Le Chevalier de Maison-Rouge

By Alexandre Dumas

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Title: Le Chevalier de Maison-Rouge

Author: Alexandre Dumas

Release Date: March 17, 2006 [EBook #18006]

Language: French


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Alexandre Dumas

LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE

(1845--1846)




Table des matières


I Les enrôlés volontaires.
II L'inconnue.
III La rue des Fossés-Saint-Victor.
IV Moeurs du temps.
V Quel homme c'était que le citoyen Maurice Lindey.
VI Le temple.
VII Serment de joueur.
VIII Geneviève.
IX Le souper.
X Le savetier Simon.
XI Le billet
XII Amour.
XIII Le 31 mai
XIV Dévouement
XV La déesse Raison.
XVI L'enfant prodigue.
XVII Les mineurs.
XVIII Nuages.
XIX La demande.
XX La bouquetière.
XXI L'oeillet rouge.
XXII Simon le censeur.
XXIII La déesse Raison.
XXIV La mère et la fille.
XXV Le billet
XXVI Black.
XXVII Le muscadin.
XXVIII Le chevalier de Maison-Rouge.
XXIX La patrouille.
XXX Oeillet et souterrain.
XXXI Perquisition.
XXXII La foi jurée.
XXXIII Le lendemain.
XXXIV La conciergerie.
XXXV La salle des Pas-Perdus.
XXXVI Le citoyen Théodore.
XXXVII Le citoyen Gracchus.
XXXVIII L'enfant royal
XXXIX Le bouquet de violettes.
XL Le cabaret du Puits-de-Noé.
XLI Le greffier du ministère de la guerre.
XLII Les deux billets.
XLIII Les préparatifs de Dixmer.
XLIV Les préparatifs du chevalier de Maison-Rouge.
XLV Les recherches.
XLVI Le jugement
XLVII Prêtre et bourreau.
XLVIII La charrette.
XLIX L'échafaud.
L La visite domiciliaire.
LI Lorin.
LII Suite du précédent
LIII Le duel
LIV La salle des morts.
LV Pourquoi Lorin était sorti
LVI Vive Simon!
Bibliographie--OEuvres complètes.




I

Les enrôlés volontaires


C'était pendant la soirée du 10 mars 1793. Dix heures venaient de tinter
à Notre-Dame, et chaque heure, se détachant l'une après l'autre comme un
oiseau nocturne élancé d'un nid de bronze, s'était envolée triste,
monotone et vibrante.

La nuit était descendue sur Paris, non pas bruyante, orageuse et
entrecoupée d'éclairs, mais froide et brumeuse.

Paris lui-même n'était point ce Paris que nous connaissons, éblouissant
le soir de mille feux qui se reflètent dans sa fange dorée, le Paris aux
promeneurs affairés, aux chuchotements joyeux, aux faubourgs bachiques,
pépinière de querelles audacieuses, de crimes hardis, fournaise aux
mille rugissements: c'était une citée honteuse, timide, affairée, dont
les rares habitants couraient pour traverser d'une rue à l'autre, et se
précipitaient dans leurs allées ou sous leurs portes cochères, comme des
bêtes fauves traquées par les chasseurs s'engloutissent dans leurs
terriers.

C'était enfin, comme nous l'avons dit, le Paris du 10 mars 1793.

Quelques mots sur la situation extrême qui avait amené ce changement
dans l'aspect de la capitale, puis nous entamerons les événements dont
le récit fera l'objet de cette histoire.

La France, par la mort de Louis XVI, avait rompu avec toute l'Europe.
Aux trois ennemis qu'elle avait d'abord combattus, c'est-à-dire à la
Prusse, à l'Empire, au Piémont, s'étaient jointes l'Angleterre, la
Hollande et l'Espagne. La Suède et le Danemark seuls conservaient leur
vieille neutralité, occupés qu'ils étaient, du reste, à regarder
Catherine y déchirant la Pologne.

La situation était effrayante. La France, moins dédaignée comme
puissance physique, mais aussi moins estimée comme puissance morale
depuis les massacres de Septembre et l'exécution du 21 janvier, était
littéralement bloquée comme une simple ville de l'Europe entière.
L'Angleterre était sur nos côtes, l'Espagne sur les Pyrénées, le Piémont
et l'Autriche sur les Alpes, la Hollande et la Prusse dans le nord des
Pays-Bas, et sur un seul point, du Haut-Rhin à l'Escaut, deux cent
cinquante mille combattants marchaient contre la République.

Partout nos généraux étaient repoussés. Maczinski avait été obligé
d'abandonner Aix-la-Chapelle et de se retirer sur Liège. Steingel et
Neuilly étaient rejetés dans le Limbourg; Miranda, qui assiégeait
Maëstricht, s'était replié sur Tongres. Valence et Dampierre, réduits à
battre en retraite, s'étaient laissé enlever une partie de leur
matériel. Plus de dix mille déserteurs avaient déjà abandonné l'armée et
s'étaient répandus dans l'intérieur. Enfin, la Convention, n'ayant plus
d'espoir qu'en Dumouriez, lui avait envoyé courrier sur courrier pour
lui ordonner de quitter les bords du Biesboos, où il préparait un
débarquement en Hollande, afin de venir prendre le commandement de
l'armée de la Meuse.

Sensible au coeur comme un corps animé, la France ressentait à Paris,
c'est-à-dire à son coeur même, chacun des coups que l'invasion, la
révolte ou la trahison lui portaient aux points les plus éloignés.
Chaque victoire était une émeute de joie, chaque défaite un soulèvement
de terreur. On comprend donc facilement quel tumulte avaient produit les
nouvelles des échecs successifs que nous venions d'éprouver.

La veille, 9 mars, il y avait eu à la Convention une séance des plus
orageuses: tous les officiers avaient reçu l'ordre de rejoindre leurs
régiments à la même heure; et Danton, cet audacieux proposeur des choses
impossibles qui s'accomplissaient cependant, Danton, montant à la
tribune, s'était écrié: «Les soldats manquent, dites-vous? Offrons à
Paris une occasion de sauver la France, demandons-lui trente mille
hommes, envoyons-les à Dumouriez, et non seulement la France est sauvée,
mais la Belgique est assurée, mais la Hollande est conquise.»

La proposition avait été accueillie par des cris d'enthousiasme. Des
registres avaient été ouverts dans toutes les sections, invitées à se
réunir dans la soirée. Les spectacles avaient été fermés pour empêcher
toute distraction, et le drapeau noir avait été arboré à l'hôtel de
ville en signe de détresse.

Avant minuit, trente-cinq mille noms étaient inscrits sur ces registres.

Seulement, il était arrivé ce soir-là ce qui déjà était arrivé aux
journées de Septembre: dans chaque section, en s'inscrivant, les enrôlés
volontaires avaient demandé qu'avant leur départ les _traîtres_ fussent
punis.

Les _traîtres_, c'étaient, en réalité, les contre-révolutionnaires, les
conspirateurs cachés qui menaçaient au dedans la Révolution menacée au
dehors. Mais, comme on le comprend bien, le mot prenait toute
l'extension que voulaient lui donner les partis extrêmes qui déchiraient
la France à cette époque. Les traîtres, c'étaient les plus faibles. Or,
les girondins étaient les plus faibles. Les montagnards décidèrent que
ce seraient les girondins qui seraient les traîtres.

Le lendemain--ce lendemain était le 10 mars--tous les députés
montagnards étaient présents à la séance. Les jacobins armés venaient de
remplir les tribunes, après avoir chassé les femmes, lorsque le maire se
présente avec le conseil de la Commune, confirme le rapport des
commissaires de la Convention sur le dévouement des citoyens, et répète
le voeu, émis unanimement la veille, d'un tribunal extraordinaire
destiné à juger les traîtres.

Aussitôt on demande à grands cris un rapport du comité. Le comité se
réunit aussitôt, et, dix minutes après, Robert Lindet vient dire qu'un
tribunal sera nommé, composé de neuf juges indépendants de toutes
formes, acquérant la conviction par tous moyens, divisé en deux sections
toujours permanentes, et poursuivant, à la requête de la Convention ou
directement, ceux qui tenteraient d'égarer le peuple.

Comme on le voit, l'extension était grande. Les girondins comprirent que
c'était leur arrêt. Ils se levèrent en masse.

--Plutôt mourir, s'écrient-ils, que de consentir à l'établissement de
cette inquisition vénitienne!

En réponse à cette apostrophe, les montagnards demandaient le vote à
haute voix.

--Oui, s'écrie Féraud, oui, votons pour faire connaître au monde les
hommes qui veulent assassiner l'innocence au nom de la loi.

On vote en effet, et, contre toute apparence, la majorité déclare: 1°
qu'il y aura des jurés; 2° que ces jurés seront pris en nombre égal dans
les départements; 3° qu'ils seront nommés par la Convention.

Au moment où ces trois propositions furent admises, de grands cris se
firent entendre. La Convention était habituée aux visites de la
populace. Elle fit demander ce qu'on lui voulait; on lui répondit que
c'était une députation des enrôlés volontaires qui avaient dîné à la
halle au blé et qui demandaient à défiler devant elle.

Aussitôt les portes furent ouvertes et six cents hommes, armés de
sabres, de pistolets et de piques, apparurent à moitié ivres et
défilèrent au milieu des applaudissements, en demandant à grands cris la
mort des traîtres.

--Oui, leur répondit Collot d'Herbois, oui, mes amis, malgré les
intrigues, nous vous sauverons, vous et la liberté!

Et ces mots furent suivis d'un regard jeté aux girondins, regard qui
leur fit comprendre qu'ils n'étaient point encore hors de danger.

En effet, la séance de la Convention terminée, les montagnards se
répandent dans les autres clubs, courent aux Cordeliers et aux Jacobins,
proposent de mettre les traîtres hors la loi et de les égorger cette
nuit même.

La femme de Louvet demeurait rue Saint-Honoré, près des Jacobins. Elle
entend des vociférations, descend, entre au club, entend la proposition
et remonte en toute hâte prévenir son mari. Louvet s'arme, court de
porte en porte pour prévenir ses amis, les trouve tous absents, apprend
du domestique de l'un d'eux qu'ils sont chez Pétion, s'y rend à
l'instant même, les voit délibérant tranquillement sur un décret qu'ils
doivent présenter le lendemain, et que, abusés par une majorité de
hasard, ils se flattent de faire adopter. Il leur raconte ce qui se
passe, leur communique ses craintes, leur dit ce qu'on trame contre eux
aux Jacobins et aux Cordeliers, et se résume en les invitant à prendre
de leur côté quelque mesure énergique.

Alors, Pétion se lève, calme et impassible comme d'habitude, va à la
fenêtre, l'ouvre, regarde le ciel, étend les bras au dehors, et,
retirant sa main ruisselante:

--Il pleut, dit-il, il n'y aura rien cette nuit. Par cette fenêtre
entr'ouverte pénétrèrent les dernières vibrations de l'horloge qui
sonnait dix heures. Voilà donc ce qui s'était passé à Paris la veille et
le jour même; voilà ce qui s'y passait pendant cette soirée du 10 mars,
et ce qui faisait que, dans cette obscurité humide et dans ce silence
menaçant, les maisons destinées à abriter les vivants, devenues muettes
et sombres, ressemblaient à des sépulcres peuplés seulement de morts. En
effet, de longues patrouilles de gardes nationaux recueillis et précédés
d'éclaireurs, la baïonnette en avant; des troupes de citoyens des
sections armés au hasard et serrés les uns contre les autres; des
gendarmes interrogeant chaque recoin de porte ou chaque allée
entr'ouverte, tels étaient les seuls habitants de la ville qui se
hasardassent dans les rues, tant on comprenait d'instinct qu'il se
tramait quelque chose d'inconnu et de terrible.

Une pluie fine et glacée, cette même pluie qui avait rassuré Pétion,
était venue augmenter la mauvaise humeur et le malaise de ces
surveillants, dont chaque rencontre ressemblait à des préparatifs de
combat et qui, après s'être reconnus avec défiance, échangeaient le mot
d'ordre lentement et de mauvaise grâce. Puis on eût dit, à les voir se
retourner les uns et les autres après leur séparation, qu'ils
craignaient mutuellement d'être surpris par derrière.

Or, ce soir-là même où Paris était en proie à l'une de ces paniques, si
souvent renouvelées qu'il eût dû cependant y être quelque peu habitué,
ce soir où il était sourdement question de massacrer les tièdes
révolutionnaires qui, après avoir voté, avec restriction pour la
plupart, la mort du roi, reculaient aujourd'hui devant la mort de la
reine, prisonnière au Temple avec ses enfants et sa belle-soeur, une
femme enveloppée d'une mante d'indienne lilas, à poils noirs, la tête
couverte ou plutôt ensevelie par le capuchon de cette mante, se glissait
le long des maisons de la rue Saint-Honoré, se cachant dans quelque
enfoncement de porte, dans quelque angle de muraille chaque fois qu'une
patrouille apparaissait, demeurant immobile comme une statue, retenant
son haleine jusqu'à ce que la patrouille fût passée, et alors, reprenant
sa course rapide et inquiète jusqu'à ce que quelque danger du même genre
vînt de nouveau la forcer au silence et à l'immobilité.

Elle avait déjà parcouru ainsi impunément, grâce aux précautions qu'elle
prenait, une partie de la rue Saint-Honoré, lorsqu'au coin de la rue de
Grenelle elle tomba tout à coup, non pas dans une patrouille, mais dans
une petite troupe de ces braves enrôlés volontaires qui avaient dîné à
la halle au blé, et dont le patriotisme était exalté encore par les
nombreux toasts qu'ils avaient portés à leurs futures victoires.

La pauvre femme jeta un cri et essaya de fuir par la rue du Coq.

--Eh! là, là, citoyenne, cria le chef des enrôlés, car déjà, tant le
besoin d'être commandé est naturel à l'homme, ces dignes patriotes
s'étaient nommés des chefs. Eh! là, là, où vas-tu?

La fugitive ne répondit point et continua de courir.

--En joue! dit le chef, c'est un homme déguisé, un aristocrate qui se
sauve!

Et le bruit de deux ou trois fusils retombant irrégulièrement sur des
mains un peu trop vacillantes pour être bien sûres, annonça à la pauvre
femme le mouvement fatal qui s'exécutait.

--Non, non! s'écria-t-elle en s'arrêtant court et en revenant sur ses
pas; non, citoyen, tu te trompes; je ne suis pas un homme.

--Alors, avance à l'ordre, dit le chef, et réponds catégoriquement. Où
vas-tu comme cela, charmante belle de nuit?

--Mais, citoyen, je ne vais nulle part.... Je rentre.

--Ah! tu rentres?

--Oui.

--C'est rentrer un peu tard pour une honnête femme, citoyenne.

--Je viens de chez une parente qui est malade.

--Pauvre petite chatte, dit le chef en faisant de la main un geste
devant lequel recula vivement la femme effrayée; et où est notre carte?

--Ma carte? Comment cela, citoyen? Que veux-tu dire et que me
demandes-tu là?

--N'as-tu pas lu le décret de la Commune?

--Non.

--Tu l'as entendu crier, alors?

--Mais non. Que dit donc ce décret, mon Dieu?

--D'abord, on ne dit plus mon Dieu, on dit l'Être suprême.

--Pardon; je me suis trompée. C'est une ancienne habitude.

--Mauvaise habitude, habitude d'aristocrate.

--Je tâcherai de me corriger, citoyen. Mais tu disais...?

--Je disais que le décret de la Commune défend, passé dix heures du
soir, de sortir sans carte de civisme. As-tu ta carte de civisme?

--Hélas! non.

--Tu l'as oubliée chez ta parente?

--J'ignorais qu'il fallût sortir avec cette carte.

--Alors, entrons au premier poste; là, tu t'expliqueras gentiment, avec
le capitaine, et, s'il est content de toi, il te fera reconduire à ton
domicile par deux hommes, sinon il te gardera jusqu'à plus ample
information. Par file à gauche, pas accéléré, en avant, marche!

Au cri de terreur que poussa la prisonnière, le chef des enrôlés
volontaires comprit que la pauvre femme redoutait fort cette mesure.

--Oh! oh! dit-il, je suis sûr que nous tenons quelque gibier distingué.
Allons, allons, en route, ma petite ci-devant.

Et le chef saisit le bras de la prévenue, le mit sous le sien et
l'entraîna, malgré ses cris et ses larmes, vers le poste du
Palais-Égalité.

On était déjà à la hauteur de la barrière des Sergents, quand, tout à
coup, un jeune homme de haute taille, enveloppé d'un manteau, tourna le
coin de la rue Croix-des-Petits-Champs, juste au moment où la
prisonnière essayait par ses supplications d'obtenir qu'on lui rendît la
liberté. Mais, sans l'écouter, le chef des volontaires l'entraîna
brutalement. La jeune femme poussa un cri, moitié d'effroi, moitié de
douleur.

Le jeune homme vit cette lutte, entendit ce cri, et bondissant d'un côté
à l'autre de la rue, il se trouva en face de la petite troupe.

--Qu'y a-t-il, et que fait-on à cette femme? demanda-t-il à celui qui
paraissait être le chef.

--Au lieu de me questionner, mêle-toi de ce qui te regarde.

--Quelle est cette femme, citoyens, et que lui voulez-vous? répéta le
jeune homme d'un ton plus impératif encore que la première fois.

--Mais qui es-tu, toi-même, pour nous interroger?

Le jeune homme écarta son manteau, et l'on vit briller une épaulette
sur un costume militaire.

--Je suis officier, dit-il, comme vous pouvez le voir.

--Officier... dans quoi?

--Dans la garde civique.

--Eh bien! qu'est-ce que ça nous fait, à nous? répondit un homme de la
troupe. Est-ce que nous connaissons ça, les officiers de la garde
civique!

--Quoi qu'il dit? demanda un autre avec un accent traînant et ironique
particulier à l'homme du peuple, ou plutôt de la populace parisienne qui
commence à se fâcher.

--Il dit, répliqua le jeune homme, que si l'épaulette ne fait pas
respecter l'officier, le sabre fera respecter l'épaulette.

Et, en même temps, faisant un pas en arrière, le défenseur inconnu de la
jeune femme dégagea des plis de son manteau et fit briller, à la lueur
d'un réverbère, un large et solide sabre d'infanterie. Puis, d'un
mouvement rapide et qui annonçait une certaine habitude des luttes
armées, saisissant le chef des enrôlés volontaires par le collet de sa
carmagnole et lui posant la pointe du sabre sur la gorge:

--Maintenant, lui dit-il, causons comme deux bons amis.

--Mais, citoyen..., dit le chef des enrôlés en essayant de se dégager.

--Ah! je te préviens qu'au moindre mouvement que tu fais, au moindre
mouvement que font tes hommes, je te passe mon sabre au travers du
corps.

Pendant ce temps, deux hommes de la troupe continuaient à retenir la
femme.

--Tu m'as demandé qui j'étais, continua le jeune homme, tu n'en avais
pas le droit, car tu ne commandes pas une patrouille régulière.
Cependant, je vais te le dire: je me nomme Maurice Lindey; j'ai commandé
une batterie de canonniers au 10 août. Je suis lieutenant de la garde
nationale, et secrétaire de la section des Frères et Amis. Cela te
suffit-il?

--Ah! citoyen lieutenant, répondit le chef, toujours menacé par la lame
dont il sentait la pointe peser de plus en plus, c'est bien autre chose.
Si tu es réellement ce que tu dis, c'est-à-dire un bon patriote...

--Là, je savais bien que nous nous entendrions au bout de quelques
paroles, dit l'officier. Maintenant, réponds à ton tour: pourquoi cette
femme criait-elle, et que lui faisiez-vous?

--Nous la conduisions au corps de garde.

--Et pourquoi la conduisiez-vous au corps de garde?

--Parce qu'elle n'a point de carte de civisme, et que le dernier décret
de la Commune ordonne d'arrêter quiconque se hasardera dans les rues de
Paris, passé dix heures, sans carte de civisme. Oublies-tu que la patrie
est en danger, et que le drapeau noir flotte sur l'hôtel de ville?

--Le drapeau noir flotte sur l'hôtel de ville et la patrie est en
danger, parce que deux cent mille esclaves marchent contre la France,
reprit l'officier, et non parce qu'une femme court les rues de Paris,
passé dix heures. Mais, n'importe, citoyens, il y a un décret de la
Commune: vous êtes dans votre droit, et si vous m'eussiez répondu cela
tout de suite, l'explication aurait été plus courte et moins orageuse.
C'est bien d'être patriote, mais ce n'est pas mal d'être poli, et le
premier officier que les citoyens doivent respecter, c'est celui, ce me
semble, qu'ils ont nommé eux-mêmes.

Maintenant, emmenez cette femme si vous voulez, vous êtes libres.

--Oh! citoyen, s'écria à son tour, en saisissant le bras de Maurice, la
femme, qui avait suivi tout le débat avec une profonde anxiété; oh!
citoyen! ne m'abandonnez pas à la merci de ces hommes grossiers et à
moitié ivres.

--Soit, dit Maurice; prenez mon bras et je vous conduirai avec eux
jusqu'au poste.

--Au poste! répéta la femme avec effroi; au poste! Et pourquoi me
conduire au poste, puisque je n'ai fait de mal à personne?

--On vous conduit au poste, dit Maurice, non point parce que vous avez
fait mal, non point parce qu'on suppose que vous pouvez en faire, mais
parce qu'un décret de la Commune défend de sortir sans une carte et que
vous n'en avez pas.

--Mais, monsieur, j'ignorais.

--Citoyenne, vous trouverez au poste de braves gens qui apprécieront vos
raisons, et de qui vous n'avez rien à craindre.

--Monsieur, dit la jeune femme en serrant le bras de l'officier, ce
n'est plus l'insulte que je crains, c'est la mort; si l'on me conduit au
poste, je suis perdue.




II

L'inconnue


Il y avait dans cette voix un tel accent de crainte et de distinction
mêlées ensemble, que Maurice tressaillit. Comme une commotion
électrique, cette voix vibrante avait pénétré jusqu'à son coeur.

Il se retourna vers les enrôlés volontaires, qui se consultaient entre
eux. Humiliés d'avoir été tenus en échec par un seul homme, ils se
consultaient entre eux avec l'intention bien visible de regagner le
terrain perdu; ils étaient huit contre un: trois avaient des fusils, les
autres des pistolets et des piques, Maurice n'avait que son sabre: la
lutte ne pouvait être égale.

La femme elle-même comprit cela, car elle laissa retomber sa tête sur
sa poitrine en poussant un soupir.

Quant à Maurice, le sourcil froncé, la lèvre dédaigneusement relevée, le
sabre hors du fourreau, il restait irrésolu entre ses sentiments d'homme
qui lui ordonnaient de défendre cette femme, et ses devoirs de citoyen
qui lui conseillaient de la livrer.

Tout à coup, au coin de la rue des Bons-Enfants, on vit briller l'éclair
de plusieurs canons de fusil, et l'on entendit la marche mesurée d'une
patrouille qui, apercevant un rassemblement, fit halte à dix pas à peu
près du groupe, et, par la voix de son caporal, cria: «Qui vive?»

--Ami! cria Maurice; ami! Avance ici, Lorin. Celui auquel cette
injonction était adressée se remit en marche et, prenant la tête,
s'approcha vivement, suivi de huit hommes.

--Eh! c'est toi, Maurice, dit le caporal. Ah! libertin! que fais-tu dans
les rues à cette heure?

--Tu le vois, je sors de la section des Frères et Amis.

--Oui, pour te rendre dans celle des soeurs et amies; nous connaissons
cela.



          _Apprenez, ma belle,_
          _Qu'à minuit sonnant,_
          _Une main fidèle,_
          _Une main d'amant,_
          _Ira doucement,_
          _Se glissant dans l'ombre,_
          _Tirer les verrous,_
          _Qui, dès la nuit sombre_
          _Sont poussés sur vous._


Hein! n'est-ce pas cela?

--Non, mon ami, tu te trompes; j'allais rentrer directement chez moi
lorsque j'ai trouvé la citoyenne qui se débattait aux mains des citoyens
volontaires; je suis accouru et j'ai demandé pourquoi on la voulait
arrêter.

--Je te reconnais bien là, dit Lorin.--_Des cavaliers français tel est
le caractère._

Puis, se retournant vers les enrôlés:

--Et pourquoi arrêtiez-vous cette femme? demanda le poétique caporal.

--Nous l'avons déjà dit au lieutenant, répondit le chef de la petite
troupe: parce qu'elle n'avait point de carte de sûreté.

--Bah! bah! dit Lorin, voilà un beau crime!

--Tu ne connais donc pas l'arrêté de la Commune? demanda le chef des
volontaires.

--Si fait! si fait! mais il est un autre arrêté qui annule celui-là.

--Lequel?

--Le voici:


          _Sur le Pinde et sur le Parnasse,_
          _Il est décrété par l'Amour_
          _Que la Beauté, la Jeunesse et la Grâce_
          _Pourront, à toute heure du jour,_
          _Circuler sans billet de passe._


Hé que dis-tu de cet arrêté, citoyen? Il est galant, ce me semble.

--Oui; mais il ne me paraît pas péremptoire. D'abord, il ne figure pas
dans le _Moniteur_, puis nous ne sommes ni sur le Pinde ni sur le
Parnasse; ensuite, il ne fait pas jour; enfin, la citoyenne n'est
peut-être ni jeune, ni belle, ni gracieuse.

--Je parie le contraire, dit Lorin. Voyons, citoyenne, prouve-moi que
j'ai raison, baisse ta coiffe et que tout le monde puisse juger si tu es
dans les conditions du décret.

--Ah! monsieur, dit la jeune femme en se pressant contre Maurice, après
m'avoir protégée contre vos ennemis, protégez-moi contre vos amis, je
vous en supplie.

--Voyez-vous, voyez-vous, dit le chef des enrôlés, elle se cache. M'est
avis que c'est quelque espionne des aristocrates, quelque drôlesse,
quelque coureuse de nuit.

--Oh! monsieur, dit la jeune femme en faisant faire un pas en avant à
Maurice et en découvrant un visage ravissant de jeunesse, de beauté et
de distinction, que la clarté du réverbère éclaira. Oh! regardez-moi;
ai-je l'air d'être ce qu'ils disent?

Maurice demeura ébloui. Jamais il n'avait rien rêvé de pareil à ce qu'il
venait de voir. Nous disons à ce qu'il venait de voir, car l'inconnue
avait voilé de nouveau son visage presque aussi rapidement qu'elle
l'avait découvert.

--Lorin, dit tout bas Maurice, réclame la prisonnière pour la conduire à
ton poste; tu en as le droit, comme chef de patrouille.

--Bon! dit le jeune caporal, je comprends à demi-mot. Puis, se
retournant vers l'inconnue:

--Allons, allons, la belle, continua-t-il, puisque vous ne voulez pas
nous donner la preuve que vous êtes dans les conditions du décret, il
faut nous suivre.

--Comment, vous suivre? dit le chef des enrôlés volontaires.

--Sans doute, nous allons conduire la citoyenne au poste de l'hôtel de
ville, où nous sommes de garde, et là nous prendrons des informations
sur elle.

--Pas du tout, pas du tout, dit le chef de la première troupe. Elle est
à nous, et nous la gardons.

--Ah! citoyens, citoyens, dit Lorin, nous allons nous fâcher.

--Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas, morbleu, cela nous est bien égal.
Nous sommes de vrais soldats de la République, et tandis que vous
patrouillez dans les rues, nous allons verser notre sang à la frontière.

--Prenez garde de le répandre en route, citoyens, et c'est ce qui pourra
bien vous arriver, si vous n'êtes pas plus polis que vous ne l'êtes.

--La politesse est une vertu d'aristocrate, et nous sommes des
sans-culottes, nous, repartirent les enrôlés.

--Allons donc, dit Lorin, ne parlez pas de ces choses-là devant madame.
Elle est peut-être Anglaise. Ne vous fâchez point de la supposition, mon
bel oiseau de nuit, ajouta-t-il en se retournant galamment vers
l'inconnue.


          _Un poète l'a dit, et nous, échos indignes,_
          _Nous allons après lui tout bas le répétant:_
          _L'Angleterre est un nid de cygnes_
          _Au milieu d'un immense étang._


--Ah! tu te trahis, dit le chef des enrôlés; ah! tu avoues que tu es une
créature de Pitt, un stipendié de l'Angleterre, un...

--Silence, dit Lorin, tu n'entends rien à la poésie, mon ami; aussi je
vais te parler en prose. Écoute, nous sommes des gardes nationaux doux
et patients, mais tous enfants de Paris, ce qui veut dire que, lorsqu'on
nous échauffe les oreilles, nous frappons dru.

--Madame, dit Maurice, vous voyez ce qui se passe et vous devinez ce qui
va se passer; dans cinq minutes, dix ou onze hommes vont s'égorger pour
vous. La cause qu'ont embrassée ceux qui veulent vous défendre
mérite-t-elle le sang qu'elle va faire couler?

--Monsieur, répondit l'inconnue en joignant les mains, je ne puis vous
dire qu'une chose, une seule: c'est que, si vous me laissez arrêter, il
en résultera pour moi et pour d'autres encore des malheurs si grands,
que, plutôt que de m'abandonner, je vous supplierai de me percer le
coeur avec l'arme que vous tenez dans la main et de jeter mon cadavre
dans la Seine.

--C'est bien, madame, répondit Maurice, je prends tout sur moi.

Et laissant retomber les mains de la belle inconnue qu'il tenait dans
les siennes:

--Citoyens, dit-il aux gardes nationaux, comme votre officier, comme
patriote, comme Français, je vous ordonne de protéger cette femme. Et
toi, Lorin, si toute cette canaille dit un mot, à la baïonnette!

--Apprêtez... armes! dit Lorin.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria l'inconnue en enveloppant sa tête de
son capuchon et en s'appuyant contre une borne. Oh! mon Dieu!
protégez-le.

Les enrôlés volontaires essayèrent de se mettre en défense. L'un d'eux
tira même un coup de pistolet dont la balle traversa le chapeau de
Maurice.

--Croisez baïonnettes, dit Lorin. Ram plan, plan, plan, plan, plan,
plan.

Il y eut alors dans les ténèbres un moment de lutte et de confusion
pendant lequel on entendit une ou deux détonations d'armes à feu, puis
des imprécations, des cris, des blasphèmes; mais personne ne vint, car,
ainsi que nous l'avons dit, il était sourdement question de massacre, et
l'on crut que c'était le massacre qui commençait. Deux ou trois fenêtres
seulement s'ouvrirent pour se refermer aussitôt.

Moins nombreux et moins bien armés, les enrôlés volontaires furent en un
instant hors de combat. Deux étaient blessés grièvement, quatre autres
étaient collés le long de la muraille avec chacun une baïonnette sur la
poitrine.

--Là, dit Lorin, j'espère, maintenant, que vous allez être doux comme
des agneaux. Quant à toi, citoyen Maurice, je te charge de conduire
cette femme au poste de l'hôtel de ville. Tu comprends que tu en
réponds.

--Oui, dit Maurice. Puis tout bas:

--Et le mot d'ordre? ajouta-t-il.

--Ah diable! fit Lorin en se grattant l'oreille, le mot d'ordre.... C'est
que...

--Ne crains-tu pas que j'en fasse un mauvais usage?

--Ah! ma foi, dit Lorin, fais-en l'usage que tu voudras; cela te
regarde.

--Tu dis donc? reprit Maurice.

--Je dis que je vais te le donner tout à l'heure; mais laisse-nous
d'abord nous débarrasser de ces gaillards-là. Puis, avant de te quitter,
je ne serais pas fâché de te dire encore quelques mots de bon conseil.

--Soit, je t'attendrai.

Et Lorin revint vers ses gardes nationaux, qui tenaient toujours en
respect les enrôlés volontaires.

--Là, maintenant, en avez-vous assez? dit-il.

--Oui, chien de girondin, répondit le chef.

--Tu te trompes, mon ami, répondit Lorin avec calme, et nous sommes
meilleurs sans-culottes que toi, attendu que nous appartenons au club
des Thermopyles, dont on ne contestera pas le patriotisme, j'espère.
Laissez aller les citoyens, continua Lorin, ils ne contestent pas.

--Il n'en est pas moins vrai que si cette femme est une suspecte...

--Si elle était une suspecte, elle se serait sauvée pendant la bataille
au lieu d'attendre, comme tu le vois, que la bataille fût finie.

--Hum! fit un des enrôlés, c'est assez vrai ce que dit là le citoyen
Thermopyle.

--D'ailleurs, nous le saurons, puisque mon ami va la conduire au poste,
tandis que nous allons aller boire, nous, à la santé de la nation.

--Nous allons aller boire? dit le chef.

--Certainement, j'ai très soif, moi, et je connais un joli cabaret au
coin de la rue Thomas-du-Louvre!

--Eh! mais que ne disais-tu cela tout de suite, citoyen? Nous sommes
fâchés d'avoir douté de ton patriotisme; et comme preuve, au nom de la
nation et de la loi, embrassons-nous.

--Embrassons-nous, dit Lorin. Et les enrôlés et les gardes nationaux
s'embrassèrent avec enthousiasme. En ce temps-là, on pratiquait aussi
volontiers l'accolade que la décollation.

--Allons, amis, s'écrièrent alors les deux troupes réunies, au coin de
la rue Thomas-du-Louvre.

--Et nous donc! dirent les blessés d'une voix plaintive, est-ce que l'on
va nous abandonner ici?

--Ah bien, oui, vous abandonner, dit Lorin; abandonner des braves qui
sont tombés en combattant pour la patrie, contre des patriotes, c'est
vrai; par erreur, c'est encore vrai; on va vous envoyer des civières. En
attendant, chantez la _Marseillaise_, cela vous distraira.



          _Allez, enfants de la patrie,_
          _Le jour de gloire est arrivé._


Puis, s'approchant de Maurice, qui se tenait avec son inconnue au coin
de la rue du Coq, tandis que les gardes nationaux et les volontaires
remontaient bras-dessus bras-dessous vers la place du Palais-Égalité:

--Maurice, lui dit-il, je t'ai promis un conseil, le voici. Viens avec
nous plutôt que de te compromettre en protégeant la citoyenne, qui me
fait l'effet d'être charmante, il est vrai, mais qui n'en est que plus
suspecte; car les femmes charmantes qui courent les rues de Paris à
minuit...

--Monsieur, dit la femme, ne me jugez pas sur les apparences, je vous en
supplie.

--D'abord, vous dites _monsieur_, ce qui est une grande faute,
entends-tu, citoyenne? Allons, voilà que je dis _vous_, moi.

--Eh bien! oui, oui, citoyen, laisse ton ami accomplir sa bonne action.

--Comment cela?

--En me reconduisant jusque chez moi, en me protégeant tout le long de
la route.

--Maurice! Maurice! dit Lorin, songe à ce que tu vas faire; tu te
compromets horriblement.

--Je le sais bien, répondit le jeune homme; mais que veux-tu! si je
l'abandonne, pauvre femme, elle sera arrêtée à chaque pas par les
patrouilles.

--Oh! oui, oui, tandis qu'avec vous, monsieur... tandis qu'avec toi,
citoyen, je veux dire, je suis sauvée.

--Tu l'entends, sauvée! dit Lorin. Elle court donc un grand danger?

--Voyons, mon cher Lorin, dit Maurice, soyons justes. C'est une bonne
patriote ou c'est une aristocrate. Si c'est une aristocrate, nous avons
eu tort de la protéger; si c'est une bonne patriote, il est de notre
devoir de la préserver.

--Pardon, pardon, cher ami, j'en suis fâché pour Aristote; mais ta
logique est stupide. Te voilà comme celui qui dit:


          _Iris m'a volé ma raison_
          _Et me demande ma sagesse._


--Voyons, Lorin, dit Maurice, trêve à Dorat, à Parny, à Gentil-Bernard,
je t'en supplie. Parlons sérieusement: veux-tu ou ne veux-tu pas me
donner le mot de passe?

--C'est-à-dire, Maurice, que tu me mets dans cette nécessité de
sacrifier mon devoir à mon ami, ou mon ami à mon devoir. Or, j'ai bien
peur, Maurice, que le devoir ne soit sacrifié.

--Décide-toi donc à l'un ou à l'autre, mon ami. Mais, au nom du ciel,
décide-toi tout de suite.

--Tu n'en abuseras pas?

--Je te le promets.

--Ce n'est pas assez; jure!

--Et sur quoi?

--Jure sur l'autel de la patrie. Lorin ôta son chapeau, le présenta à
Maurice du côté de la cocarde, et Maurice, trouvant la chose toute
simple, fit sans rire le serment demandé sur l'autel improvisé.

--Et maintenant, dit Lorin, voici le mot d'ordre: «Gaule et Lutèce...»
Peut-être y en a-t-il qui te diront comme à moi: «Gaule et Lucrèce»;
mais bah! laisse passer tout de même, c'est toujours romain.

--Citoyenne, dit Maurice, maintenant je suis à vos ordres. Merci, Lorin.

--Bon voyage, dit celui-ci en se recoiffant avec l'autel de la patrie.

Et, fidèle à ses goûts anacréontiques, il s'éloigna en murmurant:


          _Enfin, ma chère Éléonore,_
          _Tu l'as connu, ce péché si charmant_
          _Que tu craignais même en le désirant._
          _En le goûtant, tu le craignais encore._
          _Eh bien! dis-moi, qu'a-t-il donc d'effrayant?..._




III

La rue des Fossés-Saint-Victor


Maurice, en se trouvant seul avec la jeune femme, fut un instant
embarrassé. La crainte d'être dupe, l'attrait de cette merveilleuse
beauté, un vague remords qui égratignait sa conscience pure de
républicain exalté, le retinrent au moment où il allait donner son bras
à la jeune femme.

--Où allez-vous, citoyenne? lui dit-il.

--Hélas! monsieur, bien loin, lui répondit-elle.

--Mais enfin...

--Du côté du Jardin des Plantes.

--C'est bien; allons.

--Ah! mon Dieu! monsieur, dit l'inconnue, je vois bien que je vous gêne;
mais sans le malheur qui m'est arrivé, et si je croyais ne courir qu'un
danger ordinaire, croyez bien que je n'abuserais pas ainsi de votre
générosité.

--Mais enfin, madame, dit Maurice, qui, dans le tête-à-tête, oubliait le
langage imposé par le vocabulaire de la République et en revenait à son
langage d'homme, comment se fait-il, en conscience, que vous soyez à
cette heure dans les rues de Paris? Voyez si, excepté nous, il s'y
trouve une seule personne.

--Monsieur, je vous l'ai dit; j'avais été faire une visite au faubourg
du Roule. Partie à midi sans rien savoir de ce qui se passe, je revenais
sans en rien savoir encore: tout mon temps s'est écoulé dans une maison
un peu retirée.

--Oui, murmura Maurice, dans quelque maison de ci-devant, dans quelque
repaire d'aristocrate. Avouez, citoyenne, que, tout en me demandant tout
haut mon appui, vous riez tout bas de ce que je vous le donne.

--Moi! s'écria-t-elle, et comment cela?

--Sans doute; vous voyez un républicain vous servir de guide. Eh bien,
ce républicain trahit sa cause, voilà tout.

--Mais, citoyen, dit vivement l'inconnue, vous êtes dans l'erreur, et
j'aime autant que vous la République.

--Alors, citoyenne, si vous êtes bonne patriote, vous n'avez rien à
cacher. D'où veniez-vous?

--Oh! monsieur, de grâce! dit l'inconnue. Il y avait dans ce _monsieur_
une telle expression de pudeur si profonde et si douce, que Maurice crut
être fixé sur le sentiment qu'il renfermait.

--Certes, dit-il, cette femme revient d'un rendez-vous d'amour. Et, sans
qu'il comprît pourquoi, il sentit à cette pensée son coeur se serrer. De
ce moment il garda le silence.

Cependant les deux promeneurs nocturnes étaient arrivés à la rue de la
Verrerie, après avoir été rencontrés par trois ou quatre patrouilles,
qui, au reste, grâce au mot de passe, les avaient laissés circuler
librement, lorsqu'à une dernière, l'officier parut faire quelque
difficulté.

Maurice alors crut devoir ajouter au mot de passe son nom et sa demeure.

--Bien, dit l'officier, voilà pour toi; mais la citoyenne...

--Après, la citoyenne?

--Qui est-elle?

--C'est... la soeur de ma femme. L'officier les laissa passer.

--Vous êtes donc marié, monsieur? murmura l'inconnue.

--Non, madame; pourquoi cela?

--Parce qu'alors, dit-elle en riant, vous eussiez eu plus court de dire
que j'étais votre femme.

--Madame, dit à son tour Maurice, le nom de femme est un titre sacré et
qui ne doit pas se donner légèrement. Je n'ai point l'honneur de vous
connaître.

Ce fut à son tour que l'inconnue sentit son coeur se serrer, et elle
garda le silence. En ce moment ils traversaient le pont Marie. La jeune
femme marchait plus vite à mesure que l'on approchait du but de la
course. On traversa le pont de la Tournelle.

--Nous voilà, je crois, dans votre quartier, dit Maurice en posant le
pied sur le quai Saint-Bernard.

--Oui, citoyen, dit l'inconnue; mais c'est justement ici que j'ai le
plus besoin de votre secours.

--En vérité, madame, vous me défendez d'être indiscret, et en même temps
vous faites tout ce que vous pouvez pour exciter ma curiosité. Ce n'est
pas généreux. Voyons, un peu de confiance; je l'ai bien méritée, je
crois. Ne me ferez-vous point l'honneur de me dire à qui je parle?

--Vous parlez, monsieur, reprit l'inconnue en souriant, à une femme que
vous avez sauvée du plus grand danger qu'elle ait jamais couru, et qui
vous sera reconnaissante toute sa vie.

--Je ne vous en demande pas tant, madame; soyez moins reconnaissante, et
pendant cette seconde, dites-moi votre nom.

--Impossible.

--Vous l'eussiez dit cependant au premier sectionnaire venu, si l'on
vous eût conduite au poste.

--Non, jamais, s'écria l'inconnue.

--Mais alors, vous alliez en prison.

--J'étais décidée à tout.

--Mais la prison dans ce moment-ci...

--C'est l'échafaud, je le sais.

--Et vous eussiez préféré l'échafaud?

--À la trahison.... Dire mon nom, c'était trahir!

--Je vous le disais bien, que vous me faisiez jouer un singulier rôle
pour un républicain!

--Vous jouez le rôle d'un homme généreux. Vous trouvez une pauvre femme
qu'on insulte, vous ne la méprisez pas quoiqu'elle soit du peuple, et,
comme elle peut être insultée de nouveau, pour la sauver du naufrage,
vous la reconduisez jusqu'au misérable quartier qu'elle habite; voilà
tout.

--Oui, vous avez raison; voilà pour les apparences; voilà ce que
j'aurais pu croire si je ne vous avais pas vue, si vous ne m'aviez pas
parlé; mais votre beauté, mais votre langage sont d'une femme de
distinction; or, c'est justement cette distinction, en opposition avec
votre costume et avec ce misérable quartier, qui me prouve que votre
sortie à cette heure cache quelque mystère; vous vous taisez... allons,
n'en parlons plus. Sommes-nous encore loin de chez vous, madame?

En ce moment ils entraient dans la rue des Fossés-Saint-Victor.

--Vous voyez ce petit bâtiment noir, dit l'inconnue à Maurice en
étendant la main vers une maison située au delà des murs du Jardin des
Plantes. Quand nous serons là, vous me quitterez.

--Fort bien, madame. Ordonnez, je suis là pour vous obéir.

--Vous vous fâchez?

--Moi? Pas le moins du monde; d'ailleurs, que vous importe?

--Il m'importe beaucoup, car j'ai encore une grâce à vous demander.

--Laquelle?

--C'est un adieu bien affectueux et bien franc... un adieu d'ami!

--Un adieu d'ami! Oh! vous me faites trop d'honneur, madame. Un
singulier ami que celui qui ne sait pas le nom de son amie, et à qui
cette amie cache sa demeure, de peur sans doute d'avoir l'ennui de le
revoir.

La jeune femme baissa la tête et ne répondit pas.

--Au reste, madame, continua Maurice, si j'ai surpris quelque secret, il
ne faut pas m'en vouloir; je n'y tâchais pas.

--Me voici arrivée, monsieur, dit l'inconnue.

On était en face de la vieille rue Saint-Jacques, bordée de hautes
maisons noires, percée d'allées obscures, de ruelles occupées par des
usines et des tanneries, car à deux pas coule la petite rivière de
Bièvre.

--Ici? dit Maurice. Comment! c'est ici que vous demeurez?

--Oui.

--Impossible!

--C'est cependant ainsi. Adieu, adieu donc, mon brave chevalier; adieu,
mon généreux protecteur!

--Adieu, madame, répondit Maurice avec une légère ironie; mais
dites-moi, pour me tranquilliser, que vous ne courez plus aucun danger.

--Aucun.

--En ce cas, je me retire. Et Maurice fit un froid salut en se reculant
de deux pas en arrière.

L'inconnue demeura un instant immobile à la même place.

--Je ne voudrais cependant pas prendre congé de vous ainsi, dit-elle.
Voyons, monsieur Maurice, votre main. Maurice se rapprocha de l'inconnue
et lui tendit la main.

Il sentit alors que la jeune femme lui glissait une bague au doigt.

--Oh! oh! citoyenne, que faites-vous donc là? Vous ne vous apercevez pas
que vous perdez une de vos bagues?

--Oh! monsieur, dit-elle, ce que vous faites là est bien mal.

--Il me manquait ce vice, n'est-ce pas, madame, d'être ingrat?

--Voyons, je vous en supplie, monsieur... mon ami. Ne me quittez pas
ainsi. Voyons, que demandez-vous? Que vous faut-il?

--Pour être payé, n'est-ce pas? dit le jeune homme avec amertume.

--Non, dit l'inconnue avec une expression enchanteresse, mais pour me
pardonner le secret que je suis forcée de garder envers vous.

Maurice, en voyant luire dans l'obscurité ces beaux yeux presque humides
de larmes, en sentant frémir cette main tiède entre les siennes, en
entendant cette voix qui était presque descendue à l'accent de la
prière, passa tout à coup de la colère au sentiment exalté.

--Ce qu'il me faut? s'écria-t-il. Il faut que je vous revoie.

--Impossible.

--Ne fût-ce qu'une seule fois, une heure, une minute, une seconde.

--Impossible, je vous dis.

--Comment! demanda Maurice, c'est sérieusement que vous me dites que je
ne vous reverrai jamais?

--Jamais! répondit l'inconnue comme un douloureux écho.

--Oh! madame, dit Maurice, décidément vous vous jouez de moi.

Et il releva sa noble tête en secouant ses longs cheveux à la manière
d'un homme qui veut échapper à un pouvoir qui l'étreint malgré lui.

L'inconnue le regardait avec une expression indéfinissable. On voyait
qu'elle n'avait pas entièrement échappé au sentiment qu'elle inspirait.

--Écoutez, dit-elle après un moment de silence qui n'avait été
interrompu que par un soupir qu'avait inutilement cherché à étouffer
Maurice. Écoutez! me jurez-vous sur l'honneur de tenir vos yeux fermés
du moment où je vous le dirai jusqu'à celui où vous aurez compté
soixante secondes? Mais là... sur l'honneur.

--Et, si je le jure, que m'arrivera-t-il?

--Il arrivera que je vous prouverai ma reconnaissance, comme je vous
promets de ne la prouver jamais à personne, fît-on pour moi plus que
vous n'avez fait vous-même; ce qui, au reste, serait difficile.

--Mais enfin puis-je savoir?...

--Non, fiez-vous à moi, vous verrez...

--En vérité, madame, je ne sais si vous êtes un ange ou un démon.

--Jurez-vous?

--Eh bien, oui, je le jure!

--Quelque chose qui arrive, vous ne rouvrirez pas les yeux?... Quelque
chose qui arrive, comprenez-vous bien, vous sentissiez-vous frappé d'un
coup de poignard?

--Vous m'étourdissez, ma parole d'honneur, avec cette exigence.

--Eh! jurez donc, monsieur; vous ne risquez pas grand'chose, ce me
semble.

--Eh bien! je jure, quelque chose qui m'arrive, dit Maurice en fermant
les yeux.

Il s'arrêta.

--Laissez-moi vous voir encore une fois, une seule fois, dit-il, je vous
en supplie.

La jeune femme rabattit son capuchon avec un sourire qui n'était pas
exempt de coquetterie; et à la lueur de la lune, qui en ce moment même
glissait entre deux nuages, il put revoir pour la seconde fois ces longs
cheveux pendants en boucles d'ébène, l'arc parfait d'un double sourcil
qu'on eût cru dessiné à l'encre de Chine, deux yeux fendus en amande,
veloutés et languissants, un nez de la forme la plus exquise, des lèvres
fraîches et brillantes comme du corail.

--Oh! vous êtes belle, bien belle, trop belle! s'écria Maurice.

--Fermez les yeux, dit l'inconnue. Maurice obéit. La jeune femme prit
ses deux mains dans les siennes, le tourna comme elle voulut. Soudain
une chaleur parfumée sembla s'approcher de son visage, et une bouche
effleura sa bouche, laissant entre ses deux lèvres la bague qu'il avait
refusée.

Ce fut une sensation rapide comme la pensée, brûlante comme une flamme.
Maurice ressentit une commotion qui ressemblait presque à la douleur,
tant elle était inattendue et profonde, tant elle avait pénétré au fond
du coeur et en avait fait frémir les fibres secrètes.

Il fit un brusque mouvement en étendant les bras devant lui.

--Votre serment! cria une voix déjà éloignée.

Maurice appuya ses mains crispées sur ses yeux pour résister à la
tentation de se parjurer. Il ne compta plus, il ne pensa plus; il resta
muet, immobile, chancelant.

Au bout d'un instant il entendit comme le bruit d'une porte qui se
refermait à cinquante ou soixante pas de lui; puis tout bientôt rentra
dans le silence.

Alors il écarta ses doigts, rouvrit les yeux, regarda autour de lui
comme un homme qui s'éveille, et peut-être eût-il cru qu'il se
réveillait en effet et que tout ce qui venait de lui arriver n'était
qu'un songe, s'il n'eût tenu serrée entre ses lèvres la bague qui
faisait de cette incroyable aventure une incontestable réalité.




IV

Moeurs du temps


Lorsque Maurice Lindey revint à lui et regarda autour de lui, il ne vit
que des ruelles sombres qui s'allongeaient à sa droite et à sa gauche;
il essaya de chercher, de se reconnaître; mais son esprit était troublé,
la nuit était sombre; la lune, qui était sortie un instant pour éclairer
le charmant visage de l'inconnue, était rentrée dans ses nuages. Le
jeune homme, après un moment de cruelle incertitude, reprit le chemin de
sa maison, située rue du Roule.

En arrivant dans la rue Sainte-Avoie, Maurice fut surpris de la quantité
de patrouilles qui circulaient dans le quartier du Temple.

--Qu'y a-t-il donc, sergent? demanda-t-il au chef d'une patrouille fort
affairée qui venait de faire perquisition dans la rue des Fontaines.

--Ce qu'il y a? dit le sergent. Il y a, mon officier, qu'on a voulu
enlever cette nuit la femme Capet et toute sa nichée.

--Et comment cela?

--Une patrouille de ci-devant qui s'était, je ne sais comment, procuré
le mot d'ordre, s'était introduite au Temple sous le costume de
chasseurs de la garde nationale, et les devait enlever. Heureusement,
celui qui représentait le caporal, en parlant à l'officier de garde, l'a
appelé _monsieur_; il s'est vendu lui-même, l'aristocrate!

--Diable! fit Maurice. Et a-t-on arrêté les conspirateurs?

--Non; la patrouille a gagné la rue, et elle s'est dispersée.

--Et y a-t-il quelque espoir de rattraper ces gaillards-là?

--Oh! il n'y en a qu'un qu'il serait bien important de reprendre, le
chef, un grand maigre... qui avait été introduit parmi les hommes de
garde par un des municipaux de service. Nous a-t-il fait courir, le
scélérat! Mais il aura trouvé une porte de derrière et se sera enfui par
les Madelonnettes.

Dans toute autre circonstance, Maurice fût resté toute la nuit avec les
patriotes qui veillaient au salut de la République; mais, depuis une
heure, l'amour de la patrie n'était plus sa seule pensée. Il continua
donc son chemin, la nouvelle qu'il venait d'apprendre se fondant peu à
peu dans son esprit et disparaissant derrière l'événement qui venait de
lui arriver. D'ailleurs, ces prétendues tentatives d'enlèvement étaient
devenues si fréquentes, les patriotes eux-mêmes savaient que dans
certaines circonstances on s'en servait si bien comme d'un moyen
politique, que cette nouvelle n'avait pas inspiré une grande inquiétude
au jeune républicain.

En revenant chez lui, Maurice trouva son _officieux_; à cette époque on
n'avait plus de domestique; Maurice, disons-nous, trouva son officieux
l'attendant, et qui, en l'attendant, s'était endormi, et, en dormant,
ronflait d'inquiétude.

Il le réveilla avec tous les égards qu'on doit à son semblable, lui fit
tirer ses bottes, le renvoya afin de n'être point distrait de sa pensée,
se mit au lit, et, comme il se faisait tard et qu'il était jeune, il
s'endormit à son tour malgré la préoccupation de son esprit.

Le lendemain, il trouva une lettre sur sa table de nuit.

Cette lettre était d'une écriture fine, élégante et inconnue. Il
regarda le cachet: le cachet portait pour devise ce seul mot anglais:
_Nothing_,--Rien.

Il l'ouvrit, elle contenait ces mots:

«Merci!

«Reconnaissance éternelle en échange d'un éternel oubli!...»

Maurice appela son domestique; les vrais patriotes ne les sonnaient
plus, la sonnette rappelant la servilité; d'ailleurs, beaucoup
d'officieux mettaient, en entrant chez leurs maîtres, cette condition
aux services qu'ils consentaient à leur rendre.

L'officieux de Maurice avait reçu, il y avait trente ans à peu près,
sur les fonts baptismaux, le nom de Jean, mais en 92 il s'était, de son
autorité privée, débaptisé, Jean sentant l'aristocratie et le déisme, et
s'appelait Scévola.

--Scévola, demanda Maurice, sais-tu ce que c'est que cette lettre?

--Non, citoyen.

--Qui te l'a remise?

--Le concierge.

--Qui la lui a apportée?

--Un commissionnaire, sans doute, puisqu'il n'y a pas le timbre de la
nation.

--Descends et prie le concierge de monter. Le concierge monta parce que
c'était Maurice qui le demandait, et que Maurice était fort aimé de tous
les officieux avec lesquels il était en relation; mais le concierge
déclara que, si c'était tout autre locataire, il l'eût prié de
descendre.

Le concierge s'appelait Aristide.

Maurice l'interrogea. C'était un homme inconnu qui, vers les huit
heures du matin, avait apporté cette lettre. Le jeune homme eut beau
multiplier ses questions, les représenter sous toutes les faces, le
concierge ne put lui répondre autre chose. Maurice le pria d'accepter
dix francs en l'invitant, si cet homme se représentait, à le suivre sans
affectation et à revenir lui dire où il était allé.

Hâtons-nous de dire qu'à la grande satisfaction d'Aristide, un peu
humilié par cette proposition de suivre un de ses semblables, l'homme ne
revint pas.

Maurice, resté seul, froissa la lettre avec dépit, tira la bague de
son doigt, la mit avec la lettre froissée sur une table de nuit, se
retourna le nez contre le mur avec la folle prétention de s'endormir de
nouveau; mais, au bout d'une heure, Maurice, revenu de cette
fanfaronnade, baisait la bague et relisait la lettre: la bague était un
saphir très beau.

La lettre était, comme nous l'avons dit, un charmant petit billet qui
sentait son aristocratie d'une lieue.

Comme Maurice se livrait à cet examen, sa porte s'ouvrit. Maurice remit
la bague à son doigt et cacha la lettre sous son traversin. Était-ce
pudeur d'un amour naissant? était-ce vergogne d'un patriote qui ne veut
pas qu'on le sache en relation avec des gens assez imprudents pour
écrire un pareil billet, dont le parfum seul pouvait compromettre et la
main qui l'avait écrit et celle qui le décachetait?

Celui qui entrait ainsi était un jeune homme vêtu en patriote, mais en
patriote de la plus suprême élégance. Sa carmagnole était de drap fin,
sa culotte était en casimir et ses bas chinés étaient de fine soie.
Quant à son bonnet phrygien, il eût fait honte, pour sa forme élégante
et sa belle couleur pourprée, à celui de Paris lui-même.

Il portait en outre à sa ceinture une paire de pistolets de
l'ex-fabrique royale de Versailles, et un sabre droit et court pareil à
celui des élèves du Champ-de-Mars.

--Ah! tu dors, Brutus, dit le nouvel arrivé, et la patrie est en
danger. Fi donc!

--Non, Lorin, dit en riant Maurice, je ne dors pas, je rêve.

--Oui, je comprends, à ton Eucharis.

--Eh bien, moi, je ne comprends pas.

--Bah!

--De qui parles-tu? Quelle est cette Eucharis?

--Eh bien, la femme...

--Quelle femme?

--La femme de la rue Saint-Honoré, la femme de la patrouille,
l'inconnue pour laquelle nous avons risqué notre tête, toi et moi, hier
soir.

--Oh! oui, dit Maurice, qui savait parfaitement ce que voulait dire son
ami, mais qui seulement faisait semblant de ne point comprendre, la
femme inconnue!

--Eh bien, qui était-ce?

--Je n'en sais rien.

--Était-elle jolie?

--Peuh! fit Maurice en allongeant dédaigneusement les lèvres.

--Une pauvre femme oubliée dans quelque rendez-vous amoureux.


          _...Oui, faibles que nous sommes,_
          _C'est toujours cet amour qui tourmente les hommes._



--C'est possible, murmura Maurice, auquel cette idée, qu'il avait eue
d'abord, répugnait fort à cette heure, et qui préférait plutôt voir dans
sa belle inconnue une conspiratrice qu'une femme amoureuse.

--Et où demeure-t-elle?

--Je n'en sais rien.

--Allons donc! tu n'en sais rien! impossible!

--Pourquoi cela?

--Tu l'as reconduite.

--Elle m'a échappé au pont Marie...

--T'échapper, à toi? s'écria Lorin avec un éclat de rire énorme. Une
femme t'échapper, allons donc!


          _Est-ce que la colombe échappe_
          _Au vautour, ce tyran des airs,_
          _Et la gazelle au tigre du désert_
          _Qui la tient déjà sous la patte?_



--Lorin, dit Maurice, ne t'habitueras-tu donc jamais à parler comme
tout le monde? Tu m'agaces horriblement avec ton atroce poésie.

--Comment! à parler comme tout le monde! mais je parle mieux que tout
le monde, ce me semble. Je parle comme le citoyen Demoustier, en prose
et en vers. Quant à ma poésie, mon cher! je sais une Émilie qui ne la
trouve pas mauvaise; mais revenons à la tienne.

--À ma poésie?

--Non, à ton Émilie.

--Est-ce que j'ai une Émilie?

--Allons! allons! ta gazelle se sera faite tigresse et t'aura montré
les dents; de sorte que tu es vexé, mais amoureux.

--Moi, amoureux dit Maurice en secouant la tête.

--Oui, toi, amoureux.


          _N'en fais pas un plus long mystère;_
          _Les coups qui partent de Cythère_
          _Frappent au coeur plus sûrement_
          _Que ceux de Jupiter tonnant._



--Lorin, dit Maurice en s'armant d'une clef forée qui était sur sa table
de nuit, je te déclare que tu ne diras plus un seul vers que je ne
siffle.

--Alors, parlons politique. D'ailleurs, j'étais venu pour cela; sais-tu
la nouvelle?

--Je sais que la veuve Capet a voulu s'évader.

--Bah! ce n'est rien que cela.

--Qu'y a-t-il donc de plus?

--Le fameux chevalier de Maison-Rouge est à Paris.

--En vérité! s'écria Maurice en se levant sur son séant.

--Lui-même en personne.

--Mais quand est-il entré?

--Hier au soir.

--Comment cela?

--Déguisé en chasseur de la garde nationale. Une femme, qu'on croit
être une aristocrate déguisée en femme du peuple, lui a porté des habits
à la barrière; puis un instant après, ils sont rentrés bras dessus bras
dessous. Ce n'est que quand ils ont été passés que la sentinelle a eu
quelques soupçons. Il avait vu passer la femme avec un paquet, il la
voyait repasser avec une espèce de militaire sous le bras; c'était
louche; il a donné l'éveil, on a couru après eux. Ils ont disparu dans
un hôtel de la rue Saint-Honoré dont la porte s'est ouverte comme par
enchantement. L'hôtel avait une seconde sortie sur les Champs-Élysées;
bonsoir! le chevalier de Maison-Rouge et sa complice se sont évanouis.
On démolira l'hôtel et l'on guillotinera le propriétaire; mais cela
n'empêchera pas le chevalier de recommencer la tentative qui a déjà
échoué, il y a quatre mois pour la première fois, et hier pour la
seconde.

--Et il n'est point arrêté? demanda Maurice.

--Ah! bien oui, arrête Protée, mon cher, arrête donc Protée; tu sais
le mal qu'a eu Aristide à en venir à bout.


          _Pastor Aristoeus fugiens_
          _Pencia Tempe..._



--Prends garde, dit Maurice en portant sa clef à sa bouche.

--Prends garde toi-même, morbleu! car cette fois ce n'est pas moi que
tu siffleras, c'est Virgile.

--C'est juste, et tant que tu ne le traduiras point, je n'ai rien à
dire. Mais revenons au chevalier de Maison-Rouge.

--Oui, convenons que c'est un fier homme.

--Le fait est que, pour entreprendre de pareilles choses, il faut un
grand courage.

--Ou un grand amour.

--Crois-tu donc à cet amour du chevalier pour la reine?

--Je n'y crois pas; je le dis comme tout le monde. D'ailleurs, elle en
a rendu amoureux bien d'autres; qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'elle
l'eût séduit? Elle a bien séduit Barnave, à ce qu'on dit.

--N'importe, il faut que le chevalier ait des intelligences dans le
Temple même.

--C'est possible:


          _L'amour brise les grilles_
          _Et se rit des verrous._



--Lorin!

--Ah! c'est vrai.

--Alors, tu crois cela comme les autres?

--Pourquoi pas?

--Parce qu'à ton compte la reine aurait eu deux cents amoureux.

--Deux cents, trois cents, quatre cents. Elle est assez belle pour
cela. Je ne dis pas qu'elle les ait aimés; mais enfin, ils l'ont aimée,
elle. Tout le monde voit le soleil, et le soleil ne voit pas tout le
monde.

--Alors, tu dis donc que le chevalier de Maison-Rouge...?

--Je dis qu'on le traque un peu en ce moment-ci, et que s'il échappe aux
limiers de la République, ce sera un fin renard.

--Et que fait la Commune dans tout cela?

--La Commune va rendre un arrêté par lequel chaque maison, comme un
registre ouvert, laissera voir, sur sa façade, le nom des habitants et
des habitantes. C'est la réalisation de ce rêve des anciens: Que
n'existe-t-il une fenêtre au coeur de l'homme, pour que tout le monde
puisse voir ce qui s'y passe!

--Oh! excellente idée! s'écria Maurice.

--De mettre une fenêtre au coeur des hommes?

--Non, mais de mettre une liste à la porte des maisons. En effet,
Maurice songeait que ce lui serait un moyen de retrouver son inconnue,
ou tout au moins quelque trace d'elle qui pût le mettre sur sa voie.

--N'est-ce pas? dit Lorin. J'ai déjà parlé que cette mesure nous
donnerait une fournée de cinq cents aristocrates. À propos, nous avons
reçu ce matin au club une députation des enrôlés volontaires; ils sont
venus, conduits par nos adversaires de cette nuit, que je n'ai
abandonnés qu'ivres morts; ils sont venus, dis-je, avec des guirlandes
de fleurs et des couronnes d'immortelles.

--En vérité! répliqua Maurice en riant; et combien étaient-ils?

--Ils étaient trente; ils s'étaient fait raser et avaient des bouquets
à la boutonnière. «Citoyens du club des Thermopyles, a dit l'orateur, en
vrais patriotes que nous sommes, nous désirons que l'union des Français
ne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniser de
nouveau.»

--Alors...?

--Alors, nous avons fraternisé derechef, et en réitérant, comme dit
Diafoirus; on a fait un autel à la patrie avec la table du secrétaire et
deux carafes dans lesquelles on a mis des bouquets. Comme tu étais le
héros de la fête, on t'a appelé trois fois pour te couronner; et comme
tu n'as pas répondu, attendu que tu n'y étais pas, et qu'il faut
toujours que l'on couronne quelque chose, on a couronné le buste de
Washington. Voilà l'ordre et la marche selon lesquels a eu lieu la
cérémonie.

Comme Lorin achevait ce récit véridique, et qui, à cette époque,
n'avait rien de burlesque, on entendit des rumeurs dans la rue, et des
tambours, d'abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, firent
entendre le bruit si commun alors de la générale.

--Qu'est-ce que cela? demanda Maurice.

--C'est la proclamation de l'arrêté de la Commune, dit Lorin.

--Je cours à la section, dit Maurice en sautant à bas de son lit et en
appelant son officieux pour le venir habiller.

--Et moi, je rentre me coucher, dit Lorin; je n'ai dormi que deux
heures cette nuit, grâce à tes enragés volontaires. Si l'on ne se bat
qu'un peu, tu me laisseras dormir; si l'on se bat beaucoup, tu viendras
me chercher.

--Pourquoi donc t'es-tu fait si beau? demanda Maurice en jetant un coup
d'oeil sur Lorin, qui se levait pour se retirer.

--Parce que, pour venir chez toi, je suis forcé de passer rue Béthisy,
et que, rue Béthisy, au troisième, il y a une fenêtre qui s'ouvre
toujours quand je passe.

--Et tu ne crains pas qu'on te prenne pour un muscadin?

--Un muscadin, moi? Ah bien, oui, je suis connu, au contraire, pour un
franc sans-culotte. Mais il faut bien faire quelque sacrifice au beau
sexe. Le culte de la patrie n'exclut pas celui de l'amour; au contraire,
l'un commande l'autre:


          _La République a décrété_
          _Que des Grecs on suivrait les traces;_
          _Et l'autel de la Liberté_
          _Fait pendant à celui des Grâces._



Ose siffler celui-là, je te dénonce comme aristocrate, et je te fais
raser de manière à ce que tu ne portes jamais perruque. Adieu, cher ami.


Lorin tendit cordialement à Maurice une main que le jeune secrétaire
serra cordialement, et sortit en ruminant un bouquet à Chloris.




V

Quel homme c'était que le citoyen Maurice Lindey


Tandis que Maurice Lindey, après s'être habillé précipitamment, se rend
à la section de la rue Lepelletier, dont il est, comme on le sait,
secrétaire, essayons de retracer aux yeux du public les antécédents de
cet homme, qui s'est produit sur la scène par un de ces élans de coeur,
familiers aux puissantes et généreuses natures.

Le jeune homme avait dit la vérité pleine et entière, lorsque la
veille, en répondant de l'inconnue, il avait dit qu'il se nommait
Maurice Lindey, demeurant rue du Roule. Il aurait pu ajouter qu'il était
enfant de cette demi-aristocratie accordée aux gens de robe. Ses aïeux
avaient marqué, depuis deux cents ans, par cette éternelle opposition
parlementaire qui a illustré les noms des Molé et des Maupeou. Son père,
le bonhomme Lindey, qui avait passé toute sa vie à gémir contre le
despotisme, lorsque, le 14 juillet 89, la Bastille était tombé aux mains
du peuple, était mort de saisissement et d'épouvante de voir le
despotisme remplacé par une liberté militante, laissant son fils unique,
indépendant par sa fortune et républicain par sentiment.

La Révolution, qui avait suivi de si près ce grand événement, avait
donc trouvé Maurice dans toutes les conditions de vigueur et de maturité
virile qui conviennent à l'athlète prêt à entrer en lice, éducation
républicaine fortifiée par l'assiduité aux clubs et la lecture de tous
les pamphlets de l'époque. Dieu sait combien Maurice avait dû en lire.
Mépris profond et raisonné de la hiérarchie, pondération philosophique
des éléments qui composent le corps, négation absolue de toute noblesse
qui n'est pas personnelle, appréciation impartiale du passé, ardeur pour
les idées nouvelles, sympathie pour le peuple, mêlée à la plus
aristocratique des organisations, tel était au moral, non pas celui que
nous avons choisi, mais celui que le journal où nous puisons ce sujet
nous a donné pour héros de cette histoire.

Au physique, Maurice Lindey était un homme de cinq pieds huit pouces,
âgé de vingt-cinq ou de vingt-six ans, musculeux comme Hercule, beau de
cette beauté française qui accuse dans un Franc une race particulière,
c'est-à-dire un front pur, des yeux bleus, des cheveux châtains et
bouclés, des joues roses et des dents d'ivoire.

Après le portrait de l'homme, la position du citoyen.

Maurice, sinon riche, du moins indépendant, Maurice portant un nom
respecté et surtout populaire, Maurice connu par son éducation libérale
et pour ses principes plus libéraux encore que son éducation, Maurice
s'était placé pour ainsi dire à la tête d'un parti composé de tous les
jeunes bourgeois patriotes. Peut-être bien, près des sans-culottes
passait-il pour un peu tiède, et près des sectionnaires pour un peu
parfumé. Mais il se faisait pardonner sa tiédeur par les sans-culottes,
en brisant comme des roseaux fragiles les gourdins les plus noueux, et
son élégance par les sectionnaires, en les envoyant rouler à vingt pas
d'un coup de poing entre les deux yeux, quand ces deux yeux regardaient
Maurice d'une façon qui ne lui convenait pas.

Maintenant, pour le physique, pour le moral et pour le civisme
combinés, Maurice avait assisté à la prise de la Bastille; il avait été
de l'expédition de Versailles; il avait combattu comme un lion au 10
août, et, dans cette mémorable journée, c'était une justice à lui
rendre, il avait tué autant de patriotes que de Suisses: car il n'avait
pas plus voulu souffrir l'assassin sous la carmagnole que l'ennemi de la
République sous l'habit rouge.

C'était lui qui, pour exhorter les défenseurs du château à se rendre et
pour empêcher le sang de couler, s'était jeté sur la bouche d'un canon
auquel un artilleur parisien allait mettre le feu; c'était lui qui était
entré le premier au Louvre par une fenêtre, malgré la fusillade de
cinquante Suisses et d'autant de gentilshommes embusqués; et déjà,
lorsqu'il aperçut les signaux de capitulation, son terrible sabre avait
entamé plus de dix uniformes; alors, voyant ses amis massacrer à loisir
des prisonniers qui jetaient leurs armes, qui tendaient leurs mains
suppliantes et qui demandaient la vie, il s'était mis à hacher
furieusement ses amis, ce qui lui avait fait une réputation digne des
beaux jours de Rome et de la Grèce.

La guerre déclarée, Maurice s'enrôla et partit pour la frontière, en
qualité de lieutenant, avec les quinze cents premiers volontaires que la
ville envoyait contre les envahisseurs, et qui chaque jour devaient être
suivis de quinze cents autres.

À la première bataille à laquelle il assista, c'est-à-dire à Jemmapes,
il reçut une balle qui, après avoir divisé les muscles d'acier de son
épaule, alla s'aplatir sur l'os. Le représentant du peuple connaissait
Maurice, il le renvoya à Paris pour qu'il se guérît. Un mois entier
Maurice, dévoré par la fièvre, se roula sur son lit de douleur; mais
janvier le trouva sur pied et commandant, sinon de nom, du moins de
fait, le club des Thermopyles, c'est-à-dire cent jeunes gens de la
bourgeoisie parisienne, armés pour s'opposer à toute tentative en faveur
du tyran Capet; il y a plus: Maurice, le sourcil froncé par une sombre
colère, l'oeil dilaté, le front pâle, le coeur étreint par un singulier
mélange de haine morale et de pitié physique, assista le sabre au poing
à l'exécution du roi, et, seul peut-être dans toute cette foule, demeura
muet, lorsque tomba la tête de ce fils de saint Louis, dont l'âme
montait au ciel; seulement, lorsque cette tête fut tombée, il leva en
l'air son redoutable sabre, et tous ses amis crièrent: «Vive la
liberté!» sans remarquer que, cette fois par exception, sa voix ne
s'était pas mêlée aux leurs.

Voilà quel était l'homme qui s'acheminait, le matin du 11 mars, vers la
rue Lepelletier, et auquel notre histoire va donner plus de relief dans
les détails d'une vie orageuse, comme on la menait à cette époque.

Vers dix heures, Maurice arriva à la section dont il était le
secrétaire.

L'émoi était grand. Il s'agissait de voter une adresse à la Convention
pour réprimer les complots des girondins. On attendait impatiemment
Maurice.

Il n'était question que du retour du chevalier de Maison-Rouge, de
l'audace avec laquelle cet acharné conspirateur était rentré pour la
deuxième fois dans Paris, où sa tête, il le savait cependant, était mise
à prix. On rattachait à cette rentrée la tentative faite la veille au
Temple, et chacun exprimait sa haine et son indignation contre les
traîtres et les aristocrates.

Mais, contre l'attente générale, Maurice fut mou et silencieux, rédigea
habilement la proclamation, termina en trois heures toute sa besogne,
demanda si la séance était levée, et, sur la réponse affirmative, prit
son chapeau, sortit et s'achemina vers la rue Saint-Honoré.

Arrivé là, Paris lui sembla tout nouveau. Il revit le coin de la rue du
Coq, où, pendant la nuit, la belle inconnue lui était apparue se
débattant aux mains des soldats. Alors il suivit, depuis la rue du Coq
jusqu'au pont Marie, le même chemin qu'il avait parcouru à ses côtés,
s'arrêtant où les différentes patrouilles les avaient arrêtés, répétant
aux endroits qui le lui rendaient, comme s'ils avaient conservé un écho
de leurs paroles, le dialogue qu'ils avaient échangé; seulement, il
était une heure de l'après-midi, et le soleil, qui éclairait toute cette
promenade, rendait saillants à chaque pas les souvenirs de la nuit.

Maurice traversa les ponts et arriva bientôt dans la rue Victor, comme
on l'appelait alors.

--Pauvre femme! murmura Maurice, qui n'a pas réfléchi hier que la nuit
ne dure que douze heures et que son secret ne durerait probablement pas
plus que la nuit. À la clarté du soleil, je vais retrouver la porte par
laquelle elle s'est glissée, et qui sait si je ne l'apercevrai pas
elle-même à quelque fenêtre?

Il entra alors dans la vieille rue Saint-Jacques, se plaça comme
l'inconnue l'avait placé la veille. Un instant il ferma les yeux,
croyant peut-être, le pauvre fou! que le baiser de la veille allait une
seconde fois brûler ses lèvres. Mais il n'en ressentit que le souvenir.
Il est vrai que le souvenir brûlait encore.

Maurice rouvrit les yeux, vit les deux ruelles, l'une à sa droite et
l'autre à sa gauche. Elles étaient fangeuses, mal pavées, garnies de
barrières, coupées de petits ponts jetés sur un ruisseau. On y voyait
des arcades en poutres, des recoins, vingt portes mal assurées,
pourries. C'était le travail grossier dans toute sa misère, la misère
dans toute sa hideur. Çà et là un jardin, fermé tantôt par des haies,
tantôt par des palissades en échalas, quelques-uns par des murs; des
peaux séchant sous des hangars et répandant cette odieuse odeur de
tannerie qui soulève le coeur. Maurice chercha, combina pendant deux
heures et ne trouva rien, ne devina rien; dix fois il revint sur ses pas
pour s'orienter. Mais toutes ses tentatives furent inutiles, toutes ses
recherches infructueuses. Les traces de la jeune femme semblaient avoir
été effacées par le brouillard et la pluie.

--Allons, se dit Maurice, j'ai rêvé. Ce cloaque ne peut avoir un instant
servi de retraite à ma belle fée de cette nuit.

Il y avait dans ce républicain farouche une poésie bien autrement
réelle que dans son ami aux quatrains anacréontiques, puisqu'il rentra
sur cette idée, pour ne pas ternir l'auréole qui éclairait la tête de
son inconnue. Il est vrai qu'il rentra désespéré.

--Adieu! dit-il, belle mystérieuse: tu m'as traité en sot ou en
enfant. En effet, serait-elle venue ici avec moi si elle y demeurait?
Non! elle n'a fait qu'y passer, comme un cygne sur un marais infect. Et,
comme celle de l'oiseau dans l'air, sa trace est invisible.




VI

Le temple


Ce même jour, à la même heure où Maurice, douloureusement désappointé,
repassait le pont de la Tournelle, plusieurs municipaux, accompagnés de
Santerre, commandant de la garde nationale parisienne, faisaient une
visite sévère dans la tour du Temple, transformée en prison depuis le 13
août 1792.

Cette visite s'exerçait particulièrement dans l'appartement du troisième
étage, composé d'une antichambre et de trois pièces.

Une de ces chambres était occupée par deux femmes, une jeune fille et un
enfant de neuf ans, tous vêtus de deuil.

L'aînée de ces femmes pouvait avoir trente-sept à trente-huit ans. Elle
était assise et lisait près d'une table.

La seconde était assise et travaillait à un ouvrage de tapisserie: elle
pouvait être âgée de vingt-huit à vingt-neuf ans.

La jeune fille en avait quatorze et se tenait près de l'enfant, qui,
malade et couché, fermait les yeux comme s'il dormait, quoique
évidemment il fût impossible de dormir au bruit que faisaient les
municipaux.

Les uns remuaient les lits, les autres déployaient les pièces de linge;
d'autres enfin, qui avaient fini leurs recherches, regardaient avec une
fixité insolente les malheureuses prisonnières, qui se tenaient les yeux
obstinément baissés, l'une sur son livre, l'autre sur sa tapisserie, la
troisième sur son frère.

L'aînée de ces femmes était grande, pâle et belle; celle qui lisait
paraissait surtout concentrer son attention sur son livre, quoique,
selon toute probabilité, ce fussent ses yeux qui lussent et non son
esprit.

Alors, un des municipaux s'approcha d'elle, saisit brutalement le livre
qu'elle tenait et le jeta au milieu de la chambre.

La prisonnière allongea la main vers la table, prit un second volume et
continua de lire.

Le montagnard fit un geste furieux pour arracher ce second volume,
comme il avait fait du premier. Mais, à ce geste, qui fit tressaillir la
prisonnière qui brodait près de la fenêtre, la jeune fille s'élança,
entoura de ses bras la tête de la lectrice et murmura en pleurant:

--Ah! pauvre mère! Puis elle l'embrassa. Alors la prisonnière, à son
tour, colla la bouche sur l'oreille de la jeune fille, comme pour
l'embrasser aussi, et lui dit:

--Marie, il y a un billet caché dans la bouche du poêle; ôtez-le.

--Allons, allons! dit le municipal en tirant brutalement la jeune fille
à lui et en la séparant de sa mère. Aurez-vous bientôt fini de vous
embrasser?

--Monsieur, dit la jeune fille, la Convention a-t-elle décrété que les
enfants ne pourront plus embrasser leur mère?

--Non; mais elle a décrété qu'on punirait les traîtres, les
aristocrates et les ci-devant, et c'est pourquoi nous sommes ici pour
interroger. Voyons, Antoinette, réponds.

Celle qu'on interpellait aussi grossièrement ne daigna pas même regarder
son interrogateur. Elle détourna la tête, au contraire, et une légère
rougeur passa sur ses joues pâlies par la douleur et sillonnées par les
larmes.

--Il est impossible, continua cet homme, que tu aies ignoré la
tentative de cette nuit. D'où vient-elle? Même silence de la part de la
prisonnière.

--Répondez, Antoinette, dit alors Santerre en s'approchant, sans
remarquer le frisson d'horreur qui avait saisi la jeune femme à l'aspect
de cet homme, qui, le 21 janvier au matin, était venu prendre au Temple
Louis XVI pour le conduire à l'échafaud. Répondez. On a conspiré cette
nuit contre la République et essayé de vous soustraire à la captivité
que, en attendant la punition de vos crimes, vous inflige la volonté du
peuple. Le saviez-vous, dites, que l'on conspirait?

Marie-Antoinette tressaillit au contact de cette voix qu'elle sembla
fuir, en se reculant le plus qu'elle put sur sa chaise. Mais elle ne
répondit pas plus à cette question qu'aux deux autres, pas plus à
Santerre qu'au municipal.

--Vous ne voulez donc pas répondre? dit Santerre en frappant violemment
du pied. La prisonnière prit sur la table un troisième volume.

Santerre se retourna; la brutale puissance de cet homme, qui commandait
à 80, 000 hommes, qui n'avait eu besoin que d'un geste pour couvrir la
voix de Louis XVI mourant, se brisait contre la dignité d'une pauvre
prisonnière, dont il pouvait faire tomber la tête à son tour, mais qu'il
ne pouvait pas faire plier.

--Et vous, Élisabeth, dit-il à l'autre personne, qui avait un instant
interrompu sa tapisserie pour joindre les mains et prier, non pas ces
hommes, mais Dieu,--répondrez-vous?

--Je ne sais ce que vous demandez, dit-elle; je ne puis donc vous
répondre.

--Eh! morbleu! citoyenne Capet, dit Santerre en s'impatientant, c'est
pourtant clair, ce que je dis là. Je dis qu'on a fait hier une tentative
pour vous faire évader et que vous devez connaître les coupables.

--Nous n'avons aucune communication avec le dehors, monsieur; nous ne
pouvons donc savoir ni ce qu'on fait pour nous, ni ce qu'on fait contre
nous.

--C'est bien, dit le municipal; nous allons savoir alors ce que va dire
ton neveu.

Et il s'approcha du lit du dauphin. À cette menace, Marie-Antoinette se
leva tout à coup.

--Monsieur, dit-elle, mon fils est malade et dort.... Ne le réveillez
pas.

--Réponds, alors.

--Je ne sais rien.

Le municipal alla droit au lit du petit prisonnier, qui feignait, comme
nous l'avons dit, de dormir.

--Allons, allons, réveille-toi, Capet, dit-il en le secouant rudement.
L'enfant ouvrit les yeux et sourit. Les municipaux alors entourèrent le
lit.

La reine, agitée de douleur et de crainte, fit un signe à sa fille, qui
profita de ce moment, se glissa dans la chambre voisine, ouvrit une des
bouches du poêle, en tira le billet, le brûla, puis aussitôt rentra dans
la chambre, et, d'un regard, rassura sa mère.

--Que me voulez-vous? demanda l'enfant.

--Savoir si tu n'as rien entendu cette nuit?

--Non, j'ai dormi.

--Tu aimes fort à dormir, à ce qu'il paraît?

--Oui, parce que quand je dors, je rêve.

--Et que rêves-tu?

--Que je revois mon père que vous avez tué.

--Ainsi, tu n'as rien entendu? dit vivement Santerre.

--Rien.

--Ces louveteaux sont, en vérité, bien d'accord avec la louve, dit le
municipal furieux; et, cependant, il y a eu un complot.

La reine sourit.

--Elle nous nargue, l'Autrichienne, s'écria le municipal. Eh bien,
puisqu'il en est ainsi, exécutons dans toute sa rigueur le décret de la
Commune. Lève-toi, Capet.

--Que voulez-vous faire? s'écria la reine s'oubliant elle-même. Ne
voyez-vous pas que mon fils est malade, qu'il a la fièvre? Voulez-vous
donc le faire mourir?

--Ton fils, dit le municipal, est un sujet d'alarmes continuel pour le
conseil du Temple. C'est lui qui est le point de mire de tous les
conspirateurs. On se flatte de vous enlever tous ensemble. Eh bien,
qu'on y vienne.--Tison!...--Appelez Tison.

Tison était une espèce de journalier chargé des gros ouvrages du ménage
dans la prison. Il arriva.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, au teint basané, au visage
rude et sauvage, aux cheveux noirs et crépus descendant jusqu'aux
sourcils.

--Tison, dit Santerre, qui est venu, hier, apporter des vivres aux
détenus? Tison cita un nom.

--Et leur linge, qui le leur a apporté?

--Ma fille.

--Ta fille est donc blanchisseuse?

--Certainement.

--Et tu lui as donné la pratique des prisonniers?

--Pourquoi pas? autant qu'elle gagne cela qu'une autre. Ce n'est plus
l'argent des tyrans, c'est l'argent de la nation, puisque la nation paye
pour eux.

--On t'a dit d'examiner le linge avec attention.

--Eh bien, est-ce que je ne m'acquitte pas de mon devoir? à preuve
qu'il y avait hier un mouchoir auquel on avait fait deux noeuds, que je
l'ai été porter au conseil, qui a ordonné à ma femme de le dénouer, de
le repasser, et de le remettre à madame Capet sans lui rien dire.

À cette indication de deux noeuds faits à un mouchoir, la reine
tressaillit, ses prunelles se dilatèrent, et Madame Élisabeth et elles
échangèrent un regard.

--Tison, dit Santerre, ta fille est une citoyenne dont personne ne
soupçonne le patriotisme; mais, à partir d'aujourd'hui, elle n'entrera
plus au Temple.

--Oh! mon Dieu! dit Tison effrayé, que me dites-vous donc là, vous
autres? Comment! je ne reverrais plus ma fille que lorsque je sortirais?

--Tu ne sortiras plus, dit Santerre.

Tison regarda autour de lui sans arrêter sur aucun objet son oeil
hagard; et soudain:

--Je ne sortirai plus! s'écria-t-il. Ah! c'est comme cela? Eh bien! je
veux sortir pour tout à fait, moi. Je donne ma démission; je ne suis pas
un traître, un aristocrate, moi, pour qu'on me retienne en prison. Je
vous dis que je veux sortir.

--Citoyen, dit Santerre, obéis aux ordres de la Commune, et tais-toi,
ou tu pourrais mal t'en trouver, c'est moi qui te le dis. Reste ici et
surveille ce qui s'y passe. On a l'oeil sur toi, je t'en préviens.

Pendant ce temps, la reine, qui se croyait oubliée, se rassérénait peu
à peu et replaçait son fils dans son lit.

--Fais monter ta femme, dit le municipal à Tison. Celui-ci obéit, sans
mot dire. Les menaces de Santerre l'avaient rendu doux comme un agneau.
La femme Tison monta.

--Viens ici, citoyenne, dit Santerre; nous allons passer dans
l'antichambre, et pendant ce temps, tu fouilleras les détenues.

--Dis donc, femme, dit Tison, ils ne veulent plus laisser venir notre
fille au Temple.

--Comment! ils ne veulent plus laisser venir notre fille?

Mais nous ne la verrons donc plus, notre fille? Tison secoua la tête.

--Qu'est-ce que vous dites donc là?

--Je dis que nous ferons un rapport au conseil du Temple et que le
conseil décidera. En attendant...

--En attendant, dit la femme, je veux revoir ma fille.

--Silence! dit Santerre; on t'a fait venir ici pour fouiller les
prisonnières, fouille-les, et puis après nous verrons...

--Mais... cependant!...

--Oh! oh! dit Santerre en fronçant les sourcils; cela se gâte, ce me
semble.

--Fais ce que dit le citoyen général! fais, femme; après, tu vois bien
qu'il dit que nous verrons. Et Tison regarda Santerre avec un humble
sourire.

--C'est bien, dit la femme; allez-vous-en, je suis prête à les
fouiller. Ces hommes sortirent.

--Ma chère madame Tison, dit la reine, croyez bien...

--Je ne crois rien, citoyenne Capet, dit l'horrible femme en grinçant
des dents, si ce n'est que, c'est toi qui es cause de tous les malheurs
du peuple. Aussi, que je trouve quelque chose de suspect sur toi, et tu
verras.

Quatre hommes restèrent à la porte pour prêter main-forte à la femme
Tison, si la reine résistait. On commença par la reine.

On trouva sur elle un mouchoir noué de trois noeuds, qui semblait
malheureusement une réponse préparée à celui dont avait parlé Tison, un
crayon, un scapulaire et de la cire à cacheter.

--Ah! je le savais bien, dit la femme Tison; je l'avais bien dit aux
municipaux, qu'elle écrivait, l'Autrichienne! L'autre jour, j'avais
trouvé une goutte de cire sur la bobèche du chandelier.

--Oh! madame, dit la reine avec un accent suppliant, ne montrez que le
scapulaire.

--Ah bien, oui, dit la femme, de la pitié pour toi!... Est-ce qu'on en
a pour moi, de la pitié?... On me prend ma fille. Madame Élisabeth et
madame Royale n'avaient rien sur elles.

La femme Tison rappela les municipaux, qui rentrèrent, Santerre à leur
tête; elle leur remit les objets trouvés sur la reine, qui passèrent de
main en main et furent l'objet d'un nombre infini de conjectures: le
mouchoir noué de trois noeuds, surtout, exerça longuement l'imagination
des persécuteurs de la race royale.

--Maintenant, dit Santerre, nous allons te lire l'arrêté de la
Convention.

--Quel arrêté? demanda la reine.

--L'arrêté qui ordonne que tu seras séparée de ton fils.

--Mais c'est donc vrai que cet arrêté existe?

--Oui. La Convention a trop grand souci d'un enfant confié à sa garde
par la nation, pour le laisser en compagnie d'une mère aussi dépravée
que toi....

Les yeux de la reine jetèrent des éclairs.

--Mais formulez une accusation, au moins, tigres que vous êtes!

--Ce n'est parbleu pas difficile, dit un municipal, voilà....

Et il prononça une de ces accusations infâmes, comme Suétone en porte
contre Agrippine.

--Oh! s'écria la reine, debout, pâle et superbe d'indignation, j'en
appelle au coeur de toutes les mères.

--Allons! allons! dit le municipal, tout cela est bel et bien; mais
nous sommes déjà ici depuis deux heures, et nous ne pouvons pas perdre
toute la journée; lève-toi, Capet, et suis-nous.

--Jamais! jamais! s'écria la reine s'élançant entre les municipaux et
le jeune Louis, et s'apprêtant à défendre l'approche du lit, comme une
tigresse fait de sa tanière; jamais je ne me laisserai enlever mon
enfant!

--Oh! messieurs, dit Madame Élisabeth en joignant les mains avec une
admirable expression de prière; messieurs, au nom du ciel! ayez pitié de
deux mères!

--Parlez, dit Santerre, dites les noms, avouez le projet de vos
complices, expliquez ce que voulaient dire ces noeuds faits au mouchoir
apporté avec votre linge par la fille Tison, et ceux faits au mouchoir
trouvé dans votre poche; alors on vous laissera votre fils.

Un regard de Madame Élisabeth sembla supplier la reine de faire ce
sacrifice terrible. Mais celle-ci, essuyant fièrement une larme qui
brillait comme un diamant, au coin de sa paupière:

--Adieu, mon fils, dit-elle. N'oubliez jamais votre père qui est au
ciel, votre mère qui ira bientôt le rejoindre; redites, tous les soirs
et tous les matins, la prière que je vous ai apprise. Adieu, mon fils.

Elle lui donna un dernier baiser; et, se relevant froide et inflexible:

--Je ne sais rien, messieurs, dit-elle; faites ce que vous voudrez.

Mais il eût fallu à cette reine plus de force que n'en contenait le
coeur d'une femme, et surtout le coeur d'une mère. Elle retomba anéantie
sur une chaise, tandis qu'on emportait l'enfant, dont les larmes
coulaient et qui lui tendait les bras, mais sans jeter un cri.

La porte se referma derrière les municipaux qui emportaient l'enfant
royal, et les trois femmes demeurèrent seules.

Il y eut un moment de silence désespéré, interrompu seulement par
quelques sanglots. La reine le rompit la première.

--Ma fille, dit-elle, et ce billet?

--Je l'ai brûlé, comme vous me l'avez dit, ma mère.

--Sans le lire?

--Sans le lire.

--Adieu donc, dernière lueur, suprême espérance! murmura Madame
Élisabeth.

--Oh! vous avez raison, vous avez raison, ma soeur, c'est trop
souffrir! Puis, se retournant vers sa fille:

--Mais vous avez vu l'écriture, du moins, Marie?

--Oui, ma mère, un moment.

La reine se leva, alla regarder à la porte pour voir si elle n'était
point observée, et, tirant une épingle de ses cheveux, elle s'approcha
de la muraille, fit sortir d'une fente un petit papier plié en forme de
billet, et, montrant ce billet à madame Royale:

--Rappelez tous vos souvenirs avant de me répondre, ma fille, dit-elle;
l'écriture était-elle la même que celle-ci?

--Oui, oui, ma mère, s'écria la princesse; oui, je la reconnais!

--Dieu soit loué! s'écria la reine en tombant à genoux avec ferveur.
S'il a pu écrire, depuis ce matin, c'est qu'il est sauvé, alors. Merci,
mon Dieu! merci! un si noble ami méritait bien un de tes miracles.

--De qui parlez-vous donc, ma mère? demanda madame Royale. Quel est cet
ami? Dites-moi son nom, que je le recommande à Dieu dans mes prières.

--Oui, vous avez raison ma fille; ne l'oubliez jamais, ce nom, car
c'est le nom d'un gentilhomme plein d'honneur et de bravoure; celui-là
n'est pas dévoué par ambition, car il ne s'est révélé qu'aux jours du
malheur. Il n'a jamais vu la reine de France, ou plutôt la reine de
France ne l'a jamais vu, et il voue sa vie à la défendre. Peut-être
sera-t-il récompensé, comme on récompense aujourd'hui toute vertu, par
une mort terrible.... Mais... s'il meurt... oh! là-haut! là-haut! je le
remercierai.... Il s'appelle....

La reine regarda avec inquiétude autour d'elle et baissa la voix:

--Il s'appelle le chevalier de Maison-Rouge.... Priez pour lui!




VII

Serment de joueur


La tentative d'enlèvement, si contestable qu'elle fût, puisqu'elle
n'avait eu aucun commencement d'exécution, avait excité la colère des
uns et l'intérêt des autres. Ce qui corroborait, d'ailleurs, cet
événement, de probabilité presque matérielle, c'est que le comité de
sûreté générale apprit que, depuis trois semaines ou un mois, une foule
d'émigrés étaient rentrés en France par différents points de la
frontière. Il était évident que des gens qui risquaient ainsi leur tête
ne la risquaient pas sans dessein, et que ce dessein était, selon toute
probabilité, de concourir à l'enlèvement de la famille royale.

Déjà, sur la proposition du conventionnel Osselin, avait été promulgué
le décret terrible qui condamnait à mort tout émigré convaincu d'avoir
remis le pied en France, tout Français convaincu d'avoir eu des projets
d'émigration; tout particulier convaincu d'avoir aidé dans sa fuite, ou
dans son retour, un émigré ou un émigrant, enfin tout citoyen convaincu
d'avoir donné asile à un émigré.

Cette terrible loi inaugurait la Terreur. Il ne manquait plus que la
loi des suspects.

Le chevalier de Maison-Rouge était un ennemi trop actif et trop
audacieux pour que sa rentrée dans Paris et son apparition au Temple
n'entraînassent point les plus graves mesures. Des perquisitions, plus
sévères qu'elles ne l'avaient jamais été, furent exécutées dans une
foule de maisons suspectes. Mais, hormis la découverte de quelques
femmes émigrées qui se laissèrent prendre, et de quelques vieillards qui
ne se soucièrent pas de disputer aux bourreaux le peu de jours qui leur
restaient, les recherches n'aboutirent à aucun résultat.

Les sections, comme on le pense bien, furent, à la suite de cet
événement, fort occupées pendant plusieurs jours, et, par conséquent, le
secrétaire de la section Lepelletier, l'une des plus influentes de
Paris, eut peu de temps pour penser à son inconnue.

D'abord, et comme il l'avait résolu en quittant la rue vieille
Saint-Jacques, il avait tenté d'oublier; mais, comme lui avait dit son
ami Lorin:


          _En songeant qu'il faut qu'on oublie,_
          _On se souvient._



Maurice, cependant, n'avait rien dit ni rien avoué. Il avait renfermé
dans son coeur tous les détails de cette aventure qui avaient pu
échapper à l'investigation de son ami. Mais celui-ci, qui connaissait
Maurice pour une joyeuse et expansive nature, et qui le voyait
maintenant sans cesse rêveur et cherchant la solitude, se doutait bien,
comme il le disait, que ce coquin de Cupidon avait passé par là.

Il est à remarquer que, parmi ses dix-huit siècles de monarchie, la
France a eu peu d'années aussi mythologiques que l'an de grâce 1793.

Cependant, le chevalier n'était pas pris; on n'entendait plus parler de
lui. La reine, veuve de son mari et orpheline de son enfant, se
contentait de pleurer, quand elle était seule, entre sa fille et sa
soeur.

Le jeune dauphin commençait, aux mains du cordonnier Simon, ce martyre
qui devait, en deux ans, le réunir à son père et à sa mère. Il y eut un
instant de calme.

Le volcan montagnard se reposait avant de dévorer les girondins.

Maurice sentit le poids de ce calme, comme on sent la lourdeur de
l'atmosphère en temps d'orage, et, ne sachant que faire d'un loisir qui
le livrait tout entier à l'ardeur d'un sentiment qui, s'il n'était pas
l'amour, lui ressemblait fort, il relut la lettre, baisa son beau
saphir, et résolut, malgré le serment qu'il avait fait, d'essayer d'une
dernière tentative, se promettant bien que celle-là serait la dernière.

Le jeune homme avait bien pensé à une chose: c'était de s'en aller à la
section du Jardin des Plantes, et là, de demander des renseignements au
secrétaire, son collègue. Mais cette première idée, et nous pourrions
même dire cette seule idée qu'il avait eue que sa belle inconnue était
mêlée à quelque trame politique, le retint; l'idée qu'une indiscrétion
de sa part pouvait conduire cette femme charmante à la place de la
Révolution, et faire tomber cette tête d'ange sur l'échafaud, faisait
passer un horrible frisson dans les veines de Maurice.

Il se décida donc à tenter l'aventure seul et sans aucun renseignement.
Son plan, d'ailleurs, était bien simple. Les listes placées sur chaque
porte devaient lui donner les premiers indices; puis des interrogatoires
aux concierges devaient achever d'éclaircir ce mystère. En sa qualité de
secrétaire de la section Lepelletier, il avait plein et entier droit
d'interrogatoire.

D'ailleurs, Maurice ignorait le nom de son inconnue, mais il devait
être conduit par les analogies. Il était impossible qu'une si charmante
créature n'eût pas un nom en harmonie avec sa forme: quelque nom de
sylphide, de fée ou d'ange; car, à son arrivée sur la terre, on avait dû
saluer sa venue comme celle d'un être supérieur et surnaturel.

Le nom le guiderait donc infailliblement. Maurice revêtit une carmagnole
de gros drap brun, se coiffa du bonnet rouge des grands jours, et
partit, pour son exploration, sans prévenir personne.

Il avait à la main un de ces gourdins noueux qu'on appelait une
_constitution_, et, emmanchée à son poignet vigoureux, cette arme avait
la valeur de la massue d'Hercule. Il avait dans sa poche sa commission
de secrétaire de la section Lepelletier. C'était à la fois sa sûreté
physique et sa garantie morale.

Il se mit donc à parcourir de nouveau la rue Saint-Victor, la rue
vieille Saint-Jacques, lisant, à la lueur du jour défaillant, tous ces
noms écrits d'une main plus ou moins exercée sur le panneau de chaque
porte.

Maurice en était à sa centième maison, et par conséquent à sa centième
liste, sans que rien eût pu lui faire croire encore qu'il fût le moins
du monde sur la trace de son inconnue, qu'il ne voulait reconnaître qu'à
la condition que s'ouvrirait à ses yeux un nom dans le genre de celui
qu'il avait rêvé, lorsqu'un brave cordonnier, voyant l'impatience
répandue sur la figure du lecteur, ouvrit sa porte, sortit avec sa
courroie de cuir et son poinçon, et, regardant Maurice par-dessus ses
lunettes:

--Veux-tu avoir quelque renseignement sur les locataires de cette
maison? dit-il. En ce cas, parle, je suis prêt à te répondre.

--Merci, citoyen, balbutia Maurice, mais je cherchais le nom d'un ami.

--Dis ce nom, citoyen, je connais tout le monde dans ce quartier. Où
demeurait cet ami?

--Il demeurait, je crois, vieille rue Saint-Jacques; mais j'ai peur
qu'il n'ait déménagé.

--Mais comment se nommait-il? Il faut que je sache son nom.

Maurice surpris resta un instant hésitant; puis il prononça le premier
nom qui se présenta à sa mémoire.

--René, dit-il.

--Et son état? Maurice était entouré de tanneries.

--Garçon tanneur, dit-il.

--Dans ce cas, dit un bourgeois qui venait de s'arrêter là et qui
regardait Maurice avec une certaine bonhomie, qui n'était pas exempte de
défiance, il faudrait s'adresser au maître.

--C'est juste, ça, dit le portier, c'est très juste; les maîtres
savent les noms de leurs ouvriers, et voilà le citoyen Dixmer, tiens,
qui est directeur de tannerie et qui a plus de cinquante ouvriers dans
sa tannerie, il peut te renseigner, lui.

Maurice se retourna et vit un bon bourgeois d'une taille élevée, d'un
visage placide, d'une richesse de costume qui annonçait l'industriel
opulent.

--Seulement, comme l'a dit le citoyen portier, continua le bourgeois, il
faudrait savoir le nom de famille.

--Je l'ai dit: René.

--René n'est qu'un nom de baptême, et c'est le nom de famille que je
demande. Tous les ouvriers inscrits chez moi le sont sous leur nom de
famille.

--Ma foi, dit Maurice que cette espèce d'interrogatoire commençait à
impatienter, le nom de famille, je ne le sais pas.

--Comment! dit le bourgeois avec un sourire dans lequel Maurice crut
remarquer plus d'ironie qu'il n'en voulait laisser paraître, comment,
citoyen, tu ne sais pas le nom de famille de ton ami?

--Non.

--En ce cas, il est probable que tu ne le retrouveras pas. Et le
bourgeois, saluant gracieusement Maurice, fit quelques pas et entra dans
une maison de la vieille rue Saint-Jacques.

--Le fait est que, si tu ne sais pas son nom de famille..., dit le
portier.

--Eh bien, non, je ne le sais pas, dit Maurice, qui n'aurait pas été
fâché, pour avoir une occasion de faire déborder sa mauvaise humeur,
qu'on lui cherchât querelle, et même, il faut le dire, qui n'était pas
éloigné d'en chercher une exprès. Qu'as-tu à dire à cela?

--Rien, citoyen, rien du tout; seulement, si tu ne sais pas le nom de
ton ami, il est probable, comme te l'a dit le citoyen Dixmer, il est
probable que tu ne le retrouveras point.

Et le citoyen portier rentra dans sa loge en haussant les épaules.

Maurice avait bonne envie de rosser le citoyen portier, mais ce dernier
était vieux: sa faiblesse le sauva. Vingt ans de moins, et Maurice eût
donné le spectacle scandaleux de l'égalité devant la loi, mais de
l'inégalité devant la force.

D'ailleurs, la nuit allait tomber, et Maurice n'avait plus que quelques
minutes de jour.

Il en profita pour s'engager d'abord dans la première ruelle, ensuite
dans la seconde; il en examina chaque porte, il en sonda chaque recoin,
regarda par-dessus chaque palissade, se hissa au-dessus de chaque mur,
lança un coup d'oeil dans l'intérieur de chaque grille, par le trou de
chaque serrure, heurta à quelques magasins déserts sans avoir de
réponse, enfin consuma près de deux heures dans cette recherche inutile.

Neuf heures du soir sonnèrent. Il faisait nuit close: on n'entendait
plus aucun bruit, on n'apercevait plus aucun mouvement dans ce quartier
désert, d'où la vie semblait s'être retirée avec le jour.

Maurice, désespéré, allait faire un mouvement rétrograde, quand tout à
coup, au détour d'une étroite allée, il vit briller une lumière. Il
s'aventura dans le passage sombre, sans remarquer qu'au moment même où
il s'y enfonçait, une tête curieuse qui, depuis un quart d'heure, du
milieu d'un massif d'arbres s'élevant au-dessus de la muraille, suivait
tous ses mouvements, venait de disparaître avec précipitation derrière
cette muraille.

Quelques secondes après que la tête eut disparu, trois hommes, sortant
par une petite porte percée dans cette même muraille, allèrent se jeter
dans l'allée où venait de se perdre Maurice, tandis qu'un quatrième,
pour plus grande précaution, fermait la porte de cette allée.

Maurice, au bout de l'allée, avait trouvé une cour; c'était de l'autre
côté de cette cour que brillait la lumière. Il frappa à la porte d'une
maison pauvre et solitaire; mais au premier coup qu'il frappa, la
lumière s'éteignit.

Maurice redoubla, mais nul ne répondit à son appel; il vit que c'était
un parti pris de ne pas répondre. Il comprit qu'il perdait inutilement
son temps à frapper, traversa la cour et rentra sous l'allée.

En même temps, la porte de la maison tourna doucement sur ses gonds;
trois hommes en sortirent et un coup de sifflet retentit.

Maurice se retourna et vit trois ombres à la distance de deux longueurs
de son bâton.

Dans les ténèbres, à la lueur de cette espèce de lumière qui existe
toujours pour les yeux depuis longtemps habitués à l'obscurité,
reluisaient trois lames aux reflets fauves.

Maurice comprit qu'il était cerné. Il voulut faire le moulinet avec son
bâton; mais l'allée était si étroite que son bâton toucha les deux murs.
Au même instant, un violent coup, porté sur la tête, l'étourdit. C'était
une agression imprévue faite par les quatre hommes qui étaient sortis de
la muraille. Sept hommes se jetèrent à la fois sur Maurice, et, malgré
une résistance désespérée, le terrassèrent, lui lièrent les mains et lui
bandèrent les yeux.

Maurice n'avait pas jeté un cri, n'avait pas appelé à l'aide. La force
et le courage veulent toujours se suffire à eux-mêmes et semblent avoir
honte d'un secours étranger.

D'ailleurs, Maurice eût appelé que, dans ce quartier désert, personne
ne fût venu.

Maurice fut donc lié et garrotté sans, comme nous l'avons dit, qu'il
eût poussé une plainte.

Il avait réfléchi, au reste, que si on lui bandait les yeux, ce n'était
pas pour le tuer tout de suite. À l'âge de Maurice, tout répit est un
espoir.

Il recueillit donc toute sa présence d'esprit et attendit.

--Qui es-tu? demanda une voix encore animée par la lutte.

--Je suis un homme que l'on assassine, répondit Maurice.

--Il y a plus, tu es un homme mort, si tu parles haut, que tu appelles
ou que tu cries.

--Si j'eusse dû crier, je n'eusse point attendu jusqu'à présent.

--Es-tu prêt à répondre à mes questions?

--Questionnez d'abord, je verrai après si je dois répondre.

--Qui t'envoie ici?

--Personne.

--Tu y viens donc de ton propre mouvement?

--Oui.

--Tu mens.

Maurice fit un mouvement terrible pour dégager ses mains; la chose
était impossible.

--Je ne mens jamais! dit-il.

--En tout cas, que tu viennes de ton propre mouvement, ou que tu sois
envoyé, tu es un espion.

--Et vous des lâches!

--Des lâches, nous?

--Oui, vous êtes sept ou huit contre un homme garrotté, et vous
insultez cet homme. Lâches! lâches! lâches!

Cette violence de Maurice, au lieu d'aigrir ses adversaires, parut les
calmer: cette violence même était la preuve que le jeune homme n'était
pas ce dont on l'accusait; un véritable espion eût tremblé et demandé
grâce.

--Il n'y a pas d'insulte là, dit une voix plus douce, mais en même
temps plus impérieuse qu'aucune de celles qui avaient parlé. Dans le
temps où nous vivons, on peut être espion sans être malhonnête homme:
seulement, on risque sa vie.

--Soyez le bienvenu, vous qui avez prononcé cette parole; j'y répondrai
loyalement.

--Qu'êtes-vous venu faire dans ce quartier?

