Pauvre et douce Corée

By Georges Ducrocq

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Title: Pauvre et douce Corée

Author: Georges Ducrocq

Release date: December 15, 2024 [eBook #74905]

Language: French

Original publication: Paris: H. Champion

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAUVRE ET DOUCE CORÉE ***






  GEORGES DUCROCQ

  Pauvre et Douce
  Corée


  PARIS
  H. CHAMPION, LIBRAIRE
  9, QUAI VOLTAIRE, 9
  1904




    PARIS
    IMPRIMERIE DE J. DUMOULIN
    5, rue des Grands-Augustins, 5




    Aux Coréens
    parce qu’ils aiment la France,
    Aux Français de là-bas
    qui l’ont fait aimer.




[Illustration]

Celui qui arrive à Séoul par la colline du Nam-San aperçoit, entre les
arbres, un grand village aux toits de chaume. Il a d’abord peine à
croire que ces cabanes enfumées soient la capitale de la Corée. Mais
l’immense étendue qu’elles couvrent et la ceinture de remparts et de
portes monumentales qui les enveloppe ne laisse aucun doute: Séoul est à
nos pieds et c’est une paysanne qui ne paye pas de mine. Pourtant les
chaumières ont un air bon enfant; elles annoncent une grande pauvreté,
mais ne sont pas tristes. Une lumière extrêmement pure et délicate
baigne ce visage de pauvresse et en détaille tous les contours.

Épaisses et basses, les couvertures des toits se recroquevillent au
soleil comme des chattes, elles semblent couver de très douces vies
familiales; les rues font des détours capricieux et les angles des logis
les font dévier; quelques grandes chaussées traversent de part en part
la capitale et tracent dans les quartiers confus de belles lignes
droites. Au-dessus des chaumes ensoleillés, des cours étroites où
respirent des pots de fleurs, des ruelles tortueuses, s’élève un nuage
léger, tout bleu, qui monte droit, quand la brise ne souffle pas. Les
foyers fument, il y a donc des femmes qui les empêchent de s’éteindre et
du bonheur dans les maisons.




[Illustration]

La maison coréenne est d’abord une œuvre de charpente. Une fois la terre
tassée, on y plante des poteaux qui soutiennent les poutres
transversales et forment une solide carcasse. Le menuisier arrive
ensuite avec ses lattes et construit une case à claire-voie. Pour que la
bise n’y entre pas, on appelle enfin le maçon qui gâche de la boue et de
la paille hachée, applique cette pâte sur le bois, et pour lui donner de
la consistance y met des rangées de pierres, chacune bizarrement retenue
par une ficelle. Ainsi, à rebours de chez nous, le mur coréen n’est pas
un soutien, mais un matelas contre le froid, un écran contre les
indiscrets et les voleurs. L’été, le Coréen s’en passerait fort bien et
les maisons des pauvres ne sont calfeutrées que de tiges de sorgho et de
papier. Les murs tombent souvent en poussière et on songe à les rebâtir
lorsque le froid pince.

Les toitures ordinaires sont en paille, elles penchent de travers, plus
lentement inclinées du côté du soleil, plus brusques sous le vent du
nord. Elles sont retenues par des ficelles et des pierres et forment des
auvents sous lesquels le Coréen aime à prendre l’air. Les ambitieux
rêvent à une toiture en faïence bleue, à la chinoise, mais c’est un luxe
de grand seigneur et la plupart des Coréens se contentent du paillasson.

La maison n’a pas d’étage, elle n’a qu’une ou deux pièces qui sur la rue
prennent jour par une lucarne, un treillis de bambou vitré de papier,
mais sont largement éclairées par les cours intérieures. Une maison
coréenne ne peut se passer de cour. La vie des femmes, gardiennes et
souvent esclaves du foyer, serait trop triste si elles n’avaient ce
petit carré d’air libre. Entourées de murs, fleuries d’un pied d’œillet,
disposées pour recueillir toute la chaleur du ciel, ces courettes
mettent entre les maisons un peu d’espace. L’idéal serait d’avoir un
jardin, mais cela n’est permis qu’aux nobles et à l’empereur.

Donc Séoul donne l’impression d’une ville modeste et bâtie à peu de
frais, mais nullement misérable. Chaque Coréen a son logis, son poêle,
sa vie close. Les maisons de Séoul sont des paysannes cachées sous leurs
cornettes de paille, pas bien riches, quand même heureuses.




[Illustration]

Les Coréens n’ont pas la face grimaçante des Jaunes. Le sang des races
du Nord s’est mélangé dans leurs veines au sang mongol et a produit ce
beau type d’homme vigoureux, rudement charpenté, d’une taille imposante.
Les yeux ne sont pas bridés ni perpétuellement enfiévrés; le front
saillant, poli et découvert ressemble au front de nos Bretons, il a les
reflets joyeux d’un front celtique; les visages sont très barbus comme
ceux des Aïnos de l’île Sakhalin et ce seul trait suffirait à distinguer
un Coréen de ses voisins. Il y a en eux un élément qui n’est ni japonais
ni chinois; ils sont cousins de ces vieilles races sibériennes qui
sentent encore le primitif. Leur expression naturelle est placide, ils
ont l’œil fin et rêveur, beaucoup de laisser-aller et de bonhomie dans
les manières. Leur pauvreté persistante est encore un indice de cette
simplicité d’esprit qui leur fait dédaigner la vie moderne: ils ne
désirent que la tranquillité.

Leurs femmes sont grandes, élancées, la taille assez ferme pour porter
sur la tête de lourds fardeaux, assez souple pour demeurer accroupies de
longues heures au bord des fontaines. Leur visage, bien marqué, a
souvent une expression de gravité touchante, une sérieuse douceur qui
contraste avec l’insouciance des hommes: c’est que les fatigues de la
vie sont pour elles. En vieillissant elles conservent l’éclat noir de
leurs yeux et la majesté de la démarche. Il en est de fort belles. Elles
ont alors une admirable ligne de front, l’arc des sourcils plein de
hardiesse, une vivacité de regard, des narines moqueuses, la bouche
petite, un pur ovale de menton, et leur beauté tout en finesse et en
fragilité semble l’héritage d’une très vieille race, peut-être
engourdie, mais qui n’a point déchu.

Le luxe de ces pauvres gens est dans leur chevelure. Elle est d’un noir
d’ébène, lisse, abondante et souple et l’huile la fait briller: il faut
qu’une Coréenne soit au dernier degré de la misère pour la vendre au
poids à un perruquier chinois. Personne n’y met le ciseau: les hommes la
portent en chignon et maintiennent l’extrémité du toupet par un bout de
corail rouge, les adolescents en font une natte, les femmes du peuple un
diadème qui leur sert de coussinet pour les fardeaux, les élégantes des
bandeaux collés sur le haut du front et noués sous la nuque avec une
épingle d’argent. Toutes les Coréennes savent qu’à leur visage délicat
rien ne sied mieux que le bandeau des vierges.




[Illustration]

Le blanc domine dans le costume coréen: c’est la couleur qui convient le
mieux à ce peuple enfant. Vestes, pantalons, souliers, bonnets sont,
dans la campagne, d’une blancheur éclatante, et les citadins portent
tous le pardessus de toile flottant, blanchi, empesé, lustré par les
soins des épouses. Les rues de Séoul ont tous les jours un air de fête
grâce à ces vêtements clairs et les Coréens le savent bien: la moitié de
leur gaieté serait détruite s’ils cessaient de s’habiller en blanc; en
vain les Japonais leur vantent le mac-farlane, ils restent fidèles à
leurs habits neigeux et salissants, mais d’une beauté éblouissante dans
cet air toujours sec.

Aussi loin qu’il s’expatrie, le Coréen garde son costume blanc. Au bord
du fleuve Amour, quand on découvre un potager et un jardinier tout
enfariné qui arrose ses choux, le planteur est sûrement un Coréen. A
Vladivostok, au milieu des casaques ternes des Chinois et des pelisses
russes, les habits blancs des Coréens détonnent joyeusement. «Se
promener à l’étranger en veste de satin» c’est, dit le proverbe coréen,
un acte parfaitement inutile. Pourtant ils s’y promènent, nul n’apprécie
la richesse de leur accoutrement, mais ils croiraient trahir la vieille
Corée en quittant sa livrée blanche.

