Le capitaine Pamphile

By Alexandre Dumas

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Title: Le capitaine Pamphile

Author: Alexandre Dumas

Release Date: June 26, 2006 [EBook #18697]

Language: French


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Alexandre Dumas

LE CAPITAINE PAMPHILE

(1840)




Table des matières

PRÉFACE.

Chapitre I _Introduction à l'aide de laquelle le lecteur fera
connaissance avec les principaux personnages de cette histoire et
l'auteur qui l'a écrite._

Chapitre II _Comment Jacques Ier voua une haine féroce à Tom, et cela à
propos d'une carotte._

Chapitre III _Comment mademoiselle Camargo tomba en la possession de M.
Decamps._

Chapitre IV _Comment le capitaine Pamphile, commandant le brick de
commerce la Roxelane fit, sur le bord de la rivière Bango, une meilleure
chasse que n'avait fait Alexandre Decamps, dans la plaine Saint-Denis._

Chapitre V _Comment Jacques Ier fut arraché des bras de sa mère
expirante et porté à bord du brick de commerce la Roxelane (capitaine
Pamphile)._

Chapitre VI _Comment Jacques Ier commença par plumer des poules et finit
par plumer un perroquet._

Chapitre VII _Comment Tom embrassa la fille de la portière, qui montait
de la crème, et quelle décision fut prise à propos de cet événement._

Chapitre VIII _Comment Tom démit le poignet d'un garde municipal, et
d'où venait la frayeur que lui inspirait cette respectable milice._

Chapitre IX _Comment le capitaine Pamphile apaisa une sédition à bord du
brick la Roxelane, et de ce qui s'ensuivit._

Chapitre X _Comment le capitaine Pamphile, croyant aborder sur une île,
aborda sur une baleine, et devint le serviteur du Serpent-Noir._

Chapitre XI _Comment le capitaine Pamphile remonta le fleuve
Saint-Laurent pendant cinq journées, et échappa au Serpent-Noir vers la
fin de la sixième._

Chapitre XII _Comment le capitaine Pamphile passa deux nuits fort
agitées, l'une sur un arbre, l'autre dans une hutte._

Chapitre XIII _Comment le capitaine Pamphile fit la rencontre de la mère
de Tom sur les bords de la rivière Delawarre, et de ce qui s'ensuivit._

Chapitre XIV _Comment Jacques Ier, n'ayant pu digérer l'épingle du
papillon, fut atteint d'une perforation de la péritonite._

Chapitre XV _Comment Tony Johannot, n'ayant pas assez de bois pour
passer son hiver, se procura une chatte, et comment, cette chatte étant
morte, Jacques II eut la queue gelée._

Chapitre XVI _Comment le capitaine Pamphile proposa un prix de deux
mille francs et la croix de la Légion d'honneur, afin de savoir si le
nom de Jeanne d'Arc s'écrivait par un Q ou par un K._

Chapitre XVII _Comment le capitaine Pamphile, ayant abordé sur la côte
d'Afrique, au lieu d'un chargement d'ivoire qu'il venait y chercher, fut
forcé de prendre une partie de bois d'ébène._

Chapitre XVIII _Comment le capitaine Pamphile, s'étant défait
avantageusement de sa cargaison de bois d'ébène à la Martinique, et de
son alcool aux grandes Antilles, retrouva son ancien ami le Serpent-Noir
cacique des Mosquitos, et acheta son caciquat pour une demi-pipe
d'eau-de-vie._

Chapitre XIX _Comment le cacique des Mosquitos donna une constitution à
son peuple, pour se faciliter un emprunt de douze millions._

Conclusion.

Pièces justificatives.




PRÉFACE

_Résumé:_


Ce récit plein de fantaisie, écrit en 1840, mêle histoires d'animaux et
aventures maritimes. Avec une dose de satire sociale aux dépens du
régime de Louis-Philippe.


_Commentaires:_


Ce roman trop oublié est un chef-d'oeuvre unique chez Dumas. Il aurait
pu être signé de Sterne, ou de Swift: c'est dans leur ton qu'il évoque
la traite des noirs. Le récit est plein de gaieté et de verve, de
burlesque parodique: on y trouve les grandes scènes du roman
d'aventures, la prise du navire marchand, la mutinerie à bord,
l'Amérique de Fenimore Cooper. Les personnages sont empruntés à la
tradition comique: l'Anglais en proie au spleen, le trompeur, le
gourmand, le niais, le chef indien. C'est aussi une oeuvre sombre: une
suite de morts, animaux massacrés, esclaves tués en route, immigrants
anglais décimés par la maladie, indigènes exterminés. Le héros,
Pamphile, incarne la société commerçante et pharisienne dans laquelle
l'artiste est condamné à vivre. C'est le monde de Monte-Cristo sans le
comte.




Chapitre I

_Introduction à l'aide de laquelle le lecteur fera connaissance avec les
principaux personnages de cette histoire et l'auteur qui l'a écrite._


Je passais, en 1831, devant la porte de Chevet, lorsque j'aperçus, dans
la boutique, un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une
tortue qu'il marchandait avec l'intention d'en faire, aussitôt qu'elle
serait devenue sa propriété, une _turtle soup_.

L'air de résignation profonde avec lequel le pauvre animal se laissait
examiner, sans même essayer de se soustraire en rentrant dans son
écaille, au regard cruellement gastronomique de son ennemi, me toucha.
Il me prit une envie soudaine de l'arracher à la marmite, dans laquelle
étaient déjà plongées ses pattes de derrière; j'entrai dans le magasin,
où j'étais fort connu à cette époque, et, faisant un signe de l'oeil à
madame Beauvais, je lui demandai si elle m'avait conservé la tortue que
j'avais retenue, la veille, en passant.

Madame Beauvais me comprit avec cette soudaineté d'intelligence qui
distingue la classe marchande parisienne, et, faisant glisser poliment
la bête des mains du marchandeur, elle la remit entre les miennes, en
disant, avec un accent anglais très prononcé, à notre insulaire, qui la
regardait la bouche béante:

--Pardon, milord, la petite tortue, il être vendue à monsieur depuis ce
matin.

--Ah! me dit en très bon français le milord improvisé, c'est à vous,
monsieur, qu'appartient cette charmante bête?

--Yes, yes, milord, répondit madame Beauvais.

--Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous avez là un petit animal qui
fera d'excellente soupe; je n'ai qu'un regret, c'est qu'il soit le seul
de son espèce que possède en ce moment madame la marchande.

--Nous _have la espoir_ d'en recevoir d'autres demain matin, répondit
madame Beauvais.

--Demain, il sera trop tard, répondit froidement l'Anglais; j'ai arrangé
toutes mes affaires pour me brûler la cervelle cette nuit, et je
désirais, auparavant, manger une soupe à la tortue.

En disant ces mots, il me salua et sortit.

--Pardieu! me dis-je après un moment de réflexion, c'est bien le moins
qu'un aussi galant homme se passe un dernier caprice.

Et je m'élançai hors du magasin en criant, comme madame Beauvais:

--Milord! milord!

Mais je ne savais pas où milord était passé; il me fut impossible de
mettre la main dessus.

Je revins chez moi tout pensif: mon humanité envers une bête était
devenue une inhumanité envers un homme. La singulière machine que ce
monde, où l'on ne peut faire le bien de l'un sans le mal de l'autre! Je
gagnai la rue de l'Université, je montai mes trois étages, et je déposai
mon acquisition sur le tapis.

C'était tout bonnement une tortue de l'espèce la plus commune: _testudo
lutaria_, _sive aquarum dulcium_; ce qui veut dire, selon Linné chez les
anciens, et selon Ray chez les modernes, tortue de marais ou tortue
d'eau douce.

Or, la tortue de marais ou la tortue d'eau douce tient à peu près, dans
l'ordre social des chéloniens, le rang correspondant à celui que
tiennent chez nous, dans l'ordre civil, les épiciers, et, dans l'ordre
militaire, la garde nationale.

C'était bien, du reste, le plus singulier corps de tortue qui eût jamais
passé les quatre pattes, la tête et la queue par les ouvertures d'une
carapace. À peine se sentit-elle sur le plancher, qu'elle me donna une
preuve de son originalité en piquant droit vers la cheminée avec une
rapidité qui lui valut à l'instant même le nom de Gazelle, en faisant
tous ses efforts pour passer entre les branches du garde-cendre, afin
d'arriver jusqu'au feu, dont la lueur l'attirait; enfin, voyant, au bout
d'une heure, que ce qu'elle désirait était impossible, elle prit le
parti de s'endormir, après avoir préalablement passé sa tête et ses
pattes par l'une des ouvertures les plus rapprochées du foyer,
choisissant ainsi, pour son plaisir particulier, une température de
cinquante à cinquante-cinq degrés de chaleur, à peu près; ce qui me fit
croire que, soit vocation, soit fatalité, elle était destinée à être
rôtie un jour ou l'autre, et que je n'avais fait que changer son mode de
cuisson en la retirant du pot-au-feu de mon Anglais pour la transporter
dans ma chambre. La suite de cette histoire prouvera que je ne m'étais
pas trompé.

Comme j'étais obligé de sortir et que je craignais qu'il n'arrivât
malheur à Gazelle, j'appelai mon domestique.

--Joseph, lui dis-je, lorsqu'il parut, vous prendrez garde à cette bête.

Il s'en approcha avec curiosité.

--Ah! tiens, dit-il, c'est une tortue... Ça porte une voiture.

--Oui, je le sais; mais je désire qu'il ne vous en prenne jamais l'envie
d'en faire l'expérience.

--Oh! ça ne lui ferait pas de mal, reprit Joseph, qui tenait à déployer
devant moi ses connaissances en histoire naturelle; la diligence de Laon
passerait sur son dos, qu'elle ne l'écraserait pas.

Joseph citait la diligence de Laon, parce qu'il était de Soissons.

--Oui, lui dis-je, je crois bien que la grande tortue de mer, la tortue
franche, _testudo mydas_, pourrait porter un pareil poids; mais je doute
que celle-ci, qui est de plus petite espèce...

--Ça ne veut rien dire, reprit Joseph: c'est fort comme un Turc, ces
petites bêtes-là; et, voyez-vous, une charrette de roulier passerait...

--C'est bien, c'est bien; vous lui achèterez de la salade et des
escargots.

--Tiens! des escargots?... Est-ce qu'elle a mal à la poitrine? Le maître
chez lequel j'étais avant d'entrer chez monsieur prenait du bouillon
d'escargots parce qu'il était physique; eh bien, ça ne l'a pas
empêché...

Je sortis sans écouter le reste de l'histoire; au milieu de l'escalier,
je m'aperçus que j'avais oublié mon mouchoir de poche: je remontai
aussitôt. Je trouvai Joseph, qui ne m'avait pas entendu rentrer, faisant
l'Apollon du Belvédère, un pied posé sur le dos de Gazelle et l'autre
suspendu en l'air, afin que pas un grain des cent trente livres que le
drôle pesait ne fût perdu par la pauvre bête.

--Que faites-vous là, imbécile?

--Je vous l'avais bien dit, monsieur, répondit Joseph tout fier de
m'avoir prouvé en partie ce qu'il avançait.

--Donnez-moi un mouchoir, et ne touchez jamais à cette bête.

--Voilà, monsieur, me dit Joseph en m'apportant l'objet demandé... Mais
il n'y a aucune crainte à avoir pour elle... un wagon passerait
dessus...

Je m'enfuis au plus vite; mais je n'avais pas descendu vingt marches,
que j'entendis Joseph qui fermait ma porte en marmottant entre ses
dents:

--Pardieu! je sais ce que je dis... Et puis, d'ailleurs, on voit bien, à
la conformation de ces animaux, qu'un canon chargé à mitraille
pourrait...

Heureusement, le bruit qu'on faisait dans la rue m'empêcha d'entendre la
fin de la maudite phrase.

Le soir, je rentrai assez tard, comme c'est ma coutume. Aux premiers pas
que je fis dans ma chambre, je sentis que quelque chose craquait sous ma
botte. Je levai vitement le pied, rejetant tout le poids de mon corps
sur l'autre jambe: le même craquement se fit entendre de nouveau; je
crus que je marchais sur des oeufs. Je baissai ma bougie... Mon tapis
était couvert d'escargots.

Joseph m'avait ponctuellement obéi: il avait acheté de la salade et des
escargots, avait mis le tout dans un panier au milieu de ma chambre; dix
minutes après, soit que la température de l'appartement les eût
dégourdis, soit que la peur d'être croqués se fût emparée d'eux, toute
la caravane s'était mise en route, et elle avait même déjà fait
passablement de chemin; ce qui était facile à juger par les traces
argentées qu'ils avaient laissées sur les tapis et sur les meubles.

Quant à Gazelle, elle était restée au fond du panier, contre les parois
duquel elle n'avait pu grimper. Mais quelques coquilles vides me
prouvèrent que la fuite des Israélites n'avait pas été si rapide,
qu'elle n'eût mis la dent sur quelques-uns avant qu'ils eussent le temps
de traverser la mer Rouge.

Je commençai aussitôt une revue exacte du bataillon qui manoeuvrait dans
ma chambre, et par lequel je me souciais peu d'être chargé pendant la
nuit; puis, prenant délicatement de la main droite tous les promeneurs,
je les fis rentrer, les uns après les autres, dans leur corps de garde,
que je tenais de la main gauche, et dont je fermai le couvercle sur eux.

Au bout de cinq minutes, je m'aperçus, que, si je laissais toute cette
ménagerie dans ma chambre, je courais le risque de ne pas dormir une
minute; c'était un bruit, comme si on eût enfermé une douzaine de souris
dans un sac de noix: je pris donc le parti de transporter le tout à la
cuisine.

Chemin faisant, je songeai qu'au train dont allait Gazelle je la
trouverais morte d'indigestion le lendemain si je la laissais au milieu
d'un magasin de vivres aussi copieux; au même moment et comme par
inspiration, j'avisai dans mon souvenir certain baquet placé dans la
cour et dans lequel le restaurateur du rez-de-chaussée mettait dégorger
son poisson: cela me parut une si merveilleuse hôtellerie pour une
_testudo aquarum dulcium_, que je jugeai inutile de me casser la tête à
lui en chercher une autre, et que, la tirant de son réfectoire, je la
portai directement au lieu de sa destination.

Je remontai bien vite et m'endormis, persuadé que j'étais l'homme de
France le plus ingénieux en expédients.

Le lendemain, Joseph me réveilla dès le matin.

--Oh! monsieur, en voilà une farce! me dit-il en se plantant devant mon
lit.

--Quelle farce?

--Celle que votre tortue a faite.

--Comment?

--Eh bien, croiriez-vous qu'elle est sortie de votre appartement, ça, je
ne sais pas comment... qu'elle a descendu les trois étages, et qu'elle a
été se mettre au frais dans le vivier du restaurateur?

--Imbécile! tu n'as pas deviné que c'était moi qui l'y avais portée?

--Ah bon!... Vous avez fait là un beau coup, alors!

--Pourquoi cela?

--Pourquoi? Parce qu'elle a mangé la tanche, une tanche superbe qui
pesait trois livres.

--Allez me chercher Gazelle, et apportez-moi des balances.

Pendant que Joseph exécutait cet ordre, j'allai à ma bibliothèque,
j'ouvris mon Buffon à l'article tortue; car je tenais à m'assurer si ce
chélonien était ichtyophage, et je lus ce qui suit:

«Cette tortue d'eau douce, _testudo aquarum dulcium_ c'était bien cela,
aime surtout les marais et les eaux dormantes; lorsqu'elle est dans une
rivière ou dans un étang, alors elle attaque tous les poissons
indistinctement, même les plus gros: elle les mord sous le ventre, les y
blesse fortement, et, lorsqu'ils sont épuisés par la perte du sang, elle
les dévore avec la plus grande avidité et ne laisse guère que les
arêtes, la tête des poissons, et même leur vessie natatoire, qui remonte
quelquefois à la surface de l'eau.»

--Diable! diable! dis-je; le restaurateur a pour lui M. de Buffon: ce
qu'il dit pourrait bien être vrai.

J'étais en train de méditer sur la probabilité de l'accident, lorsque
Joseph rentra, tenant l'accusée d'une main et les balances de l'autre.

--Voyez-vous, me dit Joseph, ça mange beaucoup, ces sortes d'animaux,
pour entretenir leurs forces, et du poisson surtout, parce que c'est
très nourrissant; est-ce que vous croyez que, sans cela, ça pourrait
porter une voiture?... Voyez, dans les ports de mer, comme les matelots
sont robustes; c'est parce qu'ils ne mangent que du poisson.

J'interrompis Joseph.

--Combien pesait la tanche?

--Trois livres: c'est neuf francs que le garçon réclame.

--Et Gazelle l'a mangée tout entière?

--Oh! elle n'a laissé que l'arête, la tête et la vessie.

--C'est bien cela! M. de Buffon est un grand naturaliste. Cependant,
continuai-je à demi-voix, trois livres... cela me parait fort.

Je mis Gazelle dans la balance; elle ne pesait que deux livres et demie
avec sa carapace.

Il résultait de cette expérience, non point que Gazelle fût innocente du
fait dont elle était accusée, mais qu'elle devait avoir commis le crime
sur un cétacé d'un plus médiocre volume.

Il paraît que ce fut aussi l'avis du garçon; car il parut fort content
de l'indemnité de cinq francs que je lui donnai.

L'aventure des limaçons et l'accident de la tanche me rendirent moins
enthousiaste de ma nouvelle acquisition; et, comme le hasard fit que je
rencontrai, le même jour, un de mes amis, homme original et peintre de
génie, qui faisait à cette époque une ménagerie de son atelier, je le
prévins que j'augmenterais le lendemain sa collection d'un nouveau
sujet, appartenant à l'estimable catégorie des chéloniens, ce qui parut
le réjouir beaucoup.

Gazelle coucha cette nuit dans ma chambre, où tout se passa fort
tranquillement, vu l'absence des escargots.

Le lendemain, Joseph entra chez moi, comme d'habitude, roula le tapis de
pied de mon lit, ouvrit la fenêtre, et se mit à le secouer pour en
extraire la poussière; mais tout à coup il poussa un grand cri et se
pencha hors de la fenêtre comme s'il eût voulu se précipiter.

--Qu'y a-t-il donc, Joseph? dis-je à moitié éveillé.

--Ah! monsieur, il y a que votre tortue était couchée sur le tapis, je
ne l'ai pas vue...

--Et...?

--Et, ma foi! sans le faire exprès, je l'ai secouée par la fenêtre.

--Imbécile!...

Je sautai à bas de mon lit.

--Tiens! dit Joseph, dont la figure et la voix reprenaient une
expression de sérénité tout à fait rassurante, tiens! elle mange un
chou!

En effet, la bête, qui avait rentré par instinct tout son corps dans sa
cuirasse, était tombée par hasard sur un tas d'écailles d'huîtres, dont
la mobilité avait amorti le coup, et, trouvant à sa portée un légume à
sa convenance, elle avait sorti tout doucement la tête hors de sa
carapace, et s'occupait de son déjeuner aussi tranquillement que si elle
ne venait pas de tomber d'un troisième étage.

--Je vous le disais bien, monsieur! répétait Joseph dans la joie de son
âme, je vous le disais bien, qu'à ces animaux rien ne leur faisait. Eh
bien, pendant qu'elle mange, voyez-vous, une voiture passerait dessus...

--N'importe, descendez vite et allez me la chercher.

Joseph obéit. Pendant ce temps, je m'habillai, occupation que j'eus
terminée avant que Joseph reparût; je descendis donc à sa rencontre et
le trouvai pérorant au milieu d'un cercle de curieux, auxquels il
expliquait l'événement qui venait d'arriver.

Je lui pris Gazelle des mains, sautai dans un cabriolet, qui me
descendit faubourg Saint-Denis, n° 109; je montai cinq étages, et
j'entrai dans l'atelier de mon ami, qui était en train de peindre.

Il y avait autour de lui un ours couché sur le dos, et jouant avec une
bûche; un singe assis sur une chaise et arrachant, les uns après les
autres, les poils d'un pinceau; et, dans un bocal, une grenouille
accroupie sur la troisième traverse d'une petite échelle, à l'aide de
laquelle elle pouvait monter jusqu'à la surface de l'eau.

Mon ami s'appelait Decamps, l'ours Tom, le singe Jacques Ier, et la
grenouille mademoiselle Camargo.




Chapitre II

_Comment Jacques Ier voua une haine féroce à Tom, et cela à propos d'une
carotte._


Mon entrée fit révolution.

Decamps leva les yeux de dessus ce merveilleux petit tableau des _Chiens
savants_ que vous connaissez tous, et qu'il achevait alors.

Tom se laissa tomber sur le nez la bûche avec laquelle il jouait, et
s'enfuit en grognant dans sa niche, bâtie entre les deux fenêtres.

Jacques Ier jeta vivement son pinceau derrière lui et ramassa une paille
qu'il porta innocemment à sa bouche avec sa main droite, tandis qu'il se
grattait la cuisse de la main gauche et levait béatement les yeux au
ciel.

Enfin, mademoiselle Camargo monta languissamment un degré de son
échelle; ce qui, dans toute autre circonstance, aurait pu être considéré
comme un signe de pluie.

Et moi, je posai Gazelle à la porte de la chambre, sur le seuil de
laquelle je m'étais arrêté en disant:

--Cher ami, voilà la bête. Vous voyez que je suis de parole.

Gazelle n'était pas dans un moment heureux: le mouvement du cabriolet
l'avait tellement désorientée, que, pour rassembler probablement toutes
ses idées et réfléchir à sa situation le long de la route, elle avait
rentré toute sa personne sous sa carapace; ce que je posais par terre
avait donc l'air tout bonnement d'une écaille vide.

Néanmoins, lorsque Gazelle sentit, par la reprise de son centre de
gravité, qu'elle adhérait à un terrain solide, elle se hasarda de
montrer son nez à l'ouverture supérieure de son écaille; pour plus de
sûreté, cependant, cette partie de sa personne était prudemment
accompagnée de ses deux pattes de devant; en même temps, et comme si
tous les membres eussent unanimement obéi à l'élasticité d'un ressort
intérieur, les deux pattes de derrière et la queue parurent à
l'extrémité inférieure de la carapace. Cinq minutes après, Gazelle avait
mis toutes voiles dehors.

