Jupe courte

By Catulle Mendès

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Title: Jupe courte

Author: Catulle Mendès

Release date: June 9, 2025 [eBook #76252]

Language: French

Original publication: Paris: Victor-Havard, 1885

Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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Jupe Courte




DU MÊME AUTEUR


  JEUNES FILLES, _6e édition_     1 vol.


_EN PRÉPARATION_

  L'HOMME TOUT NU                  1 vol.
  MAROZIA                          1 vol.
  LES CHERCHEURS D'OUBLI           1 vol.
  LE FIN DU FIN                    1 vol.


  CORBEIL.--IMPRIMERIE B. RENAUDET.

  CATULLE MENDÈS

  Jupe Courte

  DEUXIÈME ÉDITION

  PARIS
  VICTOR-HAVARD, ÉDITEUR
  175, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 175

  1885
  Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




_Jamais l'étourdie Érato qui me dicte ces contes,--étourdie, mais
respectueuse des convenances,--ne m'eût permis de l'habiller d'une
jupe courte, très courte! si elle n'était persuadée, comme je le suis
moi-même, qu'à l'heure prochaine où paraîtra ce livre, les costumes les
plus succincts seront ceux précisément qu'exigera la bienséance._

_Oui, je crois qu'avant peu de temps il se manifestera un changement
radical dans l'habillement des femmes et des hommes. La parure nous
réserve cette surprise prochaine de cacher ce qu'elle laissait voir,
de laisser voir ce qu'elle cachait. Pour ne parler ici que des atours
féminins auxquels surtout m'intéresse la spécialité de l'instinct
viril, il me paraît évident que des transpositions vont se produire
dans le prolongement et le raccourcissement des étoffes; et le moment
a cessé d'être lointain où les plus pures vierges, où les plus
chastes épouses, dérobant sous de décentes épaisseurs leur visage
naguère offert à tous les yeux, étaleront sans aucune gêne les plus
mystérieux charmes, dont la révélation, précédemment, n'était obtenue
que grâce à l'hymen ou grâce à l'adultère, ces deux moyens extrêmes.
J'en suis persuadé: les femmes dénuderont couramment, avec l'aisance
de l'habitude, leurs jambes, leurs cuisses, leur ventre où s'épanouit
comme une fleur-camée le calice du nombril, elles n'emprisonneront plus
la pointe rose de leurs seins; ce sera un usage communément admis, pour
les promenades au Bois, d'asseoir sur le satin broché des victorias la
neige des plus excessives callipygies, agrémentée sans doute de quelque
maquillage et se nuageant, de peur des hâles, d'un tulle de voilette;
mais, en revanche, les faces, hermétiquement dissimulées, ignoreront
l'injure de l'air et des regards, et les salons les moins prudes se
feront un devoir de ne pas admettre à leurs cotillons les personnes
convaincues d'avoir laissé admirer à d'indiscrets amis la rougeur de
leurs lèvres ou la fossette de leur sourire._

_Des esprits superficiels vont peut-être supposer que cette évolution
du costume féminin aura pour motif certaines variations climatériques
facilement imaginables en un temps où les lois naturelles se détraquent
comme tout le reste. Telle n'est pas ma pensée. Les races sauvages
se vêtent ou se dévêtent selon la diversité des températures, et la
toilette, chez elles, obéit à la froideur polaire ou à la torridité du
Midi: les Groënlandaises s'enveloppent de peaux de rennes jusqu'aux
oreilles, parce que le vent glacial les cingle; les Hottentotes, parce
que le soleil les brûle, en arrivent à repousser l'importunité du
pagne. Mais, dans l'état de civilisation, où l'artifice humain déjoue
les rigueurs saisonnières, pourrait même triompher des plus violents
cataclysmes, le froid et le chaud n'ont sur l'habillement qu'une très
médiocre influence: nos femmes ne songent guère à se couvrir ou à
se découvrir; elles se voilent ou se dévoilent, montrent de leur
corps tantôt plus, tantôt moins, tantôt ceci, tantôt cela, non point
par concession aux changements atmosphériques, qui ne sauraient les
atteindre, mais par obéissance aux lois raffinées de la mode, variables
elles-mêmes selon les transformations que subissent les idées de
modestie et d'immodestie; de sorte que le déplacement du costume aura
sa cause dans un déplacement de la pudeur._

_Or, qui se refuserait aujourd'hui à reconnaître que la
pudeur--j'entends la vôtre, irréprochables lectrices!--est sur le point
de changer d'objet, de devenir en conséquence très différente de ce
qu'elle fut naguère, de ce qu'elle feint d'être encore, par attache à
d'antiques routines? A voir les choses d'une façon un peu générale,
elle a pour but de dérober le plus possible à notre convoitise les
trésors capables d'éveiller la pensée des délices suprêmes; elle
s'ingénie--pour le faire désirer davantage--à dissimuler le féminin
de la femme: elle met du mystère sur les choses intimes de l'amour,
les écarte, les nie; elle est comme la fuite, sous un masque, du sexe.
Pourquoi, l'hiver dernier, le corsage des robes n'osait-il pas, même
après les valses les plus abandonnées, bâiller au point de laisser
voir, entière, la double rondeur des gorges liliales? parce que nos
désirs se seraient nichés dans l'intervalle adorable des seins.
Pourquoi la malines du jupon se lève-t-elle plus haut à peine que la
cheville, quand les mondaines mettent au marchepied des voitures la
pointe de la bottine? parce que beaucoup d'hommes encore s'affolent
d'une jambe dans le bas rose et noir, quadrillé. Mais,--ô déplorable
fin des dépravations modernes!--voici que l'heure approche où les
beautés dont s'alluma notre appétence cesseront de nous ravir et
de nous troubler; devenus, à force de criminels raffinements et de
complications scélérates, les chercheurs jamais assouvis de l'au delà
du baiser, nous ne voudrons plus, nous ne saurons plus trouver notre
joie dans ce qui en fut si longtemps la cause la plus naturelle. Notre
amour ou notre luxure s'acharnera d'abord à l'excessif, puis, par
des transpositions que conseille la lassitude des vieilles extases
et des abus eux-mêmes, la tentation de l'invraisemblable, fût-il, en
apparence, plus honnête, nous hantera seule, victorieusement; pleins
de la rancœur du plus, nous en viendrons,--réaction fatale de nos sens
surmenés,--à être assoiffés du moins, pourvu qu'il soit anormal, pas
à sa place; notre débauche se subtilisera jusqu'à l'innocence; après
tant d'impudeurs, nous nous plairons dans l'infamie d'être chastes,
exprès; nous connaîtrons la corruption abominable de l'ingénuité
volontaire; et ce sera quelque chose comme un marquis de Sade qui se
serait appris à rougir rien qu'à voir une petite fille mouiller dans le
ruisseau le bout de son pied menu! Vainement par des audaces extrêmes,
moins coupables que nos retenues, nos amies étonnées essayeront de
nous convier aux plaisirs d'autrefois; vainement la transparence
des peignoirs sur la chaise-longue, ou le décolletage effréné des
corsages qui ne tiennent à rien, ou la nudité nocturne dans le désordre
des draps, s'efforcera de raviver les anciennes convoitises; nous
considérerons avec une indifférence presque parfaite, nous baiserons
par convenance, d'un air ennuyé, qui va bâiller, ce qui jadis nous eût
mis toutes les flammes aux lèvres; pour un adorable corps émergeant
d'une robe qui glisse, nous ne serons pas plus émus que nous ne
l'étions pour une main qui sortait d'un gant. Au contraire nous
frémirons de la tête aux pieds et le sang gonflera les veines de nos
tempes, s'il nous arrive d'entrevoir une ligne de chair sous la soie
étroite d'une manche très longue! Et bientôt, les femmes à leur tour,
comprenant le sens dessus dessous de notre sensualité, n'attacheront
aucune importance à des charmes désormais dédaignés; elles n'auront
pas souci de leur donner la plus-value du mystère; leur pudeur se
transposera, comme notre désir! Puisque ce ne sera pas une faveur de
les laisser voir, elles montreront à tout le monde, dans les salons,
dans les théâtres, dans les rues, leurs jambes, leurs flancs, leurs
seins. Mais, s'accommodant d'une décence nouvelle, propre à exaspérer
notre nouvelle concupiscence, elles nous cacheront, nous laisseront
à peine deviner leurs fronts, leurs yeux, leurs timides lèvres; et
ce ne sera point sans un long stage d'amour, sans des prières et des
larmes, sans des serments de fidélité éternelle, que nous obtiendrons
d'apercevoir enfin, pendant leur rougeur détournée, l'ongle rose d'un
petit doigt tremblant._

_Vous savez maintenant pourquoi ma fantaisie, qui prévoit l'avenir, se
montre à vous en jupe courte; si, une voilette sur les yeux, elle ne
vous cèle ni son mollet rose, sans bas rose, ni son pied menu et nu,
si elle laisse tout entrevoir dans l'envolement fantasque des jupons,
c'est par respect des convenances! et vous ne manquerez pas de lui
tenir compte de sa délicate réserve._




JUPE COURTE




LE PARFUM VOLÉ


I

Madame de Marcellis sonna, carillonna, entra comme une
bourrasque--bourrasque de dentelle et de faille dans de la poudre
de riz envolée,--et tel fut l'ouragan de son intrusion qu'elle eut
l'air d'avoir enfoncé la porte que venait de lui ouvrir une soubrette
confondue de cette visite effrénée à neuf heures du matin.

--Ne dis pas un mot! Ne t'étonne de rien!

--Mais, Madame...

--Prends! c'est un billet de banque.

Et la jolie Furie, une Furie qui serait une Grâce, traversa le salon,
le boudoir, soulevait déjà la portière de la chambre à coucher.

--Mais, Madame, ma maîtresse est sortie.

--Je le sais!

--Pour longtemps.

--Je le sais!

--Elle est allée au Bois...

--Je le sais!

--Elle ne rentrera pas avant midi.

--Je le sais!

--La chambre est en désordre.

--Grâce à Dieu!

--Le lit n'est pas fait.

--Je l'espère bien!

Elle constata de ses propres yeux que la batiste des draps, les
couvertures repoussées par le bâillement du réveil et l'allongement
de la jambe qui cherche le tapis, l'oreiller garni d'alençon où
s'enfonçait un creux pas plus grand qu'une mignonne tête, n'avaient
pas été touchés depuis le lever récent; une chemise de nuit, en surah
noir, tombée dans un glissement, encore tiède sans doute, bouffait en
rond sur la marche du lit, avec des plis qui se souviennent, près des
étroites mules de satin mauve, un peu roses comme du souvenir des pieds
menus qui s'y nichèrent.

--Tu n'as pas ouvert les fenêtres, au moins?

--Non, Madame.

--A la bonne heure!

Et alors, dans la chambre imprégnée de l'intime et mystérieux arome que
communiquent à l'air, aux étoffes, aux meubles, à toutes les choses,
l'épanouissement d'une jeune chair amollie par la chaleur nocturne et
l'haleine d'un sommeil aux fraîches lèvres, ce fut un extraordinaire et
adorable spectacle. Son chapeau, sa pelisse, sa robe, qui ne tenait
guère, le jupon de soie, le jupon de nanzouck, et les voiles plus
proches des plus secrètes nudités, et les bas qui eurent en l'air des
palpitations d'ailes, madame de Marcellis retira, dénoua, déchira,
arracha tout! si bien qu'elle apparut aussi nue que les naïades des
peintures, éraillant du bout rosé de l'orteil la nappe des sources au
fond des bois. Stupéfaction de la femme de chambre qui poussait des
cris, levait les bras au plafond! L'étrange visiteuse ne se laissait
pas détourner de son dessein. Elle saisit la chemise en surah noir,
s'en vêtit, la serrant contre elle, y prenant des tiédeurs; se fourra
dans le lit, mit sa tête dans le creux de l'oreiller, tira plus haut
que ses oreilles le désordre des draps et des couvertures. «Mais,
Madame... mais, Madame...» Elle n'entendait pas, ou feignait de ne pas
entendre. Elle remuait, s'allongeait, se pelotonnait, cessait tout
à coup de bouger: ses seins s'enflaient longuement jusqu'à soulever
les étoffes, comme si elle eût voulu aspirer tout entier quelque
cher et intense parfum; puis elle s'agitait de plus belle, frottait
à la batiste ses bras, ses jambes, ses reins, son ventre, toute sa
peau, baisait ou mordait la place chaude de l'oreiller, secouait sa
chevelure, qui était comme un piège offert à toutes les senteurs
éparses. Enfin, après être restée une heure dans le lit usurpé, elle
consentit à en sortir, mais elle garda la chemise de surah, sur
laquelle elle remit, avec la hâte d'un avare qui referme sa cassette,
le jupon, la robe et la pelisse. Rhabillée aussi hermétiquement que
possible, emmitouflée jusqu'aux oreilles, la voilette très épaisse
baissée jusqu'au menton comme pour emprisonner le souffle, elle
s'enfuit aussi vite qu'elle était venue, fut en une minute au bas de
l'escalier, se jeta dans sa voiture, se fit conduire chez le vicomte
Tristan, l'éveilla d'un baiser, et se glissa près de lui, dans la
chemise de surah noir!



Cependant, gardez-vous de croire que madame de Marcellis eût perdu la
raison. Une personne très sensée, au contraire; il ne faut pas juger
les gens sur de vaines apparences. Amoureuse du vicomte Tristan,
amoureuse comme on ne l'est pas, elle souffrait étrangement à cause
de l'indifférence de son ami, que dissimulaient mal de caressantes
courtoisies. Elle n'était ni désirée ni chérie comme elle eût voulu
l'être, et elle devinait bien dans sa tristesse dépitée qu'il se
rappelait avec trop de complaisance cette terrible madame de Ruremonde
dont on ne se détache jamais tout à fait. Mais de la maîtresse de
naguère, que regrettait-il surtout? l'or léger des cheveux, la
rougeur des lèvres, la rousseur bistre des paupières lasses,--madame
de Ruremonde se teint et se maquille si délicieusement!--le coquillage
rosé d'une oreille ou la nacre un peu azurée des dents? Se souvenait-il
de quelque perversité délicate, d'un de ces raffinements ineffables,
où toute la monstruosité se complique de toute la pudeur, et où l'on
dit, hélas! que madame de Ruremonde excelle? La pauvre amoureuse ne
savait à quelle pensée s'arrêter, lorsque, un soir, en lui baisant les
cheveux, Tristan s'écria, dans une échappée de franchise dont il dut
regretter la brutalité: «Eh! ma toute chère, où donc achetez-vous vos
odeurs? Si ce parfum n'était le vôtre, je crois, en vérité, qu'il y en
aurait de plus exquis.» Ce fut un trait de lumière! Un vague arome,
personnel, mystérieux, où se synthétisait toute une chair baisée,
l'exhalaison, sans doute avivée à dessein, d'on ne sait quelle intime
tiédeur, voilà ce qu'il regrettait de l'amour défunt. Elle n'hésita
pas un instant: ce qu'il voulait, elle le lui donnerait! C'est pourquoi
elle s'était précipitée de si grand matin dans la chambre en désordre
de madame de Ruremonde, s'était fourrée dans le lit plein d'un chaud
souvenir de dormeuse; c'est pourquoi, toute imbue de parfums volés,
elle avait apporté au vicomte Tristan, sous la chemise de surah noir,
les odorantes délices de l'alcôve rivale.


III

Quand elle rentra chez elle,--après la plus douce des matinées,--le
bonheur riait dans ses yeux, lui mettait partout, au front, à la joue,
aux lèvres, des roses gaies, épanouies. Elle avait réussi! elle avait
triomphé! Oui, voulue, adorée, prise, comme elle prétendait l'être,
avec toutes les ardeurs, avec toutes les extases. La bonne idée
qu'elle avait eue de s'aller coucher dans les draps de son ennemie!
comme elle leur avait bien dérobé le secret d'être aimée! Ce qui la
ravissait surtout, c'était que Tristan, éperdu, avait juré qu'il la
reverrait avant la fin de la journée; il ne pouvait plus vivre sans
elle, voulait l'emporter, n'importe où, très loin, être seuls sans
cesse, elle et lui. A la vérité, une chose la tourmentait un peu:
l'odeur empruntée s'enfuirait, la chemise de surah ne se souviendrait
pas longtemps de la chair qu'elle caressa d'abord; mais madame de
Marcellis espérait que l'illusion persistante de l'amour enfin
venu croirait toujours aspirer la senteur évanouie. Un autre sujet
d'inquiétude, c'était que sa conduite ne lui paraissait pas tout à fait
irréprochable: elle éprouvait, la voleuse, une espèce de scrupule, à
présent; c'était peu, ce qu'elle avait pris, un parfum! n'importe,
elle avait pris le bien d'autrui, et rien n'est plus répréhensible.
Sa conscience n'était pas tranquille; elle aurait eu beaucoup de
remords--si elle n'avait pas eu tant de joie! Ah! comme elle était
heureuse, entre les baisers de naguère et les baisers de bientôt! Elle
attendait, dans les ravissements d'une impatience alléchée, l'heure
où elle devait revoir le vicomte. Hélas! l'heure vint, non l'amant,
et voici la lettre qu'elle ouvrit, pressentant un désastre, osant à
peine lire: «Me pardonnerez-vous d'avoir repris dans votre amour le
goût d'un ancien bonheur? Pour me détacher d'une ingrate, j'avais
fait tous les efforts; peu à peu, l'oubli venait; quelques jours
encore, et, n'appartenant qu'à vous, je n'aurais plus su le nom de
celle qui m'avait appartenu. Par quel fatal change, ce matin, ai-je
respiré ses lèvres sur vos lèvres? Par quel miracle le parfum de
votre adorable corps m'a-t-il affolé du parfum de son corps, à elle?
O vous que j'allais aimer, je vous dois l'irrésistible tentation de
n'aimer qu'elle seule; et je vous fuis, parce que je l'ai retrouvée en
vous.» Toutes les larmes qu'elle réservait pour le plaisir, madame de
Marcellis les pleura de douleur, et de dépit aussi. Mais quoi! elle fut
bien obligée de reconnaître qu'elle était justement punie; et c'est une
chose avérée que le bien mal acquis ne profite jamais.




LE RACCOMMODEUR DE CRUCHES


I

En ce temps-là, dans un très grand village où l'on ne comptait pas
moins de deux millions d'habitants,--j'espère que vous ne pousserez pas
l'indiscrétion jusqu'à me demander en quel pays était situé ce village
absolument disparu,--un préjugé, triomphant malgré les murmures de tous
les gens pratiques, exigeait que les jeunes filles, en se mariant,
offrissent à leurs époux, outre une dot en espèces trébuchantes et en
rentes sur l'Etat, une petite et frêle cruche, pas plus grande qu'un
calice, absolument intacte; et le mari, à peine offerte, la brisait,
d'un coup de poing, impitoyablement. Quel sens avait cette coutume?
Se plaisait-on à compter, dans les débris de la faïence, les futures
années de bonheur? Pour ce qui est de la cruche elle-même, les peintres
et les poètes de l'époque en question ayant tous omis,--par suite d'un
autre préjugé non moins triomphant,--de la reproduire sur leurs toiles
et de la décrire dans leurs vers, je ne puis vous fournir que des
renseignements très incomplets à propos de cette offrande nuptiale;
tout porte à croire, cependant, qu'elle était agréable à voir,
mignonne, délicate, peinte d'un rose vif sous des feuillaisons d'or ou
d'ébène; on peut supposer aussi qu'elle renfermait le plus fréquemment
une essence des plus précieuses. Ce qui est certain, c'est que les
mariés tenaient infiniment à la recevoir dans un état d'intégrité
parfaite; ils se montraient fort mécontents de l'ébréchure la moins
grave; pour une fêlure, ils poussaient les hauts cris. L'absurdité de
leur exigence éclatait surtout en ceci qu'ils n'avaient d'autre but,
eux-mêmes, que de briser la cruche. Puisque, en définitive, sa fonction
était d'être cassée, qu'importait, je vous le demande, qu'elle l'eût
été hier, ou le fût aujourd'hui? Il semble, au contraire, qu'un nouvel
époux aurait dû se réjouir d'avoir à prendre une peine de moins. Mais
les hommes de ce temps-là étaient sur ce point d'une obstination sans
égale; les meilleurs raisonnements ne les persuadaient guère. Bénissons
la Providence d'être nés dans un siècle où l'humanité s'est dégagée
enfin de cette préoccupation puérile et de tant d'autres. Plus la
faïence était malaisée à casser, plus ils témoignaient de joie, les
imbéciles! C'était à sa solidité qu'ils mesuraient leur gloire; et
ils ne connaissaient pas d'aussi fier triomphe que de s'y retourner
l'ongle, dans l'effort, ou de s'y ensanglanter les doigts.


II

Etant donné cet état des esprits, les jeunes filles, cela va sans
dire, prenaient grand soin du précieux objet; lui épargnant autant
que possible les heurts, les coups de vent, toutes les chances de
mésaventure; et, lorsqu'il fallait l'épousseter, elles avaient la
précaution tremblante, la légèreté de main d'un collectionneur qui
manie une figurine de Saxe ou un ivoire du Japon. De peur de le briser
ou de l'emplir, elles se gardaient bien d'aller à la fontaine! Et
elles ne se bornaient pas à l'entourer des plus délicats ménagements;
elles le voilaient sous des étoffes, soies, laines, mousselines, non
moins propres à décourager les regards indiscrets qu'à amortir les
coups; une personne se destinant au mariage,--il y avait alors, déjà,
de ces vocations malheureuses,--craignait presque autant de laisser
voir sa cruche que de la laisser rompre. Malgré tant de précautions,
des incidents fâcheux se produisaient quelquefois; un malheur est si
vite arrivé! ainsi qu'on peut le voir dans la célèbre peinture de
Greuze. Les jeunes filles qui, à cause d'un faux pas ou par suite de
quelque autre étourderie, ne pouvaient plus joindre à leur dot qu'une
cruche sensiblement entamée, d'occasion pour ainsi dire, avaient,
il est vrai, la possibilité de s'excuser sur sa fragilité, reconnue
de tout le monde, et sur les entreprises adroites ou violentes de
certains impertinents qui prétendaient jouir, hors du mariage, du
privilège des époux. Mais ces excuses n'étaient pas pour innocenter
tout à fait les pauvres enfants; on les regardait d'un mauvais œil, en
feignant de les plaindre, et il était peu commun qu'elles réussissent
à se marier. Celles même qui, à force de mystérieuse hypocrisie,
parvenaient à cacher leur mésaventure,--une cruche, cela peut se
fêler sans faire de bruit,--ne s'en trouvaient guère mieux, grâce à la
discourtoisie furibonde des maris déçus. De sorte que, par pitié pour
les ingénues dont le trésor de faïence s'était quelque peu émietté,--et
dans l'espoir aussi d'une honnête rétribution,--des gens habiles se
demandèrent s'il n'existait pas un moyen de remettre, après accident,
les choses en leur premier état, ou à peu près; et, dans le village de
deux millions d'âmes, il ne tarda pas d'y avoir des spécialistes fort
entendus qui faisaient métier de raccommoder les cruches nuptiales.


III

Aucun de ces spécialistes ne fut aussi illustre que celui dont je
veux vous parler. Sa réputation était à ce point répandue qu'on
venait de tous les pays du monde lui soumettre les cas de brisure
les plus difficultueux. Et, en vérité, il méritait bien cette gloire,
féconde en beaux profits, par le grand nombre et la perfection de ses
raccommodages. De quels procédés usait-il? Je ne saurais le dire;
sans doute il est mort sans livrer le secret de son invention, et les
chroniqueurs dont je m'inspire sont muets sur ce point. Mais il est sûr
qu'il obtenait des résultats merveilleux. «Ne pleurez plus pour vos
objets cassés,» aurait pu être la devise de cet homme utile et célèbre.
Maintenant les maris les plus attentifs ignoraient les fâcheuses
déceptions naguère trop fréquentes; quelques jours de sa méthode
appliquée suffisaient à faire disparaître toutes les craquelures,
tous les fendillements de l'objet avarié. C'était sans crainte que
les jeunes personnes se hasarderaient désormais à quelque négligence:
elles pouvaient compter sur lui; il était le restaurateur, presque
providentiel, d'une exquise fragilité! Et sa science ne s'en tenait pas
à effacer les traces d'un accident unique, furtif. Non! les cruches
même qu'un usage mille fois renouvelé avait ébréchées, défoncées, mises
en morceaux, reprenaient, grâce à lui, la solidité et le brillant du
neuf. Naturellement de tels succès lui valurent nombre d'envieux. Il
se trouva des gens pour dire qu'on exagérait ses mérites, que la bonne
apparence de ses soudures ne résistait pas à un examen un peu sérieux,
que seuls les sots s'y laissaient prendre. Quel homme de génie n'a
pas été bafoué? Quelle grande invention n'a pas été niée? Mais les
jaloux se virent bientôt réduits au silence par une aventure absolument
extraordinaire, qui fut divulguée on ne sait comment, et qui mit le
comble à la gloire du praticien.


IV

Une fois qu'il était dans son cabinet,--ayant déjà reçu ce jour-là
deux ou trois cents clientes, car il était fort expéditif,--il vit
entrer un jeune homme, grand, brun, et une jeune fille, un peu chétive,
timide, qui baissait les yeux.

--Bon, pensa-t-il, une enfant qui n'a pas osé venir seule et que son
frère accompagne.

Et, se levant avec politesse:

--Je vois ce dont il s'agit. Mademoiselle, sans penser à mal, aura
laissé sa cruche échapper de sa main. Un tout petit accident! Pas de
complications! réparation facile.

Mais le jeune homme répondit pendant que la visiteuse, sous sa
voilette, rougissait jusqu'aux yeux:

--Hélas! vous vous méprenez, Monsieur. Ce n'est pas pour un
raccommodage que nous désirons vous consulter. Bien au contraire! Nous
sommes mariés depuis deux semaines, madame et moi; et quoique j'aie le
bras singulièrement robuste, malgré la pesanteur de mon poing, il m'a
été impossible jusqu'à ce jour de casser la cruche dont ma femme m'a
fait présent selon l'usage. Une telle situation, vous le pensez bien,
a tout ce qu'il faut pour me déplaire; et je suis venu vous demander,
bien que le cas soit justement au rebours de votre spécialité...

L'illustre praticien était confondu d'étonnement! Des cruches qui se
rompent trop vite, qui cèdent,--étant de qualité médiocre,--au premier
effort, il savait bien qu'il en existait par milliers; mais en aucun
temps, non, en aucun temps, il n'avait entendu parler d'une cruche
capable de résister pendant deux semaines,--si étrangement dure qu'elle
fût,--aux chocs redoublés d'un poing très violent. Il y avait là une
anomalie des plus remarquables, partant des plus intéressantes; et ce
fut avec un vif empressement qu'il s'offrit à examiner, sur l'heure,
l'objet si inconcevablement solide.

Il le considéra, longtemps, à loisir, avec méthode, reconnut qu'il
était intact, en effet. Et, tout à coup, il eut peine à retenir un
cri de surprise et de triomphe! Car, en levant les yeux vers la jeune
femme, dont la voilette était tombée, il venait de reconnaître en elle
une de ses clientes: cette cruche,--cette cruche incassable,--c'était
lui qui l'avait raccommodée!




LA SONNETTE


Leur amitié de jeunes femmes était restée tout à fait pareille à leur
camaraderie de petites filles. Elles s'aimaient dans le monde comme
elles s'étaient adorées au couvent; ne se quittaient guère, allaient
au Bois dans la même voiture, au théâtre dans la même avant-scène,
portaient des toilettes semblables, avaient entre elles, tout bas,
à chaque instant, sans motif, ces menus jacassements d'écolières,
confidentiels, mêlés de petits rires, que l'on prendrait pour des
bavardages de fauvettes; et c'était leur meilleur plaisir, quand on
ne les regardait pas,--mais on les regardait presque toujours, jolies
comme elles étaient,--de se baiser à la dérobée, dans quelque coin,
sous les voilettes vite levées et baissées. Jamais elles n'auraient
épousé, Jeanne, M. de la Paumerie, et Pascale, M. de Montfriloux, s'ils
ne s'étaient engagés à les loger dans la même maison. Les maris tinrent
la promesse des fiancés. Elles habitaient rue Malesherbes, Pascale au
premier, Jeanne au second; un escalier intérieur, du boudoir de l'une,
allait au boudoir de l'autre; de sorte qu'elles pouvaient se voir
à toute heure, se rencontraient parfois sur les marches du milieu,
s'asseyaient là, se contant mille choses, pas coiffées, en peignoir; et
elles n'auraient pas été plus séparées qu'aux Ursulines, si leurs lits
conjugaux avaient été aussi voisins que leurs lits de pensionnaires,
l'an passé, dans le grand dortoir blanc. Pourtant cette étroite
intimité ne suffisait pas à leur jalouse tendresse, et Pascale, un
jour, dit à Jeanne, après un silence, avec l'air d'une personne qui a
longtemps réfléchi sur un grave sujet:

--Que penses-tu du mariage, mignonne?

