Claude Monet; les Nympheas

By Georges Clemenceau

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Title: Claude Monet; les Nympheas

Author: Georges Clemenceau

Release date: February 12, 2025 [eBook #75353]

Language: French

Original publication: Paris: Librairie Plon, 1928

Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAUDE MONET; LES NYMPHEAS ***





_L’édition originale de cet ouvrage, illustrée de huit héliogravures, a
                    été tirée à 4 865 exemplaires:_

   _160 exemplaires sur papier des manufactures impériales du Japon,
         dont 150 numérotés de 1 à 150, et 10 hors commerce;_

     _305 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, dont 300
             numérotés de 151 à 450, et 5 hors commerce;_

                _4 400 exemplaires sur papier d’alfa._


                          Exemplaire sur alfa




                             CLAUDE MONET

                             LES NYMPHEAS

      Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1928.

                     [Illustration: Claude MONET]




                     _NOBLES VIES--GRANDES ŒUVRES_


                             CLAUDE MONET

                             LES NYMPHEAS

                                  PAR

                          GEORGES CLEMENCEAU

                            [Illustration]

                                 PARIS
                            LIBRAIRIE PLON
                 _LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT_
              IMPRIMEURS-ÉDITEURS--8, RUE GARANCIÈRE, 6ᵉ

                        _Tous droits réservés_


                   Copyright 1928 by Librairie Plon.

           Droits de reproduction et de traduction réservés
                pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.




                      NOBLES VIES--GRANDES ŒUVRES

                             CLAUDE MONET




I

LA LEÇON D’UNE VIE


C’est une opinion généralement acceptée que l’exemple des «hommes
supérieurs» est le meilleur enseignement de la vie. Il est moins facile
qu’on ne pourrait croire de donner une bonne définition de «l’homme
supérieur». On a imaginé des rubans pour cela, mais la marque n’est
peut-être pas infaillible. Claude Monet avait un gros rire content quand
on lui demandait pourquoi il n’était pas décoré.

Au vrai, les humains se classent eux-mêmes, bien ou mal, d’après leurs
œuvres, et chacun de tirer la leçon de la bonne ou de la mauvaise
rencontre, selon l’occasion. Notre véritable enseignement des activités
de l’homme se fait au hasard des circonstances. Il n’est pas de vie,
petite ou grande, qui ne puisse être pour nous une leçon dans
l’extrémité même de l’indulgence avec laquelle nous nous regardons
vivre.

Pour nous aider dans nos jugements, les moralistes ont pris l’habitude
de nous exposer, à titre d’exemple, la biographie des «hommes
illustres». Je n’en médirai pas, bien qu’il soit, dans notre vie
courante, très peu de cas où nous ayons à nous inspirer de Thémistocle
ou d’Épaminondas. Notre Plutarque n’y a pas regardé de si près, et ses
grands hommes n’ont pas toujours donné le bon exemple. Si j’avais à
écrire la vie de Plutarque lui-même, je lui reprocherais ses faiblesses
pour Alcibiade, et son incroyable méconnaissance d’Aristote et de
Phidias, qui fut, d’abord, celle de ses contemporains.

Il est assurément un choix à faire parmi les favoris de la renommée. La
philosophie et l’art furent les grands champs de bataille où
l’hellénisme assura son hégémonie. Le Chéronéen ne leur a donné qu’une
parole en passant, et, de ce fait, nous échappent les deux figures les
plus hautement représentatives d’un idéalisme d’humanité. En dépit des
louanges de Philippe, qui l’accabla du poids de son élève, Aristote nous
offre d’étonnantes condensations d’idées. Phidias, à travers le
prestigieux développement de la sculpture hellénique, jusqu’aux
déviations de la statuaire chryséléphantine, est peut-être le seul
maître dont on puisse dire qu’il ait atteint les limites de son art,
dans l’excellence duquel il ne sera pas dépassé. Un mot sur le
Stagyrite, à propos de ce fou d’Alexandre, qui ne sut que brasser
l’Orient. Un autre sur le Maître de marbre parce qu’il a côtoyé
Périclès--beau parleur--ce qui ne l’empêcha pas de mourir en prison.
Nous trouvons les deux hommes à peine proposés pour la renommée. Il
était plus facile de dire le soldat.

Que le lecteur m’excuse donc si je me laisse tenter par l’entreprise,
peut-être vaine, de donner le bon exemple en parlant avec sincérité de
ce que j’ai senti, de ce que j’ai vu, de ce que j’ai aimé, d’une grande
figure qui n’est plus.

Il se pourrait qu’aux infinies diversités de l’espèce humaine, un examen
attentif nous découvrit beaucoup plus de grandes existences qu’il n’est
généralement supposé. L’incertitude est de la mesure, et la difficulté
de la cote de valeurs hiérarchiquement déterminées.

Je ne sais point de drame qui soit d’une émotion plus haute que le
spectacle d’une vie humaine toute subordonnée à des fins d’idéal par un
irrépressible débordement d’enthousiasme, sous la bonne règle d’un ordre
continu de volontés. Quand un sceptique railleur nous annonça «_l’homme
divers_», nous avions déjà pu considérer, depuis beaucoup de siècles,
les impulsions changeantes de nos émotivités discordantes, tenues en
échec par les résistances d’un atavisme ankylosé. Cependant, les jeunes
aspirations d’une évolution de connaissances relatives en direction de
l’Infini, avec les activités qui s’ensuivent, n’ont cessé de déterminer,
selon les chances, les enchaînements et les ruptures d’activités
organiques dont nous nous plaisons à composer «l’unité» de notre
personnage.

Pour juger d’un peintre, il semble qu’il suffise de regarder. Nous
pourrions même en rester là, si nous n’avions trop de raisons de savoir
que les sensibilités sont différentes dans chaque exemplaire d’humanité.
Nous entendons vivre socialement, mais en sauvant de la contrainte le
plus possible de notre personnalité--ce qui suppose un ensemble de
qualités contraires variablement associées. C’est le problème par
excellence où se rencontrent l’heur et le malheur de l’espèce humaine.
Dans l’ordre des connaissances acquises, nous en sommes encore aux
questions primordiales, et le principal progrès est peut-être que nous
n’envoyons plus personne en place de Grève pour un _oui_ ou un _non_ mal
placés dans l’opinion du plus grand nombre.

Sur les questions d’art, où l’émotion seule paraît en cause, les
jugements ne semblent pas moins propres à nous égarer selon les
qualifications organiques de chacun. C’est qu’il s’agit toujours là
d’états changeants de sensibilités particulières, en réaction de nos
prises de contact avec le monde extérieur. Et, dans ce cadre mental
l’artiste rejoindra ou même dépassera le savant, avec la prétention de
s’élever au-dessus d’une simple machine à connaître, dans l’apogée de la
sensation.

L’art serait ainsi l’achèvement de l’homme par excellence, en ses
rapports mouvants avec le monde planétaire, aussi bien qu’avec le ciel
infini. Mieux l’art rejoindra, soudera, toutes les parties des réactions
de la sensibilité humaine, plus l’homme qui aura pris en main l’œuvre
suprême d’une assimilation personnelle, profitable à ses compagnons de
planète, sera près d’avoir réalisé l’un des plus beaux accomplissements
de l’être passager dans l’univers permanent.

Ami lecteur, voilà pourquoi l’audace m’est venue de te soumettre
quelques aspects de Claude Monet. L’artiste a vécu un moment supérieur
de l’art, et, par là même, de la vie. Il ne manquera pas de bons juges
pour le dire. Mais c’est l’être humain que je cherche au delà de
l’artiste, l’homme qui, livré tout entier à ses impulsions les plus
hautes, a osé regarder en face les problèmes de l’univers pour les
aborder d’ensemble et les fondre dans le bloc esthétique d’une
sensibilité affinée, sous l’impulsion d’une énergie de vouloir que rien
n’a pu faire dévier. Je prends le ciel à témoin qu’un tel
accomplissement n’est pas de l’ordinaire. D’où l’idée m’est venue
d’ajouter quelques touches au portrait de Monet par lui-même, pour
caractériser autant que possible la grande figure d’un homme qui fait
honneur à son temps, à son pays, à sa planète.

Ce n’est pas que je me décide sans peine à risquer de nécessité quelques
brèves remarques sur les diffusions de lumière qui caractérisent les
_Nymphéas_ du «_Jardin d’eau_». Je ne suis ni peintre, ni critique
d’art, pas même poète. Tout au plus, puis-je alléguer que j’appartiens à
la congrégation anonyme du public, de ce public français à l’intention
de qui ces tableaux furent peints et à qui Monet lui-même en a fait don.

Un redoutable honneur, ainsi, nous est échu. Je voudrais essayer de m’en
montrer digne en acceptant le legs tel qu’il m’est fait, c’est-à-dire
comme une représentation d’un état d’émotivité qui nous permet de nous
assimiler de nouveaux aspects des énergies universelles, partant, de
mieux comprendre le monde et nous-mêmes avec lui. Aussi bien cela, dans
l’intérêt de notre évolution d’esthétique, que pour notre développement
général, puisqu’il n’est pas d’accroissement d’une de nos facultés qui
ne soit en correspondance inévitable avec l’évolution de l’organisme
tout entier.

Ce n’est pas pour «la gloire» de Monet que j’entreprends le siège de
ceux qui accepteront le risque de me lire. Il a trop bien connu l’acre
misère de cette fumée. Mort, il est étranger désormais aux
préoccupations de son passage. Mais parce qu’il a vécu, il nous a laissé
quelque chose de lui-même qu’il nous importe encore de reconnaître dans
l’intérêt--et pour l’honneur--de nos évolutions à venir. Voilà ce que je
voudrais chercher. Une leçon se dégage, ai-je dit, de toute vie humaine.
Quel est l’enseignement de la vie de Monet? Question d’art. Question
d’humanité par excellence, puisque tout l’art se ramène, comme notre
connaissance elle-même, à des expressions de sensibilité.

Monet fut un lyrique supérieur, et ce lyrique fut un homme d’action. Les
deux qualités ne sont pas nécessairement un titre de recommandation
auprès de nos contemporains. Rien n’est plus propre, même, à susciter
les résistances de la foule moderne que des nouveautés qui demandent des
réalisations. Monet n’annonça point de doctrine. On peut même dire qu’il
se calfeutra de silence pour laisser aux fougues de sa brosse virile
toute leur liberté. Confiant dans l’inaltérable droiture de sa vision,
il s’obstina farouchement à peindre ce qu’il voyait, et comme il le
voyait, en dehors des conventions d’atelier qui, jusque-là, avaient
régi son art.

Assailli d’une implacable violence, il douta de sa main, à certaines
heures, mais jamais de son œil, et par une héroïque application
d’efforts toujours mieux soutenus, agrandit son domaine au delà de ce
qu’il avait rêvé, pour mourir dans le plus vif éclat d’un incomparable
succès. Triomphale gageure contre l’ordinaire des destinées. Quand les
siècles auront passé sur cette aventure, l’auréole ne manquera pas de
s’en trouver accrue. Contentons-nous, pour aujourd’hui, de
préparations.




II

CLAUDE MONET, PEINTRE


Je ne puis éviter de présenter l’homme au lecteur.

De taille moyenne, avec le bel aplomb d’une robuste charpente bien
emmanchée, l’œil d’agression souriante dans la fermeté d’une voix
sonore, cela ne suffit-il pas à dire «un esprit sain dans un corps
sain», un caractère de droite volonté? Harmonieux développement de
toutes les énergies en direction du but que l’organisme lui-même s’est
spontanément assigné! Prométhée, le Titan supplicié, vola le feu divin,
caché dans le creux d’une férule. Monet, simple exemplaire d’humanité, a
formé le dessein de conquérir la lumière du ciel pour nous faire une
vision enchanteresse des choses, en créant de nouvelles interprétations
de la vie changeante à nous assimiler.

Pour le demi-dieu, il y aura les fioritures de la légende,
l’engendrement du merveilleux. Pour la simple démonstration d’un homme
en œuvre humaine, ce n’est pas assez des défigurations du miracle. Il ne
nous faut pas moins que la vérité. Regardez le puissant modelé de ce
crâne. On dirait du travail de Vauban. Mais d’un Vauban d’offensive, qui
ne protège son donjon d’énergie que pour mieux canonner les semonces du
monde extérieur nous interrogeant en vue de se dérober. Ciel, plaines,
vallées, montagnes, eaux, forêts, la vie universellement répandue, tout
l’univers changeant s’offre à nous, à la seule condition de se reprendre
aussitôt que nous prétendons le fixer. D’éblouissantes étapes dans les
chemins d’une interprétation qui, même géniale, ne sera jamais
qu’approchée.

Quand j’aurai dit que Claude Monet naquit à Paris, rue Laffitte,
c’est-à-dire dans le quartier des marchands de tableaux--signe éventuel
d’une prédestination--je n’aurai pas beaucoup avancé nos affaires. Mais
si j’ajoute qu’il passa toute sa jeunesse au Hâvre, et là, s’éprit des
brassements de lumière que l’océan tumultueux des côtes reçoit de
l’espace infini, peut-être s’expliquera-t-on cette familiarité de l’œil
avec les gymnastiques lumineuses d’une atmosphère affolée qui jette
toutes les nuances de tous les tons au gaspillage des vagues et des
vents.

Dès sa première jeunesse, Monet s’éprend des grands horizons de la mer.
Pour un léger profit, il fait prosaïquement des croquis, des charges de
son entourage. L’homme n’était pas né pour la caricature. «J’avais la
passion du dessin,» écrit-il cependant, et voici, en effet, que son
crayon lui permet d’économiser, à quinze ans, les frais d’un voyage à
Paris.

Il fait, à Sainte-Adresse, la connaissance de Boudin, qui l’emmène
peindre dans les champs. Ici, Monet rencontre la palette de la nature.
Une flamme a jailli des profondeurs. Il se découvre une raison d’être.
Il ne lui

[Illustration: Maison de Claude MONET á Giverny]

reste plus qu’à préciser la marge de ce qu’il veut à ce qu’il peut.
Troyon, qu’il rencontre, lui conseille bizarrement d’entrer à l’atelier
de Couture. Il préfère une académie libre où il fait la connaissance de
Pissaro. A Paris, il se reproche ingénument d’avoir trop fréquenté la
_Brasserie des Martyrs_. Là, pourtant, il fit la connaissance d’Albert
Glatigny, de l’inoubliable Théodore Pelloquet qui se battit en duel à
l’épée pour les fleurs de l’Olympia[A], d’Édouard Manet, d’autres
personnages encore: Alph. Duchêne, Castagnary, Delveaux, Daudet,
Courbet, avec qui il se lia, plus tard, d’une étroite amitié.

En 1860, le tirage au sort l’envoie, pour deux ans, aux chasseurs
d’Afrique--ce qui, déclare-t-il, lui fit moralement le plus grand bien.
Utilisant ses ressources d’art, il faisait le portrait de son capitaine
pour obtenir des permissions. Survient un congé de convalescence. Le
père, vaincu par l’ardeur de son fils au travail, se décide à lui
acheter un remplaçant. Et voilà Claude Monet follement dirigé sur
l’atelier de Gleyre, mais s’attachant à suivre Jungkind et Boudin dans
la campagne, pour voir les choses comme elles sont. 1864, Renoir,
Basille, Sisley, répondent au cri de ralliement. «Aux Salons de 1865 et
de 1866, mes premiers essais sont reçus avec succès,» écrit Monet. Et
voilà Courbet qui arrive pour voir «_le Déjeuner sur l’herbe_», grand
tableau de plein air par un jeune homme «_qui peint autre chose que des
anges_». Ils demeurent amis, et Monet tient à dire que Courbet lui «_a
prêté de l’argent dans les moments difficiles_».

L’Afrique est oubliée. L’artiste dit le pays admirable, mais la palette
des couleurs ne l’a point retenu, comme Eugène Delacroix. Déjà,
pourtant, s’agite en lui le monstre divin qui va prendre possession de
sa chair, de son sang, de sa vie. Il semble que le sort en soit jeté,
pour lui, de demander toujours et toujours des comptes aux envolées de
lumière, et de ne jamais se lasser d’obtenir quelque révélation du grand
secret.

Les panneaux de _Nymphéas_ nous le montreront éperdûment tendu vers des
réalisations de l’impossible. De sa main frémissante s’élancent des
fusées de transparences lumineuses qui font jaillir, en pleine pâte, de
nouveaux flamboiements de clartés. Le génie n’est pas moins dans
l’offensive des pinceaux sur la toile que dans les brassements de la
palette multicolore où Monet cueillera tout à coup, d’un geste résolu,
les gouttes d’une rosée de lumière dont il fera l’aumône aux éléments
qui n’ont souci de les garder. De près, la toile paraît en proie à une
bacchanale de couleurs incongrues, qui, du juste point de vue,
s’ordonnent, se rangent, s’associent pour une délicate construction de
formes interprétatives dans la justesse et la sûreté de l’ordre
lumineux. Nous aurons à reparler de ce prodige.

Un jour, je disais à Monet: C’est humiliant pour moi. Nous ne voyons pas
du tout les choses de la même façon. J’ouvre les yeux et je vois des
formes, des nuances de colorations, que je tiens, jusqu’à preuve du
contraire, pour l’aspect passager des choses comme elles sont. Mon œil
s’arrête à la surface réfléchissante et ne va pas plus loin. Avec vous,
c’est une autre affaire. L’acier de votre rayon visuel brise l’écorce
des apparences, et vous pénétrez la substance profonde pour la
décomposer en des véhicules de lumières que vous recomposez du pinceau,
afin de rétablir subtilement, au plus près de sa vigueur, sur nos
surfaces rétiniennes l’effet des sensations. Et tandis qu’en regardant
un arbre, je ne vois rien qu’un arbre, vous, les yeux mi-clos, vous
pensez: «Combien de tons de combien de couleurs aux transitions
lumineuses de cette simple tige?» Sur quoi, vous voilà désagrégeant
toutes valeurs pour reconstituer et développer, à notre intention,
l’harmonie finale de l’ensemble. Et vous vous tourmentez, à la recherche
de la pénétrante analyse qui vous donnera la meilleur approximation de
la synthèse interprétative. Et vous doutez de vous-même, sans vouloir
comprendre que vous êtes lancé en projectile dans la direction de
l’infini, et qu’il doit vous suffire d’approcher du but que vous
n’atteindrez jamais complètement.

--Vous ne pouvez pas savoir, me répondit Monet, combien tout ce que vous
venez de dire est véritable. C’est la hantise, la joie, le tourment de
mes journées. A ce point qu’un jour, me trouvant au chevet d’une morte
qui m’avait été et m’était toujours très chère, je me surpris, les yeux
fixés sur la tempe tragique, dans l’acte de chercher machinalement la
succession, l’appropriation des dégradations de coloris que la mort
venait d’imposer à l’immobile visage. Des tons de bleu, de jaune, de
gris, que sais-je? Voilà où j’en étais venu. Bien naturel le désir de
reproduire la dernière image de celle qui allait nous quitter pour
toujours. Mais avant même que s’offrît l’idée de fixer des traits
auxquels j’étais si profondément attaché, voilà que l’automatisme
organique frémit d’abord aux chocs de la couleur, et que les réflexes
m’engagent, en dépit de moi-même, dans une opération d’inconscience où
se reprend le cours quotidien de ma vie. Ainsi de la bête qui tourne sa
meule. Plaignez-moi, mon ami.

L’œil de Monet, il n’était rien de moins que l’homme tout entier. Une
heureuse table des plus délicates sensibilités rétiniennes ordonnait
toutes réactions sensorielles pour des jeux de suprême harmonie où nous
trouvons une interprétation des correspondances universelles. Ce
phénomène est apparemment la qualité première chez tous les Maîtres de
la peinture. Ce qui nous frappe en Monet, c’est que tous les mouvements
de la vie viennent s’y subordonner.

Tendrement attaché aux siens, dont sa joie fut d’étendre le cercle pour
y répandre la manne de la plus généreuse amitié, il trouvait dans
l’affection dévouée de ses fils, de Mme Blanche Monet, sa belle-fille,
qui manie le pinceau à ses heures, toutes les attentions que pouvait
commander l’ordonnance d’une vie brûlée. Dès que la brosse s’arrêtait,
le peintre courait à ses fleurs, ou s’installait volontiers dans son
fauteuil pour penser ses tableaux.

Yeux clos, bras abandonnés, immobile, il cherchait des mouvements de
lumière qui lui avaient échappé, et sur la défaillance, peut-être
imaginaire, s’exerçait une âpre méditation sur des thèmes de labeur.
Une plaisanterie soudaine annonçait le contentement, ou, tout au moins,
une espérance. La brutalité du propos disait l’inquiétude du lendemain.
Et la vie allait ainsi, toutes les facultés de l’être éperdûment tendues
vers l’anticipation indéfinie des caresses de la lumière attendues de
toute sa sensibilité. Car l’œil n’était que l’arc triomphal ouvrant
accès à tous les frémissements commandés du dehors par toutes les
exaltations de l’être que le rêve emporte au delà des réactions de ses
facultés.

Je ne vois pas que Monet se soit jamais mis en tête d’expliquer sa
peinture. Rien ne pouvait lui paraître moins nécessaire. Il était né
palette en main, et ne concevait pas la vie autrement que devant une
toile pour y inscrire les passages d’énergie lumineuse par lesquels
l’univers protéiforme se résout, à son propre miroir, en des apparences
de fixité. Sentir, penser, vouloir en peintre. Dans les voies du
peintre, il n’était rien pour l’arrêter. L’arc bien tendu, la bonne
flèche à l’encoche pour le déclic de volonté. Il voyait, comme doit voir
un homme qui a besoin de rendre, d’exprimer le plus possible de sa
sensation et qui ne sera jamais au bout de son émotivité.

Rien n’est plus beau, ai-je dit, que la parfaite convergence de toutes
les diversités de l’homme vers l’idéalisme d’une réalisation supérieure
où toutes les facultés de l’être se déploient en commune harmonie.
C’est, sans doute, ce qu’on appelle le génie. Tout le mystère gît dans
la totale convergence de nos synergies vers un complet épanouissement
de grandeur et de beauté. Ce spectacle, nous gardons précieusement les
noms de ceux qui nous en ont ébloui. Encore, souvent, le débat
reste-t-il ouvert sur la valeur finale d’un effet de fortune dont se
dérobe l’issue.

