Le capitaine Paul

By Alexandre Dumas

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Title: Le capitaine Paul

Author: Alexandre Dumas

Release Date: April 6, 2005 [EBook #15574]

Language: French


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Alexandre Dumas



LE CAPITAINE PAUL



(1838)



Table des matières

Préface
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Épilogue



Préface
_Habent sua fata libelli._

J'avais déjà écrit cet hémistiche, chers lecteurs, et j'allais
inscrire au-dessous le nom d'Horace, lorsque je me demandai deux
choses: si je me rappelais le commencement du vers et si ce vers
était bien du poète de Venusium.

Chercher dans les cinq ou six mille vers d'Horace, c'était bien
long, et je n'ai pas de temps à perdre.

Cependant, je tenais beaucoup à cet hémistiche, qui s'applique
merveilleusement au livre que vous allez lire.

Que faire?

Écrire à Méry.

Méry, vous le savez, c'est Homère, c'est Eschyle, c'est Virgile,
c'est Horace, c'est l'antiquité incarnée dans un moderne.

Méry sait le grec comme Démosthène, et le latin comme Cicéron.

J'écrivis donc:

«Cher Méry,

«Est-ce bien d'Horace, cet hémistiche:

_«Habent sua fata libelli?_

«Vous rappelez-vous le commencement du vers?

«À vous de coeur.

«Alex. Dumas.»

Je reçus poste pour poste la réponse suivante:

«Mon cher Dumas,

«L'hémistiche _Habent sua fata libelli_ est attribué à Horace,
mais à tort.

«Voici le vers complet:

«_Pro captu lectoris, habent sua fata libelli._

«Il est du grammairien Terentianus Maurus. Le premier hémistiche:
_Pro captu lectoris_, n'est pas de très bonne latinité. Selon le
goût, selon le choix, selon l'esprit du lecteur, les écrits ont
leur destin.

«Je n'aime pas le _pro captu_, qu'on ne trouverait chez aucun bon
classique.

«Tout à vous de coeur, mon bien cher frère.

«Méry.»

Voilà une réponse, j'espère, comme je les aime et comme vous les
aimez, courte et catégorique, où chaque mot dit ce qu'il a à dire
et répond à la question faite.

Le vers n'était donc pas d'Horace.

J'avais donc bien fait de ne pas le signer du nom de l'ami de
Mécène.

Le premier hémistiche était mauvais.

J'avais donc bien fait de l'oublier.

Mais je m'étais rappelé le second, et cela, à propos du _Capitaine
Paul_, dont on préparait une nouvelle édition.

En effet, si un hémistiche a jamais été fait pour un livre, c'est
l'hémistiche de Terentianus Maurus pour le livre qui nous occupe.

Laissez-moi, chers lecteurs, vous raconter, non pas l'histoire de
ce livre -- son histoire est l'histoire de tous les livres -- mais
sa genèse: ce qui lui est arrivé avant qu'il vît le jour; ses
infortunes avant qu'il fût; ses transformations tandis qu'il était
encore dans les limbes de l'existence.

Cela vous rappellera, en petit, bien entendu, les sept
incarnations de Brahma.

Première phase. -- Conception.

Une impression généralement éprouvée par tous les admirateurs du
_Pilote_, l'un des plus magnifiques romans de Cooper -- impression
que nous avons profondément ressentie nous-même -- c'est le regret
de perdre aussi complètement de vue, le livre une fois terminé,
l'homme étrange que l'on a suivi avec tant d'intérêt à travers le
détroit de Devils-Gripp et les corridors de l'abbaye de Sainte-
Ruth. Il y a dans la physionomie, dans la parole et dans les
actions de ce personnage, indiqué une première fois sous le nom de
John, et une seconde fois sous celui de Paul, une mélancolie si
profonde, une amertume si douloureuse, un mépris de la vie si
grand, que chacun a désiré connaître les causes qui ont amené ce
brave et généreux coeur au désenchantement et au doute. Quant à
nous, plus d'une fois nous l'avouons, il nous était passé par
l'esprit ce désir, au moins indiscret, d'écrire à Cooper pour lui
demander, sur le commencement de la carrière et la fin de la vie
de cet aventureux marin, les renseignements que je cherchais en
vain dans son livre. Je pensais qu'une pareille demande serait
facilement excusée par celui auquel elle s'adresserait; car elle
portait avec elle la louange la plus sincère et la plus complète
de son oeuvre. Mais, je fus retenu par l'idée que l'auteur ne
connaissait peut-être, de la vie dont il nous avait donné un
épisode, que la partie qui avait été éclairée par le soleil de
l'indépendance américaine. En effet le météore brillant, mais
éphémère, avait passé des nuages de sa naissance à l'obscurité de
sa mort, de sorte qu'il était tout à fait possible que, éloigné
des lieux où son héros vit le jour et des pays où il ferma les
yeux, l'historien poète, qui peut-être l'avait choisi à cause de
ce mystère même, pour lui faire jouer un rôle dans ses annales,
n'en eût connu que ce qu'il nous en avait transmis. Alors je
résolus de me procurer par moi-même les détails que j'avais tant
désiré qu'un autre me donnât. Je fouillai les archives de la
marine; elles ne m'offrirent qu'une copie de lettres de marque à
lui données par Louis XVI. J'interrogeai les annales de la
Convention: je n'y trouvai que l'arrêté pris à l'époque de sa
mort. Je questionnai les contemporains; à cette époque -- c'était
vers 1829 -- il en restait encore: ils me dirent qu'il était
enterré au Père-Lachaise. Et, de ces premières tentatives, voilà
tout ce que je retirai.

Alors, comme je viens d'avoir recours à Méry, j'eus recours à
Nodier; Nodier, cet autre ami d'un autre temps, à la mémoire
duquel j'ai voué un culte, et que j'évoque chaque fois que mon
coeur, aux amis du présent, a besoin d'adjoindre un ami du passé.
J'eus recours à Nodier, ma bibliothèque vivante. Nodier recueillit
un instant ses souvenirs; puis me parla d'un petit livre in-18
écrit par Paul John lui-même et contenant des mémoires sur sa vie,
avec cette épigraphe: _Munera sunt laudi_. Je me mis aussitôt en
quête de la précieuse publication; mais j'eus beau interroger les
bouquinistes, fouiller les bibliothèques, battre les quais, mettre
en réquisition Guillemot et Techener, je ne trouvai rien qu'un
libelle infâme, intitulé Paul John, ou Prophéties sur l'Amérique,
l'Angleterre, la France, l'Espagne et la Hollande, libelle que je
jetai de dégoût à la quatrième page admirant combien les poisons
se conservent si longtemps et si parfaitement, de sorte qu'on les
trouve toujours là où l'on cherche en vain une nourriture saine et
savoureuse.

Je renonçai donc à toute espérance de ce côté.

Quelque temps après, entre la représentation de _Christine_ et
celle d'_Antony_, je fis un voyage à Nantes; de Nantes, je gagnai
les côtes; je visitai Brest, Quimper et Lorient.

Pourquoi allais-je à Lorient? -- Admirez la puissance d'une idée
fixe! Mon pauvre ami Vatout, qui n'avait pour moi qu'un défaut,
celui de vouloir me protéger malgré moi, fait un roman là-dessus.
-- Pourquoi allais-je à Lorient? Parce que j'avais lu, dans une
biographie de Paul John, que le célèbre marin était venu trois
fois dans ce port. Cette circonstance m'avait frappé. J'avais pris
les dates, je n'eus qu'à ouvrir mon portefeuille. J'allai
consulter les archives maritimes, et je trouvai, en effet, la
trace des stations qu'avaient faites, à différentes époques, dans
la rade, les frégates _le Ranger_ et _l'Indienne_, l'une de dix-
huit et l'autre de trente-deux canons. Quant aux motifs qui les
avaient amenées, soit ignorance, soit oubli, le secrétaire qui
tenait les registres avait négligé de les consigner. J'allais me
retirer sans autre renseignement, lorsque je m'avisai d'interroger
un vieil employé et de lui demander si, traditionnellement, on
avait conservé dans le pays quelque souvenir du capitaine de ces
deux bâtiments. Alors le vieillard me répondit qu'en 1784, étant
encore enfant, il avait vu Paul John au Havre, où il était alors,
lui qui me parlait, employé à la Santé de la ville.

Quant à Paul John, il était, à cette époque, commodore à bord de
la flotte du comte de Vaudreuil.

La réputation de bravoure dont jouissait alors ce marin, et la
singularité de ses manières, l'avaient impressionné au point que,
de retour en Bretagne, il avait une fois prononcé son nom devant
son père, concierge du château d'Auray. Le vieillard avait
tressailli, et lui avait fait signe de se taire. Le jeune homme
avait obéi tout en faisant ses réserves.

Cependant, quelques questions qu'il fit à son père, celui-ci
refusa toujours d'y répondre. Mais, la marquise d'Auray étant
morte, Emmanuel ayant émigré, Lusignan et Marguerite habitant la
Guadeloupe, le vieillard crut pouvoir révéler un jour à son fils
une histoire étrange et mystérieuse, à laquelle se trouvait mêlé
l'homme sur lequel je lui demandais des détails.

Et cette histoire, il ne l'avait point oubliée, quoique quarante
ans à peu près se fussent écoulés entre le récit que lui en avait
fait son père et celui qu'il me fit à moi.

Cette histoire tomba parole à parole dans le fond de ma pensée, et
y demeura cachée comme cette eau qui tombe goutte à goutte de la
voûte de la grotte et forme peu à peu un bassin dans ses calmes et
silencieuses profondeurs; de temps en temps, mon imagination se
penchait au bord de cette eau mystérieuse et profonde, et je me
disais:

-- Il est cependant l'heure que cette eau jaillisse au dehors et
se répande en cascade ou en ruisseau, en torrent ou en lac, à la
vivifiante ardeur du soleil.

Seulement, sous quelle forme se répandrait-elle?

Sous la forme du drame, ou sous celle du roman?

À cette époque, vers 1831 et 1832, toute production se présentait
à mon esprit sous la forme du drame.

Aussi, à chaque instant, me disais-je:

-- Il faut pourtant que je fasse un drame de Paul John.

Et 1832, 1833, 1834 s'écoulèrent sans que les masses primitives de
ce drame se détachassent assez clairement dans mon esprit, pour
que mon esprit abandonnât ses autres rêves et s'attachât à celui-
là.

Et je me disais:

-- Attendons; il viendra un instant où le fruit sera mûr pour la
vie, et il se détachera lui-même de la branche.

Deuxième phase. -- Création.

C'était vers le mois d'octobre 1835.

Le paysage avait bien changé. Ce n'étaient plus les côtes de
Bretagne aux rudes falaises; ce n'était plus la poupe rugueuse de
l'Europe battue par les flots de la mer sauvage; ce n'étaient plus
les oiseaux gris des tempêtes se jouant à la lueur de l'éclair, au
sifflement du vent, au milieu de l'embrun des vagues se brisant
sur les rochers.

Non, c'était la mer de Sicile, calme comme un miroir; c'était, à
notre droite, Palerme, couchée au pied du monte Pellegrino,
ombragée à sa tête par les orangers de Montreale, à ses pieds par
les palmiers de la Bagheria; c'était, à notre gauche, Alicadi, se
levant du sein -- je ne dirai pas des flots, les flots supposent
un certain mouvement de la mer, et la mer était immobile comme un
lac d'argent fondu; -- c'était Alicadi, se dessinant, pareil à une
pyramide sombre, entre l'azur du ciel et l'azur d'Amphitrite;
c'était enfin, bien loin devant nous, élevant sa tête au-dessus
des îles volcaniques, débris du royaume d'Éole, c'était Stromboli,
secouant au vent du soir son panache de fumée, et dont la base, se
colorant de temps en temps d'une lueur rougeâtre, indiquait qu'au
milieu de l'obscurité cette colonne de fumée reposerait sur une
base de flammes.

Je venais de quitter Palerme, où j'avais passé un des mois les
plus heureux de ma vie. Une barque, à l'arrière de laquelle une
figure, debout, blanche et couronnée de verveine comme la Norma
antique, m'envoyait ses derniers signaux, rayait de son sillage la
nappe brillante, et s'amoindrissait à l'horizon, emportée par ses
quatre rames, qui, de loin, semblaient les pattes d'un gigantesque
scarabée, égratignant, la surface de la mer.

Mes yeux et mon coeur suivaient la barque.

Elle disparut. Je poussai un soupir. Et cependant j'étais loin de
me douter que je ne revoie jamais celle qui venait de me quitter.

J'entendis auprès de moi comme une prière, où étais-je, et qui
faisait cette prière?

J'étais au milieu d'un équipage sicilien, sur le _speronare la
Madonna del piè della Grotta_. Cette prière, c'était l'Ave Maria
que disait le fils du capitaine Arena, enfant de neuf ans, que
notre pilote Nunzio maintenait debout sur le toit de notre cabine.

De là, il parlait à la mer, aux vents, aux nuages, à Dieu!

Cette heure de l'Ave Maria était l'heure poétique de la journée.
Même lorsque rien ne venait ajouter à la mélancolie du crépuscule,
c'était l'heure où nous rêvions sans penser, l'heure où le
souvenir du pays éloigné et des amis absents revenait à la
mémoire, pareils à ces nuages qui simulent tantôt des montagnes,
tantôt des lacs, tantôt des formes humaines, qui glissent
doucement sur un ciel d'azur et qui changent d'aspect, se
composant, se décomposant, et se recomposant vingt fois en un
instant; les heures glissaient alors sans que l'on sentit le
toucher de leurs ailes sans qu'on entendît le bruit de leur vol.
Puis la nuit arrivait, -- si toutefois on peut appeler la nuit
l'absence du jour, -- la nuit arrivait allumant une à une les
étoiles dans l'orient assombri, tandis que l'occident, éteignant
peu à peu le soleil, roulait des flots d'or et passait par toutes
les couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent jusqu'au vert
clair. Alors il s'élevait de l'eau comme un harmonieux murmure:
les poissons s'élançaient hors de la mer, pareils à des éclairs
d'argent, le pilote quittait le gouvernail, comme si le gouvernail
n'avait plus besoin d'autre main que celle de Dieu; on hissait le
fils du capitaine sur le toit de la cabine, et l'Ave Maria
commençait à l'instant même où finissait le dernier rayon du jour.

C'était cette scène, chaque jour renouvelée et où, chaque jour,
mon âme s'imprégnait d'une mélancolie nouvelle, que je venais de
voir se reproduire dans des conditions qui la faisaient, pour moi,
plus impressionnante que jamais.

Maintenant, par quel mystère de l'organisme humain, comment, ce
soir-là même, dans le vide laissé au milieu de ma pensée par cette
figure blanche et voilée, par cette Norma fugitive, -- comment,
dans ce vide, retrouvai-je en le sondant, -- au lieu de l'arbre en
fleur déraciné, -- comment retrouvai-je ce fruit qui devait tomber
quand il serait mûr, _le Capitaine Paul_?

Oh! cette fois, son heure était bien venue, je sentis, à la façon
dont le drame s'emparait de ma pensée, qu'il ne lui laisserait
plus de relâche qu'il n'eût vu le jour, et je m'abandonnai à ce
charme amer de la gestation...

Ah! voilà ce que les artistes seuls peuvent dire, c'est tout ce
qu'il y a de charme, lorsque, poète ou peintre, on voit sa pensée
revêtir une forme, et le rêve peu à peu prendre la consistance de
la réalité.

Voyez-vous le soleil qui se lève derrière une chaîne des Alpes ou
des Pyrénées? D'abord, c'est une lueur rose, à peine visible,
s'infiltrant dans l'atmosphère grisâtre du matin, qu'elle colore
d'une imperceptible teinte, et sur laquelle se découpe la
silhouette dentelée et gigantesque des montagnes.

Peu à peu, cette teinte grandit, les sommets les plus élevés se
colorent; vous les voyez, flamboyants, dominer les autres comme
des volcans, puis des rayons s'élancent dans les cieux, pareils à
autant de fusées d'or; les pics inférieurs commencent à participer
à cette lumière, qui monte si rapidement que les anciens
représentaient le soleil apparaissant aux portes de l'Orient, sur
un char traîné par quatre chevaux fougueux; l'océan de flammes
submerge ces sommets qui semblaient vouloir l'arrêter comme une
digue.

Enfin, voici le jour: marée ruisselante, qui s'épanche par
torrents aux flancs de la chaîne sombre, et qui peu à peu pénètre
et illumine jusqu'à la mystérieuse profondeur des vallées où l'on
aurait cru que jamais ne pénétrerait un rayon de lumière.

C'est ainsi que, s'éclaire et se dessine l'oeuvre dans le cerveau
du poète.

Quand j'arrivai à Messine, mon drame du _Capitaine Paul_ était
fait; il ne me restait plus qu'à l'écrire.

Je comptais l'écrire à Naples; car j'étais en retard. La Sicile
m'avait retenu comme une de ces îles magiques dont parle le vieil
Homère.

Que nous fallait-il pour regagner la ville des délices -- la ville
qu'il faut voir avant de mourir? -- Trois jours et un bon vent.

Je donnai l'ordre au capitaine d'appareiller le lendemain matin,
et de mettre le cap droit sur Naples.

Le capitaine consulta le vent, regarda le nord, échangea quelques
mots à voix basse avec le pilote, et répondit:

-- On fera ce que l'on pourra, Excellence.

-- Comment! on fera ce que l'on pourra, cher ami? Il me semble
qu'il y a là-dessous un sens caché.

-- Dame! fit le capitaine.

-- Voyons, voyons, expliquons-nous tout de suite.

-- Oh! l'explication sera courte, Excellence.

-- Abordons-la franchement, alors.

-- Eh bien, le vieux ainsi qu'on appelait le pilote -- le vieux
dit que le temps va changer et que nous aurons le vent contraire
pour sortir du détroit.

Nous étions à l'ancre, en face de San-Giovanni.

-- Ah! diable! fis-je, le temps va changer, et nous aurons le vent
contraire; est-ce bien sûr, capitaine?

-- C'est bien sûr, oui, Excellence.

-- Et, lorsque ce vent souffle, capitaine, a-t-il la mauvaise
habitude de souffler longtemps?

-- Plus ou moins.

-- Quel est son moins?

-- Trois ou quatre jours.

-- Et son plus?

-- Huit ou dix.

-- Et, quand il souffle, impossible de sortir du détroit?

-- Impossible.

-- Et à quelle heure le vent soufflera-t-il?

-- Eh! vieux? dit le capitaine.

-- Présent! dit Nunzio en se levant derrière la cabine.

-- Son Excellence demande pour quelle heure le vent?

Nunzio se retourna, consulta jusqu'au plus petit nuage du ciel,
et, se retournant vers nous:

-- Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soir entre huit et neuf
heures, un instant après que le soleil sera couché.

-- Ce sera pour ce soir, entre huit et neuf, un instant après que
le soleil sera couché, répéta le capitaine avec la même assurance
que si c'eût été Mathieu Laensberg ou Nostradamus qui lui eût
répondu.

-- Mais alors, demandai-je au capitaine, ne pourrait-on sortir
tout de suite? Nous nous trouverions alors en pleine mer, et
pourvu que nous arrivions au Pizzo, c'est tout ce que je
demande...

-- Si vous le voulez absolument, répondit le pilote, on tachera.

-- Eh bien, mon cher Nunzio tâchez donc, alors.

-- Allons, allons, dit le capitaine, on part... Chacun son poste!

Empruntons à mon journal de voyage les détails qui vont suivre; il
y a tantôt vingt ans que les choses racontées à cette heure par
moi se sont passées. J'aurais oublié peut-être; mon journal, au
contraire, a une mémoire inflexible et se souvient du plus petit
détail:

«En un instant, sur l'ordre du capitaine et sans faire une seule
observation, tout le monde fut à la besogne: l'ancre fut levée et
le bâtiment, tournant lentement son beaupré vers le cap Pelore,
commença de se mouvoir sous l'effort de quatre avirons; quant aux
voiles, il n'y fallait pas songer, pas un souffle de vent ne
traversait l'espace...

«Comme cette disposition atmosphérique me portait naturellement au
sommeil, et que j'avais si longtemps vu et si souvent revu le
double rivage de la Sicile et de la Calabre, que je n'avais plus
grande curiosité pour l'un ni pour l'autre, je laissai Jadin
fumant sa pipe sur le pont, et j'allai me coucher.

«Je dormais depuis trois ou quatre heures, à peu près, et, tout en
dormant, je sentais instinctivement qu'il se passait autour de moi
quelque chose d'étrange, lorsque, enfin, je fus complètement
réveillé par le bruit des matelots courant au-dessus de ma tête,
et par le cri bien connu de Burrasca!

«Burrasca! J'essayai de me mettre sur mes genoux, ce qui ne me fut
pas chose facile, relativement au mouvement d'oscillation imprimé
au bâtiment; mais enfin j'y parvins, et, curieux de savoir ce qui
se passait, je me traînai jusqu'à la porte de derrière de la
cabine, qui donnait sur l'espace réservé au pilote. Je fus bientôt
au fait: au moment où je l'ouvrais, une vague, qui demandait à
entrer juste au moment où je voulais sortir, m'atteignit en pleine
poitrine, et m'envoya à trois pas en arrière, couvert d'eau et
d'écume. Je me relevai; mais il y avait inondation complète dans
la cabine. J'appelai Jadin pour qu'il m'aidât à sauver nos lits du
déluge.

«Jadin accourut, accompagné du mousse, qui portai une lanterne,
tandis que Nunzio, qui avait l'oeil à tout, tirait à lui la porte
de la cabine, afin qu'une seconde vague ne submergeât point tout à
fait notre établissement. Nous roulâmes aussitôt nos matelas, qui
heureusement, étant de cuir, n'avaient pas eu le temps de
s'imbiber. Nous les plaçâmes sur des tréteaux, afin qu'ils
planassent au-dessus des eaux comme l'Esprit du Seigneur; nous
suspendîmes nos draps et nos couvertures aux portemanteaux qui
garnissaient les parois intérieures de notre chambre à coucher;
puis, laissant à notre mousse le soin d'éponger les deux pouces de
liquide dans lesquels nous barbotions, nous gagnâmes le pont.

«Le vent s'était levé, comme avait dit le pilote, et à l'heure
qu'il avait dite; et, selon sa prédiction encore, ce vent nous
était tout à fait contraire.

Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortir du détroit, nous
étions plus à l'aise, et nous courions des bordées dans
l'espérance de gagner un peu de chemin; mais il résultait de cette
manoeuvre que les vagues nous battaient en plein travers, et que,
de temps en temps, le bâtiment s'inclinait tellement, que le bout
de nos vergues trempait dans la mer...

«Nous nous obstinâmes ainsi pendant trois ou quatre heures, et,
pendant ces trois ou quatre heures, nos matelots, il faut le dire,
n'élevèrent pas une récrimination contre la volonté qui les
mettait aux prises avec l'impossibilité même. Enfin, au bout de ce
temps, je demandai combien nous avions fait de chemin depuis que
nous courions des bordées, et il y avait de cela cinq ou six
heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nous avions
fait demi-lieue. Je m'informai alors combien de temps pourrait
durer la bourrasque, et j'appris que, selon toute probabilité,
nous en aurions pour trente-six ou quarante heures. En supposant
que nous continuassions à conserver sur le vent et la mer le même
avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues en deux
jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le
capitaine que, s'il voulait rentrer dans le détroit, nous
renoncions momentanément à aller plus loin.

«Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que,
transmise immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue
de tout l'équipage. Le _speronare_ tourna sur lui-même comme par
enchantement; la voile latine et la voile de foc se déployèrent
dans l'ombre, et le petit bâtiment, tout tremblant encore de sa
lutte, partit vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course.
Dix minutes après, le mousse vint nous dire que, si nous voulions
rentrer dans notre cabine, elle était parfaitement séchée, et que
nous y retrouverions nos lits, qui nous attendaient dans le
meilleur état possible. Nous ne nous le fîmes pas redire à deux
fois, et, tranquilles désormais sur la bourrasque, devant laquelle
nous marchions en courrier, nous nous endormîmes au bout de
quelques instants.

«Nous nous réveillâmes à l'ancre, juste à l'endroit d'où nous
étions partis la veille; il ne tenait qu'à nous de croire que nous
n'avions pas bougé de place, mais que seulement nous avions eu un
sommeil un peu agité.

«Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point,
nous nous approchâmes de lui avec une vénération plus grande
encore que d'habitude pour lui demander des nouvelles certaines à
l'endroit du temps.

Les prévisions n'étaient pas consolantes. À son avis, le temps
était complètement dérangé pour huit ou dix jours; il résultait
donc des observations atmosphériques de Nunzio que nous étions
cloués à San Giovanni pour une semaine au moins.

«Notre parti fut pris à l'instant même: nous déclarâmes au
capitaine que nous donnions huit jours au vent pour se décider à
passer du nord au sud-est, et que, si, au bout de ce temps, il ne
s'était pas décidé à faire sa saute, nous nous en irions
tranquillement par terre à travers plaines et montagnes, notre
fusil sur l'épaule, et tantôt à pied, tantôt à mulet; pendant ce
temps, le vent se déciderait probablement à changer de direction,
et notre _speronare_, profitant du premier souffle favorable, nous
retrouverait au Pizzo.

«Rien ne met à l'aise le corps et l'âme comme une résolution
prise, fût-elle exactement contraire à celle que l'on comptait
prendre. À peine la nôtre fut-elle arrêtée, que nous nous
occupâmes de nos dispositions locatives. Pour rien au monde je
n'aurais voulu remettre le pied à Messine.

Nous décidâmes donc que nous demeurerions sur notre _speronare_;
en conséquence, on s'occupa de le tirer à l'instant même à terre,
afin que nous n'eussions pas à supporter l'ennuyeux clapotage des
vagues, qui, dans les mauvais temps, se fait sentir jusqu'au
milieu du détroit; chacun se mit à l'oeuvre, et, au bout d'une
heure, le _speronare_, comme une carène antique, était tiré sur le
sable du rivage étayé à droite et à gauche par deux énormes pieux,
et orné à son bâbord d'une échelle à l'aide de laquelle on
communiquait de son pont à la terre ferme. En outre, une tente fut
établie à l'arrière du grand mat, afin que nous pussions nous
promener, lire et travailler à l'abri du soleil et de la pluie;
moyennant ces petites préparations, nous nous trouvâmes avoir une
demeure infiniment plus confortable que ne l'eût été la meilleure
auberge de San-Giovanni.

«Au reste, le temps que nous avions à passer ainsi ne devait point
être perdu. Jadin avait ses croquis à repasser et moi, j'avais
arrêté le plan de mon drame de Paul John, dont ne me restait plus
que quelques caractères à mettre en relief quelques scènes à
compléter. Je résolus donc de profit de cette espèce de
quarantaine pour accomplir ce travail, qui devait recevoir à
Naples sa dernière touche, et dès le soir même, je me mis à
l'oeuvre.» Voilà ce que je trouve sur mon journal de voyage, et ce
que je transcris ici pour servir à l'histoire du drame et du roman
du _Capitaine Paul_, si jamais il prend à quelque académicien
désoeuvré l'idée d'écrire, cent ans après ma mort, des
commentaires sur le drame ou le roman du _Capitaine Paul_.

Mais nous n'en sommes encore qu'au drame; le roman viendra après.

C'est donc à bord d'un de ces petits bâtiments -- hirondelles de
mer, qui rasent les flots de l'archipel sicilien -- sur les
rivages de la Calabre, à vingt pas de San-Giovanni, à une lieue et
demie de Messine, à trois lieues de Scylla, en vue de ce fameux
gouffre de Charybde qui a tant tourmenté Énée et son équipage --
que le drame du _Capitaine Paul_ fut écrit, en huit jours, ou
plutôt en huit nuits.

Un mois après, je le lisais à Naples -- près du berceau d'un
enfant qui venait de naître -- à Duprez, à Ruolz et à madame
Malibran.

L'auditoire me promit un énorme succès.

L'enfant qui était au berceau et qui dormait au bruit de ma voix
comme au murmure berceur des chants de sa mère, était cette
charmante Caroline qui est aujourd'hui une de nos premières
cantatrices.

À cette époque, elle s'appelait Lili; et c'est encore aujourd'hui,
pour les vieux et fidèles amis de Duprez, le seul nom qu'elle
porte.

Troisième phase. -- Déception.

Je revins en France vers le commencement de l'année 1836: mon
drame du _Capitaine Paul_ était complètement achevé et prêt à être
lu.

Avant que je fusse à Paris, Harel savait que je ne revenais pas
seul.

La dernière pièce que j'avais donnée au théâtre de la Porte-Saint-
Martin était _Don Juan el Marana_, que l'on s'est obstiné à
appeler _Don Juan de Marana_.

_Don Juan_ avait réussi; mais _Don Juan_ portait avec lui pour
Harel du moins, la tache du péché originel.

_Don Juan_ n'avait pas de rôle pour mademoiselle George.

Harel, sous ce rapport, était non pas l'aveuglement, mais le
dévouement incarné; -- pendant tout le temps qu'il fut directeur,
son théâtre demeura un piédestal pour la grande artiste, à
laquelle il avait voué un culte.

Auteurs, acteurs, tout lui était sacrifié; si la divinité
splendide qu'il adorait eût eu pour ses prêtres les exigences de
la mère Cybèle, Harel eût rendu un décret pareil à celui qui
régissait les corybantes.

Heureusement que George était une bonne déesse dans toute la force
du terme, et qu'il ne lui passa jamais par l'esprit d'user de son
pouvoir dans toute sa rigueur.

À peine Harel sut-il donc que je revenais avec un drame et que,
dans ce drame, il y avait un rôle pour George, qu'il accourut à la
maison.

-- Eh bien, me dit-il, tout en découvrant la Méditerranée, --
c'est de lui le mot, rendons à César ce qui appartient à César! --
nous avons donc pensé à notre grande artiste?

-- Vous voulez parler du _Capitaine Paul_?

-- Je veux parler de la pièce que vous avez faite... Vous avez
fait une pièce, n'est-ce pas?

-- Oui, j'ai fait une pièce, c'est vrai.

-- Eh bien, voilà tout... Vous avez fait une pièce: jouons-la.

-- Bon!... pour qu'il lui arrive ce qui est arrivé à _Don Juan_.

Harel prit une énorme prise: c'était son moyen d'attente, chaque
fois qu'un moment d'embarras l'empêchait de répondre à l'instant
même.

-- _Don Juan_, dit-il, _Don Juan_... certainement, c'était un bel
ouvrage; mais, mon cher, voyez-vous, il y avait des vers.

-- Pas beaucoup.

-- C'est vrai... Eh bien, si peu qu'il y en avait, ils ont fait du
tort à l'ouvrage...

Le _Capitaine Paul_ n'est pas en vers, n'est-ce pas?

-- Non; tranquillisez-vous.

-- Il y a un rôle... pour George... m'a-t-on...

-- Oui; mais probablement qu'elle n'en voudra pas.

-- De vous, mon ami, elle le prendra les yeux fermés. Et pourquoi
n'en voudrait-elle pas?

-- Pour deux raisons.

-- Dites.

-- La première, parce que c'est un rôle de mère.

-- Elle ne joue que cela! Voyons la seconde raison.

-- La seconde, parce qu'elle a un fils.

-- Après?

-- Et qu'elle ne voudra jamais être la mère de Bocage.

-- Bah! elle a bien été la mère de Frédérick.

-- Oui; mais le rôle de Gennaro n'avait pas l'importance du rôle
du _Capitaine Paul_; elle dira que la pièce n'est point à elle.

-- Bon! et _la Tour de Nesle_! la pièce était à elle peut-être!
elle l'a jouée hier pour la quatre cent vingtième fois. À quand la
lecture?

-- Vous le voulez, Harel?

-- Je vous apporte un traité: mille francs de prime, dix pour cent
de droits, soixante francs de billets; tenez, vous n'avez plus
qu'à signer.

-- Merci. Harel: nous lisons demain, mais sans traité.

-- Nous lisons demain?

-- Oui.

-- Qui voulez-vous à la lecture?

-- Mais vous, George et Bocage, voilà tout.

-- À quelle heure?

-- À une heure.

-- Est-ce long?

-- Trois heures de représentation.

-- C'est la bonne mesure, on peut jouer trois actes avec cela.

-- Et même cinq.

-- Hum! hum!

-- Vous en avez bien joué sept avec _la Tour de Nesle_.

-- C'était dans les jours néfastes; mais ces jours-la sont passés,
Dieu merci!

-- Vous êtes toujours chef de bataillon dans la garde nationale?

-- Toujours.

-- Je ne m'étonne plus de la tranquillité de Paris. À demain.

-- À demain.

Le lendemain, à une heure, nous étions dans le boudoir de George;
George toujours belle et couchée dans ses fourrures, Bocage
toujours blagueur, Harel toujours spirituel.

-- Eh bien, me dit Bocage, vous voilà donc, vous?

-- Oui, me voilà.

-- Qu'est-ce qu'on me dit? on me dit que vous avez découvert la
Méditerranée?

-- On a bien fait de vous le dire, mon ami; vous n'auriez pas
trouvé cela tout seul.

-- Et, à ce qu'il paraît, vous avez fait un rôle pour George?

-- J'ai fait une pièce pour moi.

-- Comment, pour vous?

-- Ce qui veut dire qu'elle ne sera probablement pas du goût de
tout le monde.

-- Pourvu qu'elle soit du goût du public.

-- Vous savez que ce n'est pas toujours une raison pour qu'elle
soit bonne.

-- Enfin, nous allons voir.

-- Lisons, lisons, dit Harel.

La place me portait malheur. C'était à la même place que j'avais
lu _Antony_ à Crosnier.

Après le premier acte, qui est assez brillant et tout entier au
Capitaine Paul, Bocage s'était frotté les mains et s'était écrié:

-- Eh bien, le voyageur, il n'est donc pas encore si usé qu'on le
dit?

Ainsi, voyez, chers lecteurs, en 1836, il y a juste vingt-cinq ans
de cela, on disait déjà que j'étais usé.

Mais, dès ce premier acte, tout au contraire, George avait
commencé de s'assombrir.

-- Mon cher Harel, dis-je en souriant, je crois que le baromètre
est à la pluie.

-- Il faudra voir, dit Harel, il faudra voir. On ne peut pas juger
d'après un premier acte.

Comme je l'avais prévu, le baromètre passa de la pluie à l'averse,
de l'averse à l'orage, et de l'orage à la tempête.

Le pauvre Harel était au supplice: il entassait prises sur prises.

Au troisième acte, il sonna pour qu'on lui remplît sa tabatière.

George ne soufflait pas le mot.

Bocage commença à me trouver plus usé que le public n'avait dit.

La lecture finit au milieu de la consternation générale.

-- Eh bien, fis-je à Harel, je vous l'avais bien dit.

-- Le fait est, mon cher, dit Harel en se bourrant le nez de
tabac, le fait est que, cette fois, là, franchement, il faut vous
dire ces choses-là en ami, je crois que vous vous êtes trompé.

-- C'est l'avis de George surtout; n'est-ce pas, George?

-- Moi... vous savez bien que je n'ai pas d'avis. Je suis engagée
au théâtre de M. Harel; je joue les rôles qu'on me distribue.

-- Pauvre victime! Eh bien, rassurez-vous, ma chère George, vous
ne jouerez pas celui-là.

-- Cependant je ne dis pas qu'en faisant quelques corrections...

-- En coupant le rôle du capitaine Paul, par exemple?

-- Allons, bien, voilà que vous pensez que je ne veux pas jouer le
rôle à cause de M. Bocage.

-- Vous ne voulez pas jouer le rôle parce qu'il ne vous convient
pas, chère amie, voilà tout. J'ai prévenu Harel; c'est lui qui
s'est entêté, prenez-vous-en à lui. Seulement vous savez, Harel...

-- Quoi, cher ami?

-- Notre lecture reste entre nous; la pièce ne vous convient pas,
elle peut convenir à un voisin.

-- Comment donc! c'est faire...

Et, tout en portant son pouce et son index à son nez pour absorber
une dernière prise de tabac, Harel appuya la main sur son coeur.

Je roulai mon manuscrit, j'embrassai George.

-- Sans rancune, chère, lui dis-je.

-- Oh! me répondit George, vous savez bien que ce n'est point de
cela que je vous en veux.

-- Je m'en vais avec vous, dit Bocage.

-- Non, non, restez, cher ami; je crois que vous êtes en froid
avec votre directeur et votre directrice, c'est une occasion de
vous raccommoder.

Et je sortis.

Le lendemain, la première personne que je rencontrai me dit:

-- Vous voilà donc revenu, vous?

-- Sans doute.

-- Oui, oui, oui, j'ai lu cela ce matin dans le journal.

-- Comment! le journal a eu la bonté d'annoncer mon retour en
France?

-- Indirectement.

-- Ah!

-- Oui... à propos d'une pièce que vous avez lue à la Porte-Saint-
Martin.

-- Et qui a été refusée?

-- Le journal a dit cela; mais je suppose que ce n'est pas vrai?

-- Hélas! mon cher, c'est la vérité pure.

-- Mais qui donc a fait mettre cela dans les journaux?

-- Personne.

-- Comment, personne?

-- Mon cher, ces choses-là se trouvent toutes composées; le
metteur en pages les rencontre sur le marbre et les insère par
erreur.

L'erreur faite, il en est désespéré mais que voulez-vous?

-- Ah! n'importe, c'est bien malveillant. -- Ah! cher ami que vous
avez d'ennemis!

Et la première personne s'éloigna en levant les bras au ciel.

Pendant huit jours, ce fut la même gamme.

Il va sans dire qu'après ce concert de plaintes funèbres, qu'après
tous ces discours prononcés sur la tombe de l'auteur d'_Henri III_
et d'_Antony_, aucun directeur n'eut l'idée de demander à jouer
_le Capitaine Paul_.

Pauvre _Capitaine Paul_! il était regardé comme un posthume!

Quatrième phase. -- Transformation.

Cependant, vers 1835, je crois, la _Presse_ s'était fondée, et j'y
avais inventé le roman-feuilleton.

Il est vrai que l'essai n'avait pas été heureux. Girardin ne
m'avait livré qu'un feuilleton hebdomadaire et j'avais débuté par
la _Comtesse de Salisbury_, qui n'est pas une de mes meilleures
choses.

En feuilleton quotidien, le roman eût pu se soutenir.

En feuilleton hebdomadaire, il ne fit aucun effet.

Mais les autres journaux n'en adoptèrent pas moins ce nouveau mode
de publication.

_Le Siècle_ m'envoya Desnoyers.

Louis Desnoyers est un de mes plus vieux camarades. Nous avions
fait de l'opposition littéraire et politique ensemble dès 1827.
Nous avions fondé, avec Vaillant -- je ne sais ce qu'il est devenu
-- et Dovalle, qui a été tué en duel, un journal intitulé le
_Sylphe_; on oublia ce titre pour l'appeler le _Journal rose_,
attendu qu'il était imprimé sur papier rose; sa couleur lui avait
valu de nombreux abonnements de femmes.

À quoi tient le succès!

La révolution de Juillet tua le _Journal rose_! Mira tua Dovalle.
J'étais vice-président de la commission des récompenses
nationales: je fis Vaillant sous-officier et l'envoyai en Afrique,
où les Arabes, selon toute probabilité, ont tué Vaillant.

Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions vus, Desnoyers
et moi.

D'abord, j'arrivais d'un long voyage; puis les gens qui ont
beaucoup à faire ne se voient pas.

_Le Siècle_ ne pouvait donc choisir un ambassadeur qui me fût
plus sympathique. Aussi, depuis vingt ans, est-il accrédité près
de moi.

Il fut convenu que je donnerais au _Siècle_ un roman en deux
volumes.

Connu comme auteur dramatique, je l'étais très peu comme
romancier.

Au théâtre, j'avais donné _Henri III, Christine, Antony, la Tour
de Nesle, Teresa, Richard Darlington, Don Juan el Marana, Angèle
_et _Catherine Howard_, je crois.

En librairie, j'avais publié seulement _mes Impressions de voyage
en Suisse, mes Scènes historiques du temps de Charles VI, la Rose
rouge_ et quelques feuilletons de _la Comtesse de Salisbury_.

_Le Siècle_ était un journal à trente mille abonnés.

Il s'agissait d'y avoir un succès.

Je signai mon traité avec _le Siècle_, me réservant le choix du
sujet, m'engageant seulement à ce que le roman n'eût pas plus de
deux volumes.

Seulement _le Siècle_ était pressé.

Je promis de lui donner les deux volumes dans un mois.

Desnoyers alla porter mon engagement au _Siècle_.

Je voulais en avoir le coeur net. Je prétendais à part moi qu'il y
avait un succès dramatique dans _le Capitaine Paul_; il devait,
par conséquent, y avoir un succès littéraire.

Tout roman ne peut pas faire un drame, mais tout drame peut faire
un roman.

Les beaux romans qu'on eût faits avec _Hamlet_, avec _Othello_,
avec _Roméo et Juliette_, si Shakespeare n'en avait pas fait trois
magnifiques drames!

Je me mis donc à étudier la marine avec mon ami Garnerey le
peintre; Garnerey, qui a eu depuis un si beau succès en publiant
ses Pontons.

Garnerey se chargea, en outre, de revoir mes épreuves.

Au bout du mois, le drame en cinq actes était devenu un roman en
deux volumes.

Maintenant, disons comment le drame reparut à son tour sur l'océan
littéraire, et comment _le Capitaine Paul_ fit son chemin,
quoiqu'il montât une humble péniche, nommée le Panthéon, au lieu
de monter cette frégate de soixante-quatorze que l'on appelait la
Porte-Saint-Martin.

Cinquième phase. -- Résurrection.

Mon drame refusé par Harel, je l'avais porté à mon ami Porcher.

Je n'ai pas besoin de vous dire ce que c'est que mon ami Porcher,
chers lecteurs; si vous me connaissez, vous le connaissez; si vous
ne le connaissez pas, ouvrez mes Mémoires, année 1836, et vous
ferez connaissance avec lui.

Je lui avais dit:

-- Mon cher Porcher, gardez-moi ce drame-là; Harel n'en veut pas:
mademoiselle George n'en veut pas, Bocage n'en veut pas mais
d'autres en voudront.

Porcher secoua la tête.

Porcher ne pouvait pas croire que trois sommités comme Harel,
George et Bocage se trompassent.

Il aimait naturellement mieux croire que c'était moi qui me
trompais.

N'importe! comme _le Capitaine Paul_ ne tenait pas grande place et
ne coûtait pas cher à nourrir, il plia proprement les cinq actes
les uns contre les autres et les mit dans son armoire.

Ils y sommeillaient bien tranquillement depuis cinq mois lorsque
_le Siècle_ annonça _le Capitaine Paul_, roman en deux volumes,
par Alexandre Dumas.

La première fois que je revis Porcher.

-- À propos, me dit-il, faut-il que je vous renvoie votre
_Capitaine Paul_?

-- Pourquoi cela, Porcher?

-- Ne paraît-il pas dans _le Siècle_?

-- En roman, Porcher, pas en drame.

-- C'est que, lorsqu'il aura paru en roman il sera bien plus
difficile à placer encore que lorsqu'il était inédit.

Pauvre _Capitaine Paul_! voyez dans quelle situation fâcheuse il
était.

-- Difficile à placer! au contraire, dis-je à Porcher, cela le
fera connaître.

Porcher secoua la tête.

-- Porcher, écoutez bien ce que vous dit Nostradamus. Il y aura
une époque où les libraires ne voudront éditer que des livres déjà
publiés dans les journaux. Et où les directeurs ne voudront jouer
que des drames tirés de romans.

Porcher secoua une seconde fois la tête, mais bien plus fort que
la première fois.

Je quittai Porcher.

Le _Capitaine Paul_ inaugura au _Siècle_, la série de succès que
nous obtînmes depuis avec _le Chevalier d'Harmental_, _les Trois
Mousquetaires_, _Vingt ans après_ et _le Vicomte de Bragelonne_.

Succès si grands, que le _Siècle_, jugeant que je n'en aurais plus
jamais de pareils, alla, après la publication de _Vingt ans
après_, porter à Scribe un traité, où la somme était restée en
blanc.

Scribe se contenta de demander, par volume, deux mille francs de
plus que moi.

Perrée trouva la prétention si modeste, qu'il signa à l'instant
même.

Scribe publia _Piquillo Alliaga_.

Revenons au _Capitaine Paul_.

Malgré le succès du _Capitaine Paul_ en roman, les directeurs ne
mordaient pas au drame.

Porcher triomphait.

Chaque fois que je rencontrais Porcher:

-- Eh bien, disait-il, _le Capitaine Paul_?

-- Attendez, lui disais-je.

-- Vous voyez bien que j'attends, me répondait-il.

En 1838, une grande douleur me fit quitter Paris et chercher la
solitude aux bords du Rhin.

J'étais à Francfort, je reçus une lettre d'un de mes amis, qui
m'écrivait:

«Mon cher Dumas,

«On vient de jouer votre Capitaine Paul au Panthéon; est-ce de
votre consentement?

«Si c'est de votre consentement, comment l'avez-vous donné?

«Si ce n'est pas de votre consentement... comment le souffrez-
vous?

«Un mot et je me charge d'arrêter ce scandale.

«À vous.

«J. D.

«On ajoute que, comme personne ne veut croire que la pièce soit de
vous, le manuscrit original est exposé dans le foyer.»

Je ne répondis même pas.

Que m'importait _le Capitaine Paul_, mon Dieu! Que m'importait la
hiérarchie théâtrale: Panthéon ou Comédie-Française!

Il en résulta que _le Capitaine Paul_ continua le cours de ses
représentations sans être inquiété le moins du monde, et que mes
amis éplorés levèrent en choeur les bras au ciel en disant:

-- Pauvre Dumas! il en est réduit à faire jouer ses pièces au
Panthéon.

Je puis dire que, s'il y a un homme qui fut plaint hautement,
c'est moi.

J'étais plus qu'usé, j'étais passé; j'étais plus que passé,
j'étais trépassé.

Personne n'avait songé à me plaindre pour l'irréparable perte que
j'avais faite.

J'avais perdu ma mère.

Tout le monde me plaignait parce que ma pièce avait été jouée au
Panthéon.

O mon Dieu! quel admirable caractère vous m'avez donné, que je ne
suis pas devenu plus misanthrope que le misanthrope, plus Alceste
qu'Alceste, plus Timon que Timon!

Je revins à Paris.

On ne jouait plus _le Capitaine Paul_. Il avait eu quelque chose
comme soixante représentations.

Mais on en parlait toujours.

Jamais la littérature contemporaine n'avait eu le coeur si
pitoyable.

Porcher me croyait furieux contre lui.

Enfin il se décida à venir me voir.

Je le reçus comme d'habitude, le coeur, la main et le visage
ouverts.

-- Vous n'êtes donc point fâché contre moi? dit-il.

-- Pourquoi cela, Porcher?

-- Mais à cause du Capitaine Paul.

Je haussai les épaules.

-- Je vais vous expliquer cela, me dit Porcher.

-- Quoi?

-- Comment la pièce a été jouée au Panthéon?

-- Inutile.

-- Si fait.

-- Vous y tenez?

-- Oui, mon cher: une bonne action que vous faisiez sans vous en
douter.

-- Tant mieux, Porcher! Dieu me tiendra peut-être compte de celle-
là.

-- Vous savez que c'est Théodore Nezel qui est directeur du
Panthéon?

-- Votre gendre?

-- Oui.

-- Je ne le savais pas.

-- Eh bien, le théâtre ne faisait pas d'argent; mon gendre ne
savait où donner de la tête; je lui ai dit: Ma foi, tiens, Nezel,
j'ai là une pièce de Dumas, essayes-en. -- Mais Dumas? -- Quand
Dumas saura que sa pièce a peut-être sauvé une famille, il sera le
premier à me dire que j'ai bien fait. -- Cependant, si on lui
écrivait? -- Cela prendrait du temps, et tu dis que tu es pressé.
d'ailleurs je ne sais pas où il est. -- Vous répondez de tout? --
Je réponds de tout.» Alors Nezel a emporté la pièce; elle a été
bien montée, bien jouée; elle a eu un énorme succès; enfin elle a
donné vingt mille francs de bénéfice au Panthéon, ce qui est
énorme.

-- Et elle a tiré votre gendre d'affaire, mon cher Porcher?

-- Momentanément, oui.

-- Béni soit _le Capitaine Paul_!

Et je tendis la main à Porcher.

-- Eh! je le savais bien, moi, dit-il tout joyeux.

