Trois hommes dans un bateau

By Jerome K. Jerome

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Title: Trois hommes dans un bateau

Author: Jerome K. Jerome

Translator: Théo Varlet

Release date: June 9, 2025 [eBook #76253]

Language: French

Original publication: Paris: Éditions de la Sirène, 1924

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS HOMMES DANS UN BATEAU ***






  JEROME K. JEROME

  TROIS HOMMES
  DANS UN BATEAU

  ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS
  PAR THÉO VARLET


  AUX ÉDITIONS DE
  LA SIRÈNE
  PARIS




Tous droits de reproduction réservés.




Chapitre Premier

Trois valétudinaires. Les maux de George et de Harris. Atteint de 107
maladies mortelles. Remèdes efficaces. Pour guérir les affections du
foie chez les enfants. D’un commun accord nous nous jugeons surmenés, et
en grand besoin de repos. Une semaine sur l’onde amère? George propose
la Tamise. Opposition de Montmorency. Le projet de George l’emporte à
une majorité de trois contre un.


Nous étions quatre: George, William-Samuel Harris, moi et Montmorency.
Installés dans mon appartement, nous fumions en causant de notre triste
état--je dis triste au point de vue médical, cela va de soi.

Nous avions tous, à notre inquiétude croissante, la sensation d’être
usés. Harris nous raconta qu’il était sujet par moments à de singuliers
vertiges qui lui faisaient perdre toute conscience de ses actes. Puis
George dit que lui aussi avait des accès de vertige et ne savait plus ce
qu’il faisait. Quant à moi, c’était mon foie qui n’allait pas, à cause
que je venais justement de lire, à propos de pilules brevetées pour le
foie, une réclame où se trouvaient énumérés les divers symptômes
permettant de reconnaître que l’on a le foie détraqué. Je les avais
tous.

C’est un fait des plus bizarres, mais je ne puis lire une réclame de
médicament breveté, sans être amené à la conclusion que je souffre
précisément du mal en question, sous sa forme la plus grave. A chaque
fois, le diagnostic me paraît correspondre exactement à ce que je
ressens depuis toujours.

Je me rappelle être allé une fois au British Museum pour me documenter
sur le traitement d’une légère indisposition que j’éprouvais,--la fièvre
des foins, je pense. On m’apporta le bouquin, et je lus tout ce qui
concernait le sujet; et alors, dans un moment de distraction, je tournai
machinalement les pages et me mis, sans m’en apercevoir, à étudier
toutes les maladies, l’une après l’autre. Je ne sais plus dans laquelle
je me plongeai en premier lieu,--quelque terrible fléau dévastateur, en
tout cas,--mais avant même d’être arrivé à moitié de l’énumération des
«symptômes préliminaires», j’étais persuadé mordicus que j’en étais bel
et bien atteint.

Je restai tout d’abord pétrifié d’horreur; puis, dans l’abandon du
désespoir, je me remis à tourner les pages. J’arrivai au Typhus,--lus
les symptômes,--découvris que j’avais le Typhus, que je devais l’avoir
depuis des mois sans m’en douter,--me demandai ce que j’avais bien
encore; rencontrai la danse de Saint-Guy,--découvris, comme je m’y
attendais, que je l’avais également;--et, de plus en plus intéressé par
mon cas, résolus d’en avoir le cœur net, et repris dès le début, en
suivant l’ordre alphabétique,--lus la Fièvre[1], et appris que je
l’avais déjà contractée, et que la période aiguë commencerait dans une
quinzaine environ. Le Mal de Bright, je l’avais, mais ce me fut un réel
soulagement de voir que je l’avais seulement sous une forme atténuée et
que, à cet égard, je pouvais vivre des années. Le Choléra, je l’avais,
avec des complications graves; et la Diphtérie, j’avais dû l’avoir dès
ma naissance. Je piochai consciencieusement les 26 lettres, d’un bout à
l’autre, et la seule maladie que je n’avais pas, en définitive, était
l’Épanchement de synovie.

  [1] Ague.

Cela m’offusqua un peu tout d’abord; j’y voyais une sorte d’injustice.
Pourquoi n’avais-je pas l’Épanchement de synovie? Pourquoi cette réserve
jalouse? Au bout d’un moment, toutefois, des sentiments moins exclusifs
prévalurent en moi. Je considérai que j’avais toutes les autres maladies
connues de la pharmacologie, et me relâchant un peu de mon égoïsme, je
me résignai à me passer de l’Épanchement de synovie. La Goutte, sous sa
forme la plus maligne, paraît-il, s’était emparée de moi à mon insu; et
la Zymosis, j’en avais sans aucun doute été atteint dès l’enfance. La
Zymosis était la dernière maladie, et je conclus que le reste du bouquin
ne pouvait m’intéresser.

Je restai perdu dans mes réflexions. Quel sujet intéressant je devais
faire, au point de vue médical, quelle acquisition je serais pour une
faculté! Les étudiants n’auraient plus besoin de «courir les hôpitaux»,
avec moi! J’étais un hôpital, à moi seul! Il leur suffirait uniquement
de faire le tour de ma personne, et après cela, ils recevraient leur
diplôme.

Je me demandai alors combien de temps, il me restait à vivre. Je
m’efforçai de m’examiner. Je me tâtai le pouls. Il me fut impossible, au
premier abord, de le percevoir. Puis, tout d’un coup, il parut se
déclancher. Je tirai ma montre et chronométrai mes pulsations. J’en
trouvai 147 à la minute. Je m’efforçai de tâter mon cœur. Rien! Il avait
cessé de battre. J’ai par la suite été induit à croire qu’il devait se
trouver quand même à sa place, et qu’il devait battre, mais je n’en
répondrais pas. Je me tapotai sur tout le devant du corps, depuis ce que
j’appelle ma taille jusqu’à ma tête, et je poussai un peu au-delà de
chaque côté, et je remontai un rien dans le dos. Mais je fus incapable
de sentir ni d’entendre quoi que ce fût. Je voulus me regarder la
langue. Je la tirai aussi loin que possible, et fermant un œil,
m’efforçai de l’examiner avec l’autre. Je n’en pus voir le bout, et tout
ce que j’y gagnai fut une certitude plus complète que j’avais la
scarlatine.

J’étais entré dans cette salle de lecture heureux et bien portant. Ce
fut à l’état de misérable loque humaine que j’en sortis.

J’allai trouver mon médecin. C’est un vieux copain à moi, qui me tâte le
pouls, me fait montrer la langue, et me parle de la pluie et du beau
temps, le tout pour rien, lorsque je me figure être malade; je crus donc
lui rendre un véritable service en allant le trouver alors. «Ce qu’il
faut à un docteur, me disais-je, c’est de la pratique. Il aura: moi. Il
retirera plus de pratique de ma personne que de dix-sept cents de ces
patients vulgaires, nantis chacun d’une ou deux maladies au plus.»

Je me présentai donc à lui, tout fier, et à sa question:

--Hé bien, qu’est-ce que vous avez?

Je répondis:

--Je ne vous ferai pas perdre votre temps, cher ami, en vous exposant ce
que _j’ai_. La vie est courte, et vous pourriez bien trépasser avant que
je sois au bout. Mais je vous dirai ce que je n’ai _pas_. Je n’ai pas
l’Épanchement de synovie. Pourquoi je n’ai pas l’Épanchement de synovie,
il m’est impossible de vous le dire; mais le fait est que je ne l’ai
pas. Tout le reste, sans exception, je l’ai.

Et je lui exposai en détail comment j’avais été amené à cette
découverte.

Il me fit déshabiller, et m’ausculta du haut en bas, et m’agrippa le
poignet, et puis me donna un coup sec sur la poitrine alors que je ne
m’y attendais pas,--un vrai coup de traître, pour tout dire,--et
aussitôt après m’y appliqua son oreille. Puis il s’assit et rédigea une
ordonnance, qu’il plia en quatre avant de me la donner. Je la mis dans
ma poche et sortis.

Je ne l’ouvris pas. Je la portai au pharmacien le plus voisin et la lui
présentai. L’homme la lut, et me la restitua.

Il ne tenait pas cela, dit-il.

Je répliquai:

--Vous êtes pharmacien?

Il reprit:

--Je suis pharmacien. Si j’étais un magasin coopératif et une pension de
famille combinés, je pourrais vous satisfaire. Désolé de n’être que
pharmacien.

Je lus l’ordonnance. Elle portait:

  «1 livre de bifteck, plus

  «1 pinte de bière forte

        «toutes les 6 heures.

  «1 promenade de 10 milles chaque matin.

  «1 lit à 11 heures précises, chaque soir.

  «Et ne vous bourrez pas la cervelle de choses que vous ne comprenez
  pas.»

Je suivis la prescription, avec ce résultat heureux--pour moi,
s’entend,--de me conserver la vie, qui dure encore.

Mais revenons à la réclame des pilules pour le foie. J’avais, dans le
cas présent, sans erreur possible, les symptômes, dont le principal est
«une complète aversion pour tout genre de travail».

Ce que je souffre dans cet ordre d’idées, il n’y a de mots dans aucune
langue pour l’exprimer. Dès ma plus tendre enfance, ce m’était un vrai
martyre. Jeune adolescent, cette maladie ne me laissa pas un seul jour
de trêve. On ignorait alors que c’était mon foie. La science médicale
était beaucoup moins avancée qu’aujourd’hui, et on attribuait la chose à
la paresse.

--Allons, diantre de petit fainéant, me disait-on, ne ferez-vous donc
jamais rien pour gagner votre vie?

Comme de juste, on ne savait pas que j’étais malade. Et on ne me donnait
pas de pilules: on m’administrait des taloches sur le crâne. Et, tout
singulier que cela paraisse, ces taloches sur le crâne me guérissaient
souvent--pour une heure. Telle de ces taloches agit sur mon foie, et
m’inspira le désir de marcher droit sur-le-champ et d’exécuter sans
barguigner ce qu’on m’ordonnait, bien mieux que ne fait aujourd’hui
toute une boîte de pilules.

On sait qu’il en va souvent de même:--ces simples remèdes vieux-jeu sont
parfois plus efficaces que toutes les drogues d’apothicaire.

Nous passâmes une demi-heure à nous décrire nos maladies réciproques. Je
racontai à George et à William Harris ce que j’éprouvais le matin au
saut du lit, et William Harris nous raconta ce qu’il éprouvait à l’heure
du coucher; et George se livra, sur la carpette du foyer, à une
pantomime ingénieuse et frappante pour nous faire comprendre ce qu’il
éprouvait la nuit.

George se figure qu’il est malade; mais ce n’a jamais été chez lui que
de l’imagination, comme bien on pense.

Sur ces entrefaites, Mme Poppets vint frapper à la porte et demanda si
nous étions prêts à souper. Tout en échangeant un sourire amer, nous
répondîmes qu’après tout nous allions essayer d’avaler quelques
bouchées. Harris ajouta qu’un petit quelque chose dans l’estomac
empêchait souvent de tomber malade; et Mme Poppets nous ayant apporté le
plateau, nous nous mîmes à table, pour chipoter un peu de rumsteak aux
oignons et de la tarte à la rhubarbe.

Je devais être, à cette époque, des plus débilités, car, il m’en
souvient, une demi-heure à peine s’était écoulée que je ne me souciais
plus de manger le moins du monde,--phénomène insolite chez moi,--et je
ne pris pas de fromage.

En ayant fini avec ce devoir, nous remplîmes nos verres, allumâmes nos
pipes, et reprîmes notre discussion sur l’état de nos santés. De quoi
nous souffrions, en réalité, aucun de nous n’aurait pu le dire au juste;
mais l’opinion unanime fut que le mal--d’une nature ou d’une
autre--était dû au surmenage.

--C’est de repos que nous avons besoin, dit Harris.

--De repos et d’un renouvellement complet, dit George. Une tension du
cerveau excessive a entraîné chez nous une dépression générale de
l’organisme. Le changement de milieu, la suppression de toute cause de
souci, rétabliront l’équilibre psychique.

George possède un cousin qui s’inscrit à l’ordinaire sur les registres
d’hôtel comme étudiant en médecine; aussi notre ami semble tenir tout
naturellement de famille sa façon doctorale d’exposer les choses.

Je me rangeai à l’avis de George, et proposai de nous mettre en quête
d’un coin bien suranné, à l’écart de la foule démente, et d’y rêver au
passé toute une radieuse huitaine parmi ses rues endormies,--quelque
petit trou désuet, conservé par les fées, à l’abri du tourbillon du
monde, quelque trou d’aigle anachroniquement perché sur les falaises du
Temps, du haut desquelles on entend à peine, atténué par la distance,
l’assaut des vagues du XIXe siècle.

Harris déclara qu’à son avis ce serait crevant. Il connaissait trop le
genre de patelin que je voulais dire: où un chacun va se coucher dès
huit heures, où il est impossible de se procurer un journal de courses,
et où il faut faire une promenade de dix milles pour avoir son tabac
favori.

--Non, dit Harris, si vous tenez au repos et au changement, rien qui
vaille un voyage en mer.

Je m’opposai résolument au voyage en mer. Le voyage en mer vous profite
quand vous vous en payez durant une couple de mois, mais pour une
semaine, il ne vaut rien.

Vous partez le lundi avec l’idée bien arrêtée que vous allez vous
divertir. Vous envoyez des adieux protecteurs aux amis du quai, allumez
votre plus grosse pipe, et arpentez le pont, aussi crâne que si vous
étiez le capitaine Cook, sir Francis Drake et Christophe Colomb réunis.
Le mardi, vous préféreriez être ailleurs. Le mercredi, le jeudi et le
vendredi, vous souhaitez être mort. Le samedi, vous êtes en état
d’avaler quelques gouttes de consommé, de vous asseoir sur le pont, et
de répondre avec un pâle sourire aux gens compatissants qui vous
demandent des nouvelles de votre santé. Le dimanche, vous recommencez à
vous promener et à absorber des nourritures solides. Et le lundi matin,
lorsque, valise et parapluie à la main, vous vous tenez à la coupée prêt
à débarquer, vous êtes pris du plus bel amour pour la navigation.

Ceci me rappelle mon beau-frère, qui était allé faire un voyage en mer,
pour sa santé. Il prit un aller et retour de cabine Londres-Liverpool;
et, arrivé à Liverpool, il n’avait plus qu’un désir, c’était de revendre
son retour.

Ce billet fit le tour de la ville, offert à un prix terriblement réduit,
paraît-il; et il fut finalement cédé pour dix-huit pence à un jeune
homme de mine bilieuse, à qui son médecin venait justement d’ordonner
l’air de la mer, et de l’exercice.

--L’air de la mer! dit mon beau-frère, en lui mettant affectueusement le
billet dans la main; ma foi, vous en prendrez là pour votre vie entière;
et de l’exercice!... vrai, vous prendrez plus d’exercice, en restant
assis sur ce bateau, que sur la terre ferme, en faisant des sauts
périlleux.

Quant à lui--mon beau-frère--il s’en retourna par le train. Le chemin de
fer du Nord-Ouest, à son dire, était suffisamment hygiénique pour lui.

Une autre de mes connaissances entreprit un voyage d’une semaine au long
des côtes. Avant le départ, le maître-d’hôtel vint demander au voyageur
s’il aimait mieux payer ses repas au fur et à mesure, ou s’arranger à
forfait d’avance pour la série entière.

Le maître-d’hôtel lui vanta cette dernière combinaison comme beaucoup
plus économique. Il dit qu’il lui ferait la semaine complète à deux
livres cinq shillings. Il dit qu’au petit déjeuner il y avait du
poisson, suivi d’un rôti. Le déjeuner était servi à une heure, et
comprenait quatre plats. Le dîner, à six: potage, poisson, entrée, plat
de viande, volaille, salade, entremets, fromage et dessert. Plus un
léger souper froid à dix heures.

Mon ami crut devoir s’en tenir au système des deux livres cinq shillings
(il est gros mangeur) et il l’adopta.

On servit le déjeuner juste au large de Sheerness. Il se sentait moins
d’appétit qu’il ne l’aurait imaginé, aussi se contenta-t-il d’une
tranche de bouilli et de quelques fraises à la crème. Il fut très
méditatif tout l’après-midi. Tantôt il lui semblait n’avoir rien mangé
que du bouilli depuis des semaines; et d’autres fois il se figurait
avoir vécu de fraises à la crème pendant des années.

Pas plus le bœuf que les fraises à la crème ne semblaient satisfaits,
d’ailleurs,--on les eût dits en révolte.

A six heures, on vint l’avertir que le dîner était servi. Cette annonce
n’éveilla en lui aucun enthousiasme, mais il considéra qu’il lui fallait
venir à bout de ses deux livres cinq shillings, et, se cramponnant à des
cordages et autres objets, il descendit au restaurant. Une agréable
odeur d’oignons et de jambon fumant, combinée à celle du poisson frit et
des légumes, l’accueillit au bas de l’escalier; et alors le
maître-d’hôtel apparut avec un sourire onctueux, et demanda:

--Que puis-je apporter à monsieur?

--Emportez-moi hors d’ici, répliqua-t-il, défaillant.

On l’emmena dare-dare en haut, et on le cala, penché sur la lisse de
tribord, où on le laissa.

Durant les quatre jours qui suivirent, il se mit à un régime simple et
inoffensif: biscuits d’officiers légers (légers s’appliquant aux
biscuits, non aux officiers) et limonade gazeuse; mais, le samedi
arrivé, il se remonta un peu, et se mit au thé léger et aux rôties sans
beurre; et le lundi, il se gorgeait de bouillon de poulet. Il quitta le
bateau le mardi, et ce fut d’un regard plein de regrets qu’il le vit
s’éloigner du débarcadère.

--Le voilà qui s’en va, pensa-t-il, il s’en va, emportant à son bord
pour deux livres de nourriture qui est à moi, et que je n’ai pas eue.

Il affirme, toutefois, que s’il avait disposé d’une journée de plus, il
en aurait pris pour son argent.

Je m’opposai donc au voyage en mer. Non pas, comme je leur expliquai, à
cause de moi. Je n’étais jamais indisposé. Mais je craignais pour
George. George affirma qu’il se porterait parfaitement, et qu’il aimait
beaucoup la mer, mais que à son avis, Harris et moi ferions mieux de n’y
pas songer, car il était assuré que nous serions tous les deux malades.
Harris déclara que, pour lui, ç’avait toujours été un mystère de savoir
comment s’y prenaient les gens qui étaient malades en mer:--Ils devaient
le faire exprès, par pose;--lui-même avait bien souvent désiré l’être,
mais il n’y était jamais parvenu.

Puis il nous conta des anecdotes. Comment il avait fait la traversée du
Pas-de-Calais un jour où la mer était démontée au point qu’on avait dû
amarrer les passagers dans leurs couchettes et comment lui et le
capitaine étaient les deux seuls êtres vivants qui ne furent pas
malades. Parfois, c’était lui et le second qui n’étaient pas malades,
mais c’était toujours lui et un autre. Quand ce n’était pas lui et un
autre, c’était lui tout seul.

C’est un fait à remarquer: personne n’a jamais le mal de mer,--à terre.
En mer, vous rencontrez des tas de gens très malades pour de bon, par
cargaisons entières; mais je n’ai pas encore jusqu’ici trouvé un homme,
à terre, qui ait jamais su le moins du monde ce que c’était d’avoir le
mal de mer. Où ces myriades de matelots d’eau douce qui encombrent
chaque bateau peuvent bien se cacher quand ils sont à terre, c’est pour
moi un problème.

Si beaucoup ressemblent au confrère que j’ai vu un jour sur le bateau de
Yarmouth, l’apparente énigme est plus facile à résoudre. Nous venions
juste de dépasser le môle de Southend, et il était penché à un sabord,
dans une position très dangereuse. J’allai à lui dans l’intention de le
sauver.

--Hé là! rentrez-vous donc un peu, dis-je en le tirant par l’épaule.
Vous allez tomber à l’eau.

--Oh mon Dieu! c’est tout ce que je souhaite! fut la seule réponse que
je pus tirer de lui; et je dus l’abandonner à son sort.

Trois semaines plus tard, je le retrouvai dans la salle de café d’un
hôtel de Bath. Il parlait de ses voyages, et décrivait avec enthousiasme
son amour de la mer.

--Le pied marin! s’exclama-t-il, en réponse à un jeune homme qui le
questionnait avec envie. Ma foi, je me suis senti légèrement indisposé,
une seule fois, je l’avoue. En doublant le cap Horn. Le navire fit
naufrage le lendemain.

Je dis:

--N’étiez-vous pas un peu ému devant le môle de Southend, un jour, et ne
souhaitiez-vous pas tomber à l’eau?

--Le môle de Southend! répondit-il, d’un air tout étonné.

--Oui; en allant à Yarmouth, il y a eu vendredi trois semaines.

--Oh! ah!... oui, répondit-il, avec un sourire; je me souviens à
présent. J’avais un fort mal de tête, cet après-midi-là. A cause des
pickles, sans doute. Les plus abominables pickles que j’aie jamais
goûtés sur un bateau qui se respecte. En avez-vous pris?

Pour mon compte personnel, j’ai découvert un excellent préventif contre
le mal de mer: c’est de se balancer. Vous vous tenez au centre du pont,
et quand le bateau roule ou tangue, vous penchez le corps par ci ou par
là, de façon à rester toujours vertical. Quand le bateau relève la
proue, vous vous inclinez en avant, jusqu’à ce que le pont touche
presque à votre nez; quand c’est l’extrémité postérieure qui monte, vous
vous inclinez en arrière. Cela va très bien pendant une heure ou deux;
mais on ne peut se balancer toute une semaine.

George proposa:

--Si nous remontions la Tamise?

Nous aurions air pur, exercice et repos; le perpétuel changement de
décor occuperait nos esprits (y inclus ce qu’en possédait Harris); et
l’exercice violent nous donnerait bon appétit et bon sommeil.

Au dire de Harris, George devait éviter tout ce qui était susceptible de
contribuer à le faire dormir plus qu’à son ordinaire, car cela
deviendrait dangereux. Il ne voyait pas très bien comment George
pourrait arriver à dormir plus qu’il ne faisait déjà, vu que les jours
comportaient seulement vingt-quatre heures été comme hiver; mais, à son
avis, s’il dormait en effet davantage, être mort lui reviendrait au
même, et lui économiserait d’ailleurs sa pension et son logement.

A part cela, conclut Harris, la Tamise lui convenait «comme un T»[2]. Je
ne connais pas de T (en dehors du thé à six pence, comprenant tartines
beurrées et cake à volonté, ce qui n’est pas cher, pour le prix, si vous
n’avez pas dîné). Ledit T, néanmoins, paraît convenir à chacun, et cela
lui fait grand honneur.

  [2] _To suit to a T_: expression familière. Le jeu de mots sur _T_
    (prononcer tî) et _tea_ peut passer en français: _T_... _thé_.

A moi aussi donc, la Tamise me convenait «comme un T», et Harris et moi
déclarâmes l’idée de George excellente; et notre façon de nous exprimer
impliquait une certaine surprise de voir George devenu tout à coup si
intelligent.

Le seul qui ne fût pas emballé par la proposition était Montmorency.
Montmorency ne se souciait guère de la Tamise.

--Cela va très bien pour vous, les amis, dit-il; vous l’aimez, mais moi
pas. Je n’y vois rien d’intéressant. Le paysage n’est pas dans mon
genre, et je ne fume pas. Si j’aperçois un rat, vous refusez d’atterrir,
et si je tente de dormir, vous faites aussitôt des bêtises avec le
bateau, et me flanquez à l’eau. Tout cela, si vous voulez savoir, pour
moi, c’est de la plus parfaite ineptie.

Mais nous étions trois contre un, et la proposition l’emporta.




Chapitre II

Projets discutés. Les plaisirs du «camping», par nuits sereines. Ditto,
sous la pluie. Compromis adopté. Montmorency, ses premières impressions.
Nos craintes qu’il ne soit trop parfait pour ce monde, craintes ensuite
rejetées comme non fondées. Séance ajournée.


Nous prîmes la carte, pour faire nos plans.

Nous convînmes de partir le samedi suivant, de Kingston. Harris et moi
irions dès le matin chercher le canot pour le conduire à Chertsey, et
George, qui ne pouvait sortir de la Cité avant l’après-midi (George va
faire la sieste dans une banque de 10 à 4 chaque jour, excepté le
samedi, où l’on l’éveille et l’on le met dehors dès 2 heures) nous y
retrouverait.

Devions-nous camper dehors ou coucher à l’auberge?

George et moi étions pour le «camping», si pittoresque, si plein de
liberté et d’allure patriarcale!

Avec lenteur le souvenir vermeil du couchant s’évanouit au sein des
nuages gris et mornes. Silencieux comme des enfants tristes, les oiseaux
ont cessé leur ramage, et seuls, le cri plaintif de la poule de bruyère
et le rauque croassement de la corneille troublent le silence apeuré qui
plane sur le lit du fleuve, où s’exhale le dernier soupir du jour qui se
meurt.

Des sombres bois de chaque rive l’armée fantomale de la Nuit, les ombres
grises s’avancent à pas muets, pourchassant les dernières lueurs
attardées, effleurent à pas silencieux et invisibles les roseaux
ondulants et les buissons qui soupirent; la Nuit, sur son trône
ténébreux, déploie ses noires ailes au-dessus du monde obscurci, et, du
haut de son palais-fantôme qu’illuminent les pâles étoiles, elle règne
dans la tranquillité.

Alors nous amenons notre frêle esquif dans quelque anse paisible, on
dresse la tente, on fait cuire et on mange le frugal souper. Puis les
grosses pipes sont bourrées et allumées, et d’aimables bavardages
s’échangent à mi-voix, harmonieusement. Dans les intervalles de nos
causeries, cependant, le fleuve, jouant à l’entour du bateau murmure ses
vieux contes et ses secrets intimes, module tout bas l’antique chanson
puérile que depuis tant de mille et de mille ans il module--qu’il
modulera tant de mille ans à venir, avant que sa voix ne vieillisse et
ne se casse,--un chant que nous, qui avons appris à aimer son charmant
visage, qui nous sommes si souvent plongés dans son sein fluide, croyons
parfois saisir, mais sans pouvoir exprimer en paroles l’histoire que
nous venons d’entendre.

Et nous restons là, sur son bord, tandis que la lune, qui l’aime elle
aussi, se penche pour le baiser d’un baiser sororal, et l’enlace
étroitement de ses bras argentins. Et nous regardons ses ondes couler
sans arrêt, chantonnant et chuchotant, à la rencontre de leur roi, la
mer,--tant que nos voix se réduisent au silence, et les pipes
s’éteignent,--tant que nous, banals et quelconques jeunes gens, nous
sentons étrangement pleins de pensées, mi-douces, mi-mélancoliques, sans
désir ni besoin de parler,--tant que, avec un rire, et secouant les
cendres de nos pipes épuisées, nous nous souhaitons bonne nuit, et,
bercés par le clapotis des flots et le bruissement des ramures, nous
nous endormons sous la paix vaste des étoiles, et rêvons que la terre
est redevenue jeune,--jeune et aimable comme elle l’était avant que les
siècles de la hâte et du souci eussent ridé son beau visage, avant que
les péchés et les folies de ses enfants eussent vieilli son cœur
aimant,--aimable comme elle l’était dans ces jours révolus où, jeune
mère, elle nous vivifiait de son sein profond,--avant que les maux de la
civilisation factice nous eussent détournés de ses tendres bras,--avant
que les ricanements venimeux de l’artificialité nous eussent fait honte
de la simple vie que nous menions avec elle, de la simple et majestueuse
demeure où l’humanité naquit, il y a tant de milliers d’années.

Harris demanda:

--Comment faites-vous quand il pleut?

Impossible jamais d’élever Harris. Il n’y a en Harris pas la moindre
poésie,--pas trace de folle aspiration vers l’impossible. Jamais Harris
ne «pleure sans savoir pourquoi». Si les yeux de Harris s’emplissent de
larmes, soyez sûr que c’est pour avoir mangé des oignons crus, ou pour
avoir mis trop de Worcester-sauce sur son rosbif.

Si, attardé le soir au bord de la mer avec Harris vous vous avisiez de
lui dire:

--Chut! n’entendez-vous pas? On dirait les sirènes qui chantent dans le
creux des vagues; ou les âmes en peine lamentant des nénies pour les
cadavres blanchis que retiennent les algues.

Harris vous prendrait par le bras, et dirait:

--Je vois ce que c’est mon vieux; vous avez pris froid. Allons venez
avec moi. Je sais un établissement par ici tourné le coin, où vous
pourrez boire un coup du meilleur whisky d’Écosse que vous ayez jamais
goûté. Cela vous remettra en un rien de temps.

Harris connaît toujours un établissement tourné le coin, où vous pouvez
avoir quelque chose de remarquable dans la catégorie boisson. Je suis
persuadé que si vous le rencontriez en paradis (à supposer la
vraisemblance du fait), ses premiers mots, à votre vue, seraient:

--Quelle chance de vous rencontrer ici, vieux camarade! J’ai découvert
un établissement épatant, tourné le coin, où on vous servira un vrai
nectar, je ne vous dis que ça.

Dans le cas actuel, toutefois, en ce qui regardait le camping, sa façon
pratique d’envisager les choses arriva fort à point. Le camping par
temps pluvieux n’a rien d’agréable.

C’est le soir. Vous êtes transpercé, il y a deux bons pouces d’eau dans
la cale, et toutes les choses sont mouillées dans le bateau. Vous
trouvez sur la rive un endroit un peu moins fangeux que le reste, et
vous atterrissez pour déployer la tente et vous vous mettez à deux pour
entreprendre de l’assujettir.

La toile est imbibée d’eau; elle pèse; et elle claque au vent, retombe
sur vous, s’entortille autour de votre tête: c’est à devenir enragé.
Cependant, la pluie ne cesse de tomber à flots. Ce n’est déjà pas
commode de dresser une tente par temps sec; s’il pleut, cela devient un
travail d’Hercule. Au lieu de vous aider, il vous semble que votre
collaborateur ne fait que des bêtises. A peine avez-vous proprement
assujetti votre côté, le voilà qui hale du sien, et dérange tout.

--Hé! qu’est-ce que vous faites-là? criez-vous.

--Mais non! c’est vous! renvoie-t-il; larguez donc un peu.

--Pas si fort; vous avez tout détraqué, espèce d’animal! hurlez-vous.

--Non, ce n’est pas moi, lance-t-il à son tour; mollissez votre côté!

--Je vous dis que vous avez tout détraqué! rugissez-vous, avec bonne
envie de lui tomber dessus; et vous tirez sur vos amarres, si fort que
tous ses piquets s’en arrachent.

--Ah! le sacré idiot! l’entendez-vous murmurer à part lui.

Puis survient une traction farouche, qui emporte votre côté. Vous
laissez là votre maillet et vous vous disposez à aller lui dire ce que
vous pensez de toute sa conduite, mais au même instant, il se met en
route dans le même sens pour venir vous exposer sa manière de voir. Et
vous vous poursuivez en vous injuriant, tout autour de la tente, qui
finit par s’abattre en bloc. Vous restez à vous dévisager par-dessus le
désastre, puis vous vous écriez ensemble:

--Là! c’est bien fait; qu’est-ce que je vous disais!

Cependant le troisième, qui s’était chargé d’écoper le bateau, et qui
s’est versé de l’eau plein la manche, et qui n’a cessé de jurer tout
seul depuis dix minutes, vient s’enquérir du jeu absurde que vous jouez
et veut savoir pourquoi cette satanée tente n’est pas encore en place.

Pour finir, d’une façon ou d’une autre elle est dressée et vous
débarquez le matériel. Inutile de songer à faire un feu de bois. Vous
allumez donc le réchaud à alcool, autour duquel on s’empresse.

L’eau de pluie entre comme ingrédient principal dans le souper. Le pain
en comporte deux tiers, elle abonde dans le bifteck, et la confiture, le
beurre, le sel et le café se sont amalgamés avec elle pour former de la
soupe.

Après le repas, vous constatez que votre tabac est mouillé et que vous
ne pouvez fumer. Heureusement, vous avez une bouteille de la drogue qui
égaie et enivre, si on la prend à la dose voulue, et elle vous rend le
goût de vivre nécessaire pour vous inciter à vous mettre au lit.

Une fois endormi, vous rêvez qu’un éléphant s’est couché en plein sur
votre estomac, et que le volcan, faisant éruption, vous a projeté au
fond de la mer,--avec l’éléphant toujours paisiblement étalé sur votre
giron. Vous vous réveillez, avec l’idée qu’un événement effroyable s’est
produit en réalité. Votre première impression est que la fin du monde
est arrivée; puis vous réfléchissez que ce ne doit pas être cela, mais
plutôt des voleurs et des assassins, ou encore le feu, et vous exprimez
cette opinion suivant la méthode usitée. Nul secours ne vient,
néanmoins, et vous savez seulement que des milliers d’individus vous
bourrent de coups de pied, et que vous êtes en train de vous asphyxier.

Vous n’êtes pas le seul à avoir des désagréments, d’ailleurs. Des cris
étouffés vous parviennent de dessous votre couche. Déterminé, en toute
occurrence, à vendre chèrement votre vie, vous vous débattez avec rage,
cognant des pieds et des poings à droite et à gauche et hurlant à pleins
poumons. A la fin, quelque chose cède, et vous vous trouvez la tête à
l’air libre. A deux pieds de vous, vous découvrez confusément une sorte
de bandit à demi-nu, tout disposé à vous trucider, et vous vous préparez
à lutter jusqu’à la mort, quand il vous vient à l’idée que ce pourrait
bien être Jim.

--Oh! est-ce vous, dites? fait-il, vous reconnaissant aussi.

--Oui, répondez-vous en vous frottant les yeux; qu’est-ce qui s’est
passé?

--La tente de Billy renversée par le vent, je crois, dit-il. Où est
Bill?

Alors vous unissez vos voix pour crier: Bill! et le sol au-dessous de
vous tremble et ondoie, et la même voix étouffée que vous avez déjà ouïe
réplique de dessous les décombres:

--Dégagez un peu ma tête, je vous prie.

Et Billy se dégage et apparaît, loque humaine boueuse et piétinée, et
d’humeur inutilement agressive,--car il se figure évidemment que le tout
a été fait exprès.

Le matin vous êtes tous les trois aphones, à cause du vilain rhume que
vous avez attrapé la nuit; vous êtes également des plus susceptibles, et
vous vous injuriez réciproquement à chuchotis rauques, tout au long du
déjeuner.

Il fut décidé en conséquence que nous coucherions dehors les nuits de
beau temps, et à l’hôtel, à l’auberge, au cabaret, tel des gens
convenables, quand il pleuvrait, ou quand le désir nous prendrait de
changer.

Montmorency salua ce compromis de jappements approbateurs. Lui ne
raffole pas de romantique solitude. Donnez-lui plutôt du bruyant; et
même un peu de vulgaire ne lui agrée que mieux. A voir Montmorency, on
se figurerait volontiers que c’est un ange exilé sur la terre, pour une
raison quelconque retranché de l’humanité, sous les espèces d’un petit
fox-terrier. Il y a chez Montmorency une sorte d’expression: Oh-que-ce-
monde-est-méchant-et-comme-je-voudrais-faire-quelque-chose-pour-le-
rendre-meilleur-et-plus-noble, qui a déjà, paraît-il, tiré des larmes à
de pieuses vieilles personnes, ladies et gentlemen.

Quand il s’en vint vivre à mes dépens, je n’aurais jamais cru que
j’arriverais à le garder aussi longtemps. Je restais à le considérer,
tandis que lui-même, assis sur le tapis, me considérait d’en bas, et je
songeais: «Oh! ce chien ne vivra pas. Il va être ravi aux cieux sur un
char de feu, voilà ce qui va lui arriver.»

Mais lorsque j’eus payé pour une douzaine de poulets qu’il avait
étranglés; et que je l’eus retiré, grognant et gigotant, par la peau du
cou, hors de cent quatorze batailles de rues; et qu’un chat crevé m’eut
été présenté par une vieille femme en furie qui me traita d’assassin; et
que j’eus été appelé en justice par le voisin de la deuxième maison
comme possédant en liberté un chien féroce qui l’avait acculé dans son
réduit à outils, d’où il n’avait osé mettre le nez dehors pendant plus
de deux heures, par une nuit glaciale; et que j’eus appris que le
jardinier, à mon insu, avait gagné trente shillings en le mettant à tuer
tant de rats à la minute, alors je commençai à croire qu’en fin de
compte, on le laisserait sur terre un bout de temps.

Aller rôder autour des écuries, et rassembler une troupe des chiens les
moins recommandables qui soient dans la ville, et les entraîner à
parcourir les bas quartiers pour se battre avec d’autres peu
recommandables chiens, telle est l’idée que Montmorency se fait de
«vivre sa vie»; et c’est pourquoi, comme je viens de le dire, il accorda
au projet auberges, cabarets et hôtels, sa vigoureuse approbation.

La question couchage ainsi réglée à la satisfaction de tous quatre, il
ne resta plus qu’un point à discuter: que devions-nous emporter avec
nous? On commençait à en parler, lorsque Harris déclara que, pour ce
soir, il en avait assez de palabrer et nous proposa d’aller dehors nous
dérider un brin, ajoutant qu’il avait découvert un établissement, tourné
le coin, où l’on trouvait à boire un certain whisky d’Irlande qui valait
le coup.

George avoua qu’il faisait soif (je ne l’ai jamais entendu dire le
contraire); et comme j’avais le pressentiment qu’un peu de grog bien
chaud, avec une tranche de citron, serait profitable à mes infirmités,
le débat fut, d’un commun accord ajourné au lendemain soir; et
l’assemblée mit ses chapeaux et sortit.




Chapitre III

Dispositions réglées. Méthode de travail de Harris. Comment le vieux
père de famille installe un tableau. George émet un avis sensé. Joies du
premier bain matinal. Provisions en cas de naufrage.


Ainsi donc, le lendemain soir, nous nous réunîmes de nouveau, pour
discuter et régler nos plans. Harris commença.

--Voyons, il s’agit d’abord de savoir ce que nous allons emporter. Vous,
J..., allez prendre une feuille de papier et écrire; et vous, George, le
catalogue d’alimentation, et si quelqu’un me donne un bout de crayon,
j’établirai la liste.

C’est bien là du Harris tout pur,--toujours prêt à réclamer lui-même le
fardeau de tout, pour le mettre sur le dos des autres.

Il me rappelle sans cesse mon pauvre oncle Podger. Quand mon oncle
Podger entreprenait de faire un petit arrangement, c’était du haut en
bas de la maison une révolution comme personne n’en a jamais vu de sa
vie. Un tableau venait d’arriver de chez l’encadreur, et se trouvait
dans la salle à manger, en attendant d’être posé. Tante Podger demandait
ce qu’il faillait en faire, et oncle Podger répondait:

--Oh! remettez-vous-en à moi. Que personne ne s’en occupe. Je me charge
de tout.

Et puis il retirait sa redingote et se mettait à la besogne. Il envoyait
la bonne chercher six pence de clous, et puis faisait courir après elle
un des garçons pour lui dire de quelle taille les clous; et de proche en
proche, il mettait tout le monde sur pied et la maison en branle-bas.

--Allons, Will, cherchez-moi un marteau, criait-il; et vous, Tom,
apportez-moi la règle; et j’aurai besoin de l’escabeau pour monter
dessus; et après tout, non, mieux vaut me donner une chaise de cuisine;
Jim! vous allez courir chez Mr Goggles, et lui direz que: Papa le salue
bien, il espère que sa jambe va mieux; et il le prie de vouloir bien lui
prêter son niveau d’eau... Maria! ne vous en allez pas, car j’aurai
besoin de quelqu’un pour me tenir la lumière, et quand la bonne sera
rentrée, elle retournera aussitôt chercher un bout de cordelière à
tableau; Tom!--où est Tom?--Tom, venez ici; j’ai besoin de vous: vous me
tendrez le tableau.

Et alors il soulevait le tableau, et le laissait choir et le tableau
s’échappait du cadre, et en essayant de sauver la glace, il se coupait;
et alors il bondissait à travers la pièce, cherchant son mouchoir. Il ne
trouvait pas son mouchoir, pour la bonne raison que son mouchoir était
dans la poche de la redingote qu’il venait d’ôter, et qu’il ne savait
plus où il avait posé la redingote, et toute la maison devait abandonner
la recherche de ses outils pour se mettre à celle de la redingote; et
cependant il se trémoussait et les harcelait à la ronde:

--N’y a-t-il donc personne dans toute la maison qui sache où est ma
redingote? De ma vie je n’ai vu de pareils empotés!--non, ma parole!
Vous voilà six!--et vous êtes incapables de trouver une redingote que
j’ai ôtée il n’y a pas cinq minutes! Ma foi, de tous les...

Alors il se levait, et découvrait qu’il était assis dessus, et il
s’écriait:

--Oh! ne vous donnez plus la peine! Je viens de la trouver tout seul.
Autant vaudrait demander au chat de trouver quelque chose que de
s’attendre à ce que vous autres le trouviez.

Et quand on avait passé une demi-heure à lui panser le doigt, et qu’on
avait acheté une nouvelle glace, et que les outils, et l’échelle, et la
chaise, et la chandelle étaient prêts, c’était une nouvelle alerte,
toute la maisonnée, y compris la femme de ménage, se rangeait en
demi-cercle, prête à l’aider. Il fallait se mettre à deux pour tenir la
chaise, et un troisième l’aidait à monter dessus, et l’y maintenait, et
un quatrième lui avançait un clou, et un cinquième lui tendait le
marteau, et il prenait le clou et le laissait tomber.

--Bon! disait-il, d’un air furieux, voilà le clou perdu.

Et il nous fallait tous nous mettre à genoux pour le chercher à tâtons,
cependant qu’il restait sur sa chaise en grommelant et nous demandant si
on allait le tenir là toute la soirée.

Le clou se retrouvait enfin, mais cette fois c’était le marteau qu’on
avait perdu.

--Où est le marteau? Qu’ai-je fait du marteau? Bon Dieu! Vous voilà sept
à bayer aux corneilles autour de moi, et vous ne savez pas ce que j’ai
fait du marteau!

On lui retrouvait son marteau, mais alors il n’arrivait plus à retrouver
la marque qu’il avait faite sur le mur pour savoir où enfoncer le clou,
et nous montions l’un après l’autre sur la chaise, à côté de lui, pour
tâcher de le découvrir; et nous l’apercevions chacun à une place
différente, et il nous traitait tous d’imbéciles, l’un après l’autre, et
nous faisait descendre. Et il prenait la règle, et remesurait, et
constatait qu’il fallait la moitié de 31 pouces et trois huitièmes à
partir du coin, et il tentait de faire le calcul mentalement, et il
perdait la tête.

Et nous essayions tous de faire le calcul mentalement, et arrivions tous
à des résultats différents, et chacun se moquait des autres. Et dans le
tohu-bohu général, on oubliait le nombre primitif, et l’oncle Podger
était obligé de mesurer à nouveau.

Il se servait d’un bout de ficelle, cette fois, et au moment
psychologique, où le vieux godichon se penchait en dehors de la chaise
sous un angle de 45 degrés en s’efforçant d’atteindre un point situé
trois pouces au delà de sa portée maxima, la ficelle glissait, et il
s’étalait sur le piano, d’où résultait un bien joli effet musical, grâce
à la soudaineté avec laquelle son crâne et son corps frappaient toutes
les touches à la fois.

Et tante Maria disait qu’un tel langage en présence des enfants était
inadmissible.

Enfin, l’oncle Podger avait de nouveau déterminé l’endroit, et posait la
pointe du clou dessus, à l’aide de la main gauche, et saisissait le
marteau de la main droite. Et, du premier coup, il s’écrasait le pouce,
et laissait tomber le marteau, avec un hurlement, sur les orteils de
quelqu’un.

Tante Maria faisait remarquer avec douceur que, la prochaine fois que
l’oncle Podger aurait à planter un clou dans le mur, elle espérait qu’il
le lui ferait savoir en temps, et elle prendrait ses dispositions pour
aller passer une huitaine chez sa mère en attendant qu’il eût fini.

--Oh! vous, les femmes, vous en faites toujours, des chichis, pour rien!
répliquait l’oncle Podger, en se relevant. Si moi, j’aime m’occuper un
peu de la sorte...

Et alors il s’y reprenait à nouveau, et, au deuxième coup, le clou tout
entier passait outre le plâtre, avec la moitié du marteau, et l’oncle
Podger se trouvait projeté contre le mur avec une force quasi suffisante
à lui aplatir le nez.

Alors il nous fallait retrouver la règle et la ficelle, et on faisait un
nouveau trou; et vers minuit, le tableau était posé,--tout de guingois
et instable, tandis que tout alentour, sur plusieurs yards carrés, le
mur semblait avoir été passé au râteau, et que chacun était mortellement
éreinté et malheureux,--à l’exception de l’oncle Podger.

--Eh bien, voilà! prononçait-il, en descendant pesamment de la chaise,
en plein sur les doigts de pied de la femme de ménage, et contemplant
avec une fierté non dissimulée le dégât qu’il avait commis. Il y a, ma
foi, des gens qui feraient venir un ouvrier pour un petit ouvrage comme
ça!

Harris sera plus tard exactement du même calibre, je le sais et le lui
répète. Je lui répondis que je ne lui permettrais pas de se livrer à un
tel travail. J’ajoutai:

--Non; prenez, vous, le papier, le crayon, et le catalogue, et George
mettra au net, et je ferai le choix.

La première liste que nous élaborâmes dut être écartée. D’évidence, les
biefs de la Haute-Tamise étaient d’un tirant d’eau insuffisant pour
admettre un bateau contenant les objets notés comme indispensables: la
liste fut donc déchirée, et on se prépara à en faire une autre.

George prononça:

--Savez-vous bien que nous n’y sommes pas du tout? Ce qu’il nous faut
chercher, ce ne sont pas les objets dont nous avons besoin, mais bien
ceux dont nous ne pouvons nous passer.

George se montre parfois plein de sens. On peut s’en étonner. Mais
c’était là d’authentique sagesse, non seulement dans le cas actuel, mais
par rapport à notre voyage sur le fleuve de la vie en général. Combien,
pour ce voyage, encombrent le bateau, jusqu’à le mettre en danger de
sombrer, d’un assortiment de vanités qu’ils croient indispensables à
l’agrément et à la commodité du trajet, mais qui ne sont en réalité que
surcharge vaine!

Comme ils empilent jusqu’à hauteur du mât, sur le pauvre petit esquif,
beaux habits et grandes maisons, domesticité inutile, avec une horde
d’amis feints qui ne se soucient pas d’eux pour quatre sous;
divertissements coûteux qui n’amusent personne, cérémonies et modes,
faux-semblants et ostentation, et surtout--oh! le plus pesant, le plus
fol encombrement de tous!--la crainte de ce que va dire le voisin, les
luxes uniquement gênants, les plaisirs fastidieux, la parade creuse qui,
tel le carcan de fer réservé jadis aux criminels, garrotte et fait
saigner la tête douloureuse qui le porte!

Au rebut, tout cela, frère, au rebut! Par-dessus bord! Cela rend
l’esquif si pesant que vous défaillez presque sur vos avirons. Cela
l’encombre et rend la manœuvre si périlleuse que vous ne connaissez pas
une minute libre d’inquiétude et de souci, vous ne vous accordez jamais
un instant de relâche pour rêver en paix,--ni le loisir de regarder les
ombres que la brise légère promène sur les eaux, les rais étincelants du
soleil jouant sur les vaguelettes, les grands arbres qui, de la berge,
contemplent leurs reflets, le vert et l’or des bois, les lis blancs et
jaunes, les ondulations pensives des roseaux, les joncs, les orchidées,
les bleus myosotis.

Par-dessus bord l’encombrement, frère! Que votre esquif de la vie soit
léger, qu’il porte seulement le nécessaire, une demeure intime et des
plaisirs simples, un ou deux amis dignes de ce nom, un être qui vous
aime et que vous aimiez, un chat, un chien, une pipe ou deux, de quoi
manger et de quoi vous vêtir à votre suffisance et un peu plus à boire,
car la soif est chose nuisible.

Alors, vous le verrez, l’esquif est plus facile à conduire, il est moins
susceptible de chavirer, et il vous importera moins qu’il vienne à
chavirer; de bonne et simple marchandise ne craint pas l’eau. Vous aurez
le temps de penser aussi bien que de travailler. Le temps de boire au
grand soleil de la vie,--le temps d’écouter la musique éolienne que la
brise divine tire des cœurs sonores qui nous entourent,--le temps...

Je vous demande pardon, en vérité. J’avais tout-à-fait oublié.

Donc, on s’en remit à George de dresser la liste, et il commença.

--Ne prenons pas de tente, proposa-t-il; nous aurons une bâche sur le
bateau. C’est tellement plus simple et commode.

L’idée nous parut bonne, et elle fut adoptée. Je ne sais si vous avez
déjà vu ce que je veux dire. Vous installez par-dessus le bateau des
cerceaux de fer, que vous recouvrez d’une vaste toile, assujettie du bas
tout le tour, de la proue à la poupe, et cela convertit le bateau en une
sorte de petite maison, délicieusement intime, quoique un peu bien
renfermée; mais tout a ses inconvénients, comme disait celui dont la
belle-mère venait de mourir, et à qui l’on présentait la note de
l’enterrement.

George décréta que, cela étant, il nous fallait une couverture chacun,
une lampe, du savon, brosse et peigne (en commun), une brosse à dents
(chacun), un bassin, de la poudre dentifrice, de quoi se raser, et une
couple de serviettes en tissu éponge pour le bain. Je noterai ici que
l’on fait toujours des préparatifs démesurés pour se baigner quand on va
n’importe où dans le voisinage de l’eau, mais qu’on ne se baigne guère
lorsqu’on y est.

Même chose quand on va au bord de la mer. Je suis toujours résolu--quand
c’est de Londres que je vois les choses, à me lever très tôt chaque
matin, pour aller faire un plongeon avant de déjeuner, et j’emballe
religieusement un maillot et une serviette de bain. Je choisis toujours
des maillots de bain rouges. Je me vois bien en maillot rouge. Cela
convient à mon genre de beauté. Mais une fois au bord de la mer, je
m’aperçois que ce bain matinal ne m’est plus à beaucoup près aussi
indispensable que je le croyais en ville.