Elle resta cependant encore un instant en panne, branlant la tête à
droite et à gauche comme pour s'orienter; puis tout à coup ses yeux
devinrent fixes, et elle s'avança, aussi rapidement que si elle eût
disputé le prix de la course au lièvre de la Fontaine, vers une carotte
gisant aux pieds de la chaise qui servait de piédestal à Jacques Ier.

Celui-ci regarda d'abord avec assez d'indifférence la nouvelle arrivée
s'avancer de son côté; mais, dès qu'il s'aperçut du but qu'elle
paraissait se proposer, il donna des signes d'une inquiétude réelle,
qu'il manifesta par un grognement sourd, qui dégénéra, au fur et à
mesure qu'elle gagnait du terrain, en cris aigus interrompus par des
craquements de dents. Enfin, lorsqu'elle ne fut plus qu'à un pied de
distance du précieux légume, l'agitation de Jacques prit tout le
caractère d'un désespoir réel; il saisit, d'une main, le dossier de son
siège, et, de l'autre, la traverse recouverte de paille, et,
probablement dans l'espoir d'effrayer la bête parasite qui venait lui
rogner son dîner, il secoua la chaise de toute la force de ses poignets,
jetant ses deux pieds en arrière comme un cheval qui rue, et
accompagnant ses évolutions de tous les gestes et de toutes les grimaces
qu'il croyait capables de démonter l'impassibilité automatique de son
ennemi. Mais tout était inutile; Gazelle n'en faisait pas pour cela un
pas moins vite que l'autre. Jacques Ier ne savait plus à quel saint se
vouer.

Heureusement pour Jacques qu'il lui arriva, en ce moment, un secours
inattendu. Tom, qui s'était retiré dans sa loge à mon arrivée, avait
fini par se familiariser avec ma présence, et prêtait, comme nous tous,
une certaine attention à la scène qui se passait; étonné d'abord de voir
se remuer cet animal inconnu, devenu, grâce à moi, commensal de son
logis, il l'avait suivi dans sa course vers la carotte avec une
curiosité croissante. Or, comme Tom ne méprisait pas non plus les
carottes, lorsqu'il vit Gazelle près d'atteindre le précieux légume, il
fit trois pas en trottant et, levant sa grosse patte, il la posa
lourdement sur le dos de la pauvre bête, qui, frappant la terre du plat
de son écaille, rentra incontinent dans sa carapace et resta immobile à
deux pouces de distance du comestible qui mettait en ce moment en jeu
une triple ambition. Tom parut fort étonné de voir disparaître, comme
par enchantement, tête, pattes et queue. Il approcha son nez de la
carapace, souffla bruyamment dans les ouvertures; enfin, et comme pour
se rendre plus parfaitement compte de la singulière organisation de
l'objet qu'il avait sous les yeux, il le prit, le tournant et le
retournant entre ses deux pattes; puis, comme convaincu qu'il s'était
trompé en concevant l'absurde idée qu'une pareille chose fût douée de la
vie et pût marcher, il la laissa négligemment retomber, prit la carotte
entre ses dents, et se mit en devoir de regagner sa niche.

Ce n'était point là l'affaire de Jacques: il n'avait pas compté que le
service que lui rendait son ami Tom serait gâté par un pareil trait
d'égoïsme; mais, comme il n'avait pas pour son camarade le même respect
que pour l'étrangère, il sauta vivement de la chaise où il était
prudemment resté pendant la scène que nous venons de décrire, et,
saisissant d'une main, par sa chevelure verte, la carotte que Tom tenait
par la racine, il se raidit de toutes ses forces, grimaçant, jurant,
claquant des dents, tandis que, de la patte qui lui restait libre, il
allongeait force soufflets sur le nez de son pacifique antagoniste, qui,
sans riposter, mais aussi sans lâcher l'objet en litige, se contentait
de coucher ses oreilles sur son cou, de fermer ses petits yeux noirs
chaque fois que la main agile de Jacques se mettait en contact avec sa
grosse figure; enfin la victoire resta, comme la chose arrive
ordinairement, non pas au plus fort, mais au plus effronté. Tom desserra
les dents, et Jacques, possesseur de la bienheureuse carotte, s'élança
sur une échelle, emportant le prix du combat, qu'il alla cacher derrière
un plâtre de Malagutti, sur un rayon fixé à six pieds de terre; cette
opération finie, il descendit plus tranquillement, certain qu'il n'y
avait ni ours ni tortue capables de l'aller dénicher là.

Arrivé au dernier échelon, et lorsqu'il s'agit de remettre pied à terre,
il s'arrêta prudemment, et, jetant les yeux sur Gazelle, qu'il avait
oubliée dans la chaleur de sa dispute avec Tom, il s'aperçut qu'elle se
trouvait dans une position qui n'était rien moins qu'offensive.

En effet, Tom, au lieu de la replacer avec soin dans la situation où il
l'avait prise, l'avait, comme nous l'avons dit, négligemment laissée
tomber à tout hasard, de sorte qu'en reprenant ses sens, la malheureuse
bête, au lieu de se retrouver dans sa situation normale, c'est-à-dire
sur le ventre, s'était retrouvée sur le dos, position, comme chacun le
sait, antipathique au suprême degré à tout individu faisant partie de la
race des chéloniens.

Il fut facile de voir à l'expression de confiance avec laquelle Jacques
s'approcha de Gazelle, qu'il avait jugé au premier abord que son
accident la mettait hors d'état de faire aucune défense. Cependant,
arrivé à un demi-pied du _monstrum horrendum_, il s'arrêta un instant,
regarda dans l'ouverture tournée de son côté, et se mit, sous un air de
négligence apparente, à en faire le tour avec précaution, l'examinant à
peu près comme un général fait d'une ville qu'il veut assiéger. Cette
reconnaissance achevée, il allongea la main doucement, toucha du bout du
doigt l'extrémité de l'écaille; puis aussitôt, se rejetant lestement en
arrière, il se mit, sans perdre de vue l'objet qui le préoccupait, à
danser joyeusement sur ses pieds et ses mains, accompagnant ce mouvement
d'une espèce de chant de victoire qui lui était habituel toutes les fois
que, par une difficulté vaincue ou un péril affronté, il croyait avoir à
se féliciter de son habileté ou de son courage.

Cependant cette danse et ce chant s'interrompirent soudainement; une
idée nouvelle traversa le cerveau de Jacques, et parut absorber toutes
ses facultés pensantes. Il regarda attentivement la tortue, à laquelle
sa main, en la touchant, avait imprimé un mouvement d'oscillation que
rendait plus prolongé la forme sphérique de son écaille, s'en approcha,
marchant de côté comme un crabe; puis, arrivé près d'elle, se leva sur
ses pieds de derrière, l'enjamba comme fait un cavalier de son cheval,
la regarda un instant se mouvoir entre ses deux jambes; enfin,
complètement rassuré, à ce qu'il paraît, par l'examen approfondi qu'il
venait d'en faire, il s'assit sur ce siège mobile, et lui imprimant,
sans cependant que ses pieds quittassent la terre, un mouvement rapide
d'oscillation, il se balança joyeusement, se grattant le côté et
clignant les yeux, gestes qui, pour ceux qui le connaissent, étaient
l'expression d'une joie indéfinissable.

Tout à coup Jacques poussa un cri perçant, fit un bond perpendiculaire
de trois pieds, retomba sur les reins, et s'élançant sur son échelle,
alla se réfugier derrière la tête de Malagutti. Cette révolution était
causée par Gazelle, qui, fatiguée d'un jeu dans lequel le plaisir
n'était évidemment pas pour elle, avait enfin donné signe de vie en
éraflant de ses pattes froides et aiguës les cuisses pelées de Jacques
Ier, qui fut d'autant plus bouleversé de cette agression, qu'il ne
s'attendait à rien moins qu'une attaque de ce côté.

En ce moment, un acheteur entra, et Decamps me fit signe qu'il désirait
rester seul. Je pris mon chapeau et ma canne, et m'éloignai.

J'étais sur le palier, lorsque Decamps me rappela.

--À propos, me dit-il, venez donc demain passer la soirée avec nous.

--Que faites-vous donc demain?

--Nous avons souper et lecture.

--Bah!

--Oui, mademoiselle Camargo doit manger un cent de mouches, et Jadin
lire un manuscrit.




Chapitre III

_Comment mademoiselle Camargo tomba en la possession de M. Decamps._


Malgré l'invitation verbale que Decamps m'avait faite, je reçus le
lendemain une lettre imprimée. Ce double emploi avait pour but de me
rappeler la tenue de rigueur, les invités ne devant être admis qu'en
robe de chambre et pantoufles. Je fus exact à l'heure et fidèle à
l'uniforme.

C'est une curieuse chose à voir, que l'atelier d'un peintre, lorsqu'il a
coquettement pendu à ses quatre murailles, pour faire honneur aux
invités, ses joyaux des grands jours, fournis par les quatre parties du
monde. Vous croyez entrer dans la demeure d'un artiste, et vous vous
trouvez au milieu d'un musée qui ferait honneur à plus d'une ville
préfectorale de France. Ces armures, qui représentent l'Europe au Moyen
Âge, datent de divers règnes et trahissent, par leur forme, l'époque de
leur fabrication. Celle-ci, brunie sur les deux côtés de la poitrine,
avec son arête aiguë et brillante et son crucifix gravé, aux pieds
duquel est une Vierge en prière avec cette légende: _Mater Dei_, _ora
pro nobis_, a été forgée en France et offerte au roi Louis XI, qui la
fit appendre aux murs de son vieux château de Plessis-les-Tours.
Celle-là, dont la poitrine bombée porte encore la marque des coups de
masse dont elle a garanti son maître, a été bosselée dans les tournois
de l'empereur Maximilien, et nous arrive d'Allemagne. Cette autre, qui
représente en relief les robustes travaux d'Hercule, a peut-être été
portée par le roi François Ier, et sort certainement des ateliers
florentins de Benvenuto Cellini. Ce tomahawk canadien et ce couteau à
scalper viennent d'Amérique: l'un a brisé des têtes françaises et
l'autre enlevé des chevelures parfumées. Ces flèches et ce krid sont
indiens; le fer des unes et la lame de l'autre sont mortels, car ils ont
été empoisonnés dans le suc des herbes de Java. Ce sabre recourbé a été
trempé à Damas. Ce yatagan, qui porte sur sa lame autant de crans qu'il
a coupé de têtes, a été arraché aux mains mourantes d'un Bédouin. Enfin,
ce long fusil à la crosse et aux capucines d'argent, a été rapporté de
la Casaubah par Isabey peut-être, qui l'aura troqué avec Yousouf contre
un croquis de la rade d'Alger ou un dessin du fort l'Empereur.

Maintenant que nous avons examiné, les uns après les autres, ces
trophées dont chacun représente un monde, jetez les yeux sur ces tables
où sont épars, pêle-mêle, mille objets différents, étonnés de se trouver
réunis. Voici des porcelaines du Japon, des figurines égyptiennes, des
couteaux espagnols, des poignards turcs, des stylets italiens, des
pantoufles algériennes, des calottes de Circassie, des idoles du Gange,
des cristaux des Alpes. Regardez: il y en a pour un jour.

Sous vos pieds, ce sont des peaux de tigre, de lion, de léopard,
enlevées à l'Asie et à l'Afrique; sur vos têtes, les ailes étendues et
comme douées de la vie, voilà le goéland, qui, au moment où la vague se
courbe pour retomber, passe sous sa voûte comme sous une arche; le
margat, qui, lorsqu'il voit apparaître un poisson à la surface de l'eau,
plie ses ailes et se laisse tomber sur lui comme une pierre; le
guillemot, qui, au moment où le fusil du chasseur se dirige contre lui,
plonge, pour ne reparaître qu'à une distance qui le met hors de sa
portée; enfin le martin-pêcheur, cet alcyon des anciens, sur le plumage
duquel étincellent les couleurs les plus vives de l'aigue marine et du
lapis-lazuli.

Mais ce qui, un soir de réception chez un peintre, est surtout digne de
fixer l'attention d'un amateur, c'est la collection hétérogène de pipes
toutes bourrées qui attendent, comme l'homme de Prométhée, qu'on dérobe
pour elle le feu du ciel. Car, afin que vous le sachiez, rien n'est plus
fantasque et plus capricieux que l'esprit des fumeurs. L'un préfère la
simple pipe de terre, à laquelle nos vieux grognards ont donné le nom
expressif de brûle-gueule; celle-là se charge tout simplement avec le
tabac de la régie, dit tabac de caporal. L'autre ne peut approcher de
ses lèvres délicates que le bout ambré de la chibouque arabe, et
celle-là se bourre avec le tabac noir d'Alger ou le tabac vert de Tunis.
Celui-ci, grave comme un chef de Cooper, tire méthodiquement du calumet
pacifique des bouffées de maryland; celui-là, plus sensuel qu'un nabab,
tourne comme un serpent autour de son bras le tuyau flexible de son
hucca indien, qui ne laisse arriver à sa bouche la vapeur du latakieh
que refroidie et parfumée de rose et de benjoin. Il y en a qui, dans
leurs habitudes, préfèrent la pipe d'écume de l'étudiant allemand, et le
vigoureux cigare belge haché menu, au narghilé turc, chanté par
Lamartine, et au tabac du Sinaï, dont la réputation hausse et baisse
selon qu'il a été récolté sur la montagne ou dans la plaine. D'autres
sont enfin qui, par originalité ou par caprice, se disloquent le cou
pour maintenir dans une position perpendiculaire le gourgouri des
nègres, tandis qu'un complaisant ami, monté sur une chaise, essaye, à
grand renfort de braise et de souffle pulmonique, de sécher d'abord et
d'allumer ensuite l'herbe glaiseuse de Madagascar.

Lorsque j'entrai chez l'amphitryon, tous les choix étaient faits et
toutes les places étaient prises; mais chacun se serra à ma vue; et, par
un mouvement qui aurait fait honneur par sa précision à une compagnie de
la garde nationale, tous les tuyaux, qu'ils fussent de bois ou de terre,
de corne ou d'ivoire, de jasmin ou d'ambre, se détachèrent des lèvres
amoureuses qui les pressaient, et s'étendirent vers moi. Je fis, de la
main, un signe de remerciement, tirai de ma poche du papier réglisse, et
me mis à rouler entre mes doigts le cigarillo andalou avec toute la
patience et l'habileté d'un vieil Espagnol.

Cinq minutes après, nous nagions dans une atmosphère à faire marcher un
bateau à vapeur de la force de cent vingt chevaux.

Autant que cette fumée pouvait le permettre, on distinguait, outre les
invités, les commensaux ordinaires de la maison, avec lesquels le
lecteur a déjà fait connaissance. C'était Gazelle, qui, à dater de ce
soir-là, avait été prise d'une préoccupation singulière: c'était celle
de monter le long de la cheminée de marbre, afin d'aller se chauffer à
la lampe, et qui se livrait avec acharnement à cet incroyable exercice.
C'était Tom, dont Alexandre Decamps s'était fait un appui, à peu près
comme on fait d'un coussin de divan, et qui, de temps en temps, dressait
tristement sa bonne tête sous le bras de son maître, soufflait
bruyamment pour repousser la fumée qui lui entrait dans les narines,
puis se recouchait avec un gros soupir. C'était Jacques Ier, assis sur
un tabouret à côté de son vieil ami Fau qui, à grands coups de cravache,
avait mené son éducation au point de perfection où elle était parvenue,
et pour lequel il avait la reconnaissance la plus grande et surtout
l'obéissance la plus passive. Enfin, c'était, au milieu du cercle, et de
son bocal, mademoiselle Camargo, dont les exercices gymnastiques et
gastronomiques devaient plus particulièrement faire les délices de la
soirée.

Il est important, arrivés au point où nous en sommes, de jeter un coup
d'oeil en arrière, et d'apprendre à nos lecteurs par quel concours inouï
de circonstances mademoiselle Camargo, qui était née dans la plaine
Saint-Denis, se trouvait réunie à Tom, qui était originaire du Canada, à
Jacques, qui avait vu le jour sur les côtes d'Angola, et à Gazelle, qui
avait été pêchée dans les marais de Hollande.

On sait quelle agitation se manifeste à Paris, dans les quartiers
Saint-Martin et Saint-Denis, lorsque le mois de septembre ramène le
retour de la chasse; on ne rencontre alors que bourgeois revenant du
canal, où ils ont été se faire la main en tirant des hirondelles,
traînant chiens en laisse, portant fusil sur l'épaule, se promettant
d'être cette année moins mazettes que la dernière, et arrêtant toutes
leurs connaissances pour leur dire: «Aimez-vous les cailles, les
perdrix?--Oui.--Bon! je vous en enverrai le 3 ou le 4 du mois
prochain...--Merci.--À propos, j'ai tué cinq hirondelles sur huit
coups.--Très bien.--C'est pas mal tiré, n'est-ce
pas?--Parfaitement.--Adieu.--Bonsoir.»

Or, vers la fin du mois d'août 1829, un de ces chasseurs entra sous la
grande porte de la maison du faubourg Saint-Denis, n° 109, demanda au
concierge si Decamps était chez lui, et, sur sa réponse affirmative,
monta, tirant son chien, marche par marche, et cognant le canon de son
fusil à tous les angles du mur, les cinq étages qui conduisent à
l'atelier de notre célèbre peintre.

Il n'y trouva que son frère Alexandre.

Alexandre est un de ces hommes spirituels et originaux qu'on reconnaît
pour artiste rien qu'en les regardant passer; qui seraient bon à tout,
s'ils n'étaient trop profondément paresseux pour jamais s'occuper
sérieusement d'une chose; ayant en tout l'instinct du beau et du vrai,
le reconnaissant partout où ils le rencontrent, sans s'inquiéter si
l'oeuvre qui cause leur enthousiasme est avouée d'une coterie ou signée
d'un nom; au reste, bon garçon dans toute l'acception du mot, toujours
prêt à retourner ses poches pour ses amis, et, comme tous les gens
préoccupés d'une idée qui en vaut la peine, facile à entraîner non par
faiblesse de caractère, mais par ennui de la discussion et par crainte
de la fatigue.

Avec cette disposition d'esprit, Alexandre se laissa facilement
persuader par le nouvel arrivant qu'il trouverait grand plaisir à ouvrir
la chasse avec lui dans la plaine Saint-Denis, où il y avait, disait-on,
cette année, des cailles par bandes, des perdrix par volées et des
lièvres par troupeaux.

En conséquence de cette conversation, Alexandre commanda une veste de
chasse à Chevreuil, un fusil à Lepage et des guêtres à Boivin: le tout
lui coûta six cent soixante francs, sans compter le port d'armes, qui
lui fut délivré à la préfecture de police, sur la présentation du
certificat de bonnes vie et moeurs, que lui octroya sans conteste le
commissaire de son quartier.

Le 31 août, Alexandre s'aperçut qu'il ne lui manquait qu'une chose pour
être chasseur achevé: c'était un chien. Il courut aussitôt chez l'homme
qui, pour le tableau des _Chiens savants_, avait posé, avec sa meute,
devant son frère, et lui demanda s'il n'aurait pas ce qu'il lui fallait.

L'homme lui répondit qu'il avait, sous ce rapport, des bêtes d'un
instinct merveilleux, et, passant de sa chambre dans le chenil, avec
lequel elle communiquait de plain-pied, il ôta en un tour de main le
chapeau à trois cornes et l'habit qui décoraient une espèce de briquet
noir et blanc, rentra immédiatement avec lui, et le présenta à Alexandre
comme un chien de pure race. Celui-ci fit observer que le chien de race
avait les oreilles droites, pointues, ce qui était contraire à toutes
les habitudes reçues; mais à ceci l'homme répondit que Love était
anglais, et qu'il était du suprême bon ton chez les chiens anglais de
porter les oreilles ainsi. Comme, à tout prendre, la chose pouvait être
vraie, Alexandre se contenta de l'explication et ramena Love chez lui.

Le lendemain, à cinq heures du matin, notre chasseur vint réveiller
Alexandre, qui dormait, comme un bienheureux, le tança violemment sur sa
paresse, et lui reprocha un retard, grâce auquel il trouverait, en
arrivant, toute la plaine brûlée.

En effet, au fur et à mesure que l'on approchait de la barrière, les
détonations devenaient plus vives et plus bruyantes. Nos chasseurs
doublèrent le pas, dépassèrent la douane, enfilèrent la première ruelle
qui conduisait à la plaine, se jetèrent dans un carré de choux et
tombèrent au milieu d'une véritable affaire d'avant-garde.

Il faut avoir vu la plaine Saint-Denis un jour d'ouverture, pour se
faire une idée du spectacle insensé qu'elle présente. Pas une alouette,
pas un moineau franc ne passe, qu'il ne soit salué d'un millier de coups
de fusil. S'il tombe, trente carnassières s'ouvrent, trente chasseurs se
disputent, trente chiens se mordent; s'il continue son chemin, tous les
yeux sont fixés sur lui; s'il se pose, tout le monde court; s'il se
relève, tout le monde tire. Il y a bien par-ci par-là quelques grains de
plomb adressés aux bêtes et qui arrivent aux gens: il n'y faut pas
regarder; d'ailleurs, il y a un vieux proverbe à l'usage des chasseurs
parisiens qui dit que le plomb est l'ami de l'homme. À ce titre, j'ai
pour mon compte trois amis qu'un quatrième m'a logés dans la cuisse.

L'odeur de la poudre et le bruit des coups de fusil produisirent leur
effet habituel. À peine notre chasseur eut-il flairé l'une et entendu
l'autre, qu'il se précipita dans la mêlée et commença immédiatement à
faire sa partie dans le sabbat infernal qui venait de l'envelopper dans
son cercle d'attraction.