La couleur est laissée aux jeunes gens, aux femmes et aux enfants et les
préférences des Coréens vont aux couleurs tendres, au bleu de ciel, aux
tons saumonés, au gris perle, aux couleurs d’œillet ou de pervenche.
S’ils abordent les tons vifs, c’est avec une franchise de campagnards,
portés aux couleurs qui chantent, aux vert pomme, aux rougeurs de pêche,
aux cerises, à l’abricot. Leurs enfants ont l’air échappés d’un champ de
fleurs, au printemps, papillons multicolores qui jettent un rayon de vie
au milieu de la foule toute blanche et nonchalante.

Les habits des Coréens ne sont pas pratiques: ils portent de la toile
dans un pays où il fait très froid l’hiver, des habits blancs comme ceux
des Arabes dans une contrée qui n’est pas le désert. Pour se préserver
de la boue ils ont de hautes semelles et des patins de bois qui les
obligent à marcher d’un pas de procession. Ils endossent par-dessus
l’habit des redingotes en fibres d’ortie aussi déchirables qu’une toile
d’araignée; ils ignorent les boutons et n’usent que de rubans; ils
enferment leur chignon dans des serre-tête incommodes en crin de cheval
et portent en équilibre sur cette perruque un chapeau de bambou ou de
crin précieux. Leurs femmes s’embarrassent dans de vraies crinolines,
leurs jupes remontent jusque sous les bras et leurs gilets couvrent à
peine leurs épaules. Elles se cachent la tête sous un grand manteau de
soie aux manches flottantes et avancent difficilement, n’ayant ni les
bras ni les jambes libres. Mais ce costume oblige à marcher posément, il
est d’accord avec le train de la vie, jamais pressée, il a de la
couleur, il fait de l’effet et les Coréens n’y renonceront qu’à
contre-cœur parce que dans leur pauvreté ils aiment le blanc, la joie
des yeux, et que leurs femmes seraient bien inoccupées si elles
n’avaient à soigner jour et nuit leur vestiaire. Séoul est une grande
blanchisserie où le tic tac des battoirs ne s’arrête jamais. Les femmes
travaillent pour que leurs maris resplendissent et ainsi, pensent les
Coréens, la vie est bien faite.




[Illustration]

Avec si peu de ressources le Coréen est heureux. La rue lui offre de
quoi se distraire. Le matin, arrivent de la campagne, poussant leurs
taureaux, les paysans qui viennent vendre à la ville leur charge de bois
ou de légumes. Ils stationnent sur les places en attendant la clientèle:
le carrefour, près de la Grosse-Cloche, devient un marché à bestiaux.
Ces grands gaillards qui ne portent pas le chapeau des citadins, mais le
bonnet des rustres ou la cloche de paille des coolies, apportent en
ville leur belle humeur, l’odeur des champs et des sapins et ces mots
pour rire qu’ils savent lancer aux passants sur les grandes routes.
Quand ils entrent en ville, d’un pied léger, chaussé d’espadrilles, le
vieux mandarin les envie et les enfants les suivent, intrigués par leurs
paniers. La marchandise vendue, ils s’entassent dans les auberges, près
du rempart, celles où les courriers font reposer leurs petits chevaux et
leur donnent la soupe. Là est le rendez-vous des provinciaux qui
s’attroupent aux alentours chez le sellier, le cordier, le marchand de
souliers cloutés, le maréchal ferrant. Quand ils ont bien bu et appris
quelques histoires, acheté un fouet ou un licol, échangé quelques jurons
avec les palefreniers, les maraîchers s’en retournent à leur village,
poussant devant eux leurs taureaux doux comme des moutons.

On flâne beaucoup à Séoul et les rues sont animées. Il y passe des
femmes du peuple qui vont au lavoir ou au puits, portant la cruche ou le
paquet de linge en équilibre sur leurs beaux cheveux noirs, la taille
droite: des jeunes gens tournent la tête pour admirer leur dos cambré;
les marchands ambulants qui vendent des oiseaux, des souliers ou des
cordes, les porteurs d’eau, les portefaix, tous ont la balle sur les
reins. Les nourrissons sont portés de la même façon par la mère ou la
grande sœur et il arrive qu’on les oublie, si le proverbe dit vrai:
«Elle fut pendant trois ans à la recherche du bébé qui était sur son
dos.» Il passe des marchands de sucre, de couteaux et de lunettes, des
cavaliers et des chaises fermées qui contiennent sans doute une femme de
la noblesse, des files d’aveugles qui se tiennent par la main, conduits
par un enfant, mais les plus nombreux sont les désœuvrés qui
baguenaudent, fument la longue pipe, disent bonjour au voisin, se font
compliment de leur santé, du beau temps et se pavanent dans un habit
neuf; musards qui tournent autour des sacs de riz et d’orge, s’arrêtent
devant l’écrivain public, interpellent les paysans, bayent aux
corneilles. Si un homme soucieux et pressé traverse cette foule
nonchalante, on le laisse passer avec un sourire de dédain: c’est un
fonctionnaire, un malheureux qui travaille. «Le mendiant lui-même, dit
le proverbe, a pitié du lecteur du palais.»

Sous les ponts, pendant l’hiver, quand les canaux sont gelés, les
polissons font des glissades, les filles aussi hardies que les garçons,
et lorsqu’un maladroit fait la culbute, quels cris de joie! Ou bien ils
lancent un cerf-volant, ils sont au moins une douzaine qui s’intéressent
à son avenir; de ces comètes qui volent tous les jours dans le ciel
au-dessus de Séoul c’est à qui montera le plus haut. Quelle gloire pour
celui qui tient le fil quand son cerf-volant majestueux dépasse tous les
autres. S’il chavire, on va le chercher sur les toits, le repêcher au
fond des cours en escaladant les murailles, et le jeu recommence. Voilà
peut-être l’origine d’un grand défaut des Coréens: ils vivent trop dans
les nuages, mais comme c’est amusant!

Les filles jouent au volant, et, n’ayant pas de raquette, elles le
lancent et le rattrapent avec le pied, très gracieusement. Devant les
marchands de jujube, de noisettes et de châtaignes on s’attroupe, on
fait la dînette, on coupe les miettes en quatre et la bande joyeuse
reprend son essor et réjouit le quartier. «Réfléchissez pendant que vous
êtes têtard», dit le proverbe, mais les enfants de Séoul se moquent des
proverbes et font les diables.

Ces spectacles de la rue sont rehaussés par la lumière. Le ciel est sans
nuages, les habits blancs qui vont et viennent miroitent au soleil, les
pauvres étalages resplendissent, les pommes du Japon semblent
appétissantes, les poissons, les huîtres et les pieuvres qui sèchent aux
devantures prennent des tons dorés, les amas de faisans chez les
marchands de gibier donnent l’illusion d’un pays généreux. Lumière si
pure qu’elle embellit même les vieilles ridées, dont les yeux restent
clairs, et donne aux maisons vermoulues, aux chaumes croulants, un
regain de jeunesse.




[Illustration]

Les rues de Séoul sont très marchandes: petit commerce, mais beaucoup de
boutiques, les métiers encore divisés, comme au moyen âge, par
quartiers; Séoul a sa rue de chaudronniers, sa place aux chapeaux et son
marché aux soies; aux funérailles des empereurs chaque corporation
défile avec sa bannière. Les Coréens réussissent surtout dans la
menuiserie: ils s’entendent à construire une étagère ou un coffret, bien
ajusté, en bois d’ébène ou de cerisier, à lui donner un vernis rouge,
laqué, ou la patine d’un jus de tabac, à l’enjoliver de charnières, de
verrous, de plaques de cuivre: l’idée de cacher le trou d’une serrure
sous une tortue ou un papillon ciselé est de leur invention. Ils
découpent dans les loupes des arbres de beaux panneaux de marqueterie,
ils construisent de solides armoires, des coffres pour serrer les
habits: les plus ouvragés de ces meubles viennent des provinces du Nord
où les qualités paysannes se sont le mieux conservées.

Un pâté de maisons est occupé par les quincailliers. Leurs petites
échoppes sont étincelantes, les marmites, les bols, les tasses de cuivre
poli reluisent comme des miroirs. Le Coréen aime cette batterie de
cuisine clinquante qui lui donne l’illusion d’une vaisselle d’or. On met
dans les petits pots les ingrédients qui servent à pimenter le riz. Vers
midi les marchands du bazar se font apporter sur un escabeau ces coupes
où leur déjeuner fume.

