Chevalier de Mornac: Chronique de la Nouvelle-France (1664)

By Joseph Marmette

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Title: Chevalier de Mornac
       Chronique de la Nouvelle-France (1664)

Author: Joseph Marmette

Release Date: September 5, 2006 [EBook #19187]

Language: French


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                                    LE

                           CHEVALIER DE MORNAC


                    CHRONIQUE DE LA NOUVELLE-FRANCE
                                   1664



                             JOSEPH MARMETTE



                                 MONTRÉAL
                  TYPOGRAPHIE DE «L'OPINION PUBLIQUE»
                        No. 319 RUE ST. ANTOINE

                                   1873



A

ELZÉAR GÉRIN

HOMME DE LETTRES, DÉPUTÉ À L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.

Vous connaissez, mon cher ami, la double personnalité qui s'abrite sous
le nom du Chevalier de Mornac; et comme à moi, les deux modèles qui ont
posé pour le type de mon héros vous sont chers. Je ne puis donc faire
mieux que de vous dédier ce livre qui, tout en racontant les grandes
actions d'un autre âge, a la prétention de peindre, réunis en un seul
personnage, les deux caractères les plus délicieusement gascons de notre
époque. Outre que l'orgueil légitime de l'auteur sera flatté si j'ai
quelque peu réussi, mon amitié sera ravie de nous rendre encore plus
présents, tous les trois à votre excellent souvenir.

JOSEPH MARMETTE.



                        LE CHEVALIER DE MORNAC



                          PAR JOSEPH MARMETTE




                             INTRODUCTION


Vers l'année 1664, la Nouvelle-France venait de traverser et subissait
encore une des phases les plus douloureusement critiques de son
histoire. Rendus fiers et tout-puissants par le succès de leurs armée,
qui, douze ans auparavant avaient anéanti la grande nation huronne, les
Iroquois régnaient en maîtres sur le territoire du Canada. Tandis que
les guerriers des cinq cantons Iroquois tenaient en état de blocus
Montréal, Trois-Rivières et Québec, villes qui n'étaient encore que de
petits bourgs mal protégés par des palissades de pieux, leurs bandes de
maraudeurs assassinaient les laboureurs isolés dans les campagnes.

Bien loin de songer à attaquer, les colons français ne se défendaient
qu'avec peine. Tel était le découragement et si grande la terreur
universelle, que les émigrés parlaient d'abandonner ce pays de
malédiction pour retourner en France.

La situation semblait en effet désespérée.

Négligée par la compagnie des Cent-Associés, qui ne songeait qu'à la
traite des pelleteries, affaiblie par les dissensions entre les
gouverneurs et l'autorité ecclésiastique, dans le Conseil-Supérieur, à
Québec, la colonie naissante se peuplait en outre si lentement qu'elle
ne pouvait fournir des défenseurs suffisamment nombreux pour tenir tête
aux Iroquois. Il eut fallu leur opposer un corps de troupes assez
imposant, et c'est à peine s'il y avait au Canada une centaine de
soldats, dispersés dans les différents postes. Depuis longtemps les
gouverneurs et les jésuites demandaient à grands cris des secours. Mais
leurs supplications allaient mourir sans résultat par delà l'Océan.

De prime-abord, cette indifférence de la mère-patrie doit sembler
inexcusable; mais lorsqu'on se transporte de l'autre côte de
l'Atlantique pour jeter un coup-d'oeil sur les tumultueux évènements qui
bouleversaient alors le royaume de France, on s'explique cette apathie.

La mort du cardinal Richelieu, arrivée en 1642, bientôt suivie de celle
de Louis XIII, les désordres civils qui signalèrent la régence
d'Anne-d'Autriche, les troubles de la Fronde, la bataille qui avait fait
rage aux portes de Paris, la confusion de laquelle le royaume entier
était en proie, tout cet éclat d'armes et de discordes qui remplissait
la France étouffait sans peine le faible bruit des quelques voix qui
s'élevaient en faveur du Canada. Si les particuliers, qu'enveloppait la
guerre civile, ne songeaient point à la Nouvelle-France, comment
Mazarin, à qui les factieux en voulaient surtout, aurait-il pu s'occuper
d'une colonie naissante et perdue au delà des mers? Ce ministre n'avait
eu déjà que trop de peine se maintenir entre la turbulence du Parlement
et les prétentions du grand Condé, à venir jusqu'en 1653. Ensuite, il
s'était trouvé tout absorbé par le soin de pousser la guerre contre les
Espagnols, commandés par Condé mécontent. La bataille des Dunes, livrée
près de Dunkerque par Turenne à ces derniers, avait laissé la victoire
définitive aux troupes françaises et anglaises, alliées contre
l'Espagne, à laquelle Dunkerque fut immédiatement enlevée pour être
remise aux Anglais, suivant les conventions antérieures arrêtées entre
Cromwell et Mazarin. La guerre ainsi heureusement terminée, le cardinal,
en digne élève de Richelieu, trouva que le meilleur moyen d'assurer la
durée de la paix était de marier Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse
d'Espagne. Les négociations qu'il lui fallut entreprendre à cet effet et
mener à bonne fin, précédèrent de plusieurs mois l'union du roi de
France avec l'infante. Ce mariage diplomatique fut célébré en 1660.

Mazarin étant mort l'année suivante, Louis XIV avait pris aussitôt le
sceptre d'une main ferme, bien décidé de régner par lui-même et de
maintenir la tranquillité intérieure, ainsi que d'augmenter la
prospérité du royaume, tout en le faisant respecter et en l'agrandissant
au dehors.

Mazarin, qui avait trop songé à remplir ses propres coffres--il
possédait à sa mort près de deux cent millions--avait laissé les
finances dans un état déplorable; mais grâce à l'administration sage et
vigoureuse de Colbert, le trésor public fut si tôt rempli que, dès 1663,
Louis XIV pouvait racheter des Anglais Dunkerque, qu'il s'empressa de
fortifier.

Le même Colbert, si entendu à l'administration intérieure, savait aussi
tout le bénéfice qu'on pouvait attendre des colonies. L'Espagne en était
un frappant exemple, elle qui, depuis plus d'un siècle, entretenait la
guerre contre toute l'Europe, grâce aux immenses ressources que
l'ingrate patrie adoptive de Colomb tirait de l'Amérique.

Aussi la Nouvelle-France attira-t-elle tout d'abord l'attention de
Colbert, qui, la voyant dépérir entre les mains de la compagnie des
Cent-Associés, se hâta de placer la colonie plus immédiatement sous le
contrôle de l'autorité royale.

Par un édit du roi, de 1664, le Canada fut cédé à la compagnie des
Indes-Occidentales. En même temps, Louis XIV nommait le marquis de Tracy
Vice-Roi de toutes les possessions françaises en Amérique, M. de
Courcelles, gouverneur du Canada et M. Talon, intendant. Le choix était
des plus judicieux. Il ne fallait rien moins que la réunion de ces trois
hommes de talents et d'énergie pour arrêter la colonie sur le penchant
de sa ruine et la relever par un habile et puissant effort.

Pour seconder les vues de ces hommes éclairés, le régiment de Carignan,
composé de vingt-quatre compagnies, fut mis à leur disposition. La
petite flotte, sur laquelle on embarqua les troupes fut aussi chargée
d'un grand nombre de familles de cultivateurs et d'artisans, amenant des
boeufs, des moutons et les premiers chevaux qui aient été vus en Canada.
[1] Soldats, marchands, colons, tous comptés, formaient plus de deux
mille âmes, c'est-à-dire une population presque aussi considérable que
celle déjà résidante en la Nouvelle-France.

[Note 1: Les colons de la Nouvelle-France, pour témoigner leur gratitude
à M. de Montmagny, avaient cependant fait présent d'un cheval à ce
gouverneur, assez longtemps avant cette époque.]

Tous ces secours n'arrivèrent pourtant qu'en 1665 à Québec. La colonie
était sauvée.

Mais mon but n'est pas de m'arrêter d'une manière spéciale sur la
période de progrès qui allait succéder à un état d'affaissement si
prolongé. Bien que je doive indiquer cette heureuse renaissance au
dénouement de l'action de cette oeuvre, j'ai voulu surtout décrire, dans
les pages suivantes, les périls, les angoisses, les terreurs et les
drames qui marquaient chaque journée des hardis pionniers, nos
admirables aïeux. Ce que je veux peindre c'est cette vie d'alarmes
d'embûches et de luttes terribles dont est toute remplie l'héroïque
époque qui précéda l'arrivée du régiment de Carignan; les craintes des
habitants des villes, les incessants dangers du colon isolé dans les
campagnes et souvent hors de la portée de tout secours; puis, à côté de
cette existence parsemée d'épouvante, mais que rendaient cependant
supportable encore certaines jouissances de la civilisation, les moeurs
ou plutôt les coutumes barbares des tribus iroquoises; les marches
forcées et pénibles de leurs prisonniers de guerre; les malheurs et la
dispersion de la nation huronne; les tortures des captifs, leurs
souffrances dans les villages Iroquois; les longues nuits d'insomnie
sous les wigwams enfumés, les raffinements de cruauté des vainqueurs sur
leurs prisonniers sauvages ou blancs; l'admirable courage de ces
derniers au milieu de souffrances, de tourments inouïs; enfin la marche
stoïque de la civilisation contre la barbarie aux abois: et, pour
adoucir les sombres couleurs d'un pareil tableau, l'insoucieuse gaîté
gauloise, accompagnée d'un amour pur, fine fleur de chevalerie française
aux parfums pénétrants et salutaires comme l'image de Béatrix que Dante
emporte en son âme pour mieux endurer la vue des horreurs de l'enfer.




                           CHAPITRE PREMIER

                               L'ARRIVÉE


Le soleil s'élançait, tout resplendissant, au-dessus de la cime boisée
des falaises de la Pointe-Lévi. Ses traits de feu trouaient l'humide
manteau de vapeurs qui tombait des épaules du roc géant de Stadaconna et
s'en allait effleurer de ses franges ouatées les eaux du grand fleuve,
encore endormi aux pieds de la ville de Champlain. Secoué par la brise du
matin, le brouillard commençait à se disperser dans l'air, où ses
lambeaux se dissipaient avec les dernières ombres de la nuit.

C'était le matin du 18 septembre de l'an de grâce 1664, qui s'annonçait
si radieux à la petite ville de Québec.

Là-bas, entre l'extrémité de la Pointe-Lévi et le flanc onduleux de la
belle Île d'Orléans, aux feuillages rougis par l'automne, les trois
voiles blanches d'un vaisseau semblaient planer dans l'espace. Quelques
flocons de brume qui roulaient encore en se jouant, sur la crête de
petites vagues qu'un léger vent de nord-est commençait à soulever sur le
fleuve, enveloppaient le corps du navire, dont les voiles, seules en
vue, se rapprochaient graduellement de la ville comme celles d'un
vaisseau fantôme.

Bientôt, les victorieux rayons du soleil balayèrent devant eux ces
restes de brouillard, qui disparurent en un instant, comme les traînards
de l'arrière-garde d'une armée vaincue, sous la dernière volée de
mitraille des vainqueurs.

Le trois-mâts apparut alors en entier, sa voilure coquettement inclinée
à bâbord, tandis qu'un bouillonnement de blanche écume dansait gaîment
au-devant de la proue du vaisseau; car la brise fraîchissait du large.

Or, en ce moment, maître Jacques Boisdon, l'unique hôtelier de Québec,
ouvrait les contrevents de son hôtellerie, sise sur la rue Notre-Dame et
près de la grande place, à la haute-ville. [2] Le bonnet de laine rouge
de l'hôtelier était gaillardement rabattu sur sa bonne grosse figure
enluminée, les aiguillettes de son haut-de-chausses lui retombaient
jusqu'au genou en décrivant un quart de cercle sur la respectable
rotondité de son ventre, tandis que le vent du matin se jouait dans le
collet déboutonné de sa chemise de toile commune de Bretagne, et
caressait de sa fraîche haleine les chairs grasses du cou trapu de
l'aubergiste.

[Note 2: La rue Notre-Dame prit plus tard le nom de M. de Buade, comte
de Frontenac, lorsque ce gentilhomme devint gouverneur du Canada.]

Ceux qui ont lu François de Bienville, se rappelleront sans doute que
l'illustre Jean Boisdon était le fils du premier hôtelier de Québec,
Jacques Boisdon que nous mettons en scène aujourd'hui.[3]

[Note 3: Parmi les actes officiels qui nous restent du Conseil établi à
Québec par M. d'Ailleboust et d'après un règlement royal donné le cinq
mars 1648, on en trouve un en date du 19 septembre de la même année par
lequel Jacques Boisdon est établi hôtelier à l'exclusion de tout autre.
«Il se logera,» y est-il dit, «sur la grande place, près de l'église,
afin que tous puissent aller se chauffer chez lui... Il ne gardera
personne pendant la grand'messe, le sermon, le catéchisme et les
vêpres.» Cet acte est signé par M. d'Ailleboust, gouverneur, le Père J.
Lalemant, et les sieurs de Chavigny, Godefroy et Giffard.]

Bien qu'ambitieux, Jacques, premier du nom en Canada, n'avait pas cette
soif de gain qui fut si fatale son sacripant de fils. C'était un brave
homme que le gros père Boisdon, aimant à rire à ses heures et à lever le
coude en tout temps. Sous ce dernier rapport, maître Jean, son fils, lui
devait ressembler.

Boisdon père aimait bien un peu l'argent, non par vile estime du métal,
mais bien plutôt pour les jouissances matérielles qu'il procure. S'il
faisait un peu la cour à sa clientèle, c'est qu'il songeait, en lui
versant bonne et fréquente mesure, que le menu de ses trois abondants
repas quotidiens s'en augmentait d'autant, et que la bonne chère
adoucissait singulièrement aussi l'humeur tant soit peu revêche de
Perpétue, sa digne épouse.

Comme il achevait d'ouvrir son dernier volet, il entendit le bruit
réjouissant des casseroles que sa vaillante moitié agitait à
l'intérieur. La seule idée de la belle omelette au jambon de Bayonne,
qui l'attendrait bientôt, toute fumante et dorée, sur la table du
déjeuner, le fit sourire, et se sentant les jambes engourdies par le
sommeil, il enfonça ses deux mains dans les poches profondes de son
haut-de-chausses, et fit quelques pas dans la rue pour se dégourdir et
se remettre en appétit.

Il allait ainsi, longeant la grande église et se dandinant avec
béatitude, vers la demeure de Mgr. de Laval, [4] lorsqu'un cri de
joyeuse surprise lui échappa.

[Note 4: En 1664, Mgr. de Laval demeurait dans une maison bâtie à
l'endroit où s'élève aujourd'hui celle de la Fabrique de la cathédrale,
à côté du presbytère de la haute-ville. On voit cependant, sur un plan
de Québec, fait en 1660 et intitulé «Vray plan du haut et bas de Québec.
Comme il est en l'an 1660,» on voit, dis-je, que Mgr. de Laval avait
d'abord occupé la maison de Mme de la Pelleterie, près du couvent des
Ursulines.]

Ses regards venaient de tomber sur la rade, qui alors était parfaitement
visible de la haute ville; car cet amas de maisons qui s'élèvent
maintenant en face du nouveau bureau de poste, ne masquait pas la vue en
ces temps reculés, tandis qu'à l'endroit quelque vingt-cinq ans plus
tard, devait s'élever le premier évêché, il n'y avait qu'une seule
maison appartenant au procureur-général, M. Ruette d'Auteuil. [5]

[Note 5: C'est sur ce terrain que sont aujourd'hui construits les
bâtiments de notre Parlement provincial.]

Après un instant de contemplation, il tourna brusquement sur lui-même et
se prit à courir ou plutôt à rouler vers son logis. Il arrive chez lui
tout essoufflé, et cria en ouvrant la porte de l'hôtellerie.

--Perpétue! Perpétue!

--Allons qu'est-ce qu'il y a? fit dame Boisdon, qui cassait en ce moment
un oeuf frais, dont le jaune en se répandant dans la poêle, autour de
tranches roses de jambon saupoudrées de brindilles de persil, semblait
un petit lac dont les flots d'or baigneraient des flots de corail et
d'émeraude.

Boisdon sentit que l'eau lui en venait aux lèvres.

--C'est bon! dit-il en clignant de l'oeil. Mais au lieu d'une omelette,
c'est dix au moins qu'il faut faire.

Dame Boisdon se retourna tout d'une pièce, et se cambrant sur sa hanche
droite, le poing armé d'une énorme cuiller, elle repartit d'un ton
aigre:

--Comment! Perds-tu la tête vieux gourmand? Dix omelettes pour ton
déjeuner!

--Non, non, Bettie, fit Boisdon en passant sa grosse main sous le menton
osseux et pointu de sa longue et sèche femme. C'est que, vois-tu.... (il
était essoufflé) je viens de voir un vaisseau d'outre-mer.... qui entre
à pleines voiles dans le port... Dans un quart d'heure il aura jeté
l'ancre.... Je cours à la basse-ville.... et, sur la chaloupe du père
Jérôme Thibault.... je me rends à bord du bâtiment pour voir s'il y a
des gens... qui se retireront chez nous--chose dont je ne doute pas.
Allons! vite mon pourpoint, Pétue, mon pourpoint!

--Eh bien! laisse-moi le temps d'aller le chercher. Il est en haut, sur
le pied de la couchette.

De ses deux longues jambes, Perpétue gravit l'escalier en un clin d'oeil
et redescendit de même.

--Allons! bon! fit l'hôtelier, et il endossa son habit avec quelque
difficulté. Fais une dizaine de bonnes omelettes. Il n'est que six
heures. Je serai revenu avant huit avec des voyageurs, j'espère. Tu
tireras aussi un grand pot de vin d'Espagne, du petit tonneau bleu, tu
sais, celui du fond. C'est du meilleur.

Et Boisdon sortit en trottinant.

--Tiens, le voilà qui oublie son chapeau et qui part avec son bonnet
rouge sur la tête. Ces hommes! ils sont tous un peu fous! Jacques
Jacques! dit-elle en se penchant par l'ouverture de la porte
entrebâillée.

Mais son mari ne l'entendait pas et courait aussi vite que le lui
permettaient ses grosses jambes courtes, vers la rue qui descendait au
magasin. [6]

[Note 6: C'est ainsi que se nommait alors la côte de Lamontagne. M.
l'abbé Laverdière, l'érudit annotateur de cette belle édition des
oeuvres de Champlain que tous connaissent, prétend que le nom de la côte
de Lamontagne lui vient d'un Individu qui s'appelait ainsi et demeurait
quelque part sur le parcours de la côte. Chacun sait que le _Magasin_ se
trouvait au lieu où s'élève aujourd'hui l'église de la basse-ville, et
que c'était le premier édifice construit à Québec du temps de Champlain.
Depuis que ces lignes ont été écrites, notre cher abbé. Laverdière est
mort, emportant avec lui dans la tombe la solution d'une foule de
problèmes historiques connu de lui seul, et les regrets universels de
tous ceux qui, en Canada, s'occupent d'exhumer les souvenirs de notre
histoire de la poussière du passé.]

Cependant le navire, à haute poupe et aux flancs fortement bombés,
venait de jeter l'ancre devant la ville. Des matelots perchés sur les
vergues carguaient la dernière voile. Tout sur le pont était en
mouvement. Le capitaine donnait ses ordres pour faire descendre les deux
chaloupes à l'eau; des matelots tiraient sur les câbles. On entendait le
grincement des poulies, les cris du sifflet du contremaître, et des
jurons qui tombaient de la mature.

Quelques passagers, debout sur la poupe, regardaient avec curiosité les
soixante-dix maisons [7] éparses à la basse-ville et sur les hauteurs de
Québec, ainsi que les côtes élevées et sauvages qui entouraient la ville
et dont les cimes boisées, aux sombres dentelures, se découpaient
hardiment sur l'horizon rosé par les feux du soleil levant. Parmi ces
émigrés qui avaient ainsi quitté le beau pays de France pour venir
apporter à la colonie naissante leur contingent de sueurs et de sang, il
en était un surtout, qui se faisait remarquer par sa bonne mine et son
grand air. On voyait qu'il était gentilhomme.

[Note 7: Tel était le nombre d'habitations qu'il y avait alors à Québec.
Voir l'histoire du Canada de M. Ferland, tome II, page 87 (en note).]

Pourtant son costume se ressentait, soit des fatigues du voyage, soit
peut-être aussi, et j'incline à croire cette dernière assertion, du
frottement par trop prolongé de l'aile du temps. Quoique campé crânement
sur l'oreille gauche, son feutre gris avait évidemment dû voir bien du
pays et essuyer beaucoup d'orages depuis qu'il était sorti des mains de
certain chapelier de Caudebec. Ses larges bords s'affaissaient quelque
peu et sa couleur grise primitive tirait singulièrement sur le jaune
pâle.

Un pourpoint, sorte de gilet très-court, en drap rouge garni de
passements d'or un peu ternis enserrait ses épaules, par dessus
lesquelles retombait un ample manteau de route, en drap couleur de musc,
que relevait par derrière le fourreau d'une épée retenu sur la hanche
gauche par un baudrier encore assez richement brodé d'argent. Entre les
deux pans de ce manteau, apparaissaient d'abord le haut-de-chausses,
d'une couleur écarlate qui avait dû être vive quelques mois auparavant,
mais qui tendait maintenant à prendre une teinte violette, puis les plis
bouffants de la chemise, que le peu de longueur du pourpoint laissait
librement voir au-dessus du haut-de-chausses, car la mode du temps le
voulait ainsi.

Enfin de lourdes bottes de voyage à éperons d'argent, et dont
l'entonnoir affaissé s'évasait au-dessus du genou, chaussaient ses
pieds, petits comme ceux de tout homme de bonne race.

Malgré l'état assez délabré de son costume, notre gentilhomme avait
bonne et fière mine.

Il était grand, brun, et sa figure longue mais fine accusait vingt-huit
ans. Dominée par un nez fortement aquilin, sa lèvre supérieure
disparaissait sous une moustache noire, dont les bouts, soigneusement
frisés, serpentaient coquettement aux coins de sa bouche ferme et
moqueuse, tandis qu'une royale se tordait en spirale sur un menton
avancé, dont la forme annonçait un joyeux appétit. La mode de porter la
barbe commençait à se passer à la cour du jeune roi, et pourtant les
gens de guerre conservaient encore ces belles moustaches du temps de
Richelieu, qui donnaient un air si crâne et que les femmes aimaient
tant.

--Cap-de-diou! s'écria-t-il soudain, (car c'était un brave enfant de la
Gascogne que le sieur Robert du Portail, chevalier de Mornac)--le beau
cap!

Et son oeil noir et intelligent montait et se promenait sur le
Cap-aux-Diamants.

--Mais sangdiou! la pauvre petite ville que cette capitale où nous
venons faire la cour à dame Fortune!

Il disait cela avec ce diable d'accent gascon, unique en son genre, et
que nous nous garderons bien de vouloir imiter en ce récit.

Puis, abaissant son regard jusqu'à l'eau.

--Oh! mais, capitaine, dites donc, quel est ce gros homme coiffé d'un
bonnet rouge, et qui emplit à lui seul l'arrière de la chaloupe que l'on
voit s'approcher?

--Ce doit être notre joyeux hôtelier, compère Jacques Boisdon, répondit
le capitaine en se penchant sur le bastingage pour mieux examiner ceux
qui montaient l'embarcation signalée.

--Celui qui tient l'unique hôtellerie de Québec?

--Précisément, et, comme je vous l'ai déjà dit, c'est chez lui qu'il
vous faudra descendre.

La chaloupe du père Jérôme Thibault arrivait en longeant le navire et la
face épanouie de Jacques Boisdon apparaissait souriante au-dessus du
ventre rebondi qui, à chaque oscillation du canot, ballottait lourdement
sur les genoux de l'aubergiste.

--Mordiou! la bonne trogne ricana le Gascon. Si j'avais sur le chaton de
ma bague autant de rubis que ce gaillard en a sur le nez, je pourrais
rebâtir le château de Mornac, ce pauvre manoir de mes aïeux dans les
ruines duquel nichent en paix les hirondelles. Oh! cadédis! la belle
outre à gonfler de vin que cette large panse!

En ce moment, plusieurs interpellations, parties de tous les points du
vaisseau, indiquèrent au Gascon à quel point l'aubergiste était
populaire parmi les marins.

--Hé! bonjour, père Boisdon. Comment ça va-t-il, vieux cachalot? Et dame
Pétue se porte comme un charme? Buvons-nous toujours sec, grosse éponge!

Puis une voix grêle qui descendait du bout de la grande vergue:

--Père Boisdon, mes amours! avons-nous encore de ce bon vieux guildive
du petit tonneau rouge. Hé! dites donc, vieux loup de terre?

Boisdon, ahuri par tant de questions, levant en l'air sa figure
apoplectique et criait de sa voix grasse:

--Bien, mes enfants, merci! Oui, oui, nous avons encore de fines
liqueurs, allez!

--Trois bravos pour Boisdon! dit le capitaine, qui, depuis son dernier
voyage, devait deux écus à l'aubergiste.

Et de quarante gosiers marins sortirent trois vociférations, qui
causèrent tant d'émotions à l'hôtelier que sa figure s'empourpra comme
s'il allait être frappé d'un coup de sang.

--Chers bons enfants! murmurait-il, tandis qu'une larme furtive glissait
de ses yeux pour se dessécher aussitôt sur sa joue en feu. Allons-nous
nous arroser un peu le dalot du cou pendant une quinzaine! Sapreminette!

Dans ses grands moments de joie, le paisible aubergiste se permettait
cet inoffensif juron.

On venait cependant de glisser jusqu'à fleur d'eau une échelle volante,
et les passagers se préparaient à descendre dans les chaloupes, lorsque
Boisdon cria d'en bas:

--Si quelqu'un de ces messieurs désire loger l'auberge du Baril-d'Or,
qu'il veuille embarquer avec moi.

Mornac fut un des premiers qui se rendit cette invitation. Un matelot
transporta dans la chaloupe du père Thibault une petite valise qui
contenait tout le bagage et la fortune du Gascon.

En voyant le mince porte-manteau de son hôte, l'aubergiste fit la
grimace. Pourtant, lorsque le chevalier mit le pied dans la chaloupe,
Boisdon le salua respectueusement et lui dit qu'il était flatté d'avoir
l'honneur d'héberger un gentilhomme.

--Qui sait, après tout, s'était dit l'hôtelier, cette valise peut être
remplie d'argent, et notre hôte payer libéralement.

Quelques personnes prirent place à côté du chevalier, les autres dans
les deux chaloupes du vaisseau, et ces embarcations se dirigèrent, force
de rames, vers l'endroit de la basse-ville où s'élevait encore le
magasin construit par Champlain.

Sur le rivage plusieurs gens attendaient les arrivants. Car c'étaient
des compatriotes, des amis, des parents peut-être, qu'ils allaient
recevoir. Et n'aurait-on pas aussi de récentes nouvelles de France, du
bon pays des aïeux dont on conservait si douce souvenance, où les pères
dormaient leur dernier sommeil et que les enfants ne reverraient
probablement jamais.

Des acclamations des cris de joie et de reconnaissance, accueillirent
les nouveaux venus. Mornac ne connaissait personne et s'empressait de
débarquer avec sa valise, lorsque l'aubergiste héla certain gamin de
douze ans, qui, la tignasse ébouriffée, le nez au vent et les mains dans
les poches, regardait chacun d'un air effrontément inquisiteur.

--Jean! cria l'hôtelier, arrive ici, petiot, et monte, à la maison le
porte-manteau de monsieur.

C'était le fils aîné de Jacques Boisdon, messire Jean dont nous avons
raconté, dans _François de Bienville_, les mésaventures si bien
méritées.

Jean s'approcha et fit mine de s'emparer de la valise du Gascon.

Celui-ci s'écria:

L'enfant va s'éreinter!

--Oh! non, monsieur, repartit l'affreux gamin: ça ne pèse pas le diable,
vos bagages, allez!

Et d'un tour de main, il enleva la valise qu'il mit sur son épaule
gauche.

--Mordiou! Maroufle! s'écria le Gascon, prétends-tu te moquer de moi?
C'est que je te couperais la langue, vois-tu?

--Ne lui coupez rien, monsieur le marquis! s'écria Boisdon. Quoiqu'il
n'y paraisse pas, voyez-vous, mon Jeannot est robuste et aime montrer sa
force.

--A la bonne heure; sandis! répondit Mornac.

--Veuillez me suivre, messieurs, dit Boisdon à ses hôtes, qui prirent
avec lui le chemin de la haute-ville, et s'engagèrent dans la rue
Sous-le-Fort.

Boisdon fils les suivait par derrière et murmurait entre ses dents, en
faisant sauter sur ses épaules le léger porte-manteau du Gascon.

--C'est égal, tout de même, ça ne pèse pas beaucoup et ça sonne creux.
Mais il faudra dire le contraire pour que monsieur me donne des sous.

On voit que le satané garçon avait déjà la passion du gain bien
développée.

Mornac gravissait lestement la rude montée du fort à la haute-ville. Le
poing droit campé sur sa hanche, la main gauche arrêtée sur la garde de
son épée, la grande plume rouge de son large feutre frissonnant sous le
vent du matin, il s'en allait la tête haute avec un sourire dédaigneux
aux lèvres, et contemplait les quelques maisons sombres et d'apparence
plus que modeste qui se dressaient çà et là sur son passage.

Il eut pourtant un serrement de coeur lorsqu'il longea le cimetière qui
se trouvait alors occuper cette langue de terre qui descend de l'édifice
du Parlement vers la côte et où l'on voit encore des pieux de palissade
noircis par la pluie et le temps. Quelques petites croix de bois,
plantées sur de légers renflements de terrain, rappelaient aux passants
que tous, tôt ou tard, doivent aller dormir dans un semblable lit de
terre et de gazon jusqu'au grand réveil du jour éternel.

--Est-ce donc ici que je dois laisser mes os? se dit le chevalier. Bah!
qu'importe, après tout. Et, sandis! ce ne serait pas encore trop
malheureux que de mourir de ma belle mort; car on dit que dans ce pays,
il est plus rare d'expirer dans son lit que sous le fer et le feu des
Sauvages.

Pour chasser ces funèbres pensées, il détourna la tête à gauche et
regarda les hautes murailles du château St. Louis, qui se dressent
fièrement sur le sommet de la falaise.

Comme il arrivait au point culminant de la côte, ses yeux s'arrêtèrent
sur le terrain, vaste alors, où s'élèvent aujourd'hui le bureau de poste
et le bloc de maisons qui s'étendent en face.

Une trentaine de cabanes d'écorce, faites en forme de cône, s'offraient
aux regards ébahis de l'étranger. C'était le «Fort-des-Hurons».

Ces wigwams servaient d'abri aux quelques infortunés descendants de la
grande nation huronne, qui, naguère encore régnait en souveraine sur les
immenses forêts du Canada.

Décimés, presque anéantis par les Iroquois, qui de 1648 à 1650, avaient
porté le massacre et ils destruction dans les bourgades de Saint-Joseph,
de Saint-Ignace, de Saint-Louis et de Saint-Jean, les malheureux Hurons
avaient dit adieu aux bords du beau lac qui sera seul garder leur nom,
et s'en étaient venus chercher un refuge aux environs de Québec. Il y
avait à peine quelques années qu'ils respiraient en paix dans l'île
d'Orléans, lorsque le tomahawk Iroquois s'en vint les relancer dans un
endroit oh les malheureux s'étaient crus un instant à l'abri de la haine
implacable de leurs mortels ennemis. Beaucoup furent tués, la plus
grande partie emmenés en captivité. Ceux-là seuls qui purent s'échapper,
c'était le petit nombre, accoururent implorer la pitié des Français et
se placer sous la protection immédiate des canons et des mousquets
d'Ononthio, [8] c'est-à-dire sous les murs même du Château-du-Fort. Ce
n'est que vers 1676 que les restes infimes d'une nation, autrefois si
puissante et si fière, enlevèrent leurs wigwams du Fort-des-Hurons pour
aller s'établir à Sainte-Foye, trois ou quatre milles à l'ouest de
Québec. Quelques six années plus tard, le gibier des bois voisins étant
épuisé, ils allèrent se fixer à trois lieues de Québec, à la
Vieille-Lorette, où le dernier vrai Huron repose maintenant sous la
terre de l'oubli.

[Note 8: Les Sauvages désignaient ainsi les gouverneurs français. Ce nom
qui signifiait grande montagne et qui était la traduction sauvage de
celui de Montmagny, s'étendit ensuite à tous les gouverneurs qui
succédèrent celui-là.]

Mornac regardait avec surprise le camp des Sauvages. De légers flocons
de fumée blanche montaient en spirale par le haut des wigwams, dont les
pans d'écorce de bouleau se paraient de peintures bizarres représentant
les insignes du maître qui l'habitait. La plupart des animaux du pays,
depuis l'ours et le loup jusqu'à la loutre et le rat-musqué, y
défilaient paisiblement sous les yeux surpris du Français. A la porte
des cabanes, les hommes, à moitié nus, fourbissaient leurs armes,
façonnaient des flèches ou repassaient des peaux d'animaux récemment
tués. Plus loin, des jeunes gens s'exerçaient à sauter ou à lancer des
flèches. Ici, les vieilles femmes s'occupaient des apprêts du frugal
repas du matin, tandis que de plus jeunes berçaient un nourrisson dans
leurs bras nus en chantant un air triste et doux. Quelques jeunes
filles, attirées par le passage des arrivants, se tenaient tout près de
la palissade qui entourait le fort des Hurons. Leur oeil ardent et noir
brillait entre les pieux de l'enceinte, en se fixant sur le chevalier de
Mornac, dont la bonne mine et la fière moustache faisaient battre bien
vite le coeur de plus d'une d'entre elles.

Le galant gentilhomme rêvait déjà la conquête de ces yeux noirs, dont le
trait de flamme transperce, lorsque Boisdon ouvrit à ses hôtes la porte
de l'auberge.

Comme le lecteur ne tiens guère aux détails du déjeuner de l'hôtellerie
Boisdon, nous le prierons de nous suivre au second étage de la taverne
du Baril-d'Or, où Boisdon avait conduit le chevalier, dans une chambre
dont la fenêtre donnait sur la grande place de l'église.

Il pouvait être dix heures. Réconforté par un déjeuner substantiel, où
le bon vin n'avait certes pas fait défaut, Mornac se tenait accoudé sur
la tablette de la fenêtre ouverte et regardait au dehors.

Ses yeux, après s'être promenés sur le collège des Jésuites, dont le
long mur de façade, percé d'une double rangée de croisées, descend vers
la rue de la Fabrique, erraient sur l'embouchure de la rivière
Saint-Charles; l'espace sur lequel s'élèvent aujourd'hui le séminaire et
l'Université-Laval, ainsi que toutes les maisons comprises entre les
remparts, les rues de la Fabrique et Saint-Jean et l'Hôtel-Dieu,
n'existant pas encore à cette époque. Tout ce vaste terrain, jusqu'à la
grève, était encore la propriété des héritiers du sieur Guillaume
Couillard, époux de Guillemette Hébert, fille du premier colon de
Québec. M. Couillard était mort l'année précédente, le 4 mars 1663, et
sa veuve demeurait dans l'unique maison qui s'élevait sur la propriété.
[9] Ce n'est que quelques années plus tard que Mgr de Laval devait
acheter ce terrain pour y fonder un séminaire.

[Note 9: Il y a une couple d'années que M. l'abbé Laverdière a trouvé,
près de la porte qui conduit du Grand-Séminaire au jardin, les ruines du
mur de fondation de cette maison.]

Il y avait quelque temps que Mornac laissait errer ses regards de la
rivière Saint-Charles au fleuve et du fleuve aux grandes montagnes du
Nord qui se coloraient d'une teinte bleu-rougeâtre sous le soleil de
cette matinée d'automne, quand un bruit de voix et un mouvement inusité
appelèrent l'attention de l'étranger sur la grande place.

Une trentaine de personnes, des enfants et des jeunes gens, suivaient un
groupe de dix hommes bizarrement accoutrés, sur lesquels la curiosité du
chevalier se concentra.

Leur tête était nue et leurs cheveux, rasés sur le haut du front,
étaient relevés sur le crâne et réunie en une touffe du milieu de
laquelle s'échappait une plume d'aigle. Leur visage dont les pommettes
saillantes et le teint cuivré indiquaient les enfants de la race
aborigène de l'Amérique septentrionale, était curieusement bariolé de
couleurs éclatantes. L'un avait le nez point en bleu, l'autre en rouge,
on troisième en jaune; un quatrième avait toute la figure noire comme de
la suie, l'exception du menton, des oreilles, et du front, de sorte
qu'on l'aurait cru masqué. D'autres avaient de simples lignes de
couleurs diverses, qui leur couraient en zig-zag sur le front, le nez et
les joues. Leur cou, le buste et les bras étaient nus et aussi tatoués
de couleurs voyantes, qui représentaient les insignes de leur tribu et
de leurs exploits. Des colliers de grains de porcelaine et de griffes
d'ours, de loup et d'aigle entouraient leur cou et retombaient sur leur
poitrine nue. Une peau de daim, dont le bas était découpé en frange leur
enserrait la ceinture, ou reposaient le tomahawk, ainsi que le couteau à
scalper, et descendait jusqu'au genou. La jambe et le pied étaient
couverts d'un bas-de-chausses aussi en peau de daim, dont la couture
disparaissait sous une frange aux longues découpures s'agitant chaque
pas. Retenue sur la poitrine par une courroie, une robe de peau de
castor, de vison, de loutre ou de martre, leur tombait des épaules
jusqu'au jarret. Du haut en bas de cette sorte de manteau d'un
très-grand prix, étaient teintes de longues raies, également distantes
et larges d'environ deux pouces; on aurait dit des passementeries. Au
bas de la robe les queues de vison, de martre ou de loutre pendaient en
franges soyeuses, tandis que la tête de ses animaux était fixée en haut
pour servir d'une espèce de rebord.

Ces hommes, le chef en tête, marchaient gravement et sans daigner
regarder la foule de curieux qui les suivaient.

--Cap de diou se dit Mornac avec des yeux tout grands de surprise, voici
bien de curieux personnages!

Et se penchant hors de la fenêtre, il apostropha Boisdon, qui parlait
avec emphase au milieu de quelques-uns de ses nouveaux hôtes que
l'étrangeté du spectacle avait attirés à la porte de l'auberge.

--Père Boisdon!

--Monsieur le comte? fit le digne homme, qui leva vers la fenêtre sa
figure empourprée par la bonne chère et le vin.

--Quels sont donc ces drôles?

--C'est une députation d'Iroquois que M. le Gouverneur doit recevoir ce
matin.

--Oh! oh! sandiou! ce sont là ces croquemitaines qui font tant de peur
aux grands enfants de la Nouvelle-France!

Puis, à demi-voix:

--Mais à propos du Gouverneur, n'est-il pas temps de lui demander
audience afin, d'abord, de lui remettre des dépêches de la cour, et
ensuite de le prier de s'intéresser en ma faveur.

--Monsieur Boisdon! cria-t-il de nouveau.

--Qu'y a-t-il à votre service, monsieur le Comte?

--Pouvez-vous me faire conduire au château Saint-Louis?

--Certainement. Jean, holà! Tu vas guider M. le comte au château.

Le gamin, qui espérait entrer à la suite du gentilhomme et assister
ainsi à la réception des Iroquois, accepta avec enthousiasme.

Mornac sortit les dépêches de sa valise, les mit dans la poche de son
pourpoint, reprit son épée qu'il avait quittée pour se mettre à table,
descendit dans la rue et suivit Boisdon fils. Celui-ci, fier d'escorter
un gentilhomme et de se rendre au château, jetait des regards vainqueurs
sur les connaissances de son âge qui flânaient dans la rue et
contemplaient avec envie leur heureux ami Jean Boisdon.




                                CHAPITRE II

                         HARANGUES ET PIROUETTES


La résidence des gouverneurs français, appelée Château du Fort ou
Saint-Louis, s'élevait sur les fondations mêmes qui soutiennent encore
aujourd'hui la terrasse Durham. Commencé par Champlain, le château avait
été peu à peu agrandi, amélioré, fortifié par M. de Montmagny et ses
successeurs. Dominant la basse-ville et perché sur le bord de la
falaise, cent quatre-vingt pieds au-dessus du fleuve, le donjon formait
un grand corps de logis de deux étages, ayant cent vingt pieds de
longueur, aux deux pavillons qui composaient des avant et arrière-corps.

Sur la façade du bâtiment régnait une longue terrasse, qui surplombait
le cap et communiquait de plein pied avec le rez-de-chaussée.

Un grand mur d'enceinte, flanqué de deux bastions, mais sans aucun
fossé, défendait le château du côté de la ville.

A cette époque, le gouverneur-général était M. de Mésy, vieux militaire
et ancien major de la citadelle de Caen. Son prédécesseur, M.
d'Avaugour, ayant été rappelé en France par suite des démêlés qu'il
avait eus avec Mgr. de Laval, au sujet de la traite de l'eau-de-vie,
l'évêque de Québec avait demandé à la cour de choisir lui-même le futur
gouverneur; ce qui lui avait été accordé. Le prélat avait désigné M. de
Mésy, l'un de ses anciens amis. Mais il se repentit bientôt de son
choix. Car à peine le nouveau gouverneur fut-il arrivé à Québec, que la
guerre éclata entre l'évêque et lui. L'élection du syndic des habitants
mit le feu de la discorde au sein du Conseil Souverain. La plus grande
partie du Conseil était opposée au principe électif et repoussa trois
fois l'élection du syndic. Pour faire triompher ses idées, certainement
plus libérales alors que celles de la majorité dirigée par l'évêque, le
gouverneur suspendit plusieurs membres de leurs fonctions, et força le
procureur-général Bourdon, ainsi que le conseiller Villeraye, à
s'embarquer pour l'Europe.

Quoiqu'on ne puisse approuver l'opportunité de ces mesures, il résulta
de tous ces tiraillements et des scènes violentes qui s'ensuivirent
entre le gouverneur et l'évêque, que si M. de Mésy se montra trop
ardent, trop emporté, trop irréfléchi dans ses procédés Mgr de Laval, de
son côté, ne mit peut-être pas assez de soin à se concilier l'esprit
altier de son ex-ami par quelques concessions habiles. D'ailleurs les
querelles que le même prélat eut plus tard avec M. de Frontenac,
prouvent que monsieur l'évêque, ainsi qu'on disait alors, était
très-entier dans ses opinions, et que le sang royal qui coulait dans ses
veines s'échauffait fort facilement dès qu'on faisait mine de froisser,
tant soit peu, les idées éminemment autocratiques qu'il tenait de son
auguste cousin Louis XIV.

Mornac s'était fait annoncer et venait d'être introduit auprès du
gouverneur, qui avait ordonné de le faire entrer immédiatement en
apprenant que le gentilhomme était porteur de dépêches de la cour.

Après l'avoir salué cordialement et avoir reçu des mains du chevalier le
pli scellé des armes royales, M. de Mésy pria son hôte de s'asseoir.

D'une main dont il s'efforçait en vain de dissimuler l'agitation, M. de
Mésy rompit le cachet du message de Colbert, et se mit à parcourir la
lettre d'un regard fiévreux.

Mornac le regardait. Soudain il le vit pâlir, tandis que ses doigts
crispés froissaient la dépêche.

Colbert, au nom du roi, reprochait vertement à M de Mésy ses violences
envers l'évêque et le conseil, et lui annonçait que M. le marquis de
Tracy, MM. de Courcelles et Talon étaient chargés de faire son procès
dès leur arrivée à Québec.

Une larme d'indignation glissa sur la joue ridée du vieux soldat. Un
éclair enflamma ses yeux. Il fut près d'éclater. Mais, il se maîtrisa
presque aussitôt en se rappelant qu'il n'était pas seul. Puis, après
avoir avalé un sanglot prêt à lui échapper, il poursuivit la lecture de
la dépêche. On lui annonçait le prochain départ du régiment de Carignan
pour le Canada, tout en lui enjoignant de ne faire aucune concession aux
Iroquois, vu que les secours de troupes qu'on allait envoyer à la
Nouvelle-France, mettraient bientôt les colons en état de dompter la
fierté des Cinq Cantons.

Enfin Colbert recommandait le chevalier de Mornac à M. Mésy.

Celui-ci, qui avait eu le temps de se remettre un peu, dit au
gentilhomme:

--Soyez certain monsieur le chevalier, que je ferai tout en mon pouvoir,
pour vous être utile. Malheureusement, je ne vois guère la possibilité
de vous obliger immédiatement. Revenez dans peu de jours et nous verrons
à vous donner quelque chose à faire soit pour le service du roi, soit
dans la traite des pelleteries pour votre propre compte.

Mornac s'inclina et remercia le gouverneur.

--Maintenant, reprit ce dernier, il me faut donner audition à une
députation d'iroquois, dont je n'augure rien de bien satisfaisant.
Souhaiteriez-vous d'assister à cette assemblée, Monsieur de Mornac?

--Je vous serais infiniment obligé de m'y autoriser.

--Veuillez alors venir avec moi.

Le gouverneur, suivi de Mornac, se dirigea vers la grande salle du
château. La plupart des notables de Québec s'y trouvaient déjà réunis
lorsque MM. de Mésy et Mornac y entrèrent.

C'était d'abord le supérieur des jésuites (l'évêque avait refusé de s'y
rendre), les conseillers, l'épée au côté, comme leur charge leur en
donnait le droit, puis le procureur-général Denis-Joseph Ruette, sieur
d'Auteuil, MM. Le Vieux de Hauteville, lieutenant général de la
maréchaussée, Louis Péronne de Mazé, capitaine de la garnison du fort de
Québec, le conseiller, Aubert de la Chenaye, commis général, Charles Le
Gardeur de Tilly, J.-Bte, Le Gardeur de Repentigny, Claude Petiot des
Corbières, chirurgien, Blaise de Tracolla, médecin, et bien d'autres
dont les noms m'échappent. [10]

[Note 10: Pour constater la précision de ces détails qu'on feuillette le
«Dictionnaire généalogique» de M. Tanguay. Ce précieux ouvrage m'a été
d'une grande utilité. On a remarqué, sans doute, que l'intendant ne
figure point parmi ces personnages; c'est que M. Robert, conseiller
d'état, le premier qui ait été nommé intendant de justice, de police, de
finance et de marine pour la Nouvelle-France, ne vint jamais au Canada.
M. Talon, qui arriva à Québec en 1665, est le premier qui ait exercé cet
emploi dans la Nouvelle-France.]

Comme la députation Iroquoise ne s'était pas encore fait annoncer, M de
Mésy présenta le chevalier de Mornac à l'élite de la société
québecquoise, réunie au château. On fit le plus bienveillant accueil au
jeune homme, que Ruette d'Auteuil invita même à aller passer la soirée
chez lui en compagnie de quelques amis qu'il devait réunir.

Mornac accepta avec joie, se montra sensible à tous ces bons procédés,
et commençait à répondre au grand nombre de questions qu'on lui posait
sur l'état de la France lors de son départ, quand la porte s'ouvrit pour
donner passage aux députés Iroquois.

Le silence se fit dans la grande salle; le chef de la députation
s'avança vers M. de Mésy, aux côté duquel s'étaient rangées les
personnes que nous avons mentionnées plus haut.

C'était un fameux capitaine agnier que ce chef, et redoutable autant par
sa bravoure que par son épouvantable cruauté. Des Français, qui avaient
été prisonniers dans le grand village agnier, avait surnommé ce farouche
guerrier, Néron. Il avait autrefois immolé quatre-vingt hommes aux mânes
d'un de ses frères, tué en guerre, en les faisant tous brûler à petit
feu, puis en avait massacré soixante autres de sa propre main. Pour
perpétuer le souvenir de cette horrible hécatombe, il en avait fait
«tatouer les marques sur sa cuisse qui, pour ce sujet, paraissait toute
couverte de caractères noirs». [11]

[Note 11: Historique. Voir Les Relations des Jésuites Vol. III, 1663,
ch. IX, p. 25.]

Le nom qu'il avait reçu de sa famille était Griffe-d'Ours. Mais celui
qui lui plaisait le plus et qu'il s'était, donné lui-même était la
_Main-Sanglante_.

Bien qu'elle dépassât la moyenne, sa taille n'était pas très-élevée;
mais larges étaient ses épaules, et tout du long de ses bras on voyait
s'entrecroiser des réseaux de muscles puissants. Sur un cou épais
reposait une grosse tête, au front et au menton fuyants. Les yeux petits
et bruns, brillaient à fleur de l'orbite, tandis que le nez écrasé
semblait se confondre avec la bouche, saillante et carrée comme le
museau d'une, bête fauve. En un mot, c'était une vraie tête d'ours
plantée sur un corps d'homme, à la charpente lourde et aux appétits
féroces comme l'animal auquel il ressemblait.

Malgré le tatouage qui couvrait sa figure, ses cheveux rasés sur la plus
grande partie de son crâne, l'Iroquois paraissait avoir quarante ans.

Le hasard avait voulu que le chef agnier appartint à la tribu de l'Ours.
Aussi Griffe-d'Ours portait-il bien son nom. Quant à celui de
Main-Sanglante, on sait déjà qu'il était usurpé.

Le gouverneur s'assoit dans un fauteuil, et sa suite à ses côtés; les
députés Iroquois s'assirent sur une natte, aux pieds de M. de Mésy, pour
marquer plus de respect à Ononthio.

Tout le milieu de la place était vide, afin que l'orateur iroquois pût
faire ses évolutions sans embarras. L'éloquence des Sauvages exigeait
beaucoup de mouvements et, s'exprimait autant par des gestes
très-animés, même des bonds, que par la parole.

L'un des Iroquois, porteur d'un long calumet tout bourré de pétun,
l'alluma et le présenta au chef. Celui-ci le prit, fuma gravement
quelques bouffées, et passa la pipe au gouverneur, qui dut en faire
autant. Lorsque le calumet de paix eut circulé par toutes les bouches
françaises, il revint aux Iroquois, qui achevèrent de consumer le tabac
qu'il contenait.

Durant ce temps, Mornac s'essuyait la bouche à la dérobée.

--Mordiou! grommelait-il, c'est un cérémonial assez malpropre que
celui-là.

Les Iroquois avaient apporté vingt colliers de grains de porcelaine,[12]
qui représentaient les différentes propositions à faire. Toutes avaient
rapport à la paix dont la conclusion faisait l'objet de cette ambassade.
Chaque collier avait une signification particulière. L'un aplanissait
les chemins, l'autre rendait les rivières calmes, un troisième enterrait
les haches de guerre, d'autres signifiaient qu'on se visiterait
désormais sans crainte et sans défiance, les festins qu'on se donnerait
mutuellement, l'alliance entre toutes les nations, et le reste.

[Note 12: Avant l'arrivée des Européens dans le pays, les Sauvages
confectionnaient ces colliers avec l'intérieur de certains coquillages;
mais comme ces wampums leur coûtaient beaucoup de travail, ils leur
préfèrent bientôt les colliers de verroterie, des que les blancs vinrent
en contact avec les aborigènes de l'Amérique septentrionale.]

Griffe-d'Ours s'expliquait passablement en français. Il l'avait appris
des nombreux captifs que les Agniers emmenaient dans leur bourgade.

Il se leva lorsque la pipe fut éteinte, et prit un collier, qu'il
présenta au gouverneur en lui disant:

«Ononthio, prête l'oreille à ma voix; tous les Iroquois parlent par ma
bouche. Aucun mauvais sentiment ne se cache en mon coeur, et mes
intentions sont droites comme la flèche d'un guerrier. Nous savions bien
des chansons de guerre (nos mères nous en ont bercés); mais nous les
avons toutes oubliées, et nous ne connaissons plus que des chants de
paix et d'allégresse.»

Il s'arrêta et se mit à chanter. Ses collègues, s'étant aussi levés
debout, marquaient la mesure avec leur _hé!_ qu'ils tiraient du fond de
leur poitrine, se promenaient à grands pas et gesticulaient d'une
étrange manière.

Mornac ouvrait des yeux grands comme des piastres d'Espagne, et retenait
à grand'peine un fou rire qui lui chatouillait la gorge.

Au bout de quelques instants, le chant cessa; les Iroquois se rassirent,
à l'exception de Griffe-d'Ours, qui continua sa harangue en ces termes:

«Voyant la sincérité de ses enfants, Ononthio leur fera sans doute
l'honneur de vouloir travailler à la paix dans leurs cabanes. Ce n'est
pas que nous soyons forcé de la demander. Oh! non. Nos guerriers sont
venus plus souvent jeter leurs cris de guerre aux portes de vos
bourgades que n'avons vu les soldats blancs du haut des palissades de
nos villages.

«Celui qui a fait le monde m'a donné la terre que j'occupe; j'y suis
libre; nul n'a le droit de m'y commander; mais personne ne doit trouver
mauvais que la terre ne soit continuellement troublée. Nous sommes las
d'un massacre d'hommes qui devraient vivre en frères. Nos bras se
refusent à frapper davantage, et nos haches de guerre glissent de nos
mains engourdies, et retombent sans force sur le bord du sentier. Sans
nous baisser pour les ramasser, nous venons trouver notre père Ononthio;
et, moi, qui parle au nom de tous, je me lève, je lui tends ce collier
et lui dis: accepte-le mon père, et nos haches se couvriront de terre et
les enfants ne sachant plus où les retrouver, les laisseront se rouiller
dans l'inaction pour toujours.»

Il prit successivement dix-sept autre colliers, et se donna beaucoup de
mouvement pour en expliquer la destination. Tantôt il se baissait comme
pour arracher une pierre ou un tronc d'arbre du milieu d'un sentier,
afin de signifier que le chemin allait être aplani par la paix; tantôt
il feignait de ramer longtemps, ce qui voulait dire que les rivières
couleraient désormais paisibles depuis Agnier jusqu'à Québec, sans
qu'aucune embûche en troublât le parcours.

Rien qu'à le voir se démener ainsi, Mornac suait à grosse gouttes.

Enfin Griffe-d'Ours s'empara du dernier collier et dit sur un ton plus
triste:

«Tandis que je venais trouver mon père, il me semblait entendre des voix
plaintives qui s'élevaient de terre. D'abord, je crus m'être trompé; je
ne voyais que l'herbe qui poussait verte et serrée sur les bords du
sentier dans lequel mon pied marchait librement. Les mêmes lamentations
déchirant toujours mon oreille, je m'arrête encore. Je me penche vers la
terre et j'entends plus distinctement ces voix. Elles s'écriaient: «Mon
fils, mon frère, mon cousin chéri, ne reconnais-tu donc pas la voix de
tes parents couchés sur le sentier de guerre par les balles des blancs?
Oh! oui, n'est-ce pas? car tu t'en vas nous venger?» Non, chers parents,
répondis-je, en contenant les transports de ma douleur. Vous n'avez été
que trop vengés. Si Ononthio penchait aussi son oreille vers le gazon
qui verdoie aux alentours de ses villages, les cris de ses enfants que
nous avons immolés feraient aussi saigner son coeur, et la guerre
n'aurait plus de fin. Aussi m'en vais-je le trouver et lui dire: «Mon
père, si ceux qui sont déjà morts se plaignent tant, que sera-ce donc,
si nos combats durent encore de longues années? Les sanglots des
trépassés deviendront si bruyants que notre sommeil même en sera
troublé, et leurs sollicitations de vengeance si pressantes que la
guerre ne finira que par l'extinction de l'une ou de l'autre race.»

«Me voici, et je jette cette pierre (il montrait le dernier collier,)
sur la sépulture de ceux qui sont morts pendant la guerre afin que
personne ne s'avise d'aller remuer leurs os, et qu'on ne songe plus à
les venger.»[13]

[Note 13: Plusieurs phrases de cette harangue sont tirées des relations
du temps.]

Cette fière harangue indique à quel point en était arrivée la morgue
iroquoise par suite du succès des armes des Cinq Cantons.

Aussi, malgré les ouvertures de paix présentées par la députation, M. de
Mésy, qui savait combien de fois les Français avaient été trompés par de
semblables propositions, se leva, après avoir consulté ceux qui
l'entouraient, et répondit:

«Je suis touché de la démarche de mes fils, et je la veux bien croire
sincère; mais comment se fait-il que vous prétendiez parler au nom des
cinq cantons tandis que je ne vois ici que des envoyés d'Agnier, de
Goyogouin et de Tsonnontouan? Si les cinq grandes tribus iroquoises
demandent la paix, pourquoi n'y en a-t-il que trois qui m'aient envoyé
des ambassadeurs?»

Griffe-d'Ours ne répondit pas, le gouverneur reprit:

«Le grand chef des Agniers a bien eu raison de dire que les Iroquois
n'ont malheureusement que trop massacré de français; et si vous voulez
apaiser les mânes de vos parents, nous ne saurions calmer celles de nos
frères que vous assassinez traîtreusement chaque jour. Les lamentations
de mes fils trépassés ont traversé l'Océan. Le grand Ononthio, mon
maître, les a entendues par delà l'immense lac salé. Il vient de
m'écrire qu'il enverra bientôt à ses enfants du Canada une troupe de
guerriers assez nombreuse pour aller raser vos bourgades, massacrer vos
combattants et amener en captives à Québec les femmes des Cinq Cantons
pour nous aider à cultiver nos champs.»

«Je ne saurais donc rien conclure maintenant. Lorsque nos troupes seront
arrivées, si vous voulez vraiment la paix, revenez alors, accompagnés
des députés des Cinq Cantons, en ayant soin aussi d'amener avec vous des
otages pour la garantie des négociations, et des présents pour apaiser
les parents de ceux qui sont tombés sous vos coups. Alors le grand
Ononthio décidera.»

--«Tes enfants, repartit Griffe-d'Ours, n'étaient pas assez nombreux, et
trop étroit était leur canot pour t'apporter des présents. Mais voici
trois de mes frères d'Agnier, de Goyogouin et de Tsonnontouan qui veulent
bien rester avec toi comme otages.»

--«Ils sont les bienvenus, répliqua le gouverneur, et je les traiterai
comme s'ils étaient mes fils, pendant toute la durée de leur séjour
auprès de moi.»

«Maintenant que le chef et les guerriers qui l'accompagnent veuillent
bien passer avec moi sur la terrasse du château, afin qu'on dresse ici
la table d'un repas que je leur offre au nom d'Ononthio!»

M. de Mésy tenait à bien traiter les députés.

Puis s'adressant aux gens de sa suite:

--Vous voudrez bien, Messieurs, vous joindre à nous.

Un valet ouvrit les deux battants de la porte qui donnait sur la
terrasse, et M. de Mésy s'effaça pour laisser défiler ses hôtes. Le
dernier d'entre eux, il y en avait au moins trente, venait à peine de
mettre le pied sur la galerie, lorsqu'un craquement prolongé se fit
entendre sous leurs pas.

Instinctivement chacun veut se précipiter vers la porte. Mais ce brusque
mouvement achève de briser les poutres vermoulues de la terrasse, qui,
trop vieille et trop faible pour supporter autant de monde, s'effondre
avec fracas sur le flanc de la falaise.

Un grand cri d'effroi retentit, et tous, militaires, conseillers et
Sauvages, tombent, roulent pêle-mêle avec les tronçons de la terrasse,
qui s'écroule sur le roc à vingt pieds de hauteur.

Seul, le gouverneur, qui allait suivre ses hôtes, est resté dans
l'embrasure de la porte, un pied dans le vide. Pâle, il se jette
promptement en arrière, et regarde avec stupeur cet amas d'hommes et de
débris qui grouillent à ses pieds.

Heureusement qu'à cette époque le flanc de la falaise était encore garni
de quelques arbres et d'arbustes, qui arrêtèrent la chute de la galerie;
car si le roc eût été dénudé comme aujourd'hui, ils eussent été
précipités à plus de cent quatre-vingt pieds.

Tous ceux qui étaient tombés s'accrochaient aux branches et aux racines
pour s'empêcher de glisser sur la pente rapide du rocher. Au dessus des
clameurs générales retentissaient les sonores jurons de Mornac.
Précipité d'en haut l'un des premiers, le Gascon avait reçu tout le choc
et le poids du corps de Griffe-d'Ours, qui lui était tombé à
califourchon sur les épaules.

--Mordious! s'écriait-il en se démenant comme un diable, allez-vous bien
descendre de sur mon dos! Eh! là, sandis! monsieur le Sauvage, vous
n'êtes pas une plume savez-vous! Cap-de-dious! vous m'éreintez!...

Un soubresaut désarçonna son cavalier, qui surpris de la brusque
dégringolade de la galerie et saisi d'un soupçon de trahison, tira tout
aussitôt de sa gaine le couteau à scalper qu'il portait à la ceinture,
et fit mine de se jeter sur le chevalier.

--Tout beau! monsieur l'Iroquois! s'écria Mornac en dégainant aussi,
parce que nous avons failli nous rompre le col ensemble, faudra-t-il
maintenant nous couper la gorge?

Un éclair de réflexion démontra à Griffe-d'Ours que la chute de la
galerie, qui avait indistinctement entraîné avec elle Sauvages et
blancs, ne provenait que d'un simple accident, et il rengaina son
couteau.

Mornac grommelait tout en se retenant aux branches d'un sapin rabougri:

--Par la corbleu! le guignon me poursuit jusqu'ici! Je croyais pourtant
bien qu'il m'avait lâché à Brest, où j'ai perdu, sur une carte, la
veille de mon départ, les dernières mille pistoles, ou à peu près, qui me
restaient de tout l'héritage de mes vénérables aïeux!

Il fut interrompu dans ses réflexions mélancoliques par un nouveau cri
d'effroi.

Penchés sur la cime du roc, les acteurs de cette scène tragi-comique
regardaient en bas.

Mornac se pencha comme les autres.

Il vit trois des Sauvages de l'ambassade qui glissaient sur la pente de
la falaise avec une rapidité vertigineuse. Les malheureux avaient
cependant gardé tout leur sang-froid, car ils descendaient sans rouler,
et restaient assis en se retenant à chaque branche, à toute racine, à la
moindre aspérité de rocher, qui faisaient saillie sous leurs mains.

En trois secondes, ils touchèrent la base du roc et se relevèrent sains
et saufs.

Mais le merveilleux ne devait pas en rester là. Car bien loin de
s'arrêter et de se tâter pour constater s'ils sont intacts dans tous
leurs membres, les trois Iroquois bondissent aussitôt sur leurs pieds,
courent avec d'énormes enjambées dans la rue Champlain, et se glissent
entre les maisons, encore clairsemées à cette époque, pour apparaître
bientôt après sur la grève du Cul-de-Sac.

Là, couchés sur le flanc, dormaient les légers canots d'écorce des
ambassadeurs iroquois.

En prendre un sur les épaules et le porter, toujours au pas de course,
jusqu'à l'eau du fleuve, est pour eux l'affaire d'un moment. Les trois
Sauvages, se retournant vers la ville, jettent alors trois cris de défi,
qui montent en hurlements prolongés vers le château. Puis ils sautent
dans la pirogue, saisissent les avirons, et, d'une main prompte et sûre
font bondir en avant le canot, qui fend l'onde avec la rapidité de la
flèche et disparaît en un instant derrière l'angle abrupte du
Cap-aux-Diamants.

Ceux qui s'enfuyaient ainsi avec tant de précipitation, étaient les
trois otages que Griffe-d'Ours avait dit devoir rester avec M. de Mésy.

Un quart d'heure après, les autres acteurs de ce drame, qui avait failli
tourner à la tragédie, s'époussetaient dans la salle du château en
riant de leur mésaventure. A part quelques contusions reçues, personne
n'était sérieusement blessé.[14]

[Note 14: Cet incident est historique. Il est ainsi raconté dans la
Relation des Jésuites de 1658. A l'une des assemblées tenues à Québec à
l'occasion d'une ambassade iroquoise, assistaient des Français et des
Sauvages alliés, qu'on avait convoqués pour délibérer. «Ceux qui s'y
trouvèrent s'étant glissés en grand nombre de la salle du château dans
une galerie qui regarde sur le grand fleuve, cette galerie ne se trouva
pas assez forte pour soutenir tant de monde, si bien qu'elle se rompit,
et tous les Français et les Sauvages, les libres et les captifs, se
trouvèrent pêle-mêle hors du fort, sans avoir passé par la porte.
Personne, Dieu merci, ne fut notablement endommagé.»]




                                CHAPITRE III

                         GASCONNADES ET SAUVAGERIES


--A votre santé, chef, s'écria Mornac en vidant d'un seul trait un grand
gobelet de vin d'Espagne.

--Oah! répondit Griffe-d'Ours en l'imitant.

Il était trois heures de l'après-midi.

Un gai rayon de soleil qui tombait sur les fenêtres de l'hôtellerie de
Jacques Boisdon, venait se jouer sur le bord luisant des gobelets
d'étain et d'un lourd broc, rempli de vin, reposant sur la table massive
auprès de laquelle étaient assis le chevalier Robert de Mornac et le
chef agnier Griffe-d'Ours surnommé la Main Sanglante.

Vivement éclairées par la gerbe de lumière, qui faisait étinceler comme
autant de rubis les gouttelettes de vin rouge répandu sur la table, les
figures du gentilhomme et de l'Iroquois présentaient le plus curieux
contraste. Animé de la douce chaleur du vin, le visage de Mornac
exhalait un air de gaîté satisfaite et spirituelle. Les longues boucles
de ses cheveux frisés en torsades frissonnaient de plaisir sur ses
tempes et son front ouvert, tandis que sa longue moustache brune
semblait se tordre d'aise et sourire au contact de la fine liqueur qui
empourprait ses lèvres.

Au contraire, la figure luisante et tatouée du Sauvage respirait cet
abrutissement féroce que les boissons spiritueuses produisent
habituellement sur les organisations vulgaires et brutales. Les lèvres
de l'Iroquois se crispaient sur ses dents; les pommettes saillantes de
ses joues peintes en bleu, prenaient une teinte violacée par suite de la
pression du sang sous cette couche de fard, tandis que ses yeux
démesurément ouverts, s'injectaient de fibrilles rouges et que sa touffe
de cheveux, droite sur le sommet du crâne et surmontée d'une longue et
noire plume d'aigle, s'agitait menaçante à chaque mouvement de tête.

Inconsidéré dans ses désirs, suivant toujours l'impulsion du moment,
Mornac s'était imaginé, au sortir du Château Saint-Louis, d'emmener
Griffe-d'Ours à l'auberge et de le faire boire, afin, s'était-il dit de
constater combien une brute d'Iroquois pouvait tenir de mesures de vin.
De la conception à la réalisation de ce beau dessein, Mornac ne laissa
pas s'écouler une minute. L'idée lui en paraissait très-drôle, et le
Gascon ne reculait jamais devant un caprice de sa fille imagination.

Il avait bien eu aussi la pensée vague de faire parler le Sauvage sur
les moeurs et les usages des Iroquois, dont l'étrangeté de costume et de
langage, jointe à la terrible réputation dont ils jouissaient jusqu'en
France, avaient excité au plus haut point sa curiosité. Mais à peine
était-il attablé depuis cinq minutes avec le chef agnier, qu'il
s'aperçut qu'il n'en pourrait rien tirer. Car celui-ci (on connaît la
terrible passion des Sauvages pour les boissons enivrantes) avait
absorbé le vin qu'on lui offrait si volontiers, le vidait d'un seul coup
et glapissait d'une voix rauque: Oah!

Quelques buveurs, attablés dans un coin plus sombre de la taverne,
regardaient avec stupeur cette scène étrange, et se demandaient si le
féroce enfant des bois n'allait pas, dans son ivresse, se jeter sur eux
pour les égorger.

Seul, Mornac ne semblait nullement songer qu'il courait un danger, et
son oeil curieux se promenait sur son étrange vis-à-vis, tandis que sa
main longue, mais fine, jouait avec les boucles soyeuses de sa
chevelure.

--Ces longs cheveux de mon frère blanc feraient un beau scalp, bégaya
tout à coup Griffe-d'Ours entre deux hoquets.

--Tu crois, mon vieux! repartit le Gascon en éclatant de rire. Si ma
chevelure te plaît de la sorte, je t'assure, mordious! que j'y tiens,
pour le moins, autant que toi; et cette longue épée que voici partage
absolument, sur ce point, ma manière de penser.

--Oah! ricana Griffe-d'Ours.

--Oah! répéta Mornac en caressant le pommeau d'argent ciselé de sa bonne
lame.

Un éclair courut sur la prunelle fauve du Sauvage, qui étendit soudain
le bras vers le chevalier, mais se contenta pourtant de saisir le boc de
vin rouge et d'en verser ce qu'il contenait dans son gobelet, qu'il vida
les yeux fixés sur le Gascon.

--Holà! père Boisdon! s'écria Mornac, en frappant la table avec le cul
du broc. A boire, respectable hôtelier! l'air de la Nouvelle-France me
dessèche la gorge.

--Par saint Jacques, mon patron vénéré, murmura le timoré Boisdon, à
l'oreille du jeune homme, vous allez, bien sûr, être la cause d'un
malheur, monsieur le chevalier! Ne voyez-vous pas qu'il est gris?

--Sois tranquille; avant dix minutes je le saoule et le couche sous la
table. J'en ai terrassé de plus forts, ha, cap-de-dious!

--Mon Dieu! mon Dieu! que va-t-il arriver! soupira Boisdon en descendant
à la cave.

Et dans le coin sombre, les buveurs ne buvaient plus. Ils auraient bien
voulu sortir; mais l'Iroquois se trouvait près de la porte, et ils
craignaient qu'il ne vint à se jeter brusquement sur eux.

Boisdon s'approcha timidement de la table, dont il s'éloigna aussitôt
après y avoir déposé le broc demandé.

Mornac remplit le gobelet du Sauvage, ainsi que le sien qu'il but en
savourant chaque gorgée avec de petits claquements de langue
approbateurs.

Le regard du Sauvage se fixait de plus en plus sur la tête du
gentilhomme. Par trois fois il remplit et vida son gobelet sans quitter
des yeux les boucles frisées du chevalier.

--A la longue vieillesse de ma chevelure, fit Mornac qui but un rouge
bord, et puisse-t-elle blanchir en paix sur mon crâne!

A ce défi, Griffe-d'Ours poussa un rugissement et s'élança vers Mornac
en brandissant son couteau.

Il avait grand-peine à se tenir sur ses jambes.

Prompt comme l'éclair, le Gascon lui saisit le poignet qu'il lui tordit
en l'attirant vers la terre.

Le sauvage tomba d'abord sur le genou, puis s'affaissa près de la table,
sous laquelle Mornac le poussa du pied. L'Iroquois était ivre-mort.

Les buveurs du fond de la salle s'élancèrent vers la porte sans payer
leur consommation, et se sauvèrent à toutes jambes.

--Là! voyez-vous, monsieur! s'écria Boisdon. En voilà qui décampent sans
me payer; et cela par votre faute!

On a remarqué, sans doute, la progression descendante du respect de
Boisdon pour le chevalier de Mornac. D'abord il l'avait nommé: monsieur
le marquis, puis monsieur le comte, et enfin M. tout court.

--Oui! continua Boisdon, qui me payera ce vin-là, maintenant? Ne vous
avais-je pas dit que vous me feriez un malheur? Et cet homme dangereux,
comment m'en débarrasser lorsqu'il se réveillera?

--Sandis! oublies-tu donc à qui tu parles, maroufle! s'écria Mornac
échauffé par le vin. Tiens! voici un louis, paye-toi, et si cette brute
te veut causer noise à son réveil, viens me chercher en haut et je te le
mettrai proprement à la porte. Car, un animal de la sorte ne mérite pas
mieux.

Tandis que la figure de Boisdon se rassérénait, et que le bonhomme se
confondait en excuses et en remerciements, Mornac gravit lestement
l'escalier qui menait au second étage.

Le Gascon avait la jambe ferme comme un soldat à jeun sur le champ de
parade. Il buvait sec, ce digne chevalier! S'il aimait les longues
phrases et les grands coups d'épée, il affectionnait aussi
particulièrement les grands verres, et les savait vider royalement.

Mornac, n'ayant rien de mieux à faire pour le moment, s'étendit sur le
lit et s'endormit bientôt. Ce n'est pas que le vin l'eût alourdi. Oh!
que non! Mais, fatigué par une longue traversée, et trouvant plus
confortable le lit de l'auberge que le cadre étroit dans lequel il avait
dû dormir pendant près de deux mois, le jeune homme avait sommeil; ce
qui, du reste, arrive aux plus gens de bien, même quand ils n'ont point
bu.

Il ne s'éveilla que deux heures plus tard, et grâce encore à la
pesanteur de la grosse main de Boisdon, qui lui secouait l'épaule.