--A quel point de vue? demanda Jeanne.

--Au point de vue... que tu devines bien!

--Eh! mon Dieu, j'en pense qu'il n'est pas aussi effrayant, en somme,
que nous l'avions supposé; et il ne fait pas trop attendre les
compensations à ses premières amertumes.

--C'est aussi mon avis. On s'habitue à tout; on en vient même à
prendre quelque plaisir aux choses qui, d'abord, paraissaient très
épouvantables; pour ma part, je conviens que j'endure à présent les
caresses de M. de Montfriloux avec une patience où j'ai peu de mérite.

--Je t'en puis dire autant; mes complaisances à l'égard de M. de la
Paumerie sont récompensées d'une satisfaction qui va parfois jusqu'à
l'excès.

--Cependant, ma chérie, mon bonheur n'est pas parfait!

--Pourquoi donc, ma chérie?

--Parce que tu n'as point de part, toi, aux délices que l'hymen
m'oblige d'accepter.

--Oh! comme tu te trompes. Si aimant que soit M. de Montfriloux, je
t'assure que M. de la Paumerie...

--J'entends bien! Ton mari ne manque pas de te prouver toute la
tendresse imaginable, mais il ne te la prouve pas à l'heure même où le
mien m'assure de son amour; il m'arrive d'être heureuse à des moments
où tu ne l'es pas; c'est à cause de cette discordance que mon amitié se
désole.

Jeanne fut très touchée du souci de son amie.

--N'est-ce pas une chose cruelle, reprit Pascale, de penser qu'à
l'instant divin (car il est divin, il n'y a pas à dire), où le baiser
vous fait venir l'âme aux lèvres, celle qu'on chérit plus que soi-même,
plus que tout, bâille peut-être, indifférente, sur la page de quelque
livre, ou se tourne vers la ruelle, pour s'endormir? N'éprouve-t-on pas
comme un remords des délices qu'elle ne partage point? Ah! mignonne,
quelle extase ce serait pour deux âmes vraiment sœurs comme les nôtres
sont, de savoir, d'être sûres qu'elles ressentent la même ivresse dans
la même minute, qu'elles montent en même temps au même paradis!

--Il est évident que cette certitude ajouterait beaucoup au plaisir
de chacune; mais il serait assez difficile d'atteindre à un pareil
résultat; car enfin, continua Jeanne en souriant, nous ne saurions
demander à nos maris de choisir précisément...

--Qui te parle de nos maris? Leur initiative n'a que faire en ceci, et
la nôtre peut suffire à réaliser mon rêve. Jeanne, ma chérie! si tu
veux me jurer de tenir l'engagement que j'exigerai de toi, je ne serai
plus troublée désormais, dans mes plus chères joies, par le chagrin de
songer qu'elles ne nous sont point communes.

--Quoi que tu exiges, je le ferai, dit Jeanne; j'en jure notre amitié!

--Écoute-moi donc, mignonne.

Et Pascale parla tout bas à l'oreille de son amie, qui d'abord
écarquilla les yeux et puis pouffa de rire.

--Quoi? vraiment? c'est là ce que tu as inventé?

--Oui!

--Une sonnette?

--Electrique!

--De ton alcôve?...

--A la tienne!

--Mais c'est une folie!

--Tiendras-tu ton serment?

Jeanne cessa de rire.

--Je le tiendrai, dit-elle.


II

Quelques jours après cette conversation, M. de la Paumerie était
un homme absolument étonné, et il ne pouvait rien comprendre aux
fantaisies de sa femme. Gaie comme un oiseau qui se plaît dans sa
cage, souriante dès qu'il entrait, offrant vite ses lèvres, elle
n'avait pas cessé d'être, tant que durait le jour, la Jeanne adorable
de naguère; mais elle se montrait, le soir, d'une humeur passablement
étrange. C'était en vain qu'il s'approchait d'elle, avec câlinerie,
tandis qu'elle dénouait ses cheveux devant la psyché ou qu'elle faisait
glisser le long de sa jambe fine la soie noire du bas; elle avait
des «laissez-moi tranquille» tout à fait déconcertants, non sans un
soupir, qui était comme l'aveu d'un regret; et, lorsqu'ils étaient
l'un près de l'autre, leurs têtes dans l'oreiller, sous les rideaux de
l'alcôve, elle s'enroulait méchamment, avec des reculs farouches, dans
sa chemise autrefois moins austère, refusait sa bouche, ses épaules,
ses bras, regardait le mur, se disait lasse, feignait de s'endormir,
en soupirant encore. Si bien que le mari dépité ne tardait pas à
s'endormir lui-même d'un sommeil véritable. Mais, soudain, des bras
tendres à son cou et des lèvres à ses lèvres le tiraient de son repos,
en même temps qu'un petit bruit vif, répété, à peine perceptible, comme
d'une sonnerie étouffée dans de l'ouate, tintait dans le silence de
la chambre. Qu'était-ce donc? il croyait à un bourdonnement d'oreille
comme on en a quand on est éveillé brusquement, ou à quelque reste de
songe. D'ailleurs, il ne lui était point donné de prendre longtemps
garde à ce bruit, tant Jeanne le troublait de mignardes caresses qui
n'entendent pas que l'on s'occupe d'autre chose! M. de la Paumerie, à
coup sûr, ne se plaignait point de ces aimables réveils; la douceur de
la réalité--gorge fraîche qui sort des rubans et des guipures, épaule
frêle où la tête s'incline avec des mouvements de chatte, chemise
qui ne sait plus ce qu'elle fait là,--était bien pour le consoler de
tous les rêves enfuis. C'était seulement après les tendresses que
sa surprise lui revenait; et il regardait sa femme, en se grattant
l'oreille, n'osant interroger. Mais que M. de la Paumerie fût étonné ou
non, cela n'importait guère; tout était pour le mieux, puisque Pascale,
grâce à son innocent stratagème et grâce à l'obéissance de son amie au
grand serment juré, ne connaissait plus le chagrin des égoïstes joies;
et, s'il résulta de tout ceci quelque chose de fâcheux pour le mari de
Jeanne, on n'en saurait accuser que le méchant hasard.


III

Le vicomte d'Argelès était fort épris de madame de la Paumerie.
Éprouvait-elle quelque plaisir à se voir aimée par un homme du
meilleur monde, bien fait de sa personne, que peu de femmes eussent
dédaigné? il n'y a rien d'invraisemblable dans cette hypothèse; mais
elle n'avait jamais manqué de lui témoigner, par la réserve de son
attitude et la froideur de ses regards, qu'il nourrissait en vain de
coupables espérances. Malheureusement, M. d'Argelès n'était pas de ces
amoureux qui se découragent dès les premiers échecs; il se piquait de
persistance aussi bien que d'audace; un jour que le valet de chambre
n'était pas dans l'appartement, que la camériste, peut-être complice,
venait de s'éloigner, il s'introduisit impertinemment chez madame de la
Paumerie.

--Sortez, Monsieur! dit-elle avec un effroi d'autant plus légitime
qu'on lui voyait toute sa peau rose à travers le peignoir transparent,
dans le demi-jour du boudoir.

Loin de sortir, il s'élança vers elle, s'agenouilla, lui prit les
mains, mordit de baisers tous les bouillons de batiste. Et il bégayait
les plus ardentes paroles: qu'il l'adorait éperdument; qu'il était
prêt à mourir pour l'amour d'elle; qu'on pouvait le tuer, mais non pas
le contraindre à sortir de cette chambre où il s'enivrait de l'air
qu'elle avait respiré, du cher parfum qui venait d'elle.

A vrai dire, Jeanne n'était point sans éprouver quelque émotion,
d'autant plus que, tout en parlant, M. d'Argelès s'était approché
encore, l'avait forcée à se rasseoir sur la chaise longue, lui mettait
dans le cou, dans les cheveux, la chaleur de son souffle; et, par
une coïncidence fâcheuse, madame de la Paumerie était sensible plus
qu'aucune autre au tendre chatouillement d'une haleine sur la peau.
N'importe! elle sortirait victorieuse de cette lutte! Elle se dressa
malgré les caresses dont il l'emprisonnait; et elle allait répéter:
«Sortez d'ici, je le veux,» montrer la porte d'un geste digne auquel
il n'y aurait rien à répliquer... lorsque la sonnette tinta! Oui,
elle tinta, imprévue, en plein jour! Quoique le bruit vînt d'un peu
loin, de la chambre voisine, Jeanne le reconnaissait, ne pouvait pas
s'y méprendre. Ah! vraiment, Pascale choisissait bien son temps pour
sonner! Elle n'ignorait pas cependant que M. de la Paumerie, à cette
heure, était toujours sorti. Que faire? Désobéir à son amie, rompre un
engagement sacré? Jeanne ne pouvait supporter cette idée. Non, elle ne
se résoudrait jamais à un pareil manque de foi. Et la sonnette, comme
impatiente, tintait encore, tintait toujours, tandis que M. d'Argelès
ne cessait de supplier, à genoux, trop séduisant. Hélas! Jeanne se
laissa tomber sur la chaise longue, cachant ses yeux sous ses doigts,
voilée de ses cheveux défaits,--victime de sa fidélité au serment.




INCONVÉNIENT DE LA PERFECTION


I

Pauvre petite belle, si rieuse naguère, et qui languit maintenant,
toute mélancolique, l'air d'une rose en deuil! Que lui est-il arrivé?
D'où est venue une pensée amère sous ce joli front qui ne pensait
jamais? Je veux bien vous le dire, le sachant de source certaine. Mais
il faut prendre les choses d'un peu loin.

Lise Emmelin avait dans l'œil le défi d'une personne sûre d'elle-même.
Vous n'êtes pas sans avoir remarqué l'assurance presque impertinente
du patron et des commis dans les boutiques très bien assorties qui
se vantent de réunir tout ce que peuvent désirer les chalands?
Cette assurance était celle de Lise Emmelin. Des frisons roux qui
lui becquettent les sourcils à la pointe de la mule qui soulève des
valenciennes, tout son être mignon, montrant les dents, renflant le
cou, pointant sous le surah les flèches de la gorge, faisant bouffer
la jupe d'un vif sursaut de reins--oh! le troublant étalage!--avait
l'air de dire aux gens, dans des approches provocantes de tiédeurs et
d'odeurs: «Parlez! que vous faut-il? Des perles dans un écrin rose?
J'en ai. Du duvet d'or blanc, qui veloute le dessous du menton? En
voici. Des rondeurs de neige où deux fraises viennent de mûrir? J'en
tiens. D'autres rondeurs, plus vastes, dures comme le porphyre, avec
un petit signe au bas? C'est une spécialité de la maison. S'il vous
plaît de respirer des odeurs capiteuses comme celles des mousses
rousses, il m'en reste tout un solde qui n'est pas près d'être épuisé.
Allons, voyez, choisissez. Et avec cela, Messieurs?» Mais ce joli babil
muet, un peu pareil à celui des vendeurs, en différait en ceci qu'il
n'était point menteur du tout; Lise Emmelin avait le droit de dire
qu'elle était la boutique la mieux approvisionnée du monde en douces
marchandises d'amour! Rien d'aussi parfait, je vous le jure, que cette
petite figurine de Vénus. Tout le monde connaît les trente conditions
de la beauté absolue--trente, ou bien trente et une?--que François
Corniger a mises en vers latins et Brantôme en prose française. Eh
bien, une fois, le livre dans une main, et la chemise tombée, Lise,
devant sa psyché, interrogeait tour à tour la page et le miroir: elle
eut lieu d'être aussi satisfaite que possible. Le livre disait: «Il
faut trois choses blanches, la peau, les dents, les mains.» Le miroir
répondait: «Admire la nacre de tes dents, les lis de ta peau, et
tes frêles mains couleur de clématite!» «Il faut, disait le livre,
trois choses brunes, les paupières, les sourcils, les yeux.--N'est-ce
pas d'or sombre, répondait le miroir, que sont faits tes yeux, tes
sourcils, tes paupières?» «Il faut trois choses rouges, les lèvres, la
joue, les ongles.--Tes ongles délicats se carminent de sang, ta joue
est une rose givrée à peine de poudre de riz, et tes lèvres ont l'air
d'une fraise un peu grosse qui s'ouvre d'être trop mûre.» «Il faut
trois choses larges, le front, l'entre-sourcil, la poitrine.--Comment
tes seins pleins et fermes y tiendraient-ils si ta poitrine n'était
spacieuse comme il convient? Il y a la distance qui sied, entre les
arcs de tes sourcils; pour ce qui est du front, l'auteur radote, et
rien n'est plus exquis que presque pas de peau sous les petits cheveux
fous qui se recroquevillent.» «Il faut trois choses petites, le bout
des seins, le nez, la tête.--Ta tête est celle d'un enfant; un pétale
d'églantine est plus grand que ta double narine rose, et les pointes
de ta gorge sont deux framboises, à peine visibles, dans de la neige.»
«Il faut trois choses longues, la chevelure, les mains, le corps.--Ton
svelte corps s'effile entre les draps comme une couleuvre qui fuit, tes
mains se gardent bien d'être pataudes ou trop potelées, et, un soir
que Ludovic te baisait les talons, le bout de tes boucles d'or lui
chatouilla les lèvres.» «Il faut trois choses courtes, les oreilles,
les pieds, les dents.--Tu n'as rien de commun avec les Anglaises aux
dents d'ogresse, qui laissent des traces de géantes dans le sable des
plages, et tes oreilles sont les fins coquillages que Cypris Anadyomène
n'a pas secoués en sortant de la mer.» «Il faut trois choses déliées,
les doigts, les cheveux, les lèvres.--Tes lèvres seraient minces si
elles n'avaient pris dans le baiser l'habitude d'être bien écloses;
les fils de la Vierge, teints de soleils, sont moins légers que tes
cheveux; et rien n'est plus délicat que le rebroussis de tes doigts
fuselés.» «Il faut trois choses grosses, le bras, la cuisse, le
mollet.--Ta chair se renfle où il est nécessaire en bossèlements de
soie vivante.» «Il faut trois choses étroites, la bouche, la cheville,
la taille.--Ta taille, sur l'évasement des hanches, a la souplesse
fine d'un roseau; un bracelet de fillette serait pour ta cheville un
anneau trop grand, et ta bouche est si mignonne que tes dents n'y
tiendraient pas si elles n'étaient petites comme des grains de riz!»
On pense que Lise prenait grand plaisir à ce dialogue du livre et du
galant miroir. Cependant, vers la fin, elle eut un peu de surprise.
Quoi! trois choses étroites, seulement? Elle n'ignorait pas,--bien que
l'auteur, honnêtement expurgé sans doute, n'en dît mot et que la psyché
n'en pût rien voir ni savoir,--elle n'ignorait pas qu'il fallait à la
beauté parfaite une quatrième étroitesse; et elle pouffa de rire, ayant
l'assurance, grâce à de tendres expériences souvent réitérées, que la
trente et unième condition, pas plus que les autres, ne lui faisait
défaut!


II

Ce qui aurait été désastreux, c'est que Lise, parfaite comme elle
était,--plus parfaite même que ne l'exigeait François Corniger,--se
fût montrée avare des trésors qui lui avaient été si généreusement
départis. Combien de joies volées à nos regards, à nos lèvres, si une
telle beauté n'avait eu pour confidente que la psyché du boudoir!
Grâce au ciel, l'exquise créature comprenait à quoi l'obligeait la
possession de tant de charmes, et elle pensait avec raison qu'une rose
serait très blâmable de se cacher sous les feuilles et d'emprisonner
ses parfums dans sa corolle fermée. Avec l'audace de s'offrir, elle
avait, souvent, la clémence de se donner. Elle ne refusait pas au
désir la rime qu'il espère. Sûre de l'admiration, elle tenait assez peu
au respect, et qui ne lui en eût pas manqué, lui aurait semblé fort
impertinent. Mais ce n'était pas seulement le sentiment de son devoir
qui l'inclinait à des miséricordes. A être douce, elle trouvait des
douceurs; elle prenait plaisir à ne point désespérer les gens; comme
quelqu'un qui se chauffe, plein d'aise, au feu qu'il vient d'allumer.
Lise Emmelin était précisément le contraire de ces personnes dénuées de
tendresse, qui guettent pendant le baiser le frétillement d'une mouche
sur la mousseline de l'alcôve. Elle pensait à ce qu'elle faisait,
avec satisfaction. Que sa conduite eût de quoi choquer les moralistes
austères, elle ne s'en inquiétait pas le moins du monde, ayant toujours
toute prête la réponse de son joli rire. De sorte qu'avec ses vingt
amours, vite éclos, vite fanés, qui se r'épanouissaient parfois, folle
et plus charmante de l'être, éparpillant sa vie à tous les caprices,
elle n'aurait jamais cessé d'être aussi parfaitement heureuse
qu'heureusement parfaite, si le comte Horace de Hervadec, arrivant de
sa Bretagne, ne lui avait été présenté, un soir que, depuis cinq ou six
heures, elle n'aimait personne.


III

Elle s'éprit passionnément de ce robuste gentilhomme si différent des
grêles amoureux auxquels il avait bien fallu que, jusqu'alors, elle
se résignât. Elle regardait, avec des yeux où l'étonnement s'extasie,
cette beauté virile, presque sans grâce, mais superbe,--la beauté d'un
héros barbare. On devinait qu'il avait vécu dans les bois, au bord de
la mer, grand chasseur, grand marcheur, fort à étrangler des loups,
assez solide pour ne point chanceler sous les paquets de mer dont les
rochers s'ébranlent! Un géant, en vérité, dont le pas faisait crier
le plancher à travers l'épaisseur du tapis, et qui eût rompu de sa
pesanteur tous les sommiers et toutes les chaises longues. Lise, pour
un peu, lui aurait sauté au cou, dès la première rencontre, au risque
d'être broyée dans un embrassement. Il y a des moments où les mignonnes
porcelaines de Saxe, si elles pouvaient parler, s'écrieraient: «Je veux
être cassée!» Elle n'osa pas se montrer prompte à ce point, épouvantée
en somme de le voir si démesuré, et, peut-être encore, à cause d'une
pudeur dont on ne saurait la blâmer. Mais cette retenue ne lui fit pas
perdre un temps bien considérable: le lendemain soir, dans la franchise
de son affolement, elle entrait chez le fort Breton, et lui riait,
charmante, charmée, avec tous les baisers aux lèvres, les cheveux vite
dénoués, lui laissant faire tout ce qu'il voulait d'une robe qui ne
tenait à rien!


IV

Hélas! c'est de nos plus ardentes espérances que naissent nos plus
amères tristesses. Ceux qui virent Lise Emmelin le lendemain de cette
escapade, faillirent ne la point reconnaître, tant elle avait le
front morose, les yeux tristes, avec l'air attrapé d'une chatte à qui
l'on a retiré sa jatte de crème. Elle poussait des soupirs à fendre
l'âme,--petite bouche si accoutumée au rire,--et la mignardise de
sa désolation faisait penser au chagrin qu'aurait une poupée. Mais
c'était un très grand chagrin malgré ce qu'il gardait de sourire et de
grâce dans ses apparences. Elle s'enferma tout un jour, ne voulut voir
personne; la curiosité de la soubrette entendait ces mots à travers la
porte: «Ah! c'est affreux! moi qui l'aime tant! c'est affreux!» Que
s'était-il donc passé chez l'énorme Breton fort à étrangler les loups,
assez solide pour ne point trembler sous les paquets de mer? Personne
ne l'aurait jamais su sans doute, si mademoiselle Anatoline Meyer n'eût
interrogé son amie avec les plus tendres instances. «Voyons, voyons,
ma petite Lise, dites-moi ce qui est arrivé. Est-ce qu'il vous aurait
maltraitée, le sauvage?--Hélas! non, dit Lise.--C'est donc qu'en le
voyant de plus près, vous avez cessé d'en être éprise et que vous
portez le deuil d'un espoir perdu?--Je l'aime toujours, plus que je ne
saurais dire!--Je devine. Ce géant n'est point ce qu'il paraît. Il y a
des mines si trompeuses.--Vous devinez fort mal, je vous jure!--Alors,
je ne sais plus que penser. Car, enfin, il est impossible d'imaginer
que vous lui avez déplu, vous, si délicieusement jolie, vous, ma
chère, si parfaite.--Tout le mal vient de là, justement!--Comment
cela, mignonne?--Eh! dit Lise fondant en larmes, parfaite, je le suis
trop!»




LE CHEVEU


Je fus irrité enfin par la prétention de cet homme extraordinaire! Car
il se vantait d'avoir déjoué, en tout temps, toutes les ruses, tous les
complots des belles personnes qui furent ses amoureuses, de n'avoir
jamais été la dupe d'aucune femme, pas même de la sienne!

--Arnolphe, disait-il, a été joué par Agnès et Bartholo par Rosine,
mais cela ne prouve pas qu'Agnès fût très adroite et Rosine très
maligne: cela prouve simplement qu'Arnolphe et Bartholo étaient des
imbéciles. Tout homme qui n'est pas un sot peut être trahi par une
ingénue ou par une coquette,--puisqu'il y a des amours imprévues et
rapides et qu'il tient beaucoup de baisers dans la minute du vent qui
passe!--mais il ne peut pas être trompé par elles. Sganarelle souvent;
mais Sganarelle sans le savoir, jamais. Je regarde par la fenêtre,
vous embrassez celle que j'adore, c'est possible; mais, dès que je me
retourne, je m'aperçois que vous l'avez embrassée. «Vous rentrez bien
tard, ma mignonne?--Je suis allée voir ma sœur qui est au plus mal.»
Réponse: un haussement d'épaules. «Vous sortez de chez votre amant,
et vous allez sortir de chez moi, pour n'y plus revenir!» La malice
des femmes,--quoi qu'en dise la tradition,--est absolument dépourvue
d'ingéniosité. Vénus, qui était une déesse, n'a pas réussi à bafouer
Vulcain qui n'était pas un dieu très intelligent; il lui a dû de
ressembler, par le front, à un faune, mais il l'a prise dans le filet
d'acier. Le machiavélisme des épouses et des filles a des candeurs
enfantines; leur dissimulation avoue tout; leurs pièges ont l'évidence
pour enseigne. A moins d'être sourd, aveugle et idiot, on entend ce
qu'elles ne disent pas, on voit ce qu'elles pensent cacher, on devine
leurs plus secrets desseins. Ce qui fait que tant d'hommes paraissent
dupes, ce n'est pas qu'ils le sont en effet, c'est qu'ils veulent bien
feindre de l'être. Pourquoi? parce qu'ils aiment. Proclamer qu'on a
découvert la trahison, obligerait à la rupture. On a la lâcheté,--car
elles sont charmantes, surtout les plus perfides,--de ne pas les
confondre pour ne pas les perdre. Elles sont si jolies, ces bouches
qui mentent si mal! Mais, qu'elles mentent, on le sait bien; et moi
qui vous parle, j'affirme, sans me croire aussi perspicace et fécond
en stratagèmes que l'ingénieux barbier Figaro ou le subtil dieu Loge,
j'affirme que la femme par qui je serai trompé n'a pas encore noué
sa jarretière au-dessus du genou ni doucement pâli d'un nuage de
veloutine la fraîcheur rose de sa joue.

C'en était trop! et sans songer à ce qu'il y avait de coupable dans mon
indiscrétion, je m'écriai:

--Celle que vous aimez à présent, c'est Lucienne Thuriot?

--Oui.

--Des yeux bleus, très pâles, où rêvent des innocences?

--Oui.

--Des cheveux bruns, un peu fauves, qui se recroquevillent en frisons
sur les tempes?

--Oui.

--Elle a, entre autres chapeaux, une toque de loutre où un oiseau de
paradis mordille un bouquet de cerises?

--Oui.

--Elle a, entre autres robes, une robe de drap bleu-hongrois, qui colle
bien et la serre avec une étroitesse jalouse?

--Oui.

--Eh bien! votre Lucienne, je l'ai vue ce matin, il y a deux heures, au
milieu d'un embarras de voitures, dans un fiacre aux stores mi-baissés,
où un jeune homme très jeune, de longs cheveux très blonds, lui parlait
tout près de l'oreille en lui tenant les mains!

L'homme extraordinaire éclata de rire.

--C'est impossible, dit-il.

--Je l'ai vue!

--Non.

--Avec ses yeux d'azur ingénu!

--Non.

--Avec ses cheveux un peu roux, qui frisent!

--Non.

--Avec sa toque qui donne à un oiseau des cerises à manger!

--Non.

--Avec son corsage bleu-hongrois qui la caresse étroitement!

--Non.

--Je l'ai vue! vous dis-je; et, toute rougissante, elle effleurait
d'un baiser les cheveux d'or pâle de celui qu'elle vous préfère.

--Non, non, mille fois non!

Puis il ajouta:

--Mais, quand même vous n'auriez pas été abusé par une ressemblance,
cela n'infirmerait en aucune façon ma théorie, qui est absolue. Trahi,
soit,--la trahison est toujours possible,--mais non pas trompé!
puisque, dans un instant, à peine rentré chez moi, je vais être averti
de la faute de Lucienne,--si elle en a commis une,--par un indice
fort curieux, je vous assure, et qui a de quoi suffire à un jaloux
perspicace.

--Averti? Comment?

--Grâce à une petite précaution que je prends tous les matins, depuis
trois ans.

--Une précaution?

--Utile. Pour si pressée que soit une femme de se rendre à un
rendez-vous, elle n'y court pas, j'imagine, avec les mules de satin
rose où elle met, au saut du lit, ses pieds nus? Or, sous le talon
de l'une des bottines que Lucienne a coutume de chausser pour les
visites mondaines ou pour les promenades, je colle, dès mon lever, au
moyen d'un pain à cacheter blanc,--à l'insu de tout le monde!--un seul
cheveu noir, un de mes propres cheveux. Impossible de faire quelques
pas dans ces bottines sans que le cheveu, par le frottement des marches
de l'escalier ou du pavé des rues, ne soit arraché, ne disparaisse!
Il me suffit donc, quand je rentre, de jeter un coup d'œil au talon
révélateur, pour savoir si Lucienne est sortie ou n'a pas bougé de la
maison.

--Vague preuve! interrompis-je. Une femme peut sortir, sans que, pour
cela...

--Je n'admets pas qu'une femme sorte, à mon insu, innocemment!

--Soit! et votre précaution, je l'avoue, est assez ingénieuse. Mais
êtes-vous bien sûr que Lucienne ne s'est pas aperçue du piège que vous
lui tendez?

--Absolument sûr! Maintenant, voulez-vous me faire la grâce de
m'accompagner chez moi? Nous vérifierons ensemble si le cheveu est
encore ou n'est plus sous le talon de la bottine.

Quand je fus arrivé chez l'homme extraordinaire, il m'introduisit et
me laissa dans un salon où Lucienne était assise près d'une fenêtre.
Elle me salua timidement, d'un mouvement de tête, et baissa vite les
yeux. Grande, pâle, l'air si modeste,--cousant avec activité,--on eût
dit, tant elle semblait innocente et affairée, d'une sorte d'ange, qui
serait une bonne ménagère.

C'était bien elle, sans doute, que j'avais vue dans le fiacre;
mais, devant tant de pudeur et de simplicité, j'hésitais presque à
la reconnaître; il semblait impossible que ces longues mains à la
blancheur froide eussent frémi sous d'ardentes étreintes, que des
baisers coupables eussent déshonoré ces pures lèvres, un peu pâles.

Mon hôte m'appela d'une chambre voisine, où je me hâtai de le
rejoindre.

Il vint à moi, radieux.

Il avait entre les doigts de la main gauche et me montrait de la main
droite, triomphalement, un talon de bottine, où un seul cheveu était
collé par un pain à cacheter blanc, intact!

J'étais vaincu, je m'inclinai.

Et, bien qu'il m'eût quelque peu irrité, tout à l'heure, je ne jugeai
pas à propos de faire remarquer à l'homme extraordinaire que le cheveu
fixé au talon de la bottine par un pain à cacheter intact était un très
long cheveu blond.




LES CIGARETTES


I

--Eh bien, demanda Lila Biscuit en entrant, comme midi sonnait à la
pendule de Saxe, dans la chambre de Colette Hoguet, qu'est-il advenu?
Es-tu ravie, es-tu désappointée? L'amoureux d'hier s'est-il montré
digne de ta confiance, ou bien en es-tu déjà au regret de lui avoir été
miséricordieuse?