Alexandre, moins impressionnable que lui, s'avança d'un pas plus modéré,
religieusement suivi par Love, dont le nez ne quittait pas les talons de
son maître. Or, chacun sait que le métier d'un chien de chasse est de
battre la plaine et non de regarder s'il manque des clous à nos bottes:
c'est la réflexion qui vint tout naturellement à Alexandre au bout d'une
demi-heure. En conséquence, il fit un signe de la main à Love et lui
dit:

--Cherche!

Love se leva aussitôt sur ses pattes de derrière et se mit à danser.

--Tiens! dit Alexandre en posant la crosse de son fusil à terre et
regardant son chien, il paraît que Love, outre son éducation
universitaire, possède aussi des talents d'agrément. Je crois que j'ai
fait là une excellente acquisition.

Cependant, comme il avait acheté Love pour chasser et non pour danser,
il profita du moment où celui-ci venait de retomber sur ses quatre
pattes pour lui faire un second signe plus expressif, et lui dire d'une
voix plus forte:

--Cherche!

Love se coucha de tout son long, ferma les yeux et fit le mort.

Alexandre prit son lorgnon, regarda Love. L'intelligent animal était
d'une immobilité parfaite; pas un poil de son corps ne bougeait; on
l'eut cru trépassé depuis vingt-quatre heures.

--Ceci est très joli, reprit Alexandre; mais, mon cher ami, ce n'est
point ici le moment de nous livrer à ces sortes de plaisanteries; nous
sommes venus pour chasser, chassons. Allons, la bête, allons!

Love ne bougeait pas.

--Attends, attends! dit Alexandre tirant de terre un échalas qui avait
servi à ramer les pois, et s'avançant vers Love avec l'intention de lui
en caresser les épaules, attends!

À peine Love avait-il vu le bâton dans les mains de son maître, qu'il
s'était remis sur ses pattes et avait suivi tous ses mouvements avec une
expression d'intelligence remarquable. Alexandre, qui s'en était aperçu,
différa donc la correction, et pensant que, cette fois, il allait enfin
lui obéir, il étendit l'échalas devant Love, et lui dit pour la
troisième fois:

--Cherche!

Love prit son élan et sauta par-dessus l'échalas.

Love savait admirablement trois choses: danser sur les pattes de
derrière, faire le mort et sauter pour le roi.

Alexandre, qui, pour le moment, n'appréciait pas plus ce dernier talent
que les autres, cassa l'échalas sur le dos de Love, qui se sauva en
hurlant du côté de notre chasseur.

Or, comme Love arrivait, notre chasseur tirait, et, par le plus grand
hasard, une malheureuse alouette, qui s'était trouvée sous le coup,
tombait dans la gueule de Love. Love remercia la Providence qui lui
envoyait une pareille bénédiction; et sans s'inquiéter si elle était
rôtie ou non, il n'en fit qu'une bouchée.

Notre chasseur se précipita sur le malheureux chien avec les
imprécations les plus terribles, le saisit à la gorge et la lui serra
avec tant de force, qu'il le força d'ouvrir la gueule, quelque envie
qu'il eût de n'en rien faire. Le chasseur y plongea frénétiquement la
main jusqu'au gosier, et en tira trois plumes de la queue de l'alouette.
Quant au corps, il n'y fallait plus penser.

Le propriétaire de l'alouette chercha dans sa poche un couteau pour
éventrer Love, et rentrer par ce moyen en possession de son gibier;
mais, malheureusement pour lui, et heureusement pour Love, il avait
prêté le sien, la veille au soir, à sa femme pour tailler d'avance les
brochettes qui devaient enfiler ses perdrix, et sa femme avait oublié de
le lui rendre. Forcé, en conséquence, de recourir à des moyens de
punition moins violents, il donna à Love un coup de pied à enfoncer une
porte cochère, mit soigneusement dans sa carnassière les trois plumes
qu'il avait sauvées, et cria de toutes ses forces à Alexandre:

--Vous pouvez être tranquille, mon cher ami, jamais je ne chasserai avec
vous, à l'avenir. Votre gredin de Love vient de me dévorer une caille
superbe! Ah! reviens-y, drôle!...

Love n'avait garde d'y revenir. Il se sauvait, au contraire, tant qu'il
avait de jambes, du côté de son maître; ce qui prouvait qu'à tout
prendre, il aimait encore mieux les coups d'échalas que les coups de
pied.

Cependant l'alouette avait mis Love en appétit, et, comme il voyait de
temps en temps se lever devant lui des individus qui paraissaient
appartenir à la même espèce, il se prit à courir en tous sens dans
l'espoir, sans doute, qu'il finirait par rencontrer une seconde aubaine
pareille à la première.

Alexandre le suivait à grand-peine et se damnait en le suivant: c'est
que Love quêtait d'une manière toute contraire à celle adoptée par les
autres chiens, c'est-à-dire le nez en l'air et la queue en bas. Cela
dénotait qu'il avait une vue meilleure que l'odorat; mais ce déplacement
de facultés physiques était intolérable pour son maître, à cent pas
duquel il courait toujours, faisant lever le gibier à deux portées de
fusil de distance et le chassant à voix jusqu'à la remise.

Ce manège dura toute la journée.

Vers les cinq heures du soir, Alexandre avait fait à peu près quinze
lieues, et Love plus de cinquante: l'un était exténué de crier et
l'autre d'aboyer; quant au chasseur, il avait accompli sa mission et
s'était séparé de tous deux pour aller tirer des bécassines dans les
marais de Pantin.

Tout à coup Love tomba en arrêt.

Mais un arrêt si ferme, si dur, qu'on aurait dit que, comme le chien de
Céphale, il était changé en pierre. À cette vue, si nouvelle pour lui,
Alexandre oublia sa fatigue, courut comme un dératé, tremblant toujours
que Love ne forçât son arrêt avant qu'il fût arrivé à portée. Mais il
n'y avait pas de danger: Love avait les quatre pattes rivées en terre.

Alexandre le rejoignit, examina la direction de ses yeux, vit qu'ils
étaient fixés sur une touffe d'herbe, et, sous cette touffe d'herbe,
aperçut quelque chose de grisâtre. Il crut que c'était un jeune perdreau
séparé de sa compagnie; et, se fiant plus à sa casquette qu'à son fusil,
il coucha son arme à terre, prit sa casquette à sa main, et,
s'approchant à pas de loup comme un enfant qui veut attraper un
papillon, il abattit la susdite sur l'objet inconnu, fourra vivement la
main dessous, et retira une grenouille.

Un autre aurait jeté la grenouille à trente pas: Alexandre, au
contraire, pensa que, puisque la Providence lui envoyait cette
intéressante bête d'une manière si miraculeuse, c'est qu'elle avait sur
elle des vues cachées et qu'elle la réservait à de grandes choses.

En conséquence, il la mit soigneusement dans son carnier, la rapporta
religieusement chez lui, la transvasa, aussitôt rentré, dans un bocal
dont nous avions mangé, la veille, les dernières cerises, et lui versa
sur la tête tout ce qui restait d'eau dans la carafe.

Ces soins pour une grenouille auraient pu paraître extraordinaires de la
part d'un homme qui se la serait procurée d'une manière moins compliquée
que ne l'avait fait Alexandre; mais Alexandre savait ce que cette
grenouille lui coûtait, et il la traitait en conséquence.

Elle lui coûtait six cent soixante francs, sans compter le port d'armes.




Chapitre IV

_Comment le capitaine Pamphile, commandant le brick de commerce la
Roxelane fit, sur le bord de la rivière Bango, une meilleure chasse que
n'avait fait Alexandre Decamps, dans la plaine Saint-Denis._


--Ah! ah! fit le docteur Thierry en entrant, le lendemain, dans
l'atelier, vous avez un nouveau locataire.

Et, sans faire attention au grognement amical de Tom et aux grimaces
prévenantes de Jacques, il s'avança vers le bocal qui contenait
mademoiselle Camargo et y plongea la main.

Mademoiselle Camargo, qui ne connaissait pas Thierry pour un médecin
très savant et pour un homme fort spirituel, se mit à ramer
circulairement le plus vite qu'elle put; ce qui ne l'empêcha pas d'être
saisie, au bout d'un instant, par l'extrémité de la patte gauche, et de
sortir de son domicile la tête en bas.

--Tiens! dit Thierry en la faisant tourner à peu près comme une bergère
fait tourner un fuseau, c'est la _rana temporaria_, voyez: ainsi nommée
à cause de ces deux taches noires qui vont de l'oeil au tympan; qui vit
également dans les eaux courantes et dans les marais; que quelques
auteurs ont nommée la grenouille muette, parce qu'elle coasse au fond de
l'eau tandis que la grenouille verte ne peut coasser qu'au dehors. Si
vous en avez deux cents comme celle-ci, je vous donnerai le conseil de
leur couper les cuisses de derrière, de les assaisonner en fricassée de
poulet, d'envoyer chercher chez Corcelet deux bouteilles de
bordeaux-mouton, et de m'inviter à dîner; mais, n'en ayant qu'une, nous
nous contenterons, avec votre permission, d'éclaircir sur elle un point
de science encore obscur, quoique soutenu par plusieurs naturalistes:
c'est que cette grenouille peut rester six mois sans manger.

À ces mots, il laissa retomber mademoiselle Camargo, qui se mit
incontinent à faire deux ou trois fois, avec la souplesse joyeuse dont
ses membres étaient capables, le périple de son bocal; après quoi,
apercevant une mouche qui était tombée dans son domaine elle s'élança à
la surface de l'eau et l'engloutit.

--Je te passe encore celle-là, dit Thierry; mais fais bien attention
qu'en voilà pour cent quatre-vingt-trois jours.

Car, malheureusement pour mademoiselle Camargo, l'année 1831 était
bissextile: la science gagnait douze heures à cet accident solaire.

Mademoiselle Camargo ne parut nullement s'inquiéter de cette menace et
resta gaillardement la tête hors de l'eau, les quatre pattes
nonchalamment étendues sans mouvement aucun, et avec le même aplomb que
si elle eût reposé sur un terrain solide.

--Maintenant, dit Thierry faisant glisser un tiroir, pourvoyons à
l'ameublement de la prisonnière.

Il en tira deux cartouches, une vrille, un canif, deux pinceaux et
quatre allumettes. Decamps le regardait faire en silence et sans rien
comprendre à cette manoeuvre, à laquelle le docteur prêtait autant de
soin qu'aux préparatifs d'une opération chirurgicale; puis il vida la
poudre dans un porte-mouchette, et garda les balles, jeta la plume et le
blaireau à Jacques, et garda les entes.

--Quelle diable de bricole faites-vous là? dit Decamps arrachant à
Jacques ses deux meilleurs pinceaux; mais vous ruinez mon établissement!

--Je fais une échelle, dit gravement Thierry.

En effet, il venait de percer, à l'aide de la vrille, les deux balles de
plomb, avait assujetti dans les trous les entes des pinceaux, et, dans
ces entes, destinées à faire les montants, il assujettissait
transversalement les allumettes qui devaient servir d'échelons. Au bout
de cinq minutes, l'échelle fut terminée et descendue dans le bocal, au
fond duquel elle resta fixée par le poids des deux balles. Mademoiselle
Camargo fut à peine propriétaire de ce meuble, qu'elle en fit l'essai,
comme pour s'assurer de sa solidité, en montant jusqu'au dernier
échelon.

--Nous aurons de la pluie, dit Thierry.

--Diable! fit Decamps, vous croyez? Et mon frère qui voulait retourner
aujourd'hui à la chasse!

--Mademoiselle Camargo ne lui donne pas ce conseil, répondit le docteur.

--Comment?

--Je viens de vous économiser un baromètre, cher ami. Toutes et quantes
fois mademoiselle Camargo grimpera à son échelle, ce sera signe de
pluie; lorsqu'elle en descendra, vous serez sûr d'avoir du beau temps;
et, quand elle se tiendra au milieu, ne vous hasardez pas sans parasol
ou sans manteau: variable! variable!

--Tiens, tiens, tiens! dit Decamps.

--Maintenant, continua Thierry, nous allons boucher le bocal avec un
parchemin, comme s'il contenait encore ses cerises.

--Voici, dit Decamps en lui présentant ce qu'il demandait.

--Nous allons l'assujettir avec une ficelle.

--Voilà!

--Puis je vous demanderai de la cire! bon... une lumière! c'est ça...
et, pour m'assurer de mon expérience--il alluma la cire, cacheta le
noeud et appuya le chaton de sa bague sur le cachet--là, en voilà pour
un semestre. Maintenant, continua-t-il en perçant, à l'aide du canif,
quelques trous dans le parchemin, maintenant, une plume et de l'encre?
Avez-vous jamais demandé une plume et de l'encre à un peintre?

--Non.

--Eh bien, ne lui en demandez pas; car il ferait ce que fit Decamps: il
vous offrirait un crayon.

Thierry prit le crayon et écrivit sur le parchemin:

                    _2 septembre 1830._

Or, le soir de la réunion dont nous avons essayé de donner une idée à
nos lecteurs, il y avait juste cent quatre-vingt-trois jours,
c'est-à-dire six mois et douze heures que mademoiselle Camargo indiquait
invariablement, et sans s'être dérangée une minute, la pluie, le beau
temps et le variable: régularité d'autant plus remarquable, que, pendant
ce laps de temps, elle n'avait pas ingurgité un atome de nourriture.

Aussi, lorsque Thierry, tirant sa montre, eut annoncé que la dernière
seconde de la soixantième minute de la douzième heure était écoulée, et
qu'on eut apporté le bocal, un sentiment général de pitié s'empara de
l'assemblée en voyant à quel état misérable était réduite la pauvre bête
qui venait, aux dépens de son estomac, de jeter sur un point obscur de
la science une si grande et si importante lumière.

--Voyez, dit Thierry triomphant, Schneider et Roesel avaient raison!

--Raison, raison, dit Jadin en prenant le bocal et en le portant à la
hauteur de son oeil; il ne m'est pas bien prouvé que mademoiselle
Camargo ne soit point défunte.

--Il ne faut pas écouter Jadin, dit Flers; il a toujours été très mal
pour mademoiselle Camargo.

Thierry prit une lampe et la maintint derrière le bocal.

--Regardez, dit-il, et vous verrez battre le coeur.

En effet, mademoiselle Camargo était devenue si maigre, qu'elle était
transparente comme un cristal, et que l'on distinguait tout l'appareil
circulatoire; on pouvait même remarquer que le coeur n'avait qu'un
ventricule et qu'une oreillette; mais ces organes faisaient leur office
si faiblement, et Jadin s'était trompé de si peu, que ce n'était
vraiment pas la peine de le démentir, car on n'aurait pas donné à la
pauvre bête dix minutes à vivre. Ses jambes étaient devenues grêles
comme des fils, et le train de derrière ne tenait à la partie antérieure
du corps que par les os qui forment le ressort à l'aide duquel les
grenouilles sautent au lieu de marcher. Il lui était poussé en outre,
sur le dos, une espèce de mousse qui, à l'aide du microscope, devenait
une véritable végétation marine, avec ses roseaux et ses fleurs.
Thierry, en sa qualité de botaniste, prétendit même que cette
imperceptible pousse appartenait à la famille des lentisques et des
cressons. Personne n'entama de discussion là-dessus.

--Maintenant, dit Thierry, lorsque chacun à son tour eut bien examiné
mademoiselle Camargo, il faut la laisser souper tranquillement.

--Et que va-t-elle manger? dit Flers.

--J'ai son repas dans cette boîte.

Et Thierry, soulevant le parchemin, introduisit dans l'espace réservé à
l'air, une si grande quantité de mouches auxquelles il manquait une
aile, qu'il était évident qu'il avait consacré sa matinée à les prendre
et son après-midi à les mutiler. Nous crûmes que Mademoiselle Camargo en
avait pour six autres mois: l'un de nous alla même jusqu'à émettre cette
opinion.

--Erreur, répondit Thierry; dans un quart d'heure, il n'y en aura plus
une seule.

Le moins incrédule de nous laissa échapper un geste de doute. Thierry,
fort d'un premier succès, reporta mademoiselle Camargo à sa place
habituelle, sans même daigner nous répondre.

Il n'avait point encore repris sa place, lorsque la porte s'ouvrit, et
que le maître du café voisin entra, portant un plateau sur lequel
étaient un théière, un sucrier et des tasses. Il était immédiatement
suivi de deux garçons qui portaient, dans une manne d'osier, un pain de
munition, une brioche, une salade et une multitude de petits gâteaux de
toutes les formes, de toutes les espèces.

Ce pain de munition était pour Tom, la brioche pour Jacques, la salade
pour Gazelle, et les petits gâteaux pour nous. On commença par servir
les bêtes, puis on dit aux gens qu'ils étaient libres de se servir
eux-mêmes comme ils l'entendaient: ce qui me paraît, sauf meilleur avis,
être la meilleure manière de faire les honneurs de chez soi.

Il y eut un instant de désordre apparent pendant lequel chacun
s'accommoda à sa fantaisie et selon sa convenance. Tom emporta en
grognant son pain dans sa niche; Jacques se réfugia, avec sa brioche,
derrière les bustes de Malagutti et de Rata; Gazelle tira lentement la
salade sous la table; quant à nous, nous primes, ainsi que cela se
pratique assez généralement, une tasse de la main gauche et un gâteau de
la main droite, et vice versa.

Au bout de dix minutes, il n'y avait plus ni thé ni gâteaux.

On sonna, en conséquence, le maître du café, qui reparut avec ses
acolytes.

--D'autres! dit Decamps.

Le maître de café sortit à reculons et en s'inclinant pour obéir à cette
injonction.

--Maintenant, messieurs, dit Flers en regardant Thierry d'un air
goguenard et Decamps d'un air respectueux, en attendant que mademoiselle
Camargo ait soupé et que l'on nous apporte d'autres gâteaux, je crois
qu'il serait bon de remplir l'intermède par la lecture du manuscrit de
Jadin. Il traite des premières années de Jacques Ier, que nous avons
tous l'honneur de connaître assez particulièrement, et auquel nous
portons un intérêt trop cordial pour que les moindres détails recueillis
sur lui n'acquièrent pas une grande importance à nos yeux. _Dixit_.

Chacun s'inclina en signe de consentement; une ou deux personnes
battirent même des mains.

--Jacques, mon ami, dit Fau, lequel, en sa qualité de précepteur, était
celui de nous tous qui était le plus intime avec le héros de cette
histoire, vous voyez qu'on parle de vous: venez ici.

Et, immédiatement après ces deux mots, il fit entendre un sifflement
particulier si connu de Jacques, que l'intelligent animal ne fit qu'un
bond de sa planche sur l'épaule de celui qui lui adressait la parole.

--Bien, Jacques; c'est très beau d'être obéissant, surtout lorsqu'on a
ses bajoues pleines de brioches. Saluez ces messieurs.

Jacques porta la main à son front à la manière des militaires.

--Et, si votre ami Jadin, qui va lire votre histoire, tenait sur votre
compte quelques propos calomnieux, dites-lui que c'est un menteur.

Jacques hocha la tête de haut en bas, en signe d'intelligence parfaite.

C'est que Jacques et Fau étaient véritablement liés d'une amitié
harmonique. C'était, de la part de l'animal surtout, une affection comme
on n'en trouve plus chez les hommes; et à quoi cela tenait-il? Il faut
l'avouer, à la honte de l'espèce simiane, ce n'était pas en ornant son
esprit comme Fénelon avait fait pour le grand dauphin, c'était en
flattant ses vices, comme l'avait fait Catherine à l'égard de Henri III,
que le précepteur avait acquis sur l'élève cette déplorable influence.
Ainsi Jacques, en arrivant à Paris, n'était qu'un amateur de bon vin:
Fau en avait fait un ivrogne; ce n'était qu'un sybarite à la manière
d'Alcibiade: Fau en avait fait un cynique de l'école de Diogène; il
n'était que recherché, comme Lucullus: Fau l'avait rendu gourmand comme
Grimod de la Reynière. Il est vrai qu'il avait gagné à cette corruption
morale une foule d'agréments physiques qui en faisaient un animal très
distingué. Il connaissait sa main droite de sa main gauche, faisait le
mort pendant dix minutes, dansait sur la corde comme madame Saqui,
allait à la chasse un fusil sous le bras et une carnassière sur le dos,
montrait son port d'armes au garde champêtre et son derrière aux
gendarmes. Bref, c'était un charmant mauvais sujet, qui n'avait eu que
le tort de naître sous la Restauration au lieu de naître sous la
Régence.

Aussi, Fau frappait-il à la porte de la rue, Jacques tressaillait;
montait-il l'escalier, Jacques le sentait venir. Alors il jetait de
petits cris de joie, sautait sur ses pattes de derrière comme un
kangourou; et, quand Fau ouvrait la porte, il s'élançait dans ses bras,
comme on le fait encore au Théâtre-Français dans le drame des Deux
Frères. Bref, tout ce qui était à Jacques était à Fau, et il se serait
ôté la brioche de la bouche pour la lui offrir.

--Messieurs, dit Jadin, si vous voulez vous asseoir et allumer les pipes
et les cigares, je suis prêt.

Chacun obéit. Jadin toussa, ouvrit le manuscrit, et lut ce qui suit:




Chapitre V

_Comment Jacques Ier fut arraché des bras de sa mère expirante et porté
à bord du brick de commerce la Roxelane (capitaine Pamphile)._


«Le 24 juillet 1827, le brick la Roxelane faisait voile de Marseille, et
allait charger du café à Moka, des épiceries à Bombay, et du thé à
Canton; il relâcha, pour renouveler ses vivres, dans la baie de
Saint-Paul-de-Loanda, située, comme chacun sait, au centre de la Guinée
inférieure.

«Pendant que les échanges se faisaient, le capitaine Pamphile, qui en
était à son dixième voyage dans les Indes, prit son fusil, et, par une
chaleur de soixante et dix degrés, s'amusa à remonter les rives de la
rivière Bango. Le capitaine Pamphile était, depuis Nemrod, le plus grand
chasseur devant Dieu qui eût paru sur la terre.

«Il n'avait pas fait vingt pas dans les grandes herbes qui bordent le
fleuve, qu'il sentit que le pied lui tournait sur un objet rond et
glissant comme un troc d'un jeune arbre. Au même instant, il entendit un
sifflement aigu, et, à dix pas devant lui, il vit se dresser la tête
d'un énorme boa, sur la queue duquel il avait marché.