--Pardon, monsieur le comte (la pièce d'un louis avait fait remonter
l'estime de l'aubergiste), pardon, si je me permets de mettre fin à
votre somme; mais il est six heures, et votre souper sera bientôt prêt.

--Je t'absous, cadédis! je t'absous, brave homme, du moment que tu
n'interromps une de mes jouissances que pour m'en procurer une autre.
Sais-tu que ce léger sommeil m'a remis en appétit, et que je me sens
d'énormes cavités sous les côtes?

--Monsieur le comte est bien bon de rendre indirectement un hommage
aussi flatteur à ma cuisine. Mais il m'avait toujours semblé que c'était
plutôt l'exercice et le grand air qui excitaient à manger.

--Eh! eh! père Boisdon, vous oubliez le vin dans votre nomenclature.

--C'est vrai! c'est vrai! Et puis, monsieur le comte, ce n'est pas pour
vous offenser, mais vous buvez sec. Eh! eh!

--N'est-ce pas? fit Mornac en s'étirant les bras avec un air satisfait.
Sais-tu que c'est attribut royal, et que je le tiens du grand roi Henri
IV par la famille de Navarre, à laquelle la mienne est liée d'assez
près.

Si Mornac n'eût pas été un tantinet vantard et menteur, il n'eût pas été
Gascon.

--Oh! mais dites donc, père Boisdon, votre Iroquois vous a-t-il donné
bien du mal, ou cuve-t-il encore son vin.

--Non, monsieur le comte, il s'est réveillé, il y a un quart d'heure à
peine, et s'en est allé tout de suite. Il avait encore l'air bien
farouche, et je l'ai vu qui errait sur la grand'place comme âme en
peine. Pourvu, maintenant, qu'il n'aille pas faire de mauvais coups.
Car, lorsqu'ils sont saouls, ces Sauvages sont  encore plus terribles
qu'à jeun. Mais monsieur le comte veut se lever; je m'en vas.

--C'est bon, fit Mornac, qui se mit sur son séant. Je voudrais faire un
brin de toilette; en ai-je le temps avant souper?

--Heu!... Oui, répondit l'hôtelier en tirant de son gousset une énorme
montre d'argent, dont un seul coup bien asséné aurait assommé un ours.
Monsieur le comte a une dizaine de minutes à lui.

--Oh! alors, j'aurai fini assez tôt pour ne me point faire attendre.

Boisdon sortit et le chevalier sauta à bas de son lit.

Comme il n'avait que le pourpoint et le haut-de-chausses que nous
connaissons, la toilette de Mornac ne lui prit pas beaucoup de temps.
Seulement, au lieu des lourdes bottes que nous lui avons vues en premier
lieu, il chaussa d'abord une paire de bas de soie qui lui montaient au
dessus du genou, et puis enserra ses pieds en des souliers, à boucles
d'or et qu'on appelait bottes de ville ou bottines. Ensuite, il tira de
sa valise une assez jolie paire de manchettes en fine batiste ornée de
dentelles, ainsi qu'une large cravate de point d'Espagne, qu'il noua sur
sa gorge par un bout de ruban rose, et dont il laissa pendre les bouts
en cascades sur le devant du pourpoint. Puis il raffermit sa chevelure
et retortilla sa longue moustache brune.

Ainsi fait, il avait l'air si crâne, que lorsqu'il sortit de sa chambre,
demoiselle Perpétue Boisdon [15] sentit battre vivement son coeur sous
sa maigre poitrine; et je crois que, si Mornac eût voulu l'embrasser,
lorsqu'il la rencontre sur le palier--pardonnez-moi cette médisance sur
une femme aussi rigide--elle eût volontiers tendu la joue.

[Note 15: On sait que les femmes mariées chez le peuple, n'ayant pas
droit au titre de dame, s'appelaient alors demoiselles. Les seules
femmes nobles se nommaient dames.]

Vers les sept heures et demie, Mornac, le feutre à larges bords incliné
fortement sur l'oreille gauche, et sa longue rapière au côté, sortit de
l'auberge du Baril-d'Or. Il se rendait chez M. Ruette d'Auteuil, qui,
l'on s'en souvient, demeurait sur l'emplacement occupé de nos jours par
l'Hôtel du Parlement.

Bien que la nuit ne fût pas encore venue, la lumière du jour pâlissait
sensiblement, et l'ombre commençait à s'épandre dans les rues désertes.

Le chevalier mettait le pied sur la dernière marche du seuil de la
taverne, lorsque la bonne grosse figure de Boisdon se pencha par la
porte entrebâillée, qui laissait voir aussi la main droite de
l'aubergiste armée d'une énorme barre de chêne.

--Monsieur le comte ne trouvera pas mauvais, sans doute, dit le brave
homme, que je barricade ma porte à cette heure. Il faut être prudent par
l temps qui court; les Iroquois rôdent continuellement aux environs,
sans compter ceux qui sont aujourd'hui dans la ville. Savez-vous que je
serais bien en peine si celui de cet après-midi allait revenir. Les bons
bourgeois n'ont pas toujours l'honneur d'abriter sous leur toit une
excellente lame accompagnée d'un poignet aussi solide que le vôtre,
monsieur le comte; aussi sont-ils accoutumés de se renfermer de bonne
heure. Bien en a pris, l'autre soir, à Nopce qui demeure au pied de la
côte de Sainte-Geneviève. Nicolas Pinel et son garçon Gilles, s'en
revenaient de leur désert, en haut de chez Nopce quand ils furent
attaqués par deux Iroquois qui manquèrent de les prendre vifs. Blessé
d'un coup d'arquebuse, dont il est mort au bout de quelques jours,
maître Nicolas se précipite de peur, avec son garçon, aval la montagne
pour se sauver. Boisverdun, qui était avec eux, lâche son coup de fusil
sur les Sauvages mais sans les toucher. Les Iroquois ayant été se
joindre à d'autres, tout près de la maison de Nopce, y tirèrent un coup
d'arquebuse dans la porte, qu'ils auraient enfoncée si elle n'eût pas
été bien verrouillée et barricadée en dedans. Les chiens jappèrent toute
la nuit à la côte Sainte-Geneviève.[16] Vous voyez que les bonnes gens
n'ont pas tort de se mettre à l'abri dès la brunante. Quand monsieur le
comte reviendra, il n'aura qu'à se nommer, et j'ouvrirai tout de suite.

[Note 16: Historique. Journal des Jésuites, 27 avril 1651.]

--C'est bon! c'est bon! dit Mornac impatienté du babil de l'aubergiste,
et il s'avança dans la rue Notre-Dame, qui ne devait porter le nom de
Buade que vingt ans plus tard.

Comme il allait dépasser la demeure de l'évêque, une jeune femme, à la
démarche vive et légère, déboucha, en courant, de la rue du Fort; puis à
cinq pas derrière elle, un homme bizarrement vêtu ou plutôt très-peu
vêtu, qui la poursuivait.

--La joue de la vierge pâle est comme une belle fleur que le chef veut
admirer de près criait d'une voix avinée l'homme qui la rejoignit en
deux bonds.

Il avait déjà passé son bras droit autour de la taille et allait
effleurer de ses lèvres le visage de la jeune personne, lorsque celle-ci
se détourna vivement, se dégagea et le frappa en pleine figure de sa
petite main fermée.

L'homme ricana et s'élança de nouveau vers elle.

--A moi! au secours! cria la pauvre femme.

Le sauvage allait encore porter sur elle ses mains brutales, quant,
soudain, Mornac bondit au devant de lui, son épée nue au poing.
Dédaignant d'en frapper de la pointe un ennemi dont les mains sont sans
armes, le chevalier rabat violemment le pommeau de son épée sur la
poitrine nue de l'Iroquois, qui tomba à la renverse.

--Griffe-d'Ours! s'écrie Mornac avec surprise.

--Oah! s'exclame l'autre en se relevant. Malheur au jeune fou qui a fait
couler de l'eau de feu dans les veines de la Main-Sanglante!

Griffe-d'Ours lance son tomohâk à la tête de Mornac.

Celui-ci, qui a deviné l'intention du mouvement, fait un bond de côté.

La hache passe en sifflant entre Mornac et la jeune femme, et s'en va
frapper le mur du logis de Mgr de Laval.

Aveuglé par la colère, Griffe-d'Ours se jette, le couteau au poing, sur
le chevalier qui tombe aussitôt en garde en protégeant la jeune femme.

Légèrement piqué d'un coup de pointe à la poitrine, le Sauvage, que
l'épée du gentilhomme tient à distance, pousse des cris furieux.

Cette scène n'avait duré que quelques secondes; mais elle se passait
tout près du fort des Hurons, et avait attiré l'attention de ces
derniers dont une dizaine se précipitent en dehors de la palissade.

Ils entourent l'Iroquois qui brandit son couteau en hurlant.

--Chiens que vous êtes, osez donc porter la main sur un chef que je vous
envoie rejoindre mânes de vos parents massacrés par les miens! Venez
tous!... Vous tremblez; vous n'avez que des coeurs de renards et vos
bras sont plus faibles que ceux d'une femme!...

Le cercle des Hurons s'épaississait de plus en plus, grâce aux secours
qui leur arrivaient à chaque seconde, et le chef allait être culbuté,
tué sans doute, lorsqu'un bruit de pas retentit dans la rue du Fort, en
même temps qu'une voix sonore y criait d'un ton de commandement:

--Arrêtez tous, au nom du roi!

Une dizaine de soldats armés suivaient, en courant, cet homme, qui
n'était autre que Louis Péronne, sieur de Mazé, capitaine de la garnison
du Fort de Québec.

--Que signifie ce vacarme? demanda-t-il en arrivant.

Mornac s'avança et lui raconta l'affaire en deux mots. Le sieur de Mazé
perça la foule qui environnait l'Iroquois, et dit à Griffe-d'Ours:

--Suivez-moi, chef. Vous passerez la nuit au château, avec vos guerriers
qui, surpris de ne vous point retrouver ce soir, sont venus se plaindre
au gouverneur de votre disparition. J'étais en train de vous chercher
pour vous ramener vers eux quand le bruit que vous venez de faire a
attiré mon attention et mes pas de ce côté. Venez, ne craignez rien, et
fiez-vous à la bonne foi des Français. Vous resterez toute la nuit au
château pour qu'il ne vous arrive rien de fâcheux, et, demain matin,
vous serez libre de partir.

Le gouverneur avait pris ses dispositions pour empêcher les Iroquois
d'errer par la ville pendant la nuit, en les gardant au château
Saint-Louis où une surveillance immédiate pouvait être exercée sur eux.

Assez content au fond d'échapper aux mains vengeresses des Hurons, ses
ennemis mortels, Griffe-d'Ours se mit aussitôt à la disposition du
capitaine.

Il avait déjà fait deux pas quand il s'arrêta.

--Jeune homme à face pâle, dit-il à Mornac, nous nous rencontrerons
encore sur le sentier de guerre; et toi, vierge blanche, tu viendras
avant longtemps habiter le ouigouam du chef!

Il se retourna au milieu des soldats qui l'entouraient et le bruit de ses
pas se perdit bientôt, avec ceux des soldats, à l'extrémité de la rue du
Fort, où tous disparurent dans l'ombre de la nuit.

--Va-t'en au diable, je ne te crains guère! Grommela Mornac, qui se
tournant vers la jeune femme dont la peur avait paralysé les mouvements,
ajouta:

--Me permettez-vous, madame, de vous offrir mon bras pour vous conduire à
l'endroit où vous désirez aller.

--J'accepte avec reconnaissance, monsieur, répondit la dame d'une voix
fraîche et distinguée.

Le chevalier tendit galamment son bras gauche, sur lequel la jeune
personne appuya la main en disant au gentilhomme:

--Je ne vais qu'à deux pas d'ici, chez M. Ruette d'Auteuil, où je suis
invitée à passer la veillée.

--Quel rencontre fortunée! repartit Mornac. Je suis prié moi-même à
cette soirée.

--Vraiment! ce m'est un fort heureux hasard que d'y rencontrer mon
sauveur.

--Votre sauveur, non, madame, mais bien plutôt le plus humble de vos
serviteurs.

Ce gredin de Gascon avait le coup-d'oeil vif. Il s'était aperçu tout de
suite, malgré l'obscurité, que sa compagne était jeune, jolie et
distinguée.

--Vous devez vous demander, reprit la belle inconnue, comment une jeune
femme a pu se hasarder à sortir ainsi seule le soir. La chose est toute
simple. Je demeure au commencement de la rue Saint-Louis. Ce n'est qu'à
quelques pas de chez M. Ruette d'Auteuil, et la ville étant
habituellement assez tranquille, même à cette heure, j'ai cru pouvoir
m'y rendre seule. Mais comme je m'engageais sur la place d'armes, j'ai
remarqué qu'un homme se relevait de terre, au coin de la
sénéchaussée.[17]

[Note 17: «Les salles et les bureaux de la sénéchaussée étaient placés
dans une maison située en partie sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui
le palais de justice à Québec. Lorsque, plus tard, le palais de
l'Intendant eût été bâti sur les bords de la rivière Saint-Charles, les
bâtiments de la sénéchaussée furent abandonnés: et, en 1681,
l'emplacement, avec les ruines fut donné par le roi aux Récollets, qui
finirent par y transporter leur couvent.» M. l'abbé Ferland.]

Instinctivement j'ai hâté le pas, sans courir, néanmoins; car je ne suis
pas peureuse.

--Je le crois bien, sandis! A la manière dont vous avez frappé
l'Iroquois au visage, j'ai vu tout de suite que vous êtes, madame, d'un
naturel fort déterminé.

Quand j'ai vu qu'il allait m'atteindre, continua la jeune femme avec un
sourire, je me suis mise à courir en entrant dans la rue du Fort, et...
vous savez le reste. Si je ne me trompe, vous êtes étranger et, de plus,
nouvellement arrivé: me sera-t-il permis de vous demander le nom de mon
brave protecteur?

--Robert du Portail, chevalier de Mornac, pour vous servir, madame.

--Ah! mon Dieu!

--Mon nom est donc bien surprenant?

--Pardon, monsieur, mais savez-vous que je crois que nous sommes
cousins?

--Cousins, madame! Veuille le ciel me gratifier inopinément d'une aussi
charmante cousine, et je lui en voue une reconnaissance éternelle!

Comme ils étaient arrivés chez M. d'Auteuil, le son de leur voix
s'éteignit derrière la porte que l'on referma sur les deux
visiteurs.[18]

[Note 18: Pour appuyer d'une preuve irréfutable l'épisode qui termine le
chapitre précédent, et montrer les déplorables effets que les boisson
enivrantes causaient chez les Sauvages, je me permettrai de citer un
fragment d'une lettre de la Mère de l'Incarnation à son fil. «Ces
boissons, disait-elle, perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les
femmes, les garçons et les filles mêmes: car chacun est maître dans la
cabane quand il s'agit de manger et de boire; ils sont pris tout
aussitôt de vertige et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec
des épées et d'autres armes, et font fuir tout le monde; soit de jour,
soit de nuit, ils courent par Québec, sans que personne les puisse
empêcher. Il s'ensuit de là des meurtres, des violements, des brutalités
monstrueuses et inouïes.....»]




                                CHAPITRE IV

                          PORTRAITS ET CARACTÈRES


On se convaincra que l'élite de la société de Québec était, ce soir-là,
réunie chez M. Ruette d'Auteuil, pour peu que l'on veuille bien prêter
l'oreille aux noms des invités qu'un domestique annonce à mesure qu'ils
arrivent.

Mais je dois mentionner d'abord le nom de la maîtresse de la maison, Mme
d'Auteuil, née Claire-Françoise de Clément. C'était une personne de
trente-six à quarante ans, de taille moyenne et d'un air fort distingué.
Elle accueillait ses hôtes avec cette aisance et cette urbanité que peut
seule donner la naissance.

En premier lieu, parmi les invités, venaient Louis-Théandre Chartier de
Lotbinière, lieutenant-général de la prévôté de Québec, sa femme
Marie-Elizabeth d'Amours, et leur fils aîné, alors âgé de vingt-deux
ans, René-Louis Chartier, qui devait être plus tard conseiller du roi et
lieutenant civil et criminel. Puis, c'était M. le Vieux de Hauteville,
lieutenant-général de la sénéchaussée, marié en 1654 à Marie Renardin de
la Blanchetière, à laquelle il donnait en ce moment le bras.
Apparaissaient ensuite les sieurs Le Gardeur de Tille et Le Gardeur de
Repentigny, le commis-général Charles Aubert, sieur de La Chenaye, M.
Blaise de Tracolla, médecin qui devait mourir l'année suivante, et bien
d'autres dont j'oublie les noms: en tout une vingtaine de personnes de
naissance et d'éducation qui composaient la majeure partie de
l'aristocratie de Québec. Car il ne faut pas oublier que notre ville ne
comprenait alors que huit cent habitants, que l'immigration avait été
bien lente jusqu'à cette époque, et que les autres personnages de
naissance et de fortune qui firent ensuite marque dans la colonie ne
devaient arriver, pour la plupart, que l'année suivante avec le beau
régiment de Carignan.

De toutes les femmes qui composaient cette réunion, la plus jeune, la
plus belle et la plus admirée était sans contredit Mlle Jeanne de
Richecourt, celle-là même que Mornac avait préservée de la brutalité de
l'Iroquois Griffe-d'Ours.

Elle portait à ravir une délicieuse toilette. Une robe de soie rose
emprisonnait sa taille svelte, mais riche, dans un corsage à longue
pointe; la jupe, ample te retroussée sur le devant par un noeud de ruban
de satin, retombait en arrière sur une seconde jupe plus étroite, en
soie verte et moirée, garnie de fines dentelles. Comme les manches de la
robe se portaient alors très-courtes, celles de la chemise, terminées
par des poignets de valenciennes, laissaient voir un avant-bras nu,
blanc, ferme, modelé comme celui de la belle Madeleine au Désert du
Corrège, et terminé par la plus aristocratique main du monde.

Lorsque votre oeil, fasciné déjà, remontait jusqu'à l'encolure du
corsage que la mode nouvelle voulait décolleté, le regard s'y arrêtait
ébloui par le moelleux des contours et la pureté du tissu des
resplendissantes épaules et de la naissance d'une gorge dont le peu
qu'on en apercevait eût mérité d'être immortalisé par le pinceau d'un
Titien.

A quelques-uns de mes lecteurs cette description semblera bien mondaine.
Dieu m'est témoin pourtant que je n'en peux mais et que dans les
strictes bornes de la vérité historique.

Les dame canadiennes d'alors, nos vénérables aïeules, dont je veux
ressusciter en mes oeuvres la beauté, la jeunesse et les vertus
héroïques, aimaient assez se décolleter, puisqu'il appert que Mgr de
Laval dut leur défendre, par mandement spécial, de venir à l'église les
épaules et les bras nus. Ah! ce n'est point la peine de jeter les hauts
cris, mesdames; car, malgré cela, nos chastes grand'mères valaient, pour
le moins, autant que celles d'entre vous qui plissent la lèvre en me
lisant, et dont le menton essaye en vain de se cacher sous leur collet
haut monté.

Jusqu'ici ma plume a pu trouver des mots sans doute bien impuissants à
donner une idée de la beauté gracieuse de Mlle Richecourt; mais
maintenant que mes yeux en sont arrivés à contempler sa figure, je me
demande avec effroi s'il ne me faut pas renoncer à la peindre. Eh!
comment peindre avec des mots sans couleur? C'est ici que l'écrivain se
sent inférieur au peintre. Si tous les deux ont pour modèle un idéal
qu'ils n'atteignent jamais, l'artiste, du moins, peut donner à sa toile
une apparence de vie, des tons chauds, des traits distincts qui offrent
aux yeux une image déterminée de sa pensée, de sa conception, de son
rêve. Tandis que l'écrivain.... Lisez plutôt les cent mille et un
portraits d'héroïnes de tous les romans qui ont jamais été écrits, et
citez-m'en dix, trois, un seul, qui donne au lecteur une idée nette de
la femme que l'auteur a voulu représenter. Au contraire, le moindre
croquis, fait par le plus petit des crayonneurs, n'imprime-t-il pas pour
longtemps en votre mémoire les traits, l'ensemble d'un portrait sur
lequel vous prenez la peine d'arrêter vos yeux durant quelques secondes?

Puisque les belles phrases descriptives produisent un si pauvre effet,
je ne me vais servir que des mots les plus simples pour décrire
l'adorable figure qui est bien là, devant moi, me souriant dans le
silence de la nuit, et que j'entrevois avec extase dans le nimbe radieux
de la vive lumière de ma lampe.

Alors on ne sera point tenté de rire de mes vains efforts, et l'on
pourra même croire que jaloux d'exposer aux yeux de tous cette vierge de
ma pensée, j'en ai précieusement enfoui les traits divins en mon âme,
pour les remettre un jour à Dieu, l'éternel dispensateur des belles
inspirations.

D'abondants cheveux noirs, artistement frisés, après s'être joués, sur
le sommet du front et sur les tempes, en arabesques capricieuses où
l'art se montrait pourtant, jaillissaient en cascades, et s'en allaient
ruisseler sur ses épaules.

Encadré par ces boucles luxuriantes et soyeuses, le galbe ovale de son
visage au teint digne de la plus fraîche blonde, ressortait ainsi que la
blanche figurine des camées antiques éclate sur le fond bruni qui la
fait si bien valoir. Sous le front un peu plus haut que ne le veut la
statuaire classique, mais blanc et poli comme un marbre et laissant
rayonner l'intelligence de la pensée, scintillaient des yeux d'un brun
doré, dont l'éclair jaillissait, entre leurs grands cils soyeux, comme
un vif rayon de soleil répercuté par l'eau limpide d'une source ombragée
de longs roseaux doucement bercés par la brise. L'arc des sourcils
s'accusait à peine; on eût dit la trace légère du coup de pinceau d'une
fée artiste. Le nez au pur profil grec, laissait entrevoir des fines
narines roses comme l'émail intérieur de ces beaux coquillages des mers
du Midi. Quant à la bouche, fraîche telle qu'une fleur sous la rosée du
matin et savoureuse comme la chair d'une pêche, lorsqu'elle
s'entr'ouvrait pour sourire et laissait miroiter le brillant reflet de
dents petites, régulières et plus blanches que le collier de perles qui
s'enroulait, plus bas, autour du beau cou de la jeune fille, on aurait
cru voir les lèvres vermeilles de l'un de ces chérubins qui sourient à
la Vierge de Murillo, et l'emportant à Dieu sur leur phalange radieuse.

Si vous ajoutez aux détails de ses traits enchanteurs une expression de
suprême dignité, avec le grand air de reine que lui donnait sa belle
taille, vous aurez comme une idée, comme un rêve des exquises
perfections physiques de Mlle Jeanne de Richecourt.

Pour ce qui est de ses qualités morales, la suite du récit fera voir que
son âme était digne d'habiter un si beau corps. Car jamais le Créateur
n'aurait pu se décider à gâter une aussi riche organisation en la dotant
d'un esprit médiocre dans la pensée comme dans les actions généreuses.

Mademoiselle de Richecourt était orpheline, et bien courte était son
histoire, du moins ce qu'on en savait dans le pays.

Quatre année auparavant (elle n'avait que seize ans alors) Jeanne était
débarquée d'un vaisseau qui arrivait de France, avec un vieillard à
l'air morose et souffrant. C'était son père. Durant les quelques mois
qui suivirent son arrivée le vieillard vécut fort retiré avec sa fille,
ne voyant à peu près personne, excepté toute fois M. Claude Petiot des
Corbières, chirurgien, qui le visitait tous les jours. Par
l'indiscrétion d'une servante on sut bientôt que M. de Richecourt
souffrait de blessures graves. Étaient-elle récentes, ou les fatigues de
la traversée, qui avait été longue, les avaient-elles rouvertes? Voilà
ce qu'on ignorait pourtant. Toujours est-il que, six mois après son
arrivée dans le pays, le vieillard s'éteignit entre les bras de sa fille
et entouré des soins de M. des Courbières. Avant de mourir, il pria le
chirurgien de placer Jeanne dans une bonne famille de Québec, en évitant
toutefois de la confier à des personnes dont le rang trop élevé
attirerait sur elle l'attention des étrangers que leur noblesse ou leurs
dignités mettaient immédiatement en rapport avec l'aristocratie de
Québec. Que était le but du mourant en agissant ainsi, c'est ce que nous
saurons probablement plus tard.

M. des Corbières, qui était garçon et n'aurait pu prendre chez lui Mlle
de Richecourt, la confia à Mme Guillot, née d'Abancour, veuve de M.
Jean Jolliet et remariée, depuis 1651, à M. Godfroy Guillot, qui venait
de mourir et de la laisser libre une seconde fois, à l'époque où l'on va
voir se nouer ce drame (1664); puisque nous constatons que l'infatigable
veuve devait convoler en troisièmes noces, le 6 novembre 1665, avec M.
Martin Prévost. M. des Corbières connaissait bien Mme Guillot, vu que
l'on remarque, dans un acte notarié, que le chirurgien était présent au
contrat de mariage de François Fortin et Me Marie Jolliet, fille du
premier lit de Mme Guillot.[19]

[Note 19: Dictionnaire généalogique de M. Tanguay, au mot Petiot
(Claude).]

Mlle de Richecourt avait déjà reçu une éducation supérieure dans l'un
des meilleurs couvents de France. Cependant elle voulut entrer au
pensionnat des Ursulines. La mort de son père l'avait tellement abattue,
découragée, qu'elle eut d'abord l'idée de s'y faire religieuse. Mais le
temps qui use tout, même la douleur, la vue des austérités et de la vie
monotone du cloître, lui révélèrent bientôt ses vraies inclinations.
Elle se sentait attirée vers une existence plus brillante. Le peu
qu'elle avait entrevu du monde avant de quitter la France lui rappelait
maintenant qu'elle était née pour en goûter les plaisirs ou du moins
pour prendre part à ses agitations. Comme elle était douée d'une âme
ardente, d'une imagination romanesque et de ce chevaleresque esprit
qu'elle tenait des comtes de Richecourt, ses aïeux, dont les hauts faits
remontaient par delà les croisades, c'était évidemment un horizon moins
borné que les murs d'un couvent qui devait contenir cet ardent
caractère. A part cela, en fille noble et de grande lignée, Jeanne
aimait passionnément la toilette, goût encore très-opposé au voeu de
pauvreté monastique. Qu'on veuille bien ne lui pas reprocher ce
penchant; elle avait été élevée dans le luxe, et son père, qui avait dû
jouir d'une grande fortune en France, avait laissé d'assez bons revenus
à sa fille pour lui permettre de vivre, au Canada, selon sa naissance et
sa fantaisie. Aussi, chaque année, faisait-elle venir ses toilettes de
France. Étant jeune et belle, n'était-il pas dans l'ordre qu'elle eût le
goût du beau.

On conçoit qu'avec de pareilles dispositions Mlle de Richecourt ne
pouvait pas rester longtemps au couvent des Ursulines. Elle en sortit au
bout d'une année, comme elle allait avoir dix-huit ans.

Sur les entrefaites, M. des Corbières étant retourné en France, Jeanne
qui ne pouvait l'y suivre, pour des raisons que nous connaîtrons avant
longtemps, se trouva presque seule et sans conseil. Car à l'affection
qu'elle portait à sa fille adoptive, Mme Guillot, chez laquelle vivait
Jeanne, joignait un sentiment de délicate déférence pour cette jeune
personne d'une position plus élevée que la sienne, et cela d'autant plus
que la demoiselle de Richecourt payait royalement à la bonne dame et sa
pension et ses soins attentifs. Jeanne étant donc livrée presque à
elle-même, accepta avec empressement les invitations que sa beauté, sa
jeunesse et sa fortune lui valurent aussitôt des meilleures familles de
Québec. En quelques mois ce fut elle qui donna le ton à la petite
société de la capitale. On se rangea volontiers sous la loi de la belle
enfant, qui semblait née pour régner sur les esprit et les coeurs.

Elle n'avait pourtant pas été sans se rappeler les recommandations que
son pauvre père lui avait faites, sur le lit de mort, de vivre retirée
le plus possible et d'éviter la rencontre des personnes de qualité qui
viendraient de France. Mais l'insouciance de la jeunesse, la passion de
Jeanne avait de briller, lui avaient bientôt fait, sinon mépriser, du
moins négliger les sages conseils de M. de Richecourt.

Hélas! elle devait avant longtemps regretter son imprudence. A peine y
avait-il un an qu'elle faisait ainsi l'ornement de la société de Québec,
lorsqu'un certain M. de Vilarme se mit à lui faire la cour. Cet homme
arrivait de France et se faisait passer pour un voyageur curieux
d'étudier les moeurs des tribus indigènes et la nature du Canada.

Mlle de Richecourt ne prêta pas grande attention aux soins empressés du
nouveau venu, et le traita avec d'autant plus d'indifférence qu'il était
âgé de quarante ans et laid plus que de raison. Cinq coups de plumes
suffiront pour le peindre. Pierre de Vilarme était petit, gros, rouge de
figure, de barbe et de cheveux Sa bouche était épaisse et son nez camus.
Ses yeux d'un gris sale louchaient affreusement sous un front bas et
ridé. Rien de franc ni d'ouvert dans ce vilain visage, qui ne trahissait
au contraire que fourberie et méchanceté. Ce n'était pas, on le voit, un
homme à produire quelque impression favorable sur la belle Jeanne de
Richecourt.

Tant qu'il sut se tenir sur la réserve et ne lui point parler
directement d'amour, Jeanne, qui avait bon coeur, supporta les
assiduités de M. de Vilarme. Mais un jour qu'elle était seule dans son
appartement, chez Mme Guillot, et qu'il osa demander la main de la jeune
fille, celle-ci ne sut plus se contenir et le pria de porter ailleurs
ses attentions.

Comme le sieur de Vilarme insistait trop, elle lui dit qu'il l'ennuyait
et qu'avec un peu d'esprit, il aurait dû s'apercevoir depuis longtemps
qu'elle ne voudrait jamais être sa femme.

Jeanne avait cru déconcerter son disgracieux admirateur. Au contraire,
celui-ci, qui s'était jusque là composé un maintien souriant et soumis,
lui avait soudain saisi le poignet, s'était brusquement rapproché
d'elle. Puis il lui avait parlé pendant cinq minutes à voix basse, en
serrant à le broyer ce frêle poignet de jeune fille, et s'en était allé
sans attendre de réponse.

Mme Guillot était entrée sur ces entrefaites, et avait trouvé Mlle de
Richecourt hors d'elle-même et la figure baignée de larmes.

Ce que cet homme lui avait dit était donc bien terrible!

A partir de ce jour, M. de Vilarme ne se montra plus chez Mme Guillot;
mais Jeanne ne pouvait faire un pas au dehors sans rencontrer sur son
chemin ce vilain homme. Était-elle invitée quelque part, elle était sûre
de l'y trouver aussi. Bien qu'il ne s'approcha presque plus de Mlle de
Richecourt, il l'observait d'un oeil tellement tyrannique, qu'elle osait
à peine accepter les plus simples hommages des quelques jeunes
gentilshommes de la colonie, qui, va s'en dire, s'empressaient autour
d'elle. Bien plus, dès que M. de Vilarme apparaissait dans une réunion
où se trouvait Jeanne, celle-ci changeait de couleur et se montrait si
troublée, si contrainte, qu'on ne fut pas longtemps à le remarquer.

Il y avait une année que durait ce manège, pendant laquelle Mlle de
Richecourt refusa deux fort bons partis, et l'on chuchotait partout sur
les singulières relations qui pouvaient exister entre le sieur de
Vilarme et Mlle de Richecourt, lorsqu'elle fit son entrée chez M. Ruette
d'Auteuil, accompagnée du chevalier Raoul de Mornac. C'était le soir du
18 septembre 1664.

A peine le chevalier était-il revenu de la surprise où la brusque
déclaration de parenté de Mlle de Richecourt l'avait jeté, et allait-il
entrer dans la salle où la société se trouvait réunie que Jeanne se
pencha vers Mornac et lui dit rapidement à l'oreille:

--Je suis la fille de feu le comte Jean Richecourt. Tâchez, mon cousin,
de vous trouver seul un moment auprès de moi durant la soirée. Il faut
absolument que je vous parle. Il y va de mon bonheur, de ma vie
peut-être. Un grand danger me menace, et je compte, pour le conjurer,
sur vous, que l'ange gardien de notre famille a sans doute envoyé vers
moi.

Comme il arrivaient à la porte de la salle, Mlle de Richecourt laissa le
bras de Mornac et entra, suivie de ce dernier, qui se disait:

--Sandedious! il paraît que les aventures ne me manqueront pas en ce
pays.

Fidèle à son poste, le sieur de Vilarme était déjà rendu chez M.
d'Auteuil. Mlle de Richecourt s'approcha de la maîtresse de la maison,
et lui dit, après l'avoir saluée fort amicalement:

--Permettez-moi, Madame, de vous présenter mon cousin, M. du Portail,
chevalier de Mornac, arrivé de France aujourd'hui même.

En prononçant les mots _mon cousin_, Mlle de Richecourt lança un regard
de défi à Pierre de Vilarme, qui pâlit et se mordit les lèvres.

Il paraissait connaître le chevalier et semblait moins que charmé de
cette rencontre imprévue.

--Je suis ravie de vous voir chez moi, monsieur le chevalier, répondit
Mme d'Auteuil avec un sourire des plus gracieux, vu qu'elle avait une
fille mademoiselle Charlotte-Anne, bientôt en âge d'être mariée. Mon
mari m'a fort avantageusement parlé de vous ce soir. Ne vous êtes-vous
pas rencontrés au château?

--Oui, Madame, répliqua Mornac, et nous avons même failli nous rompre le
col ensemble.

--Mais savez-vous que vous avez été bien près de vous tuer?

--C'est décidément aujourd'hui la journée des aventures, dit Mlle de
Richecourt, que Mme d'Auteuil venait de faire asseoir auprès d'elle.

--Est-ce à dire, ma chère, que vous auriez aussi eu la vôtre? demanda la
femme du procureur-général.

--Je le crois bien! Interrogez plutôt M. de Mornac. Mais, non, sa
modestie l'empêcherait de vous raconter l'affaire dans les détails qui
lui font le plus d'honneur. Aussi bien vais-je vous la relater moi-même.

On fit cercle autour de la brillante jeune fille. Pendant qu'elle
exposait d'une façon charmante et enjouée le danger qu'elle venait de
courir, Mornac regardait à droite et à gauche pour se donner une
contenance, quand ses yeux tombèrent sur M. de Vilarme. Ce dernier que,
depuis une minute, le fixait du regard en fronçant ses épais sourcils
roux, baissa tout aussitôt les yeux.

--Mordious! pensa Mornac, Vilarme ici! Ah! bandit, gare à toi! Nous nous
reverrons ailleurs et bientôt!

--Si tu te veux immiscer dans mes affaires, se disait au même instant
Pierre de Vilarme, je trouverai moyen, tout Gascon que tu es, de te
forcer à me céder le pas.

La narration de Mlle de Richecourt ayant concentré l'attention sur
Mornac, on se mit à accabler le chevalier de questions sur la France et
sur la cour du jeune roi.

Mornac s'exprimait avec une grande facilité. Comme il ne l'ignorait pas,
du reste, il accepta avec empressement l'occasion qui lui était offerte
de faire de belles phrases et de poser un peu.

Aux hommes il parla du surintendant Fouquet, qui arrêté depuis trois
ans, devait enfin subir, dans l'automne de cette année 1664, son procès
définitif pour déprédation des deniers publics. Il dit combien le roi
était irrité contre ce malheureux administrateur, dont l'amabilité, le
grand esprit et la libéralité avaient séduit tant de personnes, entre
autres, Saint-Évremont, le philosophe, Gourville, Pélisson, Mme de
Sévigné, Mlle de Scudéri et le fabuliste La Fontaine, tous gens dont la
courageuse amitié lui devait sauver la vie.

Aux dames, plus désireuses d'entendre parler des faits et gestes de la
cour, Mornac s'étendit avec complaisance sur les détails des
divertissements donnés par le roi pour plaire à sa jeune maîtresse, Mlle
de La Vallière. Après avoir fait mention du carrousel de 1662, il
décrivit assez minutieusement la grande fête de Versailles. Elle avait
eu lieu au commencement de l'été même. Il énuméra cette cour brillante,
composée de six cents personnes défrayées avec leur suite aux dépens du
roi, la magnificence des costumes du monarque et de ses courtisans, les
courses, les joutes, la cavalcade suivie d'un char doré de dix-huit
pieds de haut, de quinze de large, de vingt-quatre de long, et
représentant le char du soleil; puis l'illumination où se donnaient ces
jeux, quand la nuit venait, car la fête avait duré sept jours; et le
festin servi par deux cents personnages représentant les saisons, les
faunes, les sylvains, les dryades avec des pasteurs, des vendangeurs et
des moissonneurs; enfin les divertissements du théâtre où Molière avait
fait jour la comédie de la _Princesse d'Elide_, la farce du _Mariage
forcé_, et surtout les trois premiers actes du _Tartufe_, chef-d'oeuvre
que le roi avait voulu entendre avant même qu'il fût achevé.

Le Gascon eut soin de dire qu'il avait assisté, pris part à ce
passe-temps royal. Il trouva même moyen d'avouer modestement, qu'il y
avait fait assez bonne figure. Mais il négligea d'ajouter qu'il s'y
était à peu près ruiné en frais de costumes pour une certaine baronne,
très-belle du reste, qui se trouvait alors à Paris et qui devait
assister de loin à ces jeux où c'était une très-grande faveur que d'être
invité; la susdite baronne lui ayant en sus dérobé trois mille écus avec
lesquels elle s'en était allée, sans aucun adieu. Ce qui avait déterminé
notre cadet à venir se refaire au pays d'Amérique.

Il venait de finir qu'on l'interrogeait encore, tant ces détails
charmaient la société tout éblouie par le mirage de ces splendeurs
éloignées, quand un domestique vint dire que le jeune M. Jolliet
demandait à voir Mlle de Richecourt un instant.

--Mais, faites entre M. Jolliet, dit Mme d'Auteuil.

Mlle de Richecourt la remercia d'un regard.

Un instant après apparut un grand garçon de dix-huit ans, à la figure
ouverte, intelligente et distinguée, mais aux manières un peu timides et
embarrassées, comme celles de tout collégien: Louis Jolliet venait de
terminer ses études au collège des jésuites. Le pauvre jeune homme, tout
intimidé par tant de regards fixés sur lui, s'avança en rougissant vers
la maîtresse de maison et la salua pourtant avec distinction; car,
malgré tout, il avait dans les veines du sang de gentilhomme, et par son
grand-père maternel, les d'Abancour revivait en lui.

Il se tourna, en rougissant plus encore, vers Jeanne de Richecourt.

--Ma mère, dit-il, a été bien inquiète à votre sujet, mademoiselle, en
apprenant le danger que vous venez de courir. Et j'ai bien regretté avec
elle que vous ayez refusé l'offre que je vous avais faite de vous
accompagner.

--Je suis très-sensible à votre sollicitude, répondit la jeune fille;
mais ce danger n'existant plus, vous devez vous rassurer, et pour moi,
je ne puis maintenant que me réjouir d'une circonstance qui m'a fait
reconnaître plus tôt l'un des membres de ma famille, M. de
Mornac--Permettez-moi, mon cousin, de vous présenter monsieur Jolliet,
le fils aîné de ma bonne mère adoptive.

Par cette délicate attention, Mlle de Richecourt tirait d'embarras le
jeune homme, qui se sentait plus ébloui par tous ces regards de femmes,
se mit à causer à l'aise avec Mornac. Quelques minutes après, ils
parlaient et riaient tous deux comme de vieux amis; car leurs natures
franches et sympathiques s'étaient aussitôt comprises.

Mme d'Auteuil quitta sa place un instant pour donner des ordres. Mornac,
qui épiait l'occasion, vint s'asseoir auprès de Mlle de Richecourt. Le
jeune Jolliet laissé seul se rapprocha de M. de Vilarme, qui le dos
appuyé contre le mur près de la causeuse où Jeanne était assise,
semblait perdu dans une profonde rêverie. Tandis que Jean Jolliet
engageait la conversation avec M. de Vilarme, Mlle de Richecourt disait
rapidement à voix basse à Mornac.

--Je ne me suis pas trompée, n'est-ce pas, monsieur le chevalier, vous
êtes bien ce parent dont mon pauvre père m'a si souvent parlé?

--Certainement, mademoiselle; j'ai l'honneur d'être votre cousin au
second degré, par M. du Portail, dont votre père a porté autrefois le
nom avant que Sa Majesté Louis XIII l'eût fait comte de Richecourt. Si
nous ne sommes pas connus en France, vous et moi, c'est que j'ai été
assez longtemps à l'armée, et que les deux fois que j'ai rencontre feu
M. le comte à son château, la dernière dans de bien tristes
circonstances, vous étiez au couvent.

--C'est bien cela! murmura Jeanne d'un air rayonnant. Merci à Dieu de
m'avoir envoyé celui-là même sur lequel je me puis appuyer en toute
confiance! Pardonnez-moi, mon cousin, de ne vous parler que par
périphrases; il m'est impossible d'être plus explicite à présent.
D'abord nous n'en avons pas le temps, et puis celui de qui j'ai tout à
craindre doit m'observer en ce moment.

--Qui donc, ma cousine?

--M. de Vilarme. Méfiez-vous de lui; c'est un monstre que cet homme.

--Oh! je le connais, et peut-être mieux vous encore, ma cousine! Feu M.
votre père vous a-t-il jamais parlé de ce Vilarme?

--Non.

--N'importe; sans savoir ce qui vous porte à le haïr, je comprends moi,
pauvre enfant! la répulsion naturelle, l'horreur même que vous devez
éprouver à sa vue.

--Comment! expliquez...

--Non! pas maintenant, ce serait trop horrible et trop long à vous
raconter ici.

--Mon Dieu, que voulez-vous donc dire!... Je tremble... Mais vous avez
raison, il pourrait nous entendre, il est à côté de nous... Demain...
n'est-ce pas? Demain, Mme Jolliet, ma mère adoptive, se rend avec son
fils et ses serviteurs pour veiller à ses moissons, sur sa terre de la
Pointe-à-Lacaille. Je l'ai décidée, comme les années précédentes, à
m'emmener avec elle. Venez me reconduire ce soir à ma demeure, et je
vous ferai demander par le jeune Jolliet de nous accompagner en ce
voyage. Notre parenté vous y autorise, et par le temps qui court, où les
Sauvages sont toujours aux aguets, une bonne escorte est plus que
nécessaire. A la Pointe-à-Lacaille, nous pourrons nous voir seul à seul.
Vous me direz tout! Et vous m'aiderez à échapper aux obsessions de cet
homme odieux! Mais, chut! voici Mme d'Auteuil qui revient.

En ce moment, Mlle de Richecourt aperçut du coin de l'oeil quelqu'un qui
se penchait derrière elle pour reprendre son mouchoir qu'il avait laissé
tomber. C'était Vilarme qui, après s'être redressé, passa son bras sous
celui du jeune Jolliet, s'éloigna de quelques pas et lui dit:--Mlle de
Richecourt m'a tantôt appris le voyage que vous faites demain à la
Pointe-à-Lacaille. (Vilarme, n'ayant pas parlé de la soirée à Mlle
Richecourt, mentait effrontément). Comme les Iroquois rôdent sans cesse
aux environs, je crois que plus votre escorte sera nombreuse plus sûr en
sera votre voyage. Si vous les voulez bien accepter, je vous offre mes
services, tout faibles qu'ils sont, et je serai fort heureux de vous
accompagner. Outre que je pourrai vous être utile, j'aurai l'occasion de
continuer mes observations sur votre beau pays, et d'aller chasser dans
les îles situées en face de la Pointe-à-Lacaille. On dit qu'elles sont
bien giboyeuses?

Surpris par cette demande à brûle-pourpoint, le jeune Jolliet accepta
les offres de M. de Vilarme. Mais après deux minutes de réflexion il
s'en repentit. Bien que Mlle de Richecourt ne lui eût jamais rien dit
contre M. de Vilarme, il n'était pas sans s'être aperçu de l'antipathie
qu'elle ressentait pour cet étranger, qu'il détestait lui-même sans trop
savoir pourquoi, ou peut-être pour un motif que nous découvrirons
bientôt et que le jeune homme ne se voulait point avouer.

La soirée s'écoula sans autres incidents dignes de remarque. L'heure du
départ arrivée, M. de Vilarme vint demander à Mlle de Richecourt la
faveur de l'accompagner chez elle. Mais celle-ci refusa gracieusement en
disant que MM. Jolliet et de Mornac s'étaient offerts avant lui et
qu'elle avait accepté leurs services.

Vilarme se mordit les lèvres et se perdit aussitôt dans le groupe des
invités qui sortaient.

Pendant que Mornac allait chercher son chapeau, qu'il avait laissé dans
l'antichambre, Jeanne dit rapidement quelques mots à l'oreille de Louis
Jolliet, qui répondit par un mouvement affirmatif.

En regagnant le logis de sa mère, Jolliet pria Mornac d'accompagner sa
famille à la Pointe-à-Lacaille.

Mornac le remercia avec effusion, et il fut convenu que le chevalier
rencontrerait ses nouveaux amis le lendemain matin sur les neuf heures,
à la basse-ville, près du Magasin.

Le gentilhomme laissa Mlle de Richecourt à la porte de la demeure de Mme
Guillot, après avoir baisé la main de sa cousine et souhaité le bonsoir
à Louis Jolliet, et s'en revint à l'hôtellerie du Baril d'Or, en
longeant le mur d'enceinte du château Saint-Louis.

La nuit était noire et quelques rares étoiles se montraient seulement au
ciel. Les rues de la petite ville étaient sombres et désertes, et Mornac
n'entendait d'autre bruit que celui de ses pas et que les notes étranges
et plaintives d'une jeune Huronne qui endormait son nouveau-né. Ce chant
doux, triste et lent, venait du fort des Hurons que le chevalier
longeait en ce moment, et sortait d'un ouigouam à peine éclairé par les
lueurs mourantes d'un feu qui allait s'éteindre.

Mornac s'engagea dans l'ancienne rue Notre-Dame. Comme il arrivait au
coin de la ruelle du Trésor, un homme, le feutre rabattu sur les
sourcils, et le bas du visage masqué par le pan du manteau, se jeta sur
lui l'épée au poing.

Le chevalier, qui avait cru entendre un bruissement précéder l'attaque,
se jeta de côté et dégaina. De sorte que la lame de l'inconnu rencontra
celle du Gascon, qui s'écria, entre deux parades:

--Eh! sandious! à qui en voulons-nous, l'ami? Est-ce à ma bourse? Je
l'ai malheureusement oubliée en mon logis; encore ne vaut-elle pas la
peine qu'un chrétien risque de se faire taillader des boutonnières dans
la peau, pour quelques louis que je possède encore. Ah, çà! monsieur le
coupe-jarret, c'est donc à ma vie que vous en voulez! Eh bien! vous
allez voir que j'y tiens furieusement. Attendez!

Mornac se fendit à fond avec la promptitude d'un ressort qui se détend.
Mais la pointe de son arme ne rencontra que le vide. L'inconnu, qui
avait probablement compté assassiner le gentilhomme avant que celui-ci
fût sur ses gardes, avait rompu brusquement, et se sauvait à toutes
jambes sur la grand-place en longeant le portail de la grande église.

Mornac se lança à sa poursuite, mais le spadassin disparut presque
aussitôt près de la clôture qui entourait le clos Couillard et passait
derrière la cathédrale en gagnant l'Hôtel-Dieu. Le chevalier qui ne
connaissait pas bien l'endroit, ne poussa pas plus avant ses recherches
et remonta vers l'auberge du Baril-d'Or en grommelant:

--Il faisait trop noir pour le bien reconnaître, mais que je sois
écorché vif si ce n'est pas ce vilain Vilarme! Ah! monsieur de l'oeil
louche, il vous faudra désormais plus d'adresse dans le regard et le
poignet si vous voulez me retrancher du nombre des vivants. Nous nous
reverrons avant longtemps! Et alors....

--C'est égal, cap-de-dious! ma première journée passée à Québec est
assez bien remplie: dégringolade du haut en bas de la terrasse! trois
aventures assez drôles avec le prince Griffe-d'Ours, reconnaissance
inspirée d'une belle cousine, petit guet-apens ce soir, voilà de quoi
empêcher un bon gentilhomme de trouver le temps long! Puisque la Fortune
se charge de me donner d'aussi fréquentes distractions, espérons qu'elle
voudra bien aussi diriger le cours du Pactole dans ma bourse. Car, Dieu
me damne s'il me reste plus de vingt louis en tout bien! On ne va pas
loin avec ça, mordious!

Ces dernières réflexions du Gascon se confondirent avec son premier
ronflement.




                               CHAPITRE V

                               LE VOYAGE


Le lendemain matin, sur les neuf heures, vis-à-vis le Magasin et dans
une chaloupe que la vaque berçait doucement à quelques pieds du rivage,
un homme se tenait de debout. Au soin qu'il prenait de ne pas laisser
échouer l'embarcation, à l'impatience qu'il manifestait en jetant de
fréquents regards dans la rue Sous-le-Fort, il était évident qu'il avait
quelqu'un à prendre à son bord et qu'il attendait. Cet homme, trapu, aux
traits énergiques mais non pas sans indices de bonté d'âme, s'appuyait
sur une longue gaffe en s'y retenant de ses mains larges et calleuses.
Il s'appelait Baptiste Joncas, et cultivait, à titre de fermier, la
terre que Mme Guillot possédait à la Pointe-à-Lacaille et qu'elle tenait
de son père, feu M. d'Abancour. Cet homme avait pratiqué plusieurs
métiers. D'abord il était venu au Canada comme marin; puis il s'était
fait trappeur, coureur des bois, interprète et enfin cultivateur.

A quelques pas de là, sur la plage, un second personnage, compagnon du
premier, s'appuyait sur la pince d'un canot d'écorce à moitié tiré à sec
sur la rive. C'était un Sauvage de haute stature, à la peau luisante et
couleur de cuivre, au regard perçant et fier. Il était à demi-nu et le
vent du matin gonflait par derrière le manteau de peau de castor qui
recouvrait négligemment ses épaules et laissait découverts la poitrine
et les bras.

--Mon frère! lui cria Joncas, ne crois-tu pas que la marée commence à
monter?

--Oui, camarade, répondit le Renard-Noir, dont le regard se glissa comme
un trait sur le fleuve.

--Et nos gens qui n'arrivent pas! Je leur ai pourtant bien dit que nous
n'aurions pas trop de tout le montant pour nous rendre afin de pouvoir
entrer dans la rivière Lacaille au commençant du baissant et avant que
les battures soient trop découvertes. Le vent ne donne pas mal; mais il
n'aurait qu'à tomber... Ah! les voilà, je crois.

Joncas regardait vers le haut de la rue Sous-le-Fort. Il aperçut un
groupe de personnes qui descendaient de la haute-ville et
s'approchaient.

--Oui, reprit-il, c'est madame et sa suite.

Un instant après apparurent Mme Guillot, qui se retenait au bras de son
fils Louis Jolliet, et Mlle de Richecourt, s'appuyant sur l'avant-bras
galamment arrondi du chevalier de Mornac. Derrière eux venait le sombre
Vilarme, qui jetait des regards farouches sur Jeanne et son cavalier.
Enfin suivait Jean Couture, l'un des garçons de ferme de Mme Guillot. Il
était chargé de paniers et d'effets. Chacun, à l'exception des deux
femmes, étaient armé d'un mousquet. Mornac et Vilarme avaient en outre
des pistolets à la ceinture.

C'était chose sérieuse, à cette époque, qu'un voyage d'une dizaine de
lieues. On dit même que les bons bourgeois de Québec ne s'embarquaient
jamais pour les Trois-Rivières ou Montréal sans s'être confessés avant
leur départ et avoir fait leur testament. Les temps ont un peu changé,
Dieu merci!

--Embarque! embarque! cria Joncas d'aussi loin qu'il se put faire
entendre.

--Ce bon Baptiste est pressé, à ce qu'il paraît, dit Mme Jolliet en
hâtant le pas.

Comme ils arrivaient sur le rivage, les apprêts de l'embarquement
occasionnèrent quelque va-et-vient. Mlle de Richecourt en profita pour
dire rapidement à l'oreille de Mornac, car il semblait frémir
d'impatience:

--Je vous en prie, mon cousin, ne faites pas maintenant d'esclandre!
Laissez ce vilain homme nous accompagner. Nous n'aurions pas pu
converser à notre aise dans la chaloupe, en supposant même que ce
Vilarme n'eût pas été avec nous. Une fois là-bas, je me charge de le
tenir à distance. Je me sentirai forte à côté de vous. Alors nous
causerons. Mais d'ici là je vous en supplie!... Et surtout pas de duel!
S'il allait vous tuer, je resterais seule et sans défense, moi!

Le long regard suppliant qui les accompagna persuada pour le moins
autant Mornac que les paroles de sa belle cousine.

Vilarme n'osait se rapprocher trop brusquement des jeunes gens et ne
pouvait les entendre. Mais il fixait sur eux des yeux de vipère.

Au moyen du canot d'écorce, Mme Guillot s'était déjà rendue à bord de la
chaloupe, à l'arrière de laquelle elle avait pris place.

--Allons! mademoiselle Jeanne, c'est votre tour! lui cria Joncas.

La jeune fille s'assit dans le canot, afin que le Renard-Noir la
transportât à bord de la chaloupe.

Comme le canot d'écorce pouvait encore contenir une personne, Vilarme
fit un mouvement pour prendre place avec Mlle de Richecourt. Mais
celle-ci dit vivement à Mornac:

--Asseyez-vous ici, mon cousin, devant moi et bien au fond, pour ne
point faire chavirer le canot.

Vilarme, qui manoeuvrait ainsi pour se placer, dans la chaloupe, auprès
de Jeanne, se mordit la lèvre et resta blême de colère sur la grève.

Si tous ces préparatifs de départ n'eussent pas absorbé l'attention de
nos personnages, ils auraient peut-être pu voir, en ce moment, au coin
d'une des maisons les plus rapprochées de la rue Sous-le-Fort, un homme
qui semblait épier les voyageurs. Son corps était caché, mais son épaule
droite et sa tête, au sommet de laquelle se balançaient des plumes
d'aigle, dépassaient l'angle de la maison.

C'était Griffe-d'Ours, le chef iroquois.

Un quart d'heure auparavant, lorsque Mlle de Richecourt, Mme Guillot et
ses hôtes avaient traversé la place-d'armes pour se rendre à la
basse-ville, Griffe-d'Ours et ses guerriers sortaient du château
Saint-Louis. D'un coup d'oeil, l'Iroquois avait reconnu cette belle
jeune fille qui lui avait échappé, la veille au soir.

--La vierge blanche! s'était-il dit.

Puis il avait glissé quelques mots rapides à l'oreille de ses
compagnons, et avait suivi Jeanne et ses amis, sans en être remarqué.
Les guerriers iroquois avaient modéré le pas, et descendu la côte en se
tenant à distance de leur chef, qui les précédait.

Oh! si Jeanne et ceux qui l'accompagnaient avaient pu remarquer cette
attention dont ils étaient l'objet de la part de Griffe-d'Ours, quels
malheurs n'auraient-ils pas pu éviter!

Mais tout entiers aux apprêts du départ, ils ne pouvaient rien voir.

Quand Vilarme, Jolliet et le garçon de ferme eurent pris place à bord de
la chaloupe, Joncas planta les mâts dans l'ouverture pratiquée au milieu
des bancs, fixa les balestrons pour tendre les voiles à la brise et
borda les écoutes, tandis que Louis Jolliet tenait la barre du
gouvernail.

--Mon frère n'embarque donc pas? dit Joncas au Renard-Noir

--Un chef préfère son canot, répondit le Huron, qui, assis au fond et à
l'arrière de sa pirogue, se mit à jouer hardiment de l'aviron en suivant
l'autre embarcation de près.

La brise qui soufflait du sud-ouest gonflait les voiles blanches de la
chaloupe, qui, coquettement incliné à tribord, prit, en suivant
l'ondulation de la vague, sa course dans la direction de l'île
d'Orléans.

A mesure que les deux embarcations s'éloignaient de la rive,
Griffe-d'Ours, après avoir quitté son poste d'observation, se
rapprochait de la plage. Longtemps il resta debout et immobile, le
regard fixé sur un seul point qui décroissait de seconde en seconde.

Quand il vit les deux voiles de la chaloupe se perdre dans
l'éloignement, entre l'île d'Orléans et la Pointe-Levi, et ne sembler
plus raser l'eau que comme l'aile d'un goëland, le chef agnier courut
rejoindre ses compagnons que l'attendaient au Cul de Sac, en fumant à
côté de leurs canots.

Il parla quelques instants à ses guerriers. Ceux-ci donnèrent leur
assentiment à sa demande et mirent avec empressement leurs canots à
flot. Puis ils s'agenouillèrent dans leurs pirogues qu'ils lancèrent
d'un commun élan vers le haut du fleuve, c'est-à-dire dans une direction
tout à fait opposée à celle que Mme Guillot et ses hôtes venaient de
prendre. Mais ce n'était qu'une feinte de sauvage pour laisser croire
aux habitants de la ville, attirés sur le rivage par le départ des
Iroquois, que les ambassadeurs retournaient au pays des Cinq-Cantons.
Lorsque les fourbes eurent assez doublé le Cap-aux-Diamants pour n'être
plus aperçus de la ville, ils traversèrent brusquement le fleuve, qu'ils
redescendirent aussitôt en rasant le rivage de la Pointe-Lévi. Peut-être
vit-on de la ville ces trois canots qui, du côté de Lévi, descendaient
le fleuve, mais on ne dut pas y faire grande attention.

Griffe-d'Ours dirigeant le premier canot et se disait, entre deux coups
d'aviron.

--La vierge pâle sera bientôt la femme d'un grand chef.

Dans la chaloupe de Joncas et assis à côté de Mlle de Richecourt, Mornac
disait à Mme Guillot, placée en face d'eux, à l'arrière de
l'embarcation:

--Les environs de la ville sont donc bien peu sûrs, madame, qu'il faille
s'armer jusqu'aux dents pour faire une douzaine de lieues hors de
Québec?

--Oh! M. de Mornac, on voit bien que vous êtes arrivé d'hier au pays
pour me poser pareille question. Mais ne savez-vous pas que, pour peu
qu'on s'éloigne hors de la portée des canons du fort Saint-Louis, on
court le risque d'être massacré par les Iroquois?

--Vraiment! je vous avouerai que je n'ai pas été médiocrement surpris
quand, ce matin, l'un de vos domestiques est venu m'apporter, de votre
part, une arquebuse avec six mèches toutes neuves, ainsi qu'un
fourniment pourvu d'autant de cartouches qu'il en peut contenir. Quand
le valet ajouta que vous me faisiez dire encore de ne pas oublier mes
pistolets: Parbleu! me suis-je écrié, mais il n'en faut pas plus à un
soldat pour se bien équiper et mettre en campagne!

--Et le soldat qui s'arme en guerre a peut-être bien moins besoin de ses
armes pour sauver sa vie, que nous ici pour aller visiter un voisin.
Tenez, je vais vous donner une idée de l'audace de ces Iroquois, à
l'endroit desquels je vous souhaite de garder longtemps et toujours
l'heureuse ignorance que vous possédez encore.

La chaloupe arrivait en ce moment vis-à-vis le Bout-de-l'Île.

--Voyez-vous cette petite baie? Nous l'appelons l'Anse-du-Fort. Il y a
huit ans, les restes de la malheureuse nation huronne chassée des grands
bois d'en haut, commençaient à respirer en paix sur les bords de cette
anse, où ils étaient venus se réfugier. Ils étaient si près de Québec
qu'ils se croyaient à l'abri de l'animosité de leurs vainqueurs. Avec
cette imprudente confiance qui a causé la perte de la nation entière,
ils ne prenaient même plus la peine de se garder. Bien mal leur en prit.
L'on était au temps des semailles de 1656. Les Hurons, après avoir
entendu la messe, comme ils en avaient l'habitude, s'étaient dispersés
dans leurs champs, là, sur les hauteurs. Soudain, des Agniers qui,
durant la nuit, s'étaient tenus cachés dans les bois voisins, fondirent
sur les travailleurs épars et sans armes; ils en massacrèrent plusieurs
sur place, et emmenèrent plus de soixante prisonniers. Après cet acte de
perfidie et de cruauté, les traîtres eurent l'effronterie de ranger
leurs canots en ordre de bataille, et de passer ainsi en plein jours
devant Québec, en poussant des cris de triomphe.[20]

[Note 20: M. Ferland.]

--Mais s'écria Mornac, on ne donna pas la chasse à ces bandits!

--Les habitants le voulaient bien. Mais M. de Lauson, le sénéchal de la
Nouvelle-France, avec plus de prudence que d'énergie, s'y opposa dans la
crainte de compromettre le sort de la colonie. De sorte que nous fûmes
contraints de dévorer en silence le chagrin que nous causait un pareil
affront. C'est à suite de ce massacre que ces pauvres Hurons ne se
croyant plus, et certes avec raison, en sûreté dans l'île, vinrent
planter leurs cabanes auprès du fort Saint-Louis. Vous les y avez vues.

--J'avoue que c'est un trait d'audace dont je n'avais aucune idée; mais
enfin, il y a huit ans qu'il s'est produit. Vous devez être plus
tranquilles et moins exposés depuis cette époque. La barbarie a dû
reculer devant la civilisation croissante.

--Pas beaucoup, mon cousin, interrompit Mlle de Richecourt. Écoutez
plutôt. Il n'y a pas plus de trois ans, en 1661, nous apprîmes à Québec
qu'un parti d'Agniers descendus à Tadoussac où ils avaient tué quelques
Français et failli prendre les pères jésuites Doblon et Druillette,
venaient en remontant, de tuer huit personnes à la côte de Beaupré et
sept dans l'île d'Orléans. A la nouvelle de ces massacres, M. Jean de
Lauson voulut porter secours aux habitants de l'île et avertir du danger
le sieur Couillard de Lespinay, son beau-frère, qui était parti pour
faire la chasse dans les petites îles du voisinage. Dans une chaloupe,
avec sept hommes, il longeait, comme nous en ce moment, la côte
méridionale de l'île, lorsque, arrivé à la hauteur de la rivière
Maheust, que nous allons bientôt dépasser, il voulut s'assurer si les
personnes qui habitaient la maison de René Maheust s'étaient retirées
ailleurs. Il met à terre et envoie deux hommes pour reconnaître l'état
de l'habitation. Celui qui ouvre la porte jette un cri de terreur en se
voyant en face de quatre-vingt Iroquois qui se jettent sur lui, le tuent
et s'emparent de son compagnon. Comme un torrent qui rompt ses digues
les Agniers bondissent ensuite hors de la maison et courent vers la
chaloupe en remplissant l'air de leurs hurlements.

Par malheur, le reflux a fait échouer l'embarcation de M. de Lauson qui
s'efforce, avec les siens, de la remettre à flot. Vains efforts, la
chaloupe enfoncée dans la vas et le sable reste immobile. Le désespoir
au coeur, les nôtres voient que la fuite est impossible et qu'il leur
faut mourir. Tous se recommandent à Dieu, et font face à l'ennemi. Trois
fois les Iroquois les somment de se rendre, en leur promettant la vie
sauve; mais nos gens qui savent bien le peu de confiance que l'on doit
reposer sur de pareilles propositions, répondent à coups de fusil. Que
vous dirais-je de plus. Tous tombèrent sous le tomohâk des Sauvages, à
l'exception d'un seul qui, blessé au bras et à l'épaule, fut fait
prisonnier. Le sénéchal que les Iroquois désiraient prendre en vie, se
défendit si vigoureusement jusqu'au dernier soupir qu'on dit qu'il eut
les bras hachés en morceaux pendant le combat.[21]

[Note 21: Voir «les Relations, le Journal des Jésuites, et les lettres
de la Mère de l'Incarnation.»]

--Mordious! s'écria Mornac échauffé par ce récit, c'était un brave! Mais
dites-moi, belle cousine, ces dangers sont-ils encore aussi fréquents?
Dans ce cas, vous auriez bien mieux fait, ainsi que Mme Guillot de
rester à la ville.

--Je vous avouerai, mon cher chevalier, que nous n'avons pas eu de ces
catastrophes, aux environs de la capitale, depuis ce temps-là. Mais, en
fin de compte, sachez que nous, femmes de ce pays, nous somme aguerries
et que nous apprenons, par la fréquence du danger, à vendre chèrement
notre vie. Ainsi, outre que Mme Guillot et moi savons passablement
manier l'arquebuse, voici un bijou que je porte toujours sur moi et avec
lequel je saurais fort bien me défendre contre un ennemi.

Mlle de Richecourt entr'ouvrit un des plis de sa robe et tira de sa
ceinture un petit poignard à manche d'argent incrusté de perles et de
pierreries, longue de six pouces et fort étroite, mais aiguë comme une
aiguille. Elle en fit miroiter au soleil la lame brillante et
damasquinée et jeta un regard de côté à Vilarme qui, assis en avant,
baissa les yeux. Il avait compris.

--Certes! ma cousine, dit Mornac qui devant Mme Guillot feignit ne pas
avoir saisi l'allusion secrète cachée sous la menace de la jeune fille à
l'adresse de Vilarme, certes, je reconnais bien en vous ce sang généreux
des comtes de Richecourt dont je m'honore d'être le très-humble parent!

Ce Gascon de Mornac!

Cependant le vent tenait bon et la chaloupe courait allégrement par le
milieu du chenal entre l'île d'Orléans, à gauche, et la côte de Beaumont
déserte alors, et dont les feuillages jaunis ondulaient à droite, sur le
ciel clair du matin, et prenaient des teintes dorées sous vifs rayons du
soleil.

Après avoir remis le poignard dans le ceinturon qui emprisonnait sa
taille, Mlle de Richecourt se tourna presque entièrement du ôté de
Mornac; et là, pensive, la tête à demi inclinée, les longues torsades de
ses cheveux bruns effleurant l'épaule du chevalier, elle laissa traîner
le bout de ses ongles dans l'eau fugitive qui, ravie d'aise de baiser
une aussi belle main, se prit à babiller aussitôt et à pousser de joyeux
petits rires.

Assis derrière elle, à la barre, Louis Jolliet qui aurait craint de
regarder trop longtemps la jeune fille en face, la contemplait
maintenant d'un air rêveur et triste. Entre les boucles épaisses de la
chevelure de Jeanne, il apercevait la courbe gracieuse de sa joue
fraîche et veloutée, la naissance de son cou blanc, avec les cheveux
follets qui se tordaient capricieusement sur la nuque, ainsi que de
mignons fils de soie bronzée.

--Mon Dieu! qu'elle est belle et que je l'aime! se dit Jolliet.

Car il adorait Jeanne comme un fou, ce pauvre enfant, avec toute
l'ardeur des ses dix-huit ans et de sa pure jeunesse, avec cette passion
craintive de son âge, sentiment tout éthéré qui ne redoute rien tant
qu'un aveu.

Tous, nous avons savouré ce premier et délicieux amour qui survit à
toutes les affections d'un âge plus avancé, et illumine les beaux jours
de l'adolescence comme la pure lumière d'un phare lointain dans une nuit
calme de printemps. Béni soit Dieu de nous octroyer au matin de la vie
ces divins mais trop courts moments d'extase dont le seul souvenir nous
fait encore tressaillir de bonheur alors que, le coeur meurtri par les
déception de l'âge mûr, nous avons vu s'évanouir, une à une nos plus
chères illusions.

Il y avait deux ans que Louis aimait Mlle de Richecourt, c'est à dire,
depuis le jour où son coeur s'éveillant à la vie des passions, lui avait
révélé qu'il existe un autre amour, plus vif, plus ardent, plus
extatique que celui d'un bon fils pour sa mère. Eh! comment ne
l'aurait-il pas aimée, cette belle jeune fille, dont le hasard avait
fait sa compagne de chaque jour. Depuis deux ans il adorait Jeanne qui
ne s'en doutait pas. Car lorsque le pauvre garçon se prenait à songer
qu'il osait, lui, presque enfant, lui, peu fortuné, jeter des yeux de
convoitise sur la riche et brillante demoiselle de Richecourt, il se
sentait pris d'effroi, et sa passion lui semblait d'une telle folie
qu'il se jurait de ne la laisser jamais deviner à celle qui en était
l'objet. Il s'était tenu parole; jamais un mot, un regard, un geste ne
l'avait trahi. Pourtant, il sentait bien que du jour où Jeanne
laisserait le toit de Mme Guillot pour suivre un époux qui ne serait pas
lui, il sentait que son coeur se briserait.

Oh! qu'il en est de jeunes filles qui effleurent ainsi, sans le savoir,
un sentiment vrai, généreux, brûlant. Elles n'auraient qu'à tendre la
main, qu'à pencher une joue rougissante en attirant avec adresse, sur es
lèvres qui n'ont jamais su mentir aux élans du coeur, l'aveu de ce
sincère amour qui ne se rencontre que chez les très-jeunes gens, et elle
verraient le bonheur escorter leur vie entière. Mais non, elles passent
indifférentes et froides auprès de ce jeune homme franc et noble encore,
et s'en vont plus loin mendier les regards et les promesses d'un homme
de trente ans que ne croit plus à l'amour mais songe à s'établir et
passe, surtout, pour en avoir les moyens. Celui-ci, du moins est mûr
pour le mariage... Quelques mois après, elles pleurent leurs beaux rêves
à jamais envolés!

Louis Jolliet regardait donc la jeune fille et sentait une larme rouler
dans ses yeux.

--Oh! que n'ai-je cinq ans de plus! se disait-il. Que ne suis-je
gentilhomme avec une belle te brillante lame au côté, avec une grande
plume ondoyante à mon feutre, comme cet heureux chevalier de Mornac. Oh!
je lui dirais alors en tombant à ses genoux:--Jeanne, je vous aime comme
un insensé! Je suis pauvre, je n'ai rien à vous offrir que mon coeur et
mon épée. Veuillez en accepter l'offrande, et je me relève radieux, et
je cours là où se trouvent et gloire et fortune. Dans un an, dans trois
ans je reviendrai glorieux et digne, peut-être de vous.--Mais hélas!...

Le pauvre garçon se sentit si misérable qu'un gros soupir vint se briser
dans sa gorge. Telle fut la douleur qu'il en ressentit, qu'il ne put
étouffer une espèce de sanglot que tous entendirent, à l'exception de
Vilarme et de Joncas.

Mme Guillot examinait, depuis quelques instant, son fils à la dérobée.
Son coeur se serrait. Avec ce regard profond d'une mère, elle devinait
tout et pouvait à peine retenir une larme. Car elle sentait qu'il se
détachait de son sein comme un lambeau sanglant de l'affection de son
fils. Il allait aimer une autre femme! Toutes les mères ressentent cette
douleur jalouse et beaucoup ne la peuvent cacher. Inutile de dire que ce
sentiment de jalousie ne développe encore davantage à l'égard du gendre
ou de la bru qui, depuis près de six mille ans, succombent chaque jour
dans leur lutte impuissante contre la perfide influence des
belles-mères.

--Eh bien! qu'avez-vous donc, mon jeune ami? demanda Mornac à Jolliet,
pour rompre le silence qui régnait depuis quelques minutes.

--Rien... un peu de rhume causé, je crois, par la fraîcheur du matin,
répondit Jolliet en rougissant jusqu'aux yeux.

Vilarme tournait le dos, et, pour se donner quelque contenance, causait
avec Baptiste Joncas. Celui-ci, à moitié couché sur son banc, regardait
prosaïquement s'enfuir les côtes boisées de l'île d'Orléans. Vilarme lui
parlait pêche et chasse et le questionnait spécialement sur les
différentes espèces de gibier qui gîtent dans les île situées en face de
la Pointe-à-Lacaille. Joncas répondait de son mieux, tout en se disant
que la figure de son interlocuteur ne lui allait en aucune sorte.

Pendant ce temps, le Renard-Noir nageait hardiment à l'arrière de son
canot. Manié par le bras musculeux du Sauvage, l'aviron coupait la
vague, montait et redescendait avec une puissante régularité. Aussi la
pirogue glissait-elle avec la rapidité d'un saumon, sur la surface de
l'eau. Tout occupé que fut le bras du Huron, son oeil ne l'était pas
moins. Ses regards allaient sans cesse d'un rivage à l'autre, sondant
chaque anse, scrutant chaque pointe, interrogeant les rochers et les
buissons qui bordaient la grève de l'île d'Orléans et celle de la côte
du Sud. Il regardait ainsi pour ne pas être surpris et pour se garder de
tomber dans une embuscade iroquoise.

