The Project Gutenberg eBook of Pages françaises
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Title: Pages françaises
Author: Ernest Renan
Release date: December 10, 2025 [eBook #77436]
Language: French
Original publication: Paris: Calmann-Lévy, 1921
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAGES FRANÇAISES ***
ERNEST RENAN
PAGES FRANCAISES
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
1921
ŒUVRES COMPLÈTES D’ERNEST RENAN
HISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME
VIE DE JÉSUS.
LES APÔTRES.
SAINT PAUL, avec cartes des voyages de saint Paul.
L’ANTECHRIST.
LES ÉVANGILES ET LA SECONDE GÉNÉRATION CHRÉTIENNE.
L’ÉGLISE CHRÉTIENNE.
MARC-AURÈLE ET LA FIN DU MONDE ANTIQUE.
INDEX GÉNÉRAL pour les 7 vol. de l’HISTOIRE DES ORIGINES DU
CHRISTIANISME.
Format in-8º.
LE LIVRE DE JOB, traduit de l’hébreu, avec une étude sur le
plan, l’âge et le caractère du poème 1 vol.
LE CANTIQUE DES CANTIQUES, traduit de l’hébreu, avec une
étude sur le plan, l’âge et le caractère du poème 1 --
L’ECCLÉSIASTE, traduit de l’hébreu, avec une étude sur l’âge
et le caractère du livre 1 --
HISTOIRE GÉNÉRALE DES LANGUES SÉMITIQUES 1 --
HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL 5 --
ÉTUDES D’HISTOIRE RELIGIEUSES 1 --
NOUVELLES ÉTUDES D’HISTOIRE RELIGIEUSE 1 --
AVERROËS ET L’AVERROÏSME, essai historique 1 --
ESSAIS DE MORALE ET DE CRITIQUE 1 --
MÉLANGES D’HISTOIRE ET DE VOYAGES 1 --
QUESTIONS CONTEMPORAINES 1 --
LA RÉFORME INTELLECTUELLE ET MORALE 1 --
DE L’ORIGINE DU LANGAGE 1 --
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 1 --
DRAMES PHILOSOPHIQUES, édition complète 1 --
SOUVENIRS D’ENFANCE ET DE JEUNESSE 1 --
FEUILLES DÉTACHÉES 1 --
DISCOURS ET CONFÉRENCES 1 --
L’AVENIR DE LA SCIENCE 1 --
LETTRES INTIMES DE E. RENAN ET HENRIETTE RENAN 1 --
ÉTUDES SUR LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU RÈGNE DE PHILIPPE LE BEL 1 --
LETTRES DU SÉMINAIRE (1838-1846) 1 --
MÉLANGES RELIGIEUX ET HISTORIQUES 1 --
CAHIERS DE JEUNESSE (1845-1846) 1 --
NOUVEAUX CAHIERS DE JEUNESSE (1846) 1 --
MISSION DE PHÉNICIE.--Cet ouvrage comprend un volume
in-4º de 888 pages de texte, et un volume in-folio, composé
de 70 planches, un titre et une table des planches.
Format grand in-18.
CONFÉRENCES D’ANGLETERRE 1 vol.
ÉTUDES D’HISTOIRE RELIGIEUSE 1 --
VIE DE JÉSUS, édition populaire 1 --
SOUVENIRS D’ENFANCE ET DE JEUNESSE 1 --
FEUILLES DÉTACHÉES 1 --
FRAGMENTS INTIMES ET ROMANESQUES 1 --
PAGES CHOISIES 1 --
Édition illustrée, format in-16 jésus.
MA SŒUR HENRIETTE 1 vol.
PATRICE 1 --
En collaboration avec M. VICTOR LE CLERC
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE AU XIVe SIÈCLE, 2 vol. gr. in-8.
Il a été tiré de cet ouvrage
TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
tous numérotés.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1921, by Calmann-Lévy.
AVANT-PROPOS
L’éditeur du présent volume ne s’est pas dissimulé les inconvénients que
présentait l’entreprise de faire un choix, d’un point de vue
particulier, dans l’œuvre d’Ernest Renan. Ces fortes constructions, aux
arêtes logiques, se prêtaient moins que d’autres au morcellement, et la
crainte de trahir une pensée si riche et si complète a plus d’une fois
arrêté un travail entrepris à la suggestion d’un de nos universitaires
les plus éminents[1].
[1] M. Samuel Rocheblave, professeur à l’Université de Strasbourg.
Deux raisons ont encouragé son achèvement. On a pensé que la réunion
sous un volume portatif faciliterait la connaissance de morceaux
politiques et sociaux célèbres, cités souvent durant la guerre même, et
dispersés dans des volumes dont le public ne se rapproche pas
facilement. On a surtout désiré mettre en lumière, au moment le plus
glorieux de notre histoire, les réflexions profondes, parfois amères,
toujours si passionnément françaises, du grand esprit qui souffrit tant
des malheurs et des fautes de son époque. Espérer que ce travail mettra
fin à la légende du scepticisme de Renan, si solidement établie par une
critique superficielle, serait bien hardi. Il nous suffira de rassembler
ces pensées vieilles de plus d’un quart de siècle et auxquelles la mort
des deux petits-fils de Renan, tués à l’ennemi en 1914 et 1917, prête un
caractère pathétique, pour que les esprits réfléchis y trouvent la
réponse à ces banalités.
De préférence à l’ordre chronologique, on a divisé ces morceaux en trois
groupes, dont le plus considérable est celui qui concerne la guerre de
1870. En effet, le but de ce volume n’était pas un historique de la
pensée de Renan, mais la présentation d’un ensemble touchant les
destinées de la France, de l’Europe, le rôle particulier de notre patrie
dans l’histoire de la civilisation. Pour marquer clairement le caractère
de chaque extrait, on lui a donné un titre tiré du texte même. On y a
joint quelques notes explicatives très brèves pour rester dans le
caractère presque scolaire d’une publication où on n’a désiré que servir
la pensée d’Ernest Renan et la France.
FRANCE ET EUROPE
L’ADHÉSION LIBRE
Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance et sur
lequel je me permets d’attirer l’attention du lecteur est la conférence:
_Qu’est-ce qu’une nation?_ J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand
soin; c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines,
et quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque
funeste de ces mots: _nation_, _nationalité_, _race_, je désire qu’on se
souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. On
va aux guerres d’extermination, parce qu’on abandonne le principe
salutaire de l’adhésion libre, parce qu’on accorde aux nations comme on
accordait autrefois aux dynasties le droit de s’annexer des provinces
malgré elles. Des politiques transcendants se raillent de notre principe
français, que, pour disposer des populations, il faut préalablement
avoir leur avis. Laissons-les triompher à leur aise. C’est nous qui
avons raison. Ces façons de prendre les gens à la gorge et de leur dire:
«Tu parles la même langue que nous, donc, tu nous appartiens», ces
façons-là sont mauvaises; la pauvre humanité, qu’on traite un peu trop
comme un troupeau de moutons, finira par s’en lasser.
L’homme n’appartient ni à sa langue, ni à sa race; il n’appartient qu’à
lui-même, car c’est un être libre, c’est un être moral. On n’admet plus
qu’il soit permis de persécuter les gens pour leur faire changer de
religion; les persécuter pour leur faire changer de langue ou de patrie
nous paraît tout aussi mal. Nous pensons qu’on peut sentir noblement
dans toutes les langues, et, en parlant des idiomes divers, poursuivre
le même idéal. Au-dessus de la langue, de la race, des frontières
naturelles, de la géographie, nous plaçons le consentement des
populations, quels que soient leur race, leur langue, leur culte. La
Suisse est peut-être la nation de l’Europe la plus légitimement
composée. Or, elle compte dans son sein trois ou quatre langues, deux ou
trois religions et Dieu sait combien de races. Une nation, c’est pour
nous une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant, dans le
passé, de souvenirs, de sacrifices, de gloires, souvent de deuils et de
regrets communs; dans le présent, du désir de continuer à vivre
ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même
langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait
de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans
l’avenir.
(Discours et Conférences, 1887. _Préface_.)
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
Ailleurs, la littérature et la société sont choses distinctes,
profondément divisées. Dans notre pays, grâce à vous[2], elles se
pénètrent. Vous vous inquiétez peu d’entendre annoncer pompeusement
l’avènement de ce qu’on appelle une autre _culture_, qui saura se passer
du talent. Vous vous défiez d’une _culture_ qui ne rend l’homme ni plus
aimable, ni meilleur. Je crains fort que des races, bien sérieuses sans
doute, puisqu’elles nous reprochent notre légèreté, n’éprouvent quelque
mécompte dans l’espérance qu’elles ont de gagner la faveur du monde par
de tout autres procédés que ceux qui ont réussi jusqu’ici. Une science
pédantesque dans sa solitude, une littérature sans gaieté, une politique
maussade, une haute société sans éclat, une noblesse sans esprit, des
gentilshommes sans politesse, de grands capitaines sans mots sonores, ne
détrôneront pas, je crois, de sitôt, le souvenir de cette vieille
société française si brillante, si jolie, si jalouse de plaire. Quand
une nation, par ce qu’elle appelle son sérieux et son application, aura
produit ce que nous avons fait avec notre frivolité, des écrivains
supérieurs à Pascal et à Voltaire, de meilleures têtes scientifiques que
d’Alembert et Lavoisier, une noblesse mieux élevée que la nôtre au XVIIe
et au XVIIIe siècles, des femmes plus charmantes que celles qui ont
souri à notre philosophie, un élan plus extraordinaire que notre
Révolution, plus de facilité à embrasser les nobles chimères, plus de
courage, plus de savoir-vivre, plus de bonne humeur pour affronter la
mort, une société, en un mot, plus sympathique et plus spirituelle que
celle de nos pères, alors nous serons vaincus. Nous ne le sommes pas
encore. Nous n’avons pas perdu l’audience du monde. Créer un grand
homme, frapper des médaillons pour la postérité n’est pas donné à tous.
Il y faut votre collaboration. Ce qui se fait sans les Athéniens est
perdu pour la gloire; longtemps encore vous saurez seuls décerner une
louange qui fasse vivre éternellement.
[2] L’Académie française.
_Discours de réception à l’Académie française_, 3 avril 1879 (Discours
et Conférences.)
LETTRE A UN AMI D’ALLEMAGNE
A PROPOS DU DISCOURS PRÉCÉDENT
Mon cher ami,
Vous m’apprenez qu’un passage de mon discours de réception a été mal
accueilli parmi vous comme la voix d’un ennemi. Relisez ce que j’ai dit,
et vous verrez combien ce jugement est superficiel. J’ai défendu notre
vieil esprit français contre d’injustes reproches qui viennent presque
aussi souvent de chez nous que de chez vous. J’ai soutenu contre des
novateurs qui sont loin d’être tous Allemands, que notre tradition
intellectuelle est grande et bonne, qu’il faut l’appliquer à des ordres
de connaissance sans cesse élargis, mais non pas la changer. J’ai
exprimé des doutes sur la possibilité pour une dynastie de jouer dans le
monde un rôle universel sans bienveillance, sans générosité, sans éclat.
J’ai pu aller à l’encontre de certaines opinions des militaires et des
hommes d’État de Berlin; je n’ai pas dit un mot contre l’Allemagne et
son génie. Plus que jamais je pense que, si nous avons besoin de vous,
vous aussi, à quelques égards, avez besoin de nous. La collaboration de
la France et de l’Allemagne, ma plus vieille illusion de jeunesse,
redevient la conviction de mon âge mûr, et mon espérance est que, si
nous arrivons à la vieillesse, si nous survivons à cette génération
d’hommes de fer, dédaigneux de tout ce qui n’est pas la force, auxquels
vous avez confié vos destinées, nous verrons ce que nous avons rêvé
autrefois, la réconciliation des deux moitiés de l’esprit humain. Oui,
sans nous, vous serez solitaires et vous aurez les défauts de l’homme
solitaire; le monde n’appréciera parfaitement de vous que ce que nous
lui aurons fait comprendre. Je me hâte d’ajouter que, sans vous, notre
œuvre serait maigre, insuffisante. Voilà ce que j’ai toujours dit. Je
n’ai nullement changé; ce sont les événements qui ont si complètement
interverti les rôles que nous avons peine à nous reconnaître dans nos
affections et dans nos souvenirs.
Personne n’a aimé ni admiré plus que moi votre grande Allemagne,
l’Allemagne d’il y a cinquante ou soixante ans, personnifiée dans le
génie de Gœthe, représentée aux yeux du monde par cette merveilleuse
réunion de poètes, de penseurs, qui a vraiment ajouté un domaine nouveau
aux richesses de l’esprit humain. Tous tant que nous sommes, nous lui
devons beaucoup, à cette Allemagne large, intelligente et profonde, qui
nous enseignait l’idéalisme par Fichte, la foi dans l’humanité par
Herder, la poésie du sens moral par Schiller, le devoir abstrait par
Kant. Loin que ces acquisitions nous parussent la contradiction de
l’ancienne discipline française, elles nous en semblaient la
continuation. Nous prenions au sérieux vos grands esprits quand ils
reconnaissaient ce qu’ils devaient à notre XVIIIe siècle; nous
admettions avec Gœthe que la France, que Paris étaient des organes
essentiels du génie moderne et de la conscience européenne. Nous
travaillions de toutes nos forces à bannir de la science et de la
philosophie ces mesquines idées de rivalité nationale qui sont le pire
obstacle aux progrès de l’esprit humain.
Depuis 1848, époque où les questions commencèrent à se poser avec
netteté, nous avons toujours admis que l’unité politique de l’Allemagne
se ferait, que c’était là une révolution juste et nécessaire. Nous
concevions l’Allemagne devenue nation comme un élément capital de
l’harmonie du monde. Voyez notre naïveté! Cette nation allemande que
nous désirions voir entrer comme une individualité nouvelle dans le
concert des peuples, nous l’imaginions sur le modèle de ce que nous
avions lu, d’après les principes tracés par Fichte et Kant. Nous
formions les plus belles espérances où prendrait place dans la grande
confédération européenne un peuple philosophe, rationnel, ami de toutes
les libertés, ennemi des vieilles superstitions, ayant pour symbole la
justice et l’idéal. Que de rêves nous faisions! Un protestantisme
rationaliste s’épurant toujours entre vos mains et s’absorbant en la
philosophie, un haut sentiment d’humanité s’introduisant avec vous dans
la conduite du monde, un élément de raison plus mûre se mêlant au
mouvement général de l’Europe et préparant des bandages à plusieurs des
plaies que notre grande, mais terrible Révolution avait laissées
saignantes! Vos admirables aptitudes scientifiques sortaient d’une
obscurité imméritée, devenaient un rouage essentiel de la civilisation,
et ainsi, grâce à vous et un peu grâce à nous, un pas considérable
s’accomplissait dans l’histoire du progrès.
Les choses humaines ne se passent jamais comme le veulent les sages.
Aussi les esprits éclairés parmi nous ne furent-ils pas trop surpris de
voir proclamer à Versailles, sur les ruines de la France vaincue, cette
unité allemande qu’ils s’étaient représentée comme une œuvre sympathique
à la France. Grande fut leur douleur en voyant l’apparition nationale
qu’ils avaient appelée de leurs vœux indissolublement liée aux désastres
de leur pays. Ils se consolaient au moins par la pensée que l’Allemagne,
devenue toute-puissante en Europe, allait planter haut et ferme le
drapeau d’une civilisation qu’elle nous avait appris à concevoir d’une
façon si élevée.
La grandeur oblige, en effet. Une nation a d’ordinaire le droit de se
renfermer dans le soin de ses intérêts particuliers et de récuser la
gloire périlleuse des rôles humanitaires. Mais la modestie n’est pas
permise à tous. Vos publicistes, interprètes d’un instinct profond, ont
pu être moins discrets à cet égard que vos hommes d’État et proclamer
tout haut que l’ère de l’Allemagne commençait dans l’histoire. La
fatalité vous traînait. Il n’est pas permis, quand on est tout-puissant,
de ne rien faire. La victoire défère au victorieux, qu’il le veuille ou
non, l’hégémonie du monde.
Tour à tour la fortune élève sur le pavois une nation, une dynastie.
Jusqu’à ce que l’humanité soit devenue bien différente de ce qu’elle
est, toutes les fois qu’elle verra passer un char de triomphe, elle
saluera, et les yeux fixés sur le héros du jour, elle lui dira: «Parle,
tu es notre chef, sois notre prophète.» La solution des grandes
questions pendantes à un moment donné (et Dieu sait si le moment présent
se voit obsédé de problèmes impérieux!) est dévolue à celui que les
destins désignent. Alexandre, Auguste, Charles-Quint, Napoléon n’avaient
pas le droit de se désintéresser des choses humaines; sur aucune
question, ils ne pouvaient dire: «Cela ne me regarde pas!» Chaque âge a
son président responsable, chargé de frapper, d’étonner, d’éblouir, de
consoler l’humanité. Autant le rôle du vaincu, obligé de s’abstenir en
tout, est facile, autant la victoire impose de devoirs. Il ne sert de
rien de prétendre qu’on a le droit d’abdiquer une mission qu’on n’a pas
voulue. Le devoir devant lequel on recule vous prend à la gorge, vous
tue; la grandeur est un sort implacable auquel on ne peut se soustraire.
Celui qui manque à sa vocation providentielle est puni par ce qu’il n’a
pas fait, par les exigences qu’il n’a pas contentées, par les espérances
qu’il n’a pas remplies, et surtout par l’épuisement qui résulte d’une
force non employée, d’une tension sans résultat.
Faire de grandes choses dans le sens marqué par le génie de l’Allemagne,
tel était donc le devoir de la Prusse quand le sort des armes eut mis
les destinées de l’Allemagne entre ses mains. Elle pouvait tout pour le
bien; car la condition pour réaliser le bien, c’est d’être fort. Qu’y
avait-il à faire? Qu’a-t-elle fait? Huit ans, plus de la moitié de ce
que Tacite appelait _grande mortalis ævi spatium_, se sont écoulés
depuis qu’elle jouit en Europe d’une supériorité incontestée. Par quels
progrès en Allemagne et dans le monde cette période historique
aura-t-elle été marquée?
Et d’abord, après la victoire, la nation victorieuse a bien le droit de
trouver chez elle les récompenses de ses héroïques efforts, le
bien-être, la richesse, le contentement, l’estime réciproque des
classes, la joie d’une patrie glorieuse et pacifiée. En politique, elle
a droit surtout au premier des biens, à la première des récompenses, je
veux dire à ces libertés fondamentales de la parole, de la pensée, de la
presse, de la tribune, toutes choses dangereuses dans un État faible ou
vaincu, possibles seulement dans un État fort. Ces grandes questions
sociales qui agitent notre siècle ne peuvent être résolues que par un
victorieux, se servant du prestige de la gloire pour imposer des
concessions, des sacrifices, l’amnistie à tous les partis. Donner la
paix, autant que la paix est de ce monde, et la liberté, aussi large
qu’il est possible, à cette Europe continentale qui n’a pas encore
trouvé son équilibre, fonder définitivement le système représentatif,
aborder franchement les problèmes sociaux, élever les classes abaissées
sans leur inspirer la jalousie des supériorités nécessaires, diminuer la
somme des souffrances, supprimer la misère imméritée, résoudre la
délicate question de la situation économique de la femme, montrer par un
grand exemple la possibilité de faire face en même temps aux nécessités
politiques opposées que l’Angleterre a conciliées, parce que le problème
se posait pour elle d’une manière relativement facile: voilà ce qui eût
justifié la victoire, voilà ce qui l’eût maintenue. La victoire, en
effet, a toujours besoin d’être légitimée par des bienfaits. La force
qu’on a déchaînée devient impérieuse à son tour. Dès qu’il a reçu la
première salutation impériale, le César appartient à la fatalité jusqu’à
sa mort.
De ce programme, que la force des choses semblait vous imposer,
qu’avez-vous réalisé? Votre peuple est-il devenu plus heureux, plus
moral, plus satisfait de son sort? Il est clair que non; des symptômes
comme on n’en a jamais vus après la victoire se sont manifestés parmi
vous. La gloire est le foin avec lequel on nourrit la bête humaine;
votre peuple en a été saturé, et il regimbe!... Napoléon Ier, en
1805-1806, avait imposé silence par l’admiration à toute voix opposante;
une centaine de personnes tout au plus murmuraient; l’idée d’un attentat
contre sa personne eût paru un non-sens. Comment se fait-il qu’au
lendemain de triomphes comme on n’en avait pas vus depuis soixante ans,
votre gouvernement se soit trouvé en présence d’un mécontentement
profond? Pourquoi est-il toujours préoccupé de mesures restrictives de
la liberté? D’ordinaire, on n’a pas à réprimer après la victoire; la
répression est le propre des faibles. Ce qui se passe chez vous,
n’importe comment on l’explique, renferme un blâme contre vos hommes
d’État. Si votre peuple est aussi mauvais qu’ils le disent, c’est leur
condamnation. Apres et durs, comprenant l’État comme une chaîne et non
comme quelque chose de bienveillant, ils croient connaître la nature
allemande et ne connaissent pas la nature humaine. Ils ont trop compté
sur la vertu germanique, ils en verront le bout. On a fait de vous une
nation organisée pour la guerre; comme ces chevaliers du XVIe siècle,
bardés de fer, vous êtes écrasés par votre armement. S’imaginer qu’en
continuant de subir un pareil fardeau sans en retirer aucun avantage,
votre peuple aura la souplesse nécessaire pour les arts de la paix,
c’est trop espérer. Ces sacrifices militaires vous mettent dans la
nécessité ou de faire la guerre indéfiniment--et vous avez trop de bon
sens pour ne pas voir que ces parties à la Napoléon Ier mènent aux
abîmes--ou d’avoir une place désavantageuse dans la lutte pacifique de
la civilisation. Les agitations socialistes sont, comme la fièvre, à la
fois une maladie et un symptôme; on doit en tenir compte; il ne suffit
pas de les étouffer, il faut en voir la cause et à quelques égards y
donner satisfaction. Les erreurs populaires s’affaiblissent par la
publicité; on les fortifie en essayant de ramener le peuple à des
croyances devenues sans efficacité. Vos maîtres d’école auront beau
revenir au pur catéchisme, cela n’y fera rien. Les lois répressives n’y
peuvent pas davantage; on ne tue pas les mouches à coups de canon.
Et dans l’ordre politique, dans la réalisation de cet idéal de
gouvernement constitutionnel qui nous est si cher à tous, quel progrès
avez-vous accompli? En quoi votre vie parlementaire a-t-elle été plus
brillante, plus libre, plus féconde que celle des autres peuples? Je
n’arrive pas à le voir, et ici encore, au lieu de cette largeur libérale
qui est le propre des forts, je trouve vos hommes d’État surtout
préoccupés de restrictions, de répressions, de règlements coercitifs.
Non, je le répète, ce n’est pas par ces moyens-là que vous séduirez le
monde. La répression est chose toute négative. Et si, pendant que vos
hommes d’État sont plongés dans cette ingrate besogne, le paysan
français, avec son gros bon sens, sa politique peu raffinée, son travail
et ses économies, réussissait à fonder une République régulière et
durable! Ce serait plaisant. L’entreprise est trop difficile et trop
périlleuse pour qu’il soit permis d’en escompter le succès; mais ce qui
est incroyable est souvent ce qui arrive. Les soldats écervelés du
général Custine, les grenadiers héroïques et burlesques qui semèrent à
tous les vents les idées de la Révolution, ont réussi à leur manière.
La gloire nationale est un grand excitateur pour le génie national. Vous
avez eu quatre-vingts ans d’un admirable mouvement littéraire, durant
lequel on a vu fleurir chez vous des écrivains comparables aux plus
grands des autres nations. Comment se fait-il que cette veine soit comme
tarie? Après notre âge littéraire classique du XVIIe siècle, nous avons
eu le XVIIIe siècle, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, d’Alembert,
Diderot, Condorcet. Où est votre continuation de Gœthe, de Schiller, de
Heine? Le talent ne vous manque certes pas; mais il y a, selon moi, deux
causes qui nuisent à votre production littéraire; d’abord, vos charges
militaires exagérées, et en second lieu, votre état social. Supposez
Gœthe obligé de faire son apprentissage militaire, exposé aux gros mots
de vos sergents instructeurs. Croyez-vous qu’il ne perdrait pas à cet
exercice sa fleur d’élégance et de liberté? L’homme qui a obéi est à
jamais perdu pour certaines délicatesses de la vie; il est diminué
intellectuellement. Votre service militaire est une école de respect
exagéré. Si Molière et Voltaire eussent traversé cette école-là, ils y
auraient perdu leur fin sourire, leur malignité parfois irrévérencieuse.
L’état de conscrit est funeste au génie. Vous me direz que ce régime,
nous l’avons adopté de notre côté. Ce n’est peut-être pas ce que nous
avons fait de mieux; en tout cas, on ne voit guère encore venir le jour
où nous serons malades par exagération du respect.
Votre état social me paraît aussi très peu favorable à la grande
littérature. La littérature suppose une société gaie, brillante, facile,
disposée à rire d’elle-même, où l’inégalité peut être aussi forte que
l’on voudra, mais où les classes se mêlent, où tous vivent de la même
vie. On me dit que vous avez fait depuis dix ans de grands progrès vers
cette unité de la vie sociale; cependant je n’en vois pas encore le
principal fruit qui est une littérature commune, exprimant avec talent
ou avec génie toutes les faces de l’esprit national, une littérature
aimée, admirée, acceptée, discutée par tous. Je n’ignore pas les noms
très honorables que vous allez me citer; je ne peux trouver néanmoins
que votre nouvel empire ait réalisé ce qu’on devait attendre d’un
gouvernement concentrant en lui toutes les forces du génie allemand.
C’était à vous de faire sonner bien haut le clairon de la pensée; ces
accents nouveaux qui devaient faire battre tous les cœurs, nous les
attendons et nous ne voyons pas bien comment, de l’état moral que
certains faits récents nous ont révélé, sortirait un mouvement de libre
expansion et de chaude générosité.
Vous étiez forts et vous n’avez pas fait la liberté! Votre campagne
contre l’ultramontanisme, légitime quand elle s’est bornée à réprimer
l’intolérance catholique, n’a pas fait avancer d’un pas la grande
question de l’Église et de l’État. Vos ministres sont toujours restés
dans le vieux système où l’État confère à l’Église des privilèges et a
pour elle des exigences sans voir que ces exigences, qui ont une
apparence tyrannique, sont loin d’égaler les privilèges qu’on lui
accorde d’une autre main. Certes, vous n’irez pas à Canossa. Léon XIII
n’est pas Grégoire VII; c’est lui qui viendra où vous voudrez. Mais ici
encore, nous attendions du grand et du neuf, et nous ne le voyons pas
venir.
Je ferais sourire vos hommes d’État si je disais que votre empire, dans
ces premières années qui sont toujours les plus fécondes, n’a pas non
plus rempli ses devoirs envers l’humanité, et que l’avenir lui demandera
compte de beaucoup de questions auxquelles il a tourné le dos comme à
des rêves d’idéologues. Nos habitudes d’esprit et notre histoire nous
donnent peut-être des idées fausses en ce qui concerne l’idéal d’une
grande hégémonie nationale et dynastique. Nous pensons toujours à
Auguste, à Louis XIV; nous ne comprenons pas qu’on règne sur le monde
sans grandeur, sans éclat, sans rechercher l’amour du monde et forcer sa
reconnaissance. Une nation ou une dynastie dirigeante nous apparaît
comme quelque chose de noble, de sympathique, comme une force chargée de
patronner tout ce qui est beau, de favoriser le progrès de la
civilisation sous toutes ses formes. Éclat, générosité, bienveillance,
nous semblent des conditions nécessaires de ces grands règnes momentanés
qui sont tour à tour dévolus à chaque nation. Louis XIV n’entendait pas
parler d’un homme de mérite, de quelque pays qu’il fût, sans se
demander: «Ne pourrais-je pas lui faire une pension?» Il se croyait le
dieu bienfaisant du monde; l’Europe a vécu pendant cent ans de son
soleil en cuivre doré. Vanité des vanités! L’humanité est quelque chose
d’assez frivole; il faut le savoir si l’on aspire à la gagner ou à la
gouverner.
Pour la gagner, il faut lui plaire; pour lui plaire, il faut être
aimable. Or, vos hommes d’État prussiens ont tous les dons, excepté
celui-là. Force de volonté, application, génie contenu et obstiné, ils
ne se sont montrés inférieurs pour les qualités solides à aucun des
grands génies politiques du passé. Mais ils se sont trompés en se
figurant qu’avec cela on peut se dispenser de plaire au monde, de le
gagner par des bienfaits. Erreur! On ne s’impose à l’humanité que par
l’amour de l’humanité, par un sentiment large, libéral, sympathique,
dont vos nouveaux maîtres se raillent hautement, qu’ils traitent de
chimère sentimentale et prétentieuse. On ne discute pas contre des
poses, contre des modes passagères; mais il est bien permis de dire
qu’une ostentation d’égoïsme et de froid calcul n’a jamais été le ton
des grands hommes qui méritent de figurer au Panthéon de l’humanité.