Le nombre des peintres de talent est incommensurable. Beaucoup même
pourraient montrer leurs titres aux qualifications les plus enviées. Ce
qui caractérise Monet, c’est qu’après avoir créé sa manière, il l’a
développée, d’un progrès continu, jusqu’au prodige des _Nymphéas_,
c’est-à-dire au delà même de ce que meules, peupliers, cathédrales,
Tamise, permettaient de prévoir.

Le danger, en cette aventure, est que dans un tel effort
d’interprétation évolutive, l’éréthisme nerveux de l’interprète dépasse
de trop loin les correspondances requises des sensibilités secondaires
chez un public insuffisamment préparé. C’est ce que voulait dire Monet
quand il répétait: «_On s’y fera, peut-être, mais je suis venu trop
tôt._» Il n’avait pas fini sa phrase que deux yeux d’acier noir,
fermement enchâssés dans le mortier des orbites, mitraillaient tous les
champs de l’espace, pour ouvrir aux visions humaines un spectacle de
trépidations lumineuses en voie de rapprocher de plus en plus, dans
l’unité de la sensation, ce qui est et ce qui paraît être.

Sous toutes les formes de son activité d’art, c’est ce que n’a cessé de
manifester Claude Monet.

A cette époque de sa vie, comment nous représenterons-nous le Monet au
combat pour la conquête de la lumière? Nous n’en sommes qu’aux
premières marques d’attention, puisque Durand-Ruel, expert et marchand,
n’est pas encore venu. Quel aspect de ce jeune lutteur sous l’étreinte
d’une ambition ardente trop souvent bafouée? Il n’y a de cette époque
que le portrait de Claude Monet à dix-huit ans, par Déodat de Séverac.
La figure est d’une dramatique énergie. Le front, qui se révélera si
fermement modelé dans ses portraits trop rares, est ici dominateur. Le
peintre commence par _penser sa peinture_, par la décomposer pour la
reconstruire de ses yeux, en lui donnant une fermeté de transitions
enchaînées. Tout le visage se subordonne à l’imposante audace du regard
qui pousse droit au monde sans crainte et presque au delà de l’espoir,
tant l’idée le soutient et l’emporte loin des contingences. En somme,
nous avons le sentiment de la prise de possession d’une puissance. C’est
bien là l’événement.

Le «_Claude Monet peignant_» (de 1875), que nous a laissé Renoir, n’est
pas moins significatif. Le corps n’est pas construit. Adoucie
l’expression du visage. En revanche, l’attitude au travail est-elle
d’une jeune aisance que la virilité accentue déjà de résolution. La
bouche n’est plus contractée. Les narines boivent l’air librement. Et
les yeux, qui sont les flambées d’une interrogation débordante, se
posent avec un irrésistible élan de pénétration sur des passages de
lumière qui défendent leurs secrets. Ici, c’est vraiment le combat qui
s’engage. La première impulsion d’offensive que rien ne pourra plus
arrêter.

En 1884, nous avons un portrait de Monet par lui-même (quarante
ans)[B], où l’homme se révèle dans toute l’éclatante force de sa
simplicité. Rien de moins convenu, de moins apprêté, de moins «stylisé»
que cette image de l’ouvrier à l’œuvre, tout au développement des
sensations personnelles qu’il prétend exprimer. Puisqu’il ne demande la
juste interprétation du monde qu’à l’ultime activité des ondes
lumineuses, il ne saurait se départir d’une suprême conscience de
rendement quand il se place lui-même au cœur du drame de
l’interprétation. D’une ingénuité qui s’impose par la ferme
détermination du regard, le bon «voyant» se présente, tranquille et sûr,
pour une vision d’au-delà. Elle emporte tout l’être, imprégné d’une
flamme sacrée, à la conquête d’un monde éperdu de lumière. Les plis du
front disent l’irrésistible élan de toute une vie sans défaillance.
Aucune indication de geste. L’homme est en pleine possession de
lui-même, aux préliminaires de l’action. Il a vu, il a compris, il a
résolu, il est en marche vers une fin souveraine. Voilà notre Monet,
plus simple et mieux équilibré que jamais, prêt au débordement de
l’action. Confiant dans la palette amie, ramassé sur lui-même pour le
bond de maîtrise, tout au bord du départ de volonté, il est là vraiment
dans toute l’intensité, dans l’ardeur ingénue d’un maître de la vision
au combat pour la conquête de la lumière qui l’attire irrésistiblement
et qu’il a résolu de dompter.

A ce moment, les premières formations de jeunesse sont accomplies.
Toutes les puissances d’une humanité harmonieuse se sont définitivement
agrégées, combinées pour des effets acquis. Le vainqueur du prochain
jour n’a pas encore en main le plein de sa victoire, mais l’œil, assuré
de puissance, a déjà pris la mesure du champ de bataille où va se
développer, se couronner, le génie d’un accomplissement achevé. Il
fallut l’approche de la mort pour apprendre à Auguste que «la comédie»
était jouée. Monet, sans comédie, toujours doutant de lui-même (ce qui
est le luxe de l’homme achevé), put voir le succès définitif de son
drame tout en refusant de livrer ses _Nymphéas_ au public avant sa mort.
Dernier geste d’une géniale incertitude de lui-même, qui achève, dans sa
noble candeur, le faste d’une énergie désintéressée.

Avant les _Nymphéas_, il avait fait trois autres portraits de lui-même
(en 1917) dont il ne parlait qu’avec hésitation, peut-être parce qu’il y
voyait le plus haut trait de sa vision dernière, et ne jugeait pas qu’au
cours de ce qui lui restait de vie, il lui fût possible de le dépasser.
Deux de ces toiles montraient le visage en pleine lumière, émergeant
sous un grand chapeau de paille. Quand il me les fit voir il se donna la
joie d’en parler méchamment:

--Je pourrais faire autre chose que ça, s’écriait-il avec dédain. Mais
le temps ne m’en sera pas donné.

Je prévoyais trop bien ce qui arriva. Il avait pris depuis longtemps la
redoutable habitude de lacérer à coups de râcloir, de déchirer à coups
de pieds, les morceaux qui ne lui donnaient pas satisfaction. Des
ébauches de panneaux, dans son atelier, nous offrent encore les
blessures distribuées en des accès de fureur où il ne s’épargnait à
lui-même aucune injure.

Le dernier portrait (celui qui est au Louvre), je n’en puis parler de
sang-froid, tant il rend à miracle le suprême état d’âme de Monet
épanoui en vue du triomphe entrevu, avant que s’abattît tragiquement sur
lui l’effroyable menace de la cécité. Pour qui a connu la vie profonde
de Monet, dans la pleine intensité de ses terreurs d’un insuccès final,
et de ses explosions de joie quand lui venait la sensation de la
difficulté vaincue, le doute est impossible. C’est la consécration
intérieure du sursaut d’art qui va s’achever dans l’envolée des
_Nymphéas_. Les deux portraits détruits doivent compter surtout comme
des préparations, très poussées, du morceau triomphal. Ici, la victoire
s’assure avant la bataille même. Fanfare anticipée du soldat maître de
sa journée.

La solide construction de ce front que les catapultes des «Philistins»
ne purent entamer, dit toute la tragédie de cette vie glorieuse. Entre
deux larges tempes haut montées, les énergies crâniennes ont fixé
l’empreinte des grandes luttes pour l’idéal. C’est l’assise du
commandement, le siège impérieux de l’idée, de l’autorité. Les yeux
mi-clos pour mieux savourer le rêve intérieur. Les narines trépidantes,
la gorge convulsée d’une explosion irrépressible, le maître-ouvrier
vient de découvrir tout au fond de lui-même la claire conscience d’un
achèvement ultime annoncée jusque dans le nimbe des reflets printaniers
de la «barbe fleurie», _labarum_ de Charlemagne, empereur d’un monde
nouveau.

Avec tout le monde, j’ai déjà noté qu’à la distance où Monet se place
nécessairement pour peindre, le spectateur n’aperçoit sur la toile
qu’une tempête de couleurs follement brassées. Quelques pas de recul et
voici que sur ce même panneau, la nature se recompose et s’ordonne à
miracle, au travers de l’inextricable fouillis des taches multicolores
qui nous déconcertaient à première vue. Une prestigieuse symphonie de
tons succède aux broussailles de couleurs emmêlées.

Comment Monet, qui ne se déplaçait pas, pouvait-il saisir, du même point
de vue, la décomposition et la recomposition des tons qui lui
permettaient d’obtenir l’effet cherché? Il s’agit là, sans doute, d’un
état de sensibilité infiniment délicate, prompte à toutes réactions
d’activités correspondantes qui font se succéder sur la rétine des
séries d’instantanés par une agilité d’adaptations appropriées. C’est le
don du peintre qu’il accepte le corps à corps avec la lumière, et se
trouve capable de porter le poids du combat.

Il va sans dire que Monet n’entrait dans aucune considération de théorie
à ce sujet. Il avait reçu de la nature un œil à la mesure de sa tâche,
et n’acceptait pas d’autre arbitrage que celui de sa propre rétine dans
les jugements qui le déterminaient. N’est-ce pas la première condition
de l’heureuse journée?

Il s’installait en silence devant le modèle que ses yeux poignardaient
d’interrogations, tandis que de légères contractions du visage
accompagnaient le trajet de la pupille à l’objet, pour le vif retour à
la palette et le bond de la brosse à l’écran. En cette heure du drame,
il ne parlait pas vainement. Quelquefois une question à sa belle-fille,
Mme Jean Monet, qui ne le quittait pas. Il s’agissait bien plus de
s’interroger lui-même que d’attendre une réponse dont il faisait
rarement cas. Comme à l’avion qui _décolle_, il fallait à l’artiste une
certaine coordination d’efforts pour «gagner l’air» et entrer
superbement dans l’action. C’était alors la soudaine détente de la
brosse, comme l’épée qui pousse droit au corps dès que l’affaire est
engagée.

Sans pièges de reflets, le portrait du Louvre, à mon sens, doit être
tenu pour le dernier mot de Monet. Un éclair de joie triomphante a passé
sur lui quand ses suprêmes essais ont montré qu’ayant pu concevoir au
plus haut de lui-même, il serait en état d’exécuter. C’est cet éclair
d’ambition surhumaine, que l’admirable portrait de la dernière heure a
fixé.

L’intérêt historique de cette toile, c’est qu’elle nous montre, dans un
ouragan de passion heureuse, l’homme de l’achèvement rêvé. Tout l’éclat
du labeur triomphant s’inscrit en ce visage, convulsé dans
l’éblouissement de la vision intérieure d’où semble enfin bannie la
terreur d’un succès qui ne serait pas à la mesure de ce qu’il a voulu.
Et la destinée a permis que cet éclat triomphal du plus beau jour nous
fût transmis dans la plus haute exaltation de lumières où rayonnât
jamais le pinceau de Monet.

L’idée des _Nymphéas_ tenait Monet depuis longtemps. Silencieux, chaque
matin, au bord de son étang, il passait des heures à regarder nuages et
carreaux de ciel bleu passer en féeriques processions, au travers de
son «_Jardin d’eau et de feu_». D’une tension ardente, il interrogeait
les contours, les rencontres, les divers degrés de pénétration dans le
tumulte des fusées lumineuses. Ce qu’il avait pu conquérir
d’assimilation personnelle en vue d’une interprétation plus
compréhensive, il cherchait à en fixer des moments par la détermination
des aspects, à peine sensibles, d’une lumière des choses irradiée dans
l’univers sans fin.

De ce magnifique effort, attesté par des études émouvantes, sont sortis
les _Nymphéas_ des Tuileries. C’est après les avoir longtemps regardés,
critiqués, confrontés en mille façons, dans son «_jardin d’eau_», que
Monet prit la résolution de tenter définitivement l’aventure des
panneaux, et commença par faire bâtir son grand atelier (1916). Quand
l’ordre fut donné, c’est que la résolution était prise, et pour que la
résolution fût prise, il fallait que le peintre eût passé, non seulement
par l’épreuve de sa plus sévère critique, mais encore par la finale
pierre de touche de l’exécution.

De nombreuses toiles où s’inscrivirent les premiers nymphéas
inaugurèrent la série des «_Miroirs d’eau_» qui allait prendre son plein
essor dans le «lâchez-tout» des Tuileries. Pour tout dire, les panneaux
actuels attestent un degré d’accomplissement très supérieur aux premiers
essais qui virent le jour dans le grand atelier. Il y en eut de fort
beaux, et des plus caractérisés, qui ont été malheureusement détruits
dans les trahisons des débuts. Inévitablement, il arriva parfois qu’un
effet cherché ne parut pas complètement obtenu. Comme l’amitié permet
tout, il m’arrivait présomptueusement de risquer un avis. J’obtenais
quelquefois un grognement de réponse, qui voulait dire: c’est à voir.
D’autres fois le silence. D’une visite à l’autre, j’observais néanmoins
que des effets laborieux où le pinceau s’obstinait, s’étaient
merveilleusement «aérés.»

Ma critique informulée fut longtemps des nuages dont quelques parties me
paraissaient lourdes. Je n’osais rien dire. Un jour, quelle surprise!
Une irruption de nuages tout de légères vapeurs. Point de discours.
Puis, je vis peu à peu se volatiliser de capricieuses nuées effilochées
par les vents. Monet regardait si intensément qu’il ne se rendait pas
volontiers aux critiques d’autrui. Mais il ne cessait pas de
reconsidérer, de corriger, d’affiner son texte de son propre fond. Par
raffinement de scrupule, n’a-t-il pas lâché dans ses nuages des formes
animales vaguement ébauchées, comme celles que faisait défiler Hamlet
aux yeux de Polonius effaré. On ne peut pas pousser la conscience plus
loin.

Loin de céder à l’attirance du premier jet, Monet ne cessait de
reprendre ses inspirations originelles, trouvant toujours quelque
manière de maudire ses prétendues insuffisances. Car, de se gourmer
violemment, il ne se faisait jamais faute, à toute heure, jurant que sa
vie était une faillite, et qu’il ne lui restait plus qu’à crever toutes
ses toiles avant de disparaître. Des études de premier ordre ont ainsi
sombré dans ces accès de fureur. Beaucoup, qui sont montées très haut
dans l’estime publique, furent chanceusement sauvées grâce aux efforts
de Mme Monet. J’ai déjà dit que deux très beaux portraits de lui-même,
en plein soleil, périrent ainsi en une malheureuse journée. La chance
permit que celui qui est au Louvre fût sauvé. Un jour où quelques
mauvais propos avaient été proférés par lui contre cette œuvre
incomparable, il alla chercher la toile, au moment de mon départ, et la
jetant dans ma voiture: «Emportez-le, dit-il d’un ton bourru, et qu’on
ne m’en reparle plus.»

On eût dit qu’il cherchait à se prémunir contre la folie d’une nouvelle
exécution sommaire. Et comme je lui annonçais que le jour de
l’inauguration des panneaux nous irions, bras dessus, bras dessous, voir
cette toile au Louvre:

--S’il faut attendre jusque-là, répliqua-t-il, je lui dis adieu pour
jamais.

Hélas! Il fallut bien renoncer à cette visite heureuse, puisqu’il refusa
de livrer les _Nymphéas_ avant sa mort. Il nous reste ainsi deux
portraits de sa main aux deux dates qui marquent les deux bonds du
peintre à l’apogée de sa vision: _les Meules_, _les Nymphéas_.

Alors survint l’affreuse catastrophe de la double cataracte. Drame
indicible! Grâce à une opération suivie d’habiles soins médicaux,
l’effroyable tragédie de la cécité absolue put être provisoirement
évitée. J’aurais voulu un traitement radical, mais Monet n’acceptait pas
le risque de perdre la lumière. Il demeura donc dans un état de
demi-vision qui lui permit d’en finir avec les _Nymphéas_.

Ce n’était pas beaucoup moins qu’un miracle, car tous les rapports
d’éclairage inscrits sur une rétine profondément modifiée, se trouvaient
différents de ce qu’ils étaient lorsque la besogne fut mise sur le
chantier. Je n’avais qu’une crainte, c’est qu’une toile fût totalement
perdue. Pour des causes inexpliquées, le travail s’acheva le plus
heureusement sans que le passage d’un état rétinien à l’autre eût amené
des malfaçons. Il arriva que la fortune chanceuse qui contracte des
dettes envers toutes les grandes existences, s’acquitta, par mégarde, de
son dû. Monet, ici, me paraît avoir été le bénéficiaire d’une
«providentielle» inadvertance.

Encore un prodige supérieur devait-il s’accomplir. Tout le monde autour
de Monet le suppliait de tenir pour achevé le travail des panneaux, car
il y avait vraiment trop lieu de craindre un malheureux coup de brosse
qui pouvait tout gâter. Mais il nous laissait dire, secouant la tête
sans répondre.

Le temps passe, et voici qu’un jour il me prend par la main et m’amène
devant l’une des toiles où se déroule l’infini des spectacles de la
lumière dans l’étendue d’une eau dormante, coupée de reflets bleuâtres
perdus dans des champs de teintes rosées.

--Eh bien, que dites-vous de ceci, s’écria-t-il, railleur. Vous n’avez
pas osé me faire de critiques. Mais moi, je savais bien que cette eau
était pâteuse. On l’aurait dite coupée au couteau. Tout l’ensemble des
lumières était à reprendre. Je n’osais pas. Et puis je me suis décidé.
Ce sera mon dernier mot. Vous aviez peur que je ne gâtasse ma toile. Et
moi aussi. Mais je ne sais comment une confiance m’est venue dans mon
malheur, et je voyais si bien, en dépit de mes voiles, ce qu’il fallait
faire pour rester dans l’enchaînement des

[Illustration: Claude MONET.--Les peupliers du bord de l’Epte (1890)]

rapports, que la confiance m’a soutenu... Maintenant, regardez. Est-ce
meilleur ou pire?

--J’avais tort. Vous êtes si parfaitement peintre que vous achevez, avec
des yeux désaccordés, les harmonies de vision où vous avaient conduit
vos yeux ouverts aux suprêmes accords des couleurs.

--C’est un accident.

--Un accident que n’a pas connu le malheureux Turner.

--C’est fini. Je suis aveugle. Je n’ai plus de raison de vivre.
Cependant, vous m’entendez bien, tant que je serai vivant, je
n’accepterai pas que ces panneaux sortent d’ici. Je suis arrivé à un
point où je redoute mes propres critiques plus que celles des yeux les
plus qualifiés. Il y a toutes les chances pour que ma tentative soit au
delà de mes forces. Eh bien, j’accepte de mourir sans savoir l’issue de
la fortune qui peut m’être réservée. J’ai donné mes toiles à mon pays.
Je m’en remets à lui du jugement.




III

LE MONDE, L’HOMME, LA LUMIÈRE


Le sujet de l’art, aussi bien que de la connaissance humaine, est
nécessairement l’univers en ses manifestations--homme compris--à
exprimer par des réactions de sensibilité, comparables à celles de
l’enclume sous le marteau. Des défigurations d’une imagerie religieuse,
plus ou moins raffinée, nous furent longtemps offertes pour répondre aux
appels simultanés de notre besoin de connaître et de nos joies
d’émotivités. Voyez l’incroyable pauvreté des sujets de tableaux où
s’ankylose la Renaissance. Polythéisme et christianisme apportent leurs
légendes qui deviendront de «l’histoire». La nature est ignorée. Seul le
portrait s’impose parce qu’il est impossible de se soustraire au
rayonnement humain. Le Balthasar de Raphaël, l’Isabelle d’Este de
Léonard, sont là pour dire l’humanité. Rembrandt, plus tard, faute
d’amitiés princières, n’aura d’autre ressource que de s’affubler
diversement pour chercher l’homme dans son miroir.

Cependant, nous sommes arrivés aujourd’hui à l’état de connaissance où
la science et l’art, profondément différenciés, ont, pour point commun
de départ, une intense culture des réactions sensorielles. Le savant
ordonne ses sensations d’expérience pour en tirer le droit de
généraliser. L’artiste s’en tient à ses émotions d’harmonies pour
réaliser, jusqu’aux limites du possible, les pénétrations de sa
sensibilité.

Dans l’homme, réceptacle de cette sensibilité organique, une réaction
s’établit de vibrations émotives dans la mesure des chocs du dehors. Je
ne fais état ici que des activités lumineuses, c’est-à-dire réalisées
par l’organisme en un ordre de sensations particulièrement déterminées.
Tout le monde sait que l’art de peindre cherche la représentation du
monde visible par des accords de tons, comme nous obtenons une symphonie
musicale par des accords de sonorités. Voilà dans quelles conditions,
avant d’avoir construit aucune théorie, les hommes des cavernes ont
tracé leurs premières images, et les pasteurs des âges primitifs confié
leurs chants au vent qui passe, pour rassembler leurs troupeaux.

Ce que nous appelons _lumière_ n’est que la transmission d’un état
vibratoire des éléments qui se propage à une vitesse déterminée.
L’univers nous apparaît ainsi comme une tempête d’ondes qui s’opposent
ou s’intensifient pour des résultats fugitifs, guettés du bienfaisant
Léthé pour le perpétuel écoulement des espérances perdues et des
déceptions sans retour. Cependant, puisque tout arrive, des discordances
profondes aux aménagements d’harmonie, il peut advenir aussi que
d’heureuses correspondances organiques disposent temporairement dans
l’individu un ensemble de préparations vers des fins d’activités
supérieures où se conjugueront toutes les valeurs de la personnalité.
Cela se voit dans les légendes où l’imagination maîtrise l’événement.
Aussi dans les chants lointains de l’humanité primitive où la poésie
dicte la fortune des heures. Aussi même--et ce n’est pas la moindre
merveille--dans l’humaine réalité. Soit, parmi d’autres, l’exemple de
Claude Monet.

Pourquoi donc ici mettre Claude Monet en cause? Pourquoi pas Léonard de
Vinci, Michel-Ange, Rembrandt, par exemple, plus familiers parce que
plus anciens, avec cet avantage que leur souveraine maîtrise n’est plus
contestée? C’est que, Claude Monet, je l’ai connu, c’est que j’ai pu
prendre et surprendre sa mesure à tous moments dans l’incomparable
véhémence de sa simplicité, c’est que je l’ai aimé, c’est que je l’aime
encore, et que je voudrais le faire revivre aux frémissements de lumière
dans la sphère desquels il s’est développé, comme un maître qui a voulu
et fait.