Les marchands de soieries recherchent les cours obscures et les
vestibules à l’ombre. Là, dans un demi-jour favorable, ils déploient les
tuniques de soie claire dont le bruissement fait tant de plaisir aux
femmes, les paletots verts comme des bourgeons d’avril, les jupes
bouffantes couleur de groseille, les tissus en fibre de ramie, les
mousselines, les gazes et ces coquets bonnets de police, ourlés de
fourrure, ornés d’un gland rouge et de larges rubans de soie prune qui
tombent jusqu’aux talons, objet d’envie pour les jeunes filles. Ces
étoffes ne peuvent rivaliser avec les broderies chinoises ou japonaises,
elles ne valent que par leurs couleurs vives, leur fraîcheur
campagnarde, elles ont l’éclat des fleurs matinales.

Les cordonniers sont de plusieurs espèces: les marchands d’espadrilles,
que les Coréens renouvellent souvent et qu’ils ajustent eux-mêmes au
couteau; ceux qui font la semelle épaisse à gros clous et le soulier de
soie: ceux-ci se réunissent l’hiver dans des ateliers à moitié enterrés,
calfeutrés sous un paillasson, de vraies étuves, où dans une buée
malsaine, dans la fumée des pipes, ils graissent, ils rabotent, ils
cousent leur cuir; enfin ceux qui taillent dans le bois les hautes
galoches, les patins contre la boue, qui obligent les Coréens à
traverser les rues avec la lenteur et la gravité des cigognes. Les plus
jolis souliers sont ceux des enfants, d’une couleur tendre, dont nous ne
pouvons nous faire une idée que par nos dominos de carnaval. Le
cordonnier aime ses aises et ne veut pas être pressé. Un proverbe se
moque de lui: «Le savetier dit: Demain ou après-demain.» Toujours assis,
il a le temps de réfléchir, de composer des chansons; c’est la forte
tête du quartier.

Les parcheminiers ont le plus d’ouvrage, car le papier est la première
industrie coréenne: il sert à tout. Huilé, il a la solidité de la toile;
broyé, il est dur comme pierre. On en fait des cloisons, des parquets,
des vitres, des boîtes à chapeaux, des corbeilles et des seaux pour
puiser l’eau. Dès qu’une goutte tombe, le Coréen tire de sa poche un
cornet de papier dont il se coiffe. Le meilleur abri contre le froid,
c’est une bonne cape de papier. Voilà bien longtemps que la Corée
excelle dans le parchemin; autrefois, sous les empereurs lettrés du
quatorzième siècle qui faisaient fondre d’un coup trois cent mille
caractères d’imprimerie, elle gravait sur des feuilles royales ses
romans et ses poésies. Aujourd’hui l’inspiration est morte, les beaux
livres sont rares, le papier sert encore aux examens, mais les
compositions des candidats sont ensuite passées à l’huile et deviennent
d’excellents manteaux contre la pluie. La Chine se fournit toujours de
papier en Corée: il en arrive à Che-fou des bateaux pleins pour servir
aux paperasseries des mandarins chinois.

Séoul a d’autres métiers curieux: des fabricants de chapelets en grains
de lotus, de gourdes en écorce, des émailleurs et de petits orfèvres,
mais depuis longtemps le secret de la belle porcelaine est perdu. Bien
avant les Japonais, les Coréens buvaient leur thé dans de fines tasses.
Ils ont appris aux ouvriers de Satsouma à cuire et à glacer l’argile. En
courant les antiquaires on découvre encore un de ces bols de forme pure,
d’une fine couleur gris souris, ou blanc immaculé, d’une pâte tendre et
sonore, une porcelaine craquelée de la bonne époque. Aujourd’hui les
nuances délicates sont tombées en oubli, Séoul a laissé éteindre ses
fours et n’a plus de porcelainiers. Il lui reste des potiers qui
tournent des bassins d’une terre cuite brune et vulgaire et circulent
dans les rues avec leurs pots: qu’une corde se rompe et la charge qu’ils
ont sur le dos tombe en miettes. Étourdi comme un potier, disent les
vieux contes coréens.

[Illustration]

Il existe là-bas des métiers dont nous ne soupçonnons pas l’existence,
comme les marchands d’épaulettes, de manchettes et de cuirasses de jonc
qui donne de la rigidité aux habits de toile et les préservent du
contact de la peau pendant les chaleurs de l’été; comme les marchands
d’accessoires funéraires, qui fournissent en location des lanternes, des
emblèmes, des habits de chanvre, tout l’attirail des grands deuils, et
loueraient au besoin des larmes aux héritiers.

Mais les plus achalandés sont les marchands de chapeaux, et il faut
voir, autour du pavillon de la Grosse-Cloche, au cœur de Séoul, la
presse des clients et de quel air grave ils font leur emplette. Les
Coréens ont des goûts simples, sauf pour leurs chapeaux qui sont
compliqués et coûteux. Ils rappellent nos hauts de forme, mais ils sont
encore plus comiques, perchés sur le sommet d’un chignon, en équilibre
sur une perruque. Ils ne diffèrent que par la qualité du crin. On porte
un chapeau selon sa fortune et son rang: aux particuliers des fibres de
bambou, aux gentilshommes des soies de sanglier. Un Coréen ne s’y trompe
pas: à la légèreté, à la transparence, aux reflets du chapeau il juge un
homme. Pour n’en pas porter il faut être coolie ou en deuil,
c’est-à-dire réduit à la grande cloche de paille. Les adolescents le
portent jaune clair, les hommes noir, les lettrés le remplacent par un
diadème de crin. Il faut habiter longtemps la Corée pour se reconnaître
dans cette hiérarchie des chapeaux et deviner la noblesse et l’éducation
d’un individu à la façon dont il porte le sien, correct ou cascadeur. Il
existe au coin des rues des boutiques volantes où l’on retape les vieux
chapeaux. Bref un Coréen ne se conçoit pas sans chapeau et c’est un
objet si fragile et si précieux qu’il reste solidement planté sur la
tête: l’empereur peut passer, le Coréen s’inclinera, mais ne lui donnera
pas un coup de chapeau.




[Illustration]

Au coucher du soleil les boutiques ferment; du pied des maisons
s’échappe par les cheminées une fumée blanche et odorante, Séoul
s’enveloppe d’un nuage qui sent le sapin brûlé, la nuit tombe, les
lanternes s’allument et une vie nocturne commence, extraordinaire, où
tous les passants ressemblent à des fantômes. Alors les chapeaux
biscornus et les habits blancs, éclairés par un falot qui tremble, font
le plus d’effet. La rue est animée par une foule de gens qui vont rendre
des visites et profiter de la chandelle du voisin; c’est l’heure où les
captives, étroitement gardées par un jaloux toute la journée, ont la
permission de prendre l’air. Autrefois la ville leur appartenait la nuit
et les hommes ne pouvaient s’y promener; cet usage a disparu, mais les
femmes ont gardé l’habitude de se sentir plus libres chaque soir. Les
petites bourgeoises vont à pied, elles mettent trois ou quatre robes de
soie pour se donner de l’importance, s’encapuchonnent dans le grand
manteau aux manches flottantes, et, serrées de près par une vieille
servante, vont faire leur tour de ville. Les plus riches vont en chaise,
dans une boîte tapissée de peaux de léopard ou de soieries, portée
vivement sur les épaules de quatre domestiques. La présence de ces
femmes dans les ruelles sombres est très mystérieuse: elles doivent
avoir longuement désiré cette heure et plus d’une en profite pour suivre
une intrigue, recevoir ou jeter dans l’embrasure d’une porte un billet
doux, ou même, si la duègne est complice, courir à un rendez-vous. Séoul
est une ville très sentimentale et la plupart des Coréens ont une
amourette en train. Leur littérature populaire n’exprime que des
chagrins d’amour, aveux d’un étudiant qui promet à sa belle d’enlever
l’examen qui fléchira le beau-père, ou plaintes de fiancée abandonnée
qui songe à l’absent:

    L’adieu est un feu qui nous brûle le cœur
    Et les pleurs une pluie qui l’apaise.
    J’ai mêlé mon âme avec le vin
    Pour que mon amant s’en abreuve.
    Le vin me le gardera fidèle.
    Le vin est un puissant breuvage.
    La lune argentée, le soir et l’aurore
    Ne sont plus rien pour moi.
    Solitaire oie sauvage, qui passes sur mon toit,
    Si tu vois dans ton voyage
    Celui que j’aime, le cœur si brisé,
    Dis-lui tendrement de ma part
    Que c’est la mort quand nous sommes séparés.