Traitez-moi d’arriéré, mais je ne reconnaîtrai jamais comme ayant
réalisé l’ancien idéal allemand ces hommes durs, étroits, détracteurs de
la gloire, affectant un terre-à-terre vulgaire et positif, prétextant un
dédain de la postérité qu’au fond ils n’ont pas. Dans le passage de mon
discours de réception qui vous a blessés, je n’ai pas voulu dire autre
chose. Le génie de l’Allemagne est grand et puissant; il reste un des
organes principaux de l’esprit humain; mais vous l’avez mis dans un étau
où il souffre. Vous êtes égarés par une école sèche et froide, qui
écrase plus qu’elle ne développe. Nous sommes sûrs que vous vous
retrouverez vous-mêmes, et qu’un jour nous serons de nouveau
collaborateurs dans la recherche de tout ce qui peut donner de la grâce,
de la gaieté, du bonheur à la vie.
16 avril 1879. (Discours et Conférences.)
RICHELIEU
Certes, il n’est pas défendu de porter envie aux âges où le problème de
la fidélité était plus simple et où le devoir se bornait à servir de son
mieux un pouvoir établi sur des bases indéniables. Dans les temps les
plus troublés, néanmoins, le patriote libéral trouve encore moyen de
contribuer au bien de la patrie. Il y aura toujours une France à aimer.
Ils nous approuveraient dans nos apparentes faiblesses, ces créateurs de
l’unité française qui mirent avant tout le salut de l’État. Le jour où
une bande d’idiots profana le tombeau de Richelieu à la Sorbonne, le
crâne de notre illustre fondateur tomba sur les dalles, et les enfants
du quartier le firent rouler à terre comme un jouet. Vanité des vanités!
dira-t-on; la voilà finie comme le reste cette pensée altière au succès
de laquelle on avait fait servir tant de force, de volonté, tant de
savantes combinaisons, tant de crimes. Pas si finie qu’il semble. Si cet
œil éteint, où rayonna autrefois le génie, s’était rouvert à la lumière,
il eût vu se dessiner sur les murailles voisines des lettres fraîchement
tracées: _République française, une et indivisible._ Sauf un mot,
c’était là ce que le grand politique avait voulu. Il n’était donc pas
vaincu, malgré l’affront que des misérables faisaient à ses os.
_Réponse au discours de M. Cherbuliez à l’Académie française_. (Discours
et Conférences.)
L’ACTEUR D’ANTIOCHE
On raconte que quand la ville d’Antioche fut prise par les Perses sous
Valérien, toute la population était rassemblée au théâtre. Les gradins
de ce théâtre étaient taillés dans le pied de la montagne escarpée que
couronnaient les remparts. Tous les yeux, toutes les oreilles étaient
tendus vers l’acteur, quand tout à coup celui-ci se met à balbutier; ses
mains se crispent, ses bras se paralysent, ses yeux deviennent fixes. De
la scène où il était, il voyait les Perses, déjà maîtres du rempart,
descendre la montagne au pas de course. En même temps, les flèches
commencèrent à pleuvoir dans l’enceinte du théâtre et rappelèrent les
spectateurs à la réalité.
Notre situation est un peu celle de l’acteur d’Antioche, monsieur[3].
Nous voyons ce que la foule ne voit pas. Cette patrie française,
construite au prix de mille ans d’héroïsme et de patience, par la
bravoure des uns, par l’esprit des autres, par les souffrances de tous,
nous la voyons guidée par une conscience insuffisante, qui ne sait rien
d’hier et ne se doute pas de demain. Comme il arrive dans les passages
difficiles de montagnes, nous voyons ce que nous avons de plus cher
vaciller au bord du précipice, se balancer sur le vide, confié au pas
irresponsable d’un être instinctif! Ah! chère patrie française! Ceux qui
tremblent sont ceux qui l’aiment. Ses vrais ennemis sont les
présomptueux qui flattent ses défauts, renchérissent sur ses erreurs, et
qui, sûrs d’avance de l’amnistie des imprévoyants, se montreraient, le
lendemain des désastres, frais, légers, alertes, prêts à recommencer.
Une nation ne peut durer si elle ne tire de son sein la quantité de
raison suffisante pour prévenir les causes de ruine extérieure ou de
relâchement intérieur qui la menacent. Les anciens organismes y
pourvoyaient d’une manière qui ne suffisait pas toujours pour faire
éviter de grandes fautes, mais qui suffisait pour assurer la continuité
de l’existence. La question est de savoir si les formes nouvelles où on
a renfermé la vie nationale n’amèneront pas pour le cerveau de la France
de funestes moments d’étourdissement, de passagères anémies.
[3] M. Victor Cherbuliez.
Je dis passagères; car il n’est pas possible qu’un pays qui possède dans
son sein tant d’esprit, tant de cœur, tant de force de travail, une
telle somme de conscience et d’honnêteté, ne surmonte pas les germes de
maladie qu’il porte en lui. Les dix justes qui auraient pu sauver Sodome
eussent pesé d’un poids bien léger, les jours d’élection, dans les
scrutins de cette ville coupable, et pourtant, au jour solennel où
l’Éternel compte les siens, ils auraient suffi pour faire absoudre la
cité entière. Finissons donc par l’espérance, monsieur. Oui, nous la
reverrons encore avant de mourir (vous surtout qui êtes plus jeune que
moi), cette vieille France rétablie dans des conditions de vie
séculaire, avec ses haines pacifiées, ses horizons rouverts, les ombres
de ses victimes apaisées, ses gloires réconciliées. Nous la verrons
telle qu’elle fut en ses beaux jours, forte, modérée, raisonnable,
relevant le drapeau abandonné du progrès libéral, nullement corrigée de
son amour désintéressé pour le bien, instruite cependant par
l’expérience et attentive à éviter certaines erreurs où l’indulgence
trompeuse du monde, au moins autant que ses défauts, l’avaient engagée.
_Réponse au discours de M. Cherbuliez à l’Académie française_. (Discours
et Conférences.)
LE GÉNÉRAL VICTORIEUX
Le programme de notre compagnie[4] n’est pas une simple culture
littéraire, poursuivie pour elle-même, et n’aboutissant qu’à de frivoles
jeux à peine supérieurs à ces difficiles enfantillages où se sont
perdues les littératures de l’Orient. Ce sont les choses qui sont
belles; les mots n’ont pas de beauté en dehors de la cause noble ou
vraie qu’ils servent. Qu’importe que Tyrtée ait eu ou n’ait pas eu de
talent? Il a réussi; il valut une armée. La _Marseillaise_, quoi qu’en
disent les musiciens et les puristes, est le premier chant des temps
modernes puisque à son jour elle entraîna les hommes et les fit vaincre.
Le mérite personnel, à cette hauteur, est peu de chose; tout dépend de
la prédestination, ou, si l’on veut, du succès. Il ne sert de rien de
dire qu’un général aurait dû gagner une bataille, s’il la perd. Le grand
général (et on en peut dire presque autant du grand politique) est celui
qui réussit, et non celui qui aurait dû réussir.
[4] L’Académie française.
Les personnes qui, un moment, ont été surprises de votre élection
connaissent donc bien peu l’esprit de notre compagnie. Vous avez cultivé
le plus difficile des genres, un genre depuis longtemps abandonné parmi
nous, la grande action; vous avez été du petit nombre de ceux qui ont
gardé la vieille tradition française de la vie brillante, glorieuse,
utile à tous. La politique et la guerre sont de trop hautes applications
de l’esprit pour que nous les ayons jamais négligées. Le maréchal de
Villars, le maréchal de Belle-Isle, le maréchal de Richelieu, le
maréchal de Beauvau n’avaient pas plus de titres littéraires que vous.
Ils avaient remporté des victoires. A défaut de ce titre, devenu rare,
nous avons pris le maître par excellence en fait de difficulté vaincue,
le joueur hardi qui a toujours gagné son pari dans la poursuite du
probable, le virtuose qui a pratiqué avec un tel consommé le grand art
perdu de la vie. Si Christophe Colomb existait chez nous de nos jours,
nous le ferions membre de l’Académie. Quelqu’un qui est bien sûr d’en
être, c’est le général qui nous ramènera un jour la victoire. En voilà
un que nous ne chicanerons pas sur sa prose, et qui nous paraîtra tout
d’abord un sujet fort académique. Comme nous le nommerons par
acclamation, sans nous inquiéter de ses écrits! Oh! la belle séance que
celle où on le recevra! Comme les places y seront recherchées! Heureux
celui qui la présidera!...
_Réponse au discours de M. de Lesseps à l’Académie française_. (Discours
et Conférences.)
LA VIEILLE MÈRE
Nous aimons trop cette vieille mère, dont nous avons sucé tous les
instincts, si l’on veut toutes les erreurs, pour oser prendre avec elle
le ton rogue de l’homme sûr d’avoir raison. L’amour nous rend
inconséquents. Nous voyons les imprudences, et nous suivons tout de
même. Il est si triste d’être plus sage que son pays. Par moments, on
prend la résolution d’être ferme: on se promet, quand viendront les
jours sombres, de se laver les mains des fautes qu’on a déconseillées.
Eh bien, non! quand viennent les jours sombres, on est aussi triste que
ceux qui n’avaient rien prévu, et le fait d’avoir eu raison quand
presque tout le monde avait tort devient une faible consolation. On ne
tient pas rancune à sa patrie. Mieux vaut se tromper avec elle que
d’avoir trop raison avec ceux qui lui disent de dures vérités.
La nation qui sait aimer et admirer n’est pas près de mourir. A ceux qui
disent que, sous la poitrine de ce peuple, rien ne bat plus, qu’il ne
sait plus adorer, que le spectacle de tant d’avortements et de
déceptions a éteint en lui toute confiance dans le bien, toute foi en la
grandeur, nous vous citons, chers et glorieux confrères; nous rappelons
le culte dont vous êtes l’objet, ces couronnes, ces fêtes qui n’ont
coutume d’être décernées qu’à la mort, ces tressaillements de cœur,
enfin, que nos foules éprouvent au nom de Victor Hugo, de Ferdinand de
Lesseps. Voilà ce qui nous console, ce qui nous soutient, ce qui nous
fait dire avec assurance: Pauvre et chère France, non, tu ne périras
pas; car tu aimes encore, et tu es encore aimée.
_Réponse au discours de M. de Lesseps à l’Académie française_. (Discours
et Conférences.)
AUX JEUNES GENS
Ce qu’on appelle indulgence n’est, le plus souvent, que justice. On
reproche à l’opinion sa mobilité; hélas! jeunes élèves[5], ce sont les
choses humaines qui sont mobiles. La largeur d’esprit n’exclut pas de
fortes règles de conduite. Tenez toujours invinciblement pour la
légalité. Défendez jalousement votre liberté, et respectez celle des
autres. Gardez l’indépendance de votre jugement; mais n’émigrez jamais
de votre patrie, ni de fait, ni de cœur. Consolez-vous en tenant ferme à
quelque chose d’éternel. Tout se transformera autour de vous. Vous serez
peut-être les témoins des changements les plus considérables qu’ait
présentés jusqu’ici l’histoire de l’humanité. Mais il y a une chose
sûre, c’est que, dans tous les états sociaux que vous pourrez traverser,
il y aura du bien à faire, du vrai à chercher, une patrie à servir et à
aimer.
[5] Du lycée Louis-le-Grand.
N’oubliez jamais que par votre éducation exceptionnelle, vous avez des
devoirs plus stricts que les autres envers la société dont vous faites
partie. Pauvre France!... Vous la verrez, j’en suis sûr, vengée,
florissante, apaisée. Ayez une règle absolue: c’est de suivre la France,
c’est-à-dire la légalité, malgré toutes les objections, toutes les
répugnances, toutes les antipathies. Que ce soit là le panache blanc qui
vous guide. Ne vous brouillez jamais avec la France. Donnez-lui toujours
de bons conseils; ne vous fâchez pas si elle ne les suit pas. Elle a
peut-être eu ses raisons pour cela. Quelque chose de mystérieux agite ce
peuple; suivez-le, même quand il refuse de vous écouter, quand il
s’abandonne aux plus indignes. Ne vous croyez pas obligés de prendre des
airs consternés, parce que les choses ne vont pas de la façon que vous
croyez la meilleure. Que de fois on arrive à se féliciter que l’avis
qu’on avait émis n’ait pas été suivi et que les événements vous ait
donné tort!
_Discours à la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand_, 1883.
(Discours et Conférences.)
QU’EST-CE QU’UNE NATION?
Je me propose d’analyser une idée, claire en apparence, mais qui prête
aux plus graves malentendus. Les formes de la société humaine sont des
plus variées. Les grandes agglomérations d’hommes à la façon de la
Chine, de l’Égypte, de la plus ancienne Babylonie;--la tribu à la façon
des Hébreux, des Arabes;--la cité à la façon d’Athènes et de
Sparte;--les réunions de pays divers à la manière de l’empire
achéménide, de l’empire romain, de l’empire carlovingien;--les
communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont
celles des Israélites, des Parsis;--les nations comme la France,
l’Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes;--les
confédérations à la façon de la Suisse, de l’Amérique;--des parentés
comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les
Germains, les Slaves;--voilà des modes de groupements qui tous existent,
ou bien ont existé, et qu’on ne saurait confondre les uns avec les
autres sans les plus graves inconvénients. A l’époque de la Révolution
française, on croyait que les institutions de petites villes
indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s’appliquer à nos
grandes nations de trente à quarante millions d’âmes. De nos jours, on
commet une erreur plus grave: on confond la race avec la nation, et l’on
attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques, une
souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons
d’arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre
confusion sur le sens des mots, à l’origine du raisonnement, peut
produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire
est délicat: c’est presque de la vivisection; nous allons traiter les
vivants comme d’ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la
froideur et l’impartialité les plus absolues.
I
Depuis la fin de l’empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de
l’empire de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en
nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer
une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d’une manière
durable. Ce que n’ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier,
personne probablement ne le pourra dans l’avenir. L’établissement d’un
nouvel empire romain ou d’un nouvel empire de Charlemagne est devenu une
impossibilité. La division de l’Europe est trop grande pour qu’une
tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une
coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes
naturelles. Une sorte d’équilibre est établi pour longtemps. La France,
l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines
d’années, et malgré les aventures qu’elles auront courues, des
individualités historiques, les pièces essentielles d’un damier, dont
les cases varient sans cesse, mais ne se confondent jamais tout à fait.
Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d’assez
nouveau dans l’histoire. L’antiquité ne les connut pas. L’Égypte, la
Chine, l’antique Chaldée, ne furent à aucun degré des nations. C’était
des troupeaux menés par un fils du Soleil ou un fils du Ciel. Il n’y eut
pas de citoyens égyptiens, pas plus qu’il n’y a de citoyens chinois.
L’antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales,
des confédérations de républiques locales, des empires; elle n’eut guère
la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr
sont de petits centres d’admirable patriotisme; mais ce sont des cités
avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l’Espagne,
l’Italie, avant leur absorption dans l’empire romain, étaient des
ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans
institutions centrales, sans dynasties. L’empire assyrien, l’empire
persan, l’empire d’Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n’y
eut jamais de patriotes assyriens; l’empire persan fut une vaste
féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale
aventure d’Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour
l’histoire générale de la civilisation.
L’empire romain fut bien plus près d’être une patrie. En retour de
l’immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine,
d’abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association,
synonyme d’ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de
l’Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés,
chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine», opposée au
chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la
France actuelle, ne saurait former un État dans l’acception moderne. La
scission de l’Orient et de l’Occident était inévitable. Les essais d’un
empire gaulois, au IIIe siècle, ne réussirent pas. C’est l’invasion
germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a
servi de base à l’existence des nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes
invasions du Ve siècle jusqu’aux dernières conquêtes normandes au Xe?
Ils changèrent peu le fond des races; mais ils imposèrent des dynasties
et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables
de l’ancien empire d’Occident, lesquelles prirent le nom de leurs
envahisseurs. De là une France, une Burgundie, une Lombardie; plus tard,
une Normandie. La rapide prépondérance que prit l’empire franc refait un
moment l’unité de l’Occident; mais cet empire se brise irrémédiablement
vers le milieu du IXe siècle; le traité de Verdun trace des divisions
immuables en principe, et dès lors la France, l’Allemagne, l’Angleterre,
l’Italie, l’Espagne s’acheminent par des voies, souvent détournées et à
travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que
nous la voyons s’épanouir aujourd’hui.
Qu’est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États? C’est la
fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons
d’énumérer, rien d’analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le
Turc, le Slave, le Grec, l’Arménien, l’Arabe, le Syrien, le Kurde sont
aussi distincts aujourd’hui qu’au jour de la conquête. Deux
circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D’abord le fait
que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu’ils
eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins.
Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou, plutôt,
quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la
distinction absolue des hommes d’après la religion, ne peut plus se
produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants,
l’oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d’Alaric, de
Gondebaud, d’Alboin, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était
lui-même la conséquence d’une autre particularité importante: c’est que
les Francs, les Burgundes, les Goths, les Lombards, les Normands,
avaient avec eux très peu de femmes de leur race. Pendant plusieurs
générations, les chefs ne se marient qu’avec des femmes germaines; mais
leurs concubines sont latines, les nourrices des errants sont latines;
toute la tribu épouse des femmes latines; ce qui fit que la _lingua
francie_, la _lingua gothica_ n’eurent, depuis l’établissement des
Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées.
Il n’en fut pas ainsi en Angleterre; car l’invasion anglo-saxonne avait
sans doute des femmes avec elle; la population bretonne s’enfuit, et,
d’ailleurs, le latin n’était plus ou, même, ne fut jamais dominant dans
la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve
siècle, Clovis et les siens n’eussent pas abandonné le germanique pour
le gaulois.
De là ce fait capital que, malgré l’extrême violence des mœurs des
envahisseurs germains, le moule qu’ils imposèrent devint, avec les
siècles, le moule même de la nation. _France_ devint très légitimement
le nom d’un pays où il n’était entré qu’une imperceptible minorité de
Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un
miroir si parfait de l’esprit du temps, tous les habitants de la France
sont des Français. L’idée d’une différence de races dans la population
de la France, si évidente dans Grégoire de Tours, ne se présente à aucun
degré dans les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues
Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que
possible; mais la différence de l’un à l’autre n’est en rien une
différence de race; c’est une différence de courage, d’habitude et
d’éducation transmise héréditairement; l’idée que l’origine de tout cela
soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d’après lequel la
noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de
grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un
anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La
même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes
normandes. Au bout d’une ou deux générations, les envahisseurs normands
ne se distinguaient plus du reste de la population; leur influence n’en
avait pas moins été profonde; ils avaient donné au pays conquis une
noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu’il n’avait pas
auparavant.
L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel
de la formation d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études
historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation
historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont
passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles
dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait
toujours brutalement; la réunion de la France du Nord et de la France du
Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée
pendant près d’un siècle. Le roi de France, qui est, si j’ose le dire,
le type idéal d’un cristallisateur séculaire; le roi de France, qui a
fait la plus parfaite unité nationale qu’il y ait; le roi de France, vu
de trop près, a perdu son prestige; la nation qu’il avait formée l’a
maudit, et, aujourd’hui, il n’y a que les esprits cultivés qui sachent
ce qu’il valait et ce qu’il a fait.
C’est par le contraste que ces grandes lois de l’histoire de l’Europe
occidentale deviennent sensibles. Dans l’entreprise que le roi de
France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si
admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la
couronne de Saint-Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi
distincts qu’ils l’étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les
éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus
distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l’élément
tchèque et l’élément allemand sont superposés comme l’huile et l’eau
dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités
d’après la religion a eu de bien plus graves conséquences: elle a causé
la ruine de l’Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y
trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui
n’ont entre elles presque rien en commun. Or l’essence d’une nation est
que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que
tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il
est Burgunde, Alain, Taïfale, Visigoth; tout citoyen français doit avoir
oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il
n’y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d’une
origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement
défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent
déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de
faits convergeant dans le même sens. Tantôt l’unité a été réalisée par
une dynastie, comme c’est le cas pour la France; tantôt elle l’a été par
la volonté directe des provinces, comme c’est le cas pour la Hollande,
la Suisse, la Belgique; tantôt par un esprit général, tardivement
vainqueur des caprices de la féodalité, comme c’est le cas pour l’Italie
et l’Allemagne. Toujours une profonde raison d’être a présidé à ces
formations. Les principes, en pareil cas, se font jour par les surprises
les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l’Italie unifiée par
ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite
avançait les affaires de l’Italie; chaque victoire perdait la Turquie;
car l’Italie est une nation, et la Turquie, hors de l’Asie-Mineure, n’en
est pas une. C’est la gloire de la France d’avoir, par la Révolution
française, proclamé qu’une nation existe par elle-même. Nous ne devons
pas trouver mauvais qu’on nous imite. Le principe des nations est le
nôtre. Mais qu’est-ce donc qu’une nation? Pourquoi la Hollande est-elle
une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n’en sont
pas une? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le
principe qui l’a créée a disparu? Comment la Suisse, qui a trois
langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation,
quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n’en est pas une?
Pourquoi l’Autriche est-elle un État et non pas une nation? En quoi le
principe des nationalités diffère-t-il du principe des races? Voilà des
points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre
d’accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par
ces sortes de raisonnement; mais les hommes appliqués veulent porter en
ces matières quelque raison et démêler les confusions où s’embrouillent
les esprits superficiels.
II
A entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout
une dynastie, représentant une ancienne conquête, acceptée d’abord, puis
oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le
groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par
ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l’a formé. Il
est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une
famille d’origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a
été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la
France en 1789 n’avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone
que la maison capétienne avait ajoutée à l’étroite lisière du traité de
Verdun fut bien l’acquisition personnelle de cette maison. A l’époque où
furent faites les annexions, on n’avait l’idée ni des limites
naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La
réunion de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Écosse fut de même un fait
dynastique. L’Italie n’a tardé si longtemps à être une nation que parce
que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle,
ne se fit le centre de l’unité. Chose étrange, c’est à l’obscure île de
Sardaigne, terre à peine italienne, qu’elle a pris un titre royal[6]. La
Hollande, qui s’est créée elle-même, par un acte d’héroïque résolution,
a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d’Orange, et elle
courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.
[6] La maison de Savoie ne doit son titre royal qu’à la possession de
la Sardaigne (1720). (Note d’E. R.)
Une telle loi, cependant, est-elle absolue? Non, sans doute. La Suisse
et les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d’additions
successives, n’ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la
question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de
l’avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été
si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu
tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle avait changé toute chose.
L’homme était revenu, après des siècles d’abaissement, à l’esprit
antique, au respect de lui-même, à l’idée de ses droits. Les mots de
patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s’accomplir
l’opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l’histoire,
opération que l’on peut comparer à ce que serait, en physiologie, la
tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l’on
aurait enlevé le cerveau et le cœur.
Il faut donc admettre qu’une nation peut exister sans principe
dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des
dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser
d’exister. Le vieux principe, qui ne tient compte que du droit des
princes, ne saurait plus être maintenu; outre le droit dynastique, il y
a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder? à
quel signe le reconnaître? de quel fait tangible le faire dériver?
I.--De la race, disent plusieurs avec assurance. Les divisions
artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des
congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c’est
la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une
légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que
j’expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même
quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du
germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants
de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit
primordial analogue à celui des rois de droit divin; au principe des
nations on substitue celui de l’ethnographie. C’est là une très grande
erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation
européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant
celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour
le véritable progrès.
Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le
reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité
antiques n’étaient qu’une extension de la famille. A Sparte, à Athènes,
tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés.
Il en était de même chez les Beni-Israël; il en est encore ainsi dans
les tribus arabes. D’Athènes, de Sparte, de la tribu israélite,
transportons-nous dans l’empire romain. La situation est tout autre.
Formée d’abord par la violence, puis maintenue par l’intérêt, cette
grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes,
porte à l’idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son
caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans
le même sens. Il contracte avec l’empire romain une alliance intime, et,
par l’effet de ces deux incomparables agents d’unification, la raison
ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des
siècles.
L’invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans
cette voie. Les découpures de royaumes barbares n’ont rien
d’ethnographique; elles sont réglées par la force ou le caprice des
envahisseurs. La race des populations qu’ils subordonnaient était pour
eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que
Rome avait déjà fait: un empire unique composé des races les plus
diverses; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement
leurs deux grandes lignes du nord au sud, n’eurent pas le moindre souci
de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les
mouvements de frontière qui s’opérèrent dans la suite du moyen âge
furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique
suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le
nom de France, les territoires de l’ancienne Gaule, ce n’est pas là un
effet de la tendance qu’auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs
congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se
souvenaient plus d’une origine commune. Toute conscience gauloise avait
péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n’est que par une vue
d’érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement
l’individualité du caractère gaulois.
La considération ethnographique n’a donc été pour rien dans la
constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique,
germanique. L’Allemagne est germanique, celtique et slave. L’Italie est
le pays où l’ethnographie est le plus embarrassée. Gaulois, Étrusques,
Pélasges, Grecs, sans parler de bien d’autres éléments, s’y croisent
dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur
ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les
proportions sont singulièrement difficiles à définir.
La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la
politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une
chimère. Les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie, sont
ceux où le sang est plus mêlé. L’Allemagne fait-elle à cet égard une
exception? Est-elle un pays germanique pur? Quelle illusion! Tout le Sud
a été gaulois. Tout l’Est, à partir de l’Elbe, est slave. Et les parties
que l’on prétend réellement pures le sont-elles en effet? Nous touchons
ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des
idées claires et de prévenir les malentendus.
Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race
est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes
physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les
anthropologistes, la race a le même sens qu’en zoologie, elle indique
une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l’étude des langues
et de l’histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie.
Les mots de brachycéphales, de dolichocéphales n’ont pas de place en
histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et
la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des
dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les
langues et l’institution dites sémitiques. En d’autres termes, les
origines zoologiques de l’humanité sont énormément antérieures aux
origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes
aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n’avaient aucune
unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont
eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans,
tandis que l’origine zoologique de l’humanité se perd dans des ténèbres
incalculables. Ce qu’on appelle philologiquement et historiquement la
race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l’espèce
humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique? Non,
assurément. L’apparition de l’individualité germanique dans l’histoire
ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les
Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus
avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils
n’avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type
dans l’ensemble de l’humanité. Or le type de ce qu’on appelle très
improprement la race anglo-saxonne[7], n’est ni le Breton du temps de
César, ni l’Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand
de Guillaume le Conquérant; c’est la résultante de tout cela. Le
Français n’est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgunde. Il est ce qui
est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de
France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant
de Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la
population normande de la côte voisine. Au XIe siècle, l’œil le plus
pénétrant n’eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère
différence. D’insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne
prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des
autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues
non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait
dissemblables. La race, comme nous l’entendons, nous autres historiens,
est donc quelque chose qui se fait et se défait. L’étude de la race est
capitale pour le savant qui s’occupe de l’histoire de l’humanité. Elle
n’a pas d’application en politique. La conscience instinctive qui a
présidé à la confection de la carte d’Europe n’a tenu aucun compte de la
race, et les premières nations de l’Europe sont des nations de sang
essentiellement mélangé.
[7] Les éléments germaniques ne sont pas beaucoup plus considérables
dans le Royaume-Uni qu’ils ne l’étaient dans la France, à l’époque
où elle possédait l’Alsace et Metz. La langue germanique a dominé
dans les îles Britanniques, uniquement parce que le latin n’y avait
pas entièrement remplacé les idiomes celtiques, ainsi que cela eut
lieu dans les Gaules. (Note d’E. R.)
Le fait de la race, capital à l’origine, va donc toujours perdant de son
importance. L’histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie.
La race n’y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on
n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les
prendre à la gorge en leur disant: «Tu es de notre sang; tu nous
appartiens!» En dehors des caractères anthropologiques, il y a la
raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous.
Tenez, cette politique ethnographique n’est pas sûre. Vous l’exploitez
aujourd’hui contre les autres; puis vous la voyez se tourner contre
vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le
drapeau de l’ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à
leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher
les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des
massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux?
Pour tous il est bon de savoir oublier.
J’aime beaucoup l’ethnographie; c’est une science d’un rare intérêt;
mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En
ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent; c’est
la condition du progrès. Les nations changeraient donc aussi avec les
systèmes? Les limites des États suivraient les fluctuations de la
science. Le patriotisme dépendrait d’une dissertation plus ou moins
paradoxale. On viendrait dire au patriote: «Vous vous trompiez; vous
versiez votre sang pour telle ou telle cause; vous croyiez être Celte;
non, vous êtes Germain.» Puis, dix ans après, on viendra vous dire que
vous êtes Slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner
un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d’intérêts. Soyez sûrs
que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la
surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux
à faire: demandons-lui tout simplement la vérité.
