouches. Et j’ai suivi le grand oukil, gardien
d’honneur des sépultures, qu’on avait prévenu comme il sied, et dont
l’amabilité de fonctionnaire très gras se répandait en courtes phrases,
murmurées, susurrées, pleines d’onctueux respect. Il faisait un peu
obscur, sous la coupole, entre les arabesques de stuc et les bois
ciselés aux fins détails. Mais l’ombre et la piété des voix chuchotantes
ne parvenaient pas à m’impressionner. Je me trouvais pris de cette
bizarre gêne que nous donne le lieu d’un culte ennemi du nôtre, même si
ce «nôtre», depuis l’enfance, fut oublié.

--Ya Sidi, vois ces lampes magnifiques. Leurs pierreries sont des
émeraudes enchâssées d’or massif!

Les petites flammes jaunes brûlaient, à chaque travée, petites lueurs
discrètes de sanctuaire. La chaire de cèdre paraissait toute noire,
d’une hostilité qui menaçait. La niche plate où l’_imam_ qui conduit la
prière se place debout, dans la direction de la Mecque, le dos au
public, semblait une porte reclose sur des secrets que je ne saurai
point. Tout me déroutait, même les parfums: véhémente odeur de musc, de
santal, de benjoin, mêlée d’un relent de moisissure, agréable et comme
dépravé.

--Voici le figuier, Sidi, ou du moins sa racine qui soulève les dalles
et enlace le saint monument.

C’était réel--mais je me demandai si c’était naturel. Et la sécheresse
morale augmentait en moi, cette curieuse impossibilité de sentir.
J’accordai pourtant les louanges nécessaires au merveilleux sépulcre qui
s’est bâti tout seul en une nuit, avec les pierres apportées par les
pèlerins du vivant de Sidi-Bou-Saad. Il forme un petit dôme juste sous
l’axe du grand dôme de la koubba. Les pierres savaient apparemment, dans
ce temps de miracles, non seulement se jointoyer, mais se sculpter, car
les tombes voisines, plus nouvelles, celles du fils et du petit-fils, ne
sont pas mieux travaillées que celle du grand aïeul--cependant elles
sont fort belles: d’élégantes colonnettes; des frises harmonieuses; des
inscriptions dorées qui sillonnent le marbre blanc de leurs courbes
fantaisistes, proclamant en versets du Koran que tout est poussière et
qu’Allah reste éternel.

Les autres parents, les Djazerti défunts, ont leur sépulture ailleurs,
en ce cimetière éloigné que je vis un soir et d’où s’enfuirent des
femmes, blancs fantômes voilés. Et c’est le vrai départagement, après la
vie, de la fameuse chaîne spirituelle et de la chaîne corporelle; seuls
les héritiers de la _baraka_ reposent ici, près de l’ancêtre, parmi
l’ardeur des parfums et le recueillement du silence dévot.

Richesse et considération, tout vient à Mozafrane pour ces dalles
augustes. Elles en sont la fortune, l’orgueil, la gloire et la raison
d’exister. Elles ont, de la primitive fondation (_zaouïa_ signifie
simplement _coin_, ermitage, cellule), fait un palais et une ville
florissante. Et leur présence mélancolique décuple pour des Arabes la
volupté des richesses, la volupté de l’amour charnel.

Nous nous taisions, l’oukil, le taleb et moi, chacun occupé de nos
pensées divergentes.

Or, dans un endroit plein de nuit, un balbutiement s’éleva, semblant
sortir du sol même. Cette voix rauque et douce à la fois proférait des
syllabes confuses. Et voilà que j’eus soudain, moi qui me jugeais
impassible, le petit frisson subtil de l’approche du mystérieux. Je
_sentis_, jusqu’à pâlir. Là-bas un _khouan_, un pèlerin déjà en extase,
soupirait sa jouissance entre deux sanglots. Bonheur éperdu, frémissant
délire qui n’a pas l’âpreté des visions indoues, parce qu’il vient des
sens et non des conceptions de l’esprit.

--Cet homme est heureux... murmura près de mon oreille le taleb.

Et réellement le pauvre visage mûr s’illuminait de jeunesse supérieure,
de toutes les beautés de la catalepsie mystique, et le tremblement de
cet être l’amenait au spasme, peu à peu.

--Il est heureux... Encore un bienfait, ô Sidi, augmentant le nombre
indicible de ceux qu’on ne peut plus compter. O notre Sublime Maître en
la Vérité et la Voie! O Vénéré Sidi-Bou-Saad, source inépuisable de
tendresse!...

Tendresse? Mes yeux regardèrent en haut. Les grands étendards de guerre
laissaient tomber de la voûte les plis somptueux de leurs brocarts,
prêts à flotter pour la Guerre Sainte. Et la suite des litanies du Sabre
bourdonnait ironiquement dans je ne sais quelle case de mon souvenir:

    Par le Sabre, nous aurons de nouveaux frères,
    Par le Sabre, tu seras un pur _khouan_,
    Par le Sabre, tes biens seront centuplés,
    Par le Sabre, ton épouse sera à toi
    Et personne autre que toi ne la verra!
    Mais si le Sabre est mis au fourreau
    Le mal s’emparera de toi.
    Si tu es Khadi, tu deviendras injuste.
    Si tu es Mokaddème, tu deviendras impur.
    Si tu es Khouan, tu deviendras renégat.
    Sans le Sabre, la science ne profite pas à vos cœurs.
    Ayez foi dans le Sabre!
    Si le Prophète n’en eût pas eu, l’aurait-on suivi?
    Quand le Sabre s’absente, l’Islam s’en va...




XXIX


3 novembre.

Un peu de sirocco nous accable aujourd’hui. Et la fièvre, qui toujours
guette, en profite pour envahir les artères, doucement, doucement,
languide et voluptueuse pulsation par quoi l’on s’use, s’abandonnant,
devenant sa proie jusqu’à défaillir...

Si j’étais poète, j’écrirais sur la fièvre un lot de sonnets
«admirables!» J’en vanterais le charme pervers. Des gens s’abolissent
exprès, par les alcools, l’éther, la morphine, la fumée d’opium et
autres fâcheux ingrédients. Que ne viennent-ils au Sahara? Dans les
endroits les plus mauvais, cela va sans dire. Peut-être ils y
trouveraient des pâmoisons de haute rareté, des déliquescences
imprévues, d’exquises disparitions de leur _moi_ pensant. Et ce serait
leur mort lente, très lente, voulue, bien voulue, un mode de destruction
parfaitement propre qui débarrasserait la société d’Europe.

Ils auraient aussi l’extase. Mais c’est moins périlleux, je crois.

Depuis hier je me préoccupe de l’extase--depuis que le vieux pèlerin se
tordait près du saint tombeau, dans une enviable crise de joie. Et la
curiosité me tourmente. J’aurais voulu savoir si le taleb, par exemple,
mon brave et inséparable compagnon, avait obtenu lui aussi le «_them_ en
Dieu». J’en doute par instants. Car celui qui vient de goûter
l’anéantissement suave peut-il se remettre ainsi aux proses vulgaires de
chaque jour? Se résignera-t-il à quitter l’Incommensurable pour exhorter
des esclaves, ou pour se promener avec moi--moi Roumi?

--Ya Sidi (sa réponse fut tellement paisible...), Ya Sidi, par ta tête
chérie, tu te nourris, mais manges-tu toujours? Tu as souvent soif, mais
bois-tu toujours? Tu trouves les femmes belles, mais les aimes-tu
toujours? Oui, Sidi, mon humble piété a connu les joies
super-terrestres. Seulement, vois-tu, pour savourer les délices de ces
bonheurs-là, il est bon de redescendre parmi la vie des autres hommes.
Ya Sidi!... Le Fidèle monté au «degré perfectionné» occupe,
alternativement, deux états: l’état d’_union_, où il n’aperçoit que Dieu
et son unité ineffable; l’état de _vision_, où il rentre dans le cercle
naturel pour s’occuper du bien des siens, du succès de l’œuvre commune
et des devoirs extérieurs. Qui donc, ô Sidi, prêcherait la vertu, qui
rendrait la justice, qui instruirait la jeunesse, qui soignerait les
infirmes, qui vaquerait aux cultures et au commerce, si tous étaient
sans cesse en extase?

Je me soulevai, un peu étourdi: la fièvre battait à mes poignets le
rythme du pieux discours. Je dis pourtant:

--Et le salut de vos âmes?

--Le salut, Sidi? Mais le salut reste possible sans qu’on ait effleuré
l’extase. Il suffit au khouan vertueux, pour entrer dans les Paradis,
d’avoir cru de tout son être à ce que contient la _chahada_--à ces
«attributs» de Dieu, renfermés implicitement dans notre profession de
foi: _La illah ill’ Allah ou Mohammed Ressoul Allah._ Et aussi, cela se
conçoit, de faire l’aumône aux Saints, et de suivre les principes du
Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti.

Naturellement, cela se concevait. Donnez, donnez! Je savais depuis
longtemps ce mot d’ordre. Donnez pour gagner le ciel, donnez pour
effacer vos fautes, donnez pour compenser l’extase manquante.--Ma fièvre
croissait. A mes poignets, à mes coudes, de petits coups frappaient,
réguliers, et le frisson délicat du paludisme saharien me semblait aussi
répéter: Donnez, donnez!

Le pauvre Si-Kaddour soupçonnait un doute en mon mutisme. Il continua
néanmoins, très bénin:

--Ya Sidi, par la baraka! nous ne recommandons la recherche de l’extase
qu’aux fidèles choisis, de vie sainte et déjà vieux. Il faut aussi
qu’ils soient instruits, pour extérioriser leur âme au moyen du seul
amour de Dieu. Quant aux autres...

Il y eut un silence. Le sirocco devenait fatigant. Et ce fut comme en
dormant que je relevai la phrase tombée (je ne savais du reste pourquoi
cette persistance d’enquête):

--Quant aux autres?...

--Les autres, ya Sidi, les intelligences moins vives, les ignorants, les
simples, obtiennent un résultat par la répétition du nom d’Allah, deux
ou trois mille fois. Au bout d’un temps, le _nefs_ seul vibre encore,
tandis que le corps et le cœur s’endorment. L’extase arrive. Certes,
cette pratique est moins pure et moins bonne, mais Dieu est Indulgent et
Sage. _Il_ comprend les faiblesses humaines. _Il_ accepte aussi les deux
extases délirantes, Sidi...

Ces doctrines sont monotones, ô lecteur, mais elles me plaisent ainsi.
Songez que j’ai la fièvre, et qu’il fait chaud, lourd, écrasant. Songez
que si je cesse tout à fait d’interroger mon taleb, je sombrerai dans un
sommeil coupé de délire, tout comme l’extase en question. Et _chi lo
sa?_ l’extase est peut-être bien quelque variante de la fièvre; et je
souffre peut-être, moi profane, de l’exacerbation du _nefs_ qui n’est,
on s’en souvient, ni l’âme, ni le cœur, ni le corps.

--Les deux extases délirantes, Sidi, sont: et d’abord celle qui saisit
parfois le croyant, dès qu’on lui permet de toucher le tombeau de
Sidi-Bou-Saad, celle qu’amène la fumée du kif ou l’influence du
haschich. Voie dangereuse! Nous la permettons seulement après un long
essai des moyens meilleurs. Du reste, Sidi, ta suprême compétence
admettra, même parmi ceux qui s’efforcent, qui suivent les enseignements
trois fois sages du Vénéré, qui mènent une vie pure, qui font l’aumône,
qui s’élancent par la prière constante vers cette fusion dans la divine
étincelle, beaucoup ne touchent jamais le but. Ils s’arrêtent à
mi-chemin du _them_. Ils ne peuvent anéantir leur corps, ni percevoir
les effluves du grand Inconnu...

Et le taleb murmure, très bas, la voix soudain brisée:

--J’ai perçu ces effluves, ô Sidi, ô Sidi. J’ai savouré les délices du
Ciel...

Il se tut, pris de rêverie.

Nous n’avons plus parlé pendant la soirée suivante. Le _them_ morbide,
celui de la fièvre, achevait de m’envahir. Des hallucinations passaient,
des visions de _khouan_ prosternés, des Djazerti en extase, tous, tous,
les gros lis blancs, tous écrasés de bonheur... Et vraiment une sorte de
transport me prenait à mon tour, une ivresse non point croyante, non
point mystique, mais sensuellement pâmée. Puis je glissai peu à peu dans
le calme inerte des choses... Je fus une parcelle consentante du marasme
musulman, subtil, quiet et berceur, dont (entre ses convulsions) l’Islam
s’enveloppe comme d’un doux linceul.

Il respire sous le suaire. Sa mort est vivante--mais sa vie est faite de
mort et du goût de la mort, et d’ardeur vers la mort.




XXX


4 novembre.

Et cette mort est gaie souvent--voire bouffonne et pantalonnesque.

Je me souviens qu’un jour, ou plutôt une nuit, Barka et Bachir voulurent
me faire connaître la «danse des hommes».

--Ya Sidi, ne le dis pas à Si-Kaddour...

Alors ils se glissèrent dans mon appartement, sept ou huit fidèles
serviteurs et disciples, des «blancs» en majorité. La danse interdite,
mystérieusement ils la dansèrent. Ils la dansèrent, ainsi qu’ils la
miment presque chaque soir, en se cachant, à la muette, sous la faible
lueur suspendue de ma lampe--chorégraphie équivoque, bras qui
s’arrondissaient comme des bras de femme, faisant signe au désir.
Réellement, pour un Roumi non pervers, ce ne semblait point très
séducteur. Plutôt terne, avec l’attente de je ne sais quoi qui vint
enfin: le spasme de ces gens, brutal, parmi des rires, des cris
étouffés. Et c’était l’extase encore--l’extase exhilarante et malsaine
de paillasses et de pitres--toute une parade de foire, gloussante et
titubante, abrutie de joie par l’invocation à Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti,
le Vénéré, le Sublime.

Pauvre Sidi-Bou-Saad. Dans sa grotte, paraît-il, il répétait un verset
de préférence à tant d’autres:

«Celui de vous qui gardera sa pureté sera béni...»




XXXI


5 novembre.

--Ya Sidi, me dit Si-Kaddour en entrant chez moi, tu vas recevoir, je
crois, la visite de l’hypocrite, du fourbe et de l’homme dangereux.

Cette trinité en un seul être me met de très bonne humeur,--soit parce
que «l’hypocrite» me devient sympathique, soit tout bonnement parce que,
le sirocco disparu, j’ai pu ce matin faire le tour des jardins sans ma
béquille ou sans le bras d’un esclave, avec le simple appui d’une canne
de roseau.

--Eh bien, taleb, nous le recevrons pour le mieux, ce beau khodjah-chef.
C’est un charmant garçon, qui se montre depuis des semaines un véritable
ami.

Si-Kaddour hoche la tête du mouvement que j’aime, où il résume les
protestations de sa conscience.

--Ya Sidi, que la baraka descende sur toi! Tu peux nommer
Si-Hassan-ben-Ali garçon charmant, pierre précieuse. Il y en a beaucoup
de ces joyaux à travers le monde, en apparence ou en réalité. Le tison
du feu de bivouac ressemble au rubis, Sidi: il est plus ardent, plus
brillant même; seulement il s’éteint, et le rubis ne s’éteint pas.

L’«hypocrite» arrivait en effet, escorté de ses deux sous-scribes, et
nuançant aujourd’hui ses amabilités d’un peu de solennel. Sa marche
paraissait protocolaire. Son air aussi. Sa voix aussi.

Il y eut naturellement des saluts, des préliminaires, des compliments
échangés. Mais ensuite:

--Ya Sidi, dans quelques instants, inch’ Allah, Nos Seigneurs les
Djazerti viendront te rendre leurs hommages, bien que l’heure ne soit
pas convenable pour te troubler ainsi. Mais tu les excuseras, car ils
ont une communication _urgente_ à te faire. Et je suis heureux, Sidi, de
pouvoir t’affirmer d’avance qu’elle est conforme au plus cher vœu de nos
cœurs.

Là-dessus, le khodjah se retira, me laissant assez intrigué. Mais je me
démontrai vite à moi-même qu’en pays arabe, une «importance» proclamée
si fort était certainement petite. Et sans curiosité bien intense je les
vis pénétrer dans ma chambre, à la file, avec une suite plus nombreuse
que de coutume, les Djazerti, les Sphinx hiératiques, les froids, les
calmes, les blancs, les purs, les saints parents du chériff.

--Que le salut soit...

Le reste se perdit dans un bourdonnement confus, qui bientôt mourut, et
le silence régna. Les souples laines neigeuses formaient des tas
symétriques sur les arabesques des tapis déroulés. Et du sommet de
chacun de ces tas, entre un voile cordé et la noirceur d’une barbe
soyeuse, des regards venaient à moi, tout en se surveillant les uns les
autres, disant les défiances, les compétitions, les prudences,
l’effacement volontaire et provisoire dans une situation difficile,
comparable à celle d’archiducs dont chacun se croirait des chances
certaines de devenir empereur.

J’attendais.

_Ils_ attendaient.

Dans la paix de cette mutuelle attente, on discerna le vol des mouches,
qu’assagit l’automne--puis l’aboi d’un chien--puis le frou-frou
métallique des feuilles de figuier, durcies par la saison, mais qui
persistent à draper de vert la moitié des grosses branches sous ma
fenêtre. Des minutes moururent, et des minutes. Enfin, de l’un des
beurnouss une main grasse et blanche sortit lentement. Un index, sans
beaucoup se lever, montra le ciel (que représentaient mes poutrelles
vertes). Et la bouche de Si-Mesroud, oncle du chériff, doyen actuel de
la famille, proféra tout bas la phrase fatidique:

--Allah aekbar...

Signal, probablement. Le khodjah Si-Hassan-ben-Ali, secrétaire général
et particulier, quitta tout de suite la stupeur rigide qu’il s’impose,
très correct en l’exercice de ses fonctions. Et me fut confiée alors--il
était temps--la «communication importante...»

Il ne s’agissait que d’une requête, d’une prière fort courtoise,
transmise de la part du grand Absent, Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-
ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti, Sublime porteur actuel de
l’étincelle divine... Ce personnage sacré, dont l’éloignement a pris
pour moi des allures mythiques, me fait demander par courrier de ne
point quitter Mozafrane avant son proche retour. Il veut, _inch’ Allah_,
saluer l’hôte de son logis. Il veut, _inch’ Allah_, ne pas mourir sans
que ses yeux m’aient vu. Il veut, _inch’ Allah_, remercier le Seigneur
d’avoir mis sa main dans la mienne...

Je devrais rougir de confusion satisfaite.

--Ya Sidi, crois-nous, le retard pour toi sera peu de chose: car Notre
Illustre Maître et Chériff (le Tout-Puissant augmente encore son
incomparable réputation!) se trouve très près, à notre zaouïa-fille de
Hassi-el-Biod. Dans huit ou dix journées, si Dieu veut, la joie de le
revoir gonflera nos cœurs, soulèvera nos âmes. Tu pourrais d’ici-là
fortifier ta précieuse santé. Et tu profiterais justement, ô Sidi, des
grands convois de pèlerins qui viendront du Nord et de l’Est à ce temps
même, comme il nous en viendra d’ailleurs, tu le sais, des quatre
Directions de l’Esprit. Or, Sidi, leur halte chez nous n’est jamais
longue. Tu repartirais avec eux, inch’ Allah, pour la contrée où les
tiens gouvernent excellemment sous la protection du Clément et du
Miséricordieux. Et nous t’affirmons, ô Sidi, que tu courras moins de
risques avec ces pèlerins que si tu t’en vas presque seul, protégé d’une
simple escorte, franchir le grand Sahara dans cette saison de mauvaises
rencontres. L’homme en troupe défie le lion, le _simoum_ et les
fusils...

Il parla longtemps, toujours plus persuasivement, le khodjah
Si-Hassan-ben-Ali. Je le laissais parler comme si je fusse devenu l’un
des Djazerti pétrifiés. Je calculais, à part moi, que ces huit ou dix
jours, mettons douze, aboutissaient au terme prévu pour le parachèvement
de ma guérison. Hamou le masseur accomplit de véritables
merveilles--mais encore faut-il que ces merveilles soient consolidées et
transportables jusqu’à Paris.

--Ya Sidi!...

Les phrases éloquentes sortaient, inépuisables. Et quand j’eus accepté,
me donnant l’apparence (que je deviens fourbe, moi aussi!) de m’immoler
à l’amitié pure--quand j’eus promis formellement «d’attendre le grand
Chériff», les soupirs de gratitude remplirent ma chambre, non moins
sincères, je suppose, que mon faux sacrifice et mon dévouement.

--Loué soit Allah!

--Loué soit Allah!

--Loué soit Allah!...

Cela se prolongeait sans fin.

--Loué soit Allah!

Mon enthousiasme, réel cette fois, faisait chorus. La distance entre la
France et moi me semble diminuer rien qu’en fixant une date. Ce ne sont
plus que peu de jours à passer ici.

--Notre cœur est un fragment de ton cœur. Nous te laissons, Sidi, avec
le bien.

Et les regards étaient doux. Les menaces d’antan n’ont pas laissé plus
de traces que le sirocco sur le sable--mais la bonne disposition peut
fuir avec le beau temps. D’ailleurs, ne sommes-nous pas bien singuliers,
nous d’Europe, qui voudrions qu’un sentiment dure et persiste quand tout
change en ce monde, la place des étoiles, l’humeur de l’homme et le sens
des vents?




XXXII


8 novembre

Je reviens de la chasse.

Une simple promenade au delà des murs, pour éprouver mes forces avant le
voyage, pour ne pas se risquer si loin, si longtemps, sans préalable
essai.

--Ya Sidi, me dit hier à ce sujet le grand oukil: tu as raison! Prends
demain une bonne mule, douce et sûre, et vois si la fatigue et ton corps
ne sont plus ennemis désormais. Un jour, inch’ Allah, tu fais deux pas,
un jour tu fais cent pas, un jour tu fais mille pas: c’est ainsi qu’on
progresse.

Nous étions dans les jardins, regardant dépouiller de leurs richesses
les palmiers tardifs. Joyeuse récolte, la dernière de l’année, vendange
saharienne à quoi ne manquaient ni les cris ni les rires.

--Ya Saïd! Ya Mabrouk! Ya Mohammed! Ya Ben-Srirr! _Chouïa, chouïa!_...
Par Allah, prends garde! Tête du Prophète, le régime m’échappe! Le voici
tout sali, gâté. Mais Dieu l’avait voulu! _Rabbi berra!_...

Les paquets de dattes couleur d’or, trésor de fruits sucrés dus au
Vénéré Bou-Saad, s’amoncelaient sur des linges violets, étendus au pied
des arbres. Une joie vibrait, de l’allégresse passait dans l’air.

Et le grand oukil me disait:

--Ya Sidi, la chasse est aussi une promenade. Pourquoi ne brûlerais-tu
pas quelques coups de poudre? Emmène Djouba!

Djouba, «grand chasseur devant le Puissant», vous vous en
souvenez--Djouba qui connaît les plis des sables, les touffes d’herbes
sèches, les moindres empreintes des créatures rampantes et marchantes,
les repaires des êtres blottis parmi l’aridité fauve du Sahara. Mais ce
Djouba, lui, ne semblait nullement enchanté de m’accompagner. Pourtant
il céda, sur un signe quasi suppliant du grand oukil (car ici l’esclave
ne fait qu’à son gré la volonté de son propriétaire).

--Allons, Djouba!

Le colosse finit par marmotter, bourru:

--Oui, si le Roumi se tient prêt, demain, pour la prière du _Fedjeur_.

Et me tournant le dos, il fut rejoindre le vacarme heureux de la récolte
et les rires excités des récolteurs.

--Gaieté du serviteur, gloire du maître, fit sentencieusement le grand
oukil.

                   *       *       *       *       *

Le Fedjeur, minute de l’Orient... aube chatoyante, douce et sereine...

Je voudrais vous emmener, vous tous dont l’âme est comprimée d’horizons
étroits, parmi cet art voluptueux des dunes vermeilles. Il faut avoir
respiré là, et regardé là, et rêvé là, pour savoir l’intensité que
peuvent prendre ces actions machinales... On garde son cerveau de
civilisé--et le corps et le cœur reviennent aux primitives sensations.
Doublement de l’être, dédoublement de l’esprit, temps éloignés qui se
rejoignent en cette molécule infime que nous sommes, humble rien plein
de jouissances trop fortes et sous lesquelles on défaille, pris d’une
heureuse, fiévreuse, passionnée, j’oserais dire active langueur.

Nous «tournions», gardant en vue les coupoles de Mozafrane, profilées
sur le ciel de triomphant azur. Nous avancions ensemble, les uns à
pieds, les autres sur des montures, et mon beurnouss m’identifiait à ces
hommes frustes, le beau-frère de Djouba (un Arabe blanc) et son neveu
(un khenati)--comme aussi à Bachir, à Abd-el-Khader, mes serviteurs
ordinaires, créatures tellement conformes au type moyen du Saharien que
je n’ai jamais songé au détail qui pût les préciser.

Ce matin, sortis de l’enceinte bénie, ils prenaient quelque relief de
personnalité. Les voilà, en somme, ceux que les Djazerti ont marqués de
leur empreinte, les prototypes d’un bon _khouan_ de classe modeste.
Voilà les _Djazertïa_. Ma lente chevauchée me faisait une occasion de me
rapprocher d’eux, chasseur avec d’autres chasseurs, et non plus leur
maître. Cela valait, à soi seul, cette escapade dans les sables tièdes
où l’on ne trouve guère pourtant, sauf aux abords immédiats de l’oasis,
que lézards, gerboises, scorpions, vipères à cornes--bêtes silencieuses
de l’espace sans bruit.

Le «lion du Désert»! Quelle belle expression. Malheureusement elle est
fausse depuis des siècles. Au sud du Tell boisé ne se trouvent ni lions,
ni panthères. Plus loin, au sud du M’zab, de l’Oued R’rir, du Djérid,
disparaissent les gazelles, les outardes et presque les perdreaux. Il ne
reste que les chacals (en petit nombre) et quelques porcs-épics encore
plus rares, à travers l’immense territoire dont la grande tache pâle,
sur la carte d’Afrique coloriée, faisait rêver mon enfance. De quelle
nourriture subsisterait une faune nombreuse? Nature morte, nature
muette, s’effritant dans la paix des choses qui ne sont plus.

A peine si, comme je l’ai dit, près des palmiers, la vie réveille. Les
grands lévriers de Djouba, bondissant çà et là, revenaient près de nous
qu’ils enserraient dans les lignes de leurs courses affolées.

--Ya Sidi, fit Abd-el-Khader soudain, le _kelb_ te flaire. Il veut
reconnaître l’odeur de ta chair.

--Les chiens sloughis, si on leur demandait leur opinion, sont grands
amateurs de viande humaine, ajouta Bachir.

Et Djouba les approuvait en leurs dires:

--Oui, par la koubba! c’est vrai. Quand tu mènes les sloughis à la
chasse, ils se réjouissent; ils se parlent au dedans d’eux-mêmes,
satisfaits: «Si mon maître tue, je mangerai! Si mon maître est tué, je
mangerai aussi!»