-- Que saviez-vous bien, mon cher Porcher?

-- Que vous ne m'en voudriez pas.

J'embrassai Porcher pour le rassurer plus complètement encore.

Sixième phase. -- Réhabilitation.

Trois ans après, vers le mois de septembre 1841, dans un des
voyages que je faisais de Florence à Paris, mon domestique me fit
passer une carte. Je jetai les yeux sur cette carte et je lus:
«Charlet, artiste dramatique.» -- Faites entrer, dis-je à mon
domestique.

Cinq secondes après, la porte se rouvrit et donna passage à un
beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans. Je dis beau,
car, en effet, il était beau dans toute l'acception du mot.

Il était de taille moyenne, mais parfaitement bien prise; il avait
d'admirables cheveux noirs, des dents blanches comme l'émail, des
yeux de femme, une voix si douce, que c'était un chant.

-- Monsieur Dumas, me dit-il, je viens vous demander deux choses.

-- Lesquelles, monsieur?

-- La première, c'est que vous me permettiez de débuter à la
Porte-Saint-Martin dans _le Capitaine Paul_.

-- Accordé.

Ce n'était plus Harel qui était directeur.

-- Et la seconde?

-- La seconde, c'est que vous vouliez bien être mon parrain.

-- Comment! vous n'êtes pas encore baptisé?

-- Dramatiquement parlant, non, j'ai joué à la banlieue sous le
nom de Charlet; mais c'est un nom qui représente une si grande
illustration en peinture, que je ne puis le garder au théâtre.
J'ai déjà ma pièce de début, grâce à vous; que, grâce à vous,
j'aie aussi mon nom de début.

J'avais mon Shakespeare ouvert devant moi; je lisais, ou plutôt je
relisais, pour la dixième fois, _Richard III_. Mon regard tomba
sur le nom de Clarence.

-- Monsieur, lui dis-je, il vous faut un nom distingué comme votre
figure, doux et harmonieux comme votre voix: au nom de
Shakespeare, je vous baptise du nom de Clarence.

Le _Capitaine Paul_, repris au théâtre de la Porte-Saint-Martin
sous le nom de _Paul le Corsaire_, fut joué quarante fois avec un
énorme succès.

Clarence y débuta et y fit justement sa réputation.

Parti de la Porte-Saint-Martin, _le Capitaine Paul_ faisait retour
à la Porte Saint-Martin.

Comme le lièvre, il revenait à son lancer.

Voilà, chers lecteurs, l'histoire véridique du Capitaine Paul,
comme drame et comme roman; vous voyez donc que j'avais bien
raison de dire:

_...Habent sua fata libelli!_

A. D.


Chapitre I
Vers la fin d'une belle soirée du mois d'octobre de l'année 1779,
les curieux de la petite ville de Port-Louis étaient rassemblés
sur la pointe de terre qui fait pendant à celle où, sur l'autre
rive du golfe, est bâti Lorient. L'objet qui attirait leur
attention et servait de texte à leurs discours était une noble et
belle frégate de 32 canons, à l'ancre depuis huit jours, non pas
dans le port, mais dans une petite anse de la rade, et qu'on avait
trouvée là un matin, comme une fleur de l'Océan éclose pendant la
nuit. Cette frégate, qui paraissait tenir la mer pour la première
fois, tant elle semblait coquette et élégante, était entrée dans
le golfe sous le pavillon français dont le vent déployait les
plis, et dont les trois fleurs de lis d'or brillaient aux derniers
rayons du soleil couchant. Ce qui paraissait surtout exciter la
curiosité des amateurs de ce spectacle, si fréquent et cependant
toujours si nouveau dans un port de mer, c'était le doute où
chacun était du pays où avait été construit ce merveilleux navire,
qui, dépouillé de toutes ses voiles serrées autour des vergues,
dessinait sur l'occident lumineux la silhouette gracieuse de sa
carène, et l'élégante finesse de ses agrès. Les uns croyaient bien
y reconnaître la mâture élevée et hardie de la marine américaine;
mais la perfection des détails qui distinguait le reste de sa
construction contrastait visiblement avec la rudesse barbare de
ces enfants rebelles de l'Angleterre.

D'autres, trompés par le pavillon qu'elle avait arboré,
cherchaient dans quel port de France elle avait été lancée; mais
bientôt tout amour-propre national cédait à l'évidence, car on
demandait en vain à sa poupe cette lourde galerie garnie de
sculptures et d'ornements, qui formait la parure obligée de toute
fille de l'Océan ou de la Méditerranée née sur les chantiers de
Brest ou de Toulon; d'autres encore, sachant que le pavillon
n'était souvent qu'un masque destiné à cacher le véritable visage,
soutenaient que les tours et les lions d'Espagne eussent été plus
à leur place à l'arrière du bâtiment que les trois fleurs de lis
de France; mais à ceux-ci on répondait en demandant si les flancs
minces et élancés de la frégate ressemblaient à la taille rebondie
des galions espagnols. Enfin il y en avait qui eussent juré que
cette charmante fée des eaux avait pris naissance dans les
brouillards de la Hollande, si la hauteur et la finesse de ses
mâtereaux n'avaient point, par leur dangereuse hardiesse, donné un
démenti aux prudentes constructions, de ces anciens balayeurs des
mers. Au reste, depuis le matin (et, comme nous l'avons dit, il y
avait de cela huit jours) où cette gracieuse vision était apparue
sur les côtes de la Bretagne, aucun indice n'avait pu fixer
l'opinion, que nous retrouvons encore flottante au moment où nous
ouvrons les premières pages de cette histoire, attendu que pas un
homme de l'équipage n'était venu à terre sous quelque prétexte que
ce fût. On pouvait même ignorer, à la rigueur, s'il existait un
équipage, car, si l'on n'eût aperçu la sentinelle et l'officier de
garde, dont la tête dépassait parfois les bordages du navire, on
eût pu le croire inhabité. Il paraît néanmoins que ce bâtiment,
tout inconnu qu'il était demeuré, n'avait aucune intention
hostile; son arrivée n'avait point paru inquiéter les autorités de
Lorient, et il avait été se placer sous le feu d'un petit fort que
la déclaration de guerre entre l'Angleterre et la France avait
fait remettre en état, et qui étendait en dehors de ses murailles,
et au-dessus de la tête même des curieux, le cou allongé d'une
batterie de gros calibre.

Cependant, au milieu de la foule de ces oisifs, un jeune homme se
distinguait par l'inquiet empressement de ses questions.

Sans que l'on pût deviner pour quelle cause, on voyait facilement
qu'il prenait un intérêt direct à ce bâtiment mystérieux. Comme à
son habit élégant on avait reconnu l'uniforme des mousquetaires,
et que ces gardes de la royauté quittaient rarement la capitale,
il avait d'abord été pour la foule une distraction à sa curiosité,
mais bientôt on avait retrouvé dans celui qu'on croyait un
étranger le jeune comte d'Auray, dernier rejeton d'une des plus
vieilles maisons de la Bretagne. Le château habité par sa famille
s'élevait sur les bords du golfe de Morbihan, à six ou sept lieues
de Port-Louis. Cette famille se composait du marquis d'Auray,
pauvre vieillard insensé qui, depuis vingt ans, n'avait point été
aperçu hors des limites de son domaine; de la marquise d'Auray,
femme dont la rigidité de moeurs et l'antiquité de la noblesse
pouvaient seules faire excuser la hautaine aristocratie; de la
jeune Marguerite, douce enfant de dix-sept à dix-huit ans, frêle
et pâle comme la fleur dont elle portait le nom, et du comte
Emmanuel, que nous venons d'introduire sur la scène, et autour
duquel la foule s'était rassemblée, dominée qu'elle est toujours
par un beau nom, un brillant uniforme, et des manières noblement
insolentes.

Toutefois, quelque envie qu'eussent ceux auxquels il s'adressait
de satisfaire à ses questions, ils ne pouvaient lui répondre que
d'une manière vague et indécise, puisqu'ils ne savaient sur la
frégate que ce que leurs conjectures échangées avaient pu leur en
apprendre à eux-mêmes. Le comte Emmanuel était donc prêt à se
retirer, lorsqu'il vit s'approcher de la jetée une barque conduite
par six rameurs; elle amenait directement vers les groupes
dispersés sur la grève un nouveau personnage qui, dans un moment
où la curiosité était si vivement excitée, ne pouvait manquer
d'attirer sur lui l'attention.

C'était un jeune homme qui paraissait âgé de vingt à vingt deux
ans à peine, et qui était revêtu de l'uniforme d'aspirant de la
marine royale.

Il était assis ou plutôt couché sur une peau d'ours, la main
appuyée sur le gouvernail de la petite barque, tandis que le
pilote, qui, grâce au caprice de son chef, se trouvait n'avoir
rien à faire, était assis à l'avant du canot. Du moment où
l'embarcation avait été aperçue, chacun s'était retourné de son
côté, comme si elle apportait un dernier espoir d'obtenir les
renseignements tant désirés. Ce fut donc au milieu d'une partie de
la population de Port-Louis que la barque, poussée parle dernier
effort de ses rameurs, vint s'engraver à huit ou dix pieds de la
plage, le peu de fond qu'il y avait en cet endroit ne lui
permettant pas d'avancer plus loin. Aussitôt, deux des matelots
quittèrent leurs rames, qu'ils rangèrent au fond de la barque, et
descendirent dans la mer, qui leur monta jusqu'aux genoux. Alors
le jeune enseigne se souleva nonchalamment, s'approcha de l'avant,
et se laissa enlever entre leurs bras et déposer sur la plage,
afin que pas une goutte d'eau ne vînt tacher son élégant uniforme.
Arrivé là, il ordonna à la barque de doubler la pointe de terre
qui s'avançait encore de trois ou quatre cents pas dans l'Océan,
et de l'attendre de l'autre côté de la batterie.

Quant à lui, il s'arrêta un instant sur le rivage pour réparer le
désordre qu'avait apporté dans sa coiffure le mode de transport
qu'il avait été forcé d'adopter pour y parvenir, puis il s'avança,
en fredonnant une chanson française, vers la porte du petit fort,
qu'il franchit, après avoir légèrement rendu à la sentinelle le
salut militaire qu'elle lui avait fait comme à son supérieur.

Quoique rien ne soit plus naturel dans un port de mer que de voir
un officier de marine traverser une rade et entrer dans un
bastion, la préoccupation des esprits était telle, qu'il n'y eut
peut-être pas un des personnages composant cette foule éparse sur
la côte qui ne se figurât que la visite que recevait le commandant
du fort ne fût relative au vaisseau inconnu qui faisait l'objet de
toutes les conjectures. Lorsque le jeune enseigne reparut sur la
porte, se trouva-t-il presque enfermé dans un cercle et pressé,
qu'il manifesta un instant l'intention de recourir à la baguette
qu'il tenait à la main pour se le faire ouvrir; cependant, après
l'avoir fait siffler deux ou trois fois avec une affectation
parfaitement impertinente, il parut tout à coup changer de
résolution, et, apercevant le comte Emmanuel, dont l'air distingué
et l'uniforme élégant contrastaient avec l'apparence et la mise
vulgaire de ceux qui l'entouraient, il marcha à sa rencontre au
moment où, de son côté, celui-ci faisait un pas pour s'approcher
de lui.

Les deux officiers ne firent qu'échanger un coup d'oeil rapide,
mais ce coup d'oeil suffit pour qu'ils reconnussent à des signes
indubitables qu'ils étaient gens de condition et de race. En
conséquence, ils se saluèrent aussitôt avec l'aisance gracieuse et
la politesse familière qui caractérisaient les jeunes seigneurs de
cette époque.

-- Pardieu! mon cher compatriote, s'écria le jeune enseigne, car
je pense que, comme moi, vous êtes Français, quoique je vous
rencontre sur une terre hyperboréenne, et dans des régions, sinon
sauvages, du moins passablement barbares, pourriez-vous me dire ce
que je porte en moi de si extraordinaire pour que je fasse
révolution en ce pays, ou bien un officier de marine est-il une
chose si rare et si curieuse à Lorient, que sa seule présence y
excite à ce point la curiosité des naturels de la Basse-Bretagne?
Ce faisant, vous me rendrez, je vous l'avoue, un service que, de
mon côté, je serai enchanté de reconnaître, si jamais pareille
occasion se présentait pour moi de vous être utile.

-- Et cela sera d'autant plus facile, répondit le comte Emmanuel,
que cette curiosité n'a rien qui soit désobligeant pour votre
uniforme, ni hostile à votre personne; et la preuve en est, mon
cher confrère (car je vois à vos épaulettes que nous occupons à
peu près le même grade dans les armées de Sa Majesté), que je
partage avec ces honnêtes Bretons la curiosité que vous leur
reprochez, quoique j'aie des motifs probablement plus positifs que
les leurs pour désirer la solution du problème qu'ils poursuivent
en ce moment.

-- Eh bien! reprit le marin, si je puis vous aider en quelque
chose dans la recherche que vous avez entreprise, je mets mon
algèbre a votre disposition; seulement nous sommes assez mal ici
pour nous livrer à des démonstrations mathématiques. Vous
plairait-il de nous écarter quelque peu de ces braves gens, qui ne
peuvent servir qu'à brouiller nos calculs?

Parfaitement, répondit le mousquetaire; d'autant plus, si je ne
m'abuse, qu'en marchant de ce côté je vous rapproche de votre
barque et de vos matelots.

-- Oh! qu'à cela ne tienne; si cette route n'était pas celle qui
vous convient, nous en prendrions quelque autre. J'ai le temps, et
mes hommes sont encore moins pressés que moi. Ainsi, virons de
bord, si tel est votre bon plaisir.

-- Non pas, s'il vous plaît; allons de l'avant, au contraire; plus
nous serons près du rivage, mieux nous causerons de l'affaire dont
je veux vous entretenir. Marchons donc sur cette langue de terre
tant que nous y trouverons un endroit où mettre le pied.

Le jeune marin, sans répondre, continua de s'avancer en homme à
qui la direction qu'on lui imprime est parfaitement indifférente,
et les deux jeunes gens, qui venaient de se rencontrer pour la
première fois, marchèrent appuyés sur le bras l'un de l'autre,
comme deux amis d'enfance, vers la pointe du cap qui, pareil au
fer d'une lance, se prolonge de deux ou trois cents pas dans la
mer. Arrivé à son extrémité, le comte Emmanuel s'arrêta, et
étendant la main dans la direction du navire:

-- Savez-vous ce que c'est que ce bâtiment? demanda-t-il à son
compagnon.

Le jeune marin jeta un coup d'oeil rapide et scrutateur sur le
mousquetaire; puis, reportant son regard vers le vaisseau:

-- Mais, répondit-il négligemment, c'est une jolie frégate de
trente-deux canons, portée sur son ancre de touée, avec toutes ses
voiles averguées, afin d'être prête à partir au premier signal.

-- Pardon, répondit Emmanuel en souriant, mais ce n'est pas cela
que je vous demande. Peu m'importe le nombre des canons qu'elle
porte, et sur quelle ancre elle chasse: n'est-ce pas comme cela
que vous dites? -- Le marin sourit à son tour. -- Mais, continua
Emmanuel, ce que je désire savoir, c'est la véritable nation à
laquelle elle appartient, le lieu pour lequel elle est en
partance, et le nom de son capitaine.

-- Quant à sa nation, répondit le marin, elle a pris soin de nous
en instruire elle-même, ou ce serait une infâme menteuse. Ne
voyez-vous pas le pavillon qui flotte à sa corne? c'est le
pavillon sans tache, un peu usé pour avoir trop servi: voilà tout.
Quant à sa destination, c'est, ainsi que vous l'a dit, lorsque
vous le lui avez demandé, le commandant de la place, le Mexique. -
- Emmanuel regarda avec étonnement le jeune enseigne. -- Enfin,
quant à son capitaine, cela est plus difficile à dire. Il y en a
qui jureraient que c'est un jeune homme de mon âge ou du vôtre;
car je crois que nous nous suivions de près dans le berceau,
quoique la profession que nous exerçons tous deux puisse mettre un
grand intervalle entre nos tombes. Il y en a d'autres qui
prétendent qu'il est de l'âge de mon oncle, le comte d'Estaing,
qui, comme vous le savez sans doute, vient d'être nommé amiral, et
qui, dans ce moment, prête main-forte aux rebelles d'Amérique,
comme quelques-uns les appellent encore en France. Enfin, quant à
son nom, c'est autre chose: on dit qu'il ne le sait pas lui-même,
et, en attendant qu'un heureux événement le lui fasse connaître,
il s'appelle Paul.

-- Paul?

-- Oui, le capitaine Paul.

-- Paul de quoi?

-- Paul de la Providence, du Ranger, de l'Alliance, selon le
bâtiment qu'il monte. N'y a-t-il pas aussi en France quelques-uns
de nos jeunes seigneurs qui, trouvant leur nom de famille trop
écourté, l'allongent avec un nom de terre, et surmontent le tout
d'un casque de chevalier ou d'un tortil de baron, si bien que leur
cachet et leur carrosse ont un air de vieille maison qui fait
plaisir à voir? Eh bien! il en est ainsi de lui. Pour le moment,
il s'appelle, je crois, Paul de l'Indienne: et il en est fier; car
si j'en juge par mes sympathies de marin, je crois qu'il ne
changerait pas sa frégate contre la plus belle terre qui s'étende
du port de Brest aux bouches du Rhône.

-- Mais enfin, reprit Emmanuel, après avoir réfléchi un instant au
singulier mélange d'ironie et de naïveté qui perçait tour à tour
dans les réponses de son interlocuteur, quel est le caractère de
cet homme?

-- Son caractère? oh! mais, mon cher... baron... comte...
marquis?

-- Comte, répondit Emmanuel en s'inclinant.

-- Eh bien! mon cher comte, je disais donc que vous me poussez
vraiment d'abstractions en abstractions, et lorsque j'ai mis à
votre disposition mes connaissances algébriques, ce n'était pas
tout à fait pour nous livrer à la recherche de l'inconnu. Son
caractère? Eh! bon Dieu! mon cher comte, qui peut parler sciemment
du caractère d'un homme, excepté lui-même? et encore... Tenez,
moi, tel que vous me voyez, il y a vingt ans que je laboure,
tantôt avec la quille d'un brick, tantôt avec celle d'une frégate,
la vaste plaine qui s'étend devant nous.

Mes yeux, si je puis m'exprimer ainsi, ont vu l'Océan presque en
même temps que le ciel. Depuis que ma langue a pu souder deux
mots, et mon intelligence coudre deux idées, j'ai interrogé et
étudié les caprices de l'Océan. Eh bien! je ne connais pas encore
son caractère, et cependant quatre vents principaux et trente-deux
aires l'agitent: voilà tout. Comment voulez-vous donc que je juge
l'homme, bouleversé qu'il est par ses mille passions?

-- Aussi ne vous demandais-je pas, mon cher... duc...
marquis... comte?

-- Enseigne, répondit le jeune marin en s'inclinant comme avait
fait Emmanuel.

-- Je disais donc que je ne vous demandais pas, mon cher enseigne,
un cours de philosophie sur les passions du capitaine Paul.

Je voulais seulement m'enquérir auprès de vous de deux choses:
d'abord, si vous le croyez homme d'honneur?

-- Il faut, avant tout, s'entendre sur les mots, mon cher comte.

Qu'entendez-vous bien précisément par honneur?

-- Permettez-moi de vous dire, mon cher enseigne, que la question
est des plus bizarres. L'honneur, mais c'est l'honneur.

-- Voilà justement la chose: un mot sans définition, comme le mot
Dieu. Dieu aussi c'est Dieu, et chacun se fait un Dieu à sa
manière: les Égyptiens l'adoraient sous la forme d'un scarabée, et
les Israélites sous la forme d'un veau d'or. Il en est ainsi de
l'honneur.

Il y a l'honneur de Coriolan, celui du Cid, et celui du comte
Julien. Précisez mieux votre question, si vous voulez que j'y
réponde.

-- Eh bien! je demandais si l'on pouvait se fier à sa parole?

-- Oh! quant à cela, je ne crois pas qu'il y ait jamais manqué.
Ses ennemis, et l'on n'arrive pas où il en est sans en avoir
quelques-uns, ses ennemis mêmes, ai-je dit, n'ont jamais douté
qu'il ne tînt pas jusqu'à la mort le serment qu'il aurait fait.
Ainsi donc, ce point est éclairci, croyez-moi. Sous ce rapport,
c'est un homme d'honneur.

Passons à la seconde question, car, si je ne me trompe, vous
désirez savoir quelque chose encore?

-- Oui, je désirais savoir s'il obéirait fidèlement à un ordre de
Sa Majesté?

-- De quelle Majesté?

-- Vraiment, mon cher enseigne, vous affectez une difficulté de
compréhension qui me paraît infiniment mieux aller à la robe du
sophiste qu'à l'uniforme du marin.

-- Pourquoi cela? Vous m'accusez d'ergotisme, parce qu'avant de
répondre je veux savoir à quoi je réponds? Nous avons huit ou dix
Majestés, à l'heure qu'il est, assises tant bien que mal sur les
différents trônes de l'Europe: nous avons Sa Majesté Catholique,
majesté caduque, qui se laisse arracher, morceaux par morceaux,
l'héritage que lui a légué Charles-Quint; nous avons Sa Majesté
Britannique, majesté entêtée, qui se cramponne à son Amérique
comme Cynégire au vaisseau des Perses, et à qui nous couperons les
deux mains si elle ne la lâche pas; nous avons Sa Majesté Très
Chrétienne, que je vénère et que j'honore...

-- Eh bien! c'est de celle-là que je veux parler, interrompit
Emmanuel. Croyez-vous que le capitaine Paul serait disposé à obéir
à un ordre que je lui porterais de sa part?

-- Le capitaine Paul, répondit l'enseigne, obéira, comme chaque
capitaine doit le faire, à tout ordre émané du pouvoir qui a droit
de lui commander, à moins que ce ne soit quelque corsaire maudit,
quelque pirate damné, quelque flibustier sans aveu, ce dont je
doute à la vue de la frégate qu'il monte, et à la manière dont
elle me semble tenue. Il a donc dans un tiroir de sa cabine une
commission signée d'une puissance quelconque. Eh bien! si cette
commission porte le nom de Louis et est scellée des trois fleurs
de lis de France, il n'y a aucun doute qu'il n'obéisse à tout
ordre scellé du même sceau et signé du même nom.

-- Alors, voilà tout ce que je voulais savoir, répondit le jeune
mousquetaire, qui commençait à s'impatienter des réponses étranges
de son interlocuteur. Je ne vous ferai donc plus qu'une seule
demande.

-- À vos ordres, monsieur le comte, répondit l'enseigne, pour
celle-là comme je l'ai été pour les autres.

-- Savez-vous un moyen d'aller à bord de ce bâtiment?

-- Voilà, répondit le marin en étendant la main vers sa barque,
que berçait dans une petite anse le flux de la mer?

-- Mais cette barque, c'est la vôtre?

-- Eh bien! je vous conduirai.

-- Vous connaissez donc ce capitaine Paul?

-- Moi? pas le moins du monde! mais, en ma qualité de neveu d'un
amiral, je connais naturellement tout chef de bâtiment, depuis le
contremaître qui dirige le canot qui cherche une aiguade, jusqu'au
vice-amiral qui commande l'escadre qui va au feu. D'ailleurs, nous
autres marins, nous avons certains signes secrets, certaine langue
maçonnique à l'aide de laquelle nous nous reconnaissons pour des
frères, sur quelque point de l'Océan que nous nous rencontrions.
Ainsi donc, acceptez mon offre avec la même franchise que je vous
la fais.

Moi, mes rameurs et ma barque sommes à votre disposition.

-- Eh bien! dit Emmanuel, rendez-moi ce dernier service et...

-- Et vous oublierez l'ennui que je vous ai causé par mes
divagations, n'est-ce pas, interrompit l'enseigne en souriant. Que
voulez-vous, mon cher comte, continua le marin en faisant un signe
de la main qui fut aussitôt compris des rameurs, la solitude de
l'Océan nous a donné, à nous autres enfants de la mer, l'habitude
du monologue.

Pendant le calme, nous appelons le vent, pendant la tempête nous
appelons le calme, et pendant la nuit nous parlons à Dieu.

Emmanuel jeta encore un regard de doute sur son compagnon, qui le
supporta avec cette apparente bonhomie qui s'était étendue sur son
visage chaque fois qu'il était devenu un objet d'investigation
pour le mousquetaire.

Celui-ci s'étonnait de ce mélange de mépris pour les choses
humaines et de poésie pour les oeuvres de Dieu; mais ne voyant, au
bout du compte, dans l'homme étrange qu'il avait devant lui,
qu'une personne disposée à lui rendre, quoique avec des formes
bizarres, le service qu'il réclamait, il accepta l'offre qu'il lui
avait faite. Cinq minutes après, les deux jeunes gens s'avançaient
vers le vaisseau inconnu, de toute la rapidité qu'imprimait à la
barque l'effort combiné de six vigoureux matelots, dont les rames
se relevaient et retombaient avec tant de régularité, que le
mouvement qui les mettait en jeu semblait imprimé par un ressort
mécanique et non par la combinaison des forces humaines.


Chapitre II
À mesure qu'ils avançaient, les formes gracieuses du bâtiment se
développaient à leurs yeux dans toute l'admirable perfection de
leurs détails, et quoique, faute d'habitude ou de vocation, le
jeune comte d'Auray fût ordinairement peu sensible à la beauté
revêtue de cette forme, il ne pouvait s'empêcher d'admirer
l'élégance de la carène, la finesse et la force des mâts, et la
ténuité des cordages, qui semblaient, sur le ciel encore coloré
des feux du soleil couchant, des fils flexibles et soyeux tressés
par quelque araignée gigantesque. Au reste, la même immobilité
régnait sur le bâtiment, qui paraissait, soit insouciance, soit
mépris, s'inquiéter médiocrement de la visite qu'il allait
recevoir. Un instant le jeune mousquetaire crut apercevoir,
passant par l'ouverture d'un sabord, près de la gueule fermée d'un
canon, l'extrémité d'une lunette braquée de son côté. Mais le
navire, dans ce mouvement lent et demi-circulaire que lui
imprimait la respiration de l'Océan, étant venu à lui présenter sa
proue, ses yeux se fixèrent sur la figure sculptée qui donne
ordinairement son nom au vaisseau qu'elle pare: c'était une de ces
filles de l'Amérique découverte par Christophe Colomb, et conquise
par Fernand Cortez, avec son bonnet de plumes aux mille couleurs,
et son sein nu, orné de colliers de corail. Quant au reste du
corps, il se liait, moitié sirène, moitié serpent, d'une manière
fantastique et par des arabesques bizarres, à la membrure du
vaisseau. Plus la barque s'approchait de la frégate, plus cette
image semblait fixer les regards du comte. C'est qu'en effet
c'était une sculpture, non seulement étrange de forme, mais tout à
fait remarquable d'exécution, et l'on s'apercevait facilement que
c'était, non pas un ouvrier vulgaire, mais un artiste de talent
qui l'avait tirée du bloc de chêne où elle avait dormi pendant des
siècles. De son côté, l'enseigne remarquait, avec une certaine
satisfaction de métier, l'attention croissante que l'officier de
terre était forcé de donner à ce bâtiment. Enfin, voyant que cette
attention était entièrement concentrée sur la figure que nous
venons de décrire, il parut attendre avec une certaine anxiété
l'avis du comte; puis, voyant qu'il tardait à le manifester,
quoiqu'on en fût alors assez proche pour qu'aucune de ses beautés
ne lui échappât, il prit le parti de rompre le premier le silence,
et de questionner à son tour son jeune compagnon:

-- Eh bien! comte, lui dit-il, cachant l'intérêt qu'il prenait à
la réponse sous une apparente gaîté, que dites-vous de ce chef
d'oeuvre?

-- Je dis, répondit Emmanuel, que, relativement aux ouvrages du
même genre que j'ai vus, il mérite véritablement le nom que vous
lui donnez.

-- Oui, dit négligemment l'enseigne, c'est la dernière production
de Guillaume Coustou, qui est mort avant de l'avoir achevée; elle
a été finie par son élève, un nommé Dupré, homme de mérite, qui
meurt de faim, et qui est obligé de tailler le bois à défaut de
marbre, et d'équarrir des proues de vaisseaux quand il devrait
sculpter des statues. Voyez, continua le jeune marin, imprimant au
gouvernail un mouvement qui, au lieu de conduire la barque droit
au vaisseau, la faisait dévier de manière à passer à l'une de ses
extrémités, c'est un véritable collier de corail qu'elle a au cou,
et ce sont de véritables perles qui pendent à ses oreilles. Quant
à ses yeux, chaque prunelle est un diamant qui vaut cent guinées à
l'effigie du roi Guillaume. Il en résulte que le capitaine qui
prendra cette frégate aura, outre l'honneur de l'avoir prise, un
splendide cadeau de noces à faire à sa fiancée.

-- Quel étrange caprice, dit Emmanuel, entraîné lui-même par la
bizarrerie du spectacle qui s'offrait à ses regards, que celui
d'orner son vaisseau comme on ferait d'un être animé, et de jeter
ainsi des sommes considérables aux chances d'un combat et au
hasard d'une tempête!

-- Que voulez-vous? répondit le jeune enseigne avec un accent de
mélancolie indéfinissable, nous autres marins, qui n'avons d'autre
famille que nos matelots, d'autre patrie que l'Océan, d'autre
spectacle que la tempête, et d'autre distraction que le combat, il
faut bien que nous nous attachions à quelque chose. N'ayant pas de
maîtresse réelle, car qui voudrait nous aimer, nous autres
goélands à l'aile toujours ouverte? il faut que nous nous fassions
un amour imaginaire. L'un s'éprend pour quelque île bien fraîche
et ombreuse, et chaque fois qu'il l'aperçoit de loin, sortant de
l'Océan, pareille à une corbeille de fleurs, son coeur devient
joyeux comme celui d'un oiseau qui revoit son nid. L'autre a une
étoile chérie entre les étoiles, et pendant ces belles et longues
nuits de l'Atlantique, chaque fois qu'il passe sous l'équateur, il
lui semble qu'elle se rapproche de lui et qu'elle le salue d'une
lueur plus vive et d'une flamme plus ardente. Il y en a enfin, et
c'est le plus grand nombre, qui s'attachent à leur frégate comme à
une fille bien-aimée, qui gémissent à chaque membre que le vent
lui brise, à chaque blessure que le boulet lui creuse, et qui,
lorsqu'elle est frappée au coeur par la tempête ou par la
bataille, aiment mieux mourir avec elle que de se sauver sans
elle, et donnent à la terre un saint exemple de fidélité en
s'engloutissant avec l'objet de leur amour dans les abîmes les
plus profonds de l'Océan. Eh bien! le capitaine Paul est un de
ceux-là: voilà tout; et il a donné à sa frégate la corbeille de
noces qu'il destinait à sa fiancée. Ah! ah! les voilà qui s'éveillent.

-- Ohé! les gens de la barque, cria-t-on du bâtiment, que voulez
vous?

-- Monter à bord de la frégate, répondit Emmanuel. jetez donc une
corde, une amarre, ce que vous voudrez, afin qu'on puisse
s'accrocher à quelque chose.

-- Tournez à tribord, et vous trouverez l'escalier.

Les rameurs obéirent aussitôt à cette injonction, et, quelques
secondes après, les deux jeunes gens se trouvaient effectivement
près la coupée qui conduisait sur le pont. L'officier de garde
vint les recevoir à l'embelle avec un empressement qui parut de
bon augure à l'Emmanuel.

-- Monsieur, dit l'enseigne s'adressant au jeune homme, qui,
revêtu du même uniforme que lui, semblait occuper le même grade,
voici mon ami, le comte... À propos, j'ai oublié de vous demander
votre nom...

-- Le comte Emmanuel d'Auray.

-- Je disais donc que voilà mon ami, le comte Emmanuel d'Auray,
qui désire vivement parler au capitaine Paul. Est-il à bord?

-- Il vient d'arriver à l'instant, répondit l'officier.

-- En ce cas, je descends près de lui pour le prévenir de votre
visite, mon cher comte. En attendant, voilà monsieur Walter qui se
fera un plaisir de vous faire visiter l'intérieur de la frégate.
C'est un spectacle curieux pour un officier de terre, d'autant
plus que je doute que vous trouviez beaucoup de vaisseaux tenus
comme celui-ci. N'est-ce pas l'heure du souper?

-- Oui, monsieur.

-- Eh bien! cela n'en sera que plus curieux.

-- Mais, répondit l'officier hésitant, c'est que je suis de garde.

-- Bah! vous trouverez bien parmi vos camarades quelqu'un qui
veille un instant à votre place. Je tâcherai que le capitaine ne
vous fasse pas faire trop longtemps antichambre. À vous revoir,
comte. Je vais vous recommander de manière à ce que vous receviez
un bon accueil.

À ces mots, le jeune enseigne disparut par l'escalier du
commandant, tandis que l'officier resté près d'Emmanuel pour lui
servir de guide le conduisit dans la batterie. Comme l'avait
présumé le compagnon de route du comte, l'équipage était en train
de souper.

C'était la première fois que le jeune comte voyait ce spectacle,
et, quelque désir qu'il eût de parler promptement au capitaine, il
lui parut si curieux, qu'il ne put s'empêcher d'y prêter toute son
attention.

Entre chaque pièce de canon et dans l'intervalle réservé à la
manoeuvre, une table et des bancs étaient, non pas dressés sur
leurs pieds, mais suspendus au plafond par les cordages. Sur
chacun de ces bancs, quatre hommes étaient assis, et prenaient
leur part d'un morceau de boeuf qui se défendait de son mieux,
mais qui avait affaire à des gaillards qui ne paraissaient pas
disposés à se laisser rebuter par sa résistance. À chaque table,
il y avait deux bidons de vin, c'est-à-dire une demi-bouteille par
homme. Quant au pain, il paraissait non pas être distribué à la
ration, mais livré à volonté. Au reste, le plus profond silence
régnait parmi l'équipage, qui n'était guère composé que de cent
quatre-vingts à deux cents hommes.

Quoique pas un des officiants n'ouvrît la bouche pour autre chose
que pour manger, Emmanuel s'aperçut avec étonnement de la variété
de leur origine, que l'on reconnaissait facilement aux types
généraux et caractéristiques de chaque physionomie. Son cicérone
remarqua sa surprise, et répondant à sa pensée avant qu'il l'eût
manifestée:

-- Oui, oui, lui dit-il avec un accent américain qu'Emmanuel avait
déjà reconnu, et qui prouvait que celui qui lui parlait était né
de l'autre côté de l'Atlantique; oui, nous avons ici un assez joli
échantillon de tous les peuples du monde, et si tout à coup
quelque bon déluge enlevait les enfants de Noé, comme autrefois
les fils d'Adam, on trouverait dans notre arche de la graine de
chaque nation.

Voyez-vous ces trois compagnons qui troquent avec leurs voisins
une portion de rosbif contre une gousse d'ail? ce sont des enfants
de la Galice, que nous avons recueillis au cap Ortégal, et qui ne
se battraient pas sans avoir fait leur prière à saint Jacques,
mais qui, une fois leur prière faite, se feront couper en morceaux
comme des martyrs plutôt que de reculer d'un pas. Les deux autres
qui polissent leurs tables aux dépens de leurs manches, ce sont de
braves Hollandais qui en sont encore à se plaindre du tort qu'a
fait à leur commerce la découverte du cap de Bonne-Espérance. Vous
le voyez, ils ont l'air, au premier coup d'oeil, de véritables
pots à bière. Eh bien! ces gaillards-là, au moment où ils
entendront le branle-bas, deviendront lestes comme des Basques.

Approchez d'eux, et ils vous parleront de leurs ancêtres, ne
pouvant plus vous parler d'eux-mêmes; ils vous diront qu'ils
descendent de ces fameux balayeurs des mers qui, lorsqu'ils
allaient au combat, hissaient un balai au lieu de pavillon; mais
ils se garderont bien d'ajouter qu'un beau jour les Anglais leur
ont pris leur balai et qu'ils en ont fait des verges. Cette table
toute entière, qui chuchote tout bas ne pouvant parler tout haut,
est composée de Français. À la place d'honneur est le chef élu par
eux-mêmes. Parisien de naissance, cosmopolite par goût, maître de
bâton, maître d'armes et maître de danse; toujours content et
joyeux, il manoeuvre en chantant, il se bat en chantant, il mourra
en chantant, à moins qu'une cravate de chanvre ne lui étouffe la
voix dans le gosier, ce qui pourra bien lui arriver un jour, s'il
a le malheur de tomber entre les mains de John Bull. Tournez les
yeux par ici maintenant, et voyez toute cette file de têtes
osseuses et carrées: ce sont des types étrangers pour vous, n'est-
ce pas? mais que tout Américain, né entre la mer d'Hudson et le
golfe du Mexique, reconnaîtra à l'instant pour des ours du lac
Érié ou des phoques de la Nouvelle-Écosse. Il y en a trois ou
quatre qui sont borgnes; cela tient à leur manière de se battre
entre eux: ils enroulent les cheveux de leur adversaire avec
l'index et le médium, et lui font sauter l'oeil avec le pouce. Il
y en a de très adroits à cet exercice et qui ne manquent jamais
leur coup. Aussi, lorsqu'on arrive à l'abordage, ils manquent
rarement de jeter leur pique et leur coutelas, de se prendre au
corps avec le premier Anglais qu'ils rencontrent, et de le
désoeiller avec une promptitude et une habileté qui font plaisir à
voir. Vous conviendrez que je ne vous mentais pas, et que la
collection est complète.

-- Mais, répondit Emmanuel, qui avait écouté cette longue
énumération avec un certain intérêt, comment fait votre capitaine
pour se faire entendre de tous ces hommes réunis de tant de points
différents?

-- D'abord, le capitaine connaît toutes les langues; puis, dans le
combat ou dans la tempête, quoiqu'il parle alors sa langue
maternelle, il lui donne un tel accent, croyez-moi, que chacun
comprend et obéit.

Mais tenez, voici la cabine de bâbord qui s'ouvre: sans doute il
est prêt à vous recevoir.

En effet, un enfant revêtu de l'uniforme de midshipman s'avança
vers les deux officiers, demanda à Emmanuel si ce n'était pas lui
qui se nommait le comte d'Auray et, sur sa réponse affirmative, il
invita le jeune mousquetaire à le suivre. Aussitôt l'officier qui
venait de remplir d'une manière si consciencieuse le rôle de
cicérone monta reprendre sur le pont le poste qu'il avait quitté
un instant. Quant à Emmanuel, il s'avança vers la porte avec une
émotion mêlée d'inquiétude et de curiosité: il allait donc voir
enfin le capitaine Paul!

C'était un homme qui paraissait avoir de cinquante à cinquante-
cinq ans, et que l'habitude de se tenir dans l'entrepont avait
voûté plutôt que le poids de l'âge. Il portait l'uniforme de la
marine royale dans toute sa stricte sévérité: c'était un habit
bleu de roi, à revers écarlates, avec veste rouge, culotte de la
même couleur, bas gris, jabot et manchettes. Ses cheveux roulés en
boudin et poudrés à blanc étaient attachés, par derrière et à leur
racine, par un ruban dont les bouts retombaient en flottant. Son
chapeau à trois cornes et son épée étaient déposés près de lui sur
une table. Au moment où Emmanuel parut sur le seuil, il était
assis sur l'affût d'un canon, mais en l'apercevant il se leva.

Le jeune comte se sentit intimidé à l'aspect de cet homme: il y
avait dans son oeil un rayon investigateur qui semblait éclairer
jusqu'à l'âme de celui qu'il regardait. Peut-être aussi cette
impression fut-elle d'autant plus puissante, qu'il se présentait
avec une conscience qui lui faisait bien quelque reproche sur
l'acte étrange qu'il accomplissait, et dont il venait pour rendre
le capitaine, sinon complice, du moins exécuteur. Ces deux hommes,
comme s'ils eussent éprouvé une secrète répulsion l'un pour
l'autre, se saluèrent avec politesse, mais avec réserve.

-- C'est à monsieur le comte d'Auray que j'ai l'honneur de parler?
demanda le vieil officier.

-- Et moi, au capitaine Paul, répondit le jeune mousquetaire. Tous
deux s'inclinèrent une seconde fois.

-- Puis-je savoir à quel heureux hasard je dois l'honneur de la
visite que me fait en ce moment l'héritier d'un des plus vieux et
des plus beaux noms de la Bretagne?

Emmanuel s'inclina encore une fois en manière de remerciement;
puis, après une pause d'un instant, comme s'il avait peine à
entamer la conversation:

-- Capitaine, continua-t-il, on m'a dit que votre destination
était pour le golfe du Mexique.

-- Et l'on ne vous a pas trompé, monsieur, je compte faire voile
pour la Nouvelle-Orléans, en relâchant à Cayenne et à la Havane.

-- Cela tombe à merveille, capitaine, et vous n'aurez pas à vous
détourner de votre route, en supposant toutefois que vous vous
chargiez d'exécuter l'ordre dont je suis porteur.

-- Vous avez un ordre à me communiquer, monsieur, et de quelle
part?

-- De la part du ministre de la marine.

-- Un ordre adressé à moi personnellement? répéta le capitaine
avec l'accent du doute.

-- Non pas personnellement à vous, monsieur, mais à tout capitaine
de la marine royale qui fera voile pour l'Amérique du Sud.

-- Et de quoi s'agit-il, monsieur le comte?

-- D'un prisonnier d'État à déporter à Cayenne.

-- Vous avez l'ordre sur vous?

-- Le voici, répondit Emmanuel en le tirant de sa poche et en le
présentant au capitaine.

Celui-ci le prit, et, s'approchant de la fenêtre, afin de profiter
des derniers rayons du jour, il lut tout haut:

«Le ministre de la marine et des colonies ordonne à tout capitaine
ou lieutenant, commandant les bâtiments de l'État, et qui fera
voile pour l'Amérique du Sud ou le golfe du Mexique, de prendre à
son bord et de déposer à Cayenne le nommé Lusignan, condamné à la
déportation perpétuelle. Pendant la traversée, le condamné mangera
dans sa chambre et ne communiquera point avec l'équipage.» --
L'ordre est-il en forme? demanda Emmanuel.

-- Parfaitement, monsieur, répondit le capitaine.

-- Et êtes-vous disposé à l'exécuter?

-- Ne suis-je pas aux ordres du ministre de la marine?

-- Alors on peut vous envoyer le prisonnier?

-- Quand on voudra, monsieur. Seulement, que ce soit le plus tôt
possible, car je ne compte pas rester longtemps dans ces parages.

-- Je veillerai à ce qu'on fasse diligence.

-- Était-ce tout ce que vous aviez à me dire?

-- Absolument tout, capitaine, et je n'ai plus à ajouter que des
remerciements.

-- N'ajoutez rien, monsieur. Le ministre ordonne, et j'obéis:
voilà tout; c'est un devoir que je remplis, et non un service que
je rends.

À ces mots, le capitaine et le comte se saluèrent de nouveau, et
se quittèrent plus froidement encore qu'ils ne s'étaient abordés.

Arrivé sur le pont, Emmanuel demanda son compagnon au jeune
officier de garde; mais celui-ci répondit qu'il était retenu à
souper par le capitaine Paul. Seulement, toujours obligeant et
empressé, il mettait son canot à la disposition du comte. En
effet, l'embarcation était au bas de l'escalier de la frégate, et
les matelots, les rames en l'air, attendaient celui qu'ils
devaient reconduire. À peine Emmanuel fut-il descendu, que la
barque s'éloigna avec autant de rapidité qu'elle en avait mis à
venir; mais cette fois elle vogua tristement et en silence, car le
jeune marin n'était plus là pour animer la conversation par les
axiomes de sa poétique philosophie.

La même nuit, le prisonnier fut conduit à bord de l'Indienne, et
le lendemain, lorsque le jour parut, les curieux cherchèrent en
vain sur l'Océan la frégate qui depuis huit jours avait donné
naissance à tant de conjectures, et dont l'arrivée inattendue, la
station sans résultat, et le départ spontané demeurèrent toujours
un mystère inexplicable pour les dignes habitants de Port-Louis.



Chapitre III
Comme les motifs qui avaient amené le capitaine Paul en vue des
côtes de Bretagne n'ont de relation avec notre histoire que par
les événements que nous venons de raconter, nous laisserons nos
lecteurs dans la même incertitude que les habitants de Port-Louis,
et quoique notre vocation et notre sympathie nous attirent
naturellement vers la terre, nous le suivrons deux ou trois jours
encore dans sa course aventureuse sur l'Océan.

Le temps était aussi beau qu'il peut l'être dans les parages
occidentaux vers les premiers jours d'automne. L'Indienne marchait
bravement vent arrière. Les matelots insoucieux se reposaient sur
l'aspect du ciel; et, à l'exception de quelques hommes occupés à
la manoeuvre, tout le reste de l'équipage, dispersé dans les
différentes parties du bâtiment, usait le temps à son caprice,
lorsqu'une voix qui semblait venir du ciel s'écria:

-- Oh! d'en bas, ho!

-- Holà! répondit le contremaître placé à l'avant.

-- Une voile! dit le matelot placé en observation.

-- Une voile! répéta le contre-tire. Monsieur l'officier de quart,
faites prévenir le capitaine.

-- Une voile! une voile! répétèrent tous les matelots dispersés
sur le tillac, car en ce moment une vague, soulevant le bâtiment
qui apparaissait à l'horizon, l'avait rendu visible à l'oeil des
marins, quoique le regard moins exercé d'un passager ou d'un
soldat de terre l'eût certainement pris pour l'aile d'une mouette
étendue sur l'Océan.

-- Une voile! s'écria à son tour un jeune homme de vingt-cinq ans,
s'élançant sur le tillac par l'escalier de la cabine, demandez à
monsieur Arthur ce qu'il en pense.

-- Holà! monsieur Arthur, cria en anglais le lieutenant, se
servant de son porte-voix afin de ne pas se fatiguer inutilement,
le capitaine demande ce que vous semble de cette coquille de noix.

-- Mais, sauf meilleur avis, répondit dans la même langue le jeune
midshipman auquel s'adressait l'interrogation, et qui était monté
en vigie aussitôt qu'un bâtiment avait été signalé, il me semble
que c'est un grand navire qui serre le vent pour se diriger de ce
côté. Ah! ah! le voilà qui laisse tomber sa grande voile.

-- Oui, oui, dit le jeune homme à qui Walter avait donné le titre
de capitaine, oui, il a d'aussi bons yeux que nous, et il nous a
vus. C'est bien. S'il aime la conversation, il trouvera à qui
parler. D'ailleurs, nos canons doivent étouffer depuis si
longtemps qu'ils ont la bouche fermée!

-- Monsieur, continua le capitaine, prévenez le chef de batterie
que nous avons en vue une voile suspecte, afin qu'il se mette en
mesure.

Eh bien! monsieur Arthur, que pensez-vous de la marche de ce
vaisseau? ajouta-t-il, adoptant à son tour la langue anglaise, et
levant la tête vers les barres du petit perroquet où l'élève était
resté en observation.

-- Mais toute militaire, capitaine, toute militaire. Et quoique
nous n'apercevions pas encore son pavillon, je parierais qu'il a à
bord une bonne commission du roi Georges.

-- Oui, n'est-ce pas? qui ordonne à son maître de courir sus à une
certaine frégate nommée l'Indienne, et qui lui promet, en cas de
prise, le grade de capitaine s'il est lieutenant, et de commodore
s'il est capitaine. Ah! ah! le voilà maintenant qui hisse ses
voiles de perroquet! Décidément le limier nous flaire et veut nous
donner la chasse. Faites mettre la frégate sous les mêmes voiles,
monsieur Walter, et continuons notre chemin sans nous écarter
d'une ligne; nous verrons s'il ose se mettre en travers de notre
route!

L'ordre donné par le capitaine fut répété à l'instant par le
lieutenant, et aussitôt le navire, qui se trouvait seulement sous
ses huniers, déroula, comme un triple nuage, la toile de ses
perroquets, de sorte qu'à son tour, et comme si elle s'animait à
la vue de l'ennemi, la frégate se courba en avant, enfonçant plus
profondément sa proue dans les vagues, et faisant jaillir l'écume
frémissante de chaque côté de sa carène.

Il y eut alors un moment de silence et d'attente dont nous
profiterons pour ramener l'attention de nos lecteurs sur
l'officier à qui le lieutenant avait donné le titre de capitaine.