--Y chercher une femme.

Un murmure d'incrédulité accueillit cette excuse. Ce murmure grossit et
devint un orage.

--Tu mens! reprit la même voix. Il n'y a point de femme, et nous savons
ce que nous entendons par femme, il n'y a point de femme à poursuivre
dans ce quartier; avoue ton projet, ou tu mourras.

--Allons donc, dit Maurice. Vous ne me tueriez pas pour le plaisir de me
tuer, à moins que vous ne soyez de véritables brigands.

Et Maurice fit un second effort plus violent et plus inattendu encore
que le premier pour dégager ses mains de la corde qui les liait; mais
soudain un froid douloureux et aigu lui déchira la poitrine.

Maurice fit malgré lui un mouvement en arrière.

--Ah! tu sens cela, dit un des hommes. Eh bien, il y a encore huit
pouces pareils au pouce avec lequel tu viens de faire connaissance.

--Alors, achevez, dit Maurice avec résignation. Ce sera fini tout de
suite, au moins.

--Qui es-tu? Voyons! dit la voix douce et impérieuse à la fois.

--C'est mon nom que vous voulez savoir?

--Oui, ton nom?

--Je suis Maurice Lindey.

--Quoi! s'écria une voix, Maurice Lindey, le revoluti... le patriote?
Maurice Lindey, secrétaire de la section Lepelletier?

Ces paroles furent prononcées avec tant de chaleur, que Maurice vit bien
qu'elles étaient décisives. Y répondre, c'était, d'une façon ou de
l'autre, fixer invariablement son sort.

Maurice était incapable d'une lâcheté. Il se redressa en vrai Spartiate,
et dit d'une voix ferme:

--Oui, Maurice Lindey; oui, Maurice Lindey, le secrétaire de la section
Lepelletier; oui, Maurice Lindey, le patriote, le révolutionnaire, le
jacobin; Maurice Lindey enfin, dont le plus beau jour sera celui où il
mourra pour la liberté.

Un silence de mort accueillit cette réponse.

Maurice Lindey présentait sa poitrine, attendant d'un moment à l'autre
que la lame, dont il avait senti la pointe seulement, se plongeât tout
entière dans son coeur.

--Est-ce bien vrai? dit après quelques secondes une voix qui trahissait
quelque émotion. Voyons, jeune homme, ne mens pas.

--Fouillez dans ma poche, dit Maurice, et vous trouverez ma commission.
Regardez sur ma poitrine, et si mon sang ne les a pas effacées, vous
trouverez mes initiales, un _M_ et un _L_ brodés sur ma chemise.

Aussitôt Maurice se sentit enlever par des bras vigoureux. Il fut porté
pendant un espace assez court. Il entendit, ouvrir une première porte,
puis une seconde. Seulement, la seconde était plus étroite que la
première, car à peine si les hommes qui le portaient y purent passer
avec lui.

Les murmures et les chuchotements continuaient.

--Je suis perdu, se dit à lui-même Maurice; ils vont me mettre une
pierre au cou et me jeter dans quelque trou de la Bièvre.

Mais, au bout d'un instant, il sentit que ceux qui le portaient
montaient quelques marches. Un air plus tiède frappa son visage, et on
le déposa sur un siège. Il entendit fermer une porte à double tour, des
pas s'éloignèrent. Il crut sentir qu'on le laissait seul. Il prêta
l'oreille avec autant d'attention que peut le faire un homme dont la vie
dépend d'un mot, et il crut entendre que cette même voix, qui avait déjà
frappé son oreille par un mélange de fermeté et de douceur, disait aux
autres:

--Délibérons.




VIII

Geneviève


Un quart d'heure s'écoula qui parut un siècle à Maurice. Rien de plus
naturel: jeune, beau, vigoureux, soutenu dans sa force par cent amis
dévoués, avec lesquels il rêvait parfois l'accomplissement de grandes
choses, il se sentait tout à coup, sans préparation aucune, exposé à
perdre la vie dans un guet-apens ignoble.

Il comprenait qu'on l'avait renfermé dans une chambre quelconque; mais
était-il surveillé?

Il essaya un nouvel effort pour rompre ses liens. Ses muscles d'acier se
gonflèrent et se roidirent, la corde lui entra dans les chairs, mais ne
se rompit pas.

Le plus terrible, c'est qu'il avait les mains liées derrière le dos et
qu'il ne pouvait arracher son bandeau. S'il avait pu voir, peut-être
eût-il pu fuir.

Cependant, ces diverses tentatives s'étaient accomplies sans que
personne s'y opposât, sans que rien bougeât autour de lui; il en augura
qu'il était seul.

Ses pieds foulaient quelque chose de moelleux et de sourd, du sable, de
la terre grasse, peut-être. Une odeur âcre et pénétrante frappait son
odorat et dénonçait la présence de substances végétales, Maurice pensa
qu'il était dans une serre ou dans quelque chose de pareil. Il fit
quelques pas, heurta un mur, se retourna pour tâter avec ses mains,
sentit des instruments aratoires, et poussa une exclamation de joie.

Avec des efforts inouïs, il parvint à explorer tous ces instruments les
uns après les autres. Sa fuite devenait alors une question de temps: si
le hasard ou la Providence lui donnait cinq minutes, et si parmi ces
ustensiles il trouvait un instrument tranchant, il était sauvé.

Il trouva une bêche.

Ce fut, par la manière dont Maurice était lié, toute une lutte pour
retourner cette bêche, de façon à ce que le fer fût en haut. Sur ce fer,
qu'il maintenait contre le mur avec ses reins, il coupa ou plutôt il usa
la corde qui lui liait les poignets. L'opération était longue, le fer de
la bêche tranchait lentement. La sueur lui coulait sur le front; il
entendit comme un bruit de pas qui se rapprochait. Il fit un dernier
effort, violent, inouï, suprême; la corde, à moitié usée, se rompit.

Cette fois, ce fut un cri de joie qu'il poussa; il était sûr du moins de
mourir en se défendant.

Maurice arracha le bandeau de dessus ses yeux.

Il ne s'était pas trompé; il était dans une espèce, non pas de serre,
mais de pavillon où l'on avait serré quelques-unes de ces plantes
grasses qui ne peuvent passer la mauvaise saison en plein air. Dans un
coin, étaient ces instruments de jardinage dont l'un lui avait rendu un
si grand service. En face de lui était une fenêtre; il s'élança vers la
fenêtre; elle était grillée, et un homme armé d'une carabine était placé
en sentinelle devant.

De l'autre côté du jardin, à trente pas de distance à peu près,
s'élevait un petit kiosque qui faisait pendant à celui où était Maurice.
Une jalousie était baissée, mais à travers cette jalousie brillait une
lumière.

Il s'approcha de la porte et écouta: une autre sentinelle passait et
repassait devant la porte. C'étaient ses pas qu'il avait entendus.

Mais au fond du corridor retentissaient des voix confuses; la
délibération avait visiblement dégénéré en discussion. Maurice ne
pouvait entendre avec suite ce qui se disait. Cependant quelques mots
pénétraient jusqu'à lui, et parmi ces mots, comme si pour ceux-là seuls
la distance était moins grande, il entendait les mots _espion, poignard,
mort._

Maurice redoubla d'attention. Une porte s'ouvrit, et il entendit plus
distinctement.

--Oui, disait une voix, oui, c'est un espion, il a découvert quelque
chose, et il est certainement envoyé pour surprendre nos secrets. En le
délivrant, nous courons risque qu'il nous dénonce.

--Mais sa parole? dit une voix.

--Sa parole, il la donnera, puis il la trahira. Est-ce qu'il est
gentilhomme pour qu'on se fie à sa parole?

Maurice grinça des dents à cette idée que quelques gens avaient encore
la prétention qu'il fallût être gentilhomme pour garder la foi jurée.

--Mais nous connaît-il pour nous dénoncer?

--Non, certes, il ne nous connaît pas, il ne sait pas ce que nous
faisons; mais il sait l'adresse, il reviendra bien accompagné.

L'argument parut péremptoire.

--Eh bien, dit la voix qui déjà plusieurs fois avait frappé Maurice
comme devant être celle du chef, c'est donc décidé?

--Mais oui, cent fois oui; je ne vous comprends pas avec votre
magnanimité, mon cher; si le comité de salut public nous tenait, vous
verriez s'il ferait toutes ces façons.

--Ainsi donc vous persistez dans votre décision, messieurs?

--Sans doute, et vous n'allez pas, j'espère, vous y opposer.

--Je n'ai qu'une voix, messieurs, elle a été pour qu'on lui rendît la
liberté. Vous en avez six, elles ont été toutes six pour la mort. Va
donc pour la mort.

La sueur qui coulait sur le front de Maurice se glaça tout à coup.

--Il va crier, hurler, dit la voix. Avez-vous au moins éloigné madame
Dixmer?

--Elle ne sait rien; elle est dans le pavillon en face.

--Madame Dixmer, murmura Maurice; je commence à comprendre. Je suis chez
ce maître tanneur qui m'a parlé dans la vieille rue Saint-Jacques, et
qui s'est éloigné en se riant de moi, quand je n'ai pas pu lui dire le
nom de mon ami. Mais quel diable d'intérêt un maître tanneur peut-il
avoir à m'assassiner?

--En tout cas, dit-il, avant qu'on m'assassine, j'en tuerai plus d'un.
Et il bondit vers l'instrument inoffensif qui, dans sa main, allait
devenir une arme terrible.

Puis il revint derrière la porte et se plaça de façon à ce qu'en se
déployant elle le couvrît.

Son coeur palpitait à briser sa poitrine, et dans le silence on
entendait le bruit de ses palpitations.

Tout à coup Maurice frissonna de la tête aux pieds; une voix avait dit:

--Si vous m'en croyez, vous casserez tout bonnement une vitre, et à
travers les barreaux vous le tuerez d'un coup de carabine.

--Oh! non, non, pas d'explosion, dit une autre voix; une explosion peut
nous trahir. Ah! vous voilà, Dixmer; et votre femme?

--Je viens de regarder à travers la jalousie; elle ne se doute de rien,
elle lit.

--Dixmer, vous allez nous fixer. Êtes-vous pour un coup de carabine?
êtes-vous pour un coup de poignard?

--Soit, pour le poignard. Allons!

--Allons! répétèrent ensemble les cinq ou six voix. Maurice était un
enfant de la Révolution, un coeur de bronze, une âme athée, comme il y
en avait beaucoup à cette époque-là. Mais à ce mot _allons_! prononcé
derrière cette porte qui, seule, le séparait de la mort, il se rappela
le signe de la croix que sa mère lui avait appris lorsque, tout enfant,
elle lui faisait dire ses prières à genoux. Les pas se rapprochèrent,
mais ils s'arrêtèrent, puis la clef grinça dans la serrure, et la porte
s'ouvrit lentement. Pendant cette minute qui venait de s'écouler,
Maurice s'était dit: «Si je perds mon temps à frapper, je serai tué. En
me précipitant sur les assassins, je les surprends; je gagne le jardin,
la ruelle, je me sauve peut-être.»

Aussitôt, prenant un élan de lion, en jetant un cri sauvage où il y
avait encore plus de menace que d'effroi, il renversa les deux premiers
hommes, qui le croyant lié et les yeux bandés, étaient loin de
s'attendre à une pareille agression, écarta les autres, franchit, grâce
à ses jarrets d'acier, dix toises en une seconde, vit au bout du
corridor une porte donnant sur le jardin toute grande ouverte, s'élança,
sauta dix marches, se trouva dans le jardin, et, s'orientant du mieux
qu'il lui était possible, courut vers la porte.

La porte était fermée à deux verrous et à la serrure. Maurice tira les
deux verrous, voulut ouvrir la serrure; il n'y avait pas de clef.

Pendant ce temps, ceux qui le poursuivaient étaient arrivés au perron:
ils l'aperçurent.

--Le voilà, crièrent-ils, tirez dessus, Dixmer, tirez dessus; tuez!
tuez!

Maurice poussa un rugissement: il était enfermé dans le jardin; il
mesura de l'oeil les murailles; elles avaient dix pieds de haut.

Tout cela fut rapide comme une seconde.

Les assassins s'élancèrent à sa poursuite.

Maurice avait trente pas d'avance à peu près sur eux; il regarda tout
autour de lui avec ce regard du condamné qui demande l'ombre d'une
chance de salut pour en faire une réalité.

Il aperçut le kiosque, la jalousie, derrière la jalousie la lumière. Il
ne fit qu'un bond, un bond de dix pieds, saisit la jalousie, l'arracha,
passa au travers de la fenêtre en la brisant et tomba dans une chambre
éclairée où lisait une femme assise près du feu.

Cette femme se leva épouvantée en criant au secours.

--Range-toi, Geneviève, range-toi, cria la voix de Dixmer; range-toi,
que je le tue! Et Maurice vit s'abaisser à dix pas de lui le canon de la
carabine.

Mais à peine la femme l'eût-elle regardé qu'elle jeta un cri terrible,
et qu'au lieu de se ranger comme le lui ordonnait son mari, elle se jeta
entre lui et le canon du fusil.

Ce mouvement concentra toute l'attention de Maurice sur la généreuse
créature dont le premier mouvement était de le protéger.

À son tour, il jeta un cri. C'était son inconnue tant cherchée.

--Vous!... Vous!... s'écria-t-il.

--Silence! dit-elle.

Puis, se retournant vers les assassins, qui, différentes armes à la
main, s'étaient rapprochés de la fenêtre:

--Oh! vous ne le tuerez pas! s'écria-t-elle.

--C'est un espion, s'écria Dixmer, dont la figure douce et placide avait
pris une expression de résolution implacable; c'est un espion, et il
doit mourir.

--Un espion! lui? dit Geneviève; lui, un espion? Venez ici, Dixmer. Je
n'ai qu'un mot à vous dire pour vous prouver que vous vous trompez
étrangement.

Dixmer s'approcha de la fenêtre: Geneviève s'approcha de lui, et, se
penchant à son oreille, elle lui dit quelques mots tout bas.

Le maître tanneur releva la tête.

--Lui? dit-il.

--Lui-même, répondit Geneviève.

--Vous en êtes sûre? La jeune femme ne répondit point cette fois: mais
elle se retourna vers Maurice et lui tendit la main en souriant. Les
traits de Dixmer reprirent alors une expression singulière de mansuétude
et de froideur. Il posa la crosse de sa carabine à terre.

--Alors, c'est autre chose, dit-il. Puis, faisant signe à ses compagnons
de le suivre, il s'écarta avec eux et leur dit quelques mots, après
lesquels ils s'éloignèrent.

--Cachez cette bague, murmura Geneviève pendant ce temps; tout le monde
la connaît ici. Maurice ôta vivement la bague de son doigt et la glissa
dans la poche de son gilet.

Un instant après, la porte du pavillon s'ouvrit, et Dixmer, sans arme,
s'avança vers Maurice.

--Pardon, citoyen, lui dit-il; que n'ai-je su plus tôt les obligations
que je vous avais! Ma femme, tout en se souvenant du service que vous
lui aviez rendu dans la soirée du 10 mars, avait oublié votre nom. Nous
ignorions donc complètement à qui nous avions à faire; sans cela,
croyez-le bien, nous n'eussions pas un instant suspecté votre honneur ni
soupçonné vos intentions. Ainsi donc, pardon, encore une fois!

Maurice était stupéfait; il se tenait debout par un miracle d'équilibre;
il sentait que la tête lui tournait, il était près de tomber.

Il s'appuya à la cheminée.

--Mais enfin, dit-il, pourquoi vouliez-vous donc me tuer?

--Voilà le secret, citoyen, dit Dixmer, et je le confie à votre loyauté.
Je suis, comme vous le savez déjà, maître tanneur et chef de cette
tannerie. La plupart des acides que j'emploie pour la préparation de mes
peaux sont des marchandises prohibées. Or, les contrebandiers que
j'emploie avaient avis d'une délation faite au conseil général. Vous
voyant prendre des informations, j'ai eu peur. Mes contrebandiers ont eu
encore plus peur que moi de votre bonnet rouge et de votre air décidé,
et je ne vous cache pas que votre mort était résolue.

--Je le sais pardieu bien, s'écria Maurice, et vous ne m'apprenez là
rien de nouveau. J'ai entendu votre délibération et j'ai vu votre
carabine.

--Je vous ai déjà demandé pardon, reprit Dixmer d'un air de bonhomie
attendrissante. Comprenez donc ceci, que, grâce aux désordres du temps,
nous sommes, moi et mon associé, M. Morand, en train de faire une
immense fortune. Nous avons la fourniture des sacs militaires; tous les
jours nous en faisons confectionner quinze cents, ou deux mille. Grâce
au bienheureux état de choses dans lequel nous vivons, la municipalité,
qui a fort à faire, n'a pas le temps de vérifier bien exactement nos
comptes, de sorte, il faut bien l'avouer, que nous pêchons un peu en eau
trouble; d'autant plus, comme je vous le disais, que les matières
préparatoires que nous nous procurons par contrebande nous permettent de
gagner deux cents pour cent.

--Diable! fit Maurice, cela me paraît un bénéfice assez honnête, et je
comprends maintenant votre crainte qu'une dénonciation de ma part ne le
fît cesser; mais maintenant que vous me connaissez, vous êtes rassuré,
n'est-ce pas?

--Maintenant, dit Dixmer, je ne vous demande même plus votre parole.

Puis, lui posant la main sur l'épaule et le regardant avec un sourire:

--Voyons, lui dit-il, à présent que nous sommes en petit comité et entre
amis, je puis le dire, que veniez-vous faire par ici, jeune homme? Bien
entendu, ajouta le maître tanneur, que si vous voulez vous taire, vous
êtes parfaitement libre.

--Mais je vous l'ai dit, je crois, balbutia Maurice.

--Oui, une femme, dit le bourgeois, je sais qu'il était question d'une
femme.

--Mon Dieu! pardonnez-moi, citoyen, dit Maurice; mais je comprends à
merveille que je vous dois une explication. Eh bien, je cherchais une
femme qui, l'autre soir, sous le masque, m'a dit demeurer dans ce
quartier. Je ne sais ni son nom, ni sa position, ni sa demeure.
Seulement, je sais que je suis amoureux fou, qu'elle est petite....

Geneviève était grande.

--Qu'elle est blonde et qu'elle a l'air éveillé.... Geneviève était brune
avec de grands yeux pensifs.

--Une grisette enfin..., continua Maurice; aussi, pour lui plaire, ai-je
pris cet habit populaire.

--Voilà qui explique tout, dit Dixmer avec une foi angélique que ne
démentait point le moindre regard sournois.

Geneviève avait rougi, et, se sentant rougir, s'était détournée.

--Pauvre citoyen Lindey, dit Dixmer en riant, quelle mauvaise heure nous
vous avons fait passer, et vous êtes bien le dernier à qui j'eusse voulu
faire du mal; un si bon patriote, un frère!... Mais, en vérité, j'ai cru
que quelque malintentionné usurpait votre nom.

--Ne parlons plus de cela, dit Maurice, qui comprit qu'il était temps de
se retirer; remettez-moi dans mon chemin et oublions...

--Vous remettre dans votre chemin? s'écria Dixmer; vous quitter? Ah! non
pas, non pas! je donne ou plutôt, mon associé et moi, nous donnons ce
soir à souper aux braves garçons qui voulaient vous égorger tout à
l'heure. Je compte bien vous faire souper avec eux pour que vous voyiez
qu'ils ne sont point si diables qu'ils en ont l'air.

--Mais, dit Maurice au comble de la joie de rester quelques heures près
de Geneviève, je ne sais vraiment si je dois accepter.

--Comment! si vous devez accepter, dit Dixmer; je le crois bien: ce sont
de bons et francs patriotes comme vous; d'ailleurs, je ne croirai que
vous m'avez pardonné que lorsque nous aurons rompu le pain ensemble.

Geneviève ne disait pas un mot. Maurice était au supplice.

--C'est qu'en vérité, balbutia le jeune homme, je crains de vous gêner,
citoyen.... Ce costume... ma mauvaise mine.... Geneviève le regarda
timidement.

--Nous offrons de bon coeur, dit-elle.

--J'accepte, citoyenne, répondit Maurice en s'inclinant.

--Eh bien, je vais rassurer nos compagnons, dit le maître tanneur;
chauffez-vous en attendant, cher ami. Il sortit. Maurice et Geneviève
restèrent seuls.

--Ah! monsieur, dit la jeune femme avec un accent auquel elle essayait
inutilement de donner le ton du reproche, vous avez manqué à votre
parole, vous avez été indiscret.

--Quoi! madame, s'écria Maurice, vous aurais-je compromise? Ah! dans ce
cas, pardonnez-moi; je me retire, et jamais...

--Dieu! s'écria-t-elle en se levant, vous êtes blessé à la poitrine!
votre chemise est toute teinte de sang!

En effet, sur la chemise si fine et si blanche de Maurice, chemise qui
faisait un étrange contraste avec ses habits grossiers, une large plaque
de rouge s'était étendue et avait séché.

--Oh! n'ayez aucune inquiétude, madame, dit le jeune homme; un des
contrebandiers m'a piqué avec son poignard. Geneviève pâlit, et lui
prenant la main:

--Pardonnez-moi, murmura-t-elle, le mal qu'on vous a fait; vous m'avez
sauvé la vie, et j'ai failli être cause de votre mort.

--Ne suis-je pas bien récompensé en vous retrouvant? car, n'est-ce pas,
vous n'avez pas cru un instant que ce fût une autre que vous que je
cherchais?

--Venez avec moi, interrompit Geneviève, je vous donnerai du linge.... Il
ne faut pas que nos convives vous voient en cet état: ce serait pour eux
un reproche trop terrible.

--Je vous gêne bien, n'est-ce pas? répliqua Maurice en soupirant.

--Pas du tout, j'accomplis un devoir. Et elle ajouta:

--Je l'accomplis même avec grand plaisir. Geneviève conduisit alors
Maurice vers un grand cabinet de toilette d'une élégance et d'une
distinction qu'il ne s'attendait pas à trouver dans la maison d'un
maître tanneur.

Il est vrai que ce maître tanneur paraissait millionnaire. Puis elle
ouvrit toutes les armoires.

--Prenez, dit-elle, vous êtes chez vous. Et elle se retira. Quand
Maurice sortit, il trouva Dixmer, qui était revenu.

--Allons, allons, dit-il, à table! on n'attend plus que vous.




IX

Le souper


Lorsque Maurice entra avec Dixmer et Geneviève dans la salle à manger,
située dans le corps de bâtiment où on l'avait conduit d'abord, le
souper était tout dressé, mais la salle était encore vide.

Il vit entrer successivement tous les convives au nombre de six.

C'étaient tous des hommes d'un extérieur agréable, jeunes pour la
plupart, vêtus à la mode du jour; deux ou trois même avaient la
carmagnole et le bonnet rouge.

Dixmer leur présenta Maurice en énonçant ses titres et qualités.

Puis, se retournant vers Maurice:

--Vous voyez, dit-il, citoyen Lindey, toutes les personnes qui m'aident
dans mon commerce. Grâce au temps où nous vivons, grâce aux principes
révolutionnaires qui ont effacé la distance, nous vivons tous sur le
pied de la plus sainte égalité. Tous les jours la même table nous réunit
deux fois, et je suis heureux que vous ayez bien voulu partager notre
repas de famille. Allons, à table, citoyens, à table!

--Et.... M. Morand, dit timidement Geneviève, ne l'attendons-nous pas?

--Ah! c'est vrai, répondit Dixmer. Le citoyen Morand, dont je vous ai
déjà parlé, citoyen Lindey, est mon associé. C'est lui qui est chargé,
si je puis le dire, de la partie morale de la maison; il fait les
écritures, tient la caisse, règle les factures, donne et reçoit
l'argent, ce qui fait que c'est celui de nous tous qui a le plus de
besogne. Il en résulte qu'il est quelquefois en retard. Je vais le faire
prévenir.

En ce moment la porte s'ouvrit et le citoyen Morand entra.

C'était un homme de petite taille, brun, aux sourcils épais; des
lunettes vertes, comme en portent les hommes dont la vue est fatiguée
par le travail, cachaient ses yeux noirs, mais n'empêchaient pas
l'étincelle d'en jaillir. Aux premiers mots qu'il dit, Maurice reconnut
cette voix douce et impérieuse à la fois qui avait été constamment, dans
cette terrible discussion dont il avait été victime, pour les voies de
douceur; il était vêtu d'un habit brun à larges boutons, d'une veste de
soie blanche, et son jabot assez fin fut souvent, pendant le souper,
tourmenté par une main dont Maurice, sans doute parce que c'était celle
d'un marchand tanneur, admira la blancheur et la délicatesse.

On prit place. Le citoyen Morand fut placé à la droite de Geneviève,
Maurice à sa gauche; Dixmer s'assit en face de sa femme; les autres
convives prirent indifféremment leur poste autour d'une table oblongue.

Le souper était recherché: Dixmer avait un appétit d'industriel et
faisait, avec beaucoup de bonhomie, les honneurs de sa table. Les
ouvriers, ou ceux qui passaient pour tels, lui faisaient, sous ce
rapport, bonne et franche compagnie. Le citoyen Morand parlait peu,
mangeait moins encore, ne buvait presque pas et riait rarement; Maurice,
peut-être à cause des souvenirs que lui rappelait sa voix, éprouva
bientôt pour lui une vive sympathie; seulement, il était en doute sur
son âge, et ce doute l'inquiétait; tantôt il le prenait pour un homme de
quarante à quarante-cinq ans, et tantôt pour un tout jeune homme.

Dixmer se crut, en se mettant à table, obligé de donner à ses convives
une sorte de raison à l'admission d'un étranger dans leur petit cercle.

Il s'en acquitta en homme naïf et peu habitué à mentir; mais les
convives ne paraissaient pas difficiles en matière de raisons, à ce
qu'il paraît, car, malgré toute la maladresse que mit le fabricant de
pelleteries dans l'introduction du jeune homme, son petit discours
d'introduction satisfit tout le monde.

Maurice le regardait avec étonnement.

--Sur mon honneur, se disait-il en lui-même, je crois que je me trompe
moi-même. Est-ce bien là le même homme qui, l'oeil ardent, la voix
menaçante, me poursuivait une carabine à la main, et voulait absolument
me tuer, il y a trois quarts d'heure? En ce moment-là, je l'eusse pris
pour un héros ou pour un assassin. Mordieu! comme l'amour des
pelleteries vous transforme un homme!

Il y avait au fond du coeur de Maurice, tandis qu'il faisait toutes ces
observations, une douleur et une joie si profondes toutes deux, que le
jeune homme n'eût pu se dire au juste quelle était la situation de son
âme. Il se retrouvait enfin près de cette belle inconnue qu'il avait
tant cherchée. Comme il l'avait rêvé d'avance, elle portait un doux nom.
Il s'enivrait du bonheur de la sentir à son côté; il absorbait ses
moindres paroles, et le son de sa voix, toutes les fois qu'elle
résonnait, faisait vibrer jusqu'aux cordes les plus secrètes de son
coeur; mais ce coeur était brisé par ce qu'il voyait.

Geneviève était bien telle qu'il l'avait entrevue: ce rêve d'une nuit
orageuse, la réalité ne l'avait pas détruit. C'était bien la jeune femme
élégante, à l'oeil triste, à l'esprit élevé; c'était bien, ce qui était
arrivé si souvent dans les dernières années qui avaient précédé cette
fameuse année 93, dans laquelle on se trouvait, c'était bien la jeune
fille de distinction, obligée, à cause de la ruine toujours plus
profonde dans laquelle était tombée la noblesse, de s'allier à la
bourgeoisie, au commerce. Dixmer paraissait un brave homme; il était
riche incontestablement; ses manières avec Geneviève semblaient être
celles d'un homme qui prend à tâche de rendre une femme heureuse. Mais
cette bonhomie, cette richesse, ces intentions excellentes,
pouvaient-elles combler cette immense distance qui existait entre la
femme et le mari, entre la jeune fille poétique, distinguée, charmante,
et l'homme aux occupations matérielles et à l'aspect vulgaire? Avec quel
sentiment Geneviève comblait-elle cet abîme?... Hélas! le hasard le
disait assez maintenant à Maurice: avec l'amour. Et il fallait bien en
revenir à cette première opinion qu'il avait eue de la jeune femme,
c'est-à-dire que, le soir où il l'avait rencontrée, elle revenait d'un
rendez-vous d'amour.

Cette idée que Geneviève aimait un homme torturait le coeur de Maurice.

Alors il soupirait, alors il regrettait d'être venu pour prendre une
dose plus active encore de ce poison qu'on appelle amour.

Puis, dans d'autres moments, en écoutant cette voix si douce, si pure et
si harmonieuse, en interrogeant ce regard si limpide, qui semblait ne
pas craindre que par lui on pût lire jusqu'au plus profond de son âme,
Maurice en arrivait à croire qu'il était impossible qu'une pareille
créature pût tromper, et alors il éprouvait une joie amère à songer que
ce beau corps; âme et matière, appartenait à ce bon bourgeois au sourire
honnête, aux plaisanteries vulgaires, et ne serait jamais qu'à lui.

On parla politique, ce ne pouvait guère être autrement. Que dire à une
époque où la politique se mêlait à tout, était peinte au fond des
assiettes, couvrait toutes les murailles, était proclamée à chaque heure
dans les rues?

Tout à coup un des convives, qui jusque-là avait gardé le silence,
demanda des nouvelles des prisonniers du Temple.

Maurice tressaillit malgré lui au timbre de cette voix. Il avait reconnu
l'homme qui, toujours pour les moyens extrêmes, l'avait d'abord frappé
de son couteau, et avait ensuite voté pour la mort.

Cependant cet homme, honnête tanneur, chef de l'atelier, du moins Dixmer
le proclama tel, réveilla bientôt la belle humeur de Maurice en
exprimant les idées les plus patriotiques et les principes les plus
révolutionnaires. Le jeune homme, dans certaines circonstances, n'était
point ennemi de ces mesures vigoureuses, si fort à la mode à cette
époque, et dont Danton était l'apôtre et le héros. À la place de cet
homme, dont l'arme et la voix lui avaient fait éprouver et lui faisaient
éprouver encore de si poignantes sensations, il n'eût pas assassiné
celui qu'il eût pris pour un espion, mais il l'eût lâché dans un jardin,
et là, à armes égales, un sabre à la main comme son adversaire, il l'eût
combattu sans merci, sans miséricorde. Voilà ce qu'eût fait Maurice.
Mais il comprit bientôt que c'était trop demander d'un garçon tanneur,
que de demander qu'il fît ce que Maurice aurait fait.

Cet homme aux mesures extrêmes, et qui paraissait voir dans ses idées
politiques les mêmes systèmes violents que dans sa conduite privée,
parlait donc du Temple, et s'étonnait que l'on confiât la garde de ses
prisonniers à un conseil permanent, facile à corrompre, et à des
municipaux dont la fidélité avait été plus d'une fois déjà tentée.

--Oui, dit le citoyen Morand; mais il faut convenir qu'en toute
occasion, jusqu'à présent, la conduite de ces municipaux a justifié la
confiance que la nation avait en eux, et l'histoire dira qu'il n'y avait
pas que le citoyen Robespierre qui méritât le surnom d'incorruptible.

--Sans doute, sans doute, reprit l'interlocuteur, mais de ce qu'une
chose n'est point arrivée encore, il serait absurde de conclure qu'elle
n'arrivera jamais. C'est comme pour la garde nationale, continua le chef
d'atelier; eh bien, les compagnies des différentes sections sont
convoquées chacune à son tour pour le service du Temple, et cela
indifféremment. Eh bien, n'admettez-vous point qu'il puisse y avoir,
dans une compagnie de vingt ou vingt-cinq hommes, un noyau de huit ou
dix gaillards bien déterminés, qui, une belle nuit, égorgent les
sentinelles et enlèvent les prisonniers?

--Bah! dit Maurice, tu vois, citoyen, que c'est un mauvais moyen,
puisque, il y a trois semaines ou un mois, on a voulu l'employer et
qu'on n'a point réussi.

--Oui, reprit Morand; mais parce qu'un des aristocrates qui composaient
la patrouille a eu l'imprudence, en parlant je ne sais à qui, de laisser
échapper le mot _monsieur_.

_--_Et puis, dit Maurice, qui tenait à prouver que la police de la
République était bien faite, parce qu'on s'était déjà aperçu de l'entrée
du chevalier de Maison-Rouge dans Paris.

--Bah! s'écria Dixmer.

--On savait que Maison-Rouge était entré dans Paris? demanda froidement
Morand. Et savait-on par quel moyen il y était entré?

--Parfaitement.

--Ah diable! dit Morand en se penchant en avant pour regarder Maurice,
je serais curieux de savoir cela; jusqu'à présent, on n'a rien pu nous
dire encore de positif là-dessus. Mais vous, citoyen, vous le secrétaire
d'une des principales sections de Paris, vous devez être mieux
renseigné?

--Sans doute, dit Maurice; aussi ce que je vais vous dire est-il
l'exacte vérité.

Tous les convives, et même Geneviève, parurent accorder la plus grande
attention à ce qu'allait dire le jeune homme.

--Eh bien, dit Maurice, le chevalier de Maison-Rouge venait de Vendée, à
ce qu'il paraît; il avait traversé toute la France avec son bonheur
ordinaire. Arrivé pendant la journée à la barrière du Roule, il a
attendu jusqu'à neuf heures du soir. À neuf heures du soir, une femme,
déguisée en femme du peuple, est sortie par cette barrière, portant au
chevalier un costume de chasseur de la garde nationale; dix minutes
après, elle est rentrée avec lui; la sentinelle, qui l'avait vue sortir
seule, a eu des soupçons en la voyant rentrer accompagnée: elle a donné
l'alarme au poste; le poste est sorti. Les deux coupables, ayant compris
que c'était à eux qu'on en voulait, se sont jetés dans un hôtel qui leur
a ouvert une seconde porte sur les Champs-Élysées. Il paraît qu'une
patrouille toute dévouée aux tyrans attendait le chevalier au coin de la
rue Bar-du-Bec. Vous savez le reste.

--Ah! ah! dit Morand; c'est curieux, ce que vous nous racontez là...

--Et surtout positif, dit Maurice.

--Oui, cela en a l'air; mais, la femme, sait-on ce qu'elle est
devenue?...

--Non, elle a disparu, et l'on ignore complètement qui elle est et ce
qu'elle est. L'associé du citoyen Dixmer et le citoyen Dixmer lui-même
parurent respirer plus librement.

Geneviève avait écouté tout ce récit, pâle, immobile et muette.

--Mais, dit le citoyen Morand avec sa froideur ordinaire, qui peut dire
que le chevalier de Maison-Rouge faisait partie de cette patrouille qui
a donné l'alarme au Temple?

--Un municipal de mes amis qui, ce jour-là, était de service au Temple,
l'a reconnu.

--Il savait donc son signalement?

--Il l'avait vu autrefois.

--Et quel homme est-ce, physiquement, que ce chevalier de Maison-Rouge?
demanda Morand.

--Un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, petit, blond, d'un visage
agréable, avec des yeux magnifiques et des dents superbes.

Il se fit un profond silence.

--Eh bien, dit Morand, si votre ami le municipal a reconnu ce prétendu
chevalier de Maison-Rouge, pourquoi ne l'a-t-il pas arrêté?

--D'abord, parce que, ne sachant pas son arrivée à Paris, il a craint
d'être dupe d'une ressemblance; et puis mon ami est un peu tiède, il a
fait ce que font les sages et les tièdes: dans le doute, il s'est
abstenu.

--Vous n'auriez pas agi ainsi, citoyen? dit Dixmer à Maurice en riant
brusquement.

--Non, dit Maurice, je l'avoue: j'aurais mieux aimé me tromper que de
laisser échapper un homme aussi dangereux que l'est ce chevalier de
Maison-Rouge.

--Et qu'eussiez-vous donc fait, monsieur?... demanda Geneviève.

--Ce que j'eusse fait, citoyenne? dit Maurice. Oh! mon Dieu! ce n'eût
pas été long: j'eusse fait fermer toutes les portes du Temple; j'eusse
été droit à la patrouille, et j'eusse mis la main sur le collet du
chevalier, en lui disant: «Chevalier de Maison-Rouge, je vous arrête
comme traître à la nation!» Et une fois que je lui eusse mis la main au
collet, je ne l'eusse point lâché, je vous en réponds.

--Mais que serait-il arrivé? demanda Geneviève.

--Il serait arrivé qu'on lui aurait fait son procès, à lui et à ses
complices, et qu'à l'heure qu'il est, il serait guillotiné, voilà tout.

Geneviève frissonna et lança à son voisin un coup d'oeil d'effroi. Mais
le citoyen Morand ne parut pas remarquer ce coup d'oeil, et vidant
flegmatiquement son verre:

--Le citoyen Lindey a raison, dit-il; il n'y avait que cela à faire.
Malheureusement, on ne l'a pas fait.

--Et, demanda Geneviève, sait-on ce qu'est devenu ce chevalier de
Maison-Rouge?

--Bah! dit Dixmer, il est probable qu'il n'a pas demandé son reste, et
que, voyant sa tentative avortée, il aura quitté immédiatement Paris.

--Et peut-être même la France, ajouta Morand.

--Pas du tout, pas du tout, dit Maurice.

--Comment! il a eu l'imprudence de rester à Paris? s'écria Geneviève.

--Il n'en a pas bougé. Un mouvement général d'étonnement accueillit
cette opinion émise par Maurice avec une si grande assurance.

--C'est une présomption que vous émettez là, citoyen, dit Morand, une
présomption, voilà tout.

--Non pas, c'est un fait que j'affirme.

--Oh! dit Geneviève, j'avoue que pour mon compte, je ne puis croire à ce
que vous dites, citoyen; ce serait d'une imprudence impardonnable.

--Vous êtes femme, citoyenne; vous comprendrez donc une chose qui a dû
l'emporter, chez un homme du caractère du chevalier de Maison-Rouge, sur
toutes les considérations de sécurité personnelle possibles.

--Et quelle chose peut l'emporter sur la crainte de perdre la vie d'une
façon si affreuse?

--Eh! mon Dieu! citoyenne, dit Maurice, l'amour.

--L'amour? répéta Geneviève.

--Sans doute. Ne savez-vous donc pas que le chevalier de Maison-Rouge
est amoureux d'Antoinette?

Deux ou trois rires d'incrédulité éclatèrent timides et forcés. Dixmer
regarda Maurice, comme pour lire jusqu'au fond de son âme. Geneviève
sentit des larmes mouiller ses yeux, et un frissonnement, qui ne put
échapper à Maurice, courut par tout son corps. Le citoyen Morand
répandit le vin de son verre qu'il portait en ce moment à ses lèvres, et
sa pâleur eût effrayé Maurice, si toute l'attention du jeune homme n'eût
été en ce moment concentrée sur Geneviève.

--Vous êtes émue, citoyenne, murmura Maurice.

--N'avez-vous pas dit que je comprendrais parce que j'étais femme? Eh
bien, nous autres femmes, un dévouement, si opposé qu'il soit à nos
principes, nous touche toujours.

--Et celui du chevalier de Maison-Rouge est d'autant plus grand, dit
Maurice, qu'on assure qu'il n'a jamais parlé à la reine.

--Ah çà! citoyen Lindey, dit l'homme aux moyens extrêmes, il me semble,
permets-moi de le dire, que tu es bien indulgent pour ce chevalier...

--Monsieur, dit Maurice en se servant peut-être avec intention du mot
qui avait cessé d'être en usage, j'aime toutes les natures fières et
courageuses; ce qui ne m'empêche pas de les combattre quand je les
rencontre dans les rangs de mes ennemis. Je ne désespère pas de
rencontrer un jour le chevalier de Maison-Rouge.

--Et...? fit Geneviève.

--Et si je le rencontre... eh bien, je le combattrai.

Le souper était fini. Geneviève donna l'exemple de la retraite en se
levant elle-même.

En ce moment la pendule sonna.

--Minuit, dit froidement Morand.

--Minuit! s'écria Maurice, minuit déjà!

--Voilà une exclamation qui me fait plaisir, dit Dixmer; elle prouve que
vous ne vous êtes pas ennuyé, et elle me donne l'espoir que nous nous
reverrons. C'est la maison d'un bon patriote qu'on vous ouvre, et
j'espère que vous vous apercevrez bientôt, citoyen, que c'est celle d'un
ami.

Maurice salua, et, se retournant vers Geneviève:

--La citoyenne me permet-elle aussi de revenir? demanda-t-il.

--Je fais plus que de le permettre, je vous en prie, dit vivement
Geneviève. Adieu, citoyen. Et elle rentra chez elle.

Maurice prit congé de tous les convives, salua particulièrement Morand,
qui lui avait beaucoup plu, serra la main de Dixmer, et partit étourdi,
mais bien plus joyeux qu'attristé, de tous les événements si différents
les uns des autres qui avaient agité sa soirée.

--Fâcheuse, fâcheuse rencontre! dit après la retraite de Maurice la
jeune femme fondant en larmes en présence de son mari, qui l'avait
reconduite chez elle.

--Bah! le citoyen Maurice Lindey, patriote reconnu, secrétaire d'une
section, pur, adoré, populaire, est, au contraire, une bien précieuse
acquisition pour un pauvre tanneur qui a chez lui de la marchandise de
contrebande, répondit Dixmer en souriant.

--Ainsi, vous croyez, mon ami?... demanda timidement Geneviève.

--Je crois que c'est un brevet de patriotisme, un cachet d'absolution
qu'il pose sur notre maison; et je pense qu'à partir de cette soirée, le
chevalier de Maison-Rouge lui-même serait en sûreté chez nous.

Et Dixmer, baisant sa femme au front avec une affection bien plus
paternelle que conjugale, la laissa dans ce petit pavillon qui lui était
entièrement consacré, et repassa dans l'autre partie du bâtiment qu'il
habitait, avec les convives que nous avons vus entourer sa table.




X

Le savetier Simon


On était arrivé au commencement du mois de mai; un jour pur dilatait les
poitrines lassées de respirer les brouillards glacés de l'hiver, et les
rayons d'un soleil tiède et vivifiant descendaient sur la noire muraille
du Temple.

Au guichet de l'intérieur, qui séparait la tour des jardins, riaient et
fumaient les soldats du poste.

Mais malgré cette belle journée, malgré l'offre qui fut faite aux
prisonnières de descendre et de se promener au jardin, les trois femmes
refusèrent: depuis l'exécution de son mari, la reine se tenait
obstinément dans sa chambre, pour n'avoir point à passer devant la porte
de l'appartement qu'avait occupé le roi, au second étage.

Quand elle prenait l'air, par hasard, depuis cette fatale époque du 21
janvier, c'était sur le haut de la tour, dont on avait fermé les
créneaux avec des jalousies.

Les gardes nationaux de service, qui étaient prévenus que les trois
femmes avaient l'autorisation de sortir, attendirent donc vainement
toute la journée qu'elles voulussent bien user de l'autorisation.

Vers cinq heures, un homme descendit et s'approcha du sergent commandant
le poste.

--Ah! ah! c'est toi, père Tison! dit celui-ci qui paraissait un garde
national de joyeuse humeur.

--Oui, c'est moi, citoyen; je t'apporte de la part du municipal Maurice
Lindey, ton ami, qui est là-haut, cette permission accordée, par le
conseil du Temple, à ma fille, de venir faire ce soir une petite visite
à sa mère.

--Et tu sors au moment où ta fille va venir, père dénaturé? dit le
sergent.

--Ah! je sors bien à contrecoeur, citoyen sergent. J'espérais, moi
aussi, voir ma pauvre enfant, que je n'ai pas vue depuis deux mois, et
l'embrasser... là, ce qui s'appelle crânement, comme un père embrasse sa
fille. Mais oui! va te promener. Le service, ce service damné, me force
à sortir. Il faut que j'aille à la Commune faire mon rapport. Un fiacre
m'attend à la porte avec deux gendarmes, et cela juste au moment où ma
pauvre Sophie va venir.

--Malheureux père! dit le sergent.


          _Ainsi l'amour de la patrie_
          _Étouffe en toi la voix du sang._
          _L'une gémit et l'autre prie:_
          _Au devoir immole..._


Dis donc, père Tison, si tu trouves par hasard une rime en _ang_, tu me
la rapporteras. Elle me manque pour le moment.

--Et toi, citoyen sergent, quand ma fille viendra pour voir sa pauvre
mère, qui meurt de ne pas la voir, tu la laisseras passer.

--L'ordre est en règle, répondit le sergent, que le lecteur a déjà
reconnu sans doute pour notre ami Lorin; ainsi, je n'ai rien à dire;
quand ta fille viendra, ta fille passera.

--Merci, brave Thermopyle, merci, dit Tison.

Et il sortit pour aller faire son rapport à la Commune, en murmurant:

--Ah! ma pauvre femme, va-t-elle être heureuse!

--Sais-tu, sergent, dit un garde national en voyant s'éloigner Tison et
en entendant les paroles qu'il prononçait en s'éloignant, sais-tu que ça
fait frissonner au fond, ces choses-là?

--Et quelles choses, citoyen Devaux? demanda Lorin.

--Comment donc! reprit le compatissant garde national, de voir cet homme
au visage si dur, cet homme au coeur de bronze, cet impitoyable gardien
de la reine, s'en aller la larme à l'oeil, moitié de joie, moitié de
douleur, en songeant que sa femme va voir sa fille, et que lui ne la
verra pas! Il ne faut pas trop réfléchir là-dessus, sergent, car, en
vérité, cela attriste...

--Sans doute, et voilà pourquoi il ne réfléchit pas lui-même, cet homme
qui s'en va la larme à l'oeil, comme tu dis.

--Et à quoi réfléchirait-il?

--Eh bien, qu'il y a trois mois aussi que cette femme qu'il brutalise
sans pitié n'a vu son enfant. Il ne songe pas à son malheur, à elle; il
songe à son malheur, à lui; voilà tout. Il est vrai que cette femme
était reine, continua le sergent d'un ton railleur, dont il eût été
difficile d'interpréter le sens, et qu'on n'est point forcé d'avoir pour
une reine les égards qu'on a pour la femme d'un journalier.

--N'importe, tout cela est fort triste, dit Devaux.

--Triste, mais nécessaire, dit Lorin; le mieux donc est, comme tu l'as
dit, de ne pas réfléchir.... Et il se mit à fredonner:


          _Hier Nicette,_
          _Sous des bosquets_
          _Sombres et frais,_
          _Marchait seulette._


Lorin en était là de sa chanson bucolique, quand, tout à coup, un grand
bruit se fit entendre du côté gauche du poste: il se composait de
jurements, de menaces et de pleurs.

--Qu'est-ce que cela? demanda Devaux.

--On dirait d'une voix d'enfant, répondit Lorin en écoutant.

--En effet, reprit le garde national, c'est un pauvre petit que l'on
bat; en vérité, on ne devrait envoyer ici que ceux qui n'ont pas
d'enfants.

--Veux-tu chanter? dit une voix rauque et avinée. Et la voix chanta,
comme pour donner l'exemple:


          _Madam'Veto avait promis_
          _De faire égorger tout Paris..._


--Non, dit l'enfant, je ne chanterai pas.

--Veux-tu chanter? Et la voix recommença:


          _Madam'Veto avait promis..._

--Non, dit l'enfant; non, non, non.

--Ah! petit gueux! dit la voix rauque.

Et un bruit de lanière sifflante fendit l'air. L'enfant poussa un
hurlement de douleur.

--Ah! sacrebleu! dit Lorin, c'est cet infâme Simon qui bat le petit
Capet.

Quelques gardes nationaux haussèrent les épaules, deux ou trois
essayèrent de sourire. Devaux se leva et s'éloigna.

--Je le disais bien, murmura-t-il, que des pères ne devraient jamais
entrer ici.

Tout à coup une porte basse s'ouvrit, et l'enfant royal, chassé par le
fouet de son gardien, fit, en fuyant, plusieurs pas dans la cour; mais,
derrière lui, quelque chose de lourd retentit sur le pavé et l'atteignit
à la jambe.

--Ah! cria l'enfant. Et il trébucha et tomba sur un genou.

--Rapporte-moi ma forme, petit monstre, ou sinon.... L'enfant se releva
et secoua la tête en manière de refus.

--Ah! c'est comme ça? cria la même voix. Attends, attends, tu vas voir.

Et le savetier Simon déboucha de sa loge, comme une bête fauve de sa
tanière.

--Holà! holà! dit Lorin en fronçant le sourcil; où allons-nous comme
cela, maître Simon?

--Châtier ce petit louveteau, dit le savetier.

--Et pourquoi le châtier? dit Lorin.

--Pourquoi?

--Oui.

--Parce que ce petit gueux ne veut ni chanter comme un bon patriote, ni
travailler comme un bon citoyen.

--Eh bien, qu'est-ce que cela te fait? répondit Lorin; est-ce que la
nation t'a confié Capet pour lui apprendre à chanter?

--Ah çà! dit Simon étonné, de quoi te mêles-tu, citoyen sergent? Je te
le demande.

--De quoi je me mêle? Je me mêle de ce qui regarde tout homme de coeur.
Or, il est indigne d'un homme de coeur qui voit battre un enfant, de
souffrir qu'on le batte.

--Bah! le fils du tyran.

--Est un enfant, un enfant qui n'a point participé aux crimes de son
père, un enfant qui n'est point coupable, et que, par conséquent, on ne
doit point punir.

--Et moi, je te dis qu'on me l'a donné pour en faire ce que je voudrais.
Je veux qu'il chante la chanson de _Madame Veto_, et il la chantera.

--Mais, misérable, dit Lorin, madame Veto, c'est sa mère, à cet enfant;
voudrais-tu qu'on forçât ton fils à chanter que tu es une canaille?

--Moi? hurla Simon. Ah! mauvais aristocrate de sergent!

--Ah! pas d'injures, dit Lorin; je ne suis pas Capet, moi... et l'on ne
me fait pas chanter de force.

--Je te ferai arrêter, mauvais ci-devant.

--Toi, dit Lorin, tu me feras arrêter? Essaye donc un peu de faire
arrêter un Thermopyle!

--Bon! bon! rira bien qui rira le dernier. En attendant, Capet, ramasse
ma forme et viens faire ton soulier, ou, mille tonnerres!...

--Et moi, dit Lorin en pâlissant affreusement et en faisant un pas en
avant, les poings roidis et les dents serrées, moi, je te dis qu'il ne
ramassera pas ta forme; moi, je te dis qu'il ne fera pas de souliers,
entends-tu, mauvais drôle? Ah! oui, tu as là ton grand sabre, mais il ne
me fait pas plus peur que toi. Ose le tirer seulement!

--Ah! massacre! hurla Simon blêmissant de rage. En ce moment, deux
femmes entrèrent dans la cour: l'une des deux tenait un papier à la
main; elle s'adressa à la sentinelle.

--Sergent! cria la sentinelle, c'est la fille Tison qui demande à voir
sa mère.

--Laisse passer, puisque le conseil du Temple le permet, dit Lorin, qui
ne voulait pas se détourner un instant, de peur que Simon ne profitât de
cette distraction pour battre l'enfant.

La sentinelle laissa passer les deux femmes; mais à peine eurent-elles
monté quatre marches de l'escalier sombre, qu'elles rencontrèrent
Maurice Lindey, qui descendait un instant dans la cour.

La nuit était presque venue, de sorte qu'on ne pouvait distinguer les
traits de leur visage. Maurice les arrêta.

--Qui êtes-vous, citoyennes, demanda-t-il, et que voulez-vous?

--Je suis Sophie Tison, dit l'une des deux femmes. J'ai obtenu la
permission de voir ma mère, et je viens la voir.

--Oui, dit Maurice; mais la permission est pour toi seule, citoyenne.

--J'ai amené mon amie pour que nous soyons deux femmes, au moins, au
milieu des soldats.

--Fort bien; mais ton amie ne montera pas.

--Comme il vous plaira, citoyen, dit Sophie Tison en serrant la main de
son amie, qui, collée contre la muraille, semblait frappée de surprise
et d'effroi.

--Citoyens factionnaires, cria Maurice en levant la tête et en
s'adressant aux sentinelles qui étaient placées à chaque étage, laissez
passer la citoyenne Tison; seulement, son amie ne peut point passer.
Elle attendra sur l'escalier, et vous veillerez à ce qu'on la respecte.

--Oui, citoyen, répondirent les sentinelles.

--Montez donc, dit Maurice. Les deux femmes passèrent. Quant à Maurice,
il sauta les quatre ou cinq marches qui lui restaient à descendre, et
s'avança rapidement dans la cour.

--Qu'y a-t-il donc, dit-il aux gardes nationaux, et qui cause ce bruit?
On entend des cris d'enfant jusque dans l'antichambre des prisonnières.

--Il y a, dit Simon, qui, habitué aux manières des municipaux, crut, en
apercevant Maurice, qu'il lui arrivait du renfort; il y a que c'est ce
traître, cet aristocrate, ce ci-devant qui m'empêche de rosser Capet.

Et il montra du poing Lorin.

--Oui, mordieu! je l'en empêche, dit Lorin en dégainant, et, si tu
m'appelles encore une fois ci-devant, aristocrate ou traître, je te
passe mon sabre au travers du corps.

--Une menace! s'écria Simon. À la garde! à la garde!

--C'est moi qui suis la garde, dit Lorin; ne m'appelle donc pas, car, si
je vais à toi, je t'extermine.

--À moi, citoyen municipal, à moi! s'écria Simon, sérieusement menacé
cette fois par Lorin.

--Le sergent a raison, dit froidement le municipal que Simon appelait à
son aide; tu déshonores la nation; lâche, tu bats un enfant.

--Et pourquoi le bat-il, comprends-tu, Maurice? parce que l'enfant ne
veut pas chanter _Madame Veto_, parce que le fils ne veut pas insulter
sa mère.

--Misérable! dit Maurice.

--Et toi aussi? dit Simon. Mais je suis donc entouré de traîtres?

--Ah! coquin, dit le municipal en saisissant Simon à la gorge et en lui
arrachant sa lanière des mains; essaye un peu de prouver que Maurice
Lindey est un traître.

Et il fit tomber rudement la courroie sur les épaules du savetier.

--Merci, monsieur, dit l'enfant, qui regardait stoïquement cette scène;
mais c'est sur moi qu'il se vengera.

--Viens, Capet, dit Lorin, viens, mon enfant; s'il te bat encore,
appelle à l'aide, et l'on ira le châtier, ce bourreau. Allons, allons,
petit Capet, rentre dans ta tour.

--Pourquoi m'appelez-vous Capet, vous qui me protégez? dit l'enfant.
Vous savez bien que Capet n'est pas mon nom.

--Comment, ce n'est pas ton nom? dit Lorin. Comment t'appelles-tu?

--Je m'appelle Louis-Charles de Bourbon. Capet est le nom d'un de mes
ancêtres. Je sais l'histoire de France; mon père me l'a apprise.

--Et tu veux apprendre à faire des savates à un enfant à qui un roi a
appris l'histoire de France? s'écria Lorin. Allons donc!

--Oh! sois tranquille, dit Maurice à l'enfant, je ferai mon rapport.

--Et moi, le mien, dit Simon. Je dirai, entre autres choses, qu'au lieu
d'une femme qui avait le droit d'entrer dans la tour, vous en avez
laissé passer deux.

En ce moment, en effet, les deux femmes sortaient du donjon. Maurice
courut à elles.

--Eh bien, citoyenne, dit-il en s'adressant à celle qui était de son
côté, as-tu vu ta mère?

Sophie Tison passa à l'instant entre le municipal et sa compagne.

--Oui, citoyen, merci, dit-elle. Maurice aurait voulu voir l'amie de la
jeune fille, ou tout au moins entendre sa voix; mais elle était
enveloppée dans sa mante, et semblait décidée à ne pas prononcer une
seule parole. Il lui sembla même qu'elle tremblait.

Cette crainte lui donna des soupçons. Il remonta précipitamment, et, en
arrivant dans la première pièce, il vit, à travers le vitrage, la reine
cacher dans sa poche quelque chose qu'il supposa être un billet.

--Oh! oh! dit-il, aurais-je été dupe? Il appela son collègue.

--Citoyen Agricola, dit-il, entre chez Marie-Antoinette et ne la perds
pas de vue.

--Ouais! fit le municipal, est-ce que...?

--Entre, te dis-je, et cela sans perdre un instant, une minute, une
seconde. Le municipal entra chez la reine.

--Appelle la femme Tison, dit-il à un garde national. Cinq minutes
après, la femme Tison arrivait rayonnante.

--J'ai vu ma fille, dit-elle.

--Où cela? demanda Maurice.

--Ici même, dans cette antichambre.

--Bien. Et ta fille n'a point demandé à voir l'Autrichienne?

--Non.

--Elle n'est pas entrée chez elle?

--Non.

--Et, pendant que tu causais avec ta fille, personne n'est sorti de la
chambre des prisonnières?

--Est-ce que je sais, moi? Je regardais ma fille, que je n'avais pas vue
depuis trois mois.

--Rappelle-toi bien.

--Ah! oui, je crois me souvenir.

--De quoi?

--La jeune fille est sortie.

--Marie-Thérèse?

--Oui.

--Et elle a parlé à ta fille?

--Non.

--Ta fille ne lui a rien remis?

--Non.

--Elle n'a rien ramassé à terre?

--Ma fille?

--Non, celle de Marie-Antoinette?

--Si fait, elle a ramassé son mouchoir.

--Ah! malheureuse! s'écria Maurice. Et il s'élança vers le cordon d'une
cloche qu'il tira vivement. C'était la cloche d'alarme.




XI

Le billet


Les deux autres municipaux de garde montèrent précipitamment. Un
détachement du poste les accompagnait. Les portes furent fermées, deux
factionnaires interceptèrent les issues de chaque chambre.

--Que voulez-vous, monsieur? dit la reine à Maurice, lorsque celui-ci
entra. J'allais me mettre au lit, lorsqu'il y a cinq minutes le citoyen
municipal (et la reine montrait Agricola) s'est précipité tout à coup
dans cette chambre sans me dire ce qu'il désirait.

--Madame, dit Maurice en saluant, ce n'est pas mon collègue qui désire
quelque chose de vous, c'est moi.

--Vous, monsieur? demanda Marie-Antoinette en regardant Maurice, dont
les bons procédés lui avaient inspiré une certaine reconnaissance; et
que désirez-vous?

--Je désire que vous vouliez bien me remettre le billet que vous cachiez
tout à l'heure quand je suis entré.

Madame Royale et Madame Élisabeth tressaillirent. La reine devint très
pâle.

--Vous vous trompez, monsieur, dit-elle, je ne cachais rien.

--Tu mens, l'Autrichienne! s'écria Agricola.

Maurice posa vivement la main sur le bras de son collègue.

--Un moment, mon cher collègue, lui dit-il; laisse-moi parler à la
citoyenne. Je suis un peu procureur.

--Va, alors, mais ne la ménage pas, morbleu!

--Vous cachiez un billet, citoyenne, dit sévèrement Maurice; il faudrait
nous remettre ce billet.

--Mais quel billet?

--Celui que la fille Tison vous a apporté, et que la citoyenne votre
fille (Maurice indiqua la jeune princesse) a ramassé avec son mouchoir.

Les trois femmes se regardèrent épouvantées.

--Mais, monsieur, c'est plus que de la tyrannie, dit la reine; des
femmes! des femmes!

--Ne confondons pas, dit Maurice avec fermeté. Nous ne sommes ni des
juges ni des bourreaux; nous sommes des surveillants, c'est-à-dire vos
concitoyens chargés de vous garder. Nous avons une consigne; la violer,
c'est trahir. Citoyenne, je vous en prie, rendez-moi le billet que vous
avez caché.

--Messieurs, dit la reine avec hauteur, puisque vous êtes des
surveillants, cherchez, et privez-nous de sommeil cette nuit comme
toujours.

--Dieu nous garde de porter la main sur des femmes. Je vais faire
prévenir la Commune et nous attendrons ses ordres; seulement, vous ne
vous mettrez pas au lit: vous dormirez sur des fauteuils, s'il vous
plaît, et nous vous garderons.... S'il le faut, les perquisitions
commenceront.

--Qu'y a-t-il donc? demanda la femme Tison en montrant à la porte sa
tête effarée.

--Il y a, citoyenne, que tu viens, en prêtant la main à une trahison, de
te priver à jamais de voir ta fille.

--De voir ma fille!... Que dis-tu donc là, citoyen? demanda la femme
Tison, qui ne comprenait pas bien encore pourquoi elle ne verrait plus
sa fille.

--Je te dis que ta fille n'est pas venue ici pour te voir, mais pour
apporter une lettre à la citoyenne Capet, et qu'elle n'y reviendra plus.

--Mais, si elle ne revient plus, je ne pourrai donc pas la revoir,
puisqu'il nous est défendu de sortir?...

--Cette fois, il ne faudra t'en prendre à personne, car c'est ta faute,
dit Maurice.

--Oh! hurla la pauvre mère, ma faute! que dis-tu donc là, ma faute? Il
n'est rien arrivé, j'en réponds. Oh! si je croyais qu'il fût arrivé
quelque chose, malheur à toi, Antoinette, tu me le payerais cher?

Et cette femme exaspérée montra le poing à la reine.

--Ne menace personne, dit Maurice; obtiens plutôt par la douceur que ce
que nous demandons soit fait; car tu es femme, et la citoyenne
Antoinette, qui est mère elle-même, aura sans doute pitié d'une mère.
Demain, ta fille sera arrêtée; demain, emprisonnée... puis, si l'on
découvre quelque chose, et tu sais que, lorsqu'on le veut bien, on
découvre toujours, elle est perdue, elle et sa compagne.

La femme Tison, qui avait écouté Maurice avec une terreur croissante,
détourna sur la reine son regard presque égaré.

--Tu entends, Antoinette?... Ma fille!... C'est toi qui auras perdu ma
fille!

La reine parut épouvantée à son tour, non de la menace qui étincelait
dans les yeux de sa geôlière, mais du désespoir qu'on y lisait.

--Venez, madame Tison, dit-elle, j'ai à vous parler.

--Holà! pas de cajoleries, s'écria le collègue de Maurice; nous ne
sommes pas de trop, morbleu! Devant la municipalité, toujours devant la
municipalité!

--Laisse faire, citoyen Agricola, dit Maurice à l'oreille de cet homme;
pourvu que la vérité nous vienne, peu importe de quelle façon.

--Tu as raison, citoyen Maurice; mais...

--Passons derrière le vitrage, citoyen Agricola, et, si tu m'en crois,
tournons le dos; je suis sûr que la personne pour laquelle nous aurons
cette condescendance ne nous en fera point repentir.

La reine entendit ces mots dits pour être entendus par elle; elle jeta
au jeune homme un regard reconnaissant. Maurice détourna la tête avec
insouciance et passa de l'autre côté du vitrage. Agricola le suivit.

--Tu vois bien cette femme, dit-il à Agricola: reine, c'est une grande
coupable; femme, c'est une âme digne et grande. On fait bien de briser
les couronnes, le malheur épure.

--Sacrebleu! que tu parles bien, citoyen Maurice! J'aime à t'entendre,
toi et ton ami Lorin. Est-ce aussi des vers que tu viens de dire?

Maurice sourit. Pendant cet entretien, la scène qu'avait prévue Maurice
se passait de l'autre côté du vitrage.

La femme Tison s'était approchée de la reine.

--Madame, lui dit celle-ci, votre désespoir me brise le coeur; je ne
veux pas vous priver de votre enfant, cela fait trop de mal; mais,
songez-y, en faisant ce que ces hommes exigent, peut-être votre fille
sera-t-elle perdue également.

--Faites ce qu'ils disent! s'écria la femme Tison, faites ce qu'ils
disent!

--Mais, auparavant, sachez de quoi il s'agit.

--De quoi s'agit-il? demanda la geôlière avec une curiosité presque
sauvage.

--Votre fille avait amené avec elle une amie.

--Oui, une ouvrière comme elle; elle n'a pas voulu venir seule à cause
des soldats.

--Cette amie avait remis à votre fille un billet; votre fille l'a laissé
tomber. Marie, qui passait, l'a ramassé. C'est un papier bien
insignifiant sans doute, mais auquel des gens malintentionnés pourraient
trouver un sens. Le municipal ne vous a-t-il pas dit que, lorsqu'on
voulait trouver, on trouvait toujours?

--Après, après?

--Eh bien, voilà tout: vous voulez que je remette ce papier; voulez-vous
que je sacrifie un ami, sans pour cela vous rendre peut-être votre
fille?

--Faites ce qu'ils disent! cria la femme; faites ce qu'ils disent!

--Mais, si ce papier compromet votre fille, dit la reine, comprenez
donc!

--Ma fille est, comme moi, une bonne patriote, s'écria la mégère. Dieu
merci! les Tison sont connus! Faites ce qu'ils disent!

--Mon Dieu! dit la reine, que je voudrais donc pouvoir vous convaincre!

--Ma fille! je veux qu'on me rende ma fille! reprit la femme Tison en
trépignant. Donne le papier, Antoinette, donne.

--Le voici, madame.

Et la reine tendit à la malheureuse créature un papier que celle-ci
éleva joyeusement au-dessus de sa tête en criant:

--Venez, venez, citoyens municipaux. J'ai le papier; prenez-le, et
rendez-moi mon enfant.

--Vous sacrifiez nos amis, ma soeur, dit Madame Élisabeth.

--Non, ma soeur, répondit tristement la reine, je ne sacrifie que nous.
Le papier ne peut compromettre personne.

Aux cris de la femme Tison, Maurice et son collègue vinrent au-devant
d'elle; elle leur tendit aussitôt le billet. Ils l'ouvrirent et lurent:

«À l'orient, un ami veille encore.» Maurice n'eut pas plutôt jeté les
yeux sur ce papier qu'il tressaillit. L'écriture ne lui semblait pas
inconnue.

--Oh! mon Dieu! s'écria-t-il, serait-ce celle de Geneviève? Oh! mais
non, c'est impossible, et je suis fou. Elle lui ressemble, sans doute;
mais que pourrait avoir de commun Geneviève avec la reine?

Il se retourna et vit que Marie-Antoinette le regardait. Quant à la
femme Tison, dans l'attente de son sort, elle dévorait Maurice des yeux.

--Tu viens de faire une bonne oeuvre, dit-il à la femme Tison; et vous,
citoyenne, une belle oeuvre, dit-il à la reine.

--Alors, monsieur, répondit Marie-Antoinette, que mon exemple vous
détermine; brûlez ce papier, et vous ferez une oeuvre charitable.

--Tu plaisantes, l'Autrichienne, dit Agricola; brûler un papier qui va
nous faire pincer toute une couvée d'aristocrates peut-être? Ma foi,
non, ce serait trop bête.

--Au fait, brûlez-le, dit la femme Tison; cela pourrait compromettre ma
fille.

--Je le crois bien, ta fille et les autres, dit Agricola en prenant des
mains de Maurice le papier que celui-ci eût certes brûlé, s'il eût été
tout seul.

Dix minutes après, le billet fut déposé sur le bureau des membres de la
Commune; il fut ouvert à l'instant même et commenté de toutes façons.

--» À l'orient, un ami veille», dit une voix. Que diable cela peut-il
signifier?

--Pardieu! répondit un géographe, à Lorient, c'est clair: Lorient est
une petite ville de la Bretagne, située entre Vannes et Quimper.
Morbleu! on devrait brûler la ville, s'il est vrai qu'elle renferme des
aristocrates qui veillent encore sur l'Autrichienne.

--C'est d'autant plus dangereux, dit un autre, que, Lorient étant un
port de mer, on peut y établir des intelligences avec les Anglais.

--Je propose, dit un troisième, qu'on envoie une commission à Lorient,
et qu'une enquête y soit faite. Maurice avait été informé de la
délibération.

--Je me doute bien où peut être l'orient dont il s'agit, se dit-il;
mais, à coup sûr, ce n'est pas en Bretagne.

Le lendemain, la reine, qui, ainsi que nous l'avons dit, ne descendait
plus au jardin pour ne point passer devant la chambre où avait été
enfermé son mari, demanda à monter sur la tour pour y prendre un peu
d'air avec sa fille et Madame Élisabeth.

La demande lui fut accordée à l'instant même; mais Maurice monta, et,
s'arrêtant derrière une espèce de petite guérite qui abritait le haut de
l'escalier, il attendit, caché, le résultat du billet de la veille.

La reine se promena d'abord indifféremment avec Madame Élisabeth et sa
fille; puis elle s'arrêta, tandis que les deux princesses continuaient
de se promener, se retourna vers l'est et regarda attentivement une
maison, aux fenêtres de laquelle apparaissaient plusieurs personnes;
l'une de ces personnes tenait un mouchoir blanc.

Maurice, de son côté, tira une lunette de sa poche, et, tandis qu'il
l'ajustait, la reine fit un grand mouvement, comme pour inviter les
curieux de la fenêtre à s'éloigner. Mais Maurice avait déjà remarqué une
tête d'homme aux cheveux blonds, au teint pâle, dont le salut avait été
respectueux jusqu'à l'humilité.

Derrière ce jeune homme, car le curieux paraissait avoir au plus de
vingt-cinq à vingt-six ans, se tenait une femme à moitié cachée par lui.
Maurice dirigea sa lorgnette sur elle, et, croyant reconnaître
Geneviève, fit un mouvement qui le mit en vue. Aussitôt la femme qui, de
son côté, tenait aussi une lorgnette à la main, se rejeta en arrière,
entraînant le jeune homme avec elle. Était-ce réellement Geneviève?
avait-elle, de son côté, reconnu Maurice? Le couple curieux s'était-il
retiré seulement sur l'invitation que lui en avait faite la reine?

Maurice attendit un instant pour voir si le jeune homme et la jeune
femme ne reparaîtraient point. Mais, voyant que la fenêtre restait vide,
il recommanda la plus grande surveillance à son collègue Agricola,
descendit précipitamment l'escalier et alla s'embusquer à l'angle de la
rue Porte-Foin, pour voir si les curieux de la maison en sortiraient. Ce
fut en vain, personne ne parut.

Alors, ne pouvant résister à ce soupçon qui lui mordait le coeur, depuis
le moment où la compagne de la fille Tison s'était obstinée à demeurer
cachée et à rester muette, Maurice prit sa course vers la vieille rue
Saint-Jacques, où il arriva l'esprit tout bouleversé des plus étranges
soupçons.

Lorsqu'il entra, Geneviève, en peignoir blanc, était assise sous une
tonnelle de jasmins, où elle avait l'habitude de se faire servir à
déjeuner. Elle donna, comme à l'ordinaire, un bonjour affectueux à
Maurice, et l'invita à prendre une tasse de chocolat avec elle.

De son côté, Dixmer, qui arriva sur ces entrefaites, exprima la plus
grande joie de voir Maurice à cette heure inattendue de la journée; mais
avant que Maurice prît la tasse de chocolat qu'il avait acceptée,
toujours plein d'enthousiasme pour son commerce, il exigea que son ami
le secrétaire de la section Lepelletier vînt faire avec lui un tour dans
les ateliers. Maurice y consentit.

--Apprenez, mon cher Maurice, dit Dixmer en prenant le bras du jeune
homme et en l'entraînant, une nouvelle des plus importantes.

--Politique? demanda Maurice, toujours préoccupé de son idée.

--Eh! cher citoyen, répondit Dixmer en souriant, est-ce que nous nous
occupons de politique, nous? Non, non, une nouvelle tout industrielle,
Dieu merci! Mon honorable ami Morand, qui, comme vous le savez, est un
chimiste des plus distingués, vient de trouver le secret d'un maroquin
rouge, comme on n'en a pas encore vu jusqu'à présent, c'est-à-dire
inaltérable. C'est cette teinture que je vais vous montrer. D'ailleurs,
vous verrez Morand à l'oeuvre; celui-là, c'est un véritable artiste.

Maurice ne comprenait pas trop comment on pouvait être artiste en
maroquin rouge. Mais il n'en accepta pas moins, suivit Dixmer, traversa
les ateliers, et, dans une espèce d'officine particulière, vit le
citoyen Morand à l'oeuvre: il avait ses lunettes bleues et son habit de
travail, et paraissait effectivement on ne peut pas plus occupé de
changer en pourpre le blanc sale d'une peau de mouton. Ses mains et ses
bras, qu'on apercevait sous ses manches retroussées, étaient rouges
jusqu'au coude. Comme le disait Dixmer, il s'en donnait à coeur joie
dans la cochenille.

Il salua Maurice de la tête, tout entier qu'il était à sa besogne.

--Eh bien, citoyen Morand, demanda Dixmer, que disons-nous?

--Nous gagnerons cent mille livres par an, rien qu'avec ce procédé, dit
Morand. Mais voilà huit jours que je ne dors pas, et les acides m'ont
brûlé la vue.

Maurice laissa Dixmer avec Morand et rejoignit Geneviève en murmurant
tout bas:

--Il faut avouer que le métier de municipal abrutirait un héros. Au bout
de huit jours de Temple, on se prendrait pour un aristocrate et l'on se
dénoncerait soi-même. Bon Dixmer, va! brave Morand! suave Geneviève! Et
moi qui les avais soupçonnés un instant!

Geneviève attendait Maurice avec son doux sourire, pour lui faire
oublier jusqu'à l'apparence des soupçons qu'il avait effectivement
conçus. Elle fut ce qu'elle était toujours: douce, amicale, charmante.

Les heures où Maurice voyait Geneviève étaient les heures où il vivait
réellement. Tout le reste du temps, il avait cette fièvre qu'on pourrait
appeler la fièvre 93, qui séparait Paris en deux camps et faisait de
l'existence un combat de chaque heure.

Vers midi, il lui fallut cependant quitter Geneviève et retourner au
Temple.

À l'extrémité de la rue Sainte-Avoye, il rencontra Lorin, qui descendait
sa garde: il était en serre-file; il se détacha de son rang et vint à
Maurice, dont tout le visage exprimait encore la suave félicité que la
vue de Geneviève versait toujours dans son coeur.

--Ah! dit Lorin en secouant cordialement la main de son ami:


          _En vain tu caches ta langueur,_
          _Je connais ce que tu désires._
          _Tu ne dis rien; mais tu soupires._
          _L'amour est dans tes yeux, l'amour est dans ton coeur._


Maurice mit la main à sa poche pour chercher sa clef. C'était le moyen
qu'il avait adopté pour mettre une digue à la verve poétique de son ami.
Mais celui-ci vit le mouvement et s'enfuit en riant.

--À propos, dit Lorin en se retournant après quelques pas, tu es encore
pour trois jours au Temple, Maurice; je te recommande le petit Capet.




XII

Amour


En effet, Maurice vivait bien heureux et bien malheureux à la fois au
bout de quelque temps. Il en est toujours ainsi au commencement des
grandes passions.

Son travail du jour à la section Lepelletier, ses visites du soir à la
vieille rue Saint-Jacques, quelques apparitions çà et là au club des
Thermopyles remplissaient toutes ses journées.

Il ne se dissimulait pas que voir Geneviève tous les soirs, c'était
boire à longs traits un amour sans espérance.

Geneviève était une de ces femmes, timides et faciles en apparence, qui
tendent franchement la main à un ami, approchent innocemment leur front
de ses lèvres avec la confiance d'une soeur ou l'ignorance d'une vierge,
et devant qui les mots d'amour semblent des blasphèmes et les désirs
matériels des sacrilèges.

Si, dans les rêves les plus purs que la première manière de Raphaël a
fixés sur la toile, il est une Madone aux lèvres souriantes, aux yeux
chastes, à l'expression céleste, c'est celle-là qu'il faut emprunter au
divin élève de Pérugin pour en faire le portrait de Geneviève.

Au milieu de ses fleurs, dont elle avait la fraîcheur et le parfum,
isolée des travaux de son mari, et de son mari lui-même, Geneviève
apparaissait à Maurice, chaque fois qu'il la voyait, comme une énigme
vivante dont il ne pouvait deviner le sens et dont il n'osait demander
le mot.

Un soir que, comme d'habitude, il était demeuré seul avec elle, que tous
deux étaient assis à cette croisée par laquelle il était entré une nuit
si bruyamment et si précipitamment, que les parfums des lilas en fleurs
flottaient sur cette douce brise qui succède au radieux coucher du
soleil, Maurice, après un long silence, et après avoir, pendant ce
silence, suivi l'oeil intelligent et religieux de Geneviève, qui
regardait poindre une étoile d'argent dans l'azur du ciel, se hasarda à
lui demander comment il se faisait qu'elle fût si jeune, quand son mari
avait déjà passé l'âge moyen de la vie; si distinguée, quand tout
annonçait chez son mari une éducation, une naissance vulgaires; si
poétique enfin, quand son mari était si attentif à peser, à étendre et à
teindre les peaux de sa fabrique.

--Chez un maître tanneur, enfin, pourquoi, demanda Maurice, cette harpe,
ce piano, ces pastels que vous m'avez avoué être votre ouvrage?
Pourquoi, enfin, cette aristocratie que je déteste chez les autres, et
que j'adore chez vous?

Geneviève fixa sur Maurice un regard plein de candeur.

--Merci, dit-elle, de cette question: elle me prouve que vous êtes un
homme délicat et que vous ne vous êtes jamais informé de moi à personne.

--Jamais, madame, dit Maurice; j'ai un ami dévoué qui mourrait pour moi,
j'ai cent camarades qui sont prêts à marcher partout où je les
conduirai; mais de tous ces coeurs, lorsqu'il s'agit d'une femme, et
d'une femme comme Geneviève surtout, je n'en connais qu'un seul auquel
je me fie, et c'est le mien.

--Merci, Maurice, dit la jeune femme. Je vous apprendrai moi-même alors
tout ce que vous désirez savoir.

--Votre nom de jeune fille, d'abord? demanda Maurice. Je ne vous connais
que sous votre nom de femme.

Geneviève comprit l'égoïsme amoureux de cette question et sourit.

--Geneviève du Treilly, dit-elle. Maurice répéta:

--Geneviève du Treilly!

--Ma famille, continua Geneviève, était ruinée depuis la guerre
d'Amérique, à laquelle avaient pris part mon père et mon frère aîné.

--Gentilshommes tous deux? dit Maurice.

--Non, non, dit Geneviève en rougissant.

--Vous m'avez dit cependant que votre nom de jeune fille était Geneviève
du Treilly.

--Sans particule, monsieur Maurice; ma famille était riche, mais ne
tenait en rien à la noblesse.

--Vous vous défiez de moi, dit en souriant le jeune homme.

--Oh! non, non, reprit Geneviève. En Amérique, mon père s'était lié avec
le père de M. Morand; M. Dixmer était l'homme d'affaires de M. Morand.
Nous voyant ruinés, et sachant que M. Dixmer avait une fortune
indépendante, M. Morand le présenta à mon père, qui me le présenta à son
tour. Je vis qu'il y avait d'avance un mariage arrêté, je compris que
c'était le désir de ma famille; je n'aimais ni n'avais jamais aimé
personne; j'acceptai. Depuis trois ans, je suis la femme de Dixmer, et,
je dois le dire, depuis trois ans, mon mari a été pour moi si bon, si
excellent, que, malgré cette différence de goûts et d'âge que vous
remarquez, je n'ai jamais éprouvé un seul instant de regret.

--Mais, dit Maurice, lorsque vous épousâtes M. Dixmer, il n'était point
encore à la tête de cette fabrique?

--Non; nous habitions à Blois. Après le 10 août, M. Dixmer acheta cette
maison et les ateliers qui en dépendent; pour que je ne fusse point
mêlée aux ouvriers, pour m'épargner jusqu'à la vue de choses qui eussent
pu blesser mes habitudes, comme vous le disiez, Maurice, un peu
aristocratiques, il me donna ce pavillon, où je vis seule, retirée,
selon mes goûts, selon mes désirs, et heureuse, quand un ami comme vous,
Maurice, vient distraire ou partager mes rêveries.

Et Geneviève tendit à Maurice une main que celui-ci baisa avec ardeur.
Geneviève rougit légèrement.

--Maintenant, mon ami, dit-elle en retirant sa main, vous savez comment
je suis la femme de M. Dixmer.

--Oui, reprit Maurice en regardant fixement Geneviève; mais vous ne me
dites point comment M. Morand est devenu l'associé de M. Dixmer.

--Oh! c'est bien simple, dit Geneviève. M. Dixmer, comme je vous l'ai
dit, avait quelque fortune, mais point assez, cependant, pour prendre à
lui seul une fabrique de l'importance de celle-ci. Le fils de M. Morand,
son protecteur, comme je vous l'ai dit, cet ami de mon père, comme vous
vous le rappelez, a fait la moitié des fonds; et, comme il avait des
connaissances en chimie, il s'est adonné à l'exploitation avec cette
activité que vous avez remarquée, et grâce à laquelle le commerce de M.
Dixmer, chargé par lui de toute la partie matérielle, a pris une immense
extension.

--Et, dit Maurice, M. Morand est aussi un de vos bons amis, n'est-ce
pas, madame?

--M. Morand est une noble nature, un des coeurs les plus élevés qui
soient sous le ciel, répondit gravement Geneviève.

--S'il ne vous en a donné d'autres preuves, dit Maurice un peu piqué de
cette importance que la jeune femme accordait à l'associé de son mari,
que de partager les frais d'établissement avec M. Dixmer, et d'inventer
une nouvelle teinture pour le maroquin, permettez-moi de vous faire
observer que l'éloge que vous faites de lui est bien pompeux.

--Il m'en a donné d'autres preuves, monsieur, dit Geneviève.

--Mais il est encore jeune, n'est-ce pas? demanda Maurice, quoiqu'il
soit difficile, grâce à ses lunettes vertes, de dire quel âge il a.

--Il a trente-cinq ans.

--Vous vous connaissez depuis longtemps?

--Depuis notre enfance.

Maurice se mordit les lèvres. Il avait toujours soupçonné Morand d'aimer
Geneviève.

--Ah! dit Maurice, cela explique sa familiarité avec vous.

--Contenue dans les bornes où vous l'avez toujours vue, monsieur,
répondit en souriant Geneviève, il me semble que cette familiarité, qui
est à peine celle d'un ami, n'avait pas besoin d'explication.

--Oh! pardon, madame, dit Maurice, vous savez que toutes les affections
vives ont leurs jalousies, et mon amitié était jalouse de celle que vous
paraissez avoir pour M. Morand.

Il se tut. Geneviève, de son côté, garda le silence. Il ne fut plus
question, ce jour-là, de Morand, et Maurice quitta cette fois Geneviève
plus amoureux que jamais, car il était jaloux.

Puis, si aveugle que fût le jeune homme, quelque bandeau sur les yeux,
quelque trouble dans son coeur que lui mît sa passion, il y avait dans
le récit de Geneviève bien les larmes, bien des hésitations, bien des
réticences auxquelles il n'avait point fait attention dans le moment,
mais qui, alors, lui revenaient à l'esprit, et qui le tourmentaient
étrangement, et contre lesquelles ne pouvaient le rassurer la grande
liberté que lui laissait Dixmer de causer avec Geneviève autant de fois
et aussi longtemps qu'il lui plaisait, et l'espèce de solitude où tous
deux se trouvaient chaque soir. Il y avait plus: Maurice, devenu le
commensal de la maison, non seulement restait en toute sécurité avec
Geneviève, qui semblait, d'ailleurs, gardée contre les désirs du jeune
homme par sa pureté d'ange, mais encore il l'escortait dans les petites
courses qu'elle était obligée, de temps en temps de faire dans le
quartier.

Au milieu de cette familiarité acquise dans la maison, une chose
l'étonnait, c'était que plus il cherchait, peut-être, il est vrai, pour
être à même de mieux surveiller les sentiments qu'il lui croyait pour
Geneviève, c'est que plus il cherchait, disons-nous, à lier connaissance
avec Morand, dont l'esprit, malgré ses préventions, le séduisait, dont
les manières élevées le captivaient chaque jour davantage, plus cet
homme bizarre semblait affecter de chercher à s'éloigner de Maurice.
Celui-ci s'en plaignait amèrement à Geneviève, car il ne doutait pas que
Morand n'eût deviné en lui un rival et que ce ne fût, de son côté, la
jalousie qui l'éloignât de lui.

--Le citoyen Morand me hait, dit-il un jour à Geneviève.

--Vous? dit Geneviève en le regardant avec son bel oeil étonné; vous, M.
Morand vous hait?

--Oui, j'en suis sûr.

--Et pourquoi vous haïrait-il?

--Voulez-vous que je vous le dise? s'écria Maurice.

--Sans doute, reprit Geneviève.

--Eh bien, parce que je....

Maurice s'arrêta. Il allait dire: «Parce que je vous aime.»

--Je ne puis vous dire pourquoi, reprit Maurice en rougissant. Le
farouche républicain, près de Geneviève, était timide et hésitant comme
une jeune fille. Geneviève sourit.

--Dites, reprit-elle, qu'il n'y a pas de sympathie entre vous, et je
vous croirai peut-être. Vous êtes une nature ardente, un esprit
brillant, un homme recherché; Morand est un marchand greffé sur un
chimiste. Il est timide, il est modeste... et c'est cette timidité et
cette modestie qui l'empêchent de faire le premier pas au-devant de
vous.

--Eh! qui lui demande de faire le premier pas au-devant de moi? J'en ai
fait cinquante, moi, au-devant de lui; il ne m'a jamais répondu. Non,
continua Maurice en secouant la tête; non, ce n'est certes point cela.

--Eh bien, qu'est-ce alors?

Maurice préféra se taire.

Le lendemain du jour où il avait eu cette explication avec Geneviève, il
arriva chez elle à deux heures de l'après-midi; il la trouva en toilette
de sortie.

--Ah! soyez le bienvenu, dit Geneviève, vous allez me servir de
chevalier.

--Et où allez-vous donc? demanda Maurice.

--Je vais à Auteuil. Il fait un temps délicieux. Je désirerais marcher
un peu à pied; notre voiture nous conduira jusqu'au delà de la barrière,
où nous la retrouverons, puis nous gagnerons Auteuil en nous promenant,
et, quand j'aurai fini ce que j'ai à faire à Auteuil, nous reviendrons
la prendre.

--Oh! dit Maurice enchanté, l'excellente journée que vous m'offrez là!

Les deux jeunes gens partirent. Au delà de Passy, la voiture les
descendit sur la route. Ils sautèrent légèrement sur le revers du chemin
et continuèrent leur promenade à pied.

En arrivant à Auteuil, Geneviève s'arrêta.

--Attendez-moi au bord du parc, dit-elle, j'irai vous rejoindre quand
j'aurai fini.

--Chez qui allez-vous donc? demanda Maurice.

--Chez une amie.

--Où je ne puis vous accompagner? Geneviève secoua la tête en souriant.

--Impossible, dit-elle. Maurice se mordit les lèvres.

--C'est bien, dit-il, j'attendrai.

--Eh! quoi? demanda Geneviève.

--Rien, répondit Maurice. Serez-vous longtemps?

--Si j'avais cru vous déranger, Maurice, si j'avais su que votre journée
fût prise, dit Geneviève, je ne vous eusse point prié de me rendre le
petit service de venir avec moi, je me fusse fait accompagner par...

--Par M. Morand? interrogea vivement Maurice.

--Non point. Vous savez que M. Morand est à la fabrique de Rambouillet
et ne doit revenir que ce soir.

--Alors, voilà à quoi j'ai dû la préférence?

--Maurice, dit doucement Geneviève, je ne puis faire attendre la
personne qui m'a donné rendez-vous; si cela vous gêne de me ramener,
retournez à Paris; seulement, renvoyez-moi la voiture.

--Non, non, madame, dit vivement Maurice, je suis à vos ordres. Et il
salua Geneviève, qui poussa un faible soupir et entra dans Auteuil.

Maurice alla au rendez-vous convenu et se promena de long en large,
abattant de sa canne, comme Tarquin, toutes les têtes d'herbe, de fleurs
ou de chardons qui se trouvaient sur son chemin. Au reste, ce chemin
était borné à un petit espace; comme tous les gens fortement préoccupés,
Maurice allait et revenait presque aussitôt sur ses pas.

Ce qui occupait Maurice, c'était de savoir si Geneviève l'aimait ou ne
l'aimait point: toutes ses manières avec le jeune homme étaient celles
d'une soeur ou d'une amie; mais il sentait que ce n'était plus assez.
Lui l'aimait de tout son amour. Elle était devenue la pensée éternelle
de ses jours, le rêve sans cesse renouvelé de ses nuits. Autrefois, il
ne demandait qu'une chose, revoir Geneviève. Maintenant, ce n'était plus
assez: il fallait que Geneviève l'aimât.

Geneviève resta absente pendant une heure, qui lui parut un siècle;
puis, il la vit venir à lui, le sourire sur les lèvres. Maurice, au
contraire, marcha à elle, les sourcils froncés. Notre pauvre coeur est
ainsi fait, qu'il s'efforce de puiser la douleur au sein du bonheur
même.

Geneviève prit en souriant le bras de Maurice.

--Me voilà, dit-elle; pardon, mon ami, de vous avoir fait attendre....

Maurice répondit par un mouvement de tête, et tous deux prirent une
charmante allée, molle, ombreuse, touffue, qui, par un détour, devait
les amener à la grand'route.

C'était une de ces délicieuses soirées de printemps où chaque plante
envoie au ciel son émanation, où chaque oiseau, immobile sur la branche
ou sautillant dans les broussailles, jette son hymne d'amour à Dieu, une
de ces soirées enfin qui semblent destinées à vivre dans le souvenir.

Maurice était muet; Geneviève était pensive: elle effeuillait d'une main
les fleurs d'un bouquet, qu'elle tenait de son autre main appuyée au
bras de Maurice.

--Qu'avez-vous? demanda tout à coup Maurice, et qui vous rend donc si
triste aujourd'hui?

Geneviève aurait pu lui répondre: «Mon bonheur.» Elle le regarda de son
doux et poétique regard.

--Mais vous-même, dit-elle, n'êtes-vous point plus triste que
d'habitude?

--Moi, dit Maurice, j'ai raison d'être triste, je suis malheureux; mais
vous?

--Vous, malheureux?

--Sans doute; ne vous apercevez-vous point quelquefois, au tremblement
de ma voix que je souffre? Ne m'arrive-t-il point, quand je cause avec
vous ou avec votre mari, de me lever tout à coup et d'être forcé d'aller
demander de l'air au ciel, parce qu'il me semble que ma poitrine va se
briser?

--Mais, demanda Geneviève embarrassée, à quoi attribuez-vous cette
souffrance?

--Si j'étais une petite-maîtresse, dit Maurice en riant d'un rire
douloureux, je dirais que j'ai mal aux nerfs.

--Et, dans ce moment, vous souffrez?

--Beaucoup, dit Maurice.

--Alors, rentrons.

--Déjà, madame?

--Sans doute.

--Ah! c'est vrai, murmura le jeune homme, j'oubliais que M. Morand doit
revenir de Rambouillet à la tombée de la nuit et que voilà la nuit qui
tombe. Geneviève le regarda avec une expression de reproche.

--Oh! encore? dit-elle.

--Pourquoi donc m'avez-vous fait, l'autre jour, de M. Morand un si
pompeux éloge? dit Maurice. C'est votre faute.

--Depuis quand, devant les gens qu'on estime, demanda Geneviève, ne
peut-on pas dire ce qu'on pense d'un homme estimable?

--C'est une estime bien vive que celle qui fait hâter le pas, comme vous
le faites en ce moment, de peur d'être en retard de quelques minutes.

--Vous êtes, aujourd'hui, souverainement injuste, Maurice; n'ai-je point
passé une partie de la journée avec vous?

--Vous avez raison, et je suis trop exigeant, en vérité, reprit Maurice,
se laissant aller à la fougue de son caractère. Allons revoir M. Morand,
allons!

Geneviève sentait le dépit passer de son esprit à son coeur.

--Oui, dit-elle, allons revoir M. Morand. Celui-là, du moins, est un ami
qui ne m'a jamais fait de peine.

--Ce sont des amis précieux que ceux-là, dit Maurice étouffant de
jalousie, et je sais que pour ma part, je désirerais en connaître de
pareils.

Ils étaient en ce moment sur la grand'route, l'horizon rougissait; le
soleil commençait à disparaître, faisant étinceler ses derniers rayons
aux moulures dorées du dôme des Invalides. Une étoile, la première,
celle qui, dans une autre soirée, avait déjà attiré les regards de
Geneviève, étincelait dans l'azur fluide du ciel.

Geneviève quitta le bras de Maurice avec une tristesse résignée.

--Qu'avez-vous à me faire souffrir? dit-elle.

--Ah! dit Maurice, j'ai que je suis moins habile que des gens que je
connais; j'ai que je ne sais point me faire aimer.

--Maurice! fit Geneviève.

--Oh! madame, s'il est constamment bon, constamment égal, c'est qu'il ne
souffre pas, lui.

Geneviève appuya de nouveau sa blanche main sur le bras puissant de
Maurice.

--Je vous en prie, dit-elle d'une voix altérée, ne parlez plus, ne
parlez plus!

--Et pourquoi cela?

--Parce que votre voix me fait mal.

--Ainsi, tout vous déplaît en moi, même ma voix?

--Taisez-vous, je vous en conjure.

--J'obéirai, madame. Et le fougueux jeune homme passa sa main sur son
front humide de sueur.

Geneviève vit qu'il souffrait réellement. Les natures dans le genre de
celle de Maurice ont des douleurs inconnues.

--Vous êtes mon ami, Maurice, dit Geneviève en le regardant avec une
expression céleste; un ami précieux pour moi: faites, Maurice, que je ne
perde pas mon ami.

--Oh! vous ne le regretteriez pas longtemps! s'écria Maurice.

--Vous vous trompez, dit Geneviève, je vous regretterais longtemps,
toujours.

--Geneviève! Geneviève! s'écria Maurice, ayez pitié de moi!

Geneviève frissonna. C'était la première fois que Maurice disait son nom
avec une expression si profonde.

--Eh bien, continua Maurice, puisque vous m'avez deviné, laissez-moi
tout vous dire, Geneviève; car, dussiez-vous me tuer d'un regard... il y
a trop longtemps que je me tais; je parlerai, Geneviève.

--Monsieur, dit la jeune femme, je vous ai supplié, au nom de notre
amitié, de vous taire; monsieur, je vous en supplie encore; que ce soit
pour moi, si ce n'est point pour vous. Pas un mot de plus, au nom du
ciel, pas un mot de plus!

--L'amitié, l'amitié. Ah! si c'est une amitié pareille à celle que vous
me portez, que vous avez pour M. Morand, je ne veux plus de votre
amitié, Geneviève; il me faut à moi plus qu'aux autres.

--Assez, dit madame Dixmer avec un geste de reine, assez, monsieur
Lindey; voici notre voiture, veuillez me reconduire chez mon mari.

Maurice tremblait de fièvre et d'émotion; lorsque Geneviève, pour
rejoindre la voiture, qui, en effet, se tenait à quelques pas seulement,
posa sa main sur le bras de Maurice, il sembla au jeune homme que cette
main était de flamme. Tous deux montèrent dans la voiture: Geneviève
s'assit au fond, Maurice se plaça sur le devant. On traversa tout Paris
sans que ni l'un ni l'autre eussent prononcé une parole.

Seulement, pendant tout le trajet, Geneviève avait tenu son mouchoir
appuyé sur ses yeux.

Lorsqu'ils rentrèrent à la fabrique, Dixmer était occupé dans son
cabinet de travail; Morand arrivait de Rambouillet, et était en train de
changer de costume. Geneviève tendit la main à Maurice en rentrant dans
sa chambre, et lui dit:

--Adieu, Maurice, vous l'avez voulu. Maurice ne répondit rien; il alla
droit à la cheminée où pendait une miniature représentant Geneviève: il
la baisa ardemment, la pressa sur son coeur, la remit à sa place et
sortit. Maurice était rentré chez lui sans savoir comment il y était
revenu; il avait traversé Paris sans rien voir, sans rien entendre; les
choses qui venaient de se passer s'étaient écoulées devant lui comme
dans un rêve, sans qu'il pût se rendre compte ni de ses actions, ni de
ses paroles, ni du sentiment qui les avait inspirées. Il y a des moments
où l'âme la plus sereine, la plus maîtresse d'elle-même, s'oublie à des
violences que lui commandent les puissances subalternes de
l'imagination.

Ce fut, comme nous l'avons dit, une course, et non un retour, que la
marche de Maurice; il se déshabilla sans le secours de son valet de
chambre, ne répondit pas à sa cuisinière, qui lui montrait un souper
tout préparé; puis, prenant les lettres de la journée sur sa table, il
les lut toutes, les unes après les autres, sans en comprendre un seul
mot. Le brouillard de la jalousie, l'ivresse de la raison, n'était point
encore dissipé.

À dix heures, Maurice se coucha machinalement, comme il avait fait
toutes choses depuis qu'il avait quitté Geneviève.

Si, à Maurice de sang-froid, on eût raconté comme d'un autre la conduite
étrange qu'il avait tenue, il ne l'aurait pas comprise, et il eût
regardé comme fou celui qui avait accompli cette espèce d'action
désespérée, que n'autorisaient ni une trop grande réserve, ni un trop
grand abandon de Geneviève; ce qu'il sentit seulement, ce fut un coup
terrible porté à des espérances dont il ne s'était jamais même rendu
compte, et sur lesquelles, toutes vagues qu'elles étaient, reposaient
tous ses rêves de bonheur qui, pareils à une insaisissable vapeur,
flottaient informes à l'horizon.

Aussi il arriva à Maurice ce qui arrive presque toujours en pareil cas:
étourdi du coup reçu, il s'endormit aussitôt qu'il se sentit dans son
lit, ou plutôt il demeura privé de gentiment jusqu'au lendemain.

Un bruit le réveilla cependant: c'était celui que faisait son officieux
en ouvrant la porte; il venait, selon sa coutume, ouvrir les fenêtres de
la chambre à coucher de Maurice, qui donnaient sur un grand jardin, et
apporter des fleurs.

On cultivait force fleurs en 93, et Maurice les adorait; mais il ne jeta
pas même un coup d'oeil sur les siennes, et, appuyant à demi soulevée sa
tête alourdie sur sa main, il essaya de se rappeler ce qui s'était passé
la veille.

Maurice se demanda à lui-même, sans pouvoir s'en rendre compte, quelles
étaient les causes de sa maussaderie; la seule était sa jalousie pour
Morand; mais le moment était mal choisi de s'amuser à être jaloux d'un
homme, quand cet homme était à Rambouillet, et qu'en tête à tête avec la
femme qu'on aime, on jouit de ce tête-à-tête avec toute la suavité dont
l'entoure la nature, qui se réveille dans un des premiers beaux jours de
printemps.

Ce n'était point la défiance de ce qui avait pu se passer dans cette
maison d'Auteuil où il avait conduit Geneviève et où elle était restée
plus d'une heure; non, le tourment incessant de sa vie, c'était cette
idée que Morand était amoureux de Geneviève; et, singulière fantaisie du
cerveau, singulière combinaison du caprice, jamais un geste, jamais un
regard, jamais un mot de l'associé de Dixmer n'avait donné une apparence
de réalité à une pareille supposition.

La voix du valet de chambre le tira de sa rêverie.

--Citoyen, dit-il en lui montrant les lettres ouvertes sur la table,
avez-vous fait choix de celles que vous gardez, ou puis-je tout brûler?

--Brûler quoi? dit Maurice.

--Mais les lettres que le citoyen a lues hier avant de se coucher.
Maurice ne se souvenait pas d'en avoir lu une seule.

--Brûlez tout, dit-il.

--Voici celles d'aujourd'hui, citoyen, dit l'officieux. Il présenta un
paquet de lettres à Maurice et alla jeter les autres dans la cheminée.
Maurice prit le papier qu'on lui présentait, sentit sous ses doigts
l'épaisseur d'une cire, et crut vaguement reconnaître un parfum ami. Il
chercha parmi les lettres, et vit un cachet et une écriture qui le
firent tressaillir. Cet homme, si fort en face de tout danger, pâlissait
à la seule odeur d'une lettre. L'officieux s'approcha de lui pour lui
demander ce qu'il avait; mais Maurice lui fit de la main signe de
sortir. Maurice tournait et retournait cette lettre; il avait le
pressentiment qu'elle renfermait un malheur pour lui, et il tressaillit
comme on tremble devant l'inconnu.

Cependant il rappela tout son courage, l'ouvrit et lut ce qui suit:

«Citoyen Maurice, «Il faut que nous rompions des liens qui, de votre
côté, affectent de dépasser les lois de l'amitié. Vous êtes un homme
d'honneur, citoyen, et, maintenant qu'une nuit s'est écoulée sur ce qui
s'est passé entre nous hier au soir, vous devez comprendre que votre
présence est devenue impossible à la maison. Je compte sur vous pour
trouver telle excuse qu'il vous plaira près de mon mari. En voyant
arriver aujourd'hui même une lettre de vous pour M. Dixmer, je me
convaincrai qu'il faut que je regrette un ami malheureusement égaré,
mais que toutes les convenances sociales m'empêchent de revoir.

«Adieu pour toujours.

«GENEVIÈVE.»

«_P.-S.--_Le porteur attend la réponse.»

Maurice appela: le valet de chambre reparut.

--Qui a apporté cette lettre?

--Un citoyen commissionnaire.

--Est-il là?

--Oui.

Maurice ne soupira point, n'hésita point. Il sauta à bas de son lit,
passa un pantalon à pieds, s'assit devant son pupitre, prit la première
feuille de papier venue (il se trouva que c'était un papier avec en-tête
imprimée au nom de la section), et écrivit:

«Citoyen Dixmer, «Je vous aimais, je vous aime encore, mais je ne puis
plus vous voir.»

Maurice chercha la cause pour laquelle il ne pouvait plus voir le
citoyen Dixmer, et une seule se présenta à son esprit, ce fut celle qui,
à cette époque, se serait présentée à l'esprit de tout le monde. Il
continua donc:

«Certains bruits courent sur votre tiédeur pour la chose publique. Je ne
veux point vous accuser et n'ai point de vous mission de vous défendre.
Recevez mes regrets et soyez persuadé que vos secrets demeurent
ensevelis dans mon coeur.»

Maurice ne relut pas même cette lettre, qu'il avait écrite, comme nous
l'avons dit, sous l'impression de la première idée qui s'était présentée
à lui. Il n'y avait pas de doute sur l'effet qu'elle devait produire.
Dixmer, excellent patriote, comme Maurice avait pu le voir à ses
discours du moins, Dixmer se fâcherait en la recevant: sa femme et le
citoyen Morand l'engageraient sans doute à persévérer, il ne répondrait
même pas, et l'oubli viendrait comme un voile noir s'étendre sur le
passé riant, pour le transformer en avenir lugubre. Maurice signa,
cacheta la lettre, la passa à son officieux, et le commissionnaire
partit.

Alors un faible soupir s'échappa du coeur du républicain; il prit ses
gants, son chapeau et se rendit à la section.

Il espérait, pauvre Brutus, retrouver son stoïcisme en face des affaires
publiques.

Les affaires publiques étaient terribles: le 31 mai se préparait. La
Terreur qui, pareille à un torrent, se précipitait du haut de la
Montagne, essayait d'emporter cette digue qu'essayaient de lui opposer
les girondins, ces audacieux modérés, qui avaient osé demander vengeance
des massacres de septembre et lutter un instant pour sauver la vie du
roi.

Tandis que Maurice travaillait avec tant d'ardeur, que la fièvre qu'il
voulait chasser dévorait sa tête au lieu de son coeur, le messager
rentrait dans la vieille rue Saint-Jacques et emplissait le logis de
stupéfaction et d'épouvante.

La lettre, après avoir passé sous les yeux de Geneviève, fut remise à
Dixmer.

Dixmer l'ouvrit et la lut sans y rien comprendre d'abord; puis il la
communiqua au citoyen Morand, qui laissa retomber sur sa main son front
blanc comme l'ivoire.

Dans la situation où se trouvaient Dixmer, Morand et ses compagnons,
situation parfaitement inconnue à Maurice, mais que nos lecteurs ont
pénétrée, cette lettre était, en effet, un coup de foudre.

--Est-il honnête homme? demanda Dixmer avec angoisse.

--Oui, répondit sans hésitation Morand.

--N'importe! reprit celui qui avait été pour les moyens extrêmes, nous
avons, vous le voyez bien mal fait de ne pas le tuer.

--Mon ami, dit Morand, nous luttons contre la violence; nous la
flétrissons du nom de crime. Nous avons bien fait, quelque chose qui
puisse en résulter, de ne point assassiner un homme; puis, je le répète,
je crois Maurice un coeur noble et honnête.

--Oui, mais si ce coeur noble et honnête est celui d'un républicain
exalté, peut-être lui-même regarderait-il comme un crime, s'il a surpris
quelque chose, de ne pas immoler son propre honneur, comme ils disent,
sur l'autel de la patrie.

--Mais, dit Morand, croyez-vous qu'il sache quelque chose?

--Eh! n'entendez-vous point? Il parle de secrets qui resteront ensevelis
dans son coeur.

--Ces secrets sont évidemment ceux qui lui ont été confiés par moi,
relativement à notre contrebande; il n'en connaît pas d'autres.

--Mais, dit Morand, de cette entrevue d'Auteuil n'a-t-il rien soupçonné?
Vous savez qu'il accompagnait votre femme?

--C'est moi-même qui ai dit à Geneviève de prendre Maurice avec elle
pour la sauvegarder.

--Écoutez, dit Morand, nous verrons bien si ces soupçons sont vrais. Le
tour de garde de notre bataillon arrive au Temple le 2 juin,
c'est-à-dire dans huit jours; vous êtes capitaine, Dixmer, et moi, je
suis lieutenant: si notre bataillon ou notre compagnie même reçoit
contrordre, comme l'a reçu l'autre jour le bataillon de la
Butte-des-Moulins, que Santerre a remplacé par celui des Gravilliers,
tout est découvert, et nous n'avons plus qu'à fuir Paris ou à mourir en
combattant. Mais si tout suit le cours des choses...

--Nous sommes perdus de la même façon, répliqua Dixmer.

--Pourquoi cela?

--Pardieu! tout ne roulait-il pas sur la coopération de ce municipal?
N'était-ce pas lui qui, sans le savoir, nous devait ouvrir un chemin
jusqu'à la reine?

--C'est vrai, dit Morand abattu.

--Vous voyez donc, reprit Dixmer en fronçant le sourcil, qu'à tout prix
il nous faut renouer avec ce jeune homme.

--Mais, s'il s'y refuse, s'il craint de se compromettre? dit Morand.

--Écoutez, dit Dixmer, je vais interroger Geneviève; c'est elle qui l'a
quitté la dernière, elle saura peut-être quelque chose.

--Dixmer, dit Morand, je vous vois avec peine mêler Geneviève à tous nos
complots; non pas que je craigne une indiscrétion de sa part, ô grand
Dieu! Mais la partie que nous jouons est terrible, et j'ai honte et
pitié à la fois de mettre dans notre enjeu la tête d'une femme.

--La tête d'une femme, répondit Dixmer, pèse le même poids que celle
d'un homme, là où la ruse, la candeur ou la beauté peuvent faire autant
et quelquefois même plus que la force, la puissance et le courage;
Geneviève partage nos convictions et nos sympathies, Geneviève partagera
notre sort.

--Faites donc, cher ami, répondit Morand; j'ai dit ce que je devais
dire. Faites: Geneviève est digne en tous points de la mission que vous
lui donnez ou plutôt qu'elle s'est donnée elle-même. C'est avec les
saintes qu'on fait les martyrs.

Et il tendit sa main blanche et efféminée à Dixmer, qui la serra entre
ses mains vigoureuses.

Puis Dixmer, recommandant à Morand et à ses compagnons une surveillance
plus grande que jamais, passa chez Geneviève.

Elle était assise devant une table, l'oeil attaché sur une broderie et
le front baissé. Elle se retourna au bruit de la porte qui s'ouvrait et
reconnut Dixmer.

--Ah! c'est vous, mon ami? dit-elle.