Au contraire, je sens que j’ai besoin de rester couché jusqu’au dernier
moment, et de descendre alors pour déjeuner. Une fois ou deux la vertu a
triomphé, je me suis levé à six heures et sommairement vêtu, et,
prenant, maillot et serviette, je me suis mis en chemin à contre-cœur.

Mais ce fut loin d’être agréable. Il paraît qu’on me réserve un vent
d’est particulièrement âpre, fait sur mesure pour moi, quand je vais me
baigner le matin de bonne heure; on trie tous les cailloux cornus pour
les mettre par-dessus les autres, on affûte les rochers, on en saupoudre
les aspérités d’une légère couche de sable, de façon à me les
dissimuler, et on retire la mer pour la transporter à deux milles loin,
afin que je doive me serrer entre mes bras et galoper, grelottant, à
travers six pouces d’eau. Et quand j’arrive à la mer, elle est glacée et
aussi désagréable que possible.

Une énorme vague me roule et me dépose sur mon séant, avec une parfaite
brutalité, à même un roc qu’on a mis là tout juste à mon intention. Et
avant que j’aie pu crier: Aïe, et me rendre compte des dégâts, la vague
retourne et m’emporte au large. Je me mets à nager frénétiquement vers
le rivage, me demandant si je reverrai jamais ma demeure et mes amis, et
regrettant de n’avoir pas été plus affectueux envers ma petite sœur
quand j’étais enfant. Je viens juste d’abandonner tout espoir,
lorsqu’une vague, en se retirant, me laisse plaqué sur le sable comme
une étoile de mer. Je me relève, et, me retournant, découvre que je
viens de nager comme un perdu dans deux pieds d’eau. Je refais un temps
de galop, me rhabille, et rentre à l’hôtel, où il me faut paraître
enchanté du bain.

Quant à nous, chacun se montrait tout disposé à tirer sa coupe
longuement chaque matin. Au dire de George, c’était un tel plaisir que
de s’éveiller dans le bateau en pleine fraîcheur matinale, et de plonger
dans l’eau limpide du fleuve! D’après Harris, rien ne vaut quelques
brasses avant le déjeuner pour vous mettre en appétit. George déclara
que si les bains devaient avoir comme résultat de faire manger Harris
plus qu’à son ordinaire, il s’insurgeait contre l’hypothèse de lui en
voir prendre un seul.

La corvée, dit-il, serait déjà suffisamment rude, de remorquer contre le
courant de quoi nourrir Harris dans les conditions normales.

Je fis comprendre à George, néanmoins, tout l’agrément qu’il y aurait à
avoir dans le bateau un Harris propre et frais, même si nous devions
pour cela emporter quelques cents livres de provisions en supplément; je
l’amenai à partager mon point de vue, et il cessa de s’opposer au bain
de Harris.

Conclusion finale: nous emporterions trois serviettes de bain, afin de
ne pas nous faire attendre l’un l’autre.

Quant aux vêtements, George affirma que deux complets de flanelle
seraient assez, car nous pourrions les laver nous-mêmes, dans le
courant, une fois sales. On lui demanda s’il avait jamais essayé de
laver des flanelles dans le courant, et il répondit: Non, pas
précisément lui, mais de ses amis l’avaient fait et c’était relativement
facile. Harris et moi eûmes la faiblesse d’admettre qu’il s’y
connaissait, et que trois honorables jeunes gens sans situation ni
influence, et inexperts en buanderie, pourraient véritablement blanchir
leurs chemises et pantalons dans la Tamise à l’aide d’un morceau de
savon.

Nous ne devions guère tarder à apprendre, à nos dépens, que George était
un sinistre farceur et qu’il ignorait évidemment le premier mot du
lessivage. Si vous aviez vu ces vêtements après!... Mais, comme disent
les romans-feuilletons, nous anticipons.

George nous persuada d’emporter des sous-vêtements de rechange, et
abondance de chaussettes, pour le cas où nous chavirerions; abondance de
mouchoirs de poche, aussi, car ils pourraient venir à point pour essuyer
les objets, et une paire de chaussures de cuir, en sus de nos sandales
de canot, toujours en cas de naufrage.




Chapitre IV

La question nourriture. Objections contre le pétrole considéré comme
atmosphère. Le fromage, précieux compagnon de route. Une épouse
abandonne le domicile conjugal. Autres provisions pour le cas de
naufrage. J’emballe. Perversité des brosses à dents. George et Harris
emballent. Déplorable conduite de Montmorency. Repos bien gagné.


Nous agitâmes ensuite la question nourriture.

George dit:

--Commençons par le petit déjeuner (George est très pratique). Or, pour
le petit déjeuner, nous prendrons une poêle à frire. (Indigeste! se
récria Harris; mais on le pria seulement de ne pas faire l’imbécile, et
George continua:) une théière et une bouilloire, plus un réchaud à
esprit-de-vin.

--Pas de pétrole, dit George, avec un regard significatif; et Harris et
moi fîmes chorus.

Nous avions une fois emporté un réchaud à pétrole; mais «plus jamais».
Nous avions cru vivre dans une raffinerie de pétrole, cette semaine-là.
Ce qu’il suintait, ce pétrole! Je ne connais pas de substance comparable
au pétrole pour ce qui est de suinter. Nous l’avions placé tout à
l’avant du canot, et, de là, il suintait jusqu’au gouvernail, imprégnait
le bateau tout entier et chaque chose qu’il trouvait sur son chemin. Il
suintait sur le fleuve. Il saturait le paysage et empuantissait
l’atmosphère. C’était tantôt un vent d’ouest pétrolifère qui soufflait,
et parfois un vent pétrolifère de l’est, ou bien du nord soufflait un
vent pétrolifère, quand ce n’était pas un vent pétrolifère du sud. Mais
qu’il arrivât des neiges arctiques ou qu’il eût pris naissance sur
l’étendue des sables du désert, il nous arrivait également chargé du
parfum de l’huile de pétrole.

Les émanations de ce pétrole imbibaient désastreusement jusqu’aux
couchers de soleil; et les clairs de lune au pétrole étaient vraiment
fétides.

A Marlow, nous tentâmes de lui échapper. Laissant le bateau contre le
pont, nous allâmes nous promener par la ville. Mais il nous poursuivait.
La ville entière était infectée de pétrole. Nous traversâmes le
cimetière, et on eût dit que les morts avaient été enterrés dans du
pétrole. La grand’rue empestait le pétrole, à se demander comment on
pouvait bien habiter là. Nous fîmes mille après mille sur la route de
Birmingham; mais en vain: tout le pays était saturé de pétrole.

Vers la fin de cette excursion, nous nous réunîmes à minuit dans un
champ solitaire, sous un chêne maudit, et nous engageâmes par un serment
redoutable (nous avions déjà toute la semaine juré contre la chose d’une
façon normale et modérée, mais à présent c’était sérieux) par un serment
redoutable, dis-je, de ne jamais plus emporter avec nous de pétrole dans
un canot, sauf, bien entendu, en cas de maladie.

Cette fois-ci, donc, nous nous résignâmes à l’alcool dénaturé. Ce n’est
déjà guère fameux. Il en résulte du pâté dénaturé et du gâteau dénaturé.
Mais l’alcool dénaturé est, à haute dose, plus sain à l’organisme que le
pétrole.

Comme autres accessoires du petit déjeuner, George proposa œufs et lard,
faciles à cuisiner, viande froide, thé, pain et beurre, confiture. Pour
déjeuner, dit-il, nous aurions biscuit de mer, mais pas de fromage. Le
fromage, comme le pétrole, est trop envahissant. Il n’y en a que pour
lui dans tout le bateau. Il pénètre dans le garde-manger et donne un
goût de fromage à tout ce qui s’y trouve. On ne sait plus si l’on
ingurgite de la tarte aux pommes, de la saucisse de Francfort, ou des
fraises à la crème. Tout vous semble fromage. Il y a trop d’odeur dans
le fromage.

Cela me rappelle un de mes amis qui avait acheté une paire de fromages à
Liverpool. C’étaient d’admirables fromages, moelleux et faits à point,
et répandant autour d’eux un fumet de la force de deux cents
chevaux-vapeur qu’on aurait pu garantir sur facture comme portant à
trois milles et jetant bas son homme à deux cents yards. J’étais alors à
Liverpool, et mon ami me demanda si cela ne me dérangeait pas de les
emporter à Londres avec moi, car lui-même n’y viendrait pas avant un
jour ou deux, et, à son avis, les fromages ne pouvaient attendre plus
longtemps.

--Oh, avec plaisir, cher ami, avec plaisir.

J’allai chercher les fromages et les emmenai dans un cab. C’était une
ferraillante guimbarde, traînée par un somnambule poussif et couronné,
que son propriétaire dans un moment de lyrisme, au cours de la
conversation, baptisa cheval. Je déposai les fromages sur l’impériale,
et nous nous mîmes en route à une allure qui eût fait honneur au plus
rapide rouleau à vapeur construit jusqu’à ce jour, et tout alla aussi
gaiement qu’un glas d’enterrement, jusque tourné le coin. Là, le vent
apporta une bouffée de ces fromages en plein sur notre coursier. Il fut
réveillé du coup, et, hennissant de terreur, s’élança à trois milles à
l’heure. Le vent continuait de souffler dans sa direction, et avant
d’être au bout de la rue, il filait à la vitesse de presque quatre
milles à l’heure, laissant derrière lui les stropiats et les vieilles
dames obèses.

Il fallut deux commissionnaires, en outre du cocher, pour le contenir à
la gare; et je doute même qu’ils y seraient parvenus, si l’un d’eux
n’avait eu la présence d’esprit de lui jeter un mouchoir de poche sur le
nez, et d’allumer un bout de papier d’Arménie.

Je pris mon billet, et m’avançai triomphalement sur le quai, avec mes
fromages, tandis que les gens se reculaient respectueusement sur mon
passage. Le train était comble, et je dus monter dans un compartiment où
on était déjà sept. Un vieux gentleman grincheux protesta, mais je
montai quand même et, déposant les fromages dans le filet, me casai avec
un gracieux sourire, en disant que la journée était chaude. Quelques
minutes s’écoulèrent, et puis le vieux gentleman commença à s’agiter.

--Ça sent le renfermé, ici, dit-il.

--On étouffe, positivement, ajouta son voisin.

Et alors tous deux se mirent à renifler, et au troisième reniflement il
leur prit une suffocation, et, se levant sans un mot de plus, ils
sortirent. Ensuite une grosse dame se leva, disant que c’était une honte
de traiter de la sorte une respectable mère de famille, et elle
rassembla une valise et sept paquets, et sortit. Les quatre voyageurs
restant tinrent bon un moment, puis un individu à mine grave, assis dans
un coin, et que son costume et son aspect général semblaient désigner
comme entrepreneur de pompes funèbres dit que cela faisait penser à un
cadavre d’enfant; et les trois autres voyageurs se levèrent tous à la
fois, et se bousculèrent à la porte.

Je souris au gentleman en noir, et lui dis que nous allions sans doute
avoir le compartiment pour nous seuls; et il rit aimablement, et
répondit que certaines gens faisaient bien des embarras pour peu de
chose. Mais même lui se déprima singulièrement en cours de route; aussi,
en arrivant à Crewe, je lui offris d’aller prendre un verre. Il accepta,
et nous nous frayâmes un chemin jusqu’au buffet, où nous criâmes et
tempêtâmes et frappâmes de nos parapluies pendant un quart d’heure; à la
fin, une jeune personne vint nous demander si nous désirions quelque
chose.

--Que prenez-vous? dis-je, m’adressant à mon ami.

--Je prendrai pour une demi-couronne[3] de cognac sec, s’il vous plaît,
Mademoiselle, répondit-il.

  [3] La demi-couronne correspond à notre ancien écu de 3 francs.

Et quand il eut bu, il sortit tranquillement et monta dans une autre
voiture, ce que je trouvai abject.

A partir de Crewe, j’eus le compartiment à moi seul, bien que le train
fût bondé. Lors des arrêts dans les gares, les gens, à la vue de mon
compartiment vide, allaient pour s’y précipiter. «Par ici, Maria; venez,
il y a autant de place qu’on veut!»

--«Ça va bien, Tom; montons ici,» criait-on. Et tous accouraient,
chargés de lourdes valises, et luttaient devant la portière à qui
monterait le premier. Et quelqu’un ouvrait la portière et franchissait
le marchepied,--pour retomber dans les bras de celui qui était derrière
lui; et tous s’approchaient, et après avoir flairé, ils prenaient la
fuite et se faufilaient dans d’autres voitures, ou payaient le
déclassement, et allaient en première.

De la gare d’Euston, je portai les fromages chez mon ami. Quand sa femme
fut entrée dans la pièce, elle huma l’air un instant. Puis elle me dit:

--Qu’est-ce que c’est? Avouez-moi tout.

Je répondis:

--Ce sont des fromages. Tom les a achetés à Liverpool, et m’a prié de
les apporter avec moi.

Et j’ajoutais que j’espérais bien qu’elle comprendrait que je n’y étais
pour rien; et elle répondit qu’elle n’en doutait pas, mais qu’elle
dirait son fait à Tom dès son retour.

Mon ami fut retenu à Liverpool plus longtemps qu’il ne l’avait cru, et
trois jours plus tard, comme il n’était pas rentré, sa femme vint me
trouver. Elle me dit:

--Qu’est-ce que Tom vous a dit au sujet de ces fromages?

Je répondis que ses instructions étaient de les tenir en lieu frais, et
que personne n’y devait toucher.

Elle dit:

--Nul danger que personne y touche. Les avait-il sentis?

J’en étais persuadé, et j’ajoutai qu’il paraissait tenir beaucoup à eux.

--Vous croyez qu’il serait très mécontent, interrogea-t-elle, si je
donnais une livre sterling à un homme pour qu’il les emportât afin de
les enterrer?

Je répondis qu’en ce cas on ne le verrait plus rire de sa vie.

Une idée lui vint. Elle dit:

--Cela vous ennuierait-il de les garder? Je les ferai porter chez vous.

--Madame, répliquai-je, pour ce qui est de moi, j’adore le parfum du
fromage, et mon voyage de l’autre jour en leur compagnie depuis
Liverpool restera pour toujours dans mon souvenir comme l’heureuse
conclusion de vacances agréables. Mais, dans ce monde, il nous faut
considérer autrui. La dame sous le toit de qui j’ai l’honneur de résider
est une veuve, et, autant que je sache, possiblement aussi une
orpheline. Elle a une manière forte, je dirai même éloquente, de
s’opposer, comme elle dit, à ce qu’on «lui en impose». La présence des
fromages de votre mari dans sa maison, je le crains, lui en imposerait
trop, et il ne sera pas dit que j’en aurai imposé à la veuve et à
l’orpheline.

--Eh bien alors, dit la femme de mon ami, se levant, il ne me reste plus
qu’à emmener les enfants et aller à l’hôtel attendre que ces fromages
soient mangés. Je renonce à vivre plus longtemps sous le même toit
qu’eux.

Elle tint parole, laissant la maison à la garde de la femme de ménage.
Celle-ci, lorsqu’on lui demanda si elle pourrait supporter l’odeur,
répondit: «Quelle odeur?» et quand on lui eut mis le nez sur les
fromages en lui disant de renifler fort, elle dit qu’elle arrivait à
percevoir un léger parfum de melon. D’où il fut conclu qu’il ne
résulterait pas grand mal pour cette femme de pareille atmosphère, et on
l’y laissa.

La note de l’hôtel s’éleva à cinquante guinées; et mon ami, tout calcul
fait, constata que les fromages lui revenaient à huit livres sterling et
six pence la livre. Il ajouta qu’il adorait en effet le fromage, mais
que ceux-ci étaient au-dessus de ses moyens. Il résolut donc de s’en
débarrasser. Il les jeta dans le canal; mais il lui fallut les repêcher,
car les hommes des bélandres se plaignirent. Ils disaient que cela les
faisait tomber en pâmoison. Ensuite, il les emporta par une nuit noire
et les abandonna dans le cimetière paroissial. Mais le _coroner_[4] les
découvrit et fit un raffut terrible.

  [4] Officier de police judiciaire chargé de faire les enquêtes dans
    les cas de morts violentes ou accidentelles, d’incendie, etc.

Il prétendit que c’était une machination pour lui ôter le pain de la
bouche, en réveillant les morts.

Mon ami s’en débarrassa pour finir, en les emportant au bord de la mer
et en les enterrant sur la plage. L’endroit en acquit une réputation
considérable. Les villégiateurs disaient que jamais auparavant ils
n’avaient remarqué dans l’air une telle vivacité, et les gens faibles de
la poitrine et atteints de consomption s’y pressaient encore bien des
années après.

Malgré mon goût pour le fromage, donc, je tins que George était dans son
droit en refusant d’en prendre à bord.

--Nous n’avons pas besoin de prendre le thé, dit George (les traits de
Harris se décomposèrent à ces paroles); mais nous aurons un bon petit
repas tout simple à la bonne franquette à sept heures: dîner, thé et
souper combinés.

Harris retrouva quelque gaîté. George proposa des conserves de viande et
de fruits, charcuterie, tomates, légumes verts. Comme boisson, nous
adoptâmes une certaine merveilleuse mixture concentrée de Harris, qui,
mélangée d’eau, prenait le nom de limonade, abondance de thé, plus une
bouteille de whisky, pour le cas, dit George, où nous ferions naufrage.

A mon avis, George insistait par trop sur l’idée de naufrage. Je
trouvais fâcheuse cette disposition d’esprit au début d’une excursion.

Mais je fus tout à fait d’accord pour emporter le whisky.

Nous ne prîmes ni bière ni vin. L’un et l’autre sont une erreur, en
rivière. Cela vous rend lourd et somnolent. Un verre dans la soirée,
lorsque vous faites une tournée par la ville et que vous lorgnez les
filles, cela va; mais n’allez pas en boire quand le soleil vous tape sur
le crâne et que vous devez vous livrer à un exercice violent.

Nous fîmes une liste des objets à emporter, et elle avait atteint une
jolie longueur avant qu’on se séparât, ce soir-là. Le lendemain,
vendredi, le tout fut rassemblé, et nous nous retrouvâmes dans la soirée
pour l’emballage. Nous avions une grosse valise «Gladstone» pour les
vêtements, et une couple de paniers pour les victuailles et les
ustensiles de cuisine. On poussa la table contre la fenêtre, on empila
les choses en un tas au milieu du parquet, et on s’assit à l’entour pour
les considérer.

Je me chargeai d’emballer.

Je me flatte d’être bon emballeur. Emballer est une de ces mille choses
que je suis persuadé connaître mieux que n’importe qui au monde. (Je
suis étonné moi-même, quelquefois, devant la multiplicité de ces
choses.) Je persuadai à George et Harris qu’ils feraient mieux de s’en
remettre tout à fait à moi. Ils acceptèrent avec un empressement qui
avait quelque chose de peu naturel. George alluma une pipe et s’allongea
sur la bergère, Harris installa ses jambes sur la table et alluma un
cigare.

Ce n’était pas ainsi que je l’entendais. Ce que je voulais dire, en
fait, c’était que je dirigerais les opérations, et que Harris et George
manœuvreraient sous mes ordres, tandis que je les invectiverais de temps
en temps avec un «Oh! espèce de...!»--«Allons, laissez-moi
faire»--«Dieu! que vous êtes bête!» pour les dresser, comme il sied.
Leur façon de prendre les choses m’agaça. Rien ne m’agace plus que de
voir les autres assis à ne rien faire pendant que je travaille.

J’ai habité une fois avec un camarade qui avait le don de m’exaspérer.
Il fainéantait sur le sofa et me regardait m’occuper, des heures de
suite, me suivant des veux tout autour de la pièce, n’importe où
j’allais. Il affirmait que cela lui faisait le plus grand bien de me
voir ainsi me donner du mouvement. Car mon exemple lui démontrait que la
vie n’est pas un vain songe où l’on doit bayer aux corneilles, mais une
noble tâche pleine de devoirs et de labeur sévère. Il se demandait
comment il avait pu se passer de moi si longtemps, et n’avoir eu
personne de laborieux à contempler.

Or, je n’admets pas ce procédé. Il m’est impossible de rester tranquille
et de voir mon prochain trimer comme un esclave. Il me faut alors me
lever et présider à son ouvrage, le suivre, les mains dans les poches,
et lui dire ce qu’il doit faire. Tel est mon caractère énergique je n’y
peux rien.

Cependant, je ne dis mot, et commençai l’emballage. Ce fut plus long que
je ne l’aurais cru; mais finalement je vins à bout de la valise. Je
m’assis dessus et bouclai les courroies.

--Vous ne mettez pas vos bottines dedans? dit Harris.

Je m’aperçus, d’un coup d’œil, que je les avais oubliées. Voilà bien
Harris. Il n’aurait pas dit un mot avant d’avoir vu la valise fermée et
bouclée, naturellement. Et George se mit à rire à pleines mâchoires,--de
son rire bruyant, absurde, qui m’exaspère tellement.

Je rouvris la valise et y introduisis mes bottines. Mais alors, juste au
moment de la refermer, un doute affreux m’envahit. Avais-je emballé ma
brosse à dents? Je ne sais comment cela se fait, mais je ne sais jamais
si j’ai emballé ma brosse à dents.

Ma brosse à dents est un objet qui me hante en voyage et empoisonne ma
vie. Je rêve que je ne l’ai pas emballée, et m’éveille avec une sueur
froide, et sors de mon lit pour chercher après. Et le matin, je
l’emballe avant de m’en être servi, et il me faut re-déballer pour
l’avoir, et c’est toujours le dernier objet que je tire de la valise;
puis je remballe, et je l’oublie, et il me faut grimper quatre à quatre
au dernier moment pour la prendre, et je l’emporte à la gare, enveloppée
dans mon mouchoir de poche.

Bien entendu, cette fois-ci, je fus obligé de retourner tout, sans
parvenir à mettre la main dessus. C’est dans un état analogue à ce
pêle-mêle que devait être le monde avant sa création, durant le règne du
chaos. Bien entendu, je mis la main dix-huit fois sur celles de George
et de Harris, mais impossible de rencontrer la mienne. Je replaçai les
objets, un par un, et les secouai tous, séparément. Enfin, je la
découvris dans une bottine. Je remballai une fois de plus.

Lorsque j’eus fini, George demanda si le savon était dedans. Je lui
répondis d’aller se faire pendre, et que peu m’importait que le savon
fût dedans ou non; et je fermai violemment la valise et la bouclai. Mais
je m’aperçus que j’y avais enfermé ma blague à tabac, et je dus la
rouvrir. Elle fut close finalement à dix heures cinq du soir, et il
restait les paniers à faire. Harris dit que notre départ devant avoir
lieu dans moins de douze heures, il croyait bon d’effectuer le reste de
l’opération lui-même, avec George. J’acceptai et m’assis, et leur
tintouin commença.

Ils se mirent à la besogne d’un cœur léger, persuadés sans nul doute
qu’ils allaient m’en remontrer. Je m’abstins de tout commentaire:
j’attendais. Lorsque George sera pendu, Harris restera le pire emballeur
de ce monde. Je considérai les piles d’assiettes et de jattes, et les
bouilloires, et les bouteilles, et les pots, et les pâtés, et les
réchauds, et les gâteaux, et les tomates, etc., et pressentis que cela
ne tarderait pas à devenir joyeux.

Et en effet. Ils commencèrent par casser une jatte. Ce fut leur premier
ouvrage. Ils le firent juste pour montrer ce qu’ils _savaient_ faire, et
pour éveiller l’intérêt.

Puis Harris plaça la confiture de fraises au-dessus d’une tomate, qui
fut mise en capilotade. Il leur fallut la ramasser à la petite cuiller.

Ensuite ce fut le tour de George, qui piétina sur le beurre. Je ne dis
rien, mais je me rapprochai et m’assis sur le bord de la table pour les
regarder faire. Rien de ce que j’aurais pu dire n’eût été autant capable
de les exaspérer. Je m’en aperçus. Ils devenaient nerveux et inquiets,
marchaient sur les choses, ou les posaient derrière eux, et ne les
retrouvaient plus ensuite lorsqu’ils en avaient besoin; et ils
emballaient les pâtés au fond, et mettaient par-dessus les objets
lourds, ce qui écrabouillait les pâtés.

Ils renversèrent du sel sur tout, et pour ce qui est du beurre!... De ma
vie, je n’ai vu deux hommes en faire autant avec deux pence de beurre.
Lorsque George l’eut décollé de sa pantoufle, ils tentèrent de le
fourrer dans la bouilloire. Il ne put y entrer, et ce qui s’y en était
introduit refusa de sortir. Ils le râclèrent enfin, et le posèrent sur
une chaise, où s’assit Harris. Le beurre adhéra à sa personne, et ils le
cherchèrent par toute la pièce.

--Je jurerais l’avoir mis sur cette chaise, dit George, contemplant le
siège vide.

--Je vous l’ai vu faire moi-même, il n’y a pas une minute, dit Harris.

Alors ils se remirent à le chercher par toute la pièce; puis ils se
rencontrèrent au centre, et se regardèrent, stupéfaits.

--C’est le plus extravagant phénomène dont j’aie jamais été témoin, dit
George.

--Un vrai miracle! dit Harris.

Alors George fit le tour de Harris, et le découvrit.

--Bon! mais il était là tout ce temps! s’écria-t-il avec indignation.

--Où? s’écria Harris, en faisant volte-face.

--Tenez-vous tranquille, nom d’un chien! rugit George, s’élançant sur
lui.

On le détacha, et il fut emballé dans la théière.

Montmorency était de la fête, comme de juste. L’ambition de Montmorency
dans la vie, c’est de se mettre à la traverse, et de se faire crier
dessus. S’il parvient à se faufiler où l’on n’a spécialement pas besoin
de lui, à être un parfait brouillon, et à exaspérer le monde, et à ce
qu’on lui envoie des objets à la tête, il se considère alors comme
n’ayant pas perdu sa journée.

Faire en sorte que quelqu’un trébuche sur lui, et le maudisse pendant
une heure d’affilée, voilà son ambition la plus haute et son but; et
quand il l’a atteint, sa fatuité devient tout à fait intolérable.

Il allait se poser sur les choses dont précisément on avait besoin pour
les emballer; et il était travaillé par l’idée fixe que, chaque fois que
Harris ou George allongeait la main, c’était pour atteindre son nez
froid et humide. Il enfonça la patte dans la confiture, il dispersa les
petites cuillers, il joua aux rats avec les citrons, et sauta dans le
panier et en étrangla trois avant que Harris pût le coiffer de la poêle
à frire.

Harris prétendit que je l’encourageais. Je ne l’encourageais pas. Un
pareil chien n’a pas besoin d’être encouragé. C’est son péché naturel et
originel qui le fait se conduire de la sorte.

L’emballage fut terminé à minuit trente. Harris s’assit sur le grand
panier, en émettant l’espoir qu’on ne trouverait rien de cassé. George
dit que si quelque chose devait être cassé, c’était fait,--réflexion qui
parut le réconforter. Lui aussi, déclara-t-il, avait envie d’aller se
coucher. Nous avions tous envie d’aller nous coucher. Harris devait
passer la nuit chez nous, et nous montâmes à l’étage.

On se chamailla pour les lits, et Harris dut coucher dans le mien. Il me
demanda:

--Préférez-vous l’intérieur ou l’extérieur?

Je lui répondis qu’en général je préférais coucher _à l’intérieur_ d’un
lit.

Harris déclara ma facétie un peu vieille.

George nous interrogea:

--A quelle heure faut-il que je vous éveille, les amis?

Harris répliqua:

--Sept heures.

J’intervins:

--Non: six. Car j’avais quelques lettres à écrire.

Nous eûmes une discussion, Harris et moi, sur ce point, mais on finit
par couper la poire en deux, et on conclut:

--Éveillez-nous à six heures et demie, George.

George ne répondit pas, et nous découvrîmes qu’il dormait déjà; nous
disposâmes donc le tub de façon à ce qu’il trébuchât dedans lorsqu’il se
lèverait au matin, puis nous aussi nous mimes au lit.




Chapitre V

Madame Poppets nous réveille. George le fainéant. L’escroquerie aux
«pronostics météorologiques». Notre bagage. Perversité du petit gamin.
On s’attroupe autour de nous. Nous partons en grande pompe, et arrivons
à Waterloo-Station. Ignorance des fonctionnaires de la compagnie du
Sud-Ouest concernant les affaires trop mondaines des trains. Nous sommes
à flot, à flot dans un léger canot.


Ce fut Mme Poppets qui nous éveilla le lendemain matin. Elle s’écria:

--Savez-vous bien qu’il est près de neuf heures, messieurs?

--Neuf quoi? fis-je, en sursaut.

--Neuf heures, répondit-elle, par le trou de la serrure. Je ne vous
entendais pas bouger.

Je réveillai Harris et lui annonçai l’heure. Il répliqua:

--Je pensais que vous deviez vous lever à six heures?

--Certainement, dis-je; pourquoi ne m’avez-vous pas éveillé?

--Comment l’aurais-je pu, quand je dormais moi-même? rétorqua-t-il. A
présent, nous ne serons pas sur l’eau avant midi. Ça ne vaut plus la
peine de vous lever du tout.

--Hum! repris-je, vous avez de la chance que je me lève. Si je ne vous
avais pas réveillé, vous seriez resté là toute la quinzaine.

Nous continuâmes à nous asticoter de la sorte pendant quelques minutes,
lorsqu’un outrageux ronflement de George nous interrompit. Pour la
première fois depuis qu’on nous avait appelés, nous nous avisions de son
existence. Il était donc là,--l’homme qui nous avait demandé à quelle
heure il devait nous éveiller,--sur le dos, la bouche large ouverte, et
les genoux relevés.

Je ne sais réellement pourquoi, mais la vue d’un autre individu en train
de dormir, dans un lit quand je suis levé, m’exaspère. Je trouve par
trop scandaleux de voir les précieuses heures de la vie d’un homme--les
inestimables moments qu’il ne retrouvera jamais--engloutis ainsi dans un
sommeil bestial.

Ce George, par exemple, gaspillant par une hideuse fainéantise
l’inestimable don du temps; le trésor de sa vie, dont il lui sera
demandé compte, plus tard, jusqu’à la moindre seconde, lui échappant,
inemployé. Alors qu’il eût pu être levé, à se bourrer d’œufs au lard, à
agacer le chien, ou à flirter avec la domesticité, au lieu de gésir là,
l’âme enfoncée dans une opaque torpeur.

Pensée redoutable. Il parut que Harris et moi en fûmes frappés au même
instant. Nous résolûmes de le sauver, et ce noble dessein nous fit
oublier notre querelle. Nous nous élançâmes pour lui arracher ses draps,
Harris lui envoya un grand coup de pantoufle, je lui hurlai dans
l’oreille, et il s’éveilla.

--’s qu’i fait jour? balbutia-t-il, en se dressant sur son séant.

--Debout, tête de lard, grosse bûche! rugit Harris. Il est dix heures
moins le quart.

--Quoi! s’écria-t-il, en s’élançant à bas de son lit, en plein dans le
tub... Qui donc, nom d’un tonnerre, a fourré ça là?

Nous lui affirmâmes qu’il devait être imbécile pour ne pas voir le tub.

Nous nous mîmes à notre toilette, et, quand on en fut aux raffinements,
nous nous rappelâmes que les brosses à dents étaient emballées, ainsi
que la brosse à cheveux et le peigne (cette mienne brosse à dents me
fera mourir, décidément), et il nous fallut descendre, pour les repêcher
dans la valise. Lorsque nous eûmes fini, George réclama le rasoir
mécanique. On lui répondit qu’il eût à se passer de se faire la barbe
aujourd’hui, car on n’allait pas rouvrir cette valise encore une fois
pour lui, ni pour quelqu’un de son espèce.

Il protesta:

--Ne faites pas les idiots. Me voyez-vous aller dans la Cité fait comme
ça?

C’était assurément bien triste pour la Cité, mais que nous importait la
souffrance humaine? Comme dit Harris, à son habituelle façon vulgaire,
la Cité pouvait s’aller faire f...

Nous descendîmes pour déjeuner. Montmorency avait invité deux autres
chiens à venir le voir dehors, et ils étaient en train de se donner du
bon temps en se débattant sur le seuil. On les calma à l’aide d’un
parapluie, et l’on s’attabla devant les côtelettes et du rosbif froid.

Harris déclara:

--L’important, c’est de bien déjeuner. Et il débuta par une paire de
côtelettes, ajoutant qu’il les prenait tandis qu’elles étaient chaudes,
car le rosbif pouvait attendre.

George s’empara du journal, et nous lut d’un bout à l’autre les
accidents de canotage, et les prévisions du temps. Celles-ci portaient:
«pluvieux et froid, avec des éclaircies, orages locaux çà et là, vent
d’E., avec dépression générale sur les comtés du S. (Londres et
Pas-de-Calais). Le baromètre continue à baisser».

A mon avis, entre toutes les ridicules et irritantes inepties dont nous
sommes accablés, cette fumisterie: la prévision du temps, est la plus
pénible. Elle «prédit» tout justement ce qui est arrivé la veille ou
l’avant-veille, et tout justement l’opposé de ce qui va arriver le jour
même.

Cela me rappelle ces miennes vacances, l’automne dernier, qui furent
complètement gâtées grâce à l’attention que nous prêtâmes au bulletin
météorologique de la gazette locale. «On peut s’attendre pour demain à
de fortes ondées, avec orages locaux,» déclarait-il le lundi. En
conséquence, nous renonçâmes à notre pique-nique, et restâmes enfermés
tout le jour, à attendre la pluie. Et la foule passait devant la maison,
s’en allant par pleins chars-à-bancs et mail-coaches, pimpants et gais
au possible, sous un soleil radieux et un ciel sans nuage.

--Ah! disions-nous, en les considérant par la fenêtre. Ce qu’ils vont
revenir trempés!

Et nous ricanions à l’idée de la sauce qu’ils allaient prendre, et nous
retournions attiser le feu, et nous mettre à lire, et arranger nos
spécimens d’algues et de coquillages. Vers midi, le soleil envahit la
pièce, la chaleur devint presque intolérable, et nous nous demandâmes
quand ces fortes averses et orages locaux allaient commencer.

--Oh! cela va venir dans l’après-midi, vous verrez, nous disions-nous
l’un à l’autre. Oh! ce que ces gens vont prendre! Quelle rigolade!

A une heure, la propriétaire vint nous demander si nous n’allions pas
sortir, par cette charmante journée.

--Non, non, répondîmes-nous, avec un rire entendu. Pas de danger. _Nous_
n’avons pas envie d’être saucés,--non, merci!

L’après-midi était presque écoulé, et il n’y avait toujours pas trace de
pluie. Nous essayâmes de nous réconforter, en nous disant qu’elle
surviendrait tout d’un coup, lorsque les gens seraient déjà en route
pour revenir et loin de tout abri:--ils n’en seraient que mieux trempés.
Mais il ne tomba pas une goutte, la journée fut magnifique jusqu’au
bout, et une nuit radieuse lui succéda.

Le lendemain matin, nous lûmes qu’il allait faire une «journée chaude,
entre beau et beau-fixe; température élevée;» et nous nous habillâmes
légèrement pour sortir. A peine étions-nous en route d’une demi-heure
qu’il se mit à pleuvoir dru, et qu’un vent glacé se leva, pluie et vent
qui durèrent toute la journée. Nous rentrâmes chez nous enrhumés, tout
cousus de rhumatismes, et bons à mettre au lit.

Le temps est une chose qui me dépasse entièrement. Je n’y puis rien
comprendre. Le baromètre est une illusion: il vous induit en erreur
aussi bien que les pronostics des journaux.

Il y en avait un de pendu au mur dans un hôtel d’Oxford où je logeai au
printemps dernier. Lorsque j’y arrivai, l’aiguille marquait «beau-fixe».
Dehors, la pluie tombait simplement à seaux, comme elle avait d’ailleurs
fait tout le jour; et cette contradiction me parut inadmissible. Je
tapotai le baromètre, qui fit un bond et marqua «très sec». Le garçon de
l’hôtel passait justement: il s’arrêta pour me dire qu’à son avis le
baromètre parlait de demain. Je hasardai l’opinion qu’il pensait plutôt
à la semaine avant-dernière; mais le garçon répondit qu’il ne le croyait
pas.

Le lendemain, je tapotai de nouveau l’instrument, et il monta encore
plus haut, tandis que la pluie tombait toujours plus épaisse. Le
mercredi, j’allai derechef lui donner un coup, et l’aiguille tournant
sur son cadran, dépassa «beau-fixe» et alla buter contre l’arrêt, à bout
de course. Il faisait ce qu’il pouvait, cet instrument, mais de par sa
construction il était incapable d’annoncer sans se briser du beau temps
encore plus excessif. Son intention évidente était de monter toujours,
et de pronostiquer sécheresse, famine par siccité absolue, insolation,
simoun, et autres fléaux analogues, mais l’arrêt l’en empêchait, et il
devait se contenter de marquer ce plus banal «très sec».

Cependant, la pluie se déversait en cataractes continues, et la partie
basse de la ville était déjà sous l’eau, car le fleuve avait débordé.

Le garçon affirma que d’évidence nous allions avoir une série prolongée
de temps serein, _par la suite_, et il lut ce distique imprimé sur le
fronton de l’oracle:

    «Ce que je vous prédis s’est passé autrefois;
    «Ce que je vous annonce sera bientôt passé.»

Le beau temps ne vint pas du tout cet été-là. Je suppose que la
mécanique devait parler du printemps suivant.

Il y a aussi ces autres sortes de baromètres, droits et en longueur.
Ceux-là, je n’y ai jamais vu que du feu. Il y a un côté pour hier à 10
heures du matin, et l’autre pour aujourd’hui même heure; mais vous ne
pouvez toujours vous trouver là dès dix heures du matin, n’est-ce-pas?
Il descend ou monte pour la pluie ou le beau temps, avec plus ou moins
de vent, et si vous le tapotez, il ne vous dit rien du tout. Il vous
faut d’ailleurs réduire ses indications au niveau de la mer, et les
réduire selon la température, et même après cela, je n’entends rien à la
solution.

Mais qu’avons-nous besoin de nous faire prédire le temps? Il nous suffit
qu’il soit mauvais quand il arrive, sans encore l’ennui de le savoir
d’avance. Le seul prophète aimable est le vieillard qui, au matin
spécialement menaçant d’un jour que nous désirerions spécialement beau,
promène autour de l’horizon un coup d’œil spécialement connaisseur, et
dit:

--Oh non, monsieur, je crois que cela va s’éclaircir. Les nuages vont se
dissiper sans aucun doute, monsieur.

--Ah! il sait, disons-nous, en lui souhaitant le bonjour et nous mettant
en route; c’est merveilleux ce que ces vieilles gens peuvent prédire.

Et nous éprouvons pour cet homme une sympathie nullement atténuée par le
détail que le temps ne s’éclaircit pas, mais qu’il se met à pleuvoir
sans arrêt tout le jour.

Et vous vous dites:

--Oui, mais après tout, il a fait ce qu’il a pu.

A l’égard de celui-là qui nous prédit mauvais temps, au contraire, nous
n’entretenons que des sentiments d’amertume vengeresse.

--Ça va-t-il se lever, à votre idée? crions-nous, tout joyeux, au
passage.

--Ma foi non, monsieur; j’ai bien peur que ce soit pareil toute la
journée, répond-il, en hochant la tête.

--Stupide vieux crétin! qu’est-ce qu’il en sait? murmurons-nous.

Et si son oracle se vérifie, nous ne lui en voulons que davantage au
retour, et nous gardons l’arrière-pensée qu’il a une certaine part de
responsabilité dans l’affaire.

Le soleil brillait trop éclatant ce matin-là, pour que George nous émût
beaucoup avec ses terrifiques «Baisse barométrique», «Perturbations
atmosphériques s’avançant sur le sud de l’Europe en diagonale», etc.
Aussi, voyant qu’il n’arrivait pas à nous faire peur, et qu’il perdait
son temps, il chipa la cigarette que je venais de me rouler avec soin,
et prit congé de nous.

Harris et moi, étant venus à bout des quelques victuailles demeurées sur
la table, charriâmes notre bagage jusqu’à la porte, et attendîmes un
cab.

Il paraissait un peu bien voyant, ce bagage, une fois rassemblé: la
valise «Gladstone», la petite valise, puis les deux paniers, un ample
ballot de couvertures, quatre ou cinq manteaux et imperméables, quelques
parapluies, et encore un melon à lui tout seul dans un sac de nuit, vu
son volume qui l’empêchait d’entrer ailleurs, plus une couple de livres
de raisin dans un autre sac, et une ombrelle japonaise en papier, et une
poêle à frire, trop longue pour être emballée, et que nous avions
entourée de papier gris.

Cela ne manquait pas d’allure, et Harris et moi commencions à nous
sentir gênés, bien qu’il n’y eût certes pas de quoi. Il ne passait
toujours pas de cab, mais seulement des gamins de la rue, qui
s’intéressaient visiblement au spectacle, et tombaient en arrêt.

Le garçon de chez Biggs fut le premier à tourner le coin. Biggs est
notre fruitier, et son principal talent consiste à prendre à son service
les gamins errants les plus mal élevés et dépourvus de principes que la
civilisation ait jusqu’à cette heure engendrés. S’il se produit dans
notre voisinage un fait dépassant la scélératesse moyenne de la gent
gavroche, on peut être sûr que cela vient de chez Biggs. Il paraît que,
lors de l’assassinat de Great Coram Street, on en vint promptement à
conclure, dans notre rue, que le garçon de chez Biggs (celui de
l’époque) faisait partie de la bande et que, s’il n’avait réussi, en
répondant au sévère interrogatoire auquel il fut soumis, quand il arriva
au magasin le lendemain du crime, par l’agent nº 19 (assisté du nº 21,
qui se trouvait là justement) à faire la preuve d’un alibi complet, il
ne s’en serait pas tiré à si bon compte. Je ne connaissais pas le garçon
de Biggs, à cette époque, mais, d’après ce que j’avais vu depuis, je
n’aurais pas, quant à moi, attaché beaucoup d’importance à cet alibi.

Le garçon de chez Biggs, ai-je dit, déboucha du coin. Il était
d’apparence fort pressé quand il apparut d’abord dans notre champ
visuel, mais sitôt qu’il eut jeté les yeux sur Harris et moi, et sur
Montmorency, et sur notre matériel, il s’arrêta pour nous considérer.
Harris et moi, lui lançâmes un coup d’œil sévère, bien fait pour
intimider une nature plus délicate, mais les garçons de chez Biggs ne
sont pas, règle générale, très susceptibles. Il fit halte, à un yard de
notre seuil, et, s’accoudant sur la grille, il choisit une paille, pour
la mâchonner, et ne nous quitta plus des yeux. Il tenait évidemment à
voir ce qui sortirait de tout cela.

Un instant plus tard, le garçon de l’épicier passa sur l’autre trottoir.
Le garçon de chez Biggs le héla:

--Hohé! le rez-de-chaussée du 42 qui déménage!

Le garçon de l’épicier traversa la rue, et prit position de l’autre côté
du seuil. Puis le jeune apprenti du cordonnier s’arrêta, et se joignit
au garçon de chez Biggs; cependant que le conducteur d’un tricycle des
«Postes pneumatiques» prenait une position indépendante au long du
trottoir.

--Ils ne vont pas mourir de faim, en tous cas, dit l’apprenti
cordonnier.

--Ah! c’est qu’il faut penser à tout, répondit «Postes pneumatiques»,
quand on s’en va traverser l’Atlantique dans un petit bateau.

--Ils ne s’en vont pas traverser l’Atlantique, interrompit le garçon de
chez Biggs; ils s’en vont à la recherche de Stanley.

Il s’était alors formé presque un rassemblement, et les gens se
demandaient les uns aux autres de quoi il s’agissait. Les uns (les plus
jeunes et écervelés de la bande) affirmaient que c’était une noce, et
désignaient Harris comme le marié; tandis que les plus âgés et réfléchis
parmi la populace inclinaient à croire que c’était un enterrement, et
voyaient en moi le frère du défunt.

Pour finir, un cab libre survint (dans notre rue, les cabs libres
passent en général, et quand on n’en a pas besoin, à raison moyenne de
trois par minute, et vous harcèlent et vous obstruent le chemin), et
nous y enfournant corps et biens, et chassant à grands cris une paire
d’amis de Montmorency qui avaient juré apparemment de ne pas
l’abandonner, nous démarrâmes parmi les acclamations de la foule, tandis
que le garçon de chez Biggs nous lançait une carotte en guise de
porte-bonheur.

Nous atteignîmes Waterloo-Station à 11 heures, et demandâmes le quai
d’où partait le train de 11 h. 15. Comme de juste, personne ne le
savait: personne ne sait jamais, à Waterloo-Station, le quai d’où va
partir un train, ni où va un train en partance, ni rien du tout. Le
porteur qui s’était chargé de notre matériel pensait qu’il devait partir
du quai nº 2, mais un autre porteur, interrogé, avait ouï dire que ce
serait du quai nº 1. Le chef de gare, par ailleurs, était convaincu que
ce serait du quai de banlieue.

Pour tirer la chose au clair, nous montâmes à l’étage, chez le directeur
général de la Traction. Il nous affirma qu’il venait de rencontrer
quelqu’un qui lui avait dit l’avoir vu au quai nº 3. Nous allâmes donc
au quai nº 3, mais une fois là, les fonctionnaires nous dirent qu’ils
pensaient plutôt que ce train-ci était l’express de Southampton, à moins
que ce ne fût le circulaire de Windsor.

Mais à coup sûr ce n’était pas le train de Kingston, encore qu’ils ne
pussent rendre compte de leur certitude.

Notre porteur nous dit alors qu’à son avis ce devait être sur le quai de
la gare surélevée; il ajouta qu’il avait déjà vu le train. Nous allâmes
donc sur le quai de la gare surélevée, et demandâmes au mécanicien s’il
se rendait à Kingston. Il répondit qu’il n’en était pas sûr, mais que
c’était probable. En tout cas, si son train n’était pas celui de 11 h.
15 pour Kingston, il avait bonne confiance que c’était celui de 9 heures
32 pour Virginia-Water, ou l’express de 10 heures pour l’île de Wight,
ou quelque part par là, et que bref nous le verrions bien quand nous y
serions. Nous lui glissâmes dans la main une demi-couronne, et le
priâmes de faire en sorte que ce fût le 11 h. 15 pour Kingston.

--Personne ne saura jamais, sur cette ligne, ajoutâmes-nous, ce que vous
êtes, ni où vous allez. Vous connaissez la route, vous n’avez qu’à filer
tranquillement et aller à Kingston.

--Ma foi, je ne sais trop, messieurs, répliqua-t-il, généreusement, mais
j’imagine qu’un train ou l’autre _doit_ aller à Kingston. Ce sera le
mien. Donnez-moi le reste de la couronne.

Ce fut ainsi que nous atteignîmes Kingston par la Cie
Londres-et-Sud-Ouest.

Nous sûmes par la suite que le train que nous avions pris était en
réalité la Malle d’Exeter, et que tout Waterloo-Station avait passé des
heures à le chercher, et que personne n’avait jamais compris ce qu’il
était devenu.

A Kingston, notre canot nous attendait, juste sous le pont. Nous nous
frayâmes un passage jusqu’à lui, nous y embarquâmes nos colis et y
montâmes nous-mêmes.

--Êtes-vous parés, messieurs? dit le gardien.

--Tout est paré, répondit-on; et avec Harris aux avirons et moi aux
tire-veilles de barre, et Montmorency, malheureux et plein de méfiance,
à la proue, nous nous élançâmes sur ces eaux qui, pour une quinzaine,
devaient être notre demeure.




Chapitre VI

Kingston. Notes instructives sur l’histoire ancienne de l’Angleterre.
Observations curieuses sur le chêne sculpté et la vie en général.
Situation lamentable de Stivvings, junior. Réflexions sur l’antiquité.
J’oublie que je gouverne. Résultat plein d’intérêt. Le labyrinthe de
Hampton-Court. Harris, guide.


C’était une matinée splendide, de la fin du printemps ou du début de
l’été, comme on voudra bien appeler cette saison où les tons délicats de
l’herbe et des feuillages se foncent en un vert plus grave,--où l’année
ressemble à une belle jeune fille prête à devenir femme, qui sent battre
en ses veines l’émoi d’un étrange éveil.

Les curieuses vieilles rues du bas-Kingston, descendant jusqu’au bord de
l’eau, apparaissaient des plus pittoresques, sous le soleil éclatant; la
surface miroitante du fleuve, avec ses chalands mouvants, le chemin de
halage bordé de verdures, les pimpantes villas de l’autre rive, Harris,
en un maillot rouge et orange, peinant aux avirons, une lointaine
entrevision du vieux palais grisâtre des Tudors, tout ce tableau
ensoleillé, s’étalait, éblouissant, mais si calme, plein de vie, mais si
paisible que, malgré l’heure matinale, je me laissai emporter à la
dérive par une nonchalante rêverie.

Je rêvai à Kingston, ou «Kiningestun» comme on disait jadis aux siècles
où les «kinges» saxons s’y faisaient couronner. Le grand César y passa
le fleuve, et les légions de Rome dressèrent leur camp sur le haut de
ses berges. César, tout comme, beaucoup plus tard, Elisabeth, semble
s’être arrêté partout; néanmoins, plus comme il faut que la bonne reine
Bess, il n’allait pas au cabaret.

Elle tient le record pour les cabarets, la «reine-vierge» d’Angleterre.
Il n’y en a pas un de quelque notoriété, dans un rayon de dix milles
autour de Londres, où elle n’ait, paraît-il, jeté un coup d’œil, ou ne
s’y soit arrêtée, ou n’y ait couché une fois ou l’autre. Or, je me
demande, à supposer que Harris, mettons, change de vie, devienne un
grand et noble personnage, et arrive à se faire nommer premier ministre,
je me demande, dis-je, après sa mort, si l’on mettrait des plaques
commémoratives sur les cabarets qu’il aurait favorisés de sa présence:
«Harris a pris un verre d’amer dans cet établissement»; «Harris a pris
ici deux whiskys secs durant l’été de 1888»; «Harris fut expulsé d’ici
en décembre 1886».