--Vois toi-même, dit Colette Hoguet, en découvrant, dans un
demi-bâillement, joli comme un sourire, toutes ses fraîches dents
aiguës.

Lila baissa la tête vers la table de nuit, où les bouts de deux
cigarettes roses s'alignaient sur le marbre parmi les fines cendres
éparses.

--Quoi! dit-elle, deux cigarettes seulement?

--Et encore, soupira Colette, je pense que je me suis un peu trop hâtée
de fumer la seconde.

--Ho! voilà qui est tout à fait médiocre. A quelles apparences
pourra-t-on se fier désormais?

Mais ceci paraîtrait incompréhensible si je ne vous révélais sans
retard une manie, plus ingénieuse qu'ingénue, à laquelle Colette Hoguet
se montre singulièrement attachée.

Chaque fois qu'elle est pleinement satisfaite d'un baiser qu'elle a
permis, pleinement satisfaite ou à peu près,--ayant des indulgences,
sachant faire la part des inévitables désaccords,--elle allume et fume
une cigarette; le vide laissé par l'exhalaison du soupir suprême est
tout de suite rempli par un papelito; et, le lendemain, elle estime,
au nombre des bouts de papier rose exactement rangés, la valeur tendre
et ferme du compagnon nocturne.


II

Car Colette Hoguet est une personne redoutable. Fraîche et saine,
poupée un peu, puisqu'il le faut, mais femme surtout, elle n'entend pas
qu'on aille au paradis par quatre chemins, n'en veut connaître qu'un,
qu'elle juge le meilleur parce qu'il est le plus direct, et déplore,
acharnée à la simplicité de la bonne voie, la tricherie des sentiers.
Il y a dans cette Parisienne quelque chose d'une naïve et rude
paysanne. Elle a horreur des subterfuges, des restrictions. Franchement
assoiffée, elle ne saurait s'accommoder du goutte-à-goutte. Elle a
des soudainetés de tendresse, pareilles à des prises de possession,
qui bafouent les flirtations méthodiques; les seuls agenouillements
qu'elle tolère sont ceux qui se relèvent très vite jusqu'à joindre
les lèvres aux lèvres; son lit prend les chaises longues en pitié.
D'autres amoureuses se divertissent des commencements prolongés,
aucun achèvement ne dût-il les suivre, se plaisent aux attentes
déçues, approuvent que l'homme se féminise jusqu'à l'inégalité et au
contretemps dans le plaisir. Vous pouvez triompher auprès de celles-là,
frêles amants, chez qui la ruse supplée à la vigueur fléchie! Si
vous n'êtes point, dans leur raffiné enfer, le Styx qui les embrasse
neuf fois, vous savez y avoir des souplesses de Proserpine qui leur
suffisent; il s'établit une inavouée correspondance entre leur dédain
de la joie véritable et votre incapacité de la donner; leur désir,
dans sa perversion, s'amuse d'être toujours trompé. Mais craignez
d'affronter, ô pusillanimes jeunes hommes, l'amour de Colette Hoguet,
ou celui de ses semblables! Il est comme un marchand loyal qui, en
échange de marchandises non frelatées, exige d'être payé comptant;
l'équivalent de ce qu'il offre, il veut le recevoir, ne faisant jamais
crédit; et c'est Colette qui, un matin, après trois heures d'illusoires
caresses, tandis que, pareil à un débiteur insolvable qui s'acharne
à retourner ses poches, l'amant s'attardait encore en d'adroites
pâmoisons,--s'écria, pleine de mépris: «Eh bien! monsieur, j'attends!»


III

--De sorte, reprit Lila Biscuit, que cette nouvelle expérience n'a pas
été plus satisfaisante que les autres?

--Hélas! dit Colette Hoguet en considérant les deux bouts roses des
cigarettes fumées.

Il y eut un silence.

--A ta place, je me laisserais aimer par un de ces poètes qui célèbrent
avec tant d'éperdus transports le redoublement des étreintes. Il en
est parmi eux qui ne sont point d'une laideur repoussante; et, sans nul
doute, l'amour qu'ils expriment si ardemment, ils doivent fort bien le
faire.

--Hum! répondit Colette. Je me laissai prendre, une fois, au piège
des tendres poèmes; et je crus au baiser de ces lèvres qui chantent.
Mignonne! c'est à peine si cette nuit-là j'ai brûlé quelques brins de
féresli, et l'amour des poètes n'est pas même de la fumée.

--Peut-être avais-tu mal choisi?

--Cinq pieds six pouces! Un cuirassier qui rimait des ballades!
Juge des autres, Lila. Et, après cette épreuve, j'ai tenté beaucoup
d'épreuves, espérant toujours. N'était-il point d'homme, enfin, parmi
tant d'hommes? Ah! chérie, sous les rideaux de l'alcôve, les gens
de sport rêvent à leurs écuries, les comédiens récitent leurs rôles
et manquent de mémoire, les banquiers font à minuit des promesses
protestées avant le jour, et les valets eux-mêmes,--ressource suprême
des mondaines affolées,--ont l'air d'avoir peur de défaire les lits
qu'ils referont demain. Des serines qu'on aurait mises en cage avec
d'autres serines, c'est nous, et si je n'aimais le doux enchantement du
tabac qui se consume dans le papier de riz, j'aurais bien vite perdu
l'habitude de fumer des cigarettes.

Lila Biscuit songea, autant que peut songer une linotte.

--Faudra-t-il donc renoncer à la légitime espérance d'être aimée?
dit-elle d'un air très sérieux.

--Non! s'écria Colette.

Elle sauta du lit, appela sa femme de chambre, se fit habiller, ordonna
de remplir les malles; et, le soir même, elle partait, sans avoir
révélé à personne, pas même à Lila Biscuit, le but de son soudain
voyage.


IV

Lila Biscuit se chagrina fort de l'absence de son amie. Pensez à une
perruche qui aurait la coutume de jacasser sur le même perchoir avec
une autre perruche et serait obligée, brusquement, de bavarder toute
seule. La pauvre abandonnée n'avait plus goût à rien; même il lui
arrivait de se trouver laide dans le miroir où Colette ne se mirait
plus. Elle prit une grande résolution, elle se mit à chercher la
voyageuse, à travers le monde. Où elle alla d'abord, d'après quels
indices elle dirigeait sa poursuite, il est inutile de le dire. Ce qui
est certain, c'est qu'un matin de printemps elle se trouva dans une
vallée d'Auvergne devant la petite maison couverte de chaume,--une
chaumière vraiment,--où Colette Hoguet s'était réfugiée.

Comme Lila Biscuit allait frapper à la porte, un paysan sortit de la
maison, un jeune homme, mais un paysan, trapu, joufflu, bourru, avec de
grosses mains hors des manches du sarrau.

Elle comprit tout, et se sentit très courroucée! Ce fut avec des
paroles de reproche amer qu'elle entra dans la chambre où son amie
sommeillait encore, tous ses cheveux défaits sur l'oreiller de toile
rude.

Quoi? véritablement? voilà ce qu'avait fait Colette? Elle avait quitté
Paris, et Lila Biscuit, pour s'enfuir dans cette solitude, et elle
préférait, qui? un rustre, à tant d'aimables amoureux? Sans doute, sans
doute, il y avait beaucoup à dire sur la tendresse des Parisiens et sur
la vigueur de leurs sentiments. Mais, du moins, ils avaient d'agréables
élégances, fleuraient la verveine ou le white-rose comme une femme qui
sort du bain; et c'était une honte de se laisser baiser le bout des
doigts par un gros et grossier campagnard qui apporte dans l'alcôve des
rudesses de labour et des odeurs d'étable.

Colette souriait, ne répondait pas.

--D'ailleurs, ajouta Lila Biscuit avec une colère grandissante, il me
semble que tu n'as guère gagné au change.

Colette souriait toujours.

--Il n'y a pas un bout de cigarette sur ta table de nuit!

--Ah! dit enfin Colette en ouvrant toute grande sa bouche où luisaient
les dents heureuses, c'est que je n'ai pas eu le temps d'en fumer une
seule!




LA BOTTE DE PAILLE


--Ludovic! on a fermé la porte!

La porte, très épaisse, en bois de hêtre, était fermée en effet;
facétie ou inadvertance, quelqu'un avait dû pousser, du dehors, le gros
verrou.

Quant à expliquer par quelle suite de circonstances Ludovic et madame
de Belvélize se trouvaient, la nuit finissante, dans le grenier à
fourrage, au lieu d'être honnêtement endormis, elle, châtelaine,
lui, invité, dans leurs chambres du château, c'est à quoi que ne me
hasarderai sous aucun prétexte; j'ose espérer que votre curiosité ne
l'exigera pas de ma discrétion. Ce qu'on peut dire, c'est que la porte
close les mettait dans le plus grand embarras du monde; vous n'auriez
pas manqué d'être fort attendri si vous aviez vu la façon désespérée
dont madame de Belvélize tordait ses jolis bras nus hors des dentelles
du peignoir.

--Je suis perdue! Aucun moyen de rentrer au château. On nous
surprendra. M. de Belvélize saura tout. Ah! Ludovic, voilà où m'ont
menée mes complaisances pour vous!

Ludovic, pendant ce temps, essayait de ne point perdre la tête.

--Si l'on appelait? La ferme n'est pas loin.

--Plus loin que le château. Mon mari, qui a le sommeil très léger,
s'éveillerait avant tout le monde. Pensez-vous, d'ailleurs, que je
puisse tolérer la pensée d'être vue, seule avec vous, dans ce grenier,
par des paysans qui concevraient peut-être les plus étranges soupçons?

--J'ai une idée!

--Dites vite, par pitié.

--La porte est fermée, mais il nous reste une issue.

--Cette fenêtre?

--Cette lucarne.

--Il faudrait une échelle. Je n'oserai jamais sauter de si haut. Est-ce
que nous avons une échelle?

--Nous avons mieux que cela. Voyez-vous cette poulie avec sa corde?

--Oui. Je ne comprends pas.

--J'enroule la corde autour de votre taille, je la tiens par l'autre
bout, je la laisse glisser très doucement dans la rainure de la poulie,
et vous atteignez le sol, sans aucun danger. Pour moi, je prendrai
patience jusqu'à ce qu'on vienne ouvrir, et j'imaginerai bien quelque
façon d'expliquer ma présence dans le grenier.

--Ludovic! je braverais les plus grands périls pour sortir d'ici;
mais le jour se lève et les croisées du château sont en face de
cette ouverture; qui sait si l'un des invités, ne dormant point, ou
un domestique, ou M. de Belvélize lui-même, ne m'apercevrait pas, en
peignoir blanc, suspendue à la corde? Il est inutile, je pense, de
vous faire remarquer qu'une telle attitude, à pareille heure,--et
même à n'importe quelle heure,--serait capable d'inspirer un légitime
étonnement. On pouvait s'esquiver par la porte et par l'escalier
tournant qui donne sur le verger, mais la lucarne, en face du château,
ne saurait nous servir.

--Elle nous servira pourtant. Je vais vous envelopper de chaume; vous
êtes si mignonne, ma chère âme, que cela ne sera pas malaisé; je lierai
le tout, comme on lie les gerbes, et celui qui guetterait derrière une
vitre, s'imaginerait, dans le demi-jour, voir une botte de paille,
descendant du grenier. Une fois à terre, derrière ce buisson qui se
trouve là fort à propos, vous sortirez de votre gaine dorée et vous
rentrerez au château.

--Voilà qui me semble très ingénieux, et très praticable. N'est-il
point à redouter que quelque brin m'égratigne la joue ou me chatouille
cruellement la peau des bras, que j'ai si sensible, vous ne l'ignorez
pas? N'importe, il faut savoir se résigner aux plus dures extrémités,
quand les circonstances l'exigent. Allons, Ludovic, habillez-moi de
chaume, j'y consens.

Petite comme elle était, et fluette, la jeune femme ne tarda pas à être
une gerbée tout à fait vraisemblable; il eût fallu, même en plein jour,
regarder de près pour entrevoir un peu de blancheur parmi les tiges
sèches; en haut, l'or fin des cheveux rebroussés avait l'air d'une
touffe d'épis. Soutenue par la corde que Ludovic, incliné en arrière
afin de n'être pas aperçu du dehors, laissait glisser très lentement,
madame de Belvélize descendit à travers l'air, sans secousses; dans
quelques secondes, elle toucherait le sol; mais, tout à coup, la corde
devint très légère aux mains de Ludovic stupéfait, et, tendant le
cou, il vit avec épouvante un paysan qui emportait sur son dos dans le
crépuscule une botte de paille, remuante et criante!

Si éperdu que fût l'effroi de Ludovic, celui de madame de Belvélize
l'était bien plus encore. Qui donc l'avait saisie brusquement? Qui donc
la tenait sur ses épaules entre deux mains cramponnées? Quelqu'un de la
ferme sans doute: en levant le front au moment où des bras l'avaient
prise, elle avait vu un bonnet de paysan sur une jeune face vermeille
aux joues. Mais que lui voulait cet homme? Pourquoi l'enlevait-il? Où
allait-elle, sur ce dos? La conduite la plus sage eût été de se nommer,
d'offrir de l'argent au ravisseur pour qu'il déposât son fardeau
et gardât le silence sur toute cette aventure; madame de Belvélize
n'était pas en état de se résoudre à quoi que ce fût; elle se taisait à
présent, plus, se recroquevillant se faisant aussi petite que possible;
et elle s'attendait à quelque chose de plus terrible encore, qui
allait lui arriver, certainement.

Cependant l'homme avait ralenti sa course; il se parlait à lui-même,
tout en marchant.

--Ah! ah! je le savais bien, moi, qu'il venait des voleurs la nuit,
dans le grenier. Des malins! qui choisissent pour nous piller le moment
où tout le monde dort. Mais je les ai pris sur le fait, cette fois, et
il n'y aura pas à dire que j'ai la berlue. J'ai une preuve, derrière la
tête. Je m'en vais aller au château, je réveillerai le maître et je lui
montrerai cette botte de paille, qui n'est pas descendue toute seule,
bien sûr.

Madame de Belvélize éprouva une petite satisfaction et une grande
terreur. Le paysan ne savait rien! C'était du fourrage,--pas autre
chose,--qu'il croyait avoir sur le dos! Peut-être aurait-elle dû
trouver étrange qu'il n'eût pas entendu tout à l'heure le cri qu'elle
avait poussé, et qu'un poids invraisemblable ne l'eût pas averti de
sa méprise; elle était trop effarée pour prendre garde à ces menues
circonstances; elle admit sans difficulté,--se connaissant très
légère,--qu'on ne la trouvât pas plus lourde que quelques brins
de chaume. Mais, en même temps, comme elle frissonna! C'était au
château qu'on la portait: et elle s'imaginait la mine qu'aurait M. de
Belvélize, pas tout à fait réveillé, à la voir sortir en peignoir blanc
d'une botte de paille!

Elle n'hésita plus. Elle comprit qu'elle devait se révéler,
s'accommoder avec le paysan qui ne serait pas incorruptible; et, déjà,
elle levait la tête, cherchant des paroles, lorsqu'il se remit à
converser avec lui-même.

--Pourtant, voyons, il s'agit de raisonner. Au fond, est-ce que j'ai
un grand intérêt à prouver qu'il vient des larrons, près de la ferme,
et à les faire prendre? Je n'en serai pas plus riche, et j'aurai nui à
de pauvres diables qui sont peut-être de braves gens. Il y a de braves
gens dans tous les métiers. Je ferais sagement de ne pas m'occuper de
cette affaire-là. D'autant plus que je pourrais bien garder pour moi
ce que je les ai empêchés de voler. Ce n'est pas une botte comme les
autres, non (le parleur eut un petit ricanement qui aurait dû donner
à penser à madame de Belvélize!), elle est lourde, pas trop, il en
sort un odeur joliment bonne à respirer. Il faut que ce soit de la
paille d'une qualité très fine. Justement le matelas de mon lit est
dur comme les pierres; si je le remplaçais par cette botte? J'ai idée
que j'aurais de l'agrément à faire un somme là-dessus. Mais, avec tout
ça, le temps passe, et je ne me décide point. Porterai-je la chose au
château, ou sur mon lit? Tiens, j'ai envie de jouer à pile ou face.

Aucune parole ne saurait exprimer le juste effroi de madame de
Belvélize.

--Monsieur! s'écria-t-elle, tout l'argent que vous voudrez, je vous le
donnerai, si vous me laissez partir, si vous me promettez de garder le
silence sur ce qui est arrivé cette nuit.

Ce qu'il y eut d'étonnant, c'est que le paysan ne parut pas le moins du
monde étonné d'entendre parler son fardeau.

--Pour ce qui est de me taire, je ne demande pas mieux, dit-il, la tête
tournée, en montrant dans sa bouche rouge un beau rire de dents saines;
mais, vous laisser partir seule, je m'en garderai bien, voyez-vous.

--Comment! quand je vous offre....?

--Quand vous m'offririez cent fois plus de louis d'or qu'il n'y a de
brins dans toute la bottelée!

Et, le cou presque renversé, il regardait de tout près, avec des yeux
étrangement brillants, la jolie tête rose et blonde émergeant d'entre
le chaume. Madame de Belvélize, qui était une personne d'expérience,
vit bien dans ces yeux-là,--fort beaux pour des yeux de paysan,--qu'il
serait impossible de faire entendre raison à l'obstiné.

--Seulement, reprit-il, je ne suis pas homme à refuser un bon avis.
J'hésitais tout à l'heure, vous pouvez me tirer d'embarras. Hein?
qu'en pensez-vous? Faut-il porter la botte de paille chez M. de
Belvélize, ou bien sur mon...

--N'achevez pas!

--Oh! comme il vous plaira. Vous me comprenez, ça suffit. Allons,
dites, que me conseillez-vous?

--Hélas! soupira-t-elle, puisque vous êtes impitoyable, puisque aucune
promesse, puisque aucune prière ne saurait vous toucher...

Oui, oui, très beaux vraiment, ces yeux qui la regardaient, toujours
plus allumés.

--..... je vous conseille...

Et que les dents étaient blanches dans la fraîche et jeune bouche!

--..... je vous conseille...

--De porter la botte au château?

--Oh! non, pas au château! dit-elle en se cachant très vite, toute
rougissante, dans l'or cassé de la gerbée.




LES BRAS NUS DE LA SERVANTE


«Je ne me charge pas d'expliquer ce mystère! dit Valentin. Qui donc
serait assez fou d'ailleurs,--étant donné que les âmes modernes
souffrent si cruellement de connaître le pourquoi de tant de
choses,--qui serait assez fou pour vouloir, en admettant qu'il le
pourrait, donner la raison vraie des quelques phénomènes matériels
ou psychiques qui nous permettent encore par leur apparente
incompréhensibilité de croire à l'extra-humain, à l'hyperphysique,
et qui sont les derniers prétextes du Rêve et de la Foi? Conservons
précieusement, tristes clairvoyants que nous sommes, le peu qu'il nous
reste de cécité; évitons d'introduire la brutalité du réel dans les
pénombres au delà desquelles nous imaginons des lumières surnaturelles
ou de surnaturelles ténèbres. Si je tenais l'imbécile qui a soulevé le
premier le triple voile d'Isis, soyez sûrs que je lui ferais un mauvais
parti. Ah! le sacrilège et le sot! il a été bien avancé, pour avoir vu
le dessous des vagues transparences, pour avoir tâté la doublure des
chimères! N'espérez donc pas que je chercherai la cause du fait qui m'a
plongé dans un légitime étonnement. Mais ce fait s'est offert à mes
yeux, patent, incontestable; sans doute il s'était déjà produit, et se
reproduira, en d'autres cas, avec des différences circonstancielles,
pareil à lui-même cependant; et l'on en peut induire cette loi--tout en
se gardant de recherches au bout desquelles nous guette certainement
la déception de quelque fatalité banale,--que la pensée se transmet
d'un être humain à un être humain sans le secours de la parole, du
regard ni du geste; qu'elle ne perd rien, dans cette mystérieuse
transmission, de sa tendance naturelle à l'accomplissement. Oui, le
désir né chez une personne, s'il est suffisamment intense, deviendra
le désir d'une autre personne qui d'elle-même eût été incapable de
le concevoir; et, pour que cette intrusion d'une âme dans une âme se
réalise, il n'est pas nécessaire que le désireur en ait le vouloir
précis; il suffit,--combien ceci dépasse les troublantes expériences
magnétiques--il suffit de la seule force d'envoûtement du désir
lui-même. L'esprit recule, plein d'horreur, devant les conséquences
possibles de cette effroyable loi. Point de cœur innocent où ne
puissent éclore les plus honteux appétits par le seul fait d'une
proximité dangereuse dont rien ne l'avertit! C'est comme une damnation
sans tentation. On peut devenir le complice d'un criminel qui n'a pas
songé à vous prendre pour complice: il passait près de vous, voilà
tout, en pensant à son crime, et de son dessein, qu'il cachait, vous
avez fait votre dessein; vous êtes l'innocent voleur des mauvaises
pensées d'autrui. Une infâme convoitise de prostitution peut troubler
la plus chaste des vierges parce qu'une fille, de l'autre côté des
fenêtres closes, va et vient anxieuse d'un réverbère à l'autre; et
le plus honnête convive, assis à la table d'un empoisonneur, en face
de la future victime, guettera le moment de verser le poison dans un
verre, et, qui sait? le versera peut-être! Vous haussez les épaules,
vous me jugez fou? écoutez. Il va sans dire que rien n'est imaginaire
dans l'histoire que vous allez entendre; elle ne vaudrait pas d'être
inventée; et c'est à sa vérité seule qu'elle doit d'être étrange,--et
terrible.

Marié depuis un mois, j'adorais ma jeune femme, parce qu'elle était
frêle et pâle avec des cheveux d'or léger qui lui mettaient sur le
front, sur les paupières, sur le cou, des caresses tremblantes de
soleil, mais je l'adorais bien plus encore à cause de sa candeur
d'enfant et de la petite rose blanche, presque pas éclose, qui était
son âme. Vraiment il fallait croire que son ange gardien naguère avait
soin de lui boucher d'un bout d'aile l'oreille ou les yeux, chaque
fois qu'une phrase un peu hardie échappait à quelqu'un, ou chaque
fois que survenait un mot un peu moins ingénu que les autres dans les
naïves lignes du livre qu'elle lisait; car, de tout ce qui est mal
ici-bas, elle n'avait rien appris. Si les pâquerettes avaient une voix,
elles parleraient comme elle parlait; j'entends les plus ingénues
pâquerettes, celles qui ne savent pas pourquoi on les effeuille. Femme,
elle avait gardé, si troublée encore de l'hymen, tout l'effarouchement
des vierges; timidement consentante à mes ivresses, s'étonnant de
ma joie. Ce qui lui aurait plu surtout,--bien qu'elle m'aimât, à sa
manière,--ç'eût été que mon baiser, le soir, sur son front, à la porte
de la chambre conjugale, n'eût pas été suivi d'autres baisers plus
doux, plus effrayants; pendant qu'assis près d'elle devant le miroir,
je défaisais ses cheveux, elle détournait la tête pour ne point voir
dans la glace la rougeur qu'elle sentait lui monter aux joues. Elle
avait honte même de sa pudeur. Moi, retenant mon souffle trop brûlant,
osant à peine dire: «je vous aime,» tant j'avais peur qu'à ces mots il
lui vînt des ailes et qu'elle s'envolât, m'éloignant parfois de crainte
qu'elle ne devinât déjà dans mon approche une menace d'étreinte, je
l'entourais de paroles qui rassurent, de caresses qui touchent à
peine, d'attentes résignées; et, las des coupables amours de jadis, ce
m'était comme une eau pure après le poivre des alcools frelatés, de
la serrer enfin dans mes bras, toute svelte, les seins un peu froids,
frissonnante, prête à fuir; son amour me rassérénait, ainsi qu'une
fraîcheur.

Or, une fois, nous déjeunions sous un arbre devant la petite maison des
champs où s'abritait notre bonheur. Je ne m'inquiétais guère des plats
que nous présentait une grosse paysanne aux cheveux roux, ébouriffés,
sorte de fille d'auberge que nous avions prise à notre service. Je
contemplai ma femme, extasié. Vêtue de mousseline neigeuse parmi des
vols de papillons, sa tête dorée riant dans le soleil, on eût dit que
les papillons blancs étaient un peu de sa robe, envolée, et que les
rayons étaient ses cheveux épars; j'admirais surtout ses yeux, où pas
un mauvais songe n'avait laissé son ombre, ses yeux plus purs, plus
transparents que l'azur des petits lacs où se mire le bleu du matin! Je
tendais mes mains vers ses petites mains frêles..... Le bras nu de la
servante qui changeait les assiettes,--un bras lourd, gras, ferme, où
la peau rougissait par places,--passa près de mes lèvres les touchant
presque, et je me sentis une chaleur aux joues, aux paupières, aux
tempes! Cette chair, près de ma bouche, avec sa plénitude résistante et
son odeur de viande saine, m'avait affamé, tout à coup; j'avais aux
dents ce besoin de mordre des boulimies exaspérées. Que m'arrivait-il
donc? Étais-je fou? Notre servante, avec ses bras nus, je l'avais vue
vingt fois, cent fois, sans y prendre garde; belle fille? pas même; la
face hâlée sous une tignasse de crins roux, le cou gros et court, des
seins énormes remuant dans une chemise de toile écrue. Et une abjecte
convoitise m'empoignait à cette heure, sans raison? Quoi! bête brute,
je pensais à cette fille, près de cet ange? Plein de honte, je fermai
les yeux, pour ne pas voir,--pour ne pas avoir vu; puis, les rouvrant,
je saisis les mains de ma chère femme, je me mis à lui parler, très
vite, disant que je l'aimais comme un fou, que jamais elle n'avait été
aussi jolie que ce matin; et je la considérais de tout près, de plus
près encore, par un instinct de laver mes regards dans ses yeux. Elle
me répondait en son doux langage enfantin; ses petites mains fraîches
étaient douces à la fièvre de mes doigts. Eh bien! non, je mens, je
ne sentais pas cette fraîcheur, je n'entendais pas ces paroles, je
ne voyais pas ces yeux. Malgré moi, le cœur débordant du mépris de
moi-même, je songeais à la servante allant et venant derrière moi, à
elle seule. Je ne la regardais pas, certes! Pour rien au monde je ne
l'aurais regardée! Mais j'avais sous les paupières, toujours, la vision
de ses bras nus, et, maintenant, de sa face hâlée sous la rousseur des
crins, de son large cou, de ses seins énormes ballottant dans la toile.
C'était stupide, et c'était infâme. N'importe, je la voulais! Oui,
cette fille. Il me semblait que je râlerais de joie, si, me penchant en
arrière, je heurtais le rebondissement de sa gorge. Des hallucinations
me venaient: une lutte corps à corps, elle et moi, dans la paille
d'une étable, non loin de la vache qui meugle, sous les poutres du
toit où pendent des toiles d'araignées; une poursuite à travers des
blés foulés, et notre chute sur des tas d'épis cassés, et la rage de
ma morsure à ses bras, et mes mains pleines de sa gorge. Ma femme ne
pouvait s'apercevoir de rien, tant je redoublais d'aimables paroles,
tant j'avais, maître de moi en apparence, l'air souriant d'un mari
charmé, les menus soins aussi d'un hôte empressé qui offre à boire,
demande si l'on veut reprendre d'un plat. Mais le désir, le brutal et
imbécile désir s'exacerbait en moi avec une violence éperdue, et enfin
il devint si furieux, si irrésistible... que ma femme,--ma pure et
douce femme,--se leva brusquement, se jeta vers la servante, à mains
pleines lui saisit les bras et lui mordit de baisers la gorge, comme
je l'eusse fait! comme je l'eusse fait! Puis elle recula dans un cri
d'épouvante, après _mon_ désir accompli; et accouru près d'elle, aussi
effrayé qu'elle-même, je vis dans ses chers yeux, plus purs que l'azur
du matin, l'étonnement hagard des somnambules réveillées.»




LES TROIS BONNES FORTUNES


D'un geste vif, avec un air qui se décide, madame de Spérande ferma
son éventail; il s'envola de sa joue, dans le vent des feuilles
repliées, une vague nuée de veloutine, qui monta, monta, redescendit,
et s'arrêta, légère, éparpillée, aux frisons bruns, tout près des yeux.

--Soit! dit la jolie flirteuse aux trois rivaux qui l'adorent
infiniment; je consens à me départir de ma barbarie accoutumée. Mais
entendez bien ceci: chacun de vous me contera, sans trop mentir, l'une
de ses aventures d'amour; et, puisque l'eau va aux fleuves, et les
millions aux millionnaires, et le bonheur aux heureux, celui des trois
à qui est échue, autrefois ou naguère, la plus précieuse, la plus rare,
la plus parfaite bonne fortune, obtiendra de baiser, en présence des
deux autres, l'ongle rose et cruel de mon petit doigt déganté!