Puis le colosse en référait à son tour, sur cette palpitante question,
au témoignage de Bou-Haousse, qu’il estime comme un «père de l’adresse
et du bras».

Après la fâcheuse histoire du larcin des douros, j’avais pendant quelque
temps montré rancune à mon guide. Mais je dus céder, malgré moi, devant
le blâme général pour une pareille sévérité. Car le vol, aux yeux du
peuple arabe, n’est pas un crime, pas même une faute grave: une simple
défaillance morale dont tout honnête homme peut souffrir, et que tout
honnête homme doit pardonner.

«Il a cherché le bien de Dieu sur sa route.»

Cet euphémisme indulgent m’enchante et me désarme. Pourtant je
souhaitais laisser aujourd’hui Bou-Haousse au logis--et je l’eusse fait,
sans le chaouch Djouba qui réclama sa présence avec une ardeur
agressive:

--Ya Sidi, par la barbe du Prophète, que crains-tu de ton guide? Qu’il
n’enlève peut-être les dards des scorpions ou les cornes des vipères? Il
est bien vu d’Allah. C’est un homme de bonne famille. Même Ben-Ziane
reconnaît cela, et lui témoigne désormais une amitié de frère. Encore
une fois, que crains-tu de lui, ô Sidi?

                   *       *       *       *       *

Je ne craignais rien, certes. Mais je pensais à ces «idées» de ce peuple
rusé, fier et sauvage, trembleur parfois, nerveux toujours. Nous avions
tiré quelques coups de fusil, et nous déjeunions maintenant dans la
dune. Et c’était un repas tout frugal, antique si j’ose dire, qui
s’harmonisait avec la naïveté du discours de mes hommes.

Ils se contaient, inlassables, les prodiges de l’univers africain:
monstres ou phénomènes dont la tradition remonte si loin qu’Athènes et
Rome avaient forgé, pour exprimer ce «nouveau» toujours renouvelé,
toujours surprenant, un proverbe spécial. Et les visions, les
transformations d’animaux devenus princes, tout ce merveilleux se mêlait
ici (pour Djouba et les siens, pour Bachir, pour Abd-el-Khader) de
légendes maraboutiques sur des personnages très variés, même autres que
les Djazerti.

«Loué soit Allah qui dirige toutes choses!»

Leur foi se gardait absolue cependant--entière sans être exclusive. Les
«saints» d’un peu partout--de Ghadamès, de Zliten, d’In-Salah,
d’Ouargla,--ils en vantaient le pouvoir; mais cela ne diminuait pas à
leurs yeux le prestige de leur Saint personnel, Sidi-Bou-Saad. La terre
est vaste. Le soleil luit pour tous les miracles. Allah mène le monde:
et c’est une obéissance salutaire que de croire à tout ce qu’il a permis
et créé.

--Mon père aussi m’a parlé d’un marabout de Ghat, fit Abd-el-Khader. Un
oiseau vert un jour vint le trouver près d’un puits. L’oiseau lui dit:
«Je suis le Prophète. Je protège ta chasse. Va te mettre en affût
là-bas, où se trouve une pierre près d’un palmier: mais ne regarde ni
derrière toi, ni à droite, ni à gauche, car tu mourrais.» Il y alla. Je
ne sais pas bien le reste; il a tué ce qu’il a tué, mais c’était
beaucoup.

Les sables roux s’allongeaient à perte de vue, grandioses de néant. Et
les chasseurs regardaient au fond de leur mémoire, pour y trouver de
l’incroyable.

Djouba le chaouch reprit, d’un timbre mystérieusement baissé:

--Bienheureux celui qu’un oiseau vert ou qu’un ange dirige! Alors il ne
craint plus les djinns ni les diables dont le Sahara est rempli. Je
viens chasser dans ces dunes; je marche tant que je distingue encore la
koubba de Sidi-Bou-Saad. Mais je ne m’en irais pas seul au loin, par le
manteau du Prophète! Du reste les _tolbas_ de la zaouïa nous l’ont
défendu. Si-Tahar-ben-Sliman, qui est un savant remarquable (par Allah
sur nous tous, il lit le Koran sans s’asseoir!), nous a répété
septante-sept fois: «Voyagez toujours en compagnie. Isolé, un démon vous
suit: à deux, deux démons vous tentent; à trois, vous êtes déjà mieux
préservés des mauvaises pensées. Et sitôt que vous êtes trois, ayez un
chef...»

Le brave colosse, se taisant, demeura pensif. Toutes les tentations de
la chair, tous les détraquements du désir, tous les dangers de la folie
étaient prévus par cette phrase des _Hadits_ musulmans. Et les autres
chasseurs comprenaient. Ils rêvaient. Non seulement des images
terrestres passaient derrière leurs paupières baissées, mais les formes
terrifiantes de ces démons secondaires, farfadets de l’Erg: les
_hatefs_, dont on entend les appels dans le vent qui souffle; les
_chahams_, qui mangent le voyageur en commençant par les pieds, supplice
dont on meurt voluptueusement; les _nasnas_, qui coupent les chemins et
vous font tomber dans un gouffre d’orgies infernales. Et ces _djinns_ ou
_djenoune_, ces génies fils de l’Inde merveilleuse, qu’elle a transmis à
l’Afrique par la Perse et l’Arabie. Ils prennent la forme d’un jeune
homme, plus beau que la lune à son lever. Ils fascinent. Ils détournent
l’isolé de la bonne route matérielle et de la bonne voie du salut. Puis
ils effacent derrière lui ses traces avec un coup de brise, et son corps
est perdu comme son âme...

Le silence se prolongeait sous l’ardeur du chaud soleil. Enfin Djouba
prononça, et sa voix tremblait imperceptiblement:

--Celui-là est bien préservé qu’Allah préserve, le Clément et le
Miséricordieux...

--_Amine_... firent les cinq autres.

Juste à cet instant, comme un soutien moral au milieu d’une crise
d’angoisse, parvint de Mozafrane jusqu’en notre dune l’invocation du
_moudden_. Les notes claires et mélodieuses passaient, distinctes et
pures; elles semblaient s’égrener, telles des perles qui tomberaient une
à une dans un bassin de cristal.

C’était la prière de dohor...

Et les chasseurs lentement se levèrent, et, s’étant purifiés d’eau ou de
sable, ils étendirent les bras. Oraison muette, selon le rite des
Djazertïa. Génuflexions, corps jeté au sol, dans un élan complet d’homme
qui se livre, éperdument, pour fuir les terreurs de l’épouvante.

«Dis: Je cherche un refuge auprès de Dieu contre Satan le Lapidé...»

                   *       *       *       *       *

Vers le soir, nous revenions. Je ne voulais pas avouer ma lassitude qui
va donner du travail au masseur Hamou-ben-Missouk. D’ailleurs j’étais
assez fier d’un porc-épic que je rapportais en travers de la mule, une
bête énorme aux magnifiques piquants noirs et blancs. Gibier de miséreux
ou d’esclave, paraît-il. Peu m’importe. Si-Kaddour saura bien découvrir,
pour m’en louanger, quelque «passage» dans le docte Sidi-Khelil.

Et les chasseurs me louangeaient, en attendant, comme si j’eusse abattu
la Bête des Heures dernières. Et pour détourner les propos, je
m’informais d’autres bêtes, plus paisibles--celles des troupeaux,
richesse considérable de la zaouïa.

--Nos chameaux se trouvent loin dans le Sah’ra, Sidi, m’expliqua Djouba
qui s’humanisait. Ils paissent par groupes, aux bons endroits de _driss_
et de _chih_. Nos moutons, plus considérables en quantité que les
gouttes d’eau de la mer, nous les confions aux nomades. Seuls nos
chevaux reviennent chaque soir à l’oasis, car ce sont des animaux
délicats, dont le Prophète et Sidi-Bou-Saad ont ordonné de prendre
soin...

--Les chèvres aussi rentrent pour la nuit, interjeta Bachir.

Djouba le chasseur parut très offusqué.

--Es-tu donc une femme, ô Bachir, pour t’inquiéter de chèvres et de
cabris? Les chevaux, c’est différent: voilà une conversation d’hommes.
Oui, par Allah! Et si tu veux, toi, ô Sidi, mener ta monture à gauche,
nous contournerons cette dune, et nous allons, ces chevaux saints de la
zaouïa, nous allons les rencontrer.

Étrange rencontre, véritablement, rappelant les surprises de certains
rêves. Devant les «buveurs d’air», à la crinière touffue et fière, un
cavalier en veste jaune soufflait doucement dans un roseau. Et les
juments, et les étalons, comme subissant une incantation supérieure,
suivaient, tête baissée et oreille fixe, cette frêle musique au rythme
capricieux, incertain, si humain, soupir et plainte des vieilles
races... Et peut-être «l’homme», la domination de l’homme se
symbolisaient-ils, pour leur cervelle de bêtes domptées, en ce tendre
petit bruit de flûte que j’entends quelquefois la nuit, très au loin.

La fantastique chevauchée défilait rapide, les sabots s’enfonçant un peu
dans le sable silencieux. La mélopée frémissait, plus avant, plus avant,
syncopes légères... Et tout disparut derrière une butte gagnant l’oasis
bientôt proche.

--Tu vois, Sidi, les instruments qui chantent, on les permet à nos
pasteurs: ils ne pourraient sans cela conduire leurs ouailles.

Chez les Trappistes aussi, le vœu de mutisme se rompt pour exciter les
attelages, les bœufs de labour. Mais les Arabes n’ont point le
renoncement moral, plus facile peut-être à nos moines; cette défense des
tam-tam, des flûtes et des _rhéïtas_ représente, je crois, la plus forte
des privations que «l’Ordre des Djazertïa puisse imposer à ses fidèles.
Ils en souffrent, et les négros davantage, tellement le sens et le
besoin de la cadence se trouvent au fond d’eux, intensément.

Pas de tabac, pas de café, pas d’orchestre--celui-ci sanctifié pourtant
par son «inventeur», Iskah, fils d’Ibrahim, que nous appelons
Isaac.--Les autres confréries musulmanes sont moins sévères--et
cependant, de nouveaux adeptes en foule se donnent à Sidi-Bou-Saad,
chaque année.

--C’est dur... gémit Bou-Haousse.

Alors Djouba, le bon géant, secoua son encolure puissante. Et sa
réplique, brusquement formulée, m’impressionna--car nous sentons
toujours un émoi à entendre nos déductions sortir de bouches étrangères,
et c’étaient celles mêmes que j’avais trouvées, quand je m’interrogeais
sur ces choses au début de mon séjour djazertique.

--Ya Bou-Haousse! De quoi te plains-tu? Écoute: tu as la prière, tu as
la chasse et la guerre, tu as le couscouss, tu as la femme. Et de ces
bonheurs, chaque parcelle de toi est heureuse, justement parce qu’on te
prive d’autres plaisirs. Mon maître, le Sidi oukil, me l’a bien
expliqué. Et par Allah, il est dans le sentier droit! Quand tu te sens
une petite soif, l’eau est bonne. Mais quand depuis quatre jours la
sécheresse torture ton gosier, l’eau est mieux que bonne, ô Bou-Haousse.
Elle est divine, et alors, entre tes lèvres coule un morceau des
Paradis...

Puis, pour conclure, oubliant ses impressions des dernières heures, jeté
soudain à la sécurité comme à la joie, le chaouch se mit à scander des
rimes. Une force émanait de lui, une intense, heureuse animalité:

    La fraîcheur de l’eau vive,
    Le lancement des chiens sloughis,
    Le cliquetis des colliers de femmes
    Vous ôtent les vers de la tête!

Ces «vers de la tête», ce sont les soucis rongeurs. Mon Bou-Haousse
approuvait: «Tu as raison. _Mleh, mleh_...» Il dissertait, se grisait de
paroles. Et voici la strophe que lui à son tour improvisa:

    Oui, trois choses, ô mon ami,
    Effacent le chagrin:
    La vue de la verdure,
    La trouvaille de l’eau vive
    Et la chair soyeuse des garçons et des filles.

Tous les chasseurs, ravis de cette poésie, s’écrièrent:

--_Mleh!_... Gloire à Dieu qui créa l’homme et la femme!

--Qu’il soit loué dans les siècles! _Amine._

Et leurs yeux luisaient, songeant aux voluptés permises. C’étaient de
pieux, de bons Djazertïa qui rentraient, le cœur léger, l’esprit
tranquille et les sens gourmands, en la zaouïa de Mozafrane dont nous
touchions le mur à créneaux...




XXXIII


10 novembre.

Si-Kaddour ne tient plus en place, et son agitation semble mêlée
d’enthousiasme et de chagrin. Demain, m’explique-t-il, demain dans la
journée, inch’ Allah, les pèlerins de la caravane d’Agadès seront ici
sans encombre. Les estafettes de la zaouïa, qui, montées sur leurs
méharas, battent le désert environnant, les ont signalés.

C’est le commencement des arrivées pieuses. C’est le grand pèlerinage
annuel indiqué l’autre jour par Si-Hassan-ben-Ali. Et l’on nous annonce
également, comme tout proches, les convois de l’Égypte, grossis des
_khouan_ de l’Yémen, et ceux des croyants de Stamboul, du Turkestan,
d’Asie Mineure.

--O Sidi, tous apportent des dons de _ziara_, selon leur état et leurs
moyens. Les zèles se montrent chauds, ya Sidi! C’est pourquoi notre
reconnaissance est la même, qu’on nous offre un sac d’émeraudes ou sept
grains de blé. Quelle joie de voir par foules nos frères, surtout ces
nomades sahariens qui seront à beaucoup près les plus nombreux, ces gens
simples mais de bonne race puisqu’ils sont issus d’Abraham. La _baraka_
divine va se trouver glorifiée, fortifiée--car c’est l’ensemble des
fidèles qui est agréable à Dieu, et non pas un seul!

Oui, heureuses, heureuses nouvelles, quand même dites sur un ton
théologique. L’instant approche. Bientôt, demain, après-demain, vont
poindre aux horizons les pieuses caravanes d’autres pays, du Borkou, du
Soudan, du Maroc par le Touat, de Tripoli, de Kairouan la Tunisienne et
du Sahara français. Je sens mon cœur tressaillir à cette idée du départ
imminent, de la route vers les terres françaises... Quelques jours
encore, et je m’en irai vers le Nord avec les pèlerins Châamba!

Le taleb me regardait d’un certain air mélancolique:

--Ya Sidi, tu vas retourner dans ta France. Que nous deviendrons peu de
chose pour ta mémoire et pour ton cœur...

J’essayai de le convaincre de toute ma reconnaissance, mais ce brave
homme naïf et candide était sceptique aujourd’hui. Il avait dans les
yeux ce regard énigmatique dont l’Arabe effleure les ossements du
chemin, les ruines et les tombeaux.

--Ya Sidi, ta justice est incomparable, et ta bonté surpasse celle de
Loth. Mais nous serons alors pour toi, que tu le veuilles ou non, le
vêtement rejeté, la tente usée, la forêt qui n’a plus de bois.
D’ailleurs c’est la loi d’Allah. Il est le Clairvoyant, le Sage: car si
tu ne te détaches pas de ce que tu laisses, tu meurs pendant ta vie
septante-sept fois cent fois. Tu aimeras là-bas, ô Sidi, ceux de là-bas,
dont certains ne t’aimeront pas tant que je t’aurai aimé; mais ce seront
ceux de là-bas, et ton esprit marchera ainsi dans le sentier
raisonnable. Notre Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti (Dieu éternise sa
félicité!) le déclare en son _Livre des Lances_:

    Ton nouvel ami, ô musulman, s’il est près,
    Vaut mieux que ton frère s’il est loin.

Tout de même j’étais un peu ému.

--Remarque bien: je ne dis pas amen, Si-Kaddour.

--Excuse-moi donc, ô Sidi, de te blâmer. Par ta tête chérie, et pour le
bonheur de ton existence, il _faut_ dire amen...




XXXIV


11 novembre.

Et tout en se détachant, tout en me faisant me détacher, Si-Kaddour
m’accompagne aux campements des nouveaux venus, parmi le grouillement
pieux, émerveillé, ahuri de ces pèlerins fidèles issus des «lointains
lointains»...

On en a casé dans les cours, les places, les ruelles, les jardins, et
jusque dans le sable. Ils ont dressé leurs tentes de laine, sous la
draperie relevée desquelles brûle le petit foyer des matins et des
soirs. Il y a là des hommes d’âge varié, quelques enfants, de vieilles
femmes,--et les chameaux qui grognent et brament, clopinant sur trois de
leurs pattes, tandis que la quatrième se relève grotesquement entravée.
C’est en somme l’apparence de n’importe quelle affluence saharienne,
foire ou fête, avec moins de tumulte peut-être, moins de cris, sauf de
la part des dromadaires, bien entendu. Ce sont les affalements de formes
lasses ou paresseuses, par groupes de sculptural agencement. Ce sont les
attentes patientes en quoi se consument les jours de cette race: oui,
toujours _ils_ attendent «celui qui viendra»; simple acheteur, ou Grand
Chériff, ou Maître de l’Heure. Et cette attente béate et nerveuse,
autant que l’extase presque, est une volupté.

Les principaux chefs arabes, les personnages afghans ou turcs trouvent
abri dans les bâtiments de la zaouïa. Mais la masse des _Khouan_ reste à
la porte faute de place. Ainsi les _ahl-es-soffa_, les «gens du banc»
dont j’ai parlé, les «espéreurs», les «demandeurs» se trouvent
simplement augmentés de quelques milliers d’humbles aux visages blancs,
noirs ou bruns, aux turbans plus ou moins gros, plus ou moins bariolés,
qui remporteront la Certitude et la Joie. Ils croient. Leurs femmes
seront fécondes, leurs maux seront guéris, leur âme sera sauvée, leur
être aura senti le bonheur à ce degré suprême où davantage serait la
mort.

La Joie, la Certitude...

Ils arrivèrent ce matin, chantant, malgré les défenses rituelles, la
louange de Sidi-Bou-Saad, le Pôle sublimement élevé. On a feint de ne
pas entendre cette infraction aux saintes règles: et très vite le milieu
ambiant calma leur trop folle ardeur. Ils se bornent maintenant aux
litanies djazertiques, seul bruit de prière permis par un Ordre dont le
_dikhr_ et les oraisons sont muets. Ils épanchent le trop-plein de leur
émoi dans ce bourdonnement musical et sensuel que jamais je n’oublierai,
et qui fait partie, pour moi, de l’atmosphère de Mozafrane:

    Que Dieu soit exalté,
        Le Seul, le Victorieux!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Grand, le Certain!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Fort, le Généreux!
    Que Dieu soit exalté,
        Le plus Miséricordieux!
    Que Dieu soit exalté,
        Le plus Clément des Cléments!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Puissant par Excellence!
    Que Dieu soit exalté,
        L’Entendant, le Voyant!
    Que Dieu soit exalté,
        L’Incommensurable, le Roi!
    Que Dieu soit exalté,
        L’Ami des repentants!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Donneur de secours!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Connu pour ses bienfaits!
    Que Dieu soit exalté,
        L’Adoré en tous lieux!
    Que Dieu soit exalté,
        L’Invoqué dans toutes les langues!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Continuateur de ses propres œuvres!
    Que Dieu soit exalté,
        L’Apparent et le Caché!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Premier et le Dernier!
    Que Dieu soit exalté,
        Le Maître de toutes choses!
    Que Dieu soit exalté,
        Avant toutes choses!
    Que Dieu soit exalté,
        Pendant toutes choses!
    Que Dieu soit exalté,
        Après toutes choses!
    O Dieu. Seigneur des Créatures, ô Dieu!...

                   *       *       *       *       *

A vrai dire, mon «détachement» ne produit pas encore ses effets. Ces
_Khouan_ m’intéressent trop, surtout ceux d’origine arabe et nomade, les
vrais gardiens des traditions depuis les pasteurs de Chaldée,--à défaut
d’Abraham.

--Ya Sidi, m’affirme Si-Kaddour, il y a parmi leur nombre beaucoup
d’âmes agréables au Puissant.

Et mon taleb leur parle, les reconnaît d’une année à l’autre, désigne
les plus âgés par leur nom (ce nom très souvent emprunté à la famille
des Djazerti: Amar, Bou-Saad, El-Aïd, Ahmed, comme les légitimistes
appelaient chez nous leur fils Henry).

--Le salut sur toi, ô Mohammed-ben-Taïeb: Tu es comme le lièvre, tu ne
vieillis pas!

--Ya Sidi Taleb, sur toi la bénédiction et le salut! Merci. Et tu vas
bien?

--Bien.

--Dieu soit remercié, ô Sidi Taleb. Et tes affaires vont bien?

--Bien.

--Et les tiens vont bien?

--Bien.

--Et ceux qui t’intéressent vont bien?

--Bien.

--Et alors vraiment tout va bien pour toi?

--Bien.

--Et vraiment tu es tout à fait bien?

--Bien.

--Abdoullah! Dieu soit remercié.

Viennent ensuite les propos sur la froide température de ces jours
derniers, et le temps qui va se réchauffant considérablement. Puis les
petites enquêtes du taleb. Il s’inquiète de l’état moral et physique des
tribus éloignées, des _ksour_ distants.

--Ya Sidi Taleb, Allah soit loué, il n’y a chez nous que le bien et la
tranquillité.

Partout, partout, à croire les réponses, règnent ce bien et cette
tranquillité; seulement, si l’on poursuit les questions, on découvre
partout, partout des abus, des crimes, des vols armés, des assassinats,
des pillages. Mais cela ne compte pas. Dieu l’avait écrit. _Mektoub
Allah_...

Le thème récriminatoire (la _chicaya_ traditionnelle) se développe
aussi, fertile en variations:

--Ya Sidi Taleb, le mokaddème n’a pas été poli avec moi, parce que je
suis pauvre. Si j’avais été riche, il m’aurait baisé le manteau. Ya Sidi
Taleb, quand le _kelb_ (chien) a de l’argent, on lui fait la révérence
et on le nomme «Sidi Kelboune»...

Le bon Si-Kaddour essaie d’arranger les choses.

--Ya El-Aïd-ben-Amar, ta langue prend le mauvais chemin. Peut-être
avais-tu refusé au mokaddème les aumônes conformes à ton état. Tu sais
que le Seigneur a dit: «O croyants, faites don à ceux qui vous dirigent
des meilleures choses que vous aurez acquises et des meilleurs fruits
que vous aurez fait sortir de la terre. Ne distribuez pas en largesses
la partie la plus vile de vos biens...»

Après cette exhortation, Si-Kaddour s’en va--nous nous en allons--un peu
plus loin.

--Ya Ahmed-ben-bou-Saad, réjouis ton cœur! Tu vas boire l’eau
d’Aïn-Selam. Tu vas recevoir, une fois de plus, la bénédiction divine.
Tu vas écouter la voix du chériff avec ivresse et reconnaissance.
Souviens-toi qu’il est écrit dans les enseignements sublimes du Vénéré
Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti: «La situation du disciple devant le Maître
doit être celle d’un affamé qui, assis pour pêcher au bord de la mer, en
attend sa nourriture et sa vie même.» Rappelle-toi aussi que la baraka
descend où Dieu veut.

Alors, se tournant vers moi, Si-Kaddour m’introduit dans l’entretien
théologique--très fier qu’il est, sous son air bonhomme, d’exhiber aux
yeux des fidèles un Roumi «comprenant El-Koran».

--Ya Sidi, tu les connais, les miracles de la grâce, et toutes les
merveilles qui firent éclater comme un soleil la sainteté supérieure du
Vénéré Sidi-Bou-Saad!

Et moi, pour me montrer poli, je m’embarquai dans une phrase
malheureuse. J’indiquai (supposant plaire à ces admirateurs du Saint)
que peut-être un jour le grand chériff actuel exciterait-il les mêmes
dévouements et ferait-il, après sa mort, des miracles extraordinaires,
rappelant ceux de son aïeul.

A peine ai-je achevé ces mots, une clameur résonne--un hourvari de
protestations variées.

--Ya-a-a-a-ah!... Mais on l’adore! Mais à chaque heure, à chaque minute,
_il_ accomplit des miracles! La lune ni le soleil ne se lèvent sans
avoir à éclairer les prodiges du chériff!!

Et les bras gesticulent, les regards fulgurent, les gosiers crient. J’ai
déchaîné la passion qui dormait auprès des petits feux de campement--qui
se pelotonnait jusqu’à l’arrivée du Vivant, de Celui dont les anges
baisent les pas, l’Appui du Monde, la Lumière parfaite, l’Œil de la Foi,
l’Illustre Grand Chériff Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-el-Aïd-ben-Taïeb-ben-
Ahmed-ed-Djazerti.

--Ya Sidi! sache-le, devant _lui_, l’amour des peuples est si empressé
que le poitrail de sa monture coupe la foule comme le poignard coupe la
chair!

--Ya Sidi! L’archange Djébril lui a fait don de septante-sept mille
chameaux, et _lui_, dans sa bonté, les a lâchés librement dans le
Sah’ra, jusqu’au Soudan, jusqu’en Égypte, pour sauver la vie de ceux
dont les animaux de caravane sont morts!

--Ya Sidi! quand _il_ se déplace, il est sous une tente magique, où les
aliments les meilleurs viennent seuls!

--Ya Sidi! _il_ a pour son fusil des balles en or, qui frappent
mortellement tous ceux qu’il vise!

--Ya Sidi! _il_ a son anneau qui le rend invisible lorsqu’il veut! Et si
sa clémence ne tournait pas le chaton au dedans de sa main, tous ceux
qui l’approchent seraient changés en pierres!

Ces propos vociférés se croisaient autour de moi, comme le vol d’un
essaim de guêpes; des mains persuasives, véhémentes, quasi hostiles se
cramponnaient à mes vêtements, et j’eus une certaine peine, malgré
l’aide de Si-Kaddour, à me tirer du bousculage.

--Paix! silence! _eskout!_ réclamait le taleb.

Effervescence vite calmée d’ailleurs, muée en d’obéissants sourires.
Mais le fanatisme avait pour la première fois passé près de moi, tout
près. Et ce qui m’impressionnait--car je me sentais impressionné, je
l’avoue,--ce n’était certes point la rudesse de ces enfants des
solitudes, contre laquelle me protège trop bien l’amitié _présente_ des
Djazerti. C’était l’exaltation intolérante de toutes les époques,
c’étaient les massacres ariens, c’était la guerre des Albigeois, c’était
l’invasion des Turcs en Europe, c’était le sac de Constantinople par les
Croisés, c’était l’Inquisition, et la Ligue; c’étaient les sorciers
brûlés, c’était aussi la folie sanglante qui souilla la Révolution, par
fanatisme de liberté. Et ceci n’est point une «phrase» combinée
maintenant, après coup.

Non, ces drames ont ressuscité, je ne sais comment, hallucination
singulière, cinématographe mystérieux, lors de ces minutes mêmes où les
croyants me hurlaient au visage l’excès de leur enthousiasme et l’ardeur
un peu féroce de leurs rectifications...