Le soir est aussi l’heure des danseuses, des belles de nuit: il n’est
pas de fête sans leur corsage d’or, leur sourire et leurs dadais de
maris qui les accompagnent au tambour. Ce sont des ballerines, attachées
au palais, pour désennuyer l’empereur, mais les fonctionnaires et les
notables les empruntent à Sa Majesté pour un soir. Elles arrivent avec
un cortège de lanternes aux, couleurs impériales, dans un grand murmure
d’étoffes somptueuses. Les plus belles soies, les plus riches fourrures
sont pour leurs épaules. Duvet de la Pêche, la favorite, a des
manchettes doublées de peaux d’écureuil et des pelisses de renard bleu.
Sa chaise à porteurs est tapissée de zibelines, sa tunique est une
pelure d’orange d’une soie éblouissante, une grosse perle d’ambre est
pendue sur sa poitrine, elle a des bagues à tous les doigts.

Pourtant ces belles s’ennuient: le seul attrait du spectacle est dans le
mouvement gracieux de leur taille, longue et souple, emprisonnée dans la
haute jupe. C’est qu’elles sont toutes désorientées dans ce monde de
courtisans: elles arrivent, fraîches et naïves, de la province de
Ping-Yang du Nord, qui fournit à la capitale ses meilleurs soldats, son
mobilier et ses danseuses. Les réceptions du palais, leurs succès, leurs
bijoux ne les consolent pas d’avoir quitté leurs montagnes: dans leurs
grands yeux de chevreuil, d’une noirceur et d’une langueur admirables,
il y a de la mélancolie, leur regard souffre, des pensées tristes
tourmentent leur beau front poli. Elles ne s’animent un peu qu’au son
des mélodies natales qui leur font oublier les fades compliments des
fonctionnaires; plus d’une alors qui tourne lentement, claquant les
doigts, se souvient qu’elle dansait ainsi dans son village pour un petit
paysan qui l’aimait et elle donnerait de bon cœur robes, épingles
d’argent, boucles de jade pour l’œillet qu’il lui apportait tous les
soirs en tremblant.




[Illustration]

C’est aussi la nuit que se font les enterrements. La ville en est
avertie à la tombée du jour par un va-et-vient de lanternes
extraordinaires: l’usage est de louer des figurants pour grossir le
cortège; des porteurs de lanternes, les unes en forme d’éventail, de
soleil ou de fleur de lotus, les autres, candélabres entourés d’une
gaine de mousseline rouge, taches de sang dans la nuit; les parents et
les amis se distinguent par des lanternes blanches. Toutes ces flammes
se rassemblent autour de la maison du défunt. Deux corbillards attendent
devant la porte; le premier est pour la frime, il doit précéder le
cortège, amuser le diable en lui jetant de la monnaie de papier d’argent
et lui faire prendre une fausse piste. Le second contient le mort plié
dans un petit cercueil; il est pavoisé de bandeaux de chanvre et de
guirlandes de papier; les fils du défunt montent sur ce char à côté de
leur père, ils sont habillés de déchirures de ramie, signe de leur
chagrin, ils ont du chanvre dans les cheveux, ils agitent des sonnettes,
ils poussent d’affreux gémissements et il est de bon ton qu’ils aient
l’air hagard. Les pleureurs loués et les amis de la famille leur font
écho et le défilé lugubre traverse toutes les grandes rues de la ville,
mise en émoi par ce tintamarre et ces flambeaux. Funérailles tapageuses,
théâtrales, mais d’un effet puissant: ce mort qu’on emporte la nuit avec
des torches, ces vers luisants dans les ténèbres, ces cris, c’est un
spectacle fait pour émouvoir le peuple; aux lucarnes des maisons les
femmes curieuses se montrent, aveuglées par les lanternes, la ville est
bouleversée par cette marche nocturne, et si le mort a des centaines de
bougies derrière lui, il se réjouit d’éblouir encore ses concitoyens.

Les cimetières de Séoul sont à quelques heures de la ville, dans des
vallons écartés et abrités du vent. Le choix du tombeau est l’affaire du
géomancien, qui connaît les veines de la terre et l’endroit où les morts
dorment en paix. Selon le rang du défunt, on augmente les précautions
prises contre les diables. C’est ainsi que les nobles, par mesure de
sécurité et par orgueil, se font enterrer dans leur domaine, sur la
terre où ils ont vécu; l’avenue de saules qui conduisait à leur maison
de campagne mènera désormais à leur tombeau. Souvent ils l’ont fait
construire eux-mêmes, ils ont élevé le tertre où ils reposeront, planté
le bois de sapins qui les abritera du mauvais vent, édifié la chapelle,
la tortue de pierre et la tablette où leurs titres et leurs vertus sont
gravés en lettres d’or. Les riches sépultures, comme celles du régent ou
de l’impératrice, aux environs de Séoul, sont de vraies collines
artificielles, isolées dans un beau paysage: à ces morts illustres une
vallée entière sert de fosse. Sur le tertre du régent on voit quelques
animaux grossièrement ébauchés dans le granit, des poneys et des béliers
qui sont là pour nous rappeler que le défunt était fier de son écurie et
de son bétail, et des écureuils sur les stèles, comme si ce petit animal
de vif-argent défiait la mort. La tombe de l’impératrice est
inabordable, elle est entourée de splendides forêts de pins et
militairement gardée: on ne peut s’empêcher en voyant le zèle des
factionnaires de songer que la pauvre souveraine, assassinée par les
Japonais, était moins bien gardée de son vivant.

Le deuil est sévère en Corée et les parents portent plusieurs mois
l’habit, le bonnet de chanvre et, quand ils voyagent, un immense chapeau
de paille et un écran sur la bouche, car les mœurs les obligent à se
taire et il est inconvenant de leur adresser la parole. Le sacrifice des
brillants habits doit leur coûter. Adieu l’élégance! Sont-ils aussi
tristes qu’ils en ont l’air? La religion leur commande de venir souvent
visiter les morts, de leur apporter du papier d’argent et des bâtonnets
d’encens, mais «l’herbe n’est jamais coupée, dit le proverbe, sur le
tombeau d’un oncle».




[Illustration]

Les mariages sont encore l’occasion d’un cortège qui traverse les rues
de Séoul, en plein jour, comme une traînée de lumière. Les robes de gala
sortent ce jour-là des armoires et les coiffeuses échafaudent sur la
tête des femmes ce monument de grosses tresses et de fleurs, la suprême
élégance. La noce passe d’un train si rapide qu’on n’a guère le temps de
l’étudier, mais on en reste ébloui. Les demoiselles d’honneur ouvrent la
marche avec leur diadème de cheveux et leurs jupes à l’ancienne mode, si
volumineuses qu’elles marchent avec peine, ramassant dans leur petite
main tous les plis de leur traîne. Elles sont habillées de soies neuves,
cassantes, qui n’ont pas encore pris les plis de leur corps et font
beaucoup de bruit et d’embarras, tandis que les vieux habits sont
silencieux. On choisit pour ce rôle les filles les plus grandes et les
plus gracieuses. Les servantes les suivent avec les cadeaux dans des
mouchoirs de soie, puis les enfants qui portent comme des reliques les
canards de bois peint, image naïve de la fidélité conjugale. Le petit
frère de la mariée vient tout seul, sur un poney qu’il cravache, paré
comme un prince, fier comme un roi, persuadé qu’il est le triomphateur
du jour.

Le marié arrive derrière, à cheval, au grand trot; un valet lui tient la
bride. Serré dans un étui de soie, les cheveux cachés dans un filet de
crin orné de deux ailettes, c’est souvent un tout jeune homme imberbe,
marié par ses parents et qui s’amuse de cette fête comme un enfant.

Enfin, sur la dernière monture, un paquet tremblant de linge et de soie
d’où sort une main brune où brille l’anneau nuptial: c’est la mariée.
Elle est au supplice. Ses amies sont venues la veille lui épiler les
tempes, lui tatouer le visage, rosace sur les joues, étoile sur le
front, lui farder les lèvres, lui peindre les cils, les coller, lui
cacheter les narines et les oreilles. On l’a coiffée, fleurie,
enrubannée, empaquetée dans la soie; elle est l’idole de la fête, mais
elle est sourde, aveugle, muette, étrangement fagotée et pour elle seule
les noces sont amères. De la marche nuptiale elle ne gardera le souvenir
que d’une course à cheval où elle s’est crue cent fois désarçonnée; elle
est livrée comme une infirme à son mari: il dépend de lui désormais
qu’elle voie, qu’elle entende, qu’elle respire, qu’elle parle. Il est
pourtant rare qu’elle ignore celui qu’elle épouse: les parents ont fait
le mariage, mais les fiancés se sont vus en cachette. Le mari l’aide à
descendre de cheval, lui fait franchir le seuil de sa maison et la place
sur une estrade où elle présidera comme une divinité au banquet des
noces. Il lui offre la corne de cerf, le mets nuptial, la friandise
recueillie au printemps par les chasseurs, et, si la mariée n’est pas
récalcitrante, elle accepte et croque de bon cœur.