Cette fois, ce n'était plus le jeune et sceptique enseigne que
nous avons vu guider à bord de la frégate le comte d'Auray, ni le
vieux loup de mer, à la taille courbée et à la voix rude et brève,
qui l'avait reçu dans la cabine: c'était un beau jeune homme de
vingt-quatre à vingt-cinq ans, comme nous l'avons dit, qui, ayant
dépouillé tout déguisement, apparaissait enfin avec sa figure
naturelle, et sous l'uniforme de fantaisie qu'il adoptait une fois
que, lancé sur l'Océan, il ne pouvait plus être reconnu que de la
mer, des tempêtes et de Dieu.

C'était une espèce de redingote de velours noir, avec des
aiguillettes d'or, serrée à la taille par une ceinture turque,
dans laquelle étaient passés des pistolets non pas d'abordage,
mais de duel, sculptés, ciselés et incrustés, comme ces armes de
luxe qui semblent une parure et non une défense. Il portait un
pantalon de casimir blanc, avec de courtes bottes plissées qui lui
montaient au-dessous du genou.

Autour de son cou flottait en cravate desserrée un de ces
mouchoirs des Indes, au tissu transparent, semé le fleurs de
couleur naturelle, et de chaque côté de ses joues brunies par le
soleil et animées par l'espérance retombaient, soulevés par chaque
bouffée de brise, ses longs cheveux qui, dépouillés de poudre,
étaient redevenus d'un noir d'ébène. Près de lui, sur le canon
d'arrière, était posé un petit casque de fer dont les gourmettes
maillées se boutonnaient sous le cou: c'était sa parure de combat,
et la seule arme défensive dont il se couvrît.

Quelques entailles creusées profondément dans l'acier prouvaient
au reste qu'il avait plus d'une fois sauvé la tête qu'il
protégeait de ces blessures terribles que font les sabres
d'abordage dont se servent les marins lorsqu'ils arrivent bord à
bord. Quant au reste de l'équipage, il portait l'uniforme de la
marine française dans toute son exacte et sévère élégance.

Pendant ce temps, le vaisseau, que vingt minutes auparavant avait
signalé la vigie, et qui était apparu d'abord comme un point blanc
à l'horizon, était devenu peu à peu une pyramide de voiles et
d'agrès.

Tous les yeux étaient fixés sur lui, et quoique aucun ordre n'eût
été donné, chacun avait fait ses dispositions individuelles comme
si le combat eût été décidé. Il régnait donc à bord de l'Indienne
ce silence solennel et profond qui, sur un vaisseau de guerre,
précède toujours les premiers ordres décisifs donnés par le
capitaine. Enfin, lorsque le navire eut grandi encore pendant
quelques minutes, la carène à son tour sembla sortir de l'eau
comme avaient fait successivement ses voiles. On put voir alors
que c'était un navire un peu plus fort de tonnage que l'Indienne,
et portant trente-six canons. Au reste, ainsi que la frégate, il
naviguait sans pavillon à sa corne, de sorte que, comme les hommes
étaient cachés derrière les bastingages, il était impossible de
reconnaître, à moins que ce ne fût a des signes particuliers, à
quelle nation il appartenait. Ces deux observations furent faites
presque en même temps par le capitaine, quoiqu'il ne parût frappé
que de la dernière.

-- Il paraît, dit-il, s'adressant au lieutenant, que nous allons
avoir une scène de bal masqué. Faites monter quelques pavillons,
Arthur, et montrons à notre inconnu que l'Indienne est une
coquette qui a plusieurs déguisements à son service. Et vous,
monsieur Walter, ordonnez qu'on prépare les armes, car nous ne
pouvons guère, dans ces parages, nous attendre à rencontrer autre
chose que des ennemis.

Les deux ordres n'eurent d'autres réponses que leur exécution
même.

Au bout d'un instant, le jeune midshipman tira des rayons placés
sur le gaillard d'arrière une douzaine de pavillons différents, et
le lieutenant Walter ayant ouvert les caisses d'armes, fit faire
des dépôts de piques, de haches et de coutelas en divers endroits
du pont; puis il revint occuper sa place près du capitaine. Chaque
homme reprit alors son poste, par instinct plutôt que par devoir,
car le branle-bas n'avait point encore battu: de sorte que le
désordre apparent qui avait un instant régné à bord cessa peu à
peu, et la frégate redevint silencieuse et attentive.

Cependant, tout en suivant leur ligne convergente, les deux
bâtiments continuaient de s'approcher l'un de l'autre. Lorsqu'ils
furent à trois portées de canon à peu près:

-- Monsieur Walter, dit le capitaine, je crois qu'il serait temps
de commencer à intriguer notre amie. Montrons-lui le pavillon
d'Écosse.

Le lieutenant fit un signe au chef de timonerie, et la nappe rouge
cantonnée d'azur se leva comme une flamme à la poupe de
l'Indienne; mais aucun signe n'indiqua à bord du vaisseau inconnu
qu'il prît le moindre intérêt à cette manoeuvre.

-- Oui, oui, murmura le capitaine, les trois léopards d'Angleterre
ont si bien limé les dents et rogné les ongles du lion d'Écosse,
qu'ils ne font pas attention à lui, le croyant apprivoisé parce
qu'il est sans défense. Montrez-leur un autre emblème, monsieur
Walter, peut-être parviendrons-nous à lui délier la langue.

-- Lequel, capitaine?

-- Prenez sans choisir, le hasard nous servira.

À peine cet ordre avait-il été donné, que le pavillon d'Écosse
s'abaissa, et que celui de Sardaigne prit la place. Le navire
resta muet.

-- Allons, dit le capitaine, il parait que Sa Majesté le roi
Georges est en relations de bonne amitié avec son frère de Chypre
et de Jérusalem. Ne les brouillons pas en poussant plus loin la
plaisanterie.

Monsieur Walter, arborez le pavillon d'Amérique, et assurez-le par
un coup de canon à poudre.

La même manoeuvre qui avait été faite se renouvela: l'étendard
d'azur au canton de gueules et à croix d'argent retomba sur le
pont, et les étoiles des Provinces -- Unies montèrent lentement
vers le ciel, assurées par un coup de canon à poudre.

Ce que le capitaine avait prévu arriva: à ce symbole de rébellion,
qui s'élevait insolemment dans les airs, le navire inconnu trahit
son incognito en arborant le pavillon de la Grande-Bretagne. Au
même moment, un nuage de fumée apparut au flanc du navire
royaliste, et avant que la détonation se fît entendre, un boulet
de canon, ricochant de vague en vague, était venu mourir à cent
pas à peu près de l'Indienne.

-- Faites battre l'appel, monsieur Walter, cria le capitaine, car
vous voyez que nous avons touché juste. Allons, mes enfants,
continua-t-il en s'adressant à l'équipage, hourra pour l'Amérique,
et mort à l'Angleterre!

Un cri général lui répondit, et il n'avait point encore cessé,
qu'on entendit alors battre la charge à bord du Drake, car tel
était le nom du navire en vue; le tambour de l'Indienne lui
répondit aussitôt, et chacun courut à son poste: les canonniers à
leurs pièces, les officiers à leurs batteries, et les matelots
chargés de la manoeuvre à la manoeuvre. Quant au capitaine, il
monta immédiatement sur le capot du gaillard d'arrière, muni de
son porte-voix, symbole du rang suprême, sceptre de la royauté
nautique, que le commandant tient ordinairement en main au moment
du combat et de la tempête.

Cependant les rôles avaient changé: c'était l'Anglais qui montrait
maintenant de l'impatience, et la frégate américaine qui affectait
le calme. À peine les bâtiments furent-ils à portée, qu'une bande
de fumée apparut sur toute la longueur du vaisseau, qu'une
détonation pareille au roulement du tonnerre se fit entendre, et
que les messagers de fer envoyés pour donner la mort aux rebelles
ayant, dans leur impétuosité, mal calculé la distance, vinrent
mourir aux flancs de la frégate. Celle-ci, au reste comme si elle
eût refusé de répondre à une attaque prématurée, continua de
serrer le vent de manière à épargner le plus de chemin possible à
son ennemi.

En ce moment, le capitaine se retourna pour jeter un dernier coup
d'oeil sur son navire, et son regard étonné s'arrêta sur un
nouveau personnage qui venait de choisir cet instant suprême et
terrible pour faire son entrée en scène.

C'était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à peine, à
la figure douce et pâle, à la mise simple, mais élégante, et que
le capitaine ne connaissait pas à son bord; il était appuyé contre
le mât d'artimon, les bras croisés sur la poitrine, regardant avec
une indifférence mélancolique ce bâtiment anglais qui s'approchait
à toutes voiles. Cette tranquillité, dans un tel moment, et chez
un homme qui paraissait étranger au métier des armes, frappa le
capitaine; il se rappela ce prisonnier annoncé par le comte
d'Auray, et amené à son bord pendant la dernière nuit qu'il avait
passée au mouillage de Port-Louis.

-- Qui vous a permis de monter sur le pont, monsieur? lui dit-il
en adoucissant autant que possible le son de sa voix, de sorte
qu'il eût été difficile de juger si ces paroles étaient une
question ou un reproche.

-- Personne, monsieur, répondit le prisonnier d'une voix douce et
triste; mais j'ai espéré qu'en pareille circonstance vous serez
peut-être moins sévère observateur des ordres qui me font votre
prisonnier.

-- Avez-vous oublié qu'il vous est défendu de communiquer avec
l'équipage?

-- Je ne viens pas communiquer avec l'équipage, monsieur; je viens
voir s'il n'y a pas quelque boulet qui veuille bien de moi.

-- Vous pourrez avoir trouvé bientôt ce que vous cherchez,
monsieur, si vous demeurez à cette place. Ainsi, croyez-moi,
restez à fond de cale.

-- Est-ce un avis ou un ordre, capitaine?

-- Je vous laisse libre de le prendre comme vous voudrez.

-- En ce cas, répondit le jeune homme, je vous remercie; je reste.

En ce moment, une nouvelle détonation se fit entendre; mais cette
fois les deux navires s'étaient tellement rapprochés, qu'ils
étaient à trois quarts de portée à peine, et que l'ouragan de fer
tout entier traversa la voilure de l'Indienne. Deux éclats de bois
peu importants tombèrent de la mâture, et l'on entendit les
plaintes et les cris étouffés de quelques hommes. Le capitaine
avait en ce moment les yeux fixés sur son prisonnier; un boulet
passa à deux pieds au-dessus de sa tête, échancrant le mât
d'artimon, auquel il était adossé: mais, malgré cet avertissement
de la mort, il resta dans la même attitude calme et tranquille,
comme s'il n'eût pas senti passer sur son front l'aile de l'ange
exterminateur. Le capitaine se connaissait en courage; cet essai
lui suffit pour juger l'homme qu'il avait devant les yeux.

-- C'est bien, monsieur, lui dit-il, demeurez où vous êtes, et
quand nous en viendrons à l'abordage, si vous êtes las de rester
les bras croisés, prenez quelque sabre ou quelque hache, et
donnez-nous un coup de main. Pardonnez-moi maintenant de ne plus
m'occuper de vous; mais j'ai autre chose à faire. Feu! messieurs,
continua le capitaine, hélant avec son porte-voix à travers
l'écoutille de la batterie. Feu!

-- Feu! canonniers! répondit comme un écho celui à qui l'ordre
était adressé.

Au même instant, l'Indienne s'ébranla depuis sa quille jusqu'à ses
mâts de cacatoès: une détonation effroyable se fit entendre, un
nuage de fumée s'étendit comme un voile à tribord, et se dispersa
sous le vent. Le capitaine, debout sur son banc de quart,
attendait avec impatience qu'il eût disparu pour juger de l'effet
que la bordée avait produit à bord du vaisseau ennemi. Lorsque ses
regards purent plonger à travers la vapeur, il s'aperçut que le
grand mât de hune était tombé, encombrant de toiles l'arrière du
Drake, et que toute la voilure du grand mât était criblée. Alors,
mettant son porte-voix à sa bouche:

-- Bien, enfants! cria-t-il. Maintenant, masquons tout vivement!
Ils sont trop occupés à se débarrasser de leurs toiles pour nous
enfiler avec leur bordée: Feu qui peut!... et cette fois passez-
leur le rasoir près de la figure!

Les matelots s'empressèrent d'exécuter cet ordre; le navire tourna
sa poupe avec grâce, et commença d'exécuter la manoeuvre et
l'acheva, comme l'avait prévu le capitaine, sans empêchement de la
part de son ennemi. Puis, la frégate frémit de nouveau comme un
volcan, et, comme un volcan, vomit à la fois sa flamme et sa
fumée.

Cette fois les canonniers avaient pris l'ordre du capitaine à la
lettre, et la bordée tout entière avait porté en belle et dans les
bas mâts. Les haubans, les étais et les drisses étaient coupés.
Les deux mâts étaient encore debout; mais de tous côtés flottaient
autour d'eux des haillons de voiles. Il parait qu'il était survenu
au navire quelque avarie plus considérable qu'on ne pouvait en
juger à cette distance, car la bordée se fit attendre un instant,
et, au lieu de prendre l'Indienne de l'avant en arrière, elle la
prit en biais. Elle n'en fut que plus terrible; elle avait porté
tout entière dans le flanc et sur le pont, et frappé à la fois le
navire et l'équipage; mais par un hasard qui semblait tenir de la
magie, elle avait épargné les trois mats. Quelques cordages
seulement étaient coupés, accident peu important et qui permettait
au bâtiment de rester maître de sa manoeuvre. Un coup d'oeil
suffit à Paul pour lui apprendre qu'il n'avait perdu que des
hommes, et que la destruction avait frappé plus de chair que de
bois. Il en bondit de joie. Il porta de nouveau le porte-voix à sa
bouche.

-- La barre à bâbord! cria-t-il, et abordons-le par la hanche de
bâbord. À l'abordage, les gens de l'abordage! Une dernière bordée
pour le raser comme un ponton, puis nous l'escaladerons comme une
forteresse.

La frégate ennemie, au premier mouvement que fit l'Indienne,
comprit la manoeuvre, et voulut la neutraliser par un mouvement
pareil; mais, au moment où elle tenta de l'exécuter, un craquement
terrible se fit entendre à son bord, et le grand mât, à moitié
coupé par la dernière décharge de l'Indienne, trembla un instant
comme un arbre déraciné, et tomba sur l'avant, couvrant le pont de
sa grande voile et de ses agrès. Le capitaine Paul comprit alors
ce qui avait retardé la bordée du brick.

-- Maintenant il est à vous comme si on vous le donnait pour rien,
enfants, cria-t-il, et vous n'avez qu'à le prendre. Une dernière
décharge à portée du pistolet, et à l'abordage!

L'Indienne obéit comme un cheval dressé, et s'avança sans
opposition vers son ennemi, dont la seule ressource était
désormais un combat corps à corps, car ne pouvant plus manoeuvrer,
ses canons lui devenaient inutiles. Le Drake se trouva donc à la
merci de son adversaire, qui, en se tenant à distance, aurait pu
le cribler jusqu'à ce qu'il s'enfonçât dans la mer, mais qui,
dédaignant ce genre de victoire, lui envoya une dernière bordée à
cinquante pas.

Puis, avant d'en avoir vu l'effet, se laissant aller sur lui, la
frégate engagea ses vergues dans les vergues de son ennemi, et
jeta ses grappins. Aussitôt les hunes et les passavants de
l'indienne s'enflammèrent comme un if aux jours de fête, les
grenades brûlantes tombèrent à bord du Drake, rapides et
redoublées comme une grêle. Partout au bruit du canon succéda le
pétillement de la fusillade, et au milieu de ce bruit infernal une
voix se fit entendre comme celle d'un être surnaturel:

-- Courage, enfants! courage! amarrez le beaupré aux sabords de
son gaillard d'arrière. Bien! liez-les l'un à l'autre, comme le
condamné à la potence! Feu! maintenant aux caronades réservées à
l'avant!

Tous ses ordres furent exécutés ainsi que par magie: les deux
navires furent garrottés l'un à l'autre comme par des liens de
fer: les deux pièces placées sur l'avant, et qui n'avaient pas
encore tiré, grondèrent à leur tour, balayant le pont ennemi de
toute une volée de mitraille; puis un dernier cri se fit entendre,
poussé d'une voix terrible:

À l'abordage!!!

Et, joignant l'exemple au précepte, le capitaine de l'Indienne
jeta son porte-voix, devenu désormais inutile, couvrit sa tête de
son casque, en agrafa les gourmettes sous son cou, mit entre ses
dents le sabre recourbé qu'il portait à sa ceinture, et s'élança
sur le beaupré pour sauter de là sur l'arrière du bâtiment ennemi.
Cependant, quoique le mouvement qu'il avait fait eût suivi l'ordre
qu'il avait donné avec la même rapidité que la foudre suit
l'éclair, il ne toucha que le second le pont du vaisseau anglais;
le premier qui y était arrivé, c'était le jeune prisonnier du mât
d'artimon, qui avait jeté son habit, et qui, armé seulement d'un
hachot, se présentait avant tous les autres à la mort ou à la
victoire.

-- Vous ignorez la discipline de mon bord, monsieur, lui dit Paul
en riant, c'est moi qui dois toucher le premier tout vaisseau que
j'aborde.

Je vous pardonne pour cette fois, mais n'y revenez plus.

Au même instant, par le beaupré, par les bastingages, par le bout
des vergues, par les grappins, par toutes les manoeuvres qui
pouvaient leur servir de conducteurs, les marins de l'Indienne
tombèrent sur le pont comme des fruits mûrs tombent d'un arbre que
le vent secoue.

Alors les Anglais, qui s'étaient retirés sur l'avant, démasquèrent
une caronade qu'ils avaient eu le temps de retourner. Une trombe
de flammes et de fer passa au travers des assaillants. Le quart de
l'équipage de l'Indienne se coucha mutilé sur le pont ennemi, au
milieu des cris et des malédictions... Mais plus haut que les
plaintes et les blasphèmes, une voix retentit:

-- Tout ce qui vit encore, en avant!

Alors il y eut une scène de confusion terrible, un combat corps à
corps, un duel général: aux bordées des canons, aux pétillements
des espingoles, à l'explosion des grenades, avait succédé l'arme
blanche, plus silencieuse et plus sûre, chez les marins surtout
qui se sont réservé à eux seuls, pour cette lutte cet héritage des
géants proscrits depuis des siècles de nos champs de bataille.
C'est avec des hachots qu'ils se fendent la tête: c'est avec des
coutelas qu'ils s'ouvrent la poitrine; c'est avec des piques aux
larges fers qu'ils se clouent aux débris de leurs mâts. De temps
en temps, au milieu de ce carnage muet, un coup de pistolet se
fait entendre, mais isolé et comme honteux de se mêler à une
pareille boucherie. Celle que nous racontons dura un quart
d'heure, avec une telle confusion, qu'il nous serait impossible de
la décrire: puis, au bout de ce temps, le pavillon de l'Angleterre
s'abaissa, et les marins du Drake se précipitant dans la cale par
les écoutilles de la batterie, il ne resta plus sur le pont que
les vainqueurs, les blessés et les morts, et au milieu d'eux le
capitaine de l'Indienne, entouré de son équipage, le pied sur la
poitrine du commandant ennemi, ayant à sa droite le lieutenant
Walter, et à sa gauche son jeune prisonnier, dont la chemise
teinte de sang annonçait la part qu'il avait prise à la victoire.

-- Maintenant tout est fini, dit Paul en étendant le bras, et
quiconque frappera un coup de plus aura affaire à moi! Puis
tendant la main à son jeune prisonnier: Monsieur, lui dit-il, vous
me raconterez ce soir votre histoire, n'est-ce pas? car il y a
quelque lâche machination cachée là-dessous. On ne déporte à
Cayenne que les infâmes, et vous ne pouvez être un infâme, étant
si brave!


Chapitre IV
Six mois après les événements que nous venons de raconter, et dans
les premiers jours du printemps de 1778, une chaise de poste, dont
les roues et les caisses couvertes de poussière et de boue
attestaient la longue route qu'elle venait de faire, s'acheminait
lentement, quoique attelée de deux vigoureux chevaux, sur la route
de Vannes à Auray.

Le voyageur qu'elle conduisait, et qui était rudement secoué dans
les ornières d'un chemin vicinal, était notre ancienne
connaissance, le jeune comte Emmanuel, que nous avons vu ouvrir la
scène sur la jetée de Port-Louis. Il arrivait de Paris en toute
hâte et regagnait l'ancien château de sa famille, sur laquelle le
moment est venu de donner quelques détails plus précis et plus
circonstanciés.

Le comte Emmanuel d'Auray était d'une des plus anciennes maisons
de la Bretagne. Un de ses aïeux avait suivi saint Louis en Terre-
Sainte, et, depuis ce temps, le nom dont il était le dernier
héritier s'était constamment mêlé, dans ses victoires et dans ses
défaites, à l'histoire de notre monarchie: le marquis d'Auray, son
père, chevalier de Saint-Louis, commandeur de Saint-Michel et
grand-croix de l'ordre du Saint-Esprit, jouissait, à la cour du
roi Louis XV, où il occupait le grade de maître de camp, de la
haute position que lui avaient faite sa naissance, sa fortune et
son mérite personnel. Cette position s'était encore augmentée,
comme influence, de son mariage avec mademoiselle de Sablé, qui ne
lui cédait en rien sous le rapport de la famille et du crédit; de
sorte qu'une brillante carrière était ouverte à l'ambition des
jeunes époux, lorsque après cinq ans de mariage le bruit se
répandit tout à coup à la cour que le marquis d'Auray était devenu
fou pendant un voyage dans ses terres.

On fut longtemps sans croire à cette nouvelle: enfin l'hiver
arriva sans que lui ni sa femme reparussent à Versailles. Un an
encore sa charge resta vacante, car le roi, espérant toujours
qu'il reprendrait sa raison, refusait d'en disposer; mais un
second hiver se passa sans que la marquise même revînt faire sa
cour à la reine. On oublie vite en France; l'absence est une
maladie de langueur à laquelle les plus grands noms succombent
dans un espace plus ou moins long. Le linceul de l'indifférence
s'étendit peu à peu sur cette famille, renfermée dans son vieux
château comme dans une tombe, et dont on n'entendait retentir la
voix ni pour solliciter ni pour se plaindre. Les généalogistes
seulement avaient enregistré la naissance d'un fils et d'une
fille; aucun autre enfant ne naquit de la suite de cette union;
les d'Auray continuèrent donc de figurer de nom parmi la noblesse
de France mais ne s'étant mêlés depuis vingt ans ni aux intrigues
d'alcôve ni aux affaires politiques, n'ayant pris parti ni pour la
Pompadour ni pour la Dubarry, n'ayant marqué ni dans les victoires
du maréchal de Broglie ni dans les défaites du comte de Clermont,
n'ayant plus enfin son écho, ils avaient été personnellement tout
à fait oubliés.

Cependant le vieux nom des seigneurs d'Auray avait été prononcé
deux fois à la cour, mais sans retentissement aucun: la première,
lorsque le jeune comte Emmanuel avait été reçu, en 1769, au nombre
des pages de Sa Majesté Louis XV; la seconde, lorsqu'il était, en
sortant de pagerie, entré dans les mousquetaires du jeune roi
Louis XVI. Il avait connu un baron de Lectoure, quelque peu parent
de monsieur de Maurepas, qui lui voulait du bien et qui jouissait
d'une assez grande influence sur le ministre. Emmanuel avait été
présenté chez ce vieux courtisan, qui, ayant appris que le comte
d'Auray avait une soeur, laissa tomber un jour quelques mots sur
la possibilité d'une union entre les deux familles. Emmanuel,
jeune, plein d'ambition, ennuyé de se débattre derrière le voile
qui recouvrait son nom, avait vu dans ce mariage un moyen de
reprendre à la cour la position que son père avait occupée sous le
feu roi, et en avait saisi la première ouverture avec
empressement. Monsieur de Lectoure, de son côté, sous prétexte de
resserrer par la fraternité les liens qui l'unissaient déjà au
jeune comte, y avait mis une instance d'autant plus flatteuse pour
Emmanuel, que l'homme qui demandait la main de sa soeur ne l'avait
jamais vue. La marquise d'Auray, de son côté, avait adopté avec
joie cette combinaison qui rouvrait à son fils le chemin de la
faveur, de sorte que le mariage était arrêté, sinon entre les deux
jeunes gens, du moins entre les deux familles, et qu'Emmanuel,
précédant le fiancé de trois ou quatre jours seulement, venait
annoncer à sa mère que tout était terminé selon son désir. Quant à
Marguerite, la future épouse, on s'était contenté de lui faire
part de la résolution prise, sans lui demander son consentement,
et à peu près comme on signifie au coupable le jugement qui le
condamne à mort.

C'était donc bercé des rêves brillants de son élévation future, et
caressant dans son esprit les projets d'ambition les plus élevés,
que le jeune comte Emmanuel rentra au sombre château de sa
famille, dont les tourelles féodales, les murailles noires, les
cours herbeuses formaient un contraste si tranché avec les
espérances dorées qu'il renfermait pour lui. Ce château était à
une lieue et demie de toute habitation. Une de ses façades
dominait cette partie de l'Océan à laquelle ses vagues,
éternellement battues par la tempête, ont fait donner le nom de la
mer Sauvage. L'autre s'étendait sur un parc immense, qui,
abandonné depuis vingt ans aux caprices de sa végétation, était
devenu une véritable forêt. Quant aux appartements, ils étaient
restés continuellement fermés, à l'exception de ceux habités par
la famille; et leur ameublement, renouvelé sous Louis XIV, avait
conservé, grâce aux soins d'un nombreux domestique, un aspect
riche et aristocratique que commençaient à perdre les meubles
modernes, plus élégants, mais aussi moins grandioses, qui
sortaient des ateliers de Boulle, le tapissier breveté de la cour.

Ce fut dans une de ces chambres aux grandes moulures, à la
cheminée sculptée et au plafond à fresque, que le comte Emmanuel
entra en descendant de voiture, si pressé d'apprendre à sa mère
les heureuses nouvelles qu'il apportait, que, sans prendre le
temps de changer d'habits, il jeta sur une table son chapeau, ses
gants, ses pistolets de voyage, et ordonna à un vieux domestique
d'aller prévenir la marquise de son arrivée, et de lui demander sa
volonté pour qu'il se présentât chez elle ou qu'il l'attendit dans
sa chambre; car tel était dans cette vieille famille le respect
des parents, que le fils, après une absence de cinq mois, n'osait
pas se présenter devant sa mère sans consulter auparavant sa
convenance. Quant au marquis d'Auray, à peine ses enfants se
rappelaient l'avoir vu deux ou trois fois, et presque à la
dérobée, car sa folie était, disait-on, de celles que certains
objets irritent, et on les avait toujours éloignés de lui avec le
plus grand soin.

La marquise seule, modèle au reste des vertus conjugales, était
restée auprès de lui, rendant au pauvre insensé, non seulement les
devoirs d'une femme, mais les services d'un domestique. Aussi son
nom était-il révéré dans les villages environnants à l'égal de
celui des saintes à qui leur dévouement sur la terre a conquis une
place dans le ciel.

Un instant après, le vieux serviteur rentra, annonçant que madame
la marquise d'Auray préférait descendre elle-même, et priait
monsieur le comte de l'attendre dans l'appartement où il se
trouvait.

Presque aussitôt la porte du fond s'ouvrit, et la mère d'Emmanuel
parut. C'était une femme de quarante à quarante-cinq ans, grande
et pâle, mais encore belle, dont la figure calme, sévère et
triste, avait une singulière expression de hauteur, de puissance
et de commandement. Elle était vêtue du costume des veuves, adopté
en 1760, car depuis l'époque où son mari avait perdu la raison,
elle n'avait pas quitté ses robes de deuil. Ces longs vêtements
noirs donnaient à sa démarche, lente et froide comme celle d'une
ombre, quelque chose de solennel qui répandait sur tout ce qui
entourait cette femme singulière un sentiment de crainte que
l'amour filial lui-même n'avait jamais vaincu chez ses enfants.
Aussi, à son aspect, Emmanuel tressaillit comme à une apparition
inattendue, et se levant aussitôt, il fit trois pas au devant
d'elle, mit respectueusement un genou en terre, et baisa en
s'inclinant la main qu'elle lui présentait.

-- Levez-vous, monsieur, lui dit la marquise, je suis heureuse de
vous revoir.

Et elle prononça ces paroles d'un son de voix aussi peu ému que si
son fils, qui était absent depuis cinq mois, l'eût quittée la
veille seulement. Emmanuel obéit, conduisit sa mère à un grand
fauteuil où elle s'assit, et il resta debout devant elle.

-- J'ai reçu votre lettre, comte, lui dit-elle, et je vous fais
mes compliments sur votre habileté. Vous me paraissez né pour la
diplomatie, plus encore que pour la guerre, et vous devriez prier
le baron de Lectoure de solliciter pour vous une ambassade à la
place d'un régiment.

-- Lectoure est prêt à solliciter tout ce que nous désirerons,
madame, et, qui plus est, il obtiendra tout ce que nous
solliciterons, tant son pouvoir est grand sur monsieur de
Maurepas, et tant il est amoureux de ma soeur.

-- Amoureux d'une femme qu'il n'a pas vue?

-- Lectoure est un gentilhomme de sens, madame, et le portrait que
je lui fais de Marguerite, peut-être aussi les renseignements
qu'il a pris sur notre fortune, lui ont inspiré le désir le plus
vif de devenir votre fils et de m'appeler son frère. Aussi est-ce
lui qui a insisté pour que toutes les cérémonies préliminaires se
fissent en son absence. Vous avez ordonné la publication des bans,
madame?

-- Oui.

-- Après-demain donc nous pourrons signer le contrat?

-- Avec l'aide de Dieu, tout sera prêt.

-- Merci, madame.

-- Mais, dites-moi, continua la marquise en s'appuyant sur le bras
de son fauteuil et se penchant vers Emmanuel, ne vous a-t-il pas
fait des questions sur ce jeune homme contre lequel il a obtenu du
ministre un ordre d'exportation?

-- Aucune, ma mère. Ces services sont de ceux que l'on demande
sans explication et qu'on accorde de confiance; et il est convenu
d'avance, entre gens qui savent vivre, qu'ils seront aussitôt
oubliés que rendus.

-- Donc il ne sait rien?

-- Non, mais sût-il tout...

-- Eh bien?

-- Eh bien, madame, je le crois assez philosophe pour que cette
découverte n'influât en rien sur sa détermination.

-- Je m'en doutais; il est ruiné, répondit la marquise avec une
indicible expression de mépris et comme si elle se parlait à elle
même.

-- Mais cela fût-il, madame, dit avec inquiétude Emmanuel, votre
détermination resterait la même, je l'espère?

-- Ne sommes-nous pas assez riches pour lui refaire une fortune
s'il nous refait une position?

-- Il n'y a donc que ma soeur...

-- Doutez-vous qu'elle obéisse quand j'ordonnerai?

-- Croyez-vous donc qu'elle ait oublié Lusignan?

-- Depuis six mois, du moins, elle n'a pas osé s'en souvenir
devant moi.

-- Songez, ma mère, continua Emmanuel, que ce mariage est le seul
moyen de relever notre famille; car je ne dois pas vous cacher une
chose: mon père, malade depuis quinze ans, et depuis quinze ans
éloigné de la cour, a été complètement oublié du vieux roi à sa
mort et du jeune roi à son avènement au trône. Vos soins si
vertueux pour le marquis ne vous ont pas permis de le quitter un
instant depuis l'heure qui l'a privé de la raison; vos vertus,
madame, ont été de celles que Dieu voit et récompense, mais que le
monde ignore; et tandis que vous accomplissez, dans ce vieux
château perdu au fond de la Bretagne, cette mission sainte et
consolatrice que, dans votre sévérité, vous appelez un devoir, vos
anciens amis disparaissent morts ou oublieux; si bien, madame
(cela est dur à dire, lorsque comme nous on compte six cents ans
d'illustration!), que lorsque j'ai reparu à la cour, à peine si
notre nom, le nom de la famille d'Auray, était connu de Leurs
Majestés autrement que comme un souvenir historique.

-- Oui, la mémoire des rois est courte, je le sais, murmura la
marquise; mais presque aussitôt, et comme se reprochant ce
blasphème: j'espère, continua-t-elle, que la bénédiction de Dieu
se répand toujours sur Leurs Majestés et sur la France.

-- Eh! qui pourrait porter atteinte à leur bonheur? répondit
Emmanuel avec cette confiance parfaite dans l'avenir, qui était à
cette époque l'un des caractères distinctifs de cette folle et
insoucieuse noblesse. Louis XVI, jeune et bon, Marie-Antoinette,
jeune et belle, sont aimés tous deux d'un peuple brave et loyal.
Le sort les a placés, Dieu merci hors d'atteinte de toute
infortune.

-- Personne, mon fils, répondit la marquise en secouant la tête,
n'est placé, croyez-moi, au dessus des erreurs et des faiblesses
humaines.

Nul coeur, si maître de lui qu'il se croie, ni si ferme qu'il
soit, n'est à l'abri des passions. Et aucune tête, fut-elle
couronnée, ne peut répondre qu'elle ne blanchisse, même dans une
nuit. Son peuple est brave et loyal, dites-vous? La marquise se
leva, s'avança lentement vers la fenêtre, et étendit d'un geste
solennel la main du côté de l'Océan.

-- Voyez cette mer; elle est calme et paisible, et cependant
demain, cette nuit, dans une heure peut-être, le souffle de
l'ouragan nous apportera les cris de détresse des malheureux
qu'elle engloutira.

Quoique je sois éloignée du monde, d'étranges bruits arrivent
parfois à mon oreille, portés comme par des esprits invisibles et
prophétiques.

N'existe-t-il pas une secte philosophique qui a entraîné dans ses
erreurs quelques hommes de nom? Ne parle-t-on pas d'un monde
entier qui se détache de la mère patrie, et dont les enfants
refusent de reconnaître leur père? N'est-il pas un peuple qui
s'intitule nation?

N'ai-je pas entendu dire que des gens de race avaient traversé
l'Océan pour offrir à des révoltés des épées que leurs ancêtres
avaient l'habitude de ne tirer qu'à la voix de leurs souverains
légitimes; et ne m'a-t-on pas dit encore, ou bien n'est-ce qu'un
rêve de ma solitude, que le roi Louis XVI et la reine Marie-
Antoinette elle-même, oubliant que les souverains sont une famille
de frères, avaient autorisé ces migrations armées et donné des
lettres de marque à je ne sais quel pirate?

-- Tout cela est vrai, dit Emmanuel étonné.

-- Dieu veille donc sur Leurs Majestés le roi et la reine de
France! reprit la marquise en se retirant lentement et en laissant
Emmanuel si stupéfait de ces prévisions douloureuses, qu'il la vit
sortir de l'appartement sans lui adresser une parole pour qu'elle
demeurât, ni sans faire un geste pour la retenir.

Emmanuel resta d'abord sérieux et pensif, couvert qu'il était,
pour ainsi dire, de l'ombre projetée sur lui par le deuil de sa
mère; mais bientôt son caractère insoucieux reprit le dessus, et,
comme pour changer d'idées en changeant d'horizon, il quitta la
fenêtre qui donnait sur la mer et alla s'appuyer à celle qui
s'ouvrait sur la campagne, et de laquelle on découvrait toute la
plaine qui s'étend d'Auray à Vannes. À peine y était-il depuis
quelques minutes qu'il aperçut deux cavaliers qui suivaient la
même route qu'il venait de faire, et paraissaient s'acheminer vers
le château. Il ne put d'abord arrêter aucune opinion sur eux à
cause de la distance. Mais, à mesure qu'ils approchaient, il
distingua un maître et son domestique. Le premier, vêtu à la
manière des jeunes élégants de cette époque, c'est-à-dire d'une
petite redingote verte à brandebourgs d'or, d'une culotte de
tricot blanc et de bottes à revers, coiffé d'un chapeau rond à
large ganse, et portant ses cheveux noués par un flot de rubans,
montait un cheval anglais de la plus grande beauté et du plus
grand prix, qu'il manoeuvrait avec la grâce d'un homme qui a fait
de l'équitation une étude approfondie. Il était suivi, à quelque
distance, par son valet, dont la livrée aristocratique était en
harmonie parfaite avec l'air de seigneurie de celui auquel il
appartenait.

Emmanuel crut un instant, en les voyant se diriger si directement
vers le château, que c'était le baron de Lectoure, qui, ayant
avancé son voyage, venait le surprendre lui-même à son débotté;
mais bientôt il reconnut son erreur, et, quoiqu'il lui semblât que
ce n'était pas la première fois qu'il voyait ce cavalier, il lui
fut impossible de se rappeler en quel lieu et en quelles
circonstances il l'avait rencontré. Tandis qu'il cherchait dans sa
mémoire à quel événement de sa vie se rattachait le souvenir vague
de cet homme, les nouveaux arrivants disparurent derrière l'angle
d'un mur.

Cinq minutes après, Emmanuel entendit les pas de leurs chevaux
dans la cour, et presque aussitôt la porte s'ouvrit, et un
domestique annonça:

Monsieur Paul!


Chapitre V
Le nom, comme l'aspect de celui qu'on annonçait, éveillait à son
tour dans la mémoire d'Emmanuel un souvenir confus auquel il
n'avait pu encore rapporter ni date ni événement, lorsque celui
que précédait le domestique apparut à la porte de l'appartement
opposée à celle par laquelle était sortie la marquise. Quoique le
moment fût inopportun pour une visite, et que le jeune comte,
préoccupé de ses projets d'avenir, eût préféré les mûrir dans sa
tête que les enfermer dans son coeur, il fut forcé, par ces
obligations de convenance si sévères à cette époque entre gens
comme il faut, de recevoir le nouveau venu, dont les manières au
reste annonçaient un homme du monde, avec courtoisie et
distinction. Après les saluts d'usage, Emmanuel fit signe à
l'inconnu de prendre un fauteuil; l'inconnu s'inclina à son tour
et s'assit, puis la conversation s'engagea par un lieu commun de
politesse.

-- Je suis enchanté de vous rencontrer, monsieur le comte, dit le
nouveau venu.

-- Le hasard m'a favorisé, monsieur, dit Emmanuel: une heure plus
tôt vous ne me trouviez pas; j'arrive de Paris.

-- Je le sais, monsieur le comte, car nous venons de faire le même
chemin; je suis parti une heure après vous, et j'ai eu tout le
long de la route de vos nouvelles par les postillons qui avaient
eu l'honneur de vous conduire.

-- Puis-je savoir, monsieur, répondit Emmanuel avec un accent dans
lequel commençait à percer un certain mécontentement, à quelle
circonstance je dois l'intérêt que vous paraissez prendre à ma
personne?

-- Cet intérêt est naturel entre anciennes connaissances, et peut-
être aurais-je un droit de me plaindre qui ne soit pas réciproque.

En effet, monsieur, je crois vous avoir déjà rencontré quelque
part, cependant mes souvenirs ne me servent que confusément. Soyez
assez bon pour les aider.

-- Si ce que vous me dites est vrai, monsieur le comte, votre
mémoire est effectivement assez fugitive, car, depuis six mois,
c'est la troisième fois que j'ai l'honneur d'échanger mes
compliments contre les vôtres.

-- Dussé-je m'exposer à un nouveau reproche, monsieur, je suis
forcé d'avouer que je reste dans la même indécision à votre égard.

Veuillez donc, je vous prie, préciser les époques par des dates ou
par des événements, et me rappeler dans quelles circonstances
j'eus l'honneur de vous voir pour la première fois.

-- La première fois, monsieur le comte, ce fut sur les grèves de
Port-Louis que j'eus l'honneur de vous rencontrer. Vous désiriez,
sur certaine frégate, des renseignements que je fus assez heureux
de pouvoir vous transmettre. Je crois même que je vous accompagnai
à bord. Cette fois, j'étais en costume d'enseigne de vaisseau de
la marine royale, et vous en uniforme de mousquetaire.

-- En effet, je me le rappelle, monsieur, et je fus même obligé de
quitter le vaisseau sans vous adresser les remerciements que je
vous devais.

-- Vous êtes dans l'erreur, monsieur le comte, ces remerciements,
je les ai reçus à notre seconde entrevue.

-- Où cela?

-- À bord du vaisseau même où je vous avais conduit, dans la
cabine.

Cette fois, je portais l'uniforme de capitaine de bâtiment: habit
bleu, veste et culotte rouge, bas gris, chapeau à trois cornes, et
cheveux roulés. Seulement le capitaine paraissait de trente ans
plus âgé que l'enseigne, et ce n'était pas sans intention que je
m'étais vieilli ainsi, car peut-être n'eussiez-vous pas confié à
un jeune homme un secret de l'importance de celui que vous me
communiquâtes alors.

-- Ce que vous me rappelez là est incroyable, monsieur, et
cependant quelque chose me dit que c'est la vérité. Oui, oui, je
me rappelle que dans l'ombre où vous vous teniez caché, je vis
briller des yeux pareils aux vôtres. Je ne les ai point oubliés.
Mais cette fois, me dites-vous, est l'avant-dernière fois que
j'eus l'honneur de vous voir.

Continuez, monsieur, d'aider mes souvenirs, je vous prie car je ne
me rappelle pas quelle fut la dernière.

-- La dernière, monsieur le comte, ce fut il y a huit jours.

... à Paris... à un assaut chez Saint-Georges, rue Chantereine.
Vous vous rappelez, n'est-ce pas, un gentilhomme anglais; des
cheveux roux dont la poudre dissimulait à peine la couleur
tranchée, un habit rouge, un pantalon collant. J'eus même
l'honneur de faire des armes avec vous, monsieur le comte, et je
fus assez heureux pour vous boutonner trois fois, sans que, de
votre côté, vous ayez eu la chance de me toucher une seule.

Cette fois, je m'appelais Jones.

-- C'est étrange! c'était bien le même regard, mais ce ne pouvait
être le même homme.

-- C'est que Dieu, répondit Paul, a voulu que le regard fût la
seule chose qu'on ne pût déguiser: voilà pourquoi il a mis dans
chaque regard une étincelle de sa flamme. Eh bien! cet aspirant,
ce capitaine, cet Anglais, c'était moi.

-- Et aujourd'hui, monsieur, qu'êtes-vous, s'il vous plaît? car
avec un homme qui sait aussi parfaitement se déguiser, la
question, vous en conviendrez, n'est pas tout à fait inutile.

-- Aujourd'hui, monsieur le comte, vous le voyez, je n'ai aucun
motif de me cacher: aussi je viens à vous avec le costume simple
et négligé que portent les jeunes seigneurs lorsqu'ils se visitent
entre eux, en voisin de campagne. Aujourd'hui je suis ce qu'il
vous plaira de reconnaître en moi: Français, Anglais, Espagnol,
Américain même.

Dans lequel de ces idiomes vous plaît-il que nous continuions
l'entretien?

-- Quoique quelques-unes de ces langues me soient aussi familières
qu'à vous, monsieur, je préfère la langue française: c'est la
langue des explications brèves et concises.

-- Soit, monsieur le comte, répondit Paul avec une expression
profonde de mélancolie; le français est aussi la langue que je
préfère; j'ai vu le jour sur la terre de France, car le soleil de
France est le premier qui ait réjoui mes yeux; et quoique bien
souvent j'aie vu des terres plus fertiles et un soleil plus
brillant, il n'y a jamais eu pour moi qu'une terre et qu'un
soleil: c'est le soleil et la terre de France!

-- Votre enthousiasme national, interrompit Emmanuel avec ironie,
vous fait oublier, monsieur, le sujet auquel je dois l'honneur de
votre visite.

-- Vous avez raison, monsieur le comte, et j'y reviens. Il y a six
mois donc que, vous promenant sur la grève de Port-Louis, vous
vîtes dans le havre extérieur une frégate à la carène étroite, aux
mâtereaux élancés, et vous vous dites: -- Il faut que le capitaine
de ce bâtiment ait des motifs à lui seul connus pour porter tant
de toile et si peu de bois. De là naquit dans votre esprit l'idée
que j'étais un flibustier, un pirate, un corsaire, que sais-je?

-- M'étais-je donc trompé?

-- Je crois vous avoir exprimé déjà mon admiration, monsieur,
répondit Paul avec un léger accent de raillerie, pour la
perspicacité avec laquelle vous pénétrez du premier coup d'oeil au
fond des hommes et des choses.

-- Trêve de compliments, monsieur, venons au fait.

-- Dans cette persuasion, vous vous fîtes donc conduire à bord par
certain enseigne, et vous trouvâtes dans la cabine d'un certain
capitaine.

Vous étiez porteur d'une lettre du ministre de la marine qui
ordonnait à tout officier au long cours, requis par vous, et dont
le bâtiment sous pavillon français serait en partance pour le
golfe du Mexique, de conduire à Cayenne le nommé Lusignan,
coupable de crime d'État.

-- C'est vrai.

-- J'obéis à cet ordre, car j'ignorais alors que ce grand coupable
que l'on déportait n'avait commis d'autre crime que d'avoir été
l'amant de votre soeur.

-- Monsieur! s'écria Emmanuel en se levant tout debout.

-- Voilà de beaux pistolets, comte, continua négligemment Paul en
jouant avec les armes qu'en descendant de voiture le comte d'Auray
avait jetées sur la table.

-- Et qui sont tout chargés, monsieur, répondit Emmanuel avec un
accent auquel il n'y avait pas à se méprendre.

-- Portent-ils justes? continua Paul avec une indifférence
affectée.

-- C'est une chose dont vous êtes le maître de vous assurer,
monsieur, répondit Emmanuel, si vous voulez faire avec moi un tour
dans le parc.

-- Il est inutile de sortir pour cela, monsieur le comte, dit Paul
sans paraître comprendre la proposition d'Emmanuel dans le sens
provocateur qu'il avait voulu lui donner. Voici un but tout placé
et à une portée convenable.

À ces mots le capitaine arma le pistolet et le dirigea par la
fenêtre ouverte vers la cime d'un petit arbre. Un chardonneret se
balançait sur la branche la plus élevée, faisant entendre son
chant joyeux et perçant; le coup partit, et le pauvre oiseau,
coupé en deux, tomba au pied de l'arbre. Paul reposa froidement le
pistolet sur la table.

-- Vous aviez raison, monsieur le comte, lui dit-il, ce sont de
bonnes armes, et je vous conseille de ne pas vous en défaire.

-- Vous venez de m'en donner une étrange preuve, monsieur,
répondit Emmanuel, et je suis forcé d'avouer que vous avez la main
sûre.

-- Que voulez-vous, comte, reprit Paul avec cet accent
mélancolique qui lui était particulier, pendant ces longs jours de
calme, lorsque aucun souffle de vent ne passe sur ce miroir de
Dieu qu'on appelle l'Océan, nous autres marins, nous sommes forcés
de chercher des distractions qui viennent au-devant de vous sur la
terre.

Alors nous exerçons notre adresse sur les goélands qui se bercent
mollement au sommet d'une vague; sur les margats qui se
précipitent du ciel pour saisir à la surface de l'eau les poissons
imprudents qui y montent, et sur les hirondelles fatiguées d'un
long voyage qui se posent au sommet de nos vergues. Voilà,
monsieur le comte, comment nous arrivons à une certaine force dans
des exercices qui paraissent d'abord si étrangers à notre
profession.

-- Continuez, monsieur, et si la chose est possible, revenons à
notre sujet.

-- C'était un bon et brave jeune homme que ce Lusignan! Il me
raconta son histoire; comment, fils d'un ancien ami de votre père,
mort sans fortune, il avait été adopté par lui un an ou deux avant
l'accident inconnu qui le priva de sa raison; comment, élevé avec
vous, il vous inspira, dès les premières années, à vous la haine,
à votre soeur l'affection. Il me dit cette longue adolescence
développée dans la même solitude, et comment lui et votre soeur ne
s'apercevaient de leur isolement au milieu du monde que lorsqu'ils
n'étaient point ensemble! Il me raconta tous les détails de leurs
amours juvéniles, et comment, un jour, Marguerite lui dit les
paroles de la jeune fille de Vérone: «Je serai à toi ou à la
tombe.» -- Et elle n'a que trop bien tenu parole!