Léonard a tout vu, tout connu, tout compris, presque tout réalisé. Mais
il ne semble pas que la lumière l’ait affecté jusqu’au suprême
enchantement du regard. Suivant le commun exemple, il choisit le moment
où le jour va tomber, pour caresser de sa plus fine brosse les précieux
contours du visage de Monna Lisa. Ajoutez que la patine du temps a
obscurci les parties de clartés. Le visage, de plein air, est dans la
pénombre. Un jour, comme nous regardions _la Femme à la mandoline_, de
Corot, l’une des plus belles choses qui soient, Monet, après s’être
assuré qu’on ne nous écoutait pas, me dit à l’oreille:

--J’aime mieux cela que la _Joconde_.

C’est que tout le génie de l’Italien ne l’a pas suffisamment affranchi
du classique éclairage de l’atelier, tandis que le rustique Français,
sans théorie, sans préceptes, je n’ose pas dire sans recherches, s’en
est tenu aux naturelles distributions de la lumière du ciel fidèlement
représentées. Une assez belle revanche, pour Léonard, il est vrai, dans
l’_Isabelle d’Este_, un prodigieux dessin, où, je ne sais comment, la
lumière, absente, semble intégrée.

Il y a sans doute présomption à parler de tels maîtres avec tant de
liberté. On m’excusera si je n’invoque, à l’appui de mon opinion, que ma
seule qualité de spectateur. Je suis du public, après tout. C’est pour
moi, comme pour nous tous, que Phidias, Michel-Ange, Raphaël, Léonard,
Rembrandt, Velasquez, Franz Hals, Goya et les plus grands maîtres, se
sont efforcés. Chacun est soumis au jugement de tout le monde. Tous les
grands hommes de tous les temps nous ont fait confiance en nous
soumettant leurs travaux. Quel plus grand hommage peut leur venir de
nous que notre sincérité?

Michel-Ange est ingénieur, poète, sculpteur, peintre. Génie
incomparable, il recherche l’effort qu’il est parfois tout près de
dépasser. Son Moïse ne doit rien à l’hellénisme. Le choc reçu du
«Monstre» ne peut être oublié. Et quel jugement porter sur l’œuvre de la
chapelle Sixtine qui ne soit défaillance et misère au spectacle de cette
envolée de figures surhumaines qu’un souffle irrépressible emporte à la
sublimité des prophéties! L’homme s’est magnifiquement dispersé dans
tous les domaines. Il a régné de toutes parts. Plus qu’un roi. Presque
divin. Rembrandt, de même, avec l’auréole du Dieu méconnu, a
spontanément rassemblé le plus vif d’une vision exaspérée, ainsi que les
partis pris d’interprétation les plus propres à les exprimer. Le musée
de Cassel nous offre une suite d’ébauches où l’on cherche, où l’on
trouve parfois l’étincelle destinée aux prochains éblouissements de
l’éclair. Le portrait du bourgmestre Six, les syndics, sont les étapes
d’un géant, maître du prisme astral, qui sème du soleil au dedans comme
au dehors des choses pour des éclats de foudre.

Faute de modèles, le peintre va prendre bientôt sa propre figure au
premier miroir, pour se jouer, brosse ou burin, à toutes dispositions
d’éclairage. Le «génie étonné» du Hollandais ne tremble pas devant
l’inépuisable émerveillement de l’infinité. Comme Monet fera plus tard,
il a répondu tout droit aux appels de la lumière, et dans un magnifique
corps à corps, il a su dompter l’indomptable. Mais il ne semble pas,
pour cela, qu’il soit au bout de son rêve, et le voilà pétrissant
l’ombre de sa main titanesque pour la heurter aux fulgurances de la
flambée solaire dont il a trouvé le secret dans les oppositions de son
pinceau, pour fondre les frémissements d’une rétine émerveillée. Et
puisque du plus violent contraste a jailli la pleine ardeur de la
fournaise, toutes les transparences de lumières, distinctes ou
confondues, vont fuser en de subtiles ondes d’éclairage pour des
achèvements de sensations que la peinture, à ce jour, n’avait pas
connues.

C’est un miracle, comme le miracle des _Nymphéas_ de Monet, dans le
miroir du _Jardin d’eau_ qui les endort voluptueusement au sein des
nuées. La rencontre d’un monde renversé qui, par des contrastes de
rapports, sollicite de l’œil un affinement des ondes colorées
symphoniquement fondues. Une nouvelle gymnastique oculaire nous donnera
le plus fin réseau de sensations lumineuses par l’effort duquel
s’enrichira la puissance de nos pénétrations.

Dans le coup de foudre de ses oppositions, Rembrandt a mis plus de sa
personnalité. Pour le prodige des _Nymphéas_, Monet a osé suivre la
droite pente de l’observation la plus serrée qui l’a conduit de
l’éclairage changeant des meules aux peupliers, aux cathédrales, aux
Westminster, jusqu’au jour où les méditations de Giverny lui ont fait
découvrir, dans l’eau de l’Epte apaisée, des transpositions de lumières
qui lui ont permis son suprême effort d’interprétation.

Aux derniers jours, mortellement atteint, gardant pour ultime
consolation les derniers rayons de clair-obscur où son imagination
mettait encore de la couleur, évoqua-t-il son œuvre, et osa-t-il, enfin,
se juger? Je ne sais. Il était trop sincère pour avoir l’audace
d’écarter les angoisses du doute. Il était trop grand pour être jamais
satisfait. Tout au plus se voyait-il parfois déconcerté par les
incohérences de la foule.

Un jour je lui racontais que, traversant Vitré, j’arrêtai, sur le
trottoir, un jeune bourgeois élégamment vêtu pour lui demander le chemin
des _Rochers_, le château de Mme de Sévigné.

--Vous devez vous tromper, monsieur, _nous n’avons pas ça ici_, fut la
réponse inattendue.

--Pardonnez-moi, monsieur, mais je croirai plutôt que c’est vous qui
faites erreur, car _je sais_ que Mme de Sévigné a sa statue à Vitré.

--Ah! Vous parlez de cette femme en bronze qui est au Jardin des
Plantes? Eh bien, pour aller au Jardin des Plantes, il faut prendre à
droite...

--La gloire, c’est ça, hein? s’exclama Monet.

--Oui, c’est ça. Est-ce qu’il vous faut des récompenses?

Il éclata de rire, et le chat de porcelaine chinoise, endormi sur son
coussin, comprit que pas n’était besoin de se réveiller pour si peu. Les
pinceaux étaient bientôt repris, et l’ascension aux cimes lointaines
reprenait son cours.

Après l’évocation de l’œuvre immense où s’est lentement formée
l’éducation de notre rétine moderne, comment ne pas nous reporter vers
le maître ouvrier? L’homme a dépensé peut-être le meilleur de lui-même à
s’exprimer par des images. A ces images de nous rendre, de lui, ce
qu’elles en ont gardé. Car si nous pouvons inscrire notre passage, pour
un temps, dans les tourmentes planétaires, où nous nous trouvons à la
fois spectateurs et parties, rien ne saurait nous être plus précieux,
pour nos déterminations de nous-mêmes, que les épreuves de gestes et de
pensées où nos compagnons d’existence ont marqué les étapes des communes
émotivités.

Du monde, nous ne connaissons que des résonances d’ondes aux tentacules
de notre sensibilité. Pour ce qui est de nos essais de fixations des
lumières mouvantes, ils remontent, comme chacun sait, aux dessins
originels de la préhistoire. Ce fut une de nos premières appropriations
du monde extérieur, et, depuis ce jour, nous n’avons pas cessé
d’étendre, de développer nos conquêtes dans les invitations sans fin de
l’espace et du temps.

Puisque ces tableaux qui passent à tous moments devant nos yeux sont la
source vive de nos sensations du monde, et de nous-mêmes en retour, nous
ne cessons d’y puiser les émotions subtiles d’une harmonie universelle
qui couronne notre connaissance d’une auréole de beauté.

Cependant, des états de lumière se succéderont de toutes parts, grâce
aux décompositions et recompositions du spectre des couleurs. Et
l’interprétation sensorielle du peintre acceptera le corps à corps avec
les spectacles du monde pour exprimer des formes par le moyen de lignes
qui n’existent pas dans la nature, et des états de lumière par des
juxtapositions ou des superpositions de couleurs qui ne seront jamais
que de fuyantes compositions.

Sous quelque aspect que ce soit, les relativités de l’homme seront
éternellement aux prises avec ce monstre d’absolu que notre plus haut
accomplissement est de dire, sinon de nous assimiler. Pour que cette
prétention fût justifiée, faudrait-il, en effet, que nous puissions la
réaliser autrement que par un simple verbe indicateur, qui trop souvent
nous abuse, au point de nous faire accepter une interprétation de
relativité pour une dogmatique représentation d’absolu. Quelle somme de
réalités, connues et inconnues, nous faut-il pour une construction
d’apparence?

Je prie qu’on veuille bien excuser ces indications au passage, que Monet
n’était pas tenu d’envisager parce qu’elles n’étaient pas de son
domaine, et qui n’en incombent pas moins à quiconque tentera de mettre
les labeurs de l’art à leur juste place dans l’ensemble de la production
idéaliste de l’humanité.




IV

LE JARDIN DE MONET.--L’ÉTANG DU «JARDIN D’EAU»


L’eau attirait la brosse de Monet. La mer, la Seine, la limpide surface
sommeillante où la corolle rose et blanche des nymphéas apporte des
essaims de feux follets. Il y arrêta quelque temps son pinceau après le
défilé, que nous verrons en son lieu, des meules, des peupliers, des
cathédrales, des Tamise, par séries. A la cimaise, aujourd’hui, les
premiers nymphéas de Monet, de séductions singulières, paraissent bien
sages auprès de l’apothéose des Tuileries. Un jour, il fut question
d’élargir le cadre de ces eaux fleuries jusqu’aux proportions de
panneaux pour quelque salle de fête. Monet regardait, écoutait, ne
disait rien, méditait, assiégé d’obsédantes tentations.

Déjà il avait fait son jardin dont la plus importante partie était d’un
étang de nymphéas. La bordure d’une grande prairie, avec dérivation
d’une branche de l’Epte, avait fourni l’étendue nécessaire, et Monet y
avait apporté l’ardeur d’une imagination résolue. Bientôt les succès
d’horticulture dépassèrent toutes les espérances. Les indifférents même
venaient s’émerveiller au miracle--ne fût-ce que pour dire: «J’ai vu le
jardin de Monet.»

Le jardin de Monet compte parmi ses œuvres, réalisant le charme d’une
adaptation de la nature aux travaux du peintre de la lumière. Un
prolongement d’atelier en plein air, avec des palettes de couleurs
profusément répandues de toutes parts pour les gymnastiques de l’œil, au
travers des appétits de vibrations dont une rétine fiévreuse attend des
joies jamais apaisées. Tel le nourrisson, à peine apparu dans le monde,
tâtonne vers le sein qu’il ignore, et, le rencontrant, ne voudrait pas
le quitter.

Non que les artifices d’éclairage fussent l’affaire de Monet. Tout le
plein de la pleine clarté, ce n’était pas trop pour son œil assoiffé
d’inconnu. Toute l’école du «plein air» dans le sens le plus complet du
mot. Emmener l’homme sous le ciel, et lui proposer d’ouvrir les yeux,
cela ne paraît pas une affaire. Mais la nature n’a rien disposé pour des
effets préconçus. C’est à la rétine, survenue, d’interroger les
éléments, de les disjoindre afin de les grouper pour une cohérence de
sensations dont l’œil est le lieu de rencontre et que la fortune du
peintre sera d’exprimer. Pour l’achèvement d’une telle œuvre, il lui
faut le plus possible de l’univers, à toute heure, devant les yeux. Sans
savoir pourquoi, nos désœuvrés eux-mêmes se dépensent en de vains
déplacements, pour découvrir ce qu’ils ont déjà rencontré partout sans
l’avoir vu, en raison d’une insuffisance rétinienne que le problème de
l’art est précisément d’aviver.

L’homme qui se propose d’exprimer véritablement quelque partie du monde
doit être, lui-même, d’une structure particulièrement compréhensive.
Toute la planète et tout le ciel, et tous les mondes, ce n’est pas trop
pour lui. Il sent, il sait que la diversité des choses n’a pas de
mesure. La merveilleuse fortune de l’œil est dans l’éternel rayonnement
élémentaire en contre-coup de chocs aussi rapides que lointains où l’on
ne peut rencontrer, par d’éternels enchaînements, que des moments de
l’espace et du temps--houles de l’Infini dans les activités simultanées
de l’interdépendance universelle.

Les réactions de nos surfaces de vision sont presque instantanées, ce
qui nous permet toutes adaptations du sujet à l’objet--première
condition de l’art de peindre. Les harmonies de rencontre, le hasard des
heures nous en fournit des tableaux que nous célébrons sous le nom de
«beaux paysages», quand nous ne passons pas tout simplement sans y rien
découvrir. Cela dépend surtout de ce que nous sommes capables d’y
chercher. Une des gloires de l’école moderne fut d’avoir reconnu que la
plaine stérile elle-même peut nous fournir, par le jeu de ses lumières,
une féconde source des plus hautes émotions de beauté.

Bien que la mer ne lui eût pas ménagé les séductions de ses appels,
Monet était un sédentaire. Non qu’il dédaignât rien de la planète. Mais
la vie est brève, et sa besogne d’art le fixait au sol devant les
problèmes du chevalet. Cela, c’était le labeur en soi, l’activité
organique distribuée dans de méthodiques successions d’efforts, en quête
d’une interprétation plus ou moins ardue. Mais la gymnastique, naturelle
ou apprise, de la surface rétinienne fixant, pour un temps de raison,
l’œuvre de transposition par les réactions des sensibilités de partout
et de toujours, où en trouver l’occasion, les moyens, les méthodes en
vue des réalisations de chaque journée?

--Partout, fut la réponse de Monet.

La Renaissance mettait l’école dans l’atelier du Maître--ce qui
facilitait tous moyens d’empirisme, mais n’était que trop propre à la
destruction de l’originalité. On avait découvert la Grèce, ou plutôt
l’hellénisme en dégénérescence. On ne s’était pas encore avisé du ciel,
de la terre et des eaux, pour interprètes de la fabrication mondiale en
perpétuel renouveau. S’il s’agissait vraiment d’exprimer la terre et le
ciel, le temps n’était-il pas venu de sortir d’un enclos de murailles,
pour regarder le monde, comme on dit, «dans le fond des yeux.»

A parler franc, je ne crois pas que Monet ait commencé par se poser tant
de questions. L’équilibre général de sa nature lui commandait l’esprit
philosophique, mais le temps et les moyens lui avaient manqué pour tant
de généralisations. Cependant, il se campait, en joie, devant les
problèmes du dehors et les envisageait d’un œil assuré. Confiant dans la
droiture de ses sensibilités, il s’abandonnait, sans réticences, aux
faciles pentes de sa probe conscience d’homme et d’artiste, qui ne le
trompait pas puisqu’il ne cherchait le succès que dans la vérité. Il
aimait les champs, les fleurs, les bois, la plaine et les halliers, tous
les ciels de toutes les lumières, toutes les montagnes sous le soleil ou
la neige, tous les rivages, toutes les eaux des mares, des fleuves et de
l’Océan calme ou bouleversé, tous les aspects de

[Illustration: Claude MONET.--Waterloo Bridge, temps gris, fumées
(1904)]

l’existence humaine, heureuse ou dolente dans tous les cadres de sa vie
agitée. C’est son ami Renoir, je crois, qui a dit: «Un ruisseau qui fuit
dans l’herbe vaut le sourire de la _Joconde_».

L’atelier, par malheur, ne fournit pas de ces échantillons du dehors qui
s’offrent sous le ciel à tout venant, et que l’étude va chercher où elle
peut, pour les transpositions en vase clos. Et puis, la nécessité
s’impose le plus souvent du labeur en vue d’un succès fructueux. Monet
ne pouvait pas échapper à cet aspect du problème général quand le moment
vint pour lui de passer de «l’étude» au «tableau», c’est-à-dire du vase
clos de l’atelier à celui du salon. Il n’était lui-même qu’au plein air.

Nous ne le verrons pas moins pour les _Nymphéas_, au déclin de sa vie,
ramener à l’atelier ses études du «_Jardin d’eau_» pour des achèvements
de sensations si vivantes qu’aucun cloisonnement ne pourra plus les
déformer. Ainsi le voulait la pratique des grands cadres. Et puis la
familiarité de la lumière avait mis l’œil de l’artiste au-dessus des
défaillances. Ce fut même le plus beau moment des plus subtils
raffinements de visions que Monet rapporta du fond des eaux de son
jardin.

Car ce jardin ne fut, en somme, comme je l’ai dit, qu’un atelier de
plein air. Monet n’en avait pas fait la théorie. Son empirisme était
d’instinct trop sûr pour que l’idée lui vînt de le doctriner. A
parcourir les pays, à s’abreuver partout de la nature, il avait
simplement appris ce que réclamaient les activités de son œil dans les
directions où l’appelait le génie de son art en quête d’une perfection
d’achèvements.

Il n’est pas besoin de savoir comment il fit son jardin. Il est bien
certain qu’il le fit tel que son œil le commanda successivement, aux
invitations de chaque journée, pour la satisfaction de ses appétits de
couleurs. Quand on vous aura dit que le jardin de Monet est traversé par
une route à automobiles, par le chemin de fer de Gisors et par un
embranchement de la rivière l’Epte, peut-être penserez-vous que l’unité
n’en doit pas être le trait dominant. A quoi cela ressemble-t-il? A tout
et à rien. Sans la route, sans le chemin de fer, sans la rivière qui
appelle les pêcheurs, on aurait pu, peut-être, y trouver l’isolement. Eh
bien, c’est justement le miracle: on y est à l’abri de tous les
importuns.

De la maison à la route, des faisceaux d’arcs-en-ciel de toutes les
fleurs, de toutes les colorations de féeries, tombent de la voûte
céleste en un étalage de cascades flambantes, appelées de l’œil du
peintre, à certaines heures, pour ses grandes douches de torrents
lumineux. Monet aimait la fleur, pour elle-même, pour les légèretés, les
envolées de sa figure, pour le drame d’amour qu’elle irradie avec un
éclat d’insolence, pour les flammèches profuses de teintes tendres ou
violentes qui s’étalent agressivement parmi les rosiers géants où se
lyrisent des yeux las des proses de la vie.

Un mur surmonté d’une grille, des arbres et l’encaissement de la route
font qu’il n’y a point à redouter l’œil du passant. Par ces petites
allées bourgeoises à la disposition de l’unique promeneur, Monet,
familier avec chaque touffe de floraison discrète ou tapageuse, ne
manquait pas d’accomplir, chaque matin, la cérémonie du premier salut
réclamée par l’insatiable sollicitation des yeux.

Une porte permet de traverser la route, une clef de franchir le talus de
la voie ferrée, que des entassements de grands rhododendrons et un haut
grillage de rosiers grimpants isolent de toutes parts. Les voyageurs ne
pouvaient pas se plaindre de côtoyer un immense bouquet de fleurs, et
Monet, à quelques pas d’eux, absorbé dans le miroir de son étang,
n’entendait même pas le train.

Pour le reste du jardin, ce n’est, à proprement parler, qu’un silencieux
étang fleuri d’éclatants nymphéas, jusque sous l’arc englyciné d’un pont
japonais qui fait tableau--seule concession au romantisme de ces lieux.
Du côté de la voie ferrée, les grands peupliers, les saules dont on voit
pendre les branches aux panneaux des Tuileries, une presqu’île de grands
bambous touffus, jungle cernée par le courant des eaux vives où
serpentent des herbes joyeuses. Le chemin de ronde en treillages de
rosiers grimpants ouvre des arceaux d’ardentes couleurs sur la verdure
de l’immense prairie qui s’étend jusqu’aux coteaux de la Seine. Il n’en
faut pas davantage pour faire un paradisiaque séjour où l’œil humain
butine tour à tour, pour d’incomparables fêtes, toutes harmonies de
lumières dont la terre et le soleil peuvent exalter, jusque dans les
accalmies de la terre bourdonnante, l’heureux éclair des visions les
plus grandioses comme des plus ténues.

Dans le miroir de son étang, parmi les lourdes dalles du feuillage
aquatique cernées des nuages, sursaute un éclat de pétales en proie aux
reptations de la nuée d’où surgira tour à tour la flamme des eaux ou la
splendeur des apaisements célestes. C’est là que Monet venait chercher
raffinement des sensations les plus aiguës. Pendant des heures, il
restait là, sans mouvement, sans voix, dans son fauteuil, fouillant de
ses regards, cherchant à lire dans leurs reflets, ces dessous des choses
éclairés, au passage, des lueurs insaisissables où se dérobent les
mystères. Le dédain de la parole pour affronter le silence des fugitives
harmonies. Voir, n’était-ce pas comprendre? Et, pour voir, rien que
d’apprendre à regarder. Regarder au dehors, au dedans, regarder de
toutes parts, pour exalter les sensations de l’homme dans tous les
frémissements de l’univers. L’eau buvait la lumière, et la transposait,
la sublimait au plus vif, avant de la retourner aux sensibilités
rétiniennes étonnées de réactions inconnues.

Là git, à proprement dire, le miracle des _Nymphéas_ qui nous représente
l’ordre des choses autrement que, jusqu’ici, nous ne l’avons observé.
Rapports nouveaux, lumières nouvelles. Aspects toujours changeants d’un
univers qui s’ignore, et cependant s’exprime en nos sensations. Nous
admettre à des émotions inconnues jusque-là, n’est-ce pas obtenir de
l’Infini muet de nouveaux états d’assimilation? N’est-ce pas pénétrer
plus avant dans le monde lui-même, dans le monde impénétrable? Voilà ce
qu’a découvert Monet en regardant le ciel dans l’eau de son jardin. Et
voilà ce qu’à notre tour, il prétend nous révéler. Beaucoup d’humains
seront rebelles, la plupart indifférents. «Un public», dira-t-on, n’est
pas beaucoup plus qu’un bruit de méconnaissances. A tout hasard, soyons
reconnaissants des silences qui sont parfois l’une des premières formes
de l’admiration.