--O taleb,--demandai-je à Si-Kaddour,--pourquoi ne m’avais-tu jamais
rien dit des miracles du grand chériff?

Le visage du vieux théologien se rida plus fort, exprimant quelque
embarras. J’ai déjà vu cette expression sur les traits de prêtres
catholiques, lorsqu’on parle en leur présence de certaines pieuses
apparitions plus ou moins discutées.

--O Sidi, excuse l’amitié de ton serviteur! Je t’ai dit tant de choses.
Notre grand chériff commande dans la force et dans le bien. Je t’ai
confié--je me souviens, Sidi,--qu’il ne remue pas le plus petit de ses
doigts sans que ce mouvement réponde à des âmes du Soudan, de l’Ouadaï,
de l’Arabie, du Maroc et de votre Algérie entière. N’est-ce pas un assez
beau miracle? Et n’en as-tu pas la preuve aujourd’hui?

                   *       *       *       *       *

Un quart d’heure plus tard, après la prière du _mogh’reb_, la scène
avait changé.

Dans la cour de la mosquée, le gros oukil Si-Djelloul-ben-Embarek me
tenait un langage beaucoup plus terre à terre. En sa qualité
d’administrateur, de ministre des finances, l’oukil voudrait mettre un
terme au chapitre des dépenses, et que le chapitre des recettes gonflât,
gonflât, autant que le Nil lors des époques de bienfaisante crue.

--Ya Sidi, ne t’y trompe pas: le pèlerinage _el-kébir_ est une perte
pour la zaouïa, non un bénéfice. Cette année surtout, où tant de gens
vont attendre plusieurs jours notre grand chériff! Par la bénédiction de
Sidi-Bou-Saad, une pareille foule à nourrir, et le _hamma_ des askers
qui jour et nuit chauffe pour les pèlerins! Et les vêtements que nous
distribuons aux plus dénués! Une ruine, Sidi.

Je risquai une légère allusion aux offrandes générales et aux présents
somptueux apportés par les riches _khouan_ de l’Orient.

--Ya Sidi, tu es au-dessus de ma tête! Mais permets-moi de t’affirmer
qu’au fond ces cadeaux ne sont pas notre affaire. Ce qu’il faut pour une
zaouïa, Sidi, c’est de l’argent, de bons douros; ou ces marchandises
propres au trafic, meilleures encore: des chameaux, des chevaux, des
moutons, des grains, de la gomme, des dattes. Crois-tu donc, ô Sidi, que
les vases ciselés des uns, ou les misérables dons des autres, les
pauvres, me procurent seulement la farine du cousscouss énorme de chaque
soir.

Son geste circulaire indiquait toute la vaste place où des esclaves
apportaient justement les plats de bois, pleins du savoureux régal. Il
en venait des cuisines, encore, encore, encore. Les monceaux de portions
habituelles m’effrayaient déjà lorsque je les voyais distribuer, chaque
soir, par les agiles messagers de la quotidienne bombance. (C’est un peu
phalanstérien, Mozafrane: on y prépare les aliments sur un seul point;
et la demeure individuelle n’y est que le refuge des siestes et des
nuits, l’asile pour dormir, aimer ou souffrir.) Mais je reviens à ces
accumulations de grains blancs, amollis au-dessus des vapeurs de la
_merga_ bouillante, rendus onctueux par le bon _taam_ de mouton. Leurs
amas pantagruéliques se quintuplaient pour le moins aujourd’hui...

Et cela composait un curieux spectacle, ces groupes de «mangeurs» serrés
près des feux dans le jour baissant, ces appétits autour de ces
victuailles, ces béatitudes à l’idée de «rassasier les ventres». Et mon
estomac, à moi, se trouvait rassasié, rien qu’en songeant aux autres
cours, aux places, aux galeries, aux ruelles, aux jardins, à la dune, où
des plats et des plats mêmement se vidaient, où des fidèles se
bourraient, se gavaient, joyeux, louant Allah et les Djazerti, tandis
que pour les supérieurs--et pour moi, hélas!--cuisaient les mets
innombrables, tournaient les broches de bois des _méchouïs_,
épaississaient les ragoûts, mijotaient les soupes au bouillon poivré,
fumaient les pâtisseries, les feuilletages, les frangipanes. Et les
graisses, et les beurres rances, et les hachis pimentés, et le miel, et
l’eau de roses, et le musc, tout cela se combinant en une odeur de
nourritures dont ma mémoire instruite ressentait un violent dégoût.

L’allégresse cependant régnait partout:

_Abdoullah!_...

Enfin nous rentrions par la place des Caravanes, trébuchant contre les
plateaux chargés et les dîneurs accroupis.

Nous formulions des souhaits:

--Soyez avec le bien et le salut! Qu’Allah bénisse votre repas!

--Merci, merci. Sur vous deux la bénédiction de Sidi-Bou-Saad!

Mais, dans cette cohue, mon taleb dénicha bien vite d’autres anciennes
connaissances.

--Ya Taïeb-ben-el-Aïd, salut! Qu’Allah tourne au profit de ton âme ce
qui nourrit ton corps!

Et des politesses renouvelées, des questions, des réponses voltigeant de
lèvres en lèvres. Celui-là aussi, Taïeb-ben-El-Aïd, interrogé au sujet
de l’état moral des tribus, prononça la phrase coutumière:

--Ya Sidi Taleb, loué soit Allah, il n’y a chez nous que le bien et la
tranquillité.

Il répétait: «le bien et la tranquillité», appuyant sur les mots avec
trop de persistance. C’était un de ces nomades, «maigres comme un
roseau», infatigables, durs, un peu sauvages, pleins de bravoure rusée
et de musulmanes vertus. Et sa voix s’élevait. On eût cru qu’il voulait
masquer, du bruit de ses paroles, une clameur de gémissements dont les
éclats nous parvinrent tout de même à travers le bourdonnement général.

Mon _taleb_ dressa l’oreille. Qu’était-ce, par Allah, ces lamentations?

--Ya Sidi Taleb, comme je te le dis, il n’y a chez nous que le bien et
la tranquillité. Seulement Ahmed-ben-Mohammed est allé voir de l’autre
côté de la vie. Sa tente le pleure.

--La mort rouge? questionna Si-Kaddour avec une assurance, une brièveté
qui me surprit.

Mais le nomade ne voulait point se compromettre:

--O Sidi Taleb, que ta bonté m’excuse. Je préfère ne rien te répondre.
Dans la bouche qui reste close, le moucheron ne peut pas entrer.

--O Sidi Taleb, gémirent d’autres hommes de la même tribu, moins
circonspects, ô Sidi, _son_ fusil est venu, lui n’est pas venu! _Il_ a
été assassiné ce matin à l’heure de l’aube. Nous étions déjà en vue de
l’oasis sainte. C’est un sacrilège, une profanation!

Sur le nom de l’assassin, cependant, eux aussi restaient «bouche close».

--Peut-être certains le savent-ils, peut-être ne le saura-t-on pas. On
n’a pu recueillir le sang, pour faire l’épreuve. Mais là-bas, Sidi
Taleb, se forme la nuée de l’orage.

Orage de vengeance. «Là-bas», c’était la tente où sanglotaient les fils
et le frère du mort. Quelques vieilles femmes pieuses, par solidarité,
s’y étaient groupées, et poussaient ces effroyables cris auxquels je me
suis accoutumé, mais qui me donnaient le frisson lors de mon premier
voyage. Hurlements éperdus, désolations où s’effondre la créature
humaine. Même pour la mort d’une simple connaissance coulent à flots des
larmes hystériques, véhémentes, ruisselant avec le sang des joues
déchirées.

--O mon père, ô mon père! à mon père, ô mon père!...

Et les reproches au ciel--et les imprécations. Je puis me tromper: mais
j’imagine que Si-Kaddour regrettait d’avoir traversé la place des
Caravanes, ce soir. Avertis de la présence d’un des plus saints _tolbas_
de la zaouïa, les parents du défunt s’étaient précipités, mouillés de
pleurs, saignants, eux aussi, de griffures. Ils accusaient formellement
un certain Bel-Kher, un gueux, un infâme! Ils accumulaient les preuves
confuses, non vérifiables, toute une histoire de jalousie mêlée (comme
presque toujours) de questions d’intérêt, de chameaux volés, de douros.
Et ce Bel-Kher, après avoir souillé du meurtre la caravane de
pèlerinage, avait maintenant disparu! Fils de prostituée! Fils de
chitane!

--Que son retour soit malheureux!

--Qu’il trouve en arrivant sa tente violée!

--Qu’Allah lui jaunisse le visage!

--Que maudits soient la mémoire de son père et le ventre de sa mère!

Soudain, l’aîné des fils eut une effrayante explosion de rage:

--O mon père, ô mon père! Tu étais le maître du courage! Tu étais le
maître du bien! Tu n’es pas mort dans ton jour! Ton sang crie et demande
le sang! Je t’en donnerai, inch’ Allah, ô mon père, mon père!! Je te
donnerai la vie de Bel-Kher! Je ferai de son corps une gaine à mon
couteau!!!

Et les autres parents se joignaient à ces malédictions, proférant les
mots les plus terribles. Si-Kaddour, en vain, essayait de les calmer.

--O mes enfants, ne ressemblez point à cette femme qui défaisait le fil
qu’elle avait tordu solidement. Ne prononcez point entre vous de
serments inutiles que vous ne tiendrez pas ensuite...

Mais le respect disparaissait sous l’excitation factice ou vraie. Le
taleb fut violemment interrompu.

--Nous les tiendrons, par notre chance des Paradis! Par les entrailles
de nos mères! Nous les tiendrons, nous ne serons avec toi, ô fils
premier-né du mort, qu’un seul poignard, qu’un seul sabre, qu’un seul
fusil! Nous ne renoncerons à ta vengeance que si nos enfants sont perdus
et nos têtes frappées!!

Si-Kaddour les regardait maintenant, désintéressé, semblait-il.

--Que votre père dorme en paix...

Son ministère, presque un sacerdoce, le forçait à dire les paroles qui
calment.

--Que votre père dorme. L’ange Azraïl viendra tout à l’heure près de lui
pour faire le décompte de ses bonnes et de ses mauvaises actions.
Puisque c’était un homme juste, il sera heureux: le patronage de Dieu
suffit.

Ce fut alors que le public, les assistants qui de plus en plus
s’amassaient et se multipliaient (ayant achevé leur cousscouss devenu
ainsi repas de funérailles), conjurèrent le taleb de dire pour
Ahmed-ben-Mohammed la prière des trépassés. Certainement d’autres
_tolbas_, de jeunes savants secondaires avaient bien été mandés afin de
diriger la veillée de larmes: mais de Si-Kaddour les oraisons plaisaient
à Allah.

Il fallut céder.

--Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux!

Tous, accroupis maintenant, formant un cercle épais, posèrent leurs
mains devant eux, en forme des feuillets d’un imaginaire livre ouvert.
Et les yeux de leur âme lisaient sur ce livre... Les vieilles femmes,
prévenues, se taisaient. Et le crépitement des feux de genêt troublait
seul le silence, joint aux sourds grognements des chameaux qu’on avait
éloignés.

  Louange à Dieu qui fait mourir et vivre!

  Louange à Dieu qui ressuscite les morts!

  O Seigneur, Ahmed-ben-Mohammed des Ouled-M’baïl était ton adorateur,
  fils d’un serviteur de ton serviteur... Accorde-lui ta bonté. Lave-le
  avec l’eau, la neige et le feu. Qu’il soit purifié comme une gandourah
  blanche. Donne-lui une habitation plus belle que la sienne, une épouse
  plus désirable que la sienne. S’il était bon, rends-le parfait. Et
  pardonne ses péchés, ô Seigneur! Il est réfugié chez toi, et c’est le
  meilleur refuge. Nous te supplions tous pour lui, au nom des anges et
  des archanges, au nom du saint prophète Mohammed, au nom de tes amis
  Ibrahim, Noah, Moussa, Eli, Daoud et Suléïman, au nom de Sidna-Aïssa
  (Jésus), ton souffle, qui jugera les âmes au jour de la Rétribution.
  Nous te supplions surtout au nom du Vénéré Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti,
  ton Fidèle. Que notre prière monte à travers les sept cieux jusqu’à
  ton trône, entre les ailes des Chérubins...

  Dieu est le plus grand! _Allah aekbar!_

Mais le recueillement n’avait pas étouffé les rancunes. Tandis que nous
nous éloignions enfin, les parents du défunt répétaient plus résolument
leur vœu terrible:

--O fils du mort, nous n’abandonnerons ta vengeance que si nos enfants
sont perdus et nos têtes frappées!

Et les vieilles femmes hurlaient de nouveau, pareilles à des panthères.
Et mêlées de sang les larmes ruisselaient. Et les appels de désespoir
montaient, montaient, s’épandaient jusqu’au Sahara nocturne, avec la
fumée des foyers et l’odeur encore flottante du cousscouss.




XXXV


12 novembre.

La caravane des pèlerins d’Ouargla et du Touat n’arrive guère. Plus que
je ne le laisse voir, je m’en préoccupe; je m’impatiente. Si je me
distrais, c’est sans joie.

--As-tu des nouvelles, Miloud-ben-Taïeb?

Le bon Si-Kaddour s’informe ainsi pour moi près d’un chef des askers. Et
le chef d’askers hoche la tête, semblant inquiet, lui également. Et sa
préoccupation gagne le taleb dont le voile blanc cordé s’agite à
l’unisson, exprimant le doute et la surprise.

--Ya Sidi Taleb, ceux d’Ouargla ne sont point même signalés par nos
cavaliers.

En attendant, nous promenons nos loisirs inutiles dans le tohu-bohu des
places, comme hier. Le grand chériff non plus ne se montre point aux
horizons: mais cela paraît-il est voulu, à cause de raisons très
subtiles. Cependant le jour se traîne. Les dromadaires crient, nerveux.
En un coin de la quatrième cour un gros de pèlerins du Fezzou piaille,
discute, se bouscule autour de deux mokaddèmes distribuant des
amulettes--contre bonnes «aumônes», cela s’entend.

Des amulettes authentiques, selon les formules indiquées par
Sidi-Bou-Saad.

Sur de petits carrés de papier, des lignes d’écriture croisées (comme
souvent les dernières pages des lettres de femme).--Généralement une
sourate du Koran, le chapitre de l’_Aube_, ou des _Hommes_: et cela se
porte au cou, soit dans un sachet de cuir, soit dans un étui de métal.
Préservatif de tous maux, fécondité pour les épouses, très salutaire
aussi pour les chevaux et les chameaux, surtout si l’on y ajoute
quelques gouttes d’eau d’Aïn-Selam et quelques mottes de terre bénie
prise aux jardins de Mozafrane. Et, plus nombreux sont les sachets, plus
naturellement le remède est efficace; plus on est guéri des maux
physiques et des tares ravalantes; plus on est sauvé des démons; plus on
est apte à trouver le chemin des Paradis où les belles vierges,
redevenant toujours vierges, offriront aux croyants ardents la beauté de
leurs yeux noirs, de leurs corps souples et parfaits.

--Ya Sidi Taleb, dit un nomade, j’emporte deux papiers qu’avalera mon
père malade ou que je ferai, inch’ Allah, bouillir dans son breuvage...

Le taleb approuve.

--Tu as raison, ô mon fils. N’oublie pas d’acheter aussi le verset qui
guérit les douleurs et donne la vraie résignation: «Seigneur, Seigneur,
lorsque tu dis d’une chose: _Koun_ (sois), elle est; ton ordre est
accompli entre le _Kaf_ et le _Noun_ (entre le K et l’N)...» Et ces
bienfaits ne sont pas tout; la possession écrite de ces paroles efface
quinze jours de péchés sur le registre de l’ange, au Ciel.

--Ya Sidi Taleb, c’est qu’elle est plus chère que les autres, la sourate
de _Koun_.

--Le salut ne semble jamais trop cher, ô mon fils!

Je souris, entendant ceci. Le taleb s’en aperçoit, veut se justifier. Et
nous discutons un peu, dans un mélange de théologie, de poussière et de
chameaux bramants qui nous fait mal à la tête.

Mais cela aide à passer le temps.




XXXVI


14 novembre.

Toujours de l’imprévu succédant au marasme.

La caravane des pèlerins d’Ouargla et du Touat mêle, depuis ce matin,
son tumulte aux tumultes précédents: et voici mon plus facile retour
assuré. Mais, d’autre part, ce retour va se trouver empêché peut-être...
L’heure de la poudre, chère aux croyants, l’heure des préparatifs contre
l’ennemi règne à Mozafrane--et les pilons de la huitième cour broient en
cadence le salpêtre et le charbon.

                   *       *       *       *       *

Car cette caravane du Touat nous apporte, avec ses dons de _ziara_, une
demande de vengeance et la nouvelle de désordres aux sables voisins. Tel
fut le motif de son retard. «Par la koubba trois fois sainte!» depuis
des jours le pieux convoi, animé par son zèle, aurait dû nous arriver!
Mais il avait été attaqué dans l’Erg, en une région dépendant, si l’on
veut, de la zaouïa djazertique. Un _rezzou_ de pillards abominables!
Perte de chameaux. Perte d’hommes. Imprécations. Lamentations. Appels à
la protection du Vénéré Sidi-Bou-Saad, dont les coupeurs de route
n’avaient pas respecté la _ziara_!

--Ce sont des Beni-Mezreug! Chiens fils de chiens! Fils de prostituées!
Fils du Chitane!

Il me paraît qu’en réduisant des trois quarts les doléances, elles
sont--qui sait?--encore exagérées.

--Peu importe, Sidi, m’affirme Si-Kaddour. Il va devenir nécessaire de
châtier ces Beni-Mezreug, dont l’audace offense la justice d’Allah. Sans
quoi leur outrecuidance, leur impiété que le Ciel confonde iraient
bientôt jusqu’à piller nos troupeaux ou les jardins de l’oasis. Allah
seul sait quelle est l’insubordination de ces hommes, indignes du nom
d’hommes. Et certes _Il_ est Clairvoyant: Et certes _Il_ est Puissant et
se venge!...

Le tapage assourdissant des conversations, dans les cours et dans les
places, s’anime ce matin d’un air guerrier. Des gardes partent à méhari,
conduisant un _goum_ de volontaires, fusil en travers du beurnouss. Et,
comme je traversais les parterres du côté de ma tonnelle, j’aperçus dans
le Sahara une autre troupe nombreuse, richement montée, qui s’en allait
de Mozafrane vers le Sud. En tête, un cavalier blanc... On eût dit le
neveu du chériff, le glacial Si-Ahmed-ould-Djazerti.

--Ya Sidi, par la bénédiction de ta tête chérie, tu ne te trompes pas;
c’est bien Si-Ahmed lui-même (Dieu le protège et le fasse réussir!). Il
va au-devant de Notre Seigneur le Grand Chériff (Dieu augmente sa
gloire!) pour avertir celui-ci des événements et protéger sa dernière
étape. O Sidi, que les déprédations de ces Beni-Mezreug sont
impardonnables! Ils fuient, ils disparaissent dès qu’ils ont volé et
tué, les chiens, les impies, les hyènes, les jaguars! Dieu maudisse leur
engeance et interrompe leur génération!

Je ne connaissais pas un Si-Kaddour pareillement combatif, pareillement
excité. Il m’a conduit voir la fabrication de la poudre, avec les
produits qu’on écrase dans de grands mortiers de pierre placés entre les
jambes du pileur habile et dévot. Pan, pan, pan! Aucun accident ne se
produit, et c’est merveille.

--Ya Sidi Taleb, le salut sur toi! Allah veuille nous accorder vraiment
la joie d’une journée de poudre!

--Ya Sidi Taleb, jamais tu n’auras entendu parler aussi fort une bonne
poudre!

La poudre... _el-baroud!_ Mot que l’Arabe prononce les yeux brillants et
la bouche tremblante, en l’attente exquise d’une volupté. Mot si beau
qu’il évoque les bonheurs paradisiaques. Et tellement grand est l’amour
de cette poudre qu’au Sahara la plupart des nomades, par figure de
rhétorique, nomment leur fusil: _la poudre_--que ce soit un vieux
tromblon, une escopette, une vieille machine à moulinet--ou l’arme la
plus moderne, Remington perfectionné introduit au cœur des Déserts par
les influences étrangères que vous savez.

--Ya Sidi! ya Sidi! la poudre va parler!

En vérité, malgré tout ce bruit promis, cette histoire guerrière ne me
paraît pas sérieuse. L’essentiel est que Si-Ahmed nous ramène le grand
chériff, et que j’en finisse, laissant mon brave taleb à ses
belliqueuses ardeurs.




XXXVII


15 novembre,

_Il_ est arrivé, _Lui_, le Très Glorieux, le Pieux, le Perspicace, le
Généreux, le Magnifique, le Magnanime, le Très Considérable, le Pôle de
la Foi, l’Ami d’Allah, le Maître de la Voie droite...--l’Illustre Grand
Chériff Sid’Amar-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-Djazerti...

Il est arrivé tandis que je dormais, tandis que tous dormaient, comme
tombe silencieusement la neige des pays du Nord, pendant le sommeil des
hommes. Ainsi ses allures le rapprochent des choses du ciel, de celles
qui sont au-dessus de notre pouvoir et de nous-mêmes; qui nous sont
envoyées, porteuses du Bien et du Mal, sans que nous discutions leur
force, ni leur physique domination.

--Ya Sidi, mes yeux maintenant ne craignent plus la paix du tombeau.
J’ai vécu. J’ai revu la Lumière des lumières! J’ai revu notre Grand
Chériff (Dieu augmente l’immensité de sa réputation!).

Et les vieilles mains parcheminées de Si-Kaddour tremblent de joie, en
me racontant ce mystérieux retour nocturne. Par une petite poterne, _Il_
était entré. La masse des pèlerins ne savait rien de la sublime
Présence: car on n’aurait pu contenir les élans de leur amour ni
l’enthousiasme de leurs fusils. Et la poudre crépitante eût fâcheusement
averti les Beni-Mezreug de l’approche des utiles vengeances.

--Ya Sidi, Notre Seigneur le saint Chériff ne se montrera que demain à
la foule, quand seront foudroyés ces fils de chiens. Allah sur nous!
Mais écoute, ô Sidi: ma bouche t’apporte un message. _Il_ désire saluer
en toi l’hôte de Dieu et le bonheur de cette zaouïa. Vêtu en simple
mokaddème, le capuchon rabattu, il va te rendre ses hommages ici, dans
ta chambre. _Il_ se glissera inconnu le long des couloirs secrets. Sidi!
Tu _le_ verras! Tu _le_ verras!!...

Éperdu, le pauvre taleb courait dans mon appartement. Il apostrophait
Bou-Haousse, Barka, Bachir, Abd-el-Khader. Il faisait dérouler des
tapis, puis renvoyait les domestiques par crainte des indiscrétions, et
terminait lui-même la besogne.

--Ya Sidi, tu _le_ verras!...

Et tel était son émoi que l’apparition de «l’hypocrite», de
Si-Hassan-ben-Ali, qui venait à son tour m’annoncer protocolairement la
fameuse visite, ne toucha point le brave homme. Il ne s’en aperçut pas
pour ainsi dire--tellement troublé qu’il soupirait comme une mule qui
s’ébroue--si nerveux qu’il renversa le bahut de Smyrne, seul meuble de
cette pièce immense. Et son agitation finissait par me gagner. Je
m’attendais à une grosse déception, certes: mais j’avais hâte de
l’éprouver, d’examiner face à face le possesseur de tant d’âmes, celui
dont le moindre signe peut ébranler les couches profondes du continent
noir.

--Tu _le_ verras! Tu _le_ verras!!...

Celui que je vis, dans un cérémonial très simplifié par l’incognito, je
n’ai guère pu le juger avant ce soir, au cours d’une longue et deuxième
entrevue chez lui. Et quand je risque ce mot: juger, c’est une simple
formule--car on ne juge à peu près que ce que l’on connaît, compare et
comprend.

Or, les documents me manquent pour ces trois primordiales opérations de
l’esprit.

Mais ils me manquaient bien davantage encore à cette heure matinale du
premier abord, quand je buvais le thé à la menthe sous mes poutrelles
vertes, en compagnie du grand personnage. J’étais fort dérouté. Cet
homme de tournure princière en son beurnouss de travesti ressemble
extraordinairement à tous ces chefs, ces caïds, ces aghas rencontrés
ailleurs. C’est le même calme satisfait, le même port de tête, le même
air «déjà civilisé». J’avais cru à je ne sais quoi de plus farouchement
grandiose, de plus sauvage--de plus renfrogné, comme le sont toujours
les autres membres de la famille, les Djazerti silencieux. Bref (je le
pressentais du reste), j’éprouvai ce désappointement badaud de foule
guettant un souverain et s’émerveillant de le trouver si pareil à
n’importe qui--et d’une si simple, si coutumière humanité...

_Il_ est très beau, pourtant, Sid’Amar--quarante ans à peu près--une
parfaite désinvolture. Et il parle, chose surprenante. Il parle avec
cette éloquence enflammée des Arabes bien-disants. Il fait des
phrases--et vite--et beaucoup.

--Ya Sidi, module-t-il en saisissant sa tasse d’un geste européen, je
suis allé jusqu’en la ville de Tunis, voici trois ans, lors de mon
voyage à Kairouan. Vos institutions sont admirables, vos arts exquis et
vos femmes très belles. Si tu veux me faire la faveur de venir chez moi
ce soir, je te montrerai, Sidi, des photographies de... hé, hé, hé,
hé!... Mais excuse-moi, par le Puissant, de te fixer grossièrement ainsi
l’instant de la visite dont tu voudras m’honorer. Hélas, tu vas nous
priver bientôt (inch’ Allah) de l’immense joie causée par ta
présence--et moi, demain, je ne pourrai plus trouver de loisir. Dieu le
veut ainsi. Celui qui commande, ô Sidi, doit être le premier des
serviteurs.

Comme il me disait au revoir en rabaissant son capuchon blanc--semblant
ainsi quelque moine de race hautaine--il me proposa le tour du
propriétaire.

--Nous irons, si tu veux, par les galeries fermées, aux écuries de la
cinquième cour. On ne t’a pas montré mes chevaux, je crois, Sidi.

Je le suivis, avec le sentiment très net que son air aimable et familier
était un masque voulu. Il doit avoir des dents et des griffes, celui
pour qui les vies humaines sont si peu, celui qui, respirant l’encens de
la fanatique adoration, marche dans le prestige des miracles et dans le
nimbe de la _baraka_ djazertique...

--Ya Sidi, voici mes «buveurs d’air». Par Allah! les présents de chevaux
sont le don de _ziara_ qui m’est le plus agréable. Il est saint. Et
notre aïeul vénéré, Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, l’a proclamé: «Si tu
entretiens ou élèves un cheval pour la cause de Dieu, tu seras compté
parmi ceux faisant l’aumône.» Admire ces crinières, ô Sidi! et ces
croupes fines!... Rassasie ton œil! Et vérifie la nourriture que je fais
répandre devant leurs naseaux. Tu seras de mon avis, Sidi, en y
attachant de l’importance. Le cheval noble qui hennit nous dit
clairement: «Fais-moi manger comme ton frère, et monte-moi comme ton
ennemi!...»