Mais non, ils seraient trop! Ce seraient les établissements où il n’est
pas entré qui deviendraient célèbres. «La seule maison du sud de Londres
où Harris n’ait jamais bu!» Les gens accourraient pour voir ce qui a
bien pu l’en empêcher.

Comme ce pauvre esprit-faible de roi Edwy devait détester Kiningestun!
La fête du sacre lui fut odieuse. Peut-être la hure de sanglier farcie
aux pruneaux ne lui convint-elle pas (je ne serais pas si difficile,
pour ma part) ou ne but-il pas assez de xérès et d’hydromel; en tout
cas, laissant la bacchanale effrénée, il s’en alla jouir en paix du
clair de lune avec sa bien-aimée Elgiva.

Ce fut peut-être de cette fenêtre que, les mains unies, ils
contemplèrent le clair de lune épandu sur le fleuve, tandis que les
échos de la bruyante débauche arrivaient jusqu’à eux, par bouffées
atténuées.

Alors le féroce Odo et St. Dunstan pénétrèrent de force dans leur
tranquille retraite, et accablant de farouches injures la reine au doux
visage, ils rammenèrent brutalement le pauvre Edwy parmi l’affreux
tumulte de l’assistance ivre.

Dans la suite des âges, aux éclats des fanfares guerrières, les rois
saxons et la débauche saxonne furent enterrés côte à côte, et la
grandeur de Kingston s’effaça pour un temps. Mais elle se releva lorsque
le palais de Hampton-Court devint la résidence des Tudors et des
Stuarts, et que les barges royales venaient s’amarrer contre la rive du
fleuve, et que les beaux seigneurs revêtus de manteaux luxueux
dévalaient sur les marches du quai, en criant: «Avez-vous fait bonne
traversée, Sire? Dieu vous garde; _grammercy!_»

Beaucoup de vieilles maisons, aux alentours, témoignent clairement de
ces âges où Kingston était un bourg royal, où la noblesse vivait là,
auprès de son roi, où la longue avenue menant au portail du palais
retentissait tout le jour de cliquetis d’acier, de hennissements de
palefrois et de froissements de velours et de soie. Les hautes et
spacieuses demeures, avec leurs fenêtres ogivales, leurs vitraux, leurs
vastes cheminées, et leurs toitures à pignon, évoquent le temps des
hauts-de-chausses et des pourpoints, des corsages brodés de perles, et
des jurons compliqués. Elles furent élevées aux époques où «l’on ne
savait pas construire». Les dures briques rouges ne s’en sont que mieux
agglomérées, avec le temps, et leurs escaliers de chêne ne craquent ni
ne grincent quand on s’efforce de les descendre sans bruit.

A propos d’escaliers de chêne, je me souviens qu’une des maisons de
Kingston en possède un superbe en chêne sculpté. Cette maison, située
sur la place du marché, est aujourd’hui une boutique, mais sans nul
doute elle fut jadis l’hôtel d’un grand personnage. Un ami à moi, qui
habite Kingston, y entra un jour pour faire l’acquisition d’un chapeau,
et, dans un moment d’aberration, il mit la main à la poche et le paya
séance tenante.

Le boutiquier (il connaît mon ami) fut naturellement plutôt surpris tout
d’abord; mais il se ressaisit bien vite et, comprenant qu’il lui fallait
faire quelque chose pour encourager pareille grandeur d’âme, il demanda
à notre héros si cela lui ferait plaisir de voir de beau chêne sculpté.
Mon ami accepta, et le boutiquier lui fit traverser le magasin et monter
l’escalier de la maison. La rampe était un véritable chef-d’œuvre, et le
mur était jusqu’au haut revêtu de boiseries de chêne dont les sculptures
auraient fait honneur à un palais.

De l’escalier, ils passèrent dans le salon, pièce vaste et claire,
tendue d’un papier à fond bleu, un tant soit peu baroque, mais assez
gai. L’appartement, d’ailleurs, ne présentait rien de remarquable, et
mon ami se demandait pourquoi on l’avait amené là. Mais le propriétaire,
s’approchant du papier, le tapota. Il rendit le son du bois.

--Tout chêne, expliqua-t-il. Tout chêne sculpté, jusqu’au plafond, comme
l’escalier que vous venez de voir.

--Hé quoi, juste ciel! s’écria mon ami, voulez-vous dire que vous avez
recouvert votre chêne sculpté de papier tenture bleu?

--C’est cela même, répondit l’autre: c’était trop coûteux. Il fallait
encaustiquer tout cela, vous comprenez. Et puis la pièce a un aspect
plus gai ainsi. C’était effroyablement sombre, ce chêne.

Je ne dirai pas que je blâme absolument cet homme. De son point de vue,
qui est celui du propriétaire normal, désireux de rendre sa vie aussi
aisée que possible, et non celui de l’amateur d’antiquailles, il a
raison. Il est très agréable de regarder du chêne sculpté, et même d’en
posséder un peu, mais en être entouré doit attrister singulièrement
l’existence, pour ceux qui ont d’autres goûts. On doit se figurer
habiter une église.

Non, le désolant, dans son cas, c’est que lui qui n’avait cure du chêne
sculpté, dût en avoir son salon tout lambrissé, alors que des gens qui
l’apprécient payent des sommes folles pour s’en procurer. C’est
d’ailleurs la règle dans ce monde: nous possédons ce à quoi nous ne
tenons pas, et ce que nous désirons, c’est autrui qui le possède.

Les gens mariés ont des femmes dont peu leur chaut; et les jeunes gens
célibataires se lamentent de n’en pas trouver. Les pauvres prolétaires
qui ont à peine de quoi vivre vous ont des huit enfants bien endentés.
Les vieux ménages riches qui ne savent que faire de leur argent meurent
sans postérité.

Il y a aussi les jeunes filles avec leurs amoureux. Celles qui ont des
amoureux n’en ont cure. Elles affirment qu’elles s’en passeraient
volontiers, qu’ils les assomment, et demandent pourquoi ils ne s’en vont
pas plutôt faire la cour à miss Smith ou miss Brown, qui sont bêtes et
âgées, et n’ont pas trouvé d’amoureux. Quant à elles, elles n’en ont pas
besoin. Elles ne tiennent pas à se marier.

Mais inutile de s’appesantir sur ce sujet, par trop désolant.

Il y avait à notre école un garçon que nous appelions Sandford et
Merton. Son vrai nom était Stivvings. C’était le plus singulier garçon
que j’aie jamais rencontré. Je crois bien qu’il aimait l’étude pour de
bon. Il s’attirait des réprimandes pour le plaisir de lire du grec
jusque dans son lit; et quant aux verbes irréguliers français, il n’y
avait réellement pas moyen de l’en détacher. Il était rempli d’idées
biscornues et de l’autre monde, se figurant qu’il faisait la joie de sa
famille et l’honneur de l’école; il aspirait à obtenir des prix, à
devenir en grandissant un homme de savoir,--bref, des divagations
d’esprit faible. Je n’ai jamais vu si bizarre créature, mais aussi, je
dois l’ajouter, il était sans plus de malice que l’enfant qui vient de
naître.

Eh bien, ce garçon ne manquait pas d’être malade au moins deux fois la
semaine, ce qui l’empêchait de venir en classe. Jamais un garçon n’a été
aussi souvent malade que ce Sandford et Merton. S’il survenait une
épidémie quelconque à dix milles à la ronde, il attrapait le mal, et
sous sa pire forme. Il prenait des bronchites en pleine canicule, et il
avait la fièvre des foins à Noël. Après une période de sécheresse qui
dura six semaines, il fut frappé d’une fièvre rhumatismale; et en
sortant par un brouillard de novembre, il revint chez lui avec une
insolation.

On le mit sous le chloroforme, une fois, le pauvre gosse, pour lui
arracher toutes ses dents, et lui poser un râtelier, à cause de
terribles maux de dents: ceux-ci furent remplacés par des névralgies et
des douleurs d’oreilles. Il n’était jamais sans un rhume, excepté les
neuf semaines où il eut la scarlatine; et en tout temps, je l’ai connu
avec des engelures. Lors du grand choléra de 1871, notre voisinage en
fut particulièrement indemne: il n’y eut qu’un seul cas avéré dans toute
la paroisse,--le jeune Stivvings.

Il lui fallait rester couché quand il était malade, et manger du poulet,
et des flans, et du raisin de serre; mais il ne cessait de sangloter,
parce qu’on lui défendait de faire des exercices latins, et qu’on lui
retirait sa grammaire allemande.

Et nous, les autres garçons, qui aurions sacrifié dix termes de notre
vie scolaire pour la grâce d’un seul jour de maladie, et qui ne
désirions pas le moins du monde fournir à nos parents prétexte à se
rengorger en parlant de nous,--nous étions incapables d’attraper fût-ce
un torticolis. Nous nous exposions à tous les courants d’air, et ils
nous profitaient, en nous rafraîchissant. Nous prenions des choses pour
nous rendre malades, et cela nous faisait engraisser, et nous donnait de
l’appétit. Rien ne semblait pouvoir nous rendre malades avant le début
des vacances. Mais, le jour même de la libération, nous prenions froid,
avec une toux à faire peur, et toutes sortes d’infirmités, qui duraient
jusqu’à la reprise des cours. Alors, en dépit de toutes nos manœuvres
contraires, nous nous retrouvions soudain guéris, et mieux portants que
jamais.

Ainsi va la vie, et nous sommes pareils à l’herbe que l’on coupe et qui
est mise au four et desséchée.

Pour en revenir à la question chêne sculpté, nos arrière-grand-pères
devaient avoir de très hautes notions sur l’art et le beau. Cependant,
tous nos trésors d’aujourd’hui ne sont que des banalités, déterrées,
d’il y a trois ou quatre siècles. On peut se demander s’il y a quelque
véritable beauté intrinsèque dans toutes ces vieilleries: assiettes à
soupe, cruches à bière, éteignoirs, que nous prisons tellement
aujourd’hui, ou si c’est l’auréole de l’âge irradiant autour de ces
objets qui leur donne un tel lustre à nos yeux. Les «bleu ancien» que
nous suspendons à nos murs en guise d’ornements étaient, il y a quelques
siècles, les vulgaires ustensiles journaliers de la maison; les bergers
roses et les bergères jaunes que nous présentons à l’admiration de nos
amis, et qu’ils font semblant de goûter, n’étaient rien que des bibelots
de cheminée sans valeur, qu’une mère du XVIIIe siècle donnait à son bébé
pour l’apaiser.

En ira-t-il de même dans le futur? Les trésors précieux d’aujourd’hui
seront-ils les insignifiantes babioles de la veille? Est-ce que des
rangées de nos assiettes à fleurs s’aligneront au-dessus des marbres de
cheminées chez les gens cossus, de l’an 2.000 et quelques? Et les tasses
blanches à filet d’or avec au fond la jolie fleur (espèce inconnue) que
notre bonne à tout faire casse à présent de gaieté de cœur,
figureront-elles, après soigneux raccommodage, sur un socle, où
l’époussettera seulement la maîtresse de la maison?

Prenez ce chien de porcelaine, qui orne la chambre à coucher de mes
chambres garnies. C’est un chien blanc. Ses yeux sont bleus. Son nez est
d’un rouge délicat, truffé de taches noires. Il lève péniblement la
tête, dont l’expression d’affabilité confine à l’idiotie. Je ne l’admire
en aucune façon. Considéré comme objet d’art, je dirai qu’il
m’horripile. Des amis étourdis le blaguent et ma propriétaire elle-même
n’a pour lui nulle sympathie, et explique sa présence par le fait que sa
tante lui en a fait cadeau.

Mais dans 200 ans, il est plus que probable que ce chien sera déterré
ici ou là, les pattes en moins, la queue cassée, et qu’il sera vendu
comme vieux chine, et mis dans une étagère vitrée. On tournera autour et
on l’admirera. On sera frappé de la merveilleuse richesse du rouge de
son nez, et et on se récriera sur la beauté que devait nécessairement
offrir le bout de queue manquant.

Nous-mêmes, à la présente époque, ne voyons pas la beauté de ce chien.
Il nous est trop familier. Tels les couchers de soleil et les étoiles;
nous ne sommes pas confondus par leur splendeur, à cause qu’ils sont
trop banals à nos yeux. De même, ce chien de porcelaine. En 2288, on
s’extasiera sur lui. La fabrication de ce genre de chiens sera alors un
art perdu. Nos arrière-neveux se demanderont comment nous les faisions,
et nous trouveront d’une habileté admirable. On parlera de nous avec
respect comme de ces «grands artistes d’autrefois qui florissaient au
XIXe siècle, et créaient ces chiens de porcelaine».

Le «modèle» que la fille aînée a copié en classe deviendra «tapisserie
de l’ère victorienne», et acquerra une valeur inestimable. Les cruches
en bleu et blanc de nos auberges campagnardes seront disputées, toutes
fêlées et ébréchées, et vendues au poids de l’or, et les riches s’en
serviront comme de verres à bordeaux; et les voyageurs venus du Japon
achèteront tous les «Bonjour de Ramsgate» et les «Souvenirs de Margate»
qui auront échappé à la destruction, et les remporteront à Yédo comme
antiquités anglaises.

A ce point de mes réflexions, les avirons échappèrent à Harris, qui fut
projeté de son siège, et tomba au font du canot, les jambes en l’air.
Montmorency poussa un hurlement, fit un saut périlleux, le panier de
dessus se renversa, et les objets en jaillirent.

J’éprouvai quelque surprise, mais ne perdis point mon sang-froid. Je
dis, assez aimablement:

--Hallo! qu’est-ce qui se passe?

--Quoi, ce qui se passe? Nom de...

Réflexion faite, je ne répéterai point les paroles de Harris. J’étais
peut-être en faute, mais rien n’excuse la violence de langage et la
grossièreté d’expression, surtout chez un homme bien élevé, et je
connais Harris pour tel. J’avais oublié, en pensant à autre chose, et
cela se conçoit sans peine, que je gouvernais, et en conséquence, nous
nous étions engagés assez avant dans le chemin de halage. Nous eûmes
quelque peine tout d’abord à distinguer ce qui était nous et ce qui
était la berge du fleuve côté Middlesex. Mais nous ne tardâmes pas à y
arriver, et nous opérâmes la séparation.

Harris, cependant, m’annonça qu’il en avait fait plus qu’assez, et
m’engagea à prendre mon tour. Comme nous étions du côté voulu, je
débarquai, muni de la remorque, et traînai le bateau jusque passé
Hampton-Court. Ah! ce vieux mur qui longe ici le fleuve, comme je
l’aime! Je ne puis le voir sans être revigoré par son aspect. Comme il
est familier et gai, ce vieux mur patiné; quel tableau délicieux il
ferait, couvert ici de lichen et là de mousse, avec cette jeune vigne
qui se hausse timidement par-dessus sa crête, pour voir ce qui se passe
sur le fleuve affairé, avec le vieux lierre sévère qui le revêt un peu
plus loin! Il présente cinquante tons et teintes et dégradés en dix
yards, ce vieux mur. Si je savais dessiner, et si je connaissais la
peinture, j’en ferais une jolie étude, j’en suis certain. J’ai souvent
pensé que j’aimerais vivre à Hampton-Court. Il y règne une telle paix,
dans ce cher vieux château, une telle tranquillité, il serait si
agréable d’y flâner de bon matin, avant que les gens soient levés!

Mais, au fait, je ne crois pas que j’aimerais tant que cela cette vie,
si elle se réalisait. Je la vois fantastiquement lugubre et déprimante,
le soir, lorsque la lampe projette des ombres suspectes sur les lambris
des murs, et que résonne sur les froides dalles des corridors l’écho
lointain de nos pas qui tantôt se rapprochent et tantôt s’éloignent,
puis s’éteignent, et que tout retombe à un silence de mort, troublé par
les seuls battements de votre cœur.

Nous sommes faits pour vivre sous le soleil, tous, hommes et femmes.
Nous aimons la lumière et la vie. C’est pourquoi nous nous entassons
dans les villes et les cités, c’est pourquoi l’on déserte les campagnes
un peu plus chaque année. Sous le soleil,--durant le jour, tandis que la
Nature est en éveil et active tout autour de nous, les pentes des
montagnes et les sombres forêts nous enchantent; mais la nuit, alors que
notre mère la terre s’est endormie, et que nous restons seuls éveillés,
ah! le monde paraît bien solitaire, et nous prenons peur, comme des
enfants dans le silence d’une maison. Nous regrettons alors, nous
désirons ardemment les rues illuminées au gaz, et le son des voix
humaines, et la pulsation fraternelle de la vie humaine. Comme nous nous
sentons petits et abandonnés dans la vaste paix où les ramures
ténébreuses frissonnent dans la brise nocturne! Nous sommes environnés
de tant de fantômes, dont les soupirs étouffés nous attristent
tellement! Oui, rassemblons-nous dans les grandes villes, et allumons
les grands feux de joie d’un million de becs de gaz, et unissons nos
voix pour chanter et nous rassurer.

Harris me demanda si je connaissais le labyrinthe de Hampton-Court. Lui
y était allé une fois pour montrer la route à quelqu’un. Il l’avait
étudiée sur un plan, et c’était simple à en paraître naïf,--valant à
peine les deux pence de l’entrée. Au dire de Harris, ce plan était
plutôt une attrape, car il ne ressemblait en rien à la réalité et ne
faisait que vous égarer. Ce fut un sien cousin de province que Harris
mena dans le labyrinthe. Il lui dit:

--Nous entrerons juste pour pouvoir dire que vous y avez été, mais c’est
trop simple. C’est absurde d’appeler cela un labyrinthe. Il suffit de
prendre toujours le premier tournant sur la droite. Nous nous y
promènerons une dizaine de minutes, et puis nous ressortirons pour aller
déjeuner.

Peu après être entrés, ils rencontrèrent d’autres personnes qui leur
dirent qu’elles étaient là-dedans depuis trois quarts d’heure, et
commençaient à en avoir assez. Harris leur affirma qu’elles n’avaient
qu’à le suivre, car il allait simplement jusqu’au centre, puis
regagnerait la sortie. Elles le remercièrent de son obligeance, et se
mirent à le suivre.

Ils recueillirent, en chemin, quelques autres gens qui voulaient en
avoir le cœur net, et leur groupe finit par absorber tous les visiteurs
du labyrinthe; ceux qui avaient abandonné tout espoir de jamais
découvrir ni le centre ni la sortie, et de jamais revoir leur demeure ni
leurs amis, reprirent courage à l’aspect de Harris et de sa suite, et se
joignirent à la procession, en le bénissant. Harris évaluait à une
vingtaine en tout les gens qui l’escortaient; et une femme portant un
bébé, qui était là depuis le matin, voulut à toute force lui prendre le
bras, crainte de le perdre.

Harris ne cessait de tourner à droite, mais le chemin semblait long, et
son cousin hasarda l’opinion que ce labyrinthe était fort vaste.

--Oh! l’un des plus vastes d’Europe, dit Harris.

--Oui, ce doit être, répliqua le cousin, car nous avons déjà fait au
moins deux milles.

Harris lui-même commençait à trouver la chose bizarre, mais il tint bon,
jusqu’à ce qu’enfin ils virent à terre la moitié d’un gâteau d’un penny
que le cousin de Harris jurait avoir remarqué dix minutes plus tôt.
«Bah! pas possible!» dit Harris. Mais la femme au bébé répondit: «Si,
si, très possible», car c’était elle qui avait ôté à l’enfant ce bout de
gâteau, pour le jeter là, juste avant de rencontrer Harris. Elle ajouta
d’ailleurs qu’elle regrettait fort d’avoir rencontré Harris, et exprima
l’opinion qu’il se moquait d’eux. Harris, indigné tira de sa poche le
plan, et développa sa théorie.

--Le plan nous servirait peut-être, dit quelqu’un du groupe, si vous
saviez où nous sommes à présent.

Harris l’ignorait, et il suggéra que le mieux serait de retourner à
l’entrée, et de recommencer. Pour ce qui était de recommencer, il n’y
eut pas grand enthousiasme; mais quant à l’opportunité de retourner à
l’entrée, l’accord fut unanime. On fit donc volte-face et on se remit à
suivre Harris dans le sens opposé. Dix autres minutes se passèrent,
après quoi on se trouva au centre.

Harris songea d’abord à faire semblant que c’était là ce qu’il avait
voulu; mais la foule lui parut menaçante, et il résolut de traiter la
chose comme un pur hasard.

En tout cas, ils avaient à présent un point de repère. Ils savaient où
ils se trouvaient, et la carte fut une fois de plus consultée. La
solution se présenta comme plus simple que jamais, et ils se remirent en
route pour la troisième fois.

Et trois minutes plus tard ils se trouvaient de retour au centre.

Après cela, il leur fut impossible d’arriver ailleurs. Tous les chemins
qu’ils prenaient les ramenaient au milieu. Cela devint si régulier qu’à
la fin une partie des gens restaient là, et attendaient que les autres,
après avoir fait un tour, fussent revenus auprès d’eux. Harris, au bout
d’un moment, tira encore une fois son plan, mais la seule vue de cet
objet ne fit que mettre la foule en fureur, et on lui dit d’aller au
diable, et de s’en faire des papillotes. Harris avouait qu’il se sentit
alors devenu jusqu’à un certain point impopulaire.

La panique les prit, à la fin, et ils appelèrent le gardien à leur
secours. L’homme arriva, et, grimpant sur l’échelle située à
l’extérieur, il leur cria des indications. Mais ils avaient tous, à ce
moment, la tête tellement perdue, qu’ils furent incapables d’y rien
comprendre. L’homme leur dit alors de rester où ils étaient, et qu’il
allait venir les chercher. Ils se rassemblèrent donc, et l’attendirent;
lui, descendit de son échelle et pénétra dans le labyrinthe.

C’était un jeune gardien, comme par hasard, et neuf à ses fonctions. Une
fois dedans, il n’arriva pas à les rejoindre, et _lui_ aussi fut perdu.
Ils l’apercevaient, de temps à autre, qui courait de l’autre côté de la
haie, et lui aussi les voyait, et galopait pour les retrouver, et eux
restaient à l’attendre pendant cinq bonnes minutes, et puis il
réapparaissait exactement au même point, et leur demandait où ils
étaient passés.

Il leur fallut attendre que l’un des vieux gardiens fût rentré de dîner,
avant de pouvoir sortir.

Harris nous affirma qu’à son avis c’était un très beau labyrinthe,
autant qu’il pouvait juger; et nous conclûmes que nous essaierions d’y
faire entrer George, lors de notre retour.




Chapitre VII

Le fleuve, en ses atours de dimanche. Le costume sur le fleuve. Un
bonheur pour les hommes. Défaut de goût chez Harris. Le maillot de
George. Une partie avec la jeune fille gravure-de-modes. La tombe de Mme
Thomas. L’homme qui n’aime pas les tombeaux, les cercueils ni les
crânes. Harris en démence. Ses divagations sur George, les berges et la
limonade. Il fait de la voltige.


Cependant que Harris me contait son aventure du labyrinthe, nous étions
en train de passer l’écluse de Moulsey. Cette traversée nous prit un
certain temps, car il n’y avait qu’un seul bateau, le nôtre, et l’écluse
est grande. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu auparavant l’écluse de
Moulsey ne contenir qu’un seul bateau. C’est là, je crois, sans même
excepter celle de Boutler, l’écluse de tout le fleuve qui a le plus à
faire.

Je me suis amusé à la regarder, à de certains jours où l’on ne voyait
plus, au lieu d’eau, qu’un fouillis éclatant de maillots clairs,
casquettes joyeuses, chapeaux folâtres, ombrelles polychromes, écharpes
et manteaux de soie, flots de rubans et flanelle blanche immaculée; en
regardant alors du haut du quai dans le sas, on pouvait imaginer
celui-ci comme une caisse énorme où l’on aurait jeté pêle-mêle des
fleurs de toutes couleurs, qui en recouvraient le fond d’un
amoncellement d’arc-en-ciel.

Par un beau dimanche, c’est presque du matin au soir que l’écluse offre
cet aspect, tandis qu’en aval et en amont, au delà des portes,
s’alignent indéfiniment les autres bateaux qui attendent leur tour; et
les bateaux vont et viennent, si bien que la surface ensoleillée du
fleuve, depuis le Palais jusqu’à Hampton-Court, est parsemée et couverte
de jaune, de bleu, d’orange, de blanc, de rouge, de rose. Tous les
habitants de Moulsey, vêtus en canotiers, s’en vont, suivis de leur
chien, flâner aux abords de l’écluse, où ils flirtent, fument et
regardent les bateaux; et tant de grâce aux casquettes et aux vestons
des hommes qu’aux jolies teintes des vêtements féminins, aux chiens en
gaîté, à la circulation des bateaux, aux voiles blanches, à l’agréable
paysage, à l’eau brasillante,--ce spectacle est un des plus joyeux que
je sache aux environs de cette morne cité de Londres.

La Tamise est une réelle aubaine, pour le costume. Grâce à elle, une
fois dans leur vie, les hommes sont à même de déployer _leur_ goût en
matière de couleurs, et je crois, ma parole, que nous nous en tirons
coquettement. Je ne déteste pas de porter un peu de rouge,--allié au
noir. Comme on sait, mes cheveux sont châtain doré,--une très jolie
nuance, paraît-il, et le rouge sombre leur convient à merveille. Je suis
également persuadé qu’une cravate bleu clair s’accorde parfaitement avec
cela, non moins qu’une paire de bottines en cuir de Russie et un
mouchoir de soie rouge autour de la taille,--car le mouchoir a meilleure
grâce qu’une ceinture.

Harris s’en tient invariablement aux variétés ou aux combinaisons du
jaune et de l’orange; mais je doute qu’il ait tout à fait raison. Il a
le teint trop foncé pour porter du jaune. Le jaune ne lui va pas: c’est
indéniable. J’aimerais lui voir adopter le bleu relevé par un soupçon de
blanc ou de crème; mais hélas! moins on a de goût pour s’habiller, plus
on est obstiné! C’est fort regrettable, car il n’aura jamais de succès
tel qu’il est, alors qu’il a une ou deux couleurs qui ne lui siéraient
pas trop mal, coiffé de son couvre-chef.

George a acheté pour cette excursion quelques nouveaux objets, qui
m’offusquent tant soit peu. Son maillot est excentrique. Je ne voudrais
pas dire ma pensée à George, mais il n’y a réellement pas d’autre terme.
Il l’apporta chez nous le jeudi soir pour nous le montrer. On lui
demanda comment il appelait cette couleur, mais il l’ignorait. Il ne
croyait pas que cette couleur eût un nom. Le marchand lui avait dit que
c’était un modèle oriental. George le revêtit, et nous demanda ce que
nous en pensions. Harris déclara que cet objet pendu au-dessus d’un
parterre de fleurs, au début du printemps, pour faire peur aux oiseaux,
lui inspirerait de la considération; mais que, envisagé comme un article
d’habillement pour tout être humain, à l’exception d’un nègre de
Margate, son aspect lui levait le cœur. George était furieux; mais,
comme lui dit Harris, si son opinion lui était désagréable, pourquoi la
demander.

Ce dont nous avions peur, Harris et moi, au sujet de ce maillot, c’est
qu’il n’attirât l’attention sur notre équipe.

Les femmes non plus n’ont pas trop laide mine en canot, lorsqu’elles
savent s’habiller gentiment. Rien ne leur sied, à mon avis, comme un
costume de canotage. Mais un «costume de canotage», il serait bon que
les dames le comprissent, doit être un costume que l’on puisse porter en
canot, et pas seulement sous globe. C’est assez pour gâter une partie,
que d’avoir dans le bateau des gens qui songent continuellement à leur
costume beaucoup plus qu’à l’excursion. J’eus le malheur, une fois,
d’aller à un pique-nique sur l’eau avec deux jeunes filles de cet
acabit. Nous en eûmes, de l’agrément!

Toutes deux étaient superbement attifées:--rien que dentelle et étoffes
de soie, et fleurs, et rubans, et chaussures fines, et gants clairs.
Mais c’était un costume d’atelier de photographe, et non une tenue de
pique-nique sur l’eau. Le «costume de canotage» d’une gravure de modes
française. Il était ridicule d’exposer ce costume à l’air naturel, au
voisinage de la terre et de l’eau.

Tout d’abord, elles jugèrent que le canot n’était pas propre. On leur
épousseta leurs sièges, leur affirmant ensuite qu’ils l’étaient. Mais
elles refusèrent de nous croire. L’une d’elles passa sur son coussin
l’index de son doigt ganté, et montra le résultat à l’autre. Toutes deux
soupirèrent, et s’assirent avec l’air des premiers chrétiens martyrs
s’efforçant de faire bonne figure sur le bûcher. Il peut arriver que
l’on éclabousse un peu en ramant; or, on eût dit que ces costumes
étaient perdus pour une goutte d’eau. La trace ne s’en effaçait jamais,
et le vêtement était souillé pour toujours.

J’étais aviron d’arrière. Je faisais de mon mieux. Je «plumais» à deux
bons pieds de haut, et m’arrêtais à la fin de chaque brassée pour
laisser les pales s’égoutter avant de les retourner, et je choisissais à
chaque fois une place d’eau calme pour les y replonger. (L’aviron
d’avant dit, au bout d’une minute, qu’il ne se sentait pas à la hauteur
pour ramer avec moi, mais qu’il allait, si je lui permettais, se tenir
tranquille, et étudier ma méthode, qui l’intéressait beaucoup.) Mais
j’avais beau faire, je ne pouvais malgré tout empêcher qu’un jet d’eau
n’allât de temps en temps jusque sur ces costumes.

Elles, sans se plaindre, se rapprochèrent l’une de l’autre, serrant les
lèvres, et à chaque fois qu’une goutte les atteignait, elles se
reculaient en frissonnant. Le spectacle était sublime de les voir ainsi
souffrir en silence, mais il me bouleversait un peu. Je suis trop
sensible. Ma nage devint nerveuse et saccadée, et j’éclaboussai de plus
belle, malgré toutes mes précautions.

J’y renonçai finalement; je demandai à passer «avant». L’aviron d’avant
estima qu’en effet cela vaudrait mieux, et je changeai de place avec
lui. Les demoiselles poussèrent un soupir de soulagement involontaire en
me voyant partir et furent très gaies pendant un moment. Les pauvres
filles! elles auraient mieux fait de m’engager à rester. Leur voisin
était à présent de l’espèce goguenarde et sans-souci, possédant à peu
près autant de délicatesse qu’un chiot de terre-neuve. On pouvait le
foudroyer du regard une heure d’affilée sans qu’il s’en aperçût, ou sans
qu’il en tînt compte s’il s’en apercevait. Il adopta un joli petit coup
d’aviron plein d’entrain et d’audace qui fit jaillir l’embrun sur tout
le bateau comme une fontaine, et vous mit en un clin d’œil tout
l’équipage sur le qui-vive. S’il envoyait plus d’une pinte d’eau sur un
de ces costumes, il disait, avec un petit rire aimable:

--Oh! je vous demande pardon; et il offrait son mouchoir pour l’essuyer.

--De rien; cela n’a pas d’importance, répondaient les pauvres filles,
dans un souffle, et subrepticement elles attiraient à elles couvertures
et manteaux, et tentaient de se protéger avec leurs parasols de
dentelle.

Au déjeuner, elles passèrent un bien mauvais quart d’heure. On voulait
les faire asseoir sur l’herbe, et l’herbe était poussiéreuse; et les
troncs d’arbres auxquels on leur disait de s’appuyer n’avaient pas dû
être brossés depuis des semaines; elles étalèrent donc leurs mouchoirs
par terre, et s’assirent dessus, très dignes. Quelqu’un, en passant
auprès d’elles avec une assiettée de bifteck à la gelée, trébucha contre
une racine, et fit voler la gelée. Elles ne furent pas atteintes, par
bonheur, mais cet accident leur inspira de nouvelles craintes, et par la
suite, si quelqu’un se mouvait à proximité d’elles avec quelque chose en
main susceptible de se répandre et de faire des taches, elles
surveillaient ce quelqu’un avec inquiétude, jusqu’à ce qu’il se fût
rassis.

--Allons, les dames, leur dit notre ami, «avant», quand on eut fini, à
cette heure vous allez laver la vaisselle.

Elles ne saisirent pas tout d’abord. Quand elles eurent compris, elles
avouèrent leur crainte de ne savoir pas s’y prendre.

--Oh! je vous aurai vite montré, s’écria-t-il; c’est si amusant! Vous
vous allongez sur votre... vous vous couchez sur la berge, c’est-à-dire,
et vous trempez les objets dans l’eau.

L’aînée dit que leur costume n’était peut-être pas des plus appropriés à
cette besogne.

--Oh! c’est tout simple, répondit le sans-cœur; retroussez-vous.

Et il les y obligea. Il leur affirmait que cet intermède était le
meilleur agrément du pique-nique. Elles avouèrent que c’était plein
d’attrait.

A la réflexion, je me demandai si ce jeune homme était aussi obtus que
nous le croyions, ou bien était-il... mais non, impossible! son
expression était d’une naïveté trop enfantine pour cela!

Harris prétendait aller jusqu’à l’église de Hampton, pour voir la tombe
de Mme Thomas.

--Qui est-ce, Mme Thomas? demandai-je.

--Je n’en sais rien, répondit Harris. C’est une dame qui s’est fait
faire un drôle de monument, et je tiens à le voir.

Je protestai. Peut-être ai-je l’esprit mal tourné, mais je ne raffole
aucunement des tombes. Je sais fort bien que la première des choses à
faire, quand on arrive dans une ville ou un village, est de courir au
cimetière, pour admirer les tombes; mais c’est une distraction que je me
refuse toujours. Je ne prends aucun plaisir à faire le tour de froides
et sombres églises, à la suite de vieillards asthmatiques, pour
déchiffrer des épitaphes. La vue même d’une plaque de cuivre incrustée
dans une dalle ne me procure pas ce que j’appelle un bonheur sans
mélange.

Je scandalise les vénérables sacristains par l’imperturbabilité que
j’arrive à garder en présence des plus passionnantes inscriptions, et
par mon défaut d’enthousiasme quant à l’histoire de la famille locale,
cependant que je blesse leur amour-propre par mon désir trop visible de
m’en aller.

Un beau matin de soleil radieux, j’étais accoudé au mur bas qui
protégeait une petite église de village, et je fumais, en savourant le
calme profond et exquis émanant de ce spectacle doux et paisible:--la
vieille église grisâtre revêtue de lierre, au portail de bois naïvement
sculpté, le chemin sinuant au versant de la colline entre deux files de
grands ormes, les masures à toits de chaume dépassant leurs haies
taillées net, la Tamise argentée dans le creux, les hauteurs boisées
derrière...

C’était un paysage délicieux. Sa poésie bucolique m’inspirait. Je me
sentais bon et noble. J’étais résolu à ne plus pécher. Je voulais venir
habiter là, et ne plus faire le mal, et mener une vie pure et
irréprochable, et avoir des cheveux blancs, et le reste.

Je pardonnai alors à tous mes amis et connaissant leurs mauvais tours et
leur muflerie, et je les bénis. Ils n’ont pas su que je les bénissais.
Ils ont persévéré dans leur voie dissolue, ignorants de ce que moi, tout
là-bas dans ce paisible village, je faisais pour eux; mais je le fis, et
je souhaitai leur faire savoir que je l’avais fait, car je tenais à les
rendre heureux. J’étais perdu dans ces pensées sublimes et douces,
lorsque ma rêverie fut interrompue par une voix aigre qui piaillait:

--Me voilà, monsieur, j’arrive, j’arrive. Me voilà, monsieur, ne vous
impatientez pas.

Je levai les yeux, et vis un vieillard au front chauve qui arrivait
clopin-clopant à travers le cimetière portant à la main un énorme
trousseau de clefs qui brimballaient et tintinnabulaient à chaque pas.

Avec une dignité muette, je lui fis signe de me laisser tranquille, mais
il continua d’avancer, en glapissant:

--J’arrive, monsieur, j’arrive. Je boite un peu. Je ne suis plus aussi
ingambe qu’autrefois. Par ici, monsieur.

--Allez-vous-en, vieillard infortuné, dis-je.

--Je suis venu aussi vite que j’ai pu, monsieur, répliqua-t-il. Ma fille
vient seulement de vous apercevoir. Vous n’avez qu’à me suivre,
monsieur.

--Allez-vous-en, répétai-je; partez, sinon je franchis le mur et je vous
tue.

Il sembla surpris.

--Vous ne voulez pas voir les tombeaux? dit-il.

--Non, repartis-je, je ne veux pas. Je veux rester ici, accoudé sur ce
vieux mur décrépit. Allez-vous-en, et ne me tarabustez plus. Je déborde
de belles et nobles pensées, et je veux rester ici, parce que j’y suis
bien. Ne venez donc pas faire l’imbécile, m’exaspérer, et décourager mes
bons sentiments avec vos ridicules absurdités de pierres tombales.
Allez-vous-en plutôt chercher qui vous enterre à bon compte, et je
paierai la moitié de la dépense.

Il demeura stupide, tout d’abord. Puis il se frotta les yeux et me
regarda attentivement. Mon aspect extérieur était bien d’un homme. Il
n’y comprenait rien.

Il me dit:

--Vous êtes étranger au pays? Vous n’habitez pas ici?

--Non, dis-je, pas le moins du monde. Vous ne voudriez pas.

--Eh bien alors, dit-il, vous devez voir les tombes... tombeaux... gens
enterrés... vous comprendre?... cercueils.

La moutarde me monta au nez.

--Vous êtes un imposteur, répondis-je. Je ne dois pas voir ces
tombes,--vos tombes. Et pourquoi le devrais-je? Nous avons nos tombes à
nous, celles de ma famille. Ainsi, mon oncle Podger a, dans le cimetière
de Kensal Green, un tombeau qui est l’orgueil des environs; et le
mausolée de mon grand-père, à Bow, peut contenir huit visiteurs, alors
que ma grand’tante Susan possède dans le cimetière de l’église, à
Finchley, un monument de brique muni d’une dalle avec, dessus, un
bas-relief représentant cette sorte de cafetière, et tout alentour une
bordure haute de six pouces, du plus beau marbre blanc, qui a coûté des
livres sterling. Si j’ai besoin de tombeaux, c’est ceux-là que je vais
voir pour me distraire. Je n’ai pas besoin de ceux des autres. Quand
vous serez enterré, je rendrai visite au vôtre. C’est tout ce que je
puis faire pour vous.

Il fondit en larmes. Il m’assura que l’une des tombes avait sur sa lame
un bloc de pierre qui, d’après certains, avait été jadis une statue
d’homme, et qu’une autre était sculptée de signes que personne n’avait
jamais su déchiffrer.

Comme je demeurais inflexible, d’un ton à fendre l’âme, il ajouta:

--Ne viendrez-vous même pas voir la fenêtre monumentale?

--Je n’irai même pas voir cela.

Il décocha donc son dernier trait, et se rapprochant de moi, il chuchota
d’une voix entrecoupée:

--J’ai aussi une paire de crânes dans la crypte: je vous les montrerai.
Oh! venez voir mes crânes! Vous êtes un jeune homme en vacances, il faut
bien que vous en profitiez. Venez voir mes crânes!

Alors je le plantai là et pris la fuite, mais ses appels me
poursuivaient:

--Oh! venez voir mes crânes; revenez voir mes crânes!

Harris cependant raffole des tombes, tombeaux, épitaphes et inscriptions
funéraires, et l’idée de ne pas voir la tombe de Mme Thomas lui porta un
rude coup. Il me dit qu’il avait projeté cette visite dès le premier
instant où il fut question de notre partie,--et il ajouta même qu’il ne
se serait pas joint à nous sans l’espoir de voir la tombe de Mme Thomas.

Je le fis souvenir de George, et que nous devions remonter avec le canot
jusqu’à Shepperton pour l’y prendre à cinq heures,--et il dévia sur
George.

Que pouvait bien avoir à faire celui-ci toute la journée, qu’il nous
laissait remorquer ce vieux sabot surchargé tout du long de la Tamise, à
nous seuls? Quoi donc l’empêchait de venir faire un peu de besogne avec
nous? Pourquoi n’avait-il pas demandé congé pour nous accompagner dès le
départ? Au diable sa banque! Qu’est-ce qu’il fabriquait de bon à sa
banque?

--Je ne l’y ai jamais vu faire aucun travail, continua Harris, à aucune
des fois où j’y suis allé. Il reste assis toute la journée derrière une
glace, à tâcher de faire semblant de travailler. A quoi ça sert-il,
d’être derrière une glace? Je gagne ma vie, moi. Pourquoi n’en fait-il
pas autant? A quoi sert-il, là, et à quoi servent les banques? Elles
vous prennent votre argent, et puis, quand vous tirez un chèque, elles
vous le renvoient tout barbouillé de «Non valable», «Retour au tireur».
A quoi ça sert-il? Par deux fois, la semaine dernière, ils m’ont fait ce
coup-là. Je ne le supporterai pas plus longtemps. Je leur reprendrai mon
compte. S’il était ici, nous pourrions aller voir ce tombeau. Je ne
crois pas du tout qu’il soit à sa banque. Il est à courir le guilledou,
en réalité, et nous laisse toute la besogne. Je vais débarquer, pour
prendre un verre.

Je lui fis observer que nous étions à plusieurs milles de tout cabaret.
Alors il battait la campagne à propos de la Tamise; à quoi servait-elle,
et fallait-il mourir de soif lorsqu’on était dessus?

Il vaut toujours mieux laisser dire Harris quand il est dans cet état.
Il se vide, à la longue, et se tient tranquille, ensuite.

Je lui rappelai qu’il y avait dans le panier de l’extrait de limonade,
et à l’avant du bateau une dame-jeanne contenant un gallon d’eau, et que
les deux n’attendaient que d’être mélangés pour former une boisson saine
et rafraîchissante.

Alors il s’emporta contre la limonade et «toutes ces drogues
d’universités populaires», comme il les appelait, bière au gingembre,
sirop de groseille, etc., etc. Toutes, à son dire, engendraient la
dyspepsie, et étaient la perte du corps et de l’âme, et l’origine de la
moitié des crimes commis en Angleterre.

Il tenait cependant à boire quelque chose, et enjambant son siège, il se
pencha pour atteindre le flacon. Celui-ci était tout au fond du panier,
et ne le trouvant pas, il se pencha de plus en plus; mais comme il
gouvernait en même temps, d’un point de vue défectueux, il raidit le
tireveille du mauvais côté, et envoya le bateau sur la berge. La
secousse le fit tomber en plein dans le panier, où il resta la tête
prise, désespérément cramponné aux bordages, les pieds en l’air. Il
n’osait bouger, crainte de tomber à l’eau, et il lui fallut attendre que
je l’eusse rattrapé par les jambes et extrait du panier, dont il sortit
plus frénétique que jamais.




Chapitre VIII

Chantage. La seule méthode à employer. Égoïsme accapareur du
propriétaire riverain. Les écriteaux «Attention!». Sentiments peu
chrétiens de Harris. Harris chanteur comique. Une soirée dans le grand
monde. Inqualifiable scélératesse de deux jeunes gens. Quelques
instructions profitables. George a acheté un banjo.


Nous fîmes halte pour déjeûner sous les saules aux abords de Kempton
Park. C’est un petit coin charmant: un joli rebord de gazon, qui court
le long du fleuve, et qu’ombragent les saules. Nous en étions au
troisième service,--tartines de confiture,--lorsqu’un gentleman en bras
de chemise et fumant une courte pipe s’approcha de nous, et nous déclara
que nous étions sur une propriété privée. Il lui fut répondu que nous
n’avions pas encore examiné d’assez près les choses pour arriver sur ce
point à une certitude bien définie, mais que, s’il nous donnait sa
parole de gentleman que nous étions en effet sur une propriété privée,
nous n’hésiterions pas à le croire.

Il nous donna la parole requise, et nous le remerciâmes, mais comme il
restait là, l’air peu satisfait, nous lui demandâmes si nous pouvions
encore quelque chose pour lui; et Harris, qui est d’un caractère
familier, lui offrit une tartine de confiture.

Cet homme appartenait, j’imagine, à une société où l’on jurait de
s’abstenir de tartines de confiture; car il refusa d’un ton rogue, comme
si la tentation l’offensait, et il ajouta qu’il était de son devoir de
nous expulser.

Harris lui répondit que si tel était son devoir, il devait l’accomplir,
et il l’interrogea sur les moyens qu’il envisageait comme préférables
pour l’accomplir. Harris est ce qu’on peut appeler un individu bien
bâti, un vrai costaud, l’air solide et râblé. L’homme le toisa du haut
en bas, et répondit qu’il allait consulter son maître, puis revenir et
nous jeter à l’eau tous les deux.

Naturellement, on ne le revit plus, et ce qu’il voulait, en réalité,
c’était un shilling. Il y a, tout le long de la Tamise, un certain
nombre de ruffians qui se font des rentes, au cours de l’été, en rôdant
sur les berges, et faisant chanter ainsi les nigauds. Ils se présentent
comme les envoyés du propriétaire. La seule méthode à suivre est de leur
donner vos noms et adresse, et de laisser le propriétaire, si celui-ci a
en effet quelque chose à dire, vous citer en justice et prouver le dégât
que vous avez commis en vous asseyant sur ses terres. Mais la plupart
des gens sont d’une timidité et d’une mollesse telles qu’ils préfèrent
encourager l’imposture en lui cédant, au lieu d’y mettre fin en faisant
preuve d’un peu de fermeté.

Si ce sont réellement les propriétaires qui sont coupables, qu’on nous
les montre. L’égoïsme des riverains s’accroît chaque année. S’ils en
avaient la permission, ils fermeraient absolument la Tamise. Ils le font
déjà pour les petits affluents et les bras-morts. Ils obstruent de
piquets le lit de la rivière et tendent des chaînes d’une rive à
l’autre, et clouent des écriteaux sur chaque arbre. La vue de ces
écriteaux réveille tous les mauvais instincts de ma nature, j’éprouve le
désir de les arracher tous, et de les casser l’un après l’autre sur la
tête de l’homme qui les a fait poser, de façon à le tuer, après quoi je
l’enterrerais et lui mettrais ses écriteaux sur sa tombe en guise
d’épitaphe.

Je fis part de ces miens sentiments à Harris, et il me répondit que les
siens étaient pires encore. Lui désirait non seulement tuer l’homme qui
avait fait poser les écriteaux, mais en outre massacrer toute sa
famille, avec tous ses amis et connaissances, et mettre ensuite le feu à
sa maison. Harris me parut aller un peu loin, et je le lui dis; mais il
répliqua:

--Pas le moins du monde. Ils n’auraient que ce qu’ils méritent, et
j’irais chanter des chansonnettes comiques sur les décombres.

J’étais peiné d’entendre Harris donner cours à ces velléités
sanguinaires. Il ne faut pas que nos instincts de justice dégénèrent en
pure vengeance. Je mis longtemps à amener Harris à un point de vue plus
charitable, mais j’y réussis enfin, et il me promit d’épargner en tout
cas les amis et connaissances, et de ne pas chanter de chansonnettes
comiques sur les décombres.

Vous n’avez pas entendu Harris chanter une chansonnette comique, sinon
vous comprendriez quel service je venais de rendre à l’humanité. C’est
une des idées arrêtées de Harris _qu’il sait_ chanter la chansonnette
comique; l’idée arrêtée, au contraire, chez ceux des amis de Harris qui
l’ont ouï essayer, est _qu’il ne sait pas_, et ne saura jamais, et qu’on
devrait lui interdire d’essayer.

Lorsque Harris est en soirée, et qu’on le prie de chanter, il répond:
«Soit, si vous y tenez, je vous chanterai du comique»; et il vous dit
cela d’un ton à faire croire que son chant dans cette partie, il vous
faut l’entendre une fois, et puis mourir.

--Oh! que c’est aimable, dit l’hôtesse. Chantez donc, M. Harris. Et
Harris se lève, et s’approche du piano, avec la radieuse bienveillance
d’un cœur généreux prêt à faire un don inestimable.

--Allons, silence, s’il vous plaît, silence, dit l’hôtesse, se tournant
à la ronde; M. Harris va nous chanter une chanson comique.

--Oh! charmant! murmure-t-on; et on revient en hâte de la serre, on
remonte dans l’escalier, on va s’avertir l’un l’autre par toute la
maison, et on s’entasse dans le salon et on fait le cercle, dans une
attente minaudière.

Et Harris commence.

Or, on ne s’attend guère à de la voix dans une chanson comique. On
n’attend pas de vocalises impeccables. On se soucie peu si le chanteur
s’aperçoit au milieu d’une note qu’il l’a prise trop haut, et s’il
redescend d’un ton. Peu importe la mesure. Peu importe que
l’accompagnateur soit de deux mesures en retard, et que l’autre
s’interrompe au milieu d’un couplet pour se mettre d’accord avec lui,
puis reprendre à nouveau. Mais l’on s’attend du moins aux paroles.

On ne s’attend pas à ce que le monsieur ne se rappelle pas au delà des
trois premiers vers du premier couplet et ne cesse de les répéter
jusqu’au moment de la reprise en chœur. On ne s’attend pas à ce que le
monsieur s’arrête au beau milieu d’un vers et avoue, en ricanant, que
c’est très drôle, mais du diable s’il se souvient de la suite, et puis
qu’il se mette à l’improviser de lui-même, et qu’alors il se la rappelle
tout à coup, une fois arrivé à un endroit tout différent du morceau, et
s’interrompe sans crier gare, pour la reprendre et vous la servir à
toute force. On ne s’attend pas... mais je préfère vous donner une idée
de Harris comme chanteur comique, et vous jugerez par vous-même.