De l’exécution, je ne veux rien dire encore. Elle est ce qu’elle ne
pouvait pas ne pas être, puisqu’elle nous donne l’extase d’un
développement de réalités. Cette émotion, qui ne l’a ressentie, même
sans la bien comprendre tout d’abord, devant le coup de théâtre des
_Nymphéas_?

Dans l’ensemble, toutes dispositions du monde universel tiennent de trop
près à celles qui nous meuvent pour se manifester autrement que par des
correspondances d’activités--parfois trop distantes pour que nous
puissions, aisément, en saisir les liens. Il le faudrait cependant,
puisque notre conscience des choses n’est rien que l’image réfléchie du
monde par l’humaine sensibilité au passage des spectacles que nous
figurent le jeu de nos sensations. Qu’en conclure, sinon qu’il y a
autant d’aspects du monde que de temps de réactivités, qui, d’ailleurs,
se confondent dans l’éclair des ondes universelles où notre évolution
peut nous laisser les chances d’un discernement progressif. C’est
l’heureux caractère de ces images (avec leur marge d’inconnu), qu’elles
nous révèlent les liaisons universelles des antécédences à des
successions de conséquences qui sont éternellement en chemin.

Ainsi recevons-nous simultanément sur notre écran visuel (lui-même en
perpétuel changement), des indications plus ou moins coordonnées de ce
qui a été et de ce qui est en voie d’être par les relais insaisissables
de l’Infinité. Et par cette raison même, ne voilà-t-il pas que l’œil,
engagé sur les plans invertis de l’eau dormante et du ciel, en leurs
agitations profondes, poursuit imaginativement le phénomène sans jamais
trouver une éventuelle fixation du temps et de l’espace dans l’éternel
devenir.

Ainsi, Monet a peint l’action, l’action de l’univers aux prises avec
lui-même, pour se faire et se continuer à travers des étapes
d’instantanés surpris aux surfaces réfléchissantes de son étang de
Nymphéas. Ce drame couronné par l’éclair d’incendie dont nous aveugle,
au dernier panneau des Tuileries, le soleil couchant dans les roseaux
desséchés du marécage hivernal, où renaîtront les fleurs enchanteresses
du printemps en préparation dans l’abîme insondable des renouvellements
éternels.




V

LE PUBLIC


L’art veut un public, pour des communications, des contagions de
sensibilités, c’est-à-dire une hasardeuse rencontre de «juges»
diversement qualifiés pour prononcer, d’une souveraineté provisoire, sur
des matières où beaucoup auraient besoin d’apprendre avant de décider.
C’est par ce même procédé d’empirisme que s’établit l’autorité des
premières «connaissances» humaines. Depuis l’entrée en jeu des
vérifications d’expérience, la question de savoir si l’on connaît ou si
l’on rêve, se trouve renvoyée aux contrôles de l’observation positive
qui prononce jusqu’au prochain développement d’expérience, renforcé d’un
supplément de vérification. Pour l’émotion de la nature, ou de l’art qui
prétend l’exprimer, le cas n’est pas très dissemblable--le problème
étant moins d’une émotion déterminée que de sa justification aux yeux
d’un public armé du droit de dire et de se contredire indéfiniment.

Dans l’ordre du développement intellectuel aussi bien qu’émotif, chacun
s’arrête au point qui lui paraît s’accommoder le mieux à la mesure de
son intelligence. Révélations, mythes, légendes, doctrines plus ou
moins heureusement fondées, chacun prend, ou est supposé prendre
position dans tous les différends de l’humanité. L’un dit oui, l’autre
non, et ceux qui, pour des raisons publiques ou secrètes, préfèrent ne
rien dire, sont gracieusement dispensés de la place de Grève, où l’on a
même renoncé à faire brûler les livres par la main du bourreau.

Au vrai, nous n’empêcherons jamais les hommes de différer, mais des
moyennes d’approximations peuvent nous permettre des accords de paix
provisoire, nécessaires à nos évolutions de sensibilité. C’est tout le
fondement de notre «civilisation» où l’acquisition et le développement
de nos connaissances et de nos émotions sont simultanément impliqués.

Les épreuves de sensibilité d’où naît la connaissance nous mènent à un
état de pénétration des rapports positivement observés, et bien que là
soit le critérium profond de notre intelligence, ce n’est qu’à
grand’peine et après de longs âges, que nous arrivons, sur quelques
points, à nous accorder. En revanche, si notre sensibilité, au lieu de
s’ordonner pour suivre son cours vers des déterminations de rapports qui
font la connaissance, s’abandonne au plein de ses réactions, justes ou
faussées, il en résultera des états d’émotion organique qui pourront, un
jour, réunir magnifiquement les foules en des explosions d’enthousiasme
commun, mais ne soutiendront pas longtemps l’épreuve de la durée. C’est
dans le résidu de ces flambées d’émotions passagères, qui exercent
momentanément sur nous un si puissant empire, que pourra se manifester,
à la chance des jours, ce fond commun d’opinions médiocres dont
l’autorité est si vivement recherchée par la foule à titre de décisions
infaillibles.

Qu’est-ce donc que ce _public d’art_, qui ne diffère de celui de la
science que parce que ce dernier est tenu d’analyser son jugement, dans
un cadre d’objectivité, tandis que le porteur d’interprétations émotives
est admis à n’invoquer que la simple satisfaction de sa propre
sensibilité? d’où la topique réponse de Sainte-Beuve à Chateaubriand
apologiste de la foi: _Il ne s’agit pas de savoir_ SI C’EST BEAU. _Il
s’agit de savoir_ SI C’EST VRAI.

L’homme primitif, que prolonge si remarquablement notre théologie, nous
fournit encore aujourd’hui sur le monde et sur l’homme lui-même, des
jugements périmés auxquels la plupart de nos contemporains attachent
plus de prix qu’aux observations positives les plus sûrement vérifiées.
Le prétendu «juge» peut être de jugement sain. Il peut être de jugement
faussé. Il peut avoir des éléments de connaissance ou en être totalement
dépourvu. Un jugement d’instinct peut rencontrer juste, aussi bien que
se laisser dévoyer. Il est soumis lui-même, à des critiques hasardeuses
dont l’accumulation, pour beaucoup, tiendront lieu de vérité. Quelles
sommes d’ignorances, de méconnaissances, et de connaissances faut-il
donc associer pour un jugement «autorisé»?

Le public à l’intention duquel se préparait Monet, était d’esprit
romantique, c’est-à-dire de cette sorte d’esthètes qui n’admettent pas
la nature sans un apprêt d’humanité. Il faut bien qu’il y ait de nous
dans nos compréhensions de rapports élémentaires, puisque le monde
infini est à l’homme ce que l’absolu est à la relativité. Mais cela ne
me paraît pas nécessairement une raison pour des fioritures de
subjectivité. Quand un névrosé me propose de régler l’univers à la
fantaisie de ses décrets, je me réfugie d’abord dans la sagesse qui me
paraît être d’accepter l’univers tel qu’il est.

Le «public» de Monet avait admiré de grands peintres qui, dans
l’interprétation de la lumière, demeuraient loin des sensations de nos
présentes journées. De ce public, dont il avait besoin, pourtant, Monet
ne s’occupait guère--tout entier à l’idée de rester fidèle aux élans de
son inspiration. J’ai toujours présentes à la mémoire ses premières
ébauches du port du Hâvre, et j’ai gardé très nette la surprise de cet
état nouveau de lumière d’où nous venait une sensation de vibrante
réalité. Rien encore ne permettait de prévoir quels chemins allaient
s’ouvrir à l’anxiété douloureuse du regard interrogateur. Puissant dans
la synthèse, Monet disposait librement de la somme d’analyse nécessaire
à la mise en place des matériaux de ses constructions de lumières. On le
vit bien dès les premières ébauches hâvraises que nous retrouverons
bientôt sous le marteau du commissaire-priseur.

C’est au Quartier Latin que je fis sa connaissance. Mes aventures de
l’hôpital à Mazas me tenaient fort occupé. Il peignait je ne sais où.
Nous fûmes vite en sympathie. Mais nos rencontres n’étaient pas
fréquentes. Des amis communs nous réunissaient quelquefois. Le docteur
Paul Dubois, de Nantes, qui alla s’installer rue de Maubeuge aussitôt sa
thèse passée, Antonin Lafont, de Castelsarrasin, qui fut député de
Paris. A ces deux camarades, il avait donné quelques marines. Déjà l’on
se disait avec une pointe d’orgueil: «_C’est du Monet._» Et ces paroles
avaient un sens, car elles exprimaient l’étonnement, l’admiration même
d’une brosse hardie, encore inexpérimentée, mais probe dans l’exécution,
et prompte dans la mise au point de sa volonté.

A la mort, tant regrettée, de notre cher ami, le docteur Paul Dubois, le
mobilier dut passer par l’Hôtel des Ventes, et il me souvient qu’un
frisson de surprise courut parmi les spectateurs quand un petit homme,
d’aspect bourgeois, avec des yeux de diamant noir et un sourire
d’intense satisfaction, se fit adjuger, sans concurrence, deux ébauches
de Monet au prix de trois cents francs l’une, spontanément offerts avant
que le commissaire-priseur en ait demandé une somme qui eût été
certainement très inférieure. Chacun de regarder cet étrange Crésus avec
une vive curiosité, tandis qu’après avoir réglé son compte, il se
retirait en emportant sous son bras les deux tableaux que personne ne
lui disputait.

Bientôt on sut le nom du personnage. Ce n’était rien de moins que M.
Durand-Ruel, bien connu comme un de nos plus fins experts en matière de
peinture, dont l’acte ne se pouvait expliquer que par le dessein de
maintenir, dès ce jour, un tarif au-dessous duquel il avait résolu de ne
pas laisser descendre le nom d’un artiste dont il pressentait l’avenir.
Monet avait fait sa connaissance en 1870 à Londres, présenté par
Daubigny.

Conservateur passionné dans l’ordre des idées générales, M. Durand-Ruel
était et demeura résolument novateur en matière de peinture. Le sens
aigu de la lumière qui le caractérisait avait pressenti le futur peintre
des _Meules_ changeantes à cette jeune intrépidité du pinceau qui
balançait si résolument les cheminées rouges sur la houle à l’entrée du
port. Entraîné par une incomparable sûreté de jugement, Durand-Ruel,
d’une audace qui correspondait à celle de l’artiste lui-même,
_entreprit_ «l’exploitation artistique» du futur chef de l’école dite
«_impressionniste_» d’après un tableau du soleil couchant intitulé
«_Impression_». Monet, alors, avait trente ans.

L’expert et l’artiste se lièrent d’amitié. Grâce à quoi Monet put
s’abandonner librement à des inspirations qui devaient le porter au plus
haut de son art. Qui sait? L’obstinée persévérance du peintre eût
peut-être rencontré quelque coup de fortune sous la forme d’un
admirateur faisant autorité. Mais peut-être aussi Monet se serait-il vu
condamné à entasser des chefs-d’œuvre dont le mérite n’aurait été
reconnu qu’après sa mort.

La confiance en soi, qui caractérise le génie, n’exclut pas toujours,
comme on pourrait croire, un besoin (parfois maladif) de l’approbation
extérieure. C’est une question de mesure. Monet n’avait pas besoin du
public pour juger personnellement son œuvre. Mais le plus grand peintre
ne peint pas exclusivement pour lui-même, et, puisque son organisme
rétinien évolue, comme tous autres, en correspondance d’un public plus
ou moins éclairé, il est inévitable qu’une moyenne d’accords
s’établisse, avec le temps, sur son nom. Le point décisif est que, le
temps, c’est, pour nous, de la vie qui tombe, sans compter, au sablier
de l’éternel écoulement, et que ce qui nous en échappe ne nous sera pas
retourné. Le temps, c’est de la joie appelée qui s’enfuit au moment
d’apparaître. C’est de la douleur, aussi, qu’on n’évite, au passage,
qu’à la condition de la retrouver plus tard là où on ne l’attendait pas.

L’homme anxieux de vivre avant tout, de lui-même, est supposé faire
injure à la majorité de ses contemporains, qui, pour la plupart, ont
besoin d’autrui pour se faire utilitairement une moyenne de vie neutre,
sans choquer ceux qui, par de trop bonnes raisons, n’offensent qui que
ce soit de leur personnalité. De quels tourments Durand-Ruel sauva Monet
en lui permettant d’être et de demeurer lui-même à travers toutes
entreprises des coalitions de médiocrités! Grâces lui soient rendues.
Par lui, Monet ne fut pas seulement aidé d’achats. Au plus fort de la
bataille, quand le bon idéaliste sentait à ses côtés l’entrain de ferme
confiance qui annonçait la foi en l’avenir, un réconfort des profondeurs
enhardissait la brosse merveilleuse qui ne pouvait conduire son œuvre
qu’à la condition d’oser toujours davantage, c’est-à-dire de n’atteindre
jamais complètement le résultat cherché. Le plus beau succès s’enveloppe
souvent d’un tissu de revers. Le soldat qui s’attarde à ses blessures a
chance de ne pas connaître la plus belle victoire, celle qu’on remporte
sur soi-même en fin de journée.

C’était déjà un très remarquable «succès». Avant que Durand-Ruel, à
l’Hôtel des Ventes, jetât sur le tapis ses trois cents francs pour une
simple ébauche, la période initiale nous montre, à 50 francs l’un, le
marché des tableaux de Monet. La somme infime ne permettant pas qu’on y
inscrivît le bénéfice du marchand, il fallait que Monet allât offrir
lui-même sa marchandise aux amateurs.

Y avait-il des amateurs? Eh oui, Paris est la ville des miracles. Il
n’est pas de mouvements de la pensée qui n’y rencontre, avec de bruyants
adversaires, des adeptes prêts à s’assimiler des vues nouvelles, pour se
constituer, sous quelque nom d’apparat, en un groupe de «précurseurs».
Le nom d’Édouard Manet avait déjà retenti[C]. D’autres noms, qui sont
devenus grands, allaient suivre. Il en survivra un beau bataillon d’art
qui sera l’honneur de notre pays, Manet, Boudin, Monet, Renoir, Pissaro,
Sisley, Degas, Jongkind, Caillebotte, Cézanne, Berthe Morizot, miss
Cassatt. A noter que Cézanne eut à lutter contre les résistances de
Monet lui-même, qui finit par l’admettre aux honneurs de sa chambre, où
figuraient en belle place des œuvres éminentes de ses camarades de
combat. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’enseignement de l’école
«impressionniste», dont Claude Monet se trouva le chef, domina
l’ensemble des productions artistiques de ce temps.

Personne ne se serait avisé d’un tel jugement quand le peintre allait,
de porte en porte, chez l’amateur, promener ses panneaux hasardeux. Pour
50 francs, vous aviez un Monet. Il y avait aussi beaucoup de braves gens
qui se refusaient à la gloire de cette aventure. Et, cependant, de ces
hâtifs morceaux de jeunesse, quelques-uns ont survécu que les musées se
disputent aujourd’hui à des taux imprévus.

Au premier rang des clients bourgeois de la jeune école, se trouvait
Faure, le baryton bien connu, qui soignait une réputation de
«connaisseur en peinture» laborieusement acquise dans le monde qui va
des abonnés aux étoiles de l’Opéra. L’excellent homme en était au point
de pouvoir impunément se permettre des fantaisies, et la plus explicable
de toutes était naturellement de quelques traits de singularité en
dehors des conventions du jour. Il choisit _l’école impressionniste_
pour l’objet de son enthousiasme, et devint le protecteur, et même
«l’ami», des principaux «maîtres». Il possédait de beaux Manet qui ne
l’avaient pas ruiné, et misait quelquefois sur de simples Monet, pour
donner du relief à sa mécénienne bienveillance. A cet effet, le bon
Claude Monet venait, de temps à autre, chez son célèbre client lui
offrir des toiles, à 50 francs l’une, dont le grand baryton faisait
emplette quand il était dans ses bons jours.

Un beau matin, l’artiste se présente sans bruit, son tableau sous le
bras, chez le glorieux acheteur. Faure était bienveillant et d’accueil
aimable.

--Je suis content de vous voir, cher ami, surtout si vous m’apportez un
chef-d’œuvre.

--Je ne sais pas. J’ai fait de mon mieux.

--Voyons. Ah! ah! Mais ce n’est pas ça du tout, mon cher enfant. Si
j’achète vos tableaux sans marchander, c’est pour la peinture. Ici, il
n’y a pas de peinture. Vous avez oublié, évidemment. Rien que de la
toile, ce n’est pas assez. Remportez-moi ça. Mettez-y de la peinture, et
je l’achèterai peut-être. Vous voyez que je suis bon garçon, hein? Au
fait, maintenant, vous pouvez bien me le dire. Qu’est-ce que vous croyez
que ça représente?

--Je ne crois pas. Je sais que ça représente le lever du soleil dans le
brouillard de Vétheuil, sur la Seine. J’étais de bonne heure dans mon
petit canot, attendant l’effet de lumière. Le soleil a paru, et moi, au
risque de vous déplaire, j’ai peint ce que je voyais. C’est peut-être
pour cela que vous ne l’aimez pas.

--Ah! ah! je comprends très bien maintenant. Il faut savoir. Ah! oui, la
Seine, et puis la brume qui, aux premières fusées de lumière, brouille
la vue. On ne voit pas très bien. Mais c’est la faute du brouillard,
n’est-ce pas? Tout de même, il n’y a pas assez de peinture. Mettez un
peu plus de peinture, et je suis bien capable d’acheter le tableau.

Monet, philosophe, rentre chez lui et met son panneau dans un coin, face
au mur.

Six ans après, en 1879, il a un atelier où les «amateurs» lui rendent
visite pour d’éventuelles revanches. Voici précisément Faure lui-même,
en quête de «quelque

[Illustration: Claude MONET.--Vetheuil.]

chose» à sa convenance. _Le Lever du soleil à Vétheuil_ est sur un
chevalet.

--Ah! vous avez là une assez jolie chose, cher ami. Une brume de clarté.
L’église, les tourelles, les pavillons, les corniches de blancheurs qui
percent la nuée... le village, qu’on ne voit pas, se reflète dans le
fleuve... En voulez-vous six cents francs?

Et Monet, redressé, tout vibrant:

--Vous avez donc oublié que vous m’en avez refusé cinquante francs, il y
a six ans. Eh bien, aujourd’hui, je vais vous dire une chose. Non
seulement vous ne l’aurez pas pour 50 francs, ni pour 600, mais si vous
m’en offriez 50 000 francs, vous ne l’auriez pas davantage.

Et le baryton s’en alla, dégonflé.

Ce qui fait le beau de l’histoire, c’est que _le Lever du soleil sur
Vétheuil_ est toujours là, l’artiste n’ayant jamais accepté de s’en
défaire. Il est au mur de l’atelier du rez-de-chaussée, à Giverny, sous
l’œil des visiteurs, pour attester la gloire historique de la toile
rebutée. Monet avait trente-trois ans. Nous possédons là l’éclatant
témoignage de la voie douloureuse du néant à l’apothéose, marquée
d’étapes cruelles, où s’atteste l’incompréhension d’un public aveuglé,
qui prétend juger en dernier ressort. Le plus précieux document sur les
formations de notre peinture dans ses recherches laborieuses des plus
subtiles dispersions de la lumière. _Le Lever du soleil sur Vétheuil_,
avec ses reflets de brume et de blancheurs sur la Seine, se trouva le
coup de clairon qui annonçait le lever du rideau sur l’étang des
_Nymphéas_.




VI

LA LUTTE A OUTRANCE


Aujourd’hui, encore, après la bataille acharnée d’un demi-siècle, dont
l’événement fut la révélation des _Nymphéas_, plus d’un œil «exercé» se
rencontrera peut-être encore pour une suprême résistance aux fanfares de
la victoire gagnée. Cela pourrait étonner quelques-uns. Puisque la
fortune m’a permis d’en prendre mon infime part, comme spectateur, en
quelques péripéties du combat, j’ai peut-être le droit de rappeler ce
que fut cette lutte sans merci où les hommes tels que Monet, Degas,
etc., s’engagèrent, pour la vie ou la mort, sous le feu des canonnades
sauvages d’une troupe d’aveugles-nés, en guerre contre les rayons du
soleil.

Considérez que Faure, qui refusait de payer 50 francs _le Lever du
soleil sur Vétheuil_, était couvert d’injures pour ses achats précédents
de toiles honnies. On oublie trop aisément ce que fut cette impitoyable
mêlée où longtemps il parut que la fortune ennemie devait l’emporter de
haute lutte sur des novateurs injuriés, bafoués, traités avec le dernier
mépris par les critiques les plus autorisés du monde officiel,
dispensateur des incongruités budgétaires. Il fallut une rencontre de
circonstances particulières pour faire entrer _l’Olympia_ au Louvre. On
n’a peut-être pas oublié que _l’Enterrement d’Ornans_ demeura longtemps
caché dans l’ombre d’un réduit obscur où les visiteurs de notre grand
musée se trouvaient hors d’état de le découvrir. Un jour, passant avec
Monet devant cet immortel chef-d’œuvre, je lui disais:

--Eh bien, moi, si après tout ce que nous venons de voir, on me
permettait d’emporter une toile, c’est celle-ci que je choisirais.

--Et moi, répondit-il tout d’un trait, ce serait _l’Embarquement pour
Cythère_.

Ainsi voilà le chef de l’école dénoncée avec tant de virulence par la
critique officielle comme le négateur de l’art, qui se classe, avant
tout, parmi les fidèles de la lumière éthérée de Watteau, qu’il rejoint
en souriant, sous des torrents d’injures. Nous découvrons, aujourd’hui,
qu’il avait des raisons fondamentales pour cela.