Mais les deux rives étaient silencieuses et désertes et nul être vivant
n'en troublait la solitude, à l'exception, toutefois, de quelque goëland
dont le blanc plumage se dessinait sur le fond bleu de l'eau et qui,
perché sur une roche isolée, s'envolait au passage des voyageurs qu'ils
saluait qu'il saluait de son cri moqueur et strident. Quelques bandes de
canards et d'outardes sauvages, qui nageaient en plein fleuve, se
levaient bien aussi de ci et de là, mais avec un grand bruissement
d'ailes et des cris pour aller s'abattre et continuer un peu plus loin
leurs ablutions matinales et leurs ébats sur l'eau profonde.

A part ces quelques bruits de la nature, la solitude était complète.
L'oeil des voyageurs, frappé de ce grand silence qui pesait sur une
région presque vierge encore, suivait rêveur et surpris le faîte
onduleux et jaunissant des forêts primitives mirant leurs énormes troncs
moussus sur les bords de la rive droite du fleuve qui roulait
majestueusement ses grandes eaux à leurs pieds séculaires.

Dans l'éloignement, à gauche, les hautes Laurentides dressaient dans le
ciel pur leurs flancs bleuâtres et leurs cimes tourmentées. De ce côté,
elles bornent fièrement l'horizon et dominent de leurs masses imposantes
le Saint-Laurent qui semble reconnaître son impuissance à rompre jamais
cette digue gigantesque, et baise en passant, les pieds comme un esclave
soumis.

Là-bas, en avant des embarcations, émergeait du sein de l'onde un groupe
d'îles qui, par un parcours de plus de dix lieues, élèvent au dessus de
l'eau leurs têtes curieuses comme pour regarder couler les flots.

Enfin, tout au fond, ver le golfe, l'eau seulement, rien que l'eau avec
le ciel au-dessus; l'immensité et Dieu.

Il pouvait être une heure de l'après-midi et le soleil resplendissant de
ce beau jour d'automne commençait à incliner du côté de l'Occident. Les
deux embarcations se trouvaient vis-à-vis de l'endroit, sauvage alors,
où s'élève aujourd'hui le joli village de Saint-Michel.[22]

[Note 22: A l'époque qui nous occupe (1664) les paroisses suivantes ne
devaient pas exister sur la côte du sud, entre Lévi et la
Pointe-à-Lacaille, inclusivement, puisqu'elles ne commencèrent à tenir
des registres: Beaumont qu'en 1692, Saint-Michel 1698, Saint-Vallier
1713 et Berthier 1728 seulement.]

A bord de la chaloupe, la conversation languissait. Chacun y suivait le
cours de ses pensées, regardait l'eau s'enfuir et se laissait bercer,
avec ses rêveries, au doux roulis des lames.

Seul dans son canot le Renard-Noir allait ramant toujours. Mais depuis
quelques minutes il se retournait fréquemment pour regarder en arrière.
Il semblait inquiet. Rien pour le préoccuper en avant. Les rives y
étaient désertes. Mais là bas, sur le chemin déjà parcouru, quelque
chose, un point noir entrevu sur l'eau, l'avait troublé. Il avait cru
voir, à plus d'une lieue en arrière, un canot qui les suivait de loin.
Maintenant son oeil se lassait en vain d'interroger la surface du
fleuve. Une éblouissante traînée de lumière, produite par la
réverbération des rayons du soleil s'étendait sur l'eau tranquille et
empêchait le Sauvage d'embrasser entièrement en arrière toute la largeur
du fleuve. A deux ou trois reprises, il lui avait bien semblé entrevoir
encore cette tache noire et mobile ou milieu de la gerbe lumineuse qui,
dans un vaste parcours, faisait miroiter l'eau. Mais son oeil ébloui par
l'éclat des ces innombrables scintillations se fermait aussitôt Malgré
ses efforts.

Enfin le canot, qui les suivait de loin, après être sorti de cet
éblouissant foyer de lumière, lui apparut soudain se dirigeant du côté
de l'île d'Orléans près des rives de laquelle il disparut bientôt.

L'attention du Renard-Noir se trouvait tellement concentrée sur ce seul
point, qu'il ne remarqua pas deux autres canots qui, sur une ligne
parallèle au premier, suivaient aussi de loin nos voyageurs, en longeant
la côte du Sud.

Après avoir constaté que le canot suspect gagnait l'île, le Sauvage pensa
qu'il n'y avait rien à craindre, et reprit sa quiétude première en
continuant à ramer de l'avant.

--Si nous mangions quelque chose, dit tout à coup Mme Guillot.

--Mais c'est une fort heureuse idée réplique Mornac.

--Oui, le grand air m'a ouvert l'appétit, dit Jolliet pour se donner un
peu de contenance; car il n'avait presque point parlé depuis le départ.

Mme Guillot se fit passer le panier aux provisions. Il contenait un
frugal repas: du pain, du beurre, du lard et du fromage, accompagnés, je
dois le dire, d'une bonne bouteille de vin d'Espagne.

Ce goûter, pris sur le pouce, mit fin au silence et l'on se remit à
causer en mangeant. On allait dépasser bientôt la pointe de Berthier. La
marée commençait à baisser.

--Si le vent tient toujours du _sorouet_, dit Joncas, nous serons
arrivés dans une heure.

--Nous ne sommes donc pas loin de la Pointe-à-Lacaille, dit Mornac après
avoir avalé, avec évidente satisfaction, un demi gobelet d'un vin rouge
et généreux.

--Nous n'avons plus qu'une couple de lieues à faire, répondit Joncas en
allumant sa pipe, brûle-gueule tout noirci par l'usage.

--Comment nommez-vous ces îles qui s'étendent à notre gauche, demanda
Mornac à sa cousine qui grignotait des dents blanches une croûte de pain
dorée.

--Nous avons passé, tout-à-l'heure, l'île Madame. Celle que vous voyez
là-bas, un enfoncée vers la côte du Nord, est l'île Patience. En deçà,
et en avant de nous sont l'île aux Reaux et la Grosse-Île, l'île
Sainte-Marguerite les suit. Après viennent plusieurs petits îlots, puis
l'île aux Grues, et la dernière que vous apercevez là-bas, en devant,
l'île aux Oies. Ces deux dernières sont seules habitées par deux ou
trois familles. Est-ce bien cela, Monsieur Joncas.

--Oui, Mademoiselle, mais il faut, tout de même que vous ayez une fière
mémoire, puisque vous n'êtes venu ici que deux fois et qu'il y a plus de
deux ans que je vous ai donné ces noms-là.

--C'est dans le voisinage d'une de ces îles, remarqua Mme Guillot d'un
air attristé, que mon pauvre père, M. Adrien d'Abancour, se noya avec M.
Etienne Sevestre, le 2 mai 1640. Ils étaient allés chasser de compagnie
dans ces parages et l'on suppose que leur canot chavira. Un an plus
tard, mon premier mari, feu M. Jean Jolliet, trouva les ossements de mon
père sur le rivage d'une de ces îles, et les apporta à Québec où la
sépulture en fut solennellement faite.[23]

[Note 23: Dictionnaire généalogique de M. Tanguay, au mot _d'Abancour_.]

--Ces deux ou trois taches blanches que vous apercevez tout là-bas,
presque à fleur d'eau, sur le bout de l'île aux Oies, repartit Jeanne,
pour chasser les tristes souvenirs de Mme Guillot, sont l'habitation et
les bâtiments qui appartenaient à la famille Moyen, avant qu'elle n'eût
été massacrée par les Iroquois.

--Y a-t-il longtemps de cela? demanda Mornac.

--Il y a, je crois, neuf ans, mon cousin, que ce funeste évènement eut
lieu. Le sieur Moyen, bourgeois de Paris, qui était établi avec sa
famille, dans l'île aux Oies, fut surpris dans sa maison par des
Agniers, pendant que ses serviteurs étaient absents. Il fut tué avec sa
femme, ses enfants, ainsi que ceux du sieur Macard, furent emmenés
captifs. L'aînée des deux demoiselles Moyen se maria, deux ans plus
tard, avec le brave sergent-major, Lambert Closse, le héros de Montréal
qui a été tué aux environs de cette ville, il y a deux ans, dans un
combat contre les Iroquois. [24]

[Note 24: «L'île aux Oies avait été concédée par la compagnie de la
Nouvelle-France à M. de Montmagny, qui visitait souvent ce lieu, pour y
jouir du plaisir de la chasse. Après le départ de M. de Montmagny, son
procureur en vendit la moitié au sieur Louis Théandre Chartier de
Lotbinière, et l'autre moitié au sieur Moyen qui conduisait des travaux
considérables lorsqu'il y fut tué.» M. Ferland (Archives du greffe de
Québec, actes de Jean Durand, Notaire, 1654.)]

Tout en devisant ainsi, on arriva, sur les deux heures et demie à la
Pointe-à-Lacaille qui avançait dans le fleuve ses arpents de rochers
boisés.

Quand on l'eut dépassée d'une centaine de perches, le jeune Jolliet
remit à Joncas la barre du gouvernail, car il fallait ne pas manquer
l'embouchure et le chenal de la petite rivière à Lacaille, manoeuvre
assez difficile, vu la longueur des battures et le peu de profondeur de
l'eau.

L'embarcation inclina à droite en gagnant la rive sud, basse, plate et
partout boisée à l'exception, toutefois d'une centaine d'arpents carrés
qui étaient défrichés et ensemencés, et où s'élevaient trois ou quatre
maisons de bois blanchies à la chaux, dont la plus grande et la plus
rapprochée, sur la rive ouest de la petite rivière à Lacaille,
appartenait à Mme Guillot.

A l'une des croisées de cette habitation flottait une banderole bleue
pour signifier aux arrivants qu'ils n'avaient rien à craindre et que
tout aux environs était tranquille.

En entrant dans la rivière à Lacaille, aux acores basses, garnies
d'ajoncs et de broussailles, le Renard-Noir jeta un dernier coup d'oeil
en arrière. Mais il ne remarqua rien d'insolite. L'éloignement
l'empêchait de distinguer un canot d'écorce qui, à deux lieues au large,
venait de s'arrêter vis-à-vis de nos voyageurs et près de l'île
Sainte-Marguerite avec les bords de laquelle il se confondait facilement
pour quiconque ignorait, en ce lieu, la présence de la pirogue. D'un
autre côté, si la Pointe-à-Lacaille ne se fût pas interposée entre les
regards du Huron et le rivage de Berthier, il aurait certainement
distingué deux canots qui faisaient force de rames en rasant de près la
côte du Sud. Ces derniers, suivant la manoeuvre du canot isolé qui
venait de s'arrêter près de l'île Sainte-Marguerite, et qu'une attention
soutenue et prévenue permettaient à leurs yeux de lynx d'entrevoir au
large, arrêtèrent aussi leur course à peu près une demi-lieue au-dessus
de la Pointe-à-Lacaille.

Ceux qui montaient ces deux derniers canots débarquèrent sur le rivage
et s'enfoncèrent dans les bois plein d'ombre et de silence où ils firent
halte, après avoir emporté leurs pirogues avec eux.

De l'autre côté, le canot de l'île Sainte-Marguerite venait aussi de
disparaître tout à fait.

Pendant ce temps-là, nos connaissances, réjouies d'être arrivées sans
encombre, mettaient pied à terre à quelques pas de l'habitation de Mme
Guillot, où la femme de Joncas reçut ses maîtres avec un joyeux
empressement.




                             CHAPITRE VI

                         SOUVENIRS DU PASSÉ


Lorsque vous sortez du bassin de Saint-Thomas de Montmagny et que vous
remontez le fleuve en longeant la côte du Sud, vous apercevez, à peu
près une demi-lieue en avant, une humble rivière qui traîne ses eaux
vaseuses jusqu'au Saint-Laurent. C'est la rivière à Lacaille près de
l'embouchure de laquelle s'élevait jadis le premier village de
Saint-Thomas.

De cet établissement primitif que portait le nom de Pointe-à-Lacaille, à
peine reste-t-il, à demi enfouies au pied de la falaise, quelques
pierres qui firent autrefois partie des murailles de la vieille église
bâtie et bénite en 1686, sur un terrain concédé par le sieur Guillaume
Fournier au missionnaire de l'endroit, Messire Morel.[25]

[Note 25: Le terrain donné pour y bâtir une église, un presbytère et
leurs dépendances, avait trois arpents en superficie. Je trouve ces
renseignements dans un manuscrit intitulé «Mémoires touchant la paroisse
de St. Thomas, Pointe-à-Lacaille, etc.», et dû aux recherches de feu
Messire Robson, autrefois curé de l'île-aux-Grues. D'après M. Robson,
l'on donna le nom de St. Thomas à cette église, en considération du
premier missionnaire M. Thomas Morel. De là le nom actuel de ma paroisse
natale.

Le manuscrit de M. Robson est actuellement en la possession de Mme
Patton, à St. Thomas.]

Le lecteur curieux de connaître l'histoire de la vieille église peut se
renseigner en lisant les jolies pages que M. Eugène Renault a
consacrées, dans les _Soirées Canadiennes_ de 1864, à ces ruines que les
flots rongeurs ont fini par entraîner avec eux dans le lit du fleuve.

Pour moi, comme l'époque où j'ai placé le présent récit me reporte à
vingt ans avant la construction de la vieille église, je ne m'occuperai
pas d'avantage des souvenirs qui se rattachent à ses ruines. Il me
suffira de dire qu'un siècle après l'érection du petit temple de la
Pointe-à-Lacaille, les habitants du lieu voyant que les flots avaient
depuis cent ans, rongé une douzaine d'arpents de la falaise, et
menaçaient d'envahir bientôt la chapelle et les habitations du hameau,
abandonnèrent tout-à-fait un endroit si dangereux, et s'en allèrent, à
une demi-lieue plus bas, construire une autre église et de nouvelles
demeures sur les lieux où s'élève aujourd'hui le grand village de
Saint-Thomas. J'allais dire la petite ville de Montmagny, mais j'ai
craint que mon titre d'enfant de la place ne me fit taxer d'orgueil.

J'ai déjà dit, je crois, qu'il n'y avait à la Pointe-à-Lacaille, en
1664, que deux ou trois maisons d'assez pauvre apparence. C'est qu'en
effet l'établissement commençait à peine, et qu'il devait bien s'écouler
une quinzaine d'année, après la venue des premiers colons, lorsqu'on
crut devoir y tenir les registres, en 1679.

Selon l'opinion de M. l'abbé Tanguay, et c'est la plus naturelle, le nom
qui désignait la Pointe-à-Lacaille, lui vient de M. Adrien d'Abancour
dit Lacaille, noyé en 1640 dans les îles situées en face. M. d'Abancour
aurait été le premier propriétaire de la pointe et de la petite rivière
qui portent encore le surnom de Lacaille.

D'abord la propriété de M. de Montmagny auquel le roi l'avait cédée le 5
mai 1646, (voir _Bouchette's Topography of Canada_) la seigneurie de
Saint-Luc, aujourd'hui Saint-Thomas, appartint ensuite à Noël Morin qui,
en 1680 mourut chez son fils Alphonse, lequel s'était établi à la
Pointe-à-Lacaille. Leurs nombreux descendants portent le nom de
Morin-Valcourt.

Le gendre de Noël Morin, Gilles Rageot, notaire royal et garde-notes à
Québec, devint après son beau-père, seigneur du fief de Saint-Luc,
Rivière-à-Lacaille. Le sieur Louis Couillard de L'Espinay, fils de
Guillaume Couillard et Guillemette Hébert, succéda, vers la fin du
dix-septième siècle aux droits des trois premiers seigneurs.

Ceux qui sont familiers avec notre histoire savent quelle était
l'organisation qui présidait à l'établissement des paroisses dans la
colonie naissante de la Nouvelle-France. Le roi y cédait un fief à celui
de ses sujets qu'il en jugeait digne et qui, en retour devait à couronne
foi et hommage, avec l'aveu, le dénombrement et le droit de quint, etc.,
à chaque mutation. Ce seigneur divisait son fief en fermes qu'il
concédait lui-même à raison d'un ou deux sols par arpent et d'un
demi-minot de blé pour la concession entière. Les censitaires devaient,
en échange, faire moudre leur grain au moulin du seigneur auquel ils
donnaient la quatorzième partie de la farine pour droit de mouture, et
payer, pour lods et ventes, le douzième du prix de leur terre.

Bien qu'à l'origine les seigneurs possédassent au Canada le redoutable
droit de haute, moyenne et basse justice, ils ne l'exercèrent que
rarement et l'histoire n'en mentionne aucun abus. A vrai dire, nos
seigneurs étaient plutôt des fermiers du gouvernement que les
représentants de ces feudataires et tyrans du moyen-âge qui traitaient
le peuple comme du vil troupeau d'esclaves taillables et corvéables à
merci. Aussi bien, comme le disait Frontenac en 1673, le roi
entendait-il qu'on ne les regardât plus que comme des engagistes et des
seigneurs utiles. Partant de là et considérant les résultats obtenus,
l'on peut dire que ce système de colonisation était l'un des meilleurs
que l'on pouvait mettre en usage à cette époque, vue que les seigneurs
avaient le plus grand intérêt à attirer des colons sur leur fief et à
les bien traiter pour en augmenter rapidement le nombre.

Aux temps difficiles où se reporte cette histoire, chaque petit bourg
avait son fort où l'on se réfugiait en cas d'alerte pour résister aux
bandes d'Iroquois qui rôdaient continuellement par toute la colonie. Ce
fort consistait en une enceinte de pieux et occupait habituellement le
centre du bourg. Il entourait assez souvent la demeure seigneuriale et,
quelquefois, était défendu par de petites pièces de canon dont les
Sauvages avaient grand'peur.

En 1664, il n'y avait pas encore de seigneur résidant au petit
établissement de la Pointe-à-Lacaille et M. Louis Couillard de l'Espinay
ne devait se faire construire un manoir aux abords du bassin de
Saint-Thomas que plusieurs années après; de sorte que la demeure de Mme
Guillot, qui se trouvait la plus ancienne et la plus grande, était
protégée par une enceinte de palissades hautes d'une quinzaine de pieds
et qui entourait à la fois la maison, la grange et les dépendances,
toutes situées sur la rive gauche de la Rivière-à-Lacaille.[26]

[Note 26: C'est-à-dire sur la rive opposé à celle où l'on trouve encore
des vestiges de la Vieille-Église. La propriété qui borde ainsi la rive
gauche de la Rivière-à-Lacaille, près de son embouchure, appartient
maintenant à mon bon ami, M. L. H. Blais, qui, plus sensible aux joies
de la famille et aux douces occupations domestiques, qu'aux soucis de la
politique, vient de se retirer volontairement de la vie publique où ses
talents lui assuraient pourtant un bien beau rôle.]

Les détails qui précèdent laissent voir, en peu de mots, comment se
formaient les paroisses dans les premiers temps de la colonie.

Nous rejoignons nos personnages dans l'habitation de Mme Guillot, sur le
six heures du soir, avant le souper. Tandis que la maîtresse de céans
s'occupe à ranger les assiettes sur une grande table carrée, au milieu
de la cuisine, et que la femme de Joncas, est à moitié enfouie sous le
haut manteau de la cheminée où la flamme pétille gaîment et rougit le
frais visage de la jeune fermière qui surveille avec recueillement la
cuisson d'une omelette au lard, Jeanne de Richecourt, Mornac et Jolliet,
debout devant les deux fenêtres de la cuisine qui regardent sur le côté
du nord, assistent silencieux au coucher du soleil.

Aussi le spectacle qui attirait leur attention est-il propre à captiver
des âmes jeunes et passionnées.

Globe de flamme incandescente, le soleil s'inclinait à l'occident vers
la cime des Laurentides derrière laquelle il allait bientôt disparaître.
Eclairé fortement par les derniers rayons de l'astre, le sommet du Cap
Tourmente se découpait ainsi qu'un immense diadème aux dentelures d'un
or ardent comme celui de la Guinée, pendant que le reste du cap reposait
à demi effacé dans l'ombre.

On aurait dit le grand génie du fleuve, agenouillé sur les bords de son
empire et la tête perdue dans les nuages roses du couchant. Sur le
parcours de six lieues qui sépare en cet endroit les deux rives, une
immense traînée de flamme étreignait le fleuve dont les eaux
paraissaient bouillonner sous ce brûlant contact. A l'horizon, au-dessus
du soleil et des montagnes, de grands nuages rouges frangés de
brillantes teintes cuivrées se déployaient dans l'espace, comme de longs
drapeaux de pourpre et d'or, dont les reflets coloraient en rose la tête
des monts et le dos rugueux des îles que l'on aurait cru voir flotter au
milieu du Saint-Laurent. Ainsi éclairés, ces îlots semblaient être de
gigantesques cétacés rougeâtres, qui seraient surgis brusquement des
eaux pour contempler ce merveilleux spectacle du roi de la nature, se
couchant au milieu de sa cour et environné des splendeurs de sa gloire.
A la fin du jour ainsi qu'à l'aurore, la nature entière tressaille d'une
telle exubérance de vie que les objets, même inanimés, nous semblent
s'agiter comme pour saluer l'astre puissant chargé par Dieu de féconder
la terre.

La main droite appuyée sur l'épaule de son cousin Mornac, la tête
légèrement inclinée, ses grands yeux bruns animés par cette scène
grandiose, Jeanne de Richecourt se laissait doucement bercer au roulis
extatique de sa rêverie. La lumière rouge du couchant jetait sur sa
figure de fauves reflets qui, plus accentués encore sur les ondes
luisantes de sa chevelure noire où ils ruisselaient comme des traits de
feu, faisaient ressembler la jeune fille à ces brunes madones que le
soleil chaud de leur beau pays inspirait aux artistes de l'Espagne.

Accoudé sur une autre fenêtre, à quelques pieds de Jeanne, Louis Jolliet
pensait en soupirant:

--Qu'elle est belle, ô mon Dieu!... Et jamais pour moi!...

--Sandious! tout beau, mon coeur! se disait Mornac en contemplant sa
belle parente, je crois que vous palpitez plus vite qu'à l'ordinaire. Ah
çà! chevalier, mon ami, allez-vous donc vous énamourer sottement d'une
cousine que vous connaissez à peine, vous autrefois la terreur des
belles?... Après tout, mon gentilhomme, savez-vous qu'elle est
furieusement gentille, votre parente! Oui, mordious!...

Dans l'ombre, à quelques pas en arrière, la figure sombre comme celle de
Méphistophélès auprès de Faust et de Marguerite, Vilarme examinait les
jeunes gens et fronçait ses épais sourcils roux.

--Regardez-vous tant que vous voudrez, mes agneaux, grommelait-il en
dedans; mais je suis près de vous et tant que j'y resterai, vous pourrez
difficilement échanger vos confidences. Quant à toi, pauvre petit Jolliet,
tu peux, si cela te plaît te crever le ventre de tes soupirs. Je ne te
crains pas, car elle ne se doute même point de ton sot amour d'écolier.

Déjà, cependant, le soleil descend et disparaît en arrière des montagnes
qui, peu à peu, se sont assombries. Seuls les nuages rouges et dorés qui
drapent l'horizon reçoivent encore, grâce à leur élévation le reflet des
rayons du soleil, et ont conservé leurs brillantes couleurs. Mais à
mesure que l'astre s'enfonce dans ces régions alors inconnues du
nord-ouest, les nues ainsi éclairées passent par gradation du rouge
pourpre au rose, du rose pâle au jaune clair, et leurs dernier lambeaux
d'un blanc lumineux vont s'éteindre à côté de la première étoile dont la
sereine lumière s'allume au fond du firmament dans l'ombre de la nuit
tombante.

--Allons! Mademoiselle et Messieurs, le souper est servi, fit Mme
Guillot en se frappant les mains pour tirer ses hôtes de leurs rêveries.
Et tous vinrent se placer autour de la table à chaque bout de laquelle
fumaient de riches omelettes aux paillettes dorées et croustillantes.

Comme bien on le pense, l'appétit ne fit pas défaut à nos voyageurs et
l'entrain augmentant à mesure que la faim se satisfaisait, la causerie
devint bientôt générale et très-animée. Mme Guillot se piquait d'amuser
ses hôtes, Mornac faisait de l'esprit, Jeanne, toute heureuse de sentir
à coté d'elle un sûr appui, n'avait pas été si gaie depuis longtemps et
Jolliet influencé par l'animation commune avait, par moment, d'heureuses
saillies. Seul Vilarme aurait pu faire une ombre trop prononcée dans ce
gai tableau; mais sentant combien sa position deviendrait gênante et
ridicule s'il continuait à garder ses funèbres airs de croque-mort, il
s'efforçait d'être aimable.

L'heure du souper s'écoula donc rapide et enjouée.

Lorsqu'on sortit de table, le jour avait fait place à la nuit qui
s'étendait sereine et calme sur les sauvages régions d'alentour.

En se levant de table, Jolliet porta sa chaise auprès du mur et tout à
côté de l'une des fenêtres qui regardaient sur le nord; puis il se
rapprocha vivement de la croisée en s'écriant:

--Oh! venez donc voir la belle aurore boréale!

On accourut aux fenêtres et chacun put contempler la scène féerique
offerte ce soir-là, par le ciel et la terre.

D'abord d'une teinte égale et uniforme, une grande lueur blanche, qui
s'élevait du côté du nord et montait dans l'espace, se fendit en
millions de striures lumineuses et frangées comme les innombrables
stalactites suspendues à la voûte de grottes merveilleuses, et sur
lesquelles la lumière des torches se réfléchit avec des scintillations
infinies.

Ces grands courants, d'un blanc éclairé, commencèrent à se mouvoir, à
courir avec rapidité sur le fond du ciel sombre. Tantôt avec la vitesse
de la fusée qui part, ils se déroulaient dans le firmament comme
d'immenses rubans de satin blanc et moiré qui ondulaient sur l'obscurité
de la nuit avec des reflets argentés. Puis, comme secoués par un souffle
mystérieux, ils se balançaient un moment au-dessus de la terre assombrie
et se repliaient soudain sur eux-mêmes avec la promptitude d'un éclair
qui s'éteint.

Reprenant après leur nuance égale et primitive, ils allaient se
développer au-dessus de l'horizon comme un large turban, enroulé sur la
tête du globe, et qui faisait miroiter dans l'infini son céleste tissu
piqué ça et là de fils d'or figuré par des étoiles scintillant au
travers de ces vaporeuses clartés.

Tantôt ils se séparaient distinctement, et, ainsi qu'une folle troupe
d'esprits titaniques, il couraient aux quatre coins de l'horizon,
formaient une gigantesque chaîne et dansaient autour des mondes la ronde
la plus fantastique et la plus échevelée.

Ils allaient, tournant si vite, qu'à les regarder, l'oeil se sentait
pris de vertige, quand tout-à-coup, ce grand cercle mouvant se resserre,
se rétrécit encore, s'amincie vers son centre et s'arrête immobile, mais
toujours lumineux, au milieu du ciel où il forme un soleil énorme dont
les rayons sans nombres dardent en dehors leurs traits pâles et
tremblotants. Sombre d'abord, le centre de cet astre éphémère prend
bientôt une couleur rougeâtre qui devient pourpre en un mouvement,
tandis qu'un brillant météore s'allume au sein de ce soleil étrange,
éclate, tombe vers la terre, en laissant à sa suite une fugitive traînée
tricolore, jaune verte et rouge, et va s'abîmer au loin vers le bas du
fleuve qui s'empourpre un instant d'une teinte enflammée, puis rentre
dans l'obscurité.

Et, comme si c'était un signal de retraite, le cercle aux rayons agité
là-haut se brise, et les courants de lumières diaphane se dispersent et
s'éteignent dans l'air, poursuivis par la lueur sanglante du centre,
laquelle grandit, s'épaissit, s'étend victorieuse dans l'insondable
coupole du ciel qui longtemps, durant la nuit, garda cette couleur d'un
rouge effrayant. [27]

[Note 27: On sait que les années 1663 et 1661 furent remarquables, au
Canada, par les phénomènes célestes et terrestres qui frappèrent
d'étonnement et même d'épouvante tous les esprits du temps.]

Les spectateurs de cette scène grandiose restèrent silencieux tous le
temps qu'elle dura.

Quand le météore s'éteignit dans le fleuve, Mornac s'écria:

--Voilà, sandis! qui est magnifique!

--Ce spectacle est en effet terriblement beau, repartit Mlle de
Richecourt. Il me rappelle ceux qui précédèrent le tremblement de terre
de l'hiver dernier. Dieu nous garde, cette année de semblables
agitations.

--Ce fut donc bien effrayant? demanda Mornac en accompagnant cette
question d'un regard brûlant qui fit baisser les longs cils noirs de
Mlle de Richecourt.

--Oh! oui! répondit Jeanne.

--Mais veuillez alors m'en faire le récit?

--Bien volontiers, mon cousin. Sachez d'abord que, durant l'automne de
1662, le ciel sembla nous donner des avertissements par des phénomènes
pareils à ceux d'aujourd'hui et plus terribles encore. «Au milieu du
mouvement rapide et brillant des aurores boréales, des météores ignés,
sous la forme de serpents embrasés, s'enlaçaient, les uns dans les
autres et volaient par les airs, portés sur des ailes de feu. Tout le
monde put voir à Québec un grand globe de flammes qui faisait un assez
beau jour pendant la nuit, si les étincelles qu'il dardait de toutes
parts n'eussent mêlé de frayeur le plaisir qu'on prenait à le voir. Les
habitants de la côte de Beaupré en remarquèrent un semblable s'étendant
au-dessus de leur champs comme une grande ville dévorée par l'incendie.
Leur terreur fut extrême, car ils crurent qu'il allait tout embraser. Un
même météore parut sur Montréal; mais il semblait sortir du sein de la
lune, avec un bruit qui était celui des canons et des trompettes, et
s'étant promené trois lieues en l'air, fut se perdre enfin derrière la
grosse montagne dont la ville porte le nom.»[28]

[Note 28: Relation du P. Jérôme Lalemant.]

Ces phénomènes continuèrent de se faire voir durant une partie de
l'hiver, lorsque arriva le lundi gras qui était le cinquième jour de
février. «La journée avait été belle et sereine. Bien des gens avaient
commencé à célébrer le carnaval par les amusements ordinaires, lorsque,
vers les cinq heures et demie du soir, on sentit dans toute l'étendue du
pays un frémissement de la terre, suivi d'un bruit ressemblant à celui
que feraient des milliers de carrosses lourdement chargés et roulant
avec vitesse sur des pavés. Bientôt cent autres bruits se mêlèrent à ces
deux premiers: tantôt l'on entendait le pétillement du feu dans les
greniers, tantôt le roulement du tonnerre, ou le mugissement des vagues
se brisant contre le rivage; quelquefois on aurait dit une grêle de
pierres tombant sur les toits; le sol se soulevait et s'affaissait d'une
manière effrayante; les portes s'ouvraient et se fermaient avec bruit;
les cloches des églises et le timbre des horloges sonnaient; les maisons
étaient agitées comme des arbres, lorsque le vent souffle avec violence;
les meubles se renversaient, les cheminées tombaient, les murs se
lézardaient; les glaces du fleuve, épaisses de trois ou quatre pieds,
étaient soulevées et brisées comme dans une soudaine et violente
débâcle. Les animaux domestiques témoignaient leur crainte par des cris
et des hurlements; les poissons eux-mêmes étaient effrayés, et, au
milieu de tous les sons discordants, l'on entendit les rauques
soufflements des marsouins aux Trois-Rivières où jamais on n'en avait
entendu auparavant.»

--En effet, ce devait être effrayant, dit Mornac avec un sourire. Mais
passant par votre bouche charmante, ces détails sont ravissants.

--Ne raillez pas, chevalier, car tout brave que vus soyez, vous auriez
eu frayeur comme tous ceux qui furent témoins de ce bouleversement.
«Bien que personne ne fût blessé, ni aucune maison renversée, la pensée
que la fin du monde arrivait, s'était emparée des esprits; aussi se
croyant aux portes de l'éternité, chacun se préparait au jugement
dernier. Le mardi gras et le mercredi des cendres ressemblèrent au jour
de Pâques, par le grand nombre de personnes qui s'approchèrent de la
sainte table, et tout le temps du carême continua de présenter le
spectacle le plus édifiant.»[29]

[Note 29: Voir les relations du temps.]

--Et vous pensez que les phénomènes célestes qui apparurent l'automne
précédent étaient des signes précurseurs du tremblement de terre?

--Pourquoi pas?

--Alors ceux de ce soir nous annonceraient donc aussi quelque malheur?
reprit l'incrédule Mornac en souriant.

--Tenez, mon cousin, si vous voulez m'en croire, répondit Jeanne avec un
air des plus sérieux, ne badinez pas là-dessus.

--Non, Seigneur! s'écria soudain la femme de Joncas qui allumait une
chandelle. Non, Monsieur, ne vous moquez pas de ces choses-là. Cela nous
porterait malheur.

--C'est vrai! fit Mme Guillot en jetant un regard de tendresse sur son
fils.

Mornac s'apercevant que son esprit railleur paraissait affecter
péniblement les dames, dit d'un ton plus sérieux au Renard-Noir qui, les
yeux encore fixés sur le ciel rouge, n'avait pas prononcé un mot depuis
le souper:

--Et vous, chef, que pensez-vous de ces choses-là?

Après un moment de silence, le Huron répondit:

--Le pauvre Sauvage n'a pas toute la science d'un homme blanc, et ses
croyances, bien qu'il soit aussi chrétien, son différentes des tiennes
sur beaucoup de choses. Tu ne vois, sans doute, dans ces signes que des
effets produits par une cause naturelle. Mais mes pères à moi m'ont
appris, et je respecte à ce sujet leurs enseignements, que ces brillants
esprits qui courent ainsi le soir, dans le territoire des nuages, sont
les âmes de nos ancêtres qui s'agitent là-haut pour avertir leurs petits
fils d'un danger prochain. Lorsque nous fûmes chassés par nos ennemis
des bords du grand lac, où blanchissent maintenant les os desséchés de
tous ceux qui nous furent chers, nos tribus en reçurent longtemps
d'avance, l'avertissement par de pareils signes. Mais le Grand-Esprit
avait frappé ses fils d'aveuglement. Comme des vieillards qui, sur le
soir de la vie, ne peuvent plus distinguer la lumière du feu de leur
cabane, nous étions frappés d'aveuglement. Bien loin d'être sur leur
gardes mes frères, malgré mes conseils et ceux de quelques anciens, se
laissèrent surprendre par l'ennemi et la grande nation huronne fut
écrasée, le peu qui en restait arraché du pays aimé de ses pères et
dispersé au loin comme les feuillages de la forêt sous le souffle
puissant des vents de l'automne.

--J'ai entendu parler, en effet, des malheurs de votre race, dit Mornac
qui ne raillait plus. Mais j'en aimerais bien entendre le récit de la
bouche même de l'un des acteurs de cette tragédie. Cependant j'ai peur
de réveiller vos douleurs en vous priant de me les raconter.

Le Huron réfléchit et dit:

--Le guerrier vaincu doit songer quelquefois à ses défaites pour en
savoir éviter de nouvelles, et penser aux maux que lui ont fait ses
ennemis pour ne pas oublier que la vengeance est douce au coeur de la
victime tant qu'il lui reste encore un battement de vie. Mon fils est
jeune et la parole d'un guerrier, qui pourrait être son père par l'âge
et l'expérience, lui sera d'un enseignement utile en lui exposant la
ruine d'une nation autrefois maîtresse de ces contrées.

Durant cet échange de paroles entre le Huron et Mornac, les dames
étaient allées s'asseoir auprès du feu qui flambait dans la cheminée,
Jeanne à côté de Mme Guillot. Toutes deux s'occupaient à des travaux
d'aiguille, tandis que la femme de Joncas, après avoir tout rangé dans
sa cuisine, s'asseyait auprès de son rouet à quelque distance de sa
maîtresse et se mettait à filer.

Mornac, pour ne pas paraître poursuivre sa belle parente, s'adossa
contre la fenêtre, à côté de Jolliet, et Vilarme auprès d'eux. Joncas,
qui venait d'allumer sa pipe avec un des tisons de l'âtre, fumait en
silence à côté de sa femme, un peu perdus tous les deux dans l'ombre.
Quant au Renard-Noir, il alla s'appuyer contre l'un des pans de la
cheminée. Là, debout, la figure à demi éclairée par les lueurs du foyer,
regardant ses auditeurs en face, il commença d'une voix profonde et
grave:

--La forêt avait reverdi seulement quatre fois au-dessus de ma jeune
tête, lorsque le grand chef des blancs, qu'ils appelaient Champlain,
vint établir, sur le cap de Stadaconna, la vaste bourgade que nous avons
quittés au commencement du jour qui vient de s'éteindre. Depuis ce
temps-là l'hiver a soixante fois blanchi les branches des bois.

«Notre nation, celle des Ouendats que les blancs ont nommés Hurons,
était la plus puissante de toutes les tribus qui couvraient les terres
de chasse du Canada. Les armes et le nombre de ses guerriers la
faisaient respecter au loin. La petite peuplade des Iroquois osait
pourtant croiser ses tomohâks avec les nôtres et ne craignait même pas
de nous attaquer. Ses guerriers étaient moins nombreux, mais plus unis,
plus vigilants, plus rusés, plus cruels que les nôtre porté à préférer
les expéditions de chasse aux courses continuelles dans les sentiers de
guerre. Que mes frère blancs ne croient pas que nos guerriers, une fois
au combat, fussent moins braves, moins forts, moins agiles que ceux des
Cinq Cantons. Mes frères se tromperaient. Mais ce que finit par causer
la perte de ma nation, c'est que le Grand-Esprit a toujours donné à ses
enfants hurons des coeurs plus doux et des yeux moins épris de la vue du
sang que ceux de nos ennemis. Tandis que les Iroquois ne craignaient
point de venir se cacher aux environs de nos villages pour enlever
quelques chevelures, nos guerriers, qui rêvaient de grandes chasses aux
caribous, se laissaient quelquefois surprendre jusque dans leurs
cabanes.

«Nous étions encore les plus nombreux et les plus forts, lorsque dans
l'été qui suivit l'arrivée du puissant chef blanc, mon père Darontal,
qui était le grand capitaine de notre nation, pria le vôtre
d'accompagner, avec quelques soldats blancs, nos hommes de guerre dans
une expédition contre les Cinq Cantons iroquois. Vos armes merveilleuses
et terribles alors inconnues aux enfants de la forêt, devaient nous
aider beaucoup en frappant nos ennemis d'épouvante. Ce qui arriva. Dès
que les Iroquois eurent vu les éclairs, entendu le tonnerre sortir de
vos armes et jeter la mort dans leurs rangs, ils se sauvèrent dans les
bois où nos guerriers les poursuivirent bien loin. Je me souviens
d'avoir entendu raconter cette victoire par mon père lorsqu'à son
retour, il suspendit au poteau du ouigouam, les scalps des ennemis qu'il
avait tués.»

Au souvenir des exploits de son père, la figure bronzée de Renard-Noir
s'anima d'un noble orgueil. Ses yeux, où les lueurs de foyer venaient se
réfléchir, semblaient lancer des flammes. Après quelques instants de
silence il reprit:

«--J'avais continué de croître et mes yeux avaient vu dix fois la neige
fondre autour de nos cabanes, lorsque le grand chef blanc vint passer un
hiver sous le ouigouam de mon père Darontal.[30] C'était à la suite
d'une seconde expédition contre nos ennemis les Iroquois. Elle avait été
moins heureuse que la première, et les nôtre avaient été obligés de s'en
revenir au pays, après voir tué pourtant beaucoup d'ennemis. La saison
des neiges était proche et nos guerriers n'avaient pas voulu se hasarder
à escorter votre capitaine jusqu'à Stadaconna. Ils l'avaient décidé à
passer l'hiver dans une de leurs bourgades. Votre chef choisit celle de
Carhagouba parce que mon père, qui était son ami, l'habitait. C'était le
plus grand village des attignaoantans.

[Note 30: On sait que Champlain fut obligé d'hiverner, en 1616, au pays
des Hurons, et qu'il y fut l'hôte de l'un des principaux chefs nommé
Darontal.]

«C'est alors que je le vis, cet illustre capitaine qui savait toutes les
choses que le Grand-Esprit peut donner aux hommes de connaître. Depuis
longtemps le bruit de son nom et de sa puissance avait frappé l'oreille
des femmes, des enfants et des vieux de notre nations, qui ne l'avaient
pas encore vu. Toutes les familles de la bourgade allèrent au-devant de
lui. Des coureurs nous avaient annoncé d'avance sa prochaine arrivée.
Quand il parut nos yeux n'étaient pas assez grands pour le regarder et
chacun admirait sa bonne mine, ses armes étranges et terribles et ses
riches vêtements.

«Pendant l'hiver qu'il passa sous le ouigouam de mon père, il me prit en
amitié, à la lueur du feu de la cabane, il commença à m'initier au
secret de deviner dans vos livres les signes visibles de la pensée. En
retour, je le suivais partout, je prenais soin des ses armes et
l'accompagnais à la chasse où je lui étais utile en portant ses
munitions et le gibier qu'il tuait.

«Je m'attachai tant à lui que je demandai à mon père d'accompagner le
grand capitaine à Stadaconna quand le printemps fut revenu. Ce qui me
fut permis lorsque le chef blanc eut dit à Darontal qu'il consentait à
m'emmener et à me garder avec lui tout le temps que je voudrais.

«Quand la glace qui couvrait les grands lacs se fut en allée, je
descendis la longue rivière avec l'escorte qui accompagnait les blancs.

«Durant bien des lunes je demeurai à Stadaconna auprès du savant
capitaine. J'achevai d'apprendre à lire, et, instruit dans votre
religion par des robes noires, j'eus la tête lavée par l'eau qui rend
chrétien. J'assistai à l'agrandissement du village de Québec et pris
part aux travaux que dirigeaient le grand maître qui portait bien son
nom puisque celui-ci veut dire _champ fertile_.

«J'avais vu l'été réchauffer vingt-quatre fois la terre, lorsque
d'autres blancs, ennemis des vôtre,[31] s'en vinrent déclarer la guerre
à nos amis qui, en plus petit nombre et affaiblis par la faim, se
rendirent prisonniers aux Yangees [32] qui les emmenèrent tous sur leurs
grands canots par delà le vaste lac salé.

[Note 31: Kirtk et les troupes anglaises.]

[Note 32: Le mot Anglais était trop dur à prononcer pour une bouche
sauvage. Aussi les Iroquois et les Hurons disaient-ils _Yangees_; d'où
le mot _Yankees_.]

«Privé de mon second père, le grand capitaine blanc, et plein de haine
contre les étrangers nouveaux venus dont je ne comprenais pas le langage
je m'échappai sur un canot et m'en retournai au pays des Ouendats.

«Ce fut alors que la belle Fleur-d'Étoile [33] se trouva sur le sentier
de ma jeunesse. Nous chassions près des bords du la Ouentaron [34],
lorsque la jeune fille m'apparut un soir sur le rivage. Elle venait de
se baigner et l'eau ruisselait sur son beau corps, que rougissaient les
rayons du soleil couchant. J'avais déjà remarqué Fleur-d'Étoile entre
toutes les vierges du village de Teanaustayé, et chaque fois que je
l'avais rencontrée mon coeur avait battu plus vite. Je m'approchai
d'elle et lui dis: «Fleur-d'Étoile veut-elle être la femme du
Renard-Noir?» Elle sourit et répondit: «Fleur-d'Étoile sera bien
heureuse d'habiter le même ouigouam que le Renard-Noir, si le jeune
guerrier peut se rendre à la nage jusqu'à l'autre côté du lac et revenir
de même sans s'arrêter. Fleur-d'Étoile aime les hommes braves et forts.»

[Note 33: Ce nom que le Renard-Noir donne à la jeune fille est dérivé de
celui d'une plante indigène, l'étoile jaune ailée (aster). «La tige de
cette plante a environ deux coudées de haut, elle est rondes et fort
chargée de feuilles d'un vert obscur. Ses fleurs jaunes sont en étoiles
rondes et naissent à l'extrémité de la tige sur des pellicules assez
longs.»--Charlevoix, tome II.]

[Note 34: C'était le nom sauvage du lac aujourd'hui appelé Simcoe.]


«Je regardai la distance à parcourir. Elle était longue; mais
Fleur-d'Étoile était si belle! Je me jetai dans le lac en nageant vers
la rive opposée de l'anse où nous étions. La jeune fille battit des
mains. Mes forces s'en accrurent.

«Le soleil venait de tomber derrière les grands arbres, et la nuit
s'élevait de la terre vers les cieux encore éclairés. Je nageai
longtemps et quand j'atteignis l'autre rive, les ailes du soir planaient
au-dessus du lac. Je n'entrevoyais plus Fleur-d'Étoile à l'endroit où je
l'avais laissée, mais je me guidai sur sa voix pour revenir. Dès qu'elle
avait cessé de me voir, elle avait commencé un chant vif et sonore dont
les notes légères, traversant l'espace, venaient frapper joyeusement mon
oreille et augmenter ma vigueur.

«Je nageais depuis longtemps. Mes forces commençaient à faiblir, et
j'étais encore à quelque distance du rivage et de Fleur-d'Étoile que je
commençais d'entrevoir, lorsque son chant cessa tout à coup; et le bruit
d'un corps tombant dans l'eau parvint jusqu'à moi. Inquiet, je me hâtais
et fendais l'eau de toutes les forces qui me restaient, lorsque je
sentis un corps souple et frais se glisser près du mien. Une main légère
s'appuya sur mon épaule, et Fleur-d'Étoile me dit doucement: «Je serai
ta femme.» Nous gagnâmes ainsi la rive.

«Un même ouigouam abritait le lendemain le Renard-Noir et
Fleur-d'Étoile, et comme la mort de mon père, Darontal, ne me retenait
plus au village des Carhagouba, je me fis adopter par mes frères de
Teanaustayé, bourgade que ma femme, Fleur-d'Étoile, habitait.

«Quatre années plus tard, j'appris que le grand chef blanc, l'ami de
notre nation était revenu avec les Français et que les Yangees avaient
quitté le pays. Mon désir était de revoir le fameux capitaine: mais je
ne pus descendre le fleuve cet été-là. On disait que les Iroquois nous
guettaient au passage. Il fallut attendre la prochaine saison. Hélas!
quand je parvins à Québec le grand chef se mourrait. Il apprit que son
fils, le Renard-Noir demandait à le voir et me fit venir auprès de lui.
Il me parla longtemps--«Écoute-moi bien, mon fils, me dit-il. Je t'ai
instruit dans la religion chrétienne et t'ai appris bien des choses que
tes frères ignorent. C'est à toi de continuer mon oeuvre auprès d'eux.
Pour tirer les tiens de l'ignorance où ils croupissent, des
missionnaires iront s'établir dans vos bourgades et enseigneront aux
Hurons la religion et les coutumes des blancs. Toi, tu en collais tous
les avantages et tu devra aider les robes noires dans leurs efforts et
faire accepter leur présence au milieu de vos guerriers.»

«Il me parla plusieurs fois ainsi et me fit jurer de lui obéir. Après
quoi, le grand capitaine parut plus content et son âme partit paisible
pour le pays des ombres. [35]

[Note 35: Chacun sait que Champlain mourut en 1635, précisément cent ans
après la découverte du Canada par Cartier.]

«Je lui tins parole. Les robes noires vinrent demander l'hospitalité à
mes frères auxquels je persuadai de laisser s'établir les missionnaires
au milieu de nous. Ce ne fut pas sans peine. Les sorciers de la nation
qui prévoyaient la perte de leur autorité, employèrent tous les moyens
possibles pour chasser les robes noires. Mais les efforts de quelques
chrétiens qu'il y avait déjà parmi mous et le courage des missionnaires
finirent par faire dominer la religion chrétienne dans nos bourgades.

«Beaucoup de lunes et d'années d'écoulèrent et l'aîné de mes onze fils
avait dix-huit printemps, lorsque mes guerriers me proposèrent de
descendre aux Trois-Rivières pour y faire la traite des pelleteries. Il
y avait longtemps que nous n'y étions descendus, car depuis la mort de
mon second père Champlain, les Iroquois étaient devenus, par leurs
fréquentes victoires, la terreur des nôtres.

«Nous partîmes deux cent cinquante guerriers dont j'étais le premier
capitaine. Nous descendîmes la rivière sans rencontrer un seul ennemi.
Comme nous approchions du fort des Trois-Rivières, nous poussâmes nos
canots au milieu des joncs du rivage pour faire notre toilette de fête
et rafraîchir nos tatouages avant de paraître devant les Français.
Tandis que nous étions occupés ainsi, nos sentinelles jetèrent le cri de
guerre. Un grand parti d'Iroquois venait nous attaquer. Nous saisîmes
nos armes, et après un engagement rapide, les Iroquois prirent la fuite.
Nous les poursuivîmes et en fîmes beaucoup prisonniers. Un grand nombre
avait été tué.[36]

[Note 36: Historique.]

«Nous échangeâmes nos pelleteries aux Trois-Rivières et repartîmes pour
notre pays, triomphants et joyeux, et nos ceintures chargées des scalps
de la victoire. Hélas! nous devions bientôt apprendre que nous aurions
mieux fait de rester dans notre bourgade pour défendre nos familles.»

Ici le Renard-Noir s'arrêta quelques instants. On eut dit qu'il voulait
rassembler ses forces pour raconter les choses pénibles qu'il lui
restait à dire.

Depuis quelques instants Mornac semblait distrait. Il se retournait
fréquemment pour regarder la fenêtre près de laquelle il était assis.
Avant la pause que le Renard-Noir venait de faire, le chevalier s'était
penché vers Jolliet et lui avait dit rapidement à l'oreille:

--Regardez donc du côté des palissades qui entourent la maison. Il me
semble apercevoir quelque chose comme une tête d'homme qui s'agiterait
au-dessus de la pointe des pieux.

--Chut! fit Jolliet. Prenons garde d'effrayer les dames. Examinons en
silence et à la dérobée.

En ce moment deux gros chiens de garde qui dormaient dans la cour se
mirent à aboyer.

Les femme se regardèrent en frissonnant.

--Sentiraient-ils quelqu'ennemi? demanda Mme Guillot qui ne put
s'empêcher de pâlir.

--Bah! repartit Joncas, tout est tranquille aux environs. Les chiens
jappent à la lune qui se lève.

Le croissant de la lune argentait en effet le champ azuré de la nuit,
au-dessus des grands arbres muets.

--Je ne vois plus rien, reprit Mornac à voix basse. La tête a disparu.

--Vous vous trompiez, fit Jolliet sur le même ton.

Les chiens n'aboyaient plus, amis grondaient sourdement.

--Veuillez continuer, chef, dit Jolliet à voix haute pour chasser la
crainte qui commençait à saisir les femmes. En supposant qu'il y aurait
des Iroquois aux environs, la grande peur qu'ils ont des chiens les
forcerait de se tenir à quelque distance de la maison.

Pendant que Mornac à demi tourné vers la fenêtre continuait de regarder
négligemment au dehors, le Renard-Noir reprit son récit.

--Nous étions encore à une journée de marche de Teanaustayé ou
Saint-Joseph qui était la principale bourgade de la nation et celle que
j'habitais avec Fleur-d'Étoile et mes fils, lorsque, mettant pied sur le
rivage pour y passer la nuit, nous trouvâmes un pauvre vieux guerrier de
notre village. Il était blessé gravement et se traînait à peine. A notre
vue il se mit à pousser des gémissements lamentables. «Mes fils,
s'écria-t-il, semblent être dans la joie quand ils devraient pleurer!»
Nous crûmes que ses esprits s'étaient égarés par suite de
l'affaiblissement où il se trouvait. Il s'en aperçut et nous dit:
«Pleurez, ô mes fils! pleurez les vieillards de la nation disparus!
Teanaustayé n'est plus! Les Iroquois ont brûlé nos cabanes après en
avoir surpris et tué tous les habitants! Blessé moi-même j'ai pu
m'échapper et m'enfuir jusqu'ici, où depuis plusieurs jours je me traîne
en mourant à chaque pas!»

«Un long hurlement de douleur, suivi d'un morne silence, accueillit ces
nouvelles horribles.

«Voici ce que le blessé nous apprit quand nos oreilles purent l'écouter.

«Quelque jours auparavant,[37] tandis que le soleil du matin dorait les
champs de maïs qui entouraient le village paisible, et que des groupes
de jeunes filles babillaient à l'ombre des ouigouams, que les vieilles
femmes pilaient le grain dans des mortiers de bois et que les enfants
nus se roulaient dans la poussière, pêle-mêle avec les chiens couchés au
soleil, un cri de terreur éclata dans le silence où reposait la
bourgade.

[Note 37: Le matin du 3 juillet 1648.]

--«Les Iroquois! les Iroquois!

«La bourgade venait d'être envahie par un grand parti de guerriers
ennemis.[38] Les quelques hommes valides laissés pour la garde du
village voulurent courir à leurs armes et se défendre. Ils furent les
premiers tués. La robe noire qui demeurait à Teanaustayé, et que les
blancs appelaient père Daniel, et que nous nommions _Achiendase_,
s'efforça de rallier les défenseurs en promettant le ciel à ceux qui
mourraient pour leur famille te leur religion. Quelques vieillards
l'entourèrent, ainsi que toutes les femmes et les enfants. Et ce fut
tandis qu'il baptisait ceux qui ne l'étaient pas encore qu'il fut tué
d'un coup d'arquebuse.

[Note 38: Francis Parkman, «_Jesuits in America._»]

«Le petit nombre de défenseurs qui se trouvaient dans le village une
fois tués, les Iroquois tournèrent leur furie contre les femmes, les
enfants et les vieillards, et mirent le feu à tous les ouigouams.

«Quand la bourgade ne fut plus qu'un tas de cendres fumantes, les
ennemis se retirèrent avec près de sept cents prisonniers dont ils
tuèrent un grand nombre en retournant chez eux. Beaucoup plus avaient
été égorgés dans l'enceinte du village.

«Ce récit lamentable nous plongea dans l'abattement le plus profond.

«Le lendemain soir, nous arrivâmes à l'endroit où Teanaustayé s'élevait
naguère. Au lieu des cris de triomphe, des fêtes, des femmes joyeuses
que nous avions d'abord prévu devoir nous accueillir à notre glorieux
retour, nous ne trouvâmes que ruine, mort et désolation.

«C'est là que j'avais laissé ma pauvre Fleur-d'Étoile et ses sept plus
jeunes enfants. Mes quatre fils aînés m'avaient accompagné jusqu'aux
Trois-Rivières. Silencieux, nous nous assîmes au milieu des restes
méconnaissables de nos familles massacrées. Immobiles, la tête penchée,
les yeux fixés sur les cendres encore fumantes de notre village, nous
passâmes ainsi la nuit. Les larmes et les gémissements ne conviennent
qu'aux femmes; le deuil des guerriers doit être fier et calme.

«Le lendemain, nous allâmes nous réfugier dans le village de Tohotaenrat
(Saint-Michel) qui était le plus rapproché de notre bourgade anéantie.

«Là, j'appris le sort de l'infortunée Fleur-d'Étoile. Elle avait réussi
à se sauver dans les bois avec ses enfants, et s'était cachée dans un
épais buisson où elle se croyait en sûreté. Les Iroquois chassaient les
fugitifs comme des bêtes sauvages. Ils passèrent près de l'endroit où la
mère tremblante était blottie. Ces chiens ne la voyaient pas et
l'auraient dépassée quand son dernier enfant qu'elle portait à la
mamelle se mit à crier. Elle voulut étouffer les vagissement du
malheureux petit être qui la perdait. Les Iroquois avaient entendu et
bondirent sur leur proie comme des loups enragés. Ils assommèrent ma
pauvre Fleur-d'Étoile à coups de tomohâk, après avoir massacré sous ses
yeux nos enfants dont il fracassèrent la tête sur un tronc d'arbre. Un
seul d'entre eux, qu'ils avaient laissé pour mort, revint ensuite à lui
et me dit ces épouvantables malheurs.»

Le Renard-Noir, ému par ces terribles souvenirs, s'arrêta un instant
encore. Son accent étrange, sa voix profonde et vibrant sous le coup de
l'émotion, avait quelque chose de sombre qui étreignait péniblement
l'âme de ses auditeurs. Tous étaient comme suspendus à ses lèvres et
l'écoutaient silencieusement. La femme de Joncas oubliait de faire
tourner son rouet, Joncas lui-même fumait avec une pipe éteinte. Mme
Guillot avait laissé son tricot sur ses genoux. Jeanne de Richecourt ne
détachait ses grands yeux humides de la figure bizarrement tatouée de
Renard-Noir, que pour les arrêter sur l'ombre du sauvage qui se
dessinait sur le mur et montait jusqu'au plafond où la touffe de
cheveux, droite sur le crâne du Huron, s'agitait sinistre sur le fond
rouge de la lumière blafarde que projetait la mèche négligée d'une
chandelle fumeuse.

Durant cette seconde interruption, les chiens, qui s'étaient tus
auparavant, poussèrent tout à coup un de ces hurlement déchirants qui
portent au loin dans la nuit une indéfinissable horreur. On aurait dit
un immense sanglot humain arraché par des tortures infernales.

Le silence qui régnait déjà dans la vaste salle prenait un caractère
inquiétant. Chacun examinait son voisin à la dérobée en s'efforçant de
cacher le malaise qu'il éprouvait.

Mornac, la main négligemment appuyée sur la crosse de l'un des pistolets
passés à sa ceinture, et Jolliet, regardaient au dehors. Ils ne voyaient
rien d'insolite et n'apercevaient au-dessus de la palissade que les
larges eaux du fleuve qui se berçaient mollement au loin sous la lumière
bleuâtre de la lune.

Après un hurlement prolongé, la voix des chiens s'éteignit encore en un
grognement menaçant, et le Renard-Noir poursuivit d'un ton morne et
sourd:

«Pendant la saison des neiges qui suivit, je tâchai de persuader à nos
guerriers d'être plus défiants que par le passé et de garder les
environs de nos bourgades pour ne pas être surpris. Ils m'écoutèrent
d'abord; mais l'insouciance funeste qui a perdu notre malheureuse nation
reprit bientôt le dessus, et ils finirent par mépriser la voix d'un chef
plus expérimenté qu'eux tous. Mes fils m'avertirent que l'on murmurait
même contre moi. On m'accusait d'être la cause de tous le maux qui
avaient fondu sur nous. Depuis, disait-on, que le Renard-Noir avait
amené les missionnaires avec lui, la nation semblait avoir été
abandonnée du Grand-Esprit. C'étaient les sorciers et les païens qui
répandaient ces bruits.

«L'hiver était fini et le soleil du printemps achevait de fondre la
neige autour de nos cabanes, lorsque mes quatre fils aîné partirent pour
aller voir les robes noires, Brébeuf et Lalemant, que nous appelons
_Echon_ et _Achiendase_, qui demeuraient à Ataronchronons (Saint-Louis.)
Le plus jeune de mes enfants, blessé à Teanaustayé, restait seul avec
moi.

«Il y avait trois jours que mes fils m'avaient quitté, lorsque un matin,
[39] nous aperçûmes un nuage épais de fumée qui s'élevait, dans
l'éloignement, par-dessus les arbres dépouillés de leurs feuilles.

[Note 39: Le 16 mars 1649.]

«Un long cri de détresse s'échappa de nos poitrines: «Les Iroquois! Ils
brûlent Saint-Louis.»

«Nous regardions en silence cet amas de fumée mêlée de flamme, qui
montait vers le ciel, quand nous vîmes accourir deux de nos frères
d'Ataronchronons. Il étaient hors d'haleine et paraissaient frappés de
Terreur. Nos craintes n'étaient que trop vraies. Les Iroquois venaient
d'incendier Saint-Louis après avoir détruit Saint-Ignace et massacré les
habitants des deux bourgades.

«Je pensai à mes quatre fils qui devaient avoir été surpris et tués à
Ataronchronons et mon coeur souffrit horriblement. Dans l'espérance de
les sauver s'il était encore temps ou de les venger du moins, je
suppliai les guerrier de Tohotaenrat de me suivre pour aller combattre
nos ennemis. Ils ne voulurent pas m'entendre et m'accablèrent de
malédiction, disant que je leur avais attiré tous ces désastres.

«Je baissai la tête et sortis seul de leur village après avoir demandé à
une vieille femme de prendre soin de mon plus jeune fils.

«Saint-Louis était à deux heures de marche au nord de Tohotaenrat.
J'avais fait plus de la moitié du chemin, bien décidé à me faire tuer
par les Iroquois, lorsque je rencontrai un parti de trois cent guerriers
hurons. Ils étaient chrétiens et venaient de la Conception et de
Sainte-Madeleine, bourgs situés à l'ouest de Saint-Ignace et
d'Ataronchronons. Ils étaient armé pour le combat et se dirigeaient vers
Sainte-Marie qui courait de grands périls; ce village n'était qu'à une
heure de Saint-Louis.

«A Ataronchronon, nos frères nous apprirent que de Saint-Ignace et de
Saint-Louis il ne restait plus que des cendres et des cadavres. Les deux
robes noires, Echon et Achiendase, y avaient péri en bénissant l'agonie
des nôtres.[40]

[Note 40: Les reliques du Père Brébeuf et du Père Gabriel Lalemant, sont
conservé à l'Hôtel-Dieu de Québec, dans une cellule érigée en oratoire.
Jusqu'à présent on n'avait aucune donnée sur la manière dont ces restes
précieux avaient été recueillis à la bourgade Saint-Louis du pays des
Hurons.

Voici, concernant ce sujet, quelques renseignements inédits qui nous sont
fournis par M. l'abbé Casgrain. Ils se trouvent dans un manuscrit
montagnais et français, appartenant à l'archevêché de Québec, et écrit
par le Père François de Crépieul sur les sauvages de la mission de
Tadoussac.

--Extrait d'une copie de la circulaire du Père de Crépieul touchant la
mort du F. François Malherbe, arrivée au lac Saint Jean, en avril 1696.

«Il nous a été ravi à l'âge de 60 et 9 ans dont il en a passé 42 dans
notre compagnie. Sa vocation luy commença dans le pays des Hurons où il
estait avec nos missionnaires en qualité d'engagé, lorsque le PP. Jean
de Brébeuf et Gabriel Lalemant de Ste. et heureuse mémoire, furent
martirisés par les Iroquois le 16 et 17 de Mars 1649, comme il eut
l'honneur aussi bien que la charité de nous apporter sur son dow durant
2 lieues les corps grillé et restes de ces religieux martyrs.»

On voit par ce passage que c'est le frère Malherbe qui recueillit ces
reliques et les porta au fort Sainte-Marie et les y remit aux PP.
Jésuites. Elle y furent conservées et probablement amenées à Québec par
le P. Ragueneau qui accompagnait les restes de la nation huronne.]

«Un des fugitifs me dit qu'il avait vu mes quatre fils tomber morts en
protégeant les robes noires.

«De mes onze enfants il ne me restait plus qu'un!

«Je n'eus pas le temps de les pleurer. Une avant-garde de deux cents
Iroquois s'avançait pour commencer l'attaque de Sainte-Marie.

Nous nous séparâmes en plusieurs partis pour les arrêter. La première
bande de nos guerriers fut repoussée. Comme les Iroquois les
poursuivaient en les chassant vers les Ataronchronons, je tombai sur les
ennemis avec deux cents Hurons chrétiens qui m'avaient choisi pour chef.

«Surpris, les Iroquois lâchent pied à leur tour et courent se réfugier
dans l'enceinte de Saint-Louis. Les palissades seules restaient debout.
Les ennemis y cherchent un abri. Nous les y suivons. Le grand nombre est
tué, le reste se sauve. Nous étions maîtres de la place. Ce ne fut pas
pour longtemps. Au bout d'une heure le principal corps des Iroquois
s'abattait sur les palissades en hurlant leur cri de guerre.

«Ce fut alors un des plus furieux combats dont les anciens se
souviennent. Nous n'étions plus que cent cinquante capables de combattre
les sept cents Iroquois qui nous attaquaient. Mais nous voulions mourir
après en avoir tué le plus grand nombre possible. La bataille dura toute
l'après-midi. La nuit était descendue sur la terre que nos cris de
guerre et le bruits de nos coups retentissaient encore loin dans la
forêt. Enfin le nombre l'emporta et il n'y avait plus autour de moi que
vingt Hurons épuisés de blessures et de fatigue, quand nous fûmes
terrassés et faits prisonniers.

«Les Iroquois avaient perdu plus de cent de leurs meilleurs guerriers
dont plusieurs capitaines. La victoire leur coûtait cher.

«Au milieu de la nuit, tandis que les vainqueurs s'amusaient à torturer
quelques-uns des nôtres, je brisai mes liens et me sauvai vers
Sainte-Marie. J'avais encore soif de sang.

«Sept cents guerriers hurons sortaient d'Ataronchronons afin de
poursuivre les Iroquois. Tout couvert de blessures et mourant de faim je
partis avec eux. Je me sentais assez de force pour en tuer encore. Nous
ne pûmes jamais rejoindre nos ennemis qui s'enfuyaient après avoir
massacré beaucoup de leurs prisonniers. Nous trouvâmes les cadavres de
plusieurs des nôtres qu'ils avaient assommés pendant la marche et
d'autre attaché à des troncs d'arbres et à moitié brûlés par des
branches entassées à la hâte.

«Nous ne revînmes que pour assister à la débâcle d'une nation
épouvantée. Quinze bourgades étaient déjà abandonnées et brûlées, et les
familles et les tribus es dispersaient de tous côtés. Les uns
s'enfoncèrent dans les solitudes du nord ou de l'est; un bon nombre alla
demander asile à la nation des Tionnontates, dans la vallée des
Montagnes-Bleues; quelques autres joignirent la peuplade des Neutres, au
nord du lac Érié.

«Le parti le plus nombreux, j'en étais avec mon seul et dernier fils que
j'avais retrouvé à Tohotaenrat, fut se retirer dans l'île que nous
appelons Ahoendoé et que les robes noires nommèrent Saint-Joseph. Elle
repose dans le grand lac Huron à l'entrée de la baie de Matchedash.[41]

[Note 41: Cette île, située dans la baie Géorgienne, porte aujourd'hui
le nom de Charity ou de Christian Island. Ou y voit encore les restes
d'un fort de pierre que les jésuite y firent alors bâtir pour protéger
les Hurons.]

«Dans l'automne nous étions là six ou huit mille misérables manquant de
tout. Nos maux augmentèrent quand vint l'hiver. On vit des hommes, des
femmes et des enfants décharnés se traîner de cabane en cabane comme des
squelettes vivants pour y demander quelque chose à manger.

«Il en mourut bientôt par douzaine tous les jours. Les survivants
manquant de plus en plus de vivres, se mirent à déterrer les morts pour
s'en nourrir. Une maladie aida l'oeuvre de la famine. Avant le printemps
la moitié des exilés de l'île Ahoendoé étaient morts. Mon dernier fils
atteint de la maladie horrible mourut entre mes bras, comme le printemps
s'annonçait par la fonte des neiges. Je n'avais plus de famille et
j'allais rester seul sur la terre!

«Quand les glaces furent fondues sur le lac, beaucoup de survivants
affamés traversèrent vers la terre ferme pour y cher leur subsistance.

«Mais les Iroquois les y guettaient encore et les massacrèrent tous.

«On apprit dans le même temps que la nation des Tionnontates, chez
laquelle plusieurs de nos familles s'étaient réfugiées l'automne
précédent, avait été attaquée durant l'hiver par nos ennemis communs qui
avaient détruit la bourgade Etarita (Saint-Jean) après en avoir massacré
les femmes, les vieillards et les enfants un jour que tous les guerriers
étaient absents, à la recherche des Iroquois.

«La terreur fut alors à son comble et les robes noires qui avaient
courageusement partagé tous nos malheurs, nous offrirent de nous emmener
avec eux pour nous conduire près du fort de Québec, où nous serions
assurément en sûreté.

«Nous n'étions plus que trois cents, et nous les suivîmes jusqu'à
Stadaconna, quittant pour toujours la terre où les os de nos aïeux et de
nos proches allaient dormir abandonnés dans l'oubli.

«La grande nation des Ouendats avait disparu et la plus petite peuplade
des Iroquois dominait et se faisait craindre au loin sur le territoire
du Canada.

«Mes frères s'établirent dans la longue île qui regarde Québec. Quelque
temps je demeurai avec eux. Mais poursuivi par les sourds et injustes
reproches d'avoir attiré sur leurs têtes des malheurs, qu'ils auraient
pu éviter en suivant mes conseils, je les quittai tout à fait pour venir
ici habiter et travailler avec mon frère le visage pâle (Joncas) que
j'avais autrefois rencontré en ami dans nos regrettés pays de chasse.

«Maintenant le Renard-Noir est le seul de sa famille sur la terre, et
quand vient le soir il va souvent s'asseoir sur le bord du grand fleuve
en songeant à ceux qui ne sont plus et qu'il aima tant. Quelquefois le
chef disparaît durant de longs mois et mon ami, le visage pâle, ne sait
plus ce que je suis devenu. Un bon jour, pourtant, le Renard-Noir
reparaît sous ce toit. Le front du chef est alors plus serein; son coeur
bat plus vite à la vue de quelque scalp sanglant qu'il rapporte et qu'il
s'en va cacher en un endroit connu de lui seul. Il y en a onze qui
sèchent en ce lieu secret. Depuis que j'ai quitté pour toujours le pays
de mes pères, onze guerriers Iroquois ont été trouvés morts aux environs
de leurs bourgades. Moi seul sait comment ils ont été tués pour venger
mes onze fils, et moi seul sais quelles ont été leurs souffrances
dernières.

Il me manque encore une chevelure; celle-là doit être consacrée à la
mémoire de Fleur-d'Étoile. Je l'ai réservée pour la dernière. C'est le
scalp d'un grand chef qu'il me faut. Quand ce trophée sera suspendu à
côté des autres, le Renard-Noir pourra mourir en paix.»

Le langage figuré du Huron, dont je n'ai pu imiter partout l'originalité
de crainte de n'être pas assez clair dans la narration des fait
strictement historiques, tenait encore les auditeurs sous le coup de
l'émotion pénible produite par un aussi triste récit, quand Mornac,
l'oeil en feu, la moustache hérissée, se leva soudain.

Rapide comme l'éclair, il ouvrit la fenêtre de sa main gauche et saisit
de sa droite l'un des ses pistolets dont il fit feu en visant vers la
palissade.

Cela fut si prompt que les hommes se trouvèrent debout et que les femmes
jetèrent leur cri, comme l'air frais du dehors chassait à l'intérieur de
la maison la fumée de la poudre, et que le bruit de la détonation
roulait sous les sonores arceaux de la forêt voisine.

Pendant le moment de silence qui suivit ce brouhaha, on crut entendre,
venant du dehors, un léger cri de douleur qui répondit au coup de feu,
puis la chute d'un corps pesant sur le sol.

--Sandious! dit froidement Mornac, je savais bien, moi, qu'il y avait un
individu sur la palissade. Aussi ne l'ai-je pas manqué!

--Mille démons! Monsieur, fit Joncas en accourant à la fenêtre, après
qui diable en avez-vous?

--M. le chevalier a cru voir quelqu'un qui tentait d'escalader la
palissade ou de regarder par dessus, repartit Jolliet en secouant la
tête pour chasser le bourdonnement que le coup de pistolet, tiré à
quelques pouces de sa figure, lui causait dans les oreilles.

--Sandis! reprit Mornac, j'ai entendu tellement parler, depuis mon
arrivée, des sauvages, des ruses et d'embûches iroquoises que je n'ai pu
m'empêcher de montre à cet indiscret qui se promenait sur la cime des
palissages, que nous sommes ici sur nos gardes!

--Mon fils a le sang bouillant, dit le Renard-Noir, et ses nerfs sont
prompts à se tendre. Je vais aller voir au dehors si j'apercevrai
quelque chose. Éteignez cette lumière.

Le chef saisit son tomohâk qu'il avait déposé dans un coin de la
chambre, s'assura que son couteau était à sa ceinture, tandis que Joncas
décrochait son fusil tout chargé et suspendu à l'une des poutres du
plafond.

--Je vas aller avec vous, dit Joncas au Renard-Noir.

--Non! que mon frère reste ici avec les autres pour défendre les femmes.
J'irai seul.

Le sauvage souffla la chandelle, enjamba le rebord de la fenêtre, se
laissa glisser jusqu'à terre et disparut en rampant sur le sol dans la
direction où Mornac avait tiré.

En ce moment, celui qui eût été en dehors de l'enceinte de pieux, aurait
pu voir comme des ombres qui, après avoir longé la palissade,
s'enfonçaient à deux arpents de l'habitation, sous le dôme sombre et
silencieux du bois.