«Un autre que le capitaine Pamphile eût certes ressenti quelque crainte,
en se voyant menacé par cette tête monstrueuse dont les yeux sanglants
brillaient, en le regardant, comme deux escarboucles; mais le boa ne
connaissait pas le capitaine Pamphile.

«Tron de Diou de répétile! essé qué tu crois me fairé peur? dit le
capitaine.

«Et, au moment où le serpent ouvrait la gueule, il lui envoya une balle
qui lui traversa le palais et sortit par le haut de la tête. Le serpent
tomba mort.

«Le capitaine commença par recharger tranquillement son fusil; puis,
tirant son couteau de sa poche, il alla vers l'animal, lui ouvrit le
ventre, sépara le foie des entrailles, comme avait fait l'ange de Tobie,
et, après un instant de recherche active, il y trouva une petite pierre
bleue de la grosseur d'une noisette.

«--Bon! dit-il.

«Et il mit la pierre dans une bourse où il y en avait déjà une douzaine
d'autres pareilles. Le capitaine Pamphile était lettré comme un
mandarin: il avait lu les _Mille et Une Nuits_ et cherchait le bézoard
enchanté du prince Caram-al-aman.

«Dès qu'il crut l'avoir trouvé, il se remit en chasse.

«Au bout d'un quart d'heure, il vit s'agiter les herbes à quarante pas
devant lui et entendit un rugissement terrible. À ce bruit, tous les
êtres semblèrent reconnaître le maître de la création. Les oiseaux, qui
chantaient, se turent; deux gazelles, effarouchées, bondirent et
s'élancèrent dans la plaine; un éléphant sauvage, qu'on apercevait à un
quart de lieue de là, sur une colline, leva sa trompe pour se préparer
au combat.

«--Prrrou! prrrou! fit le capitaine Pamphile, comme s'il se fût agi de
faire envoler une compagnie de perdreaux.

«À ce bruit, un tigre, qui était resté couché jusqu'alors, se leva,
battant ses flancs de sa queue: c'était un tigre royal de la plus grande
taille. Il fit un bond et se rapprocha de vingt pieds du chasseur.

«--Farceur! dit le capitaine Pamphile, tu crois qué jé vais té tirer à
cetté distance, pour té gâter ta peau? Prrrou! prrrou!

«Le tigre fit un second bond qui le rapprocha de vingt pieds encore;
mais, au moment où il touchait la terre, le coup partit, et la balle
l'atteignit dans l'oeil gauche. Le tigre boula comme un lièvre, et
expira aussitôt.

«Le capitaine Pamphile rechargea tranquillement son fusil, tira son
couteau de sa poche, retourna le tigre sur le dos, lui fendit la peau
sous le ventre, et le dépouilla comme une cuisinière fait d'un lapin.
Ensuite il s'affubla de la fourrure de sa victime, comme l'avait fait,
quatre mille ans auparavant, l'Hercule néméen, dont, en sa qualité de
Marseillais, il avait la prétention de descendre; puis il se remit en
chasse.

«Une demi-heure ne s'était point écoulée, qu'il entendit une grande
rumeur dans les eaux du fleuve dont il suivait les rives. Il courut
vivement sur le bord, et reconnut que c'était un hippopotame qui allait
contre le cours de l'eau, et qui, de temps en temps, montait à la
surface pour souffler.

«--Bagasse! dit le capitaine Pamphile, voilà qui va t'épargner pour six
francs de verroteries.

«C'était le prix courant des boeufs à Saint-Paul-de-Loanda, et le
capitaine Pamphile passait pour être économe.

«En conséquence, guidé par les bulles d'air qui dénonçaient
l'hippopotame en venant crever à la surface de la rivière, il suivit la
marche de l'animal, et, lorsque celui-ci sortit son énorme tête, le
chasseur, choisissant le seul point qui soit vulnérable, lui envoya une
balle dans l'oreille. Le capitaine Pamphile aurait, à cinq cents pas,
touché Achille au talon.

«Le monstre tournoya quelques secondes, mugissant effroyablement et
battant l'eau de ses pieds. Un instant, on eût cru qu'il allait
s'engloutir dans le tourbillon que lui creusait son agonie; mais bientôt
ses forces s'épuisèrent, il roula comme un ballot; puis, peu à peu, la
peau blanchâtre et lisse de son ventre apparut, au lieu de la peau noire
et pleine de rugosités de son dos, et, dans son dernier effort, il vint
s'échouer, les quatre pattes en l'air, au milieu des herbes qui
poussaient au bord de la rivière.

«Le capitaine Pamphile rechargea tranquillement son fusil, tira son
couteau de sa poche, coupa un petit arbre de la grosseur d'un manche à
balai, l'aiguisa par le bout, le fendit par l'autre, planta le bout
aiguisé dans le ventre de l'hippopotame, et introduisit, dans le bout
fendu, une feuille de son agenda, sur laquelle il écrivit au crayon:

«Au cuisinier du brick de commerce la Roxelane, de la part du capitaine
Pamphile, en chasse sur les rives de la rivière Bango.»

«Puis il poussa du pied l'animal, qui prit le fil de l'eau et descendit
tranquillement la rivière, étiqueté comme le portemanteau d'un commis
voyageur.

«--Ah! fit le capitaine Pamphile, lorsqu'il vit les provisions en bonne
route vers son bâtiment, je crois que j'ai bien gagné que je déjeunasse.

«Et, comme c'était une vérité que lui seul avait besoin de reconnaître
pour que toutes ses conséquences en fussent déduites à l'instant même,
il étendit par terre sa peau de tigre, s'assit dessus, tira de sa poche
gauche une gourde de rhum qu'il posa à sa droite, de sa poche droite une
superbe goyave qu'il posa à sa gauche, et de sa gibecière un morceau de
biscuit qu'il plaça entre ses jambes, puis il se mit à charger sa pipe
pour n'avoir rien de fatigant à faire après son repas.

«Vous avez vu parfois Debureau, faire avec grand soin les préparatifs de
son déjeuner pour que Arlequin le mange? Vous vous rappelez sa tête,
n'est-ce pas, lorsqu'en se tournant, il voit son verre vide et sa pomme
chippée?--Oui.--Eh bien, regardez le capitaine Pamphile, qui trouve sa
gourde de rhum renversée, et sa goyave disparue.

«Le capitaine Pamphile, à qui le privilège du ministre de l'intérieur
n'a point interdit la parole, fit entendre le plus merveilleux «Tron de
Diou!» qui soit sorti d'une bouche provençale depuis la fondation de
Marseille; mais, comme il était moins crédule que Debureau, qu'il avait
lu les philosophes anciens et modernes, et qu'il avait appris, dans
Diogène de Laerce et dans M. de Voltaire, qu'il n'est point d'effet sans
cause, il se mit immédiatement à chercher la cause dont l'effet lui
était si préjudiciable, mais cela sans faire semblant de rien, sans
bouger de la place où il était, et tout en ayant l'air de grignoter son
pain sec. Sa tête seule tourna, cinq minutes à peu près, comme celle
d'un magot de la Chine, et cela infructueusement, lorsque tout à coup un
objet quelconque lui tomba sur la tête et s'arrêta dans ses cheveux. Le
capitaine porta la main à l'endroit percuté et trouva la pelure de sa
goyave. Le capitaine Pamphile leva le nez et aperçut, directement
au-dessus de lui, un singe qui grimaçait dans les branches d'un arbre.

«Le capitaine Pamphile étendit la main vers son fusil, sans perdre de
vue son larron; puis, appuyant la crosse à son épaule, il lâcha le coup.
La guenon tomba à côté de lui.

«--Pécaïre! dit le capitaine Pamphile en jetant les yeux sur sa nouvelle
proie, j'ai tué un singe bicéphale.

«En effet, l'animal gisant aux pieds du capitaine Pamphile avait deux
têtes bien séparées, bien distinctes, et le phénomène était d'autant
plus remarquable, que l'une des deux têtes était morte et avait les yeux
fermés, tandis que l'autre était vivante et avait les yeux ouverts.

«Le capitaine Pamphile, qui voulait éclaircir ce point bizarre
d'histoire naturelle, prit le monstre par la queue et l'examina avec
attention; mais, à sa première inspection, tout étonnement disparut. Le
singe était une guenon, et la seconde tête celle de son petit, qu'elle
portait sur son dos au moment où elle avait reçu le coup, et qui était
tombé de sa chute sans lâcher le sein maternel.

«Le capitaine Pamphile, à qui le dévouement de Cléobis et de Biton
n'aurait pas fait verser une larme, prit le petit singe par la peau du
cou, l'arracha du cadavre qu'il tenait embrassé, l'examina un instant
avec autant d'attention qu'aurait pu le faire M. de Buffon; et, pinçant
les lèvres d'un air de satisfaction intérieure:

«--Bagasse! s'écria-t-il, c'est un callitriche; cela vaut cinquante
francs comme un liard, rendu sur le port de Marseille.

«Et il le mit dans sa gibecière.

«Puis, comme le capitaine Pamphile était à jeun par suite de l'incident
que nous avons raconté, il se décida à reprendre la route de la baie.
D'ailleurs, quoique sa chasse n'eût duré que deux heures environ, il
avait tué, dans cet espace de temps, un serpent boa, un tigre, un
hippopotame, et rapportait vivant un callitriche. Il y a bien des
chasseurs parisiens qui se contenteraient d'une pareille chance pour
toute la journée.

«En arrivant sur le pont du brick, il vit tout l'équipage occupé autour
de l'hippopotame, qui était heureusement parvenu à son adresse. Le
chirurgien du navire lui arrachait les dents, afin d'en faire des
manches de couteau pour Villenave et de faux râteliers pour Désirabode;
le contremaître lui enlevait le cuir et le découpait en lanières, afin
d'en confectionner des fouets à battre les chiens et des garcettes à
épousseter les mousses; enfin, le cuisinier lui taillait des bifteks
dans le filet et des grillades dans l'entre-côtes pour la table du
capitaine Pamphile: le reste de l'animal devait être coupé par quartiers
et salé à l'intention de l'équipage.

«Le capitaine Pamphile fut si satisfait de cette activité, qu'il ordonna
une distribution extraordinaire de rhum et fit remise de cinq coups de
garcette à un mousse qui était condamné à en recevoir soixante et dix.

«Le soir, on mit à la voile.

«Vu ce surcroît de provisions, le capitaine Pamphile jugea inutile de
relâcher au cap de Bonne-Espérance, et laissant à droite les îles du
prince Édouard, et à sa gauche la terre de Madagascar, il s'élança dans
la mer des Indes.

«La Roxelane marchait donc bravement vent arrière, filant ses huit
noeuds à l'heure, ce qui, au dire des marins, est un fort joli train
pour un bâtiment de commerce, lorsqu'un matelot des vigies cria des
huniers:

«--Une voile à l'avant!

«Le capitaine Pamphile prit sa lunette, la braqua sur le bâtiment
signalé, regarda à l'oeil nu, rebraqua de nouveau sa lunette; puis
après, un instant d'examen attentif, il appela le second et lui remit
silencieusement l'instrument entre les mains. Celui-ci le porta aussitôt
à son oeil.

«--Eh bien, Policar, dit le capitaine, lorsqu'il crut que celui auquel
il adressait la parole avait eu le temps d'examiner à son aise l'objet
en question, que dis-tu de cette patache?

«--Ma foi, capitaine, je dis qu'elle a une drôle de tournure. Quant à
son pavillon--il reporta la lunette à son oeil--le diable me brûle si je
sais quelle puissance il représente: c'est un dragon vert et jaune, sur
un fond blanc.

«--Eh bien, saluez jusqu'à terre, mon ami; car vous avez devant vous un
bâtiment appartenant au fils du soleil, au père et à la mère du genre
humain, au roi des rois, au sublime empereur de la Chine et de la
Cochinchine; et, de plus, je reconnais, à sa couronne arrondie et à sa
marche de tortue, qu'il ne rentre pas à Pékin le ventre vide.

«--Diable! diable! fit Policar en se grattant l'oreille.

«--Que penses-tu de la rencontre?

«--Je pense que ce serait drôle...

«--N'est-ce pas?... Eh bien, moi aussi, mon enfant.

«--Alors, il faut...?

«--Monter la ferraille sur le pont et déployer jusqu'au dernier pouce de
toile.

«--Ah! il nous a aperçus à son tour.

«--Alors, attendons la nuit, et, jusque-là, filons honnêtement notre
câble, afin qu'il ne se doute de rien. Autant que je puis juger de sa
marche, avant cinq heures, nous serons dans ses eaux; toute la nuit,
nous naviguerons bord à bord, et, demain, dès le matin, nous lui dirons
bonjour.

«Le capitaine Pamphile avait adopté un système. Au lieu de lester son
bâtiment avec des pavés ou des gueuses, il mettait à fond de cale une
demi-douzaine de pierriers, quatre ou cinq caronades de douze et une
pièce de huit allongée; puis, à tout hasard, il y ajoutait quelques
milliers de gargousses, une cinquantaine de fusils, et une vingtaine de
sabres d'abordage. Une occasion semblable à celle dans laquelle on se
trouvait se présentait-elle, il faisait monter toutes ces bricoles sur
le pont, assujettissait les pierriers et les caronades sur leurs pivots,
traînait la pièce de huit sur l'arrière, distribuait les fusils à ses
hommes, et commençait à établir ce qu'il appelait son système d'échange.
Ce fut dans ces dispositions commerciales que le bâtiment chinois le
trouva le lendemain.

«La stupéfaction fut grande à bord du navire impérial. Le capitaine
avait reconnu, la veille, un navire marchand, et s'était endormi
là-dessus en fumant sa pipe à opium; mais voilà que, dans la nuit, le
chat était devenu tigre, et qu'il montrait ses griffes de fer et ses
dents de bronze.

«On alla prévenir le capitaine Kao-Kiou-Koan de la situation dans
laquelle on se trouvait. Il achevait un rêve délicieux: le fils du
soleil venait de lui donner une de ses soeurs en mariage, de sorte qu'il
se trouvait beau-frère de la lune.

«Aussi eut-il beaucoup de peine à comprendre ce que lui voulait le
capitaine Pamphile. Il est vrai que celui-ci lui parlait en provençal et
que le nouveau marié répondait en chinois. Enfin, il se trouva, à bord
de la Roxelane, un Provençal qui savait un peu de chinois, et, à bord du
bâtiment du sublime empereur, un chinois qui parlait passablement
provençal, de sorte que les deux capitaines finirent par s'entendre.

«Le résultat du dialogue fut que la moitié de la cargaison du bâtiment
impérial capitaine Kao-Kiou-Koan passa immédiatement à bord du brick de
commerce la Roxelane capitaine Pamphile.

«Et, comme cette cargaison se composait justement de café, de riz et de
thé, il en résulta que le capitaine Pamphile n'eut besoin de relâcher ni
à Moka, ni à Bombay, ni à Pékin; ce qui lui fit une grande économie de
temps et d'argent.

«Cela le rendit de si bonne humeur, qu'en passant à l'île Rodrigue, il
acheta un perroquet.

«Arrivé à la pointe de Madagascar, on s'aperçut qu'on allait manquer
d'eau; mais, comme la relâche du cap Sainte-Marie n'était pas sûre, pour
un bâtiment aussi chargé que l'était la Roxelane, le capitaine mit son
équipage à la demi-ration, et résolut de ne s'arrêter que dans la baie
d'Algoa. Comme il procédait au chargement des barriques, il vit
s'avancer vers lui un chef de Gonaquas, suivi de deux hommes qui
portaient sur leurs épaules, à peu près comme les envoyés des Hébreux la
grappe de raisin de la terre promise, une magnifique dent d'éléphant:
c'était un échantillon que le chef Outavari, ce qui veut dire, dans la
langue gonaquas, fils de l'orient, apportait à la côte, espérant obtenir
une commande dans la partie.

«Le capitaine Pamphile examina l'ivoire, le trouva de première qualité,
et demanda au chef gonaquas ce que lui coûteraient deux mille dents
d'éléphant pareilles à celle qu'il lui montrait. Outavari répondit que
cela lui coûterait au juste trois mille bouteilles d'eau-de-vie. Le
capitaine voulut marchander; mais le fils de l'orient tint bon, en
soutenant qu'il n'avait point surfait; de sorte que le capitaine fut
obligé d'en venir où le nègre voulait l'amener; ce qui, au reste, ne lui
coûta pas extrêmement, attendu qu'à ce prix il y avait à peu près dix
mille pour cent à gagner. Le capitaine demanda quand pourrait se faire
la livraison; Outavari exigea deux ans; ce délai cadrait admirablement
avec les engagements du capitaine Pamphile; aussi les deux dignes
négociants se serrèrent la main et se séparèrent enchantés l'un de
l'autre.

«Cependant, ce marché, tout avantageux qu'il était, tourmentait la
conscience mercantile du digne capitaine; il réfléchissait, à part lui,
que, s'il avait eu l'ivoire à si bon marché à la pointe orientale de
l'Afrique, il devait le trouver à moitié prix à la pointe occidentale,
puisque c'était surtout de ce côté que les éléphants étaient en si grand
nombre, qu'ils avaient donné leur nom à une rivière. Il voulut donc en
avoir le coeur net, et, arrivé sous le 30e degré de latitude, il ordonna
de mettre le cap sur la terre; seulement, s'étant trompé de quatre ou
cinq degrés, il aborda à l'embouchure de la rivière d'Orange, au lieu de
celle des Éléphants.

«Le capitaine Pamphile ne s'en inquiéta point autrement; les distances
étaient si rapprochées, qu'elles ne devaient produire aucune variété
dans le prix; en conséquence, il fit mettre la chaloupe en mer et
remonta le fleuve jusqu'à la ville capitale des petits Namaquois, située
à deux journées dans l'intérieur des terres. Il trouva le chef Outavaro
revenant d'une grande chasse où il avait tué quinze éléphants. Les
échantillons ne manquaient donc pas, et le capitaine put se convaincre
qu'ils étaient encore supérieurs à ceux d'Outavari.

Il en résulta entre Outavaro et le capitaine un marché beaucoup plus
avantageux encore pour ce dernier que celui qu'il avait passé avec
Outavari. Le fils de l'occident donnait au capitaine Pamphile deux mille
défenses pour quinze cents bouteilles d'eau-de-vie; c'était un tiers
meilleur marché que son confrère; mais, comme lui, il demandait deux ans
pour confectionner sa fourniture. Le capitaine Pamphile n'apporta point
de discussion à propos de ce délai; au contraire, il y trouvait une
économie, c'était de ne faire qu'un voyage pour les deux chargements.
Outavaro et le capitaine se serrèrent la main en signe de marché fait,
et se quittèrent les meilleurs amis du monde. Et le brick la Roxelane
reprit sa route vers l'Europe.»

À ce moment de l'histoire de Jadin, la pendule sonna minuit, heure
militaire pour presque tous ceux qui logeaient au-dessus du cinquième
étage. Chacun se levait donc pour se retirer, lorsque Flers rappela au
docteur Thierry qu'il restait une dernière vérification à faire. Le
docteur prit le bocal, l'exposa à la vue de tous. Il n'y restait pas une
seule mouche; en revanche, mademoiselle Camargo avait acquis le volume
d'un oeuf de dinde, et semblait sortir d'un pot à cirage. Chacun
s'éloigna en félicitant Thierry sur son immense érudition.

Le lendemain, nous reçûmes une lettre ainsi conçue:

«MM. Eugène et Alexandre Decamps ont l'honneur de vous faire part de la
perte douloureuse qu'ils viennent de faire de mademoiselle Camargo,
morte d'indigestion, dans la nuit du 2 au 3 mars. Vous êtes invité au
repas funèbre qui aura lieu dans la maison mortuaire, le 6 du courant, à
cinq heures précises du soir.»




Chapitre VI

_Comment Jacques Ier commença par plumer des poules et finit par plumer
un perroquet._


Aussitôt après le dîner funéraire, qui finit sur les sept ou huit heures
du soir, Jadin, dont le récit dans la précédente séance avait inspiré le
plus vif intérêt, fut invité à le continuer. Mademoiselle Camargo tout
intéressante qu'elle était, n'avait pu, vu l'existence claustrale
qu'elle avait menée pendant les six mois et un jour qu'elle avait habité
l'atelier de Decamps, laisser de profonds souvenirs ni dans l'esprit ni
dans le coeur des habitués. Thierry était celui de nous avec lequel elle
avait eu le plus de relations: encore ces relations étaient-elles
purement scientifiques; il en résulta que les regrets causés par sa mort
furent de courte durée et effacés bientôt par l'immense avantage qu'en
avait retiré la science. On comprendra donc facilement ce retour rapide
à la curiosité que nous inspiraient les aventures de notre ami Jacques,
racontées par un narrateur aussi fidèle, aussi consciencieux et aussi
habile que Jadin, dont la réputation était déjà faite comme peintre par
son beau tableau des _Vaches_ et, comme historien par son _Histoire du
prince Henry_, ouvrage composé en collaboration avec M. Dauzats, et qui
même avant sa publication, jouit déjà dans le monde de toute la
réputation qu'il mérite. Jadin tira donc sans se faire prier son
manuscrit de sa poche, et reprit l'histoire où il l'avait laissée.

«Le perroquet qu'avait acheté le capitaine Pamphile était un cacatois de
la plus belle espèce, au corps blanc comme la neige, au bec noir comme
l'ébène, et à la crête jaune comme du safran, crête qui se relevait ou
s'abaissait selon qu'il était de bonne ou de mauvaise humeur, et lui
donnait tantôt l'air paterne d'un épicier coiffé de sa casquette, tantôt
l'aspect formidable d'un garde national orné de son bonnet à poils.
Outre ces avantages physiques, Catacoua avait une foule de talents
d'agrément; il parlait également bien l'anglais, l'espagnol et le
français, chantait le _God save the king_ comme lord Wellington, le
_Pensativo estaba el cid_ comme don Carlos, et la _Marseillaise_ comme
le général La Fayette. On comprend qu'avec de pareilles dispositions
philologiques, il ne tarda point, tombé qu'il était entre les mains de
l'équipage de la Roxelane, à étendre rapidement le cercle de ses
connaissances; si bien qu'à peine se trouva-t-on, au bout de huit jours,
en vue de l'île Sainte-Hélène, qu'il commençait à jurer très proprement
en provençal, à la grande jubilation du capitaine Pamphile, qui, comme
les anciens troubadours, ne parlait que la langue d'oc.