-- Oui, n'est-ce pas? Et vous appelez cela de la honte et du
déshonneur, vous autres gens vertueux, quand une pauvre enfant,
perdue par son innocence même, cède à l'âge, à l'entraînement, à
l'amour! Votre mère, que des devoirs éloignaient de sa fille et
rapprochaient de son mari (car je sais les vertus de votre mère,
monsieur, comme je sais les faiblesses de votre soeur; c'est une
femme sévère, plus sévère que ne devait l'être une créature
humaine qui n'a sur les autres que l'avantage de n'avoir jamais
failli), votre mère, dis-je, entendit une nuit des cris mal
étouffés; elle entra dans la chambre de votre soeur, marcha, pâle
et muette, vers son lit, arracha froidement de ses bras un enfant
qui venait de naître, et sortit avec lui, sans adresser un
reproche à sa fille, mais seulement plus pâle et plus muette
encore que lorsqu'elle était entrée. Quant à la pauvre Marguerite,
elle ne poussa pas une plainte, elle ne jeta pas un cri: elle
s'était évanouie en apercevant sa mère. Est-ce cela, monsieur le
comte? suis-je bien informé, et cette terrible histoire est-elle
exacte?

-- Aucun détail ne vous est inconnu, je dois l'avouer, murmura
Emmanuel atterré.

-- C'est que ces détails, répondit Paul en ouvrant un
portefeuille, sont tous consignés dans ces lettres de votre soeur,
qu'au moment de prendre la place que vous lui avez faite par votre
crédit au milieu des voleurs et des assassins, Lusignan m'a
remises afin que je les rapportasse à celle qui les avait écrites.

-- Donnez-les moi donc, monsieur! s'écria Emmanuel en étendant la
main vers le portefeuille, et elles seront fidèlement rendues à
celle qui a eu l'imprudence...

-- De se plaindre à la seule personne qui l'aimait au monde,
n'est-ce pas? interrompit Paul en retirant à lui les lettres et le
portefeuille.

Imprudente jeune fille, à qui une mère arrache l'enfant de son
coeur et qui a versé des larmes amères dans le sein du père de son
enfant!

Imprudente soeur, qui n'ayant pas trouvé contre cette tyrannie
appui dans son frère, a compromis son noble nom en signant du nom
qu'elle porte des lettres qui, aux regards stupides et prévenus du
monde, peuvent... Comment appelez-vous cela, vous autres?...
déshonorer sa famille, n'est-ce pas?

-- Alors, monsieur, répondit Emmanuel rougissant d'impatience,
puisque vous connaissez si bien la portée terrible de ces papiers,
accomplissez donc la mission dont vous vous êtes chargé en les
remettant soit à moi, soit à ma mère, soit à ma soeur.

-- C'était d'abord mon intention en débarquant à Lorient,
monsieur; mais voilà dix ou douze jours à peu près qu'en entrant
dans une église...

-- Dans une église?

-- Oui, monsieur.

-- Et pourquoi faire?

-- Pour prier.

-- Ah! monsieur le capitaine Paul croit en Dieu!

-- Si je n'y croyais pas, monsieur le comte, qui donc invoquerais-
je pendant la tempête?

-- Et dans cette église, enfin?...

-- Dans cette église, monsieur, j'ai entendu un prêtre annoncer le
prochain mariage de noble demoiselle Marguerite d'Auray avec très
haut et très puissant seigneur le baron de Lectoure. Je m'informai
aussitôt de vous; j'appris que vous étiez à Paris: j'étais forcé
d'y aller moi-même pour rendre compte de ma mission au roi.

-- Au roi!

-- Oui, monsieur, au roi Louis XVI, à Sa Majesté... elle-même...
Je partis, me promettant de revenir aussitôt que vous; je vous
rencontrai chez Saint-Georges; j'appris votre départ prochain,
j'arrangeai le mien sur le vôtre, afin que nous arrivassions ici
en même temps à peu près, et... me voilà devant vous, monsieur,
avec une résolution toute différente de celle que j'avais, il y a
trois semaines, en abordant en Bretagne.

-- Et quelle est cette résolution nouvelle, monsieur? Voyons, car
il faut en finir!

-- Eh bien! j'ai pensé que, puisque tout le monde, et même sa
mère, oubliait le pauvre orphelin, il fallait que je m'en
souvinsse, moi! Dans la position où vous êtes, monsieur, et avec
le désir que vous avez de vous allier au baron de Lectoure
(lequel, dans votre esprit, est le seul qui puisse réaliser vos
projets d'ambition), ces lettres valent bien cent mille francs,
n'est-ce pas? et c'est une bien légère brèche faite aux deux cent
mille livres de rente qui composent votre fortune.

-- Mais qui me prouvera que ces cent mille francs...

-- Vous avez raison, monsieur; aussi est-ce en échange d'un
contrat de rente au nom du jeune Hector de Lusignan que je
remettrai ces lettres.

-- Et ce sera tout, monsieur?

-- Je vous demanderai encore l'abandon de l'enfant, que je ferai
élever, grâce à sa petite fortune, loin de la mère qui l'a oublié,
et loin du père que vous avez fait bannir.

-- C'est bien, monsieur. Si j'avais su que c'était pour une si
faible somme et un si mince intérêt que vous étiez venu, je
n'aurais pas pris une si grande inquiétude. Cependant vous
permettrez que j'en parle à ma mère.

-- Monsieur le comte? dit un domestique ouvrant la porte.

-- Je n'y suis pour personne; laissez-moi, répondit Emmanuel avec
impatience.

-- C'est la soeur de monsieur le comte qui demande à le voir.

-- Qu'elle revienne plus tard.

-- C'est à l'instant même qu'elle désire...

-- Ne vous gênez pas pour moi, interrompit Paul.

-- Mais ma soeur ne peut vous voir, monsieur. Vous comprenez qu'il
est important que ma soeur ne vous voie pas.

-- À merveille! mais comme il est important aussi que je ne quitte
pas ce château sans avoir terminé l'affaire qui m'y amène,
permettez que j'entre dans ce cabinet.

-- Parfaitement, monsieur, dit Emmanuel ouvrant lui-même la porte.

Mais hâtez-vous, je vous prie.

Paul entra dans le cabinet. Emmanuel referma vivement la porte sur
lui, et à peine la porte était-elle refermée, que Marguerite
parut.


Chapitre VI
Marguerite d'Auray, dont nos lecteurs ont appris l'histoire en
assistant à la conversation du capitaine et du comte Emmanuel,
était une de ces beautés frêles et pâles qui portent empreint sur
toute leur personne le cachet aristocratique de leur naissance. Au
premier coup d'oeil on devinait tout ce qu'il y avait de race dans
la souplesse moelleuse de sa taille, dans la blancheur mate de sa
peau, et dans le modelé de ses mains effilées, aux ongles roses;
et transparent. Il était évident que ses pieds, si petits que tous
deux eussent tenu dans la trace d'un pas de femme ordinaire,
n'avaient jamais marché que sur les tapis d'un salon ou sur la
pelouse fleurie d'un parc. Il y avait dans sa démarche, si
gracieuse qu'elle fût, quelque chose de hautain et de fier qui
rappelait le portrait de famille; enfin l'on sentait que son âme,
capable de tous les sacrifices inspirés, pouvait devenir rebelle à
toutes les tyrannies imposées; que le dévouement était dans son
coeur une vertu instinctive, tandis que l'obéissance n'était dans
son esprit qu'un devoir d'éducation: de sorte que le vent d'orage
qui soufflait sur elle la courbait comme un lis et non comme un
roseau.

Cependant, lorsqu'elle parut à la porte, ses traits offraient
l'expression d'un découragement si complet, ses joues avaient
conservé la trace de larmes si brûlantes, tout son corps pliait
sous le poids d'un malheur si désespéré, qu'Emmanuel comprit
qu'elle avait dû rassembler toutes ses forces pour conserver
l'apparence du calme. En l'apercevant elle fit un effort sur elle-
même, et une réaction visible s'opéra: ce fut donc avec une
certaine fermeté nerveuse qu'elle s'approcha du fauteuil où il
était assis. Puis, voyant que la figure de son frère conservait
l'expression d'impatience qu'elle avait prise lorsqu'il avait été
interrompu, elle s'arrêta, et ces deux enfants de la même mère, à
qui la société n'avait pas encore fait des droits pareils, se
regardèrent comme des étrangers, l'un avec les yeux de l'ambition,
l'autre avec ceux de la crainte. Peu à peu, toutefois, Marguerite
reprit courage.

-- Enfin vous voilà, Emmanuel, lui dit-elle; j'attendais votre
retour comme l'aveugle attend la lumière. Et, cependant, à la
manière dont vous accueillez votre soeur, il est facile de voir
qu'elle a eu tort de compter sur vous.

-- Si ma soeur est redevenue ce qu'elle aurait toujours dû être,
répondit Emmanuel, c'est-à-dire fille soumise et respectueuse,
elle aura, pendant mon absence, compris ce qu'exigeaient d'elle
son rang et sa position; elle aura oublié les événements passés
comme des choses qui ne devaient pas arriver, et que, par
conséquent, elle ne doit pas se rappeler, et elle se sera préparée
au nouvel avenir qui s'ouvre devant elle. Si c'est ainsi qu'elle
se présente à moi, mes bras lui sont ouverts, et ma soeur est
toujours ma soeur.

-- Écoutez bien mes paroles, répondit Marguerite, et prenez-les
surtout comme une justification pour moi, et non comme un reproche
contre les autres. Si ma mère (Dieu me garde de l'accuser, car de
saints devoirs l'éloignaient de nous), si ma mère, dis-je, avait
été pour moi ce que sont toutes les mères, je lui eusse
constamment ouvert mon coeur comme un livre. Aux premiers mots
qu'y eût tracés une main étrangère elle m'eût prévenue du danger,
et je l'eusse fui. Si j'avais été élevée au milieu du monde, au
lieu d'avoir grandi comme une pauvre fleur sauvage à l'ombre de ce
vieux château, j'aurais connu dès mon enfance ce rang et cette
position que vous me rappelez aujourd'hui, et je ne me serais
probablement pas écartée des convenances qu'ils prescrivent et des
devoirs qu'ils imposent. Enfin si, jetée au milieu de ces femmes
du monde à l'esprit enjoué, au coeur frivole, que je vous ai
souvent entendu vanter, mais que je ne connais pas, j'avais commis
les mêmes fautes que j'ai commises par amour, oui, je le
comprends, j'aurais pu oublier le passé, semer à sa surface de
nouveaux souvenirs, comme on plante des fleurs sur une tombe;
puis, oubliant la place où elles étaient nées, me faire avec ces
fleurs un bouquet de bal et une couronne de fiancée. Mais
malheureusement il n'en est point ainsi, Emmanuel. On m'a dit de
prendre garde lorsqu'il n'était plus temps d'éviter le danger; on
m'a rappelé mon rang et ma position lorsque j'en étais déjà
déchue, et l'on vient demander à mon coeur de se tourner vers les
joies de l'avenir lorsqu'il est abîmé dans les larmes du passé.

-- Et la conclusion de tout ceci? dit amèrement Emmanuel.

-- La conclusion, dit Marguerite, c'est toi seul, Emmanuel, qui
peux la faire, sinon heureuse, du moins loyale. Je n'ai point de
recours en mon père, hélas! je ne sais pas même s'il reconnaîtrait
sa fille. Je n'ai pas d'espérance en ma mère: son seul regard me
glace, sa seule parole me tue. Il n'y avait donc que toi que je
pusse venir trouver, et à qui je pusse dire: -- Mon frère, tu es
le chef de la maison, c'est à toi maintenant que chacun de nous
répond de son honneur. J'ai failli par ignorance, et j'ai été
punie de ma faute comme d'un crime; n'est-ce pas assez?

-- Après, après? murmura Emmanuel avec impatience; voyons, que
demandes-tu?

-- Je demande, mon frère, puisque toute union a été jugée
impossible avec celui-là à qui seule je pouvais m'unir, je demande
qu'on mesure le supplice à mes forces. Ma mère (Dieu lui
pardonne!) m'a enlevé mon enfant comme si jamais elle n'avait été
mère! et mon enfant sera élevé loin de moi dans l'oubli et
l'obscurité. Toi, Emmanuel, tu t'es chargé du père, comme ma mère
s'était chargée de l'enfant, et tu as été plus cruel pour lui
qu'il n'appartenait, je ne dirai pas à un homme de l'être envers
un homme, mais à un juge envers un coupable.

Quant à moi, voilà que, tous deux réunis, vous voulez m'imposer un
martyre plus douloureux encore que celui qui conduit au ciel. Eh
bien! Je demande, Emmanuel, au nom de notre enfance écoulée dans
le même berceau, de notre jeunesse abritée sous le même toit, au
nom du titre de frère et de soeur que la nature nous a donné et
que nous portons, je demande qu'un couvent s'ouvre pour moi et se
referme sur moi; et dans ce couvent, Emmanuel, je te le jure,
chaque jour, agenouillée devant Dieu, le front contre la pierre,
courbée sous ma faute, je demanderai au Seigneur, pour toute
récompense de mes larmes, pour mon père la raison, pour ma mère le
bonheur, et pour toi, Emmanuel, les honneurs, la gloire, la
fortune. Je te le jure, voilà ce que je ferai.

-- Oui, et l'on dira de par le monde que j'avais une soeur que
j'ai sacrifiée à ma fortune, et dont j'ai hérité pendant qu'elle
vivait encore! Allons donc! tu es folle!

-- Écoute, Emmanuel, dit Marguerite s'appuyant au dossier de la
chaise qui se trouvait près d'elle.

-- Eh bien? répondit Emmanuel.

-- Lorsque tu as donné une parole, tu la tiens, n'est-ce pas?

-- Je suis gentilhomme.

-- Eh bien! regarde ce bracelet...

-- Je le vois à merveille; après?

-- Il est fermé par une clef; la clef qui l'ouvre est à une bague,
et cette bague, je l'ai donnée avec ma parole que je ne me
croirais dégagée de ma promesse que lorsqu'elle me serait
rapportée et remise.

-- Et celui qui en a la clef?

Grâce à toi et à ma mère, Emmanuel, il est trop loin d'ici pour
que nous la lui fassions redemander: il est à Cayenne.

-- Je ne te donne pas deux mois de mariage, répondit Emmanuel avec
un sourire d'ironie, pour que ce bracelet te gêne au point que tu
sois la première à vouloir t'en débarrasser.

-- Je croyais t'avoir dit qu'il était scellé à mon bras.

-- Tu sais ce qu'on fait quand on a perdu une clef et qu'on ne
peut rentrer chez soi? on envoie chercher le serrurier.

-- Eh bien! pour moi, Emmanuel, répondit Marguerite en élevant la
voix et en étendant le bras avec un geste ferme et solennel, ce
sera le bourreau qu'on enverra chercher, car on coupera cette main
avant que je ne la donne à un autre.

-- Silence! silence! dit Emmanuel en se levant, et en regardant
avec inquiétude vers la porte du cabinet.

-- Et maintenant tout est dit, ajouta Marguerite. Je n'avais
d'espoir qu'en toi, Emmanuel, car, quoique tu ne comprennes aucun
sentiment profond, tu n'es pas méchant. Je suis venue en larmes, -
- regarde si je mens! -- te dire: -- Mon frère, ce mariage c'est
le malheur, c'est le désespoir de ma vie; j'aime mieux le couvent,
j'aime mieux la misère, j'aime mieux la mort! Et tu ne m'as pas
écoutée, ou, si tu m'as écoutée, tu ne m'as pas comprise. Eh bien!
je m'adresserai à cet homme, je ferai un appel à son honneur, à sa
délicatesse. Si cela ne suffit pas, je lui raconterai tout: mon
amour pour un autre, ma faiblesse, ma faute, mon crime; je lui
dirai que j'ai un enfant, car quoique l'on me l'ait enlevé,
quoique je ne l'aie pas revu, quoique j'ignore où il est, mon
enfant existe. Un enfant ne meurt pas ainsi sans que sa mort
retentisse au coeur de sa mère. Enfin je lui dirai, s'il le faut,
je lui dirai que j'en aime un autre, que je ne puis l'aimer, lui,
et que je ne l'aimerai jamais.

-- Eh bien! dis-lui tout cela, s'écria Emmanuel, impatient de tant
d'insistance, et le soir nous signerons le contrat; et le
lendemain tu seras baronne de Lectoure.

-- Et alors, répondit Marguerite, alors je serai véritablement la
femme la plus malheureuse qu'il y ait au monde, car j'aurai un
frère pour lequel je n'aurai plus d'amour, et un mari pour lequel
je n'aurai plus d'estime! Adieu, Emmanuel; crois-moi, ce contrat
n'est pas encore signé!

À ces mots, Marguerite sortit avec ce désespoir lent et profond à
l'expression duquel il n'y a point a se méprendre. Aussi Emmanuel,
convaincu que c'était, non pas comme il l'avait cru, une victoire
remportée, mais une lutte à soutenir, la regarda-t-il s'éloigner
avec une inquiétude qui n'était pas exempte d'attendrissement. Au
bout d'un instant de silence et d'immobilité, il se retourna, et
aperçut derrière lui le capitaine Paul, qu'il avait complètement
oublié, et qui se tenait debout à la porte du cabinet. Aussitôt,
songeant de quelle nécessité était pour lui dans une telle
circonstance, la possession des papiers qu'était venu lui offrir
le capitaine Paul, il s'assit vivement à une table, prit une plume
et du papier, et se tournant vers lui:

-- Maintenant, monsieur, lui dit-il, nous voilà seuls, et rien
n'empêche plus que nous terminions l'affaire... Dans quels termes
désirez-vous que la promesse soit rédigée? Dictez, je suis prêt à
écrire.

-- C'est inutile, monsieur, répondit froidement le capitaine.

-- Et pourquoi?

-- J'ai changé d'avis.

-- Comment cela? dit Emmanuel en se levant effrayé des
conséquences qu'il entrevoyait dans ces paroles auxquelles il
était loin de s'attendre.

-- Je donnerai, répondit Paul avec le calme de la résolution
prise, les cent mille livres à l'enfant, et je trouverai un mari à
votre soeur.

-- Mais qui êtes-vous donc, s'écria Emmanuel en faisant un pas
vers lui, qui êtes-vous donc, monsieur, pour disposer ainsi d'une
jeune fille qui est ma soeur, et qui ne vous a jamais vu, et qui
ne vous connaît pas?

-- Qui je suis? répondit Paul en souriant. Sur mon honneur, je ne
suis pas plus avancé que vous sur ce point, car ma naissance est
un secret qui ne doit m'être révélé que lorsque j'aurai vingt-cinq
ans.

-- Et vous les aurez?...

-- Ce soir, monsieur. Je me mets à votre disposition à compter de
demain pour tous les renseignements que vous aurez à me demander.

À ces mots, Paul s'inclina.

-- Je vous laisse sortir, monsieur; dit Emmanuel; mais vous
comprenez que c'est à la condition de vous revoir.

-- J'allais vous faire cette condition, monsieur, répondit Paul,
et je vous remercie de m'avoir prévenu.

À ces mots, il salua une seconde fois Emmanuel, et sortit de
l'appartement.

À la porte du château, Paul retrouva son domestique et son cheval,
et reprit la route de Port-Louis. Arrivé hors de la vue du
château, il descendit de sa monture, et s'achemina vers une petite
maison de pécheur bâtie sur la grève. À la porte de cette maison,
assis sur un banc, et revêtu d'un costume de matelot, était un
jeune homme tellement absorbé dans ses pensées, qu'il n'entendit
pas Paul s'approcher de lui. Le capitaine lui posa la main sur
l'épaule; le jeune homme tressaillit, le regarda, et pâlit
affreusement, quoique le visage ouvert et joyeux de Paul indiquât
qu'il était loin d'être porteur d'une mauvaise nouvelle.

-- Eh bien! lui dit Paul, je l'ai vue.

-- Qui cela? murmura le jeune homme.

-- Marguerite, pardieu!

-- Après?

-- Elle est charmante!

-- Je ne te demande pas cela, mon Dieu!

-- Elle t'aime toujours.

-- Oh, mon Dieu!!! s'écria le jeune homme en se jetant dans ses
bras et en éclatant en sanglots.


Chapitre VII
Quoique nos lecteurs doivent comprendre facilement, après ce que
nous venons de leur raconter, ce qui s'était passé pendant les six
mois où nous avons perdu de vue nos héros, quelques détails sont
cependant nécessaires pour l'intelligence parfaite des nouveaux
événements qui vont s'accomplir.

Le soir même du combat que, malgré notre ignorance en marine, nous
avons tenté de mettre sous les yeux de nos lecteurs, Lusignan
avait raconté à Paul l'histoire de sa vie toute entière: elle
était simple et peu accidentée; l'amour en avait été le principal
événement, et, après en avoir fait toute la joie, il en faisait
toute la douleur.

L'existence libre et aventureuse de Paul, sa position en dehors de
toutes les exigences, son caprice au-dessus de toutes les lois,
ses habitudes de royauté à bord, lui avaient inspiré un sentiment
trop juste du droit naturel pour qu'il suivît à l'égard de
Lusignan l'ordre qui lui avait été donné. D'ailleurs, quoique à
l'ancre sous le pavillon français, Paul, comme nous l'avons vu,
appartenait à la marine américaine, dont il avait adopté la cause
avec enthousiasme. Il continua donc sa croisière dans la Manche,
mais, ne trouvant rien à faire sur l'Océan, il débarqua à White-
Haven, petit port du comté de Cumberland, à la tête d'une
vingtaine d'hommes parmi lesquels était Lusignan, s'empara du
fort, encloua les canons, et ne se remit en mer qu'après avoir
brûlé des vaisseaux marchands qui étaient dans la rade. De là il
avait fait voile pour les côtes d'Écosse, dans le but d'enlever le
comte de Selkirk, et de l'emmener en otage aux États-unis; mais ce
projet avait échoué par une circonstance imprévue, ce seigneur
étant alors à Londres.

Dans cette entreprise comme dans l'autre, Lusignan l'avait secondé
avec le courage que nous lui avons vu déployer dans le combat de
l'Indienne contre le Drake; de sorte que, plus que jamais, Paul
s'était félicité du hasard qui l'avait choisi pour s'opposer à une
injustice.

Mais ce n'était pas le tout que d'avoir sauvé Lusignan de la
déportation: il fallait lui rendre l'honneur; et, pour notre jeune
aventurier, dans lequel nos lecteurs ont sans doute reconnu le
fameux corsaire Paul Jones, c'était chose plus facile que pour
tout autre; car, ayant reçu des lettres de marque du roi Louis XVI
pour courir sus aux Anglais, il devait revenir à Versailles rendre
compte de sa croisière.

Paul choisit le port de Lorient, y vint jeter une seconda fois
l'ancre, afin d'être à portée du château d'Auray. La première
réponse qu'obtinrent les jeunes gens aux questions qu'ils firent
fut la nouvelle du mariage de Marguerite d'Auray et de monsieur de
Lectoure.

Lusignan se crut oublié, et, dans son premier mouvement de
désespoir, il voulait, au risque de tomber aux mains de ses
persécuteurs, revoir encore une fois Marguerite, ne fût-ce que
pour lui reprocher son ingratitude; mais Paul, plus calme et moins
crédule, lui fit donner sa parole de ne point mettre pied à terre
avant qu'il eût reçu de ses nouvelles; puis, s'étant assuré que le
mariage ne pouvait pas avoir lieu avant quinze jours, il partit
pour Paris, et fut reçu par le roi, qui lui donna une épée avec
une poignée d'or, et le décora de l'ordre du Mérite militaire.
Paul avait profité de cette bienveillance pour raconter au roi
Louis XVI l'aventure de Lusignan, et avait obtenu, non seulement
sa grâce, mais encore, en récompense de ses services, le titre de
gouverneur de la Guadeloupe. Tous ces soins ne lui avaient pas
fait perdre de vue Emmanuel. Prévenu du départ de ce dernier, il
était parti de Paris, et ayant fait dire à Lusignan de l'attendre,
il était arrivé à Auray une heure après le jeune comte. Nous avons
vu ensuite comment il avait été détrompé sur le compte de
Marguerite. Comment il avait assisté à la scène où celle-ci avait
inutilement supplié son frère de prendre pitié d'elle, et de ne
pas la forcer d'épouser le baron de Lectoure, et comment enfin, en
sortant du château, il avait rejoint au bord de la mer Lusignan,
qui l'y attendait, prévenu par une lettre qu'il lui avait écrite
la veille.

Les deux jeunes gens restèrent ensemble jusqu'au moment où le jour
commença à tomber. Alors Paul, qui, comme il l'avait dit à
Emmanuel, avait une révélation personnelle à entendre, quitta son
ami, et reprit à pied le chemin d'Auray. Cette fois, il n'entra
point au château, et, longeant les murs du parc, il se dirigea
vers une grille qui donnait entrée dans leur enceinte, et qui
s'ouvrait sur un bois appartenant au domaine d'Auray.

Cependant, une heure à peu près avant que Paul quittât la cabane
du pêcheur où il avait retrouvé Lusignan, une autre personne le
précédait vers celui à qui il allait demander la révélation de sa
naissance; cette autre personne, c'était la marquise d'Auray, la
hautaine héritière du nom de Sablé, que nous avons vue apparaître
une seule fois dans ce récit pour y dessiner sa figure pale et
sévère. Elle était vêtue de son même costume noir; seulement elle
avait jeté sur son front un long voile de deuil qui l'enveloppait
des pieds à la tête. Du reste, le but que cherchait, avec
l'hésitation de l'ignorance, notre brave et insoucieux capitaine,
lui était familier, à elle: c'était une espèce de maison de garde
située à quelques pas de l'entrée du parc, et habitée par un
vieillard auprès duquel la marquise d'Auray accomplissait depuis
vingt ans une de ces oeuvres de bienfaisance laborieuse et
continue qui lui avaient valu, dans une partie de la Basse-
Bretagne, la réputation de sainteté rigide dont elle jouissait.
Ces soins à la vieillesse étaient rendus, il est vrai, avec ce
même visage sombre et solennel que nous lui avons vu, et que ne
venaient jamais éclairer les douces émotions de la pitié; mais ils
n'en étaient pas moins rendus, et chacun le savait, avec une
exactitude qui remplaçait l'abandon et le charme de la
bienfaisance par la ponctualité du devoir.

La figure de la marquise d'Auray était plus grave encore que de
coutume, lorsqu'elle traversa lentement le parc de son château
pour se rendre à cette petite garderie qu'habitait, à ce que l'on
disait, un vieux serviteur de sa famille. La porte en était
ouverte comme pour laisser pénétrer dans l'intérieur de la chambre
les derniers rayons du soleil couchant, si doux au mois de mai, et
si réchauffants pour les vieillards. Cependant elle était vide. La
marquise d'Auray entra, regarda autour d'elle, et, comme si elle
eût été certaine que celui qu'elle y venait chercher ne pouvait
tarder longtemps, elle résolut de l'attendre. Elle s'assit, mais
hors de l'atteinte des rayons du soleil, pareille à ces statues
sculptées sur les tombes, et qui ne sont à l'aise qu'à l'ombre
mortuaire de leurs humides caveaux.

Elle était là depuis une demi-heure à peu près, immobile et
plongée dans ses réflexions, lorsqu'elle vit, entre elle et le
jour mourant, apparaître une ombre sur la porte; elle leva
lentement les yeux, et se trouva en face de celui qu'elle
attendait. Tous deux tressaillirent, comme s'ils se rencontraient
par hasard, et comme s'ils n'avaient pas l'habitude de se voir
chaque jour.

-- C'est vous, Achard, dit la marquise rompant le silence la
première.

Je vous attends depuis une demi heure. Où donc étiez-vous?

Si madame la marquise avait voulu faire cinquante pas de plus,
elle m'aurait trouvé sous le grand chêne, à la lisière de la
forêt.

-- Vous savez que je ne vais jamais de ce côté, répondit la
marquise avec un frissonnement visible.

-- Et vous avez tort, madame; il y a quelqu'un au ciel qui a droit
à nos prières communes, et qui s'étonne peut-être de n'entendre
que celles du vieil Achard.

-- Et qui vous dit que je ne prie pas de mon côté? dit la marquise
avec une certaine agitation fébrile. Croyez-vous que les morts
exigent que l'on soit sans cesse agenouillé sur leurs tombes?

-- Non, répondit le vieillard avec un sentiment de profonde
tristesse; non, je ne crois pas les morts si exigeants, madame;
mais je crois que, si quelque chose de nous rit encore sur la
terre, ce quelque chose tressaille au bruit des pas de ceux que
nous avons aimé pendant notre vie.

-- Mais, dit la marquise d'une voix basse et creuse, si cet amour
fut un amour coupable!

-- Si coupable qu'il ait été, madame, répondit le vieillard,
baissant sa voix à l'unisson de celle de la marquise, croyez-vous
que le sang et les pleurs ne l'aient pas expié? Dieu fut alors,
croyez-moi, un juge trop sévère pour n'être pas aujourd'hui un
père indulgent.

-- Oui, Dieu a pardonné peut-être, murmura la marquise, mais si le
monde savait ce que Dieu sait, pardonnerait-il comme Dieu?

-- Le monde! s'écria le vieillard, le monde!... Oui, voilà le
grand mot sorti de votre bouche! Le monde!... c'est à lui, c'est à
ce fantôme que vous avez tout sacrifié, madame: sentiment
d'amante, sentiment d'épouse, sentiment de mère, bonheur
personnel, bonheur d'autrui!...

Le monde! c'est la crainte du monde qui vous a habillée de ce
vêtement de deuil derrière lequel vous avez espéré lui cacher vos
remords! et vous avez eu raison, car vous êtes parvenue à le
tromper, et il a pris vos remords pour des vertus!

La marquise releva la tête avec inquiétude, et écarta les plis de
son voile pour regarder celui qui lui tenait cet étrange discours;
puis, après un instant de silence, n'ayant rien pu démêler sur la
figure calme du vieillard:

-- Vous me parlez, lui dit-elle, avec une amertume qui me ferait
croire que vous avez personnellement quelque chose à me reprocher.
Ai-je manqué à quelques-unes de mes promesses, les gens qui vous
servent par mes ordres n'ont-ils pas pour vous le respect et
l'obéissance que je leur recommande? Vous savez que, s'il en est
ainsi, vous n'avez qu'à dire un mot.

-- Pardonnez-moi, madame, c'est de la tristesse et non de
l'amertume; c'est l'effet de l'isolement et de la vieillesse. Vous
devez savoir, vous, ce que c'est que des peines qu'on ne peut
communiquer! Ce que c'est que des larmes qui ne doivent pas
sortir, et qui retombent, goutte à goutte, sur le coeur! Non, je
n'ai à me plaindre de personne, madame. Depuis que, par un
sentiment dont je vous suis reconnaissant sans chercher à
l'approfondir, vous vous êtes chargée de veiller vous-même à ce
qu'il ne me manquât rien, vous n'avez pas un seul jour oublié
votre promesse, et, comme le vieux prophète, j'ai même parfois vu
venir un ange pour messager!

-- Oui, répondit la marquise, je sais que Marguerite accompagne
souvent le domestique chargé de votre service, et j'ai vu avec
plaisir les soins qu'elle vous rendait et l'amitié qu'elle avait
pour vous.

-- Mais, à mon tour, je n'ai pas manqué non plus à mes promesses,
je l'espère. Depuis vingt ans, j'ai vécu loin des hommes, j'ai
écarté tout être vivant de cette maison, tant je craignais pour
vous le délire de mes veilles et l'indiscrétion de mes nuits.

-- Certes, certes, et le secret heureusement a été bien gardé, dit
la marquise en posant la main sur le bras d'Achard; mais ce n'est
pour moi qu'un motif de plus pour ne point perdre en un jour le
fruit de vingt années plus sombres, plus isolées, plus terribles
encore que les vôtres!

-- Oui, je comprends: vous avez tressailli plus d'une fois en
songeant tout à coup qu'il y avait, de par le monde, un homme qui
viendrait peut-être un jour me demander ce secret, et qu'à cet
homme je n'avais le droit de rien taire. Ah! vous frissonnez à
cette seule idée, n'est-ce pas? Rassurez-vous. Cet homme s'est
sauvé, enfant encore, du collège où nous le faisions élever en
Écosse, et depuis dix ans nul n'en a entendu parler. Enfant voué à
l'obscurité, il a été au-devant de son destin; il est perdu
maintenant par le vaste monde, sans que personne sache où il est:
perdu, pauvre unité sans nom, parmi ces millions d'hommes qui
naissent, souffrent et meurent sur la surface du globe. Il aura
perdu la lettre de son père, il aura égaré le signe à l'aide
duquel je dois le reconnaître; ou mieux encore, peut-être
n'existe-t-il plus!

-- Vous êtes cruel, Achard, répondit la marquise, de dire une
pareille chose à une mère! Vous ne connaissez pas tout ce que le
coeur d'une femme renferme en lui de secrets bizarres et de
contradictions étranges! Car, enfin, ne puis-je donc être
tranquille si mon enfant n'est mort? Voyons, mon vieil ami, ce
secret qu'il a ignoré vingt-cinq ans devient-il, à vingt cinq ans,
si nécessaire à son existence qu'il ne puisse vivre si ce secret
ne lui est révélé? Croyez-moi, Achard, pour lui-même, mieux vaut
qu'il ignore comme il l'a fait jusque aujourd'hui. Jusque
aujourd'hui, je suis sûre qu'il a été heureux. Vieillard, ne
change pas son existence; ne lui mets pas au coeur des pensées qui
peuvent le pousser à une action mauvaise, Non, dis-lui, au lieu de
ce que tu as à lui dire, dis-lui que sa mère est allée rejoindre
son père au ciel, et plût à Dieu que cela fût! mais qu'en mourant
(car je veux le voir, quoique tu en dises; je veux, ne fût-ce
qu'une fois, le presser contre mon coeur), qu'en mourant, ai-je
dit, sa mère l'a légué à son amie la marquise d'Auray, dans
laquelle il retrouvera une seconde mère.

-- Je vous comprends, madame, dit Achard en souriant. Ce n'est pas
la première fois que vous ouvrez cette voie où vous voulez
m'égarer. Seulement, aujourd'hui, madame, vous abordez plus
franchement la question, et, si vous l'osiez, n'est-ce pas, ou si
vous me connaissiez moins, vous m'offririez quelque récompense
pour me déterminer à trahir les dernières volontés de celui qui
dort si près de nous?

La marquise fit un mouvement pour l'interrompre.

-- Écoutez, madame, reprit le vieillard en étendant la main, et
que la chose reste dans votre esprit comme irrévocable et sainte.
Aussi fidèle que j'ai été aux promesses faites à madame la
comtesse d'Auray, aussi fidèle serai-je à celles faites au comte
de Morlaix. Le jour où son fils, où votre fils viendra me
présenter le gage de reconnaissance et réclamer son secret, je le
lui dirai, madame. Quant aux papiers qui le constatent, vous savez
qu'ils ne doivent lui être remis qu'après la mort du marquis
d'Auray. Le secret est là. Le vieillard montra son coeur. Nul
pouvoir humain n'a pu le forcer d'en sortir avant le temps, nul
pouvoir humain ne pourra l'empêcher d'en sortir, le temps venu.
Les papiers sont là, dans cette armoire dont la clé ne me quitte
jamais, et il n'y a qu'un vol ou un assassinat qui me les puisse
enlever.

-- Mais, dit la marquise en se soulevant à demi, appuyée sur les
bras de son fauteuil, vous pouvez mourir avant mon mari,
vieillard; car, s'il est plus malade vous, vous êtes plus âgé que
lui, et alors que deviendront ces papiers?

-- Le prêtre qui m'assistera à mes derniers moments les recevra
sous le sceau de la confession.

-- C'est cela, dit la marquise en se levant; et ainsi la chaîne de
mes craintes se prolongera jusqu'à ma mort! et le dernier anneau
en sera pour l'éternité scellé à mon cercueil! Il y a dans le
monde un homme, un seul peut-être, qui est inébranlable comme un
rocher; et il faut que Dieu le place sur ma route, non seulement
comme un remords, mais encore comme une vengeance! Et il faut
qu'un orage me pousse sur lui jusqu'à ce que je me brise!... Tu
tiens mon secret entre tes mains, vieillard; c'est bien! fais-en
ce que tu voudras! tu es le maître, et moi je suis l'esclave!
Adieu!

À ces mots, la marquise sortit et reprit le chemin du château.


Chapitre VIII
-- Oui, dit le vieillard en regardant s'éloigner la marquise; oui,
je sais que vous avez un coeur de bronze, madame; insensible à
toute espèce de crainte, hormis celle que Dieu vous a mise dans
l'âme pour remplacer le remords. Mais celle-là suffit, n'est-ce
pas? et c'est acheter bien cher une réputation de vertu que la
payer le prix que vous la vend votre éternelle terreur! Il est
vrai que celle de la marquise d'Auray est si bien établie que, si
la vérité sortait de terre ou descendait du ciel, elle serait
traitée de calomnie! Enfin, Dieu veut ce qu'il veut, et ce qu'il
fait est écrit longtemps d'avance dans sa sagesse.

-- Bien pensé, dit une voix jeune et sonore, répondant à la maxime
religieuse que la résignation du vieillard venait de laisser
échapper.

Sur ma parole, mon père, vous parlez comme l'Ecclésiaste!

Achard se retourna et aperçut Paul, qui était arrivé comme la
marquise s'éloignait, si préoccupée de la scène que nous venons de
raconter, qu'elle n'avait pas aperçu le jeune capitaine.

Celui-ci s'approchait à son tour voyant le vieillard seul,
lorsqu'il entendit les derniers mots auxquels il répondit avec sa
bonne humeur habituelle.

Achard, étonné de cette apparition inattendue, le regarda comme
pour le prier de répéter.

-- Je dis, continua Paul, qu'il y a plus de grandeur dans la
résignation qui plie que dans la philosophie qui doute. C'est une
maxime de nos quakers que, pour mon bonheur éternel, j'aurais
voulu avoir moins souvent à la bouche et plus souvent dans le
coeur.

-- Pardon, monsieur, dit le vieillard en voyant notre aventurier
qui le regardait, immobile, un pied posé sur le seuil de sa porte;
mais puis je savoir qui vous êtes?

-- Pour le moment, répondit Paul, donnant comme d'habitude l'essor
à sa poétique et insoucieuse gaieté, je suis un enfant de la
république de Platon, ayant le genre humain pour frère, le monde
pour patrie, et ne possédant sur la terre que la place que je m'y
suis faite moi-même.

-- Et que cherchez-vous? continua le vieillard, souriant malgré
lui à cet air de joyeuse humeur répandu sur tout le visage du
jeune homme.

-- Je cherche, répondit Paul, à trois lieues de Lorient, à cinq
cents pas du château d'Auray, une maisonnette qui ressemble
diablement à celle-ci, et dans laquelle je dois trouver un
vieillard qui pourrait bien être vous.

-- Et comment se nomme ce vieillard?

-- Louis Achard.

-- C'est moi-même.

-- Alors que la bénédiction du ciel descende sur vos cheveux
blancs! dit Paul d'une voix qui, changeant aussitôt d'accent, prit
celui du sentiment et du respect; car voici une lettre que je
crois de mon père, et qui dit que vous êtes un honnête homme.

-- Cette lettre ne renferme-t-elle rien? s'écria le vieillard les
yeux étincelants, et faisant un pas pour se rapprocher du jeune
capitaine.

-- Si fait, répondit celui-ci l'ouvrant et en tirant un sequin de
Venise brisé par le milieu; quelque chose comme la moitié d'une
pièce d'or dont j'ai un morceau et dont vous devez avoir l'autre.

Achard tendit machinalement la main en regardant le jeune homme.

-- Oui, oui, dit le vieillard, et à chaque parole ses yeux se
mouillaient de plus en plus de larmes; oui, c'est bien cela, et
plus encore, c'est la ressemblance extraordinaire... Il ouvrit ses
bras. Enfant... ô mon Dieu! mon Dieu!

-- Qu'avez-vous? s'écria Paul étendant à son tour les bras pour
soutenir le vieillard qui faiblissait sous le poids de son
émotion.

-- Oh! ne comprenez-vous pas, répondit celui-ci, ne comprenez-vous
pas que vous êtes le portrait vivant de votre père, et que votre
père, je l'aimais à lui donner mon sang, ma vie, comme je le
ferais maintenant pour toi, si tu me les demandais, jeune homme!

-- Alors embrasse-moi, mon vieil ami dit Paul en prenant le
vieillard dans ses bras, car la chaîne des sentiments n'est pas
rompue, crois-moi, entre la tombe du père et le berceau du fils.
Quel qu'ait été mon père, s'il ne faut, pour lui ressembler,
qu'une conscience sans reproche, un courage à toute épreuve et une
mémoire qui se souvienne toujours du bienfait, quoiqu'elle oublie
parfois l'injure, tu l'as dit, je suis son portrait vivant, et
plus encore par l'âme que par le visage.

-- Oui, il avait tout cela, votre père, répondit lentement le
vieillard en scellant dans ses bras l'enfant qui lui revenait, et
en le regardant tendrement à travers ses larmes: oui, il avait la
même fierté dans la voix, la même flamme dans les yeux, la même
noblesse dans le coeur.

Mais pourquoi ne t'ai-je pas revu plus tôt, jeune homme? Il y a eu
dans ma vie des heures bien sombres que tu eusses éclairées par ta
présence.

-- Pourquoi?... parce que cette lettre me disait de venir te
trouver quand j'aurais vingt-cinq ans; et que je les ai eus il n'y
a pas longtemps: il y a une heure.

Le vieillard baissa la tête d'un air pensif et garda un instant le
silence, abîmé dans le souvenir du passé.

-- Déjà, dit-il en relevant enfin la tête, il y a déjà vingt-cinq
ans! et il me semble, mon Dieu! que ce fut hier que vous naquîtes
dans cette maison, que vous ouvrîtes les yeux dans cette chambre!

Et le vieillard étendait la main vers une porte qui donnait dans
un autre appartement.

Paul à son tour parut réfléchir; puis regardant autour de lui pour
renforcer par la vue des objets qui s'offraient à ses yeux les
souvenirs qui se présentaient en foule à sa mémoire.

-- Dans cette chaumière? dans cette chambre? répéta-t-il; et je
les ai habitées jusqu'à l'âge de cinq ans, n'est-ce pas?...

-- Oui, murmura le vieillard comme tremblant de l'arracher aux
sensations qui commençaient à s'emparer de lui.

-- Eh bien! continua Paul en appuyant ses deux mains sur ses yeux
pour concentrer tous ses souvenirs, laisse-moi un instant regarder
à mon tour dans le passé, car je me rappelle une chambre que je
croyais avoir vue en rêve. Si c'est celle-là... Écoute!... Oh!
c'est étrange comme tout me revient.

-- Parle, mon enfant, parle! dit le vieillard.

-- Si c'est celle-là, il doit y avoir à droite... en entrant ...
au fond... un lit... avec des tentures vertes?

-- Oui.

-- Un crucifix au chevet de ce lit?

-- Oui.

-- Une armoire en face, où il y avait des livres... une grande
Bible, entre autres... avec des gravures allemandes?

-- La voilà, dit le vieillard montrant le livre saint ouvert sur
un prie Dieu.

-- Oh! c'est elle! c'est elle! s'écria Paul en appuyant ses lèvres
contre les feuillets.

-- Oh! brave coeur! brave coeur! murmura le vieillard.

Merci, mon Dieu, merci!

-- Puis, dit Paul en se relevant, dans cette chambre, une fenêtre
d'où l'on distinguait la mer, et sur la mer, trois îles?

-- Oui, celles d'Houat, d'Hoedic et de Belle-Isle-en-Mer.

-- C'est donc bien cela! s'écria Paul en s'élançant vers la
chambre; puis, voyant que le vieillard voulait l'y suivre: Non,
non, lui dit-il en l'arrêtant, seul... laisse-moi y entrer seul.
J'ai besoin d'y être seul. Et il entra, refermant la porte
derrière lui.

Alors il s'arrêta un instant saisi de ce saint respect qui entoure
les souvenirs d'enfance. La chambre était bien telle qu'il l'avait
décrite, car la religion dévouée du vieux serviteur l'avait
conservée pure de tout changement. Paul, chez qui un regard
étranger eût sans doute arrêté la manifestation des sentiments
qu'il éprouvait, certain d'être seul, s'y abandonna tout entier:
il s'avança lentement et les mains croisées vers le crucifix
d'ivoire, et, se laissant tomber à genoux comme il avait
l'habitude de le faire soir et matin autrefois, il essaya de se
rappeler une de ces naïves prières où l'enfant, sur le seuil de la
vie encore, prie Dieu pour ceux qui lui en ont ouvert les portes.
Que d'événements s'étaient succédés entre ces deux
agenouillements, répétés à vingt ans de distance! Quels horizons
variés et imprévus avaient succédé à ces horizons que caresse d'un
si doux regard le soleil riant de nos jeunes années! Comme le vent
capricieux qui soufflait dans les voiles de son vaisseau l'avait,
en l'éloignant des passions privées, poussé au milieu des passions
politiques!

Et voilà que croyant, insoucieux jeune homme, avoir oublié tout ce
qui existait sur la terre, il se souvenait de tout! voilà que sa
vie, libre et puissante comme l'Océan qui la berçait, allait se
rattacher à des liens inconnus jusqu'alors qui la retiendraient
peut-être en tel ou tel lieu, comme un vaisseau à l'ancre qui
appelle le vent et que le vent appelle, et qui cependant se sent
enchaîné, esclave captif de la veille, à qui la liberté passée
rend plus amère encore sa servitude à venir! Paul s'abîma
longtemps dans ces pensées, puis se releva lentement et alla
s'accouder à la fenêtre. La nuit était calme et belle, la lune
brillait au ciel et argentait le sommet des vagues. Les trois îles
apparaissaient à l'horizon, bleuâtres comme des vapeurs flottant
sur l'Océan.

Il se rappela combien de fois, dans sa jeunesse, il s'était appuyé
à la même place, regardant le même spectacle, suivant des yeux
quelque barque à la voile blanche, qui glissait silencieusement
sur la mer, comme l'aile d'un oiseau de nuit. Alors son coeur se
gonfla de souvenirs doux et tendres; il laissa tomber sa tête sur
sa poitrine, et des larmes muettes coulèrent le long de ses joues.
En ce moment il sentit qu'on lui prenait la main: c'était le
vieillard; il voulut cacher son émotion; mais, se repentant
aussitôt de ne pas oser être homme, il se retourna de son côté, et
lui montra franchement son visage tout mouillé de larmes.

-- Tu pleures, enfant! dit le vieillard.

-- Oui, je pleure, répondit Paul, et pourquoi le cacherais-je?
oui, regarde-moi. J'ai cependant vu de terribles choses dans ma
vie! J'ai vu l'ouragan faire tourbillonner mon vaisseau au sommet
des vagues et au fond des abîmes, et j'ai senti qu'il ne pesait
pas plus à l'aile de la tempête qu'une feuille sèche à la brise du
soir! J'ai vu les hommes tomber autour de moi comme les épis mûrs
sous la faucille du moissonneur. J'ai entendu les cris de détresse
et de mort de ceux dont la veille j'avais partagé le repas! Pour
aller recevoir leur dernier soupir, j'ai marché à travers une
grêle de boulets et de balles, sur un plancher où je glissais à
chaque pas dans le sang! Eh bien! mon âme est restée calme; mes
yeux ne se sont pas mouillés. Mais cette chambre, vois-tu, cette
chambre dont j'avais si saintement gardé le souvenir, cette
chambre où j'ai reçu les premières caresses d'un père que je ne
reverrai plus, et les derniers baisers d'une mère qui ne voudra
peut-être plus me revoir; cette chambre, c'est quelque chose de
sacré comme un berceau et comme une tombe. Je ne puis la
reconnaître sans me laisser aller à mes émotions: il faut que je
pleure, ou j'étoufferais!

Le vieillard le serra dans ses bras, Paul posa la tête sur son
épaule, et, pendant un instant, on n'entendit que ses sanglots.
Enfin le vieux serviteur reprit:

-- Oui, tu as raison: cette chambre, c'est à la fois un berceau et
une tombe; car c'est là que tu es né; il étendit le bras, et c'est
là que tu as reçu les derniers adieux de ton père, continua-t-il
en désignant du geste l'angle parallèle de l'appartement.

-- Il est donc mort? dit Paul.

-- Il est mort.

-- Tu me diras comment.

-- Je vous dirai tout!

-- Dans un instant, ajouta Paul en cherchant de la main une chaise
et en s'asseyant. Maintenant, je n'ai pas la force de t'écouter.
Laisse-moi me remettre. Il appuya son coude sur la croisée, posa
sa tête sur sa main, et jeta de nouveau les yeux sur la mer. La
belle chose qu'une nuit de l'Océan lorsque la lune l'éclaire,
comme elle le fait à cette heure! continua-t-il avec cet accent
doux et mélancolique qui lui était habituel. Cela est calme comme
Dieu; cela est grand comme l'éternité. Je ne crois pas qu'un homme
qui a souvent étudié ce spectacle craigne de mourir. Mon père est
mort avec courage, n'est-ce pas?