Voyons donc, en courant, quelques aspects de la bataille. Le récit en a
été sommairement fait par Gustave Geffroy, avec pièces à l’appui, dans
son livre, fortement documenté, sur Claude Monet. Je ne puis qu’y
renvoyer le lecteur. Il me sera permis de risquer simplement quelques
brèves citations, afin de caractériser, à ce moment, l’état des esprits.
L’extravagance de la polémique rend la documentation nécessaire, car,
dans le présent triomphe de la nouvelle école de peinture, on a
peut-être un peu trop vite oublié par quels torrents de grossières
injures furent accueillis des jeunes hommes dont la seule offense était
la recherche d’un surcroît de vérité dans les interprétations de la
nature.

A la première exposition des impressionnistes (1874), suivie d’une vente
à l’hôtel Drouot, _le Charivari_, sans malveillance systématique,
écrivait: «Cette peinture, à la fois vague et brutale, nous paraît être
à la fois l’affirmation de l’ignorance et la négation du beau comme du
vrai. Nous sommes assez harcelés par les fausses excentricités, et il
est trop commode d’appeler l’attention en faisant _plus mauvais que
personne n’osa jamais faire_.»

Ce n’était qu’une entrée en matière. Les prix furent dérisoires. Le
commentaire du _Figaro_ n’était pas fait pour préparer une revanche:
«C’est en couleur ce que sont en musique certaines rêveries de Wagner.
L’impression que procurent «les «impressionnistes» est _celle d’un chat
qui se promènerait sur le clavier d’un piano, ou d’un singe qui se
serait emparé d’une boîte à couleurs_.»

Dernière exposition (1876). Appréciation de M. Albert Wolff dans le même
_Figaro_:

«La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un
nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez
Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. Le passant
inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à
ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel: cinq ou six aliénés,
dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de
l’ambition, s’y sont donné rendez-vous pour exposer leurs œuvres... Ils
prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard
quelques tons et signent le tout. C’est ainsi qu’à Ville-Évrard, _des
esprits égarés ramassent des cailloux sur leur chemin et se figurent
qu’ils ont trouvé des diamants_.»

Après avoir expliqué qu’il ne faut parler «_ni de dessin, ni de
couleur_» à Degas, le même Albert Wolff continue: «Et c’est cet amas de
choses grossières qu’on expose en public, sans songer aux conséquences
fatales qu’elles peuvent entraîner. Hier, on a arrêté rue Le Peletier un
pauvre homme qui, en sortant de cette exposition, mordait les
passants... Les membres de ce cénacle, sachant fort bien que _l’absence
complète de toute éducation artistique_ leur défend à jamais de franchir
le fossé profond qui sépare une tentative d’une œuvre d’art, etc.,
etc...»

Je regrette d’être obligé de mentionner le nom de M. Huysmans (1880)
dans cette fâcheuse série. Il renvoie Monet et ses amis au docteur
Charcot, «auteur d’expériences sur la perception des couleurs chez les
hystériques de la Salpétrière et les malades du système nerveux.» Monet
avait déjà, à cette époque, peint quelques-unes de ses fortes toiles. M.
Huysmans s’est suffisamment répondu à lui-même, en prenant part à la
souscription pour donner _l’Olympia_ au Louvre.

Enfin, voici le jugement de M. Roger Ballu, _inspecteur des Beaux-Arts_
(1877). «MM. Claude Monet et Cézanne, heureux de se produire, ont
exposé, le premier trente toiles, le second quatorze. Il faut les avoir
vues pour s’imaginer ce qu’elles sont. Elles provoquent le rire et sont
lamentables. _Elles dénotent la plus profonde ignorance du dessin, de la
composition, du coloris._ Quand les enfants s’amusent avec du papier et
des couleurs, ils font mieux.»

Après ces débordements d’extravagances, quelques défenseurs, toutefois,
se mirent en ligne. Mais il fallut du temps pour en faire une troupe
avec laquelle les «Philistins» de l’imagerie courante fussent tenus de
compter. Dès 1876, avec des précautions de langage, Castagnary prenait
nettement position. «J’ai vu poindre l’aube de ce retour à la simplicité
franche, écrit-il dans _le Siècle_, mais je ne croyais pas que ces
progrès fussent si rapides. Ils sont flagrants. Ils éclatent, cette
année. La jeunesse y est lancée tout entière, et _sans s’en rendre
compte_, la foule donne raison aux novateurs. Ce sont les tableaux
exécutés sur nature, avec l’unique préoccupation de rendre justice, qui
attirent... Eh bien, les impressionnistes ont eu une part dans ce
mouvement... Pour ces peintres, le plein air est une délectation, la
recherche de tons clairs et l’éloignement du bitume un véritable acte de
foi.»

Burty, non moins bien qualifié, rédigeait en excellents termes le
catalogue de l’exposition de 1875, non sans faire «des réserves sur les
rudesses de la touche, le sommaire des dessins, le précieux de certaines
indications». Car on ne pouvait pas, ou plutôt on n’osait pas défendre
«les impressionnistes» sans des rectrictions destinées à ménager le
public.

Tout cela pour conduire cette belle jeunesse à des assauts de
difficultés financières trop lamentablement constatées par la lettre
suivante (1875) d’Édouard Manet à Théodore Duret:

         «Mon cher Duret,

     «Je suis allé voir Monet hier. Je l’ai trouvé navré et tout à fait
     à la côte. Il m’a demandé de lui trouver quelqu’un qui lui
     prendrait au choix dix à vingt tableaux, à raison de cent francs.
     Voulez-vous que nous fassions l’affaire à nous deux, soit cinq
     cents francs pour chacun?

     «Bien entendu, chacun, et lui le premier, ignoreront que c’est nous
     qui faisons l’affaire. J’avais pensé à un marchand ou à un amateur
     quelconque, mais j’entrevois la possibilité d’un refus.

     «Il faut malheureusement s’y connaître, comme nous, pour faire,
     malgré la répugnance qu’on pourrait avoir, une excellente affaire,
     et en même temps rendre service à un homme de talent. Répondez-moi
     le plus tôt possible, ou assignez-moi un rendez-vous.

     «Amitiés.

                                                            «E. MANET.»

Cette lettre, si honorable pour tout le monde, n’a pas besoin de
commentaires. Il ne manqua pas, d’ailleurs, d’autres témoignages
d’amitié qui, aux heures de doute, dans le succès même, ne lui furent
pas moins précieux. Témoin la lettre suivante d’Octave Mirbeau qu’il
faudrait dater probablement de 1885 à 1890:

«Voyons, voyons, raisonnez-vous un peu. Vous êtes perdu parce que la
neige a fondu au lieu de rester sur la terre, comme vous l’eussiez
désiré. C’est de l’enfantillage. Il n’y a qu’une chose qui doit vous
préoccuper. C’est votre art. Êtes-vous en progrès, ou bien êtes-vous en
décadence? Voilà les deux seules questions qui doivent se poser à vous.
Eh bien, mon ami, je vous le dis et croyez-moi. Depuis trois ans, vous
avez fait des pas de géant. Vous avez découvert des choses nouvelles.
Votre art s’est élargi; il a embrassé ce qui est possible. Vous êtes,
de ce temps, le seul artiste qui ayez doté la peinture de quelque chose
qu’elle n’avait pas. Et votre vision s’élargit encore. Vous êtes en
pleine puissance de vous-même. Le plus fort, et le plus subtil aussi;
celui qui laissera après soi le plus d’influence. Et vous dites que vous
êtes f...? Quand vous-même vous me disiez l’autre jour, à propos de
votre figure au soleil: «C’était quelque chose que je n’avais pas fait
encore; un frisson que ma peinture n’avait pas encore donné.» Et
maintenant, vous êtes f.... Vous bafouillez, mon bon Monet, et c’est
triste qu’un homme de votre temps, rare, de votre talent, unique, en
soit à radoter sur ces stupidités. Et ce n’est pas mon avis seul. C’est
l’opinion de tous ceux qui vous suivent, et qui vous aiment. A chaque
campagne, dit-on, ce diable de Monet nous donne encore autre chose. Il y
a encore plus de profondeur, plus de pénétration, plus d’exécution. Et
c’est la vérité pure. La vérité aussi, c’est que vous éprouvez, sans
vous en douter, peut-être, un malaise purement physique et purement
critique. Cela a des répercussions sur le moral, comme la plupart des
affections. Il s’agit de faire disparaître ce malaise et le reste
s’évanouira. Tous les hommes de votre âge ont passé et passeront par
là.»

Édouard Manet, pour avoir succombé trop tôt, est mort pauvre, et Monet,
vieillissant, s’enrichit. Quand il offrait 500 francs pour venir en aide
à son ami, Manet apportait probablement tout ce qu’il avait de
disponible. Plus tard, quand Monet vendit enfin ses tableaux, il
prodigua l’aide de toutes parts autour de lui. Les deux cœurs étaient
dignes l’un de l’autre.

--Et la revanche? demandait-on plus tard à Durand-Ruel.

Et celui-ci de répondre:

--Elle est complète. Un tableau que je me souviens d’avoir retiré à 110
francs, fit plus tard 70 000 francs en vente publique. Un autre, acheté
50 francs, revendu je ne sais combien de fois--tous les amateurs
successifs y perdaient leur esprit--est monté à plus de 100 000 francs,
ces derniers temps.

La revanche, en effet, me paraît notable, mais j’avoue qu’elle ne me
suffirait pas plus qu’à Monet lui-même, si cette hausse de valeur
monétaire ne correspondait pas à une appréciation sincèrement
enthousiaste de l’œuvre accomplie. Je n’oublie pas que le public peut se
tromper, même le public dit «éclairé», qui nous impose, dans la grande
salle du Louvre, l’_Apothéose d’Homère_, la _Jeanne d’Arc_ et _la
Sultane_, à côté du _Portrait de Monet_ par lui-même, de _l’Olympia_, de
_l’Enterrement d’Ornans_, et de tant d’autres chefs-d’œuvre. Mais on
peut attendre de ce même public qu’il accomplisse l’évolution
inévitable, quand le naturel développement de sa vision l’entraînera
vers des états de sensibilité qui lui permettront de s’assimiler d’une
façon de plus en plus approchée les spectacles du monde changeant. Le
monde est gouverné par des lois, non, comme on l’a cru trop longtemps,
par des fantaisies, et la loi suprême étant d’une évolution continue
vers des harmonies successives, tout ce qui concorde avec cet état de
choses peut être provisoirement tenu pour acquis.




VII

RÉVOLUTION DE CATHÉDRALES


Je ne vais pas suivre Monet d’exposition en exposition, ni faire
l’histoire des admirables peintures dont j’ai retrouvé plusieurs en
Amérique, notamment dans la belle collection Potter Palmer. Il me
suffit, pour mon sujet, de noter les grandes étapes de Vétheuil aux
Meules, aux peupliers, aux cathédrales, à la Tamise, au portrait du
Louvre, aux _Nymphéas_.

J’aurais voulu dire Monet tout au long des activités impétueuses de son
ambitieux pinceau. J’aurais aimé à grouper les toiles principales, selon
leur mérite intrinsèque dans l’ordre des interprétations de la lumière
qui s’y trouvent progressivement développées. Mais je n’ignore pas qu’un
tel travail dépasserait mes forces. Ma pensée, d’ailleurs, n’est pas
même d’une monographie de Monet. Dans les derniers sursauts des heures
alourdies, c’est un besoin pour moi de parler de Monet. Je cède à ce
désir très explicable, non pas en vue de doctriner ou de prouver quoi
que ce soit, mais simplement parce que nos vies, si différentes, se sont
trouvées très proches l’une de l’autre aux deux extrémités de la
carrière, et que la course fournie par mon camarade d’idéalisme s’étant
triomphalement achevée, j’éprouve un grand plaisir à l’acclamer dans
l’âpre combat pour la vérité, que je me refuse à séparer de la beauté.

Cet opuscule est simplement de ceux où nos anciens aimaient à se risquer
sous le titre vague de _Considérations_. C’est pourquoi je n’ai vraiment
besoin que du point de départ et du point d’arrivée, avec les étapes des
«_séries_»--meules, peupliers, cathédrales--qui nous offrent, dans leurs
magnificences, tous degrés de liaisons nécessaires. Avec de tels relais
sur la route de l’étang merveilleux d’où jaillit l’apothéose des
_Nymphéas_, nous n’avons pas besoin d’un «accessoire» de chefs-d’œuvre
détachés, qui ne pourraient que s’aligner, comme bornes miliaires,
jusqu’au moment fatal où s’achève la flambée supérieure de la plus noble
vie.

Qu’aurais-je à dire de tant de toiles toutes vivantes dans les musées de
l’étranger. Ne suffit-il, d’abord, de relever les traits les plus
notables d’une si éclatante carrière pour en évoquer la grandeur.
Discuterais-je, par exemple, la question de savoir pourquoi Monet a
délaissé la figure pour le paysage? D’admirables toiles montrent que le
visage humain ne lui faisait pas peur. Son portrait du Louvre, non moins
éblouissant que les _Nymphéas_, fut peint à la veille des panneaux des
Tuileries. Il n’y a pas eu, jusqu’à ce jour, de peintre dont Monet n’ait
dépassé le cadre. La célébration du foudroyant triomphe, qui donc ne
serait heureux d’apporter son concours où s’inclut un titre d’honneur?

Si nos sensations d’art s’en trouvent irrésistiblement affinées, si nos
émotivités artistiques s’élèvent à la hauteur d’une assimilation des
choses qui achève et couronne la connaissance positive, et si des
rencontres de l’art et de la science modernes surgit un nouveau progrès
dans notre intelligence du monde, c’est simplement que la vérité
conquise sur des parties de méconnaissances entraîne, par la loi de
l’interdépendance universelle, des évolutions correspondantes dans
l’organisme grandissant. Il n’y a rien là qui ne soit pour ajouter à
notre gratitude envers l’artiste de totale probité qui, par une géniale
culture de son émotivité, et, par là, de la nôtre, enrichit, embellit le
champ de nos sensations du monde et de nous-mêmes. Enfin, quel plus
fécond spectacle que celui de l’homme tout droit, qui, par la seule
puissance de son émotion personnelle, et la seule vertu de son
caractère, suffit à réprimer tous les aboiements des meutes d’ignorance,
pour s’installer, après une vie d’épreuves, dans le triomphe d’une
volonté désintéressée qui n’a pas connu de compromis?

J’ai souvent raconté comment, un jour, j’avais trouvé Monet devant un
champ de coquelicots, avec quatre chevalets sur lesquels, tour à tour,
il donnait vivement de la brosse à mesure que changeait l’éclairage avec
la marche du soleil. Dès la jeunesse, nous avions eu les murailles
blanches de Vétheuil, se réfléchissant, à travers le brouillard, dans
les brumes du fleuve, et mêlant l’air, la terre et l’eau en des gammes
de reflets que nous retrouverons quarante ans plus tard, plus savantes,
sinon plus géniales, dans le spectacle des _Nymphéas_. C’est l’entrée en
scène des développements, des achèvements d’éclairage que vont
manifester tour à tour les _meules_, les _peupliers_, les _cathédrales_,
la _Tamise_, aux heures changeantes où se joue la diversité des drames
de la lumière sous l’embrasement du soleil. Regardez l’homme à la
poursuite des distillations de la lumière qui change à tout moment
l’aspect des choses pour devenir d’incessantes transformations, où se
révèlent à nous la vie de la Nature en perpétuel.

C’est sous l’empire de cette vue que furent commencées les _Meules_. On
chargeait des brouettes, à l’occasion même un petit véhicule campagnard,
d’un amas d’ustensiles, pour l’installation d’une suite d’ateliers en
plein air, et les chevalets s’alignaient sur l’herbe pour s’offrir aux
combats de Monet et du soleil. C’était une idée bien simple qui n’avait
encore tenté aucun des plus grands peintres. Monet peut en revendiquer
l’honneur. Sur ces séries de toiles se sont répandues, vivantes, les
plus hautes ambitions de l’artiste à la conquête de l’atmosphère
lumineuse qui fait l’éblouissement de notre pauvre vie.

Aurions-nous donc été toujours réduits à chercher le charme de la forme
dans la sèche précision d’une ligne sans réalité objective, et les joies
de la lumière dans le sombre «jour d’atelier»? La ligne, déjà, est en
déroute sous les assauts du rayon solaire et Monet se propose de pousser
toujours plus loin les plus subtils raffinements des dispersions et des
recompositions de la couleur. Aux _Nymphéas_ de dire quels achèvements
de sensations la peinture en a su tirer.

Au mois de mai 1891, Monet exposait, en quinze toiles, la série des
_meules_ à toutes les heures du jour, dans toutes les saisons. Ce fut le
grand coup de théâtre qui assura décidément le triomphe éclatant d’une
révolution de la peinture. Les quatre chevalets des bords de l’Epte,
devant les coquelicots bordés de peupliers, avaient marqué l’entrée en
ligne de la lumière surprise en déshabillé de métamorphoses, selon
l’heure du jour. Après les _meules_, bientôt suivies des _peupliers_,
des _cathédrales_, des _Westminster_, des _Nymphéas_, il n’y avait plus
de discussion possible. Un Austerlitz sans Waterloo. Le combat finissait
faute de combattants. Le temps des «critiques d’art» forts en gueule
était passé. Que dis-je? On ne trouva même pas matière à discuter. Je
n’ignore pas qu’on grogne encore dans les coins. Mais le public y a
gagné qu’on se borne à grogner tout bas.

Pour que le commentaire fût tout à la gloire de Monet, il n’était plus
besoin que d’une doctrine positive de la lumière s’accordant avec les
sensations surgies de l’interprétation nouvelle. Précisément, M. Camille
Mauclair, dans son excellente étude sur l’_Impressionnisme_, a très bien
remarqué que la mise en œuvre de la lumière par les _impressionnistes_
se trouve avoir coïncidé avec les grandes découvertes modernes qui nous
ont révélé les modes de l’énergie lumineuse en action. Pour moi, je n’y
puis voir que le remarquable parallélisme de nos évolutions émotives et
mentales simultanément exercées. Tout se tient dans notre organisme,
comme dans l’univers. L’émotion de la nature et son interprétation d’art
ne seront chez nous ce qu’elles doivent être, que si nous arrivons à
concevoir et à interpréter le monde au plus près d’une harmonie attestée
par la concordance des œuvres de la sensibilité.

Dans le champ des sensibilités ramenées aux disciplines scientifiques,
comme dans celui des émotivités soumises au contrôle de la connaissance,
l’habitude organique ne cède pas aisément la place aux nouveautés qui
déconcertent les esprits imprégnés de traditions périmées. Ne nous
étonnons donc pas qu’un Monet qui ne peut peindre autre chose que ce
qu’il voit, scandalise tout ce qui pense et voit sous l’empire des
ankyloses d’atavisme en contradiction du développement d’une nouvelle
personnalité. Tous les rapports du monde étant d’une éternelle mobilité,
nous avons trop longtemps accepté de n’y voir qu’une éternelle fixité.
Quelle révolution individuelle nous est soudain demandée, quand Monet,
avec ses quatre toiles en pleine lumière pour suivre la marche du
soleil, nous apporte le pire des scandales: celui de la vérité!

Là, je me trouve au cœur de mon sujet, puisqu’il s’agit des moments
supérieurs d’un développement d’art qui prétend nous engager en des
représentations de plus en plus fidèles des réalités. Pour l’exécution
de ce programme d’activités d’art, rien de plus, rien de moins que de
suivre le plus fidèlement possible toutes activités de lumière qu’une
implacable analyse nous permet de maîtriser.

Ici, deux questions. Le peintre moderne doit-il donc se résoudre à
opérer l’interprétation de la lumière autrement qu’il n’avait fait
jusqu’ici? Et Monet, tout de confiance en sa rétine, est-il le bon
réalisateur?

C’est la matière d’un article intitulé «_Révolution de cathédrales_»,
que je publiai dans _la Justice_ le 20 mai 1895, et qui fut reproduit
dans _le Grand Pan_ en 1896. Après les séries des _meules_, en effet,
bientôt suivie de la série des _peupliers_, ce fut la série des
_cathédrales_ (1895) qui me mit la plume à la main. Trente ans écoulés,
puisqu’il arrive que je n’ai rien à retrancher de mes paroles, je cède à
la tentation de le reproduire, parce qu’il y apparaît clairement que mes
vues d’aujourd’hui ne sont pas improvisées. Le voici donc dans sa plus
grande partie:

     J’en demande pardon aux professionnels, je ne puis résister à
     l’envie de m’établir, pour un jour, «critique d’art». La faute en
     est à Claude Monet. Je suis entré chez Durand-Ruel, pour revoir à
     loisir les études de la cathédrale de Rouen dont j’avais eu la joie
     dans l’atelier de Giverny, et voilà que cette cathédrale aux
     multiples aspects, je l’ai emportée avec moi, sans savoir comment.
     Je ne puis m’en débarrasser. Elle m’obsède. Il faut que j’en parle,
     et, bien ou mal, j’en parlerai.

     Je me présente tout simplement comme un de ces êtres à deux pieds,
     dont le principal mérite est de promener sur la terre une paire
     d’yeux prêts à jouir de toutes les fêtes que nous offre la divine
     lumière. Et là-dessus, d’abord, j’ai quelques remarques à faire.
     Comment arrive-t-il que tant de gens achètent à prix d’or tant de
     toiles bonnes ou mauvaises--plus souvent mauvaises que bonnes--et
     finissent probablement par en «jouir», alors qu’ils seraient
     incapables de s’arrêter sincèrement cinq minutes devant le
     paysage, ou la figure dont la représentation les ravit d’aise? Je
     sais bien qu’on nous raconte que le peintre y met du _sien_. Mais
     rien n’empêche le spectateur d’en faire autant, et _l’Embarquement
     pour Cythère_ lui-même ne nous séduit que parce qu’il nous suggère
     des émotions de réalités.

     Dans le monde multiple, ce qui nous doit précisément charmer, c’est
     l’instable vibration de vie qui anime le ciel et la terre et la
     mer, et toute la nature grouillante et toute la nature «inerte». Eh
     bien, cette mouvante merveille de toute heure qui surgit à nos yeux
     de tous les spectacles de la planète lumineuse, ce miracle
     changeant, qui ne cesse que pour enfanter d’autres miracles, cette
     intensité de vie qui nous vient de l’homme ou de la bête, mais qui
     nous vient aussi de l’herbe, du bois et de la pierre, la terre nous
     en prodigue la fête sans jamais se lasser. Il n’est donc pas du
     tout besoin d’être millionnaire pour se procurer des jouissances
     d’art supérieures à celles du malheureux amateur condamné à user,
     pendant vingt années, les mêmes épithètes stériles sur les mêmes
     toiles obstinément momifiées.