La vie nouvelle qu’elle commence sera celle d’une recluse, reléguée dans
une arrière-boutique, loin de la rue qu’elle n’apercevra que dans ses
rares sorties, voilée. Se lever au petit jour, quand la lune brille
encore, apprêter le riz, le vermicelle, le bouillon de chien ou de
citrouille, faire cuire des gâteaux et surtout taper sans relâche les
vêtements du mari jusqu’à ce qu’ils brillent: voilà sa destinée.
Heureuses celles qui tombent sur un homme fidèle et indulgent, qui
autorise les visites à la voisine et le cabinet de lecture. Elles font
leur tâche en silence, douces servantes qui n’ont pas le droit d’élever
la voix, et le Coréen juge extraordinaire une mégère acariâtre, «une
poule qui chante». Elles restent pourtant femmes et coquettes, liseuses
de romans et sentimentales, mais seulement pour le maître. L’étranger
ignore toujours la vie privée du Coréen, impénétrable. S’il entre à
l’improviste dans une maison, les femmes se sauvent, en claquant les
portes, oubliant quelquefois sur la natte un soulier de soie qui en
dirait long, s’il pouvait parler.




[Illustration]

Pour les jours de pluie ou d’hiver, quand ils ne peuvent jouir de la
campagne, les Coréens ont des paravents qui leur en donnent l’illusion.
Leurs peintres ont le talent de jeter sur le morceau de soie une branche
d’épine en fleur, un vol de cigognes, une libellule ou simplement une
rose qui meurt dans un vase de bronze, et, comme ils improvisent, leurs
dessins sont capricieux et vivants comme la nature même. C’est un
plaisir de visiter leurs ateliers et de les voir travailler. Ils
s’installent dans une chambrette tapissée de papier et chauffée
par-dessous à la mode coréenne; ils se couchent à plat ventre sur le
parquet tiède; une banderole de soie est devant eux; d’une main légère
ils trempent leur pinceau dans les godets et, sans croquis, peignent
d’un trait leurs fleurs sur l’étoffe. Leur calme est étonnant: ils
soutiennent leur poignet droit de la main gauche, ils ont l’air d’écrire
et ils sont si sûrs d’eux-mêmes qu’ils mettent pour travailler une
casaque de soie bleu de ciel qu’ils ont bien garde de tacher et qu’ils
invitent leurs amis et leurs parents à assister à leur besogne. L’œuvre
d’art prend naissance au milieu des conversations, entre deux tasses de
thé. Elle restera toujours un peu superficielle, mais infiniment variée
et amusante comme les paysages de Corée. Le plus humble badigeonneur,
qui barbouille les papiers peints dont le pauvre Coréen éclaire son
logis, a de l’imagination: on voit qu’il a regardé la nature, qu’il
s’est intéressé aux brins d’herbe, aux oiseaux, à la vie silencieuse des
poissons, qu’il a surpris l’anxiété du martin-pêcheur qui guette une
ablette, qu’il a senti l’insolence des oiseaux de proie et l’humilité
des crabes. Dans l’originalité de cet art populaire on retrouve le
tempérament d’une vieille race artiste qui n’a plus la force des grandes
œuvres, mais sait encore orner sa maison.




[Illustration]

Les lettrés coréens apprennent le chinois et composent des poésies
savantes en chinois à l’instar des classiques. Mais ces chinoiseries
n’émeuvent pas l’homme du peuple. Il a, lui aussi, sa poésie nationale,
des chansons et des odes en coréen, où il retrouve les événements de sa
vie, ses chagrins, ses rêves. Le pêcheur qui revient le soir avec son
panier plein de goujons chante:

    Comme le soleil couchant
    Éclaire l’étang d’une faible lueur,
    Je serre ma ligne à contre-cœur
    Et je cingle vers le rivage.
    Au loin, sur l’écume des vagues
    Les fées des ondes passent d’un pied léger
    Et les mouettes, repliant leur aile fatiguée,
    Tantôt volent, tantôt plongent.
    Étalons nos poissons argentés;
    A travers leurs ouïes passons un brin de saule,
    Allons d’abord au cabaret
    Et puis à la maison.

Un jeune forgeron qui voit son père avancer en âge s’écrie
douloureusement:

    Cette barre de fer massive,
    Je veux l’amincir en fils tellement longs
    Qu’ils atteignent le soleil et qu’ils l’accrochent
    Et l’empêchent de se coucher,
    Pour que mes parents,
    Dont les tempes commencent à blanchir,
    Ne puissent plus vieillir d’un seul jour.

La plupart des chants sont des plaintes d’amour très naïves, où les
amants déçus prennent la nature pour confidente, délire habituel aux
cœurs tendres:

    Dans la nuit j’entendis l’eau du ruisseau
    Qui sanglotait
    «C’est ton amant, disait-elle
    Qui m’a dit de pleurer.»
    Ruisseau, je t’en supplie,
    Retourne, retourne en arrière
    Et va lui dire que je pleure aussi!

Une chanson sera sur le bruit du vent et tous ceux qui ont entendu
craquer les pins un jour de tourmente la réciteront avec plaisir au coin
du feu:

    Quand la grande terre pousse un soupir,
    Nous disons que le vent s’élève,
    Et nous disons que le vent est fort
    Quand la terre crie par toutes ses fissures.
    Alors quelle frayeur ont les arbres sur les collines!
    Car toutes les brèches du sol,
    Les gouffres et les fondrières, les trous et les étangs
    S’emplissent de rumeurs et de sifflements,
    De doux murmures et de longs aboiements,
    De cris perçants et de grognements,
    De voix basses et de voix qui grondent,
    Bruit des vagues et mugissement des bœufs.
    Alors la terre gémit par toutes ses blessures
    Et les forêts en frémissent jusqu’au bout du monde.

Parfois le poète philosophe, mais c’est toujours avec mélancolie. Voilà
six mille ans que les Orientaux ne se consolent pas de voir fuir le
temps:

    Blanches mouettes
    Au vol libre
    Quand vous nagez en pleine mer,
    Il n’y a pour vous ni souci ni regret.
    Parlez-nous de ces îles heureuses
    Où les mortels peuvent laisser leurs chagrins
    Et s’envoler à votre suite.

    Cette montagne, ces eaux bleues
    N’ont pas été créées en un seul jour,
    Elles se sont sensiblement accrues.
    J’ai grandi, moi aussi,
    Ma jeunesse a poussé,
    Mes années se sont déroulées
    Et voici que la vieillesse s’avance.
    La moitié de ma vie est déjà écoulée;
    Plus jamais je ne serai jeune, plus jamais
    Si je pouvais au moins cesser de vieillir!
    Si mes cheveux savaient le secret de ne plus blanchir!

    Avons-nous quatre ou cinq corps?
    Avons-nous deux ou trois vies?
    Celle-ci est un mauvais rêve
    Sans un instant de repos
    Et nous ne connaissons à fond que la douleur.

Le sens vif de la poésie n’a jamais manqué aux Coréens. Ils ont beaucoup
vécu dans le rêve, bernés par leurs voisins. N’adoraient-ils pas les
étoiles jusqu’au seizième siècle?

Ils ont en outre une littérature sentencieuse, des proverbes à l’usage
de la vie qui dénotent un bon sens moqueur et un esprit ouvert, sans
malice, sur les ridicules. La sagesse coréenne n’est pas insipide et
plate, elle a des aperçus vifs et courts, elle peint un défaut en trois
mots. Les proverbes sont le miroir des races. Ceux de Corée nous
montrent un pays pauvre, obligé de compter: «Offrir une poire à
quelqu’un et mendier les pépins», «Je ne veux pas acheter de vin, fût-ce
à ma propre tante, à moins qu’il ne soit bon marché»; un pays de
malchanceux: «Si je colporte du sel, il pleut; si je colporte de la
farine, le vent souffle»; un pays où la misère est sordide: «Quand même
la maison serait brûlée de fond en comble, ce serait encore un bienfait
que d’être délivré des punaises.»