-- Oh! certes! répondit Achard avec fierté.

-- Cela devait être ainsi, continua Paul. Je me le rappelle, mon
père, quoique je n'eusse que quatre ans lorsque je le vis pour la
dernière fois.

-- C'était un beau jeune homme comme vous, dit Achard regardant
Paul avec tristesse; et justement de votre âge.

-- Comment l'appelait-on?

-- Le comte de Morlaix.

-- Ainsi, moi aussi, je suis d'une noble et vieille famille! Moi
aussi, j'ai mes armoiries et mon blason, comme tous ces jeunes
seigneurs insolents qui me demandaient mes parchemins quand je
leur montrais mes blessures!

-- Attends, jeune homme, attends! ne te laisse pas prendre ainsi à
l'orgueil car je ne t'ai pas dit encore le nom de celle à qui tu
dois le jour, et tu ignores le terrible secret de ta naissance.

-- Eh bien! soit! Je n'en entendrai pas moins avec respect et
recueillement le nom de ma mère. Comment s'appelait ma mère?

-- La marquise d'Auray, répondit lentement et comme à regret le
vieillard.

-- Que dis-tu là? s'écria Paul en se levant d'un seul bond et en
lui saisissant les mains.

-- La vérité, répondit-il avec tristesse.

-- Alors, Emmanuel est mon frère! Alors, Marguerite est ma soeur!

-- Les connaissez-vous donc déjà? s'écria à son tour le vieux
serviteur étonné.

-- Oh! tu avais bien raison, vieillard, dit le jeune marin en
retombant sur sa chaise. Dieu veut ce qu'il veut, et ce qu'il fait
est écrit longtemps d'avance dans sa sagesse.

Il y eut un moment de silence, et enfin Paul, relevant la tête,
fixa des yeux résolus sur le vieillard, -- Et maintenant, lui dit-
il, je suis prêt à tout entendre.

Tu peux parler.


Chapitre IX
Le vieillard se recueillit un instant, puis il commença.

-- Ils étaient fiancés l'un à l'autre. Je ne sais quelle haine
mortelle divisa tout à coup leurs familles et les sépara. Le comte
de Morlaix, le coeur brisé, ne put rester en France. Il partit
pour Saint-Domingue, où son père possédait une habitation. Je
l'accompagnai, car le marquis de Morlaix avait toute confiance en
moi: j'étais le fils de celle qui l'avait nourri; j'avais reçu la
même éducation que lui; il m'appelait son frère, et moi seul me
souvenais de la distance que la nature avait mise entre nous. Le
marquis se reposa sur moi du soin de veiller sur son fils, car je
l'aimais de tout l'amour d'un père. Nous restâmes deux ans sous le
ciel des tropiques. Pendant deux ans, votre père, perdu dans les
solitudes de cette île magnifique, voyageur sans projet et sans
but; chasseur à la course ardente et infatigable, essaya de guérir
les douleurs de l'âme par les fatigues du corps. Mais, loin de
réussir, on eût dit que son coeur s'allumait encore à ce soleil
ardent.

Enfin, après deux ans de combats et de lutte, son amour insensé
l'emporta: il fallait qu'il la revît ou qu'il mourût. Je cédai;
nous partîmes. Jamais traversée ne fut plus belle et plus
heureuse: la mer et le ciel nous souriaient: c'était à croire aux
présages heureux. Six semaines après notre départ du Port-au-
Prince, nous débarquions au Havre.

Mademoiselle de Sablé était mariée; le marquis d'Auray était à
Versailles, remplissant près du roi Louis XV les devoirs de sa
charge, et sa femme, trop souffrante pour le suivre, était restée
dans ce vieux château d'Auray dont vous voyez d'ici les tourelles.

-- Oui, oui, murmura Paul, je le connais; c'est bien: continuez.

-- Quant à moi, reprit le vieillard, pendant notre voyage, un de
mes oncles, ancien serviteur de la maison d'Auray, était mort et
m'avait laissé cette petite maison et les terres qui en font
partie.

J'en pris possession. Quant à votre père, il m'avait quitté à
Vannes en me disant qu'il partait pour Paris, et, depuis un an que
j'habitais cette maison, je ne l'avais pas revu.

Une nuit (il y a aujourd'hui vingt-cinq ans de cette nuit) on
frappa à ma porte; j'allai ouvrir: votre père parut, portant dans
ses bras une femme dont le visage était voilé; il entra dans cette
chambre et la déposa sur ce lit; puis, revenant dans l'autre pièce
où je l'attendais muet et immobile d'étonnement: Louis, me dit-il
en me mettant la main sur l'épaule et en me regardant en homme qui
implore, quoiqu'il sache qu'il a le droit de commander; Louis, tu
peux faire plus que me sauver la vie et l'honneur, tu peux sauver
la vie et l'honneur à celle que j'aime; monte à cheval, cours à la
ville, et dans une heure sois ici avec un médecin. Il me parlait
avec cette voix brève et puissante qui indique qu'il n'y a pas un
instant à perdre: j'obéis. Le jour commençait à paraître lorsque
nous revînmes. Le docteur fut introduit par le comte de Morlaix
dans cette chambre, dont la porte se referma sur eux, ils y
restèrent toute la journée; vers les cinq heures du soir, le
médecin partit, et, la nuit venue, votre père sortit de la chambre
à son tour, emportant de nouveau entre ses bras, et toujours
voilée, cette femme mystérieuse qu'il avait apportée la veille. Je
rentrai derrière eux dans la chambre, et je vous y trouvai; vous
veniez de naître.

-- Et comment sûtes-vous que cette femme était la marquise
d'Auray? interrompit Paul, comme s'il cherchait à douter encore.

-- Oh! répondit le vieillard, d'une manière aussi terrible
qu'inattendue: j'avais offert au comte de Morlaix de vous garder
avec moi; il avait accepté cette offre, et de temps en temps il
venait passer une heure auprès de vous.

-- Seul? demanda Paul avec anxiété.

-- Toujours, répondit Achard. Seulement j'avais la permission de
me promener avec vous dans le parc; alors il arrivait parfois que
la marquise apparaissait au détour de quelque allée, comme si le
hasard l'y eût conduite; elle vous faisait signe d'aller à elle,
et elle vous embrassait comme un enfant étranger que l'on a
plaisir à voir parce qu'il est beau. Quatre ans se passèrent
ainsi; puis, une nuit, on frappa de nouveau à cette porte: c'était
encore votre père. Il était plus calme, mais plus sombre peut-être
que la première fois. «Louis, me dit-il, je me bats demain au
point du jour avec le marquis d'Auray; c'est un duel à mort et qui
n'aura de témoin que toi seul; la chose est convenue. Donne-moi
donc l'hospitalité pour cette nuit et tout ce qu'il me faut pour
écrire.» Il s'assit devant cette table, sur cette chaise où vous
êtes. Paul se leva et continua de s'appuyer sur la chaise sans s'y
asseoir davantage. Il veilla toute la nuit. Au point du jour, il
entra dans ma chambre et me trouva debout. Je ne m'étais point
couché. Quant à vous, pauvre enfant insoucieux encore des passions
et des misères humaines, vous dormiez dans votre berceau.

-- Après, après?

-- Votre père se baissa lentement vers vous, s'appuyant contre le
mur et vous regardant tristement: «Louis, me dit-il d'une voix
sourde, si je suis tué, comme il pourrait arriver malheur à cet
enfant, tu le remettras avec cette lettre à Fild, mon valet de
chambre, qui est chargé de le conduire à Selkirk, en Écosse, et de
l'y laisser entre des mains sûres. À vingt-cinq ans, il
t'apportera l'autre moitié de cette pièce d'or, et te demandera le
secret de sa naissance; tu le lui diras, car peut-être alors sa
mère sera-t-elle seule et isolée.

Quant à ces papiers, qui la constatent, tu ne les lui remettras
qu'après la mort du marquis. Maintenant, tout est convenu;
partons, me dit-il, car il est l'heure.» Alors il s'appuya sur
votre berceau, se pencha vers vous, et, quoique ce fût un homme,
je vous le dis, je vis une larme tomber sur votre joue.

-- Continuez, murmura Paul d'une voix étouffée.

-- Le rendez-vous était dans une allée même du parc, à cent pas
d'ici.

En arrivant, nous trouvâmes le marquis; il nous attendait depuis
quelques minutes. Auprès de lui, sur un banc, étaient des
pistolets tout chargés: les adversaires se saluèrent sans échanger
une parole. Le marquis montra du doigt les armes; chacun s'empara
de la sienne, et tous deux, car les conditions avaient été réglées
d'avance, ainsi que me l'avait dit votre père, allèrent se placer,
muets et sombres, à trente pas de distance, et commencèrent à
marcher l'un contre l'autre. Oh! ce fut un moment terrible pour
moi, je vous le jure, continua le vieillard aussi ému que s'il
revoyait cette scène, que celui où je vis la distance diminuer
graduellement entre ces deux hommes.

Lorsqu'il n'y eut plus que dix pas d'intervalle, le marquis
s'arrêta et fit feu... Je regardais votre père. Pas un muscle de
son visage ne bougea, de sorte que je crus qu'il était sain et
sauf; il continua de marcher jusqu'au marquis, et, lui appuyant le
canon du pistolet sur le coeur...

-- Il ne le tua pas, j'espère! s'écria Paul en saisissant le bras
du vieillard.

-- Il lui dit: «Vos jours sont à moi, monsieur, et je pourrais les
prendre; mais je veux que vous viviez pour me pardonner comme je
vous pardonne.» À ces mots, il tomba mort: la balle du marquis lui
avait traversé la poitrine.

-- Oh! mon père! mon père! s'écria le jeune marin en se tordant
les bras. Et il vit, cet homme qui a tué mon père! il vit, n'est-
ce pas? il est encore jeune; il a encore la force de lever une
épée ou un pistolet. Nous l'irons trouver... aujourd'hui, tout à
l'heure. Tu lui diras: «C'est son fils, il faut que vous vous
battiez avec lui.» Oh! cet homme... cet homme... Malheur à cet
homme!

-- Dieu s'est chargé de la vengeance, répondit Achard: cet homme
est fou.

-- C'est vrai, murmura Paul; je l'avais oublié.

-- Et dans sa folie, continua Achard, il voit éternellement cette
scène sanglante, et répète dix fois par jour ces paroles suprêmes
qui lui furent adressées par votre père.

-- Ah! voilà donc pourquoi la marquise ne le quitte pas d'une
minute.

-- Et voilà pourquoi, sous prétexte qu'il ne veut pas voir ses
enfants, elle a éloigné de lui Emmanuel et Marguerite.

-- Pauvre soeur! dit Paul avec un accent de tendresse infinie. Et
maintenant elle veut la sacrifier en la mariant malgré elle à ce
misérable Lectoure!

-- Oui, mais ce misérable Lectoure, reprit Achard, emmène
Marguerite à Paris, donne un régiment de dragons à son frère: la
marquise ne craint plus la présence de ses enfants, son secret
reste désormais entre elle et deux vieillards qui, demain, cette
nuit, peuvent mourir... La tombe est muette.

-- Mais, moi, moi!

-- Vous! sait-on si vous existez même! avez-vous donné de vos
nouvelles depuis quinze ans que vous vous êtes échappé de Selkirk!
ne pouvez-vous pas, vous aussi, avoir rencontré sur votre chemin
quelque accident qui vous empêche de vous trouver au rendez-vous
où vous êtes heureusement venu? Certes, elle ne vous a pas
oublié... mais elle espère...

-- Oh! crois-tu que ma mère?...

-- Pardon! c'est vrai, répondit Achard, je ne crois rien; j'ai
tort; oubliez ce que j'ai dit.

-- Oui, oui, parlons de toi, mon ami; parlons de mon père.

-- Ai-je besoin d'ajouter que ses dernières volontés furent
exécutées?

Fild vint vous chercher dans la journée. Vous partîtes.

Vingt et un ans se sont passés depuis cette époque, et, depuis
cette époque, pas un jour ne s'est écoulé sans que j'aie fait des
voeux pour vous revoir au jour dit. Ces voeux sont accomplis,
continua le vieillard. Dieu merci! vous voilà, votre père revit en
vous... Je le revois, je lui parle... je ne pleure plus, je suis
consolé ...

-- Et il était mort?... mort sans souffle, sans vie, sans espoir?
mort sur le coup?

-- Oui, mort!... Je l'apportai ici... Je le déposai sur ce lit où
vous étiez né. Je fermai la porte pour que personne n'entrât, et
je m'en allai creuser sa tombe. Je passai toute la journée à ce
pénible devoir; car, d'après le voeu même de votre père, personne
ne devait être mis dans cette terrible confidence. Le soir, je
revins chercher le cadavre. C'est une étrange chose que le coeur
de l'homme, et combien l'espérance que Dieu y met est difficile à
l'abandonner. Je l'avais vu tomber... j'avais senti ses mains se
refroidir... j'avais baisé son visage glacé...je l'avais quitté
pour aller creuser sa tombe, et, cette tombe creusée, ce devoir de
mort accompli, je revenais le coeur bondissant, car il me semblait
qu'en mon absence, quoiqu'il fallût pour cela un miracle de Dieu,
la vie était revenue, et qu'il allait se soulever sur son lit et
me parler. Je rentrai... Hélas! hélas! les temps évangéliques
étaient passés... Lazare resta étendu sur sa couche... mort! mort!
mort!

Et le vieillard resta un instant abattu, sans parole, sans voix;
seulement des larmes coulaient silencieusement sur son visage
ridé.

-- Oui, oui, s'écria Paul éclatant en sanglots de son côté; oui,
n'est-ce pas, et tu accomplis ta sainte mission! Noble coeur!
laisse-moi baiser ces mains qui ont rendu le corps de mon père à
la demeure éternelle. Et tu es demeuré fidèle à la tombe comme tu
l'as été à la vie. Pauvre gardien du sépulcre! tu es resté près de
lui pour que quelques larmes arrosassent l'herbe qui poussait sur
la fosse ignorée. Oh! que ceux qui se croient grands, parce que
leur nom retentit dans la tempête et dans la guerre plus haut que
l'ouragan et la bataille, sont petits près de toi, vieillard au
dévouement silencieux!... Oh! bénis-moi, bénis-moi, s'écria Paul
en tombant à genoux, puisque mon père n'est plus là pour me bénir.

-- Dans mes bras, mon enfant, dans mes bras! dit le vieillard; car
tu t'exagères cette action si simple et si naturelle. Puis, crois-
moi, ce que tu appelles ma piété n'a pas, été sans enseignements
pour moi; j'ai vu combien l'homme tenait peu de place sur la
terre, et combien il était vite perdu dans le monde lorsque le
Seigneur détournait les yeux de lui. Ton père était jeune, plein
d'avenir, de courage; ton père était le dernier descendant d'une
vieille lignée, il portait un noble nom, on eût cru voir d'avance
son chemin tout tracé vers les honneurs, de la terre,  il avait
une famille, des amis. Eh bien! ton père disparut tout à coup,
comme si la terre avait manqué sous ses pieds. Je ne sais si
quelque regard en larmes chercha sa trace jusqu'à ce qu'il la
perdît; mais ce que je sais, c'est que depuis vingt et un ans nul
n'est venu sur cette tombe; nul ne sait qu'il est couché à
l'endroit où l'herbe est plus verte et plus touffue. Et cependant,
orgueilleux et insensé qu'il est, l'homme se croit quelque chose!

-- Oh! ma mère n'y est jamais venue?

Le vieillard ne répondit pas.

-- Eh bien! continua Paul, nous serons deux maintenant qui
connaîtrons cette place. Viens me la montrer; car j'y retournerai,
je te jure, toutes les fois que mon vaisseau touchera les côtes de
France.

À ces mots, il entraîna Achard dans la première chambre; mais,
comme ils ouvraient la porte, ils entendirent un léger bruit du
côté du parc: c'était un domestique du château qui venait avec
Marguerite.

Paul rentra précipitamment.

-- C'est ma soeur, dit-il à Achard, c'est ma soeur. Laisse-moi
seul un instant avec elle, j'ai besoin de parler à cette enfant...
J'ai un mot à lui dire qui lui fera passer une nuit heureuse.
Prenons pitié de ceux qui veillent et pleurent.

-- Songez, dit Achard, que le secret que je viens de vous révéler
est aussi celui de votre mère.

-- Sois tranquille, mon vieil ami, dit-il en poussant Achard dans
la seconde chambre. Sois tranquille, je ne lui parlerai que du
sien.

En ce moment Marguerite entra.


Chapitre X
Marguerite venait, selon son habitude, apporter quelques
provisions au vieillard, et ce ne fut pas sans étonnement qu'elle
vit dans la première pièce, où depuis dix ans elle ne trouvait
jamais qu'Achard, un beau jeune homme qui la regardait d'un oeil
doux et avec un sourire bienveillant. Elle fit signe au domestique
de déposer le panier dans un coin de la chambre; il obéit, puis il
alla attendre sa maîtresse en dehors de la porte. Quant à elle,
s'avançant vers Paul:

«Pardon, monsieur, lui dit-elle; mais je croyais trouver ici mon
vieil ami, Louis Achard... et je venais lui apporter de la part de
ma mère...».

Paul étendit la main vers la seconde chambre, pour indiquer que là
était celui qu'elle cherchait, car il ne put lui répondre, tant il
sentait que l'accent de sa voix trahirait son émotion. La jeune
fille remercia par une inclination de tête presque imperceptible,
et entra.

Paul la suivit des yeux, la main appuyée sur son coeur.

Cette âme vierge où l'amour n'était jamais entré s'ouvrait, dans
sa sainte virginité, aux premières émotions de famille. Isolé
comme il l'avait toujours été, n'ayant pour amis que ces rudes
enfants de l'Océan, tout ce qu'il avait de doux et de tendre en
son coeur, il l'avait tourné vers Dieu, et quoiqu'aux regards d'un
chrétien rigoriste sa religion n'eût peut-être pas paru
parfaitement orthodoxe, il n'en était pas moins vrai que cette
poésie qui débordait dans toutes ses paroles n'était autre chose
qu'une immense et éternelle prière. Il n'était donc pas étonnant
que les premières sensations qui entraient dans son coeur, bien
que toutes fraternelles, fussent désordonnées et bondissantes
comme des émotions d'amour.

-- Oh! murmura-t-il, lorsque la jeune fille eut disparu, pauvre
isolé que je suis, comment ferai-je, lorsque tu vas sortir, pour
ne pas te prendre et te serrer dans mes bras, pour ne pas te dire:

Marguerite, ma soeur, nulle femme ne m'a jamais aimé d'aucun
amour; aime-moi d'amour fraternel! Oh! ma mère! ma mère! En me
privant de vos caresses, vous m'avez privé aussi de celles de cet
ange. Dieu vous rende dans l'éternité le bonheur que vous avez
éloigné de vous... et des autres.

-- Adieu! dit, en rouvrant la porte, Marguerite au vieillard;
adieu; j'ai voulu venir ce soir même, car je ne sais plus
maintenant quand je pourrai vous revoir.

Et elle s'achemina vers la porte, pensive et la tête baissée, sans
voir Paul, sans se souvenir qu'il y avait là un jeune homme
lorsqu'elle était entrée. Le jeune marin la suivait des yeux, les
bras tendus vers elle comme pour l'arrêter, la poitrine oppressée
et les yeux humides. Enfin lorsqu'il lui vit poser la main sur la
clef de la porte:

-- Marguerite! s'écria-t-il.

La jeune fille se retourna étonnée; mais ne comprenant rien à
cette familiarité étrange de la part d'un homme qui lui était
complètement inconnu, elle entr'ouvrit la porte pour sortir.

-- Marguerite! répéta Paul en faisant un pas vers sa soeur;
Marguerite, n'entendez-vous pas que je vous appelle?...

-- Il est vrai que Marguerite est mon nom, monsieur, répondit avec
dignité la jeune fille, mais je ne pouvais penser que ce mot me
fût adressé seul par une personne que je n'ai pas l'honneur de
connaître.

-- Mais je vous connais, moi! s'écria Paul en allant à elle, en
fermant la porte et en la ramenant dans la chambre. Je sais que
vous êtes malheureuse, que vous n'avez pas une âme où verser votre
peine, pas un bras à qui demander un appui.

-- Vous oubliez celui qui est là-haut, répondit Marguerite en
levant d'un même mouvement la tête et la main vers le ciel.

-- Non, non, Marguerite, je n'oublie pas, car je suis envoyé par
lui pour vous offrir ce qui vous manque; pour vous dire, quand
toutes les bouches et tous les coeurs se ferment autour de vous:
Je suis votre ami, moi, votre ami dévoué, éternel!

-- Oh! monsieur, répondit Marguerite, ce sont des mots bien
solennels et bien sacrés que ceux que vous murmurez là! des mots
auxquels, malheureusement, il est difficile que je croie sans
preuve.

-- Et si je vous en donnais une, dit Paul.

-- Impossible! murmura Marguerite.

-- Irrécusable! continua Paul.

-- Oh! alors!... dit Marguerite avec un accent indéfinissable dans
lequel le doute commençait de faire place à l'espoir.

-- Eh bien! alors...

-- Oh! alors! mais non, non!

-- Connaissez-vous cette bague? dit Paul, lui montrant l'anneau
qui ouvrait le bracelet.

-- Clémence de Dieu! s'écria Marguerite, ayez pitié de moi! il est
mort!

-- Il est vivant!

-- Mais il ne m'aime donc plus?

-- Il vous aime!

-- S'il est vivant, s'il m'aime, oh! c'est à en devenir folle...
Qu'est-ce que je disais donc? S'il est vivant, s'il m'aime,
comment cette bague se trouve-t-elle entre vos mains?

-- Il me l'a confiée comme un gage de reconnaissance.

-- Ai-je confié ce bracelet à personne, moi? dit Marguerite
relevant la manche de sa robe, voyez!

-- Oui, mais vous, Marguerite, vous n'êtes pas proscrite,
déshonorée aux yeux du monde, jetée au milieu d'une race perdue!

-- Qu'importe! n'est-il pas innocent? n'est-il pas aimé?

-- Puis il a pensé, continua Paul voulant voir jusqu'où allaient
le dévouement et l'amour de sa soeur, il a pensé qu'il était de sa
délicatesse, séparé à jamais de la société comme il l'est, de vous
offrir, sinon de vous rendre, la liberté de disposer de votre
main...

-- Lorsqu'une femme a fait pour un homme ce que j'ai fait pour
lui, répondit avec fermeté Marguerite, elle n'a, croyez-moi,
d'excuse qu'en l'aimant éternellement, et c'est ce que je ferai.

-- Oh! vous êtes un ange! s'écria Paul.

-- Dites-moi? reprit Marguerite, saisissant à son tour les mains
du jeune homme, et le regardant d'un air suppliant.

-- Quoi?

-- Vous l'avez donc vu?

-- Je suis son ami, son frère...

-- Oh! parlez-moi de lui, alors! s'écria-t-elle, s'abandonnant
toute entière à son amour et oubliant qu'elle voyait pour la
première fois celui à qui elle adressait de pareilles questions.
Que fait-il, qu'espère t-il? le malheureux!

-- Il vous aime, il espère vous revoir.

-- Alors, alors, murmura Marguerite s'éloignant de Paul, il vous a
donc dit?

-- Tout.

-- Oh! s'écria-t-elle en baissant son front sur lequel une rougeur
subite passa, remplaçant, comme le vif reflet d'une flamme, la
pâleur habituelle qui y était empreinte.

Paul s'approcha d'elle et la serra contre son coeur.

-- Vous êtes une sainte fille, lui dit-il.

-- Vous ne me méprisez donc pas, monsieur! murmura Marguerite, se
hasardant à lever les yeux.

-- Marguerite, dit Paul, si j'avais une soeur, je prierais Dieu
qu'elle vous ressemblât.

-- Oh! vous auriez une soeur bien malheureuse! répondit la jeune
fille en s'appuyant sur son bras et fondant en larmes.

-- Peut-être, répondit Paul en souriant.

-- Vous ne savez donc pas?...

-- Dites.

-- Que monsieur de Lectoure doit arriver demain matin?

-- Je le sais.

-- Et que demain on signe le contrat?

-- Je le sais.

-- Eh bien! que voulez-vous donc que j'espère dans une pareille
extrémité? À qui voulez-vous que je m'adresse? Qui voulez-vous que
j'implore?... Mon frère? Dieu sait que je lui pardonne, mais il ne
peut me comprendre. Ma mère?...Oh! monsieur, vous ne connaissez
pas ma mère! C'est une femme d'une réputation intacte, d'une vertu
sévère, d'une volonté inflexible; car n'ayant jamais failli, elle
ne croit pas que l'on puisse faillir; et lorsqu'elle a dit: «Je
veux!» il n'y a plus qu'à courber la tête, à pleurer et à obéir.
Mon père!... Oui..., il faudra, je le sais, que mon père sorte de
la chambre où il est enfermé depuis vingt ans pour signer le
contrat. Mon père! Pour toute autre moins malheureuse et moins
condamnée que moi, ce serait une ressource. Mais vous ignorez
qu'il est insensé, qu'il a perdu la raison, et avec elle tout
sentiment d'amour paternel. Et puis, il y a dix ans que je ne l'ai
vu, mon père; il y a dix que je n'ai pressé ses mains tremblantes,
que je n'ai baisé ses cheveux blancs! Il ne sait plus s'il a une
fille; il ne sait plus s'il a un coeur; il ne me reconnaîtra même
pas! et, me reconnût-il, eût-il pitié de moi, ma mère lui mettra
une plume entre les mains et lui dira: «Signez! Je le veux,» et il
signera, le pauvre et faible vieillard! et sa fille sera
condamnée!

-- Oui, oui, je sais tout cela aussi bien que vous, mon enfant dit
Paul, mais rassurez-vous: ce contrat ne sera point signé.

-- Qui l'empêchera?

-- Moi!

-- Vous?

-- Soyez tranquille, je serai demain à l'assemblée de famille.

-- Qui vous y introduira?

-- J'ai un moyen.

-- Mon frère est violent, emporté! Oh! mon Dieu! mon Dieu!...
prenez garde de me perdre encore davantage en voulant me sauver!

-- Votre frère m'est aussi sacré que vous-même, Marguerite. Ne
craignez rien, et reposez-vous sur moi.

-- Oh! je vous crois, monsieur, et je me repose sur vous, dit
Marguerite, comme accablée par sa longue incrédulité; car, que
vous reviendrait-il de me tromper? quel intérêt auriez-vous à me
trahir?

-- Aucun, vous avez raison; mais passons à autre chose. Que
comptez-vous faire avec le baron de Lectoure?

-- Lui tout dire.

-- Oh! dit Paul en s'inclinant, laissez-moi vous adorer.

-- Monsieur! murmura Marguerite.

-- Comme une soeur! comme une soeur!

-- Oui, vous êtes bon, s'écria Marguerite; je crois que c'est Dieu
qui vous envoie.

-- Croyez, répondit Paul.

-- Donc, demain soir.

-- Ne vous étonnez, ne vous effrayez de rien. Seulement, tâchez de
me faire comprendre par une lettre, par un mot, par un signe, le
résultat de votre entretien avec Lectoure.

-- Je tâcherai.

-- Et maintenant il est tard, le domestique pourrait s'étonner de
la longueur de notre entretien; rentrez au château, et ne parlez
de moi à personne. Adieu.

-- Adieu! dit Marguerite, vous à qui je ne sais quel nom donner.

-- Nommez-moi votre frère!

-- Adieu, mon frère!

-- Oh! ma soeur! ma soeur! s'écria Paul en la serrant
convulsivement entre ses bras, tu es la première qui m'ait fait
entendre une aussi douce parole, Dieu t'en récompensera.

La jeune fille, étonnée, se recula; puis, revenant à Paul, elle
lui tendit la main. Paul la serra une dernière fois, et Marguerite
sortit. Alors, le jeune marin revint à la porte de communication
et l'ouvrit.

-- Et maintenant, vieillard, dit-il, conduis-moi à la tombe de mon
père.


Chapitre XI
Le lendemain du jour où Paul avait appris le secret de sa
naissance, les habitants du château d'Auray se réveillèrent
préoccupés plus que jamais des craintes et des espérances que
leurs intérêts divers faisaient naître, car ce jour devait être
pour tous, un jour décisif.

La marquise, que nos lecteurs connaissent maintenant pour une
femme non point perverse et méchante, mais hautaine et inflexible,
y voyait le terme de ses angoisses renouvelées chaque jour, car
c'était surtout aux yeux de ses enfants qu'elle voulait conserver
cette réputation sans tache dont l'usurpation lui coûtait si cher.
Pour elle, Lectoure était non seulement un gendre convenable et
portant un nom digne du sien, mais encore un homme ou plutôt un
bon génie, qui, du même coup, éloignait d'elle sa fille, qu'il
emmenait comme épouse, et son fils, à qui le ministre, grâce à
cette alliance, avait promis de donner un régiment.

Une fois ces deux enfants partis, vienne le premier né, et le
secret révélé n'avait pas d'écho. D'ailleurs, il y avait mille
moyens de lui fermer la bouche.

La fortune de la marquise était immense, et l'or était une de ces
ressources qu'elle croyait en pareil cas d'un effet infaillible.
Elle était donc ardente à cette union de toute la force de sa
crainte: de sorte que, non seulement elle secondait l'empressement
de Lectoure, mais encore elle excitait celui d'Emmanuel. Pour
celui-ci, las de vivre inconnu à Paris ou enterré en Bretagne,
perdu au milieu de cette jeunesse élégante qui formait la maison
du roi, ou relégué dans l'antique château de ses aïeux, en
compagnie des vieux portraits de sa famille, il frappait avec
empressement à cette porte dorée que promettait de lui ouvrir, à
Versailles, son futur beau-frère.

Les chagrins et les larmes de sa soeur l'avaient bien affligé un
instant, car il était ambitieux plus encore par la crainte de
l'ennui qui l'attendait dans son manoir, et par désir de parader à
la tête d'un régiment, et de séduire l'esprit des femmes par la
richesse et le bon goût de son uniforme, que par orgueil et
sécheresse de coeur; mais incapable lui-même d'une passion
sérieuse, malgré les suites fatales que l'amour de sa soeur
avaient eues, il regardait cet amour comme un attachement
d'enfance que le tumulte et les plaisirs du monde effaceraient
bientôt de sa mémoire, et il croyait être certain qu'un an ne se
passerait pas sans qu'elle le remerciât la première d'avoir fait
violence à ces sentiments.

Quant à Marguerite, pauvre victime condamnée si irrévocablement à
être immolée aux craintes de l'une et à l'ambition de l'autre, la
scène de la veille avait laissé dans son esprit un souvenir
profond; elle ne pouvait se rendre compte du sentiment étrange
qu'avait fait naître en elle ce beau jeune homme qui lui avait
transmis les paroles de Lusignan, qui l'avait rassurée sur le sort
du pauvre proscrit, et qui avait fini par la presser sur sa
poitrine en l'appelant sa soeur. Une espérance vague et
instinctive lui murmurait au coeur que cet homme, ainsi qu'il le
lui avait dit, avait reçu de Dieu mission de la protéger; mais,
comme elle ignorait quel lien l'attachait à elle, quel secret le
faisait maître de la volonté de sa mère, quelle influence enfin il
pouvait exercer sur son avenir, elle n'osait s'arrêter à des idées
de bonheur, habituée qu'elle était, depuis six mois, à regarder la
mort comme l'unique terme possible à ses malheurs.

Le marquis seul, au milieu des diverses émotions qui palpitaient
autour de lui, était resté dans son impassible et inerte
indifférence, car pour lui le monde avait cessé de marcher depuis
le jour terrible où sa raison s'était perdue; constamment absorbé
dans un seul souvenir, celui de ce duel mortel et sans témoin,
murmurant pour toutes paroles celles qu'avaient prononcées, en lui
faisant grâce, le comte de Morlaix, c'était un vieillard faible
comme un enfant, à qui sa femme commandait d'un geste, et qui
recevait de sa volonté froide et continue toutes les impulsions
auxquelles obéissait, depuis vingt ans, l'instinct végétatif qui
survivait en lui au libre arbitre et à la raison.

Ce jour-là, cependant, une espèce de révolution avait été opérée
dans ses habitudes. Un valet de chambre était entré dans son
appartement, et avait remplacé la marquise dans les soins de sa
toilette; on lui avait fait endosser son uniforme de maître de
camp, on l'avait revêtu des différents ordres dont il était
décoré; puis la marquise, lui mettant une plume à la main, lui
avait ordonné de signer son nom comme par essai, et il avait obéi,
passif et insouciant, sans se douter qu'il étudiait un rôle de
bourreau.

Vers les trois heures du soir, une chaise de poste, dont le
roulement avait retenti bien différemment dans le coeur de trois
personnes qui l'attendaient, était entrée dans la cour du château.

Emmanuel s'était empressé de courir au perron pour recevoir son
futur beau-frère, car c'était lui qui arrivait. Lectoure descendit
légèrement de sa voiture. Il s'était arrêté à la dernière poste
pour faire sa toilette de présentation, de sorte qu'il arrivait
dans toute l'élégance des dernières modes de la cour. Emmanuel
sourit de cette précaution, car il était évident que Lectoure
n'avait voulu perdre aucun des avantages de sa personne en se
présentant dans un costume de voyage. Son habitude des femmes lui
avait appris que presque toujours elles jugent au premier coup
d'oeil, et que rien n'efface l'impression bonne ou mauvaise qu'il
a transmise à leur esprit ou à leur coeur. Au reste, justice sous
ce rapport doit être rendue au baron: son aspect plein de grâce et
d'élégance eût été dangereux pour toute femme dont le coeur n'eût
point été prévenu pour un autre.

-- Permettez, mon cher baron, dit Emmanuel en s'avançant vers lui,
qu'en l'absence momentanée de ces dames, je vous fasse les
honneurs du manoir de mes ancêtres. Voyez, continua-t-il en
s'arrêtant au haut du perron, et en montrant du doigt les
tourelles et les bastions, cela date de Philippe-Auguste comme
architecture, et de Henri IV comme décoration.

-- C'est, sur mon honneur, répondit le baron avec l'accent affecté
qu'avaient adopté les jeunes gens de cette époque, une charmante
forteresse, et qui répand à trois lieues à la ronde une odeur de
baronnie à parfumer un fournisseur. Si jamais, continua-t-il en
entrant dans le vestibule, et de là dans une galerie ornée de
chaque côté des portraits de la famille, il me prenait fantaisie
d'entrer en rébellion contre Sa Majesté Très Chrétienne, je vous
prierais de me prêter ce bijou; et, ajouta-t-il en levant les yeux
vers cette longue file d'ancêtres qui se déroulait devant lui, et
la garnison avec.

-- Trente-trois quartiers! je ne dirai pas en chair et en os,
répondit Emmanuel, car il y a longtemps que tout cela n'est plus
que poussière, mais en peinture, comme vous voyez. Cela commence à
un chevalier Hugues d'Auray, qui accompagna le roi Louis VII à la
croisade; cela passe par ma tante Déborah, que vous voyez en
costume de Judith, et cela vient définitivement aboutir, sans
interruption dans la branche masculine, au dernier membre de cette
illustre famille, votre très humble et très obéissant serviteur,
Emmanuel d'Auray.

-- C'est tout à fait respectable, et l'on ne peut pas plus
authentique.

-- Oui; mais comme je ne me sens pas assez patriarche, reprit
Emmanuel en passant devant le baron afin de lui montrer le chemin
de sa chambre, pour perdre ma vie dans cette formidable société,
j'espère, baron, que vous avez pensé à m'en tirer?

-- Sans doute, mon cher comte, répondit Lectoure en le suivant, je
voulais même vous apporter votre commission, comme mon cadeau de
noces. Je savais une lieutenance vacante aux dragons de la reine,
et j'allais hier chez monsieur de Maurepas la solliciter pour
vous, lorsque j'appris que la chose était accordée à la requête de
je ne sais quel amiral mystérieux, une espèce de corsaire, de
pirate, d'être fantastique, que la reine a mis à la mode en lui
donnant sa main à baiser, et que le roi a pris en affection parce
qu'il a battu les Anglais, je ne sais où... De sorte que, pour cet
exploit, Sa Majesté l'a décoré de l'ordre du Mérite militaire, et
lui a donné une épée avec une garde en or, comme il aurait pu
faire à quelqu'un de noblesse. Bref, c'est partie perdue de ce
côté; mais, soyez tranquille, nous nous tournerons d'un autre.

-- Très bien, répondit Emmanuel. Peu m'importe l'arme; ce que je
veux, c'est un grade qui aille à mon nom, une position qui cadre
avec notre fortune.

-- Parfaitement; vous les aurez.

-- Et comment, dit Emmanuel changeant la conversation, comment
vous êtes-vous tiré des mille engagements que vous deviez avoir?

-- Mais, dit le baron avec un accent de laisser-aller qui
n'appartenait qu'à cette classe privilégiée, et en s'étendant sur
une chaise longue, car il était enfin arrivé à l'appartement qui
lui était destiné; mais, en racontant franchement la chose: j'ai
annoncé, au jeu de la reine, que je me mariais.

-- Ah! bon Dieu! mais c'est de l'héroïsme! surtout si vous avez
avoué que vous preniez une femme au fond de la Basse-Bretagne.

-- Je l'ai avoué.

-- Et alors, dit Emmanuel on souriant, la compassion a fait place
à la colère?

-- Dame! vous comprenez, mon cher comte, dit Lectoure passant une
jambe sur l'autre, et la balançant d'un mouvement régulier comme
celui d'un pendule, nos femmes de la cour croient que le soleil se
lève à Paris et se couche à Versailles. Tout le reste de la
France, c'est pour elles de la Laponie, du Groënland, de la
Nouvelle-Zembie! De sorte qu'on s'attend, vous l'avez dit, mon
cher comte, à me voir ramener, de mon voyage au pôle, quelque
chose d'inconnu, avec des mains terribles et des pieds
formidables! Heureusement que l'on se trompe, ajouta-t-il avec un
accent moitié craintif, moitié interrogateur, n'est-ce pas,
Emmanuel? et vous m'avez dit, au contraire, que votre soeur...

-- Vous la verrez, répondit Emmanuel.

-- Ce sera un grand désappointement pour cette pauvre madame de
Chaulne. Enfin... il faudra bien qu'elle s'en console...

-- Qu'est-ce?

Cette interrogation était motivée par la présence du valet de
chambre d'Emmanuel, qui venait d'ouvrir la porte, et se tenait
debout sur le seuil, attendant, en domestique de bonne maison, que
son maître lui adressât la parole.

-- Qu'est-ce? répéta Emmanuel.

-- Mademoiselle Marguerite d'Auray fait demander à monsieur le
baron de Lectoure l'honneur d'un entretien particulier.

-- À moi? dit Lectoure en se soulevant; mais avec le plus grand
plaisir!

-- Mais, non! c'est une erreur! s'écria Emmanuel. vous vous
trompez, Célestin!

-- J'ai l'honneur d'assurer à monsieur le comte, répondit le valet
de chambre en insistant, que je m'acquitte exactement et
fidèlement de l'ordre qui m'a été donné.

-- Impossible! dit Emmanuel inquiet au plus haut degré de la
démarche hasardée de sa soeur. Baron, si vous m'en croyez, envoyez
promener cette petite folle.

-- Pas du tout! pas du tout! répondit Lectoure en se levant.
Qu'est-ce donc qu'une Barbe-Bleue de frère comme celui-là?
Célestin!... N'est-ce pas Célestin que vous appelez ce garçon? --
Emmanuel fit avec impatience un geste affirmatif. -- Eh bien!
Célestin, dites à ma belle fiancée que je suis à ses pieds, à ses
genoux, et que je demande ses ordres pour l'attendre ou l'aller
trouver. Tenez, voilà pour vos frais d'ambassade. -- Il lui donna
une bourse. -- Et vous, comte, j'espère que vous aurez assez de
confiance en moi pour permettre le tête-à-tête.

-- Mais c'est d'un ridicule achevé!

-- Point! répondit Lectoure, c'est au contraire parfaitement
convenable. Je ne suis pas une tête couronnée, moi, pour épouser
une femme sur un portrait et par procuration. Je désire la voir en
personne. Allons, Emmanuel, continua le baron en poussant son ami
vers une porte latérale afin qu'il ne rencontrât point sa soeur.
Voyons, de vous à moi, est-ce qu'il y a... difformité?

-- Eh! non, pardieu! répondit le jeune comte; au contraire, elle
est jolie comme un ange!

-- Eh bien! alors, dit le baron, qu'est-ce que cela signifie?
Voyons!... encore... faut-il que j'appelle mes gardes?

-- Non; mais, sur ma parole! j'ai peur que cette petite sotte, qui
n'a aucune idée du monde, ne vienne détruire tout ce que nous
avons arrêté.

-- Oh! si ce n'est que cela, répondit Lectoure en ouvrant la
porte, rassurez-vous. J'aime trop le frère pour ne point passer
quelque caprice... quelque bizarrerie à la soeur, et je vous donne
ma foi de gentilhomme qu'à moins que le diable ne s'en mêle, --
et, pour le moment, je l'espère, il est occupé dans une autre
partie du monde, mademoiselle Marguerite d'Auray sera dans trois
jours madame la baronne de Lectoure, et que, dans un mois, vous
aurez votre régiment.

Cette promesse parut rassurer quelque peu Emmanuel qui se laissa
mettre à la porte sans faire plus de difficultés. Lectoure courut
aussitôt à une glace pour réparer les légères traces de désordre
qu'avaient apportées dans sa toilette les cahots des trois
dernières lieues. Il venait à peine de faire reprendre à ses
cheveux et à ses habits le tour et le pli convenables, lorsque la
porte se rouvrit, et que Célestin annonça:

-- Mademoiselle Marguerite d'Auray!

Le baron se retourna et aperçut sa fiancée tremblante et pâle sur
le seuil de la porte. Quelque espoir que lui eussent donné les
promesses d'Emmanuel, il lui était resté au fond du coeur certains
doutes, sinon sur la beauté, du moins sur la tournure et les
manières de celle qui allait devenir sa femme. Son étonnement fut
donc merveilleux lorsqu'il vit apparaître cette frêle et gracieuse
création, à qui la critique la plus sévère de la forme n'aurait pu
reprocher qu'un peu de pâleur. Les mariages comme celui qu'allait
contracter Lectoure n'étaient point rares dans un temps où les
questions de rang et les convenances de fortune décidaient en
général des alliances entre maisons nobles; mais ce qui devait se
présenter à peine une fois sur mille, c'était, dans la position du
baron, de trouver au fond d'une province, riche d'une fortune
immense, une femme qu'au premier aspect il pouvait juger digne,
par son maintien, son élégance et sa beauté, de figurer au milieu
des cercles les plus brillants de la cour. Il s'avança donc vers
elle, non plus avec cette supériorité d'un courtisan sur une
provinciale, mais avec toute l'aisance respectueuse qui formait le
cachet de la bonne compagnie de cette époque de transition.

-- Pardon, mademoiselle, lui dit-il en lui offrant, pour la
conduire à un fauteuil, une main qu'elle n'accepta pas, c'était à
moi à solliciter la faveur que vous m'accordez, et la seule
crainte d'être indiscret, croyez-le bien, me donne le tort
apparent de m'être laissé prévenir.

-- Je vous sais gré de cette délicatesse, monsieur le baron,
répondit d'une voix tremblante Marguerite faisant un mouvement en
arrière et restant debout, elle m'enhardit encore dans la
confiance que, sans vous avoir vu, sans vous connaître, j'ai mise
dans votre honneur et votre loyauté.

-- Quelque but que se soit proposé cette confiance, elle m'honore,
mademoiselle, et je tâcherai de m'en rendre digne; mais qu'avez-
vous donc? mon Dieu!...

-- Rien, monsieur, rien, répondit Marguerite en tâchant de
comprimer son émotion; mais c'est que... ce que j'ai à vous
dire... pardon... mais... je ne suis pas maîtresse...

Elle chancela; le baron s'élança vers elle et voulut la soutenir;
mais à peine l'eut-il touchée, qu'une rougeur ardente passa comme
une flamme sur les joues de la jeune fille, et qu'avec un
sentiment qui pouvait appartenir aussi bien à la pudeur qu'à la
répugnance, elle se dégagea de ses bras. Lectoure lui avait pris
la main, et il la conduisit à un fauteuil contre lequel elle
s'appuya, ne voulant point s'y asseoir.

-- Bon Dieu! dit le baron retenant toujours la main dont il
s'était emparé; mais c'est donc une chose bien difficile à dire
que celle qui vous amène? ou bien, sans m'en douter, mon titre de
fiancé me donnerait-il déjà l'air imposant d'un mari?

Marguerite fit un nouveau mouvement pour dégager sa main de celle
de Lectoure, ce qui força celui-ci d'y porter les yeux.

-- Comment! s'écria-t-il, ce n'est point assez d'une figure
adorable, d'une taille de fée! des mains charmantes!... des mains
royales! mais c'est vouloir que j'en meure!

-- J'espère, monsieur le baron, dit Marguerite faisant un dernier
effort en retirant sa main, que les paroles que vous m'adressez
sont des paroles de pure galanterie.

-- Non, sur mon âme! répondit Lectoure, c'est la vérité tout
entière.

-- Eh bien! j'espère, monsieur, qu'alors même, ce dont je doute,
que vous penseriez ce que vous croyez devoir me dire, ce ne
seraient point de pareils motifs qui vous feraient attacher un
plus grand prix à l'union projetée entre nous.

-- Mais si fait! je vous jure.

-- Et cependant, continua Marguerite en reprenant haleine, tant sa
poitrine était oppressée, cependant monsieur, vous regardez le
mariage comme une chose... sérieuse.

-- C'est selon, répondit en souriant Lectoure; si j'épousais une
douairière, par exemple...

-- Enfin, répondit Marguerite avec un accent plus résolu, pardon,
monsieur, si je me suis trompée, mais j'ai pensé que parfois
d'avance vous vous étiez fait, peut-être sur l'alliance proposée
entre nous, des idées de réciprocité de sentiments.

-- Jamais! interrompit Lectoure qui semblait mettre autant de soin
à éviter une explication franche et désirée que Marguerite mettait
d'insistance à la provoquer; jamais! non, depuis que je vous ai
vue surtout, je n'ai point espéré être digne de votre amour; et,
cependant, mon nom, ma position sociale, à défaut d'influence sur
votre coeur, peuvent me donner des droits à votre main.

-- Mais comment, monsieur, dit Marguerite avec crainte, comment
séparez-vous donc l'un de l'autre?

-- Comme font les trois quarts de ceux qui se marient,
mademoiselle, répondit Lectoure avec un laisser-aller qui eût
arrêté à l'instant la confidence sur les lèvres d'une femme moins
candide que Marguerite. On épouse, l'homme pour avoir une femme,
la femme pour avoir un mari; c'est une position, un arrangement
social. Que voulez-vous, mademoiselle, que le sentiment et l'amour
aient à faire dans tout cela?

-- Pardon, je m'explique peut-être mal, continua Marguerite se
faisant violence à elle-même afin de cacher aux yeux de l'homme de
qui dépendait son avenir l'impression douloureuse que lui
faisaient ses paroles; mais il faut attribuer mon hésitation,
monsieur, à la timidité d'une jeune fille forcée par des
circonstances impérieuses à parler d'un pareil sujet.

-- Point! répondit Lectoure en s'inclinant et en donnant à sa voix
un accent qui touchait à la raillerie; au contraire, mademoiselle,
vous parlez comme Clarisse Harlowe, et c'est clair comme le jour.
Dieu m'a fait l'esprit assez subtil pour que, croyez-moi, je
comprenne à merveille même ce que l'on ne me dit qu'à demi-mot.

-- Comment, monsieur, s'écria Marguerite, vous comprenez ce que
j'ai voulu vous dire et vous me laissez continuer! Comment, si, en
descendant au fond de mon coeur, si, en interrogeant mes
sentiments, j'y voyais l'impossibilité d'aimer... jamais... celui
que l'on me présente pour mari...

-- Eh bien! mais, répondit Lectoure avec le même accent, il ne
faudrait pas le lui dire.

-- Et pourquoi cela, monsieur?

-- Parce que... mais... parce que... parce que ce serait trop
naïf.