HARRIS, _debout à côté du piano et s’adressant à la société avide_.--Je
crains que ce ne soit un peu vieux, n’est-ce pas. Je suppose que vous la
connaissez tous, n’est-ce pas. Mais c’est la seule que je sache. C’est
la chanson du Juge dans _Pinafore_... non, ce n’est pas de _Pinafore_
que je veux dire... je veux dire... vous savez bien... l’autre, quoi.
Vous reprendrez tous en chœur, n’est-ce pas?

(_Murmures d’approbation et désir de reprendre en chœur. Brillante
exécution du prélude à la chanson du Juge dans «Devant le Jury», par le
pianiste nerveux. Arrive l’instant où Harris doit le suivre. Harris ne
s’en aperçoit pas. Le pianiste reprend le début du prélude, et Harris,
qui commence à chanter en même temps, saute les deux premiers vers de la
chanson du Premier Seigneur dans _Pinafore_. Le pianiste nerveux tente
de poursuivre son prélude, y renonce, et s’efforce de suivre Harris avec
l’accompagnement à la chanson du Juge dans «Devant le Jury», s’aperçoit
que cela ne sert à rien, et se demande où il en est, ce qu’il fait là,
perd la tête, et s’arrête court._)

HARRIS, _l’encourageant avec amabilité_.--Très bien, vous vous en tirez
à merveille. Continuez.

LE PIANISTE NERVEUX.--Je crains qu’il n’y ait une petite erreur. Que
chantez-vous?

HARRIS, _vivement_.--Mais la chanson du Juge dans «Devant le Jury». Vous
ne la connaissez pas?

UN AMI DE HARRIS, _du fond de la salle_.--Non, mon pauvre ami, ce n’est
pas cela que vous chantez, c’est la chanson de l’Amiral dans _Pinafore_.

(_Discussion prolongée entre Harris et l’ami de Harris, sur ce que
Harris chante en réalité. Pour finir, l’ami reconnaît que peu importe ce
que Harris chante, pourvu que Harris continue à chanter, et Harris,
évidemment blessé par cette injustice, prie le pianiste de recommencer.
Le pianiste, donc, entame le prélude de la chanson de l’Amiral, et
Harris, profitant de ce qu’il considère comme une ouverture favorable
dans la musique, commence._)

HARRIS.--«Dans ma jeunesse, m’approchant du barreau.»

(_Explosion générale de rire, que Harris prend pour un compliment. Le
pianiste, songeant à sa femme et à ses enfants, renonce à la lutte
inégale, et se retire: un monsieur aux nerfs plus robustes prend sa
place._)

LE NOUVEAU PIANISTE, _jovial_.--Allons-y, mon vieux, marchez, je vous
suis. Ne nous ennuyons pas avec le prélude.

HARRIS, _qui a fini par comprendre, riant_.--Ah! elle est bien bonne!
Mais je vous demande pardon. C’est juste, j’ai confondu les deux
morceaux. C’est le nom de Jenkins qui m’a induit en erreur. Allons-y
cette fois.

(_Il chante. Sa voix semble venir de la cave, et elle évoque les
premiers prodromes d’un tremblement de terre._)

    «Dans ma jeunesse, je fus une saison
    «Saute-ruisseau chez quelque procureur.»

_Au pianiste, à part._--C’est trop bas, mon vieux, recommençons,
voulez-vous.

(_Il rechante les deux premiers vers, d’une voix aiguë de fausset.
Surprise considérable chez l’auditoire. Une vieille dame nerveuse auprès
de la cheminée se met à pleurer: on l’emmène._)

HARRIS, continuant.

    «J’époussetais les carreaux, j’époussetais la porte
    «Et je...

Non... ce n’est pas ça. Je frottais les carreaux de la grande porte
d’entrée. Et je cirais le parquet... non, au diable... je vous demande
pardon... C’est singulier, je ne retrouve pas ce couplet. Et je... et
je... Ma foi, je passe au chœur, tant pis (_il chante_):

    «Et je digue digue digue digue digue don
    «Je dirige pour finir la marine de la Reine.»

Allons, le chœur:--on répète les deux derniers vers, simplement...

TOUS EN CHŒUR:

    «Et il digue digue digue digue digue don
    «Il dirige pour finir la marine de la Reine.»

Et Harris ne s’aperçoit jamais combien il se rend ridicule, et combien
il assomme un tas de gens qui ne lui ont rien fait. Il se figure
bonnement qu’il leur a été agréable, et promet d’en chanter une autre
après souper.

A propos de chansons comiques et de soirées, il me revient une autre
aventure amusante dont j’ai été le témoin; et comme elle éclaire
beaucoup le fonctionnement caché de l’esprit humain en général, il
convient, je crois, de la rapporter ici.

Nous étions tous, à cette soirée, des gens comme il faut et de la
meilleure éducation. Nous avions mis nos plus beaux habits, et nous
causions avec grâce, et nous étions fort aises,--tous, excepté deux
jeunes étudiants retour d’Allemagne, jeunes gens vulgaires, qui avaient
l’air impatients et ennuyés, comme s’ils trouvaient le temps long. A la
vérité nous étions trop au-dessus d’eux. Ils n’étaient pas à la hauteur
de notre conversation brillante mais raffinée, pas plus que de nos goûts
distingués. Ils se sentaient déplacés, parmi nous. Ils n’auraient jamais
dû s’y trouver. Nous fûmes unanimes là-dessus, après coup.

On joua des morceaux des vieux maîtres allemands. On discuta philosophie
et morale. On flirta avec une grâce distinguée. On eut même de
l’esprit,--un esprit comme il faut.

Après souper, quelqu’un récita un poème français, qui fut déclaré
superbe, puis une dame chanta en espagnol une romance sentimentale, si
touchante qu’elle fit pleurer un ou deux assistants.

Et alors intervinrent ces deux jeunes gens, qui demandèrent si nous
avions jamais entendu Herr Slossenn Boschen (il venait précisément
d’arriver et se trouvait au buffet) chanter en allemand son grand air
comique.

Personne ne se rappelait l’avoir entendu.

Les jeunes gens affirmèrent que c’était la chanson la plus drôlatique
que l’on eût jamais composée, ajoutant que, si nous voulions, ils la
feraient chanter à Herr Slossenn Boschen, qu’ils connaissaient très
bien. Elle était si désopilante, paraît-il, que cette fois où Herr
Slossenn Boschen l’avait chantée devant l’empereur d’Allemagne, on avait
dû le transporter (l’empereur d’Allemagne) jusqu’à son lit.

Personne au monde, dirent-ils, ne savait la débiter comme Herr Slossenn
Boschen: il gardait d’un bout à l’autre son sérieux impayable, à croire
qu’il débitait une tragédie, et, naturellement, la chose en était
d’autant plus farce. Jamais il ne laissait deviner, par ses intonations
ni ses gestes, qu’il chantât un air risible,--car cela eût amoindri
l’effet. C’était surtout son attitude sérieuse, presque pathétique, qui
le rendait d’un comique irrésistible.

Nous répondîmes que nous tenions beaucoup à l’entendre, que cela nous
amuserait énormément. Et ils descendirent chercher Herr Slossenn
Boschen.

Il ne demandait pas mieux que de chanter son air, car il arriva
aussitôt, et se mit au piano sans mot dire.

Oh! cela vous amusera. Vous allez rire! chuchotèrent les jeunes gens,
qui traversèrent le salon pour aller se placer modestement derrière le
dos du Professor.

Herr Slossenn Boschen s’accompagnait lui-même. Le prélude n’annonçait
pas à proprement parler une chanson comique. C’était un air mélancolique
et plein d’âme, à vous donner la chair de poule; mais chacun glissa dans
l’oreille de son voisin que c’était la manière allemande, et tous
s’apprêtèrent à la savourer.

Pour ma part, je ne comprends pas l’allemand. Je l’ai appris en classe,
mais je n’en savais plus un mot au bout de deux ans, et je ne m’en suis
pas porté plus mal. Cependant, pour ne pas laisser soupçonner mon
ignorance, je m’avisai d’un stratagème qui me parut excellent. Je ne
quittai pas des yeux les deux jeunes étudiants, et je fis comme eux.
Quand ils riaient, je riais, quand ils pouffaient, je pouffais; en
outre, j’ajoutais de moi-même un léger ricanement, çà et là, comme si
j’avais saisi un trait d’esprit qui échappait aux autres. Cet artifice
me semblait particulièrement heureux.

Je remarquai bientôt que bon nombre d’autres personnes fixaient les
yeux, tout comme moi, sur les deux jeunes gens. Ceux-là aussi riaient
quand les jeunes gens riaient; et comme ceux-ci rirent, pouffèrent et se
tordirent presque sans arrêt d’un bout à l’autre du morceau, la chose
allait toute seule.

Néanmoins, le Professor n’avait pas l’air satisfait. Quand on se mit à
rire pour la première fois, son visage exprima un étonnement
considérable, comme s’il se fût attendu à tout autre chose que du rire.
Cela nous parut très drôle: son parti-pris de sérieux formait le
meilleur de son humour. S’il eût le moins du monde laissé voir qu’il se
rendait compte de son effet comique, il l’aurait entièrement compromis.
Le rire se prolongeant, sa surprise fit place à un air de contrariété et
d’irritation, et il lança des regards indignés tout à la ronde (sauf sur
les deux jeunes gens qui se trouvaient derrière son dos et qu’il ne
voyait pas). Notre gaîté redoubla. Il nous ferait mourir, ce farceur,
disait-on. A elles seules, les paroles suffisaient à faire pâmer de
rire, mais qu’il y ajoutât encore cette gravité simulée,--vrai c’était
trop!

Au dernier couplet, il se surpassa. Il promena tout autour de lui un tel
coup d’œil de férocité rentrée que, si nous n’avions été mis en garde
contre la méthode allemande de chanter le comique, nous en aurions
éprouvé de l’inquiétude; et il donna un tel accent de détresse à cette
musique lugubre que, si nous n’avions pas su que la chanson était
comique, nous en aurions pleuré.

Il acheva au milieu d’un délire véritable de gaîté. Chacun disait qu’il
n’avait de sa vie entendu rien de plus désopilant. Chacun trouvait
singulier qu’en présence de faits comme celui-ci, pût subsister le
préjugé vulgaire que les Allemands ne possèdent pas le sens de l’humour.
Et on demanda au Professor pourquoi il ne traduisait pas sa chanson en
anglais, afin que tout le monde pût la comprendre et apprécier
l’intensité de son comique.

Alors Herr Professor Slossenn Boschen se leva, et il devint terrible. Il
nous injuria en allemand (langue, à mon avis, des mieux appropriées à
cet effet), et il se démena, et nous montra le poing et nous donna tous
les noms qu’il savait en anglais. Il affirmait n’avoir de sa vie reçu
pareil outrage.

Il nous fit comprendre que sa chanson n’avait rien de comique. Il s’y
agissait d’une jeune fille vivant parmi les montagnes du Hartz, et qui
avait donné sa vie pour sauver l’âme de son fiancé; à sa mort, celui-ci
retrouvait l’âme-sœur dans l’espace; mais, pour finir, au dernier
couplet, il répudiait l’esprit de sa fiancée, et s’enfuyait avec un
autre esprit. Je ne garantis pas les détails, mais l’histoire était en
tout cas des plus navrantes. Herr Boschen ajouta qu’il l’avait chantée
devant l’empereur d’Allemagne, et qu’il (l’empereur d’Allemagne) avait
sangloté comme un petit enfant. Il (Herr Boschen) nous dit que ce
morceau était considéré généralement comme un des plus dramatiques et
des plus émouvants de la littérature allemande.

La situation était pénible pour nous,--très pénible. Personne ne
répondit. On chercha du regard les deux jeunes gens auteurs du méfait,
mais ils avaient subrepticement quitté la maison, dès la fin du morceau.

La soirée prit fin, elle aussi. Je n’ai jamais vu soirée finir aussi
brusquement, et avec si peu de cérémonie. On ne se dit pas bonsoir. On
descendit l’escalier un par un, à pas furtifs, et en se tenant dans
l’ombre. Au vestiaire, chacun demandait tout bas chapeau et manteau,
puis s’éclipsait, tournant le coin au plus vite, en s’évitant l’un
l’autre.

Depuis lors, je n’ai plus guère pris d’intérêt aux chansons allemandes.

Nous atteignîmes l’écluse de Sunbury à 3 h. 30. Le paysage du fleuve y
est charmant, juste avant d’arriver aux portes, et le canal de décharge
est délicieux, mais n’essayez pas de le remonter.

Je le tentai une fois. J’étais aux avirons, et je demandai aux camarades
qui barraient s’ils croyaient que ce fût faisable. Rien de plus
faisable, me répondirent-ils, à condition de ramer dur. Nous étions
juste sous la petite passerelle qui franchit ce canal entre les deux
barrages; et me courbant sur mes avirons, de toute ma vigueur, je me mis
à ramer.

Je ramais superbement, par impulsions rythmiques et prolongées. Mes
bras, mes jambes, mon torse, donnaient en plein. Je réalisai un
excellent coup d’aviron, merveilleusement vite, et ce fut un travail de
grand style. Selon mes deux amis, c’était plaisir de me voir. Au bout de
cinq minutes, persuadé que nous devions être tout près du barrage, je
levai les yeux. Nous étions toujours sous la passerelle, juste au même
point qu’au début, et j’avais devant moi ces deux idiots qui se
crevaient à force de rire. J’avais manœuvré comme un forcené pour
maintenir le canot sous la passerelle. Aussi maintenant je laisse à
d’autres de remonter les canaux de décharge contre de forts courants.

Nous arrivâmes ensuite, toujours ramant, à Walton, ville de quelque
importance. Comme dans toutes les agglomérations riveraines, elle
présente au bord de l’eau son plus petit côté, si bien que, vue du
canot, on la prendrait pour un village d’une demi-douzaine de feux au
plus. Windsor et Abingdon sont les deux seules villes entre Londres et
Oxford dont on aperçoive réellement quelque chose de la Tamise. Toutes
les autres se cachent derrière des coudes, et ne jettent qu’un lointain
coup d’œil sur le fleuve, du haut d’une rue. Je leur sais gré de bien
vouloir laisser les berges aux bois, aux champs et aux travaux
hydrauliques.

Reading même a beau faire son possible pour gâter et déshonorer et
rendre hideux tout ce qu’elle peut atteindre du fleuve, elle a néanmoins
le bon esprit de tourner d’un autre côté son répugnant visage.

César, comme de juste, avait son établissement à Walton,--camp,
forteresse, ou quelque chose d’analogue. César ne manquait jamais de
remonter les cours d’eau. La reine Elisabeth y est venue, elle aussi.
Allez où vous voudrez, impossible de se débarrasser de cette femme.
Cromwell et Bradshaw (pas le Bradshaw du guide des chemins de fer[5],
mais le ministre du roi Charles) ont également séjourné ici. J’imagine
que leur entretien a été particulièrement agréable.

  [5] L’équivalent de notre Chaix.

Il y a, dans l’église de Walton, un «bride-mégère» de fer. On employait
ces instruments, jadis, pour contenir les langues féminines. On y a
renoncé, depuis. Je suppose que le fer est devenu rare, et qu’on n’a pas
trouvé d’autre métal assez résistant.

Il y a aussi des tombeaux remarquables dans l’église, et je craignis de
ne pouvoir en arracher Harris, mais il ne parut pas s’en aviser, et nous
passâmes notre chemin. En amont du pont, le fleuve présente de terribles
sinuosités, qui le rendent fort pittoresque, mais qui sont exaspérantes,
du point de vue halage ou aviron, et occasionnent des disputes entre
rameur et barreur.

On aperçoit ici, sur la rive droite, Oatlands Park. Ce lieu fut jadis
célèbre. Henri VIII le déroba à l’un ou à l’autre, je ne sais plus à
qui, et y résida. Le parc renferme une grotte que l’on visite moyennant
pourboire, et qui est, paraît-il, admirable; mais ce n’est pas mon avis.
La feue duchesse d’York, qui résidait à Oatlands, raffolait des chiens
et elle en élevait un nombre formidable. Elle avait fait établir un
cimetière pour les y enterrer après leur mort, et ils y reposent à
environ cinquante, avec pour chacun une pierre tombale munie d’une
épitaphe.

Je reconnais d’ailleurs qu’ils le méritent tout autant que la généralité
des chrétiens.

Aux «pilotis de Corway»,--le premier coude après le pont de Walton,--une
bataille eut lieu entre César et Cassivellaunus. Cassivellaunus avait
fortifié le fleuve contre César, en y plantant une foule de pilotis (il
y ajouta, j’imagine, un écriteau). Mais César n’en passa pas moins.
Impossible d’éloigner César de ce fleuve.

Haliford et Shepperton sont deux petites localités fort jolies, vues de
la Tamise, mais qui n’ont rien de remarquable, ni l’une ni l’autre. A
Shepperton, toutefois, le cimetière de l’église renferme une tombe sur
laquelle se lit un poème, et j’appréhendai que Harris ne voulût aller
rôder par là. Je le vis attacher un regard d’envie sur de débarcadère
dont nous approchions. Je fis donc en sorte, par un geste opportun,
d’envoyer sa casquette à l’eau, et son empressement à la rattraper avec
son indignation contre ma maladresse, lui firent oublier ses tombes
chéries.

A Weybridge, la Wey (jolie petite rivière, navigable jusqu’à Guilford
pour les canots légers et que j’ai toujours eu le désir de remonter,
sans jamais le faire), la Bourne, et le canal Basington, se jettent à la
fois dans la Tamise. L’écluse est juste en face de la ville, et la
première chose que nous aperçûmes, sur l’une des portes du sas, fut le
maillot de George, qui,--un examen plus attentif nous le
révéla,--contenait George en personne.

Montmorency lança un aboîment furieux, je poussai des cris, Harris un
rugissement; George agita sa casquette, et hurla de retour. L’éclusier
se précipita hors de chez lui, armé d’une gaffe, car il était persuadé
que quelqu’un venait de tomber à l’eau, et il eut l’air désolé de voir
qu’il n’en était rien.

George portait à la main un paquet bizarre, enveloppé de toile cirée.
C’était arrondi et plat d’un bout, et il en sortait de l’autre un long
manche droit.

--Qu’est-ce que c’est que ça? dit Harris. Une poêle à frire?

--Non, dit George, avec un regard étrangement allumé; cela fait fureur,
cet été; tout le monde en a un, sur la Tamise. C’est un banjo.

--Je ne savais pas que vous jouiez du banjo! nous écriâmes-nous en même
temps, Harris et moi.

--Je n’en joue pas à proprement parler, répliqua George; mais c’est très
facile, m’a-t-on dit; et j’ai la méthode pour apprendre.




Chapitre IX

On met George à la besogne. Diaboliques propensions des cordelles de
halage. Ingratitude d’un skiff «en double scull». Haleurs et halés. A
quoi peuvent servir les amoureux. Étrange disparition d’une vieille
dame. Plus on se hâte, moins on va vite. Être halés par des jeunes
filles, sport palpitant. L’écluse disparue sur le fleuve hanté. Musique.
Sauvés!


A présent que nous le tenions, il s’agissait de faire travailler George.
Mais George, cela va sans dire, n’avait aucune envie de travailler. Il
s’était déjà éreinté à sa banque, prétendait-il. Harris d’un naturel peu
sensible, et guère pitoyable, lui répondit:

--Bah! vous vous éreinterez sur la Tamise, pour changer: le changement
fait toujours du bien. Ouste! attrapez l’amarre, et tirez-nous.

En toute conscience (même la sienne) George n’avait rien à répliquer; il
insinua pourtant qu’il ferait mieux de s’occuper dans le canot à faire
le thé, cependant que Harris et moi halerions, car la confection du thé
est une besogne pénible, et Harris et moi paraissions fatigués. Pour
toute réponse, nous lui envoyâmes la cordelle de halage, dont il
s’empara.

La cordelle a des habitudes singulières et inexplicables. Vous
l’enroulez avec tout le soin et toute la patience que l’on met à plier
un pantalon neuf, et cinq minutes plus tard, quand vous la ramassez,
vous ne trouvez plus qu’un fouillis innommable et décourageant.

Ce n’est pas pour dire, mais je suis intimement persuadé que si vous
preniez une cordelle au hasard, après l’avoir étalée en droite ligne au
beau milieu d’un champ, il vous suffirait de lui tourner le dos trente
secondes, pour découvrir, en jetant les yeux à nouveau dessus, qu’elle
s’est toute rassemblée en un tas au centre du champ, et s’est
entortillée et enchevêtrée sur elle-même, qu’elle a perdu ses deux bouts
et qu’elle n’est plus que nœuds; et vous mettriez une bonne demi-heure
pour la débrouiller.

Telle est mon opinion sur les cordelles en général. Bien entendu, il
peut y avoir des exceptions honorables: je ne dis pas le contraire. Il
peut y avoir des cordelles qui fassent honneur à leur profession,--des
cordelles consciencieuses et respectables,--des cordelles qui ne se
figurent pas être un ouvrage de crochet et ne se disposent pas en dessus
du canapé dès l’instant où on les laisse à elles-mêmes. Il peut, dis-je,
y avoir de ces cordelles-là; je souhaite sincèrement qu’il y en ait.
Mais je n’en ai pas encore rencontré.

La cordelle en question venait d’être rassemblée par moi juste avant
notre arrivée à l’écluse. Je n’avais pas laissé Harris y mettre la main,
vu sa maladresse bien connue. Je l’avais lovée en cercle avec une sage
lenteur, arrimée par le milieu, tordue en écheveau, et déposée doucement
au fond du canot. Harris l’avait ramassée méthodiquement, et remise à
George. George, d’une main ferme, la lui avait prise, et, s’éloignant un
peu, avait commencé de la dérouler comme s’il eût démailloté un enfant
nouveau-né. Il n’en eut pas déroulé douze yards que la chose ne
ressemblait plus à rien d’autre qu’à un paillasson en mauvais état.

Cela se passe toujours de même, et il en résulte toujours la même chose.
L’homme de la berge, qui s’efforce de débrouiller l’objet, pense que
toute la faute en est à celui qui l’a enroulé; et sur la Tamise, quand
on pense quelque chose, on le dit.

--Qu’avez-vous prétendu fabriquer avec ça? un filet de pêche? Vrai, vous
en avez fait du propre! Vous ne pouviez donc pas l’enrouler comme il
faut, espèce d’andouille! grommelle-t-il de temps à autre, tout en
luttant frénétiquement avec la cordelle, qu’il dépose sur le chemin de
halage et qu’il examine en tous sens afin d’en trouver le bout.

D’autre part, celui qui l’a enroulée croit que la seule cause du gâchis
appartient au confrère qui a essayé de la dérouler.

--Elle était très bien arrimée quand vous l’avez eue, s’écrie-t-il,
indigné. Vous ne regardez donc pas ce que vous faites? Vous maniez les
choses, aussi, sans la moindre précaution. Vous embrouilleriez, ma
parole, une perche d’échafaudage.

Et ils se mettent l’un contre l’autre en une telle colère que chacun
souhaiterait pendre l’autre avec l’objet du litige. Dix minutes se
passent, et le premier, perdant la tête, pousse un hurlement et trépigne
sur la corde, puis prétend la débrouiller plus vite en attrapant le
premier nœud qui lui tombe sous la main et en tirant dessus. Comme de
juste, il n’aboutit qu’à emmêler plus étroitement. Alors le confrère
sort du canot et vient l’aider, et ils s’obstruent et s’empêtrent
mutuellement. Tous deux s’emparent du même bout de corde, et tirent
dessus en sens opposé, puis se demandent ce qui l’accroche. En fin de
compte, le malheur est réparé, ils se retournent et voient le canot
parti à la dérive et filant droit vers le barrage.

Je me rappelle une fois où l’aventure est arrivée pour de bon. C’était
un peu au-dessus de Boveney, par une matinée assez venteuse. Nous
descendions le fleuve tout en ramant lorsque dépassé le tournant nous
avisâmes sur la berge deux canotiers. Ils s’entreregardaient avec une
expression de stupeur et de désolation sans bornes que je n’ai jamais
retrouvée sur d’autres visages humains et ils tenaient par les deux
bouts une longue cordelle. Voyant qu’un malheur avait dû se produire,
nous stoppons et les interrogeons.

--C’est notre canot, notre canot qui a décampé! répondent-ils, d’un air
navré. Nous venions juste de débrouiller la cordelle, et le temps de
nous retourner, il avait disparu!

Et ils semblaient offensés de ce qu’ils regardaient évidemment de la
part de leur canot comme un trait de basse ingratitude.

Nous rattrapâmes le fugitif un demi-mille plus loin en aval, arrêté dans
les roseaux, et le restituâmes à ses propriétaires. Je parie bien qu’ils
l’ont surveillé de près au moins une huitaine.

Je n’oublierai jamais le tableau de ces deux hommes arpentant la berge
avec leur amarre et cherchant en vain leur canot.

Le halage, sur la Tamise supérieure, vous fait assister à un bon nombre
d’incidents comiques. L’un des plus habituels est le spectacle d’une
paire de haleurs, marchant bon train, absorbés dans une discussion
animée, tandis que l’homme resté dans le canot, à cent yards derrière
eux, leur crie en vain d’arrêter et fait de frénétiques signaux de
détresse avec un aviron. Quelque chose ne va pas: le gouvernail est
parti, ou la gaffe a glissé par dessus bord, ou son chapeau est tombé à
l’eau et s’éloigne au fil du courant. Il les prie d’arrêter, très calme
et poli d’abord.

--Hohé! halte! une minute, s’il vous plaît, lance-t-il gaîment. J’ai
laissé tomber mon chapeau.

Puis:

--Hohé! Tom... Dick! ne m’entendez-vous pas?--d’un ton déjà moins
affable.

Puis:

--Hohé! sacrées têtes de bois d’idiots! Hohé! halte! Oh! nom de...

Après quoi il se dresse, se démène, devient tout rouge à force de
hurler, et épuise sa collection de jurons. Et les gamins sur la berge
s’arrêtent et se moquent de lui et lui jettent des cailloux, cependant
qu’il défile devant eux, à raison de quatre milles à l’heure, sans
pouvoir leur échapper.

La plupart de ces inconvénients disparaîtraient si les haleurs se
rappelaient qu’ils sont en train de haler, et se retournaient de temps à
autre pour voir ce que devient le collègue. Il est préférable de n’avoir
qu’un seul haleur. S’ils sont deux, ils s’oublient à bavarder, et la
faible résistance offerte par le canot est incapable de les rappeler à
la réalité.

Comme preuve du total oubli de leur besogne où tombent parfois deux
haleurs, George nous rapporta, au cours de la soirée, alors que nous
devisions sur ce sujet après souper, un bien curieux exemple. Un soir,
raconta-t-il, trois de ses copains étaient partis de Maidenhead avec un
canot très lourdement chargé qu’ils ramaient contre le courant. Un peu
au-dessus de l’écluse de Cookham, ils avisèrent cheminant sur le chemin
de halage, un jeune homme et une jeune fille, apparemment plongés dans
un entretien captivant. Ils portaient à eux deux une gaffe de bateau, et
il y avait, accrochée à la gaffe, une cordelle qui traînait derrière
eux, le bout dans l’eau. Nul canot à proximité, nul canot en vue. A un
moment donné, la chose était certaine, il avait dû y avoir, attaché à
cette cordelle, un canot; mais qu’en était-il devenu, quelle sombre
fatalité l’avait ravi, lui et ses occupants, mystère!

L’accident, du reste, quel qu’il fût, n’avait en aucune façon troublé
les deux jeunes gens qui halaient. Il leur restait la gaffe, ainsi que
la cordelle et c’était sans doute à leur avis tout ce que nécessitaient
leurs fonctions.

George allait les tirer de leur illusion, lorsqu’une idée lumineuse lui
traversa l’esprit et le fit s’abstenir. A l’aide d’une gaffe, il
accrocha et ramena le bout de l’amarre: on boucla celle-ci autour du
mât, puis rentrant les avirons, les équipiers allèrent s’asseoir à
l’arrière, et allumèrent leurs pipes.

Et ainsi le jeune homme et la jeune fille halèrent ces quatre gros
fainéants et leur lourd canot, à contre-courant, jusqu’à Marlow.

George nous dit que jamais il n’avait vu autant de désolation muette
concentrée en un seul regard, qu’au moment où le jeune couple, arrivé à
l’écluse, se rendit compte que depuis deux milles le canot halé par eux
n’était pas le bon. George estimant que, n’eût été la présence de la
jeune fille, le jeune homme se serait livré à des violences de langage.

La demoiselle fut la première à revenir de sa stupéfaction. Elle joignit
les mains et s’écria, désespérément:

--Oh, Henry, mais où donc est ma tante?

--Ont-ils jamais retrouvé la vieille dame? interrogea Harris.

George répondit qu’il l’ignorait.

Un autre témoignage de ce fâcheux manque de sympathie entre haleurs et
halés se produisit un jour sous nos yeux, à George et à moi, un peu
au-dessus de Walton. C’était à l’endroit où le chemin de halage
s’enfonce en pente douce jusque sous l’eau, et comme nous étions campés
sur l’autre rive, nous ne perdîmes rien du spectacle. A un moment donné
arrive un petit canot qui fendait l’eau à toute vitesse, halé par un
puissant cheval de bélandre sur lequel était juché un tout petit gamin.
Épars dans le canot en des poses nonchalantes et rêveuses, il y avait
cinq collègues; le barreur surtout avait un air particulièrement béat.

--Je voudrais le voir se tromper de direction, murmura George, comme ils
passaient. Et à cet instant même, voilà le barreur qui se trompe, et le
canot qui s’élance sur le plan incliné, le remontant avec un bruit comme
si on déchirait quarante mille chemises de toile. Deux hommes, une
bourriche et trois avirons quittèrent à la fois le canot par tribord, et
s’affalèrent sur la berge, et une seconde et demie plus tard, deux
autres hommes se déversaient de bâbord, au milieu de grappins, voiles,
sacs de tapisserie et bouteilles. Le dernier occupant débarqua 20 yards
plus loin, sur la tête.

Soulagé par ce délestage, le canot fila de plus belle et le petit gamin,
criant à tue-tête, mit son coursier au galop. Les collègues, sur leur
séant, se regardaient d’un air abasourdi. Il leur fallut plusieurs
secondes pour comprendre ce qui était arrivé, et alors, de toutes leurs
forces, ils crièrent au petit gamin d’arrêter. Mais celui-ci était trop
occupé de son cheval pour les entendre; nous les vîmes s’élancer à sa
poursuite, et ils se perdirent dans l’éloignement.

Je ne fus pas fâché, je l’avoue, de cette mésaventure. Loin de là: je
voudrais voir pareil malheur arriver à tous les jeunes godelureaux--ils
sont nombreux--qui se font haler de la sorte. Indépendamment de leurs
risques personnels, ils sont une gêne et un danger pour les canots
qu’ils rencontrent. A l’allure où ils vont, il leur est impossible de se
garer des autres, et aux autres de se garer d’eux. Leur amarre se prend
dans votre mât et vous chavire, ou bien elle attrape quelqu’un à bord,
et l’envoie à l’eau, ou lui entaille la figure. Le seul procédé à
employer est de ne pas broncher, et de se tenir prêts à les repousser
avec le talon d’un mât.

De toutes les expériences ayant trait au halage, la plus curieuse est
d’être halé par des demoiselles. C’est là une sensation qu’il faut avoir
connue. Trois demoiselles sont toujours indispensables pour haler: deux
tiennent la corde, et l’autre court de côté et d’autre, avec de petits
rires. Elles débutent en général par s’empêtrer dans la corde. Celle-ci
s’entortille autour de leurs jambes, et elles doivent s’asseoir au bord
du chemin pour se délivrer l’une l’autre; puis c’est autour de leur cou,
et elles manquent d’étrangler. La corde en place, pour finir, elles
démarrent bride abattue, entraînant le canot à une allure positivement
folle. Au bout de cent yards, elles sont, bien entendu, hors d’haleine
et s’arrêtent soudain, et toutes s’asseyent sur l’herbe en riant et
votre canot dérive en plein courant et se met à tournoyer, avant que
vous ayez eu le loisir de vous reconnaître ou d’attraper un aviron.
Alors elles se relèvent toutes surprises.

--Oh, voyez donc! disent-elles, le canot qui est parti là-bas au milieu.

Durant quelques minutes, elles halent convenablement; mais bientôt l’une
d’elles s’avise d’épingler sa jupe; elles font halte à cette intention,
et voilà le canot échoué.

Vous le poussez au large, et leur criez de ne pas s’arrêter.

--Hein? Qu’est-ce qu’il y a? vous renvoient-elles.

--Ne plus vous arrêter, hurlez-vous.

--Ne plus quoi?

--Ne plus vous arrêter... avancez... avancez!

--Retournez donc, Emily, voir ce qu’ils veulent, dit l’une. Et Emily
revient demander ce qu’il y a.

--Que désirez-vous? dit-elle; il est arrivé quelque chose?

--Non, répondez-vous; tout va bien; avancez seulement: il ne faut plus
vous arrêter.

--Pourquoi?

--Parce que nous ne gouvernons plus, si vous vous arrêtez. Il faut que
le canot garde toujours un peu de route.

--Garde un peu de quoi?

--De route... il vous faut maintenir le canot en marche.

--Ah, bon! je le leur répéterai. Est-ce que nous nous en tirons bien?

--Oui, oui, tout à fait bien, seulement n’arrêtez plus.

--Ce n’est pas difficile du tout. Je croyais que c’était bien plus dur.

--C’est assez simple en effet. Vous n’avez qu’à continuer, voilà tout.

--Je comprends. Passez-moi mon châle rouge, qui est sous le coussin.

Vous dénichez le châle, et le lui tendez; mais alors c’en est une autre
qui arrive et qui a besoin également du sien, et elles prennent aussi à
tout hasard celui de Mary. Mais Mary n’en a pas besoin, et elles le
rapportent et demandent un peigne de poche en échange. Il se passe vingt
minutes avant qu’elles se remettent en route, et, au premier tournant,
elles voient une vache, et il vous faut quitter le canot pour chasser la
vache.

On n’a pas le temps de s’ennuyer dans un canot halé par des jeunes
filles.

George cependant vint à bout de sa cordelle, et nous hala
consciencieusement jusqu’à Penton Hook. Là fut examinée l’importante
question de l’étape. Nous avions décidé de coucher à bord cette nuit-là,
et il nous fallait ou bien rester où nous étions, ou bien continuer
jusqu’au delà de Staines. Mais il était bien tôt pour songer à s’arrêter
déjà, sous ce soleil encore haut, et nous décidâmes de gagner, à trois
milles et demi, Runnymead, où le fleuve, bordé de bois paisibles, offre
de bons abris.

Par la suite, néanmoins, nous regrettâmes de n’avoir pas fait halte à
Penton Hook. Trois ou quatre milles à contre-courant, ce n’est rien, tôt
dans la matinée, mais c’est un coup d’aviron plutôt pénible, à la fin
d’une longue journée. Durant ces quelques milles, vous ne prenez plus
aucun intérêt au paysage. Fini des gais propos et des rires. Chaque
demi-mille que vous parcourez vous semble long comme deux tout entiers;
vous refusez de croire que vous en êtes seulement là, et vous êtes
persuadé que la carte se trompe; et quand vous avez trimé sur un trajet
qui vous paraît d’au moins dix milles, et que l’écluse n’est toujours
pas en vue, vous commencez à craindre sérieusement que quelqu’un ne
l’ait chipée et ne se soit encouru avec.

Je me rappelle une fois sur la Tamise où j’ai été terriblement chaviré
(au sens métaphorique, s’entend). J’étais en canot avec une jeune
dame--ma cousine du côté maternel--et nous descendions à l’aviron vers
Goring. Il était déjà tard, et nous avions hâte d’être arrivés,--elle,
du moins avait hâte. Il était six heures et demie quand nous passâmes
l’écluse Benson, et le soir venait, et elle s’inquiétait. Elle dit
qu’elle tenait à être rentrée pour souper. Je dis que j’en avais
également bonne envie; et je tirai de ma poche une carte pour voir à
quelle distance exactement nous étions. Je vis que nous avions juste un
mille et demi pour la prochaine écluse--Wallingford--puis de là à Crewe,
cinq.

--Oh, tout va bien, dis-je. Nous aurons passé la prochaine écluse avant
sept heures, et c’est la suivante. Et je me mis à ramer vigoureusement.

Peu après avoir dépassé le pont, je demandai à ma compagne si elle
voyait l’écluse. Non, elle ne voyait pas l’écluse. Je me contentai de
faire: Oh! oh! et poussai de l’avant. Au bout de cinq nouvelles minutes,
je la priai encore une fois de regarder.

--Non, dit-elle, je ne vois pas trace d’écluse.

--Vous... êtes-vous sûre de reconnaître une écluse, à première vue? lui
demandai-je non sans hésitation, car je craignais de l’offenser.

Mais ma question ne l’offensait pas, et elle me proposa de regarder
moi-même. Je lâchai donc mes avirons et jetai un coup d’œil. Dans le
crépuscule, le fleuve s’allongeait droit devant nous sur l’espace d’un
mille: on n’apercevait pas l’ombre d’une écluse.

--Ne croyez-vous pas que vous avez pu vous perdre? interrogea ma
compagne.

Je n’en voyais pas la possibilité; néanmoins j’insinuai que peut-être
bien, d’une façon ou d’autre, nous nous étions engagés dans le bras de
dérivation, ce qui nous menait droit aux chutes.

Cette perspective ne la rassura guère, et elle se mit à pleurer. Elle
dit que nous allions être noyés tous les deux, et que ce serait là son
châtiment d’être venue avec moi.

Le châtiment me parut excessif; mais ma cousine n’était pas de cet avis,
et elle souhaitait que notre fin fût prompte.

Je m’efforçai de la rassurer, et de voir un peu clair dans cette
histoire. Le fait, dis-je, paraissait évident que je ne ramais pas aussi
vite que je le croyais, mais nous ne pouvions manquer d’atteindre
bientôt l’écluse. Et je ramai encore un mille.

Alors je devins inquiet, moi aussi. Je consultai la carte une fois de
plus. L’écluse Wallingford s’y trouvait nettement indiquée, à un mille
et demi en aval de Benson. Ma carte était bonne, on pouvait s’y fier;
d’ailleurs je me rappelais bien cette écluse. Je l’avais passée deux
fois. Je commençai à croire que tout cela devait être un songe, et qu’en
réalité je me trouvais endormi dans mon lit et que j’allais me réveiller
dans une minute, et m’entendre dire qu’il était dix heures.

Je demandai à ma cousine si elle croyait que ce fût un songe, et elle me
répondit qu’elle allait justement me poser la même question. Et alors
cette perplexité nous envahit l’un et l’autre: étions-nous endormis, et
si oui, lequel de nous deux était le vrai et rêvait, et lequel n’était
rien qu’un songe. Cela devenait tout à fait suggestif.

Cependant je ramais toujours, et l’écluse persistait à ne pas se
montrer, et le fleuve se faisait de plus en plus sombre et mystérieux
sous la tombée des ombres de la nuit, et les choses prenaient un aspect
étrange et surnaturel. Je songeai aux farfadets, aux fées, aux feux
follets, et à ces méchantes filles qui passent la nuit sur les rocs, à
guetter les voyageurs pour les précipiter dans les tourbillons; et je
regrettai de n’avoir pas mieux vécu, et de ne savoir pas davantage de
prières. Au milieu de mes réflexions, j’entendis le refrain béni: «Il
les a bien attrapés», joué, et mal, sur l’accordéon,--et je compris que
nous étions sauvés.

Je n’admire pas, règle générale, les accents de l’accordéon; mais, oh!
combien belle sa musique nous parut alors à tous deux!--beaucoup,
infiniment plus belle que la voix d’Orphée ou le luth d’Apollon ou tout
autre instrument de ce genre. Une mélodie céleste, dans notre état
d’esprit, ne nous eût que plus affolés encore. Une harmonie émouvante,
exécutée comme il faut, nous l’aurions crue venir d’outre-monde, et tout
espoir nous eût abandonnés. Mais dans les mesures «Il les a bien
attrapés», poussées à contretemps avec des variations involontaires, par
un accordéon poussif, il y avait quelque chose de tout à fait humain et
rassurant.

Les doux sons se rapprochèrent, et le canot d’où ils émanaient fut
bientôt le long de notre bord.

Il contenait une société de joyeux provinciaux en route pour une partie
au clair de lune. (Il n’y avait pas de lune, mais ce n’était pas leur
faute.) Je n’ai vu de ma vie gens plus aimables et sympathiques. Je les
hélai, et les priai de m’indiquer le chemin de l’écluse Wallingford, que
je cherchais en vain depuis deux heures.

--L’écluse Wallingford! répondirent-ils. Dieu vous bénisse, monsieur; il
y a plus d’un an qu’elle est supprimée. Il n’y a plus d’écluse
Wallingford, monsieur. Vous voici presque arrivé à Crewe. C’est à crever
de rire. Bill: voilà un gentleman qui cherche l’écluse Wallingford!

Je n’y avais pas songé. Volontiers je leur aurais sauté au cou, de joie;
mais le courant était trop fort à cet endroit pour me le permettre, et
je dus me contenter de simples paroles de reconnaissance.

Nous les remerciâmes à plusieurs reprises, ajoutant que la nuit était
admirable, et leur souhaitant bonne excursion, et je crois même que je
les invitai tous à venir passer une semaine chez moi, et que ma cousine
leur dit que sa mère serait très heureuse de les recevoir. Et nous
chantâmes le «Chœur des Soldats» de Faust, et bref nous fûmes à la
maison à temps pour souper.




Chapitre X

Notre première nuit. Sous la bâche. Un appel au secours. L’esprit de
contradiction des bouilloires à thé: moyen de le vaincre. Souper. Pour
se sentir vertueux. On demande une île déserte convenablement fournie,
bien drainée, abords de l’Océan Pacifique sud de préférence. Singulière
aventure arrivée au père de Harris. Une nuit d’insomnie.


Je commençais à croire avec Harris que l’écluse de Bellweir avait
disparu de la même façon. George nous avait halés jusqu’à Staines; nous
l’avions ensuite relayé, et il nous semblait tirer derrière nous
cinquante tonnes et marcher depuis quarante milles. A sept heures et
demie seulement nous fûmes dans le bief supérieur, et, marchant à
l’aviron, nous longeâmes la rive gauche, en quête d’un endroit favorable
où atterrir.

Notre intention primitive était de débarquer sur l’île Magna-Charta,
dans ce coin délicieux où le fleuve sinue à travers une vallée
verdoyante, et de camper dans l’une des multiples anses pittoresques
découpant cette terre minuscule. Mais tout compte fait, nous n’aspirions
plus au pittoresque. Le peu d’eau compris entre un chaland et une usine
à gaz nous eût amplement satisfaits pour ce soir. Le paysage nous
indifférait. Nous ne désirions plus que souper et nous coucher.
Néanmoins nous fîmes halte au promontoire appelé «Picnic Point» et
accostâmes dans un joli recoin, sous un grand orme aux racines duquel
fut amarré le canot.

Nous comptions alors nous mettre à souper (n’ayant pas pris le thé, pour
gagner du temps) mais George nous persuada qu’il valait mieux tendre la
toile d’abord, avant l’obscurité complète, afin de voir ce que nous
faisions. La besogne terminée, ajouta-t-il, nous pourrions nous asseoir
et manger, l’esprit en repos.

Le montage de cette toile exigea plus de temps qu’on le prévoyait. En
théorie, c’est tout simple. Vous prenez cinq arceaux de fer, comme ceux
du jeu de croquet, en beaucoup plus grand, vous les ajustez par-dessus
le canot, puis les recouvrez de la toile, assujettie ensuite par le
bas:--l’affaire de dix minutes au plus, croyions-nous.

Nous étions loin du compte.

Nous prîmes les arceaux, pour les emboîter dans les mortaises _ad hoc_.
Vous imaginez que c’est là un travail inoffensif; mais lorsque j’y
repense, je trouve miraculeux que l’un de nous soit encore vivant pour
faire ce récit. C’étaient de vrais démons--ces arceaux. D’abord ils
refusèrent de s’emboîter dans leurs mortaises, et il nous fallut les y
contraindre à coups de talon, et les marteler au moyen de la gaffe.
Puis, une fois ajustés, on découvrit que ce n’étaient pas les arceaux
destinés à ces mortaises-là, et il fallut les retirer.

Mais ils refusèrent de sortir; et quand deux d’entre nous eurent
bataillé avec eux pendant cinq minutes, ils jaillirent brusquement, dans
l’intention de nous faire tomber à l’eau et de nous noyer. Ils étaient
articulés par le milieu, et lorsqu’on ne les regardait pas, ces
articulations vous pinçaient aux endroits sensibles du corps; et, tandis
que nous luttions avec un côté de l’arceau, et nous efforcions de lui
persuader de faire son devoir, l’autre moitié vous arrivait par
derrière, en traître, et vous tapait sur le crâne.

On réussit enfin à les fixer, et il ne resta plus qu’à les recouvrir de
la bâche. George la déroula, et assujettit l’une de ses extrémités à la
proue du canot. Harris se tint au milieu pour la prendre à George et la
dérouler vers moi, et je restai à l’arrière pour la recevoir. Elle mit
longtemps à m’arriver. George remplissait son rôle correctement, mais
Harris était neuf à cette besogne, et il la sabotait.

Comment il s’y prit, je l’ignore, et lui-même est incapable de le dire,
mais par quelque procédé mystérieux, il réussit, après dix minutes
d’efforts surhumains, à s’emberlificoter complètement dedans. Il était
entortillé si serré dans les plis de la toile qu’il ne pouvait se
dégager. Il fit, bien entendu, des pieds et des mains pour recouvrer sa
liberté,--le droit imprescriptible de tout Anglais,--et, par la même
occasion (je l’ai su plus tard) il bourrait George de coups; et alors
George, tout en injuriant Harris, se mit également à faire des pieds et
des mains, et lui aussi fut emberlificoté et garrotté dans la toile.

Je ne m’en rendis pas compte tout de suite. Je ne comprenais rien à ce
qui se passait. On m’avait dit de rester à ma place et d’attendre que la
toile me parvînt, et je restais, Montmorency à mon côté, solide au
poste. Nous voyions bien que la toile avait des soubresauts et des
remous violents; mais nous crûmes que cela faisait partie du système, et
ne nous mêlâmes de rien.

Beaucoup de gros mots étouffés nous arrivaient aussi, mais, nous
figurant que les copains trouvaient simplement l’ouvrage ennuyeux, nous
résolûmes d’attendre pour intervenir que les choses eussent pris une
allure plus normale.

Nous attendîmes assez longtemps, et l’embrouillamini ne faisait que
croître; à la fin, la tête de George jaillit au-dessus du bordage, et
parla.

Elle dit:

--Donnez donc un coup de main, sacré fainéant; vous restez là comme une
momie empaillée, alors que nous sommes en train d’étouffer, vous le
voyez bien, tête de bois!

Je n’ai jamais su résister à un appel au secours; j’allai donc les
dégager. Et il n’était que temps, car Harris avait déjà la figure bleue.

Il nous fallut une demi-heure de travail acharné ensuite, pour mettre le
tout en ordre. Après quoi on passa au souper. La bouilloire mise à
chauffer à l’avant du canot, nous nous retirâmes à l’arrière et fîmes
semblant de ne pas la regarder, et de nous occuper à sortir les autres
accessoires.

Tel est le seul moyen sur la Tamise, d’obtenir qu’une bouilloire
bouille. Si elle voit que vous attendez avec impatience, elle ne
chantera même pas. Il vous faut vous éloigner et entamer votre repas,
comme si vous ne deviez pas prendre de thé. Ne lui jetez même pas un
coup d’œil à la dérobée. Alors vous l’entendrez bientôt cracher et
déborder, folle d’envie de devenir thé.

La méthode est également bonne, si vous êtes très pressé, de vous dire
les uns aux autres avec affectation, que vous n’avez pas besoin de thé,
et que vous n’en ferez pas. Vous vous rapprochez de la bouilloire, afin
qu’elle puisse vous entendre et vous lancez très haut: «Pas de thé pour
moi; et vous, George?» A quoi George répond, de même: «Oh! non, je
n’aime pas le thé. Prenons plutôt de la limonade... le thé est trop
indigeste.» A la minute, la bouilloire déborde, éteignant le réchaud.

Grâce à cette innocente supercherie, la table était à peine dressée que
le thé attendait. La lanterne fut allumée, et on s’assit, jambes
croisées, pour souper.

Nous en avions besoin.

Trente-cinq minutes durant, dans toute l’étendue de notre canot, on
n’entendit d’autre bruit qu’un cliquetis de couteaux et de vaisselle, et
le broiement continu de quatre paires de mâchoires. Au bout de
trente-cinq minutes, Harris fit: «Ah!» et retira sa jambe gauche de
dessous lui, pour l’y remplacer par sa jambe droite.

Cinq minutes plus tard, George à son tour fit: «Ah!» et déposa son
assiette sur le banc; et trois autres minutes après, Montmorency donna
le premier signe de satisfaction qu’il eût encore montré depuis le
départ: il se laissa rouler sur le flanc, les pattes étendues; et alors
je fis: «Ah!» et rejetai en arrière ma tête, qui porta sur l’un des
arceaux, mais peu m’importait: je ne jurai même pas.

Comme on se sent bien lorsqu’on est rempli!--en paix avec soi-même et le
reste du monde! Les gens qui en ont essayé me disent qu’une conscience
pure vous rend très heureux et satisfait; mais d’avoir l’estomac garni
fait tout aussi bien l’affaire, à meilleur compte et plus facilement. On
se sent d’une générosité à tout pardonner, après un repas substantiel et
qui digère bien,--l’esprit noble, le cœur bienveillant.

Elle est fort singulière, cette domination de nos organes digestifs sur
notre intellect. On ne travaille, on ne pense, qu’avec l’autorisation de
l’estomac. Il nous dicte nos émotions, nos passions. Après des œufs au
lard, il ordonne: «Travaille!» Après un bifteck et de la bière, il
enjoint: «Dors!» Après une tasse de thé (deux petites cuillerées par
tasse, et ne laissez pas plus de trois minutes) il dit au cerveau:
«Allons, debout, et montre ta force. Sois éloquent, profond, ému;
pénètre d’un œil clair la nature et la vie; déploie les blanches ailes
de la pensée palpitante, et plane esprit divin, par-dessus le tourbillon
du monde, parmi les longues avenues d’astres flamboyants qui mènent aux
portes de l’éternité!»