--Oui, répondit Dixmer avec un visage placide et souriant; je reçois de
notre ami Maurice une lettre à laquelle je ne comprends rien. Tenez,
lisez-la donc, et dites-moi ce que vous en pensez.

Geneviève prit la lettre d'une main dont, malgré toute sa puissance sur
elle-même, elle ne pouvait dissimuler le tremblement, et lut.

Dixmer suivit des yeux; ses yeux parcouraient chaque ligne.

--Eh bien? dit-il quand elle eut fini.

--Eh bien, je pense que M. Maurice Lindey est un honnête homme, répondit
Geneviève avec le plus grand calme, et qu'il n'y a rien à craindre de
son côté.

--Vous croyez qu'il ignore quelles sont les personnes que vous avez été
visiter à Auteuil?

--J'en suis sûre.

--Pourquoi donc cette brusque détermination? Vous a-t-il paru hier ou
plus froid ou plus ému que d'habitude?

--Non, dit Geneviève; je crois qu'il était le même.

--Songez bien à ce que vous me répondez là, Geneviève; car votre
réponse, vous devez le comprendre, va avoir sur tous nos projets une
grave influence.

--Attendez donc, dit Geneviève avec une émotion qui perçait à travers
tous les efforts qu'elle faisait pour conserver sa froideur; attendez
donc...

--Bien! dit Dixmer avec une légère contraction des muscles de son
visage; bien, rappelez-vous tous vos souvenirs, Geneviève.

--Oui, reprit la jeune femme, oui, je me rappelle; hier il était
maussade; M. Maurice est un peu tyran dans ses amitiés... et nous avons
quelquefois boudé des semaines entières.

--Ce serait donc une simple bouderie? demanda Dixmer.

--C'est probable.

--Geneviève, dans notre position, comprenez cela, ce n'est pas une
probabilité qu'il nous faut, c'est une certitude.

--Eh bien, mon ami... j'en suis certaine.

--Cette lettre alors ne serait qu'un prétexte pour ne point revenir à la
maison?

--Mon ami, comment voulez-vous que je vous dise de pareilles choses?

--Dites, Geneviève, répondit Dixmer, car à toute autre femme que vous je
ne les demanderais pas.

--C'est un prétexte, dit Geneviève en baissant les yeux.

--Ah! fit Dixmer. Puis, après un moment de silence, retirant de son
gilet et appuyant sur le dossier de la chaise de sa femme une main avec
laquelle il venait de comprimer les battements de son coeur:

--Rendez-moi un service, chère amie, fit Dixmer.

--Et lequel? demanda Geneviève en se retournant étonnée.

--Prévenez jusqu'à l'ombre d'un danger; Maurice est peut-être plus avant
dans nos secrets que nous ne le soupçonnons. Ce que vous croyez un
prétexte est peut-être une réalité. Écrivez-lui un mot.

--Moi? fit Geneviève en tressaillant.

--Oui, vous; dites-lui que c'est vous qui avez ouvert la lettre et que
vous désirez en avoir l'explication; il viendra, vous l'interrogerez et
vous devinerez très facilement alors de quoi il est question.

--Oh! non, certes, s'écria Geneviève, je ne puis faire ce que vous
dites; je ne le ferai pas.

--Chère Geneviève, quand des intérêts aussi puissants que ceux qui
reposent sur nous sont en jeu, comment reculez-vous devant de misérables
considérations d'amour-propre?

--Je vous ai dit mon opinion sur Maurice, monsieur, répondit Geneviève;
il est honnête, il est chevaleresque, mais il est capricieux, et je ne
veux pas subir d'autre servitude que celle de mon mari.

Cette réponse fut faite à la fois avec tant de calme et de fermeté, que
Dixmer comprit qu'insister, en ce moment du moins, serait chose inutile;
il n'ajouta pas un seul mot, regarda Geneviève sans paraître la
regarder, passa sa main sur son front humide de sueur et sortit.

Morand l'attendait avec inquiétude. Dixmer lui raconta mot pour mot ce
qui venait de se passer.

--Bien, répondit Morand, restons-en donc là et n'y pensons plus. Plutôt
que de causer une ombre de souci à votre femme, plutôt que de blesser
l'amour-propre de Geneviève, je renoncerais....

Dixmer lui posa la main sur l'épaule.

--Vous êtes fou, monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, ou vous
ne pensez pas un mot de ce que vous dites.

--Comment, Dixmer, vous croyez!...

--Je crois, chevalier, que vous n'êtes pas plus maître que moi de
laisser aller vos sentiments à l'impulsion de votre coeur. Ni vous, ni
moi, ni Geneviève ne nous appartenons, Morand. Nous sommes des choses
appelées à défendre un principe, et les principes s'appuient sur les
choses, qu'ils écrasent.

Morand tressaillit et garda le silence, un silence rêveur et douloureux.
Ils firent ainsi quelques tours dans le jardin sans échanger une seule
parole. Puis Dixmer quitta Morand.

--J'ai quelques ordres à donner, dit-il d'une voix parfaitement calme.
Je vous quitte, monsieur Morand. Morand tendit la main à Dixmer et le
regarda s'éloigner.

--Pauvre Dixmer, dit-il, j'ai bien peur que, dans tout cela, ce ne soit
lui qui risque le plus.

Dixmer rentra effectivement dans son atelier, donna quelques ordres,
relut les journaux, ordonna une distribution de pain et de mottes aux
pauvres de la section, et, rentrant chez lui, quitta son costume de
travail pour ses vêtements de sortie.

Une heure après, Maurice, au plus fort de ses lectures et de ses
allocutions, fut interrompu par la voix de son officieux, qui, se
penchant à son oreille, lui disait tout bas:

--Citoyen Lindey, quelqu'un qui, à ce qu'il prétend du moins, a des
choses très importantes à vous dire, vous attend chez vous.

Maurice rentra et fut fort étonné, en rentrant, de trouver Dixmer
installé chez lui, et feuilletant les journaux. En revenant, il avait,
tout le long de la route, interrogé son domestique, lequel, ne
connaissant point le maître tanneur, n'avait pu lui donner aucun
renseignement.

En apercevant Dixmer, Maurice s'arrêta sur le seuil de la porte et
rougit malgré lui.

Dixmer se leva et lui tendit la main en souriant.

--Quelle mouche vous pique et que m'avez-vous écrit? demanda-t-il au
jeune homme. En vérité, c'est me frapper sensiblement, mon cher Maurice.
Moi, tiède et faux patriote, m'écrivez-vous? Allons donc, vous ne pouvez
pas me redire de pareilles accusations en face; avouez bien plutôt que
vous me cherchez une mauvaise querelle.

--J'avouerai tout ce que vous voudrez, mon cher Dixmer, car vos procédés
ont toujours été pour moi ceux d'un galant homme; mais je n'ai pas moins
pris une résolution, et cette résolution est irrévocable...

--Comment cela? demanda Dixmer; de votre propre aveu vous n'avez rien à
nous reprocher, et vous nous quittez cependant?

--Cher Dixmer, croyez que pour agir comme je le fais, que pour me priver
d'un ami comme vous, il faut que j'aie de bien fortes raisons.

--Oui; mais, en tout cas, reprit Dixmer en affectant de sourire, ces
raisons ne sont point celles que vous m'avez écrites. Celles que vous
m'avez écrites ne sont qu'un prétexte.

Maurice réfléchit un instant.

--Écoutez, Dixmer, dit-il, nous vivons dans une époque où le doute émis
dans une lettre peut et doit vous tourmenter, je le comprends; il ne
serait donc point d'un homme d'honneur de vous laisser sous le poids
d'une pareille inquiétude. Oui, Dixmer, les raisons que je vous ai
données n'étaient qu'un prétexte.

Cet aveu, qui aurait dû éclaircir le front du commerçant, sembla au
contraire l'assombrir.

--Mais enfin, le véritable motif? dit Dixmer.

--Je ne puis vous le dire, répliqua Maurice; et cependant, si vous le
connaissiez, vous l'approuveriez, j'en suis sûr. Dixmer le pressa.

--Vous le voulez absolument? dit Maurice.

--Oui, répondit Dixmer.

--Eh bien, répondit Maurice, qui éprouvait un certain soulagement à se
rapprocher de la vérité, voici ce que c'est: vous avez une femme jeune
et belle, et la chasteté, cependant bien connue, de cette femme jeune et
belle, n'a pu faire que mes visites chez vous n'aient été mal
interprétées.

Dixmer pâlit légèrement.

--Vraiment? dit-il. Alors, mon cher Maurice, l'époux vous doit remercier
du mal que vous faites à l'ami.

--Vous comprenez, dit Maurice, que je n'ai pas la fatuité de croire que
ma présence puisse être dangereuse pour votre repos ou celui de votre
femme, mais elle peut être une source de calomnies, et, vous le savez,
plus les calomnies sont absurdes, plus facilement on les croit.

--Enfant! dit Dixmer en haussant les épaules.

--Enfant, tant que vous voudrez, répondit Maurice; mais de loin nous
n'en serons pas moins bons amis, car nous n'aurons rien à nous
reprocher; tandis que de près, au contraire...

--Eh bien, de près?

--Les choses auraient pu finir par s'envenimer.

--Pensez-vous, Maurice, que j'aurais pu croire...?

--Eh! mon Dieu! fit le jeune homme.

--Mais pourquoi m'avez-vous écrit cela plutôt que de me le dire,
Maurice?

--Tenez, justement pour éviter ce qui se passe entre nous en ce moment.

--Êtes-vous donc fâché, Maurice, que je vous aime assez pour être venu
vous demander une explication? fit Dixmer.

--Oh! tout au contraire, s'écria Maurice, et je suis heureux, je vous
jure, de vous avoir vu cette fois encore, avant de ne plus vous revoir.

--Ne plus vous revoir, citoyen! nous vous aimons bien pourtant, répliqua
Dixmer en prenant et en pressant la main du jeune homme entre les
siennes.

Maurice tressaillit.

--Morand,--continua Dixmer, à qui ce tressaillement n'avait point
échappé, mais qui cependant n'en exprima rien,--Morand me le répétait
encore ce matin: «Faites tout ce que vous pourrez, dit-il, pour ramener
ce cher M. Maurice.»

--Ah! monsieur, dit le jeune homme en fronçant le sourcil et en retirant
sa main, je n'aurais pas cru être si avant dans les amitiés du citoyen
Morand.

--Vous en doutez? demanda Dixmer.

--Moi, répondit Maurice, je ne le crois ni n'en doute, je n'ai aucun
motif de m'interroger à ce sujet; quand j'allais chez vous, Dixmer, j'y
allais pour vous et pour votre femme, mais non pour le citoyen Morand.

--Vous ne le connaissez pas, Maurice, dit Dixmer; Morand est une belle
âme.

--Je vous l'accorde, dit Maurice en souriant avec amertume.

--Maintenant, continua Dixmer, revenons à l'objet de ma visite.

Maurice s'inclina en homme qui n'a plus rien à dire et qui attend.

--Vous dites donc que des propos ont été faits?

--Oui, citoyen, dit Maurice.

--Eh bien, voyons, parlons franchement. Pourquoi feriez-vous attention à
quelque vain caquetage de voisin désoeuvré? Voyons, n'avez-vous pas
votre conscience, Maurice, et Geneviève n'a-t-elle pas son honnêteté?

--Je suis plus jeune que vous, dit Maurice, qui commençait à s'étonner
de cette insistance, et je vois peut-être les choses d'un oeil plus
susceptible. C'est pourquoi je vous déclare que, sur la réputation d'une
femme comme Geneviève, il ne doit pas même y avoir le vain caquetage
d'un voisin désoeuvré. Permettez donc, cher Dixmer, que je persiste dans
ma première résolution.

--Allons, dit Dixmer, et puisque, nous sommes en train d'avouer, avouons
encore autre chose.

--Quoi?... demanda Maurice en rougissant. Que voulez-vous que j'avoue?

--Que ce n'est ni la politique ni le bruit de vos assiduités chez moi
qui vous engagent à nous quitter.

--Qu'est-ce donc, alors?

--Le secret que vous avez pénétré.

--Quel secret? demanda Maurice avec une expression de curiosité naïve
qui rassura le tanneur.

--Cette affaire de contrebande que vous avez pénétrée le soir même où
nous avons fait connaissance d'une si étrange manière. Jamais vous ne
m'avez pardonné cette fraude, et vous m'accusez d'être mauvais
républicain, parce que je me sers de produits anglais dans ma tannerie.

--Mon cher Dixmer, dit Maurice, je vous jure que j'avais complètement
oublié, quand j'allais chez vous, que j'étais chez un contrebandier.

--En vérité?

--En vérité.

--Vous n'aviez donc pas d'autre motif d'abandonner la maison que celui
que vous m'aviez dit?

--Sur l'honneur.

--Eh bien, Maurice, reprit Dixmer en se levant et serrant la main du
jeune homme, j'espère que vous réfléchirez et que vous reviendrez sur
cette résolution qui nous fait tant de peine à tous.

Maurice s'inclina et ne répondit point; ce qui équivalait à un dernier
refus.

Dixmer sortit désespéré de n'avoir pu se conserver de relations avec cet
homme que certaines circonstances lui rendaient non seulement si utile,
mais encore presque indispensable.

Il était temps. Maurice était agité par mille désirs contraires. Dixmer
le priait de revenir; Geneviève lui pourrait pardonner. Pourquoi donc
désespérait-il? Lorin, à sa place, aurait bien certainement une foule
d'aphorismes tirés de ses auteurs favoris. Mais il y avait la lettre de
Geneviève; ce congé formel qu'il avait emporté avec lui à la section, et
qu'il avait sur son coeur avec le petit mot qu'il avait reçu d'elle le
lendemain du jour où il l'avait tirée des mains de ces hommes qui
l'insultaient; enfin, il y avait plus que tout cela, il y avait
l'opiniâtre jalousie du jeune homme contre ce Morand détesté, première
cause de sa rupture avec Geneviève.

Maurice demeura donc inexorable dans sa résolution.

Mais, il faut le dire, ce fut un vide pour lui que la privation de sa
visite de chaque jour à la vieille rue Saint-Jacques; et quand arriva
l'heure où il avait l'habitude de s'acheminer vers le quartier
Saint-Victor, il tomba dans une mélancolie profonde, et à partir de ce
moment, parcourut toutes les phases de l'attente et du regret.

Chaque matin, il s'attendait, en se réveillant, à trouver une lettre de
Dixmer, et cette fois il s'avouait, lui qui avait résisté à des
instances de vive voix, qu'il céderait à une lettre; chaque jour, il
sortait avec l'espérance de rencontrer Geneviève, et, d'avance, il avait
trouvé, s'il la rencontrait, mille moyens pour lui parler. Chaque soir,
il rentrait chez lui avec l'espérance d'y trouver ce messager qui lui
avait un matin, sans s'en douter, apporté la douleur, devenue depuis son
éternelle compagne.

Bien souvent aussi, dans ses heures de désespoir, cette puissante nature
rugissait à l'idée d'éprouver une pareille torture sans la rendre à
celui qui la lui avait fait souffrir: or, la cause première de tous ses
chagrins, c'était Morand. Alors il formait le projet d'aller chercher
querelle à Morand. Mais l'associé de Dixmer était si frêle, si
inoffensif, que l'insulter ou le provoquer, c'était une lâcheté de la
part d'un colosse comme Maurice.

Lorin était bien venu jeter quelques distractions sur les chagrins que
son ami s'obstinait à lui taire, sans lui en nier cependant l'existence.
Celui-ci avait fait tout ce qu'il avait pu, en pratique et en théorie,
pour rendre à la patrie ce coeur tout endolori par un autre amour. Mais,
quoique la circonstance fût grave, quoique dans toute autre disposition
d'esprit elle eût entraîné Maurice tout entier dans le tourbillon
politique, elle n'avait pu rendre au jeune républicain cette activité
première qui avait fait de lui un héros du 14 juillet et du 10 août.

En effet, les deux systèmes, depuis près de dix mois en présence l'un de
l'autre, qui jusque-là ne s'étaient en quelque sorte porté que de
légères attaques, et qui n'avaient préludé encore que par des
escarmouches, s'apprêtaient à se prendre corps à corps, et il était
évident que la lutte, une fois commencée, serait mortelle pour l'un des
deux. Ces deux systèmes, nés du sein de la Révolution elle-même, étaient
celui de la modération, représenté par les girondins, c'est-à-dire par
Brissot, Pétion, Vergniaud, Valazé, Lanjuinais, Barbaroux, etc., etc.;
et celui de la Terreur ou de la Montagne, représenté par Danton,
Robespierre, Chénier, Fabre, Marat, Collot d'Herbois, Hébert, etc., etc.

Après le 10 août, l'influence, comme après toute action, avait semblé
devoir passer au parti modéré. Un ministère avait été reformé des débris
de l'ancien ministère et d'une adjonction nouvelle. Roland, Servien et
Clavières, anciens ministres, avaient été rappelés; Danton, Monge et Le
Brun avaient été nommés de nouveau. À l'exception d'un seul qui
représentait, au milieu de ses collègues, l'élément énergique, tous les
autres ministres appartenaient au parti modéré.

Quand nous disons modéré, on comprend bien que nous parlons
relativement.

Mais le 10 août avait eu son écho à l'étranger, et la coalition s'était
hâtée de marcher, non pas au secours de Louis XVI personnellement, mais
du principe royaliste ébranlé dans sa base. Alors avaient retenti les
paroles menaçantes de Brunswick, et, comme une terrible réalisation,
Longwy et Verdun étaient tombés au pouvoir de l'ennemi. Alors avait eu
lieu la réaction terroriste; alors Danton avait rêvé les journées de
septembre, et avait réalisé ce rêve sanglant qui avait montré à l'ennemi
la France tout entière complice d'un immense assassinat, prête à lutter,
pour son existence compromise, avec toute l'énergie du désespoir.
Septembre avait sauvé la France, mais, tout en la sauvant, l'avait mise
hors la loi.

La France sauvée, l'énergie devenue inutile, le parti modéré avait
repris quelques forces. Alors il avait voulu récriminer sur ces journées
terribles. Les mots de meurtrier et d'assassin avaient été prononcés. Un
mot nouveau avait même été ajouté au vocabulaire de la nation, c'était
celui de _septembriseur_.

Danton l'avait bravement accepté. Comme Clovis, il avait un instant
incliné la tête sous le baptême de sang, mais pour la relever plus haute
et plus menaçante. Une autre occasion de reprendre la terreur passée se
présentait, c'était le procès du roi. La violence et la modération
entrèrent, non pas encore tout à fait en lutte de personnes, mais en
lutte de principes.

L'expérience des forces relatives fut faite sur le prisonnier royal. La
modération fut vaincue, et la tête de Louis XVI tomba sur l'échafaud.

Comme le 10 août, le 21 janvier avait rendu à la coalition toute son
énergie. Ce fut encore le même homme qu'on lui opposa, mais non plus la
même fortune. Dumouriez, arrêté dans ses progrès par le désordre de
toutes les administrations qui empêchaient les secours d'hommes et
d'argent d'arriver jusqu'à lui, se déclare contre les jacobins qu'il
accuse de cette désorganisation, adopte le parti des girondins, et les
perd en se déclarant leur ami.

Alors la Vendée se lève, les départements menacent; les revers amènent
des trahisons, et les trahisons des revers. Les jacobins accusent les
modérés et veulent les frapper au 10 mars, c'est-à-dire pendant la
soirée où s'est ouvert notre récit. Mais trop de précipitation de la
part de leurs adversaires les sauve, et peut-être aussi cette pluie qui
avait fait dire à Pétion, ce profond anatomiste de l'esprit parisien:

«Il pleut, il n'y aura rien cette nuit.»

Mais, depuis ce 10 mars, tout, pour les girondins, avait été présage de
ruine: Marat mis en accusation et acquitté; Robespierre et Danton
réconciliés maintenant, du moins comme se réconcilient un tigre et un
lion pour abattre le taureau qu'ils doivent dévorer; Henriot, le
septembriseur, nommé commandant général de la garde nationale: tout
présageait cette journée terrible qui devait emporter dans un orage la
dernière digue que la Révolution opposait à la Terreur.

Voilà les grands événements auxquels, dans toute autre circonstance,
Maurice eût pris une part active que lui faisaient naturellement sa
nature puissante et son patriotisme exalté. Mais, heureusement ou
malheureusement pour Maurice, ni les exhortations de Lorin, ni les
terribles préoccupations de la rue n'avaient pu chasser de son esprit la
seule idée qui l'obsédât, et, quand arriva le 31 mai, le terrible
assaillant de la Bastille et des Tuileries était couché sur son lit,
dévoré par cette fièvre qui tue les plus forts, et qu'il ne faut
cependant qu'un regard pour dissiper, qu'un mot pour guérir.




XIII

Le 31 mai


Pendant la journée de ce fameux 31 mai, où le tocsin et la générale
retentissaient depuis le point du jour, le bataillon du faubourg
Saint-Victor entrait au Temple.

Quand toutes les formalités d'usage eurent été accomplies et les postes
distribués, on vit arriver les municipaux de service, et quatre pièces
de canon de renfort vinrent se joindre à celles déjà en batterie à la
porte du Temple.

En même temps que le canon, arrivait Santerre avec ses épaulettes de
laine jaune et son habit, où son patriotisme pouvait se lire en larges
taches de graisse.

Il passa la revue du bataillon, qu'il trouva dans un état convenable, et
compta les municipaux, qui n'étaient que trois.

--Pourquoi trois municipaux? demanda-t-il, et quel est le mauvais
citoyen qui manque?

--Celui qui manque, citoyen général, n'est cependant pas un tiède,
répondit notre ancienne connaissance Agricola; car c'est le secrétaire
de la section Lepelletier, le chef des braves Thermopyles, le citoyen
Maurice Lindey.

--Bien, bien, fit Santerre; je reconnais comme toi le patriotisme du
citoyen Maurice Lindey, ce qui n'empêchera pas que si, dans dix minutes,
il n'est pas arrivé, on l'inscrira sur la liste des absents.

Et Santerre passa aux autres détails.

À quelques pas du général, au moment où il prononçait ces paroles, un
capitaine de chasseurs et un soldat se tenaient à l'écart: l'un appuyé
sur son fusil, l'autre assis sur un canon.

--Avez-vous entendu? dit à demi-voix le capitaine au soldat; Maurice
n'est point encore arrivé.

--Oui, mais il arrivera, soyez tranquille, à moins qu'il ne soit
d'émeute.

--S'il pouvait ne pas venir, dit le capitaine, je vous placerais en
sentinelle sur l'escalier, et, comme _elle_ montera probablement à la
tour, vous pourriez lui dire un mot.

En ce moment, un homme, qu'on reconnut pour un municipal à son écharpe
tricolore, entra; seulement, cet homme était inconnu du capitaine et du
chasseur, aussi leurs yeux se fixèrent-ils sur lui.

--Citoyen général, dit le nouveau venu en s'adressant à Santerre, je te
prie de m'accepter en place du citoyen Maurice Lindey, qui est malade;
voici le certificat du médecin; mon tour de garde arrivait dans huit
jours, je permute avec lui; dans huit jours, il fera mon service, comme
je vais faire aujourd'hui le sien.

--Si, toutefois, les Capet et les Capettes vivent encore huit jours, dit
un des municipaux.

Santerre répondit par un petit sourire à la plaisanterie de ce zélé;
puis, se tournant vers le mandataire de Maurice:

--C'est bien, dit-il, va signer sur le registre à la place de Maurice
Lindey, et consigne, à la colonne des observations, les causes de cette
mutation.

Cependant le capitaine et le chasseur s'étaient regardés avec une
surprise joyeuse.

--Dans huit jours, se dirent-ils.

--Capitaine Dixmer, cria Santerre, prenez position dans le jardin avec
votre compagnie.

--Venez, Morand, dit le capitaine au chasseur, son compagnon. Le tambour
retentit, et la compagnie, conduite par le maître tanneur, s'éloigna
dans la direction prescrite.

On mit les armes en faisceaux, et la compagnie se sépara par groupes,
qui commencèrent à se promener en long et en large, selon leur
fantaisie.

Le lieu de leur promenade était le jardin même, où, du temps de Louis
XVI, la famille royale venait, quelquefois, prendre l'air. Ce jardin
était nu, aride, désolé, complètement dépouillé de fleurs, d'arbres et
de verdure.

À vingt-cinq pas, à peu près, de la portion du mur qui donnait sur la
rue Porte-Foin, s'élevait une espèce de cahute, que la prévoyance de la
municipalité avait permis d'établir, pour la plus grande commodité des
gardes nationaux qui stationnaient au Temple, et qui trouvaient là, dans
les jours d'émeute, où il était défendu de sortir, à boire et à manger.
La direction de cette petite guinguette intérieure avait été fort
ambitionnée; enfin, la concession en avait été faite à une excellente
patriote, veuve d'un faubourien tué au 10 août, et qui répondait au nom
de femme Plumeau.

Cette petite cabane, bâtie en planches et en torchis, était située au
milieu d'une plate-bande, dont on reconnaissait encore les limites à une
haie naine en buis. Elle se composait d'une seule chambre d'une douzaine
de pieds carrés, au-dessous de laquelle s'étendait une cave, où on
descendait par des escaliers grossièrement taillés dans la terre même.
C'était là que la veuve Plumeau enfermait ses liquides et ses
comestibles, sur lesquels elle et sa fille, enfant de douze à quinze
ans, veillaient à tour de rôle.

À peine installés à leur bivac, les gardes nationaux se mirent donc,
comme nous l'avons dit, les uns à se promener dans le jardin, les autres
à causer avec les concierges; ceux-ci à regarder les dessins tracés sur
la muraille, et qui représentaient tous quelque dessin patriotique, tel
que le roi pendu, avec cette inscription: «M. Veto prenant un bain
d'air»,--ou le roi guillotiné, avec cette autre: «M. Veto crachant dans
le sac»; ceux-là à faire des ouvertures à madame Plumeau sur les
desseins gastronomiques que leur suggérait leur plus ou moins d'appétit.

Au nombre de ces derniers étaient le capitaine et le chasseur que nous
avons déjà remarqués.

--Ah! capitaine Dixmer, dit la cantinière, j'ai du fameux vin de Saumur,
allez!

--Bon, citoyenne Plumeau; mais le vin de Saumur, à mon avis du moins, ne
vaut rien sans le fromage de Brie, répondit le capitaine, qui, avant
d'émettre ce système, avait regardé avec soin autour de lui et avait
remarqué parmi les différents comestibles, qu'étalaient orgueilleusement
les rayons de la cantine, l'absence de ce comestible apprécié par lui.

--Ah! mon capitaine, c'est comme un fait exprès, mais le dernier morceau
vient d'être enlevé.

--Alors, dit le capitaine, pas de fromage de Brie, pas de vin de Saumur;
et remarque, citoyenne, que la consommation en valait la peine, attendu
que je comptais en offrir à toute la compagnie.

--Mon capitaine, je te demande cinq minutes et je cours en chercher chez
le citoyen concierge qui me fait concurrence, et qui en a toujours; je
le payerai plus cher, mais tu es trop bon patriote pour ne pas m'en
dédommager.

--Oui, oui, va, répondit Dixmer, et nous, pendant ce temps, nous allons
descendre à la cave et choisir nous-mêmes notre vin.

--Fais comme chez toi, capitaine, fais. Et la veuve Plumeau se mit à
courir de toutes ses forces vers la loge du concierge, tandis que le
capitaine et le chasseur, munis d'une chandelle, soulevaient la trappe
et descendaient dans la cave.

--Bon! dit Morand après un instant d'examen, la cave s'avance dans la
direction de la rue Porte-Foin. Elle est profonde de neuf à dix pieds,
et il n'y a aucune maçonnerie.

--Quelle est la nature du sol? demanda Dixmer.

--Tuf crayeux. Ce sont des terres rapportées; tous ces jardins ont été
bouleversés à plusieurs reprises, il n'y a de roche nulle part.

--Vite, s'écria Dixmer, j'entends les sabots de notre vivandière; prenez
deux bouteilles de vin et remontons.

Ils apparaissaient tous deux à l'orifice de la trappe, quand la Plumeau
rentra, portant le fameux fromage de Brie demandé avec tant
d'insistance.

Derrière elle venaient plusieurs chasseurs, alléchés par la bonne
apparence du susdit fromage.

Dixmer fit les honneurs: il offrit une vingtaine de bouteilles de vin à
sa compagnie, tandis que le citoyen Morand racontait le dévouement de
Curtius, le désintéressement de Fabricius et le patriotisme de Brutus et
de Cassius, toutes histoires qui furent presque autant appréciées que le
fromage de Brie et le vin d'Anjou offerts par Dixmer, ce qui n'est pas
peu dire.

Onze heures sonnèrent. C'était à onze heures et demie qu'on relevait les
sentinelles.

--N'est-ce point d'ordinaire de midi à une heure que l'Autrichienne se
promène? demanda Dixmer à Tison, qui passait devant la cabane.

--De midi à une heure, justement. Et il se mit à chanter:


          _Madame monte à sa tour..._
          _Mironton, tonton, mirontaine._


Cette nouvelle facétie fut accueillie par les rires universels des
gardes nationaux.

Aussitôt Dixmer fit l'appel des hommes de sa compagnie qui devaient
monter leur garde de onze heures et demie à une heure et demie,
recommanda de hâter le déjeuner et fit prendre les armes à Morand pour
le placer, comme il était convenu, au dernier étage de la tour, dans
cette même guérite derrière laquelle Maurice s'était caché, le jour où
il avait intercepté les signes qui avaient été faits à la reine, d'une
fenêtre de la rue Porte-Foin.

Si l'on eût regardé Morand au moment où il reçut cet avis, bien simple
et bien attendu, on eût pu le voir blêmir sous les longues mèches de ses
cheveux noirs.

Soudain un bruit sourd ébranla les cours du Temple, et l'on entendit
dans le lointain comme un ouragan de cris et de rugissements.

--Qu'est-ce que cela? demanda Dixmer à Tison.

--Oh! oh! répondit le geôlier, ce n'est rien; quelque petite émeute que
voudraient nous faire ces gueux de brissotins avant d'aller à la
guillotine.

Le bruit devenait de plus en plus menaçant; on entendait rouler
l'artillerie, et une troupe de gens hurlant passa près du Temple en
criant:

«Vivent les sections! Vive Henriot! À bas les brissotins! À bas les
rolandistes! À bas madame Veto!»

--Bon! bon! dit Tison en se frottant les mains, je vais ouvrir à madame
Veto pour qu'elle jouisse sans empêchement de l'amour que lui porte son
peuple.

Et il approcha du guichet du donjon.

--Ohé! Tison! cria une voix formidable.

--Mon général? répondit celui-ci en s'arrêtant tout court.

--Pas de sortie aujourd'hui, dit Santerre; les prisonnières ne
quitteront pas leur chambre. L'ordre était sans appel.

--Bon! dit Tison, c'est de la peine de moins.

Dixmer et Morand échangèrent un lugubre regard; puis, en attendant que
l'heure de la faction, inutile maintenant, sonnât, ils allèrent tous
deux se promener entre la cantine et le mur donnant sur la rue
Porte-Foin. Là, Morand commença à arpenter la distance en faisant des
pas géométriques, c'est-à-dire de trois pieds.

--Quelle distance? demanda Dixmer.

--Soixante à soixante et un pieds, répondit Morand.

--Combien de jours faudra-t-il?

Morand réfléchit, traça sur le sable avec une baguette quelques signes
géométriques qu'il effaça aussitôt.

--Il faudra sept jours, au moins, dit-il.

--Maurice est de garde dans huit jours, murmura Dixmer. Il faut donc
absolument que, d'ici à huit jours, nous soyons raccommodés avec
Maurice.

La demie sonna. Morand reprit son fusil en soupirant, et, conduit par le
caporal, alla relever la sentinelle qui se promenait sur la plate-forme
de la tour.




XIV

Dévouement


Le lendemain du jour où s'étaient passées les scènes que nous venons de
raconter, c'est-à-dire le 1er juin, à dix heures du matin, Geneviève
était assise à sa place accoutumée, près de la fenêtre; elle se
demandait pourquoi, depuis trois semaines, les jours se levaient si
tristes pour elle, pourquoi ces jours se passaient si lentement, et
enfin pourquoi, au lieu d'attendre le soir avec ardeur, elle l'attendait
maintenant avec effroi.

Ses nuits, surtout, étaient tristes; ses nuits d'autrefois étaient si
belles, ces nuits qui se passaient à rêver à la veille et au lendemain.

En ce moment, ses yeux tombèrent sur une magnifique caisse d'oeillets
tigrés et d'oeillets rouges, que, depuis l'hiver, elle tirait de cette
petite serre, où Maurice avait été retenu prisonnier, pour les faire
éclore dans sa chambre.

Maurice lui avait appris à les cultiver dans cette plate-bande d'acajou,
où ils étaient enfermés; elle les avait arrosés, émondés, palissés
elle-même, tant que Maurice avait été là; car, lorsqu'il venait, le
soir, elle se plaisait à lui montrer les progrès que, grâce à leurs
soins fraternels, les charmantes fleurs avaient faits pendant la nuit.
Mais, depuis que Maurice avait cessé de venir, les pauvres oeillets
avaient été négligés, et voilà que, faute de soins et de souvenir, les
pauvres boutons alanguis étaient demeurés vides et se penchaient,
jaunissants, hors de leur balustrade, sur laquelle ils retombaient, à
demi fanés.

Geneviève comprit, par cette seule vue, la raison de sa tristesse à
elle-même. Elle se dit qu'il en était des fleurs comme de certaines
amitiés que l'on nourrit, que l'on cultive avec passion, et qui, alors,
font épanouir le coeur; puis, un matin, un caprice ou un malheur coupe
l'amitié par sa racine, et le coeur que cette amitié ravivait se
resserre, languissant et flétri.

La jeune femme, alors, sentit l'angoisse affreuse de son coeur; le
sentiment qu'elle avait voulu combattre, et qu'elle avait espéré
vaincre, se débattait au fond de sa pensée, plus que jamais, criant
qu'il ne mourrait qu'avec ce coeur; alors elle eut un moment de
désespoir, car elle sentait que la lutte lui devenait de plus en plus
impossible; elle pencha doucement la tête, baisa un de ces boutons
flétris et pleura.

Son mari entra chez elle juste au moment où elle essuyait ses yeux.

Mais, de son côté, Dixmer était tellement préoccupé par ses propres
pensées, qu'il ne devina point cette crise douloureuse que venait
d'éprouver sa femme, et il ne fit point attention à la rougeur
dénonciatrice de ses paupières.

Il est vrai que Geneviève, en apercevant son mari, se leva vivement, et,
courant à lui de façon à tourner le dos à la fenêtre, dans la
demi-teinte:

--Eh bien? dit-elle.

--Eh bien, rien de nouveau; impossible d'approcher d'ELLE, impossible de
lui faire rien passer; impossible même de la voir.

--Quoi! s'écria Geneviève, avec tout ce bruit qu'il y a eu dans Paris?

--Eh! c'est justement ce bruit qui a redoublé la défiance des
surveillants; on a craint qu'on ne profitât de l'agitation générale pour
faire quelque tentative sur le Temple, et, au moment où Sa Majesté
allait monter sur la plate-forme, l'ordre a été donné par Santerre de ne
laisser sortir ni la reine, ni Madame Élisabeth, ni madame Royale.

--Pauvre chevalier, il a dû être bien contrarié?

--Il était au désespoir, quand il a vu cette chance nous échapper. Il a
pâli au point que je l'ai entraîné de peur qu'il ne se trahît.

--Mais, demanda timidement Geneviève, il n'y avait donc au Temple aucun
municipal de votre connaissance?

--Il devait y en avoir un, mais il n'est point venu.

--Lequel?

--Le citoyen Maurice Lindey, dit Dixmer d'un ton qu'il s'efforçait de
rendre indifférent.

--Et pourquoi n'est-il pas venu? demanda Geneviève en faisant, de son
côté, le même effort sur elle-même.

--Il était malade.

--Malade, lui?

--Oui, et assez gravement même. Patriote, comme vous le connaissez, il a
été forcé de céder son tour à un autre.

--Oh! mon Dieu! y eût-il été, Geneviève, reprit Dixmer, vous comprenez,
maintenant, que c'eût été la même chose.

Brouillés comme nous le sommes, peut-être eût-il évité de me parler.

--Je crois, mon ami, dit Geneviève, que vous vous exagérez la gravité de
la situation. M. Maurice peut avoir le caprice de ne plus venir ici,
quelques raisons futiles de ne plus nous voir; mais il n'est point, pour
cela, notre ennemi. La froideur n'exclut pas la politesse, et, en vous
voyant venir à lui, je suis certaine qu'il eût fait la moitié du chemin.

--Geneviève, dit Dixmer, pour ce que nous attendions de Maurice, il
faudrait plus que de la politesse, et ce n'était point trop d'une amitié
réelle et profonde. Cette amitié est brisée; il n'y a donc plus d'espoir
de ce côté-là.

Et Dixmer poussa un profond soupir, tandis que son front, d'ordinaire si
calme, se plissait tristement.

--Mais, dit timidement Geneviève, si vous croyez M. Maurice si
nécessaire à vos projets...

--C'est-à-dire, répondit Dixmer, que je désespère de les voir réussir
sans lui.

--Eh bien, alors, pourquoi ne tentez-vous pas une nouvelle démarche
auprès du citoyen Lindey?

Il lui semblait qu'en appelant le jeune homme par son nom de famille,
l'intonation de sa voix était moins tendre que lorsqu'elle l'appelait
par son nom de baptême.

--Non, répondit Dixmer en secouant la tête, non, j'ai fait tout ce que
je pouvais faire: une nouvelle démarche semblerait singulière et
éveillerait nécessairement ses soupçons; non, et puis, voyez-vous,
Geneviève, je vois plus loin que vous dans toute cette affaire: il y a
une plaie au fond du coeur de Maurice.

--Une plaie? demanda Geneviève fort émue. Eh! mon Dieu! que voulez-vous
dire? Parlez, mon ami.

--Je veux dire, et vous en êtes convaincue comme moi, Geneviève, qu'il y
a dans notre rupture avec le citoyen Lindey plus qu'un caprice.

--Et à quoi donc alors attribuez-vous cette rupture?

--À l'orgueil, peut-être, dit vivement Dixmer.

--À l'orgueil?...

--Oui, il nous faisait honneur, à son avis du moins, ce bon bourgeois de
Paris, ce demi-aristocrate de robe, conservant ses susceptibilités sous
son patriotisme; il nous faisait honneur, ce républicain tout-puissant
dans sa section, dans son club, dans sa municipalité, en accordant son
amitié à des fabricants de pelleteries. Peut-être avons-nous fait trop
peu d'avances, peut-être nous sommes-nous oubliés.

--Mais, reprit Geneviève, si nous lui avons fait trop peu d'avances, si
nous nous sommes oubliés, il me semble que la démarche que vous avez
faite rachetait tout cela.

--Oui, en supposant que le tort vînt de moi; mais si, au contraire, le
tort venait de vous?

--De moi! Et comment voulez-vous, mon ami, que j'aie eu un tort envers
M. Maurice? dit Geneviève étonnée.

--Eh! qui sait, avec un pareil caractère? Ne l'avez-vous pas vous-même,
et la première, accusé de caprice? Tenez, j'en reviens à ma première
idée, Geneviève, vous avez eu tort de ne pas écrire à Maurice.

--Moi! s'écria Geneviève, y pensez-vous?

--Non seulement j'y pense, dit Dixmer, mais encore, depuis trois
semaines que dure cette rupture, j'y ai beaucoup pensé.

--Et...? demanda timidement Geneviève.

--Et je regarde cette démarche comme indispensable.

--Oh! s'écria Geneviève, non, non, Dixmer, n'exigez point cela de moi.

--Vous savez, Geneviève, que je n'exige jamais rien de vous; je vous
prie seulement. Eh bien, entendez-vous? je vous prie d'écrire au citoyen
Maurice.

--Mais..., fit Geneviève.

--Écoutez, reprit Dixmer en l'interrompant: ou il y a entre vous et
Maurice de graves sujets de querelle, car, quant à moi, il ne s'est
jamais plaint de mes procédés, ou votre brouille avec lui résulte de
quelque enfantillage.

Geneviève ne répondit point.

--Si cette brouille est causée par un enfantillage, ce serait folie à
vous de l'éterniser; si elle a pour cause un motif sérieux, au point où
nous en sommes, nous ne devons plus, comprenez bien cela, compter avec
notre dignité, ni même avec notre amour-propre. Ne mettons donc point en
balance, croyez-moi, une querelle de jeunes gens avec d'immenses
intérêts. Faites un effort sur vous-même, écrivez un mot au citoyen
Maurice Lindey et il reviendra.

Geneviève réfléchit un instant.

--Mais, dit-elle, ne saurait-on trouver un moyen, moins compromettant,
de ramener la bonne intelligence entre vous et M. Maurice?

--Compromettant, dites-vous? Mais, au contraire, c'est un moyen tout
naturel, ce me semble.

--Non, pas pour moi, mon ami.

--Vous êtes bien opiniâtre, Geneviève.

--Accordez-moi de dire que c'est la première fois, au moins, que vous
vous en apercevez.

Dixmer, qui froissait son mouchoir entre ses mains, depuis quelques
instants, essuya son front couvert de sueur.

--Oui, dit-il, et c'est pour cela que mon étonnement s'en augmente.

--Mon Dieu! dit Geneviève, est-il possible, Dixmer, que vous ne
compreniez point les causes de ma résistance et que vous vouliez me
forcer à parler?

Et elle laissa, faible et comme poussée à bout, tomber sa tête sur sa
poitrine, et ses bras à ses côtés.

Dixmer parut faire un violent effort sur lui-même, prit la main de
Geneviève, la força de relever la tête, et, la regardant entre les yeux,
se mit à rire avec un éclat qui eût paru bien forcé à Geneviève si
elle-même eût été moins agitée en ce moment.

--Je vois ce que c'est, dit-il; en vérité, vous avez raison. J'étais
aveugle. Avec tout votre esprit, ma chère Geneviève, avec toute votre
distinction, vous vous êtes laissé prendre à une banalité, vous avez eu
peur que Maurice ne devînt amoureux de vous.

Geneviève sentit comme un froid mortel pénétrer jusqu'à son coeur. Cette
ironie de son mari, à propos de l'amour que Maurice avait pour elle,
amour dont, d'après la connaissance qu'elle avait du caractère du jeune
homme, elle pouvait estimer toute la violence, amour enfin que, sans se
l'avouer autrement que par de sourds remords, elle partageait elle-même
au fond du coeur, cette ironie la pétrifia. Elle n'eut point la force de
regarder. Elle sentit qu'il lui serait impossible de répondre.

--J'ai deviné, n'est-ce pas? reprit Dixmer. Eh bien, rassurez-vous,
Geneviève, je connais Maurice; c'est un farouche républicain qui n'a
point dans le coeur d'autre amour que l'amour de la patrie.

--Monsieur, s'écria Geneviève, êtes-vous bien sûr de ce que vous dites?

--Eh! sans doute, reprit Dixmer; si Maurice vous aimait, au lieu de se
brouiller avec moi, il eût redoublé de soins et de prévenances pour
celui qu'il avait intérêt à tromper. Si Maurice vous aimait, il n'eût
point si facilement renoncé à ce titre d'ami de la maison, à l'aide
duquel, d'ordinaire, on couvre ces sortes de trahisons.

--En honneur, s'écria Geneviève, ne plaisantez point, je vous prie, sur
de pareilles choses!

--Je ne plaisante point, madame; je vous dis que Maurice ne vous aime
pas, voilà tout.

--Et moi, moi, s'écria Geneviève en rougissant, moi, je vous dis que
vous vous trompez.

--En ce cas, reprit Dixmer, Maurice, qui a eu la force de s'éloigner
plutôt que de tromper la confiance de son hôte, est un honnête homme;
or, les honnêtes gens sont rares, Geneviève, et l'on ne peut trop faire
pour les ramener à soi quand ils se sont écartés. Geneviève, vous
écrirez à Maurice, n'est-ce pas?

--Oh! mon Dieu! dit la jeune femme.

Et elle laissa tomber sa tête entre ses deux mains; car celui sur lequel
elle comptait s'appuyer au moment du danger lui manquait tout à coup et
la précipitait au lieu de la retenir.

Dixmer la regarda un instant; puis, s'efforçant de sourire:

--Allons, chère amie, dit-il, point d'amour-propre de femme; si Maurice
veut recommencer à vous faire quelque bonne déclaration, riez de la
seconde, comme vous avez fait de la première. Je vous connais,
Geneviève, vous êtes un digne et noble coeur. Je suis sûr de vous.

--Oh! s'écria Geneviève en se laissant glisser de façon à ce qu'un de
ses genoux touchât la terre, oh! mon Dieu! qui peut être sûr des autres
quand nul n'est sûr de soi?

Dixmer devint pâle, comme si tout son sang se retirait vers son coeur.

--Geneviève, dit-il, j'ai eu tort de vous faire passer par toutes les
angoisses que vous venez d'éprouver. J'aurais dû vous dire tout de
suite: Geneviève, nous sommes dans l'époque des grands dévouements;
Geneviève, j'ai dévoué à la reine, notre bienfaitrice, non seulement mon
bras, non seulement ma tête, mais encore ma félicité; d'autres lui
donneront leur vie. Je ferai plus que de lui donner ma vie, moi, je
risquerai mon honneur; et mon honneur, s'il périt, ne sera qu'une larme
de plus tombant dans cet océan de douleurs qui s'apprête à engloutir la
France. Mais mon honneur ne risque rien, quand il est sous la garde
d'une femme comme ma Geneviève.

Pour la première fois Dixmer venait de se révéler tout entier.

Geneviève redressa la tête, fixa sur lui ses beaux yeux pleins
d'admiration, se releva lentement, lui donna son front à baiser.

--Vous le voulez? dit-elle. Dixmer fit un signe affirmatif.

--Dictez alors. Et elle prit une plume.

--Non point, dit Dixmer; c'est assez d'user, d'abuser peut-être de ce
digne jeune homme; et, puisqu'il se réconciliera avec nous, à la suite
d'une lettre qu'il aura reçue de Geneviève, que cette lettre soit bien
de Geneviève et non de M. Dixmer.

Et Dixmer baisa une seconde fois sa femme au front, la remercia et
sortit. Alors Geneviève tremblante écrivit:

«Citoyen Maurice, «Vous saviez combien mon mari vous aimait. Trois
semaines de séparation, qui nous ont paru un siècle, vous l'ont-elles
fait oublier? Venez; nous vous attendons; votre retour sera une
véritable fête. «GENEVIÈVE.»




XV

La déesse Raison


Comme Maurice l'avait fait dire la veille au général Santerre, il était
sérieusement malade.

Depuis qu'il gardait la chambre, Lorin était venu régulièrement le voir,
et avait fait tout ce qu'il avait pu pour le déterminer à prendre
quelque distraction. Mais Maurice avait tenu bon. Il y a des maladies
dont on ne veut pas guérir.

Le 1er juin, il arriva vers une heure.

--Qu'y a-t-il donc de particulier aujourd'hui? demanda Maurice. Tu es
superbe.

En effet, Lorin avait le costume de rigueur: le bonnet rouge, la
carmagnole et la ceinture tricolore ornée de ces deux instruments, qu'on
appelait alors les burettes de l'abbé Maury, et qu'auparavant et depuis,
on appela tout bonnement des pistolets.

--D'abord, dit Lorin, il y a généralement la débâcle de la gironde qui
est en train de s'exécuter, mais tambour battant; dans ce moment-ci, par
exemple, on chauffe les boulets rouges sur la place du Carrousel. Puis,
particulièrement parlant, il y a une grande solennité à laquelle je
t'invite pour après-demain.

--Mais, pour aujourd'hui, qu'y a-t-il donc? Tu viens me chercher,
dis-tu?

--Oui; aujourd'hui nous avons la répétition.

--Quelle répétition?

--La répétition de la grande solennité.

--Mon cher, dit Maurice, tu sais que, depuis huit jours, je ne sors
plus; par conséquent, je ne suis plus au courant de rien, et j'ai le
plus grand besoin d'être renseigné.

--Comment! je ne te l'ai donc pas dit?

--Tu ne m'as rien dit.

--D'abord, mon cher, tu savais déjà que nous avions supprimé Dieu pour
quelque temps, et que nous l'avons remplacé par l'Être suprême.

--Oui, je sais cela.

--Eh bien, il paraît qu'on s'est aperçu d'une chose, c'est que l'Être
suprême était un modéré, un rolandiste, un girondin.

--Lorin, pas de plaisanteries sur les choses saintes; je n'aime point
cela, tu le sais.

--Que veux-tu, mon cher! il faut être de son siècle. Moi aussi, j'aimais
assez l'ancien Dieu, d'abord parce que j'y étais habitué. Quant à l'Être
suprême, il paraît qu'il a réellement des torts, et que, depuis qu'il
est là-haut, tout va de travers; enfin nos législateurs ont décrété sa
déchéance....

Maurice haussa les épaules.

--Hausse les épaules tant que tu voudras, dit Lorin.


          _De par la philosophie,_
          _Nous, grands suppôts de Momus,_
          _Ordonnons que la folie_
          _Ait son culte_ in partibus.


Si bien, continua Lorin, que nous allons un peu adorer la déesse Raison.

--Et tu te fourres dans toutes ces mascarades? dit Maurice.

--Ah! mon ami, si tu connaissais la déesse Raison comme je la connais,
tu serais un de ses plus chauds partisans. Écoute, je veux te la faire
connaître, je te présenterai à elle.

--Laisse-moi tranquille avec toutes tes folies; je suis triste, tu le
sais bien.

--Raison de plus, morbleu! elle t'égayera, c'est une bonne fille.... Eh!
mais tu la connais, l'austère déesse que les Parisiens vont couronner de
lauriers et promener sur un char de papier doré! C'est... devine...

--Comment veux-tu que je devine?

--C'est Arthémise.

--Arthémise? dit Maurice en cherchant dans sa mémoire, sans que ce nom
lui rappelât aucun souvenir.

--Oui, une grande brune, dont j'ai fait connaissance, l'année
dernière... au bal de l'Opéra, à telles enseignes que tu vins souper
avec nous et que tu la grisas.

--Ah! oui, c'est vrai, répondit Maurice, je me souviens maintenant; et
c'est elle?

--C'est elle qui a le plus de chances. Je l'ai présentée au concours:
tous les Thermopyles m'ont promis leurs voix. Dans trois jours,
l'élection générale. Aujourd'hui, repas préparatoire; aujourd'hui, nous
répandons le vin de Champagne; peut-être, après-demain, répandrons-nous
le sang! Mais qu'on répande ce que l'on voudra, Arthémise sera déesse,
ou que le diable m'emporte! Allons, viens; nous lui ferons mettre sa
tunique.

--Merci. J'ai toujours eu de la répugnance pour ces sortes de choses.

--Pour habiller les déesses? Peste! mon cher! tu es difficile. Eh bien,
voyons, si cela peut te distraire, je la lui mettrai, sa tunique, et
toi, tu la lui ôteras.

--Lorin, je suis malade, et non seulement je n'ai plus de gaieté, mais
encore la gaieté des autres me fait mal.

--Ah çà! tu m'effrayes, Maurice: tu ne te bats plus, tu ne ris plus;
est-ce que tu conspires, par hasard?

--Moi! plût à Dieu!

--Tu veux dire: plût à la déesse Raison!

--Laisse-moi, Lorin, je ne puis, je ne veux pas sortir; je suis au lit
et j'y reste. Lorin se gratta l'oreille.

--Bon! dit-il, je vois ce que c'est.

--Et que vois-tu?

--Je vois que tu attends la déesse Raison.

--Corbleu! s'écria Maurice, les amis spirituels sont bien gênants;
va-t'en, ou je te charge d'imprécations, toi et ta déesse.

--Charge, charge.... Maurice levait la main pour maudire, lorsqu'il fut
interrompu par son officieux, qui entrait en ce moment, tenant une
lettre pour le citoyen son frère.

--Citoyen Agésilas, dit Lorin, tu entres dans un mauvais moment; ton
maître allait être superbe.

Maurice laissa retomber sa main, qu'il étendit nonchalamment vers la
lettre; mais à peine l'eût-il touchée qu'il tressaillit, et,
l'approchant avidement de ses yeux, dévora du regard l'écriture et le
cachet, et, tout en blêmissant, comme s'il allait se trouver mal, rompit
le cachet.

--Oh! oh! murmura Lorin, voici notre intérêt qui s'éveille, à ce qu'il
paraît.

Maurice n'écoutait plus, il lisait avec toute son âme les quelques
lignes de Geneviève. Après les avoir lues, il les relut deux, trois,
quatre fois; puis il s'essuya le front et laissa retomber ses mains,
regardant Lorin comme un homme hébété.

--Diable! dit Lorin, il paraît que voilà une lettre qui renferme de
fières nouvelles.

Maurice relut la lettre pour la cinquième fois, et un vermillon nouveau
colora son visage. Ses yeux desséchés s'humectèrent, et un profond
soupir dilata sa poitrine; puis, oubliant tout à coup sa maladie et la
faiblesse qui en était la suite, il sauta hors de son lit.

--Mes habits! s'écria-t-il à l'officieux stupéfait; mes habits, mon cher
Agésilas! Ah! mon pauvre Lorin, mon bon Lorin, je l'attendais tous les
jours, mais, en vérité, je ne l'espérais pas. Çà, une culotte blanche,
une chemise à jabot; qu'on me coiffe et qu'on me rase sur-le-champ!

L'officieux se hâta d'exécuter les ordres de Maurice, le coiffa et le
rasa en un tour de main.

--Oh! la revoir! la revoir! s'écria le jeune homme, Lorin, en vérité, je
n'ai pas su jusqu'à présent ce que c'était que le bonheur.

--Mon pauvre Maurice, dit Lorin, je crois que tu as besoin de la visite
que je te conseillais.

--Oh! cher ami, s'écria Maurice, pardonne-moi; mais, en vérité, je n'ai
plus ma raison.

--Alors je t'offre la mienne, dit Lorin en riant de cet affreux
calembour. Ce qu'il y eut de plus étonnant, c'est que Maurice en rit
aussi.

Le bonheur l'avait rendu facile en matière d'esprit. Ce ne fut point
tout.

--Tiens, dit-il en coupant un oranger couvert de fleurs, offre de ma
part ce bouquet à la digne veuve de Mausole.

--À la bonne heure! s'écria Lorin, voilà de la belle galanterie! Aussi,
je te pardonne. Et puis, il me semble que décidément tu es bien
amoureux, et j'ai toujours eu le plus profond respect pour les grandes
infortunes.

--Eh bien, oui, je suis amoureux, s'écria Maurice, dont le coeur
éclatait de joie; je suis amoureux, et maintenant je puis l'avouer
puisqu'elle m'aime; car, puisqu'elle me rappelle, c'est qu'elle m'aime,
n'est-ce pas, Lorin?

--Sans doute, répondit complaisamment l'adorateur de la déesse Raison;
mais prends garde, Maurice; la façon dont tu prends la chose fait
peur...


          _Souvent l'amour d'une Égérie_
          _N'est rien moins qu'une trahison_
          _Du tyran nommé Cupidon:_
          _Près de la plus sage on s'oublie._
          _Aime ainsi que moi la Raison,_
          _Tu ne feras pas de folie._


--Bravo! bravo! cria Maurice en battant des mains. Et, prenant ses
jambes à son cou, il descendit les escaliers, quatre à quatre, gagna le
quai, et s'élança dans la direction si connue de la vieille rue
Saint-Jacques.

--Je crois qu'il m'a applaudi, Agésilas? demanda Lorin.

--Oui, certainement, citoyen, et il n'y a rien d'étonnant, car c'était
bien joli, ce que vous avez dit là.

--Alors, il est plus malade que je ne croyais, dit Lorin. Et, à son
tour, il descendit l'escalier, mais d'un pas plus calme. Arthémise
n'était pas Geneviève. À peine Lorin fut-il dans la rue Saint-Honoré,
lui et son oranger en fleurs, qu'une foule de jeunes citoyens, auxquels
il avait pris, selon la disposition d'esprit où il se trouvait,
l'habitude de distribuer des décimes ou des coups de pied au-dessous de
la carmagnole, le suivirent respectueusement, le prenant sans doute pour
un de ces hommes vertueux, auxquels Saint-Just avait proposé que l'on
offrît un habit blanc et un bouquet de fleurs d'oranger. Comme le
cortège allait sans cesse grossissant, tant, même à cette époque, un
homme vertueux était chose rare à voir, il y avait bien plusieurs
milliers de jeunes citoyens, lorsque le bouquet fut offert à Arthémise;
hommage dont plusieurs autres Raisons, qui se mettaient sur les rangs,
furent malades jusqu'à la migraine.

Ce fut ce soir-là même que se répandit dans Paris la fameuse cantate:


          _Vive la déesse Raison!_
          _Flamme pure, douce lumière._


Et, comme elle est parvenue jusqu'à nous sans nom d'auteur, ce qui a
fort exercé la sagacité des archéologues révolutionnaires, nous aurions
presque l'audace d'affirmer qu'elle fut faite pour la belle Arthémise
par notre ami Hyacinthe Lorin.




XVI

L'enfant prodigue


Maurice n'eût pas été plus vite, quand il eût eu des ailes.

Les rues étaient pleines de monde, mais Maurice ne remarquait cette
foule que parce qu'elle retardait sa course; on disait dans les groupes
que la Convention était assiégée, que la majesté du peuple était
offensée dans ses représentants, qu'on empêchait de sortir; et cela
avait bien quelque probabilité, car on entendait tinter le tocsin et
tonner le canon d'alarme.

Mais qu'importaient en ce moment à Maurice le canon d'alarme et le
tocsin? Que lui faisait que les députés pussent ou ne pussent point
sortir, puisque la défense ne s'étendait point jusqu'à lui? Il courait,
voilà tout.

Tout en courant, il se figurait que Geneviève l'attendait à la petite
fenêtre donnant sur le jardin, afin de lui envoyer, du plus loin qu'elle
l'apercevrait, son plus charmant sourire.

Dixmer, aussi, était prévenu, sans doute, de cet heureux retour, et il
allait tendre à Maurice sa bonne grosse main, si franche et si loyale en
ses étreintes.

Il aimait Dixmer, ce jour-là; il aimait jusqu'à Morand et ses cheveux
noirs, et ses lunettes vertes, sous lesquelles il avait cru voir
jusqu'alors briller un oeil sournois.

Il aimait la création tout entière, car il était heureux; il eût
volontiers jeté des fleurs sur la tête de tous les hommes afin que tous
les hommes fussent heureux comme lui.

Toutefois, il se trompait dans ses espérances, le pauvre Maurice, il se
trompait, comme il arrive dix-neuf fois sur vingt à l'homme qui compte
avec son coeur et d'après son coeur.

Au lieu de ce doux sourire qu'attendait Maurice, et qui devait
l'accueillir du plus loin qu'il serait aperçu, Geneviève s'était promis
de ne montrer à Maurice qu'une politesse froide, faible rempart qu'elle
opposait au torrent qui menaçait d'envahir son coeur.

Elle s'était retirée dans sa chambre du premier et ne devait descendre
au rez-de-chaussée, que lorsqu'elle serait appelée.

Hélas! elle aussi se trompait.

Il n'y avait que Dixmer qui ne se trompât point; il guettait Maurice à
travers un grillage et souriait ironiquement.

Le citoyen Morand teignait flegmatiquement en noir de petites queues
qu'on devait appliquer sur des peaux de chat blanc pour en faire de
l'hermine.

Maurice poussa la petite porte de l'allée pour entrer familièrement par
le jardin; comme autrefois, la porte fit entendre sa sonnette de cette
certaine façon qui indiquait que c'était Maurice qui ouvrait la porte.

Geneviève, qui se tenait debout devant sa fenêtre fermée, tressaillit.

Elle laissa tomber le rideau qu'elle avait entr'ouvert.

La première sensation qu'éprouva Maurice en rentrant chez son hôte, fut
donc un désappointement; non seulement Geneviève ne l'attendait pas à sa
fenêtre du rez-de-chaussée, mais, en entrant dans ce petit salon où il
avait pris congé d'elle, il ne la vit point et fut forcé de se faire
annoncer, comme si, pendant ces trois semaines d'absence, il fût devenu
un étranger.

Son coeur se serra.

Ce fut Dixmer que Maurice vit le premier; Dixmer accourut et pressa
Maurice dans ses bras, avec des cris de joie.

Alors, Geneviève descendit; elle s'était frappé les joues avec son
couteau de nacre pour y rappeler le sang, mais elle n'avait pas descendu
les vingt marches que ce carmin forcé avait disparu, refluant vers le
coeur.

Maurice vit apparaître Geneviève dans la pénombre de la porte; il
s'avança vers elle en souriant pour lui baiser la main. Il s'aperçut
alors seulement combien elle était changée.

Elle, de son côté, remarqua avec effroi la maigreur de Maurice, ainsi
que la lumière éclatante et fiévreuse de son regard.

--Vous voilà donc, monsieur? lui dit-elle d'une voix dont elle ne put
maîtriser l'émotion. Elle s'était promis de lui dire d'une voix
indifférente: «Bonjour, citoyen Maurice; pourquoi donc vous faites-vous
si rare?»

La variante parut encore froide à Maurice, et, cependant, quelle nuance!

Dixmer coupa court aux examens prolongés et aux récriminations
réciproques. Il fit servir le dîner; car il était près de deux heures.

En passant dans la salle à manger, Maurice s'aperçut que son couvert
était mis.

Alors le citoyen Morand arriva, vêtu du même habit marron et de la même
veste. Il avait toujours ses lunettes vertes, ses grandes mèches noires
et son jabot blanc. Maurice fut aussi affectueux qu'il put pour tout cet
ensemble qui, lorsqu'il l'avait sous les yeux, lui inspirait infiniment
moins de crainte que lorsqu'il était éloigné.

En effet, quelle probabilité que Geneviève aimât ce petit chimiste? Il
fallait être bien amoureux, et, par conséquent, bien fou pour se mettre
de pareilles billevesées en tête.

D'ailleurs, le moment eût été mal choisi pour être jaloux. Maurice avait
dans la poche de sa veste la lettre de Geneviève, et son coeur,
bondissant de joie, battait dessous.

Geneviève avait repris sa sérénité. Il y a cela de particulier, dans
l'organisation des femmes, que le présent peut presque toujours effacer
chez elles les traces du passé et les menaces de l'avenir.

Geneviève, se trouvant heureuse, redevint maîtresse d'elle-même,
c'est-à-dire calme et froide, quoique affectueuse; autre nuance que
Maurice n'était pas assez fort pour comprendre. Lorin en eût trouvé
l'explication dans Parny, dans Bertin ou dans Gentil-Bernard.

La conversation tomba sur la déesse Raison; la chute des girondins et le
nouveau culte qui faisait tomber l'héritage du ciel en quenouille,
étaient les deux événements du jour. Dixmer prétendit qu'il n'eût pas
été fâché de voir cet inappréciable honneur offert à Geneviève. Maurice
voulut en rire. Mais Geneviève se rangea à l'opinion de son mari, et
Maurice les regarda tous deux, étonné que le patriotisme pût, à ce
point, égarer un esprit aussi raisonnable que l'était celui de Dixmer,
et une nature aussi poétique que l'était celle de Geneviève.

Morand développa une théorie de la femme politique, en montant de
Théroigne de Méricourt, l'héroïne du 10 août, à madame Roland, cette âme
de la gironde. Puis, en passant, il lança quelques mots contre les
tricoteuses. Ces mots firent sourire Maurice. C'étaient, pourtant, de
cruelles railleries contre ces patriotes femelles, que l'on appela, plus
tard, du nom hideux de lécheuses de guillotine.

--Ah! citoyen Morand, dit Dixmer, respectons le patriotisme, même
lorsqu'il s'égare.

--Quant à moi, dit Maurice, en fait de patriotisme, je trouve que les
femmes sont toujours assez patriotes, quand elles ne sont point trop
aristocrates.

--Vous avez bien raison, dit Morand; moi, j'avoue franchement que je
trouve une femme aussi méprisable, quand elle affecte des allures
d'homme, qu'un homme est lâche lorsqu'il insulte une femme, cette femme
fût-elle sa plus cruelle ennemie.

Morand venait tout naturellement d'attirer Maurice sur un terrain
délicat. Maurice avait, à son tour, répondu par un signe affirmatif; la
lice était ouverte. Dixmer alors, comme un héraut qui sonne, ajouta:

--Un moment, un moment, citoyen Morand; vous en exceptez, j'espère, les
femmes ennemies de la nation.

Un silence de quelques secondes suivit cette riposte à la réponse de
Morand et au signe de Maurice.

Ce silence, ce fut Maurice qui le rompit.

--N'exceptons personne, dit-il tristement; hélas! les femmes qui ont été
les ennemies de la nation en sont bien punies aujourd'hui, ce me semble.

--Vous voulez parler des prisonnières du Temple, de l'Autrichienne, de
la soeur et de la fille de Capet, s'écria Dixmer avec une volubilité,
qui ôtait toute expression à ses paroles.

Morand pâlit en attendant la réponse du jeune municipal, et l'on eût
dit, si l'on eût pu les voir, que ses ongles allaient tracer un sillon
sur sa poitrine, tant ils s'y appliquaient profondément.

--Justement, dit Maurice, c'est d'elles que je parle.

--Quoi! dit Morand d'une voix étranglée, ce que l'on dit est-il vrai,
citoyen Maurice?

--Et que dit-on? demanda le jeune homme.

--Que les prisonnières sont cruellement maltraitées, parfois, par
ceux-là mêmes dont le devoir serait de les protéger.

--Il y a des hommes, dit Maurice, qui ne méritent pas le nom d'hommes.
Il y a des lâches qui n'ont point combattu, et qui ont besoin de
torturer les vaincus pour se persuader à eux-mêmes qu'ils sont
vainqueurs.

--Oh! vous n'êtes point de ces hommes-là, vous, Maurice, et j'en suis
bien certaine, s'écria Geneviève.

--Madame, répondit Maurice, moi qui vous parle, j'ai monté la garde
auprès de l'échafaud sur lequel a péri le feu roi. J'avais le sabre à la
main, et j'étais là pour tuer de ma main quiconque eût voulu le sauver.
Cependant, lorsqu'il est arrivé près de moi, j'ai, malgré moi, ôté mon
chapeau, et, me retournant vers mes hommes:

«--Citoyens, leur ai-je dit, je vous préviens que je passe mon sabre au
travers du corps du premier qui insultera le ci-devant roi.

«Oh! je défie qui que ce soit de dire qu'un seul cri soit parti de ma
compagnie. C'est encore moi qui avais écrit de ma main le premier des
dix mille écriteaux qui furent affichés dans Paris, lorsque le roi
revint de Varennes:

«Quiconque saluera le roi sera battu; quiconque l'insultera sera pendu.»

«Eh bien, continua Maurice sans remarquer le terrible effet que ses
paroles produisaient dans l'assemblée, eh bien, j'ai donc prouvé que je
suis un bon et franc patriote, que je déteste les rois et leurs
partisans. Eh bien, je le déclare, malgré mes opinions, qui ne sont rien
autre chose que des convictions profondes, malgré la certitude que j'ai
que l'Autrichienne est, pour sa bonne part, dans les malheurs qui
désolent la France, jamais, jamais un homme, quel qu'il soit, fût-ce
Santerre lui-même, n'insultera l'ex-reine en ma présence.

--Citoyen, interrompit Dixmer, secouant la tête en homme qui désapprouve
une telle hardiesse, savez-vous qu'il faut que vous soyez bien sûr de
nous pour dire de pareilles choses devant nous?

--Devant vous, comme devant tous, Dixmer; et j'ajouterai: elle périra
peut-être sur l'échafaud de son mari, mais je ne suis pas de ceux à qui
une femme fait peur, et je respecterai toujours tout ce qui est plus
faible que moi.

--Et la reine, demanda timidement Geneviève, vous a-t-elle témoigné
parfois, monsieur Maurice, qu'elle fût sensible à cette délicatesse, à
laquelle elle est loin d'être accoutumée?

--La prisonnière m'a remercié plusieurs fois de mes égards pour elle,
madame.

--Alors, elle doit voir revenir votre tour de garde avec plaisir?

--Je le crois, répondit Maurice.

--Alors, dit Morand tremblant comme une femme, puisque vous avouez ce
que personne n'avoue plus maintenant, c'est-à-dire un coeur généreux,
vous ne persécutez pas non plus les enfants?

--Moi? dit Maurice. Demandez à l'infâme Simon ce que pèse le bras du
municipal devant lequel il a eu l'audace de battre le petit Capet.

Cette réponse produisit un mouvement spontané à la table de Dixmer, tous
les convives se levèrent respectueusement. Maurice seul était resté
assis et ne se doutait pas qu'il causait cet élan d'admiration.

--Eh bien, qu'y a-t-il donc? demanda-t-il avec étonnement.

--J'avais cru qu'on avait appelé de l'atelier, répondit Dixmer.

--Non, non, dit Geneviève. Je l'avais cru d'abord aussi; mais nous nous
sommes trompés. Et chacun reprit sa place.

--Ah! c'est donc vous, citoyen Maurice, dit Morand d'une voix
tremblante, qui êtes le municipal dont on a tant parlé, et qui a si
noblement défendu un enfant?

--On en a parlé? dit Maurice avec une naïveté presque sublime.

--Oh! voilà un noble coeur, dit Morand en se levant de table, pour ne
point éclater, et en se retirant dans l'atelier, comme si un travail
pressé le réclamait.

--Oui, citoyen, répondit Dixmer, oui, on en a parlé; et l'on doit dire
que tous les gens de coeur et de courage vous ont loué sans vous
connaître.

--Et laissons-le inconnu, dit Geneviève; la gloire que nous lui
donnerions serait une gloire trop dangereuse.

Ainsi, dans cette conversation singulière, chacun, sans le savoir, avait
placé son mot d'héroïsme, de dévouement et de sensibilité.

Il y avait eu jusqu'au cri de l'amour.




XVII

Les mineurs


Au moment où l'on sortait de table, Dixmer fut prévenu que son notaire
l'attendait dans son cabinet; il s'excusa près de Maurice, qu'il avait
d'ailleurs l'habitude de quitter ainsi, et se rendit où l'attendait son
tabellion.

Il s'agissait de l'achat d'une petite maison rue de la Corderie, en face
du jardin du Temple. C'était plutôt, du reste, un emplacement qu'une
maison qu'achetait Dixmer, car la bâtisse actuelle tombait en ruine;
mais il avait l'intention de la faire relever.

Aussi le marché n'avait-il point traîné avec le propriétaire; le matin
même, le notaire l'avait vu et était tombé d'accord à dix-neuf mille
cinq cents livres. Il venait faire signer le contrat et toucher la somme
en échange de cette bâtisse; le propriétaire devait complètement
débarrasser, dans la journée même, la maison, où les ouvriers devaient
être mis le lendemain.

Le contrat signé, Dixmer et Morand se rendirent avec le notaire rue de
la Corderie, pour voir à l'instant même la nouvelle acquisition, car
elle était achetée sauf visite.

C'était une maison située à peu près où est aujourd'hui le numéro 20,
s'élevant à une hauteur de trois étages, et surmontée d'une mansarde. Le
bas avait été loué autrefois à un marchand de vin, et possédait des
caves magnifiques.

Le propriétaire vanta surtout les caves; c'était la partie remarquable
de la maison. Dixmer et Morand parurent attacher un médiocre intérêt à
ces caves, et cependant tous deux, comme par complaisance, descendirent
dans ce que le propriétaire appelait ses souterrains.

Contre l'habitude des propriétaires, celui-là n'avait point menti; les
caves étaient superbes: l'une d'elles s'étendait jusque sous la rue de
la Corderie, et l'on entendait de cette cave rouler les voitures
au-dessus de la tête.

Dixmer et Morand parurent médiocrement apprécier cet avantage, et
parlèrent même de faire combler les caveaux, qui, excellents pour un
marchand de vin, devenaient inutiles à de bons bourgeois qui comptaient
occuper toute la maison.

Après les caves, on visita le premier, puis le second, puis le
troisième: du troisième, on plongeait complètement dans le jardin du
Temple; il était, comme d'habitude, envahi par la garde nationale, qui
en avait la jouissance depuis que la reine ne s'y promenait plus.

Dixmer et Morand reconnurent leur amie, la veuve Plumeau, faisant, avec
son activité ordinaire, les honneurs de sa cantine. Mais, sans doute,
leur désir d'être à leur tour reconnus par elle n'était pas grand, car
ils se tinrent cachés derrière le propriétaire, qui leur faisait
remarquer les avantages de cette vue aussi variée qu'agréable.

L'acquéreur demanda alors à voir les mansardes.

Le propriétaire ne s'était sans doute pas attendu à cette exigence, car
il n'avait pas la clef; mais, attendri par la liasse d'assignats qu'on
lui avait montrée, il descendit aussitôt la chercher.

--Je ne m'étais pas trompé, dit Morand, et cette maison fait à merveille
notre affaire.

--Et la cave, qu'en dites-vous?

--Que c'est un secours de la Providence, qui nous épargnera deux jours
de travail.

--Croyez-vous qu'elle soit dans la direction de la cantine?

--Elle incline un peu à gauche, mais n'importe.

--Mais, demanda Dixmer, comment pourrez-vous suivre votre ligne
souterraine avec certitude d'aboutir où vous voulez?

--Soyez tranquille, cher ami, cela me regarde.

--Si nous donnions toujours d'ici le signal que nous veillons?

--Mais, de la plate-forme, la reine ne pourrait point le voir; car les
mansardes seules, je crois, sont à la hauteur de la plate-forme, et
encore j'en doute.

--N'importe, dit Dixmer; ou Toulan, ou Mauny peuvent le voir d'une
ouverture quelconque, et ils préviendront Sa Majesté.

Et Dixmer fit des noeuds au bas d'un rideau de calicot blanc, et fit
passer le rideau par la fenêtre, comme si le vent l'avait poussé.

Puis tous deux, comme impatients de visiter les mansardes, allèrent
attendre le propriétaire sur l'escalier, après avoir tiré la porte du
troisième afin qu'il ne prit pas l'idée au digne homme de faire rentrer
son rideau flottant.

Les mansardes, comme l'avait prévu Morand, n'atteignaient pas encore la
hauteur du sommet de la tour. C'était à la fois une difficulté et un
avantage: une difficulté, parce qu'on ne pouvait point communiquer par
signes avec la reine; un avantage, parce que cette impossibilité
écartait toute suspicion.

Les maisons hautes étaient naturellement les plus surveillées.

Il faudrait, par Mauny, Toulan ou la fille Tison, trouver un moyen de
lui faire dire de se tenir sur ses gardes, murmura Dixmer.

--Je songerai à cela, répondit Morand.

On descendit; le notaire attendait au salon avec le contrat tout signé.

--C'est bien, dit Dixmer; la maison me convient. Comptez au citoyen les
dix-neuf mille cinq cents livres convenues, et faites-le signer.

Le propriétaire compta scrupuleusement la somme et signa.

--Tu sais, citoyen, dit Dixmer, que la clause principale est que la
maison me sera remise ce soir même, afin que je puisse, dès demain, y
mettre les ouvriers.

--Et je m'y conformerai, citoyen; tu peux en emporter les clefs; ce
soir, à huit heures, elle sera parfaitement libre.

--Ah! pardon, fit Dixmer, ne m'as-tu pas dit, citoyen notaire, qu'il y
avait une sortie dans la rue Porte-Foin?

--Oui, citoyen, dit le propriétaire; mais je l'ai fait fermer, car,
n'ayant qu'un officieux, le pauvre diable avait trop de fatigue, forcé
qu'il était de veiller à deux portes. Au reste, la sortie est pratiquée
de manière qu'on puisse la pratiquer de nouveau avec un travail de deux
heures à peine. Voulez-vous vous en assurer, citoyens?

--Merci, c'est inutile, reprit Dixmer; je n'attache aucune importance à
cette sortie.

Et tous deux se retirèrent après avoir fait, pour la troisième fois,
renouveler au propriétaire sa promesse de laisser l'appartement vide
pour huit heures du soir.

À neuf heures, tous deux revinrent, suivis à distance par cinq ou six
hommes, auxquels, au milieu de la confusion qui régnait dans Paris, nul
ne fit attention.

Ils entrèrent d'abord tous deux: le propriétaire avait tenu parole, la
maison était complètement vide.

On ferma les contrevents avec le plus grand soin; on battit le briquet
et l'on alluma des bougies que Morand avait apportées dans sa poche.

Les uns après les autres, les cinq ou six hommes entrèrent. C'étaient
les convives ordinaires du maître tanneur, les mêmes contrebandiers qui,
un soir, avaient voulu tuer Maurice, et qui, depuis, étaient devenus ses
amis.

On ferma les portes et l'on descendit à la cave. Cette cave, tant
méprisée dans la journée, était devenue, le soir, la partie importante
de la maison. On boucha d'abord toutes les ouvertures par lesquelles un
regard curieux pouvait plonger dans l'intérieur. Puis Morand dressa
sur-le-champ un tonneau vide, et sur un papier se mit à tracer au crayon
des lignes géométriques. Pendant qu'il traçait ces lignes, ses
compagnons, conduits par Dixmer, sortaient de la maison, suivaient la
rue de la Corderie, et, au coin de la rue de Beauce, s'arrêtaient devant
une voiture couverte.

Dans cette voiture était un homme qui distribua silencieusement à chacun
un instrument de pionnier: à l'un, une bêche; à l'autre, une pioche; à
celui-ci, un levier; à celui-là, un hoyau. Chacun cacha l'instrument
qu'on lui avait remis, soit sous sa houppelande, soit sous son manteau.
Les mineurs reprirent le chemin de la petite maison, et la voiture
disparut.

Morand avait fini son travail.

Il alla droit à un angle de la cave.

--Là, dit-il, creusez. Et les ouvriers de délivrance se mirent
immédiatement à l'ouvrage. La situation des prisonniers au Temple était
devenue de plus en plus grave, et surtout de plus en plus douloureuse.
Un instant, la reine, Madame Élisabeth et madame Royale avaient repris
quelque espoir. Des municipaux, Toulan et Lepître, touchés de compassion
pour les augustes prisonnières, leur avaient témoigné leur intérêt.
D'abord, peu habituées à ces marques de sympathie, les pauvres femmes
s'étaient défiées: mais on ne se défie pas quand on espère. D'ailleurs,
que pouvait-il arriver à la reine, séparée de son fils par la prison,
séparée de son mari par la mort? d'aller à l'échafaud comme lui? C'était
un sort qu'elle avait envisagé depuis longtemps en face, et auquel elle
avait fini par s'habituer. La première fois que le tour de Toulan et de
Lepître revint, la reine leur demanda s'il était vrai qu'ils
s'intéressaient à son sort, de lui raconter les détails de la mort du
roi. C'était une triste épreuve à laquelle on soumettait leur sympathie.
Lepître avait assisté à l'exécution, il obéit à l'ordre de la reine.

La reine demanda les journaux qui rapportaient l'exécution. Lepître
promit de les apporter à la prochaine garde; le tour de garde revenait
de trois semaines en trois semaines.

Au temps du roi, il y avait au Temple quatre municipaux. Le roi mort, il
n'y en eut plus que trois: un qui veillait le jour, deux qui veillaient
la nuit. Toulan et Lepître inventèrent alors une ruse pour être toujours
de garde la nuit ensemble.

Les heures de garde se tiraient au sort; on écrivait sur un bulletin:
_jour_, et sur deux autres: _nuit_. Chacun tirait son bulletin dans un
chapeau; le hasard assortissait les gardiens de nuit.

Chaque fois que Lepître et Toulan étaient de garde, ils écrivaient:
_jour_, sur les trois bulletins, et présentaient le chapeau au municipal
qu'ils voulaient évincer. Celui-ci plongeait la main dans l'urne
improvisée et en tirait, nécessairement, un bulletin sur lequel était
écrit le mot _jour_. Toulan et Lepître détruisaient les deux autres, en
murmurant contre le hasard qui leur donnait toujours la corvée la plus
ennuyeuse, c'est-à-dire celle de nuit.

Quand la reine fut sûre de ses deux surveillants, elle les mit en
relations avec le chevalier de Maison-Rouge. Alors, une tentative
d'évasion fut arrêtée. La reine et Madame Élisabeth devaient fuir,
déguisées en officiers municipaux, avec des cartes qui leur seraient
procurées. Quant aux deux enfants, c'est-à-dire à madame Royale et au
jeune dauphin, on avait remarqué que l'homme qui allumait les quinquets
au Temple amenait toujours avec lui deux enfants du même âge que la
princesse et le prince. Il fut arrêté que Turgy, dont nous avons parlé,
revêtirait le costume de l'allumeur et enlèverait madame Royale et le
dauphin.

Disons, en deux mots, ce que c'était que Turgy.

Turgy était un ancien garçon servant de la bouche du roi, amené au
Temple avec une partie de la maison des Tuileries, car le roi eut
d'abord un service de table assez bien organisé. Le premier mois, ce
service coûta trente ou quarante mille francs à la nation.

Mais, comme on le comprend bien, une pareille prodigalité ne pouvait
durer. La Commune y mit ordre. On renvoya chefs, cuisiniers et
marmitons. Un seul garçon servant fut maintenu; ce garçon servant était
Turgy.

Turgy était donc un intermédiaire tout naturel entre les deux
prisonnières et leurs partisans, car Turgy pouvait sortir, et, par
conséquent, porter des billets et rapporter les réponses.

En général, ces billets étaient roulés en bouchon sur les carafes de
lait d'amande qu'on faisait passer à la reine et à Madame Élisabeth. Ils
étaient écrits avec du citron, et les lettres en demeuraient invisibles
jusqu'à ce qu'on les approchât du feu.

Tout était prêt pour l'évasion, lorsqu'un jour Tison alluma sa pipe avec
le bouchon d'une des carafes. À mesure que le papier brûlait, il vit
apparaître des caractères. Il éteignit le papier à moitié brûlé, porta
le fragment au conseil du Temple; là, il fut approché du feu; mais on ne
put lire que quelques mots sans suite; l'autre moitié était réduite en
cendres.

Seulement, on reconnut l'écriture de la reine. Tison, interrogé, raconta
quelques complaisances qu'il avait cru remarquer, de la part de Lepître
et de Toulan, pour les prisonnières. Les deux commissaires furent
dénoncés à la municipalité, et ne purent plus entrer au Temple.

Restait Turgy.

Mais la défiance fut éveillée au plus haut degré; jamais on ne le
laissait seul auprès des princesses. Toute communication avec
l'extérieur était donc devenue impossible.

Cependant, un jour, Madame Élisabeth avait présenté à Turgy, pour qu'il
le nettoyât, un petit couteau à lame d'or dont elle se servait pour
couper ses fruits. Turgy s'était douté de quelque chose, et, tout en
l'essuyant, il en avait tiré le manche. Le manche contenait un billet.

Ce billet était tout un alphabet de signes.

Turgy rendit le couteau à Madame Élisabeth; mais un municipal, qui était
là, le lui arracha des mains et visita le couteau, dont, à son tour, il
sépara la lame du manche; heureusement, le billet n'y était plus. Le
municipal n'en confisqua pas moins le couteau.

C'est alors que l'infatigable chevalier de Maison-Rouge avait rêvé cette
seconde tentative, que l'on allait exécuter au moyen de la maison que
venait d'acheter Dixmer.

Cependant, peu à peu, les prisonnières avaient perdu tout espoir. Ce
jour-là, la reine, épouvantée des cris de la rue qui parvenaient jusqu'à
elle, et apprenant par ses cris qu'il était question de la mise en
accusation des girondins, les derniers soutiens du modérantisme, avait
été d'une tristesse mortelle.

Les girondins morts, la famille royale n'avait à la Convention aucun
défenseur.

À sept heures, on servit le souper. Les municipaux examinèrent chaque
plat comme d'habitude, déplièrent, les unes après les autres, toutes les
serviettes, sondèrent le pain, l'un avec une fourchette, l'autre avec
ses doigts, firent briser les macarons et les noix, le tout, de peur
qu'un billet ne parvînt aux prisonnières; puis, ces précautions prises,
invitèrent la reine et les princesses à se mettre à table par ces
simples paroles:

--Veuve Capet, tu peux manger. La reine secoua la tête en signe qu'elle
n'avait pas faim. Mais, en ce moment, madame Royale vint, comme si elle
voulait embrasser sa mère, et lui dit tout bas:

--Mettez-vous à table, madame, je crois que Turgy vous fait signe.

La reine tressaillit et releva la tête. Turgy était en face d'elle, la
serviette posée sur son bras gauche, et touchant son oeil de la main
droite.

Elle se leva aussitôt sans faire aucune difficulté, et alla prendre à
table sa place accoutumée.

Les deux municipaux assistaient au repas; il leur était défendu de
laisser les princesses un instant seules avec Turgy.

Les pieds de la reine et de Madame Élisabeth s'étaient rencontrés sous
la table et se pressaient. Comme la reine était placée en face de Turgy,
aucun des gestes du garçon servant ne lui échappait. D'ailleurs, tous
ses gestes étaient si naturels, qu'ils ne pouvaient inspirer et
n'inspirèrent aucune défiance aux municipaux.

Après le souper, on desservit avec les mêmes précautions qu'on avait
prises pour servir: les moindres bribes de pain furent ramassées et
examinées; après quoi, Turgy sortit le premier, puis les municipaux;
mais la femme Tison resta.

Cette femme était devenue féroce depuis qu'elle était séparée de sa
fille, dont elle ignorait complètement le sort. Toutes les fois que la
reine embrassait madame Royale, elle entrait dans des accès de rage qui
ressemblaient à de la folie; aussi, la reine, dont le coeur maternel
comprenait ces douleurs de mère, s'arrêtait-elle souvent au moment où
elle allait se donner cette consolation, la seule qui lui restât, de
presser sa fille contre son coeur.

Tison vint chercher sa femme; mais celle-ci déclara d'abord qu'elle ne
se retirerait que lorsque la veuve Capet serait couchée.

Madame Élisabeth prit alors congé de la reine et passa dans sa chambre.

La reine se déshabilla et se coucha, ainsi que madame Royale; alors la
femme Tison prit la bougie et sortit.

Les municipaux étaient déjà couchés sur leurs lits de sangle dans le
corridor.

La lune, cette pâle visiteuse des pensionnaires, glissait par
l'ouverture de l'auvent un rayon diagonal qui allait de la fenêtre au
pied du lit de la reine.

Un instant tout resta calme et silencieux dans la chambre.

Puis une porte roula doucement sur ses gonds, une ombre passa dans le
rayon de lumière et vint s'approcher du chevet du lit. C'était Madame
Élisabeth.

--Avez-vous vu? dit-elle à voix basse.

--Oui, répondit la reine.

--Et vous avez compris?

--Si bien que je n'y puis croire.

--Voyons, répétons les signes.

--D'abord il a touché à son oeil pour nous indiquer qu'il y avait
quelque chose de nouveau.

--Puis il a passé sa serviette de son bras gauche à son bras droit, ce
qui veut dire qu'on s'occupe de notre délivrance.

--Puis il a porté la main à son front, en signe que l'aide qu'il nous
annonce vient de l'intérieur et non de l'étranger.

--Puis, quand vous lui avez demandé de ne point oublier demain votre
lait d'amandes, il a fait deux noeuds à son mouchoir.

--Ainsi, c'est encore le chevalier de Maison-Rouge. Noble coeur!

--C'est lui, dit Madame Élisabeth.

--Dormez-vous, ma fille? demanda la reine.

--Non, ma mère, répondit madame Royale.

--Alors, priez pour qui vous savez. Madame Élisabeth regagna sans bruit
sa chambre, et pendant cinq minutes on entendit la voix de la jeune
princesse qui parlait à Dieu dans le silence de la nuit.

C'était juste au moment où, sur l'indication de Morand, les premiers
coups de pioche étaient donnés dans la petite maison de la rue de la
Corderie.




XVIII

Nuages


À part l'enivrement des premiers regards, Maurice s'était trouvé
au-dessous de son attente dans la réception que lui avait faite
Geneviève, et il comptait sur la solitude pour regagner le chemin qu'il
avait perdu, ou du moins qu'il paraissait avoir perdu dans la route de
ses affections.

Mais Geneviève avait son plan arrêté; elle comptait bien ne pas lui
fournir l'occasion d'un tête-à-tête, d'autant plus qu'elle se rappelait
par leur douceur même combien ces tête-à-tête étaient dangereux.

Maurice comptait sur le lendemain; une parente, sans doute prévenue à
l'avance, était venue faire une visite, et Geneviève l'avait retenue.
Cette fois-là, il n'y avait rien à dire; car il pouvait n'y avoir pas de
la faute de Geneviève.

En s'en allant, Maurice fut chargé de reconduire la parente, qui
demeurait rue des Fossés-Saint-Victor.

Maurice s'éloigna en faisant la moue; mais Geneviève lui sourit, et
Maurice prit ce sourire pour une promesse.

Hélas! Maurice se trompait. Le lendemain 2 juin, jour terrible qui vit
la chute des girondins, Maurice congédia son ami Lorin, qui voulait
absolument l'emmener à la Convention, et mit à part toutes choses pour
aller voir son amie. La déesse de la liberté avait une terrible rivale
en Geneviève.

Maurice trouva Geneviève dans son petit salon, Geneviève pleine de grâce
et de prévenances; mais près d'elle était une jeune femme de chambre, à
la cocarde tricolore, qui marquait des mouchoirs dans l'angle de la
fenêtre, et qui ne quitta point sa place.

Maurice fronça le sourcil: Geneviève s'aperçut que l'Olympien était de
mauvaise humeur; elle redoubla de prévenances; mais, comme elle ne
poussa point l'amabilité jusqu'à congédier la jeune officieuse, Maurice
s'impatienta et partit une heure plus tôt que d'habitude.

Tout cela pouvait être du hasard. Maurice prit patience. Ce soir-là,
d'ailleurs, la situation était si terrible, que, bien que Maurice,
depuis quelque temps, vécût en dehors de la politique, le bruit arriva
jusqu'à lui. Il ne fallait pas moins que la chute d'un parti qui avait
régné dix mois en France, pour le distraire un instant de son amour.

Le lendemain, même manège de la part de Geneviève. Maurice avait, dans
la prévoyance de ce système, arrêté son plan: dix minutes après son
arrivée, Maurice, voyant qu'après avoir marqué une douzaine de
mouchoirs, la femme de chambre entamait six douzaines de serviettes,
Maurice, disons-nous, tira sa montre, se leva, salua Geneviève et partit
sans dire un seul mot.

Il y eut plus: en partant, il ne se retourna point une seule fois.

Geneviève, qui s'était levée pour le suivre des yeux à travers le
jardin, resta un instant sans pensée, pâle et nerveuse, et retomba sur
sa chaise, toute consternée de l'effet de sa diplomatie.

En ce moment, Dixmer entra.

--Maurice est parti? s'écria-t-il avec étonnement.

--Oui, balbutia Geneviève.

--Mais il arrivait seulement?

--Il y avait un quart d'heure à peu près.

--Alors il reviendra?

--J'en doute.

--Laissez-nous, Muguet, fit Dixmer. La femme de chambre avait pris ce
nom de fleur en haine du nom de Marie, qu'elle avait le malheur de
porter comme l'Autrichienne. Sur l'invitation de son maître, elle se
leva et sortit.

--Eh bien, chère Geneviève, demanda Dixmer, la paix est-elle faite avec
Maurice?

--Tout au contraire, mon ami, je crois que nous sommes à cette heure
plus en froid que jamais.

--Et cette fois, qui a tort? demanda Dixmer.

--Maurice, sans aucun doute.

--Voyons, faites-moi juge.

--Comment! dit Geneviève en rougissant, vous ne devinez pas?

--Pourquoi il s'est fâché? Non.

--Il a pris Muguet en grippe, à ce qu'il paraît.

--Bah! vraiment? Alors il faut renvoyer cette fille. Je ne me priverai
pas pour une femme de chambre d'un ami comme Maurice.

--Oh! dit Geneviève, je crois qu'il n'irait pas jusqu'à exiger qu'on
l'exilât de la maison, et qu'il lui suffirait...

--Quoi?

--Qu'on l'exilât de ma chambre.

--Et Maurice a raison, dit Dixmer. C'est à vous et non à Muguet que
Maurice vient rendre visite; il est donc inutile que Muguet soit là, à
demeure, quand il vient.

Geneviève regarda son mari avec étonnement.

--Mais, mon ami..., dit-elle.

--Geneviève, reprit Dixmer, je croyais avoir en vous un allié qui
rendrait plus facile la tâche que je me suis imposée, et voilà, au
contraire, que vos craintes redoublent nos difficultés. Il y a quatre
jours que je croyais tout arrêté entre nous, et voilà que tout est à
refaire. Geneviève, ne vous ai-je pas dit que je me fiais en vous, en
votre honneur? ne vous ai-je pas dit qu'il fallait enfin que Maurice
redevînt notre ami plus intime et moins défiant que jamais? Oh! mon
Dieu! que les femmes sont un éternel obstacle à nos projets!

--Mais, mon ami, n'avez-vous pas quelque autre moyen? Pour nous tous, je
l'ai déjà dit, mieux vaudrait que M. Maurice fût éloigné.

--Oui, pour nous tous, peut-être: mais, pour celle qui est au-dessus de
nous tous, pour celle à qui nous avons juré de sacrifier notre fortune,
notre vie, notre honneur même, il faut que ce jeune homme revienne.
Savez-vous que l'on a des soupçons sur Turgy, et qu'on parle de donner
un autre serviteur aux princesses?

--C'est bien, je renverrai Muguet.

--Eh! mon Dieu, Geneviève, dit Dixmer avec un de ces mouvements
d'impatience si rares chez lui, pourquoi me parler de cela? pourquoi
souffler le feu de ma pensée avec la vôtre? pourquoi me créer des
difficultés dans la difficulté même? Geneviève, faites, en femme
honnête, dévouée, ce que vous croirez devoir faire, voilà ce que je vous
dis; demain, je serai sorti; demain, je remplace Morand dans ses travaux
d'ingénieur. Je ne dînerai point avec vous, mais lui y dînera; il a
quelque chose à demander à Maurice, il vous expliquera ce que c'est. Ce
qu'il a à lui demander, songez-y, Geneviève, c'est la chose importante;
c'est, non pas le but auquel nous marchons, mais le moyen; c'est le
dernier espoir de cet homme si bon, si noble, si dévoué; de ce
protecteur de vous et de moi, pour qui nous devons donner notre vie.

--Et pour qui je donnerais la mienne! s'écria Geneviève avec
enthousiasme.

--Eh bien, cet homme, Geneviève, je ne sais comment cela s'est fait,
vous n'avez pas su le faire aimer à Maurice, de qui il était important
surtout qu'il fût aimé. En sorte qu'aujourd'hui, dans la mauvaise
disposition d'esprit où vous l'avez mis, Maurice refusera peut-être à
Morand ce qu'il lui demandera, et ce qu'il faut à tout prix que nous
obtenions. Voulez-vous maintenant que je vous dise, Geneviève, où
mèneront Morand toutes vos délicatesses et toutes vos sentimentalités?

--Oh! monsieur, s'écria Geneviève en joignant les mains et en pâlissant,
monsieur, ne parlons jamais de cela.

--Eh bien, donc, reprit Dixmer en posant ses lèvres sur le front de sa
femme, soyez forte et réfléchissez. Et il sortit.

--Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Geneviève avec angoisse, que de
violences ils me font pour que j'accepte cet amour vers lequel vole
toute mon âme!...

Le lendemain, comme nous l'avons dit déjà, était un décadi.

Il y avait un usage fondé dans la famille Dixmer, comme dans toutes les
familles bourgeoises de l'époque: c'était un dîner plus long et plus
cérémonieux le dimanche que les autres jours. Depuis son intimité,
Maurice, invité à ce dîner une fois pour toutes, n'y avait jamais
manqué. Ce jour-là, quoiqu'on ne se mît d'habitude à table qu'à deux
heures, Maurice arrivait à midi.

À la manière dont il était parti, Geneviève désespéra presque de le
voir.

En effet, midi sonna sans qu'on aperçût Maurice; puis midi et demi, puis
une heure.

Il serait impossible d'exprimer ce qui se passait, pendant cette
attente, dans le coeur de Geneviève.

Elle s'était d'abord habillée le plus simplement possible; puis, voyant
qu'il tardait à venir, par ce sentiment de coquetterie naturelle au
coeur de la femme, elle avait mis une fleur à son côté, une fleur dans
ses cheveux, et elle avait attendu encore en sentant son coeur se serrer
de plus en plus. On en était arrivé ainsi presque au moment de se mettre
à table, et Maurice ne paraissait pas.

À deux heures moins dix minutes, Geneviève entendit le pas du cheval de
Maurice, ce pas qu'elle connaissait si bien.

--Oh! le voici, s'écria-t-elle; son orgueil n'a pu lutter contre son
amour. Il m'aime! il m'aime!

Maurice sauta à bas de son cheval qu'il remit aux mains du garçon
jardinier, mais en lui ordonnant de l'attendre où il était. Geneviève le
regardait descendre et vit avec inquiétude que le jardinier ne
conduisait point le cheval à l'écurie.

Maurice entra. Il était ce jour-là d'une beauté resplendissante. Le
large habit noir carré à grands revers, le gilet blanc, la culotte de
peau de chamois dessinant des jambes moulées sur celles de l'Apollon; le
col de batiste blanche et ses beaux cheveux, découvrant un front large
et poli, en faisaient un type d'élégante et vigoureuse nature.

Il entra. Comme nous l'avons dit, sa présence dilatait le coeur de
Geneviève; elle l'accueillit radieuse.

--Ah! vous voilà, dit-elle en lui tendant la main; vous dînez avec nous,
n'est-ce pas?

--Au contraire, citoyenne, dit Maurice d'un ton froid, je venais vous
demander la permission de m'absenter.

--Vous absenter?

--Oui, les affaires de la section me réclament. J'ai craint que vous ne
m'attendiez et que vous ne m'accusiez d'impolitesse; voilà pourquoi je
suis venu.

Geneviève sentit son coeur, un instant à l'aise, se comprimer de
nouveau.

--Oh! mon Dieu! dit-elle, et Dixmer qui ne dîne pas ici, Dixmer qui
comptait vous retrouver à son retour et m'avait recommandé de vous
retenir ici!

--Ah! alors je comprends votre insistance, madame. Il y avait un ordre
de votre mari. Et moi qui ne devinais point cela! En vérité, je ne me
corrigerai jamais de mes fatuités.

--Maurice!

--Mais c'est à moi, madame, de m'arrêter à vos actions plutôt qu'à vos
paroles; c'est à moi de comprendre que, si Dixmer n'est point ici,
raison de plus pour que je n'y reste pas. Son absence serait un surcroît
de gêne pour vous.

--Pourquoi cela? demanda timidement Geneviève.

--Parce que, depuis mon retour, vous semblez prendre à tâche de
m'éviter; parce que j'étais revenu, pour vous, pour vous seule, vous le
savez, mon Dieu! et que, depuis que je suis revenu, j'ai sans cesse
trouvé d'autres que vous.

--Allons, dit Geneviève, vous voilà encore fâché, mon ami, et cependant
je fais de mon mieux.

--Non pas, Geneviève, vous pouvez mieux faire encore: c'est de me
recevoir comme auparavant, ou de me chasser tout à fait.

--Voyons, Maurice, dit tendrement Geneviève, comprenez ma situation,
devinez mes angoisses, et ne faites pas davantage le tyran avec moi.

Et la jeune femme s'approcha de lui, et le regarda avec tristesse.
Maurice se tut.

--Mais que voulez-vous donc? continua-t-elle.

--Je veux vous aimer, Geneviève, puisque je sens que maintenant je ne
puis vivre sans cet amour.

--Maurice, par pitié!

--Mais alors, madame, s'écria Maurice, il fallait me laisser mourir.

--Mourir?

--Oui, mourir ou oublier.

--Vous pouviez donc oublier, vous? s'écria Geneviève, dont les larmes
jaillirent du coeur aux yeux.

--Oh! non, non, murmura Maurice en tombant à genoux, non, Geneviève,
mourir peut-être, oublier jamais, jamais!

--Et cependant, reprit Geneviève avec fermeté, ce serait le mieux,
Maurice, car cet amour est criminel.

--Avez-vous dit cela à M. Morand? dit Maurice, ramené à lui par cette
froideur subite.

--M. Morand n'est point un fou comme vous, Maurice, et je n'ai jamais eu
besoin de lui indiquer la manière dont il se devait conduire dans la
maison d'un ami.

--Gageons, répondit Maurice en souriant avec ironie, gageons que, si
Dixmer dîne dehors, Morand ne s'est pas absenté, lui. Ah! voilà ce qu'il
faut m'opposer, Geneviève, pour m'empêcher de vous aimer; car tant que
ce Morand sera là, à vos côtés, ne vous quittant pas d'une seconde,
continua-t-il avec mépris, oh! non, non, je ne vous aimerai pas, ou, du
moins, je ne m'avouerai pas que je vous aime.

--Et moi, s'écria Geneviève poussée à bout par cette éternelle
suspicion, en étreignant le bras du jeune homme avec une sorte de
frénésie, moi, je vous jure, entendez-vous bien, Maurice, et que cela
soit dit une fois pour toutes, que cela soit dit pour n'y plus revenir
jamais, je vous jure que Morand ne m'a jamais adressé un seul mot
d'amour, que jamais Morand ne m'a aimée, que jamais Morand ne m'aimera;
je vous le jure sur mon honneur, je vous le jure sur l'âme de ma mère.

--Hélas! hélas! s'écria Maurice, que je voudrais donc vous croire!

--Oh! croyez-moi, pauvre fou! dit-elle avec un sourire qui, pour tout
autre qu'un jaloux, eût été un aveu charmant. Croyez-moi; d'ailleurs, en
voulez-vous savoir davantage? Eh bien, Morand aime une femme devant
laquelle s'effacent toutes les femmes de la terre, comme les fleurs des
champs s'effacent devant les étoiles du ciel.

--Et quelle femme, demanda Maurice, peut donc effacer ainsi les autres
femmes, quand au nombre de ces femmes se trouve Geneviève?

--Celle qu'on aime, reprit en souriant Geneviève, n'est-elle pas
toujours, dites-moi, le chef-d'oeuvre de la création?

--Alors, dit Maurice, si vous ne m'aimez pas, Geneviève.... La jeune
femme attendit avec anxiété la fin de la phrase.

--Si vous ne m'aimez pas, continua Maurice, pouvez-vous me jurer au
moins de n'en jamais aimer d'autre?

--Oh! pour cela, Maurice, je vous le jure et de grand coeur, s'écria
Geneviève, enchantée que Maurice lui offrît lui-même cette transaction
avec sa conscience.

Maurice saisit les deux mains que Geneviève élevait au ciel, et les
couvrit de baisers ardents.

--Eh bien, à présent, dit-il, je serai bon, facile, confiant; à présent,
je serai généreux. Je veux vous sourire, je veux être heureux.

--Et vous n'en demanderez point davantage?

--Je tâcherai.

--Maintenant, dit Geneviève, je pense qu'il est inutile qu'on vous
tienne ce cheval en main. La section attendra.

--Oh! Geneviève, je voudrais que le monde tout entier attendît et
pouvoir le faire attendre pour vous. On entendit des pas dans la cour.

--On vient nous annoncer que nous sommes servis, dit Geneviève. Ils se
serrèrent la main furtivement. C'était Morand qui venait annoncer qu'on
n'attendait, pour se mettre à table, que Maurice et Geneviève. Lui aussi
s'était fait beau pour ce dîner du dimanche.




XIX

La demande


Morand, paré avec cette recherche, n'était point une petite curiosité
pour Maurice.

Le muscadin le plus raffiné n'eût point trouvé un reproche à faire au
noeud de sa cravate, aux plis de ses bottes, à la finesse de son linge.

Mais, il faut l'avouer, c'étaient toujours les mêmes cheveux et les
mêmes lunettes.

Il sembla alors à Maurice, tant le serment de Geneviève l'avait rassuré,
qu'il voyait pour la première fois ces cheveux et ces lunettes sous leur
véritable jour.

--Du diable, se dit Maurice en allant à sa rencontre, du diable si
jamais maintenant je suis jaloux de toi, excellent citoyen Morand! Mets,
si tu veux, tous les jours ton habit gorge de pigeon des décadis, et
fais-toi faire pour les décadis un habit de drap d'or. À compter
d'aujourd'hui, je promets de ne plus voir que tes cheveux et tes
lunettes, et surtout de ne plus t'accuser d'aimer Geneviève.

On comprend combien la poignée de main donnée au citoyen Morand, à la
suite de ce soliloque, fut plus franche et plus cordiale que celle qu'il
lui donnait habituellement.

Contre l'habitude, le dîner se passait en petit comité. Trois couverts
seulement étaient mis à une table étroite.

Maurice comprit que, sous la table, il pourrait rencontrer le pied de
Geneviève; le pied continuerait la phrase muette et amoureuse commencée
par la main.

On s'assit. Maurice voyait Geneviève de biais; elle était entre le jour
et lui; ses cheveux noirs avaient un reflet bleu comme l'aile du
corbeau; son teint étincelait, son oeil était humide d'amour.

Maurice chercha et rencontra le pied de Geneviève. Au premier contact
dont il cherchait le reflet sur son visage, il la vit à la fois rougir
et pâlir; mais le petit pied demeura paisiblement sous la table, endormi
entre les deux siens.

Avec son habit gorge de pigeon, Morand semblait avoir repris son esprit
du décadi, cet esprit brillant que Maurice avait vu quelquefois jaillir
des lèvres de cette homme étrange, et qu'eût si bien accompagné sans
doute la flamme de ses yeux, si des lunettes vertes n'eussent point
éteint cette flamme.

Il dit mille folies sans jamais rire: ce qui faisait la force de
plaisanterie de Morand, ce qui donnait un charme étrange à ses saillies,
c'était son imperturbable sérieux. Ce marchand qui avait tant voyagé
pour le commerce de peaux de toute espèce, depuis les peaux de panthère
jusqu'aux peaux de lapin, ce chimiste aux bras rouges connaissait
l'Égypte comme Hérodote, l'Afrique comme Levaillant, et l'Opéra et les
boudoirs comme un muscadin.

--Mais le diable m'emporte! citoyen Morand, dit Maurice, vous êtes non
seulement un sachant, mais encore un savant.

--Oh! j'ai beaucoup vu et surtout beaucoup lu, dit Morand; puis ne
faut-il pas que je me prépare un peu à la vie de plaisir que je compte
embrasser dès que j'aurai fait ma fortune? Il est temps, citoyen
Maurice, il est temps!

--Bah! dit Maurice, vous parlez comme un vieillard; quel âge avez-vous
donc?

Morand se retourna en tressaillant à cette question, toute naturelle
qu'elle était.

--J'ai trente-huit ans, dit-il. Ah! voilà ce que c'est que d'être un
savant, comme vous dites, on n'a plus d'âge.

Geneviève se mit à rire; Maurice fit chorus; Morand se contenta de
sourire.

--Alors vous avez beaucoup voyagé? demanda Maurice en resserrant entre
les siens le pied de Geneviève, qui tendait imperceptiblement à se
dégager.

--Une partie de ma jeunesse, répondit Morand, s'est écoulée à
l'étranger.

--Beaucoup vu! pardon, c'est observé que je devrais dire, reprit
Maurice; car un homme comme vous ne peut voir sans observer.

--Ma foi, oui, beaucoup vu, reprit Morand; je dirais presque que j'ai
tout vu.

--Tout, citoyen, c'est beaucoup, reprit en riant Maurice, et, si vous
cherchiez...

--Ah! oui, vous avez raison. Il y a deux choses que je n'ai jamais vues.
Il est vrai que, de nos jours, ces deux choses se font de plus en plus
rares.

--Qu'est-ce donc? demanda Maurice.

--La première, répondit gravement Morand, c'est un Dieu.