     Pendant que l’infortuné se rétrécit, racornit sa faculté de voir et
     de sentir, paralyse, pétrifie sa puissance d’émotion, je vais de
     par le monde, j’interroge les choses, je tâche à saisir leurs
     fuyants aspects, à me mettre à l’unisson de leur harmonie, à
     pénétrer leur inexprimable mystère, à jouir des spectacles
     changeants dans une acuité de joie que je laisse au monde mouvant
     le soin de renouveler sans cesse.

...Oui, l’humanité vit dans un miracle, dans un miracle vrai, d’où
     elle peut incessamment tirer d’incroyables joies: seulement, elle
     n’en perçoit pas, ou, pour parler avec plus de précision, elle
     commence à peine d’en formuler la notion. Depuis des milliers et
     des milliers d’années, l’œil humain s’oppose à la planète qui lui
     renvoie, toutes palpitantes, les ondes de vie jaillies de
     l’incendie solaire. Tout ce qui nous est parvenu des monuments de
     l’art, depuis la hache primitive d’une proportion heureuse et d’une
     coloration puissante, depuis les profils d’ours et de mammouth
     qu’un Léonard de l’âge de pierre dessina sur les os du musée de
     Saint-Germain, jusqu’à la cathédrale de Monet, nous permet
     d’apprécier sommairement les phases de vision par où notre race a
     passé.

     Nous savons que ce qui a frappé nos aïeux d’abord, c’est la vie
     dans ses manifestations les plus agitées. La forme d’ensemble, le
     modèle sommaire, une coloration moyenne, vaguement perçue, sans
     précision de tons ou de valeurs. N’est-ce pas aujourd’hui même la
     vision de l’enfant--qu’il dessine ou colorie? Nous savons que les
     anciens, Asiatiques, Égyptiens, Hellènes, bien que leur mythologie
     témoigne d’une vive impression des phénomènes du monde en ses
     aspects mouvants, ne conçurent pas au même degré que nous le besoin
     d’exprimer les sensations reçues du spectacle des choses.

     Interrogez les vases grecs, dont beaucoup reproduisent
     quelques-unes des plus fameuses peintures de l’antiquité, cherchez
     un paysage, un arbre, un rocher, une mer, une eau courante ou
     paisible. Depuis longtemps, sans doute, les poètes avaient marqué
     leur vive perception de certains aspects de ce que nous résumons
     aujourd’hui dans le mot compréhensif de _Nature_, mais la sensation
     n’était pas suffisamment précisée pour empêcher Zeuxis de
     s’attarder aux natures mortes. Du moins, est-ce le sujet qu’on a
     choisi pour le célébrer dignement. Polygnote, à la Lesché de
     Delphes, a représenté des scènes de la guerre de Troie, sans
     pousser la recherche plus loin. Si l’on en croit Pausanias, il ne
     disposa jamais que de moyens limités et dut même accepter l’aide
     d’écriteaux explicatifs pour éclaircir le sujet de ses tableaux.
     Faut-il parler des primitifs, de leurs arbres, de leurs rocs, de
     leurs prairies? Voyez l’étrange paysage que le grand Léonard, en
     pleine Renaissance, donne pour fond de tableau à sa _Joconde_.

    La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

     Voilà, suivant la remarque de Théophile Gautier, la seule
     impression que le génie de Molière nous ait jamais transmise de ses
     contemplations champêtres. Il faut La Fontaine et Rousseau pour
     s’éprendre de la terre. Comment apprécier aujourd’hui le laborieux
     paysage du Poussin?

     Je n’ai pas à faire ici l’histoire du paysage. Il me suffit de
     remarquer, avec Gustave Geffroy, que le soleil, qui luit pour tout
     le monde, longtemps n’a guère lui pour la peinture: «Chez Ruysdaël,
     Hobbéma, si l’on veut des noms de grands paysagistes, le feuillage
     persillé, métallisé, est couleur d’encre, le soleil s’est éteint,
     tout apparaît éclairé du jour sombre de l’atelier.» Corot,
     cependant, eut l’émotion lumineuse. L’éducation de l’œil
     progressivement se faisait. Comme le dit justement Geffroy dans sa
     belle étude de l’_impressionnisme_ qui nous a tous si vivement
     frappés: «_Le sens de la lumière ne pouvait pas être dans l’œuvre
     d’art, alors qu’il n’était pas dans la connaissance... La peinture,
     comme le reste de l’expression humaine, devait refléter la lente
     découverte des choses et de soi qui est le fond de la destinée
     humaine._»

     Avec l’école _impressionniste_ s’affirme enfin la souveraineté de
     la lumière. Elle éclate, elle envahit l’être, elle s’impose en
     conquérante, elle domine le monde, support de sa gloire, instrument
     de son triomphe.

     Qui ne comprend désormais que l’œil humain voit aujourd’hui d’autre
     façon que naguère? Après de longs efforts, il a découvert la
     nature, obscure d’abord, maintenant éclaircie. Ce n’est pas tout.
     Qui peut dire quelles joies sont réservées

[Illustration: Claude MONET.--Meules, fin d’été (1891)]

     aux affinements du regard par l’ultérieure évolution de notre
     faculté de pénétration?

     Quand je vis Monet, avec ses quatre toiles devant son champ de
     coquelicots, changeant sa palette à mesure que le soleil
     poursuivait sa course, j’eus le sentiment d’une étude d’autant plus
     précise de la lumière que le sujet, supposé immuable, accusait plus
     fortement la mobilité lumineuse. C’était une évolution qui
     s’affirmait, une manière nouvelle de regarder, de sentir,
     d’exprimer: une révolution. De ce champ de coquelicots, bordé de
     ses trois peupliers, date une époque de notre histoire dans la
     sensation comme dans l’expression des choses.

     Les _meules_, les _peupliers_ suivirent. Les mêmes _meules_, les
     mêmes _peupliers_, au couchant, au levant, au midi, dans la brume
     et dans le soleil, dans la pluie, dans le vent, dans la neige. Et
     puis ce fut Vernon, éclatant de lumière ou fondu dans le
     brouillard.

     L’artiste avait compris qu’il ne pouvait échapper à l’analyse du
     phénomène, et que si, dans une même journée, le matin rejoint le
     soir, par une série de transitions infinies, chaque moment nouveau
     de chaque jour variable constitue, sous les ruées de la lumière, un
     nouvel état de l’objet qui n’avait jamais été et jamais ne sera
     plus. Cet état, l’œil parfait doit être apte à le saisir comme la
     main à le rendre.

     N’est-ce pas là vraiment une conception nouvelle et de la
     perception et de l’expression?

     L’objet, obscur en soi, reçoit du soleil toute vie, tout pouvoir
     d’impression visuelle. Mais ces ondes lumineuses qui l’enveloppent,
     qui le pénètrent, qui le font irradier dans le monde, sont en
     perpétuelle turbulence, éblouissantes lueurs d’éclairs, embruns de
     lumière, tempêtes de clartés. Que sera le modèle sous cette fureur
     d’atomes vivants à travers laquelle il transparaît, par laquelle il
     nous est visible, par laquelle, pour nous, _il est_,
     véritablement? Voilà ce qu’il faut savoir maintenant, ce qu’il faut
     exprimer par la peinture, ce qu’il faut décomposer de l’œil et
     recomposer de la main.

     C’est, en effet, ce que l’audacieux Monet entreprit de faire avec
     ses vingt toiles de la cathédrale de Rouen, réparties en quatre
     séries que j’appellerais: série grise, série blanche, série irisée,
     série bleue. Avec vingt toiles, d’effets divers justement choisis,
     le peintre nous a donné le sentiment qu’il aurait pu, qu’il aurait
     dû en faire cinquante, cent, mille, autant qu’il y aurait de
     secondes dans sa vie, si sa vie durait autant que le monument de
     pierre, et qu’à chaque battement de son pouls il pût fixer sur la
     toile autant de moments du modèle. Aussi longtemps que le soleil
     sera sur elle, il y aura autant de manières d’être de la cathédrale
     de Rouen que l’homme pourra faire de divisions dans le temps. L’œil
     parfait les distinguerait toutes, puisqu’elles se résument en des
     vibrations perceptibles même pour notre rétine actuelle. L’œil de
     Monet, précurseur, nous devance et nous guide dans l’évolution
     visuelle qui rend plus pénétrante et plus subtile notre perception
     de l’univers.

     Ainsi l’art, en s’attachant à exprimer la nature avec une précision
     de plus en plus affinée, nous apprend à regarder, à percevoir, à
     sentir. Et de l’expression toujours plus serrée, jaillit la
     sensation toujours plus aiguë. La merveille de la sensation de
     Monet, c’est de voir vibrer la pierre et de nous la donner
     vibrante, baignée des vagues lumineuses qui se heurtent et se
     pulvérisent en éclaboussures d’étincelles. C’en est fini de la
     toile immuable de mort. Maintenant la pierre elle-même vit, on la
     sent muer de la vie qui précède en la vie qui va suivre. Elle n’est
     plus comme figée, pour le spectateur. Elle passe. On la voit
     passer.

     Je ne dis rien de la technicité des couleurs. Ce n’est pas mon
     affaire. On raconte qu’un peintre de l’antiquité, impuissant à
     rendre l’écume d’un cheval emporté, jeta sa brosse, de dépit, qui,
     s’écrasant sur le panneau, réalisa de hasard ce que l’art n’avait
     pu faire. Cette légende ne fait qu’attester, dans les antiques
     annales, les désespoirs des difficultés non résolues. A regarder de
     près ces cathédrales de Monet, il semble qu’elles soient faites de
     je ne sais quel mortier versicolore broyé sur la toile dans un
     accès de fureur. Tout cet emportement sauvage est fait de passion,
     sans doute, mais de science aussi. Comment l’artiste peut-il, à
     quelques centimètres de sa toile, se rendre compte d’un effet à la
     fois précis et subtil qu’on ne peut apprécier qu’avec le recul?
     C’est le déconcertant mystère de son écran rétinien.

     Tout ce qui m’importe, c’est que je vois surgir le monolithe dans
     son unité puissante, dans son autorité souveraine. Le dessin serré,
     net, mathématiquement précis, accuse, avec la conception
     géométrique de l’ensemble, et les masses qui s’ordonnent et les
     vives arêtes du fouillis sculptural où s’enchâssent les statues. La
     pierre, allégée de lumière, demeure dure et résistante sous le
     poids des siècles. La masse tient bon, solide dans l’estompe de
     brume, attendrie sous les ciels changeants, éclatant en poudreuse
     fleur de pierre dans l’embrasement du soleil. Fleur de pierre
     vibrante, inondée d’une vie offrant aux baisers de l’astre ses
     troublantes volutes de joie, et faisant jaillir la volupté de vivre
     des caresses d’un rayon d’or sur un peu de poussière.

     Habilement choisis les vingt états de lumière, des vingt toiles,
     s’ordonnent, se classent, se complètent en une évolution achevée.
     Le monument, grand témoin du soleil, darde au ciel l’élan de sa
     masse autoritaire qu’il offre aux combats des clartés. Dans ses
     profondeurs, dans ses saillies, dans ses replis puissants ou ses
     arêtes vives, le flot de l’immense marée solaire accourt de
     l’espace infini, se brise en vagues lumineuses battant la pierre
     de tous les feux du prisme, ou apaisées en obscurités claires. De
     cette rencontre se fait le jour, le jour changeant, le jour vivant,
     le jour noir, gris, blanc, bleu, pourpré, toutes les gammes de
     lumière. C’est que toutes les couleurs sont brûlées de
     clarté--«_ramenées_, suivant l’expression de Duranty, _à cette
     unité lumineuse qui fond ses sept rayons prismatiques en un seul
     éclat incolore qui est la lumière_.»

     Accrochées comme elles sont, les vingt toiles nous sont vingt
     révélations merveilleuses, mais l’étroite relation qui les lie
     échappe, je le crains, au rapide observateur. Ordonnées suivant
     leur fonction, elles feraient apparaître la parfaite équivalence de
     l’art et du phénomène: le miracle. Supposez-les rangées aux quatre
     murailles en séries de transitions de lumière: la grande masse
     noire au début de la _série grise_ qui va toujours s’éclairant, la
     _série blanche_ allant de la lumière fondue aux précisions
     éclatantes qui se continuent et s’achèvent des feux de la _série
     irisée_, lesquels s’apaisent dans le calme de la _série bleue_ et
     s’évanouissent dans la divine brume mourant en clarté.

     Alors, d’un grand coup d’œil circulaire, vous auriez, en
     éblouissement, la perception du monstre, la révélation du prodige.
     Et ces cathédrales grises, qui sont de pourpre ou d’azur violentées
     d’or, et ces cathédrales blanches, aux portiques de feu,
     ruisselantes de flammes vertes, rouges ou bleues, et ces
     cathédrales d’iris, qui semblent vues au travers d’un prisme
     tournant, et ces cathédrales bleues, qui sont roses, vous
     donneraient tout à coup la durable vision, non plus de vingt, mais
     de cent, de mille, d’un milliard d’états de la cathédrale de
     toujours dans le cycle sans fin des soleils. Ce serait la vie même
     telle que la sensation nous en peut être donnée dans sa réalité la
     plus vivante. Ultime perfection d’art, jusqu’ici non atteinte.

C’est pourquoi, en _post-scriptum_, je me plaignais qu’il ne se fût pas
trouvé un amateur pour acheter toute la série des meules, par exemple,
afin d’éclairer l’ensemble du problème au bénéfice de spectateurs qui,
passant devant un unique exemplaire, n’en peuvent dégager la grande
leçon qui appelle en vain leurs regards. Au vrai, tout le vif de
l’_impressionnisme_ est dans l’évolution de notre vision de la lumière.
C’est ce qu’explique fort bien Gustave Geoffroy dans son étude sur
Claude Monet.

«Non seulement, écrit-il, l’homme a cru longtemps qu’il habitait un
monde spécial, unique, éclairé seul par une révélation d’en haut,
attendant le mot de l’énigme d’une volonté supérieure à la sienne, mais
il s’est même cru un être à part dans ce monde unique. Il ne soupçonnait
pas l’univers, ne rattachait à rien la planète sur laquelle il était né.
Il ne se rattachait pas non plus, lui, à ce milieu d’où il était sorti.
Ç’a été longtemps la pensée embryonnaire de l’humanité tout entière,
c’est encore la pensée d’un grand nombre d’hommes. Mais d’autres, dont
le nombre aussi devient grand, s’accroît sans cesse, ont vu que leur vie
se rattachait d’abord à la vie immédiatement environnante, puisque la
vie de la terre faisait partie de la vie solaire, et dès lors, ceux qui
ont senti cela ont senti palpiter en eux une parcelle de la vie
universelle et dorénavant ils s’emploieront de toute leur ardeur à
exprimer cette vie continue par laquelle ils se sentent soulevés,
emportés par les âges sans fin.

«La peinture, comme le reste de l’expression humaine, devait refléter la
lente découverte des choses et de soi qui est le fond de la destinée
humaine. L’impressionnisme, pour sa part, marque une réalisation plus
vive et par conséquent une connaissance plus approchée de la poésie de
la lumière. L’espace s’éclaire, les distances sont parcourues par la
pensée, le contact de la terre et du soleil apparaît mieux que jamais
permanent et visible. L’homme se sent le produit du soleil... c’est le
soleil, c’est son émanation lumineuse et vivifiante en lointaines
caresses sur les œuvres des peintres depuis que la peinture existe.
C’est cette poésie du soleil qui se réverbère, ce sont les vibrations
universelles qui viennent expirer avec un afflux plus fort, sur l’espace
restreint d’une toile.»

Dans sa célèbre brochure: _la Nouvelle peinture_ (1876), Duranty avait
déjà dit des _impressionnistes_:

«Dans la coloration, ils ont fait une véritable découverte, dont
l’origine ne peut se retrouver ailleurs, ni chez les Hollandais, ni dans
les tons clairs de la fresque, ni dans les tonalités légères du
dix-huitième siècle. Ils ne se sont pas seulement préoccupés de ce jeu
fin et souple de colorations qui résultent de l’observation des valeurs
les plus délicates dans les tons, ou qui s’opposent ou se pénètrent l’un
l’autre. La découverte de ceux-ci consiste proprement à avoir reconnu
que la grande lumière décolore les tons, que le soleil reflété par les
objets tend, à force de clarté, à les ramener à cette unité lumineuse
qui fond ses sept rayons prismatiques en un seul éclat incolore qui est
la lumière. D’intuition en intuition, ils en sont arrivés peu à peu à
décomposer la lueur solaire en ses rayons, en ses éléments, et à
recomposer son unité par l’harmonie générale des irisations qu’ils
répandent sur leur toile. Au point de vue de la délicatesse de l’œil, de
la subtile pénétration du coloris, c’est un résultat tout à fait
extraordinaire. Le plus savant physicien ne pourrait rien reprocher à
leurs analyses de la lumière.»

On voit que ce qu’il y avait à dire avait été dit. Il ne restait plus
qu’à faire. Ce fut la tâche de Monet.




VIII

LES NYMPHÉAS DU JARDIN D’EAU


Pour dire tout d’abord ce que j’ai sur le cœur, les _Nymphéas_ des
Tuileries sont encore ignorés du grand public parisien. Je n’ai pas la
simplicité d’en marquer ma surprise. La foule cherche d’abord ce qui est
à sa portée. Il a fallu beaucoup de temps pour l’amener aux
chefs-d’œuvre des musées, et aujourd’hui encore, si vous donnez l’ordre
au chauffeur de taxi de vous conduire «au Louvre», il ne manquera pas de
vous mener aux grands magasins de ce nom. Il faut bien reconnaître que
le musée de l’Orangerie n’est pas fait pour l’œil du vulgaire. Mais je
ne vois pas pourquoi l’œil de tel Crésus de pacotille s’est accoutumé
tant bien que mal à la peinture des grandes enchères, tandis qu’un
simple Français serait nécessairement rebelle aux sollicitations de
Monet.

La vérité est qu’il s’est institué tout doucement une conspiration
passive du silence, inconsciemment favorisée de l’insouciance
administrative. Au pan coupé de la terrasse des Tuileries, une petite
planche grise, un peu plus grande que le fond de mon chapeau, fait mine
d’apprendre au public qu’il y a quelque chose là. A quelques pas plus
loin, le mois dernier, un gigantesque panonceau annonçait superbement
une assemblée de chiens. Le public n’hésitait pas. Est-ce donc rendre
justice à une exposition d’art, telle qu’il n’y en a pas et qu’il n’y en
aura pas de longtemps dans le monde civilisé?

La direction des Beaux-Arts, et l’excellent architecte, M. Camille
Lefèvre, nous ont donné un chef-d’œuvre d’aménagement digne de l’œuvre
et du pays qui s’en honore. Il ne faut plus que faire savoir au public
routinier qu’il peut trouver là ample matière à s’émerveiller. Mes
promenades m’ont fait connaître que les visiteurs, une fois venus,
n’hésitent pas à revenir. A nos Parisiens d’apprendre qu’ils trouveront
au cœur de Paris mieux que la solution d’un simple problème de peinture,
puisqu’il y a le monde lui-même à regarder, à analyser, à comprendre. Il
faudrait, à cet effet, un guide à l’usage du public. On me dit qu’il est
en préparation.

Mais nous avons franchi le seuil, et dès les premiers pas, c’est un
enchantement. Comment procéder? Dans quel ordre aborder ces murailles
qui sont des portiques de féeries?

Et d’abord, le spectacle? Un champ d’eau, chargé de fleurs et de
feuillages dans tous les brassements de la flambée solaire, avec les
répercussions mutuelles de l’écran céleste et du miroir aquatique pour
des diffusions de sensibilités ténues par lesquelles il semble que
l’homme accède toujours plus près de l’objectivité. Toutes les énergies
de radiation du ciel et de la terre sont ainsi appelées à comparaître
simultanément devant nous pour l’indicible stupéfaction d’un spectacle
où se confondent les joies du rêve et la fraîcheur de la sensation
primitive. Une aspiration d’Infini soutenue des plus subtiles sensations
de réalité tangible, et fusant, de reflets en reflets, jusqu’aux
suprêmes nuances de l’imperceptible: voilà le sujet des panneaux.

Il y faut le miracle d’une rétine appropriée par l’évolution--à
condition qu’il se trouve un peintre pour les compositions de lumière et
les passages de tons. Qu’importent les hardiesses d’une brosse
trépidante, mais ferme en ses desseins, quand le peintre nous découvre,
comme par l’éclairage de l’ultra-microscope, des profondeurs
élémentaires que, sans lui, nous n’aurions pas connues! Ne sommes-nous
pas là bien près d’une interprétation représentative des _mouvements
browniens_? Toute la distance de la science à l’art, c’est entendu.
Mais, en même temps, toute l’unité des phénomènes cosmiques, dont le
peintre, au lieu de la vision directe, nous offre une interprétation
couronnée d’une envahissante émotion de beauté, où la pure connaissance
n’arrive qu’après de longs tâtonnements d’observation.

Lorsque les _Nymphéas_ du _Jardin d’eau_ nous emportent de la plaine
liquide aux nuages voyageurs de l’espace infini, nous quittons la terre,
et son ciel même, pour jouir pleinement de l’harmonie suprême des
choses, bien au delà de notre petit monde planétaire, dans le plein vol
de nos émotivités. L’homme de science nous a montré l’éternel mouvement
élémentaire, nous a mis en état de l’assimiler, de l’agir, de le vivre
dans la Nature, en nous laissant le soin de l’achever d’art s’il se
trouve un pinceau pour l’évocation de nos émotivités. Nous n’avons pas
de choix à faire entre le savant et l’artiste. Il ne nous faut pas moins
que tous les deux, pour être nous-mêmes complètement.

A la surface des eaux, les _Nymphéas_, portés par les puissantes
palettes de leur feuillage, attendent immobiles l’accomplissement des
destinées. Sujet digne des méditations. Comme il n’y a ni cadre, ni
commencement, ni fin, nous n’avons qu’à prendre le spectacle au moment
où il se présente pour en retrouver le développement de tableau en
tableau.