Après des petits pains chauds: «Sois pesant et sans âme, comme le bétail
des champs,--sois un animal sans cervelle, à l’œil indolent, que
n’éclaire aucune lueur d’imagination, ni d’espoir, ni d’amour, ni de
vie.» Et après du cognac, pris à la dose voulue, il dit: «Allons, va,
fou, ricane et danse, fais rire tes frères humains,--divague et délire,
répands-toi en sons insensés, et montre quelle pauvre chose est l’homme
dont l’esprit et la volonté sont noyés, comme des chats nouveau-nés,
côte à côte, dans un demi-pouce d’alcool.»

Nous sommes les très complets et très humbles esclaves de notre estomac.
Ne vous efforcez pas vers la droiture et la moralité, mes amis:
surveillez vigilamment votre estomac, et nourrissez-le avec soin et
discernement. Alors la sérénité de la vertu règnera dans votre cœur,
sans nul effort de votre part; et vous serez un bon citoyen, un mari
aimant, un père affectueux,--un homme pieux et noble.

Avant notre souper, Harris, George et moi, étions hérissés, grincheux et
mal embouchés; après notre souper, nous débordions d’une bienveillance
mutuelle, qui englobait jusqu’au chien. Nous nous aimions les uns les
autres, nous aimions tous les hommes. Harris, en se levant, écrasa les
orteils de George. S’il l’avait fait avant le souper, George eût exprimé
concernant l’avenir de Harris en ce monde et en l’autre des souhaits à
faire frémir quelqu’un de réfléchi.

A présent, ce fut: «Doucement, vieux: j’ai des pieds.»

Et Harris, au lieu de répondre, de la plus désagréable façon qu’il était
difficile de ne pas rencontrer sous ses semelles un bout du pied de
George, lorsqu’on se mouvait dans un rayon de dix yards autour de
l’endroit où George était assis, et d’ajouter, comme il l’eût fait avant
le souper, que George ne devait réellement pas se trouver à bord d’un
canot de dimensions normales, avec des pieds de cette longueur, qu’il
eût dû plutôt laisser pendre par dessus bord,--dit à présent: «Oh, je
regrette beaucoup, vieux frère; j’espère qu’il n’a pas de mal?»

Et George dit: «Pas du tout», et que c’est sa faute, et Harris reprend
que c’est au contraire la sienne.

C’était touchant.

On alluma les pipes, et on resta, sous la nuit tranquille, à causer.

--Pourquoi, dit George, ne pouvoir être toujours comme à cette
heure,--loin du monde, de ses péchés et de ses tentations, à mener une
vie sobre, paisible, et à faire le bien.

Je lui répondis que c’était précisément ce à quoi j’aspirais depuis
toujours; et nous examinâmes la possibilité de notre exode, à tous
quatre, vers une île déserte et bien fournie, où nous aurions vécu dans
les bois.

Harris dit que l’inconvénient des îles désertes, à ce qu’il avait
appris, était leur humidité excessive; mais George répondit qu’un
drainage convenable y obvierait.

Le drainage fit ressouvenir George d’une aventure bien drôle arrivée
jadis à son père. Son père, raconta-t-il, voyageait dans le pays de
Galles avec un de ses amis, et, un soir, ils s’arrêtèrent dans une
petite auberge où il y avait quelques autres voyageurs, auxquels ils se
joignirent pour passer la soirée.

Celle-ci fut très agréable, et ils restèrent levés fort tard. Lorsqu’ils
allèrent se mettre au lit, le père de George (lequel père était alors un
tout jeune homme) et son ami, étaient l’un et l’autre fort gais. Ils
devaient coucher dans la même chambre, mais dans des lits différents.
Ils prirent leur chandelle et montèrent. En entrant dans la chambre, la
chandelle alla donner contre le mur et s’éteignit: ils durent se
déshabiller et chercher leurs lits à tâtons. Mais au lieu de se mettre
dans des lits différents, comme ils croyaient le faire, tous deux, sans
le savoir, grimpèrent dans le même,--l’un ayant la tête au chevet, et
l’autre s’y glissant du côté opposé, les pieds sur le traversin.

Il y eut un moment de silence, puis le père de George dit:

--Joë!

--Qu’y a-t-il, Tom? répondit, de l’autre bout du lit, la voix de Joë.

--Eh bien, il y a quelqu’un dans mon lit, dit le père de George: il a
les pieds sur mon traversin.

--Ma foi, c’est bien étrange, Tom, répliqua l’autre: mais du diantre
s’il n’y a pas aussi quelqu’un dans mon lit!

--Qu’allons-nous faire? demanda le père de George.

--Ma foi, je vais le flanquer à bas, répondit Joë.

--Moi aussi, dit le père de George vaillamment.

Il y eut une brève lutte, suivie de deux heurts retentissants sur le
carreau, et puis une voix dolente prononça:

--Hé, Tom!

--Quoi?

--Avez-vous réussi?

--Hé bien, à vrai dire, c’est mon homme qui m’a flanqué à bas.

--Le mien aussi! Vrai, cette auberge ne me revient guère. Et vous?

--Comment s’appelait cette auberge? dit Harris.

--«Le Cochon et le Sifflet», dit George. Pourquoi?

--Ah! alors ce n’est pas la même, répondit Harris.

--Que voulez-vous dire?

--C’est très curieux, murmura Harris, mais la même aventure exactement
est arrivée à mon père dans une auberge de campagne. Je lui ai maintes
fois ouï raconter l’histoire. Je croyais que peut-être il s’agissait de
la même auberge.

Nous nous couchâmes à dix heures, et, me trouvant fatigué, j’espérais
bien dormir; mais ce ne fut pas le cas. Règle générale, je me déshabille
et pose la tête sur mon oreiller, et puis on frappe à la porte et on me
dit qu’il est huit heures et demie; mais ce soir-là, tout semblait
coalisé contre moi: la nouveauté du couchage, la dureté du canot, la
position gênante (j’avais les pieds sous un banc et la tête sur
l’autre), le clapotis de l’eau autour du canot, et le vent parmi les
branches, me dérangèrent et me tinrent éveillé.

J’attrapai cependant quelques heures de sommeil, et alors une portion du
canot qui apparemment se développa au cours de la nuit, car elle ne s’y
trouvait pas au départ et elle avait disparu le matin,--se mit à
m’entrer dans l’échine. Je continuai d’abord à dormir, rêvant que
j’avais avalé un «souverain»[6], et qu’on me faisait un trou dans le dos
à l’aide d’un vilbrequin, pour le ravoir. Le procédé me parut déloyal,
et je dis à mes persécuteurs que je leur devrais la somme, et qu’ils la
recevraient à la fin du mois. Mais eux ne l’entendaient pas de cette
oreille; ils me répondirent qu’ils préféraient la ravoir tout de suite,
crainte de laisser s’accumuler trop les intérêts. Je me fâchai tout
rouge, et leur dis ce que je pensais d’eux, et alors ils enfoncèrent le
vilbrequin si brutalement que la douleur me réveilla.

  [6] Pièce d’or valant une livre sterling ou 20 shillings.

On s’asphyxiait dans le canot, et j’avais la tête lourde; aussi l’envie
me prit-elle d’aller faire quelques pas à l’air libre. J’enfilai des
vêtements qui me tombèrent sous la main,--les uns à moi, et d’autres à
George et Harris,--et, me glissant sous la bâche, je débarquai sur la
rive.

C’était une nuit admirable. La lune était couchée, et la terre restait
seule sous les étoiles. Le silence et la paix infinie donnaient
l’illusion que, durant le sommeil de ses enfants, elles s’entretenaient
avec leur sœur planétaire,--causant de mystères insondables, à voix trop
graves et profondes pour être perceptibles aux rudimentaires organes des
sens humains.

Elles nous intimident, ces lointaines étoiles, par leur froide lumière.
Nous sommes pareils à des enfants dont les petits pieds se sont
fourvoyés dans la pénombre d’un temple où réside la divinité inconnue
qu’on leur a appris à révérer; à des enfants qui, debout sous le dôme
sonore perdu dans la démesurée profondeur de l’obscure clarté, lèvent
les yeux où l’espoir se mêle de crainte de l’idée du spectacle interdit
caché dans ses profondeurs.

Et toutefois, elle nous verse tant de consolations et de courage, la
Nuit! En sa présence sublime, nos chagrins dérisoires ont honte, et
reculent. Le jour a été si plein de hâte et de souci, nos cœurs si
lourds de pensées mauvaises et d’amertume, le monde nous a paru si dur
et si injuste! Mais la Nuit géante, telle une mère pleine d’amour, pose
sa douce main sur notre cœur enfiévré, tourne vers son visage notre face
ravagée de pleurs; elle sourit, et malgré son silence nous sentons ce
qu’elle veut nous dire, et elle presse contre son sein notre joue
brûlante, et nos peines se dissipent.

Parfois, quand notre tristesse est très profonde et vraie, nous
demeurons muets devant elle, parce que le seul langage de notre
tristesse serait le gémissement. La Nuit sent son cœur plein de pitié
pour nous: faute de pouvoir soulager notre douleur, elle prend nos mains
dans les siennes et le petit monde de plus en plus se réduit et
s’éloigne et, portés sur ses sombres ailes, nous arrivons alors devant
une Présence plus haute que la sienne, et dans la merveilleuse lumière
de cette grande Présence, toute vie humaine est étalée devant nous comme
un livre, et nous voyons que la Tristesse et la Douleur ne sont rien
autres que les messagers de Dieu.

Ceux-là seuls qui ont porté la couronne de la souffrance peuvent
regarder en face cette merveilleuse lumière; mais lorsqu’ils
redescendent ici-bas, ils sont incapables de la décrire, ou de révéler
le mystère qu’ils ont pénétré.

Il y avait une fois, au temps jadis, une troupe de bons chevaliers qui
traversaient un pays lointain, et leur route s’enfonça dans une épaisse
forêt, où d’étranges bruyères se hérissaient en buissons touffus et
acérés, déchirant la chair de ceux qui s’y égaraient. Et les feuilles
des arbres qui croissaient dans ce bois étaient très épaisses et denses,
de sorte que nul rais de lumière ne descendait à travers les rameaux
pour éclairer le lugubre sous-bois.

Et quand ils passèrent par cette sombre forêt, l’un de ces chevaliers,
s’éloignant de ses compagnons s’égara, et on ne le retrouva plus; et
eux, fort attristés, continuèrent sans lui leur chevauchée, le pleurant
comme s’il eût été défunt.

Or, quand ils furent arrivés au beau château qui était le but de leur
voyage, ils y passèrent de longs jours à se divertir; et un soir qu’ils
étaient rassemblés tout joyeux devant les bûches illuminant la grande
salle, et qu’ils buvaient à la santé de leurs maîtresses, leur compagnon
qui s’était égaré arriva et les salua. Ses vêtements étaient en
haillons, comme ceux d’un pauvre, et il avait reçu dans sa chair maintes
affreuses blessures, mais son visage rayonnait d’une joie indicible.

Et ils l’interrogèrent sur ce qui lui était arrivé, et il leur raconta
comment, après avoir perdu son chemin dans la forêt sombre, il avait
erré des jours et des nuits, et finalement, déchiré et sanglant, s’était
couché pour attendre la mort.

Alors, comme il était presque mourant, ô bonheur! du fond de la farouche
pénombre s’avança vers lui une jeune fille qui le prit par la main et le
conduisit par des chemins détournés, inconnus à tous les hommes, jusqu’à
ce que sur les ténèbres de la forêt s’illuminât une clarté si vive que
la lumière du jour s’effaçait devant elle comme une petite lampe devant
le soleil; et, dans cette merveilleuse clarté, notre égaré chevalier vit
comme en songe une vision, et si belle et si splendide était la vision,
qu’il ne s’aperçut plus de ses blessures saignantes, mais resta perdu
dans le ravissement d’une joie aussi profonde que la mer dont nul ne
peut dire la profondeur.

Et la vision s’évanouit, et le bon chevalier, à genoux sur la terre,
remercia le bon saint qui dans cette lugubre forêt avait égaré ses pas
et lui avait permis de voir la vision qui s’y trouvait cachée.

Et le nom de la forêt sombre était la Douleur; mais de la vision que le
bon chevalier y vit, personne ne peut parler ni rien dire.




Chapitre XI

Comment George, une fois dans sa vie, se leva de bonne heure. George,
Harris et Montmorency n’aiment pas l’eau froide. Héroïsme et décision de
la part de J... George et sa chemise: moralité. Harris cuisinier. Aperçu
historique, spécialement destiné à l’usage des classes.


Le lendemain matin, je m’éveillai à six heures, et trouvai George
également éveillé. L’un et l’autre nous nous retournâmes pour tâcher de
nous rendormir, mais ce fut en vain. Y eût-il eu quelque motif
particulier de _ne pas_ nous rendormir, mais au contraire de nous lever
et nous habiller sur-le-champ, nous serions retombés, sitôt un coup
d’œil jeté à nos montres, dans un sommeil qui eût duré jusqu’à dix
heures. Mais comme il n’y avait pas la moindre nécessité de nous lever
d’ici deux heures au minimum, et que nous lever à ce moment était
parfaitement absurde, il résultait de l’incohérence naturelle des choses
en général que nous devions être persuadés que rester couchés cinq
minutes de plus nous serait à tous deux funeste.

La même aventure, me dit George, lui était arrivée, en plus grave,
quelque dix-huit mois auparavant, alors qu’il était seul locataire chez
une certaine Mme Gippings. Sa montre, paraît-il, se détraqua un beau
soir, et s’arrêta à huit heures un quart. Il ne s’en aperçut pas tout de
suite, car, pour une raison ou pour une autre, il oublia de la remonter
avant de se coucher, comme il en avait l’habitude, et la suspendit à son
chevet sans même la regarder.

Cela se passait en hiver, à l’époque des jours les plus courts, et
durant une semaine de brouillard en outre, de sorte que l’obscurité
profonde où George se trouva en s’éveillant le matin ne pouvait le
renseigner sur l’heure qu’il était. Il atteignit sa montre, et la
consulta. Elle marquait huit heures un quart.

«Que les anges et les ministres de la grâce nous protègent! s’écria
George; et moi qui dois être dans la Cité avant neuf heures! Pourquoi ne
m’a-t-on pas réveillé. C’est dégoûtant!» Et, rejetant sa montre, il
sauta à bas du lit, prit une douche froide, se lava, s’habilla, se rasa
à l’eau froide parce qu’il n’avait pas le temps d’en faire chauffer, et
tout en se dépêchant, il jeta un nouveau coup d’œil sur sa montre.

La secousse qu’il lui avait imprimée en la rejetant sur le lit
l’avait-elle remise en marche, ou quoi, George ne peut le dire; mais le
fait est qu’elle marquait huit heures un quart quand il avait commencé
de s’habiller, et qu’à présent ses aiguilles étaient sur neuf heures
moins vingt.

George l’emporta, et dégringola les escaliers. Dans la salle à manger,
rien que ténèbres muettes, ni feu ni déjeuner. George trouva la chose
parfaitement honteuse de la part de Mme Gippings, et résolut de lui dire
ce qu’il en pensait lorsqu’il rentrerait le soir. Il bondit sur son
pardessus et son chapeau, et attrapant son parapluie, alla pour ouvrir
la porte de la rue. La porte n’était même pas déverrouillée. George
traita Mme Gippings de vieille fainéante, et, déclarant bien singulier
qu’on ne pût se lever à une heure convenable, il ouvrit la porte et prit
ses jambes à son cou.

Il galopa durant un quart de mille, et au bout de ce parcours, il
commença d’être frappé de ce détail particulièrement bizarre qu’il n’y
avait personne dehors, ni aucun magasin d’ouvert. La matinée, certes,
était sombre et le brouillard opaque, mais ce n’était pas là une raison
pour arrêter ainsi les affaires. _Lui_ allait bien travailler; pourquoi
les autres restaient-ils couchés à cause du brouillard et de
l’obscurité?

A la fin, il atteignit Holborn. Pas un volet ouvert! pas un omnibus
circulant! Il y avait en vue trois hommes, dont un policeman, une
voiture de maraîcher pleine de choux, et un cab tout démantibulé. George
tira sa montre et la consulta: neuf heures moins cinq! Il s’arrêta pour
compter ses pulsations. Il se pencha pour se tâter les jambes. Puis, sa
montre à la main, il s’avança vers le policeman et lui demanda s’il
savait quelle heure il était.

--Quelle heure il est? dit l’homme, en regardant soupçonneusement George
du haut en bas; vous n’avez qu’à écouter, vous l’entendrez sonner.

George écouta, et une horloge du voisinage le renseigna aussitôt.

--Mais elle n’a sonné que trois coups! dit George avec stupeur, quand
elle eut cessé.

--Eh mais, combien voudriez-vous qu’elle en sonnât? répondit le gardien.

--Parbleu, neuf, dit George, lui présentant sa montre.

--Voudriez-vous me dire où vous habitez? fit sévèrement le gardien de
l’ordre public.

George réfléchit un instant, et donna son adresse.

--Oh, vraiment, c’est là, dites-vous? répondit l’homme; eh bien, si vous
voulez m’en croire, retournez-y tranquillement, et remettez cette montre
dans votre gousset, et tâchez de ne plus nous la faire.

George regagna sa demeure, tout pensif, et rentra chez lui.

Une fois rentré, il voulut tout d’abord se déshabiller et se recoucher;
mais la perspective de refaire sa toilette et de reprendre une nouvelle
douche, l’y fit renoncer, et il résolut de s’étendre sur la
chaise-longue pour y dormir.

Mais il ne put s’endormir: jamais il ne s’était senti aussi éveillé. Il
alluma donc la lampe et, tirant le jeu d’échecs, il se mit à jouer une
partie contre lui-même. Mais cela ne l’amusait pas: c’était par trop
lent. Il laissa donc les échecs, et s’efforça de lire. Il lui fut
impossible de prendre aucun intérêt à la lecture. Il remit donc son
pardessus et sortit faire un tour.

Les rues étaient affreusement désertes et lugubres, et tous les
policemen qu’il rencontrait le dévisageaient avec une méfiance non
dissimulée, et dirigeaient sur lui leurs lanternes, et le suivaient. Ce
manège finit par lui produire un tel effet qu’il avait presque la
sensation d’avoir commis un mauvais coup, et qu’il se glissa par les
petites rues, se dissimulant contre les portes quand il entendait
s’approcher les pas réguliers d’un agent.

Il va de soi que cette conduite ne fit que rendre plus soupçonneuse la
force publique, dont les représentants venaient à lui et le délogeaient
et lui demandaient ce qu’il faisait là; et lorsqu’il répondait: «Rien»,
qu’il était simplement sorti faire un tour (il était quatre heures du
matin), ils prenaient un air incrédule, et deux policiers en civil
l’accompagnèrent jusque chez lui pour s’assurer qu’il habitait
réellement où il disait. Ils le regardèrent entrer avec sa clef, puis se
postèrent sur le trottoir d’en face et surveillèrent la maison.

Il comptait en rentrant allumer du feu et se faire à déjeuner, pour
passer le temps; mais il lui était impossible de toucher à quoi que ce
fût, depuis une pelle à charbon jusqu’à une cuiller à thé, sans laisser
tomber l’objet ou trébucher dessus et faire un tel tintamarre qu’il en
concevait une crainte affreuse d’éveiller Mme Gippings, laquelle, se
figurant que c’étaient les voleurs, ouvrirait la fenêtre pour appeler:
«La police!» et alors ces deux agents de la sûreté entreraient et lui
mettraient les menottes pour le conduire au dépôt.

Il en arriva à un degré de nervosité folle: il se voyait devant le jury,
s’efforçant d’expliquer son cas, et personne ne le croyait et il était
condamné à vingt ans de travaux forcés, et sa mère mourait de chagrin.
Il renonça donc à se faire à déjeuner, et, s’enveloppant de son
pardessus, il resta sur la chaise-longue jusqu’à sept heures et demie,
heure où Mme Gippings, descendit.

Il ajouta que jamais plus il ne s’était levé trop tôt depuis l’aventure
de ce matin-là: elle lui avait donné un trop bon avertissement.

Pendant le récit de George, nous étions restés emmitouflés dans nos
couvertures; quand il eut fini, je me mis en devoir de réveiller Harris
au moyen d’un aviron. Le troisième coup opéra; il se retourna sur
l’autre flanc, et dit qu’il se levait à la minute, et qu’il mettrait ses
souliers à lacets. Nous lui rendîmes ses esprits, d’ailleurs, à l’aide
de la gaffe, et il se dressa soudain, envoyant Montmorency, qui dormait
au beau milieu de sa poitrine le sommeil du juste, rouler dans le fond
du canot.

Soulevant alors la toile nous passâmes tous les quatre nos têtes par
dessus le bordage, et considérâmes l’eau, avec un frisson. Notre projet,
la veille au soir, était de nous lever de bonne heure, de nous
débarrasser de châles et couvertures, pour nous livrer aux délices d’une
natation prolongée. Mais à cette heure matinale, la perspective nous
tentait beaucoup moins. L’eau avait l’air bien mouillée et bien froide,
et le vent était glacial.

--Allons, qui est-ce qui y va le premier? dit enfin Harris.

Personne ne se mit en avant. George résolut la question à son point de
vue personnel, en rentrant dans le canot pour mettre ses chaussettes,
Montmorency poussa un involontaire hurlement, comme épouvanté à la seule
idée du bain et Harris, prétextant qu’il serait trop difficile de
remonter dans le canot, se mit à la recherche de son pantalon.

Je n’aimais pas trop de caner, malgré mon peu d’enthousiasme pour le
plongeon. Il y avait peut-être des branches submergées, ou des herbes.
Je m’en tins au compromis de descendre sur la berge et de me jeter un
peu d’eau sur le corps. Je pris donc une serviette et débarquant sur la
rive je me frayai un chemin jusqu’à une branche d’arbre qui trempait
dans l’eau.

Celle-ci était bigrement froide. Le vent coupait comme un couteau. Je
perdis toute envie de me jeter de l’eau sur le corps. Décidément je
regagnerais le canot et m’habillerais; à cet effet je me retournai; et
en me retournant, cette stupide branche céda, et la serviette et moi
dégringolâmes avec un plouc! formidable, et je me trouvai au beau milieu
du fleuve, avec un gallon de Tamise dans l’estomac, avant de savoir ce
qui s’était passé.

--Sacrédié! le vieux J... s’est décidé! entendis-je prononcer par
Harris, alors que je revenais tout soufflant à la surface. Je ne croyais
pas qu’il aurait ce courage-là. Et vous?

--Est-elle bonne? héla George.

--Exquise, m’ébrouai-je. Vous êtes des capons de ne pas venir. Pour rien
au monde je n’aurais voulu manquer ce plongeon. Essayez donc! Il ne faut
qu’un peu de décision.

Mais je ne pus arriver à les convaincre.

Un incident plutôt risible arriva ce matin-là pendant que nous nous
habillions. J’avais très froid en regagnant le canot, et dans la
précipitation à passer ma chemise, elle m’échappa et tomba à l’eau.
J’enrageai d’autant plus que George éclata de rire. Je ne voyais aucune
raison de rire et le signifiai à George, qui n’en rit que plus fort.
Jamais je n’ai vu personne rire autant. A la fin je perdis patience et
le traitai selon ses mérites de stupide imbécile en délire; mais il se
tordait toujours. Et alors, juste comme je rattrapais la chemise, je
m’aperçus que ce n’était pas du tout la mienne, mais celle de George,
que j’avais prise par erreur; là-dessus la drôlerie de la chose
m’apparut enfin, et je me mis aussi à rire. Et plus je regardais
alternativement la chemise trempée de George et George qui se tordait de
rire, plus j’avais de plaisir. A force de rire, je laissai retomber la
chemise à l’eau.

--N’allez-vous... pas... la repêcher? fit George entre deux éclats.

Je ne pus lui répondre tout de suite, tant je riais, mais à la longue,
entre deux hoquets, je parvins à lancer:

--Ce n’est pas ma chemise, c’est _la vôtre_!

Je n’ai jamais vu un visage passer plus brusquement du plaisant au
sévère.

--Hein! hurla-t-il, en se dressant d’un bond. Espèce d’andouille! Ne
pouvez-vous donc faire attention? Que diantre n’allez-vous sur la rive
pour vous habiller? Votre place n’est pas dans le canot! Passez-moi la
gaffe.

Je tentai de lui faire voir le grotesque de la chose, mais il ne comprit
pas. George est parfois très opaque en matière de plaisanterie.

Harris proposa de faire des œufs brouillés pour le petit déjeuner. Il
offrit de les cuisiner lui-même. Il était à son dire, très fort sur les
œufs brouillés. Il les faisait souvent aux pique-niques et sur les
yachts. Il était renommé pour ce plat. Ceux qui avaient une fois goûté
de ses œufs brouillés, affirmait-il, refusaient désormais toute autre
nourriture, et se laissaient mourir de faim, s’il leur était impossible
d’en avoir.

L’eau nous venait à la bouche, de l’entendre. On lui passa le réchaud et
la poêle à frire avec tous les œufs qui ne s’étaient pas écrasés et
répandus dans le panier, et on le pria de s’y mettre.

Il eut quelque difficulté à casser les œufs,--ou plus exactement à les
mettre dans la poêle à frire une fois cassés, et à en préserver son
pantalon, et à les empêcher de couler dans sa manche; mais pour en finir
il en situa une bonne demi-douzaine dans la poêle, après quoi il
s’accroupit devant le réchaud et les brassa au moyen d’une fourchette.

La besogne semblait exténuante, à ce que George et moi pouvions voir.
Chaque fois qu’il s’approchait de la poêle, il se brûlait, et alors il
lâchait tout et se démenait à l’entour du réchaud, en claquant des
doigts et sacrant contre les ustensiles. En fait, chaque fois que George
et moi le regardions, il ne manquait pas de se livrer à ce manège. Nous
crûmes à la fin que cela faisait partie intégrante de ses rites
culinaires.

Dans notre ignorance de ce qu’étaient des œufs brouillés, nous nous
figurâmes qu’il s’agissait d’un plat peau-rouge ou hawaiien, dont la
cuisson exigeait des danses et incantations particulières. Montmorency
s’aventura une fois à y mettre le nez, et la graisse l’éclaboussa et
l’échauda, et lui aussi se mit à se démener et à hurler. En vérité, ce
fut l’une des plus curieuses et intéressantes opérations auxquelles
j’assistai jamais. George et moi regrettâmes beaucoup de la voir si vite
terminée.

Le résultat ne fut toutefois pas le succès escompté par Harris. Il parut
bien maigre pour tant de travail. Six œufs étaient entrés dans la poêle
à frire, et tout ce qui en sortit fut une cuillerée à café d’un magma
innommable, brûlé et peu appétissant.

Harris en rejeta la faute sur la poêle: la réussite eût été assurée,
s’il avait disposé d’une turbotière et d’un fourneau à gaz, et l’on
décida de ne plus tenter ce plat avant d’avoir sous la main ces
accessoires de ménage.

Lorsque nous eûmes fini de déjeuner, le soleil était déjà brûlant, le
vent était tombé, et c’était la plus exquise matinée que l’on pût rêver.
Presque plus rien dans le paysage ne nous rappelait le XIXe siècle; en
regardant le fleuve brasiller sous le ciel matinal, nous pouvions nous
figurer que les siècles interposés entre nous et ce matin à jamais
mémorable de juin 1215 avaient disparu, et que nous étions les fils des
roturiers d’Angleterre, vêtus de drap rustique, le poignard à la
ceinture, attendant de voir s’écrire devant nos yeux cette prodigieuse
page d’histoire, dont le sens devait être traduit au vulgaire plus de
400 ans après par un nommé Olivier Cromwell, qui l’avait étudiée à fond.

C’est un beau matin d’été,--ensoleillé, calme et doux. Mais dans l’été
passe un émoi précurseur. Le roi Jean a couché à Duncroft Hall, et toute
la journée précédente la petite ville de Staines a retenti du cliquetis
des armes, du piétinement des grands destriers de guerre et des
commandements des chefs, et des jurons affreux et des plaisanteries
grossières des archers barbus, des piquiers, des hallebardiers et des
lanciers au langage étranger.

Il est arrivé des troupes de chevaliers et de seigneurs aux beaux habits
souillés par la poussière du voyage. Et toute la soirée, les portes des
timides citoyens ont dû s’ouvrir en hâte pour laisser pénétrer par
groupes turbulents les soudards exigeant le vivre et le couvert, et du
meilleur, ou gare à la maison et à ses occupants! car le glaive est juge
et partie, plaignant et exécuteur, dans ces époques troublées, et paye
ce qu’il prend en épargnant s’il le veut bien ceux qu’il dépossède.

Autour du brasier allumé sur la place du marché, les troupes des Barons
s’assemblent, et mangent et boivent gloutonnement, et braillent à
tue-tête des chansons à boire, et jouent et se querellent dans le soir
qui tombe et s’épaissit en nuit. La lueur du feu projette des ombres
saugrenues sur des monceaux d’armes aux profils bizarres. Les enfants de
la ville se faufilent parmi eux, et les admirent, et aux abords des
tavernes louches, de plantureuses paysannes batifolent avec les
troupiers joviaux si différents des gros-jeans du village qui, à cette
heure dédaignés, se tiennent à l’écart, une grimace sur leurs larges
mines ébaubies. Et dans les campagnes environnantes brillent au loin
d’autres feux, qui révèlent ici la suite nombreuse des lords, et là les
mercenaires français du traître roi Jean, pareils à des loups menaçant
la ville.

Et ainsi, avec une sentinelle au coin de chaque rue sombre, et des feux
clignotants sur chaque hauteur, la nuit s’est passée, et sur cette belle
vallée de la vieille Tamise s’est levé le matin du grand jour qui va si
puissamment influencer le sort des âges à venir.

Dès la première aube, dans celle des deux îles qui est en aval, juste
au-dessus de l’endroit où nous sommes, une vaste rumeur s’est élevée,
avec le bruit que font de nombreux ouvriers. On dresse la grande estrade
apportée hier soir, et les charpentiers s’affairent à clouer les
banquettes, tandis que les apprentis de la ville de Londres disposent
les étoffes de soie de toutes couleurs et le drap d’or et d’argent.

Et maintenant voici que là-bas sur la route de Staines qui longe les
sinuosités du fleuve s’en viennent vers nous, riant et conversant à voix
gutturales, une douzaine de rudes hommes d’armes--des gens des Barons,
ceux-ci,--qui font halte à cent yards en amont de nous, sur l’autre
rive, et attendent, l’arme au pied.

Et ainsi, d’heure en heure, s’avancent sur la route de nouvelles troupes
et des bandes nouvelles d’hommes armés, dont les casques et les
cuirasses renvoient les longs rais obliques du soleil matinal, tant que,
à perte de vue, la route grouille d’aciers étincelants et de coursiers
piaffants. Et des cavaliers criant des ordres galopent de groupe en
groupe, et les petits oriflammes ondulent paresseusement à la brise
tiède, et par instants une rumeur plus intense parcourt les rangs qui
s’écartent pour laisser passer quelque grand baron sur son cheval de
bataille, environné de sa garde de seigneurs, qui va prendre sa place à
la tête de ses serfs et vassaux.

Et sur la route de Cooper’s Hill, juste en face, sont rassemblés les
rustres béats et les curieux de la ville, accourus de Staines, et l’on
ne sait trop le sujet de ce remue-ménage, mais chacun débite une version
nouvelle de l’événement qui va s’accomplir: les uns disent que le plus
grand bien va sortir de cette journée, pour tout le monde; mais les
vieillards branlent la tête, car ils connaissent trop ce genre de
discours.

Et tout le fleuve jusqu’à Staines est couvert de barques, de canots, de
minuscules pirogues,--ces dernières commencent à passer de mode, et les
plus pauvres seuls en usent. Sur les rapides, là où dans la suite des
temps s’édifiera la plus belle écluse de Weir Bell, s’acharnent
d’obstinés rameurs, qui s’approchent le plus possible des grandes barges
pontées, prêtes à transporter le roi Jean au lieu où la charte fatale
attend sa signature.

Il est midi, et avec tout le populaire nous avons attendu patiemment des
heures et des heures, et le bruit court que le roi Jean vient d’échapper
aux Barons, et s’est enfui de Duncroft Hall, escorté de ses mercenaires,
et qu’il fera bientôt autre chose que de signer des chartes pour la
liberté de son peuple.

Mais non! Cette fois, c’est une poigne de fer qui le tient, et il
résiste et se débat en vain. Au loin sur la route, un petit nuage de
poussière se lève et s’approche et grossit, et l’on aperçoit le bruit
grandissant des sabots battant la terre et refoulant les groupes, et se
fraie son chemin une brillante cavalcade de lords et de chevaliers
magnifiques. Et devant elle comme derrière et sur chaque flanc,
chevauchent les hommes des Barons, et au milieu se trouve le roi Jean.

Il s’approche des barges qui l’attendent, et les grands Barons
s’avancent à sa rencontre. Il les accueille d’un sourire et de paroles
mielleuses, comme s’il s’agissait d’une fête en son honneur où il aurait
été invité. Mais avant de quitter sa monture, il jette à la dérobée un
coup d’œil sur ses mercenaires français, puis les rangs serrés des
Barons qui l’encadrent.

Est-il trop tard? Un coup hardi abattant le cavalier le plus proche, un
appel à ses Français, une charge désespérée à l’improviste, contre ces
lignes, et les rebelles Barons pourraient bien se repentir d’avoir un
jour contre-carré ses volontés! Une poigne plus ferme eût peut-être fait
tourner la chance, même alors. Si c’eût été Richard, à sa place! la
coupe de la liberté se trouvait écartée des lèvres anglaises pour cent
ans.

Mais le courage du roi Jean s’effondre à la vue des visages sévères qui
l’entourent, sa main laisse retomber ses rênes, il descend de cheval, et
prend place sur la barge la plus éloignée. Et les Barons le suivent,
serrant leurs épées de mains gantées de mailles, et l’ordre est donné de
démarrer.

Lentement les lourdes barges somptueusement drapées s’éloignent de la
rive. Lentement elles remontent le rapide courant, et vont enfin
accoster en grinçant contre la berge de la petite île qui portera
désormais le nom d’île Magna Charta. Le roi Jean a débarqué; nous
attendons, dans un silence de mort; puis une vaste acclamation s’élève
et nous apprend que la pierre angulaire du temple de la liberté anglaise
est enfin posée, inébranlablement.




Chapitre XII

Henry VIII et Anne Boleyn. Inconvénients d’habiter sous le même toit
qu’un couple d’amoureux. Une époque pénible pour la nation anglaise. En
quête nocturne de pittoresque. Sans foyer et sans toit. Harris attend la
mort. Un ange survient. Effet sur Harris de la joie soudaine. Un léger
souper. Déjeuner. De la moutarde à haut prix. Terrible combat.
Maidenhead. A la voile. Trois pêcheurs. Nous sommes maudits.


J’étais assis sur la rive, à évoquer cette scène, lorsque George me fit
observer que peut-être, une fois reposé, cela ne me dérangerait pas trop
de l’aider à laver les ustensiles du repas. Ainsi rappelé du glorieux
passé à l’actualité prosaïque, avec toutes ses misères, je rentrai dans
le canot et nettoyai la poêle à frire avec un bout de bois et une
poignée d’herbe, achevant de la récurer au moyen de la chemise mouillée
de George.

Nous allâmes sur l’île Magna Charta jeter un coup d’œil à la plaque
commémorative apposée sur la maison où la grande charte fut soi-disant
signée; mais fut-elle vraiment signée là, ou bien, comme d’aucuns le
veulent, sur l’autre bord, à Runningsmede, je n’affirme rien. A mon
point de vue personnel, toutefois, j’adopterais volontiers l’hypothèse
populaire de l’île. En tous cas, si j’avais été l’un des barons,
j’aurais fait ressortir à mes compagnons la nécessité de garder un aussi
glissant individu que le roi Jean, sur l’île, où il y avait moins de
chances de surprises.

Tout près de Picnic Point, sur les terres de Ankerwyke House, se voient
les ruines d’un vieux prieuré, aux environs duquel on prétend que Henry
VIII donnait rendez-vous à Anne Boleyn. Il la retrouvait aussi à Hever
Castle, dans le Kent, et aussi quelque part auprès de Saint-Albans. Il
devait être difficile, en ce temps-là, pour le peuple d’Angleterre, de
trouver un endroit où ces inconscients jeunes gens ne venaient _pas_
roucouler.

Vous êtes-vous jamais trouvé dans une maison où il y a un couple
d’amoureux? C’est assommant. L’idée vous vient d’aller vous asseoir au
salon, et vous vous y rendez. En ouvrant la porte, vous entendez ce
bruit que l’on fait lorsqu’on se rappelle soudain quelque chose, et, une
fois entré, vous voyez Emily accoudée là-bas à la fenêtre, pleine
d’intérêt pour ce qui se passe dans la rue, et votre ami John Edward est
à l’autre bout de la pièce, en extase sur des photographies de parents à
lui inconnus.

--Oh! dites-vous, arrêté sur le seuil, je ne savais pas qu’il eût
quelqu’un.

--Vraiment, dit Emily, glaciale, d’un ton à bien montrer qu’elle n’en
croit rien.

Vous hésitez une minute avant de dire:

--Il fait bien sombre ici. Pourquoi n’allumez-vous pas le gaz?

John Edward fait: «Oh!» il ne s’en apercevait pas; et Emily ajoute que
son père n’aime pas qu’on allume le gaz dans l’après-midi.

Vous leur contez deux ou trois nouvelles, exposez votre manière de voir
sur la question irlandaise: mais ils n’ont pas l’air de s’y intéresser.
Leurs répliques se bornent à des: «Oh!... vraiment?... Ah oui!... Pas
possible!» Et, après dix minutes de ce genre de conversation, vous
battez en retraite vers la porte, et à peine l’avez-vous franchie que
vous avez la surprise de l’entendre claquer derrière vous, sans que vous
l’ayez touchée.

Une demi-heure plus tard, vous allez fumer une pipe dans la serre.
L’unique fauteuil qui s’y trouve est occupé par Emily; et John Edward,
si l’on peut se fier au langage des habits, vient évidemment de
s’asseoir par terre. Ils ne vous parlent pas, mais vous lancent un
regard qui en dit aussi long qu’il est possible entre gens civilisés; et
vous vous retirez aussitôt et fermez la porte avec précaution.

Après cela vous n’osez plus fourrer le nez dans aucune pièce de la
maison; et après avoir monté et descendu plusieurs fois l’escalier, vous
vous réfugiez dans votre chambre à coucher. Mais l’intérêt s’en épuise
vite, et vous mettez votre chapeau pour aller faire un tour dans le
jardin. Vous descendez l’allée, et en passant devant la serre chaude,
vous y jetez un coup d’œil qui vous montre ces deux jeunes niais,
blottis dans un coin. Ils vous aperçoivent, et ne manquent pas de croire
que, dans une intention perfide, vous les suivez partout.

--On devrait avoir une pièce spéciale pour cette catégorie d’individus,
et les obliger à s’y tenir, grognez-vous; et vous courez au vestibule
chercher votre parapluie pour sortir.

Il dut se passer des choses analogues lorsque ce pauvre mignon Henri
VIII courtisait sa petite Anne. Les gens du Buckinghamshire devaient les
rencontrer à l’improviste se faisant des mamours aux environs de Windsor
et de Wraysbury, et s’écrier: «Tiens! vous êtes là!» et sans doute Henry
disait en rougissant: «Mais oui, je suis venu voir quelqu’un», et Anne
disait sans doute: «Oh! charmée de vous voir! Comme c’est drôle: je
viens justement de rencontrer dans l’allée Mr. Henry VIII qui se
promenait dans la même direction que moi.»

Alors ces gens s’éloignaient en se disant: «Bah! mieux vaut partir d’ici
tant que dureront ces roucoulades. Allons dans le pays de Kent.»

Et ils allaient dans le pays de Kent, et la première chose qu’ils
voyaient en y arrivant c’étaient Henry et Anne folâtrant autour de Hover
Castle.

--Ah! du diable! disaient-ils. Allons plus loin. C’est intolérable.
Gagnons Saint-Albans,--un bien joli petit coin, Saint-Albans.»

Et en arrivant à Saint-Albans, voilà que ces satanés tourtereaux étaient
à se bécoter sous les murs de l’abbaye! Alors ces gens partaient se
faire écumeurs de mer jusqu’à la consommation du mariage.

De Picnic Point à l’écluse de Old Windsor, c’est une exquise région du
fleuve. Une route ombragée, avec çà et là de jolis petits cottages,
longe la rive jusqu’à l’auberge pittoresque (comme la plupart des
auberges de la Haute-Tamise) des «Cloches de Ousley»,--où l’on boit
d’excellente ale, au dire de Harris: et, en cette matière, on peut s’en
rapporter à lui. Old Windsor est illustre dans son genre. Édouard le
Confesseur y avait un palais, et le fameux comte Godwin y fut condamné
par la justice du temps pour avoir voulu faire mourir le frère du roi.
Le comte Godwin rompit un morceau de pain, qu’il leva entre ses doigts.

--Si je suis coupable, dit-il, que cette bouchée de pain m’étouffe.

Puis il porta le pain à sa bouche et l’avala, et le pain l’étouffa, et
il mourut.

Après avoir dépassé Old Windsor, le fleuve manque un peu d’intérêt, et
ne redevient lui-même qu’aux approches de Boveney. George et moi
halâmes, au long du Home Park, qui s’étend sur la rive droite, du pont
Albert au pont Victoria. En passant à Datchet, George me demanda si je
me rappelais notre première excursion sur la Tamise, cette fois où,
débarquant à Datchet à dix heures du soir, nous voulions aller nous
coucher.

Je lui répondis que je m’en souvenais. Il faudra du temps pour que je
l’oublie.

C’était le samedi qui précède les grandes vacances. Nous étions tous
trois (les mêmes que cette fois-ci) las et affamés, et arrivés à Datchet
nous emportâmes le panier, les deux valises, avec les pardessus et
manteaux, etc., pour nous mettre en quête d’un logement. Nous passâmes
devant un joli petit hôtel, au portail orné de clématite et de vigne
vierge; mais il n’y avait pas de chèvrefeuille, et pour une raison ou
pour une autre, il me fallait du chèvrefeuille. Je déclarai:

--Oh! je n’entre pas là! Allons un peu plus loin, et voyons s’il n’y en
a pas un autre avec du chèvrefeuille.

Poursuivant notre chemin, nous rencontrâmes un second hôtel. Celui-ci
était également très bien, et il avait du chèvrefeuille; mais la mine
d’un individu accoté au chambranle de la porte ne revenait pas à Harris.
Celui-ci trouva l’homme par trop laid, et ses bottines hideuses; et nous
allâmes plus loin. Nous marchâmes longtemps sans plus trouver d’hôtel,
et puis nous rencontrâmes un passant que nous priâmes de nous en
indiquer un.

Il dit:

--Mais vous en venez. Retournez sur vos pas, et vous arriverez au
«Cerf».

Nous répondîmes:

--Oh, nous y avons été, et il ne nous plaît pas: il n’y a pas de
chèvrefeuille dessus.

--Eh bien alors, dit-il, reste le «Manoir», juste en face. L’avez-vous
essayé?

Harris répliqua que nous n’y voulions pas aller,--la mine d’un individu
qui s’y trouvait nous déplaisait--Harris n’aimait pas la teinte de ses
cheveux, ni ses bottines.

--Ma foi, je ne vois pas ce que vous pourriez faire, dit notre quidam,
car ce sont les deux seules auberges de l’endroit.

--Pas d’autres auberges! s’écria Harris.

--Pas une.

--Qu’allons-nous devenir? dit Harris.

George prit alors la parole. Il nous dit que nous pouvions, Harris et
moi, nous faire construire un hôtel si nous le désirions, et faire faire
des gens exprès pour les y mettre. Quant à lui, il retournait au Cerf.

Les grands esprits ne réalisent pas toujours leur idéal. Harris et moi
nous suivîmes George, en soupirant sur la vanité de tout désir
terrestre.

Nous portâmes nos ballots jusqu’au Cerf et les déposâmes dans le
vestibule.

Le patron arriva et dit:

--Bonsoir, messieurs.

--Oh, bonsoir, dit George. Nous voudrions trois lits, s’il vous plaît.

--Je regrette beaucoup, messieurs, dit le patron, mais je crains fort
que ce soit impossible.

--Oh, vous savez, nous ne sommes pas difficiles, dit George, deux feront
l’affaire. Deux de nous peuvent bien dormir dans le même lit, n’est-ce
pas? continua-t-il, en se tournant vers Harris et moi.

--Certainement, dit Harris, estimant que George et moi pourrions sans
inconvénient dormir dans le même lit.

--Je regrette beaucoup, messieurs, répéta le patron; mais nous n’avons
plus un seul lit vacant dans la maison. Nous avons déjà mis deux et
voire trois gentlemen dans un lit... ainsi!

Cela nous déconcerta un peu.

Mais Harris, en vieux routier, s’éleva à la hauteur de la circonstance,
et avec un rire aimable, concéda:

--Oh, dans ce cas, il n’y a plus rien à dire. Tant pis. Vous nous
arrangerez un lit de fortune dans la salle de billard.

--Je regrette beaucoup, messieurs. Il y a déjà trois gentlemen couchés
sur le billard, et deux dans la salle de café. Impossible de vous loger
ce soir.

Reprenant nos effets, nous allâmes au Manoir. C’était un joli petit
hôtel. Pour ma part, je le préférais à l’autre; et Harris fut de mon
avis: ici, tout marcherait bien, nous n’aurions qu’à ne pas regarder
l’homme aux cheveux rouges; d’ailleurs, ce m’était pas sa faute, au
pauvre bougre, s’il avait les cheveux rouges.

Harris en parlait d’une façon toute bienveillante et sensée.

Les gens du Manoir ne nous laissèrent pas le temps d’ouvrir la bouche.
La patronne nous reçut à la porte en nous disant que nous étions la
quatorzième compagnie qu’elle refusait depuis une heure et demie. Nos
modestes suggestions d’écuries, salle de billard, cave à charbon
excitèrent sa dédaigneuse hilarité: tous ces coins étaient pris depuis
longtemps.

Connaîtrait-elle une maison dans le village où elle ne le recommandait
pas, remarquez bien... on nous recevrait pour la nuit?

--Eh bien, ce n’est pas pour lui faire du tort... mais il y avait un
petit bistrot à un demi-mille plus loin sur la route d’Eton...

Sans en écouter plus, nous empoignâmes panier, sacs, pardessus et
paquets, et nous nous élançâmes. La distance était plus voisine d’un
mille que d’un demi, mais enfin nous arrivâmes, et nous précipitâmes,
tout hors d’haleine, dans le bar.

Les gens du bistrot étaient grossiers. Ils nous rirent au nez. La maison
ne contenait que trois lits, et ils avaient déjà sept gentlemen seuls et
trois couples mariés qui y dormaient. Mais un complaisant batelier qui
par bonheur se trouvait dans la salle, nous conseilla d’aller voir chez
l’épicier, la maison attenante au Cerf. Nous retournâmes sur nos pas.

C’était plein, chez l’épicier. Une vieille femme que nous rencontrâmes
dans la boutique eut l’amabilité de nous emmener avec elle à un quart de
mille, chez une dame de ses amies, qui louait à l’occasion des chambres
pour gentlemen.

Cette vieille femme marchait très lentement, et nous mîmes vingt minutes
à arriver chez la dame de ses amies. Elle charma les loisirs du trajet
en nous décrivant les diverses douleurs qu’elle ressentait dans le dos.

Les chambres de la dame étaient louées. De là nous fûmes adressés au nº
27. Le nº 27 était plein, et nous envoya au nº 32. Et le nº 32 était
plein aussi.

Alors nous nous retrouvâmes sur la grand’route, et Harris, s’asseyant
sur le panier, déclara qu’il n’irait pas plus loin. L’endroit était, à
son dire, tranquille, et il y mourrait volontiers. Il nous pria, George
et moi, d’embrasser sa mère pour lui et de dire à tous ses amis qu’il
leur pardonnait et qu’il mourait content.

Sur ces entrefaites arriva, déguisé en petit garçon, un ange (et je
doute qu’un ange eût pu trouver déguisement plus congru), qui portait
d’une main une cannette de bière, et de l’autre, au bout d’une ficelle,
un objet qu’il déposait sur chaque pierre plate où il passait, et
retirait ensuite, produisant par ce moyen un son particulièrement
déplaisant, qui faisait mal aux nerfs.

Nous demandâmes à cet envoyé des cieux (nous eûmes vite découvert sa
qualité), s’il connaissait par hasard une maison isolée, dont les
occupants seraient peu nombreux et faibles (vieilles dames ou vieux
messieurs paralysés, de préférence), et se laisseraient aisément
persuader, par la crainte, de livrer leurs lits pour la nuit à trois
gaillards résolus à tout; ou, sinon, pouvait-il nous enseigner une loge
à cochons vide ou un four à chaux abandonné, ou quelque chose de ce
genre. Il ne connaissait rien de tel,--du moins pas à portée; mais si
nous voulions venir avec lui, sa mère avait une chambre vacante à nous
donner pour la nuit.

Nous lui sautâmes au cou sur le champ, au clair de la lune, en le
bénissant,--ce qui eût fait un tableau admirable, si le gamin, accablé
sous le poids de notre émotion, ne s’était effondré sur la chaussée,
tandis que nous nous abattions par dessus lui. Harris faillit s’évanouir
de joie, et il dut s’emparer de la cannette de bière du gamin et en
vider la moitié avant de revenir à lui, après quoi il prit ses jambes à
son cou, et nous laissa, George et moi, transporter le bagage.