Voici comment parla le plus vieux amoureux:

«Je plains très sincèrement les hommes qui ne gardent pas, dans quelque
tendre recoin du cœur, le souvenir d'avoir joué, tout jeunes, avec
de jeunes demoiselles, aux jeux innocents, le soir, dans le jardin
étroit d'une petite maison de province! Car ils n'ont pas connu
l'exquise puérilité des amourettes à la fois naïves et sournoises,
des consentements qui ne savent à quoi ils consentent, des refus qui
ne savent ce qu'ils refusent, des petites douleurs qui pleurent, des
petites bouderies qui rient; car ils ignorent le plaisir aigu, et
comme tranchant, qui cingle les nerfs, d'entendre des noms de jeunes
filles criés dans de brusques envolées de joie par d'autres jeunes
filles, et le charme de miauler «miaou» devant une porte à demi fermée
quand la chatte, derrière le battant, est un ange, et le tremblant
délice de baiser, entre les barreaux d'une chaise, parmi les regards
qui se moquent ou qui envient, toute la rougissante pudeur des vierges
sur la joue d'une enfant qui veut bien!

Une fois, nous convînmes d'un jeu nouveau; il s'agirait de trouver une
rose que Lucienne--Lucienne, ma préférée!--aurait cachée sur elle, dans
sa robe ou dans ses cheveux.

--C'est fait! me cria-t-on.

Eh bien, je ne découvrais point la rose. Vraiment, je fouillai--oh!
avec quel désir, d'abord, de ne pas trouver trop vite!--les poches
longues de la jupe, où, dans les plis du mouchoir, se heurtaient un dé
et un étui à aiguilles; vainement j'osai, du bout du doigt, écarter un
peu le col étroit de toile empesée, qui avait mis une ligne vermeille
dans la blancheur du cou; vainement je soulevai, du souffle autant que
de la main, les pâles bandeaux blonds et doux pour voir si la petite
fleur n'était pas cachée dans la petite oreille: je ne découvris pas la
rose! je frappais du pied, je me mordais les lèvres. J'étais à la fois
plein d'humiliation et de désespoir; car ils se moquaient de moi, les
autres; et le prix de la trouvaille eût été un baiser de Lucienne!

Furieux d'avoir dû «donner ma langue au chat», je me retirai au fond du
jardin, allant et venant, maussade, sous la charmille toute traversée
de lune.

Mais Lucienne s'esquiva et s'en vint me rejoindre.

--C'est que vous avez mal cherché, dit-elle en ouvrant sa divine bouche
rouge, où la fleur s'épanouissait comme dans une autre fleur à peine
plus grande.

Et elle ne me défendit pas de cueillir avec les lèvres, entre la neige
de ses dents, la délicieuse rose tout humide d'une ineffable rosée!»



--La bonne fortune est jolie et fraîche comme un bouquet de campanules
des champs. Mais qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, dit
madame de Spérande.



Le second amoureux raconta cette histoire:

«Tandis que du fond d'une baignoire, derrière la claque retentissante,
je voyais, le soir de la première, les personnages créés par ma
fantaisie vivre et se mouvoir dans la réelle chimère de la scène;
tandis que mes vers,--ces vers écrits dans la fièvre des nuits
heureuses!--sonnaient leurs triomphales rimes parmi le grand silence
qui approuve ou la furie des applaudissements, je ne songeais pas à mon
œuvre, non, ni au succès, ni à la gloire! Toutes mes pensées, tous mes
sens, toutes mes forces vitales, convergeaient vers l'extraordinaire
et magnifique comédienne, par qui mon drame devenait la vie, par qui
ma parole devenait un chant! Aux répétitions elle ne m'avait guère
satisfait; même, nous nous étions, parfois, assez vivement querellés;
c'est à peine si j'avais vu qu'elle était séduisante, et si belle! Mais
là, dans la chaude apothéose du théâtre, traînant sa robe de brocart
d'or avec un bruit sonore de longues périodes, riant des rires rouges
qui veulent des baisers, levant de beaux bras nus qui imposent la
caresse, grande, grasse, blanche avec des rougeurs de sang soudain sous
la neige vivante des épaules et de la gorge, elle était bien, dans la
splendeur des criminelles amours, la formidable courtisane italienne
des temps anciens, telle que je l'avais pensée, la femelle héroïque
des cardinaux et des papes! Je l'aimais, moi aussi, comme le héros de
mon œuvre, je l'aimais, je l'aimais! Par-dessus tous les fronts, à
travers toutes les haleines, la lumière de sa beauté, au fond de la
loge obscure, m'inondait, m'éblouissant, et je m'enivrais, malgré la
distance, de violentes senteurs de chair, comme un homme qui fourrerait
et roulerait sa tête dans un bouquet de femmes! Quand la toile tomba,
je m'enfuis. Je me souciais bien d'entendre les acclamations glorieuses
dont mon nom fut salué! Et je ne montai pas sur le théâtre. Si j'étais
entré dans le foyer, si j'avais vu, de près, l'admirable comédienne
qui avait réalisé mon rêve de poète, l'adorable femme qui me l'avait
fait oublier, je me serais élancé vers elle, je l'aurais embrassée,
enlevée, emportée! Fou, je craignais d'être ridicule, et absurde.
Je courus à travers les rues, sans savoir où j'allais. L'enlacement
dont elle avait étreint, pendant qu'il rendait l'âme, le jeune homme
amoureux de la pièce, je l'avais autour du corps, comme une ceinture
vivante et acharnée, dont rien désormais ne me délivrerait. Il y
avait des étoiles au ciel? non, ses yeux! et la furie des passions qui
avaient jailli de ses prunelles, qui s'étaient projetées, éperdues,
dans l'emportement de ses gestes, qui avaient délicieusement râlé dans
sa mourante voix, me poursuivait, me talonnait, me rejoignait, me
saisissait avec des rudesses de mains qui vous empoignent aux épaules.
Enfin je rentrai chez moi, tout plein et tout enveloppé d'elle. Je
remarquai avec surprise que la porte de mon appartement était ouverte;
et, à peine avais-je franchi le seuil, que je la vis, elle, là,
m'attendant dans son royal costume de courtisane romaine, et que, dans
un écartement lumineux de brocart d'or, elle me mit autour du cou
l'impérieuse caresse de ses brûlants bras nus!»



--Voilà une belle aventure! dit madame de Spérande; puisque vous avez
eu la rare fortune de posséder, dans une femme, l'incarnation de votre
rêve. Je ne vous cache pas que vous avez quelque chance de gagner le
prix convenu.



Le dernier des rivaux fit ce conte:

«Dès que je fus assis dans le wagon, je demeurai sous le charme. A côté
d'un homme gras et doux, tranquille,--son mari évidemment,--une jeune
femme en noir lisait, avec une attention qui pense à autre chose, le
roman d'une revue. Une bourgeoise, certes, car aucun raffinement ne
singularisait la modestie de sa toilette; les gants des deux longues
mains,--des gants de Suède, gris,--n'avaient que deux ou trois boutons;
la voilette, ni trop ni trop peu baissée, laissait voir deux fines
lèvres, à peine roses, qui ne s'entr'ouvraient pas, sévères. Mais tout
le ciel,--le ciel tel qu'il nous apparaît à seize ans, bleu pâle, où
passent des volées d'anges,--était visible, adorablement, derrière la
dentelle, dans ses yeux. Je sentis soudainement que j'étais en présence
de celle que j'avais toujours espérée sans la rencontrer jamais, de
celle que, rencontrée enfin, j'aimerais éternellement. Et, quelque
chose d'analogue à ce que j'éprouvais, elle l'éprouva. Ne me croyez
point, j'y consens! moquez-vous, moquez-vous! Je vous dis que, nos
regards s'étant croisés, il y eut sous ses paupières un éveil pareil
à celui que produit l'entrée d'un flambeau dans la pénombre d'une
chambre; et, sans qu'elle se fût détournée un instant, sans qu'elle
eût essayé de lutter contre un charme trop fort, la tendre résignation
d'un sourire qui ne quitta plus ses lèvres enfin entr'ouvertes m'avoua
qu'elle acceptait sa destinée. Quand son mari, à la dernière station,
descendit pour demander à quelle heure le train arriverait à Bruxelles,
je pris les deux mains de la jeune femme; elle ne les retira point! et,
simplement, presque à voix haute, elle me dit, sans que j'eusse parlé:
«Je serai demain matin, à dix heures, à l'église de Sainte-Gudule.»
Je ne lui répondis même pas. Elle savait tout ce que j'aurais pu
répondre. Oh! qu'elle fut douce, la dernière heure du voyage, pendant
que, l'homme gras et doux s'étant endormi, nous nous regardions,
vaincus, extasiés, les yeux dans les yeux! Qu'elle fut délicieuse
aussi, la nuit qui précéda l'instant où je devais la revoir à l'église.
Ma vie recommençait. Rien de ce qui avait existé n'existait. Le
souvenir même était aboli. J'aimais pour la première fois; je bâtissais
les féeries de mille songes. Cette femme, si pareille à mon suprême
idéal, que le destin compatissant m'offrait, je l'emporterais loin,
très loin, charmé, et nous connaîtrions, sur les bords de quelque
fleuve, dans une maisonnette où grimpent des fleurs et des oiseaux, la
solitude parfaite du silencieux amour! Bien avant l'heure indiquée, je
l'attendais à l'église. Qu'elle ne vînt pas, c'était la seule idée que
je ne pouvais pas avoir. Est-ce qu'elle ne s'était pas promise dans le
premier regard? Est-ce qu'elle ne s'était pas livrée dans la première
parole? j'avais sur les lèvres le baiser qu'elle ne m'avait pas donné.
Cependant elle ne venait point! Vainement je regardais une à une les
femmes qui entraient dans l'église; elle ne venait pas, elle ne venait
pas! Quand, de retour à l'hôtel, je m'informai des voyageurs qui, la
veille, étaient arrivés en même temps que moi, j'appris que le mari,
par un caprice, ou par quelque jalousie, avait voulu repartir dès le
matin; et depuis, hélas, je ne l'ai pas revue, je ne l'ai jamais revue!»



Les deux rivaux du dernier conteur éclatèrent de rire.

--La plaisante bonne fortune, en vérité! C'est une assez piètre
aventure d'amour qu'un rendez-vous où l'amoureuse ne vient pas.

Mais madame de Spérande d'un geste leur imposa silence.

--Vous avez été heureux, certes, vous qui avez baisé, entre des dents
de neige, la fleur des enfantines amours, et vous qui avez embrassé
votre suprême chimère; mais il a été plus heureux encore, celui
qui, ayant pendant une heure éperdument aimé, n'a pas connu cette
irrémédiable tristesse: la réalisation de son rêve!

Et ce fut au troisième conteur que madame de Spérande, entre deux
valses, accorda la rare et chère gloire de baiser, en présence des deux
rivaux vaincus, l'ongle rose et cruel de son petit doigt déganté.




LE REVOLVER DE ROSETTE


I

Rosette Mirliton s'est levée de grand matin. Songez donc, il est
dix heures à peine! Rosette, c'est le nom fleuri que son miroir lui
a conseillé; Mirliton, c'est le nom gamin qu'elle a rapporté, l'an
dernier, de la fête à Saint-Cloud. Petite, serrée dans son dolman de
drap gris, elle s'en va le long des maisons, rapide, trottant menu,
comme une souris qui se dépêche. Une matinée d'été mouillé rit et
pleure autour d'elle; le soleil lame d'or et brode d'or la mousseline
éparse de la brume. Des charretées de grosses fraises rouges et de
cerises luisantes, de fraîches roses par touffes et de coquelicots que
le vent fripe, promènent dans la grisaille lumineuse de la rue des
coins de vergers et de champs. Mademoiselle Mirliton marche toujours
plus vite. Des gouttes de pluie ont mis une rosée de diamant sur les
fleurs noires de sa voilette.

Où s'en va-t-elle ainsi, à pied, le bout verni de la bottine sali d'un
petit feston de boue? A sa répétition? non pas, LA PRINCESSE CHARMANTE,
cette féerie où elle remplit le rôle et le maillot de la troisième
crevette,--le maillot beaucoup mieux que le rôle--fait le maximum tous
les soirs, et l'on n'a pas encore lu la grande pièce géographique de
MM. Jules Verne, d'Ennery et Paul Ferrier. A un rendez-vous? pas le
moins du monde; ne la prenez pas pour une de ces petites bourgeoises
qui consacrent à de sournois et rapides adultères l'heure hypocrite
du marché; Rosette n'aime pas avant le soir: son cœur, et le reste,
s'allume aux bougies. Peut-être s'est-elle levée, gourmande, pour
aller acheter elle-même le fromage laiteux qui fond dans son enveloppe
d'osier et où l'on écrase parmi du sucre en farine la fraise des bois
qui saigne,--déjeuner blanc et rose de chatte ou de Parisienne? non,
elle n'accorde pas un regard aux boutiques des crémiers. Peut-être
a-t-elle cédé aux exigences de quelque couturier hautain qui prétend
que ses clientes viennent essayer dès l'aube, et à jeun, le corsage
étroit, bien adapté, qui colle comme l'enveloppe verte d'une fleur pas
éclose? non, si elle allait chez le couturier, elle prendrait garde,
avec un air de dédain, aux élégances banales des robes toutes faites
qui encombrent les étalages des magasins de nouveautés déjà ouverts.
Elle va droit son chemin, affairée, avec décision. Sur le boulevard,
elle s'arrête, entre dans la boutique d'un armurier, choisit un
revolver--tout petit, mignon, la crosse incrustée de nacre, le canon
luisant comme un nez de chat qui n'aurait qu'une narine,--le fait
charger devant elle, le fourre dans sa poche, sort de la boutique, et
monte dans une voiture en criant au cocher: «Au bois de Boulogne, très
vite!»


II

Car elle veut mourir.

Mourir comme mademoiselle Damain à Vienne, comme mademoiselle Gabrielle
Roux à Athènes!

Ah! on a beau être frivole, avoir eu vingt amours qui se sont envolés
après s'être posés à peine; on a beau être de celles qui montrent
effrontément leurs jambes aux fauteuils d'orchestre et leurs gorges
aux avant-scènes; un jour vient où le cœur se prend, pour de vrai, et
se brise, pour de vrai! C'est le second alto de son théâtre, qu'elle
a adoré, Rosette. Pourquoi? elle ne l'a jamais bien su. Parce qu'il
était beau, ou parce qu'il était laid; parce qu'il la regardait,
toujours, avec des yeux qui se meurent de tendresse, ou parce qu'il ne
faisait pas attention à elle, pas du tout. Qu'importe la cause! elle
l'a aimé, doucement, ardemment, et elle a été bien heureuse, pendant
trois mois. Pour être toute à lui, elle a congédié, avec un haussement
d'épaules, comme pour dire: «Je me fiche joliment de vous, allez!» deux
hommes très sérieux, l'un qu'elle recevait tous les jours, l'autre
qui venait la voir deux fois par semaine. Elle a vécu honnêtement,
pauvrement, vendant ses dentelles, mettant ses bijoux au Mont-de-Piété;
incertaine quelquefois du déjeuner de demain. Cela lui était bien
égal, cette incertitude-là. Avant le lendemain, il y avait la nuit, la
nuit si bonne et si tendre, avec toutes les caresses, avec tous les
baisers! Mais maintenant l'alto aime une autre femme, laide, pas jeune,
maigre, des os pointus, une planche où il y a des clous. Et sotte avec
cela. Lâchée pour une grue! Rosette souffre affreusement. Rien que des
souvenirs, pas une seule espérance. C'est pourquoi elle va se tuer.
Il y a un an, quand le vitriol était à la mode, elle aurait peut-être
défiguré l'amant infidèle,--la femme, non, pas moyen de la rendre plus
laide! Mais ces choses-là ne se font plus. On ne doit pas se rendre
ridicule. Avant ce soir, à l'heure du Bois, des gens qui se promènent
trouveront derrière un arbre la pauvre petite Mirliton, étendue sur le
dos, morte, une balle au cœur, toute pâle, jolie encore. On mettra son
portrait à la première page des journaux illustrés.


III

Elle a renvoyé la voiture. Elle est seule, appuyée à un acacia, dans un
massif, pas très loin de l'allée. Comme il est de bonne heure, il ne
passe personne. Aucun bruit, sinon de branches remuées, ou de pinsons
qui s'échappent en secouant les feuilles. Sous un pont de bois,
d'une seule arche garnie d'écorce, un ruisseau coule, vert et doré,
où tremblent, dans la lumière et dans l'eau, les arbres renversés, où
les oiseaux passent en montrant leur ventre, comme s'ils faisaient la
planche. Il y a tout autour d'elle une vie douce et charmante, avec
de la solitude. C'est bien plus triste de mourir quand il fait du
soleil! La mort en paraît plus noire. Puis, elle songe qu'elle est si
jeune, vingt-deux ans, et elle s'est trouvée si jolie, ce matin, en se
mettant de la poudre de riz devant l'armoire à glace, au saut du lit;
sa chemise tombait un peu, découvrant, d'un côté la poitrine blanche
qui se renfle et se fleurit d'une petite rose. Elle se souvient aussi
des joies qu'elle a eues, qu'elle pourrait avoir encore. C'est amusant,
quand on entre en scène, de voir toutes les lorgnettes braquées sur
vous; et les camarades enragent! Les soupers ne sont pas toujours
ennuyeux; le champagne met de l'or léger dans les verres; après, on
pousse la table dans un coin, et l'on danse au piano. Est-ce qu'elle
ne soupera plus, est-ce qu'elle ne dansera plus? La voilette relevée,
elle considère le petit revolver incrusté de nacre. Elle est très pâle.
Elle a peur. Cela doit faire beaucoup de mal, la balle qui entre dans
la chair. Elle tremble, elle va laisser tomber l'arme... non, elle la
retient, vigoureusement! Elle ne peut plus vivre, puisque son amant
l'a trompée et délaissée. Est-ce qu'elle n'a pas autant de courage que
mademoiselle Damain ou que mademoiselle Roux? Elle montrera qu'elle est
forte, c'est décidé, elle mourra!

Une chose l'inquiète. Elle ne s'est jamais servie d'un revolver. Si
elle allait ne pas savoir tirer, ou si, maladroite, elle tirait mal,
se blessait seulement? Elle pense qu'elle fera bien d'essayer une
expérience, pour apprendre. Elle vise de son mieux le tronc d'un chêne,
un peu loin, parmi de hautes broussailles, presse la détente, très
lentement, et le coup part.

Un cri! un cri terrible!

Elle a blessé ou tué quelqu'un, là, derrière le buisson.

Elle se précipite, elle cherche, elle s'arrête, stupide d'horreur.

Un jeune homme, qu'elle ne connaît pas,--très jeune, charmant,
bien mis,--est couché sur les branches cassées, immobile, les yeux
écarquillés, une main crispée sur le cœur.

Il est mort!

Au secours! au secours! Elle appelle, elle va, vient, ne sait que
faire, est comme une folle, fond en sanglots, défaille, veut se
retenir aux arbres, tombe, évanouie, sur le jeune homme qu'elle a
tué, croit qu'elle meurt aussi, meurtrière innocente. Mais dans
son évanouissement, comme dans un sommeil mêlé de rêves, il lui
semble qu'elle sent battre le cœur de sa victime, que des bras, très
amoureusement, l'étreignent, qu'une voix, en riant un peu, lui dit à
l'oreille, dans un baiser: «La balle a cassé une branche au-dessus de
ma tête, je ne suis pas mort du tout, et vous êtes bien jolie!»


IV

Une heure après, ils sortent du massif pour aller déjeuner au pavillon
d'Ermenonville. Rosette Mirliton n'a pas eu l'idée de chercher le
revolver. Il est resté caché dans l'herbe, ou fiché dans la terre,
chargé de cinq balles encore. Quelqu'un le ramassera sans doute,
quelque jour. Un passant, qui ne songeait pas à mourir, plein
d'espérances, joyeux. Qui sait? en regardant le revolver, il deviendra
pensif, peut-être, songera au néant de vivre et d'aimer; et, parce
que cette arme se sera trouvée là, offerte, comme un doux et triste
conseil...... Car l'occasion est la tentatrice mystérieuse de nos
faibles volontés.




L'UN N'EMPÊCHE PAS L'AUTRE


Tu es une âme, et tu es une bête. Tu as un front, et des entrailles.
Homme ou femme, n'importe, il n'est pas de divinité où tu n'atteignes,
pas d'animalité au-dessous de laquelle tu ne te vautres. Médite sur le
symbole de l'ermite extatique et de son abject compagnon; tu es, dans
une seule personne, le saint et le pourceau; tu as ton ciel et ton
auge; tu magnifies et tu grognes. Dans l'édifice de la création, une
partie de ce que tu es habite les mansardes, près des étoiles, l'autre
partie le sous-sol, près des égouts. Avec la faim des ambroisies,
tu as l'appétit de l'ordure. Une erreur de la science moderne, c'est
de nier cette indubitable dualité que les religions consacrent; et
ton erreur, à toi, presque un crime,--crime rémissible à cause même
de sa fréquence, mais fécond en détestables résultats,--c'est de
vouloir concilier, mêler les deux êtres qui forment ton être, et que
tu portes en toi, quoi que tu fasses, comme le Prophète et comme ton
portier. Orgueilleux de ta pensée, mais épouvanté des élans où tu
pourrais la suivre, satisfait de tes sens, mais écœuré des basses
besognes où tu pourrais te complaire, tu essayes de les rapprocher,
abaissant l'une, élevant les autres; tu veux les mettre de niveau; tu
ressembles à la Dorine de la comédie qui prend la main de Marianne et
prend la main de Valère: malheur à toi si les deux fiancés--qui se
haïssent plus que tu ne penses--se rejoignent, et si la pièce finit
par un mariage. Tu auras la paix, soit, tu ne seras plus le champ de
bataille de deux hostilités acharnées, mais à quel prix! Si haut
qu'ait pu se hisser la moitié vile de toi-même, combien, pour s'y
adapter, l'autre, la sublime, aura dû descendre! Avec l'aristocratie
de tes aspirations sacrées et la populace de tes immondes instincts,
tu auras fait je ne sais quoi de plat, de médiocre, un juste milieu,
une bourgeoisie; ni sous-sol ni mansarde, un second étage, sur la cour;
adieu l'immatérialité des chimères toujours lointaines, adieu les pures
délices de l'inassouvissement! Adieu aussi les satisfactions de la
bestialité repue! Tes deux natures, diverses, mais complètes, se seront
pénétrées, en s'altérant, jusqu'à en former une seule, artificielle,
incomplète, à qui manquera toujours de ne pas être assez haute et de ne
pas être assez basse; d'une seule bouche, qui n'osera être ni une lèvre
d'ascète ni un groin de porc, tu prieras presque sans foi, tu mangeras
presque sans faim. Trop peu d'étoiles, et pas assez de boue, les unes
salies par l'autre pourtant! Fusion absurde, coupable, de choses qui
devaient demeurer éternellement séparées. Et c'est surtout dans l'amour
qu'apparaîtront la folie et l'abjection d'un tel accommodement. Quoi,
moitié d'ange et moitié de brute conjointes dans l'unité humaine,
tu seras assez insensé pour demander un peu de rêve et d'idéale
tendresse au baiser de la fille-louve qui s'offre toute en rut, et,
s'il t'arrive de rencontrer une enfant pure et blanche comme un corps
qui serait une âme, tu seras assez vil pour la souiller d'une bestiale
concupiscence? Ces paroles t'irritent, tu te rebelles, tu réponds: «Que
faut-il donc faire? N'est-ce pas agir sagement que de vaincre l'une
par l'autre les deux forces qui m'entraînent chacune d'un côté dans
un cruel déchirement?» Ce qu'il faut faire? il faut ne pas corriger
l'œuvre divine, accepter, telle qu'elle est, dans sa plénitude, la
fatalité de ta double nature, être une âme, puisque tu es une âme, en
même temps qu'une bête, puisque tu es une bête, ne pas t'effrayer de
ton azur, ne pas rougir de ta fange, en un mot rester capable--car
tu es né tel--de tous les envolements et de toutes les chutes! Et,
cela, tu le peux; oui, te dis-je, tu le peux. Lève la tête, monte,
plane, va, sois le compagnon de vol des anges mystérieux qui passent
dans les nuées, et cueille des fruits d'or dans le jardin des étoiles,
ces célestes Hespérides! Tu n'as qu'à suivre ta pensée; elle sait le
chemin de sa patrie. Mais ne dédaigne pas la terre où marchent tes
pieds sans ailes; au retour de l'idéal, réjouis-toi dans la réalité;
dors, bois, mange, baise les bouches, étreins les corps. Tu écoutais
tout à l'heure la musique des chœurs paradisiaques. Maintenant, voici
ta pâtée: soûle-toi. Amant, sache adorer d'une incorruptible extase,
qui n'oserait même pas baiser le bas d'une robe blanche, les jeunes
filles pareilles aux Immaculées des vitraux, et demande au lit des
prostituées, pleins de chairs complaisantes, l'essoufflement suprême du
plaisir. Poète, converse avec les Muses dans le bois sacré de Puvis
de Chavannes, et couche avec ta servante, si elle a la gorge belle.
Tout t'est permis, pourvu que, jamais, tu ne ravales ton être divin
jusqu'aux contentements de la matière, ni que jamais tu ne tentes, en
ta folie, de hausser jusqu'aux joies hyperphysiques ton être bestial.
Tu es double? Sois deux, très nettement. Ne crains pas, d'ailleurs,
de déshonorer, par les plaisirs d'en bas, les délices d'en haut; ton
âme est si distincte, si éloignée de tes sens,--à moins que tu n'aies
commis la faute de les vouloir mêler,--qu'elle leur demeure absolument
étrangère, que rien de ce qui les concerne ne saurait influer sur elle;
tu peux être à la fois le plus chaste et le plus débauché des vivants!
Ne crains pas davantage que l'auguste Béatrice, à qui s'adressent tes
vœux agenouillés, dont jamais tu n'as effleuré d'un désir la candeur
ni d'un souffle les doigts, ait de quoi être offensée parce que tu te
pâmes d'aise dans les bras de quelque fille. Le baiser n'a rien de
commun avec l'amour! Elle ne doit pas plus en être jalouse que d'un
cigare fumé, d'un verre de champagne où tes lèvres se sont trempées, ou
de n'importe quel autre plaisir, rencontré, accepté par désœuvrement,
dont on remercie le hasard; et même, délivré pour quelques heures des
grossiers appétits, délesté de ta bassesse, tu t'élèveras vers elle,
sans jamais la rejoindre, avec une dévotion plus fervente et plus
séraphiquement subtile!

Il ne fut jamais d'âme plus pure que celle de madame de Pasquelis.
Comme ces fenêtres des toits, qui ne voient pas la rue, elle
ne s'ouvrait que vers le ciel, et les seules choses qu'elle
aimât d'ici-bas, c'étaient les fleurs et la musique. Encore
ne les aimait-elle que d'une façon assez étrange, avec un peu
d'effarouchement; il eût été fort pénible à madame de Pasquelis qu'on
lui offrît un gros bouquet de roses ou qu'un instrument chantât
auprès d'elle; elle se plaisait au parfum des fleurs qu'on ne voit
pas, cachées derrière un rideau, et aux sons très lointains, à peine
entendus, qui meurent. Délicate ainsi, elle se montrait fort troublée
dans le monde où son nom et sa fortune la contraignaient d'aller,
et, quand on lui adressait la parole, elle avait, comme s'éveillant,
un recul, avec l'air d'une sensitive qui a peur d'être froissée. Si
elle s'éprit d'un homme, elle que l'on eût crue à peine femme,--mais
on l'est toujours un peu, et même beaucoup,--ce fut sans doute parce
qu'elle l'avait déjà rencontré dans ses rêveries vers le ciel! Il y
avait eu entre eux des fiançailles d'anges. Ils s'aimèrent éperdument,
avec une chasteté si parfaite que leurs mains ne se touchèrent jamais,
et que, seuls, ils se parlaient à peine, jugeant les mots humains
indignes d'exprimer leur infinie dilection; et même les regards
échangés leur semblaient une forme trop grossière de l'aveu.

Or, une nuit, elle voyageait. Elle avait promis au bien-aimé qu'elle
passerait, à pied, au jour levant, devant la maison qu'il habitait,
loin de Paris, sur la lisière d'un bois. Elle n'entrerait pas dans la
maison, mais il serait à la fenêtre, ils se verraient, d'un peu loin,
un instant, et ils garderaient de cette minute toute une longue joie.