«Aussi, quand le capitaine Pamphile avait passé en se réveillant
l'inspection de son bâtiment, regardé si chaque homme était à son poste
et chaque chose à sa place; lorsqu'il avait fait distribuer la ration
d'eau-de-vie aux matelots et les coups de garcette aux mousses;
lorsqu'il avait examiné le ciel, étudié la mer et sifflé le vent;
lorsqu'il arrivait enfin avec cette sérénité de l'âme que donne la
certitude d'avoir rempli ses devoirs, il allait à Catacoua, suivi de
Jacques, qui grossissait à vue d'oeil, et qui partageait avec son rival
emplumé toute l'affection du capitaine Pamphile, et lui donnait sa leçon
de provençal; puis, s'il était content de son élève, il introduisait un
morceau de sucre entre les barreaux de la cage, récompense à laquelle
Catacoua paraissait très sensible, et dont Jacques se montrait fort
jaloux; aussi, dès qu'un incident imprévu attirait le capitaine Pamphile
d'un autre côté, Jacques s'approchait de la cage, et faisait si bien,
que le morceau de sucre changeait habituellement de destination, au
grand désespoir de Catacoua, qui, la patte en l'air et la crête dressée,
faisait alors retentir l'air de ses chants les plus formidables ou de
ses jurons les plus terribles; quant à Jacques, il restait d'un air
innocent auprès de la prison où le volé faisait rage, fourrant,
lorsqu'il n'avait pas le temps de le croquer, dans les poches de ses
joues le corps du délit, qui y fondait tout doucement, tandis qu'il se
grattait le côté, clignait béatement les yeux, forcé qu'il était, pour
toute punition, de boire son sucre au lieu de le manger.

«On comprend que cette atteinte à la propriété mobilière était des plus
désagréables à Catacoua, et, sitôt que le capitaine Pamphile
s'approchait de lui, il défilait tout son répertoire. Malheureusement,
aucun de ses instituteurs ne lui avait appris à crier au voleur, de
sorte que son maître prenait cette sortie, qui n'était autre chose
qu'une dénonciation en forme, pour le plaisir que lui causait sa
présence, et, convaincu qu'il avait mangé son dessert, se contentait de
lui gratter délicatement la tête; ce que Catacoua appréciait jusqu'à un
certain point, mais infiniment moins cependant que le morceau de sucre
en question. Catacoua comprit donc qu'il fallait qu'il s'en remît à lui
seul du soin de sa vengeance, et, un jour qu'après lui avoir volé le
morceau, Jacques repassait la main à travers la cage pour en ramasser
les miettes, Catacoua se laissa pendre par une patte, et, tout en ayant
l'air de s'occuper de gymnastique, attrapa le pouce de Jacques et le
mordit outrageusement. Jacques jeta un cri perçant, s'accrocha aux
cordages, monta tant qu'il trouva du chanvre et du bois; puis,
s'arrêtant sur le point le plus élevé du navire, il resta là piteusement
cramponné de ses trois pattes au mât, et secouant la quatrième comme
s'il eût tenu un goupillon.

«À l'heure du dîner, le capitaine Pamphile siffla Jacques: mais Jacques
ne répondit pas; ce silence était si contraire à ses habitudes
hygiéniques, que le capitaine Pamphile commença à s'en inquiéter; il
siffla derechef, et, cette fois, il entendit une espèce de grondement
qui semblait lui répondre des nuages; il leva les yeux et aperçut
Jacques, qui donnait la bénédiction _urbi et orbi_: alors il s'établit
entre Jacques et le capitaine Pamphile un échange de signaux, dont le
résultat fut que Jacques refusait obstinément de descendre. Le capitaine
Pamphile, qui avait formé son équipage à une obéissance passive, et qui
ne voulait pas que ses mesures de discipline fussent faussées par un
singe, prit son porte-voix et appela Double Bouche. L'individu
interpellé apparut incontinent, montant à reculons l'échelle de la
cuisine, et s'approcha du capitaine à peu près comme le chien qu'on
dresse, s'approche du garde qui le châtie; le capitaine Pamphile, qui ne
se prodiguait pas avec ses inférieurs, montra au mousse le récalcitrant
qui grimaçait sur la pointe de son mâtereau; Double-Bouche comprit à
l'instant même ce qu'on demandait de lui, s'accrocha à l'échelle qui
conduisait aux haubans, et se mit à grimper avec une agilité qui
indiquait que le capitaine Pamphile, en honorant Double-Bouche de cette
mission hasardeuse, avait fait un choix des plus judicieux.

«Un autre point, mais qui reposait tout entier, je ne dirai pas sur
l'étude du coeur, mais sur la connaissance de l'estomac, avait encore
influencé la détermination du capitaine Pamphile; Double-Bouche était
spécialement employé à la cuisine, fonctions honorables appréciées de
tout l'équipage, et notamment de Jacques, qui affectionnait surtout
cette partie du bâtiment; il s'était donc lié d'une amitié sympathique
avec le nouveau personnage que nous venons d'introduire en scène, lequel
devait le nom expressif qui avait remplacé son appellation patronymique,
à la facilité que lui donnait son poste de dîner avant les autres; ce
qui ne l'empêchait pas de dîner encore après les autres. Jacques avait
donc compris Double-Bouche, de même que Double-Bouche avait compris
Jacques, et il résulta, de cette appréciation mutuelle, qu'au lieu de
chercher à fuir, ce qu'il n'eût pas manqué de faire si tout autre que
Double-Bouche lui eut été envoyé, Jacques fit la moitié du chemin, et
que les deux amis se rencontrèrent sur la barre du grand perroquet, et
redescendirent immédiatement, l'un portant l'autre, sur le pont, où le
capitaine Pamphile les attendait.

«Le capitaine Pamphile ne connaissait qu'un remède aux blessures, de
quelque nature qu'elles fussent: c'était une compresse d'eau-de-vie, de
tafia ou de rhum; il trempa donc un linge dans le liquide précité et en
enveloppa le doigt du blessé; au contact de l'alcool et de la chair
vive, Jacques commença par faire une grimace atroce; mais, comme il vit,
pendant que le capitaine Pamphile avait le dos tourné, Double-Bouche
avaler vivement ce qui était resté du liquide dans le verre où l'on
avait trempé le linge, il comprit que la liqueur, douloureuse comme
médicament, pouvait être bienfaisante comme boisson; en conséquence, il
approcha la langue de l'appareil, lécha délicatement la compresse, et,
peu à peu, prenant goût à la chose, finit tout bonnement par sucer son
pouce; il en résultat que, comme le capitaine Pamphile avait recommandé
que l'on imbibât le bandage de dix minutes en dix minutes, et que l'on
exécutait ponctuellement ses ordres, au bout de deux heures, Jacques
commença à cligner des yeux et à dodeliner la tête, et que, comme le
traitement allait toujours son train, et que Jacques appréciait de plus
en plus le traitement, il finit par tomber ivre-mort entre les bras de
son ami Double-Bouche, qui descendit le blessé dans la cabine et le
coucha dans son propre lit.

«Jacques dormit douze heures de suite: et, lorsqu'il se réveilla, la
première chose qui frappa ses yeux fut son ami Double-Bouche occupé à
plumer une poule. Ce spectacle n'était pas nouveau pour Jacques;
cependant, il parut, cette fois, y donner une attention singulière; il
se leva doucement, s'approcha les yeux fixes, examina le mécanisme à
l'aide duquel le travailleur procédait, et demeura immobile et préoccupé
pendant tout le temps que dura l'opération; la poule plumée, Jacques,
qui se sentait la tête encore un peu lourde, monta sur le pont afin de
prendre l'air.

«Le vent continuait d'être favorable le lendemain, de sorte que le
capitaine Pamphile, voyant que tout marchait au gré de ses voeux, et
jugeant inutile de transporter à Marseille les poules qui restaient à
bord et qu'il n'avait point d'ailleurs achetées dans un but de
spéculation, donna ordre, sous prétexte que sa santé commençait à se
déranger, qu'on lui servît tous les jours, outre sa tranche
d'hippopotame et sa bouillabaisse, une volaille fraîche, bouillie ou
rôtie. Cinq minutes après ces ordres donnés, les cris d'un canard que
l'on égorgeait se firent entendre.

À ce bruit, Jacques descendit de la grande vergue si rapidement, que
quelqu'un qui n'aurait point connu son caractère égoïste, aurait cru
qu'il courait au secours de la victime, et se précipita dans la cabine.
Il y trouva Double-Bouche, qui remplissait consciencieusement son office
de marmiton, en plumant la volaille jusqu'à ce qu'il ne lui restât plus
le moindre duvet sur le corps; cette fois comme l'autre, Jacques parut
prendre le plus grand intérêt à la chose; puis il remonta sur le pont,
lorsqu'elle fut finie, s'approcha pour la première fois depuis son
accident de la cage de Catacoua, tourna plusieurs fois autour de lui,
tout en ayant soin de se tenir hors de la portée de son bec; puis enfin,
saisissant le moment favorable, il attrapa une plume de sa queue, et la
tira tant et si bien, malgré les battements d'ailes et les jurements de
Catacoua, qu'elle finit par lui rester dans les mains. Cette expérience,
si peu importante qu'elle parut au premier abord, sembla cependant faire
grand plaisir à Jacques; car il se mit à danser sur ses quatre pieds,
s'élevant et retombant à la même place, ce qui était de sa part la
manifestation du plus suprême contentement.

«Cependant on avait perdu de vue la terre, et l'on voguait à pleines
voiles dans l'océan Atlantique; partout le ciel et l'eau, et, derrière
l'horizon, le sentiment de l'immensité. De temps en temps, des oiseaux
de mer au long vol, mais ceux-là seulement, passaient à perte de vue se
rendant d'un continent à l'autre; aussi le capitaine Pamphile, se fiant
à l'instinct animal qui devait apprendre à Catacoua que ses ailes
étaient trop faibles pour se hasarder dans un long voyage, ouvrit-il la
prison de son pensionnaire et lui donna-t-il liberté entière de voltiger
dans les cordages. Catacoua en profita aussitôt pour monter jusqu'au mât
de perroquet, et, arrivé là, joyeux jusqu'au ravissement, il se mit, à
la grande satisfaction de l'équipage, à défiler tout son répertoire,
faisant autant de bruit à lui tout seul que les vingt-cinq matelots qui
le regardaient.

«Pendant que cette parade se passait sur le pont, une scène d'un autre
genre s'accomplissait dans la cabine. Jacques selon son habitude,
s'était approché de Double-Bouche au moment de la plumaison; mais, cette
fois, le mousse, qui avait remarqué l'attention de son camarade à le
regarder faire, avait cru reconnaître en lui une vocation inconnue
jusqu'alors pour l'office qu'il exerçait. Il en résulta qu'une pensée
des plus heureuses vint à l'esprit de Double-Bouche: c'était d'employer
désormais Jacques à plumer ses poules et ses canards, tandis que,
changeant de rôle, lui se croiserait les bras et le regarderait faire.
Double-Bouche était un de ces esprits décidés qui mettent le moins
d'intervalle possible entre l'idée et l'exécution; aussi s'avança-t-il
doucement vers la porte qu'il ferma, se munit-il à tout hasard d'un
fouet qu'il passa dans la ceinture de sa culotte, en ayant soin d'en
laisser le manche parfaitement visible, et, revenant immédiatement à
Jacques, lui mit-il entre les mains le canard qui devait se déplumer
dans les siennes, lui montrant du bout de l'index le manche du fouet
qu'il comptait, en cas de discussion, prendre pour tiers arbitre.

«Mais Jacques ne lui donna même pas la peine de recourir à cette
extrémité; soit que Double-Bouche eut deviné juste, soit que le nouveau
talent qu'il mettait Jacques à même d'acquérir parût à ce dernier le
complément obligé de toute éducation, il prit le canard entre ses deux
genoux, comme il avait vu faire à son instituteur, et il se mit à la
besogne avec une ardeur qui dispensa Double-Bouche de toute voie de fait
envers lui; vers la fin même, et lorsqu'il vit que les plumes
disparaissaient, faisant place au duvet et le duvet à la chair, le
sentiment qui l'animait s'éleva jusqu'à l'enthousiasme; si bien que,
lorsque la besogne fut entièrement terminée, Jacques se mit à danser,
comme il avait fait la veille à côté de la cage de Catacoua.

De son côté, Double-Bouche était dans la joie; il ne se faisait qu'un
reproche, c'était de ne pas avoir profité plus tôt des dispositions de
son acolyte; mais il se promit bien de ne pas les laisser refroidir;
aussi, le lendemain, à la même heure, dans les mêmes circonstances, et
les mêmes précautions prises, il recommença la seconde représentation de
la pièce de la veille; elle eut le même succès que la première; de sorte
que, le troisième jour, Double-Bouche, reconnaissant Jacques comme son
égal, lui noua son tablier de cuisine à la ceinture et lui confia
entièrement la partie des dindons, des poules et des canards; Jacques se
montra digne de sa confiance, et, au bout d'une semaine, il avait laissé
son professeur bien loin derrière lui en promptitude et en habileté.

«Cependant le brick marchait comme un navire enchanté: il avait dépassé
la terre natale de Jacques, laissé à sa gauche et hors de vue les îles
de Sainte-Hélène et de l'Ascension, et s'avançait à pleines voiles vers
l'équateur; c'était pendant une de ces journées des tropiques où le ciel
pèse sur la terre: le pilote seul était à la barre, la vigie dans les
haubans, et Catacoua sur son mâtereau: quant au reste de l'équipage, il
cherchait le frais partout où il croyait pouvoir le trouver, tandis que
le capitaine Pamphile lui-même, étendu dans son hamac et fumant son
gourgouri, se faisait éventer par Double-Bouche avec une queue de paon.
Cette fois, par extraordinaire, Jacques, au lieu de plumer sa poule,
l'avait reposée intacte sur une chaise, s'était dépouillé de son tablier
de cuisine et paraissait comme tout le monde, ou accablé par la chaleur
ou perdu dans ses réflexions. Cependant cette atonie fut de courte
durée: il jeta autour de lui un regard rapide et intelligent; puis,
comme effrayé de sa hardiesse, il ramassa une plume, la porta à sa
gueule, la laissa retomber avec indifférence, se gratta le côté en
clignant de l'oeil, et, d'un bond où l'observateur le plus méticuleux
n'aurait pu voir que l'effet d'un caprice, il sauta sur le premier bâton
de l'échelle: là, il s'arrêta encore un instant, regardant le soleil par
les écoutilles, puis il se mit à monter nonchalamment sur le pont, comme
un flâneur qui ne sait que faire, et qui s'en va cherchant des
distractions sur le boulevard des Italiens.

«Arrivé au dernier échelon, Jacques vit le pont abandonné: on eût dit un
navire vide qui flottait au hasard. Cette solitude parut satisfaire
Jacques au dernier degré; il se gratta le côté, fit claquer ses dents,
cligna les yeux et exécuta deux petits sauts perpendiculaires, tout en
ayant soin de chercher des yeux Catacoua, qu'il aperçut enfin à sa place
accoutumée, battant des ailes et chantant à plein bec le _God save the
king_. Alors Jacques parut ne plus s'occuper de lui; il monta sur les
bastingages les plus éloignés du mât d'artimon, au haut duquel son
ennemi était perché, gagna les vergues, s'arrêta un instant dans les
huniers, grimpa au mât de misaine, se hasarda sur le cordage isolé qui
conduit au mât d'artimon; arrivé au milieu de ce chemin tremblant, il se
suspendit par la queue lâcha les quatre pattes et se balança la tête en
bas, comme s'il ne fût venu que pour jouer à l'escarpolette. Puis,
convaincu que Catacoua ne faisait aucune attention à lui, il s'en
approcha doucement, tout en ayant l'air de penser à autre chose, et, au
moment où son rival était au plus fort de sa chanson et de sa joie,
criant à tue-tête et battant l'air de ses bras emplumés, comme un cocher
qui se réchauffe, Jacques rompit son ariette et sa jubilation, en le
saisissant vigoureusement de la main gauche par l'endroit où les ailes
s'attachent au corps. Catacoua jeta un cri de détresse; mais personne
n'y fit attention, tant l'équipage entier était accablé par la chaleur
étouffante que versait à flots le soleil à son zénith.

«--Tron de l'air! dit tout à coup le capitaine Pamphile, en voilà un de
phénomène, de la neige sous l'équateur...

«--Eh non! dit Double-Bouche, ça n'est pas de la neige; c'est... Ah!
bagasse!

«Et il s'élança dans l'escalier.

«--Eh bien, qu'est-ce que c'est? dit le capitaine Pamphile se soulevant
de son hamac.

«--Ce que c'est, cria Double-Bouche du haut de son échelle, c'est
Jacques qui plume Catacoua.

«Le capitaine Pamphile fit retentir les échos de son bâtiment d'un des
plus magnifiques jurons qui aient jamais été entendus sous l'équateur,
et monta lui-même sur le pont, tandis que tout l'équipage réveillé en
sursaut comme par l'explosion de la sainte-barbe, grimpait à son tour
par tout ce que la carcasse du brick présentait d'ouvertures.

«--Eh bien, drôle! cria le capitaine Pamphile saisissant un épissoir, et
s'adressant à Double-Bouche, qu'est-ce que tu fais donc? Alerte! alerte!

«Double-Bouche s'accrocha aux cordages et grimpa comme un écureuil; mais
plus il mettait de promptitude, plus Jacques mettait d'activité: les
plumes de Catacoua formaient un véritable nuage et tombaient comme la
neige au mois de décembre; de son côté, Catacoua, en voyant s'approcher
Double-Bouche, redoubla de cris; mais, au moment où son sauveur étendait
le bras vers lui, Jacques, qui n'avait, jusqu'alors, paru faire aucune
attention à ce qui se passait sur le navire, jugea que sa besogne
habituelle était suffisamment faite, et lâcha son ennemi, auquel il ne
restait plus que les plumes des ailes. Catacoua, troublé au plus haut
degré par la douleur et par la crainte, oublia que le contre-poids de sa
queue lui manquait, voleta un instant d'une manière grotesque, et finit
par tomber à la mer, où il se noya, n'ayant point les pieds palmés.»

--Flers, dit Decamps interrompant le lecteur, toi qui as une belle voix,
crie donc à la petite fille de la portière de nous monter de la crème,
nous n'en avons plus.




Chapitre VII

_Comment Tom embrassa la fille de la portière, qui montait de la crème,
et quelle décision fut prise à propos de cet événement._


Flers ouvrit la porte et s'avança sur l'escalier, afin de réclamer la
chose demandée; puis il rentra sans s'apercevoir que Tom, qui l'avait
suivi, était resté dehors; alors Jadin, qui s'était interrompu à la mort
de Catacoua, fut prié de continuer sa lecture.

--Ici, messieurs, dit-il en montrant le manuscrit terminé, la simple
narration va se substituer aux mémoires écrits, en raison du peu
d'importance des événements qu'il nous reste à raconter; l'offrande
faite par Jacques aux dieux de la mer les rendit favorables au bâtiment
du capitaine Pamphile, de sorte que le reste de la traversée s'accomplit
sans autres aventures que celles que nous avons rapportées; un seul
jour, on craignit un accident funeste pour Jacques. Voici à quelle
occasion:

«Le capitaine Pamphile, en passant à la hauteur du cap des Palmes, en
vue de la Guinée supérieure, avait attrapé dans sa chambre un magnifique
papillon, véritable fleur volante des tropiques, aux ailes diaprées et
étincelantes comme la gorge d'un colibri. Le capitaine, ainsi que nous
l'avons vu, ne négligeait rien de ce qui pouvait avoir une valeur
quelconque à son retour en Europe; en conséquence, il avait pris son
hôte imprudent avec les plus grandes précautions, afin de ne point
miroiter le velours de ses ailes, et l'avait cloué avec une épingle
contre le lambris de l'appartement. Il n'y a pas un de vous qui n'ait vu
l'agonie d'un papillon, et qui, entraîné par le désir de conserver, dans
une boîte ou sous un verre, ce gracieux enfant de l'été, n'ait étouffé
sous ce désir la sensibilité de son coeur. Vous savez donc combien de
temps lutte, en tournant sur le pivot qui lui traverse le corps, la
pauvre victime qui meurt de sa beauté. Le papillon du capitaine Pamphile
vécut ainsi plusieurs jours, battant des ailes comme s'il eût sucé le
suc d'une fleur; ce mouvement attira l'attention de Jacques, qui le
regarda du coin de l'oeil sans faire semblant de rien voir, mais qui,
profitant d'un moment où le capitaine Pamphile avait le dos tourné,
sauta contre la boiserie, et, jugeant de la bonté de l'animal par
l'excellence de ses couleurs, le dévora avec sa gloutonnerie accoutumée.
Le capitaine Pamphile se retourna aux bonds et aux culbutes que faisait
Jacques; en avalant le papillon, il avait avalé l'épingle; l'arête de
cuivre lui était demeurée dans la gorge; le malheureux étranglait.

«Le capitaine, qui ne connaissait point la cause de ses grimaces et de
ses contorsions, le crut en gaieté, et s'amusa un instant de sa folie;
mais, voyant qu'elle se prolongeait indéfiniment, que la voix du sauteur
imitait de plus en plus l'accent de Polichinelle, et qu'au lieu de sucer
son pouce comme il avait coutume de le faire depuis son traitement, il
se fourrait jusqu'au coude la main dans le gosier, il se douta qu'il y
avait dans toutes ces gambades quelque chose de plus pressant que le
désir de lui être agréable, et alla vers Jacques; le pauvre diable
roulait des yeux qui ne laissaient aucun doute sur la nature des
sensations qu'il éprouvait, de sorte que le capitaine Pamphile, voyant
que décidément son singe bien-aimé allait passer de vie à trépas, appela
le docteur de toute la force de ses poumons: non qu'il crût beaucoup à
la médecine, mais afin de n'avoir rien à se reprocher.