II.--Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la
langue. La langue invite à se réunir; elle n’y force pas. Les États-Unis
et l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même
langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si
bien faite, puisqu’elle a été faite par l’assentiment de ses différentes
parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l’homme quelque
chose de supérieur à la langue: c’est la volonté. La volonté de la
Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien
plus important qu’une similitude de langage souvent obtenue par des
vexations.
Un fait honorable pour la France, c’est qu’elle n’a jamais cherché à
obtenir l’unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on
pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes
choses en des langages différents? Nous parlions tout à l’heure de
l’inconvénient qu’il y aurait à faire dépendre la politique
internationale de l’ethnographie. Il n’y en aurait pas moins à la faire
dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études
l’entière liberté de leurs discussions; ne les mêlons pas à ce qui en
altérerait la sérénité. L’importance politique qu’on attache aux langues
vient de ce qu’on les regarde comme des signes de race. Rien de plus
faux. La Prusse, où l’on ne parle plus qu’allemand, parlait slave il y a
quelques siècles; le pays de Galles parle anglais; la Gaule et l’Espagne
parlent l’idiome primitif d’Albe la Longue; l’Égypte parle arabe; les
exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langage
n’entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne
ou proto-sémite; il s’y trouvait des esclaves qui parlaient la même
langue que leurs maîtres; or l’esclave était alors bien souvent d’une
race différente de celle de son maître. Répétons-le: ces divisions de
langues indo-européennes, de sémitiques et autres, créées avec une si
admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec
les divisions de l’anthropologie. Les langues sont des formations
historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les
parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine,
quand il s’agit de déterminer la famille avec laquelle on s’unit pour la
vie et pour la mort.
Cette considération exclusive de la langue a, comme l’attention trop
forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met
de l’exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour
nationale; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu’on
respire dans le vaste champ de l’humanité pour s’enfermer dans des
conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l’esprit; rien
de plus fâcheux pour la civilisation. N’abandonnons pas ce principe
fondamental, que l’homme est un être raisonnable et moral, avant d’être
parqué dans telle ou telle langue, avant d’être un membre de telle ou
telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture
française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture
humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance; ils n’étaient ni
Français, ni Italiens, ni Allemands. Ils avaient retrouvé, par leur
commerce avec l’antiquité, le secret de l’éducation véritable de
l’esprit humain, et ils s’y dévouaient corps et âme. Comme ils firent
bien!
III.--La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à
l’établissement d’une nationalité moderne. A l’origine, la religion
tenait à l’existence même du groupe social. Le groupe social était une
extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de
famille. La religion d’Athènes, c’était le culte d’Athènes même, de ses
fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n’impliquait
aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force
du terme, une religion d’État. On n’était pas Athénien si on refusait de
la pratiquer. C’était au fond le culte de l’Acropole personnifiée. Jurer
sur l’autel d’Aglaure[8], c’était prêter le serment de mourir pour la
patrie. Cette religion était l’équivalent de ce qu’est chez nous l’acte
de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel
culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service
militaire. C’était déclarer qu’on n’était pas Athénien. D’un autre côté,
il est clair qu’un tel culte n’avait pas de sens pour celui qui n’était
pas d’Athènes; aussi n’exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer ces
étrangers à l’accepter; les esclaves d’Athènes ne le pratiquaient pas.
Il en fut de même dans quelques petites républiques du moyen âge. On
n’était pas bon Vénitien si l’on ne jurait point par saint Marc; on
n’était pas bon Amalfitain si l’on ne mettait pas saint André au-dessus
de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui
a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime, et tirait aussi
peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de
famille et de lui adresser des vœux au premier jour de l’an.
[8] Aglaure, c’est l’Acropole elle-même, qui s’est dévouée pour sauver
la patrie. (Note d’E. R.)
Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l’était déjà plus dans les
royaumes sortis de la conquête d’Alexandre, ne l’était surtout plus dans
l’empire romain. Les persécutions d’Antiochus Épiphane pour amener
l’Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l’empire romain pour
maintenir une prétendue religion d’État furent une faute, un crime, une
véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire.
Il n’y a plus de masses croyant d’une manière uniforme. Chacun croit et
pratique à sa guise, ce qu’il peut, comme il veut. Il n’y a plus de
religion d’État; on peut être Français, Anglais, Allemand, en étant
catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La
religion est devenue chose individuelle; elle regarde la conscience de
chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n’existe
plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si
considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son
importance dans le for intérieur de chacun; mais elle est sortie presque
entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.
IV.--La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre
les hommes. Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation?
Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de
commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment; elle est âme
et corps tout à la fois; un _Zollverein_ n’est pas une patrie.
V.--La géographie, ce qu’on appelle les frontières naturelles, a
certainement une part considérable dans la division des nations. La
géographie est un des acteurs essentiels de l’histoire. Les rivières ont
conduit les races, les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont
favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on
dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d’une
nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de
s’adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour
atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte
de faculté limitante _a priori_. Je ne connais pas de doctrine plus
arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences.
Et, d’abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui
forment ces prétendues frontières naturelles? Il est incontestable que
les montagnes séparent; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis
toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont
celles qui séparent et celles qui ne séparent pas? De Biarritz à Tornea,
il n’y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu’une autre un
caractère bornal. Si l’histoire l’avait voulu, la Loire, la Seine, la
Meuse, l’Elbe, l’Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de
frontière naturelle qui a fait commettre tant d’infractions au droit
fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons
stratégiques. Rien n’est absolu; il est clair que bien des concessions
doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces
concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses
convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n’est pas
la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le
_substratum_, le champ de la lutte et du travail; l’homme fournit l’âme.
L’homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu’on appelle
un peuple. Rien de matériel n’y suffit. Une nation est un principe
spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire, une
famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du
sol.
Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe
spirituel: la race, la langue, les intérêts, l’affinité religieuse, la
géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus? Par
suite de ce qui a été dit antérieurement, je n’aurai pas désormais à
retenir bien longtemps votre attention.
III
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai
dire, n’en font qu’une constituent cette âme, ce principe spirituel.
L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la
possession en commun d’un riche legs de souvenirs; l’autre est le
consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer
à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, messieurs, ne
s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un
long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des
ancêtres est de tous le plus légitime; les ancêtres nous ont faits ce
que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire
(j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on
assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une
volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble,
vouloir en faire encore, voilà la condition essentielle pour être un
peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux
qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. Le
chant spartiate: «Nous sommes ce que vous fûtes; nous serons ce que vous
êtes» est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie.
Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans
l’avenir un même programme à réaliser; avoir souffert, joui, espéré
ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des
frontières conformes aux idées stratégiques; voilà ce que l’on comprend
malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l’heure:
«avoir souffert ensemble»; oui, la souffrance en commun unit plus que la
joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les
triomphes; car ils imposent des devoirs; ils commandent l’effort en
commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment
des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire
encore. Elle suppose un passé; elle se résume pourtant dans le présent
par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de
continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi
cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de
l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh! je le sais, cela
est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit
prétendu historique. Dans l’ordre d’idées que je vous soumets, une
nation n’a pas plus qu’un roi le droit de dire à une province: «Tu
m’appartiens, je te prends.» Une province, pour nous, ce sont ses
habitants; si quelqu’un en cette affaire a droit d’être consulté, c’est
l’habitant. Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à
retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le
seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et
théologiques. Que reste-t-il, après cela? Il reste l’homme, ses désirs,
ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l’émiettement
des nations, sont la conséquence d’un système qui met ces vieux
organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair
qu’en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l’excès. Les
vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d’une
façon très générale. Les volontés humaines changent; mais qu’est-ce qui
ne change pas ici-bas? Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel.
Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne,
probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où
nous vivons. A l’heure présente, l’existence des nations est bonne,
nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui
serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à
l’œuvre commune de la civilisation; toutes apportent une note à ce grand
concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale
que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me
dis souvent qu’un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations
pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire, qui serait à ce
point jaloux, égoïste, querelleur, qui ne pourrait rien supporter sans
dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces
dissonances de détail disparaissent dans l’ensemble. Pauvre humanité!
que tu as souffert! que d’épreuves t’attendent encore! Puisse l’esprit
de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta
route est semée!
Je me résume, messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa
langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction
des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit
et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation.
Tandis que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices
qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est
légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses
frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit
d’avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les
transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à
se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en
pitié notre terre-à-terre. «Consulter les populations, fi donc! quelle
naïveté! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent
remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d’une simplicité
enfantine.»--Attendons, messieurs; laissons passer le règne des
transcendants; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien
des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions
empiriques. Le moyen d’avoir raison dans l’avenir, est, à certaines
heures, de savoir se résigner à être démodé.
_Conférence faite en Sorbonne_ le 11 mars 1882. (Discours et
Conférences.)
LE LIBÉRALISME FRANÇAIS
Or, à cette époque[9], la France avait bien réellement une religion,
c’était le libéralisme, le goût du développement noble de l’humanité,
l’estime et la sympathie pour tout ce qui porte les traits de l’homme,
la sympathie pour tout ce qui est faible, persécuté, pour tout ce qui
essaie de se monter ou de s’affranchir. Naïfs que nous étions! Nous ne
pensions pas que ceux que notre pays aidait le plus à sortir des limbes
lui diraient bientôt, comme les rieurs du Calvaire: «Il a délivré les
autres et il ne peut se sauver lui-même. Qu’il s’en tire maintenant s’il
peut!» Madame Cornu, indifférente pour l’ingratitude qui ne concernait
qu’elle, mais moins indulgente pour l’ingratitude envers les autres, ne
pouvait se rappeler sans amertume combien elle avait vu de récents
parvenus autrefois suppliants et heureux d’être obligés. Les expériences
nous corrigeront-elles et nous feront-elles renoncer à de vieilles
vertus dont on réussira bien, à la longue, à déshabituer le monde? C’est
peu probable. Nous sommes trop vieux pour suivre les maximes que
semblent vouloir inaugurer les nouveaux maîtres de la mode. Si vraiment
le dernier mot de la sagesse et du progrès, c’est de faire fi des droits
de l’homme et des droits des peuples, de traiter de chimère toute
chevalerie, toute générosité, toute reconnaissance entre les nations, de
substituer à notre simple et claire notion de la liberté je ne sais
quelles subtilités au moyen desquelles on prouve que la liberté consiste
à être aussi gouverné que possible pour son bien, oui, nous aimons mieux
être des arriérés que de servir ce progrès-là. Sachons attendre, un jour
on nous regrettera. A une maîtresse capricieuse, qui parfois l’agaçait,
toujours l’amusait, le monde a préféré un maître. Qu’il fasse
l’expérience. Pour nous, restons obstinément libéraux, même envers ceux
qui ne le sont pas; disons comme la Pauline de Corneille:
... Mon devoir ne dépend pas du sien,
Qu’il y manque s’il veut, je dois faire le mien.
[9] Vers 1860. Madame Hortense Cornu, sur qui Renan écrivit cet
article nécrologique, amie d’enfance de l’empereur Napoléon III,
avait, à cette époque, une influence très grande dans le monde
politique et intellectuel. Née à Paris le 8 avril 1809, Hortense
Albine Lacroix, qui épousa le peintre Sébastien Cornu, mourut à
Longpont le 10 juin 1875.
_Article sur madame Hortense Cornu_. (Feuilles détachées, 1892.)
L’ALLIANCE ENTRE LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE
J’avais fait le rêve de ma vie de travailler, dans la faible mesure de
mes forces, à l’alliance intellectuelle, morale et politique de
l’Allemagne et de la France, alliance entraînant celle de l’Angleterre,
et constituant une force capable de gouverner le monde, c’est-à-dire de
le diriger dans la voie de la civilisation libérale, à égale distance
des empressements naïvement aveugles de la démocratie et des puériles
velléités de retour à un passé qui ne saurait revivre. Ma chimère, je
l’avoue, est détruite pour jamais. Un abîme est creusé entre la France
et l’Allemagne; des siècles ne le combleront pas. La violence faite à
l’Alsace et à la Lorraine restera longtemps une plaie béante; la
prétendue garantie de paix rêvée par les journalistes et les hommes
d’État de l’Allemagne sera une garantie de guerres sans fin.
L’Allemagne avait été ma maîtresse; j’avais la conscience de lui devoir
ce qu’il y a de meilleur en moi. Qu’on juge de ce que j’ai souffert,
quand j’ai vu la nation qui m’avait enseigné l’idéalisme railler tout
idéal, quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Gœthe s’est
mise à suivre uniquement les visées du patriotisme exclusif, quand le
peuple que j’avais toujours présenté à mes compatriotes comme le plus
moral et le plus cultivé s’est montré à nous sous la forme de soldats ne
différant en rien des soudards de tous les temps, méchants, voleurs,
ivrognes, démoralisés, pillant comme du temps de Waldstein; enfin, quand
la noble révoltée de 1813, la nation qui souleva l’Europe au nom de la
«générosité», a hautement repoussé de la politique toute considération
de générosité, a posé en principe que le devoir d’un peuple est d’être
positif, égoïste, a traité de crime la touchante folie d’une pauvre
nation, trahie par le sort et par ses souverains, nation superficielle,
dénuée de sens politique, je l’avoue, mais dont l’unique faute est
d’avoir tenté étourdiment une expérience (celle du suffrage universel)
dont aucun autre peuple ne se tirera mieux qu’elle. L’Allemagne
présentant au monde le devoir comme ridicule, la lutte pour la patrie
comme criminelle, quelle triste désillusion pour ceux qui avaient cru
voir dans la culture allemande un avenir de civilisation générale! Ce
que nous aimions dans l’Allemagne, sa largeur, sa haute conception de la
raison et de l’humanité, n’existe plus. L’Allemagne n’est plus qu’une
nation; elle est à l’heure qu’il est la plus forte des nations; mais on
sait ce que durent ces hégémonies et ce qu’elles laissent après elles.
Une nation qui se renferme dans la pure considération de son intérêt n’a
plus de rôle général. Un pays n’exerce une maîtrise que par les côtés
universels de son génie; patriotisme est le contraire d’influence morale
et philosophique. Nous tous qui avons passé notre vie à nous garder des
erreurs du chauvinisme français, comment veut-on que nous épousions les
étroites pensées d’un chauvinisme étranger, tout aussi injuste, tout
aussi intolérant que le chauvinisme français? L’homme peut s’élever
au-dessus des préjugés de sa nation; mais erreur pour erreur, il
préférera toujours les préjugés patriotiques à ceux qui se présentent
comme de menaçantes insultes ou d’injustes dénigrements.
Nul plus que moi n’a toujours rendu justice aux grandes qualités de la
race allemande, à ce sérieux, à ce savoir, à cette application, qui
suppléent presque au génie et valent mille fois mieux que le talent, à
ce sentiment du devoir, que je préfère beaucoup au mobile de vanité et
d’honneur qui fait notre force et notre faiblesse. Mais l’Allemagne ne
peut se charger de l’œuvre tout entière de l’humanité. L’Allemagne ne
fait pas de choses désintéressées pour le reste du monde. Très noble est
le libéralisme allemand, se proposant pour objet moins l’égalité des
classes que la culture et l’élévation de la nature humaine en général;
mais les droits de l’homme sont bien aussi quelque chose; or c’est notre
philosophie du XVIIIe siècle, c’est notre Révolution qui les ont fondés.
La réforme luthérienne n’a été faite que pour les pays germaniques;
l’Allemagne n’a jamais eu l’analogue de nos attachements chevaleresques
pour la Pologne, pour l’Italie. La nature allemande, d’ailleurs, semble
contenir les deux pôles opposés: l’Allemand doux, obéissant,
respectueux, résigné; l’Allemand ne connaissant que la force, le chef au
commandement inexorable et dur, le vieil homme de fer enfin; _jura negat
sibi nata_. On peut dire qu’il n’y a rien au monde de meilleur que
l’Allemand moral, et rien de plus méchant que l’Allemand démoralisé. Si
les masses sont chez nous moins susceptibles de discipline qu’en
Allemagne, les classes intermédiaires sont moins capables de vilenie;
disons à l’honneur de la France que, pendant toute la dernière guerre,
il a été presque impossible de trouver un Français pour jouer
passablement le rôle d’espion; le mensonge, la basse rouerie nous
répugnent trop.
La grande supériorité de l’Allemagne est dans l’ordre intellectuel; mais
que là encore elle ne se figure pas tout posséder. Le tact, le charme
lui manquent. L’Allemagne a beaucoup à faire pour avoir une société
française du XVIIe et du XVIIIe siècle, des gentilshommes comme La
Rochefoucauld, Saint-Simon, Saint-Évremond, des femmes comme madame de
Sévigné, mademoiselle de la Vallière, Ninon de Lenclos. Même de nos
jours, l’Allemagne a-t-elle un poète comme M. Victor Hugo, un prosateur
comme madame Sand, un critique comme M. Sainte-Beuve, une imagination
comme celle de M. Michelet, un caractère philosophique comme celui de M.
Littré? C’est aux connaisseurs des autres nations à répondre. Nous
récusons seulement les jugements injustes de ceux qui ne veulent
connaître la France contemporaine que par sa basse presse, par sa petite
littérature, par ces mauvais petits théâtres dont le sot esprit, aussi
peu français que possible, est le fait d’étrangers et en partie
d’Allemands. Si l’on jugeait de l’Allemagne par ses journaux de bas
étage, on la jugerait aussi fort mal. Quel plaisir peut-on trouver à se
nourrir ainsi d’idées fausses, d’appréciations haineuses et de
partialité? On aura beau dire, le monde sans la France sera aussi
défectueux qu’il le serait si la France était le monde entier; un plat
de sel n’est rien, mais un plat sans sel est bien fade. Le but de
l’humanité est supérieur au triomphe de telle ou telle race; toutes les
races y servent; toutes ont à leur manière une mission à remplir.
La Réforme intellectuelle et morale. (1871, _Préface_.)
RÉSURRECTION
L’imprévu est grand dans les choses humaines, et la France se plaît
souvent à déjouer les calculs les mieux raisonnés. Étrange, parfois
lamentable, la destinée de notre pays n’est jamais vulgaire. S’il est
vrai que c’est le patriotisme français qui, à la fin du dernier siècle,
a réveillé le patriotisme allemand, il sera peut-être vrai aussi de dire
que le patriotisme allemand aura réveillé le patriotisme français sur le
point de s’éteindre. Ce retour vers les questions nationales apporterait
pour quelques années un temps d’arrêt aux questions sociales. Ce qui
s’est passé depuis trois mois, la vitalité que la France a montrée après
l’effroyable syncope morale du 18 mars, sont des faits très consolants.
On se prend souvent à craindre que la France et même l’Angleterre, au
fond travaillée du même mal que nous (l’affaiblissement de l’esprit
militaire, la prédominance des considérations commerciales et
industrielles), ne soient bientôt réduites à un rôle secondaire, et que
la scène du monde européen n’en vienne à être uniquement occupée par
deux colosses, la race germanique et la race slave, qui ont gardé la
vigueur du principe militaire et monarchique, et dont la lutte remplira
l’avenir. Mais on peut affirmer aussi que, dans un sens supérieur, la
France aura sa revanche. On reconnaîtra un jour qu’elle était le sel de
la terre, et que sans elle le festin de ce monde sera peu savoureux. On
regrettera cette vieille France libérale, qui fut impuissante,
imprudente, je l’avoue, mais qui aussi fut généreuse, et dont on dira un
jour comme des chevaliers de l’Arioste:
O! gran bontà de’ cavalieri antichi!
Quand les vainqueurs du jour auront réussi à rendre le monde positif,
égoïste, étranger à tout autre mobile que l’intérêt, aussi peu
sentimental que possible, on trouvera qu’il fut heureux cependant pour
l’Amérique que le marquis de Lafayette ait pensé autrement; qu’il fut
heureux pour l’Italie que, même à notre plus triste époque, nous ayons
été capables d’une généreuse folie; qu’il fut heureux pour la Prusse
qu’en 1865, aux plans confus qui remplissaient la tête de l’empereur, se
soit mêlée une vue de philosophie politique élevée.
Ne jamais trop espérer, ne jamais désespérer, doit être notre devise.
Souvenons-nous que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et
que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer
l’abîme où il est. Souvenons-nous surtout que les droits de la patrie
sont imprescriptibles, et que le peu de cas qu’elle fait de nos conseils
ne nous dispense pas de les lui donner. L’émigration à l’extérieur ou à
l’intérieur est la plus mauvaise action qu’on puisse commettre.
L’empereur romain qui, au moment de mourir, résumait son opinion sur la
vie par ces mots: _Nil expedit_, n’en donnait pas moins pour mot d’ordre
à ses officiers: _Laboremus._
La réforme intellectuelle et morale.
APRÈS 1870
Une chose connue de tout le monde est la facilité avec laquelle notre
pays se réorganise. Des faits récents ont prouvé combien la France a été
peu atteinte dans sa richesse. Quant aux pertes d’hommes, s’il était
permis de parler d’un pareil sujet avec une froideur qui a l’air cruel,
je dirais qu’elles sont à peine sensibles. Une question se pose donc à
tout esprit réfléchi. Que va faire la France? Va-t-elle se remettre sur
la pente d’affaiblissement national et de matérialisme politique où elle
était engagée avant la guerre de 1870, ou bien va-t-elle réagir
énergiquement contre la conquête étrangère, répondre à l’aiguillon qui
l’a piquée au vif, et, comme l’Allemagne de 1807, prendre dans sa
défaite le point de départ d’une ère de rénovation?--La France est très
oublieuse. Si la Prusse n’avait pas exigé de cessions territoriales, je
n’hésiterais pas à répondre que le mouvement industriel, économique,
socialiste eût repris son cours; les pertes d’argent eussent été
réparées au bout de quelques années; le sentiment de la gloire militaire
et de la vanité nationale se fût perdu de plus en plus. Oui, l’Allemagne
avait entre les mains après Sedan le plus beau rôle de l’histoire du
monde. En restant sur sa victoire, en ne faisant violence à aucune
partie de la population française, elle enterrait la guerre pour
l’éternité, autant qu’il est permis de parler d’éternité, quand il
s’agit des choses humaines. Elle n’a pas voulu de ce rôle; elle a pris
violemment deux millions de Français, dont une très petite fraction peut
être supposée consentante à une telle séparation. Il est clair que tout
ce qui reste de patriotisme français n’aura de longtemps qu’un objectif,
regagner les provinces perdues. Ceux même qui sont philosophes avant
d’être patriotes ne pourront être insensibles au cri de deux millions
d’hommes, que nous avons été obligés de jeter à la mer pour sauver le
reste des naufragés, mais qui étaient liés avec nous pour la vie et pour
la mort. La France a donc là une pointe d’acier enfoncée en sa chair,
qui ne la laissera plus dormir. Mais quelle voie va-t-elle suivre dans
l’œuvre de sa réforme? En quoi sa renaissance ressemblera-t-elle à tant
d’autres tentatives de résurrection nationale? Quelle y sera la part de
l’originalité française? C’est ce qu’il faut rechercher, en tenant _a
priori_ pour probable qu’une conscience aussi impressionnable que la
conscience française aboutira, sous l’étreinte de circonstances uniques,
aux manifestations les plus inattendues.
La réforme intellectuelle et morale.
L’AVENIR DE LA FRANCE
La France n’a pas perdu le sceptre de l’esprit, du goût, de l’art
délicat, de l’atticisme; longtemps encore, elle fixera l’attention de
l’humanité civilisée, et posera l’enjeu sur lequel le public européen
engagera ses paris. Les affaires de la France sont de telle nature
qu’elles divisent et passionnent les étrangers autant et souvent plus
que les affaires de leur propre pays. Le grand inconvénient de son état
politique, c’est l’imprévu; mais l’imprévu est à double face: à côté des
mauvaises chances, il y a les bonnes, et nous ne serions nullement
surpris qu’après de déplorables aventures, la France traversât des
années d’un singulier éclat. Si, lasse enfin d’étonner le monde, elle
voulait prendre son parti d’une sorte d’apaisement politique, quelle
ample et glorieuse revanche elle pourrait prendre dans les voies de
l’activité privée! Comme elle saurait rivaliser avec l’Angleterre dans
la conquête pacifique du globe et dans l’assujettissement de toutes les
races inférieures! La France peut tout, excepté être médiocre. Ce
qu’elle souffre, en somme, elle le souffre pour avoir trop osé contre
les dieux. Quels que soient les malheurs que l’avenir lui réserve, et
dût le sort du Français, comme celui du Grec, du Juif, de l’Italien,
exciter un jour la pitié du monde et presque son sourire, le monde
n’oubliera point que, si la France est tombée dans cet abîme de misère,
c’est pour avoir fait d’audacieuses expériences dont tous profitent,
pour avoir aimé la justice jusqu’à la folie, pour avoir admis avec une
généreuse imprudence la possibilité d’un idéal que les misères de
l’humanité ne comportent pas.
_La Monarchie constitutionnelle en France_, 1869. (La Réforme
intellectuelle et morale.)
DÉMEMBREMENT
La disparition de la France du nombre des grandes puissances serait la
fin de l’équilibre européen. J’ose dire que l’Angleterre en particulier
sentirait, le jour où un tel événement viendrait à se produire, les
conditions de son existence toutes changées. La France est une des
conditions de la prospérité de l’Angleterre. L’Angleterre, selon la
grande loi qui veut que la race primitive d’un pays prenne à la longue
le dessus sur toutes les invasions, devient chaque jour plus celtique et
moins germanique; dans la grande lutte des races, elle est avec nous;
l’alliance de la France et de l’Angleterre est fondée pour des siècles.
Que l’Angleterre porte sa pensée du côté des États-Unis, de
Constantinople, de l’Inde; elle verra qu’elle a besoin de la France et
d’une France forte.
Il ne faut pas s’y tromper en effet: une France faible et humiliée ne
saurait exister. Que la France perde l’Alsace et la Lorraine, et la
France n’est plus. L’édifice est si compact, que l’enlèvement d’une ou
deux grosses pierres le ferait crouler. L’histoire naturelle nous
apprend que l’animal dont l’organisation est très centralisée ne souffre
pas l’amputation d’un membre important; on voit souvent un homme à qui
l’on coupe une jambe mourir de phtisie; de même la France atteinte dans
ses parties principales verrait sa vie générale s’éteindre et ses
organes du centre insuffisants pour renvoyer la vie jusqu’aux
extrémités.
_La Guerre entre la France et l’Allemagne_. (La Réforme intellectuelle
et morale.)
IDÉES ALLEMANDES
Le patriote allemand, comme le patriote italien, ne se détache pas
facilement du vieux rôle universel de sa patrie. Certains Italiens
rêvent encore le _primato_; un très grand nombre d’Allemands rattachent
leurs aspirations au souvenir du saint-empire, exerçant sur tout le
monde européen une sorte de suzeraineté. Or la première condition d’un
esprit national est de renoncer à toute prétention de rôle universel, le
rôle universel étant destructeur de la nationalité. Plus d’une fois le
patriotisme allemand s’est montré de la sorte injuste et partial. Ce
théoricien de l’unité allemande qui soutient que l’Allemagne doit
reprendre partout les débris de son vieil empire refuse d’écouter aucune
raison quand on lui parle d’abandonner un pays aussi purement slave que
le grand-duché de Posen[10]. Le vrai, c’est que le principe des
nationalités doit être entendu d’une façon large, sans subtilités.
L’histoire a tracé les frontières des nations d’une manière qui n’est
pas toujours la plus naturelle; chaque nation a du trop, du trop peu; il
faut se tenir à ce que l’histoire a fait et au vœu des provinces, pour
éviter d’impossibles analyses, d’inextricables difficultés.
[10] La possession de Posen par la Prusse ne saurait en aucune manière
être assimilée à la possession de l’Alsace par la France. L’Alsace
est francisée et ne proteste plus contre son annexion, tandis que
Posen n’est pas germanisé et proteste. Le parallèle de l’Alsace est
la Silésie, province slave de race et de langue, mais suffisamment
germanisée, et dont personne ne conteste plus la légitime propriété
à la Prusse. (Note d’E. R.)
_La Guerre entre la France et l’Allemagne_. (La Réforme intellectuelle
et morale.)
LES ÉTATS-UNIS D’EUROPE
Une intervention de l’Europe assurant à l’Allemagne l’entière liberté de
ses mouvements intérieurs, maintenant les limites fixées en 1815 et
défendant à la France d’en rêver d’autres, laissant la France vaincue,
mais fière dans son intégrité, la livrant au souvenir de ses fautes et
la laissant se dégager en toute liberté et comme elle l’entendrait de
l’étrange situation intérieure qu’elle s’est faite, telle est la
solution que doivent, selon nous, désirer les amis de l’humanité et de
la civilisation. Non seulement cette solution mettrait fin à l’horrible
déchirement qui trouble en ce moment la famille européenne, elle
renfermerait de plus le germe d’un pouvoir destiné à exercer sur
l’avenir l’action la plus bienfaisante.