Dans un coin du wagon, elle songeait à l'heureux lendemain, les yeux
vers l'azur plein d'étoiles, mêlant ses rêves aux nuées.

Quelqu'un, qui était assis en face d'elle,--n'importe qui, un voyageur,
d'ailleurs robuste et de belle mine,--la regardait fixement, la
trouvant belle. C'était sans doute un de ces sots qui croient aux
brusques bonnes fortunes, dans un train, par hasard; car, tout à coup,
profitant d'un cahot, il se pencha vers madame de Pasquelis, lui prit
la main, impudemment, lui entoura du bras la taille, et lui mit les
lèvres aux lèvres à travers la voilette mordue! Elle ne fit pas un
geste, ne prononça pas une parole. Elle avait sous le baiser un lent
soupir, qui ne se plaint pas.

Enfin, quand ce fut le point du jour:

--Merci, Monsieur, dit-elle en rajustant sa voilette.

Et, se tournant du côté de la vitre blanchie et rosée d'aurore, les
yeux vers les dernières étoiles, elle se reprit à songer, l'âme
extasiée en d'immatérielles délices, au bien-aimé qu'elle verrait
tout à l'heure, accoudé à la fenêtre, sur la lisière du bois, qu'elle
verrait, d'un peu loin, un instant.




LE TROISIÈME OREILLER


Quand il entra pour la première fois dans le grand lit de Luce Luciol,
l'heureux enfant ne perdit pas une minute à considérer les malines qui
bordent les draps, les vaines couvertures en soie grège du Japon, il
n'accorda pas la moindre attention aux satins d'or ruisselant sur les
trois marches de la couche, à la chute lente des rideaux de peluche
qui, du violet sombre, se dégradent au rose tendre. Car il n'avait rien
en lui, ni le cœur, ni l'esprit, ni le reste, qui fût disposé à se
laisser distraire par des dentelles ou des étoffes! Son unique désir,
c'était de serrer contre lui,--ah! bien oui, des étoffes! quel préjugé,
même les mousselines!--la chère femme si longtemps cruelle, qui l'avait
élu enfin, et il connut, dans l'éperdu oubli de tout ce qui n'était pas
elle seule, l'hymen chaleureux des lèvres, l'étreinte à pleins bras, la
tiédissante fraîcheur de la peau sous la peau. Mais, lorsqu'elle se fut
endormie, délicieusement lasse, avec le sourire épanoui où étincellent
les dents baisées, il regarda autour de lui, comparant à sa chambre
d'étudiant, carrelée, presque vide, aux murs nus, cette chambre de
soie, encombrée de jolis bibelots, admira le sommeil de Luce, rose et
doré, sous la peluche, dans des fouillis blancs; et, charmé de la belle
femme, il était flatté du beau lit.

Une seule chose le fâcha. Près de la ruelle, au delà des deux oreillers
fripés par l'emportement des caresses, il y avait un oreiller encore.

Pourquoi l'avait-on placé là? A quoi pouvait-il servir! Intact, il
se gonflait, l'air d'attendre une tête, faisant aux duos d'amour une
menace de trio. Il avait l'importunité d'un couvert inutile, qui, en
rappelant l'arrivée possible d'un convive, trouble l'intimité des
repas. L'enfant le regardait avec un étonnement où se mêlait de la
colère; bien qu'il fût certain d'être aimé, la pensée lui venait, si
cruelle aux jeunes cœurs, de celui qui, connu ou inconnu, s'appelle
toujours «l'autre»! et, d'un geste violent, qui eût bien serré la gorge
d'un rival, il saisit l'oreiller vide, le secoua, voulut le jeter au
loin.

Mais Luce, réveillée dans un petit cri d'épouvante, vit le geste et
l'arrêta.

--Que faites-vous? voulez-vous bien laisser cet oreiller tranquille!

--Pourquoi? il ne sert à personne.

--A aucun être réel, c'est certain; mais, à personne, qu'en sais-tu?

Il ne comprenait pas, elle riait.

--Il sert aux amants... qui n'existent pas, dit-elle.

Elle s'accouda dans des bouillons de dentelles.

--Je l'ai toujours eu près de moi, la nuit, cet oreiller vide, où tous
les amoureux chimériques ont posé leurs têtes à côté de la mienne. A
seize ans, je voyais s'y endormir, après les baisers rêvés, le héros du
roman lu en cachette, les poètes des chers poèmes; Paul, en y fermant
les yeux, m'appelait Virginie, et des mains illustres y déroulèrent
mes cheveux d'Elvire ou de Graziella. Mon lit de jeune fille avait
deux oreillers, mon lit de jeune femme en a trois. Ni la jalousie de
mon mari, ni le dépit exigeant de quelques jeunes hommes ne m'a fait
renoncer au voisinage des douces visions. Là, sur la blancheur de la
batiste bordée de malines, les don Juans et les Lovelaces me tendent
le piège de leurs baisers, les Almavivas murmurent pour moi seule la
ritournelle de leurs sérénades, les Chérubins me préfèrent à leurs
marraines, et, pendant que l'époux ou l'amant me serre entre ses bras,
Faublas me dit à l'oreille: «Si je me cachais sous le lit?» Chaque
fois qu'un chapitre de livre d'amour, lu entre deux visites ou relu
dans ma mémoire, me trouble l'âme doucement, je lui donne rendez-vous,
pour le soir, sur le troisième oreiller! Il ne manque pas de venir;
quoique je ne sois point seule, il me parle, tout bas, et c'est à
lui que je fais la réponse qu'un autre entend. Mais les personnages,
tendres ou libertins, évoqués d'entre les pages, ne sont pas seuls à
me rendre visite; j'accueille les souvenirs qui furent des réalités,
l'avenir qui sera le présent; celui que j'aime a souvent pour compagnon
de lit--près de la ruelle--celui que j'ai aimé ou celui que j'aimerai;
mon amour nouveau s'aide de l'amour passé ou de l'amour futur; je
baise, sur les lèvres de ce soir, le baiser d'hier ou le baiser de
demain. Il m'arrive,--oh! le joli raffinement!--de penser que j'excite
à plus de désir, par le bonheur de celui qui est là, la tendresse de
celui que j'y crois être; ou bien, plus simplement, grâce à une parole
en apparence échappée, qui avoue une mystérieuse présence, j'inspire
au réel amant une émulation féconde en de plus subtiles délices. Cela
m'amuse, et m'extasie aussi, ce duel de la bouche qui me mord avec
la bouche dont je voudrais être mordue, du vrai avec l'idéal; je me
jette entre eux, comme une Sabine éplorée; je m'imagine sentir, si
je laisse s'exaspérer leur querelle, la fureur des coups qu'ils se
portent à travers moi; et, si je les réconcilie, ils m'enlacent en
s'embrassant. Quelquefois, c'est d'une ressemblance avec celui qui se
croit seul, que surgit l'apparition du chimérique partageur; d'autres
fois, d'une dissemblance; mon caprice s'autorise de la similitude,
ou de l'antithèse. Ta jeunesse, cette nuit, t'a peut-être donné pour
rival,--rival qui t'a servi,--un frêle adolescent pareil à toi,
entrevu, l'an dernier, à une fenêtre de Stockholm, la tête vers son
livre; à moins que je ne t'aie préféré, en t'adorant, quelque robuste
montagnard basque, la poitrine poilue, courant sus au taureau et lui
empoignant les cornes d'une vigueur qui ne lâche pas prise. Sous les
rideaux de mon alcôve, où triomphent également la vérité et le songe,
j'ai confronté tantôt des ménechmes, tantôt des fils étonnés de races
différentes! Mais enfin, en aucun cas, en aucun temps, je n'ai accepté,
satisfaite ou déçue, une étreinte que d'autres bras n'aient resserrée
ou dénouée, et nul homme n'a dormi seul avec moi dans ce lit où j'ai
goûté plus entier, à cause de ton innocence, le bonheur de la trahison.

Comme il la regardait, épouvanté:

--Hélas! dit-elle d'une voix plus lente, ignorais-tu qu'à cette heure
la complication des âmes leur interdit l'absorption dans un vouloir
unique, la simplicité du désir? Qui donc, aujourd'hui, pensant à
une chose, ne pense qu'à cette chose, et, la faisant, ne mêle pas à
l'accomplissement le regret ou l'envie d'une autre action? Où est-elle,
l'amoureuse ingénue qui baise, seulement, les lèvres qu'elle baise? Ce
que je proclame, d'autres, rougissantes, n'auraient point le courage
de l'avouer. Mais, enfant, ô pauvre enfant! sache-le: aucune femme
ne se donne, qui ne se partage, en rêve du moins, et dans le lit de
toutes les épouses et de toutes les maîtresses, triomphe, invisible, le
troisième oreiller!




LA PREUVE


I

Une nuit qu'ils ne dormaient pas,--nuit pareille à toutes leurs nuits,
car, l'un près de l'autre, ils ne dormaient jamais,--elle lui demanda,
en levant ses bras nus d'où glissèrent jusqu'à l'épaule des dentelles:

--Qu'as-tu donc, ô mon bien-aimé? Pourquoi demeures-tu muet, avec un
songe triste dans les yeux, tandis que je t'enlace et te berce et te
baise! Qu'est-ce donc qui te manque, et que peux-tu regretter, ou
désirer, quand je ne te refuse rien et voudrais te donner plus encore?
Ne suis-je pas assez belle? la neige de mes seins n'est-elle pas assez
parfumée sous tes lèvres? ou trouves-tu que l'or ardent du soleil est
plus roux que mes cheveux? Dis, parle, explique-toi; car ton souci me
tourmente cruellement. Peut-être la chambre princière qui t'accueille
tous les soirs ne te paraît point assez merveilleusement luxueuse
avec ses mousselines de Sirinagor, et ses tremblements, çà et là, de
verroteries qui sont des rubis, des diamants et des perles? Le tokay du
souper,--pendant qu'à genoux je te regardais tremper tes lèvres dans le
verre que ma bouche enviait,--t'a-t-il semblé amer, ou les bécassines
de Corse n'étaient-elles pas cuites à point dans le sucre acide des
raisins verts de Chio? Oh! ce qui t'a fâché, ne me le cache pas,
enfant, puisque je suis celle qui n'a de joie qu'à cause de ton sourire.

L'ingrat répondit, d'une voix qui boude:

--Si je suis fâché, c'est que je ne suis pas sûr de ton amour. Tu es
plus belle que tous les rêves et mieux odorante que toutes les fleurs.
Ta chambre est le nid somptueux des infinies délices, et le souper a
dû être apprêté par ces anges cuisiniers qu'on voit dans les peintures
de Murillo. Cependant, je ne suis pas satisfait, parce qu'auprès de
moi, ton cœur, il me semble, ne palpite pas assez fort, parce que je ne
sens point, lorsque mes mains serrent tes bras, les veines sous ta peau
battre assez fiévreusement.

Elle le considéra, étonnée.


II

Pour l'amour de ce jeune homme qui avait de très grands yeux, elle
avait tout osé, la courageuse femme. Elle ne s'était pas bornée à
le choisir, elle, noble, illustre, presque Altesse, à se donner à
lui, si belle! Afin de complaire à cet écolier bohème qui longtemps
s'était accommodé du baiser des filles de taverne, elle avait bravé le
mépris,--se cachant à peine de l'aimer,--et le plus grand des périls.
Car son mari, dans sa robuste vieillesse, était un homme redoutable.
Jaloux de l'antique honneur de sa race, le moindre soupçon lui aurait
fait oublier toute miséricorde, et il n'eût pas hésité à frapper
l'épouse adultère, à la traîner par les cheveux avec des mains rouges
de sang. N'importe! chaque soir,--dès que les gens étaient endormis
dans le palais,--elle sortait, sans peur, la tête voilée d'une mante,
allait chercher dans un misérable logis l'amant qui ne daignait pas
toujours l'attendre, lui prenait le bras, l'entraînait, l'emportait
vers la demeure princière. Pour ne pas éveiller les serviteurs, elle
marchait pieds nus sur les dalles froides des vestibules. Un seul
bruit! et toute la valetaille éveillée, accourue, eût constaté,
proclamé le déshonneur du maître. Elle ne tremblait pas. «Viens!
viens!» disait-elle à voix basse. Et, jusqu'au matin, oui, jusqu'au
plein jour,--dût la fuite du bien-aimé être surprise et révélée,--elle
le tenait entre ses bras, enivrée, dans la chambre voisine de celle
où sonnaient quelquefois, parmi le grand silence nocturne, les pas
si proches de l'époux qui aurait pu se montrer tout à coup, armé, de
l'époux qui n'eût pas fait grâce!


III

Cependant, l'amant répétait:

--Non, tu ne connais pas, auprès de moi, la fièvre des amours éperdues;
ton souffle est lent, régulier, paisible, ton pouls n'est pas plus
agité que celui d'un enfant qui dort.

--Oh! tu crois cela? dit-elle.

Elle songea un instant.

--Fallût-il mourir, je te prouverai que tu te trompes!

Puis, d'une voix qui commande:

--Cache-toi sous les draps, ou dans la ruelle. Cache-toi, te dis-je,
sans quitter ma main pourtant, et, quoi qu'il arrive, ne bouge pas si
tu tiens à la vie.

Elle ordonnait avec une telle fermeté, qu'il obéit, instinctivement,
sans une parole; dès qu'il eut disparu, le corps dans la ruelle, la
tête sous l'oreiller, elle saisit violemment le cordon de sonnette, qui
pendait dans l'alcôve, le tira, l'agita, comme en un réveil épouvanté.

Peu d'instants après, il y eut dans la chambre une irruption de
caméristes qui s'affolent. Qu'était-ce? Qu'y avait-il? Madame
était-elle malade? ou avait-elle eu quelque affreux cauchemar?
L'empressement encore à demi ensommeillé des servantes allait, venait,
rôdait, avec mille paroles, avec des bras levés qui n'ont pas eu le
temps d'entrer dans les manches.

La jeune femme dit:

--Je ne me sens pas bien. Priez le prince de venir auprès de moi.

Prévenu sur-le-champ, l'époux apparut inquiet, interrogeant.

Elle reprit:

--En vérité, reprit-elle, c'est un malaise qui m'a prise tout à coup et
que je ne saurais m'expliquer. Je vous prie d'ordonner qu'on avertisse
le médecin.

Sur un signe, les servantes sortirent; le prince se tenait près du lit,
observant la malade avec des yeux pleins d'une tendresse alarmée. Si
l'un des plis du drap, près de la ruelle, avait remué, si un mouvement
de l'oreiller avait révélé une coupable présence, la jeune femme
n'aurait pas vu se lever le jour, et l'aube eût pleuré de la voir, très
pâle, dans les dentelles du lit, rougies de sang.

Le médecin arriva.

--Docteur, dit-elle en lui tendant la main gauche,--de la droite elle
serrait toujours les mains de son amant,--docteur, tâtez-moi le pouls.
N'est-il pas vrai que j'ai une fièvre très violente?

Le médecin répondit après un silence:

--Très violente, en effet! comme sous le coup d'une émotion excessive.

--Mettez votre oreille à mon cœur. N'est-il pas vrai qu'il bat d'une
façon inaccoutumée?

Le médecin, après avoir obéi:

--Il bat étrangement, madame!

A ces mots, le vieil époux ne put retenir un cri, et ses bras robustes
eurent des tremblements. Quel était ce mal soudain? il était grave?
mortel, peut-être? «Ah! docteur, tout ce que je possède est à vous, si
vous guérissez la princesse!»

Mais elle, en souriant:

--Ne vous inquiétez pas. Cela ne sera rien, vous verrez. Je me sens
beaucoup mieux déjà, et je pense que quelques heures de bon sommeil
achèveront de me remettre.


IV

--Tu vois bien que tu te trompais! s'écria-t-elle dès qu'ils furent
seuls, avec un beau rire de triomphe.

Mais l'amant, sorti de la ruelle, frissonnait entre les draps comme
quelqu'un qui serait nu dans de la neige, ne disait mot, claquait des
dents; elle vit qu'il était tout blême.

Alors elle se sentit pleine de dédain, et elle chassa de son lit cet
homme qui avait eu peur tandis qu'elle exposait sa vie pour lui prouver
les battements de son cœur!




LE RÊVE DE LILA


--Colette!

--Lila?

--J'ai fait un rêve.

--Eveillée?

--En dormant.

--C'est fâcheux. Eh quoi! chérie, ignores-tu que les heures du sommeil
doivent être uniquement employées à se reposer des douces fatigues, à
se rendre capables d'en subir de plus douces encore? Il faut abandonner
aux personnes romanesques, grandes liseuses de poèmes, l'amour des
illusions nocturnes, qui lassent aussi, sans profit réel. Les
réalités, quand on sait s'y plaire, valent qu'on s'en contente--ne dis
pas non, Lila!--et que l'on n'use pas, dans la chimère, la faculté de
les convoiter. J'enrage chaque fois que j'entends parler d'un beau
songe; quel songe vaut deux bouches vraies qui se baisent? Les poètes
gâtent les femmes. Quant à ce qui est de moi, j'aurais le plus grand
mépris, si j'étais homme, pour une amoureuse qui s'éveillerait avec des
yeux battus où je ne serais pour rien.

--Oui, mais n'importe, j'ai fait un rêve.

--Que tu brûles de me raconter?

--Evidemment! Et le voici.

Lila Biscuit tira une petite houppe de sa pomme à poudre de riz, rose
d'un côté comme une joue de paysanne, et s'en caressa le visage,
peut-être pour voiler, préventivement, une rougeur possible; renversée
dans un fauteuil bas en face de son amie étendue sur la chaise-longue,
elle jouait du bout de son pied nu, tout en parlant, avec les
valenciennes du peignoir de Colette, qui bâillaient un peu, sous la
gorge.

--J'étais dans un pays très extraordinaire, dit-elle, où les gens ont
sur la vertu des idées qui ne seraient point du tout de mise dans le
monde où nous vivons. Figure-toi que les habitants de ce pays-là se
croiraient déshonorés s'ils épousaient une personne qui n'aurait pas
eu un très grand nombre d'aventures avérées; et, le soir des noces,
tous les invités,--il y en a quelquefois beaucoup,--entrent l'un après
l'autre dans le lit nuptial, tandis que le marié va rendre dignes d'un
prochain mariage toutes les jeunes filles des environs.

--Toutes? Tu exagères.

--Quelques-unes. Il fait ce qu'il peut! C'est du nombre, plus ou moins
grand, de ces demoiselles d'honneur,--on les appelle ainsi,--que l'on
félicite, le lendemain, la nouvelle épouse, comme on félicite l'époux
du nombre, plus ou moins grand, des invités; trop peu d'infidélités
légitimes, de la part du marié ou de la part de la mariée, serait un
cas de divorce. Et ces gens ont d'autres coutumes qui ne sont pas moins
singulières. Leurs tribunaux condamnent aux peines les plus sévères
les jeunes hommes convaincus d'être demeurés insensibles, cinq minutes
durant, à la compagnie d'une belle personne; en ce cas, généralement,
les époux ou les pères se portent partie civile. On montre du doigt
les couples qui reviennent du bois voisin sans que le désordre de
leurs vêtements révèle qu'ils ont fait leur devoir. Par un arrêté de
police, les femmes qui n'aiment point sont tenues d'habiter dans un
certain quartier, d'où les familles honnêtes écartent avec soin leurs
promenades; et dans les couvents ou dans les pensions on offre en
exemple aux petites filles la vie des amoureuses illustres qui, sans
jamais s'écarter de la bonne voie, donnèrent au baiser tous leurs jours
et toutes leurs nuits!

--J'imagine, Lila, que, dans un pays pareil, tu n'as pas dû tarder à
mériter une renommée très honorable.

--C'est ce qui te trompe, Colette! Les préjugés que j'avais emportés de
notre monde,--ce soir-là, précisément, je m'étais endormie seule,--ne
laissèrent pas de me causer de fort grands embarras; je fus traînée en
justice pour n'avoir pas mis, dans le délai légal, les bras au cou d'un
passant qui m'avait offert une rose.

--Eh! pourquoi, mignonne, refusais-tu obéissance à la loi? Il faut se
conformer aux mœurs des nations où l'on vit.

--Le moyen de faire deux choses à la fois! Au moment où le passant me
présentait une fleur, j'étais en train d'en donner une à un jeune homme
qui s'en accommodait volontiers.

--Une rose aussi?

--Ma bouche.

--Je t'excuse, et j'ose espérer que le tribunal se montra indulgent
pour ta faute involontaire.

--Indulgent? tu verras bien. Je dus d'abord endurer l'impitoyable
éloquence de l'accusateur public, qui mit en lumière l'énormité de
mon crime. Non seulement j'avais désobéi aux lois de ma nouvelle
patrie,--on aurait pu me pardonner cette infraction, à cause de ma
récente arrivée,--mais j'avais bafoué l'éternelle morale. J'avais
osé ne pas aimer qui m'aimait! En échange d'une fleur, je n'avais
rien donné, pas même un sourire! On eût cherché longtemps, dans les
annales du pays, avant d'y rencontrer un pareil excès d'impudence et de
rébellion. La nécessité d'un châtiment terrible s'imposait. Il y allait
de l'honneur des familles, de l'honneur de la nation tout entière.
Pouvait-on prévoir les conséquences d'un acquittement? pouvait-on
affirmer que les jeunes filles, que les jeunes épouses jusqu'à ce
jour fidèlement attachées à leurs devoirs ne trouveraient pas dans la
miséricorde des juges un prétexte à se détourner des obligations les
plus sacrées? Si je n'étais sévèrement punie, on verrait peut-être
d'autres femmes,--rien d'aussi contagieux que le mal,--se refuser aux
légitimes réciprocités, ne pas laisser leurs mains dans les mains
qui les pressent, détourner leurs lèvres du baiser, ne pas ouvrir
leur porte, la nuit, aux donneurs de sérénades; on entendrait, chose
encore inouïe, des bouches roses dire non! Et même savait-on s'il ne
se trouverait pas des créatures assez corrompues par mon exemple,
assez éhontées, assez dépourvues de sens moral pour se confiner dans
l'infamie d'un seul amour? A cette pensée, l'accusateur voilait sa
face rougissante. Il fut même sur le point de demander le huis clos. A
vrai dire, j'avais le droit d'objecter qu'au moment où la rose m'était
offerte, j'étais occupée à des fonctions honorables et absorbantes dont
il est difficile de se distraire. Circonstance atténuante, soit! «Mais,
s'écriait l'orateur, l'accusée niera-t-elle que ses doigts, que ses
regards étaient libres, sinon ses lèvres et sa parole? Ne lui était-il
pas possible d'accepter l'offrande dans un tendre serrement de
main,--sans interrompre le baiser,--ou d'en promettre, d'un coup d'œil,
la prochaine récompense?» Et il concluait avec colère à l'application
de la loi.

--Je tremble pour toi, mignonne.

--Avec raison, ma chère! Le jury rapporta un verdict affirmatif et je
fus condamnée à passer le reste de mes jours dans le quartier décrié où
sont reléguées les femmes qui n'aiment point.

--Pauvre Lila!

--Par bonheur, le roi fut moins cruel que les juges. Il daigna me faire
grâce, ou à peu près, donnant pour raison qu'une personne aimable comme
je l'étais ne serait pas éloignée de la société sans une grande perte
pour celle-ci, et que les justiciers seraient les premiers punis. Il
fut donc résolu que je resterais libre, à la condition cependant de
sortir victorieuse d'une épreuve jugée assez redoutable.

--Une épreuve?

--Les jeunes hommes du pays s'assembleraient devant le palais du
roi, j'irais de l'un à l'autre, sans en négliger un seul, et j'aurais
ma grâce, pleine et entière, s'ils s'accordaient tous à me proclamer
infiniment jolie et désirable.

--Me voilà rassurée. Rien ne te manque de ce qu'il faut pour plaire.

--Ils étaient si nombreux!

--Tu avais des précédents.

--Une chose surtout m'inquiétait. Dans quelle toilette me montrerais-je
aux arbitres? Je ne te cacherai pas,--si excessive qu'elle soit,--que
l'idée me sourit d'abord de mépriser les vaines parures et de me
laisser voir telle que m'admire et me complimente la psyché de ma
chambre de bain.

--C'eût été une grande faute! Défions-nous de la nudité. Pour si
exquise que l'on se connaisse, on n'est pas sûre d'être parfaite. As-tu
jamais entendu dire qu'un homme de goût se soit ardemment épris d'une
femme pour l'avoir vue sortant de la mer, sur la plage, dans le costume
qui dévoile tout? Il y a un peu de laideur dans la plus merveilleuse
beauté. Usons du mystère troublant des robes pleines de promesse. C'est
derrière un nuage que la lune est charmante. Il est bien vrai qu'un
moment arrive,--et ce n'est pas le moins doux,--où les étoffes n'ont
plus que faire; mais, alors, il est trop tard pour que l'amant se
dédise de son admiration, fût-elle déçue, et sa vanité de possesseur
nous est un garant de l'enthousiasme qu'il fera voir et de sa propre
illusion.

--Ah! comme je suis de ton avis! Après une courte hésitation, je
comparus devant la foule voilée jusqu'à la lèvre, gantée jusqu'au
coude, et une acclamation passionnée me prouva que ma cause était
gagnée,--en partie, du moins.

--En partie?

--Hélas! il y avait à la clémence du roi une condition encore, que je
ne t'avais pas osé dire. Non seulement je devais plaire à ces jeunes
hommes, mais je devais avouer qu'ils me plaisaient, tous, et leur en
fournir la preuve dans un baiser.

--Oh! combien étaient-ils, Lila?

--Trois mille.

--Miséricorde!

--Dans les jardins royaux, on voit beaucoup de bosquets, étroits,
fleuris, galants, des boudoirs de feuillage, avec des tapis de mousse;
autant de bosquets qu'il y a d'amoureux dans le pays. Une matrone qui
surveillait la stricte exécution des clauses de ma grâce, me conduisit
vers le berceau où m'attendait l'un des trois mille jeunes hommes. Tu
penses si j'étais effrayée! Ce qui me rassura un peu, c'est qu'il avait
de fraîches lèvres rouges sous les plus fines moustaches du monde. Je
pris mon mal en patience. Mais, du premier bosquet, je passai dans un
autre, dans un autre, dans un autre encore! et je t'assure que l'on ne
saurait rien se figurer de plus extraordinaire.

--J'aime à croire que chaque amoureux, au moins, ne réclamait qu'un
baiser, un seul, pas davantage?

--Ah! ma chère, les gens de ce pays se montrent, sur ces matières,
d'une exigence à peine imaginable! Ce qui est certain, c'est que,
malgré les fraîches lèvres et les fines moustaches,--ah! que de jeunes
bouches, Colette!--je me jugeais tout à fait digne de pitié...

--Je te plains! Je te plains!

--Et, certainement, j'allais renoncer au bénéfice de la grâce, j'allais
demander qu'on me menât dans le quartier décrié des femmes qui n'aiment
point, lorsque, en un soupir plus alarmé que tous les autres, je
m'éveillai brusquement! et j'étais seule, mordant mes cheveux, plus
fins que des moustaches, sur la malines de l'oreiller.

--Un rêve épouvantable!

--A qui le dis-tu, chérie!

Elles se turent un instant. Colette s'était levée à demi, et
s'accoudant à l'épaule de la songeuse, lui parlant bas dans les frisons
du cou:

--Mais, là, voyons, entre nous, Lilette, à quel bosquet t'es tu
réveillée?

--Au dixième! dit Lila en éclatant de rire.