«La voix du capitaine Pamphile avait pris, en raison de l'intérêt qu'il
portait à Jacques, un tel caractère de détresse, que non seulement le
docteur, mais encore tous ceux qui l'entendirent, accoururent aussitôt;
parmi les plus empressés se trouva Double-Bouche, qui, occupé de ses
fonctions habituelles, en avait été tiré par l'appel du capitaine et
était accouru tenant à la main un poireau et une carotte qu'il était en
train d'éplucher; le capitaine n'eut pas besoin d'expliquer la cause de
ses cris; il n'eut qu'à montrer Jacques, qui continuait de donner, au
milieu de la chambre, les mêmes signes d'agitation et de douleur. Chacun
s'empressa autour du malade, le docteur déclara qu'il était atteint
d'une congestion cérébrale, maladie à laquelle était particulièrement
fort sujette l'espèce des callitriches, qui, ayant pris l'habitude de se
suspendre par la queue, est naturellement exposée à ce que le sang lui
porte à la tête, qu'il fallait, en conséquence, saigner Jacques sans
retard, mais que, dans tous les cas, comme il n'avait pas été appelé dès
les premiers symptômes de l'accident, il ne répondait pas de le sauver;
après ce préambule, il tira sa trousse, apprêta sa lancette, et
recommanda à Double-Bouche de maintenir le patient, pour qu'il ne lui
ouvrit pas une artère au lieu d'une veine.

Le capitaine et l'équipage avaient grande confiance dans le docteur;
aussi écoutèrent-ils avec un profond respect la dissertation
scientifique dont nous avons rapporté le principal argument: il n'y eut
que Double-Bouche qui secoua la tête en signe de doute. Double-Bouche
avait une vieille haine contre le docteur: un jour que des prunes
confites dont le capitaine Pamphile faisait le plus grand cas, attendu
qu'elles lui venaient de son épouse, un jour donc que ces prunes,
renfermées dans une armoire particulière avaient visiblement diminué de
nombre, il avait rassemblé son équipage pour connaître les voleurs
capables de porter la dent sur les provisions particulières du chef
suprême de la Roxelane: chacun avait nié, et Double-Bouche comme les
autres; cependant, comme celui-ci était coutumier du fait, le capitaine
avait pris sa dénégation pour ce qu'elle valait, et avait demandé au
docteur s'il n'y avait pas quelque moyen d'arriver à la vérité. Le
docteur, dont la devise était celle de Jean-Jacques, _vitam impendere
vero_, avait répondu que rien n'était plus facile, et qu'il y avait pour
cela deux moyens infaillibles: le premier et le plus prompt était
d'ouvrir le ventre à Double-Bouche, opération qui pouvait se faire en
sept secondes; le second était de lui donner un vomitif qui, selon son
gré de force entraînerait un délai plus ou moins long, mais qui, dans
tous les cas, ne dépasserait pas une heure; le capitaine Pamphile, qui
était l'homme des moyens doux, opta pour le vomitif; sa médecine fut
immédiatement et de force administrée, puis le délinquant remis aux
mains de deux matelots, qui eurent ordre précis de le garder à vue.

«Trente-neuf minutes après, montre en main, le docteur entra avec cinq
noyaux de prune, que, pour plus grande sûreté, Double-Bouche avait cru
devoir avaler avec le reste, et qu'il venait de restituer à son corps
défendant. Les preuves du délit étaient palpables, Double-Bouche ayant
positivement déclaré n'avoir mangé depuis huit jours que des bananes et
des figues d'Inde; aussi la punition ne se fit pas attendre; le coupable
fut condamné à quinze jours de pain et d'eau, puis après chaque repas, à
recevoir, à titre de dessert, vingt-cinq coups de garcette qui lui
furent administrés régulièrement par le contremaître. Il était résulté
de ce petit événement que Double-Bouche, comme nous l'avons dit,
détestait cordialement le docteur, et ne laissait jamais, depuis cette
époque, échapper une occasion de lui être désagréable.

Aussi Double-Bouche fut-il le seul qui ne crut pas un mot de ce que
disait le docteur: il y avait dans la maladie de Jacques des symptômes
que Double-Bouche connaissait parfaitement pour les avoir éprouvés
lui-même, lorsqu'il lui était arrivé, surpris au moment où il goûtait à
la bouillabaisse du capitaine, d'avaler un morceau de poisson, sans
prendre le temps d'en extraire les arêtes. Ses yeux se portèrent donc
instinctivement autour de lui pour chercher, par analogie, ce qui avait
pu tenter la gourmandise de Jacques. Le papillon et l'épingle avaient
disparu; il n'en fallut pas davantage à Double-Bouche pour lui révéler
la vérité tout entière: Jacques avait le papillon dans le ventre et
l'épingle dans le gosier.

«Aussi, lorsque le docteur, la lancette à la main, s'approcha de
Jacques, que Double-Bouche tenait entre ses bras, celui-ci déclara-t-il,
à la grande stupéfaction et au grand scandale du capitaine et de
l'équipage, que le docteur s'était trompé; que Jacques n'était pas le
moins du monde menacé d'apoplexie, mais bien de strangulation, et qu'il
n'avait pas pour le moment le moindre épanchement au cerveau, mais une
épingle qui lui barrait l'oesophage, employant pour Jacques le remède
qu'il pratiquait ordinairement sur lui-même, lui enfonça, à plusieurs
reprises, dans le gosier le poireau qu'il tenait par hasard à la main
lorsqu'il était accouru aux cris du capitaine, de manière à faire
glisser vers des voies plus larges le corps étranger qui était resté
dans les voies étroites; puis, certain que l'opération avait réussi à
son honneur, il posa au milieu de la chambre le moribond, qui, au lieu
de continuer les gambades exagérées auxquelles tout l'équipage l'avait
vu se livrer cinq minutes auparavant, resta assis un instant dans une
tranquillité parfaite, comme pour s'assurer que la douleur avait bien
disparu; puis cligna des yeux, puis se mit à se gratter le ventre d'une
main, puis à danser sur ses pattes de derrière; ce qui était, comme nos
lecteur le savent, le signe chez Jacques du parfait contentement. Mais
ce n'était pas tout encore, Double-Bouche, pour porter le dernier coup à
la réputation du docteur, tendit au convalescent la carotte qu'il avait
apportée, de sorte que Jacques, qui était on ne peut plus friand de ce
légume, s'en empara immédiatement, et donna la preuve en le grignotant
sans retard et sans interruption, que les voies nutritives étaient
parfaitement débarrassées, et ne demandaient pas mieux que de reprendre
leur service. L'opérateur était triomphant. Quant au docteur, il se
promit de prendre sa revanche, si Double-Bouche tombait malade; mais,
pendant le reste de la route, Double-Bouche n'eut malheureusement, à la
hauteur des Açores, qu'une petite indigestion qu'il traita lui-même à la
manière des anciens Romains, en s'introduisant le doigt dans la bouche.

«Le brick la Roxelane, capitaine Pamphile, après une heureuse traversée,
arriva donc, le 30 septembre, dans le port de Marseille, où il se défit
avantageusement du café, du thé et des épiceries qu'il avait échangés,
dans l'archipel Indien, avec le capitaine Kao-Kiou-Koan; quant à Jacques
Ier, il fut vendu, pour la somme de soixante et quinze francs, à Eugène
Isabey, qui le céda pour une pipe turque à Flers, qui le troqua contre
un fusil grec avec Decamps.

«Et voilà comment Jacques passa des bords de la rivière Bango à la rue
du faubourg Saint-Denis, n° 109 où son éducation acquit, grâce aux soins
paternels de Fau, le degré de perfection que vous lui connaissez.»

Jadin s'inclinait modestement au milieu des applaudissements de
l'assemblée, lorsqu'un grand cri se fit entendre du côté de la porte:
nous nous précipitâmes vers l'escalier, et nous trouvâmes la petite
fille de la portière à moitié évanouie entre les bras de Tom, qui,
effrayé de notre sortie inattendue, se mit à descendre l'escalier au
galop. Au même instant, nous entendîmes un second cri plus perçant
encore que le premier; une vieille marquise, qui demeurait depuis
trente-cinq ans au troisième étage, attirée par le bruit, était sortie,
son bougeoir à la main, s'était trouvée face à face avec le fugitif et
s'était évanouie tout à fait. Tom remonta quinze marches, trouva la
porte du quatrième ouverte, entra comme chez lui, et tomba au milieu
d'un repas de noces. Pour le coup, ce furent des hurlements; les
convives, mariés en tête, se précipitèrent sur l'escalier. Toute la
maison, de la cave aux mansardes, se trouva en un instant échelonnée de
palier en palier, chacun parlant à la fois, et, comme il arrive en
pareille circonstance, personne ne s'entendant plus.

Enfin, on remonta à la source: la petite fille qui avait donné l'alarme,
raconta qu'elle grimpait sans lumière, la crème demandée à la main,
lorsqu'elle s'était senti prendre la taille; croyant que c'était quelque
locataire impertinent qui se permettait cette familiarité, elle avait
riposté à la déclaration par un vigoureux soufflet; Tom avait répondu au
soufflet par un grognement qui avait à l'instant même révélé son
incognito; la petite fille, épouvantée de se trouver dans les griffes
d'un ours, quand elle se croyait saisie par les bras d'un homme, avait
jeté le cri qui nous avait fait sortir; notre sortie, comme nous l'avons
dit avait effrayé Tom et l'effroi de Tom avait amené les événements
subséquents, c'est-à-dire l'évanouissement de la marquise et la déroute
de la noce.

Alexandre Decamps, qui était plus particulièrement lié avec lui, se
chargea de l'excuser auprès de la société, et, comme preuve de sa
sociabilité, il offrit d'aller chercher Tom partout où il serait et de
le ramener comme sainte Marthe avait ramené la tarasque avec une simple
faveur bleue ou rose: un petit drôle de douze à quinze ans s'avança
alors et lui présenta la jarretière de la mariée, qu'il venait de
prendre sous la table pour en décorer les convives lorsque l'alerte
avait été donnée. Alexandre prit le ruban, entra dans la salle à manger,
et trouva Tom qui se promenait avec une adresse merveilleuse sur la
table toute servie: il en était à son troisième baba.

Ce nouveau délit le perdit: le marié avait malheureusement les mêmes
goûts que Tom; il fit appel aux amateurs de baba; de violents murmures
s'élevèrent aussitôt, que ne put calmer la docilité avec laquelle le
pauvre Tom suivit Alexandre. À la porte, il rencontra le propriétaire, à
qui la marquise venait de signifier qu'elle donnait congé; le marié, de
son côté, déclara qu'il ne resterait pas un quart d'heure de plus dans
la maison, si on ne lui faisait pas justice; le reste des locataires fit
chorus. Le propriétaire pâlit en voyant d'avance sa maison vide; il
signifia, en conséquence, à Decamps que, quel que fût son désir de le
garder chez lui, cela devenait impossible, s'il ne se défaisait
immédiatement d'un animal qui donnait, à pareille heure et dans une
maison honnête, de si graves sujets de scandale. De son côté, Decamps,
qui commençait à se dégoûter de Tom, ne fit de résistance que juste ce
qu'il en fallait pour qu'on lui sût gré de céder. Il engagea sa parole
d'honneur que, le lendemain, Tom quitterait le logement, et, pour
rassurer les locataires qui demandaient que l'expropriation se fît à
l'heure même, déclarant que, s'il y avait retard, ils ne coucheraient
pas chez eux, il descendit dans la cour, fit, bon gré mal gré, entrer
Tom dans une niche à chien, tourna l'ouverture contre une muraille, et
chargea la niche de pavés.

Cette promesse, qui venait de recevoir un commencement d'exécution si
éclatant, parut suffisante aux plaignants; la petite fille de la
portière essuya ses larmes, la marquise s'en tint à sa troisième attaque
de nerfs, et le marié déclara magnanimement qu'à défaut de baba, il
mangerait de la brioche. Chacun rentra chez soi, et, deux heures après,
la tranquillité se trouva parfaitement rétablie.

Quant à Tom, il essaya d'abord, comme Encelade, de se débarrasser de la
montagne qui pesait sur lui; mais, voyant qu'il ne pouvait y réussir, il
fit un trou au mur, et passa dans le jardin de la maison voisine.




Chapitre VIII

_Comment Tom démit le poignet d'un garde municipal, et d'où venait la
frayeur que lui inspirait cette respectable milice._


Le locataire du rez-de-chaussée du n° 111 ne fut pas médiocrement
surpris de voir le lendemain matin, un ours se promener dans ses
plates-bandes: il referma vivement la porte de son perron, qu'il avait
ouverte à l'effet de se livrer au même exercice, et essaya de
reconnaître, à travers les carreaux, par quelle voie ce nouvel amateur
d'horticulture avait pénétré dans son jardin; malheureusement,
l'ouverture était cachée par un massif de lilas, de sorte que
l'inspection, si prolongée qu'elle fût, n'amena aucun résultat
satisfaisant. Alors, comme le locataire du rez-de-chaussée du n° 111
avait le bonheur d'être abonné au Constitutionnel, il se rappela avoir
lu, quelques jours auparavant, sous la rubrique de Valenciennes, que
cette ville avait été le théâtre d'un phénomène fort singulier: une
pluie de crapauds était tombée avec accompagnement de tonnerre et
d'éclairs, et cela en telle quantité, que les rues de la ville et les
toits des maisons en avaient été couverts. Immédiatement après, le ciel,
qui, deux heures auparavant, était gris de cendre, était devenu bleu
indigo. L'abonné du Constitutionnel leva les yeux en l'air, et, voyant
le ciel noir comme de l'encre et Tom dans son jardin, sans pouvoir se
rendre compte de la manière dont il était entré, il commença à croire
qu'un phénomène pareil à celui de Valenciennes était sur le point de se
renouveler, avec cette seule différence qu'au lieu de crapauds, il
allait pleuvoir des ours. L'un n'était pas plus étonnant que l'autre; la
grêle était plus grosse et plus dangereuse: voilà tout. Préoccupé de
cette idée, il se retourna vers son baromètre, l'aiguille indiquait
pluie et tempête; en ce moment, le roulement de la foudre se fit
entendre. La flamme bleuâtre d'un éclair pénétra dans l'appartement;
l'abonné du Constitutionnel jugea qu'il n'y avait pas un instant à
perdre, et, pensant qu'il allait y avoir concurrence, il envoya chercher
par son valet de chambre le commissaire de police, et par sa cuisinière
un caporal et neuf hommes, afin de se mettre à tout événement sous la
protection de l'autorité civile et sous la garde de la force militaire.

Cependant les passants, qui avaient vu sortir du n° 111 la cuisinière et
le valet de chambre effarés, s'étaient assemblés devant la grande porte
et se livraient aux conjectures les plus incohérentes; ils interrogèrent
le portier; mais le portier, à son grand désappointement, n'en savait
pas plus que les autres; tout ce qu'il put leur dire, c'est que
l'alerte, quelle qu'elle fût, venait du corps de logis situé entre cour
et jardin. En ce moment, l'abonné du Constitutionnel parut à la porte du
perron qui donnait sur la cour, pâle, tremblant, et appelant à son aide;
Tom l'avait aperçu à travers les carreaux, et, habitué à la société des
hommes, il était arrivé en trottant, afin de faire connaissance avec
lui; mais l'abonné du _Constitutionnel_, se méprenant à ses intentions,
avait vu une déclaration de guerre dans ce qui n'était qu'une démarche
de politesse, et avait prudemment battu en retraite. Arrivé à la porte
de la cour, il avait entendu craquer les carreaux de la porte du jardin;
alors la retraite s'était changée en véritable déroute, et le fuyard
était apparu, comme nous l'avons dit, aux yeux des curieux et des
badauds, donnant des signes visibles de la plus grande détresse et
appelant au secours de toute la force de ses poumons.

Or, il arriva ce qui arrive en pareille circonstance c'est qu'au lieu de
répondre à l'appel qui lui était fait, la foule se dispersa; seul, un
garde municipal, qui se trouvait dans les rangs, resta solide au poste,
et, s'avançant vers l'abonné du _Constitutionnel_, il porta la main à
son schako, et lui demanda en quoi il pouvait lui être agréable; mais
celui auquel il s'adressait n'avait plus ni voix ni parole: il montra la
porte qu'il venait d'ouvrir et le perron qu'il avait descendu avec tant
de précipitation. Le garde municipal comprit que le danger venait de là,
tira bravement son briquet, monta le perron, franchit la porte et se
trouva dans l'appartement.

La première chose qu'il aperçut en entrant dans le salon fut la figure
bonasse de Tom, qui, debout sur ses pieds de derrière, avait passé la
tête et les pattes de devant à travers une vitre, et qui, appuyé sur la
traverse de bois, regardait curieusement l'intérieur de l'appartement
qui lui était inconnu.

Le garde municipal s'arrêta court, ne sachant, tout brave qu'il était,
s'il devait avancer ou reculer; mais à peine Tom l'eut-il aperçu, que,
fixant sur lui des yeux hagards, et soufflant bruyamment comme un buffle
effrayé, il retira précipitamment sa tête du vasistas et se mit à fuir
de toute la vitesse de ses quatre jambes vers le coin le plus reculé du
jardin, en donnant des signes manifestes de terreur que lui inspirait
l'uniforme municipal.

Or, jusqu'à cette heure, nous avons présenté à nos lecteurs notre ami
Tom comme un animal plein de raison et de sens il faut donc qu'ils nous
permettent de nous interrompre un instant, malgré l'intérêt de la
situation, pour leur raconter d'où lui venait cet effroi, que l'on
pourrait croire prématuré, puisqu'il n'avait encore été provoqué par
aucune démonstration hostile, et qui, par conséquent, pourrait nuire à
la réputation irréprochable qu'il a laissée après lui.

C'était un soir de carnaval de l'an de grâce 1831. Tom habitait Paris
depuis six mois à peine, et déjà cependant la société artistique au
milieu de laquelle il vivait l'avait civilisé au point que c'était un
des ours les plus aimables que l'on pût voir: il allait ouvrir la porte
quand on sonnait, montait la garde des heures entières debout sur ses
pieds de derrière, une hallebarde à la main, et dansait le _menuet_
d'Exaudet, en tenant, avec une grâce infinie, un manche à balai derrière
sa tête. Il avait passé la journée à se livrer à ces exercices
innocents, à la grande satisfaction de l'atelier, et venait de
s'endormir du sommeil du juste dans l'armoire qui lui servait de niche,
lorsque l'on frappa à la porte de la rue. Au même instant, Jacques donna
des signes de joie si manifestes, que Decamps devina que c'était son
instituteur bien-aimé qui lui venait faire visite.

En effet, la porte s'ouvrit: Fau parut, habillé en paillasse, et
Jacques, selon son habitude, s'élança dans ses bras.

--C'est bien, c'est bien!... dit Fau en posant Jacques sur la table et
en lui mettant sa canne entre les mains: vous êtes une charmante bête.
Portez armes! présentez arme! en joue, feu! À merveille! Je vous ferai
faire un uniforme complet de grenadier, et vous monterez la garde à ma
place. Mais ce n'est pas à vous que j'ai affaire dans ce moment-ci,
c'est à votre ami Tom. Où est l'animal demandé?

--Mais dans sa niche, je crois, répondit Decamps.

--Tom, ici, Tom! cria Fau.

Tom fit entendre un grognement sourd, qui indiquait qu'il avait
parfaitement compris que c'était de lui qu'il s'agissait, mais qu'il
n'était nullement pressé de se rendre à l'invitation.

--Eh bien, dit Fau, est-ce comme cela que l'on obéit quand je parle?
Tom, mon ami, ne me forcez pas d'employer des moyens violents.

Tom allongea une patte, qui sortit de son armoire sans qu'on aperçut
aucune autre partie de sa personne, et se mit à bailler d'une manière
plaintive et prolongée, comme un enfant qu'on réveille, et qui n'ose pas
protester autrement contre la tyrannie de son professeur.

--Où est le manche à balai? dit Fau en donnant à sa voix l'accent de la
menace, et en remuant avec fracas les arcs sauvages, les sarbacanes et
les lignes à pêcher entassés derrière la porte.

--Présent! cria Alexandre en montrant Tom, qui, à ce bruit bien connu,
s'était vivement levé et s'approchait de Fau en se dandinant d'un air
innocent et paterne.

--À la bonne heure! dit Fau; soyez donc aimable, quand on vient exprès
pour vous du café Procope au faubourg Saint-Denis.

Tom secoua la tête de haut en bas et de bas en haut.

--C'est cela. Maintenant, donnez une poignée de main à vos amis. À
merveille.

--Est-ce que tu l'emmènes? dit Decamps.

--Un peu, répondit Fau, et que nous allons lui procurer de l'agrément
encore.

--Et où allez-vous ensemble?

--Au bal masqué, rien que cela... Allons, allons Tom, en route mon ami.
Nous avons un fiacre à l'heure.

Et comme si Tom eût comprit la valeur de ce dernier argument, il
descendit les escaliers quatre à quatre, suivi de son introducteur.
Arrivé au fiacre, le cocher ouvrit la portière, abaissa le marchepied,
et Tom, guidé par Fau, monta dans l'équipage comme s'il n'avait pas fait
autre chose toute sa vie.

--Ah ben, en v'là un drôle de déguisement! dit le cocher; c'est qu'on
dirait un ours tout de même. Où faut-il vous conduire, mes bourgeois?

--À l'Odéon, répondit Fau.

--Grooonnn! fit Tom.

--Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit le cocher; quoiqu'il y ait
une trotte, on y arrivera, c'est bon.

En effet, une demi-heure après, le fiacre s'arrêtait à la porte du
théâtre. Fau descendit le premier et paya le cocher; puis il donna la
main à Tom, prit deux billets au bureau, et entra dans la salle sans que
le contrôleur fît la moindre observation.