--Ah! dit Maurice, à défaut de Dieu, citoyen Morand, je pourrais vous
faire voir une déesse.

--Comment cela? interrompit Geneviève.

--Oui, une déesse de création toute moderne: la déesse Raison. J'ai un
ami dont vous m'avez quelquefois entendu parler, mon cher et brave
Lorin, un coeur d'or, qui n'a qu'un seul défaut, celui de faire des
quatrains et des calembours.

--Eh bien?

--Eh bien, il vient d'avantager la ville de Paris d'une déesse Raison,
parfaitement conditionnée, et à laquelle on n'a rien trouvé à reprendre.
C'est la citoyenne Arthémise, ex-danseuse de l'Opéra, et à présent
parfumeuse, rue Martin. Sitôt qu'elle sera définitivement reçue déesse,
je pourrai vous la montrer.

Morand remercia gravement Maurice de la tête, et continua:

--L'autre, dit-il, c'est un roi.

--Oh! cela, c'est plus difficile, dit Geneviève en s'efforçant de
sourire; il n'y en a plus.

--Vous auriez dû voir le dernier, dit Maurice, c'eût été prudent.

--Il en résulte, dit Morand, que je ne me fais aucune idée d'un front
couronné: ce doit être fort triste?

--Fort triste, en effet, dit Maurice; je vous en réponds, moi qui en
vois un tous les mois à peu près.

--Un front couronné? demanda Geneviève.

--Ou du moins, reprit Maurice, qui a porté le lourd et douloureux
fardeau d'une couronne.

--Ah! oui, la reine, dit Morand. Vous avez raison, monsieur Maurice, ce
doit être un lugubre spectacle...

--Est-elle aussi belle et aussi fière qu'on le dit? demanda Geneviève.

--Ne l'avez-vous donc jamais vue, madame? demanda à son tour Maurice
étonné.

--Moi? Jamais!... répliqua la jeune femme.

--En vérité, dit Maurice, c'est étrange!

--Et pourquoi étrange? dit Geneviève. Nous avons habité la province
jusqu'en 91; depuis 91, j'habite la vieille rue Saint-Jacques, qui
ressemble beaucoup à la province, si ce n'est que l'on n'a jamais de
soleil, moins d'air et moins de fleurs. Vous connaissez ma vie, citoyen
Maurice: elle a toujours été la même; comment voulez-vous que j'aie vu
la reine? Jamais l'occasion ne s'en est présentée.

--Et je ne crois pas que vous profitiez de celle qui, malheureusement,
se présentera peut-être, dit Maurice.

--Que voulez-vous dire? demanda Geneviève.

--Le citoyen Maurice, reprit Morand, fait allusion à une chose qui n'est
plus un secret.

--À laquelle? demanda Geneviève.

--Mais à la condamnation probable de Marie-Antoinette et à sa mort sur
le même échafaud où est mort son mari. Le citoyen dit, enfin, que vous
ne profiterez point, pour la voir, du jour où elle sortira du Temple
pour marcher à la place de la Révolution.

--Oh! certes, non, s'écria Geneviève, à ces paroles prononcées par
Morand avec un sang-froid glacial.

--Alors, faites-en votre deuil, continua l'impassible chimiste; car
l'Autrichienne est bien gardée, et la République est une fée qui rend
invisible qui bon lui semble.

--J'avoue, dit Geneviève, que j'eusse cependant été bien curieuse de
voir cette pauvre femme.

--Voyons, dit Maurice, ardent à recueillir tous les souhaits de
Geneviève, en avez-vous bien réellement envie? Alors, dites un mot; la
République est une fée, je l'accorde au citoyen Morand; mais moi, en
qualité de municipal, je suis quelque peu enchanteur.

--Vous pourriez me faire voir la reine, vous, monsieur? s'écria
Geneviève.

--Certainement que je le puis.

--Et comment cela? demanda Morand en échangeant avec Geneviève un rapide
regard, qui passa inaperçu du jeune homme.

--Rien de plus simple, dit Maurice. Il y a certes des municipaux dont on
se défie. Mais, moi, j'ai donné assez de preuves de mon dévouement à la
cause de la liberté pour n'être point de ceux-là. D'ailleurs, les
entrées au Temple dépendent conjointement et des municipaux et des chefs
de poste. Or, le chef de poste est justement, ce jour-là, mon ami Lorin,
qui me paraît être appelé à remplacer indubitablement le général
Santerre, attendu qu'en trois mois, il est monté du grade de caporal à
celui d'adjudant-major. Eh bien, venez me trouver au Temple le jour où
je serai de garde, c'est-à-dire jeudi prochain.

--Eh bien, dit Morand, j'espère que vous êtes servie à souhait. Voyez
donc comme cela se trouve?

--Oh! non, non, dit Geneviève, je ne veux pas.

--Et pourquoi cela? s'écria Maurice qui ne voyait dans cette visite au
Temple qu'un moyen de voir Geneviève un jour où il comptait être privé
de ce bonheur.

--Parce que, dit Geneviève, ce serait peut-être vous exposer, cher
Maurice, à quelque conflit désagréable, et que, s'il vous arrivait, à
vous, notre ami, un souci quelconque causé par la satisfaction d'un
caprice à moi, je ne me le pardonnerais de ma vie.

--Voilà qui est parler sagement, Geneviève, dit Morand. Croyez-moi, les
défiances sont grandes, les meilleurs patriotes sont suspects
aujourd'hui; renoncez à ce projet, qui, pour vous, comme vous le dites,
est un simple caprice de curiosité.

--On dirait que vous en parlez en jaloux, Morand, et que, n'ayant vu ni
reine ni roi, vous ne voulez pas que les autres en voient. Voyons, ne
discutez plus; soyez de la partie.

--Moi? Ma foi, non.

--Ce n'est plus la citoyenne Dixmer qui désire venir au Temple; c'est
moi qui la prie, ainsi que vous, de venir distraire un pauvre
prisonnier. Car, une fois la grande porte refermée sur moi, je suis,
pour vingt-quatre heures, aussi prisonnier que le serait un roi, un
prince du sang.

Et, pressant de ses deux pieds le pied de Geneviève:

--Venez donc, dit-il, je vous en supplie.

--Voyons, Morand, dit Geneviève, accompagnez-moi.

--C'est une journée perdue, dit Morand, et qui retardera d'autant celle
où je me retirerai du commerce.

--Alors, je n'irai point, dit Geneviève.

--Et pourquoi cela? demanda Morand.

--Eh! mon Dieu, c'est bien simple, dit Geneviève, parce que je ne puis
pas compter sur mon mari pour m'accompagner, et que, si vous ne
m'accompagnez pas, vous, homme raisonnable, homme de trente-huit ans, je
n'aurai pas la hardiesse d'aller affronter seule les postes de
canonniers, de grenadiers et de chasseurs, en demandant à parler à un
municipal qui n'est mon aîné que de trois ou quatre ans.

--Alors, dit Morand, puisque vous croyez ma présence indispensable,
citoyenne...

--Allons, allons, citoyen savant, soyez galant, comme si vous étiez tout
bonnement un homme ordinaire, dit Maurice, et sacrifiez la moitié de
votre journée à la femme de votre ami.

--Soit! dit Morand.

--Maintenant, reprit Maurice, je ne vous demande qu'une chose, c'est de
la discrétion. C'est une démarche suspecte qu'une visite au Temple, et
un accident quelconque qui arriverait à la suite de cette visite nous
ferait guillotiner tous. Les jacobins ne plaisantent pas, peste! Vous
venez de voir comme ils ont traité les girondins.

--Diable! dit Morand, c'est à considérer, ce que dit le citoyen Maurice:
ce serait une manière de me retirer du commerce qui ne m'irait point du
tout.

--N'avez-vous pas entendu, reprit Geneviève en souriant, que le citoyen
a dit _tous_?

--Eh bien, tous?

--Tous ensemble.

--Oui, sans doute, dit Morand, la compagnie est agréable; mais j'aime
mieux, belle sentimentale, vivre dans votre compagnie que d'y mourir.

--Ah çà! où diable avais-je donc l'esprit, se demanda Maurice, quand je
croyais que cet homme était amoureux de Geneviève?

--Alors, c'est dit, reprit Geneviève; Morand, vous, c'est à vous que je
parle, à vous le distrait, à vous le rêveur; c'est pour jeudi prochain:
n'allez pas, mercredi soir, commencer quelque expérience chimique qui
vous retienne pour vingt-quatre heures, comme cela arrive quelquefois.

--Soyez tranquille, dit Morand; d'ailleurs, d'ici là, vous me le
rappellerez.

Geneviève se leva de table, Maurice imita son exemple; Morand allait en
faire autant, et les suivre peut-être, lorsque l'un des ouvriers apporta
au chimiste une petite fiole de liqueur qui attira toute son attention.

--Dépêchons-nous, dit Maurice en entraînant Geneviève.

--Oh! soyez tranquille, dit celle-ci; il en a pour une bonne heure au
moins.

Et la jeune femme lui abandonna sa main, qu'il serra tendrement dans les
siennes. Elle avait remords de sa trahison, et elle lui payait ce
remords en bonheur.

--Voyez-vous, lui dit-elle en traversant le jardin et en montrant à
Maurice les oeillets qu'on avait apportés à l'air dans une caisse
d'acajou, pour les ressusciter, s'il était possible; voyez-vous, mes
fleurs sont mortes.

--Qui les a tuées? Votre négligence, dit Maurice. Pauvres oeillets!

--Ce n'est point ma négligence, c'est votre abandon, mon ami.

--Cependant elles demandaient bien peu de chose, Geneviève, un peu
d'eau, voilà tout; et mon départ a dû vous laisser bien du temps.

--Ah! dit Geneviève, si les fleurs s'arrosaient avec des larmes, ces
pauvre oeillets, comme vous les appelez, ne seraient pas morts.

Maurice l'enveloppa de ses bras, la rapprocha vivement de lui, et, avant
qu'elle eût eu le temps de se défendre, il appuya ses lèvres sur l'oeil
moitié souriant, moitié languissant, qui regardait la caisse ravagée.

Geneviève avait tant de choses à se reprocher, qu'elle fut indulgente.
Dixmer revint tard, et, lorsqu'il revint, il trouva Morand, Geneviève et
Maurice qui causaient botanique dans le jardin.




XX

La bouquetière


Enfin, ce fameux jeudi, jour de la garde de Maurice, arriva.

On entrait dans le mois de juin. Le ciel était d'un bleu foncé, et sur
cette nappe d'indigo se détachait le blanc mat des maisons neuves. On
commençait à pressentir l'arrivée de ce chien terrible que les anciens
représentaient altéré d'une soif inextinguible, et qui, au dire des
Parisiens de la plèbe, lèche si bien les pavés. Paris était net comme un
tapis, et des parfums tombés de l'air, montant des arbres, émanant des
fleurs, circulaient et enivraient, comme pour faire oublier un peu aux
habitants de la capitale cette vapeur de sang qui fumait sans cesse sur
le pavé de ses places.

Maurice devait entrer au Temple à neuf heures; ses deux collègues
étaient Mercevault et Agricola. À huit heures, il était vieille rue
Saint-Jacques, en grand costume de citoyen municipal, c'est-à-dire avec
une écharpe tricolore serrant sa taille souple et nerveuse; il était
venu, comme d'habitude, à cheval chez Geneviève, et, sur sa route, il
avait pu recueillir les éloges et les approbations nullement dissimulées
des bonnes patriotes qui le regardaient passer.

Geneviève était déjà prête: elle portait une simple robe de mousseline,
une espèce de mante en taffetas léger, un petit bonnet orné de la
cocarde tricolore. Dans ce simple appareil elle était d'une éblouissante
beauté.

Morand, qui s'était, comme nous l'avons vu, beaucoup fait prier, avait,
de peur d'être suspecté d'aristocratie sans doute, pris l'habit de tous
les jours, cet habit moitié bourgeois, moitié artisan. Il venait de
rentrer seulement, et son visage portait la trace d'une grande fatigue.

Il prétendit avoir travaillé toute la nuit pour achever une besogne
pressée.

Dixmer était sorti aussitôt le retour de son ami Morand.

--Eh bien, demanda Geneviève, qu'avez-vous décidé, Maurice, et comment
verrons-nous la reine?

--Écoutez, dit Maurice, mon plan est fait. J'arrive avec vous au Temple;
je vous recommande à Lorin, mon ami, qui commande la garde; je prends
mon poste, et, au moment favorable, je vais vous chercher.

--Mais, demanda Morand, où verrons-nous les prisonniers, et comment les
verrons-nous?

--Pendant leur déjeuner ou leur dîner, si cela vous convient, à travers
le vitrage des municipaux.

--Parfait! dit Morand. Maurice vit alors Morand s'approcher de l'armoire
du fond de la salle à manger, et boire à la hâte un verre de vin pur.
Cela le surprit. Morand était fort sobre et ne buvait ordinairement que
de l'eau rougie.

Geneviève s'aperçut que Maurice regardait le buveur avec étonnement.

--Figurez-vous, dit-elle, qu'il se tue avec son travail, ce malheureux
Morand, de sorte qu'il est capable de n'avoir rien pris depuis hier
matin.

--Il n'a donc pas dîné ici? demanda Maurice.

--Non, il fait des expériences en ville. Geneviève prenait une
précaution inutile. Maurice, en véritable amant, c'est-à-dire en
égoïste, n'avait remarqué cette action de Morand qu'avec cette attention
superficielle que l'homme amoureux accorde à tout ce qui n'est pas la
femme qu'il aime.

À ce verre de vin, Morand ajouta une tranche de pain qu'il avala
précipitamment.

--Et maintenant, dit le mangeur, je suis prêt, cher citoyen Maurice;
quand vous voudrez, nous partirons.

Maurice, qui effeuillait les pistils flétris d'un des oeillets morts
qu'il avait cueillis en passant, présenta son bras à Geneviève en
disant:

--Partons. Ils partirent en effet. Maurice était si heureux que sa
poitrine ne pouvait contenir son bonheur; il eût crié de joie s'il ne se
fût retenu. En effet, que pouvait-il désirer de plus? Non seulement on
n'aimait point Morand, il en avait la certitude, mais encore on
l'aimait, lui, il en avait l'espérance. Dieu envoyait un beau soleil sur
la terre, le bras de Geneviève frémissait sous le sien; et les crieurs
publics, hurlant à pleine tête le triomphe des jacobins et la chute de
Brissot et de ses complices, annonçaient que la patrie était sauvée.

Il y a vraiment des instants dans la vie où le coeur de l'homme est trop
petit pour contenir la joie ou la douleur qui s'y concentre.

--Oh! le beau jour! s'écria Morand. Maurice se retourna avec étonnement;
c'était le premier élan qui sortait devant lui de cet esprit toujours
distrait ou comprimé.

--Oh! oui, oui, bien beau, dit Geneviève en se laissant peser au bras de
Maurice; puisse-t-il demeurer jusqu'au soir pur et sans nuages, comme il
est en ce moment?

Maurice s'appliqua ce mot, et son bonheur en redoubla. Morand regarda
Geneviève à travers ses lunettes vertes, avec une expression
particulière de reconnaissance; peut-être, lui aussi, s'était-il
appliqué ce mot. On traversa ainsi le Petit-Pont, la rue de la Juiverie
et le pont Notre-Dame, puis on prit la place de l'Hôtel-de-Ville, la rue
Barre-du-Bec et la rue Sainte-Avoye. À mesure qu'on avançait, le pas de
Maurice devenait plus léger, tandis qu'au contraire le pas de sa
compagne et celui de son compagnon se ralentissaient de plus en plus. On
était arrivé ainsi au coin de la rue des Vieilles-Audriettes, lorsque,
tout à coup, une bouquetière barra le passage à nos promeneurs en leur
présentant son éventaire chargé de fleurs.

--Oh! les magnifiques oeillets! s'écria Maurice.

--Oh! oui, bien beaux, dit Geneviève; il paraît que ceux qui les
cultivaient n'avaient point d'autres préoccupations, car ils ne sont pas
morts, ceux-là.

Ce mot retentit bien doucement au coeur du jeune homme.

--Ah! mon beau municipal, dit la bouquetière, achète un bouquet à la
citoyenne. Elle est habillée de blanc, voilà des oeillets rouges
superbes; blanc et pourpre vont bien ensemble; elle mettra le bouquet
sur son coeur, et, comme son coeur est bien près de ton habit bleu, vous
aurez là les couleurs nationales.

La bouquetière était jeune et jolie; elle débitait son petit compliment
avec une grâce toute particulière; son compliment, d'ailleurs, était
admirablement choisi, et eût-il été fait exprès, qu'il ne se fût pas
mieux appliqué à la circonstance. En outre, les fleurs étaient presque
symboliques. C'étaient des oeillets pareils à ceux qui étaient morts
dans la caisse d'acajou.

--Oui, dit Maurice, je t'en achète, parce que ce sont des oeillets,
entends-tu bien? Toutes les autres fleurs, je les déteste.

--Oh! Maurice, dit Geneviève, c'est bien inutile; nous en avons tant
dans le jardin! Et, malgré ce refus des lèvres, les yeux de Geneviève
disaient qu'elle mourait d'envie d'avoir ce bouquet.

Maurice prit le plus beau de tous les bouquets; c'était, d'ailleurs,
celui que lui présentait la jolie marchande de fleurs.

Il se composait d'une vingtaine d'oeillets ponceau, à l'odeur à la fois
âcre et suave. Au milieu de tous et dominant comme un roi, sortait un
oeillet énorme.

--Tiens, dit Maurice à la marchande, en lui jetant sur son éventaire un
assignat de cinq livres; tiens, voilà pour toi.

--Merci, mon beau municipal, dit la bouquetière; cinq fois merci!

Et elle alla vers un autre couple de citoyens, dans l'espérance qu'une
journée qui commençait si magnifiquement serait une bonne journée.
Pendant cette scène, bien simple en apparence, et qui avait duré
quelques secondes à peine, Morand, chancelant sur ses jambes, s'essuyait
le front, et Geneviève était pâle et tremblante. Elle prit, en crispant
sa main charmante, le bouquet que lui présentait Maurice, et le porta à
son visage, moins pour en respirer l'odeur que pour cacher son émotion.

Le reste du chemin se fit gaiement, quant à Maurice du moins. Pour
Geneviève, sa gaieté à elle était contrainte. Quant à Morand, la sienne
se faisait jour d'une façon bizarre, c'est-à-dire par des soupirs
étouffés, par des rires éclatants et par des plaisanteries formidables,
tombant sur les passants comme un feu de file.

À neuf heures, on arrivait au Temple. Santerre faisait l'appel des
municipaux.

--Me voici, dit Maurice en laissant Geneviève sous la garde de Morand.

--Ah! sois le bienvenu, dit Santerre en tendant la main au jeune homme.

Maurice se garda bien de refuser la main qui lui était offerte. L'amitié
de Santerre était certainement une des plus précieuses de l'époque.

En voyant cet homme qui avait commandé le fameux roulement de tambours,
Geneviève frissonna et Morand pâlit.

--Qui donc est cette belle citoyenne, demanda Santerre à Maurice, et que
vient-elle faire ici?

--C'est la femme du brave citoyen Dixmer; il n'est point que tu n'aies
entendu parler de ce brave patriote, citoyen général?

--Oui, oui, reprit Santerre, un chef de tannerie, capitaine aux
chasseurs de la légion Victor.

--C'est cela même.

--Bon! bon! elle est ma foi jolie. Et cette espèce de magot qui lui
donne le bras?

--C'est le citoyen Morand, l'associé de son mari, chasseur dans la
compagnie Dixmer. Santerre s'approcha de Geneviève.

--Bonjour, citoyenne, dit-il. Geneviève fit un effort.

--Bonjour, citoyen général, répondit-elle en souriant. Santerre fut à la
fois flatté du sourire et du titre.

--Et que viens-tu faire ici, belle patriote? continua Santerre.

--La citoyenne, reprit Maurice, n'a jamais vu la veuve Capet, et elle
voudrait la voir.

--Oui, dit Santerre, avant que.... Et il fit un geste atroce.

--Précisément, répondit froidement Maurice.

--Bien, dit Santerre; tâche seulement qu'on ne la voie pas entrer au
donjon; ce serait un mauvais exemple; d'ailleurs, je m'en fie bien à
toi.

Santerre serra de nouveau la main de Maurice, fit de la tête un geste
amical et protecteur à Geneviève et alla vaquer à ses autres fonctions.

Après bon nombre d'évolutions de grenadiers et de chasseurs, après
quelques manoeuvres de canon dont on pensait que les sourds
retentissements jetaient aux environs une intimidation salutaire,
Maurice reprit le bras de Geneviève, et, suivi par Morand, s'avança vers
le poste à la porte duquel Lorin s'égosillait, en commandant la
manoeuvre à son bataillon.

--Bon! s'écria-t-il, voilà Maurice; peste! avec une femme qui me paraît
un peu agréable. Est-ce que le sournois voudrait faire concurrence à ma
déesse Raison? S'il en était ainsi, pauvre Arthémise!

--Eh bien, citoyen adjudant? dit le capitaine.

--Ah! c'est juste; attention! cria Lorin. Par file à gauche, gauche....
Bonjour, Maurice. Pas accéléré... marche! Les tambours roulèrent; les
compagnies allèrent prendre leur poste, et, quand chacune fut au sien,
Lorin accourut. Les premiers compliments s'échangèrent.

Maurice présenta Lorin à Geneviève et à Morand. Puis les explications
commencèrent.

--Oui, oui, je comprends, dit Lorin; tu veux que le citoyen et la
citoyenne puissent entrer au donjon: c'est chose facile; je vais faire
placer les factionnaires et leur dire qu'ils peuvent te laisser passer
avec ta société.

Dix minutes après, Geneviève et Morand entraient à la suite des trois
municipaux et prenaient place derrière le vitrage.




XXI

L'oeillet rouge


La reine venait de se lever seulement. Malade depuis deux ou trois
jours, elle restait au lit plus longtemps que d'habitude. Seulement,
ayant appris de sa soeur que le soleil s'était levé, magnifique, elle
avait fait un effort, et avait, pour faire prendre l'air à sa fille,
demandé à se promener sur la terrasse, ce qui lui avait été accordé sans
difficulté.

Et puis une autre raison la déterminait. Une fois, une seule, il est
vrai, elle avait du haut de la tour aperçu le dauphin dans le jardin.
Mais, au premier geste qu'avaient échangé le fils et la mère, Simon
était intervenu et avait fait rentrer l'enfant.

N'importe, elle l'avait aperçu, et c'était beaucoup. Il est vrai que le
pauvre petit prisonnier était bien pâle et bien changé. Puis il était
vêtu, comme un enfant du peuple, d'une carmagnole et d'un gros pantalon.
Mais on lui avait laissé ses beaux cheveux blonds bouclés, qui lui
faisaient une auréole que Dieu a sans doute voulu que l'enfant martyr
gardât au ciel.

Si elle pouvait le revoir une fois encore seulement, quelle fête pour ce
coeur de mère!

Puis enfin il y avait encore autre chose.

--Ma soeur, lui avait dit Madame Élisabeth, vous savez que nous avons
trouvé dans le corridor un fétu de paille dressé dans l'angle du mur.
Dans la langue de nos signaux, cela veut dire de faire attention autour
de nous et qu'un ami s'approche.

--C'est vrai, avait répondu la reine, qui, regardant sa soeur et sa
fille en pitié, s'encourageait elle-même à ne point désespérer de leur
salut.

Les exigences du service étant accomplies, Maurice était alors d'autant
plus le maître, dans le donjon du Temple, que le hasard l'avait désigné
pour la garde du jour, en faisant des municipaux Agricola et Mercevault
les veilleurs de nuit.

Les municipaux sortants étaient partis, après avoir laissé leur
procès-verbal au conseil du Temple.

--Eh bien, citoyen municipal, dit la femme Tison en venant saluer
Maurice, vous amenez donc de la société pour voir nos pigeons? Il n'y a
que moi qui suis condamnée à ne plus voir ma pauvre Sophie.

--Ce sont des amis à moi, dit Maurice, qui n'ont jamais vu la femme
Capet.

--Eh bien, ils seront à merveille derrière le vitrage.

--Assurément, dit Morand.

--Seulement, dit Geneviève, nous allons avoir l'air de ces curieux
cruels qui viennent, de l'autre côté d'une grille, jouir des tourments
d'un prisonnier.

--Eh bien, que ne les avez-vous conduits sur le chemin de la tour, vos
amis, puisque la femme Capet s'y promène aujourd'hui avec sa soeur et sa
fille; car ils lui ont laissé sa fille, à elle, tandis que moi, qui ne
suis pas coupable, ils m'ont ôté la mienne. Oh! les aristocrates! il y
aura toujours, quoi qu'on fasse, des faveurs pour eux, citoyen Maurice.

--Mais ils lui ont ôté son fils, répondit celui-ci.

--Ah! si j'avais un fils, murmura la geôlière, je crois que je
regretterais moins ma fille.

Geneviève avait pendant ce temps-là échangé quelques regards avec
Morand.

--Mon ami, dit la jeune femme à Maurice, la citoyenne a raison. Si vous
vouliez, d'une façon quelconque, me placer sur le passage de
Marie-Antoinette, cela me répugnerait moins que de la regarder d'ici. Il
me semble que cette manière de voir les personnes est humiliante à la
fois pour elles et pour nous.

--Bonne Geneviève, dit Maurice, vous avez donc toutes les délicatesses?

--Ah! pardieu! citoyenne, s'écria un des deux collègues de Maurice, qui
déjeunait dans l'antichambre avec du pain et des saucisses, si vous
étiez prisonnière et que la veuve Capet fût curieuse de vous voir, elle
ne ferait pas tant de façons pour se passer cette fantaisie, la coquine.

Geneviève, par un mouvement plus rapide que l'éclair, tourna ses yeux
vers Morand pour observer sur lui l'effet de ces injures. En effet,
Morand tressaillit; une lueur étrange, phosphorescente pour ainsi dire,
jaillit de ses paupières, ses poings se crispèrent un moment; mais tous
ces signes furent si rapides, qu'ils passèrent inaperçus.

--Comment s'appelle ce municipal? demanda-t-elle à Maurice.

--C'est le citoyen Mercevault, répondit le jeune homme.

Puis il ajouta, comme pour excuser sa grossièreté:

--Un tailleur de pierres. Mercevault entendit et jeta un regard de côté
sur Maurice.

--Allons, allons, dit la femme Tison, achève ta saucisse et ta
demi-bouteille, que je desserve.

--Ce n'est pas la faute de l'Autrichienne si je les achève à cette
heure, grommela le municipal; si elle avait pu me faire tuer au 10 août,
elle l'eût certainement fait; aussi, le jour où elle éternuera dans le
sac, je serai au premier rang, solide au poste.

Morand devint pâle comme un mort.

--Allons, allons, citoyen Maurice, dit Geneviève, allons où vous avez
promis de me mener; ici, il me semble que je suis prisonnière,
j'étouffe.

Maurice fit sortir Morand et Geneviève; et les sentinelles, prévenues
par Lorin, les laissèrent passer sans aucune difficulté.

Il les installa dans un petit couloir de l'étage supérieur, de sorte
qu'au moment où la reine, Madame Élisabeth et madame Royale devaient
monter à la galerie, les augustes prisonnières ne pouvaient faire
autrement que de passer devant eux.

Comme la promenade était fixée pour dix heures, et qu'il n'y avait plus
que quelques minutes à attendre, Maurice, non seulement ne quitta point
ses amis, mais encore, afin que le plus léger soupçon ne planât point
sur cette démarche tant soit peu illégale, ayant rencontré le citoyen
Agricola, il l'avait pris avec lui.

Dix heures sonnèrent.

--Ouvrez! cria du bas de la tour une voix que Maurice reconnut pour
celle du général Santerre.

Aussitôt la garde prit les armes, on ferma les grilles, les
factionnaires apprêtèrent leurs armes. Il y eut alors dans toute la cour
un bruit de fer, de pierres et de pas qui impressionna vivement Morand
et Geneviève, car Maurice les vit pâlir tous deux.

--Que de précautions pour garder trois femmes! murmura Geneviève.

--Oui, dit Morand en essayant de rire. Si ceux qui tentent de les faire
évader étaient à notre place et voyaient ce que nous voyons, cela les
dégoûterait du métier.

--En effet, dit Geneviève, je commence à croire qu'elles ne se sauveront
pas.

--Et moi, je l'espère, répondit Maurice. Et, se penchant à ces mots sur
la rampe de l'escalier:

--Attention, dit-il, voici les prisonnières.

--Nommez-les-moi, dit Geneviève, car je ne les connais pas.

--Les deux premières qui montent sont la soeur et la fille de Capet. La
dernière, qui est précédée d'un petit chien, est Marie-Antoinette.

Geneviève fit un pas en avant. Mais, au contraire, Morand, au lieu de
regarder, se colla contre le mur. Ses lèvres étaient plus livides et
plus terreuses que la pierre du donjon. Geneviève, avec sa robe blanche
et ses beaux yeux purs, semblait un ange attendant les prisonniers pour
éclairer la route amère qu'ils parcouraient, et leur mettre en passant
un peu de joie au coeur.

Madame Élisabeth et madame Royale passèrent après avoir jeté un regard
étonné sur les étrangers; sans doute la première eut l'idée que
c'étaient ceux que leur annonçaient les signes, car elle se retourna
vivement vers madame Royale et lui serra la main, tout en laissant
tomber son mouchoir comme pour prévenir la reine.

--Faites attention, ma soeur, dit-elle, j'ai laissé échapper mon
mouchoir. Et elle continua de monter avec la jeune princesse.

La reine, dont un souffle haletant et une petite toux sèche indiquaient
le malaise, se baissa pour ramasser le mouchoir qui était tombé à ses
pieds; mais, plus prompt qu'elle, son petit chien s'en empara et courut
le porter à Madame Élisabeth. La reine continua donc de monter, et,
après quelques marches, se trouva à son tour devant Geneviève, Morand et
le jeune municipal.

--Oh! des fleurs! dit-elle; il y a bien longtemps que je n'en ai vu. Que
cela sent bon, et que vous êtes heureuse d'avoir des fleurs, madame!

Prompte comme la pensée qui venait de se formuler par ces paroles
douloureuses, Geneviève étendit la main pour offrir son bouquet à la
reine. Alors Marie-Antoinette leva la tête, la regarda, et une
imperceptible rougeur parut sur son front décoloré.

Mais, par une sorte de mouvement naturel, par cette habitude
d'obéissance passive au règlement, Maurice étendit la main pour arrêter
le bras de Geneviève.

La reine alors demeura hésitante, et, regardant Maurice, elle le
reconnut pour le jeune municipal qui avait l'habitude de lui parler avec
fermeté, mais en même temps avec respect.

--Est-ce défendu, monsieur? dit-elle.

--Non, non, madame, dit Maurice. Geneviève, vous pouvez offrir votre
bouquet.

--Oh! merci, merci, monsieur! s'écria la reine avec une vive
reconnaissance.

Et, saluant avec une gracieuse affabilité Geneviève, Marie-Antoinette
avança une main amaigrie, et cueillit au hasard un oeillet dans la masse
des fleurs.

--Mais prenez tout, madame, prenez, dit timidement Geneviève.

--Non, dit la reine avec un sourire charmant; ce bouquet vient peut-être
d'une personne que vous aimez, et je ne veux point vous en priver.

Geneviève rougit, et cette rougeur fit sourire la reine.

--Allons, allons, citoyenne Capet, dit Agricola, il faut continuer votre
chemin.

La reine salua et continua de monter; mais, avant de disparaître, elle
se retourna encore en murmurant:

--Que cet oeillet sent bon et que cette femme est jolie!

--Elle ne m'a pas vu, murmura Morand, qui, presque agenouillé dans la
pénombre du corridor, n'avait effectivement point frappé les regards de
la reine.

--Mais, vous, vous l'avez bien vue, n'est-ce pas, Morand? n'est-ce pas,
Geneviève? dit Maurice doublement heureux, d'abord du spectacle qu'il
avait procuré à ses amis, et ensuite du plaisir qu'il venait de faire à
si peu de frais à la malheureuse prisonnière.

--Oh! oui, oui, dit Geneviève, je l'ai bien vue, et, maintenant, quand
je vivrais cent ans, je la verrais toujours.

--Et comment la trouvez-vous?

--Bien belle.

--Et vous, Morand? Morand joignit les mains sans répondre.

--Dites donc, demanda tout bas et en riant Maurice à Geneviève, est-ce
que ce serait de la reine que Morand est amoureux?

Geneviève tressaillit; mais, se remettant aussitôt:

--Ma foi, répondit-elle en riant à son tour, cela en a en vérité l'air.

--Eh bien, vous ne me dites pas comment vous l'avez trouvée, Morand,
insista Maurice.

--Je l'ai trouvée bien pâle, répondit-il. Maurice reprit le bras de
Geneviève et la fit descendre vers la cour. Dans l'escalier sombre, il
lui sembla que Geneviève lui baisait la main.

--Eh bien, dit Maurice, que veut dire cela, Geneviève?

--Cela veut dire, Maurice, que je n'oublierai jamais que, pour un
caprice de moi, vous avez risqué votre tête.

--Oh! dit Maurice, voilà de l'exagération, Geneviève. De vous à moi,
vous savez que la reconnaissance n'est pas le sentiment que
j'ambitionne.

Geneviève lui pressa doucement le bras. Morand suivait en trébuchant.

On arriva dans la cour. Lorin vint reconnaître les deux visiteurs et les
fit sortir du Temple. Mais, avant de le quitter. Geneviève fit promettre
à Maurice de venir dîner vieille rue Saint-Jacques, le lendemain.




XXII

Simon le censeur


Maurice s'en revint à son poste le coeur tout plein d'une joie presque
céleste: il trouva la femme Tison qui pleurait.

--Et qu'avez-vous donc encore, la mère? demanda-t-il.

--J'ai que je suis furieuse, répondit la geôlière.

--Et pourquoi?

--Parce que tout est injustice pour les pauvres gens dans ce monde.

--Mais enfin?...

--Vous êtes riche, vous; vous êtes bourgeois; vous venez ici pour un
jour seulement, et l'on vous permet de vous y faire visiter par de
jolies femmes qui donnent des bouquets à l'Autrichienne; et moi qui
niche perpétuellement dans le colombier, on me défend de voir ma pauvre
Sophie.

Maurice lui prit la main et y glissa un assignat de dix livres.

--Tenez, bonne Tison, lui dit-il, prenez cela et ayez courage. Eh! mon
Dieu! l'Autrichienne ne durera pas toujours.

--Un assignat de dix livres, fit la geôlière, c'est gentil de votre
part; mais j'aimerais mieux une papillote qui eût enveloppé les cheveux
de ma pauvre fille.

Elle achevait ces mots quand Simon, qui montait, les entendit, et vit la
geôlière serrer dans sa poche l'assignat que lui avait donné Maurice.

Disons dans quelle disposition d'esprit était Simon.

Simon venait de la cour, où il avait rencontré Lorin. Il y avait
décidément antipathie entre ces deux hommes.

Cette antipathie était beaucoup moins motivée par la scène violente que
nous avons déjà mise sous les yeux de nos lecteurs, que par la
différence des races, source éternelle de ces inimitiés ou de ces
penchants que l'on appelle les mystères, et qui cependant s'expliquent
si bien.

Simon était laid, Lorin était beau; Simon était sale, Lorin sentait bon;
Simon était républicain fanfaron, Lorin était un de ces patriotes
ardents qui, pour la Révolution, n'avaient fait que des sacrifices; et
puis, s'il eût fallu en venir aux coups, Simon sentait instinctivement
que le poing du muscadin lui eût, non moins élégamment que Maurice,
décerné un châtiment plébéien.

Simon, en apercevant Lorin, s'était arrêté court et avait pâli.

--C'est donc encore ce bataillon-là qui monte la garde? grogna-t-il.

--Eh bien, après? répondit un grenadier à qui l'apostrophe déplut. Il me
semble qu'il en vaut bien un autre.

Simon tira un crayon de la poche de sa carmagnole et feignit de prendre
une note sur une feuille de papier presque aussi noire que ses mains.

--Eh! dit Lorin, tu sais donc écrire, Simon, depuis que tu es le
précepteur de Capet? Voyez, citoyens; ma parole d'honneur, il note;
c'est Simon le censeur.

Et un éclat de rire universel, parti des rangs des jeunes gardes
nationaux, presque tous jeunes gens lettrés, hébéta pour ainsi dire le
misérable savetier.

--Bon, bon, dit-il, en grinçant des dents et en blêmissant de colère; on
dit que tu as laissé entrer des étrangers dans le donjon, et cela sans
permission de la Commune. Bon, bon, je vais faire dresser procès-verbal
par le municipal.

--Au moins celui-là sait écrire, répondit Lorin; c'est Maurice, Maurice
poing de fer, connais-tu? En ce moment justement, Morand et Geneviève
sortaient.

À cette vue, Simon s'élança dans le donjon, juste au moment où, comme
nous l'avons dit, Maurice donnait à la femme Tison un assignat de dix
livres comme consolation.

Maurice ne fit pas attention à la présence de ce misérable, dont il
s'éloignait d'ailleurs par instinct toutes les fois qu'il le trouvait
sur sa route, comme on s'éloigne d'un reptile venimeux ou dégoûtant.

--Ah çà! dit Simon à la femme Tison, qui s'essuyait les yeux avec son
tablier, tu veux donc absolument te faire guillotiner, citoyenne?

--Moi! dit la femme Tison; et pourquoi cela?

--Comment! tu reçois de l'argent des municipaux pour faire entrer les
aristocrates chez l'Autrichienne!

--Moi? dit la femme Tison. Tais-toi, tu es fou.

--Ce sera consigné au procès-verbal, dit Simon avec emphase.

--Allons donc, ce sont les amis du municipal Maurice, un des meilleurs
patriotes qui existent.

--Des conspirateurs, te dis-je; la Commune sera informée d'ailleurs,
elle jugera.

--Allons, tu vas me dénoncer, espion de police?

--Parfaitement, à moins que tu ne dénonces toi-même.

--Mais quoi dénoncer? que veux-tu que je dénonce?

--Ce qui s'est passé, donc.

--Mais puisqu'il ne s'est rien passé.

--Où étaient-ils, les aristocrates?

--Là, sur l'escalier.

--Quand la veuve Capet est montée à la tour?

--Oui.

--Et ils se sont parlé?

--Ils se sont dit deux mots.

--Deux mots, tu vois; d'ailleurs, ça sent l'aristocrate, ici.

--C'est-à-dire que ça sent l'oeillet.

--L'oeillet! pourquoi l'oeillet?

--Parce que la citoyenne en avait un bouquet qui embaumait.

--Quelle citoyenne?

--Celle qui regardait passer la reine.

--Tu vois bien, tu dis la reine, femme Tison; la fréquentation des
aristocrates te perd. Eh bien, sur quoi donc est-ce que je marche là?
continua Simon en se baissant.

--Eh! justement, dit la femme Tison, c'est une fleur... un oeillet; il
sera tombé des mains de la citoyenne Dixmer, quand Marie-Antoinette en a
pris un dans son bouquet.

--La femme Capet a pris une fleur dans le bouquet de la citoyenne
Dixmer? dit Simon.

--Oui, et c'est moi-même qui le lui ai donné, entends-tu? dit d'une voix
menaçante Maurice, qui écoutait ce colloque depuis quelques instants et
que ce colloque impatientait.

--C'est bien, c'est bien, on voit ce qu'on voit, et on sait ce qu'on
dit, grogna Simon, qui tenait toujours à la main l'oeillet froissé par
son large pied.

--Et moi, reprit Maurice, je sais une chose et je vais te la dire, c'est
que tu n'as rien à faire dans le donjon et que ton poste de bourreau est
là-bas près du petit Capet, que tu ne battras pas cependant aujourd'hui,
attendu que je suis là et que je te le défends.

--Ah! tu menaces et tu m'appelles bourreau! s'écria Simon en écrasant la
fleur entre ses doigts; ah! nous verrons s'il est permis aux
aristocrates.... Eh bien, qu'est-ce donc que cela?

--Quoi? demanda Maurice.

--Ce que je sens dans l'oeillet, donc! Ah! ah! Et, aux yeux de Maurice
stupéfait, Simon tira du calice de la fleur un petit papier roulé avec
un soin exquis et qui avait été artistement introduit au centre de son
épais panache.

--Oh! s'écria Maurice à son tour, qu'est-ce que cela, mon Dieu?

--Nous le saurons, nous le saurons, dit Simon en s'approchant de la
lucarne. Ah! ton ami Lorin dit que je ne sais pas lire? Eh bien, tu vas
voir.

Lorin avait calomnié Simon; il savait lire l'imprimé dans tous les
caractères, et l'écriture quand elle était d'une certaine grosseur. Mais
le billet était minuté si fin, que Simon fut obligé de recourir à ses
lunettes. Il posa en conséquence le billet sur la lucarne et se mit à
faire l'inventaire de ses poches; mais comme il était au milieu de ce
travail, le citoyen Agricola ouvrit la porte de l'antichambre qui était
juste en face de la petite fenêtre, et un courant d'air s'établit qui
enleva le papier léger comme une plume; de sorte que, quand Simon, après
une exploration d'un instant, eut découvert ses lunettes, et, après les
avoir mises sur son nez, se retourna, il chercha inutilement le papier;
le papier avait disparu.

Simon poussa un rugissement.

--Il y avait un papier, s'écria-t-il; il y avait un papier; mais gare à
toi, citoyen municipal, car il faudra bien qu'il se retrouve.

Et il descendit rapidement, laissant Maurice abasourdi. Dix minutes
après, trois membres de la Commune entraient dans le donjon. La reine
était encore sur la terrasse, et l'ordre avait été donné de la laisser
dans la plus parfaite ignorance de ce qui venait de se passer. Les
membres de la Commune se firent conduire près d'elle. Le premier objet
qui frappa leurs yeux fut l'oeillet rouge qu'elle tenait encore à la
main. Ils se regardèrent surpris, et, s'approchant d'elle:

--Donnez-nous cette fleur, dit le président de la députation.

La reine, qui ne s'attendait pas à cette irruption, tressaillit et
hésita.

--Rendez cette fleur, madame, s'écria Maurice avec une sorte de terreur,
je vous en prie.

La reine tendit l'oeillet demandé. Le président le prit et se retira,
suivi de ses collègues, dans une salle voisine pour faire la
perquisition et dresser le procès-verbal. On ouvrit la fleur, elle était
vide. Maurice respira.

--Un moment, un moment, dit l'un des membres, le coeur de l'oeillet a
été enlevé. L'alvéole est vide, c'est vrai; mais dans cette alvéole un
billet bien certainement a été renfermé.

--Je suis prêt, dit Maurice, à fournir toutes les explications
nécessaires; mais, avant tout, je demande à être arrêté.

--Nous prenons acte de ta proposition, dit le président, mais nous n'y
faisons pas droit. Tu es connu pour un bon patriote, citoyen Lindey.

--Et je réponds, sur ma vie, des amis que j'ai eu l'imprudence d'amener
avec moi.

--Ne réponds de personne, dit le procureur. On entendit un grand
remue-ménage dans les cours. C'était Simon, qui, après avoir cherché
inutilement le petit billet enlevé par le vent, était allé trouver
Santerre et lui avait raconté la tentative d'enlèvement de la reine avec
tous les accessoires que pouvaient prêter à un pareil enlèvement les
charmes de son imagination. Santerre était accouru; on investissait le
Temple et l'on changeait la garde, au grand dépit de Lorin, qui
protestait contre cette offense faite à son bataillon.

--Ah! méchant savetier, dit-il à Simon en le menaçant de son sabre,
c'est à toi que je dois cette plaisanterie; mais, sois tranquille, je te
la revaudrai.

--Je crois plutôt que c'est toi qui payeras tout ensemble à la nation,
dit le cordonnier en se frottant les mains.

--Citoyen Maurice, dit Santerre, tiens-toi à la disposition de la
Commune, qui t'interrogera.

--Je suis à tes ordres, commandant; mais j'ai déjà demandé à être arrêté
et je le demande encore.

--Attends, attends, murmura sournoisement Simon; puisque tu y tiens si
fort, nous allons tâcher de faire ton affaire.

Et il alla retrouver la femme Tison.




XXIII

La déesse Raison


On chercha pendant toute la journée dans la cour, dans le jardin et dans
les environs le petit papier qui causait toute cette rumeur et qui, on
n'en doutait plus, renfermait tout un complot.

On interrogea la reine après l'avoir séparée de sa soeur et de sa fille;
mais elle ne répondit rien, sinon qu'elle avait, sur l'escalier,
rencontré une jeune femme portant un bouquet, et qu'elle s'était
contentée d'y cueillir une fleur.

Encore n'avait-elle cueilli cette fleur que du consentement du municipal
Maurice.

Elle n'avait rien autre chose à dire, c'était la vérité dans toute sa
simplicité et dans toute sa force.

Tout fut rapporté à Maurice lorsque son tour vint, et il appuya la
déposition de la reine comme franche et exacte.

--Mais, dit le président, il y avait un complot, alors?

--C'est impossible, dit Maurice; c'est moi, qui en dînant chez madame
Dixmer, lui avais proposé de lui faire voir la prisonnière, qu'elle
n'avait jamais vue. Mais il n'y avait rien de fixé pour le jour ni pour
le moyen.

--Mais on s'était muni de fleurs, dit le président; ce bouquet avait été
fait d'avance?

--Pas du tout, c'est moi-même qui ai acheté ces fleurs à une bouquetière
qui est venue nous les offrir au coin de la rue des Vieilles-Audriettes.

--Mais, au moins, cette bouquetière t'a présenté le bouquet?

--Non, citoyen, je l'ai choisi moi-même entre dix ou douze; il est vrai
que j'ai choisi le plus beau.

--Mais on a pu, pendant le chemin, y glisser ce billet?

--Impossible, citoyen. Je n'ai pas quitté une minute madame Dixmer, et,
pour faire l'opération que vous dites dans chacune des fleurs, car
remarquez que chacune des fleurs, à ce que dit Simon, devait renfermer
un billet pareil, il eût fallu au moins une demi-journée.

--Mais enfin, ne peut-on avoir glissé parmi ces fleurs deux billets
préparés?

--C'est devant moi que la prisonnière en a pris un au hasard, après
avoir refusé tout le bouquet.

--Alors, à ton avis, citoyen Lindey, il n'y a donc pas de complot?

--Si fait, il y a complot, reprit Maurice, et je suis le premier, non
seulement à le croire, mais à l'affirmer; seulement, ce complot ne vient
point de mes amis. Cependant, comme il ne faut pas que la nation soit
exposée à aucune crainte, j'offre une caution et je me constitue
prisonnier.

--Pas du tout, répondit Santerre; est-ce qu'on agit ainsi avec des
éprouvés comme toi? Si tu te constituais prisonnier pour répondre de tes
amis, je me constituerais prisonnier pour répondre de toi. Ainsi la
chose est simple, il n'y a pas de dénonciation positive, n'est-ce pas?
Nul ne saura ce qui s'est passé. Redoublons de surveillance, toi
surtout, et nous arriverons à connaître le fond des choses en évitant la
publicité.

--Merci, commandant, dit Maurice, mais je vous répondrai ce que vous
répondriez à ma place. Nous ne devons pas en rester là et il nous faut
retrouver la bouquetière.

--La bouquetière est loin; mais, sois tranquille, on la cherchera. Toi,
surveille tes amis; moi, je surveillerai les correspondances de la
prison.

On n'avait point songé à Simon, mais Simon avait son projet.

Il arriva sur la fin de la séance que vous venons de raconter, pour
demander des nouvelles, et il apprit la décision de la Commune.

--Ah! il ne faut qu'une dénonciation en règle, dit-il, pour faire
l'affaire; attendez cinq minutes et je l'apporte.

--Qu'est-ce donc? demanda le président.

--C'est, répondit le prisonnier, la courageuse citoyenne Tison qui
dénonce les menées sourdes du partisan de l'aristocratie, Maurice, et
les ramifications d'un autre faux patriote de ses amis nommé Lorin.

--Prends garde, prends garde, Simon! Ton zèle pour la nation t'égare
peut-être, dit le président; Maurice Lindey et Hyacinthe Lorin sont des
éprouvés.

--On verra ça au tribunal, répliqua Simon.

--Songez-y bien, Simon, ce sera un procès scandaleux pour tous les bons
patriotes.

--Scandaleux ou non, qu'est-ce que ça me fait, à moi? Est-ce que je
crains le scandale, moi? On saura au moins toute la vérité sur ceux qui
trahissent.

--Ainsi tu persistes à dénoncer au nom de la femme Tison?

--Je dénoncerai moi-même ce soir aux Cordeliers, et toi-même avec les
autres, citoyen président, si tu ne veux pas décréter d'arrestation le
traître Maurice.

--Eh bien, soit, dit le président, qui, selon l'habitude de ce
malheureux temps, tremblait devant celui qui criait le plus haut. Eh
bien, soit, on l'arrêtera.

Pendant que cette décision était rendue contre lui, Maurice était
retourné au Temple où l'attendait un billet ainsi conçu:

«Notre garde étant violemment interrompue, je ne pourrai, selon toute
probabilité, te revoir que demain matin: viens déjeuner avec moi; tu me
mettras au courant, en déjeunant, des trames et des conspirations
découvertes par maître Simon.


          _On prétend que Simon dépose_
          _Que tout le mal vient d'un oeillet;_
          _De mon côté, sur ce méfait,_
          _Je vais interroger la rose._

Et demain, à mon tour, je te dirai ce qu'Arthémise m'aura répondu.

«Ton ami,

«LORIN.»

«Rien de nouveau, répondit Maurice; dors en paix cette nuit et déjeune
sans moi demain, attendu que, vu les incidents de la journée, je ne
sortirai probablement pas avant midi.

«Je voudrais être le zéphyr pour avoir le droit d'envoyer un baiser à la
rose dont tu parles.

«Je te permets de siffler ma prose comme je siffle tes vers.

«Ton ami,

«MAURICE.

«_P.-S.--_Je crois, au reste, que la conspiration n'était qu'une fausse
alarme.»

Lorin était, en effet, sorti vers onze heures, avant tout son bataillon,
grâce à la motion brutale du cordonnier.

Il s'était consolé de cette humiliation avec un quatrain, et, ainsi
qu'il le disait dans ce quatrain, il était allé chez Arthémise.

Arthémise fut enchantée de voir arriver Lorin. Le temps était
magnifique, comme nous l'avons dit; elle proposa, le long des quais, une
promenade qui fut acceptée.

Ils avaient suivi le port au charbon tout en causant politique, Lorin
racontant son expulsion du Temple et cherchant à deviner quelles
circonstances avaient pu la provoquer, quand, en arrivant à la hauteur
de la rue des Barres, ils aperçurent une bouquetière qui, comme eux,
remontait la rive droite de la Seine.

--Ah! citoyen Lorin, dit Arthémise, tu vas, je l'espère bien, me donner
un bouquet.

--Comment donc! dit Lorin, deux si la chose vous est agréable.

Et tous deux doublèrent le pas pour joindre la bouquetière, qui
elle-même suivait son chemin d'un pas fort rapide.

En arrivant au pont Marie, la jeune fille s'arrêta et, se penchant
au-dessus du parapet, vida sa corbeille dans la rivière.

Les fleurs, séparées, tourbillonnèrent un instant dans l'air. Les
bouquets, entraînés par leur pesanteur, tombèrent plus rapidement; puis
bouquets et fleurs, surnageant à la surface, suivirent le cours de
l'eau.

--Tiens! dit Arthémise en regardant la bouquetière qui faisait un si
étrange commerce, on dirait... mais oui... mais non... mais si.... Ah!
que c'est bizarre!

La bouquetière mit un doigt sur ses lèvres comme pour prier Arthémise de
garder le silence et disparut.

--Qu'est-ce donc? dit Lorin; connaissez-vous cette mortelle, déesse?

--Non. J'avais cru d'abord.... Mais certainement je me suis trompée.

--Cependant elle vous a fait signe, insista Lorin.

--Pourquoi donc est-elle bouquetière ce matin? se demanda Arthémise en
s'interrogeant elle-même.

--Vous avouez donc que vous la connaissez, Arthémise? demanda Lorin.

--Oui, répondit Arthémise, c'est une bouquetière à laquelle j'achète
quelquefois.

--Dans tous les cas, dit Lorin, cette bouquetière a de singulières
façons de débiter sa marchandise.

Et tous deux, après avoir regardé une dernière fois les fleurs, qui
avaient déjà atteint le pont de bois et reçu une nouvelle impulsion du
bras de la rivière qui passe sous ses arches, continuèrent leur route
vers la Rapée, où ils comptaient dîner en tête à tête.

L'incident n'eut point de suite pour le moment. Seulement, comme il
était étrange et présentait un certain caractère mystérieux, il se grava
dans l'imagination poétique de Lorin.

Cependant la dénonciation de la femme Tison, dénonciation portée contre
Maurice et Lorin, soulevait un grand bruit au club des Jacobins, et
Maurice reçut au Temple l'avis de la Commune que sa liberté était
menacée par l'indignation publique. C'était une invitation au jeune
municipal de se cacher s'il était coupable. Mais, fort de sa conscience,
Maurice resta au Temple, et on le trouva à son poste lorsqu'on vint pour
l'arrêter.

À l'instant même, Maurice fut interrogé. Tout en demeurant dans la ferme
résolution de ne mettre en cause aucun des amis dont il était sûr,
Maurice, qui n'était pas homme à se sacrifier ridiculement par le
silence comme un héros de roman, demanda la mise en cause de la
bouquetière. Il était cinq heures du soir lorsque Lorin rentra chez lui;
il apprit à l'instant même l'arrestation de Maurice et la demande que
celui-ci avait faite.

La bouquetière du pont Marie jetant ses fleurs dans la Seine lui revint
aussitôt à l'esprit: ce fut une révélation subite. Cette bouquetière
étrange, cette coïncidence des quartiers, ce demi-aveu d'Arthémise, tout
lui criait instinctivement que là était l'explication du mystère dont
Maurice demandait la révélation.

Il bondit hors de sa chambre, descendit les quatre étages comme s'il eût
eu des ailes et courut chez la déesse Raison qui brodait des étoiles
d'or sur une robe de gaze bleue.

C'était sa robe de divinité.

--Trêve d'étoiles, chère amie, dit Lorin. On a arrêté Maurice ce matin,
et probablement je serai arrêté ce soir.

--Maurice arrêté?

--Eh! mon Dieu, oui. Dans ce temps-ci, rien de plus commun que les
grands événements; on n'y fait pas attention parce qu'ils vont par
troupes, voilà tout. Or, presque tous ces grands événements arrivent à
propos de futilités. Ne négligeons pas les futilités. Quelle était cette
bouquetière que nous avons rencontrée ce matin, chère amie?

Arthémise tressaillit.

--Quelle bouquetière?

--Eh! pardieu! celle qui jetait avec tant de prodigalité ses fleurs dans
la Seine.

--Eh! mon Dieu! dit Arthémise, cet événement est-il donc si grave que
vous y reveniez avec une pareille insistance?

--Si grave, chère amie, que je vous prie de répondre à l'instant même à
ma question.

--Mon ami, je ne le puis.

--Déesse, rien ne vous est impossible.

--Je suis engagée d'honneur à garder le silence.

--Et moi, je suis engagé d'honneur à vous faire parler.

--Mais pourquoi insistez-vous ainsi?

--Pour que... corbleu! pour que Maurice n'ait pas le cou coupé.

--Ah! mon Dieu! Maurice guillotiné! s'écria la jeune femme effrayée.

--Sans vous parler de moi, qui, en vérité, n'ose pas répondre d'avoir
encore ma tête sur mes épaules.

--Oh! non, non, dit Arthémise, ce serait la perdre infailliblement.

En ce moment, l'officieux de Lorin se précipita dans la chambre
d'Arthémise.

--Ah! citoyen, s'écria-t-il, sauve-toi, sauve-toi!

--Et pourquoi cela? demanda Lorin.

--Parce que les gendarmes se sont présentés chez toi, et que, tandis
qu'ils enfonçaient la porte, j'ai gagné la maison voisine par les toits,
et j'accours te prévenir.

Arthémise jeta un cri terrible. Elle aimait réellement Lorin.

--Arthémise, dit Lorin en se posant, mettez-vous la vie d'une
bouquetière en comparaison avec celle de Maurice et celle de votre
amant? S'il en est ainsi, je vous déclare que je cesse de vous tenir
pour la déesse Raison, et que je vous proclame la déesse Folie.

--Pauvre Héloïse! s'écria l'ex-danseuse de l'Opéra, ce n'est point ma
faute si je te trahis.

--Bien! bien! chère amie, dit Lorin en présentant un papier à Arthémise.
Vous m'avez déjà gratifié du nom de baptême; donnez-moi maintenant le
nom de famille et l'adresse.

--Oh! l'écrire, jamais, jamais! s'écria Arthémise; vous le dire, à la
bonne heure.

--Dites-le donc, et soyez tranquille, je ne l'oublierai pas. Et
Arthémise donna de vive voix le nom et l'adresse de la fausse
bouquetière à Lorin. Elle s'appelait Héloïse Tison et demeurait rue des
Nonandières, 24.

À ce nom, Lorin jeta un cri et s'enfuit à toutes jambes.

Il n'était pas au bout de la rue, qu'une lettre arrivait chez Arthémise.
Cette lettre ne contenait que ces trois lignes:

«Pas un mot sur moi, chère amie; la révélation de mon nom me perdrait
infailliblement.... Attends à demain pour me nommer, car ce soir j'aurai
quitté Paris.

«Ton HÉLOÏSE.»

--Oh! mon Dieu! s'écria la future déesse, si j'avais pu deviner cela,
j'eusse attendu jusqu'à demain.

Et elle s'élança vers la fenêtre pour rappeler Lorin, s'il était encore
temps; mais il avait disparu.




XXIV

La mère et la fille


Nous avons déjà dit qu'en quelques heures la nouvelle de cet événement
s'était répandue dans tout Paris. En effet, il y avait à cette époque
des indiscrétions bien faciles à comprendre de la part d'un gouvernement
dont la politique se nouait et se dénouait dans la rue.

La rumeur gagna donc, terrible et menaçante, la vieille rue
Saint-Jacques, et, deux heures après l'arrestation de Maurice, on y
apprenait cette arrestation.

Grâce à l'activité de Simon, les détails du complot avaient promptement
jailli hors du Temple; seulement, comme chacun brodait sur le fond, la
vérité arriva quelque peu altérée chez le maître tanneur; il s'agissait,
disait-on, d'une fleur empoisonnée qu'on aurait fait passer à la reine,
et à l'aide de laquelle l'Autrichienne devait endormir ses gardes pour
sortir du Temple; en outre, à ces bruits s'étaient joints certains
soupçons sur la fidélité du bataillon congédié la veille par Santerre;
de sorte qu'il y avait déjà plusieurs victimes désignées à la haine du
peuple.

Mais, vieille rue Saint-Jacques, on ne se trompait point, et pour cause,
sur la nature de l'événement, et Morand d'un côté, et Dixmer de l'autre,
sortirent aussitôt, laissant Geneviève en proie au plus violent
désespoir.

En effet, s'il arrivait malheur à Maurice, c'était Geneviève qui était
la cause de ce malheur. C'était elle qui avait conduit par la main
l'aveugle jeune homme jusque dans le cachot où il était renfermé et
duquel il ne sortirait, selon toute probabilité, que pour marcher à
l'échafaud.

Mais, en tout cas, Maurice ne payerait pas de sa tête son dévouement au
caprice de Geneviève. Si Maurice était condamné, Geneviève allait
s'accuser elle-même au tribunal, elle avouait tout. Elle assumait la
responsabilité sur elle, bien entendu, et, aux dépens de sa vie, elle
sauvait Maurice.

Geneviève, au lieu de frémir à cette pensée de mourir pour Maurice, y
trouvait, au contraire, une amère félicité.

Elle aimait le jeune homme, elle l'aimait plus qu'il ne convenait à une
femme qui ne s'appartenait pas. C'était pour elle un moyen de reporter à
Dieu son âme pure et sans tache comme elle l'avait reçue de lui.

En sortant de la maison, Morand et Dixmer s'étaient séparés. Dixmer
s'achemina vers la rue de la Corderie, et Morand courut à la rue des
Nonandières. En arrivant au bout du pont Marie, ce dernier aperçut cette
foule d'oisifs et de curieux qui stationnent à Paris pendant ou après un
événement sur la place où cet événement a eu lieu, comme les corbeaux
stationnent sur un champ de bataille.

À cette vue, Morand s'arrêta tout court; les jambes lui manquaient, il
fut forcé de s'appuyer au parapet du pont.

Enfin il reprit, après quelques secondes, cette puissance merveilleuse
que, dans les grandes circonstances, il avait sur lui-même, se mêla aux
groupes, interrogea et apprit que, dix minutes auparavant, on venait
d'enlever, rue des Nonandières, 24, une jeune femme coupable bien
certainement du crime dont elle avait été accusée, puisqu'on l'avait
surprise occupée à faire ses paquets.

Morand s'informa du club dans lequel la pauvre fille devait être
interrogée. Il apprit que c'était devant la section mère qu'elle avait
été conduite, et il s'y rendit aussitôt.

Le club regorgeait de monde. Cependant, à force de coups de coude et de
coups de poing, Morand parvint à se glisser dans une tribune. La
première chose qu'il aperçut, fut la haute taille, la noble figure, la
mine dédaigneuse de Maurice, debout au banc des accusés, et écrasant de
son regard Simon, qui pérorait.

--Oui, citoyens, criait Simon, oui, la citoyenne Tison accuse le citoyen
Lindey et le citoyen Lorin. Le citoyen Lindey parle d'une bouquetière
sur laquelle il veut rejeter son crime; mais je vous en préviens
d'avance, la bouquetière ne se retrouvera point; c'est un complot formé
par une société d'aristocrates qui se rejettent la balle les uns aux
autres, comme des lâches qu'ils sont. Vous avez bien vu que le citoyen
Lorin avait décampé de chez lui quand on s'y est présenté. Eh bien, il
ne se rencontrera pas plus que la bouquetière.

--Tu en as menti, Simon, dit une voix furieuse; il se retrouvera, car le
voici. Et Lorin fit irruption dans la salle.

--Place à moi! cria-t-il en bousculant les spectateurs; place! Et il
alla se ranger auprès de Maurice.

Cette entrée de Lorin, faite tout naturellement, sans manières, sans
emphase, mais avec toute la franchise et toute la vigueur inhérentes au
caractère du jeune homme, produisit le plus grand effet sur les
tribunes, qui se mirent à applaudir et à crier bravo!

Maurice se contenta de sourire et de tendre la main à son ami, en homme
qui s'était dit à lui-même: «Je suis sûr de ne pas demeurer longtemps
seul au banc des accusés.»

Les spectateurs regardaient avec un intérêt visible ces deux beaux
jeunes gens, qu'accusait, comme un démon jaloux de la jeunesse et de la
beauté, l'immonde cordonnier du Temple.

Celui-ci s'aperçut de la mauvaise impression qui commençait à
s'appesantir sur lui. Il résolut de frapper le dernier coup.

--Citoyens, hurla-t-il, je demande que la généreuse citoyenne Tison soit
entendue, je demande qu'elle parle, je demande qu'elle accuse.

--Citoyens, dit Lorin, je demande qu'auparavant, la jeune bouquetière
qui vient d'être arrêtée et qu'on va sans doute amener devant vous, soit
entendue.

--Non, dit Simon, c'est encore quelque faux témoin, quelque partisan des
aristocrates; d'ailleurs, la citoyenne Tison brûle du désir d'éclairer
la justice.

Pendant ce temps, Morin parlait à Maurice.

--Oui, crièrent les tribunes, oui, la déposition de la femme Tison; oui,
oui, qu'elle dépose!

--La citoyenne Tison est-elle dans la salle? demanda le président.

--Sans doute qu'elle y est, s'écria Simon. Citoyenne Tison, dis donc que
tu es là.

--Me voilà, mon président, dit la geôlière; mais, si je dépose, me
rendra-t-on ma fille?

--Ta fille n'a rien à voir dans l'affaire qui nous occupe, dit le
président; dépose d'abord, et puis ensuite adresse-toi à la Commune pour
redemander ton enfant.

--Entends-tu? le citoyen président t'ordonne de déposer, cria Simon;
dépose donc tout de suite.

--Un instant, dit, en se retournant vers Maurice, le président étonné du
calme de cet homme ordinairement si fougueux, un instant! Citoyen
municipal, n'as-tu rien à dire d'abord?

--Non, citoyen président; sinon qu'avant d'appeler lâche et traître un
homme tel que moi, Simon aurait mieux fait d'attendre qu'il fût mieux
instruit.

--Tu dis, tu dis? répéta Simon avec cet accent railleur de l'homme du
peuple particulier à la plèbe parisienne.

--Je dis, Simon, reprit Maurice avec plus de tristesse que de colère,
que tu seras cruellement puni tout à l'heure quand tu vas voir ce qui va
arriver.

--Et que va-t-il donc arriver? demanda Simon.

--Citoyen président, reprit Maurice sans répondre à son hideux
accusateur, je me joins à mon ami Lorin pour te demander que la jeune
fille qui vient d'être arrêtée soit entendue avant qu'on fasse parler
cette pauvre femme, à qui l'on a sans doute soufflé sa déposition.

--Entends-tu, citoyenne, cria Simon, entends-tu? on dit là-bas que tu es
un faux témoin!

--Moi, un faux témoin? dit la femme Tison. Ah! tu vas voir; attends,
attends.

--Citoyen, dit Maurice, ordonne à cette malheureuse de se taire.

--Ah! tu as peur, cria Simon, tu as peur! Citoyen président, je requiers
la déposition de la citoyenne Tison.

--Oui, oui, la déposition! crièrent les tribunes.

--Silence! cria le président; voici la Commune qui revient. En ce
moment, en entendit une voiture qui roulait au dehors, avec un grand
bruit d'armes et de hurlements. Simon se retourna inquiet vers la porte.

--Quitte la tribune, lui dit le président, tu n'as plus la parole. Simon
descendit.

En ce moment, des gendarmes entrèrent avec un flot de curieux, bientôt
refoulé, et une femme fut poussée vers le prétoire.

--Est-ce elle? demanda Lorin à Maurice.

--Oui, oui, c'est elle, dit celui-ci. Oh! la malheureuse femme, elle est
perdue!

--La bouquetière! la bouquetière! murmurait-on des tribunes, que la
curiosité agitait; c'est la bouquetière.

--Je demande, avant toute chose, la déposition de la femme Tison, hurla
le cordonnier; tu lui avais ordonné de déposer, président, et tu vois
qu'elle ne dépose pas.

La femme Tison fut appelée et entama une dénonciation terrible,
circonstanciée. Selon elle, la bouquetière était coupable, il est vrai;
mais Maurice et Lorin étaient ses complices.

Cette dénonciation produisit un effet visible sur le public. Cependant
Simon triomphait.

--Gendarmes, amenez la bouquetière, cria le président.

--Oh! c'est affreux! murmura Morand en cachant sa tête entre ses deux
mains.

La bouquetière fut appelée, et se plaça au bas de la tribune, vis-à-vis
de la femme Tison, dont le témoignage venait de rendre capital le crime
dont on l'accusait.

Alors elle releva son voile.

--Héloïse! s'écria la femme Tison; ma fille... toi ici?...

--Oui, ma mère, répondit doucement la jeune femme.

--Et pourquoi es-tu entre deux gendarmes?

--Parce que je suis accusée, ma mère.

--Toi... accusée? s'écria la femme Tison avec angoisse; et par qui?

--Par vous, ma mère. Un silence effrayant, silence de mort, vint
s'abattre tout à coup sur ces masses bruyantes, et le sentiment
douloureux de cette horrible scène étreignit tous les coeurs.

--Sa fille! chuchotèrent des voix basses et comme dans le lointain, sa
fille, la malheureuse!

Maurice et Lorin regardaient l'accusatrice et l'accusée avec un
sentiment de profonde commisération et de douleur respectueuse.

Simon, tout en désirant voir la fin de cette scène, dans laquelle il
espérait que Maurice et Lorin demeureraient compromis, essayait de se
soustraire aux regards de la femme Tison, qui roulait autour d'elle un
oeil égaré.

--Comment t'appelles-tu, citoyenne? dit le président, ému lui-même, à la
jeune fille calme et résignée.

--Héloïse Tison, citoyen.

--Quel âge as-tu?

--Dix-neuf ans.

--Où demeures-tu?

--Rue des Nonandières, n° 24.

--Est-ce toi qui as vendu au citoyen municipal Lindey, que voici sur ce
banc, un bouquet d'oeillets ce matin?

La fille Tison se tourna vers Maurice, et, après l'avoir regardé:

--Oui, citoyen, c'est moi, dit-elle.

La femme Tison regardait elle-même sa fille avec des yeux dilatés par
l'épouvante.

--Sais-tu que chacun de ces oeillets contenait un billet adressé à la
veuve Capet?

--Je le sais, répondit l'accusée.

Un mouvement d'horreur et d'admiration se répandit dans la salle.

--Pourquoi offrais-tu ces oeillets au citoyen Maurice?

--Parce que je lui voyais l'écharpe municipale, et que je me doutais
qu'il allait au Temple.

--Quels sont tes complices?

--Je n'en ai pas.

--Comment! tu as fait le complot à toi toute seule?

--Si c'est un complot, je l'ai fait à moi toute seule.

--Mais le citoyen Maurice savait-il...?

--Que ces fleurs continssent des billets?

--Oui.

--Le citoyen Maurice est municipal; le citoyen Maurice pouvait voir la
reine en tête à tête, à toute heure du jour et de la nuit. Le citoyen
Maurice, s'il eût eu quelque chose à dire à la reine, n'avait pas besoin
d'écrire, puisqu'il pouvait parler.

--Et tu ne connaissais pas le citoyen Maurice?

--Je l'avais vu venir au Temple au temps où j'y étais avec ma pauvre
mère; mais je ne le connaissais pas autrement que de vue!

--Vois-tu, misérable! s'écria Lorin en menaçant du poing Simon, qui,
baissant la tête, atterré de la tournure que prenaient les affaires,
essayait de fuir inaperçu. Vois-tu ce que tu as fait?

Tous les regards se tournèrent vers Simon avec un sentiment de parfaite
indignation. Le président continua:

--Puisque c'est toi qui as remis le bouquet, puisque tu savais que
chaque fleur contenait un papier, tu dois savoir aussi ce qu'il y avait
d'écrit sur ce papier!

--Sans doute, je le sais.

--Eh bien, alors, dis-nous ce qu'il y avait sur ce papier?

--Citoyen, dit avec fermeté la jeune fille, j'ai dit tout ce que je
pouvais et surtout tout ce que je voulais dire.

--Et tu refuses de répondre?

--Oui.

--Tu sais à quoi tu t'exposes?

--Oui.

--Tu espères peut-être en ta jeunesse, en ta beauté?

--Je n'espère qu'en Dieu.

--Citoyen Maurice Lindey, dit le président, citoyen Hyacinthe Lorin,
vous êtes libres; la Commune reconnaît votre innocence et rend justice à
votre civisme. Gendarmes, conduisez la citoyenne Héloïse à la prison de
la section.

À ces paroles, la femme Tison sembla se réveiller, jeta un effroyable
cri, et voulut se précipiter pour embrasser une fois encore sa fille;
mais les gendarmes l'en empêchèrent.

--Je vous pardonne, ma mère, cria la jeune fille pendant qu'on
l'entraînait.

La femme Tison poussa un rugissement sauvage, et tomba comme morte.

--Noble fille! murmura Morand avec une douloureuse émotion.




XXV

Le billet


À la suite des événements que nous venons de raconter, une dernière
scène vint se joindre comme complément de ce drame qui commençait à se
dérouler dans ces sombres péripéties.

La femme Tison, foudroyée par ce qui venait de se passer, abandonnée de
ceux qui l'avaient escortée, car il y a quelque chose d'odieux, même
dans le crime involontaire, et c'est un crime bien grand que celui d'une
mère qui tue son enfant, fût-ce même par excès de zèle patriotique, la
femme Tison, après être demeurée quelque temps dans une immobilité
absolue, releva la tête, regarda autour d'elle, égarée, et, se voyant
seule, poussa un cri et s'élança vers la porte.

À la porte, quelques curieux, plus acharnés que les autres,
stationnaient encore; ils s'écartèrent dès qu'ils la virent, en se la
montrant du doigt et en se disant les uns aux autres:

--Vois-tu cette femme? C'est celle qui a dénoncé sa fille. La femme
Tison poussa un cri de désespoir et s'élança dans la direction du
Temple. Mais, arrivée au tiers de la rue Michel-le-Comte, un homme vint
se placer devant elle, et, lui barrant le chemin en se cachant la figure
dans son manteau:

--Tu es contente, lui dit-il, tu as tué ton enfant.

--Tué mon enfant? tué mon enfant? s'écria la pauvre mère. Non, non, il
n'est pas possible.

--Cela est ainsi, cependant, car ta fille est arrêtée.

--Et où l'a-t-on conduite?

--À la Conciergerie; de là, elle partira pour le tribunal
révolutionnaire, et tu sais ce que deviennent ceux qui y vont.

--Rangez-vous, dit la femme Tison, et laissez-moi passer.

--Où vas-tu?

--À la Conciergerie.

--Qu'y vas-tu faire?

--La voir encore.

--On ne te laissera pas entrer.

--On me laissera bien coucher sur la porte, vivre là, dormir là. J'y
resterai jusqu'à ce qu'elle sorte, et je la verrai au moins encore une
fois.

--Si quelqu'un te promettait de te rendre ta fille?

--Que dites-vous?

--Je te demande, en supposant qu'un homme te promît de te rendre ta
fille, si tu ferais ce que cet homme te dirait de faire?

--Tout pour ma fille! tout pour mon Héloïse! s'écria la femme en se
tordant les bras avec désespoir. Tout, tout, tout!

--Écoute, reprit l'inconnu, c'est Dieu qui te punit.

--Et de quoi?

--Des tortures que tu as infligées à une pauvre mère comme toi.

--De qui voulez-vous parler? Que voulez-vous dire?

--Tu as souvent conduit la prisonnière à deux doigts du désespoir où tu
marches toi-même en ce moment, par tes révélations et tes brutalités,
Dieu te punit en conduisant à la mort cette fille que tu aimais tant.

--Vous avez dit qu'il y avait un homme qui pouvait la sauver; où est cet
homme? que veut-il? que demande-t-il?

--Cet homme veut que tu cesses de persécuter la reine, que tu lui
demandes pardon des outrages que tu lui as faits, et qui, si tu
t'aperçois que cette femme, qui, elle aussi, est une mère qui souffre,
qui pleure, qui se désespère, par une circonstance impossible, par
quelque miracle du ciel, est sur le point de se sauver, au lieu de
t'opposer à sa fuite, tu y aides de tout ton pouvoir.

--Écoute, citoyen, dit la femme Tison, c'est toi, n'est-ce pas, qui es
cet homme?

--Eh bien?

--C'est toi qui promets de sauver ma fille? L'inconnu se tut.

--Me le promets-tu? t'y engages-tu? me le jures-tu? Réponds!

--Écoute. Tout ce qu'un homme peut faire pour sauver une femme, je le
ferai pour sauver ton enfant.

--Il ne peut pas la sauver! s'écria la femme Tison en poussant des
hurlements; il ne peut pas la sauver. Il mentait lorsqu'il promettait de
la sauver.

--Fais ce que tu pourras pour la reine, je ferai ce que je pourrai pour
ta fille.

--Que m'importe la reine, à moi? C'est une mère qui a une fille, voilà
tout. Mais, si l'on coupe le cou à quelqu'un, ce ne sera pas à sa fille,
ce sera à elle. Qu'on me coupe le cou, et qu'on sauve ma fille. Qu'on me
mène à la guillotine, à la condition qu'il ne tombera pas un seul cheveu
de sa tête, et j'irai à la guillotine en chantant:


          _Ah! ça ira, ça ira, ça ira,_
          _Les aristocrates à la lanterne..._


Et la femme Tison se mit à chanter avec une voix effrayante; puis, tout
à coup, elle interrompit son chant par un grand éclat de rire.

L'homme au manteau parut lui-même effrayé de ce commencement de folie et
fit un pas en arrière.

--Oh! tu ne t'éloigneras pas comme cela, dit la femme Tison au
désespoir, et en le retenant par son manteau; on ne vient pas dire à une
mère: «Fais cela et je sauverai ton enfant», pour lui dire après cela:
«Peut-être.» La sauveras-tu?

--Oui.

--Quand cela?

--Le jour où on la conduira de la Conciergerie à l'échafaud.

--Pourquoi attendre? pourquoi pas cette nuit, ce soir, à l'instant même?

--Parce que je ne puis pas.

--Ah! tu vois bien, tu vois bien, s'écria la femme Tison, tu vois bien
que tu ne peux pas; mais, moi, je peux.

--Que peux-tu?

--Je peux persécuter la prisonnière, comme tu l'appelles; je peux
surveiller la reine, comme tu dis, aristocrate que tu es! je puis entrer
à toute heure, jour et nuit, dans la prison, et je ferai tout cela.
Quant à ce qu'elle se sauve, nous verrons. Ah! nous verrons bien,
puisqu'on ne veut pas sauver ma fille, si elle doit se sauver, elle.
Tête pour tête, veux-tu? Madame Veto a été reine, je le sais bien;
Héloïse Tison n'est qu'une pauvre fille, je le sais bien; mais sur la
guillotine nous sommes tous égaux.

--Eh bien, soit! dit l'homme au manteau; sauve-la, je la sauverai.

--Jure.

--Je le jure.

--Sur quoi?

--Sur ce que tu voudras.

--As-tu une fille?

--Non.

--Eh bien, dit la femme Tison en laissant tomber ses deux bras avec
découragement, sur quoi veux-tu jurer alors?

--Écoute, je te jure sur Dieu.

--Bah! répondit la femme Tison; tu sais bien qu'ils ont défait l'ancien,
et qu'ils n'ont pas encore fait le nouveau.

--Je te jure sur la tombe de mon père.

--Ne jure pas par une tombe, cela lui porterait malheur.... Oh! mon Dieu,
mon Dieu! quand je pense que, dans trois jours peut-être, moi aussi, je
jurerai par la tombe de ma fille! Ma fille! ma pauvre Héloïse! s'écria
la femme Tison avec un tel éclat, qu'à sa voix, déjà retentissante,
plusieurs fenêtres s'ouvrirent.

À la vue de ces fenêtres qui s'ouvraient, un autre homme sembla se
détacher de la muraille et s'avança vers le premier.

--Il n'y a rien à faire avec cette femme, dit le premier au second, elle
est folle.

--Non, elle est mère, dit celui-ci. Et il entraîna son compagnon. En les
voyant s'éloigner, la femme Tison sembla revenir à elle.

--Où allez-vous? s'écria-t-elle; allez-vous sauver Héloïse?
Attendez-moi, alors, je vais avec vous. Attendez-moi, mais attendez-moi
donc!

Et la pauvre mère les poursuivit en hurlant; mais, au coin de la rue la
plus proche, elle les perdit de vue. Et ne sachant plus de quel côté
tourner, elle demeura un instant indécise, regardant de tous côtés; et
se voyant seule dans la nuit et dans le silence, ce double symbole de la
mort, elle poussa un cri déchirant et tomba sans connaissance sur le
pavé.

Dix heures sonnèrent. Pendant ce temps, et comme cette même heure
retentissait à l'horloge du Temple, la reine, assise dans cette chambre
que nous connaissons, près d'une lampe fumeuse, entre sa soeur et sa
fille, et cachée aux regards des municipaux par madame Royale, qui,
faisant semblant de l'embrasser, relisait un petit billet écrit sur le
papier le plus mince qu'on avait pu trouver, avec une écriture si fine
qu'à peine si ses yeux, brûlés par les larmes, avaient conservé la force
de la déchiffrer. Le billet contenait ce qui suit:

«Demain, mardi, demandez à descendre au jardin, ce que l'on vous
accordera sans difficulté aucune, attendu que l'ordre est donné de vous
accorder cette faveur aussitôt que vous la demanderez. Après avoir fait
trois ou quatre tours, feignez d'être fatiguée, approchez-vous de la
cantine, et demandez à la femme Plumeau la permission de vous asseoir
chez elle. Là, au bout d'un instant, feignez de vous trouver plus mal et
de vous évanouir. Alors on fermera les portes pour qu'on puisse vous
porter du secours, et vous resterez avec Madame Élisabeth et madame
Royale. Aussitôt la trappe de la cave s'ouvrira; précipitez-vous, avec
votre soeur et votre fille, par cette ouverture, et vous êtes sauvées
toutes trois.»

--Mon Dieu! dit madame Royale, notre malheureuse destinée se
lasserait-elle?

--Ou ce billet ne serait-il qu'un piège? reprit Madame Élisabeth.

--Non, non, dit la reine; ces caractères m'ont toujours révélé la
présence d'un ami mystérieux, mais bien brave et bien fidèle.

--C'est du chevalier? demanda madame Royale.

--De lui-même, répondit la reine. Madame Élisabeth joignit les mains.

--Relisons le billet chacune de notre côté tout bas, reprit la reine,
afin que, si l'une de nous oubliait une chose, l'autre s'en souvînt.

Et toutes trois relurent des yeux; mais, comme elles achevaient cette
lecture, elles entendirent la porte de leur chambre rouler sur ses
gonds. Les deux princesses se retournèrent: la reine seule resta comme
elle était; seulement, par un mouvement presque insensible, elle porta
le petit billet à ses cheveux et le glissa dans sa coiffure.

C'était un des municipaux qui ouvrait la porte.

--Que voulez-vous, monsieur? demandèrent ensemble Madame Élisabeth et
madame Royale.

--Hum! dit le municipal, il me semble que vous vous couchez bien tard ce
soir...

--Y a-t-il donc, dit la reine en se retournant avec sa dignité
ordinaire, un nouvel arrêté de la Commune qui décide à quelle heure je
me mettrai au lit?

--Non, citoyenne, dit le municipal; mais, si c'est nécessaire, on en
fera un.

--En attendant, monsieur, dit Marie-Antoinette, respectez, je ne vous
dirai pas la chambre d'une reine, mais celle d'une femme.

--En vérité, grommela le municipal, ces aristocrates parlent toujours
comme s'ils étaient quelque chose.

Mais, en attendant, soumis par cette dignité hautaine dans la
prospérité, mais que trois ans de souffrance avaient faite calme, il se
retira.

Un instant après, la lampe s'éteignit, et, comme d'habitude, les trois
femmes se déshabillèrent dans les ténèbres, faisant de l'obscurité un
voile à leur pudeur.

Le lendemain, à neuf heures du matin, la reine, après avoir relu,
enfermée dans les rideaux de son lit, le billet de la veille, afin de ne
s'écarter en rien des instructions qui y étaient portées, après l'avoir
déchiré et réduit en morceaux presque impalpables, s'habilla dans ses
rideaux, et, réveillant sa soeur, passa chez sa fille.

Un instant après, elle sortit et appela les municipaux de garde.

--Que veux-tu, citoyenne? demanda l'un d'eux paraissant sur la porte,
tandis que l'autre ne se dérangeait pas même de son déjeuner pour
répondre à l'appel royal.

--Monsieur, dit Marie-Antoinette, je sors de la chambre de ma fille, et
la pauvre enfant est, en vérité, bien malade. Ses jambes sont enflées et
douloureuses, car elle fait trop peu d'exercice. Or, vous le savez,
monsieur, c'est moi qui l'ai condamnée à cette inaction; j'étais
autorisée à descendre me promener au jardin; mais, comme il me fallait
passer devant la porte de la chambre que mon mari habitait de son
vivant, au moment de passer devant cette porte, le coeur m'a failli, je
n'ai pas eu la force et je suis remontée, me bornant à la promenade de
la terrasse.

«Maintenant cette promenade est insuffisante à la santé de ma pauvre
enfant. Je vous prie donc, citoyen municipal, de réclamer en mon nom,
auprès du général Santerre, l'usage de cette liberté qui m'avait été
accordée; je vous en serai reconnaissante.

La reine avait prononcé ces mots avec un accent si doux et si digne à la
fois, elle avait si bien évité toute qualification qui pouvait blesser
la pruderie républicaine de son interlocuteur, que celui-ci, qui s'était
présenté à elle couvert, comme c'était l'habitude de la plupart de ces
hommes, souleva peu à peu son bonnet rouge de dessus sa tête, et,
lorsqu'elle eut achevé, la salua en disant:

--Soyez tranquille, madame, on demandera au citoyen général la
permission que vous désirez.

Puis, en se retirant, comme pour se convaincre lui-même qu'il cédait à
l'équité et non à la faiblesse:

--C'est juste, répéta-t-il; au bout du compte, c'est juste.

--Qu'est-ce qui est juste? demanda l'autre municipal.

--Que cette femme promène sa fille qui est malade.

--Après?... que demande-t-elle?

--Elle demande à descendre et à se promener une heure dans le jardin.

--Bah! dit l'autre, qu'elle demande à aller à pied du Temple à la place
de la Révolution, ça la promènera.

La reine entendit ces mots et pâlit; mais elle puisa dans ces mots un
nouveau courage pour le grand événement qui se préparait.

Le municipal acheva son déjeuner et descendit. De son côté, la reine
demanda à faire le sien dans la chambre de sa fille, ce qui lui fut
accordé.

Madame Royale, pour confirmer le bruit de sa maladie, resta couchée, et
Madame Élisabeth et la reine demeurèrent près de son lit.

À onze heures, Santerre arriva. Son arrivée fut, comme à l'ordinaire,
annoncée par les tambours qui battirent aux champs, et par l'entrée du
nouveau bataillon et des nouveaux municipaux qui venaient relever ceux
dont la garde finissait.

Quand Santerre eut inspecté le bataillon sortant et le bataillon
entrant, lorsqu'il eut fait parader son lourd cheval aux membres trapus
dans la cour du Temple, il s'arrêta un instant: c'était le moment où
ceux qui avaient à lui parler lui adressaient leurs réclamations, leur
dénonciations ou leurs demandes.

Le municipal profita de cette halte pour s'approcher de lui.

--Que veux-tu? lui dit brusquement Santerre.

--Citoyen, dit le municipal, je viens te dire de la part de la reine...

--Qu'est-ce que cela, la reine? demanda Santerre.

--Ah! c'est vrai, dit le municipal, étonné lui-même de s'être laissé
entraîner.

--Qu'est-ce que je dis donc là, moi? Est-ce que je suis fou? Je viens te
dire de la part de madame Veto...

--À la bonne heure, dit Santerre, comme cela je comprends. Eh bien, que
viens-tu me dire? Voyons.

--Je viens te dire que la petite Veto est malade, à ce qu'il paraît,
faute d'air et de mouvement.

--Eh bien, faut-il encore s'en prendre de cela à la nation? La nation
lui avait permis la promenade dans le jardin, elle l'a refusée; bonsoir!

--C'est justement cela, elle se repent maintenant, et elle demande si tu
veux permettre qu'elle descende.

--Il n'y a pas de difficulté à cela. Vous entendez, vous autres, dit
Santerre en s'adressant à tout le bataillon, la veuve Capet va descendre
pour se promener dans le jardin. La chose lui est accordée par la
nation; mais prenez garde qu'elle ne se sauve par-dessus les murs, car,
si cela arrive, je vous fais couper la tête à tous.

Un éclat de rire homérique accueillit la plaisanterie du citoyen
général.

--Et maintenant que vous voilà prévenus, dit Santerre, adieu. Je vais à
la Commune. Il paraît qu'on vient de rejoindre Roland et Barbaroux, et
qu'il s'agit de leur délivrer un passeport pour l'autre monde.

C'était cette nouvelle qui mettait le citoyen général de si plaisante
humeur.

Santerre partit au galop.

Le bataillon qui descendait la garde sortait derrière lui.

Enfin, les municipaux cédèrent la place aux nouveaux venus, lesquels
avaient reçu les instructions de Santerre relativement à la reine.

L'un des municipaux monta près de Marie-Antoinette, et lui annonça que
le général faisait droit à sa demande.

«Oh! pensa-t-elle en regardant le ciel à travers sa fenêtre, votre
colère se reposerait-elle, Seigneur, et votre droite terrible
serait-elle lasse de s'appesantir sur nous?»

--Merci, monsieur, dit-elle au municipal avec ce charmant sourire qui
perdit Barnave et rendit tant d'hommes insensés, merci!

Puis, se retournant vers son petit chien, qui sautait après elle tout en
marchant sur les pattes de derrière, car il comprenait aux regards de sa
maîtresse qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire:

--Allons, Black, dit-elle, nous allons nous promener. Le petit chien se
mit à japper et à bondir, et, après avoir bien regardé le municipal,
comprenant sans doute que c'était de cet homme que venait la nouvelle
qui rendait sa maîtresse joyeuse, il s'approcha de lui tout en rampant,
en faisant frétiller sa longue queue soyeuse, et se hasarda jusqu'à le
caresser.

Cet homme, qui, peut-être, fût resté insensible aux prières de la reine,
se sentit tout ému aux caresses du chien.

--Rien que pour cette petite bête, citoyenne Capet, vous eussiez dû
sortir plus souvent, dit-il. L'humanité commande que l'on ait soin de
toutes les créatures.

--À quelle heure sortirons-nous, monsieur? demanda la reine. Ne
pensez-vous pas que le grand soleil nous ferait du bien?

--Vous sortirez quand vous voudrez, dit le municipal; il n'y a pas de
recommandation particulière à ce sujet. Cependant, si vous voulez sortir
à midi, comme c'est le moment où l'on change les factionnaires, cela
fera moins de mouvement dans la tour.

--Eh bien, à midi, soit, dit la reine en appuyant la main sur son coeur
pour en comprimer les battements.

Et elle regarda cet homme qui semblait moins dur que ses confrères, et
qui, peut-être, pour prix de sa condescendance aux désirs de la
prisonnière, allait perdre la vie dans la lutte que méditaient les
conjurés.

Mais aussi, en ce moment où une certaine compassion allait amollir le
coeur de la femme, l'âme de la reine se réveilla. Elle songea au 10 août
et aux cadavres de ses amis jonchant les tapis de son palais; elle
songea au 2 septembre et à la tête de la princesse de Lamballe
surgissant au bout d'une pique devant ses fenêtres; elle songea au 21
janvier et à son mari mourant sur un échafaud, au bruit des tambours qui
éteignaient sa voix; enfin, elle songea à son fils, pauvre enfant dont
plus d'une fois elle avait, sans pouvoir lui porter secours, entendu de
sa chambre les cris de douleur, et son coeur s'endurcit.

--Hélas! murmura-t-elle, le malheur est comme le sang des hydres
antiques: il féconde des moissons de nouveaux malheurs!




XXVI

Black


Le municipal sortit pour appeler ses collègues et prendre lecture du
procès-verbal laissé par les municipaux sortants.

La reine resta seule avec sa soeur et sa fille.

Toutes trois se regardèrent.

Madame Royale se jeta dans les bras de la reine et la tint embrassée.

Madame Élisabeth s'approcha de sa soeur et lui tendit la main.

--Prions Dieu, dit la reine; mais prions bas, afin que personne ne se
doute que nous prions.

Il y a des époques fatales où la prière, cet hymne naturel que Dieu a
mis au fond du coeur de l'homme, devient suspecte aux yeux des hommes,
car la prière est un acte d'espoir ou de reconnaissance. Or, aux yeux de
ses gardiens, l'espoir ou la reconnaissance était une cause
d'inquiétude, puisque la reine ne pouvait espérer qu'une seule chose, la
fuite; puisque la reine ne pouvait remercier Dieu que d'une seule chose,
de lui en avoir donné les moyens.

Cette prière mentale achevée, toutes trois demeurèrent sans prononcer
une parole. Onze heures sonnèrent, puis midi.

Au moment où le dernier coup retentissait sur le timbre de bronze, un
bruit d'armes commença d'emplir l'escalier en spirale et de monter
jusqu'à la reine.

--Ce sont les sentinelles qu'on relève, dit-elle. On va venir nous
chercher. Elle vit que sa soeur et sa fille pâlissaient.

--Courage! dit-elle en pâlissant elle-même.

--Il est midi, cria-t-on d'en bas; faites descendre les prisonnières.

--Nous voici, messieurs, répondit la reine, qui, avec un sentiment
presque mêlé de regret, embrassa d'un dernier coup d'oeil et salua d'un
dernier regard les murs noirs et les meubles, sinon grossiers, du moins
bien simples, compagnons de sa captivité.

Le premier guichet s'ouvrit: il donnait sur le corridor. Le corridor
était sombre, et, dans cette obscurité, les trois captives pouvaient
dissimuler leur émotion. En avant, courait le petit Black; mais,
lorsqu'on fut arrivé au second guichet, c'est-à-dire à cette porte dont
Marie-Antoinette essayait de détourner les yeux, le fidèle animal vint
coller son museau sur les clous à large tête, et, à la suite de
plusieurs petits cris plaintifs, fit entendre un gémissement douloureux
et prolongé. La reine passa vite sans avoir la force de rappeler son
chien, et en cherchant le mur pour s'appuyer.

Après avoir fait quelques pas, les jambes manquèrent à la reine, et elle
fut forcée de s'arrêter. Sa soeur et sa fille se rapprochèrent d'elle,
et, un instant, les trois femmes demeurèrent immobiles, formant un
groupe douloureux, la mère tenant son front appuyé sur la tête de madame
Royale.

Le petit Black vint la rejoindre.

--Eh bien, cria la voix, descend-elle ou ne descend-elle pas?

--Nous voici, dit le municipal, qui était resté debout, respectant cette
douleur si grande dans sa simplicité.

--Allons! dit la reine. Et elle acheva de descendre. Lorsque les
prisonnières furent arrivées au bas de l'escalier tournant, en face de
la dernière porte sous laquelle le soleil traçait de larges bandes de
lumière dorée, le tambour fit entendre un roulement qui appelait la
garde, puis il y eut un grand silence provoqué par la curiosité, et la
lourde porte s'ouvrit lentement en roulant sur ses gonds criards.

Une femme était assise à terre, ou plutôt couchée dans l'angle de la
borne contiguë à cette porte. C'était la femme Tison, que la reine
n'avait pas vue depuis vingt-quatre heures, absence qui, plusieurs fois
dans la soirée de la veille et dans la matinée du jour où l'on se
trouvait, avait suscité son étonnement.

La reine voyait déjà le jour, les arbres, le jardin, et, au delà de la
barrière qui fermait ce jardin, son oeil avide allait chercher la petite
hutte de la cantine où ses amis l'attendaient sans doute, lorsque, au
bruit de ses pas, la femme Tison écarta ses mains, et la reine vit un
visage pâle et brisé sous ses cheveux grisonnants.

Le changement était si grand, que la reine s'arrêta étonnée.

Alors, avec cette lenteur des gens chez lesquels la raison est absente,
elle vint s'agenouiller devant cette porte, fermant le passage à
Marie-Antoinette.

--Que voulez-vous, bonne femme? demanda la reine.

--Il a dit qu'il fallait que vous me pardonniez.

--Qui cela? demanda la reine.

--L'homme au manteau, répliqua la femme Tison.

La reine regarda Madame Élisabeth et sa fille avec étonnement.

--Allez, allez, dit le municipal, laissez passer la veuve Capet; elle a
la permission de se promener dans le jardin.

--Je le sais bien, dit la vieille; c'est pour cela que je suis venue
l'attendre ici: puisqu'on n'a pas voulu me laisser monter, et que je
devais lui demander pardon, il fallait bien que je l'attendisse.

--Pourquoi donc n'a-t-on pas voulu vous laisser monter? demanda la
reine. La femme Tison se mit à rire.

--Parce qu'ils prétendent que je suis folle! dit-elle. La reine la
regarda, et elle vit, en effet, dans les yeux égarés de cette
malheureuse reluire un reflet étrange, cette lueur vague qui indique
l'absence de la pensée.

--Oh! mon Dieu! dit-elle, pauvre femme! que vous est-il donc arrivé?

--Il m'est arrivé... vous ne savez donc pas? dit la femme; mais si...
vous le savez bien, puisque c'est pour vous qu'elle est condamnée...

--Qui?

--Héloïse.

--Votre fille?

--Oui, elle... ma pauvre fille!

--Condamnée... mais par qui? comment? pourquoi?

--Parce que c'est elle qui a vendu le bouquet...

--Quel bouquet?

--Le bouquet d'oeillets.... Elle n'est pourtant pas bouquetière, reprit
la femme Tison, comme si elle cherchait à rappeler ses souvenirs;
comment a-t-elle donc pu vendre ce bouquet?

La reine frémit. Un lien invisible rattachait cette scène à la situation
présente; elle comprit qu'il ne fallait point perdre de temps dans un
dialogue inutile.

--Ma bonne femme, dit-elle, je vous en prie, laissez-moi passer; plus
tard, vous me conterez tout cela.

--Non, tout de suite; il faut que vous me pardonniez; il faut que je
vous aide à fuir pour qu'il sauve ma fille. La reine devint pâle comme
une morte.

--Mon Dieu! murmura-t-elle en levant les yeux au ciel. Puis, se
retournant vers le municipal:

--Monsieur, dit-elle, ayez la bonté d'écarter cette femme; vous voyez
bien qu'elle est folle.

--Allons, allons, la mère, dit le municipal, décampons. Mais la femme
Tison se cramponna à la muraille.

--Non, reprit-elle, il faut qu'elle me pardonne pour qu'il sauve ma
fille.

--Mais qui cela?

--L'homme au manteau.

--Ma soeur, dit Madame Élisabeth, adressez-lui quelques paroles de
consolation.

--Oh! bien volontiers, dit la reine. En effet, je crois que ce sera le
plus court. Puis, se retournant vers la folle:

--Bonne femme, que désirez-vous? Dites.

--Je désire que vous me pardonniez tout ce que je vous ai fait souffrir
par les injures que je vous ai dites, par les dénonciations que j'ai
faites, et que, quand vous verrez l'homme au manteau, vous lui ordonniez
de sauver ma fille, puisqu'il fait tout ce que vous voulez.

--Je ne sais ce que vous entendez dire par l'homme au manteau, répondit
la reine; mais, s'il ne s'agit, pour tranquilliser votre conscience, que
d'obtenir de moi le pardon des offenses que vous croyez m'avoir faites,
oh! du fond du coeur, pauvre femme! je vous pardonne bien sincèrement;
et puissent ceux que j'ai offensés me pardonner de même!

--Oh! s'écria la femme Tison avec un intraduisible accent de joie, il
sauvera donc ma fille, puisque vous m'avez pardonné. Votre main, madame,
votre main.

La reine, étonnée, tendit, sans y rien comprendre, sa main, que la femme
Tison saisit avec ardeur, et sur laquelle elle appuya ses lèvres.

En ce moment, la voix enrouée d'un colporteur se fit entendre dans la
rue du Temple.

--Voilà, cria-t-il, le jugement et l'arrêt qui condamnent la fille
Héloïse Tison à la peine de mort pour crime de conspiration!

À peine ces paroles eurent-elles frappé les oreilles de la femme Tison,
que sa figure se décomposa, qu'elle se releva sur un genou et qu'elle
étendit les bras pour fermer le passage à la reine.

--Oh! mon Dieu! murmura la reine, qui n'avait pas perdu un mot de la
terrible annonce.

--Condamnée à la peine de mort? s'écria la mère; ma fille condamnée? mon
Héloïse perdue? Il ne l'a donc pas sauvée et ne peut donc pas la sauver?
il est donc trop tard?... Ah!...

--Pauvre femme, dit la reine, croyez que je vous plains.

--Toi? dit-elle, et ses yeux s'injectèrent de sang. Toi, tu me plains?
Jamais! jamais!

--Vous vous trompez, je vous plains de tout mon coeur; mais laissez-moi
passer.

--Te laisser passer! La femme Tison éclata de rire.

--Non, non! je te laissais fuir parce qu'il m'avait dit que, si je te
demandais pardon et que si je te laissais fuir, ma fille serait sauvée;
mais, puisque ma fille va mourir, tu ne te sauveras pas.

--À moi, messieurs! venez à mon aide, s'écria la reine. Mon Dieu! mon
Dieu! mais vous voyez bien que cette femme est folle.

--Non, je ne suis pas folle, non; je sais ce que je dis, s'écria la
femme Tison. Voyez-vous, c'est vrai, il y avait une conspiration; c'est
Simon qui l'a découverte, c'est ma fille, ma pauvre fille, qui a vendu
le bouquet. Elle l'a avoué devant le tribunal révolutionnaire... un
bouquet d'oeillets... il y avait des papiers dedans.

--Madame, dit la reine, au nom du ciel! On entendit de nouveau la voix
du crieur qui répétait:

--Voilà le jugement et l'arrêt qui condamnent la fille Héloïse Tison à
la peine de mort pour crime de conspiration!

--L'entends-tu? hurla la folle, autour de laquelle se groupaient les
gardes nationaux; l'entends-tu, condamnée à mort? C'est pour toi, pour
toi, qu'on va tuer ma fille, entends-tu, pour toi, l'Autrichienne?

--Messieurs, dit la reine, au nom du ciel! si vous ne voulez pas me
débarrasser de cette pauvre folle, laissez-moi du moins remonter; je ne
puis supporter les reproches de cette femme: tout injustes qu'ils sont,
ils me brisent.

Et la reine détourna la tête en laissant échapper un douloureux sanglot.

--Oui, oui, pleure, hypocrite! cria la folle; ton bouquet lui coûte
cher.... D'ailleurs, elle devait s'en douter; c'est ainsi que meurent
tous ceux qui te servent. Tu portes malheur, l'Autrichienne: on a tué
tes amis, ton mari, tes défenseurs; enfin, on tue ma fille. Quand donc
te tuera-t-on à ton tour pour que personne ne meure plus pour toi?

Et la malheureuse hurla ces dernières paroles en les accompagnant d'un
geste de menace.

--Malheureuse! hasarda Madame Élisabeth, oublies-tu que celle à qui tu
parles est la reine?

--La reine, elle?... la reine? répéta la femme Tison, dont la démence
s'exaltait d'instant en instant; si c'est la reine, qu'elle défende aux
bourreaux de tuer ma fille... qu'elle fasse grâce à ma pauvre Héloïse...
les rois font grâce.... Allons, rends-moi mon enfant, et je te
reconnaîtrai pour la reine.... Jusque-là, tu n'es qu'une femme, et une
femme qui porte malheur, une femme qui tue!...

--Ah! par pitié, madame, s'écria Marie-Antoinette, voyez ma douleur,
voyez mes larmes.

Et Marie-Antoinette essaya de passer, non plus dans l'espérance de fuir,
mais machinalement, mais pour échapper à cette effroyable obsession.

--Oh! tu ne passeras pas, hurla la vieille; tu veux fuir, madame Veto...
je le sais bien, l'homme au manteau me l'a dit; tu veux aller rejoindre
les Prussiens... mais tu ne fuiras pas, continua-t-elle en se
cramponnant à la robe de la reine; je t'en empêcherai, moi! À la
lanterne, madame Veto! Aux armes, citoyens! Marchons... qu'un sang
impur....

Et, les bras tordus, les cheveux gris épars, le visage pourpre, les yeux
noyés dans le sang, la malheureuse tomba renversée en déchirant le
lambeau de la robe à laquelle elle était cramponnée.

La reine, éperdue, mais débarrassée au moins de l'insensée, allait fuir
du côté du jardin, quand, tout à coup, un cri terrible, mêlé
d'aboiements et accompagné d'une rumeur étrange, vint tirer de leur
stupeur les gardes nationaux qui, attirés par cette scène, entouraient
Marie-Antoinette.

--Aux armes! aux armes! trahison! criait un homme que la reine reconnut
à sa voix pour le cordonnier Simon.

Près de cet homme qui, le sabre en main, gardait le seuil de la hutte,
le petit Black aboyait avec fureur.

--Aux armes, tout le poste! cria Simon; nous sommes trahis; faites
entrer l'Autrichienne. Aux armes! aux armes!

Un officier accourut. Simon lui parla, lui montrant, avec des yeux
enflammés, l'intérieur de la cabine. L'officier cria à son tour:

--Aux armes!

--Black! Black! appela la reine en faisant quelques pas en avant. Mais
le chien ne lui répondit pas et continua d'aboyer avec fureur.

Les gardes nationaux coururent aux armes, et se précipitèrent vers la
cabine, tandis que les municipaux s'emparaient de la reine, de sa soeur
et de sa fille, et forçaient les prisonnières à repasser le guichet, qui
se referma derrière elles.

--Apprêtez vos armes! crièrent les municipaux aux sentinelles. Et l'on
entendit le bruit des fusils qu'on armait.

--C'est là, c'est là, sous la trappe, criait Simon. J'ai vu remuer la
trappe, j'en suis sûr. D'ailleurs, le chien de l'Autrichienne, un bon
petit chien qui n'était pas du complot, lui, a jappé contre les
conspirateurs, qui sont probablement dans la cave. Eh! tenez, il jappe
encore.

En effet, Black, animé par les cris de Simon, redoubla ses aboiements.

L'officier saisit l'anneau de la trappe. Deux grenadiers des plus
vigoureux, voyant qu'il ne pouvait venir à bout de la soulever, l'y
aidèrent, mais sans plus de succès.

--Vous voyez bien qu'ils retiennent la trappe en dedans, dit Simon. Feu!
à travers la trappe, mes amis! feu!

--Eh! cria madame Plumeau, vous allez casser mes bouteilles.

--Feu! répéta Simon, feu!

--Tais-toi, braillard! dit l'officier. Et vous, apportez des haches et
entamez les planches. Maintenant, qu'un peloton se tienne prêt.
Attention! et feu dans la trappe aussitôt qu'elle sera ouverte.

Un gémissement des ais et un soubresaut subit annoncèrent aux gardes
nationaux qu'un mouvement intérieur venait de s'opérer. Bientôt après,
on entendit un bruit souterrain qui ressemblait à une herse de fer qui
se ferme.

--Courage! dit l'officier aux sapeurs qui accouraient. La hache entama
les planches. Vingt canons de fusil s'abaissèrent dans la direction de
l'ouverture, qui s'élargissait de seconde en seconde. Mais, par
l'ouverture, on ne vit personne. L'officier alluma une torche et la jeta
dans la cave; la cave était vide.

On souleva la trappe, qui, cette fois, céda sans présenter la moindre
résistance.

--Suivez-moi, s'écria l'officier en se précipitant bravement dans
l'escalier.

--En avant! en avant! crièrent les gardes nationaux en s'élançant à la
suite de leur officier.

--Ah! femme Plumeau, dit Tison, tu prêtes ta cave aux aristocrates!

Le mur était défoncé. Des pas nombreux avaient foulé le sol humide, et
un conduit de trois pieds de large et de cinq pieds de haut, pareil au
boyau d'une tranchée, s'enfonçait dans la direction de la rue de la
Corderie.

L'officier s'aventura dans cette ouverture, décidé à poursuivre les
aristocrates jusque dans les entrailles de la terre; mais, à peine
eut-il fait trois ou quatre pas, qu'il fut arrêté par une grille de fer.

--Halte! dit-il à ceux qui le poussaient par derrière, on ne peut pas
aller plus loin, il y a empêchement physique.

--Eh bien, dirent les municipaux, qui, après avoir renfermé les
prisonnières, accouraient pour avoir des nouvelles, qu'y a-t-il? Voyons?

--Parbleu! dit l'officier en reparaissant, il y a conspiration; les
aristocrates voulaient enlever la reine pendant sa promenade, et
probablement qu'elle était de connivence avec eux.

--Peste! cria le municipal. Que l'on coure après le citoyen Santerre, et
qu'on prévienne la Commune.

--Soldats, dit l'officier, restez dans cette cave, et tuez tout ce qui
se présentera.

Et l'officier, après avoir donné cet ordre, remonta pour faire son
rapport.

--Ah! ah! criait Simon en se frottant les mains. Ah! ah! dira-t-on
encore que je suis fou? Brave Black! Black est un fameux patriote, Black
a sauvé la République. Viens ici, Black, viens!