Il frappa sur l’encolure d’un superbe étalon noir.

--C’est une de mes joies, par la koubba! Il faut emplir de bonheur sa
vie, car elle est aussi courte que la traversée de l’ombre d’un arbre.

Alors il se tut. Évidemment, cette loquacité en mon honneur lui semble
un peu rabaissante. Il regardait maintenant dans le vide. Il écoutait au
loin, et tout près, et partout, le brouhaha des pèlerins qui chantaient
ses louanges et qui tous auraient bondi, s’ils l’avaient su là, pour
baiser avec des transports la trace de ses pas. Un orgueil souleva ses
paupières. Un sourire étrange glissa dans sa barbe noire.

Je la «voyais» passer, la volupté de la puissance et de la domination.

                   *       *       *       *       *

Vint le soir. Visite rendue après visite reçue, comme il sied. Et
puisque se présenter seul aurait été mesquin, affecté, ridicule (et
puisque mon brave Si-Kaddour n’est pas assez officiel), l’«hypocrite»,
le khodjah-chef, fut chargé de me prendre chez moi et de m’introduire
aux appartements du grand chériff.

--Méfie-toi, ô Sidi... me souffla Si-Kaddour, auquel revenait la haine
avec le sang-froid.

Me méfier? certainement: au Sahara l’heure est toujours présente de se
méfier. Mais pourtant cette heure-là me paraissait si sereine... Les
magies somptueuses du couchant déroulaient leurs indicibles merveilles.
Le Désert se pâmait, sensuellement blond sous les ardents rayons
d’adieu. Qu’il est admirable, cet Erg stérile. Combien ses formes de
souplesse et de grâce nous prennent violemment, d’une sorte de désir
jamais assouvi. Et c’est pour cela que ces nomades misérables errent
sans cesse, dans une orgueilleuse joie. Ils oublient leurs fatigues,
leur pauvreté sale et leurs nombreuses tares physiologiques, ils
oublient tout, parce que, de sables en sables, ils _la_ possèdent un peu
plus chaque jour, l’impossédable, la vaste splendeur glorieuse,
l’immensité d’âpres jouissances et de lente mort...

Je vous le dis: avoir profondément senti cette ivresse--et ils la
sentent--les élève, eux très brutes, plus haut que la brute. Joie des
horizons de lumière et d’étendue qui les pénètre consciemment, qui est
«à eux», qui est «en eux» et que nul ne peut leur ravir. Mais leur
sauvagerie puérile ne s’en trouve pas diminuée--ni leurs appétits
violents--ni leurs instincts dangereux. _Au contraire._ Je le voyais
bien ce soir, après ces minutes où le feu de l’astre qui tombe embrase
la terre, et où tous se recueillent, interrompant le tumulte des trop
nombreuses assemblées. Leurs prunelles sauvages, ayant savouré du
bonheur, en étaient soudain plus hostiles sous les plis du voile et la
corde de chameau mal nouée. J’étais davantage l’impur Roumi, puisqu’ils
entendaient plus farouchement bruire leur sentiment de peuples
indomptés.

--Ya Sidi...

Le beau khodjah-chef discourait, tandis que nous traversions les places
entre des groupes compacts et des chameaux agenouillés. Et les fins
beurnouss flottants de Si-Hassan-ben-Ali s’accrochaient aux piquets des
tentes.

--Ya Sidi, nous t’aimons; nous t’aimerons en notre souvenir, et nous
compterons sur ton amitié...

Vaines paroles, qui m’arrivaient dans l’air du soir par-dessus le
grondement de la foule... Et Si-Hassan soignait son geste, sans paraître
se soucier des humbles à ses pieds ni du coucher du soleil aux lignes
planes de l’horizon. Il m’entraîna soudain, prit un couloir sombre pour
échapper ainsi plus vite aux curiosités des _khouan_.

--Ya Sidi, tu es notre ami! Par la bénédiction de la koubba, si j’ose te
le suggérer, ta haute influence ne pourrait-elle obtenir de ton _baïlek_
(gouvernement) une distinction française? qu’on enverrait de Paris, gage
de paix et d’alliance, à notre sublime grand chériff?

Si-Hassan-ben-Ali me retenait debout maintenant, avec la fermeté de qui
_veut_ faire accepter ses paroles. Et je m’ébahissais qu’en l’Erg
reculé, près de la Hamada presque inconnue, les Croyants voulussent
agripper ce ruban rouge qu’ils méprisent en tant qu’honneur, mais qu’ils
se disputent, gloriole et jouet. Quoi! ce n’était pas assez des aghas de
nos territoires, cravatés de moire sanglante avec une étrange profusion?
Les voisins, les ennemis allaient s’y mettre, à cette curée des étoiles
d’émail? Et tant de soins du beau khodjah avaient préparé ceci?...

--Ya Sidi, excuse ma franchise: tel, tel et tel de votre Sahara l’ont
reçue, la distinction! Pourtant ils n’aiment guère les Français, par ma
chance des Paradis je te le jure! Et si les Français ne le savent point,
c’est alors qu’ils ont aux yeux le voile opaque dont souffrit Tobïa...
Ya Sidi, par Allah, par ta tête chérie, par les entrailles heureuses de
celle qui t’a conçu, ce serait la vraie justice que d’honorer notre
grand chériff--et quelques autres de son entourage, parmi ceux qui sont
des maîtres de l’attachement et de la fidélité.

L’obscurité croissait. Il susurrait tout bas, tout bas de sa voix
enveloppante et câline:

--Ya Sidi, tu es notre ami! Et mon âme est en morceaux à l’idée de te
quitter!

                   *       *       *       *       *

Je n’étais pas au bout de mes étonnements stupéfiés. Une porte s’ouvrit
brusquement, jetant dans le noir intense un reflet de lueur rose,
dernier adieu du soleil couché. C’était le «salon» du chériff, et de la
pénombre une forme émergea, dressée pour me saluer--la haute stature de
Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-
Djazerti...

--Sois avec le salut, ô Sidi! que la bénédiction de notre aïeul
Sidi-Bou-Saad repose sur toi!

Les formules se prolongeaient encore, faites de cet orgueil, de cette
_grandesa_, de cette familiarité «cherchée», dont le mélange est
inquiétant,--et je m’installais à peine au bord d’un divan bas, à la
mode turque, quand j’entendis un bruit singulier bien connu de moi--la
petite explosion d’un gaz qu’on allume dans un manchon de verre.

Je ne pus retenir une sourde exclamation. Une lumière aveuglante avait
jailli... _Ma_ lumière, ma lumière-phare, tant cherchée depuis tant de
jours, restée vision féerique et miraculeuse! Et je la retrouvais
devenue prose, émanant d’un appareil gazogène, moderne engin! Elle me
souffletait pour ainsi dire, réalité pénible, rançon des menues joies
idéales qu’a pu trouver ici ma sensibilité.

Allons, la poésie musulmane se brûlait les ailes. Ce foyer fulgurant
mettait les djinns en fuite, et le rêve avec...

Il me fallut exprimer pourtant une très vive admiration, puis examiner
et louanger les richesses de l’immense salle--superbe, je l’avoue,
contenant entre ses murailles des trésors à faire pâmer des amateurs
orientalistes--mais rappelant trop çà et là que le grand chériff fut à
Tripoli, à Tunis... et même dans le _home_ incohérent d’aimables
demoiselles, hospitalières plus que femmes de goût. On a réuni, pour
cette pièce d’apparat, ce que la zaouïa compte de très beau et ce
qu’elle possède d’odieusement absurde. Et les armes brillent, et le
clinquant scintille. Et les ivoires de l’Inde et de Chine, les bronzes
persans antiques semblent humiliés par le toc et l’éclat de la camelote
parisienne, des _Nippsachen_ viennoises et du _Krimskrams_ de Berlin...

Le thé me fut offert.

--Bois, ô Sidi!

Il fumait, le breuvage blond, entouré de gâteaux, chargeant une table de
cèdre vraiment arabe, aux ciselures à jour patiemment fouillées--mais
les tasses peintes venaient de Londres; les cuillères étaient de forme
russe, et le plateau de mosaïque me parut napolitain, fragments de
marbre sertis de métal. Et ce luxe un peu détraqué, sous cette flamme
ardemment pâle, trop blafarde, trop intense, qu’un générateur «dernier
système» alimentait, finissait par ramener au songe à force de s’en
extrêmement éloigner.--Et je m’hypnotisais aux étincellements des
miroirs de Venise, des écrans de pierreries, des merveilleux bahuts
florentins du XIVe, avec leurs plaques d’or poli. Je m’imaginais
Sidi-Bou-Saad-ed-Djazerti, le volontairement pauvre, le pénitent,
l’ascète, revenu sur cette terre, et comparant ces magnificences
filiales aux parois de son humble grotte où sa vie s’acheva pieuse, dans
le jeûne et les privations.

--Ya Sidi, permets que je te fasse connaître mon fils!

Un enfant s’approchait, de treize ou quatorze ans, lourdement chargé de
draperies blanches. Et je tombai dans une nouvelle surprise à l’idée de
n’avoir jamais soupçonné, durant trois mois, l’existence de cette jeune
tête, espoir du chériff qui perdit, me confia-t-il, ses autres rejetons
premiers-nés... Jamais Si-Kaddour ne m’en a parlé. Jamais Barka le négro
n’a laissé rien échapper qui le concernât, à travers ses propos
exubérants et fantasques. Mystère? Non: silence simplement. L’un de ces
«trous» qui se produisent, vide qu’on n’aperçoit point sous le réseau
compliqué des effusions musulmanes.

--Ya Sidi, mon fils se nomme Bou-Saad ainsi que l’ancêtre vénéré.

--Le bonheur sur ta soirée, ô Bou-Saad! lui dis-je.

Un peu interloqué, un peu hébété, le jeune garçon saluait d’un geste
chérifien. Puis il but, comme nous, du thé à la menthe. Et je
contemplais sur ses jeunes traits l’abrutissement de son âge
intermédiaire. Crise torpide que traversent tous les Arabes... Celui-ci
eût évidemment préféré, à l’honneur douteux de toucher les doigts d’un
Roumi, des plaisirs moins hypothétiques. Il souhaitait rejoindre sur ses
fréchias d’amour les deux ou trois femmes qu’on a dû lui donner
déjà--proies sensuelles et légitimes, voluptés précoces dont les pères
et surtout les mères se montrent pourvoyeurs zélés.

Et le petit Bou-Saad voyait au fond de sa tasse, sous le liquide, des
formes de luxure. Et il se taisait. Et son père souriait doucement,
songeant aux joies de son âge tendre... Et le silence reprit un instant
ses droits méconnus... Du nard brûlait dans des cassolettes.

Si-Ahmed, neveu du chériff (ai-je noté qu’ils étaient là, tous les
Djazerti neigeux, beurnouss immobiles, statues muettes, plus pétrifiées
encore que de coutume?), Si-Ahmed regardait l’enfant, l’héritier de la
baraka sainte et profitable. Une vie, c’est peu de chose, une seule vie
puérile et frêle, séparant une ambition d’un pouvoir. Et le beau khodjah
Si-Hassan-ben-Ali regardait Si-Ahmed comme Si-Ahmed regardait Bou-Saad.
Et tous ces cœurs d’Islam battaient doucement, d’un tic-tac très
régulier d’animosité et de haine.

--Ya Sidi, fit le grand chériff, nous ne formons tous qu’un seul
sentiment, qu’une seule pensée en plusieurs corps; nous sommes les
Ouled-Djazerti.

                   *       *       *       *       *

Les aromates chargeaient l’air de vapeurs plus lourdes. J’attendais ce
qui n’avait pas été dit, ce qu’on voulait me demander--le pourquoi des
manœuvres du cheikh suprême. Il s’était _abaissé_ jusqu’à me prier de
l’attendre, puis à se rendre ce matin dans ma chambre, et à me recevoir
ce soir trop amicalement chez lui, avec un fatigant essai des manières
d’Europe. Tout cela ne pouvait être en vain. Des paroles nécessaires
allaient venir, qui tardaient--et dont je ne prévoyais en rien le sens
ni la portée.

Mais soudain, bonhomme et princier, dédaigneux et courtois, le chériff
leva la main.

--Ya Sidi, écoute!

Et ce fut un discours diplomatique.

--Ya Sidi, j’en atteste nos livres et les vôtres, la France est un pays
de _baraka_, protégé d’Allah! Une seule chose m’étonne parmi ce que j’en
apprends (excuse ma liberté, Sidi). Vous n’honorez point beaucoup vos
prêtres, dit-on, ni ceux qui parlent de la Divinité... Vous faites des
lois contre les moines... C’est là un tort, ô Sidi! Mais, d’autre part,
je sais qu’en Ed-Djézaïr (Alger) et en toutes vos villes qui sont
peuplées de notre peuple, vous respectez cependant notre foi musulmane.
Vous faites enseigner le saint Koran aux fils des croyants, par des
maîtres capables: mais ceci, qui mérite toute louange, doit encore être
fortifié, et cet enseignement plus développé encore. Car le saint Koran
est la moelle même de l’autorité divine et de la sagesse humaine. Bien
mieux, Sidi: au saint Koran se trouvent (et vos sujets musulmans
instruits trouveront) des sourates par quoi nous, fils d’Allah, avons le
droit religieux de rester «avec vous» et de regarder vos terres soumises
d’Afrique comme «terres d’Islam». La _fetoua_ de la Mecque, obtenue par
l’un de vos chefs, n’a fait que publier les vérités contenues de tout
temps dans le Livre et dictées par le Seigneur même. Il est le Savant,
l’Immense. Il voit tout et connaît tout.

Ici, une pause. Une tasse de thé. Les parfums de l’air semblaient plus
pénétrants, plus graves. Nous tournions à la politique, aux événements
récents qui m’étaient encore inconnus.

--Ya Sidi, des ferments de discorde inquiètent la paix des pays d’Islam.
Je ne parle pas de nos dissensions intérieures. Mais le _baïlek_ de la
France, depuis quelque temps, n’était plus d’accord avec le sultan de
Constantinople. Les ambassadeurs des deux puissances ont dit adieu à
leurs ambassades. Aujourd’hui, vos vaisseaux, ayant traversé la mer,
menacent de loin Stamboul la sacrée. Je te communique ces nouvelles qui
peuvent, ô Sidi, t’intéresser.

Une sonore franchise accentuait ses paroles--franchise faite de
joie--satisfaction d’un échec possible, moral, ou financier, ou
guerrier, qu’éprouverait Abdul-Hamid. Car les sultans de Stamboul sont
les ennemis des Djazerti, un peu comme les rois de France l’étaient
jadis des grands vassaux lointains, indépendants, irréductibles... Et
tantôt les Djazerti pensent à vaguement soutenir le commandeur des
croyants, tantôt à le trahir. C’est le jeu au double visage, tel celui
que jouèrent avec nous les Ouled-Sidi-Cheikh dans un autre coin
d’Afrique, pendant plus de trente ans. Balance d’habileté musulmane
élémentaire.

--Ya Sidi, nous avons appris autre chose encore. Ton _baïlek_ (Dieu lui
accorde la gloire qu’il mérite!) paraît ne pas s’inquiéter des projets
de conquête d’un autre baïlek, celui du pays roumi nommé l’Italie...
Cela me semble plus redoutable que votre désaccord actuel avec le sultan
magnifique--car ce désaccord ne durera pas. Mais l’autre chose, Sidi!...

Il guettait l’effet de ses paroles sur mon visage. S’il s’était agi
d’alliés officiels de la France, des Russes par exemple, il m’aurait
dit: «Tout en les redoutant, nous aimons tes nobles amis, fils de la
loyauté et du courage.»--Mais on lui avait conté que les Français et les
Italiens font un peu abus du couteau dans les villages tunisiens, et
que, dans toutes ces parties Est de nos colonies, se cultivent des
haines. Voilà pourquoi il appuyait sur les épithètes d’horreur et de
blâme, croyant par cela gagner mes instinctives sympathies.

--... Mais l’autre chose, Sidi, serait une redoutable iniquité. Tripoli,
cité reine de la côte, bien qu’elle ne soit pas à moi, je la verrais
avec douleur tomber aux mains de ces étrangers, qui sont insinuants, qui
sont faux, et dont la parole n’est pas d’or pur. Nous ne pouvons prévoir
leur attitude après une conquête qu’Allah veuille leur refuser! Nous ne
pouvons connaître leurs intentions envers notre religion. Ah! Sidi,
c’est alors que nos prières monteraient au Trône du Miséricordieux pour
lui demander l’appui des Français, puisque les Français respectent notre
croyance, puisque les Français sont le courage et la loyauté!...

Il appuyait lentement sur chaque mot, comme si j’eusse été notre
ministre des Affaires étrangères. Il cherchait à graver en moi les vœux
qu’il émettait et les sourdes menaces qu’il n’émettait pas. Or, moi, je
ne prononçais que de pâles monosyllabes, et mon étonnement me tenait
lieu de prudence.

Alors il se jeta, violent, aux effets oratoires:

--Du reste, ô Sidi, que nous importe à nous, que nous importe le
possesseur du rivage? Nous en sommes loin! Nous sommes libres! Nous
sommes les Djazerti!!... Mais c’est en Croyant que je te parle, en
pasteur des âmes, en chef qui doit songer à l’avenir de ses fidèles,
qu’ils soient d’Oran, de Constantine, de Tunis, de Tripoli ou
d’ailleurs. Et voilà pourquoi tu peux répéter aux tiens mes paroles: je
ne veux m’appuyer ni sur les Roumis anglais de l’Égypte, ni sur les
Roumis allemands du Kameroun. Je laisse ces amitiés au sultan de
Marrakesch. Et les Roumis italiens, mon âme les craint. Les seuls en qui
j’aie confiance, ô Sidi, les seuls que je place au-dessus de ma tête, ce
sont tes frères les Français. Le tigre peut s’allier au lion, mais non
pas à l’hyène!

Les Djazerti, tous alignés, tigres guettants, tigres aux apparences de
roc inerte, entendaient comme s’ils n’avaient pas entendu.

--Le tigre ne s’allie pas à l’hyène: répète mes paroles, ô Sidi!!

                   *       *       *       *       *

Conversation inutile (puisque je ne suis rien), dissertation européenne
qui se prolongeait trop. Mais tout à coup--était-ce voulu, ceci? fut-ce
hasard? effet combiné?--tout à coup la vie barbare, sadique et sanglante
de l’Islam fit irruption parmi ces parlotages, et le frisson du «pas
encore vu» me ramena brutalement dans les terres de l’exotisme, et vint
teindre ma sensation d’une couleur tragique de passé...

Nous causions comme je l’ai narré quand des hommes entrèrent, rapides,
jusqu’au milieu du «salon», avec un air très étrange et l’excitation de
ceux que le triomphe a transportés. Je reconnus trois askers de
Mozafrane, des soldats-gardes, les vêtements en désordre, le visage
noirci. Et ce qui suivit leur arrivée, je pourrais en emplir des pages
de digressions et de sensations, mais aucune phrase n’atteindrait
l’_intensité_ du simple dialogue, simple, simple, ingénu, comme en ont
les races qui vivent sans cesse dans l’idée de la mort.

Les trois hommes s’inclinèrent sans servilité:

--Le salut sur toi, ô cheikh, ô maître, ô chériff!

Moi je regardais, un peu ému sans savoir pourquoi de cette intrusion
subite et familière. Le chériff ne bougeait point. A peine cilla-t-il
des yeux, tandis que les hommes baisaient ses genoux et le cuir brodé de
ses chaussures. Paisiblement il leur demanda:

--O mes fils, est-ce fait?

--Oui, Sidi, loué soit Allah!

Et l’un des gardes, précisément ce fameux parent de Bou-Haousse, un bon
jovial, répéta, riant d’un air fauve:

--Loué soit Allah qui conduit toutes choses!

Les autres éclatèrent de joie, riant aussi, redressant le beurnouss
dérangé sur leurs épaules, tels des moissonneurs s’égayant après le rude
travail du jour. Le chériff souriait, bon enfant--et le petit Bou-Saad
retroussait sa lèvre, ainsi que les panthères leurs babines.

Mais le parent de Bou-Haousse reprit (et sans doute cette comparaison de
la moisson ne s’imposait point qu’à moi):

--_Ils_ sont pareils aux orges de l’oasis: coupons les épis, si nous
voulons cultiver une deuxième récolte!

Alors (encouragement pour un fidèle serviteur), le chériff prononça cet
ordre, d’un timbre doux, patriarcal, condescendant:

--Fais voir...

Le garde s’en alla vers la porte, la rouvrit, avec cette même simplicité
dont toute la scène était empreinte. Derrière la porte il prit un sac à
blé, un de ces grands _tellis_ rayés que les femmes nomades tissent au
seuil de leurs tentes, en fredonnant des chansons d’amour. Le sac était
gros, gonflé. Aidé de ses compagnons, l’homme le souleva, le retourna,
disant:

--Vois, ô chériff!...

Et les têtes roulèrent--les têtes tranchées des Beni-Mezreug, montrant
leurs crânes demi-rasés, leurs yeux fixes, leurs bouches crispées,
parfois voilées d’une barbe grise... Elles passèrent, boules lugubres,
trophées intimes, en diverses directions, ajoutant quelques fleurs
rouges aux arabesques des tapis. L’une s’en fut sous le guéridon
surchargé de tasses... Une autre arriva contre mon pied, qu’elle heurta
d’une saccade--et je crois la sentir encore--et je la sentirai toujours,
aux heures où l’on se ressouvient...

Tête pâle, tête exsangue, douloureuse, farouche--tête d’un bel Arabe de
trente ans. Le chériff, allongeant l’index, me la désigna, indolemment
vainqueur (et j’y reviens, était-ce naturel, était-ce affectation?
comment le saurais-je?):

--_Leur_ meneur, Abkir-ben-Abdallah...

--Chien fils de chien! crièrent les hommes.

Mais le Maître contint ce zèle d’un geste sacerdotal.

--O mes fils! soyez calmes; soyez les pieux serviteurs d’une zaouïa
sainte; craignez les conseils du mal et les emportements de la colère.
Allah reste Clément et Miséricordieux. Veuille-t-il nous bénir tous...




XXXVIII


16 novembre soir (avant de quitter Mozafrane).

Je ne devrais plus rien ajouter au volume compact de ces notes, car
«l’histoire» est achevée... Et le dénouement banal et sans grâce va se
trouver juste celui que j’avais prédit: je fais boucler mes valises et
je pars à l’aube prochaine «voir l’état de ma destinée sur le chemin
d’Allah».

Mais je crains de rester sur l’impression pénible dont je suis désormais
hanté. Ce matin, après la nuit passée,--mauvaise nuit,--ce cauchemar de
l’idée fixe horrifiait encore mes préparatifs de bagages. Certains
détails m’y ramenaient, du reste: les grands _tellis_ de laine rayée, où
l’on engouffre pêle-mêle les objets de chargement, sont pareils, trop
pareils au terrible sac d’hier; et je me demande si plus tard, lors de
l’arrivée, je n’y retrouverai pas quelques têtes.

Un emballage moins impressionnant, certes, mais peu facile, ce fut
l’installation de Faffa la gazelle en sa belle cage de _djérid_ qu’on va
percher par-dessus les tellis, au sommet d’un chameau. Peut-être, pauvre
Faffa, mal habituée à ces secousses, à ce roulis, à ce tangage,
va-t-elle souffrir du mal de mer.

Plaignons Faffa, et parlons d’autre chose; mais ne recommençons point à
nous hypnotiser devant le côté tragique d’usages rouges, tout sahariens;
et puisque je veille ce soir, je vais écrire--ultime griffonnage--les
grandes scènes religieuses d’aujourd’hui, la zaouïa débordante de cris
et d’enthousiasmes et toutes les impressions successives de ces heures
suprêmes, hallucinantes à leur façon. Le brave Si-Kaddour, heureusement,
redevenait mon inséparable--pour la dernière fois, et c’était là de la
mélancolie sur l’allégresse ambiante autour de moi, depuis le
_Fedjeur_...

Pauvre vieux, qui cherche mille détours afin d’excuser les faiblesses de
«l’Ordre» ou celles de la famille chériffienne. Comme les fidèles
répandus à travers le monde, il supporterait au besoin les vexations,
les spoliations, les mauvais traitements; il les appellerait défaillance
momentanée des saints--ou du chériff.

--Ya Sidi!

Dès les minutes matinales, Si-Kaddour venait me chercher pour me «faire
voir» l’affiliation des nouveaux khouan[11]. Le chériff me l’avait
promis la veille. Et je me hâtai, selon l’objurgation du taleb.
J’appelais aux échos Bou-Haousse; il fallait bien lui donner mes
instructions d’emballage. Quelle fièvre, tous ces paquets, un jour de
grande fête et de vie au dehors.

  [11] Toutes les doctrines et les prières de ce chapitre sont
    strictement puisées dans celles des Ordres mystiques.

--Ya Sidi, viens, par ta tête chérie, et ne t’inquiète point de ton
serviteur! Pressons-nous, car...

Il avait un bizarre sourire. Il savait, en m’entraînant du côté de la
mosquée, que le plus particulier de la cérémonie serait passé.
Instructions du cheikh aux prosélytes (pieuses, matérielles, politiques,
secrètes surtout), tout ce qui pouvait trop m’éclairer sur des
intentions cachées, on venait de l’escamoter pour moi avec une maëstria
parfaite, en m’envoyant avertir _trop tard_ par le vieux taleb. Et la
diligence qu’il avait déployée me permettait seule d’entendre les
dernières phrases, les derniers _aâmine_ servant de point final.

--Console-toi, Sidi, voici maintenant l’initiation...

Je me tenais le visage collé à la grille d’un petit guichet; nous
n’étions pas dans la mosquée même, mais en un réduit contigu, plein de
fatras multiformes: tapis roulés, bouts de cierges, vieux balustres
cassés--le rebut dont s’environnent, en tous pays, les sacristies de
tous les cultes.

--Ya Sidi, les nouveaux fidèles vont réciter ensemble le _dikhr_ sacré,
la «rose» de notre Ordre...

La «rose», prière spéciale, différente pour chaque Confrérie, récitée en
suivant les grains sériés du chapelet. Et les postulants la disaient,
assis en cercle. Ils la scandaient à haute voix, seule fois en leur vie,
car le _dikhr_ ne se répète plus tard que «dans le silence du cœur et de
l’âme», par les «lèvres de l’esprit».

Et les formules changeaient, se succédaient. Cinquante fois revenait
cette phrase:

  O mon Dieu, que la prière soit sur Notre-Seigneur Mohammed qui a
  ouvert ce qui était fermé, qui a mis le sceau à ce qui a précédé, qui
  a conduit dans une voie droite. Sa puissance et son pouvoir ont pour
  base le bien.

Puis trente fois le début de la _Sourate suffisante_:

  Louange à Dieu, Maître de l’Univers, le Clément, le Miséricordieux,
  Souverain au Jour de la Rétribution.

Puis cent fois:

  Que Dieu soit exalté!