Au deuxième tour de foyer, on commença à suivre Tom. La vérité avec
laquelle le nouveau venu imitait l'allure de l'animal dont il portait la
peau avait frappé quelques amateurs d'histoire naturelle. Les curieux
s'approchèrent donc de plus en plus, et, voulant s'assurer que son
talent d'observation s'étendait jusqu'à la voix, il lui tirèrent les
poils de la queue ou lui pincèrent la peau de l'oreille.

--Grrrooon! fit Tom.

Un cri d'admiration s'éleva dans la société: c'était à s'y méprendre.

Fau conduisit Tom au buffet, lui offrit quelques petits gâteaux, dont il
était très friand, et qu'il absorba avec une voracité si bien imitée,
que la galerie en pouffa de rire; puis il lui versa un verre d'eau que
Tom prit avec délicatesse entre ses pattes, ainsi qu'il avait l'habitude
de le faire quand Decamps lui accordait par hasard l'honneur de
l'admettre à sa table, et l'avala d'un trait. Alors l'enthousiasme fut à
son comble.

C'est au point que, lorsque Fau voulut quitter le buffet, il se trouva
enfermé dans un cercle si serré, qu'il commença à craindre qu'il ne prit
envie à Tom, pour en sortir, d'appeler à son secours ses dents et ses
griffes, ce qui aurait compliqué la chose; il le conduisit, en
conséquence, dans un coin, lui appuya le dos dans l'angle et lui ordonna
de se tenir tranquille jusqu'à nouvel ordre. C'était, comme nous l'avons
dit, un genre d'exercice très familier à Tom, que celui de monter sa
garde, en ce qu'il était parfaitement approprié à l'indolence de son
caractère. Aussi, plus fidèle observateur de sa consigne que beaucoup de
gardes nationaux de ma connaissance, faisait-il en ce cas patiemment sa
faction jusqu'à ce qu'on vînt le relever. Un arlequin offrit alors sa
batte pour compléter la parodie, et Tom posa gravement sa lourde patte
sur son fusil de bois.

--Savez-vous, dit Fau à l'obligeant enfant de Bergame à qui vous venez
de prêter votre batte?

--Non, répondit l'arlequin.

--Vous ne devinez pas?

--Pas le moins du monde.

--Voyons, regardez bien. À la grâce de ces mouvements, à son cou
systématiquement penché sur l'épaule gauche, comme celui d'Alexandre le
Grand, à l'imitation parfaite de l'organe... comment!... vous ne
reconnaissez pas?

--Parole d'honneur, non!

--Odry, dit mystérieusement Fau; Odry, avec son costume de l'ours et le
Pacha.

--Mais non, il joue l'ourse blanche.

--Justement! il a pris la peau de Vernet pour se déguiser.

--Oh! farceur! dit l'arlequin.

--Grrrooon! fit Tom.

--Maintenant, je reconnais sa voix, dit l'interlocuteur de Fau; oh!
c'est étonnant que je n'aie pas deviné plus tôt. Dites-lui de la
déguiser davantage.

--Oui, oui, répondit Fau en se dirigeant vers la salle; mais il ne
faudrait pas trop l'ennuyer pour qu'il fût drôle. Je tâcherai qu'il
danse le menuet.

--Oh! vraiment?

--Il me l'a promis. Dites cela à vos amis, afin qu'on ne lui fasse pas
de mauvaises farces.

--Soyez tranquille.

Fau traversa le cercle, et l'arlequin, enchanté, alla de masque en
masque annoncer la nouvelle et répéter les recommandations: alors chacun
s'éloigna discrètement. En ce moment, le signal du galop se fit
entendre, et le foyer tout entier se précipita dans la salle; mais,
avant de suivre ses compagnons, le facétieux arlequin s'avança vers Tom,
sur la pointe du pied, et, se penchant à son oreille:

--Je te connais, beau masque, lui dit-il.

--Grooonnn! fit Tom.

--Oh! tu as beau faire gron gron, tu danseras le menuet: n'est-ce pas
que tu danseras le menuet, Marécot de mon coeur?

Tom fit aller sa tête de haut en bas et de bas en haut, selon son
habitude lorsqu'on l'interrogeait, et l'arlequin, satisfait de cette
réponse affirmative, se mit en quête d'une Colombine pour danser
lui-même le galop.

Pendant ce temps, Tom était resté en tête-à-tête avec la limonadière,
immobile à son poste, mais les yeux invariablement fixés sur le
comptoir, où s'élevaient en pyramides des piles de gâteaux. La
limonadière remarqua cette attention continue, et, voyant un moyen de
placer sa marchandise, elle prit une assiette et avança la main: Tom
étendit la patte, prit délicatement un gâteau, puis un second, puis un
troisième; la limonadière ne se lassait pas d'offrir, Tom ne se lassait
pas d'accepter, et il résulta de cet échange de procédés qu'il entamait
sa seconde douzaine lorsque le galop finit et que les danseurs
rentrèrent dans le foyer. Arlequin avait recruté une bergère et une
pierrette, et il amenait ces dames pour danser le menuet.

Alors, en sa qualité de vieille connaissance, il s'approcha de Tom, lui
dit quelques mots à l'oreille; Tom, que les gâteaux avaient mis d'une
humeur charmante, répondit par un de ses plus aimables grognements.
L'arlequin se tourna vers la galerie et annonça que le seigneur Marécot
se rendait avec le plus grand plaisir à la demande de la société. À ces
mots, les applaudissements éclatèrent, les cris «Dans la salle! dans la
salle!» se firent entendre; la pierrette et la bergère prirent Tom
chacune par une patte; Tom, de son côté, en cavalier galant, se laissa
conduire, regardant tour à tour et d'un air étonné ses deux danseuses,
avec lesquelles il se trouva bientôt au milieu du parterre. Chacun prit
place, les uns dans les loges, les autres aux galeries; la plus grande
partie faisait cercle; l'orchestre commença.

Le menuet était le triomphe de Tom, et le chef-d'oeuvre chorégraphique
de Fau. Aussi le succès se déclara-t-il dès les premières passes et
alla-t-il croissant; aux dernières figures, c'était du délire. Tom fut
emporté en triomphe dans une avant-scène; puis la bergère détacha sa
couronne de roses et la lui posa sur la tête; toute la salle battit des
mains et une voix alla jusqu'à crier dans son enthousiasme:

--Vive Marécot Ier!

Tom s'appuya sur la balustrade de sa loge avec une grâce toute
particulière; au même instant, les premières mesures de la contredanse
se firent entendre, chacun se précipita vers le parterre, à l'exception
de quelques courtisans du nouveau roi, qui restèrent près de lui, dans
l'espérance de lui accrocher un billet de spectacle; mais, à toutes
leurs demandes, Tom ne répondit pas autre chose que son éternel
grooonnn.

Comme la plaisanterie commençait à devenir monotone, on s'éloigna peu à
peu de l'obstiné ministre du grand Schahabaham, en reconnaissant ses
talents pour la danse de corde, mais en le déclarant fort insipide dans
la conversation. Bientôt trois ou quatre personnes à peine s'occupèrent
de lui; une heure après, il était complètement oublié: ainsi passe la
gloire du monde.

Cependant l'heure de se retirer était venue; le parterre
s'éclaircissait, les loges étaient vides. Quelques rayons blafards de
jour se glissaient dans la salle à travers les fenêtres du foyer,
lorsque l'ouvreuse, en faisant sa tournée, entendit sortir de
l'avant-scène des premières un ronflement qui dénonçait la présence de
quelque masque attardé; elle ouvrit la porte et trouva Tom, qui, fatigué
de la nuit orageuse qu'il avait passée, s'était retiré dans le fond de
sa loge et se livrait aux douceurs du sommeil. La consigne sur ce point
est sévère, et l'ouvreuse est esclave de la consigne; elle entra donc,
et, avec la politesse qui caractérise cette classe estimable de la
société à laquelle elle avait l'honneur d'appartenir, elle fit observer
à Tom qu'il était près de six heures du matin, heure raisonnable pour
rentrer chez soi.

--Grooonnn! fit Tom.

--J'entends bien, répondit l'ouvreuse: vous dormez, mon brave homme;
mais vous serez encore mieux dans votre lit; allez, allez. Votre femme
doit être inquiète. Il n'entend pas, ma parole d'honneur! A-t-il le
sommeil dur!

Elle lui frappa sur l'épaule.

--Grooonnn!

--C'est bon, c'est bon. Ce n'est plus le moment d'intriguer; d'ailleurs,
on vous connaît, beau masque. Tenez, voilà qu'on baisse la rampe et
qu'on éteint le lustre. Voulez-vous qu'on aille chercher un fiacre?

--Grooonnn!

--Allons, allons, allons, la salle de l'Odéon n'est pas une auberge; en
route! Ah! c'est comme cela que vous le prenez? oh! monsieur Odry, fi
donc! À une ancienne artiste! Eh bien, monsieur Odry, je vais appeler la
garde; le commissaire de police n'est pas couché encore. Ah! vous ne
voulez pas vous conformer aux règlements? vous me donnez des coups de
poing?... Vous battez une femme? Ah! nous allons voir. Monsieur le
commissaire! monsieur le commissaire!

--Qu'est-ce qu'il y a? répondit le pompier de garde.

--À moi, monsieur le pompier! à moi! cria l'ouvreuse.

--Ohé! les municipaux!...

--Qu'est-ce? dit la voix du sergent qui commandait la patrouille.

--C'est la mère Chose qui appelle au secours, à l'avant-scène des
premières.

--On y va.

--Par ici, monsieur le sergent! par ici! cria l'ouvreuse.

--Voilà, voilà, voilà. Où êtes-vous, l'amour?

--N'ayez pas peur, il n'y a pas de marches. Par ici là! par ici! Il est
dans le coin, contre la porte de communication du théâtre. Oh! le
bandit! c'est qu'il est fort comme un Turc.

--Grooonnn! fit Tom.

--Tenez, l'entendez-vous? Je vous demande un peu si c'est une langue de
chrétien.

--Allons, mon ami, dit le sergent, dont les yeux habitués à l'ombre
commençaient à distinguer Tom dans l'obscurité. Nous savons tous ce que
c'est d'être jeune, et, tenez, moi comme un autre, j'aime à rire,
n'est-ce pas la petite mère? mais je suis esclave des règlements;
l'heure de rentrer au corps de garde paternel ou conjugal est arrivée;
pas accéléré, en avant, marche! et vivement du pied gauche.

--Grooonnn!

--C'est très joli, et nous imitons à merveille le cri des animaux; mais
passons à un autre genre d'exercice. Allons, allons, camarade, sortons
de bonne volonté. Ah! nous ne voulons pas? nous faisons le méchant? Bon,
bon, bon, nous allons rire. Empoignez-moi ce gaillard-là, et à la porte.

--Il ne veut pas marcher, sergent.

--Eh bien, mais pourquoi avons-nous des crosses à nos fusils? Allons,
allons, dans les reins et dans le gras des jambes.

--Grooonnn! grooonnn! grooonnn!

--Tapez dessus, tapez dessus.

--Dites donc, sergent, dit un des municipaux, m'est avis que c'est un
ours véritable: je viens de l'empoigner au collet et la peau tient à la
chair.

--Alors, si c'est un ours, les plus grands ménagements pour l'animal:
son propriétaire nous le ferait payer. Allez chercher la lanterne du
pompier.

--Grooonnn!

--C'est égal, ours ou non, dit un des soldats, il a reçu une bonne
volée, et, s'il a de la mémoire, il se souviendra de la garde
municipale.

--Voilà l'objet demandé, dit un membre de la patrouille en apportant la
lanterne.

--Approchez la lumière du visage du prévenu.

Le soldat obéit.

--C'est un museau, dit le sergent.

--Jésus, mon Dieu! dit l'ouvreuse en se sauvant, un vrai ours!

--Eh bien, oui, un vrai ours. Faut voir s'il a des papiers, et le
reconduire à son domicile; il y aura probablement récompense; cet animal
se sera égaré, et, comme il aime la société il sera entré au bal de
l'Odéon.

--Grooonnn!

--Voyez-vous, il répond à la chose.

--Tiens, tiens, tiens, fit un des soldats.

--Qu'y a-t-il?

--Il a un petit sac pendu au cou.

--Ouvrez le sac.

--Une carte!

--Lisez la carte.

Le soldat prit et lut:

«Je m'appelle Tom; je demeure rue du Faubourg-Saint-Denis, n° 109; j'ai
cent sous dans ma bourse, quarante sous pour le fiacre, trois francs
pour ceux qui me reconduiront.»

--En vérité Dieu, voilà les cent sous! s'écria le municipal.

--Ce citoyen est parfaitement en règle, dit le sergent. Deux hommes de
bonne volonté pour le reconduire à son domicile politique.

--Voilà, dirent en choeur les municipaux.

--Pas de passe-droit. Tout à l'ancienneté. Que les deux plus chevronnés
jouissent du bénéfice de la chose. Allez, mes enfants.

Deux gardes municipaux s'avancèrent vers Tom, lui passèrent au cou une
corde à laquelle ils firent faire, pour plus grande précaution, trois
tours autour du museau. Tom ne fit aucune résistance: les coups de
crosse l'avaient rendu souple comme un gant. Arrivé à quarante pas de
l'Odéon:

--Bah! dit un des gardes, le temps est beau; si nous ne prenions pas le
fiacre, ça promènerait le bourgeois.

--Et puis nous aurions chacun quarante sous au lieu de trente.

--Une demi-heure après, ils étaient à la porte du n° 109. Au troisième
coup, la portière vint ouvrir elle-même, à moitié endormie.

--Tenez, la mère l'Éveillée, dit un des gardes municipaux, voilà un de
vos locataires. Reconnaissez-vous le particulier comme faisant partie de
votre ménagerie?

--Tiens, je crois bien, dit la portière; c'est l'ours de M. Decamps.

Le même jour, on porta au domicile d'Odry une note de petits gâteaux, se
montant à sept francs cinquante centimes. Mais le ministre de
Schahabaham Ier prouva facilement son alibi; il était de garde aux
Tuileries.

Quant à Tom, il avait gardé, à compter de ce jour, une grande frayeur de
ce corps respectable qui lui avait donné des coups de crosse dans les
reins, et qui l'avait fait marcher à pied, quoiqu'il eût payé son
fiacre.

On ne s'étonnera donc pas qu'en voyant apparaître, à la porte d'entrée
du salon, la figure du municipal, il ait à l'instant battu en retraite
jusqu'au plus profond du jardin. Rien ne donne du coeur à un homme comme
de voir reculer son ennemi. D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit, le
garde municipal ne manquait pas de courage: il se mit donc à la
poursuite de Tom, qui, acculé dans son coin, essaya d'abord de grimper
contre le mur, et, voyant, après deux ou trois essais, que la tentative
était illusoire, il se dressa sur ses pattes de derrière et se prépara à
faire bonne défense, utilisant en cette circonstance les leçons de
boxing que lui avait données son ami Fau.

Le municipal, de son côté, se mit en garde et attaqua son adversaire
dans toutes les règles de l'art. À la troisième passe, il fit feinte du
coup de tête et porta le coup de cuisse; Tom arriva à la parade de
seconde. Le municipal menaça Tom d'un coup droit; Tom revint en garde,
fit un coupé sur les armes, et, attrapant de toute la force de son poing
la garde du sabre de son ennemi, il lui renversa si violemment la main,
qu'il lui luxa le poignet. Le municipal laissa tomber son sabre, et se
trouva à la merci de son adversaire.

Heureusement pour lui et malheureusement pour Tom, le commissaire
arrivait en ce moment; il vit l'acte de rébellion qui venait d'avoir
lieu contre la force armée, tira de sa poche son écharpe, la roula trois
fois autour de son ventre, et, se sentant soutenu par la garde, fit
descendre le caporal et les neuf hommes dans le jardin, leur ordonna de
se ranger en bataille, et demeura sur le perron pour commander le feu.
Tom préoccupé de ces dispositions, laissa le municipal battre en
retraite, portant sa main droite dans sa main gauche, et resta debout et
immobile contre le mur.

Alors l'interrogatoire commença: Tom, accusé de s'être introduit
nuitamment avec effraction dans une maison habitée et d'avoir commis sur
la personne d'un agent public une tentative de meurtre qui n'avait
échoué que par des circonstances indépendantes de sa volonté, n'ayant pu
produire de témoin à décharge, fut condamné à la peine de mort; en
conséquence, le caporal fut invité à procéder à l'exécution, et donna
l'ordre aux soldats de préparer leurs armes.

Alors il se répandit dans la foule accourue à la suite de la patrouille
un grand silence, et la voix seule du caporal se fit entendre: il
commanda les unes après les autres toutes les évolutions de la charge en
douze temps. Cependant, après le mot en joue, il crut devoir se
retourner une dernière fois vers le commissaire; alors un murmure de
compassion circula parmi les assistants, mais le commissaire de police,
qu'on avait dérangé au milieu de son déjeuner, fut inexorable; il
étendit la main en signe de commandement.

--Feu! dit le caporal.

Les soldats obéirent, et le malheureux Tom tomba percé de huit balles.

En ce moment, Alexandre Decamps rentrait avec une lettre de M. Cuvier,
qui ouvrait à Tom les portes du Jardin des Plantes, et qui lui assurait
la survivance de Martin.




Chapitre IX

_Comment le capitaine Pamphile apaisa une sédition à bord du brick la
Roxelane, et de ce qui s'ensuivit._


Tom était originaire du Canada: il appartenait à cette race herbivore,
habituellement circonscrite dans les montagnes situées entre New-York et
le lac Ontario, et qui, l'hiver, lorsque la neige la chasse de ses pics
glacés, se hasarde à descendre parfois en bandes affamées jusque dans
les faubourgs de Portland et de Boston.

Maintenant, si nos lecteurs tiennent à savoir comment, des bords du
fleuve Saint-Laurent, Tom était passé sur les rives de la Seine, qu'ils
aient la bonté de se reporter à la fin de l'année 1829 et de nous suivre
jusqu'à l'extrémité de l'océan Atlantique, entre l'Islande et la pointe
du cap Farewell. Là, nous leur montrerons, marchant avec cette allure
honnête qu'ils lui connaissent, le brick de notre ancien ami le
capitaine Pamphile, qui, dérogeant cette fois à son goût pour l'orient,
a remonté vers le pôle, non pas afin d'y chercher, comme Ross ou Parry,
un passage entre l'île Melvil et la terre de Banks, mais dans un but
plus utile et surtout plus lucratif: le capitaine Pamphile ayant deux
années d'attente encore pour que son ivoire fût prêt, en avait profité
pour essayer de naturaliser dans les mers du Nord le système d'échange
que nous lui avons vu pratiquer avec tant de succès vers l'archipel
Indien. Ce théâtre de ses anciens exploits devenait plus stérile,
attendu ses fréquents colloques avec les navires en croisière sous cette
latitude, et, d'ailleurs, il avait besoin de changer d'air. Seulement,
cette fois, au lieu de chercher des épiceries ou du thé, c'était à
l'huile de baleine que le capitaine Pamphile avait particulièrement
affaire.

Avec le caractère donné de notre brave flibustier, on comprend qu'il ne
s'était pas amusé à recruter son équipage de matelots baleiniers, ni à
surcharger son bâtiment de chaloupes, de cordages et de harpons. Il
s'était contenté de visiter, au moment de se mettre en mer, les
pierriers, les caronades et la pièce de huit qui, comme nous l'avons
dit, lui servaient de lest; il avait passé l'inspection des fusils et
fait donner le fil aux sabres d'abordage, s'était muni de vivres pour
six semaines, avait franchi le détroit de Gibraltar, et, vers le mois de
septembre, c'est-à-dire au moment où la pêche est en pleine activité il
était arrivé vers le 60e degré de latitude, et avait incontinent
commencé à exercer son industrie.

Comme nous l'avons vu, le capitaine Pamphile aimait fort la besogne
faite. Aussi c'était particulièrement aux bâtiments qu'il reconnaissait,
à leur marche, pour être convenablement chargés, qu'il s'adressait de
préférence. Nous savons quelle était sa manière de traiter dans ces
circonstances délicates; il n'y avait apporté aucun changement, malgré
la différence des localités: il est donc inutile de la rappeler à nos
lecteurs; nous nous contenterons, en conséquence, de leur faire part de
sa parfaite réussite. Aussi revenait-il avec une cinquantaine, tout au
plus, de tonneaux vides, lorsqu'en passant à la hauteur du banc de
Terre-Neuve, le hasard fit qu'il rencontra un navire qui revenait de la
pêche de la morue. Le capitaine Pamphile, tout en se livrant aux grandes
spéculations, ne méprisait pas, comme nous l'avons vu, les petites. Il
ne négligea donc point cette occasion de compléter son chargement. Les
cinquante tonneaux vides passèrent à bord du bâtiment pêcheur, qui, en
échange, se fit un plaisir d'envoyer au capitaine Pamphile cinquante
tonneaux pleins. Policar fit observer que les tonneaux pleins portaient
trois pouces de hauteur de moins que les tonneaux vides; mais le
capitaine Pamphile voulut bien passer sur cette irrégularité, en faveur
de ce que la morue venait d'être salée la veille même; seulement, il
examina les tonneaux les uns après les autres, pour s'assurer que le
poisson était de bonne qualité; puis, les faisant clouer à mesure, il
ordonna qu'on les transportât à fond de cale, à l'exception d'un seul
qu'il garda pour son usage particulier.

Le soir, le docteur descendit près de lui au moment où il allait se
mettre à table. Il venait, au nom de l'équipage, demander l'abandon de
trois ou quatre tonneaux de morue fraîche. Depuis près d'un mois, les
vivres étaient épuisés, et les matelots ne mangeaient que des tranches
de baleine et des côtelettes de phoque. Le capitaine Pamphile demanda au
docteur si les provisions manquaient; le docteur répondit qu'il y en
avait encore une certaine quantité de celles que nous venons de dire,
mais que cette sorte de nourriture, déjà exécrable étant fraîche, ne se
bonifiait aucunement par la salaison. Le capitaine Pamphile répondit
qu'il était bien désolé, mais qu'il avait justement, de la maison Beda
et compagnie, de Marseille, une commande de quarante-neuf tonneaux de
morue salée, et qu'il ne pouvait manquer de parole à une si bonne
pratique; d'ailleurs, que, si son équipage voulait de la morue fraîche,
il n'avait qu'à en pêcher, ce dont il était parfaitement libre, lui,
capitaine Pamphile, ne s'y opposant aucunement.