Comment en effet un effroyable événement comme celui qui laissera autour
de l’année 1870 un souvenir de terreur a-t-il été possible? Parce que
les diverses nations européennes sont trop indépendantes les unes des
autres et n’ont personne au-dessus d’elles, parce qu’il n’y a ni
congrès, ni diète, ni tribunal amphictyonique qui soient supérieurs aux
souverainetés nationales. Un tel établissement existe à l’état virtuel,
puisque l’Europe, surtout depuis 1814, a fréquemment agi en son nom
collectif, appuyant ses résolutions de la menace d’une coalition; mais
ce pouvoir central n’a pas été assez fort pour empêcher des guerres
terribles. Il faut qu’il le devienne. Le rêve des utopistes de la paix,
un tribunal sans armée pour appuyer ses décisions, est une chimère;
personne ne lui obéira. D’un autre côté, l’opinion selon laquelle la
paix ne serait assurée que le jour où une nation aurait sur les autres
une supériorité incontestée est l’inverse de la vérité; toute nation
exerçant l’hégémonie prépare par cela seul sa ruine en amenant la
coalition de tous contre elle. La paix ne peut être établie et maintenue
que par l’intérêt commun de l’Europe, ou, si l’on aime mieux, par la
ligue des neutres passant à une attitude comminatoire. La justice entre
deux parties contendantes n’a aucune chance de triompher; mais entre dix
parties contendantes la justice l’emporte, car il n’y a qu’elle qui
offre une base commune d’entente, un terrain commun. La force capable de
maintenir contre le plus puissant des États une décision jugée utile au
salut de la famille européenne réside donc uniquement dans le pouvoir
d’intervention, de médiation, de coalition des divers États. Espérons
que ce pouvoir, prenant des formes de plus en plus concrètes et
régulières, amènera dans l’avenir un vrai congrès, périodique, sinon
permanent, et sera le cœur d’États-Unis d’Europe liés entre eux par un
pacte fédéral. Aucune nation alors n’aura le droit de s’appeler «la
grande nation», mais il sera loisible à chacune d’être une grande
nation, à condition que ce titre elle l’attende des autres et ne
prétende pas se le décerner. C’est à l’histoire qu’il appartiendra plus
tard de spécifier ce que chaque peuple aura fait pour l’humanité et de
désigner les pays qui, à certaines époques, ont pu avoir sur les autres
certains genres de supériorité.
De la sorte, on peut espérer que la crise épouvantable où est engagée
l’humanité trouvera un moment d’arrêt. Le lendemain du jour où la faux
de la mort aura été arrêtée, que devra-t-on faire? Attaquer
énergiquement la cause du mal. La cause du mal a été un déplorable
régime politique qui a fait dépendre l’existence d’une nation des
présomptueuses vantardises de militaires bornés, des dépits et de la
vanité blessée de diplomates inconsistants! Opposons à cela le régime
parlementaire, un vrai gouvernement des parties sérieuses et modérées du
pays, non la chimère démocratique du règne de la volonté populaire avec
tous ses caprices, mais le règne de la volonté nationale, résultat des
bons instincts du peuple savamment interprétés par des pensées
réfléchies. Le pays n’a pas voulu la guerre; il ne la voudra jamais; il
veut son développement intérieur, soit sous forme de richesse, soit sous
forme de libertés publiques. Donnons à l’étranger le spectacle de la
prospérité, de la liberté, du calme, de l’égalité bien entendue, et la
France reprendra l’ascendant qu’elle a perdu par les imprudentes
manifestations de ses militaires et de ses diplomates. La France a des
principes qui, bien que critiquables et dangereux à quelques égards,
sont faits pour séduire le monde, quand la France donne la première
l’exemple du respect de ces principes; qu’elle présente chez elle le
modèle d’un État vraiment libéral, où les droits de chacun sont
garantis, d’un État bienveillant pour les autres États, renonçant
définitivement à l’idée d’agrandissement, et tous, loin de l’attaquer,
s’efforceront de l’imiter.
_La Guerre entre la France et l’Allemagne_. (La Réforme intellectuelle
et morale.)
LA FÉDÉRATION EUROPÉENNE
Le principe des nationalités indépendantes n’est pas de nature, comme
plusieurs le pensent, à délivrer l’espèce humaine du fléau de la guerre;
au contraire, j’ai toujours craint que le principe des nationalités,
substitué au doux et paternel symbole de la légitimité, ne fît dégénérer
les luttes des peuples en exterminations de race, et ne chassât du code
du droit des gens ces tempéraments, ces civilités qu’admettaient les
petites guerres politiques et dynastiques d’autrefois. On verra la fin
de la guerre quand, au principe des nationalités, on joindra le principe
qui en est le correctif, celui de la fédération européenne, supérieure à
toutes les nationalités; ajoutons: quand les questions démocratiques,
contrepartie des questions de politique pure et de diplomatie,
reprendront leur importance. Qu’on se rappelle 1848; le mouvement
français se reproduisit en secousses simultanées dans toute l’Allemagne.
Partout les chefs militaires surent étouffer les naïves aspirations
d’alors; mais qui sait si les pauvres gens que ces mêmes chefs
militaires mènent aujourd’hui à l’égorgement n’arriveront pas à
éclaircir leur conscience? Des naturalistes allemands, qui ont la
prétention d’appliquer leur science à la politique, soutiennent, avec
une froideur qui voudrait avoir l’air d’être profonde, que la loi de la
destruction des races et de la lutte pour la vie se retrouve dans
l’histoire, que la race la plus forte chasse nécessairement la plus
faible, et que la race germanique, étant plus forte que la race latine
et la race slave, est appelée à les vaincre et à se les subordonner.
Laissons passer cette dernière prétention, quoiqu’elle pût donner lieu à
bien des réserves. N’objectons pas non plus à ces matérialistes
transcendants que le droit, la justice, la morale, choses qui n’ont pas
de sens dans le règne animal, sont des lois de l’humanité; des esprits
si dégagés des vieilles idées nous répondraient probablement par un
sourire. Bornons-nous à une observation: les espèces animales ne se
liguent pas entre elles. On n’a jamais vu deux ou trois espèces en
danger d’être détruites former une coalition contre leur ennemi commun;
les bêtes d’une même contrée n’ont entre elles ni alliances ni congrès.
Le principe fédératif, gardien de la justice, est la base de l’humanité.
Là est la garantie des droits de tous, il n’y a pas de peuple européen
qui ne doive s’incliner devant un pareil tribunal. Cette grande race
germanique, bien plus réellement grande que ne le veulent ses maladroits
apologistes, aura certes dans l’avenir un haut titre de plus, si l’on
peut dire que c’est sa puissante action qui aura introduit
définitivement dans le droit européen un principe aussi essentiel.
Toutes les grandes hégémonies militaires, celle de l’Espagne au XVIe
siècle, celle de la France sous Louis XIV, celle de la France sous
Napoléon, ont abouti à un prompt épuisement. Que la Prusse y prenne
garde, sa politique radicale peut l’engager dans une série de
complications dont il ne lui soit plus loisible de se dégager; un œil
pénétrant verrait peut-être dès à présent le nœud déjà formé de la
coalition future. Les sages amis de la Prusse lui disent tout bas, non
comme menace, mais comme avertissement: _Væ victoribus!_
_La Guerre entre la France et l’Allemagne_. (La Réforme intellectuelle
et morale.)
LETTRE A M. STRAUSS[11]
[11] David Strauss (1808-1874), célèbre écrivain allemand, auteur de
la _Vie de Jésus_ (1835) et de nombreux écrits théologiques.
Le 18 août 1870, parut dans la _Gazette d’Augsbourg_, une lettre que M.
Strauss me faisait l’honneur de m’adresser sur les événements du temps.
Elle se terminait ainsi:
«Vous trouverez peut-être étrange aussi que ces lignes ne vous
parviennent que par l’intermédiaire d’un journal. Certes, dans des temps
moins agités, je me serais assuré tout d’abord de votre agrément; mais,
dans les circonstances actuelles, avant que ma demande fût parvenue dans
vos mains, et votre réponse dans les miennes, le vrai moment aurait
passé. Et j’estime d’ailleurs qu’il peut y avoir quelque utilité à ce
que, dans cette crise, deux hommes appartenant aux deux nations rivales,
indépendants l’un de l’autre et étrangers à tout esprit de parti,
échangent leurs vues sans passion, mais en toute franchise, sur les
causes et sur la portée de la lutte actuelle; car les pages que je viens
d’écrire n’auront complètement atteint leur but que si elles vous
déterminent à un semblable exposé de sentiments, fait à votre point de
vue.»
Je me rendis à cette invitation; le 16 septembre 1870, parut dans le
_Journal des Débats_ la réponse que je vais reproduire. La veille avait
paru dans le même journal la traduction de la lettre de M. Strauss.
Monsieur et savant maître,
Vos hautes et philosophiques paroles nous sont arrivées à travers ce
déchaînement de l’enfer, comme un message de paix; elles nous ont été
d’une grande consolation, à moi surtout qui dois à l’Allemagne ce à quoi
je tiens le plus, ma philosophie, je dirai presque ma religion. J’étais
au séminaire Saint-Sulpice vers 1843, quand je commençai à connaître
l’Allemagne par Gœthe et Herder. Je crus entrer dans un temple, et, à
partir de ce moment, tout ce que j’avais tenu jusque-là pour une pompe
digne de la Divinité me fit l’effet de fleurs de papier jaunies et
fanées. Aussi, comme je vous l’ai écrit au premier moment des
hostilités, cette guerre m’a rempli de douleur, d’abord à cause des
épouvantables calamités qu’elle ne pouvait manquer d’entraîner, ensuite
à cause des haines, des jugements erronés qu’elle répandra et du tort
qu’elle fera aux progrès de la vérité. Le grand malheur du monde est que
la France ne comprend pas l’Allemagne et que l’Allemagne ne comprend pas
la France: ce malentendu ne fera que s’aggraver. On ne combat le
fanatisme que par le fanatisme opposé; après la guerre, nous nous
trouverons en présence d’esprits rétrécis par la passion, qui admettront
difficilement notre libre et large sérénité.
Vos idées sur l’histoire du développement de l’unité allemande sont
d’une parfaite justesse. Au moment où j’ai reçu le numéro de la _Gazette
d’Augsbourg_ qui contenait votre belle lettre, j’étais justement occupé
à écrire pour la _Revue des Deux Mondes_ un article qui paraîtra ces
jours-ci, et où j’exposais des vues identiques aux vôtres. Il est clair
que, dès que l’on a rejeté le principe de la légitimité dynastique, il
n’y a plus, pour donner une base aux délimitations territoriales des
États, que le droit des nationalités, c’est-à-dire des groupes naturels
déterminés par la race, l’histoire et la volonté des populations. Or,
s’il y a une nationalité qui ait un droit évident d’exister en toute son
indépendance, c’est assurément la nationalité allemande. L’Allemagne a
le meilleur titre national, je veux dire un rôle historique de première
importance, une âme, une littérature, des hommes de génie, une
conception particulière des choses divines et humaines. L’Allemagne a
fait la plus importante révolution des temps modernes, la Réforme; en
outre, depuis un siècle, l’Allemagne a produit un des plus beaux
développements intellectuels qu’il y ait jamais eu, un développement qui
a, si j’ose le dire, ajouté un degré de plus à l’esprit humain en
profondeur et en étendue, si bien que ceux qui n’ont pas participé à
cette culture nouvelle sont à ceux qui l’ont traversée comme celui qui
ne connaît que les mathématiques élémentaires est à celui qui connaît le
calcul différentiel.
Qu’une si grande force intellectuelle, jointe à tant de moralité et de
sérieux, dût produire un mouvement politique correspondant, que la
nation allemande fût appelée à prendre dans l’ordre extérieur, matériel
et pratique, une importance proportionnée à celle qu’elle avait dans
l’ordre de l’esprit, c’est ce qui était évident pour toute personne
instruite, non aveuglée par la routine et les partis pris superficiels.
Ce qui ajoutait à la légitimité des vœux de l’Allemagne, c’est que le
besoin d’unité était chez elle une mesure de précaution justifiée par
les déplorables folies du premier empire, folies que les Français
éclairés réprouvent autant que les Allemands, mais contre le retour
desquelles il était bon de se prémunir, certaines personnes relevant
encore ces souvenirs avec beaucoup d’étourderie.
C’est vous dire qu’en 1866 (je parle ici au nom d’un petit groupe de
vrais libéraux) nous accueillîmes avec une grande joie l’augure de la
constitution d’une Allemagne à l’état de puissance de premier ordre. Ce
n’est pas qu’il nous agréât plus qu’à vous de voir ce grand et heureux
événement réalisé par l’armée prussienne. Vous avez montré mieux que
personne combien il s’en faut que la Prusse soit l’Allemagne. Mais
n’importe; nous avions à cet égard une pensée que, je pense, vous
partagez: c’est que l’unité allemande, après avoir été faite par la
Prusse, absorberait la Prusse, conformément à cette loi générale que le
levain disparaît dans la pâte qu’il a fait lever. A ce pédantisme rogue
et jaloux qui nous déplaît parfois dans la Prusse, nous voyions ainsi se
substituer peu à peu et succéder en définitive l’esprit allemand, avec
sa merveilleuse largeur, ses poétiques et philosophiques aspirations. Ce
qu’il y avait de peu sympathique à nos instincts libéraux dans un pays
féodal, très médiocrement parlementaire, dominé par une petite noblesse
entichée d’une orthodoxie étroite et pleine de préjugés, nous
l’oubliions comme vous l’oubliiez vous-même, pour ne voir dans un avenir
ultérieur que l’Allemagne, c’est-à-dire une grande nation libérale,
destinée à faire faire un pas décisif aux questions politiques,
religieuses et sociales, et peut-être à réaliser ce que nous avons
essayé en France, jusqu’ici sans y réussir: une organisation
scientifique et rationnelle de l’État.
Comment ces rêves ont-ils été déçus? comment ont-ils fait place à la
plus amère réalité? J’ai expliqué mes idées sur ce point dans la
_Revue_; les voici en deux mots: on peut faire aussi grande que l’on
voudra la part des fautes du gouvernement français, mais il serait
injuste d’oublier ce qu’a eu de répréhensible à beaucoup d’égards la
conduite du gouvernement prussien. Vous savez que les plans de M. de
Bismarck furent communiqués en 1865 à l’empereur Napoléon III, lequel,
en somme, y adhéra. Si cette adhésion vint de la conviction que l’unité
de l’Allemagne était une nécessité historique, et qu’il était désirable
que cette unité se fît avec la pleine amitié de la France, l’empereur
Napoléon III eut mille fois raison. Il est à ma connaissance personnelle
qu’un mois à peu près avant le commencement des hostilités de 1866,
l’empereur Napoléon III croyait au succès de la Prusse, et même qu’il le
désirait. Malheureusement, l’hésitation, le goût des actes
successivement contradictoires perdirent l’empereur en cette occasion
comme en plusieurs autres. La victoire de Sadowa éclata sans que rien
fût convenu. Versatilité inconcevable! Égaré par les rodomontades du
parti militaire, troublé par les reproches de l’opposition, l’empereur
se laissa entraîner à regarder comme une défaite le résultat qui aurait
dû être pour lui une victoire, et qu’en tout cas il avait voulu et
amené.
Si le succès justifie tout, le gouvernement prussien est complètement
absous; mais nous sommes philosophes, monsieur; nous avons la naïveté de
croire que celui qui a réussi peut avoir eu des torts. Le gouvernement
prussien avait sollicité, accepté l’alliance secrète de l’empereur
Napoléon III et de la France. Quoique rien n’eût été stipulé, il devait
à l’empereur et à la France des marques de gratitude et de sympathie. Un
de vos compatriotes, qui montre en ce moment contre la France plus de
passion que je n’aime à en voir chez un galant homme, me disait, à
l’époque dont il s’agit, que l’Allemagne devait à la France une grande
reconnaissance pour la part réelle, quoique négative, que cette dernière
avait prise à sa fondation. Conduit par un principe d’orgueil qui aura
dans l’avenir de fâcheuses conséquences, le cabinet de Berlin ne
l’entendit pas ainsi. Certes les agrandissements territoriaux, quand il
s’agit d’une nation forte déjà de trente ou quarante millions d’hommes,
ont peu d’importance; l’acquisition de la Savoie et de Nice a été pour
la France plus fâcheuse qu’utile. On peut regretter cependant que le
gouvernement prussien n’ait pas fait céder la rigueur de ses prétentions
dans l’affaire du Luxembourg. Le Luxembourg cédé à la France, la France
n’eût pas été plus grande ni l’Allemagne plus petite; mais cette
concession insignifiante eût suffi pour satisfaire l’opinion
superficielle, qui en un pays de suffrage universel doit être ménagée,
et eût permis au gouvernement français de masquer sa retraite. Dans le
plus grand château des croisés qui existe encore en Syrie, le
_Kalaat-el-hosn_, se voit, en beaux caractères du XIIe siècle, sur une
pierre au milieu des ruines, l’inscription suivante que la maison des
Hohenzollern devrait faire graver sur l’écusson de tous ses châteaux:
Sit tibi copia,
Sit sapientia,
Formaque detur;
Inquinat omnia
Sola superbia
Si comitetur.
Dans les causes éloignées de la guerre, un esprit impartial peut donc
faire presque égale la part de reproches que méritent d’un côté le
gouvernement de la France et d’un autre côté celui de la Prusse. Quant à
la cause prochaine, à ce pitoyable incident diplomatique ou plutôt ce
jeu cruel de vanités blessées qui, pour venger de chétives querelles de
diplomates, a déchaîné tous les fléaux sur l’espèce humaine, vous savez
ce que j’en pense[12]. J’étais à Tromsoë, où le plus splendide paysage
de neige des mers polaires me faisait rêver aux îles des Morts de nos
ancêtres celtes et germains, quand j’appris cette horrible nouvelle; je
n’ai jamais maudit comme ce jour-là le sort fatal qui semble condamner
notre malheureux pays à n’être jamais conduit que par l’ignorance, la
présomption et l’ineptie.
[12] Renan ignorait à ce moment la falsification de la dépêche d’Ems,
qui ne fut connue que par un récit de Bismarck en 1892, puis par la
publication de ses _Souvenirs_ (1898).
Cette guerre, quoi qu’on en dise, n’était nullement inévitable. La
France ne voulait en aucune façon la guerre. Il ne faut pas juger de ces
choses par des déclamations de journaux et des criailleries de
boulevard. La France est profondément pacifique; ses préoccupations sont
tournées vers l’exploitation des énormes sources de richesses qu’elle
possède et vers les questions démocratiques et sociales. Le roi
Louis-Philippe avait vu le vrai sur ce point avec beaucoup de bon sens.
Il sentait que la France, avec son éternelle blessure toujours près de
se rouvrir (le manque d’une dynastie ou d’une constitution
universellement acceptée), ne pouvait pas faire la grande guerre. Une
nation qui a rempli son programme et atteint l’égalité ne saurait lutter
avec des peuples jeunes, pleins d’illusions et dans tout le feu de leur
développement. Croyez-moi, les uniques causes de la guerre sont la
faiblesse de nos institutions constitutionnelles et les funestes
conseils que des militaires présomptueux et bornés, des diplomates
vaniteux ou ignorants ont donnés à l’empereur. Le plébiscite n’y est
pour rien; au contraire, cette étrange manifestation, qui montra que la
dynastie napoléonienne avait poussé ses racines jusqu’aux entrailles
mêmes du pays, devait faire croire que l’empereur s’éloignerait ensuite
de plus en plus des allures d’un joueur désespéré. Un homme qui possède
de grands biens territoriaux nous paraît devoir être moins porté à
tenter le sort sur un coup de dé que celui dont la richesse est
douteuse. En réalité, pour écarter les dangers de conflagration, il
suffisait d’attendre. Que de questions, dans les affaires de cette
pauvre espèce humaine, il faut résoudre en ne les résolvant pas! Au bout
de quelques années, on est tout surpris que la question n’existe plus. Y
eut-il jamais une haine nationale comme celle qui pendant six siècles a
divisé la France et l’Angleterre? Il y a vingt-cinq ans, sous
Louis-Philippe, cette haine était encore assez forte; presque tout le
monde déclarait qu’elle ne pouvait finir que par la guerre; elle a
disparu comme par enchantement.
Naturellement, cher monsieur, les libéraux éclairés n’ont eu ici qu’un
seul vœu depuis l’heure fatale, voir finir ce qui n’aurait pas dû
commencer. La France a eu mille fois tort de paraître vouloir s’opposer
aux évolutions intérieures de l’Allemagne; mais l’Allemagne commettrait
une faute non moins grave en voulant porter atteinte à l’intégrité de la
France. Si l’on a pour but de détruire la France, rien de mieux conçu
qu’un tel plan; mutilée, la France rentrerait en convulsions, et
périrait. Ceux qui pensent, comme quelques-uns de vos compatriotes, que
la France doit être supprimée du nombre des peuples, sont conséquents en
demandant son amoindrissement; ils voient très bien que cet
amoindrissement serait sa fin; mais ceux qui croient comme vous que la
France est nécessaire à l’harmonie du monde doivent peser les
conséquences qu’entraînerait un démembrement. Je puis parler ici avec
une sorte d’impartialité. Je me suis étudié toute ma vie à être bon
patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me
garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma
philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme; où je vois le bien, le beau,
le vrai, là est ma patrie. C’est au nom des vrais intérêts éternels de
l’idéal que je serais désolé que la France n’existât plus. La France est
nécessaire comme protestation contre le pédantisme, le dogmatisme, le
rigorisme étroit. Vous qui avez si bien compris Voltaire devez
comprendre cela. Cette légèreté qu’on nous reproche est au fond sérieuse
et honnête. Prenez garde que, si notre tour d’esprit, avec ses qualités
et ses défauts, disparaissait, la conscience humaine serait sûrement
amoindrie. La variété est nécessaire, et le premier devoir de l’homme
qui cherche d’un cœur vraiment pieux à entrer dans les desseins de la
Divinité est de supporter, de respecter même les organes providentiels
de la vie spirituelle de l’humanité qui lui sont le moins congénères et
le moins sympathiques. Votre illustre Mommsen, dans une lettre qui nous
a un peu attristés, comparait il y a quelques jours notre littérature
aux eaux bourbeuses de la Seine, et cherchait à en préserver le monde
comme d’un poison. Quoi! cet austère savant connaît donc nos journaux
burlesques et notre niais petit théâtre bouffon! Soyez assuré qu’il y a
encore, derrière la littérature charlatanesque et misérable qui a chez
nous comme partout les succès de la foule, une France fort distinguée,
différente de la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, de même race
cependant: d’abord un groupe d’hommes de la plus haute valeur et du
sérieux le plus accompli, puis une société exquise, charmante et
sérieuse à la fois, fine, tolérante, aimable, sachant tout sans avoir
rien appris, devinant d’instinct le dernier résultat de toute
philosophie. Prenez garde de froisser cela. La France, pays très mixte,
offre cette particularité que certaines plantes germaniques y poussent
souvent mieux que dans leur sol natal; on pourrait le démontrer par des
exemples de notre histoire littéraire du XIIe siècle, par les chansons
de geste, la philosophie scolastique, l’architecture gothique. Vous
semblez croire que la diffusion des saines idées germaniques serait
facilitée par certaines mesures radicales, détrompez-vous; cette
propagande serait alors arrêtée net; le pays s’enfoncerait avec rage
dans ses routines nationales et ses défauts particuliers.--«Tant pis
pour lui!» diront vos exaltés.--«Tant pis pour l’humanité!»
ajouterai-je. La suppression ou l’atrophie d’un membre fait pâtir tout
le corps.
L’heure est solennelle. Il y a en France deux courants d’opinion. Les
uns raisonnent ainsi: «Finissons cette odieuse partie au plus vite;
cédons tout, l’Alsace, la Lorraine; signons la paix; puis haine à mort,
préparatifs sans trêve, alliance avec n’importe qui, complaisances sans
bornes pour toutes les ambitions russes; un seul but, un seul mobile à
la vie, guerre d’extermination contre la race germanique.» D’autres
disent: «Sauvons l’intégrité de la France, développons les institutions
constitutionnelles, réparons nos fautes, non en rêvant de prendre notre
revanche d’une guerre où nous avons été injustes agresseurs, mais en
contractant avec l’Allemagne et l’Angleterre une alliance dont l’effet
sera de conduire le monde dans les voies de la civilisation libérale.»
L’Allemagne décidera laquelle des deux politiques suivra la France, et
du même coup elle décidera de l’avenir de la civilisation.
Vos germanistes fougueux allèguent que l’Alsace est une terre
germanique, injustement détachée de l’empire allemand. Remarquez que les
nationalités sont toutes des «cotes mal taillées»; si l’on se met à
raisonner ainsi sur l’ethnographie de chaque canton, on ouvre la porte à
des guerres sans fin. De belles provinces de langue française ne font
pas partie de la France, et cela est très avantageux, même pour la
France. Des pays slaves appartiennent à la Prusse. Ces anomalies servent
beaucoup à la civilisation. La réunion de l’Alsace à la France, par
exemple, est un des faits qui ont le plus contribué à la propagande du
germanisme; c’est par l’Alsace que les idées, les méthodes, les livres
de l’Allemagne passent d’ordinaire pour arriver jusqu’à nous. Il est
incontestable que, si on soumettait la question au peuple alsacien, une
immense majorité se prononcerait pour rester unie à la France. Est-il
digne de l’Allemagne de s’attacher de force une province rebelle,
irritée, devenue irréconciliable, surtout depuis la destruction de
Strasbourg? L’esprit est vraiment parfois confondu de l’audace de vos
hommes d’État. Le roi de Prusse paraît en train de s’imposer la lourde
tâche de résoudre la question française, de donner et par conséquent de
garantir un gouvernement à la France. Peut-on, de gaieté de cœur,
rechercher un pareil fardeau? Comment ne voit-on pas que la conséquence
de cette politique serait d’occuper la France à perpétuité avec 3 ou
400.000 hommes? L’Allemagne veut donc rivaliser avec l’Espagne du XVIe
siècle? Et sa grande et haute culture intellectuelle, que
deviendrait-elle à ce jeu-là? Qu’elle prenne garde qu’un jour, quand on
voudra désigner les années les plus glorieuses de la race germanique, on
ne préfère à la période de sa domination militaire, marquée peut-être
par un abaissement intellectuel et moral, les premières années de notre
siècle, où, vaincue, humiliée extérieurement, elle créait pour le monde
la plus haute révélation de la raison que l’humanité eût connue
jusque-là!
On s’étonne que quelques-uns de vos meilleurs esprits ne voient pas
cela, et surtout qu’ils se montrent contraires à une intervention de
l’Europe en ces questions. La paix ne peut, à ce qu’il semble, être
conclue directement entre la France et l’Allemagne; elle ne peut être
l’ouvrage que de l’Europe, qui a blâmé la guerre et qui doit vouloir
qu’aucun des membres de la famille européenne ne soit trop affaibli.
Vous parlez à bon droit de garanties contre le retour de rêves malsains;
mais quelle garantie vaudrait celle de l’Europe, consacrant de nouveau
les frontières actuelles et interdisant à qui que ce soit de songer à
déplacer les bornes fixées par les anciens traités? Toute autre solution
laissera la porte ouverte à des vengeances sans fin. Que l’Europe fasse
cela, et elle aura posé pour l’avenir le germe de la plus féconde
institution, je veux dire d’une autorité centrale, sorte de congrès des
États-Unis d’Europe, jugeant les nations, s’imposant à elles, et
corrigeant le principe des nationalités par le principe de fédération.
Jusqu’à nos jours, cette force centrale de la communauté européenne ne
s’est guère montrée en exercice que dans des coalitions passagères
contre le peuple qui aspirait à une domination universelle; il serait
bon qu’une sorte de coalition permanente et préventive se formât pour le
maintien des grands intérêts communs, qui sont après tout ceux de la
raison et de la civilisation.
Le principe de la fédération européenne peut ainsi offrir une base de
médiation semblable à celle que l’Église offrait au moyen âge. On est
parfois tenté de prêter un rôle analogue aux tendances démocratiques et
à l’importance que prennent de nos jours les problèmes sociaux. Le
mouvement de l’histoire contemporaine est une sorte de balancement entre
les questions patriotiques, d’une part, les questions démocratiques et
sociales, de l’autre. Ces derniers problèmes ont un côté de légitimité,
et seront peut-être en un sens la grande pacification de l’avenir. Il
est certain que le parti démocratique, malgré ses aberrations, agite des
problèmes supérieurs à la patrie; les sectaires de ce parti se donnent
la main par-dessus toutes les divisions de nationalité, et professent
une grande indifférence pour les questions de point d’honneur, qui
touchent surtout la noblesse et les militaires. Les milliers de pauvres
gens qui en ce moment s’entretuent pour une cause qu’ils ne comprennent
qu’à demi ne se haïssent pas; ils ont des besoins, des intérêts communs.