Puis enfin, pour finir, vingt fois:

  O mon Dieu, bénissez-moi au moment de la mort et dans les épreuves qui
  suivent la mort... Répandez vos bénédictions sur Notre-Seigneur
  Mohammed, en nombre aussi incommensurable que l’horizon de votre
  science... Et qu’il en vienne quelques-unes jusqu’à nous, amen...

Ainsi les aspirants Djazertïa, les postulants, récitaient le _dikhr_
dans la mosquée de Sidi-Bou-Saad, près des tombes saintes, à l’ombre des
étendards. Puis, l’un après l’autre, ils se levèrent, et, s’étant
prosternés trois fois, vinrent baiser le genou du Cheikh. Celui-ci leur
dit à l’oreille les obligations, les bases et les règles de la Voie, qui
sont chacune sept... Ou plutôt il les leur dit _aux oreilles_--car
(m’expliquait Si-Kaddour en chuchotant) il leur soufflait six des
règlements en l’oreille droite, puis le septième en l’oreille gauche. Et
c’était recueilli, étouffé dans la fumée de benjoin dont l’odeur était
si violente que je devais quitter ma petite grille, de minute à minute,
pour respirer.

La haute taille du chériff se penchait vers ces nouveaux fils qui
venaient à lui, qui seraient dorénavant «son bien et sa chose». Tour à
tour, il leur prit les mains dans les siennes, paume contre paume, les
doigts du disciple dans les doigts du Maître. Et réellement il les
«prenait» en leur prenant les mains. Il prenait non seulement les
initiatives et les âmes, mais la chair de leur corps et la chair de
leurs enfants, et leurs épouses et leurs possessions de ce monde. Tout
ce qu’il leur laisserait en propre deviendrait une faveur de sa
magnanimité...

--O Maître!...

Et ce fut un murmure qui monta suavement sous la coupole de l’ancêtre.
Le Maître et l’initié prononçaient ensemble:

«Implorons le pardon de Dieu, le Puissant, l’Unique...»

Puis le disciple seul:

«Allah, Dieu Unique, je te prends à témoin, et tes Prophètes, que je
reconnais ce Maître pour le possesseur de moi-même. Il m’indiquera la
bonne Voie.»

Et voici que derrière les hommes des femmes aussi s’approchèrent--des
vieilles--puisque aux plus jeunes la prière ne serait pas permise. Leur
affiliation fut semblable aux autres en tant que paroles. Seulement le
grand chériff, d’un geste un peu plus austère, interposait entre ses
mains et les vieilles mains de ces croyantes l’épaisse étoffe de ses
deux beurnouss--afin que soit évité le contact impur...

--O Maître!...

Et voici qu’après les femmes s’avançaient encore d’autres hommes, et
encore, le front grave et l’œil noyé. Et parmi ceux-ci se trouvait mon
Bou-Haousse. J’eus un sursaut, comme une envie de rire. Cependant ce
spectacle n’était point risible en soi. Ma bouche frémit soudain d’une
impression toute contraire, faite de défiance, et d’une crainte
inconnue, et d’émotion. J’eusse été femme que sans doute j’aurais
pleuré.

--O Maître! ô Maître!...

O Maître des esprits, Maître des cœurs, Maître des vouloirs, Maître des
petites ou grandes richesses, Maître des bienfaits ou des crimes.

--O Maître... Nous t’adorons... O Maître.

                   *       *       *       *       *

Opposition à ce mysticisme contenu, silencieux presque, la foi des
foules se déchaîna l’après-midi en indicibles emportements.

Le soleil, oublieux de la saison, surchauffait le Sahara d’automne. Il
flamboyait implacable, excitateur des ivresses et des folies ardentes;
et de l’horizon lointain, là-bas, là-bas, venait une démence qui se
ruait ici, devant les murailles--puisque ni places, ni cours, ni même
l’oasis ne pouvaient contenir la masse de ces croyants.

--Ya Sidi, Notre Sublime Grand Chériff sera forcé de les bénir dehors.

Dehors, c’était à perte de vue le sable roux, tiède et stérile. C’était
le cadre pour cette crise où se pâmait l’amour des khouan.

    O Bonté de Dieu!
    O Pôle de Dieu!
    O Prodige de Dieu!
    O Merveille de Dieu!

Les mains se levaient implorantes vers la poterne du Sud par où,
disait-on, peut-être _Il_ allait sortir... Les yeux se fixaient, déjà
déviés sous l’extase proche...

    O Sultan saint!
    O Père des étendards!
    O Foudroyeur des Infidèles!
    O chéri d’Allah, qui lui feras passer notre prière,
        avec l’intercession du Sublime Sidi-Bou-Saad!...

Une voix jeta, suraiguë:

--Le sabre du Prophète arme son bras!...

Et les milliers de voix répétèrent cette louange, grisées d’amour,
éperdues de ferveur adorante. Et tout à coup, des premières jusqu’aux
dernières, elles s’unirent en une autre clameur rauque qui grossit, qui
monta, qui rugit vers le ciel:

«_Houa! Houa!!_... Lui! Lui!...»

Et ce ne fut plus rien qu’un flot roulant, hurlant, qui se jetait à
terre sous les semelles sacrées, et qui baisait hystériquement les
vêtements du grand chériff, ces blanches draperies de pure et fine
laine. Lui! Lui!!... Le Miracle! La Baraka sainte incarnée! Le Sauveur
des embarrassés! Le Sanctifiant des sanctifiés!

«_Houa! Houa!!_... Lui! Lui!!...»

Lui!!! Sid’Amar-ben-Mohammed-ben-El-Aïd-ben-Taïeb-ben-Ahmed-Bou-Saad-ed-
Djazerti...

                   *       *       *       *       *

_Il_ fit un geste--et la tempête de cris s’apaisa. Ce fut d’une
prodigieuse soudaineté.

--Silence! _Il_ va parler! Silence! _Eskout!_ Liez la bouche de vos
chameaux!

Alors le grand chériff, dans ce calme qu’on «entendait», plus
impressionnant que l’agitation et le tumulte, s’avança lentement vers
une petite éminence d’où l’on dominait l’assemblée. Les Djazerti le
suivaient, processionnellement, sphinx mouvants et hiératiques--et le
cheikh des tolbas, et le grand oukil, et les khodjahs variés. Mais seul
il monta sur la butte, seul au-dessus des siens, porteur de la _baraka_
sainte--seul au-dessus de ce luxe, seul au-dessus de ces loques plus
loin--seul au-dessus des corps et des âmes. Et le _moudden_ de la
mosquée se mit à chanter l’appel à la prière, cette mélopée qui supplie
en notes de tendresse plaintive. Et quand l’appel fut terminé, le Maître
de tous étendit la main:

--O frères du tapis, ô frères de la Voie, c’est l’heure! Implorons
Allah...

Tous, suivant son mouvement, se jetèrent le visage au sol. La prière
muette dura, dura... Le soleil brûlait, le vent soufflait, le silence
planait. Là-haut, entre les cimes des palmiers nombreux, apparaissait un
coin de l’humble grotte d’où vinrent tant d’amour et tant de
domination...

                   *       *       *       *       *

J’aurais voulu sténographier le sermon d’ensuite sur «l’aumône»
nécessaire; mosaïque de passages du Koran, d’axiomes de Sidi-Bou-Saad et
d’exhortations personnelles du grand chériff Sid’Amar--spectacle
prononcé, détaillé, joué, mimé noblement par lui, orateur incomparable.

Mais mon oreille conserve encore _ses_ paroles de persuasion et de
force. Et mes yeux voient encore _sa_ silhouette magnifique, si noble,
si blanche sur le bleu du ciel. Et j’ai deviné son dédain pour les très
humbles qu’il incite à payer, toujours et davantage... Et j’ai senti son
orgueil, atteignant l’extrême volupté dont certains pourraient
mourir--cet orgueil supérieur et grandiose qu’avaient prévu les
malédictions bibliques dirigées contre Lucifer.

Il était le cheikh. Il était le prêtre. Il était le dieu. Chacun buvait
ses paroles, ainsi qu’on boit au puits du Désert après six jours de
marche. Chacun avait présents les miracles admirables--dont la tradition
se transmet des rivages de la Caspienne jusqu’à ceux de la mer des
Atlantes, et du grand lac barbaresque jusqu’à l’océan Indien.

  O frères du tapis! ô frères de la Voie!

  Au nom du Clément et du Miséricordieux!

  Il n’y a de Dieu que Dieu. Il est l’entendant, le voyant, le meilleur
  défenseur, le meilleur seigneur, le meilleur aide. Ses bienfaits sont
  innombrables et sa générosité sans fin. Tout vient de lui et tout
  retourne à lui, vos prières, vos bonnes actions, vos aumônes. Et il
  vous rendra tout: les prières septante-sept fois, les bonnes actions
  cent fois septante-sept fois, et les aumônes mille fois septante-sept
  fois! Les béatitudes de ceux dont la main aura été grande ouverte
  seront infinies, ô frères de la Voie! Mais, je le sais, il y en a
  parmi les nomades qui laissent entrer l’erreur dans leur esprit. Ils
  regardent la ziara comme une contribution terrestre. C’est là un péché
  sans bornes! De terribles vicissitudes les attendent, car Dieu sait
  tout et connaît tout. Qu’êtes-vous donc? Que voulez-vous?
  Qu’espérez-vous, pour ne point dépenser vos biens périssables dans le
  sentier du Tout-Puissant? O frères du tapis, ô croyants, donnez
  l’aumône des biens que Dieu vous a répartis!

  Vous apportez la _ziara_. C’est votre devoir moral, votre devoir
  strict, qui, bien accompli, vous mérite la faveur divine. Dieu est
  riche et comblé de gloire. Mais si quelqu’un d’entre vous désire une
  grâce particulière, supplémentaire, ne sent-il pas qu’il doit offrir
  une aumône supplémentaire? Un enfant même comprend ceci.

  Les riches doivent donner, et les pauvres doivent donner, parce que
  l’aumône est sainte et vous ouvre les Jardins Célestes. L’indulgence
  du Seigneur descend sur ceux qui sacrifient de leur aisance et sur
  ceux qui sacrifient de leur gêne. _Il_ les purifie. _Il_ est le
  Généreux. _Il_ est le Clairvoyant.

  Il est l’immuablement Sage. O frères de la Voie, écoutez quelques
  fragments de la Divine Parole, celle que chaque musulman devrait avoir
  gravée dans le cœur en traits brûlés au feu--celle que reçut de l’ange
  Djébril Notre-Seigneur Mohammed (Dieu lui conserve le salut, et à tous
  les siens!):

  Au nom du Clément et du Miséricordieux!

  Dieu a dit:

  J’en jure par le Soleil et sa clarté, par la Lune quand elle le suit
  de près: celui qui a son âme pure sera l’heureux; celui qui la laisse
  se corrompre sera le maudit...

  Dieu a dit:

  J’en jure par la Matinée vermeille, la vie future vaut mieux pour toi
  que la vie présente, et les biens futurs valent mieux que les biens
  présents...

  Dieu a dit:

  J’en jure par la Nuit quand elle étend son voile: celui qui donne et
  qui craint, et qui ajoute foi aux paroles, à celui-là nous rendrons
  facile la route du bonheur...

  Dieu a dit:

  J’en jure par l’Heure de l’Après-Midi, l’homme entêté travaille à sa
  perte; mais j’excepterai ceux qui croient et dont les doigts sont
  prompts à donner...

  Dieu a dit:

  J’en jure par le Point du Jour et les dix Aurores: quand pour éprouver
  l’homme je le couvre de bienfaits, l’homme s’écrie: «Le Seigneur m’a
  témoigné des égards!» Mais quand pour éprouver l’homme je lui mesure
  mes dons, l’homme s’écrie: «Le Seigneur me fait un affront!» Et ses
  doigts méchants cessent de préparer l’aumône...

  Dieu a dit sur le même sujet:

  J’en jure par les Coursiers haletants de la Guerre, qui font voler la
  poussière sous leurs pas: en vérité, l’homme est ingrat envers son
  Seigneur, et certes il le voit lui-même...

  Dieu a dit encore:

  J’en jure par le Figuier et l’Olivier de la Paix: j’avais créé l’homme
  de la plus belle façon, et pour être heureux; mais je le précipiterai
  au bas de l’échelle, cet ingrat, excepté celui qui donnera et fera le
  bien!...

  O frères du tapis! ô frères de la Voie! je pourrais longtemps vous
  instruire en vous répétant les Paroles, car le Seigneur nous a
  enseigné:

  Au nom du Clément et du Miséricordieux!

  Dis:

  Si la mer se changeait en encre pour écrire les paroles de Dieu, la
  mer se tarirait avant les paroles de Dieu, quand même nous y
  emploierions une autre mer pareille.

Je ne puis, hélas! en ces mots traduits, mettre l’accent de la belle
voix sonore, le frémissement des fidèles, ni l’auguste splendeur du
décor. Cependant j’y trouverai plus tard de quoi revivre ce spectacle.

Et je me félicite, maintenant, d’avoir «vu» ceci... d’avoir entendu ce
que nul autre Européen de ma caste n’a jamais entendu encore--car les
rares maçons italiens qui parfois peuvent se glisser en ces parages
religieux y sont confinés entre leur truelle et leur mortier. Ils
n’éprouveraient peut-être pas d’ailleurs cette fièvre qui me saisit
malgré mon scepticisme, alors qu’après les commerciales demandes de
fonds vint la «grande prière» annuelle, «l’invocation» clamée une fois
l’an, celle où la bouche étouffant peut crier son élan vers les Cieux.

Qu’il était superbe, le grand chériff, debout sur sa butte de sable...
Son geste était large et splendide, magnifiant son appel en haut.
Preneur de volontés... preneur d’âmes...

Et tous répétaient les phrases, par bribes haletantes--tous les khouan,
tous les frères. Et Si-Kaddour, à mon côté, les soupirait aussi, telles
des secousses de spasme. Et tous étaient éperdus; tous éprouvaient,
jusqu’à la douleur, l’aiguë jouissance d’adoration...

  O Dieu, Père de l’Univers!

  Nous implorons ton secours et ta grâce. Ne nous fais point passer sur
  le pont de Sirath qui mène aux géhennes. Pardonne, ô Dieu! Pardonne, ô
  Puissant! Tout retourne à toi, ô Dieu qui accorde la Victoire!

  Sois exalté, ô Dieu le plus élevé!

  Sois exalté! Nous ne te connaissons pas comme tu mérites!

  Sois exalté! Nous ne t’adorons pas comme tu mérites!

  Je veux te connaître, ô Dieu, ô Dieu!

  Et tu as dit, ô mon Dieu, que par les Saints nous parviendrions à toi!

  Et tu as envoyé la Lumière à ton fils chéri Sidi-Bou-Saad!

  Et ses fils ont la Lumière! Ils me montrent la Voie! Ils sont comme
  des rois, des prophètes!

  Ils me teindront sans teinture. Qui les aimera brillera! Qui les verra
  guérira! Qui viendra vers eux boira l’eau de la source, ô Dieu
  immuable, ô Dieu, ô Dieu!

  O Dieu, par le Vénéré Sidi-Bou-Saad, favorise-moi!

  Guéris celui qui souffre!

  Éclaire nos cœurs!

  Purifie nos âmes!

  Donne-nous de ta science!

  Abreuve-nous de l’eau inconnue!

  Tu m’as créé pour être enseigné. Je suis ton esclave!

  O Dieu, ô Bienfaiteur, je serai résigné. Fais ce qu’il te plaît!

  O Dieu, fais frémir mon cœur du bonheur de t’invoquer pour t’aimer!
  Consume-le d’amour avant que le soleil ne parte!

  O Dieu, ô Miséricordieux, ô Père de Sidi-Bou-Saad, saint de Dieu!

  Sois exalté!

  Sois exalté!

  Sois exalté!

  Sois exalté! ô Dieu, ô Dieu!...

Et tous hurlaient leur foi djazertique. On eût dit les fauves du nord
d’Afrique en amour au fond d’une forêt. Et les cris rauques se
croisaient, s’élevaient plaintivement, sombraient dans un râle. Pour
beaucoup l’extase arrivait, l’extase subite des pèlerinages, crise
sensuelle qui renverse l’homme pantelant d’abord, puis inerte et comme
évanoui.

«O Dieu! ô Dieu! ô Dieu!...»

Mais avant cette extase, avant du moins qu’elle ne soit générale, devait
se recevoir la grande bénédiction du Maître, par quoi vient aux
disciples une parcelle de la _baraka_, et qu’on remporte précieusement à
ceux «dont les pieds sont restés là-bas»...

Le temps pressait.

«O Dieu! ô Dieu!...»

Alors le chériff, son visage transfiguré par l’éclairage du soleil
baissant, les galvanisa brusquement d’un _sursum corda_.

--_O frères du tapis! Élargissez vos âmes!... Adorez le Seigneur autant
que les sables sont étendus!_...

Et les sables s’étendaient dans une magique gloire pourprée. Et cette
religion devenait ce qu’elle est, la religion des espaces cruels.
L’astre du jour baignait de rouge la plaine infinie, et la zaouïa tout
entière, et la koubba de Sidi-Bou-Saad, et les têtes pâles des rebelles,
des Beni-Mezreug d’hier, alignées sur les créneaux...

Elle tombait maintenant, syllabes lentes, la _baraka_ suprême, la
bénédiction:

  Je bénis les malades, qu’ils soient guéris!

  Je bénis les affligés, qu’ils soient consolés!

  Je bénis les absents, qu’ils soient sanctifiés si leur foi demeure
  entière!

  Je bénis l’eau de vos puits, les dattes de vos palmiers, les orges de
  vos oasis et les petits de vos chamelles!

  Je bénis vos biens! Je bénis votre sang!

  Je vous bénis, ô frères du tapis, ô pèlerins!

A ce moment, des voix affolées réclamèrent, et des corps prostrés se
relevèrent, pour s’élancer, ruisselants de larmes farouches.

--Et moi, Sidi? Et moi?... Et moi?...

Mais le chériff les cloua sur place, d’une domination pareille à celle
de nos magnétiseurs.

--O pèlerins, soyez en paix! La baraka est pour tous et pour chacun!

Et sa main restait levée, sa main qui les possédait, sa main de Maître
tenant en bride tous les Djazertïa de ce monde. Puis il la laissa
retomber--et les râles agonisèrent de nouveau, cris de tigres en rut,
comme voulus par _lui_--et ce fut l’ultime folie, l’extase déchaînée,
les ivresses, les délires, l’apothéose de Mozafrane parmi la démence
voluptueuse, parmi les magnificences du couchant de rubis et d’or.

                   *       *       *       *       *

Et demain, ils repartiront, ces khouan, ces fanatiques d’Islam, porter à
travers l’Afrique et l’Asie _ce qu’on leur aura dit de porter_: des
pardons pour les péchés, ou des avis insurrectionnels. Une âme autre que
la leur animera leurs courages.

Ils repartiront.

Je m’en vais avec ceux d’Ouargla, dans bien peu de temps (car il est
minuit)...

Dans cinq heures.




XXXIX


_Bir-ed-Dib_ (puits du Chacal), 17 novembre.

Me voilà sous la tente, et ce soir de première étape me trouve encore
mal apaisé. Nous campons à Bir-ed-Dib. C’est un lieu sauvage et morne,
privé des beautés habituelles du Désert--pas très loin de Mozafrane que
mes yeux ont cessé de voir et ne reverront sans doute jamais plus.

Il y a de l’arrachement dans ces adieux définitifs. Je laisse des
lambeaux de mon être aux buissons de _r’tem_, aux broussailles
épineuses. L’Islam a soufflé sur moi, destructeur d’énergie, sans me
donner la calme quiétude.

Pourtant ce matin, au moment du boute-selle, les vœux des esclaves me
souhaitèrent le bonheur le plus éminent. Puis l’on versa quatre tasses
de thé sur les sabots de ma bête, comme panacée de chance et de
réussite.

--Adieu, Sidi! _Beslama!_... Avec la paix!...

Nous étions prêts, rassemblant nos rênes, ceux qui partent et ceux qui
venaient par courtoisie jusqu’à la dune d’El-Hadjirat--car les Djazerti
et leur suite ont tenu, malgré ce dérangement dès l’aube, à me prodiguer
les honneurs d’une «reconduite» pompeuse en vêtements neufs et harnais
brodés de pierreries.

--En avant!... _Emchi!_...

Nous chevauchions lentement, à cause des lourds chameaux de mon groupe
de pèlerins qui suivaient, respectueux, par derrière. Le gros oukil
Si-Djelloul-ben-Embarek m’exprima surabondamment l’excès de sa
sympathie.

--Ya Sidi, par la koubba, nous te regardions «comme de nous»!

Et Si-Hassan-ben-Ali, l’élégant khodjah-chef, exhalait sa vive douleur
de me perdre si tôt, si tôt.

--... Mais puisque tu _dois_ nous fuir, ô Sidi, nous nous résignerons,
retenant nos pleurs. Nous prononcerons le _mektoub_. Nous songerons
qu’Allah le voulut. Hélas, Sidi, la destinée de chacun est un oiseau
attaché au cou, et qui ne peut voler librement.

Émotions de crocodiles... Mais, librement ou non, nous arrivions à la
dune de la séparation où l’on met pied à terre pour échanger les
cérémonies et les paroles qu’il faut. Le grand chériff, négligemment, me
demanda d’emporter en ma _djébira_ quelques lettres...

--Elles sont écrites par ton serviteur de sa propre main périssable. Tu
les donnerais, inch’ Allah, accompagnées des saluts d’usage, à celui qui
dirige Ouargla; à celui qui, habitant Alger, dirige la plus grande
portion de vos pays soumis; et cette troisième, à celui qui dirige la
France. Tu consens, ô Sidi?... Je t’en garderai, _idri Allah_, une
reconnaissance plus énorme que les montagnes touchant le ciel--plus
profonde que le fond des plus profondes mers...

Par-dessus ce discours, le grand chérif m’embrassa. Ses yeux
_désiraient_ je ne sais quoi du _baïlek_ français, comme un chamelier de
vingt ans désire les trésors secrets d’une belle femme. Et du coup me
voilà sûr, ou à peu près, d’atteindre nos postes sain et sauf. On a dû
faire circuler des ordres commandant le respect, détruisant même au
besoin les injonctions d’autres précédents ordres.

Il fallait achever. Nous subissions tous la dépression particulière aux
lendemains de fête, fût-ce de fête religieuse seulement. Mais, pour las
qu’il parût des efforts écrasants de la veille, le grand chériff se
redressa, très noble, et retrouva l’un de ses gestes de puissance et de
beauté:

--Que les amitiés de l’heure présente, inch’ Allah, durent dans le
temps!

Et tous répondirent, même les Djazerti glacés:

--Qu’elles durent, au nom du Clément et du Miséricordieux!

Souhait fort habile, ne précisant rien, mais enfin souhait. Seul mon
pauvre taleb, mon vieux compagnon Si-Kaddour, ne joignit pas sa voix à
ce concert unanime. Sa vieille bouche tremblait sous sa vieille barbe
broussailleuse. Alors il me tourna le dos, et contempla quelque chose à
l’horizon, très au loin...

                   *       *       *       *       *

Le soleil a parcouru, depuis, sa route journalière. Notre campement
s’endort parmi les vastes obscurités. Je me mélancolise trop, dans ce
noir maussade, gardé par des pèlerins harassés et par deux feux de
drinn, qui vont baissant. Et tout autour de nous l’étendue, cachée par
le voile des ténèbres--et pas un cri d’insecte--et pas un frisson de
plante--seulement l’angoisse du silence, le tragique repos du Désert.

Je n’entendrai pas, cette nuit, le mot qu’échangeaient les sentinelles
des murailles:

--O croyants, veillez!

Je n’écouterai pas le chant du _moudden_ au sommet de la koubba
sainte... Et quand le vent soufflera, deux heures avant l’aurore, il
n’agitera pas, près de ma fenêtre, les longs panaches des djérids. Il ne
m’apportera point ce parfum des jardins, avec toutes sortes d’odeurs
d’encens. C’est le départ tant souhaité, et dont je souffre: l’aurais-je
cru? Invisible derrière l’ombre de la nuit et de la distance, Mozafrane
réapparaît--me hante, me fait oublier la mauvaise clarté jaune de cette
bougie qui vacille tandis que je me penche sur mes cahiers rassemblés...

Étais-je capable de la montrer, cette zaouïa trafiquante et mystique,
dans son extrême complication--si falote, si puérile, si incohérente, si
violente à la fois? J’ai souvent pensé, durant mes loisirs des soirs
d’automne, lorsque la brise saharienne soupirait entre les palmiers,
j’ai souvent pensé à recommencer mon grimoire sur un plan plus clair, à
mettre quelque essai d’ordre et de logique parmi ce fatras. Mais ensuite
je changeai d’avis. Je l’ai laissé tel quel; et demain, en recommençant
les chargements--quotidien travail de Sisyphe--je l’enfermerai sans plus
au fond d’une cantine.

Oui, toute étude méthodique serait _fausse_... Elle porterait, à travers
les idées de ces cerveaux sahariens, chaudes et sombres comme une sieste
dans l’obscurité des abris fermés, je ne sais quelle flamme européenne,
aussi mal «de la contrée» que la lampe astrale du salon chériffien, ou
que les orchestrions jouant la _Mascotte_.

Seule la confusion de mes barbouillages, jetés au jour le jour sur des
feuillets d’occasion, saura peut-être donner un peu--_un
peu_--l’impression de la réalité vécue, tellement enchevêtrée et
diverse... Seule elle pourra mettre à leur réel plan les silhouettes
véridiques, les attendrissements de Si-Kaddour, les patelins manèges du
khodjah, les cabrioles des négros, la tranquillité des coupeurs de
têtes, le prestige de l’«Ordre» merveilleux, la continuelle menace de
troubles et d’insécurité. Entrée de clowns souriants et graves, de
fantoches perfides et dangereux, et, tout au-dessus, non pas un homme,
mais une autorité planante, latente, ambiante, qui s’incarne d’homme en
homme--pour de Mozafrane régir tant de millions d’autres hommes:

La «bénédiction», la _baraka_ des Djazerti.


Zoubïa (Figuig), mars 1901.

Aïn-Soltan, février 1902.




NOTES

ET

DOCUMENTS


Ces notes documentaires ont paru, plus développées, dans la revue
“_Minerva_”, nº de juin et juillet 1902.




(1)

DE QUELQUES ORDRES EXISTANTS


On compte environ quarante-cinq ordres musulmans d’une certaine force,
parmi lesquels huit ou dix noms brillent comme des étoiles de première
grandeur; et ces quarante-cinq ordres sont entourés d’une quantité de
petites confréries, d’un maraboutisme plus ou moins terne, aussi
difficile à reconnaître et à classer que les éléments d’une nébuleuse.
Mais la nébuleuse existe pourtant.

A quoi bon tenter ici sa nomenclature fatigante? Il faut se borner à
quelques-uns des titres barbares qui dérivent parfois du nom de la
zaouïa-mère, ou de celui d’un objet matériel et symbolique, comme chez
les Moukhalïa[12], francs-tireurs du désert, presque disparus
aujourd’hui. Mais ils rappellent le plus souvent ce «fondateur», ce
saint dont les fils pleins d’orgueil feignent l’humilité dans quelques
oraisons publiques:

  [12] De _moukhala_, fusil.