-- Et si cet aveu, je ne le faisais point par naïveté, monsieur;
si je le faisais par délicatesse? Si j'ajoutais... et que la honte
de cet aveu retombe sur ceux qui me forcent à le faire! si
j'ajoutais, monsieur, que... j'ai aimé... que j'aime encore!

-- Oh! quelque petit cousin, n'est-ce pas? dit négligemment
Lectoure croisant une jambe sur l'autre et jouant avec son jabot.
C'est une race maudite, ma parole d'honneur! que ces petits
cousins. Mais heureusement on sait ce que c'est que de pareils
attachements, et il n'y a pas une pensionnaire qui, à la fin des
vacances, ne rentre au couvent avec une passion dans le coeur.

-- Malheureusement pour moi, répondit Marguerite d'une voix aussi
triste et aussi grave que celle de son interlocuteur était
railleuse et légère, malheureusement je ne suis plus une
pensionnaire, monsieur, et, quoique jeune encore, j'ai depuis
longtemps passé l'âge des jeux puérils et des attachements
enfantins. Lorsque je parle, à l'homme qui me fait l'honneur de
solliciter ma main et de m'offrir son nom, de mon amour pour un
autre, il doit penser que je lui parle d'un amour grave, profond,
éternel! d'un de ces amours enfin qui laissent leur trace dans le
coeur et creusent leur passage dans la vie.

-- Diable! fit Lectoure comme s'il commençait à donner plus
d'importance à la révélation; mais c'est de la bergerie, cela!
Voyons. Est-ce un jeune homme que l'on puisse recevoir.

-- Oh! monsieur, s'écria Marguerite se reprenant à l'espoir que
semblaient lui donner ces paroles; oh! croyez moi bien, c'est
l'être le meilleur, l'âme la plus dévouée!

-- Mais je ne vous demande pas cela, et je ne parle pas des
qualités du coeur. Il les a toutes, c'est convenu. Je vous demande
s'il est de noblesse, s'il est de race, si une femme comme il faut
peut l'avouer enfin, et cela sans faire tort à son mari.

-- Son père, qu'il a perdu encore jeune, et qui était un ami
d'enfance de mon père, était conseiller à la cour de Rennes.

-- Noblesse de robe! murmura Lectoure en laissant tomber la lèvre
inférieure en signe de mépris. J'aimerais mieux autre chose. Est-
il chevalier de Malte, au moins?

-- Il se destinait aux armes.

-- Eh bien! alors, on lui aura un régiment pour lui faire une
position. Voilà qui est arrangé. C'est bien. Écoutez. Il laissera
passer six mois pour les convenances, obtiendra un congé, ce qui
ne sera pas difficile, puisque nous n'avons pas de guerre, se fera
présenter chez vous par un ami commun, et tout sera dit.

-- Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Marguerite en
regardant le baron avec l'expression d'un profond étonnement.

-- C'est pourtant limpide ce que je vous dis, reprit celui-ci avec
quelque impatience. Vous avez des engagements de votre côté, j'en
ai du mien, cela ne doit pas empêcher de s'accomplir une union
convenable sous tous les rapports; et une fois accomplie, eh bien!
mais il me semble qu'il faut la rendre tolérable. Comprenez-vous,
enfin?

-- Oh! pardon, pardon, monsieur! s'écria Marguerite en reculant
devant ces paroles comme si elles eussent eu une main pour la
repousser. J'ai été bien imprudente, bien coupable peut-être;
mais, telle que j'étais enfin, je ne croyais pas encore mériter
une pareille injure! Oh!... monsieur... le rouge de la honte me
brûle le visage, plus encore pour vous que pour moi. Oui, je
comprends. Un amour apparent et un amour caché! le visage du vice
et le masque de la vertu! Et c'est à moi, à moi la fille de la
marquise d'Auray, que l'on propose ce marché honteux, avilissant,
infâme! Oh! continua-t-elle en se laissant tomber dans un
fauteuil, et en se cachant le visage entre ses mains, il faut donc
que je sois une créature bien malheureuse, bien méprisable et bien
perdue! Oh! mon Dieu! mon Dieu!

-- Emmanuel! Emmanuel! dit le baron ouvrant la porte derrière
laquelle il se doutait qu'était resté le frère de Marguerite. Eh!
venez donc, mon cher, votre soeur a des spasmes! il faut faire
attention à ces choses, ou elles deviennent chroniques!... Madame
de Meulan en est morte!... Tenez, comte, voilà mon flacon, faites-
le lui respirer, quant à moi, je descends dans le parc. Si vous
n'avez rien a faire, venez m'y joindre, et donnez-moi, je vous
prie des nouvelles de votre soeur.

À ces mots, le baron de Lectoure sortit avec une aisance
miraculeuse, laissant Marguerite et Emmanuel en face l'un de
l'autre.


Chapitre XII
Le même jour où avait lieu l'entrevue de Marguerite et de
Lectoure, entrevue dont nous avons raconté les détails et qui eut
un résultat tout contraire à celui qu'avait espéré la jeune fille,
ce jour-là même, à quatre heures, la cloche du dîner rappela le
baron au château.

Emmanuel faisait les honneurs de la table, car la marquise était
restée auprès de son mari, et Marguerite avait demandé la
permission de ne pas descendre. Les autres convives étaient le
notaire, les parents et les témoins. Le repas fut triste, malgré
l'imperturbable entrain de Lectoure; mais il était visible que,
par cette joyeuse humeur, si active qu'elle ressemblait à une
fièvre, il avait l'intention de s'étourdir lui-même. De temps en
temps, en effet, cette âcre gaîté tombait tout à coup comme
s'éteint une lampe à laquelle l'huile fait défaut; puis elle
jaillissait de nouveau, jetant des lueurs plus vives, comme fait
la flamme lorsqu'elle dévore son dernier aliment. À sept heures on
se leva pour passer dans le salon.

Il est difficile de se faire une idée de l'aspect étrange que
présentait ce vieux château, dont les vastes appartements étaient
tendus d'étoffes de damas aux dessins gothiques, et garnis de
meubles du temps de Louis XIII; fermés qu'ils avaient été depuis
si longtemps, ils semblaient s'être déshabitués de la vie. Aussi,
malgré le luxe de lumières que les valets avaient déployé, la
lueur faible et tremblante des bougies était insuffisante à ces
chambres immenses dont tous les rentrants restaient sombres, et
dans lesquelles la voix retentissait comme sous les arceaux d'une
cathédrale. Le petit nombre des convives, auxquels devaient se
joindre à peine, dans la soirée, trois ou quatre gentilshommes des
environs, augmentait encore la tristesse qui semblait planer sous
les voûtes blasonnées du vieux manoir.

Au centre de l'un des salons, celui-là même où Emmanuel, au moment
de son arrivée à Paris, avait reçu la veille le capitaine Paul,
une table s'élevait, solennellement préparée, supportant un
portefeuille fermé, qui, aux yeux d'un étranger ignorant ce qui se
préparait, pouvait aussi bien renfermer une sentence de mort qu'un
contrat de mariage. Au milieu de ces aspects tristes et de ces
impressions sombres, de temps en temps un éclat de rire moqueur,
strident, arrivait à un groupe de personnes parlant bas; c'était
Lectoure qui s'amusait aux dépens de quelque honnête campagnard,
sans pitié pour Emmanuel sur qui retombait en quelque sorte une
partie de la raillerie.

Parfois cependant le fiancé regardait avec anxiété d'une extrémité
à l'autre de l'appartement; puis tout à coup un nuage rapide
passait sur son front, car il ne voyait paraître ni son beau-père,
ni la marquise, ni Marguerite. Les deux premiers, comme nous
l'avons dit, n'étaient point descendus au dîner, et son entrevue
d'un instant avec la dernière ne l'avait pas, tout insoucieux
qu'il s'efforçait de paraître, laissé sans inquiétude sur ce qui
se passerait à la signature du contrat qui devait avoir lieu dans
la soirée.

Emmanuel n'était pas non plus exempt de quelques craintes, et il
venait de se décider à monter chez sa soeur, lorsqu'en passant
dans une chambre il croisa Lectoure qui l'appela d'un signe de la
main.

-- Pardieu! vous nous arrivez à merveille, mon cher comte, lui
dit-il tout en ayant l'air de prêter une attention profonde à ce
que lui racontait un brave gentilhomme avec lequel il paraissait
dans les termes d'une parfaite amitié. Voilà monsieur de Nozay qui
me raconte une chose fort curieuse, sur ma parole! Mais savez-
vous, continua-t-il en se retournant vers le narrateur, que c'est
une chasse charmante et tout à fait de bonne compagnie! Moi aussi
j'ai des marais et des étangs; il faudra que je demande à mon
intendant, en arrivant à Paris, où tout cela est situé. Et prenez-
vous beaucoup de canards de cette manière?

-- Immensément! répondit le gentilhomme avec un accent de parfaite
bonhomie qui prouvait que Lectoure pouvait sans inconvénient
soutenir la conversation quelque temps encore sur le même ton.

-- Qu'est-ce donc, dit Emmanuel, que cette chasse miraculeuse?

-- Imaginez-vous, mon cher, reprit Lectoure avec le plus grand
sang froid, que monsieur se met dans l'eau jusqu'au cou.

-- À quelle époque, sans indiscrétion?

-- Mais, répondit le gentilhomme, au mois de décembre ou de
janvier.

-- C'est on ne peut plus pittoresque. Je disais donc que monsieur
se met dans l'eau jusqu'au cou, se coiffe la tête d'un potiron et
se faufile dans les roseaux. Cela le change au point que les
canards ne le reconnaissent aucunement et le laissent approcher à
portée. N'est-ce point cela?

-- Comme d'ici à vous.

-- Bah! vraiment? s'écria Emmanuel.

-- Et monsieur en tue autant qu'il veut, continua Lectoure.

-- Des douzaines! reprit le gentilhomme, enchanté de l'attention
que les deux jeunes gens lui prêtaient.

-- Cela doit faire grand plaisir à votre femme, si elle aime les
canards, dit Emmanuel.

-- Elle les adore, répondit monsieur de Nozay.

-- J'espère que vous me ferez l'honneur de me présenter à une
personne si intéressante, reprit en s'inclinant Lectoure.

-- Comment donc, monsieur le baron!

-- Je vous jure que, de retour à Versailles, la première chose que
je ferai sera de parler de cette chasse, au petit lever, et je
suis convaincu que Sa Majesté en fera l'essai dans la pièce d'eau
des Suisses.

-- Pardon, cher baron, dit Emmanuel en prenant le bras de Lectoure
et en se penchant à son oreille; mais c'est un voisin de campagne
qu'il était impossible de ne pas recevoir dans une solennité comme
celle-ci.

-- Comment donc! répondit Lectoure en employant la même précaution
pour ne pas être entendu de celui dont il était question; mais
vous auriez eu grand tort de m'en priver. Il entre de droit dans
la dot de ma future épouse, et j'aurais été désolé de ne point
faire sa connaissance.

-- Monsieur de Lajarry! annonça le domestique.

-- Un compagnon de chasse? dit Lectoure.

-- Non, répondit monsieur de Nozay, c'est un voyageur.

-- Ah! ah! fit Lectoure avec un accent qui annonçait que le
nouveau venu n'avait que juste le temps de se mettre en garde. À
peine cette exclamation fut-elle échappée, que le nouveau venu
entra, revêtu d'une polonaise garnie de fourrures.

-- Eh! mon cher Lajarry s'écria Emmanuel en allant au devant de
lui et en lui donnant la main, comme vous voilà garni! Sur mon
honneur! vous avez l'air du czar Pierre.

-- C'est que, répondit Lajarry en frissonnant, quoiqu'il ne fit
pas autrement froid, voyez-vous, mon cher comte, lorsqu'on arrive
de Naples, prrrrrou!

-- Ah! monsieur arrive de Naples! dit Lectoure en se mêlant à la
conversation.

-- En droiture, monsieur.

-- Monsieur est monté sur le Vésuve?

-- Non: je me suis contenté de le regarder de ma fenêtre.

Et puis, continua le gentilhomme voyageur avec un accent de mépris
très humiliant pour le volcan, ce n'est pas ce qu'il y a de plus
curieux à Naples, le Vésuve! Une montagne qui fume! Ma cheminée en
fait autant quand le vent vient de Belle-Isle. Et puis madame
Lajarry avait une peur effroyable des éruptions!

-- Mais vous avez visité la Grotte au Chien? continua Lectoure.

-- Pour quoi faire? reprit Lajarry; pour voir une bête qui a des
vapeurs! donnez des boulettes au premier caniche qui passe, il en
fera autant. Et puis madame Lajarry a la passion des chiens, et
cela lui aurait fait de la peine.

-- J'espère au moins, dit Emmanuel en s'inclinant, qu'un savant
comme vous n'aura pas négligé la Solfatare?

-- Moi? je n'y ai pas mis le pied! Je me figure pardieu bien ce
que c'est que trois ou quatre arpents de soufre, qui ne rapportent
absolument rien que des allumettes! D'ailleurs madame Lajarry ne
peut pas sentir l'odeur du soufre.

-- Comment trouvez-vous celui-là? dit Emmanuel conduisant Lectoure
dans la salle du contrat.

-- Je ne sais si c'est parce que j'ai vu l'autre le premier,
répondit Lectoure, mais je le préfère.

-- Monsieur Paul! annonça tout à coup le domestique.

-- Hein! fit Emmanuel en se retournant.

-- Qu'est-ce? dit Lectoure en se dandinant. Encore un voisin de
campagne!

-- Non; celui-là c'est autre chose! répondit Emmanuel avec
inquiétude. Comment cet homme ose-t-il se présenter ici?

-- Ah! ah! roturier, hein? vilain, n'est-ce pas? mais riche? Non?

Poète?... musicien?... peintre?... Eh bien! mais je vous assure,
Emmanuel, que l'on commence à recevoir cette espèce. La
philosophie maudite a tout confondu. Que voulez-vous, mon cher, il
faut en prendre bravement son parti. On est arrivé là. Un artiste
s'assied près d'un grand seigneur, le coudoie, le salue du coin du
chapeau, reste sur son siège quand il se lève; ils parlent
ensemble des choses de la cour, ils ricanent, ils plaisantent, ils
chamaillent. C'est un mauvais goût de très bon ton.

-- Vous vous trompez, Lectoure, répondit Emmanuel; ce n'est ni un
poète, ni un peintre, ni un musicien, c'est un homme à qui je dois
parler seul. Écartez donc Nozay, tandis que j'écarterai Lajarry.

À ces mots, les deux jeunes gens prirent chacun le bras d'un des
deux campagnards, et s'éloignèrent en parlant chasse et voyages.

À peine les portes latérales s'étaient-elles refermées derrière
eux, que Paul parut à celle du milieu.

Il entra dans cette chambre qu'il connaissait déjà, et dont chaque
angle cachait une porte, l'une donnant dans une bibliothèque et
l'autre dans le cabinet où il avait attendu, lors de sa première
visite, le résultat de la conférence entre Marguerite et Emmanuel.
Puis, s'approchant de la table, il resta un instant debout,
regardant alternativement ces deux portes, comme s'il se fût
attendu à voir ouvrir l'une ou l'autre. Son espérance ne fut pas
trompée.

Au bout d'un instant, celle de la bibliothèque s'entr'ouvrit, et
il aperçut dans l'ombre une forme blanche. Il s'élança vers elle.

-- Est-ce vous, Marguerite? lui dit-il.

-- Oui, répondit une voix tremblante.

-- Eh bien?

-- Je lui ai tout dit.

-- Et?

-- Et dans dix minutes on signe le contrat -- Je m'en doutais:
c'est un misérable!

-- Que faire? s'écria la jeune fille.

-- Du courage, Marguerite!

-- Du courage? Oh! je n'en ai plus.

-- Voilà qui vous en rendra, lui dit Paul en lui remettant un
billet.

-- Que contient cette lettre?

-- Le nom du village où vous attend votre fils et le nom de la
femme chez qui on l'a caché.

-- Mon fils!... Oh! vous êtes donc un ange! s'écria Marguerite,
essayant de baiser la main qui lui tendait le papier.

-- Silence! on vient, dit Paul. Quelque chose qu'il arrive, vous
me retrouverez chez Achard.

Marguerite referma vivement la porte sans lui répondre, car elle
avait reconnu le bruit des pas de son frère. Paul se retourna et
marcha à sa rencontre; les deux jeunes gens se joignirent près de
la table.

-- Je vous attendais à une autre heure, monsieur, et devant moins
nombreuse compagnie, dit Emmanuel, rompant le premier le silence.

-- Mais nous sommes seuls, ce me semble, répondit Paul en jetant
les yeux autour de lui.

-- Oui, mais c'est ici que l'on signe le contrat, et dans un
instant le salon sera plein.

-- On dit bien des choses en un instant, monsieur le comte!

-- Vous avez raison, répondit Emmanuel; mais il faut rencontrer un
homme qui n'ait pas besoin de plus d'un instant pour les
comprendre.

-- J'écoute, dit Paul.

-- Vous m'avez parlé de lettres, continua Emmanuel se rapprochant
encore de son interlocuteur et baissant la voix.

-- C'est vrai, répondit Paul avec le même calme.

-- Vous avez fixé un prix à ces lettres?

-- C'est encore vrai.

-- Eh bien! si vous êtes homme d'honneur, pour cette somme
renfermée dans ce portefeuille, vous devez être prêt à me les
rendre.

-- Oui, répondit Paul, oui, monsieur; il en était ainsi tant que
j'ai cru que votre soeur, oubliant les serments faits, la faute
commise, et jusqu'à l'enfant qu'elle avait mis au jour, secondait
votre ambition de son parjure. Alors je pensai que c'était un
baptême de larmes assez amer d'entrer dans le monde sans nom et
sans famille, pour ne pas du moins y entrer sans fortune. Et je
vous avais demandé, il est vrai, cette somme en échange de ces
lettres. Mais aujourd'hui la position est changée, monsieur. J'ai
vu votre soeur se jeter à vos genoux, je l'ai entendue vous
supplier de ne point la forcer à ce mariage infâme; et ni prières,
ni supplications, ni larmes n'ont eu de pouvoir sur votre coeur.
C'est donc aujourd'hui à moi, qui tiens votre honneur et celui de
votre famille entre mes mains, c'est donc à moi de sauver la mère
du désespoir, comme je voulais sauver l'enfant de la misère. Ces
lettres, monsieur, vous seront remises lorsque, sur cette table,
au lieu du contrat de mariage de votre soeur avec le baron de
Lectoure, nous signerons celui de mademoiselle Marguerite d'Auray
avec monsieur Anatole de Lusignan.

-- Jamais, monsieur, jamais.

-- Vous ne les aurez cependant qu'à cette condition, comte.

-- Oh! peut-être y a-t-il bien quelque moyen de vous forcer à les
rendre.

-- Je n'en connais pas, répondit froidement Paul.

-- Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur?

-- Comte, dit Paul regardant Emmanuel avec une expression de
physionomie inexplicable pour le jeune homme, comte, écoutez-moi.

-- Voulez-vous me rendre ces lettres, monsieur!

-- Comte...

-- Oui, ou non!

-- Deux mots...

-- Oui, ou non!

-- Non, dit froidement Paul.

-- Eh bien! monsieur, vous avez votre épée au côté, comme moi la
mienne; nous sommes gentilshommes tous deux, ou je veux bien
croire que vous l'êtes. Sortons, monsieur, sortons; que l'un de
nous deux rentre seul, et que celui-là, libre et fort de la mort
de l'autre, fasse alors ce qu'il voudra.

-- Je regrette de ne pouvoir accepter l'offre, monsieur le comte.

-- Comment! vous avez sur le corps cet uniforme, au cou cette
croix, au côté cette épée, et vous refusez un duel!

-- Oui, Emmanuel, je le refuse.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que je ne puis me battre avec vous, comte. Croyez ce que
je vous dis.

-- Vous ne pouvez vous battre avec moi?

-- Sur l'honneur!

-- Vous ne pouvez vous battre avec moi, dites-vous?

En ce moment un éclat de rire se fit entendre derrière les deux
jeunes gens; Paul et Emmanuel se retournèrent, Lectoure était
derrière eux.

-- Mais, continua Paul en étendant la main vers le baron, je puis
me battre avec monsieur, qui est un misérable et un infâme!

Une rougeur brûlante passa sur le visage de Lectoure comme le
reflet d'une flamme. Il fit un mouvement pour marcher à Paul, puis
il s'arrêta.

-- C'est bien, monsieur, lui dit-il, envoyez votre témoin à
Emmanuel; ils arrangeront toute l'affaire.

-- Vous comprenez que ce n'est entre nous que partie remise, dit
Emmanuel.

-- Silence! répondit Paul, on annonce votre mère.

-- Oui, silence, et à demain! Lectoure, ajouta Emmanuel, allons au
devant de ma mère.

Paul regarda en silence s'éloigner ces deux jeunes gens, puis il
rentra dans le cabinet qu'il connaissait déjà pour s'y être
enfermé une première fois.


Chapitre XIII
Au moment où le capitaine Paul entrait dans le cabinet, la
marquise se présentait à la porte du salon, suivie du notaire et
des différentes personnes invitées à la signature du contrat.
Quelque solennelle que fût la circonstance, la marquise n'avait
pas cru devoir renoncer à ses habits de deuil, et, vêtue de noir
comme d'habitude, elle précédait de quelques instants le marquis,
qu'aucun de ceux qui se trouvaient là, même son fils, n'avait vu
depuis des années. Telle était la puissance des traditions de
l'étiquette, que la marquise n'avait point voulu que l'on signât
le contrat de sa fille sans que le chef de la famille, tout
insensé qu'il était, présidât à cette cérémonie. Quelque peu
disposé que fût Lectoure à se laisser intimider, la marquise
produisit sur lui son effet habituel, et la voyant entrer si grave
et si digne, il s'inclina avec un sentiment de profond respect.

-- Je suis reconnaissante, messieurs, dit la marquise en saluant
ceux qui l'accompagnaient, de l'honneur que vous voulez bien me
faire en assistant aux fiançailles de mademoiselle Marguerite
d'Auray avec monsieur le baron de Lectoure. Aussi ai-je désiré que
le marquis, tout souffrant qu'il est, assistât à cette réunion et
vous remerciât, du moins par sa présence, s'il ne peut le faire
par ses paroles. Vous connaissez sa situation, vous ne vous
étonnerez donc point si quelques mots sans suite...

-- Oui, madame, interrompit Lectoure, nous savons le malheur qui
l'a frappé, et nous admirons la femme dévouée qui, depuis vingt
ans, supporte la moitié de ce malheur.

-- Vous le voyez, madame, dit Emmanuel en s'approchant à son tour
et en baisant la main de sa mère, tout le monde est à genoux
devant votre piété conjugale.

-- Où est Marguerite? murmura la marquise à demi-voix.

-- Elle était là il n'y a qu'un instant, répondit Emmanuel.

-- Faites-la prévenir, continua la marquise sur le même ton.

-- Le marquis d'Auray! annonça alors le domestique.

Chacun s'écarta de manière à démasquer la porte, et tous les yeux
se tournèrent du côté où ce nouveau personnage devait apparaître.
Cette curiosité ne tarda point à être satisfaite; le marquis
s'avança presque aussitôt, soutenu par deux domestiques.

C'était un vieillard dont la figure, malgré les traces de
souffrances qui l'avaient sillonnée, conservait encore l'aspect de
noblesse et de dignité qui en avait fait un des hommes les plus
distingués de la cour. Ses grands yeux caves et fiévreux se
promenaient sur toute l'assemblée avec une expression étrange
d'étonnement. Il avait son costume de maître de camp, portait
l'ordre du Saint-Esprit au cou, et celui de Saint-Louis à la
boutonnière. Il s'avança lentement, sans prononcer une parole. Les
deux valets le conduisirent, au milieu d'un profond silence, vers
un fauteuil sur lequel il s'assit; après quoi ils se retirèrent.
La marquise se plaça à sa droite. Le notaire tira le contrat du
portefeuille et le lut à haute voix. Le marquis et la marquise
reconnaissaient cinq cent mille francs à Lectoure, et
constituaient en dot la même somme à Marguerite.

Pendant toute cette lecture, la marquise, malgré son apparente
impassibilité, avait donné quelques marques d'inquiétude.

Enfin, comme le notaire reposait le contrat sur la table, Emmanuel
rentra et se rapprocha de sa mère:

-- Et Marguerite? dit la marquise.

-- Elle me suit, répondit Emmanuel.

-- Madame! murmura Marguerite entrouvrant la porte et en joignant
les mains.

La marquise fit semblant de ne pas l'entendre, et montrant du
doigt la plume:

-- À vous, monsieur le baron, dit-elle.

Lectoure s'approcha de la table, prit la plume et signa.

-- Madame! dit une seconde fois Marguerite d'une voix suppliante
et en faisant un pas vers sa mère.

-- Passez la plume à votre fiancée, monsieur de Lectoure, dit la
marquise.

Le baron fit le tour de la table et s'approcha de Marguerite.

-- Madame! dit une troisième fois celle-ci avec un accent de voix
si plein de larmes, qu'il retentit jusqu'au fond de tous les
coeurs, et que le marquis lui-même leva la tête.

-- Signez, dit la marquise en indiquant du doigt le contrat de
mariage.

-- Oh! mon père! mon père! s'écria Marguerite en se jetant aux
pieds du marquis.

-- Que faites-vous? dit la marquise s'appuyant sur le bras du
fauteuil de son mari et se penchant devant lui. Êtes-vous folle,
mademoiselle?

-- Mon père! mon père! dit Marguerite entourant le marquis de ses
bras; mon père, prenez pitié de moi!... mon père, sauvez votre
fille!

-- Marguerite! murmura la marquise avec un accent terrible de
menace.

-- Madame, répondit celle-ci, je ne puis m'adresser à vous.
Laissez-moi donc implorer mon père. À moins, continua-t-elle en
montrant le notaire avec un geste ferme et décidé, que vous
n'aimiez mieux que j'invoque la loi!

-- Allons, dit la marquise en se relevant et avec un accent
d'amère ironie, c'est une scène de famille, et ces sortes de
choses, fort attendrissantes pour les grands-parents sont en
général assez fastidieuses aux étrangers. Messieurs, vous
trouverez des rafraîchissements dans les chambres voisines. Mon
fils, faites les honneurs. Monsieur le baron, pardonnez...

Emmanuel et Lectoure s'inclinèrent en silence et se retirèrent,
suivis de toute l'assemblée. La marquise demeura immobile jusqu'à
ce que le dernier assistant fût éloigné, puis elle alla fermer les
portes, et revenant près du marquis que Marguerite tenait toujours
embrassé:

-- Maintenant, dit-elle, qu'il n'y a plus ici que ceux qui ont le
droit de vous donner des ordres, signez ou sortez, mademoiselle!

-- Par pitié, madame, par pitié! dit Marguerite, n'exigez pas de
moi cette infamie!

-- Ne m'avez-vous pas entendu? dit la marquise donnant à sa voix
un accent impératif auquel il semblait impossible que l'on pût
résister, et faut-il que je le répète? Signez ou sortez!

-- Oh! mon père! mon père! s'écria Marguerite; grâce pour moi!
grâce! Non, non, il ne sera pas dit que, depuis dix ans que je
n'ai vu mon père, on m'arrachera de ses bras au moment où je le
revois! et cela sans qu'il m'ait reconnue, sans qu'il m'ait
embrassée! Mon père!... c'est moi... c'est votre fille!...

-- Qu'est-ce que cette voix qui m'implore? murmura le marquis.
Qu'est-ce que cette enfant qui m'appelle son père?

-- Cette voix, dit la marquise saisissant le bras de sa fille,
c'est une voix qui s'élève contre les droits de la nature! Cette
enfant, c'est une fille rebelle!

-- Mon père, s'écria Marguerite, regardez-moi!... sauvez-moi!...
défendez-moi!... je suis Marguerite!

-- Marguerite?... Marguerite?... balbutia le marquis; j'ai eu
autrefois un enfant de ce nom.

-- C'est moi!... c'est moi!... reprit Marguerite; c'est moi qui
suis votre enfant! c'est moi qui suis votre fille!

-- Il n'y a d'enfants que ceux qui obéissent! dit la marquise.
Obéissez, et vous aurez le droit de dire que vous êtes notre
fille.

-- Oh! à vous, mon père!... Oui, à vous, je suis prête à obéir.
Mais vous ne l'ordonnez pas, vous!... Vous ne voulez pas que je
sois malheureuse!... malheureuse à désespérer!... malheureuse à
mourir!

-- Viens! viens! dit le marquis, la retenant et la pressant à son
tour dans ses bras. Oh! c'est une sensation inconnue et délicieuse
que celle que j'éprouve! Et maintenant... attends!... attends!...
Il porta la main à son front. Il me semble que je me souviens!

-- Monsieur, s'écria la marquise, dites-lui qu'elle doit obéir,
que Dieu maudit les enfants rebelles; dites-lui cela plutôt que de
l'encourager dans son impiété!

Le marquis releva lentement la tête et fixa ses yeux ardents sur
sa femme; puis d'une voix lente:

-- Prenez garde, madame, lui dit-il, prenez garde! Ne vous ai-je
pas dis que je commençais à me souvenir? Puis laissant retomber
son front sur celui de Marguerite, de manière à ce que ses cheveux
blancs se mêlassent aux cheveux noirs de la jeune fille: Parle!
parle! continua-t-il. Qu'as-tu, mon enfant? dis-moi cela.

-- Oh! je suis bien malheureuse!

-- Tout le monde est donc malheureux ici! s'écria le marquis.
Cheveux noirs et cheveux blancs!... enfant et vieillard!... Oh!
moi aussi, moi aussi... je suis bien malheureux, va!

-- Monsieur, remontez dans votre appartement! il le faut, dit la
marquise.

-- Oui, pour que je me retrouve encore face à face avec vous!
enfermé comme un prisonnier!... C'est bon quand je suis fou,
madame!

-- Oui, oui, mon père, vous avez raison. Il y a bien assez
longtemps que ma mère se dévoue. Il est temps que ce soit votre
fille. Mon père, prenez-moi, je ne vous quitterai ni jour ni nuit.
Vous n'aurez qu'à faire un geste, qu'à dire une parole: je vous
servirai à genoux!...

-- Oh! tu n'aurais pas le courage de le faire!

-- Si, mon père; si! je le ferai. Aussi vrai que je suis votre
fille!

La marquise se tordit les bras d'impatience.

-- Si tu es ma fille, reprit le marquis, pourquoi, depuis dix ans,
ne t'ai-je pas vue?

-- Parce qu'on m'a dit que vous ne vouliez pas me voir, mon père;
parce qu'on m'a dit que vous ne m'aimiez pas.

-- On t'a dit que je ne voulais pas te voir, figure d'ange!
s'écria le marquis lui prenant la tête entre les mains et la
regardant avec amour; on t'a dit cela! on t'a dit qu'un pauvre
damné ne voulait pas du ciel! Eh! qui donc a dit qu'un père ne
voulait pas voir sa fille? qui donc a osé dire à un enfant:
«Enfant, ton père ne t'aime pas!»

-- Moi, dit la marquise en essayant une dernière fois d'arracher
Marguerite des bras de son père.

-- Vous! interrompit le marquis; c'est vous! Mais vous avez donc
reçu la mission fatale de me tromper dans toutes mes affections!
Il faut donc que toutes mes douleurs prennent leur source en vous!
il faut donc que vous brisiez aujourd'hui le coeur du père comme
vous avez brisé il y a vingt ans le coeur de l'époux!

-- Vous délirez, monsieur, dit la marquise, lâchant sa fille et
passant à la droite du marquis. Taisez-vous, taisez-vous!

-- Non, madame, non, je ne délire pas! répondit le marquis;
non!... non!... dites plutôt... dites, et ce sera la vérité, dites
que je suis entre un ange qui veut me rappeler à la raison et un
démon qui veut me rendre à la folie! non! je ne suis plus
insensé!... faut-il que je vous le prouve? Il se souleva en
appuyant les mains sur les bras de son fauteuil. Faut-il que je
vous parle de lettres? d'adultère? de duel?

-- Je vous dis, répondit la marquise en lui saisissant le bras, je
vous dis que vous êtes plus abandonné de Dieu que jamais, lorsque
vous dites de pareilles choses, sans songer aux oreilles qui nous
écoutent!... Baissez les yeux, monsieur; regardez qui est là, et
osez dire que vous n'êtes pas fou!

-- Vous avez raison, dit le marquis en retombant sur son fauteuil.
Elle a raison, ta mère, continua-t-il en s'adressant à Marguerite;
c'est moi qui suis un insensé; et il faut croire, non à ce que je
dis, mais à ce qu'elle dit, elle. Ta mère! c'est le dévouement,
c'est la vertu. Aussi, elle n'a ni insomnie, ni remords, ni
délire. Que veut-elle, ta mère?

-- Mon malheur, mon père! s'écria Marguerite; mon malheur éternel!

-- Et comment puis-je l'empêcher, ce malheur, moi? dit avec un
accent déchirant le malheureux vieillard. Comment puis-je
empêcher, moi, pauvre fou, qui crois toujours voir du sang couler
d'une blessure! qui crois toujours entendre une tombe qui parle!

-- Oh! vous pouvez tout! Dites un mot, et je suis sauvée! On veut
me marier. Le marquis renversa la tête en arrière. Écoutez-moi
donc!... On veut me marier à un homme que je n'aime pas!...
comprenez-vous?... à un misérable!... et l'on vous a amené ici...
dans ce fauteuil... devant cette table... vous, vous, mon père...
pour signer ce contrat infâme! là... là... tenez... ce contrat que
voici!

-- Sans me consulter! répondit le marquis en prenant le contrat;
sans me demander si je veux ou si je ne veux pas! Me croit-on
mort? et si l'on me croit mort, me craint-on moins qu'un
spectre?... Ce mariage ferait ton malheur, as-tu dit?

-- Éternel! éternel! s'écria Marguerite.

-- Eh bien! ce mariage ne se fera pas!

-- J'ai engagé votre parole et la mienne, votre nom et le mien,
dit la marquise avec d'autant plus de force qu'elle sentait le
pouvoir lui échapper.

-- Ce mariage ne se fera pas, vous dis-je, répondit le marquis
d'une voix qui couvrait la sienne. C'est une chose trop terrible,
continua-t-il d'un accent sombre et caverneux, qu'un mariage où
une femme n'aime pas son mari! cela rend fou... Moi, la marquise
m'a toujours aimé... aimé fidèlement. Ce qui me rend fou... moi,
c'est autre chose.

Un éclair de joie infernale brilla dans les yeux de la marquise,
car elle vit à l'exaltation des paroles du marquis et à la terreur
peinte dans ses yeux que la folie était près de revenir.

-- Ce contrat? continua le marquis... Et il s'apprêta à le
déchirer. La marquise y porta vivement la main. Marguerite
semblait suspendue par un fil entre le ciel et l'enfer.

-- Ce qui me rend fou, moi, reprit le marquis, c'est une tombe qui
se rouvre! c'est un spectre qui sort de terre! c'est un fantôme
qui vient! qui me parle! qui me dit!...

-- «Vos jours sont à moi!» murmura à l'oreille de son mari la
marquise, répétant les dernières paroles de Morlaix mourant, «je
pourrais les prendre.» -- L'entends-tu! l'entends-tu! s'écria le
marquis, tremblant affreusement et se levant comme pour fuir.

-- Mon père! mon père! revenez à vous! Il n'y a pas de tombe, il
n'y a pas de spectre, il n'y a pas de fantôme. Ces paroles...
c'est la marquise...

-- «Mais je veux que vous viviez,» continua celle-ci, achevant
l'oeuvre qu'elle avait commencée, «pour me pardonner comme je vous
pardonne.» -- Grâce! Morlaix, grâce! cria le marquis retombant sur
son fauteuil, les cheveux dressés de terreur et la sueur de
l'effroi sur le front.

-- Mon père! mon père!

-- Vous voyez que votre père est insensé, dit la marquise
triomphante. Laissez-le!...

-- Oh! dit Marguerite, oh! Dieu fera un miracle, je l'espère. Mon
amour, mes caresses, mes larmes, le rendront à la raison.

-- Essayez! répondit froidement la marquise, abandonnant à sa
fille le marquis sans volonté, sans voix et presque sans
connaissance.

-- Mon père!... dit Marguerite d'une voix déchirante.

Le marquis resta impassible.

-- Monsieur! dit la marquise d'un ton impératif.

-- Hein!... hein!... fit le marquis frissonnant.

-- Mon père! mon père!... cria Marguerite en se tordant les bras
et se renversant de désespoir; mon père, à moi! à moi!

-- Prenez cette plume et signez, dit la marquise, lui mettant la
plume à la main et la main sur le contrat. Il le faut!... je le
veux!

-- Oh! maintenant je suis perdue!... s'écria Marguerite, écrasée
de la lutte et se sentant sans force pour la soutenir.

Mais au moment où le marquis, vaincu, allait signer; où la
marquise, triomphante, se félicitait de sa victoire; où
Marguerite, désespérée, était près de fuir, un incident inattendu
vint changer tout à coup la face des choses. La porte du cabinet
s'ouvrit, et Paul, qui avait assisté, invisible, à cette scène,
apparut tout à coup.

-- Madame la marquise d'Auray, dit-il, avant que ce contrat ne se
signe, un mot!

-- Qui m'appelle? dit la marquise, essayant de distinguer celui
qui lui parlait dans l'éloignement, et par conséquent dans
l'ombre.

-- Je connais cette voix! s'écria le marquis, tressaillant comme
si un fer rouge l'eût touché.

Paul fit trois pas et entra dans le cercle de lumière que
répandait le lustre.

-- Est-ce un spectre? s'écria à son tour la marquise, frappée de
la ressemblance du jeune homme avec son ancien amant.

-- Je connais ce visage! murmura le marquis, croyant revoir
l'homme qu'il avait tué.

-- Mon Dieu! mon Dieu! protégez-moi! balbutia Marguerite, à genoux
et les bras vers le ciel.

-- Morlaix! Morlaix! dit le marquis, se levant et marchant à Paul.
Morlaix! Morlaix! pardon!... grâce!...

Et il tomba de toute sa hauteur, évanoui, sur le plancher.

-- Mon père! s'écria Marguerite en se précipitant vers lui.

En ce moment un domestique entra tout effaré, et s'adressant à la
marquise:

-- Madame, lui dit-il, Achard fait demander le prêtre et le
médecin du château. Il se meurt!

-- Dites-lui, répondit la marquise, lui montrant le corps que sa
fille était inutilement occupée à rappeler à la vie, dites-lui que
tous deux sont retenus auprès du marquis.


Chapitre XIV
Comme on l'a vu à la fin du chapitre précédent, Dieu, par une de
ces combinaisons étranges de sa providence que les hommes aveugles
attribuent presque toujours au hasard, rappelait à lui en même
temps, pour qu'ils lui rendissent le même compte, le noble marquis
d'Auray et le pauvre Achard. Nous avons vu le premier, frappé à la
vue de Paul, portrait vivant de son père, comme d'un coup de
foudre, tomber sans connaissance aux pieds du jeune homme,
épouvanté lui-même de l'effet terrible qu'il avait produit. Quant
à Achard, les circonstances, qui avaient amené son agonie en même
temps que celle du marquis, ressortaient, quoique différentes, du
même drame et de la même situation. La vue de Paul, sur l'un comme
sur l'autre, avait causé une émotion funeste à celui-ci par
l'excès de la terreur, à celui-là par l'excès de la joie. Pendant
la journée qui avait précédé la signature du contrat, Achard
s'était donc senti plus faible que d'habitude.

Toutefois, le soir, il n'en était pas moins sorti pour aller faire
sa prière ordinaire à la tombe de son maître. De là il avait vu,
avec une piété plus profonde que jamais, ce spectacle toujours
nouveau et toujours splendide du soleil qui se couche dans
l'Océan; il avait suivi la dégradation de sa lumière pourprée: et
comme si ce flambeau du monde attirait à lui son âme, il avait
senti s'éteindre ses forces avec le dernier rayon du jour; de
sorte que, quand le domestique du château vint le soir, comme
d'habitude, afin de prendre ses ordres, ne le rencontrant pas dans
sa chambre, il s'était mis à le chercher au dehors; et comme sa
promenade ordinaire était connue, il l'avait bientôt trouvé au
pied du grand chêne, évanoui sur la fosse de son maître, fidèle
jusqu'à la fin à cette religion de la tombe qui avait été le
sentiment exclusif des dernières années de sa vie. Alors le
domestique l'avait pris dans ses bras et l'avait rapporté chez
lui; puis, tout effrayé de cet accident inattendu, il était
accouru réclamer auprès de la marquise les derniers secours du
médecin et du prêtre, que celle-ci avait refusés, sous le prétexte
qu'à cette heure ils étaient aussi nécessaires au marquis qu'au
vieux serviteur, et que la hiérarchie des rangs, puissante
jusqu'en face de la mort, donnait à son époux le privilège d'en
user le premier.

Mais cette nouvelle, annoncée à la marquise dans ce moment de
paroxysme suprême où les différents intérêts et les différentes
passions jetaient les acteurs de ce drame intime dont nous nous
sommes fait l'historien, cette nouvelle avait été entendue de
Paul.

Jugeant impossible la signature du contrat dans l'état où était le
marquis, il n'avait pris que le temps de rappeler une seconde fois
à Marguerite qu'elle le retrouverait chez Achard, si elle avait
besoin de lui: après quoi il s'était élancé dans le parc, et
s'orientant au milieu de ses allées et de ses massifs avec cette
habileté du marin qui lit tout chemin au ciel, il avait retrouvé
la maison et était entré tout haletant dans la chambre du
vieillard au moment où celui-ci commençait à reprendre ses sens,
et s'était jeté dans ses bras. Alors la joie avait rendu quelque
force au vieux serviteur, sûr au moins de mourir sur le coeur d'un
ami.

-- Oh! c'est toi! c'est toi! s'écria le vieillard, je n'espérais
pas te revoir.

-- Et tu as pu penser que j'apprendrais ton état, s'écria Paul, et
que je n'accourrais pas à l'instant!

-- Mais je ne savais où te chercher, moi; où te faire dire que je
voulais te voir une dernière fois avant de mourir.

-- J'étais au château, père; j'ai tout appris et je suis accouru.

-- Et comment étais-tu au château? dit le vieillard étonné.

Paul lui raconta tout.

-- Providence de Dieu! murmura Achard lorsque Paul eut terminé son
récit, que tes décrets sont cachés et inévitables! Toi qui au bout
de vingt années ramènes le jeune homme au berceau de l'enfant, et
qui tues l'assassin du père par le seul aspect du fils!

-- Oui, oui, cela s'est passé ainsi, répondit Paul; et c'est cette
même Providence qui me conduit à toi pour que je te sauve. Car, je
le sais, ils t'ont refusé le médecin et le prêtre.

-- Nous aurions dû cependant partager, en bonne justice, répondit
Achard. Le marquis, puisqu'il craint la mort, n'avait qu'à garder
le médecin, et à moi, qui suis las de la vie, m'envoyer le prêtre.

-- Je puis monter à cheval, s'écria Paul, et avant une heure ...

-- Dans une heure il sera trop tard, dit le mourant d'une voix
affaiblie. Un prêtre!... un prêtre seul!... Je ne demandais qu'un
prêtre.

-- Père, répondit Paul, je ne puis le remplacer, je le sais, dans
ses fonctions sacrées; mais nous parlerons de Dieu ensemble, de sa
grandeur, de sa bonté.

-- Oui, mais terminons d'abord avec les choses de la terre, pour
ne plus penser qu'à celles du ciel. Tu dis que, comme moi, le
marquis se meurt?

-- Je l'ai laissé agonisant.

-- Tu sais qu'aussitôt après sa mort, les papiers renfermés dans
cette armoire, et qui constatent ta naissance, t'appartiennent de
droit?

-- Je le sais.

-- Si je meurs avant lui, si je meurs sans prêtre, à qui confier
ce dépôt? Le vieillard se souleva, et lui montra sous le chevet de
son lit une clef. Tu prendras cette clef: elle ouvre cette
armoire; tu y trouveras une cassette. Tu es homme d'honneur, jure-
moi que tu n'ouvriras cette cassette que lorsque le marquis sera
mort.

-- Je vous le jure! dit Paul en étendant solennellement la main
vers le crucifix cloué au-dessus du chevet.

-- C'est bien, répondit Achard. Maintenant je mourrai tranquille.

-- Vous le pouvez, car le fils vous tient la main dans ce monde,
et le père vous la tend dans le ciel.

-- Crois-tu, enfant, qu'il sera content de ma fidélité?

-- Jamais roi n'a été obéi pendant sa vie comme lui l'aura été
après sa mort.

-- Oui, murmura le vieillard d'une voix sombre, oui, je n'ai été
que trop exact à suivre ses commandements. J'aurais dû ne pas
souffrir ce duel, j'aurais dû me refuser à en être le témoin.
Écoute, Paul: voilà ce que je voulais dire à un prêtre, car c'est
la seule chose qui charge ma conscience; écoute: il y a des
moments de doute où j'ai regardé ce duel solitaire comme un
assassinat. Alors...alors, comprends-tu, Paul? c'est que je ne
serais plus témoin, je serais complice!

-- Mon père, répondit Paul, je ne sais si les lois de la terre
sont toujours d'accord avec les lois du ciel, et si l'honneur
selon les hommes est la vertu selon le Seigneur; je ne sais si
notre Église, ennemie du sang, permet que l'offensé tente de
venger lui-même son injure sur l'offenseur, et si, dans ce cas, le
jugement de Dieu dirige toujours ou la balle du pistolet ou la
pointe de l'épée. Ce sont là des questions qu'on décide, non pas
avec le raisonnement, mais avec la conscience. Eh bien! ma
conscience me dit qu'à ta place j'aurais fait ce que tu as fait.
Si la conscience, qui me trompe, t'a trompé aussi, plus qu'un
prêtre, j'ai, dans cette circonstance, le droit de te pardonner;
et, en mon nom et en celui de mon père, je te pardonne!

-- Merci! merci! s'écria le vieillard en pressant les mains du
jeune homme; merci! car voilà des paroles comme il en faut à l'âme
d'un mourant. Un remords est une chose terrible, vois-tu! un
remords conduit à douter de Dieu. Car, une fois qu'il n'y a plus
de juge, il n'y a plus de jugement.

-- Écoute, dit Paul avec cet accent poétique et solennel qui lui
était particulier; moi aussi j'ai souvent douté de Dieu. Car,
isolé et perdu comme je l'étais dans le monde, sans famille et
sans appui sur la terre, je cherchais un appui dans le Seigneur,
et je demandais à tout ce qui m'entourait une preuve de son
existence. Souvent je m'arrêtais au pied de l'une de ces croix qui
bordent le chemin, et, les yeux fixés sur le Sauveur des hommes,
je demandais en pleurant une certitude de son existence et de sa
mission; je demandais que son oeil s'abaissât vers moi; je
demandais qu'une goutte de sang tombât de sa blessure, ou qu'un
soupir sortît de sa bouche. Le crucifix restait immobile, et je me
relevais le désespoir dans le coeur en disant: «Si je savais où
trouver la tombe de mon père, je l'interrogerais comme Hamlet le
fantôme, et elle me répondrait peut-être!»

-- Pauvre enfant!

-- Alors, j'entrais dans une église, continua Paul, dans une de
ces églises du Nord, tu sais, sombre, religieuse, chrétienne. Et
je me sentais inondé de tristesse, mais la tristesse n'est pas la
foi! Je m'approchais de l'autel, je m'agenouillais devant le
tabernacle où l'on dit que Dieu habite; j'appuyais mon front
contre le marbre des marches; et lorsque j'étais resté prosterné,
perdu dans mon doute pendant des heures, je relevais la tête,
espérant que ce Dieu que je cherchais se manifesterait enfin à moi
par un rayon de sa gloire, ou par un éclair de sa puissance. Mais
l'église restait sombre comme le crucifix était resté immobile, et
je me précipitais sous son portique comme un insensé, en disant:
«Seigneur! Seigneur! si tu existais, tu te révélerais aux hommes.
Tu veux donc que les hommes doutent de toi, puisque tu peux te
révéler à eux, et que tu ne le fais pas.»

-- Prends garde à ce que tu me dis, Paul, s'écria le vieillard;
prends garde que le doute de ton coeur n'atteigne le mien! Tu as
du temps pour croire, toi, tandis que moi... je vais mourir!