C’était une petite maison de quatre pièces où habitait le gamin, et sa
mère,--la bonne âme!--nous donna pour souper du jambon chaud, que nous
mangeâmes tout--cinq livres,--suivi d’une tarte aux confitures, avec
deux pleines théières, après quoi nous allâmes nous coucher. Il y avait
dans la chambre deux lits: l’un était un lit-cage de deux pieds et demi
dans lequel je couchai avec George, et il fallut, pour ne pas tomber,
nous attacher ensemble au moyen d’un drap. L’autre lit était celui du
gamin: Harris l’eut à lui seul, et nous le trouvâmes, au matin, avec,
dépassant du fond, un demi-yard de jambes nues, auxquelles George et moi
suspendîmes commodément nos serviettes pour prendre la douche.

Nous ne fûmes plus si difficiles dans le choix de notre hôtel, lorsque
par la suite nous retournâmes à Datchet.

Mais revenons à notre présent voyage: il n’arriva rien de digne
d’intérêt, et nous nous halâmes tranquillement jusqu’à l’île des Singes,
où nous accostâmes pour déjeuner. En attaquant le bœuf froid, nous
découvrîmes que nous avions oublié la moutarde. Je ne crois pas avoir de
mon existence ressenti, aussi cruellement que ce jour-là, le manque de
moutarde. En général, je n’y tiens guère, et il est rare que j’en
prenne, mais alors, j’aurais donné des mondes pour en avoir.

Je ne sais combien de mondes il peut exister dans l’univers, mais
quiconque m’eût apporté, à cet instant précis, une cuillerée de
moutarde, aurait bien pu les obtenir tous. Telle est ma prodigalité
lorsque je désire une chose que je n’ai pas.

Harris également dit qu’il aurait donné des mondes pour de la moutarde.
L’affaire eût été bonne pour un marchand de moutarde qui se serait
trouvé là avec son seau: il aurait été pourvu de mondes pour le restant
de ses jours.

Mais voilà! je crains fort que Harris et moi aurions tenté de renier le
marché une fois en possession de la moutarde. On fait de ces offres
extravagantes en des heures d’enthousiasme, mais, comme de juste,
lorsqu’on vient à y réfléchir, on s’aperçoit qu’elles sont
disproportionnées à la valeur de l’article requis. J’ai, une fois,
entendu un copain qui gravissait une montagne en Suisse, dire qu’il
donnerait des mondes pour un verre de bière, et une fois arrivé à un
petit débit qui en tenait, il fit un raffut de tous les diables parce
qu’on lui comptait cinq francs une bouteille de stout. Il dit que l’abus
était scandaleux et qu’il en écrirait au _Times_.

Cette absence de moutarde jeta un froid sur le canot. Nous mangeâmes
notre bœuf sans mot dire. L’existence nous paraissait vaine et dépourvue
d’intérêt. Nous songions, le cœur gros, aux jours heureux de notre
enfance. La tarte aux pommes, toutefois, nous ranima un peu, et lorsque
George eut tiré du panier une conserve d’ananas, qu’il fit rouler au
milieu du canot, la vie nous parut de nouveau digne d’être vécue.

Nous aimions beaucoup l’ananas, tous les trois. Nous regardions l’image
de l’étiquette; nous pensions au jus. Nous échangeâmes un sourire, et
Harris apprêta sa cuiller.

On se mit à la recherche de l’ouvre-boîtes. On retourna tout dans le
panier. On retourna les valises. On souleva les planches au fond du
canot. On déposa tous les objets sur la rive un à un, et on les secoua.
L’ouvre-boîtes demeura introuvable.

Harris alors tenta d’ouvrir la boîte avec son couteau de poche, mais la
lame se cassa, et il se coupa profondément. George essaya d’une paire de
ciseaux, mais les ciseaux lui échappèrent et faillirent l’éborgner.
Cependant que l’un et l’autre pansaient leurs blessures, je m’efforçai
de faire un trou dans l’objet avec le bout pointu de la gaffe, mais la
gaffe en glissant me projeta entre le canot et la rive, dans deux pieds
d’eau vaseuse, et la boîte de conserve alla rouler, intacte, sur une
tasse à thé, qu’elle cassa.

Alors nous perdîmes la tête. Nous portâmes cette boîte sur la berge.
Harris alla chercher une grosse pierre, je retournai au canot dont je
rapportai le mât, et George tint la boîte et Harris posa sur le
couvercle l’extrémité aiguë de sa pierre, et je pris le mât que je levai
en l’air, et, rassemblant toutes mes forces, je l’abattis.

Ce fut le chapeau de paille de George qui lui sauva la vie, ce jour-là.
Il l’a conservé (ce qui en reste) et, les soirs d’hiver, quand les pipes
sont allumées et que les copains débitent des galéjades sur les dangers
qu’ils ont courus, George le décroche du mur et le montre à la ronde, et
l’effroyable histoire est contée de nouveau avec des exagérations
inédites chaque fois.

Harris s’en tira avec une éraflure sans gravité.

Après cela, j’emportai la boîte, et la martelai à coups de mât jusqu’à
n’en pouvoir plus, et Harris à son tour s’en empara.

Nous la battîmes à plat; nous la rebattîmes en cube; nous la battîmes
selon toutes les formes de la géométrie--mais sans parvenir à y faire un
trou. George alors l’attaqua, à grands coups, et en fit quelque chose
d’un aspect si étrange, si biscornu, si repoussant dans sa monstrueuse
hideur, que d’épouvante il laissa choir son mât. Alors, nous nous
assîmes autour de la boîte, à la considérer.

Un grand renfoncement dans le haut offrait l’aspect d’un rictus
dérisoire, et cela nous mit dans une rage telle que Harris s’élança sur
l’objet, le brandit, et l’envoya voler au milieu du courant, où il
sombra, sous une bordée de malédictions. Puis, remontés dans le canot,
nous fîmes force de rames pour nous éloigner, et n’arrêtâmes plus avant
d’être à Maidenhead.

Cette ville est d’allures trop mondaines pour être agréable. C’est le
rendez-vous des gommeux de la Tamise et de leurs compagnes trop bien
harnachées. C’est la ville des hôtels à la mode, patronnés par des
demoiselles du corps de ballet. C’est la marmite de sorcière d’où
s’échappent ces démons du fleuve, les chaloupes à vapeur. Le duc du
_London Journal_ ne manque jamais d’avoir son pied-à-terre à Maidenhead;
et c’est toujours là que déjeune l’héroïne des romans en trois volumes,
lors de ses escapades avec le mari d’une amie.

Nous traversâmes en hâte Maidenhead, puis ralentissant, fîmes à loisir
ce long trajet qui sépare l’écluse Boulter de l’écluse Cookham. Les bois
de Cleveden portaient leur délicate livrée de printemps, et s’élevaient
dès le bord de l’eau, en une harmonie prolongée où se mêlaient les tons
d’un vert féerique. Ce coin est peut-être, dans son intacte beauté, le
plus aimable du fleuve, et c’est tout à loisir que nous ramions au sein
de sa profonde paix.

Nous entrâmes dans le canal de dérivation, juste au-dessous de Cookham,
pour prendre le thé; et en arrivant à l’écluse, il faisait nuit. Une
jolie brise s’était levée,--nous favorisant, par miracle; car,
immanquablement, sur la Tamise, vous avez toujours le vent debout, dans
quelque direction que vous alliez. Il est contre vous le matin, lorsque
vous partez pour la journée, et vous ramez longtemps, avec l’agréable
perspective de revenir à la voile. Mais, après le thé, le vent vire cap
pour cap, et il vous faut refaire contre lui à l’aviron tout le chemin
du retour.

Si vous oubliez d’emporter la voile, le vent ne cesse de vous favoriser,
dans les deux sens. Mais, hélas! cette vie n’est qu’une longue épreuve,
et l’homme est né pour la peine comme l’étincelle pour jaillir et
s’évanouir.

Ce soir-là, néanmoins, on avait à coup sûr fait erreur, en nous mettant
le vent arrière au lieu de nous le mettre dans le nez. Nous ne fîmes
semblant de rien, et nous dépêchâmes de hisser la voile avant que
l’erreur ne fût reconnue; nous nous étendîmes dans le canot en des poses
méditatives, et la voile se gonfla, tira, grinça contre le mât et le
canot vola sur les ondes.

Je barrais.

Je ne connais pas de sensation plus passionnante que d’aller à la voile.
On n’en peut éprouver--sauf en rêve--qui se rapproche davantage du vol.
Le vent de la course vous emporte indiciblement sur ses ailes. Vous
n’êtes plus désormais cet être aux pieds pesants, pétri d’argile, qui se
traîne péniblement sur le sol: vous faites partie de la Nature! Votre
cœur palpite avec le sien. Ses bras merveilleux vous soulèvent, et vous
attirent sur son cœur! Votre âme communie avec la sienne; vos membres
s’allègent! Les voix de l’air chantent autour de vous. La terre vous
paraît se rapetisser et s’éloigner; et les nuages si proches de votre
front, ce sont des frères auxquels vous tendez les bras.

Nous avions tout le fleuve pour nous, si ce n’est que dans le lointain
nous apercevions à l’ancre, au milieu du courant, un bachot de pêche
dans lequel étaient assis trois pêcheurs. Notre canot volait sur l’eau,
les rives boisées se déroulaient, nous nous taisions.

Je barrais.

En approchant de ces trois hommes qui pêchaient, nous découvrîmes qu’ils
étaient vieux et d’allures graves. Ils étaient assis dans le bachot, sur
trois chaises et surveillaient leurs lignes avec attention. Et le rouge
couchant projetait sur les eaux sa gloire mystique et faisait un nimbe
d’or aux nuages amoncelés. L’heure était d’extase profonde, d’espoirs et
d’aspirations sans limites. Notre petite voile se détachait sur le ciel
de pourpre, la brume autour de nous estompait de ses ombres le paysage,
et derrière nous montait la nuit.

Pareils aux chevaliers de quelque vieille légende, nous voguions sur un
lac de mystère, vers l’inouï royaume du crépuscule, sous le pays vaste
du couchant.

Nous n’arrivâmes pas au royaume du crépuscule; nous allâmes donner en
plein dans le bachot, où ces trois vieux étaient à pêcher. Nous ne
comprîmes pas tout d’abord ce qui se passait, car la voile nous bouchait
la vue, mais d’après le genre de paroles qui s’élevaient dans l’air du
soir, nous comprîmes que nous étions à proximité d’êtres humains,
lesquels étaient furieux. Harris amena la voile, et nous pûmes voir ce
qui s’était passé. Le choc avait envoyé à bas de leurs chaises ces trois
vieux gentlemen qui formaient un amas confus au fond du bachot, et ils
s’efforçaient avec peine et lenteur de se dégager du tas et de retirer
le poisson de leurs personnes; et tout en agissant, ils nous
maudissaient,--leurs malédictions étaient non pas banales et de tout le
monde, mais compliquées, réfléchies, longuement pourpensées et fort
significatives, et elles embrassaient toute la durée de notre existence,
et s’appliquaient à l’avenir le plus éloigné et comprenaient toute notre
famille, sans excepter la moindre de nos connaissances,--de fortes et
substantifiques malédictions.

Harris leur fit observer qu’ils devaient plutôt nous remercier de leur
avoir donné un peu de distraction, au cours de leur longue journée de
pêche, et il ajouta qu’il était peiné d’entendre des hommes de leur âge
se laisser aller à un tel courroux.

Mais il n’eut aucun succès.

Après cela, George me remplaça à la barre. Un esprit de ma trempe,
dit-il, ne pouvait s’abaisser à gouverner des canots,--il valait mieux
qu’un humain plus vulgaire veillât à la direction et nous empêchât de
nous noyer. Il prit donc les tireveilles, et nous fit remonter jusqu’à
Marlow.

Et à Marlow, nous sortîmes du canot par le pont, et nous allâmes passer
la nuit à la «Couronne».




Chapitre XIII

Marlow. L’Abbaye de Bisham. Les moines de Medmenham. Montmorency pense
trucider un vieux matou. Mais, tout compte fait, il le laisse vivre.
Scandaleuse conduite d’un fox-terrier aux Magasins du Service civil.
Notre départ de Marlow. Un majestueux cortège. La chaloupe à vapeur:
recette pratique pour lui causer du désagrément. Nous refusons de boire
la Tamise. Un chien pacifique. Étrange disparition de Harris et d’un
pâté.


Marlow est un des endroits les plus agréables que je sache sur la
Tamise. C’est une petite ville vivante et animée; pas très pittoresque,
il est vrai, mais on y trouve cependant quelques coins curieux--arches
subsistantes du pont brisé du Temps, par lequel notre imagination
remonte vers les âges où le manoir de Marlow avait pour seigneur le
saxon Algar, avant que Guillaume le Conquérant le lui eût pris pour le
donner à la reine Mathilde, avant qu’il passât aux comtes de Warwick ou
au sage lord Paget, le conseiller de quatre souverains successifs.

Il y a également de jolis environs, si vous aimez faire un tour après le
canotage. Le fleuve, d’ailleurs, est ici dans toute sa beauté. En aval,
le trajet est charmant jusqu’à Cookham, le long des prairies et des bois
de la Carrière. Chers vieux bois de la Carrière! avec vos étroits
sentiers qui grimpent, vos allées sinueuses, vos parfums embaumant les
souvenirs des jours ensoleillés d’été! Les fantômes de visages rieurs
hantent pour moi vos ombreuses perspectives; et de vos ramures
chuchotantes pleuvent doucement les voix de jadis!

Le trajet de Marlow à Sonning est encore plus beau. L’antique abbaye de
Bisham, dont les murailles de pierres ont répercuté les rudes voix des
Templiers, et qui, en d’autres temps, fut la demeure d’Anne de Clèves,
puis de la reine Elisabeth, se voit sur la rive droite juste à un
demi-mille en amont de Marlow Bridge. L’abbaye de Bisham est riche en
souvenirs mélodramatiques. Elle renferme une chambre à coucher de
tapisserie et un cabinet secret se cache dans l’épaisseur de ses murs.
Le fantôme de la Dame Sainte, qui tua son petit enfant, s’y promène
encore la nuit, et s’efforce de laver ses ombres de mains dans une ombre
de bassin.

Warwick, le faiseur de rois, y repose, insoucieux désormais de ces
vanités: les rois et les royaumes de la terre; Salisbury également, qui
fit de bonne besogne à Poitiers. Juste avant d’arriver à l’abbaye, et
tout au bord du fleuve, se trouve l’église de Bisham, et s’il est des
tombeaux dignes d’être contemplés, ce sont ceux de cette église. Ce fut
en se laissant bercer dans son canot sous les hêtres de Bisham que
Shelley, qui habitait alors à Marlow (on y voit encore sa maison, dans
West Street), composa sa _Révolte de l’Islam_.

Proche de Hurley Weir, un peu en amont, j’ai souvent imaginé que je
pourrais passer un mois dans ce paysage sans épuiser toutes ses beautés.
Le village de Hurley, à cinq minutes de marche de l’écluse, est un des
plus vieux petits coins de la Tamise, car il remonte, pour employer la
curieuse phraséologie de ces âges reculés, «aux jours du roi Sebert et
du roi Offa». Juste après l’écluse (en amont) est le champ des Danois,
où les envahisseurs danois campèrent, durant leur marche sur le
Gloucestershire; et un peu au delà encore, nichés dans un délicieux
recoin du fleuve, sont les restes de l’abbaye de Medmenham.

Les fameux moines de Medmenham, ou la «Société du feu de l’Enfer», comme
on les appelait habituellement, et dont faisait partie le célèbre
Wilkes, formaient une confrérie ayant pour devise: «Fais ce que veux»,
et cette exhortation s’inscrit toujours sur le porche branlant de
l’abbaye. Bien avant la fondation de cette abbaye dérisoire, il y avait
au même endroit un monastère plus sérieux, dont les moines différaient
grandement des libertins destinés à leur succéder cinq cents ans plus
tard.

Les religieux cisterciens, dont c’était ici l’abbaye au douzième siècle,
avaient pour seuls vêtements un froc grossier muni d’une coule, et ne
mangeaient ni viande, ni poisson, ni œufs. Ils couchaient sur la paille,
et se relevaient à minuit pour l’office. Ils consacraient leurs journées
au travail manuel, à la lecture, à la prière, et leur vie s’écoulait
dans un silence de mort, car nul n’avait le droit de parler.

Quelle funèbre communauté, quelle existence funèbre, en ce doux asile
que Dieu créa si joyeux! Combien étrange que les voix de la Nature les
entourant--le murmure des eaux, les bruissements des herbes riveraines,
l’harmonie du vent dans les ramures,--n’aient pu leur donner une
compréhension meilleure de la vie! Ils restaient là, aux écoutes, tout
le long du jour, attendant une voix du ciel; et tout le long des jours
et des nuits solennelles, cette voix leur parlait de mille et mille
façons, et ils ne l’entendaient pas.

De Medmenham à la coquette écluse de Hambledon, le fleuve abonde en
paisibles beautés, mais après avoir dépassé Greenlands, la propriété de
médiocre apparence de mon éditeur,--un paisible vieux gentleman sans
prétention, que l’on rencontre fréquemment par là, en été, pagayant à
lui seul avec une souple vigueur, ou arrêtant au passage un vieil
éclusier pour tailler une bavette,--jusque bien au delà de Henley, le
paysage est nu et morne.

Le lundi matin, nous fûmes d’assez bonne heure à Marlow et allâmes
prendre un bain avant le petit déjeuner. Au retour, Montmorency se
conduisit en parfait imbécile. L’unique divergence d’opinion qu’il y ait
entre Montmorency et moi concerne les chats. J’aime les chats;
Montmorency, non.

Lorsque je rencontre un chat, je lui dis: «Joli Minet!» et me baisse
pour lui gratter le crâne; et le chat de dresser sa queue roidie et
comme moulée en fonte, de faire le gros dos, de frotter son nez contre
mon pantalon: tout se passe gentiment et paisiblement. Lorsque
Montmorency rencontre un chat, toute la rue doit le savoir; et il se
gaspille en dix secondes plus de gros mots que n’en dépense, sa vie
durant, un homme qui se respecte, s’il les emploie convenablement.

Je ne blâme pas le chien (et je me contente à l’ordinaire de lui taper
sur la tête ou de lui jeter des pierres), parce qu’il se conduit, je
suppose, selon sa nature. Les fox-terriers sont nés avec une dose de
péché originel au moins quatre fois plus grande que celle des autres
chiens, et il faudra maintes années de patients efforts de notre part, à
nous, chrétiens, pour amener une réforme appréciable dans l’humeur
batailleuse des fox-terriers.

Cela me rappelle un jour où j’étais dans la salle d’attente des Grands
Magasins de Haymarket. Tout autour de moi se trouvaient des chiens
attendant le retour de leurs maîtres, qui étaient à faire des achats à
l’intérieur. Il y avait un mâtin, un ou deux lévriers d’Écosse, un
Saint-Bernard, plusieurs épagneuls et terre-neuves, un chien pour
chasser le sanglier, un caniche français, avec un poil abondant autour
de la tête, mais le derrière tout ras; un bouledogue, quelques-unes de
ces bêtes du Passage Lowther, grosses à peu près comme des rats, et un
couple de chiens du Yorkshire.

Ils restaient là bien tranquilles et méditatifs. Une paix solennelle
régnait dans cette salle d’attente. Une atmosphère de calme et de
résignation,--de douce mélancolie, flottait dans la pièce.

Alors entra une jolie petite madame, conduisant un mignon fox-terrier
d’aspect débonnaire, qu’elle laissa là, attaché entre le bouledogue et
le caniche. Il resta pendant une minute à regarder tout autour de lui.
Puis il leva les yeux au plafond, et parut, à en croire son expression,
songer à sa mère. Puis il bâilla. Puis il regarda les autres chiens,
tous silencieux, graves et dignes.

Il regarda le bouledogue, qui dormait à sa droite un sommeil sans rêves.
Il regarda le caniche, hautainement dressé, à sa gauche. Puis, sans
crier gare, et sans avoir été provoqué le moins du monde, il mordit la
patte de devant du caniche, et un hurlement de douleur retentit dans la
quiète pénombre de la salle d’attente.

Le résultat de sa première expérience parut le satisfaire beaucoup, et
il résolut de continuer à mettre un peu d’animation autour de lui. Il
bondit sur le caniche, attaqua vigoureusement un lévrier, lequel
s’éveilla et entama aussitôt une bataille en règle avec le caniche.
Alors petit fox reprit sa place, saisit le bouledogue par l’oreille et
s’efforça de le jeter à bas; et le bouledogue, bête curieusement
impartiale, s’élança sur tout ce qui se trouvait à sa portée, y compris
le gardien du vestibule, ce qui procura au cher petit terrier l’occasion
de se livrer à une lutte soutenue avec un chien du Yorkshire d’égale
bonne volonté.

A quiconque connaît la nature canine, il est superflu de dire que sur
ces entrefaites tous les autres chiens là présents s’étaient mis à
combattre comme si leurs foyers et leurs toits dépendaient de l’issue de
la bataille. Les gros chiens luttaient entre eux indistinctement, et les
petits chiens luttaient aussi entre eux et profitaient de leurs instants
de loisir pour mordre les pattes des gros.

La salle d’attente fut bientôt un parfait pandémonium, et le tapage
était horrifique. Un rassemblement se forma au dehors dans Haymarket: on
se demandait s’il y avait réunion paroissiale; ou, sinon, qui on
assassinait, et comment. Des hommes entrèrent avec des perches et des
cordes, s’efforçant de séparer les chiens, et on envoya quérir la
police.

Et au plus fort de la bagarre, la jolie petite madame revint, et saisit
son joli mignon chéri (il avait mis sur le flanc pour un mois le
yorkshire, et revêtait à présent l’expression d’un agneau nouveau-né)
dans ses bras, et le baisa, et lui demanda s’il n’était pas mort, et si
ces grandes vilaines bêtes lui avaient fait beaucoup de mal, et lui la
regardait au visage d’un air qui signifiait: «Oh! quel bonheur que vous
soyez venue m’arracher à cette scène odieuse!»

Elle dit que les gens des Magasins n’avaient pas le droit de mettre de
grosses brutes sauvages comme ces autres chiens avec les chiens de gens
comme il faut, et qu’elle avait bonne envie de leur intenter un procès.

Telle est la nature des fox-terriers; aussi, je ne reproche pas à
Montmorency sa tendance à se battre avec les chats; mais il n’eut pas à
se louer, ce matin-là, de s’y être livré.

Nous revenions du bain, comme je l’ai dit, et nous traversions la
grand’rue, quand un chat s’élança d’une maison en avant de nous, et se
mit à trotter sur la chaussée. Montmorency poussa un cri de triomphe--le
cri du brave guerrier qui voit son ennemi se livrer entre ses mains--le
cri même que dut pousser Cromwell quand les Écossais descendirent la
colline--et il s’élança sur sa proie.

Sa victime était un gros matou noir. Jamais je n’ai vu chat plus gros,
ni d’apparence moins recommandable. Il avait perdu la moitié de sa
queue, une oreille, et une très appréciable portion de son nez. C’était
un animal solide et râblé.

Il avait un air calme et satisfait.

Montmorency courut sur ce pauvre chat à l’allure de vingt milles à
l’heure, mais le chat ne se pressa pas;--l’idée ne parut pas lui venir
que sa vie était en danger. Il continua de trotter paisiblement jusqu’à
ce que son assassin prétendu ne fût plus qu’à un yard de lui. Alors il
se retourna et s’assit au beau milieu de la chaussée, et regarda
Montmorency avec un air de douce interrogation qui disait:

--Tiens, tiens! C’est à moi que vous en avez?

Montmorency ne manque pas de culot; mais l’expression de ce chat avait
quelque chose qui eût glacé le cœur du chien le plus brave. Il s’arrêta
court et considéra Minet.

Ni l’un ni l’autre ne parlaient; mais la conversation que l’on peut
imaginer fut évidemment celle-ci:

LE CHAT.--Puis-je quelque chose pour vous?

MONTMORENCY.--Non... merci, non.

LE CHAT.--Vous savez, il ne faut pas avoir peur de le dire, si vous avez
réellement besoin de quelque chose?

MONTMORENCY, _reculant peu à peu_.--Oh non... pas du tout...
certainement... ne vous dérangez pas, je... je crains d’avoir fait
erreur. J’avais cru vous reconnaître. Mille regrets de vous avoir
dérangé.

LE CHAT.--Pas du tout... avec le plus grand plaisir. Vrai, vous n’avez
besoin de rien?

MONTMORENCY, _reculant toujours_.--D’absolument rien, merci...
absolument... trop aimable. Au revoir.

LE CHAT.--Au revoir.

Puis le chat se leva et se remit au trot; et Montmorency, la queue entre
les pattes, s’en revint vers nous, et prit modestement place à
l’arrière-garde.

Depuis lors, il suffit de prononcer: «Au chat!» pour que Montmorency
frissonne et vous regarde piteusement, l’air de dire:

--Oh non, pas ça, de grâce!

Après déjeuner, nous fîmes notre marché, ravitaillant le canot pour
trois jours. George nous engagea fort à prendre des légumes--car il
était malsain de n’en pas manger. Ils étaient faciles à cuire,
ajouta-t-il, et il s’en chargerait. Nous prîmes donc dix livres de
pommes de terre, un boisseau de pois et quelques choux. En outre, un
rosbif en pâté, une couple de tartes aux groseilles vertes, et un gigot
de mouton; plus des fruits, gâteaux, pain et beurre, jambon, lard et
œufs, et autres victuailles qui nous firent courir la ville en tous
sens.

Notre départ de Marlow fut, à mon sens, un de nos meilleurs succès,
digne et impressionnant, quoique dépourvu d’ostentation. Nous avions
insisté dans les boutiques pour que le porteur nous accompagnât. Nous ne
voulions pas de ces: «Oui, monsieur, je vais vous l’envoyer tout de
suite; le garçon sera là avant vous, monsieur!» et puis faire le pied de
grue sur l’embarcadère, et retourner deux ou trois fois à la boutique
pour les activer. Nous attendions que la corbeille fût chargée, et
emmenions le garçon avec nous.

Nous visitâmes bon nombre de boutiques, adoptant ce principe à chacune;
si bien que, pour finir, nous avions comme escorte la plus belle
collection de garçons qu’on pût souhaiter; et notre descente finale de
High Street jusqu’à la Tamise dut être un des plus imposants spectacles
que Marlow ait connus depuis longtemps.

L’ordre du cortège était le suivant:

  Montmorency portant une baguette.

  2 roquets de mine peu recommandable, amis de Montmorency.

  George portant pardessus et couvertures, et fumant une courte pipe.

  Harris, s’efforçant de marcher avec désinvolture, tout en portant
  d’une main une valise Gladstone surbondée et de l’autre une bouteille
  de citronnade.

  Garçon verdurier et garçon boulanger, avec corbeilles.

  Garçon de l’hôtel, portant un panier.

  Garçon confiseur, avec corbeille.

  Garçon de la fromagerie, avec corbeille.

  Un figurant, chargé d’une valise.

  Ami intime du figurant, les mains dans les poches, fumant une courte
  pipe.

  Garçon fruitier, avec corbeille.

  Moi, portant 3 chapeaux et 1 paire de bottines, et m’efforçant de
  prendre un air détaché.

  6 petits garçons et 4 chiens de rencontre.

Quand nous arrivâmes à l’embarcadère, le gardien dit:

--Voyons, monsieur, est-ce pour la chaloupe à vapeur ou la bélandre de
plaisance?

Il eut l’air étonné d’apprendre que nous venions pour un skiff en
double.

Nous fûmes très persécutés par les chaloupes à vapeur, ce matin-là.
C’était justement la semaine qui précédait les régates, et elles
circulaient en grand nombre, les unes isolément, les autres remorquant
des bélandres de plaisance. J’ai l’horreur des chaloupes à
vapeur,--comme tout canotier, je suppose. Je n’en puis voir une sans
être tenté de l’acculer dans un coin solitaire du fleuve, et là, dans le
silence et le mystère, de l’étrangler.

Il y a dans la chaloupe à vapeur une présomptueuse vanité qui a le don
de réveiller tous les mauvais instincts de mon être, et je regrette le
bon vieux temps où vous pouviez dire aux gens ce que vous pensiez d’eux
avec une hache d’armes et un arc et des flèches. L’expression du visage
de l’homme qui, les mains dans ses poches, se tient à l’arrière en
fumant un cigare, suffirait à elle seule pour excuser une déclaration de
guerre; et le sifflet impérieux qui vous enjoint de vous garer
assurerait, j’en suis sûr, un verdict d’«homicide justifié» devant tout
jury de canotiers.

Ils se croyaient vraiment _obligés_ de siffler pour que nous nous
écartions de leur route. Si je ne craignais de paraître trop ambitieux,
j’oserais presque dire que notre petit canot, durant cette semaine-là,
procura aux chaloupes à vapeur plus d’ennui et de retard que toute la
flottille de la Tamise réunie.

--Une chaloupe à vapeur qui arrive! criait l’un de nous, en découvrant
au loin l’ennemi. A la minute, tout était prêt pour la recevoir. Je
prenais les tireveilles, Harris et George s’asseyaient à côté de moi,
tous trois nous tournions le dos à la chaloupe, et le canot s’en allait
tout tranquillement à la dérive.

Survenait la chaloupe, sifflante et nous dérivions toujours. A cent
yards de nous, elle se mettait à siffler comme une petite folle, et les
gens venaient se pencher par-dessus bord et nous héler de toutes leurs
forces; mais nous n’entendions rien. Harris nous contait une anecdote au
sujet de sa mère, et George et moi n’aurions pas voulu, pour des mondes,
en perdre une syllabe.

La chaloupe alors poussait un sifflement suprême, à déchirer sa
chaudière, et elle faisait machine en arrière, et lâchait sa vapeur, et
elle se détournait et heurtait le fond; chacun à son bord s’élançait à
l’avant pour nous héler, et les gens de la rive s’arrêtaient et
joignaient leurs cris aux leurs, et tous les autres canots qui passaient
s’arrêtaient et faisaient chorus, tant que toute la Tamise, sur des
milles d’étendue en amont et en aval, se trouvait dans un état de
combustion indicible. Et alors Harris s’interrompait dans l’endroit le
plus palpitant de son récit, et levait les yeux avec une douce surprise,
et disait à George:

--Tiens! George, on dirait que voici une chaloupe à vapeur!

Et George de répondre:

--Aussi, je me disais bien que j’entendais quelque chose!

Sur quoi l’inquiétude et le trouble s’emparaient de nous, et nous ne
savions plus comment nous tirer de leur chemin, et les gens de la
chaloupe, réunis en groupe, nous dirigeaient.

--Ramez de droite--vous, vous imbécile! Déramez de gauche. Non, pas
_vous_! l’autre--laissez les tireveilles tranquilles, dites donc--à
présent, tous les deux, allez-y. Pas par _là_! Oh! tas de...

Alors ils mettaient à l’eau une embarcation pour venir à notre secours;
et après une demi-heure d’efforts, ils nous avaient tirés de leur
chemin, suffisamment pour pouvoir continuer; et nous les remerciions
beaucoup, et les priions de nous donner la remorque. Mais ils refusaient
toujours.

Une autre bonne façon que nous découvrîmes d’irriter la chaloupe à
vapeur du type aristocratique consistait à prendre les gens pour une
société en goguette, et à leur demander s’ils étaient bien la section de
Messieurs Cubit’s ou les Francs-Templiers de Bermondsey, et s’ils
pouvaient nous prêter une casserole.

Les vieilles dames peu familiarisées avec le canot sont toujours
excessivement émues par les chaloupes à vapeur. Je me rappelle une fois
où je remontais de Staines à Windsor--trajet particulièrement riche en
ces monstres mécaniques--avec une société comprenant trois dames de
cette espèce. Ce fut très curieux. Du plus loin qu’elles voyaient
apparaître une chaloupe à vapeur, elles insistaient pour débarquer et
s’asseoir sur l’herbe en attendant qu’elle fût passée. Elles
regrettaient beaucoup, disaient-elles, mais on n’était pas téméraire,
dans leur famille.

A l’écluse de Hambledon, nous nous trouvâmes à court d’eau. Nous prîmes
notre dame-jeanne et allâmes jusqu’à la maison de l’éclusier, lui en
demander.

Notre porte-parole fut George. Avec un sourire persuasif, il prononça:

--Dites, pourriez-vous nous laisser prendre un peu d’eau?

--Certainement, répliqua le vieux gentleman: prenez tout ce qu’il vous
faut, et laissez le reste.

--Merci beaucoup, murmura George en regardant autour de lui. Mais où...
où est-elle?

--Toujours à la même place, mon garçon, fut la cynique réponse; juste
derrière vous.

--Je ne vois pas, dit George en se retournant.

--Miséricorde, où sont vos yeux? fut la réflexion de l’homme, qui prit
George par le bras, et le fit pirouetter en lui désignant le fleuve de
long en large. Il y en a assez pour la voir, tout de même!

--Oh! s’écria George, comprenant enfin; mais nous ne pouvons pas boire
la Tamise.

--Non; mais vous pouvez en boire _une partie_, répliqua le vieux birbe.
Voilà quinze ans que je m’en abreuve.

George lui dit que sa mine après un tel régime ne semblait pas une
recommandation suffisante pour la marque; et il préférait la tirer d’une
pompe.

Nous en obtînmes à un cottage situé un peu plus loin. Je suppose que
c’était simplement de l’eau du fleuve. Mais nous ne le savions pas, tout
allait bien. L’estomac ne se révolte pas contre ce que l’œil ne voit
pas.

Nous goûtâmes à l’eau de la Tamise une autre fois, mais cela ne nous
réussit guère. Nous descendions le fleuve, et nous nous étions engagés
dans un bras de dérivation, près de Windsor, pour prendre le thé. Notre
dame-jeanne était vide, et nous avions le choix entre nous passer de thé
ou puiser de l’eau à la rivière. Harris était d’avis d’essayer. Il
affirma qu’il n’y avait rien à craindre en faisant bouillir l’eau. Nous
remplîmes donc notre bouilloire de dérivation de la Tamise, et la fîmes
bouillir; et nous surveillâmes consciencieusement l’ébullition.

Nous avions fait du thé, et nous installions confortablement pour le
boire, quand George, la tasse à mi-chemin de ses lèvres, s’arrêta, et
s’écria:

--Qu’est-ce que c’est que ça?

--Qu’est-ce que c’est que quoi? demandâmes-nous, Harris et moi.

--Eh bien, ça! dit George, en regardant vers l’est.

Nous suivîmes son regard, et vîmes, descendant vers nous sur les ondes
paresseuses, un chien. C’était le plus tranquille et pacifique chien que
j’aie jamais vu. Je n’ai jamais rencontré un chien qui eût l’air plus
satisfait, plus libre de soucis. Il flottait rêveusement sur le dos, les
quatre pattes en l’air, toutes droites. Il était, on peut le dire, plein
d’embonpoint, avec un thorax bien développé. Il s’en venait, serein,
digne et calme, et arrivé à notre hauteur, il s’arrêta parmi les
roseaux, et s’installa confortablement pour la nuit.

George déclara qu’il ne voulait plus de thé, et vida sa tasse par-dessus
bord. Harris non plus n’avait pas soif, et suivit son exemple. J’avais
bu la moitié de la mienne, mais j’aurais préféré m’être abstenu.

Je demandai à George si, à son idée, j’allais avoir la typhoïde.

--Oh! non, répondit-il; j’avais quelque chance d’y échapper. En tout
cas, je saurais dans une quinzaine de jours si je l’avais ou non.

Nous remontâmes le bras de dérivation jusqu’à Wargrave. Ce bras est un
raccourci, qui prend sur la rive droite, un demi-mille environ au-dessus
de l’écluse Marsh, et qui mérite d’être suivi, car, outre qu’il gagne
près d’un demi-mille, c’est un joli petit bout de rivière ombragée.

Comme de juste, son entrée est obstruée de pilotis et de chaînes, et
environnée d’écriteaux, menaçant de toutes sortes de tortures,
emprisonnement et mort, quiconque oserait plonger un aviron dans ses
eaux--et je m’étonne que certains de ses propriétaires riverains ne
revendiquent pas l’air de la rivière, édictant quarante shillings
d’amende contre quiconque le respire--mais pilotis et chaînes s’évitent,
grâce à un peu d’habileté; et quant aux écriteaux, on peut, si l’on
dispose de cinq minutes, et s’il n’y a personne, en arracher un ou deux
et les jeter à l’eau.

A mi-chemin du bras de dérivation, nous débarquâmes pour déjeuner; et ce
fut au cours de ce repas que George et moi éprouvâmes une secousse fort
pénible.

Harris aussi éprouva une secousse; mais je doute que la sienne ait été
de loin aussi pénible que la nôtre.

Voici comment la chose se passa: nous étions assis dans une prairie, à
dix yards de la berge, et nous venions de nous installer commodément
pour nous sustenter. Harris tenait entre ses genoux le rosbif en pâté,
et le découpait, tandis que George et moi apprêtions nos assiettes.

--Avez-vous une cuiller? dit Harris; il me faut une cuiller pour prendre
la gelée.

Le panier était juste derrière nous, et George et moi nous nous
retournâmes tous les deux pour y puiser. Nous ne mîmes pas cinq secondes
à trouver la cuiller. Quand nous reprîmes notre position primitive,
George et le rosbif avaient disparu!

La prairie était vide et découverte. Pas un arbre ou une haie à moins de
plusieurs centaines de yards. Il n’avait pu tomber à l’eau, car nous
étions entre l’eau et lui, et il lui aurait fallu nous enjamber.

George et moi contemplâmes les alentours. Puis nous nous contemplâmes
l’un l’autre.

--A-t-il été enlevé au ciel? demandai-je.

--On n’aurait pas pris le rosbif avec, dit George.

L’argument était sérieux, et l’hypothèse céleste fut écartée.

--La seule explication me paraît être, dit George, qu’il y a eu un
tremblement de terre.

Et il ajouta, d’un ton de regret:

--Malheur qu’il fût en train de découper ce rosbif!

Avec un soupir, nous regardâmes une fois encore la place où Harris et le
rosbif avaient été pour la dernière fois visibles sur terre; et soudain
notre sang se figea dans nos veines et nos cheveux se hérissèrent,
d’apercevoir la tête de Harris--rien que sa tête--dépassant de l’herbe
haute, le visage très rouge, et exprimant une grande indignation.

George fut le premier à se ressaisir.

--Parlez! s’écria-t-il, et dites-nous si vous êtes mort ou vivant,--et
où est le reste de votre personne.

--Oh! ne faites pas l’imbécile, dit la tête de Harris. Je crois bien que
vous l’avez fait exprès.

--Fait quoi? nous écriâmes-nous.

--Eh bien, me faire asseoir ici--une blague vraiment stupide. Allons,
attrapez le rosbif!

Et des profondeurs de la terre, nous sembla-t-il, s’éleva le
rosbif,--très endommagé; et à sa suite, se hissa Harris,--tout défait,
terreux et mouillé.

Il s’était assis, sans le savoir, juste au bord d’un petit fossé, que
l’herbe longue dissimulait; et en se penchant un peu en arrière, il s’y
était engouffré, rosbif et tout.

Il nous dit n’avoir jamais ressenti pire surprise qu’au moment où il se
sentit partir, sans pouvoir deviner en rien ce qui se passait. Il crut
d’abord que c’était la fin du monde.

Harris est aujourd’hui encore persuadé que George et moi avions
prémédité le coup. C’est ainsi que les plus injustes soupçons
poursuivent les plus innocents; et, comme dit le poète: «Qui échappe à
la calomnie?»

Qui, en effet!




Chapitre XIV

Wargrave. Têtes de cire. Sonning. Notre «irish stew». Montmorency est
sarcastique. Combat entre Montmorency et la bouilloire. George étudie le
banjo. On le décourage. Difficultés que rencontre le musicien amateur en
apprenant à jouer de la cornemuse. Tristesse de Harris après le souper.
George et moi allons faire une promenade. Retour affamés et trempés.
Harris a un air bizarre. Harris et les cygnes, histoire extraordinaire.
Harris passe une mauvaise nuit.


Après le déjeuner survint une brise qui nous emporta doucement jusque
passé Wargrave et Shiplake. Recuit dans le lourd soleil d’un après-midi
d’été, Wargrave, niché au fond d’une boucle de la Tamise, s’inscrit tel
un tableau ancien sur la rétine de la mémoire.

Le «George et le Dragon» de Wargrave possède une enseigne peinte d’un
côté par Leslie, de l’Académie Royale, et de l’autre par Hodgson, de la
même boîte. Leslie a figuré la lutte; Hodgson a imaginé la scène «après
le combat»:

--George, la besogne faite, buvant sa pinte de bière.

Day, l’auteur de _Sandford et Merton_, a vécu et--ce qui fait plus
d’honneur encore à la localité--fut assassiné à Wargrave. Dans l’église
se trouve le monument de Mme Sarah Hill, qui légua une livre sterling
annuelle, à répartir, le jour de Pâques, entre deux garçons et deux
filles qui «n’ont jamais désobéi à leurs parents; qu’on n’a jamais
surpris à jurer ni à dire de mensonge, à voler ni à casser de carreaux».
Pensez donc, le tout pour cinq shillings par an! Ce n’est pas payé.

Le bruit court dans cette ville qu’une fois, il y a bien des années, un
garçon se rencontra qui n’avait en effet jamais commis ces crimes--ou du
moins, et c’était tout ce qui était exigé et qu’on pouvait
attendre--n’avait jamais été surpris à les commettre--et qui mérita
ainsi la couronne de gloire. On l’exhiba durant trois semaines à l’Hôtel
de Ville, sous globe.

Ce qui advint de l’argent, par la suite, on l’ignore. Il est, dit-on,
régulièrement distribué au plus proche musée de têtes de cire.

Shiplake est un joli village, mais invisible de la Tamise, à cause de sa
situation sur la hauteur. Tennyson se maria dans l’église de Shiplake.

Le fleuve, d’ici à Sonnings, renferme de nombreuses îles, et coule
placide et solitaire. Presque personne, sauf au crépuscule un ou deux
couples de rustiques amoureux, ne fréquente ses rives. C’est un lieu
bien fait pour rêver aux jours passés, aux formes et aux visages
disparus, à tout ce qui aurait pu être et n’a, hélas! jamais été.

A Sonnings, on débarqua pour faire un tour dans le village. C’est le
plus féérique petit trou de la rivière. On dirait un village de théâtre
plutôt qu’un vrai, bâti de brique et de mortier. Chaque maison est
ensevelie sous les roses, et à cette époque, au début de juin, elles
foisonnaient en nuées de délicate splendeur. Si vous vous arrêtez à
Sonnings, descendez au «Taureau», derrière l’église. C’est la classique
auberge de village, précédée d’une cour où, sur des bancs, à l’ombre des
arbres, les vieux se réunissent le soir pour déguster leur ale et
bavarder politique locale; l’auberge aux chambres basses et biscornues,
aux fenêtres à petits carreaux, aux escaliers de guingois et aux
corridors en labyrinthe.

Nous flânâmes dans Sonnings pendant une heure, puis, comme il était trop
tard pour aller plus loin que Reading, nous décidâmes de retourner sur
l’une des îles de Shiplake, et d’y passer la nuit. Il était encore de
bonne heure quand nous fûmes installés, et George déclara que c’était
l’occasion ou jamais, puisque nous avions le temps, d’essayer un bon
dîner dans toutes les règles. Il ajouta qu’il voulait nous montrer ce
qu’on pouvait obtenir sur la Tamise en fait de cuisine, et nous proposa
de confectionner un «irish stew» avec les légumes et les restes du bœuf
froid.

L’idée nous parut lumineuse. George ramassa du bois et fit du feu,
tandis que Harris et moi nous mettions en devoir de peler les pommes de
terre. Je n’aurais jamais cru que c’était une telle besogne de peler des
pommes de terre. Nous commençâmes gaîment, je dirai presque folâtrement,
mais la première pomme de terre n’était pas achevée que notre
insouciance disparut. Plus nous pelions, plus il semblait rester de
pelure: une fois enlevée toute la pelure et les yeux ôtés, il resta si
peu de chose de la pomme de terre que cela ne valait plus la peine d’en
parler. George vint y jeter un coup d’œil, elle était grosse comme une
pistache. Il dit:

--Non, ça ne peut pas marcher. Vous les sabotez. Il faut les râcler.

Nous les râclâmes donc, et le travail était pire que de les peler. Elles
ont des formes si extravagantes, les pommes de terre,--toutes en bosses,
en verrues et en creux. Nous travaillâmes avec activité pendant
vingt-cinq minutes, pour faire quatre pommes de terre. Alors nous nous
mîmes en grève.

George déclara qu’il était absurde de n’introduire que quatre pommes de
terre dans un «irish stew», aussi en lavâmes-nous une demi-douzaine de
plus que nous jetâmes dans la marmite sans les éplucher. Nous y mîmes
également un chou et un demi-picotin de pois. George examina le tout,
puis déclara qu’il y avait encore beaucoup de place. On recourut donc
aux paniers, d’où l’on tira quelques restes variés, qui furent ajoutés à
la fricassée. On retrouva un pâté de porc et un morceau de lard, qui
entrèrent dans la marmite. Puis George découvrit une demi-boîte de
saumon en conserve, qu’il y jeta également.

C’est l’avantage de l’«irish stew», qu’il vous débarrasse d’un tas de
choses. Je dénichai deux œufs qui s’étaient cassés, et nous les
ajoutâmes. George dit qu’ils épaissiraient la sauce.

J’ai oublié les autres ingrédients, mais je sais que rien ne fut perdu,
et je me souviens que, vers la fin, Montmorency, qui avait suivi notre
manège avec le plus vif intérêt, s’éloigna d’un air grave et réfléchi,
et revint quelques minutes plus tard, portant dans sa gueule un rat
d’eau crevé qu’il souhaitait évidemment nous offrir comme contribution
au repas;--était-ce dans une intention sarcastique, ou par désir de bien
faire, je l’ignore.

On discuta pour savoir si le rat serait ajouté ou non. Harris dit qu’à
son avis cela ferait bien, mélangé au reste, et que tout pouvait servir;
mais George invoqua les précédents. Jamais, dit-il, on n’avait entendu
parler de mettre des rats d’eau dans l’irish stew, et il trouvait plus
sûr de ne pas faire d’expériences.

Harris lui répliqua:

--Si on n’essaie jamais rien de nouveau, comment savoir si c’est bon ou
non? Ce sont les gens comme vous qui entravent le progrès. Songez à
celui qui goûta le premier de la saucisse de Francfort!

Cet «irish stew» fut un réel succès. Je ne crois pas avoir jamais fait
de meilleur repas. Il avait un arome particulièrement frais et
stimulant. Le palais se blase si vite avec les habituelles provisions
des paniers: ce plat, au moins, offrait une saveur nouvelle, un goût ne
ressemblant à rien de connu.

Et il était nourrissant, d’ailleurs. Comme dit George, il avait du bon.
Les pois et les pommes de terre auraient pu être un rien plus tendres,
mais nous avions tous les dents solides, et cela n’importait guère.
Quant à la sauce, un vrai poème--un peu trop riche, peut-être, pour un
estomac délicat, mais nutritive.

Nous finîmes par du thé et de la tarte aux cerises. Pendant le thé,
Montmorency se battit avec la bouilloire, et fut lamentablement défait.

Depuis le début du voyage, il avait manifesté la plus vive curiosité au
sujet de la bouilloire. Il restait à la contempler tandis qu’elle
bouillait, d’un air intrigué, et s’efforçait de temps à autre de
l’exciter par ses grognements. Lorsqu’elle se mettait à fumer et à
crachotter, il y voyait un défi, et aurait voulu se mesurer avec elle;
mais, à cet instant précis, quelqu’un intervenait et lui ravissait sa
proie avant qu’il pût se jeter dessus.

Cette fois, il résolut de nous devancer. Au premier bruit que fit la
bouilloire, il se leva en grognant, et marcha sur elle dans une attitude
menaçante. Ce n’était qu’une petite bouilloire, mais elle était pleine
d’ardeur, et elle se rebiffa et se mit à cracher.

--Ah! vous en voulez! gronda Montmorency entre ses dents; je vais vous
apprendre à narguer un chien de bonne famille; misérable long-nez,
espèce de propre à rien. Garde à vous!

Et il s’élança sur cette pauvre petite bouilloire qu’il saisit par le
bec.

Alors, dans la paix du soir, s’éleva un hurlement affreux, et
Montmorency s’élança hors du canot et fit autour de l’île une promenade
de digestion à l’allure de vingt-cinq milles à l’heure, s’arrêtant de
fois à autre pour enfouir son nez dans une flaque de boue fraîche.

Dès lors, Montmorency regarda la bouilloire avec un mélange d’effroi, de
soupçon et de haine. Du plus loin qu’il l’apercevait, il grondait et se
reculait vivement, la queue entre les jambes, et lorsqu’on la mettait
sur le réchaud, il sautait par-dessus bord et allait s’asseoir sur la
rive, jusqu’à ce qu’il ne fût plus question de thé.

Après souper, George tira son banjo et voulut en jouer, mais Harris s’y
opposa: il avait la migraine, dit-il, et ne se sentait pas de force à le
supporter. George estimait que la musique lui ferait du bien,--la
musique, prétendait-il, apaisait souvent les nerfs et délivrait de la
migraine; et il pinça deux ou trois accords, juste pour montrer à Harris
de quoi il s’agissait.

Harris dit qu’il préférait sa migraine.

Jusqu’à présent, George n’a pas encore pu apprendre à jouer du banjo. Il
s’est heurté à trop de découragements. Il tenta bien, deux ou trois
soirs, durant notre navigation, de s’exercer un peu, mais il n’y réussit
guère. Harris usait d’un langage bien fait pour démoraliser n’importe
qui; et par ailleurs Montmorency hurlait sans discontinuer durant toute
la séance.

--Qu’a-t-il besoin de hurler comme ça lorsque je joue? s’écriait George
indigné, tout en visant le chien à l’aide d’une bottine.