Et le brigand, qui avait fait les yeux doux au pauvre chien, lui lança,
quand il fut proche de lui, un coup de pied qui l'envoya à vingt pas.

--Oh! je t'aime, Black! dit-il; tu feras couper le cou à ta maîtresse.
Viens ici, Black, viens!

Mais, au lieu d'obéir, cette fois, Black reprit en criant le chemin du
donjon.




XXVII

Le muscadin


Il y avait deux heures, à peu près, que les événements que nous venons
de raconter étaient accomplis.

Lorin se promenait dans la chambre de Maurice, tandis qu'Agésilas cirait
les bottes de son maître dans l'antichambre; seulement, pour la plus
grande commodité de la conversation, la porte était demeurée ouverte,
et, dans le parcours qu'il accomplissait, Lorin s'arrêtait devant cette
porte et adressait des questions à l'officieux.

--Et tu dis, citoyen Agésilas, que ton maître est parti ce matin?

--Oh! mon Dieu, oui.

--À son heure ordinaire?

--Dix minutes plus tôt, dix minutes plus tard, je ne saurais trop dire.

--Et tu ne l'as pas revu depuis?

--Non, citoyen.

Lorin reprit sa promenade et fit en silence trois à quatre tours, puis
s'arrêtant de nouveau:

--Avait-il son sabre? demanda-t-il.

--Oh! quand il va à la section, il l'a toujours.

--Et tu es sûr que c'est à la section qu'il est allé?

--Il me l'a dit du moins.

--En ce cas, je vais le rejoindre, dit Lorin. Si nous nous croisions, tu
lui diras que je suis venu et que je vais revenir.

--Attendez, dit Agésilas.

--Quoi?

--J'entends son pas dans l'escalier.

--Tu crois?

--J'en suis sûr. En effet, presque au même instant, la porte de
l'escalier s'ouvrit et Maurice entra.

Lorin jeta sur celui-ci un coup d'oeil rapide, et voyant que rien en lui
ne paraissait extraordinaire:

--Ah! te voilà enfin! dit Lorin; je t'attends depuis deux heures.

--Tant mieux, dit Maurice en souriant, cela t'aura donné du temps pour
préparer les distiques et les quatrains.

--Ah! mon cher Maurice, dit l'improvisateur, je n'en fais plus.

--De distiques et de quatrains?

--Non.

--Bah! mais le monde va donc finir?

--Maurice, mon ami, je suis triste.

--Toi, triste?

--Je suis malheureux.

--Toi, malheureux?

--Oui, que veux-tu? j'ai des remords.

--Des remords?

--Eh! mon Dieu, oui, dit Lorin, toi ou elle, mon cher, il n'y avait pas
de milieu. Toi ou elle, tu sens bien que je n'ai pas hésité; mais,
vois-tu, Arthémise est au désespoir, c'était son amie.

--Pauvre fille!

--Et comme c'est elle qui m'a donné son adresse...

--Tu aurais infiniment mieux fait de laisser les choses suivre leur
cours.

--Oui, et c'est toi qui, à cette heure, serais condamné à sa place.
Puissamment raisonné, cher ami. Et moi qui venais te demander un
conseil! Je te croyais plus fort que cela.

--Voyons, n'importe, demande toujours.

--Eh bien, comprends-tu? Pauvre fille, je voudrais tenter quelque chose
pour la sauver. Si je donnais ou si je recevais pour elle quelque bonne
torgnole, il me semble que cela me ferait du bien.

--Tu es fou, Lorin, dit Maurice en haussant les épaules.

--Voyons, si je faisais une démarche auprès du tribunal révolutionnaire?

--Il est trop tard, elle est condamnée.

--En vérité, dit Lorin, c'est affreux de voir périr ainsi cette jeune
femme.

--D'autant plus affreux que c'est mon salut qui a entraîné sa mort.
Mais, après tout, Lorin, ce qui doit nous consoler, c'est qu'elle
conspirait.

--Eh! mon Dieu, est-ce que tout le monde ne conspire pas, peu ou
beaucoup, par le temps qui court? Elle a fait comme tout le monde.
Pauvre femme!

--Ne la plains pas trop, ami, et surtout ne la plains pas trop haut, dit
Maurice, car nous portons une partie de sa peine. Crois-moi, nous ne
sommes pas si bien lavés de l'accusation de complicité qu'elle n'ait
fait tache. Aujourd'hui, à la section, j'ai été appelé girondin par le
capitaine des chasseurs de Saint-Leu, et tout à l'heure, il m'a fallu
lui donner un coup de sabre pour lui prouver qu'il se trompait.

--C'est donc pour cela que tu rentres si tard?

--Justement.

--Mais pourquoi ne m'as-tu pas averti?

--Parce que, dans ces sortes d'affaires, tu ne peux te contenir; il
fallait que cela se terminât tout de suite, afin que la chose ne fît pas
de bruit. Nous avons pris chacun de notre côté ceux que nous avions sous
la main.

--Et cette canaille-là t'avait appelé girondin, toi, Maurice, un pur?...

--Eh! mordieu! oui; c'est ce qui te prouve, mon cher, qu'encore une
aventure pareille et nous sommes impopulaires; car, tu sais, Lorin, quel
est, aux jours où nous vivons, le synonyme d'impopulaire: c'est
_suspect_.

_--_Je sais bien, dit Lorin, et ce mot-là fait frissonner les plus
braves; n'importe... il me répugne de laisser aller la pauvre Héloïse à
la guillotine sans lui demander pardon.

--Enfin, que veux-tu?

--Je voudrais que tu restasses ici, Maurice, toi qui n'as rien à te
reprocher à son égard. Moi, vois-tu, c'est autre chose; puisque je ne
puis rien de plus pour elle, j'irai sur son passage, je veux y aller,
ami Maurice, tu me comprends, et pourvu qu'elle me tende la main!...

--Je t'accompagnerai alors, dit Maurice.

--Impossible, mon ami, réfléchis donc: tu es municipal, tu es secrétaire
de section, tu as été mis en cause, tandis que, moi, je n'ai été que ton
défenseur; on te croirait coupable, reste donc; moi, c'est autre chose,
je ne risque rien et j'y vais.

Tout ce que disait Lorin était si juste, qu'il n'y avait rien à
répondre. Maurice, échangeant un seul signe avec la fille Tison marchant
à l'échafaud, dénonçait lui-même sa complicité.

--Va donc, lui dit-il, mais sois prudent. Lorin sourit, serra la main de
Maurice et partit. Maurice ouvrit sa fenêtre et lui envoya un triste
adieu. Mais, avant que Lorin eût tourné le coin de la rue, plus d'une
fois il s'y était remis pour le regarder encore, et, chaque fois, attiré
par une espèce de sympathie magnétique, Lorin se retourna pour le
regarder en souriant. Enfin, lorsqu'il eut disparu au coin du quai,
Maurice referma la fenêtre, se jeta dans un fauteuil, et tomba dans une
de ces somnolences qui, chez les caractères forts et pour les
organisations nerveuses, sont les pressentiments de grands malheurs, car
ils ressemblent au calme précurseur de la tempête. Il ne fut tiré de
cette rêverie, ou plutôt de cet assoupissement, que par l'officieux,
qui, au retour d'une commission faite à l'extérieur, rentra avec cet air
éveillé des domestiques qui brûlent de débiter au maître les nouvelles
qu'ils viennent de recueillir.

Mais, voyant Maurice préoccupé, il n'osa le distraire, et se contenta de
passer et repasser sans motifs, mais avec obstination devant lui.

--Qu'y a-t-il donc? demanda Maurice négligemment; parle, si tu as
quelque chose à me dire.

--Ah! citoyen, encore une fameuse conspiration, allez! Maurice fit un
mouvement d'épaules.

--Une conspiration qui fait dresser les cheveux sur la tête, continua
Agésilas.

--Vraiment! répondit Maurice en homme accoutumé aux trente conspirations
quotidiennes de cette époque.

--Oui, citoyen, reprit Agésilas; c'est à faire frémir, voyez-vous! Rien
que d'y penser, cela donne la chair de poule aux bons patriotes.

--Voyons cette conspiration? dit Maurice.

--L'Autrichienne a manqué de s'enfuir.

--Bah! dit Maurice commençant à prêter une attention plus réelle.

--Il paraît, dit Agésilas, que la veuve Capet avait des ramifications
avec la fille Tison, que l'on va guillotiner aujourd'hui. Elle ne l'a
pas volé; la malheureuse!

--Et comment la reine avait-elle des relations avec cette fille? demanda
Maurice, qui sentait perler la sueur sur son front.

--Par un oeillet. Imaginez-vous, citoyen, qu'on lui a fait passer le
plan de la chose dans un oeillet.

--Dans un oeillet!... Et qui cela?

--M. le chevalier... de... attendez donc... c'est pourtant un nom
fièrement connu... mais, moi, j'oublie tous ces noms....

Un chevalier de Château... que je suis bête! il n'y a plus de
châteaux... un chevalier de Maison...

--Maison-Rouge?

--C'est cela.

--Impossible.

--Comment, impossible? Puisque je vous dis qu'on a trouvé une trappe, un
souterrain, des carrosses.

--Mais non, c'est qu'au contraire tu n'as rien dit encore de tout cela.

--Ah bien, je vais vous le dire alors.

--Dis; si c'est un conte, il est beau du moins.

--Non, citoyen, ce n'est pas un conte, tant s'en faut, et la preuve,
c'est que je le tiens du citoyen portier. Les aristocrates ont creusé
une mine; cette mine partait de la rue de la Corderie, et allait jusque
dans la cave de la cantine de la citoyenne Plumeau, et même elle a
failli être compromise de complicité, la citoyenne Plumeau. Vous la
connaissez, j'espère?

--Oui, dit Maurice; mais après?

--Eh bien, la veuve Capet devait se sauver par ce souterrain-là. Elle
avait déjà le pied sur la première marche, quoi! C'est le citoyen Simon
qui l'a rattrapée par sa robe. Tenez, on bat la générale dans la ville,
et le rappel dans les sections; entendez-vous le tambour, là? On dit que
les Prussiens sont à Dammartin, et qu'ils ont poussé des reconnaissances
jusqu'aux frontières.

Au milieu de ce flux de paroles, du vrai et du faux, du possible et de
l'absurde, Maurice saisit à peu près le fil conducteur. Tout partait de
cet oeillet donné sous ses yeux à la reine, et acheté par lui à la
malheureuse bouquetière. Cet oeillet contenait le plan d'une
conspiration qui venait d'éclater, avec les détails plus ou moins vrais
que rapportait Agésilas.

En ce moment le bruit du tambour se rapprocha, et Maurice entendit crier
dans la rue:

--Grande conspiration découverte au Temple par le citoyen Simon! Grande
conspiration en faveur de la veuve Capet découverte au Temple!

--Oui, oui, dit Maurice, c'est bien ce que je pense. Il y a du vrai dans
tout cela. Et Lorin qui, au milieu de cette exaltation populaire, va
peut-être tendre la main à cette fille et se faire mettre en morceaux....

Maurice prit son chapeau, agrafa la ceinture de son sabre, et en deux
bonds fut dans la rue.

--Où est-il? demanda Maurice. Sur le chemin de la Conciergerie sans
doute. Et il s'élança vers le quai.

À l'extrémité du quai de la Mégisserie, des piques et des baïonnettes,
surgissant du milieu d'un rassemblement, frappèrent ses regards. Il lui
sembla distinguer au milieu du groupe un habit de garde national et dans
le groupe des mouvements hostiles. Il courut, le coeur serré, vers le
rassemblement qui encombrait le bord de l'eau.

Ce garde national pressé par la cohorte des Marseillais était Lorin;
Lorin pâle, les lèvres serrées, l'oeil menaçant, la main sur la poignée
de son sabre, mesurant la place des coups qu'il se préparait à porter.

À deux pas de Lorin était Simon. Ce dernier, riant d'un rire féroce,
désignait Lorin aux Marseillais et à la populace en disant:

--Tenez, tenez! vous voyez bien celui-là, c'en est un que j'ai fait
chasser du Temple hier comme aristocrate; c'en est un de ceux qui
favorisent les correspondances dans les oeillets. C'est le complice de
la fille Tison, qui va passer tout à l'heure. Eh bien, le voyez-vous, il
se promène tranquillement sur le quai, tandis que sa complice va marcher
à la guillotine; et peut-être même qu'elle était plus que sa complice,
que c'était sa maîtresse, et qu'il était venu ici pour lui dire adieu ou
pour essayer de la sauver.

Lorin n'était pas homme à en entendre davantage. Il tira son sabre hors
du fourreau.

En même temps la foule s'ouvrit devant un homme qui donnait tête baissée
dans le groupe, et dont les larges épaules renversèrent trois ou quatre
spectateurs qui se préparaient à devenir acteurs.

--Sois heureux, Simon, dit Maurice. Tu regrettais sans doute que je ne
fusse point là, avec mon ami pour faire ton métier de dénonciateur en
grand. Dénonce, Simon, dénonce, me voilà.

--Ma foi, oui, dit Simon avec son hideux ricanement, et tu arrives à
propos. Celui-là, dit-il, c'est le beau Maurice Lindey, qui a été accusé
en même temps que la fille Tison, et qui s'en est tiré parce qu'il est
riche, lui.

--À la lanterne! à la lanterne! crièrent les Marseillais.

--Oui-da! essayez donc un peu, dit Maurice.

Et il fit un pas en avant et piqua, comme pour s'essayer, au milieu du
front d'un des plus ardents égorgeurs que le sang aveugla aussitôt.

--Au meurtre! s'écria celui-ci. Les Marseillais abaissèrent les piques,
levèrent les haches, armèrent les fusils; la foule s'écarta effrayée, et
les deux amis restèrent isolés et exposés comme une double cible à tous
les coups. Ils se regardèrent avec un dernier et sublime sourire, car
ils s'attendaient à être dévorés par ce tourbillon de fer et de flamme
qui les menaçait, quand tout à coup la porte de la maison à laquelle ils
s'adossaient s'ouvrit et un essaim de jeunes gens en habit, de ceux
qu'on appelait les muscadins, armés tous d'un sabre et ayant chacun une
paire de pistolets à la ceinture, fondit sur les Marseillais et engagea
une mêlée terrible.

--Hourra! crièrent ensemble Lorin et Maurice ranimés par ce secours, et
sans réfléchir qu'en combattant dans les rangs des nouveaux venus, ils
donnaient raison aux accusations de Simon. Hourra!

Mais, s'ils ne pensaient pas à leur salut, un autre y pensa pour eux. Un
petit jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, à l'oeil bleu, maniant
avec une adresse, et une ardeur infinies, un sabre de sapeur qu'on eût
cru que sa main de femme ne pouvait soulever, s'apercevant que Maurice
et Lorin, au lieu de fuir par la porte qu'il semblait avoir laissée
ouverte avec intention, combattaient à ses côtés, se retourna en leur
disant tout bas:

--Fuyez par cette porte; ce que nous venons faire ici ne vous regarde
pas, et vous vous compromettez inutilement.

Puis tout à coup, en voyant que les deux amis hésitaient:

--Arrière! cria-t-il à Maurice, pas de patriotes avec nous; municipal
Lindey, nous sommes des aristocrates, nous.

À ce nom, à cette audace qu'avait un homme d'accuser une qualité qui, à
cette époque-là, valait sentence de mort, la foule poussa un grand cri.

Mais le jeune homme blond et trois ou quatre de ses amis, sans
s'effrayer de ce cri, poussèrent Maurice et Lorin dans l'allée, dont ils
refermèrent la porte derrière eux; puis ils revinrent se jeter dans la
mêlée, qui était encore augmentée par l'approche de la charrette.

Maurice et Lorin, si miraculeusement sauvés, se regardèrent étonnés,
éblouis.

Cette issue semblait ménagée exprès; ils entrèrent dans une cour, et au
fond de cette cour trouvèrent une petite porte dérobée qui donnait sur
la rue Saint-Germain-l'Auxerrois.

À ce moment, du pont au Change déboucha un détachement de gendarmes qui
eut bientôt balayé le quai, quoique de la rue transversale où se
tenaient les deux amis, on entendît pendant un instant une lutte
acharnée.

Ils précédaient la charrette qui conduisait à la guillotine la pauvre
Héloïse.

--Au galop! cria une voix; au galop! La charrette partit au galop. Lorin
aperçut la malheureuse jeune fille, debout, le sourire sur les lèvres et
l'oeil fier. Mais il ne put même échanger un geste avec elle; elle passa
sans le voir auprès d'un tourbillon de peuple qui criait:

--À mort, l'aristocrate! À mort! Et le bruit s'éloigna décroissant et
gagnant les Tuileries.

En même temps, la petite porte par où étaient sortis Maurice et Lorin se
rouvrit, et trois ou quatre muscadins, les habits déchirés et sanglants,
sortirent. C'était probablement tout ce qui restait de la petite troupe.

Le jeune homme blond sortit le dernier.

--Hélas! dit-il, cette cause est donc maudite!

Et, jetant son sabre ébréché et sanglant, il s'élança vers la rue des
Lavandières.




XXVIII

Le chevalier de Maison-Rouge


Maurice se hâta de rentrer à la section pour y porter plainte contre
Simon.

Il est vrai qu'avant de se séparer de Maurice, Lorin avait trouvé un
moyen plus expéditif: c'était de rassembler quelques Thermopyles,
d'attendre Simon à sa première sortie du Temple, et de le tuer en
bataille rangée.

Mais Maurice s'était formellement opposé à ce plan.

--Tu es perdu, lui dit-il, si tu en viens aux voies de fait. Écrasons
Simon, mais écrasons-le par la légalité. Ce doit être chose facile à des
légistes.

En conséquence, le lendemain matin, Maurice se rendit à la section et
formula sa plainte.

Mais il fut bien étonné quand à la section le président fit la sourde
oreille, se récusant, disant qu'il ne pouvait prendre parti entre deux
bons citoyens animés tous deux de l'amour de la patrie.

--Bon! dit Maurice, je sais maintenant ce qu'il faut faire pour mériter
la réputation de bon citoyen. Ah! ah! rassembler le peuple pour
assassiner un homme qui vous déplaît, vous appelez cela être animé de
l'amour de la patrie? Alors j'en reviens au sentiment de Lorin, que j'ai
eu le tort de combattre. À partir d'aujourd'hui, je vais faire du
patriotisme, comme vous l'entendez, et j'expérimenterai sur Simon.

--Citoyen Maurice, répondit le président, Simon a peut-être moins de
torts que toi dans cette affaire; il a découvert une conspiration, sans
y être appelé par ses fonctions, là où tu n'as rien vu, toi dont c'était
le devoir de la découvrir; de plus, tu as des connivences de hasard ou
d'intention,--lesquelles? nous n'en savons rien,--mais tu en as avec les
ennemis de la nation.

--Moi! dit Maurice. Ah! voilà du nouveau, par exemple; et avec qui donc,
citoyen président?

--Avec le citoyen Maison-Rouge.

--Moi? dit Maurice stupéfait; moi, j'ai des connivences avec le
chevalier de Maison-Rouge? Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais...

--On t'a vu lui parler.

--Moi?

--Lui serrer la main.

--Moi?

--Oui.

--Où cela? quand cela?... Citoyen président, dit Maurice emporté par la
conviction de son innocence, tu en as menti.

--Ton zèle pour la patrie t'emporte un peu loin, citoyen Maurice, dit le
président, et tu seras fâché tout à l'heure de ce que tu viens de dire,
quand je te donnerai la preuve que je n'ai avancé que la vérité. Voici
trois rapports différents qui t'accusent.

--Allons donc! dit Maurice; est-ce que vous pensez que je suis assez
niais pour croire à votre chevalier de Maison-Rouge?

--Et pourquoi n'y croirais-tu pas?

--Parce que c'est un spectre de conspirateur avec lequel vous tenez
toujours une conspiration prête pour englober vos ennemis.

--Lis les dénonciations.

--Je ne lirai rien, dit Maurice: je proteste que je n'ai jamais vu le
chevalier de Maison-Rouge, et que je ne lui ai jamais parlé. Que celui
qui ne croira pas à ma parole d'honneur vienne me le dire, je sais ce
que j'aurais à lui répondre.

Le président haussa les épaules; Maurice, qui ne voulait être en reste
avec personne, en fit autant.

Il y eut quelque chose de sombre et de réservé pendant le reste de la
séance.

Après la séance, le président, qui était un brave patriote élevé au
premier rang du district par le suffrage de ses concitoyens, s'approcha
de Maurice et lui dit:

--Viens, Maurice, j'ai à te parler. Maurice suivit le président, qui le
conduisit dans un petit cabinet attenant à la chambre des séances.

Arrivé là, il le regarda en face, et, lui posant la main sur l'épaule:

--Maurice, lui dit-il, j'ai connu, j'ai estimé ton père, ce qui fait que
je t'estime et que je t'aime. Maurice, crois-moi, tu cours un grand
danger en te laissant aller au manque de foi, première décadence d'un
esprit vraiment révolutionnaire.

Maurice, mon ami, dès qu'on perd la foi, on perd la fidélité. Tu ne
crois pas aux ennemis de la nation: de là vient que tu passes près d'eux
sans les voir, et que tu deviens l'instrument de leurs complots sans
t'en douter.

--Que diable! citoyen, dit Maurice, je me connais, je suis homme de
coeur, zélé patriote; mais mon zèle ne me rend pas fanatique: voilà
vingt conspirations prétendues que la République signe toutes du même
nom. Je demande, une fois pour toutes, à voir l'éditeur responsable.

--Tu ne crois pas aux conspirateurs, Maurice, dit le président; eh bien,
dis-moi, crois-tu à l'oeillet rouge pour lequel on a guillotiné hier la
fille Tison?

Maurice tressaillit.

--Crois-tu au souterrain pratiqué dans le jardin du Temple et
communiquant de la cave de la citoyenne Plumeau à certaine maison de la
rue de la Corderie?

--Non, dit Maurice.

--Alors, fais comme Thomas l'apôtre, va voir.

--Je ne suis pas de garde au Temple, et l'on ne me laissera pas entrer.

--Tout le monde peut entrer au Temple maintenant.

--Comment cela?

--Lis ce rapport; puisque tu es si incrédule, je ne procéderai plus que
par pièces officielles.

--Comment! s'écria Maurice lisant le rapport, c'est à ce point?

--Continue.

--On transporte la reine à la Conciergerie?

--Eh bien? répondit le président.

--Ah! ah! fit Maurice.

--Crois-tu que ce soit sur un rêve, sur ce que tu appelles une
imagination, sur une billevesée, que le comité de Salut public ait
adopté une si grave mesure?

--Cette mesure a été adoptée, mais elle ne sera pas exécutée, comme une
foule de mesures que j'ai vu prendre, et voilà tout...

--Lis donc jusqu'au bout, dit le président. Et il lui présenta un
dernier papier.

--Le récépissé de Richard, le geôlier de la Conciergerie! s'écria
Maurice.

--Elle y a été écrouée à deux heures. Cette fois, Maurice demeura
pensif.

--La Commune, tu le sais, continua le président, agit dans des vues
profondes. Elle s'est creusé un sillon large et droit; ses mesures ne
sont pas des enfantillages, et elle a mis en exécution ce principe de
Cromwell: «_Il ne faut frapper les rois qu'à la tête.»_ Lis cette note
secrète du ministre de la police.

Maurice lut: «Attendu que nous avons la certitude que le ci-devant
chevalier de Maison-Rouge est à Paris; qu'il y a été vu en différents
endroits; qu'il a laissé des traces de son passage en plusieurs complots
heureusement déjoués, j'invite tous les chefs de section à redoubler de
surveillance.»

--Eh bien? demanda le président.

--Il faut que je te croie, citoyen président, s'écria Maurice. Et il
continua:

«Signalement du chevalier de Maison-Rouge: cinq pieds trois pouces,
cheveux blonds, yeux bleus, nez droit, barbe châtaine, menton rond, voix
douce, mains de femme.

«Trente-cinq à trente-six ans.»

Au signalement, une lueur étrange passa à travers l'esprit de Maurice;
il songea à ce jeune homme qui commandait la troupe de muscadins qui les
avait sauvés la veille, Lorin et lui, et qui frappait si résolument sur
les Marseillais avec son sabre de sapeur.

--Mordieu! murmura Maurice, serait-ce lui? En ce cas, la dénonciation
qui dit qu'on m'a vu lui parler ne serait point fausse. Seulement, je ne
me rappelle pas lui avoir serré la main.

--Eh bien, Maurice, demanda le président, que dites-vous de cela
maintenant, mon ami?

--Je dis que je vous crois, répondit Maurice en méditant avec tristesse,
car, depuis quelque temps, sans savoir quelle mauvaise influence
attristait sa vie, il voyait toutes choses s'assombrir autour de lui.

--Ne joue pas ainsi ta popularité, Maurice, continua le président. La
popularité, aujourd'hui, c'est la vie; l'impopularité, prends-y garde,
c'est le soupçon de trahison, et le citoyen Lindey ne peut pas être
soupçonné d'être un traître.

Maurice n'avait rien à répondre à une doctrine qu'il sentait bien être
la sienne. Il remercia son vieil ami et quitta la section.

--Ah! murmura-t-il, respirons un peu; c'est trop de soupçons et de
luttes. Allons droit au repos, à l'innocence et à la joie; allons à
Geneviève.

Et Maurice prit le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.

Lorsqu'il arriva chez le maître tanneur, Dixmer et Morand soutenaient
Geneviève, en proie à une violente attaque de nerfs.

Aussi, au lieu de lui laisser l'entrée libre, comme d'habitude, un
domestique lui barra-t-il le passage.

--Annonce-moi toujours, dit Maurice inquiet, et si Dixmer ne peut pas me
recevoir en ce moment, je me retirerai. Le domestique entra dans le
petit pavillon, tandis que lui, Maurice, demeurait dans le jardin.

Il lui sembla qu'il se passait quelque chose d'étrange dans la maison.
Les ouvriers tanneurs n'étaient point à leur ouvrage, et traversaient le
jardin d'un air inquiet.

Dixmer revint lui-même jusqu'à la porte.

--Entrez, dit-il, cher Maurice, entrez; vous n'êtes pas de ceux pour qui
la porte est fermée.

--Mais qu'y a-t-il donc? demanda le jeune homme.

--Geneviève est souffrante, dit Dixmer; plus que souffrante, car elle
délire.

--Ah! mon Dieu! s'écria le jeune homme, ému de retrouver là encore le
trouble et la souffrance. Qu'a-t-elle donc?

--Vous savez, mon cher, reprit Dixmer, aux maladies des femmes, personne
ne connaît rien, et surtout le mari.

Geneviève était renversée sur une espèce de chaise longue. Près d'elle
était Morand, qui lui faisait respirer des sels.

--Eh bien? demanda Dixmer.

--Toujours la même chose, reprit Morand.

--Héloïse! Héloïse! murmura la jeune femme à travers ses lèvres blanches
et ses dents serrées.

--Héloïse! répéta Maurice avec étonnement.

--Eh! mon Dieu, oui, reprit vivement Dixmer, Geneviève a eu le malheur
de sortir hier et de voir passer cette malheureuse charrette avec une
pauvre fille, nommée Héloïse, que l'on conduisait à la guillotine.
Depuis ce moment-là, elle a eu cinq ou six attaques de nerfs, et ne fait
que répéter ce nom.

--Ce qui l'a frappée surtout, c'est qu'elle a reconnu dans cette fille
la bouquetière qui lui a vendu les oeillets que vous savez.

--Certainement que je sais, puisqu'ils ont failli me faire couper le
cou.

--Oui, nous avons su tout cela, cher Maurice, et croyez bien que nous
avons été on ne peut plus effrayés; mais Morand était à la séance, et il
vous a vu sortir en liberté.

--Silence! dit Maurice; la voilà qui parle encore, je crois.

--Oh! des mots entrecoupés, inintelligibles, reprit Dixmer.

--Maurice! murmura Geneviève; ils vont tuer Maurice. À lui! chevalier, à
lui! Un silence profond succéda à ces paroles.

--Maison-Rouge, murmura encore Geneviève; Maison-Rouge!

Maurice sentit comme un éclair de soupçon; mais ce n'était qu'un éclair.
D'ailleurs, il était trop ému de la souffrance de Geneviève pour
commenter ces quelques paroles.

--Avez-vous appelé un médecin? demanda-t-il.

--Oh! ce ne sera rien, reprit Dixmer; un peu de délire, voilà tout.

Et il serra si violemment le bras de sa femme, que Geneviève revint à
elle et ouvrit, en jetant un léger cri, ses yeux qu'elle avait
constamment tenus fermés jusque-là.

--Ah! vous voilà tous, dit-elle, et Maurice avec vous. Oh! je suis
heureuse de vous voir, mon ami; si vous saviez comme j'ai....

Elle se reprit:

--.... Comme nous avons souffert depuis deux jours!

--Oui, dit Maurice, nous voilà tous; rassurez-vous donc et ne vous
faites plus de terreurs pareilles. Il y a surtout un nom, voyez-vous,
qu'il faudrait vous déshabituer de prononcer, attendu qu'en ce moment il
n'est pas en odeur de sainteté.

--Et lequel? demanda vivement Geneviève.

--C'est celui du chevalier de Maison-Rouge.

--J'ai nommé le chevalier de Maison-Rouge, moi? dit Geneviève
épouvantée.

--Sans doute, répondit Dixmer avec un rire forcé; mais, vous comprenez,
Maurice, il n'y a rien là d'étonnant, puisqu'on dit publiquement qu'il
était complice de la fille Tison, et que c'est lui qui a dirigé la
tentative d'enlèvement qui, par bonheur, a échoué hier.

--Je ne dis pas qu'il y a quelque chose d'étonnant à cela, répondit
Maurice; je dis seulement qu'il n'a qu'à se bien cacher.

--Qui? demanda Dixmer.

--Le chevalier de Maison-Rouge, parbleu! La Commune le cherche, et ses
limiers ont le nez fin.

--Pourvu qu'on l'arrête, dit Morand, avant qu'il accomplisse quelque
nouvelle entreprise qui réussira mieux que la dernière.

--En tout cas, dit Maurice, ce ne sera pas en faveur de la reine.

--Et pourquoi cela? demanda Morand.

--Parce que la reine est désormais à l'abri de ses coups de main.

--Et où est-elle donc? demanda Dixmer.

--À la Conciergerie, répondit Maurice; on l'y a transférée cette nuit.

Dixmer, Morand et Geneviève poussèrent un cri que Maurice prit pour une
exclamation de surprise.

--Ainsi, vous voyez, continua-t-il, adieu les plans du chevalier de la
reine! La Conciergerie est plus sûre que le Temple.

Morand et Dixmer échangèrent un regard qui échappa à Maurice.

--Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, voilà encore madame Dixmer qui pâlit.

--Geneviève, dit Dixmer à sa femme, il faut te mettre au lit, mon
enfant; tu souffres. Maurice comprit qu'on le congédiait; il baisa la
main de Geneviève et sortit. Morand sortit avec lui et l'accompagna
jusqu'à la vieille rue Saint-Jacques.

Là, il le quitta pour aller dire quelques mots à une espèce de
domestique qui tenait un cheval tout sellé.

Maurice était si préoccupé, qu'il ne demanda pas même à Morand, auquel
d'ailleurs il n'avait pas adressé un mot depuis qu'ils étaient sortis
ensemble de la maison, qui était cet homme et que faisait là ce cheval.

Il prit la rue des Fossés-Saint-Victor et gagna les quais.

--C'est étrange, se disait-il tout en marchant. Est-ce mon esprit qui
s'affaiblit? sont-ce les événements qui prennent de la gravité? mais
tout m'apparaît grossi comme à travers un microscope.

Et, pour retrouver un peu de calme, Maurice présenta son front à la
brise du soir, et s'appuya sur le parapet du pont.




XXIX

La patrouille


Comme il achevait en lui-même cette réflexion, tout en regardant l'eau
couler avec cette attention mélancolique dont on retrouve les symptômes
chez tout Parisien pur, Maurice, appuyé au parapet du pont, entendit une
petite troupe qui venait à lui d'un pas égal, comme pourrait être celui
d'une patrouille.

Il se retourna; c'était une compagnie de la garde nationale qui arrivait
par l'autre extrémité. Au milieu de l'obscurité, Maurice crut
reconnaître Lorin.

C'était lui, en effet. Dès qu'il l'aperçut, il courut à lui les bras
ouverts:

--Enfin, s'écria Lorin, c'est toi. Morbleu! ce n'est pas sans peine que
l'on te rejoint;


          _Mais, puisque je retrouve un ami si fidèle,_
          _Ma fortune va prendre une face nouvelle._


Cette fois, tu ne te plaindras pas, j'espère; je te donne du Racine au
lieu de te donner du Lorin.

--Que viens-tu donc faire par ici en patrouille? demanda Maurice que
tout inquiétait.

--Je suis chef d'expédition, mon ami; il s'agit de rétablir sur sa base
primitive notre réputation ébranlée. Puis, se retournant vers sa
compagnie:

--Portez armes! présentez armes! haut les armes! dit-il. Là, mes
enfants, il ne fait pas encore nuit assez noire. Causez de vos petites
affaires, nous allons causer des nôtres.

Puis, revenant à Maurice:

--J'ai appris aujourd'hui à la section deux grandes nouvelles, continua
Lorin.

--Lesquelles?

--La première, c'est que nous commençons à être suspects, toi et moi.

--Je le sais. Après?

--Ah! tu le sais?

--Oui.

--La seconde, c'est que toute la conspiration à l'oeillet a été conduite
par le chevalier de Maison-Rouge.

--Je le sais encore.

--Mais ce que tu ne sais pas, c'est que la conspiration de l'oeillet
rouge et celle du souterrain ne faisaient qu'une seule conspiration.

--Je le sais encore.

--Alors passons à une troisième nouvelle; tu ne la sais pas, celle-là,
j'en suis sûr. Nous allons prendre ce soir le chevalier de Maison-Rouge.

--Prendre le chevalier de Maison-Rouge?

--Oui.

--Tu t'es donc fait gendarme?

--Non; mais je suis patriote. Un patriote se doit à sa patrie. Or, ma
patrie est abominablement ravagée par ce chevalier de Maison-Rouge, qui
fait complots sur complots. Or, la patrie m'ordonne, à moi qui suis un
patriote, de la débarrasser du susdit chevalier de Maison-Rouge qui la
gêne horriblement, et j'obéis à la patrie.

--C'est égal, dit Maurice, il est singulier que tu te charges d'une
pareille commission.

--Je ne m'en suis pas chargé, on m'en a chargé; mais, d'ailleurs, je
dois dire que je l'eusse briguée, la commission. Il nous faut un coup
éclatant pour nous réhabiliter, attendu que notre réhabilitation, c'est
non seulement la sécurité de notre existence, mais encore le droit de
mettre à la première occasion six pouces de lame dans le ventre de cet
affreux Simon.

--Mais comment a-t-on su que c'était le chevalier de Maison-Rouge qui
était à la tête de la conspiration du souterrain?

--Ce n'est pas encore bien sûr, mais on le présume.

--Ah! vous procédez par induction?

--Nous procédons par certitude.

--Comment arranges-tu tout cela? Voyons; car enfin...

--Écoute bien.

--Je t'écoute.

--À peine ai-je entendu crier: «Grande conspiration découverte par le
citoyen Simon...» (cette canaille de Simon! il est partout, ce
misérable!), que j'ai voulu juger de la vérité par moi-même. Or, on
parlait d'un souterrain.

--Existe-t-il?

--Oh! il existe, je l'ai vu.--_Vu, de mes deux yeux vu, ce qui s'appelle
vu._--Tiens, pourquoi ne siffles-tu pas?

--Parce que c'est du Molière, et que, je te l'avoue d'ailleurs, les
circonstances me paraissent un peu graves pour plaisanter.

--Eh bien, de quoi plaisantera-t-on, alors, si l'on ne plaisante pas des
choses graves?

--Tu dis donc que tu as vu...

--Le souterrain.... Je répète que j'ai vu le souterrain, que je l'ai
parcouru, et qu'il correspondait de la cave de la citoyenne Plumeau à
une maison de la rue de la Corderie, à la maison n° 12 ou 14, je ne me
le rappelle plus bien.

--Vrai! Lorin, tu l'as parcouru?...

--Dans toute sa longueur, et, ma foi! je t'assure que c'était un boyau
fort joliment taillé; de plus, il était coupé par trois grilles en fer,
que l'on a été obligé de déchausser les unes après les autres; mais qui,
dans le cas où les conjurés auraient réussi, leur eussent donné tout le
temps, en sacrifiant trois ou quatre des leurs, de mettre madame veuve
Capet en lieu de sûreté. Heureusement, il n'en est pas ainsi, et cet
affreux Simon a encore découvert celle-là.

--Mais il me semble, dit Maurice, que ceux qu'on aurait dû arrêter
d'abord étaient les habitants de cette maison de la rue de la Corderie.

--C'est ce que l'on aurait fait aussi si l'on n'eût pas trouvé la maison
parfaitement dénuée de locataires.

--Mais enfin, cette maison appartient à quelqu'un?

--Oui, à un nouveau propriétaire, mais personne ne le connaissait; on
savait que la maison avait changé de maître depuis quinze jours ou trois
semaines, voilà tout. Les voisins avaient bien entendu du bruit; mais,
comme la maison était vieille, ils avaient cru qu'on travaillait aux
réparations. Quant à l'autre propriétaire, il avait quitté Paris.
J'arrivai sur ces entrefaites.

«--Pour Dieu! dis-je à Santerre en le tirant à part, vous êtes tous bien
embarrassés.

«--C'est vrai, répondit-il, nous le sommes.

«--Cette maison a été vendue, n'est-ce pas?

«--Oui.

«--Il y a quinze jours?

«--Quinze jours ou trois semaines.

«--Vendue par-devant notaire?

«--Oui.

«--Eh bien, il faut chercher chez tous les notaires de Paris, savoir
lequel a vendu cette maison et se faire communiquer l'acte. On verra
dessus le nom et le domicile de l'acheteur.

«--À la bonne heure! c'est un conseil cela, dit Santerre; et voilà
pourtant un homme qu'on accuse d'être un mauvais patriote. Lorin, Lorin!
je te réhabiliterai, ou le diable me brûle.

«Bref, continua Lorin, ce qui fut dit fut fait. On chercha le notaire,
on retrouva l'acte, et, sur l'acte, le nom et le domicile du coupable.
Alors Santerre m'a tenu parole, il m'a désigné pour l'arrêter.

--Et cet homme, c'était le chevalier de Maison-Rouge?

--Non pas, son complice seulement, c'est-à-dire probablement.

--Mais alors comment dis-tu que vous allez arrêter le chevalier de
Maison-Rouge?

--Nous allons les arrêter tous ensemble.

--D'abord, connais-tu ce chevalier de Maison-Rouge?

--À merveille.

--Tu as donc son signalement?

--Parbleu! Santerre me l'a donné. Cinq pieds deux ou trois pouces,
cheveux blonds, yeux bleus, nez droit, barbe châtaine; d'ailleurs, je
l'ai vu.

--Quand?

--Aujourd'hui même.

--Tu l'as vu?

--Et toi aussi. Maurice tressaillit.

--Ce petit jeune homme blond qui nous a délivrés ce matin, tu sais,
celui qui commandait la troupe des muscadins, qui tapait si dur.

--C'était donc lui? demanda Maurice.

--Lui-même. On l'a suivi et on l'a perdu dans les environs du domicile
de notre propriétaire de la rue de la Corderie; de sorte qu'on présume
qu'ils logent ensemble.

--En effet, c'est probable.

--C'est sûr.

--Mais il me semble, Lorin, ajouta Maurice, que, si tu arrêtes ce soir
celui qui nous a sauvés ce matin, tu manques quelque peu de
reconnaissance.

--Allons donc! dit Lorin. Est-ce que tu crois qu'il nous a sauvés pour
nous sauver?

--Et pourquoi donc?

--Pas du tout. Ils étaient embusqués là pour enlever la pauvre Héloïse
Tison quand elle passerait. Nos égorgeurs les gênaient, ils sont tombés
sur nos égorgeurs. Nous avons été sauvés par contrecoup. Or, comme tout
est dans l'intention, et que l'intention n'y était pas, je n'ai pas à me
reprocher la plus petite ingratitude. D'ailleurs, vois-tu, Maurice, le
point capital c'est la nécessité; et il y a nécessité à ce que nous nous
réhabilitions par un coup d'éclat. J'ai répondu de toi.

--À qui?

--À Santerre; il sait que tu commandes l'expédition.

--Comment cela? «--Es-tu sûr d'arrêter les coupables? a-t-il dit.
«--Oui, ai-je répondu, si Maurice en est. «--Mais es-tu sûr de Maurice?
Depuis quelque temps il tiédit. «--Ceux qui disent cela se trompent.
Maurice ne tiédit pas plus que moi. «--Et tu en réponds? «--Comme de
moi-même. «Alors j'ai passé chez toi, mais je ne t'ai pas trouvé; j'ai
pris ensuite ce chemin, d'abord parce que c'était le mien, et ensuite
parce que c'était celui que tu prends d'ordinaire; enfin, je t'ai
rencontré, te voilà: en avant, marche!


          _La victoire en chantant_
          _Nous ouvre la barrière..._


--Mon cher Lorin, j'en suis désespéré, mais je ne me sens pas le moindre
goût pour cette expédition; tu diras que tu ne m'as pas rencontré.

--Impossible! tous nos hommes t'ont vu.

--Eh bien, tu diras que tu m'as rencontré et que je n'ai pas voulu être
des vôtres.

--Impossible encore.

--Et pourquoi cela?

--Parce que, cette fois, tu ne seras pas un tiède, mais un suspect.... Et
tu sais ce qu'on en fait, des suspects: on les conduit sur la place de
la Révolution et on les invite à saluer la statue de la Liberté;
seulement, au lieu de saluer avec le chapeau, ils saluent avec la tête.

--Eh bien, Lorin, il arrivera ce qu'il pourra; mais en vérité, cela te
paraîtra sans doute étrange, ce que je vais te dire là?

Lorin ouvrit de grands yeux et regarda Maurice.

--Eh bien, reprit Maurice, je suis dégoûté de la vie.... Lorin éclata de
rire.

--Bon! dit-il; nous sommes en bisbille avec notre bien-aimée, et cela
nous donne des idées mélancoliques. Allons, bel Amadis! redevenons un
homme, et de là nous passerons au citoyen; moi, au contraire, je ne suis
jamais meilleur patriote que lorsque je suis en brouille avec Arthémise.
À propos, Sa Divinité la déesse Raison te dit des millions de choses
gracieuses.

--Tu la remercieras de ma part. Adieu, Lorin.

--Comment, adieu?

--Oui, je m'en vais.

--Où vas-tu?

--Chez moi, parbleu!

--Maurice, tu te perds.

--Je m'en moque.

--Maurice, réfléchis, ami, réfléchis.

--C'est fait.

--Je ne t'ai pas tout répété...

--Tout, quoi?

--Tout ce que m'avait dit Santerre.

--Que t'a-t-il dit?

--Quand je t'ai demandé comme chef de l'expédition, il m'a dit:
«--Prends garde!

«--À qui? «--À Maurice.

--À moi?

--Oui. «Maurice, a-t-il ajouté, va bien souvent dans ce quartier-là.»

--Dans quel quartier?

--Dans celui de Maison-Rouge.

--Comment! s'écria Maurice, c'est par ici qu'il se cache?

--On le présume, du moins, puisque c'est par ici que loge son complice
présumé, l'acheteur de la maison de la rue de la Corderie.

--Faubourg Victor? demanda Maurice.

--Oui, faubourg Victor.

--Et dans quelle rue du faubourg?

--Dans la vieille rue Saint-Jacques.

--Ah! mon Dieu! murmura Maurice ébloui comme par un éclair. Et il porta
sa main à ses yeux.

Puis, au bout d'un instant, et comme si pendant cet instant il avait
appelé tout son courage:

--Son état? dit-il.

--Maître tanneur.

--Et son nom?

--Dixmer.

--Tu as raison, Lorin, dit Maurice comprimant jusqu'à l'apparence de
l'émotion par la force de sa volonté; je vais avec vous.

--Et tu fais bien. Es-tu armé?

--J'ai mon sabre, comme toujours.

--Prends encore ces deux pistolets.

--Et toi?

--Moi, j'ai ma carabine. Portez armes! armes bras! en avant, marche!

La patrouille se remit en marche, accompagnée de Maurice, qui marchait
près de Lorin, et précédée d'un homme vêtu de gris qui la dirigeait;
c'était l'homme de la police.

De temps en temps on voyait se détacher des angles des rues ou des
portes des maisons une espèce d'ombre qui venait échanger quelques
paroles avec l'homme vêtu de gris; c'étaient des surveillants.

On arriva à la ruelle. L'homme gris n'hésita pas un seul instant; il
était bien renseigné: il prit la ruelle.

Devant la porte du jardin par laquelle on avait fait entrer Maurice
garrotté, il s'arrêta.

--C'est ici, dit-il.

--C'est ici, quoi? demanda Lorin.

--C'est ici que nous trouverons les deux chefs.

Maurice s'appuya au mur; il lui sembla qu'il allait tomber à la
renverse.

--Maintenant, dit l'homme gris, il y a trois entrées: l'entrée
principale, celle-ci, et une entrée qui donne dans un pavillon.
J'entrerai avec six ou huit hommes par l'entrée principale; gardez cette
entrée-ci avec quatre ou cinq hommes, et mettez trois hommes sûrs à la
sortie du pavillon.

--Moi, dit Maurice, je vais passer par-dessus le mur et je veillerai
dans le jardin.

--À merveille, dit Lorin, d'autant plus que, de l'intérieur, tu nous
ouvriras la porte.

--Volontiers, dit Maurice. Mais n'allez pas dégarnir le passage et venir
sans que je vous appelle. Tout ce qui se passera dans l'intérieur, je le
verrai du jardin.

--Tu connais donc la maison? demanda Lorin.

--Autrefois, j'ai voulu l'acheter.

Lorin embusqua ses hommes dans les angles des haies, dans les
encoignures des portes, tandis que l'agent de police s'éloignait avec
huit ou dix gardes nationaux pour forcer, comme il l'avait dit, l'entrée
principale.

Au bout d'un instant, le bruit de leurs pas s'était éteint sans avoir,
dans ce désert, éveillé la moindre attention.

Les hommes de Maurice étaient à leur poste et s'effaçaient de leur
mieux. On eût juré que tout était tranquille et qu'il ne se passait rien
d'extraordinaire dans la vieille rue Saint-Jacques.

Maurice commença donc d'enjamber le mur.

--Attends, dit Lorin.

--Quoi?

--Et le mot d'ordre.

--C'est juste.

--_Oeillet et souterrain._ Arrête tous ceux qui ne te diront pas ces
deux mots. Laisse passer tous ceux qui te les diront. Voilà la consigne.

--Merci, dit Maurice. Et il sauta du haut du mur dans le jardin.




XXX

Oeillet et souterrain


Le premier coup avait été terrible, et il avait fallu à Maurice toute la
puissance qu'il avait sur lui-même pour cacher à Lorin le bouleversement
qui s'était fait dans toute sa personne; mais, une fois dans le jardin,
une fois seul, une fois dans le silence de la nuit, son esprit devint
plus calme, et ses idées, au lieu de rouler désordonnées dans son
cerveau, se présentèrent à son esprit et purent être commentées par sa
raison.

Quoi! cette maison que Maurice avait si souvent visitée avec le plaisir
le plus pur, cette maison dont il avait fait son paradis sur la terre,
n'était qu'un repaire de sanglantes intrigues! Tout ce bon accueil fait
à son ardente amitié, c'était de l'hypocrisie; tout cet amour de
Geneviève, c'était de la peur!

On connaît la distribution de ce jardin, où plus d'une fois nos lecteurs
ont suivi nos jeunes gens. Maurice se glissa de massif en massif jusqu'à
ce qu'il fût abrité contre les rayons de la lune par l'ombre de cette
espèce de serre dans laquelle il avait été enfermé le premier jour où il
avait pénétré dans la maison.

Cette serre était en face du pavillon qu'habitait Geneviève.

Mais, ce soir-là, au lieu d'éclairer isolée et immobile la chambre de la
jeune femme, la lumière se promenait d'une fenêtre à l'autre. Maurice
aperçut Geneviève à travers un rideau soulevé à moitié par accident;
elle entassait à la hâte des effets dans un portemanteau, et il vit avec
étonnement briller des armes dans ses mains.

Il se souleva sur une borne afin de mieux plonger ses regards dans la
chambre. Un grand feu brillait dans l'âtre et attira son attention;
c'étaient des papiers que Geneviève brûlait.

En ce moment une porte s'ouvrit, et un jeune homme entra chez Geneviève.

La première idée de Maurice fut que cet homme était Dixmer.

La jeune femme courut à lui, saisit ses mains, et tous deux se tinrent
un instant en face l'un de l'autre, paraissant en proie à une vive
émotion. Quelle était cette émotion? Maurice ne pouvait le deviner, le
bruit de leurs paroles n'arrivait pas jusqu'à lui.

Mais tout à coup Maurice mesura sa taille des yeux.

--Ce n'est pas Dixmer, murmura-t-il. En effet, celui qui venait d'entrer
était mince et de petite taille; Dixmer était grand et fort. La jalousie
est un actif stimulant; en une minute Maurice avait supputé la taille de
l'inconnu à une ligne près, et analysé la silhouette du mari.

--Ce n'est pas Dixmer, murmura-t-il, comme s'il eût été obligé de se le
redire à lui-même pour être convaincu de la perfidie de Geneviève.

Il se rapprocha de la fenêtre, mais plus il se rapprochait moins il
voyait: son front était en feu.

Son pied heurta une échelle; la fenêtre avait sept ou huit pieds de
hauteur: il prit l'échelle et alla la dresser contre la muraille.

Il monta, colla son oeil à la fente du rideau.

L'inconnu de la chambre de Geneviève était un jeune homme de vingt-sept
ou vingt-huit ans, à l'oeil bleu, à la tournure élégante; il tenait les
mains de la jeune femme, et lui parlait tout en essuyant les larmes qui
voilaient le charmant regard de Geneviève.

Un léger bruit que fit Maurice amena le jeune homme à tourner la tête du
côté de la fenêtre.

Maurice retint un cri de surprise: il venait de reconnaître son sauveur
mystérieux de la place du Châtelet.

En ce moment Geneviève retira ses mains de celles de l'inconnu.
Geneviève s'avança vers la cheminée, et s'assura que tous les papiers
étaient consumés.

Maurice ne put se contenir davantage; toutes les terribles passions qui
torturent l'homme, l'amour, la vengeance, la jalousie, lui étreignaient
le coeur de leurs dents de feu. Il saisit son temps, repoussa violemment
la croisée mal fermée et sauta dans la chambre.

Au même instant deux pistolets se posèrent sur sa poitrine.

Geneviève s'était retournée au bruit; elle resta muette en apercevant
Maurice.

--Monsieur, dit froidement le jeune républicain à celui qui tenait deux
fois sa vie au bout de ces armes, monsieur, vous êtes le chevalier de
Maison-Rouge?

--Et quand cela serait? répondit le chevalier.

--Oh! c'est que si cela est, vous êtes un homme brave et par conséquent
un homme calme, et je vais vous dire deux mots.

--Parlez, dit le chevalier sans détourner ses pistolets.

--Vous pouvez me tuer, mais vous ne me tuerez pas avant que j'aie poussé
un cri, ou plutôt je ne mourrai pas sans l'avoir poussé. Si je pousse ce
cri, mille hommes qui cernent cette maison l'auront réduite en cendres
avant dix minutes. Ainsi abaissez vos pistolets, et écoutez ce que je
vais dire à madame.

--À Geneviève? dit le chevalier.

--À moi? murmura la jeune femme.

--Oui, à vous.

Geneviève, plus pâle qu'une statue, saisit le bras de Maurice; le jeune
homme la repoussa.

--Vous savez ce que vous m'avez affirmé, madame, dit Maurice avec un
profond mépris. Je vois maintenant que vous avez dit vrai. En effet,
vous n'aimez pas M. Morand.

--Maurice, écoutez-moi! s'écria Geneviève.

--Je n'ai rien à entendre, madame, dit Maurice. Vous m'avez trompé; vous
avez brisé d'un seul coup tous les liens qui scellaient mon coeur au
vôtre. Vous avez dit que vous n'aimiez pas M. Morand, mais vous ne
m'avez pas dit que vous en aimiez un autre.

--Monsieur, dit le chevalier, que parlez-vous de Morand, ou plutôt de
quel Morand parlez-vous?

--De Morand le chimiste.

--Morand le chimiste est devant vous. Morand le chimiste et le chevalier
de Maison-Rouge ne font qu'un.

Et allongeant la main vers une table voisine, il eut en un instant
coiffé cette perruque noire qui l'avait si longtemps rendu
méconnaissable aux yeux du jeune républicain.

--Ah! oui, dit Maurice avec un redoublement de dédain; oui, je
comprends, ce n'est pas Morand que vous aimiez, puisque Morand
n'existait pas; mais le subterfuge, pour en être plus adroit, n'en est
pas moins méprisable.

Le chevalier fit un mouvement de menace.

--Monsieur, continua Maurice, veuillez me laisser causer un instant avec
madame; assistez même à la causerie, si vous voulez; elle ne sera pas
longue, je vous en réponds.

Geneviève fit un mouvement pour inviter Maison-Rouge à prendre patience.

--Ainsi, continua Maurice, ainsi, vous, Geneviève, vous m'avez rendu la
risée de mes amis! l'exécration des miens! Vous m'avez fait servir,
aveugle que j'étais, à tous vos complots! vous avez tiré de moi
l'utilité que l'on tire d'un instrument! Écoutez: c'est une action
infâme! mais vous en serez punie, madame! car monsieur que voici va me
tuer sous vos yeux! Mais avant cinq minutes, il sera là, lui aussi,
gisant à vos pieds, ou, s'il vit, ce sera pour porter sa tête sur un
échafaud.

--Lui mourir! s'écria Geneviève; lui porter sa tête sur l'échafaud! Mais
vous ne savez donc pas, Maurice, que lui c'est mon protecteur, celui de
ma famille; que je donnerais ma vie pour la sienne; que s'il meurt je
mourrai, et que si vous êtes mon amour, vous, lui est ma religion?

--Ah! dit Maurice, vous allez peut-être continuer de dire que vous
m'aimez. En vérité, les femmes sont trop faibles et trop lâches.

Puis, se retournant:

--Allons, monsieur, dit-il au jeune royaliste, il faut me tuer ou
mourir.

--Pourquoi cela?

--Parce que si vous ne me tuez pas, je vous arrête. Maurice étendit la
main pour le saisir au collet.

--Je ne vous disputerai pas ma vie, dit le chevalier de Maison-Rouge,
tenez! Et il jeta ses armes sur un fauteuil.

--Et pourquoi ne me disputerez-vous pas votre vie?

--Parce que ma vie ne vaut pas le remords que j'éprouverais de tuer un
galant homme; et puis surtout, surtout parce que Geneviève vous aime.

--Ah! s'écria la jeune femme en joignant les mains; ah! que vous êtes
toujours bon, grand, loyal et généreux, Armand!

Maurice les regardait tous deux avec un étonnement presque stupide.

--Tenez, dit le chevalier, je rentre dans ma chambre; je vous donne ma
parole d'honneur que ce n'est point pour fuir, mais pour cacher un
portrait.

Maurice porta vivement les yeux vers celui de Geneviève; il était à sa
place.

Soit que Maison-Rouge eût deviné la pensée de Maurice, soit qu'il eût
voulu pousser au comble la générosité:

--Allons, dit-il, je sais que vous êtes républicain; mais je sais que
vous êtes en même temps un coeur pur et loyal. Je me confierai à vous
jusqu'à la fin: regardez!

Et il tira de sa poitrine une miniature qu'il montra à Maurice: c'était
le portrait de la reine. Maurice baissa la tête et appuya la main sur
son front.

--J'attends vos ordres, monsieur, dit Maison-Rouge; si vous voulez mon
arrestation, vous frapperez à cette porte quand il sera temps que je me
livre. Je ne tiens plus à la vie, du moment où cette vie n'est plus
soutenue par l'espérance de sauver la reine.

Le chevalier sortit sans que Maurice fît un seul geste pour le retenir.
À peine fut-il hors de la chambre que Geneviève se précipita aux pieds
du jeune homme.

--Pardon, dit-elle, pardon, Maurice, pour tout le mal que je vous ai
fait; pardon pour mes tromperies, pardon au nom de mes souffrances et de
mes larmes, car, je vous le jure, j'ai bien pleuré, j'ai bien souffert.
Ah! mon mari est parti ce matin; je ne sais où il est allé, et peut-être
ne le reverrai-je plus; et maintenant un seul ami me reste, non pas un
ami, un frère, et vous allez le faire tuer. Pardon, Maurice! pardon!

Maurice releva la jeune femme.

--Que voulez-vous? dit-il, il y a de ces fatalités-là; tout le monde
joue sa vie à cette heure; le chevalier de Maison-Rouge a joué comme les
autres, mais il a perdu; maintenant il faut qu'il paye.

--C'est-à-dire qu'il meure, si je vous comprends bien.

--Oui.

--Il faut qu'il meure, et c'est vous qui me dites cela?

--Ce n'est pas moi, Geneviève, c'est la fatalité.

--La fatalité n'a pas dit son dernier mot dans cette affaire, puisque
vous pouvez le sauver, vous.

--Aux dépens de ma parole, et par conséquent de mon honneur. Je
comprends, Geneviève.

--Fermez les yeux, Maurice, voilà tout ce que je vous demande, et
jusqu'où la reconnaissance d'une femme peut aller, je vous promets que
la mienne y montera.

--Je fermerais inutilement les yeux, madame; il y a un mot d'ordre
donné, un mot d'ordre, sans lequel personne ne peut sortir, car je vous
le répète, la maison est cernée.

--Et vous le savez?

--Sans doute que je le sais.

--Maurice!

--Eh bien?

--Mon ami, mon cher Maurice, ce mot d'ordre, dites-le-moi, il me le
faut.

--Geneviève! s'écria Maurice, Geneviève! mais qui donc êtes-vous pour
venir me dire: «Maurice, au nom de l'amour que j'ai pour toi, sois sans
parole, sois sans honneur, trahis ta cause, renie tes opinions»? Que
m'offrez-vous, Geneviève, en échange de tout cela, vous qui me tentez
ainsi?

--Oh! Maurice, sauvez-le, sauvez-le d'abord, et ensuite demandez-moi la
vie.

--Geneviève, répondit Maurice d'une voix sombre, écoutez-moi: j'ai un
pied dans le chemin de l'infamie; pour y descendre tout à fait, je veux
avoir au moins une bonne raison contre moi-même; Geneviève, jurez-moi
que vous n'aimez pas le chevalier de Maison-Rouge...

--J'aime le chevalier de Maison-Rouge comme une soeur, comme une amie,
pas autrement, je vous le jure!

--Geneviève, m'aimez-vous?

--Maurice, je vous aime, aussi vrai que Dieu m'entend.

--Si je fais ce que vous me demandez, abandonnerez-vous parents, amis,
patrie, pour fuir avec le traître?

--Maurice! Maurice!

--Elle hésite... oh! elle hésite! Et Maurice se rejeta en arrière avec
toute la violence du dédain.

Geneviève, qui s'était appuyée à lui, sentit tout à coup son appui
manquer, elle tomba sur ses genoux.

--Maurice, dit-elle en se renversant en arrière et en tordant ses mains
jointes; Maurice, tout ce que tu voudras, je te le jure; ordonne,
j'obéis.

--Tu seras à moi, Geneviève?

--Quand tu l'exigeras.

--Jure sur le Christ! Geneviève étendit le bras:

--Mon Dieu! dit-elle, vous avez pardonné à la femme adultère, j'espère
que vous me pardonnerez.

Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues, et tombèrent sur ses longs
cheveux épars et flottants sur sa poitrine.

--Oh! pas ainsi, ne jurez pas ainsi, dit Maurice, ou je n'accepte pas
votre serment.

--Mon Dieu! reprit-elle, je jure de consacrer ma vie à Maurice, de
mourir avec lui, et, s'il le faut, pour lui, s'il sauve mon ami, mon
protecteur, mon frère, le chevalier de Maison-Rouge.

--C'est bien; il sera sauvé, dit Maurice. Il alla vers la chambre.

--Monsieur, dit-il, revêtez le costume du tanneur Morand. Je vous rends
votre parole, vous êtes libre.

--Et vous, madame, dit-il à Geneviève, voilà les deux mots de passe:
_oeillet et souterrain._

Et comme s'il eût eu horreur de rester dans la chambre où il avait
prononcé ces deux mots qui le faisaient traître, il ouvrit la fenêtre et
sauta de la chambre dans le jardin.




XXXI

Perquisition


Maurice avait repris son poste dans le jardin, en face de la croisée de
Geneviève: seulement cette croisée s'était éteinte, Geneviève étant
rentrée chez le chevalier de Maison-Rouge.

Il était temps que Maurice quittât la chambre, car à peine avait-il
atteint l'angle de la serre, que la porte du jardin s'ouvrit, et l'homme
gris parut, suivi de Lorin et de cinq ou six grenadiers.

--Eh bien? demanda Lorin.

--Vous le voyez, dit Maurice, je suis à mon poste.

--Personne n'a tenté de forcer la consigne? dit Lorin.

--Personne, répondit Maurice, heureux d'échapper à un mensonge par la
manière dont la demande avait été posée; personne! Et vous, qu'avez-vous
fait?

--Nous, nous avons acquis la certitude que le chevalier de Maison-Rouge
est entré dans la maison, il y a une heure, et n'en est pas sorti
depuis, répondit l'homme de la police.

--Et vous connaissez sa chambre? dit Lorin.

--Sa chambre n'est séparée de la chambre de la citoyenne Dixmer que par
un corridor.

--Ah! ah! dit Lorin.

--Pardieu, il n'y avait pas besoin de séparation du tout; il paraît que
ce chevalier de Maison-Rouge est un gaillard.

Maurice sentit le sang lui monter à la tête; il ferma les yeux et vit
mille éclairs intérieurs.

--Eh bien! mais... et le citoyen Dixmer, que disait-il de cela? demanda
Lorin.

--Il trouvait que c'était bien de l'honneur pour lui.

--Voyons? dit Maurice d'une voix étranglée, que décidons-nous?

--Nous décidons, dit l'homme de la police, que nous allons le prendre
dans sa chambre, et peut-être même dans son lit.

--Il ne se doute donc de rien?

--De rien absolument.

--Quelle est la disposition du terrain? demanda Lorin.

--Nous en avons un plan parfaitement exact, dit l'homme gris: un
pavillon situé à l'angle du jardin, le voilà; on monte quatre marches,
les voyez-vous d'ici? on se trouve sur un palier; à droite, la porte de
l'appartement de la citoyenne Dixmer: c'est sans doute celui dont nous
voyons la fenêtre. En face de la fenêtre, au fond, une porte donnant sur
le corridor, et, dans ce corridor, la porte de la chambre du traître.

--Bien, voilà une topographie un peu soignée, dit Lorin: avec un plan
comme celui-là on peut marcher les yeux bandés, à plus forte raison les
yeux ouverts. Marchons donc.

--Les rues sont-elles bien gardées? demanda Maurice avec un intérêt que
tous les assistants attribuèrent naturellement à la crainte que le
chevalier ne s'échappât.

--Les rues, les passages, les carrefours, tout, dit l'homme gris; je
défie qu'une souris passe si elle n'a point le mot d'ordre.

Maurice frissonna; tant de précautions prises lui faisaient craindre que
sa trahison ne fût inutile à son bonheur.

--Maintenant, dit l'homme gris, combien demandez-vous d'hommes pour
arrêter le chevalier?

--Combien d'hommes? dit Lorin, j'espère bien que Maurice et moi nous
suffirons; n'est-ce pas, Maurice?

--Oui, balbutia celui-ci, certainement que nous suffirons.

--Écoutez, dit l'homme de la police, pas de forfanteries inutiles;
tenez-vous à le prendre?

--Morbleu! si nous y tenons, s'écria Lorin, je le crois bien! N'est-ce
pas, Maurice, qu'il faut que nous le prenions?

Lorin appuya sur ce mot. Il l'avait dit, un commencement de soupçons
commençait à planer sur eux, et il ne fallait pas laisser le temps aux
soupçons, lesquels marchaient si vite à cette époque-là, de prendre une
plus grande consistance; or, Lorin comprenait que personne n'oserait
douter du patriotisme de deux hommes qui seraient parvenus à prendre le
chevalier de Maison-Rouge.

--Eh bien! dit l'homme de la police, si vous y tenez réellement, prenons
plutôt avec nous trois hommes que deux, quatre que trois; le chevalier
couche toujours avec une épée sous son traversin et deux pistolets sur
sa table de nuit.

--Eh morbleu! dit un des grenadiers de la compagnie de Lorin, entrons
tous, pas de préférence pour personne; s'il se rend, nous le mettrons en
réserve pour la guillotine; s'il résiste, nous l'écharperons.

--Bien dit, fit Lorin; en avant! Passons-nous par la porte ou par la
fenêtre?

--Par la porte, dit l'homme de la police; peut-être, par hasard, la clef
y est-elle; tandis que si nous entrons par la fenêtre, il faudra casser
quelques carreaux, et cela ferait du bruit.

--Va pour la porte, dit Lorin; pourvu que nous entrions, peu m'importe
par où. Allons, sabre en main, Maurice. Maurice tira machinalement son
sabre hors du fourreau.

La petite troupe s'avança vers le pavillon. Comme l'homme gris avait
indiqué que cela devait être, on rencontra les premières marches du
perron, puis l'on se trouva sur le palier, puis dans le vestibule.

--Ah! s'écria Lorin joyeux, la clef est sur la porte. En effet, il avait
étendu la main dans l'ombre, et, comme il l'avait dit, il avait du bout
des doigts senti le froid de la clef.

--Allons, ouvre donc, citoyen lieutenant, dit l'homme gris. Lorin fit
tourner avec précaution la clef dans la serrure; la porte s'ouvrit.
Maurice essuya de sa main son front humide de sueur.

--Nous y voilà, dit Lorin.

--Pas encore, fit l'homme gris. Si nos renseignements topographiques
sont exacts, nous sommes ici dans l'appartement de la citoyenne Dixmer.

--Nous pouvons nous en assurer, dit Lorin; allumons des bougies, il
reste du feu dans la cheminée.

--Allumons des torches, dit l'homme gris; les torches ne s'éteignent pas
comme les bougies.

Et il prit des mains d'un grenadier deux torches qu'il alluma au foyer
mourant. Il en mit une à la main de Maurice, l'autre à la main de Lorin.

--Voyez-vous, dit-il, je ne me trompais pas: voici la porte qui donne
dans la chambre à coucher de la citoyenne Dixmer, voilà celle qui donne
sur le corridor.

--En avant! dans le corridor, dit Lorin. On ouvrit la porte du fond, qui
n'était pas plus fermée que la première, et l'on se trouva en face de la
porte de l'appartement du chevalier. Maurice avait vingt fois vu cette
porte, et n'avait jamais demandé où elle allait; pour lui, le monde se
concentrait dans la chambre où le recevait Geneviève.

--Oh! oh! dit Lorin à voix basse, ici nous changeons de thèse; plus de
clef et porte close.

--Mais, demanda Maurice, pouvant parler à peine, êtes-vous bien sûr que
ce soit là?

--Si le plan est exact, ce doit être là, répondit l'homme de la police;
d'ailleurs, nous allons bien le voir. Grenadiers, enfoncez la porte; et
vous, citoyens, tenez-vous prêts, aussitôt la porte enfoncée, à vous
précipiter dans la chambre.

Quatre hommes, désignés par l'envoyé de la police, levèrent la crosse
de leur fusil, et, sur un signe de celui qui conduisait l'entreprise,
frappèrent un seul et même coup: la porte vola en éclats.

--Rends-toi, ou tu es mort! s'écria Lorin en s'élançant dans la chambre.

Personne ne répondit: les rideaux du lit étaient fermés.

--La ruelle! gare la ruelle! dit l'homme de la police, en joue, et au
premier mouvement des rideaux, faites feu.

--Attendez, dit Maurice, je vais les ouvrir. Et, sans doute dans
l'espérance que Maison-Rouge était caché derrière les rideaux, et que le
premier coup de poignard ou de pistolet serait pour lui, Maurice se
précipita vers les courtines, qui glissèrent en criant le long de leur
tringle. Le lit était vide.

--Mordieu! dit Lorin, personne!

--Il se sera échappé, balbutia Maurice.

--Impossible, citoyens! impossible! s'écria l'homme gris; je vous dis
qu'on l'a vu rentrer il y a une heure, que personne ne l'a vu sortir, et
que toutes les issues sont gardées.

Lorin ouvrait les portes des cabinets et des armoires et regardait
partout, là même où il était matériellement impossible qu'un homme pût
se cacher.

--Personne! cependant; vous le voyez bien, personne!

--Personne! répéta Maurice avec une émotion facile à comprendre; vous le
voyez, en effet, il n'y a personne.

--Dans la chambre de la citoyenne Dixmer, dit l'homme de la police;
peut-être y est-il?

--Oh! dit Maurice, respectez la chambre d'une femme.

--Comment donc, dit Lorin, certainement qu'on la respectera, et la
citoyenne Dixmer aussi; mais on la visitera.

--La citoyenne Dixmer? dit un des grenadiers, enchanté de placer là une
mauvaise plaisanterie.

--Non, dit Lorin, la chambre seulement.

--Alors, dit Maurice, laissez-moi passer le premier.

--Passe, dit Lorin; tu es capitaine: à tout seigneur tout honneur.

On laissa deux hommes pour garder la pièce que l'on venait de quitter;
puis l'on revint dans celle où l'on avait allumé les torches.

Maurice s'approcha de la porte donnant dans la chambre à coucher de
Geneviève. C'était la première fois qu'il allait y entrer. Son coeur
battait avec violence. La clef était à la porte. Maurice porta la main
sur la clef, mais il hésita.

--Eh bien, dit Lorin, ouvre donc!

--Mais, dit Maurice, si la citoyenne Dixmer est couchée?

--Nous regarderons dans son lit, sous son lit, dans sa cheminée et dans
ses armoires, dit Lorin; après quoi, s'il n'y a personne qu'elle, nous
lui souhaiterons une bonne nuit.

--Non pas, dit l'homme de la police, nous l'arrêterons; la citoyenne
Geneviève Dixmer était une aristocrate qui a été reconnue complice de la
fille Tison et du chevalier de Maison-Rouge.

--Ouvre alors, dit Maurice en lâchant la clef, je n'arrête pas les
femmes.

L'homme de la police regarda Maurice de travers, et les grenadiers
murmurèrent entre eux.

--Oh! oh! dit Lorin, vous murmurez? Murmurez donc pour deux pendant que
vous y êtes, je suis de l'avis de Maurice.

Et il fit un pas en arrière.

L'homme gris saisit la clef, tourna vivement, la porte céda; les soldats
se précipitèrent dans la chambre.

Deux bougies brûlaient sur une petite table, mais la chambre de
Geneviève, comme celle du chevalier de Maison-Rouge, était inhabitée.

--Vide! s'écria l'homme de la police.

--Vide! répéta Maurice en pâlissant; où est-elle donc? Lorin regarda
Maurice avec étonnement.

--Cherchons, dit l'homme de la police. Et, suivi des miliciens, il se
mit à fouiller la maison depuis les caves jusqu'aux ateliers. À peine
eurent-ils le dos tourné, que Maurice, qui les avait suivis impatiemment
des yeux, s'élança à son tour dans la chambre, ouvrant les armoires
qu'il avait déjà ouvertes, et appelant d'une voix pleine d'anxiété:

--Geneviève! Geneviève! Mais Geneviève ne répondit point, la chambre
était bien réellement vide. Alors Maurice, à son tour, se mit à fouiller
la maison avec une espèce de frénésie. Serres, hangars, dépendances, il
visita tout, mais inutilement. Soudain l'on entendit un grand bruit; une
troupe d'hommes armés se présenta à la porte, échangea le mot de passe
avec la sentinelle, envahit le jardin et se répandit dans la maison. À
la tête de ce renfort brillait le panache enfumé de Santerre.

--Eh bien! dit-il à Lorin, où est le conspirateur?

--Comment! où est le conspirateur?

--Oui. Je vous demande ce que vous en avez fait?

--Je vous le demanderai à vous-même: votre détachement, s'il a bien
gardé les issues, doit l'avoir arrêté, puisqu'il n'était plus dans la
maison quand nous y sommes entrés.

--Que dites-vous là? s'écria le général furieux, vous l'avez donc laissé
échapper?

--Nous n'avons pu le laisser échapper, puisque nous ne l'avons jamais
tenu.

--Alors, je n'y comprends plus rien, dit Santerre.

--À quoi?

--À ce que vous m'avez fait dire par votre envoyé.

--Nous vous avons envoyé quelqu'un, nous?

--Sans doute. Cet homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes
vertes, qui est venu nous prévenir de votre part que vous étiez sur le
point de vous emparer de Maison-Rouge, mais qu'il se défendait comme un
lion; sur quoi, je suis accouru.

--Un homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes vertes? répéta
Lorin.

--Sans doute, tenant une femme au bras.

--Jeune, jolie? s'écria Maurice en s'élançant vers le général.

--Oui, jeune et jolie.

--C'était lui et la citoyenne Dixmer.

--Qui lui?

--Maison-Rouge.... Oh! misérable que je suis de ne pas les avoir tués
tous les deux!

--Allons, allons, citoyen Lindey, dit Santerre, on les rattrapera.

--Mais comment diable les avez-vous laissés passer? demanda Lorin.

--Pardieu! dit Santerre, je les ai laissés passer parce qu'ils avaient
le mot de passe.

--Ils avaient le mot de passe! s'écria Lorin; mais il y a donc un
traître parmi nous?

--Non, non, citoyen Lorin, dit Santerre, on vous connaît, et l'on sait
bien qu'il n'y a pas de traîtres parmi vous. Lorin regarda tout autour
de lui, comme pour chercher ce traître dont il venait de proclamer la
présence. Il rencontra le front sombre et l'oeil vacillant de Maurice.

--Oh! murmura-t-il, que veut dire ceci?

--Cet homme ne peut être bien loin, dit Santerre; fouillons les
environs; peut-être sera-t-il tombé dans quelque patrouille qui aura été
plus habile que nous et qui ne s'y sera point laissé prendre.

--Oui, oui, cherchons, dit Lorin.

Et il saisit Maurice par le bras; et, sous prétexte de chercher, il
l'entraîna hors du jardin.

--Oui, cherchons, dirent les soldats; mais, avant de chercher....

Et l'un d'eux jeta sa torche sous un hangar tout bourré de fagots et de
plantes sèches.

--Viens, dit Lorin, viens. Maurice n'opposa aucune résistance. Il suivit
Lorin comme un enfant; tous deux coururent jusqu'au pont sans se parler
davantage; là, ils s'arrêtèrent, Maurice se retourna.

Le ciel était rouge à l'horizon du faubourg, et l'on voyait monter
au-dessus des maisons de nombreuses étincelles.




XXXII

La foi jurée


Maurice frissonna, il étendit la main vers la rue Saint-Jacques.

--Le feu! dit-il, le feu!

--Eh bien! oui, dit Lorin, le feu; après?

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! si elle était revenue?

--Qui cela?

--Geneviève.

--Geneviève, c'est madame Dixmer, n'est-ce pas?

--Oui, c'est elle.

--Il n'y a point de danger qu'elle soit revenue, elle n'était point
partie pour cela.

--Lorin, il faut que je la retrouve, il faut que je me venge.

--Oh! oh! dit Lorin.

--Tu m'aideras à la retrouver, n'est-ce pas, Lorin?

--Pardieu! ce ne sera pas difficile.

--Et comment?

--Sans doute, si tu t'intéresses, autant que je puis le croire, au sort
de la citoyenne Dixmer; tu dois la connaître, et la connaissant, tu dois
savoir quels sont ses amis les plus familiers; elle n'aura pas quitté
Paris, ils ont tous la rage d'y rester; elle s'est réfugiée chez quelque
confidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelque
Marton un petit billet à peu près conçu en ces termes:


          _Amour, tyran des dieux et des mortels,_
          _Ce n'est plus de l'encens qu'il faut sur tes autels._
          _Si Mars veut revoir Cythérée,_
          _Qu'il emprunte à la Nuit son écharpe azurée._


Et qu'il se présente chez le concierge, telle rue, tel numéro, en
demandant madame Trois-Étoiles; voilà. Maurice haussa les épaules; il
savait bien que Geneviève n'avait personne chez qui se réfugier.

--Nous ne la retrouverons pas, murmura-t-il.

--Permets-moi de te dire une chose, Maurice, dit Lorin.

--Laquelle?

--C'est que ce ne serait peut-être pas un si grand malheur que nous ne
la retrouvassions pas.

--Si nous ne la retrouvons pas, Lorin, dit Maurice, j'en mourrai.

--Ah diable! dit le jeune homme, c'est donc de cet amour là que tu as
failli mourir?

--Oui, répondit Maurice. Lorin réfléchit un instant.

--Maurice, dit-il, il est quelque chose comme onze heures, le quartier
est désert, voici là un banc de pierre qui semble placé exprès pour
recevoir deux amis. Accorde-moi la faveur d'un entretien particulier,
comme on disait sous l'ancien régime. Je te donne ma parole que je ne
parlerai qu'en prose. Maurice regarda autour de lui et alla s'asseoir
auprès de son ami.

--Parle, dit Maurice, en laissant tomber dans sa main son front alourdi.

--Écoute, cher ami, sans exorde, sans périphrase, sans commentaire, je
te dirai une chose, c'est que nous nous perdons, ou plutôt que tu nous
perds.

--Comment cela? demanda Maurice.

--Il y a, tendre ami, reprit Lorin, certain arrêté du comité de Salut
public qui déclare traître à la patrie quiconque entretient des
relations avec les ennemis de ladite patrie. Hein! connais-tu cet
arrêté?

--Sans doute, répondit Maurice.

--Tu le connais?

--Oui.

--Eh bien! il me semble que tu n'es pas mal traître à la patrie. Qu'en
dis-tu? comme dit Manlius.

--Lorin!

--Sans doute; à moins que tu ne regardes toutefois comme idolâtrant la
patrie ceux qui donnent le logement, la table et le lit à M. le
chevalier de Maison-Rouge, lequel n'est pas un exalté républicain, à ce
que je suppose, et n'est point accusé pour le moment d'avoir fait les
journées de Septembre.

--Ah! Lorin! fit Maurice en poussant un soupir.

--Ce qui fait, continua le moraliste, que tu me parais avoir été ou être
encore un peu trop ami de l'ennemi de la patrie. Allons, allons, ne te
révolte pas, cher ami; tu es comme feu Encelades, et tu remuerais une
montagne quand tu te retournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas,
et avoue tout bonnement que tu n'es plus un zélé.

Lorin avait prononcé ces mots avec toute la douceur dont il était
capable, et en glissant dessus avec un artifice tout à fait cicéronien.

Maurice se contenta de protester par un geste.

Mais le geste fut déclaré comme non avenu, et Lorin continua:

--Oh! si nous vivions dans une de ces températures de serre chaude,
température honnête, où, selon les règles de la botanique, le baromètre
marque invariablement seize degrés, je te dirais, mon cher Maurice,
c'est élégant, c'est comme il faut; soyons un peu aristocrates, de temps
en temps, cela fait bien et cela sent bon; mais nous cuisons aujourd'hui
dans trente-cinq à quarante degrés de chaleur! la nappe brûle, de sorte
que l'on n'est que tiède; par cette chaleur-là on semble froid;
lorsqu'on est froid on est suspect; tu sais cela, Maurice; et quand on
est suspect, tu as trop d'intelligence, mon cher Maurice, pour ne pas
savoir ce qu'on est bientôt, ou plutôt ce qu'on n'est plus.

--Eh bien! donc, alors qu'on me tue et que cela finisse, s'écria
Maurice; aussi bien je suis las de la vie.

--Depuis un quart d'heure, dit Lorin; en vérité, il n'y a pas encore
assez longtemps pour que je te laisse faire sur ce point-là à ta
volonté; et puis, lorsqu'on meurt aujourd'hui, tu comprends, il faut
mourir républicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.

--Oh! oh! s'écria Maurice dont le sang commençait à s'enflammer par
l'impatiente douleur qui résultait de la conscience de sa culpabilité;
oh! oh! tu vas trop loin, mon ami.

--J'irai plus loin encore, car je te préviens que si tu te fais
aristocrate...

--Tu me dénonceras?

--Fi donc! non, je t'enfermerai dans une cave, et je te ferai chercher
au son du tambour comme un objet égaré; puis je proclamerai que les
aristocrates, sachant ce que tu leur réservais, t'ont séquestré,
martyrisé, affamé; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont, M.
Latude et autres, lorsqu'on te retrouvera tu seras couronné publiquement
de fleurs par les dames de la Halle et les chiffonniers de la section
Victor. Dépêche-toi donc de redevenir un Aristide, ou ton affaire est
claire.

--Lorin, Lorin, je sens que tu as raison, mais je suis entraîné, je
glisse sur la pente. M'en veux-tu donc parce que la fatalité m'entraîne?

--Je ne t'en veux pas, mais je te querelle. Rappelle-toi un peu les
scènes que Pylade faisait journellement à Oreste, scènes qui prouvent
victorieusement que l'amitié n'est qu'un paradoxe, puisque ces modèles
des amis se disputaient du matin au soir.

--Abandonne-moi, Lorin, tu feras mieux.

--Jamais!

--Alors, laisse-moi aimer, être fou à mon aise, être criminel peut-être,
car, si je la revois, je sens que je la tuerai.

--Ou que tu tomberas à ses genoux. Ah! Maurice! Maurice amoureux d'une
aristocrate, jamais je n'eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre
Osselin avec la marquise de Charny.

--Assez, Lorin, je t'en supplie!

--Maurice, je te guérirai, ou le diable m'emporte. Je ne veux pas que tu
gagnes à la loterie de sainte guillotine, moi, comme dit l'épicier de la
rue des Lombards. Prends garde, Maurice, tu vas m'exaspérer. Maurice, tu
vas faire de moi un buveur de sang. Maurice, j'éprouve le besoin de
mettre le feu à l'île Saint-Louis; une torche, un brandon!


          _Mais non, ma peine est inutile._
          _À quoi bon demander une torche, un flambeau?_
          _Ton feu, Maurice, est assez beau_
          _Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville._


Maurice sourit malgré lui.

--Tu sais qu'il était convenu que nous ne parlerions qu'en prose?
dit-il.

--Mais c'est qu'aussi tu m'exaspères avec ta folie, dit Lorin; c'est
qu'aussi.... Tiens, viens boire, Maurice; devenons ivrognes, faisons des
motions, étudions l'économie politique; mais, pour l'amour de Jupiter,
ne soyons pas amoureux, n'aimons que la liberté.

--Ou la Raison.

--Ah! c'est vrai, la déesse te dit bien des choses, et te trouve un
charmant mortel.

--Et tu n'es pas jaloux?

--Maurice, pour sauver un ami, je me sens capable de tous les
sacrifices.

--Merci, mon pauvre Lorin, et j'apprécie ton dévouement; mais le
meilleur moyen de me consoler, vois-tu, c'est de me saturer de ma
douleur. Adieu, Lorin; va voir Arthémise.

--Et toi, où vas-tu?

--Je rentre chez moi. Et Maurice fit quelques pas vers le pont.

--Tu demeures donc du côté de la rue vieille Saint-Jacques, maintenant?

--Non, mais il me plaît de prendre par là.

--Pour revoir encore une fois le lieu qu'habitait ton inhumaine?

--Pour voir si elle n'est pas revenue où elle sait que je l'attends. Ô
Geneviève! Geneviève! je ne t'aurais pas crue capable d'une pareille
trahison!

--Maurice, un tyran qui connaissait bien le beau sexe, puisqu'il est
mort pour l'avoir trop aimé, disait:


          _Souvent femme varie,_
          _Bien fol est qui s'y fie._


Maurice poussa un soupir, et les deux amis reprirent le chemin de la
vieille rue Saint-Jacques.

À mesure que les deux amis approchaient, ils distinguaient un grand
bruit, ils voyaient s'augmenter la lumière, ils entendaient ces chants
patriotiques, qui, au grand jour, en plein soleil, dans l'atmosphère du
combat, semblaient des hymnes héroïques, mais qui, la nuit, à la lueur
de l'incendie, prenaient l'accent lugubre d'une ivresse de cannibale.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! disait Maurice oubliant que Dieu était aboli.

Et il allait toujours, la sueur au front. Lorin le regardait aller, et
murmurait entre ses dents:


          _Amour, amour, quand tu nous tiens:_
          _On peut bien dire adieu prudence._


Tout Paris semblait se porter vers le théâtre des événements que nous
venons de raconter. Maurice fut obligé de traverser une haie de
grenadiers, les rangs des sectionnaires, puis les bandes pressées de
cette populace toujours furieuse, toujours éveillée, qui, à cette
époque, courait en hurlant de spectacle en spectacle.

À mesure qu'il approchait, Maurice, dans son impatience furieuse, hâtait
le pas. Lorin le suivait avec peine, mais il l'aimait trop pour le
laisser seul en pareil moment.

Tout était presque fini: le feu s'était communiqué du hangar, où le
soldat avait jeté sa torche enflammée, aux ateliers construits en
planches assemblées de façon à laisser de grands jours pour la
circulation de l'air; les marchandises avaient brûlé; la maison
commençait à brûler elle-même.

--Oh! mon Dieu! se dit Maurice, si elle était revenue, si elle se
trouvait dans quelque chambre enveloppée par le cercle de flammes,
m'attendant, m'appelant....

Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimant mieux croire à la folie de
celle qu'il aimait qu'à sa trahison, Maurice donna tête baissée au
milieu de la porte qu'il entrevoyait dans la fumée.

Lorin le suivait toujours: il l'eût suivi en enfer.

Le toit brûlait, le feu commençait à se communiquer à l'escalier.

Maurice, haletant, visita tout le premier, le salon, la chambre de
Geneviève, la chambre du chevalier de Maison-Rouge, les corridors,
appelant d'une voix étranglée:

--Geneviève! Geneviève! Personne ne répondit. En revenant dans la
première pièce, les deux amis virent des bouffées de flammes qui
commençaient à entrer par la porte. Malgré les cris de Lorin, qui lui
montrait la fenêtre, Maurice passa au milieu de la flamme.

Puis il courut à la maison, traversa sans s'arrêter à rien la cour
jonchée de meubles brisés, retrouva la salle à manger, le salon de
Dixmer, le cabinet du chimiste Morand; tout cela plein de fumée, de
débris, de vitres cassées; le feu venait d'atteindre aussi cette partie
de la maison, et commençait à la dévorer.

Maurice fit comme il venait de faire du pavillon. Il ne laissa pas une
chambre sans l'avoir visitée, un corridor sans l'avoir parcouru. Il
descendit jusqu'aux caves. Peut-être Geneviève, pour fuir l'incendie,
s'était-elle réfugiée là.

Personne.

--Morbleu! dit Lorin, tu vois bien que personne ne tiendrait ici, à
l'exception des salamandres, et ce n'est point cet animal fabuleux que
tu cherches. Allons, viens; nous demanderons, nous nous informerons aux
assistants; quelqu'un peut-être l'a-t-il vue.

Il eût fallu bien des forces réunies pour conduire Maurice hors de la
maison; l'Espérance l'entraîna par un de ses cheveux.

Alors commencèrent les investigations; ils visitèrent les environs,
arrêtant les femmes qui passaient, fouillant les allées, mais sans
résultat. Il était une heure du matin; Maurice, malgré sa vigueur
athlétique, était brisé de fatigue: il renonça enfin à ses courses, à
ses ascensions, à ses conflits perpétuels avec la foule.

Un fiacre passait; Lorin l'arrêta.

--Mon cher, dit-il à Maurice, nous avons fait tout ce qu'il était
humainement possible de faire pour retrouver ta Geneviève; nous nous
sommes éreintés; nous nous sommes roussis; nous nous sommes gourmés pour
elle. Cupidon, si exigeant qu'il soit, ne peut exiger davantage d'un
homme qui est amoureux, et surtout d'un homme qui ne l'est pas; montons
en fiacre, et rentrons chacun chez nous.

Maurice ne répondit point et se laissa faire. On arriva à la porte de
Maurice sans que les deux amis eussent échangé une seule parole.

Au moment où Maurice descendait, on entendit une fenêtre de
l'appartement de Maurice se refermer.

--Ah! bon! dit Lorin, on t'attendait, me voilà plus tranquille. Frappe
maintenant. Maurice frappa, la porte s'ouvrit.

--Bonsoir! dit Lorin, demain matin attends-moi pour sortir.

--Bonsoir! dit machinalement Maurice. Et la porte se referma derrière
lui.

Sur les premières marches de l'escalier il rencontra son officieux.

--Oh! citoyen Lindey, s'écria celui-ci, quelle inquiétude vous nous avez
donnée! Le mot _nous_ frappa Maurice.

--À vous? dit-il.

--Oui, à moi et à la petite dame qui vous attend.

--La petite dame! répéta Maurice, trouvant le moment mal choisi pour
correspondre au souvenir que lui donnait sans doute quelqu'une de ses
anciennes amies; tu fais bien de me dire cela, je vais coucher chez
Lorin.

--Oh! impossible; elle était à la fenêtre, elle vous a vu descendre, et
s'est écriée: «Le voilà!»

--Eh! que m'importe qu'elle sache que c'est moi; je n'ai pas le coeur à
l'amour. Remonte, et dis à cette femme qu'elle s'est trompée.

L'officieux fit un mouvement pour obéir, mais il s'arrêta.

--Ah! citoyen, dit-il, vous avez tort: la petite dame était déjà bien
triste, ma réponse va la mettre au désespoir.

--Mais enfin, dit Maurice, quelle est cette femme?

--Citoyen, je n'ai pas vu son visage; elle est enveloppée d'une mante,
et elle pleure; voilà ce que je sais.

--Elle pleure! dit Maurice.

--Oui, mais bien doucement, en étouffant ses sanglots.

--Elle pleure, répéta Maurice. Il y a donc quelqu'un au monde qui m'aime
assez pour s'inquiéter à ce point de mon absence?

Et il monta lentement derrière l'officieux.

--Le voici, citoyenne, le voici! cria celui-ci en se précipitant dans la
chambre. Maurice entra derrière lui.

Il vit alors dans le coin du salon une forme palpitante qui se cachait
le visage sous des coussins, une femme qu'on eût cru morte sans le
gémissement convulsif qui la faisait tressaillir.

Il fit signe à l'officieux de sortir. Celui-ci obéit et referma la
porte. Alors Maurice courut à la jeune femme, qui releva la tête.

--Geneviève! s'écria le jeune homme, Geneviève chez moi! suis-je donc
fou, mon Dieu?

--Non, vous avez toute votre raison, mon ami, répondit la jeune femme.
Je vous ai promis d'être à vous si vous sauviez le chevalier de
Maison-Rouge. Vous l'avez sauvé, me voici! Je vous attendais.

Maurice se méprit au sens de ces paroles; il recula d'un pas et,
regardant tristement la jeune femme:

--Geneviève, dit-il doucement, Geneviève, vous ne m'aimez donc pas?

Le regard de Geneviève se voila de larmes; elle détourna la tête et,
s'appuyant sur le dossier du sofa, elle éclata en sanglots.

--Hélas! dit Maurice, vous voyez bien que vous ne m'aimez plus, et non
seulement vous ne m'aimez plus, Geneviève, mais il faut que vous
éprouviez une espèce de haine contre moi pour vous désespérer ainsi.

Maurice avait mis tant d'exaltation et de douleur dans ces derniers
mots, que Geneviève se redressa et lui prit la main.

--Mon Dieu, dit-elle, celui qu'on croyait le meilleur sera donc toujours
égoïste!

--Égoïste, Geneviève, que voulez-vous dire?

--Mais vous ne comprenez donc pas ce que je souffre? Mon mari en fuite,
mon frère proscrit, ma maison en flammes, tout cela dans une nuit, et
puis cette horrible scène entre vous et le chevalier!

Maurice l'écoutait avec ravissement, car il était impossible, même à la
passion la plus folle, de ne pas admettre que de telles émotions
accumulées puissent amener à l'état de douleur où Geneviève se trouvait.

--Ainsi vous êtes venue, vous voilà, je vous tiens, vous ne me quitterez
plus! Geneviève tressaillit.

--Où serais-je allée? répondit-elle avec amertume. Ai-je un asile, un
abri, un protecteur autre que celui qui a mis un prix à sa protection?
oh! furieuse et folle, j'ai franchi le pont Neuf, Maurice, et en passant
je me suis arrêtée pour voir l'eau sombre bruire à l'angle des arches,
cela m'attirait, me fascinait. Là, pour toi, me disais-je, pauvre femme,
là est un abri; là est un repos inviolable; là est l'oubli.

--Geneviève, Geneviève! s'écria Maurice, vous avez dit cela?... Mais
vous ne m'aimez donc pas?

--Je l'ai dit, répondit Geneviève à voix basse; je l'ai dit et je suis
venue. Maurice respira et se laissa glisser à ses pieds.

--Geneviève, murmura-t-il, ne pleurez plus. Geneviève, consolez-vous de
tous vos malheurs, puisque vous m'aimez. Geneviève, au nom du ciel,
dites-moi que ce n'est point la violence de mes menaces qui vous a
amenée ici. Dites-moi que, quand même vous ne m'eussiez pas vu ce soir,
en vous trouvant seule, isolée, sans asile, vous y fussiez venue, et
acceptez le serment que je vous fais de vous délier du serment que je
vous ai forcée de faire.

Geneviève abaissa sur le jeune homme un regard empreint d'une ineffable
reconnaissance.

--Généreux! dit-elle. Oh! mon Dieu, je vous remercie, il est généreux!

--Écoutez, Geneviève, dit Maurice, Dieu que l'on chasse ici de ses
temples, mais que l'on ne peut chasser de nos coeurs où il a mis
l'amour, Dieu a fait cette soirée lugubre en apparence, mais étincelante
au fond de joies et de félicités. Dieu vous a conduite à moi, Geneviève,
il vous a mise entre mes bras, il vous parle par mon souffle. Dieu,
enfin, Dieu veut récompenser ainsi tant de souffrances que nous avons
endurées, tant de vertus que nous avons déployées en combattant cet
amour qui semblait illégitime, comme si un sentiment si longtemps pur et
toujours si profond pouvait être un crime. Ne pleurez donc plus,
Geneviève! Geneviève, donnez-moi votre main. Voulez-vous être chez un
frère, voulez-vous que ce frère baise avec respect le bas de votre robe,
s'éloigne les mains jointes et franchisse le seuil sans retourner la
tête? Eh bien! dites un mot, faites un signe, et vous allez me voir
m'éloigner, et vous serez seule, libre et en sûreté comme une vierge
dans une église. Mais au contraire, ma Geneviève adorée, voulez-vous
vous souvenir que je vous ai tant aimée que j'ai failli en mourir, que
pour cet amour que vous pouvez faire fatal ou heureux, j'ai trahi les
miens, que je me suis rendu odieux et vil à moi-même; voulez-vous songer
à tout ce que l'avenir nous garde de bonheur; à la force et à l'énergie
qu'il y a dans notre jeunesse et dans notre amour pour défendre ce
bonheur qui commence contre quiconque voudrait l'attaquer! Oh!
Geneviève, toi, tu es un ange de bonté, veux-tu, dis? veux-tu rendre un
homme si heureux qu'il ne regrette plus la vie et qu'il ne désire plus
le bonheur éternel? Alors, au lieu de me repousser, souris-moi, ma
Geneviève, laisse-moi appuyer ta main sur mon coeur, penche-toi vers
celui qui t'aspire de toute sa puissance, de tous ses voeux, de toute
son âme; Geneviève, mon amour, ma vie, Geneviève, ne reprends pas ton
serment!

Le coeur de la jeune femme se gonflait à ces douces paroles: la langueur
de l'amour, la fatigue de ses souffrances passées épuisaient ses forces;
les larmes ne revenaient plus à ses yeux, et cependant les sanglots
soulevaient encore sa poitrine brûlante.

Maurice comprit qu'elle n'avait plus de courage pour résister, il la
saisit dans ses bras. Alors elle laissa tomber sa tête sur son épaule,
et ses longs cheveux se dénouèrent sur les joues ardentes de son amant.

En même temps Maurice sentit bondir sa poitrine, soulevée encore comme
les vagues après l'orage.

--Oh! tu pleures, Geneviève, lui dit-il avec une profonde tristesse, tu
pleures. Oh! rassure-toi. Non, non, jamais je n'imposerai l'amour à une
douleur dédaigneuse. Jamais mes lèvres ne se souilleront d'un baiser
qu'empoisonnera une seule larme de regret.

Et il desserra l'anneau vivant de ses bras, il écarta son front de celui
de Geneviève et se détourna lentement.

Mais aussitôt, par une de ces réactions si naturelles à la femme qui se
défend et qui désire tout en se défendant, Geneviève jeta au cou de
Maurice ses bras tremblants, l'étreignit avec violence et colla sa joue
glacée et humide encore des larmes qui venaient de se tarir sur la joue
ardente du jeune homme.

--Oh! murmura-t-elle, ne m'abandonne pas, Maurice, car je n'ai plus que
toi au monde.




XXXIII

Le lendemain


Un beau soleil venait, à travers les persiennes vertes, dorer les
feuilles de trois grands rosiers placés dans des caisses de bois sur la
fenêtre de Maurice.

Ces fleurs, d'autant plus précieuses à la vue que la saison commençait à
fuir, embaumaient une petite salle à manger dallée, reluisante de
propreté, dans laquelle, à une table servie sans profusion, mais
élégamment, venaient de s'asseoir Geneviève et Maurice.

La porte était fermée, car la table supportait tout ce dont les convives
avaient besoin. On comprenait qu'ils s'étaient dit:

--Nous nous servirons nous-mêmes. On entendait dans la pièce voisine
remuer l'officieux, empressé comme l'ardélion de Phèdre. La chaleur et
la vie des derniers beaux jours entraient par les lames entrebâillées de
la jalousie, et faisaient briller comme de l'or et de l'émeraude les
feuilles des rosiers caressées par le soleil. Geneviève laissa tomber de
ses doigts sur son assiette le fruit doré qu'elle tenait, et, rêveuse,
souriant des lèvres seulement, tandis que ses grands yeux languissaient
dans la mélancolie, elle demeura ainsi silencieuse, inerte, engourdie,
bien que vivante et heureuse au soleil de l'amour, comme l'étaient ces
belles fleurs au soleil du ciel.

Bientôt ses yeux cherchèrent ceux de Maurice, et ils les rencontrèrent
fixés sur elle: lui aussi la regardait et rêvait.

Alors elle posa son bras si doux et si blanc sur l'épaule du jeune
homme, qui tressaillit; puis elle y appuya sa tête avec cette confiance
et cet abandon qui sont bien plus que l'amour.

Geneviève le regardait sans lui parler et rougissait en le regardant.

Maurice n'avait qu'à incliner légèrement la tête pour appuyer ses lèvres
sur les lèvres entr'ouvertes de sa maîtresse.

Il inclina la tête; Geneviève pâlit, et ses yeux se fermèrent comme les
pétales de la fleur qui cache son calice aux rayons de la lumière.

Ils demeuraient ainsi endormis dans cette félicité inaccoutumée, quand
le bruit aigu de la sonnette les fit tressaillir.

Ils se détachèrent l'un de l'autre.

L'officieux entra et referma mystérieusement la porte.

--C'est le citoyen Lorin, dit-il.

--Ah! ce cher Lorin, dit Maurice; je vais aller le congédier. Pardon,
Geneviève. Geneviève l'arrêta.

--Congédier votre ami, Maurice! dit-elle; un ami, un ami qui vous a
consolé, aidé, soutenu? Non, je ne veux pas plus chasser un tel ami de
votre maison que de votre coeur; qu'il entre, Maurice, qu'il entre.

--Comment, vous permettez?... dit Maurice.

--Je le veux, dit Geneviève.

--Oh! mais vous trouvez donc que je ne vous aime pas assez, s'écria
Maurice ravi de cette délicatesse, et c'est de l'idolâtrie qu'il vous
faut?

Geneviève tendit son front rougissant au jeune homme; Maurice ouvrit la
porte, et Lorin entra, beau comme le jour dans son costume de
demi-muscadin. En apercevant Geneviève, il manifesta une surprise à
laquelle succéda aussitôt un respectueux salut.

--Viens, Lorin, viens, dit Maurice, et regarde madame. Tu es détrôné,
Lorin; il y a maintenant quelqu'un que je te préfère. J'eusse donné ma
vie pour toi; pour elle, je ne t'apprends rien de nouveau, Lorin, pour
elle, j'ai donné mon honneur.

--Madame, dit Lorin avec un sérieux qui accusait en lui une émotion bien
profonde, je tâcherai d'aimer plus que vous Maurice, pour que lui ne
cesse pas de m'aimer tout à fait.

--Asseyez-vous, monsieur, dit en souriant Geneviève.

--Oui, assieds-toi, dit Maurice, qui, ayant serré à droite la main de
son ami, à gauche celle de sa maîtresse, venait de s'emplir le coeur de
toute la félicité qu'un homme peut ambitionner sur la terre.

--Alors tu ne veux donc plus mourir? tu ne veux donc plus te faire tuer?

--Comment cela? demanda Geneviève.

--Oh! mon Dieu, dit Lorin, que l'homme est un animal versatile, et que
les philosophes ont bien raison de mépriser sa légèreté! En voilà un,
croiriez-vous cela, madame? qui voulait, hier au soir, se jeter à l'eau,
qui déclarait qu'il n'y avait plus de félicité possible pour lui en ce
monde; et voilà que je le retrouve ce matin gai, joyeux, le sourire sur
les lèvres, le bonheur sur le front, la vie dans le coeur, en face d'une
table bien servie; il est vrai qu'il ne mange pas, mais cela ne prouve
pas qu'il en soit plus malheureux.

--Comment, dit Geneviève, il voulait faire tout cela?

--Tout cela, et bien d'autres choses encore; je vous le raconterai plus
tard; mais pour le moment j'ai très faim; c'est la faute de Maurice, qui
m'a fait courir tout le quartier Saint-Jacques hier au soir. Permettez
que j'entame votre déjeuner, auquel vous n'avez touché ni l'un ni
l'autre.

--Tiens, il a raison! s'écria Maurice avec une joie d'enfant; déjeunons.
Je n'ai pas mangé, ni vous non plus, Geneviève.

Il guettait l'oeil de Lorin à ce nom; mais Lorin ne sourcilla point.

--Ah çà! mais tu avais donc deviné que c'était elle! lui demanda
Maurice.

--Parbleu! répondit Lorin en se coupant une large tranche de jambon
blanc et rose.

--J'ai faim aussi, dit Geneviève en tendant son assiette.

--Lorin, dit Maurice, j'étais malade hier au soir.

--Tu étais plus que malade, tu étais fou.

--Eh bien! je crois que c'est toi qui es souffrant, ce matin.

--Comment cela?

--Tu n'as pas encore fait de vers.

--J'y songeais à l'instant même, dit Lorin.


          _Lorsqu'il siège au milieu des Grâces,_
          _Phébus tient sa lyre à la main;_
          _Mais de Vénus s'il suit des traces,_
          _Phébus perd sa lyre en chemin._


--Bon! voilà toujours un quatrain, dit Maurice en riant.

--Et il faudra que tu t'en contentes, vu que nous allons causer de
choses moins gaies.

--Qu'y a-t-il encore? demanda Maurice avec inquiétude.

--Il y a que je suis prochainement de garde à la Conciergerie.

--À la Conciergerie! dit Geneviève; près de la reine?

--Près de la reine... je crois que oui, madame. Geneviève pâlit; Maurice
fronça le sourcil et fit un signe à Lorin. Celui-ci se coupa une
nouvelle tranche de jambon, double de la première.

La reine avait, en effet, été conduite à la conciergerie, où nous allons
la suivre.




XXXIV

La conciergerie


À l'angle du pont au Change et du quai aux Fleurs s'élèvent les restes
du vieux palais de saint Louis, qui s'appelait, par excellence, le
Palais, comme Rome s'appelait la Ville, et qui continue à garder ce nom
souverain depuis que les seuls rois qui l'habitent sont les greffiers,
les juges et les plaideurs.

C'est une grande et sombre maison que celle de la justice, et qui fait
plus craindre qu'aimer la rude déesse. On y voit tout l'attirail et
toutes les attributions de la vengeance humaine réunis en un étroit
espace. Ici, les salles où l'on garde les prévenus; plus loin, celles où
on les juge; plus bas, les cachots où on les enferme quand ils sont
condamnés; à la porte, la petite place où on les marque du fer rouge et
infamant; à cent cinquante pas de la première, l'autre place, plus
grande, où on les tue, c'est-à-dire la Grève, où on achève ce qui a été
ébauché au Palais.

La justice, comme on le voit, a tout sous la main. Toute cette partie
d'édifices, accolés les uns aux autres, mornes, gris, percés de petites
fenêtres grillées, où les voûtes béantes ressemblent à des antres
grillés qui longent le quai des Lunettes, c'est la Conciergerie.

Cette prison a des cachots que l'eau de la Seine vient humecter de son
noir limon; elle a des issues mystérieuses qui conduisaient autrefois au
fleuve les victimes qu'on avait intérêt à faire disparaître.

Vue en 1793, la Conciergerie, pourvoyeuse infatigable de l'échafaud, la
Conciergerie, disons-nous, regorgeait de prisonniers dont on faisait en
une heure des condamnés. À cette époque, la vieille prison de saint
Louis était bien réellement l'hôtellerie de la mort.

Sous les voûtes des portes, se balançait, la nuit, une lanterne au feu
rouge, sinistre enseigne de ce lieu de douleurs.

La veille de ce jour où Maurice, Lorin et Geneviève déjeunaient
ensemble, un sourd roulement avait ébranlé le pavé du quai et les vitres
de la prison; puis le roulement avait cessé en face de la porte ogive;
des gendarmes avaient frappé à cette porte avec la poignée de leur
sabre, cette porte s'était ouverte, la voiture était entrée dans la
cour, et, quand les gonds avaient tourné derrière elle, quand les
verrous avaient grincé, une femme en était descendue.

Aussitôt le guichet béant devant elle l'engloutit. Trois ou quatre têtes
curieuses, qui s'étaient avancées à la lueur des flambeaux pour
considérer la prisonnière, et qui étaient apparues dans la demi-teinte,
se plongèrent dans l'obscurité; puis on entendit quelques rires
vulgaires et quelques adieux grossiers échangés entre les hommes qui
s'éloignaient et qu'on entendait sans les voir.

Celle qu'on amenait ainsi était restée en dedans du premier guichet avec
ses gendarmes; elle vit qu'il fallait en franchir un second; mais elle
oublia que, pour passer un guichet, on doit à la fois hausser le pied et
baisser la tête, car on trouve en bas une marche qui monte, et en haut
une marche qui descend.

La prisonnière, encore mal habituée sans doute à l'architecture des
prisons, malgré le long séjour qu'elle y avait déjà fait, oublia de
baisser son front et se heurta violemment à la barre de fer.

--Vous êtes-vous fait mal, citoyenne? demanda un des gendarmes.

--Rien ne me fait plus mal à présent, répondit-elle tranquillement.

Et elle passa sans proférer aucune plainte, quoique l'on vît au-dessus
du sourcil la trace presque sanglante qu'y avait laissée le contact de
la barre de fer.

Bientôt on aperçut le fauteuil du concierge, fauteuil plus vénérable aux
yeux des prisonniers que ne l'est aux yeux des courtisans le trône d'un
roi, car le concierge d'une prison est le dispensateur des grâce, et
toute grâce est importante pour un prisonnier; souvent la moindre faveur
change son ciel sombre en un firmament lumineux.