Mais ni le Renard-Noir ni les autres, dans la maison ne pouvaient
apercevoir ces fantômes qui fuyaient sans aucun bruit.

Dans la maison régnait le plus grand silence. L'obscurité y aurait été
aussi profonde, si le feu du foyer n'eût jeté, de temps à autre,
quelques éclairs blafards sur les murs blanchis à la chaux. A ces lueurs
intermittentes apparaissaient dans la pénombre deux groupes distincts:
près de la fenêtre, Mornac, Jolliet, Joncas, Vilarme et le garçon de
ferme, tous armés et prêts à la défense; au fond, près du feu de l'âtre
qui les éclairait à demi, la femme de Joncas et Mme Guillot, à genoux et
les mains jointes, et devant elles, Jeanne de Richecourt debout, calme
et digne comme Diane, la fière déesse.

Au dehors, les chiens hurlaient comme des enragés.

On vit, après quelques minutes d'attente, un corps noir qui se glissait
du côté de la maison et faisait entendre un sifflement sourd et doux.

--Arrêtez! fit Joncas en retenant le bras de Mornac déjà disposé à tirer
son second coup de feu. C'est le Renard-Noir!

Celui-ci apparut l'instant d'après aux abords de la fenêtre et se hissa
dans la maison.

--Rien, dit-il.

--Rien! s'écria Mornac d'un air incrédule.

--Que mon frère aille voir, s'il en doute.

--Vous vous serez trompé, chevalier, dit Jolliet pour rassurer les
femmes.

Et il donna un coup de coude à Mornac.

Celui-ci comprit et répondit:

--Probablement.

Après avoir parlé quelque temps de l'alerte causée par Mornac, il fut
décidé que Mme Guillot et Jeanne gagneraient leur chambre et que la
femme de Joncas se coucherait aussi mais que les hommes passeraient la
nuit à veiller. Mme Guillot vint embrasser son fils et souhaiter le
bonsoir à ses hôtes, tandis que Jeanne donnait sa main à baiser à son
cousin et à Jolliet, et faisait une froide révérence à Vilarme.

Quand les hommes furent restés seuls, ils se rapprochèrent du foyer dont
ils ravivèrent le feu près duquel ils s'assirent en silence.

Seul, près de la fenêtre refermée, le Huron faisait le guet.

On n'avait pas rallumé la chandelle, pour être moins en vue. Tout bruit
s'éteignit peu à peu dans la maison. Au dehors, rien ne troublait le
silence nocturne, à part quelques grondements furtifs des chiens, et les
miaulements sauvages d'un hibou qui se plaignait au loin dans la nuit.




                              CHAPITRE VII

                                SURPRISE


La nuit et la matinée qui suivirent s'écoulèrent sans autre incident
digne de remarque. Aussi, rejoignons-nous nos personnages au
commencement de l'après-midi du lendemain de leur arrivée à la
Pointe-à-Lacaille.

Ils venaient de dîner et se dirigeaient tous, en sortant de l'enceinte
de palissades qui entourait la maison, ver un champ de blé dont on avait
commencé la moisson le matin même.

Joncas, le fusil en bandoulière et une faucille à la main, battait la
marche avec sa femme. Après eux venaient le Renard-Noir et Jean Couture,
le garçon de ferme, également armés et pourvus de fourches, de faucilles
et de râteaux. Mme Guillot appuyée sur le bras de son fils, Jeanne avec
Mornac et enfin Vilarme les suivaient à la file.

Malgré ce qu'on avait pu lui dire, Mornac n'avait pas voulu se charger
d'un mousquet; et il disait à Jolliet qui le précédait:

--Vous voyez bien, mon jeune ami, qu'il est inutile de s'embarrasser
d'armes pesantes. N'avons-nous point passé toute la matinée au dehors
sans être inquiétés?

--C'est vrai, répondit Jolliet. Mais vous étions tous sur nos gardes, et
si quelque ennemi rôdait aux environs, il a dû remarquer que nous étions
prêts à le recevoir. Dans ce pays, monsieur le chevalier, c'est à
l'heure où l'on s'y attend le moins que l'on est attaqué.

--Bah! la forêt d'à côté est trop paisible pour recéler des maraudeurs,
et je suis maintenant convaincu que j'ai été victime, hier soir, de mon
imagination échauffée par vos récits de surprises et de combats et que
je vous ai causé de vaines alarmes. D'ailleurs mordious! avec ma bonne
lame et cette paire de pistolets, je ne craindrais pas, à moi seul, dix
de vos canailles d'Iroquois.

Mornac accompagna ces paroles d'un de ces gestes superbes que je ne
connais qu'à mon ami Faucher de Saint-Maurice. Jolliet était trop poli
pour relever la gasconnade de son hôte.

Le champ où nos connaissances se dispersèrent, selon leurs occupations
ou leur agrément, s'étendait, sur une largeur de trois arpents jusqu'à
L'accore qui le séparait du fleuve. A partir de la rivière à Lacaille en
remontant le bord du Saint-Laurent, le terrain cultivé pouvait avoir
cinq arpents de longueur, et se composait: d'abord, d'une partie
ensemencée de fèves, de pois et de légumes, ensuite d'une lisière nue où
l'on avait fait les foins quelques semaines auparavant, et enfin,
toujours en amont, d'un champ de blé qui longeait le bois terminant le
domaine.

Les travailleurs se mirent à l'ouvrage. Joncas et sa femme, agenouillés
sur le sol, coupaient hardiment, tandis que Jean Couture Retournait et
entassait le grain abattu dans la matinée. Le Renard-Noir appuyé la plus
grande partie du temps sur une longue fourche, donnait quelquefois un
coup de main au garçon de ferme; mais on voyait à l'air dédaigneux du
Huron que ce genre de travail lui déplaisait. On sait que chez les
Sauvages c'étaient les femmes qui cultivaient les champs de maïs et
faisaient la moisson; les hommes ne s'occupaient que de chasse et de
guerre.

Jolliet et sa mère tâchaient de se rendre utiles. Mme Guillot coupait de
son mieux des poignées de longs fétus de paille qui s'affaissaient sur
le sol chargés de leurs lourds épis jaunes, et son fils liait en gerbes
le grain suffisamment sec.

Jeanne de Richecourt, sa jolie main passée sous le bras de son cousin
Mornac, se promenait avec lui dans l'espace libre le plus rapproché du
bois, celui où la moisson était déjà faite. Vilarme, tout en feignant de
s'occuper, les quittait à peint du regard ou de l'ouïe; ce qui
paraissait agacer horriblement Mornac.

--Je vous en prie, lui disait Jeanne à voix basse, avec une légère
pression de la main sur l'avant-bras du chevalier, je vous en prie,
contenez-vous! Souvenez-vous que je n'ai plus que vous au monde pour me
protéger!... Je sais bien que c'est enrageant d'avoir toujours sur nos
talons cet homme au regard sinistre... Mais bien qu'il nous épie de la
sorte depuis notre départ de Québec, soyez certains que nous trouverons
l'occasion de nous parler librement... Mon Dieu que j'ai hâte d'ouïr les
confidences que vous m'avez promises à son sujet!

--Ma chère cousine, répondit à demi-voix Mornac, c'est un récit bien
triste et qui vous fera frémir d'horreur et pleurer beaucoup, hélas...
Mais le voici qui se rapproche encore! Ah! sang de dious (pardon
mademoiselle) quelle envie j'ai de lui donner de mon épée au travers du
corps!...

--Allons nous asseoir sur ce tronc d'arbre renversé, dit Jeanne à voix
haute, nous verrons mieux le paysage.

--En effet, c'est un fort bel endroit, interrompit M. de Vilarme; et si
vous me le permettez, je vais me reposer un instant avec vous. Je suis
peu habitué aux travaux des champs et me sens fatigué par la chaleur.

Mlle de Richecourt sentit le bras du chevalier trembler de colère.

Elle jeta un regard suppliant à son cousin.

--C'est par trop fort, Vilarme maudit! pensa Mornac. Et mordious! si tu
n'es pas aussi lâche que scélérat tu te battras avec moi ce soir ou
cette nuit!

Le tronc d'arbre sur lequel ils s'assirent avait été abattu sur la
lisière du bois et tout près de l'accore, de sorte qu'ils se trouvaient
tous les trois très rapprochés du fleuve et de la forêt, mais éloignés
de plus d'un arpent des moissonneurs.

Entre les nuages grisâtre qui couvraient le ciel, perçait, de temps à
autre, un pâle rayon de soleil. Bien que la température ne fût pas
encore froide, un léger vent du nord qui faisait frissonner quelquefois
la surface de l'eau, annonçait la prochaine venue de la saison des
pluies.

Le fleuve étendait au loin ses ondes légèrement agitées par la brise du
large, et se confondait, en bas, à l'horizon, avec les nues grises qui
descendaient jusqu'à l'eau en roulant sur la cime et le flanc des
montagnes bleues que l'on voit descendre et disparaître dans
l'enfoncement de la baie Saint-Paul.

Sur la rive, la sombre dentelure des arbres se détachait du ciel
blanchâtre et s'élevait avec progression en remontant jusqu'à la rivière
à Lacaille, de l'autre côté de laquelle on apercevait, à une dizaine
d'arpents de distance les habitants des deux autres fermes de l'endroit,
aussi occupés aux travaux de la moisson.

Au proche, le champ de blé ondoyait sous le vent et les épis froissés
rendaient un bruissement doux et triste.

Vers la gauche des grands oiseaux de mer se poursuivaient avec des cris
rauques en effleurant la crête de longues lames que la marée montante
poussait sur la grève, où elles se brisaient avec un clapotis monotone.

Jeanne, silencieuse, laissait ses yeux errer sur cette scène qui, bien
qu'elle ne manquât pas de grandeur, était empreinte d'une vague
tristesse.

Mornac et Vilarme ne disaient rien non plus; mais peu sensibles, en ce
moment du moins, aux beauté de la nature, ils n'écoutaient que le bruit
de leur coeur agité par la colère et la haine.

Ils étaient donc tous les trois absorbés dans leurs réflexions, lorsque
Jean Couture vint à eux pour demander à M. de Vilarme un râteau que
celui-ci tenait à la main.

Jean n'était plus qu'à trois pas du tronc d'arbre et regardait en face
le bois auquel Mlle de Richecourt, Mornac et Vilarme tournaient le dos,
lorsque l'épouvante contracta les traits du valet qui poussa un cri de
terreur.

Des hurlements horribles firent alors trembler la forêt, et prompts
comme la foudre, dix Sauvages nus bondirent hors du bois.

Un coup de pied dans le dos envoya rouler à cinq pas Vilarme qui fut
désarmé, garrotté en moins de dix secondes. Jean n'avait pas eu le temps
d'armer le mousquet qu'il portait, que déjà il était aussi terrassé et
lié.

Seul Mornac eut le temps de se défendre.

Le premier Iroquois qui s'approcha de lui reçut une balle au coeur et
tomba roide mort.

Un second pistolet déchargé à bout portant dans la tête d'un autre
Sauvage lui fit jaillir hors du crâne la cervelle et la vie.

Puis Mornac fit trois pas en arrière, dégaina son épée et tomba en
garde.

Les cheveux au vent, l'oeil en feu, il était superbe.

D'abord surpris par la mort rapide de leurs deux compagnons, les
Iroquois avaient entouré le chevalier.

Mornac s'escrimait bravement d'estoc et de taille, quand il reçut un
coup de crosse entre les épaules.

Il tomba et se sentit solidement attaché aux quatre membres.

Sans s'occuper de l'autre groupe des moissonneurs, les Iroquois
rentrèrent aussitôt dans le bois avec leurs prisonnier, Mornac, Vilarme
et Jean, et entraînèrent aussi les corps des deux guerriers tués.

Leur chef, Griffe-d'Ours, ou la Main-Sanglante, s'enfuyait le premier.
Il emportait dans ses bras Jeanne paralysée par l'épouvante.

L'attaque avait été si prompte que lorsque Joncas, Jolliet et le
Renard-Noir avaient songé à se servir de leurs mousquets, il n'en était
déjà plus temps, vu le danger qu'il y aurait eu à tirer sur le groupe
confus de leurs amis et des Iroquois.

D'un coup d'oeil, Joncas avait vu le nombre supérieur des assaillants et
la prompte défaite de Vilarme, de Jean et du chevalier. Il songea
aussitôt à sa femme et à Mme Guillot et voyant la lutte impossible en
plein champ, il cria brusquement à Jolliet:

--Aux palissades et sauvez Madame!

Puis il avait entraîné sa femme vers la maison.

Pendant deux secondes Jolliet hésita entre sa mère et Jeanne qui se
débattait, quelques pas plus loin, entre les bras de son sauvage
ravisseur.

Mais l'amour filial fut le plus fort et le jeune homme battit en
retraite avec Mme Guillot, vers l'enceinte palissadée.

Indécis un instant aussi, le huron suivit Jolliet et Joncas.

Comme ils refermaient tous les trois la porte des palissades avec la
promptitude et la force que leur donnait le danger pressant, les
Iroquois venaient de disparaître avec leurs captifs dans les profondeurs
des bois.

Quand la porte fut refermée, Jolliet s'écria en regardant Joncas:

--Nous sommes des lâches, pour ne les avoir point défendus!

--Et votre mère et ma femme, ne devions-nous pas les sauver avant tout?

--Eh bien! courons sus aux Iroquois, maintenant! et à nous trois nous
pouvons encore délivrer nos amis!

--Tu l'aimes donc bien, _elle_, lui dit doucement sa mère dont les yeux
étaient pleins de larmes.

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria le jeune homme avec un sanglot déchirant
qui s'en alla mourir dans la forêt voisine où résonnait encore le
dernier cri des ravisseurs.




                            CHAPITRE VIII

                          UNE HORRIBLE NUIT


Après une course furieuse à travers le bois, les Iroquois s'arrêtèrent
sur la grève, vingt arpents à l'ouest de la rivière à Lacaille, avec
leurs captifs et les deux cadavres de leurs compagnons. En un instant
ils mirent leurs pirogues à l'eau, y couchèrent les deux morts ainsi que
les prisonniers bien garrottés, et se mirent à remonter le fleuve à
toute vitesse.

Ils ramèrent pendant près de deux heures à force de bras, jusqu'à ce
qu'ils eussent un peu dépassé la Pointe de Saint-Vallier.

La marée commençait alors à baisser, ce qui donnait aux rameurs beaucoup
de peine à remonter le courant. Sue les ordres de Griffe-d'Ours, les
canots obliquèrent à droite pour relâcher à la petite île Madame sise au
milieu du fleuve, à une courte distance du pied de l'île d'Orléans.

Il pouvait être trois heures.

Les Iroquois se concertèrent entre eux après être débarqués. Puis ils
prirent les deux cadavres, et poussant devant eux les captifs,
s'enfoncèrent un peu dans l'intérieur de l'île.

A une couple d'arpents du rivage, ils s'arrêtèrent, et Griffe-d'Ours dit
aux prisonniers après les avoir débarrassé de leurs liens:

--Si les face pâles refusent d'obéir et font mine de se sauver, nous les
tuerons tout de suite comme des chiens qu'ils sont. Les blancs vont
creuser ici un trou pour y enterrer les deux guerriers qu'ils ont tués.
Le corps des braves ne doit pas rester exposé à la voracité des bêtes et
des oiseaux de proie.

Les Iroquois désignèrent le lieu précis et la grandeur de la fosse et
firent signe à Jean de commencer à creuser.

Celui-ci se mit à l'oeuvre.

Mlle de Richecourt, assise à quelques pas de distance, s'efforçait de
paraître calme; mais on voyait à l'agitation de son sein qu'elle était
plus qu'émue.

Lorsque vint le tour de Mornac, les Sauvages lui firent signe de
remplacer Jean.

Un éclair brilla dans l'oeil du chevalier. Mais sa cousine lui fit signe
de se résigner. D'ailleurs, à la vue de l'hésitation que Mornac venait
de manifester, Griffe-d'Ours s'était rapproché de lui en brandissant son
tomohâk. Cet argument produisit un effet immédiat, et, tout bon
gentilhomme qu'il fût, Mornac dut se soumettre.

Peu habitués à ce dur travail et mal pourvus d'outils, les captifs
mirent plus de deux heures à creuser la terre, et le soir était venu
quand ils eurent fini.

Les Iroquois placèrent leurs deux camarades dans la fosse qu'ils eurent
soin de recouvrir de grosses pierres pour empêcher les bêtes fauves de
déterrer les cadavres.

Ensuite ils garrottèrent de nouveau les captifs qui voyant bien que
toute résistance était inutile, se laissèrent attacher.

Les Sauvages redescendirent avec eux vers la grève, et là, hors des
atteintes de la marée, ils allumèrent un grand feu près duquel ils
prirent leur repas du soir.

Quand ils eurent fini; ils se parlèrent avec animation durant quelques
minutes.

Les prisonniers qu'ils regardaient souvent virent bien qu'il s'agissait
d'eux, quoiqu'ils ne comprissent pas un mot au langage des Iroquois.

Ceux-ci se levèrent et vinrent examiner les captifs l'un après l'autre.
Après avoir regardé Mornac et Vilarme avec attention, ils finirent par
s'arrêter d'un commun accord en face de Jean Couture. Leur résolution
fut bien vite prise et Griffe-d'Ours dit au pauvre valet:

--Le jeune visage pâle paraît le plus faible des trois, et le moins
capable de supporter les fatigues du voyage. Il va mourir cette nuit.

Le malheureux garçon se jette aux genoux du chef qu'il embrasse en le
suppliant de lui faire grâce. Ses gémissements lamentables n'émeuvent
nullement l'Iroquois qui repousse l'infortuné d'un coup de pied et
répond froidement:

--J'ai dit.

Jean est encore à genoux quand l'un des Sauvages s'approche de lui par
derrière, saisit le valet par les cheveux, appuie l'un de ses genoux sur
le dos de la victime, tire de sa gaine un couteau à scalper dont il lui
enfonce dans la tête la pointe tranchante qui décrit un cercle rapide
autour du crâne. Puis le Sauvage retient entre ses lèvres le couteau
d'où le sang dégoutte, saisit à pleines mains la chevelure du
malheureux, que d'un seul effort il arrache violemment avec la peau.

L'infortuné pousse un hurlement de douleur et reste étendu sans remuer
sur le sol.

Jeanne jette un cri d'horreur et perd connaissance.

Oubliant que ses pieds sont attachés Mornac veut s'élancer sur les
bourreaux. Mais il tombe tout de son long par terre; ce qui fait rire les
Sauvages aux larmes.

Après avoir relevé Mornac et l'avoir placé de manière à ce qu'il ne
perdit rien de ce qu'il allait advenir, les Iroquois ramassèrent la
victime évanouie qu'ils ranimèrent en lui jetant de l'eau froide à la
figure. Puis ils l'adossèrent contre un petit arbre auquel il fut
solidement attaché.

Ces préparatifs terminés, l'un des Sauvages saisit des charbons ardents
au milieu de brasier et les déposa avec beaucoup de soin sur le crâne
sanglant et dénudé du jeune homme. Celui-ci tout en recommandant son âme
à Dieu, se mit à pousser des cris pitoyables qui ne devaient finir
qu'avec sa vie.

Ce qui précède n'était qu'un prélude, et alors commença une de ces
scènes épouvantables, dont l'atroce barbarie ne serait point croyable
aujourd'hui, si nos annales n'en étaient pas remplies avec l'attestation
des témoins les plus véridiques.

Tandis que deux Iroquois accroupis sur le sol, coupaient avec leurs
couteaux les orteils de la victime, d'autres lui arrachaient les ongles
des doigts de la main, mais lentement afin que le supplicié sentit bien
chaque nouvelle souffrance.

Quand les pieds et les mains du jeune homme ne furent plus qu'une plaie
vive, Griffe-d'Ours écarta ses compagnons. D'un tour rapide de son
couteau, il cerna le pouce du misérable, vers la première jointure;
puis, le tordant, il l'arracha de force avec le muscle qui se rompit au
coude, tant la violence du coup était grande.

Et tandis que le pauvre garçon jetait d'horribles clameurs, le chef avec
un sourire de satisfaction, suspendit à l'oreille du patient ce pouce
ainsi tiré avec le nerf, en guise de pendant-d'oreille.

Il continua de lui arracher ainsi tous les doigts l'un après l'autre,
pendant que ses camarades enfonçaient à mesure, dans ces plaies, des
esquilles de bois qui devaient lui faire éprouver des tortures de plus
en plus atroces; car ses cris redoublèrent encore.[42]

[Note 42: Ce fait est rapporté dans les relations des Jésuites de 1660.]

Satisfait de la dextérité qu'il avait montrée Griffe-d'Ours céda sa
place à un autre.

Celui-ci s'approcha doucement et coupa, tour à tour, le nez, les lèvres
et les joues de sa victime. Puis avec un raffinement de démon, il lui
arracha les deux yeux, les laissa pendre sur la figure ensanglantée et
plaça dans chaque orbite vide un tison ardent.

Animés par la vue du sang, tous ces barbares voulurent en avoir leur
part de jouissances, et chacun se mit à cribler le captif de coups de
couteau.

Quand son corps ne fut plus qu'une masse de chair saignantes, quant leur
imagination diabolique fut à bout d'expédients de tortures, ils
entassèrent des branches mortes aux pieds du supplicié, y mirent le feu
et, se tenant tous par la main, se mirent à danser en rond avec des cris
de joie.

C'était une horrible scène.

Le vent s'était élevé et soufflait fortement du large avec la marée
montante.

Ses sifflements se mêlaient au grand bruit des vagues qui se brisaient
sur les rochers de l'île avec de rauques clameurs; tandis que des cris
sinistres de huards s'élevaient au loin dans la nuit orageuse, comme
l'écho des affreuses lamentations de la victime.

Pleinement éclairés par la lueur du feu, huit démons nus dansaient une
ronde effrénée autour de l'arbre qui retenait le pauvre Jean. Souvent
renouvelés dans ses orbites, les tisons ardents jetaient une sanglante
lueur sur la face mutilé du supplicié dont les yeux pendaient
sinistrement à la place des joues, tandis que les dents, découvertes par
suite de l'absence des lèvres, grimaçaient un rire effroyable.

En ce moment Jeanne de Richecourt reprit connaissance et ses yeux égarés
s'arrêtèrent sur ce spectacle infernal. Ce qu'elle vit était tellement
horrible qu'elle s'évanouit de nouveau; et, si courte que fût cette
vision, elle était tellement épouvantable qu'elle se grava pour toujours
dans sa mémoire.

En lâche qu'il était, Vilarme, la figure d'un jaune livide, tremblait de
tous ses membres.

Quant à Mornac, on voyait la violente crispation de ses mâchoires sous
ses joues pâlies; et les muscles des ses bras, fortement tendus sous les
liens qui le retenaient attaché, témoignaient des vains efforts qu'il
faisait pour s'élancer sur les bourreaux.

A mesure que le feu, après avoir consumé les jambes, montait en rongeant
les parties plus vitales du corps, les cris du martyr diminuaient
d'intensité. Il ne proféra plus bientôt que des gémissements douloureux
qui semblaient être la lugubre symphonie à laquelle le grand bruit
triste du vent et des vagues servaient d'accompagnement.

La vie du jeune homme dura pourtant longtemps encore; et, pendant
longtemps la ronde satanique tournoya rapide et hurlante autour de la
victime.

Mornac épuisé par les efforts considérables qu'il avait faits pour
rompre ses liens, était tombé dans une espèce d'engourdissement qui
ressemblait au sommeil. A travers les brumes de cette somnolence, il
entrevoyait le cercle horrible qui tournait, tournait infatigable; et au
centre cette effrayante figure penchée sur un corps entr'ouvert d'où
pendaient les entrailles et fléchissant à moitié sur les longs os des
jambes dépouillées de leurs chairs.

C'était un indicible cauchemar.

Enfin, la flamme ayant gagné le dessous des bras, les liens d'écorces,
qui retenaient encore le supplicié debout prirent feu, se rompirent, et
le corps s'affaissa dans le brasier avec un dernier sanglot d'agonie...

Il était deux heures du matin et les Iroquois rassasiés dans leur
cruauté songèrent au départ. Le vent tombait et bien que la mer fut un
peu grosse, ils voulaient profiter de la marée montante pour passer
devant Québec à la faveur des ténèbres.

Jeanne, toujours évanouie, fut placée au fond d'un canot. Quant à Mornac
et à Vilarme, on les coucha, tout garrottés en d'autres pirogues, après
leur avoir bien recommandé de ne point bouger. Comme il leur était
impossible de nager, ils seraient noyés du coup, leur dit Griffe-d'Ours,
si les canots venaient à chavirer.

Et quelques instants, tout fut près pour le départ, et la petite
flottille quitta l'île Madame.

La tête relevée et appuyée sur la pince d'avant du canot de
Griffe-d'Ours, Mornac entrevit pendant quelque temps le brasier qui
projetait sur l'îlot ses lueurs mourantes. Au milieu des charbons
ardents qui pétillaient sous la brise, on distinguait le corps noir et
informe du pauvre Jean Couture.

Peu à peu, à mesure que les canots remontaient le fleuve, en route pour
le pays des Iroquois, le feu s'éteignit ou disparut dans l'éloignement.




                              CHAPITRE IX

                         BOURREAUX ET VICTIMES


On peut se figurer le serrement de coeur qu'éprouvèrent les captifs,
lorsqu'ils passèrent devant Québec. Bien que la nuit touchât à sa fin,
le jour n'était pas encore assez avancé pour qu'on les pût remarquer de
la ville où la plupart des habitants dormaient encore.

Griffe-d'Ours, afin de prévenir toute tentative de fuite, avait dit aux
prisonniers qu'il casserait la tête au premier qui ouvrirait la bouche
pour crier à l'aide. Aussi les malheureux ne purent-ils que jeter un
regard d'angoisse sur cette ville qu'ils ne reverraient peut-être plus.

En longeant la rive opposée, les Iroquois passèrent inaperçus devant
Sillery et le Cap-Rouge.

A part le poste des Trois-Rivières, trente lieues en amont de Québec,
les deux rives du fleuve étaient alors désertes et inhabitées jusqu'à
l'embouchure du Richelieu, les captifs n'avaient presque plus,
maintenant, aucune chance d'être délivrés.

Arrivés à l'endroit où se trouve aujourd'hui la Pointe-aux-Trembles, les
Iroquois prirent terre pour se reposer, manger et tourmenter un peu
leurs prisonniers.

Ils commencèrent d'abord par dépouiller Mornac et Vilarme de tous leurs
habits. Mais comme il fallut délier ceux-ci pour les déshabiller, ce ne
fut pas sans conteste que Mornac se lassa faire. D'un coup de poing
vigoureusement asséné, le Gascon envoya rouler à cinq pas le premier
Iroquois qui voulut porter la main sur lui. Celui-ci se releva furieux,
au milieu des rires de ses compagnons et voulut s'élancer, le casse-tête
au poing, sur le chevalier désarmé. Mornac allait être assommé lorsque
les autres Sauvages s'interposèrent.

--Pour l'amour de Dieu! mon cousin, cria Jeanne d'une voix suppliante,
ne les irritez pas! Souffrez tout par amitié pour moi. Que deviendrai-je
donc, s'ils vous tuent!

Et la pauvre enfant se voila la figure de ses deux mains pour cacher son
angoisse et sa honte.

Vilarme s'était déjà laissé dépouiller.

Mornac obéit à sa cousine et jeta lui-même tous ses habits aux Sauvages
qui se les partagèrent ainsi que ceux de Vilarme et s'en revêtirent
grotesquement. L'un avait un chapeau, l'autre un haut-de-chausse,
celui-ci un pourpoint, celui la un baudrier, le cinquième des manchettes
de point. Les deux derniers auxquels les bottes en entonnoir étaient
étaient échues en partage ne purent pas les garder longtemps, car elles
leur blessaient les pieds. Ils eurent soin, pourtant de ne pas les
rendre aux prisonniers, d'abord pour les forcer de marcher pieds nus, et
partant de les faire souffrir, et ensuite pour s'en parer eux-mêmes
quand ils arriveraient triomphants à leur bourgade.

On jeta deux méchants lambeaux de peau d'orignal aux prisonniers qui
s'en couvrirent le mieux qu'ils purent.

--Tu sembles t'apercevoir, chien de face pâle, que mes frères seuls se
sont partagé vos vêtements. Outre que je dédaigne ces vils oripeaux des
Français, la part qui me revient vaut bien mieux que vos habits et
vous-mêmes. Ma prise à moi, face pâle que je hais, c'est la vierge
blanche que tu aimes. Entends-tu?

Au regard ardent que le Sauvage jeta à mademoiselle de Richecourt,
Mornac pâlit et serra les poings. Ce qu'il entrevoyait était si terrible
pour la pauvre enfant que le gentilhomme sentit les larmes lui monter au
yeux. Et lui, l'homme de cap et d'épée, le Gascon railleur, le bretteur,
le coureur de ruelles, l'esprit fort, leva les yeux au ciel et pria Dieu
de sauver la jeune fille et de prendre plutôt sa propre vie en échange.

Quand on est heureux et jeune, on peut oublier Dieu; mais dans
l'infortune, on finit toujours par recourir à celui-là qui seul peut
faire avorter les desseins les plus pervers.

Tandis que l'on garrottait de nouveau Mornac et Vilarme, Griffe-d'Ours
s'approcha de Mlle de Richecourt et lui dit:

--La vierge pâle a-t-elle entendu? Elle m'appartient et sera la femme du
chef.

Jeanne de Richecourt qu'on avait toujours laissée libre de ses
mouvements se leva droite, fière et belle comme Jeanne-d'Arc devant ses
juges, et d'un mouvement prompt comme la pensée, tirant de son corsage
le poignard qui ne la quittait jamais, elle en dirigea la pointe ver son
coeur et s'écria:

--Écoute-moi bien, monstre! Au premier geste que tu fais pour me
toucher, je me tue!

Griffe-d'Ours recula, étonné, stupéfait! Les femmes qu'il avait vues
jusqu'à ce jour ressemblaient si peu à cette noble et superbe créature,
qu'il en fut tout ébloui. Et le farouche homme des bois subit aussitôt
la domination que la femme du grand monde exerce sur tous ceux qui
l'entourent.

Honteux du charme invincible et mystérieux qui étreignait et paralysait
sa volonté, il baissa la tête et alla s'asseoir à quelque distance.

Jeanne s'affaissa de nouveau sur le sol en revoilant son visage de ses
belles mains et resta plongée dans un silencieux abattement.

Les Sauvages prirent leur repas qui consistait en sagamité et en poisson
fumé.

Tant que leur faim ne fut pas satisfaite, ils ne donnèrent rien à manger
aux prisonniers, excepté à Jeanne. Griffe-d'Ours lui porta quelque
nourriture qu'elle refusa malgré qu'elle n'eût rien pris depuis la
veille.

Quand les Iroquois se furent rassasiés, ils s'approchèrent de Mornac et
de Vilarme avec les restes du repas.

Les Sauvages se sentaient en belle humeur, et ce leur fut un prétexte
pour tourmenter les captifs. Comme ceux-ci n'avaient pas l'usage de
leurs mains, il fallait qu'on leur donnât leur nourriture. Au lieu de la
leur mettre à la bouche, les Iroquois la laissaient tomber à terre et
leur jetaient à la place des charbons enflammés qui brûlèrent
affreusement les lèvres des deux malheureux.

Au premier contact du feu, Vilarme poussa un hurlement.

Mornac ne dit rien. La seule idée qu'il se trouvait en présence d'une
femme lui aurait fait souffrir mille morts plutôt que de desserrer les
dents.

On continua de les tourmenter pendant plus d'une heure. Ceux-ci leur
tiraient les cheveux, ceux-là la barge. Les uns les piquaient avec des
bâtons pointus, d'autres les brûlaient avec des tisons ardents ou des
pierres rougies au feu.

Ils arrachèrent deux ongles des doigts de la main gauche à Mornac avec
leurs dents et lui brûlèrent dans le fourneau d'une pipe les extrémités
des doigts ainsi affreusement endolories.

Bien que le chevalier souffrit d'une manière atroce, il ne poussa pas
une plainte.

Les lamentations de Vilarme redoublaient au contraire à mesure que les
tourments devenaient de plus en plus forts. Aussi les bourreaux
s'acharnèrent-ils d'avantage contre lui. Ils lui mutilèrent toute la
main gauche dont ils lui coupèrent la première phalange des cinq doigts.

Quand les Sauvages mirent fin à leur jeu barbare, afin de se rembarquer,
Mornac, qui s'était contenu jusque là, lâcha la plus belle bordée de
jurons qui soit jamais sortie de la bouche d'un enfant de la Gascogne.

--Sandious! tonnerre de Dieu! Mille millions de tonnerres! s'écria-t-il.
Puisse le diable éventrer ces maudits, et les étrangler, mordious! avec
leurs propres boyaux.

Puis s'arrêtant, il se tourna vers Mlle de Richecourt et lui dit:

--Pardonnez-moi, ma cousine, car cela me soulage vraiment. Voyez-vous,
je me sens les nerfs agacés et j'éprouve un impérieux besoin d'exhaler
ma mauvaise humeur d'un façon un peu plus virile que M. de Vilarme.

Celui-ci malgré les souffrances qu'il endurait encore, ressentit cette
injure et répondit:

--Ah! chevalier de malheur! nous aurons à causer un peu dès que nous
serons libres!

--Sandis! à vos ordres, mon brave, repartit Mornac et j'espère avoir
avant longtemps la satisfaction de vous enfoncer six pouces de fer entre
les côtes.

Les Iroquois mirent fin à cette altercation en transportant les
prisonniers dans les canots qui recommencèrent à remonter le courant du
fleuve.

La partie du Saint-Laurent sur laquelle les captifs voyageaient alors
différait beaucoup de celle qu'ils avaient parcourue en descendant de
Québec à la Pointe-à-Lacaille. Le grand fleuve qui, en bas de l'île
d'Orléans, prend aussitôt des airs d'Océan, se rétrécit tout à coup
vis-à-vis de Québec où il n'a guère qu'un tiers de lieue de large. Bien
que sa largeur augmente ensuite au-dessus de la ville, elle ne dépasse
plus une lieue et demie, en exceptant les lacs formés par son cours.

Au lieu des hautes Laurentides qui, en bas de la capitale dominent
majestueusement les grandes eaux du fleuve, les captifs n'apercevaient
plus que les bords peu escarpé et assez rapprochés montant et
s'abaissant à droite et à gauche.

Si la scène y perdait en grandeur, elle y gagnait certainement au point
de vue pittoresque.

Tourmenté dans son cours, le fleuve allait se tordant en sinuosités
capricieuses, en arrière et en avant des voyageurs. Là, ils croyaient le
voir se terminer brusquement en cul-de-sac coupé par un muraille de
rochers grisâtres; ici ses eaux calmes s'en allaient mourir, comme celle
d'un lac sur des grèves sablonneuses dans l'enfoncement desquelles on
apercevait les hauts arbres de la forêt silencieuse. Ailleurs, les rives
s'arrondissaient en coteaux pour s'aplanir plus loin en immenses
prairies jaunissantes sous le soleil d'automne. Çà et là des rivières ou
des ruisseaux entrecoupaient la ligne onduleuse des deux rives. Ils
venaient verser dans le fleuve, sombre et profond, leurs eaux
babillardes dont le joyeux murmure résonnait à l'ombre des noyers sur
les troncs moussus desquels des vignes sauvages grimpaient en festons.

Partout sur ces paysages sévères ou riants régnait la grande solitude
des forêts vierges dont les bruits sauvages ne parviennent même pas à
l'oreille des voyageurs qui tenaient le milieu du fleuve et ne pouvaient
entendre ni les cris des bêtes fauves ni le chant des oiseaux.

Je ne saurais m'astreindre à décrire chacun des incidents qui marqua le
voyage depuis la Pointe-aux-Trembles jusqu'aux Trois-Rivières devant
lesquelles ils passèrent inaperçus, le quatrième soir, pour entrer
bientôt dans les eaux calmes du lac Saint-Pierre.

Après avoir parcouru ce lac dans sa plus grand longueur qui est de sept
à huit lieues, les Sauvages s'arrêtèrent dans l'une des premières îles
du Richelieu et y passèrent la nuit dont une bonne partie fut employée à
caresser les prisonniers Mornac et Vilarme. Un nouveau supplice auquel
les Iroquois s'arrêtèrent cette nuit-là fut de faire marcher les deux
captifs pieds nus sur des cendres chaudes sous lesquelles des bâtons
pointus avaient été planté en terre.

Mornac, toujours fier et railleur, supporta ce genre de tourment avec un
calme stoïque et à Vilarme qui ne cessait de geindre il recommanda la
patience, lui disant que c'était un excellent remède contre les cors aux
pieds.

On s'engagea le lendemain dans l'archipel du Richelieu. Malgré leurs
inquiétudes et leurs souffrances, les captifs ne purent s'empêcher
d'admirer les ravissants paysages qui se déroulaient sous leurs yeux et
changeaient d'aspect à chaque instant.

Séparées par une infinie variété de canaux, ces îles de différentes
grandeurs s'étendaient aussi loin que la vue pouvait porter. Elles
formaient une continuelle succession de prairies couvertes de pruniers
rouges et de fruits sauvages, et puis d'îlots ombragés par de grands
arbres autour desquels des vignes s'enroulaient amoureusement. Ici un
rocher noirâtre opposait au courant son front de pierre et sortait de
l'eau sa tête limoneuse comme celle d'un amphibie. Tout à côté une
petite île étalait à la surface de l'eau un parterre émaillé des fleurs
les plus charmantes. Plus loin, c'était comme une large table couverte
de baies de toutes sortes: bluets, framboises, mûres, groseilles rouges,
blanches et bleues, au-dessus desquels se balançaient de petits arbres
chargés de merises, et des poires sauvages. Quelques-unes de ces îles
étaient si rapprochées que les voyageurs passaient entre elles sous un
berceau formé par la cime des arbres qui se tendaient fraternellement la
main au-dessus de l'eau bleue de fleuve.

Jetez sur tous ces feuillages, les couleurs les plus vives que
l'automne, ce grand artiste, ait sur sa palette, depuis le vert pâle et
foncé, le jaune clair et brillant, jusqu'au rouge-feu; peuplez ces
mystérieuses retraites de castors et de loutres au riche pelage et qui
fendent rapidement le fil de l'eau pour se sauver d'une île à l'autre;
embusquez derrière l'énorme pin sombre la tête curieuse d'un orignal qui
regarde un moment passer la flottille et bondit soudain au plus épais du
fourré qu'il écarte d'un coup de sa ramure; suspendez sur toutes ces
branches d'arbres des nids d'oiseaux de toute espèce, et d'où s'échappe
un concert de chants multiples qui se croisent et se mêlent au doux
froissement des feuilles, et vous aurez une vision de ce spectacle
enchanteur qui ravissait même des captifs s'acheminant vers le poteau de
mort.

Après une autre station faite à l'endroit où M. de Sorel devait, un an
ou deux plus tard, rebâtir le fort de Richelieu élevé par M. de
Montmagny et 1642 et alors abandonné, Griffe-d'Ours et ses guerriers
quittèrent le fleuve pour s'engager dans la rivière des Iroquois ou
Richelieu.

Au bout de deux jours de navigation, ils s'arrêtèrent au-dessous de
rapides qu'il était impossible de remonter en canots. Les Sauvages
cachèrent leurs pirogues sous des arbres renversés et des broussailles,
au lieu même où M. de Chambly devait bientôt construire le fort
Saint-Louis.

Les Iroquois chargèrent ensuite les deux prisonniers de tout le bagage
qu'ils pouvaient porter, et eux-mêmes prenant le reste, la petite
caravane s'enfonça dans les bois.

Alors commença pour les captifs la plus rude épreuve de leur voyage.
Bien que la rivière soit navigable trois lieues au-dessus des rapides de
Saint-Jean, les Sauvages qui avaient laissé, en venant, d'autres
pirogues à l'embouchure du lac Champlain, préféraient se rendre à pied
jusque là. C'était une marche de six grandes journées.

A l'exception de Mlle de Richecourt que l'autorité de Griffe-d'Ours
avait empêché d'être maltraitée et dépouillée de ses vêtements, les
captifs, blessés, faibles, mal nourris, presque nus, chargés en outre de
plus de bagage qu'ils n'en pouvaient porter, devaient se frayer un
passage à travers la forêt, par des chemins non battus, parmi les
pierres, les ronces, les fondrières, l'eau et tous les embarras
imaginables que connaissent ceux-là seuls qui ont un peu couru les bois.

Privés de leurs chaussures, les pieds nus et encore endoloris par les
brûlures qu'ils avaient subies, Mornac et Vilarme souffrirent les
tortures atroces dans les premières heures de marche. Qu'on se figure de
malheureux gentilshommes dont la plante des pieds n'a jamais foulé nue
le sol, et obligés de marcher forcément, au pas de gymnastique, en
pleine forêt vierge, sur les cailloux et les branches sèches, lorsque
leurs pieds saignaient encore des blessures infligées deux ou trois
jours auparavant par les Sauvages.

Au milieu de la première journée, Vilarme épuisé s'abattit sur le sol où
il resta étendu sans connaissance. Les Iroquois tombèrent sur lui à
grands coups de bâtons, le rappelèrent à la vie et le forcèrent à
continuer de marcher ainsi jusqu'au soir.

Plutôt que de se faire rosser de la sorte, Mornac se dit qu'il mourrait
debout et en marchant!

Le soir vint enfin. Tandis que Mlle de Richecourt se jetait épuisée,
mourante de fatigue, sur un tas de feuilles sèches, Mornac et Vilarme
furent chargés d'aller chercher le bois et l'eau et de faire la cuisine.

On leur jeta quelques bouchées, puis on les lia chacun à un arbre, à une
telle distance du feu qu'ils ne pouvaient en ressentir la chaleur.

La pluie vint à tomber et comme on était à la fin de septembre où les
nuits commencent à être froides et que les deux prisonniers étaient à
peu près nus, ils passèrent la nuit à grelotter. L'immense fatigue
qu'ils éprouvaient leur aurait peut-être procuré quelque sommeil, malgré
le froid et l'orage; mais on avait serré leurs liens si fort que la
souffrance qu'ils en ressentaient ne leur laissait pas un seul instant
de repos.

Vers le milieu de la nuit, Vilarme s'en plaignit à l'un des Sauvages. Il
n'en obtint d'autre soulagement que de voir ses liens serrés davantage.

--Cadédis! lui dit Mornac, vous n'avez pas de chance, M. de Vilarme; et
vous admettrez que ma persistance à tout endurer sans me plaindre me
vaut un peu plus d'égards.

Jeanne de Richecourt, blottie, non loin de Mornac, sous des peaux que
Griffe-d'Ours lui avait procurées, frissonnait de froid et de peur. Au
moindre mouvement qui agitait le cercle des Sauvages couchés en rond
autour du feu, elle se mettait soudain sur son séant et jetait autour
d'elle des regards chargés d'angoisse. Mais, comme nous l'avons dit,
elle avait subjugué Griffe-d'Ours, et quant aux autres Sauvages elle
n'en avait rien à craindre.

Dès les premiers pas qu'il fit, Mornac ne retint qu'à force d'une
incroyable énergie les sanglots de douleur que ses pieds enflés,
meurtris et ensanglantés, lui arrachaient presque.

Au bout de vingt pas, Vilarme tomba. On le releva à coups de bâton.

Peu à peu cependant la force du mal engourdit leurs pieds, et ils
allèrent ainsi jusqu'au soir, marchant comme des automates, laissant des
gouttes de leur sang à chaque buisson, à toutes les pierres et aux
branches mortes qui remplissaient le sentier.

Comme la nuit approchait et qu'il n'avait rien mangé depuis le matin,
Mornac sentit ses jambes de dérober sous lui et tomba en traversant un
ruisseau. Il était tellement chargé, son pauvre corps était si las,
l'eau si invitante et la vie tellement insupportable, que le gentilhomme
eut un instant l'idée d'en finir et de se laisser aller sous l'onde.

Un dernier regard qu'il voulut jeter à sa cousine, comme un adieu
suprême, lui remit le courage au coeur.

--C'est sur moi seul qu'elle peut compter pour se tirer des périls qui
l'environnent, pensa-t-il en faisant un énorme effort qui l'aida à se
relever.

Il en était temps, car déjà ses bourreaux saisissaient de grosses
pierres pour les lui jeter.

On se demandera comment Mlle de Richecourt pouvait endurer autant de
fatigue. Qu'on se rappelle d'abord qu'elle n'avait pas à marcher pieds
nus comme ses compagnons d'infortune, et qu'elle n'avait pas été
torturée comme eux. Ensuite elle sentait que si elle avait le malheur de
rester en arrière, loin de Mornac et des autres Sauvages et seule avec
Griffe-d'Ours, elle était perdue. Aussi s'était-elle dit qu'elle
suivrait les autres tant qu'elle aurait un souffle de vie.

Et elle allait toujours, montant, descendant, trébuchant, reprenant
pied, tombant et se relevant aussitôt. Mais sa tête était en feu et la
fièvre dévorait tous ses membres.

La nuit suivante, les captifs dormirent un peu; ce qui leur rendit assez
de force pour continuer leur pénible voyage. Au bout de la sixième
journée, ils arrivèrent sur les bords du lac Champlain.

Les Sauvages retrouvèrent leurs canots qu'ils avaient habilement cachés
sous les halliers, et les lancèrent sur le grand lac des Iroquois auquel
Champlain a laissé son nom.

D'abord étroit et bordé de rives assez basses à son embouchure, le lac
allait s'élargissant peu à peu devant les voyageurs, tandis que ses
rives s'élevaient ainsi en le dominant plus loin de falaises escarpées.

La petite troupe campa le soir dans l'île au Chapon et le lendemain sur
celle des Vents.

Vers le midi de la troisième journée, comme ils arrivaient par le milieu
du lac, qui peut avait en cet endroit une douzaine de lieues de large,
on aperçut au loin, à l'Occident et au Midi, de hautes montagnes qui
élevaient là-bas, au-dessus des sombres forêts, leurs sommets presque
toujours couverts de neige.

Griffe-d'Ours montra celle du Midi aux prisonniers, et leur dit que
c'était par là que tendait leur voyage, et que là s'élevaient les
cabanes d'Agnier où les captifs seraient brûlés.

--Ce gaillard a réellement des procédés fort-délicats! pensa Mornac.

Après avoir passé la nuit suivante sur l'île aux Cèdres et avoir couché
le lendemain sur la terre ferme, à l'endroit où le fort Saint-Frédérique
devait s'élever plus tard, les Iroquois naviguèrent encore une journée
jusqu'à la décharge du lac Saint-Sacrement où ils firent une nouvelle
halte de nuit.

Le lendemain il faillait faire un portage de cinq à six lieues pour
tourner la décharge et gagner les bords du lac Saint-Sacrement, que les
Sauvages appelaient Andiatarocté (lieu où le lac se ferme.) Comme on
allait se mettre en marche, Mlle de Richecourt se leva comme les autres.
Mais son visage était empourpré. Un instant ses yeux hagards se levèrent
au ciel; puis ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps, et
elle s'affaissa évanouie sur le sol.

--Il faut porter la vierge blanche, dit Griffe-d'Ours à Mornac et à
Vilarme.

Et il fit signe aux Sauvages de se charger des effets que portaient les
deux captifs.

Un brancard fut improvisé, Jeanne installée dessus, et tous, les
Iroquois leur bagage et leurs canots sur l'épaule, Mornac et Vilarme
chargés de leur précieux fardeau, se mirent en marche.

Retardée par le transport de la malade la petite troupe mit deux jours à
faire les quelques lieues qui les séparaient de lac Saint-Sacrement.

Pendant ce temps, saisie d'une fièvre et d'un délire ardents, Jeanne se
tordit sur le brancard avec des gémissements pitoyables.

Mornac qui ne pouvait rien faire pour calmer les souffrances de la jeune
fille, marchait, marchait toujours, et tout en la portant jetait sur
elle des regards pleins de larmes. Par moments il lui semblait être sous
le coup d'un pénible cauchemar, et il se demandait si le ciel pouvait
réellement permettre que des chrétiens souffrissent de semblables
calamités.

Enfin le matin de la quatrième journée, on rembarqua dans les canots qui
gagnèrent en un jour l'extrémité sud-ouest du lac Saint-Sacrement. Ici
se terminait le voyage par eau, mais il restait encore, sous des
circonstances ordinaires, quatre longues journées de marche avant
d'arriver au grand Village des Agniers.

La maladie de Mlle de Richecourt allait encore prolonger le voyage, car
Jeanne était de plus en plus faible et consumée par une fièvre intense.

Une fois leurs canots cachés sur le rivage de la terre ferme, les
Iroquois reprirent leur bagage sur leurs épaules et s'engagèrent dans un
sentier assez bien tracé qui aboutissait loin devant eux à la bourgade
d'Agnié.

Vilarme ayant voulu se mettre à la tête de la civière sur laquelle
Mornac et lui portaient la jeune fille, le chevalier lui dit sèchement:

--Prenez l'autre bout, monsieur.

--Et pourquoi plutôt moi que vous?

--Parce que vous n'êtes pas digne de regarder les traits de cette pauvre
enfant.

--Ah! prenez garde s'écria Vilarme pâle de colère; s'il est quelqu'un
ici qui ne soit pas digne de regarder Mlle de Richecourt, ce doit être
vous, chevalier de Mornac. Oui, vous, qui ne vous contentant pas d'être
ivrogne, avez fait boire, lors de votre arrivée à Québec, ce chef
iroquois qui, dans son ivresse, insulta la jeune fille qu'il apprit
ainsi à convoiter et qu'il a relancée ensuite jusqu'à la
Pointe-à-Lacaille! Ce que je dis ici, je le sais pour l'avoir appris à
Québec, le soir même de votre escapade.

--Je me suis déjà fait ce reproche, M. de Vilarme, répondit Mornac en
baissant la tête, et je pleure chaque jours avec des larmes de sang
cette étourderie qui va peut-être causer sa perte. Mais, ajouta-t-il en
relevant les yeux sur Vilarme avec une fierté dédaigneuse et terrible,
cette légèreté, cette folie commise par moi, m'était-il possible d'en
prévoir les affreuses conséquences? Tandis que vous Vilarme, ne
sentez-vous pas la furie des remords déchirer tout votre être en
contemplant la victime que les suites de votre forfait ont réduite en ce
déplorable état.

Comme Vilarme feignait d'ouvrir ses petits yeux louches, d'un air
interrogateur, Mornac indigné s'écria:

--Moi aussi, je sais tout, assassin!

A ce mot terrible, Vilarme rugit et s'élança les poings fermés sur
Mornac.

Mais deux vigoureux coups de bâton que l'un des Iroquois lui asséna sur
le dos firent tomber sa rage, et il s'en alla prendre le pied du
brancard en grinçant des dents.

Il devait y avoir un affreux secret entre ces deux hommes qui se
haïssaient au point de voir leur inimitié persister jusque dans la
navrante détresse où ils étaient tombés. Car l'extrême infortune a pour
effet d'adoucir les animosité et de rapprocher les malheureux.

Dans la suite, lorsque Mornac aurait voulu se rappeler les incidents qui
marquèrent leur pénible pèlerinage à travers la forêt qui séparait le
lac Saint-Sacrement du village d'Agnié, il ne les entrevoyait plus qu'à
travers un voile épais qui ne laissait à ses souvenirs que ces traits
confus qui nous restent à la suite d'un rêve fatigant. Il se revoyait
portant cette civière sur laquelle sa cousine gisait affaissée et
mourante. Il se souvenait encore des remords qui étreignaient son coeur
en songeant que sa folle inconséquence avait causé tous les tourments
qui anéantissaient presque tant de jeunesse et de beauté. Il revoyait
Vilarme, l'infâme Vilarme, qui portait l'avant du brancard en lui
tournant le dos. En arrière et au devant d'eux, huit sauvages, à
demi-nus, les escortaient de leur surveillance active et de leur
incessante cruauté. Puis les grands arbres de la forêt, dont les
feuilles mortes et à demi tombées jonchaient la terre, défilaient
longtemps, bien longtemps, à droite et à gauche sur les bords du
sentier.

Voici pourtant un souvenir qu'il conserva vivace jusqu'à la mort, et qui
jetait comme un gai rayon de soleil sur cette nuit sombre de son passé.

Après plusieurs journées de marche, des Sauvages inconnus étaient venus
au-devant de la caravane en poussant de grands cris qui avaient tiré
Mornac de l'espèce d'abrutissement où la fatigue et la souffrance le
tenaient plongé. Ces nouveaux venus avaient accompagné quelque temps les
prisonniers en poussant des hurlements féroces et les regardant avec des
yeux terribles de menaces, lorsque tous débouchèrent de la forêt dans
une clairière au centre de laquelle on apercevait, à distance sur les
bords de la rivière Mohawk qui se jette dans l'Hudson une grande
bourgade Iroquoise.

Ce village formait un long parallélogramme entouré de palissades, et de
chaque côté duquel s'étendait une rangé de cabanes.

Griffe-d'Ours fit arrêter la petite troupe, donna l'ordre à Mornac de à
Vilarme de déposer le brancard à terre et leur dit avec un cruel
sourire:

--Avants que mes frères blancs soient brûlés, ce qui ne tardera guère,
nous voulons, comme c'est notre coutume lorsque nous amenons des
prisonniers à nos villages, vous donner le plaisir de bien vous sentir
vivre encre une fois. Nos frères de la bourgade sont avertis de notre
arrivée triomphante. Les voici qui sortent du village et qui s'avancent
à notre rencontre. Ils vont se ranger sur deux lignes qui viendront
finir ici. Les face pâles entreront ainsi glorieusement dans Agnié entre
deux rangs de guerriers. Seulement chacun de nous est armé d'un bâton,
et mieux les hommes pâles pourront courir, moins ils recevront de coups.

On voyait s'avancer en effet toutes la population de la bourgade,
hommes, femmes, enfants vieillards, tous jetant des hurlements qui
faisaient trembler la forêt.

--Ah! ce sont là vos usages, messieurs les Iroquois! pensa Mornac. Eh
bien! sang de dious! nous allons voir se le dernier des Mornac se
laissera rosser impunément de la sorte!

Dans un clin-d'oeil, un double haie s'était formée sur une longueur de
trois ou quatre arpents, et les Iroquois lançaient des cris d'impatience
et demandaient qu'on leur livrât les prisonniers.

Deux des sauvages de l'escorte étaient restés derrière les captifs pour
les pousser l'un après l'autre entre les deux formidables rangées
d'hommes.

Mornac était le plus jeune et le plus alerte des deux. Aussi fut-il
gardé pour la fin, pour la bonne bouche, comme on dit, et l'on poussa de
force Vilarme dans le terrible entonnoir. A peine y fut-il entré que les
coups commencèrent à pleuvoir, de droite et de gauche, comme grêle sur
tout le corps du misérable. On ne voyait qu'une nuée de bâtons qui
s'élevaient, s'abaissaient, tournoyaient et tombaient, et, au milieu des
deux haies grouillantes et hurlantes, Vilarme qui courait à toutes
jambes. Un fois il s'abattit sur le sol: une vieille femme qui n'avait
pas la force de lever son bâton, lui en avait barré les jambes. Le
malheureux fut tellement roué de coups que la douleur lui rendit la
force de se relever aussitôt et de s'enfuir vers l'entrée du village où
Mornac le vit disparaître au milieu d'un nuage de pierres.

Sans attendre qu'on l'invitât poliment à entrer dans ce gouffre, Mornac
bondit en avant.

Griffe-d'Ours qui n'avait pas voulu se priver de ce charmant plaisir de
la réception, se tenait le premier sur les rangs. Tout entier au bonheur
de voir maltraiter Vilarme, le Sauvage se penchait en avant pour
regarder plus loin, lorsque Mornac tomba sur lui comme une trombe et lui
arracha son bâton, et d'un coup de poing envoya rouler l'Iroquois à
trois pas. Puis brandissant ce gourdin en homme qui connaît toutes les
ressources de l'escrime, le chevalier assomma deux autres sauvages en un
tour de main, rompit l'une des deux lignes et, rapide comme l'ouragan,
prit en dehors de la haie vivante sa course dans la direction du
village.

Il avait bien songé d'abord à s'enfuir vers les bois. Mais la pensée de
laisser sa cousine à la merci des barbares l'avait retenu.

--Après tout, s'était-il dit avec cette confiance inébranlable que tout
gascon place en sa bonne étoile, qui sait si je ne me tirerai point
d'affaire, une fois rendu sain et sauf dans le giron de cette aimable
populace?

Le brouhaha était indescriptible. Les deux haies s'étaient rompues et
chacun courait sus à Mornac.

Mais celui-ci doué de la plus belle paire de jambes qui aient arpenté
les terres de Gascogne, courait plus vite qu'aucun des poursuivants. Ses
pieds touchaient à peine au sol. Il volait.

Lorsqu'on le serrait de trop près, le terrible bâton dont il était armé
tournoyait en sifflant, et le vide se faisait aussitôt devant lui.

Les hommes se bousculaient, culbutaient et criaient, tandis que les
enfants et les femmes lançaient des pierres au fugitif qui les esquivait
presque toutes.

--Quel dommage que je n'aie pas le temps de m'arrêter pour rire, se
disait-il. Ça doit être drôle!

En quelques secondes, il arriva sans encombre à la porte des palissades
qui entouraient le village et qu'il franchit sain et sauf, grâce au
merveilleux moulinet de son gourdin. Il courut toujours devant lui dans
l'espèce de rue qui séparait les deux rangées de cabanes, jusqu'à ce
qu'il fut arrivé au milieu de la bourgade, où il aperçut un échafaud qui
s'élevait à six pieds au-dessus du sol.

Il prit son élan et sauta dessus.

Là, dominant la foule rugissante qui s'était engouffré sur ses pas dans
le village, il passa sous le bras gauche le bâton qui lui avait si bien
servi, et croisant fièrement ses bras sur sa poitrine.

--Fils de tes noble aïeux, tu es le premier Mornac qui a jamais fui
devant l'ennemi. Mais je veux que le diable m'emporte si tu n'as pas en
ce moment les honneurs de la victoire!




                              CHAPITRE X

              OU LE CHEVALIER ROBERT DU PORTAIL DE MORNAC
                   S'ESTIMA FORT HEUREUX D'ÉCHANGER
    L'ILLUSTRE NOM DE SES ANCETRES CONTRE CELUI DE _Castor-Pelé_


Toute la population du village entourait en criant l'échafaud sur lequel
Mornac s'était réfugié et d'où il dominait, calme et superbe, cette mer
de têtes hideuses qui ondulaient à ses pieds.

--Pouah! sont-ils laids ces bandits-là! se disait le Gascon. Cela valait
bien la peine de quitter la cour et les belles marquises de Paris, pour
venir aussi loin terminer mes jours au milieu d'une si vilaine
population! Car il ne faut pas te faire d'illusion, mon petit Mornac,
ces gens-là m'ont l'air fort mal disposés à ton égard, et je crois que
tu vas bientôt passer un mauvais quart-d'heure.

Le cris redoublaient à chaque seconde. C'était un concert infernal de
vociférations.

--Allons! le moment est venu grommela Mornac. Il te faut mourir, mon
vieux, mais mourir comme un soldat, au milieu de la mêlée. Ah! mordious,
si j'avais seulement mon épée, les belles estafilades et les grands
coups d'estoc et de taille dont je pourfendrais ces marauds! N'importe!
ajouta-t-il en reprenant le bâton dans sa main droite, je vais toujours
bien, avec cette arme de manant, fêler encore quelques caboches... Et ma
pauvre cousine! Ah bah! c'est la plus heureuse de nous trois. Elle va
mourir de sa belle mort, car cette fièvre qui la dévore va certainement
l'emporter.

En ce moment un Sauvage essayait de monter sur l'échafaud, en arrière de
Mornac.

Celui-ci l'aperçut du coin de l'oeil, se retourna et lui asséna un grand
coup. L'iroquois aurait eu le crâne fracassé, s'il n'eût penché la
tête. Mais il n'en reçut pas moins le coup sur l'épaule droite. Ce qui
le fit lâcher prise et retomber en beuglant.

Les sauvages semblaient hésiter et Mornac se demandait s'ils n'allaient
pas de crainte de l'approcher, lui tirer à distance une flèche ou
quelque arquebusade. Il se réjouissait déjà de mourir sans trop de
souffrance, quand il sentit l'échafaud se dérober sous ses pieds. Il
perdit l'équilibre et roula par terre.

Deux Sauvages s'étaient glissés sous la plate-forme et avaient abattu
deux des quatre pieux sur lesquels elle reposait. Avant que le
malheureux gentilhomme pût se relever il était entouré, maintenu à terre
et garrotté.

L'échafaud fut relevé en un clin-d'oeil et Mornac hissé dessus. Tandis
qu'on l'attachait à l'un des deux poteaux qui dominaient la plate-forme,
on apporta Vilarme qu'on venait de retrouver blotti sous un ouigouam. Le
misérable était tellement couvert de contusions que c'était grande pitié
de le voir.

Lorsqu'on eut lié Vilarme à l'autre poteau, Griffe-d'Ours s'approcha de
Mornac et lui dit:

--Mon frère est agile et brave.

--N'est-ce pas? repartit Mornac. Et cet oeil qui te sort de la tête en
témoigne visiblement.

Oui, reprit le chef. Mais nous allons voir si tu conserveras ta fierté
dans les tourments. Tout à l'heure nos jeunes gens vont commencer à te
_caresser_. Cela durera longtemps; car ceux qui veulent t'éprouver sont
nombreux. Ensuite, tu seras brûlé. Mais auparavant, comme c'est l'usage
des guerriers, tu vas chanter ta chanson de mort.

--Au fait! pourquoi pas? dit Mornac. Autant vaut chanter que se lamenter
inutilement.

Et d'une voix mâle il entonna cette chanson de bravache:

    Je suis un cadet de Gascogne
    Né d'un père très-fortuné
    Qui, sandis! viveur sans vergogne,
    Mourut bel et bien ruiné

    Il ne me laissa rien pour vivre
    Qu'un donjon moussu que le vent
    Ébranlait, tandis que le givre
    Sur mon lit descendait souvent.

    Mais j'avais du courage en l'âme
    Et j'eus bientôt pris mon parti;
    Des aïeux décrochant la lame
    Pour guerroyer je suis parti.

    Je devins soldat d'aventure,
    Marchant le jour sous le harnais
    Ayant le ciel pour couverture
    La nuit lorsque je m'endormais.

    Or, par un beau jour de bataille,
    Je m'en allai si loin, fauchant
    A grands coups d'estoc et de taille,
    Qu'officier fus fait sur le champ.

    Plus tard, de simple volontaire,
    Grâce à maints coups de bon aloi,
    Je passai brillant mousquetaire
    Pour veiller auprès de mon roi.

    Le jour aux pieds des grandes dames,
    J'étais vraiment fort glorieux
    Car j'enflammais toutes leurs âmes
    Du regard brûlant de mes yeux.

    Cadédis! au Louvres la Garde
    Sait mêler le doux au devoir!
    Souventes fois on se hasarde
    A courir Paris vers le soir.

    Longeant dans l'ombre la muraille
    J'avisais quelque frais minous
    Et criais au manant: «Canaille,
    Au large! ou je te fends, bourgeois!»

    Après amoureuse aventure
    Trouvant le cabaret fermé,
    Je frappais sur la devanture
    De ma dague le point armé.

    Dedans la taverne fumeuse
    J'entrais m'asseoir près d'un soudard
    Qui de ma vie aventureuse
    Jadis partagea le hasard.

    Nous vidions plus d'un plein grand verre
    Et causions jusqu'au lendemain,
    Nos éperons grinçant par terre
    Et le front perdu dans la main.

    De la sorte coulait ma vie:
    Je savais narguer le malheur
    En évitant toute autre envie
    Que pouvait gâter mon bonheur.

    Champ trop restreint pour la victoire
    J'ai quitté le vieux continent,
    Pour promener un peu ma gloire
    De l'Orient à l'Occident.

    Je disais: «Que la mort m'attrape,
    Là-bas, je m'en ris! si vainqueur,
    Dans une bataille, elle frappe
    Son sire et maître droit au coeur.»

    Allez, moricauds, qu'on apprête
    Le bûcher qui me doit brûler
    Et que l'on convoque à la fête
    Tous les porte-flèches d'Agnier.

    Tête de bouc, farfadet, gnome,
    connu sous le nom d'Iroquois
    Viens donc voir comme un gentilhomme
    Laisse échapper le sang gaulois!

    Venez, bourreaux, prenez la hache
    Et le couteau, le feu, le fer
    Entourez-moi que je vous crache
    Mon mépris, truands de l'enfer!

Tout le temps que dura la chanson de Mornac, les Sauvages s'étaient
tenus cois autour de lui. Le sang-froid du Gascon en imposait à ces
hommes pour qui le courage était la plus grande vertu.

Aussi l'acclamèrent-ils quand il eut fini.

Griffe-d'Ours qui se tenait au premier rang lui dit:

--Nos guerriers sont contents de toi. Ils vont te prouver tout de suite
en te torturant avec toute l'attention que mérite un capitaine. Nous ne
négligerons rien pour te rendre les honneurs qui sont dus à ton courage.

Des jeunes gens armés de couteaux vinrent à Mornac en se disputant à qui
commencerait à le tourmenter.

Le gentilhomme les regardait avec un sourire dédaigneux accroché au bout
de sa moustache, et rassemblait toutes ses forces pour mourir en homme
de coeur, lorsque, sur un signe de Griffe-d'Ours, les jeunes hommes
s'arrêtèrent.

La foule se fendait devant une vieille femme qui s'approchait de
l'échafaud en traînant ses pieds affaiblis par l'âge. Arrivée au lieu du
supplice, elle s'arrêta et se mit à parler d'une voix chevrotante.

On l'écoutait en silence.

N'entendant pas un mot d'Iroquois, Mornac ne la comprenait point.

--Peste soit de la vieille bavarde! murmura-t-il. Pourquoi s'en
vient-elle ainsi prolonger mon agonie?

Voici ce que disait pourtant le vieille femme:

--C'est en vain que j'ai cherché mon fils, le Castor-Pelé, parmi les
guerriers qui ont amené ces captifs. Ne le reconnaissant pas d'abord au
milieu du parti qui revenait avec Griffe-d'Ours, j'ai cru que mes yeux
vieillis ne pouvaient plus reconnaître mon fils chéri. Hélas! ma vue
n'est que trop bonne et ne m'avait point trompée. Le soutien de ma
vieillesse est resté là-bas et dors sous la terre des Français. Que
vais-je devenir, moi qui suis maintenant seule au monde? Qui m'apportera
le bois pour entretenir le feu de ma cabane? Qui pour soutenir les
derniers jours de ma douloureuse existence, ira chasser dans les bois le
caribou rapide et pêcher le poisson sur les lacs lointains? Personne! et
je devrai mourir de faim, si les vieillards du conseil, les guerriers et
les jeunes gens ne me permettent pas d'adopter ce visage pâle pour mon
fils.

Elle montra Mornac de sa vielle main ridée.

Un murmure désapprobateur courut dans la foule et les jeunes gens
désappointé brandirent leurs couteaux d'un air décidé. Griffe-d'Ours ne
paraissait pas un des moins déterminés à se défaire de Mornac. Les
raisons ne lui en manquaient pas.

Le plus vieux des anciens de la nation qui se tenait au bas de
l'échafaud dit alors:

--Depuis quand les jeunes gens d'Agnié refusent-ils de se soumettre aux
usages établis? La mère de Castor-Pelé veut adopter le jeune visage pâle
pour remplacer son fils tué sur le sentier de guerre, que sa volonté
soit satisfaite. Jeunes hommes, détachez le prisonnier. Il est libre.

Les jeunes gens rengainèrent leurs couteaux et se mirent à délier
Mornac.

Celui-ci l'air ébahi, les regardait faire, et se demandait quel genre de
tourment allait remplacer ceux qu'il venait d'éviter.

Ses liens étant tombés, comme il ne bougeait point, Griffe-d'Ours lui
dit froidement:

--Si le visage pâle comprenait le langage des Iroquois, il saurait qu'il
est libre. Cette femme qui vient de parler t'adopte pour son fils que tu
as tué; c'est la coutume. Va-t'en habiter avec elle et montre-toi aussi
bon fils que le Castor-Pelé dont tu porteras désormais le nom. Seulement
sache bien que si tu essayes de te sauver, rien alors ne saurait te
soustraire au supplice du feu.

--Vive Dieu! s'écria Mornac, en sautant à bas de l'échafaud, j'ai tout
de même une fameuse chance, cadédis! Que le diable m'emporte si je
n'embrasse pas cette vieille qui, toute laide qu'elle est, ne m'en a pas
moins sauvé la vie.

Et il sauta au cou de la vieille femme qui se laissa faire.

--Hein! grommela-t-il en desserrant aussitôt les bras; c'est malheureux
que maman sauvage sente autant l'huile rance. Je m'habituerai
difficilement à son odeur maternelle.

Frustré dans leur espoir de torturer Mornac, les jeunes gens s'étaient
tournés du côté de Vilarme, et leurs allures laissaient voir au
misérable qu'il allait payer pour deux. Aussi était-il jaune de peur;
les dents lui claquaient dans la bouche.

Déjà l'un des sauvages s'était emparé de la main droite du malheureux et
se préparait à la transpercer avec la pointe d'un couteau quand la foule
s'ouvrit encore pour laisser passer une autre femme encore plus laide et
repoussante. Cinq ou six enfants sales et nus la suivaient; elle en
portait un autre à la mamelle.

--Je viens d'apprendre, dit-elle avec des sanglots vrais ou feints, que
le compagnon de ma vie, le Serpent-Vert, a été tué par les Français! Me
voilà seule désormais, seule avec les enfants qu'il m'a laissés! Que mon
ouigouam va me sembler désert! L'hiver approche, et je n'ai rien dans ma
cabane pour nourrir mes enfants durant la saison des neiges. Nous allons
tous périr de faim!...

Ici elle s'arrêta, car ses pleurs redoublaient.

--Donnez-lui le Français! s'écria une voix railleuse; et quelqu'un dans
la foule désigna Vilarme du doigt.

Un formidable éclat de rire accueillit cette proposition. La digne
épouse de Serpent-Vert passait à bon droit pour la femme la plus
acariâtre du village. C'était une vraie furie que la Corneille, et comme
le Serpent-Vert avait toujours eu la réputation d'un mari souvent battu,
pas un guerrier de la tribu n'aurait voulu remplacer le défunt, même
pour une douzaine d'arquebuses toutes neuves.

--Donnons-lui le Français! répétèrent en choeur les jeunes gens.

Et ils s'empressèrent de délier Vilarme avec une célérité qui indiquait
clairement que l'infortuné ne faisait qu'éviter un genre de supplice
pour en subir un autre plus insupportable encore.

Pour se bien venger d'un homme on ne ferait vraiment pas mieux dans le
pays le plus civilisé.

Vilarme levait pourtant au ciel des yeux rayonnants de joie.
Griffe-d'Ours lui dit:

--Face pâle, ne te réjouis pas trop vite! Peut-être qu'avant la nouvelle
lune tu viendras te soumettre de toi-même au poteau de la torture afin
qu'on mette fin à ton supplice. Pour ma part, j'aimerais mieux être
scalpé et brûlé dix fois à petit feu que d'être le mari de la Corneille.
Va, chien, et que le bras de ta compagne te soit léger.

Mornac avait parfaitement saisi le sens de cette scène par la pantomime
des acteurs; et comme on conduisait Vilarme en triomphe au ouigouam de
la Corneille, le Gascon dit à son compagnon de captivité:

--Mes respects à madame votre épouse, et veuillez embrasser pour moi
votre intéressante famille, ajouta-t-il en désignant les enfants morveux
de Serpent-Vert.

--Vous me payerez avant longtemps tous vos sarcasmes! gronda Vilarme qui
lui montra le poing.

La mère adoptive de Mornac le conduisit dans sa cabane. Quand elle y fut
entrée sûre qu'ils étaient seuls, elle regarda Mornac avec douceur, fit
le signe de la croix et dit, tout bas, en français:

--Je suis chrétienne.

Et son air semblait ajouter:--Comme telle je te pardonne la mort de mon
fils.

Ce qui était vraiment sublime ou milieu d'un peuple qui ne pratiquait
rien moins que le pardon des injures.

Le chevalier surpris voulut l'interroger. Mais elle ne savait de
français que ces trois mots seulement.

Cette pauvre femme avait été baptisée par le père Jogues, torturé en
premier lieu lors de sa captivité chez les Agniers en 1612 et assassiné
par eux, quatre ans plus tard, dans l'un des villages Iroquois, où il
avait été envoyé en ambassade par M. de Montmagny.