--Qu’avez-vous besoin de jouer comme ça lorsqu’il hurle, répliqua Harris
en s’emparant de la bottine. Fichez-lui la paix. Il ne peut s’empêcher
de hurler. Il a l’oreille musicale, et votre jeu le fait hurler.

George finit par ajourner à son retour chez lui l’étude du banjo. Mais
même alors les circonstances ne le servirent point. Mme P. accourait
aussitôt et disait qu’elle regrettait beaucoup--quant à elle, sa musique
lui plaisait fort,--mais la dame du dessus était dans une position
intéressante, et le docteur craignait que cela ne nuisît à l’enfant.

Après cela George voulut emporter au dehors son instrument, tard dans la
nuit, et en jouer autour du square. Mais les voisins se plaignirent à la
police, on établit une surveillance, et il fut pincé. Le flagrant délit
était net, et il fut condamné à se tenir tranquille durant six mois.

Cette aventure le découragea. Les six mois écoulés, il fit bien encore
une ou deux molles tentatives pour se remettre à la besogne, mais il
avait toujours à combattre la même froideur,--le même universel défaut
de sympathie; et au bout de quelque temps, il désespéra tout à fait, et
fit passer une annonce offrant l’instrument à grosse perte--«son
possesseur ayant cessé d’en faire usage»--et se mit en revanche à
étudier les tours de cartes.

Ce doit être bien décourageant d’apprendre un instrument de musique. On
croirait que la Société se doit à elle-même de faire tout le possible
pour vous aider à acquérir l’art de jouer d’un instrument de
musique.--Ah bien oui!

J’ai connu un jeune homme qui apprenait à jouer de la cornemuse. On
n’imagine pas toute l’opposition qu’il eut à combattre. Même chez les
membres de sa famille il ne reçut pas ce qui s’appelle un encouragement
efficace. Son père fut dès le début tout à fait opposé à la chose, et il
en parlait sans aménité.

Mon ami se levait de bonne heure pour étudier, mais il lui fallut
bientôt changer de méthode, à cause de sa sœur. Elle était très bigote,
et trouvait fort mauvais de lui voir commencer sa journée de cette
façon.

Il veilla la nuit, et joua lorsque sa famille était couchée, mais cela
ne réussit pas mieux, et valut à la maison une triste réputation. Des
passants attardés s’arrêtaient au dehors pour écouter, et répandaient
par toute la ville, le lendemain matin, le bruit qu’un affreux
assassinat avait été commis la nuit précédente chez M. Jefferson; et ils
racontaient avoir ouï les gémissements de la victime et les sinistres
blasphèmes et les malédictions du meurtrier, que suivirent les vaines
supplications et le suprême hoquet de la victime.

On le laissa donc s’exercer de jour, dans l’arrière-cuisine, toutes les
portes fermées; mais nonobstant ces précautions, les plus beaux passages
s’entendaient du salon, et tiraient presque les larmes à sa mère.

Elle affirmait que cela lui rappelait son pauvre père (il avait été
avalé par un requin, le malheureux, en se baignant sur les côtes de la
Nouvelle-Guinée), mais par suite de quel rapport, elle ne pouvait le
dire.

Alors on fit élever pour lui un petit kiosque au fond du jardin, à un
bon demi-mille de la maison; et on l’y envoyait avec sa mécanique
lorsqu’il désirait s’en servir; et parfois il venait à la maison un
visiteur qui n’était pas au courant, et on oubliait de le mettre en
garde, et il allait faire un tour dans le jardin et arrivait tout à coup
à portée d’ouïr cette cornemuse, sans y être préparé ni savoir ce que
c’était. Si la personne avait une âme forte, elle se contentait de
frémir; mais les gens d’intellect plus médiocre s’enfuyaient
d’ordinaire, affolés.

Il faut bien l’avouer, il y a quelque chose de lugubre dans les efforts
d’un amateur de cornemuse. Je l’ai moi-même éprouvé en écoutant mon
jeune ami. C’est un instrument dont le jeu épuise. Il vous faut avant de
commencer prendre assez de souffle pour tout le couplet--du moins c’est
ce que je compris en observant Jefferson.

Il débutait superbement, sur une note large, franche, belliqueuse, tout
à fait prenante. Mais il allait de plus en plus piano à mesure qu’il
avançait, et la dernière mesure expirait en général au beau milieu, dans
un sifflement étranglé.

On doit être bien portant pour jouer de la cornemuse.

Le jeune Jefferson n’apprit qu’un seul air: mais je n’ai jamais entendu
personne regretter l’insuffisance de son répertoire,--absolument
personne. Cet air était «Les Campbells arrivent, hourra! hourra!»
affirmait-il, quoique son père soutînt régulièrement que c’était «Les
cloches bleues d’Écosse». On n’était pas trop sûr de ce que c’était,
mais on s’accordait à reconnaître que le morceau avait bien l’allure
écossaise.

Harris fut de mauvaise humeur après le souper,--je suppose que l’irish
stew l’avait dérangé: il n’a pas l’habitude de la grande vie--aussi
George et moi le laissâmes-nous dans le canot pour aller flâner par les
rues de Henley. Harris dit qu’il prendrait un verre de whisky et
mettrait tout en place pour la nuit. A notre retour nous devrions le
héler, et il viendrait à la rame nous chercher.

--Ne vous endormez pas, vieux, dîmes-nous en partant.

--Pas de danger, avec ce stew, grommela-t-il, et il se mit à ramer pour
regagner l’île.

Henley s’apprêtait en vue des régates, et était plein d’animation. Nous
rencontrâmes en ville bon nombre de connaissances, et le temps passa
vite en leur agréable société. Il était près de onze heures quand nous
nous mîmes en route pour refaire les quatre milles qui nous séparaient
de notre home--comme nous appelions alors notre petite embarcation.

C’était une nuit déplaisante, presque froide, et il tombait une pluie
fine. Tout en avançant dans l’obscurité de la campagne muette et nous
demandant si nous étions sur le bon chemin, nous pensions à l’abri du
canot, à la bonne lumière filtrant par les joints de la bâche; à Harris
et à Montmorency, au whisky, et nous souhaitions être arrivés.

Nous imaginions notre arrivée, fatigués et en appétit; devant nous, le
fleuve obscur et les ramures confuses, et au-dessous, tel un ver-luisant
énorme, notre cher vieux canot, bien tiède et familier. Nous nous
voyions en train de souper, piquant dans la viande froide, et nous
passant les tranches de pain; nous entendions l’harmonieux cliquetis des
couteaux, les rires emplissant l’étroit espace et débordant par
l’ouverture jusque dans la nuit. Et nous pressâmes le pas afin de
réaliser cette vision.

Nous rejoignîmes le chemin de halage, ce qui nous fit plaisir, car
jusque-là nous n’étions pas assurés de marcher dans la direction du
fleuve ou vers l’opposé, et quand on est fatigué et qu’on désire se
coucher, pareille incertitude vous tue. Nous dépassâmes Shiplake comme
minuit moins le quart sonnait à l’église et George dit, pensivement:

--Est-ce que vous vous rappelez où est notre île?

--Non, répondis-je, devenu soudain pensif comme lui. Y en a-t-il
plusieurs?

--Rien que quatre, dit George. Tout ira bien, s’il est éveillé.

--Et sinon? demandai-je; mais nous écartâmes cette supposition.

Arrivés à hauteur de la première île, nous hélâmes, mais il n’y eut pas
de réponse; nous avançâmes jusqu’à la seconde, et le résultat fut
pareil.

--Oh! je me souviens à présent, dit George: c’était la troisième.

Nous courûmes pleins d’espoir à la troisième, et hélâmes.

Pas de réponse!

La situation devenait grave. Il était minuit passé. Les hôtels de
Shiplake et de Henley étaient combles; et nous ne pouvions aller
réveiller au milieu de la nuit les habitants des cottages pour savoir
s’ils louaient des chambres. George proposa de retourner à Henley et
d’attaquer un policeman, afin de nous faire loger au poste. Mais il y
avait cette considération: «Et s’il se contente de nous rendre nos coups
et refuse de nous enfermer?»

Nous ne pouvions passer notre nuit à lutter avec des policemen. En
outre, il n’eût pas fallu aller trop loin, et attraper six mois.

Nous fîmes sur ce qui semblait dans l’obscurité être la quatrième île,
une tentative peu convaincue, mais elle eut aussi peu de succès. La
pluie tombait plus dru, et ne semblait pas prête à cesser. Nous nous
demandions s’il n’y avait pas plus de quatre îles ou même si nous étions
à hauteur des îles, ou à un demi-mille plus loin, ou dans un endroit
tout différent de la Tamise, car on n’y reconnaissait plus rien dans
l’obscurité. Nous comprenions la détresse du Petit Poucet égaré dans les
bois.

Nous venions d’abandonner tout espoir--oui, je sais, que c’est toujours
à ce moment que les choses arrivent dans les romans et les contes; mais
ce n’est pas ma faute. J’ai décidé, en commençant d’écrire ce livre,
d’être absolument véridique en tout, et je le serai, dussé-je user
d’expression rebattues.

Nous venions juste d’abandonner tout espoir, et je ne puis dire
autrement. Juste alors, donc, j’aperçus tout à coup, un peu en aval, une
lueur étrange qui vacillait parmi les arbres de l’autre rive. Un
instant, je crus à des revenants, car la lueur était vague et
mystérieuse. L’instant d’après, il me vint à l’idée que c’était notre
canot, et je lançai sur l’eau un cri tel que la nuit parut en sursauter
sur sa couche.

Nous restâmes une minute sans oser respirer, et alors--oh! la divine
musique des ténèbres!--arriva en guise de réponse l’aboiement de
Montmorency. Nous poussâmes des appels à réveiller les Sept Dormants--je
me suis toujours demandé pourquoi il fallait plus de bruit pour éveiller
sept dormants plutôt qu’un seul--et, après ce qui nous parut être une
heure, mais ne dut pas, en réalité, dépasser cinq minutes, nous vîmes le
canot illuminé s’approcher lentement dans l’obscurité et entendîmes la
voix endormie de Harris nous demander où nous étions.

Harris avait quelque chose de singulier. Quelque chose de plus que la
simple fatigue ordinaire. Il poussa le canot contre un point de la berge
où il nous était absolument impossible d’atteindre, et retomba aussitôt
endormi. Il fallut une dépense énorme de cris et d’appels pour le
réveiller et rappeler ses esprits; mais nous y réussîmes enfin, et
passâmes sains et saufs dans le canot.

Une fois à bord, nous remarquâmes l’air mélancolique de Harris. Il
donnait l’impression de quelqu’un qui vient d’avoir des ennuis. On lui
demanda ce qui lui était arrivé, et il prononça:

--Les cygnes!

Il s’était amarré tout contre un nid de cygnes, et sitôt notre départ,
la femelle était revenue et avait protesté. Harris l’avait effrayée, et
elle était partie chercher son époux. C’est un véritable combat que
Harris dit avoir eu à soutenir contre ces deux oiseaux; mais le courage
et l’habileté l’emportèrent à la fin, et il les mit en déroute.

Au bout d’une demi-heure, ils s’en revinrent avec dix-huit autres
cygnes! La bataille fut épique, à en croire le récit de Harris. Les
cygnes avaient voulu l’arracher du canot avec Montmorency, et les noyer
tous les deux; et il s’était défendu deux heures durant comme un héros,
et les avait tués tous, et ils s’étaient traînés au loin pour mourir.

--Combien disiez-vous qu’ils étaient, ces cygnes? demanda George.

--Trente-deux, répondit Harris, dormant à moitié.

--Vous venez de dire dix-huit, reprit George.

--Pas du tout, murmura Harris. J’ai dit douze. Est-ce que je ne sais pas
compter?

Nous ne sûmes jamais le fin mot de l’histoire. Harris, questionné le
matin à leur sujet, répondit: «Quels cygnes?» l’air de croire que George
et moi avions rêvé.

Oh! quel délice de se retrouver dans le canot, après nos épreuves et nos
craintes! Nous mangeâmes avec appétit, George et moi, et nous cherchâmes
ensuite le whisky, dans l’intention de faire un grog, mais impossible de
le découvrir. Nous questionnâmes Harris; mais il paraissait ignorer la
signification du mot «whisky». Montmorency avait l’air de savoir quelque
chose, mais il ne dit rien.

Je dormis bien, cette nuit-là, et j’aurais dormi encore mieux, n’eût été
Harris. J’ai un vague souvenir d’avoir été réveillé au moins douze fois
au cours de la nuit par Harris, lequel, muni d’une lanterne, explorait
le canot, en quête de ses vêtements. Je crois bien qu’il passa la nuit à
les chercher.

Par deux fois il nous dérangea, George et moi, pour voir si nous
n’étions pas couchés sur son pantalon. A la seconde fois, George se mit
en courroux.

--Que diantre avez-vous besoin de votre pantalon au beau milieu de la
nuit? demanda-t-il furieux. Allez plutôt vous coucher et dormir!

Lorsque je fus réveillé la fois suivante, il était à la recherche de ses
pantoufles; et j’ai pour dernier souvenir d’avoir été roulé sur le flanc
et d’avoir ouï Harris se demander d’une voix pâteuse où pouvait bien
être passé son parapluie.




Chapitre XV

Travaux de ménage. Amour du travail. Le vieux canotier de la Tamise, ce
qu’il fait et ce qu’il vous raconte avoir fait. Scepticisme de la
nouvelle génération. Premiers souvenirs de canotage. En radeau. George
s’en tire brillamment. Le vieux batelier, sa méthode. Son calme et sa
sérénité. Le débutant. Un pénible accident. Plaisirs de l’amitié. A la
voile, ma première expérience. Raison plausible pourquoi nous ne fûmes
pas noyés.


On se leva tard le lendemain matin, et, suivant le désir de Harris, le
déjeuner fut simple et «sans extras». Puis on nettoya, et on mit tout en
ordre (un travail continuel, qui commençait à me faire voir clair dans
une question que je m’étais souvent posée--savoir, à quoi peut bien
passer son temps une femme n’ayant sur les bras que l’ouvrage d’une
seule maison) et vers les dix heures, nous nous mîmes en route pour
faire un bon trajet.

Nous décidâmes de ramer, ce matin-là, pour changer du halage; et Harris
fut d’avis que la meilleure combinaison serait de nous mettre aux
avirons, George et moi, tandis que lui-même barrerait. Je n’entrai pas
dans cette façon de voir; je déclarai qu’à mon avis Harris eût montré
plus de bon sens s’il avait offert de travailler avec George, pour me
laisser reposer un peu. Il me semblait faire plus que ma part de la
besogne, et je commençais à la trouver mauvaise.

Il me semble toujours que je fais plus de travail que je ne devais. Non
pas que je renâcle au travail, notez-le bien; j’aime le travail, il
m’enchante. Je resterais des heures à le contempler. J’adore l’avoir
auprès de moi. La perspective d’en être séparé me brise le cœur.

On ne peut me donner trop de travail; accumuler le travail est devenu
chez moi une passion; mon bureau en est rempli, à tel point qu’il n’y a
plus de place pour davantage. Il me faudra bientôt faire ajouter une
annexe.

Et je prends soin de mon travail, aussi. Je crois bien qu’une partie de
celui que j’ai à présent chez moi est en ma possession depuis des
années, et il n’y a pas dessus la moindre trace de doigt. Je suis fier
de mon travail; je le descends de fois à autre pour l’épousseter.
Personne que moi ne tient son travail en meilleur état de conservation.

Mais j’ai beau aspirer au travail, la justice m’est également chère. Je
n’en veux pas plus que ma part.

Malheureusement on me le donne sans que je l’aie demandé--du moins je me
le figure, et cela m’ennuie.

George affirme que je n’ai pas besoin de me tracasser à ce sujet. Il
croit que c’est uniquement ma nature scrupuleuse qui me fait craindre
d’en avoir plus que mon dû, et qu’en réalité je n’en ai pas la moitié de
ce que je devrais. Mais je suppose qu’il le dit pour me consoler.

En canot, je l’ai toujours remarqué, c’est l’idée fixe de chaque membre
de l’équipage qu’il est seul à tout faire. Selon Harris, il n’y avait
que lui qui avait travaillé, et George et moi l’avions laissé tout
faire. George, d’autre part, tournait en ridicule la supposition que
Harris eût rien fait de plus que manger et dormir, et il était persuadé
dur comme fer, que c’était lui,--lui, George,--qui avait fait toute la
besogne digne de ce nom.

Il n’avait, à l’entendre, jamais excursionné avec deux pires fainéants
que Harris et moi.

Harris se moqua de lui.

--Voyez donc ce vieux George qui parle de travail! ricana-t-il, mais au
bout d’une demi-heure il en mourrait. Avez-vous jamais vu George faire
quelque chose? ajouta-t-il, en s’adressant à moi.

Je convins que cela ne m’était jamais arrivé,--à ce voyage-ci, du moins.

--Ma foi, je ne crois pas que vous vous y connaissiez ni l’un ni
l’autre, répliqua George à Harris; car du diantre si vous n’avez pas
dormi la moitié du temps. Avez-vous jamais vu Harris pleinement éveillé,
en dehors des repas? me demanda George.

La vérité me força de le confirmer. Harris ne s’était guère rendu utile,
en matière de coopération, depuis le début.

--Allez donc vous faire pendre tous, j’en ai fait plus que le vieux
J..., en tout cas, reprit Harris.

--C’est vrai, vous auriez eu de la peine à en faire moins, ajouta
George.

--J... me fait tout l’effet de croire qu’il est le passager, continua
Harris.

Telle était leur gratitude envers moi pour leur avoir fait faire, à eux
et à leur maudit canot, tout le trajet depuis Kingston, et pour avoir
tout dirigé et préparé pour eux, et avoir pris soin d’eux, et avoir été
leur esclave. Ainsi va le monde.

Pour résoudre la présente difficulté, il fut convenu que Harris et
George rameraient jusque passé Reading, et qu’à partir de là je halerais
le canot.

Ramer un pesant esquif contre un fort courant a désormais peu d’attraits
pour moi. Il fut un temps, jadis, où je réclamais toujours le plus dur
travail; à présent, je me dis que c’est le tour des jeunes.

Je constate que pour la plupart, les vieux canotiers de la Tamise se
retirent semblablement chaque fois qu’il est question de ramer dur. Vous
pouvez reconnaître le vieux canotier de la Tamise à la façon dont il
s’allonge sur les coussins au fond du bateau, et encourage les rameurs
en leur contant des anecdotes sur les hauts faits qu’il a accomplis la
saison précédente.

--Vous appelez ce que vous faites un travail dur! lâche-t-il avec mépris
aux deux novices tout suants qui viennent de remonter laborieusement le
courant depuis une heure et demie; eh bien, Jim Biffles et Jack et moi,
la saison dernière, nous avons remonté à l’aviron de Marlow à Goring en
un après-midi,--sans arrêter une seule fois. Vous en rappelez-vous,
Jack?

Jack, qui s’est fait à l’avant un lit de toutes les couvertures et de
tous les manteaux qu’il a pu trouver, et qui n’a cessé de dormir depuis
deux heures, s’éveille à moitié à cet appel, et se remémore toute
l’histoire, et se souvient en outre qu’ils avaient eu tout le temps
contre eux un fort courant,--ainsi qu’une brise violente.

--Cela fait bien trente-quatre milles, n’est-ce pas? ajouta le premier
interlocuteur, en glissant sous sa tête un nouveau coussin.

--Non, voyons, n’exagérez pas, Tom, reprend Jack, trente-trois au
maximum.

Et Jack et Tom, épuisés par cet effort de conversation, retombent dans
leur sommeil. Et les deux jeunes gens qui sont aux avirons s’estiment
trop heureux de pouvoir ramer un canot où se trouvent deux avirons aussi
merveilleux que Jack et Tom, et s’échinent avec plus d’ardeur que
jamais.

Quand j’étais jeune, j’écoutais ces contes de mes aînés, je les buvais,
je les avalais, je les digérais, jusqu’au dernier mot, et j’en
redemandais; mais la nouvelle génération ne paraît pas avoir la foi
simple du vieux temps. La saison dernière, nous--c’est-à-dire George,
Harris et moi--prîmes une fois à notre bord, sur la Haute-Tamise, un
blanc-bec que nous bourrâmes des carottes habituelles au sujet des
exploits merveilleux que nous avions effectués en remontant le fleuve.

Nous lui servîmes toute la série classique,--ces vénérables bourdes qui
ont servi depuis tant d’années à tous les canotiers de la Tamise,--et
nous ajoutâmes sept histoires de notre cru, entièrement neuves, dont une
vraiment très réussie, basée, jusqu’à un certain point, sur un épisode
réel, qui était en effet arrivé jadis, avec quelques variantes, à l’un
de nos amis,--une histoire qu’un enfant lui-même aurait pu gober sans se
faire trop de mal.

Et voilà que le jeune homme se moqua de nous tous, et nous demanda de
lui répéter la chose tout de suite et paria dix contre un que nous ne
saurions pas.

Il nous arriva ce matin-là de parler de nos souvenirs de canotage, et de
raconter quelques anecdotes sur nos premiers efforts dans l’art de
l’aviron. Mon premier souvenir de canot nous revoit à cinq, contribuant
de six pence chacun pour emmener sur le lac de Regent’s Park un radeau
de construction bizarre, et nous séchant conséquemment chez le gardien
du parc.

Après quoi, ayant acquis le goût de l’eau, je m’exerçai au radeau dans
les terrains à brique inondés de la banlieue,--exercice offrant plus
d’intérêt et d’émotion que l’on ne serait tenté de le croire,
spécialement lorsque vous êtes au milieu de l’étang et que le
propriétaire des matériaux avec lesquels est construit le radeau
apparaît tout à coup sur la rive, avec un gros bâton à la main.

Votre première impression, à la vue de ce gentleman, est que, de façon
ou d’autre, vous n’êtes pas à sa hauteur en fait de conversation, et
que, si vous le pouvez sans avoir l’air trop grossier, mieux vaudra
l’éviter. Votre but est donc de gagner la rive de l’étang opposée à la
sienne, et de retourner chez vous au plus vite, en faisant semblant de
ne pas le voir. Lui, au contraire, est désireux de vous serrer la main,
et de causer avec vous.

On dirait qu’il connaît votre père, et que vous êtes de ses meilleures
relations, mais cela ne vous attire pas vers lui. Il dit qu’il va vous
apprendre à lui voler ses planches pour en faire un radeau; mais comme
vous savez déjà très bien vous en tirer, l’offre, encore que faite dans
un esprit sans doute bienveillant, vous paraît superfétatoire, et vous
refusez de lui donner aucune peine en l’acceptant.

Son désir de vous rejoindre, cependant, contraste avec votre froideur,
et la façon énergique dont il arpente la rive afin de se trouver à même
de vous recevoir au débarqué, est vraiment des plus flatteuses.

S’il est un peu mastoc et court d’haleine vous éviterez facilement ses
avances; mais s’il est du type jeune et à longues jambes, une rencontre
est inévitable. L’entrevue est néanmoins des plus brèves, car il est
seul à soutenir la conversation, vos remarques se bornent à quelques
exclamations monosyllabiques, et sitôt que vous pouvez vous en tirer,
vous n’y manquez pas.

Je consacrai environ trois mois au radeau, puis ayant acquis toute
l’habileté nécessaire dans cette branche de l’art, je résolus de me
mettre au vrai canotage, et me fis inscrire dans un club nautique de la
Lea.

Naviguer en canot sur la rivière Lea, en particulier le samedi
après-midi, vous rend bientôt très agile à manœuvrer un esquif, et fort
prompt à éviter d’être coulé par les maladroits ou abordé par les
bélandres; cette navigation vous offre d’ailleurs maintes occasions
d’acquérir la plus gracieuse méthode de vous aplatir dans le fond du
canot pour éviter d’être jeté à l’eau par les cordelles de halage qui
passent.

Mais cela ne vous donne pas le style. Ce fut seulement sur la Tamise que
j’acquis le style. Le style de mon coup d’aviron est très admiré
aujourd’hui. Il est, dit-on, des plus élégants.

George attendit l’âge de seize ans pour aller sur l’eau. Alors, en
compagnie de huit autres gentlemen à peu près du même âge, ils
descendirent en corps à Kew, un samedi, afin d’y louer un canot, et de
ramer jusqu’à Richmond et retour. L’un d’eux, jeune présomptueux du nom
de Joskins, qui avait une fois ou deux pris un canot sur la Serpentine,
leur affirmait que le canotage était si amusant!

La marée descendait rapidement lorsqu’ils arrivèrent à l’embarcadère, et
une forte bise soufflait par le travers du fleuve. Mais ils ne
s’embarrassèrent pas pour si peu, et se mirent en devoir de choisir leur
bateau.

Il y avait, tirée à terre, une périssoire de course à huit avirons; ce
fut celle-là qui les séduisit. Ils demandèrent à l’avoir. Le loueur de
bateaux était absent, et son garçon était seul de service. Le garçon
tenta de refroidir leur ardeur pour la périssoire et leur montra deux ou
trois canots d’aspect très confortable, à l’usage des familles, mais ils
les refusèrent: c’était la périssoire qu’il leur fallait.

Le garçon la mit donc à l’eau, et ils retirèrent leurs vestes et se
mirent en devoir de prendre leurs places. Comme George était, même en ce
temps-là, le poids-lourd de toute société, le garçon lui conseilla de se
mettre nº 4. George fut enchanté de se mettre nº 4, et se mit bien vite
au siège d’avant et s’assit le dos à l’arrière. On le plaça comme il
faut, pour finir, et tous embarquèrent.

Un garçon, particulièrement nerveux, fut désigné comme barreur, et les
principes de la direction lui furent exposés par Joskins. Joskins
lui-même prit un aviron. Il affirma aux autres que c’était tout simple:
ils n’avaient qu’à faire comme lui.

Tous dirent qu’ils étaient prêts, et le garçon de l’embarcadère prit une
gaffe et les poussa au large.

Ce qui s’ensuivit, George est incapable de l’exposer en détail. Il a un
souvenir confus d’avoir, dès le départ, attrapé sur la nuque un coup
violent de la poignée de l’aviron nº 5, en même temps que son siège à
coulisse se dérobait sous lui comme par enchantement, et le déposait sur
les planches. Il remarqua aussi, comme un fait curieux, que le nº 2
s’était au même instant étalé sur le dos dans le fond du canot, les
jambes en l’air, pris sans doute d’une attaque.

Ils passèrent sous le pont de Kew, en travers, à la vitesse de huit
milles à l’heure. Joskins était seul à ramer. George, en se remettant
sur son siège, s’efforça de l’aider, mais à peine eut-il plongé dans
l’eau son aviron que celui-ci, à sa grande surprise, disparut
instantanément sous le canot, et faillit l’entraîner avec lui.

Et le barreur rejeta par-dessus bord les deux tireveilles du gouvernail,
et éclata en sanglots.

Comment ils revinrent, George l’a toujours ignoré, mais l’opération leur
demanda juste quarante minutes. Une foule dense, rassemblée sur le pont
de Kew suivait les manœuvres avec le plus vif intérêt, et chacun leur
criait des conseils différents. Par trois fois ils réussirent à ramener
le canot au delà de l’arche, et par trois fois ils furent remportés
dessous, et à chaque fois que le barreur regardait en l’air et voyait le
pont au-dessus de lui, il éclatait en sanglots.

George avoue qu’il ne croyait guère, cet après-midi-là, devoir jamais
refaire du canotage.

Harris est plus familier avec le canotage en mer, et dit qu’il le
préfère, comme exercice, à celui de rivière. Moi pas. Je me rappelle
avoir pris un petit canot à Eastbourne, l’été dernier: j’avais déjà ramé
en mer quelques années auparavant, et je me figurais que tout irait
bien, mais je m’aperçus que j’avais totalement oublié cet art. Tandis
qu’un aviron était profondément engagé sous l’eau, l’autre s’agitait
désespérément dans l’air. Pour prendre contact avec l’eau des deux à la
fois, il me fallut me tenir debout. La digue était bourrée de gens chic,
et je dus passer derrière eux en ramant de cette façon grotesque.
J’atterris au milieu de la plage, et demandai l’aide d’un vieux batelier
pour me ramener.

J’aime de voir ramer un vieux batelier, surtout celui qui est loué à
l’heure. Il y a dans sa méthode quelque chose de si bellement calme et
digne. Il est tellement dépourvu de cette hâte frénétique, de cet
acharnement qui devient de plus en plus chaque jour le fléau de la vie
du XIXe siècle. Il ne s’efforce nullement de dépasser les autres canots.
Si un autre canot le rattrape et le dépasse, il ne s’en inquiète pas; en
fait, tous le rattrapent et le dépassent,--tous ceux qui vont dans le
même sens. Il y a des gens que cela dérangerait et irriterait; la
sublime sérénité du batelier loué, à soutenir cette épreuve, nous offre
une belle leçon contre l’ambition et la vanité.

Le vulgaire coup d’aviron suffisant à faire avancer le canot à la
va-comme-je-te-pousse n’est pas un art d’acquisition difficile, mais il
faut avoir beaucoup de pratique pour se sentir à l’aise quand on rame
devant des jeunes filles. Le chiendent, au début, c’est d’aller en
mesure. «C’est singulier, s’étonne le novice, alors que pour la douzième
fois en cinq minutes il dépêtre ses avirons des vôtres,--dire que ça
marche si bien quand je suis seul!»

Deux débutants qui s’exercent à ramer d’accord font un spectacle des
plus joyeux. «Avant» déclare impossible de soutenir le rythme avec son
collègue d’arrière, à cause que celui-ci rame d’une façon par trop
excentrique. «Arrière» repousse bien haut l’imputation, et affirme que
depuis cinq minutes il s’efforce d’adapter son coup d’aviron aux
capacités restreintes d’«avant». «Avant», alors, prend la mouche, et
prie «arrière» de ne plus tant s’inquiéter de lui (avant) mais de
consacrer son attention à ramer convenablement.

--Ou bien voulez-vous que je prenne votre place? ajouta-t-il, évidemment
persuadé qu’il remettra aussitôt les choses en ordre.

Ils pataugent encore cent yards, avec le même succès médiocre, et puis
le secret de leurs déboires se révèle tout d’un coup à l’esprit
«d’arrière», qui s’exclame:

--Savez-vous ce qu’il y a? vous avez pris mes avirons; passez-moi les
vôtres.

--C’est juste, je me disais bien que je ne savais pas me servir de
ceux-ci, répond «avant», qui se rassérène et fait aussitôt l’échange.
Maintenant, ça va marcher.

Mais ça ne marche pas,--pas même alors. «Arrière» est obligé à présent
de se démancher les bras pour manier ses avirons; et ceux d’«avant», à
chaque retour, lui donnent un grand coup dans la poitrine. Ils changent
de nouveau, et finissent par conclure que le loueur s’est trompé tout à
fait d’avirons, et sur cette imputation calomnieuse, ils se
réconcilient.

George nous raconta qu’il avait essayé de la «plate», pour changer. La
«plate» n’est pas aussi facile qu’on le croit. Comme avec l’aviron, vous
apprenez vite à faire avancer le bateau, mais il faut du temps pour s’en
tirer avec dignité et ne pas attraper de l’eau plein les manches.

Il arriva un bien triste accident à un jeune homme de mes amis, la
première fois qu’il mania la perche sur une plate. Ses rapides progrès
lui avaient inspiré une confiance excessive et il manœuvrait avec une
grâce détachée qui faisait plaisir à voir. Il remontait jusqu’à l’avant
de sa plate, piquait sa perche, et puis revenait jusqu’à l’autre bout,
tout comme un vieux marin. C’était superbe.

Et ç’aurait continué d’être superbe, s’il n’avait par malheur, en
regardant autour de lui pour jouir du paysage, fait un pas de plus qu’il
ne fallait, sortant ainsi de la plate. La perche était solidement fichée
dans la vase, et il y resta accroché tandis que la plate s’en allait à
la dérive. Sa situation était fort peu décorative. Un grossier gamin de
la berge se mit aussitôt à héler un copain, lui disant de «se dépêcher
pour voir un vrai singe sur son bâton».

Il me fut impossible de le secourir, car notre mauvais sort voulait que
nous n’eussions pas pris la précaution d’emporter une perche de
rechange. Tout ce que je pus faire fut de le contempler. Je n’oublierai
jamais son expression, tandis que la perche cédait lentement sous son
poids.

Je le vis s’enfoncer tout doucement dans l’eau, puis s’en tirer, piteux
et ruisselant. Je ne pus m’empêcher de rire. Je ne cessai de me tordre
que lorsque j’eus compris le peu de raison qu’il y avait de rire, en y
réfléchissant. J’étais là, tout seul dans une plate, sans perche, à la
dérive, au milieu du courant, qui m’entraînait peut-être vers un
barrage.

Je fus pris d’indignation contre mon ami qui s’était avisé de passer
par-dessus bord et de me lâcher de cette façon. Il aurait toujours pu me
laisser la perche.

Après avoir dérivé un bon quart de mille, j’aperçus devant moi, amarré
dans le fleuve, un bachot, où se trouvaient deux vieux pêcheurs. Ils me
virent arriver sur eux, et me crièrent de m’écarter de leur chemin.

--Je ne peux pas, répondis-je.

--Mais vous n’essayez pas, répliquèrent-ils.

Je leur expliquai ma situation tout en approchant, et ils me saisirent
au passage et me prêtèrent une perche. La chute se trouvait à cinquante
yards plus bas. J’avais eu de la chance de les rencontrer là.

La première fois que j’allai en plate, ce fut en compagnie de trois
camarades; ils voulaient me montrer ce que c’était. Quelque chose nous
empêchait de partir tous ensemble, et j’offris donc d’y aller le premier
et de sortir la plate, afin de m’exercer un peu en attendant leur
arrivée.

Je ne pus trouver de plate cet après-midi-là, car toutes étaient prises;
il ne me resta donc qu’à m’asseoir sur la berge à regarder le fleuve, en
attendant mes amis.

J’étais là depuis peu de temps lorsque mon attention fut attirée par
l’occupant d’une plate qui, je le constatai avec surprise, portait un
veston et une casquette pareils exactement aux miens. C’était à coup sûr
un débutant, et sa manœuvre était des plus curieuses. Impossible de
deviner ce qui allait se passer lorsqu’il plongeait sa perche dans
l’eau; lui-même l’ignorait certainement. Tantôt il se dirigeait vers
l’aval, tantôt vers l’amont, ou bien il se bornait à virer sur place et
à faire le tour de sa perche. Et chacun de ces résultats paraissait lui
causer autant de surprise que de déplaisir.

Les gens de la rive furent bientôt absorbés dans sa contemplation, et
engagèrent des paris sur le résultat du prochain coup de perche.

Entre temps mes amis apparurent sur l’autre rive et s’arrêtèrent comme
tout le monde pour le regarder. Il leur tournait le dos, et eux ne
voyaient que sa veste et sa casquette. Leur conclusion immédiate fut que
c’était moi, leur très cher ami, qui me donnais en spectacle, et leur
joie ne connut pas de bornes. Ils l’accablèrent de quolibets,
impitoyablement.

Je ne compris pas tout d’abord leur méprise, et je me dis: «Comme ils
sont grossiers de s’en prendre ainsi à un étranger!» Mais avant que je
pusse les héler et les réprimander, l’explication jaillit en moi, et je
me dissimulai derrière un arbre.

Quel plaisir ils avaient, à tourner en ridicule ce jeune homme! Pendant
cinq bonnes minutes, ils restèrent à lui lancer des grossièretés, des
railleries et des injures. Ils le mitraillaient de plaisanteries
courantes, ils en créaient même de nouvelles pour les lui envoyer. Ils
projetaient sur lui toutes les plaisanteries familières à notre bande,
et qui devaient lui être profondément inintelligibles. Et alors,
incapable de soutenir plus longtemps leurs brutales facéties, il se
retourna vers eux, et ils aperçurent son visage.

J’eus le plaisir de voir qu’il leur restait suffisamment de pudeur pour
avoir l’air très sots. Ils s’excusèrent, lui disant qu’ils avaient cru
le reconnaître. Ils espéraient bien, ajoutèrent-ils, qu’il ne les
croyait pas capables d’insulter de la sorte quelqu’un d’autre qu’un de
leurs amis personnels.

Évidemment, le fait qu’ils l’avaient pris pour un ami excusait tout.
Cela me rappelle l’aventure que Harris me raconta lui être arrivée une
fois à Boulogne. Il était en train de nager à quelque distance de la
plage, lorsqu’il se sentit brusquement saisir au collet par derrière, et
plonger de force la tête sous l’eau. Il se débattit vigoureusement, mais
celui qui l’avait empoigné devait être un véritable Hercule, et toutes
ses tentatives pour lui échapper furent vaines. Il avait cessé de ruer,
et s’efforçait de réfléchir à des considérations solennelles, quand son
bourreau le lâcha.

Il reprit pied, et chercha autour de lui son prétendu assassin.
L’assassin était à côté de lui, riant de tout cœur, mais à la seconde
même où il vit émerger la figure de Harris, il fit un bond en arrière,
et prit un air navré.

--Oh! je vous demande bien pardon, balbutia-t-il, mais je vous prenais
pour un de mes amis.

Harris s’estima fort heureux que l’individu ne l’eût pas pris pour un
parent, car en ce cas il l’aurait noyé tout à fait.

Aller à la voile exige de la science, non moins que de la
pratique,--encore que, durant ma jeunesse, je refusais de le croire. Je
me figurais que cela vous venait tout naturellement. Je connaissais un
autre garçon qui était de mon avis, d’où il résulta qu’un jour de vent,
l’idée nous vint d’essayer ce sport. Nous étions en villégiature à
Yarmouth, et nous décidâmes d’aller faire un tour sur la Yare. Nous
louâmes un canot à voile au garage voisin du pont, et partîmes.

--Le temps n’est pas fameux, nous dit l’homme en nous poussant au large,
vous ferez bien de prendre un ris et de lofer court en doublant la
pointe.

Nous lui répondîmes que nous n’y manquerions pas, et lui lançâmes un
joyeux «au revoir»,--tout en nous demandant ce que c’était que «lofer»,
et où nous pourrions bien prendre un «ris», et ce qu’il nous faudrait en
faire.

Nous ramâmes jusque hors de vue de la ville, puis, avec cette vaste
étendue d’eau devant nous, et le vent qui soufflait en véritable
tempête, nous jugeâmes que l’instant était venu de commencer les
opérations.

Hector--il devait s’appeler ainsi--continua de ramer tandis que je
déroulais la voile. Bien que la tâche me parût compliquée, j’en vins à
bout, mais alors se posa la question: dans quel sens fallait-il la
placer?

Par une sorte d’instinct naturel, nous décrétâmes, bien entendu, que le
bas était le haut, et nous mîmes à l’œuvre pour assujettir la voile sens
dessus dessous. Mais il nous fallut beaucoup de temps pour l’ajuster,
d’une façon ou de l’autre. La voile semblait persuadée que nous jouions
à l’enterrement, et que je faisais le cadavre, et elle le linceul.

Quand elle eut compris qu’il s’agissait d’autre chose, elle me donna un
bon coup de vergue sur le crâne, et ne voulut plus rien savoir.

--Mouillez-la, dit Hector, trempez-la dans l’eau, pour la mouiller.

Il m’affirma que sur les navires on mouillait toujours les voiles avant
de les installer. Je la mouillai donc, mais les choses n’en allèrent que
plus mal. Une voile sèche qui vous claque dans les jambes et
s’entortille autour de votre tête n’a rien de récréatif, mais quand la
voile est ruisselante d’eau, cela devient des plus désagréable.

Pour finir, en nous y mettant à deux, la voile fut en place. Nous
l’assujettîmes, non tout à fait sens dessus dessous, plutôt de côté,--et
nous l’attachâmes au mât, avec l’amarre du canot, que nous coupâmes à
cet effet.

Que le canot ne chavira pas, je me borne à constater le fait. Pourquoi
il ne chavira pas, je suis incapable d’en fournir une raison. J’ai
souvent réfléchi, depuis, à ce phénomène, mais sans jamais en découvrir
aucune explication satisfaisante.

Peut-être ce résultat fut-il dû à l’esprit de contradiction inhérent à
toutes choses de ce monde. Qui sait si le canot ne s’était pas persuadé,
à en juger d’après notre conduite en général, que nous voulions courir
au suicide, et s’il n’avait pas, en conséquence, résolu de nous en
empêcher. Telle est l’unique supposition que je peux raisonnablement
former.

En nous cramponnant désespérément au bordage, nous réussissions à nous
maintenir à l’intérieur du canot, mais c’était là un travail épuisant.
Hector me rappela que les pirates et autres gens de mer avaient
l’habitude de lier quelqu’un au gouvernail, et amenaient la
grand’vergue, au cours des grosses tempêtes, et il fut d’avis d’essayer
quelque chose de ce genre, mais je préférai laisser le canot faire tête
au vent.

Comme mon idée était de loin la plus facile à suivre, elle fut adoptée,
et nous tenant toujours des deux mains au plat-bord, nous lâchâmes la
bride au canot.

Celui-ci remonta le fleuve pendant un bon mille à une allure où je n’ai
jamais plus vogué depuis, et que je ne souhaite pas réitérer. Puis, à un
tournant, il s’inclina tant que la moitié de la voile plongea sous
l’eau. Puis il se redressa par miracle et s’élança sur un long banc de
vase molle.

Ce banc de vase nous sauva. Après l’avoir labouré jusqu’au milieu, le
canot ne bougea plus. Voyant qu’il nous était de nouveau possible de
nous mouvoir comme nous l’entendions au lieu d’être ballottés et lancés
de côté et d’autre, comme des pois dans un sac, nous allâmes jusqu’à
l’avant, pour amener la voile, d’un coup de couteau.

Nous avions assez de naviguer à la voile. Nous ne voulions pas en
attraper une indigestion. Ce temps de voile avait été excellent, mais
l’heure était venue de ramer un peu pour changer.

Nous prîmes les avirons, nous efforçant de dégager le canot de la vase,
et ce faisant un des avirons cassa net. Nous procédâmes ensuite avec les
plus grandes précautions, mais tous deux étaient vieux et en mauvais
état, et le second se rompit presque aussi facilement que le premier, et
nous laissa sans ressources.

La vase s’étendait devant nous sur une centaine de yards; derrière nous,
il y avait l’eau. La seule chose à faire était de nous asseoir et
d’attendre que quelqu’un passât.

Le temps n’était guère fait pour attirer les gens sur la rivière, et
nous passâmes deux heures sans voir une âme. A la fin, arriva un vieux
pêcheur qui, avec des difficultés inouïes, nous dégagea, et nous
remorqua d’une façon ignominieuse jusqu’au garage des canots.

Tant pour récompenser l’homme qui nous avait ramenés que pour payer les
avirons cassés, et pour avoir gardé le canot quatre heures et demie,
cette sortie à la voile nous coûta un nombre considérable de semaines
d’argent de poche. Nous avions acquis de l’expérience, et on dit qu’elle
n’est jamais trop cher payée.




Chapitre XVI

Reading. Nous sommes remorqués par une chaloupe à vapeur. Conduite
exaspérante des petits canots. Comment ils se mettent dans le chemin des
chaloupes à vapeur. George et Harris renâclent de nouveau à la besogne.
Une histoire un peu usée. Streatley et Goring.


Il était onze heures quand nous arrivâmes en vue de Reading. La Tamise
est triste et laide par ici, on ne s’attarde guère dans le voisinage de
Reading. La ville est en elle-même une vieille cité célèbre, datant des
jours lointains du roi Ethelred, alors que les Danois mouillaient leurs
vaisseaux de guerre dans le Kennet, et partaient de Reading pour ravager
le pays de Wessex. Ce fut ici qu’Ethelred et son frère Alfred les
combattirent et les mirent en déroute.

Par la suite, Reading semble avoir été considéré comme un endroit
commode pour s’y réfugier, quand les affaires allaient mal dans Londres.
Le Parlement se réfugiait toujours à Reading lorsque la peste éclatait à
Westminster; et en 1625, la Loi suivit son exemple, et toutes les cours
siégèrent à Reading. En vérité, cela valait la peine d’avoir de temps à
autre une bonne petite peste dans Londres puisqu’elle vous débarrassait
des légistes et du Parlement.

Durant la guerre parlementaire, Reading fut assiégée par le comte
d’Essex, et, un quart de siècle plus tard, le prince d’Orange y défit
les troupes du roi Jacques.

Henri Ier est entré à Reading, dans l’abbaye de bénédictins qu’il y
avait fondée, et dont les ruines existent encore. Ce fut dans la même
abbaye que le fameux Jean de Gand épousa la Dame Blanche.

A l’écluse de Reading, nous rencontrâmes une chaloupe à vapeur qui
appartenait à des amis à moi, et ils nous remorquèrent jusqu’à environ
un mille de Streatley. C’est délicieux d’être remorqué par une chaloupe
à vapeur. J’aime encore mieux cela que ramer. Toutefois, le trajet eût
été plus agréable sans un tas de sales petits canots qui se mettaient
sans cesse à la traverse, car pour éviter de les couler, nous ne
faisions que ralentir et stopper. Cette manie qu’ont les canots à rames
de gêner les chaloupes à vapeur sur la Tamise est en vérité fort
désagréable; on devrait prendre des mesures pour le leur interdire.

Et par-dessus le marché, ils sont d’une impertinence sans égale. Vous
pouvez siffler à faire éclater la chaudière, sans qu’ils se mettent en
peine d’aller plus vite. J’en coulerais un ou deux de temps en temps, si
on me laissait faire, ça leur apprendrait.

Un peu au-dessus de Reading, la Tamise devient très jolie. Le chemin de
fer l’abîme bien un peu du côté de Tilehurst, mais depuis Mapledurham
jusqu’à Streatley, le paysage est splendide. Un peu au delà de
Mapledurham Lock, on passe devant le château de Hardwick, où Charles Ier
jouait aux boules. Le voisinage de Pangbourne, où je vous recommande la
petite auberge du Cygne, doit être aussi familier aux habitués des
expositions d’art qu’aux habitants eux-mêmes.

La chaloupe de mes amis nous lâcha juste devant la grotte, et Harris ne
manqua pas de prétendre que c’était mon tour de ramer. Cela me parut
entièrement déraisonnable. Il avait été convenu le matin que j’amènerais
le canot jusqu’à trois milles au-dessus de Reading. Or, nous en étions à
dix milles, de Reading! A coup sûr, c’était à présent le tour des
autres.

Il me fut impossible de faire partager ce point de vue à Harris, non
plus qu’à George; aussi, pour ne pas envenimer les choses, je pris les
avirons. Je ramais depuis une minute à peine que George vit flotter sur
l’eau quelque chose de noir. Nous nous dirigeâmes dessus, George se
pencha, et alla pour saisir l’objet. Mais il se rejeta en arrière avec
un cri, tout pâle.

C’était le cadavre d’une femme. Elle flottait légèrement à la surface,
et son visage était calme et serein. Ce visage n’était pas beau; il
était trop prématurément vieilli pour cela, mais il était néanmoins
aimable, en dépit des stigmates du chagrin et de la misère, et il
offrait cet aspect de tranquillité que revêtent parfois les visages des
malades alors qu’ils ont cessé de souffrir.

Heureusement pour nous,--car nous ne tenions nullement à perdre notre
temps chez le juge d’instruction,--des gens du rivage avaient aussi
aperçu le cadavre et ils s’en chargèrent.

Nous apprîmes par la suite l’histoire de cette femme. Naturellement,
c’était le vieux drame. Elle avait aimé et on l’avait trompée, ou bien
c’était elle qui avait trompé. En tout cas, elle avait péché,--cela peut
arriver à tout le monde,--et ses parents et amis, comme de juste
scandalisés et indignés, lui avaient fermé leur porte.

Restée seule pour lutter contre le monde, portant au cou, telle une
meule de moulin, sa honte, elle était tombée toujours plus bas. Au début
elle avait subsisté, elle et l’enfant, avec les douze shillings par
semaine que lui valait un esclavage quotidien de douze heures, en payant
six shillings pour l’enfant, et vivant sur le reste.

On ne vit pas très bien avec six shillings par semaine. La vie ne
demande qu’à s’échapper, en de pareilles conditions; et un jour, je
suppose, le chagrin et la sinistre monotonie de cette existence lui
apparurent plus clairement qu’à l’ordinaire, et le spectre grimaçant de
la Camarde vint la hanter. Elle fit un dernier appel à ses amis, mais la
voix de la malheureuse se buta au mur à pic de leur honorabilité. Alors,
elle alla voir son enfant--elle le tint entre ses bras, le baisa
tristement, et, sans laisser voir son trouble, elle le quitta, en lui
donnant un chocolat d’un penny qu’elle avait acheté, après quoi elle
employa ses derniers shillings à prendre un billet pour Goring.

Les plus amers souvenirs de son existence s’associaient sans doute aux
pentes boisées et aux vertes prairies de ces environs, mais les femmes
ont une affection étrange pour le poignard qui les tue, et qui sait si à
sa détresse ne se mêlait pas la vision ensoleillée de plus douces
heures, passées sur ces flots qu’ombragent les grands arbres des deux
rives?

Elle erra tout le jour dans les bois voisins du fleuve, et puis, quand
le soir tomba et que le crépuscule répandit son voile gris sur les eaux,
elle tendit les bras vers la rivière muette, témoin de ses tristesses et
de ses joies. Et la vieille rivière la reçut dans ses bras accueillants,
et déposa sur son sein la pauvre tête dont elle apaisa la douleur.

Ainsi pécha-t-elle en toutes choses,--dans la vie et dans la mort. Que
Dieu lui soit en aide! ainsi qu’à tous les autres pécheurs,--s’il en
reste.

Goring sur la rive gauche et Streatley sur la droite, sont deux
localités charmantes et bien faites pour y résider quelques jours. Nous
avions l’intention de pousser ce jour-là jusqu’à Wallingford, mais
l’aspect aimable que présente ici la rivière nous engagea à nous y
attarder un peu. Laissant donc notre canot près du pont, nous allâmes
déjeuner dans Streatley, à l’auberge du Taureau.