Qu’un jour ils arrivent à s’entendre et à se donner la main malgré leurs
chefs, c’est là un rêve sans doute; on peut cependant entrevoir plus
d’un biais par où la politique à outrance de la Prusse pourra servir à
l’avènement d’idées qu’elle ne soupçonne pas. Il paraît difficile que
cette fureur d’une poignée d’hommes, reste des vieilles aristocraties,
mène longtemps à l’égorgement des masses de populations douces, arrivées
à une conscience démocratique assez avancée et plus ou moins imbues
d’idées économiques (pour eux saintes) dont le propre est justement de
ne pas tenir compte des rivalités nationales.
Ah! cher maître, que Jésus a bien fait de fonder le royaume de Dieu, un
monde supérieur à la haine, à la jalousie, à l’orgueil, où le plus
estimé est, non pas, comme dans les tristes temps que nous traversons,
celui qui fait le plus de mal, celui qui frappe, tue, insulte, celui qui
est le plus menteur, le plus déloyal, le plus mal élevé, le plus
défiant, le plus perfide, le plus fécond en mauvais procédés, en idées
diaboliques, le plus fermé à la pitié, au pardon, celui qui n’a nulle
politesse, qui surprend son adversaire, lui joue les plus mauvais tours;
mais celui qui est le plus doux, le plus modeste, le plus éloigné de
toute assurance, jactance et dureté, celui qui cède le pas à tout le
monde, celui qui se regarde comme le dernier! La guerre est un tissu de
péchés, un état contre nature où l’on recommande de faire comme belle
action ce qu’en tout autre temps on commande d’éviter comme vice ou
défaut, où c’est un devoir de se réjouir du malheur d’autrui, où celui
qui rendrait le bien pour le mal, qui pratiquerait les préceptes
évangéliques de pardon des injures, de goût pour l’humiliation, serait
absurde et même blâmable. Ce qui fait entrer dans la Walhalla est ce qui
exclut du royaume de Dieu. Avez-vous remarqué que ni dans les huit
béatitudes, ni dans le sermon sur la montagne, ni dans l’Évangile, ni
dans toute la littérature chrétienne primitive, il n’y a pas un mot qui
mette les vertus militaires parmi celles qui gagnent le royaume du ciel?
Insistons sur ces grands enseignements de paix, qui échappent aux hommes
dupes de leur orgueil, entraînés par leur éternel et si peu
philosophique oubli de la mort. Personne n’a le droit de se
désintéresser des désastres de son pays; mais le philosophe comme le
chrétien a toujours des motifs de vivre. Le royaume de Dieu ne connaît
ni vainqueurs ni vaincus; il consiste dans les joies du cœur, de
l’esprit et de l’imagination, que le vaincu goûte plus que le vainqueur,
s’il est plus élevé moralement et s’il a plus d’esprit. Votre grand
Gœthe, votre admirable Fichte ne nous ont-ils pas appris comment on peut
mener une vie noble et par conséquent heureuse au milieu de
l’abaissement extérieur de sa patrie? Un motif, du reste, m’inspire un
grand repos d’esprit: l’an dernier, lors des élections pour le Corps
législatif, je m’offris aux suffrages des électeurs; je ne fus pas
choisi; mes affiches se voient encore sur les murs des villages de
Seine-et-Marne; on y peut lire: «Pas de révolution, pas de guerre. Une
guerre serait aussi funeste qu’une révolution.» Pour avoir la conscience
tranquille dans des temps comme les nôtres, il faut pouvoir se dire
qu’on n’a pas fui systématiquement la vie publique, pas plus qu’on ne
l’a recherchée.
Conservez-moi toujours votre amitié, et croyez à mes sentiments les plus
élevés.
Paris, 13 septembre 1870.
(La Réforme intellectuelle et morale.)
NOUVELLE LETTRE A M. STRAUSS
Monsieur et savant maître,
A la fin de la lettre que vous m’avez adressée par la _Gazette
d’Augsbourg_, le 18 août 1870, vous m’invitiez à exposer mes vues sur la
situation terrible créée par les derniers événements. Je le fis; ma
réponse à votre lettre parut dans le _Journal des Débats_, le 16
septembre; la veille, avait été insérée dans le même journal la
traduction de votre lettre, telle que nous l’avait envoyée votre
excellent interprète français, M. Charles Ritter. Si vous voulez bien
réfléchir à l’état de Paris à cette époque, vous reconnaîtrez peut-être
que ce journal faisait en cela preuve d’un certain courage. Le siège
commença le lendemain, et toute communication entre l’intérieur de Paris
et le reste du monde se trouva interrompue pendant cinq mois.
Plusieurs jours après la conclusion de l’armistice, au mois de février
1871, j’appris une nouvelle qui me surprit, c’est que, le 2 octobre
1870, vous aviez fait dans la _Gazette d’Augsbourg_ une réponse à ma
lettre du 16 septembre. Vous ne pensiez pas sans doute que le blocus
prussien fût aussi rigoureux qu’il l’était; car, si vous l’aviez su, il
est peu probable que vous m’eussiez adressé une lettre publique que je
ne pouvais lire et à laquelle je ne pouvais répondre. Le malentendu en
ces matières délicates est facile; il faut que la personne qu’on a
interpellée puisse donner des explications et rectifier, s’il y a lieu,
les opinions qu’on lui prête. Dans le cas dont il s’agit, la crainte
d’un malentendu n’était pas chimérique. Entre bien des rectifications,
en effet, que j’aurais à faire à votre réponse du 2 octobre, il en est
une qui a de l’importance. Trompé par l’expression de «traités de 1814»
que nous employons souvent en France pour désigner l’ensemble des
conventions qui fixèrent les limites de la France à la chute du premier
empire, vous avez cru que je demandais après Sedan qu’on revînt sur les
cessions de 1815, qu’on nous rendît Saarlouis et Landau. Je suis fâché
d’avoir été présenté par vous au public allemand comme capable d’une
telle absurdité. Il me semble que, s’il y a une pensée qui résulte
clairement de ce que j’ai écrit sur cette funeste guerre, c’est qu’il
fallait s’en tenir aux frontières nationales telles que l’histoire les
avait fixées, que toute annexion de pays sans le vœu des populations
était une faute et même un crime.
Une circonstance augmenta encore mon chagrin. Peu de jours après que
j’eus connu l’existence de votre lettre du 2 octobre, j’appris que la
_Gazette d’Augsbourg_ n’avait pas inséré la traduction de ma lettre du
16 septembre, si bien que ce journal, après m’avoir invité par votre
organe à entrer dans la discussion, après avoir vu le _Journal des
Débats_, dont la position était autrement délicate que la sienne,
insérer vos pages hautaines sous le coup de l’émeute populaire, refusait
de porter au public allemand victorieux les humbles pages où je
réclamais pour ma patrie vaincue un peu de générosité et de pitié. Je
sais que vous avez regretté ce procédé; mais c’est ici que j’admire de
quoi est capable votre patriotisme exalté; car, au lieu de vous retirer
d’un débat où la parole était refusée à votre adversaire, vous avez
inséré quelques jours après dans cette même _Gazette d’Augsbourg_ une
réplique à la lettre que vous m’aviez fait écrire et que vous n’aviez
pas eu le crédit de faire publier. Voilà, monsieur, où je vois bien la
différence entre nos manières de comprendre la vie. La passion qui vous
remplit et qui vous semble sainte est capable de vous arracher un acte
pénible. Une de nos faiblesses, au contraire, à nous autres Français de
la vieille école, est de croire que les délicatesses du galant homme
passent avant tout devoir, avant toute passion, avant toute croyance,
avant la patrie, avant la religion. Cela nous fait du tort; car on ne
nous rend pas toujours la pareille, et, comme tous les délicats, nous
jouons le rôle de dupes au milieu d’un monde qui ne nous comprend plus.
Il est vrai que vous m’avez fait ensuite un honneur auquel je suis
sensible comme je le dois. Vous avez traduit vous-même ma réponse et
l’avez réunie dans une brochure à vos deux lettres[13]. Vous avez voulu
que cette brochure se vendît au profit d’un établissement d’invalides
allemands. Dieu me garde de vous faire une chicane au point de vue de la
propriété littéraire! L’œuvre à laquelle vous m’avez fait contribuer est
d’ailleurs une œuvre d’humanité, et, si ma chétive prose a pu procurer
quelques cigares à ceux qui ont pillé ma petite maison de Sèvres, je
vous remercie de m’avoir fourni l’occasion de conformer ma conduite à
quelques-uns des préceptes de Jésus que je crois les plus authentiques.
Mais remarquez encore ces nuances légères. Certainement, si vous m’aviez
permis de publier un écrit de vous, jamais, au grand jamais, je n’aurais
eu l’idée d’en faire une édition au profit de notre hôtel des Invalides.
Le but vous entraîne; la passion vous empêche de voir ces mièvreries de
gens blasés que nous appelons le goût et le tact.
[13] Leipzig, Hirzel, 1870. (Note d’E. R.)
Il m’est arrivé depuis un an ce qui arrive toujours à ceux qui prêchent
la modération en temps de crise. Les événements ainsi que l’immense
majorité de l’opinion m’ont donné tort. Je ne puis vous dire cependant
que je sois converti. Attendons dix ou quinze années; ma conviction est
que la partie éclairée de l’Allemagne reconnaîtra alors qu’en lui
conseillant d’user doucement de sa victoire, je fus son meilleur ami. Je
ne crois pas à la durée des choses menées à l’extrême, et je serais bien
surpris si une foi aussi absolue en la vertu d’une race que celle que
professent M. de Bismarck et M. de Moltke n’aboutissait pas à une
déconvenue. L’Allemagne, en se livrant aux hommes d’État et aux hommes
de guerre de la Prusse, a monté un cheval fringant, qui la mènera où
elle ne veut pas. Vous jouez trop gros jeu. A quoi ressemble votre
conduite? exactement à celle de la France à l’époque qu’on lui reproche
le plus. En 1792, les puissances européennes provoquent la France; la
France bat les puissances, ce qui était bien son droit; puis elle pousse
ses victoires à outrance, en quoi elle avait tort. L’outrance est
mauvaise; l’orgueil est le seul vice qui soit puni en ce monde.
Triompher est toujours une faute et en tout cas quelque chose de bien
peu philosophique. _Debemur morti nos nostraque._
Ne vous imaginez pas être plus que d’autres à l’abri de l’erreur. Depuis
un an, vos journaux se sont montrés moins ignorants sans doute que les
nôtres, mais tout aussi passionnés, tout aussi immoraux, tout aussi
aveugles. Ils ne voient pas une montagne qui est devant leurs yeux,
l’opposition toujours croissante de la conscience slave à la conscience
germanique, opposition qui aboutira à une lutte effroyable. Ils ne
voient pas qu’en détruisant le pôle nord d’une pile on détruit le pôle
sud, que la solidarité française faisait la solidarité allemande, qu’en
mourant la France se vengera et rendra le plus mauvais service à
l’Allemagne. L’Allemagne, en d’autres termes, a fait la faute d’écraser
son adversaire. Qui n’a pas d’antithèse n’a pas de raison d’être. S’il
n’y avait plus d’orthodoxes, ni vous ni moi n’existerions; nous serions
en face d’un stupide matérialisme vulgaire, qui nous tuerait bien mieux
que les théologiens. L’Allemagne s’est comportée avec la France comme si
elle ne devait jamais avoir d’autre ennemi. Or le précepte du vieux sage
_Ama tanquam osurus_ doit aujourd’hui être retourné; il faut haïr comme
si l’on devait un jour être l’allié de celui qu’on hait; on ne sait pas
de qui on devra quelque jour rechercher l’amitié.
Il ne sert de rien de dire qu’il y a soixante et soixante-dix ans, nous
avons agi exactement de la même manière, qu’alors nous avons fait en
Europe la guerre de pillage, de massacre et de conquête que nous
reprochons aux Allemands de 1870. Ces méfaits du premier empire, nous
les avons toujours blâmés; ils sont l’œuvre d’une génération avec
laquelle nous avons peu de chose de commun et dont la gloire n’est plus
la nôtre. A tort évidemment, nous nous étions habitués à croire que le
XIXe siècle avait inauguré une ère de civilisation, de paix,
d’industrie, de souveraineté des populations. «Comment, dit-on,
traitez-vous de crimes et de hontes des cessions d’âmes auxquelles ont
autrefois consenti des races aussi nobles que la vôtre et dont
vous-mêmes avez profité.»--Distinguons les dates. Le droit d’autrefois
n’est pas le droit d’aujourd’hui. Le sentiment des nationalités n’a pas
cent ans. Frédéric II n’était pas plus mauvais Allemand dans son dédain
pour la langue et la littérature allemandes que Voltaire n’était mauvais
Français en se réjouissant de l’issue de la bataille de Rosbach. Une
cession de province n’était alors qu’une translation de biens immeubles
d’un prince à un prince; les peuples y restaient le plus souvent
indifférents. Cette conscience des peuples, nous l’avons créée dans le
monde par notre Révolution; nous l’avons donnée à ceux que nous avons
combattus et souvent injustement combattus; elle est notre dogme. Voilà
pourquoi nous autres libéraux français étions pour les Vénitiens, pour
les Milanais contre l’Autriche; pour la Bohême, pour la Hongrie contre
la centralisation viennoise; pour la Pologne contre la Russie; pour les
Grecs et les Slaves de Turquie contre les Turcs. Il y avait protestation
de la part de Milan, de Venise, de la Bohême, de la Hongrie, de la
Pologne, des Grecs et des Slaves de Turquie, cela nous suffisait. Nous
étions également pour les Romagnols contre le pape ou plutôt contre la
contrainte étrangère qui les maintenait malgré eux sujets du pape; car
nous ne pouvions admettre qu’une population soit confisquée contre son
gré au profit d’une idée religieuse qui prétend qu’elle a besoin d’un
territoire pour vivre. Dans la guerre de la sécession d’Amérique,
beaucoup de bons esprits, tout en étant peu sympathiques aux États du
Sud, ne purent se décider à leur dénier le droit de se retirer d’une
association dont ils ne voulaient plus faire partie, du moment qu’ils
eurent prouvé par de rudes sacrifices que leur volonté à cet égard était
sérieuse.
Cette règle de politique n’a rien de profond ni de transcendant; mais il
faut se garder, à force d’érudition et de métaphysique, de n’être plus
ni juste ni humain. La guerre sera sans fin, si l’on n’admet des
prescriptions pour les violences du passé. La Lorraine a fait partie de
l’empire germanique, sans aucun doute; mais la Hollande, la Suisse,
l’Italie même, jusqu’à Bénévent, et en remontant au delà du traité de
Verdun, la France entière, en y comprenant même la Catalogne, en ont
aussi fait partie. L’Alsace est maintenant un pays germanique de langue
et de race; mais, avant d’être envahie par la race germanique, l’Alsace
était un pays celtique, ainsi qu’une partie de l’Allemagne du Sud. Nous
ne concluons pas de là que l’Allemagne du Sud doive être française; mais
qu’on ne vienne pas non plus soutenir que, par droit ancien, Metz et
Luxembourg doivent être allemands. Nul ne peut dire où cette archéologie
s’arrêterait. Presque partout où les patriotes fougueux de l’Allemagne
réclament un droit germanique, nous pourrions réclamer un droit celtique
antérieur, et avant la période celtique, il y avait, dit-on, les
allophyles, les Finnois, les Lapons; et avant les Lapons, il y eut les
hommes des cavernes; et avant les hommes des cavernes, il y eut les
orangs-outangs. Avec cette philosophie de l’histoire, il n’y aura de
légitime dans le monde que le droit des orangs-outangs, injustement
dépossédés par la perfidie des civilisés.
Soyons moins absolus; à côté du droit des morts, admettons pour une
petite part le droit des vivants. Le traité de 843, pacte conclu entre
trois chefs barbares qui assurément ne se préoccupèrent dans le partage
que de leurs convenances personnelles, ne saurait être une base
éternelle de droit national. Le mariage de Marie de Bourgogne avec
Maximilien ne saurait s’imposer à jamais à la volonté des peuples. Il
est impossible d’admettre que l’humanité soit liée pour des siècles
indéfinis par les mariages, les batailles, les traités des créatures
bornées, ignorantes, égoïstes, qui au moyen âge tenaient la tête des
affaires de ce bas monde. Ceux de vos historiens, comme Ranke, Sybel,
qui ne voient dans l’histoire que le tableau des ambitions princières et
des intrigues diplomatiques, pour lesquels une province se résume en la
dynastie, souvent étrangère, qui l’a possédée, sont aussi peu
philosophes que la naïve école qui veut que la Révolution française ait
marqué une ère absolument nouvelle dans l’histoire. Un moyen terme entre
ces extrêmes nous paraît seul pratique. Certes nous repoussons comme une
erreur de fait fondamentale l’égalité des individus humains et l’égalité
des races; les parties élevées de l’humanité doivent dominer les parties
basses; la société humaine est un édifice à plusieurs étages, où doit
régner la douceur, la bonté (l’homme y est tenu même envers les
animaux), non l’égalité. Mais les nations européennes telles que les a
faites l’histoire sont les pairs d’un grand sénat où chaque membre est
inviolable. L’Europe est une confédération d’États réunis par l’idée
commune de la civilisation. L’individualité de chaque nation est
constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion,
mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le
consentement actuel, par la volonté qu’ont les différentes provinces
d’un État de vivre ensemble. Avant la malheureuse annexion de Nice, pas
un canton de la France ne voulait se séparer de la France; cela
suffisait pour qu’il y eût crime européen à démembrer la France, quoique
la France ne soit une ni de langue ni de race. Au contraire, des parties
de la Belgique et de la Suisse, et jusqu’à un certain point les îles de
la Manche, quoique parlant français, ne désirent nullement appartenir à
la France; cela suffit pour qu’il fût criminel de chercher à les y
annexer par la force. L’Alsace est allemande de langue et de race; mais
elle ne désire pas faire partie de l’État allemand; cela tranche la
question. On parle du droit de la France, du droit de l’Allemagne. Ces
abstractions nous touchent beaucoup moins que le droit qu’ont les
Alsaciens, êtres vivants en chair et en os, de n’obéir qu’à un pouvoir
consenti par eux.
Ne blâmez donc pas notre école libérale française de regarder comme une
sorte de droit divin le droit qu’ont les populations de n’être pas
transférées sans leur consentement. Pour ceux qui, comme nous,
n’admettent plus le principe dynastique qui fait consister l’unité d’un
État dans les droits personnels du souverain, il n’y a plus d’autre
droit des gens que celui-là. De même qu’une nation légitimiste se fait
hacher pour sa dynastie, de même nous sommes obligés de faire les
derniers sacrifices pour que ceux qui étaient liés à nous par un pacte
de vie et de mort ne souffrent pas violence. Nous n’admettons pas les
cessions d’âmes; si les territoires à céder étaient déserts, rien de
mieux; mais les hommes qui les habitent sont des créatures libres, et
notre devoir est de les faire respecter.
Notre politique, c’est la politique du droit des nations; la vôtre,
c’est la politique des races: nous croyons que la nôtre vaut mieux. La
division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur
une erreur scientifique, très peu de pays possédant une race vraiment
pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination, à des guerres
«zoologiques», permettez-moi de le dire, analogues à celles que les
diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie.
Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et
tous nécessaires, qui s’appelle l’humanité. Vous avez levé dans le monde
le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de
la politique libérale; cette politique vous sera fatale. La philologie
comparée, que vous avez créée et que vous avez transportée à tort sur le
terrain de la politique, vous jouera de mauvais tours. Les Slaves s’y
passionnent; chaque maître d’école slave est pour vous un ennemi, un
termite qui ruine votre maison. Comment pouvez-vous croire que les
Slaves ne vous feront pas ce que vous faites aux autres, eux qui en
toute chose marchent après vous, suivent vos traces pas pour pas? Chaque
affirmation du germanisme est une affirmation du slavisme; chaque
mouvement de concentration de votre part est un mouvement qui
«précipite» le Slave, le dégage, le fait être séparément. Un coup d’œil
sur les affaires d’Autriche montre cela avec évidence. Le Slave, dans
cinquante ans, saura que c’est vous qui avez fait son nom synonyme
d’«esclave»; il verra cette longue exploitation historique de sa race
par la vôtre, et le nombre des Slaves est double du vôtre, et le Slave,
comme le dragon de l’Apocalypse, dont la queue balaye la troisième
partie des étoiles, traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie
centrale, l’ancienne clientèle des Gengiskhan et des Tamerlan. Combien
il eût mieux valu vous réserver pour ce jour-là l’appel à la raison, à
la moralité, à des amitiés de principes! Songez quel poids pèsera dans
la balance du monde le jour où la Bohême, la Moravie, la Croatie, la
Servie, toutes les populations slaves de l’empire ottoman, sûrement
destinées à l’affranchissement, races héroïques encore, toutes
militaires et qui n’ont besoin que d’être commandées, se grouperont
autour de ce grand conglomérat moscovite, qui englobe déjà dans une
gangue slave tant d’éléments divers, et qui paraît bien le noyau désigné
de la future unité slave, de même que la Macédoine, à peine grecque, le
Piémont, à peine italien, la Prusse, à peine allemande, ont été le
centre de formation de l’unité grecque, de l’unité italienne, de l’unité
allemande. Et vous êtes trop sages pour compter sur la reconnaissance
que vous doit la Russie. Une des causes secrètes de la mauvaise humeur
de la Prusse contre nous est de nous devoir une partie de sa culture.
Une des blessures des Russes sera un jour d’avoir été civilisés par les
Allemands. Ils le nieront, mais se l’avoueront tout en le niant, et ce
souvenir les exaspérera. L’académie de Saint-Pétersbourg en voudra un
jour autant à celle de Berlin, pour avoir été tout allemande, que celle
de Berlin nous en veut, pour avoir été autrefois à moitié française.
Notre siècle est le siècle du triomphe du serf sur son maître; le Slave
a été et à quelques égards est encore votre serf.
Or, le jour de la conquête slave, nous vaudrons plus que vous, de même
qu’Athènes sous l’empire romain eut un rôle brillant encore, tandis que
Sparte n’en eut plus.
Défiez-vous donc de l’ethnographie, ou plutôt ne l’appliquez pas trop à
la politique. Sous prétexte d’une étymologie germanique, vous prenez
pour la Prusse tel village de Lorraine. Les noms de Vienne
(_Vindobona_), de Worms (_Borbitomagus_), de Mayence (_Mogontiacum_)
sont gaulois; nous ne vous réclamerons jamais ces villes; mais, si un
jour les Slaves viennent revendiquer la Prusse proprement dite, la
Poméranie, la Silésie, Berlin, par la raison que tous ces noms sont
slaves, s’ils font sur l’Elbe et sur l’Oder ce que vous avez fait sur la
Moselle, s’ils pointent sur la carte les villages obotrites ou
vélatabes, qu’aurez-vous à dire? Nation n’est pas synonyme de race. La
petite Suisse, si solidement bâtie, compte trois langues, trois ou
quatre races, deux religions. Une nation est une grande association
séculaire (non pas éternelle) entre des provinces en partie congénères
formant noyau, et autour desquelles se groupent d’autres provinces liées
les unes aux autres par des intérêts communs ou par d’anciens faits
acceptés et devenus des intérêts. L’Angleterre, qui est la plus parfaite
des nations, est la plus mêlée, au point de vue de l’ethnographie et de
l’histoire. Bretons purs, Bretons romanisés, Irlandais, Calédoniens,
Anglo-Saxons, Danois, Normands purs, Normands francisés, tout s’y est
confondu.
Et j’ose dire qu’aucune nation n’aura tant à souffrir de cette fausse
manière de raisonner que l’Allemagne. Vous savez mieux que moi que ce
qui marqua le grand règne de la race germanique dans le monde, du Ve au
XIe siècle, ce fut moins d’occuper à l’état de population compacte de
vastes pays contigus que d’essaimer l’Europe et d’y introduire un
nouveau principe d’autorité. Pendant que le germanisme était maître de
tout l’Occident, la Germanie proprement dite avait peu de corps. Les
Slaves venaient jusqu’à l’Elbe, le vieux fond gaulois persistait; si
bien que l’empire germanique n’était en partie qu’une féodalité
germanique régnant sur un fond slave et gaulois. Prenez garde, en ce
siècle de la résurrection des morts, il pourrait se passer d’étranges
choses. Si l’Allemagne s’abandonne à un sentiment trop exclusivement
national, elle verra se rétrécir d’autant la zone de son rayonnement
moral. La Bohême, qui était à demi digérée par le germanisme, vous
échappe, comme une proie déjà avalée par un serpent boa, qui
ressusciterait dans l’œsophage du monstre et ferait des efforts
désespérés pour en sortir. Je veux croire que la conscience slave est
morte en Silésie; mais vous n’assimilerez pas Posen. Ces opérations
veulent être enlevées d’emblée, pendant que le patient dort; s’il vient
à se réveiller, on ne le reprend plus. Une suspicion universelle contre
votre puissance d’assimilation, contre vos écoles, va se répandre. Un
vaste effort pour écarter vos nationaux, que l’on envisagera comme les
avant-coureurs de vos armées, sera pour longtemps à l’ordre du jour.
L’infiltration silencieuse de vos émigrants dans les grandes villes, qui
était devenue un des faits sociaux les plus importants et les plus
bienfaisants de notre siècle, va être bien diminuée. L’Allemand, ayant
dévoilé ses appétits conquérants, ne s’avancera plus qu’en conquérant.
Sous l’extérieur le plus pacifique, on verra un ennemi cherchant à
s’impatroniser chez autrui. Croyez-moi, ce que vous avez perdu est
faiblement compensé par les cinq milliards que vous avez gagnés.
Chacun doit se défier de ce qu’il y a d’exclusif et d’absolu dans son
esprit. Ne nous imaginons jamais avoir tellement raison que nos
adversaires aient complètement tort. Le Père céleste fait lever son
soleil avec une bienveillance égale sur les spectacles les plus divers.
Ce que nous croyons mauvais est souvent utile et nécessaire. Pour moi,
je m’irriterais d’un monde où tous mèneraient le même genre de vie que
moi. Comme vous, je me suis imposé, en qualité d’ancien clerc,
d’observer strictement la règle des mœurs; mais je serais désolé qu’il
n’y eût pas des gens du monde pour représenter une vie plus libre. Je ne
suis pas riche; mais je ne pourrais guère vivre dans une société où il
n’y aurait pas de gens riches. Je ne suis pas catholique; mais je suis
bien aise qu’il y ait des catholiques, des sœurs de charité, des curés
de campagne, des carmélites, et il dépendrait de moi de supprimer tout
cela que je ne le ferais pas. De même, vous autres Allemands, supportez
ce qui ne vous ressemble pas; si tout le monde était fait à votre image,
le monde serait peut-être un peu morne et ennuyeux; vos femmes
elles-mêmes supportent avec peine cette austérité trop virile. Cet
univers est un spectacle qu’un dieu se donne à lui-même. Servons les
intentions du grand chorége en contribuant à rendre le spectacle aussi
brillant, aussi varié que possible.
Votre race germanique a toujours l’air de croire à la Walhalla; mais la
Walhalla ne sera jamais le royaume de Dieu. Avec cet éclat militaire,
l’Allemagne risque de manquer sa vraie vocation. Reprenons tous ensemble
les grands et vrais problèmes, les problèmes sociaux, qui se résument
ainsi: trouver une organisation rationnelle et aussi juste que possible
de l’humanité. Ces problèmes ont été posés par la France en 1789 et en
1848; mais en général, celui qui pose les problèmes n’est pas celui qui
les résout. La France les attaqua d’une façon trop simple; elle crut
avoir trouvé une issue par la démocratie pure, par le suffrage universel
et par des rêves d’organisation communiste du travail. Les deux
tentatives ont échoué, et ce double échec a été la cause de réactions
fâcheuses, pour lesquelles il convient d’être indulgent, si l’on songe
que l’initiative en pareille matière a bien quelque mérite. Attaquez à
votre tour ces problèmes. Créez à l’homme en dehors de l’État et par
delà la famille une association qui l’élève, le soutienne, le corrige,
l’assiste, le rende heureux, ce que fut l’Église et ce qu’elle n’est
plus. Réformez l’Église, ou substituez-y quelque chose. L’excès du
patriotisme nuit à ces œuvres universelles dont la base est le mot de
saint Paul: _Non est Judæus neque Græcus._ C’est justement parce que vos
grands hommes d’il y a quatre-vingts ans n’étaient pas trop patriotes
qu’ils ouvrirent cette large voie, où nous sommes leurs disciples. Je
crains que votre génération ultra-patriotique, en repoussant tout ce qui
n’est pas germanique pur, ne se prépare un auditoire beaucoup plus
restreint. Jésus et les fondateurs du christianisme n’étaient pas des
Allemands. Saint Boniface, les Irlandais qui vous ont appris à écrire du
temps des Carlovingiens, les Italiens, qui ont été deux ou trois fois
nos maîtres à tous, n’étaient pas des Allemands. Votre Gœthe
reconnaissait devoir quelque chose à cette France «corrompue» de
Voltaire, de Diderot. Laissons ces fanatismes étroits aux régions
inférieures de l’opinion. Permettez-moi de vous le dire: vous avez
déchu. Vous avez été plus étroitement patriotes que nous. Chez nous,
quelques hommes supérieurs ont trouvé dans leur philosophie le calme et
l’impartialité; chez vous, je ne connais personne, en dehors du parti
démocratique, qui n’ait été ébranlé dans la froideur de ses jugements,
qui n’ait été une fois injuste, qui n’ait recommandé de faire dans
l’ordre des relations nationales ce qui eût été une honte selon les
principes de la morale privée.