M. ET MADAME JACQUELIN


I

Quand il sut qu'il était trompé, quand il lui fut impossible de ne
pas croire que sa femme avait un amant,--les lettres, avec leurs
tutoiements et leurs tendresses, ne permettaient aucun doute,--Paul
Jacquelin éprouva un grand soulagement! Pas un instant il ne songea
à son honneur compromis, à son nom bafoué. Ni colère, ni désespoir.
Au contraire, le Ouf de détente et de bien-être de ceux qui tombent
dans un fauteuil après une longue fatigue. Il ne se dissimulait pas
d'une façon absolue les inconvénients de sa situation nouvelle: une
rupture n'irait pas sans quelques tiraillements; les observations de
la famille, les étonnements des amis ne laissaient pas de l'inquiéter;
dans un an, il y aurait encore des gens qui, le rencontrant dans la
rue, lui diraient: «Et Madame, comment va-t-elle?» C'est gênant, cela.
Il pensait aux personnes du quartier, boulanger, boucher, marchande
de journaux, qui, pendant un mois, auraient, en le voyant passer,
un air de savoir les choses, de s'y intéresser. Dans certains coins
de province, comme il y en a beaucoup à Paris, les incidents un peu
inattendus, qui rompent la monotonie des heures pareilles aux heures,
laissent un long souvenir; ils font époque, établissent des ères; on
dirait à propos de n'importe quel autre fait, banal, une naissance, un
mariage, une mort, n'importe, «vous savez bien, c'était trois semaines
après le jour où M. Jacquelin s'est séparé de sa femme;» et il n'était
pas sans appréhension à cause de sa vieille servante qui prendrait
certainement un air attendri en mettant l'unique couvert des déjeuners
et des dîners. Mais combien ces menues contrariétés, qui diminueraient
peu à peu jusqu'à ne plus être, étaient peu de chose, comparées à
l'immense satisfaction de s'évader enfin d'une gêne intolérable. Paul
Jacquelin et sa femme, après s'être aimés pendant six mois autant
que peuvent s'aimer deux êtres médiocres accouplés par le hasard
du voisinage,--avez-vous remarqué dans les publications de bans la
fréquence de cette formule: «même rue»?--en étaient bientôt arrivés à
une complète indifférence l'un pour l'autre; indifférence qui ne tarda
pas à s'aiguiser en hostilité hargneuse. Un ennui continu, secoué de
querelles, c'était leur vie depuis dix ans. Les gens mariés, riches,
qui ont dans leur hôtel des appartements distincts, une domesticité
particulière, à qui la vie offre à chaque instant des diversions,
peuvent cesser de s'aimer sans en venir à se détester; la rareté de
leurs rencontres y maintient quelque courtoisie. Mais,--à cause du
logement étroit, de la vie d'intérieur imposée par une nécessaire
économie,--ne pouvoir se fuir quand on a perdu le goût de l'intimité,
être dans des corps qui cohabitent des âmes enfin disjointes, ne
faire qu'un étant désunis, c'est grâce à cela que beaucoup de ménages
bourgeois ressemblent à une niche où deux chiens enragés seraient
attachés par la même chaîne. Sait-on quelle rage sourde peut se
continuer dans les songes d'un mari et d'une femme qui s'endorment
dans le même lit--en s'écartant l'un de l'autre--après le bonsoir sans
caresse, et quelles affreuses chimères, quelles criminelles rêveries
d'arsenic jeté à la dérobée dans la crème à la vanille peuvent les
hanter au dessert des repas en commun sans appétit ni bonne causerie?
Tous les bâillements d'où naissent toutes les colères, toutes les
fadeurs fécondes en amertumes, Paul Jacquelin les avait connues,
pendant dix années! Mais, enfin, grâce à ce bienheureux adultère,
il allait sortir de peine. Pas de procès, pas de scandale. «Madame,
vous ne devez plus rester chez moi!» Elle consentirait certainement
à cette séparation amiable, car tout autant que lui elle devait être
lasse du long martyre conjugal; et, quelques affaires d'intérêts vite
réglées, il serait libre. Libre! A cette seule pensée, il se sentait
le cœur gonflé d'aise, il respirait à pleins poumons. Ne plus avoir,
toujours et si voisine, cette présence ennuyeuse d'une femme ennuyée!
Manger seul! Coucher seul! Puis, à bien considérer les choses, il était
jeune encore; à quarante ans, les espérances sont encore permises. On
n'est pas forcé de dire son âge. Rien ne rajeunit comme de se faire
raser tous les matins. Il y a des eaux qui rendent aux cheveux leur
couleur primitive. Eh! eh, qui sait? il n'avait pas dit son dernier
mot. Recommencer la vie? pourquoi pas? Il y a de jeunes personnes
qui s'accommodent volontiers d'un homme mûr. Pas de «collage», par
exemple! Autant vaudrait rester marié. Bref, un homme très heureux, ce
serait lui. Et sa bonne humeur lui donna le courage de mener les choses
rondement. Trois heures après les lettres découvertes, madame Jacquelin
avait quitté le domicile conjugal pour n'y jamais rentrer.


II

Ah! ma foi, il se mit à mener une vie de polichinelle. «La fête», comme
on dit. Tous les jours au café, à l'heure de l'absinthe, et, presque
tous les soirs, aux Folies-Bergère, regardant les filles sous le nez,
trouvant que la poudre de riz sent bon. Après le spectacle, le souper.
En cabinet particulier. «Garçon, très poivrées!» quand il commandait
des écrevisses à la bordelaise; et il en commandait toujours. La vie
d'un avoué de province qui vient passer les vacances à Paris. C'était
bien le moins qu'il s'en donnât autant qu'il pouvait, à présent. Le
jeûne excuse l'indigestion. Mais ce qui le charmait plus que tout,
c'était de trouver la maison vide quand il rentrait. Oh! les bons
sommeils, au beau milieu du lit; bien tranquille, étendant les bras
à sa fantaisie. Autrefois, c'étaient toujours des querelles avant de
s'endormir. Jacquelin avait une manie: il ne pouvait supporter de
coucher dans un lit «bordé»; l'étreinte des draps et des couvertures
tendues lui causait des impatiences et même des tristesses; il se
croyait serré dans un linceul; naturellement, madame Jacquelin exigeait
que la domestique «bordât» le lit aussi strictement que possible.
De là, des grognements, qui ne cessaient que dans des ronflements.
Tous les draps en l'air maintenant et toutes les couvertures aussi!
de l'air, de la liberté. Les bonnes nuits! Et les déjeuners étaient
charmants. Les plats qu'il préférait, il se les faisait faire, très
gourmand, se régalant, content d'avoir enfin à table la place qu'il
avait toujours enviée, près du poêle, l'hiver, près de la fenêtre,
l'été. Mais ce qui était particulièrement agréable, c'était de
pouvoir lire le journal bien à l'aise, du Premier-Paris au Courrier
des théâtres, sans rencontrer, quand il tournait la page, le regard
de madame Jacquelin, impatiente, rayant la nappe de ses ongles, et
attendant qu'il eût fini, pour lire à son tour. De sorte que ce veuf
d'une femme vivante coulait ses jours dans une béatitude parfaite.
Et, les soirs où il n'allait pas aux Folies-Bergère, où il préférait,
à cause du mauvais temps, pour ne pas prendre une voiture, faire une
partie de dominos dans le petit café au coin de sa rue, si quelqu'un,
dans la mauvaise humeur d'une pioche malheureuse, s'avisait de faire
une allusion faussement attendrie au «malheur» de M. Jacquelin,
il fallait voir avec quel sourire de dédain et de satisfaction il
accueillait cette vaine méchanceté. Ah! par exemple, les gens qui le
plaignaient avaient du temps à perdre.


III

Il était plus malheureux que les pierres! En moins d'une année, il
avait vieilli de dix ans, était devenu affreusement maigre; et s'il
avait voulu se teindre, il n'aurait pas pu, les cheveux lui manquant.
Ce n'était pas vrai, cette Joie, cet air de dire: «je m'en fiche!»
Ce n'était pas vrai qu'il dormît bien dans le lit pas bordé, que les
plats du déjeuner lui parussent bons, qu'il prît plaisir à regarder
les filles sous le nez ou à manger des écrevisses à la bordelaise. Un
chien qui dans une folie de vagabondage a fui son maître, et qui le
regrette, voilà ce qu'il était. On peut se désaccoutumer du bien-être,
du plaisir, de l'amour, on ne se désaccoutume pas de l'ennui. Il est la
pire et la plus tenace des habitudes. On ne se tire pas de cette glu.
Il est possible de renoncer à toutes les délices, mais se dépêtrer de
la monotonie, du ron-ron, des bâillements, ah! bien oui. Roméo peut
oublier Juliette, mais monsieur Denis ne peut pas oublier madame
Denis. Les liens les plus résistants sont les liens les plus mous. A
ces moments même où il feignait, se mentant à lui-même, de s'intéresser
aux choses de sa vie nouvelle, toute sa pensée était tournée vers le
morne et lugubre passé. Il avait froid dans le lit veuf! et s'endormait
mal, sans s'être querellé. A l'heure du déjeuner, il se trouvait mal
assis, parce qu'il avait la bonne place, et il lisait sans intérêt le
journal qu'il n'avait pas le plaisir de faire attendre.


IV

Une fois, revenant chez lui, il eut une grande surprise: sur la nappe
il y avait deux couverts, et madame Jacquelin entra, comme elle entrait
l'an passé, par la porte à côté du poêle. Elle aussi, elle avait essayé
de vivre hors de l'antique ennui! Ils se regardèrent, sans prononcer
une parole, s'assirent, dînèrent en silence. Puis, la soirée, au coin
du feu, comme autrefois, sans demande d'explication, sans épanchement,
et l'entrée dans la chambre à coucher, elle portant la lampe. Ils
dormirent bien. Depuis ce temps la vie de jadis a recommencé, avec la
monotonie des dos tournés, des paroles hargneuses, des querelles pour
le lit bordé ou pour le journal attendu. Un retour au bagne. Le soir, à
l'heure où M. Jacquelin revient de quelque promenade, si le concierge
lui remet des lettres pour «madame», il les prend et les remet à sa
femme sans les avoir lues.




LA VOIX DE JADIS


C'était dans le sous-sol d'une de ces sales brasseries où la police
tolère que l'on boive encore après que tous les cafés et tous les
débits de vin sont fermés. A des tables de bois, sous la poussière
jaune du gaz, s'accoudaient les lassitudes saoules des rôdeuses
nocturnes qui avaient fini leur besogne et de quelques hommes qui les
avaient attendues tout le soir; elles, fardées, eux, très blêmes et
rasés de près comme des cabotins.

Comme nous allions sortir, écœurés de notre curiosité satisfaite:

--Regarde, me dit mon compagnon.

Il me désignait, seule, assise au fond de la salle, une femme très
grande, très grasse, dont les cheveux roux en touffes bouffaient hors
d'une toque à plume. Plus fatiguée que vieille, et la gorge tombant
dans la soie lâche du corsage, elle avait dû être belle, elle l'était
encore par la blancheur laiteuse de sa peau, par ses larges yeux noirs,
profonds, fixes, où l'hébétude s'animait quelquefois d'un reste de
pensée. Une fille, certainement, comme ses voisines; on voyait de la
crotte de trottoir au bas de son jupon, à la semelle de ses bottines;
mais, énorme, et pesamment assise avec l'air d'une colossale idole,
elle semblait, cette créature, le type exagéré, la personnification
presque grandiose de toute une espèce.

Étonnés, nous approchâmes.

D'une voix enrouée, très forte, qui domina tout le chuchotement des
conversations à voix basse, elle nous demanda de lui payer à boire.
Elle se fit servir quatre verres de genièvre qu'elle versa dans une
chope où restait de la bière, et vida la chope d'un seul trait. Puis
elle se mit à chanter le refrain d'une chanson de café-concert. Ce fut
un râle rauque, gras, avec des traînements faubouriens, un geignement
étranglé d'ivrogne. «A la bonne heure!» dit-elle en éclatant de rire.
Puis, familière, elle nous parla.

«Il n'y en a pas une pour boire autant que moi. Une bouteille
d'eau-de-vie, après douze bocks, ne me fait pas peur, et je ne me grise
jamais. Je connais des femmes qu'on ramasse tous les soirs, ivres,
au coin des rues; moi, je marche plus droit quand je sors de chez le
marchand de poivre; la boisson, ça me leste. Mais il ne faut pas croire
que je boive pour mon plaisir. Ah! bien, oui. Je n'aime pas la bière,
ni l'absinthe, ni le rogomme; il y a des moments où je donnerais je
ne sais quoi pour avaler un verre d'eau pure, bien claire, qui me
caresserait la gorge et me mettrait de la fraîcheur dans l'estomac. Et,
si je bois, ce n'est pas non plus pour être amusante avec les hommes.
Je me soucie bien d'être amusante! Je fais mon métier, tout juste. Je
donne ce qu'on m'achète, pas autre chose. Est-ce que je suis obligée
d'être de bonne humeur, d'avoir des mots drôles, de faire rire les
gens par-dessus le marché? Il ne manquerait plus que ça. Ils croient
peut-être qu'ils m'amusent, eux? Non, si j'ai pris l'habitude de m'en
fourrer jusque-là, de l'alcool à trois sous le verre, c'est pour une
autre raison, et ça ne regarde personne.»

Elle parlait bas, maintenant, comme pleine d'une pensée triste, et,
détournée à demi, elle prit sa tête entre ses larges mains grasses, la
fit pencher à droite, la fit pencher à gauche, berçant son front comme
on berce un enfant malade.

Puis, bien que nous ne l'eussions pas interrogée, elle continua sans
nous regarder.

«Oui, pour une autre raison. Si vous voulez la savoir, je veux bien
vous la dire. Il faut que je vous explique une chose: ce n'est pas
gai tous les jours, ni toutes les nuits, la vie que je mène. Patauger
dans la boue de neuf heures du soir à deux heures du matin, parler aux
gens qui rentrent chez eux, être rudoyée de coups de coude quand les
passants sont de mauvaise humeur, retirer son corset dans une chambre
d'hôtel garni où il n'y a pas toujours du feu, redescendre l'escalier,
recommencer la promenade sous la pluie, ce sont des amusements dont
je me passerais bien. Dans les commencements, surtout, c'était dur.
Au moment d'aller sur le boulevard, j'avais des envies de sortir par
la fenêtre. Mais quoi? que voulez-vous? il fallait manger, n'est-ce
pas? et je vous demande un peu si j'aurais trouvé du travail ailleurs
que dans l'atelier des quatre vents? Quand on est tombée où je suis,
plus moyen de s'en tirer; c'est une glu qui tient ferme, la crotte du
ruisseau. Enfin, peu à peu, je me suis habituée. Tous les métiers ont
quelque chose de désagréable. A présent je suis faite au mien. Si on me
donnait des rentes, si on me mettait dans mes meubles, si je n'étais
plus obligée de descendre dans la rue, je ne saurais peut-être pas à
quoi passer le temps; ça me manquerait de ne pas être mouillée par la
pluie, salie par la boue, battue par le vent, bousculée par les hommes.
Bref, je vous dis que j'ai pris mon parti, et puisque c'est comme
ça, tant pis, voilà, c'est comme ça. Ah! seulement, il y a une chose
à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer. Pour que les gens fassent
attention à vous, le soir, il faut leur parler, n'est-ce pas? Eh bien,
chaque fois que je parle à quelqu'un en le tirant par le bras,--les
mots que nous disons, vous les savez bien,--je ne puis pas m'empêcher,
c'est plus fort que moi, d'avoir le cœur serré, affreusement, comme si
j'allais mourir, et j'ai toutes les peines du monde à ne pas pleurer
toutes les larmes de mon corps. Ce n'est pas à cause des paroles que
je dis, oh! non, ni à cause de la honte de faire ce que je fais,--je
ne suis pas si bête, bien sûr!--mais c'est à cause de ma voix, que
j'entends. Quand je me suis bien reposée, quand j'ai dormi toute la
journée, ma voix n'est pas rauque et grasse; je l'entends très douce au
contraire, très pure comme elle était autrefois, du temps que j'étais
gamine, chez nous, à la campagne. Elle me tue, cette voix-là! je la
reconnais, elle me rappelle les choses qu'elle disait. Je me souviens
de la maison, du père et de la mère, et des petites sœurs, qui ne sont
pas venues à Paris, elles, qui se sont mariées au pays; elle me fait
penser aussi aux rendez-vous que j'avais derrière la haie avec le fils
du forgeron, un beau gars qui m'embrassait à pleins bras, me baisait
bruyamment la bouche,--vous savez, nous, on ne nous baise pas sur les
lèvres,--et qui m'aimait, pour sûr, et que j'aimais aussi. Ça me rend
folle de demander: «Vous ne montez pas chez moi, beau blond?» avec la
voix qui disait à ma mère: «Bonjour, maman», avec la voix qui disait à
mon amoureux que je ne le quitterais jamais. J'essaye de parler bas,
pour ne pas m'entendre, ou de rire aux éclats, tout en parlant. Ça ne
sert à rien. Je la reconnais toujours, la voix d'autrefois, et je me
cache la tête entre les mains, et je ne prononce plus un mot, et je
m'en vais avec la peur d'être suivie, d'être obligée de répondre à
l'homme qui me suivrait.»

Dans un sanglot, ses grands yeux pleins de larmes, la triste fille se
tut. Autour de nous, on ne prenait point garde à ce désespoir; sans
doute on pensait qu'elle était ivre.

Elle ajouta lentement:

«Voilà pourquoi je bois autant que je puis. L'absinthe enroue, le
genièvre aussi. Après avoir bu, je n'ai plus le son de parole que
j'avais dans le temps. Et, à force d'avaler tout ce qui sèche et brûle
la gorge, j'espère bien arriver à ne jamais plus entendre, quand je
tire le bras aux hommes de la rue, la voix douce dont j'appelais maman
et dont je disais que je l'aimais à mon premier amoureux.»




LE CLAVECIN


I

Si subtilement ingénieuse que soit la baronne de Linège, il lui aurait
été assez difficile d'expliquer à son mari, d'une façon plausible,
pourquoi elle se trouvait en chemise, au second étage du château, dans
la chambre du jeune pianiste slave, joli comme une femme, aux longs
cheveux bouclés! Dire qu'elle s'était dévêtue, sans penser à mal,
à cause de la grande chaleur, il n'y fallait pas songer, puisqu'on
était aux derniers jours de l'automne, et qu'à travers les rideaux de
mousseline, dorés à peine d'un froid soleil, on voyait les arbres du
jardin entre-heurter dans la bise leurs branches grelottantes. A vrai
dire, la mignonne châtelaine, si mignonne avec ses seins pointus se
cabrant sous la batiste, aurait pu répondre, simplement, qu'elle aimait
à la folie ce musicien étranger, son hôte depuis trois semaines, qui
chantait au piano de si tendres romances, qui savait des paroles douces
comme sa musique; et il n'y a rien de plus naturel que de faire la
confidence de sa beauté après l'aveu de son amour. Mais une mélomanie
poussée à un tel excès n'aurait pas eu de quoi satisfaire le baron
de Linège, homme positif, peu enclin aux enthousiasmes artistiques;
certainement une pareille explication n'eût abouti qu'à l'irriter
davantage. La coupable prit donc le sage parti de ne pas souffler mot,
et, tandis que le joli musicien, assez penaud, jouait avec les boucles
de ses cheveux, elle se borna à renouer aussi haut que possible la
faveur rose de sa chemise; car la pudeur est de bon goût, en présence
des maris.

Quant au baron,--en pantoufles, en robe de chambre, et le gland de
son bonnet lui pendant sur l'oreille,--il resta d'abord muet de
stupéfaction devant un spectacle aussi imprévu; sa face grassouillette,
écarlate comme un piment d'Espagne, était plus drôle, de vouloir être
terrible; et, par l'essoufflement de la colère, son petit ventre bombé
battait comme la poitrine d'une actrice de mélodrame dans la grande
scène du quatrième acte.

--Madame! cria-t-il enfin, ne pensez pas que je sois un époux
débonnaire, que l'on bafoue impunément! Si je ne vous tue point, selon
mon droit, c'est que je médite une vengeance autrement cruelle. Vous
ne quitterez plus désormais ce château où vous n'avez pas craint de
me déshonorer; vous cessez d'être ma femme, vous êtes ma prisonnière.
Aucun stratagème ne déjouera ma surveillance; loin de votre amant, loin
de tous les plaisirs, vous vivrez seule, avec vos remords!

Que madame de Linège eût des remords, cela n'est pas prouvé, et son
mari avait tort de l'affirmer à la légère; mais elle se montra fort
sensible à l'idée de ne plus revoir son doux chanteur de romances, à la
menace d'être retenue, même l'hiver, même aux mois charmants des bals
et des modes nouvelles, dans cet ennuyeux château, à cinq lieues de
Paris, au bout du monde; il y eut, dans la moue qu'elle fit, tout le
désespoir possible à un sourire.

--Pour ce qui est de vous, Monsieur, ajouta le mari en se tournant vers
le pianiste slave, si ma colère vous épargne, rendez-en grâce à ma
crainte du scandale. Mais vous allez sortir d'ici, et je pense que vous
éviterez de vous trouver sur mon chemin! Allons, Monsieur, sortez.

Pour un homme en robe de chambre qui vient de surprendre sa femme en
chemise à une grande distance du lit conjugal, le baron de Linège,
véritablement, ne manquait pas d'une certaine dignité; le jeune
musicien, presque un enfant, Mozart peut-être, Chérubin à coup sûr,
baissa la tête sous l'ordre formel, et il se retira, non sans avoir
jeté un dernier regard à sa chère complice, non sans avoir regardé
aussi, tristement, l'énorme piano de concert, en ébène, aux pieds de
cuivre, qui encombrait la chambre. Il avait coutume de l'emporter dans
ses voyages, n'acceptait jamais une invitation sans spécifier qu'il se
ferait suivre de son instrument. Il n'aurait pas eu le même talent sur
un autre piano. Mais la circonstance ne lui parut pas opportune pour
demander qu'on le lui renvoyât.


II

Ainsi c'en était fait, il ne la reverrait plus. Bien que plus d'une
grande dame à Saint-Pétersbourg, à Varsovie, à Vienne, à Paris, pâmée
à cause de la façon dont il jouait les mazurkas de Chopin, lui eût mis
des baisers dans les cheveux, il n'avait jamais aimé aucune femme,--non
pas même cette admirable comtesse de Loukhanof, si blanche, à qui
l'on s'étonnait de ne pas voir des ailes d'ange,--autant qu'il aimait
la baronne de Linège. Oh! les heures charmantes qu'ils avaient eues,
un peu avant le soir, quand le baron n'était pas encore revenu de
la chasse; lui, les mains rêveuses, errantes sur les touches, elle,
assise auprès de lui, l'écoutant, penchée, et se mourant de langueur
dans le vague rhythme des sons. Et il se rappelait aussi les joies
plus intimes, où leurs âmes n'étaient pas seules à se mêler, où ses
lèvres se taisaient sous les baisers si proches, où ce n'était pas
seulement sur le piano que se promenaient ses mains savantes à tous les
doigtés. Hélas! ces délices, il les avait perdues pour toujours. Car
le baron, sûrement, accomplirait ses menaces. Il tiendrait sa femme
enfermée; soupçonneux comme les Arnolphes et les Bartholos, il aurait
à sa ceinture les clefs de toutes les portes, ferait griller toutes
les fenêtres. Sans doute, madame de Linège était une adroite personne;
mais c'est seulement dans les comédies que l'on voit les Agnès et
les Rosines rejoindre leurs amoureux malgré les vaines clôtures. Elle
userait en vain des plus subtils stratagèmes, elle essayerait en vain
de séduire ses gens devenus ses gardiens; elle ne pourrait pas même
lui écrire, pas même lui faire savoir qu'elle l'adorait toujours,
par l'envoi d'une fleur ou d'un ruban encore parfumé d'un baiser!
C'est l'âme pleine de ces tristes rêveries qu'il s'en retourna vers
Paris, non pas en chemin de fer ni en voiture, mais à pied, par la
grand'route,--comme pour s'éloigner plus lentement du bonheur de
naguère,--et, quand monta peu à peu la nuit, il y eut de petites
étoiles au ciel, mais pas une espérance dans son cœur.


III

Rentré chez lui, il fut étonné de trouver son piano dans le salon, à la
place accoutumée. Il interrogea son valet de chambre, qui allumait les
lampes: des domestiques en livrée venaient d'apporter l'instrument, de
la part de M. de Linège, sans autre explication. Il ne put s'empêcher
de reconnaître que le baron avait agi galamment, en renvoyant si vite
le précieux clavecin. Mais il n'eut, à le revoir, qu'une très courte
joie. «C'est bien, laissez-moi,» dit-il, et, resté seul, il regarda le
piano avec mélancolie. Que de souvenirs, à cette vue,--des souvenirs si
doux, et si amers. Jamais plus il ne jouerait pour elle les mazurkas de
Chopin, jamais plus elle ne les écouterait, penchée, un peu essoufflée
d'extase; puisqu'on la gardait bien! puisqu'elle ne s'échapperait pas
de la prison fermée par un geôlier jaloux! Il s'assit, mélancolique,
ses mains s'approchèrent des touches blanches et noires; il éprouverait
un douloureux plaisir à entendre,--à entendre seul, hélas!--les airs
qu'elle préférait...

Il se leva, en criant de surprise! Pas un son, non, pas un! sous la
pression de ses doigts. Que voulait dire ceci? Oui, oui, il comprenait,
le baron avait brisé, disloqué, saccagé l'instrument, et le lui
rendait, mort, par une détestable ironie.

Fou de colère, il leva la planche d'ébène pour constater le désastre.

--Ah! comme je t'aime! s'écria madame de Linège, et mon mari n'a-t-il
pas eu une bonne idée de te renvoyer ton piano?

Car, à la place des cordes et de la table d'harmonie, elle était là,
dans l'énorme clavecin, et, levant la tête, elle riait de toutes ses
dents folles parmi ses cheveux ébouriffés.




LE SEUL AMANT


«Oui, j'ai eu tort! Oui, j'ai blasphémé! L'amour existe. Tendre et
violent, chaste et pervers, joyeux et désespéré, caresse et combat,
candeur et débauche, rires et sanglots, l'amour assez exquis pour
ne pas effarer Béatrix ni Virginie, ni moi-même, assez formidable
pour satisfaire Messaline et Sisina, et moi-même, l'amour véritable,
entier, parfait, qui est tout le bien en même temps que tout le mal,
existe! Il n'y a pas que de fausses tendresses, de faux serments, de
fausses délices. L'homme est capable en effet d'être cette espèce de
Dieu: l'amant. Car j'ai été aimée, moi, enfin! Timide comme un petit
enfant et bon comme une mère, plus furieux qu'un matelot ivre et plus
criminellement subtil qu'un jeune prince mélancolique, avec toutes les
ingénuités, avec tous les dévoûments, avec toutes les frénésies, avec
tous les artifices, un homme m'a charmée, bercée, brisée, damnée, et
à cause de lui seul j'ai parfois dans les yeux le regard d'extase qui
défie les paradis!»

C'était Caroline Fontèje, la belle et illustre poétesse, qui nous
disait cela; elle continua de parler, toute fébrile encore du travail
de la journée, la voix rythmée par le souvenir des vers.

«Vous connaissez ma maison de briques roses à Villeneuve-Saint-Georges,
et mon petit jardin qui grimpe le coteau? Un soir que j'étais assise,
seule, sur le banc d'une allée, écoutant mourir les bruits des nids,
des feuilles, de la lente rivière au loin, il y eut un remuement de
branches cassées, et, du haut du mur, un homme tomba devant moi. A
peine tombé, debout! et me regardant bien en face. Oh! il avait l'air
très farouche. Échevelé, la barbe longue et rude, pas de chapeau, en
manches de chemise. Quelque vagabond; un voleur sans doute. Mais par
la flamme un peu hagarde des yeux, par la saignante rougeur de la
bouche, il était beau; je n'eus pas le temps d'avoir peur tant je fus
tout de suite ravie. Les mains éperdument tendues, comme quelqu'un qui
va saisir enfin un trésor longtemps convoité, il me parlait avec des
bégayements, avec des râles de tendresse, de colère aussi. Tout ce que
la parole humaine, entrecoupée de sanglots, peut exprimer d'humble
amour et de menaçant désir, de respect infini et d'insolente fureur,
il le disait. Il suppliait et il ordonnait. La prière qui exige,
l'outrage qui demande pardon. Je ne sais quoi qui était de l'adoration,
en étant du viol. Et j'avais sur tout mon corps, comme un fluide de
mains imposées, la volonté furieuse et douce de son regard, et je
sentais que jamais je n'avais été désirée ni aimée avec d'aussi brutaux
emportements, avec d'aussi délicates soumissions. D'où que tu viennes,
sois la bienvenue, ô joie! J'ouvre ma fenêtre aux rayons de toutes les
étoiles, aux parfums de toutes les fleurs, aux éclairs aussi de tous
les orages. Il ne faut pas chasser le bonheur, cet hôte trop rare,
parce qu'il entre en enfonçant la porte. Sans une parole je tendis les
mains vers les mains tendues de l'inconnu tendre et terrible; et mon
cœur défaillait en une délicieuse langueur, tandis qu'il balbutiait, le
front sur mes genoux, son amour et sa reconnaissance.