Sachons d’abord que l’ordre des tableaux fut indiqué, voulu par Monet
lui-même. Quelle pensée l’a guidé, voilà ce qu’il ne m’a pas dit. Je
vais donc tout simplement suivre, depuis l’entrée, le cours naturel de
l’inspection du visiteur. Je ne serais pas surpris que l’idée, toute
simple, de Monet eût été de faire progressivement un ordre d’éducation
pour l’œil soudainement jeté dans un débordement de lumières directes et
réfléchies.

Ce _Jardin d’eau_ que nous venons chercher, s’offre précisément dans le
panneau que Monet a mis en vue, pour le premier coup d’œil du visiteur.
C’est le _tableau témoin_, l’exposé purement classique du sujet où aucun
effort n’est demandé du regardant, qui ne soit d’une rétine moyenne, à
l’accoutumance des musées. Pas de limites, pas de ciel, pas de nuages.
Des rencontres paisibles de lumières directes avec un minimum de
reflets. Une eau limpide et lourde dans l’éclairage classique (toujours
cinq heures du soir), où une Providence aimable a semé la plus savante
distribution de corbeilles aux grandes feuilles heureuses de sertir de
belles fleurs vives qui sont de douces flammes de blanc et de rose.
Monet y a su répandre une paix de clartés moyennes qui enveloppe, comme
une offrande à destination d’en haut, cette riche floraison d’ici-bas.
Il n’est pas de spectacle plus facile à comprendre. Et la poésie en est
si simple, et si claire, quoique si haute, que toutes les cultures
moyennes s’y laissent bientôt gagner.

_Tableau témoin_, ai-je dit. Vision moyenne de la lumière des musées, à
laquelle nous rapportons nécessairement toutes autres sensations
d’optique, parce que celle-ci est de notre accoutumance.

Mais le ciel s’obscurcit. Deux lourdes masses d’ombres--l’une de
clair-obscur encore--envahissent la scène pour se rejoindre peut-être
tout à l’heure et déchaîner la tempête. Cependant, l’astre, maître
encore, jette à l’inquiétude des eaux, dans une trouée d’azur, d’épais
flocons de nuées où triomphe je ne sais quel éclair de combat, tandis
que, palpitant, sous la menace des choses, le _Nymphéa_ blessé nous fait
pressentir les désastres de la catastrophe prochaine.

Pourtant ce ne sont là, encore, que des contrastes d’oppositions
inévitables. Après les suggestions de la tempête, nous découvrons aux
toiles qui vont suivre les splendeurs des fêtes de la lumière en des
magnificences de brasiers solaires. Il en est jusqu’à quatre d’un même
thème d’éblouissement dans des compositions variées de symphonies
lumineuses. Des alignements de _Nymphéas_ dans les clartés tranquilles
des banderoles du saule ami, qui laisse passer toutes les flèches de feu
dont l’ardeur va se répandre, entre le ciel et l’eau, en des reflets et
des reflets de reflets, pour l’indicible extase de notre humanité
éblouie. L’image de la nuée se trouvant cerner les _Nymphéas_, fleurs et
feuillages paraissent portés dans l’espace par l’irrésistible poussée
des eaux frémissant du ressac où toutes les fluidités confondues de la
terre et du ciel, réagissent aux appels de la floraison dans l’ivresse
des suprêmes voluptés de la vie.

Ainsi l’art réalise à nos yeux le frémissement heureux de la pelouse
liquide, de la voûte bleue, du nuage, de la fleur qui ont quelque chose
à nous dire, mais ne nous le diraient pas sans Monet. Aspects éthérés du
drame éternel que se joue le monde à lui-même, avec l’homme pour
partenaire et spectateur.

Je suis allé parfois m’asseoir sur le banc d’où Monet a vu tant de
choses dans les reflets du son _Jardin d’eau_. Mon œil inexpérimenté a
eu besoin de persévérance pour suivre de loin la brosse du Maître
jusqu’aux extrémités de ses révélations. A l’inverse du singe de la
fable, il a profusément jeté des torrents de lumière sur l’écran de sa
lanterne magique. Presque trop, dirait-on, si l’on pouvait se plaindre
d’un excès de vibrations lumineuses sous les transparences des nappes de
voies lactées qui nous tentent des éblouissements de l’Infini.

A son plan, quel qu’il soit, le _Nymphéa_ n’est là que pour témoin de
l’univers dans l’ambiance des envolées de couleurs dont l’aile nous
emporte au delà des essors de l’imagination. Aussi, pour tout achever,
voici qu’en des retraites de feuillages, l’ardeur apaisée d’une eau de
mare dormante se découvre pour aiguiser le

[Illustration: Claude MONET.--Les Nymphéas, paysage d’eau (1905)]

contraste du _Jardin d’eau_ incendié, par des tempêtes de lumières, du
ciel éblouissant à la terre embrasée et de la terre embrasée au ciel
éblouissant.

Pour la vie ou la mort, dans la lutte qui s’engage entre le soleil et la
fleur, la sensibilité de la végétation sera vaincue par la puissance
irrésistible du flamboiement universel. Sous la protection des saules,
les bouquets de _Nymphéas_ maintiennent, pour un temps, l’éclat des
floraisons triomphantes. Mais le fin duvet des nuages, transpercé de
tous les feux de l’atmosphère, enveloppe feuilles et fleurs de son image
réfléchie pour les emporter victorieusement, comme butin suprême, au
plus haut de l’air incendié, cependant que des taches de végétations
obscures, au travers des symphonies de buées mauves, bleues, teintées de
rose, disent le combat de la douce terre d’un jour et de l’éternel
brasier.

Et l’action au travers de ce champ de bataille c’est la vie elle-même,
lumineusement transposée, la concurrence élémentaire pour des
instantanés successifs de passagères dominations. Là se déroule le drame
des _Nymphéas_ sur la scène du monde infini, conscient par l’homme dont
les alternatives de maîtrise et de soumission font l’argument du livret
éternel. Dans l’océan de l’étendue et de la durée où se ruent tous les
torrents de lumière à l’assaut des rétines humaines, des tempêtes
d’arcs-en-ciel se heurtent, se pénètrent, se brisent en poudres
d’étincelles, pour s’adoucir, se fondre, se disperser et se rejoindre en
avivant l’universel tumulte où s’exaltent nos émotivités. Cet indicible
ouragan, où par la magie du peintre, notre œil éperdu reçoit le choc de
l’univers, c’est le problème du monde inexprimable qui se révèle à notre
sensibilité. Ceux-là même qui ne l’ont pas compris sont en voie de le
comprendre. Il en sera pris acte par la suite des temps.

Ce n’est pas tout. Nouveau spectacle. Le suprême élan du triomphe
solaire nous jette à l’émoi de sensations indicibles dans les
transparences irisées d’une molle clarté sans tonalité décisive, où le
ciel et la terre, parmi des dispersions de fleurs et de nuées heureuses,
se tiennent mollement embrassés. C’est le chef-d’œuvre fragile, mais
irrésistible de la pleine extase du monde aux rencontres des sensations
exacerbées. Suprême achèvement d’une vision d’art où Monet a laissé, en
souriant, s’attacher la voluptueuse langueur de son dernier coup de
pinceau. Et puisque nous avons récemment appris que les ondes cosmiques
ont une voix, nous pouvons maintenant concevoir les concerts de l’ouïe
et de la vue conjugués en des accords d’universelle symphonie[D].

Retournez-vous, cependant, et voici les sombres spectacles de la nuit
bleuâtre où des végétations fantomatiques succèdent aux triomphantes
floraisons de l’apothéose. Enfin, à la sortie, pour apparition suprême,
les spectres de _Nymphéas_ déchus sous les flambées du soleil couchant,
à travers des débris de roseaux, nous annoncent de tant de cycles
enchaînés le provisoire achèvement.

Ainsi Monet nous apporte, dans sa plénitude, la nouveauté d’une vision
des choses qui fait appel aux naturelles évolutions de notre organisme
visuel pour saisir l’adaptation du peintre aux énergies des sensibilités
universelles. Une succession de passages subtils nous conduit de l’image
directe à l’image réfléchie et surréfléchie, par des diffusions de
lumières transposées dont les valeurs s’engagent et se dégagent en
totale harmonie. Un incomparable champ d’échanges lumineux entre le ciel
et la terre, couronnés d’une émotion du monde qui nous exalte au plus
haut de l’infinie communion des choses, dans le suprême achèvement de
nos sensibilités.

Que ne puis-je entendre encore l’accent doucement autoritaire de cette
voix amie, devant les démonstrations de la nature dans son _Jardin
d’eau_: «Tandis que vous cherchez philosophiquement le monde en soi,
disait-il avec son bon sourire, j’exerce simplement mon effort sur un
maximum d’apparences, en étroites corrélations avec les réalités
inconnues. Quand on est dans le plan des apparences concordantes, on ne
peut pas être bien loin de la réalité, ou tout au moins de ce que nous
en pouvons connaître. Je n’ai fait que regarder ce que m’a montré
l’univers, pour en rendre témoignage par mon pinceau. N’est-ce donc
rien? Votre faute est de vouloir réduire le monde à votre mesure,
tandis que, croissant votre connaissance des choses, accrue se trouvera
votre connaissance de vous-mêmes. Votre main dans la mienne, et
aidons-nous les uns les autres à toujours mieux regarder.»




IX

LE CRITIQUE CRITIQUÉ


Avant de conclure, il me sera permis d’admettre à la conversation un
distingué professionnel de la critique d’art, grand admirateur de Monet,
mais impitoyable métaphysicien, qui veut que le peintre des _Nymphéas_
nous emmène, par des chemins de fleurs, aux abîmes sans fond du Néant.

Que la peinture moderne, en sa sensation de la lumière, procède de
Corot, c’est ce que je concéderai sans peine à M. Louis Gillet, auteur
d’un charmant petit livre intitulé: «_Trois variations sur Claude
Monet_», où il loue de celui-ci «_les perceptions les plus fines dans
l’ordre des nuances_», en même temps qu’«_un génie somptueux de
coloriste_». Où cela va-t-il nous conduire?

D’abord, M. Louis Gillet nous fait remonter jusqu’au principe de la
technique de Monet qui consisterait dans la théorie, bien connue, «_de
la division des couleurs_». «La couleur simple est plus intense que la
teinte composée. Conséquence: un violet se composant de rouge et de
bleu, pour l’obtenir, très vif, sans perte aucune de rayonnement, ne
mélangez vos éléments ni sur la palette, ni sur la toile; posez pures,
auprès l’une de l’autre, une touche bleue et une touche rouge: il en
résultera une sensation violette. Le mélange s’opérera sur la rétine.
C’est le _mélange optique_.»

Cela dit, notre auteur n’hésite pas à reconnaître que ce prétendu secret
est l’A B C de tout coloriste, en concédant à Monet le mérite de l’avoir
remis en usage. Il croit surtout que Monet y a trouvé l’inspiration
_d’une_ «_poétique_» particulière, qui l’amène à «décomposer la lumière
et le ton, à résoudre l’ombre elle-même en reflets colorés, à regarder
toutes choses comme baignées, comme nageantes dans un fluide aérien--ce
qui nous fait envisager le spectacle de l’univers comme une féerie de
l’atmosphère. Les contours se volatilisent, les bords se mettent à
ondoyer dans un halo de lueurs pâles. Tout se métamorphose dans un
éblouissement. Il ne reste du monde visible que ce poudroiement
impalpable, cette ronde et ce tourbillon d’atomes qui tissent dans le
vide la nappe de l’illusion. _Jamais peintre n’a nié plus résolument la
matière._» Ne voilà-t-il pas bien des choses dans un coup de pinceau?

De mon œil de mécréant, M. Louis Gillet me permettra de voir les choses
d’une façon plus simple. D’abord, tout homme qui a connu Monet pourra
lui dire que notre peintre n’eut jamais de «_poétique_» ni de théorie
d’aucune sorte qui pût engager ou retenir son pinceau. Il tint pour
_vrai_ ce que lui révélait sa vision, et s’appliqua, d’un effort
inlassable, à le reproduire tel qu’il le voyait. Rien de moins. Rien de
plus. C’est assez. Il n’aurait pas compris qu’au nom d’une _doctrine_,
on lui proposât de faire autre chose que ce qu’il voyait. Voilà toute
sa règle. Je ne crois pas que personne lui en ait connu d’autre. Pour
tout dire d’un mot, il me paraît même que ce secret est celui de tous
les grands peintres. Ils n’ont pas la même rétine: voilà ce qui les
distingue. Et puisque nous leur demandons d’interpréter la nature, ne
leur donnons pas le mauvais exemple, en les interprétant eux-mêmes
autrement que dans leurs propres données.

J’insiste d’autant plus sur ce point délicat que le _poudroiement_ de
lumière n’est pas du tout obtenu, comme M. Louis Gillet paraît le
croire, par le «_mélange optique_» de taches de couleur. J’ai regardé
souvent, d’aussi près que personne, les toiles des _Nymphéas_. J’y ai vu
des traits de couleur presque pure jetés de-ci de-là pour obtenir
certaines vivacités d’effets, non sans fougue parfois, mais sans
prodigalité. Tout le reste vient de la palette. Si M. Louis Gillet en
doute, qu’il veuille bien y aller voir.

D’où vient donc le mystère? Simplement de ce qu’il n’y a pas deux
d’entre nous qui soient identiquement doués de la même rétine, et que
nous n’avons rien à demander au peintre digne de ce nom, sauf de nous
offrir une interprétation du monde accessible à la moyenne des rétines
suffisamment appropriées. Ce qui fait le prodige de la rétine de Monet,
c’est qu’à moins d’un mètre de distance, dans le peloton de couleurs ou
de tons agglomérés, par juxtapositions ou superpositions, en un champ
d’inextricables mélanges, il voit la représentation du modèle aussi
justement de près que de loin. Je n’en connais pas d’autre explication
que l’état rétinien du peintre qui s’accommode instantanément de point
de vue en point de vue. Je le constate sans en fournir l’explication. Je
prends acte de ce qui est, à savoir que le serpentement calculé du trait
de couleur qui nous déconcerte de près, prend à distance une
signification de valeurs et de formes mouvantes où les nuances mêmes des
activités du monde se révèlent de la façon la plus inattendue.
L’évolution des âges permettra peut-être à nos neveux d’expliquer le
phénomène. Ne pouvons-nous pas, dès aujourd’hui, nous livrer
d’enthousiasme au plaisir d’admirer?

D’autant que pour admirer l’art de Monet dans sa plénitude, nous n’avons
pas besoin de nous arrêter trop longtemps au miracle d’un fouillis de
tons où les hardiesses de la main projettent des fusées d’arabesques
insaisissables en vue du relief et du dessin des figurations lumineuses.
Car il y a un _surmiracle_, celui que M. Louis Gillet explique par la
survenue d’une certaine «_poétique_» dont il ne nous dit rien,
consistant dans l’évocation de spectacles enchanteurs d’un monde à la
fois plus beau et plus compréhensible que celui (exception faite de
_l’Embarquement pour Cythère_) dont on nous avait bercés jusqu’ici.

C’est à ce point, en effet, que surgit le miracle des miracles, grâce
auquel le monde que le pinceau nous découvre se trouve être, non pas
seulement d’une fantaisie enchanteresse, mais l’interprétation émotive
d’un monde que toutes les données de la connaissance évoluée nous
révèlent comme une approximation supérieure des réalités inaccessibles.
M. Louis Gillet nous parle des «rondes d’atomes» tissant «_dans le vide
la nappe de l’illusion_», et il en conclut que Monet nous présente «_une
négation de la matière_». C’est proprement prendre les choses à rebours.
Une visite au laboratoire de M. Jean Perrin lui permettra de _voir les
mouvements browniens_, ainsi que _le sillage des atomes et de leurs
électrons_ inscrits sur une plaque de verre.

Alors peut-être s’étonnera-t-il moins «_de la grêle de chocs nerveux
dont se compose l’image visuelle_» et «_des danses atomiques_» dont il
se permet de narguer la _matière_ au profit de _l’illusion_. Alors
comprendra-t-il ce _poudroiement_ universel qu’il admire dans les
panneaux de Monet, mais qui dans la réalité n’aboutit qu’à lui faire
douter de l’existence de ce qui poudroie.

Je n’en suis pas là. Ce «poudroiement» des choses rencontré par Monet au
bout de son pinceau, je n’y vois rien qu’une heureuse transposition des
réalités cosmiques, telles que la science moderne nous les a révélées.
Je ne prétends pas que Monet ait reproduit les danses des atomes. Je dis
simplement qu’il nous a fait faire un grand pas vers la représentation
émotive du monde et de ses éléments par des distributions de lumières
correspondant aux ondes vibratoires que la science nous découvre.
Veut-on que notre présente conception atomique puisse changer? Le génie
de Monet ne nous en aura pas moins fait faire un incomparable progrès
dans nos sensations du monde, dont il faudra toujours tenir compte quel
que soit l’avenir de nos assimilations.

Acte pris de cette fondamentale divergence de philosophie, j’ai hâte de
rendre hommage aux appréciations où se répand l’analyse littéraire de M.
Louis Gillet. La plume de l’écrivain n’est pas indigne du pinceau des
_Nymphéas_. A dire vrai, tous deux vont de compagnie, à travers la
merveilleuse diversité des spectacles qui ont retenu tour à tour le
regard de Monet. Il est inacceptable d’y voir simplement «_des mirages
qui n’ont d’existence qu’en lui-même_.» J’entends bien que le mirage est
un phénomène lumineux de subjectivité. Mais de quel droit infliger cette
appellation aux réalités du monde qui s’en distinguent précisément par
des épreuves d’objectivité? L’écrivain nous dit sans sourciller que
Monet «_se donne des fêtes d’art à propos de réalités indigentes_.»
Peut-on ainsi parler du chef-d’œuvre biblique de la Création? Jéhovah,
qu’en dis-tu?

Simple passant, je suis déconcerté du blasphème qui entraîne
certainement M. Louis Gillet au delà de sa pensée, lorsqu’il écrit
qu’«_on ne sent pas assez la vie dans le modèle de Monet_». Je voudrais
le tenir pendant quelques minutes devant le portrait du Louvre.

En attendant, le critique d’art s’aventure à écrire que «_l’hymne de
Monet est un des plus beaux de l’universel néant_». Cette fois, nous
avons la suprême aventure de Monet, qui, après le «Créateur» biblique,
fait quelque chose de rien. Et l’ingénieux homme de lettres reproche à
Monet de n’être pas virgilien. Je le crois sans peine. Je louerai
Virgile, aussi bien que Raphaël ou Léonard. Mais je suis de mon temps,
et la vision que Monet vient m’offrir est celle d’une rétine évoluée qui
pénètre à de nouvelles profondeurs des contacts rétiniens. Je ne fais
point de classement entre les grands poètes. Il n’est rien de si vain.
Je les mets à leur place dans la gloire de leur temps. Monet n’est pas
plus homérique que virgilien ou dantesque, et l’idée ne me viendrait pas
de le regretter. Tout au plus, pourrais-je dire que des panneaux des
_Nymphéas_ évoquent en moi des paysages shakespeariens du _Songe d’une
nuit d’été_. Encore cette innocente remarque ne rapprocherait-elle pas
plus Monet de Shakespeare que Shakespeare de Monet. Tout au plus une
évocation d’apparences entre des aspects de rêves et des cadres de
réalités poussées jusqu’aux limites de la sensibilité.

Mon désaccord avec M. Louis Gillet est de philosophie, non d’art.
J’admire sincèrement ses sensations des _Nymphéas_ et l’heureuse
transposition littéraire qu’il veut bien nous en donner, mais comment me
rendre à la simplicité tourmentée de cette proposition: «_Admirer
l’enchantement produit par la lumière et le crêpe du temps, regarder le
voile de mensonges, étendre sur une forme le miracle des apparences,
voilà ce dont Monet ne se lasse pas._» Pas de conciliation possible
entre cette métaphysique de l’inconnu et l’impulsion spontanée de Monet
qui est, non pas de soutenir une thèse contre laquelle l’homme et le
pinceau se seraient révoltés, mais de tout sacrifier à l’expression _de
ce qui est_, dans la mesure où il y peut accéder.

Par bonheur, je puis renvoyer le lecteur aux étincelantes pages où M.
Louis Gillet, émotif, en dépit de lui-même, décrit les tableaux de Monet
avec une virtuosité que j’admire. Consciencieux interprète, il dit ce
qu’il a vu, et il serait vraiment bien près d’avoir tout vu, s’il ne se
trouvait moins physicien que métaphysicien. Mais les réalités de
l’au-delà en devenir, qui sont à l’extrême pointe du pinceau des
_Nymphéas_, ne sont pour lui qu’un prélude d’apparences voilant un X
dont il n’ose parler que par des négations. C’est ce dont il se venge
sur Monet qui n’en peut mais.

La part faite de ces réserves obligatoires, je ne puis qu’être
reconnaissant à M. Louis Gillet de ces poétiques figurations de _l’Étang
des Nymphéas_. Il a exécuté sur ce thème de charmantes sonates qui
faciliteront au public la compréhension des spectacles. Non seulement,
M. Louis Gillet est, en connaissance de cause, un sincère et lucide
admirateur de Monet, mais il pousse résolument l’admiration jusqu’à ne
la point distinguer de la compréhension aussi loin qu’il peut la
conduire. C’est ce que je fais moi-même sans m’étonner des opinions
divergentes qui sont le fait de l’humanité. Sa conclusion est d’ailleurs
assez belle puisqu’il la résume dans la doctrine extrême-orientale du
_Taô_, qu’il n’a peut-être pas complètement éclaircie, mais qu’il sait
être la recherche du _chemin_--conception chinoise de _l’évolution_.

Aussi, est-ce pour moi le plus vif plaisir de conclure ce chapitre par
la belle définition que nous donne M. Louis Gillet de la présentation
des _Nymphéas_: «Étonnante peinture sans dessin et sans bord, cantique
sans paroles... où l’art, sans le secours des formes, sans vignette,
sans anecdote, sans fable, sans allégories, sans corps et sans visage,
par la seule vertu des tons, n’est plus qu’effusion, lyrisme, où le
cœur se raconte, se livre, chante ses émotions.»