Le Coréen se garde de forcer son talent: «Si le roitelet essaye de
marcher au même pas que la cigogne, il sera vite écartelé.» Il se moque
doucement des ambitieux trop pressés: «Il veut tirer de l’eau chaude du
puits»; des mystérieux qui font le malin et l’entendu comme «un
sourd-muet qui a mangé du miel»; de ceux qui gaspillent leur peine: «Si
vous creusez un puits, n’en creusez qu’un.» Il n’envie pas les hommes au
pouvoir, points de mire des envieux et qui «mangent toute crue la
chenille aux mille pattes», l’avanie. Il avertit même les rois que leur
puissance a des bornes: «Un homme, quelque grand qu’il soit, est-il
capable de cueillir les étoiles?» «Même le roi s’embarrasse dans la
vigne.»

Les proverbes plaisantent le muscadin de Séoul, le bourgeois qui fait du
genre: «un homme sans jaquette qui porte des bagues en argent»; les
jeunes étourdis: «Un chien d’un jour ne craint pas le tigre»; les
incrédules: «Avez-vous besoin de toucher la procession?» les
palefreniers vantards: «Le courrier mange pendant que les chevaux
galopent.»

Il en est qui font allusion à l’humble posture de la Corée, comprimée et
foulée par ses voisins: «Quand les baleines combattent, les crevettes
ont le dos brisé.» Il en est où le Coréen avoue naïvement sa déconvenue:
«Il me dit de monter à l’arbre et puis il le secoua»; et d’autres où il
rumine les maux qu’il endure, le cœur révolté: «Même un ver de terre se
souvient d’avoir été foulé aux pieds.»

Ces bons mots se colportent dans les campagnes, ils se disent aux foires
et dans les auberges, ils résument la façon de sentir du pays, ils nous
donnent naïvement le fruit de longues méditations: «L’abricot sauvage
s’ouvre de lui-même.»




[Illustration]

Depuis l’assassinat de l’impératrice par les Japonais, l’empereur a
quitté le vieux palais qu’il habitait au pied du Pou-Kan et s’est retiré
au centre de la ville, dans le quartier des Légations. Mais la vieille
résidence abandonnée, ainsi qu’une autre, plus ancienne, restent
propriétés impériales, gardées militairement et forment à l’extrémité de
la capitale de beaux coins silencieux. Les palais étaient entourés
d’immenses jardins, aujourd’hui délaissés et incultes, les kiosques et
les pavillons ne sont plus entretenus et le temps achève de les
détruire.

L’empereur avait là ses appartements, ceux de ses femmes et de sa
domesticité, une petite ville aux ruelles enchevêtrées où se nouaient
sans doute beaucoup d’intrigues. On peut encore visiter ces maisons de
bambou et de papier, ces compartiments lumineux tapissés de parchemin
jaune, fermés par des portes à coulisses où les dames de la cour
passaient leur vie. La lumière y est douce et dorée, mais tout de même
ce sont des prisons et on comprend que les captives aient égratigné
leurs carreaux pour voir un peu ce qui se passait dehors.

Les grandes cours d’honneur semblent vides. Des bornes de pierre
indiquaient à chaque classe de mandarins son rang. Ils s’alignaient dans
ces vastes préaux où retentissaient, les jours de fêtes, les
acclamations. Rien n’est plus triste que ce perron sculpté où l’empereur
apparaissait, maintenant livré aux oiseaux de proie.

La grande salle d’audience résiste à la pluie et au vent. C’est qu’elle
est bien bâtie. La pièce est majestueuse, soutenue par des colonnes de
bois rouge et couverte avec de grosses poutres entre-croisées, des
madriers d’une superbe portée. Entre les poutres chaque caisson est
sculpté; les dragons dorés aux torsades fougueuses et les phénix sont
restés intacts. Bien que la salle soit vide, on entre avec respect sous
cette architecture de bois et cette belle charpente qui montre naïvement
sa structure et sa force.

L’empereur donnait audience sur un trône dont on aperçoit encore
l’estrade, entre deux colonnes, sous la plus belle partie du plafond, où
deux dragons se livrent un furieux combat. Le paravent est toujours là,
il était derrière le trône et cachait sans doute l’impératrice, cette
remarquable souveraine qui, étant de la vieille race impériale des Ming,
savait gouverner et souffler son bonhomme d’époux.

Mais le plus désolant, ce sont les jardins autrefois bien dessinés, les
pelouses aux belles courbes, les massifs d’azalées, les bouquets de
pins, toute la magnificence de ces vieux parcs qui n’est plus soignée.
L’herbe étouffe les allées et monte même à l’assaut des murs et la terre
disparaîtrait sous une litière de feuilles mortes, si on ne permettait à
de petits pauvres de venir les ramasser avec leur râteau d’osier. Il n’y
a guère que ces malheureux qui troublent un peu en automne la solitude
de ces vieux domaines: le reste du temps, les chevreuils, les écureuils,
les aigles en sont les maîtres, et quand l’hiver chasse les oies
sauvages, elles viennent s’y abattre. Les faisans y font aussi leur
couvée. C’est le paradis des bêtes et peu à peu la nature envahit ce que
les hommes délaissent.

Ces parcs avaient de grands étangs, mais les lotus et les nénuphars les
ont recouverts. Dans l’un d’eux une île rocheuse et un kiosque ont
disparu sous une végétation ardente, les toits de faïence bleue sont
cachés sous les feuilles. Un autre a gardé son temple sur pilotis. Une
raison religieuse avait sans doute poussé un empereur à construire dans
ses jardins cette habitation lacustre, souvenir de la vie que menaient
ses aïeux. Les pilotis sont des pieux de granit sur lesquels repose le
plancher du temple. Telle est encore la maison des Ghiliaks, au bord de
l’Amour: cette ressemblance n’est peut-être pas un hasard, si l’on admet
que les Coréens ont du sang sibérien dans les veines.

La plus grande beauté de ces résidences était dans la vue de la
montagne, toujours présente à l’empereur. Il n’avait qu’à lever les yeux
et entre les fûts téméraires des grands pins il apercevait ce pic
décharné, la «Crête de Coq», le Pou-Kan, sa vieille citadelle, le
rempart de Séoul, dont la fière silhouette l’invitait à l’héroïsme.

C’est pourtant sous ces ombrages que s’est commis un meurtre infâme. Ces
vieux arbres ont vu fuir éperdues, une impératrice, ses dames d’honneur
et ses servantes qu’une bande d’assassins japonais poursuivaient dans la
nuit. Les bourreaux firent bien leur besogne: pas une femme n’échappa et
l’orgueilleuse fille des Ming qui aimait son pays et voulait le défendre
contre l’envahisseur fut abattue sur une de ces pelouses, tandis que
l’empereur et sa garde s’enfuyaient du palais pour n’y plus revenir.




[Illustration]

L’empereur donne audience la nuit. On voit tous les soirs entrer au
palais des nobles portés sur un pavois par dix domestiques; devant les
portes, des chaises tapissées de fourrures attendent la fin du conseil.
La garde veille aux murs d’enceinte et dans les tours de guet, cachée
sous des rideaux noirs. Toute la ville est dans l’obscurité et le
sommeil, un seul pavillon reste éclairé, celui où l’empereur délibère
avec ses ministres et régale ses favorites.

Un homme entre cependant au palais sans escorte, en espadrilles,
pauvrement habillé, comme un coolie: c’est le premier ministre. Y-on-ik
était autrefois mineur dans les houillères du Nord, il a manié la
pioche: c’est à ces rudes débuts qu’il doit sa force et sa volonté de
fer. Ayant amassé quelque épargne, il devint collecteur d’impôts dans la
province de Pyn-yang. Un jour où le Trésor avait besoin d’argent et
vite, Y-on-ik récolta sur-le-champ la somme et la porta lui-même d’une
traite à Séoul. L’empereur, content de ses bonnes jambes, le gratifia
d’un petit poste au palais. Une fois dans la place, le mineur a percé sa
galerie, en ouvrier têtu, à coups de pioche et le voilà le premier du
royaume. Personne ne sait comme lui administrer le domaine, exploiter
les rizières, surveiller le tabac, soigner le gin-sang, cette racine
réconfortante qui rend la santé aux vieux Chinois, la vraie richesse de
la Corée avec le papier et le riz, et trouver les garçons résolus qui
vont la déterrer dans la montagne. Il a l’œil à la fraude, il compte
lui-même les sacs et les dollars, il est la terreur des mandarins, il
leur fait rendre gorge et il a le talent de remplir les coffres de
l’État. Il est l’homme de peine et de ressources, l’argentier de Sa
Majesté. Mais dans sa haute dignité il n’a pas dépouillé le vieil homme,
l’esprit étroit et buté de l’ignorant; il outrage l’étiquette, vit dans
un taudis, dédaigne les redingotes de soie; populaire auprès des
artisans, il est détesté des gens de cour pour ses mauvaises manières et
son inflexible honnêteté. Ceux qu’il démasque cabalent contre lui; ils
avaient réussi à le noircir aux yeux de l’empereur qui l’avait
disgracié, mais Y-on-ik est revenu, comme un chien fidèle, se coucher
jour et nuit en travers de la porte, attendant le bon plaisir du maître:
un jour la caisse s’est trouvée vide et Y-on-ik est rentré en grâce.