«O Dieu, redresse-moi et permets-moi de redresser! O Dieu, guide-moi et
permets-moi de guider!»

Mais tant de modestie voulue ne peut cacher l’immense satisfaction
d’hommes presque divinisés par l’adoration de leurs disciples--leurs
disciples qui n’ont plus, selon le serment, «qu’un morceau de l’âme
chériffienne en place de la leur».

Les chériffs, les soufis... distributeurs des jouissances et possesseurs
des volontés: ceux dont les conseils sont doux et les promesses
affolantes:

«Approche-toi de ton Maître: comme tu bois près du puits, tu boiras
entre ses deux mains l’ivresse divine[13].»

  [13] Instructions de l’«ordre» des Aroussïa-Selamïa.

Ils sont, ces _ouali_, ces saints, les «marchands de bonheur» que
souhaitait l’un des nôtres, esprit délicieux du temps qui s’en va.
Contre un peu de viles richesses, ils rendent de la joie présente, des
délices immédiates, porte entr’ouverte sur les délices futures qui ne
passeront pas.

Ils sont les «donneurs» par excellence, les «dispensateurs». Ils
tiennent au bout de leurs dix doigts tout ce qui touche à la vie et tout
ce qui rachète la mort...

                   *       *       *       *       *

Le Nord algérien, tout autant que le Sud, se livre à l’influence des
mystiques (il s’agit ici, bien entendu, de l’élément indigène). Mais une
seule confrérie très importante a ses zaouïas-mères dans ces régions:
celle des Rahmanïa, célèbres par l’ubiquité posthume de leur premier
cheikh, dont le corps _entier_ repose dans deux pays à la fois, grand
miracle évidemment, et grâce auquel deux maisons directrices se
partagent les hautes prérogatives: une près de chaque tombeau.

En dehors des Rahmanïa, nos Arabes septentrionaux prennent leur _dikhr_
tantôt de petites congrégations locales, innombrables dans les montagnes
surtout, tantôt--et en même temps au besoin--des ordres sahariens[14],
tripolitains ou marocains: tels nous trouvons, dans la province d’Oran
et jusque dans celle d’Alger, les Taïbïa. Ils sont extrêmement connus,
de par leur quantité considérable et le prestige de leur directeur, ces
_khouan_ fidèles et dévoués de Moulay-Taïeb, le fameux chériff d’Ouazzan
(Maroc)[15].

  [14] Je classe comme ordre africain celui des _Khadrïa_, bien qu’il
    ait son origine à Bagdad; mais ses branches de l’Algérie-Sud et de
    Tunisie ont une existence propre, presque détachée du tronc
    primitif.

  [15] Le chef de cet «ordre» épousa une très intelligente Anglaise,
    dont l’influence se fit sentir de façon évidente en divers cas.

L’origine marocaine est commune à beaucoup d’autres ordres. Par exemple
les Hansalïa, dont l’association fut fondée par le Marocain
Saïd-ben-Yousef-el-Hansali, et dont la province de Constantine est celle
qui renferme le plus d’adeptes. Par exemple aussi les Chabbïa du Sahel
tunisien. Par exemple encore les Ammarïa, jongleurs plus modérés que les
Aïssaoua, et qui, priant selon les maximes de Sidi-Ammar-bou-Senna,
grand saint marocain venu jadis vers des terres plus douces, progressent
actuellement en Tripolitaine, en Tunisie et en Algérie de si inquiétante
façon.

On le voit: de l’âpre Moghreb, de ces montagnes sévères qui forment le
«coin» de la Méditerranée et de l’Atlantique, le mysticisme se propage,
cherchant à combattre l’Infidèle et à galvaniser le zèle des «frères»
dans les contrées plus voisines du Levant poétique, dans les terres du
Fedjeur...

Quant aux ordres qui sont du Sud par leur influence immédiate (sans
compter l’immense et lointain pouvoir qu’ils peuvent ailleurs exercer),
j’en choisirai sept ou huit, les plus réputés, ces étoiles de première
grandeur dont nous parlions tout à l’heure--astres qui projettent
souvent plus de feu sombre que de vraie lumière, plus de grise et rouge
superstition que de blanche clarté.

Ce seront, si l’on y consent:

Les Khadrïa, les Cheikhïa, les Amamïa, les Derkaoua, les Bakkaïa, les
Selamïa, les Tidjanïa, les Snoussïa.

Et chacun de ces groupements formera le sujet d’une note, paragraphe
sommaire.




(2)

KHADRIA


Voici le type d’une très ancienne association de soufistes. Et quand le
chériff Sid’Mahdi-ed-Dine-Abou-Mohammed-Abd-el-Khader-ed-Djilani vivait
dans la méditation (471-561 de l’hégire--années 1079-1166 après
Jésus-Christ), peut-être ne prévoyait-il pas l’extension prodigieuse de
son ordre mystique, ni qu’une telle abondance de fils spirituels lui
viendrait au cours des siècles dans l’Inde inquiétante, dans l’Arabie
sauvage, dans le rude Turkestan, ni dans les sables africains.

Il y a peu d’années, ces âmes de Khadrïa d’Afrique furent partagées
entre les neuf enfants mâles du cheikh Brahim, qui de Tunisie avait
fermement régné sur les disciples du continent noir. Et c’était l’un des
«neuf enfants», ce naïb d’Ouargla, Si-Mohammed-Taïeb, tué dans nos rangs
à Timimoun. Un de ses frères, Si-El-Hachemi, dirige nos sujets Khadrïa
du Souf. L’aîné, Si-Mohammed-ben-Brahim, est cheikh de la zaouïa-mère de
Nefta[16]. Et plus de trente-cinq zaouïas-succursales s’élèvent sur le
seul territoire d’Algérie, sans compter le Touat. Qu’on suppute le
nombre considérable d’autres zaouïas au Soudan français, au Baghirmi, au
Sénégal, lesquelles sont en communication avec les établissements
Khadrïa de Tripolitaine et du Maroc.

  [16] Sahara tunisien.

Cependant, cet ordre n’est point parmi ceux qui se montrent hostiles.
Ses directeurs semblent même chercher notre alliance étroite. Les
doctrines y sont, par comparaison, peu guerrières, et l’ardeur de
l’Islam s’y enveloppe d’une sorte de douceur prenante, dont on peut être
illusionné...

Aucune confrérie, si ce n’est celle des Cheikhïa, n’est plus fertile en
légendes dorées, aucune n’a des sous-groupes spirituels aussi connus,
par exemple celui des Aïssaoua, mystiques cataleptiques, dont il ne
faudrait pas cependant confondre la bonne foi, les danses sacrées et
l’insensibilisation extatique avec le charlatanisme de ces bandes
grimaçantes, qui viennent exploiter la curiosité des touristes, à Tunis,
à Biskra ou ailleurs.




(3)

CHEIKHIA


Les Oulad-Sidi-Cheikh guerriers, dont la gloire saharienne subit une
éclipse depuis les dernières périodes politiques, forment avec leurs
disciples religieux la confrérie des Cheikhïa. Il y a donc parmi eux les
membres nobles, issus des dix-huit fils du fondateur vénéré (le cheikh
Abd-el-Khader-ben-Mohammed) et qui composent aujourd’hui des tribus
entières. Il y a aussi d’autres membres, issus des anciens esclaves
affranchis par le premier chériff, formant une sorte d’aristocratie
secondaire, toute de sacristie et d’intendance. A ces derniers
l’entretien matériel (et certains bénéfices) des richesses et revenus
donnés par tous les autres, par la masse, par les simples fidèles qui
n’eurent jamais à enrichir plus nombreuse postérité de _m’raboth_[17].

  [17] Voir note 10.

La _baraka_ de la confrérie, on le conçoit, ne s’incarne successivement
que dans _un seul_; mais elle dut choisir parmi beaucoup, et cela
produisit, au cours des siècles, de vifs tiraillements--des
scissions--des vengeances. L’organisation de cette confrérie avait,
jusqu’en ces temps derniers, quelque chose de féodal et de turbulent,
compliqué d’une rapacité peu ordinaire, bien que de beau geste. Ces
«qualités» mêlées expliquent les ambitions, les promesses, les
trahisons, les révoltes dont nous eûmes à souffrir pendant trente ans de
la part des Oulad-Sidi-Cheikh, si célèbres parmi les Français qui firent
campagne dans la province d’Oran.

C’est dans cette même province qu’à l’heure actuelle les
Oulad-Sidi-Cheikh ont encore le plus de disciples. Ils en possèdent
aussi près d’Ouargla, et au Touat, au Tafilalet, au Soudan, au Maroc.
Mais l’influence religieuse a décru avec l’influence politique, et leurs
allures grandioses sont surtout celles d’oiseaux de proie vaincus.

A peine oserai-je répéter ici la légende tellement redite dont l’ancien
Maître et fondateur des Cheikhïa prit jadis son nom. Cependant la voici
résumée:

Un jour, une femme d’El-Abiod, ayant vu son enfant choir dans un puits,
clame éperdue: «Sauve-le, ô grand Sidi-Abd-el-Khader!» A l’appel de
cette pauvre mère, deux saints se mettent en mouvement: le cheikh
Sidi-Abd-el-Khader-ben-Mohammed, lequel se promenait pas bien loin, et
Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani, qui sut s’arracher subitement au repos de
la tombe où il dormait à Bagdad depuis plusieurs siècles. Quoi
d’étonnant si ce long voyage à travers l’espace le mit un peu en retard?
Lorsqu’il arriva près du puits, le miracle était déjà fait: le cheikh
Sidi-Abd-el-Khader-ben-Mohammed, soufi local et contemporain, venait de
ressusciter l’enfant. Ce fut ce jour-là que, bourru, le saint de Bagdad
dit au saint d’El-Abiod (d’ailleurs bon disciple de sa doctrine): «Ces
confusions sont désagréables; désormais tu ne t’appelleras plus
Abd-el-Khader-ben-Mohammed, mais seulement Sidi-Cheikh.»

Et ce fut ainsi.

Et peut-être y pourrions-nous trouver un symbole: de même que les saints
soufis obéissent les uns aux autres, de même les confréries ne se
désobéissent point, surtout lorsqu’une question d’intérêt général est en
jeu--par exemple l’opposition aux Roumis, soit ouverte ou soit
secrète...




(4)

AMAMIA


Bou-Amama, chef de cette confrérie, est un parent des Oulad-Sidi-Cheikh.
Mais, promoteur d’une scission jadis sans grande importance, il est
devenu peu à peu redoutable, et beaucoup plus que ses cousins ou neveux.
Il a des fidèles jusqu’aux rivages de la Méditerranée, jusqu’au lointain
Niger. Il reçoit la _ziara_ de nos sujets[18] du Gourara, du Touat, et
de nos ennemis les _Bérabers_, et de ceux qui sont à la fois pour nous
des sujets et des ennemis, tels que les Beni-Guil, les Douï-Menïa, et
toutes ces peuplades (difficiles à pacifier) de la frontière marocaine.
On voit assez quels complexes moyens d’intrigues se trouvent réunis dans
ses vieilles mains ridées, dans ses vieilles griffes de vautour ayant
trop souvent goûté le sang des cadavres français.

  [18] Le mot _sujet_ n’est pas tout à fait équitable, et devrait être
    ici remplacé par _soumis_, puisque les indigènes ont leur droit
    civil et social tout à fait à part.

Né au Figuig en 1840, il fut atteint d’épilepsie pendant sa jeunesse,
et, par ainsi, marqué du sceau divin. En 1875, il s’installa dans
l’oasis de Mogh’rar, non loin d’Aïn-Sefra. Et, 1881 venu, il déchaîna
l’insurrection dans tout le Sud-Oranais avec une audace extraordinaire.
Puis les hautes montagnes du Figuig, ces cimes dentelées, déchiquetées,
ces murailles naturelles d’une forteresse qu’il croyait inexpugnable,
l’abritèrent derechef. Il planta ses tentes près du tombeau de son père,
au Hammam-Foukani.

Je possède un très curieux dessin exécuté devant moi par Si-Mohammed,
neveu de Bou-Amama, et qui veut représenter (avec des effets de
perspective inattendus) la _koubba_[19] de l’ancêtre en question. Et
comme le dessinateur faisait surmonter l’édifice par un croissant
gigantesque plus grand que la coupole même (au lieu du modeste ornement
qui la couronne réellement, porté par une tige analogue à celle du coq
de nos clochers), je lui signalai son exagération. Mais il me répondit,
avec autant de dignité que Bou-Amama en personne:

  [19] Monument à dôme.

--«Le croissant n’est jamais trop grand sur le tombeau d’un _ouali_!»

Quant au _ouali_ actuel, Bou-Amama, qui fuit, revient, s’approche,
s’éloigne, il a trouvé le plus ingénieux «truc» pour dissimuler aux
Roumis le nombre de ses fidèles et se procurer des amis, même parmi ses
rivaux. Il remet bien à ses khouan son _dikhr_, le seul salutaire:
seulement il leur ordonne en même temps de porter au cou, très en vue,
non pas le chapelet propre à ce _dikhr_--ce serait trop simple--mais le
chapelet d’autres ordres, auxquels les disciples Amamïa paient, de ce
chef, une légère redevance. Et ces confréries voisines deviennent ainsi
les obligées--dirons-nous les alliées?--de Bou-Amama.




(5)

DERKAOUA


Précisément les Derkaoua--ordre marocain combatif--forment l’une des
favorisées parmi les associations que protège le rusé forban (c’est
Bou-Amama que je veux dire). Leur zaouïa-mère de Modaghrar (Tafilalet)
sert souvent de maison d’asile à ceux de nos ennemis sahariens jugés
trop compromettants par le vieux renard.

Et peu à peu, pour ces causes et pour plusieurs autres, les Derkaoua
gagnent un terrain considérable. Ils ont une dizaine de zaouïas
succursales dans les parages civilisés _de notre province d’Oran_... Ils
ont des groupements de fidèles dans nos nouvelles possessions de
l’Oued-Saoura, du Gourara, du Touat et du Tidikelt.

Ce sont les plus frénétiques khouan de l’Afrique, ne vivant que par
l’idée de la Guerre Sainte, ne respirant que la haine et la rébellion.
Leurs pratiques hystériques, leurs traditions, leur sauvagerie qui
dédaigne (il faut le reconnaître) les compromissions, font d’eux--joints
aux Amamïa--un clan plutôt adversaire, une menace dissimulée à l’ouest
et au sud-ouest du Sahara.




(6)

BAKKAIA


Nous avons ici une confrérie tout à fait saharienne, de Sahara central
même, dont le territoire d’action fut, depuis trois siècles, les vastes
espaces qui s’étendent du Gourara et du Touat à Tombouktou, sur des
sujets de races variées, Arabes, Peuhls ou Touareg. Les Bakkaïa
possèdent des zaouïas dans la région d’Adrar; ils en ont trois à
In-Salah, point principal du Tidikelt. Leurs doctrines sont beaucoup
moins guerrières que celles des Derkaoua; elles se rapprochent même de
la douceur des théories khadriennes, dont elles dérivent
théologiquement. L’extase chez eux est simpliste, et les jongleries n’y
sont pas rares: puérilités si bien assorties aux tendances de races
enfantines quoique rudes--ou parce que rudes. Petits moyens qui peuvent
donner de grands résultats variés, selon que les Bakkaïa manœuvreront ou
ne manœuvreront pas contre nous.

Les Bakkaïa ont eu pour premier maître le cheikh
Sidi-Omar-ben-Sid’Ahmed-el-Bakkaï, lequel leur enseigna un dikhr où
chaque prière est par 33, et qui s’accompagne de nombreuses génuflexions
triples (l’une en face pour Dieu, celle de droite pour les anges «de la
droite», celle de gauche pour les anges «de la gauche»). Le cheikh
El-Bakkaï leur avait donné aussi cette _oudifa_:

  O mon Dieu, nous te louons! Tu es grand! Tu répands tes grâces!
  Compte-nous parmi ceux qui suivent la bonne voie, et tiens-nous loin
  des dévoyés!

Les «dévoyés», ce sont les Infidèles, ce sont les Roumis chrétiens. Cela
se récitait en 1552, du temps du cheikh El-Bakkaï--cela se récite encore
aujourd’hui, et d’autant mieux et d’autant plus fort qu’un drapeau bleu,
blanc et rouge flotte sur les casbahs du Touat, un étendard impur dont
les couleurs ne sont pas celles du Prophète...




(7)

SELAMIA


Les Selamïa ou Aroussïa pratiquent également une doctrine très entachée
de jongleries. Mais d’autant plus vifs s’accentuent leurs progrès, si
rapides depuis quelques années en Tunisie et en Algérie. Ils ne sont
point Marocains, ceux-ci, ni Touatiens. Leur maison-mère s’élève en
Tripolitaine, et c’est la grande et luxueuse et très célèbre zaouïa de
Zliten. Le fondateur de leur ordre, Sidi-Abd-es-Selam, passait pour
invulnérable tout comme Sidi-Aïssa, le promoteur des Aïssaoua.

Les doctrines et les prières de cette confrérie se teintent de lyrisme:

  «Heureux celui qui s’enivre en mon verre toujours plein!...»

C’est l’avant-sensation des breuvages paradisiaques. Tant de joies
promises valent chaque année aux Selamïa des disciples nouveaux,
nombreux, jusqu’au Soudan, jusqu’au Sénégal, jusqu’en Arabie. Ils
dominent en notre Tunisie. Ils s’infiltrent dans toute la province de
Constantine, et cette caste d’exorcistes, qu’on ignorait presque il y a
quinze ans, devient chaque jour davantage une force avec laquelle il
faut compter.




(8)

TIDJANIA


Tandis que les doctrines grossières progressent, les enseignements de
mysticité plus haute semblent perdre du terrain. Il en va ainsi pour la
«Voie» des Tidjanïa--et c’est dommage, car cet ordre est l’un de ceux
ayant les premiers cessé l’opposition à notre pouvoir. Il y eut bien,
dans son amitié, des défaillances. Mais il ne faut exiger ni des
institutions ni des hommes, ni des confréries ni des chériffs plus
qu’ils ne peuvent donner...

Les Tidjanïa sont presque scindés en deux branches rivales: celle que
dirige la zaouïa de Temassine, près de Touggourt, et celle d’Aïn-Mahdi,
l’ancienne zaouïa-mère, au pied du Djebel-Amour. Le saint fondateur de
cet ordre, Si-Ahmed-ben-Mohammed-ben-El-Mokhtar-ben-Salem-et-Tidjani,
naquit[20], chose assez rare, en la ville bénie qu’avait bâtie,
fortifiée déjà un autre saint de ses ancêtres. Ses descendants ont
transféré depuis peu d’années leur résidence effective à Courdane,
devenue à son tour zaouïa-mère, non loin de l’aïeule trop vieillie. Et
c’est un véritable miracle de végétation, cette oasis nouvelle qu’on a
fait surgir en quelques saisons d’un lieu sauvage, de triste stérilité.

  [20] En 1737 de J.-C.

Pendant nos célèbres luttes avec Abd-el-Khader, les Tidjani de ce temps
prirent le parti de la France conquérante, et soutinrent en 1838, contre
l’émir, un siège demeuré célèbre dans tout le Sahara. C’est ensuite que
se produisirent les «remous» d’infidélité à notre cause. Les deux
héritiers de la _baraka_ furent envoyés réfléchir à Bordeaux vers 1870,
et ceci leur permit de ne point prendre part à l’insurrection indigène
de 1871--tellement peut être heureux et de bonne coïncidence un exil.
L’un de ces jeunes gens, Si-Ahmed, prit pour femme une Française, Mlle
Aurélie Picard; il la ramena en 1872 à sa zaouïa d’Aïn-Mahdi; il sut la
faire valoir aux yeux des fidèles, et lui attribua--elle le méritait--la
fondation du luxueux établissement de Courdane. Depuis, Mme Aurélie,
ayant perdu son mari, épousa le frère de celui-ci, Si-El-Bachir, chef
actuel des Tidjanïa.--Ce serait une étude peut-être intéressante, mais
débordant la place mesurée à ces pages, que de chercher et de montrer
quelle fut exactement la part d’influence d’une de nos compatriotes,
épouse légitime d’un chériff.

L’enseignement des Tidjanïa s’anime d’une flamme assez claire et pure,
malgré les complications inévitables en Islam. Son inspiration, puisée
jadis à Fès du Maroc, est parfois guerrière, mais mitigée de sentiments
exceptionnels sur l’amour du prochain, dans lequel amour ses dirigeants
prétendent englober le Roumi lui-même...

Une grande partie des Peuhls récitent le _dikhr_ des Tidjanïa.




(9)

SNOUSSIA


Certes, ici, l’influence française n’a pas pénétré: ce sont pour nous
les «pères de l’inimitié», selon la formule arabe. J’ai mentionné leurs
prières qui rappellent beaucoup celles des Tidjanïa; j’ai indiqué,
également[21], les circonstances en lesquelles leur ordre fut fondé par
Si-Mohammed-ben-Si-Ali-ben-Snoussi, vers 1813.

  [21] Voir l’_Avertissement_ du présent ouvrage.

Ce cheikh mourut en 1839; mais il avait deux fils, Si-Mohammed-Chériff
et Cheikh-el-Mahdi. J’ajouterai que ce dernier nom a causé bien des
confusions, dans cette région guerroyante, où le premier marabout venu
prend le titre de _Mahdi_ (Messie). Les miracles accomplis par
Cheikh-el-Mahdi sont quotidiens, d’après ses fidèles. Il repose en
voyage sous une tente magique qui se déplace selon ses vœux, espèce
d’aérostat merveilleux sans aucun danger de chutes mortelles, et dont la
foi et la _baraka_ seraient les uniques moteurs. Sur les tapis de cette
tente, autre merveille plus aimable encore, les houris du Paradis
viennent en bande rendre visite au _ouali_. J’imagine que ces houris ne
parlent point arabe, puisque sur leur poitrine sans défaut se trouve un
écriteau disant: «Ami de Dieu, fils de la Lumière, à toi nos faveurs!»

Il est difficile de prévoir si les Snoussïa continueront l’apparence
d’évolution qu’ils essayent depuis deux ou trois ans du côté de la
France, évolution n’empêchant d’ailleurs pas, au besoin, le vol ou
l’assassinat. Leur zaouïa-mère de Koufra, dans les sables tripolitains,
garde son importance considérable, bien que le chériff l’abandonne
souvent pour des séjours au pays plus noir: car c’est au centre de
l’Afrique, autour du Tchad (sans compter l’Asie Mineure et le Hedjaz
d’Arabie) que Cheikh-el-Mahdi compte ses fervents plus extasiés.

Mais il a des adeptes secrets répandus à travers tout le monde d’Islam;
il en a dans toute notre Algérie: même une zaouïa snoussienne s’élève
ostensiblement au lieu de naissance de Si-Snoussi, à l’Hillil, entre
Relizane et Mostaganem...




(10)

DU MOT M’RABOTH


On a parfois, en France, confondu les chériffs religieux avec de simples
marabouts vulgaires, analogues à ce mendiant derviche, à ce multiforme
«taleb sorcier» de qui le haillonnement pittoresque amusa nos peintres,
lors de la conquête. Il avait en ce temps-là beaucoup de besogne, ce
_m’raboth_[22]. Il pullulait, il devenait légion, pendant ces années de
pacification pénible: car il servait aux insoumis de conseil,
d’émissaire, d’espion et de négociateur--de chef au besoin--et c’était,
sans compter les honneurs, de profitable besogne. Tel l’ont vu ceux qui
les premiers explorèrent ces parages. Tel il reparaîtrait à l’occasion,
mouche bourdonnante, réfugiée dans le nord ou dans quelque oasis. Mais
son actuelle influence est piètre et s’exerce toute en dehors de celle
des chériffs, des grands maîtres de confréries sahariennes.

  [22] _M’raboth_, ou marabout, peut se traduire par moine, ermite;
    littéralement, le mot signifie: «celui qui vit dans un _ribat_»--et
    le _ribat_ est un asile, un réduit.

    Par extension de sens, nos soldats nomment _marabouts_ les coupoles
    ou _koubbas_ sous lesquelles est enseveli un marabout--et, par une
    seconde extension, ils ont appelé marabouts les grandes tentes
    rondes ressemblant, selon ceux, à des koubbas.

Le bas peuple arabe, en sa naïveté égalitaire, nomme bien aussi
_m’raboth_ les chériffs vénérés. Mais ceux-ci s’en plaignent et s’en
dépitent, jugeant qu’on les ravale ainsi au niveau d’un gardien de
troupeaux de l’Erg, ou d’un jardinier du Touat, ou d’un tailleur de
gandouras d’Ouargla, petit marabout de rencontre, végétant petitement de
petites aumônes gagnées par son petit savoir-faire, lequel, en Afrique
comme ailleurs, tient assez bien lieu de savoir.

Et le dédain des chériffs, expliquant ceci, devient immense et plisse
leur front dont les fines veines charrient le sang même du Prophète.
N’importe lequel d’entre eux se trouve froissé (même si par politique il
le cache) lorsque la bêtise des humbles fidèles ou la légèreté des
Européens l’appelle marabout.--J’y insiste. Eux aussi, les chériffs, y
insistent à l’occasion: je me souviens que, me trouvant un jour (février
1899) dans la grande zaouïa ou maison-mère des Tidjanïa, mon
inadvertance à ce sujet fut douloureusement relevée par les membres de
cette lignée sainte. Comment ma langue avait-elle laissé échapper ce qui
constituait une telle «gaffe» saharienne? Je l’ignore. Mais je sais--et
je _sentis_ dès alors--que l’égratignure à l’amour-propre devait être
bien cuisante pour qu’on fît à «l’hôte de Dieu» un reproche, même
amical.

--Ne vois-tu pas, me dit-on, l’affront qui nous vient de ce terme
impropre, dont trop de musulmans nous affligent aussi? Excuse-nous... Tu
ne peux nous confondre avec ces marabouts, pauvres hères rencontrés sur
ta route...

J’en avais rencontré, en effet: joueurs de viole dans les cafés maures
des ksour, empiriques guérissant les ophtalmies ou la fièvre par des
inscriptions sur des œufs, ou même rentiers paisibles vivant des revenus
de quelque koubba. L’un de mes chameliers également se disait
_m’raboth_, l’ineffable va-nu-pieds Ben-Abdallah, fertile en récits
édifiants comme en ingénieux poèmes... Et je compris que le
rapprochement pouvait sembler peu flatteur à qui manie des millions[23]
d’âmes, du sein de retraites agréablement opulentes, parmi les odeurs
d’encens, la joie des intrigues et la quiétude de la méditation;--à qui,
méprisant le clergé des mosquées payé par la France, le clergé[24]
«fonctionnariste», se dit fils et continuateur du _Ressoul_ créa
l’Islam.

  [23] Le terme de millions n’est pas ici une figure: on estime à plus
    de cent soixante-dix millions (170.000.000) le nombre des _khouan_
    ou affiliés des «ordres» religieux musulmans.