De ces belles paroles, j’ose dire que Monet serait content. Qu’il soit
bien entendu, cependant, que Monet n’a jamais exprimé ni senti le besoin
d’une théorie de son art ou de sa personnalité. Il était comme il était,
et n’aurait pu concevoir qu’il pût être autrement. Fort d’une conscience
inexpugnable, il ne se sentait vivre que dans la probité de sa vision du
monde, et dans la fidélité de son interprétation. Une droiture
d’organisme en action. Pas de biais concevable. «Il faut que nous
allions tous à l’ennemi: il n’est pas dit que nous en revenions», disait
à ses soldats Brutus, le plus victorieux des vaincus de l’histoire. Cet
appel au total sacrifice, Monet n’avait besoin ni de le formuler ni de
l’entendre. Il le vivait de tout son élan d’art et de volonté dans le
labeur des jours, sans autre sensation que de se donner tout entier.




X

CONCLUSION


Il n’est peut-être pas nécessaire de conclure?

La vie de Claude Monet est un témoignage de l’homme au delà des
récusations. J’ai dit qu’il y avait une leçon pour nous dans toute
existence. Plus l’existence sera haute, moins elle trouvera d’accès
auprès du nombre, qui sent et s’exprime nécessairement en des moyennes
de médiocrités. Pour les intelligences cultivées, la leçon n’est
peut-être pas moins difficile à dégager, en raison des résistances de la
personnalité. C’est pourquoi je voudrais me borner à quelques
considérations d’une philosophie simplifiée.

On me dit qu’au seul mot de philosophie, le lecteur, en général, ne se
fait pas faute de tourner la page. Il se peut. Mais pourquoi le lecteur,
à l’exemple de l’amateur de tableaux, n’en viendrait-il pas à comprendre
que vivre, c’est changer? Toute philosophie ne doit être à l’épreuve,
qu’une généralisation de généralisations vérifiées. Il n’est rien dans
notre entendement qui ne puisse et ne doive prendre place dans les
déterminations d’une coordination générale du monde et de l’homme qui
prétend l’exprimer.

Ce qu’il y a de plus remarquable, dans le cas de Claude Monet, qui n’est
jamais sorti de son cadre artistique, c’est que les naturels
développements de ses sensations du monde se sont traduits en des
manifestations du pinceau merveilleusement concordantes avec l’évolution
moderne de nos connaissances physiques dans le champ des phénomènes
lumineux. Pour employer une expression vulgaire, mais qui dit bien ce
qu’elle veut dire: «Il était dans le train.» Sa vision personnelle, et
les évolutions d’activités esthétiques qui s’en sont suivies, ont
remarquablement concordé avec les données positives où la science
moderne s’est installée dans l’ordre de l’expérimentation.

Cette coïncidence est probablement un phénomène unique. En tout cas,
c’est la manifestation la plus «philosophique» de la vie de Claude
Monet. Il semble que sa destinée fut de faire de l’art et de la science
en même temps. Ce ne fut pas son programme parce qu’il n’avait d’autre
programme que d’être lui-même. Ce fut, sans idée préconçue, le résultat
et l’emploi désintéressé de sa vie. Il fut ainsi l’un des plus hauts
représentants de son art où tant d’hommes justement célèbres se sont
magnifiquement distingués. Mais il ouvrit encore des voies nouvelles (et
sûres par les contrôles de l’observation) là où l’on pouvait croire
qu’il n’y eût guère qu’à poursuivre obstinément l’œuvre du passé. Il a
ainsi accru notre puissance émotive, c’est-à-dire agrandi l’homme
lui-même, d’un nouveau bond dans sa marche, chancelante et merveilleuse,
à l’infini.

Monet fut donc un créateur, au sens exprimé par le mot poète. Un poète
de lyrique simplicité, un _poète en action_. Je conviens que ces mots,
suscités par les glissements de l’étymologie, paraissent plus près de
discorder que de se fondre pour résumer le caractère d’une personnalité.
Un _lyrique_, c’est-à-dire un «superimaginatif», ne rencontre pas
souvent dans l’acte personnel l’achèvement suprême de la simplicité. En
prose, comme en vers, nous avons de très grands poètes. Ni Bossuet, ni
Victor Hugo n’eurent la pensée d’être simples, ni ne l’ont été. Hommes
d’action? Pas davantage. L’un a ses dragonnades où il était du mauvais
côté, l’autre sa résistance au 2 Décembre. Des gestes de combat. Hommes
d’activité constructive? Ils l’ont pu croire. Mais je ne crains pas de
dire que ce ne sera pas le jugement de la postérité.

J’ai entendu Victor Hugo annoncer sérieusement qu’après sa mort il irait
dans le soleil. A la requête de Mme Drouet, il lui promit même de l’y
emmener. Monet, sans rien dire, dissocie les rayons de ce même soleil,
au miroir de son étang de fleurs, et les recompose pour l’accroissement
de nos sensibilités, pour l’exaltation de tout notre être, à notre place
modeste et sublime, dans l’univers. Et, ce faisant, le grand ouvrier,
par la conduite de sa vie, par l’incessant labeur de l’œil et de
l’intelligence interprétative, par une immuable tension de volonté sans
relâche, mérita pleinement le succès du _poète d’action_ quand il
descendit dans la tombe, chargé d’ans, après l’œuvre accomplie.

Dans l’ordre du développement humain, aux origines de l’espèce pensante,
_le poète des peuples_ a pu revendiquer de son public une dignité
supérieure. Disant l’homme et le monde, il ne pouvait les construire
qu’à coups de méconnaissances que rectifierait plus tard l’observation
vérifiée. D’embellir l’absolu Monet n’a point fait son affaire. Il
savait que l’art ne fera jamais aussi beau que le vrai, puisqu’il n’en
peut réfléchir que des aspects de relativité. Mais pour une meilleure
approximation du vrai, si ténue qu’elle pût être, pour un meilleur
emploi de sa compréhension, de sa volonté, de sa vie, il donna tout de
lui-même et mourut, jugeant que ce n’était pas assez.

On voit que l’effort de «philosophie» auquel je convie mes lecteurs,
n’est au-dessus des moyens de personne. Ce n’est pas trop d’une pensée
générale pour coordonner les aspects divers d’un bel exemplaire
d’humanité. Au vrai, toutes ces notes, au courant de la plume, sont
plutôt pour me faire revivre de belles heures au contact d’une
inspiration servie par le plus noble effort d’une humanité achevée.

Encore faut-il que je cherche à me rendre compte des conditions du
phénomène humain que j’admire. Je n’apporte ici aucune théorie de l’art
de peindre. La pratique de Monet lui est venue directement de l’œil à la
brosse, sans que jamais il ait prétendu doctriner. Il était peintre né:
c’est la raison supérieure qui l’a irrésistiblement poussé à regarder
toujours plus avant dans l’intimité des choses, jusqu’aux rencontres de
visions auxquelles nul encore ne s’était arrêté.

Du point de départ au point d’arrivée, la vie de Claude Monet n’est
qu’une évolution de rigoureuse conscience dans la conduite du plus beau
drame d’humaine ingénuité. Diogène cherchait _un homme_, un homme achevé
parmi les trop communs exemplaires d’amoindrissements que lui offrait la
place publique. Il ne détourna pas la tête quand Alexandre vint parader
dans son soleil. _L’homme_, que chercha vainement le cynique, ne vous
semble-t-il pas que nous sommes bien près de l’avoir trouvé?

_L’homme_, au sens le plus complet du moment, pourquoi serait-ce donc
une chose si rare que, pour la rencontre d’une telle merveille, nous
soyons tout aussitôt requis de nous extasier? Plus l’organisme est élevé
dans l’ordre des existences, plus légitime est notre droit d’en attendre
davantage. Qu’en arrive-t-il donc? Hélas! Nous succombons sous le poids
des épithètes admiratives qui ne nous viennent d’autrui que pour être
congrûment retournées. Rien n’est plus propre à nous faire réfléchir sur
l’aventure de notre vie, pour en réduire petitesses et grandeurs à leurs
proportions véritables. Il se pourrait que le _surhomme_ ne fût pas
beaucoup plus que le rêve d’un malade, et que, pour découvrir le
_sous-homme_, il ne fût besoin que d’ouvrir les yeux. Il se pourrait
aussi que, dans la médiocrité de sa condition cosmique, l’homme moyen,
par la vertu du labeur, se trouvât capable de produire évolutivement des
exemplaires d’une humanité supérieure. Que ne commençons-nous par faire
confiance à notre propre effort? L’état social nous apporte des
ressources de beaux développements. Il nous fournit, en même temps sans
doute, des tentations d’en abuser à notre avantage. Et je crois pouvoir
dire qu’il est plus tentant de vivre des ignorances de la foule que des
connaissances positives ou des émotions naturelles laborieusement
conduites à leurs fins organiques. Le plus beau de la vie ne peut être
que de nous-mêmes, si nous sommes capables de nous gouverner.

Avec Claude Monet, le cas est d’évidence. Assez d’équilibre mental pour
une bonne ordonnance des facultés convergentes vers les plus hautes fins
d’activités humaines. Assez d’émotivités supérieures pour entraîner la
somme des déséquilibres nécessaires à l’entrée de l’homme dans la
dépense de lui-même à la mesure de ses moyens.

C’est ici que nous rencontrons en Claude Monet l’_homme d’action_, au
sens le plus élevé du mot, l’homme qui se propose de mettre quelque
chose du meilleur de sa vie dans celle de ses contemporains, et se
lance, la flamme au cœur, dans la périlleuse aventure, sans s’arrêter
aux déceptions. Notre humanité ne manquera pas de s’en faire honneur.
Mais alors, d’où vient donc cet arroi des inintelligences moindres
contre l’homme trop assuré de son personnage pour ne pas demeurer fidèle
à sa pensée en dépit de toutes les résistances? Pourquoi faut-il que
trop souvent, dans la folle mêlée, le cœur le plus résolu soit le plus
tourmenté de lui-même et d’autrui? Les hommes sont ce qu’ils acceptent
d’être. Des heurts de bons et de mauvais moments dans l’incompréhension
de soi-même, qui permet à chacun de se surestimer, au risque de
sous-estimer autrui. Il s’ensuit beaucoup de discours qui ne changent
pas sensiblement les faits. Le plus sûr est de s’essayer
personnellement, à tous risques, pour dégager, en fin de compte, les
parties de défaites qui peuvent conditionner des parties de victoire et
réciproquement.

Monet, humant le large, sur les quais du Hâvre, ne se tint certainement
pas de tels discours. Mais il suffit de regarder la première image de
sa jeunesse pour voir que ses yeux droits, en flèches vibrantes,
faisaient déjà retentir de leur choc l’airain de l’avenir, et qu’il ne
se contenterait pas du demi-succès. Avec le temps, la figure profonde va
s’affirmer très vite dans le plein de l’action. L’œil n’est jamais
satisfait. Il cherche la difficulté, et la trouve--heureux encore de
penser qu’il va bander tous ses efforts contre l’obstacle--dût-il s’y
briser.

Seulement, il ne s’y brise pas, et ce qu’on n’a pas deviné, ce que
n’espérait pas Monet lui-même, ce qu’une minorité est encore seule à
comprendre, c’est qu’il n’y a pas de «défaite», en cette aventure, qui
ne soit une part de victoire. J’en ai vu le drame, en ses plus belles
péripéties, se dérouler sous mes yeux, et ceux qu’il n’intéresse pas
n’ont qu’à me laisser le plaisir de me le dire à moi-même, en feignant
de m’adresser à eux. Il me suffit de la beauté de l’action pour n’avoir
pas besoin de triompher trop haut du succès, car, pour l’idéalisme vrai,
la vie est de la lutte, tandis que la victoire, trop prompte aux
vanteries, peut être, en certaines circonstances, une source de
diminutions. Monet mourut en doutant de lui-même. N’est-ce pas dire où
il mettait le succès?

Soit cet exemple de la plus simple et de la plus haute vie, que j’aurais
voulu faire apparaître dans l’incomparable grandeur de la plus simple
vérité. L’homme n’aimait pas le bruit. Il ne voulut jamais rien
connaître des joies factices de la renommée. Enivré de lumière, il se
donna tout à la joie d’ouvrir sa fenêtre, et de regarder pour transposer
ses frémissements du dehors, et jeter sur la toile, s’il était
possible, quelque chose des voluptés les plus aiguës de la couleur.

Le monde se meut, malgré les conciles. Puisque nous sommes de simples
planétaires, notre évolution nous meut nous-mêmes à de perpétuels
changements d’harmonies en états d’interdépendance avec les mouvements
du monde extérieur. C’est ce qu’a compris l’instinct artistique de Monet
se refusant aux conventions de l’école qui veut accommoder le monde à
notre puissance organique pour le _mieux_ exprimer, comme si la rétine,
au contraire, n’était pas sous la domination des lois cosmiques. Culture
d’émotivités, l’art se donne pour tâche le développement de la
sensation. Voilà le programme de Monet qui le mène à la recherche d’une
interprétation de plus en plus poussée du phénomène lumineux, et, par
là, à des évolutions de sensibilités qui font l’accroissement de l’homme
sentant et pensant.

Dès les premiers essais du Hâvre, notre homme, hanté des fluidités de la
couleur, prétend déjà saisir l’insaisissable dont nous ne pouvons
obtenir qu’un temps de fixation schématique pour exprimer l’universelle
mobilité. Si l’entreprise est hors de son atteinte, au moins aura-t-il,
à tous risques, gardé toute droite la volonté de tenter. Et comme il a
résolu de ne jamais accepter la défaite, ne nous étonnons pas qu’aux
heures douloureuses d’un doute irrépressible, après avoir senti passer
le vent de la victoire, la crainte d’une insuffisance lui arrache des
cris de colère et lui fasse lacérer des toiles où s’était magnifiquement
inscrit son labeur. Monet connut l’âpre angoisse qui le portait à douter
de lui-même, mais pour se redresser tout aussitôt devant l’obstacle et
reprendre, sans trêve, sa course à l’au-delà.

Sait-on ce qu’un tel homme est appelé à donner de ses concentrations
d’énergie pour garder intangible, au fond de son cœur, le droit
d’espérer? Ce sont des palpitations de ses yeux, des frémissements de
son cœur qu’il broie sur sa palette pour la vie ou la mort du plus beau
de ses rêves. Ainsi le veut la loi même de notre idéal dont la dignité
nous élève au-dessus de nous-mêmes dans les voies périlleuses où nous
entraîne la course de l’inconnu.

Qui donc dira la juste mesure des aspirations chez les grands
imaginatifs, et les désaccords des réalités? Il faut que tout cela
vienne aboutir à des conclusions d’activités éphémères; quand nous
prétendons stabiliser des temps de notre vie dans les cyclones de
l’éternelle mobilité.

A quels moments, et en quelles formes, ces questions ont-elles pu se
poser à l’œil de Monet? J’ai noté que ce n’était certainement pas des
théories qui l’avaient mis à l’œuvre. Sa destinée voulut que la lumière
l’impressionnât au plus profond dans tous les temps de la course
solaire. Il essaya de faire ce qu’il voyait, sans rien concéder aux
conventions de l’école. De là des renouvellements de facture, des
trouvailles d’exécution qui auraient pu être sa perte et furent son
salut. Il conquit ainsi une palette dont les essais se trouvèrent
naturellement correspondre aux prestiges des réalisations de la couleur.
Cette évolution conquérante de l’organe visuel, jusqu’à l’heureuse
exacerbation des _Nymphéas_, fut l’incessant effort du peintre sur
lui-même dans l’incessante anxiété de ne pouvoir dire si sa pente était
d’insanité ou de génie.

--On dira que je suis fou, disait-il parfois.

En dépit de tels propos, il ne déserta pas la tâche. Toutefois il n’osa
pas, de son vivant, risquer les _Nymphéas_. Leçon pour lui. Leçon pour
nous.

L’éblouissante conquête de la lumière en symphonies suprêmes, aux champs
des _Nymphéas_, ne pouvait apparaître qu’en coup de théâtre, même après
les préparations d’un long labeur. Il n’y fallait pas moins que le plein
accord de la double maîtrise de l’œil et de la main. L’œil, d’audace
géniale, brûlé de tous les flamboiements des choses, affolé des prodiges
du monde au point de jouer toutes les ambitions de sa vie sur un coup de
pinceau à l’approche de la mort. La main, dans la pleine possession de
ses agilités d’art, en état d’obéir aux élans de sa sensation, en les
modérant, en les ordonnant, en les liant, en les transposant dans les
enchaînements de la vie universelle. Encore fallait-il que chaque touche
de la prétendue «fixité» nous engageât sur la pente de ce qui était tout
à l’heure à ce qui sera dans un moment.

Des jours de fureur vertigineuse, des jours d’apaisement, des jours
d’invincible obstination. Surtout l’immuable défiance d’un homme obsédé
d’une idée dont il ne craignait rien tant qu’une insuffisance de
réalisation. La crainte de rêver trop haut. La défiance d’un public
cherchant le rêve aussi, mais un rêve dont l’envolée ne pouvait être de
même envergure.

Ce que tenta de réaliser Monet, il n’est pas une de ses toiles qui n’en
porte l’éclatant témoignage, parfois libéralement aidé des vifs
commentaires de l’auteur. Car aucune critique ne le trouvait sans
riposte, et le ton bourru et le mot à l’emporte-pièce montraient assez
que cet homme, bienveillant et rieur, avait trop donné de lui-même à son
art pour en pouvoir parler avec détachement.

Ce qu’il se proposait, c’était de suivre, en tous points, la nature
d’aussi près que possible. Programme d’apparence modeste, mais d’une
exaspérante ambition. Ce fut déjà la recherche des premiers artistes de
nos cavernes, et il faut bien dire que quelques-uns, en des tentatives
de moyens primaires, y ont assez remarquablement réussi. Je n’ai garde
de me laisser aller à la critique des grands maîtres dont les siècles
ont enrichi notre histoire. Tous se sont mis glorieusement à leur tâche,
nous laissant le témoignage, à certains moments, d’un élan de tendance
surhumaine. Grâces leur soient rendues! Il n’est besoin de diminuer
personne pour essayer de grandir Monet, qui est venu à son heure et n’a
fait que s’engager plus avant dans la voie glorieuse où tant
d’admirables artistes l’avaient précédé.

La démonstration, heureusement, n’en est pas nécessaire. Toute aux
formes mouvantes du corps humain, la Grèce en a cherché la réalisation
dans les figures de la plastique où elle pouvait mettre en ligne une
incomparable école de praticiens, qui ne sera probablement jamais
dépassée. Ce que nous savons de la peinture hellénique et même
hellénistique, par les traditions de l’Égypte et les fresques de Pompéi,
ne paraît pas dépasser de beaucoup les communs essais de l’imagerie. Les
tableaux de piété de nos primitifs, renforcés des explosions d’art de la
Renaissance, qui chercha l’homme plus que la nature, tenue pour
ennemie, ont fait éclater le cadre pour ouvrir le champ aux traditions
du polythéisme, aussi bien que de la mythologie chrétienne. C’est un des
prodiges de l’histoire. Les musées sont ouverts. Il n’est que de s’y
promener.

Je prends donc Monet comme il se présente, dans son temps et dans son
pays. Loin que les maîtres de son art lui aient inspiré des sentiments
de critique, ils le ravissent. Il ne tarit pas sur eux en exclamations
admiratives. Ils ont vu ce qu’il voit lui-même, mais en un moment donné
des évolutions de leur sensibilité. Ils ont fait la peinture de leur
temps, avec des parties de convention dont ils n’ont pu se détacher.
Monet ne s’est proposé rien que de suivre leur exemple du plus près
possible, au risque de les dépasser.

Sous l’influence des données préconçues qui formaient nécessairement le
premier fonds de l’intelligence humaine, l’artiste des anciens âges a
découvert tardivement la nature comme inspiratrice des émotivités
supérieures. Monet veut s’emparer de notre sensibilité parce qu’il n’est
plus maître de la sienne qui prétend s’imposer. Conquis ou conquérant.
Au sort de prononcer. Et puisque la victoire, vaillamment disputée, est
au bénéfice du vainqueur et des vaincus tout ensemble, félicitons-nous
d’un combat grandiose où la conquête se réalise pour le plus grand bien
de tout le monde. Honneur aux hommes de bonne volonté!


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages.

   I.--La Leçon d’une vie                                              7

  II.--Claude Monet, peintre                                          15

 III.--Le Monde, l’Homme, la Lumière                                  35

  IV.--Le Jardin de Monet.--L’Étang du _Jardin d’eau_                 45

   V.--Le Public                                                      55

  VI.--La Lutte à outrance                                            67

 VII.--Révolution de cathédrales                                      75

VIII.--Les Nymphéas du Jardin d’eau                                   93

  IX.--Le Critique critiqué                                          103

   X.--Conclusion                                                    113


NOTES:

[A] Il fut même blessé au creux de la main gauche, ce qui demanda
beaucoup d’explications. Ce fut Pelloquet qui fournit à Émile Augier le
type de Giboyer.

[B] A Giverny.

[C] Curieusement la nouvelle école en vint à inclure Édouard Manet, qui
ne fut pas sans regimber d’abord. Il avait la dent pointue, et n’était
pas homme à retenir un mot incisif. Quand on lui parla pour la première
fois des offensives du pinceau de Monet: «Je ne sais pas, s’écria-t-il,
si celui-ci me volera ma peinture. Voilà qu’en attendant, il essaye de
me voler mon nom.»

[D] M. Georges Grappe a écrit: «Claude Monet traite les ondes
lumineuses comme le musicien les ondes sonores. Les deux sortes de
vibrations se correspondent. Leurs harmonies correspondent aux mêmes
lois inéluctables, et deux tons se juxtaposent en peinture suivant des
nécessités aussi rigoureuses que deux notes en harmonie. Mieux même:
les différents épisodes d’une série s’enchaînent comme les différentes
parties d’une symphonie. Le drame pictural se développe suivant les
mêmes principes que le drame musical.»








*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CLAUDE MONET; LES NYMPHEAS ***


    

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Literary Archive Foundation

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