-- Attends, père, attends, continua Paul avec une voix douce et un
visage calme, je n'ai pas fini. C'est alors que je me suis dit:
«Le crucifix du chemin, l'église des villes, sont l'oeuvre de
l'homme. Cherchons Dieu dans l'oeuvre de Dieu.» Dès ce moment, mon
père, a commencé cette vie errante qui restera un mystère éternel
entre le ciel, la mer et moi... Elle m'a égaré dans les solitudes
de l'Amérique, car je pensais que plus un monde était nouveau,
plus il avait dû garder empreinte la main de Dieu! Je ne m'étais
pas trompé. Là, souvent, dans ces forêts vierges où le premier
peut-être parmi les hommes j'avais pénétré sans autre abri que le
ciel, sans autre couche que la terre, abîmé dans une seule pensée,
j'ai écouté ces mille bruits divers du monde qui s'endort et de la
nature qui s'éveille.

Longtemps encore je suis resté sans comprendre cette langue
inconnue que forment en se mêlant ensemble le murmure des fleuves,
la vapeur des lacs, le bruissement des forêts et le parfum des
fleurs. Enfin peu à peu se souleva le voile qui couvrait mes yeux,
et le poids qui oppressait mon coeur. Dès lors je commençai à
croire que ces rumeurs du soir et ces bruits du crépuscule
n'étaient qu'un hymne universel par lequel les choses créées
rendaient grâces au Créateur.

-- Mon Dieu! dit le mourant, joignant les mains et levant les yeux
au ciel avec l'expression de la foi; mon Dieu! j'ai crié vers vous
du fond de l'abîme, et vous m'avez entendu dans ma détresse! mon
Dieu, je vous remercie!

-- Alors, continua Paul avec une exaltation croissante, alors j'ai
cherché sur l'Océan ce reste de conviction que me refusait la
terre. La terre, ce n'est que l'espace; l'Océan, c'est
l'immensité. L'Océan, c'est ce qu'il y a de plus grand, de plus
fort et de plus puissant après Dieu! L'Océan, je l'ai entendu
rugir comme un lion irrité, puis, à la voix de son maître, se
coucher comme un chien soumis; je l'ai senti se dresser comme un
Titan qui veut escalader le ciel, puis, sous le fouet de l'orage,
je l'ai entendu se plaindre comme un enfant qui pleure. Je l'ai vu
lancer des vagues au-devant de l'éclair, et essayer d'éteindre la
foudre avec son écume, puis s'aplanir comme un miroir, et
réfléchir jusqu'à la dernière étoile du ciel. Sur la terre,
j'avais reconnu l'existence de Dieu; sur l'Océan, je reconnus son
pouvoir. Dans la solitude, comme Moïse, j'avais entendu la voix du
Seigneur; mais, pendant l'orage, je le vis, comme Ézéchiel, passer
avec la tempête. Dès lors, mon père, dès lors, le doute fut à
jamais chassé loin de moi, et, le soir du premier ouragan, je crus
et je priai.

-- Je crois en Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la
terre, dit le vieillard d'une voix ardente de foi; et il continua
ainsi le Symbole des apôtres jusqu'à sa dernière ligne. Paul
l'écouta en silence et les yeux au ciel; puis, lorsque le mourant
eut fini:

-- Ce n'est point ainsi qu'un prêtre t'eût parlé, père, dit-il en
secouant la tête; car, moi, je t'ai parlé en marin et avec une
voix plus habituée à prononcer des paroles de mort que de
consolation. Pardonne-moi, père, pardonne-moi.

-- Tu m'as fait prier et croire comme toi, répondit le vieillard;
dis-moi, qu'aurait donc fait de plus un prêtre? Ce que tu m'as dit
est simple et grand: laisse-moi penser à ce que tu m'as dit.

-- Écoute! dit Paul en tressaillant.

-- Quoi?

-- N'as-tu pas entendu?...

-- Non.

-- Il m'a semblé qu'une voix en détresse... m'appelait... Entends-
tu? entends-tu?... C'est la voix de Marguerite...

-- Va au-devant d'elle, lui dit le vieillard, j'ai besoin d'être
seul.


Chapitre XV
Paul s'élança dans la chambre voisine, et, comme il y mettait le
pied, il entendit son nom répété une troisième fois tout auprès de
l'entrée.

Courant alors à la porte, il l'ouvrit avec empressement, et, sur
le seuil, il trouva Marguerite, à qui la force avait manqué pour
aller plus loin, et qui était tombée à genoux.

-- À moi! à moi! cria-t-elle avec l'expression de la plus profonde
terreur en apercevant Paul, et en se traînant vers lui.

Paul s'élança vers Marguerite et la prit dans ses bras; elle était
pâle et glacée. Il l'emporta dans la première chambre, la déposa
sur un fauteuil, retourna fermer la porte, qui était restée
ouverte; puis revenant près d'elle:

-- Que craignez-vous? lui dit-il; qui vous poursuit, et comment
venez-vous à cette heure?

-- Oh! s'écria Marguerite, à toute heure du jour et de la nuit,
j'aurais fui tant que la terre aurait pu me porter! J'aurais fui
jusqu'à ce que je trouvasse un coeur pour y pleurer, un bras pour
me défendre! J'aurais fui!... Paul! Paul! mon père est mort.

-- Pauvre enfant! dit Paul en serrant la jeune fille dans ses
bras. Pauvre enfant! qui s'échappe d'une maison mortuaire pour
retomber dans une autre! qui laisse la mort au château et qui la
retrouve dans la chaumière!

-- Oui, oui, dit Marguerite, se levant, frémissante encore de
terreur et se pressant contre Paul. La mort là-bas! la mort ici!
Mais là-bas on meurt dans le désespoir, tandis qu'ici... ici l'on
meurt tranquille. O Paul! Paul! oh! si vous aviez vu ce que j'ai
vu!

-- Dites-moi cela.

-- Vous savez, continua la jeune fille, quelle influence terrible
ont eue sur mon père votre voix et votre présence?

-- Je le sais.

-- On l'a emporté évanoui et sans parole dans son appartement.

-- C'était à votre mère que je parlais, dit Paul; c'est lui qui a
entendu: ce n'est point ma faute.

-- Eh bien! vous comprenez, Paul, puisque vous avez dû tout
entendre du cabinet où vous étiez. Mon père, mon pauvre père
m'avait reconnue; et moi, le voyant ainsi, je n'ai pu résister à
mon inquiétude; et, au risque d'irriter ma mère, je suis montée
pour le voir une fois encore. La porte était fermée; je frappai
doucement: il était revenu à lui, car j'entendis sa voix affaiblie
demandant qui était là.

-- Et votre mère? demanda Paul.

-- Ma mère? dit Marguerite; elle était absente et l'avait enfermé
en sortant, comme elle aurait fait d'un enfant. Mais lorsqu'il eut
reconnu ma voix, lorsque je lui eus répondu que j'étais
Marguerite, que j'étais sa fille, il me dit de prendre un escalier
dérobé, qui, par un cabinet, montait dans sa chambre. Une minute
après, j'étais à genoux devant son lit, et il me donnait sa
bénédiction; car il m'a donné sa bénédiction avant de mourir, sa
bénédiction paternelle, qui, je l'espère, appellera celle de Dieu.

-- Oui, dit Paul, Dieu le pardonnera, sois tranquille. Pleure sur
ton père, mon enfant, mais ne pleure plus sur toi, car tu es
sauvée!

-- Vous n'avez rien entendu encore, Paul! s'écria Marguerite;
écoutez! écoutez!

-- Parle.

-- Voilà qu'en ce moment, comme j'étais agenouillée, comme je
baisais sa main, en ce moment j'entendis les pas de ma mère; elle
montait l'escalier; je reconnus sa voix, et mon père la reconnut
aussi, car il m'embrassa une dernière fois, et me fit signe de
fuir. J'obéis, mais j'avais la tête si perdue, si troublée, que je
me trompai de porte, et qu'au lieu de prendre l'escalier par
lequel j'étais venue, je me jetai dans un cabinet sans issue. Je
tâtai de tous les côtés, je vis que j'étais enfermée. En ce
moment, la porte de la chambre s'ouvrait: je m'arrêtai, retenant
mon haleine; ma mère entra avec le prêtre. Je vous le dis, Paul,
elle était plus pâle que celui qui allait mourir.

-- Mon Dieu! mon Dieu! murmura Paul.

-- Le prêtre s'assit au chevet du lit, continua Marguerite se
pressant toujours plus effrayée contre Paul. Ma mère se tint
debout au pied. Comprenez-vous? J'étais là, moi, en face de ce
spectacle funèbre! ne pouvant fuir! Une fille forcée d'entendre la
confession de son père! n'est-ce pas affreux? dites. Je tombai à
genoux, fermant les yeux pour ne pas voir, priant pour ne pas
entendre; et cependant, malgré moi, oh! bien malgré moi, Paul, je
vous le jure! je vis... et j'entendis... et ce que je vis et
entendis ne sortira jamais de ma mémoire. Je vis mon père,
retrouvant dans ses souvenirs une force fiévreuse, se soulever sur
son lit, la pâleur de la mort empreinte sur son visage. Je
l'entendis!... je l'entendis prononcer les mots de duel,
d'adultère et d'assassinat!... et à chacun de ces mots, je vis ma
mère plus pâle, toujours plus pâle, et je l'entendis, haussant la
voix pour couvrir la voix du mourant, et disant au prêtre: «Ne le
croyez pas! ne le croyez pas, mon père!... il ment! ou plutôt...
c'est un fou, c'est un insensé! ne le croyez pas! Paul, c'était un
spectacle horrible, sacrilège, impie!... Une sueur froide me passa
sur le front, et je m'évanouis.»

-- Justice du ciel! s'écria Paul.

-- Je ne sais combien de temps je restai sans connaissance.
Lorsque je revins à moi, la chambre était silencieuse comme une
tombe. Ma mère et le prêtre avaient disparu, et deux cierges
brûlaient près de mon père. J'ouvris la porte, Je jetai les yeux
sur le lit, et il me sembla, sous le drap qui le recouvrait tout
entier, voir se dessiner la forme raidie d'un cadavre. Je devinai
que tout était fini! Je restai immobile, partagée entre la crainte
funèbre que me causait cette vue, et le désir pieux de soulever le
drap et de baiser une fois encore, avant qu'on le scellât dans le
cercueil, le front vénérable de mon père. Enfin, la crainte
l'emporta; une terreur glaçante, invincible, mortelle, me poussa
hors de l'appartement; je descendis l'escalier, je ne sais
comment, sans en toucher une marche, je crois; je traversai des
chambres, des galeries, et enfin je sentis à la fraîcheur de l'air
que j'étais dehors. Je courais comme une folle. Je me rappelai que
vous m'aviez dit que vous seriez ici. Un instinct, dites-moi
lequel, car je ne le connais pas moi-même, me poussait de ce côté.
Il me semblait que j'étais poursuivie par des ombres, par des
fantômes. Au détour d'une allée... étais-je insensée?... Je crois
voir ma mère...tout en noir... marchant sans bruit comme un
spectre. Oh! alors, alors... la terreur me donna des ailes. Je
courus d'abord sans suivre de chemin; puis les forces me
manquèrent, et c'est alors que vous avez entendu mes cris. Je fis
encore quelques pas, et je tombai près de cette porte; si elle ne
s'était pas ouverte, oh! oui, j'expirais sur la place, car j'étais
tellement troublée, qu'il me semblait toujours... Silence! murmura
tout à coup Marguerite; silence!... entendez-vous?

-- Oui, dit Paul soufflant la lampe; oui, oui, des pas!...

Je les entends comme vous.

-- Regardez... regardez!... continua Marguerite s'enveloppant dans
les rideaux de la fenêtre, et y cachant Paul avec elle,
regardez!... je ne m'étais pas trompée. C'était elle.

En effet, en ce moment la porte de la maison s'ouvrit, et la
marquise, vêtue de noir, pâle comme une ombre, entra lentement,
tira la porte derrière elle, la ferma à la clef; et, sans voir
Paul ni Marguerite, traversa la première chambre, et entra dans la
seconde, où était couché le vieillard. Elle s'avança alors vers le
lit d'Achard comme elle s'était avancée vers le lit du marquis.
Seulement, cette fois, elle n'avait pas de prêtre avec elle.

-- Qui va là? dit Achard, ouvrant un des rideaux de son lit.

-- Moi! répondit la marquise en tirant l'autre.

-- Vous, madame! s'écria le vieux serviteur avec effroi. Que venez
vous faire au lit d'un mourant?

-- Je viens lui proposer un marché.

-- Pour prendre son âme, n'est-ce pas?

-- Pour la sauver, au contraire. Achard, tu n'as plus besoin que
d'une chose en ce monde, continua la marquise en se baissant sur
le lit du moribond, c'est d'un prêtre.

-- Vous m'avez refusé celui du château.

-- Dans cinq minutes, dit la marquise, il sera ici, si tu le
veux!...

-- Faites-le donc venir alors, répondit le vieillard; mais,
croyez-moi, ne perdez pas de temps...hâtez-vous!...

-- Mais... si je te donne la paix du ciel, reprit la marquise, me
donneras-tu la paix de la terre, toi?

-- Que puis-je pour vous? murmura le mourant, fermant les yeux
pour ne pas voir cette femme dont le regard le glaçait.

-- Tu as besoin d'un prêtre pour mourir...tu sais ce dont j'ai
besoin pour vivre...

-- Vous voulez me fermer le ciel par un parjure!

-- Je veux te l'ouvrir par un pardon.

-- Ce pardon... je l'ai reçu...

-- Et de qui?...

-- De celui qui seul peut-être avait le droit de me le donner.

-- Morlaix est-il descendu du ciel? demanda la marquise

-- Non, répondit le vieillard; mais avez-vous oublié, madame,
qu'il avait laissé un fils sur la terre?

-- Tu l'as donc aussi vu, toi? s'écria la marquise.

-- Oui, répondit Achard.

-- Et tu lui as tout dit...

-- Tout!

-- Et les papiers qui constatent sa naissance? demanda la marquise
avec anxiété.

-- Le marquis n'était pas mort. Les papiers sont là.

-- Achard, s'écria la marquise tombant à genoux devant le lit,
Achard, tu auras pitié de moi!

-- Vous à genoux devant moi, madame!

-- Oui, vieillard, dit la marquise suppliante, oui, je suis à
genoux devant toi, et je te prie, et je t'implore, car tu tiens
entre tes mains l'honneur d'une des plus vieilles familles de
France, ma vie passée, ma vie à venir!... Ces papiers, c'est mon
coeur, c'est mon âme, c'est plus que tout cela, c'est mon nom! le
nom de mes aïeux, le nom de mes enfants; et tu sais ce que j'ai
souffert pour garder ce nom sans tache! Crois-tu que je n'avais
pas au coeur, comme les autres femmes, des sentiments d'amante,
d'épouse et de mère! Eh bien! je les ai étouffés tous les uns
après les autres, et la lutte a été longue. J'ai vingt ans de
moins que toi, vieillard; je suis pleine de vie, et tu vas mourir.
Eh bien! regarde mes cheveux: ils sont plus blancs que les tiens!

-- Que dit-elle? murmura Marguerite, qui s'était approchée de
manière à ce que son regard pût plonger d'une chambre dans
l'autre. Oh! mon Dieu!

-- Écoute, écoute, enfant, répondit Paul; c'est le Seigneur qui
permet que tout soit révélé de cette manière!...

-- Oui, oui, murmura Achard s'affaiblissant; oui, vous avez douté
de la bonté de Dieu; vous avez oublié qu'il avait pardonné à la
femme adultère.

-- Oui, mais lorsqu'ils rencontrèrent le Christ, les hommes
allaient la lapider en attendant!... Les hommes qui, depuis vingt
générations, se sont habitués à respecter mon nom et à honorer ma
famille, et qui, s'ils apprenaient ce qui, Dieu merci! leur a été
caché jusqu'à présent, n'auraient plus pour lui que du mépris et
de la honte! Oh! oui... Dieu... j'ai tant souffert qu'il me
pardonnera; mais les hommes... les hommes sont implacables, ils ne
pardonnent pas, eux! D'ailleurs, suis-je seule exposée à leurs
injures? Aux deux côtés de ma croix n'ai-je pas mes deux enfants,
dont l'autre est l'aîné!... L'autre, c'est mon enfant, je le sais
bien, comme Emmanuel, comme Marguerite; mais ai-je le droit de le
leur donner pour frère?... Oublies-tu qu'aux yeux de la loi, il
est le fils du marquis d'Auray? oublies-tu qu'il est le premier-
né, le chef de la famille? oublies-tu que, pour que tout lui
appartienne, titre et fortune, il n'a qu'à invoquer cette loi? Et
alors, que reste-t-il à Emmanuel? une croix de Malte! Que reste-t-
il à Marguerite? un couvent!

-- Oh! oui, oui, dit Marguerite à demi-voix et tendant les bras
vers la marquise; oui, un couvent où je puisse prier pour vous, ma
mère.

-- Silence! silence! lui dit Paul.

-- Oh! vous ne le connaissez pas, madame, murmure le mourant d'une
voix qui allait s'affaiblissant toujours.

-- Non, mais je connais l'humanité, répondit la marquise. Il peut
retrouver un nom, lui qui n'a pas de nom; une fortune, lui qui n'a
pas de fortune; et tu crois qu'il renoncera à cette fortune et à
son nom?

-- Si vous le lui demandez.

-- Et de quel droit le lui demanderais-je? continua la marquise.
De quel droit le prierais-je de m'épargner, d'épargner Emmanuel,
d'épargner Marguerite? Il dira: «Je ne vous connais pas, madame,
je ne vous ai jamais vue! Vous êtes ma mère, voilà tout ce que je
sais.»

-- En son nom, balbutia Achard, dont la mort commençait à glacer
la langue, en son nom, madame, je m'engage... je jure... Oh! mon
Dieu! mon Dieu!

La marquise se souleva, suivant sur le visage du moribond les
progrès de l'agonie.

-- Tu t'engages!... tu jures!... dit-elle. Est-il là pour ratifier
l'engagement, lui? Tu t'engages!... tu jures!... Ah! et sur ta
parole tu veux que je joue les années qu'il me reste à vivre
contre les minutes qui te restent à mourir! Je t'ai prié, je t'ai
imploré; une dernière fois je prie et j'implore: rends-moi ces
papiers!

-- Ces papiers sont à lui.

-- Il me les faut, te dis-je! continua la marquise prenant de la
force à mesure que le mourant s'affaiblissait.

-- Mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi! murmura Achard.

-- Nul ne peut venir, reprit la marquise. Cette clef ne te quitte
jamais, m'as-tu dit?...

-- L'arracherez-vous des mains d'un mourant?

-- Non, répondit la marquise, j'attendrai.

-- Laissez-moi mourir en paix! s'écria le moribond arrachant le
crucifix de son chevet, et le levant entre lui et la marquise.
Sortez! sortez! au nom du Christ!...

La marquise tomba à genoux, courbant la tête jusqu'à terre.

Quant au vieillard, il resta un instant dans cette posture
terrible; puis peu à peu ses forces l'abandonnèrent! il retomba
sur le lit, mettant ses bras en croix et appuyant l'image du
Sauveur sur sa poitrine.

La marquise prit le bas des rideaux du lit, et, sans relever la
tête, elle les croisa de manière à ce qu'ils renfermassent
l'agonie du mourant.

-- Horreur! horreur! murmura Marguerite.

-- À genoux et prions! dit Paul.

Alors il y eut un moment solennel et terrible, qui n'était
interrompu que par les derniers râles du moribond; puis ces râles
s'affaiblirent et cessèrent. Tout était fini: le vieillard était
mort.

La marquise releva lentement la tête, écouta quelques minutes avec
anxiété, puis introduisant, sans les ouvrir, la main à travers les
rideaux, après quelques efforts elle la retira tenant la clef.
Elle se leva alors en silence, et, la tête retournée du côté du
lit, marcha vers l'armoire. Mais au moment où elle allait mettre
la clef dans la serrure, Paul, qui suivait tous ses mouvements,
s'élança dans la chambre, et lui saisissant le bras:

-- Donnez-moi cette clef, ma mère! lui dit-il, car le marquis est
mort, et ces papiers m'appartiennent.

-- Justice de Dieu! s'écria la marquise en reculant d'épouvante et
tombant sur un fauteuil; justice de Dieu! c'est mon fils!

-- Bonté du ciel! murmura Marguerite en tombant à genoux dans
l'autre chambre; bonté du ciel! c'est mon frère!

Paul ouvrit l'armoire, et prit la cassette où étaient renfermés
les papiers.


Chapitre XVI
Cependant, au milieu des événements pressés de cette nuit, qui, en
faisant assister Marguerite à deux agonies, l'avaient amenée si
providentiellement à la découverte du secret de sa mère, Paul
n'avait point oublié les paroles mortelles échangées la veille
entre lui et Lectoure. Aussi comme ce jeune gentilhomme n'aurait
pas su sans doute où le retrouver, il jugea que c'était à lui de
lui épargner les ennuis de la recherche, et, vers les six heures
du matin, le lieutenant Walter se présenta au château d'Auray,
venant, de la part de Paul, arrêter les conditions du combat. Il
trouva Emmanuel chez Lectoure.

Ce dernier, en apercevant l'officier, descendit dans le parc, afin
de laisser les jeunes gens tout à fait libres dans leur
discussion.

Walter avait reçu de son chef l'ordre de tout accepter. Le débat
préliminaire fut donc promptement terminé. Les jeunes gens
convinrent que la rencontre aurait lieu le jour même à quatre
heures du soir, sur le bord de la mer, près de la cabane du
pêcheur située entre Port-Louis et le château d'Auray. Quant aux
armes, on apporterait sur le terrain des pistolets et des épées;
on déciderait alors desquels les adversaires devraient se servir:
bien entendu que Lectoure étant l'insulté, le choix lui
appartiendrait.

Quant à la marquise, écrasée comme nous l'avons vu d'abord par
l'apparition inattendue de Paul, elle avait repris bientôt toute
la fermeté de son caractère, et, tirant son voile sur sa figure,
elle était sortie de la chambre mortuaire, et avait traversé la
première pièce, restée sombre, sans lumière. Elle n'y avait donc
pas aperçu Marguerite agenouillée, et muette d'étonnement et de
terreur.

Elle avait ensuite traversé le parc, et était rentrée dans le
salon où s'était passée la scène du contrat; et là, à la lueur
mourante des bougies, les deux coudes appuyés sur la table, la
tête posée sur ses mains, les yeux fixés sur le papier où Lectoure
avait déjà signé son nom et le marquis écrit la moitié du sien,
elle avait passé le reste de la nuit à mûrir une résolution
nouvelle; elle avait ainsi vu venir le jour sans avoir pensé à
prendre le moindre repos, tant cette âme de bronze soutenait le
corps où elle était enfermée. Cette résolution était d'éloigner au
plus vite Emmanuel et Marguerite du château d'Auray, car c'était à
ses enfants surtout qu'elle voulait cacher ce qui allait
probablement se passer entre Paul et elle.

À sept heures, entendant le bruit que faisait le lieutenant Walter
en se retirant, elle étendit la main, prit une clochette, et
sonna. Un domestique se présenta à la porte avec la livrée de la
veille; on voyait que lui non plus il ne s'était point couché.

-- Prévenez mademoiselle d'Auray que sa mère l'attend au salon,
dit la marquise.

Le valet obéit, et la marquise reprit, morne et immobile, sa
première attitude. Un instant après elle entendit un léger bruit
derrière elle et se retourna. C'était Marguerite. La jeune fille,
avec plus de respect qu'elle ne l'avait jamais fait peut-être,
étendit la main vers sa mère, afin que celle-ci lui donnât la
sienne à baiser. Mais la marquise resta sans mouvement, comme si
elle n'eût pas compris l'intention de sa fille. Marguerite laissa
retomber sa main et attendit en silence. Elle aussi portait le
même vêtement que la veille. Le sommeil avait passé sur le monde,
oubliant le château d'Auray et ses hôtes.

-- Approchez, dit la marquise. Marguerite fit un pas.

-- Pourquoi, continua la marquise, êtes-vous ainsi pâle et
tremblante?

-- Madame! murmura Marguerite.

-- Parlez! dit la marquise.

-- La mort de mon père, si prompte, si inattendue! balbutia
Marguerite. Enfin j'ai beaucoup souffert cette nuit!

-- Oui, oui, dit la marquise d'une voix sourde et en fixant sur
Marguerite des regards qui n'étaient pas dénués de tout intérêt;
oui, le jeune arbre plie et s'effeuille sous le vent. Il n'y a que
le vieux chêne qui résiste à toutes les tempêtes. Moi aussi,
Marguerite, j'ai souffert! moi aussi, j'ai eu une nuit terrible!
Et cependant vous me voyez calme et ferme.

-- Dieu vous a fait une âme forte et sévère, madame, dit
Marguerite; mais il ne faut pas demander la même force et la même
sévérité aux âmes des autres. Vous les briseriez.

-- Aussi, dit la marquise, laissant retomber sa main sur la table,
je ne demande à la vôtre que l'obéissance. Marguerite, le marquis
est mort; Emmanuel est maintenant le chef de la famille; vous
allez à l'instant même partir pour Rennes avec Emmanuel.

-- Moi! s'écria Marguerite! moi, partir pour Rennes! Et
pourquoi?...

-- Parce que, répondit la marquise, la chapelle du château est
trop étroite pour contenir à la fois les fiançailles de la fille
et les funérailles du père.

-- La mère, dit Marguerite avec un accent indéfinissable, ce
serait une piété, ce me semble, que de mettre plus d'intervalle
entre deux cérémonies aussi opposées.

-- La véritable piété, reprit la marquise, c'est d'accomplir les
dernières volontés des morts. Jetez les yeux sur ce contrat, et
voyez-y les premières lettres du nom de votre père.

-- Oh! je vous le demande, madame, mon père, lorsqu'il a tracé ces
lettres que la mort est venue interrompre, mon père avait-il bien
toute sa raison, toute sa volonté?

-- Je l'ignore, mademoiselle, répondit la marquise avec ce ton
impératif et glacé qui lui avait jusqu'alors soumis tout ce qui
l'entourait; je l'ignore; ce que je sais, c'est que l'influence
qui le faisait agir lui survit; ce que je sais, c'est que les
parents, tant qu'ils existent, représentent Dieu sur la terre. Or,
Dieu m'a ordonné de terribles choses, et j'ai obéi. Faites comme
moi, mademoiselle, obéissez!

-- Madame, dit Marguerite, toujours debout, mais immobile cette
fois, et avec quelque chose de cet accent arrêté si terrible chez
sa mère, et que celle-ci lui avait transmis avec son sang; madame,
il y a trois jours que, les larmes dans les yeux, le désespoir
dans le coeur, je me traîne sur mes genoux, des pieds d'Emmanuel à
ceux de cet homme, et des pieds de cet homme à ceux de mon père.
Aucun n'a voulu ou n'a pu m'entendre, car l'ambition ardente ou la
folie acharnée était là, couvrant ma voix. Enfin me voilà arrivée
en face de vous, ma mère. Vous êtes la dernière que je puisse
implorer, mais aussi vous êtes celle qui devez le mieux
m'entendre. Écoutez donc bien ce que je vais vous dire. Si je
n'avais à sacrifier à votre volonté que mon bonheur, je le
sacrifierais; que mon amour, je le sacrifierais encore; mais j'ai
à vous sacrifier... mon fils. Vous êtes mère; et moi aussi,
madame!

-- Mère!... mère!... murmura la marquise; mère... par une faute!

-- Enfin je le suis, madame; et le sentiment de la maternité n'a
pas besoin d'être sanctifié pour être saint. Eh bien! madame,
dites-moi, -- car mieux que moi vous devez savoir ces choses, --
dites-moi: si ceux qui nous ont donné le jour ont reçu de Dieu une
voix qui parle à notre coeur, ceux qui sont nés de nous n'ont-ils
pas une voix pareille? et quand ces deux voix se contredisent, à
laquelle des deux faut-il obéir?

-- Vous n'entendrez jamais la voix de votre enfant, répondit la
marquise, car vous ne le reverrez jamais.

-- Je ne reverrai jamais mon fils!... s'écria Marguerite; et qui
peut en répondre, madame?

-- Lui-même ignorera qui il est.

-- Et s'il le sait un jour!... dit Marguerite, vaincue dans son
respect de fille par la dureté de sa mère; et s'il revient alors
me demander compte de sa naissance!... Cela peut arriver, madame!

Elle prit la plume.

-- Et dans cette alternative, dites, faut-il que je signe?

-- Signez, dit la marquise.

-- Mais, continua Marguerite en posant sa main crispée et
tremblante sur le contrat, si mon mari apprend un jour l'existence
de cet enfant! s'il demande raison à mon amant de la tache faite à
son nom et à son honneur!... si, dans un duel acharné, solitaire
et sans témoins... dans un duel à mort, il tuait cet amant, et
que, tourmenté par sa conscience, poursuivi par une voix qui
sortirait de la tombe, mon mari perdît la raison!

-- Taisez-vous! dit la marquise épouvantée, mais sans savoir
encore si le hasard ou quelque révélation inconnue dictait les
paroles de sa fille; taisez-vous!

-- Vous voulez donc, continua Marguerite, qui en avait trop dit
pour s'arrêter, vous voulez donc que, pour conserver pur et sans
tache mon nom et celui de mes autres enfants, je m'enferme avec un
insensé! Vous voulez donc que j'écarte de moi et de lui tout être
vivant! que je me fasse un coeur de fer pour ne plus sentir! des
yeux de bronze pour ne plus pleurer! Vous voulez donc que Je me
couvre de deuil comme une veuve, avant que mon mari soit mort!...
Vous voulez donc que mes cheveux blanchissent vingt ans avant
l'âge!

-- Taisez-vous! taisez-vous!... interrompit la marquise d'une voix
où l'on sentait que la menace commençait de céder à la crainte;
taisez vous!

-- Vous voulez donc, reprit Marguerite emportée par l'amertume de
sa douleur, vous voulez donc, pour que ce terrible secret meure
avec ceux qui le gardent, que j'écarte de leur lit funéraire les
médecins et les prêtres!... Vous voulez donc enfin que j'aille
d'agonie en agonie pour fermer moi-même, non pas les yeux, mais la
bouche des moribonds!...

-- Taisez-vous! dit la marquise en se tordant les bras; au nom du
ciel, taisez-vous!

-- Eh bien! continua Marguerite, dites-moi donc encore de signer,
ma mère, et tout cela sera. Et alors la malédiction du Seigneur
sera accomplie: «Et les fautes des pères retomberont sur leurs
enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième génération!»

-- O mon Dieu! mon Dieu! s'écria la marquise éclatant en sanglots,
suis-je assez abaissée! suis-je assez punie!

-- Pardon, pardon, madame, dit Marguerite rendue à elle-même par
les premières larmes de sa mère, en tombant à genoux; pardon!
pardon!

-- Oui, pardon, répondit la marquise marchant à Marguerite;
demande pardon, fille dénaturée, qui a pris le fouet des mains de
la vengeance éternelle, et qui en a frappé ta mère au visage!

-- Grâce! grâce! s'écria Marguerite; je ne savais pas ce que je
disais, ma mère! Vous m'aviez fait perdre la raison! J'étais
folle!...

-- O mon Dieu! mon Dieu! dit la marquise levant ses deux mains au-
dessus de la tête de sa fille; vous avez entendu les paroles qui
sont sorties de la bouche de mon enfant; je n'ose pas espérer que
votre miséricorde ira jusqu'à les oublier, mon Dieu! mais au
moment de la punir, souvenez-vous que je ne la maudis pas!

Alors elle s'avança vers la porte; sa fille essaya de la retenir,
mais la marquise se retourna vers elle avec une expression de
visage si terrible, que, sans qu'elle eût besoin de le lui
ordonner, Marguerite lâcha le bord de la robe de sa mère, et resta
les bras étendus vers elle, haletante et sans voix, jusqu'à ce que
la marquise fût sortie; puis, aussitôt qu'elle eût cessé de la
voir, elle se renversa en arrière avec un cri si douloureux, qu'on
eût cru que cette âme qui avait tant souffert venait enfin de se
briser.



Chapitre XVII
Nos lecteurs s'étonneront peut-être qu'après la manière outrageuse
dont Paul avait, la veille, provoqué le baron de Lectoure, la
rencontre n'eût pas été fixée au matin même; mais le lieutenant
Walter, qui s'était chargé de régler les conditions du duel avec
le comte d'Auray, avait, comme nous l'avons dit, reçu de son chef
l'ordre de faire toutes les concessions, excepté une seule: Paul
ne voulait se battre qu'à la fin de la journée.

C'est que le jeune capitaine avait compris que, jusqu'au moment où
il aurait dénoué ce drame étrange, dans lequel, mêlé d'abord comme
étranger, il se trouvait enfin posé comme chef de famille, sa vie
ne lui appartenait pas, et qu'il n'avait pas le droit de la
risquer. Au reste, comme on le voit, le terme qu'il s'était
accordé à lui-même n'était pas long, et Lectoure, qui ignorait
dans quel but son adversaire s'était réservé ce délai, l'avait
accepté sans trop se plaindre.

Paul avait donc résolu de mettre à profit les instants. En
conséquence, aussitôt qu'il crut l'heure convenable pour se
présenter chez la marquise, il s'achemina vers le château.

Les événements de la veille et du jour même avaient répandu un si
grand trouble dans la noble demeure, qu'il y entra sans trouver un
domestique pour l'annoncer; il pénétra néanmoins dans les
appartements, suivit le chemin qu'il avait déjà fait deux fois,
et, en arrivant à la porte du salon, trouva sur le plancher
Marguerite évanouie.

En voyant le contrat froissé sur la table et sa soeur sans
connaissance, Paul devina facilement qu'une dernière scène, plus
terrible, venait de se passer entre la mère et la fille. Il alla à
sa soeur, la prit entre ses bras, et entr'ouvrit la fenêtre pour
lui donner de l'air. L'état de Marguerite était plutôt une simple
prostration de forces qu'un évanouissement réel. Aussi, dès
qu'elle se sentit secourue avec une attention qui ne laissait pas
de doute sur les sentiments de celui qui venait à son aide, elle
rouvrit les yeux et reconnut son frère, cette providence vivante
que Dieu lui avait envoyée pour la soutenir chaque fois qu'elle
s'était sentie près de succomber.

Marguerite lui raconta comment sa mère avait voulu la forcer de
signer ce contrat, afin de l'éloigner d'elle avec son frère; et
comment, vaincue par la douleur et emportée par la situation, elle
lui avait laissé voir qu'elle savait tout. Paul comprit ce qui
devait, à cette heure, se passer dans le coeur de la marquise,
qui, après vingt ans de silence, d'isolement et d'angoisses,
voyait, sans qu'elle pût deviner de quelle manière la chose
s'était faite, son secret révélé à l'une des deux personnes à qui
elle avait le plus d'intérêt à le cacher.

Aussi, prenant en pitié le supplice de sa mère, il résolut de le
faire cesser au plus tôt, en hâtant l'entrevue qu'il était venu
chercher, et qui devait l'éclairer sur les intentions de ce fils
dont elle avait tout fait pour neutraliser le retour. Marguerite,
de son côté, avait son pardon à obtenir; elle se chargea donc
d'aller prévenir sa mère que le jeune capitaine attendait ses
ordres.

Paul était resté seul, adossé contre la haute cheminée au-dessus
de laquelle était sculpté le blason de sa famille, et commençait à
se perdre dans les pensées que faisaient naître en lui les
événements successifs et pressés qui venaient de le faire
l'arbitre souverain de toute cette maison, lorsque la porte
latérale s'ouvrit tout à coup, et que Emmanuel parut, une boîte de
pistolets à la main. Paul tourna les yeux de son côté, et
apercevant le jeune homme, il le salua de la tête avec cette
expression douce et fraternelle qui reflétait sur son visage la
douce sérénité de son âme. Emmanuel, au contraire, tout en
répondant à ce salut comme l'exigeaient les convenances, laissa à
l'instant même lire sur sa figure le sentiment hostile
qu'éveillait en lui la présence de l'homme qu'il regardait comme
un ennemi personnel et acharné.

-- J'allais à votre recherche, monsieur, dit Emmanuel, posant les
pistolets sur la table, et s'arrêtant à quelque distance de Paul;
et cela, cependant, continua-t-il, sans trop savoir où vous
trouver: car, ainsi que les mauvais génies de nos traditions
populaires, vous semblez avoir reçu le don d'être partout et de
n'être nulle part.

Enfin, un domestique m'a assuré vous avoir vu entrer au château.
Je vous remercie de m'avoir épargné la peine que j'avais résolu de
prendre, en venant, cette fois encore, au devant de moi.

-- Je suis heureux, répondit Paul, que mon désir, dans ce cas,
quoique probablement inspiré par des causes différentes, ait été
en harmonie avec le vôtre. Me voilà, que voulez-vous de moi?

-- Ne le devinez-vous pas, monsieur? répondit Emmanuel avec une
émotion croissante. En ce cas, et permettez-moi de m'en étonner,
vous connaissez bien mal les devoirs d'un gentilhomme et d'un
officier, et c'est une nouvelle insulte que vous me faites!

-- Croyez-moi, Emmanuel, reprit Paul d'une vois calme...

-- Hier, je m'appelais le comte, aujourd'hui je m'appelle le
marquis d'Auray, interrompit Emmanuel avec un mouvement méprisant
et hautain; ne l'oubliez pas, je vous prie, monsieur!

Un sourire presque imperceptible passa sur les lèvres de Paul.

-- Je disais donc, continua Emmanuel, que vous connaissiez bien
peu les sentiments d'un gentilhomme, si vous aviez pu croire que
je permettais qu'un autre que moi vidât pour moi la querelle que
vous êtes venu me chercher. Oui, monsieur, car c'est vous qui êtes
venu vous jeter sur ma route, et non pas moi qui suis allé vous
trouver.

-- Monsieur le marquis d'Auray, dit en souriant Paul, oublie sa
visite à bord de l'Indienne.

-- Trêve d'arguties, monsieur! et venons au fait. Hier, je ne sais
par quel sentiment étrange et inexplicable, lorsque je vous ai
offert, je dirai non pas ce que tout gentilhomme, ce que tout
officier, mais simplement ce que tout homme de coeur accepte à
l'instant sans balancer, vous avez refusé, monsieur, et, déplaçant
la provocation, vous êtes allé chercher derrière moi un
adversaire, non pas précisément étranger à la querelle, mais que
le bon goût défendait d'y mêler.

-- Croyez qu'en cela, monsieur, répondit Paul avec le même calme
et la même liberté d'esprit qu'il avait fait paraître jusqu'alors,
j'obéissais à des exigences qui ne me laissaient pas le choix de
l'adversaire. Un duel m'était offert par vous, que je ne pouvais
pas accepter avec vous, mais qui me devenait indifférent avec tout
autre; j'ai trop l'habitude des rencontres, monsieur, et de
rencontres bien autrement terribles et mortelles, pour qu'une
pareille affaire soit à mes yeux autre chose qu'un des accidents
habituels de mes aventureuses journées. Seulement, rappelez-vous
que ce n'est pas moi qui ai cherché ce duel; que c'est vous qui
êtes venu me l'offrir, et que, ne pouvant pas, je vous le répète,
me battre avec vous, j'ai pris monsieur de Lectoure, comme
j'aurais pris monsieur de Nozay ou monsieur de Lajarry, parce
qu'il se trouvait là, sous ma main, à ma portée, et que, s'il me
fallait absolument tuer quelqu'un, j'aimais mieux tuer un fat
inutile et insolent, qu'un brave et honnête gentilhomme campagnard
qui se croirait déshonoré s'il rêvait qu'il accomplit en songe le
marché infâme que le baron de Lectoure vous propose en réalité.

-- C'est bien, monsieur! dit Emmanuel en riant; continuez à vous
poser comme redresseur de torts, à vous constituer le chevalier
des princesses opprimées, et à vous retrancher sous le bouclier
fantastique de vos mystérieuses réponses! Tant que ce don-
quichottisme suranné ne viendra pas se heurter à mes désirs, à mes
intérêts, à mes engagements, je lui laisserai parcourir terre et
mer, aller d'un pôle à l'autre, et je me contenterai de sourire en
le regardant passer; mais dès que cette folie viendra s'attaquer à
moi, comme l'a fait la vôtre, monsieur; dès que, dans l'intérieur
d'une famille dont je suis le chef, je rencontrerai un inconnu qui
ordonne en maître là où moi seul ai le droit de parler haut,
j'irai à lui, comme je viens à vous, si j'ai le bonheur de le
rencontrer seul comme je vous rencontre; et là, certain que nul ne
viendra nous déranger avant la fin d'une explication devenue
nécessaire, je lui dirai: «Vous m'avez, sinon insulté, du moins
blessé, monsieur, en venant chez moi me heurter dans mes intérêts
et mes affections de famille. C'est donc avec moi, et non avec un
autre, que vous devez vous battre, et vous vous battrez!»

-- Vous vous trompez, Emmanuel, répondit Paul; je ne me battrai
pas, du moins avec vous. La chose est impossible.

-- Eh! monsieur, le temps des énigmes est passé! s'écria Emmanuel
avec impatience: nous vivons au milieu d'un monde où à chaque pas
on coudoie une réalité. Laissons donc la poésie et le mystérieux
aux auteurs de romans et de tragédies. Votre présence en ce
château a été marquée par d'assez fatales circonstances pour que
nous n'ayons plus besoin d'ajouter ce qui n'est pas à ce qui est.
Lusignan de retour malgré l'ordre qui le condamne à la
déportation: ma soeur pour la première fois rebelle aux volontés
de sa mère; mon père tué par votre seule présence: voilà les
malheurs qui vous ont accompagné, qui sont revenus de l'autre bout
du monde avec vous, comme un cortège funèbre, et dont vous avez à
me rendre compte! Ainsi, parlez, monsieur: parlez comme un homme à
un homme, en plein jour, face à face, et non pas en fantôme qui
glisse dans l'ombre, échappe à la faveur de la nuit, en laissant
tomber quelque mot de l'autre monde, prophétique et solennel, bon
à effaroucher des nourrices et des enfants! Parlez, monsieur,
parlez! Voyez, voyez, je suis calme. Si vous avez quelque
révélation à me faire, je vous écoute.

-- Le secret que vous me demandez ne m'appartient pas, répondit
Paul, dont le calme contrastait avec l'exaltation d'Emmanuel.
Croyez à ce que je vous dis, et n'insistez pas davantage. Adieu.

À ces mots, Paul fit un mouvement pour se retirer.

-- Oh! s'écria Emmanuel en s'élançant vers la porte et en lui
barrant le passage, vous ne sortirez pas ainsi, monsieur! Je vous
tiens seul à seul, dans cette chambre, où je ne vous ai pas
attiré, mais où vous êtes venu. Faites donc attention à ce que je
vais vous dire. Celui que vous avez insulté, c'est moi! celui à
qui vous devez réparation, c'est moi! celui avec qui vous vous
battrez, c'est...

-- Vous êtes fou, monsieur! répondit Paul; je vous ai déjà dit que
c'était impossible. Laissez-moi donc sortir.

-- Prenez garde! s'écria Emmanuel en étendant la main vers la
boîte et en y prenant les deux pistolets, prenez garde, monsieur!
Après avoir fait tout au monde pour vous forcer d'agir en
gentilhomme, je puis vous traiter en brigand! Vous êtes ici dans
une maison qui vous est étrangère; vous y êtes entré je ne sais ni
pourquoi ni comment; si vous n'êtes pas venu pour y dérober notre
or et nos bijoux, vous y êtes venu pour voler l'obéissance d'une
fille à sa mère, et la promesse sacrée d'un ami à un ami. Dans
l'un ou l'autre cas, vous êtes un ravisseur que je rencontre au
moment où il met la main sur un trésor, trésor d'honneur, le plus
précieux de tous. Tenez, croyez-moi, prenez cette arme... --
Emmanuel jeta un des deux pistolets aux pieds de Paul; -- et
défendez-vous!

-- Vous pouvez me tuer, monsieur, répondit Paul en s'accoudant de
nouveau contre la cheminée, comme s'il continuait une conversation
ordinaire, quoique je ne pense pas que Dieu permette un si grand
crime; mais vous ne me forcerez pas à me battre avec vous. Je vous
l'ai dit et je vous le répète.

-- Ramassez ce pistolet, monsieur, dit Emmanuel; ramassez-le, je
vous le dis! Vous croyez que la menace que je vous fais est une
menace vaine: détrompez-vous. Depuis trois jours vous avez lassé
ma patience! depuis trois jours vous avez rempli mon coeur de fiel
et de haine! depuis trois jours enfin, je me suis familiarisé avec
toutes les idées qui peuvent me débarrasser de vous: duel ou
meurtre! Ne croyez pas que la crainte du châtiment m'arrête: ce
château est isolé, muet et sourd. La mer est là, et vous ne serez
pas encore dans la tombe, que je serai déjà en Angleterre. Ainsi,
monsieur, une dernière, une suprême fois, ramassez ce pistolet et
défendez-vous!

Paul, sans répondre, haussa les épaules et repoussa le pistolet du
pied.

-- Eh bien! dit Emmanuel, poussé au plus haut degré de
l'exaspération par le sang-froid de son adversaire, puisque tu ne
veux pas te défendre comme un homme, meurs donc comme un chien!

Et il leva le pistolet à la hauteur de la poitrine du capitaine.

Au même instant un cri terrible retentit à la porte: c'était
Marguerite qui revenait et qui, du premier coup d'oeil, avait tout
compris. Elle s'élança sur Emmanuel. En même temps le coup partit;
mais la balle, dérangée par l'action de la jeune fille, passa à
deux ou trois pouces au-dessus de la tête de Paul, et alla briser
derrière lui la glace de la cheminée.

-- Mon frère! s'écria Marguerite en s'élançant d'un seul bond
jusqu'à Paul et le prenant dans ses bras; mon frère! n'es-tu pas
blessé?

-- Ton frère! dit Emmanuel en laissant tomber le pistolet tout
fumant encore. Ton frère?

-- Eh bien! Emmanuel, dit Paul avec le même calme qu'il avait
montré pendant toute cette scène, comprenez-vous maintenant
pourquoi je ne pouvais me battre avec vous?

En ce moment la marquise parut à la porte et s'arrêta sur le
seuil, pâle comme un spectre; puis, regardant autour d'elle avec
une expression infinie de terreur, et voyant que personne n'était
blessé, elle leva silencieusement les yeux au ciel, comme pour lui
demander si sa colère était enfin apaisée. Elle les y laissa
quelque temps fixés dans une action de grâces mentale. Lorsqu'elle
les abaissa, Emmanuel et Marguerite étaient à ses genoux, tenant
chacun une de ses mains et la couvrant de larmes et de baisers.

-- Je vous remercie, mes enfants, dit la marquise après un instant
de silence; maintenant laissez-moi seule avec ce jeune homme.

Marguerite et Emmanuel s'inclinèrent avec l'expression du plus
profond respect, et obéirent à l'ordre de leur mère.


Chapitre XVIII
La marquise ferma la porte derrière eux, fit quelques pas dans la
chambre, et alla, sans regarder Paul, s'appuyer sur le fauteuil
où, la veille, s'était assis le marquis pour signer le contrat. Là
elle resta debout et les yeux baissés vers la terre. Paul eut un
instant le désir d'aller s'agenouiller à son tour devant elle;
mais il y avait sur le visage de cette femme une telle sévérité,
qu'il réprima l'élan de son coeur, et demeura immobile et
attendant. Au bout d'un instant de silence glacé, la marquise prit
la première la parole.

-- Vous avez désiré me voir, monsieur, et je suis venue; vous avez
désiré me parler, j'écoute.

Ces mots sortirent de la bouche de la marquise sans qu'elle fît un
mouvement. Ses lèvres seules tremblèrent plutôt qu'elles ne
s'ouvrirent: on eût dit d'une statue de marbre qui parlait.

-- Oui, madame, répondit Paul avec un accent plein de larmes; oui,
oui, j'ai désiré vous parler; il y a bien longtemps que ce désir
m'est venu pour la première fois et ne m'est plus sorti du coeur.
J'avais des souvenirs d'enfant qui tourmentaient l'homme. Je me
rappelais une femme que j'avais vue jadis se glisser jusqu'à mon
berceau, et que, dans mes rêves juvéniles, je prenais pour l'ange
gardien de mes jeunes années. Depuis cette époque, si vivante
encore quoique si éloignée, plus d'une fois, madame, croyez-moi,
je me suis réveillé en tressaillant, comme si je venais de sentir
à mon front l'impression d'un baiser maternel; puis ne voyant
personne près de moi, je l'appelais, cette femme, croyant qu'elle
s'était éloignée et qu'à ma voix elle reviendrait peut-être. Voilà
vingt ans que je l'appelle ainsi, madame, et voilà la première
fois qu'elle me répond. Serait-il vrai, comme j'en ai souvent
frissonné, que vous eussiez tremblé de me voir? Serait-il vrai,
comme je le crains en ce moment, que vous n'eussiez rien à me
dire?