Le concierge Richard, installé dans son fauteuil, que, bien convaincu de
son importance, il n'avait pas quitté malgré le bruit des grilles et le
roulement de la voiture qui lui annonçait un nouvel hôte, le concierge
Richard prit son tabac, regarda la prisonnière, ouvrit un registre fort
gros, et chercha une plume dans le petit encrier de bois noir où
l'encre, pétrifiée sur les bords, conservait encore au milieu un peu de
bourbeuse humidité, comme, au milieu du cratère d'un volcan, il reste
toujours un peu de matière en fusion.

--Citoyen concierge, dit le chef de l'escorte, fais-nous l'écrou et
vivement, car on nous attend avec impatience à la Commune.

--Oh! ce ne sera pas long, dit le concierge en versant dans son encrier
quelques gouttes de vin qui restaient au fond d'un verre; on a la main
faite à cela, Dieu merci! Tes noms et prénoms, citoyenne?

Et, trempant sa plume dans l'encre improvisée, il s'apprêta à écrire au
bas de la page, déjà pleine aux sept huitièmes, l'écrou de la nouvelle
venue; tandis que, debout derrière son fauteuil, la citoyenne Richard,
femme aux regards bienveillants, contemplait, avec un étonnement presque
respectueux, cette femme à l'aspect à la fois si triste, si noble et si
fier, que son mari interrogeait.

--Marie-Antoinette-Jeanne-Josèphe de Lorraine, répondit la prisonnière,
archiduchesse d'Autriche, reine de France.

--Reine de France? répéta le concierge en se soulevant étonné sur le
bras de son fauteuil.

--Reine de France, répéta la prisonnière du même ton.

--Autrement dit, veuve Capet, dit le chef de l'escorte.

--Sous lequel de ces deux noms dois-je l'inscrire? demanda le concierge.

--Sous celui des deux que tu voudras, pourvu que tu l'inscrives vite,
dit le chef de l'escorte.

Le concierge retomba sur son fauteuil, et, avec un léger tremblement, il
écrivit sur son registre les prénoms, le nom et le titre que s'était
donnés la prisonnière, inscriptions dont l'encre apparaît encore
rougeâtre aujourd'hui sur ce registre, dont les rats de la conciergerie
révolutionnaire ont grignoté la feuille à l'endroit le plus précieux.

La femme Richard se tenait toujours debout derrière le fauteuil de son
mari; seulement, un sentiment de religieuse commisération lui avait fait
joindre les mains.

--Votre âge? continua le concierge.

--Trente-sept ans et neuf mois, répondit la reine.

Richard se remit à écrire, puis détailla le signalement, et termina par
les formules et les notes particulières.

--Bien, dit-il, c'est fait.

--Où conduit-on la prisonnière? demanda le chef de l'escorte.

Richard prit une seconde prise de tabac et regarda sa femme.

--Dame! dit celle-ci, nous n'étions pas prévenus, de sorte que nous ne
savons guère...

--Cherche! dit le brigadier.

--Il y a la chambre du conseil, reprit la femme.

--Hum! c'est bien grand, murmura Richard.

--Tant mieux! si elle est grande, on pourra plus facilement y placer des
gardes.

--Va pour la chambre du conseil, dit Richard; mais elle est inhabitable
pour le moment, car il n'y a pas de lit.

--C'est vrai, répondit la femme, je n'y avais pas songé.

--Bah! dit un des gendarmes, on y mettra un lit demain, et demain sera
bientôt venu.

--D'ailleurs, la citoyenne peut passer cette nuit, dans notre chambre;
n'est-ce pas, notre homme? dit la femme Richard.

--Eh bien, et nous, donc? dit le concierge.

--Nous ne nous coucherons pas; comme l'a dit le citoyen gendarme, une
nuit est bientôt passée.

--Alors, dit Richard, conduisez la citoyenne dans ma chambre.

--Pendant ce temps-là, vous préparerez notre reçu, n'est-ce pas?

--Vous le trouverez en revenant. La femme Richard prit une chandelle qui
brûlait sur la table, et marcha la première. Marie-Antoinette la suivit
sans mot dire, calme et pâle, comme toujours; deux guichetiers, auxquels
la femme Richard fit un signe, fermèrent la marche. On montra à la reine
un lit auquel la femme Richard s'empressa de mettre des draps blancs.
Les guichetiers s'installèrent aux issues; puis la porte fut refermée à
double tour, et Marie-Antoinette se trouva seule. Comment elle passa
cette nuit, nul le sait, puisqu'elle la passa face à face avec Dieu. Ce
fut le lendemain seulement que la reine fut conduite dans la chambre du
conseil, quadrilatère allongé dont le guichet d'entrée donne sur un
corridor de la Conciergerie, et que l'on avait coupé dans toute sa
longueur par une cloison qui n'atteignait pas à la hauteur du plafond.

L'un des compartiments était la chambre des hommes de garde.

L'autre était celle de la reine.

Une fenêtre grillée de barreaux épais éclairait chacune de ces deux
cellules.

Un paravent, substitué à une porte, isolait la reine de ses gardiens, et
fermait l'ouverture du milieu.

La totalité de cette chambre était carrelée de briques sur champ.

Enfin les murs avaient été décorés autrefois d'un cadre de bois doré
d'où pendaient encore des lambeaux de papier fleurdelisé.

Un lit dressé en face de la fenêtre, une chaise placée près du jour, tel
était l'ameublement de la prison royale.

En y entrant, la reine demanda qu'on lui apportât ses livres et son
ouvrage.

On lui apporta les _Révolutions d'Angleterre,_ qu'elle avait commencées
au Temple, le _Voyage du jeune Anarcharsis,_ et sa tapisserie.

De leur côté, les gendarmes s'établirent dans la cellule voisine.
L'histoire a conservé leurs noms, comme elle fait des êtres les plus
infimes que la fatalité associe aux grandes catastrophes, et qui voient
refléter sur eux un fragment de cette lumière que jette la foudre en
brisant, soit les trônes des rois, soit les rois eux-mêmes.

Ils s'appelaient Duchesne et Gilbert.

La Commune avait désigné ces deux hommes, qu'elle connaissait pour bons
patriotes, et ils devaient rester à poste fixe dans leur cellule
jusqu'au jugement de Marie-Antoinette: on espérait éviter par ce moyen
les irrégularités presque inévitables d'un service qui change plusieurs
fois le jour, et l'on conférait une responsabilité terrible aux
gardiens.

La reine fut, dès ce jour même, par la conversation de ces deux hommes,
dont toutes les paroles arrivaient jusqu'à elles, lorsque aucun motif ne
les forçait à baisser la voix, la reine, disons-nous, fut instruite de
cette mesure; elle en ressentit à la fois de la joie et de l'inquiétude;
car, si, d'un côté, elle se disait que ces hommes devaient être bien
sûrs, puisqu'on les avait choisis entre tant d'hommes, d'un autre côté,
elle réfléchissait que ses amis trouveraient bien plus d'occasions de
corrompre deux gardiens connus et à poste fixe que cent inconnus
désignés par le hasard et passant auprès d'elle à l'improviste et pour
un seul jour.

La première nuit, avant de se coucher, un des deux gendarmes avait fumé
selon son habitude; la vapeur du tabac glissa par les ouvertures de la
cloison et vint assiéger la malheureuse reine, dont l'infortune avait
irrité toutes les délicatesses au lieu de les émousser.

Bientôt elle se sentit prise de vapeurs et de nausées: sa tête
s'embarrassa des pesanteurs de l'asphyxie; mais, fidèle à son système
d'indomptable fierté, elle ne se plaignit point.

Tandis qu'elle veillait de cette veille douloureuse et que rien ne
troublait le silence de la nuit, elle crut entendre comme un gémissement
qui venait du dehors; ce gémissement était lugubre et prolongé, c'était
quelque chose de sinistre et de perçant comme les bruits du vent dans
les corridors déserts, quand la tempête emprunte une voix humaine pour
donner la vie aux passions des éléments.

Bientôt elle reconnut que ce bruit qui l'avait fait tressaillir d'abord,
que ce cri douloureux et persévérant était la plainte lugubre d'un chien
hurlant sur le quai. Elle pensa aussitôt à son pauvre Black, auquel elle
n'avait pas songé au moment où elle avait été enlevée du Temple, et dont
elle crut reconnaître la voix. En effet, le pauvre animal, qui, par trop
de vigilance, avait perdu sa maîtresse, était descendu invisible
derrière elle, avait suivi sa voiture jusqu'aux grilles de la
Conciergerie, et ne s'en était éloigné que parce qu'il avait failli être
coupé en deux par la double lame de fer qui s'était refermée derrière
elle.

Mais bientôt le pauvre animal était revenu, et, comprenant que sa
maîtresse était renfermée dans ce grand tombeau de pierre, il l'appelait
en hurlant, et attendait, à dix pas de la sentinelle, la caresse d'une
réponse.

La reine répondit par un soupir qui fit dresser l'oreille à ses
gardiens.

Mais, comme ce soupir fut le seul, et qu'aucun bruit ne lui succéda dans
la chambre de Marie-Antoinette, ses gardiens se rassurèrent bientôt et
retombèrent dans leur assoupissement.

Le lendemain, au point du jour, la reine était levée et habillée. Assise
près de la fenêtre grillée, dont le jour, tamisé par les barreaux,
descendait bleuâtre sur ses mains amaigries, elle lisait en apparence,
mais sa pensée était bien loin du livre.

Le gendarme Gilbert entr'ouvrit le paravent et la regarda en silence.
Marie-Antoinette entendit le cri du meuble qui se repliait sur lui-même
en frôlant le parquet, mais elle ne leva point la tête.

Elle était placée de manière à ce que les gendarmes pussent voir sa tête
entièrement baignée de cette lumière matinale.

Le gendarme Gilbert fit signe à son camarade de venir regarder avec lui
par l'ouverture.

Duchesne se rapprocha.

--Vois donc, dit Gilbert à voix basse, comme elle est pâle; c'est
effrayant! Ses yeux bordés de rouge annoncent qu'elle souffre; on dirait
qu'elle a pleuré.

--Tu sais bien, dit Duchesne, que la veuve Capet ne pleure jamais; elle
est trop fière pour cela.

--Alors, c'est qu'elle est malade, dit Gilbert. Puis, haussant la voix:

--Dis donc, citoyenne Capet, demanda-t-il, est-ce que tu es malade?

La reine leva lentement les yeux, et son regard se fixa clair et
interrogateur sur ces deux hommes.

--Est-ce que c'est à moi que vous parlez, messieurs? demanda-t-elle
d'une voix pleine de douceur, car elle avait cru remarquer une nuance
d'intérêt dans l'accent de celui qui lui avait adressé la parole.

--Oui, citoyenne, c'est à toi, reprit Gilbert, et nous te demandons si
tu es malade.

--Pourquoi cela?

--Parce que tu as les yeux bien rouges.

--Et que tu es bien pâle en même temps, ajouta Duchesne.

--Merci, messieurs. Non, je ne suis point malade; seulement, j'ai
beaucoup souffert cette nuit.

--Ah! oui, tes chagrins.

--Non, messieurs, mes chagrins étant toujours les mêmes, et la religion
m'ayant appris à les mettre aux pieds de la croix, mes chagrins ne me
rendent pas plus souffrante un jour que l'autre; non, je suis malade
parce que je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit.

--Ah! la nouveauté du logement, le changement de lit, dit Duchesne.

--Et puis le logement n'est pas beau, ajouta Gilbert.

--Ce n'est pas non plus cela, messieurs, dit la reine en secouant la
tête. Laide ou belle, ma demeure m'est indifférente.

--Qu'est-ce donc, alors?

--Ce que c'est?

--Oui.

--Je vous demande pardon de vous le dire; mais j'ai été fort incommodée
de cette odeur de tabac que monsieur exhale encore en ce moment.

En effet, Gilbert fumait, ce qui, au reste, était sa plus habituelle
occupation.

--Ah! mon Dieu! s'écria-t-il tout troublé de la douceur avec laquelle la
reine lui parlait. C'est cela! que ne le disais-tu, citoyenne?

--Parce que je ne me suis pas cru le droit de vous gêner dans vos
habitudes, monsieur.

--Ah bien, tu ne seras plus incommodée, par moi du moins, dit Gilbert
en jetant sa pipe, qui alla se briser sur le carreau; car je ne fumerai
plus.

Et il se retourna, emmenant son compagnon, et refermant le paravent.

--Possible qu'on lui coupe la tête, c'est l'affaire de la nation, cela;
mais à quoi bon la faire souffrir, cette femme?

Nous sommes des soldats et non pas des bourreaux comme Simon.

--C'est un peu aristocrate, ce que tu fais là, compagnon, dit Duchesne
en secouant la tête.

--Qu'appelles-tu aristocrate? Voyons, explique-moi un peu cela.

--J'appelle aristocrate tout ce qui vexe la nation et qui fait plaisir à
ses ennemis.

--Ainsi, selon toi, dit Gilbert, je vexe la nation parce que je ne
continue pas d'enfumer la veuve Capet? Allons donc! vois-tu, moi,
continua le brave homme, je me rappelle mon serment à la patrie et la
consigne de mon brigadier, voilà tout. Or, ma consigne, je la sais par
coeur: «Ne pas laisser évader la prisonnière, ne laisser pénétrer
personne auprès d'elle, écarter toute correspondance qu'elle voudrait
nouer ou entretenir et mourir à mon poste.» Voilà ce que j'ai promis et
je le tiendrai. Vive la nation!

--Ce que je t'en dis, reprit Duchesne, n'est pas que je t'en veuille, au
contraire; mais cela me ferait de la peine que tu te compromisses.

--Chut! voilà quelqu'un. La reine n'avait pas perdu un mot de cette
conversation, quoiqu'elle eût été faite à voix basse. La captivité
double l'acuité des sens. Le bruit qui avait attiré l'attention des deux
gardiens était celui de plusieurs personnes qui s'approchaient de la
porte. Elle s'ouvrit. Deux municipaux entrèrent suivis du concierge et
de quelques guichetiers.

--Eh bien, demandèrent-ils, la prisonnière?

--Elle est là, répondirent les deux gendarmes.

--Comment est-elle logée?

--Voyez. Et Gilbert alla heurter au paravent.

--Que voulez-vous? demanda la reine.

--C'est la visite de la Commune, citoyenne Capet.

«Cet homme est bon, pensa Marie-Antoinette, et si mes amis le veulent
bien...»

--C'est bon, c'est bon, dirent les municipaux en écartant Gilbert et en
entrant chez la reine; il n'est pas besoin de tant de façons.

La reine ne leva point la tête, et l'on eût pu croire, à son
impassibilité, qu'elle n'avait ni vu ni entendu ce qui venait de se
passer, et qu'elle se croyait toujours seule.

Les délégués de la Commune observèrent curieusement tous les détails de
la chambre, sondèrent les boiseries, le lit, les barreaux de la fenêtre
qui donnait sur la cour des femmes, et, après avoir recommandé la plus
minutieuse vigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la
parole à Marie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s'apercevoir de
leur présence.




XXXV

La salle des Pas-Perdus


Vers la fin de cette même journée où nous avons vu les municipaux
visiter avec un soin si minutieux la prison de la reine, un homme, vêtu
d'une carmagnole grise, la tête couverte d'épais cheveux noirs, et,
par-dessus ces cheveux noirs, d'un de ces bonnets à poil qui
distinguaient alors parmi le peuple les patriotes exagérés, se promenait
dans la grande salle si philosophiquement appelée la salle des
Pas-Perdus, et semblait fort attentif à regarder les allants et les
venants qui forment la population ordinaire de cette salle, population
fort augmentée à cette époque, où les procès avaient acquis une
importance majeure et où l'on ne plaidait plus guère que pour disputer
sa tête aux bourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigable
pourvoyeur.

C'était une attitude de fort bon goût que celle qu'avait prise l'homme
dont nous venons d'esquisser le portrait. La société, à cette époque,
était divisée en deux classes, les moutons et les loups; les uns
devaient naturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de la
société dévorait l'autre moitié.

Notre farouche promeneur était de petite taille; il brandissait d'une
main noire et sale un de ces gourdins qu'on appelait _constitution_; il
est vrai que la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru
bien petite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l'étrange
personnage le rôle d'inquisiteur qu'il s'était arrogé à l'égard des
autres; mais personne n'eût osé contrôler, en quelque chose que ce fût,
un homme d'un aspect aussi terrible.

En effet, ainsi posé, l'homme au gourdin causait une grave inquiétude à
certains groupes de scribes à cahutes qui dissertaient sur la chose
publique, laquelle, à cette époque, commençait à aller de mal en pis, ou
de mieux en mieux, selon qu'on examinera la question au point de vue
conservateur ou révolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coin de
l'oeil sa longue barbe noire, son oeil verdâtre enchâssé dans des
sourcils touffus comme des brosses, et frémissaient à chaque fois que la
promenade du terrible patriote, promenade qui comprenait la salle des
Pas-Perdus dans toute sa longueur, le rapprochait d'eux.

Cette terreur leur était surtout venue de ce que, chaque fois qu'ils
s'étaient avisés de s'approcher de lui ou même de le regarder trop
attentivement, l'homme au gourdin avait fait retentir sur les dalles son
arme pesante, qui arrachait aux pierres sur lesquelles elle retombait un
son tantôt mat et sourd, tantôt éclatant et sonore. Mais ce n'étaient
pas seulement les braves gens à cahutes dont nous avons parlé, et qu'on
désigne généralement sous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient
cette formidable impression: c'étaient encore les différents individus
qui entraient dans la salle des Pas-Perdus par sa large porte ou par
quelqu'un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avec précipitation
en apercevant l'homme au gourdin, lequel continuait à faire obstinément
son trajet d'un bout à l'autre de la salle, trouvant à chaque moment un
prétexte de faire résonner son gourdin sur les dalles.

Si les écrivains eussent été moins effrayés et les promeneurs plus
clairvoyants, ils eussent sans doute découvert que notre patriote,
capricieux comme toutes les natures excentriques ou extrêmes, semblait
avoir des préférences pour certaines dalles, celles, par exemple, qui,
situées à peu de distance du mur de droite, et au milieu de la salle, à
peu près, rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.

Il finit même par concentrer sa colère sur quelques dalles seulement, et
c'était surtout sur les dalles du centre. Un instant même, il s'oublia
jusqu'à s'arrêter pour mesurer de l'oeil quelque chose comme une
distance.

Il est vrai que cette absence dura peu, et qu'il reprit aussitôt la
farouche expression de son regard, qu'un éclair de joie avait remplacée.

Presque au même instant, un autre patriote,--à cette époque chacun avait
son opinion écrite sur son front, ou plutôt sur ses habits;--presque au
même instant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de la
galerie, et, sans paraître partager le moins du monde l'impression
générale de terreur qu'inspirait le premier occupant, venait croiser sa
promenade d'un pas à peu près égal au sien; de sorte qu'à moitié de la
salle, ils se rencontrèrent.

Le nouveau venu avait, comme l'autre, un bonnet à poil, une carmagnole
grise, des mains sales et un gourdin; il avait, en outre, de plus que
l'autre, un grand sabre qui lui battait les mollets; mais, ce qui
faisait surtout le second plus à craindre que le premier, c'est
qu'autant le premier avait l'air terrible, autant le second avait l'air
faux, haineux et bas.

Aussi, quoique ces deux hommes parussent appartenir à la même cause et
partager la même opinion, les assistants risquèrent-ils un oeil pour
voir ce qui résulterait, non pas de leur rencontre, car ils ne
marchaient pas précisément sur la même ligne, mais de leur
rapprochement. Au premier tour, leur attente fut déçue: les deux
patriotes se contentèrent d'échanger un regard, et même ce regard fit
légèrement pâlir le plus petit des deux; seulement, au mouvement
involontaire de ses lèvres, il était visible que cette pâleur était
occasionnée, non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.

Et cependant, au second tour, comme si le patriote eût fait un violent
effort, sa figure, si rébarbative jusque-là, s'éclaircit; quelque chose
comme un sourire qui essayait d'être gracieux passa sur ses lèvres, et
il appuya légèrement sa promenade à gauche, dans le but évident
d'arrêter le second patriote dans la sienne.

À peu près au centre, ils se joignirent.

--Eh pardieu! c'est le citoyen Simon! dit le premier patriote.

--Lui-même! Mais que lui veux-tu, au citoyen Simon? et qui es-tu,
d'abord?

--Fais donc semblant de ne me pas reconnaître!

--Je ne te reconnais pas du tout, par une excellente raison, c'est que
je ne t'ai jamais vu.

--Allons donc! tu ne reconnaîtrais pas celui qui a eu l'honneur de
porter la tête de la Lamballe?

Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur, s'élancèrent brûlants de
la bouche du patriote à carmagnole. Simon tressaillit.

--Toi? fit-il; toi?

--Eh bien, cela t'étonne? Ah! citoyen, je te croyais plus connaisseur en
ami, en fidèles!... Tu me fais de la peine.

--C'est fort bien, ce que tu as fait, dit Simon; mais je ne te
connaissais pas.

--Il y a plus d'avantage à garder le petit Capet, on est plus en vue;
car, moi, je te connais, et je t'estime.

--Ah! merci.

--Il n'y a pas de quoi.... Donc, tu te promènes?

--Oui, j'attends quelqu'un.... Et toi?

--Moi aussi.

--Comment donc t'appelles-tu? Je parlerai de toi au club.

--Je m'appelle Théodore.

--Et puis?

--Et puis, c'est tout; ça ne te suffit pas?

--Oh! parfaitement.... Qui attends-tu, citoyen Théodore?

--Un ami auquel je veux faire une bonne petite dénonciation.

--En vérité! Conte-moi cela.

--Une couvée d'aristocrates.

--Qui s'appellent?

--Non, vrai, je ne peux dire cela qu'à mon ami.

--Tu as tort; car voici le mien qui s'avance vers nous, et il me semble
que celui-là connaît assez la procédure pour arranger tout de suite ton
affaire, hein?

--Fouquier-Tinville! s'écria le premier patriote.

--Rien que cela, cher ami.

--Eh bien, c'est bon.

--Eh! oui, c'est bon.... Bonjour, citoyen Fouquier. Fouquier-Tinville,
pâle, calme, ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous
d'épais sourcils, venait de déboucher d'une porte latérale de la salle,
son registre à la main, ses liasses sous le bras.

--Bonjour, Simon, dit-il; quoi de nouveau?

--Beaucoup de choses. D'abord, une dénonciation du citoyen Théodore, qui
a porté la tête de la Lamballe. Je te le présente.

Fouquier attacha son regard intelligent sur le patriote, que cet examen
troubla, malgré la tension courageuse de ses nerfs.

--Théodore, dit-il. Qui est ce Théodore?

--Moi, dit l'homme à la carmagnole.

--Tu as porté la tête de la Lamballe, toi? fit l'accusateur public avec
une expression très prononcée de doute.

--Moi, rue Saint-Antoine.

--Mais j'en connais un qui s'en vante, dit Fouquier.

--Moi, j'en connais dix, reprit courageusement le citoyen Théodore; mais
enfin, comme ceux-là demandent quelque chose, et que, moi, je ne demande
rien, j'espère avoir la préférence.

Ce trait fit rire Simon et dérida Fouquier.

--Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l'as pas fait, tu aurais dû le
faire. Laisse-nous, je te prie; Simon a quelque chose à me dire.

Théodore s'éloigna, fort peu blessé de la franchise du citoyen
accusateur public.

--Un moment, cria Simon, ne le renvoie pas comme cela; entends d'abord
la dénonciation qu'il nous apporte.

--Ah! fit d'un air distrait Fouquier-Tinville, une dénonciation?

--Oui, une couvée, ajouta Simon.

--À la bonne heure, parle; de quoi s'agit-il?

--Oh! presque rien: le citoyen Maison-Rouge et quelques amis.

Fouquier fit un bond en arrière, Simon leva les bras au ciel.

--En vérité? dirent-ils tous deux ensemble.

--Pure vérité; voulez-vous les prendre?

--Tout de suite; où sont-ils?

--J'ai rencontré le Maison-Rouge rue de la Grande-Truanderie.

--Tu te trompes, il n'est pas à Paris, répliqua Fouquier.

--Je l'ai vu, te dis-je.

--Impossible. On a mis cent hommes à sa poursuite; ce n'est pas lui qui
se montrerait dans les rues.

--Lui, lui, lui, fit le patriote, un grand brun, fort comme trois forts,
et barbu comme un ours. Fouquier haussa les épaules avec dédain.

--Encore une sottise, dit-il; Maison-Rouge est petit, maigre, et n'a
pas un poil de barbe. Le patriote laissa retomber ses bras d'un air
consterné.

--N'importe, la bonne intention est réputée pour le fait. Eh bien,
Simon, à nous deux; hâte-toi, l'on m'attend au greffe, voici l'heure des
charrettes.

--Eh bien, rien de nouveau; l'enfant va bien.

Le patriote tournait le dos de façon à ne pas paraître indiscret, mais
de façon à entendre.

--Je m'en vais si je vous gêne, dit-il.

--Adieu, dit Simon.

--Bonjour, fit Fouquier.

--Dis à ton ami que tu t'es trompé, ajouta Simon.

--Bien, je l'attends. Et Théodore s'écarta un peu et s'appuya sur son
gourdin.

--Ah! le petit va bien, dit alors Fouquier; mais le moral?

--Je le pétris à volonté.

--Il parle donc?

--Quand je veux.

--Tu crois qu'il pourrait témoigner dans le procès d'Antoinette?

--Je ne le crois pas, j'en suis sûr. Théodore s'adossa au pilier, l'oeil
tourné vers les portes; mais cet oeil était vague, tandis que les
oreilles du citoyen venaient d'apparaître nues et dressées sous le vaste
bonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien; mais, à coup sûr, il
entendait quelque chose.

--Réfléchis bien, dit Fouquier, ne fais pas faire à la commission ce
qu'on appelle un pas de clerc. Tu es sûr que Capet parlera?

--Il dira tout ce que je voudrai.

--Il t'a dit, à toi, ce que nous allons lui demander?

--Il me l'a dit.

--C'est important, citoyen Simon, ce que tu promets là. Cet aveu de
l'enfant est mortel pour la mère.

--J'y compte, pardieu!

--On n'aura pas encore vu pareille chose, depuis les confidences que
Néron faisait à Narcisse, murmura Fouquier d'une voix sombre. Encore une
fois, réfléchis, Simon.

--On dirait, citoyen, que tu me prends pour une brute; tu me répètes
toujours la même chose. Voyons, écoute cette comparaison; quand je mets
un cuir dans l'eau, devient-il souple?

--Mais... je ne sais pas, répliqua Fouquier.

--Il devient souple. Eh bien, le petit Capet devient en mes mains aussi
souple que le cuir le plus mou. J'ai mes procédés pour cela.

--Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ce que tu voulais dire?

--Tout.... J'oubliais: voici une dénonciation.

--Toujours! tu veux donc me surcharger de besogne?

--Il faut servir la patrie. Et Simon présenta un morceau de papier aussi
noir que l'un de ces cuirs dont il parlait tout à l'heure mais moins
souple assurément. Fouquier le prit et le lut.

--Encore ton citoyen Lorin; tu hais donc bien cet homme?

--Je le trouve toujours en hostilité avec la loi. Il a dit: «Adieu
madame», à une femme qui le saluait d'une fenêtre, hier au soir....
Demain, j'espère te donner quelques mots sur un autre suspect: ce
Maurice, qui était municipal au Temple lors de l'oeillet rouge.

--Précise! précise! dit Fouquier en souriant à Simon.

Il lui tendit la main, et tourna le dos avec un empressement qui
témoignait peu en faveur du cordonnier.

--Que diable veux-tu que je précise? On en a guillotiné qui en avaient
fait moins.

--Eh! patience, répondit Fouquier avec tranquillité; on ne peut pas tout
faire à la fois.

Et il rentra d'un pas rapide sous les guichets. Simon chercha des yeux
son citoyen Théodore, pour se consoler avec lui. Il ne le vit plus dans
la salle.

Il franchissait à peine la grille de l'ouest, que Théodore reparut à
l'angle d'une cahute d'écrivain. L'habitant de la cahute l'accompagnait.

--À quelle heure ferme-t-on les grilles? dit Théodore à cet homme.

--À cinq heures.

--Et ensuite, que se fait-il ici?

--Rien; la salle est vide jusqu'au lendemain.

--Pas de rondes, pas de visites?

--Non, monsieur, nos baraques ferment à clef.

Ce mot de _monsieur_ fit froncer le sourcil à Théodore, qui regarda
aussitôt avec défiance autour de lui.

--La pince et les pistolets sont dans la baraque? dit-il.

--Oui, sous le tapis.

--Retourne chez nous... À propos, montre-moi encore la chambre de ce
tribunal dont la fenêtre n'est pas grillée, et qui donne sur une cour
près la place Dauphine.

--À gauche entre les piliers, sous la lanterne.

--Bien. Va-t'en et tiens les chevaux à l'endroit désigné!

--Oh! bonne chance, monsieur, bonne chance!... Comptez sur moi!

--Voici le bon moment... personne ne regarde... ouvre ta baraque.

--C'est fait, monsieur; je prierai pour vous!

--Ce n'est pas pour moi qu'il faut prier! Adieu. Et le citoyen Théodore,
après un éloquent regard, se glissa si adroitement sous le petit toit de
la baraque, qu'il disparut comme eût fait l'ombre de l'écrivain qui
fermait la porte. Ce digne scribe retira sa clef de la serrure, prit des
papiers sous son bras, et sortit de la vaste salle avec les rares
employés que le coup de cinq heures faisait sortir des greffes comme une
arrière-garde d'abeilles attardées.




XXXVI

Le citoyen Théodore


La nuit avait enveloppé de son grand voile grisâtre cette salle immense
dont les malheureux échos ont pour tâche de répéter l'aigre parole des
avocats et les paroles suppliantes des plaideurs.

De loin en loin, au milieu de l'obscurité, droite et immobile, une
colonne blanche semblait veiller au milieu de la salle comme un fantôme
protecteur de ce lieu sacré.

Le seul bruit qui se fît entendre dans cette obscurité était le
grignotement et le galop quadruple des rats qui rongeaient les
paperasses renfermées dans les cahutes des écrivains après avoir
commencé par en ronger le bois.

On entendait bien parfois aussi le bruit d'une voiture pénétrant jusqu'à
ce sanctuaire de Thémis, comme dirait un académicien, et de vagues
cliquetis de clefs qui semblaient sortir de dessous terre; mais tout
cela bruissait dans le lointain, et rien ne fait ressortir comme un
bruit éloigné l'opacité du silence, de même que rien ne fait ressortir
l'obscurité comme l'apparition d'une lumière lointaine.

Certes, il eût été saisi d'une vertigineuse terreur, celui qui, à cette
heure, se fût hasardé dans la vaste salle du Palais, dont les murs
étaient encore à l'extérieur rouges du sang des victimes de Septembre,
dont les escaliers avaient vu, le jour même, passer vingt-cinq condamnés
à mort, et dont une épaisseur de quelques pieds seulement séparait les
dalles des cachots de la Conciergerie peuplés de squelettes blanchis.

Cependant, au milieu de cette nuit effrayante, au milieu de ce silence
presque solennel, un faible grincement se fit entendre: la porte d'une
cahute d'écrivain roula sur ses gonds criards, et une ombre, plus noire
que l'ombre de la nuit, se glissa avec précaution hors de la baraque.

Alors ce patriote enragé, qu'on appelait tout bas _monsieur_, et qui
prétendait bien haut se nommer Théodore, frôla d'un pas léger les dalles
raboteuses.

Il tenait à la main droite une lourde pince de fer, et, de la gauche, il
assurait dans sa ceinture un pistolet à deux coups.

--J'ai compté douze dalles à partir de l'échoppe, murmura-t-il; voyons,
voici l'extrémité de la première.

Et, tout en calculant, il tâtait de la pointe du pied cette fente que le
temps rend plus sensible entre chaque jointure de pierre.

--Voyons, murmura-t-il en s'arrêtant, ai-je bien pris mes mesures?
serai-je assez fort, et elle, aura-t-elle assez de courage? Oh! oui, car
son courage m'est assez connu. Oh! mon Dieu! quand je prendrai sa main,
quand je lui dirai: «Madame, vous êtes sauvée!...»

Il s'arrêta comme écrasé sous le poids d'une pareille espérance.

--Oh! reprit-il, projet téméraire, insensé! diront les autres en
s'enfonçant sous leurs couvertures, ou en se contentant d'aller rôder
vêtus en laquais autour de la Conciergerie; mais c'est qu'ils n'ont pas
ce que j'ai pour oser, c'est que je veux sauver non seulement la reine,
mais encore et surtout la femme.

«Allons, à l'oeuvre, et récapitulons.

«Lever la dalle, ce n'est rien; la laisser ouverte, là est le danger,
car une ronde peut venir.... Mais jamais il ne vient de rondes. On n'a
pas de soupçons, car je n'ai pas de complices, et puis que faut-il de
temps à une ardeur comme la mienne pour franchir le couloir sombre? En
trois minutes je suis sous sa chambre; en cinq autres minutes, je lève
la pierre qui sert de foyer à la cheminée; elle m'entendra travailler,
mais elle a tant de fermeté, qu'elle ne s'effrayera point! au contraire,
elle comprendra que c'est un libérateur qui s'avance.... Elle est gardée
par deux hommes; sans doute ces deux hommes accourront....

«Eh bien, après tout, deux hommes, dit le patriote avec un sombre
sourire et regardant tour à tour l'arme qu'il avait à sa ceinture et
celle qu'il tenait à sa main, deux hommes, c'est un double coup de ce
pistolet, ou deux coups de cette barre de fer. Pauvres gens!... Oh! il
en est mort bien d'autres, et qui n'étaient pas plus coupables.

«Allons!»

Et le citoyen Théodore appuya résolument sa pince entre la jointure des
deux dalles.

Au même moment, une vive lumière glissa comme un sillon d'or sur les
dalles, et un bruit répété par l'écho de la voûte fit tourner la tête au
conspirateur, qui, d'un seul bond, revint se tapir dans l'échoppe.

Bientôt, des voix, affaiblies par l'éloignement, affaiblies par
l'émotion que tous les hommes ressentent la nuit dans un vaste édifice,
arrivèrent à l'oreille de Théodore.

Il se baissa, et, par une ouverture de l'échoppe, il aperçut d'abord un
homme en costume militaire dont le grand sabre, résonnant sur les
dalles, était un des bruits qui avaient attiré son attention; puis un
homme en habit pistache, tenant une règle à la main et des rouleaux de
papier sous le bras; puis un troisième, en grosse veste de ratine et en
bonnet fourré; puis enfin un quatrième, en sabots et en carmagnole.

La grille des Merciers grinça sur ses gonds, sonores, et vint claquer
sur la chaîne de fer destinée à la tenir ouverte le jour.

Les quatre hommes entrèrent.

--Une ronde, murmura Théodore. Dieu soit béni! dix minutes plus tard,
j'étais perdu. Puis, avec une attention profonde, il s'appliqua à
reconnaître les personnes qui composaient cette ronde.

Il en reconnut trois en effet. Celui qui marchait en tête, vêtu d'un
costume de général, était Santerre; l'homme à la veste de ratine et au
bonnet fourré était le concierge Richard; l'homme en sabots et en
carmagnole était probablement le guichetier.

Mais il n'avait jamais vu l'homme à l'habit pistache, qui tenait une
règle à la main et des papiers sous son bras.

Quel pouvait être cet homme, et que venaient faire à dix heures du soir,
dans la salle des Pas-Perdus, le général de la Commune, le gardien de la
Conciergerie, un guichetier et cet homme inconnu?

Le citoyen Théodore s'appuya sur un genou, tenant d'une main son
pistolet tout armé, et, de l'autre, arrangeant son bonnet sur ses
cheveux, que le mouvement précipité qu'il venait de faire avait beaucoup
trop dérangés à leur base pour qu'ils fussent naturels.

Jusque-là, les quatre visiteurs nocturnes avaient gardé le silence, ou,
du moins, les paroles qu'ils avaient prononcées n'étaient parvenues aux
oreilles du conspirateur que comme un vain bruit.

Mais, à dix pas de la cachette, Santerre parla, et sa voix arriva
distincte jusqu'au citoyen Théodore.

--Voyons, dit-il, nous voici dans la salle des Pas-Perdus. C'est à toi
de nous guider maintenant, citoyen architecte, et de tâcher surtout que
ta révélation ne soit pas une baliverne; car, vois-tu, la Révolution a
fait justice de toutes ces bêtises là, et nous ne croyons pas plus aux
souterrains qu'aux esprits. Qu'en dis-tu, citoyen Richard? ajouta
Santerre en se tournant vers l'homme au bonnet fourré et à la veste de
ratine.

--Je n'ai jamais dit qu'il n'y eût point de souterrain sous la
Conciergerie, répondit celui-ci; et voici Gracchus, qui est guichetier
depuis dix ans, qui, par conséquent, connaît la Conciergerie comme sa
poche, et qui cependant ignore l'existence du souterrain dont parle le
citoyen Giraud; cependant, comme le citoyen Giraud est architecte de la
ville, il doit savoir ça mieux que nous, puisque c'est son état.

Théodore frissonna des pieds à la tête en entendant ces paroles.

--Heureusement, murmura-t-il, la salle est grande, et, avant de trouver
ce qu'ils cherchent, ils chercheront deux jours au moins.

Mais l'architecte ouvrit son grand rouleau de papier, mit ses lunettes
et s'agenouilla devant un plan qu'il examina aux tremblotantes clartés
de la lanterne que tenait Gracchus.

--J'ai peur, dit Santerre en goguenardant, que le citoyen Giraud n'ait
rêvé.

--Tu vas voir, citoyen général, dit l'architecte, tu vas voir si je suis
un rêveur; attends, attends.

--Tu vois, nous attendons, dit Santerre.

--Bien, dit l'architecte. Puis calculant:

--Douze et quatre font seize, dit-il, et huit vingt-quatre, qui, divisés
par six, donnent quatre; après quoi, il nous reste une demie; c'est
cela, je tiens mon endroit, et, si je me trompe d'un pied, dites que je
suis un ignare.

L'architecte prononça ces paroles avec une assurance qui glaça de
terreur le citoyen Théodore. Santerre regardait le plan avec une sorte
de respect; on voyait qu'il admirait d'autant plus qu'il ne comprenait
rien.

--Suivez bien ce que je vais dire.

--Où cela? demanda Santerre.

--Sur cette carte que j'ai dressée, pardieu! Y êtes-vous? À treize pieds
du mur, une dalle mobile, je l'ai marquée A. La voyez-vous?

--Certainement je vois un A, dit Santerre. Est-ce que tu crois que je ne
sais pas lire?

--Sous cette dalle est un escalier, continua l'architecte; voyez, je
l'ai marqué B.

--B, répéta Santerre. Je vois le B, mais je ne vois pas l'escalier. Et
le général se mit à rire bruyamment de la facétie.

--Une fois la dalle levée, une fois le pied sur la dernière marche,
reprit l'architecte, comptez cinquante pas de trois pieds et regardez en
l'air, vous vous trouverez juste au greffe, où ce souterrain aboutit en
passant sous le cachot de la reine.

--De la veuve Capet, tu veux dire, citoyen Giraud, riposta Santerre en
fronçant le sourcil.

--Eh! oui, de la veuve Capet.

--C'est que tu avais dit _de la reine_.

_--Vieille habitude._

_--_Et vous dites donc qu'on se trouvera sous le greffe? demanda
Richard.

--Non seulement sous le greffe, mais je vous dirai dans quelle partie du
greffe on se trouvera: sous le poêle.

--Tiens, c'est curieux, dit Gracchus; en effet, chaque fois que je
laisse tomber une bûche en cet endroit-là, la pierre résonne.

--En vérité, si nous trouvons ce que tu dis là, citoyen architecte,
j'avouerai que la géométrie est une belle chose.

--Eh bien, avoue, citoyen Santerre, car je vais te conduire à l'endroit
désigné par la lettre A. Le citoyen Théodore s'enfonçait les ongles dans
la chair.

--Quand j'aurai vu, quand j'aurai vu, dit Santerre; je suis comme saint
Thomas, moi.

--Ah! tu dis _saint Thomas_?

_--_Ma foi, oui, comme tu as dit _la reine_, par habitude; mais on ne
m'accusera pas de conspirer pour saint Thomas.

--Ni moi pour la reine.

Et, sur cette réponse, l'architecte prit délicatement sa règle, compta
les toises, et, une fois arrêté, après qu'il parut avoir bien calculé
toutes ses distances, il frappa sur une dalle.

Cette dalle était précisément la même qu'avait frappée le citoyen
Théodore, dans sa furieuse colère.

--C'est ici, citoyen général, dit l'architecte.

--Tu crois, citoyen Giraud? Le patriote de l'échoppe s'oublia jusqu'à
frapper violemment sa cuisse de son poing fermé, en poussant un sourd
rugissement.

--J'en suis sûr, reprit Giraud; et votre expertise, combinée avec mon
rapport, prouvera à la Convention que je ne me trompais pas. Oui,
citoyen général, continua l'architecte avec emphase, cette dalle ouvre
sur un souterrain qui aboutit au greffe, en passant sous le cachot de la
veuve Capet. Levons cette dalle, descendez dans le souterrain avec moi,
et je vous prouverai que deux hommes, qu'un seul même, pouvait en une
nuit l'enlever, sans que personne s'en doutât.

Un murmure de frayeur et d'admiration arraché par les paroles de
l'architecte parcourut tout le groupe, et vint mourir à l'oreille du
citoyen Théodore, qui semblait changé en statue.

--Voilà le danger que nous courions, reprit Giraud. Eh bien, maintenant,
avec une grille que je place dans le couloir souterrain, et qui le coupe
par la moitié, avant qu'il arrive au cachot de la veuve Capet, je sauve
la patrie.

--Oh! fit Santerre, citoyen Giraud, tu as eu là une idée sublime.

--Que l'enfer te confonde, triple sot! grommela le patriote avec un
redoublement de fureur.

--Maintenant, lève la dalle, dit l'architecte au citoyen Gracchus, qui,
outre sa lanterne, portait encore une pince. Le citoyen Gracchus se mit
à l'oeuvre, et au bout d'un instant la dalle fut levée.

Alors le souterrain apparut béant, avec l'escalier qui se perdait dans
ses profondeurs, et une bouffée d'air moisi s'en échappa, épaisse comme
une vapeur.

--Encore une tentative avortée! murmura le citoyen Théodore. Oh! le ciel
ne veut donc pas qu'elle en échappe, et sa cause est donc une cause
maudite!




XXXVII

Le citoyen Gracchus


Un instant le groupe des trois hommes resta immobile à l'orifice du
souterrain, pendant que le guichetier plongeait dans l'ouverture sa
lanterne, qui ne pouvait en éclairer les profondeurs.

L'architecte triomphant dominait ses trois compagnons de toute la
hauteur de son génie.

--Eh bien? dit-il au bout d'un instant.

--Ma foi, oui! répondit Santerre, voilà bien le souterrain, c'est
incontestable. Seulement, reste à savoir où il conduit.

--Oui, répéta Richard, reste à savoir cela.

--Eh bien, descends, citoyen Richard, et tu verras toi-même si j'ai dit
la vérité.

--Il y a quelque chose de mieux à faire que d'entrer par là, dit le
concierge. Nous allons retourner avec toi et le général à la
Conciergerie. Là, tu lèveras la dalle du poêle, et nous verrons.

--Très bien! dit Santerre. Allons!

--Mais prends garde, reprit l'architecte, la dalle demeurée ouverte peut
donner ici des idées à quelqu'un.

--Qui diable veux-tu qui vienne ici à cette heure? dit Santerre.

--D'ailleurs, reprit Richard, cette salle est déserte, et, en y laissant
Gracchus, cela suffira. Reste ici, citoyen Gracchus, et nous viendrons
te rejoindre par l'autre côté du souterrain.

--Soit, dit Gracchus.

--Es-tu armé? demanda Santerre.

--J'ai mon sabre et cette pince, citoyen général.

--À merveille! fais bonne garde. Dans dix minutes, nous sommes à toi.

Et tous trois, après avoir fermé la grille, s'en allèrent par la galerie
des Merciers retrouver l'entrée particulière de la Conciergerie.

Le guichetier les avait regardés s'éloigner; il les avait suivis des
yeux tant qu'il avait pu les voir; il les avait écoutés tant qu'il avait
pu les entendre; puis, enfin, tout étant rentré dans la solitude, il
posa sa lanterne à terre, s'assit les jambes pendantes dans les
profondeurs du souterrain et se mit à rêver.

Les guichetiers rêvent aussi parfois; seulement, en général, on ne se
donne pas la peine de chercher ce à quoi ils rêvent.

Tout à coup, et comme il était au plus profond de sa rêverie, il sentit
une main s'appesantir sur son épaule.

Il se retourna, vit une figure inconnue et voulut crier; mais à
l'instant même un pistolet s'appuya glacé sur son front.

Sa voix s'arrêta dans sa gorge, ses bras retombèrent inertes, ses yeux
prirent l'expression la plus suppliante qu'ils purent trouver.

--Pas un mot, dit le nouveau venu, ou tu es mort.

--Que voulez-vous, monsieur? balbutia le guichetier.

Même en 93, il y avait, comme on le voit, des moments où l'on ne se
tutoyait pas et où l'on oubliait de s'appeler citoyen.

--Je veux, répondit le citoyen Théodore, que tu me laisses entrer là
dedans.

--Pourquoi faire?

--Que t'importe? Le guichetier regarda avec le plus profond étonnement
celui qui lui faisait cette demande. Cependant, au fond de ce regard,
son interlocuteur crut remarquer un éclair d'intelligence. Il abaissa
son arme.

--Refuserais-tu de faire ta fortune?

--Je ne sais pas; personne ne m'a jamais fait de proposition à ce sujet.

--Eh bien, je commencerai, moi.

--Vous m'offrez de faire ma fortune, à moi?

--Oui.

--Qu'entendez-vous par une fortune?

--Cinquante mille livres en or, par exemple: l'argent est rare, et
cinquante mille livres en or aujourd'hui valent un million. Eh bien, je
t'offre cinquante mille livres.

--Pour vous laisser entrer là dedans?

--Oui; mais à la condition que tu y viendras avec moi et que tu
m'aideras dans ce que j'y veux faire.

--Mais qu'y ferez-vous? Dans cinq minutes, ce souterrain sera rempli de
soldats qui vous arrêteront.

Le citoyen Théodore fut frappé de la gravité de ces paroles.

--Peux-tu empêcher que ces soldats n'y descendent?

--Je n'ai aucun moyen; je n'en connais pas; j'en cherche inutilement.

Et l'on voyait que le guichetier réunissait toutes les perspicacités de
son esprit pour trouver ce moyen, qui devait lui valoir cinquante mille
livres.

--Mais demain, demanda le citoyen Théodore, pourrons-nous y entrer?

--Oui, sans doute; mais, d'ici à demain, on va poser dans ce souterrain
une grille de fer qui prendra toute sa largeur, et, pour plus grande
sûreté, il est convenu que cette grille sera pleine, solide, et n'aura
point de porte.

--Alors il faut trouver autre chose, dit le citoyen Théodore.

--Oui, il faut trouver autre chose, dit le guichetier. Cherchons.

Comme on le voit par la façon collective dont s'exprimait le citoyen
Gracchus, il y avait déjà alliance entre lui et le citoyen Théodore.

--Cela me regarde, dit Théodore. Que fais-tu à la Conciergerie?

--Je suis guichetier.

--C'est-à-dire?

--Que j'ouvre des portes et que j'en ferme.

--Tu y couches?

--Oui, monsieur.

--Tu y manges?

--Pas toujours. J'ai mes heures de récréation.

--Et alors?

--J'en profite.

--Pour quoi faire?

--Pour aller faire la cour à la maîtresse du cabaret du Puits-de-Noé,
qui m'a promis de m'épouser quand je posséderais douze cents francs.

--Où est situé le cabaret du Puits-de-Noé?

--Près de la rue de la Vieille-Draperie.

--Fort bien.

--Chut, monsieur! Le patriote prêta l'oreille.

--Ah! ah! dit-il.

--Entendez-vous?

--Oui... des pas, des pas.

--Ils reviennent. Vous voyez bien que nous n'aurions pas eu le temps. Ce
_nous_ devenait de plus en plus concluant.

--C'est vrai. Tu es un brave garçon, citoyen, et tu me fais l'effet
d'être prédestiné.

--À quoi?

--À être riche un jour.

--Dieu vous entende!

--Tu crois donc en Dieu?

--Quelquefois, par-ci par-là. Aujourd'hui, par exemple...

--Eh bien?

--J'y croirais volontiers.

--Crois-y donc, dit le citoyen Théodore en mettant dix louis dans la
main du guichetier.

--Diable! dit celui-ci en regardant l'or à la lueur de sa lanterne.
C'est donc sérieux?

--On ne peut plus sérieux.

--Que faut-il faire?

--Trouve-toi demain au Puits-de-Noé, je te dirai ce que je veux de toi.
Comment t'appelles-tu?

--Gracchus.

--Eh bien, citoyen Gracchus, d'ici à demain, fais-toi chasser par le
concierge Richard.

--Chasser! Et ma place?

--Comptes-tu rester guichetier avec cinquante mille francs à toi?

--Non; mais, étant guichetier et pauvre, je suis sûr de ne pas être
guillotiné.

--Sûr?

--Ou à peu près; tandis qu'étant libre et riche...

--Tu cacheras ton argent et tu feras la cour à une tricoteuse, au lieu
de la faire à la maîtresse du Puits-de-Noé.

--Eh bien, c'est dit.

--Demain, au cabaret.

--À quelle heure?

--À six heures du soir.

--Envolez-vous vite, les voilà.... Je dis envolez-vous, parce que je
présume que vous êtes descendu à travers les voûtes.

--À demain, répéta Théodore en s'enfuyant.

En effet, il était temps; le bruit des pas et des voix se rapprochait.
On voyait déjà dans le souterrain obscur briller la lueur des lumières
qui s'approchaient.

Théodore courut à la porte que lui avait montrée l'écrivain dont il
avait pris la cahute; il en fit sauter la serrure avec sa pince, gagna
la fenêtre indiquée, l'ouvrit, se laissa glisser dans la rue, et se
retrouva sur le pavé de la République.

Mais, avant d'avoir quitté la salle des Pas-Perdus, il put encore
entendre le citoyen Gracchus interroger Richard, et celui-ci lui
répondre:

--Le citoyen architecte avait parfaitement raison: le souterrain passe
sous la chambre de la veuve Capet; c'était dangereux.

--Je le crois bien! dit Gracchus, lequel avait la conscience de dire une
haute vérité. Santerre reparut à l'orifice de l'escalier.

--Et tes ouvriers, citoyen architecte? demanda-t-il à Giraud.

--Avant le jour, ils seront ici, et, séance tenante, la grille sera
posée, répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de la
terre.

--Et tu auras sauvé la patrie! dit Santerre, moitié railleur, moitié
sérieux.

--Tu ne crois pas dire si juste, citoyen général, murmura Gracchus.




XXXVIII

L'enfant royal


Cependant le procès de la reine avait commencé à s'instruire, comme on a
pu le voir dans le chapitre précédent.

Déjà on laissait entrevoir que, par le sacrifice de cette tête illustre,
la haine populaire, grondante depuis si longtemps, serait enfin
assouvie.

Les moyens ne manquaient pas pour faire tomber cette tête, et cependant
Fouquier-Tinville, l'accusateur mortel, avait résolu de ne pas négliger
les nouveaux moyens d'accusation que Simon avait promis de mettre à sa
disposition.

Le lendemain du jour où Simon et lui s'étaient rencontrés dans la salle
des Pas-Perdus, le bruit des armes vint encore faire tressaillir, dans
le Temple, les prisonniers qui avaient continué de l'habiter.

Ces prisonniers étaient Madame Élisabeth, madame Royale, et l'enfant
qui, après avoir été appelé Majesté au berceau, n'était plus appelé que
le petit Louis Capet.

Le général Hanriot, avec son panache tricolore, son gros cheval et son
grand sabre, entra, suivi de plusieurs gardes nationaux, dans le donjon
où languissait l'enfant royal.

À côté du général marchait un greffier de mauvaise mine, chargé d'une
écritoire, d'un rouleau de papier, et s'escrimant avec une plume
démesurément longue.

Derrière le scribe venait l'accusateur public. Nous avons vu, nous
connaissons et nous retrouverons encore plus tard cet homme sec, jaune
et froid, dont l'oeil sanglant faisait frissonner le farouche Santerre
lui-même dans son harnois de guerre.

Quelques gardes nationaux et un lieutenant les suivaient.

Simon, souriant d'un air faux et tenant d'une main son bonnet d'ourson
et de l'autre son tire-pied, monta devant pour indiquer le chemin à la
commission.

Ils arrivèrent à une chambre assez noire, spacieuse et nue, au fond de
laquelle, assis sur son lit, se tenait le jeune Louis, dans un état
d'immobilité parfaite.

Quand nous avons vu le pauvre enfant fuyant devant la brutale colère de
Simon, il y avait encore en lui une espèce de vitalité réagissant contre
les indignes traitements du cordonnier du Temple: il fuyait, il criait,
il pleurait; donc, il avait peur; donc, il souffrait; donc, il espérait.

Aujourd'hui, crainte et espoir avaient disparu; sans doute la souffrance
existait encore; mais, si elle existait, l'enfant martyr à qui l'on
faisait, d'une façon si cruelle, payer les fautes de ses parents,
l'enfant martyr la cachait au plus profond de son coeur et la voilait
sous les apparences d'une complète insensibilité.

Il ne leva pas même la tête lorsque les commissaires marchèrent à lui.

Eux, sans autre préambule, prirent des sièges et s'installèrent.
L'accusateur public au chevet du lit, Simon au pied, le greffier près de
la fenêtre, les gardes nationaux et leur lieutenant sur le côté et un
peu dans l'ombre.

Ceux d'entre les assistants qui regardaient le petit prisonnier avec
quelque intérêt ou même quelque curiosité, remarquèrent la pâleur de
l'enfant, son embonpoint singulier, qui n'était que de la bouffissure,
et le fléchissement de ses jambes, dont les articulations commençaient à
se tuméfier.

--Cet enfant est bien malade, dit le lieutenant avec une assurance qui
fit retourner Fouquier-Tinville, déjà assis et prêt à interroger.

Le petit Capet leva les yeux et chercha dans la pénombre celui qui avait
prononcé ces paroles, et il reconnut le même jeune homme qui, une fois
déjà, avait, dans la cour du Temple, empêché Simon de le battre. Un
rayonnement doux et intelligent circula dans ses prunelles d'un bleu
foncé, mais ce fut tout.

--Ah! ah! c'est toi, citoyen Lorin, dit Simon appelant ainsi l'attention
de Fouquier-Tinville sur l'ami de Maurice.

--Moi-même, citoyen Simon, répliqua Lorin avec son imperturbable aplomb.

Et, comme Lorin, quoique toujours prêt à faire face au danger, n'était
point homme à le chercher inutilement, il profita de la circonstance
pour saluer Fouquier-Tinville, qui lui rendit poliment son salut.

--Tu fais observer, je crois, citoyen, dit alors l'accusateur public,
que l'enfant est malade; es-tu médecin?

--J'ai étudié la médecine, au moins, si je ne suis pas docteur.

--Eh bien, que lui trouves-tu?

--Comme symptôme de maladie? demanda Lorin.

--Oui.

--Je lui trouve les joues et les yeux bouffis, les mains pâles et
maigres, les genoux tuméfiés; et, si je lui tâtais le pouls, je
constaterais, j'en suis sûr, un mouvement de quatre-vingt-cinq à
quatre-vingt-dix pulsations à la minute.

L'enfant parut insensible à l'énumération de ses souffrances.

--Et à quoi la science peut-elle attribuer l'état du prisonnier? demanda
l'accusateur public. Lorin se gratta le bout du nez en murmurant:


          _Philis veut me faire parler,_
          _Je n'en ai pas la moindre envie._


Puis, tout haut:

--Ma foi, citoyen, répliqua-t-il, je ne connais pas assez le régime du
petit Capet pour te répondre.... Cependant....

Simon prêtait une oreille attentive, et riait sous cape de voir son
ennemi tout près de se compromettre.

--Cependant, continua Lorin, je crois qu'il ne prend pas assez
d'exercice.

--Je crois bien, le petit gueux! dit Simon, il ne veut plus marcher.
L'enfant resta insensible à l'apostrophe du cordonnier.

Fouquier-Tinville se leva, vint à Lorin, et lui parla tout bas.

Personne n'entendit les paroles de l'accusateur public; mais il était
évident que ces paroles avaient la forme de l'interrogation.

--Oh! oh! crois-tu cela, citoyen? C'est bien grave pour une mère...

--En tout cas, nous allons le savoir, dit Fouquier; Simon prétend le lui
avoir entendu dire à lui-même, et s'est engagé à le lui faire avouer.

--Ce serait hideux, dit Lorin; mais enfin cela est possible:
l'Autrichienne n'est pas exempte de péché; et, à tort ou à raison, cela
ne me regarde pas.... On en a fait une Messaline; mais ne pas se
contenter de cela et vouloir en faire une Agrippine, cela me parait un
peu fort, je l'avoue.

--Voilà ce qui a été rapporté par Simon, dit Fouquier impassible.

--Je ne doute pas que Simon n'ait dit cela... il y a des hommes
qu'aucune accusation n'effraye, même les accusations impossibles.... Mais
ne trouves-tu pas, continua Lorin en regardant fixement Fouquier, ne
trouves-tu pas, toi qui es un homme intelligent et probe, toi qui es un
homme fort enfin, que demander à un enfant de pareils détails sur celle
que les lois les plus naturelles et les plus sacrées de la nature lui
ordonnent de respecter, c'est presque insulter à l'humanité tout entière
dans la personne de cet enfant?

L'accusateur ne sourcilla point; il tira une note de sa poche et la fit
voir à Lorin.

--La Convention m'ordonne d'informer, dit-il; le reste ne me regarde
pas, j'informe.

--C'est juste, dit Lorin; et j'avoue que, si cet enfant avouait....

Et le jeune homme secoua la tête avec dégoût.

--D'ailleurs, continua Fouquier, ce n'est pas sur la seule dénonciation
de Simon que nous procédons; tiens, l'accusation est publique.

Et Fouquier tira un second papier de sa poche. Celui-là, c'était un
numéro de la feuille qu'on appelait le _Père Duchesne_, et qui, comme on
le sait, était rédigée par Hébert. L'accusation, en effet, y était
formulée en toutes lettres.

--C'est écrit, c'est même imprimé, dit Lorin; mais n'importe, jusqu'à ce
que j'aie entendu une pareille accusation sortir de la bouche de
l'enfant, je m'entends, sortir volontairement, librement, sans
menaces... eh bien...

--Eh bien?...

--Eh bien, malgré Simon et Hébert, je douterais comme tu doutes
toi-même.

Simon guettait impatiemment l'issue de cette conversation; le misérable
ignorait le pouvoir qu'exerce sur l'homme intelligent le regard qu'il
démêle dans la foule: c'est un attrait tout de sympathie ou une
impression de haine subite. Parfois c'est une puissance qui repousse,
parfois c'est une force qui attire, qui fait découler la pensée et
dériver la personne même de l'homme jusqu'à cet autre homme de force
égale ou de force supérieure qu'il reconnaît dans la foule.

Mais Fouquier avait senti le poids du regard de Lorin, et voulait être
compris de cet observateur.

--L'interrogatoire va commencer, dit l'accusateur public; greffier,
prends la plume.

Celui-ci venait d'écrire les préliminaires d'un procès-verbal, et
attendait, comme Simon, comme Hanriot, comme tous enfin, que le colloque
de Fouquier-Tinville et de Lorin eût cessé.

L'enfant seul paraissait complètement étranger à la scène dont il était
le principal acteur, et avait repris ce regard atone qu'avait un instant
illuminé l'éclair d'une suprême intelligence.

--Silence! dit Hanriot, le citoyen Fouquier-Tinville va interroger
l'enfant.

--Capet, dit l'accusateur, sais-tu ce qu'est devenue ta mère? Le petit
Louis passa d'une pâleur de marbre à une rougeur brûlante. Mais il ne
répondit pas.

--M'as-tu entendu, Capet? reprit l'accusateur. Même silence.

--Oh! il entend bien, dit Simon; mais il est comme les singes, il ne
veut pas répondre, de peur qu'on ne le prenne pour un homme et qu'on ne
le fasse travailler.

--Réponds, Capet, dit Hanriot; c'est la commission de la Convention qui
t'interroge, et tu dois obéissance aux lois. L'enfant pâlit, mais ne
répondit pas.

Simon fit un geste de rage; chez ces natures brutales et stupides, la
fureur est une ivresse accompagnée des hideux symptômes de l'ivresse du
vin.

--Veux-tu répondre, louveteau! dit-il en lui montrant le poing.

--Tais-toi, Simon, dit Fouquier-Tinville, tu n'as pas la parole.

Ce mot, dont il avait pris l'habitude au tribunal révolutionnaire, lui
échappa.

--Entends-tu, Simon, dit Lorin, tu n'as pas la parole; c'est la seconde
fois qu'on te dit cela devant moi; la première, c'était quand tu
accusais la fille de la mère Tison, à laquelle tu as eu le plaisir de
faire couper le cou.

Simon se tut.

--Ta mère t'aimait-elle, Capet? demanda Fouquier. Même silence.

--On dit que non, continua l'accusateur.

Quelque chose comme un pâle sourire passa sur les lèvres de l'enfant.

--Mais quand je vous dis, hurla Simon, qu'il m'a dit à moi qu'elle
l'aimait trop.

--Regarde, Simon, comme c'est fâcheux que le petit Capet, si bavard dans
le tête-à-tête, devienne muet devant le monde, dit Lorin.

--Oh! si nous étions seuls! dit Simon.

--Oui, si vous étiez seuls, mais vous n'êtes pas seuls malheureusement.
Oh! si vous étiez seuls, brave Simon, excellent patriote, comme tu
rosserais le pauvre enfant, hein? Mais tu n'es pas seul, et tu n'oses
pas, être infâme! devant nous autres, honnêtes gens, qui savons que les
anciens, sur lesquels nous essayons de nous modeler, respectaient tout
ce qui était faible; tu n'oses pas, car tu n'es pas seul, et tu n'es pas
vaillant, mon digne homme, quand tu as des enfants de cinq pieds six
pouces à combattre.

--Oh!... murmura Simon en grinçant des dents.

--Capet, reprit Fouquier, as-tu fait quelque confidence à Simon?

Le regard de l'enfant prit, sans se détourner, une expression d'ironie
impossible à décrire.

--Sur ta mère? continua l'accusateur. Un éclair de mépris passa dans le
regard.

--Réponds oui ou non, s'écria Hanriot.

--Réponds oui! hurla Simon en levant son tire-pied sur l'enfant.
L'enfant frissonna, mais ne fit aucun mouvement pour éviter le coup. Les
assistants poussèrent une espèce de cri de répulsion.

Lorin fit mieux, il s'élança, et, avant que le bras de Simon se fût
abaissé, il le saisit par le poignet.

--Veux-tu me lâcher? vociféra Simon devenant pourpre de rage.

--Voyons, dit Fouquier, il n'y a point de mal à ce qu'une mère aime son
enfant; dis-nous de quelle manière ta mère t'aimait, Capet. Cela peut
lui être utile.

Le jeune prisonnier tressaillit à cette idée qu'il pouvait être utile à
sa mère.

--Elle m'aimait comme une mère aime son fils, monsieur, dit-il; il n'y a
pas deux manières pour les mères d'aimer leurs enfants, ni pour les
enfants d'aimer leur mère.

--Et moi, petit serpent, je soutiens que tu m'as dit que ta mère...

--Tu auras rêvé cela, interrompit tranquillement Lorin; tu dois avoir
souvent le cauchemar, Simon.

--Lorin! Lorin! grinça Simon.

--Eh bien, oui, Lorin; après! Il n'y a pas moyen de le battre, Lorin:
c'est lui qui bat les autres quand ils sont méchants; il n'y a pas moyen
de le dénoncer, car ce qu'il vient de faire en arrêtant ton bras, il l'a
fait devant le général Hanriot et le citoyen Fouquier-Tinville, qui
l'approuvent, et ils ne sont pas des tièdes, ceux-là! Il n'y a donc pas
moyen de le faire guillotiner un peu, comme Héloïse Tison; c'est
fâcheux, c'est même enrageant, mais c'est comme cela, mon pauvre Simon!

--Plus tard! plus tard! répondit le cordonnier avec son ricanement
d'hyène.

--Oui, cher ami, dit Lorin; mais j'espère, avec l'aide de l'Être
suprême!... ah! tu t'attendais que j'allais dire avec l'aide de Dieu?
mais j'espère, avec l'aide de l'Être suprême et de mon sabre, t'avoir
éventré auparavant; mais range-toi, Simon, tu m'empêches de voir.

--Brigand!

--Tais-toi! tu m'empêches d'entendre. Et Lorin écrasa Simon de son
regard. Simon crispait ses poings, dont les noires bigarrures le
rendaient fier; mais comme l'avait dit Lorin, il lui fallait se borner
là.

--Maintenant qu'il a commencé à parler, dit Hanriot, il continuera sans
doute; continue, citoyen Fouquier.

--Veux-tu répondre maintenant? demanda Fouquier. L'enfant rentra dans
son silence.

--Tu vois, citoyen, tu vois! dit Simon.

--L'obstination de cet enfant est étrange, dit Hanriot, troublé malgré
lui par cette fermeté toute royale.

--Il est mal conseillé, dit Lorin.

--Par qui? demanda Hanriot.

--Dame, par son patron.

--Tu m'accuses? s'écria Simon; tu me dénonces?... Ah! c'est curieux...

--Prenons-le par la douceur, dit Fouquier.

Se retournant alors vers l'enfant, qu'on eût dit complètement
insensible:

--Voyons, mon enfant, dit-il, répondez à la commission nationale;
n'aggravez pas votre situation en refusant des éclaircissements utiles;
vous avez parlé au citoyen Simon des caresses que vous faisait votre
mère, de la façon dont elle vous faisait ces caresses, de sa façon de
vous aimer.

Louis promena sur l'assemblée un regard qui devint haineux en s'arrêtant
sur Simon, mais il ne répondit pas.

--Vous trouvez-vous malheureux? demanda l'accusateur; vous trouvez-vous
mal logé, mal nourri, mal traité? voulez-vous plus de liberté, un autre
ordinaire, une autre prison, un autre gardien? voulez-vous un cheval
pour vous promener? voulez-vous qu'on vous accorde la société d'enfants
de votre âge?

Louis reprit le profond silence dont il n'était sorti que pour défendre
sa mère.

La commission demeura interdite d'étonnement; tant de fermeté, tant
d'intelligence étaient incroyables dans un enfant.

--Hein! ces rois, dit Hanriot à voix basse, quelle race! c'est comme les
tigres; tout petits, ils ont de la méchanceté.

--Comment rédiger le procès-verbal? demanda le greffier embarrassé.

--Il n'y a qu'à en charger Simon, dit Lorin; il n'y a rien à écrire,
cela fera son affaire à merveille.

Simon montra le poing à son implacable ennemi. Lorin se mit à rire.

--Tu ne riras point comme cela le jour où tu éternueras dans le sac, dit
Simon ivre de fureur.

--Je ne sais si je te précéderai ou si je te suivrai dans la petite
cérémonie dont tu me menaces, dit Lorin; mais ce que je sais, c'est que
beaucoup riront le jour où ce sera ton tour. Dieux!... j'ai dit dieux au
pluriel... dieux! seras-tu laid ce jour-là, Simon! tu seras hideux.

Et Lorin se retira derrière la commission avec un franc éclat de rire.

La commission n'avait plus rien à faire, elle sortit.

Quant à l'enfant, une fois délivré de ses interrogateurs, il se mit à
chantonner sur son lit un petit refrain mélancolique qui était la
chanson favorite de son père.




XXXIX

Le bouquet de violettes


La paix, comme on a dû le prévoir, ne pouvait habiter longtemps cette
demeure si heureuse qui renfermait Geneviève et Maurice.

Dans les tempêtes qui déchaînent le vent et la foudre, le nid des
colombes est agité avec l'arbre qui les recèle.

Geneviève tomba d'un effroi dans un autre; elle ne craignait plus pour
Maison-Rouge, elle trembla pour Maurice.

Elle connaissait assez son mari pour savoir que, du moment où il avait
disparu, il était sauvé; sûre de son salut, elle trembla pour elle-même.

Elle n'osait confier ses douleurs à l'homme le moins timide de cette
époque où personne n'avait peur; mais elles apparaissaient manifestes
dans ses yeux rougis et sur ses lèvres pâlissantes.

Un jour, Maurice entra doucement et sans que Geneviève, plongée dans une
rêverie profonde, l'entendît entrer. Maurice s'arrêta sur le seuil, et
vit Geneviève assise, immobile, les yeux fixes, ses bras inertes étendus
sur ses genoux, sa tête pensive inclinée sur sa poitrine.

Il la regarda un instant avec une profonde tristesse; car tout ce qui
se passait dans le coeur de la jeune femme lui fut révélé comme s'il eût
pu y lire jusqu'à sa dernière pensée.

Puis, faisant un pas vers elle:

--Vous n'aimez plus la France, Geneviève, lui dit-il, avouez-le-moi.
Vous fuyez jusqu'à l'air qu'on y respire, et ce n'est pas sans
répugnance que vous vous approchez de la fenêtre.

--Hélas! dit Geneviève, je sais bien que je ne puis vous cacher ma
pensée; vous avez deviné juste, Maurice.

--C'est pourtant un beau pays! dit le jeune homme, la vie y est
importante et bien remplie aujourd'hui: cette activité bruyante de la
tribune, des clubs, des conspirations, rend bien douces les heures du
foyer. On aime si ardemment quand on rentre chez soi avec la crainte de
ne plus aimer le lendemain, parce que le lendemain on aura cessé de
vivre!

Geneviève secoua la tête.

--Pays ingrat à servir! dit-elle.

--Comment cela?

--Oui, vous qui avez tant fait pour sa liberté, n'êtes-vous pas
aujourd'hui à moitié suspect?

--Mais vous, chère Geneviève, dit Maurice avec un regard ivre d'amour,
vous, l'ennemie jurée de cette liberté, vous qui avez fait tant contre
elle, vous dormez paisible et inviolable sous le toit du républicain; il
y a compensation, comme vous voyez.

--Oui, dit Geneviève, oui; mais cela ne durera point longtemps, car ce
qui est injuste ne peut durer.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que moi, c'est-à-dire une aristocrate, moi qui rêve
sournoisement la défaite de votre parti et la ruine de vos idées, moi
qui conspire jusque dans votre maison le retour de l'ancien régime, moi
qui, reconnue, vous condamne à la mort et à la honte, selon vos
opinions, du moins; moi, Maurice, je ne resterai pas ici comme le
mauvais génie de la maison; je ne vous entraînerai pas à l'échafaud.

--Et où irez-vous, Geneviève?

--Où j'irai? Un jour que vous serez sorti, Maurice, j'irai me dénoncer
moi-même sans dire d'où je viens.

--Oh! cria Maurice atteint jusqu'au fond du coeur, de l'ingratitude,
déjà!

--Non, répondit la jeune femme en jetant ses bras au cou de Maurice;
non, mon ami, de l'amour, et de l'amour le plus dévoué, je vous le jure.
Je n'ai pas voulu que mon frère fût pris et tué comme un rebelle; je ne
veux pas que mon amant soit pris et tué comme un traître.

--Vous ferez cela, Geneviève? s'écria Maurice.

--Aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel! répondit la jeune femme.
D'ailleurs, ce n'est rien que d'avoir la crainte, j'ai le remords.

Et elle inclina sa tête comme si le remords était trop lourd à porter.

--Oh! Geneviève! dit Maurice.

--Vous comprenez bien ce que je dis et surtout ce que j'éprouve,
Maurice, continua Geneviève, car ce remords, vous l'avez aussi.... Vous
savez, Maurice, que je me suis donnée sans m'appartenir; que vous m'avez
prise sans que j'eusse le droit de me donner.

--Assez! dit Maurice, assez!

Son front se plissa, et une sombre résolution brilla dans ses yeux si
purs.

--Je vous montrerai, Geneviève, continua le jeune homme, que je vous
aime uniquement. Je vous donnerai la preuve que nul sacrifice n'est
au-dessus de mon amour. Vous haïssez, la France, eh bien, soit, nous
quitterons la France.

Geneviève joignit les mains, et regarda son amant avec une expression
d'admiration enthousiaste.

--Vous ne me trompez pas, Maurice? balbutia-t-elle.

--Quand vous ai-je trompée? demanda Maurice; est-ce le jour où je me
suis déshonoré pour vous acquérir?

Geneviève rapprocha ses lèvres des lèvres de Maurice, et resta, pour
ainsi dire, suspendue au cou de son amant.

--Oui, tu as raison, Maurice, dit-elle, et c'est moi qui me trompais. Ce
que j'éprouve, ce n'est plus du remords; peut-être est-ce une
dégradation de mon âme; mais toi, du moins, tu la comprendras, je t'aime
trop pour éprouver un autre sentiment que la frayeur de te perdre.
Allons bien loin, mon ami; allons là où personne ne pourra nous
atteindre.

--Oh! merci! dit Maurice transporté de joie.

--Mais comment fuir? dit Geneviève tressaillant à cette horrible pensée.
On n'échappe pas facilement aujourd'hui au poignard des assassins du 2
septembre, ou à la hache des bourreaux du 21 janvier.

--Geneviève! dit Maurice, Dieu nous protège. Écoute, une bonne action
que j'ai voulu faire à propos de ce 2 septembre dont tu parlais tout à
l'heure va porter sa récompense aujourd'hui. J'avais le désir de sauver
un pauvre prêtre qui avait étudié avec moi. J'allai trouver Danton, et,
sur sa demande, le comité de Salut public a signé un passeport pour ce
malheureux et pour sa soeur. Ce passeport, Danton me le remit; mais le
malheureux prêtre, au lieu de venir le chercher chez moi comme je le lui
avais recommandé, a été s'enfermer aux Carmes: il y est mort.

--Et ce passeport? dit Geneviève.

--Je l'ai toujours; il vaut un million aujourd'hui; il vaut plus que
cela, Geneviève, il vaut la vie, il vaut le bonheur!

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria la jeune femme, soyez béni!

--Maintenant, ma fortune consiste, tu le sais, en une terre que régit un
vieux serviteur de la famille, patriote pur, âme loyale dans laquelle
nous pouvons nous confier. Il m'en fera passer les revenus où je
voudrai. En gagnant Boulogne, nous passerons chez lui.

--Où demeure-t-il donc?

--Près d'Abbeville.

--Quand partirons-nous, Maurice?

--Dans une heure.

--Il ne faut pas qu'on sache que nous partons.

--Personne ne le saura. Je cours chez Lorin; il a un cabriolet sans
cheval! moi, j'ai un cheval sans voiture; nous partirons aussitôt que je
serai revenu. Toi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes choses pour
ce départ. Nous avons besoin de peu de bagages: nous rachèterons ce qui
nous manquera en Angleterre. Je vais donner à Scévola une commission qui
l'éloigne. Lorin lui expliquera ce soir notre départ: et ce soir nous
serons déjà loin.

--Mais, en route, si l'on nous arrête?

--N'avons-nous point notre passeport? Nous allons chez Hubert, c'est le
nom de cet intendant. Hubert fait partie de la municipalité d'Abbeville;
d'Abbeville à Boulogne, il nous accompagne et nous sauvegarde; à
Boulogne, nous achèterons ou nous fréterons une barque. Je puis,
d'ailleurs, passer au comité et me faire donner une mission pour
Abbeville. Mais non, pas de supercherie, n'est-ce pas, Geneviève?
Gagnons notre bonheur en risquant notre vie.

--Oui, oui, mon ami, et nous réussirons. Mais comme tu es parfumé ce
matin, mon ami! dit la jeune femme en cachant son visage dans la
poitrine de Maurice.

--C'est vrai; j'avais acheté un bouquet de violettes à ton intention, ce
matin, en passant devant le Palais-Égalité; mais, en entrant ici, en te
voyant si triste, je n'ai plus pensé qu'à te demander les causes de
cette tristesse.

--Oh! donne-le-moi, je te le rendrai. Geneviève respira l'odeur du
bouquet avec cette espèce de fanatisme que les organisations nerveuses
ont presque toujours pour les parfums. Tout à coup ses yeux se
mouillèrent de larmes.

--Qu'as-tu? demanda Maurice.

--Pauvre Héloïse! murmura Geneviève.

--Ah! oui, fit Maurice avec un soupir. Mais, pensons à nous, chère amie,
et laissons les morts, de quelque parti qu'ils soient, dormir dans la
tombe que le dévouement leur a creusée. Adieu! je pars.

--Reviens bien vite.

--En moins d'une demi-heure je suis ici.

--Mais si Lorin n'était pas chez lui?

--Qu'importe! son domestique me connaît; ne puis-je prendre chez lui
tout ce qu'il me plaît, même en son absence, comme lui ferait ici?

--Bien! bien!

--Toi, ma Geneviève, prépare tout, en te bornant, comme je te le dis, au
strict nécessaire; il ne faut pas que notre départ ait l'air d'un
déménagement.

--Sois tranquille. Le jeune homme fit un pas vers la porte.

--Maurice! dit Geneviève.

Il se retourna, et vit la jeune femme les bras étendus vers lui.

--Au revoir! au revoir! dit-il, mon amour, et bon courage! dans une
demi-heure je suis de retour ici. Geneviève demeura seule chargée, comme
nous l'avons dit, des préparatifs du départ.

Ces préparatifs, elle les accomplissait avec une espèce de fièvre. Tant
qu'elle resterait à Paris, elle se faisait à elle-même l'effet d'être
doublement coupable. Une fois hors de France, une fois à l'étranger, il
lui semblait que son crime, crime qui était plutôt celui de la fatalité
que le sien, il lui semblait que son crime lui pèserait moins.

Elle allait même jusqu'à espérer que, dans la solitude et l'isolement,
elle finirait par oublier qu'il existât d'autre homme que Maurice.

Ils devaient fuir en Angleterre, c'était une chose convenue. Ils
auraient là une petite maison, un petit cottage bien seul, bien isolé,
bien fermé à tous les yeux; ils changeraient de nom, et, de leurs deux
noms, ils en feraient un seul.

Là, ils prendraient deux serviteurs qui ignoreraient complètement leur
passé. Le hasard voulait que Maurice et Geneviève parlassent tous deux
anglais.

Ni l'un ni l'autre ne laissait rien en France qu'il eût à regretter, si
ce n'est cette mère que l'on regrette toujours, fût-elle une marâtre, et
qu'on appelle la patrie.

Geneviève commença donc à disposer les objets qui étaient indispensables
à leur voyage ou plutôt à leur fuite.

Elle éprouvait un plaisir indicible à distinguer des autres, parmi ces
objets, ceux qui avaient la prédilection de Maurice: l'habit qui lui
prenait le mieux la taille, la cravate qui seyait le mieux à son teint,
les livres qu'il avait feuilletés le plus souvent.

Elle avait déjà fait son choix; déjà, dans l'attente des coffres qui
devaient les renfermer, habits, linge, volumes couvraient les chaises,
les canapés, le piano.

Soudain elle entendit la clef grincer dans la serrure.

--Bon! dit-elle, c'est Scévola qui rentre. Maurice ne l'aurait-il pas
rencontré? Elle continua sa besogne. Les portes du salon étaient
ouvertes; elle entendit l'officieux remuer dans l'antichambre.

Justement elle tenait un rouleau de musique et cherchait un lien pour
l'assujettir.

--Scévola! ajouta-t-elle.

Un pas, qui allait se rapprochant, retentit dans la pièce voisine.

--Scévola! répéta Geneviève, venez, je vous prie.

--Me voici! dit une voix.

À l'accent de cette voix, Geneviève se retourna brusquement et poussa un
cri terrible.

--Mon mari! s'écria-t-elle.

--Moi-même, dit avec calme Dixmer. Geneviève était sur une chaise,
élevant les bras pour chercher dans une armoire un lien quelconque; elle
sentit que la tête lui tournait, elle étendit les bras et se laissa
aller à la renverse, souhaitant de trouver un abîme au-dessous d'elle
pour s'y précipiter.

Dixmer la retint dans ses bras, et la porta sur un canapé où il l'assit.

--Eh bien, qu'avez-vous donc, ma chère? et qu'y a-t-il? demanda Dixmer;
ma présence produit-elle donc sur vous un si désagréable effet?

--Je me meurs! balbutia Geneviève en se renversant en arrière et en
appuyant ses deux mains sur ses yeux, pour ne pas voir la terrible
apparition.

--Bon! dit Dixmer, me croyiez-vous déjà trépassé, ma chère? et vous
fais-je l'effet d'un fantôme?

Geneviève regarda autour d'elle d'un air égaré, et, apercevant le
portrait de Maurice, elle se laissa glisser du canapé, tomba à genoux
comme pour demander assistance à cette impuissante et insensible image
qui continuait de sourire.

La pauvre femme comprenait tout ce que Dixmer cachait de menaces sous le
calme qu'il affectait.

--Oui, ma chère enfant, continua le tanneur, c'est bien moi; peut-être
me croyiez-vous bien loin de Paris; mais non, j'y suis resté. Le
lendemain du jour où j'avais quitté la maison, j'y suis retourné et j'ai
vu à sa place un fort beau tas de cendres. Je me suis informé de vous,
personne ne vous avait vue. Je me suis mis à votre recherche et j'ai eu
beaucoup de peine à vous trouver. J'avoue que je ne vous croyais pas
ici; cependant, j'en eus soupçon, puisque, comme vous le voyez, je suis
venu. Mais le principal est que me voici et que vous voilà. Comment se
porte Maurice? En vérité, je suis sûr que vous avez beaucoup souffert,
vous si bonne royaliste, d'avoir été forcée de vivre sous le même toit
qu'un républicain si fanatique.

--Mon Dieu! murmura Geneviève, mon Dieu! ayez pitié de moi!

--Après cela, continua Dixmer en regardant autour de lui, ce qui me
console, ma chère, c'est que vous êtes très bien logée ici et que vous
ne me paraissez pas avoir beaucoup souffert de la proscription. Moi,
depuis l'incendie de notre maison et la ruine de notre fortune, j'ai
erré assez à l'aventure, habitant le fond des caves, la cale des
bateaux, quelquefois même les cloaques qui aboutissent à la Seine.

--Monsieur! fit Geneviève.

--Vous avez là de forts beaux fruits; moi, j'ai dû souvent me passer de
dessert, étant forcé de me passer de dîner. Geneviève cacha en
sanglotant sa tête dans ses mains.

--Non pas, continua Dixmer, que je manquasse d'argent; j'ai, Dieu merci,
emporté sur moi une trentaine de mille francs en or, ce qui vaut
aujourd'hui cinq cent mille francs; mais le moyen qu'un charbonnier, un
pêcheur, ou un chiffonnier tire des louis de sa poche pour acheter un
morceau de fromage ou un saucisson! Eh! mon Dieu, oui, madame; j'ai
successivement adopté ces trois costumes. Aujourd'hui, pour mieux me
déguiser, je suis en patriote, en exagéré, en Marseillais. Je grasseye
et je jure. Dame! un proscrit ne circule pas dans Paris aussi facilement
qu'une jeune et jolie femme, et je n'avais pas le bonheur de connaître
une républicaine ardente qui pût me cacher à tous les yeux.

--Monsieur, monsieur, s'écria Geneviève, ayez pitié de moi! vous voyez
bien que je meurs!

--D'inquiétude, je comprends cela; vous avez été fort inquiète de moi;
mais, consolez-vous, me voilà; je reviens et nous ne nous quitterons
plus, madame.

--Oh! vous allez me tuer! s'écria Geneviève. Dixmer la regarda avec un
sourire effrayant.

--Tuer une femme innocente! Oh! madame, que dites-vous donc là? Il faut
que le chagrin que vous a inspiré mon absence vous ait fait perdre
l'esprit.

--Monsieur, s'écria Geneviève, monsieur, je vous demande à mains jointes
de me tuer plutôt que de me torturer par de si cruelles railleries. Non,
je ne suis pas innocente; oui, je suis criminelle; oui, je mérite la
mort. Tuez-moi, monsieur, tuez-moi!...

--Alors, vous avouez que vous méritez la mort?

--Oui, oui.

--Et que, pour expier je ne sais quel crime dont vous vous accusez, vous
subirez cette mort sans vous plaindre?

--Frappez, monsieur, je ne pousserai pas un cri; et, au lieu de la
maudire, je bénirai la main qui me frappera.

--Non, madame, je ne veux pas vous frapper; cependant vous mourrez,
c'est probable. Seulement, votre mort, au lieu d'être ignominieuse,
comme vous pourriez le craindre, sera glorieuse à l'égal des plus belles
morts. Remerciez-moi, madame, je vous punirai en vous immortalisant.

--Monsieur, que ferez-vous donc?

--Vous poursuivrez le but vers lequel nous tendions quand nous avons été
interrompus dans notre route. Pour vous et pour moi, vous tomberez
coupable; pour tous, vous mourrez martyre.

--Oh! mon Dieu! vous me rendez folle en me parlant ainsi. Où me
conduisez-vous? où m'entraînez-vous?

--À la mort, probablement.

--Laissez-moi faire une prière alors.

--Votre prière?

--Oui.

--À qui?

--Peu vous importe! du moment que vous me tuez, je paye ma dette, et, si
j'ai payé, je ne vous dois rien.

--C'est juste, dit Dixmer en se retirant dans l'autre chambre; je vous
attends. Il sortit du salon.

Geneviève alla s'agenouiller devant le portrait, en serrant de ses deux
mains son coeur prêt à se briser.

--Maurice, dit-elle tout bas, pardonne-moi. Je ne m'attendais pas à être
heureuse, mais j'espérais pouvoir te rendre heureux. Maurice, je
t'enlève un bonheur qui faisait ta vie; pardonne-moi ta mort, mon
bien-aimé!

Et, coupant une boucle de ses longs cheveux, elle la noua autour du
bouquet de violettes et le déposa au bas du portrait, qui parut prendre,
tout insensible qu'était cette toile muette, une expression douloureuse
pour la voir partir.

Du moins cela parut ainsi à Geneviève à travers ses larmes.

--Eh bien, êtes-vous prête, madame? demanda Dixmer.

--Déjà! murmura Geneviève.

--Oh! prenez votre temps, madame!... répliqua Dixmer; je ne suis pas
pressé, moi! D'ailleurs, Maurice ne tardera probablement pas à rentrer,
et je serais charmé de le remercier de l'hospitalité qu'il vous a
donnée.

Geneviève tressaillit de terreur à cette idée que son amant et son mari
pouvaient se rencontrer. Elle se releva comme mue par un ressort.

--C'est fini, monsieur, dit-elle, je suis prête! Dixmer passa le
premier. La tremblante Geneviève le suivit, les yeux à moitié fermés, la
tête renversée en arrière; ils montèrent dans un fiacre qui attendait à
la porte; la voiture roula. Comme l'avait dit Geneviève, c'était fini.




XL

Le cabaret du Puits-de-Noé


Cet homme vêtu d'une carmagnole, que nous avons vu arpenter en long et
en large la salle des Pas-Perdus, et que nous avons entendu, pendant
l'expédition de l'architecte Giraud, du général Hanriot et du père
Richard, échanger quelques paroles avec le guichetier resté de garde à
la porte du souterrain; ce patriote enragé avec son bonnet d'ours et ses
moustaches épaisses, qui s'était donné à Simon comme ayant porté la tête
de la princesse de Lamballe, se trouvait le lendemain de cette soirée,
si variée en émotions, vers sept heures du soir, au cabaret du
Puits-de-Noé, situé, comme nous l'avons dit, au coin de la rue de la
Vieille-Draperie.

Il était là, chez le marchand, ou plutôt chez la marchande de vin, au
fond d'une salle noire et enfumée par le tabac et les chandelles,
faisant semblant de dévorer un plat de poisson au beurre noir.

La salle où il soupait était à peu près déserte; deux ou trois habitués
de la maison seulement étaient demeurés après les autres, jouissant du
privilège que leur donnait leur visite quotidienne dans l'établissement.

La plupart des tables étaient vides; mais, il faut le dire en l'honneur
du cabaret du Puits-de-Noé, les nappes rouges, ou plutôt violacées,
révélaient le passage d'un nombre satisfaisant de convives rassasiés.

Les trois derniers convives disparurent successivement, et, vers huit
heures moins un quart, le patriote se trouva seul.

Alors il éloigna, avec un dégoût des plus aristocratiques, le plat
grossier dont il paraissait faire un instant auparavant ses délices, et
tira de sa poche une tablette de chocolat d'Espagne, qu'il mangea
lentement, et avec une expression bien différente de celle que nous lui
avons vu essayer de donner à sa physionomie.

De temps en temps, tout en croquant son chocolat d'Espagne et son pain
noir, il jetait sur la porte vitrée, fermée d'un rideau à carreaux
blancs et rouges, des regards pleins d'une anxieuse impatience.
Quelquefois il prêtait l'oreille et interrompait son frugal repas avec
une distraction qui donnait fort à penser à la maîtresse de la maison,
assise à son comptoir, assez près de la porte sur laquelle le patriote
fixait les yeux, pour qu'elle pût, sans trop de vanité, se croire
l'objet de ses préoccupations.

Enfin, la sonnette de la porte d'entrée retentit d'une certaine façon
qui fit tressaillir notre homme; il reprit son poisson, sans que la
maîtresse du cabaret remarquât qu'il en jetait la moitié à un chien qui
le regardait faméliquement, et l'autre moitié à un chat qui lançait au
chien de délicats mais meurtriers coups de griffe.

La porte au rideau rouge et blanc s'ouvrit à son tour; un homme entra,
vêtu à peu près comme le patriote, à l'exception du bonnet à poil, qu'il
avait remplacé par le bonnet rouge.

Un énorme trousseau de clefs pendait à la ceinture de cet homme,
ceinture de laquelle tombait aussi un large sabre d'infanterie à
coquille de cuivre.

--Ma soupe! ma chopine! cria cet homme en entrant dans la salle commune,
sans toucher à son bonnet rouge et en se contentant de faire à la
maîtresse de l'établissement un signe de tête.

Puis, avec un soupir de lassitude, il alla s'installer à la table
voisine de celle où soupait notre patriote.

La maîtresse du cabaret, par suite de la déférence qu'elle portait au
nouvel arrivant, se leva et alla commander elle-même les objets
demandés.

Les deux hommes se tournaient le dos; l'un regardait dans la rue,
l'autre vers le fond de la chambre. Pas un mot ne s'échangea entre les
deux hommes tant que la maîtresse du cabaret n'eut pas complètement
disparu.

Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, et qu'à la lueur d'une
seule chandelle suspendue à un bout de fil de fer, dans des proportions
assez savantes pour que le luminaire fût divisible entre les deux
convives, quand enfin l'homme au bonnet à poil se fut aperçu, grâce à la
glace placée en face de lui, que la chambre était parfaitement déserte:

--Bonsoir, dit-il à son compagnon sans se retourner.

--Bonsoir, monsieur, dit le nouveau venu.

--Eh bien, demanda le patriote avec la même indifférence affectée, où en
sommes-nous?

--Eh bien, c'est fini.

--Qu'est-ce qui est fini?

--Comme nous en sommes convenus, j'ai eu des raisons avec le père
Richard pour le service, j'ai prétexté ma faiblesse d'ouïe, mes
éblouissements, et je me suis trouvé mal en plein greffe.

--Très bien; après?

--Après, le père Richard a appelé sa femme, et sa femme m'a frotté les
tempes avec du vinaigre, ce qui m'a fait revenir.

--Bon! ensuite?

--Ensuite, comme il était convenu entre nous, j'ai dit que le manque
d'air me produisait ces éblouissements, attendu que j'étais sanguin, et
que le service de la Conciergerie, où il se trouve en ce moment quatre
cents prisonniers, me tuait.

--Qu'ont-ils dit?

--La mère Richard m'a plaint.

--Et le père Richard?

--Il m'a mis à la porte.

--Mais ce n'est point assez qu'il t'ait mis à la porte.

--Attendez donc; alors la mère Richard, qui est une bonne femme, lui a
reproché de n'avoir pas de coeur, attendu que j'étais père de famille.

--Et il a dit à cela?

--Il a dit qu'elle avait raison, mais que la première condition
inhérente à l'état de guichetier était de demeurer dans la prison à
laquelle il était attaché; que la République ne plaisantait pas, et
qu'elle coupait le cou à ceux qui avaient des éblouissements dans
l'exercice de leurs fonctions.

--Diable! fit le patriote.

--Et il n'avait pas tort, le père Richard; depuis que l'Autrichienne est
là, c'est un enfer de surveillance; on y dévisage son père.

Le patriote donna son assiette à lécher au chien, qui fut mordu par le
chat.

--Achevez, dit-il sans se retourner.

--Enfin, monsieur, je me suis mis à gémir, c'est-à-dire que je me
sentais très mal; j'ai demandé l'infirmerie, et j'ai assuré que mes
enfants mourraient de faim si ma paye m'était supprimée.

--Et le père Richard?

--Le père Richard m'a répondu que, quand on était guichetier, on ne
faisait pas d'enfants.

--Mais vous avez la mère Richard pour vous, je suppose?

--Heureusement! elle a fait une scène à son mari, lui reprochant d'avoir
un mauvais coeur, et le père Richard a fini par me dire: «Eh bien,
citoyen Gracchus, entends-toi avec quelqu'un de tes amis qui te donnera
quelque chose sur tes gages; présente-le-moi comme remplaçant et je
promets de le faire accepter.» Sur quoi, je suis sorti en disant: «C'est
bon, père Richard, je vais chercher.»

--Et tu as trouvé, mon brave? En ce moment, la maîtresse de
l'établissement rentra, apportant au citoyen Gracchus sa soupe et sa
chopine.

Ce n'était l'affaire ni de Gracchus ni du patriote, qui avaient sans
doute quelques communications à se faire.

--Citoyenne, dit le guichetier, j'ai reçu une petite gratification du
père Richard, de sorte que je me permettrai aujourd'hui la côtelette de
porc aux cornichons et la bouteille de vin de Bourgogne; envoie ta
servante me chercher l'une chez le charcutier, et va me chercher l'autre
à la cave. L'hôtesse donna aussitôt ses ordres. La servante sortit par
la porte de la rue, et elle sortit, elle, par la porte de la cave.

--Bien, dit le patriote, tu es un garçon intelligent.

--Si intelligent, que je ne me cache pas, malgré vos belles promesses,
de quoi il retourne pour nous deux. Vous vous doutez de quoi il
retourne?

--Oui, parfaitement.

--C'est notre cou à tous deux que nous jouons.

--Ne t'inquiète pas du mien.

--Ce n'est pas le vôtre non plus, monsieur, qui me cause, je l'avoue, la
plus vive inquiétude.

--C'est le tien?

--Oui.

--Mais si je l'estime le double de ce qu'il vaut...

--Eh! monsieur, c'est une chose très précieuse que le cou.

--Pas le tien.

--Comment! pas le mien?

--En ce moment, du moins.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que ton cou ne vaut pas une obole, attendu que si, par
exemple, j'étais un agent du comité de Salut public, tu serais
guillotiné demain.

Le guichetier se retourna d'un mouvement si brusque, que le chien aboya
contre lui. Il était pâle comme la mort.

--Ne te tourne pas et ne pâlis pas, dit le patriote; achève
tranquillement ta soupe au contraire: je ne suis pas un agent
provocateur, l'ami. Fais-moi entrer à la Conciergerie, installe-moi à ta
place, donne-moi les clefs, et demain je te compte cinquante mille
livres en or.

--C'est bien vrai au moins?

--Oh! tu as une fameuse caution, tu as ma tête. Le guichetier médita
quelques secondes.

--Allons, dit le patriote, qui le voyait dans sa glace, allons, ne fais
pas de mauvaises réflexions; si tu me dénonces, comme tu n'auras fait
que ton devoir, la République ne te donnera pas un sou: si tu me sers,
comme au contraire tu auras manqué à ce même devoir, et qu'il est
injuste dans ce monde de faire quelque chose pour rien, je te donnerai
les cinquante mille livres.

--Oh! je comprends bien, dit le guichetier, j'ai tout bénéfice à faire
ce que vous demandez; mais je crains les suites...

--Les suites!... et qu'as-tu à craindre? Voyons, ce n'est pas moi qui te
dénoncerai, au contraire.

--Sans doute.

--Le lendemain du jour où je suis installé, tu viens faire un tour à la
Conciergerie; je te compte vingt-cinq rouleaux contenant chacun deux
mille francs; ces vingt-cinq rouleaux tiendront à l'aise dans tes deux
poches. Avec l'argent, je te donne une carte pour sortir de France; tu
pars, et, partout où tu vas, tu es, sinon riche, du moins indépendant.

--Eh bien, c'est dit, monsieur, arrive qui arrive. Je suis un pauvre
diable, moi; je ne me mêle pas de politique; la France a toujours bien
marché sans moi, et ne périra pas faute de moi; si vous faites une
méchante action, tant pis pour vous.

--En tout cas, dit le patriote, je ne crois pas pouvoir faire pis que
l'on ne fait en ce moment.

--Monsieur me permettra de ne pas juger la politique de la Convention
nationale.

--Tu es un homme admirable de philosophie et d'insouciance. Maintenant,
voyons, quand me présentes-tu au père Richard?

--Ce soir, si vous voulez.

--Oui, certainement. Qui suis-je?

--Mon cousin Mardoche.

--Mardoche, soit; le nom me plaît. Quel état?

--Culottier.

--De culottier à tanneur, il n'y a que la main.

--Êtes-vous tanneur?

--Je pourrais l'être.

--C'est vrai.

--À quelle heure la présentation?

--Dans une demi-heure, si vous voulez. À neuf heures alors.

--Quand aurai-je l'argent?

--Demain.

--Vous êtes donc énormément riche?

--Je suis à mon aise.

--Un ci-devant, n'est-ce pas?

--Que t'importe!

--Avoir de l'argent, et donner son argent pour courir le risque d'être
guillotiné; en vérité, il faut que les ci-devant soient bien bêtes!

--Que veux-tu! les sans-culottes ont tant d'esprit qu'il n'en reste pas
aux autres.

--Chut! voilà mon vin.

--À ce soir, en face de la Conciergerie.

--Oui. Le patriote paya son écot et sortit. De la porte, on l'entendit
crier de sa voix de tonnerre:

--Allons donc, citoyenne! les côtelettes aux cornichons! mon cousin
Gracchus meurt de faim.

--Ce bon Mardoche! dit le guichetier en dégustant le verre de Bourgogne
que venait de lui verser la cabaretière en le regardant tendrement.




XLI

Le greffier du ministère de la guerre


Le patriote était sorti, mais ne s'était pas éloigné. À travers les
vitres enfumées, il guettait le guichetier, pour voir s'il n'entrerait
pas en communication avec quelques-uns de ces agents de la police
républicaille, l'une des meilleures qui eût jamais existé, car la moitié
de la société espionnait l'autre, moins encore pour la plus grande
gloire du gouvernement que pour la plus grande sûreté de sa tête.

Mais rien de ce que craignait le patriote n'arriva; à neuf heures moins
quelques minutes, le guichetier se leva, prit le menton de la
cabaretière et sortit.

Le patriote le rejoignit sur le quai de la Conciergerie et tous deux
entrèrent dans la prison.

Dès le soir même, le marché fut conclu: le père Richard accepta le
guichetier Mardoche en remplacement du citoyen Gracchus.

Deux heures avant que cette affaire s'arrangeât dans la geôle, une scène
se passait dans une autre partie de la prison qui, quoique sans intérêt
apparent, avait une importance non moins grande pour les principaux
personnages de cette histoire.

Le greffier de la Conciergerie, fatigué de sa journée, allait plier les
registres et sortir, quand un homme, conduit par la citoyenne Richard,
se présenta devant son bureau.

--Citoyen greffier, dit-elle, voici votre confrère du ministère de la
guerre qui vient, de la part du citoyen ministre, pour relever quelques
écrous militaires.

--Ah! citoyen, dit le greffier, vous arrivez un peu tard, je pliais
bagage.

--Cher confrère, pardonnez-moi, répondit le nouvel arrivant, mais nous
avons tant de besogne, que nos courses ne peuvent guère se faire qu'à
nos moments perdus, et nos moments perdus, à nous, ne sont guère que
ceux où les autres mangent et dorment.

--S'il en est ainsi, faites, mon cher confrère; mais hâtez-vous, car,
ainsi que vous le dites, c'est l'heure du souper et j'ai faim. Avez-vous
vos pouvoirs?

--Les voici, dit le greffier du ministère de la guerre en exhibant un
portefeuille que son confrère, tout pressé qu'il était, examina avec une
scrupuleuse attention.

--Oh! tout cela est en règle, dit la femme Richard, et mon mari a déjà
passé l'inspection.

--N'importe, n'importe, dit le greffier en continuant son examen.

Le greffier de la guerre attendit patiemment et en homme qui s'était
attendu au strict accomplissement de ces formalités.

--À merveille, dit le greffier de la Conciergerie, et vous pouvez
maintenant commencer quand vous voudrez. Avez-vous beaucoup d'écrous à
relever?

--Une centaine.

--Alors, vous en avez pour plusieurs jours?

--Aussi, cher confrère, est-ce une espèce de petit établissement que je
viens fonder chez vous, si vous le permettez, toutefois.

--Comment l'entendez-vous? demanda le greffier de la Conciergerie.

--C'est ce que je vous expliquerai en vous emmenant souper ce soir avec
moi; vous avez faim, vous l'avez dit.

--Et je ne m'en dédis pas.

--Eh bien, vous verrez ma femme: c'est une bonne cuisinière; puis vous
ferez connaissance avec moi: je suis un bon garçon.

--Ma foi, oui, vous me faites cet effet-là; cependant, cher confrère...

--Oh! acceptez sans façon les huîtres que j'achèterai en passant sur la
place du Châtelet, un poulet de chez notre rôtisseur, et deux ou trois
petits plats que madame Durand fait dans la perfection.

--Vous me séduisez, cher confrère, dit le greffier de la Conciergerie,
ébloui par ce menu, auquel n'était pas accoutumé un greffier payé par le
tribunal révolutionnaire à raison de deux livres en assignats, lesquels
valaient en réalité deux francs à peine.

--Ainsi, vous acceptez?

--J'accepte.

--En ce cas, à demain le travail; pour ce soir, partons.

--Partons.

--Venez-vous?

--À l'instant; laissez-moi seulement prévenir les gendarmes qui gardent
l'Autrichienne.

--Pourquoi faire les prévenez-vous?

--Afin qu'ils soient avertis que je sors et que, sachant, par
conséquent, qu'il n'y a plus personne au greffe, tous les bruits leur
deviennent suspects.

--Ah! fort bien; excellente précaution, ma foi?

--Vous comprenez, n'est-ce pas?

--À merveille. Allez.

Le greffier de la Conciergerie alla en effet heurter au guichet, et l'un
des gendarmes ouvrit en disant:

--Qui est là?

--Moi! le greffier; vous savez, je pars. Bonsoir, citoyen Gilbert.

--Bonsoir, citoyen greffier. Et le guichet se referma. Le greffier de la
guerre avait examiné toute cette scène avec la plus grande attention,
et, quand la porte de la prison de la reine restait ouverte, son regard
avait rapidement plongé jusqu'au fond du premier compartiment: il avait
vu le gendarme Duchesne à table, et s'était, en conséquence, assuré que
la reine n'avait que deux gardiens.

Il va sans dire que, lorsque le greffier de la Conciergerie se retourna,
son confrère avait repris l'aspect le plus indifférent qu'il avait pu
donner à sa physionomie.

Comme ils sortaient de la Conciergerie, deux hommes allaient y entrer.
Ces deux hommes, qui allaient y entrer, étaient le citoyen Gracchus et
son cousin Mardoche.

Le cousin Mardoche et le greffier de la guerre, chacun par un mouvement
qui semblait émaner d'un sentiment pareil, enfoncèrent, en s'apercevant,
l'un son bonnet à poils, l'autre son chapeau à larges bords sur les
yeux.

--Quels sont ces hommes? demanda le greffier de la guerre.

--Je n'en connais qu'un: c'est un guichetier nommé Gracchus.

--Ah! fit l'autre avec une indifférence affectée, les guichetiers
sortent donc à la Conciergerie?

--Ils ont leur jour. L'investigation ne fut pas poussée plus loin; les
deux nouveaux amis prirent le pont au Change. Au coin de la place du
Châtelet, le greffier de la guerre, selon le programme annoncé, acheta
une cloyère de douze douzaines d'huîtres; puis on continua de s'avancer
par le quai de Gèvres. La demeure du greffier du ministère de la guerre
était fort simple: le citoyen Durand habitait trois petites pièces sur
la place de Grève, dans une maison sans portier. Chaque locataire avait
une clef de la porte de l'allée; et il était convenu que l'on
s'avertirait quand on n'aurait pas pris cette clef avec soi, par un,
deux ou trois coups de marteau, selon l'étage que l'on habitait: la
personne qui en attendait une autre, et qui reconnaissait le signal,
descendait alors et ouvrait la porte. Le citoyen Durand avait sa clef
dans sa poche, il n'eut donc pas besoin de frapper.

Le greffier du Palais trouva madame la greffière de la guerre fort à son
goût.

C'était une charmante femme, en effet, à laquelle une profonde
expression de tristesse répandue sur sa physionomie, donnait à la
première vue un puissant intérêt. Il est à remarquer que la tristesse
est un des plus sûrs moyens de séduction des jolies femmes; la tristesse
rend amoureux tous les hommes, sans exception, même les greffiers; car,
quoi qu'on dise, les greffiers sont des hommes, et il n'est aucun
amour-propre féroce ou aucun coeur sensible qui n'espère consoler une
jolie femme affligée, et changer les roses blanches d'un teint pâle en
des roses plus riantes, comme disait le citoyen Dorat.

Les deux greffiers soupèrent de fort bon appétit; il n'y a que madame
Durand qui ne mangea point.

Les questions cependant marchaient de part et d'autre.

Le greffier de la guerre demandait à son confrère, avec une curiosité
bien remarquable dans ces temps de drames quotidiens, quels étaient les
usages du palais, les jours de jugement, les moyens de surveillance.

Le greffier du Palais, enchanté d'être écouté avec tant d'attention,
répondait avec complaisance et disait les moeurs des geôliers, celles de
Fouquier-Tinville, et enfin celles du citoyen Sanson, le principal
acteur de cette tragédie qu'on jouait chaque soir sur la place de la
Révolution.

Puis s'adressant à son collègue et à son hôte, il lui demandait à son
tour des renseignements sur son ministère à lui.

--Oh! dit Durand, je suis moins bien renseigné que vous, étant un
personnage infiniment moins important que vous, attendu que je suis
plutôt secrétaire du greffier que titulaire de la place; je fais la
besogne du greffier en chef. Obscur employé, à moi la peine, aux
illustres le profit; c'est l'habitude de toutes les bureaucraties, même
révolutionnaires. La terre et le ciel changeront peut-être un jour, mais
les bureaux ne changeront pas.

--Eh bien, je vous aiderai, citoyen, dit le greffier du Palais, charmé
du bon vin de son hôte, et surtout charmé des beaux yeux de madame
Durand.

--Oh! merci, dit celui à qui cette offre gracieuse était faite; tout ce
qui change les habitudes et les localités est une distraction pour un
pauvre employé, et je crains plutôt de voir finir mon travail à la
Conciergerie que de le voir traîner en longueur, et pourvu que chaque
soir je puisse amener au greffe madame Durand, qui s'ennuierait ici...

--Je n'y vois pas d'inconvénient, dit le greffier du Palais, enchanté de
l'aimable distraction que lui promettait son confrère.