Y-on-ik ne mourra pas dans son lit. Il passe cavalièrement dans les rues
de Séoul, tout seul, à pied, bravant les assassins. Si le vent tourne
contre lui, il s’incruste au palais et n’en veut plus sortir. Récemment
tombé malade, il se faisait soigner à l’hôpital japonais quand une bombe
éclata par hasard sous son lit. L’explosion rata mais Y-on-ik fut guéri
du coup. Il est à craindre qu’il ne finisse ses jours à la prison, où
tant de ministres coréens ont déjà échoué: une fois sous les verrous,
ils sont vite supprimés.

Aux yeux des courtisans, Y-on-ik ne compte pas parce qu’il n’est pas
gentilhomme et n’a passé aucun examen. Il peut cumuler les honneurs et
les ministères, il sera toujours un coolie, un parvenu illettré qu’on ne
salue pas et devant lequel on reste accroupi, les besicles sur le nez et
la pipe aux dents. Tel est le prestige des diplômes dans les vieux pays.
Les nobles ont d’ailleurs une vie à part, plus délicate et maniérée que
celle du peuple; ils s’en distinguent d’abord par la jaquette de soie et
le diadème de crin, ils portent des pelisses et circulent en chaise
comme les danseuses, ce sont des petits-maîtres. Leur naissance leur
donne droit aux honneurs et aux mandarinats dont ils se déchargent sur
des secrétaires. Les plus intelligents écrivent des vers chinois ou la
chronique du règne, mais n’ouvrent jamais un seul de ces romans dont se
délecte la populace.

Un autre, plus hardi, se met à la vie européenne, bien qu’il soit de la
vieille race impériale des Ming et n’ignore pas que ses aïeux ont su
vivre avant les nôtres. Il nous accueille dans une maison de pierre dont
les portes et les fenêtres sont vitrées. Il nous offre le thé dans un
service d’argent qui vient de Londres, il fume des cigares dans une
bergère et sa pendule est un coucou suisse. Mais il est resté fidèle aux
habits clairs qui égayent cette maison d’emprunt, à l’humeur
prime-sautière, à la politesse de sa race. Il a planté dans son jardin
des peupliers comme sur nos grand’routes, il a des serres où il cultive
avec amour le géranium, la giroflée, la rose de France, infiniment rare
et précieuse ici, et voilà qu’il cueille la plus belle, fleurie à
grand’peine et qu’il nous l’offre gracieusement, sachant bien quel
présent délicat il nous fait. Son bonheur est de nous donner un instant
l’illusion que nous sommes en Europe, chez un amateur de jardins; mais,
dès que nous serons partis, il s’en retournera à la vieille maison
coréenne, cachée derrière la neuve, à la case de papier, bien chaude,
avec sa femme ses enfants, la pipe des aïeux et la douceur de se sentir
chez lui. Il est fier d’avoir une maison moderne, mais il n’est heureux
que dans l’ancienne.

Noblesse oblige: un gentilhomme doit courir les honneurs ou végéter. Le
seul métier qu’il puisse exercer sans déroger est celui de libraire,
mais il n’enrichit pas son homme. «Le gentilhomme pauvre, dit le
proverbe, ne peut mépriser que l’esclave.»

Noble, lettré ou mandarin, c’est tout un. Pour le peuple c’est le
maître, l’œil qui guette les écus. L’impôt, la corvée pèsent lourdement
sur le pays: tantôt le mandarin doit livrer à l’empereur un certain
nombre de peaux de tigres, et chasseurs de courir; tantôt le mandarin
remarque les toitures neuves d’un village, et villageois de payer.
L’âpreté du fisc stimule le Coréen à ne rien faire. Cependant, hors de
chez lui, en Sibérie, il amasse un pécule. Il serait donc moins
paresseux, si le gouvernement était moins avare.

Cet argent, si durement ravi au peuple, sert à payer les caprices de
l’empereur, ses réceptions, ses dîners et ses feux d’artifice, ses
pompeuses et coûteuses sorties, ses emplettes de chevaux ou d’éléphants,
les distributions de riz aux gens de la capitale et la solde de l’armée.
C’est la grosse dépense depuis que les Coréens se sont mis en tête
d’avoir des régiments à l’européenne et ont licencié leur milice. Les
nouvelles troupes font tous les matins l’exercice sur la place du
palais, sans progrès, incapables d’emboîter le pas, et les clairons
jouent toujours faux. Les conscrits sont tout penauds dans des uniformes
collants qui les paralysent, les képis plantés sur le chignon et le
bonnet de crin vacillent, les souliers blessent et les soldats viennent
à la manœuvre, comme des gardes nationaux, emmitouflés dans leur
cache-nez, les mains dans les poches et le fusil sous le bras. La
cavalerie n’est pas meilleure: tandis que les petits poneys coréens,
intrépides et endiablés, passent par tous les sentiers de montagne et
serviraient dans une guerre d’embuscades, l’empereur fait monter à ses
gens de grands chevaux australiens inutiles à la guerre et fort
incommodes en temps de paix. Où est le temps où les flèches coréennes
faisaient reculer les Japonais?




[Illustration]

Par les matins légers d’hiver les enfants vont en classe avec un grand
bruit de sabots. Le dernier des coolies se saigne aux quatre veines pour
que son fils apprenne à lire au moins le coréen et les marmots de la
populace s’asseyent sur les bancs de l’école à côté des enfants nobles.
Chez les uns l’habit est plus fin, le chapeau plus coquet, chez tous
l’ardeur d’apprendre est la même: le respect dont ils voient les lettrés
environnés leur fait désirer de s’instruire. Les plus intelligents
apprennent le chinois et entreront dans la classe des interprètes, la
seconde après la noblesse, les autres trouveront plus tard un
passe-temps dans la lecture des romans coréens, mal imprimés sur du
papier à chandelles, mais bourrés d’aventures merveilleuses. Aussi la
classe est suivie, on la reconnaît au ramage qui s’échappe des fenêtres.
Derrière la muraille mince les écoliers chantonnent la leçon; les voix
sont claires, alertes, et si l’on entre, on aperçoit des rangées de
têtes éveillées, attentives, des fronts bien doués, des bouches
souriantes, des figures qui vivent et qui comprennent. La vieille barbe
grise et la paire de besicles qui enseignent semblent n’avoir aucun
effort à faire pour jeter le bon grain dans ces petits cerveaux.

Après l’école enfantine, férus de chinois, les jeunes ambitieux coréens
passent à l’école étrangère. La Corée est un pays faible, l’étranger y
est puissant. Bien que la France n’ait sur elle aucune convoitise, elle
y possède une influence par les chemins de fer, les mines, le service
des postes: l’école française est donc fréquentée. Les élèves sont des
jeunes gens avec la natte ou des pères de famille avec le chignon; mais,
en voyant ces grands garçons qui peinent pour apprendre notre langue,
font des dictées, des cartes muettes et plissent leur front pour y faire
entrer les noms de nos rivières et de nos départements, il est
impossible de ne pas se sentir pris de sympathie pour ces braves gens.
Si loin des Gaules, il est doux d’écouter sa «maternelle», même zézayée
par un Coréen, et nous avons passé de longues heures dans cette petite
école à côté de M. Y, de M. Pak ou de M. Hou qui épelaient de leur mieux
l’histoire de France. Il fait bon entendre au bout du monde les noms de
Vercingétorix, de Jeanne d’Arc, de Bayard et de Du Guesclin, et sentir
qu’un étranger, si différent de nous, s’y intéresse. Sur le tableau noir
les Coréens écrivaient d’une main sage en bouclant leurs majuscules: «La
France est le plus beau pays du monde!» Aucun d’eux n’y viendra sans
doute, mais ils parleront sa langue, ils l’écriront, ils nous garderont
une humble amitié. Ne la dédaignons pas.