Une heure après, Mornac achevait de dévorer un énorme morceau de
venaison que la bonne vieille lui avait donné, quand des cris perçants,
suivis de grands éclats de rire, l'attirèrent au dehors.

Un rassemblement de Sauvages entourait le ouigouam de la Corneille.
Mornac s'approcha et se mêla au cercle des curieux.

Madame de Vilarme, les cheveux épars sur le dos comme l'une des
Euménides, un pied appuyé sur la tête de son nouvel époux qu'elle avait
renversé par terre (car c'était une maîtresse femme que la Corneille) le
rossait à grand coup de bâtons.

François de Vilarme ne voulut jamais avouer le motif qui avait si
déplorablement terminé sa courte lune de miel.

--Tonnerre de Gascogne! pensa Mornac en regagnant le ouigouam de la
bonne vieille, voici bien la plus grande calamité à laquelle j'ai jamais
échappé.




                              CHAPITRE XI

               OÙ IL EST ENCORE QUESTION DU CASTOR-PELÉ


Griffe-d'Ours avait fait transporter Jeanne de Richecourt dans la cabane
de la Perdrix-Blanche.

La Perdrix-Blanche, soeur de Griffe-d'Ours, devais son nom à son teint
moins cuivré que celui des autres femmes de sa race. Elle venait de
perdre son mari, tué dans une expédition de guerre, et habitait seule
avec deux enfants, un ouigouam rendu désert par la mort du guerrier.

Jeanne en proie à une fièvre inflammatoire des plus ardentes fut
suspendue plusieurs jours entre la vie et la mort. Enfin la force de la
jeunesse, et peut-être l'absence de tout médecin, triomphèrent de la
maladie, et trois semaines après son arrivée au village d'Agnié elle
était en convalescence.

Plusieurs fois, Mornac s'était glissé jusqu'à elle et lui avait prodigué
les consolations et les secours qu'il était en son pouvoir de lui
donner. Dans ses courtes visites à sa cousine, il lui fallait pourtant
user d'une extrême prudence. Car un jour, Griffe-d'Ours l'avait vu
sortir du ouigouam de la Perdrix-Blanche et lui avait dit qu'il le
tuerait s'il le revoyait encore entrer dans la cabane où logeait la
vierge pâle.

Griffe-d'Ours lui-même n'avait pas encore tenté de revoir la jeune
fille. Mornac le savait, et jusqu'à ce jour il était resté tranquille,
prêt pourtant à agir à la première occasion.

Quant à Vilarme, il faut croire que Griffe-d'Ours l'avait signalé à la
vigilance de la corneille ou que celle-ci était fort jalouse. A peine le
malheureux remplaçant du Serpent-Vert faisait-il un pas hors de la
cabane de sa moitié que cette dernière l'y faisait rentrer à grand coups
de bâtons. Vilarme avait d'abord voulu regimber, mais il avait toujours
eu le dessous dans ses luttes avec la Corneille, une fière femme, je
vous le jure, et maintenant il filait doux.

On était aux premiers jours de novembre. Jeanne de Richecourt encore
faible, reposait assise sur une eau d'ours, dans un coin de la cabane.

Il lui avait fallu beaucoup d'énergie pour supporter les incommodités de
la vie sauvage qui étaient des plus grossières quoi qu'en aient écrit
Châteaubriand et bien d'autres.

D'abord, pour une femme délicatement élevée et malade, c'était une
triste nourriture que de l'anguille fumée, des bouillons impossibles à
la chair de chien, et d'autres salmigondis sans sel et sans épices, ainsi
que des galettes de farine de maïs grossièrement moulu ou plutôt pilé
dans des mortiers.

Nos peuplades sauvages avaient peu d'égards pour leur estomac et ne
connaissaient point les douceurs de la table. La chair de chien faisait
leurs délices, et encore n'en mangeaient-ils pas souvent vu qu'on la
réservait pour les grands galas. Quant à la venaison ils n'en
mangeaient, pour ainsi dire que dans leurs expéditions de chasse ou de
guerre. Le sauvage, indolent, ne prenait pas la peine de sortir du
village, en temps ordinaires, pour se procurer de la venaison fraîche.
On faisait une, deux grandes chasses par an, et toute la viande que en
provenait était aussitôt fumée et convertie en _pémican_. L'on vivait
là-dessus durant la plus longue partie de l'année.

Pour ce qui est de leurs cabanes, elles étaient de la plus grande
malpropreté. Les punaises et les puces y avaient le droit de cité le
mieux établi, et les chiens, sales, hargneux et voraces, y étaient
presque les égaux des maîtres avec lesquels ils couchaient pêle-mêle et
mangeaient habituellement. Bien que les Iroquois, dont le nom voulait
dire _faiseurs de cabanes_, se logeassent mieux que les autres Sauvages,
leurs habitations n'avaient guère d'autres commodité que de les mettre à
l'abri des plus graves intempéries des saisons.

Leurs ouigouams avaient ordinairement quatre-vingt pieds de longueur,
vingt-cinq ou trente de large et vingt de haut, quelquefois plus et
souvent moins encore. Ces cabanes étaient couvertes d'écorces de
bouleau, ou de bois blanc. A droite et à gauche régnait à l'intérieur
une estrade d'environ neuf pieds de largeur sur un pied d'élévation;
elle servait de lit. Le feu se faisait entre ces deux estrades, et la
fumée sortait par une ouverture pratiquée au milieu du toit et qui
laissait voir le firmament. J'allais dire le ciel, mais un assez grave
inconvénient causé par cette cheminée primitive, m'en empêche: lorsqu'il
neigeait et que le vent venait à rafaler à l'intérieur, c'était un vrai
supplice que d'être obligé d'y rester. La fumée devenait alors tellement
suffocante qu'il fallait mettre la bouche contre terre pour respirer,
tant ces acres vapeurs saisissaient à la gorge, au nez et aux yeux.

Le jour où nous rejoignons Mlle de Richecourt sous le ouigouam de la
Perdrix-Blanche, comme le vent soufflait par rafales, la fumée aveuglait
la pauvre enfant dont les yeux et la gorge était en feu.

Elle mangeait tristement une fade sagamité de maïs et disputait avec
peine à deux gros chiens, l'écuelle où ceux-ci s'efforçaient de porter
le museau. Malgré ces désagréments, sa pensée était plutôt arrêtée sur
sa situation morale que sur ses souffrances physiques.

Grâce à la hardiesse de Mornac qui ne craignait pas d'exposer sa vie
chaque jour pour venir la rassurer, Jeanne savait que Griffe-d'Ours
n'avait encore osé tenter contre elle. Mais maintenant que la santé lui
revenait, quel horrible sort l'attendait donc?

Instinctivement elle passa la main sous la peau d'ours qui lui servait
de natte, et s'assura que son petit poignard y était encore. Sa figure
se rasséréna au contact du stylet qu'elle avait réussi à dérober aux
regards de la Perdrix-Blanche.

--Si je suis obligée de m'en servir, pensait-elle, Dieu voudra bien me
pardonner.

Elle était plongée dans ces réflexions, quand la peau qui fermait
l'entrée du ouigouam s'écarta lentement. La Perdrix-Blanche étant sortie
depuis quelques moments, Jeanne, qui s'était recouchée, pensa que
c'était elle qui revenait, et ne s'en troubla pas. Mais, tout à coup
elle aperçut, à quelques pieds de son lit, Griffe-d'Ours qui la
regardait.

Elle se mit sur son séant et sa main frémissante alla chercher le stylet
caché sous la peau d'ours; mais elle se garda bien pourtant de le
laisser voir.

--Tant que la vierge blanche a été bien malade, dit Griffe-d'Ours, le
chef n'a pas voulu pénétrer jusqu'à elle, de peur d'augmenter son mal.
Mais la Perdrix-Blanche m'a dit que la vierge pâle est mieux et je suis
venu lui dire que je m'en réjouis.

Jeanne effrayée n'osait rien dire de peur d'irriter l'Iroquois qu'elle
fixait de ses grands yeux bruns fatigués par la fièvre, quand elle
s'aperçut que la portière du ouigouam s'entr'ouvrait pour laisser passer
doucement une curieuse figure de sauvage. Cette tête avait bien les
cheveux relevés sur le sommet du crâne, avec une plume au milieu, à la
manière iroquoise, mais ils n'étaient pas rasés au-dessus du front et
des tempes; les joues étaient peintes de couleurs voyantes, mais
sillonnées contrairement aux autres sauvages, de longues moustaches en
croc. C'était bien la plus drôle de tête de guerrier des Cinq Cantons!

Apparemment qu'elle n'avait rien qui pût effrayer; car à sa vue, Jeanne
sembla rassurée et feignit de regarder Griffe-d'Ours avec la plus grande
indifférence.

Celui-ci tournait le dos à la portière et ne pouvait remarquer l'intrus.

--Ma soeur paraît encore faible, reprit l'Iroquois; je vois qu'il nous
faut retarder notre mariage de quelques jours.

Jeanne frémit.

L'homme qui se tenait à la porte de la cabane brandit silencieusement
son couteau.

Ce geste dut remettre complètement Mlle de Richecourt, car elle leva sur
Griffe-d'Ours ce regard fier que celui-ci en pouvait supporter.

Il baissa les yeux et dit:

--Le chef reverra la vierge blanche encore une fois avant que d'en faire
sa femme.

Comme il se retournait pour gagner la porte de la cabane, la tête du
mystérieux personnage avait disparu.

Jeanne était encore sous la pénible impression que venait de lui causer
cette visite importune, quand la portière s'écarta de nouveau et la
curieuse tête tatouée apparut encore une fois.

L'homme entra après avoir jeté un furtif coup d'oeil au dehors.

--Le Castor-Pelé, guerrier de la tribu de l'ours, présente ses hommages
à très-haute demoiselle de Richecourt, dit-il en s'approchant de la
jeune fille avec un profond salut.

--Vous serez toujours fou, mon cousin, dit Jeanne à Mornac. Vous riez de
tout, même dans les situations les plus sérieuses.

--Conserver son sang-froid et sa gaîté dans les plus grands périls est
le meilleur moyen de les surmonter tous, repartit Mornac. Mais dites
donc, charmante cousine, comment trouvez-vous le chevalier du Portail de
Mornac en son nouveau costume de guerrier iroquois?

--Superbe en vérité! répondit Jeanne qui éclata de rire.

Mornac était complètement métamorphosé. Guêtres de peau de daim, large
ceinture dont les franges retombaient presque jusqu'au genou, couteau à
scalper, tomohâk, collier de griffes et dents de bêtes fauves, rien ne
manquait à son accoutrement. Mais ces damnées moustaches faisaient, au
milieu de tout cela, l'effet le plus comique!

--Le Castor-Pelé est un grand guerrier! dit-il en se drapant à
l'espagnole dans la large peau de castor qui lui tombait des épaules.

--Oui, et le plus grand Gascon des bords de la Garonne.

--Ah! pour ça, ma cousine, c'est dans le sang, voyez-vous. Et sur mon
âme, sans vous faire injure, je crois que vous en avez un peu dans les
veines!

Si je me déguise ainsi, c'est pour plaire à nos gardiens. Savez-vous
que je commence à être populaire au milieu d'eux. En cela, j'ai mon but,
croyez-moi bien.

Il se fit en ce moment un grand bruit au dehors.

Mornac prêta l'oreille.

--Je me sauve, dit-il, on pourrait s'apercevoir que nous sommes
ensemble. Main se craignez rien je veille sur vous.

Il s'esquiva.

Quand il fut sorti de la cabane il aperçut le crieur qui parcourait
toutes les rues pour convoquer le Conseil. Chacun accourait au centre du
village et Mornac fit comme les autres.

Tous les hommes au-dessous de soixante ans se tenaient en plein air,
tandis que les vieillards entraient dans cabane du conseil pour y
délibérer.

Pendant tout le temps que siégea le conseil, la foule garda le plus
profond silence au dehors.

Au bout d'une demi-heure, l'orateur sortit de la cabane et s'avança vers
les jeunes gens qui le renfermèrent au centre d'un cercle qu'ils
composèrent en s'asseyant en rond.

L'orateur rendit compte de la délibération.

A la fin de chaque période l'assemblée criait à tue-tête:

--_Andeya!_

Ce qui voulait dire:

Mornac assis comme les autres, regardait cette scène d'un air ahuri.

Quand l'orateur eut fini de parler, il rentra dans les rangs.

Alors Griffe-d'Ours, son tomohâk à la main, s'avança au milieu du
cercle, suivi de deux ou trois hommes qui plantèrent au centre un poteau
près duquel ils s'assirent, en battant une mesure rapide sur une espèce
de cymbale.

Griffe-d'Ours se mit alors à danser à droite et à gauche et entonna un
chant énergique.

Quand il était hors d'haleine, il s'arrêtait, frappait un coup de massue
sur le poteau, puis reprenait sa danse et son chant.

--Je donnerais bien ma bourse vide, dit Mornac à demi voix, pour savoir
ce que tout cela veut dire.

Son voisin, qui baragouinait quelques mots de français l'entendit et lui
dit:

--Griffe-d'Ours... partir aujourd'hui avec ses jeunes gens pour
rencontrer les Mohicans [43] qui veulent nous attaquer.

[Note 43: Les Mohicans étaient les ennemis jurés des Iroquois. Ils
habitaient entre l'Hudson et l'Océan.]

--Bonté du ciel! pensa Mornac, notre chance continue à nous favoriser.
Si l'expédition dure plusieurs jours, ma cousine aura le temps de se
rétablir et nous filerons! Car, mordious! je commence à m'ennuyer ici!

L'assemblée se dispersa. Tandis que les guerriers qui devaient suivre
Griffe-d'Ours couraient à leur cabane pour faire leurs préparatifs de
départ, Mornac s'en alla flâner en dehors de l'enceinte du village. Il
allait de ci de là, fièrement drapé dans son manteau de fourrures,
bayant aux grues et songeant à singulière destiné qui le métamorphosait
de la sorte, lorsque soudain, il entend des cris, et voit, à quelque
distance une femme qui se tord les bras de désespoir et semble appeler à
l'aide.

Il accourt et reconnaît la Perdrix-Blanche qui se tient sur les bords de
la rivière Mohawk en remplissant l'air de ses cris.

D'un geste désespéré elle lui montre son enfant, âgé de cinq ou six
années, qui se débat au milieu de la rivière assez profonde en cet
endroit.

L'enfant avait déjà deux fois enfoncé sous l'eau et venait de reparaître
à la surface.

En un clin d'oeil, Mornac se débarrassa de son manteau, de sa ceinture et
de se guêtres, et s'élança dans la rivière.

Emporté par le courant et suffoqué par l'eau qu'il avait avalée, le
malheureux enfant allait disparaître pour la troisième et dernière fois,
lorsque Mornac, bon nageur, le rejoignit, le saisit par les cheveux, le
ramena au rivage et le déposa vivant dans les bras de la
Perdrix-Blanche.

La pauvre mère, éperdue de joie se jeta aux pieds de Mornac, et se mit à
lui embrasser les genoux en murmurant de douces paroles qu'il aurait
bien voulu comprendre.

Puis elle prodigua ses soins à l'enfant.

--Je crois bien, sandis! pensa le Castor-Pelé, en remettant ses guêtres
et sa ceinture, que je viens de me faire une alliée fidèle et dévouée.




                              CHAPITRE XII

                          UNE SOMBRE HISTOIRE


Le soir du même jour, Mornac veillait seul auprès du feu dans le
ouigouam de sa mère adoptive.

A demi couché sur la peau de bison, les mains croisées sur les genoux,
les yeux fixés sur l'ouverture du toit, par où les étincelles
s'échappaient pétillantes et s'en allaient s'éteindre dans l'air, après
avoir un instant brillé comme les étoiles qui scintillaient dans le coin
du ciel visible par la déchirure du toit de la cabane, le chevalier
suivait le vol de sa rêverie capricieuse comme la fumée du brasier.

Il en était à se demander comment l'ombrageux Griffe-d'Ours avait pu se
décider à le laisser en arrière, et libre de voir Mlle de Richecourt
autant qu'il le désirait. Pourquoi le chef n'avait-il pas songé à
l'emmener avec ses jeunes gens et l'éloigner du village? C'est ce que
Mornac ne pouvait s'expliquer.

S'il eût mieux connu les chef iroquois, cet oubli eût moins excité sa
surprise.

La grande passion des Iroquois était la guerre; quant à l'amour, vu
qu'ils n'en connaissaient point les délicatesses platoniques et qu'ils
considéraient l'abus des jouissances physiques comme énervantes et
fatales aux guerriers, ils n'en usaient que fort modérément. Ce petit
peuple de conquérants, qui, dans l'espace de tout un siècle, fit
trembler l'Amérique du Nord du retentissement de ses armes, avait, à
défaut d'instincts plus généreux, l'intelligence de la férocité, et
surtout le besoin de ménager ses forces afin de faire face aux nombreux
ennemis qui l'entouraient de toutes parts.

Si telles étaient les idées du gros de la nation iroquoise, on conçoit
sans peine que Griffe-d'Ours, que ses exploits avaient fait nommer chef
à un âge assez peu avancé, et auquel ses cruautés avaient mérité le
surnom de _Main-Sanglante_, estimait bien plus les ardentes émotions de
la bataille que les «gentils combats d'amour», comme disaient les
trouvères de la vieille Europe.

Aussi, à peine avait-il su que les quatre autres cantons iroquois se
disposaient à envoyer des partis contre les Mohicans leurs plus
redoutables ennemis, que Griffe-d'Ours avait oublié sa belle captive,
Mlle de Richecourt, ainsi que Mornac et Vilarme, pour ne plus songer
qu'à choisir des jeunes gens et à les bien armer en guerre. Le temps
pressait, et le soir même il était parti, gonflant sa forte poitrine des
âcres senteurs de la forêt en songeant à la bonne odeur du sang des
vaincus.

Mornac en était encore à chercher la solution de ce problème, quand une
ombre s'interposa entre lui et la lumière du feu. Il se leva et reconnut
la Perdrix-Blanche.

Celle-ci le prit par la main, l'attira doucement vers la porte de la
cabane et lui fit signe de la suivre.

Le village était plongé dans l'obscurité. Complet y eût été le silence,
si l'on n'eût entendu, de ci et de là, un chant bizarre et monotone, les
frais éclats de rire de quelque jeune fille, et les aboiements de
certains chiens répondant aux échos de leur propre voix que leur
renvoyait la forêt sonore.

En quelques secondes la Perdrix-Blanche arriva à son ouigouam où elle
fit entrer Mornac qu'elle conduisit auprès de Mlle de Richecourt.

Jeanne était assise sur son lit en peau d'ours. Elle tendit la main au
chevalier, et lui dit de s'asseoir à côté d'elle sur la longue estrade
qui régnait autour de la cabane.

Tandis que la Perdrix-Blanche prenait place tout près du grand feu qui
flambait au milieu du ouigouam, mademoiselle de Richecourt dit au
chevalier:

--Je ne sais, en vérité, si les attentions de cette femme cachent
quelque piège, ou si elles sont sincères; mais depuis midi, elle ne
cesse de m'accabler de prévenances. Voyant que je paraissais triste,
elle me fit signe, il y a un instant, qu'elle allait chercher quelqu'un;
et voilà qu'elle vous amène ici. Il est vrai que son frère est parti ce
soir.

--Je crois pouvoir vous donner la clef de ce mystère, répondit Mornac
avec un sourire. J'ai sauvé, ce matin, l'un des enfant de cette femme,
au moment qu'il était en train de se noyer. C'est sans doute la
reconnaissance qui la pousse à agir ainsi.

--Mais racontez-moi donc ce sauvetage?

Le chevalier se rendit au désir de Jeanne et lui dit en terminant.

--Vous voyez que j'ai gagné cette femme à notre cause, et que nous
pourrons au besoin compter sur elle.

--Un bienfait n'est jamais perdu, chevalier.

--Non certes, et surtout celui-là qui me va permettre de m'approcher
plus souvent de vous belle dame.

--Belle! je ne le dois être guère. Le manque de miroir ne m'a pas permis
de constater les ravages que la maladie causés chez moi; mais je suis
sûre que je suis affreuse.

--Affreuse! s'écria le galant gentilhomme qui mit un genou en terre et
s'empara de la main blanche de la jeune fille en dévorant du regard ses
traits pâlis mais toujours beaux. Je vous jure, ma cousine, que vous
êtes bien la plus adorable femme qui soit au monde. Et j'ajouterais la
plus adorée, se je craignais que vous ne prissiez ce dire pour une
gasconnade; ce dont, sur mon honneur, je serais fort malheureux!

Je prie le lecteur de croire que le chevalier était bien sincère. Car,
il le faut avouer en toute conscience, ce pauvre Mornac était amoureux
de sa cousine.

Jeanne se sentit rougir sous le regard ardent du jeune homme, et lui
retira doucement sa main en disant:

--Mon cousin veuillez reprendre votre place et ne me plus conter
fleurette. Nous avons à nous occuper ce soir de choses bien plus
sérieuses, trop sérieuses même, j'en ai peur.

--Que voulez-vous dire, fit Mornac qui se rassit tout honteux de voir sa
déclaration si froidement accueillie. Le gaillard avait toujours été
fort entreprenant auprès des femmes, et moi, son historiographe, je dois
à la vérité d'avouer qu'il avait rarement trouvé de cruelles.

--Ne vous souvenez-vous donc pas, chevalier, que vous m'avez promis de
me dévoiler la funeste influence que Vilarme a sur ma vie.

--Oh! Vous êtes trop faible encore, mademoiselle, pour résister aux
pénibles émotions que ce récit vous causerait. Il vaut mieux attendre
que vous soyez parfaitement rétablie.

--Attendre encore! Non pas. Voici la première occasion qui nous est
offerte de causer librement; nous en devons profiter. Ce secret terrible
me pèse; et le sentir étreindre plus longtemps mon coeur me causera plus
de mal que d'en voir se révéler toute l'horreur.

--Ma chère Jeanne, n'insistez pas, je vous prie, fit Mornac en serrant
la main de sa cousine.

--Si, monsieur, j'insiste! répliqua mademoiselle de Richecourt qui se
dégagea vivement.

--Soit, puisque vous l'exigez. Mais je vous supplie, d'avance, de me
pardonner si je suis forcé, par la vérité des faits, de faire
douloureusement vibrer les cordes les plus sensibles de votre coeur.

D'un léger signe de tête Jeanne donna son assentiment.

Après un recueillement qui dura quelques minutes, Mornac commença dans
ces termes:

--Une allée avant la mort du défunt roi Louis XIII, mademoiselle de
Boisbriant, de Kergalec passait pour l'une des plus ravissantes filles
d'honneur de notre bien-aimée reine-mère, Anne-d'Autriche, que Dieu
veuille nous conserver longtemps encore.[44]

[Note 44: Anne-d'Autriche devait mourir en 1666.]

«Outre les charmes de sa personne elle avait de la fortune, et se
trouvait orpheline et fille unique. Il était notoire qu'elle avait de
grands biens en Bretagne. Vous pouvez vous figurer qu'elle ne manquait
pas d'adorateurs. Tous les beaux muguets de la cour s'empressaient
autour d'elle et l'accablaient de leurs déclarations plus ou moins
intéressées, mais toutes des plus passionnées. Ce que je vous en dis je
ne le sais que pour l'avoir entendu raconter par la suite; car je
n'étais alors qu'un enfant.

«Parmi les gentilshommes les plus assidus auprès de mademoiselle de
Kergalec, le comte de Richecourt et le baron de Vilarme étaient les plus
empressés.

«Vous vous rappelez combien votre père, mon oncle vénéré avait la
tournure et les traits distingués; et vous savez aussi bien que moi si
Vilarme a dans tout son être quelque chose de sinistre et de repoussant.
Mais il avait de la fortune et le comte de Richecourt ne possédait que
les grâces de sa personne, de grandes qualités morales et son épée pour
tous biens. Aussi d'aucuns, les jaloux, disaient-ils que Vilarme
l'emporterait peut-être sur son séduisant rival.

«Votre mère avait l'âme trop belle et le goût trop délicat pour réaliser
cette prédiction maligne. Les hommages du comte de Richecourt furent
agréés, le mariage fixé et annoncé, et M. de Vilarme éconduit,
paraît-il, assez lestement.

«Jaloux, haineux et malappris autant qu'un Turc, Vilarme insulta
publiquement le comte pour le forcer de se battre. Celui-ci, dont la
bravoure était proverbiale, se garda bien de ne point relever le gant,
et la rencontre eut lieu à Saint-Germain et 1613.

«Vilarme reçut en pleine poitrine un grand coup d'épée qui le cloua au
lit pour plusieurs mois.

«Sur ces entrefaites eut lieu le mariage du comte de Richecourt et de
mademoiselle de Kergalec.

«Quelque temps après Vilarme quitta la France, mais non sans proférer de
terribles menaces contre les nouveaux époux qui venaient de partir pour
la province et s'en étaient allés passer la belle saison de leur
jeunesse et de l'année en leur château de Kergalec, sur les rives
brumeuses de la Bretagne.»

--Ici ma narration commence à toucher des faits d'une extrême
délicatesse, et je vous prie encore une fois, ma chère cousine, de
vouloir bien me pardonner ce que le récit en pourrait offrir de blessant
pour votre affection filiale.

«Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion, soit dans ce pays ou en
France, de remarquer combien il en est peu qui sont heureux en ménage.
En ma qualité de garçon, de militaire et de mauvais sujet (j'avoue ce
dernier défaut en toute sincérité de coeur) j'ai pu remarquer, moi, que
le nombre des mariages malheureux est effrayant pour ceux qui songent à
s'aventurer dans ce périlleux état. N'est-il pas alarmant en effet de
constater que les quatre-vingt-dix centièmes des conjoints étaient peu
faits l'un pour l'autre, lorsque la mystérieuse lumière de la lune de
miel s'étant évanouie, les époux ont vu briller au jour du réveil de
leurs illusions, les riches défauts dont chacun voit l'autre subitement
orné? Car autant on a besoin de dissimuler, de faire rentrer les angles
de ses imperfections, avant le _conjugo_, autant, après, lorsque la
familiarité de la vie commune amène ce laisser-aller fatal aux illusions
des amoureux. C'est alors qu'arrivent les regrets traînant après eux la
longue et lourde chaîne des douloureuses misères de la vie conjugale. Le
mal est irrémédiable, et de ce jour l'inanité du bonheur terrestre est
irrévocablement constatée par les conjoints. Voilà ce que je connais du
mariage, voilà ce que vous en savez sans doute vous-même, ma chère
cousine, et ce que chacun en peut apprendre. Eh bien! ce qui m'a
toujours émerveillé c'est de voir que, tous les jours, des gens aussi
bien renseignés que nous, s'y laissent prendre, comme nous y serons un
jour sans doute pris nous-mêmes, tout des premiers!

--Parlez pour vous seul, je vous en prie, dit Jeanne avec un sourire
préoccupé, et continuez votre récit sans allonger cette digression
sarcastique.

--Une couple d'années, pendant lesquelles vous naquîtes, s'écoulèrent
assez calmes pour les deux époux qui après quelques mois passés en leur
château de Kergalec, étaient retournés à la cour où, grâce à l'influence
de la comtesse sur la reine-mère, votre père avait obtenu une charge
importante.

«Bientôt cependant, on sut qu'il y avait du froid entre les deux époux;
non pas qu'on s'en aperçut en public, le comte et la comtesse étant trop
gens du monde pour en rien laisser voir au dehors. Cette rumeur, venue
on ne sait d'où, s'accrut pourtant, grandit; et, grâce aux observations
préjugés des malveillants, les plus indifférents gestes du comte et de
sa femme purent donner quelque crédit à ce bruit qui n'avait d'abord été
qu'un soupçon.

«Pardonnez-moi de vous révéler des faits douloureux que vous avez dû
sans doute ignorer jusqu'à ce jour. Mais ce fait reconnu de
l'incompatibilité d'humeur de vos parents, qui ne rencontre dans presque
tous les ménages et, par conséquent, n'offre rien d'extraordinaire,
devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée du comte
et la vôtre, qu'il me faut vous le divulguer en y appuyant même un peu.

«En 1648, les troubles de la Fronde ayant éclaté, votre père, avec les
princes et un grand nombre de seigneurs, prit parti contre le Mazarin.
Cet Italien, ministre de France, vil, avare et rusé, devait
nécessairement déplaire à un gentilhomme français fier, libéral et franc
comme l'était le comte. Aussi votre père fut-il un des premiers à se
déclarer contre lui. Bien mal lui en prit pourtant. Lorsque la faction
des frondeurs fut vaincue, les chefs, princes, ducs, évêques et autre,
eurent soin de faire accepter leur rentrée en grâce, comme une condition
expresse de leur soumission; et, ainsi qu'il advient toujours en ces
sortes de cabales, la colère du vainqueur tomba sur les coupables de
second rang. Votre père fut enveloppé dans la disgrâce que la plupart
des seigneurs de sa conditions avaient encourue, et obligé de quitter la
cour avec sa femme, en 1652, pour s'en aller habiter leur château de
Kergalec.

--Je me souviens du voyage, interrompit Jeanne rêveuse. J'avais alors
neuf ans, et mon père en passant par Nantes, me laissa dans un couvent
pour y faire mon éducation. Le château de Kergalec n'étant éloigné que
de quelques lieues, il était facile à ma mère de venir m'y visiter
souvent. Hélas! je n'en devais sortir, quelques années plus tard, que
sous de bien tristes circonstances!

Mornac continua.

«Le comte et la comtesse menèrent dès lors une vie assez retirée; lui,
chassant tout le jour en la compagnie d'un vieux serviteur, ou passant de
longues heures sur la mer. Au pied de la falaise que baignent les vagues
et qui supporte les murs du château de Kergalec, une petite embarcation
se détachait souvent de la côte pour aller bercer au loin le comte avec
ses mélancoliques rêveries.

«La comtesse ne sortait guère de son appartement où sa camériste, Julia,
faisait presque toute sa société.[45]

[Note 45: La comtesse qui avait été attachée à la cour d'Anne-d'Autriche
pouvait appeler sa femme de chambre camériste qui est le nom que les
femmes espagnoles de qualité donnent à leurs suivantes.]

«Comme le comte et sa femme n'échangeaient avec la noblesse du voisinage
que les visites obligatoires et que l'on connaissait le genre de vie
qu'ils menaient tous deux, on prit leur taciturnité pour du dédain, et
tous les hobereaux des environs, afin de s'en venger, se mirent à
dénigrer hautement leurs illustres voisins de Kergalec. Les commentaires
une fois partis allèrent bon train, et, à l'aide des rumeurs qui étaient
venues de Paris, vos parents passèrent bientôt pour faire un fort
mauvais ménage. Ce qui était faux. Car enfin, si la différence de leur
humeur empêchait le comte et sa femme de sympathiser, ils avaient tous
deux trop de tact et de savoir-vivre pour se causer d'inutiles
désagréments.

«Six années s'écoulèrent ainsi, sans apporter de changements dans la vie
du comte et de la comtesse de Richecourt.

«Un soir du mois d'avril 1659, le comte rentra fort pâle au château. Il
était sorti seul pour aller voir, du haut de la falaise, le soleil se
coucher dans la mer. En revenant par une allée du parc qui séparait le
château de la côte, un coup de feu avait éclaté soudain dans la solitude
du bois et le silence du soir, et une balle était venue couper la plume
de son chapeau.

«Le comte qui ne se connaissait pas d'ennemis, crut que ce devait être
une balle égarée de quelque braconnier et dès le lendemain n'y pensa
plus.

«Quelques jours après, votre père ayant voulu s'aventurer sur la mer,
son embarcation sombra à quelques brasses de la côte. Le comte était bon
nageur et put gagner aisément le rivage. A la marée basse, on retrouva
l'embarcation qui s'était enfoncée droit sous la vague. On examina la
chaloupe afin de voir quelle avait pu être la cause de cet accident et
l'on s'aperçut qu'un trou de tarière avait été fraîchement percé sous la
ligne de flottaison. Cette fois, l'intention perfide d'un ennemi était
évidente, et le comte comprit qu'on en voulait à ses jours.

«Immédiatement, il fit à la tête de ses gens, une battue de son domaine.
Mais à l'exception de quelque cerf dix cors, de deux sangliers
_solitaires_ et d'un vieux loup à tête grise, fauves qu'on força de
sortir de leurs tanières, on ne découvrit aucun indice de la présence
d'un malfaiteur.

«Le comte fut obligé, le lendemain, d'aller passer une couple de jours à
Nantes pour retirer quelque argent de chez son notaire.

Le soir du départ de son mari, la comtesse était assise dans
l'enfoncement d'une fenêtre, assez profond pour former une chambre à lui
seul. Du haut de la tourelle où était situé son appartement, elle
dominait les arbres du parc et regardait tristement tomber la nuit sur
l'océan.

«De noirs nuages voilaient l'horizon. Le vent soufflait du large et
chassait vers la côte de grosses vagues qui venaient se briser sur les
rochers avec des plaintes attristantes.

«Peu à peu les nuées sinistres se confondant avec les ténèbres, une nuit
sépulcrale s'étendit sur la mer dont les grande voix s'élevaient
mugissante et terrible du fond de l'obscurité.

«A l'intérieur du château régnait le plus complet silence. Assise sur un
tabouret, à quelque distance de sa maîtresse, Julie, sa suivante,
regardait rêveuse et comme effrayée les lueurs rougeâtres qui partaient
de l'immense cheminée où flambait la moitié d'un arbre, et dansaient
fantastiques et solennelles, comme les esprits des anciens preux de
Kergalec, sur les hautes boiseries du chêne noircies par la poussière
des siècles.

«Depuis plus d'une heure, madame de Richecourt, dominée par le funèbre
aspect de cette nuit orageuse, n'avait échangé aucune parole avec sa
camériste. Maintenant que la nuit lui cachait la mer, elle prêtait une
oreille inquiète au bruit du vent dans les grands arbres dont les troncs
noueux gémissaient sous la rafale, aux pieds du vieux donjon. Le
froissement des branches dépouillées de leurs feuilles, montait jusqu'au
faîte de la tourelle, sinistres comme le cliquetis des os de squelettes.

«Soudain la flamme d'un faste éclair déchira l'horizon en illuminant
d'une éblouissante lumière l'immense étendue des flots tourmentés, la
sombre dentelure des falaises, le fouillis des arbres du parc et la
haute tour carrée du centre du manoir qui s'ébranla sous un éclatant
coup de tonnerre dont le dernier grondement s'en fut s'éteindre dans les
souterrains du château.

«Les deux femme se signèrent, tandis que la pluie s'abattait par
torrents sur la toiture.

«--Voici l'orage, prions! dit la comtesse.

«La camériste se rapprocha de sa maîtresse et toutes deux, la figure
perdue dans leurs mains commencèrent à haute voix une longue prière.

«Le vent redoublait. Les girouettes rouillées criaient et tournaient
affolés sur les toits qui craquaient sous l'effort de la tourmente.

«Au milieu des tous ces bruits tumultueux, la camériste crut entendre,
comme le grincement d'une clef dans la serrure d'une porte depuis
longtemps condamnée, dans un coin sombre de la chambre.

«--Bah! je me trompe, pensa-t-elle après un un instant de réflexion.
Cette porte ne s'ouvre jamais. Ce sont les girouettes qui se plaignent
là-haut sur leurs tiges de fer.

«Éblouie par les éclairs, elle remit entre ses mains sa tête qui s'était
un instant relevée pour prêter attention au bruit, et continua de
répondre aux prières de sa maîtresse.

«Le vacarme de la tempête qui augmentait à chaque instant de fureur, les
empêcha d'entendre un second grincement de fer. C'était celui d'une
porte roulant sur ses gonds oxydés par le temps, le défaut d'usage et
l'humidité.

«Si les deux femmes n'avaient pas fermé les yeux, elles auraient vu sans
doute une porte dérobée s'ouvrir l'entement dans la pénombre pour
laisser passer un homme qui, après avoir écouté et regardé dans
l'enfoncement de la fenêtre où se trouvait la comtesse et sa suivante,
traversa toute la pièce à pas furtifs et s'en alla verrouiller la porte
d'entré ordinaire.

«Le bruit des verrous et de la clef frappa pourtant l'oreille des deux
femmes qui se levèrent en même temps et poussèrent un cri d'effroi en
voyant un homme masqué s'élancer au devant d'elles, un poignard à la
main.»

--Oh! mon Dieu! s'écria Jeanne en saisissant éperdue, les mains de
Mornac, dites-moi bien vite que ce n'était pas lui...?

--Qui, lui...? fit Mornac frappé de la terreur convulsive, effrayante,
qui tordait tous les membres de la jeune fille.

--Mon... père...! balbutia Jeanne tremblante, dont le regard levé au
ciel sembla demander pardon à quelque absent.

--Votre père! s'écria Mornac. Mais, ma pauvre Jeanne, quel atroce
soupçon!... Qui jamais a pu faire naître en vous une telle pensée? C'est
affreux!

--Ah! ce n'était pas lui! Ce n'était pas vrai! éclata mademoiselle de
Richecourt en se mettant à genoux. Merci, mon Dieu! merci! Et vous, cher
bon père, pardon, mille fois pardon à votre trop crédule enfant!

--Mais en vérité, ma chère Jeanne, je ne comprends pas que personne ait
été assez stupide ou méprisable pour vous avoir laissé entrevoir les
soupçons aussi atroces qu'injustes qui planèrent sur le comte de
Richecourt après cette funeste nuit.

--Vilarme! c'est Vilarme lui-même qui me dit, un jour où je refusais de
l'épouser, il y a deux ans, que mon père était...

--Oh! le monstre! qu'il soit maudit! cria Mornac. Ecoutez plutôt la fin
de cette horrible histoire.

Ici, Jeanne et le chevalier crurent entendre quelque bruit à la porte du
ouigouam. Mornac alla écarter la portière de peau de loup et regarda au
dehors. La nuit était sombre. Il sortit, fit le tour de la cabane et ne
vit personne. Il est vrai que les ouigouams étaient si rapprochés que
c'était chose facile que de se glisser et de se cacher près des cabanes
avoisinantes.

Le cavalier retourna vers sa cousine et s'efforça de la rassurer.

--Je suis certaine qu'il était là et nous écoutait! dit Jeanne.

--Tant mieux! Il saura que je le connais et que je veille sur vous!

--Mais s'il allait vous tuer!...

--Bah! cadédis! il a déjà essayé et n'a pu réussir. Nous avons le
poignet aussi solide pour nos ennemis que pour ceux qui nous sont chers!
Mais je finis ce récit que vous m'avez exigé.

«L'homme masqué bondit au-devant des deux femmes, leur barra le
passage, garrotta et bâillonna la camériste en un tour de main, après
l'avoir menacée de l'égorger si elle jetait un cri. Puis s'approchant de
la comtesse qui avait reculé jusqu'à la fenêtre et grelottait de
terreur, l'homme arracha son masque et s'écria:

«--Me reconnaissez-vous, madame de Richecourt?...

«Un éclair livide, qui brûla les carreaux de vitre, tomba en plein sur
la face pâle du baron de Vilarme.

«La comtesse tremblait tellement qu'elle n'aurait jamais pu proférer une
parole.

«--Oui, vous le reconnaissez, n'est-ce pas, cet homme que non-seulement
contente de repousser, vous avez autrefois accablé de vos superbes
dédains; cet homme que son trop heureux rival blessa d'un coup presque
mortel, quelques jours avant votre mariage; cet homme qui après avoir
parcouru le monde pour tâcher de vous oublier, a traîné par tout le
globe le feu de l'amour et de la haine qui lui rongeait le coeur! Oui,
me voici, madame la comtesse, terrible comme la vengeance, inexorable
comme la mort! Car, vous allez mourir comtesse de Richecourt! De vous,
maintenant que vous avez appartenue à un homme que j'exècre, je ne veux
rien autre chose que la vie. J'ai appris avec joie que vous n'étiez pas
heureuse avec ce beau mignon de cour que vous m'avez préféré dans le
temps. Mais comme il est trop gentilhomme pour vous rendre vraiment
malheureuse, vous ne souffrez pas assez au gré de mes désirs! Je veux
vous sentir frissonner sous ma main dans les convulsions de l'agonie!
Quant au comte, votre époux trois fois maudit, il aura son tour. Allons!
madame, recommandez-vous à Dieu.

«Il est une chose que les nobles femmes estiment plus cher que la vie,
c'est leur honneur. La comtesse voyant que le sien ne courait aucun
danger, s'agenouilla et pria. Les filles des preux savent mourir.

«Vilarme contempla un instant cette pâle figure de femme tour à tour
éclairée par les lueurs incessantes du feu et les éclairs intermittents
du dehors. Il grimaça un sourire de démon. Il bondit sur sa victime,
l'enleva, la jeta sur un lit, saisit un oreiller, l'appuya sur le visage
de la comtesse et pesa dessus de tout son poids, pour étouffer
l'infortunée.

«A la clarté du brasier et des éclairs, la camériste éperdue vit le
pauvre corps de la comtesse se tordre sur son lit en d'effroyables
convulsions. Elle poussa quelques rauques sanglots sous cet horrible
oreiller, ses membres palpitèrent dans un suprême effort et ce fut
tout.

«Longtemps Vilarme resta courbé, hideux, sur l'oreiller, épiant chacun
des derniers frissonnements de sa victime. Quand il fut bien sûr qu'elle
était morte, il alluma un flambeau, regarda, satisfait la figure bleuie
de la trépassée et s'avança du côté de la camériste.»

--Ah! mon Dieu! fit mademoiselle de Richecourt qui étendit les bras et
s'affaissa évanouie.

Mornac et la Perdrix-Blanche qui avait remarqué, sans y rien comprendre,
l'émotion que le récit du chevalier produisait sur la jeune fille,
s'empressèrent de lui prodiguer leurs soins.

Jeanne reprit bientôt connaissance.

--Je savais bien, dit Mornac à mademoiselle de Richecourt, que vous ne
pourriez pas supporter l'émotion d'une aussi horrible histoire. Mais
aussi, pourquoi avez-vous tant insisté?

La jeune fille ne put répondre et se mit à pleurer.

Quand ses larmes l'eurent un peu soulagée, elle supplia tellement Mornac
de terminer son récit, qu'il ne put s'y refuser. D'ailleurs ce qu'il lui
restait à dire était moins pénible que ce qui précédait.

«Vilarme s'approcha donc de la camériste et lui dit:

«--Maintenant, ma belle suivante, à nous deux. Écoute-moi. Si tu me veux
jures sur le Christ que tu vas suivre en tous points mes instructions,
je vais te faire grâce.

Il alla décrocher un crucifix qui pendait au mur, délia les mains de la
camériste, lui ôta le bâillon qui étouffait sa voix et lui dit:

«--Fais serment de répéter à tous, partout et toujours que, pendant que
tu dormais dans l'antichambre de ta maîtresse, selon ta coutume,
celle-ci est morte, sans doute, d'un coup de sang; qu'effrayée par le
bruit de l'orage, tu es entrée au milieu de la nuit chez la comtesse et
que tu l'as trouvée sans vie.

«Comme la pauvre fille hésitait, Vilarme leva son poignard.

«--Je le jure! s'écria-t-elle, terrifiée.

«--A mon tour, reprit froidement Vilarme, je te jure que si jamais un
seul mot des évènements de cette nuit sort de tes lèvres, tu mourras de
ma main! Fussé-je sur le banc des accusés que j'irais te poignarder en
face de mes juges. Je te le jure sur le Dieu mort sur la croix!

Il délia les pieds de la suivante, enleva les cordes dont il l'avait
garrottée et disparut.[46]

[Note 46: A quelque lecteur, le récit de cet horrible meurtre semblera
peut-être d'abord disparate et choquant, dans ce tableau où nous avons
tâché de peindre la vie civilisée à côté de la vie sauvage. Mais en y
réfléchissant davantage, on verra que j'ai voulu montrer à côté de la
barbarie des Iroquois, que notre civilisation relative n'a pu étouffer
entièrement, chez les peuples réunis en société, ce germe de cruauté qui
existe dans l'homme; et que le siècle qui produisit la Brinvilliers,
empoisonneuse de trop célèbre mémoire, exécutée en 1676 pour avoir
successivement tué son père, ses deux frères et sa soeur, pouvait bien
aussi donner naissance à un Vilarme. A ce sujet notre civilisation
progressive du dix-neuvième siècle ne doit pas être plus fière d'une
époque toute remplie du nom de Tropman.]

«Le lendemain le comte, arrivant à Kergalec, apprit la mort de sa femme.
Il s'en montra fort affecté et pleura longtemps auprès de la morte.
Comme j'étais en garnison à La Rochelle, il m'envoya une lettre de faire
part me priant d'assister aux funérailles de la comtesse. Je n'eus pas
l'honneur de vous y voir.»

--Hélas! j'étais malade, dit mademoiselle de Richecourt et les médecins
avaient défendu de me laisser sortir. Je n'appris la perte cruelle que
je venais de faire lorsque je fus complètement rétablie, plusieurs jours
après la sépulture de ma pauvre mère. Ce fut mon père lui-même qui, les
larmes aux yeux, me vint annoncer cette fatale nouvelle.

«Je passai quelques jours au château continua Mornac, et retournai
ensuite rejoindre ma compagnie à La Rochelle. Six ou huit mois plus
tard, je reçus du comte une lettre qu'un de ses serviteurs me vint
apporter à franc-étrier. Mon oncle me conjurait de me rendre en toute
hâte auprès de lui. Je sollicitai un cour congé d'absence, je sautai en
selle, et quelques heures plus tard le galop de mon cheval résonnait
dans l'avenue du château de Kergalec.

«Je trouvai le comte à écrire son testament. Il m'en fit lui-même la
remarque.

«--Si vous me voyez aussi sérieusement occupé, me dit-il, c'est que je
me bats de duel demain matin. Je vous ai fait demander pour me servir de
témoin.

«--Mais avec qui vous battez-vous.

«--Avec le baron de Vilarme

«--M'est-il permis de vous en demander la raison?

«--C'est tellement horrible, mon pauvre ami, me dit le comte en
comprimant un sanglot que je ne sais comment m'y prendre pour vous le
répéter. Autant vaut pourtant vous le dire sans périphrases; ce sera
moins long. Hier, dans une chasse où je me trouvais avec quelques
gentilshommes du voisinage, le baron de Vilarme laissa à entendre que ne
paraissais m'être consolé bien vite de la mort de ma femme. Je lui fis
remarquer l'inconvenance de ses paroles. Il répliqua qu'il y avait des
propos bien plus inconvenants encore qui circulaient sur mon compte. Je
lui criai de rétracter ses paroles ou de s'expliquer. Poussé à bout, il
me dit que l'on m'accusait d'avoir... étranglé ma femme! Oh! n'est-ce
pas que c'est atroce! Cet homme qui fut autrefois mon rival n'a jamais
pu me pardonner d'avoir eu les préférences de la comtesse. Je lui jetai
mon gant de chasse à la figure et nous nous battons à mort demain
matin.»

«Vous comprenez, ma chère cousine, toute l'infernale méchanceté de
Vilarme. Non content d'avoir assassiné votre mère, il voulait perdre le
comte de réputation et le flétrir à tout jamais du sceau d'une
accusation infâme. Il savait la froideur qui existait depuis plusieurs
années entre vos parents, ainsi que la jalousie que leur portaient les
hobereaux du voisinage, et s'était dit sans doute, que l'accusation dont
il chargeait votre père prendrait de fortes racines dans un tel
terrain.»

--Mais, s'écria Jeanne, c'est un démon incarné que cet homme!

--C'est un beau spécimen de scélérat. Mais pour être l'esprit malin, je
ne le crois pas. Si vous aviez voulu me laisser le provoquer, il y
aurait plusieurs semaines que j'en aurais purgé la terre.

«Le lendemain matin nous traversâmes le parc, suivis seulement d'un
vieux serviteur de confiance et d'un chirurgien des environs qui donnait
depuis longtemps ses soins à la famille.

«C'était une brumeuse et froide matinée de décembre. Nous descendîmes
sur le bord de la mer, à l'endroit choisi pour la rencontre.

«La mer grise, fouettée par le vent du nord, se ruait en hurlant sur les
sombres crans de la côte. Quelques mouettes, aussi matinales que nous,
battaient lourdement de l'aile en rasant les flots, et, luttant contre
la brise, jetaient leur cris rauques au vent. Un ciel morne et bas
pesait sur l'océan et semblait écraser la falaise qui surplombait, à
plus de cent pieds de hauteur, la grève où nous étions. Ce lieu triste,
désolé, était bien choisi pour y mourir sans regretter l'existence. Car
il semble qu'il en doit plus coûter de quitter la vie par un beau soleil
et dans une prairie émaillée de fleurs, que dans un endroit sauvage et
sous un ciel terne d'hiver.

«Nous étions les premiers arrivés.

«Durant un bon quart d'heure nous attendîmes. Le comte était calme et se
promenait de long en large avec moi, afin d'entretenir la circulation,
car l'air était très-vif.

«--Mon cher neveu, me dit-il tout à coup, promettez-moi de remplir mes
dernières volontés si je suis tué. Je vous fais mon exécuteur
testamentaire. Après l'horrible accusation qui est cause de ce duel, je
n'oserais jamais vous prier de marier ma fille; mais au moins
promettez-moi de la protéger.»

--Je vous avouerez, ma cousine, que l'idée d'épouser une petite
pensionnaire de couvent, que je ne connaissais que pour l'avoir vue
lorsqu'elle n'avait encore que trois ou quatre ans, me souriait fort
peu. Joint à cela que j'avais alors la plus grande répulsion pour le
mariage.

--Ah! fit Jeanne, et maintenant?

--Maintenant, ma bien-aimée cousine, fit Mornac en mettant un genou en
terre et en essayant de baiser la main de mademoiselle de Richecourt, je
vous assure que mes dispositions sont tout à fait opposées.

--C'est fort heureux pour vous, dit Jeanne avec ironie, en lui retirant
sa main. Que répondîtes-vous à mon père?

--Que je lui jurais de toujours vous considérer comme ma soeur. Veuillez
bien remarquer que par là je n'entendais nullement exclure de mon coeur
tout sentiment plus tendre. Seulement, je... me réservais de réfléchir
et de vous voir auparavant.

--Vous êtes fort galant, en vérité. Veuillez poursuivre.

«Le baron de Vilarme arriva, suivi du chevalier de Kergarouët, son
témoin. On mesura les épées, les combattants mirent justaucorps et
pourpoint bas, et, sur le signal que nous en donnâmes, commença le plus
furieux des combats singuliers auxquels j'ai jamais assisté.

«Le comte et le baron étaient à peu près d'égale force à l'escrime.
Pendant plusieurs minutes leurs épées, toujours prêtes à la parade,
tournoyèrent sans relâche avec d'innombrables cliquetis.

«Après plusieurs feintes inutiles, Vilarme ayant voulu lier le fer de
son adversaire, celui-ci dégagea vivement sa lame, se fendit à fond, et
d'un coup droit en prime, blessa le baron à la poitrine. Vilarme prompt
comme l'éclair, riposta par un coup de seconde qui atteignit le comte en
bas de la cinquième côte.

«Les deux adversaires ainsi touchés ne rompirent pas d'une semelle et
retombèrent simultanément en garde, les yeux comme rivés à la pointe
ensanglantée de leurs armes.

«Dans les quelques passes qui suivirent, ils se touchèrent encore à
plusieurs reprises. On voyait bien qu'ils ne se donnaient presque plus
la peine de parer, et qu'animés par la vue du sang de l'un et de
l'autre, tous deux ne songeaient plus qu'à tuer son ennemi.

«Le combat durait depuis vingt minutes, et leurs bras lassés et
affaiblis par la perte du sang, arrivaient plus lentement à la parade et
à la riposte, quand, par un vigoureux coup fouetté, l'épée du comte de
Richecourt écarta en tierce la lame du baron et s'enfonça dans sa
poitrine. Vilarme grièvement atteint chancela; mais avant de s'abattre,
il eut encore la force de porter une vigoureuse botte en quinte à M. de
Richecourt qui en eut la cuisse percée de part en part.

«Tous les deux, hors de combat, tombèrent en même temps.

«--Sois maudit! s'écria Vilarme en crachant une gorgée de sang.

«--Dieu vous pardonne, baron, répondit M. de Richecourt.

«Tandis que nous transportions le comte au château, M. de Kergarouët
emmenait Vilarme évanoui.

«Votre père n'avait aucune blessure mortelle, et lorsque je le quitta,
quelques jours après, il était en bonne voie de guérison. Hélas! je ne
devais plus le revoir. A peine étais-je de retour à La Rochelle que la
compagnie, dans laquelle j'étais guindon, reçut l'ordre de s'en aller
immédiatement à Paris. Je fus bien surpris d'apprendre quelques mois
plus tard, que votre père avait subitement quitté la France avec vous,
et sans dire à personne où vous alliez.»

--En effet ce départ fut des plus subits. Mon père qui m'avait fait
sortir du couvent pour prendre soin de lui et le consoler, me dit un
soir de me préparer à laisser le château et le pays dès le lendemain. Il
me donna pour raison qu'un gentilhomme avec lequel il s'était battu
menaçait de mourir. Mon père avait grand'peur d'être inquiété.

--Oui, ce pauvre comte, qui se trouvait assez mal avec Mazarin depuis
les troubles de la Fronde, craignait sans doute d'être accusé d'un
double meurtre; d'autant plus que Vilarme avait de l'influence auprès de
Mazarin. Vîntes-vous directement au Canada?

--En droite ligne. Un vaisseau qui faisait voile de La Rochelle nous
reçut à son bord. Mais la traversée fut si longue et difficile que mon
malheureux père qui n'était pas encore parfaitement rétabli, vit ses
blessures se rouvrir pour ne plus se refermer. Quelques mois après son
arrivée à Québec, il en mourut, ajouta Jeanne les yeux humides de
larmes. Sur son lit de mort, il me recommanda de mener une vie retirée
et d'éviter la rencontre des personnes qui seraient récemment arrivées
de France. Après avoir passé deux années au couvent des Ursulines, je
sortis dans le monde, et oublieuse des conseils de mon pauvre père, dont
je ne pouvais deviner l'importance, je me laissai entraîner dans le
tourbillon des plaisirs. J'en devais être cruellement punies. Je connus
ce Vilarme aussitôt son arrivée. Remarquez bien que non seulement je ne
l'avais jamais vu en France, mais que jamais même je ne l'avais entendu
nommer; ceux qui m'entouraient là-bas et qui le connaissaient ayant le
plus grand intérêt à ne m'en point parler. A peine fût-il à Québec qu'il
me fit une cour assidue. Je le trouvais si vieux, si laid et si
désagréable que je finis par le lui dire, un jour que nous étions seuls
chez Mme Guillot, qu'il devait bien s'apercevoir qu'il perdait son temps
auprès de moi et qu'il m'obsédait. Oh! si vous aviez vu le regard
foudroyant qu'il me lança. Il me serra le poignet avec rage et me dit
sourdement à l'oreille que si je refusais de l'épouser, il publierait
dans le pays que mon père avait assassiné ma mère, et qu'ainsi la
mémoire de mon père serait souillée. Vous pouvez vous figurer dans quel
état ces effroyables paroles me plongèrent. Depuis ce jour, le monstre
me suivit partout en me menaçant tout bas. Il y avait plus d'un an que
durait cette sourde persécution qui aurait fini par me tuer, lorsque
vous êtes arrivé.

--Quel être abominable! s'écria Mornac. Avoir assassiné la mère--causé
la mort du père, et vouloir encore épouser la fille! c'est bien la plus
horrible vengeance qu'il est possible d'imaginer.

--Et, Dieu seul sait les souffrances que le misérable me réservait...!
Mais vous ne m'avez pas dit, chevalier, comment vous parvîntes à savoir
que Vilarme était l'auteur de l'assassinat de ma malheureuse mère,
meurtre dont la seule camériste fut témoin.

--Ah! voici, c'est toute une histoire. Lors du mariage de Marie-Thérèse
d'Espagne avec notre jeune roi, en 1660, ma compagnie faisait partie de
l'escorte qui avait été chercher la royale épousée à la frontière. Comme
nous entrions dans Paris et qu'il nous fallait défiler lentement, vu la
foule immense qui encombrait les rue, je remarquai une jeune femme, fort
pâle, qui avait fait des efforts inouïs pour fendre la foule afin
d'arriver jusqu'au cortège royal. A peine eut-elle percé jusqu'au
premier rang que, au risque de se faire broyer sous les pieds des
chevaux, elle approcha de moi en me tendant un billet. Etonné je me
penchai sur le cou de ma monture et saisit la missive. La jeune femme
dont la figure ne m'était pas inconnue, rentra dans la foule grouillante
et disparut.

Dès que je pus prendre connaissance de cette lettre, je lus: «Pour
l'amour de Dieu! rendez-vous ce soir à la maison des _Trois-Pistolets_,
rue Traversière. Une personne désire ardemment vous y voir.»[47]

[Note 47: Avant le numérotage qui ne remonte pas au delà du dix-huitième
siècle, la plupart des maisons de Paris étaient désignées par des
enseignes.

«Le nom de la rue Traversière lui venait de ce qu'elle passait à
l'endroit même où la pucelle d'Orléans, qui sondait avec sa lance l'eau
du fossé dans l'espoir de passer jusqu'au mur avec les troupes de
Charles VII, eut les deux cuisses percées d'un trait d'arbalète.»
_Curiosités de l'Histoire du Vieux Paris,_ par le bibliophile Jacob.
(Paul Lacroix.)]

--Je croyais déjà à quelque bonne fortune...

--Je me doutais que alliez le dire, interrompit mademoiselle de
Richecourt.

Mornac se mordit les lèvres.

--J'avoue, continua-t-il que ce fut ma première pensé. Mais la fin du
billet me détrompa tout aussitôt.

«Il s'agit de l'honneur et de la vie, peut-être, de personnes qui vous
sont chères.»

--Aussitôt que je fus libre, j'accourus à l'endroit indiqué. Quand je me
fus nommé, on me conduisit auprès de la jeune femme qui m'avait remis le
billet. Je la trouvai au lit, exténuée. Elle avait l'air d'une personne
mourante.

--Vous êtes bien monsieur le chevalier du Portail de Mornac? me
dit-elle.

--Certainement, madame. Mais, moi, bien que j'aie déjà eu l'honneur de
vous rencontrer quelque part, je ne me remets pas votre nom.

--Vous m'avez vue deux fois au château de Kergalec: la première fois
lors des funérailles de la comtesse de Richecourt, et la seconde quand
vous avez passé quelques jours eu manoir, après le duel de M. le Comte
avec le baron de Vilarme. J'étais la camériste de madame, dont Dieu
veuille avoir l'âme en sa sainte garde.

--Auriez-vous des nouvelles du comte et de sa fille? demandai-je
vivement.

--Non, hélas! Je vous ai fait venir, Monsieur, afin de vous faire les
confidences les plus étranges, et les plus effrayantes révélations
auxquelles vous puissiez vous attendre.

Après s'être recueillie, elle me raconta la sombre histoire que vous
savez et me dit en terminant:

«--Les poignantes émotions par lesquelles je passai pendant la nuit du
meurtre, la responsabilité du terrible secret que j'avais à garder, les
malheurs dont je fus ensuite témoin, le duel du comte avec Vilarme et
dont j'appris la cause, l'exil de mon malheureux maître et de sa fille
ont miné ma santé. En moins d'une année, j'ai vu ma vie s'en aller
graduellement. Me voyant condamnée, n'ayant plus à craindre que Dieu
devant qui je vais bientôt paraître, j'ai résolu de faire ces
révélations avant que de mourir; et comme vous êtes le seul proche
parent que je connaisse à la famille de Richecourt, j'ai voulu vous
rendre le dépositaire du secret qui rend toute une famille malheureuse.
Seulement, comme je n'ai que peu de jours à vivre, je vous prie de ne
point divulguer à personne, avant ma mort, (à moins que des raisons
graves ne vous y contraignent) les confidences que je viens de vous
faire. Quand je ne serai plus, ajouta-t-elle en tirant un papier de
dessous son oreiller, voici qui témoignera partout de la culpabilité de
Vilarme. Tout le récit du meurtre est écrit et signé de ma propre main.»

Je revis cette femme encore une fois avant sa mort qui arriva six mois
après.

--Et ce témoignage écrit, l'avez-vous encore? demanda Jeanne avec
anxiété.

--Il ne m'a jamais quitté jusqu'à mon arrivée au Canada où je suis venu
et pour refaire une carrière brisée là-bas par la perte totale d'une
fortune qui n'a jamais été bien considérable, et pour tâcher de vous
retrouver M. le comte et vous. Car la camériste, avant de mourir,
m'avait laissé à entendre qu'elle vous croyait émigrés en Amérique et
spécialement au Canada. Je voulais vous emporter ce document à le
Pointe-à-Lacaille; mais je l'oubliai dans ma valise, à l'auberge du
Baril-d'Or, à Québec. Ça été fort heureux, car si je l'avais eu sur moi,
ces maudits Sauvages me l'auraient enlevé.

Ici Mornac fut interrompu par un grand cri suive de coups et
d'imprécations qui s'élevèrent à la porte de la cabane.

Il sortit et reconnut Vilarme aux prises avec Corneille, et put se
convaincre que celle-ci avait surpris son époux écoutant à la porte du
ouigouam, et qu'elle était tombée sur lui à l'improviste.

Quand elle eut entraîné Vilarme sous le domicile conjugal qui retentit
quelque temps au loin de coups et de hurlements, Mornac retourna auprès
de sa cousine et lui dit:

--Vous aviez raison, Vilarme nous écoutait. J'ai besoin de me tenir sur
mes gardes.

--Mon Dieu, chevalier, j'ai une horrible peur de cet assassin, et je
vous supplie de ne point me laisser seule ici avec cette jeune femme.
Que ferions-nous toutes deux, si ce monstre allait échapper à la
surveillance de la Corneille et se glisser jusqu'à nous?...

--Ecoutez, je m'en fais aller chercher des peaux dans la cabane de ma
mère adoptive, les unes pour me servir de lit, les autres afin d'élever
entre nous une espèce de cloison qui nous fera à chacun une chambre
séparée. Jusqu'au retour de Griffe-d'Ours je coucherai toutes les nuits
en travers de la porte du ouigouam. De sorte que celui qui voudra entrer
devra me passer sur le corps.

--Merci, fit Jeanne, maintenant je vais vous demander un sacrifice. Si
vous me trouvez trop exigeante, dites-le moi sans ambages, et j'agirai
seule. Vous concevez que, placée entre le chef iroquois et le meurtrier
de ma mère, je n'ai plus de recours qu'en la fuite la plus prompte et de
soutien qu'en vous. Consentirez-vous, aussitôt que les forces me seront
rendues, à vous enfuir avec moi?

--Or ça! mais vous croyez donc que je m'amuse bien ici, moi? Mais, ma
chère Jeanne, je suis à jamais votre esclave. Seulement, il va falloir
attendre quelques jours, car vous ne sauriez aller loin dans l'état de
faiblesse où vous êtes encore.

--Laissez-moi faire, dit mademoiselle de Richecourt d'un air déterminé.
Dès demain je me lèverai pour commencer, avec modération, à me préparer
à de plus grandes fatigues. Oh! ne craignez rien, je ne ferai point
d'imprudence. Entre nous, sachez que j'aurais pu me lever depuis
plusieurs jours. Mais vous comprenez que je n'étais pressée d'afficher
ma guérison aux yeux du chef des Iroquois.

Une heure après, tous deux, séparés plus encore par le respect du
gentilhomme que par la cloison fragile qu'il avait élevée entre eux,
s'endormaient, Jeanne pleine d'espérance et Mornac grommelant tout bas:

--Elle m'a défendu de provoquer Vilarme et j'ai promis de lui obéir.
Mais le cas ou lui me provoquerait n'a pas été prévu. C'est cela, il
m'insultera demain et je le tuerai enduite. De la sorte Jeanne n'aura
rien à dire.

Sur cette résolution, que nous ne pouvons certes point désapprouver, le
chevalier fit mine de pousser un coup de pointe, son bras engourdi ne se
leva qu'avec peine et retomba pour rester immobile près de sa tête
ensommeillée.




                             CHAPITRE XIII

                                LE DUEL


Le lendemain matin, lorsque le chevalier de Mornac ouvrit les yeux, il
aperçut la figure menaçante du baron de Vilarme qui le regardait par la
portière entr'ouverte du ouigouam de la Perdrix-Blanche.

--Vous vouliez m'étrangler?

--Insolent! Il faut que l'un de nous deux meure!

--Je n'y ai point d'objection, pourvu que ce ne soit pas moi.

--Oh! c'en est trop! cria Vilarme.

--Doucement, monsieur; plus bas, s'il vous plaît! N'allez pas réveiller
celle qui a autant besoin de sommeil que d'oubli. Allons causer un peu
plus loin.

Vilarme suivit Mornac qui s'arrêta au milieu de village.

En se retournant vers le baron, le chevalier vit que celui-ci levait un
long couteau de chasse, dont il allait le poignarder par derrière.

--Toujours chevaleresque, ce cher baron! dit Mornac qui saisit le
poignet de Vilarme le lui tordit si violemment le bras que le couteau
lui échappa et tomba par terre.--Vous disiez donc?

--Damnation! rugit Vilarme.

--Vous êtes bien laid, fait ainsi, dit Mornac en mettant son pied sur le
poignard. Et je ne m'étonne pas que vous ayez toujours eu peu de succès
auprès des femmes! Ce devrait être, en ce cas, une fort aimable
personne, et Monsieur votre père a dû filer d'heureux jours à ses côtés.

Vilarme était tellement en colère qu'il ne pouvait plus parler. Sa
bouche écumait et des sifflements rauques grondaient dans sa gorge.

--J'étouffe! cria-t-il enfin.

--Tiens! mais savez-vous que ce genre de mort vous conviendrait à
merveille en votre qualité d'étouffeur!

--De par le diable, Monsieur, finissons-en!

--Volontiers, mais de quelle manière? je vous préviens qu'il n'y a
jamais eu de bourreau ni de pendu dans ma famille, de sorte que j'aurais
la plus grande répugnance à vous enserrer le col de la corde que vous
avez des mieux méritée.

Vilarme voulut s'élancer pour frapper Mornac au visage. Mais celui-ci
que le tenait toujours par le bras, le maintint à distance en lui
disant:

--Jamais votre main d'assassin ne touchera ma figure! Entendez-vous?
Maintenant, que voulez-vous?

--Que nous nous battions, de par Satan!

--A coups de couteau, de tomohâk ou de flèches?

--Ah! finissez vos absurdes plaisanteries, dit Vilarme hors de lui, ou
je croirai que vous êtes un lâche, et que vous voulez éluder le combat!

Mornac le regarda avec un sourire méprisant.

--Lorsqu'il arrive quelquefois, dit-il qu'un brave gentilhomme reçoit
cette insulte d'un manant, il ne la relève point et laisse à ses valets
le soin de châtier le rustre à coups de bâton. Que vous ferai-je donc à
vous, meurtrier qui me voulez salir de votre bave? Si nous étions en
pays civilisé je vous livrerais au bourreau, et j'aurais le plaisir de
voir comment vous sauriez supporter le supplice de la roue? Mais ici,
que faire?... Comme il est dangereux que vous viviez plus longtemps, je
daigne me souvenir que vos pères furent gentilshommes, et veux bien
consentir à purger la terre du dernier des Vilarme. Écoutez! continua
Mornac en contenant toujours le baron furieux qui tournait autour de lui
comme un loup enchaîné, je sais où sont nos épées. Deux des Sauvages qui
nous ont pris les ont accrochées, en guise de trophée, au poteau de leur
cabane. Il s'agit de les avoir. Venez avec moi. Seulement, avant de nous
battre, laissez-moi vous dire qu'il va falloir user de ruse. Comme nos
gardiens n'aimeraient peut-être pas nous voir nous couper la gorge tout
de bon, nous feindrions une simple passe-d'armes, un assaut courtois, ce
dont je sais comment les prévenir. Quelques jeunes gens m'ont demandé
l'autre jour de leur montrer à servir de l'arme blanche. Nous allons
leur donner à l'instant le spectacle d'une joute qui sera fort de leur
goût. Laissez-moi faire. Seulement, s'il vous plaît, rengainez ce
cure-dents.

Vilarme subjugué, ramassa l'arme que Mornac lui poussait du pied, la
remit dans sa gaine et suivit le chevalier.

L'heure était assez avancée pour que les Sauvages fussent levés et hors
de leurs cabanes.

Mornac alla droit à un groupe de jeunes gens qui s'exerçaient au saut de
à la course pour se détirer les membres et se réchauffer sous l'air
piquant du matin.

En quelques gestes, Mornac leur indiqua que, si on leur prêtait des
épées à Vilarme et à lui-même, tous les deux donneraient à l'instant aux
spectateurs une idée de la manière de s'en servir.

La jeunesse d'Agnier comprit, poussa des cris de joie et courut aux
cabanes où les épées étaient suspendues.

--Maintenant, dit le chevalier au baron, veuillez sur l'expression de
votre physionomie. Quittez un peu cet air farouche pour une mine plus
riante. Bien, comme cela. Mordious! baron, vous avez bien le sourire le
plus faux dont le diable ait jamais orné la bouche d'un homme. Ah çà!
n'allons pas nous fâcher encore, et reprendre ces façons d'ogre affamé.
Bon! voici nos armes.

Mornac saisit avec empressement son épée dont il fit plier la bonne lame
en appuyant la pointe sur le sol tandis qu'il pesait sur la poignée.

--C'est bien toi, ma vieille! Je reconnais là ton vaillant fer de
Saint-Étienne, [48] qui plie toujours et ne casse jamais. Et la vôtre,
baron, est-elle aussi en ordre? Oui, bien. Dirigeons-nous vers cet
échafaud où nous avons failli être brûlés vifs à notre arrivée. Nous
grimperons dessus pour être plus à l'aise. Les spectateurs se tiendront
au bas, de sorte que nous pourrons ferrailler en toute liberté. Drôle de
duel, tout de même! Les témoins n'y feront pas défaut!

[Note 48: Endroit renommé en France, au XVIIe siècle pour ses
quincailleries et ses armes.]

La foule grossissait à vue d'oeil; car l'on savait que les deux blancs
allaient s'escrimer à l'arme blanche, spectacle fait pour réjouir une
peuplade de guerriers.

Quand les deux hommes furent installés sur l'estrade, Mornac dit à
Vilarme.

--Attention, maintenant. Avant de tomber en garde, faisons tous les
saluts d'usage à l'académie.

Leur épée dans la main gauche, la poitrine effacée, le corps droit, la
tête haute, ils se regardèrent un instant, frappèrent deux fois le sol
du pied droit en signe d'appel, portèrent la main droite à leur épée
qu'ils saisirent en l'amenant ensemble à leur bouche. Les deux lames
décrivirent en sifflant un double cercle à droite et à gauche, et les
deux combattants se fendirent en tombant en garde.

--Allez! cria Mornac.

Le baron que la rage dévorait ne se fit pas prier, et, pendant plusieurs
minutes, son épée enveloppa Mornac en des centaines de cercles de feu.

Calme, bien campé sur ses jambes, se couvrant de son arme, l'oeil au
guet, le poignet ferme et preste, Mornac para toutes ces bottes rapides
sans rompre d'une semelle.

Lorsque le baron fatigué s'arrêta un instant pour prendre à son tour la
défensive, notre Gascon s'écria:

--Eh! sandis! nous avons tus deux été à bonne école! Vous avez là
certain petit coup de seconde d'un effet assez surprenant... lorsqu'on
ne le connaît pas. Je me flatte cependant de vous montrer mieux tout à
l'heure. Vous concevez bien qu'il ne faut pas en finir tout de suite. Ce
serait priver ces braves gens de leur dû. Voyez un peu comme cela les
amuse.

La foule qui grouillait à leur pieds ne se sentait pas d'aise. Chacun
des coups portés et parés l'enthousiasmait.

Tout en parlant Mornac tâtait son adversaire qui arrivait assez
lestement à la parade.

--Pour un homme de votre âge, dit le chevalier entre une feinte de
seconde et une estocade de prime, vous avez encore le poignet ferme. Du
reste ça ne m'étonne pas, on doit avoir les nerfs solides quand on fait
le métier d'étrangler ses connaissances. Tiens! votre riposte de quarte
n'était pas mal. Seulement elle a l'inconvénient de vous découvrir.
Voyez-vous? si j'avais voulu en profiter, vous auriez maintenant six
pouces de fer entre les côtes. Pour en revenir à ce que nous disions
tout à l'heure vous avez un vigoureux poignet. Que ne vous en êtes-vous
servi pour couper la respiration à cette chère madame de Vilarme. Mais,
pardon, j'ai oublié de vous demander comment elle se porte ce matin,
cette charmante Corneille?