--Elle me dictera les écrous, continua le citoyen Durand; et puis, de
temps en temps, si vous n'avez pas trouvé le souper de ce soir trop
mauvais, vous en reviendrez prendre un pareil.

--Oui; mais pas trop souvent, dit avec fatuité le greffier du Palais;
car je vous avouerai que je serais grondé si je rentrais plus tard que
d'habitude dans une certaine petite maison de la rue du Petit-Musc.

--Eh bien, voilà qui s'arrangera merveilleusement bien, dit Durand;
n'est-ce pas, ma chère amie?

Madame Durand, fort pâle et fort triste toujours, leva les yeux sur son
mari et répondit:

--Que votre volonté soit faite.

Onze heures sonnaient; il était temps de se retirer. Le greffier du
Palais se leva, et prit congé de ses nouveaux amis, en leur exprimant
tout le plaisir qu'il avait eu de faire connaissance avec eux et leur
dîner.

Le citoyen Durand reconduisit son hôte jusque sur le palier; puis,
rentrant dans la chambre:

--Allons, Geneviève, dit-il, couchez-vous. La jeune femme, sans
répondre, se leva, prit une lampe et passa dans la chambre à droite.
Durand, ou plutôt Dixmer, la regarda sortir, resta un instant pensif et
le front sombre après son départ; puis, à son tour, il passa dans sa
chambre, qui était du côté opposé.




XLII

Les deux billets


À partir de ce moment, le greffier du ministère de la guerre vint chaque
soir travailler assidûment dans le bureau de son collègue du Palais;
madame Durand relevait les écrous sur les registres préparés à l'avance,
et Durand copiait avec ardeur.

Durand examinait tout sans paraître faire attention à rien. Il avait
remarqué que chaque soir, à neuf heures, un panier de provisions apporté
par Richard ou sa femme était déposé à la porte.

Au moment où le greffier disait au gendarme: «Je m'en vais, citoyen», le
gendarme, soit Gilbert, soit Duchesne, sortait, prenait le panier et le
portait chez Marie-Antoinette.

Pendant les trois soirées consécutives où Durand était resté plus tard à
son poste, le panier aussi était resté plus tard au sien, puisque ce
n'était qu'en ouvrant la porte pour dire adieu au greffier que le
gendarme récoltait les provisions.

Un quart d'heure après avoir introduit le panier plein, un des deux
gendarmes remettait à la porte un panier vide de la veille, le déposant
à la même place où était l'autre.

Le soir du quatrième jour, c'était au commencement d'octobre, après la
séance habituelle, quand le greffier du Palais se fut retiré, et quand
Durand, ou plutôt Dixmer, fut resté seul avec sa femme, il laissa tomber
sa plume, puis regarda autour de lui, et prêtant l'oreille avec la même
attention que si sa vie en eût dépendu, il se leva vivement, et courant
à pas étouffés vers la porte du guichet, il souleva la serviette qui
recouvrait le panier et enfonça dans le pain tendre destiné à la
prisonnière un petit étui d'argent.

Puis, pâle et tremblant de l'émotion qui, même chez la plus puissante
organisation, trouble l'homme qui vient d'accomplir un acte suprême, et
dont le moment a été longuement préparé et est fortement attendu, il
revint prendre sa place, appuyant une main sur son front, l'autre sur
son coeur.

Geneviève le regardait faire, mais sans lui adresser la parole;
ordinairement, depuis que son mari l'avait reprise chez Maurice, elle
attendait toujours qu'il lui parlât le premier.

Cependant, cette fois, elle rompit le silence:

--Est-ce pour ce soir? demanda-t-elle.

--Non, c'est pour demain, répondit Dixmer. Et, se levant après avoir
regardé et écouté de nouveau, il ferma les registres, et, se rapprochant
du guichetier, il frappa à la porte.

--Hein? fit Gilbert.

--Citoyen, dit-il, je m'en vais.

--Bien, dit le gendarme du fond de la cellule. Bonsoir.

--Bonsoir, citoyen Gilbert.

Durand entendit le grincement des verrous, il comprit que le gendarme
allait ouvrir la porte, il sortit.

Dans le couloir qui conduisait de l'appartement du père Richard à la
cour, il heurta un guichetier coiffé d'un bonnet à poil, et brandissant
un lourd trousseau de clefs.

La peur saisit Dixmer; cet homme, brutal comme les gens de son état,
allait l'interpeller, le regarder, le reconnaître peut-être. Il enfonça
son chapeau, tandis que Geneviève tirait sur ses yeux la garniture de
son mantelet noir.

Il se trompait.

--Ah! pardon! dit seulement le guichetier, quoique ce fût lui qui eût
été heurté.

Dixmer tressaillit au son de cette voix, qui était douce et polie. Mais
le guichetier était pressé sans doute, il se glissa dans le couloir,
ouvrit la porte du père Richard et disparut. Dixmer continua son chemin,
entraînant Geneviève.

--C'est étrange, dit-il, lorsqu'il fut dehors, que la porte se fut
refermée derrière lui, et que l'impression de l'air eut rafraîchi son
front brûlant.

--Oh! oui, bien étrange, murmura Geneviève. Au temps de leur intimité,
les deux époux se fussent communiqué l'un à l'autre la cause de leur
étonnement. Mais Dixmer enferma ses pensées dans son esprit, les
combattant comme une hallucination, tandis que Geneviève se contentait,
en tournant l'angle du pont au Change, de jeter un dernier regard sur le
sombre Palais, où quelque chose de pareil au fantôme d'un ami perdu
venait de réveiller en elle tant de souvenirs doux et amers à la fois.

Tous deux arrivèrent à la Grève sans avoir prononcé une seule parole.

Pendant ce temps, le gendarme Gilbert était sorti et s'était emparé du
panier de provisions destiné à la reine. Il contenait des fruits, un
poulet froid, une bouteille de vin blanc, une carafe d'eau et la moitié
d'un pain de deux livres.

Gilbert leva la serviette et reconnut la disposition ordinaire des
objets placés dans le panier par la citoyenne Richard. Puis, dérangeant
le paravent:

--Citoyenne, dit-il tout haut, voici le souper. Marie-Antoinette rompit
le pain; mais à peine ses doigts s'y étaient-ils imprimés, qu'elle
sentit le froid contact de l'argent, et qu'elle comprit que ce pain
renfermait quelque chose d'extraordinaire. Alors elle regarda autour
d'elle, mais le gendarme s'était déjà retiré. La reine resta un instant
immobile; elle calculait son éloignement progressif. Quand elle crut
être certaine qu'il était allé s'asseoir près de son camarade, elle tira
l'étui du pain. L'étui contenait un billet. Elle le déplia et lut ce qui
suit:

«Madame, tenez-vous prête demain à l'heure où vous recevrez ce billet;
car demain, à cette heure, une femme sera introduite dans le cachot de
Votre Majesté. Cette femme prendra vos habits et vous donnera les siens;
puis vous sortirez de la Conciergerie au bras d'un de vos plus dévoués
serviteurs.

«Ne vous inquiétez pas du bruit qui se fera dans la première pièce; ne
vous arrêtez ni aux cris ni aux gémissements; ne vous occupez que de
passer promptement la robe et le mantelet de la femme qui doit prendre
la place de Votre Majesté.»

--Un dévouement! murmura la reine; merci, mon Dieu! je ne suis donc pas,
comme on le disait, un objet d'exécration pour tous.

Elle relut le billet. Alors le second paragraphe la frappa.

--» Ne vous arrêtez ni aux cris ni aux gémissements», murmura-t-elle.
Oh! cela veut dire que l'on frappera mes deux gardiens, pauvres gens!
qui m'ont montré tant de pitié; oh! jamais, jamais!

Elle déchira encore la seconde moitié du billet, qui était blanche, et,
comme elle n'avait ni crayon ni plume pour répondre à l'ami inconnu qui
s'occupait d'elle, elle prit l'épingle de son fichu et piqua dans le
papier des lettres qui composèrent les mots suivants:

«Je ne puis ni ne dois accepter le sacrifice de la vie de personne en
échange de la mienne. «M.-A.»

Puis elle replaça le papier dans l'étui, qu'elle enfouit dans la seconde
partie du pain brisé.

Cette opération était achevée à peine, dix heures sonnaient, et la
reine, tenant le morceau de pain à la main, comptait tristement les
heures qui vibraient lentes et espacées, quand elle entendit à une des
fenêtres, donnant sur la cour que l'on appelait la cour des femmes, un
bruit strident pareil à celui que produirait un diamant grinçant sur le
verre.

Ce bruit fut suivi d'un choc léger à la vitre, choc plusieurs fois
répété et que couvrait avec intention la toux d'un homme. Puis, à
l'angle de la vitre, apparut un petit papier roulé qui glissa lentement
et tomba au pied de la muraille. Puis la reine entendit le bruit du
trousseau de clefs sautillant les unes sur les autres et des pas qui
s'éloignaient en retentissant sur le pavé.

Elle reconnut que la vitre venait d'être trouée à son angle, et que, par
cet angle, l'homme qui s'éloignait avait glissé un papier, qui sans
doute était un billet. Ce billet était à terre. La reine le couva des
yeux, tout en écoutant si l'un de ses gardiens ne se rapprochait pas
d'elle; mais elle les entendit qui parlaient à voix basse comme ils
faisaient d'habitude, et par une espèce de convention tacite pour ne pas
l'importuner. Alors elle se leva doucement, retenant son haleine, et
alla ramasser le papier.

Un objet mince et dur en glissa comme d'un fourreau, et, en tombant sur
la brique, résonna métalliquement. C'était une lime de la plus grande
finesse, un bijou plutôt qu'un outil, un de ces ressorts d'acier avec
lesquels une main, si faible et si inhabile qu'elle soit, peut couper en
un quart d'heure le fer du plus épais barreau.

«Madame, disait le papier, demain à neuf heures et demie, un homme
viendra causer avec les gendarmes qui vous gardent, par la fenêtre de la
cour des femmes. Pendant ce temps, Votre Majesté sciera le troisième
barreau de sa fenêtre, en allant de gauche à droite.... Coupez en
biaisant, un quart d'heure doit suffire à Votre Majesté; puis tenez-vous
prête à passer par la fenêtre.... L'avis vous vient d'un de vos plus
dévoués et de vos plus fidèles sujets, lequel a consacré sa vie au
service de Votre Majesté, et sera heureux de la sacrifier pour elle.»

--Oh! murmura la reine, est-ce un piège? Mais non, il me semble que je
connais cette écriture; c'est la même qu'au Temple; c'est celle du
chevalier de Maison-Rouge. Allons! Dieu veut peut-être que j'échappe.

Et la reine tomba à genoux et se réfugia dans la prière, ce baume
souverain des prisonniers.




XLIII

Les préparatifs de Dixmer


Ce lendemain, préparé par une nuit d'insomnie, vint enfin, terrible, et,
l'on peut dire sans exagération, couleur de sang.

Chaque jour, en effet, à cette époque et dans cette année, le plus beau
soleil avait ses taches livides.

La reine dormit à peine et d'un sommeil sans repos; à peine avait-elle
les yeux fermés, qu'il lui semblait voir du sang, qu'il lui semblait
entendre pousser des cris.

Elle s'était endormie, sa lime dans sa main. Une partie de la journée
fut donnée par elle à la prière. Ses gardiens la voyaient prier si
souvent, qu'ils ne prirent aucune inquiétude de ce surcroît de dévotion.

De temps en temps, la prisonnière tirait de son sein la lime qui lui
avait été transmise par un de ses sauveurs, et elle comparait la
faiblesse de l'instrument à la force des barreaux.

Heureusement, ces barreaux n'étaient scellés dans le mur que d'un côté,
c'est-à-dire par en bas.

La partie supérieure s'emboîtait dans un barreau transversal; la partie
inférieure sciée, on n'avait donc qu'à tirer le barreau, et le barreau
venait.

Mais ce n'étaient pas les difficultés physiques qui arrêtaient la reine:
elle comprenait parfaitement que la chose était possible, et c'est cette
possibilité même qui faisait de l'espérance une flamme sanglante qui
éblouissait ses yeux.

Elle sentait que, pour arriver à elle, il faudrait que ses amis tuassent
les hommes qui la gardaient, et elle n'eût consenti leur mort à aucun
prix; ces hommes étaient les seuls qui depuis longtemps lui eussent
montré quelque pitié.

D'un autre côté, au delà de ces barreaux qu'on lui disait de scier, de
l'autre côté du corps de ces deux hommes qui devaient succomber en
empêchant ses sauveurs d'arriver jusqu'à elle, étaient la vie, la
liberté, et peut-être la vengeance, trois choses si douces, pour une
femme surtout, qu'elle demandait à Dieu pardon de les désirer si
ardemment.

Elle crut, au reste, remarquer que nul soupçon n'agitait ses gardiens et
qu'ils n'avaient pas même la conscience du piège où l'on voulait faire
tomber leur prisonnière, en supposant que le complot fût un piège.

Ces hommes simples se fussent trahis à des yeux aussi exercés que
l'étaient ceux d'une femme habituée à deviner le mal à force de l'avoir
souffert.

La reine renonçait donc presque entièrement à la portion de ses idées
qui lui faisait examiner la double ouverture qui lui avait été faite
comme un piège; mais, à mesure que la honte d'être prise dans ce piège
la quittait, elle tombait dans l'appréhension plus grande encore de voir
couler sous ses yeux un sang versé pour elle.

--Bizarre destinée, et sublime spectacle! murmurait-elle; deux
conspirations se réunissent pour sauver une pauvre reine ou plutôt une
pauvre femme prisonnière, qui n'a rien fait pour séduire ou encourager
les conspirateurs, et elles vont éclater en même temps.

«Qui sait! elles ne font qu'une, peut-être. Peut-être est-ce une double
mine qui doit aboutir à un seul point.

«Si je voulais, je serais donc sauvée!

«Mais une pauvre femme sacrifiée à ma place!

«Mais deux hommes tués pour que cette femme arrive jusqu'à moi!

«Dieu et l'avenir ne me pardonneraient pas.

«Impossible! impossible!...»

Mais alors passaient et repassaient dans son esprit ces grandes idées de
dévouement des serviteurs pour les maîtres, et ces antiques traditions
du droit des maîtres sur la vie des serviteurs; fantômes presque effacés
de la royauté mourante.

--Anne d'Autriche eût accepté, se disait-elle; Anne d'Autriche eût mis
au-dessus de toutes choses ce grand principe du salut des personnes
royales.

«Anne d'Autriche était du même sang que moi, et presque dans la même
situation que moi.

«Folie d'être venue poursuivre la royauté d'Anne d'Autriche en France!

«Aussi n'est-ce point moi qui suis venue; deux rois ont dit:

«--Il est important que deux enfants royaux qui ne se sont jamais vus,
qui ne s'aimaient pas, qui ne s'aimeront peut-être jamais, soient mariés
au même autel, pour aller mourir sur le même échafaud.

«Et puis, ma mort n'entraînera-t-elle pas celle du pauvre enfant qui,
aux yeux de mes rares amis, est encore roi de France?

«Et, quand mon fils sera mort comme est mort mon mari, leurs deux ombres
ne souriront-elles pas de pitié en me voyant, pour ménager quelques
gouttes de sang vulgaire, tacher de mon sang les débris du trône de
saint Louis?»

Ce fut dans ces angoisses toujours croissantes, dans cette fièvre du
doute, dont les pulsations vont sans cesse redoublant, dans l'horreur de
ces craintes, enfin, que la reine atteignit le soir.

Plusieurs fois elle avait examiné ses deux gardiens; jamais ils
n'avaient eu l'air plus calme.

Jamais non plus les petites attentions de ces hommes grossiers mais bons
ne l'avaient frappée davantage.

Quand les ténèbres se firent dans le cachot, quand retentit le pas des
rondes, quand le bruit des armes et le hurlement des chiens alla
éveiller l'écho des sombres voûtes, quand enfin toute la prison se
révéla effrayante et sans espérances, Marie-Antoinette, domptée par la
faiblesse inhérente à la nature de la femme, se leva épouvantée.

--Oh! je fuirai, dit-elle; oui, oui, je fuirai. Quand on viendra, quand
on parlera, je scierai un barreau, et j'attendrai ce que Dieu et mes
libérateurs ordonneront de moi. Je me dois à mes enfants, on ne les
tuera pas, ou, si on les tue et que je sois libre, oh! alors au moins....

Elle n'acheva pas, ses yeux se fermèrent, sa bouche étouffa sa voix. Ce
fut un rêve effrayant que celui de cette pauvre reine dans une chambre
fermée de verrous et de grilles. Mais bientôt, dans son rêve toujours,
grilles et verrous tombèrent; elle se vit au milieu d'une armée sombre,
impitoyable; elle ordonnait à la flamme de briller, au fer de sortir du
fourreau; elle se vengeait d'un peuple qui, au bout du compte, n'était
pas le sien.

Pendant ce temps, Gilbert et Duchesne causaient tranquillement et
préparaient leur repas du soir.

Pendant ce temps aussi, Dixmer et Geneviève entraient à la Conciergerie,
et, comme d'habitude, s'installaient dans le greffe. Au bout d'une heure
de cette installation, comme d'habitude encore, le greffier du Palais
achevait sa tâche et les laissait seuls.

Dès que la porte se fut refermée sur son collègue, Dixmer se précipita
vers le panier vide déposé à la porte en échange du panier du soir.

Il saisit le morceau de pain, le brisa et retrouva l'étui.

Le mot de la reine y était renfermé; il le lut en pâlissant.

Et comme Geneviève l'observait, il déchira le papier en mille morceaux
qu'il vint jeter dans la gueule enflammée du poêle.

--C'est bien, dit-il; tout est convenu. Puis, se retournant vers
Geneviève:

--Venez, madame, dit-il.

--Moi?

--Oui, il faut que je vous parle bas.

Geneviève, immobile et froide comme le marbre, fit un geste de
résignation et s'approcha.

--Voici l'heure venue, madame, dit Dixmer; écoutez-moi.

--Oui, monsieur.

--Vous préférez une mort utile à votre cause, une mort qui vous fasse
bénir de tout un parti et plaindre de tout un peuple, à une mort
ignominieuse et toute de vengeance, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur.

--J'eusse pu vous tuer sur place lorsque je vous ai rencontrée chez
votre amant; mais un homme qui a, comme moi, consacré sa vie à une
oeuvre honorable et sainte, doit savoir tirer parti de ses propres
malheurs en les consacrant à cette cause, c'est ce que j'ai fait, ou
plutôt ce que je compte faire. Je me suis, comme vous l'avez vu, refusé
le plaisir de me faire justice. J'ai aussi épargné votre amant.

Quelque chose comme un sourire fugitif mais terrible passa sur les
lèvres décolorées de Geneviève.

--Mais, quant à votre amant, vous devez comprendre, vous qui me
connaissez, que je n'ai attendu que pour trouver mieux.

--Monsieur, dit Geneviève, je suis prête; pourquoi donc alors ce
préambule?

--Vous êtes prête?

--Oui, vous me tuez. Vous avez raison, j'attends. Dixmer regarda
Geneviève et tressaillit malgré lui; elle était sublime en ce moment:
une auréole l'éclairait, la plus brillante de toutes, celle qui vient de
l'amour.

--Je continue, reprit Dixmer. J'ai prévenu la reine; elle attend;
cependant, selon toute probabilité, elle fera quelques objections, mais
vous la forcerez.

--Bien, monsieur; donnez vos ordres, et je les exécuterai.

--Tout à l'heure, continua Dixmer, je vais heurter à la porte, Gilbert
va ouvrir; avec ce poignard (Dixmer ouvrit son habit et montra, en le
tirant à moitié du fourreau, un poignard à double tranchant);--avec ce
poignard, je le tuerai. Geneviève frissonna malgré elle. Dixmer fit un
signe de la main pour lui imposer l'attention.

--Au moment où je le frappe, continua-t-il, vous vous élancez dans la
seconde chambre, dans celle où est la reine. Il n'y a pas de porte, vous
le savez, seulement un paravent, et vous changez d'habits avec elle,
tandis que je tue le second soldat. Alors je prends le bras de la reine,
et je passe le guichet avec elle.

--Fort bien, dit froidement Geneviève.

--Vous comprenez? continua Dixmer; chaque soir on vous voit avec ce
mantelet de taffetas noir qui cache ce visage. Mettez votre mantelet à
Sa Majesté, et drapez-le comme vous avez l'habitude de le draper
vous-même.

--Je le ferai ainsi que vous le dites, monsieur.

--Il me reste maintenant à vous pardonner et à vous remercier, madame,
dit Dixmer. Geneviève secoua la tête avec un froid sourire.

--Je n'ai pas besoin de votre pardon, ni de votre merci, monsieur,
dit-elle en étendant la main; ce que je fais, ou plutôt ce que je vais
faire, effacerait un crime, et je n'ai commis qu'une faiblesse; et
encore cette faiblesse, rappelez-vous votre conduite, monsieur, vous
m'avez presque forcée à la commettre. Je m'éloignais de lui, et vous me
repoussiez dans ses bras; de sorte que vous êtes l'instigateur, le juge
et le vengeur. C'est donc à moi de vous pardonner ma mort, et je vous la
pardonne. C'est donc à moi de vous remercier, monsieur, de m'ôter la
vie, puisque la vie m'eût été insupportable séparée de l'homme que
j'aime uniquement, depuis cette heure surtout où vous avez brisé par
votre féroce vengeance tous les liens qui m'attachaient à lui.

Dixmer s'enfonçait les ongles dans la poitrine; il voulut répondre, la
voix lui manqua.

Il fit quelques pas dans le greffe.

--L'heure passerait, dit-il enfin; toute seconde a son utilité. Allons,
madame, êtes-vous prête?

--Je vous l'ai dit, monsieur, répondit Geneviève avec le calme des
martyrs, j'attends!

Dixmer rassembla tous ses papiers, alla voir si les portes étaient bien
closes, si personne ne pouvait entrer dans le greffe; puis il voulut
réitérer ses instructions à sa femme.

--Inutile, monsieur, dit Geneviève, je sais parfaitement ce que j'ai à
faire.

--Alors, adieu! Et Dixmer lui tendit la main, comme si, à ce moment
suprême, toute récrimination devait s'effacer devant la grandeur de la
situation et la sublimité du sacrifice.

Geneviève, en frémissant, toucha du bout des doigts la main de son mari.

--Placez-vous près de moi, madame, dit Dixmer, et, aussitôt que j'aurai
frappé Gilbert, passez.

--Je suis prête.

Alors, Dixmer serra dans sa main droite son large poignard, et, de la
gauche, il heurta à la porte.




XLIV

Les préparatifs du chevalier de Maison-Rouge


Pendant que la scène décrite dans le chapitre précédent se passait à la
porte du greffe donnant dans la prison de la reine, ou plutôt dans la
première chambre occupée par les deux gendarmes, d'autres préparatifs se
faisaient au côté opposé, c'est-à-dire dans la cour des femmes.

Un homme apparaissait tout à coup comme une statue de pierre qui se
serait détachée de la muraille. Cet homme était suivi de deux chiens,
et, tout en fredonnant le _Ça ira_, chanson fort à la mode à cette
époque, il avait, d'un coup de trousseau de clefs qu'il tenait à la
main, raclé les cinq barreaux qui fermaient la fenêtre de la reine.

La reine avait tressailli d'abord; mais, reconnaissant la chose pour un
signal, elle avait aussitôt ouvert doucement sa fenêtre et s'était mise
à la besogne d'une main plus expérimentée qu'on n'aurait pu le croire,
car plus d'une fois, dans l'atelier de serrurerie où son royal époux
s'amusait autrefois à passer une partie de ses journées, elle avait de
ses doigts délicats touché des instruments pareils à celui sur lequel, à
cette heure, reposaient toutes ses chances de salut.

Dès que l'homme au trousseau de clefs entendit la fenêtre de la reine
s'ouvrir, il alla frapper à celle des gendarmes.

--Ah! ah! dit Gilbert en regardant à travers les carreaux, c'est le
citoyen Mardoche.

--Lui-même, répondit le guichetier. Eh bien, mais, il paraît que nous
faisons bonne garde?

--Comme d'habitude, citoyen porte-clefs. Il me semble que vous ne nous
trouvez pas souvent en défaut.

--Ah! dit Mardoche, c'est que cette nuit la vigilance est plus
nécessaire que jamais.

--Bah! dit Duchesne, qui s'était approché.

--Certainement.

--Qu'y a-t-il donc?

--Ouvrez la fenêtre, et je vous conterai cela.

--Ouvre, dit Duchesne.

Gilbert ouvrit et échangea une poignée de main avec le porte-clefs, qui
s'était déjà fait l'ami des deux gendarmes.

--Qu'y a-t-il donc, citoyen Mardoche? répéta Gilbert.

--Il y a que la séance de la Convention a été un peu chaude. L'avez-vous
lue?

--Non. Que s'est-il donc passé?

--Ah! il s'est passé d'abord que le citoyen Hébert a découvert une
chose.

--Laquelle?

--C'est que les conspirateurs que l'on croyait morts sont vivants et
très vivants.

--Ah! oui, dit Gilbert: Delessart et Thierry; j'ai entendu parler de
cela; ils sont en Angleterre, les gueux.

--Et le chevalier de Maison-Rouge? dit le porte-clefs en haussant la
voix de manière à ce que la reine l'entendît.

--Comment! il est en Angleterre aussi, celui-là?

--Pas du tout, il est en France, continua Mardoche en soutenant sa voix
au même diapason.

--Il est donc revenu?

--Il ne l'a pas quittée.

--En voilà un qui a du front! dit Duchesne.

--C'est comme cela qu'il est.

--Eh bien, on va tâcher de l'arrêter.

--Certainement, qu'on va tâcher de l'arrêter; mais ce n'est pas chose
facile, à ce qu'il paraît aussi.

En ce moment, comme la lime de la reine grinçait si fortement sur les
barreaux, que le porte-clefs craignait qu'on ne l'entendît, malgré les
efforts qu'il faisait pour la couvrir, il appuya le talon sur la patte
d'un de ses chiens, qui poussa un hurlement de douleur.

--Ah! pauvre bête! dit Gilbert.

--Bah! dit le porte-clefs, il n'avait qu'à mettre des sabots. Veux-tu te
taire, Girondin, veux-tu te taire!

--Il s'appelle Girondin, ton chien, citoyen Mardoche?

--Oui, c'est un nom que je lui ai donné comme cela.

--Et tu disais donc, reprit Duchesne, qui, prisonnier lui-même, prenait
aux nouvelles tout l'intérêt qu'y prennent les prisonniers, tu disais
donc?

--Ah! c'est vrai, je disais qu'alors le citoyen Hébert, en voilà un
patriote! je disais que le citoyen Hébert avait fait la motion de
ramener l'Autrichienne au Temple.

--Et pourquoi cela?

--Dame! parce qu'il prétend qu'on ne l'a tirée du Temple que pour la
soustraire à l'inspection immédiate de la Commune de Paris.

--Oh! et puis un peu aux tentatives de ce damné Maison-Rouge, dit
Gilbert; il me semble que le souterrain existe.

--C'est aussi ce que lui a répondu le citoyen Santerre; mais Hébert a
dit que, du moment où l'on était prévenu, il n'y avait plus de danger;
qu'on pouvait, au Temple, garder Marie-Antoinette avec la moitié des
précautions qu'il faut pour la garder ici, et, de fait, c'est que le
Temple est une maison autrement ferme que la Conciergerie.

--Ma foi, dit Gilbert, moi, je voudrais qu'on la reconduisît au Temple.

--Je comprends, cela t'ennuie de la garder.

--Non, cela m'attriste. Maison-Rouge toussa fortement; la lime faisait
d'autant plus de bruit qu'elle mordait plus profondément le barreau de
fer.

--Et qu'a-t-on décidé? demanda Duchesne quand la quinte du porte-clefs
fut passée.

--Il a été décidé qu'elle resterait ici, mais que son procès lui serait
fait immédiatement.

--Ah! pauvre femme! dit Gilbert. Duchesne, dont l'oreille était plus
fine sans doute que celle de son collègue, ou l'attention moins
fortement captivée par le récit de Mardoche, se baissa pour écouter du
côté du compartiment de gauche. Le porte-clefs vit le mouvement.

--De sorte que, tu comprends, citoyen Duchesne, dit-il vivement, les
tentatives des conspirateurs vont devenir d'autant plus désespérées
qu'ils sauront avoir moins de temps devant eux pour les exécuter. On va
doubler les gardes des prisons, attendu qu'il n'est question de rien
moins que d'une irruption à force armée dans la Conciergerie; les
conspirateurs tueraient tout, jusqu'à ce qu'ils pénétrassent jusqu'à la
reine, jusqu'à la veuve Capet, veux-je dire.

--Ah bah! comment entreraient-ils, tes conspirateurs?

--Déguisés en patriotes, ils feraient semblant de recommencer un 2
Septembre, les gredins! et puis, une fois les portes ouvertes, bonsoir!

Il se fit un instant de silence occasionné par la stupeur des gendarmes.
Le porte-clefs entendit avec une joie mêlée de terreur la lime qui
continuait de grincer. Neuf heures sonnèrent. En même temps, on frappa à
la porte du greffe; mais les deux gendarmes, préoccupés, ne répondirent
point.

--Eh bien, nous veillerons, nous veillerons, dit Gilbert.

--Et, s'il le faut, nous mourrons à notre poste en vrais républicains,
ajouta Duchesne.

«Elle doit avoir bientôt achevé», se dit à lui-même le porte-clefs en
essuyant son front mouillé de sueur.

--Et vous, de votre côté, dit Gilbert, vous veillez, je présume; car on
ne vous épargnerait pas plus que nous, si un événement comme celui que
vous nous annoncez arrivait.

--Je crois bien, dit le porte-clefs; je passe les nuits à faire des
rondes; aussi je suis sur les dents; vous autres, au moins, vous vous
relayez, et vous pouvez dormir de deux nuits l'une.

En ce moment, on frappa une seconde fois à la porte du greffe. Mardoche
tressaillit; tout événement, si minime qu'il fût, pouvait empêcher son
projet de réussir.

--Qu'est-ce donc? demanda-t-il comme malgré lui.

--Rien, rien, dit Gilbert; c'est le greffier du ministère de la guerre
qui s'en va et qui me prévient.

--Ah! fort bien, dit le porte-clefs. Mais le greffier s'obstinait à
frapper.

--Bon! bon! cria Gilbert sans quitter sa fenêtre. Bonsoir!... adieu!...

--Il me semble qu'il te parle, dit Duchesne en se retournant du côté de
la porte. Réponds-lui donc.... On entendit alors la voix du greffier.

--Viens donc, citoyen gendarme, disait-il; je voudrais te parler un
instant.

Cette voix, tout empreinte qu'elle paraissait être d'un sentiment
d'émotion qui lui ôtait son accent habituel, fit dresser l'oreille au
porte-clefs, qui crut la reconnaître.

--Que veux-tu donc, citoyen Durand? demanda Gilbert.

--Je veux te dire un mot.

--Eh bien, tu me le diras demain.

--Non, ce soir; il faut que je te parle ce soir, reprit la même voix.

--Oh! murmura le porte-clefs, que va-t-il donc se passer? C'est la voix
de Dixmer.

Sinistre et vibrante, cette voix semblait emprunter quelque chose de
funèbre à l'écho lointain du sombre corridor. Duchesne se retourna.

--Allons, dit Gilbert, puisqu'il le veut absolument, j'y vais. Et il se
dirigea vers la porte.

Le porte-clefs profita de ce moment, pendant lequel l'attention des deux
gendarmes était absorbée par une circonstance imprévue. Il courut à la
fenêtre de la reine.

--Est-ce fait? dit-il.

--Je suis plus qu'à moitié, répondit la reine.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-il, hâtez-vous! hâtez-vous!

--Eh bien, citoyen Mardoche, dit Duchesne, qu'es-tu donc devenu?

--Me voilà, s'écria le porte-clefs en revenant vivement à la fenêtre du
premier compartiment.

Au moment même, et comme il allait reprendre sa place, un cri terrible
retentit dans la prison, puis une imprécation, puis le bruit d'un sabre
qui jaillit du fourreau de métal.

--Ah! scélérat! ah! brigand! cria Gilbert. Et le bruit d'une lutte se
fit entendre dans le corridor. En même temps, la porte s'ouvrit,
découvrant aux yeux du guichetier deux ombres se colletant dans le
guichet et donnant passage à une femme, qui, repoussant Duchesne,
s'élança dans le compartiment de la reine.

Duchesne, sans s'inquiéter de cette femme, courait au secours de son
camarade.

Le guichetier bondit vers l'autre fenêtre; il vit la femme aux genoux de
la reine; elle priait, elle suppliait la prisonnière de changer d'habits
avec elle.

Il se pencha avec des yeux flamboyants, cherchant à reconnaître cette
femme qu'il craignait d'avoir déjà trop reconnue. Tout à coup il poussa
un cri douloureux.

--Geneviève! Geneviève! s'écria-t-il. La reine avait laissé tomber la
lime et semblait anéantie. C'était encore une tentative avortée. Le
guichetier saisit des deux mains et secoua d'un effort suprême le
barreau de fer entamé par la lime. Mais la morsure de l'acier n'était
pas assez profonde, le barreau résista. Pendant ce temps, Dixmer était
parvenu à refouler Gilbert dans la prison, et il allait y entrer avec
lui, quand Duchesne, pesant sur la porte, parvint à la repousser. Mais
il ne put la fermer. Dixmer, désespéré, avait passé son bras entre la
porte et la muraille. Au bout de ce bras était le poignard, qui, émoussé
par la boucle de cuivre du ceinturon, avait glissé le long de la
poitrine du gendarme, ouvrant son habit et déchirant les chairs. Les
deux hommes s'encourageaient à réunir toutes leurs forces, et, en même
temps, ils appelaient à l'aide. Dixmer sentit que son bras allait se
briser; il appuya son épaule contre la porte, donna une violente
secousse et parvint à retirer son bras meurtri.

La porte se referma avec bruit; Duchesne poussa les verrous, tandis que
Gilbert donnait un tour à la clef.

Un pas résonna rapide dans le corridor, puis tout fut fini. Les deux
gendarmes se regardèrent et cherchèrent autour d'eux.

Ils entendirent le bruit que faisait le faux guichetier en essayant de
briser le barreau.

Gilbert se précipita dans la prison de la reine; il trouva Geneviève à
ses genoux et la suppliant de changer de costume avec elle.

Duchesne saisit sa carabine et courut à la fenêtre: il vit un homme
pendu aux barreaux, qu'il secouait avec rage et qu'il essayait vainement
d'escalader.

Il le mit en joue.

Le jeune homme vit le canon de la carabine se baisser vers lui.

--Oh! oui, dit-il, tue-moi; tue!

Et, sublime de désespoir, il élargit sa poitrine pour défier la balle.

--Chevalier, s'écria la reine, chevalier, je vous en supplie; vivez,
vivez! À la voix de Marie-Antoinette, Maison-Rouge tomba à genoux. Le
coup partit; mais ce mouvement le sauva, la balle passa au-dessus de sa
tête. Geneviève crut son ami tué et tomba sans connaissance sur le
carreau.

Lorsque la fumée fut dissipée, il n'y avait plus personne dans la cour
des femmes.

Dix minutes après, trente soldats, conduits par deux commissaires,
fouillaient la Conciergerie dans ses plus inaccessibles retraites.

On ne trouva personne; le greffier avait passé calme et souriant devant
le fauteuil du père Richard.

Quant au guichetier, il était sorti en criant:

--Alarme! alarme! Le factionnaire avait voulu croiser la baïonnette
contre lui; mais ses chiens avaient sauté au cou du factionnaire.

Il n'y eut que Geneviève qui fut arrêtée, interrogée, emprisonnée.




XLV

Les recherches


Nous ne pouvons laisser plus longtemps dans l'oubli un des personnages
principaux de cette histoire, celui qui, pendant que s'accomplissaient
les événements accumulés dans le précédent chapitre, a souffert le plus
de tous, et dont les souffrances méritaient le plus d'éveiller la
sympathie de nos lecteurs.

Il faisait grand soleil dans la rue de la Monnaie, et les commères
devisaient sur les portes aussi joyeusement que si, depuis dix mois, un
nuage de sang ne semblait pas s'être arrêté sur la ville, lorsque
Maurice revint avec le cabriolet qu'il avait promis d'amener.

Il laissa la bride de son cheval aux mains d'un décrotteur du parvis
Saint-Eustache, et monta, le coeur rempli de joie, les marches de son
escalier.

C'est un sentiment vivifiant que l'amour: il sait animer des coeurs
morts à toute sensation; il peuple les déserts, il suscite aux yeux le
fantôme de l'objet aimé; il fait que la voix qui chante dans l'âme de
l'amant lui montre la création tout entière éclairée par le jour
lumineux de l'espérance et du bonheur, et, comme, en même temps que
c'est un sentiment expansif, c'est encore un sentiment égoïste, il
aveugle celui qui aime pour tout ce qui n'est pas l'objet aimé.

Maurice ne vit pas ces femmes, Maurice n'entendit pas leurs
commentaires; il ne voyait que Geneviève faisant les préparatifs d'un
départ qui allait leur donner un bonheur durable; il n'entendait que
Geneviève chantonnant distraitement sa petite chanson habituelle, et
cette petite chanson bourdonnait si gracieusement à son oreille, qu'il
eût juré entendre les différentes modulations de sa voix mêlées au bruit
d'une serrure que l'on ferme.

Sur le palier, Maurice s'arrêta; la porte était entr'ouverte: l'habitude
était qu'elle fût constamment fermée, et cette circonstance étonna
Maurice. Il regarda tout autour de lui pour voir s'il n'apercevrait pas
Geneviève dans le corridor; Geneviève n'y était pas. Il entra, traversa
l'antichambre, la salle à manger, le salon; il visita la chambre à
coucher. Antichambre, salle à manger, salon, chambre à coucher étaient
solitaires. Il appela, personne ne répondit.

L'officieux était sorti, comme on sait; Maurice pensa qu'en son absence
Geneviève avait eu besoin de quelque corde pour ficeler ses malles, ou
de quelques provisions de voyage pour garnir la voiture, et qu'elle
était descendue acheter ces objets. L'imprudence lui parut forte; mais,
quoique l'inquiétude commençât à le gagner, il ne se douta encore de
rien.

Maurice attendit donc en se promenant de long en large, et en se
penchant de temps en temps hors de la fenêtre, par l'entrebâillement de
laquelle passaient des bouffées d'air chargées de pluie.

Bientôt Maurice crut entendre un pas dans l'escalier; il écouta; ce
n'était pas celui de Geneviève; il ne courut pas moins jusqu'au palier,
se pencha sur la rampe et reconnut l'officieux, qui montait les degrés
avec l'insouciance habituelle aux domestiques.

--Scévola! s'écria-t-il. L'officieux leva la tête.

--Ah! c'est vous, citoyen!

--Oui, c'est moi: mais où est donc la citoyenne?

--La citoyenne? demanda Scévola étonné en montant toujours.

--Sans doute. L'as-tu vue en bas?

--Non.

--Alors, redescends. Demande au concierge et informe-toi chez les
voisins.

--À l'instant même. Scévola redescendit.

--Plus vite, donc! plus vite! cria Maurice; ne vois-tu pas que je suis
sur des charbons ardents?

Maurice attendit cinq ou six minutes sur l'escalier; puis, ne voyant
point reparaître Scévola, il entra dans l'appartement et se pencha de
nouveau hors de la fenêtre; il vit Scévola entrer dans deux ou trois
boutiques et sortir sans avoir rien appris de nouveau.

Impatienté, il l'appela. L'officieux leva la tête et vit à la fenêtre
son maître impatient. Maurice lui fit signe de remonter.

--C'est impossible qu'elle soit sortie, se dit Maurice. Et il appela de
nouveau:

--Geneviève! Geneviève!

Tout était mort. La chambre solitaire semblait même n'avoir plus d'écho.

Scévola reparut.

--Eh bien, le concierge est le seul qui l'ait vue.

--Le concierge l'a vue?

--Oui; les voisins n'en ont pas entendu parler.

--Le concierge l'a vue, dis-tu? Comment cela?

--Il l'a vue sortir.

--Elle est donc sortie?

--Il paraît.

--Seule? Il est impossible que Geneviève soit sortie seule.

--Elle n'était pas seule, citoyen, elle était avec un homme.

--Comment! avec un homme?

--À ce que dit le citoyen concierge, du moins.

--Va le chercher, il faut que je sache quel est cet homme. Scévola fit
deux pas vers la porte; puis, se retournant:

--Attendez donc, dit-il en paraissant réfléchir.

--Quoi? que veux-tu? Parle, tu me fais mourir.

--C'est peut-être avec l'homme qui a couru après moi.

--Un homme a couru après toi?

--Oui.

--Pourquoi faire?

--Pour me demander la clef de votre part.

--Quelle clef, malheureux? Mais parle donc, parle donc!

--La clef de l'appartement.

--Tu as donné la clef de l'appartement à un étranger? s'écria Maurice en
saisissant des deux mains l'officieux au collet.

--Mais ce n'était pas un étranger, monsieur, puisque c'était un de vos
amis.

--Ah! oui, un de mes amis? Bon, c'est Lorin, sans doute. C'est cela,
elle sera sortie avec Lorin.

Et Maurice, souriant dans sa pâleur, passa son mouchoir sur son front
mouillé de sueur.

--Non, non, non, monsieur, ce n'est pas lui, dit Scévola. Pardieu! je
connais bien M. Lorin, peut-être.

--Mais qui est-ce donc, alors?

--Vous savez bien, citoyen, c'est cet homme, celui qui est venu un
jour...

--Quel jour?

--Le jour où vous étiez si triste, qui vous a emmené et qu'ensuite vous
êtes revenu si gai....

Scévola avait remarqué toutes ces choses. Maurice le regarda d'un air
effaré; un frisson courut par tous ses membres; puis, après un long
silence:

--Dixmer? s'écria-t-il.

--Ma foi, oui, je crois que c'est cela, citoyen, dit l'officieux.
Maurice chancela et alla tomber à reculons sur un fauteuil. Ses yeux se
voilèrent.

--Oh! mon Dieu! murmura-t-il.

Puis, en se rouvrant, ses yeux se portèrent sur le bouquet de violettes
oublié, ou plutôt laissé par Geneviève.

Il se précipita dessus, le prit, le baisa; puis, remarquant l'endroit où
il était déposé:

--Plus de doute, dit-il; ces violettes... c'est son dernier adieu!

Alors Maurice se retourna; et seulement alors il remarqua que la malle
était à moitié pleine, que le reste du linge était à terre ou dans
l'armoire entr'ouverte.

Sans doute le linge qui était à terre était tombé des mains de Geneviève
à l'apparition de Dixmer.

De ce moment il s'expliqua tout. La scène surgit vivante et terrible à
ses yeux, entre ces quatre murs témoins naguère de tant de bonheur.

Jusque-là, Maurice était resté abattu, écrasé. Le réveil fut affreux, la
colère du jeune homme effrayante.

Il se leva, ferma la fenêtre restée entr'ouverte, prit sur le haut de
son secrétaire deux pistolets tout chargés pour le voyage, en examina
l'amorce, et, voyant que l'amorce était en bon état, il mit les
pistolets dans sa poche.

Puis il glissa dans sa bourse deux rouleaux de louis, que, malgré son
patriotisme, il avait jugé prudent de garder au fond d'un tiroir, et,
prenant à la main son sabre dans le fourreau:

--Scévola, dit-il, tu m'es attaché, je crois; tu as servi mon père et
moi depuis quinze ans.

--Oui, citoyen, reprit l'officieux saisi d'effroi à l'aspect de cette
pâleur marbrée et de ce tremblement nerveux que jamais il n'avait
remarqué dans son maître, qui passait à bon droit pour le plus intrépide
et le plus vigoureux des hommes; oui, que m'ordonnez-vous?

--Écoute! si cette dame qui demeurait ici....

Il s'interrompit; sa voix tremblait si fort en prononçant ces mots,
qu'il ne put continuer.

--Si elle revient, reprit-il au bout d'un instant, reçois-la; ferme la
porte derrière elle; prends cette carabine, place-toi sur l'escalier,
et, sur ta tête, sur ta vie, sur ton âme, ne laisse entrer personne; si
l'on veut forcer la porte, défends-la; frappe! tue! tue! et ne crains
rien, Scévola, je prends tout sur moi.

L'accent du jeune homme, sa véhémente confiance électrisèrent Scévola.

--Non seulement je tuerai, dit-il, mais encore je me ferai tuer pour la
citoyenne Geneviève.

--Merci.... Maintenant, écoute. Cet appartement m'est odieux, et je ne
veux pas remonter ici que je ne l'aie retrouvée. Si elle a pu
s'échapper, si elle est revenue, place sur ta fenêtre le grand vase du
Japon avec les reines-marguerites qu'elle aimait tant. Voilà pour le
jour. La nuit, mets une lanterne. Chaque fois que je passerai au bout de
la rue, je serai informé; tant que je ne verrai ni lanterne ni vase, je
continuerai mes recherches.

--Oh! monsieur, soyez prudent! soyez prudent! s'écria Scévola.

Maurice ne répondit même pas; il s'élança hors de la chambre, descendit
l'escalier comme s'il eût eu des ailes, et courut chez Lorin.

Il serait difficile d'exprimer la stupéfaction, la colère, la rage du
digne poète lorsqu'il apprit cette nouvelle; autant vaudrait recommencer
les touchantes élégies que devait inspirer Oreste à Pylade.

--Ainsi tu ne sais où elle est? ne cessait-il de répéter.

--Perdue, disparue! hurlait Maurice dans un paroxysme de désespoir; il
l'a tuée, Lorin, il l'a tuée!

--Eh! non, mon cher ami; non, mon bon Maurice, il ne l'a pas tuée; non,
ce n'est pas après tant de jours de réflexion qu'on assassine une femme
comme Geneviève; non, s'il l'avait tuée, il l'eût tuée sur la place, et
il eût, en signe de sa vengeance, laissé le corps chez toi. Non,
vois-tu, il s'est enfui avec elle, trop heureux d'avoir retrouvé son
trésor.

--Tu ne le connais pas, Lorin, tu ne le connais pas, disait Maurice; cet
homme avait quelque chose de funeste dans le regard.

--Mais non, tu te trompes; il m'a toujours fait l'effet d'un brave
homme, à moi. Il l'a prise pour la sacrifier. Il se fera arrêter avec
elle; on les tuera ensemble. Ah! voilà où est le danger, disait Lorin.

Et ces paroles redoublaient le délire de Maurice.

--Je la retrouverai! je la retrouverai, ou je mourrai! s'écriait-il.

--Oh! quant à cela, il est certain que nous la retrouverons, dit Lorin;
seulement, calme-toi. Voyons, Maurice, mon bon Maurice, crois-moi, on
cherche mal quand on ne réfléchit pas; on réfléchit mal quand on s'agite
comme tu fais.

--Adieu, Lorin, adieu!

--Que fais-tu donc?

--Je m'en vais.

--Tu me quittes? pourquoi cela?

--Parce que cela ne regarde que moi seul; parce que moi seul dois
risquer ma vie pour sauver celle de Geneviève.

--Tu veux mourir?

--J'affronterai tout: je veux aller trouver le président du comité de
surveillance, je veux parler à Hébert, à Danton, à Robespierre;
j'avouerai tout, mais il faut qu'on me la rende.

--C'est bien, dit Lorin. Et, sans ajouter un mot, il se leva, ajusta son
ceinturon, se coiffa du chapeau d'uniforme, et, comme avait fait
Maurice, il prit deux pistolets chargés qu'il mit dans ses poches.

--Partons, ajouta-t-il simplement.

--Mais tu te compromets! s'écria Maurice.

--Eh bien, après?


          _Il faut, mon cher, quand la pièce est finie,_
          _S'en retourner en bonne compagnie._


--Où allons-nous chercher d'abord? dit Maurice.

--Cherchons d'abord dans l'ancien quartier, tu sais? vieille rue
Saint-Jacques; puis guettons le Maison-Rouge; où il sera, sera sans
doute Dixmer; puis rapprochons-nous des maisons de la Vieille-Corderie.
Tu sais que l'on parle de transférer Antoinette au Temple! Crois-moi,
des hommes comme ceux-là ne perdront qu'au dernier moment l'espoir de la
sauver.

--Oui, répéta Maurice, en effet, tu as raison.... Maison-Rouge, crois-tu
donc qu'il soit à Paris?

--Dixmer y est bien.

--C'est vrai, c'est vrai; ils se sont réunis, dit Maurice, à qui de
vagues lueurs venaient de rendre un peu de raison.

Alors, et à partir de ce moment, les deux amis se mirent à chercher;
mais ce fut en vain. Paris est grand, et son ombre est épaisse. Jamais
gouffre n'a su receler plus obscurément le secret que le crime ou le
malheur lui confie.

Cent fois Lorin et Maurice passèrent sur la place de Grève, cent fois
ils effleurèrent la petite maison dans laquelle vivait Geneviève,
surveillée sans relâche par Dixmer, comme les prêtres d'autrefois
surveillaient la victime destinée au sacrifice.

De son côté, se voyant destinée à périr, Geneviève, comme toutes les
âmes généreuses, accepta le sacrifice et voulut mourir sans bruit;
d'ailleurs, elle redoutait moins encore pour Dixmer que pour la cause de
la reine une publicité que Maurice n'eût pas manqué de donner à sa
vengeance.

Elle garda donc un silence aussi profond que si la mort eût déjà fermé
sa bouche.

Cependant, sans en rien dire à Lorin, Maurice avait été supplier les
membres du terrible comité de Salut public; et Lorin, sans en parler à
Maurice, s'était, de son côté, dévoué aux mêmes démarches.

Aussi, le même jour, une croix rouge fut tracée par Fouquier-Tinville à
côté de leurs noms, et le mot SUSPECTS les réunit dans une sanglante
accolade.




XLVI

Le jugement


Le vingt-troisième jour du mois de l'an II de la République française
une et indivisible, correspondant au 14 octobre 1793, vieux style, comme
on disait alors, une foule curieuse envahissait dès le matin les
tribunes de la salle où se tenaient les séances révolutionnaires.

Les couloirs du palais, les avenues de la Conciergerie débordaient de
spectateurs avides et impatients, qui se transmettaient les uns aux
autres les bruits et les passions, comme les flots se transmettent leurs
mugissements et leur écume.

Malgré la curiosité avec laquelle chaque spectateur s'agitait, et
peut-être même à cause de cette curiosité, chaque flot de cette mer,
agité, pressé entre deux barrières, la barrière extérieure qui le
poussait, la barrière intérieure qui le repoussait, gardait dans ce flux
et ce reflux la même place à peu près qu'il avait prise. Mais aussi les
mieux placés avaient compris qu'il fallait qu'ils se fissent pardonner
leur bonheur; et ils tendaient à ce but en racontant à leurs voisins,
moins bien placés qu'eux, lesquels transmettaient aux autres les paroles
primitives, ce qu'ils voyaient et ce qu'ils entendaient.

Mais, près de la porte du tribunal, un groupe d'hommes entassés se
disputaient rudement dix lignes d'espace en largeur ou en hauteur; car
dix lignes en largeur, c'était assez pour voir entre deux épaules un
coin de la salle et la figure des juges; car dix lignes en hauteur,
c'était assez pour voir par-dessus une tête toute la salle et la figure
de l'accusée.

Malheureusement, ce passage d'un couloir à la salle, ce défilé si
étroit, un homme l'occupait presque entièrement avec ses larges épaules
et ses bras disposés en arcs-boutants, qui étayaient toute la foule
vacillante et prête à crouler dans la salle, si le rempart de chair
était venu à lui manquer.

Cet homme inébranlable au seuil du tribunal était jeune et beau, et, à
chaque secousse plus vive que lui imprimait la foule, il secouait comme
une crinière son épaisse chevelure, sous laquelle brillait un regard
sombre et résolu. Puis, lorsque, du regard et du mouvement, il avait
repoussé la foule, dont il arrêtait, môle vivant, les opiniâtres
attaques, il retombait dans son attentive immobilité.

Cent fois la masse compacte avait essayé de le renverser, car il était
de haute taille, et derrière lui toute perspective devenait impossible;
mais, comme nous l'avons dit, un rocher n'eût pas été plus inébranlable
que lui.

Cependant, de l'autre extrémité de cette mer humaine, au milieu de la
foule pressée, un autre homme s'était frayé un passage avec une
persévérance qui tenait de la férocité; rien ne l'avait arrêté dans son
infatigable progression, ni les coups de ceux qu'il laissait derrière
lui, ni les imprécations de ceux qu'il étouffait en passant, ni les
plaintes des femmes, car il y avait beaucoup de femmes dans cette foule.

Aux coups il répondait par des coups, aux imprécations par un regard
devant lequel reculaient les plus braves, aux plaintes par une
impassibilité qui ressemblait à du dédain.

Enfin, il arriva derrière le vigoureux jeune homme qui fermait, pour
ainsi dire, l'entrée de la salle. Et au milieu de l'attente générale,
car chacun voulait voir comment la chose se passerait entre ces deux
rudes antagonistes; et au milieu, disons-nous, de l'attente générale, il
essaya de sa méthode, qui consistait à introduire entre deux spectateurs
ses coudes comme des coins et à fendre avec son corps les corps les plus
soudés les uns aux autres.

C'était pourtant, celui-là, un jeune homme de petite taille, dont le
visage pâle et les membres grêles annonçaient une constitution aussi
chétive que ses yeux ardents renfermaient de volonté.

Mais à peine son coude eut-il effleuré les flancs du jeune homme placé
devant lui, que celui-ci, étonné de l'agression, se retourna vivement et
du même mouvement leva un poing qui menaçait, en s'abaissant, d'écraser
le téméraire.

Les deux antagonistes se trouvèrent alors face à face, et un petit cri
leur échappa en même temps.

Ils venaient de se reconnaître.

--Ah! citoyen Maurice, dit le frêle jeune homme avec un accent
d'inexprimable douleur, laissez-moi passer: laissez-moi voir; je vous en
supplie! vous me tuerez après!

Maurice, car c'était effectivement lui, se sentit pénétré
d'attendrissement et d'admiration pour cet éternel dévouement, pour
cette indestructible volonté.

--Vous! murmura-t-il; vous ici, imprudent!

--Oui, moi ici! mais je suis épuisé.... Oh! mon Dieu! elle parle!
laissez-moi la voir! laissez-moi l'écouter!

Maurice s'effaça, et le jeune homme passa devant lui. Alors, comme
Maurice était à la tête de la foule, rien ne gêna plus la vue de celui
qui avait souffert tant de coups et de rebuffades pour arriver là.

Toute cette scène et les murmures qu'elle occasionna éveillèrent la
curiosité des juges.

L'accusée aussi regarda de ce côté; alors, au premier rang, elle aperçut
et reconnut le chevalier.

Quelque chose comme un frisson agita un moment la reine assise dans le
fauteuil de fer.

L'interrogatoire, dirigé par le président Harmand, interprété par
Fouquier-Tinville, et, discuté par Chauveau-Lagarde, défenseur de la
reine, dura tant que le permirent les forces des juges et de l'accusée.

Pendant tout ce temps, Maurice resta immobile à sa place, tandis que
plusieurs fois déjà les spectateurs s'étaient renouvelés dans la salle
et dans les corridors.

Le chevalier avait trouvé un appui contre une colonne, et il était là
non moins pâle que le stuc contre lequel il se tenait adossé.

Au jour avait succédé la nuit opaque: quelques bougies allumées sur les
tables des jurés, quelques lampes qui fumaient aux parois de la salle,
éclairaient d'un sinistre et rouge reflet le noble visage de cette
femme, qui avait paru si belle aux splendides lumières des fêtes de
Versailles.

Elle était là seule, répondant quelques brèves et dédaigneuses paroles
aux interrogatoires du président, et se penchant parfois à l'oreille de
son défenseur pour lui parler bas.

Son front blanc et poli n'avait rien perdu de sa fierté ordinaire; elle
portait la robe à raies noires que, depuis la mort du roi, elle n'avait
pas voulu quitter.

Les juges se levèrent pour aller aux opinions; la séance était finie.

--Me suis-je donc montrée trop dédaigneuse, monsieur? demanda-t-elle à
Chauveau-Lagarde.

--Ah! madame, répondit celui-ci, vous serez toujours bien quand vous
serez vous-même.

--Vois donc comme elle est fière! s'écria une femme dans l'auditoire,
comme si une voix répondait à la question que la malheureuse reine
venait de faire à son avocat.

La reine tourna la tête vers cette femme.

--Eh bien, oui, répéta la femme, je dis que tu es fière, Antoinette, et
que c'est ta fierté qui t'a perdue. La reine rougit.

Le chevalier se tourna vers la femme qui avait prononcé ces paroles, et
répliqua doucement:

--Elle était reine. Maurice lui saisit le poignet.

--Allons, lui dit-il tout bas, ayez le courage de ne pas vous perdre.

--Oh! monsieur Maurice, répliqua le chevalier, vous êtes un homme, et
vous savez que vous parlez à un homme. Oh! dites-moi, est-ce que vous
croyez qu'ils puissent la condamner?

--Je ne le crois pas, dit Maurice, j'en suis sûr.

--Oh! une femme! s'écria Maison-Rouge avec un sanglot.

--Non, une reine, répliqua Maurice. C'est vous-même qui venez de le
lire.

Le chevalier saisit à son tour le poignet de Maurice, et, avec une force
dont on aurait pu le croire incapable, il l'obligea à se pencher vers
lui.

Il était trois heures et demie du matin, de grands vides se laissaient
voir parmi les spectateurs. Quelques lumières s'éteignaient çà et là,
jetant des parties de la salle dans l'obscurité.

Une des parties les plus obscures était celle où se trouvaient le
chevalier et Maurice, écoutant ce qu'il allait lui dire.

--Pourquoi donc êtes-vous ici, et qu'y venez-vous faire, demanda le
chevalier, vous, monsieur, qui n'avez pas un coeur de tigre?

--Hélas! dit Maurice, j'y suis pour savoir ce qu'est devenue une
malheureuse femme.

--Oui, oui, dit Maison-Rouge, celle que son mari a poussée dans le
cachot de la reine, n'est-ce pas? celle qui a été arrêtée sous mes yeux?

--Geneviève?

--Oui, Geneviève.

--Ainsi, Geneviève est prisonnière, sacrifiée par son mari, tuée par
Dixmer?... Oh! je comprends tout, je comprends tout, maintenant.
Chevalier, racontez-moi ce qui s'est passé, dites-moi où elle est,
dites-moi où je puis la retrouver. Chevalier... cette femme, c'est ma
vie, entendez-vous?

--Eh bien, je l'ai vue; j'étais là quand elle a été arrêtée. Moi aussi,
je venais pour faire évader la reine! mais nos deux projets, que nous
n'avions pu nous communiquer, se sont nuit au lieu de se servir.

--Et vous ne l'avez pas sauvée, au moins, elle, votre soeur, Geneviève?

--Le pouvais-je? Une grille de fer me séparait d'elle. Ah! si vous aviez
été là, si vous aviez pu réunir vos forces aux miennes, le barreau
maudit eût cédé, et nous les eussions sauvées toutes deux.

--Geneviève! Geneviève! murmura Maurice.

Puis regardant Maison-Rouge avec une indéfinissable expression de rage:

--Et Dixmer, qu'est-il devenu? demanda-t-il.

--Je ne sais. Il s'est sauvé de son côté, et moi du mien.

--Oh! dit Maurice les dents serrées, si je le rejoins jamais...

--Oui, je comprends. Mais rien n'est désespéré encore pour Geneviève,
dit Maison-Rouge, tandis qu'ici, tandis que pour la reine.... Oh! tenez,
Maurice, vous êtes un homme de coeur, un homme puissant; vous avez des
amis.... Oh! je vous en prie, comme on prie Dieu.... Maurice, aidez-moi à
sauver la reine.

--Y pensez-vous?

--Maurice, Geneviève vous en supplie par ma voix.

--Oh! ne prononcez pas ce nom, monsieur. Qui sait si, comme Dixmer, vous
n'avez pas sacrifié la pauvre femme?

--Monsieur, répondit le chevalier avec fierté, je sais, quand je
m'attache à une cause, ne sacrifier que moi seul.

En ce moment, la porte des délibérations se rouvrit; Maurice allait
répondre.

--Silence, monsieur! dit le chevalier; silence! voici les juges qui
rentrent.

Et Maurice sentit trembler la main que Maison-Rouge, pâle et chancelant,
venait de poser sur son bras.

--Oh! murmura le chevalier; oh! le coeur me manque.

--Du courage, et contenez-vous, ou vous êtes perdu! dit Maurice. Le
tribunal rentrait, en effet, et la nouvelle de sa rentrée se répandit
dans les corridors et les galeries.

La foule se rua de nouveau dans la salle, et les lumières parurent se
ranimer d'elles-mêmes pour ce moment décisif et solennel.

On venait de ramener la reine; elle se tenait droite, immobile,
hautaine, les yeux fixes et les lèvres serrées.

On lui lut l'arrêt qui la condamnait à la peine de mort.

Elle écouta, sans pâlir, sans sourciller, sans qu'un muscle de son
visage indiquât l'apparence de l'émotion.

Puis elle se retourna vers le chevalier, lui adressa un long et éloquent
regard, comme pour remercier cet homme qu'elle n'avait jamais vu que
comme la statue vivante du dévouement; et, s'appuyant sur le bras de
l'officier de gendarmerie qui commandait la force armée, elle sortit
calme et digne du tribunal.

Maurice poussa un long soupir.

--Dieu merci! dit-il, rien dans sa déclaration n'a compromis Geneviève,
et il y a encore de l'espoir.

--Dieu merci! murmura de son côté le chevalier de Maison-Rouge, tout est
fini et la lutte est terminée. Je n'avais pas la force d'aller plus
loin.

--Du courage, monsieur! dit tout bas Maurice.

--J'en aurai, monsieur, répondit le chevalier. Et tous deux, après
s'être serré la main, s'éloignèrent par deux issues différentes. La
reine fut reconduite à la Conciergerie: quatre heures sonnaient à la
grande horloge comme elle y rentrait.

Au débouché du Pont-Neuf, Maurice fut arrêté par les deux bras de Lorin.

--Halte-là, dit-il, on ne passe pas!

--Pourquoi cela?

--Où vas-tu, d'abord?

--Je vais chez moi. Justement, je puis rentrer maintenant, je sais ce
qu'elle est devenue.

--Tant mieux; mais tu ne rentreras pas.

--La raison?

--La raison, la voici: il y a deux heures, les gendarmes sont venus pour
t'arrêter.

--Ah! s'écria Maurice. Eh bien, raison de plus.

--Es-tu fou? et Geneviève?

--C'est vrai. Et où allons-nous?

--Chez moi, pardieu!

--Mais je te perds.

--Raison de plus; allons, arrive. Et il l'entraîna.




XLVII

Prêtre et bourreau


En sortant du tribunal, la reine avait été ramenée à la Conciergerie.

Arrivée dans sa chambre, elle avait pris des ciseaux, avait coupé ses
longs et beaux cheveux, devenus plus beaux de l'absence de la poudre,
abolie depuis un an; elle les avait enfermés dans un papier; puis elle
avait écrit sur le papier: _À partager entre mon fils et ma fille._

Alors elle s'était assise, ou plutôt elle était tombée sur une chaise,
et, brisée de fatigue,--l'interrogatoire avait duré dix-huit
heures,--elle s'était endormie.

À sept heures, le bruit du paravent que l'on dérangeait la réveilla en
sursaut; elle se retourna et vit un homme qui lui était complètement
inconnu.

--Que me veut-on? demanda-t-elle.

L'homme s'approcha d'elle, et, la saluant aussi poliment que si elle
n'eût pas été reine:

--Je m'appelle Sanson, dit-il.

La reine frissonna légèrement et se leva. Ce nom seul en disait plus
qu'un long discours.

--Vous venez de bien bonne heure, monsieur, dit-elle; ne pourriez-vous
pas retarder un peu?

--Non, madame, répliqua Sanson; j'ai ordre de venir. Ces paroles dites,
il fit encore un pas vers la reine. Tout dans cet homme, et dans ce
moment, était expressif et terrible.

--Ah! je comprends, dit la prisonnière, vous voulez me couper les
cheveux?

--C'est nécessaire, madame, répondit l'exécuteur.

--Je le savais, monsieur, dit la reine, et j'ai voulu vous épargner
cette peine. Mes cheveux sont là, sur cette table. Sanson suivit la
direction de la main de la reine.

--Seulement, continua-t-elle, je voudrais qu'ils fussent remis ce soir à
mes enfants.

--Madame, dit Sanson, ce soin ne me regarde pas.

--Cependant, j'avais cru...

--Je n'ai à moi, reprit l'exécuteur, que la dépouille des...
personnes... leurs habits, leurs bijoux, et encore lorsqu'elles me les
donnent formellement; autrement tout cela va à la Salpêtrière, et
appartient aux pauvres des hôpitaux; un arrêté du comité de Salut public
a réglé les choses ainsi.

--Mais enfin, monsieur, demanda en insistant Marie-Antoinette, puis-je
compter que mes cheveux seront remis à mes enfants?

Sanson resta muet.

--Je me charge de l'essayer, dit Gilbert.

La prisonnière jeta au gendarme un regard d'ineffable reconnaissance.

--Maintenant, dit Sanson, je venais pour vous couper les cheveux; mais,
puisque cette besogne est faite, je puis, si vous le désirez, vous
laisser un instant seule.

--Je vous en prie, monsieur, dit la reine; car j'ai besoin de me
recueillir et de prier. Sanson s'inclina et sortit.

Alors la reine se trouva seule, car Gilbert n'avait fait que passer la
tête pour prononcer les paroles que nous avons dites.

Tandis que la condamnée s'agenouillait sur une chaise plus basse que les
autres, et qui lui servait de prie-Dieu, une scène non moins terrible
que celle que nous venons de raconter se passait dans le presbytère de
la petite église Saint-Landry, dans la Cité.

Le curé de cette paroisse venait de se lever; sa vieille gouvernante
dressait son modeste déjeuner, quand tout à coup on heurta violemment à
la porte du presbytère.

Même chez un prêtre de nos jours, une visite imprévue annonce toujours
un événement: il s'agit d'un baptême, d'un mariage _in extremis_ ou
d'une confession suprême; mais, à cette époque, la visite d'un étranger
pouvait annoncer quelque chose de plus grave encore. À cette époque, en
effet, le prêtre n'était plus le mandataire de Dieu, et il devait rendre
ses comptes aux hommes.

Cependant l'abbé Girard était du nombre de ceux qui devaient le moins
craindre, car il avait prêté serment à la Constitution: en lui la
conscience et la probité avaient parlé plus haut que l'amour-propre et
l'esprit religieux. Sans doute, l'abbé Girard admettait la possibilité
d'un progrès dans le gouvernement et regrettait tant d'abus commis au
nom du pouvoir divin; il avait, tout en gardant son Dieu, accepté la
fraternité du régime républicain.

--Allez voir, dame Jacinthe, dit-il; allez voir qui vient heurter à
notre porte de si bon matin; et, si par hasard, ce n'est point un
service pressé qu'on vient me demander, dites que j'ai été mandé ce
matin à la Conciergerie, et que je suis forcé de m'y rendre dans un
instant.

Dame Jacinthe s'appelait autrefois dame Madeleine; mais elle avait
accepté un nom de fleur en échange de son nom, comme l'abbé Girard avait
accepté le titre de citoyen en place de celui de curé.

Sur l'invitation de son maître, dame Jacinthe se hâta de descendre par
les degrés du petit jardin sur lequel ouvrait la porte d'entrée: elle
tira les verrous, et un jeune homme fort pâle, fort agité, mais d'une
douce et honnête physionomie, se présenta.

--M. l'abbé Girard? dit-il. Jacinthe examina les habits en désordre, la
barbe longue et le tremblement nerveux du nouveau venu: tout cela lui
sembla de mauvais augure.

--Citoyen, dit-elle, il n'y a point ici de monsieur ni d'abbé.

--Pardon, madame, reprit le jeune homme, je veux dire le desservant de
Saint-Landry.

Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappée de ce mot _madame_, qu'on
n'eût point adressé à une impératrice; cependant elle répondit:

--On ne peut le voir, citoyen; il dit son bréviaire.

--En ce cas, j'attendrai, répliqua le jeune homme.

--Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cette persistance redonnait les
mauvaises idées qu'elle avait ressenties tout d'abord, vous attendrez
inutilement, citoyen; car il est appelé à la Conciergerie et va partir à
l'instant même.

Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt, de pâle qu'il était,
devint livide.

--C'est donc vrai! murmura-t-il. Puis, tout haut:

--Voilà justement, madame, dit-il, le sujet qui m'amène près du citoyen
Girard.

Et, tout en parlant, il était entré, avait doucement, il est vrai, mais
avec fermeté, poussé les verrous de la porte, et, malgré les instances
et même les menaces de dame Jacinthe, il était entré dans la maison et
avait pénétré jusqu'à la chambre de l'abbé.

Celui-ci, en l'apercevant, poussa une exclamation de surprise.

--Pardon, monsieur le curé, dit aussitôt le jeune homme, j'ai à vous
entretenir d'une chose très grave; permettez que nous soyons seuls.

Le vieux prêtre savait par expérience comment s'expriment les grandes
douleurs. Il lut une passion tout entière sur la figure bouleversée du
jeune homme, une émotion suprême dans sa voix fiévreuse.

--Laissez-nous, dame Jacinthe, dit-il. Le jeune homme suivit des yeux
avec impatience la gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets
de son maître, hésitait à se retirer; puis, lorsque, enfin, elle eut
refermé la porte:

--Monsieur le curé, dit l'inconnu, vous allez me demander tout d'abord
qui je suis. Je vais vous le dire; je suis un homme proscrit; je suis un
homme condamné à mort, qui ne vit qu'à force d'audace; je suis le
chevalier de Maison-Rouge.

L'abbé fit un soubresaut d'effroi sur son grand fauteuil.

--Oh! ne craignez rien, reprit le chevalier; nul ne m'a vu entrer ici,
et ceux mêmes qui m'auraient vu ne me reconnaîtraient pas; j'ai beaucoup
changé depuis deux mois.

--Mais, enfin, que voulez-vous, citoyen? demanda le curé.

--Vous allez ce matin à la Conciergerie, n'est-ce pas?

--Oui, j'y suis mandé par le concierge.

--Savez-vous pourquoi?

--Pour quelque malade, pour quelque moribond, pour quelque condamné,
peut-être.

--Vous l'avez dit: oui, une personne condamnée vous attend. Le vieux
prêtre regarda le chevalier avec étonnement.

--Mais savez-vous quelle est cette personne? reprit Maison-Rouge.

--Non... je ne sais.

--Eh bien, cette personne, c'est la reine! L'abbé poussa un cri de
douleur.

--La reine? Oh! mon Dieu!

--Oui, monsieur, la reine! Je me suis informé pour savoir quel était le
prêtre qu'on devait lui donner. J'ai appris que c'était vous, et
j'accours.

--Que voulez-vous de moi? demanda le prêtre effrayé de l'accent fébrile
du chevalier.

--Je veux... je ne veux pas, monsieur. Je viens vous implorer, vous
prier, vous supplier.

--De quoi donc?

--De me faire entrer avec vous près de Sa Majesté.

--Oh! mais vous êtes fou! s'écria l'abbé; mais vous me perdez! mais vous
vous perdez vous-même!

--Ne craignez rien.

--La pauvre femme est condamnée et c'en est fait d'elle.

--Je le sais; ce n'est pas pour tenter de la sauver que je veux la voir,
c'est.... Mais, écoutez-moi, mon père, vous ne m'écoutez pas.

--Je ne vous écoute pas, parce que vous me demandez une chose
impossible; je ne vous écoute pas, parce que vous agissez comme un homme
en démence, dit le vieillard; je ne vous écoute pas, parce que vous
m'épouvantez.

--Mon père, rassurez-vous, dit le jeune homme en essayant de se calmer
lui-même; mon père, croyez-moi, j'ai toute ma raison. La reine est
perdue, je le sais; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, une
seconde seulement, et cela me sauvera la vie; si je ne la vois pas, je
me tue, et, comme vous serez la cause de mon désespoir, vous aurez tué à
la fois le corps et l'âme.

--Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vous me demandez le sacrifice de ma
vie, songez-y; tout vieux que je suis, mon existence est encore
nécessaire à bien des malheureux; tout vieux que je suis, aller moi-même
au-devant de la mort, c'est commettre un suicide.

--Ne me refusez pas, mon père, répliqua le chevalier; écoutez, il vous
faut un desservant, un acolyte: prenez-moi, emmenez-moi avec vous.

Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté qui commençait à fléchir.

--Non, dit-il, non, ce serait manquer à mes devoirs; j'ai juré la
Constitution, je l'ai jurée du fond du coeur, en mon âme et conscience.
La femme condamnée est une reine coupable; j'accepterais de mourir si ma
mort pouvait être utile à mon prochain; mais je ne veux pas manquer à
mon devoir.

--Mais, s'écria le chevalier, quand je vous dis, quand je vous répète;
quand je vous jure que je ne veux pas sauver la reine; tenez, sur cet
Évangile, tenez, sur ce crucifix, je jure que je ne vais pas à la
Conciergerie pour l'empêcher de mourir.

--Alors, que voulez-vous donc? demanda le vieillard ému par cet accent
de désespoir que l'on n'imite point.

--Écoutez, dit le chevalier, dont l'âme semblait venir chercher un
passage sur ses lèvres, elle fut ma bienfaitrice; elle a pour moi
quelque attachement! me voir, à sa dernière heure, sera, j'en suis sûr,
une consolation pour elle.

--C'est tout ce que vous voulez? demanda le prêtre ébranlé par cet
accent irrésistible.

--Absolument tout.

--Vous ne tramez aucun complot pour essayer de délivrer la condamnée?

--Aucun. Je suis chrétien, mon père, et, s'il y a dans mon coeur une
ombre de mensonge, si j'espère qu'elle vivra, si j'y travaille en quoi
que ce soit, que Dieu me punisse de la damnation éternelle.

--Non! non! je ne puis rien vous promettre, dit le curé, à l'esprit de
qui revenaient les dangers si grands et si nombreux d'une semblable
imprudence.

--Écoutez, mon père, dit le chevalier avec l'accent d'une profonde
douleur, je vous ai parlé en fils soumis, je ne vous ai entretenu que de
sentiments chrétiens et charitables; pas une amère parole, pas une
menace n'est sortie de ma bouche, et cependant ma tête fermente,
cependant la fièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le
coeur, cependant je suis armé; voyez, j'ai un poignard.

Et le jeune homme tira de sa poitrine une lame brillante et fine qui
jeta un reflet livide sur sa main tremblante. Le curé s'éloigna
vivement.

--Ne craignez rien, dit le chevalier avec un triste sourire; d'autres,
vous sachant si fidèle observateur de votre parole, eussent arraché un
serment à votre frayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie
encore, les mains jointes, le front sur le carreau: faites que je la
voie un seul moment; et tenez, voici pour votre garantie.

Et il tira de sa poche un billet qu'il présenta à l'abbé Girard;
celui-ci le déplia et lut ces mots:

«Moi, René, chevalier de Maison-Rouge, déclare, sur Dieu et mon honneur,
que j'ai, par menace de mort, contraint le digne curé de Saint-Landry à
m'emmener à la Conciergerie malgré ses refus et ses vives répugnances.
En foi de quoi, j'ai signé,

«MAISON-ROUGE.»

--C'est bien, dit le prêtre; mais jurez-moi encore que vous ne ferez pas
d'imprudence; ce n'est point assez que ma vie soit sauve, je réponds
aussi de la vôtre.

--Oh! ne songeons pas à cela, dit le chevalier; vous consentez?

--Il le faut bien, puisque vous le voulez absolument. Vous m'attendrez
en bas, et, lorsqu'elle passera dans le greffe, alors, vous la verrez....

Le chevalier saisit la main du vieillard et la baisa avec autant de
respect et d'ardeur qu'il eût baisé le crucifix.

--Oh! murmura le chevalier, elle mourra du moins comme une reine, et la
main du bourreau ne la touchera point!




XLVIII

La charrette


Aussitôt après qu'il eut obtenu cette permission du curé de
Saint-Landry, Maison-Rouge s'élança dans un cabinet entr'ouvert qu'il
avait reconnu pour le cabinet de toilette de l'abbé.

Là, en un tour de main, sa barbe et ses moustaches tombèrent sous le
rasoir, et ce fut alors seulement que lui-même put voir sa pâleur; elle
était effrayante.

Il rentra calme en apparence; il semblait, d'ailleurs, avoir
complètement oublié que, malgré la chute de sa barbe et de ses
moustaches, il pouvait être reconnu à la Conciergerie.

Il suivit l'abbé, que pendant sa retraite d'un instant deux
fonctionnaires étaient venus chercher, et, avec cette audace qui éloigne
tout soupçon, avec ce gonflement de la fièvre qui défigure, il entra par
la grille donnant à cette époque dans la cour du Palais.

Il était, comme l'abbé Girard, vêtu d'un habit noir, les habits
sacerdotaux étant abolis.

Dans le greffe, ils trouvèrent plus de cinquante personnes, soit
employés à la prison, soit députés, soit commissaires, se préparant à
voir passer la reine, soit en mandataires, soit en curieux.

Son coeur battit si violemment, quand il se trouva en face du guichet,
qu'il n'entendit plus les pourparlers de l'abbé avec les gendarmes et le
concierge.

Seulement un homme qui tenait à la main des ciseaux et un morceau
d'étoffe fraîchement coupé heurta Maison-Rouge sur le seuil.

Maison-Rouge se retourna et reconnut l'exécuteur.

--Que veux-tu, citoyen? demanda Sanson.

Le chevalier essaya de réprimer le frisson qui malgré lui courait dans
ses veines.

--Moi? dit-il. Tu le vois bien, citoyen Sanson, j'accompagne le curé de
Saint-Landry.

--Ah! bien, répliqua l'exécuteur. Et il se rangea de côté, donnant des
ordres à son aide. Pendant ce temps, Maison-Rouge pénétra dans
l'intérieur du greffe; puis, du greffe, il passa dans le compartiment où
se tenaient les deux gendarmes.

Ces braves gens étaient consternés; aussi digne et fière qu'elle avait
été avec les autres, aussi bonne et douce la condamnée avait été avec
eux: ils semblaient plutôt ses serviteurs que ses gardiens.

Mais, d'où il était, le chevalier ne pouvait apercevoir la reine: le
paravent était fermé. Le paravent s'était ouvert pour donner passage au
curé, mais il s'était refermé derrière lui. Lorsque le chevalier entra,
la conversation était déjà engagée.

--Monsieur, disait la reine de sa voix stridente et fière, puisque vous
avez fait serment à la République, au nom de qui on me met à mort, je ne
saurais avoir confiance en vous. Nous n'adorons plus le même Dieu!

--Madame, répondit Girard fort ému de cette dédaigneuse profession de
foi, une chrétienne qui va mourir doit mourir sans haine dans le coeur,
et elle ne doit pas repousser son Dieu, sous quelque forme qu'il se
présente à elle.

Maison-Rouge fit un pas pour entr'ouvrir le paravent, espérant que
lorsqu'elle l'apercevrait, que lorsqu'elle saurait la cause qui
l'amenait, elle changerait d'avis à l'endroit du curé; mais les deux
gendarmes firent un mouvement.

--Mais, dit Maison-Rouge, puisque je suis l'acolyte du curé...

--Puisqu'elle refuse le curé, répondit Duchesne, elle n'a pas besoin de
son acolyte.

--Mais elle acceptera peut-être, dit le chevalier en haussant la voix;
il est impossible qu'elle n'accepte pas.

Mais Marie-Antoinette était trop entièrement au sentiment qui l'agitait
pour entendre et reconnaître la voix du chevalier.

--Allez, monsieur, continua-t-elle s'adressant toujours à Girard, allez
et laissez-moi: puisque nous vivons à cette heure en France sous un
régime de liberté, je réclame celle de mourir à ma fantaisie.

Girard essaya de résister.

--Laissez-moi, monsieur, dit-elle, je vous dis de me laisser. Girard
essaya d'ajouter un mot.

--Je le veux, dit la reine avec un geste de Marie-Thérèse. Girard
sortit.

Maison-Rouge essaya de plonger son regard dans l'intervalle du paravent,
mais la prisonnière tournait le dos.

L'aide de l'exécuteur croisa le curé; il entrait tenant des cordes à la
main.

Les deux gendarmes repoussèrent le chevalier jusqu'à la porte, avant
que, ébloui, désespéré, étourdi, il eût pu articuler un cri ou faire un
mouvement pour accomplir son dessein.

Il se retrouva donc avec Girard dans le corridor du guichet. Du
corridor, on les refoula jusqu'au greffe, où la nouvelle du refus de la
reine s'était déjà répandue, et où la fierté autrichienne de
Marie-Antoinette était pour quelques-uns le texte de grossières
invectives, et pour d'autres un sujet de secrète admiration.

--Allez, dit Richard à l'abbé, retournez chez vous, puisqu'elle vous
chasse, et qu'elle meure comme elle voudra.

--Tiens, dit la femme Richard, elle a raison, et je ferais comme elle.

--Et vous auriez tort, citoyenne, dit l'abbé.

--Tais-toi, femme, murmura le concierge en faisant les gros yeux; est-ce
que cela te regarde? Allez, l'abbé, allez.

--Non, répéta Girard, non, je l'accompagnerai malgré elle; un mot, ne
fût-ce qu'un mot, si elle l'entend, lui rappellera ses devoirs;
d'ailleurs, la Commune m'a donné une mission... et je dois obéir à la
Commune.

--Soit; mais renvoie ton sacristain, alors, dit brutalement
l'adjudant-major commandant la force armée.

C'était un ancien acteur de la Comédie-Française nommé Grammont.

Les yeux du chevalier lancèrent un double éclair, et il plongea
machinalement sa main dans sa poitrine.

Girard savait que, sous son gilet, il y avait un poignard. Il l'arrêta
d'un regard suppliant.

--Épargnez ma vie, dit-il tout bas; vous voyez que tout est perdu pour
vous, ne vous perdez pas avec elle; je lui parlerai de vous en route, je
vous le jure; je lui dirai ce que vous avez risqué pour la voir une
dernière fois.

Ces mots calmèrent l'effervescence du jeune homme; d'ailleurs, la
réaction ordinaire s'opérait, toute son organisation subissait un
affaissement étrange. Cet homme d'une volonté héroïque, d'une puissance
merveilleuse, était arrivé au bout de sa force et de sa volonté; il
flottait irrésolu, ou plutôt fatigué, vaincu, dans une espèce de
somnolence qu'on eût prise pour l'avant-courrière de la mort.

--Oui, dit-il, ce devait être ainsi: la croix pour Jésus, l'échafaud
pour elle; les dieux et les rois boivent jusqu'à la lie le calice que
leur présentent les hommes.

Il résulta de cette pensée toute résignée, tout inerte, que le jeune
homme se laissa repousser, sans autre défense qu'une espèce de
gémissement involontaire, jusqu'à la porte extérieure et sans faire plus
de résistance que n'en faisait Ophélia, dévouée à la mort, lorsqu'elle
se voyait emportée par les flots.

Au pied des grilles et aux portes de la Conciergerie, se pressait une de
ces foules effrayantes comme on ne peut se les figurer sans les avoir
vues au moins une fois.

L'impatience dominait toutes les passions, et toutes les passions
parlaient haut leur langage, qui, en se confondant, formait une rumeur
immense et prolongée, comme si tout le bruit et toute la population de
Paris s'étaient concentrés dans le quartier du palais de justice.

Au-devant de cette foule campait une armée tout entière, avec des canons
destinés à protéger la fête et à la rendre sûre à ceux qui venaient en
jouir.

On eût en vain essayé de percer ce rempart profond, grossi peu à peu,
depuis que la condamnation était connue hors de Paris, par les patriotes
des faubourgs.

Maison-Rouge, repoussé hors de la Conciergerie, se trouva naturellement
au premier rang des soldats.

Les soldats lui demandèrent qui il était.

Il répondit qu'il était le vicaire de l'abbé Girard; mais que,
assermenté comme son curé, il avait, comme son curé, été refusé par la
reine.

Les soldats le repoussèrent à leur tour jusqu'au premier rang des
spectateurs.

Là, force lui fut de répéter ce qu'il avait dit aux soldats.

Alors, ce cri s'éleva:

--Il la quitte.... Il l'a vue.... Qu'a-t-elle dit?... Que fait-elle?...
Est-elle fière toujours?... Est-elle abattue?... Pleure-t-elle?...

Le chevalier répondit à toutes ces questions d'une voix à la fois
faible, douce et affable, comme si cette voix était la dernière
manifestation de la vie suspendue à ses lèvres.

Sa réponse était la vérité pure et simple; seulement, cette vérité était
un éloge de la fermeté d'Antoinette, et ce qu'il dit avec la simplicité
et la foi d'un évangéliste jeta le trouble et le remords dans plus d'un
coeur.

Lorsqu'il parla du petit dauphin et de madame Royale, de cette reine
sans trône, de cette épouse sans époux, de cette mère sans enfants, de
cette femme enfin seule et abandonnée, sans un ami au milieu des
bourreaux, plus d'un front, çà et là, se voila de tristesse, plus d'une
larme apparut, furtive et brûlante, en des yeux naguère animés de haine.

Onze heures sonnèrent à l'horloge du Palais, toute rumeur cessa à
l'instant même. Cent mille personnes comptaient l'heure qui sonnait et à
laquelle répondaient les battements de leur coeur.

Puis la vibration de la dernière heure éteinte dans l'espace, il se fit
un grand bruit derrière les portes, en même temps qu'une charrette,
venant du côté du quai aux Fleurs, fendait la foule du peuple, puis les
gardes, et venait se placer au bas des degrés.

Bientôt la reine apparut au haut de l'immense perron. Toutes les
passions se concentrèrent dans les yeux; les respirations demeurèrent
haletantes et suspendues.

Ses cheveux étaient coupés courts, la plupart avaient blanchi pendant sa
captivité, et cette nuance argentée rendait plus délicate encore la
pâleur nacrée qui faisait presque céleste, en ce moment suprême, la
beauté de la fille des Césars.

Elle était vêtue d'une robe blanche, et ses mains étaient liées derrière
son dos.

Lorsqu'elle se montra en haut des marches ayant à sa droite l'abbé
Girard, qui l'accompagnait malgré elle, et à sa gauche l'exécuteur, tous
deux vêtus de noir, ce fut dans toute cette foule un murmure que Dieu
seul, qui lit au fond des coeurs, put comprendre et résumer dans une
vérité.

Un homme alors passa entre l'exécuteur et Marie-Antoinette.

C'était Grammont. Il passait ainsi pour lui montrer l'ignoble charrette.

La reine recula malgré elle d'un pas.

--Montez, dit Grammont. Tout le monde entendit ce mot, car l'émotion
tenait tout murmure suspendu aux lèvres des spectateurs. Alors on vit le
sang monter aux joues de la reine et gagner la racine de ses cheveux;
puis presque aussitôt son visage redevint d'une pâleur mortelle. Ses
lèvres blêmissantes s'entr'ouvrirent.

--Pourquoi une charrette à moi, dit-elle, quand le roi a été à
l'échafaud dans sa voiture?

L'abbé Girard lui dit alors tout bas quelques mots. Sans doute il
combattait chez la condamnée ce dernier cri de l'orgueil royal.

La reine se tut et chancela.

Sanson avança les deux bras pour la soutenir: mais elle se redressa
avant même qu'il l'eût touchée.

Elle descendit les escaliers, tandis que l'aide affermissait un
marchepied de bois derrière la charrette.

La reine y monta, l'abbé monta derrière elle.

Sanson les fit asseoir tous deux.

Lorsque la charrette commença à s'ébranler, il se fit un grand mouvement
dans le peuple. Mais, en même temps, comme les soldats ignoraient dans
quelle intention était accompli le mouvement, ils réunirent tous leurs
efforts pour repousser la foule; il se fit, en conséquence, un grand
espace vide entre la charrette et les premiers rangs.

Dans cet espace retentit un hurlement lugubre.

La reine tressaillit et se leva tout debout, regardant autour d'elle.

Elle vit alors son chien, perdu depuis deux mois; son chien, qui n'avait
pu pénétrer avec elle dans la Conciergerie, qui, malgré les cris, les
coups, les bourrades, s'élançait vers la charrette; mais presque
aussitôt le pauvre Black, exténué, maigre, brisé, disparut sous les
pieds des chevaux.

La reine le suivit des yeux; elle ne pouvait parler, car sa voix était
couverte par le bruit; elle ne pouvait le montrer du doigt, car ses
mains étaient liées; d'ailleurs, eût-elle pu le montrer, eût-on pu
l'entendre, elle l'eût sans doute demandé inutilement.

Mais, après l'avoir perdu un instant des yeux, elle le revit.

Il était au bras d'un pâle jeune homme qui dominait la foule, debout sur
un canon, et qui, grandi par une exaltation indicible, la saluait en lui
montrant le ciel.

Marie-Antoinette aussi regarda le ciel et sourit doucement.

Le chevalier de Maison-Rouge poussa un gémissement, comme si ce sourire
lui avait fait une blessure au coeur, et, comme la charrette tournait
vers le pont au Change, il retomba dans la foule et disparut.




XLIX

L'échafaud


Sur la place de la Révolution, adossés à un réverbère, deux hommes
attendaient.

Ce qu'ils attendaient avec la foule, dont une partie s'était portée à la
place du Palais, dont une autre partie s'était portée à la place de la
Révolution, dont le reste s'était répandu, tumultueuse et pressée, sur
tout le chemin qui séparait ces deux places, c'est que la reine arrivât
jusqu'à l'instrument du supplice, qui, usé par la pluie et le soleil,
usé par la main du bourreau, usé, chose horrible! par le contact des
victimes, dominait avec une fierté sinistre toutes ces têtes
subjacentes, comme une reine domine son peuple.

Ces deux hommes, aux bras entrelacés, aux lèvres pâles, aux sourcils
froncés, parlant bas et par saccades, c'étaient Lorin et Maurice.

Perdus parmi les spectateurs, et cependant de manière à faire envie à
tous, ils continuaient à voix basse une conversation qui n'était pas la
moins intéressante de toutes ces conversations serpentant dans les
groupes qui, pareils à une chaîne électrique, s'agitaient, mer vivante,
depuis le pont au Change jusqu'au pont de la Révolution.

L'idée que nous avons exprimée à propos de l'échafaud dominant toutes
les têtes les avait frappés tous deux.

--Vois, disait Maurice, comme le monstre hideux lève ses bras rouges; ne
dirait-on pas qu'il nous appelle et qu'il sourit par son guichet comme
par une bouche effroyable?

--Ah! ma foi, dit Lorin, je ne suis pas, je l'avoue, de cette école de
poésie qui voit tout en rouge. Je les vois en rose, moi, et, au pied de
cette hideuse machine, je chanterais et j'espérerais encore. _Dum spiro,
spero._

_--_Tu espères quand on tue les femmes?

--Ah! Maurice, dit Lorin, fils de la Révolution, ne renie pas ta mère.
Ah! Maurice, demeure un bon et loyal patriote. Maurice, celle qui va
mourir, ce n'est pas une femme comme toutes les autres femmes; celle qui
va mourir, c'est le mauvais génie de la France.

--Oh! ce n'est pas elle que je regrette; ce n'est pas elle que je
pleure! s'écria Maurice.

--Oui, je comprends, c'est Geneviève.

--Ah! dit Maurice, vois-tu, il y a une pensée qui me rend fou: c'est que
Geneviève est aux mains des pourvoyeurs de guillotine qu'on appelle
Hébert et Fouquier-Tinville; aux mains des hommes qui ont envoyé ici la
pauvre Héloïse et qui y envoient la fière Marie-Antoinette.

--Eh bien, dit Lorin, voilà justement ce qui fait que j'espère, moi:
quand la colère du peuple aura fait ce large repas de deux tyrans, elle
sera rassasiée, pour quelque temps du moins, comme le boa qui met trois
mois à digérer ce qu'il dévore. Alors elle n'engloutira plus personne,
et, comme disent les prophètes du faubourg, alors les plus petits
morceaux lui feront peur.

--Lorin, Lorin, dit Maurice, moi, je suis plus positif que toi, et je te
le dis tout bas, prêt à te le répéter tout haut: Lorin, je hais la reine
nouvelle, celle qui me paraît destinée à succéder à l'Autrichienne
qu'elle va détruire. C'est une triste reine que celle dont la pourpre
est faite d'un sang quotidien, et qui a Sanson pour premier ministre.

--Bah! nous lui échapperons!

--Je n'en crois rien, dit Maurice en secouant la tête; tu vois que, pour
n'être pas arrêtés chez nous, nous n'avons d'autre ressource que de
demeurer dans la rue.

--Bah! nous pouvons quitter Paris, rien ne nous en empêche. Ne nous
plaignons donc pas. Mon oncle nous attend à Saint-Omer; argent,
passeport, rien ne nous manque. Et ce n'est pas un gendarme qui nous
arrêterait; qu'en penses-tu? Nous restons parce que nous le voulons
bien.

--Non, ce que tu dis là n'est pas juste, excellent ami, coeur dévoué que
tu es.... Tu restes parce que je veux rester.

--Et tu veux rester pour retrouver Geneviève. Eh bien, quoi de plus
simple, de plus juste et de plus naturel? Tu penses qu'elle est en
prison, c'est plus que probable. Tu veux veiller sur elle, et, pour
cela, il ne faut pas quitter Paris.

Maurice poussa un soupir; il était évident que sa pensée divergeait.

--Te rappelles-tu la mort de Louis XVI? dit-il. Je me vois encore pâle
d'émotion et d'orgueil. J'étais un des chefs de cette foule dans les
plis de laquelle je me cache aujourd'hui. J'étais plus grand au pied de
cet échafaud que ne l'avait jamais été le roi qui montait dessus. Quel
changement, Lorin! et lorsqu'on pense que neuf mois ont suffi pour
amener cette terrible réaction!

--Neuf mois d'amour, Maurice!... Amour, tu perdis Troie!

Maurice soupira; sa pensée vagabonde prenait une autre route et
envisageait un autre horizon.

--Ce pauvre Maison-Rouge, murmura-t-il, voilà un triste jour pour lui.

--Hélas! dit Lorin, ce que je vois de plus triste dans les révolutions,
Maurice, veux-tu que je te le dise?

--Oui.

--C'est que l'on a souvent pour ennemis des gens qu'on voudrait avoir
pour amis, et pour amis des gens...

--J'ai peine à croire une chose, interrompit Maurice.

--Laquelle?

--C'est qu'il n'inventera pas quelque projet, fût-il insensé, pour
sauver la reine.

--Un homme plus fort que cent mille?

--Je te dis: fût-il insensé.... Moi, je sais que, pour sauver
Geneviève.... Lorin fronça le sourcil.

--Je te le redis, Maurice, reprit-il, tu t'égares; non, même s'il
fallait que tu sauvasses Geneviève, tu ne deviendrais pas mauvais
citoyen. Mais assez là-dessus, Maurice, on nous écoute. Tiens, voici les
têtes qui ondulent; tiens, voici le valet du citoyen Sanson qui se lève
de dessus son panier, et qui regarde au loin. L'Autrichienne arrive.

En effet, comme pour accompagner cette ondulation qu'avait remarquée
Lorin, un frémissement prolongé et croissant envahissait la foule.
C'était comme une de ces rafales qui commencent par siffler et qui
finissent par mugir.

Maurice, élevant encore sa grande taille à l'aide des poteaux du
réverbère, regarda vers la rue Saint-Honoré.

--Oui, dit-il en frissonnant, la voilà! En effet, on commençait à voir
apparaître une autre machine presque aussi hideuse que la guillotine,
c'était la charrette. À droite et à gauche reluisaient les armes de
l'escorte, et devant elle Grammont répondait avec les flamboiements de
son sabre aux cris poussés par quelques fanatiques. Mais, à mesure que
la charrette s'avançait, ces cris s'éteignaient subitement sous le
regard froid et sombre de la condamnée. Jamais physionomie n'imposa plus
énergiquement le respect; jamais Marie-Antoinette n'avait été plus
grande et plus reine. Elle poussa l'orgueil de son courage jusqu'à
imprimer aux assistants des idées de terreur. Indifférente aux
exhortations de l'abbé Girard, qui l'avait accompagnée malgré elle, son
front n'oscillait ni à droite ni à gauche; la pensée vivante au fond de
son cerveau semblait immuable comme son regard; le mouvement saccadé de
la charrette sur le pavé inégal faisait, par sa violence même, ressortir
la rigidité de son maintien; on eût dit une de ces statues de marbre qui
cheminent sur un chariot; seulement, la statue royale avait l'oeil
lumineux, et ses cheveux s'agitaient au vent. Un silence pareil à celui
du désert s'abattit soudain sur les trois cent mille spectateurs de
cette scène, que le ciel voyait pour la première fois à la clarté de son
soleil. Bientôt, de l'endroit où se tenaient Maurice et Lorin, on
entendit crier l'essieu de la charrette et souffler les chevaux des
gardes. La charrette s'arrêta au pied de l'échafaud.

La reine, qui, sans doute, ne songeait pas à ce moment, se réveilla et
comprit: elle étendit son regard hautain sur la foule, et le même jeune
homme pâle qu'elle avait vu debout sur un canon lui apparut de nouveau
debout sur une borne.

De cette borne, il lui envoya le même salut respectueux qu'il lui avait
déjà adressé au moment où elle sortait de la Conciergerie; puis aussitôt
il sauta à bas de la borne.

Plusieurs personnes le virent, et, comme il était vêtu de noir, de là le
bruit se répandit qu'un prêtre avait attendu Marie-Antoinette afin de
lui envoyer l'absolution au moment où elle monterait sur l'échafaud. Au
reste, personne n'inquiéta le chevalier. Il y a dans les moments
suprêmes un suprême respect pour certaines choses.

La reine descendit avec précaution les trois degrés du marchepied; elle
était soutenue par Sanson, qui, jusqu'au dernier moment, tout en
accomplissant la tâche à laquelle il semblait lui-même condamné, lui
témoigna les plus grands égards.

Pendant qu'elle marchait vers les degrés de l'échafaud, quelques chevaux
se cabrèrent, quelques gardes à pied, quelques soldats, semblèrent
osciller et perdre l'équilibre; puis on vit comme une ombre se glisser
sous l'échafaud; mais le calme se rétablit presque à l'instant même:
personne ne voulait quitter sa place dans ce moment solennel, personne
ne voulait perdre le moindre détail du grand drame qui allait
s'accomplir; tous les yeux se portèrent vers la condamnée.

La reine était déjà sur la plate-forme de l'échafaud. Le prêtre lui
parlait toujours; un aide la poussait doucement par derrière; un autre
dénouait le fichu qui couvrait ses épaules.

Marie-Antoinette sentit cette main infâme qui effleurait son cou, elle
fit un brusque mouvement et marcha sur le pied de Sanson, qui, sans
qu'elle le vît, était occupé à l'attacher à la planche fatale.

Sanson retira son pied.

--Excusez-moi, monsieur, dit la reine, je ne l'ai point fait exprès. Ce
furent les dernières paroles que prononça la fille des Césars, la reine
de France, la veuve de Louis XVI.

Le quart après midi sonna à l'horloge des Tuileries; en même temps que
lui Marie-Antoinette tombait dans l'éternité.

Un cri terrible, un cri qui résumait toutes les patiences: joie,
épouvante, deuil, espoir, triomphe, expiation, couvrit comme un ouragan
un autre cri faible et lamentable qui, au même moment, retentissait sous
l'échafaud.

Les gendarmes l'entendirent pourtant, si faible qu'il fût; ils firent
quelques pas en avant; la foule, moins serrée, s'épandit comme un fleuve
dont on élargit la digue, renversa la haie, dispersa les gardes, et vint
comme une marée battre les pieds de l'échafaud, qui en fut ébranlé.

Chacun voulait voir de près les restes de la royauté, que l'on croyait à
tout jamais détruite en France.

Mais les gendarmes cherchaient autre chose: ils cherchaient cette ombre
qui avait dépassé leurs lignes, et qui s'était glissée sous l'échafaud.

Deux d'entre eux revinrent, amenant par le collet un jeune homme dont la
main pressait sur son coeur un mouchoir teint de sang.

Il était suivi par un petit chien épagneul qui hurlait lamentablement.

--À mort l'aristocrate! à mort le ci-devant! crièrent quelques hommes du
peuple en désignant le jeune homme; il a trempé son mouchoir dans le
sang de l'Autrichienne: à mort!

--Grand Dieu! dit Maurice à Lorin, le reconnais-tu? le reconnais-tu?

--À mort le royaliste! répétèrent les forcenés; ôtez-lui ce mouchoir
dont il veut se faire une relique: arrachez, arrachez!

Un sourire orgueilleux erra sur les lèvres du jeune homme; il arracha sa
chemise, découvrit sa poitrine, et laissa tomber son mouchoir.

--Messieurs, dit-il, ce sang n'est pas celui de la reine, mais bien le
mien; laissez-moi mourir tranquillement. Et une blessure profonde et
reluisante apparut béante sous sa mamelle gauche. La foule jeta un cri
et recula.

Alors le jeune homme s'affaissa lentement et tomba sur ses genoux en
regardant l'échafaud comme un martyr regarde l'autel.

--Maison-Rouge! murmura Lorin à l'oreille de Maurice.

--Adieu! murmura le jeune homme en baissant la tête avec un divin
sourire; adieu, ou plutôt au revoir! Et il expira au milieu des gardes
stupéfaits.

--Il y a encore cela à faire, Lorin, dit Maurice, avant de devenir
mauvais citoyen.

Le petit chien tournait autour du cadavre, effaré et hurlant.

--Tiens! c'est Black, dit un homme qui tenait un gros bâton à la main;
tiens! c'est Black; viens ici, mon petit vieux.

Le chien s'avança vers celui qui l'appelait; mais à peine fut-il à sa
portée, que l'homme leva son bâton et lui écrasa la tête en éclatant de
rire.

--Oh! le misérable! s'écria Maurice.

--Silence! murmura Lorin en l'arrêtant, silence, ou nous sommes
perdus... c'est Simon.




L

La visite domiciliaire


Lorin et Maurice étaient revenus chez le premier d'entre eux. Maurice,
pour ne pas compromettre son ami trop ouvertement, avait adopté
l'habitude de sortir le matin et de ne rentrer que le soir.

Mêlé aux événements, assistant au transfert des prisonniers à la
Conciergerie, il épiait chaque jour le passage de Geneviève, n'ayant pu
savoir en quelle maison elle avait été renfermée.

Car, depuis sa visite à Fouquier-Tinville, Lorin lui avait fait
comprendre que la première démarche ostensible le perdrait, qu'alors il
serait sacrifié sans avoir pu porter secours à Geneviève, et Maurice,
qui se fût fait incarcérer sur-le-champ dans l'espoir d'être réuni à sa
maîtresse, devint prudent par la crainte d'être à jamais séparé d'elle.

Il allait donc chaque matin des Carmes à Port-Libre, des Madelonnettes à
Saint-Lazare, de la Force au Luxembourg, et stationnait devant les
prisons au sortir des charrettes qui menaient les accusés au tribunal
révolutionnaire. Son coup d'oeil jeté sur les victimes, il courait à une
autre prison.

Mais il s'aperçut bientôt que l'activité de dix hommes ne suffirait pas
à surveiller ainsi les trente-trois prisons que Paris possédait à cette
époque, et il se contenta d'aller au tribunal même attendre la
comparution de Geneviève.

C'était déjà un commencement de désespoir. En effet, quelles ressources
restaient à un condamné après l'arrêt? Quelquefois le tribunal, qui
commençait les séances à dix heures, avait condamné vingt ou trente
personnes à quatre heures; le premier condamné jouissait de six heures
de vie; mais le dernier, frappé de sentence à quatre heures moins un
quart, tombait à quatre heures et demie sous la hache.

Se résigner à subir une pareille chance pour Geneviève, c'était donc se
lasser de combattre le destin.

Oh! s'il eût été prévenu d'avance de l'incarcération de Geneviève...
comme Maurice se fût joué de cette justice humaine tant aveuglée à cette
époque! comme il eût facilement et promptement arraché Geneviève de la
prison! Jamais évasions ne furent plus commodes; on pourrait dire que
jamais elles ne furent plus rares. Toute cette noblesse, une fois mise
en prison, s'y installait comme en un château, et prenait ses aises pour
mourir. Fuir, c'était se soustraire aux conséquences du duel: les femmes
elles-mêmes rougissaient d'une liberté acquise à ce prix.

Mais Maurice ne se fût pas montré si scrupuleux. Tuer des chiens,
corrompre un porte-clefs, quoi de plus simple! Geneviève n'était pas un
de ces noms tellement splendides qu'il attirât l'attention du monde....
Elle ne se déshonorait pas en fuyant, et d'ailleurs... quand elle se fût
déshonorée!

Oh! comme il se représentait avec amertume ces jardins de Port-Libre si
faciles à escalader; ces chambres des Madelonnettes si commodes à percer
pour gagner la rue, et les murs si bas du Luxembourg, et les corridors
sombres des Carmes, dans lesquels un homme résolu pouvait pénétrer si
aisément en débouchant une fenêtre!

Mais Geneviève était-elle dans une de ces prisons?

Alors, dévoré par le doute et brisé par l'anxiété, Maurice accablait
Dixmer d'imprécations; il le menaçait, il savourait sa haine pour cet
homme, dont la lâche vengeance se cachait sous un semblant de dévouement
à la cause royale.

--Je le trouverai aussi, pensait Maurice; car, s'il veut sauver la
malheureuse femme, il se montrera; s'il veut la perdre, il lui
insultera. Je le retrouverai, l'infâme, et, ce jour là, malheur à lui!

Le matin du jour où se passent les faits que nous allons raconter,
Maurice était sorti pour aller s'installer à sa place au tribunal
révolutionnaire. Lorin dormait.

Il fut réveillé par un grand bruit que faisaient à la porte des voix de
femmes et des crosses de fusil.

Il jeta autour de lui ce coup d'oeil effaré de l'homme surpris qui
voudrait se convaincre que rien de compromettant ne reste en vue.

Quatre sectionnaires, deux gendarmes et un commissaire entrèrent chez
lui au même instant. Cette visite était tellement significative, que
Lorin se hâta de s'habiller.

--Vous m'arrêtez? dit-il.

--Oui, citoyen Lorin.

--Pourquoi cela?

--Parce que tu es suspect.

--Ah! c'est juste.

Le commissaire griffonna quelques mots au bas du procès-verbal
d'arrestation.

--Où est ton ami? dit-il ensuite.

--Quel ami?

--Le citoyen Maurice Lindey.

--Chez lui probablement, dit Lorin.

--Non pas, il loge ici.

--Lui? Allons donc! Mais cherchez, et, si vous le trouvez...

--Voici la dénonciation, dit le commissaire, elle est explicite.

Il offrit à Lorin un papier d'une hideuse écriture et d'une orthographe
énigmatique. Il était dit dans cette dénonciation que l'on voyait sortir
chaque matin de chez le citoyen Lorin le citoyen Lindey, suspect,
décrété d'arrestation.

La dénonciation était signée Simon.

--Ah çà! mais ce savetier perdra ses pratiques, dit Lorin, s'il exerce
ces deux états à la fois. Quoi! mouchard et ressemeleur de bottes! C'est
un César que ce M. Simon....

Et il éclata de rire.

--Le citoyen Maurice! dit alors le commissaire; où est le citoyen
Maurice? Nous te sommons de le livrer.

--Quand je vous dis qu'il n'est pas ici! Le commissaire passa dans la
chambre voisine, puis monta dans une petite soupente où logeait
l'officieux de Lorin. Enfin, il ouvrit une chambre basse. Nulle trace de
Maurice.