[Illustration]

Une cloche sonne dans l’air limpide, majestueusement, comme nos cloches
de village. C’est celle de la cathédrale et elle sonne Noël. Il gèle à
verglas, mais des groupes se dirigent dans la nuit vers la mission: le
chemin est glissant, les sabots trébuchent sur la glace. Il y a des
vieilles pliées en deux, appuyées sur des jeunes filles, des ombres
blanches, des jupes de couleur et tout ce monde endimanché monte vers
l’église dont les vitres embrasées resplendissent en haut de la colline.
Du parvis qui domine la ville la vue est belle sur les maisons de Séoul
assoupies et son grand cirque de montagnes, doucement éclairé par une
nuit d’étoiles.

Mais le spectacle est dans l’église. Les tuniques blanches des hommes se
sont rangées d’un côté, de l’autre les voiles des femmes, un nuage de
mousseline; les enfants de l’orphelinat, la classe bleue, la classe
orange, la classe violette, un arc-en-ciel; le lutrin en tuniques
écarlates et la cornette des sœurs qui s’agite et bat la mesure. Sous la
grande nef gothique, inondée de lumière, toutes ces étoffes font une
masse brillante, un clair de neige, on dirait qu’il y a des anges dans
l’église.

Les chants sont en latin et les petits chantres coréens ne s’en tirent
pas mal. Ils se risquent même à entonner un cantique français, un vieux
_Noël_, qu’on chante encore dans nos campagnes et qui se termine par un
_Gloria_ vainqueur. Les chants de Noël sont les plus beaux de l’Église.
Quand ils passent sous des ogives, ils sont encore plus touchants, mais
les entendre à Séoul, dans une cathédrale construite à la française,
avec toutes ces ombres blanches qui essayaient de répéter le vieux
refrain, il y avait là de quoi nous surprendre et nous attendrir.

L’évêque était revenu cette nuit même d’une grande tournée à cheval dans
la province. C’était un de ces hommes rudement charpentés comme on
imagine un évêque du moyen âge, fort, infatigable et bon, toujours sur
les grands chemins et qui meurent à la peine. Debout devant l’autel,
tourné vers les fidèles, il en imposait par sa barbe blanche, ses traits
vieillis, une face de saint. Sa grande figure austère rayonnait sous les
cierges. Il jubilait de se retrouver dans sa cathédrale, avec son
troupeau, dans cette nuit de Noël pleine d’allégresse, qui le payait de
toutes ses fatigues.




[Illustration]

Le Pou-Kan est cette montagne altière qui domine Séoul, au nord. Elle
servait autrefois à la défense et elle est restée couverte par un
rempart et des tours qui se détachent nettement sur sa crête. Pour y
monter on sort de la ville par une des grand’portes et l’on prend la
route impériale qui mène à Mouk-den et à Pékin, celle que suivaient
naguère les ambassadeurs chinois quand ils apportaient à Séoul le
calendrier ou qu’ils escortaient une princesse et sa dot. Les Japonais
ont bâti sur ce chemin un arc de triomphe pour célébrer une indépendance
dont les Coréens ne sont pas plus fiers.

La campagne aux portes de Séoul est riante et variée par des côtes, des
plis de terrain, une suite de vallons fermés et paisibles où les
villages sommeillent sous de vieux châtaigniers. Les champs sont en
rizières, mais la culture a respecté les bouquets d’arbres, les troncs
merveilleusement élancés des grands saules toujours tremblants. Les
chemins, souvent taillés dans le roc, serpentent entre les potagers, les
vergers de pruniers, de mûriers et d’abricotiers, animés par un
va-et-vient d’habits blancs, de paysans qui poussent leurs taureaux, de
femmes qui vont à la fontaine, une cruche noire sur la tête, et personne
ne se presse, la lumière est belle, l’air léger, les gens heureux
d’habiter un pays aussi calme.

Ces lieux champêtres étaient autrefois le rendez-vous des nobles qui y
prenaient leurs soupers fins. Ils avaient des maisons de plaisance, des
kiosques sous les arbres, des pelouses, des étangs et ils s’y
promenaient au clair de lune avec des danseuses. Ils y amenaient des
baladins et des acrobates. La vie était alors toute féodale: les
gentilshommes campagnards ne voyageaient qu’en grand équipage et
rendaient la justice en chemin, quand un suppliant se jetait devant leur
chaise. Les chapeaux étaient trois fois plus grands, les pipes encore
plus longues et les jupes des femmes si volumineuses qu’elles ne
pouvaient marcher qu’à petits pas comme des déesses.

On quitte la route mandarine pour s’enfoncer dans les gorges du Pou-Kan
et le paysage tourne au sévère. Les maisons deviennent rares, ce sont
des hameaux de montagnards perdus dans un chaos de pierres. Les
montagnes sont décharnées, à pic, d’une admirable sauvagerie, elles
menacent le ciel de leurs dents de scie, et les remparts qui suivent les
soubresauts de leur échine feraient de cette position une citadelle
imprenable, si les Coréens voulaient se battre. Au printemps, ce ravin
désolé est couvert de violettes et de pivoines et les gens de Séoul y
viennent en promenade pour jouir de la vue.

Par un temps clair, en effet, du sommet du Pou-Kan on peut apercevoir un
grand morceau de la Corée. C’est un pays rugueux, découpé comme un
échiquier par des montagnes qui lèvent dans tous les sens leurs têtes
sourcilleuses, barricadé dans ses rochers, partagé en une foule de
vallées impraticables qui se défendent d’elles-mêmes. Elles ont
jalousement protégé les vieilles mœurs et les naïves coutumes, les
conquérants sont passés sur les grandes routes sans pénétrer au cœur du
pays et il y aura toujours dans cette Corée bosselée et originale des
chemins creux et des sentiers dérobés que l’étranger ne foulera pas.




[Illustration]

La montagne du midi, le Nam-San, est plus abordable. C’est la promenade
d’été des citadins qui viennent s’asseoir sous les grands pins et
regarder leur capitale entre les branches. L’immense étendue de Séoul,
la simplicité de ses toits qui fument et le cirque grandiose des
montagnes qui l’enferment ne se découvrent bien que de là. Par un matin
d’hiver, quand la neige à peine fondue dégage une fine vapeur, Séoul,
entrevue dans les voiles du matin, est pleine d’attrait.

Sur la crête du Nam-San il y a un petit temple chargé sans doute
d’arrêter les ouragans et les mauvaises nouvelles qui pourraient fondre
sur la ville. Son gardien n’est pas riche, un promeneur lui apporte
parfois quelques bâtons d’encens et quelques fruits; à défaut de lampes
et d’offrandes le sanctuaire jouit des derniers rayons du couchant et de
l’arome des pins. Les trois enfants du prêtre nous ont fait les honneurs
du sommet: l’un s’appelait «Pierre», l’autre «Cerf», la petite fille
«Qui n’est pas méchante». Ils avaient des vestes éclatantes, bariolées,
couleur de cerise, d’abricot et tellement capitonnées qu’ils tenaient
leurs bras en croix, tout raides, perdus dans des manches trop longues.
Leur visage, gros comme une noisette, était bleui par le froid, mais il
avait cette finesse de bijou, si étonnante dans les traits coréens, les
yeux de furet et la bouche moqueuse. Au milieu des arbres glacés par
l’hiver, au-dessus de la ville entrevue bien loin, en bas, dans une
fumée, ces trois petits enfants avaient l’air échappés d’un conte de
fées, ensorcelés par les dames de la forêt comme le bûcheron de la
légende qui les écouta chanter si longtemps que sa hache à côté de lui
pourrit. Ces trois innocents, ces trois Poucets furent notre dernière
vision du pays.

«Qui n’est pas méchante» est le surnom qui convient à tout la Corée. Il
n’y a pas de méchanceté dans ce gentil peuple, affiné, pauvre et rêveur.
Le sort peut lui être contraire, il se console avec des proverbes:
«Quelques-uns sont nés pour le sourire et d’autres pour les larmes.» Les
nuages passent vite sur ces fronts bombés qui ne demandent qu’à
continuer la vie paisible de leurs ancêtres.




[Illustration]


    PARIS
    IMPRIMERIE
    J. DUMOULIN







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAUVRE ET DOUCE CORÉE ***


    

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