--...Oh! là! là! mais c'est fort gentil à voir que ces quatre feintes de
tierce, de quarte, de seconde et de prime se terminant par une botte de
quinte. Savez-vous que si mon épée n'eût été là, vous me touchiez! Oui,
mordious!

Les coups se succédaient avec une rapidité merveilleuse et aucun d'eux
n'était encore blessé. Un oeil exercé aurait vu pourtant que Mornac
ménageait Vilarme. Évidemment le chevalier était plus souple, plus
leste, plus prompt et plus fort que le baron déjà un peu appesanti par
l'âge. Son sang-froid le servait aussi contre l'irritation de Vilarme
qu'il avait soin d'exciter encore.

En bas de l'échafaud, les cris de joie et d'admiration, les
trépignements des spectateurs tenaient du délire. Jamais ils ne
s'étaient vus à pareille fête.

--Maintenant, fit Mornac dont l'épée supporta fermement deux ou trois
coups fouettés du baron, attention, Vilarme. Avant que voter pouls n'ait
battu cinq fois, je vais avoir l'honneur, le piètre honneur, de trouer
votre vilaine peau en deux endroits différents; à la cuisse et sous le
sein droit. Hop! d'une et de deux! s'écria triomphalement Mornac dont
l'épée tournoya d'abord en deux feintes de couronnement et s'enfonça
tour à tour dans les endroits désignés par une botte de quinte, aussitôt
suivie d'un coup droit en prime.

Vilarme lâcha son épée, jura et tomba.

Le sang ruisselait d'entre les lèvres de ses deux blessures.

La foule stupéfaite poussa un grand cri et Mornac croisa les bras avec
un sourire des plus aimables.

--Que Satan t'étrangle! cria Vilarme.

--Merci, et puissiez-vous bientôt le rejoindre. Vous lui ferez un fier
compagnon!

On emporta le baron à moitié évanoui sous le ouigouam de la Corneille
qui, en voyant son époux si maltraité, croassa comme l'oiseau dont elle
portait le nom.

Quelques regards de travers furent bien lancés à Mornac, mais on ne
l'inquiéta pas autrement.

Les Sauvages n'avaient pas de lois pour la punition des offenses, et se
chargeaient individuellement du soin de se venger. Le duel de Mornac et
du baron ne sortait donc pas de leurs habitudes. D'ailleurs ce ne devait
pas être pour des Iroquois un grand sujet de peine que de voir des
Français d'entr'égorger.

En regagnant son ouigouam, Mornac de disait:

--Je l'aurais achevé, si je ne m'étais retenu. J'aurais bien fait,
peut-être. Car ce diable d'homme est capable d'en revenir. Les bandits
de cette espèce ont la vie si dure!




                               CHAPITRE XIV

                  OU L'AMOUR L'EMPORTE DUR LA HAINE


Trois semaines plus tard, à la tombée de la nuit, Mornac sortait de sa
cabane et se dirigeait vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Le ciel était sans étoiles, l'atmosphère lourd et chargé de vapeurs. Pas
un souffle de vent n'agitait les branches desséchées de la forêt dont
les arbres immobiles étendaient leurs grands bras morts au-dessus de la
terre couverte d'une légère couche de neige.

Il y avait dans l'atmosphère je ne sais quoi de pénible et sinistre. La
nature semblait saisie d'une de ces vagues torpeurs qui précèdent
presque toujours les cataclysmes et les grandes commotions du globe.

Influencé à son insu par cette torpeur qui étreignait la nature
inanimée, Mornac grommelait à part soi:

--J'éprouve un singulier malaise. C'est comme s'il y avait du malheur
dans l'air. Bah! deviendrais-je superstitieux par hasard?... Allons,
sandis! pas d'enfantillages. Et, puisque l'heure est venue, en avant!

Il ouvrit la portière du ouigouam et entra.

Mlle de Richecourt l'attendait auprès du feu.

La Perdrix-Blanche était assise dans un coin de la cabane et ne
paraissait rien voir.

--Vous êtes prêt, mon cousin, demanda Jeanne.

--A vos ordres, comme vous voyez.

--Partons-nous tout de suite?

--Attendons quelques instants encore que chacun, dans le village, dorme
ou soit retiré chez soi. Vous sentez-vous tout à fait rétablie, et
croyez-vous pouvoir affronter les fatigues de notre long voyage?

--Depuis trois semaines que je suis debout et que je prends tous les
jours un exercice forcé, il me semble être dans la meilleure des
conditions possibles pour fuir.

Ils restèrent quelque temps silencieux, songeant à la grave démarche
qu'ils allaient faire.

--A la grâce de Dieu! dit enfin Jeanne en se levant. Partons.

--Partons! fit Mornac que se pencha hors de la cabane. Tout est coi dans
la bourgade.

Mademoiselle de Richecourt se rapprocha de la Perdrix-Blanche et lui
serra la main en signe d'adieu.

Celle-ci leva de grands yeux tristes sur Jeanne et reporta ses regards
sur l'enfant que Mornac avait sauvé quelques semaines auparavant.

--J'ai tort de vous laisser partir. Mais avant tout je suis mère et me
souviens.

Mornac lui donna aussi une chaleureuse poignée de main. Puis il souleva
la portière, s'effaça pour laisser passer sa cousine, lui offrit le
bras, et tous deux firent joyeusement les premiers pas vers la liberté.

Après avoir marché quelque peu dans la grande rue qui coupait en deux le
village, ils obliquèrent à droite, et, loin de gagner la porte des
palissades, fermée à cette heure, ils se glissèrent à côté de la cabane
de la mère adoptive de Mornac jusqu'à l'enceinte qui entourait la
bourgade. Mornac avait, à la tombée du jour, arraché l'un des pieux et
l'avait fixé de manière à ce qu'il se pût ôter facilement pour leur
livrer passage.

Le chevalier enlevait tout à fait ce pieu de chêne, quand il aperçut une
ombre qui semblait sortir de terre et qui cria:

--Je vous y prends, beaux déserteurs, et nous allons voir!...

L'homme n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Mornac lui asséna un
grand coup du lourd bois de chêne qu'il venait d'arracher, et étendit
l'intrus par terre où il resta évanoui sous la violence du choc.

--Si je ne viens pas à bout de te tuer, corbeau de malheur! dit le
chevalier, ce ne sera pas ma faute!

C'était Vilarme qui, à demi guéri de ses blessures, s'était glissé du
côté de la cabane qu'habitait Mlle de Richecourt au moment où Mornac et
sa cousine venaient de sortir. Vilarme encore faible avait voulu
s'opposer inopinément à leur fuite.

--Vite, fuyons! dit Mornac. Ce gredin peut avoir donné l'éveil.

Mais rien ne bougeait aux environs, et les deux fugitifs s'enfoncèrent
paisiblement dans la campagne.

Pauvres enfants! ils s'en allaient joyeux, elle fuyant l'opprobre et lui
l'esclavage, confiants en Dieu, insouciants du lendemain, mais à peine
vêtus, sans autres armes qu'un coûtera et qu'un arc dont il savait à
peine se servir et sans autres provisions que quelques livres de
sagamité. N'importe, ils fuyaient, cela suffisait à leurs aspirations du
moment, et ils ne s'inquiétaient pas le moins du monde des pistes que
leurs pieds laissaient visibles derrière eux dans la mince couche de
neige tombée durant le jour.

Ils avaient bien marché près d'une heure dans la direction du lac
Saint-Sacrement, lorsqu'ils entendirent en avant d'eux un grand bruit de
voix et de pas.

--Cachons-nous! dit Mornac.

Ils sortirent du sentier pour se blottir sous des broussailles en
arrière de gros arbres qui bordaient le chemin tracé dans la forêt.
Bientôt ils entrevirent une centaine de Sauvages qui se dirigeaient du
côté d'Agnier.

Le coeur battait si fort aux fugitifs qu'il leur semblait que le bruit
de ces palpitations allait trahir leur présence.

Mais le parti de guerre, à la tête duquel était Griffe-d'Ours, continua
sa marche et les dépassa sans les remarquer. Bientôt les voix et les pas
se perdirent dans l'éloignement.

--Griffe-d'Ours! dit Mlle de Richecourt à Mornac. Mon Dieu! que nous
somme partis à temps!

--C'est vrai! fit Mornac en se levant, nous avons une fière chance!
Dépêchons-nous de continuer notre route afin de mettre, d'ici au point
du jour, la plus grande distance possible entre le village et nous.

Tous deux, les pieds trempés et refroidis par l'eau de neige, mais le
coeur réchauffé par la joie du succès et le feu sacré de l'espérance,
continuèrent à cheminer sous les hauts arbres et dans la nuit morne.

Les guerriers de Griffe-d'Ours se rapprochaient triomphalement du
village. L'expédition avait réussi, et ils hâtaient le pas pour annoncer
plus vite aux leurs la bonne nouvelle.

Quand ils furent en vue d'agnier, ils tirèrent, du fond de leurs
poitrines, de grands cris de joie qui, doublés par les échos de la forêt
allèrent s'abattre bruyamment sur la bourgade endormie où chacun fut sur
pied en un moment.

Hommes, enfants, femmes et vieillards, tous vinrent au-devant des
vainqueurs en les acclamant de mille cris d'allégresse.

Comme Griffe-d'Ours entrait dans le village, il aperçut un homme qui se
traînait sur les genoux et les mains en gémissant.

Cet homme arrivé près du chef se souleva péniblement, et, la figure
souillée de sang et de boue, dit en français:

--Ils sont partis!

--Qui?... balbutia Griffe-d'Ours.

--Mornac et la jeune fille.

--Oh! malheur à toi, face pâle!

--J'ai voulu les empêcher de fuir et il m'a frappé.

--Quand?

--Cette nuit même.

--Tu le hais donc aussi?

--Oui. Il a voulu me tuer deux fois!

--Et elle, l'aimes-tu, face pâle?

--Je l'aimais, chef. Mais maintenant je la hais!

--Vrai?

--Oh! bien vrai!

--Par où les oiseaux se sont-ils envolés?

--Venez avec moi.

Vilarme tremblant, faible et soutenu par la seule rage de son coeur,
guida Griffe-d'Ours vers l'endroit où la palissade forcée avait livré
passage aux fugitifs.

--Dix hommes et des torches! cria Griffe-d'Ours.

Des flambeaux de bois résineux sont allumés et les traces des fugitifs
apparaissent aux yeux ravis du chef qui, suivi de ses hommes, s'élance
dans la plaine en suivant les pistes toutes fraîches.

Appuyé sur la palissade, la figure livide et souillé, Vilarme qui voyait
la lumière des torches dessiner au loin, sur la neige, les ombres
allongées et mouvantes des poursuivants, disait avec un sourire de
démon:

--O vengeance! ne vaux-tu pas mieux encore que l'amour?

Mlle de Richecourt et le chevalier de Mornac allaient toujours marchant
vers l'inconnu.

--Quand je pense que nous sommes sauvés! disait la jeune fille à son
cousin.

--Oui, grâce à Dieu, ma chère Jeanne!

Et Mornac pressait légèrement sous le sien l'avant-bras de sa cousine.
Celle-ci le laissait faire, et je ne crois pas que son coeur en palpitât
moins vite.

--Mais, savez-vous, continuait le chevalier, que c'est un bien rude et
long voyage que nous entreprenons.

--Regrettez-vous déjà de l'avoir commencé?

--Oh! Jeanne!

--Eh bien! alors?

--Mais ne sentez-vous pas que si ma sollicitude s'inquiète, ce n'est que
pour vous seule? J'ai tant peur que vous ne puissiez pas résister aux
fatigues et...

--Et après...

--Si vous alliez retomber malade, et... mourir.

--Mourir! Dites-moi donc, Robert, ne me vaudrait-il pas encore mieux
mourir que d'être restée là-bas?

--Ah! c'est vrai!

--Eh bien! donc, à la grâce de Dieu! fit Jeanne en levant ses beaux yeux
vers le ciel. Mais... n'avez vous pas senti?

--Quoi?

--Il m'a semblé que le sol tremblait sous mes pieds. Tiens!

--Vous avez raison!... pourtant je ne sens déjà plus rien.

--Oui, c'est fini; seulement une légère secousse. Savez vous que les
tremble-terre ont été fréquents depuis l'année passée. Oh! mais...
avez-vous entendu?

--Quoi!... encore?

--Non! des bruissements de pas derrière nous! Oh! voyez! des lumières!
Mon Dieu! on nous poursuit! Nous sommes perdus!

Mornac entraîna la jeune fille en dehors du sentier, et tous les deux se
tapirent derrière une touffe de broussailles.

Il était temps. Déjà la lueur des torches se projetait sur le sentier
jusqu'à l'endroit qu'ils venaient de quitter, et montait jusqu'au faîte
des arbres qui semblaient étonnés de se voir si brusquement éclairés.

En avant de ses hommes, penché sur le sol comme un chien qui flaire la
piste du cerf, Griffe-d'Ours suivait les traces laissées par les pieds
imprudents des fugitifs.

Au lieu où Mornac et Jeanne s'étaient jetés hors du sentier,
Griffe-d'Ours leva la tête, poussa un cri et sauta dans le fourré.

Jeanne sentit son coeur vibrer comme la corde d'un luth prête à casser.

Mornac tira son couteau de chasse.

Griffe-d'Ours l'aperçut. Les deux hommes bondirent l'un sur l'autre et
s'étreignirent ensemble.

Il y eut deux cris, deux éclairs, suivis d'une lutte terrible.

Les deux combattants roulèrent sur la neige qui se teignit de sang.

Mornac était seul contre plus de dix.

Les lâches se ruèrent tous sur lui et le garrottèrent. Une longue
blessure éraflait son flanc gauche. Le couteau de l'Iroquois avait
heureusement glissé sur les côtes.

Griffe-d'Ours se releva en portant la main à son épaule droite d'où le
sang coulait en abondance.

--Le bras du visage pâle n'entamera plus la chair d'un chef, dit-il
froidement. Le jeune homme va mourir cette nuit même, comme je le lui
avais dit. Il sera brûlé pour avoir tenté de s'enfuir. Et la vierge pâle
sera enfin ma femme. Au village!

Deux guerriers soulevèrent Mornac pour l'emporter.

Griffe-d'Ours s'approcha de Mlle de Richecourt.

--Arrière de moi! cria-t-elle.

Et ce regard dominateur qui avait déjà fait courber le front du
guerrier, s'en fut encore brûler l'oeil de l'Iroquois qui n'en put
supporter la fierté magnétique.

--Que la vierge blanche marche donc devant moi, dit-il.

Jeanne passa superbe à côté de lui, en l'écrasant de toute l'expression
de mépris dont la fille des comtes de Richecourt aurait su accabler ce
sauvage bandit, sous les lambris dorés du château de Kergalec.

Griffe-d'Ours se mit à la suivre en tremblant de rage, de faiblesse et
d'amour.

--Oh! cette femme! quelle force inconnue a-t-elle donc en elle-même?
pensait-il, pour que moi, Griffe-d'Ours, la Main-Sanglante, je tremble
devant un seul de ses regards, comme l'oisillon sous l'oeil ardent de
l'aigle! Que l'amour de cette femme doit être puissant! Sa haine est si
forte!

Les tristes pensées qui agitaient l'âme des captifs! S'être sentis si
près de la liberté et voir tout-à-coup leurs liens se resserrer plus
fortement que jamais!

--Cette fois-ci, c'en est pardieu fait de moi! grommelait Mornac. Et ma
pauvre cousine!... Elle qui, je crois, commençait à m'aimer!... Aussi
bien faut-il que je sois l'être le plus infortuné de la création!

--Vous nous avez donc abandonnés, mon Dieu! soupirait Jeanne. Oh!
veuillez me pardonner, alors; mais je serai morte avant que le souffle
de ce bandit effleure ma figure... Mon malheureux cousin qu'ils vont
torturer, et par ma faute! Il me semblait qu'il m'aimait un peu! Et moi
qui, tout en feignant de n'en rien croire, faisais les plus doux rêves
d'avenir! Mon Dieu! mon Dieu! avions-nous donc consommé notre part de
jouissances terrestres! et sommes-nous déjà mû pour la mort? Pourtant je
suis si jeune et j'ai tant souffert!

De grands cris accueillirent les captifs, lorsqu'ils rentrèrent au
village.

Des centaines de torches éclairaient la bourgade.

En un instant le sort de Mornac fut décidé.

Il fut poussé vers un poteau planté sur une éminence qui s'élevait à
l'extrémité du village et y fut solidement attaché.

--Avant de t'offrir en victime au Dieu de la guerre, dit Griffe-d'Ours à
Mornac, on va faire ta toilette de mort.

Deux Iroquois préposés à cet apprêt funéraire, apportèrent les couleurs
et se mirent à peinturlurer Mornac des pieds à la tête.

Tandis que l'un lui teignait la jambe droite en rouge, l'autre bariolait
sa cuisse gauche du plus vif indigo. Et ainsi de suite en remontant vers
la poitrine et la face. Après quelques minutes, tout le corps du
chevalier offrait aux yeux des spectateurs les nuances variées de
l'arc-en-ciel.

--C'est pourtant bien assez de mourir par le feu, grommelait le Gascon,
sans être attifé d'une aussi ridicule manière. Il y a, sandious de
singulières destinées dans certaines familles! Qui aurait cru, par
exemple, lorsque j'étais à Paris, il y a quelques mois à peine, que le
dernier descendant de cette grande lignée des Mornac, dont plusieurs
chefs moururent en Palestine, casque en tête, bardés de fer et la lance
au poing, qui aurait cru que le dernier petit-fils des ces preux
palatins finirait burlesquement ses jours au milieu de pareils
moricauds, nu comme Adam et bigarré tel que les fous des anciens rois de
France! Heureusement que je suis le dernier de ma race; car ma mémoire
inspirerait peu de respect à ceux qui auraient à porter mon nom. O mes
aïeux! si l'on peut rire encore par delà l'huis du tombeau, vos
mâchoires dégarnies doivent se détendre largement sous vos crânes vides
à l'ébouriffant aspect de votre dernier rejeton!

Sa toilette funèbre terminée, l'on entoura le chevalier de fagots de
bois sec. On eut soin pourtant de les placer à quelques pieds du
supplicié, afin que le feu ne le rôtît qu'à distance et qu'il fût plus
longtemps à souffrir. Souvent, les victimes ainsi calcinées à petit feu,
mettaient une couple de jours à mourir.

A en juger par l'art minutieux avec lequel on disposa le bûcher autour
de Mornac, le malheureux en avait bien pour deux ou trois journées à
sentir ses chairs roussir et se carboniser sous l'action lente du feu
avant que d'exhaler son âme avec son sanglot suprême de souffrance.

Lorsque le dernier fagot eut été disposé sur la pile de bois qui
entourait, à cinq ou six pieds de distance, la victime jusqu'à la
hauteur des hanches, on abaissa les torches allumées, et, tout aussitôt
les langues de flammes se mirent à lécher le dessous du bûcher, tandis
que le bois sec crépitait sous les étreintes du feu.

Durant les quelques minutes qui suivirent, une épaisse fumée s'éleva en
voilant la lumière.

A demi suffoqué par cette âcre senteur, Mornac éternuait, toussait et
crachait les jurons le plus énergiques de son répertoire.

--Je voudrais pardieu bien savoir un peu... pouah! ce que j'ai pu faire
à la Providence... pour qu'elle me ballotte ainsi... mordious!... de
supplice en torture!

Les bourreaux riaient aux larmes.

Bientôt la flamme claire sortit victorieuse du bûcher, et, grondant
s'éleva de plusieurs en enserrant le supplicié dans un cercle de feu.

Secoués par le vent de larges banderoles de flamme flottaient autour de
la victime qui voyait leurs replis flamboyants se dérouler jusqu'à son
corps pour l'éteindre en des caresses mortelles.

Cette scène terrible éclairée par ce brusque surcroît de lumière, avait
comme un reflet des spectacles de l'enfer, lorsque les murs ardents de
la fournaise éternelle se rougissent sous l'action de la flamme ranimée
par le supplice de quelque nouveau damné.

Au centre de l'impitoyable cercle de feu, dominant la foule qui ondoyait
au pied du tertre où s'élevait le bûcher, apparaissait Mornac, le front
contracté par la douleur qu'il commençait à ressentir, les yeux chargés
d'éclairs, mais gardant toujours aux lèvres ce dédaigneux sourire qui ne
le devait quitter qu'après son dernier sarcasme et son dernier soupir.

En bas, aux pieds de la victime, s'étendait une mer de têtes hideuses,
grouillantes et hurlantes, sinistrement éclairées par la lueur du bûcher
et du feu des torches, que traversaient pourtant de larges traînées de
brouillard qui, cette nuit-là, pesait lourdement sur la terre. Ainsi
comprimée la lumière qui s'élevait du sol semblait arrêtée par la voûte
basse te visqueuse de quelque souterrain de l'enfer.

En jetant un coup d'oeil de mépris sur cette foule cruelle qui
s'enivrait de son supplice, Mornac aperçut au premier rang Vilarme qui
n'eut pas plus tôt rencontré son regard qu'il s'écria:

--Eh bien! chevalier de malheur, nous avons notre tour à ce qu'il
paraît! Comment allez-vous là-haut? Chaudement, n'est-ce pas! Je suis
bien vengé. Sache que c'est moi qui ai dénoncé votre fuite à
Griffe-d'Ours!

--Dans ce cas, baron de Vilarme! cria Mornac, que le dernier mot d'un
gentilhomme ajoute à ton titre connu d'assassin celui bien mérité de
traître et de lâche! Maintenant que l'honnête homme t'a flétri, laisse
le chrétien qui va mourir prier Dieu de te pardonner tes méfaits comme
je te pardonne moi-même.

Vilarme lui montra le poing en signe de défi.

Mornac tourna la tête afin de ne plus voir l'exécrable face du bandit
triomphant.

Tout-à-coup l'expression de la figure de chevalier changea. De dure et
railleuse qu'elle était, elle prit tout aussitôt l'empreinte d'un
profond attendrissement.

Il venait d'apercevoir Jeanne, sa cousine bien-aimée, Jeanne qui levait
vers lui ses grands yeux noirs pleins d'angoisse et de larmes.

Oh! ce qu'ils se dirent ces deux regards qui se croisèrent en ce moment!
Rendre ce qu'ils contenaient de détresse, de regret et d'amour,
demanderait des mots d'une telle énergie que jamais langue humaine n'en
pourrait inventer d'assez forts.

--Grand Dieu! s'écria Mornac, se sentir ainsi aimer pour la première
fois et mourir!...

Il se roidit dans ses liens comme pour les casser, mais s'arrêta
soudain.

Un grondement étrange et sourd courait sous ses pieds.

Était-il causé par la foule? Et pourquoi?

La multitude s'était tue, et l'on n'entendait plus aucun bruit de voix.

C'était comme un frémissement de la terre et, qui parti de loin se
rapprochait rapidement.

Ce fut bientôt comme le grondement du tonnerre, et l'on entendit les
rochers des montagnes voisines, rugueuses arêtes du globe, frémir et
s'entrechoquer sur leurs bases.

Dans la forêt les arbres secoués sur leurs racines haletaient et
craquaient.

Brusquement remués par cette puissante commotion, les fagots du brasier
se mirent à rouler de toutes parts au bas du tertre. Le feu diminua
d'intensité, et Mornac en ressentit aussitôt un grand soulagement.

Sans être terrifiée par cette effroyable convulsion de la nature et
semblant, au contraire, en retirer une inspiration subite, Jeanne de
Richecourt profita du mouvement rétrograde de la foule pour s'élancer
vers le bûcher.

Chancelant sur le sol qui vacillait, et sans craindre le feu du brasier,
elle s'élança, bondit et vint tomber tout à côté de Mornac dans l'espace
libre laissé entre lui et le feu.

Dans l'effort qu'elle fit pour franchir la barrière de flamme, le cordon
que retenait ses cheveux roulés sur le sommet de la tête se rompit, et
sa chevelure, sa luxuriante chevelure brune se répandit et roula par
torrent sur ses épaules.

Passant autour du cou de son cousin son beau bras ferme et nu qui avait
aussi rompu les attaches de la manche de sa robe, elle s'arrêta
frémissante auprès de lui qui tremblait à la fois de bonheur, et de peur
pour la noble femme qui exposait ainsi ses jours.

--Robert! dit-elle, mourons ensemble!

--O Jeanne! ma Jeanne! bien-aimée! dit Mornac en faisant des efforts
inouïs pour rompre ses liens et enserrer la taille flexible que se
cambrait vers lui. Avant que je meure, oh! laisse-moi te dire que je
t'aime comme je n'ai jamais aimé femme au monde!

--Je vous crois, Robert! et moi aussi je vous aime, tout comme vous
m'aimez! Jamais homme n'a senti battre mon coeur si près du sien. Jamais
mes lèvres n'ont été effleurées par la bouche d'un homme! Eh bien, voici
les miennes qui vous demandent et vous donnent le baiser des
fiançailles... des fiançailles de la mort!

Sue la terre qui craquait éperdue sous ses pieds, en face de cette
multitude ébahie, devant le regard des hommes comme sous l'oeil de Dieu
qui voyait leur agonie, Mlle de Richecourt approcha ses lèvres des
lèvres brûlantes de Mornac, et leurs bouches s'unirent en un baiser
suprême, comme si leurs âmes eussent dû s'éteindre aussitôt pour
s'élancer au ciel.

Leur corps eut comme un frémissement spasmodique, et un instant leurs
yeux se fermèrent comme aveuglés par le rayonnement de leur félicité.

Mais cela n'eut que la durée d'un éclair.

Comme si elle eut puisé une force nouvelle en ce baiser à la fois chaste
et brûlant, Mlle de Richecourt redressa sa taille un instant affaissée,
puis se tourna vers la foule des Sauvages stupéfaits qui croyaient voir
à chaque instant la terre ébranlée s'écrouler dans un immense
effondrement. Sans quitter de son bras gauche le cou de son fiancé, elle
étendit sa droite sur la foule et cria d'une voix vibrante:

--Au nom du Dieu vivant, arrêtez ce supplice!

Les entrailles de la terre, agitées ainsi qu'en mal d'enfant, grondaient
toujours et semblaient vouloir faire éclater leur gigantesque enveloppe,
comme pour en faire jaillir un monde et le lancer dans l'espace.

Épouvantés par ce fracas immense, les Sauvages superstitieux furent
frappé d'étonnement à la vue de cette femme superbe et impassible sur le
globe en démence, et la prenant pour un génie courroucé qui commandait
aux éléments de détruire la terre, ils se prosternèrent à ses pieds.

Oh! c'est qu'elle était belle aussi!

Éclairée par le brasier, sa noble taille se découpait en lignes
harmonieuses et hardies sur le ciel noir, et, sous son front altier,
sous ses grands yeux étincelants, sous sa bouche fière et son gracieux
col ombragé par de luxuriants cheveux, on voyait sa gorge, seule agitée,
bondir et rebondir sur sa forte poitrine.

C'était, ce qu'ils ne connaissaient pas, ces barbares enfants des bois,
c'était la grande dame dans tout le splendide éclat de la jeunesse et
dans le feu de l'action d'un dévouement surhumain. C'était la digne
fille des anciens preux de la vieille France. C'était la vierge forte,
fière et sublime, c'était le chef-d'oeuvre de Dieu!

Profitant de la stupeur des Sauvages, Jeanne tira de son corsage le
stylet tranchant qu'elle y portait toujours, et coupa d'une main ferme
les liens qui retenaient Mornac attaché.

--Maintenant, dit-elle d'une voix brève et saccadée par l'émotion,
écartez ces fagots embrasés. Lorsque nous aurons sauté par-dessus,
descendons gravement le tertre et traversons la foule à pas lents. Ce
tremblement de terre nous sauvera.

--Oh! sublime Jeanne! ne voyez-vous pas que c'est vous seule qui m'aurez
sauvé!

--Non pas moi seule, Robert, mais bien Dieu lui-même.

Mornac devenu libre de ses mouvements, renversa, écarta du pied les
tisons ardents, franchit avec Jeanne cette barrière de feu et descendit
avec elle vers les Iroquois.

Le grondement souterrain semblait s'éloigner et les trépidations du sol
diminuer d'intensité.

--Passage! dit Mlle de Richecourt en étendant d'un geste superbe sa main
sur la multitude prosternée.

La terre ne frémissait plus qu'à peine.

La foule s'ouvrit devant Jeanne digne et radieuse comme Béatrix
traversant, suivi de Dante, les sombres retraites du purgatoire.

La commotion du sol cessa tout à fait et l'on entendit les derniers
roulements souterrains aller se perdre et mourir au loin dans les
montagnes.




                              CHAPITRE XV

                        LE FANTÔME DE LA GROTTE


A une distance d'un quart de lieue du grand village d'Agnier s'élevait
le cimetière particulier de la bourgade.

Lorsqu'un Iroquois mourait, son cadavre était mis dans une espèce de
cercueil formé de grosse écorces, et élevé sur quatre poteaux, en plein
air. Pendant huit ou dix années, on continuait d'en user ainsi avec tous
les défunts, à mesure qu'ils décédaient, et on les déposait tous, les
uns à côté des autres, à plusieurs pieds au dessus du sol.

Tous les dix ans venait la _fête des morts_. Les habitants du même
village descendaient alors ces bières, et enveloppaient les ossements de
leurs proches dans des pelleteries précieuses.

Puis le pays entier était solennellement convoqué sur un même point.

Chacun emportait des présents destinés parents décédés. C'était
ordinairement des colliers des haches et des chaudières de cuivre.

On creusait une grande fosse commune que l'on tapissait de peaux de
castor, et les ossements y étaient déposés en grande pompe, avec les
présents offerts. Après avoir placé au-dessus des nattes et des écorces,
on les recouvrait de terre, et l'on dressait une clôture de pieux tout
autour de ce vaste tombeau pour le mettre à l'abri des profanateurs.[49]

[Note 49: Voir Bressany.]

A deux arpents du cimetière aérien et particulier d'Agnier s'étendait u
rocher couvert d'arbustes touffus. Par suite de quelque commotion
terrestre, la base du rocher s'était fendue et avait, en se séparant,
formé une caverne sans issue qui s'étendait à une trentaine de pieds de
profondeur. Brusquement séparées à leur base, dans une largeur de quinze
pieds, les parois de la grotte étaient retombées l'une sur l'autre, à la
partie supérieure, de manière à former un angle dont la pointe faisait
le toit de la caverne.

A cause du voisinage immédiat du champ des morts, les habitants d'Agnier
ne pénétraient jamais dans cette grotte dont l'entrée se cachait
d'ailleurs au regard sous un massif de broussailles.

A l'heure où Mornac, attaché au poteau de supplice, semblait près de
dire à la vie un éternel adieu, si, bravant la crainte instinctive que
vous eût inspiré la proximité du cimetière dont les muets habitants
dormaient immobiles sur leurs sarcophages aériens rendus encore plus
fantastiques par l'obscurité de la nuit, vous eussiez bravement écarté
les broussailles qui formaient l'entrée de la grotte, vous auriez pu
voir, au fond de la caverne, à la lueur pâle d'un tout petit feu, un
homme assis par terre, les coudes sur les genoux et la tête perdue dans
les deux mains.

Qui veillait donc ainsi, seul en cet endroit solitaire, à une heure
aussi avancée?

Était-ce le spectre de quelque Iroquois décédé qui venait réchauffer ses
pauvres os glacés par la mort et la bise d'hiver?

OU bien encore l'âme frissonneuse d'un malheureux Huron tué dans les
environs d'Agnier, et jeté dans la caverne, en revenant à cette heure
des fantômes se plaindre du destin cruel qui l'avait fait périr loin des
rives aimés du lac Huron?

Car elle gémissait cette ombre assise auprès du feu discret, et vous
auriez vu ses épaules se soulever fréquemment par des sanglots étouffés.

On sait qu'après la mort, notre âme ne doit plus ranimer le corps que
lorsque la trompette des archanges aura sonné là-haut la résurrection de
toutes les races humaines disparues. Or, en l'examinant bien, vous
auriez remarqué que ce corps faisait ombre sur la paroi de la caverne,
car il s'interposait entre le feu et le mur de la grotte.

Ce ne pouvait donc être un spectre; car évidemment il n'eût pu arrêter
la lumière, tout comme le corps opaque et lourd qu'il nous faut traîner
si misérablement ici-bas.

Son costume vous eut ensuite indiqué que c'était un blanc et non quelque
sauvage habitant des bois.

Cet homme était français et jeune. En l'écoutant bien, vous l'auriez
entendu murmurer:

--Qu'il me tarde de savoir ce qu'elle est devenue?... Ces barbares
l'ont-ils respectée? Est-elle morte ou vit-elle encore dans un état pire
cent fois que la mort?... Horrible incertitude, quand donc cesseras-tu
de déchirer mon coeur?...

Ces paroles, lectrice timorée, qui frissonnez de peur au seul nom de
fantôme, vois doivent rassurer tout à fait. Elles vous disent clairement
que le personnage mystérieux de la grotte est un jeune amoureux qui
soupire après l'objet de ses voeux absents. Rien de moins surnaturel, et
c'est je pense, un titre à ce que vous vous rapprochiez de lui avec
toute la sympathie qu'il mérite.

D'ailleurs, madame, l'air est froid au dehors, et franchement, pas plus
que vous je n'aime à voir cette longue et funèbre rangée de morts se
découper sinistrement sur le ciel blafard, du haut de ces échafauds dont
les longs pieds grêles se dressent eux-mêmes au-dessus du sol comme
autant de spectres menaçants.

Nous entrons donc.

Votre pied, si léger qu'il soit, belle dame, vient de froisser une
branchette. Ce bruit presque imperceptible éveille l'attention du jeune
homme qui n'est pas--veuillez bien lui pardonner cette
faiblesse,--tellement absorbé dans ses tristes pensées, qu'il puisse
oublier le dangereux voisinage de l'endroit où il se trouve.

Son visage inquiet se tourne de notre côté Mais il n'aurait garde de
nous voir. Comme il craint une surprise, il se saisit de son mousquet et
accourt à l'entrée de la grotte.

Nous nous effaçons pour le laisser passer. Il se penche en dehors et
scrute du regard les abords de la caverne.

Il se convainc bientôt qu'il est en sûreté, puisqu'il retourne prendre
sa place et sa position d'amoureux en peine.

N'importe, nous avons eu le temps d'apercevoir ses traits, et c'est à
peine si nous avons pu retenir un cri de surprise en reconnaissant notre
jeune ami Louis Jolliet.

On se rappelle la profonde affliction du jeune homme lors de
l'enlèvement de Mlle de Richecourt, à la Pointe-à-Lacaille, par
Griffe-d'Ours et sa bande. Il aurait voulu courir immédiatement sus aux
ravisseurs. Mais la prudence de Joncas et les larmes de sa mère
l'avaient forcé de dévorer dans l'inaction les désespoirs qui
déchiraient son coeur.

Le coup était trop soudain et trop fort pour le pauvre garçon qui était
aussitôt tombé dans un état de marasme effrayant.

A la vue de la grande douleur du jeune homme, Joncas, plus ému qu'il ne
le voulait faire paraître, lui dit:

«--Ecoutez, monsieur Louis, soyez raisonnable. C'est impossible
aujourd'hui de poursuivre les Iroquois. Nous serions forcés de laisser
votre mère et ma femme seules ici et sans protection, exposées aux
violences d'autres faillis chiens d'Iroquois.

«Dans une journée ou deux nous aurons fini la moisson. Nous en
chargerons notre chaloupe et le grand bateau que j'ai bâti, l'hiver tout
exprès pour emporter notre grain à Québec.

«Tandis que vous remonterez le fleuve avec ces embarcations, le
Renard-Noir et moi explorerons, au moyen du canot d'écorce, la grève et
les îles où nous trouverons probablement quelques traces du passage des
Iroquois. Pendant ce temps vous resterez au milieu du fleuve avec madame
et ma femme afin de les protéger en cas d'attaque.

«Une fois arrivés à la ville nous les y laisserons en sûreté pour aller
ensuite avec vous sauver mademoiselle et les autres. Il en sera temps
encore, car les Sauvages vont certainement emmener avec eux, dans leur
pays, mademoiselle Jeanne, monsieur de Mornac et ce baron de Vilarme
dont la figure, entre nous, ne me plaît pas beaucoup. Il n'y a que ce
pauvre Jean Couture dont j'ai grand'peur qu'ils ne se défassent
immédiatement, vu qu'ils n'ont pas d'intérêt à le garder vivant comme
Mlle Jeanne et les deux messieurs, que leur position rend précieux comme
otages. Vous savez comme moi qu'il arrive assez rarement que les
Sauvages tuent tout de suite les personnes de distinction qu'ils ont pu
prendre en vie et capables de les suivre. Il préfèrent les garder dans
leurs villages pour les échanger contre les prisonniers que nous leur
faisons aussi quelquefois.»

--Mais mademoiselle de Richecourt?

--Soyez tranquille à son égard. Tant qu'il restera un souffle de vie à
ce jeune gentilhomme qui est son cousin, elle n'aura rien à craindre. Il
m'a l'air assez déterminé pour tenir tous ces bandits à distance.

Jolliet secoua tristement la tête en montrant combien il était peu
convaincu par ce raisonnement spécieux dont le bon Joncas s'efforçait de
le consoler.

Il fallait bien se rendre; et la main tremblante de sa mère, qui vint
s'appuyer sur son épaule fit taire les élans de la passion que Jolliet
sentait bondir en lui.

--Tu l'aimes bien plus que moi! lui dit Mme Guillot dont les yeux pleins
de larmes se fixèrent sur les traits décomposés de son fils.

Celui-ci ne put répondre, et, pour cacher ses larmes se jeta dans les
bras de sa mère.

Deux jours plus tard, deux embarcations, les voiles déployées, sortaient
de la rivière à Lacaille. Jolliet conduisait le bateau. La chaloupe
était dirigée par la femme de Joncas et Mme Guillot.

Quant à Joncas et au Renard-Noir, ils venaient de s'enfoncer dans le
bois, à l'endroit où les Iroquois et les captifs avaient disparu, deux
jours auparavant.

Les deux embarcations doublaient la Pointe-à-Lacaille, lorsqu'un cri
partit du rivage et attira l'attention de Louis Jolliet.

Il aperçut ses deux amis qui lui faisaient signe de les aller chercher
sur la rive.

Les ancres furent jetées au fond de l'eau, et Jolliet se rendit à terre
sur le canot d'écorce de Renard-Noir.

--C'est ici qu'ils se sont embarqués, lui dit Joncas. Voyez-vous leurs
pistes dans le sable. Ils sont partis trop à la hâte pour les effacer.

Jolliet se baissa vers le sol et reconnut, entre toutes les autres,
l'empreinte légère du petit pied de Jeanne.

Il s'agenouilla sur la grève et embrassa cette trace en la mouillant de
ses larmes.

--Pardonnez-moi, dit-il ensuite à Joncas en se relevant, mais c'est tout
ce qui me reste d'elle!

--A votre âge j'en aurais fait autant.

--Lorsque Fleur-d'Étoile courait, jeune fille, sur les bords du grand
lac, le Renard-Noir baisait la tige des fleurs qu'elle avait courbées
sur son passage; et le chef indien n'en rougissait point de honte,
repartit le Huron qui jeta un regard plein de bonté sur Louis Jolliet.

Les trois hommes s'embarquèrent dans le canot et gagnèrent les deux
embarcations ancrées à quelques arpents de la rive. Puis ils
continuèrent leur course, Jolliet guidant les deux embarcations à
voiles, tandis que le Renard-Noir et Joncas rasaient avec la pirogue
tantôt la rive sud, tantôt le bord des îles qui dorment au fil de l'eau
en remontant jusqu'à la capitale.

Ce fut ainsi qu'ils trouvèrent sur l'île Madame les restes demi consumés
du pauvre Jean Couture qu'ils emportèrent avec eux pour les déposer en
terre sainte.

Les pistes laissées sur le sable de la petite anse où les Iroquois
s'étaient rembarqués montraient clairement qu'ils avaient continué de
remonter le fleuve. Toutes étaient tournées vers le haut de la rivière.

--Vous voyez que je ne m'étais trompé, dit Joncas à Jolliet. Ils n'ont
sacrifié que ce pauvre Jean Couture et sont repartis pour leur pays avec
les autres. Ayez bon espoir, monsieur Louis. Nous les rejoindrons avant
longtemps.

Nos voyageurs arrivèrent à la ville au milieu de la nuit suivante.

L'émoi fut grand dans la capitale quand on connut le triste évènement;
et M. de Mésy qui apprit la détermination de Jolliet et de ses deux
compagnons à se rendre au pays des Iroquois, les fit mander tous trois
en son château Saint-Louis et leur offrit quelques soldats pour les
accompagner.

Joncas refusa en disant:

--Vous ne sauriez, monseigneur, nous donner une troupe assez
considérable pour aller attaquer ouvertement les Iroquois dans leurs
villages. Les quelques hommes que vous nous offrez nous nuiraient plutôt
que de nous aider. C'est la ruse seule, ou à peu près, dont nous allons
nous servir pour délivrer nos gens. A ce compte-là, le chef huron, M.
Jolliet et moi réussirons mieux tout seuls. Notre petit nombre nous
permettra de nous tenir caché dans les environs des bourgades iroquoises
et attirer moins l'attention. Nous nous remercions donc, monseigneur, de
votre bonne offre à laquelle nous sommes pourtant fort sensibles.

Au besoin, Joncas, qui avait fait tous les métiers, savait assez bien
tourner une phrase.

Le moment du départ arrivé, Mme Guillot se pendit au cou de son fils en
pleurant.

--Mère chérie, lui dit Jolliet pour l'apaiser, croyez bien que j'en suis
désolé non moins que vous, mais il le faut pourtant. Ne l'aimerais-je
pas que ce serait encore un devoir pour moi d'aller sauver de
l'ignominie celle que vous avez accueillie sous votre toit, et à
laquelle vous avez servi de mère pendant plusieurs années. Je suis un
homme maintenant, et je dois secourir mes semblables au péril de ma vie.

--Oui, dit Mme Guillot en souriant au milieu de ses pleurs, tue en effet
devenu un homme; je ne m'en aperçois que trop, hélas! eu changement de
ton affection filiale en un autre sentiment dont je ne me puis empêcher
d'être jalouse.

--Que voulez-vous, ma mère? Outre que je ne saurais me défendre de
suivre les lois de la nature, je ne fais qu'obéir à celles de Dieu
lui-même. N'a-t-il pas dit quelque part: «L'homme quittera son père et
sa mère pour suivre...»

--Sa compagne. Oui, mon fils. Mais elle ne l'est pas.

--Elle le sera peut-être un jour.

--Si elle ne t'aimait pas et méprisait tes avances.

--O mère! ne dites point cela. Je me tuerais.

--Louis!

--Pardon! mère, oh! mille fois pardon! Mais bénissez-moi, plutôt que de
me pousser à proférer des paroles aussi condamnables et priez Dieu de me
ramener bientôt dans vos bras avec elle que j'aime et que vous aurez
peut-être avant longtemps une double raison d'appeler votre fille.

Mme Guillot étendit ses mains tremblantes sur le front de son fils et
lui dit:

--Tu es un bon coeur et, après tout je n'en suis que plus fière de te
voir agir ainsi. Va, que Dieu t'accompagne et protège ton retour.

Jolliet la serra une dernière fois dans ses bras et s'élança au dehors
où Joncas et le Renard-Noir l'attendaient.

Je ne m'arrêterai pas à raconter tous les incidents qui signalèrent leur
voyage.

Grâce à l'habileté de l'ancien coureur des bois et du chef Huron, il
leur fut bientôt facile de retracer la marche du parti de Griffe-d'Ours.

Ils campèrent aux mêmes endroits où les Iroquois s'étaient arrêtés et
purent constater, par diverses observations dues à perspicacité, que
leurs amis étaient vivants.

A chacune de ces précieuses découvertes le coeur de ce pauvre Jolliet
bondissait de joie, et sa pensée réjouie courait d'avance au devant de
celle qui, sans le savoir, avait emporté la meilleure partie de cette
âme ardente de jeune homme.

Un accident imprévu vint pourtant le replonger bientôt dans un affreux
découragement.

En faisant le portage nécessité par les rapides auxquels on donna plus
tard le nom de M. de Chambly, Jolliet qui était chargé ainsi que ses
deux compagnons, perdit pied sur une roche humide et tomba en se donnant
une forte entorse. Quand il voulut se relever, la douleur le fit
chanceler de nouveau, et, malgré les efforts les plus héroïques, il lui
fut impossible de marcher plus loin.

--Je vous en supplie, mes amis, dit-il alors à ses compagnons,
laissez-moi seul ici, et allez les sauver! Vous me reprendrez en
revenant.

--Oui, tout de suite, réplique Joncas. Pour que vous soyez pris et
massacré par les Iroquois ou mangé par les bêtes sauvages. C'est un
malheur que ce retard, mais enfin nous ne pouvons vous écouter. Nous
allons vous soigner et quand vous serez en état de nous suivre nous
continuerons nos recherches. En attendant éloignons-nous de ce sentier
et cherchons un abri quelque part.

Je laisse au lecteur le soin de compter les larmes que Jolliet dut
répandre et les soupirs qu'il poussa pendant les trois semaines qu'il
lui fallut rester dans l'inaction la plus complète.

Enfin, grâce aux compresses d'herbes et de plantes sauvages, et encore
plus, je crois, au soin que prit Joncas de ne point laisser le jeune
homme tenter de faire un seul pas avant le temps voulu, les trois
compagnons se remirent en marche au bout de vingt-deux jours.

Pour ne point fatiguer Louis Jolliet et aussi de crainte de tomber
inopinément sur quelque parti d'Iroquois à mesure qu'ils approchaient du
pays de ces derniers, les trois amis n'avancèrent plus dès lors que
très-lentement. Ils mirent près de deux semaines à franchir le court
espace qui les séparait de la grande bourgade d'Agnier près de laquelle
ils rôdèrent durant plusieurs journées avant de s'assurer que les
captifs y étaient détenus.

Une fois certains que c'était sur ce point que devaient se concentrer
leurs opérations, le Renard-Noir conduisit Joncas et Jolliet dans la
caverne où nous avons retrouvé le pauvre amoureux.

Le chef huron connaissait cette grotte dans laquelle il avait trouvé
refuge assuré à chacune de ces sanglantes expéditions qu'il avait faites
tous les ans dans les cantons iroquois, depuis la mort de
Fleur-d'Étoile.

Ce fut là qu'ils développèrent leur plan et s'en partagèrent les moyens
d'exécution.

Le matin du soir où nous avons quitté Mornac encore une fois
miraculeusement sauvé de la mort, pour retrouver Jolliet, Joncas était
parti afin d'aller faire quelques achats indispensables au fort d'Orange
qui n'était distant que de quelques lieues du grand village d'Agnier.

Quant au chef huron, il devait en ce moment rôder non loin du village,
puisqu'il y avait plus de deux heures qu'il avait quitté la caverne
quand nous y avons pénétré.

Jolliet était donc là, seul avec ses pensées, seul avec ses craintes,
seul avec son amour ignoré.

Il songeait, d'abord aux dangers sans nombre que Jeanne devait courir; à
la sauvage violence de Griffe-d'Ours; aux desseins pervers qu'il avait
cru deviner depuis longtemps sous le masque de Vilarme.

Avait-elle pu éviter les pièges...?

Puis il pensait à Mornac et son coeur se crispait à la seule idée
qu'elle aimait déjà le chevalier.

Et lui-même pourrait-elle l'aimer jamais?

Oh! non, sans doute. En supposant qu'elle eût quelque inclination pour
lui, pourraient-ils échapper aux Iroquois et regagner Québec au milieu
des périls de toutes sortes, et des rigueurs de l'hiver qui allait
commencer?

En face de ces problèmes insolubles le découragement le reprenait avec
plus de vigueur que jamais.

Tant qu'il avait été loin de Jeanne et qu'il ne s'était agi que de
travailler à la sauver, son courage ne s'était pas démenti. Mais
maintenant qu'il la savait vivante (car la veille encore, il l'avait
aperçue à distance) maintenant que le moment de l'action était venu et
qu'il allait falloir agir, les forces lui manquaient.

Était-ce donc lâcheté de sa part ou simplement faiblesse physique ou
morale?

Non. C'est qu'il lui manquait la foi des amants, que est la certitude
d'être aimé et qui, comme sa soeur en religion, peut transporter des
montagnes. Et plus l'instant suprême approchait, et moins il avait la
certitude de voir jamais son affection payée de retour.

Au moment où nous l'avons retrouvé, il en était arrivé à cette période
d'abattement où à force de raisonnements absurdes avec soi-même, on en
vient à se croire encore plus malheureux qu'on ne l'est en réalité.

Pour nous servir d'une expression toute moderne et empruntée au langage
des rapins des ateliers parisiens: il broyait du noir.

Il descendait donc rapidement au fond des abîmes du désespoir, lorsqu'un
grand bruit souterrain le tira de la torpeur où il était plongé.

Il releva la tête et prêta l'oreille à cette rumeur immense qui semblait
venir des entrailles du globe.

Bientôt le sol se prit à trembler sous ses pieds, tandis que le rocher
dans lequel était creusé la grotte gémissait en craquant de toutes
parts.

Il comprit aussitôt que c'était un tremblement de terre.

Son premier mouvement, celui de l'instinct de la conservation poussa
Jolliet à s'élancer hors de la grotte.

Mais un éclair de raisonnement brilla dans son oeil et fut suivi d'un
sourire amer qui plissa sa lèvre pâle.

--Bah! à quoi bon fuir la mort! se dit-il. Si elle veut de moi, elle
saura me trouver tout aussi bien au dehors que dans les flancs de ce
rochers!

Il se rassit au milieu du vacarme épouvantable de la montagne en
démence.

Au-dessus de sa tête, les rochers secoués rudement se heurtaient l'un
contre l'autre et claquaient comme les dents d'un homme empoigné par la
frayeur.

Autour de lui, de toutes parts, retentissait l'effroyable grondement des
larges pans de roc qui se frottaient l'un sur l'autre et mugissaient
comme des meules énormes de quelque moulin de géants.

Ce fracas qui semblait répondre au trouble de son coeur, enivra Jolliet.
Le front haut, l'oeil hardi et la bouche fière, il restait impassible,
lui être impuissant et faible, au centre de ces gigantesques
bouleversements.

Un craquement plus sec et rapproché attira pourtant son attention et son
oeil se leva dans la direction de ce bruit plus distinct.

L'une des parois qui formait, en rejoignant l'autre, la voûte de la
caverne venait de se fendre en deux et un gros quartier de granit s'en
détachait bruyamment et s'affaissait vers le sol, à mi-chemin entre
Jolliet et la sortie de la grotte.

--Si j'allais rester enseveli vivant au fond de la caverne! pensa-t-il,
mort affreuse et inutile pour celle que j'aime!

Il bondit sous le rocher qui glissait et se retourna à l'entrée de la
grotte en regardant derrière lui.

L'énorme pierre s'arrêta dans sa chute et resta suspendue à quatre pieds
au dessus du sol, formant une arche sous laquelle on pouvait encore
passer pour aller au fond de la caverne.

Au-dessus, la voûte s'était refermée et si les dernières commotions du
sol n'en avaient encore détaché de petits fragments de pierre et des
poignées de terre qui ruisselaient jusqu'à ses pieds, Jolliet aurait pu
croire qu'il venait d'avoir un terrible cauchemar.

Le tremblement de la terre diminuait, et le fracas s'éloignait aussi.

Ce ne fut bientôt plus qu'un bruissement lointain comme celui du vent
qui s'enfuit sur la cime des arbres. Et, plus rien que le silence, mais
un silence d'autant plus étrange que le bruit qui l'avait précédé avait
été colossal.

Jolliet mit la tête hors de la caverne.

Un calme indicible pesait sur la nature entière qui après cet immense
effort paraissait fatiguée, épuisée, évanouie, morte comme ses morts qui
dormaient tout auprès sur leurs sarcophages aériens.

Longtemps Jolliet, énervé lui-même demeura immobile en promenant des
regards vagues sur la plaine sombre.

A quoi pensait-il? Nous ne saurions le dire et lui-même l'ignorait sans
doute.

Il y avait plus d'une heure qu'il était là, pensif, sans pensées
distinctes, lorsqu'il fit un mouvement machinal pour saisir don
mousquet.

Il venait d'entendre un bruit.

Sa main ne rencontra que le vide. L'arme était restée au fond de la
caverne.

Il n'avait pas le temps de se glisser sous la pierre nouvellement
suspendue pour aller chercher son mousquet, et il tira de sa ceinture un
long et pesant pistolet ainsi qu'une mèche allumée, tout prêt à faire
feu.

Une forme noire se mouvait à quelque distance et se rapprochait de la
grotte.

L'inconnu siffla deux fois comme un serpent qui se dresse.

Jolliet baissa son arme.

L'autre le rejoignit. C'était le Renard-Noir.




                             CHAPITRE XVI

                                 RUSES


Nous avons quitté le chevalier de Mornac et Jeanne de Richecourt
descendant du bûcher où le Gascon avait failli périr, et traversant tous
deux la foule stupéfaite.

Ils avaient laissé derrière eux la multitude encore de prosterné, et
arrivaient près de la cabane de la Perdrix-Blanche, lorsqu'un Sauvage
qui s'était jusque-là tenu caché en arrière du ouigouam, à la faveur de
l'obscurité, vint à leur rencontre, tout en jetant des regards furtifs
autour de lui.

Comme Jeanne surprise faisait un pas en arrière pour éviter quelque
soudaine attaque, l'inconnu dit rapidement à voix basse et en français.

--Que la jeune fille blanche et le vaillant jeune homme ne craignent
rien! je suis le Renard-Noir.

--Le Renard-Noir!

--Lui-même. Il est venu pour vous sauver tous les deux. Que le jeune
homme me montre son ouigouam afin que j'aille l'y trouver pour y
préparer votre fuite. Si le Grand Esprit nous assiste, vous serez libres
demain.

--Pourquoi pas tout de suite? demanda Jeanne avec anxiété.

--La vierge pâle nous perdrait tous par trop de hâte. Il faut attendre.
Où est le ouigouam de mon fils?

--Là, fit Mornac en désignant du doigt sa cabane. D'ailleurs vous
n'aurez qu'à me suivre. Après avoir laissé Mlle de Richecourt ici, je
m'en vais m'y rendre immédiatement.

--Mon fils est-il seul dans sa cabane?

--Non, j'habite avec une vieille et bonne femme qui m'a sauvé une
première fois de la mort en m'adoptant pour son fils.

--Une vieille femme!

--Oui, et chrétienne.

--Chrétienne! Oah! T'aime-t-elle?

--Elle m'est tout dévouée.

--Oah! bien. Va m'attendre dans sa cabane.

Le Renard-Noir, qui voyait la foule s'ébranler et s'avancer de leur
côté, disparut en rampant dans l'ombre.

--Quoi! vous allez me quitter! dit Jeanne qui serra avec angoisse le
bras de son cousin.

--Oui, ma chère Jeanne; je crois que cela vaut mieux pour nous deux.
Vous comprenez que Griffe-d'Ours doit être dans une terrible rage de me
voir encore vivant. S'il m'aperçoit avec vous, sa jalousie va le porter
à quelque acte immédiat de violence. Rentre sous le ouigouam de la
Perdrix-Blanche. Elle vous aime assez pour vous protéger contre les
entreprises de son frère. S'il y a, du reste, quelque danger pour vous,
appelez-moi. J'aurai l'oeil au guet, et, avec l'aide du Renard-Noir,
notre ami, j'aurai facilement raison de notre ennemi commun.

Jeanne écarta la portière de la cabane.

Au même instant un bruit léger de pas se fit entendre derrière eux.
Mornac et sa cousine se retournèrent et aperçurent la Perdrix-Blanche
qui s'avançait aussi pour entrer dans son ouigouam.

La jeune iroquoise jeta sur Mornac un regard joyeux qui signifiait
combien elle était contente de voir le sauveur de son enfant encore une
fois sain et sauf.

Mornac la salua comme si elle eût été marquise et s'éloigna autant pour
éviter Griffe-d'Ours que pour aller faire quelque toilette; ce qui
n'était pas sans nécessité. Car les Sauvages et le feu ne lui avait
guère laissé d'autres vêtements que les tatouages dont on l'avait
grotesquement barbouillé. Heureusement qu'il faisait nuit. Il courut à
sa cabane, répondit à l'étreinte de la vieille femme toute heureuse de
le voir encore en vie, et se lava de pied en cap pour faire disparaître
les couleurs qui bariolaient tout son corps.

L'épiderme, rougi la chaleur du bûcher, lui cuisait fort, et en certains
endroits il s'en allait par lambeaux. Encore, le Gascon pouvait-il
s'estimer heureux d'avoir sauvé sa chair et ses os.

Le bruit s'éteignit peu à peu dans le village, et tout y était paisible
quand Mornac eut fini de se débarbouiller.

Il en était à se couvrir de vêtements plus chrétiens lorsque la portière
du ouigouam s'écarta doucement pour laisser passer le Renard-Noir.

La vieille femme qui venait de se coucher se mit sur son séant et resta
bouche béante, lorsqu'elle aperçut le Huron.

Le Renard-Noir s'avança vers elle, lui dit quelques mots que Mornac ne
comprit pas, et, en terminant, fit le signe de la croix.

La vieille parut aussitôt rassurée.

--Le chef a fait entendre à la vieille mère, dit-il ensuite au
chevalier, qu'il est ton ami qu'il ne veut aucun mal à cette femme et
que lui aussi est chrétien. Elle est satisfaite. Je n'ai rien à
craindre. Parlons.

--A vous ordres, chef.

--Que mon fils me dise d'abord pourquoi on l'avait attaché au bûcher
quand je suis entré dans la bourgade?

Mornac raconta en quelques mots sa malheureuse tentative de fuite avec
mademoiselle de Richecourt.

Le Huron sourit plusieurs fois au récit de cette imprudente escapade et
repartit:

--Il faut que mon fils soit bien inexpérimenté pour avoir agi de la
sorte et qu'il connaisse bien peu les hommes de ce pays pour avoir cru
leur échapper aussi facilement. N'importe, le jeune homme est brave. Je
l'ai bien vu lorsqu'il était sur le bûcher. Aussi allais-je me dévouer
pour lui et tâcher de couper ses liens et de m'enfuir avec lui. Mais le
grand bruit que les esprits ont fait en secouant la terre, et le
dévouement de la belle vierge blanche m'ont devancé. Je vais essayer de
vous faire fuir, moi, en y mettant toute la ruse d'un vieux chef.
L'autre homme à la face pâle, où est-il?

--Vilarme?

--Oui.

--Ne nous inquiétons pas de lui, et puisse-t-il rester ici où il est
bien plus à sa place qu'en pays civilisé. A moins que vous n'aimiez
mieux que je le tue avant de partir.

Le chef huron ouvrit de grands yeux en découvrant cette haine mortelle
qui lui semblait exister entre Vilarme et Mornac.

Celui-ci qui s'en aperçut, exposa en quelques mots au Renard-Noir les
méfaits du mécréant.

Le Huron repartit:

--C'est un chien enragé. Il faudra s'en défaire. Avez-vous d'autres amis
dans le village que la vieille femme d'ici?

La Perdrix-Blanche, qui est la propre soeur de Griffe-d'Ours. J'ai sauvé
son enfant. Il se noyait. Depuis ce temps elle semble beaucoup adorer
mademoiselle de Richecourt. Elle connaissait notre fuite de ce soir et
n'en a rien dit à personne. Sans la trahison de ce maudit Vilarme...

--Oah! bien, elle nous aidera encore. Le chef va l'aller voir tout de
suite. Que le jeune homme attende mon retour.

Il sortit et gagna, à pas de loup, le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Il tria la peau qui servait de porte et regarda à l'intérieur.

Les deux femmes étaient seules.

Le Renard-Noir entre.

Mademoiselle de Richecourt le reconnut; mais la Perdrix-Blanche ne put
retenir un cri.

--Que la jeune femme n'ait point peur. Le Huron ne lui veut pas de mal.
Il est l'ami de la jeune vierge pâle et du jeune homme blanc qui a sauvé
ton enfant prêt de se noyer. Es-tu bien reconnaissante au jeune homme.

La mère jeta un regard de feu de ses grands yeux noirs sur l'enfant qui
dormait dans un coin de la cabane et répondit:

--S'il fallait mourir pour lui, je quitterais volontiers la vie.

--Tu peux le sauver à moins de cela. Écoute. Tu connais la croyance
commune aux Sauvages au sujet des maladies et de certains rêves fâcheux.
Ainsi que le soin qu'ils prennent d'en détourner le cours et
l'accomplissement. Demain fais venir tes parents et tes amis et
annonce-leur que tu es malade et que tu as rêvé, pendant la nuit, que tu
étais menacée de mort. Tu demanderas qu'on fasse un festin à tout manger
pour apaiser la colère de l'esprit. On ne pourra point te refuser. Le
soir, pendant que tout le village sera plongé dans les jouissances du
grand repas, je ferai évader la vierge blanche et son ami. La jeune
femme consent-elle?

La Perdrix-Blanche réfléchit un instant et répondit:

--Si le guerrier huron veut promettre qu'il ne fera aucun mal à mon
frère Griffe-d'Ours, j'obéirai.

L'oeil fauve de Renard-Noir étincela; son bras eut un mouvement nerveux.
Néanmoins il répondit:

--Il y a bien longtemps que le chef huron veut se venger de
Griffe-d'Ours. Mais ma vengeance attendre et je n'entreprendrai rien
encore contre ton frère. J'ai dit.

--Alors, tu seras obéi.

--Fais donc que le festin ait lieu demain soir?

--Demain, à la tombée du jour aura lieu le grand repas.

--La jeune femme a un bon coeur et le Grand Esprit lui en tiendra compte
un jour.--Mademoiselle, dit-il ensuite en se tournant vers Jeanne qui
écoutait tout sans rien comprendre, prenez garde, d'ici à demain,
d'irriter Griffe-d'Ours pour qu'il ne porte pas sur vous des mains
violentes. Soyez prudente et tranquille. Mes frères blancs, le vieux
coureur des bois et le jeune fils de la dame que vous appelez votre
mère, veillent avec moi de loin sur vous; demain, peut-être, vous serez
libre.

La jeune fille lui serra la main.

Lui, entendant du bruit au dehors, disparut aussitôt.

Une minute plus tard et il se serait rencontré avec Griffe-d'Ours qui
entre dans le ouigouam, et fit un geste de mécontentement à la vue de la
Perdrix-Blanche qui veillait à côté de mademoiselle de Richecourt.

--Ma soeur la vierge blanche s'ennuie donc beaucoup dans mon village
puisqu'elle a voulu le quitter sans m'attendre pour me faire ses adieux,
dit-il d'un ton railleur.

Mademoiselle de Richecourt ne répondit point.

--La belle jeune fille regrettait peut-être mon absence, continua
l'Iroquois en redoublant d'ironie; et voilà pourquoi elle a voulu aller
sans doute au devant de moi avec son jeune ami qui semble se moquer trop
de la mort. Pour vous éviter par la suite autant de trouble et pour vous
retenir au village, vous allez devenir la femme du chef. Quant au jeune
guerrier, votre ami, il est brave et me suivra dans mes expéditions. Le
chef est fatigué ce soir, et la vierge blanche ne l'est pas moins. Aussi
les cérémonies de notre union n'auront pas lieu cette nuit, mais pendant
la suivante.

Il contempla un instant Jeanne pour saisir l'impression que ces paroles
produiraient sur sa physionomie.

Celle-ci ne leva pas seulement les yeux et resta impassible.

--J'ai dit, acheva le chef avec une énergie d'expression qui marquait sa
décision irrévocable.

Et il sortit du ouigouam.

Le Renard-Noir avait rejoint Mornac.

--La Perdrix-Blanche consent à nous aider, dit-il au chevalier qui
l'attendait avec impatience. C'est une bonne femme. J'ai vu dans ses
yeux qu'elle ne mentant pas et que son coeur t'est sincèrement dévoué.
Maintenant, mon fils, écoute-moi bien. Demain, durant le jour, à
l'approche du grand festin, tu verras entrer dans le village un homme
qui a longtemps couru les bois et qui connaît toutes les ruses des
sauvages. Il sera déguisé. Prends garde de le reconnaître pour un ami:
c'est Joncas. Feins de l'avoir jamais vu. Il apportera de l'eau-de-feu
pour échanger contre des pelleteries, des mocassins et des raquettes qui
nous serviront pendant notre fuite à Stadaconna; l'hiver est proche. Tu
comprends que l'eau-de-feu devra couler à flots dans le grand repas à
tout manger. Tu assisteras à ce festin et tu agiras comme les autres.
Tâche de faire boire Griffe-d'Ours pour qu'il s'endorme. Toi, prend
garde.

--Sois tranquille, mon vieux, interrompit Mornac en souriant. Je suis,
sur ce sujet, de force à tenir tête à n'importe quel gaillard du
village.

--Bon! L'obscurité venue, tu t'assureras que tous, ou à peu près, sont
engourdis par la viande et l'eau-de-feu, sauve-toi doucement et viens
aussitôt sous ce ouigouam. Je t'attendrai ici avec mes deux camarades.
As-tu compris?

--Parfaitement.

--Bien. Oh! évite de rencontrer, durant le jour, la vierge blanche:
Griffe-d'Ours aura moins de soupçons. Sans qu'on te remarque fais savoir
à la jeune fille de s'habiller et de se chausser chaudement. Il commence
à faire froid dans les bois. A présent je m'en vas. Sois prudent.

Il vit en sortant qu'il tombait une petite pluie froide et serrée.

--Bon! dit-il, voilà qui va effacer la trace de mes pas en fondant la
neige.

Et il s'éloigna sans bruit pour aller rejoindre Louis Jolliet qui
l'attendait avec impatience dans la grotte du champ des morts.




                             CHAPITRE XVII

                   OÙ IL EST PARLÉ D'UN CHARLATAN,
                ET D'UN MARCHAND D'ORANGE QUI VENDAIT
           TOUTES AUTRES CHOSES QUE DES FRUITS DE MÊME NOM


Le lendemain, des le matin, il y avait grande rumeur dans la cabane de
la Perdrix-Blanche.

Les parents et les amis de la jeune femme y étaient accourus en
apprenant qu'elle était malade.

Le ouigouam était plein de gens qui, tout ainsi que les commères de nos
pays civilisés, donnaient sur la présente maladie les opinions et les
conseils les plus opposés.

Assise à côté d'elle, Jeanne feignait de soigner la malade. Celle-ci, de
temps à autre, laissait échapper quelques plaintes, tout en racontant un
rêve pénible qu'elle avait eu durant la nuit et qui lui présageait sa
fin prochaine.

--Le Jongleur! Où est-il? Qu'on aille chercher le Jongleur! Lui seul a
la vertu de guérir toutes sortes de maux en parlant aux bons et aux
mauvais Esprits.

Averti aussitôt, le jongleur vint et dit en entrant:

--Si le méchant Esprit est ici, nous le ferons bien vite déloger!

Cela avec une grande suffisance. Puis avec un de ces airs graves et
recueillis que nos plus importants médecins lui auraient envié, il
s'approcha de la malade.

Je n'avancerai pas qu'il lui prît le pouls; car je doute fort que la
découverte de la circulation du sang, faite seulement en 1628 par le
célèbre Harvey, fût encore parvenue à la bourgade d'agnier. Cependant je
puis affermer qu'il fit subir à la malade une foule de questions et jeta
sur elle un ce ces coup-d'oeils de connaisseur comme en ont nos médecins
les mieux posés.

--Le cas est grave, dit-il en sortant, et j'ai besoin de me retirer à
l'écart pour parler à l'Esprit.

Il se fit élever sur le champ une espèce de tente à côté du ouigouam et
s'y installa seul. On l'entendit bientôt qui chantait, dansait et
hurlait comme un possédé. Quelquefois pourtant il s'arrêtait et semblait
prêter l'oreille à quelque interlocuteur invisible auquel il répondait
en l'accablant d'injures, et en le sommant de quitter tout de suite le
corps de la malade.

Au bout d'une heure de ce fatigant manège il revint tout en sueur auprès
de sa patiente, et tel qu'un médecin qui s'informe des effets apéritifs
de sa rhubarbe et de son séné, il lui demanda si maintenant elle ne se
sentait pas mieux.

Pour toute réponse la Perdrix-Blanche changea ses plaintes en cris
douloureux qui convainquirent l'assistance que le mal augmentait
rapidement.

De plus en plus sérieux le jongleur se pencha sur sa patiente et lui
saisit le bras qu'il se mit à lui sucer. Tirant avec sa langue quelques
osselets qu'il avait tenus cachés dans sa bouche, il s'écria:

--Prends courage! ces os qui sortent de ton corps sont un signe que je
viens d'en arracher la maladie. Mais pour que tu sois guérie plus vite,
et afin de conjurer les effets du vilain rêve que tu as fait, il
convient d'envoyer, sur l'heure tes parents et tes amis à la chasse aux
élans et aux orignaux pour manger ce soir de ces sortes de viandes dont
dépend ta guérison.

C'était tout profit que les jongleurs que d'ordonner ainsi un festin à
tout manger où ils s'en donnaient à gogo.

Ces sortes de repas étaient d'ailleurs tellement dans les usages établis
que la Perdrix-Blanche n'avait pas même eu la peine de demander celui
que le jongleur s'était empressé d'ordonner.

Griffe-d'Ours était dans le ouigouam de sa soeur. Sa qualité de Plus
proche parent de la malade lui faisait un devoir de se mettre à la tête
du parti de chasse. Aussi eut-il un instant de défiance. Mais sa soeur
se plaignait toujours, et il ne pouvait refuser de tout faire en sa
puissance pour contribuer à sa guérison. Il sortit donc aussitôt de la
cabane en donnant l'ordre aux plus habiles chasseurs de se préparer à le
suivre.

Avant d'aller lui-même prendre ses armes, il avisa deux jeunes
guerriers, en posta un à l'entrée de la cabane, et lui enjoignit d'en
défendre l'entrée à Mornac et à Vilarme et de casser la tête à celui des
deux qui voudrait y entrer. Mlle de Richecourt ne devait pas non plus
avoir la liberté de sortir du ouigouam avant le retour du chef.

Le second factionnaire eut pour consigne d'épier Vilarme et surtout
Mornac et de les empêcher au besoin de sortir du village.

Tous deux ne devaient être relevés de faction qu'au retour du parti de
chasse.

Malheureusement pour le chef iroquois ses précautions étaient tardives
et inutiles, car Mornac avait pu, tout à loisir, le matin même, se mêler
à la foule qui avait envahi le ouigouam de la Perdrix-Blanche, et faire
part à sa cousine des instructions de Renard-Noir. Peu lui importait
donc ensuite d'être épié, ce dont il s'aperçu bientôt du reste.

Pour ce qui est de Vilarme il fut la seule victime de la méfiance de
Griffe-d'Ours; car le baron, dont la figure sinistre annonçait ce
jour-là quelque mauvais dessein, parut fort désappointé d'être menacé
d'un coup de tomohâk, lorsqu'il voulut pénétrer dans la cabane qui
abritait Mlle de Richecourt.

Il était passé midi, le parti des chasseurs avait depuis longtemps
disparu sous les bois dont les feuillages desséchés jonchaient la terre
durcie par la gelée.

Le village était paisible, le temps sombre et froid forçant les Iroquois
à rester sous les ouigouams, où l'on faisait un grand feu, si l'on en
jugeait par les gros flocons de fumée blanche qui s'en échappaient en
spirales ouatées.

L'on n'entendait seulement que quelques imprécations suivies de coups,
qui partaient du ouigouam de la Corneille. Chacun savait que c'était
pour elle une habitude de battre régulièrement tous les jours le baron
de Vilarme, son mari adoptif, et l'on ne s'en inquiétait pas davantage.

Seul dans la cabane de la bonne et vieille femme qui lui avait une fois
sauvé la vie, Mornac s'occupait tranquillement de ses petits préparatifs
de départ, sans s'inquiéter aucunement de celui qui, caché dans une
cabane voisine, épiait sa sortie et ne pouvait pourtant savoir ce que le
Gascon faisait chez soi.

Sur les trois heures de l'après-midi un Iroquois qui sortait de sa
cabane aperçut un canot remontant la rivière Manhatte. Il était dirigé
par un seul homme et venait du côté du village.

Le Sauvage poussa un cri guttural. Plusieurs autres sortirent aussitôt
de leurs ouigouams.