Mais je m’arrête; on est aujourd’hui trop naïf à parler de modération,
de justice, de fraternité, de la reconnaissance et des égards que les
peuples se doivent entre eux. La conduite que vous allez être forcés de
tenir dans les provinces annexées malgré elles achèvera de vous
démoraliser. Vous allez être obligés de donner un démenti à tous vos
principes, de traiter en criminels des hommes que vous devrez estimer,
des hommes qui n’auront fait autre chose que ce que vous fîtes si
noblement après Iéna; toutes les idées morales vont être perverties.
Notre système d’équilibre et d’amphictyonie européenne va être renvoyé
au pays des chimères; nos thèses libérales vont devenir un jargon
vieilli. Par le fait des hommes d’État prussiens, la France d’ici
longtemps n’aura plus qu’un objectif: reconquérir les provinces perdues.
Attiser la haine toujours croissante des Slaves contre les Allemands,
favoriser le panslavisme, servir sans réserve toutes les ambitions
russes, faire miroiter aux yeux du parti catholique répandu partout le
rétablissement du pape à Rome; à l’intérieur, s’abandonner au parti
légitimiste et clérical de l’Ouest, qui seul possède un fanatisme
intense, voilà la politique que commande une telle situation. C’est
justement l’inverse de ce que nous avions rêvé. On ne sert pas tour à
tour deux causes opposées: ce n’est pas nous qui conseillerons la
destruction de ce que nous avons aimé, qui donnerons un plan pour
trafiquer habilement de la question romaine, qui deviendrons russes et
papistes, qui recommanderons la défiance et la malveillance envers les
étrangers; mais que voulez-vous! nous serions coupables, d’un autre
côté, si nous cherchions, en conseillant encore des poursuites
généreuses et désintéressées, à empêcher le pays d’écouter la voix de
deux millions de Français qui réclament l’aide de leur ancienne patrie.
La France est en train de dire comme votre Herwegh: «Assez d’amour comme
cela; essayons maintenant de la haine.» Je ne la suivrai pas dans cette
expérience nouvelle, où l’on peut, au reste, douter qu’elle réussisse;
la résolution que la France tient le moins est celle de haïr. En tous
cas, la vie est trop courte pour qu’il soit sage de perdre son temps et
d’user sa force à un jeu si misérable. J’ai travaillé dans mon humble
sphère à l’amitié de la France et de l’Allemagne; si c’est maintenant
«le temps de cesser les baisers», comme dit l’Ecclésiaste, je me retire.
Je ne conseillerai pas la haine, après avoir conseillé l’amour; je me
tairai. Apre et orgueilleuse est cette vertu germanique, qui nous punit,
comme Prométhée, de nos téméraires essais, de notre folle
«philanthropie». Mais nous pouvons dire avec le grand vaincu: «Jupiter,
malgré tout son orgueil, ferait bien d’être humble. Maintenant,
puisqu’il est vainqueur, qu’il trône à son aise, se fiant au bruit de
son tonnerre et secouant dans sa main son dard au souffle de feu. Tout
cela ne le préservera pas un jour de tomber ignominieusement d’une chute
horrible. Je le vois se créer lui-même son ennemi, monstre très
difficile à combattre, qui trouvera une flamme supérieure à la foudre,
un bruit supérieur au tonnerre. Vaincu alors, il comprendra par son
expérience combien il est différent de régner ou de servir.»
Croyez, monsieur et illustre maître, à mes sentiments les plus élevés.
Paris, 15 septembre 1871.
(La Réforme intellectuelle et morale.)
LETTRE A M. MORIZ CARRIÈRE[14]
[14] Cette lettre inédite, à notre connaissance, est adressée à
l’esthéticien allemand Moriz Carrière, descendant de réfugiés
français, et auteur d’un ouvrage en six volumes sur _L’Art rattaché
au développement de la civilisation et à l’idéal de l’humanité_. La
lettre de Carrière parut dans le numéro d’avril 1888 de la _Deutsche
Revue_, sous ce titre: _Devoirs civilisateurs de la France et de
l’Allemagne. Une lettre de paix à Ernest Renan_; elle tient douze
pages de la Revue. La réponse de Renan ne fut pas insérée.
Cher Monsieur.
Votre belle lettre, insérée dans la _Deutsche Revue_, m’a vivement
touché. Il y a si longtemps que nous n’avions reçu d’Allemagne des
paroles de paix et de sympathie! Quelques appels que j’avais adressés en
ce sens, il y a quelques années, ne m’avaient valu que des réponses
ironiques. Il est dans la nature du victorieux de croire la victoire
éternelle et de rejeter sans les lire, les observations du vaincu. Cela
nous rend d’autant plus précieuses, cher monsieur, les bonnes paroles
que vous nous adressez. J’ai vingt fois dit ce que je dois à
l’Allemagne. Avant comme après 1870, l’alliance de la France et de
l’Allemagne a toujours été notre rêve. L’action commune des deux nations
les plus éclairées du monde me paraît nécessaire à l’œuvre générale de
l’humanité, et les forces réunies de ces deux grandes masses civilisées
ne me semblent pas de trop pour résister à la haine des lumières qui a
encore des foyers redoutables en certaines parties de l’Europe et
repousser une jeune barbarie venue de l’Est, laquelle ne sera sans
danger que si elle trouve toujours devant elle une Europe unie et ferme
en ses principes libéraux. La grande culture dont l’Allemagne
rationnelle a élevé le drapeau depuis 125 ans ne se suffit pas à
elle-même; il y faut, j’en suis sûr, la collaboration de la France.
L’état intellectuel et moral du monde n’a été si médiocre depuis 18 ou
20 ans que parce que l’accord de nos deux races qui est la condition du
progrès humain a été profondément troublé. Bénie sera l’heure où cette
grande rupture d’harmonie cessera. Vous semblez croire que cette heure
est proche... puissiez-vous avoir raison! Voici pourtant quelques motifs
pour lesquels nous hésitons encore à laisser un libre cours à notre
joie.
Ce que nous croyons savoir de l’esprit libéral du nouvel empereur
d’Allemagne et les hautes aspirations éclairées de la personne admirable
qu’un sort privilégié lui a donné pour compagne serait bien de nature en
effet à encourager les prévisions les plus optimistes. Si l’accession au
trône de l’empereur Frédéric III se faisait dans les conditions
ordinaires, si l’on pouvait croire que nous sommes à l’aurore d’un règne
durable, croyez bien que nous n’attacherions pas d’importance à quelques
paroles écrites d’avance, qui ne pouvaient manquer dans des déclarations
officielles. Ce n’est point par des transformations subites, c’est par
une marche lente, opérant sous la pression des nécessités du temps, que
nous aurions espéré voir s’accomplir le programme de nos rêves. Huit,
dix ans peut-être et de graves événements eussent été sans doute
nécessaires pour convaincre l’Allemagne qu’elle n’a aucun intérêt à
détenir un grand pays malgré lui. Dix ans sont bien peu de chose et
toujours nous aurions compté sur l’action d’une pensée bienveillante,
pacifique et compatissante, au cœur même de cette grande conscience
allemande qui gouverne à l’heure qu’il est les intérêts les plus
précieux de l’humanité.
Mais vous savez, cher monsieur, bâtir sur le terrain de telles illusions
serait bâtir sur le sable. Le règne qui pour l’accomplissement de nos
pieuses chimères devrait être du moins d’un quart de siècle sera
peut-être de quelques semaines. Le règne d’un moment aura-t-il une
influence durable sur le règne qui suivra, rien n’autorise à le croire.
Nous craignons donc qu’il ne faille voir qu’un épisode douloureux dans
le touchant spectacle qui tient l’Europe attentive. Nous nous bornons à
dire: «_Sunt lacrimæ rerum et mentem mortalia tangunt._»
Quel serait, cher monsieur, l’ordre d’idées où il conviendrait d’entrer,
si vraiment des changements dans la situation réciproque de l’Allemagne
et de la France se laissaient entrevoir? Pour ceux qui, comme moi,
jugent la question d’après un sentiment d’amour et de pitié pour les
hommes bien plus que par les prétendues règles des diplomates, le
problème est d’une extrême simplicité. Les motifs d’amour-propre et de
vanité blessée sont dénués de sens pour une âme élevée; une seule voix
reste perçante, dominante, supérieure aux mille considérations en sens
contraire de la politique et de l’intérêt: c’est la voix de l’Alsace et
de Metz, nous répétant à diverses reprises et d’une manière claire que
c’est malgré elles qu’elles subissent le régime qui leur a été imposé
par le traité de Francfort. La France a dépensé des flots de sang pour
secourir des peuples envers lesquels elle n’avait nulle obligation, mais
qu’elle envisageait comme injustement soumis à une domination contre
laquelle ils protestaient. Comment voulez-vous qu’elle soit insensible
quand de pareils cris de détresse lui sont adressés par des provinces
sœurs qui, il y a quelques années, faisaient corps avec elle, et qui
maintenant tendent les mains vers elle?
Remarquez bien que nous ne disons pas, comme beaucoup de patriotes peu
philosophes: «l’Alsace appartient à la France, donc la France doit
songer avant tout à la reprendre.» Non, l’Alsace n’appartient pas à la
France, mais l’Alsace n’appartient pas non plus à l’Allemagne. L’Alsace
appartient à elle-même. Notre devoir à nous autres Français est de lui
rendre la disposition d’elle-même. Pour cela, une neutralisation
provisoire est nécessaire. Si, au bout d’une telle épreuve, l’Alsace
déclare qu’elle veut être Française, elle sera sûrement la bienvenue; si
elle déclare qu’elle veut être Allemande, rien de mieux; si elle veut
rester autonome ou s’adjoindre à la confédération helvétique, rien de
mieux encore. Nous ne sommes obligés qu’à une seule chose, c’est que la
violence qui a été infligée à une portion de nous-mêmes soit réparée,
c’est que l’acte d’abandon que nous avons été obligés de faire dans un
moment de nécessité absolue ne pèse pas sur nous comme un reproche
sanglant. Des naufragés qui n’avaient plus qu’un radeau pour se sauver
ont été obligés de laisser une partie de leurs compagnons sur un îlot
désert; leur premier devoir n’est-il pas de songer avant tout aux
camarades qu’ils ont été obligés d’abandonner?
Ce qui fait la nationalité moderne, ce n’est ni la langue, ni la race,
ni la religion, ni même l’histoire, c’est la volonté de vivre ensemble,
prouvée par des actes suivis. Nous croyons le développement de la
civilisation compromis si les nationalités s’arrogent le privilège des
dynasties, si les nations peuvent, comme autrefois les dynasties,
s’adjuger, sans les consulter, [les peuples] sur lesquels elles croient
avoir des droits. Il est aussi mal de persécuter un pays dans sa langue
et dans ses sympathies nationales que dans sa religion. La
méconnaissance de ce principe entraînera, nous le croyons, des malheurs
incalculables.
La figure du monde passe si vite que ce qui paraissait à un certain jour
impossible peut bien vite après devenir un principe secourable et
accepté de tous. Votre lettre d’un caractère si élevé prouve que la
grande conscience allemande du temps de Herder et de Gœthe vit encore.
Vous avez raison de croire que beaucoup d’âmes dans le monde, désabusées
sur bien des choses, n’ont plus qu’un désir, celui de voir consolidée
après elles cette œuvre de la raison humaine, fruit de tant de larmes,
et que tant de passions aveugles menacent en sens opposés. Les vrais
croyants de notre siècle entrevoyaient comme une chance hautement
favorable à leurs vœux que, pendant des années, deux créatures
excellentes, assujetties autant que l’on voudra aux exigences
nationales, mais en communion générale avec le bien général de
l’humanité, eussent présidé aux destinées du premier empire du monde.
_Dis aliter visum._ Vous nous assurez que, malgré tout, il faut espérer
en l’avenir. Puissiez-vous avoir raison! Croyez, en tout cas, que nous
avons été profondément émus de vos bonnes paroles. Ce brin d’olivier,
nous arrivant par-dessus les eaux du déluge, nous a fort réjouis dans
notre arche, d’où, je vous assure, il nous tarde bien de sortir. Croyez
à mes sentiments les plus distingués et les plus dévoués[15].
[15] Cette lettre est datée du 28 mars 1888. Il est à présumer que
Renan en avait eu connaissance à l’avance.
E. RENAN.
GUERRE DE 1870
DE LA CONVOCATION D’UNE ASSEMBLÉE PENDANT LE SIÈGE
Profondément convaincu de ce principe qu’une force organisée et
disciplinée l’emporte toujours sur une force non organisée et
indisciplinée, je n’eus jamais d’espoir dans les efforts tentés pour
continuer la lutte après le 4 septembre. Au mois de novembre, j’insérai
dans le _Journal des Débats_ les trois articles que voici[16]:
[16] On a extrait les passages les plus caractéristiques de ces trois
articles.
10 NOVEMBRE 1870.
L’étrange situation où nous sommes a cela de particulier que la volonté
de la France est devenue tout à fait obscure, et que l’unité même de la
conscience française est gravement mise en péril. Le gouvernement de la
défense nationale, sorti d’une révolution qui, comme la plupart des
révolutions et des coups d’État, fut une erreur politique, n’a jamais
été, à beaucoup près, aussi pleinement accepté que les gouvernements
issus des révolutions de 1830 et de 1848. Les portions conservatrices du
pays n’y ont adhéré qu’à demi; les partis dits avancés l’ont à peine
reconnu; l’Ouest, le Midi ont montré un esprit d’indépendance qui n’a
surpris que les observateurs inattentifs; à l’heure qu’il est, Lyon,
Marseille, Bordeaux sont des communes révolutionnaires, admettant à
peine avec le gouvernement de Paris un lien fédéral. Cela devait être.
Composé uniquement de membres de la députation parisienne et de
personnes appartenant au parti républicain, le gouvernement de la
défense nationale ne pouvait avoir la prétention d’être la large
expression de la France entière; il aurait fallu pour cela que, dès son
premier jour, il eût admis parmi ses membres des députés de province et
qu’il eût groupé autour de lui les hommes éminents de tous les partis.
Ce gouvernement, qui, malgré le défaut de son origine, compte dans son
sein tant de personnes sages, courageuses et dignes d’estime, avoue, du
reste, son vice fondamental avec une franchise qui l’honore: «Le
lendemain du jour où le gouvernement impérial s’est abîmé, les hommes
que la nécessité a investis du pouvoir ont proposé la paix, et, pour en
régler les conditions, ils ont proposé une trêve indispensable à la
constitution d’une représentation nationale. Désireux avant tout de
s’effacer devant les mandataires du pays et d’arriver par eux à une paix
honorable, ils ont voulu que la France pût réunir ses députés pour
délibérer sur la paix; ils ont cherché les combinaisons pouvant
permettre à la France d’exprimer sa volonté.»
Ainsi parle avec une haute raison M. Jules Favre. Ajoutons que ce
gouvernement, si partiel, si incomplètement accepté, a le pire défaut
que puisse avoir un gouvernement: il ne communique pas avec les pays
qu’il gouverne. La fausse situation du pouvoir établi à l’Hôtel-de-Ville
se montre ici dans tout son jour. Dominé par les nécessités de son
origine toute parisienne, il n’a pas osé quitter Paris au moment de
l’investissement, ainsi que la logique l’aurait voulu. Il est tout à
fait contre nature que le gouvernement central d’un grand pays soit
assiégé. Trop sensé pour ne pas voir ce qu’une telle situation avait de
faible, le gouvernement de la défense nationale a tâché avec beaucoup de
bonne foi de procurer la réunion d’une assemblée investie des pleins
pouvoirs du pays.
Une idée paraît avoir préoccupé le gouvernement et une partie du public,
c’est que, pour la réunion d’une telle assemblée, un armistice était
nécessaire. De là ces tentatives de Ferrières, noblement conçues et
noblement racontées; de là ces essais des puissances neutres provoqués
et secondés avec tant de patriotisme et d’élévation d’âme par M. Thiers.
Toute espérance de voir conclure un pareil arrangement semble perdue;
mais il est permis de se demander si l’on ne s’était pas exagéré la
nécessité de la convention militaire qu’on a poursuivie avec tant de
suite et d’insistance. Fallait-il réellement, pour réunir une assemblée
nationale, la permission de l’ennemi? N’y avait-il pas, au contraire,
quelque chose de profondément inconstitutionnel, quelque chose de très
humiliant et qui même viciait le fond de l’acte électoral, à exécuter
l’opération essentielle de la vie politique de la nation grâce à une
cédule délivrée par l’ennemi et sous sa surveillance? Les difficultés
soulevées par la Prusse à propos du vote en certaines portions du
territoire envahi, qu’elle prétend garder après la paix, avaient quelque
chose d’assez conséquent. Il n’est pas naturel qu’un acte de haute
hostilité contre la Prusse s’accomplisse sous les yeux d’une sentinelle
prussienne. C’est malgré la Prusse et non avec l’agrément de la Prusse
que l’Alsace et la Lorraine doivent choisir leurs délégués. Ce choix
sera sans aucun doute une protestation contre les projets hautement
annoncés par le parti allemand exalté; une telle protestation n’aurait
pas toute sa force si elle avait lieu par suite d’une concession
gracieuse de l’ennemi.
Un formalisme méticuleux a pu seul nous faire croire qu’une très
sérieuse représentation de la volonté nationale ne pouvait se faire sans
que l’ennemi s’y prêtât. L’histoire nous montre au contraire les vrais
représentants d’un esprit national naissant sous la pression de
l’ennemi. Assurément, pour que les opérations électorales pussent avoir
lieu avec les formalités ordinaires, il faudrait que, dans les parties
envahies du territoire, le gouvernement prussien y consentît. Ces
formalités ont quelque chose de solennel; un acte public de haute
liberté et même de souveraineté ne saurait être accompli en présence de
l’ennemi. Mais, dans un moment de suprême nécessité, les formes peuvent
être simplifiées. Il faut songer que les trois quarts de la France n’ont
pas été atteints par les armées allemandes. Dans ces régions, les
élections pourraient se faire selon les règles accoutumées. Dans les
départements envahis même, un grand nombre de communes pourraient
procéder à des scrutins réguliers. Restent les pays écrasés par les
armées étrangères et où tout acte de vie politique est impossible. Dans
ces pays, l’opinion publique devrait se faire jour d’une façon
irrégulière, mais qui n’en serait peut-être que plus sincère, surtout si
l’opération se faisait très rapidement. Il n’est pas admissible que la
France se prive d’une fonction essentielle de sa vie nationale, parce
qu’elle ne peut l’accomplir avec l’appareil ordinaire et d’une manière
uniforme dans toutes les parties du territoire.
La difficulté serait grande si l’on voulait former de la sorte une
assemblée de sept ou huit cents membres au scrutin de liste. Une telle
élection exigerait un état calme, un pays libre. L’ennemi nous
accordât-il toutes les facilités possibles, le gouvernement prussien
voulût-il bien s’interdire toute ingérence dans les opérations de
scrutin, on peut trouver qu’une élection ainsi accomplie serait sans
dignité et sans légitimité. Mais ce n’est pas une assemblée nombreuse
qu’il nous faut, à l’heure présente; ce qu’il nous faut, c’est une
délégation exécutive des départements, délégation rapidement formée et
promptement rassemblée à Tours ou dans une ville derrière la Loire. Ce
qu’il faut, c’est que chaque département, dans huit ou dix jours, ait
fait choix d’un délégué muni de ses pleins pouvoirs. Ces délégués,
joints aux membres de la fraction du gouvernement résidant à Tours,
formeraient une réunion d’une centaine de personnes. Cette réunion se
mettrait en rapport, autant qu’il serait possible, avec le gouvernement
de Paris; elle serait investie de tous les droits de la souveraineté
nationale; elle déciderait de la continuation de la guerre ou de la
conclusion de la paix. En recevant ses ordres et en les exécutant, nous
aurions la certitude d’accomplir un devoir et de nous conformer à la
volonté de la France, soit qu’elle nous commandât de nous imposer de
nouveaux sacrifices, soit qu’elle nous enjoignît de subir pour elle une
cruelle humiliation.
Si l’heure de la paix est venue, un tel gouvernement pourrait la
conclure. Nous doutons que le gouvernement de Paris le puisse. On porte
toujours les attaches de son point de départ. Un gouvernement qui doit
compter sans cesse avec les journaux et les clubs, un gouvernement fondé
sur la popularité et obligé de ménager les erreurs qu’impliquent presque
toujours les opinions tranchées, ne peut manquer de faire des fautes. Le
gouvernement de la défense nationale a su traverser des moments fort
difficiles; mais il n’a pu se défendre d’afficher un programme conforme
à ce ton d’assurance, de fierté, de déclamation qu’aime le peuple. Il a
dit imprudemment: «Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de
nos forteresses.» Or de très bons patriotes, qui ne consentiraient
jamais à condamner des millions de Français à un sort qui leur répugne,
peuvent accepter un système de neutralisation où le droit des
populations soit suffisamment garanti. Le gouvernement de la défense
nationale, en outre, a fait comme tous les gouvernements mis en présence
d’une grande fièvre populaire: le plus innocemment du monde, il a
contribué à nourrir des illusions; il a pactisé avec certaines erreurs
du public. Aujourd’hui, cela lui coupe à peu près la retraite. Nous
doutons qu’il puisse être le gouvernement de la paix. Le péché originel
de toute institution démocratique, ce sont les sacrifices qu’on est
obligé de faire à l’esprit superficiel de la foule. Comment détruire des
espérances qu’on a entretenues, déclarer sans issue une situation qu’on
a laissé croire brillante ou assez bonne? Ajoutons qu’un gouvernement
qui ne représente que très imparfaitement la France, un gouvernement
assiégé et dont les communications sont coupées avec le pays, ne peut
guère traiter pour le pays. Si Paris doit se rendre, il faut que la
capitulation lui soit commandée. Si la guerre doit être continuée, il
est plus nécessaire encore que nous sachions si la prolongation de la
lutte est voulue par le pays entier, et si nous ne lui imposons pas une
épreuve au-dessus de ses forces.
On arrive ainsi par toutes les voies à reconnaître la nécessité de
constituer une délégation provinciale, dépositaire de la souveraineté de
la France, et qui puisse être réunie sans qu’on ait à demander aucune
permission à l’ennemi. Il est fâcheux que cette délégation ne se soit
pas formée spontanément. Si la France avait eu des états provinciaux ou
des conseils généraux sérieux et capables de grande politique qui
eussent constitué cette délégation, combien nous serions près du salut!
Un scrutin rapide, et, partout où le scrutin n’est pas possible, une
interprétation sagace de l’opinion publique, faite par les citoyens les
plus estimés et les plus éclairés, voilà la planche de salut. Le noyau
de la délégation, une fois formé par les élus des scrutins réguliers,
jugerait les nominations moins régulières et au besoin y suppléerait.
L’impartialité serait facile dans les terribles circonstances où nous
sommes, surtout si l’on songe qu’une telle délégation aurait un
caractère essentiellement temporaire, qu’elle ne traiterait aucune
question de politique engageant l’avenir, que ses pouvoirs cesseraient
au moment de l’évacuation du territoire, par la nomination régulière
d’une constituante.
L’unité de la France est menacée; la tête, le cœur ne renvoient plus, ne
reçoivent plus la vie. Défendons de toutes nos forces cette grande
conscience française qui a été un si bel instrument de civilisation, et
qui menace de s’éteindre. Défendons-la par une résistance énergique qui,
même vaincue, sera notre sauvegarde dans l’avenir; défendons-la aussi en
maintenant l’entente et la solidarité des parties de la nation. Que le
gouvernement invite par un décret chaque département à faire sa
délégation dans le plus bref délai, qu’il indique le lieu de la réunion,
et la France aura une représentation centrale, sans avoir la honte de la
devoir à une concession de l’ennemi. Ajoutons que peut-être elle n’en
aura jamais eu de meilleure. Le mandat sera trop triste pour que
personne ait le courage de le briguer; les circonstances sont trop
solennelles pour laisser une place aux petites intrigues et aux chétives
récriminations.
13 NOVEMBRE 1870
... C’est là, dira-t-on, une assemblée de notables, quelque chose
d’aristocratique, de peu conforme à notre jalouse et soupçonneuse
démocratie. Il est vrai; mais faisons trêve pour un moment à ces
mesquines préoccupations. Quand nous serons sortis de l’abîme, nous
reprendrons ces questions; maintenant, sauvons-nous. Un pays ne se sauve
que par des actes de foi et de confiance en l’intelligence et en la
vertu de quelques citoyens. Laissez le petit nombre des vrais
aristocrates qui existe encore vous tirer de la détresse où vous êtes;
puis vous vous vengerez d’eux en les excluant de vos chambres, de vos
conseils électifs. Il faut, au moment présent, des hommes d’élite par
l’esprit et le cœur. Ces hommes ne réclament de privilège qu’au moment
du péril; qu’on souffre ce privilège-là. La réunion qu’il s’agit de
former aura pour mission de traiter avec un gouvernement essentiellement
aristocratique, qui admet hautement la valeur de la supériorité de
naissance et de la supériorité du savoir; acceptez pour un moment
l’esprit de votre adversaire; vous prendrez ensuite votre revanche à
loisir.
Certes, il vaudrait mieux que la France trouvât dans ses institutions
antérieures la désignation de cette chambre improvisée et intérimaire,
On n’a jamais vu plus clairement que ces jours-ci le vide terrible que
laisse en un pays le manque d’institutions provinciales et d’une réelle
aristocratie locale. Que n’avons-nous depuis longtemps de sérieux
conseils généraux! Si dans quelques départements ces conseils sont
réunis et qu’ils veuillent prendre sur eux de choisir un délégué qui
paraisse adopté par l’opinion publique, il faut accueillir ce délégué
avec empressement. Si, comme on le dit, quelques départements sont en
train de faire leurs élections sans avoir attendu l’invitation
officielle, tant mieux: ces départements-là sont probablement les plus
avancés de la France sous le rapport de l’esprit politique. Toutes les
expressions promptes et sincères de l’opinion, qu’on les accueille vite,
qu’on les groupe. Pas de minutieuses formalités, pas de petitesses
d’amour-propre. Le plus indigne de faire partie d’une telle assemblée
serait celui qui s’y porterait candidat. Candidat, grand Dieu! à une
mission de larmes et de deuil!...
28 NOVEMBRE 1870
La plupart des objections qu’on a faites contre notre sentiment reposent
sur des malentendus. Ces objections seraient décisives contre la réunion
d’une assemblée constituante; l’élection d’une constituante, en effet,
suppose du calme, de la liberté, des discussions préalables. Aussi
avons-nous toujours soigneusement maintenu que l’assemblée dont la
France a besoin en ce moment doit être distincte de celle qui fixera
l’avenir politique du pays. Notre motif pour désirer cette distinction
est bien simple. La constituante qui sera chargée un jour de donner un
gouvernement à la France sera profondément divisée; les opinions
contraires s’y dessineront avec force; les républicains, les
légitimistes, les orléanistes, les bonapartistes, les cléricaux s’y
livreront d’ardents combats; il faudra qu’avant l’élection toutes ces
opinions s’expriment nettement en des programmes, des affiches, des
professions de foi, des réunions publiques. Or, à l’heure présente, nous
sommes perdus si de telles divisions se font jour. Il faut
qu’aujourd’hui tous les partis marchent ensemble, oublient en quelque
sorte leur propre existence. Le salut est à ce prix.
Ce que nous avons dit, il y a trois semaines, nous le croyons encore.
Nous cesserons cependant de revenir sur le vœu que nous avons exprimé.
La situation est changée; nous sommes à la veille de grandes actions
décisives; attendons et espérons. En insistant davantage, nous aurions
l’air de jouer un rôle d’opposition qui est aussi loin que possible de
notre pensée dans un moment aussi solennel. Le gouvernement de la
défense nationale aurait tort de regarder comme ses ennemis les hommes
qui, sans avoir pris aucune part à la journée du 4 septembre, ont voté
chaleureusement pour le pouvoir nouveau lors du plébiscite du 3
novembre, continuent de l’envisager comme représentant le principe de
l’unité nationale, mais en même temps usent envers lui de l’honnête
indépendance d’appréciation dont ils ne se sont jamais départis sous des
régimes qui n’avaient pas pour premier principe la liberté de
discussion. Peut-être même ce gouvernement a-t-il en nous, surtout
depuis le 3 novembre, des soutiens plus fidèles que dans les personnes
qui l’ont créé tumultuairement, et dont plusieurs voulaient, quelques
jours après, le renverser.