Il paraît qu’autrefois les hauteurs situées de chaque côté du fleuve se
rejoignaient en cet endroit, barrant ce qui est aujourd’hui la Tamise,
et que celle-ci finissait alors au-dessus de Goring, en un vaste lac. Je
ne suis pas à même de combattre ou de soutenir cette affirmation. Je la
rapporte simplement.

Streatley est fort ancien, et date, comme la plupart des villes et
villages riverains, du temps des Bretons et des Saxons. A choisir entre
les deux, Goring n’est pas à beaucoup près une résidence aussi agréable
que Streatley, mais elle ne manque pas non plus de charme, et elle est
plus près du chemin de fer, au cas où vous auriez l’intention de filer
sans payer votre note à l’hôtel.




Chapitre XVII

Jour de blanchissage. Poisson et pêcheurs. De l’art d’amorcer. Un
consciencieux pêcheur. Une histoire de pêche.


Nous passâmes deux jours à Streatley, et fîmes laver notre linge. Nous
avions essayé de le laver nous-mêmes dans le fleuve, sous la direction
de George, mais sans y réussir, car notre linge était plus sale après
l’avoir lavé qu’avant.

Avant de le laver, il était très, très sale, c’est vrai; mais il était
encore mettable, à la rigueur. Après... eh bien, la rivière entre
Reading et Henley était beaucoup plus propre, une fois que nous eûmes
lavé notre linge, qu’elle ne l’était auparavant. Toute la saleté
contenue dans la rivière entre Reading et Henley, nous la recueillîmes
durant notre blanchissage pour la faire entrer dans notre linge.

La blanchisseuse de Streatley nous dit qu’elle se devait à elle-même de
nous faire payer trois fois le tarif ordinaire, car il ne s’agissait pas
de lessive, mais de désincrustage.

Nous payâmes la note sans protester.

Les environs de Streatley et de Goring sont un grand centre de pêche. On
y trouve d’excellent poisson. Le fleuve y abonde en brochets, gardons,
dards, goujons et anguilles; et vous pouvez rester à en pêcher toute la
journée.

Certaines gens le font. Ils ne prennent jamais rien. Je n’ai jamais vu
personne prendre quelque chose sur la Haute-Tamise, excepté des chats
crevés, ce qui n’a rien à voir, naturellement, avec la pêche. Le guide
local du pêcheur ne parle nullement de prendre quelque chose. Il se
contente d’affirmer que l’endroit est «bon pour la pêche», et, d’après
ce que j’ai vu, je suis tout disposé à confirmer cette assertion.

Il n’est pas de lieu au monde où il y ait plus de pêcheurs, ni où l’on
puisse pêcher plus longtemps. Certains pêcheurs viennent y pêcher tout
un mois. Vous pouvez pêcher un an si vous voulez: ce sera pareil.

Le _Guide du Pêcheur à la ligne sur la Tamise_ dit qu’«il y a aussi du
brochet et de la perche». Brochets et perches s’y trouvent en effet. On
les _voit_ par bancs, lorsqu’on se promène sur les berges; ils viennent
vous regarder, et sortent à moitié de l’eau, la gueule béante, attendant
du biscuit. Et si vous vous baignez, ils grouillent autour de vous d’une
façon agaçante. Mais quant à les _avoir_ grâce à un morceau de ver au
bout de l’hameçon,--rien à faire.

Je ne suis pas un bon pêcheur. J’ai consacré jadis beaucoup de temps à
cet exercice, et j’y faisais, je pense, de réels progrès, mais les
anciens dans la partie jugèrent que je n’arriverais jamais à rien, et me
conseillèrent d’abandonner. A leur dire, je jetais fort bien ma ligne,
et paraissais avoir des dispositions, avec très suffisamment de paresse
innée. Mais ils affirmaient que je ne serais jamais un bon pêcheur. Je
manquais de l’imagination nécessaire.

Comme poète, ou feuilletonniste, ou reporter, ou n’importe quoi dans ce
genre, j’en avais peut-être assez, mais pour devenir un bon pêcheur à la
ligne, il fallait plus de fantaisie, plus de puissance inventive que je
n’en possédais.

Certains sont persuadés qu’il suffit pour être un bon pêcheur de savoir
dire des mensonges facilement et sans rougir. Ils se trompent. La simple
fiction est inutile, le premier novice venu en est capable. C’est au
détail circonstancié, à la note de vraisemblance, à l’air général de
scrupuleuse,--voire pédantesque--véracité, que l’on reconnaît le pêcheur
à la ligne expérimenté.

Tout le monde peut venir vous raconter: «Oh, j’ai attrapé quinze
douzaines de perches hier après-midi»; ou «lundi dernier, j’ai ramené un
goujon qui pesait dix-huit livres et mesurait trois pieds du museau à la
queue».

Ce genre de propos n’exige ni art ni talent. Il prouve de l’aplomb, mais
c’est tout.

Non: votre pêcheur à la ligne accompli aurait honte d’exposer un
mensonge de cette façon-là. Sa méthode vaut d’être décrite.

Il entre tranquillement, le chapeau sur la tête, accapare le siège le
plus commode, allume sa bouffarde, et commence à la téter sans mot dire.
Il laisse les jeunes jeter leur feu, puis durant une accalmie passagère,
il ôte de sa bouche sa pipe, dont il secoue les cendres contre la
grille, et jette:

--Ma foi, j’ai fait mardi soir une prise qui ne vaut pas la peine d’en
parler.

--Tiens, pourquoi ça? lui demande-t-on.

--Parce que personne ne me croirait si je la racontais, répond calmement
notre homme; et, sans la moindre trace d’amertume dans la voix, il
rebourre sa pipe et demande au patron de lui apporter un triple whisky
écossais, sec.

Suit une pause, car nul ne se sent assez sûr de lui-même pour contredire
le vieux gentleman. Celui-ci reprend donc sans y être invité:

--Non, je ne le croirais pas moi-même si on me le racontait, et
cependant, le fait est là. J’étais resté à la même place tout
l’après-midi, sans prendre littéralement rien,--à part quelques
douzaines de dards et quelques petits brochets, et j’étais sur le point
d’y renoncer lorsque soudain ma ligne tire. Je crus qu’il s’agissait
encore d’un petit et j’allai pour le relever. Mais du diable si je
pouvais remuer ma canne! Il me fallut une demi-heure,--une demi-heure,
monsieur!--pour ramener ce poisson; et à chaque instant je craignais de
voir ma ligne se rompre! Je le tirai à la fin, et que croyez-vous que
c’était? Un esturgeon! Un esturgeon de quarante livres! pris à la ligne,
monsieur! Oui, il y a de quoi être estomaqué... Vous me donnerez encore
un whisky triple, patron, s’il vous plaît.

Et il continue en rapportant la stupéfaction de tous ceux qui l’ont vu,
et ce que sa femme en a dit, en rentrant à la maison, et ce que Joe
Buggles en pensait.

Je demandai une fois au patron d’une auberge de la Tamise si cela ne lui
faisait pas trop de mal, quelquefois, d’écouter les histoires que les
pêcheurs là présents lui racontaient. Il me répondit:

--Oh! non, plus maintenant, monsieur. Au début, cela me dérangeait un
peu; mais que voulez-vous, avec l’habitude, ma femme et moi en écoutons
toute la journée. Il suffit de s’y habituer, voilà tout.

J’ai connu un jeune homme qui était fort consciencieux, et quand il se
mit à pêcher, il prit la résolution de ne jamais exagérer ses prises de
plus de vingt-cinq pour cent.

--Si je prends quarante poissons, disait-il, je raconterai que j’en ai
pris cinquante, et ainsi de suite. Mais je ne veux pas mentir davantage,
car mentir est un péché.

Mais le système du vingt-cinq pour cent ne lui réussit pas. Il n’eut pas
l’occasion d’en user. Le plus grand nombre de poissons qu’il prit en un
jour fut de trois, et on ne peut ajouter vingt-cinq pour cent à trois,
du moins quand il s’agit de poissons.

Il porta donc son pourcentage à trente-trois pour cent, mais cela ne
marchait pas non plus quand il n’en prenait qu’un ou deux; aussi, pour
simplifier, il se décida à doubler le nombre.

Il s’en tint à ce procédé une couple de mois, puis il en fut mécontent.
Personne ne le croyait quand il avouait qu’il se contentait de doubler
et lui, de son côté, ne gagnait rien à cet aveu, car sa modération le
désavantageait vis-à-vis des autres pêcheurs. Quand il avait pris en
réalité trois petits poissons, et qu’il disait en avoir pris six, il
avait la mortification d’entendre un individu qu’il savait n’en avoir
pris qu’un, aller raconter aux gens qu’il en avait ramené deux
douzaines.

Il finit donc par convenir en son for intérieur (et il ne s’en est plus
départi) de compter pour dix chaque poisson qu’il prenait, et de poser
dix pour commencer. Exemple: s’il ne prenait rien du tout, il disait
avoir pris dix poissons,--on n’en pouvait jamais prendre moins de dix,
avec son système; ce nombre était fondamental. Puis, si par hasard, il
prenait réellement un poisson, il l’appelait vingt; au delà, deux
poissons valaient trente; trois, quarante, etc.

Le moyen est simple et d’usage commode, et le bruit a couru dernièrement
qu’il était adopté par toute la confrérie des pêcheurs à la ligne. En
fait, le Comité de l’_Association des Pêcheurs à la Ligne de la Tamise_
a prôné son adoption, il y a deux ans, mais quelques-uns de ses plus
vieux membres s’y opposèrent, disant que la chose n’aurait d’intérêt que
si les nombres étaient doubles, et chaque poisson compté pour vingt.

Quand vous aurez une soirée de trop, sur la Tamise, je vous conseille
d’entrer dans une petite auberge de village, et de vous asseoir dans le
débit. Vous êtes presque sûr d’y rencontrer un ou deux sectateurs de la
ligne en train de siroter leur grog, et qui vous raconteront en une
heure et demie assez d’histoires de pêche pour vous donner une
indigestion d’un mois.

Le deuxième jour, George et moi--je ne sais ce qu’était devenu Harris;
il était allé se faire raser, au début de l’après-midi, puis il était
revenu et avait passé quarante minutes à frotter ses souliers au blanc
d’Espagne, et nous ne l’avions plus revu depuis--George et moi, dis-je,
plus le chien, laissés à nous-mêmes, partîmes faire un tour à
Wallingford, et avisant au retour une petite auberge au bord de l’eau,
nous y entrâmes sous prétexte de nous reposer.

Nous allâmes nous asseoir dans le salon. Il y avait là, fumant une
longue pipe de terre, un vieil individu avec lequel nous entrâmes
bientôt en conversation.

Il nous dit que la journée avait été belle, et nous lui répondîmes qu’il
avait fait beau hier, et puis nous déclarâmes ensemble qu’il ferait sans
doute beau demain; et George ajouta que la moisson s’annonçait bonne.

Après quoi, de façon ou d’autre, il nous échappa de dire que nous étions
étrangers au pays, et que nous partions le lendemain matin.

La conversation subit ensuite un temps d’arrêt, dont nous profitâmes
pour jeter un coup d’œil autour de nous. Nos yeux se fixèrent sur une
vieille vitrine poussiéreuse accrochée bien au-dessus de la cheminée, et
renfermant une truite. Cette truite me fascinait, tant elle était
gigantesque. Même, au premier abord, je la pris pour une morue.

--Ah! dit le vieux gentleman, en suivant la direction de mon regard,
c’est une belle bête, hein?

--Tout à fait hors ligne, répliquai-je; et George demanda au vieillard
combien elle pouvait peser.

--Dix-huit livres six onces, dit notre ami, se levant pour ôter sa
redingote. Oui, poursuivit-il, il y aura seize ans, le trois du mois
prochain, que je l’ai pêchée. Je l’ai attrapée juste sous le pont. Sa
présence dans la rivière m’avait été signalée, et je m’étais dit que je
l’aurais. On n’en voit plus beaucoup de cette taille, à présent, je
crois. Bonsoir, messieurs, bonsoir.

Et il sortit, nous laissant seuls.

Nous ne pouvions plus détacher nos regards de ce poisson. C’était
vraiment un poisson magnifique. Nous n’avions pas cessé de le regarder,
lorsque le voiturier local qui venait de s’arrêter à l’auberge, apparut
sur le seuil de la pièce, sa pinte de bière au poing, et lui aussi
regarda le poisson.

--Elle est d’une jolie taille, cette truite, dit George, en se tournant
vers lui.

--Oh, vous pouvez bien le dire, messieurs, répliqua l’homme; et, après
avoir bu un coup, il reprit: Vous n’étiez sans doute pas ici, messieurs,
quand ce poisson a été pris?

Nous répondîmes que non, et que nous n’étions pas du pays.

--Ah! dit le voiturier, dans ce cas-là, c’était impossible. Voilà près
de cinq ans que j’ai pris cette truite.

--Tiens! c’est donc vous qui l’avez prise? dis-je.

--Oui, monsieur, répliqua le sympathique vieillard. Je l’ai prise juste
au-dessous de l’écluse, un vendredi après-midi; et le plus curieux est
que je l’ai prise à la mouche artificielle. J’étais parti à la pêche au
brochet, sauf votre respect, et je ne m’attendais pas à une truite, et
quand le bouchon s’enfonça, au bout de ma ligne, ce fut tout juste s’il
ne m’entraîna pas. Songez donc, elle pesait vingt-six livres! Bonsoir,
messieurs, bonsoir.

Cinq minutes plus tard, un troisième individu entra, et nous raconta
comment il l’avait prise, un matin de bonne heure, et lorsqu’il fut
parti, un grave personnage d’une cinquantaine d’années entra et alla
s’asseoir près de la fenêtre.

Personne ne dit mot, tout d’abord; mais à la fin George se tourna vers
le nouveau venu et lui dit:

--Je vous demande pardon, j’espère que vous excuserez la liberté que
nous--tout à fait étrangers au pays--allons prendre, mais nous vous
serions obligés, mes amis ici présents et moi, de nous dire comment vous
avez pris cette truite.

--Tiens! qui donc vous a dit que je l’avais prise? s’écria-t-il, étonné.

Nous lui répondîmes que personne ne nous l’avait dit, mais que nous
devinions qu’il devait l’avoir prise.

--Ma foi, c’est très curieux... très curieux, répliqua-t-il en riant;
mais, au fait, vous avez raison: c’est bien moi qui l’ai prise. Je ne
vois pas comment vous l’avez deviné. Parole, c’est réellement très
curieux.

Et alors il nous raconta comme quoi il lui avait fallu une demi-heure
pour la tirer à terre, et qu’elle avait cassé sa canne à pêche. Il
ajouta qu’en rentrant chez lui, il l’avait pesée avec soin, et que la
balance avait accusé trente-quatre livres.

Il sortit à son tour, et quand il fut parti, le patron survint. Nous lui
contâmes les diverses histoires que nous avions ouïes au sujet de sa
truite, et il s’en amusa fort, et nous rîmes avec lui de tout cœur.

--Ils sont impayables, ce Jim Pates et ce Joe Muggles et ce Mr Jones et
ce vieux Billy Maunders, d’aller vous raconter qu’ils l’ont prise! Ha!
ha! ha! elle est bien bonne, s’écria l’honnête personnage, en se tenant
les côtes. Allez me faire ce coup-là à _moi_, dans _mon_ salon! eux
l’avoir prise! Ha! ha! ha!

Et alors, il nous raconta l’histoire authentique du poisson. C’était
lui-même qui l’avait pris, tout jeune garçon, des années auparavant, et
pas du tout par habileté, mais par cette chance incroyable qui paraît
toujours réservée à un gamin qui fait l’école buissonnière, et s’en va
pêcher un après-midi de beau temps, avec un bout de grosse ficelle et
une branche d’arbre.

Il dit que de rapporter chez lui cette truite l’avait sauvé d’une
râclée, et que son maître d’école lui-même avait dit qu’elle valait la
règle de trois et la dictée réunies.

Il fut alors appelé hors du salon, et George et moi nous tournâmes
encore une fois nos regards vers le poisson.

C’était réellement une truite bien extraordinaire. Plus nous la
regardions, plus nous l’admirions.

Elle passionna tellement George qu’il grimpa sur le dossier d’une chaise
pour la voir de plus près.

Mais la chaise bascula; et George se rattrapa d’instinct à la vitrine,
qui dégringola avec fracas, George et la chaise par-dessus.

--Vous n’avez pas abîmé le poisson, hein! m’écriai-je tout inquiet, en
m’élançant.

--J’espère que non, dit George, se relevant avec précaution et regardant
sous lui.

Hélas! la truite gisait en mille pièces, je dis mille, mais elles
n’étaient peut-être que neuf cents. Je ne les ai pas comptées.

Nous trouvâmes singulier et inexplicable qu’une truite empaillée eût pu
se casser en tant de petits morceaux.

Et en effet, c’eût été singulier et inexplicable, si la truite avait été
empaillée, mais elle ne l’était pas.

La truite était en plâtre de Paris.




Chapitre XVIII

Écluses. George et moi nous sommes photographiés. Wallingford.
Dorchester. Abingdon. Un bon endroit pour se noyer. Un trajet difficile.
Effet démoralisant de l’air de la Tamise.


Nous quittâmes Streatley le lendemain matin de bonne heure, et
remontâmes à l’aviron jusqu’à Culham, et nous couchâmes sous la bâche,
dans le bras de dérivation.

Entre Streatley et Wallingford, la Tamise n’a rien de bien intéressant.
Au delà de Cleve, on rencontre un bief de six milles et demi sans une
écluse. C’est là, je pense, le plus long trajet ininterrompu qu’il y ait
en amont de Teddington, et le club d’Oxford l’utilise pour ses essais de
«huit».

Mais si cette absence d’écluses est agréable au canotier, le simple
dilettante la regrette.

Pour ma part, je raffole des écluses. Elles rompent favorablement la
monotonie de l’aviron. J’adore être assis dans le canot et m’élever
lentement des humides profondeurs du sas vers un nouveau bief et de
nouveaux paysages; ou m’enfoncer hors du monde pour ainsi dire, et puis
attendre que les sombres portes grincent et que l’étroite bande de jour
s’élargisse entre elles jusqu’à découvrir devant vous tout le beau
fleuve riant, après quoi vous poussez votre petit canot hors de sa brève
prison, une fois de plus sur les eaux familières.

Elles sont pleines de pittoresque, ces écluses. Le bon éclusier, ou son
avenante épouse, ou sa fille au minois éveillé, font d’agréables
interlocuteurs pour un bout de causette. On y retrouve d’autres canots,
et on échange les nouvelles de la rivière. La Tamise ne serait pas ce
pays de rêve, sans ses écluses fleuries.

A propos d’écluses, je me rappelle un accident qui faillit arriver à
George et moi, un matin de juillet, à Hampton-Court.

C’était une journée admirable, et l’écluse était bondée; et, comme il
est d’usage, un photographe spéculateur prenait une vue de tous les
canots flottant sur les eaux en cours d’ascension.

Je ne m’en étais pas rendu compte tout d’abord, et je fus très étonné de
voir George étirer bien vite son pantalon, relever ses cheveux et camper
crânement sa casquette en arrière, puis revêtant une expression à la
fois d’affabilité et de mélancolie, s’asseoir dans une pose gracieuse,
et s’efforcer de dissimuler ses pieds.

Ma première idée fut qu’il avait tout à coup aperçu quelque demoiselle
de ses connaissances, et je regardai autour de moi pour voir qui
c’était. Tous les gens qui se trouvaient dans la chambre d’écluse
semblaient avoir été soudain pétrifiés. Ils étaient assis ou debout dans
les attitudes les plus bizarrement forcées que j’aie jamais vues sur un
éventail japonais. Toutes les filles souriaient. Oh! qu’elles avaient
l’air gracieux! Et tous les garçons fronçaient les sourcils, et
paraissaient graves et dignes.

Mais à la fin, la vérité m’illumina, et je craignis de n’être pas prêt.
Notre canot était tout au premier plan, et il serait mal, pensai-je, de
déshonorer le groupe du bonhomme.

Je fis face vivement, et pris position à la proue appuyé sur la gaffe en
une gracieuse attitude évocatrice de force et d’agilité. Je fis retomber
mes cheveux en mèche sur le front, et répandis sur mes traits un
air--qui me sied, dit-on,--de douce bienveillance, relevée d’un grain de
cynisme.

On ne bougeait plus, dans l’attente du moment psychologique. Mais alors
quelqu’un s’écria derrière moi:

--Hélà! attention à votre nez![7]

  [7] Nose se dit aussi pour l’avant d’un canot.

Je ne pouvais me retourner pour voir de quoi il s’agissait et qui devait
faire attention à son nez. Je jetai un coup d’œil furtif sur celui de
George. Il était normal,--ou du moins il n’offrait pas de défauts
susceptibles de modification. Je louchai vers le mien, qui me parut
aussi en bon état.

--Faites attention à votre nez, espèce de gourde! lança la même voix,
plus fort.

Et une autre ajouta:

--Garez donc votre nez, sacrebleu, vous là-bas, les deux avec le chien!

Ni George ni moi n’osâmes nous retourner. L’homme avait la main sur
l’obturateur et la photo allait être prise d’un instant à l’autre.
Était-ce à nous qu’on en avait? Qu’est-ce qui se passait avec nos nez?
Pourquoi fallait-il les garer?

Mais alors toute l’écluse se mit à pousser des cris, et une voix de
stentor nous hurla dans le dos:

--Faites attention à votre canot, monsieur; vous deux en casquettes
rouge et noire. C’est sous forme de deux cadavres que vous serez pris en
photo, si vous ne vous dépêchez pas.

Nous regardâmes le nez de notre canot et vîmes qu’il était engagé dans
un étrésillon de l’écluse, alors que l’eau en pénétrant s’élevait tout
autour et le faisait pencher. Un instant de plus et nous étions perdus.
Prompts comme la pensée, nous attrapâmes chacun un aviron, et un
vigoureux coup de poignée contre la porte délivra le canot et nous
envoya rouler sur le dos.

Nous ne fîmes pas trop bonne figure sur ce groupe, George et moi.
Naturellement, comme il fallait s’y attendre, notre sort voulut que
l’homme déclenchât la satanée mécanique à l’instant précis où nous
étions tous les deux sur le dos, avec l’air égaré du «Où suis-je? que
deviens-je?» tandis que nos quatre pieds s’agitaient en désespérés.

Nos pieds firent indéniablement presque tous les frais de cette
photographie. A peine si l’on y voyait autre chose. Ils occupaient tout
le premier plan. Derrière eux on entrevoyait les autres canots, et des
fractions de paysage; mais tout ce qu’il y avait d’autre dans le sas
paraissait d’une insignifiance si dérisoire, comparativement à nos
pieds, que tous les autres figurants du groupe rougirent d’eux-mêmes et
refusèrent de souscrire.

Le propriétaire d’une chaloupe à vapeur qui avait retenu six épreuves
annula sa commande à la vue du négatif. Il les prendrait, dit-il, si
quelqu’un pouvait lui faire voir son bateau, mais personne n’en fut
capable. Il était quelque part derrière le pied droit de George.

Quant à nous, le photographe prétendait nous faire prendre une douzaine
d’épreuves chacun, vu que nous formions à nous seuls les neuf dixièmes
du groupe. Mais nous refusâmes, disant que nous préférions être pris par
en haut.

Wallingford, à six milles au-dessus de Streatley, est une ville très
ancienne et a joué un rôle très actif dans la genèse de l’histoire
d’Angleterre. Ce fut à l’époque des Bretons un groupe de grossières
huttes de boue. Puis vinrent les légions romaines, qui remplacèrent les
murs d’argile par de puissantes fortifications, dont les siècles n’ont
pu encore balayer la trace, car les maçons de l’antiquité savaient bâtir
comme il faut.

Mais le temps, qui a respecté les murs romains, a eu vite réduit les
Romains en poudre, et sur ce terrain, dans la suite des âges, les
farouches Saxons luttèrent contre les géants Danois, jusqu’à l’arrivée
des Normands.

Ce fut une ville murée et fortifiée jusqu’à la guerre parlementaire,
époque où Fairfax l’assiégea longuement. Elle fut prise à la fin, et
l’on rasa ses murailles.

De Wallingford à Dorchester, les abords du fleuve se font accidentés,
variés et pittoresques. Dorchester se trouve à un demi-mille du fleuve.
On peut y accéder en remontant la Tamise, si l’on a un petit canot; mais
il est préférable de quitter la vallée à l’écluse de Day, et de couper à
travers champs. Dorchester est une vieille localité d’une paix exquise,
engourdie dans une torpeur muette et sereine.

Dorchester, comme Wallingford, fut une cité, au temps des Bretons; elle
s’appelait Caer Doren, «la cité sur l’eau». En des âges plus récents,
les Romains y établirent un vaste camp, dont les fortifications
subsistent aujourd’hui sous la forme de longs tertres bas. Au temps des
Saxons, elle fut la capitale du Wessex. A présent, elle reste en dehors
des bruits du monde et songe mélancoliquement au passé.

Aux abords de Clifton Hampden, joli village à la vieille mode, paisible,
égayé de fleurs, le coup d’œil sur la Tamise est superbe. Si vous passez
la nuit à Clifton, vous ne pouvez pas mieux faire que de descendre à la
«Meule d’Orge». C’est de toutes les auberges de la Haute-Tamise la plus
curieuse et ancienne. Elle se trouve à gauche du pont, en dehors du
village. Son toit de chaume et ses fenêtres à petits carreaux lui
donnent un air très livre d’images, et son intérieur est encore plus
désuet.

Elle n’est pas du tout faite pour loger une héroïne de roman moderne.
Celle-ci est toujours «divinement grande», et toujours «elle se redresse
de toute sa taille». A la «Meule d’Orge», elle se cognerait chaque fois
la tête au plafond.

La maison ne conviendrait guère non plus aux ivrognes. Trop de surprises
vous attendent au long des couloirs, en fait de marches à monter ou
descendre; et arriver à leur chambre ou y trouver leur lit, ce serait
pour eux deux opérations d’une impossibilité radicale.

Nous fûmes levés de bonne heure, le lendemain matin, car nous voulions
être à Oxford pour l’après-dîner. C’est étonnant comme on _peut_ se
lever de bonne heure, lorsqu’on fait du camping. Roulé dans une
couverture, et couché sur les planches d’un canot avec une valise pour
oreiller, il s’en faut qu’on tienne à rester «au lit encore cinq minutes
seulement,» comme on fait quand on dort dans la plume. Dès huit heures
et demie, nous avions fini de déjeûner et passions l’écluse de Clifton.

De Clifton à Culham, les berges du fleuve sont plates, monotones et
inintéressantes, mais après avoir passé l’écluse de Culham,--la plus
glaciale et profonde de la Tamise,--le paysage s’améliore.

A Abingdon, le fleuve coule au milieu des rues. Abingdon est la vraie
petite ville de province,--tranquille, éminemment respectable, propre et
désespérément morne. Elle se fait gloire de son antiquité, mais il me
paraît douteux qu’on puisse la comparer sous ce rapport à Wallingford et
Dorchester. Il y avait autrefois ici une abbaye fameuse, et dans ce qui
reste de ses murs consacrés, on fabrique aujourd’hui de la bière.

Le trajet d’Abingdon à Nuneham Courtenay est charmant. Le parc de
Nuneham mérite d’être vu. On le visite les mardi et jeudi. Le château
renferme une belle collection de tableaux et de curiosités. La gare
d’eau de Sandford, juste après l’écluse, est un bon endroit pour se
noyer. Il y a là un remous violent, qui ne vous lâche plus. Un obélisque
marque le lieu où deux hommes se sont noyés en se baignant; et le socle
de l’obélisque sert habituellement de tremplin aux jeunes gens qui
veulent plonger pour voir si l’endroit est réellement aussi dangereux.

Nous passâmes l’écluse d’Iffley à midi et demi et là, après avoir rangé
le canot et fait nos préparatifs de débarquement, nous entreprîmes notre
dernier mille.

Le trajet d’Iffley à Oxford est le plus difficile que je sache sur la
Tamise. Il faudrait être né sur ces eaux pour s’y reconnaître. J’y ai
navigué bon nombre de fois, mais je ne suis pas encore capable de m’y
retrouver.

Tout d’abord le courant vous pousse en plein sur la rive droite, ensuite
sur la gauche, puis il vous remporte au milieu, vous fait faire trois
tours et vous ramène vers l’amont, et finit toujours par tâcher de vous
écraser contre une barque du collège.

Il en résulta comme de juste que, sur cet espace d’un mille, nous
faillîmes entrer en collision avec plusieurs autres canots, ce dont il
s’ensuivit pas mal de gros mots.

Je ne sais comment cela se fait, mais tous les gens sont
extraordinairement irritables sur la Tamise. La moindre anicroche, que
vous ne relèveriez même pas sur la terre ferme, vous rend fou de rage,
lorsqu’elle vous arrive sur l’eau. Quand Harris ou George commettent une
bêtise à terre, je souris avec indulgence; sur le fleuve, pour la
moindre maladresse, je les accable d’injures. Quand un autre canot se
met dans mon chemin, je suis tenté de saisir un aviron et d’assommer
tous ses occupants.

Les gens du caractère le plus bénin, à terre, deviennent en canots
féroces et sanguinaires. Il m’est arrivé une fois de naviguer avec une
jeune dame. Elle était du naturel le plus doux et agréable qu’on puisse
imaginer, mais sur la rivière, c’était effrayant de l’entendre.

--Oh! que le diable l’emporte, celui-là, s’écriait-elle, quand un
infortuné rameur se mettait dans son chemin, ne peut-il donc regarder où
il va!

Ou bien:

--Oh! la satanée vieille ordure! disait-elle, quand la voile ne se
mettait pas bien en place. Et elle l’attrapait et tirait dessus avec
fureur.

Pourtant, comme je l’ai dit, elle était charmante et douce, à terre.

L’air de la rivière a sur l’humeur un effet démoralisant, et c’est cela,
je pense, qui fait que les bateliers sont parfois si grossiers entre eux
et se servent d’un langage qu’ils regrettent sans doute lorsqu’ils sont
de sang-froid.




Chapitre XIX

Oxford. L’idée que Montmorency se fait du Ciel. Le canot de location;
ses beautés et ses avantages. L’«Orgueil de la Tamise». Le temps change.
Le fleuve sous divers aspects. Une soirée peu joyeuse. Aspirations vers
l’impossible. George joue du banjo. Une mélodie funèbre. Deuxième
journée de pluie. La fuite. Un souper léger et une santé.


Nous passâmes à Oxford deux jours très agréables. Il y a beaucoup de
chiens dans la ville d’Oxford. Montmorency se battit onze fois le
premier jour, et quatorze le deuxième. Il se croyait évidemment arrivé
au Ciel.

Chez les gens de constitution trop faible ou d’un naturel trop
paresseux, pour aimer le travail de la remontée, c’est une coutume
répandue de louer un canot à Oxford, et de descendre à l’aviron. Pour
les courageux, le voyage de remontée est certes préférable. Cela ne vaut
rien de suivre toujours le courant. L’on retire plus de satisfaction de
se cambrer la poitrine et de lutter contre lui, et de faire son chemin
malgré lui... Du moins, tel est mon point de vue lorsque Harris et
George sont aux avirons, et moi au gouvernail.

A ceux qui seraient tentés de choisir Oxford comme point de départ, je
dirai: prenez votre canot à vous,--sauf, bien entendu, si vous pouvez
prendre sans risque celui de quelque autre. Les canots qui, règle
générale, sont en location sur la Tamise au delà de Marlow, sont
excellents. Ils sont bien étanches; et aussi longtemps qu’on les manie
avec précaution il est rare de les voir s’ouvrir en deux et couler. On
trouve dans ces canots de quoi s’asseoir et tout le nécessaire--ou
presque--pour ramer et gouverner.

Mais ils ne sont pas décoratifs. Le canot loué au delà de Marlow n’est
guère propre à vous laisser déployer vos talents ni vos grâces. Le canot
de location met vite frein aux velléités de ce genre. C’est là son
principal sinon son unique mérite.

Celui qui monte le canot de location est modeste et peu ostentatoire. Il
se tient de préférence du côté de l’ombre, et accomplit le meilleur de
son trajet le matin de bonne heure ou tard dans la soirée, lorsqu’il n’y
a pas beaucoup de monde pour le regarder.

Si l’occupant du canot de location voit venir une de ses connaissances,
il débarque aussitôt et se cache derrière un arbre.

Il m’est arrivé, une fois, de faire partie d’une société qui avait loué
un canot pour faire une excursion de quelques jours. Aucun de nous
n’avait encore vu de près un canot de location; et nous ignorions ce
qu’il pouvait être quand nous le vîmes pour la première fois.

Nous avions écrit pour retenir un canot--un skiff en double; et quand
nous arrivâmes au garage avec nos valises et que nous eûmes dit notre
nom, l’homme répliqua:

--Ah! oui, c’est vous qui avez retenu un skiff en double. Parfait. Jim,
sortez l’_Orgueil de la Tamise_.

Le garçon partit, et reparut cinq minutes plus tard, luttant avec un
assemblage de bois antédiluvien, qu’on eût dit déterré depuis peu, et
déterré sans précautions, ce qui l’avait plutôt endommagé.

Ma première idée, à l’aspect de l’objet, fut qu’il s’agissait de quelque
débris romain,--débris de quoi, je l’ignorais, d’un sarcophage,
peut-être.

La région de la Haute-Tamise abonde en débris romains, et ma supposition
ne manquait pas de vraisemblance, mais le jeune homme grave de notre
bande, qui est un peu géologue, railla mon hypothèse du débris romain,
et déclara qu’il était évident au plus pauvre intellect (catégorie où il
semblait regretter de ne pouvoir en conscience me ranger) que l’objet
découvert par le garçon était un fossile de baleine; et nous prouva par
A plus B qu’il devait appartenir à la période pré-glacière.

Pour décider la question, nous recourûmes au garçon. Nous lui dîmes de
ne rien craindre, mais de déclarer la vérité vraie. Son fossile était-il
pré-adamite, ou bien était-ce un sarcophage romain?

Le garçon répondit que c’était l’_Orgueil de la Tamise_.

Au premier abord, nous trouvâmes sa répartie fort spirituelle, et nous
lui donnâmes deux pence pour sa promptitude d’esprit. Mais comme il n’en
démordait pas, la plaisanterie nous parut avoir trop duré.

--Allons, allons, mon ami, dit sévèrement notre capitaine, assez de ces
fariboles. Reportez chez vous cette vieille bassinoire, et amenez-nous
le canot.

Survint alors le constructeur de bateaux en personne, qui nous affirma
sur parole de praticien, que l’objet était réellement un canot,--était,
en fait, _le_ canot, le skiff en double choisi pour nous porter dans
notre excursion.

Nous récriminâmes beaucoup. Nous trouvions qu’il aurait pu, tout au
moins, le faire passer à la chaux, ou au goudron,--faire quelque chose,
enfin, pour le distinguer d’une épave naufragée; mais il se refusait à y
découvrir aucun défaut.

Il parut même offensé de nos remarques. Il nous avait, dit-il, choisi le
meilleur canot de sa réserve, et il estimait que nous aurions pu lui en
être plus reconnaissants.

Il ajouta que l’_Orgueil de la Tamise_ était en service depuis quarante
ans, à _sa_ connaissance, et que personne encore ne s’en était jamais
plaint, et il ne voyait pas pourquoi nous serions les premiers à le
faire.

Nous ne discutâmes plus.

Nous nous occupâmes de raffermir le soi-disant canot à l’aide de bouts
de corde, puis, ayant collé un peu de papier de tenture sur les endroits
les plus avariés, chacun recommanda son âme à Dieu, et s’embarqua.

La location de ce débris nous coûta trente-cinq shillings pour six
jours; alors que le tout eût été acquis pour quatre shillings et demi à
quelque vente de bois d’épaves, sur la côte.

Le temps changea le troisième jour--attention! à cette heure je parle de
notre présent voyage--et ce fut sous une tombée de bruine continue que
nous quittâmes Oxford pour regagner nos pénates.

La Tamise--quand le soleil brasille sur ses vaguelettes dansantes,
faisait jouer des reflets d’or sur les troncs vert-de-grisés des hêtres,
transperçant de ses rais les bois frais et sombres, projetant des
diamants sur la roue des moulins, lançant des baisers aux lis, argentant
murs et rendant toute prairie et toute avenue aimable, ponts moussus,
égayant le moindre hameau, s’accrochant aux buissons, souriant dans
chaque crique, éclatant sur mainte voile blanche, imprégnant l’air
d’enthousiasme,--la Tamise est un beau fleuve doré.

Mais la Tamise--triste et grelottante, quand les gouttes de la pluie
indiscontinue tombent sur ses eaux grises et mornes, comme des pleurs
étouffés de femmes dans les ténèbres; quand les bois, muets et
assombris, drapés de brumes vaporeuses, font sur ses bords comme des
fantômes: muets fantômes aux yeux chargés de reproches, tels ceux des
mauvaises actions, ou des amis délaissés,--la Tamise n’est plus qu’une
eau hantée, au pays des vains regrets.

La lumière du soleil est la vie même de la Nature. Notre Mère la Terre
nous regarde avec des yeux si tristes et désâmés, quand le soleil s’est
retiré d’elle, que sa présence alors nous navre: on dirait qu’elle ne
nous connaît plus ou qu’elle a cessé de nous aimer. On dirait une veuve
qui a perdu son cher mari et que ses enfants prennent par la main et
regardent dans les yeux, sans qu’elle daigne leur sourire.

Nous tirâmes l’aviron sous la pluie, toute cette journée-là,--travail
bien mélancolique. Nous prétendîmes, au début, que cela nous amusait.
C’était un changement, disions-nous, et nous aimions de voir la rivière
sous ses différents aspects.

On ne pouvait s’attendre à avoir toujours du soleil. La Nature
n’est-elle pas belle, même en pleurs?

Et de fait, Harris et moi fûmes pleins d’entrain, les quelques premières
heures. Et nous chantâmes une chanson sur la vie du bohémien,--existence
délicieuse, livrée à la tempête et au soleil, et à tout vent qui
souffle!--et comment il aime la pluie et le plaisir qu’elle lui fait; et
comment il se moque de ceux qui ne l’aiment pas.

George prit la chose plus sobrement, et s’en tint à son parapluie.

Nous hissâmes la bâche avant le déjeuner, et la gardâmes tout
l’après-midi, ne laissant à l’avant qu’un tout petit espace. Nous fîmes
neuf milles de cette façon, et nous arrêtâmes pour la nuit un peu avant
l’écluse de Day.

Je ne saurais dire en vérité que notre soirée fut joyeuse. La pluie se
déversait avec une tranquille obstination. Chaque chose dans le canot
était humide et collante. Le souper fut pitoyable. Le veau froid, quand
on n’a pas faim, ne passe pas. Je regrettai les côtelettes; Harris nous
entretint de soles frites et passa le reste de son veau à Montmorency,
qui refusa et, apparemment insulté par cette offre, alla s’asseoir tout
seul à l’autre bout du canot.

George nous pria de parler d’autre chose, au moins jusqu’à ce qu’il eût
terminé son bouilli froid sans moutarde.

Après souper, nous jouâmes à l’écarté à un penny la partie. Nous y
jouâmes durant deux heures, au bout desquelles George avait gagné quatre
pence,--George est toujours heureux aux cartes,--et Harris et moi avions
perdu exactement deux pence chacun.

Nous crûmes bon après cela de renoncer au jeu, car, comme le dit Harris,
quand il est poussé trop loin, il provoque une excitation malsaine.
George nous offrit la revanche, mais nous refusâmes de lutter contre le
destin.

Ensuite on fit du grog, et on s’assit en rond à causer. George nous
raconta l’histoire d’un homme qu’il avait connu, lequel, en remontant la
Tamise deux ans plus tôt, avait dormi dans un canot humide, par une nuit
exactement pareille à celle-ci, ce qui lui avait valu des rhumatismes
incurables dont il était mort au bout de dix jours. C’était un tout
jeune homme et qui, détail navrant, était fiancé.

Harris se rappela aussitôt un de ses amis, lequel s’était engagé comme
volontaire, et avait couché sous la tente une nuit de pluie, au camp
d’Aldershot, «une nuit exactement pareille à celle-ci», ajoute Harris;
et il s’était réveillé infirme pour la vie. Harris promit de nous faire
faire sa connaissance une fois de retour en ville: cela nous crèverait
le cœur de le voir.

La conversation s’aiguilla tout naturellement sur la sciatique, les
fièvres, les rhumes, les affections pulmonaires et la bronchite; et
Harris dit que ce serait bien gênant si l’un de nous tombait gravement
malade cette nuit, vu l’éloignement où nous étions de tout médecin.

Ces propos firent naître un désir de les voir remplacer par quelque
chose d’un peu folâtre, et dans un instant d’aberration, je proposai à
George de sortir son banjo et de voir s’il pourrait nous donner une
chanson comique.

Je dois dire à l’honneur de George qu’il ne se fit pas prier. Il ne
feignit pas d’avoir laissé sa musique chez lui, ni rien de ce genre. Il
attrapa aussitôt son instrument et se mit à jouer «Deux jolis Yeux
Noirs».

Jusqu’alors j’avais toujours regardé les «Deux jolis Yeux Noirs» comme
un air plutôt trivial. Le riche filon de tristesse que George sut
exploiter en moi me surprit énormément.

Un désir s’accroissait, chez Harris et moi, tandis que les funèbres
mesures se déroulaient, de tomber dans les bras l’un de l’autre et de
fondre en larmes; mais à force de volonté nous refoulâmes nos pleurs
naissants, pour écouter en silence la lamentable mélodie.

Même, quand vint le chœur, nous tentâmes désespérément d’être gais.
Remplissant nos verres, nous unîmes nos voix; celle de Harris toute
tremblante d’émotion conduisant; celles de George et la mienne suivant à
quelques notes en arrière:

    _Deux jolis yeux noirs;
    Oh! quelle surprise!
    Ne sachant que vous dire: Monsieur, vous faites erreur;
    Deux..._

Mais nous en restâmes là. L’accompagnement de George sur ce «deux» avait
une expression si infiniment déchirante que nous ne pouvions, dans notre
navrement, la supporter. Harris sanglotait comme un petit enfant, et le
chien ululait à croire que son cœur ou sa mâchoire allait sûrement se
briser.

George voulait chanter encore un couplet. Il affirmait qu’avec un peu
plus d’ensemble pour la mesure et un peu plus d’abandon pour le rendu,
ce ne serait pas trop mal. L’opinion de la majorité, néanmoins, rejeta
l’expérience.

Il ne resta plus qu’à aller nous coucher,--c’est-à-dire à nous
déshabiller et nous tourner et retourner au fond du canot pendant trois
ou quatre heures. Après quoi nous attrapâmes un peu de mauvais sommeil
jusqu’à cinq heures du matin. Alors on se leva pour déjeuner.

Le deuxième jour fut exactement pareil au premier. La pluie continua de
se déverser, et nous restâmes, enveloppés de nos imperméables, sous la
bâche, à descendre lentement le fleuve.

L’un de nous--j’ai oublié lequel, mais je crois bien que c’était
moi--s’efforça timidement au cours de la matinée de reprendre cette
vieille rengaine du bohémien enfant de la Nature et savourant la pluie,
mais ça ne prit pas. Le vers:

    _La pluie? certes, pour moi, je ne m’en soucie guère,_

était si péniblement approprié à nos sentiments à tous, qu’il nous parut
fort inutile de le chanter.

Nous étions tous d’accord sur un point, savoir que, en dépit de tout,
nous voulions boire le calice jusqu’à la lie. Nous étions partis pour
avoir une quinzaine de vacances sur la Tamise, et nous aurions notre
quinzaine de vacances,--dussions-nous en périr... ce qui serait, il est
vrai, bien triste pour nos parents et amis, mais il n’y avait pas de
remède. Céder au mauvais temps sous notre propre climat serait un
précédent déplorable.

--Il n’y a plus que deux jours, dit Harris, et nous sommes jeunes et
robustes. Nous tiendrons jusqu’au bout.

Vers les quatre heures, nous commençâmes à régler nos dispositions pour
la soirée. Nous étions alors un peu au delà de Goring, et nous décidâmes
de ramer jusqu’à Pangbourne et de nous y arrêter pour la nuit.

--Encore une charmante soirée! grommela George.

Nous méditâmes sur cette perspective. Nous serions à Pangbourne pour
cinq heures. Nous aurions fini de dîner à six heures, six heures et
demie. Après quoi il nous restait à faire le tour du village sous la
pluie battante jusqu’à l’heure du coucher, ou bien nous attarder à lire
l’almanach dans un bar mal éclairé.

--Ma foi, l’Alhambra serait presque plus divertissant, dit Harris en
aventurant sa tête au dehors de la bâche pour jeter un coup d’œil sur le
ciel.

--Avec un petit souper au...[8] pour finir, ajoutai-je, quasi sans y
penser.

  [8] Un merveilleux petit restaurant fort peu connu, dans le voisinage
    de... où l’on vous sert un des petits dîners français les mieux
    cuisinés et le meilleur marché que je sache, avec une bouteille
    d’excellent Beaune, pour 3 schillings 6; et dont je n’aurai pas la
    naïveté de révéler l’adresse.

--Oui, c’est quasi dommage d’avoir résolu de ne pas quitter le canot,
répondit Harris.

Il y eut un silence.

--D’avoir résolu d’attraper le coup de la mort dans ce vieux cercueil de
malheur, rétorqua George en lançant sur le canot un regard tout chargé
de haine; il y aurait cependant lieu de vous faire remarquer qu’il y a
un train quittant Pangbourne, je le sais, peu après cinq heures, lequel
nous mettrait en ville bien à temps pour manger un morceau et puis aller
où vous venez de dire.

Personne ne souffla mot. Nous nous entreregardions et chacun semblait
voir ses propres pensées basses et coupables se refléter sur les visages
des autres. En silence, on tira la valise Gladstone, et on la garnit. On
inspecta le fleuve, en amont et en aval: personne!

Vingt minutes plus tard, on put voir trois formes humaines, escortées
par un chien piteux, se glisser furtivement hors du garage de canots du
«Cygne» pour gagner la station du chemin de fer, revêtues du costume
ci-après, aussi incorrect qu’inélégant:

Bottines de cuir noir, sales; complet de flanelle canotier, très sale;
chapeau mou brun, fort usagé; imperméable, très mouillé; parapluie.

Nous avions trompé le garagiste de Pangbourne. Nous n’avions pas eu le
front de lui avouer que nous fuyions la pluie. Nous avions laissé le
canot, avec tout son contenu, sous sa garde, avec l’ordre de
nous le tenir prêt pour le lendemain matin neuf heures. Si,
ajoutâmes-nous,--_si_ par hasard il survenait un événement imprévu,
empêchant notre retour, nous écririons.

Dès sept heures, nous étions à Londres. Un cab nous mena droit au
restaurant ci-dessus mentionné; nous y prîmes un léger repas, y
laissâmes Montmorency en même temps que des instructions pour qu’on nous
tînt prêt un souper à dix heures et demie, et poursuivîmes notre chemin
vers Leicester Square.

Nous attirâmes beaucoup l’attention, à l’Alhambra. Lorsque nous nous
présentâmes au guichet, on nous enjoignit rudement de faire le tour par
Castle Street, en nous avertissant que nous étions en retard d’une
demi-heure.

Nous eûmes quelque peine à convaincre le receveur que nous m’étions
_pas_ «les illustres acrobates des Monts Himalaya», mais il finit par
accepter notre argent et nous laissa entrer.

A l’intérieur, notre succès fut encore plus considérable. Les regards
admiratifs suivaient tout autour de la salle nos mines congrument
bronzées et nos tenues pittoresques. Nous étions le point de mire de
tous les yeux.

Ce fut un moment glorieux pour nous trois.

Nous nous retirâmes dès la fin du premier ballet, pour regagner le
restaurant, où notre souper nous attendait.

Je reconnais volontiers que je pris plaisir à ce souper. Dix jours
durant, nous n’avions eu somme vécu de rien autre que de viande froide,
gâteaux, pain et confitures. Régime frugal et nutritif, mais par trop
monotone, et le parfum du bourgogne, le fumet des sauces françaises,
l’aspect des serviettes propres et des longs pains viennois frappèrent
en visiteurs bienvenus à la porte de notre for intérieur.

Nous bâfrâmes tout d’abord en silence, après quoi un temps vint où, au
lieu de nous tenir bien droits sur nos sièges, nous nous laissâmes aller
en arrière pour jouer plus négligemment du couteau et de la
fourchette,--les jambes s’allongèrent sous la table, on laissa choir les
serviettes sans les ramasser, et on prit le loisir d’examiner d’un œil
plus critique le plafond enfumé,--on reposa les verres à bout de bras
sur la table, et on se sentit béats, pensifs et bienveillants.

Alors Harris, qui était assis près de la fenêtre, écarta le rideau et
regarda dans la rue.

Elle reluisait vaguement, toute mouillée, les réverbères clignotaient
sous les rafales, la pluie s’éclaboussait sans arrêt dans les flaques et
dégoulinait dans les gouttières engorgées. De rares passants trempés se
hâtaient, cramponnés à leurs parapluies ruisselants, et les femmes
retenaient leurs jupes à pleines mains.

--Allons, dit Harris en allongeant le bras vers sa coupe de champagne,
nous avons fait une charmante excursion, et j’en rends grâces au vieux
père Tamise,--mais nous avons sagement fait d’en profiter lorsqu’il
était temps. Je bois à la santé des trois copains délivrés du canot!

Et Montmorency, se dressant jusqu’à la fenêtre sur ses pattes de
derrière, regarda dans la rue, et lançant un bref aboiement, se joignit
résolument à notre toste.


FIN




    CE LIVRE
    A ÉTÉ RÉIMPRIMÉ
    LE 15 MAI 1924
    PAR LA SOCIÉTÉ
    PARISIENNE
    D’IMPRIMERIE




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Dépositaire général de _la Sirène_: G. Crès et Cie, éditeurs, 21, rue
Hautefeuille, Paris VIe.





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        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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        License. You must require such a user to return or destroy all
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        works.
    
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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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