Oh! les heureuses journées après de coupables nuits! D'où il venait?
à quoi bon le lui demander? Il était venu à moi; cela seul importait.
Qui il était? Je le savais bien: il était mon amant. Je lui dus tous
les effrois, toutes les larmes, tous les sourires. Exténuée encore des
férocités de son étreinte, il m'emmenait dès le jour dans les champs,
dans les bois, le long de la rivière; son bras, qui m'avait maîtrisée,
avait, autour de ma taille, des caresses de berceau; sa voix, naguère
si farouche, aux cris de bête fauve, était plus légère et plus douce
qu'une chanson d'oiseau réveillé. Nous étions très enfants, tous deux,
lui surtout. Des niaiseries charmantes, qui me faisaient rire, et me
charmaient. Pour un lézard gris fuyant sous les herbes, il avait des
sursauts de joie et il poursuivait la bête disparue, en s'aidant des
mains pour courir, comme un chat qui cherche une souris. Bien qu'il sût
beaucoup de choses,--il avait dû lire bien des livres et rêver après
les lectures,--il montrait de singulières ignorances, par instants;
il y avait des fleurs très communes dont il ne connaissait pas les
noms; il fallait les lui dire, ces noms, et lui expliquer à quel
moment de l'année s'épanouissent ces fleurs, dans quels pays on les
trouve surtout. D'autres questions encore, à propos de mille choses.
Moi, pour l'enseigner, le grand enfant, pour lui faire répéter les
paroles qu'il n'avait pas comprises d'abord, je prenais l'air sévère
d'une institutrice qui gronde. Oh! les adorables leçons! Je l'aimais
d'être moins savant que moi, de m'écouter avec une mine effarée, comme
un écolier qui s'étonne. Je m'asseyais quelquefois sur une grosse
pierre et, tandis que je parlais, maternelle, un peu pédante, lui, à
genoux, les yeux levés vers moi, il m'éventait les lèvres avec une
branche fleurie, et, en même temps, il soufflait sur mon visage pour
en écarter, disait-il, le fou, l'ombre tremblante des feuilles et des
fleurs. Mais, tout à coup, il se dressait, une joie hautaine dans les
yeux. L'enfant devenait un homme, l'homme un héros. Avec de lyriques
emphases, avec des gestes de gloire, il me contait ses rêves. Pour que
je fusse fière et rayonnante, il voulait tous les honneurs et tous
les triomphes. Il serait, il était le prince victorieux devant qui
tremblent les armées, ou le poète sublime qu'attendent les Capitoles.
Il évoquait les palais en fête, pleins de drapeaux conquis, les places
publiques d'où s'élèvent les acclamations des foules. Et, l'orgueil au
cœur, je le suivais dans la féerie de ses glorieuses chimères!

Nous fîmes un voyage, à cheval, à pied, n'importe, dans des montagnes,
confiant notre amour au hasard des sommeils d'auberge ou des siestes
sous une pierre qui surplombe. Je suis audacieuse, il fut téméraire!
Seuls, le bâton ferré en main, nous escaladions l'immobilité convulsée
des roches, ou nous glissions le long des vertes pentes mouillées.
Et quand, après avoir traversé les glaciers dont la neige craquante
dérobe les lézardes, nous nous hissions sur quelque cime, lui, debout,
superbe, parmi la vaste hauteur de l'azur, il me serrait, haletante,
dans ses bras, et me baisait les lèvres, en plein ciel! Quelquefois
nous descendions dans les villes. Alors il devenait effrayant. Des
jalousies le prenaient, furieuses. Parce qu'un homme s'était retourné
pour me regarder, parce qu'un passant avait frôlé ma robe, des
flammes lui sortaient des yeux, et ses dents, de rage, grinçaient. Il
m'emportait, me cachait, m'enfermait. Je les ai connues, affreuses
et exquises, les épouvantes d'être insultée, d'être battue par celui
qu'on adore, et qui vous adore, et qui, du sang sous les paupières et
de l'écume à la bouche, vous agenouille sous les menaces de son poing,
et va peut-être vous tuer, à moins qu'il ne vous embrasse éperdument
avec des baisers qui sont des morsures! Mais ses plus effrénés
emportements--oh! bien chers! oh! bien doux!--avaient pour lendemains
de si humbles repentirs, des dévoûments si tendres; il réclamait des
châtiments, exigeait des pénitences; un pèlerin coupable, devant la
sainte qui pardonne, c'était lui; et, pour m'épargner une larme, pour
me faire un plus gai sourire, il eût affronté la plus cruelle mort.
Une fois, du haut d'un pont, je regardais l'eau verte et blanche du
torrent écumer parmi les roches; une fleur tomba de mon corsage sous le
souffle qui passe; il se jeta dans le gave! et, le front déchiré par
les pierres, il me rapporta la fleur dans sa main ensanglantée.

Trois mois plus tard, un matin,--nous étions revenus à
Villeneuve-Saint-Georges,--ma servante entra tout effarée, avec des
gestes qui renversaient les meubles, dans la chambre où nous ne
dormions plus.

Les gendarmes étaient en bas, recherchant un fugitif.

Celui à qui j'avais dû de connaître l'amour véritable, entier, absolu,
l'amant tendre et violent, pervers aussi, ingénu et magnanime, l'amant
brave, et jaloux, et dévoué jusqu'à mourir, l'amant parfait,--le seul
amant digne de ce nom, oui, le seul, hélas!--était un fou qui s'était
évadé de l'asile de Charenton.»




LES RAISONS DE COLETTE


La porte s'ouvrit comme sous une poussée de bourrasque, et Ludovic,
dans un renversement de chaises, jeta cette parole brutale:

--Colette, vous me trompez!

--Aïe! dit Colette.

Et elle fut si troublée de cette apostrophe que, se départant de sa
pudeur habituelle, elle n'eut point la pensée de croiser les malines de
son peignoir du matin. Quelle que soit la fureur qui vous possède, il
est difficile de ne point prendre plaisir à voir se gonfler, hors d'un
bâillement de transparences, deux jeunes seins où mûrit une rougeur
pointue; on peut devenir semblable, en pareil cas, à un enfant qui
s'interrompt de sa fâcherie pour croquer un bonbon ou pour mordre une
fraise. Mais une faiblesse d'une minute, et l'agrément qu'il y trouva,
n'apaisèrent point Ludovic, et, relevant sa face qui s'était rosée,
près des lèvres, d'un peu de poudre de riz:

--Vous me trompez! répéta-t-il avec un beau geste tragique.

Comme Colette est une personne qui se remet sans retard des plus vives
émotions, elle répondit dans un petit rire:

--Eh bien, oui, là, je vous trompe.

--Avec Gontran!

--Avec Gontran, si vous voulez. J'aurais préféré certainement que vous
n'en fussiez pas instruit, et j'avais poussé la délicatesse jusqu'à
prendre toutes les précautions capables de vous maintenir dans une
agréable ignorance. Mais, puisque vous savez les choses, je ne fais
aucune difficulté d'en convenir avec la franchise qui m'est naturelle.

--Colette! même après votre trahison, je ne m'attendais pas à une
pareille impudence!

--Et moi, Monsieur, je ne m'attendais pas à tant d'ingratitude.

--Ingrat? cria Ludovic avec un redoublement de courroux. Comment! sans
miséricorde pour le plus tendre amour, vous me dérobez le seul trésor
qui me soit cher...

--Eh! dit-elle, on peut donner à l'un tout en ne volant point l'autre;
se partager, n'est pas se reprendre.

--... Sans songer à mes dévoûments, à mon cœur qui vous appartenait
tout entier, vous avez fait le bonheur d'un rival, et c'est moi qui
suis ingrat!

--Sans doute! sans doute! l'homme le plus ingrat du monde! puisque vous
ne tenez aucun compte du sacrifice auquel je me suis résignée.

--En me trompant!

--En vous trompant. Ah! Ludovic, apprenez-le,--bien qu'il en coûte à
une personne modeste comme je suis de se vanter soi-même,--je n'ai agi
que pour votre bien!

A ces mots, la stupéfaction de l'amant trahi fut si grande qu'il perdit
la parole et se laissa choir dans un fauteuil, les bras ballants.
Colette profita de cette accalmie pour se rapprocher de Ludovic,
câline,--elle oublia encore de croiser le peignoir!--et, pelotonnée sur
des coussins, lui mettant les coudes au genou, elle lui parla de tout
près, de si près que de son souffle, parfois, elle lui rebroussait les
moustaches.

--Oui, pour votre bien, Ludovic! Vous ne tarderez pas à en être
convaincu, si vous m'écoutez un instant sans pousser de grands cris ni
faire de grands gestes.

Il la regardait, toujours muet d'étonnement.

--Voyons, reprit-elle après un silence, est-il vrai que, depuis le
soir où je ne vous défendis pas de vous attarder dans cette chambre, je
n'ai pas cessé d'être heureuse et souriante, sans malice ni bouderie?

--J'en conviens, dit Ludovic.

--Ainsi, jamais maussade, jamais colère, et le sourire toujours prêt à
devenir un baiser?

--Que n'étiez-vous moins charmante! je vous aurais moins aimée.

--N'ai-je pas eu toutes les soumissions, toutes les complaisances?
N'est-ce pas le chapeau qui vous plaît que je porte le plus
communément? N'ai-je pas donné à ma femme de chambre la robe dont la
couleur ne vous semblait point jolie?

--Je m'en souviens, dit Ludovic.

--Et que d'obéissances encore, que vous n'avez pu oublier! Ah! Ludovic,
vous êtes un homme redoutable; même quand on s'est laissée aller
en votre faveur aux extrêmes abandons, vous n'êtes point satisfait
encore; vous avez des exigences faites pour troubler la tendresse la
plus experte; et bien des fois, n'est-il pas vrai? ma pudeur a dû se
résoudre à d'étranges condescendances,--dont je rougis encore,--pour
qu'il ne manquât rien à vos impérieuses délices?

--J'accorde, dit Ludovic, que je n'ai pas eu trop à me plaindre des
rébellions de votre chasteté; j'allais jusqu'à supposer que vous
partagiez, dans vos promptes défaites, le plaisir de mes victoires.

--Et, de tout cela, vous avez conclu?

--Mais...

--Vous avez conclu, je parie, que j'étais une petite personne toujours
en belle humeur, toujours humble, toujours encline aux acquiescements
les plus excessifs?

Ludovic fit signe que oui.

--Eh bien! s'écria Colette en se levant dans un vif remuement de surah
et de mousselines, vous vous êtes trompé, du tout au tout! Sachez,
Monsieur, que je suis, à certaines heures, très souvent! mélancolique,
volontaire, et absolument rebelle aux tendres prières. Je querelle, je
crie, je tempête, j'ai des attaques de nerfs, et, après avoir cassé les
bibelots japonais de la cheminée, je déclare que je dormirai seule.
Vous pensiez connaître Colette; ah! bien oui! ou, du moins, vous ne la
connaissiez pas tout entière. Et maintenant, ajouta-t-elle en regardant
Ludovic avec des yeux attendris, j'espère que vous comprenez pourquoi
j'ai dû me décider, moi qui vous adore,--oh! quel sacrifice! quel
sacrifice!--à ne point refuser à un autre ce que j'avais tant de joie à
vous donner.

--Mais non! je ne comprends pas! dit violemment Ludovic.

--Faudra-t-il donc tout lui expliquer? soupira Colette. Quoi,--elle
se rassit sur les coussins, plus défaite, sentant bon,--quoi, vous ne
devinez point quelle a été mon inquiétude dès le commencement de notre
amour? Me sachant mauvaise comme je le suis parfois, je me disais que
vous ne supporteriez pas mes caprices d'enfant gâté, mes révoltes, mes
froideurs. A me corriger de mes défauts, il n'y fallait pas songer;
je l'aurais essayé en vain. Ainsi, je vous perdrais bientôt et vous
ne garderiez de moi qu'un amer souvenir! C'était une pensée qui me
torturait. Il y avait une Colette rieuse, obéissante, amoureuse à votre
gré, qui était digne de votre tendresse; mais il y en avait une autre,
maussade, emportée, cruelle, qui n'eût pas tardé à se faire voir, et
dont vous auriez été las bien vite. Que faire? Un seul moyen s'offrait:
vous réserver, à vous seul, la Colette charmante, et se débarrasser de
l'autre--l'insupportable--en la donnant à n'importe qui. Si j'ai un
autre amant, Ludovic, c'est pour vous offrir un bonheur sans trouble
et sans désillusion! c'est pour que votre amour jamais ne se détourne
de moi! Tout ce que j'ai qui vous déplairait, un autre le possède, et
vous en délivre. Avec Gontran, je suis hargneuse, nerveuse, absolue,
jalouse, pleine de reproches et de refus, afin de pouvoir être avec
vous--avec vous seul--souriante, soumise, très soumise, n'est-ce pas?
Ah! Ludovic, si vous étiez un homme juste, vous reconnaîtriez combien
vous m'avez fait tort en me disant de cruelles paroles et vous ne
songeriez désormais qu'à me consoler de cette affreuse nécessité de
vous trahir, où m'oblige l'intérêt de votre bonheur!

Il est probable que Ludovic aurait trouvé beaucoup de choses à
répliquer, s'il eût joui en ce moment de toute la liberté d'esprit
désirable. Mais le moyen de faire quelque discours, ou seulement
d'assembler ses idées dans un ordre logique, quand on a sur le front,
sur les yeux, sur la bouche, des boucles de cheveux d'or pareilles à
des annelures de flamme, qui glissent, s'éparpillent, chatouillent,
allument la peau ravie, et quand l'affolante odeur de toute la
féminilité s'exhale des beaux bras sans manches, levés?

--N'importe, dit-il enfin, après un trop long silence, n'importe,
Colette, toutes tes raisons ne sauraient me satisfaire; et, avec un
grand chagrin, il me reste une grande crainte.

--Une crainte? eh! laquelle?

--Tu ne devines pas?

--Non, dis.

--Eh bien, j'ai peur...

Il lui parlait tout bas dans les frisons du cou.

Colette pouffa de rire.

--Au contraire! s'écria-t-elle. Tiens, demande aux pianistes si les
clavecins ont moins de son parce qu'ils ne les ont pas accordés
eux-mêmes!




LE MARTYRE DE VALENTIN


Valentin, l'autre jour, m'a dit:

«Aucun homme ne souffre autant que moi. Je vais, je viens, je ris, je
dis des contes, j'applaudis avec enthousiasme Sarah Bernhardt dans
_Macbeth_, je lis avec délices les vers de Sully-Prudhomme ou de Léon
Dierx, je proclame que le château-Yquem, après avoir mis de l'or dans
mon verre, met du soleil dans ma cervelle, j'admire les petits pieds
exquis de Rose Mousson, qui montrent des paillettes de chair claire à
travers les mailles du bas noir, je professe une estime attendrie pour
la gorge battante et violente de Constance Chaput; enfin je me comporte
en Parisien résolu à ne laisser échapper aucune joie, et j'offre aux
gens qui passent l'illusion d'un homme heureux. Illusion, en effet! Je
crève de douleur et de rage. Une vipère a mis bas dans mon cœur, et ses
petits mordent bien, je te le jure! Tu connais les supplices infernaux
inventés par Alexandre Soumet dans la _Divine Épopée_: ce sont des
caresses, au prix du mien; comme les plus cruels lits de torture
seraient des couches de roses au prix de mon gril! Pourquoi je souffre?
Eh! parbleu, à cause d'une femme. T'imagines-tu que je ferais à ma
fortune perdue ou à mon dernier drame sifflé l'honneur de me désespérer
pour si peu de chose? Camarade, il n'y pas à dire: c'est de la femme,
et d'elle seule, que vient tout le bonheur, et tout le malheur. Je
vous salue, Èves et Maries pleines de grâce et d'épouvantement! Moi,
c'est le malheur que je vous dois. Et mon angoisse est d'autant plus
poignante, d'autant plus intolérable que sa cause est incertaine,
douteuse, n'a peut-être jamais existé. Comble d'horreur et de
déchirement: il est possible que je sois torturé sans raison, que j'aie
tort de souffrir; je suis peut-être le plus heureux des hommes! Cette
pensée exaspère mon tourment. Tu ne comprends pas bien? Écoute donc. Je
t'ai conté assez de joyeuses histoires pour avoir le droit de t'imposer
un récit sinistre.

--Dicte,» lui dis-je.

Et Valentin dicta.



«Il y a un an, j'étais malade. Une maladie stupide: des rhumatismes
qui me tenaient à la fois les deux bras et les deux jambes. Aucun
danger sérieux, des douleurs très aiguës. Rien de plus absurde. La
maladie est illogique, n'a aucune raison d'être si elle n'a point pour
résultat, ou du moins pour but, la mort. Immobile sur mon lit, raide,
emmailloté de chanvre et de linges, avec de petits cris continus qui
finissaient par être une longue mélopée ronronnante, j'avais l'air
d'une momie à musique. Mais je ne semblais pas ridicule à Micheline,
tant elle m'aimait. Un humouriste anglais a dit, en meilleurs termes:
«C'est extraordinaire, tout ce qu'un homme peut faire devant une femme
sans cesser d'être un ange pour elle!» Ni la fadeur des tisanes où
elle trempait ses lèvres afin de m'encourager à boire, ni les vilenies
des cataplasmes et des vésicatoires, ni la corvée, à chaque instant,
de me soulever la tête et de replacer les coussins, ni la nécessité
de me faire manger,--car j'avais des bras de paralytique,--ni les
longues lectures, à voix haute, pour me distraire, ni les sommeils
sur le canapé, tout habillée, si souvent interrompus pour m'offrir
d'heure en heure la cuillerée de narcotique ordonnée par le médecin,
rien ne rebutait ma chère Micheline. Maussade, repoussant, grotesque,
n'importe, elle me choyait; et comme son charme idéal est de ceux que
ne sauraient avilir les plus humbles emplois,--ayant, pour me présenter
une tasse, le geste d'offrir une rose à mes lèvres,--elle mettait,
dans ma chambre de malade, fermée au jour, trop chauffée, où l'air
s'édulcorait d'exhalaisons pharmaceutiques, toute la clarté fraîche et
les aromes du printemps.

Ce qui complétait l'espèce de joie que je pouvais éprouver au milieu
de mes souffrances, c'était qu'auprès de mon amie j'avais un ami.
Georges,--tu le connais,--ne se bornait pas à combattre avec toute
sa science les progrès de la maladie: il avait pour moi, ce jeune et
déjà illustre médecin, un dévoûment de frère. Il ne lui suffisait pas
de venir chez moi deux ou trois fois par jour; le soir, ses visites
achevées, il s'installait à mon chevet, près de Micheline; lui aussi il
relevait ma tête et replaçait les oreillers; lui aussi, il goûtait à
mes tisanes; pendant que Micheline tenait l'assiette pleine de soupe,
c'était lui, bien souvent, qui mettait avec lenteur,--après avoir
soufflé dessus,--la cuiller dans ma bouche; et plus d'une fois, dans la
crainte de quelque crise, il passa toute la nuit près de mon lit dans
un fauteuil, où l'on est fort mal assis. Dorloté de la sorte, extasié
en dépit de ces maudits rhumatismes qui me rongeaient les os, je me
demandais si, une fois guéri, je ne feindrais pas d'être malade encore,
afin de ressentir dans sa plénitude la joie d'être aimé, choyé, bercé
par deux amis bons et chers.

Une nuit, j'ouvris les yeux malgré le narcotique, brusquement, comme
si quelqu'un pour m'avertir m'avait secoué l'épaule; et je vis dans le
fauteuil, défaite, haletante, Micheline sous les lèvres de Georges.

Bondir! sauter sur eux! les étrangler entre mes deux mains, dans leur
baiser! tous deux! Impossible. La quadruple pesanteur de mes membres
me retenait dans le lit; pareil au soldat de Charles Baudelaire «qui
meurt sans bouger, dans d'immenses efforts». Impossible même de lever
un bras ou de fermer le poing, pour un geste de menace! Oh! être
de chair pour la douleur, et de pierre pour la vengeance! C'était
épouvantable. Les injurier, leur cracher à la face le dégoût de leur
trahison, je le pouvais du moins? Pas davantage. La voix ne sortait
pas,--non, pas même un cri, pas même un râle,--de ma gorge strangulée
par l'horreur et par la colère. Immobile, aphone, nul. Seule, ma tête
se mouvait, s'érigeait sur mon cou tendu, les yeux douloureusement
écarquillés; elle devait ressembler, hideuse et grotesque, à ces
têtes mobiles qu'ont les tortues de bronze. Et, sous mon regard
fixe, acharné, qui, en jaillissant, me brûlait les paupières, ils
s'enlaçaient encore, les cheveux mêlés, étroitement, ardemment, et je
les vis, et je les entendis, torturé de la plus effroyable rage qui ait
jamais dévoré un mortel, jusqu'au moment où la pesanteur du narcotique,
triomphante, força mes yeux à se reclore et me remit la tête sur
l'oreiller.

Le lendemain,» continua Valentin avec un peu d'hésitation...



--Le lendemain, dis-je, tu appelas tes domestiques et tu fis flanquer à
la porte ton médecin et ta maîtresse.

--Non.

--Tu les as gardés?

--Et je les ai encore et je ne les chasserai jamais! Car enfin rien ne
me prouve qu'ils aient été vraiment coupables.



«Eh! non, rien ne le prouve! J'ai vu, c'est certain, mais ce que j'ai
vu existait-il en effet? Il est des hallucinations. Les narcotiques
ont des effets étranges, troublent le regard, déforment les objets.
As-tu mangé du haschisch, as-tu fumé de l'opium? Ce soir-là, je m'en
souviens, j'avais bu sept ou huit cuillerées de chloral; Georges avait
craint, pour moi, une mauvaise nuit. J'ai peut-être été la dupe d'une
exécrable vision! En tout cas, cette supposition n'est pas absurde, le
doute est permis. Pouvais-je condamner, sans autre témoignage que celui
de mes yeux fiévreux et affolés, Micheline si tendre, Georges si bon?
Non. Et voici toute une année que ma vie s'écoule, enviée, entre elle
toujours plus éprise, et lui, toujours plus dévoué; toute une année que
je garde ce rare bonheur d'avoir, avec un sûr compagnon, une loyale
et ardente maîtresse,--toute une année que je meurs, à chaque heure,
à chaque minute, de jalousie et de rage! Car l'épouvantable scène,
à laquelle je ne crois pas, à laquelle je ne veux pas croire, je la
revois toujours, elle est devant mes yeux incessamment. Chaque baiser
de Micheline me rappelle leurs baisers, à eux, là, dans le fauteuil;
chaque fois que Georges me tend la main, je me souviens qu'avec cette
main, il a touché les joues, les épaules, les bras de Micheline. Ce
n'est pas vrai! ce n'est pas vrai! et je vais tomber à leurs genoux,
leur tout dire, leur demander pardon; je n'ose pas: c'est peut-être
vrai! Oh! si c'était vrai! Je ne suis plus estropié, maintenant; je
pourrais me ruer sur eux, les saisir, les tuer. Mais non, je suis
fou! est-il possible qu'ils m'aient trompé? et j'essaye de sourire à
Micheline qui sourit, si pure, à Georges qui rit, si cordial. C'est
abominable, te dis-je. Ne pouvoir ni les haïr sans remords, ni les
aimer sans angoisse. Quelquefois, pendant des journées entières, je les
guette, épiant les moindres paroles, les gestes les plus indifférents.
Rien, pas un indice! Les soirs de ces jours-là, je dors mieux. Mais les
lendemains ramènent les tortures du doute. Comprends-tu maintenant que
les supplices de l'enfer soient des caresses au prix du mien, et que le
plus cruel lit de torture serait, au prix de mon gril, une couche de
roses tendres et parfumées?»




LA VISION


I

Elles en étaient à ce moment du soir, où, à cause de la chaleur douce
dans la chambre bien close, à cause de deux ou trois cigarettes et
de quelques tasses de thé que sucra une liqueur des Iles, l'intimité
se rend tout à fait confiante, se laisse aller, avec des paroles
languissamment chuchotées, aux plus délicates confidences. Madame
de Belvèlize, le bout de la bottine au cuivre des chenets, la tête
renversée sur le dossier bas du fauteuil, avoua parmi la fumée du
féresli que tout n'était pas absolument imaginaire dans les histoires
que l'on contait d'elle; elle avait plus d'une fois manqué de cruauté
à l'égard de jeunes hommes bien faits, agenouillés sur le tapis
de son boudoir; et, pendant sa confession, un léger battement de
paupières aux cils un peu humides donnait à entendre que, chez elle,
le regret des fautes ne se compliquait d'aucun repentir. La comtesse
de Cercy-Latour fit preuve d'une franchise moins réservée encore! Elle
aimait, oui, elle aimait, rien de plus véritable, ce musicien hongrois,
robuste et roux comme un barbare, qui, dans les soirées mondaines,
fait éclater sous ses mains velues les cordes des plus solides Érard;
l'admiration d'une telle vigueur n'avait pas été pour peu de chose,
elle en convenait, dans son inclinaison à ce choix. En outre, il était
possible qu'elle se fût hasardée, après minuit, sous un voile épais,
à monter en compagnie d'un ami discret qui ne ressemblait pas du tout
au musicien hongrois l'escalier d'un de ces restaurants nocturnes où
les soupers qui n'ont pas faim durent pourtant jusqu'à l'heure des
vitres éclaircies. Car, enfin, il fallait bien le reconnaître, malgré
la convention des décences, il y a quelque délice dans l'extrémité de
ne point refuser ses lèvres; et ne serait-ce pas bien triste, comme le
dit la chanson de Venise, de s'en aller sans amour sur cette mer aux
terribles tempêtes, aux ennuyeuses bonaces, qu'on appelle la vie?

--Mais vous, dit la comtesse en se tournant vers la petite Hélène
de Courtisols, vous n'avez garde de vous abandonner aux tendres
faiblesses; la méchanceté parisienne, si attentive et si ingénieuse
qu'elle soit, n'a jamais rien trouvé qu'elle pût reprendre en vous;
vous êtes irréprochable, mignonne.

Madame de Courtisols, qui ne peut s'empêcher de rougir à tout propos,
tant son innocence est facilement alarmée, eut les joues très roses
après un frisson de pudeur,--une sensitive qui deviendrait une
églantine!--puis, de sa voix fine et claire comme une voix d'enfant:

--Il est vrai, dit-elle, que je connais mes devoirs; et, quand même je
ne tiendrais pas plus qu'à toute autre chose à l'estime de mon mari
et à celle du monde, je suis née telle qu'il me serait absolument
impossible de commettre, en réalité, le péché le plus véniel. Je ne
vous juge pas, je ne vous blâme pas; je ne suis pas pareille aux femmes
d'à présent, voilà tout; ce n'est qu'une différence, dont je ne me fais
pas un mérite. Trahir le serment nuptial, effectivement, livrer à un
amant ce qui ne doit appartenir qu'à l'époux, cela m'apparaît comme une
énormité monstrueuse à laquelle il est impossible de se résoudre; je
demeure honnête, sans effort, naturellement.

--Ah! que je vous admire! s'écria madame de Belvèlize.

--Cependant, continua Hélène de Courtisols, plus rose encore, en
baissant sur ses yeux, comme une voilette, le treillis doré des
frisons, il ne faudrait point croire que je sois insensible, ni que
j'ignore tout à fait ces délices qui vous font la vie aimable.

--Hein? dit la comtesse de Cercy-Latour.

--Qu'il y a quelque chose d'agréable dans l'hymen de deux bouches, et
que, dans certains cas, on peut pousser des soupirs où la désolation
n'est pour rien, je le sais comme vous; seulement j'ai imaginé un moyen
de goûter les douceurs du péché sans être une pécheresse en effet, et
j'ai beaucoup d'amours sans faire le moindre tort à M. de Courtisols.

Ces paroles, comme on pense, causèrent le plus vif étonnement aux deux
amies de l'honnête petite femme.

--Un moyen? Quel moyen? Voilà qui est surprenant. Ce moyen,
dites-le-nous.

--Oh! qu'il m'en coûtera de vous le révéler! Vous tenez beaucoup à
savoir?...

--Sans doute, sans doute! Parlez vite.

--Eh bien, je...

Madame de Courtisols hésitait, se recroquevillant dans son fauteuil,
les yeux tout à fait clos, avec l'air timide d'une pensionnaire qu'on
va gronder.

--Eh bien... je me grise! dit-elle.