C’est avec peine que nous avons vu le parti démocratique, dans le sein
duquel il y a souvent, à côté d’éléments moins purs, beaucoup de
patriotisme et de chaleur d’âme, se méprendre sur notre pensée. Comme
tous les bons citoyens, nous cherchons, sans aucune prétention à
l’infaillibilité, les moyens d’aider notre pauvre patrie à sortir de
l’abîme où on l’a plongée. Le parti démocratique a tort de croire que
les procédés d’un jacobinisme superficiel suffisent pour cela. Ce parti,
dont il ne faut pas songer à se passer, mais qui ne peut régler à lui
seul les destinées de la nation, commettrait une faute capitale s’il
prétendait gouverner la France sans l’assentiment de la province. C’est
un cercle vicieux de premier ordre que de prétendre s’imposer à la
majorité d’un pays, quand on a pour principe le suffrage universel. Il
est fâcheux aussi que les organes les plus accrédités de ce parti ne
prennent pas assez le soin d’examiner les raisons qu’on leur pose, et
soient trop portés à voir des ennemis en ceux qui ne partagent pas
toutes leurs opinions. Évitons ce qui divise. Nous entrons dans une
période de fortes épreuves; la froideur du jugement est nécessaire en de
telles circonstances; que tous s’efforcent de n’écouter que la raison et
le sentiment du devoir.
(La Réforme intellectuelle et morale.)
LA DÉCISION DE LA FRANCE
Voilà près de huit ans écoulés depuis les terribles épreuves que nous
avons traversées et il est maintenant permis de voir quelle direction
notre pays a définitivement choisie dans l’alternative cruelle où
l’avait mis sa destinée. La France avait l’option entre deux partis
opposés. Elle pouvait adopter un système de réformes analogues à celles
que s’imposa la Prusse après la bataille d’Iéna, réformes austères,
tendant à donner à tous les services de la force et de la vigueur,
sacrifiant dans une large mesure l’individu à l’État, fortifiant l’État
et admettant son action dans tous les ordres: comme condition de ces
réformes, un gouvernement plus sérieux que brillant, un parlement réduit
au rôle de conseiller intime, une monarchie ayant son droit en dehors de
la volonté de la nation; comme conséquence, l’inégalité sociale, une
telle organisation supposant des classes en apparence privilégiées, en
réalité mises à part pour le service de la nation. A cette voie de
pénitence et de retour en arrière, la France pouvait préférer la
continuation du programme démocratique, où l’État, constitué par
l’universalité des individus, n’ayant d’autre but que le bonheur des
individus entendu comme les individus l’entendent, s’interdit toute
visée au delà de ce que conçoit et sent l’universalité des individus. La
conséquence d’un pareil état de choses est la poursuite du bien-être et
de la liberté, la destruction de tout ce qui reste de privilèges et
d’esprit de classe, l’affaiblissement du principe de l’État. L’individu
et les groupes subordonnés à l’État, tels que le département et la
commune, se trouveront bien d’un tel régime, mais il est à craindre que
la nation, la patrie, la France enfin, y perde chaque jour quelque chose
de son autorité et de sa forte cohésion.
Il est clair que la seconde hypothèse a complètement remporté la
victoire sur la première. A deux tentatives auxquelles n’a manqué ni la
hardiesse, ni la résolution d’aller jusqu’au bout, la France a opposé un
non absolu. A toute autre tentative du même genre (et il est probable
qu’il y en aura), le pays répondra sans doute de la même manière. Une
réforme dans le sens monarchique et gouvernemental ne se fera donc pas
avec l’assentiment spontané de la France.
(Mélanges d’histoire et de voyages, 1878.)
RÊVE DE SIFFROI[17]
[17] Dans le drame célèbre, Siffroi, comte palatin, a bu avidement
l’eau de Jouvence qui procure des rêves d’outre-tombe, et dont le
barde breton Léolin n’a pris que quelques gouttes.
_Siffroi, qui a ronflé tout ce temps, se réveille._ Victoire! victoire!
Pendez, brûlez, fusillez. Nous sommes les maîtres; tout nous est permis
pour leur faire signer ce que nous voulons. Générosité! sentimentalité!
pure sottise!
Désolation! Les militaires sont trop doux; nos hommes savent tuer, mais
non fusiller. Il faudrait brûler tous les villages, pendre tous les
habitants mâles, cela les empêcherait de se défendre. Ah! ah! (_Il
éclate de rire._)
Des prisonniers!... Comprenez-vous qu’on fasse prisonniers des gens qui
se défendent? On aurait dû les fusiller. «Grâce! mon bon sire, pour mon
homme qui a menacé de sa bêche un hussard.»--Très bien, ma bonne femme,
vous pouvez être parfaitement assurée que votre mari (il passe le doigt
autour du cou) sera pendu.» (_Il éclate de rire._)
Ce qui me plaît dans le Bavarois, c’est la facilité avec laquelle il
fusille! Il rencontre quelqu’un, il n’attend pas qu’on tire sur lui, il
fait feu le premier.
Il faut être plein de politesse jusqu’au dernier échelon de la potence
(_Il rit de plaisir_); mais il faut pendre.
O mollesse des militaires! si j’exerçais un commandement, je sais ce que
je ferais. Si je parvenais à m’emparer des fuyards, je leur enlèverais
leur vache et tout ce qu’ils auraient emporté, en les accusant de
l’avoir volé et de le cacher dans les bois.
Il faut rendre la guerre aussi cruelle que possible. La sensibilité!
Voilà une chose ridicule!
On fusillera, on pendra, on brûlera. Quand cela sera arrivé quelquefois,
les habitants se montreront plus raisonnables, surtout si nos obus les
ont déjà convenablement disposés.
Ah! la bonne odeur! cela sent l’oignon brûlé! Des paysans viennent
d’être rôtis dans leurs maisons. Sur cent soixante-dix, il y en a cent
vingt de sabrés. Coquins, pourquoi avez-vous épargné le reste? Ne
savez-vous pas que la sentimentalité est ridicule? Une lettre de mon
cher ange!... (_Mouvement d’attention dans l’auditoire._)
_Prospero._--Écoutons! son ange va lui parler. Nous allons le voir par
le côté aimant.
_Siffroi._--Ah! les bons conseils, chère et douce amie! «Tous les
Gaulois fusillés, écharpés, jusqu’aux petits enfants. Je crains qu’il
n’y ait pas de Bible en France. Voici le livre des psaumes que je
t’envoie afin que tu puisses y lire cette prophétie contre les Français:
«Je te le dis, les impies doivent être exterminés.» Merci, tendre
épouse, merci!
Pourquoi retarde-t-on le bombardement? on manquera le moment
psychologique. Oh! les âmes sensibles! les femmes! Dire que sans deux
femmes, le bombardement serait déjà commencé! Ah! que ne suis-je le
maître! Je ne craindrais pas d’être dur; deux millions d’hommes mourant
de faim! eh bien, ils l’ont voulu!
Voilà des gens qui ramassent des pommes de terre. On ne tire pas dessus!
Oh! les militaires humains! Il y a des gens qui gâtent tout, parce
qu’ils veulent être loués pour leur humanité.
Et dire que ces farceurs, en nous voyant chez eux, n’ont pas l’air
content! Ah! les poseurs!
Les Français sont une nation de barbares, avec un vernis insuffisant de
civilisation. Nous sommes les hommes, ils sont les femmes. Des femmes!
Ah! fi donc! «La bienveillance, envers tout le monde, c’est la justice»,
a dit un de leurs nigauds. Oui-dà! Dans le monde que j’ai vu, la
malveillance, c’est la justice. Hermann de..., un bas intrigant! Henri
de..., un méchant homme; Gauthier de..., un ignorant, un sot, un drôle!
et l’empereur, mon maître? Vieux..., mais non! chut! J’ai trop d’esprit!
(Eau de Jouvence, 1880.)
IDÉES POLITIQUES ET SOCIALES
PENSÉES DÉTACHÉES
Il faut des éléments très divers pour le développement complet de
l’esprit d’une nation; la foi seule n’y suffit pas, et la critique seule
y suffirait encore moins.
* * * * *
Le signe le plus certain de l’affaiblissement d’une société est cette
indifférence aux nobles luttes qui fait que les grandes questions
politiques paraissent secondaires auprès des questions d’industrie et
d’administration.
* * * * *
Le caractère bien plus que l’esprit rapproche les hommes, et les plus
grandes diversités d’opinion ne sont rien auprès de la sympathie morale
qui résulte de communes espérances et de communes aspirations.
* * * * *
Des deux systèmes de politique qui se partageront éternellement le
monde, l’un se fondant sur le droit abstrait, l’autre sur la possession
antérieure, la France, pays de logique et d’idées généreuses, a toujours
préféré le premier. Qui oserait lui en faire un reproche, puisque c’est
à ce glorieux défaut qu’elle doit la splendeur de son histoire et la
sympathie du genre humain?
* * * * *
Ce qui frappe au premier coup d’œil dans les compositions idéales des
races celtiques, surtout quand on les compare à celles des races
germaniques, c’est l’extrême douceur de mœurs qu’on y respire. Point de
ces vengeances effroyables qui remplissent l’_Edda_ et les
_Niebelungen_. Comparez le héros celtique et le héros germain, Beowulf
et Pérédur par exemple. Quelle différence! Là, toute l’horreur de la
barbarie dégouttante de sang, l’enivrement du carnage, le goût
désintéressé, si j’ose le dire, de la destruction et de la mort; ici, au
contraire, un profond sentiment de la justice, une grande exaltation de
la fierté individuelle, il est vrai, mais aussi un grand besoin de
dévouement, une exquise loyauté......
L’homme primitif de la Germanie révolte par sa brutalité sans objet, par
cet amour du mal, qui ne rend ingénieux et fort que pour haïr et pour
nuire. Le héros kymrique, au contraire, même dans ses plus étranges
écarts, semble dominé par des habitudes de bienveillance et une vive
sympathie pour les êtres faibles.
(Essais de morale et de critique, 1859.)
* * * * *
La philosophie n’exclut pas la foi dans un idéal de justice vers lequel
toute conviction sincère a le droit de se tourner avec un sentiment
pieux; mais elle regarde comme un acte d’orgueil de croire qu’on est
nécessaire aux plans divins, et que la Providence veille sur nous,
quelque faute que l’on commette, quelque peu de souci que l’on ait de
s’éclairer.
* * * * *
L’Allemand n’a pas la rhétorique sonore, le journalisme retentissant; un
Lacordaire, un Montalembert n’ont pas de place dans un tel pays. Chez
nous, toute l’opinion libérale, sans distinction de doctrine, est avec
celui qui résiste; en Allemagne, l’opposition, la résistance à la loi,
sont une cause de défaveur; la persécution ne donne pas grand prestige,
car l’Allemand est pour ce qui est fort: il n’a pas cette générosité,
souvent superficielle, il faut le dire, qui nous porte à croire que le
faible a toujours raison.
* * * * *
La peine capitale disparaîtra, non par une évolution prématurée, mais
par le progrès des mœurs publiques, qui l’effacera de l’usage avant de
l’effacer de la loi. Enfin la paix universelle, ce rêve de tant d’âmes
honnêtes, plus abusées sur le choix des moyens que sur le but à
atteindre, cessera un jour d’être une utopie. Le vrai progrès n’étant
possible que par la paix, les nations civilisées comprendront qu’il est
de leur intérêt commun de régler leurs différends d’une manière plus
rationnelle. Déjà ne voyons-nous pas combien une grande guerre est
devenue difficile en Europe, grâce à cet équilibre savamment établi qui
fait porter tout le poids sur le point menacé?
* * * * *
Le XVe et le XVIe siècles en Italie, furent des époques atroces, et ils
virent le réveil de l’esprit humain. L’orage n’est pas mauvais pour la
croissance des grands arbres; de très belles choses se créent dans des
temps très durs.
* * * * *
L’État ne saurait rester indifférent au bien, puisque ses actes, surtout
quand il rend la justice, supposent la distinction du bien et du mal.
Peut-il davantage rester indifférent au vrai! Non certes. Les conditions
des sociétés modernes, au point de vue de la guerre, relèvent
essentiellement de la science, et la nation qui se mettrait en dehors de
la haute culture serait infailliblement vaincue et conquise. La beauté
n’est que l’éclat du bien et du vrai, une civilisation complète ne
saurait la négliger.
(Mélanges religieux et historiques, _Œuvre posthume_, 1904.)
L’HISTOIRE ET LE BIEN PUBLIC
L’homme sérieux ne se mêle d’une manière active aux affaires de son
temps que s’il y est appelé par sa naissance ou par le vœu spontané de
ses concitoyens. Il faut une grande présomption ou beaucoup de légèreté
de conscience pour prendre, de gaieté de cœur, la responsabilité des
choses humaines quand on n’y est pas obligé. Mais la réflexion
spéculative n’implique pas la même témérité. Chacun, dans sa mesure, a
pour devoir de songer au bien public et d’y pousser de toute sa force.
Celui qui s’occupe des sciences historiques est particulièrement tenu à
ce genre d’application. Car, bien que la connaissance du présent soit
moins instructive que celle du passé, le présent est aussi une des faces
de la réalité; il mérite d’être étudié. Laisser un pareil soin à ceux
qu’on appelle «les hommes politiques» serait chose fâcheuse. L’homme
politique est d’ordinaire un homme de parti et de passion. Il est très
mal placé pour juger les ensembles, comparer les temps et les pays
divers, saisir les mouvements à longue portée et prévoir l’avenir.
(Questions contemporaines, 1868.)
LA GUERRE
La force d’une société réside en deux choses: d’abord, la vertu
populaire, ce grand réservoir de dévouement, de sacrifice, de force
morale instinctive, que les races nobles portent en elles, comme un
héritage de leurs ancêtres; en second lieu, l’instruction et le sérieux
des classes supérieures. La guerre, dans les temps modernes, étant
devenue un problème scientifique et moral, une affaire de dévouement et
d’industrie savante, est en somme un bon critérium de ce que vaut une
race. Les armées ne pouvant plus guère être que la levée en masse des
nations, les frais qu’elles entraînent étant énormes, le principe des
grandes nationalités fondées sur un réel patriotisme sera de plus en
plus la loi du monde. Une nation sans élan, sans mobile élevé, sans
affection pour son gouvernement, sera bien vite lassée de ce jeu
terrible. Le perfectionnement des armes, d’un autre côté, étant devenu
une des mille applications de la science, mettra de plus en plus la
force entre les mains de la raison, qui maîtrise la matière et crée par
l’instruction un peuple digne de servir l’esprit. La nation la plus
scientifique, celle qui aura les meilleurs mécaniciens, les meilleurs
chimistes, les corps officiels les moins routiniers et les moins jaloux,
sera la mieux armée. La barbarie, c’est-à-dire la force brute, sans
intelligence, est vaincue pour toujours. La victoire définitive sera au
peuple le plus instruit et le plus moral, en entendant par moralité la
capacité de sacrifice, l’amour du devoir.
(Questions contemporaines.)
LE DROIT DES PEUPLES
Du moment qu’on a rejeté le principe du droit divin des dynasties, il
n’y a plus de solide que le principe du droit des peuples; or, les
peuples n’ont d’existence qu’en tant qu’ils sont des groupes naturels
formés par la communauté des intérêts. Au lieu de se haïr et de se
contrarier, que les nations s’étudient les unes les autres, profitent
tour à tour de leurs expériences. Les deux conditions essentielles du
salut du monde moderne, les deux conditions qui feront (telle est ma
ferme confiance) que la destinée de notre civilisation ne sera pas de
disparaître, comme les civilisations de l’antiquité, après un éclat
passager, sont, d’une part, la division de l’Europe en plusieurs États,
garantie de sa liberté, et, d’autre part, cette profonde fraternité qui
fait que les esprits des races les plus diverses s’entendent dans la
grande unité de la science, de l’art, de la poésie, de la religion.
C’est la Grèce, à la fois si puissante par la solidarité du génie et si
divisée en politique, qui doit être notre modèle, et non cet empire
romain qui fit périr la civilisation antique sous l’étreinte de son
effrayante unité.
(Questions contemporaines.)
LA LIBERTÉ
Si la France n’est pas mûre pour la liberté, elle ne le sera jamais.
L’éducation politique ne se fait point par le despotisme; un peuple qui
a longtemps subi le système administratif s’y enfonce toujours de plus
en plus. Je ne me fais pas d’illusion sur les inconvénients
qu’entraînerait d’abord un régime qui, pour être bienfaisant, a besoin
qu’on en sache longtemps attendre les conséquences; mais je crois
pouvoir dire sans paradoxe que le mal qui résulte de la liberté vaut
mieux en un sens que le bien qui résulte du régime administratif. Le
bien n’est le bien que quand il sort de la conscience des individus; le
bien imposé du dehors aboutit à la longue au mal suprême, qui est pour
une nation la léthargie, le matérialisme vulgaire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On arrive ainsi de toutes parts à regarder la liberté comme la solution
par excellence et comme le remède à presque tous les maux de notre
temps. Bien des personnes se sont habituées, sur la foi de quelques
sectaires, à croire que la liberté ne convient qu’aux époques où,
personne n’étant sûr de posséder la vérité, aucune opinion n’a le droit
de repousser les autres d’une manière absolue. C’est là une grave
erreur. La liberté est en tout temps la base d’une société durable.
D’une part, en effet, la vérité ne se démontre qu’à des auditeurs
libres; d’une autre, la possibilité de mal faire est la condition
essentielle du bien. Le monde moderne ne peut échapper au sort des
civilisations antiques qu’en laissant à chacun le droit entier de faire
valoir à sa guise le talent qu’il a reçu du maître. La dignité de
l’homme est en raison de sa responsabilité. Que chacun tienne donc sa
destinée entre ses mains; que la société prenne garde, en prévenant le
mal, de rendre du même coup le bien impossible. Quand même il faudrait
acheter de nouveau la liberté au prix de la barbarie, plusieurs pensent
qu’elle ne serait pas trop chèrement achetée; car seule la liberté donne
aux individus un motif de vivre, et seule elle empêche les nations de
mourir.
(Questions contemporaines.)
LA TRADITION FRANÇAISE
Dans les voies nouvelles où est entré l’esprit européen depuis cent ans,
la France cesserait de garder son rang, si elle s’en tenait à ses
vieilles traditions de spirituelle légèreté. Admettons que la France
soit aujourd’hui aussi spirituelle qu’elle l’était autrefois; il est
bien sûr au moins que son genre d’esprit n’est pas aussi goûté. Ce n’est
plus cet esprit qui fait la loi en Europe. Le groupe nombreux d’hommes
intelligents qui travaillent avec ardeur et succès à tirer l’Angleterre
de ses habitudes arriérées est tourné tout entier du côté de
l’Allemagne. L’Italie, la Grèce, qui s’éveillent, ne vont pas à l’école
de la France; elles vont à l’école de l’Allemagne. La Russie y est
depuis cent ans et y reste. Or, c’est justement le privilège de la
France de savoir se plier à tout et d’exceller même en ce qu’elle
emprunte. La France, à l’heure qu’il est, est assez ignorante: elle
croit qu’on lui dit des choses hardies quand on lui parle de choses
élémentaires; mais, qu’on ne s’y trompe pas, demain, elle sera passée
maîtresse. On dirait une femme qui d’abord vous écoute sans vous
comprendre, puis tout à coup vous prouve par un mot juste, vif, profond,
qu’elle a tout compris, et qu’en un moment elle a deviné ce qui vous a
coûté de longs efforts. En une heure, la France peut ainsi réparer
toutes ses fautes passées. Il y a dans le naïf étonnement que lui
inspirent les nouvelles études quelque chose de si spirituel, qu’un
pédant même en serait désarmé. Seulement, ne nous imaginons pas que,
pour soutenir notre réputation, nous soyons obligés d’être superficiels.
Nos pères ne l’étaient pas tant qu’on le dit; en tout cas, ils l’étaient
sans effort. La légèreté a un premier charme; mais il n’y faut pas trop
appuyer. Gardons-nous de ce que madame de Staël a quelque part appelé le
pédantisme de la légèreté.
Certes il serait fort puéril d’espérer que la France modifiera son
caractère; il serait même téméraire de le souhaiter. Elle est charmante
comme elle est. Aurait-on la baguette des fées, il faudrait trembler
avant de toucher à ces choses complexes où tout se tient, où les
qualités sortent des défauts, et où l’on ne peut rien changer sans faire
crouler l’ensemble. Mais le moyen d’être vraiment soi-même n’est pas de
cultiver ses défauts. La grandeur de la France est de renfermer les
pôles opposés. La France est la patrie de Casaubon, de Descartes, de
Saumaise, de Du Cange, de Fréret. La France a été une nation sérieuse
aux époques où elle était la plus spirituelle; on pourrait même soutenir
qu’elle était plus spirituelle quand elle était plus sérieuse, et que ce
qu’elle a perdu en solidité, elle ne l’a pas gagné en véritable
agrément. Gardons, je le veux bien, la tradition de l’esprit français,
mais gardons-la tout entière. N’espérons pas surtout que nous
exercerions désormais sur l’Europe l’action que nous avons exercée au
XVIIe et au XVIIIe siècle en nous renfermant dans nos vieilles
habitudes. La culture intellectuelle de l’Europe est un vaste échange où
chacun donne et reçoit à son tour, où l’écolier d’hier devient le maître
d’aujourd’hui. C’est un arbre où chaque branche participe à la vie des
autres, où les seuls rameaux inféconds sont ceux qui s’isolent et se
privent de la communion avec le tout.
(Questions contemporaines.)
NOTRE IDÉAL
Notre amabilité seule suffit pour faire de nous de mauvais républicains.
Les charmantes exagérations de la vieille politesse française, la
courtoisie qui nous met aux pieds de ceux avec qui nous sommes en
rapport, sont le contraire de cette raideur, de cette âpreté, de cette
sécheresse que donne au démocrate le sentiment perpétuel de son droit.
La France n’excelle que dans l’exquis, elle n’aime que le distingué,
elle ne sait faire que de l’aristocratique. Nous sommes une race de
gentilshommes; notre idéal a été créé par des gentilshommes, non, comme
celui de l’Amérique, par d’honnêtes bourgeois, de sérieux hommes
d’affaires. De telles habitudes ne sont satisfaites qu’avec une haute
société, une cour et des princes du sang. Espérer que les grandes et
fines œuvres françaises continueraient de se produire dans un monde
bourgeois, n’admettant d’autre inégalité que celle de la fortune, c’est
une illusion. Les gens d’esprit et de cœur qui dépensent le plus de
chaleur pour l’utopie républicaine seraient justement ceux qui
pourraient le moins s’accommoder d’une pareille société. Les personnes
qui poursuivent si avidement l’idéal américain oublient que cette race
n’a pas notre passé brillant, qu’elle n’a pas fait une découverte de
science pure ni créé un chef-d’œuvre, qu’elle n’a jamais eu de noblesse,
que le négoce et la fortune l’occupent tout entière. Notre idéal à nous
ne peut se réaliser qu’avec un gouvernement donnant de l’éclat à ce qui
approche de lui, et créant des distinctions en dehors de la richesse.
Une société où le mérite d’un homme et sa supériorité sur un autre ne
peuvent se révéler que sous forme d’industrie et de commerce nous est
antipathique; non que le commerce et l’industrie ne nous paraissent
honnêtes, mais parce que nous voyons bien que les meilleures choses (par
exemple, les fonctions du prêtre, du magistrat, du savant, de l’artiste
et de l’homme de lettres sérieux) sont l’inverse de l’esprit industriel
et commercial, le premier devoir de ceux qui s’y adonnent étant de ne
pas chercher à s’enrichir, et de ne jamais considérer la valeur vénale
de ce qu’ils font.
(La Réforme intellectuelle et morale.)
LA COLONISATION
La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de
premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée
au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre. La conquête d’un pays
de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le
gouverner, n’a rien de choquant. L’Angleterre pratique ce genre de
colonisation dans l’Inde, au grand avantage de l’Inde, de l’humanité en
général, et à son propre avantage. La conquête germanique du Ve et du
VIe siècle est devenue en Europe la base de toute conservation et de
toute légitimité. Autant les conquêtes entre races égales doivent être
blâmées, autant la régénération des races inférieures ou abâtardies par
les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité.
L’homme du peuple est presque toujours chez nous un noble déclassé; sa
lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile.
Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il
revient à son premier état. _Regere imperio populos_, voilà notre
vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la
Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la
société européenne faites un _ver sacrum_, un essaim comme ceux des
Francs, des Lombards, des Normands; chacun sera dans son rôle. La nature
a fait une race d’ouvriers: c’est la race chinoise, d’une dextérité de
main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur: gouvernez-la
avec justice, en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement
un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera
satisfaite;--une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre; soyez
pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre;--une race de maîtres
et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à
travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se
révolte. Tout révolté est chez nous, plus ou moins, un soldat qui a
manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous
appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon
soldat. Or la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un
Chinois, un _fellah_, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun
fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. Les économistes se
trompent en considérant le travail comme l’origine de la propriété.
L’origine de la propriété, c’est la conquête et la garantie donnée par
le conquérant aux fruits du travail autour de lui. Les Normands ont été
en Europe les créateurs de la propriété; car, le lendemain du jour où
ces bandits eurent des terres, ils établirent pour eux et pour tous les
gens de leur domaine un ordre social et une sécurité qu’on n’avait pas
vus jusque-là.
(La Réforme intellectuelle et morale.)
DEUX SOCIÉTÉS
Le monde marche vers une sorte d’américanisme qui blesse nos idées
raffinées, mais qui, une fois les crises de l’heure actuelle passées,
pourra bien n’être pas plus mauvais que l’ancien régime pour la seule
chose qui importe, c’est-à-dire l’affranchissement et le progrès de
l’esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de
prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune cote officielle, où la haute
fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés
et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de
préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive
l’art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du
Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. Nous
avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur
le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien
de servitudes n’avons-nous pas payé ce patronage! Richelieu et Louis XIV
regardaient comme un devoir de pensionner les gens de mérite du monde
entier; combien ils eussent mieux fait, si le temps l’eût permis, de
laisser les gens de mérite tranquilles, sans les pensionner ni les
gêner! Le temps de la Restauration passe pour une époque libérale; or
certainement nous ne voudrions plus vivre sous un régime qui fit gauchir
un génie comme Cuvier, étouffa en de mesquins compromis l’esprit si vif
de M. Cousin, retarda la critique de cinquante ans. Les concessions
qu’il fallait faire à la cour, à la société, au clergé étaient pires que
les petits désagréments que peut nous infliger la démocratie.
(Souvenirs d’enfance et le jeunesse, 1883.)
LES CHIMÈRES
Dès 1855, on put déjà reconnaître que le progrès, comme l’entendent les
sociétés modernes, vient d’en haut et non d’en bas, de la raison et non
de l’imagination, du bon sens et non de l’enthousiasme, des hommes
sensés et non des illuminés qui cherchent dans de chimériques
rapprochements les secrets de la destinée. Certes, le penseur ne peut
que saluer avec respect l’homme qui, pénétré d’une haute idée de la vie
humaine, proteste contre l’imperfection nécessaire de tout état social
et rêve une loi idéale conforme aux nobles besoins de son cœur; mais
tous les efforts humains ne sauraient dépasser la limite du possible. Le
monde est le résultat de causes trop compliquées pour qu’on puisse
espérer de le faire tenir dans les cadres d’un système absolu. Aucun
symbole ne saurait exprimer la marche de l’humanité dans le passé,
encore moins contenir la règle de son avenir.
(Nouvelles Études d’histoire religieuse, 1884.)
L’ACTE DE FOI
L’intérêt personnel n’inspire que la lâcheté; la vanité ne produit rien
de solide. L’intérêt personnel et la vanité n’ont ni conseillé un
progrès, ni supprimé un abus. On ne se sacrifie que par un acte de foi.
Un acte de courage est un acte de foi au premier chef. La certitude de
la récompense tuerait le mérite. Nous n’estimons ainsi la haute moralité
que si elle a traversé le doute; nous ne voulons nous décider pour le
bien qu’après nous être fait contre lui les avocats du mal. Nous
consentons à nous soumettre à l’impératif du devoir, mais à condition
qu’il soit bien entendu que nous voyons la faiblesse des arguments qui
l’appuient. Là est le secret de l’empire qu’exerce sur nous la femme
avec la simplicité de sa foi, son ignorance, sa naïveté d’affirmation.
Elle voit au fond mieux que nous. Aucune mère n’a besoin d’un système de
philosophie morale pour aimer son enfant. Aucune jeune fille de bonne
race n’est chaste en vertu d’une théorie. De même aucun homme courageux
ne court à la mort mû par un raisonnement. Nous faisons le bien sans
être sûrs qu’en le faisant nous ne sommes pas dupes; et saurions-nous de
science certaine que nous le sommes, nous ferions le bien tout de même.
Ces milliers d’êtres que l’univers immole à ses fins marchent bravement
à l’autel. Le philosophe qui voit le plus clairement la vanité de toute
chose est capable d’être un parfait honnête homme et même, à son jour,
un héros.