Mais, sur la table de la salle à manger, une lettre récemment écrite
attira l'attention du commissaire. Elle était de Maurice, qui l'avait
déposée en partant le matin sans réveiller son ami, bien qu'ils
couchassent ensemble:

«Je vais au tribunal, disait Maurice; déjeune sans moi, je ne rentrerai
que ce soir.»

--Citoyens, dit Lorin, quelque hâte que j'aie de vous obéir, vous
comprenez que je ne puis vous suivre en chemise.... Permettez que mon
officieux m'habille.

--Aristocrate! dit une voix, il faut qu'on l'aide pour passer ses
culottes...

--Oh! mon Dieu, oui! dit Lorin, je suis comme le citoyen Dagobert, moi.
Vous remarquerez que je n'ai pas dit roi.

--Allons, fais, dit le commissaire; mais, dépêche-toi. L'officieux
descendit de sa soupente et vint aider son maître à s'habiller. Le but
de Lorin n'était pas précisément d'avoir un valet de chambre, c'était
que rien de ce qui se passait n'échappât à l'officieux, afin que
l'officieux redît à Maurice ce qui s'était passé.

--Maintenant, messieurs... pardon, citoyens... maintenant, citoyens, je
suis prêt, et je vous suis. Mais laissez-moi, je vous prie, emporter le
dernier volume des _Lettres à Émilie_ de M. Demoustier, qui vient de
paraître, et que je n'ai pas encore lu; cela charmera les ennuis de ma
captivité.

--Ta captivité? dit tout à coup Simon, devenu municipal à son tour et
entrant suivi de quatre sectionnaires. Elle ne sera pas longue: tu
figures dans le procès de la femme qui a voulu faire évader
l'Autrichienne. On la juge aujourd'hui... on te jugera demain, quand tu
auras témoigné.

--Cordonnier, dit Lorin avec gravité, vous cousez vos semelles trop
vite.

--Oui; mais quel joli coup de tranchet! répliqua Simon avec un hideux
sourire; tu verras, tu verras, mon beau grenadier.

Lorin haussa les épaules.

--Eh bien, partons-nous? dit-il. Je vous attends. Et, comme chacun se
retournait pour descendre l'escalier, Lorin lança au municipal Simon un
si vigoureux coup de pied, qu'il le fit rouler en hurlant tout le long
du degré luisant et roide.

Les sectionnaires ne purent s'empêcher de rire. Lorin mit ses mains dans
ses poches.

--Dans l'exercice de mes fonctions! dit Simon, livide de colère.

--Parbleu! répondit Lorin, est-ce que nous n'y sommes pas tous dans
l'exercice de nos fonctions?

On le fit monter en fiacre et le commissaire le mena au palais de
justice.




LI

Lorin


Si pour la seconde fois le lecteur veut nous suivre au tribunal
révolutionnaire, nous retrouverons Maurice à la même place où nous
l'avons déjà vu; seulement, nous le retrouverons plus pâle et plus
agité.

Au moment où nous rouvrons la scène sur ce lugubre théâtre où nous
entraînent les événements bien plus que notre prédilection, les jurés
sont aux opinions, car une cause vient d'être entendue: deux accusés qui
ont déjà, par une de ces insolentes précautions avec lesquelles on
raillait les juges à cette époque, fait leur toilette pour l'échafaud,
s'entretiennent avec leurs défenseurs, dont les paroles vagues
ressemblent à celles d'un médecin qui désespère de son malade.

Le peuple des tribunes était, ce jour-là, d'une féroce humeur, de cette
humeur qui excite la sévérité des jurés: placés sous la surveillance
immédiate des tricoteuses et des faubouriens, les jurés se tiennent
mieux, comme l'acteur qui redouble d'énergie devant un public mal
disposé.

Aussi, depuis dix heures du matin, cinq prévenus ont-ils déjà été
changés en autant de condamnés par ces mêmes jurés rendus intraitables.

Les deux qui se trouvaient alors sur le banc des accusés, attendaient
donc en ce moment le oui ou le non qui devait, ou les rendre à la vie,
ou les jeter à la mort.

Le peuple des assistants, rendu féroce par l'habitude de cette tragédie
quotidienne devenue son spectacle favori; le peuple des assistants,
disons-nous, les préparait par des interjections à ce moment redoutable.

--Tiens, tiens, tiens! regarde donc le grand! disait une tricoteuse qui,
n'ayant pas de bonnet, portait à son chignon une cocarde tricolore large
comme la main; tiens, qu'il est pâle! on dirait qu'il est déjà mort!

Le condamné regarda la femme qui l'apostrophait avec un sourire de
mépris.

--Que dis-tu donc? reprit la voisine. Le voilà qui rit.

--Oui, du bout des dents. Un faubourien regarda sa montre.

--Quelle heure est-il? lui demanda son compagnon.

--Une heure moins dix minutes; voilà trois quarts d'heure que ça dure.

--Juste comme à Domfront, ville de malheur: arrivé à midi, pendu à une
heure.

--Et le petit, et le petit! cria un autre assistant; regarde-le donc,
sera-t-il laid quand il éternuera dans le sac!

--Bah! c'est trop tôt fait, tu n'auras pas le temps de t'en apercevoir.

--Tiens, on redemandera sa tête à M. Sanson; on a le droit de la voir.

--Regarde donc comme il a un bel habit bleu tyran; c'est un peu agréable
pour les pauvres quand on raccourcit les gens bien vêtus.

En effet, comme l'avait dit l'exécuteur à la reine, les pauvres
héritaient des dépouilles de chaque victime, ces dépouilles étant
portées à la Salpêtrière, aussitôt après l'exécution, pour être
distribuées aux indigents: c'est là qu'avaient été envoyés les habits de
la reine suppliciée.

Maurice écoutait tourbillonner ces paroles sans y prendre garde; chacun
dans ce moment était préoccupé de quelque puissante pensée qui
l'isolait; depuis quelques jours, son coeur ne battait plus qu'à
certains moments et par secousses; de temps en temps, la crainte ou
l'espérance semblait suspendre la marche de sa vie, et ces oscillations
perpétuelles avaient comme brisé la sensibilité dans son coeur, pour y
substituer l'atonie.

Les jurés rentrèrent en séance, et, comme on s'y attendait, le président
prononça la condamnation des deux prévenus. On les emmena, ils sortirent
d'un pas ferme; tout le monde mourait bien à cette époque. La voix de
l'huissier retentit lugubre et sinistre.

--Le citoyen accusateur public contre la citoyenne Geneviève Dixmer.
Maurice frissonna de tout son corps, et une sueur moite perla par tout
son visage. La petite porte par laquelle entraient les accusés s'ouvrit,
et Geneviève parut.

Elle était vêtue de blanc; ses cheveux étaient arrangés avec une
charmante coquetterie, car elle les avait étagés et bouclés avec art, au
lieu de les couper, ainsi que faisaient beaucoup de femmes.

Sans doute, jusqu'au dernier moment la pauvre Geneviève voulait paraître
belle à celui qui pouvait la voir.

Maurice vit Geneviève, et il sentit que toutes les forces qu'il avait
rassemblées pour cette occasion lui manquaient à la fois; cependant il
s'attendait à ce coup, puisque, depuis douze jours, il n'avait manqué
aucune séance, et que trois fois déjà le nom de Geneviève sortant de la
bouche de l'accusateur public avait frappé son oreille; mais certains
désespoirs sont si vastes et si profonds, que nul n'en peut sonder
l'abîme.

Tous ceux qui virent apparaître cette femme, si belle, si naïve, si
pâle, poussèrent un cri: les uns de fureur,--il y avait, à cette époque,
des gens qui haïssaient toute supériorité, supériorité de beauté comme
supériorité d'argent, de génie ou de naissance,--les autres
d'admiration, quelques-uns de pitié.

Geneviève reconnut sans doute un cri dans tous ces cris, une voix parmi
toutes ces voix; car elle se retourna du côté de Maurice, tandis que le
président feuilletait le dossier de l'accusée, tout en la regardant de
temps en temps, en dessous.

Du premier coup d'oeil, elle vit Maurice, tout enseveli qu'il était sous
les bords de son large chapeau; alors elle se retourna entièrement avec
un doux sourire et avec un geste plus doux encore; elle appuya ses deux
mains roses et tremblantes sur ses lèvres, et, y déposant toute son âme
avec son souffle, elle donna des ailes à ce baiser perdu, qu'un seul
dans cette foule avait le droit de prendre pour lui.

Un murmure d'intérêt parcourut toute la salle. Geneviève, interpellée,
se retourna vers ses juges; mais elle s'arrêta au milieu de ce
mouvement, et ses yeux dilatés se fixèrent avec une indicible expression
de terreur vers un point de la salle.

Maurice se haussa vainement sur la pointe des pieds: il ne vit rien, ou
plutôt quelque chose de plus important rappela son attention sur la
scène, c'est-à-dire sur le tribunal.

Fouquier-Tinville avait commencé la lecture de l'acte d'accusation.

Cet acte portait que Geneviève Dixmer était femme d'un conspirateur
acharné, que l'on suspectait d'avoir aidé l'ex-chevalier de Maison-Rouge
dans les tentatives successives qu'il avait faites pour sauver la reine.

D'ailleurs, elle avait été surprise aux genoux de la reine, la suppliant
de changer d'habits avec elle, et s'offrant de mourir à sa place. Ce
fanatisme stupide, disait l'acte d'accusation, méritera sans doute les
éloges des contre-révolutionnaires; mais aujourd'hui, ajoutait-il, tout
citoyen français ne doit sa vie qu'à la nation, et c'est trahir
doublement que de la sacrifier aux ennemis de la France.

Geneviève, interrogée si elle reconnaissait avoir été, comme l'avaient
dit les gendarmes Duchesne et Gilbert, surprise aux genoux de la reine,
la suppliant de changer de vêtements avec elle, répondit simplement:

--Oui!

--Alors, dit le président, racontez-nous votre plan et vos espérances.
Geneviève sourit.

--Une femme peut concevoir des espérances, dit-elle; mais une femme ne
peut faire un plan dans le genre de celui dont je suis victime.

--Comment vous trouviez-vous là, alors?

--Parce que je ne m'appartenais pas et qu'on me poussait.

--Qui vous poussait? demanda l'accusateur public.

--Des gens qui m'avaient menacée de mort si je n'obéissais pas.

Et le regard irrité de la jeune femme alla se fixer de nouveau sur ce
point de la salle invisible à Maurice.

--Mais, pour échapper à cette mort dont on vous menaçait, vous
affrontiez la mort qui devait résulter pour vous d'une condamnation.

--Lorsque j'ai cédé, le couteau était sur ma poitrine, tandis que le fer
de la guillotine était encore loin de ma tête. Je me suis courbée sous
la violence présente.

--Pourquoi n'appeliez-vous pas à l'aide? Tout bon citoyen vous eût
défendue.

--Hélas! monsieur, répondit Geneviève avec un accent à la fois si triste
et si tendre, que le coeur de Maurice se gonfla comme s'il allait
éclater; hélas! je n'avais plus personne près de moi.

L'attendrissement succédait à l'intérêt, comme l'intérêt avait succédé à
la curiosité. Beaucoup de têtes se baissèrent, les unes cachant leurs
larmes, les autres les laissant couler librement.

Maurice, alors, aperçut vers sa gauche une tête restée ferme, un visage
demeuré inflexible.

C'était Dixmer debout, sombre, implacable, et qui ne perdait de vue ni
Geneviève ni le tribunal.

Le sang afflua aux tempes du jeune homme; la colère monta de son coeur à
son front, emplissant tout son être de désirs immodérés de vengeance. Il
lança à Dixmer un regard chargé d'une haine si électrique, si puissante,
que celui-ci, comme attiré par le fluide brûlant, tourna la tête vers
son ennemi.

Leurs deux regards se croisèrent comme deux flammes.

--Dites-nous les noms de vos instigateurs? demanda le président.

--Il n'y en a qu'un seul, monsieur.

--Lequel?

--Mon mari.

--Savez-vous où il est?

--Oui.

--Indiquez sa retraite.

--Il a pu être infâme, mais je ne serai pas lâche; ce n'est point à moi
de dénoncer sa retraite, c'est à vous de la découvrir.

Maurice regarda Dixmer. Dixmer ne fit pas un mouvement. Une idée
traversa la tête du jeune homme: c'était de le dénoncer en se dénonçant
soi-même; mais il la comprima.

--Non, dit-il, ce n'est pas ainsi qu'il doit mourir.

--Ainsi, vous refusez de guider nos recherches? dit le président.

--Je crois, monsieur, que je ne puis le faire, répondit Geneviève, sans
me rendre aussi méprisable aux yeux des autres qu'il l'est aux miens.

--Y a-t-il des témoins? demanda le président.

--Il y en a un, répondit l'huissier.

--Appelez le témoin.

--Maximilien-Jean Lorin! glapit l'huissier.

--Lorin! s'écria Maurice. Oh! mon Dieu, qu'est-il donc arrivé?

Cette scène se passait le jour même de l'arrestation de Lorin, et
Maurice ignorait cette arrestation.

--Lorin! murmura Geneviève en regardant autour d'elle avec une
douloureuse inquiétude.

--Pourquoi le témoin ne répond-il pas à l'appel? demanda le président.

--Citoyen président, dit Fouquier-Tinville, sur une dénonciation
récente, le témoin a été arrêté à son domicile; on va l'amener à
l'instant.

Maurice tressaillit.

--Il y avait un autre témoin plus important, continua Fouquier; mais
celui-là, on n'a pas pu le trouver encore.

Dixmer se retourna en souriant vers Maurice: peut-être la même idée qui
avait passé dans la tête de l'amant passait-elle à son tour dans la tête
du mari.

Geneviève pâlit et s'affaissa sur elle-même en poussant un gémissement.
En ce moment, Lorin entra suivi de deux gendarmes.

Après lui, et par la même porte, apparut Simon, qui vint s'asseoir dans
le prétoire en habitué de la localité.

--Vos nom et prénoms? demanda le président.

--Maximilien-Jean Lorin.

--Votre état?

--Homme libre.

--Tu ne le seras pas longtemps, dit Simon en lui montrant le poing.

--Êtes-vous parent de la prévenue?

--Non; mais j'ai l'honneur d'être de ses amis.

--Saviez-vous qu'elle conspirât l'enlèvement de la reine?

--Comment voulez-vous que je susse cela?

--Elle pouvait vous l'avoir confié.

--À moi, membre de la section des Thermopyles?... Allons donc!

--On vous a vu cependant quelquefois avec elle.

--On a dû m'y voir souvent même.

--Vous la connaissiez pour une aristocrate?

--Je la connaissais pour la femme d'un maître tanneur.

--Son mari n'exerçait pas en réalité l'état sous lequel il se cachait.

--Ah! cela, je l'ignore; son mari n'est pas de mes amis.

--Parlez-nous de ce mari.

--Oh! très volontiers! c'est un vilain homme...

--Monsieur Lorin, dit Geneviève, par pitié.... Lorin continua
impassiblement:

--Qui a sacrifié sa pauvre femme que vous avez devant les yeux pour
satisfaire, non pas même à ses opinions politiques, mais à ses haines
personnelles. Pouah! je le mets presque aussi bas que Simon.

Dixmer devint livide. Simon voulut parler; mais, d'un geste, le
président lui imposa silence.

--Vous paraissez connaître parfaitement cette histoire, citoyen Lorin,
dit Fouquier; contez-nous-la.

--Pardon, citoyen Fouquier, dit Lorin en se levant, j'ai dit tout ce que
j'en savais. Il salua et se rassit.

--Citoyen Lorin, continua l'accusateur, il est de ton devoir d'éclairer
le tribunal.

--Qu'il s'éclaire avec ce que je viens de dire. Quant à cette pauvre
femme, je le répète, elle n'a fait qu'obéir à la violence.... Eh! tenez,
regardez-la seulement, est-elle taillée en conspiratrice? On l'a forcée
de faire ce qu'elle a fait, voilà tout.

--Tu le crois?

--J'en suis sûr.

--Au nom de la loi, dit Fouquier, je requiers que le témoin Lorin soit
traduit devant le tribunal comme prévenu de complicité avec cette femme.

Maurice poussa un gémissement. Geneviève cacha son visage dans ses deux
mains. Simon s'écria, dans un transport de joie:

--Citoyen accusateur, tu viens de sauver la patrie!

Quant à Lorin, sans rien répondre, il enjamba la balustrade, pour venir
s'asseoir près de Geneviève; il lui prit la main, et, la baisant
respectueusement:

--Bonjour, citoyenne, dit-il avec un flegme qui électrisa l'assemblée.
Comment vous portez-vous? Et il se rassit sur le banc des accusés.




LII

Suite du précédent


Toute cette scène avait passé comme une vision fantasmagorique devant
Maurice, appuyé sur la poignée de son sabre, qui ne le quittait pas; il
voyait tomber un à un ses amis dans le gouffre qui ne rend pas ses
victimes, et cette image mortelle était pour lui si frappante, qu'il se
demandait pourquoi lui, le compagnon de ces infortunés, se cramponnait
encore au bord du précipice, et ne se laissait point aller au vertige
qui l'entraînait avec eux.

En enjambant la balustrade, Lorin avait vu la figure sombre et railleuse
de Dixmer.

Lorsqu'il se fut placé près d'elle, comme nous l'avons dit, Geneviève se
pencha à son oreille.

--Oh! mon Dieu! dit-elle, savez-vous que Maurice est là?

--Où donc?

--Ne regardez pas tout de suite; votre regard pourrait le perdre.

--Soyez tranquille.

--Derrière nous, près de la porte. Quelle douleur pour lui si nous
sommes condamnés!

Lorin regarda la jeune femme avec une tendre compassion.

--Nous le serons, dit-il, je vous conjure de ne pas en douter. La
déception serait trop cruelle si vous aviez l'imprudence d'espérer.

--Oh! mon Dieu! dit Geneviève. Pauvre ami qui restera seul sur la terre!

Lorin se retourna alors vers Maurice, et Geneviève, n'y pouvant
résister, jeta de son côté un regard rapide sur le jeune homme. Maurice
avait les yeux fixés sur eux, et il appuyait une main sur son coeur.

--Il y a un moyen de vous sauver, dit Lorin.

--Sûr? demanda Geneviève, dont les yeux étincelèrent de joie.

--Oh! de celui-là, j'en réponds.

--Si vous me sauviez, Lorin, comme je vous bénirais!

--Mais ce moyen..., reprit le jeune homme. Geneviève lut son hésitation
dans ses yeux.

--Vous l'avez donc vu, vous aussi? dit-elle.

--Oui, je l'ai vu. Voulez-vous être sauvée? Qu'il descende à son tour
dans le fauteuil de fer, et vous l'êtes.

Dixmer devina sans doute, à l'expression du regard de Lorin, quelles
étaient les paroles qu'il prononçait, car il pâlit d'abord; mais bientôt
il reprit son calme sombre et son sourire infernal.

--C'est impossible, dit Geneviève; je ne pourrais plus le haïr.

--Dites qu'il connaît votre générosité et qu'il vous brave.

--Sans doute, car il est sûr de lui, de moi, de nous tous.

--Geneviève, Geneviève, je suis moins parfait que vous; laissez-moi
l'entraîner et qu'il périsse.

--Non, Lorin, je vous en conjure, rien de commun avec cet homme, pas
même la mort; il me semble que je serais infidèle à Maurice si je
mourais avec Dixmer.

--Mais vous ne mourrez pas, vous.

--Le moyen de vivre quand il sera mort?

--Ah! dit Lorin, que Maurice a raison de vous aimer! Vous êtes un ange,
et la patrie des anges est au ciel. Pauvre cher Maurice!

Cependant Simon, qui ne pouvait entendre ce que disaient les deux
accusés, dévorait du regard leur physionomie à défaut de leurs paroles.

--Citoyen gendarme, dit-il, empêche donc les conspirateurs de continuer
leurs complots contre la République jusque dans le tribunal
révolutionnaire.

--Bon! reprit le gendarme; tu sais bien, citoyen Simon, qu'on ne
conspire plus ici, ou que, si l'on conspire, ce n'est point pour
longtemps. Ils causent, les citoyens, et, puisque la loi ne défend pas
de causer dans la charrette, pourquoi défendrait-on de causer au
tribunal?

Ce gendarme, c'était Gilbert, qui, ayant reconnu la prisonnière faite
par lui dans le cachot de la reine, témoignait, avec sa probité
ordinaire, l'intérêt qu'il ne pouvait s'empêcher d'accorder au courage
et au dévouement.

Le président avait consulté ses assesseurs; sur l'invitation de
Fouquier-Tinville, il commença les questions:

--Accusé Lorin, demanda-t-il, de quelle nature étaient vos relations
avec la citoyenne Dixmer?

--De quelle nature, citoyen président?

--Oui.


          _L'amitié la plus pure unissait nos deux coeurs,_
          _Elle m'aimait en frère et je l'aimais en soeur._


--Citoyen Lorin, dit Fouquier-Tinville, la rime est mauvaise.

--Comment cela? demanda Lorin.

--Sans doute, il y a une _s_ de trop.

--Coupe, citoyen accusateur, coupe, c'est ton état.

Le visage impassible de Fouquier-Tinville pâlit légèrement à cette
terrible plaisanterie.

--Et de quel oeil, demanda le président, le citoyen Dixmer voyait-il la
liaison d'un homme, qui se prétendait républicain, avec sa femme?

--Oh! quant à cela, je ne puis vous le dire, déclarant n'avoir jamais
connu le citoyen Dixmer et en être parfaitement satisfait.

--Mais, reprit Fouquier-Tinville, tu ne dis pas que ton ami le citoyen
Maurice Lindey était entre toi et l'accusée le noeud de cette amitié si
pure?

--Si je ne le dis pas, répondit Lorin, c'est qu'il me semble que c'est
mal de le dire, et je trouve même que vous auriez dû prendre exemple sur
moi.

--Les citoyens jurés, dit Fouquier-Tinville, apprécieront cette
singulière alliance de deux républicains avec une aristocrate, et dans
le moment même où cette aristocrate est convaincue du plus noir complot
qu'on ait tramé contre la nation.

--Comment aurais-je su ce complot dont tu parles, citoyen accusateur?
demanda Lorin révolté plutôt qu'effrayé de la brutalité de l'argument.

--Vous connaissiez cette femme, vous étiez son ami, elle vous appelait
son frère, vous l'appeliez votre soeur, et vous ne connaissiez pas ses
démarches? Est-il donc possible, comme vous l'avez dit vous-même,
demanda le président, qu'elle ait perpétré seule l'action qui lui est
imputée?

--Elle ne l'a pas perpétrée seule, reprit Lorin en se servant des mots
techniques employés par le président, puisqu'elle vous a dit, puisque je
vous ai dit et puisque je vous répète que son mari l'y poussait.

--Alors, comment ne connais-tu pas le mari, dit Fouquier-Tinville,
puisque le mari était uni avec la femme?

Lorin n'avait qu'à raconter la première disparition de Dixmer; Lorin
n'avait qu'à dire les amours de Geneviève et de Maurice; Lorin n'avait
enfin qu'à faire connaître la façon dont le mari avait enlevé et caché
sa femme dans une retraite impénétrable, pour se disculper de toute
connivence en dissipant toute obscurité.

Mais, pour cela, il fallait trahir le secret de ses deux amis; pour
cela, il fallait faire rougir Geneviève devant cinq cents personnes;
Lorin secoua la tête comme pour se dire non à lui-même.

--Eh bien, demanda le président, que répondrez-vous au citoyen
accusateur?

--Que sa logique est écrasante, dit Lorin, et qu'il m'a convaincu d'une
chose dont je ne me doutais même pas.

--Laquelle?

--C'est que je suis, à ce qu'il paraît, un des plus affreux
conspirateurs qu'on ait encore vus.

Cette déclaration souleva une hilarité universelle. Les jurés eux-mêmes
n'y purent tenir, tant ce jeune homme avait prononcé ces paroles avec
l'intonation qui leur convenait.

Fouquier sentit toute la raillerie; et comme, dans son infatigable
persévérance, il en était arrivé à connaître tous les secrets des
accusés aussi bien que les accusés eux-mêmes, il ne put se défendre
envers Lorin d'un sentiment d'admiration compatissante.

--Voyons, dit-il, citoyen Lorin, parle, défends-toi. Le tribunal
t'écoutera; car il connaît ton passé, et ton passé est celui d'un brave
républicain.

Simon voulut parler; le président lui fit signe de se taire.

--Parle, citoyen Lorin, dit-il, nous t'écoutons. Lorin secoua de nouveau
la tête.

--Ce silence est un aveu, reprit le président.

--Non pas, dit Lorin; ce silence est du silence, voilà tout.

--Encore une fois, dit Fouquier-Tinville, veux-tu parler? Lorin se
retourna vers l'auditoire, pour interroger des yeux Maurice sur ce qu'il
avait à faire. Maurice ne fit point signe à Lorin de parler, et Lorin se
tut. C'était se condamner soi-même. Ce qui suivit fut d'une exécution
rapide.

Fouquier résuma son accusation; le président résuma les débats; les
jurés allèrent aux voix et rapportèrent un verdict de culpabilité contre
Lorin et Geneviève.

Le président les condamna tous les deux à la peine de mort.

Deux heures sonnaient à la grande horloge du Palais.

Le président mit juste autant de temps pour prononcer la condamnation
que l'horloge à sonner.

Maurice écouta ces deux bruits confondus l'un dans l'autre. Quand la
double vibration de la voix et du timbre fut éteinte, ses forces étaient
épuisées.

Les gendarmes emmenèrent Geneviève et Lorin, qui lui avait offert son
bras.

Tous deux saluèrent Maurice d'une façon bien différente: Lorin souriait;
Geneviève, pâle et défaillante, lui envoya un dernier baiser sur ses
doigts trempés de larmes.

Elle avait conservé l'espoir de vivre jusqu'au dernier moment, et elle
pleurait non pas sa vie, mais son amour, qui allait s'éteindre avec sa
vie.

Maurice, à moitié fou, ne répondit point à cet adieu de ses amis; il se
releva pâle, égaré, du banc sur lequel il s'était affaissé. Ses amis
avaient disparu.

Il sentit qu'une seule chose vivait encore en lui: c'était la haine qui
lui mordait le coeur.

Il jeta un dernier regard autour de lui et reconnut Dixmer, qui s'en
allait avec d'autres spectateurs et qui se baissait pour passer sous la
porte cintrée du couloir.

Avec la rapidité du ressort qui se détend, Maurice bondit de banquettes
en banquettes et parvint à la même porte.

Dixmer l'avait déjà franchie: il descendait dans l'obscurité du
corridor.

Maurice descendit derrière lui.

Au moment où Dixmer toucha du pied les dalles de la grande salle,
Maurice toucha l'épaule de Dixmer de la main.




LIII

Le duel


À cette époque, c'était toujours une chose grave que de se sentir
toucher à l'épaule.

Dixmer se retourna et reconnut Maurice.

--Ah! bonjour, citoyen républicain, fit Dixmer sans témoigner d'autre
émotion qu'un tressaillement imperceptible qu'il réprima aussitôt.

--Bonjour, citoyen lâche, répondit Maurice; vous m'attendiez, n'est-ce
pas?

--C'est-à-dire que je ne vous attendais plus, au contraire, répondit
Dixmer.

--Pourquoi cela?

--Parce que je vous attendais plus tôt.

--J'arrive encore trop tôt pour toi, assassin! ajouta Maurice, avec une
voix ou plutôt avec un murmure effrayant, car il était le grondement de
l'orage amassé dans son coeur, comme son regard en était l'éclair.

--Vous me jetez du feu par les yeux, citoyen, reprit Dixmer. On va nous
reconnaître et nous suivre.

--Oui, et tu crains d'être arrêté, n'est-ce pas? Tu crains d'être
conduit à cet échafaud où tu envoies les autres? Qu'on nous arrête, tant
mieux, car il me semble qu'il manque aujourd'hui un coupable à la
justice nationale.

--Comme il manque un nom sur la liste des gens d'honneur, n'est-ce pas?
depuis que votre nom en a disparu.

--C'est bien! nous reparlerons de tout cela, j'espère; mais, en
attendant, vous vous êtes vengé, et misérablement vengé, sur une femme.
Pourquoi, puisque vous m'attendiez quelque part, ne m'attendiez-vous pas
chez moi le jour où vous m'avez volé Geneviève?

--Je croyais que le premier voleur, c'était vous.

--Allons, pas d'esprit, monsieur, je ne vous ai jamais connu; pas de
mots, je vous sais plus fort sur l'action que sur la parole, témoin le
jour où vous avez voulu m'assassiner: ce jour-là, le naturel parlait.

--Et je me suis fait plus d'une fois le reproche de ne l'avoir point
écouté, répondit tranquillement Dixmer.

--Eh bien, dit Maurice en frappant sur son sabre, je vous offre une
revanche.

--Demain, si vous voulez, pas aujourd'hui.

--Pourquoi demain?

--Ou ce soir.

--Pourquoi pas tout de suite?

--Parce que j'ai affaire jusqu'à cinq heures.

--Encore quelque hideux projet, dit Maurice; encore quelque guet-apens.

--Ah çà! monsieur Maurice, reprit Dixmer, vous êtes bien peu
reconnaissant, en vérité. Comment! pendant six mois, je vous ai laissé
filer le parfait amour avec ma femme; pendant six mois, j'ai respecté
vos rendez-vous, laissé passer vos sourires. Jamais homme, convenez-en,
n'a été si peu tigre que moi.

--C'est-à-dire que tu croyais que je pouvais t'être utile, et que tu me
ménageais.

--Sans doute! répondit avec calme Dixmer, qui se dominait autant que
s'emportait Maurice. Sans doute! tandis que vous trahissiez votre
république et que vous me la vendiez pour un regard de ma femme; pendant
que vous vous déshonoriez, vous par votre trahison, elle par son
adultère, j'étais, moi, le sage et le héros. J'attendais et je
triomphais.

--Horreur! dit Maurice.

--Oui! n'est-ce pas? vous appréciez votre conduite, monsieur. Elle est
horrible! elle est infâme!

--Vous vous trompez, monsieur; la conduite que j'appelle horrible et
infâme, c'est celle de l'homme à qui l'honneur d'une femme avait été
confié, qui avait juré de garder cet honneur pur et intact, et qui, au
lieu de tenir son serment, a fait de sa beauté l'amorce honteuse où il a
pris le faible coeur. Vous aviez, avant toute chose, pour devoir sacré
de protéger cette femme, monsieur, et, au lieu de la protéger, vous
l'avez vendue.

--Ce que j'avais à faire, monsieur, répondit Dixmer, je vais vous le
dire; j'avais à sauver mon ami, qui soutenait avec moi une cause sacrée.
De même que j'ai sacrifié mes biens à cette cause, je lui ai sacrifié
mon honneur. Quant à moi, je me suis complètement oublié, complètement
effacé. Je n'ai songé à moi qu'en dernier lieu. Maintenant, plus d'ami:
mon ami est mort poignardé; maintenant, plus de reine: ma reine est
morte sur l'échafaud; maintenant, eh bien, maintenant, je songe à ma
vengeance.

--Dites à votre assassinat.

--On n'assassine pas une adultère en la frappant, on la punit.

--Cet adultère, vous le lui avez imposé, donc il était légitime.

--Vous croyez? fit Dixmer avec un sombre sourire. Demandez à ses remords
si elle croit avoir agi légitimement.

--Celui qui punit frappe au jour; toi, tu ne punis pas, puisqu'en jetant
sa tête à la guillotine, tu te caches.

--Moi, je fuis! moi, je me cache! et où vois-tu cela, pauvre cervelle
que tu es? demanda Dixmer. Est-ce se cacher que d'assister à sa
condamnation? Est-ce fuir que d'aller jusque dans la salle des Morts lui
jeter son dernier adieu?

--Tu vas la revoir? s'écria Maurice, tu vas lui dire adieu?

--Allons, répondit Dixmer en haussant les épaules, décidément tu n'es
pas expert en vengeance, citoyen Maurice. Ainsi, à ma place, tu serais
satisfait en abandonnant les événements à leur seule force, les
circonstances à leur seul entraînement; ainsi, par exemple, la femme
adultère ayant mérité la mort, du moment où je la punis de mort, je suis
quitte envers elle, ou plutôt elle est quitte envers moi. Non, citoyen
Maurice, j'ai trouvé mieux que cela, moi: j'ai trouvé un moyen de rendre
à cette femme tout le mal qu'elle m'a fait. Elle t'aime, elle va mourir
loin de toi; elle me déteste, elle va me revoir. Tiens, ajouta-t-il en
tirant un portefeuille de sa poche, vois-tu ce portefeuille? Il renferme
une carte signée du greffier du Palais. Avec cette carte, je puis
pénétrer près des condamnés; eh bien, je pénétrerai près de Geneviève et
je l'appellerai adultère; je verrai tomber ses cheveux sous la main du
bourreau, et, tandis que ses cheveux tomberont, elle entendra ma voix
qui répétera: «Adultère!» Je l'accompagnerai jusqu'à la charrette, et,
quand elle posera le pied sur l'échafaud, le dernier mot qu'elle
entendra sera le mot _adultère_.

_--_Prends garde! elle n'aura pas la force de supporter tant de
lâchetés, et elle te dénoncera.

--Non! dit Dixmer, elle me hait trop pour cela; si elle avait dû me
dénoncer, elle m'eût dénoncé quand ton ami lui en donnait le conseil
tout bas: puisqu'elle ne m'a pas dénoncé pour sauver sa vie, elle ne me
dénoncera point pour mourir avec moi; car elle sait bien que, si elle me
dénonçait, je ferais retarder son supplice d'un jour; elle sait bien
que, si elle me dénonçait, j'irais avec elle, non seulement jusqu'au bas
des degrés du Palais, mais encore jusqu'à l'échafaud; car elle sait bien
qu'au lieu de l'abandonner au pied de l'escabeau, je monterais avec elle
dans la charrette; car elle sait bien que, tout le long du chemin, je
lui répéterais ce mot terrible: _adultère_; que, sur l'échafaud, je le
lui répéterais toujours, et qu'au moment où elle tomberait dans
l'éternité, l'accusation y tomberait avec elle.

Dixmer était effrayant de colère et de haine; sa main avait saisi la
main de Maurice; il la secouait avec une force inconnue au jeune homme,
sur lequel un effet contraire s'opérait. À mesure que s'exaltait Dixmer,
Maurice se calmait.

--Écoute, dit le jeune homme, à cette vengeance il manque une chose.

--Laquelle?

--C'est que tu puisses lui dire: «En sortant du tribunal, j'ai rencontré
ton amant et je l'ai tué.»

--Au contraire, j'aime mieux lui dire que tu vis, et que, tout le reste
de ta vie, tu souffriras du spectacle de sa mort.

--Tu me tueras cependant, dit Maurice; ou, ajouta-t-il en regardant
autour de lui et en se voyant à peu près maître de la position, c'est
moi qui te tuerai.

Et, pâle d'émotion, exalté par la colère, sentant sa force doublée de la
contrainte qu'il s'était imposée pour entendre Dixmer dérouler jusqu'au
bout son terrible projet, il le saisit à la gorge et l'attira à lui tout
en marchant à reculons vers un escalier qui conduisait à la berge de la
rivière.

Au contact de cette main, Dixmer à son tour sentit la haine monter en
lui comme une lave.

--C'est bien, dit-il, tu n'as pas besoin de me traîner de force, j'irai.

--Viens donc, tu es armé.

--Je te suis.

--Non, précède-moi; mais, je t'en préviens, au moindre signe, au moindre
geste, je te fends la tête d'un coup de sabre.

--Oh! tu sais bien que je n'ai pas peur, dit Dixmer avec ce sourire que
la pâleur de ses lèvres rendait si effrayant.

--Peur de mon sabre, non, murmura Maurice, mais peur de perdre ta
vengeance. Et cependant, ajouta-t-il, maintenant que nous voilà face à
face, tu peux lui dire adieu.

En effet, ils étaient arrivés au bord de l'eau, et, si le regard pouvait
encore les suivre où ils étaient, nul ne pouvait arriver assez à temps
pour empêcher le duel d'avoir lieu.

D'ailleurs, une égale colère dévorait les deux hommes.

Tout en parlant ainsi, ils étaient descendus par le petit escalier qui
donne sur la place du Palais, et ils avaient gagné le quai à peu près
désert; car, comme les condamnations continuaient, attendu qu'il était
deux heures à peine, la foule encombrait encore le prétoire, les
corridors et les cours, et Dixmer paraissait avoir aussi soif du sang de
Maurice que Maurice avait soif du sang de Dixmer.

Ils s'enfoncèrent alors sous une de ces voûtes qui conduisent des
cachots de la Conciergerie à la rivière, égouts infects aujourd'hui, et
qui jadis, sanglants, charrièrent plus d'une fois les cadavres loin des
oubliettes.

Maurice se plaça entre l'eau et Dixmer.

--Je crois, décidément, que c'est moi qui te tuerai, Maurice, dit
Dixmer; tu trembles trop.

--Et moi, Dixmer, dit Maurice en mettant le sabre à la main et en lui
fermant avec soin toute retraite, je crois, au contraire, que c'est moi
qui te tuerai, et qui, après t'avoir tué, prendrai dans ton portefeuille
le laissez-passer du greffe du Palais. Oh! tu as beau boutonner ton
habit, va; mon sabre l'ouvrira, je t'en réponds, fût-il d'airain comme
les cuirasses antiques.

--Ce papier, hurla Dixmer, tu le prendras?

--Oui, dit Maurice, c'est moi qui m'en servirai, de ce papier; c'est moi
qui, avec ce papier, entrerai près de Geneviève; c'est moi qui
m'assiérai près d'elle sur la charrette; c'est moi qui murmurerai à son
oreille tant qu'elle vivra: _Je t'aime_; et, quand tombera sa tête: _Je
t'aimais_.

Dixmer fit un mouvement de la main gauche pour saisir le papier de sa
main droite, et le lancer avec le portefeuille dans la rivière. Mais,
rapide comme la foudre, tranchant comme une hache, le sabre de Maurice
s'abattit sur cette main et la sépara presque entièrement du poignet.

Le blessé jeta un cri, tout en secouant sa main mutilée, et tomba en
garde.

Alors commença sous cette voûte perdue et ténébreuse un combat terrible;
les deux hommes, renfermés dans un espace si étroit, que les coups, pour
ainsi dire, ne pouvaient s'écarter de la ligne du corps, glissaient sur
la dalle humide et se retenaient difficilement aux parois de l'égout;
les attaques se multipliaient en raison de l'impatience des combattants.

Dixmer sentait son sang couler et comprenait que ses forces allaient
s'en aller avec son sang; il chargea Maurice avec une telle violence,
que celui-ci fut obligé de faire un pas en arrière. En rompant, son pied
gauche glissa, et la pointe du sabre de son ennemi entama sa poitrine.
Mais, par un mouvement rapide comme la pensée, tout agenouillé qu'il
était, il releva la lame avec sa main gauche, et tendit la pointe à
Dixmer, qui, lancé par sa colère, lancé par son mouvement sur un sol
incliné, vint tomber sur son sabre et s'enferra lui-même.

On entendit une imprécation terrible; puis les deux corps roulèrent
jusque hors de la voûte.

Un seul se releva; c'était Maurice, Maurice couvert de sang, mais du
sang de son ennemi.

Il retira son sabre à lui, et, à mesure qu'il le retirait, il semblait
avec la lame aspirer le reste de vie qui agitait encore d'un
frissonnement nerveux les membres de Dixmer.

Puis, lorsqu'il se fut bien assuré que celui-ci était mort, il se pencha
sur le cadavre, ouvrit l'habit du mort, prit le portefeuille et
s'éloigna rapidement.

En jetant les yeux sur lui, il vit qu'il ne ferait pas quatre pas dans
la rue sans être arrêté: il était couvert de sang.

Il s'approcha du bord de l'eau, se pencha vers le fleuve et y lava ses
mains et son habit.

Puis il remonta rapidement l'escalier en jetant un dernier regard vers
la voûte.

Un filet rouge et fumant en sortait et s'avançait ruisselant vers la
rivière.

Arrivé près du Palais, il ouvrit le portefeuille et y trouva le
laissez-passer signé du greffier du Palais.

--Merci, Dieu juste! murmura-t-il. Et il monta rapidement les degrés qui
conduisaient à la salle des Morts. Trois heures sonnaient.




LIV

La salle des morts


On se rappelle que le greffier du Palais avait ouvert à Dixmer ses
registres d'écrou, et entretenu avec lui des relations que la présence
de madame la greffière rendait fort agréables.

Cet homme, comme on le pense bien, entra dans des terreurs effroyables
lorsque vint la révélation du complot de Dixmer.

En effet, il ne s'agissait pas moins pour lui que de paraître complice
de son faux collègue, et d'être condamné à mort avec Geneviève.

Fouquier-Tinville l'avait appelé devant lui.

On comprend quel mal s'était donné le pauvre homme pour établir son
innocence aux yeux de l'accusateur public; il y avait réussi, grâce aux
aveux de Geneviève, qui établissaient son ignorance des projets de son
mari. Il y avait réussi, grâce à la fuite de Dixmer; il y avait réussi
surtout, grâce à l'intérêt de Fouquier-Tinville, qui voulait conserver
son administration pure de toute tache.

--Citoyen, avait dit le greffier en se jetant à ses genoux,
pardonne-moi, je me suis laissé tromper.

--Citoyen, avait répondu l'accusateur public, un employé de la nation
qui se laisse tromper dans des temps comme ceux-ci mérite d'être
guillotiné.

--Mais on peut être bête, citoyen, reprit le greffier, qui mourait
d'envie d'appeler Fouquier-Tinville monseigneur.

--Bête ou non, reprit le rigide accusateur, nul ne doit se laisser
endormir dans son amour pour la République. Les oies du Capitole aussi
étaient des bêtes, et cependant elles se sont réveillées pour sauver
Rome.

Le greffier n'avait rien à répliquer à un pareil argument; il poussa un
gémissement et attendit.

--Je te pardonne, dit Fouquier. Je te défendrai même, car je ne veux pas
qu'un de mes employés soit même soupçonné; mais souviens-toi qu'au
moindre mot qui reviendra à mes oreilles, au moindre souvenir de cette
affaire, tu y passeras.

Il n'est pas besoin de dire avec quel empressement et quelle sollicitude
le greffier s'en alla trouver les journaux, toujours empressés de dire
ce qu'ils savent, et quelquefois ce qu'ils ne savent pas, dussent-ils
faire tomber la tête de dix hommes.

Il chercha partout Dixmer pour lui recommander le silence; mais Dixmer
avait tout naturellement changé de domicile et il ne put le retrouver.

Geneviève fut amenée sur le fauteuil des accusés; mais elle avait déjà
déclaré, dans l'instruction, que ni elle ni son mari n'avaient aucun
complice.

Aussi, comme il remercia des yeux la pauvre femme quand il la vit passer
devant lui pour se rendre au tribunal!

Seulement, comme elle venait de passer, et qu'il était rentré un instant
dans le greffe pour y prendre un dossier que réclamait le citoyen
Fouquier-Tinville, il vit tout à coup apparaître Dixmer, qui s'avança
vers lui d'un pas calme et tranquille.

Cette vision le pétrifia.

--Oh! fit-il, comme s'il eût aperçu un spectre.

--Est-ce que tu ne me reconnais pas? demanda le nouvel arrivant.

--Si fait. Tu es le citoyen Durand, ou plutôt le citoyen Dixmer.

--C'est cela.

--Mais tu es mort, citoyen?

--Pas encore, comme tu vois.

--Je veux dire qu'on va t'arrêter.

--Qui veux-tu qui m'arrête? Personne ne me connaît.

--Mais je te connais, moi, et je n'ai qu'un mot à dire pour te faire
guillotiner.

--Et moi, je n'ai qu'à en dire deux pour qu'on te guillotine avec moi.

--C'est abominable, ce que tu dis là!

--Non, c'est logique.

--Mais de quoi s'agit-il? Voyons, parle! dépêche-toi, car, moins
longtemps nous causerons ensemble, moins nous courrons de danger l'un et
l'autre.

--Voici. Ma femme va être condamnée, n'est-ce pas?

--J'en ai grand'peur! pauvre femme!

--Eh bien, je désire la voir une dernière fois pour lui dire adieu.

--Où cela?

--Dans la salle des Morts!

--Tu oseras entrer là?

--Pourquoi pas?

--Oh! fit le greffier comme un homme à qui cette seule pensée fait venir
la chair de poule.

--Il doit y avoir un moyen? continua Dixmer.

--D'entrer dans la salle des Morts? Oui, sans doute.

--Lequel?

--C'est de se procurer une carte.

--Et où se procure-t-on ces cartes? Le greffier pâlit affreusement et
balbutia:

--Ces cartes, où on se les procure, vous demandez?

--Je demande où on se les procure, répondit Dixmer; la question est
claire, je pense.

--On se les procure... ici.

--Ah! vraiment; et qui les signe d'habitude?

--Le greffier.

--Mais le greffier, c'est toi.

--Sans doute, c'est moi.

--Tiens, comme cela tombe! reprit Dixmer en s'asseyant; tu vas me signer
une carte. Le greffier fit un bond.

--Tu me demandes ma tête, citoyen, dit-il.

--Eh! non! je te demande une carte, voilà tout.

--Je vais te faire arrêter, malheureux! dit le greffier rappelant toute
son énergie.

--Fais, dit Dixmer; mais, à l'instant même, je te dénonce comme mon
complice, et, au lieu de me laisser aller tout seul dans la fameuse
salle, tu m'y accompagneras.

Le greffier pâlit.

--Ah! scélérat! dit-il.

--Il n'y a pas de scélérat là dedans, reprit Dixmer; j'ai besoin de
parler à ma femme, et je te demande une carte pour arriver jusqu'à elle.

--Voyons, est-ce donc si nécessaire que tu lui parles?

--Il paraît, puisque je risque ma tête pour y parvenir.

La raison parut plausible au greffier. Dixmer vit qu'il était ébranlé.

--Allons, dit-il, rassure-toi, on n'en saura rien. Que diable! il doit
se présenter parfois des cas pareils à celui où je me trouve.

--C'est rare. Il n'y a pas grande concurrence.

--Eh bien, voyons, arrangeons cela autrement.

--Si c'est possible, je ne demande pas mieux.

--C'est on ne peut plus possible. Entre par la porte des condamnés; par
cette porte-là, il ne faut pas de carte. Et puis, quand tu auras parlé à
ta femme, tu m'appelleras et je te ferai sortir.

--Pas mal! fit Dixmer; malheureusement, il y a une histoire qui court la
ville.

--Laquelle?

--L'histoire d'un pauvre bossu qui s'est trompé de porte, et qui,
croyant entrer aux archives, est entré dans la salle dont nous parlons.
Seulement, comme il y était entré par la porte des condamnés, au lieu
d'y entrer par la grande porte; comme il n'avait pas de carte pour faire
reconnaître son identité, une fois entré, on n'a pas voulu le laisser
sortir. On lui a soutenu que, puisqu'il était entré par la porte des
autres condamnés, il était condamné comme les autres. Il a eu beau
protester, jurer, appeler, personne ne l'a cru, personne n'est venu à
son aide, personne ne l'a fait sortir. De sorte que, malgré ses
protestations, ses serments, ses cris, l'exécuteur lui a d'abord coupé
les cheveux, et ensuite le cou. L'anecdote est-elle vraie, citoyen
greffier? Tu dois le savoir mieux que personne.

--Hélas! oui, elle est vraie! dit le greffier tout tremblant.

--Eh bien, tu vois donc qu'avec de pareils antécédents, je serais un fou
d'entrer dans un pareil coupe-gorge.

--Mais puisque je serai là, je te dis!

--Et si l'on t'appelle, si tu es occupé ailleurs, si tu oublies? Dixmer
appuya impitoyablement sur le dernier mot:

--Si tu oublies que je suis là?

--Mais puisque je te promets...

--Non; d'ailleurs, cela te compromettrait: on te verrait me parler; et
puis, enfin, cela ne me convient pas. Ainsi j'aime mieux une carte.

--Impossible.

--Alors, cher ami, je parlerai, et nous irons faire un tour ensemble à
la place de la Révolution.

Le greffier, ivre, étourdi, à demi mort, signa un laissez-passer pour un
_citoyen_.

Dixmer se jeta dessus et sortit précipitamment pour aller prendre, dans
le prétoire, la place où nous l'avons vu.

On sait le reste.

De ce moment, le greffier, pour éviter toute accusation de connivence,
alla s'asseoir près de Fouquier-Tinville, laissant la direction de son
greffe à son premier commis.

À trois heures dix minutes, Maurice, muni de la carte, traversa une haie
de guichetiers et de gendarmes, et arriva sans encombre à la porte
fatale.

Quand nous disons fatale, nous exagérons, car il y avait deux portes. La
grande porte, par laquelle entraient et sortaient les porteurs de carte;
et la porte des condamnés, par laquelle entraient ceux qui ne devaient
sortir que pour marcher à l'échafaud.

La pièce dans laquelle venait de pénétrer Maurice était séparée en deux
compartiments.

Dans l'un de ces compartiments siégeaient les employés chargés
d'enregistrer les noms des arrivants; dans l'autre, meublée seulement de
quelques bancs de bois, on déposait à la fois ceux qui venaient d'être
arrêtés et ceux qui venaient d'être condamnés; ce qui était à peu près
la même chose.

La salle était sombre, éclairée seulement par les vitres d'une cloison
prise sur le greffe.

Une femme vêtue de blanc et à demi évanouie gisait dans un coin, adossée
au mur.

Un homme était debout devant elle, les bras croisés, secouant de temps
en temps la tête et hésitant à lui parler, de peur de lui rendre le
sentiment qu'elle paraissait avoir perdu.

Autour de ces deux personnages, on voyait remuer confusément les
condamnés, qui sanglotaient ou chantaient des hymnes patriotiques.

D'autres se promenaient à grands pas, comme pour fuir hors de la pensée
qui les dévorait.

C'était bien l'antichambre de la mort, et l'ameublement la rendait digne
de ce nom.

On voyait des bières, remplies de paille, s'entr'ouvrir comme pour
appeler les vivants: c'étaient des lits de repos, des tombeaux
provisoires.

Une grande armoire s'élevait dans la paroi opposée au vitrage.

Un prisonnier l'ouvrit par curiosité et recula d'horreur.

Cette armoire renfermait les habits sanglants des suppliciés de la
veille, et de longues tresses de cheveux pendaient çà et là: c'étaient
les pourboires du bourreau, qui les vendait aux parents, lorsque
l'autorité ne lui enjoignait pas de brûler ces chères reliques.

Maurice, palpitant, hors de lui, eut à peine ouvert la porte, qu'il vit
tout le tableau d'un coup d'oeil.

Il fit trois pas dans la salle et vint tomber aux pieds de Geneviève.

La pauvre femme poussa un cri que Maurice étouffa sur ses lèvres.

Lorin serrait, en pleurant, son ami dans ses bras; c'étaient les
premières larmes qu'il eût versées.

Chose étrange! tous ces malheureux assemblés, qui devaient mourir
ensemble, regardaient à peine le touchant tableau que leur offraient ces
malheureux, leurs semblables.

Chacun avait trop de ses propres émotions pour prendre une part des
émotions des autres.

Les trois amis demeurèrent un moment unis dans une étreinte muette,
ardente et presque joyeuse.

Lorin se détacha le premier du groupe douloureux.

--Tu es donc condamné aussi? dit-il à Maurice.

--Oui, répondit celui-ci.

--Oh! bonheur! murmura Geneviève. La joie des gens qui n'ont qu'une
heure à vivre ne peut pas même durer autant que leur vie. Maurice, après
avoir contemplé Geneviève avec cet amour ardent et profond qu'il avait
dans le coeur, après l'avoir remerciée de cette parole à la fois si
égoïste et si tendre qui venait de lui échapper, se tourna vers Lorin:

--Maintenant, dit-il tout en enfermant dans sa main les deux mains de
Geneviève, causons.

--Ah! oui, causons, répondit Lorin; mais s'il nous en reste le temps,
c'est bien juste. Que veux-tu me dire? Voyons.

--Tu as été arrêté à cause de moi, condamné à cause d'elle, n'ayant rien
commis contre les lois; comme Geneviève et moi nous payons notre dette,
il ne convient pas qu'on te fasse payer en même temps que nous.

--Je ne comprends pas.

--Lorin, tu es libre.

--Libre, moi? Tu es fou! dit Lorin.

--Non, je ne suis pas fou; je te répète que tu es libre, tiens, voici un
laissez-passer. On te demandera qui tu es; tu es employé au greffe des
Carmes; tu es venu parler au citoyen greffier du Palais; tu lui as, par
curiosité, demandé un laissez-passer pour voir les condamnés; tu les as
vus, tu es satisfait et tu t'en vas.

--C'est une plaisanterie, n'est-ce pas?

--Non pas, mon cher ami, voici la carte, profite de l'avantage. Tu n'es
pas amoureux, toi; tu n'as pas besoin de mourir pour passer quelques
minutes de plus avec la bien-aimée de ton coeur, et ne pas perdre une
seconde de ton éternité.

--Eh bien! Maurice, dit Lorin, si l'on peut sortir d'ici, ce que je
n'eusse jamais cru, je te jure, pourquoi ne fais-tu pas sauver madame
d'abord? Quant à toi, nous aviserons.

--Impossible, dit Maurice avec un affreux serrement de coeur; tiens, tu
vois, il y a sur la carte un citoyen, et non une citoyenne; et,
d'ailleurs, Geneviève ne voudrait pas sortir en me laissant ici, vivre
en sachant que je vais mourir.

--Eh bien, mais si elle ne le veut pas, pourquoi le voudrais-je, moi? Tu
crois donc que j'ai moins de courage qu'une femme?

--Non, mon ami, je sais, au contraire, que tu es le plus brave des
hommes; mais rien au monde ne saurait excuser ton entêtement en pareil
cas. Allons, Lorin, profite du moment et donne-nous cette joie suprême
de te savoir libre et heureux!

--Heureux! s'écria Lorin, est-ce que tu plaisantes? heureux sans
vous?... Eh! que diable veux-tu que je fasse en ce monde, sans vous, à
Paris, hors de mes habitudes? Ne plus vous voir, ne plus vous ennuyer de
mes bouts-rimés? Ah! pardieu, non!

--Lorin, mon ami!...

--Justement, c'est parce que je suis ton ami que j'insiste; avec la
perspective de vous retrouver tous deux, si j'étais prisonnier comme je
le suis, je renverserais des murailles; mais, pour me sauver d'ici tout
seul, pour m'en aller dans les rues le front courbé avec quelque chose
comme un remords qui criera incessamment à mon oreille: «Maurice!
Geneviève!»; pour passer dans certains quartiers et devant certaines
maisons où j'ai vu vos personnes et où je ne verrai plus que vos ombres;
pour en arriver enfin à exécrer ce cher Paris que j'aimais tant, ah! ma
foi non, et je trouve qu'on a eu raison de proscrire les rois, ne fût-ce
qu'à cause du roi Dagobert.

--Et en quoi le roi Dagobert a-t-il rapport à ce qui se passe entre
nous?

--En quoi? Cet affreux tyran ne disait-il pas au grand Éloi: «Il n'est
si bonne compagnie qu'il ne faille quitter?» Eh bien, moi je suis un
républicain! et je dis: Rien ne doit nous faire quitter la bonne
compagnie, même la guillotine; je me sens bien ici, et j'y reste.

--Pauvre ami! pauvre ami! dit Maurice.

Geneviève ne disait rien, mais elle le regardait avec des yeux baignés
de larmes.

--Tu regrettes la vie, toi! dit Lorin.

--Oui, à cause d'elle!

--Et moi, je ne la regrette à cause de rien; pas même à cause de la
déesse Raison, laquelle--j'ai oublié de te faire part de cette
circonstance--a eu dernièrement les torts les plus graves envers moi, ce
qui ne lui donnera pas même la peine de se consoler comme l'autre
Arthémise, l'ancienne; je m'en irai donc très calme et très facétieux;
j'amuserai tous ces gredins qui courent après la charrette; je dirai un
joli quatrain à M. Sanson, et bonsoir la compagnie... c'est-à-dire...
attends donc.

Lorin s'interrompit.

--Ah! si fait, si fait, dit-il, si fait, je veux sortir; je savais bien
que je n'aimais personne; mais j'oubliais que je haïssais quelqu'un; ta
montre, Maurice, ta montre!

--Trois heures et demie.

--J'ai le temps, mordieu! j'ai le temps.

--Certainement, s'écria Maurice; il reste neuf accusés aujourd'hui, cela
ne finira pas avant cinq heures; nous avons donc près de deux heures
devant nous.

--C'est tout ce qu'il me faut; donne-moi ta carte et prête-moi vingt
sous.

--Oh! mon Dieu! qu'allez-vous faire? murmura Geneviève.

Maurice lui serra la main; l'important pour lui, c'était que Lorin
sortît.

--J'ai mon idée, dit Lorin.

Maurice tira sa bourse de sa poche et la mit dans la main de son ami.

--Maintenant, la carte, pour l'amour de Dieu! Je veux dire pour l'amour
de l'Être éternel. Maurice lui remit la carte.

Lorin baisa la main de Geneviève, et, profitant du moment où l'on
amenait dans le greffe une fournée de condamnés, il enjamba les bancs de
bois et se présenta à la grande porte.

--Eh! dit un gendarme, en voilà un qui se sauve, il me semble. Lorin se
redressa et présenta sa carte.

--Tiens, dit-il, citoyen gendarme, apprends à mieux connaître les gens.

Le gendarme reconnut la signature du greffier; mais il appartenait à
cette catégorie de fonctionnaires qui manquent généralement de
confiance, et, comme, juste en ce moment, le greffier descendait du
tribunal avec un frisson qui ne l'avait point quitté depuis qu'il avait
si imprudemment hasardé sa signature:

--Citoyen greffier, dit-il, voici un papier à l'aide duquel un
particulier veut sortir de la salle des Morts; est-il bon, le papier?

Le greffier blêmit de frayeur, et, convaincu, s'il regardait, qu'il
allait apercevoir la terrible figure de Dixmer, il se hâta de répondre
en s'emparant de la carte:

--Oui, oui, c'est bien ma signature.

--Alors, dit Lorin, si c'est ta signature, rends-la-moi.

--Non pas, dit le greffier en la déchirant en mille morceaux, non pas!
ces sortes de cartes ne peuvent servir qu'une fois.

Lorin resta un moment irrésolu.

--Ah! tant pis, dit-il; mais, avant tout, il faut que je le tue. Et il
s'élança hors du greffe.

Maurice avait suivi Lorin avec une émotion facile à comprendre; dès que
Lorin eut disparu:

--Il est sauvé! dit-il à Geneviève avec une exaltation qui ressemblait à
la joie; on a déchiré sa carte, il ne pourra plus rentrer; puis,
d'ailleurs, pût-il rentrer, la séance du tribunal va finir: à cinq
heures, il reviendra, nous serons morts.

Geneviève poussa un soupir et frissonna.

--Oh! presse-moi dans tes bras, dit-elle, et ne nous quittons plus....
Pourquoi n'est-il pas possible, mon Dieu! qu'un même coup nous frappe,
pour que nous exhalions ensemble notre dernier soupir!

Alors ils se retirèrent au plus profond de la salle obscure, Geneviève
s'assit tout près de Maurice et lui passa ses deux bras autour du cou;
ainsi enlacés respirant le même souffle, éteignant d'avance en eux-mêmes
le bruit et la pensée, ils s'engourdirent, à force d'amour, aux
approches de la mort.

Une demi-heure se passa.




LV

Pourquoi Lorin était sorti


Tout à coup un grand bruit se fit entendre, les gendarmes débouchèrent
de la porte basse; derrière eux venaient Sanson et ses aides, qui
portaient des paquets de cordes.

--Oh! mon ami, mon ami! dit Geneviève, voilà le moment fatal, je me sens
défaillir.

--Et vous avez tort, dit la voix éclatante de Lorin:


          _Vous avez tort, en vérité,_
          _Car la mort, c'est la liberté!_


--Lorin! s'écria Maurice au désespoir.

--Ils ne sont pas bons, n'est-ce pas? Je suis de ton avis; depuis hier,
je n'en fais que de pitoyables...

--Ah! il s'agit bien de cela. Tu es revenu, malheureux!... tu es
revenu!...

--C'étaient nos conventions, je pense? Écoute, car, aussi bien, ce que
j'ai à dire t'intéresse ainsi que madame.

--Mon Dieu! mon Dieu!

--Laisse-moi donc parler, ou je n'aurai pas le temps de conter la chose.
Je voulais sortir pour acheter un couteau rue de la Barillerie.

--Que voulais-tu faire d'un couteau?

--J'en voulais tuer ce bon M. Dixmer. Geneviève frissonna.

--Ah! fit Maurice, je comprends.

--Je l'ai acheté. Voici ce que je me disais, et tu vas comprendre
combien ton ami a l'esprit logique. Je commence à croire que j'aurais dû
me faire mathématicien au lieu de me faire poète. Malheureusement il est
trop tard maintenant. Voici donc ce que je me disais; suis mon
raisonnement: «M. Dixmer a compromis sa femme; M. Dixmer est venu la
voir juger; M. Dixmer ne se privera pas du plaisir de la voir passer en
charrette, surtout nous l'accompagnant. Je vais donc le trouver au
premier rang des spectateurs: je me glisserai près de lui; je lui dirai:
«Bonjour, monsieur Dixmer», et je lui planterai mon couteau dans le
flanc.

--Lorin! s'écria Geneviève.

--Rassurez-vous, chère amie, la Providence y avait mis bon ordre.
Imaginez-vous que les spectateurs, au lieu de se tenir en face du
Palais, comme c'est leur habitude, avaient fait demi-tour à droite et
bordaient le quai. Tiens, me dis-je, c'est sans doute un chien qui se
noie, pourquoi Dixmer ne serait-il pas là. Un chien qui se noie ça fait
toujours passer le temps. Je m'approche du parapet, et je vois tout le
long de la berge un tas de gens qui levaient les bras en l'air et qui se
baissaient pour regarder quelque chose à terre, en poussant des _hélas_!
à faire déborder la Seine. Je m'approche.... Ce quelque chose... devine
qui c'était...

--C'était Dixmer, dit Maurice d'une voix sombre.

--Oui. Comment peux-tu deviner cela? Oui, Dixmer, cher ami, Dixmer, qui
s'est ouvert le ventre tout seul; le malheureux s'est tué en expiation
sans doute.

--Ah! dit Maurice avec un sombre sourire, c'est ce que tu as pensé?

Geneviève laissa tomber sa tête entre ses mains; elle était trop faible
pour supporter tant d'émotions successives.

--Oui, j'ai pensé cela, attendu qu'on a retrouvé près de lui son sabre
ensanglanté; à moins que toutefois... il n'ait rencontré quelqu'un....

Maurice, sans rien dire, et profitant du moment où Geneviève, accablée,
ne pouvait le voir, ouvrit son habit et montra à Lorin son gilet et sa
chemise ensanglantés.

--Ah! c'est autre chose, dit Lorin. Et il tendit la main à Maurice.

--Maintenant, dit-il en se penchant à l'oreille de Maurice, comme on ne
m'a pas fouillé, attendu que je suis rentré en disant que j'étais de la
suite de M. Sanson, j'ai toujours le couteau, si la guillotine te
répugne.

Maurice s'empara de l'arme avec un mouvement de joie.

--Non, dit-il, elle souffrirait trop. Et il rendit le couteau à Lorin.

--Tu as raison, dit celui-ci; vive la machine de M. Guillotin! Qu'est-ce
que la machine de M. Guillotin? Une chiquenaude sur le cou comme l'a dit
Danton. Qu'est-ce qu'une chiquenaude?

Et il jeta le couteau au milieu du groupe des condamnés. L'un d'eux le
prit, se l'enfonça dans la poitrine, et tomba mort sur le coup.

Au même moment, Geneviève fit un mouvement et poussa un cri. Sanson
venait de lui poser la main sur l'épaule.




LVI

Vive Simon!


Au cri poussé par Geneviève, Maurice comprit que la lutte allait
commencer.

L'amour peut exalter l'âme jusqu'à l'héroïsme; l'amour peut, contre
l'instinct naturel, pousser une créature humaine à désirer la mort; mais
il n'éteint pas en elle l'appréhension de la douleur. Il était évident
que Geneviève acceptait plus patiemment et plus religieusement la mort
depuis que Maurice mourait avec elle; mais la résignation n'exclut pas
la souffrance, et sortir de ce monde, c'est non seulement tomber dans
cet abîme qu'on appelle l'inconnu, mais c'est souffrir en tombant.

Maurice embrassa d'un regard toute la scène présente, et d'une pensée
toute celle qui allait suivre:

Au milieu de la salle, un cadavre de la poitrine duquel un gendarme, en
se précipitant, avait arraché le couteau, de peur qu'il ne servît à
d'autres.

Autour de lui, des hommes muets de désespoir et faisant à peine
attention à lui, écrivant au crayon sur un portefeuille des mots sans
suite, ou se serrant la main les uns aux autres; ceux-ci répétant sans
relâche, et comme font les insensés, un nom chéri, ou mouillant de
larmes un portrait, une bague, une tresse de cheveux; ceux-là vomissant
de furieuses imprécations contre la tyrannie, mot banal toujours maudit
par tout le monde tour à tour, et quelquefois même par les tyrans.

Au milieu de toutes ces infortunes, Sanson, appesanti moins encore par
ses cinquante-quatre ans que par la gravité de son lugubre office;
Sanson, aussi doux, aussi consolateur que sa mission lui permettait de
l'être, donnait à celui-ci un conseil, à celui-là un triste
encouragement, et trouvant des paroles chrétiennes à répondre au
désespoir comme à la bravade!

--Citoyenne, dit-il à Geneviève, il faudra ôter le fichu et relever ou
couper les cheveux, s'il vous plaît. Geneviève devint tremblante.

--Allons, mon amie, fit doucement Lorin, du courage!

--Puis-je relever moi-même les cheveux de madame? demanda Maurice.

--Oh! oui, s'écria Geneviève, lui! je vous en supplie, monsieur Sanson.

--Faites, dit le vieillard en détournant la tête. Maurice dénoua sa
cravate tiède de la chaleur de son cou, Geneviève la baisa, et se
mettant à genoux devant le jeune homme, lui présenta cette tête
charmante, plus belle dans sa douleur qu'elle n'avait jamais été dans sa
joie. Quand Maurice eut fini la funèbre opération, ses mains étaient si
tremblantes, il y avait tant de douleur dans l'expression de son visage,
que Geneviève s'écria:

--Oh! j'ai du courage, Maurice. Sanson se retourna.

--N'est-ce pas, monsieur, que j'ai du courage? dit-elle.

--Certainement, citoyenne, répondit l'exécuteur d'une voix émue, et un
vrai courage.

Pendant ce temps, le premier aide avait parcouru le bordereau envoyé par
Fouquier-Tinville.

--Quatorze, dit-il. Sanson compta les condamnés.

--Quinze, y compris le mort, dit-il; comment cela se fait-il?

Lorin et Geneviève comptèrent après lui, mus par une même pensée.

--Vous dites qu'il n'y a que quatorze condamnés et que nous sommes
quinze? dit-elle.

--Oui, il faut que le citoyen Fouquier-Tinville se soit trompé.

--Oh! tu mentais, dit Geneviève à Maurice, tu n'étais point condamné.

--Pourquoi attendre à demain, quand c'est aujourd'hui que tu meurs?
répondit Maurice.

--Ami, dit-elle en souriant, tu me rassures: je vois maintenant qu'il
est facile de mourir.

--Lorin, dit Maurice, Lorin, une dernière fois... nul ne peut te
reconnaître ici... dis que tu es venu me dire adieu... dis que tu as été
enfermé par erreur. Appelle le gendarme qui t'a vu sortir.... Je serai le
vrai condamné, moi qui dois mourir; mais toi, nous t'en supplions, ami,
fais-nous la joie de vivre pour garder notre mémoire; il est temps
encore, Lorin, nous t'en supplions!

Geneviève joignit ses deux mains en signe de prière. Lorin prit les deux
mains de la jeune femme et les baisa.

--J'ai dit non, et c'est non, répondit Lorin d'une voix ferme; ne m'en
parlez plus, ou, en vérité, je croirai que je vous gêne.

--Quatorze, répéta Sanson, et ils sont quinze! Puis, élevant la voix:

--Voyons, dit-il, y a-t-il quelqu'un qui réclame? y a-t-il quelqu'un qui
puisse prouver qu'il se trouve ici par erreur?

Peut-être quelques bouches s'ouvrirent-elles à cette demande; mais elles
se refermèrent sans prononcer une parole; ceux qui eussent menti avaient
honte de mentir; celui qui n'eût pas menti ne voulait point parler.

Il se fit un silence de plusieurs minutes pendant lequel les aides
continuaient leur lugubre office.

--Citoyens, nous sommes prêts..., dit alors la voix sourde et solennelle
du vieux Sanson.

Quelques sanglots et quelques gémissements répondirent à cette voix.

--Eh bien, dit Lorin, soit!


          _Mourons pour la patrie,_
          _C'est le sort le plus beau!..._


Oui, quand on meurt pour la patrie; mais, décidément, je commence à
croire que nous ne mourons pas pour le plaisir de ceux qui nous
regardent mourir. Ma foi, Maurice, je suis de ton avis, je commence
aussi à me dégoûter de la République.

--L'appel! dit un commissaire à la porte.

Plusieurs gendarmes entrèrent dans la salle et fermèrent ainsi les
issues, se plaçant entre la vie et les condamnés, comme pour empêcher
ceux-ci d'y revenir.

On fit l'appel.

Maurice, qui avait vu juger le condamné qui s'était tué avec le couteau
de Lorin, répondit quand on prononça son nom. Il se trouva alors qu'il
n'y avait que le mort de trop.

On le porta hors de la salle. Si son identité eût été constatée, si on
l'eût reconnu pour condamné, tout mort qu'il était, on l'eût guillotiné
avec les autres.

Les survivants furent poussés vers la sortie.

À mesure que l'un d'eux passait devant le guichet, on lui liait les
mains derrière le dos.

Pas une parole ne s'échangea pendant dix minutes entre ces malheureux.

Les bourreaux seuls parlaient et agissaient.

Maurice, Geneviève et Lorin, qui ne pouvaient plus se tenir, se
pressaient les uns contre les autres pour n'être point séparés. Puis les
condamnés furent poussés de la Conciergerie dans la cour.

Là, le spectacle devint effrayant.

Plusieurs faiblirent à la vue des charrettes; les guichetiers les
aidèrent à monter.

On entendait derrière les portes, encore fermées, les voix confuses de
la foule, et l'on devinait à ses rumeurs qu'elle était nombreuse.

Geneviève monta sur la charrette avec assez de force; d'ailleurs,
Maurice la soutenait du coude. Maurice s'élança rapidement derrière
elle.

Lorin ne se pressa pas. Il choisit sa place et s'assit à la gauche de
Maurice.

Les portes s'ouvrirent; aux premiers rangs était Simon.

Les deux amis le reconnurent; lui-même les vit.

Il monta sur la borne près de laquelle les charrettes devaient passer;
il y en avait trois.

La première charrette s'ébranla; c'était celle où se trouvaient les
trois amis.

--Eh! bonjour, beau grenadier! dit Simon à Lorin; tu vas essayer de mon
tranchet, que je pense?

--Oui, dit Lorin, et je tâcherai de ne pas trop l'ébrécher pour qu'il
puisse à ton tour te tailler le cuir. Les deux autres charrettes
s'ébranlèrent, suivant la première.

Une effroyable tempête de cris, de bravos, de gémissements, de
malédictions, fit explosion à l'entour des condamnés.

--Du courage, Geneviève, du courage! murmurait Maurice.

--Oh! répondit la jeune femme, je ne regrette pas la vie, puisque je
meurs avec toi. Je regrette de n'avoir pas les mains libres pour te
serrer au moins dans mes bras avant de mourir.

--Lorin, dit Maurice, Lorin, fouille dans la poche de mon gilet, tu y
trouveras un canif.

--Oh! mordieu! dit Lorin, comme le canif me va; j'étais humilié d'aller
à la mort garrotté comme un veau.

Maurice abaissa sa poche à la hauteur des mains de son ami; Lorin y prit
le canif; puis, à eux deux, ils l'ouvrirent.

Alors Maurice le prit entre ses dents, et coupa les cordes qui liaient
les mains de Lorin.

Lorin débarrassé de ses cordes, rendit le même service à Maurice.

--Dépêche-toi, disait le jeune homme, voilà Geneviève qui s'évanouit.

En effet, pour accomplir cette opération, Maurice s'était détourné un
instant de la pauvre femme, et, comme si toute sa force venait de lui,
elle avait fermé les yeux et laissé tomber sa tête sur sa poitrine.

--Geneviève, dit Maurice, Geneviève, rouvre les yeux, mon amie; nous
n'avons plus que quelques minutes à nous voir en ce monde.

--Ces cordes me blessent, murmura la jeune femme. Maurice la délia.
Aussitôt elle rouvrit les yeux et se leva, en proie à une exaltation qui
la fit éblouissante de beauté.

Elle entoura d'un bras le cou de Maurice, saisit de l'autre main celle
de Lorin, et tous trois, debout sur la charrette, ayant à leurs pieds
les deux autres victimes ensevelies dans la stupeur d'une mort
anticipée, ils lancèrent au ciel, qui leur permettait de s'appuyer
librement l'un sur l'autre, un geste et un regard reconnaissants.

Le peuple, qui les insultait quand ils étaient assis, se tut quand il
les vit debout.

On aperçut l'échafaud.

Maurice et Lorin le virent; Geneviève ne le vit pas, elle ne regardait
que son amant. La charrette s'arrêta.

--Je t'aime, dit Maurice à Geneviève, je t'aime!

--La femme d'abord, la femme la première! crièrent mille voix.

--Merci, peuple, dit Maurice; qui donc disait que tu étais cruel?

Il prit Geneviève dans ses bras, et, les lèvres collées sur ses lèvres,
il la porta dans les bras de Sanson.

--Courage! criait Lorin; courage!

--J'en ai, répondit Geneviève; j'en ai!

--Je t'aime! murmurait Maurice; je t'aime!

Ce n'étaient plus des victimes que l'on égorgeait, c'étaient des amis
qui se faisaient fête de la mort.

--Adieu! cria Geneviève à Lorin.

--Au revoir! répondit celui-ci. Geneviève disparut sous la fatale
bascule.

--À toi! dit Lorin.

--À toi! fit Maurice.

--Écoute! elle t'appelle. En effet, Geneviève poussa son dernier cri.

--Viens, dit-elle. Une grande rumeur se fit dans la foule. La belle et
gracieuse tête était tombée. Maurice s'élança.

--C'est trop juste, disait Lorin, suivons la logique. M'entends-tu,
Maurice?

--Oui.

--Elle t'aimait, on la tue la première; tu n'es pas condamné, tu meurs
le second; moi, je n'ai rien fait, et, comme je suis le plus criminel
des trois, je passe le dernier.


          _Et voilà comment tout s'explique_
          _Avec l'aide de la logique._


Ma foi, citoyen Sanson, je t'avais promis un quatrain; mais tu te
contenteras d'un distique.

--Je t'aimais! murmura Maurice lié à la planche fatale et souriant à la
tête de son amie; je t'aime.... Le fer trancha la moitié du mot.

--À moi! s'écria Lorin en bondissant sur l'échafaud, et vite! car, en
vérité, j'y perds la tête.... Citoyen Sanson, je t'ai fait banqueroute de
deux vers, mais je t'offre en place un calembour.

Sanson le lia à son tour.

--Voyons, dit Lorin, c'est la mode de crier vive quelque chose quand on
meurt. Autrefois, on criait: «Vive le roi!» mais il n'y a plus de roi.
Depuis, on a crié: «Vive la liberté!» mais il n'y a plus de liberté. Ma
foi, vive Simon! qui nous réunit tous trois.

Et la tête du généreux jeune homme tomba près de celles de Maurice et de
Geneviève!

FIN

       *       *       *       *       *


Bibliographie--OEuvres complètes:
Tiré de _Bibliographie des Auteurs Modernes (1801--1934)_ par Hector
Talvart et Joseph Place, Paris, Editions de la Chronique des Lettres
Françaises, Aux Horizons de France, 39 rue du Général Foy, 1935 Tome 5.

1. =Élégie sur la mort du général Foy.=
Paris, Sétier, 1825, in-8 de 14 pp.

2. =La Chasse et l'Amour.=
Vaudeville en un acte, par MM. Rousseau, Adolphe (M. Ribbing de Leuven)
et Davy (Davy de la Pailleterie: A. Dumas).
Représenté pour la première fois, à Paris, au théâtre de
l'Ambigu-Comique (22 sept.1825).

Paris, Chez Duvernois, Sétier, 1825, in-8 de 40 pp.

3. =Canaris.=
Dithyrambe. Au profit des Grecs.
Paris, Sanson, 1826, in-12 de 10 pp.

4. =Nouvelles contemporaines.=
Paris, Sanson, 1826, in-12 de 4 ff., 216 pp.

5. =La Noce et l'Enterrement.=
Vaudeville en trois tableaux, par MM. Davy, Lassagne et Gustave.
Représenté pour la première fois, à Paris, au théâtre de la
Porte-Saint-Martin (21 nov.1826).
Paris, Chez Bezou, 1826, in-8 de 46 pp.

6. =Henri III et sa cour.=
Drame historique en cinq actes et en prose.
Représenté au Théâtre-Français (11 fév.1829).
Paris, Vezard et Cie, 1829, in-8 de 171 pp.

7. =Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome.=
Trilogie dramatique sur la vie de Christine, cinq actes en vers, avec
prologue et épilogue.
Représenté à Paris sur le Théâtre Royal de l'Odéon (30 mars 1830).
Paris, Barba, 1830, in-8 de 3 ff. et 191 pp.

8. =Rapport au Général La Fayette sur l'enlèvement des poudres de Soissons.=
Paris, Impr. de Sétier, s.d. (1830), in-8 de 7 pp.

9. =Napoléon Bonaparte, ou trente ans de l'histoire de France.=
Drame en six actes.
Représenté pour la première fois, sur le Théâtre Royal de l'Odéon
(10 janv. 1831).
Paris, chez Tournachon-Molin, 1831, in-8 de XVI-219 pp.

10. =Antony.=
Drame en cinq actes en prose.
Représenté pour la première fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin
(3 mai 1831).
Paris, Auguste Auffray, 1831, in-8 de 4 ff. n. ch., 106 pp. et 1 f.n.
ch. (post-scriptum).

11. =Charles VII chez ses grands vassaux.=
Tragédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Odéon
(20 oct. 1831).
Paris, Publications de Charles Lemesle, 1831, in-8 de 120 pp.

12. =Richard Darlington.=
Drame en cinq actes et en prose, précédé de =La Maison du Docteur=,
prologue par MM. Dinaux.
Représenté pour la première fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin
(10 déc. 1831).
Paris, J.-N. Barba, 1832, in-8 de 132 pp.

13. =Teresa.=
Drame en cinq actes et en prose.
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique
(6 fév. 1832).
Paris, Barba; Vve Charles Béchet; Lecointe et Pougin, 1832, in-8 de 164 pp.

14. =Le Mari de la veuve.=
Comédie en un acte et en prose, par M.***.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français (4 avr. 1832).
Paris, Auguste Auffray, 1832, in-8 de 63 pp.

15. =La Tour de Nesle.=
Drame en cinq actes et en neuf tableaux, par MM. Gaillardet et ***.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la
Porte-Saint-Martin (29 mai 1832).
Paris, J.-N. Barba, 1832, in-8 de 4 ff., 98 pp.

16. =Gaule et France.=
Paris, U. Canel; A. Guyot, 1833, in-8 de 375 pp.

17. =Impressions de voyage.=
Paris, A. Guyot, Charpentier et Dumont, 1834-1837, 5 vol. in-8.

18. =Angèle.=
Drame en cinq actes.
Paris, Charpentier, 1834, in-8 de 254 pp.

19. =Catherine Howard.=
Drame en cinq actes et en huit tableaux.
Paris, Charpentier, 1834, in-8 de IV-208 pp.

20. =Souvenirs d'Antony.=
Paris, Librairie de Dumont, 1835, in-8 de 360 pp.

21. =Chroniques de France. Isabel de Bavière= (Règne de Charles VI).
Paris, Librairie de Dumont, 1835, 2 vol. in-8 de 406 pp. et 419 pp.

22. =Don Juan de Marana ou la chute d'un ange.=
Mystère en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la
Porte-Saint-Martin (30 avr.1836).
Paris, Marchant, Éditeur du Magasin Théâtral, 1836 in-8 de 303 p.

23. =Kean.=
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois aux Variétés (31 août 1836).
Paris, J.-B. Barba, 1836, in-8 de 3 ff. et 263 pp.

24. =Piquillo.=
Opéra-comique en trois actes.
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique
(31 oct. 1837).
Paris, Marchant, 1837, in-8 de 82 pp.

25. =Caligula.=
Tragédie en cinq actes et en vers, avec un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (26
déc. 1837).
Paris, Marchant, Editeur du Magasin Théâtral, 1838 in-8 de 170 p.

26. =La Salle d'armes.= I. =Pauline= II.= Pascal Bruno =(précédé de
=Murat=).
Paris, Dumont, Au Salon littéraire, 1838, 2 vol. in-8 de 376 e t 352 pp.

27. =Le Capitaine Paul=
(La main droite du Sire de Giac).
Paris, Dumont, 1838, 2 vol. in-8 de 316 et 323 pp.

28. =Paul Jones.=
Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris (8 oct. 1838).
Paris, Marchant, 1838, gr. in-8 de 32 pp.

29. =Nouvelles impressions de voyage.=
=Quinze jours au Sinaï, =par MM. A. Dumas et A. Dauzats.
Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 358 et 406 pp.

30. =Acté.=
Paris, Librairie de Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 3 ff., 242 et 302 pp.

31. =La Comtesse de Salisbury.= Chroniques de France.
Paris, Dumont, (et Alexandre Cadot), 1839-1848, 5 vol. in-8.

32. =Jacques Ortis.=
Paris, Dumont, 1839, in-8 de XVI pp. (préface de Pier-Angelo-Fiorentino)
et 312 pp.

33. =Mademoiselle de Belle-Isle.=
Drame en cinq actes, en prose.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (2 avr.
1839).
Paris, Dumont, 1839, in-8 de 202 pp.

34. =Le Capitaine Pamphile.=
Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 307 et 296 pp.

35. =L'Alchimiste.=
Drame en cinq actes en vers.
Représenté pour la première fois, sur le Théâtre de la Renaissance (10
avr. 1839).
Paris, Dumont, 1839, in-8 de 176 pp.

36. =Crimes célèbres.=
Paris, Administration de librairie, 1839-1841, 8 vol. in-8.

37. =Napoléon=, avec douze portraits en pied, gravés sur acier par les
meilleurs artistes, d'après les peintures et les dessins de Horace
Vernet, Tony Johannot, Isabey, Jules Boily, etc.

Paris, Au Plutarque français; Delloye, 1840, gr; in-8 de 410 pp.

38. =Othon l'archer.=
Paris, Dumont, 1840, in-8 de 324 pp.

39. =Les Stuarts.=
Paris, Dumont, 1840, 2 vol. in-8 de 308 et 304 pp.

40. =Maître Adam le Calabrais.=
Paris, Dumont, 1840, in-8 de 347 pp.

41. =Aventures de John Davys.=
Paris, Librairie de Dumont, 1840, 4 vol. in-8.

42. =Le Maître d'armes.=
Paris, Dumont, 1840-1841, 3 vol. in-8 de 320, 322 et 336 pp.

43. =Un Mariage sous Louis XV.=
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français
(1er juin 1841).
Paris, Marchant; C. Tresse, 1841, in-8 de 140 pp.

44. =Praxède,=
suivi de =Don Martin de Freytas= et de =Pierre-le-Cruel.=
Paris, Dumont, 1841, in-8 de 307 pp.

45. =Nouvelles impressions de voyage. Midi de la France.=
Paris, Dumont, 1841, 3 vol. in-8 de 340, 326 et 357 pp.

46. =Excursions sur les bords du Rhin.=
Paris, Dumont, 1841, 3 vol. in-8 de 328, 326 et 334 pp.

47. =Une année à Florence.=
Paris, Dumont, 1841, 2 vol. in-8 de 340 et 343 pp.

48. =Jehanne la Pucelle.= 1429-1431.
Paris, Magen et Comon, 1842, in-8 de VII-327 pp.

49. =Le Speronare=
Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.

50. =Le Capitaine Arena.=
Paris, Dolin, 1842, 2 vol. in-8 de 309 et 314 pp.

51. =Lorenzino.= Magasin théâtral. Théâtre français.
Drame en cinq actes et en prose.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36 pp.

52. =Halifax.= Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles,
jouées sur tous les théâtres de Paris. Théâtre des Variétés.
Comédie en trois actes et un prologue.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36 pp.

53. =Le Chevalier d'Harmental.=
Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.

54. =Le Corricolo.=
Paris, Dolin, 1843, 4 vol. in-8.

55. =Les Demoiselles de Saint-Cyr.=
Comédie en cinq actes, suivie d'une lettre à l'auteur à M. Jules Janin.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (25
juill.1843). Paris, chez Marchant, et tous les Marchands de Nouveautés,
1843, gr.
in-8 de 1 f. (lettre de Dumas à son éditeur), 38 pp. et VIII pp. (lettre
à J. Janin).

56. =La Villa Palmieri.=
Paris, Dolin, 1843, 2 vol. in-8.

57. =Louise Bernard.= Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles,
jouées sur tous les théâtres de Paris.
Théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Drame en cinq actes.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1843), gr. in-8 de 34 pp.

58. =Un Alchimiste au dix-neuvième siècle.=
Paris, Imprimerie de Paul Dupont, 1843, in-8 de 23 pp.

59. =Filles, Lorettes et Courtisanes.=
Paris, Dolin, 1843, in-8. de 338 pp.

60. =Ascanio.=
Paris, Petion, 1844, 5 vol. in-8.

61. =Le Laird de Dumbicky.= Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles,
jouées sur tous les théâtres de Paris.
Théâtre Royal de l'Odéon.
Drame en cinq actes.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1844), gr. in-8 de 42 pp.

62. =Sylvandire.=
Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 318, 310 et 324 pp.

63. =Fernande.=
Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 320, 336 et 320 pp.

64. A. =Les Trois Mousquetaires=
Paris, Baudry, 1844, 8 vol. in-8.
B. =Les Mousquetaires=
Drame en cinq actes et douze tableaux, précédé de =L'Auberge de Béthune=,
prologue par MM. A. Dumas et Auguste Maquet.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de
l'Ambigu-Comique (27 oct. 1845).
Paris, Marchant, 1845, gr. in-8 de 59 pp.
C. =La Jeunesse des Mousquetaires.=
Pièce en 14 tableaux, par MM. A. Dumas et Auguste Maquet.
Paris, Dufour et Mulat, 1849, in-8 de 76 pp.
D. =Le Prisonnier de la Bastille,= fin des =Mousquetaires.=
Drame en cinq actes et neuf tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Impérial du
Cirque (22 mars 1861).
Paris, Michel Lévy frères, s. d. (1861), gr. in-8 de 24 pp.

65. =Le Château d'Eppstein.=
Paris, L. de Potter, 1844, 3 vol. in-8 de 323, 353 et 322 pp.

66. =Amaury.=
Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 4 vol. in-8.

67. =Cécile.=
Paris, Dumont, 1844, 2 vol. in-8 de 330 et 324 pp.

68. A. =Gabriel Lambert.=
Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 2 vol. in-8.
B. =Gabriel Lambert.=
Drame en cinq actes et un prologue, par A. Dumas et Amédée de Jallais.
Paris, Michel Lévy frères, 1866, in-18 de 132 pp.

69. =Louis XIV et son siècle.=
Paris, Chez J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, 1844-1845, 2 vol. gr. in-8 de
II-492 et 512 pp.

70. A. =Le Comte de Monte-Cristo.=
Paris, Pétion, 1845-1846, 18 vol. in-8.
B. =Monte-Cristo.=
Drame en cinq actes et onze tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, N. Tresse, 1848, gr. in-8 de 48 pp.
C. =Le Comte de Morcerf.=
Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 50 pp.
D. =Villefort.=
Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 59 pp.

71. A. =La Reine Margot.=
Paris, Garnier frères, 1845, 6 vol. in-8.
B. =La Reine Margot.=
Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en cinq actes et en 13 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-12 de 152 pp.

72. =Vingt Ans après,= suite des =Trois Mousquetaires.=
Paris, Baudry, 1845, 10 vol.

73. A. =Une Fille du Régent.=
Paris, A. Cadot, 1845, 4 vol. in-8.
B. =Une Fille du Régent.=
Comédie en cinq actes dont un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français
(1er avr. 1846).
Paris, Marchant, 1846, gr. in-8 de 35 pp.

74. =Les Médicis.= Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de 343 et 345 pp.

75. =Michel-Ange et Raphaël Sanzio.=
Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de 345 et 306 pp.

76. =Les Frères Corses.=
Paris, Hippolyte Souverain, 1845, 2 vol. in-8 de 302 et 312 pp.

77. A. =Le Chevalier de Maison-Rouge.=
Paris, A. Cadot, 1845-1846, 6 vol. in-8.
B. =Le Chevalier de Maison-Rouge.= Bibliothèque dramatique.
Théâtre moderne. 2ème série.
Épisode du temps des Girondins, drame en 5 actes et 12 tableaux,
par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-18 de 139 pp.

78. =Histoire d'un casse-noisette.=
Paris, J. Hetzel, 1845, 2 vol. pet. in-8.

79. =La Bouillie de la Comtesse Berthe.=
Paris, J. Hetzel, 1845, pet. in-8 de 126 pp.

80. =Nanon de Lartigues.=
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324 et 331 pp.

81. =Madame de Condé.=
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 315 et 307 pp.

82. =La Vicomtesse de Cambes.=
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 334 et 324 pp.

83. =L'Abbaye de Peyssac.=
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324 et 363 pp.
N. B. Ces 8 volumes (n 80 à 83) constituent une série intitulée:
=La Guerre des femmes=, qui a inspiré la pièce:
=La Guerre des femmes.=
Drame en cinq actes et dix tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Historique
(1er oct. 1849). Paris, A. Cadot, 1849, gr. in-8 de 57 pp.

84. A. =La Dame de Monsoreau.=
Paris, Pétion, 1846, 8 vol. in-8.
B. =La Dame de Monsoreau.=
Drame en cinq actes et dix tableaux, précédé de =L'Etang de Beaugé,
= prologue par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy, 1860, in-12 de 196 pp.

85. =Le Bâtard de Mauléon.=
Paris, A. Cadot, 1846-1847, 9 vol. in-8.

86. =Les Deux Diane.=
Paris, A. Cadot, 1846-1847, 10 vol. in-8.

87. =Mémoires d'un médecin.=
Paris, Fellens et Dufour (et A. Cadot), 1846-1848, 19 vol. in-8.

88. =Les Quarante-Cinq.=
Paris, A. Cadot, 1847-1848, 10 vol. in-8.

89. =Intrigue et Amour.= Bibliothèque dramatique.
Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en cinq actes et neuf tableaux.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-12 de 99 pp.

90. =Impressions de voyage. De Paris à Cadix.=
Paris, Ancienne maison Delloye, Garnier frères, 1847-1848, 5 vol. in-8.

91. =Hamlet, prince de Danemark.=
Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en vers, en 5 actes et 8 parties, par MM. A. Dumas et Paul Meurice.
Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 106 pp.

92. =Catilina.=
Drame en 5 actes et 7 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 151 pp.

93. =Le Vicomte de Bragelonne.= ou=Dix ans plus tard,=
suite des Trois Mousquetaires et de Vingt Ans après.
Paris, Michel Lévy frères, 1848-1850, 26 vol. in-8.

94. =Le Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis.=
Paris, A. Cadot, 1848-1851, 4 vol. in-8.

95. =Le Comte Hermann.=
2ème Série du Magasin théâtral....
Drame en cinq actes, avec préface et épilogue.
Paris, Marchant, s. d. (1849), gr. in-8 de 40 pp.

96. =Les Mille et un fantômes.=
Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 318 et 309 pp.

97. =La Régence.=
Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 349 et 301 pp.

98. =Louis Quinze.=
Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.

99. =Les Mariages du père Olifus.=
Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.

100. =Le Collier de la Reine.=
Paris, A. Cadot, 1849-1850, 11 vol. in-8.

101. =Mémoires de J.-F. Talma.=
Écrits par lui-même et recueillis et mis en ordre sur les papiers
de sa famille, par A. Dumas.
Paris, 1849 (et 1850), Hippolyte Souverain, 4 vol. in-8.

102. =La Femme au collier de velours.=
Paris, A. Cadot, 1850, 2 vol. in-8 de 326 et 333 pp.

103. =Montevideo= ou =une nouvelle Troie.=
Paris, Imprimerie centrale de Napoléon Chaix et Cie, 1850, in-18 de
167 pp.

104. =La Chasse au chastre.=
Magasin théâtral. Pièces nouvelles....
Fantaisie en trois actes et huit tableaux.
Paris, Administration de librairie théâtrale. Ancienne maison Marchant,
1850, gr. in-8 de 24 pp.

105. =La Tulipe noire.=
Paris, Baudry, s. d. (1850), 3 vol. in-8 de 313, 304 et 316 pp.

106. =Louis XVI (Histoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette.)
=Paris, A. Cadot, 1850-1851, 5 vol. in-8.

107. =Le Trou de l'enfer.= (Chronique de Charlemagne).
Paris, A. Cadot, 1851, 4 vol. in-8.

108. =Dieu dispose.=
Paris, A. Cadot, 1851, 4 vol. in-8.

109. =La Barrière de Clichy.=
Drame militaire en 5 actes et 14 tableaux.
Représenté pour la première fois à Paris sur le Théâtre National
(ancien Cirque, 21 avr. 1851).
Paris, Librairie Théâtrale, 1851, in-8 de 48 pp.

110. =Impressions de voyage. Suisse.=
Paris, Michel Lévy frères, 1851, 3 vol. in-18.

111. =Ange Pitou.=
Paris, A. Cadot, 1851, 8 vol. in-8.

112. =Le Drame de Quatre-vingt-treize. Scènes de la vie révolutionnaire.
= Paris, Hippolyte Souverain, 1851, 7 vol. in-8.

113. =Histoire de deux siècles= ou =la Cour, l'Église et le peuple
depuis 1650 jusqu'à nos jours.=
Paris, Dufour et Mulat, 1852, 2 vol. gr. in-8.

114. =Conscience.=
Paris, A. Cadot, 1852, 5 vol. in-8.

115. =Un Gil Blas en Californie.=
Paris, A. Cadot, 1852, 2 vol. in-8 de 317 et 296 pp.

116. =Olympe de Clèves.=
Paris, A. Cadot, 1852, 9 vol. in-8.

117. =Le Dernier roi (Histoire de la vie politique et privée de
Louis-Philippe.)= Paris, Hippolyte Souverain, 1852, 8 vol. in-8.
118. Mes Mémoires.
Paris, A. Cadot, 1852-1854, 22 vol. in-8.

119. =La Comtesse de Charny.=
Paris, A. Cadot, 1852-1855, 19 vol. in-8.

120. =Isaac Laquedem.=
Paris, A la Librairie Théâtrale, 1853, 5 vol. in-8.

121. =Le Pasteur d'Ashbourn.=
Paris, A. Cadot, 1853, 8 vol. in-8.

122. =Les Drames de la mer.=
Paris, A. Cadot, 1853, 2 vol. in-8 de 296 et 324 pp.

123. =Ingénue.=
Paris, A. Cadot, 1853-1855, 7 vol. in-8.

124. =La Jeunesse de Pierrot.= par Aramis. Publications du Mousquetaire
Paris, A la Librairie Nouvelle, 1854, in-16, 150 pp.

125. =Le Marbrier.=
Drame en trois actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville
(22 mai 1854).
Paris, Michel Lévy frères, 1854, in-18 de 48 pp.

126. =La Conscience.=
Drame en cinq actes et en six tableaux.
Paris, Librairie d'Alphonse Tarride, 1854, in-18 de 108 pp.

127. A. =El Salteador.=
Roman de cape et d'épée.
Paris, A. Cadot, 1854, 3 vol. in-8.
Il a été tiré de ce roman une pièce dont voici le titre:
B. =Le Gentilhomme de la montagne.=
Drame en cinq actes et huit tableaux, par A. Dumas (et Ed. Lockroy).
Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 144 pp.

128. =Une Vie d'artiste.=
Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8 de 315 et 323 pp.

129. =Saphir, pierre précieuse montée par Alexandre Dumas.=
Bibliothèque du Mousquetaire.
Paris, Coulon-Pineau, 1854, in-12 de 242 pp.

130. =Catherine Blum.=
Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8.

131. =Vie et aventures de la princesse de Monaco.=
Recueillies par A. Dumas.
Paris, A. Cadot, 1854, 6 vol. in-8.

132. =La Jeunesse de Louis XIV.=
Comédie en cinq actes et en prose.
Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-16 de 306 pp.

133. =Souvenirs de 1830 à 1842.=
Paris, A. Cadot, 1854-1855, 8 vo l. in-8.

134. =Le Page du Duc de Savoie.=
Paris, A. Cadot, 1855, 8 vol. in-8.

135. =Les Mohicans de Paris.=
Paris, A. Cadot, 1854-1855, 19 vol. in-8.

136. A. =Les Mohicans de Paris= (Suite) =Salvator le
commissionnaire.=
Paris, A. Cadot, 1856 (-1859), 14 vol. in-8.
Il a été tiré des Mohicans de Paris, la pièce suivante:
B. =Les Mohicans de Paris.=
Drame en cinq actes, en neuf tableaux, avec prologue.
Paris, Michel Lévy, 1864, in-12 de 162 pp.

137. =Taïti. Marquises. Californie. Journal de Madame Giovanni.=
Rédigé et publié par A. Dumas.
Paris, A. Cadot, 1856, 4 vol. in-8.

138. =La dernière année de Marie Dorval.=
Paris, Librairie Nouvelle, 1855, in-32 de 96 pp.

139. =Le Capitaine Richard. (Une Chasse aux éléphants.)=
Paris, A. Cadot, 1858, 3 vol. in-8.

140. =Les Grands hommes en robe de chambre. ==César.=
Paris, A. Cadot, 1856, 7 vol. in-8.

141. =Les Grands hommes en robe de chambre. Henri IV.= Paris,
A. Cadot, 1855, 2 vol. in-8 de 322 et 330 pp.

142. =Les Grands hommes en robe de chambre. ==Richelieu.=
Paris, A. Cadot, 1856, 5 vol. in-8.

143. =L'Orestie.=
Tragédie en trois actes et en vers, imitée de l'antique.
Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-12 de 108 pp.

144. =Le Lièvre de mon grand-père.=
Paris, A. Cadot, 1857, in-8 de 309 pp.

145. =La Tour Saint-Jacques-la-Boucherie.=
Drame historique en 5 actes et 9 tableaux, par MM. A. Dumas et X. de
Montépin.
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Impérial du Cirque
(15 nov. 1856).
A la Librairie Théâtrale, 1856, gr. in-8 de 16 pp.

146. =Pèlerinage de Hadji-Abd-el-Hamid-Bey (Du Couret). Médine et
la Mecque. =Paris, A. Cadot, 1856-1857, 6 vol. in-8.

147. =Madame du Deffand.=
Paris, A. Cadot, 1856-1857, 8 vol. in-8.

148. =La Dame de volupté.=
Mémoires de Mlle de Luynes, publiés par A. Dumas.
Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 284 et 332 pp.

149. =L'Invitation à la valse.=
Comédie en un acte et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur
le Théâtre du Gymnase (18 juin 1857).
Paris, Beck, 1837 (pour 1857), in-12 de 48 pp.

150. =L'Homme aux contes.=
Le Soldat de plomb et la danseuse de papier. Petit-Jean et Gros-Jean.
Le roi des taupes et sa fille. La Jeunesse de Pierrot.
Édition interdite en France.
Bruxelles, Office de publicité, Coll. Hetzel, 1857, in-32 de 208 pp.

151. =Les Compagnons de Jéhu.=
Paris, A. Cadot, 1857, 7 vol. in-8.

152. =Charles le Téméraire.=
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-12 de 324 et 310 pp.

153. =Le Meneur de loups.=
Paris, A. Cadot, 1857, 3 vol. in-8.

154. =Causeries.=
Première et deuxième séries.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-8.

155. =La Retraite illuminée=, par A. Dumas, avec divers
appendices par M. Joseph Bard et Sommeville.
Auxerre, Ch. Gallot, Libraire-éditeur, 1858, in-12 de 88 pp.

156. =L'Honneur est satisfait.=
Comédie en un acte et en prose.
Paris, Librairie Théâtrale, 1858, in-12 de 48 pp.

157. =La Route de Varennes.=
Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 279 pp.

158. =L'Horoscope.=
Paris, A. Cadot, 1858, 3 vol. in-8.

159. =Histoire de mes bêtes.=
Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 333 pp.

160. =Le Chasseur de sauvagine.=
Paris, A. Cadot, 1858, 2 vol. in-8 de chacun 317 pp.

161. =Ainsi soit-il.=
Paris, A. Cadot, s. d. (1862), 5 vol. in-8.
Il a été tiré de ce roman la pièce suivante:
=Madame de Chamblay.=
Drame en cinq actes, en prose.
Paris, Michel Lévy, 1869, in-18 de 96 pp.

162. =Black.=
Paris, A. Cadot, 1858, 4 vol. in-8.

163. =Les Louves de Machecoul=, par A. Dumas et G. de Cherville.
Paris, A. Cadot, 1859, 10 vol. in-8.

164. =De Paris à Astrakan,= nouvelles impressions de voyage.
Première et deuxième série.
Paris, Librairie nouvelle A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2 vol. in-18
de 318 et 313 pp.

165. =Lettres de Saint-Pétersbourg= (sur le Servage en Russie).
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Rozez, coll. Hetzel 1859, in-32 de 232 pp.

166. =La Frégate l'Espérance.=
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Office de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel,
1859, in-32 de 232 pp.

167. =Contes pour les grands et les petits enfants.=
Bruxelles, Office de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel,
1859, 2 vol. in-32 de 190 et 204 pp.

168. =Jane.=
Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 324 pp.

169. =Herminie et Marianna.=
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, 1859, in-32 de 174 pp.

170. =Ammalat-Beg.=
Paris, A. Cadot, s. d. (1859), 2 vol. in-8 de 326 et 352 pp.

171. =La Maison de glace.=
Paris, Michel Lévy, 1860, 2 vol. in-18 de 326 et 280 pp.

172. =Le Caucase. Voyage d'Alexandre Dumas.=
Paris, Librairie Théâtrale, s. d. (1859), in-4 de 240 pp.

173. =Traduction de Victor Perceval. Mémoires d'un policeman.=
Paris, A. Cadot, 1859, 2 vol. in-8 de chacun 325 pp.

174. =L'Art et les artistes contemporains au Salon de 1859.=
Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1859, 2 vol. in-18 de 188 pp.

175. =Monsieur Coumbes.= (Histoire d'un cabanon et d'un chalet.)
Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1860, in-18 de 316 pp.
Connu aussi sous le titre suivant: =Le Fils du Forçat=.

176. Docteur Maynard. =Les Baleiniers, voyage aux terres antipodiques.=
Paris, A. Cadot, 1859, 3 vol. in-8.

177. =Une Aventure d'amour= (Herminie).
Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 274 pp.

178. =Le Père la Ruine.=
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 320 pp.

179. =La Vie au désert. Cinq ans de chasse dans l'intérieur de
l'Afrique méridionale par Gordon Cumming.=
Paris, Impr. de Edouard Blot, s. d. (1860), gr. in-8 de 132 pp.

180. =Moullah-Nour.=
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, s. d. (1860), 2 vol. in-32
de 181 et 152 pp.

181. =Un Cadet de famille= traduit par Victor Perceval, publié par A. Dumas.
Première, deuxième et troisième série.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 3 vol. in-18.

182. =Le Roman d'Elvire.=
Opéra-comique en trois actes, par A. Dumas et A. de Leuven.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 97 pp.

183. =L'Envers d'une conspiration.=
Comédie en cinq actes, en prose.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 132 pp.

184. =Mémoires de Garibaldi,= traduits sur le manuscrit
original, par A. Dumas.
Première et deuxième série.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-18 de 312 et 268 pp.

185. =Le père Gigogne= contes pour les enfants.
Première et deuxième série.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-18.

186. =Les Drames galants. La Marquise d'Escoman.=
Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2 vol. in-18 de 281 et 291 pp.

187. =Jacquot sans oreilles.=
Paris, Michel Lévy frères, 1873, in-18 de XXVIII-231 pp.

188. =Une nuit à Florence sous Alexandre de Médicis.=
Paris, Michel Lévy frères, 1861, in-18 de 250 pp.

189. =Les Garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples.=
Paris, Michel Lévy frères, 1861, in-18 de 376 pp.

190. =Les Morts vont vite.=
Paris, Michel Lévy frères, 1861, 2 vol. in-18 de 322 et 294 pp.

191. =La Boule de neige.=
Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 292 pp.

192. =La Princesse Flora.=
Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 253 pp.

193. =Italiens et Flamands.=
Première et deuxième série.
Paris, Michel Lévy, 1862, 2 vol. in-18 de 305 et 300 pp.

194. =Sultanetta.=
Paris, Michel Lévy, 1862, in-18 de 320 pp.

195. =Les Deux Reines, suite et fin des Mémoires de Mlle de Luynes.=
Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 333 et 329 pp.

196. =La San-Felice.=
Paris, Michel Lévy frères, 1864-1865, 9 vol. in-18.

197. =Un Pays inconnu,= (Géral-Milco; Brésil.).
Paris, Michel Lévy frères, 1865, in-18 de 320 pp.

198. =Les Gardes forestiers.=
Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Grand-Théâtre parisien
(28 mai 1865).
Paris, Michel Lévy frères, s. d. (1865), gr. in-8 de 36 pp.

199. =Souvenirs d'une favorite.=
Paris, Michel Lévy frères, 1865, 4 vol. in-18.

200. =Les Hommes de fer.=
Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 305 pp.

201. A. =Les Blancs et les Bleus.=
Paris, Michel Lévy frères, 1867-1868, 3 vol. in-18.
B. =Les Blancs et les Bleus.=
Drame en cinq actes, en onze tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Châtelet
(10 mars 1869).
(Michel Lévy frères), s. d. (1874), gr in-8 de 28 pp.

202. =La Terreur prussienne.=
Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol. in-18 de 296 et 294 pp.

203. =Souvenirs dramatiques.=
Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol. in-18 de 326 et 276 pp.

204. =Parisiens et provinciaux.=
Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol. in-18 de 326 et 276 pp.

205. =L'Île de feu.=
Paris, Michel Lévy frères, 1871, 2 vol. in-18 de 285 et 254 pp.

206. =Création et Rédemption. Le Docteur mystérieux.=
Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol. in-18 de 320 et 312 pp.

207. =Création et Rédemption. La Fille du Marquis.=
Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol. in-18 de 274 et 281 pp.

208. =Le Prince des voleurs.=
Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol. in-18 de 293 et 275 pp.

209. =Robin Hood le proscrit.=
Paris, Michel Lévy frères, 1873, 2 vol. in-18 de 262 et 273 pp.

210. A. =Grand dictionnaire de cuisine,= par A. Dumas
(et D.-J. Vuillemot).
Paris, A. Lemerre, 1873, gr. in-8 de 1155 pp.
B. =Petit dictionnaire de cuisine.=
Paris, A. Lemerre, 1882, in-18 de 819 pp.

211. =Propos d'art et de cuisine. =Paris, Calmann-Lévy, 1877,
in-18 de 304 pp.

212. =Herminie. L'Amazone.=Paris, Calmann-Lévy, 1888, in-16
de 111 pp.






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     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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     License.  You must require such a user to return or
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     and discontinue all use of and all access to other copies of
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     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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is also defective, you may demand a refund in writing without further
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***