  [24] A proprement parler, il y a des théologiens, des prédicants, mais
    point de clergé et nul sacerdoce dans la religion d’Islam. Les
    musulmans ont théoriquement, pour chef spirituel, le chériff de la
    Mecque, et, pour chef temporel, le sultan de Constantinople. Mais en
    Asie comme en Afrique les déserts de sables sont vastes et eux, les
    officiels conducteurs d’âmes, sont très loin...

    Quant à la hiérarchie rituelle en Afrique française, à ce clergé qui
    émarge à notre budget d’Algérie ou de Tunisie, imans, cadis, etc.,
    il reconnaît la première de ces autorités; mais il ne peut guère
    l’imposer, n’ayant pas lui-même d’influence. Il assiste donc aux
    progrès des «ordres» particuliers. Il les redoute et les désavoue,
    mais à voix baissée, car il est Arabe et prudent.

    Pour les tribus nomades, ce sont les plus instruits du douar qui
    conduisent la prière en commun. Dès qu’un fidèle y sait déchiffrer
    péniblement quelques sourates du Koran, on le déclare _taleb_
    (savant), et très propre à catéchiser son entourage. Or, tous ces
    talebs ou _tolba_ sont affiliés aux confréries--tous.




(11)

ZAOUIAS


La zaouïa-mère, demeure des chériffs, s’étend plus ou moins luxueuse, on
le sait, près du tombeau du premier «saint». Le plus souvent, c’est dans
une oasis--ou mieux, l’établissement forme une oasis à soi seul, et ses
jardins sont vraiment, pour le fidèle plein d’admiration, un symbole
moral, une représentation physique des Célestes Demeures, «parterres de
joie», «maison de tranquillité».

  Annonce à ceux qui croient et pratiquent les bonnes œuvres qu’ils
  auront des Jardins arrosés de courants d’eau...

  _Koran_, II, 23.

  ... Des Jardins de délices,

  Où circuleront des jeunes gens...

  Avec des aiguières, des coupes, des gobelets remplis d’une boisson
  limpide...

  Avec des fruits à leur goût...

  _Koran_, VI, 12-17-18-20.

Donc, près de ces jardins «où des sources vives coulent éternellement»
s’étendent les bâtiments, presque toujours fortifiés, qui entourent la
_koubba_ dans laquelle reposent les ancêtres: constructions allongées,
cours à galeries, à arcades, blanchies de chaux et, pour le pays, bien
entretenues. Le luxe des sculptures, des colonnes de marbre, des
faïences n’y est pas rare; il donne l’impression de ce qui dure au
milieu de tout ce qui passe, et de ce qui vit au milieu de tout ce qui
meurt.

Mais c’est une vie saharienne, insouciante, toujours un peu délabrée; et
parfois c’est aussi la vie errante comme celle du chériff Bou-Amama,
chef de l’Ordre des Amamïa, qui campe sous des tentes, lui, sa famille
et son personnel, et ne veut de monuments fixes que pour les tombes de
ses aïeux. Ceci permet au vieil oiseau de proie les déplacements faciles
et un peu plus de traîtrise impunie, hélas!...

Mais cependant, ce mode d’habitation volante reste une exception rare,
et l’on sait où les trouver, les saints, les bénis d’Allah, les porteurs
de l’Étincelle, les chériffs.

On a pu voir, par le détail authentique de l’ouvrage qui précède, quel
monde grouillant et divers représente la zaouïa-mère d’une grande
confrérie. Les succursales ont beaucoup moins d’importance, modestes
_bordjs_ ou forteresses, école religieuse, sorte de séminaire où la
plupart du temps vivent une centaine d’étudiants, futurs tolba. A peine
s’y joint-il une école pour les jeunes enfants des douars voisins, et un
asile pour les voyageurs--et un point de rencontre pour l’intrigue, pour
la menace, pour le crime permis par Allah: celui contre le Roumi.
D’autres fois c’est moins encore, dans les lieux très désolés, très
privés d’eau: un simple dôme, deux ou trois chambres, un jardin avec dix
palmiers, comme à Temassinine, entre Ouargla et l’Aïr.

Le bon accueil, en ces asiles, n’est pas rare,--mais rare la franchise,
même chez ceux qui se déclarent «amis». Une défiance y guette, même
quand l’animosité désarme, et, d’instinct, l’on y sent planer quelque
chose d’obscur, de violent, de patient qui vous enveloppe, vous
oppresse, vous berce à la fois, comme ces vapeurs de musc et de benjoin
chères à l’Islam. Je n’oublierai jamais mon arrivée à l’une de ces
zaouïas moyennes (plutôt petite, préciserai-je), celle de
Bour-N’gouça[25], dans les sables. Il faisait la chaleur torride des
soirs d’été sahariens, quand la dune embrasée renvoie vers le ciel cette
ardeur qu’elle en reçut. La zaouïa se distinguait mal dans l’ombre, et
ses lignes hautes seulement se profilaient sur «le manteau» de la nuit
d’Allah: une grande _koubba_, des bâtiments à étage, tout un ensemble de
constructions à côté des palmiers rabougris, qu’on devinait parmi
l’obscurité...

  [25] Au nord d’Ouargla.--Ordre des Khadrïa.--_Bour_ désigne
    ordinairement une sorte d’oasis sans irrigation.

--Le salut sur vous!

--Sur vous le salut!

Il y avait des chants pieux quelque part, un bourdonnement de litanies
derrière d’autres murs invisibles; mais nous, les hôtes, nous étions
bloqués, avec une prestesse bien curieuse, dans une aile sans fenêtre
contenant les chambres d’honneur. Un plafond bas, des parois blanches,
de longues, longues, longues pièces nues et tristes. Et sur les duretés
inégales du sol de terre battue, de longs, longs, longs tapis, moelleux,
superbes,--tout neufs, répétaient les serviteurs de la zaouïa--éloge
ayant sa valeur en une contrée chère à la vermine. Dans la pièce à côté,
des _fréchias_ se déroulaient aussi pour nos propres serviteurs.

Alors des vivres furent servis, et le _mokaddème_ vint lui-même, précédé
du café et d’un pot de confitures de Damas. Et ce fut pendant une heure
un échange de paroles polies, banales, coupées de cuillerées
savoureuses... Et par instants un silence passait, laissant distinguer
les psalmodies, et _sentir_ aussi, sentir ce sentiment indéfinissable,
celui qui se mêlait aux lourdes émanations du benjoin et du poivre des
tapis, et au parfum du kaouah, et à l’odeur du _kronnfell_[26]...

  [26] Girofle.

Et dans la nuit, vers deux heures, les chants pieux recommencèrent.

--Combien y a-t-il d’élèves dans cette zaouïa?

--Allah le sait.

--Et combien de serviteurs?

--Allah le sait.

--Mais, enfin, combien de personnes en tout?

--Allah le sait... Excuse-moi... Par la bénédiction de ta tête, moi je
ne sais pas.

Toujours la défiance, toujours,--et, je le répète, c’était une maison
amie, je l’ai choisie à cause de cela pour exemple. Et toujours ces
prières qui redoublaient, murmurantes, confuses, et parfois, soudain
rythmées. Nous partîmes à la pointe de l’aube, à l’heure douce et tiède,
la seule supportable sur vingt-quatre. Le ciel était de nacre rosée, un
peu grise encore. Nos montures attendaient, entre les bâtiments fermés
et les palmiers rabougris.

Une seule porte s’ouvrait de ce côté, et par cette porte venait en
clameur la prière «des Hommes»:

  Au nom du Dieu clément et miséricordieux,

  Dis: je cherche un refuge auprès du Seigneur des hommes,

  Roi des hommes,

  Dieu des hommes,

  Contre la méchanceté de celui qui suggère les mauvaises pensées et se
  dérobe,

  Qui souffle le Mal dans le cœur des hommes[27]...

  [27] Koran, CXIV--1, 2, 3, 4, 5.

Ce n’était point secret, cela; c’était la prière rituelle. Je
m’approchai de cette porte ouverte, et... et voici qu’une main me
saisit, et me fit faire doucement, puissamment, irrésistiblement
demi-tour. C’était un sous-mokaddème, le khodjah ou secrétaire de
l’endroit. Il était pâle et me dit:

--N’entre pas là...

Et je n’entrai pas--ce jour-là. J’ai réparé cet échec plus tard et
ailleurs. Pendant notre colloque, la _sourate_ du Koran avait changé:
j’entendais maintenant la cent dixième, celle de l’_Assistance_:

  Au nom du Dieu clément et miséricordieux.

  Lorsque l’assistance de Dieu et la victoire nous arrivent...

  Chante les louanges de ton Seigneur...

Ce n’était point secret non plus. Mais enfin, tant que sera psalmodiée
cette sourate, croyez-le--cette sourate au bruit béni de laquelle ont
surgi l’insurrection de 1871, celle de 1876 et celle de 1881--et la plus
récente bagarre de Margueritte, dont l’inspiration fut saharienne--tant
que la prière de l’Assistance bourdonnera sous les koubbas, il restera
très utile d’opposer quelque peu de défiance à la défiance, et de porter
la clarté de l’observation française parmi la trouble et voluptueuse
fumée du musc et du benjoin...




(12)

HIÉRARCHIE


Elle peut se rappeler en quelques lignes.

Au sommet, naturellement, le membre de la famille sainte, détenteur de
l’Étincelle et de la Bénédiction. C’est à lui qu’on fait prononcer les
paroles décisives. C’est lui qui préside à l’initiation des principaux
khouan. Toujours sa vie coutumière s’accompagne, selon le peuple, de
miracles. Un pouvoir mystérieux se cache en lui, aussi propre à guérir
les maux du corps qu’à tracer à l’âme la voie vers le bonheur
incomparable, par le moyen des prières (_oudifa_), et de la récitation
de l’_ouerd_ (rose, fleur, même origine poétique que notre rosaire) sur
les grains du _dikhr_ ou chapelet, aux perles d’ébène, de corail ou
d’olives inégalement partagées, différant pour chaque confrérie.

La _baraka_ merveilleuse compose l’essence même de la supériorité,
factice ou réelle, du chériff; par factice, j’entends que s’il est
pauvre d’esprit ou de caractère faible, quelque intrigant souvent le
dirige dans l’ombre. Mais il reste le fantôme apparent. C’est le maître,
c’est le cheikh: religieusement, voilà ses deux titres officiels.

La famille chériffienne, parfois nombreuse, vit dans l’oisiveté,
l’opulence et la gloriole du prestige héréditaire. Certains de ses
membres, les plus proches de la _baraka_, y joignent le délicieux
frisson de l’attente du pouvoir, _si_ le cheikh meurt sans frères[28] et
sans enfants mâles--ou _si_ de hasard les trépas, voulus ou non,
pleurésie, poison, poignard, viennent à créer d’heureux vides. Mais
enfin, normalement, et tant que le Maître existe, ils ne sont rien, tous
ces chériffs de l’entourage, à moins d’occuper l’un des emplois
hiérarchiques que je vais indiquer; en certains ordres on les leur
accorde; en d’autres, ces honneurs vont plutôt aux disciples de marque,
créatures mieux «en main».

  [28] La loi d’héritage du pouvoir musulman (que ce pouvoir soit
    matériel ou spirituel) en règle la transmission par les frères
    d’abord, avant les fils.

Parmi les grands dignitaires, aussitôt après le cheikh (et chargé de le
suppléer dans beaucoup de circonstances) nous trouvons le _khalifah_. Ce
nom veut dire lieutenant, dans son sens strict de «tenant lieu»; ce
n’est pas un mince honneur que de le porter en certains cas. Les
successeurs de Mahomet l’arborèrent comme un drapeau, représentants
d’Allah sur terre. Et l’appel de «lieutenant d’Allah» s’adresse, tel un
hommage, dans les litanies adressées aux divers _oualis_[29].

  [29] Saints.

Après le khalifah, nous rencontrons les directeurs des trois grands
services, si j’ose employer un terme à ce point administratif. Les
finances et l’économat appartiennent au Grand Oukil, portant le titre
honorifique de «gardien des saints tombeaux». Les études théologiques
sont surveillées par le Cheikh des Tolba, généralement un très dévot
personnage, comme il sied, et très versé dans l’érudition pointilleuse,
dans les subtilités de dogmes, dans le pullulement des gloses. Quant aux
relations avec le dehors, à la propagande par les missionnaires ou
_mokaddèmes_ (envoyés), elles sont conduites par un fonctionnaire dont
le titre change d’un ordre à l’autre. Souvent, il se nomme simplement
Mokaddème des mokaddèmes, parfois Naïb ou grand vicaire. Cependant ce
dernier titre appartient plutôt à un délégué lointain muni d’une grande
autorité[30].

  [30] Par exemple le célèbre naïb de Rouissat, près Ouargla, duquel
    j’ai déjà parlé, et dont il fut beaucoup question lors du procès des
    assassins de Morès. Ce naïb fut tué dans nos rangs, au combat de
    Charouïne.

D’ailleurs, on le conçoit, il y a des variantes dans ces emplois et dans
ces titres. Il y en a aussi dans les appellations des fonctionnaires
inférieurs, depuis les _chaouch_[31] du grand oukil jusqu’au _m’kaïm_,
allumeur des lanternes et balayeur de la mosquée. Une zaouïa et son
personnel, au sud du Maroc, par exemple, diffèrent un peu de ceux du
Touat ou de l’Erg tripolitain. Mais l’ensemble demeure analogue, plus ou
moins important, selon que l’importance même de l’Ordre est plus ou
moins réduite--et toujours la triple division reste nette entre la
théologie, l’administration financière et la propagande religieuse,
sociale, extrêmement politique, sanglante à l’occasion,--usant de moyens
détournés et rampants.

  [31] Véritable pluriel: _chouache_.

Nous trouvons bien encore, de surplus, un quatrième service plus obscur
et qui se substitue volontiers, au moyen de mille intrigues, à l’un ou
l’autre des précédents: car il a en main les documents, les preuves, les
«écritures». C’est celui des scribes, prenant sa direction du
khodjah-chef, lequel, lui, semble la prendre d’un peu partout. Il arrive
que ce khodjah-chef devient le personnage nécessaire, subtil et habile,
qui fait mouvoir les fantoches dont on voit les gestes--autorité
dangereuse, mal définissable. Peut-être autrefois (j’ajouterai:
peut-être hier, peut-être aujourd’hui) nous, Français, ne nous en sommes
pas assez méfiés...




(13)

LES MOKADDÈMES


Ils sont les instruments parfaits de la récolte des dons, du recrutement
de nouveaux fidèles; et c’est par eux, par leur talent de persuasion,
leur habileté, leur patience, leur éloquence souvent enflammée, que
s’est fait le réveil d’Islam--dans lequel leur nature orientale trouve
un singulier bénéfice pour leur salut, et des gonflements heureux (les
uns licites, les autres inavoués) pour leur vaste et personnelle bourse
de cuir.

L’islamisme un peu modifié, un peu défiguré qu’ils colportent ainsi à
travers l’Afrique, est bien plus idoine à ces races--et bien plus
dangereux pour _nous_, Roumis. Ce qui m’a le plus frappé au contact des
doctrines soufistes ou de leur application, c’est justement la
«compréhension» parfaite du disciple qu’on veut attirer--comme si
l’ambition donnait aux chériffs des lumières étranges et miraculeuses en
psychologie expérimentale, les mettait au niveau des plus célèbres
manieurs d’âmes de tous les temps...

L’Arabe a _besoin_ d’obéir à quelqu’un de sa race et de sa croyance. De
sorte que, soumises ou non par la France, les populations du sud se sont
jetées aux confréries, les unes prises d’une ardeur de piété, les autres
par désir d’être «avec» une puissance qui ne fût pas nous--qui nous fût
au contraire hostile. Toutes se sont «affiliées». Elles ont livré leur
foi, leur volonté, leur corps et leur âme, leurs enfants, leur foyer;
elles ont tout donné, avec le plus d’argent possible--et les mokaddèmes
s’en vont à la fois semer et moissonner.

Ils s’en vont, les envoyés, jusqu’aux «confins de la terre». Ils
retrouvent, aux points où se groupent déjà des affiliés de leur «ordre»,
les _mokaddèmes fixes_, ces derniers vivant au milieu des khouan sans
que leur qualité, le plus souvent, soit connue des profanes. Et ce sont
alors des conciliabules, des émois, des enthousiasmes, une ardeur de
baiser l’épaule à celui qui toucha la main du cheikh et du Maître--à
celui qui distribue les instructions et les commandements, qui transmet
les avis d’en haut, qui passe le mot d’ordre et commente les
doctrines--à celui enfin qui va tirer, des plis de son beurnouss,
l’_idjeza_, diplôme mystique par quoi il devient réellement le chaînon
supplémentaire à la «chaîne dorée». Oui, c’est un fragment de la
_baraka_ qu’il porte en soi, ce mokaddème! L’étincelle divine a rejailli
sur la quintessence de son âme déjà sanctifiée!...

Et, dès qu’il «demande», on lui donne, avec ivresse, comme on donnerait
à Dieu même. Tout est à lui, ou plutôt tout est au Maître, là-bas. Et le
«Maître» ne peut se tromper, puisqu’il détient la Bénédiction même. Le
mokaddème non plus ne peut se tromper, puisque, grâce à sa mission, il
est le représentant du Maître.

«Celui que je vous présente, recevez-le comme moi-même... Écoutez-le...»

Cette phrase revient, presque invariablement, dans tous les diplômes,
aussi bien dans l’_idjeza-el-kebira_, destinée aux grandes
circonstances, prenant des allures de mandement[32], que dans la plus
courante _idjeza-es-srrira_. «Recevez-le comme moi-même»... Formule
merveilleuse, vraie procuration générale du temporel et du spirituel;
par sa force, le mokaddème, qui n’est rien qu’un messager, devient une
espèce de _sacerdos_ absolument vénérable. Il use de son prestige,
largement; il en abuse même parfois. Mais tout ce qu’il fait se proclame
bien fait, et nulle bizarrerie n’étonne--depuis les «actes charnels» en
public jusqu’aux alliances politiques avec d’autres confréries qu’on
savait rivales et qu’on croyait ennemies.

  [32] Le mandement proprement dit, envoyé sans intermédiaire aux
    fidèles, se nomme _risala_.

Ces bizarreries ne surprendraient pas davantage chez le Maître, qui ne
peut en aucune circonstance être coupable--à peine victime,
passagèrement, d’une minute de délire; car le chériff est
supra-humain. «Sa chair et son sang furent pétris de la droite même
d’Allah[33].»--«Ses péchés étaient pardonnés d’avance, dans la
préexistence[34].» L’erreur se tient loin de son front, comme la gazelle
loin du chasseur.

  [33] Secte des Amamïa.

  [34] Secte des Snoussïa.

«Il envoie vers ses fidèles ses mokaddèmes, ceux qui sont purs.»

Citerai-je ici ce fragment d’une _idjeza_ que j’eus entre les mains, et
dans laquelle les louanges de «l’envoyé» se proclament sans réserve,
pour faire valoir encore mieux, par comparaison, les autres louanges
plus orgueilleuses du signataire chériffien? Lignes calligraphiées à
grand renfort d’azur et de vermillon, sur un papier devenu sale au
frottement de la _djebira_[35]--et à celui, fort douteux, d’innombrables
pieuses bouches de croyants...

  [35] Grand sac plat ayant la forme des anciennes sabretaches.

  Loué soit Allah!

  Au nom du Dieu clément et miséricordieux!

  Que la bénédiction et le salut soient sur Notre-Seigneur Mohammed,
  prophète de Dieu, sur sa famille et tous les siens.

  Qu’elle soit sur tous nos amis très élevés et très généreux, et sur
  tous nos frères en doctrine. Que la miséricorde divine soit sur eux
  tous, avec les faveurs les plus abondantes.

  Ensuite,

  Recevez comme moi-même celui que je vous envoie en qualité de
  mokaddème, mon illustre ami, mon disciple le plus grand, la fraîcheur
  de mon œil, le _chemineur_ dans la voie droite, le perspicace, le
  modèle à suivre, le pieux, le très élevé en vertu, le sagace taleb qui
  craint Dieu, Ahmed-ben-Bachir-ben-Moussa-ben-el-Mogharri, qui vous
  instruira des pratiques les plus recommandables et conférera la Voie
  (_tarika_) à qui la sollicitera.

  Quiconque sera initié à cette Voie en retirera d’immenses avantages,
  par la grâce de Dieu, le Clairvoyant, le Sage...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Écrit au nom du Maître Illustre et Généreux, Cheikh des Fidèles, Celui
  qui dévoile aux hommes la Vérité supérieure, le Refuge unique, le Pôle
  le plus élevé, le Pontife par lequel le bonheur règne, autour duquel
  gravitent les docteurs, Celui qui réunit les deux noblesses sublimes,
  le Diadème de la vertu, Celui dont les regards font rayonner une joie
  si splendide que même en ses jours de nuages sa lumière éteint celle
  des astres, Celui que les Khouan invoquent avec ivresse, le Béni à la
  porte duquel se présentent sans cesse tous ceux qui cherchent à
  s’approcher de Dieu, le Saint de gloire indicible, le Cheikh et
  Seigneur X... (Que Dieu augmente, s’il est possible, sa gloire et sa
  réputation!)

  Louange à Dieu, maître des mondes!

  Louange depuis le commencement jusqu’à la fin!

  Allah dirige ceux qu’il veut dans la Voie droite.

  Amen.

Et tout en haut de cet écrit, un cachet se trouvait apposé, avec
l’inscription en exergue: _le serviteur de son Seigneur_, puis le nom au
centre, ce nom que je demande la permission de taire, pour plusieurs
raisons de convenances et de sécurité.

Les mokaddèmes gardent jalousement, en général, le secret de leurs
fonctions, surtout les mokaddèmes fixes, dont la mission n’est point
révélée par une arrivée subite, ni par de visibles transports. Un jour,
dans une grande zaouïa, l’on m’avait dit: «Tu rencontreras dans telle
ville notre mokaddème _un tel_. C’est un homme très estimable qui pourra
te servir utilement. Nous le préviendrons.» En réalité, par suite
d’événements quelconques, le mokaddème ne fut pas prévenu, et lorsque je
me présentai dans sa boutique (car il était marchand de livres pieux et
profanes) il refusa de s’avouer membre de l’«ordre» qui me l’avait
désigné de façon circonstanciée. «Non, il n’était pas dignitaire, pas
même khouan--tout bonnement un pauvre homme qui vendait vaille que
vaille aux caravanes des exemplaires du Koran et parfois des contes
licencieux. Il y joignait le commerce des lunettes, nécessaires aux
pieuses lectures des croyants fatigués. Rien de plus... Un pauvre
homme... Un pauvre homme...»

Mais par la suite ce commerçant, s’étant lié avec moi, m’invita aux
noces de son fils, et je constatai, devant le luxe déployé, qu’il
appartenait à une très riche variété de «pauvre homme».

Puis ce fut une seconde découverte qui remettait les mensonges au point:
le surlendemain des noces, jour de bombances, le jeune marié laissa
échapper incidemment (ivre qu’il se trouvait de viandes fortes, de
graisse et de jus) cette phrase révélatrice:

--J’ai vu telle chose quand je suis allé à la zaouïa, chez le chériff
X..., tu sais, avec mon père. Et certes mon père est le meilleur, le
plus réputé de leurs mokaddèmes, par Allah sur nous tous!

Une fois de plus, la jactance avait amené la révélation. J’ai connu
depuis quel rôle avait joué le marchand de livres, joint à d’autres
mokaddèmes «envoyés». Sans compter les intrigues, les jugements
clandestins rendus «entre soi», en dehors de l’administration
_roumie_--sans compter des incitations et des manœuvres très curieuses,
ils avaient «bien travaillé» tous ensemble; ils avaient recruté de
nouveaux adeptes «par milliers», comme dit la sourate de l’Assistance,
et recueilli des largesses inaccoutumées, une _sadaka_ très abondante,
pour le bien, pour la Voie, pour la zaouïa...




(14)

LES DONS


  O croyants, donnez les biens que Dieu vous a répartis.

  Tout ce que vous aurez distribué en largesses tournera à votre
  avantage; tout ce que vous aurez distribué dans le désir de contempler
  la face de Dieu vous sera payé, et vous ne craindrez point
  d’injustice.

  Celui qui donne le jour et la nuit, en secret ou en public, en recevra
  la récompense. La crainte ne descendra pas sur lui; il ne sera point
  affligé.

  _Koran_, II, 255, 274, 275.

A vous tous, lecteurs de France, si peu que d’un effort vous puissiez
prendre l’état d’âme de l’Arabe du Désert, à vous tous je le demande:
que feriez-vous de vos trois ou quatre _douros_[36], au cas où vous
seriez cet Arabe? Les donneriez-vous comme impôt à l’infernal
_baïlek_[37] français, ou à la très sainte zaouïa, mère du bonheur,
maîtresse de la Voie suprême, indicatrice du _dikhr_ ou prière par quoi
l’on atteint les Célestes Jardins?

  [36] Le _douro_ n’est autre que la pièce de 5 francs.

  [37] _Baïlek_--gouvernement.

Soyez sincères: vous les donneriez à la zaouïa, à l’Ordre béni, au
chériff qui vit grassement parmi ce flux et ce reflux d’argent et
d’aumônes. A lui aussi la piécette de monnaie des vieilles femmes
pieuses, qui tissèrent au long des jours les trames monotones des
beurnouss. A lui quelques-uns de ces beurnouss même; à lui les tapis,
les voiles pour ses femmes; à lui les dattes, à lui l’orge, à lui le
blé; à lui le mouton qu’on a choisi, le meilleur du troupeau maigre; à
lui des chameaux de faix, ou des _méhara_ de course[38], si l’on est
moins pauvre; à lui le superbe étalon noir, plein de fougue et de
noblesse, si l’on est caïd--et par conséquent fonctionnaire du baïlek
français.

  [38] Je produirais volontiers quelques chiffres pour préciser la
    valeur des offrandes en nature ou en argent. Mais ceux que je
    possède ne me semblent pas assez sûrs: le contrôle est trop
    difficile. Les statistiques officielles même--dirai-je surtout?--me
    paraissent en erreur--et d’ailleurs elles ne sont pas toujours
    d’accord avec leurs propres données.

Ma surprise fut extrême, le jour où j’appris ce dernier trait de la
bouche même du caïd qui préparait pour un chériff--non, pour une zaouïa,
c’est plus neutre et plus diplomatique,--le cadeau princier d’un cheval
admirable, tel que j’en ai bien peu vu... C’était en 1898. J’avais donc
quatre années d’études arabes de moins, et mon esprit ne se trouvait pas
encore blasé. Certaines choses m’étonnaient encore: il y en avait que je
comprenais mal, ou que je ne devinais point. Et justement, ce jour
d’hiver saharien, je remarquai soudain en mon caïd une sorte d’émotion
bizarre, inexpliquée, lorsqu’en visitant sa maison et ses écuries il me
fit voir le magnifique cheval sombre, sur la robe soyeuse duquel des
frissons passaient comme une moire.