(Le Prêtre de Nemi, 1885.)
LE FRANÇAIS
Cette œuvre[18] est bonne, d’abord pour notre chère patrie, que nous
devons d’autant plus aimer qu’on la déchire, qu’on la méconnaît
davantage. Elle est bonne aussi pour l’humanité. La conservation, la
propagation de la langue française importent à l’ordre général de la
civilisation. Quelque chose d’essentiel manquerait au monde le jour où
ce grand flambeau, clair et pétillant, cesserait de briller. L’humanité
serait amoindrie, si ce merveilleux instrument de civilisation venait à
disparaître ou à s’amoindrir.
[18] La propagation de la langue française.
Que de choses éternellement bonnes et vraies, mesdames et messieurs, ont
été pour la première fois dites en français, ont été frappées en
français, ont fait leur apparition dans le monde en français! Que
d’idées libérales et justes ont trouvé tout d’abord en français leur
formule, leur définition véritables! Comme notre langue a dit de belles
et bonnes choses, depuis ses bégayements du XIIe siècle jusqu’à nos
jours! L’abolition du servage, les droits de l’homme, l’égalité, la
liberté, ont été pour la première fois proclamés en français...
Un fait bien significatif, justement, est le sentiment général des
partis rétrogrades, dans le monde entier, pour le français. Ils en ont
peur; ils se barricadent contre lui. On dirait que cette langue porte la
peste avec elle, la peste selon les réactionnaires, bien entendu. Allez,
allez toujours! Pauvre France! Elle aura encore son heure. Qui sait si
les propositions de paix et de liberté, qui tireront l’Europe de
l’affreux état de haine et de préparatifs militaires où elle est, ne
seront pas formulées en français?
Voilà pourquoi le français peut vraiment être appelé une langue
classique, un instrument de culture et de civilisation pour tous. Cette
langue améliore; elle est une école; elle a le naturel, la bonhomie,
elle sait rire, elle porte avec elle un aimable scepticisme mêlé de
bonté (sans bonté le scepticisme est une très mauvaise chose). Le
fanatisme est impossible en français. J’ai horreur du fanatisme, je
l’avoue, surtout du fanatisme musulman; eh bien! ce grand fléau cessera
par le français. Jamais un musulman qui sait le français ne sera un
musulman dangereux. C’est une langue excellente pour douter; or, le
doute sera peut-être dans l’avenir une chose fort nécessaire.
Concevez-vous Montaigne, Pascal, Molière, Voltaire, autrement qu’en
français? Ah! mesdames et messieurs, que de joie s’en irait de ce monde,
le jour où le français s’en irait! Conservez-le, conservez-le.
_Conférence faite à l’Alliance pour la propagation de la langue
française_, le 2 février 1888.
(Feuilles détachées, 1892.)
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Il n’y a pas à raisonner avec celui qui pense que l’histoire est une
agitation sans but, un mouvement sans résultante. On ne prouvera jamais
la marche de l’humanité à celui qui n’est point arrivé à la découvrir.
C’est là le premier mot du symbole du XIXe siècle, l’immense résultat
que la science de l’humanité a conquis depuis un siècle. Au-dessus des
individus, il y a l’humanité, qui vit et se développe comme tout être
organique, et qui, comme tout être organique, tend au parfait,
c’est-à-dire à la plénitude de son être. Après avoir marché de longs
siècles dans la nuit de l’enfance, sans conscience d’elle-même et par la
seule force de son ressort, est venu le grand moment où elle a pris,
comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est reconnue, où
elle s’est sentie comme unité vivante; moment à jamais mémorable que
nous ne voyons pas, parce qu’il est trop près de nous, mais qui
constituera, ce me semble, aux yeux de l’avenir, une révolution
comparable à celle qui a marqué une nouvelle ère dans l’histoire de tous
les peuples. Il y a à peine un demi-siècle que l’humanité s’est comprise
et réfléchie, et l’on s’étonne que la conscience de son unité et de sa
solidarité soit encore si faible! La révolution française est le premier
essai de l’humanité pour prendre ses propres rênes et se diriger
elle-même. C’est l’avènement de la réflexion dans le gouvernement de
l’humanité. C’est le moment correspondant à celui où l’enfant, conduit
jusque-là par les instincts spontanés, le caprice et la volonté des
autres, se pose en personne libre, morale et responsable de ses actes.
On peut, avec Robert Owen, appeler tout ce qui précède _période
irrationnelle de l’existence humaine_, et un jour cette période ne
comptera dans l’histoire de l’humanité, et dans celle de notre nation en
particulier, que comme une curieuse préface, à peu près ce qu’est à
l’histoire de France ce chapitre dont on la fait d’ordinaire précéder
sur l’histoire des Gaules. La vraie histoire de France commence à 89;
tout ce qui précède est la lente préparation de 89, et n’a d’intérêt
qu’à ce prix. Parcourez en effet l’histoire, vous ne trouverez rien
d’analogue à ce fait immense que présente tout le XVIIIe siècle: des
philosophes, des hommes d’esprit, ne s’occupant nullement de politique
actuelle, qui changent radicalement le fond des idées reçues, et opèrent
la plus grande des révolutions, et cela avec conscience, réflexion, sur
la foi de leurs systèmes. La Révolution de 89 est une révolution faite
par des philosophes. Condorcet, Mirabeau, Robespierre offrent le premier
exemple de théoriciens s’ingérant dans la direction des choses et
cherchant à gouverner l’humanité d’une façon raisonnable et
scientifique. Tous les membres de la Constituante, de la Législative et
de la Convention étaient à du lettre et presque sans exception des
disciples de Voltaire et de Rousseau. Je dirai bientôt comment le char
dirigé par de telles mains ne pouvait d’abord être si bien conduit que
quand il marchait tout seul, et comment il devait aller se briser dans
un abîme. Ce qu’il importe de constater, c’est cette incomparable
audace, cette merveilleuse et hardie tentative de réformer le monde
conformément à la raison, de s’attaquer à tout ce qui est _préjugé_,
établissement aveugle, usage en apparence irrationnel, pour y substituer
un système calculé comme une formule, combiné comme une machine
artificielle. Cela, dis-je, est unique et sans exemple dans tous les
siècles antérieurs; cela constitue un âge dans l’histoire de l’humanité.
Certes une pareille tentative ne pouvait être de tout point
irréprochable. Car ces institutions qui semblent si absurdes, ne le sont
pas au fond autant qu’elles le paraissent: ces préjugés ont leur raison,
que vous ne voyez pas. Le principe est incontestable: l’esprit seul doit
régner, l’esprit seul, c’est-à-dire la raison, doit gouverner le monde.
Mais qui vous dit que votre analyse est complète, que vous n’êtes point
amené à nier ce que vous ne comprenez pas, et qu’une philosophie plus
avancée n’arrivera point à justifier l’œuvre spontanée de l’humanité? Il
est facile de montrer que la plupart des préjugés sur lesquels reposait
l’ancienne société, le privilège de la noblesse, le droit d’aînesse, la
légitimité, etc., sont irrationnels et absurdes au point de vue de la
raison abstraite, que dans une société normalement constituée, de telles
superstitions n’auraient point de place. Cela a une clarté analytique et
séduisante comme l’aimait le XVIIIe siècle. Mais est-ce une raison pour
blâmer absolument ces abus dans le vieil édifice de l’humanité, où ils
entrent comme partie intégrante? Il est certain que la critique de ces
premiers réformateurs fut, sur plusieurs points, aigre, inintelligente
du spontané, trop orgueilleuse des faciles découvertes de la raison
réfléchie.
(L’Avenir de la Science, 1890.)
LE TRAVAIL MANUEL
Si la plupart de ceux qui exercent les fonctions réputées serviles sont
réellement abrutis, c’est qu’ils ont la tête vide, c’est qu’on ne les
applique à ces nullités que parce qu’ils sont incapables du reste, c’est
que cette fonction, purement animale, quelque insignifiante qu’elle
soit, les absorbe et les abâtardit encore davantage. Mais s’ils avaient
la tête pleine de littérature, d’histoire, de philosophie, d’humanisme,
en un mot, s’ils pouvaient, en travaillant, causer entre eux de choses
supérieures, quelle différence! Plusieurs hommes dévoués aux travaux de
l’esprit, s’imposent journellement un nombre d’heures d’exercices
hygiéniques, quelquefois assez peu différents de ceux que les ouvriers
accomplissent par besoin, ce qui, apparemment, ne les abrutit pas. Dans
cet état que je rêve, le travail manuel serait la récréation du travail
de l’esprit. Que si l’on m’objecte qu’il n’est aucun métier auquel on
puisse suffire avec quatre ou cinq heures d’occupation par jour, je
répondrai que, dans une société savamment organisée, où les pertes de
temps inutiles et les superfluités improductives seraient éliminées, où
tout le monde travaillerait efficacement, et surtout où les machines
seraient employées non pour se passer de l’ouvrier, mais pour soulager
ses bras et abréger ses heures de travail, dans une telle société,
dis-je, je suis persuadé (bien que je ne sois nullement compétent en ces
matières), qu’un très petit nombre d’heures de travail suffirait pour le
bien de la société, et pour les besoins de l’individu: le reste serait à
l’esprit. «Si chaque instrument, dit Aristote, pouvait, sur un ordre
reçu ou même deviné, travailler lui-même, comme les statues de Dédale ou
les trépieds de Vulcain, qui se rendaient seuls, dit le poète, aux
réunions des Dieux, si les navettes tissaient toutes seules, si l’archet
jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient
d’ouvriers et les maîtres d’esclaves.»
Cette simultanéité de deux vies, n’ayant rien de commun l’une avec
l’autre, à cause de l’infini qui les sépare, n’est nullement sans
exemple. J’ai souvent éprouvé que je ne vivais jamais plus énergiquement
par l’imagination et par la sensibilité que quand je m’appliquais à ce
que la science a de plus technique et en apparence de plus aride. Quand
l’objet scientifique a par lui-même quelque intérêt esthétique ou moral,
il occupe tout entier celui qui s’y occupe; quand, au contraire, il ne
dit absolument rien à l’imagination et au cœur, il laisse ces deux
facultés libres de vaguer à leur aise. Je conçois, dans l’érudit, une
vie de cœur très active, et d’autant plus active que l’objet de son
érudition offrira moins d’aliment à sa sensibilité: ce sont alors comme
deux rouages parfaitement indépendants l’un de l’autre. Ce qui tue,
c’est le partage. Le philosophe est possible dans un état qui ne réclame
que la coopération de la main, comme le travail des champs. Il est
impossible, dans une position où il faut dépenser de son esprit et
s’occuper sérieusement de choses mesquines, comme le négoce, la banque,
etc. Effectivement, ces professions n’ont pas produit un seul homme qui
marque dans l’histoire de l’esprit humain.
(L’Avenir de la Science.)
LA MINORITÉ
Le but de l’humanité n’est pas le repos: c’est la perfection
intellectuelle et morale. Il s’agit bien de se reposer, grand Dieu!
quand on a l’infini à parcourir et le parfait à atteindre. L’humanité ne
se reposera que dans le parfait. Il serait par trop étrange que quelques
profanes, par des considérations de bourse ou de boutique, arrêtassent
le mouvement de l’esprit, le vrai mouvement religieux. L’état le plus
dangereux pour l’humanité serait celui où la majorité se trouvant à
l’aise et ne voulant pas être dérangée, maintiendrait son repos au
dépens de la pensée et d’une minorité opprimée. Ce jour-là il n’y aurait
plus de salut que dans les instincts moraux de la nature humaine,
lesquels sans doute ne feraient pas défaut.
La force de traction de l’humanité a résidé jusqu’ici dans la minorité.
Ceux qui se trouvent bien du monde tel qu’il est ne peuvent aimer le
mouvement, à moins qu’ils ne s’élèvent au-dessus des vues d’intérêt
personnel. Ainsi plus s’accroît le nombre des satisfaits de la vie, plus
l’humanité devient lourde et difficile à remuer; il faut la traîner. Le
bien de l’humanité étant la fin suprême, la minorité ne doit nullement
se faire scrupule de mener contre son gré, s’il le faut, la majorité
sotte ou égoïste. Mais pour cela il faut qu’elle ait raison. Sans cela,
c’est une abominable tyrannie. L’essentiel n’est pas que la volonté du
plus grand nombre se fasse, mais que le bien se fasse. Quoi! des gens
qui, pour gagner quelques sous de plus, sacrifieraient l’humanité et la
patrie, auraient le droit de dire à l’esprit: Tu n’iras pas plus loin;
n’enseigne pas ceci, car cela pourrait remuer les esprits et faire tort
à notre commerce. La seule portion de l’humanité qui mérite d’être prise
en considération, c’est la partie active et vivante, c’est-à-dire celle
qui ne se trouve pas à l’aise.
(L’Avenir de la Science.)
LA FEMME
Je pousse si loin le respect de l’individualité que je voudrais voir les
femmes introduites pour une part dans le travail critique et
scientifique, persuadé qu’elles y ouvriraient des aperçus nouveaux, que
nous ne soupçonnons pas. Si nous sommes meilleurs critiques que les
savants du XVIIe siècle, ce n’est pas que nous sachions davantage, mais
c’est que nous voyons de plus fines choses. Eh bien, je suis persuadé
que les femmes porteraient là leur individualité, et réfracteraient
l’objet en couleurs nouvelles. Les socialistes se trompent grossièrement
sur le rôle intellectuel de la femme: ils voudraient en faire un homme.
Or, la femme ne sera jamais qu’un homme très médiocre. Il faut qu’elle
reste ce qu’elle est, mais qu’elle soit éminemment ce qu’elle est. Elle
est diverse de l’homme, mais non inférieure à l’homme. Une femme
parfaite vaut un homme parfait. Mais elle doit être parfaite à se
manière, et non en ressemblant à l’homme. Elle en diffère comme
l’électricité négative et l’électricité positive, c’est-à-dire par le
sens et la direction, non par l’essence. Le négatif n’est pas inférieur
au positif, mais il va en sens contraire: toute quantité peut être
indifféremment considérée comme négative ou positive. Le négatif et le
positif réunis forment le complet, ce qui ne désire plus rien. Toute
chose désire son complément: le positif attire nécessairement le
négatif, l’angle rentrant appelle l’angle saillant. Ainsi la vie est
partagée, tous ont la meilleure part, et il y a place pour l’amour.
(L’Avenir de la Science.)
L’AVENIR DE L’HUMANITÉ
Je suppose une pensée aussi originale et aussi forte que celle du
christianisme primitif apparaissant de nos jours. Il semble au premier
coup d’œil qu’elle n’aurait aucune chance de fortune. L’égoïsme est
dominant, le sens du grand dévouement et de l’apostolat désintéressé est
perdu. Le siècle paraît n’obéir qu’à deux mobiles, l’intérêt et la peur.
A cette vue, une grande tristesse saisit l’âme: c’en est donc fait! Il
faut renoncer aux grandes choses; les généreuses pensées ne vivront plus
que dans le souvenir des rhéteurs; la religion ne sera plus qu’un frein
que la peur des classes riches saura manier. La mer de glace s’étend et
s’épaissit sans cesse. Qui pourra la percer?
Ames timides, qui désespérez ainsi de l’humanité, remontez avec moi
dix-huit cents ans. Placez-vous à cette époque où quelques inconnus
fondaient en Orient le dogme qui, depuis, a régi l’humanité. Jetez un
regard sur ce triste monde qui obéit à Tibère; dites-moi s’il est bien
mort. Chantez donc encore une fois l’hymne funèbre de l’humanité: elle
n’est plus, le froid lui a monté au cœur. Comment ces pauvres
enthousiastes rendraient-ils la vie à un cadavre, et sans levier
soulèveraient-ils un monde? Eh bien, ils l’ont fait: trois cents ans
après, le dogme nouveau était maître et quatre cents ans après, il était
tyran à son tour.
Voilà notre triomphante réponse. L’état de l’humanité ne sera jamais si
désespéré que nous ne puissions dire: Bien des fois déjà on l’a crue
morte; la pierre du tombeau semblait à jamais scellée, et le troisième
jour, elle est ressuscitée!
(L’Avenir de la Science.)
LE COLLÈGE DE FRANCE
Le ministre, M. Léon Bourgeois, termine au Sénat, répondant à
l’interpellation de M. Fresneau, par la lecture d’une lettre[19] de M.
Renan, qu’il avait consulté.
[19] Cette lettre est le dernier morceau que publia Ernest Renan avant
sa mort, survenue le 2 octobre 1892. On l’a insérée dans ce volume
pour cette raison, mais surtout parce que Renan, considérant le
Collège de France comme un rouage essentiel de la vie intellectuelle
française, il a paru qu’elle était à sa place dans ce volume.
«... L’expression «l’enseignement que l’on donne au Collège de France»
nous a un peu blessés. Nous ne donnons pas un enseignement dogmatique.
Nous exposons l’état de la science et les efforts que nous faisons pour
faire avancer les questions à l’ordre du jour. Nos auditeurs restent
entièrement libres de former leur jugement. Nous leur fournissons pour
cela les éléments avec une entière impartialité.
»Cette impartialité, qui est le premier devoir du professeur au Collège
de France, se retrouve dans l’ensemble des chaires qui composent notre
établissement. Toutes les opinions sont représentées dans nos
programmes. Le catholicisme et les opinions les plus conservatrices en
philosophie ont chez nous leurs organes. Nous avons eu des maîtres
illustres appartenant au protestantisme, à l’israélitisme, à toutes les
nuances de la croyance et de la libre-pensée.
»Par votre dernière nomination, vous avez ajouté à toutes ces nuances le
positivisme qui, par la place qu’il s’est faite dans le monde
contemporain, méritait bien d’avoir aussi sa place parmi nous. Le
professeur au Collège de France peut, individuellement, appartenir à
telle société religieuse ou philosophique que bon lui semble. En tant
que professeur au Collège de France, il n’est d’aucune secte: il est
l’homme de la vérité. L’enseignement d’une chaire peut contredire
directement l’enseignement d’une autre chaire. Cette variété infinie
d’opinion n’empêche pas la plus parfaite confraternité de régner parmi
nous; le public ne paraît pas non plus s’en plaindre; il trouve dans ces
apparentes dissonances la preuve que rien ne lui est caché, et qu’on le
met à même de former son opinion en toute liberté.
»Liberté, telle est en effet la loi fondamentale d’un pareil
établissement de la part de l’auditeur et de la part du professeur. Le
professeur au Collège de France doit respecter tous les symboles, mais
il ne doit se tenir lié par aucun. S’il lui arrive d’être en désaccord
avec une des opinions religieuses ou philosophiques établies, qu’y
faire? On ne peut être de l’avis de tout le monde. Si le professeur
d’hébreu explique tel passage d’Isaïe selon l’interprétation des
catholiques, il se mettra en contradiction avec les protestants et avec
les israélites qui, dans une telle question, ont bien le droit d’être
entendus. Qu’il tâche de se mettre d’accord avec la philologie et la
critique, et il aura rempli son devoir.
»Un tel enseignement, neutre entre les diverses opinions théoriques qui
se partagent le monde, est ainsi l’image de l’État lui-même, qui, dans
ses établissements de haut enseignement, n’a pour mission que d’ouvrir
des arènes aux opinions diverses, sans pencher lui-même vers l’une ou
vers l’autre.
»Quand l’État fonde ou entretient une chaire, cela ne veut pas dire
qu’il garantit pour vrai l’enseignement donné dans cette chaire, mais
qu’il le juge utile dans l’état présent de la science.
»L’État n’a pas une chimie, une médecine, une histoire; mais il tâche de
faire ce qu’il faut pour que, dans chaque ordre, les études
scientifiques soient en progrès. Tout cela en vertu de ce principe que
la vérité scientifique est d’un grand intérêt pour la société et que
l’État doit faire, en vue de la recherche originale, quelques
sacrifices.
»Ces hauts enseignements libres tiennent une nation à la tête de son
siècle, et seuls ils empêchent l’erreur, l’imposture, la superstition de
reconquérir le terrain qu’elles ont perdu et qu’elles espèrent toujours
reprendre.»
Le ministre, M. Léon Bourgeois, déclare qu’il se reprocherait de rien
ajouter à ce magnifique langage: le gouvernement maintiendra le Collège
de France comme la place forte de la liberté de l’enseignement
individuel.
(_Le Temps_, 26 mars 1892.)
A VICTOR CONSIDÉRANT
Paris, 11 décembre 1868[20].
[20] Cette lettre a été adressée à Victor Considérant, disciple de
Fourier. Elle a été publiée par madame C. Coignet dans sa brochure
sur _Victor Considérant, sa vie, son œuvre_. Paris, Alcan, 1895.
Monsieur,
Je me suis souvent reproché d’avoir si longtemps attendu pour répondre à
vos deux longues et belles lettres. L’achèvement de mon _Saint Paul_ m’a
si complètement absorbé cet été que je me suis mis en retard d’une
manière scandaleuse avec tous mes devoirs. Pour répondre à de pareilles
lettres, formant un véritable livre sur les matières les plus graves, il
faudrait un livre aussi. M. Souvestre m’a dit que nous pouvions espérer
de vous voir bientôt; alors nous causerons à loisir, si vous le voulez
bien, de ces problèmes dont le principal attrait est peut-être d’être
insolubles, et néanmoins qui s’imposent si fortement à l’esprit humain.
Vous avez consacré votre vie à la discussion de questions sociales, et
je comprends l’intérêt que les origines du christianisme vous inspirent.
Ce grand mouvement fut, en effet, pour une part, un événement social,
mais il fut, avant tout, un événement religieux, et c’est justement pour
cela que l’élément de socialisme qu’il impliquait réussit. La solidité
d’une fondation est en raison directe de la quantité de dévouement, de
sacrifice, d’abnégation, qui a été déposée dans ses bases. Certains
peuples anciens croyaient que, pour qu’un édifice durât, il fallait
qu’un homme eût été enterré vivant dans ses fondations; cela est assez
vrai, du moins dans l’ordre moral. L’intérêt temporel ne suffit pas à
tirer de l’homme le degré d’héroïsme nécessaire pour les œuvres communes
durables et grandes. L’idéalisme aura-t-il un jour la force de faire ce
que fit autrefois la croyance à un royaume de Dieu matériel et immédiat?
Il est beau, en tout cas, de protester à la façon des stoïciens de
l’ancien monde. Par votre courage et votre vie toute dévouée à la
poursuite de ce que vous concevez comme l’idéal, vous vous êtes mis de
la noble phalange.
Agréez l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.
E. RENAN
rue Vaneau, 29.
LE DEVOIR
En toute chose, mesdames et messieurs, revenons aux traditions qu’un
christianisme éclairé et une saine philosophie sont d’accord pour nous
enseigner. Le trait le plus glorieux de la France est qu’elle sait mieux
qu’aucune autre nation voir ses défauts et se critiquer elle-même. En
cela, nous ressemblons à Athènes, où les gens d’esprit passaient leur
temps à médire de leur ville et à vanter les institutions de Sparte.
Croyons que nous continuerions mal la brillante et spirituelle société
des deux derniers siècles en n’étant que frivoles. C’est mal honorer ses
ancêtres que de n’imiter que leurs défauts. Prenons garde de pousser à
outrance ce jeu redoutable qui consiste à user sans rémission les forces
vives d’un pays, à faire comme les cavaliers arabes qui poussent au
galop leur cheval jusqu’au bord du précipice, se croyant toujours
maîtres de l’arrêter.--Le monde ne tient debout que par un peu de vertu;
dix justes obtiennent souvent la grâce d’une société coupable; plus la
conscience de l’humanité se déterminera, plus la vertu sera nécessaire.
L’égoïsme, la recherche avide de la richesse et des jouissances ne
sauraient rien fonder. Que chacun donc fasse son devoir, messieurs.
Chacun à son rang est le gardien d’une tradition qui importe à la
continuation de l’œuvre divine ici-bas. Tous nous sommes frères en la
raison, frères devant le devoir, frères devant Dieu. L’égalité absolue
n’est pas dans la nature. Il y aura toujours des individus plus forts,
plus beaux, plus riches, plus intelligents, plus doués que d’autres.
C’est devant Dieu et devant le devoir que l’égalité est parfaite. A ce
tribunal, le pauvre courageux et sans envie, l’homme simple mais dévoué,
la femme obscure qui remplit bien sa tâche de tous les jours, sont
supérieurs au riche qui éblouit le monde par son opulence, à l’homme
vain qui remplit la terre de son nom. Il n’y a pas d’autre grandeur que
celle du devoir accompli; il n’y a pas non plus d’autre joie. Étrange
est assurément la situation de l’homme placé entre les dictées
impérieuses de la conscience morale et les incertitudes d’une destinée
que la Providence a voulu couvrir d’un voile. Écoutons la conscience,
croyons-la. Si, ce qu’à Dieu ne plaise! le devoir était un piège tendu
devant nous par un génie décevant, il serait beau d’y avoir été trompé.
Mais il n’en est rien, et, pour moi, je tiens les vérités de la religion
naturelle pour aussi certaines à leur manière que celles du monde réel.
Voilà la foi qui sauve, la foi qui nous fait envisager autrement que
comme une folle partie de joie les quatre jours que nous passons sur
cette terre; la foi qui nous assure que tout n’est pas vain dans les
nobles aspirations de notre cœur; la foi qui nous raffermit, et qui, si
par moments les nuages s’amoncellent à l’horizon, nous montre, par delà
les orages, des champs heureux où l’humanité, séchant ses larmes, se
consolera un jour de ses souffrances.
_La Part de la famille et de l’État dans l’éducation[21]._
(La Réforme intellectuelle et morale.)
[21] Conférence faite dans l’ancien Cirque du Prince-Impérial, le 19
avril 1869.
FIN
TABLE
AVANT-PROPOS 1
FRANCE ET EUROPE
L’ADHÉSION LIBRE 3
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 5
LETTRE A UN AMI D’ALLEMAGNE 8
RICHELIEU 26
L’ACTEUR D’ANTIOCHE 27
LE GÉNÉRAL VICTORIEUX 30
LA VIEILLE MÈRE 33
AUX JEUNES GENS 34
QU’EST-CE QU’UNE NATION? 37
LE LIBÉRALISME FRANÇAIS 74
L’ALLIANCE ENTRE LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE 77
RÉSURRECTION 83
APRÈS 1870 85
L’AVENIR DE LA FRANCE 88
DÉMEMBREMENT 89
IDÉES ALLEMANDES 91
LES ÉTATS-UNIS D’EUROPE 92
LA FÉDÉRATION EUROPÉENNE 96
LETTRE A M. STRAUSS 100
NOUVELLE LETTRE A M. STRAUSS 122
LETTRE A M. MORIZ CARRIÈRE 148
GUERRE DE 1870
DE LA CONVOCATION D’UNE ASSEMBLÉE PENDANT LE SIÈGE 159
LA DÉCISION DE LA FRANCE 175
RÊVE DE SIFFROI 177
IDÉES POLITIQUES ET SOCIALES
PENSÉES DÉTACHÉES 183
L’HISTOIRE ET LE BIEN PUBLIC 188
LA GUERRE 189
LE DROIT DES PEUPLES 190
LA LIBERTÉ 192
LA TRADITION FRANÇAISE 194
NOTRE IDÉAL 197
LA COLONISATION 199
DEUX SOCIÉTÉS 201
LES CHIMÈRES 203
L’ACTE DE FOI 204
LE FRANÇAIS 205
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 208
LE TRAVAIL MANUEL 212
LA MINORITÉ 215
LA FEMME 217
L’AVENIR DE L’HUMANITÉ 218
LE COLLÈGE DE FRANCE 220
A VICTOR CONSIDÉRANT 224
LE DEVOIR 226
E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--11076-4-21
DERNIÈRES PUBLICATIONS
ARTHUR-LÉVY vol.
Napoléon et Eugène de Beauharnais 1
RENÉ BAZIN
Baltus le Lorrain 1
TRISTAN BERNARD
Théâtre (tome IV) 1
ALFRED BLANCHET
Ma fille est si bien élevée! 1
JOHAN BOJER
Les Émigrants 1
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L’Inconnue bien-aimée 1
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Le pauvre Désir des Hommes 1
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Des Morts au Soleil 1
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La Vie en fleur 1
JOHN GALSWORTHY
Loyautés 1
HENRI GRAMAIN
Fanna la Nomade 1
ANATOLE LE BRAZ
Le Gardien du feu 1
PIERRE LOTI
Journal intime 1
VALENTIN MANDELSTAMM
Hollywood 1
DMITRI MEREJKOVSKY
La Fin d’Alexandre Ier 1
JEAN MISTLER
Châteaux en Bavière 1
PIERRE DE NOLHAC
Le Trianon de Marie-Antoinette 1
GUILLAUME RUMORVAN
Sonate comique 1
GEORGE SAND
Journal intime 1
ANDRÉ SAVIGNON
La Dame de la «Sainte-Alice» 1
BERNARD SHAW
Le Disciple du Diable 1
MARCELLE TINAYRE
Figures dans la nuit 1
COLETTE YVER
Le Festin des autres 1
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