Le premier leur indiqua le canot du doigt. Ils s'élancèrent aussitôt
hors de l'enceinte du village.

Arrivés sur le bord de la rivière, ils reconnurent que c'était un homme
blanc qui montait l'embarcation.

En quelques minutes celui-ci gagna la rive où se tenait le groupe auquel
il adressa la parole en hollandais.

Les Iroquois qui commerçaient avec les habitants de la
Nouvelle-Hollande, leurs alliés, lui souhaitèrent la bienvenue.

L'homme débarqua en leur demandant:

--Avez-vous des fourrures et des raquettes? L'hiver approche et j'ai
besoin de ces effets.

--Tu en trouveras au village. Que nous apportes-tu en échange?

--De la poudre et de l'eau-de-feu.

--De l'eau-de-feu! Oah! viens avec nous.

--Aidez-moi à porter ces barils.

On enleva le tout en un tour de main, tandis que l'étranger prenait n
long mousquet couché à l'arrière du canot et le jetait négligemment sur
son épaule. Tout en suivant les Sauvages il soufflait, pour en raviver
la flamme sur une longue mèche allumée qui s'enroulait près de la
lumière de son arquebuse.

Arrivé au milieu du village il s'arrêta et fit signe de déposer les
barils à terre.

--Allez me chercher des peaux de castor, de renard et de buffle, des
raquettes et des souliers de peau de daim, dit-il en s'appuyant d'un air
résolu sur le canon de son mousquet.

Mornac attiré par le mouvement de va et vient sortit de son ouigouam et
vint se mêler au groupe de Sauvages qui entouraient l'homme blanc.

Joncas et lui se reconnurent aussitôt.

Mais tous les deux se regardèrent froidement comme s'ils ne s'étaient
jamais vus.

Joncas qui avait couru longtemps les bois et qui, comme trappeur avait
eu des relations fréquentes avec les habitants de la Nouvelle-Hollande
parlait assez bien la langue de cette population. Muni d'une forte somme
que Mme Guillot lui avait remise il s'était rendu à Orange après avoir
laissé ses deux compagnons dans la grotte du champ des morts.

Au fort d'Orange il s'était procuré un canot, un baril de poudre, quatre
d'eau-de-vie et s'était embarqué avec ces marchandises sur la rivière
Manhatte qu'il avait remontée jusqu'au grand village d'Agnier.

Quand on eut entassé à l'envi aux pieds du faux marchand des paquets de
pelleteries de toutes sortes, des souliers de peau de caribou et des
raquettes, il se mit à choisir ce qui lui convenait et à discuter les
prix avec toute l'âpreté d'un véritable commerçant.

Ces négociations durèrent une bonne heure au bout de laquelle on
entendit des cris de triomphe qui partaient de la bordure du bois.

C'était le parti de chasseurs qui revenait chargé de gibier.

Griffe-d'Ours s'informa de la cause du rassemblement qui s'était fait au
milieu du village et s'approcha comme les autres de Joncas qui le
regarda d'un oeil indifférent et qu'il ne reconnut point.

--Quelles sortes de marchandises mon frère a-t-il donc apportées?
demanda l'Iroquois à Joncas.

--De la poudre et de l'eau-de-feu, chef.

--De l'eau-de-feu! s'écria Griffe-d'Ours dont les traits s'animèrent
aussitôt. Il ne nous manquait plus que cela pour notre festin, dit-il
aux siens.

--Nous y avons pensé, répondirent les Sauvages, et chacun, ce soir, en
aura sa part.

--Oah! repartit Griffe-d'Ours avec satisfaction. Notre frère blanc
partagera-t-il avec nous le grand repas à tout manger?

--Je le voudrais bien, répondit Joncas, mais je dois être de retour à
Orange durant la nuit, et il faut que je parte tout de suite.

--Mon frère est libre de s'en aller quand il voudra.

Joncas s'inclina sans répondre, et, ces échanges faits, demanda qu'on
l'aidât à emporter ses emplettes jusqu'au canot.

On s'empressa de l'obliger.

Quand il eut placé ses effets sur l'embarcation, il salua de la main
tous ceux qui l'avaient escorté, s'assit à l'arrière de sa pirogue que
se mit à descendre aussitôt le courant et disparut au prochain détour de
la rivière.

Joncas suivit ainsi le fil de l'eau près d'une demi-lieue au dessous de
la bourgade. Là, bien sûr qu'on ne pouvait plus le voir et qu'il n'était
pas épié, il s'orienta. Sur la rive gauche il reconnut un gros arbre
qu'il avait remarqué. A trois reprises il imita le cri strident et cassé
du martin-pêcheur.

Du massif d'arbres qui bordaient la rive le même signal répondit au
sien, et Joncas poussa son canot vers le bord qu'il atteignit en
quelques coups d'aviron.

La tête et le corps nu d'un Sauvage sortirent d'une touffe de
broussailles.

--Le Renard-Noir est-il fatigué de m'attendre? demanda Joncas.

--Un vrai Huron ne connaît pas la fatigue, répondit fièrement le
Sauvage. Mon frère a-t-il réussi?

--Oui. L'eau-de-feu coulera pendant le festin ce cette nuit.

--_Andeya!_ (Voilà qui est bien.)

--Cachons le canot sous ces branchages et dépêchons-nous d'emporter tout
cela.

Dix minutes plus tard il s'enfonçaient dans la forêt.

Chargés d'effets, ils n'allaient que lentement et vu qu'il leur fallait
tourner au loin le village pour ne pas être aperçus, l'obscurité du soir
descendait sur la forêt quand ils pénétrèrent dans la grotte. Jolliet
les y attendait le mousquet au poing tout en prêtant l'oreille aux
rumeurs inaccoutumées qui venaient de la bourgade.

--Il paraît que les réjouissances ont commencé là-bas et que mon
eau-de-vie dégourdit ces gredins, remarqua Joncas. Tout va bien,
monsieur Louis, et il est probable que, cette nuit vos amis seront
libres. Mais, dites-moi donc un peu, cette caverne a bien changé de
façon, depuis que je suis parti. Pourquoi cette pierre coupe-t-elle
maintenant le souterrain en deux?

Jolliet lui exposa que ce quartier de roc s'était affaissé pendant le
tremblement de terre de la nuit précédente.

Joncas s'en approcha et hocha plusieurs fois la tête.

--Enfin! dit-il, prenons d'abord une bouchée. Nous porterons ensuite ces
fourrures et ces souliers au fond de la caverne, avant de nous glisser
vers le village.

Pendant leur frugal repas, ils discutèrent de nouveau le plan qu'ils
avaient formé pour l'évasion des captifs. L'on ne se leva que lorsque
chacun eut sa part de l'exécution bien marquée d'avance.

Le Renard-Noir se pencha un instant hors de la grotte et prêta l'oreille
aux rumeurs confuses de la nuit.

--Le festin est commencé, dit-il, le village est plus paisible.

--Dépêchons-nous alors, repartit Joncas; la nuit est assez faite pour
que nous nous approchions de la bourgade. Glissez-vous au fond de la
caverne avec M. Jolliet. Vous recevrez les ballots à mesure que je vais
vous les passer.

Jolliet et le Huron se traînèrent sur les genoux et les mains, sous la
pierre menaçante et Joncas se mit à leur pousser les marchandises qu'il
s'était procurées à Agnier. Ses deux compagnons les tiraient de leur
côté pour les placer ensuite au fond de la grotte.

Il ne restait plus qu'un gros paquet de fourrures. Joncas que se hâtait
et ne voulait point perdre de temps à le défaire crut que ce dernier
pourrait passer comme les autres. Il l'introduisit sous la pierre. Le
ballot n'y pouvait entrer qu'avec effort.

Joncas s'arc-bouta sur le sol et poussa fortement. Jolliet et le
Renard-Noir tiraient aussi vers eux.

Le ballot passa, mais non sans arracher une couche de terre et de
cailloux d'une des parois de la grotte, immédiatement au-dessous de la
pierre.

--Hein! fit Joncas, en se traîna à son tour sous l'arche sombre pour
rejoindre ses amis, cela a passé tout juste.

Son corps se trouvait dans la partie intérieure de la grotte; mais par
malheur, en passant, il accrocha du bout de son pied une pierre qui,
seule, retenait faiblement le rocher suspendu.

Un craquement sourd retentit. Joncas bondit vers le fond de la grotte,
tandis que l'énorme roche s'affaissait avec fracas sur le sol en
bouchant tout à fait l'entrée de la caverne.

Trois cris d'angoisse qui n'en firent qu'un seul éclatèrent dans le
souterrain sourd.

Sans se parler, les trois hommes se ruèrent d'un commun élan sur cette
muraille de granit pour profiter du mouvement qu'elle avait encore afin
de la renverser sur elle-même.

Le rocher ne s'en enfonça que plus avant dans la terre et garda une
terrible immobilité.

--C'est par ma faute! malédiction, rugit Joncas. Et eux qui nous
attendent!

--Le Grand-Esprit les abandonne, dit froidement le Sauvage.

Et il s'assit consterné.

La première pensée de ces trois hommes dévoués avait été pour leurs amis
qu'ils ne pouvaient plus secourir.

La seconde, plus poignante, plus atroce encore, leur montra la mort
horrible qui les attendaient eux-mêmes dans les entrailles de ce rocher
fermé sur eux comme le marbre d'un tombeau.




                              CHAPITRE XVIII

                             UN GALA IROQUOIS


Dans la cabane de Griffe-d'Ours, la plus grande du village, étaient
réunis ce soir-là trois cents guerriers Iroquois.

Il n'y avait pas de femmes avec eux, car elles faisaient généralement
leurs festins à part.

Le vacarme était à son comble. La danse dont la coutume faisait toujours
précéder un grand repas, tirait à sa fin et acquérait un entrain, un
délire, une furie à donner le vertige.

Chacun avait d'abord dansé seul en célébrant les exploits de ses
ancêtres et les siens propres. Cela avait duré deux heures.

Maintenant l'assemblée tout entière se tenait par la main et tournait en
sautant avec des hurlements de joie, dans une ronde échevelée.

Sous le vaste ouigouam à demi éclairé par des méchantes torches de bois
résineux, on voyait tournoyer une longue chaîne d'hommes aux mains
enlacées. Ils étaient nus et ainsi frénétiques et hurlants, ils avaient
l'air, dans cette demi obscurité, de démons célébrant quelque saturnale
dans l'abîme maudit.

Mêlée à cette foule délirante vous auriez pu distinguer, à chaque tour
de la ronde, une figure étrange, au milieu de laquelle une longue
moustache en croc produisait le plus curieux effet parmi les tatouages
dont les joues étaient bigarrées. Le corps que surmontait cette drôle de
figure n'aurait pas moins attiré votre attention par les gambades
extravagantes auxquelles il se livrait. A force d'adresse et de
dislocation, sa danse prenait un caractère tellement original et
fantastique que tous ceux qui le pouvaient bien apercevoir riaient aux
larmes.

Que l'on veuille bien m'en croire ou non, mais, sur mon âme, c'était le
chevalier du Portail de Mornac qui se livrait, à sa manière, au noble
exercice de la danse.

--Ah! grommelait-il entre deux gambades, vous vous croyez forts en
gymnastique. Eh bien! sauvages que vous êtes, je m'en vais vous montrer
un peu, moi, ce que peut faire un cadet de Gascogne après deux ans
d'assiduité à l'académie de Paris. Tra-deri-dera! chantait-il en
effleurant du bout du pied l'oeil de son voisin de droite. Zim-la-hi-to,
paf!

Et son talon s'en allait caresser le menton de son suivant de gauche.

Tout cela avec des cabrioles, des gestes et des sauts impossibles.

Savez-vous quelle était la pensée dominante de tous ceux qui le
regardaient C'est qu'il eût vraiment été dommage de brûler complètement
la veille un si joyeux diable qui, après tout ne causait de mal à
personne et faisait rire tout le monde.

La vitesse de la ronde augmentait. Ce n'était plus une danse, c'était
une course folle, furibonde.

Le sang fouetté par ce violent exercice, le cerveau échauffé par le
tournoiement rapide et prolongé, les danseurs étaient pris de vertige;
et la bande hurlante allait de plus en plus vite.

Mornac en était arrivé à ne pouvoir plus battre le moindre entrechat et
c'est à peine s'il avait la satisfaction de lancer parfois son pied dans
le nez d'un voisin. Il était soulevé, entraîné, balayé comme un fétu de
paille.

Enfin il sentit le vertige l'empoigner à son tour.

Étourdi, ébloui, aveuglé, il se laissa tout à fait aller à l'élan
général et ferma les yeux.

Longtemps il fut ballotté sans presque lui laisser toucher du pied la
terre.

Il était déjà navré, étouffé presque par le manque d'air et la vélocité
du mouvement, lorsqu'enfin la longue chaîne circulaire des danseurs,
oscillant deux ou trois fois sur elle-même, se rompit et s'abattit de ci
de là, haletante, épuisée, stupide.

Mornac qui n'avait plus la volonté de se retenir à rien, roula plusieurs
fois sur le sol, mais d'une si burlesque façon que ceux qui le purent
voir exécuter cette dernière cabriole, se tinrent les côtes à deux mains
pour les empêcher de voler en éclats par la force du rire.

Le Gascon que s'en aperçut en revenant à soi, se dit:

--Je crois, sandis! que je joue passablement mon rôle et que le
Renard-Noir serait content de moi s'il me pouvait voir.

Les danseurs se relevaient l'un après l'autre, encore étourdis et
essoufflés lorsque Griffe-d'Ours qui avait le premier recouvré ses
esprits, s'écria:

--Vous êtes tous invités au banquet!

--Ho! ho! répondirent les assistants qui coururent chercher leurs
_ouragans_ ou écuelles d'écorce et leurs _mikouannnes_ ou cuillers de
bois, qu'ils avaient, en entrant, déposées dans la cabane.

Ils vinrent aussitôt se placer autour de vingt-cinq grande chaudières où
bouillaient ou rôtissaient les viandes du festin.

S'il me fallait énumérer toutes les pièces de gibier et les poissons qui
cuisaient dans ces chaudières et qui devaient être dévorés durant la
nuit par ces trois cents diables d'affamés enragé, je n'en finirais plus
et vous ne me croiriez pas ou seriez épouvantés.

Qu'il me suffise de dire qu'il y avait deux ours, dix castors, huit
chiens, cent soixante-dix poissons énormes et de toutes espèces, et une
infinité de volatiles depuis l'oie et le canard sauvage jusqu'aux plus
petits oiseaux; sans compter les lièvres et les écureuils. Le tout
cuisant à la fois, pêle-mêle, sans sel et sans épices.

Chacun des convives renversa son plat devant soi, et tous s'assirent en
rond autour des chaudières, les jambes retirées sous le corps.

Griffe-d'Ours ordonna de descendre les chaudières qu'il fit mettre
devant lui et dit à haute voix.

--Hommes qui êtes ici assemblés, c'est moi qui fais le festin.

Ce à quoi ils répondirent tous du fond de leur poitrine:

--Hô!

--De chair de castor.

--Hô-ô-ô!

--De chair de chien.

--Hô-ô-ô-ô!

--De gibier et de poisson.

--Hô-ô-ô-ô-ô!

Griffe-d'Ours, le distributeur, s'arma d'une longue et large cuiller et
recueillit la graisse qui flottait sur le bouillon, à la surface de
chaque chaudière. De cette huile chaude il remplit un grand plat
d'écorce, en prit le premier plusieurs gorgées qu'il but avec autant de
satisfaction apparente que si c'eût été du meilleur vin, et passa à ses
convives le plat dont tour eurent leur part.

Puis Griffe-d'Ours prit les écuelles de chacun et se mit à distribuer
les viandes le plus largement possible, passant à tour de rôle les
_ouragans_ biens garnis mais sans regarder qui il servait. Car toutes
les parties du cercle que formaient les convives étaient aussi courbées
et par conséquent aussi nobles les unes que les autres, il n'y avait
point de préséance à observer.

Il tirait à l'aide d'un bâton pointu, des quartiers entiers de venaison
qu'il distribuait à chacun, réservant néanmoins pour ses amis les
morceaux les plus friands qu'il leur présentait, comme marque de faveur,
au bout du bâton.

A l'un auquel il passait la tête d'un castor, que l'on considérait chez
eux comme la partie la plus délicate de cet animal, il disait:

--Mon cousin, voici ta tête.

A l'autre, en lui offrant une épaule d'ours, il disait encore:

--Mon cousin, voici ton épaule.

Personne ne songeait à se choquer de ces préférences qui étaient en
usage.

Lorsque chacun fut servi, Griffe-d'Ours s'assit à son tour mais sans
rien prendre pour lui-même.

Son voisin de droite, choisit les meilleurs morceaux parmi ce qui
restait et les lui présenta en disant:

--Chef, voilà ton mets.

A l'énumération de chacun desquels Griffe-d'Ours avait soin de répondre
à son tour:

--Hô-ô!

A mesure qu'on avait été servi, le silence avait grandi de plus en plus
dans la cabane. On ne parlait que le moins possible dans les festins à
tout manger. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Bientôt l'on n'entendit plus que le bruit des mâchoires qui déchiraient
à belles dents d'énormes bouchées de chair; ou les susurrations des
bouches avides aspirant le suc des viandes fumantes.

La grande bataille des estomacs était commencée.

Que le lecteur me pardonne cette scène d'un réalisme effréné. Mais le
festin était chez les sauvages une des plus grandes solennités, et je ne
saurais la passer sous silence alors que nous sommes entrés dans la
grande bourgade d'Agnier que pour étudier de près les moeurs de ses
habitants.

Et qu'on n'aille pas croire que je charge ce tableau de couleurs
impossibles. Si l'on veut voir jusqu'où allait la gloutonnerie bestiale
des Sauvages, on n'a qu'à consulter les Relations des Jésuites (1634) où
j'ai puisé les idées d'une partie du présent chapitre. L'on verra que
j'ai dû rester en deçà de la description du révérend chroniqueur,
surtout quant à ce qui a trait aux suites de la voracité des convives.

Pendant une heure ce fut vraiment incroyable de voir l'énorme quantité
de victuailles qui disparut des ouragans pour s'engloutir dans ces trois
cents estomacs d'une effrayante élasticité.

A chaque instant retentissaient ces cris:

--J'ai fini ma tête

--Hô-ô! disait Griffe-d'Ours en recevant une écuelle vide. Eh bien!
voici ton jambon.

Et il renvoyait une cuisse d'ours.

--J'ai fini mon épaule hurlait un second qui jetait un regard glorieux
sur les autres convives.

--Hô-ô-ô! voici ta jambe.

Et l'ouragan retournait à l'infatigable mangeur avec un quartier de
chien.

Il y avait une heure que durait cette goinfrerie. Mornac, que
Griffe-d'Ours avait, par bonheur, assez maigrement servi pour lui
montrer qu'il ne l'estimait guère, s'escrimait tant bien que mal sur une
carcasse de lièvre qu'il grignotait du bout des dents, mais sans
s'arrêter pour ne point froisser la susceptibilité des convives. De
temps à autre il jetait un regard sur Griffe-d'Ours et Vilarme qui avait
été forcé d'assister au festin. Mais ce n'étaient que de furtifs
coups-d'oeil. Il ne voulait point paraître préoccupé.

Son attention fut attiré bientôt sur l'un des plus hardis mangeurs que
venait, avec une évidente satisfaction, de renvoyer son écuelle au
distributeur pour la troisième fois. Un murmure approbateur des convives
avait accueilli cette demande et l'héroïque mangeur souriait béatement
sous les regards d'admiration qui tombaient sur lui de toutes parts.

Il était tout rouge, non de modestie, veuillez m'en croire, mais de
gourmandise surabondamment satisfaite. Ses yeux pleuraient et de petits
ruisseaux de graisse lui coulaient doucement sur le menton.

La bouche encore pleine, il bégaya ces mots à plusieurs reprises:

--En vérité je mange! En vérité je mange!

--Cap de dious! qui pourrait en douter! pensa Mornac, car il commençait
à comprendre quelques mots d'iroquois. Voilà bien un rude gaillard qui
aurait pu tenir tête à Gargantua et à Grandgousier dont parle Messire le
joyeux curé de Meudon! Quel appétit, cadédis! Voyons un peu comment il
s'y va prendre pour attaquer ce troisième service. Oh! l'ogre! Sa faim
redoublerait-elle à mesure qu'il dévore, comme Anthée qui, dit-on,
reprenait de nouvelles forces à chaque fois qu'il touchait la terre!

L'entrain du mangeur était en effet incroyable.

--Voilà toute ta jambe, lui avait dit Griffe-d'Ours en lui faisant
parvenir un gigot de chien.

L'autre s'en était emparé à deux mains par un bout et déjà sa bouche et
ses dents faisaient leur devoir de l'autre.

--Corne du diable! se dit Mornac émerveillé, il me semblerait lui voir
jouer de la flûte s'il n'allait un peu trop fort pour avoir longtemps
bonne haleine!

Cette idée lui parut drôle et il ne put s'empêcher de rire.

Ses voisins levèrent la tête.

Griffe-d'Ours le regarda en fronçant les sourcils.

--Qu'est-ce donc qui cause la grande joie du visage pâle? demanda-t-il à
Mornac.

Celui-ci vit qu'il avait fait une sottise et son esprit inventif tâcha
de détourner aussitôt l'orage que son inconvenance pouvait attirer sur
lui.

--Je pensais, chef, dit-il que je prenais tout en mangeant une gorgée
d'eau-de-feu. Et il me semblait que cela augmentait mon appétit en
égayant mes esprits. Cette seule idée m'a fait rire.

Il y eut un éclair dans l'oeil de Griffe-d'Ours.

--Le blanc a raison, dit-il aux convives. Il prétend que l'eau-de-feu
nous ferait manger davantage et nous rendrait joyeux. Où est
l'eau-de-feu?

--L'eau-de-feu! Où est l'eau-de-feu? crièrent tous les autres avec un
tel entrain que la cabane en trembla.

--Voilà que ça mord! pensa Mornac.

Son regard se croisa avec celui de Vilarme qui lui parut soudain plus
méfiant. Quelques convives sortirent sur le champs et revinrent avec les
barils d'eau-de-vie dont l'un avait déjà été ouvert et à moitié vidé
avant le repas. Ce qui avait causé l'excitation peu ordinaire de la
danse.

On vida le reste du premier baril dans un grand plat d'écorce à même
lequel le chef but d'abord à longs traits et les autres convives après
lui.

Ensuite de quoi le festin continua.

Les mâchoires reprirent leur rude besogne avec plus d'entrain que
jamais. Seulement, au bout de quelques minutes, l'eau-de-vie agissant,
les langues se mirent aussi de la partie et les conversations
s'engagèrent.

Isolées d'abord, elles firent le tour du cercle comme une traînée de
poudre qu'on enflamme, et devinrent aussitôt générales.

Dix minutes s'étaient à peine écoulées que Griffe-d'Ours se leva pour
obtenir le silence.

--Que mes frères n'oublient pas, dit-il que nous avons encore de
l'eau-de-feu, et que cela aide à avaler les viandes du festin.

--Hô-ô! vociférèrent les autres. Nous avons encore de l'eau-de-feu,
qu'on nous en donne!

Le second quart fut défoncé, le plat rempli et vidé de nouveau deux fois
de suite.

Cela va bien! pensa Mornac qui avait donné comme les autres son accolade
à l'énorme coupe.

--Il me regarde curieusement, pensa le Gascon. Se douterait-il de
quelque chose? Malheur à lui dans ce cas! Je le tuerai!

Tandis que les conversations s'engagent de nouveau pour devenir de plus
en plus bruyantes, profitons du tumulte afin de nous rendre un peu
compte des réflexions de Vilarme.

Dans l'après-midi, on se souvient qu'il avait encore reçu une verte
correction de la Corneille, son acariâtre moitié. Cette scène avait eu
lieu juste avant l'arrivée de Joncas au village et la honte avait
empêché Vilarme de sortir si tôt après, bien que le brouhaha causé par
la venue du marchand eût éveillé son attention.

Mais le tumulte créé par le retour du parti de chasse avait donné le
dernier coup d'éperon à sa curiosité, et, la Corneille étant déjà sortie
de sa cabane pour aller se joindre au groupe qui entourait le marchand,
Vilarme s'était décidé d'en faire autant de son côté. Mais comme il
arrivait près de la foule, Joncas avait déjà tourné le dos pour sortir
du village.

Vilarme ne l'ayant pas vu en face n'avait heureusement pu reconnaître le
Canadien sous son déguisement.

Cependant les allures de Mornac pendant la danse et le repas, la
proposition détournée du Gascon touchant l'eau-de-vie, lui donnaient à
penser.

N'y aurait-il pas encore perfidie là-dessous? se disait Vilarme tout en
feignant de manger. Cela me sembles suspect. Et ce festin même, n'est-ce
pas la Perdrix-Blanche qui l'a ordonné ou fait commander? Elle était
bien portante hier. Et aujourd'hui la voici subitement malade... Cela
louche. Il y a du Mornac là-dessous. S'il veut encore s'enfuit avec sa
belle parente, nous verrons à entraver leurs desseins. Mais moi-même que
fais-je ici? Ma position n'est-elle pas intolérable? Méprisé de
Griffe-d'Ours, en butte à ses soupçons, haï de Mornac et de sa cousine,
berné par les Sauvages, maltraité ignominieusement par cette femme
maudite qui semble avoir pour mission de me faire expier ce lâche
assassinat que j'ai commis autrefois sur une femme, n'ai-je pas aussi,
moi, de seul recours qu'en la fuite? Fuir, c'est cela! Fuyons, nous
aussi. Qui, mais Mornac que je laisse avec elle que j'aime? Car c'est
une vraie fatalité, mais je l'aime cette fille de ma victime. Sa fortune
n'est pas à dédaigner non plus! Que faire?...

Longtemps il resta plongé dans ses réflexions, et tellement absorbé
qu'il en oubliait de manger.

Mornac qui s'en aperçut se dit:

--Voilà Vilarme qui délibère avec lui-même. Il doit ruminer quelque
vilainie. Attention!

--C'est cela, continuait de penser Vilarme. Sans plus tarder j'agirai ce
soir même. Mettant à profit quelque bonne occasion je m'esquiverai d'ici
pour me glisser inaperçu jusqu'à la cabane que Mlle de Richecourt
habite. Il n'y a plus maintenant de sentinelle à la porte de son
ouigouam. Je m'en suis convaincu avant d'entrer dans celui-ci. Tandis
que le chef Iroquois et ce maudit Mornac seront tranquillement ici je
pénétrerai sans obstacle jusqu'à la jeune fille qui me sera livrée sans
défense... Cette nuit je tuerai Mornac et après que je l'aurai vaincue,
la belle ne sera que trop aise encore de s'enfuir avec moi pour éviter
les brutalités de Griffe-d'Ours et les horreurs de la vie sauvage.

Ce petit plan n'est pas bête! Ayons l'oeil au guet et choisissons bien
le moment pour ne pas manquer notre sortie.

--De l'eau-de-feu! qu'on nous en donne! criaient les convives.

Le plat d'écorce rempli jusqu'aux bords, circula de nouveau tout autour
du cercle des Sauvages dont l'ivresse se trahit bientôt par les gestes
et les poses les plus désordonnées.

Ceux qui avaient vidé leur assiette s'étendaient sans façon sur le dos
et se laissaient aller aux premiers bercements de l'ivresse et à la
somnolence stupéfiante causée par la quantité de viandes qu'ils avaient
avalées.

Les autres ayant à coeur de terminer leur tâche continuaient à lutter
bravement contre les dégoûts que leur causait leur goinfrerie et contre
les premières vapeurs de l'ivresse qu'ils sentaient planer sur leur
cerveau comme un épais brouillard.

--Que je sois pendu, pensa Mornac, si plusieurs d'entre eux ne crèvent
pas comme des canons trop chargés. Les sales animaux! Et dire, pourtant,
qu'un gentilhomme, de toute bonne lignée qu'il soit, se met dans un état
semblable pour avoir pris trop de vin! Mornac, mon bon, ceci est une
frappante leçon pour toi qui souvent, hélas! a par trop coudoyé Messire
Bacchus. Un homme qui se respecte doit avoir horreur de se mettre en une
aussi abjecte condition, et je jure, dès ce moment de ne plus boire!
Quand je dis ne plus boire, j'entends ne plus en abuser. Car pour ce qui
est de se gaudir le coeur avec un verre ou deux du divin jus de la
treille, en face d'un bon et loyal ami, je ne vois pas qu'un honnête
homme puisse trouver à redire. Mais m'avilir encore à l'instar de ces
brutes, jamais! Je me le jure à moi-même et me prends la main à cet
effet.

Le plat d'écorce fut encore rempli.

Quelques-uns de ceux qui s'étaient couchés se relevèrent pour boire
encore une fois et se recouchèrent aussitôt. Plusieurs n'eurent pas la
force de s'asseoir et retombèrent inertes après quelques vains efforts.

Cette dernière lampée en acheva d'autres qui avaient tenu bon jusque-là
et qui s'affaissèrent à côté de leurs compagnons.

Mornac remarqua avec inquiétude que Griffe-d'Ours n'avait fait
qu'effleurer, cette fois, la coupe du bord de ses lèvres.

--Diable! qu'est-ce que cela veut dire? pensa le Gascon. Ce gredin
aurait-il l'intention de ne se point griser? Se souvient-il qu'il a
promis à Jeanne de la forcer à l'épouser cette nuit? Irait-il prévenir
notre dessein de fuite? L'heure avance, damnation! et Vilarme qui
m'épie!

--Cette solennité est bien choisie pour célébrer mon mariage avec la
vierge blanche se disait Griffe-d'Ours. C'est au milieu de ses guerriers
réunis qu'un chef doit prendre femme. C'est bon, je vas aller chercher
la vierge pâle sous son ouigouam et l'amener ici. Je ne me sens pas
encore assez hardi pour la contraindre à m'écouter. Cette femme fière a
tant de puissance dans son oeil noir. Si je prenais quelques gorgées de
plus d'eau-de-feu. Je me suis ménagé jusqu'à présent.

Il fit signe qu'on lui passa la coupe.

Mornac le couvait des yeux.

Vilarme qui les observait tous les deux vit leur attention détournée. Il
se leva et sortit de la cabane sans être remarqué.

Après avoir bu Griffe-d'Ours sembla concentrer ses forces pour ranimer
son courage.

Il se mit debout, non sans quelques efforts et se dirigea vers la porte
du ouigouam en titubant un peu.

Il pouvait être alors dix heures du soir.

--Mon Dieu! pensa Mornac, pourvu que mes amis soient arrivés! Mais
Vilarme n'est plus là! Malédiction!

S'il n'eût écouté que l'inspiration du moment il aurait bondi au dehors.
La prudence le retint.

Il attendit que Griffe-d'Ours fut sorti du ouigouam pour le quitter à
son tour.

Les entrées et sorties des convives étaient assez ordinaires pendant un
festin pour qu'on ne prît pas garde à l'absence de quelques-uns.

En mettant son pied fiévreux hors de la cabane, Mornac aperçut
Griffe-d'Ours qui le précédait de quelques pas, et plus loin, tout près
du ouigouam de la Perdrix-Blanche, une ombre qui se mouvait dans la
nuit.

Mornac réfléchit que ce devait être Vilarme et passa immédiatement
derrière la cabane du festin pour gagner la sienne inaperçu en faisant
un détour.

Son coeur battait à rompre sa poitrine.

--Oh! malheur à vous, mécréants! grondait-il tout en se faufilant entre
les ouigouams silencieux et sombres, malheur à vous! Mes amis sont là
qui m'attendent impatients. Nous sommes de force à lutter contre vous
deux!

Il atteignit sa cabane dont il écarta la portière d'une main fébrile.

La hutte était plongée dans une obscurité presque complète. Quelques
tisons à demi éteints brillaient faiblement au milieu de la cabane
plongée dans l'ombre à ces extrémités. Le silence n'y était interrompu
que par les ronflements de la vieille qui dormait dans un coin.

--Ne seraient-ils pas arrivés! fit Mornac en se penchant avec anxiété
sur les charbons pour en raviver le feu.

La flamme jaillit sous le souffle ardent du jeune homme qui jeta un coup
d'oeil rapide autour de lui.

Il ne vit que la vieille qui dormait toute recoquillée sur son galetas.

--Personne! Oh! le ciel nous hait donc! Et bien! puisque le temps est
venu, allons mourir!

Il se pencha vers l'endroit où il couchait habituellement, tira de sous
son lit une hache et un long couteau de chasse que la vieille lui avait
procurés durant le jour, rejeta le tison allumé dans le brasier, et
bondit hors du ouigouam.




                              CHAPITRE XIX

                           TERREURS MORTELLES


En proie aux angoisses les plus poignantes, Mlle de Richecourt avait
passé la journée auprès du grabat de la Perdrix-Blanche.

Terrifiée par la promesse que Griffe-d'Ours lui avait faite de la
prendre pour femme le soir même, elle avait alternativement prié et
pleuré tout le jour. Le moment de la fuite se trouvait si rapproché de
l'heure terrible dont le chef Iroquois l'avait menacée, les chances
d'une évasion si précaires et si hasardées qu'elle avait fait d'avance
le sacrifice de sa vie, bien décidée de prévenir le déshonneur par une
mort volontaire. A force de songer aux probabilités de sa fin prochaine,
elle en était arrivée, vers le soir, à une tranquillité relative qui se
pouvait expliquer moins par la force de la volonté que par un
affaissement nerveux amené par l'excitation extrême qu'elle avait
ressentie la veille et le jour même.

Pendant le festin, auquel nous venons d'assister, elle était donc là,
près du galetas de la Perdrix-Blanche endormie. Elle, assise, immobile,
sa figure pâlie appuyée sur sa main gauche, le regard triste et vague,
les lèvres décolorées, mais contractées et portant l'expression d'une
décision irrévocable.

Ainsi pâle et sans mouvement, à peine éclairée par les lueurs ternes du
feu qui allait s'éteignant au milieu de la cabane, la demoiselle de
Richecourt ressemblait à ces blanches statues de marbre, assises
éplorées sur les tombeaux des châtelaines, ses aïeules, qui reposaient
dans la chapelle funéraire du château de Kergalec.

A mesure que l'heure fatale approchait, la conscience semblait lui
revenir et des frissons nerveux passaient par tout son être au moindre
bruit, tout comme la calme surface d'un lac frémit au plus petit souffle
de vent.

Il est si bon de vivre, après tout, lorsque l'on n'a que vingt ans à
peint et qu'on est doué par Dieu de la richesse et de tous les dons
personnels qui semblent promettre un prochain avenir de félicité!
Comment ne pas sentir des regrets amers de quitter une vie toute
parsemée d'illusions dorées et de séduisantes promesses dont on n'a pas
pu constater encore la cruelle inanité. Sentir circuler dans ses veines
un sang jeune et généreux et se dire: Dans une heure, en moins de temps
peut-être, mon coeur fait pour aimer et pour battre sur une âme amie
arrêtera soudain ses pulsations vivifiantes. Cette exubérance de vie que
je sens bouillonner en moi, se calmera subitement pour se geler sous le
souffle de glace de l'éternelle immobilité! Oh! les malheureux qui ont
éprouvé ces atroces tourments ont dû bien souffrir et Dieu qui juge tout,
leur aura su pardonner peut-être un désespoir inspiré par une destinée
aussi cruelle.

Jeanne était donc froide en apparence, mais le coeur plein d'émotion,
prêtant l'oreille aux mille bruissements nocturnes, elle se demandait
s'il était bien vrai que la mort fût proche ou s'il lui restait encore
une espérance de salut.

Des pas furtifs, qui se rapprochaient évidemment du ouigouam, vinrent
tout à coup répondre à son coeur comme un choc dont les vibrations vont
frapper sur un endroit sonore.

Elle se redressa, la gorge palpitante, ses lèvres sèches entr'ouvertes
et le regard plein d'une anxiété terrible.

--Oh! si c'était mes amis! pensa-t-elle.

A mesure que les pas devenaient plus distincts, les palpitations de son
coeur se faisaient plus pressées et frappaient comme des coups de
marteau dans sa tête.

Celui qui s'approchait allait entrer.

Qui allait-elle voir apparaître?

Question de vie ou de mort.

Ses deux mains se croisèrent sur sa poitrine qui bondissait
convulsivement.

A la porte une main se montre.

La portière s'agita, s'ouvrit.

Jeanne poussa un cri de terreur.

C'était Vilarme.

Souriant, il s'avança vers la jeune fille épouvantée.

Elle avait été tellement absorbée par la seule pensée du terrible
Griffe-d'Ours qu'elle avait oublié les dangereuses poursuites du baron.
Au lieu du péril prévu, un autre inattendu, mais aussi terrible, se
dressait tout à coup devant elle, sans empêcher en aucune sorte les
approches aussi périlleuses du premier.

--Vous me paraissez bien émue, Mademoiselle, dit l'affreux homme.

Furtivement, Jeanne glissa sa main droite dans les plis de sa robe, et
ne répondit pas.

--Vous me haïssez donc beaucoup! continua-t-il d'un ton douloureux et
peiné.

Vous vous trompez un peu, Monsieur, répondit Jeanne en s'efforçant de
raffermir sa voix. C'est plus que de la haine que je ressens pour vous,
c'est de l'horreur!

Vilarme pâlit.

--Et le chef iroquois, reprit-il trouve donc un peu plus de grâce devant
vous?

A son tour Jeanne pâlit encore, malgré que cela eût paru d'abord
impossible.

--Il est rumeur qu'il vous doit épouser cette nuit.

Mlle de Richecourt ne répondit pas.

Malgré la position périlleuse où elle se trouvait, elle semblait prêter
l'oreille à quelque bruit du dehors.

Elle avait cru entendre un nouveau bruissement de pas.

--Écoutez! Mademoiselle, continua Vilarme qui se rapprocha de la jeune
fille. Le temps presse, les instants sont précieux; chaque seconde vaut
une année. Vous êtes menacée du plus effroyable sort qui peut atteindre
une femme de votre caste. Vous, la femme d'un brutal Iroquois! Il y a de
quoi vous glacer le sang dans les veines. Encore une fois veuillez
m'écouter. N'oubliez pas que si j'ai tué votre mère, ce fut, après tout,
par amour. Je vous aime comme je l'ai aimée, avec passion, rage et
furie! Voulez-vous être ma femme? Nous allons fuir ensemble...

Le regard que Mademoiselle de Richecourt laissa tomber sur l'infâme
était tellement chargé de dégoût et d'horreur qu'il comprit quelle
immense répulsion il causait à Jeanne.

Mais cet homme qui avait, innée en lui, la furie du crime, s'écria:

--Eh bien, tu l'auras voulu!

Et il s'élança pour saisir la jeune fille qui sauta par dessus le corps
de la Perdrix-Blanche. Celle-ci réveillée se mit sur son séant. Vilarme
allait franchir à son tour ce frêle obstacle lorsque la portière
s'écarta soudain.

Un homme bondit à l'intérieur.

Le casse-tête qu'il brandissait tournoya en sifflant et s'abattit sur la
tête de Vilarme.

Le crâne du misérable vola en éclat par la cabane avec des lambeaux
sanglants de cervelle qui jaillirent jusque sur la robe de Jeanne.

Sans un cri, Vilarme s'abattit sur le sol, la tête fracassée, vide,
ruisselant de sang, hideux.

Il était mort.

--Griffe-d'Ours! s'écria Jeanne avec une angoisse inexprimable.

Le chef iroquois se pencha sur le cadavre de Vilarme qu'il poussa du
pied.

--Le chef a bien fait, dit-il, de venir chercher sa femme que ce chien
convoitait. Il était temps! La vierge blanche est-elle prête? Mes
guerriers m'attendent pour assister à notre mariage.

Pour toute réponse Jeanne brandit le stylet qui ne l'avait point quitté,
afin de s'en frapper au coeur.

Mais en appuyant sur sa jambe droite et en avançant sa poitrine pour
donner plus de force au coup qu'elle se voulait porter, son pied glissa
sur un fragment encore chaud de la cervelle de Vilarme et la pauvre
Jeanne tomba à la renverse en laissant échapper son arme.

Griffe-d'Ours bondit sur elle et lui enserra les poignets de ses mains
puissantes.

--Mon Dieu, je suis perdue! cria-t-elle.

Griffe-d'Ours repoussa brusquement de sa main gauche la Perdrix-Blanche
qui voulait s'interposer entre lui et Jeanne qu'il releva de sa main
droite.

Au même instant Mornac s'élançait à son tour dans le ouigouam.

A l'apparition subite de ce nouvel ennemi, Griffe-d'Ours lâcha la jeune
fille, ressaisit son tomohâk qu'il avait laissé tomber, et courut au
devant du chevalier.

Tous deux, l'arme haute, s'arrêtèrent à trois pas de distance.

Ils se brûlaient du regard.

--Chiens de faces pâles! vous voulez donc tous mourir par ma main ce
soir! gronda Griffe-d'Ours.

Son terrible casse-tête se leva, tournoya de nouveau pour tuer.

Mornac fit un écart, évita le coup, lança sa hache d'armes de toutes ses
forces sur la poitrine nue du sauvage.

Celui-ci avait aussi deviné l'attaque et diminua l'intensité du choc en
se détournant un peu.

Néanmoins le sauvage chancela, car la massue de Mornac lui avait
déchiré, broyé fort avant les chairs de la poitrine.

Le chevalier tira son long couteau de chasse et s'avança pour en percer
son ennemi qui le prévint en lui saisissant le bras d'une main et la
gorge de l'autre.

Il y eut un instant de crispation terrible dans les muscles du corps de
ces deux hommes.

Doué d'une force physique supérieure à celle du chevalier, Griffe-d'Ours
lui tordit le bras si violemment que Mornac dut laisser tomber son
couteau.

Le Sauvage enserra de ses deux mains le cou du pauvre chevalier qu'il
renversa sous lui.

Mornac voulut enfoncer aussi ses doigts crispés dans la gorge de
l'Iroquois.

Celui-ci qui était tombé à genoux sur la poitrine du jeune homme, fit un
bond qui le débarrassa de cette étreinte; et puis appuyant ses deux
genoux sur chacun des bras de Mornac pour paralyser ses mouvements, il
resserra lui-même l'étau d'acier de ses cinq doigts.

Mornac réduit à l'impuissance et à la merci de son ennemi voulut crier.

Il râla.

Sa figure empourprée bleuit. Ses yeux injectés de sang lui sortirent
presque de leur orbite.

Jeanne vit qu'il allait être étouffé, ramassa son stylet, et accourut
pour en frapper Griffe-d'Ours.

La Perdrix-Blanche à vue de son frère en danger, se jeta au devant de
Jeanne, et, plus forte qu'elle, l'empêcha d'avancer.

Épuisé, étranglé, suffoqué, Mornac sentit peu à peu sa vie s'en aller.

Il fit un dernier et immense effort pour se débarrasses de
Griffe-d'Ours.

Deux fois son corps se roidit, sauta en soulevant le Sauvage cramponné à
son cou.

Deux fois il retomba sur le col avec un bruit mat et désespérant.

Alors ce pauvre Mornac s'aperçut qu'il allait mourir.

Il ne vit plus que des éclairs devant ses yeux. Ses oreilles furent
ébranlées comme si tout un carillon de cloches lui eût sonné dans la
tête.

Il lui sembla que sa poitrine allait éclater.

Un frémissement suprême courut par tout son corps.

Et puis il ne bougea plus....




                              CHAPITRE XX

                          VENGEANCE ET CARNAGE


Pour ne pas entendre le dernier râle de l'infortuné Mornac, nous sommes
forcés de retourner dans la grotte du champ des morts où pourtant,
d'autres sanglots d'agonie nous attendent peut-être aussi.

Le premier assaut de découragement subi, les trois hommes ensevelis dans
la caverne songèrent à faire l'impossible pour sortir de cet affreux
tombeau.

Après de nouveaux efforts contre l'épaisse muraille dont la pierre
nouvellement tombée de la voûte fermait la sortie de la caverne, après
s'être bien convaincus qu'ils ne pourraient jamais renverser ce lourd
quartier de roc, ils songèrent à trouver une autre issue.

--Chef, dit Joncas au Renard-Noir, appuyez-vous contre ce côté de la
caverne. Je vas vous monter sur les épaules pour tâter un peu la voûte.

Le Huron s'exécuta et Joncas lui grimpa sur le dos.

Avec la crosse de son fusil le Canadien se mit à sonder le roc.

A partir du fond il frappa partout dans le toit rugueux de la caverne.

Partout retentissait un bruit mat qui témoignait de l'épaisseur de la
pierre.

A mesure que le Sauvage changeait de position pour permettre à Joncas de
sonder plus loin, l'espoir s'éteignait dans l'âme des trois malheureux.

Jolliet surtout faisait mal à voir.

Affaissé sur le sol, la tête baissée, il semblait tout à fait résigné à
mourir, ne paraissant plus avoir aucune espérance à réaliser sur terre.

Lorsque la crosse du fusil de Joncas frappa près de l'endroit de la
voûte qui s'était refermé sur l'énorme quartier de roc dont la grotte
était bouchée, la pierre rendit un son plus sonore.

Joncas frappa de nouveau.

Un éclair de satisfaction illumina sa figure.

Tenez-vous ferme sur vos jambes, dit-il au Huron.

--Y êtes-vous?

--Oui.

Le Canadien serra fortement son arme par le canon, en appuya la crosse
contre la voûte et se mit à pousser.

La résistance fut d'abord considérable.

Puis Joncas sentit que la pierre cédait, cédait.

Il redoubla d'efforts, tant qu'enfin il aperçut en levant la tête une
étoile qui scintillait dans le ciel par l'étroite ouverture.

Il se laissa glisser à terre et jeta un cri de joie.

Nous somme sauvés, dit-il.

Jolliet le regarda ébahi.

Il n'était plus fait à l'idée de sortir vivant de la caverne.

--Aidez-moi, reprit Joncas, à entasses ici nos ballots de fourrures,
afin que nous puissions nous dessus tous les trois et pousser cette
pierre que je viens de soulever. Vite!

Les trois amis réunirent leurs forces et firent glisser une grosse
pierre qui, descellée par l'éboulis que le tremblement de terre avait
causé, formait comme une trappe naturelle.

L'ouverture pouvait largement laisser passer un homme.

Joncas sortit le premier et fit entendre une prudente exclamation de
joie lorsqu'il s'aperçut que cette pierre pouvait se replacer et s'ôter
à volonté.

--Mille tonnerres! dit-il, tout cela va tourner, en fin de compte, à
notre avantage. Et ainsi renfermé dans la caverne, jamais on ne pourra
nous y trouver. Mais partons, nous sommes bien en retard!

--Arrête! dit le Huron. Il faut faire disparaître les traces de notre
passage par ici.

Il rejeta à l'intérieur quelques parcelles de pierre et de terre qu'ils
avaient déplacées en soulevant la trappe. Ensuite il descendit jusqu'au
pied du rocher, à l'entrée naturelle de la grotte.

Il en écarta les broussailles de la caverne, alluma une esquille de bois
et se mit à effacer jusqu'à la moindre trace de leur séjour en cet
endroit.

Au bout d'un quart-d'heure, il grimpa sur le faîte du rocher et
rejoignit ses compagnons qui l'attendaient assis sur le bord de la
trappe béante.

Le Sauvage descendit dans la grotte, s'assura que les ballots de
pelleteries étaient bien placés au bas de l'ouverture, afin que ses amis
et lui pussent au besoin se précipiter tête baissée dans le souterrain,
s'ils étaient suivis de trop près.

Toutes ces précautions prises, il remonta près de Joncas de de Jolliet
et tous trois commencèrent à se glisser sans bruit vers le village.

La célébration du festin et l'heure avancée leur permirent de pénétrer
sans être aperçus dans la bourgade.

Quand ils arrivèrent dans le ouigouam de Mornac, celui-ci venait de le
quitter depuis quelques minutes à peine.

Ne l'y trouvant point, ils se dirigèrent guidés par le Renard-Noir, qui
en connaissait la situation, vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Il entr'ouvrit la portière et regarda à l'intérieur.

Il se rejeta brusquement en arrière, dit quelques mots rapides à
l'oreille de ses deux compagnons.

D'un commun élan ils tombèrent tous les trois dans la cabane comme une
trombe: Joncas sur Griffe-d'Ours, qui tenait encore Mornac à la gorge,
et le Huron sur la Perdrix-Blanche.

En un clin d'oeil Griffe-d'Ours et sa soeur étaient garrottés et
bâillonnés sans avoir eu le temps de jeter un cri.

Mornac, qui pour n'être pas mort n'en aurait valu guère mieux une minute
plus tard, ressentit au milieu de sa pamoison, un soulagement
extraordinaire.

--Je dois être mort! pensa-t-il Voilà que c'est fini pour moi!

Comme il lui sembla qu'on s'agitait furieusement sur son corps:

--Cadédis! ajouta-t-il, suis-je donc déjà dans l'enfer que mille diables
piétinent sur mon cadavre!

Quand il reprit tout à fait ses esprits, il aperçut Griffe-d'Ours et la
Perdrix-Blanche ficelés dans un coin comme des momies.

Jolliet était à genoux aux pieds de Mlle de Richecourt dont les yeux,
levés vers le ciel, remerciaient éloquemment Dieu de sa délivrance
inespérée.

Quant à Joncas et au Renard-Noir, penchés sur Mornac étendu par terre,
ils regardaient avec un affectueux intérêt la vie lui revenir.

Le Gascon s'assit, secoua la tête pour chasser le sang que la
strangulation y avait fait affluer, de dit à ses amis:

--Vous pouvez vous vanter d'être arrivé à temps. Encore une minute et
c'en était fait du dernier des Mornac!

--Chut! parlez plus bas, fit Joncas. Êtes-vous blessé?

--Heu!... non, répondit Mornac en se tâtant.

Il se remit sur pied.

--A présent il n'y a pas de temps à perdre, reprit Joncas.
Allons-nous-en.

Le Renard-Noir s'approcha de la Perdrix-Blanche et lui dit à demi-voix,
de manière à être entendue de Griffe-d'Ours:

--Tu vois que je tiens ma parole. Ton frère ne mourra pas encore. Mais
avant longtemps il me reverra. Alors malheur à lui! Entends-tu Ours
féroce, je vengerai sur toi la mort de Fleur-d'Étoile et de mes fils que
tu as massacrés. Car je sais que c'est toi qui les as tués. J'ai dit.

Il resserra les liens de Griffe-d'Ours et de sa soeur et leur assujettit
solidement dans la bouche le bâillon qui les empêchait de crier.

Comme il se relevait il aperçut un homme qui gisait, le crâne fracassé,
dans l'ombre, et que ni lui ni ses compagnons n'avaient encore remarqué.

Il le traîna par les pieds jusqu'au feu. Joncas, Jolliet et lui ne
purent retenir un cri de surprise et de pitié lorsqu'ils reconnurent
Vilarme.

--Qui donc l'a mis dans ce triste état? demanda Joncas.

--Le chef sauvage, répondit Mornac, il venait de l'assommer quand je
suis entré. C'est une sale besogne qu'il a épargnée au bourreau.

--Il avait assez vécu! remarqua sentencieusement le Renard-Noir.

--Baron de Vilarme, dit Mlle de Richecourt qui s'approcha du cadavre, au
nom de ma mère que vous avez assassinée, je vous pardonne tout le mal
que vous avez fait à ma famille ainsi qu'à moi-même. Dieu veuille vous
pardonner aussi!

Ils sortirent tous furtivement de la cabane et prêtèrent l'oreille avant
d'avancer.

Tout était tranquille.

Les luttes dont le ouigouam de la Perdrix-Blanche avait été le théâtre
s'étaient faites si rapides et tellement par surprise, que les acteurs
n'avaient pas eu le temps de jeter un cri qui pût être entendu.

--Fuyons! dit Joncas à voix basse. Et vous, chef, montrez-nous le chemin
à suivre.

Le Renard-Noir se mit à la tête des fugitifs qui traversèrent le village
comme des fantômes.

Arrivé près des palissades dont Mornac avait encore eu soin d'arracher
des pieux, le Renard-Noir s'arrêta.

--Guides-les à ton tour, dit-il alors à Joncas. Tu connais maintenant le
chemin comme moi.

--Vous êtes donc bien décidé, lui demanda le Canadien.

--Un chef ne change pas de résolution quand elle est prise. Ma vengeance
n'est pas satisfaite. J'ai promis d'épargner Griffe-d'Ours mais non les
autres.

--Si vous êtes surpris?

--Ne crains rien pour moi. Pour vous autres je ne compromettrai pas votre
sûreté. J'attendrai que vous ayez eu le temps d'atteindre la grotte
avant de commencer mon rude travail. Si je suis surpris et poursuivi de
trop près, je me laisserai prendre et tuer plutôt que d'indiquer votre
cachette en fuyant vers vous. J'ai dit.

Joncas vit que la détermination du chef huron était bien arrêtée.

Il ne répliqua rien et se mit en marche suivi des autres.

--Qu'est-ce que le chef veut donc faire ici? lui demanda Mornac.

--Chut! nous n'avons pas le temps de bavarder, dit Joncas. Je vous
conterai cela quand nous serons à l'abri.

Le Renard-Noir les vit disparaître dans la nuit. Pendant un
quart-d'heure il resta immobile, les yeux fixés sur la plaine vers
l'endroit où les fugitifs avaient disparu.

Cet espace de temps écoulé il tourna le dos à la palissade, rampa vers
le ouigouam de Griffe-d'Ours où avait eu lieu le festin.

Il en écarta doucement la portière et regarda en dedans.

Le silence n'y était troublé que par des ronflements. Il est vrai qu'ils
étaient sonores et sortaient de trois cents poitrines.

Tous les convives gorgés de viandes et d'eau-de-vie s'étaient endormis
auprès de leurs écuelles vides.

Sous le chaudières les feux s'étaient éteints et les flambeaux qui
avaient éclairé le repas il n'en restait plus qu'un seul qui brûlât
encore.

Le huron regarda fixement les convives pour en bien voir la position.

Il s'assura que son tomohâk et son couteau jouaient aisément dans leur
gaine.

Hardiment il pénétra dans la cabane, marcha droit au flambeau allumé,
s'en saisit, le jeta par terre et l'éteignit sous son pied.

Il écouta un instant.

--Personne n'a bougé, se dit-il. Ils dorment tous.

Alors il tira son couteau à scalper, se dirigea à tâtons, vers le
premier dormeur qu'il saisit à la gorge pour l'empêcher de crier.

Froidement, à trois reprises, il lui enfonça son couteau dans le coeur
jusqu'à la garde.

Le malheureux eut deux ou trois soubresauts convulsifs. Son voisin
dérangé dans son lourd sommeil fit entendre quelques grognements, mais
ne se réveilla pas.

Le Renard-Noir scalpa le premier en un tour de main, accrocha sa
chevelure sanglante à sa ceinture et passa au second dormeur.

Comme l'autre il l'étrangla de sa main gauche et de sa droite lui perça
le coeur et le scalpa en moins d'une minute.

Le troisième eut le même sort.

Alors échauffé par ce succès, emporté par l'ardeur de la vengeance,
enivre par l'odeur du sang répandu, le Sauvage oublia sa prudence.

Il ne se sentait plus satisfait d'égorger aussi froidement ses victimes,
son bras impatient de frapper et de rencontrer une résistance animée. Et
il lui asséna un coup terrible de sa massue en plein visage.

A demi assommé l'Iroquois poussa un cri rauque.

Mais ce fut le dernier.

D'un second coup le Huron lui broya la cervelle.

Le cinquième à moitié réveillé par le cri d'agonie de son voisin fut
tout à fait tiré de son sommeil par le poids du corps de Renard-Noir
qui, par mégarde, lui marcha sur la main.

Le Huron qui avait les yeux habitués à l'obscurité, le vit se mettre se
mettre sur son séant.

Il le frappa en plein crâne.

L'Iroquois jeta un cri épouvantable et se jeta sur ses voisins comme
pour chercher leur protection.

Le Renard-Noir voulut l'achever et redoubla ses coups. Mais il faisait
trop noir pour viser sûrement. Atteint à l'épaule l'iroquois se mit à
pousser des hurlements terribles en criant à l'aide.

Réveillés par ce vacarme tous les dormeurs furent en un instant sur
pied.

Le Renard-Noir se jeta par terre à côté du blessé tandis que d'autres
tisonnent les feux pour se procurer de la lumière.

On s'agite, on se croise, on se heurte en maugréant.

Enfin la lumière jaillit d'un brandon d'écorce, brille et répand ses
lueurs par la cabane.

On accourt vers le blessé qui hurle toujours.

Mais à la vue du carnage, en apercevant quatre cadavres sanglants, plus
un blessé quasi-mort, les Iroquois reculent d'abord épouvantés et
remplissent la cabane d'un cri commun de vengeance.

--Ce sont les visages pâles qui ont fait le coup! Mort aux visages
pâles!

--Griffe-d'Ours, notre chef, où est-il?

--Ils ont enlevé le chef! Courons après eux! Et tous s'élancent hors du
ouigouam.

--Massacrons la vierge pâle! s'écrie l'un d'eux.

--Tuons-la! Elle paiera pour les autres en attendant!

On se rue dans la cabane de la Perdrix-Blanche que l'on trouve seule,
garrottée à côté de Griffe-d'Ours.

Dès que celui-ci se sent libre il pousse une exclamation de joie et de
rage.

--Que chacun de mes frères s'arme! commande-t-il, et qu'on vienne me
joindre au milieu du village!

Un quart d'heure après, Griffe-d'Ours et ses guerriers sortaient de la
bourgade et se lançaient au pas de course, à la poursuite des fugitifs.




                             CHAPITRE XXI

                          A BON CHAT BON RAT


Le Renard-Noir qui avait pu s'esquiver inaperçu rejoignit les fugitifs
dans la grotte du champ des morts.

Dès qu'il se fut assuré que ses amis étaient sains et saufs, il remonta
sur le rocher afin de constater la direction que les Iroquois allaient
prendre pour courir après les fugitifs.

Il n'y avait pas un quart-d'heure qu'il était ainsi en observation,
lorsqu'il entendit un bruit confus de voix qui venait du village.
Bientôt après il entrevit, au milieu des ténèbres, une longue file
d'hommes qui sortait de la bourgade.

Lorsqu'il l'eut vue serpenter et disparaître au loin dans la plaine, il
descendit rejoindre ses compagnons et leur dit:

Les guerriers de la bourgade viennent d'en partir et se sont lancés à
notre poursuite dans la direction du lac Champlain.

--Nous sommes en sûreté pour le moment, dit Joncas. Ils ne reviendront
pas avant, au moins une journée, lorsqu'ils seront bien sûrs que nous
n'avons pas pris cette direction ou que nous avons su leur échapper.

--Pour n'être pas surpris quand ils reviendront, reprit le Renard-Noir,
mes frères et moi devrons faire la garde, en haut du rocher. Au moindre
danger, celui qui veillera rentrera dans la caverne en tirant la pierre
au-dessus de l'ouverture. Dormez tranquilles, le Renard-Noir va veiller
le premier.

Il monta reprendre sa faction.

Bien qu'ils fussent à l'étroit dans la caverne les fugitifs pouvaient
cependant y tenir tous. Les hommes se serraient les uns près des autres
afin de laisser plus de place à Mlle de Richecourt à laquelle avait été
cédé un assez large espace au fond de la grotte.

L'obligation où ils étaient de se tenir presque les uns sur les autres
avait l'avantage de les préserver du froid, car ils n'osaient allumer de
feu, de peur d'attirer de ce côté l'attention des ennemis.

L'air ne leur faisait pas défaut, même quand la trappe était refermée,
vu qu'il en arrivait suffisamment par certaines fissures, à peine
perceptible, qui traversaient la voûte.

Les fugitifs ne dormirent guère pendant cette première nuit qu'ils
passèrent à causer à voix basse et à s'entretenir des événements qui
s'étaient accomplis depuis leur séparation.

Jolliet écoutait dans un silence extatique le timbre harmonieux de la
voix de Jeanne et, du fond de son coeur, remerciait Dieu qui lui avait
permis de la revoir et de contribuer à la sauver.

Cette nuit passée dans un souterrain plongé dans une obscurité profonde,
avec la menace incessante d'un danger imminent, cette nuit employée à
recueillir d'une oreille avide des paroles étrangères à son amour, et
que la jeune fille proférait comme un souffle, fut peut-être pour
Jolliet la plus belle de sa vie toute entière.

Il s'en souvint toujours, et longtemps après, il revoyait encore ce
petit coin du ciel bleu qu'il apercevait cette nuit-là par l'étroite
ouverture de la grotte, avec une brillante étoile qui frissonnait dans
la nuit froide et qui lui semblait alors comme un gage infaillible
d'espérance.

Lorsque le jour parut, le Renard-Noir descendit dans la caverne et
Joncas alla monter la garde à son tour.

Les autres, fatigués et quelque peu rassurés maintenant, s'endormirent
comme l'étoile du matin allait s'éteindre dans les premières lueurs
pâles de l'aurore.

Quand ils se réveillèrent il faisait grand jour et Mornac allait
remplacer Joncas comme factionnaire.

Je ne m'arrêterai pas aux menus incidents de ce jour et de la nuit
suivante qui se passèrent dans une immobilité monotone et dans une
attente anxieuse.

Vers le milieu de la seconde journée, Jolliet qui était posté en
sentinelle sur le sommet du rocher se pencha sur l'ouverture et dit:

--Attention! voici le parti de guerre qui revient!

--Que mon fils descende tout de suite, dit le Renard-Noir; je m'en vais
prendre sa place.

Quand le chef eut regagné son poste d'observation, il put voir en effet
Griffe-d'Ours et sa troupe qui rentraient au village. Ils paraissaient
harassés et abattus.

Au bout d'une heure le Huron remarque un grand mouvement qui se faisait
dans la bourgade.

Il redoubla d'attention et vit bientôt la population toute entière
sortir du village et se diriger du côté de la caverne.

Le Renard-Noir se glissa à plat ventre jusqu'à l'ouverture de la grotte,
exposa la situation en peu de mots, enjoignit le plus stricte silence,
passa son mousquet à Joncas afin de n'être pas embarrassé en cas
d'alerte et rampa de nouveau jusqu'à son poste d'observation.

Le coeur des fugitifs battait bien fort.

Les ennemis s'en venaient ils explorer les alentours du village et
visiter la caverne...

Soudain ils virent le jour s'obscurcir au-dessus de l'ouverture dans
laquelle s'engagea le corps de Renard-Noir.

Il descendit avec la rapidité de l'éclair, tira la trappe dans son cadre
naturel et la referma avec le plus grand soin.

Ensuite il se pencha vers ses compagnons et leur dit tout bas:

--Si l'un de nous remue, nous sommes morts!

Les respirations s'arrêtèrent haletantes et un silence sépulcral régna
dans la caverne.

Voici ce qui arrivait.

Griffe-d'Ours était revenu au village, exaspéré de n'avoir pu rejoindre
ses prisonniers.

On n'attendait que le retour des guerriers pour donner la sépulture aux
cinq malheureux que le Renard-Noir avait massacrés. Aussi une heure
après son arrivée, Griffe-d'Ours et ses gens de guerre escortaient-ils
leurs compagnons morts jusqu'au cimetière aérien qui avoisinait la
grotte.

La cérémonie des funérailles terminée, Griffe-d'Ours qui pensait
toujours aux prisonniers envolés et surtout à sa belle captive, eut une
inspiration subite en promenant ses regards autour de lui.

--Puisque nous n'avons pu les rejoindre au loin, pensa-t-il, qui sait
s'ils ne sont pas restés tout près du village?

Il songea à la caverne comme un lieu propice à la retraite.

Il communiqua sa pensée à ses principaux guerriers et se dirigea vers la
grotte qui n'était distante du champ des morts que d'une couple
d'arpents.

Il écarta les broussailles qui masquaient l'entrée naturelle et
horizontale de la caverne et regarda.

Comme il ne voyait rien remuer à l'intérieur il tira son couteau de sa
gaine et pénétra résolument dans la grotte, suivi de près par ses
compagnons.

Quoiqu'il fut rarement venu dans la caverne il la connaissait assez pour
être surpris de se voir arrêté au milieu par cette barrière
infranchissable du roc nouvellement tombé de la voûte.

Il cria à ceux qui étaient restés dehors de lui apporter une torche.
L'un d'eux grimpa dur le rocher pour dépouiller un petit cèdre de son
écorce afin de faire un flambeau que l'on passa bientôt tout allumé à
Griffe-d'Ours.

Le chef examina fort attentivement l'épaisse muraille de pierre qui
bouchait complètement la grotte.

Pour s'assurer de sa solidité, lui et ses compagnons se lancèrent dessus
de toutes leurs forces.

Les fugitifs tremblants de frayeur entendaient tout de l'autre côté.

Le bruit des pas de ceux qui marchaient sur le sommet du rocher,
résonnait aussi sourdement au-dessus de leurs têtes.

Qu'on se figure leurs transes mortelles en songeant combien ils étaient
persuadés que le moindre indice pouvait les trahir et qu'une fois
découverts, c'en était absolument fait d'eux tous!

Après d'inutiles efforts pour faire bouger l'énorme pierre, quand il eut
tout bien examiné, Griffe-d'Ours constata que le récent tremblement de
terre avait ainsi bouleversé la grotte.

Ne connaissant pas d'autre issue à la caverne et grâce aux précautions
du Renard-Noir à faire disparaître toute trace du séjour de Joncas, de
Jolliet et de lui-même en ce lieu, Griffe-d'Ours en sorti.

Mais son esprit soupçonneux l'éperonnait toujours et il grimpa sur le
rocher.

Pendant quelque temps les fugitifs, plutôt morts que vivants,
l'entendirent rôder au-dessus d'eux.

Tous les hommes, Joncas en tête, l'arquebuse au poing se tenaient prêts
à vendre chèrement leur vie. Mlle de Richecourt, agenouillée au fond de
la caverne priait pour tous.

Enfin il leur sembla que le bruit des pas s'éloignait et ils
n'entendirent bientôt plus rien.

Un doute terrible vint pourtant troubler aussitôt la joie qu'ils
allaient éprouver.

Si les Iroquois avaient quelque soupçon de leur présence et s'étaient
avisés de poster un espion aux alentours ou sur le rocher, les fugitifs
ne se trahiraient-ils pas eux-mêmes par le moindre bruit ou lorsqu'ils
tenteraient d'ouvrir la trappe...

Cette idée que Joncas souffla dans l'oreille de ses compagnons les glaça
de frayeur, et deux heures durant ils restèrent, sans oser remuer dans
les plus fatigantes positions.

Enfin, n'entendant rien au dehors, Joncas dit:

La nuit doit être proche à présent. Prenons une bouchée, sans bruit,
afin de nous préparer à partir à la faveur des ténèbres.

Ils mangèrent en silence, l'oreille au guet et le coeur palpitant
d'inquiétude.

Lorsqu'ils eurent fini, le Renard-Noir dit:

--Prenez vos armes et tenez-vous prêts. Le chef va sortir le premier
pour explorer les environs.

Il poussa doucement la trappe. Mais avant de se montrer la tête dehors
il attendit un peu. Comme rien n'indiquait que ce mouvement avait été
remarqué, il sortit.

Il fut absent un quart-d'heure qu'il passa à visiter avec soin les
alentours.

L'arquebuse au bras, la mèche haute et allumée, le poignard entre les
dents, les autres attendaient son retour avec une anxiété facile à
comprendre.

Enfin la silhouette du Renard-Noir apparut par l'ouverture et le Sauvage
leur dit:

--Montez!

Les provisions de bouche, les fourrures, les vêtements, les raquettes et
les armes furent d'abords sortis.

Ensuite Mornac prit dans ses bras sa fiancée qu'il éleva jusqu'à la
portée des bras de Joncas. Celui-ci qui était dehors aida Jeanne à
prendre pied sur la plate-forme extérieure.

Enfin Mornac et Jolliet sautèrent à leur tour hors de la caverne.

Chacun prit sa part du bagage et quand on fut bien assuré qu'on
n'oubliait rien, la trappe fut soigneusement refermée avant de se mettre
à la tête de la petite caravane, le Renard-Noir prêta l'oreille un
instant du côté de la bourgade.

--Ils dorment tous, dit-il. Allons.

Et par un sentier détourné qui leur faisait éviter le chemin tracé par
les Iroquois, ils s'enfoncèrent dans l'épaisseur du bois.

Ils firent si grande diligence et la route prise par le Renard-Noir
abrégeait tant leur course qu'ils se trouvèrent au point du jour sur les
bords du lac Saint-Sacrement.

Ils eurent soin de s'assurer qu'on ne les y épiait point. Puis Joncas et
le Renard-Noir retirèrent leur canot de la cache où ils l'avaient laissé
en venant et le lancèrent à l'eau.

Malgré que la saison fut avancée et que la gelée eut assez durci la
terre pour que les fugitifs ne craignissent point d'avoir laissé
derrière eux des traces accusatrices, il n'y avait pas encore de glace
sur le lac.

Ce qui allait leur donner un immense avantage et leur permettre de faire
un partie du voyage en canot et de doubler au moins ainsi la vitesse de
leur fuite.

Tout le bagage fut embarqué en dix secondes, Mlle de Richecourt
enveloppée dans une chaude peau de bison et couchée à l'avant de la
pirogue.

Les quatre hommes saisirent les avirons et lancèrent en avant le canot
qui se mit à fendre l'eau calme du lac, avec la rapidité du saumon qui
s'enfuit.

Le jour commençait à poindre et laissait entrevoir les flocons de brume
qui flottait sur le lac et au milieu desquels le canot passait comme un
éclair à travers les nuages.

Les fugitifs coururent ainsi sans relâche pendant toute la matinée.

Ils prirent terre à midi, près de la décharge du lac, entrèrent dans le
bois, un peu à l'écart du sentier que l'on suivait habituellement entre
les deux lacs et firent halte pour se réconforter par un bon repas.

Une heure après, leur bagage et leur canot sur l'épaule ils commençaient
le portage qu'il leur fallait faire pour gagner le lac Champlain.

Jeanne sentant ses forces s'accroître par la joie de la délivrance et
l'espoir d'un salut prochain. Elle suivait bravement ses sauveurs qui
marchaient pourtant en toute hâte. Il est vrai que le chevalier lui
donnait la main et l'aidait à franchir les mauvais pas.

La nuit était descendue sur le bois lorsqu'ils arrivèrent sur les bords
du lac Champlain.

Bien que chacun tombât de fatigue, il fut résolu qu'on gagnerait sans
plus tarder l'Île-aux-Cèdres, sise à six lieues de distance, et où l'on
serait plus en sûreté pour passer la nuit.

La pirogue fut remise à flot et les rameurs se courbèrent de nouveau sur
leurs avirons qui plongèrent avec ensemble dans l'eau noire et profonde.

Pas un d'eux ne rompait le grand silence de la solitude, et Jeanne
chaudement couchée au fond de la pirogue, s'endormit à la cadence
monotone des avirons, et aux joyeux glouglous de l'eau qui glissait avec
rapidité sur le flanc mince et sonore du canot d'écorce.

Elle ne s'éveilla que lorsqu'on eut abordé à l'Île-aux-Cèdres.

Il était minuit.

Le Renard-Noir s'empressa d'aller explorer l'îlot pour s'assurer que
personne autre qu'eux n'y campait cette nuit-là.

L'on mangea de grand appétit et chacun se prépara à dormir de la manière
la plus confortable Vu la crainte qu'ils avaient d'être poursuivis et le
danger qui les empêchait de faire du feu, les fourrure leur étaient de
la plus grande utilité.

Le Huron, infatigable, se chargea de la première veille tandis que ses
compagnons, roulés dans leurs couvertures, s'endormaient sous les
branches protectrices d'un petit bosquet de cèdres. Appuyé sur le canon
de son arquebuse, le Huron prêtait l'oreille au moindre bruit et
promenait ses regards autour de l'île sur les ondes calmes où se
miraient, frileuses, quelques rares étoiles qui, l'une après l'autre,
disparurent en arrière de gros nuages sombres dont le ciel fut bientôt
voilé.

--Demain la neige nouvelle blanchira la forêt, pensa le chef, et
peut-être ne pourrons nous pas aller bien loin sur le lac, si la gelée
devient plus forte.

Deux heures plus tard Joncas se réveilla, secoua ses membre engourdis
par le sommeil et le froid, et remplaça le Renard-Noir.

A ces hommes de fer une couple d'heures de sommeil suffisaient pour
parer à la fatigue de plusieurs journées.

Le Huron prit la place de Joncas et s'endormit à son tour.

Lorsqu'il se réveilla, à l'aurore, une neige épaisse tombait sur le sol.
D'un saut il fut debout, regarda le ciel et le lac et dit à Joncas:

--L'hiver!