-- Et si j'avais craint votre retour, dit la marquise d'une voix
sourde, aurais-je eu tort? Vous m'êtes apparu hier seulement,
monsieur, et voilà que le mystère terrible qui, à cette heure, ne
devait être su que de Dieu et de moi, est connu de mes deux
enfants!

-- Est-ce donc ma faute, s'écria Paul, si Dieu s'est chargé de le
leur révéler? Est-ce moi qui ai conduit Marguerite, éplorée et
tremblante, près de son père mourant, dont elle allait demander
l'appui et dont elle a entendu la confession? Est-ce moi qui l'ai
ramenée chez Achard, et n'est-ce pas vous qui l'y avez suivie?
Quant à Emmanuel, le coup que vous avez entendu et cette glace
brisée font foi que j'aimais mieux mourir que de sauver ma vie aux
dépens de votre secret. Non, non, croyez-moi, madame, je suis
l'instrument et non le bras, l'effet et non la volonté. Non,
madame, c'est Dieu qui a tout conduit dans sa providence infinie
pour que vous ayez à vos pieds, comme vous venez de les y voir,
les deux enfants que vous avez écartés si longtemps de vos bras!

-- Mais il en est un troisième, dit la marquise d'une voix où
commençait enfin à percer quelque émotion, et je ne sais ce que je
dois attendre de celui-là...

-- Laissez-lui accomplir un dernier devoir, madame; et, ce devoir
accompli, il demandera vos ordres à genoux.

-- Et quel est ce devoir? répondit la marquise.

-- C'est de rendre à son frère le rang auquel il a droit, à sa
soeur le bonheur qu'elle a perdu, à sa mère la tranquillité
qu'elle implore et qu'elle ne peut trouver.

-- Et cependant, reprit la marquise étonnée, grâce à vous,
monsieur de Maurepas a refusé à monsieur de Lectoure le régiment
qu'il lui demandait pour mon fils.

-- Parce que, dit Paul, tirant le brevet de sa poche et le
déposant sur la table, parce que le roi venait de me l'accorder
pour mon frère.

La marquise y jeta les yeux et vit effectivement le nom
d'Emmanuel.

-- Et cependant, continua-t-elle, vous voulez donner Marguerite à
un homme sans nom, sans fortune... et, qui plus est, proscrit?

-- Vous vous trompez, madame; je veux donner Marguerite à celui
qu'elle aime; je veux donner Marguerite, non pas à Lusignan le
proscrit, mais à monsieur le baron Anatole de Lusignan, gouverneur
pour Sa Majesté de l'île de la Guadeloupe. Voilà sa commission.

La marquise laissa tomber un second regard sur le parchemin, et
vit que, cette fois comme l'autre, Paul lui avait dit la vérité.

-- Oui, j'en conviens, dit-elle, voilà pour l'ambition d'Emmanuel
et le bonheur de Marguerite.

-- Et en même temps pour votre tranquillité, à vous, madame, car
Emmanuel rejoint son régiment, Marguerite suit son époux, et vous
restez seule, hélas! comme vous l'avez désiré tant de fois.

La marquise soupira. N'est-ce point cela, madame, et me serais-je
trompé? continua Paul.

-- Mais, murmura la marquise, comment me dégager avec le baron de
Lectoure?

-- Le marquis est mort, madame. N'est-ce point une cause
suffisante à l'ajournement d'un mariage, que la mort d'un mari et
d'un père?...

La marquise, pour toute réponse, s'assit dans le fauteuil, prit
une plume et du papier, écrivit quelques lignes, plia la lettre,
et mettant sur l'adresse le nom du baron de Lectoure, elle sonna
un domestique.

Après quelques secondes d'attente, pendant lesquelles Paul et elle
gardèrent le silence, un domestique parut.

-- Remettez, dans deux heures, cette lettre au baron de Lectoure,
dit elle.

Le domestique prit la lettre et sortit.

-- Maintenant, continua la marquise en regardant Paul, maintenant,
monsieur, que vous avez rendu justice aux innocents, faites grâce
à la coupable. Vous avez des papiers qui constatent votre
naissance; vous êtes l'aîné; selon la loi du moins, vous avez
droit au nom et à la fortune d'Emmanuel et de Marguerite. Que
voulez-vous en échange de ces papiers?

Paul les tira de sa poche et les tint au-dessus de la flamme du
foyer.

-- Permettez-moi de vous appeler une seule fois ma mère, et
appelez moi une seule fois votre fils.

-- Est-il possible! s'écria la marquise en se levant.

-- Vous parlez de rang, de nom, de fortune! continua Paul en
secouant la tête avec une expression de profonde mélancolie; eh!
qu'ai-je besoin de tout cela? Je me suis fait un rang auquel peu
d'hommes de mon âge sont montés; j'ai acquis un nom qui est la
bénédiction d'un peuple et la terreur d'un autre: j'amasserais, si
je le voulais, une fortune à léguer à un roi. Que me font donc
votre nom, votre rang, votre fortune, à moi, si vous n'avez pas
autre chose à m'offrir, si vous ne me donnez pas ce qui m'a manqué
toujours et partout, ce que je ne puis me créer, ce que Dieu
m'avait accordé, ce que le malheur m'a repris... ce que vous seule
pouvez me rendre... une mère!

-- Mon fils! s'écria la marquise, vaincue à cet accent et à ces
larmes; mon fils!... mon fils!... mon fils!

-- Ah! s'écria Paul laissant tomber les papiers dans la flamme,
qui les anéantit aussitôt; ah! le voilà donc enfin sorti de votre
coeur, ce cri que j'attendais, que je demandais, que j'implorais!
Merci, mon Dieu, merci!

La marquise était retombée assise, et Paul était à genoux devant
elle, la tête cachée dans sa poitrine. Enfin la marquise lui
releva le front.

-- Regarde-moi, lui dit-elle. Depuis vingt ans, voilà les
premières larmes qui coulent de mes yeux! Donne-moi ta main. Elle
la posa sur sa poitrine. Depuis vingt ans voilà le premier
sentiment de joie qui fait battre mon coeur!... Viens dans mes
bras!... Depuis vingt ans voilà la première caresse que je donne
et que je reçois!... Ces vingt ans, c'est mon expiation sans
doute, puisque voilà que Dieu me donne, puisque voilà qu'il me
rend les larmes, la joie, les caresses!... Merci, mon Dieu!...
merci, mon fils!...

-- Ma mère! dit Paul.

-- Et je tremblais de le voir! je tremblais en le revoyant! Je ne
savais pas, moi... j'ignorais quels sentiments dormaient dans mon
propre coeur! Oh! je te bénis! Je te bénis!...

En ce moment la cloche de la chapelle se fit entendre. La marquise
tressaillit. L'heure des funérailles était arrivée. Le corps du
noble marquis d'Auray, et celui du pauvre Achard allaient être
rendus ensemble à la terre. La marquise se leva.

-- Cette heure doit être consacrée à la prière, dit-elle. Je me
retire.

-- Je pars demain, ma mère, lui dit Paul. Ne vous reverrai-je
pas?...

-- Oh! si! si! s'écria la marquise. Oh! je veux te revoir!

-- Eh bien! ma mère, je serai ce soir à l'entrée du parc.

Il est un endroit qui m'est sacré, et auquel j'ai une dernière
visite à rendre: je vous y attendrai. C'est là, ma mère, que nous
devons nous dire adieu!

-- J'irai, dit la marquise.

-- Tenez, dit Paul, tenez, ma mère, prenez ce brevet et cette
commission; l'un est pour Emmanuel, l'autre est pour le mari de
Marguerite. Que le bonheur de vos enfants leur vienne de vous!
Croyez-moi, ma mère, c'est à moi que vous avez le plus donné!

La marquise alla s'enfermer dans son oratoire; Paul sortit du
château et s'achemina vers la cabane de pêcheur, où nous l'avons
déjà vu se rendre une fois, et près de laquelle était fixé son
rendez-vous avec Lectoure. Il y trouva Lusignan et Walter.

À l'heure convenue pour la rencontre, Lectoure parut à cheval,
s'orientant de son mieux pour arriver au rendez-vous, car il était
sans guide, le piqueur qui l'accompagnait étant étranger comme lui
aux localités. À sa vue, les jeunes gens sortirent de la cabane.

Le baron les aperçut et piqua droit à eux. Aussitôt qu'il fut à
une distance convenable, il mit pied à terre et jeta la bride de
sa monture au bras de son domestique.

-- Pardon, messieurs, dit-il en s'approchant de ceux qui
l'attendaient, pardon de ce que je vous arrive ainsi seul et comme
un enfant perdu; mais l'heure choisie par monsieur, il s'inclina
devant Paul, qui lui rendit son salut, était justement celle fixée
pour les funérailles du marquis: j'ai donc laissé Emmanuel remplir
ses devoirs de fils, et je suis venu sans témoin, espérant avoir
affaire à un adversaire assez généreux pour me prêter l'un des
siens.

-- Nous sommes à votre dévotion, monsieur le baron, répondit Paul;
voici mes deux seconds. Choisissez, et celui que vous honorerez de
votre choix deviendra à l'instant le votre.

-- Je n'ai aucune préférence, je vous jure, répondit Lectoure;
désignez donc vous-même celui de ces deux messieurs que vous
destinez à me rendre ce service.

-- Walter, dit Paul, passez du côté de monsieur le baron.

Le lieutenant obéit, les deux adversaires se saluèrent une seconde
fois.

-- Maintenant, monsieur, continua Paul, permettez que, devant nos
témoins respectifs, je vous adresse quelques mots, non pas
d'excuses, mais d'explication.

-- Faites, monsieur, dit Lectoure.

-- Lorsque je vous dis les paroles qui nous amènent ici, les
événements qui sont arrivés depuis hier étaient encore cachés dans
l'avenir: cet avenir était incertain, monsieur, et pouvait amener
avec lui le malheur de toute une famille.

Vous aviez pour vous madame d'Auray, Emmanuel, le marquis;
Marguerite n'avait pour elle que moi seul. Toutes les chances
étaient donc pour vous. Voilà pourquoi je m'adressai directement à
vous; car, si je tombais sous vos coups, par des circonstances qui
vous demeureront éternellement inconnues, Marguerite ne pouvait
pas vous épouser; si je vous tuais, la chose se simplifiait
encore, et n'a pas besoin de commentaire.

-- Voilà un exorde on ne peut plus logique, monsieur, répondit le
baron en souriant et en fouettant sa botte avec sa cravache;
passons, s'il vous plaît, au corps du discours.

-- Maintenant, reprit Paul en s'inclinant légèrement en signe
d'adhésion, tout est changé: le marquis est mort, Emmanuel a sa
commission de lieutenant, la marquise renonce à votre alliance,
quelque honorable qu'elle soit, et Marguerite épouse monsieur le
baron Anatole de Lusignan, que, pour cette raison, je ne vous ai
pas donné pour témoin.

-- Ah! ah! fit Lectoure, voilà donc ce que signifiait le billet
qu'un domestique m'a remis au moment où je quittais le château.
J'avais eu la niaiserie de le prendre pour un ajournement! Il
paraît que c'était un congé en bonne forme. C'est bien, monsieur;
j'attends la péroraison.

-- Elle est simple et franche comme l'explication, monsieur. Je ne
vous connais pas, je ne désirais pas vous connaître; le hasard
nous a conduits en face l'un de l'autre avec des intérêts divers,
et nous nous sommes heurtés. Alors, comme je vous l'ai dit,
défiant du destin, je voulais venir quelque peu à son aide.
Aujourd'hui, tout est arrivé à ce point que ma mort ou la vôtre
serait parfaitement inutile et n'ajouterait qu'un peu de sang au
dénouement de ce drame. Franchement, monsieur, croyez-vous que ce
soit la peine de le verser?

-- Je serais peut-être de votre avis, monsieur, répondit Lectoure,
si je n'avais pas fait une si longue route. N'ayant pas l'honneur
d'épouser mademoiselle Marguerite d'Auray, je veux au moins avoir
le plaisir de croiser le fer avec vous. Il ne sera pas dit que je
serai venu pour rien en Bretagne. Quand vous voudrez, monsieur,
continua Lectoure, tirant son épée et saluant son adversaire.

-- À vos ordres, monsieur le baron, répondit Paul avec la même
politesse et en l'imitant en tout point.

Les deux jeunes gens firent un pas à la rencontre l'un de l'autre.
Les lames se touchèrent; à la troisième passe, l'arme de Lectoure
sauta à vingt pas de lui.

-- Avant de mettre l'épée à la main, dit Paul au baron, je vous
avais offert une explication; maintenant, monsieur, je serais
heureux que vous voulussiez bien agréer mes excuses.

-- Et cette fois je les accepte, monsieur, répondit Lectoure avec
le même laisser-aller que si rien ne s'était passé. Ramassez mon
épée, Dick. Il prit l'arme des mains de son domestique et la remit
dans le fourreau. Maintenant, messieurs, continua-t-il, si
quelqu'un de vous a des commissions pour Paris, j'y retourne de ce
pas.

-- Dites au roi, monsieur, répondit Paul en s'inclinant et en
remettant à son tour son arme dans le fourreau, que je suis
heureux que l'épée qu'il m'a donnée pour combattre les Anglais
soit restée pure du sang de l'un de mes compatriotes.

À ces mots les deux jeunes gens se saluèrent; Lectoure remonta à
cheval; puis, à cent pas de la plage, il prit directement la route
de Vannes, tandis que son domestique allait chercher au château sa
voiture de voyage.

-- Et maintenant, monsieur Walter, dit Paul, envoyez une barque
dans la crique la plus proche du château d'Auray. Que tout soit
prêt à bord de la frégate pour lever l'ancre cette nuit.

Le lieutenant reprit la route de Port-Louis, et les deux amis
rentrèrent dans la cabane.


Pendant ce temps, Emmanuel et Marguerite avaient accompli le
funèbre devoir auquel les avait conviés la cloche des funérailles.
Le marquis avait été déposé dans le sépulcre armorié de sa
famille, et Achard dans l'humble cimetière qui attenait à la
chapelle.

Puis les deux enfants étaient remontés auprès de leur mère, qui
remit à Emmanuel le brevet tant désiré, et qui accorda à
Marguerite le consentement si inattendu. Alors, pour ne pas
renouveler des émotions d'autant plus poignantes que ceux qui les
éprouvaient les concentraient en eux-mêmes, mère et enfants
s'embrassèrent une dernière fois, et se séparèrent avec la
conviction intime que c'était pour ne plus se revoir.

Le reste de la journée se passa à accomplir les préparatifs du
départ.

Vers le soir, la marquise sortit pour se rendre au rendez-vous que
lui avait donné Paul. En traversant la cour, elle aperçut d'un
côté une voiture tout attelée, et de l'autre le jeune midshipman
Arthur et deux matelots. Son coeur se serra à la vue de ce double
apprêt.

Elle continua sa route et s'enfonça dans le parc, sans céder à
cette émotion, tant cette longue réaction de l'orgueil contre la
nature lui avait donné de force sur elle-même.

Cependant, arrivée à une éclaircie d'où l'on apercevait la maison
d'Achard, elle s'arrêta en sentant ses genoux trembler sous elle,
et s'adossa contre un arbre, en appuyant la main sur son coeur
comme pour en comprimer les battements. C'est que, pareille à ces
âmes que le danger présent n'a pu émouvoir, et qui tremblent au
souvenir du danger passé, elle se rappelait à combien de craintes
et d'émotions elle avait été en proie pendant le cours de ces
vingt années, où chaque jour elle était venue à cette maison,
fermée maintenant pour ne plus se rouvrir. Toutefois, elle eut
bientôt surmonté cette faiblesse, et, reprenant son chemin, elle
gagna la porte du parc.

Là elle s'arrêta de nouveau. Au-dessus de tous les arbres
s'élevait la cime d'un chêne gigantesque dont on apercevait le
feuillage de plusieurs endroits du parc. Bien souvent la marquise
était restée des heures entières les yeux fixes sur son dôme de
verdure; mais jamais elle n'avait osé venir se reposer sous son
ombre. C'était là cependant qu'elle avait promis de joindre Paul,
et que Paul l'attendait. Enfin, elle fit un dernier effort sur
elle-même, et entra dans la forêt.

De loin elle aperçut un homme agenouillé et priant: c'était Paul.
Elle s'approcha lentement, et, s'agenouillant à son tour, elle
pria avec lui.

Puis, la prière finie, ils se relevèrent tous deux, et, sans dire
une parole, la marquise passa son bras autour du cou du jeune
homme et appuya sa tête sur son épaule. Au bout de quelques
instants de silence et d'immobilité, le bruit d'une voiture
parvint jusqu'à eux.

La marquise tressaillit et fit signe à Paul d'écouter: c'était
Emmanuel qui rejoignait son régiment. En même temps Paul étendit
la main dans la direction opposée à celle d'où venait le bruit, et
montra à la marquise une barque glissant, légère et silencieuse,
sur la surface de la mer: c'était Marguerite se rendant au
vaisseau.

La marquise écouta le bruit de la voiture tant qu'elle put
l'entendre, et suivit des yeux la barque aussi longtemps qu'elle
put la voir; puis, lorsque l'un se fut éteint dans l'espace,
lorsque l'autre eut disparu dans la nuit, elle se retourna vers
Paul, levant les yeux au ciel et comprenant que l'heure était
venue où celui sur lequel elle s'appuyait devait la quitter à son
tour:

-- Dieu bénisse, dit-elle, comme je le bénis, le fils pieux qui
est resté le dernier auprès de sa mère!

Et, rappelant toutes ses forces, elle embrassa une dernière fois
le jeune homme agenouillé devant elle; puis, s'arrachant de ses
bras, elle reprit seule le chemin du château.

Le lendemain, les habitants de Port-Louis cherchèrent vainement, à
la place où ils l'avaient vue encore la veille, la frégate qui
depuis quinze jours était en station dans le havre extérieur de
Lorient. Comme la première fois, elle avait disparu, sans qu'ils
pussent deviner ni la cause de son arrivée ni le motif de son
départ.


Épilogue
Cinq ans s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons
de raconter: l'indépendance des États-unis avait été reconnue.

New-York, la dernière place-forte occupée par les Anglais, venait
d'être évacuée. Le bruit du canon, qui avait retenti à la fois
dans la mer des Indes et dans le golfe du Mexique, cessait de
gronder sur les deux Océans. Washington, dans la séance solennelle
du 28 décembre 1783, avait remis sa commission de général en chef,
et s'était retiré dans son domaine de Montvernon, sans autre
récompense que de recevoir et d'envoyer ses lettres par la poste
sans qu'elles fussent taxées, et la tranquillité dont commençait à
jouir l'Amérique s'étendait aux colonies françaises des Antilles,
qui, ayant pris parti dans la guerre, avaient eu plusieurs fois à
se défendre contre les tentatives hostiles de la Grande-Bretagne.
Parmi ces îles, la Guadeloupe avait été plus particulièrement
menacée, à cause de son importance militaire et commerciale; mais,
grâce à la vigilance de son nouveau gouverneur, les tentatives de
débarquement avaient toujours échoué, et la France n'avait eu à
déplorer dans cette importante possession aucun accident sérieux;
de sorte que, vers le commencement de l'année 1783, l'île, sans
être tout à fait dépouillée d'un reste d'apparence guerrière,
qu'elle conservait encore plutôt par habitude que par nécessité,
était déjà cependant presque tout entière rendue à la culture des
diverses productions qui font sa richesse.

Si nos lecteurs veulent bien, par un dernier effort de
complaisance, nous accompagner au-delà de l'Atlantique et aborder
avec nous dans le port de la Basse-Terre, nous suivrons, au milieu
des fontaines jaillissantes de tous côtés, une des rues qui
montent à la promenade du Champ d'Arbaud; puis après avoir profité
pendant un tiers de sa longueur à peu près de l'ombre fraîche des
tamarins qui la bordent de chaque côté, nous prendrons à gauche un
petit chemin battu conduisant à la porte d'un jardin qui, dans sa
partie la plus élevée, domine toute la ville.

Arrivés là, qu'ils respirent un instant la brise du soir, si douce
par une après-midi du mois de mai, et qu'ils jettent un coup
d'oeil avec nous sur cette nature luxuriante des tropiques.

Adossés comme nous le sommes aux montagnes boisées et volcaniques
qui séparent la partie de l'ouest en deux versants, et parmi
lesquelles s'élèvent, couronnés de leur panache de fumée et
d'étincelles, les deux pitons calcinés de la Soufrière, nous avons
à nos pieds, abritée par les mornes de Bellevue, de Mont-Désir, de
Beau-Soleil, de l'Espérance et de Saint-Charles, la ville qui
descend gracieusement vers la mer, dont les flots étincelants des
derniers rayons du soleil viennent baigner les murailles; à
l'horizon, l'Océan, vaste et limpide miroir, et à notre droite et
à notre gauche les plantations les plus belles et les plus riches
de l'île; ce sont des carrés de caféiers, originaires d'Arabie,
aux rameaux noueux et flexibles, garnis de feuilles d'un vert
foncé et luisant, et de forme oblongue, pointue et ondulée,
portant chacune à son aisselle un bouquet de fleurs d'un blanc de
neige; des quinconces de cotonniers, couvrant d'un tapis de
verdure le terrain sec et pierreux qu'ils affectionnent, et parmi
lesquels apparaissent, pareils à des fourmis colossales, les
nègres occupés à réduire à deux ou trois les milliers de jets qui
s'élancent de chaque tige. C'est encore, au contraire, dans les
cantons unis et abrités, et dans les terres grasses et généreuses,
introduit aux Antilles par le juif Benjamin Dacosta, le cacaoyer
au tronc élancé, aux rameaux poreux enveloppés d'une écorce fauve,
et garnis de grandes feuilles oblongues, alternes et lancéolées,
parmi lesquelles quelques-unes, et ce sont les pousses naissantes,
semblent des fleurs d'un rose tendre qui contrastent avec le fruit
long, recourbé et jaunâtre, qui fait plier les branches sous son
poids. Enfin, des champs entiers de la plante découverte à Tabago,
transportée en France pour la première fois par l'ambassadeur de
François II, qui en fit hommage à Catherine de Médicis, d'où lui
vint son nom d'herbe à la reine. Ce qui n'empêcha que, comme toute
chose populaire, elle ne commençât par être excommuniée et
proscrite, en Europe et en Asie, par les deux pouvoirs qui se
partageaient le monde, proscrite par le grand-duc de Moscovie
Michel Fédorowitch, par le sultan turc Amurat IV, par l'empereur
de Perse, et excommuniée par Urbain VIII. Puis de temps en temps,
s'élançant d'un seul jet et dépassant de quarante ou cinquante
pieds tous les végétaux herbacés qui l'entourent, le bananier du
paradis, dont, s'il faut en croire la tradition biblique, les
feuilles ovales, obtuses et longues de sept ou huit pieds, rayées
de nervures transversales, comme des banderoles enrubannées,
servirent à faire le premier vêtement à la première femme. Enfin,
régnant sur le tout, et se découpant, tantôt sur l'azur du ciel,
tantôt sur le vert glauque de l'Océan, selon qu'ils s'élèvent sur
la crête des montagnes ou sur les grèves de la mer, le cocotier et
le palmiste, ces deux géants des Antilles, gracieux et prodigues
comme tout ce qui est fort.

Qu'on se figure donc ces côtes merveilleuses, coupées par
soixante-dix rivières encaissées dans des lits de quatre-vingt
pieds de profondeur; ces montagnes éclairées le jour par le soleil
des tropiques, la nuit par le volcan de la Soufrière; cette
végétation qui ne s'arrête jamais, et dont les feuilles qui
poussent succèdent sans cesse aux feuilles qui tombent; ce sol
enfin si sanitaire et cet air si pur, que, malgré les essais
insensés que l'homme, ce propre ennemi de lui-même, en a fait, des
serpents, transportés de la Martinique et de Sainte-Lucie, n'ont
pu y vivre ni s'y reproduire, et qu'on juge, après les souffrances
éprouvées en Europe, de quel bonheur ont dû jouir, depuis cinq ans
qu'ils habitent ce paradis du monde, Anatole de Lusignan et
Marguerite d'Auray, que nos lecteurs ont vu figurer au premier
rang parmi les personnages du drame que nous venons de dérouler
sous leurs yeux.

C'est qu'à cette vie agitée par les passions, à cette lutte du
droit naturel contre le pouvoir légal, à cette suite de scènes où
toutes les douleurs terrestres, depuis l'enfantement jusqu'à la
mort, étaient venues jouer un rôle, avait succédé une vie sereine
dont chaque jour s'était écoulé calme et tranquille, et dont les
seuls nuages étaient cette vague inquiétude pour les amis éloignés
qui parfois passe dans l'air et vous serre le coeur comme un
pressentiment douloureux.

Cependant, de temps en temps, soit par les journaux publics, soit
par des bâtiments en relâche, les deux jeunes gens avaient appris
quelques nouvelles de celui qui leur avait si puissamment servi de
protecteur; ils avaient su ses victoires; comment, en les
quittant, il avait été mis à la tête d'une escadrille et avait
détruit les établissements anglais sur les côtes d'Acadie, ce qui
lui avait valu le titre de commodore; comment, dans un engagement
avec le Sérapis et la Comtesse de Scarborough, et après un combat
vergue à vergue qui dura près de quatre heures, il avait forcé les
deux frégates à se rendre, et comment, enfin, en 1781, il avait
reçu, en récompense des services qu'il avait rendus à la cause de
l'indépendance, les remerciements publics du congrès, qui lui
avait voté une médaille d'or, et l'avait choisi pour commander la
frégate l'Amérique, à qui l'on avait donné ce nom comme à la plus
belle, et dont on lui confiait le commandement comme au plus
brave; mais ce splendide vaisseau ayant été offert par le congrès
au roi de France, en remplacement du Magnifique, qui avait été
perdu à Boston, Paul Jones, après avoir été le conduire au Havre,
s'était rendu à bord de la flotte du comte de Vaudreuil, qui
projetait une expédition contre la Jamaïque. Cette dernière
nouvelle avait comblé de joie Lusignan et Marguerite, car cette
entreprise ramenait Paul dans leurs parages, et ils espéraient
enfin revoir leur frère et leur ami; mais la paix, comme nous
l'avons dit, était survenue sur ces entrefaites, et ils n'avaient
plus entendu, depuis cette époque, reparler de l'aventureux marin.

Le soir du jour où nous avons transporté nos lecteurs des côtes
sauvages de la Bretagne aux rivages fertiles de la Guadeloupe, la
jeune famille était, comme nous l'avons dit, rassemblée dans le
jardin même où nous sommes entrés, et dominait le panorama immense
dont la ville couchée à ses pieds formait le premier plan, et
l'Océan semé d'îles le merveilleux lointain. Marguerite s'était
promptement habituée au laisser-aller de la vie créole, et, l'âme
désormais tranquille et heureuse, elle abandonnait son corps,
toujours pâle, frêle et gracieux comme un lis sauvage, au doux
farniente qui fait de l'existence sensuelle des colonies une
espèce de demi-sommeil où les événements semblent des rêves.
Couchée avec sa fille dans un hamac péruvien tressé avec les fils
de soie de l'aloès et brodé de plumes éclatantes fournies par les
oiseaux les plus rares du tropique, balancée d'un mouvement doux
et régulier par son fils, une main dans les mains de Lusignan, et
le regard mollement perdu dans une incommensurable étendue, elle
sentait pénétrer en elle, par l'âme et par les sens, toutes les
félicités que promet le ciel, et toutes les jouissances que peut
accorder la terre. En ce moment, et comme si tout avait dû
concourir à compléter le tableau magique qu'elle venait contempler
chaque soir, et que chaque soir elle trouvait plus merveilleux,
pareil au roi de l'Océan, un navire doubla le cap des Trois-
Pointes, glissant à la surface de la mer sans plus d'efforts
apparents qu'un cygne qui joue sur le miroir d'un lac.

Marguerite l'aperçut la première, et, sans parler, tant chaque
action de la vie est une fatigue sous ce climat brûlant, elle fit
un signe de la tête à Lusignan, qui dirigea ses regards du côté
qu'elle lui indiquait, et suivit des yeux en silence, et comme
elle, la marche rapide et gracieuse du bâtiment.

À mesure qu'il approchait et que les détails fins et élégants de
sa mâture apparaissaient au milieu de cette masse de toiles, qui
semblait d'abord un nuage courant à l'horizon, on commençait de
distinguer, au quartier de son pavillon, fascé d'argent et de
gueules, les étoiles de l'Amérique, qui se détachaient sur leur
champ d'azur en nombre égal à celui des Provinces-Unies. Une même
idée leur vint alors à tous deux à la fois, et leurs regards se
rencontrèrent tout radieux de l'espoir qu'ils allaient peut-être
apprendre quelques nouvelles de Paul.

Aussitôt Lusignan ordonna à un nègre d'aller chercher une longue-
vue; mais déjà, avant qu'il fût revenu, une pensée plus douce
encore avait fait battre le coeur des deux jeunes gens: il
semblait à Lusignan et à Marguerite reconnaître pour une ancienne
amie la frégate qui s'approchait. Cependant, à quiconque n'en a
pas l'habitude, il est si difficile de distinguer à une certaine
distance les signes qui parlent à l'oeil du marin, qu'ils
n'osaient croire encore à cette espérance, qui tenait plus du
pressentiment instinctif que de la réalité positive; enfin, le
nègre revint porteur de l'instrument désiré; Lusignan porta la
longue-vue à ses yeux et jeta un cri de joie en la passant à
Marguerite: il avait reconnu à la proue la sculpture de Guillaume
Coustou, et c'était l'Indienne qui s'avançait à pleines voiles
vers la Basse-Terre.

Lusignan enleva Marguerite de son hamac et la déposa à terre, car
leur premier mouvement à tous deux avait été de courir vers le
port; mais alors l'idée leur vint que l'Indienne, que depuis près
de cinq ans Paul avait quittée, lorsqu'un grade plus élevé lui
avait donné droit au commandement d'un vaisseau plus fort, pouvait
bien être montée par un autre capitaine, et ils s'arrêtèrent le
coeur palpitant et les jambes tremblantes. Pendant ce temps le
jeune Hector avait ramassé la longue-vue, et la portant à son oeil
comme il avait vu faire tour à tour à ses parents: «Père, dit-il,
regarde donc, il y a sur le pont un officier couvert d'une
redingote noire brodée d'or, pareille à celle du portrait de mon
bon ami Paul. Et Lusignan prit vivement la lunette des mains de
l'enfant, regarda quelques secondes, et la passa de nouveau à
Marguerite, qui, au bout d'un instant, la laissa tomber; puis tous
deux se jetèrent dans les bras l'un de l'autre: ils avaient
reconnu le jeune capitaine qui, pour revenir près de ses amis,
avait pris le costume que nous avons dit lui être le plus
habituel. En ce moment, le vaisseau passa devant le fort qu'il
salua de trois coups de canon, et aussitôt le fort répondit au
salut par un nombre égal de coups.

Dès l'instant où Lusignan et Marguerite avaient acquis la
certitude que c'était bien leur frère et leur ami qui montait
l'Indienne, ils étaient descendus vers la rade, suivis du jeune
Hector, et laissant dans le hamac la petite Blanche. Mais, de son
côté, le capitaine les avait reconnus, de sorte qu'en même temps
qu'ils quittaient le jardin, il avait fait mettre la yole à la
mer, et que, grâce aux efforts redoublés de dix vigoureux rameurs,
il avait franchi rapidement l'espace qui s'étendait du mouillage à
la terre, et s'élançait sur la jetée au moment où ses amis
arrivaient sur le port. De pareilles sensations sont sans paroles
et ne se traduisent que par des larmes. Aussi l'expression de leur
joie ressemblait-elle à la douleur. Et tous pleuraient; jusqu'à
l'enfant qui pleurait de les voir pleurer.

Après avoir donné quelques ordres relatifs au service du bâtiment,
le jeune commodore prit lentement avec ses amis le chemin qu'ils
avaient parcouru si vite pour venir à lui: l'expédition de
monsieur Vaudreuil ayant manqué, il était revenu à Philadelphie,
et la paix ayant été signée, ainsi que nous l'avons dit, avec
l'Angleterre, le congrès, comme un souvenir de reconnaissance, lui
avait fait don du premier vaisseau qu'il avait monté comme
capitaine.

À ce récit, Lusignan et Marguerite eurent un instant de joie
immense, car ils espérèrent que leur frère venait pour toujours
demeurer avec eux; mais le caractère du jeune marin était trop
aventureux et trop avide d'émotions pour s'astreindre à cette vie
décolorée et uniforme des habitants de la terre. Il annonça donc à
ses amis qu'il n'avait que huit jours à leur donner, après
lesquels il irait chercher dans une autre partie du monde une vie
qui continuât celle qu'il avait menée jusqu'alors.

Ces huit jours passèrent comme un songe, et quelques instances que
fissent Lusignan et Marguerite, Paul ne voulut pas même leur
accorder vingt-quatre heures de plus: c'était toujours le même
homme, ardent, entier, absolu, transformant en devoir les
résolutions prises, et sévère pour lui-même encore plus que pour
les autres.

L'heure de se quitter arriva; Marguerite et Lusignan voulaient
accompagner le jeune commodore jusque sur son bâtiment; mais Paul
ne voulut pas prolonger la douleur de ces adieux.

Parvenu à la jetée, il les embrassa une dernière fois, puis
s'élança dans la barque, qui s'éloigna aussitôt, rapide comme une
flèche. Marguerite et Lusignan la suivirent des yeux jusqu'à ce
qu'elle eût disparu à tribord de la frégate, et ils remontèrent
tristement, afin de la voir partir, sur le plateau d'où ils
l'avaient vue arriver.

Au moment où ils y parvinrent, cette activité intelligente qui
précède le moment du départ régnait à bord de la frégate. Les
matelots, assemblés au cabestan, commençaient à virer le câble,
et, grâce à la limpidité de l'air, leur cri sonore et enjoué
parvenait jusqu'aux deux jeunes gens. Le bâtiment arrivait
lentement sur son ancre; bientôt on vit la double dent de fer
sortir de l'eau, puis les voiles tombèrent successivement des
vergues, depuis celles de perroquet jusqu'aux plus basses; le
navire, comme doué d'un sentiment instinctif et animé, tourna sa
proue vers la sortie du port, et commençant à se mouvoir, fendit
l'eau d'un mouvement aussi facile que s'il glissait à sa surface.

Alors, comme si désormais la frégate pouvait être abandonnée à sa
propre volonté, on vit le jeune commodore monter sur le gaillard
d'arrière et tourner toute son attention, devenue inutile à la
manoeuvre, vers la terre qu'il quittait. Lusignan tira aussitôt
son mouchoir et fit un signal auquel Paul répondit; puis,
lorsqu'il ne leur fut plus possible de se voir a l'oeil nu, chacun
d'eux eut recours à la lunette, et, grâce à cet ingénieux
instrument, ils retardèrent d'une heure encore cette séparation,
que des deux côtés chacun pressentait sentimentalement devoir être
éternelle. Enfin le navire diminua graduellement à l'horizon en
même temps que la nuit descendait du ciel: alors Lusignan fit
apporter un amas de branches sur le plateau, et ordonna d'y mettre
le feu, afin que les regards de Paul, dont la frégate commençait à
se perdre dans l'obscurité, pussent continuer de se fixer sur ce
phare jusqu'à ce qu'il eût doublé le cap des Trois-Pointes. Depuis
une heure déjà, Marguerite et Lusignan avaient complètement perdu
de vue le navire, qui, grâce à leur foyer entretenu clair et
brillant, pouvait les apercevoir encore, lorsqu'une flamme
pareille à un éclair sillonna l'horizon; quelques secondes après,
le bruit d'un coup de canon parvint à leurs oreilles, pareil au
grondement sourd et prolongé du tonnerre; puis tout rentra dans la
nuit et dans le silence. Lusignan et Marguerite avaient reçu le
dernier adieu de Paul.

Maintenant, quoique le drame intime que nous avions pris
l'engagement de raconter soit réellement terminé ici, quelques uns
de nos lecteurs auront peut-être pris assez d'intérêt au jeune
aventurier dont nous avons fait le héros de cette histoire, pour
désirer de le suivre dans la seconde partie de sa carrière; à
ceux-là nous allons, en les remerciant de l'attention qu'ils nous
accordent, dérouler purement et simplement les faits que des
recherches minutieuses sont parvenues à porter à notre
connaissance.

À l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au mois de mai
1784, l'Europe tout entière était à peu près retombée dans cet
état de torpeur que les hommes imprévoyants prennent pour la
tranquillité, et que les esprits plus profonds regardent comme ce
repos morne et momentané qui précède la tempête. L'Amérique, par
son affranchissement, avait préparé la France à sa révolution:
rois et peuples, défiants les uns des autres, se tenaient de
chaque côté sur leurs gardes, invoquant ceux-ci le fait et ceux-là
le droit. Un seul point de l'Europe semblait vivant et agité au
milieu de ce sommeil général: c'était la Russie, que le czar
Pierre avait portée au rang des États civilisés, et que Catherine
II commençait à inscrire au nombre des puissances européennes.

Pierre III, devenu odieux aux Russes par un caractère sans
noblesse, par des vues politiques sans portée, et surtout par son
idolâtrie pour les moeurs et la discipline prussiennes, avait été
déposé sans opposition et étranglé sans lutte. Catherine s'était
donc trouvée, à l'âge de trente-deux ans, maîtresse d'un empire
qui couvre de sa superficie la septième partie du globe; son
premier soin avait été de s'imposer par sa puissance même comme
médiatrice entre les peuples voisins qu'elle voulait faire relever
d'elle. Ainsi elle avait forcé les Courlandais à chasser leur
nouveau duc, Charles de Saxe, et à rappeler Biren; elle avait
envoyé ses ambassadeurs et ses armées pour faire couronner à
Varsovie, sous le nom de Stanislas-Auguste, son ancien amant
Poniatowski; elle s'était alliée avec l'Angleterre; elle avait
associé à sa politique les cours de Berlin et de Vienne; et
cependant ces grands projets de politique étrangère ne lui
faisaient pas oublier l'administration intérieure, et dans les
intervalles de ses amours si souvent renouvelées, elle trouvait le
temps de récompenser l'industrie, d'encourager l'agriculture, de
réformer la législation, de créer une marine, d'envoyer Pallas
dans des provinces dont on ignorait jusqu'aux productions,
Blumager dans l'archipel du Nord, et Billings dans l'océan
Oriental; enfin, jalouse de la réputation littéraire de son frère
le roi de Prusse, elle écrivait, de la même main qui signait
l'érection d'une nouvelle ville, la sentence de mort du jeune
Ivan, ou le partage de la Pologne, la Réfutation du voyage en
Sibérie, par l'abbé Chappe, un roman le Czarovich Chlore; des
pièces de théâtre, parmi lesquelles une traduction en français
d'Oleg, drame de Derschawin; de sorte que Voltaire l'appelait la
Sémiramis du Nord, et que le roi de Prusse la plaçait, dans ses
lettres, entre Lycurgue et Solon.

On devine l'effet que produisit au milieu de cette cour
voluptueuse et chevaleresque l'arrivée d'un homme comme notre
marin. La réputation de courage qui l'avait rendu la terreur des
ennemis de la France et de l'Amérique, l'avait précédé près de
Catherine, et, en échange du don qu'il lui fit de sa frégate, il
reçut le grade de contre-amiral. Alors, le pavillon de la Russie,
après avoir fait le tour de la moitié du vieux monde, apparut dans
les mers de la Grèce, et, sur les ruines de Lacédémone et du
Parthénon, celui qui venait d'accomplir l'affranchissement de
l'Amérique rêva le rétablissement des républiques de Sparte et
d'Athènes.

Enfin, le vieil empire ottoman fut ébranlé jusque dans sa base;
les Turcs, battus, signèrent la paix à Kaïnardji. Catherine retint
pour elle Azof, Tangarok et Kinburn, se fit accorder la libre
navigation de la mer Noire et l'indépendance de la Crimée; alors,
devenue dominatrice de la Tauride, elle désira connaître ses
nouvelles possessions. Paul, rappelé à Saint-Pétersbourg,
l'accompagna dans ce voyage tracé par Potemkin. Sur une route de
près de mille lieues, tous les prestiges d'un triomphe continuel
furent offerts à la conquérante et à sa suite: c'étaient des feux
allumés sur toute la longueur du chemin, des illuminations
éclatant comme par féerie dans toutes les villes, des palais
magnifiques élevés pour un jour au milieu des campagnes désertes,
et disparaissant le lendemain; des villages se groupant comme sous
la baguette d'un enchanteur dans les solitudes où huit jours
auparavant les Tatars paissaient leurs troupeaux; des villes
apparaissaient à l'horizon, dont il n'existait que les murailles
extérieures; partout des hommages, des chants, des danses; une
population pressée sur la route, et, la nuit, courant, pendant que
l'impératrice dormait, s'échelonnait de nouveau sur le chemin que
sa souveraine devait parcourir en se réveillant; un roi et un
empereur marchant à ses côtés, et s'intitulant, non pas ses égaux,
mais ses courtisans; enfin, un arc de triomphe élevé au terme du
voyage, avec cette inscription qui révélait, sinon l'ambition de
Catherine, du moins la politique de Potemkin: C'est ici le chemin
de Byzance.

Alors, la Russie s'affermit dans sa tyrannie comme l'Amérique dans
son indépendance.

Catherine offrit à son amiral des places à rassasier un courtisan,
des honneurs à combler un ambitieux, des terres a consoler un roi
d'avoir perdu un royaume; mais c'était le pont mouvant de son
vaisseau, c'était la mer avec ses combats et ses tempêtes, c'était
l'Océan immense et sans bornes qu'il fallait à notre aventureux et
poétique marin. Il quitta donc la cour brillante de Catherine
comme il avait quitté l'assemblée sévère du congrès, et vint
chercher en France ce qui lui manquait partout ailleurs, c'est-à-
dire une vie d'émotions, des ennemis à combattre, un peuple à
défendre. Paul arriva à Paris au milieu de nos guerres européennes
et de nos luttes civiles, tandis que d'une main nous étouffions
l'étranger, et que de l'autre nous déchirions nos propres
entrailles. Ce roi qu'il avait vu dix ans auparavant chéri,
honoré, puissant, était, à cette heure, captif, méprisé, sans
forces. Tout ce qui était élevé s'abaissait, les grands noms
tombaient comme les hautes têtes. C'était le règne de l'égalité,
et la guillotine était le niveau. Paul s'informa d'Emmanuel; on
lui dit qu'il était proscrit. Il demanda ce qu'était devenue sa
mère, on lui répondit qu'elle était morte. Alors il lui prit un
immense besoin de visiter une fois encore, avant de mourir lui-
même, les lieux où il avait, douze ans auparavant, éprouvé des
émotions si douces et si terribles. Il partit pour la Bretagne,
laissa sa voiture à Vannes, et prit un cheval comme il l'avait
fait le jour où il avait vu pour la première fois Marguerite; mais
ce n'était plus le jeune et enthousiaste marin, aux désirs et aux
espérances sans horizon: c'était l'homme désillusionné de tout,
parce qu'il a tout goûté, miel et absinthe; tout approfondi,
hommes et choses; tout connu, gloire et oubli.

Aussi, ne cherchait-il plus une famille, il venait visiter des
tombeaux.

En arrivant en vue du château, il tourna les yeux vers la maison
d'Achard, et, ne la voyant plus, il tâcha de s'orienter par la
forêt; mais la forêt semblait s'être évanouie par enchantement.
Elle avait été vendue, comme propriété nationale, à vingt-cinq ou
trente fermiers des environs, qui l'avaient défrichée et en
avaient fait une vaste plaine. Le grand chêne avait disparu, et la
charrue avait passé sur la tombe ignorée du comte de Morlaix, dont
l'oeil même de son fils ne pouvait plus reconnaître la place.

Alors, il prit la porte du parc et s'avança vers le château, plus
sombre et plus triste encore à cette heure qu'il ne l'était
autrefois; il n'y avait plus qu'un vieux concierge, ruine vivante
au milieu de ces ruines mortes. On avait eu d'abord l'intention
d'abattre le manoir comme la forêt: mais la réputation de sainteté
de la marquise, conservée religieusement dans le pays, avait
protégé les vieilles pierres qui, pendant quatre siècles, avait
abrité sa famille. Paul visita les appartements que, depuis trois
ans, l'on n'avait point ouverts et que l'on rouvrit pour lui. Il
parcourut la galerie des portraits; elle était restée telle qu'il
l'avait vue autrefois, mais aucune main pieuse n'avait ajouté à
l'antique collection les portraits du marquis et de la marquise.

Il entra dans la bibliothèque où il s'était caché, retrouva à la
même place un livre qu'il avait ouvert, l'ouvrit et relut les
pages qu'il avait lues; puis, il poussa la porte qui donnait sur
la chambre du contrat, où s'étaient passées les scènes les plus
animées du drame dont il avait été le principal acteur. La table
était à la même place, et la glace au cadre de Venise, qui se
trouvait sur la cheminée, brisée encore par la balle du pistolet
d'Emmanuel. Il alla s'appuyer contre le chambranle de la cheminée,
et demanda des détails sur les dernières années de la marquise.

Ils étaient simples et sévères, comme tout ce que l'on connaissait
d'elle. Restée seule au château ainsi que nous l'avons dit, sa vie
toute entière s'était uniformément écoulée dans trois endroits
différents: son oratoire, le caveau où dormait son mari, et
l'espace abrité par le chêne au pied duquel avait été enterré son
amant. Pendant huit ans encore, après la soirée où Paul avait pour
la dernière fois pris congé d'elle, on l'avait vue errer dans ces
vieux corridors et dans ces sombres allées, pâle et lente comme
une ombre; puis enfin, une maladie de coeur, causée par les
émotions amassées dans sa poitrine, s'était déclarée; elle avait
été s'affaiblissant toujours; enfin, un soir qu'elle ne pouvait
plus marcher, elle s'était fait porter au pied du chêne, sa
promenade favorite, pour voir une fois encore, disait-elle, le
soleil se coucher dans l'Océan, ordonnant qu'on vint la reprendre
dans une demi-heure. À leur retour, ses gens la trouvèrent
évanouie. Ils la transportèrent vers le château; elle revint à
elle dans le trajet, et, au lieu de se faire conduire à sa
chambre, elle ordonna qu'on la descendît dans le caveau de sa
famille. Là, elle eut la force de s'agenouiller encore au tombeau
de son mari et de faire de la main signe qu'on la laissât seule.
Quelque imprudence qu'il y eût de le faire, on obéit, car elle
était habituée à ne jamais répéter deux fois le même ordre.

Cependant, au lieu de sortir, les domestiques restèrent dans un
enfoncement, afin d'être prêts à la secourir. Au bout d'un
instant, ils la virent se coucher sur la pierre devant laquelle
elle priait.

Ils crurent qu'une seconde fois elle était évanouie; ils
accoururent, elle était morte.

Paul se fit conduire dans les caveaux, y entra lentement et la
tête découverte; puis arrivé à la pierre qui couvrait la tombe de
sa mère, il s'agenouilla devant elle. Elle présentait cette seule
inscription, que l'on peut voir encore dans une des chapelles de
l'église de la petite ville d'Auray, où elle a été transportée
depuis, et que la marquise elle même avait, avant de mourir,
laissée à cette intention:

Ci-gît Très haute et très puissante dame Marguerite Blanche de
Sablé, marquise d'Auray, née le 2 août 1729, morte le 2 septembre
1788.

Priez pour elle et pour ses enfants.

Paul leva les yeux au ciel avec une expression infinie de
reconnaissance. Sa mère, qui si longtemps l'avait oublié pendant
sa vie, s'était souvenue de lui dans son inscription funéraire.

Six mois après, la Convention nationale décida en séance
solennelle qu'elle assisterait aux funérailles de Paul Jones,
ancien commodore de la marine américaine, mort à Paris le 7
juillet 1793, et dont l'inhumation devait avoir lieu au cimetière
du Père-Lachaise.

Cette décision avait été prise, dit l'arrêté, pour consacrer en
France la liberté des cultes.





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*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
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Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
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works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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