--Qu’il est beau!

--Oui, c’est un «buveur d’air»...

Cette réponse murmurée à voix basse, respectueuse, ainsi qu’on chuchote
dans les églises... Et j’étais sur le point de mettre ce respect, faute
de savoir, sur le compte de l’amour des Arabes pour leurs chevaux: ce
qui eût été la plus grosse erreur du monde. Mais le soir, comme nous
repassions près de l’abri où le beau cheval était tout seul à part, je
m’arrêtai de nouveau, je le contemplai, je l’admirai. Et mon caïd, de
même que son cheval «buvait» l’air, buvait mes éloges, avec tant
d’onction subite et de dévotion dans l’aspect! Une nécessité de
questionner s’imposait à moi.

--Tu montes souvent cette belle bête?

--Non.

--Pourquoi?

--Il n’a jamais été monté.

Ceci prononcé de plus en plus respectueusement, avec--oserai-je risquer
cette figure?--une sorte d’agenouillement de la voix.

--Quand le monteras-tu?

--Je ne le monterai pas. Il est pour le marabout X..., le jour du
pèlerinage de _ziara_...

Mon caïd, lui aussi, disait _m’raboth_, mais il le faisait seulement à
cause de ma pseudo-ignorance roumie. Et tout de suite il détourna
l’entretien. Mais j’appris par ailleurs que des vases précieux, et des
haïks de soie, et cinquante moutons, et dix chameaux seraient joints au
cheval noir, sans compter les sommes d’argent qui devaient rester
secrètes.

Il est vrai, le chériff auquel étaient destinés ces présents ne compte
point parmi les hostiles à nos progrès. Mais combien parmi les hostiles
reçoivent de ceux qui sont à nous la _ziara_ et la _sadaka_? S’il
s’était agi d’un autre Ordre, moins avouable, mon caïd ne m’aurait rien
avoué du tout, c’était fort simple. Et cette confidence de moins lui
aurait fait trouver plus de plaisir encore au don qui sera rendu
«septante-sept fois cent fois dans le ciel».

Les grands pèlerinages de _ziara_[39] apportent autre chose que des
animaux ou des grains aux _zaouïas_[40] chériffiennes; elles y amènent
chaque année une quantité d’esclaves noirs. Car l’esclavage (très doux,
d’ailleurs) règne encore dans le Sahara. La suppression des biens de
_habous_ ou de mainmorte, que je me permets de classer parmi les fautes
de jadis, nous a enlevé tout contrôle sur les associations, lesquelles
maintenant, sauf leurs demeures et les jardins adjacents, ne possèdent
plus que des biens meubles. Nous avons fourni ainsi aux innombrables
saints d’Islam, qu’ils soient du nord ou du sud, un bon moyen de crier
misère; et ceux à qui l’on n’a rien enlevé ont peut-être crié le plus
fort, et, de la sorte, ont davantage profité.

  [39] _Ziara_ signifie visite religieuse des pèlerins ou _ziars_. On a
    donné ce nom aux présents apportés à la zaouïa, par une extension de
    sens coutumière à la langue arabe. Quant à la _sadaka_, qui signifie
    dîme ou tribut, c’est plutôt ce que le mokaddem ou envoyé va lever
    sur place sous forme de quête. Le tout, joint au prix des amulettes
    et des indulgences, forme l’offrande ou aumône de rachat.

  [40] Le vrai pluriel de zaouïa est: _zaouïett_.

C’est aux familles aisées de caïds, de kébirs, de gros marchands dans
les ksour, que les zaouïas écoulent le stock superflu de leurs négresses
et de leurs nègres après avoir gardé tous ceux nécessaires au travail
des jardins et au peuplement du _heurm_ (harem). Et qu’on songe quelle
variété de heurm à peupler dans une zaouïa-mère, qui comporte tous les
membres, souvent nombreux, de la famille sainte, dont chacun a plusieurs
femmes dès l’âge de douze ans--et tous ces fonctionnaires, et tous ces
_tolba_, et tous ces serviteurs-chefs auxquels il faut bien un foyer
selon l’usage musulman.

«Ayez des femmes en nombre permis (quatre) et les négresses à volonté,
selon que pourra en acquérir votre main droite.»

Aussi, avec les chevaux (d’autant plus précieux et rares qu’ils vivent
difficilement sous ce ciel brûlant), sont-ce les présents de négresses
qui paraissent le mieux accueillis par les zaouïas sahariennes. On
s’efforce du reste de recevoir _tout_ avec la même politesse. Et le
conflit de cette courtoisie et de l’involontaire dédain cause sur le
visage des Saints des effets d’expression parfois bien intéressants.

Les fidèles ne sont pas alors en état de discerner ces nuances. Leur âme
s’élance vers la double joie de posséder et de donner. Leur esprit ne
voit plus qu’à travers un nimbe ce chériff admirable, fort et parfait.

Ils arrivent ordinairement vers le soir à la zaouïa dorée de prestige.
La paix de l’heure étend sa douceur sur les vastitudes désolées, et le
chant du _moudden_[41] semble promettre les délices suprêmes des
paradis. Ils arrivent, nomades des sables, ksouriens de la montagne
là-bas, marchant et peinant, ne goûtant pas aujourd’hui cette minute
inerte chère au repos des hommes... Mais ils se sentent heureux
pourtant: ils peinent et marchent, pour mieux mériter le futur
_far-niente_.

  [41] Ou _muezzin_.

«Chaque pas que tu fais à pied en allant en pèlerinage efface au Livre
de l’Ange septante-sept mauvaises actions et en inscrit
septante-sept bonnes. Et si tu pries d’un cœur pur, c’est cent fois
septante-sept[42].»

  [42] _Hadits_.

Ils attendent toutes les joies humaines qu’ils peuvent concevoir: le
bonheur des admirations et des rassasiements, y compris celui de la
gourmandise; et l’extase, ce bonheur «devant lequel il n’est plus
d’autres bonheurs»...




(15)

L’EXTASE


J’ai développé ce sujet au cours de l’ouvrage dont ces notes ne sont
qu’un corollaire.

C’est en somme--que l’on n’en doute point--une crise de nerfs, provoquée
par une tension de volonté éperdue. C’est une auto-suggestion, aidée
d’une sorte d’hypnose qu’amène la répétition du nom d’Allah, pendant des
heures de jour et de nuit, et qu’augmentent quelquefois les
hallucinations du jeûne. Puis c’est un cri délirant: _Lui! Lui!_--appel
vers la sensation inéprouvable, supplications sanglotantes qui ne
parviennent pas toujours à franchir les diverses barrières séparant
l’homme, créature d’argile, du parfait anéantissement, de la complète
fusion dans le sein du Tout-Puissant.

Et quand ces barrières s’ouvrent enfin, l’une après l’autre, l’âme
occupe progressivement un nouveau «degré» de l’extase jusqu’à la _fena_
complète, en passant par le _them_ ou prostration. Ajouterai-je que le
nombre de ces degrés varie, et leur nom, et les cris d’appel à Dieu, et
les moyens d’arriver au bonheur incomparable? Une seule théorie
réellement commune à tous les mystiques me semble celle du _nefs_,
esprit humain qui ne tient ni du corps ni de l’âme: forme, lumière,
émanation propre à souffrir, à adorer, à jouir, et dont
l’extériorisation se cherche par le _vouloir_--je dirai par un vouloir
qui farouchement s’annihile, et qui met toute sa puissance à se détruire
soi-même pour renaître plus fort dans le _nefs_, sous la forme de
supérieure volupté... Et ceci rappelle un peu la méthode--européenne
aujourd’hui--de l’extériorisation du corps astral.

«Je sens _quelque chose_ qui sort de moi sans me quitter
complètement.»--«Je sens la forme de mon corps à côté de moi.» Telles
sont les phases que j’ai recueillies le plus souvent, quand les
circonstances m’ont permis d’interroger des khouan sahariens. Ces
circonstances sont assez rares. Les uns s’offusquent aux questions. Les
autres se taisent. Certains sont trop simples pour pouvoir bien exprimer
ce qu’ils ont ressenti. Plusieurs, trop habiles, seraient charmés de
fournir (sciemment) des indications erronées.

La fièvre palustre saharienne, qui porte en arabe le nom de _them_ comme
un des degrés de l’extase, amène aussi la sensation d’extériorisation.
J’en ai mon propre témoignage, et peut-être ce qu’on éprouva soi-même
est-il ce qu’on reste le mieux en droit d’affirmer. Cet appoint morbide
aux phénomènes de l’extase en expliquerait tout ensemble et la fréquence
et la bonne foi--car si les Arabes sont moins ravagés que nos soldats
par le paludisme, ils le sont encore assez pour s’affaiblir cependant,
et pour se «détraquer».

Quoi qu’il en soit (et sauf en certains vieux ascètes chez qui la crise
prend l’apparence cataleptique), l’extase musulmane saharienne se
produit sous une forme sensuelle, allant du spasme doux et prolongé à la
fureur érotique épileptiforme, selon les natures et les jours--selon,
aussi, les procédés employés pour l’obtenir; car chez la plèbe vulgaire
la pure adoration d’Allah ne suffit pas. Les adjuvants à la piété sont
tolérés, nombreux et variés: danse frénétique des Aïssaoua; fumée du
_kief_ stupéfiant; balancements des _Derkaouas_, hurlements et
tournoiements[43] de quelques ordres de basse mysticité. Et ce sont
alors des désordres sur lesquels il est séant de jeter un voile...

  [43] Ces dernières manœuvres sont extrêmement rares au Sahara, où les
    importèrent sans grand succès des khouan de Turquie ou d’Asie
    Mineure.

La plus spontanée, la plus rapidement obtenue d’entre ces extases est
celle qui vient aux fidèles par le contact des saints tombeaux. Mais
cette promptitude apparente résulte, je le répète, d’une longue
auto-suggestion, d’une «certitude» que _là_, et non ailleurs, sera goûté
le délire terrestre et super-terrestre, le brisant avant-propos des
voluptés du Paradis, l’écroulement délicieux de toutes les forces
spirituelles et sensuelles dans un gouffre de félicité.




(16)

LES ORAISONS


La prière en soi--c’est-à-dire l’élan de celui qui croit vers le
Souverain Bien auquel il croit--me semble la plus belle, la plus haute
chose du monde, et la plus respectable. Aussi voudrais-je, en indiquant
quelques-unes des invocations spéciales aux confréries musulmanes, qu’on
ne vît pas dans mes phrases du dénigrement ni de l’ironie; plutôt de
l’inquiétude, analogue à celle qu’inspire toute grande force mystérieuse
et de perpétuelle menace--par exemple, la proximité d’un volcan.

Les puissances de la Nature sont belles aussi, et très augustes--mais
elles enferment les cataclysmes, les dangers latents d’effrayante
mort...

Ceci posé, j’entre aux explications sur le _dikhr_, l’_ouerd_,
l’_oudifa_, et la _tarika_ qui comprend le tout. La _tarika_, c’est la
«Voie» dont j’ai parlé si souvent au cours de ce livre; c’est l’ensemble
des moyens spirituels pour obtenir le «rapprochement» de Dieu, autrement
dit l’extase; et ces moyens, en dehors de la sacro-sainte
«aumône»,--inévitable et indispensable--se rattachent soit à l’ardeur
mystique, au jeûne (rare aujourd’hui, du moins volontairement), soit à
la prière de forme particulière, _surajoutée_ aux devoirs pieux de tout
musulman, et qui prépare au grand élan vers la fusion en Dieu.

Lorsque cette prière consiste en une oraison qu’on prononce «une seule
fois à la fois», elle se nomme _oudifa_. Lorsqu’elle prend au contraire
le caractère d’une formule répétée quantité de fois sans interruption,
par nombres précisés, elle porte le titre d’_ouerd_ (rose ou fleur) et
se récite en suivant des doigts le _dikhr_ ou chapelet, dont les grains
sériés correspondent, pour chaque ordre, aux combinaisons de son
_ouerd_. Les populations sahariennes--chez lesquelles les confusions de
mots sont une habitude ancienne qui fait le désespoir des
philologues--résument souvent tous ces termes en celui seul de _dikhr_,
y mettant jusqu’à l’idée générale de la Voie, ou _tarika_. Même la
conception abstraite de la _baraka_ du chériff, étincelle divine
héréditaire, se mêle au sens de la syllabe _dikhr_ pour ces esprits
simplificateurs. Et le joli terme de _fleur_--la «rose» des mystiques
chrétiens, celle aussi du primitif rosaire--n’est guère employé que par
des fidèles très instruits.

Quand le _moudden_ ou _muezzen_ appelle à la prière, cinq fois par jour;
quand sa voix suavement modulée se mêle à la tendresse des
aubes (_es-salat-el-Fedjeur_), à l’ardeur farouche des midis
(_es-salat-ed-D’ohor_), à la torpeur plus quiète des heures suivantes
(_es-salat-el-Aasser_), puis à la magique splendeur du couchant
(_es-salat-el-Moghreb_) et finalement à la nuit calmée, mais dont
l’ombre fait peur (_es-salat-el-Aâcha_), les khouan récitent d’abord les
prières régulières de la religion musulmane, la _fatah_ ou _fatihah_,
premier chapitre du Koran, qu’on nomme aussi _el-Sourat-el-Kafiyé_, la
sourate suffisante, parce que sa récitation suffit pour être sauvé. Puis
vient l’oraison liturgique propre à chaque heure du jour. Et c’est
ensuite, seulement, qu’interviennent les prières spéciales à l’ordre,
les prières _par_ lesquelles le disciple suit la Voie de son Saint.

L’_oudifa_ isolée[44] se prononce le plus souvent à volonté, selon le
besoin d’effusion. Elle gagne aux fidèles des joies supplémentaires dans
les futurs Jardins--ou encore l’inscription, sur le livre du ciel, de
bonnes actions bien qu’on ne les ait pas faites, et l’«effaçage» de
mauvaises actions qu’on a pourtant commises. Car toute «écriture» passée
par l’ange-scribe aux feuillets «Doit» du Registre Évident amène sa
contre-partie dans les feuillets «Avoir».

  [44] Comme je l’expliquais déjà au sujet des titres hiérarchiques, il
    arrive que les termes désignant les variétés d’oraisons reçoivent
    une modification d’un ordre à l’autre.

Au contraire, les récitations de l’_ouerd_ sont réglées par une stricte
discipline. Certains ordres le prescrivent après chacune des cinq
prières orthodoxes quotidiennes; d’autres ne l’exigent qu’à la prière
d’_El-Fedjeur_ (aurore) et à celle d’_El-Moghreb_ (couchant); d’autres,
encore, permettent de le réciter un nombre de fois déterminé «entre
l’aube et le crépuscule», mais à des heures variées selon les
occupations; certains, enfin, les plus ascétiques, commandent de le
réciter la nuit, «si l’on possède un esclave qui vous puisse
réveiller[45]»--sinon, le fidèle «accomplira ce devoir l’instant avant
de s’endormir par la grâce du Clément et du Miséricordieux[46]».

  [45] _Snoussïa_.

  [46] _Tidjanïa_.

Les mokaddèmes[47] sont chargés d’apprendre aux futurs affiliés ces
diverses oraisons, qui doivent se garder secrètes. Quand le postulant
les sait, seulement alors, on lui donne l’_initiation_, soit sur place,
soit lors qu’il vient en pèlerinage à la zaouïa-mère--et la remise
solennelle du _dikhr_ ou chapelet s’opère en même temps. D’ailleurs, on
vend les chapelets (différents pour chaque confrérie) aux marchés de
nomades; et, plus d’une fois, un khouan ou un chériff a fait don d’un de
ces rangs de perles à tel ou tel Européen, sans que la portée du cadeau
dépasse celle d’une politesse. Il n’y a rien de plus dans les soi-disant
«agrégations» de certains voyageurs. Le chapelet n’est qu’un objet, une
chose de peu; l’_ouerd_ mystique et mystérieux est beaucoup plus, et les
instructions secrètes qui se joignent à la _tarika_, les «directions»
socialo-politiques, sont davantage encore.

  [47] Voyez note 13.

Lorsqu’ils enseignent aux fidèles les règles de la _tarika_, les
mokaddèmes leur communiquent aussi maints détails utiles: le nombre de
génuflexions pendant les prières, la façon de prononcer le nom d’Allah,
en appuyant plus ou moins sur les syllabes; le meilleur moyen de
l’invoquer, en criant _Hou!_ (pour certains ordres) ou en balbutiements
rapides, à peine proférés, au moment où l’on sent venir l’extase. Ils
préconisent aussi les litanies du saint fondateur de l’ordre, très
salutaires en ce qu’elles mettent davantage le disciple sous la bonne
influence de la _baraka_ du _ouali_.

Voici quelques mots de litanies recueillies par moi à des réunions de
khouan Khadrïa:

    O Chose d’Allah!
    O Lumière d’Allah!
    O Sabre d’Allah!
    O Argument d’Allah!
    O Sultan des Saints,
    Toi qui montais une jument rouge,
    Toi le chéri du Seigneur,
    Fais-lui passer notre prière!

L’ordre des Aroussïa-Selamïa, au lieu de la louange de son «saint»,
célèbre en ces litanies le Seigneur lui-même:

    Sois glorifié! ô Dieu Unique!
    Sois glorifié! ta promesse est vraie!
    Sois glorifié! tu es notre courage!
    Sois glorifié! tu fortifies notre bras!
    Sois glorifié! tu nous assures la victoire!
    Sois glorifié! tu nous délivres des Infidèles!...
    O Dieu Unique!

Et longtemps, longtemps continue cet appel un peu menaçant, parmi le
bourdonnement musical et scandé de la mélopée bizarre:

    Tu nous délivres des Infidèles!
    Sois glorifié!




(17)

OUERD OU DIKHR DES SNOUSSIA


La variété du _dikhr_ ou chapelet est grande d’une confrérie à l’autre,
surtout dans les nombres. Certaines confréries préfèrent le rythme par
100. D’autres comptent par 70 et par 30, ce qui fait 100 tout de même.
Il y a des _dikhr_ par 7; et certains sont très variés, le long d’un
même _ouerd_.

D’autre part, cette prière du _dikhr_ est tantôt modulée en chant, comme
chez les Khadrïa, tantôt récitée «par les lèvres du cœur», c’est-à-dire
à la muette, comme chez les Tidjanïa et les Snoussïa dont les doctrines
offrent une grande ressemblance, malgré leur rivalité grinchue.

Le _dikhr_ se récite agenouillé dans beaucoup d’ordres; en quelques-uns
les mains levées, en plusieurs les mains tombantes. Chez les Snoussïa,
le _dikhr_ s’accompagne de postures variées selon l’heure. Le soir et à
l’aube, le fidèle peut rester couché, allongé sur le flanc droit, la
tête appuyée dans la main droite, tandis que la main gauche égrène le
chapelet. Alors il dit rapidement (car la hâte des phrases aide
l’approche céleste):

  _100 fois_: J’ai recours à Dieu!

  _100 fois_: Il n’y a de Dieu que Dieu!

  _100 fois_: O mon Dieu, répands tes grâces sur Notre-Seigneur
  Mohammed, le Prophète Illettré[48], ton envoyé, et sur tous les siens,
  et accorde-leur la paix!

  [48] Il est admis, surtout chez les nomades, que Mahomet ne savait pas
    lire. Car un jour l’ange Gabriel lui dit: «_Lis!_» et il répondit:
    «Sidi, comment ferai-je?»

  _40 fois_: O mon Dieu, bénis-moi au moment de la mort et dans les
  épreuves qui suivent la mort.

  _100 fois de nouveau_: J’ai recours à Dieu!

  _7 fois_: Que Dieu soit glorifié!

  _7 fois_: Dieu est grand!

  _30 fois_: Il n’y a de puissance qu’en Dieu, l’élevé, l’impondérable.

Puis vient ensuite l’oudifa ou prière, ardemment mystique:

  Que Dieu répande ses bénédictions, en quantité aussi incommensurable
  que l’horizon de son divin amour...




(18)

OUERD OU DIKHR DES TIDJANIA


  _100 fois_: Que Dieu pardonne!

  _30 fois_: Que Dieu l’immense, celui qui est le seul Dieu, le vivant,
  l’éternel, pardonne!

  _70 fois_: O Dieu, la prière soit sur Notre-Seigneur Mohammed qui a
  ouvert tout ce qui était fermé; qui a mis le sceau à ce qui a précédé,
  faisant triompher le droit par le droit; qui a conduit dans une voie
  droite et élevée. Sa puissance et son pouvoir ont pour base le droit.

  _100 fois_: Il n’y a de Dieu que Dieu!




(19)

OUDIFA DES FIDÈLES DE BOU-AMAMA


  O notre Dieu, fais frissonner mon cœur du bonheur de t’aimer!

  Accorde-moi dans ta miséricorde, ô Miséricordieux, le moyen de te
  rejoindre!

  Consume-moi d’amour, fonds-moi comme la cire molle au soleil de ta
  bonté!

  O Dieu inaccessible!

Mais le vieux renard sait ajouter, aux éloges d’Allah, sa propre
louange:

  O notre Dieu, je t’invoque par ton ami (Bou-Amama)!

  Et tu as dit, ô Dieu, que par ce saint nous irions à toi!

  Celui qui nous montre ta Voie est comme un Roi de gloire!

  Il baigne ses fidèles de la lumière de sa grandeur!

  Sa doctrine lui est transmise depuis le Prophète!

  Que par lui mon cœur aille à toi, ô notre Dieu!




(20)

CHANTS PIEUX


Voici un article délicat. Si vous interrogez quelque taleb d’une zaouïa
sainte, il vous répondra, surtout en certains ordres, que la musique
instrumentale ou vocale est défendue par de sévères règlements,
conformes du reste cette fois à la doctrine du Prophète[49].

  [49] «Ceux qui n’auront jamais fait ni écouté de musique en ce bas
    monde auront aux Jardins futurs des bonheurs supplémentaires
    indicibles (_Hadits_).»

    «Les chanteurs et joueurs d’instruments auront à supporter d’affreux
    supplices dans les sept enfers (_Hadits_).»

    «Sont réputés couverts d’opprobre et récusés comme témoins les
    chanteurs d’habitude (Code de justice malékite).»

Mais il existe avec tous les cieux quelques accommodements: et, certes,
on a l’occasion d’entendre souvent des chants religieux ou dévots sans
qu’il en résulte aucun scandale. Les tolba, pour tout arranger, trouvent
un compromis: ils assimilent les cantiques des _ziars_ ou pèlerins, par
exemple, au seul hymne dûment permis, _el-telbïé_, qui se psalmodie pour
l’entrée à la Mecque; ils font aussi, parfois, de ces chants populaires,
le symbole des sons divins que profèrent les chœurs d’anges, quand
ceux-ci s’avancent chaque vendredi jusqu’au trône septante-sept mille
fois splendide d’Allah miséricordieux. Rapprochement de comparaison très
goûté des fidèles, et très flatteur, évidemment, pour la vanité du
chériff qu’on vient visiter.

J’ai noté sur le vif quelques-uns de ces couplets. En voici qui sont
chantés par des fidèles de l’Ordre des Khadrïa[50], originaires
d’Ouargla:

  [50] Les Khadrïa sont moins rebelles au bruit chanté.

    La profession de foi[51] est belle,
    Et _Lui_ est beau, sublime,
        Baba[52] Abd-el-Khader!

    Il est le Briseur de cœurs d’infidèles,
    Le Lieutenant d’Allah, le Maître de la piété,
        Baba Abd-el-Khader!

    Musc précieux qui ranimes les morts,
    Couvre-moi de ton beurnouss, moi qui suis tien à jamais,
        Baba Abd-el-Khader!

    Et je dirai: Mon _m’raboth_ m’a accordé la Voie du Salut.
    Que le bonheur soit sur qui t’a bien prié,
        Baba Abd-el-Khader!

    Que ton fidèle soit heureux comme celui qui l’hiver
    Est près d’un bon feu, avec du bon bois en provision,
        Baba Abd-el-Khader!

    Ou comme celui qui respire les roses au printemps,
    Ou comme celui qui mange de bons fruits à l’automne,
        Baba Abd-el-Khader!

    La _baraka_ descendra sur tous les khouan
    Qui marchent derrière toi dans la Voie,
        Baba Abd-el-Khader!

  [51] Profession ou _chahada_: c’est la célèbre phrase:--Il n’y a de
    Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu.--_La illah, ill’
    Allah, ou Mohammed Ressoul Allah._ Cette phrase, dite avec foi,
    suffit à faire d’un infidèle un musulman. Prononcée à l’agonie, même
    ébauchée, elle est la sûre clef du paradis.

  [52] _Baba_, père en langage familier, montre la confiance des fidèles
    en leur saint, le fameux Sidi-Abd-el-Khader-ed-Djilani, de Bagdad.

Signalerai-je spécialement, à cause de l’aveu naïf qu’elle renferme, une
des dernières strophes de la longue mélopée:

    Tu es puissant près d’Allah,
    Tu nous aides à faire passer les mauvaises pièces,
        Baba Abd-el-Khader!

Et l’on se demande, entendant ces paroles, si parmi les dons de ziara il
ne se trouvera pas un certain nombre de «mauvaises pièces»,
subrepticement glissées au Saint lorsqu’elles «passeront» mal ailleurs,
faute d’avoir cours ou d’avoir poids. Mais non. Ce serait un sacrilège
de la part des khouan pleins d’ardeur. La familiarité de leurs cantiques
n’ôte rien à leur vénération pour les Chériffs de Lumière. Elle nous
révèle seulement, cette familiarité, le troupeau des affiliés sous son
réel jour: puéril, gai, roublard (qu’on me pardonne l’expression), épris
de satisfactions sensuelles qu’un grain de poésie relève parfois--fort
éloigné, au résumé, de l’extase mystique telle que la concevaient les
anciens soufis.

Ces mêmes Khadrïa ont des prières plus spiritualistes. Voici un fragment
de leur _oudifa_:

  O Notre Dieu, nous invoquons ton assistance, nous implorons ton
  pardon, nous croyons en toi, nous nous confions en toi, nous nous
  résignons à ta volonté! Place-nous au rang des parfaits, des purs!
  Fais que nous mourions avec la _chahada_ sur les lèvres!

Du reste, le chant populaire religieux, dans d’autres ordres, est
d’inspiration très haute. Par exemple, le cantique «d’entrée» des
Snoussïa, quand ils se rendent à la zaouïa-mère de Koufra:

    Nous venons à toi, ô Allah,
    Nous venons à toi par ton ami
    Le Saint qui t’aime comme l’enfant sa mère.
    Il nous fera te rejoindre, ô Introuvable!
    Il nous fera te toucher, ô Impondérable!
    Il nous fera te saisir, ô Insaisissable!
    Il nous fera te pénétrer, ô Impénétrable!
    Et te connaître, ô Inconnu!

Et ce chant jaillit des humbles gosiers comme une chose comprise, un
appel senti, avec le râle instinctif de la volupté...




TOURS

IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES

6, RUE GAMBETTA, 6







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ISLAM SAHARIEN: CHEZ CEUX QUI GUETTENT (JOURNAL D'UN TÉMOIN) ***


    

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