--Oui. Nous n'irons pas bien loin sur le lac. A peine pourrons nous
faire encore une journée de marche par eau.

--La glace est prise sur les bords! Partons vite!

Ils éveillèrent leurs compagnons, déjeunèrent à le hâte et descendirent
sur la plage de l'îlot.

Pendant la nuit la glace s'était formée sur une largeur de trente pieds.
On la cassa à coups de pierres et d'aviron afin de frayer un passage à
la fragile pirogue.

La neige tombait épaisse et serrée, formant à la surface du lac une
sorte d'écume qui s'épaississait à vue d'oeil.

Nous n'irons pas loin sans couper le canot, dit Joncas. Si nous rasions
la terre en cas d'avarie?

Le Sauvage fit un signe affirmatif et la pirogue inclina vers la rive
gauche du lac Champlain.

Ils firent à peu près quatre lieues et demie de la sorte. Mais arrivés
dans la Baie de Corlar, un peu au-delà des Îles des Quatre-Vents, le
Renard-Noir et Joncas jugèrent plus prudent de prendre terre.

Il était temps, car l'écorce du canot était presque entièrement coupée
tout le long de la ligne de flottaison.

--Le sort en est jeté! dit en maugréant le Canadien; voici un canot
fini.

--Mon frère et moi pourrions facilement en faire un autre, repartit le
Huron, mais il ne nous servirait pas. Ma soeur et mes frères doivent se
résigner à faire par terre le reste du voyage jusqu'à Montréal.

--Ce ne sera ni court ni commode, par les bois et dans cette saison de
l'année, reprit Joncas.

--A la grâce de Dieu! dit doucement Jeanne. Il nous a trop bien protégés
jusqu'ici pour nous abandonner maintenant. Quant à moi je suis remplie
de courage et vous verrez que je serai vaillante à vous suivre.

Mornac et Jolliet montraient, par leur attitude déterminée, qu'ils
étaient prêts à tout.

--Avant de nous éloigner, remarqua Joncas il faut disparaître ce canot
qui révélerait notre passage par ici.

Les avirons furent attachés sous les bancs, et quelques coups de couteau
donnés dans le fond du canot que l'on poussa du pied, après l'avoir
rempli de pierres assujetties à l'intérieur par des liens d'écorce.

La pirogue, vigoureusement lancée, parcourut une trentaine de pieds vers
le large, s'emplit et s'enfonça dans l'eau profonde.

--Voilà, fit Joncas! A présent nous n'avons plus à jouer des bras, mais
bien plutôt des jambes. Dépêchons-nous de quitter les bords du lac. Il
neige encore et dans une heure nos pistes seront recouvertes. Une fois
en plein bois nous ne serons pas mal. Le Iroquois auront bien le diable
au corps s'ils nous rejoignent!

On rechargea les bagages, et la petite caravane s'engagea dans la forêt
pour commencer ses longes et fatigantes pérégrinations vers Montréal.

Vingt-deux grandes lieues les séparaient de Ville-Marie.

En pleine forêt vierge, sans aucun chemin tracé, dans cette mauvaise
saison de l'année, avec une femme qui ne pouvait marcher aussi vite et
se fatiguait plus tôt que des hommes, c'était un voyage de sept à huit
jours.

Nous ne suivrons pas les fugitifs jour par jour dans leur marche longue,
difficile et monotone. Ils partaient dès l'aurore, marchaient jusqu'à
midi, s'arrêtaient une couple d'heures pour dîner et donner le temps à
Mlle de Richecourt de se reposer, et se remettaient en route pour
jusqu'à la tombée de la nuit. Alors on campait. Le Renard-Noir et
Joncas, avec la dextérité de coureurs de bois, élevaient en quelques
minutes une cabane de branches de sapin qui les mettait tous à l'abri
des intempéries de la saison. On allumait un grand feu tout auprès, l'on
mangeait un morceau de venaison provenant de quelque bon coup fait
durant le jour. Après avoir causé un peu, l'on s'endormait protégé par
la sentinelle qui veillait l'arme au bras, et sous la garde de Dieu.

Le lendemain l'on recommençait.

Un soir, les fugitifs n'étaient plus qu'à deux jours de marche de
Montréal, Jolliet s'étant senti plus fatigué que d'habitude et son tour
de faire la garde devant arriver sur le minuit, il s'endormit d'assez
bonne heure, comme ses compagnons causaient encore autour du feu.

Il dormait depuis une couple d'heures lorsqu'il fut réveillé par un
murmure de voix qui bourdonnait près de lui.

Le Canadien et le Huron dormaient profondément.

Seuls Mornac et Mlle de Richecourt causaient à demi-voix, Jeanne assise
et enroulée dans la peau de buffle qui lui servait de lit et de
couverture, et le chevalier debout en face d'elle, appuyé sur son
arquebuse, le buste éclairé par la flamme brillante du feu et ressortant
sur le fond du bois sombre.

Malgré lui Jolliet prêta l'oreille.

--Comment! vous refuseriez ma main! disait Mlle de Richecourt d'un ton
de surprise douloureuse.

--O Jeanne! répondit Mornac, comment pouvez-vous croire une pareille
chose! Non ma chère et bien-aimée Jeanne, je ne refuse pas votre main.
Certes! bien au contraire! Mais vous savez combien je suis fier; sans
cela je ne serais pas votre cousin. Or je ne veux pas que l'on puisse
dire que le chevalier de Mornac, pauvre et sans ressource, a épousé sa
riche cousine afin de vivre des revenus de sa femme. Écoutez, Jeanne. Je
veux seulement remettre notre mariage à l'été, voici pourquoi. Il nous
va falloir passer tout l'hiver à Montréal vu que les communications sont
maintenant interrompues entre Ville-Marie et Québec. Nous ne pourrons
retourner à la capitale que dans le mois de mai prochain. Ce n'est qu'à
Québec seulement que je puis avoir la chance d'acquérir quelque emploi
digne de nous deux. Or, dès que j'aurai obtenu une position sortable, je
vous demanderai, à genoux de vouloir bien faire à jamais mon bonheur.

--Mais, Robert, les chances de vie sont si précaires en ce pays. Nous
pourrions bien être repris et tués avant d'arriver à Québec.

--Si je meurs avant l'été, ma chère Jeanne, reprit Mornac en souriant,
mais d'un air décidé, j'aurai du moins la consolation de ne pas vous
laisser veuve; quoique, par ma foi! vous feriez bien la plus gentille et
intéressante veuve de toute la Nouvelle-France.

Jeanne vit qu'il était décidé. Elle soupira et ne répliqua point.

Jolliet crut que son coeur allait se briser et un douloureux sanglot se
fit jour entre ses lèvres.

Mornac pensa qu'il faisait quelque rêve fatiguant et que c'était un
service à rendre à son ami que de l'éveiller.

--Hé! Monsieur Jolliet! lui dit-il en le secouant, vous êtes en train,
je crois, d'avoir le cauchemar!

L'autre feignit de s'éveiller.

--Est-ce mon tour de garde? demanda-t-il au chevalier, tout en
détournant son visage baigné de larmes.

--En effet! répondit Mornac, je l'oubliais!

--Il est donc bien heureux, lui, pensa Jolliet, pensa Jolliet, puisqu'il
peut oublier!

Et puis à voix haute:

--C'est bien, je me lève.

Mornac se coucha et s'endormit bientôt le coeur rempli des plus douces
espérances, tandis que, à deux pas, Jolliet, pour la même cause qui
rendant le chevalier si joyeux, avait, lui, du désespoir tant que son
âme en pouvait contenir.

Vers la tombée du second jour, on arriva en face de Ville-Marie. Comme
la rive sud du fleuve n'était pas habitée en cet endroit, il fallut
encore, cette nuit-là coucher en plein air.

Joncas eut soin de camper bien en vie de la ville, d'allumer un fort
grand feu et de faire ses signaux une partie de la nuit, ne doutant pas
qu'on ne les vit de l'île et qu'on ne vînt à leur secours aussitôt que le
jour aurait paru.

En effet le lendemain matin le gouverneur, M. de Maisonneuve leur envoya
deux canots de bois qui se frayèrent un passage à travers les glaces et
amenèrent les fugitifs sains et saufs à Ville-Marie.

Leur arrivée causa grande joie dans la petite ville, car l'enlèvement,
par les Sauvages, de Mlle Richecourt et du chevalier de Mornac avait
fait sensation dans toute la colonie.

Jeanne alla demander asile à Mlle Mance qui l'accueillit avec la plus
grande bonté.

M. de Maisonneuve reçut Mornac, Jolliet, Joncas et le chef huron avec
courtoisie, et accepta l'offre de leurs services pour l'hiver. Il était
facile de trouver à s'occuper dans une ville naissante, et les amis
n'eurent pas le temps de s'ennuyer jusqu'au retour du printemps.

Durant toute la saison des neiges, comme Jolliet avait soin de
dissimuler le chagrin qui le dévorait, il n'y eut que le Renard-Noir qui
parut soucieux.

Dans un moment d'abandon il dit un jour à Joncas:

--Nous avons laissé derrière nous, dans Agnié, quelqu'un qui est de trop
parmi les vivants. Il faut qu'il meure, par cette main, et avant
longtemps. Car le chef se fait vieux et son bras commence à faiblir!




                             CHAPITRE XXII

                            A LA RESCOUSSE


Dans l'après-midi du trentième jour de juin de l'année suivante (1665)
les soixante-dix maisons de Québec étaient complètement vides de leurs
habitants qui, en revanche, affluaient dans les rues de petite ville et
remplissait les airs de leurs cris de Joie.

Quelle était donc la cause de cette allégresse et quelle grande fête
célébrait-on ce jours là?

Ce qui causait les transports des habitants de la capitale n'était rien
moins que l'arrivée de Mgr. Le Vice-Roi de la Nouvelle-France, M. le
marquis de Tracy, et d'une partie du régiment de Carignan.

La solennité que l'on célébrait ce jour-là était la fête de la
délivrance de la colonie à la rescousse de laquelle le roi de France
envoyait enfin les plus abondants secours.

Dix jours auparavant, le 19 de juin, le vaisseau de le Gagneur était
arrivé avec les quatre premières compagnies du régiment de Carignan,
qui, dans cette belle après-midi du trente juin, faisait la haie aux
abords de la grande église et dans la côte de Lamontagne, avec quatre
autres compagnies débarquées le matin même du vaisseau qui avait amené
M. le marquis de Tracy.

Tout à coup l'on entendit, venant de la basse-ville, le son martial des
tambours qui battaient aux champs, et les cris aigus du fifre qui
montaient en trilles joyeuses par-dessus le fort des Hurons.

Mgr. le Vice-Roi venait de mettre pied à terre.

A ce signal impatiemment attendu, M. le bedeau de la cathédrale se
pendit à la corde de la grosse cloche, tandis que, mêlant leurs voix
plus grêles et plus précipitées à celles de leur doyennes, les cloches
du Séminaire, du collège des Jésuites, des Ursulines et de l'Hôtel-Dieu
entonnaient aussi l'hymne de la réjouissance.

En face de la grande église, dans un petit groupe à part, se tenaient
plusieurs de nos connaissances que le lecteur sera sans doute fort aise
de trouver saines et sauves à Québec.

D'abord, au premier rang étaient Mme Guillot et son fils, Louis Jolliet
ainsi que Mlle de Richecourt, appuyée sur le bras de son cousin, le
chevalier de Mornac; derrière eux se tenaient Joncas avec son ami le
Renard-Noir et maître Jacques Boisdon, le propriétaire de l'auberge du
Baril-d'Or. Il hébergeait en ce moment Mornac avec Joncas et le Huron
arrivés de Montréal depuis une quinzaine de jours.

--J'aimerais mieux, disait Mornac à sa cousine, la voix mâle du canon
que le caquetage de ces cloches!

--Pourquoi ne tire-t-on pas l'artillerie? demanda Jeanne.

--Il paraît que Monseigneur le Vice-Roi, par un excès de modestie, assez
rare par ma foi chez les militaires, a su qu'on se préparait à lui faire
une réception magnifique et a refusé tous ces honneurs. Mais voici le
cortège qui s'approche.

On entendit le bruit des acclamations qui montaient et gagnaient de plus
en plus la rue de l'église, à mesure que Monseigneur et sa suite
avançaient.

Tout à coup, tournant l'angle de la demeure de l'évêque, apparurent
vingt-quatre gardes à cheval.

Pour honorer son représentant, Louis XIV avait voulu que les gardes de
M. de Tracy portassent les couleurs royales.

Aussi était-ce merveille que de voir l'or et l'argent ruisseler sur
leurs riches uniformes de velours et de satin.

Quant aux chevaux, splendidement caparaçonnés, joyeux de se sentir enfin
libres sur la terre ferme après une longue traversée, ils s'en venaient
piaffant avec ardeur et grâce, en rongeant impatiemment le mors dont ils
tachetaient, sans souci, l'or et l'argent massifs.

Après les fiers vingt-quatre gardes, venaient quatre pages non moins
richement vêtus que les premiers.

Enfin, suivi de ses laquais, apparut le Vice-Roi lui-même. C'était un
beau vieillard à l'air martial et imposant. Le poing droit appuyé sur la
hanche, à la royale, le panache blanc de son large chapeau tout galonné
d'or effleurant son épaule, il contenait de sa main gauche son nerveux
coursier et s'avançait en saluant les colons qui l'acclamaient à l'envi.

A côté de lui se tenait M. Le chevalier de Chaumont, son ami et protégé,
qui fut plus tard ambassadeur de France à Siam.

Le resplendissant soleil de juin, qui tombait en plein sur toutes les
splendeurs du cortège et sur le brillant acier des armes des soldats de
Carignan, faisait jaillir mille gerbes de lumière qui scintillaient
comme un foyer de flamme dans tout le parcours de la rue de l'église.

--Sapreminette! s'écria la voix grasse de Jacques Boisdon, sapreminette,
que c'est beau!

En ce moment, M. le bedeau qui venait de passer la corde de la cloche à
un aide, lequel sonnait à son tour à force de reins et de bras, laissa
voir sa figure béate entre les deux battants de la porte de l'église. Il
l'ouvrit toute grande et l'on pût apercevoir Monseigneur de Laval vêtu
pontificalement et accompagné de son clergé. Arrivés près du seuil, tous
s'arrêtèrent et attendirent gravement l'arrivée du Vice-Roi.

Celui-ci, aidé de M. de Chaumont qui s'était empressé de descendre de
cheval, mit pied à terre en face du portail. Il mit bas son chapeau de
feutre dont la longue plume traînait par terre et entra, tête nue dans
l'église.

L'évêque le salua avec grande dignité lui présenta de l'eau bénite et le
mena proche du choeur à la place qu'on avait préparée sur un prie-Dieu.

Mais, disent les relations du temps, M. de Tracy, quoique malade et
affaibli de fièvre, se mit à genoux sur le pavé sans vouloir même se
servir du carreau qui lui était offert.

Les grandes voix de l'orgue éclatèrent alors et se mirent à se rouler
amoureusement sous les arceaux de la voûte en mêlant leur harmonie au
chant solennel du _Te Deum._

Lorsqu'il fallut sortir de l'église, Monsieur l'évêque vint reprendre
Monseigneur de Tracy et le reconduisit, au milieu de la foule qui avait
encombré l'église à la suite du cortège, jusqu'à la porte, dans le même
ordre et avec les mêmes honneurs qui l'avaient reçu en entrant.[50]

[Note 50: Voir le _Journal_ et les _Relations_ des Jésuites, l'Histoire
de l'Hôtel-Dieu de Québec, etc.]

Toujours au son des cloches et au bruit des vivats de la population, le
Vice-Roi remonta à cheval et se dirigea vers le château Saint-Louis.

M. de Mésy, le gouverneur, n'était plus là pour l'y recevoir, étant mort
quelques semaines auparavant, le septième jour de mai.

Son humilité et sa charité pour les pauvres lui avaient fait demander
d'être enterré avec eux dans le cimetière de l'Hôtel-Dieu. On avait fait
élever sur sa fosse une grande croix qu'on y voyait encore au temps où
la Mère Juchereau de St. Ignace écrivait son _Histoire de l'Hôtel-Dieu
de Québec,_ c'est-à-dire vers 1716.

Du moins le vieux capitaine n'avait pas eu à subir l'affront de
l'enquête que M. de Courcelles, le nouveau gouverneur qui n'était pas
encore arrivé, était chargé de faire contre lui au sujet de ses
différents avec le Conseil-Supérieur.

A peine rendu au château du Fort, M. de Tracy dut recevoir la députation
des notables de la ville, ainsi que celles des Hurons et des Algonquins
qui se montrèrent des plus empressé à lui faire leur cour.

Ces derniers accompagnèrent leurs compliments de présents à leur
manière. M. de Tracy prit beaucoup de plaisir à leurs discours. Il leur
répondit fort obligeamment par un interprète et leur promit de les
secourir et de les protéger contre les Iroquois de tout son pouvoir, dès
que les troupes attendues de France seraient toutes arrivées. Mais comme
le reste du régiment pouvait tarder à venir, il promit aux Sauvages, nos
alliés, de leur donner, sous peu de jours, un certain nombre d'hommes
pris dans les huit compagnies déjà rendues à Québec, afin de commencer
tout de suite à construire la série de forts que l'on voulait élever sur
les bords de la rivière Richelieu, pour contenir les Iroquois dans leur
pays.

Quelques jours après, Mornac qui brûlait du désir de présenter ses
hommages au Vice-Roi, mais qui avait prudemment attendu que le marquis
fût remis de ses fatigues et, en conséquence mieux disposé à l'entendre,
le chevalier du Portail de Mornac se faisait annoncer chez Monseigneur
de Tracy.

Il avait eu soin de se munir de tous ses papiers de famille, qui étaient
restés dans sa valise, à l'hôtellerie du Baril-d'Or, et témoignaient de
sa bonne vieille noblesse.

C'était tout ce qui lui restait en héritage de ses aïeux, mais certes!
c'était beaucoup pour lui.

M. de Tracy reçut le chevalier gracieusement et voulut ouïr sur le champ
les aventures de Mornac, dont on lui avait déjà parlé.

Comme bien on le pense, le Gascon ne se fit pas prier et déploya dans
son récit une verve et un entrain qui lui gagnèrent aussitôt la
sympathie du Vice-Roi.

--Je crois que je vais pouvoir vous être utile, lui dit M. de Tracy,
lorsque le chevalier prit congé de lui.

A quelques jours de là, Mornac, que le marquis avait fait mander par le
capitaine des gardes, ne faisait qu'un bond du château Saint-Louis à la
demeure de Mme Guillot.

Quand on l'eut introduit auprès de Mlle de Richecourt, il s'écria
joyeusement:

--Victoire, belle cousine, victoire! Monseigneur vient de me nommer
lieutenant à la place d'un officier de Carignan, mort durant la
traversée!

--Oh! quel bonheur pour nous deux, Robert! repartit Mlle de Richecourt
dont la figure prit aussitôt le plus grand air de félicité.

--Hélas! ma bonne Jeanne, un regret vient pourtant se glisser entre nous
et cet heureux évènement. C'est que j'ai reçu l'ordre de partir demain
matin avec ma compagnie pour aller commencer la construction des forts
sur le Richelieu.

--Ah!... et notre mariage...!

--Retardé, ma pauvre amie, forcément retardé!

--Encore!... Mon Dieu! Robert, que tous ces délais me semblent de
mauvais augure! N'allez-vous pas courir maints dangers dans cette
expédition? Et s'il allait vous arriver malheur. Ah! j'en mourrais!

--Voyons! ma chère Jeanne, lui dit Mornac en pressant une main qu'on ne
lui refusait plus maintenant, voyons mon amie, soyez raisonnable! Quels
dangers puis-je coureur de la part des Iroquois, au milieu de ma
compagnie de braves soldats qui ont guerroyé contre les Turcs et ont eu
maille à partir avec des hommes autrement redoutables que ces moricauds
de Sauvages. Loin de craindre, je me sens heureux d'aller me promener en
triomphateur dans ces mêmes régions qui m'ont vu, l'an dernier, passer
ignominieusement enchaîné comme un vil captif. Le blason des Mornac a
reçu alors une tache qui ne peut être lavée que dans le sang iroquois.
Soyez tranquille, ma bonne Jeanne. Vous me reverrez en deux ou trois
mois, et alors...

Un long baiser chaudement appliqué dans la petite main de Mademoiselle
de Richecourt, compléta la phrase interrompue.

Jeanne secoua la tête et dit tristement:

--J'ai été si peu favorisée jusqu'aujourd'hui par le sort, qu'il me
semble que la mauvaise fortune tient pour toujours son oeil jaloux sur
moi, et que je ne dois m'attendre qu'à des mécomptes et des malheurs!

Le lendemain, 23 juillet, toute la ville était encore en l'air. Drapeaux
et musique en tête, quatre compagnies du régiment de Carignan, suivies
d'une autre composée de volontaires que commandait le sieur de
Repentigny, descendaient du château du Fort à la basse ville et
défilaient, de la façon la plus martiale, au milieu de la population
pressée sur leur passage.

Un parti considérable de Hurons et d'Algonquins les accompagnait,
arrivés à l'Anse-des-Mères tous s'arrêtèrent et l'embarquement commença.

Plus d'un baiser, des centaines de chaleureuses poignées de main, furent
échangés entre ceux qui restaient et ceux qui allaient partir.

Vers les dix heures du matin, les troupes et les volontaires étaient
embarqués sur de grands bateaux qui, sur le champ, mirent à la voile
suivi d'une flottille de canots d'écorce montés par les Sauvages alliés.

Les voiles se gonflèrent sous la pesanteur du vent, les avirons
plongèrent ensemble de chaque côté des pirogues et la flottille
s'ébranla.

Sur le dernier bateau, debout près du grand mat, son large chapeau de
feutre incliné sur l'oreille gauche, la plume au vent, le poing sur la
hanche, un mouchoir noué à la garde de son épée qu'il élevait en l'air
en le livrant à la brise, se tenait le chevalier de Mornac.

Joncas et le Renard-Noir étaient assis à ses pieds sur un banc du
bateau.

A terre, debout sur un cran de roche, Mlle de Richecourt apparaissait
isolée de la foule qui couvrait le rivage. Comme elle élevait le bras
pour agiter son écharpe en signe d'adieu, son buste superbe hardiment
cambrées détachait vivement du fond bleuâtre de l'eau.

A l'apercevoir ainsi belle et attristée par le départ de son fiancé, les
galants gentilshommes tout remplis de souvenirs mythologiques alors en
vogue, la comparaient à Calypso, la splendide déesse, disant du haut des
rochers de son île un éternel adieu à son amant Ulysse lorsque la haute
mer va l'emporter loin d'elle.

L'une après l'autre les embarcations poussées par le vent et la marée
favorable, disparurent derrière le promontoire élevé du
Cap-aux-Diamants.

Le mouchoir de Mornac et l'écharpe de Mlle de Richecourt échangèrent un
dernier signe d'intelligence... et les amants se trouvèrent seuls chacun
de son côté; lui s'acheminant vers le sombre inconnu, elle se penchant
sur soi-même pour se consumer en une longue et peut-être éternelle
attente.

La flottille avait déjà disparu depuis longtemps temps, que Jeanne
restait encore immobile et les yeux fixés sur le haut du fleuve.

La voix de Louis Jolliet la tira de ses tristes réflexions.

--Désirez-vous monter maintenant à la haute ville? lui demandait le
jeune homme.

Jolliet lui offrit le bras qu'elle accepta comme celui d'un frère, et
ils reprirent silencieusement le chemin de la haute ville.

Au milieu de la monté, Jolliet, qui ne paraissait pas moins attristé que
Mademoiselle de Richecourt, lui dit avec quelque hésitation:

--J'ai, Mademoiselle, un service à vous demander.

--Mais qu'est-ce donc? parlez? lui dit la jeune fille en sortant de sa
rêverie.

--Je vous prie de vouloir bien préparer ma mère à la nouvelle de mon
entrée en religion. Dans quelque jours je serai chez les Jésuites.

--Vous!

--Oui, moi, répondit Jolliet avec tant de sanglots dans la voix que
Jeanne comprit qu'il y avait quelque chose d'étrange dans cette brusque
détermination.

Elle regarda le jeune homme et vit que ses yeux étaient pleins de
larmes.

--Le monde est trop rempli de déceptions! murmura Jolliet

--Au fait, pour moi je n'ai guère à m'en louer! repartit Mademoiselle de
Richecourt. Mais vous, que parlez-vous de déceptions?

Le jeune homme se garda bien de répondre, et ils disparurent derrière
l'angle de la palissade du fort des Hurons: elle pensant à Mornac et
déplorant les cruelle péripéties qui ne cessaient de traverser sa vie;
lui pleurant sur son pauvre méconnu et sur sa chère jeunesse qu'il
allait volontairement enfouir au cloître, loin du monde qui pourtant,
naguère encore lui paraissait si beau.




                             CHAPITRE XXIII

                            LE DERNIER COMBAT


Les troupes que nous avons vues partir de Québec pour remonter le
fleuve, arrivèrent aux Trois-Rivières juste à temps pour délivrer cette
place de la crainte des Iroquois qui étaient venus y faire leurs courses
accoutumées et avaient déjà tué quelques habitants.

Le vent contraire empêcha, pendant quelques jours, les troupes alliées
de remonter le lac St. Pierre. Enfin le vent favorable ayant repris,
l'expédition se remit en marche et débarqua, dans les premiers jours
d'août, à l'embouchure de la rivière Richelieu. M. de Sorel, le
commandant, avait pour mission de rebâtir le fort élevé à cet endroit
par M. de Montmagny vingt-cinq années auparavant.

L'on se mit à l'ouvrage sans perdre de temps afin de terminer les
travaux au commencement de l'automne.

La construction du fort alla merveilleusement, M. de Sorel sachant
mettre au besoin la main à la cognée pour donner l'exemple à ses hommes.

Pendant ce temps plusieurs autres compagnies du régiment de
Carignan--elles venaient d'arriver de France avec le gouverneur M. de
Courcelles et M. l'Intendant Talon--s'arrêtèrent en passant à
l'embouchure du Richelieu, pour y saluer les amis, et, après une journée
de repos remontèrent la rivière des Iroquois. M. de Chambly et le
colonel de la Salières s'en allaient élever deux autres forts, l'un au
pied des rapides de Chambly et l'autre trois lieues plus haut.

On était au milieu de septembre et la construction du fort de Richelieu
ou de Sorel était très-avancée. L'on n'avait pas été une seule fois
inquiété par les Iroquois qu'on avait raison de croire retranchés chez
eux dans la crainte que les Français n'allassent les y attaquer.

Un soir que les travaux du jour étaient terminés et que chacun était
retiré au dedans des retranchements en bois dont la charpente extérieure
était achevée, M. de Sorel causait avec le chevalier de Mornac et
quelques officiers près d'un grand feu qui flambait au milieu du fort.

La nuit était sereine et le silence, au loin, n'était troublé que par le
majestueux bruissement des larges eaux du fleuve et les cris nasillard
des canards et des outardes sauvages dont les bandes nombreuses,
arrivées depuis quelques jours des régions du golfe, se pour suivaient
par les airs après avoir pris leurs ébats journaliers dans le dédale des
îles du Richelieu.

Agitée par la brise du soir la flamme du brasier secouait son panache
éclatant par-dessus l'enceinte du fort, jetait de fauves lueurs sur les
bois avoisinants et projetaient, par une éclaircie d'arbre, une longue
traînée de lumière qui se répandait sur l'embouchure de Richelieu et
s'en allait mourir au loin dans les eaux sombres.

--Eh bien! Messieurs, disait M. de Sorel aux officiers, nous avons lieu
d'être satisfaits, car j'espère que le fort sera terminé à la fin du
mois.

--Vous n'êtes pas le moins à louer de la prompte terminaison des
travaux, dit Mornac.

--Ce dont il faut se réjouir le plus, reprit M. de Sorel, c'est de
n'avoir pas été dérangés par les Iroquois.

--C'est en effet fort heureux que nous n'ayons pas eu ces moricauds dans
les jambes; leur présence aurait beaucoup entravé les travaux.
Cependant, pour ma part, je regrette qu'il ne s'en soit pas montrée
quelque bande. J'ai certain différend à régler avec ces bandits pour la
manière discourtoise dont ils m'ont traité l'an dernier.

--Veuillez bien croire, mon cher chevalier que je ne serais guère fâché,
au fond, de faire moi-même connaissance avec des guerriers qui sont la
terreur de ce pays. Il me semble que des soldats de Carignan feraient
voir beau jeu à des Sauvages! Pourtant je ne puis que me féliciter
d'avoir terminé nos travaux sans avoir perdu un seul de mes hommes.

En ce moment on entendit le qui-vive de la sentinelle qui veillait à la
porte du fort.

--France et Sorel! répondit de dehors une voix dont l'accent normand
n'était pas inconnu à Mornac.

Quelques instants après l'officier de service s'approcha du groupe dont
faisait partie M. de Sorel, et dit au commandant que Joncas, le coureur
des bois, désirait lui parler.

--Qu'il vienne, dit M. de Sorel.

Suivi du Renard-Noir le Canadien s'approcha.

--Qu'y a-t-il? demanda le capitaine.

--Il y a mon commandant, que le chef huron et moi en faisant dans les
environs, notre battue de chaque soir, nous avons remarqué plusieurs
pistes d'Iroquois.

Un léger mouvement de surprise parcourut le groupe.

--Sont-elles nombreuses?

--L'obscurité est trop forte pour en bien déterminer le nombre. Nous
n'avons pas osé faire de lumière de crainte d'être surpris par les
ennemis. Pourtant nous sommes sûrs qu'ils sont au moins une trentaine.

--Crois-tu qu'ils soient en ce moment près de nous?

--Leurs pistes sont toutes fraîches. Ils ont du s'approcher, à une
portée de pistolet, il n'y a pas une demi-heure. Mais apparemment qu'ils
sont rentrés dans le bois; car nous avons fait le tour du fort sans
rencontrer personne.

--C'est bon! Officier de service?

--Commandant...

--Donnez d'ordre qu'on double les gardes à la porte et qu'on place une
sentinelle à chacun des quatre bastions du fort. Faites ensuite charger
les mousquets et les mettre en faisceaux, les mèches allumées. Que les
hommes se couchent tout habillé pour être prêts en cas d'alerte!

Trois heures après, à part les sentinelles qui veillaient, l'arme au
bras, à la porte et aux quatre coins du fort, chacun dormait
profondément.

Le silence régnait sur les bois et le fleuve. De temps à autre l'on
entendait pourtant le souffle discret du vent dans les feuilles, murmure
léger comme un soupir de femme endormie.

Le feu allumé au centre du fort avait beaucoup diminué d'intensité. La
flamme allait s'abaissant toujours, et, de plus en plus dépourvue de
vigueur à mesure qu'elle manquait d'aliments, elle s'affaissait par
degré. Peu à peu elle tomba au-dessous du niveau des courtines du fort
et ses lueurs cessèrent d'éclairer les arbres d'alentour et d'aller
scintiller au loin sur les eaux.

De haut panache qu'elles étaient d'abord les flammes ne furent bientôt
plus que des aigrettes rouges que la brise faisait trembloter, jusqu'à
ce qu'enfin, sur ces tisons à moitié carbonisés, l'on n'aperçût plus que
de petites langues de feu qui léchaient doucement le bois, et
disparaissaient pour se montrer encore l'instant d'après, comme ces
feux-follets capricieux que l'on voit se jouer le soir au-dessus des
marécages.

Les gardes postées à la porte, et les sentinelles de trois des bastions,
allaient et venaient sur le parapet pour ne pas se laisser saisir par la
fraîcheur du soir.

Seule dans le terre-plein du bastion de l'ouest, la sentinelle s'était
arrêtée. Les deux mains sur la gueule de son arquebuse, les reins
appuyés contre le rempart, dans l'angle flanqué, c'est à dire dans la
partie la plus saillante du bastion, le soldat rêvait en laissant errer
ses regards sur la forêt assombrie.

A quoi songeait-il? A la patrie sans doute; à sa mère, à sa fiancée
peut-être, qui, dans ce moment égrenaient probablement là-bas, à son
intention, leur chapelet au coin du feu de leur chaumière.

Comme son regard plongeait dans l'obscur fouillis d'arbres, à cinquante
pieds du fort, il lui sembla tout à coup voir une ondulation du sol, sur
une étendue assez considérable de terrain. Ce mouvement uniforme et peu
prononcé ressemblait à celui de la poitrine d'une personne qui dort.

Le soldat se frotta les yeux pour mieux voir. Mais l'obscurité était si
épaisse qu'il ne put rien distinguer autre chose.

Même il lui sembla que ce mouvement ne se produisait plus.

Tandis qu'il se demandait s'il n'était pas le jouet de quelque illusion
d'optique, il était toujours appuyé sur le rempart, et tournait le dos à
l'angle de l'épaule du bastion ainsi qu'à la courtine du fort.

Pourtant si le soldat eût fait quelques pas dans le terre-plein vers la
gorge du bastion, et qu'il se fût tant soit peu penché sur le rempart, à
gauche, il eût vu, à l'extérieur du fort, un homme qui, s'accrochant
dans les interstices des pièces de la charpente qu'on n'avait pas encore
eu le temps de revêtir de planches unies, montait, montait doucement
dans l'angle formé par la courtine et le flanc du bastion.

Sa tête apparut par-dessus le rempart. Ses dents serrées mordaient la
lame d'un long couteau à scalper.

A mesure que ses pieds s'élevaient, l'homme courbait son visage et sa
poitrine sur la partie supérieure du rempart qu'il enjamba doucement et
sans être vu.

Il se laissa glisser sans bruit jusqu'au parapet, et, silencieux comme
une ombre, rampa vers la sentinelle.

Le soldat qui croyait voir maintenant l'ondulation du sol recommencer et
s'accentuer davantage en se rapprochant, pensa qu'il valait mieux donner
l'alarme. Il soufflait sur sa mèche allumée afin d'en raviver la flamme,
quand cinq doigts de fer tenaillèrent sa gorge. Puis il ressentit un
coup violent à la poitrine et le froid horrible d'une lame d'acier qui
lui perçait le coeur.

La mère et la fiancée qui veillaient là-bas, au coin du feu, dans une
chaumière de France, durent sentir à l'âme, en cet instant, une
poignante douleur.

Sans pousser un seul cri, le malheureux tomba mort.

L'assassin lui ôta son mousquet et s'appuya, comme l'était auparavant la
sentinelle, dans l'angle le plus avancé du bastion.

Il se pencha quelque peu par-dessus le rempart et imita deux fois avec
sa langue les stridulations de la sauterelle.

Vingt, trente, quarante hommes lui apparurent au pied du bastion que les
premiers arrivés se mirent à escalader sans le moindre bruit.

Une dizaine de têtes surmontées de la houppe particulière aux Sauvages,
se montraient déjà à l'affleurement du rempart, lorsque l'un de ceux qui
montaient ainsi, en mettant la main dans un des interstices des poutres
de l'escarpe, fit choir une tarière qu'un ouvrier y avait oubliée.
L'instrument tomba la pointe la première en plein sur la tête de l'un
des assiégeants qui attendaient en bas.

Celui-là jeta un cri et s'affaissa sur le sol.

La sentinelle qui montait la garde sur le bastion d'en face entendit ce
bruit, épaula son arme et tira.

Avec la détonation un hurlement épouvantable ébranla la forêt.

C'était le cri de guerre de Griffe-d'Ours.

Mornac, l'un des premiers à s'éveiller, reconnut ce redoutable signal de
combat du chef agnier.

--Aux armes! aux armes! criait-on de toutes parts.

Les dix Iroquois qui avaient déjà escaladé le fort s'étaient rués en
avant le tomohâk au poing.

M. de Sorel et les officiers couchaient sous un appentis élevé au milieu
d fort et tout près du feu. Comme ils s'élançaient tous au dehors, les
Sauvages tombèrent, la hache levée, sur eux.

Le petit groupe d'officiers rompit de trois pas pour éviter la première
attaque.

--A moi, Carignan! cria M. de Sorel d'une voix de tonnerre.

Et sans attendre davantage, il chargea, avec les quelques officiers de
la compagnie, les assaillants qui, surpris de cette brusque résistance
reculèrent de quelques pas à leur tour.

Les coups portaient mal au milieu des ténèbres.

--Nous allons nous massacrer les uns les autres, si ce feu n'est pas
rallumé! s'écria M. de Sorel entre deux estocades portées à un Sauvage
qui le serrait de trop près.

--Je m'en charge, dit Mornac. Il prit son élan pour bondir auprès du
feu.

Attendez-nous, monsieur! cria en arrière la grosse voix de Joncas, et
laissez-moi faire!

Le Canadien et son fidèle ami, le Renard-Noir, vinrent se placer de
chaque côté du chevalier.

Tous trois, tête baissée, s'élancèrent au milieu des assaillants qui
s'interposaient entre et le feu.

Leur élan fut irrésistible et il firent leur trouée.

Pendant que Mornac et le Renard-Noir faisaient face aux ennemis, Joncas
remua du pied les tisons encore ardents qui restaient, saisit un sapin
sec qui se trouvait sur un amas de bois à brûler et le jeta sur le
brasier.

Les Iroquois comprirent que le feu qui allait éclairer le combat leur
serait désavantageux, et tombèrent ensemble sur les trois braves.

Le sapin s'embrasa tout d'un coup en jetant une éclatante lumière.

Griffe-d'Ours reconnut Mornac, poussa un cri de rage et brandit son
tomohâk.

Le Gascon fit un saut de côté en portant une estocade en prime au chef
iroquois. Mais celui-ci, d'un coup de revers de sa hache, cassa l'épée à
quelques pouces de la garde.

Mornac désarmé s'élança sur le Sauvage et lui arracha son tomohâk. Alors
tous les deux se saisirent à bras le corps et roulèrent sur le sol.

En ce moment les soldats et les Sauvages alliés, Hurons et Algonquins,
arrivaient à la rescousse du commandant et se jetaient sur les
assaillants, passant tous par-dessus Mornac et Griffe-d'Ours qui se
déchiraient par terre avec leurs ongles et leurs dents.

Le Renard-Noir et Joncas voulurent secourir le chevalier, mais le flot
des soldats les rejeta en avant, au milieu de l'ardente mêlée.

Les Iroquois qui avaient maintenant tous escaladé le fort, se trouvaient
une quarantaine à l'intérieur des retranchements.

M. de Sorel, à la tête des siens, charge avec furie.

Pendant quelques minutes le combat est terrible.

Les coups de crosses répondent aux coups de tomohâk, fendent les crânes,
fracassent les membres. Le sang pleut partout. Animés par son odeur âcre
les hommes deviennent féroces et hurlent comme des bêtes fauves qui
s'entre-dévorent.

Le Iroquois inférieurs en nombre, et qui avaient pensé prendre les
Français par surprise--cela serait arrivé sans la chute de la
tarière,--n'ont ni l'habitude ni la force de lutter longtemps en ligne
rangée contre des soldats bien disciplinés.

Aussi leur faut-il bientôt battre en retraite et laisser, contre leur
coutume, leurs blessés et leurs morts au pouvoir de l'ennemi.

Ils sautent par-dessus le rempart et disparaissent au milieu du bois.

Griffe-d'Ours et Mornac en roulant alternativement l'un sur l'autre,
n'avaient pu se saisir de leurs dagues et continuaient à
s'entre-déchirer par terre à belle dents. Griffe-d'Ours vit la défaite
et la fuite des siens. IL fit un suprême effort, renversa sous lui le
chevalier, lui saisit les deux poignets d'une main, et de l'autre lui
prit les cheveux à poignée et se mit à traîner Mornac réduit à
l'impuissance, en gagnant le rempart dans un endroit désert et opposé
à celui où tous les combattants s'étaient postés.

Le Sauvage monta sur le parapet en soulevant Mornac pour l'entraîner en
bas avec lui.

Il enjambait déjà le rempart, lorsque le chevalier enroula ses jambes
autour d'une pièce de bois qui gisait sur le parapet.

--Sandious! grommela le Gascon, tu m'arracheras plutôt les bras duc
corps, mais du moins mes jambes resteront ici!

Griffe d'Ours tira de toutes ses forces. Mornac sentit les angles de la
poutre lui entrer dans les chairs, mais ne bougea point.

--Tu mourras ici, si tu le préfères, vociféra l'Iroquois, mais tu
mourras!

Il tira son couteau, se pencha sur Mornac et leva son arme. Mais il
n'eut pas le temps de frapper; il se sentit saisir par derrière.

Griffe-d'Ours lâcha Mornac et voulut sauter dans le fossé. Mais une main
de fer le retenait à la gorge.

Il brandit son couteau et frappa, en se retournant, son adversaire à la
poitrine. Celui-ci chancela, mais tint bon.

C'était le Renard-Noir.

Griffe-d'Ours allait lui porter un second coup, lorsque Mornac, Joncas
et trois Hurons se jetèrent sur le chef agnier qu'ils renversèrent sur
le parapet.

Pendant qu'ils s'efforçaient de le lier, Griffe-d'Ours accablait ses
ennemis d'injures, et les mordaient comme un dogue enragé.

Enfin on se rendit maître de lui et on le garrotta.

--Êtes-vous blessé? demanda Joncas à Mornac.

--Non, seulement quelques morsures de ce chien et bon nombre
d'égratignures dont il ne paraîtra rien dans trois jours.

--Et vous, chef? dit le Canadien au Renard-Noir.

Celui-ci était appuyé sur la courtine. Il pressait de sa main gauche le
côté droit de sa poitrine d'où l'on vit le sang couler.

--Le couteau de l'Iroquois... répondit-il d'une voix émue.

--Vite, le chirurgien! s'écria Mornac qui partit en courant.

Les nôtres restaient maîtres du terrain.

--Qu'on fasse une décharge générale! commanda M. de Sorel.

Les soldats montèrent sur le parapet, épaulèrent leurs armes et firent
feu de toutes parts.

Cent éclairs entourèrent le sommet du fort comme une ceinture de feu.

Les balles sifflèrent à travers les feuilles et parmi les branches des
arbres, et l'on entendit les cris d'épouvante des fuyards qui
s'enfonçaient au loin dans la forêt.

On ranima le feu pour se reconnaître et compter les pertes.

Outre la sentinelle que l'on trouva poignardée dans le bastion de
l'ouest, deux soldats avaient été tués. Dix autres étaient blessés, mais
légèrement.

Quinze Iroquois étaient restés hors de combat au dedans du fort.

Le reste de la nuit fut employé à panser les blessés et à se remettre
des fatigues de la bataille.

Au jour M. de Sorel, qui s'était retiré sous l'appentis, fut réveillé
par l'officier de service. Celui-ci venait l'avertir que les Hurons et
les Algonquins étaient en train de brûler le chef Iroquois.

Le commandant se leva à la hâte et sortit. Il aperçut les Sauvages
alliés groupés autour de Griffe-d'Ours, et occupés à le lier à un poteau
qu'ils venaient de planter au milieu du fort.

M. de Sorel s'approcha d'eux et les supplia de laisser vivre le chef
iroquois.

Les Sauvages gardèrent d'abord le silence et puis, sur le signal qu'en
donna le Renard-Noir qui était assis sur une poutre, ils se mirent à
murmurer.

Le commandant voulut insister et leur représenter combien leur coutume
était barbare à l'égard de leur prisonniers de guerre.

Le Renard-Noir se leva, bien qu'avec peine, s'avança vers M. de Sorel et
lui dit d'une voix creuse te tremblante:

--Le capitaine blanc sait-il que cet homme--il montrait Griffe-d'Ours
impassible--a massacré ma femme et six de mes fils? Ignores-tu que cet
Iroquois à tué de ses propres mains les robes noires Echon et
Achiendase?[51] Ne sais-tu pas qu'il a causé la ruine entière de ma
nation? Et moi-même qui combattais pour vous la nuit dernières, il m'a
frappé d'un coup mortel. Cet homme doit mourir!

[Note 51: Les Pères Brébeuf et Lalemant.]

--Il doit mourir! répétèrent les Sauvages alliés d'un ton qui
n'admettait pas de réplique.

Devant leur attitude décidée M. de Sorel vit bien qu'il fallait céder.

Il n'aurait pas été prudent de se brouiller avec ces Sauvages.

--Eh bien! s'écria-t-il, que son sang retombe sur vous; mais comme ce
fort est la propriété du roi de France, et que mon maître ne permet pas
de pareilles atrocités chez lui, emmenez le prisonnier hors des
retranchements!

Les Sauvages saisirent Griffe-d'Ours par les épaules et les pieds, et
sortirent de l'enceinte.

Le Renard-Noir se leva pour les suivre; mais ses forces le trahirent et
il chancela.

Joncas qui était à côté de lui l'empêcha de tomber et lui dit:

--Pourquoi mon frère veut-il s'obstiner à rester debout? Le chirurgien a
dit que vous en reviendriez peut-être en gardant un repos absolu.

--L'homme aux petits couteaux ne sait pas ce qu'il dit. Je sens que je
dois mourir avant que le soleil monte droit au-dessus des arbres. Et tu
crois, visage pâle, que le chef huron voudra bien expirer couché sur le
dos, comme une femme, tandis que son ennemi mortel palpitera sous le
couteau de mes frères! Ah! tu ne peux point lire dans le coeur d'un vrai
Huron si tu crois que le Renard-Noir n'aura pas la force d'aller voir le
beau feu rouge manger les chairs et griller les os de la Main-Sanglante!

Joncas essaya doucement de le faire asseoir; mais le Huron lui dit d'un
air à fendre le coeur:

--Seul ami qui me restes au monde, est-ce donc toi qui vas m'arracher le
bonheur suprême de repaître mes yeux mourants de l'agonie du meurtrier
de ma famille!...

Le coureur des bois passa son bras derrière le dos du Sauvage, et, le
soutenant ainsi, sortit du fort avec lui.

L'astre du jour se levait radieux et poudroyait à travers les arbres.

--Oh! le bon soleil! murmura le Renard-Noir, et que le dernier de mes
jours est beau!

Il y avait, à quelque pas du fort, un tertre d'une vingtaine de pieds de
superficie et qui s'élevait de cinq ou six pieds au-dessus du niveau du
sol. Cet endroit fut choisi pour le supplice.

Tandis qu'on plantait un poteau sur cette petite éminence, le
Renard-Noir dit aux Hurons:

--Je désire scalper le prisonnier moi-même, ce sera la dernière
chevelure que mes mains débiles enlèveront!

Bien qu'on eût murmuré contre lui, lors des désastres de la nation, le
chef huron vu sa bravoure et sa qualité de grand chef, jouissait encore
d'une grande considération parmi les siens.

On lui fit donc place en le regardant avec curiosité. Car l'état de
faiblesse où il semblait être ne paraissait pas devoir lui permettre de
scalper la victime.

Le Renard-Noir parut faire un effort suprême et se dégagea du bras de
Joncas qui l'avait toujours soutenu. Il fit trois pas vers
Griffe-d'Ours, lui cerna la peau du crâne d'un coup de la pointe de son
couteau à scalper, saisit la chevelure à deux mains et tira violemment
dessus. Mais ses forces le trahirent et il s'affaissa à genoux auprès de
sa victime.

ON vit le sang couler à travers les bandages qui couvraient la blessure
du Huron.

Joncas s'avança pour le relever et l'entraîner à l'écart.

Le Renard-Noir lui jeta un regard de reproche et se releva seul en
chancelant.

Le canadien le laissa faire.

Le Huron appuya son pied gauche sur l'épaule de Griffe-d'Ours, raidit
tous ses muscles et donna un coup terrible sur la chevelure qui lui
resta dans les mains avec la peau du crâne toute dégouttante de sang.

Mais, épuisé par cet effort et manquant tout à coup de point d'appui le
chef huron tomba à la renverse.

Joncas le reçut dans ses bras.

Griffe-d'Ours ne poussa pas une plainte. On ne vit remuer aucun des
muscles de son visage.

Avec un mépris extrême il regarda le Huron et lui dit:

--D'un seul coup de couteau la Main-Sanglante a tellement affaibli le
bras du Huron qu'il ne lui reste pas plus de force qu'à celui d'une
femme! Quand je scalpai Fleur-d'Étoile et tes file je leur enlevai la
chevelure du premier coup!

A ces horribles souvenirs le Renard-Noir sentit la rage brûler son
coeur. Il fit un mouvement pour repousser Joncas et se jeter sur
Griffe-d'Ours. Mais un éclair de réflexion le retint.

--Non! murmura-t-il, je suis à bout de force et mourrais avant lui. Mon
frère, dit-il à Joncas, assieds-moi sur cet arbre renversé que je voie
tout.

Le poteau était solidement planté sur le point culminant du tertre. On
releva Griffe-d'Ours pour l'y attacher.

Alors on commença à torturer le chef iroquois. Les uns lui coupaient des
lambeaux de chair avec leurs couteaux ou lui désarticulaient les doigts,
d'autres lui appliquaient des tisons sur ces plaies sanglantes. Celui-ci
lui jetait des cendres chaudes dans les yeux ou lui ouvrait les
mâchoires avec une lame de couteau pour lui faire entrer de force dans
la bouche un charbon enflammé. Ceux-là promenaient par tout son corps
des flambeaux allumés.

Griffe-d'Ours impassible au milieu des tortures semblait désirer, au
contraire, d'aiguillonner la rage de ses bourreaux.

--Allez donc, chiens! disait-il avec un mépris écrasant, où avez-vous
appris à tourmenter un guerrier? Vous n'y entendez rien! Oh! si vous
m'aviez vu caresser vos parents, lorsque nous détruisîmes vos bourgades
sur les bords du grand lac!

Ces paroles redoublaient la frénésie des Hurons.

Enfin, quand tout le corps du chef iroquois ne fut plus qu'une plaie
vive, les Sauvages entassèrent du bois à ses pieds et mirent le feu au
bûcher.

Alors, on vit griller les chairs de Griffe-d'Ours et la graisse couler
en grésillant sur son corps ensanglanté.

A cette vue la figure du Renard-Noir brilla d'un éclair de bonheur. Et
lui qui, tantôt, chancelait entre les bras de Joncas, dit avec
ravissement:

--Cela me réchauffe!

Mais tout à coup le feu ayant monté entre le poteau et la victime, brûla
les liens qui l'y retenaient attachée.

Griffe-d'Ours tomba en plein au milieu des flammes.

Un moment il y demeure affaissé

On le croit mourant. Mais soudain il se redresse, saisit dans chacune de
ses mains meurtries deux brandons enflammés, se lève et les lance au
milieu des spectateurs ébahis.

A peine revenus de leur étonnement ceux-ci lui jettent tous les
projectiles qui leur tombent sous la main. Pierres, haches, tisons
pleuvent sur lui. Il leur répond de même et repousse les assaillants qui
veulent escalader le tertre.

C'est une horrible lutte!

En se baissant il glisse et tombe de nouveau dans le feu.

Chacun se précipite sur lui pour le maintenir dans le brasier. Mais
l'Iroquois se roule dans les flammes, se débarrasse de toute étreinte,
bondit encore une fois sur ses pieds, et, armé de deux tisons enflammés,
se jette tête baissée sur ses ennemis qui, épouvantés, fuient devant cet
homme terrible.

En poursuivant la cohue Griffe-d'Ours passa devant le Renard-Noir qui
lui barra les jambes et le fit tomber.

Les autres revinrent et se jetèrent sur le chef iroquois.

Le Renard-Noir riait d'un rire muet.

On maintint Griffe-d'ours à terre, et, en quatre coups de hache on lui
coupa les pieds et les mains, et on le rejeta dans les flammes.

Anéanti un instant par l'ébranlement nerveux que lui avait causé cette
quadruple amputation, l'Iroquois resta sans bouger au milieu de brasier.

Mais tout à coup, ô horreur! on vit ce corps mutilé déchiré, brûlé,
s'agiter encore, se rouler sur lui-même et se soulever à demi sur ces
tisons ardents; et là, montrant à nu son crâne sanglant, son corps
incrusté de cendres chaudes et de charbons ardents qui sifflaient au
contact des flots de sang que l'on voyait ruisseler sur tout son être,
se traîner dans les flammes et cracher une dernière insulte sur ses
bourreaux interdits.

C'était épouvantable.[52]

[Note 52: Cette scène paraît invraisemblable et, pourtant, elle n'est
que la reproduction d'un épisode analogue raconté par le Père Jérôme
Lalemant.]

Un coup de feu partit du fort. Une balle siffla au milieu des Sauvages
et s'en alla fracasser la tête de Griffe-d'Ours qui, cette fois, retomba
sans vie.

Surexcité par cette scène affreusement émouvante, le Renard-Noir s'était
levé debout.

Quand le projectile fit éclater la tête du chef iroquois, le Huron
s'écria d'une vois tonnante:

--Fleur-d'Étoile, et vous, ô mes enfants! je pois maintenant vous
rejoindre dans le pays des ombres, car vous êtes enfin vengés!

Un flot de sang lui jaillit par la bouche et il tomba roide mort.




                                 ÉPILOGUE


Six ans se sont écoulés, pendants lesquels la situation de la
Nouvelle-France a tout à fait changé d'aspect.

A la période d'affaissement que nous avons tâché de décrire en cet
ouvrage, succédait un époque de renaissance et de prospérité. La colonie
qui n'avait fait que languir auparavant sous la crainte continuelle des
Iroquois, avait repris une vie nouvelle aussitôt l'arrivée du marquis de
Tracy et de l'Intendant Talon.

Dans l'automne de l'année qui suivit cette où l'on construisit les forts
de Sainte-Thérèse, de Chambly et de Sorel, M. de Tracy qui voulait
dompter la superbe des Agniers avait organisé contre eux une grande
expédition qu'il tint, malgré son grand âge, à commander en personne. A
la tête de six cents soldats, de six cents habitants, de cents sauvages
hurons et algonquins, et de deux petites pièces de campagne, le Vice-Roi
marcha contre les quatre bourgades d'Agnier. Jamais les Sauvages de
l'Amérique du Nord n'avaient vu pareille armée. Aussi balaya-t-elle tout
devant soi. Les quatre villages furent emportés, brûlés et rasés tout le
pays environnant dévasté par les troupes, et les provisions de maïs, que
ces Sauvages avaient en réserve, jetées dans la rivière Mohawk.

La petite armée qui avait quitté Québec, le 14 septembre (1666), y était
de retour au mois de novembre. Elle avait perdu peu de monde. Il paraît
que le chevalier de Mornac--il s'était marié avec sa belle parente à la
fin de l'année 1665--se distingua fort dans cette expédition contre
Agnier où il avait autrefois souffert tant d'humiliations.

Les Agniers furent frappés de terreur. Ils s'imaginaient sans cesse voir
les Français entourer leurs villages. Par suite de la perte totale de
leurs provisions, ils se virent périr quatre cents personnes. Aussi
vinrent-ils supplier M. de Tracy de leur accorder la paix.

Un grand traité fut conclu.

Alors les colons purent s'occuper de la culture de leurs terres, et
profiter des avantages que leur offrait un pays abondant en toutes
choses et des plus fertiles.

Comme il n'y avait plus rien à craindre des Iroquois, même dans les
localités isolées, on vit aussitôt les villages s'élever et s'étendre
sur les bords du Saint-Laurent, les forêts tomber et s'éloigner des
habitations, les terres plus soigneusement cultivées produire de t
très-abondantes récoltes.

Grâce aux encouragements énergiques de M. Talon, l'agriculture fit de
grands progrès. A part les grains ordinaires, on se mit à cultiver le
lin et le chanvre avec succès.

Le commerce ne fut pas plus négligé. L'Intendant qui projetait de relier
le Canada avec les Antilles, par les relations commerciales, fit
construire un bâtiment à Québec, en acheta un autre, et dès 1667, les
envoya à la Martinique et à Saint-Domingue avec un chargement de morue,
de saumon et d'aiguille salés, de pois, d'huiles, de bois merrain et de
planches.

La population prit aussi un accroissement rapide, grâce aux colons que
le roi de France dirigeait sur le Canada. L'acquisition la plus
précieuse que fit la colonie fut celle de quatre compagnies de Carignan
qui s'établirent dans le pays, lorsque ce régiment fut rappelé en
France. Elles furent choisies parmi celles dont les officiers et les
soldats s'étaient mariés avec les filles des colons.

Après avoir fidèlement accompli sa mission, M. de Tracy retourna en
France dans l'année 1667, sur le vaisseau de guerre, le
_Saint-Sébastien_, que le roi lui avait envoyé.

Talon qui était passé en Europe en 1669, revint au Canada l'année
suivante. Il resta dans le pays jusqu'à l'automne de 1672. Alors il
quitta la colonie pour n'y plus revenir, ainsi que le gouverneur, M. de
Courcelles, qui était remplacé par le comte de Frontenac, homme des plus
énergiques, fort habile, et qui est une des plus belles figures de tous
les gouverneurs qui se succédèrent, dans la Nouvelle-France, sous la
domination française.

Avant de quitter le Canada, M. Talon avait résolu d'éclaircir le mystère
qui enveloppait le grand fleuve de l'ouest, que l'on savait vaguement se
jeter dans les mers du sud.

Pour cette découverte Talon avait choisi un homme doué de toutes les
qualité nécessaires afin de conduire à bonne fin une entreprise aussi
importante.

On se souvient que Louis Jolliet, frappé au coeur dans ses plus chères
espérances, s'était brusquement décidé de quitter le monde. Il entra en
effet chez les Jésuites, en 1665.

On voit par le Journal des Jésuites, que les premières thèses publiques
sur la philosophie furent soutenues avec succès par les sieurs Louis
Jolliet et Pierre de Francheville, en présence de Messieurs de Tracy, de
Courcelles et Talon. «M. l'Intendant, entre autres y argumenta
très-bien.»

Dans le silence du cloître, à force d'étude et de macération, Jolliet
essaya de tuer en soi le souvenir désespérant d'un amour méconnu. Mais,
hélas! l'image de celle qu'il avait tant aimée était profondément gravée
dans sa mémoire. Elle était toujours là devant lui. Au milieu des
abstractions d'études acharnées, pendant les longues heures de prière et
de méditation, son esprit qu'il s'efforçait d'isoler de toute
préoccupation mondaine, pour l'élever jusqu'à Dieu, s'égarait dans les
nuages de l'imagination, et poussé par un souffle inconnu se rabattait
sur la terre, vaste champ semé d'illusions et de souffrances. Alors il
revoyait passer, comme dans un songe, ces jours de jeunesse où il avait
senti son coeur s'éveiller et battre de la vie orageuse des passions.
Comme ces belles créatures, plutôt fées que femmes, qui effleurent nos
fronts de leurs mystérieux baisers dans nos rêves de vingt ans, elle
passait et repassait devant ses yeux avec tout le charme magnétique de
sa superbe beauté. Mais elle, belle comme une madone et fière telle
qu'une reine, le regardait à peine. Il courbait son front jusqu'à terre,
pour sentir les plis frissonnants de sa robe de satin effleurer ses
cheveux; et puis il se relevait afin de respirer les parfums qu'elle
avait laissés derrière elle et qui flottaient sur son passage avec de
célestes arômes. Une apparition cruelle venait alors brûler ses yeux.
C'était bien elle encore qui revenait vers lui, mais cette fois elle
n'était plus seule. Appuyée sur le bras d'un brillant gentilhomme, elle
s'inclinait amoureusement, se penchait, s'appuyait sur ce homme qui lui
souriait avec ce bonheur toujours un peu fat que donne la possession
assurée.

Oh! alors, le pauvre Jolliet, pour arrêter un sanglot prêt à éclater
dans le silence de la chapelle, enfonçait ses ongles dans les chairs de
sa poitrine, et, la prière finie, regagnait en chancelant la cellule
étroite et le dur lit de sangle, où, après de longues heures d'insomnie
et de larmes, il s'endormait d'un sommeil fiévreux pendant lequel les
mêmes rêves qui l'avaient tour à tour ravi et affligé tandis qu'il était
éveillé, le poursuivaient encore jusqu'à l'heure matinale du réveil.

Après deux ans de cette vie de souffrance et de lutte morales, Jolliet
eut la conviction bien acquise qu'il n'était pas appelé à l'état
ecclésiastique. Et comme il n'avait encore reçu que les ordres mineurs
il quitta l'habit.

A cette nature ardente il fallait de l'action, la vie aventureuse, une
succession d'événements sans cesse nouveaux. Il lui fallait l'espace. Il
se mit à voyager dans ce vaste pays alors à peine exploré. Il remonta le
grand fleuve, vogua sur les lacs, vastes mers endormies dans les terres
vierges de la Nouvelle-France, s'enfonça dans les sombres forêts de
l'ouest, alla s'asseoir sous le ouigouam des sauvages de ces contrées
lointaines, vécut de leur vie nomade, apprit leur langue et s'en fit
remarquer par son esprit vif et prudent ainsi que par son intrépidité.

Avant de retourner en France, M. Talon qui connaissait les talents et
les voyages de Jolliet, recommanda au comte de Frontenac de confier à ce
jeune homme la mission périlleuse et hardie d'aller découvrir le grand
fleuve de l'ouest dont on commençait à parler.

Nous sommes au commencement de l'automne de l'année 1672 et nous entrons
chez M. le chevalier Robert de Mornac, en son logis de la rue
Saint-Louis, à Québec.

Dans une grande salle, au fond de laquelle flambait un beau feu clair
allumé dans la cheminée pour combattre l'humidité de la saison, se
tenaient M. et Mme de Mornac et leurs trois enfants.

Le chevalier qui pouvait avoir alors trente-cinq ans ne paraissait pas
avoir vieilli. Seulement l'expression de sa physionomie était plus
réfléchie. Ses mouvement avaient un peu perdu de cette allure bohême
qu'ils avaient autrefois.

Quant à sa femme qui devait avoir alors vingt-cinq ans, la maternité
n'avait altéré en rien sa beauté. Au contraire celle-ci avait atteint
son entier épanouissement, et les formes un peu grêles de la jeune fille
avaient fait place aux contours plus harmonieusement arrondis de la
femme.

Sa figure n'avait rien perdu de son éclat: les lèvres conservaient toute
la vivacité du carmin le plus pur, le sang de la jeunesse brillait
toujours aussi vermeil sous l'épiderme velouté des joues. Seuls ses
grands yeux noirs avaient un peu perdu de cette vivacité curieuse de la
jeune fille, et leur regard avait maintenant une expression profonde,
sérieuse et réservée que lui donnait l'expérience de la vie.

Doués tous deux d'une nature ardente et d'une grande intelligence, les
époux offraient le spectacle assez rare d'une union bien assortie.
Confiants l'un dans l'autre, trouvant l'un chez l'autre ce fonds de
dévouement et de tendresse qui existe toujours dans les belles
organisations, assez fortunés pour n'avoir jamais à redouter d'être
froissés tant soit peu par les étreintes de la gêne, il étaient aussi
heureux qu'on le peut être ici-bas.

Commodément assis dans un grand fauteuil, Mornac babillait avec ses
enfants.

L'aîné, beau garçon de cinq ans ressemblait, paraît-il, à son grand-père
de Richecourt. Il était fièrement à cheval sur le genou droit du
chevalier.

Une charmante petite fille de trois ans était assise sur l'autre genou.
Cette figure d'ange était la reproduction parfaite de celle de sa mère.
Elle était si belle que son père ne pouvait s'empêcher de l'embrasser à
chaque fois que son regard tombait sur elle.

Quant au dernier, bambin de deux ans, plein de force et de pétulance,
c'était tout le portrait du père. Lèvres minces, nez aquilin, il avait
les traits distinctifs des Mornac. Après maints efforts et par de
savantes manoeuvres il était parvenu, en se hissant sur le bras du
fauteuil, à grimper sur l'épaule paternelle. Assis là fort à son aise,
il enfonçait de temps à ses petits doigts roses entre les lèvres du
chevalier qui feignait alors de le mordre, au grand plaisir de
l'espiègle; ou bien encore il tirait, plus que de raison, les longues
moustaches en croc de son père.

Malgré les taquineries du plus jeune, le chevalier racontait aux deux
aînés l'histoire de ses aventures avec les Iroquois; mais cette édition
était tellement augmentée, amplifiée, embellie que Mme de Mornac, qui
avait partagé ces aventures avec son mari, ne les reconnaissait presque
plus. Aussi la jeune femme ne cachait-elle pas le sourire un peu moqueur
que la verve toujours gasconne, de son mari attirait sur ses lèvres.

L'on vint dire que M. Louis Jolliet désirait présenter, avant que de
partir, ses hommages à Monsieur de à Madame de Mornac.

--Faites entrer M. Jolliet, dit le chevalier en déposant, après une
dernière caresse, ses enfants à terre.

La porte s'ouvrit de nouveau et Jolliet entra.

Mornac alla au devant de lui, et l'accueillit de la façon la plus
cordiale.

Jolliet salua profondément Mme de Mornac. Celle-ci lui offrant la main
il la baisa galamment, comme c'était alors l'usage entre personnes
intimes.

Lorsque Jolliet releva la tête, ses joues étaient légèrement rougies par
la chaleur que ce baiser avait fait monter à son visage.

Mornac et sa femme, qui savaient que Jolliet était quelque peu timide,
et qui ne s'étaient jamais doutés un instant de l'amour du jeune homme,
crurent que c'était un reste de gêne qui le faisait rougir ainsi, et
tous les deux rivalisèrent d'entrain pour le mettre à son aise.

Il faut dire que Jolliet, qui avait d'abord passé deux ans chez les
Jésuites, dans une entière réclusion, et qui avait ensuite voyagé la
plus grande partie du temps, n'avait pas fait que de très-rares
apparitions chez les deux époux.

--J'ai appris aujourd'hui que Monseigneur le comte de Frontenac vous
avait chargé d'un grand voyage d'exploration dans l'Ouest, dit Mornac.

--Oui Monsieur le chevalier, je pars ce soir même pour le Montréal.

--Si tôt! Pourquoi n'êtes-vous pas venu nous voir auparavant? Sous savez
bien que vous avez plus d'un titre à vous croire de la famille.

--Ah! voyez-vous, réplique Jolliet en s'inclinant, c'est que j'ai été
complètement absorbé par mes préparatifs de voyage. Et rappelez-vous que
je viens presque d'arriver des pays d'en haut et que je ne suis à Québec
que depuis quelques jours. Le Gouverneur s'est décidé tout à coup à me
confier cette mission, et comme je dois aller prendre le Père Marquette
à Machillimakinac d'où nous nous mettrons en route de très-bonne heure
au printemps, pour chercher le grand fleuve de l'Ouest, j'ai pensé qu'il
fallait me dépêcher de partir d'ici cet automne, afin de remonter le
Saint-Laurent et les lacs avant la saison rigoureuse de l'hiver.

--Vous serez sans doute bien approvisionnés et accompagnés.

--Nous prendrons nos provisions de bouche, du maïs et de la viande
séchée, à Machillimakinac. Quant à l'argent, aux instruments et au
papier nécessaires pour faire les cartes des endroits que nous
visiterons et rédiger notre journal de voyage, le Gouverneur y a
généreusement pourvu. Pour compagnons de voyage, outre le père
Marquette, j'aurai cinq français, dont l'un n'est autre que notre brave
Joncas que est toujours alerte et actif.

--Madame votre mère doit être chagrine de vous voir repartir sitôt,
remarqua Jeanne.

--Oui, cette pauvre mère ne se fait guère à mes absences fréquentes et
prolongées. Cependant, depuis qu'elle s'est remariée, je crains bien
moins de m'éloigner d'elle.

Jolliet faisait allusion au troisième mariage que sa mère avait
contracté dans l'automne de l'année 1665 avec M. Martin Prévost.

On causa quelque temps encore et puis Jolliet prit congé de ses hôtes.

Il baisa une dernière fois la main blanche et potelée de Mme de Mornac,
donna une bonne poignée de main au chevalier et sortit.

Il avait le coeur gros.

En regagnant son logis il se disait;

--Je croyais pourtant, mon Dieu! que le temps, l'éloignement prolongé,
la vie aventureuse que j'ai menée depuis quatre ans, avaient détruit mon
amour pour cette femme. Hélas! je sens bien, au contraire, qu'il n'est
pas mort et qu'il vivra toujours au fond de mon âme! Et elle est sacrée
pour moi! Elle appartient à un autre homme qui est mon ami! Enfin! comme
je me le suis dit souvent, c'était la seule femme que je pouvais aimer;
elle ne peut être à moi, je renonce donc à l'amour pour ne plus songer
qu'à la gloire! Oui, à la gloire d'attacher mon nom roturier à quelque
noble entreprise qui me vaudra les honneurs du respect de la postérité.
Déjà la renommés semble me sourire puisque l'on daigne me confier à moi,
jeune homme, une mission qui demande le savoir et l'expérience de l'âge
mûr. N'importe! si la gloire a coûté aussi cher à ceux qui l'ont
obtenue, ils ont dû bien souffrir!

Pauvre Jolliet! tu pressentais donc que la renommée ne s'acquiert
ici-bas qu'aux prix d'innombrables souffrances!

O vous tous qui fûtes grands sur terre, inventeurs, capitaines,
découvreurs, poètes, artistes renommés, venez donc dire à ceux qui
contemplent froidement vos chefs-d'oeuvre, sans rien connaître de
l'atroce douleur qui précède et accompagne les enfantements du génie,
venez donc leur compter les larmes que ces nobles enfants de votre âme
vous ont coûtées!

Quiconque connaît votre histoire sait combien votre organisation, toute
nerveuse et sensitive, vous porte à souffrir. A peine votre intelligence
a-t-elle pressenti la vie, que votre âme, née pour les grandes
conceptions, déjà se prend à soupirer après l'idéal, à désirer l'infini.

Presque tous, alors que votre coeur frissonnant d'une exubérance de vie
demandait à l'amour d'accueillir le trop plein de cette bouillante sève
intellectuelle que vous sentiez s'agiter dans votre être tout entier,
presque tous vous vous êtes affaissés à vingt ans sous l'immense douleur
d'un amour déçu. Oui, frappés en plein coeur par le gantelet de fer du
désespoir, atrocement blessés dans la partie la plus sensible de
vous-mêmes, voue êtes tombé sanglants, mourants presque, sur cette
impassible terre qui, depuis que Dieu la lança dans l'espace a tant bu
de larmes et de sang! Éperdus de douleur, palpitants de souffrance, vous
êtes restés là, plus ou moins longtemps selon la violence et la
soudaineté du choc et la force de votre organisation, anéantis par cette
blessure quasi-mortelle. Longtemps même, quelquefois, vous vous êtes
traînés endoloris dans le rude sentier de votre jeunesse désenchantée,
heurtant vos pieds meurtris contre toutes les aspérités de la route,
laissant tomber, sur chaque buisson d'épines qui la bordent toutes les
larmes de vos yeux et le sang le plus riche de vos veines; jusqu'à ce
qu'un jour, ranimés par cette vigueur généreuse du jeune âge, vous avez
senti votre corps se redresser, vos pas se raffermir et votre tête se
relever fièrement vers le ciel.

Vous étiez guéris, hélas! de la douloureuse blessure de l'amour, et le
sourire amer arrêté sur votre lèvre pâle en témoignait assez! Alors dans
un transport de réaction enthousiaste, sentant frémir en vous le souffle
du génie, attirés par cet abîme d'aspirations dont vous ressentiez sans
cesse l'attraction puissante, vous vous êtes écriés:

--A moi la gloire!

Malheureux! les cicatrices de vos blessures saignaient encore et vous
alliez courtiser une autre femme! Car ne saviez-vous pas que la gloire
est femme, elle aussi? Ignoriez-vous que la séduisante fée cache sous
ses caresses autant de coquette perfidie, le même raffinement de cruauté
que cette belle fille d'Eve qui venait de flétrir et d'effeuiller en
riant les plus belles fleurs de votre jeunesse.

Non, vous n'en aviez pas conscience, ou si vous le saviez, vous avez
choisi la renommée comme le seul mal digne de vous tuer!

Ah! la gloire! si l'on connaissait comme elle sait bien torturer ses
amants, courrait-on avec autant d'ardeur après elle?...

O nous qui lisons les oeuvres des poètes, que nous laissons bercer par
les harmonies ravissantes d'un grand compositeur, nous qui envions leur
génie, savons-nous combien il faut de larmes pour faire surnager un beau
vers, et pouvons-nous entendre les sanglots déchirants de l'artiste se
plaindre dans chacune de ces phrases musicales qui nous font rêver au
ciel?

________________________________________________________________________

Dix mois plus tard, Jolliet, en découvrant le Mississipi, attachait à
son nom l'immortalité.





End of the Project Gutenberg EBook of Chevalier de Mornac, by Joseph Marmette

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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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