II

Un tel aveu n'était pas de nature à diminuer l'étonnement des deux
mondaines sans vertu; et, comme elles insistaient pour qu'on leur
apprît le fond des choses:

--Eh oui! je me grise, reprit l'ingénue, toujours plus rougissante.
C'est la seule façon que j'ai trouvée d'accorder la rigueur de mes
principes et mon austérité naturelle avec les douces exigences
auxquelles on ne peut se soustraire. Quand il m'arrive, dans une
causerie avec quelque jeune homme qui pourrait me devenir trop cher,
de me sentir dangereusement émue, je m'enfuis, je me cache dans le
boudoir où M. de Courtisols lui-même n'a point le droit d'entrer. Là,
sur une table en bois de Portugal, de petites fioles sont rangées,
diverses de formes, diverses de couleur, et, après quelques gouttes
bues,--vous devinez bien qu'il suffit de quelques gouttes pour me
troubler l'esprit et me rendre aussi folle que possible!--je sens,
tout près de moi, dans la pénombre de la chambre parfumée, s'animer,
s'ébaucher, prendre forme, les plus aimables chimères qui puissent
inquiéter et charmer la pensée d'une femme. Ah! les jolis moments, sans
péril, sans déchéance, et quelles réalités sont égales à ces rêves? Il
n'est pas de plus tendres amoureux que ceux que j'imagine, ni de plus
beaux; ils sont toujours tels que je les veux, puisque c'est moi qui
les crée; et, sans rien donner, je puis ne refuser rien. En vérité, je
suis comme la sultane d'un étrange harem où les favorites seraient des
favoris. De tous les temps, de toutes les contrées,--selon la liqueur
que choisit mon désir,--il me vient mille amants dont un seul vaut
tous les vôtres. Si j'ai mouillé mes lèvres d'un vin sucré d'Espagne,
je vois s'agenouiller devant moi quelque torero gracieux et farouche,
avec des braises dans les yeux et du sang très rouge, tiède encore,
dans les broderies de sa veste; dès que j'ai bu un peu de johannisberg,
il me semble qu'Hermann est à mes pieds, m'appelant Dorothée, et si
timide qu'il n'ose effleurer mes lèvres de son souffle; la flamme des
vins de Grèce illumine des paysages lointains où des éphèbes, blancs
comme des nymphes, nagent vers moi dans les flots clairs de l'Eurotas
ou du Céphise; le champagne imagine cent folies dans les cabinets
particuliers où le diamant des bagues a griffonné des noms sur les
miroirs; et si, plus pratique, j'ai vidé un verre de bordeaux,--tout
petit, oh! tout petit,--le plus ardent, le plus sincère des habits
noirs avec qui j'ai valsé me serre entre ses bras en murmurant à mon
oreille des serments qu'il ne trahira point.

--Voilà qui est admirable! s'écria madame de Belvèlize dans un éclat de
rire.

--Mais un peu incomplet, sans doute, objecta la comtesse de
Cercy-Latour; car, ne dites pas non, mignonne, il est des instants où
le rêve ne saurait tenir lieu de la réalité, et, si adorable qu'il
soit, un amant imaginaire n'est nullement capable...

--C'est ce qui vous trompe! interrompit Hélène de Courtisols. Lorsque
je m'avise de boire quelques gouttes encore, il se passe une chose
véritablement inconcevable: j'entends la porte s'ouvrir,--oui, je
gagerais que je l'entends,--et un homme apparaît...

--Un homme?

--D'une beauté incomparable!

--Un homme, vraiment?

--Tout à fait, je vous assure. Tant l'illusion est maîtresse de moi!

--Dans quel costume? en habit de torero ou d'étudiant allemand, sous la
chlamyde des jeunes hommes grecs, ou en frac, selon que vous avez bu
du xérès, du johannisberg, du chypre, du champagne ou du bordeaux?

--Épargnez-moi, je vous prie, de préciser le costume.

--En effet, dit madame de Belvèlize, c'est une question qui n'a pas le
sens commun; on ne saurait prendre garde, dans une hallucination, à
d'aussi menus détails.

--De quelque façon qu'elle soit vêtue, la vision est la plus adorable
du monde; et telle est la réalité de son étreinte que je croirais
souvent avoir des reproches à me faire, si je n'étais sûre d'être seule
dans la pénombre de la chambre parfumée. Mais j'en suis sûre, grâce à
Dieu! Et, ajouta Hélène de Courtisols, qui ouvrit enfin tout grands
ses yeux bleus, si purs, où s'offrait la sérénité des consciences
paisibles, ce m'est une grande satisfaction, quand je m'éveille de mes
songes, seule, toujours seule, de penser que je n'ai manqué à aucun de
mes devoirs, que je suis encore, que je ne cesserai jamais d'être une
irréprochable épouse.


III

De telles confidences, entre personnes déjà enclines à s'aimer, ne
vont point sans que leur intimité s'en augmente. Les deux coupables
mondaines se prirent d'une affection très vive pour la petite madame
de Courtisols, si parfaitement vertueuse malgré ses chimériques
défaillances; et, de jour en jour, cette tendresse se fit plus
profonde, plus dévouée. De sorte qu'elles furent aussi inquiètes que
possible de voir leur amie, naguère si souriante, s'attrister peu à
peu, devenir presque morne, comme quelqu'un qui a un grand chagrin.

--Eh! mignonne, demanda un jour la comtesse de Cercy-Latour (c'était
deux mois après la soirée des aveux), qu'est-ce donc qui vous est
arrivé, et pourquoi vous abandonnez-vous à ces mélancolies?

Madame de Courtisols ne répondit pas, baissant la tête.

--C'est peut-être que vous ne vous grisez plus? dit l'autre avec un
petit rire.

--Eh! si, ma chère! Seulement...

--Seulement?

--Seulement les choses ne vont point comme par le passé! De tous
les temps, de toutes les contrées, il me vient encore d'imaginaires
amoureux qui s'agenouillent et me parlent à voix basse; mais la vision
suprême, celle qui était la plus étrangement vivante, ne se manifeste
plus!

--Hélas! est-il possible?

En vérité, madame de Cercy-Latour n'apprit pas cette nouvelle sans en
être fort chagrinée; elle montrait un air de compassion très sincère,
lorsque un petit groom entra, annonçant une visite.

--Tiens! dit la comtesse, vous n'avez plus ce grand valet de chambre,
qui ressemblait à un jeune athlète de foire?

--Non, je ne l'ai plus, depuis deux mois, je pense, dit madame de
Courtisols en levant ses yeux bleus, si ingénus, où transparaît
l'inimitable sérénité des consciences pures.




LE SOIR DU RETOUR


Il tomba sur le plancher, il râlait avec une écume rose aux lèvres.
Porté sur le lit par un ami stupéfait, qui n'avait pas même eu le
temps de jeter son cigare, il expira, une heure après, les veines
du cou gonflées. «Rupture d'anévrisme,» dit le médecin appelé à la
hâte. Les gens de la maison parlèrent d'une attaque d'apoplexie. Ce
qui était incontestable, c'est qu'il était mort. On l'ensevelit, on
le voitura au Père-Lachaise. Comme la route est très longue de Passy
à ce cimetière, peu de gens accompagnèrent le défunt jusque-là;
beaucoup s'arrêtèrent à un restaurant du boulevard Saint-Martin,
renommé pour la façon d'accommoder les pieds de mouton à la poulette;
ils s'installèrent devant les tables extérieures, sous la marquise en
toile, parce que la matinée était belle; le corbillard traversait la
place de la République, avec des cahots. Le concierge de la maison
mortuaire, en compagnie du fruitier et du marchand de vin,--ils étaient
tous trois grands marcheurs,--continuèrent à suivre le convoi, d'un
air digne, à cause du chapeau à haute forme, qu'ils portent rarement.
Ils devisaient des choses de leur quartier, chuchotant, riant derrière
leurs mouchoirs, se donnant, par révérence, l'air d'être enrhumés;
ils usèrent, en quelques heures de ce dimanche imprévu, toute une
semaine de cancans recueillis par leurs femmes; ils parlaient aussi
du trépassé, quelquefois, affirmant que nous sommes tous mortels, que
l'apoplexie est un mal redoutable, qui ne pardonne pas et n'avertit pas
les gens.

Apoplexie? rupture d'anévrisme? Je crois savoir de quoi ce pauvre
homme est mort.

C'était un de ces misérables, enfin déshabitués de l'espérance, qui
accomplissent quotidiennement la même besogne insipide, et qui, si
la loi de la transmigration des âmes leur réservait une existence
analogue à leur existence antérieure, revivraient écureuils en cage
ou chevaux d'omnibus. Employé dans une administration de chemin de
fer, ou dans quelque compagnie d'assurances, il faisait aujourd'hui ce
qu'il avait fait hier, savait que demain serait pareil à aujourd'hui.
Les voyageurs des grandes routes plates, sans côtes ni descentes, sans
auberge inattendue, sans voleurs embusqués qui débouchent d'un fourré
d'arbres, connaissent du moins les incidents du paysan qui passe en
les recommandant à Dieu, d'un caillou roulant sous la semelle, qui
aurait pu les faire tomber; lui ne rencontrait, sur son chemin dépourvu
de courbes et de carrefours, aucune menue circonstance agréable
ou pénible; ce qu'il lui arrivait, c'était qu'il ne lui arrivait
rien; même une place perdue, qu'il retrouvait bientôt chez quelque
autre patron,--on lui connaissait certaines aptitudes spéciales qui
en faisaient un employé précieux,--n'était pas pour l'inquiéter ou
pour lui inspirer l'espérance d'une situation meilleure; imaginez un
fossé très peu large qu'on peut franchir sans allonger le pas; et il
avait cette morne certitude qu'il ne tournerait jamais ni à droite
ni à gauche, ne ferait jamais halte avant l'hôtellerie finale où les
chambres sont en sous-sol et qui a une croix pour enseigne. Il était
si bien convaincu de son irrémédiable médiocrité qu'il avait depuis
longtemps renoncé à envier le bonheur des autres; ne jetant pas les
yeux, au retour du bureau, le soir, dans les salles à manger qui
laissent sortir, par les fenêtres ouvertes, un bruit riche d'argenterie
et de causeries à l'aise, ne regardant pas les victorias de filles,
qui promènent par les rues des promesses parfumées de boudoir.
Beaucoup d'hommes, enfin, s'accoutument à une telle vie, s'y confinent,
s'y acoquinent, s'y plaisent. Lui, non. N'étant point né imbécile,
et l'abrutissement ne lui étant point venu, il se désolait dans un
lamentable ennui, profond, lourd, incommensurable, qui s'exaspérait
parfois en des crises de désespoir, où il heurtait sa tête contre les
murs, où il s'arrachait à pleins poings les cheveux sur son oreiller
mordu.

Cependant ce misérable n'était pas tout à fait malheureux, grâce à un
souvenir qu'il avait.

Autrefois, à vingt ans,--que de journées s'étaient écoulées depuis,
quelle navrante procession d'heures, hélas! l'une à l'autre
semblables!--il avait aimé d'un simple et ardent amour une fille
rencontrée, un soir, au quartier Latin. Elle était jeune, à peu près
jolie, sortait, disait-elle, d'un atelier de couturière, rue de
l'Ancienne-Comédie; ce qui fit qu'il osa lui parler, c'est qu'elle
avait laissé tomber sur le trottoir un petit sac à ouvrage, en
cuir luisant, qu'il ramassa et lui tendit. Le lendemain, accoutumée
peut-être aux hospitalités qui ne durent guère, elle voulut s'en aller,
offrant au baiser d'adieu son front semé de taches de rousseur, où
les fleurs du chapeau mettaient comme une ombre fanée. Mais il ne lui
permit pas de s'éloigner, la garda tout le jour, et d'autres jours, et
d'autres encore, très longtemps. Expéditionnaire alors chez un agréé
de la rive gauche, il cessa d'aller à l'étude; il vécut, tant bien
que mal, de quelques économies. Le matin, il descendait pour faire ce
qu'ils appelaient leur marché; il rapportait dans le sac à ouvrage,
qui était un panier suffisant, deux petits pains, quelques brioches,
une demi-bouteille de marsala achetée chez l'épicier,--il aurait eu
honte de remonter un litre à la main,--et aussi deux côtelettes qu'il
faisait cuire dans la cheminée de l'unique chambre; souvent ils les
mangeaient presque crues, parce qu'il n'y avait pas assez de charbon de
bois; et, lorsqu'elle mordait dans la viande avec ses petites dents,
ou qu'elle mettait les lèvres au bord du verre, il la contemplait,
ravi, s'étonnant qu'elle daignât être là, qu'elle voulût bien manger
et boire pendant qu'il la regardait. Ce qu'elle avait été avant de
le connaître, si on l'avait aimée, si elle avait aimé, il ne le lui
demandait pas, ne voulait pas le savoir; c'était assez qu'elle fût à
lui, maintenant, à lui seul; et, sans doute, elle avait commencé de
vivre le soir de leur rencontre. Aucune épousée, la couronne nuptiale
à peine tombée des cheveux, n'est plus entourée de respectueux désirs,
qui s'agenouillent et n'osent pas, n'est plus dévotement chérie que
ne l'était cette pauvre fille rencontrée, un soir, près de la rue de
l'Ancienne-Comédie; si pur de corps et d'âme, il l'avait jugée pareille
à lui; il lui avait fait une virginité de la sienne. S'amusait-elle
beaucoup de cette tendresse toujours plus fervente, qui avait peur,
eût-on dit, de lui faire du mal, qui lui parlait avec des paroles de
piété et de reconnaissance idolâtre? Elle consentait à rester au logis,
dorlotée, caressée, bercée; elle souriait, un peu surprise, se laissant
faire. Et ce consentement suffisait pour qu'il fût certain d'être aimé,
autant qu'il aimait lui-même, d'un amour plus profond, plus sincère,
plus fidèle que tous les amours d'ici-bas. Une fois, après quelques
jours d'angoisse, il eut une joie infinie. Il avait été obligé, pour
je ne sais quelle affaire, d'aller passer une semaine dans le midi de
la France, auprès d'un parent malade. Il connut tous les désespoirs de
l'absence. Ne pas avoir là, toujours, celle qu'il adorait, s'asseoir
à une table où elle ne s'asseyait pas, s'endormir,--quand il pouvait
s'endormir,--dans une chambre où il ne l'avait pas vue défaire ses
cheveux devant la petite glace, c'étaient des douleurs si grandes
qu'il s'étonnait de n'y pas succomber. Il put partir enfin, usant d'un
prétexte, à l'improviste. Revenu,--par l'express, si pauvre qu'il
fût,--il avait en montant l'escalier de tels battements de cœur qu'il
dut s'arrêter deux fois, la main cramponnée à la rampe. Il poussa la
porte, il tomba à genoux. Il la retrouvait! il lui baisait la main!
il la serrait contre lui! Il ne put s'empêcher de remarquer qu'elle
avait, en le voyant, un air plutôt ébahi que content; mais cette goutte
d'amertume se perdit dans un océan de joie. Ah! ciel! être auprès
d'elle, lui toucher la robe, les cheveux, la peau! Il lui semblait
que tout son cœur sortait de sa poitrine, fondait, coulait le long
de ses bras, le long de ses doigts, jusqu'à se répandre sur elle, en
elle: et ce furent jusqu'au point du jour, avec l'oubli de tout, des
étreintes folles, des cris, des bégayements qui s'achevaient en râles
de tendresse. Non, il n'aurait pas cru qu'il fût donné à un homme
de connaître une ivresse aussi entière, aussi parfaite. Hélas! à la
suprême joie succéda la tristesse suprême. Peu de temps après le soir
du retour, l'adorée disparut. Pourquoi était-elle partie? Pourquoi, un
jour de malheur, avait-il trouvé le logis vide? Pas un instant il ne
supposa qu'elle s'était ennuyée d'un amour trop long, qu'elle l'avait
quitté pour un amant plus aimé. Il crut qu'on la lui avait volée,
qu'elle était morte; un accident, dans la rue, tout est possible; mais,
parmi l'horrible amertume de son veuvage, il eut cette consolation
de ne pas soupçonner d'une traîtrise celle qu'il avait si loyalement
chérie. Il garda intact le souvenir des quelques mois divins, et ce
souvenir fut son recours contre tous les ennuis de la vie. Pauvre,
condamné aux moroses besognes, bâillant, vieillissant, n'importe, il se
réfugiait dans le cher passé toujours vivant. Il retrouvait, aux heures
de mélancolie, l'heure précieuse entre toutes, l'heure du retour où
il avait enlacé la maîtresse enfin revue, où il avait senti son cœur
lui sortir de la poitrine, fondant, coulant le long de ses bras, de
ses doigts, jusqu'à se répandre sur elle, en elle; et, à cause de ce
moment, où se concentraient tous ses bonheurs, il subissait la lente
succession des lamentables jours.

Or, le mois dernier, il rentrait chez lui, pensif comme de coutume, en
compagnie d'un de ses collègues du bureau, qu'il connaissait depuis
fort longtemps; ils avaient été clercs, ensemble, chez l'agréé du
quartier Latin.

Un bon vivant, cet ami, portant gaillardement ses quarante-cinq ans,
habitué des brasseries à femmes, n'engendrant pas la mélancolie, comme
on dit.

Il s'assit, alluma son cigare, bavarda qu'il avait été trompé, la
semaine passée, par une petite brocheuse de la rue du Cherche-Midi,
ajouta d'ailleurs qu'il s'en fichait comme de Colin-Tampon, qu'il n'y
avait pas là de quoi se mettre martel en tête, et que toutes les femmes
étaient les mêmes.

--Oh! toutes!... il y a des exceptions.

--Pas une! dit l'ami. Méfie-toi des mijaurées; elles sont pires que
les autres. Tiens, par exemple, tu te rappelles Adrienne?

--Adrienne!

--Oui, une maigriotte, pas laide, avec de taches de rousseur, dont tu
t'étais toqué, dans les temps, quand nous faisions notre droit. Eh
bien! mon cher,--je peux te dire cela, après vingt-cinq ans!--elle
ne valait pas mieux que ma petite brocheuse. Dès que tu avais le dos
tourné, elle me faisait de l'œil, il fallait voir, la mâtine. Tu
comprends, on n'est pas de bois, je lui faisais de l'œil aussi, moi. Ça
nous a menés loin! C'est égal, nous t'en avons joliment voulu d'être
revenu de province, un beau soir, sans te faire annoncer. Devine un peu
où j'étais caché? Dans l'armoire.

C'est alors que le pauvre homme tomba sur le plancher, râlant, avec une
écume rose aux lèvres.




SUR LES BORDS DU LÉTHÉ


Ce jour-là, la bonne Consolatrice, la chère Muse aux yeux tendres,
qui toujours m'aime et me conseille ainsi qu'une ange gardienne, me
regarda longtemps, émue de mes larmes, et me fit signe de la suivre.
Pendant bien des heures, bien des heures, loin des villes, loin des
plaines, loin des monts et de tout ce qui est la terre mortelle, nous
marchâmes parmi des brumes pâles, sous un ciel de nuées où la fluidité
de plus en plus aérienne de vagues formes éparses, disparaissantes,
semble au voyageur alangui des lambeaux de son âme, qui s'en vont.
Enfin nous atteignîmes le bord tremblant d'un fleuve,--une rive dans
des nuages!--et l'onde douce et morne, blême, à peine visible, qui fuit
silencieusement sous des retombées de grêles plantes mélancoliques,
était comme un fantôme de fleuve entre des mânes de roseaux.

La Consolatrice me dit:

--Tu vois le divin Léthé. Puisque la réminiscence des amours perdues
te dévore impitoyablement le cœur, et que tu ne peux même plus rire
comme les autres hommes ni chanter comme les autres poètes, à cause de
l'implacable Autrefois, bois jusqu'à l'ivresse l'eau du morne et doux
fleuve, et sois délivré du souvenir!

Puis elle s'éloigna, brume à travers les brumes après m'avoir remis une
coupe de neige diaphane, si légère et si pâle qu'elle avait l'air du
calice d'un lis, dont la pulpe serait faite avec de la lueur de lune.

Pareil à Tantale qui va calmer enfin sa dévorante soif, je me penchai
vers le fleuve! Mais non, je n'emplis pas la coupe; et le calice de
neige, au bout de mon bras affaibli, qui pendait, n'effleurait pas même
l'onde entre les vagues roseaux...



C'était dans une petite maison du faubourg, où grimpaient des
clématites, qu'elle habitait, Denise! J'avais seize ans, pas même,
quinze. Ce qui m'étonnait, c'était que tant de gens, maraîchers allant
au marché de la ville ou pauvres commis matinals qui se hâtent à cause
du sous-chef hargneux, paysans qui cheminent, la pioche à l'épaule,
vers le champ voisin, ou rouliers qui montent la côte en criant:
«hue!» et «dia!» dans une pétarade de coups de fouet, pussent passer
devant cette maison, indifférents, sans avoir l'air de se douter que
la plus adorable des jeunes filles dormait encore, là, derrière les
volets gris, fermés. Moi, je le savais bien, qu'elle était là, si
délicieusement exquise, Denise, et qu'elle dormait dans son étroit
petit lit, rêvant de la querelle qu'avaient eue, la veille, dans la
cage, ses deux oiseaux préférés, avant de se fourrer la tête sous
l'aile. Et je savais bien aussi comment il fallait faire pour éveiller
la paresseuse! Longeant les murs, les mains dans les poches, comme
distrait, je fredonnais, en passant devant le volet clos, une chanson
qu'elle m'avait apprise, la vieille chanson de nos jeunes amours;
puis très vite, je me cachais dans la ruelle, à côté du logis. Je
n'attendais pas longtemps. Si doucement, pour ne pas éveiller le père
et la mère, elle entr'ouvrait la porte, avançant son petit visage
rose, où riait un joli rire, où ses yeux gris, sous l'envolement des
cheveux, s'ensoleillaient et s'émerveillaient de la claire brusquerie
du jour. Et nous nous en allions par les sentiers qui longent les
jardins, derrière les maisonnettes, vers les bois mouillés de rosée.
Vous souvenez-vous encore, vieux ormes, de tant de fleurettes cueillies
sous vos ombrages réjouis qui remuaient et s'écartaient çà et là
avec des sourires de lumière? Nous marchions plus avant dans la verte
profondeur des branches, à travers les hautes herbes, où brusquement
des chats à demi sauvages, chasseurs de lapereaux, bondissaient dans
un éparpillement de campanules et de fraîches perles brisées. La main
dans la main, elle appuyant parfois la tête sur mon épaule, nous nous
disions de tendres choses, avec des soupirs déjà et des rires encore,
tandis que les oiseaux dans les feuilles réveillées babillaient comme
nous et s'aimaient comme nous. Comme nous? Non. Nos cœurs étaient si
ingénus qu'elle me demandait, étonnée, pourquoi ce pinson, là-bas,
voletait ainsi, les plumes gonflées au-dessus de sa pinsonne battant
des ailes la poussière, et que moi, humilié, je ne savais que répondre.
Ah! les douces, les chères heures! Mais, un matin, je fredonnai
vainement la vieille chanson devant le volet gris, tristement fermé,
et, trois jours après, Denise sortait enfin de la maison du faubourg,
sous un drap blanc, dans un cercueil que suivaient le père et la mère,
et des paysans, la tête baissée, et moi aussi, d'un peu plus loin, en
pleurs.



Le cœur serré par cette funèbre souvenance, je plongeai la coupe dans
le fleuve! mais je ne la retirai pas; et l'eau douce et morne faisait
un petit remous clapotant autour du calice couleur de neige et de
lune....



Belle, non, mais très blonde et très blanche et très grasse; tous les
refrains aux lèvres et toutes les folies dans les yeux; une robe de
trente-neuf francs, sans corset dessous, gonflée de saines plénitudes
de chair; un endiablé entrain, qui, allumé par du champagne à trois
francs la bouteille acheté chez l'épicier du coin et par des écrevisses
à dix centimes la pièce emportées dans du papier de chez le marchand
de comestibles, jetait sur le lit chapeau, manteau et corsage, et,
de la pointe de la bottine, éteignait l'unique bougie du souper;
Rose-Rosa-Rosette étonna, éblouit, enchanta ma jeunesse d'étudiant!
Pas le sou le lendemain? bah! nous déjeunerons ce soir; et les grasses
matinées n'ont rien de déplaisant quand la maîtresse n'est pas maigre.
J'en vins à l'aimer, presque. Et quand elle eut été emportée par je ne
sais quel infime commis-voyageur venu de Belgique pour repeupler les
harems publics de Bruxelles ou d'Anvers, je demeurai bien morose dans
la petite chambre de la rue de Fleurus, où elle avait ri son rire et
chanté sa chanson.



Je retirai la coupe pleine! Mais je ne l'approchai pas de ma bouche; et
je regardais d'un œil fixe l'eau mourante qui dormait dans le blême lis
lunaire....



Vous étiez parfaite, ô Lucienne! Grande, svelte, et si doucement
grave dans votre longue robe dont la traîne,--quand vous descendiez,
rarement, de votre coupé,--avait l'air de mépriser le pavé de la
rue, vous apparaissiez, la bouche jamais ouverte, les yeux à demi
voilés sous la réserve des cils qui se baissent, comme l'Aristocratie
elle-même, presque déesse, femme à peine. Tous les charmes qui ne
sont ni des consentements ni des promesses, avec tous les parfums qui
ne sont pas des odeurs, émanaient de vous, hautaine. Vous aviez, le
soir, une manière de vous accouder sur le velours de votre loge, à
l'Opéra, qui dédaignait tous les hommes, chanteurs ou spectateurs,
ne prenait garde qu'aux vagues et pures tendresses des musiques; et
lorsque vous étiez agenouillée, le matin, à l'église, il y avait dans
votre attitude à la fois humble et fière un je ne sais quoi qui faisait
remarquer à Dieu que c'était vous qui étiez là, et lui ordonnait de
vous exaucer. Hélas! vous si haute, si lointaine, je vous aimais, moi,
pauvre homme. Quand vous sortiez, avant midi, de noir vêtue, sous le
voile, pour vos œuvres de charité, je vous suivais, inconnu, courant
après votre voiture, heureux d'arriver à temps pour vous voir traverser
le trottoir, devant quelque humble maison où vous alliez porter des
consolations et donner, de votre main gantée, de l'or. Je rêvais
d'être vieux et misérable, et couché sur un grabat, et mourant, car
peut-être vous seriez entrée dans ma mansarde; et avec quel ineffable
délice j'aurais baisé, pas trop près de vos doigts, la chère monnaie
de l'aumône! Au bois, cet homme qui, au risque d'être écrasé, se
jetait à travers les voitures pour se rapprocher de la vôtre; sous
les portes cochères des hôtels, cet homme qui se mêlait à la foule
galonnée des domestiques pour vous regarder descendre les marches de
moquette, dans les lumières, entre les plantes rares, c'était moi! Et
je ne me plaignais point d'être à jamais éloigné de vous. Je savais
que vous étiez, en même temps que la plus grande et la plus belle,
la plus pure; que, même admis dans votre monde, dans votre intimité,
je n'aurais pu concevoir aucune espérance; que la sévérité de votre
sourire éteignait les désirs dans tous les cœurs, arrêtait les aveux
sur toutes les lèvres. J'acceptais la mélancolie d'être pour vous
quelqu'un qui n'existe pas. Vous étiez la divinité, j'étais le dévot.
Est-ce que Dieu connaît tous ses fidèles? Le bonheur de vous adorer
me consolait de la tristesse de ne pas vous le dire. Et ce bonheur
dura pendant trois ans, jusqu'au jour où j'appris que votre mari vous
intentait un procès en séparation de corps parce que, un soir, comme
il revenait de la chasse, il vous avait surprise aux bras de son
palefrenier, dans le grenier au-dessus de l'écurie.



Résolu, cette fois, je mis mes lèvres à la coupe! Mais je ne bus pas
une goutte de l'eau morne et douce qui retomba, comme des larmes dans
le fleuve, entre les roseaux...

Alors celle qui m'avait guidé vers le Léthé revint et s'écria:

--Quoi! tu ne veux pas de l'oubli, toi qui souffres?

--Cruelle consolatrice, lui répondis-je, il n'est pas de fatal ou
d'abject amour dont le souvenir soit aussi affreux que le désespoir
de n'avoir pas aimé! Et si tu connais un fleuve dont l'eau bénie et
maudite ravive, exaspère la mémoire, conduis-moi sur ses bords afin que
je m'enivre d'angoisses et de délices!




TABLE


  _Jamais l'étourdie Erato qui me dicte ces contes_      I

  Le parfum volé                                         1

  Le raccommodeur de cruches                            13

  La sonnette                                           27

  Inconvénient de la perfection                         41

  Le cheveu                                             55

  Les cigarettes                                        67

  La botte de paille                                    79

  Les bras nus de la servante                           93

  Les trois bonnes fortunes                            105

  Le revolver de Rosette                               121

  L'un n'empêche pas l'autre                           133

  Le troisième oreiller                                145

  La preuve                                            155

  Le rêve de Lila                                      167

  M. et madame Jacquelin                               183

  La voix de jadis                                     197

  Le Clavecin                                          209

  Le seul amant                                        221

  Les raisons de Colette                               233

  Le martyre de Valentin                               245

  La vision                                            257

  Le soir du retour                                    273

  Sur les bords du Léthé                               289


_Fin de la Table_


CORBEIL.--TYPOGRAPHIE B. RENAUDET





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JUPE COURTE ***


    

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START: FULL LICENSE

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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