Le docteur sortit.

Au bout de dix minutes, le capitaine Pamphile entendit un grand bruit
sur la Roxelane.

Plusieurs voix disaient:

--Aux piques! aux piques!

Et un matelot cria:

--Vive Policar! à bas le capitaine Pamphile!

Le capitaine Pamphile pensa qu'il était temps de se montrer. Il se leva
de table, passa une paire de pistolets à sa ceinture, alluma son
brûle-gueule, ce qu'il ne faisait que dans les grandes tempêtes, prit
une espèce de martinet d'honneur, confectionné avec un soin tout
particulier, et duquel il ne se servait que dans les circonstances
mémorables, et monta sur le pont. Il y avait émeute.

Le capitaine Pamphile s'avança au milieu de l'équipage, divisé par
groupes, regardant à droite et à gauche pour voir s'il y aurait, parmi
tous ces hommes, un insolent qui osât lui adresser la parole. Pour un
étranger, le capitaine Pamphile aurait paru faire une ronde ordinaire;
mais, pour l'équipage de la Roxelane, qui le connaissait de longue main,
c'était tout autre chose. On savait que le capitaine Pamphile n'était
jamais si près d'éclater que lorsqu'il ne disait pas une parole; et,
pour le moment, il avait adopté un silence effrayant. Enfin, après avoir
fait deux ou trois tours, il s'arrêta devant son lieutenant, qui
paraissait, comme les autres, n'être pas étranger à la révolte.

--Policar, mon brave, demanda-t-il, pouvez-vous me dire à quoi est le
vent?

--Mais, capitaine, dit Policar, le vent est à... Vous dites... le vent?

--Oui, le vent... à quoi est-il?

--Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.

--Eh bien, je vais vous le dire, moi!

Et le capitaine Pamphile examina avec un sérieux imperturbable le ciel,
qui était sombre; puis, étendant la main dans la direction de la brise,
il siffla selon l'habitude des matelots; en se tournant vers son
lieutenant:

--Eh bien, Policar, mon brave, je vais vous le dire, moi, à quoi est le
vent; il est à la schlague.

--Je m'en doutais, dit Policar.

--Et maintenant, Policar, mon brave, voulez-vous me faire l'amitié de me
dire ce qui va tomber?

--Ce qui va tomber?

--Oui, comme une grêle.

--Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.

--Eh bien, des coups de garcette, mon brave, des coups de garcette.
Ainsi donc, Policar, mon camarade, si tu as peur de la pluie, rentre
vivement dans la cabine, et n'en sors pas que je ne te le dise,
entends-tu, Policar?

--J'entends, capitaine, dit Policar descendant l'escalier.

--Ce garçon est plein d'intelligence, continua le capitaine Pamphile.

Puis il fit de nouveau deux ou trois tours sur le pont et s'arrêta
devant le maître charpentier, qui tenait une pique.

--Bonjour, Georges, lui dit le capitaine; qu'est-ce que ce joujou, mon
ami?

--Mais, capitaine..., balbutia le charpentier.

--Dieu me pardonne, c'est mon jonc à épousseter.

Le charpentier laissa tomber la pique; le capitaine la ramassa et la
cassa en deux, comme il eût fait d'une baguette de saule.

--Je vois ce que c'est, continua le capitaine Pamphile; tu voulais
battre tes habits. Bien, mon ami, bien! la propreté est une demi-vertu,
comme disent les Italiens.

Il fit signe à deux aides de s'approcher.

--Venez ici, vous autres; prenez chacun cette badine, et tapez ferme sur
la veste de ce pauvre Georges, et, toi, Georges, mon enfant, laisse le
corps dessous, je te prie.

--Combien de coups, capitaine? dirent les aides.

--Mais vingt-cinq chacun.

L'exécution commença, les deux aides opérant chacun à leur tour avec la
régularité des bergers de Virgile; le capitaine comptait les coups. Au
treizième, Georges s'évanouit.

--C'est bien, dit le capitaine, emportez-le dans son hamac. On lui
donnera le reste demain: à chacun son dû.

On obéit au capitaine; il se remit à faire trois autres tours, puis il
s'arrêta une dernière fois près du matelot qui avait crié: «Vive
Policar! à bas le capitaine Pamphile!»

--Eh bien, lui dit-il, comment va cette jolie voix, Gaetano, mon enfant?

Gaetano voulut répondre; mais, quelque effort qu'il fît, il ne sortit de
son gosier que des sons indistincts et inarticulés.

--Bagasse! dit le capitaine, nous avons une extinction. Gaetano, mon
enfant, ceci est dangereux, si l'on n'y porte pas remède. Docteur,
envoyez moi quatre carabins.

Le docteur désigna quatre hommes qui s'approchèrent de Gaetano.

--Venez ici, mes amours, dit le capitaine, et suivez bien mon
ordonnance: vous allez prendre une corde; vous l'assujettirez à une
poulie, vous en passerez un bout, en guise de cravate, autour du cou de
cet honnête garçon, vous tirerez l'autre bout jusqu'à ce que vous ayez
élevé notre homme à une hauteur de trente pieds; vous l'y laisserez dix
minutes, et, quand vous le descendrez, il parlera comme un merle, et
sifflera comme un sansonnet. Faites vite, mes amours.

L'exécution commença en silence et s'accomplit de point en point sans
qu'un seul murmure se fît entendre. Le capitaine Pamphile y donna une si
grande attention, qu'il laissa éteindre son brûle-gueule. Dix minutes
après, le cadavre du matelot rebelle retombait sur le pont sans
mouvement. Le docteur s'approcha de lui et s'assura qu'il était bien
mort; alors on lui attacha un boulet au cou, deux aux pieds, et on le
jeta à la mer.

--Maintenant, dit le capitaine Pamphile en tirant son brûle-gueule
éteint de sa bouche, allez me rallumer ma pipe tous ensemble, et qu'il
n'y en ait qu'un qui me la rapporte.

Le matelot le plus proche du capitaine prit, avec les marques du plus
profond respect, la vénérable relique que lui présentait son supérieur,
et descendit l'échelle de l'entrepont, suivi de tout l'équipage,
laissant le capitaine seul avec le docteur. Au bout d'un instant,
Double-Bouche parut, tenant le brûle-gueule rallumé.

--Ah! c'est toi, brigand! dit le capitaine. Et que faisais-tu pendant
que ces honnêtes gens se promenaient sur le pont en devisant de leurs
affaires? Réponds, petite canaille!

--Ma foi, dit Double-Bouche voyant à l'air du capitaine qu'il n'avait
rien à craindre, je trempais mon pain dans le pot-au-feu pour voir si le
potage serait bon, et mes doigts dans la casserole pour m'assurer que la
sauce était bien salée.

--Eh bien, drôle, prends le meilleur bouillon du pot-au-feu et le
meilleur morceau de la casserole, et fais avec le reste de la soupe à
mon chien; quant aux matelots, ils mangeront du pain et ils boiront de
l'eau pendant trois jours; cela les assurera contre le scorbut. Allons
dîner, docteur.

Et le capitaine descendit dans sa chambre, fit apporter un couvert pour
son convive, et se remit à manger de la morue fraîche comme si rien ne
s'était passé entre le premier et le second service.

En sortant de table, le capitaine remonta sur le pont pour faire son
inspection du soir; tout était dans l'ordre le plus parfait: le matelot
de quart à son poste, le pilote à son gouvernail, et la vigie à son mât.
Le brick marchait sous toutes ses voiles, et filait bravement ses huit
noeuds à l'heure, ayant à sa gauche le banc de Terre-Neuve et à sa
droite le golfe Saint-Laurent; le vent soufflait ouest-nord-ouest, et
promettait de tenir; de sorte que le capitaine Pamphile, après un jour
orageux, comptant sur une nuit tranquille, descendit dans sa cabine, ôta
son habit, alluma sa pipe et se mit à sa fenêtre, suivant des yeux
tantôt la fumée du tabac, tantôt le sillage du vaisseau.

Le capitaine Pamphile, comme on a pu en juger, avait plus d'originalité
dans l'esprit que de poésie et de pittoresque dans l'imagination;
cependant, en véritable marin qu'il était, il ne pouvait voir la lune
brillante, au milieu d'une belle nuit, argenter les flots de l'océan
sans se laisser aller à cette rêverie sympathique qu'éprouvent tous les
hommes de mer pour l'élément sur lequel ils vivent; il était donc penché
ainsi depuis deux heures à peu près, le corps à moitié sorti de sa
fenêtre, n'entendant rien que le clapotement des vagues, ne voyant rien
que la pointe de Saint-Jean, qui disparaissait à l'horizon comme une
vapeur marine, lorsqu'il se sentit saisir vigoureusement par le collet
de sa chemise et par le fond de sa culotte; en même temps, les deux
mains qui se permettaient cette familiarité agirent en opérant un
mouvement de bascule, l'une pesant, l'autre levant, de sorte que les
pieds du capitaine Pamphile, quittant la terre, se trouvèrent
immédiatement plus élevés que sa tête. Le capitaine voulut appeler au
secours, mais il n'était plus temps; au moment où il ouvrait la bouche,
la personne qui faisait sur lui cette étrange expérience, ayant vu que
le corps était arrivé au degré d'inclinaison qu'elle désirait lui
donner, lâcha à la fois la culotte et le collet de l'habit, de sorte que
le capitaine Pamphile, obéissant malgré lui aux lois de l'équilibre et
de la pesanteur, piqua une tête presque verticale et disparut dans le
sillage de la Roxelane, qui continua sa route, gracieuse et rapide, sans
se douter qu'elle fût veuve de son capitaine.

Le lendemain, à dix heures du matin, comme le capitaine Pamphile, contre
son habitude, n'avait point encore fait sa tournée sur le pont, le
docteur entra dans sa chambre et la trouva vide; à l'instant, le bruit
se répandit dans l'équipage que le patron avait disparu; le commandement
du navire revenait de droit au lieutenant; on alla, en conséquence,
tirer Policar de la cabine où il gardait religieusement ses arrêts, et
on le proclama capitaine.

Le premier acte de pouvoir du nouveau chef fut de faire distribuer à
chaque homme une portion de morue, deux rations d'eau-de-vie, et de
remettre à Georges les vingt coups de bâton qui lui restaient à
recevoir.

Trois jours après l'événement que nous venons de rapporter, il n'était
plus question du capitaine Pamphile, à bord du brick la Roxelane, que si
ce digne marin n'eut jamais existé.




Chapitre X

_Comment le capitaine Pamphile, croyant aborder sur une île, aborda sur
une baleine, et devint le serviteur du Serpent-Noir._


Lorsque le capitaine Pamphile revint sur l'eau, le brick la Roxelane
était déjà hors de la portée de la voix; aussi ne jugea-t-il pas à
propos de se fatiguer en cris inutiles: il commença par s'orienter pour
voir quelle terre était la plus proche, et, ayant avisé que ce devait
être le cap Breton, il se dirigea vers lui au moyen de l'étoile polaire,
qu'il maintint soigneusement à sa droite.

Le capitaine Pamphile nageait comme un phoque; cependant, au bout de
quatre ou cinq heures de cet exercice, il commençait à être un peu
fatigué; d'ailleurs, le ciel se couvrait, et le fanal qui dirigeait sa
marche avait disparu; il pensa donc qu'il ne ferait pas mal de prendre
quelque repos; en conséquence, il cessa de tirer sa marinière, et
commença à faire la planche.

Il resta à peu près une heure dans cette position, ne faisant que le
mouvement strictement nécessaire pour se maintenir à fleur d'eau, et
voyant s'effacer les unes après les autres toutes les étoiles du ciel.

De quelque philosophie que fût doué le capitaine Pamphile, on comprend
que la situation était peu récréative; il connaissait à merveille le
gisement des côtes, et il savait qu'il devait être encore à trois ou
quatre lieues de toute terre. Sentant ses forces revenues par le repos
momentané qu'il avait pris, il venait de se remettre à nager avec une
nouvelle ardeur, lorsqu'il aperçut, à quelques pas devant lui, une
surface noire qu'il n'avait pu remarquer plus tôt, tant la nuit était
sombre. Le capitaine Pamphile crut que c'était quelque îlot ou quelque
rocher oublié par les navigateurs et les géographes, et se dirigea de ce
côté. Il l'atteignit bientôt; mais il eut peine à prendre terre, tant la
surface du sol, lavée incessamment par les vagues, était devenue
glissante; il y parvint cependant après quelques efforts, et se trouva
sur une petite île bombée, de vingt à vingt-cinq pas de longueur et
élevée de six pieds à peu près au-dessus de la surface de l'eau; elle
était complètement inhabitée.

Le capitaine Pamphile eut bientôt fait le tour de son nouveau domaine;
il était nu et stérile, à l'exception d'une espèce d'arbre de la
grosseur d'un manche à balai, long de huit à dix pieds et entièrement
dépourvu de branches et de feuilles, et de quelques herbes mouillées
encore, qui indiquaient que, dans les grosses mers, la vague devait
couvrir entièrement le rocher. Le capitaine Pamphile attribua cette
circonstance à l'oubli incroyable des géographes, et se promit bien, une
fois de retour en France, d'adresser à la Société des voyages un mémoire
scientifique dans lequel il relèverait l'erreur de ses devanciers.

Il en était là de ses plans et de ses projets, lorsqu'il crut entendre
parler à quelque distance de lui. Il regarda de tous côtés; mais, comme
nous l'avons dit, la nuit était si sombre, qu'il ne put rien apercevoir.
Il écouta de nouveau, et, cette fois, il distingua parfaitement le son
de plusieurs voix; quoique les paroles lui demeurassent inintelligibles,
le capitaine Pamphile eut d'abord l'idée d'appeler à lui; mais, ne
sachant si ceux qui s'approchaient dans l'obscurité étaient amis ou
ennemis, il résolut d'attendre l'événement. En tout cas, l'île où il
avait abordé n'était pas tellement éloignée de la terre, que, dans le
golfe si fréquenté du Saint-Laurent, il eût la crainte de mourir de
faim. Il résolut donc de se tenir coi jusqu'au jour, à moins qu'il ne
fût découvert lui-même; en conséquence de cette résolution, il gagna
l'extrémité de son île la plus éloignée du point où il avait cru
entendre ces paroles humaines que, dans certaines circonstances, l'homme
craint plus encore que le rugissement des bêtes féroces.

Le silence s'était rétabli, et le capitaine Pamphile commençait à croire
que tout se passerait sans encombre, lorsqu'il sentit le sol se mouvoir
sous ses pieds. Sa première idée fut celle d'un tremblement de terre;
mais, dans toute l'étendue de son île, il n'avait point aperçu la
moindre montagne ayant l'apparence d'un volcan; il se rappela alors ce
qu'il avait entendu souvent raconter de ces formations sous-marines qui
apparaissent tout à coup à la surface de l'eau, y demeuraient
quelquefois des jours, des mois, des années, donnaient à des colonies le
temps de s'y établir, d'y semer leurs moissons, d'y bâtir leurs cabanes,
puis qui, à un moment, à une heure donnés, détruites comme elles
s'étaient formées, sans cause apparente, disparaissaient tout à coup,
entraînant avec elles la trop confiante population qui s'était établie
sur elles. En tous cas, comme le capitaine Pamphile n'avait eu le temps
ni de semer ni de bâtir, et qu'il n'avait à regretter ni son blé ni ses
maisons, il se prépara à continuer son excursion à la nage, trop heureux
encore que son île miraculeuse eût apparu à la surface de la mer assez
de temps pour qu'il s'y reposât. Il était donc parfaitement résigné à la
volonté de Dieu, lorsqu'à son grand étonnement, il s'aperçut que le
terrain, au lieu de s'enfoncer, semblait marcher en avant traçant
derrière lui un sillage à la manière de la poupe d'un vaisseau. Le
capitaine Pamphile était sur une île flottante; le prodige de Latone se
renouvelait pour lui et il voguait, sur quelque Délos inconnue, vers les
rivages du nouveau monde.

Le capitaine Pamphile avait vu tant de choses dans le cours de sa vie
nomade si aventureuse, qu'il n'était pas homme à s'étonner de si peu; il
remarqua seulement que son île, avec une intelligence qu'il n'aurait pas
osé exiger d'elle, se dirigeait directement vers la pointe
septentrionale du cap Breton. Comme il n'avait pas de prédilection pour
un point plutôt que pour un autre, il résolut de ne pas la contrarier et
de la laisser aller tranquillement où elle avait affaire, et de profiter
de la circonstance pour cheminer avec elle. Mais, comme la nature
glissante du terrain était rendue plus dangereuse encore par le
mouvement, le capitaine Pamphile, quoiqu'il eût le pied marin, n'en
remonta pas moins vers la région élevée de son île; et, se soutenant à
l'arbre isolé et sans feuillage qui semblait en marquer le centre, il
attendit les événements avec patience et résignation.

Cependant le capitaine Pamphile, qui était, comme on le comprendra
facilement, devenu tout yeux et tout oreilles, dans les intervalles
moins sombres où le vent chassant un nuage laissait briller quelque
étoile comme un diamant de la parure céleste, croyait apercevoir,
pareille à un point noir, une petite île qui servait de guide à la
grande, marchant à la distance de cinquante pas d'elle, à peu près; et,
quand la vague qui venait battre les flancs de son domaine était moins
bruyante, ces mêmes voix qu'il avait entendues passaient de nouveau à
ses oreilles emportées sur un souffle de brise, incertaines et
inintelligibles comme le murmure des esprits de la mer.

Ce fut lorsque le crépuscule commença de paraître à l'orient, que le
capitaine Pamphile parvint à s'orienter complètement, et s'étonna, avec
l'intelligence qu'il s'accordait à lui-même, de ne s'être pas rendu
compte plus tôt de sa situation. La petite île qui marchait la première
était une barque montée par six sauvages canadiens; la grande île où il
se trouvait, une baleine que les anciens alliés de la France traînaient
à la remorque; et l'arbre privé de branches et de feuilles contre lequel
il était appuyé, le harpon qui avait donné la mort au géant de la mer,
et qui entré dans la blessure à la profondeur de quatre ou cinq pieds,
en sortait encore de huit ou neuf.

Les Hurons, de leur côté, en voyant la double capture qu'ils avaient
faite, laissèrent échapper une exclamation de surprise. Mais, jugeant
aussitôt qu'il était au-dessous de la dignité de l'homme de paraître
étonné de quelque chose, ils continuèrent à ramer silencieusement vers
la terre sans s'occuper davantage du capitaine Pamphile, qui, voyant que
les sauvages, malgré leur insouciance apparente, ne le perdaient pas de
vue, affecta la plus grande tranquillité d'esprit, quelle que fût la
préoccupation réelle que lui inspirait son étrange situation.

Lorsque la baleine fut arrivée à un quart de lieue à peu près de
l'extrémité nord du cap Breton, la chaloupe s'arrêta; mais l'énorme
cétacé, continuant à suivre le mouvement d'impulsion qui lui était
donné, s'approcha insensiblement du petit bateau, qu'il finit par
joindre. Alors celui qui paraissait le maître de l'équipage, grand
gaillard de cinq pieds huit pouces, peint en bleu et en rouge, avec un
serpent noir tatoué sur la poitrine, et qui portait sur sa tête rasée
une queue d'oiseau de paradis, implantée dans la seule mèche qu'il eût
conservée de sa chevelure, passa un grand couteau dans son pagne, prit
son tomahawk dans sa main droite, et s'avança lentement et avec dignité
vers le capitaine Pamphile.

Le capitaine Pamphile, qui de son côté avait vu tous les sauvages du
monde connu, depuis ceux qui descendent de la Courtille le matin du
mercredi des cendres, jusqu'à ceux des îles Sandwich, qui tuèrent
traîtreusement le capitaine Cook, le laissa tranquillement approcher
sans paraître faire la moindre attention à lui.

Arrivé à trois pas de distance de l'Européen, le Huron s'arrêta et
regarda le capitaine Pamphile; le capitaine Pamphile, décidé à ne pas
reculer d'une semelle, regarda alors le Huron avec le même calme et la
même tranquillité que celui-ci affectait; enfin, après dix minutes
d'inspection réciproque:

--Le Serpent-Noir est un grand chef, dit le Huron.

--Pamphile, de Marseille, est un grand capitaine, dit le Provençal.

--Et pourquoi mon frère, continua le Huron, a-t-il quitté son vaisseau
pour s'embarquer sur la baleine du Serpent-Noir?

--Parce que, répondit le capitaine Pamphile, son équipage l'a jeté à la
mer, et que, fatigué de nager, il s'est reposé sur le premier objet venu
sans s'inquiéter de savoir à qui il appartenait.

--C'est bien, dit le Huron; le Serpent-Noir est un grand chef, et le
capitaine Pamphile sera son serviteur.

--Répète un peu ce que tu dis là, interrompit le capitaine d'un air
goguenard.

--Je dis, reprit le Huron, que le capitaine Pamphile ramera dans la
barque du Serpent-Noir quand il sera sur l'eau, portera sa tente
d'écorce de bouleau lorsqu'il voyagera par terre, allumera son feu quand
il fera froid, chassera les mouches quand il fera chaud, et raccommodera
ses mocassins quand ils seront usés; en échange de quoi, le Serpent-Noir
donnera au capitaine Pamphile les restes de son dîner et les vieilles
peaux de castor dont il ne pourrait pas se servir.

--Ah! ah! fit le capitaine; et, si ces conventions ne plaisent pas à
Pamphile et que Pamphile les refuse?

--Alors le Serpent-Noir enlèvera la chevelure de Pamphile et la pendra
devant sa porte, avec celles de sept Anglais, de neuf Espagnols et de
onze Français qui y sont déjà.

--C'est bien, dit le capitaine, qui vit qu'il n'était pas le plus fort:
le Serpent Noir est un grand chef et Pamphile sera son serviteur.

À ces mots, le Serpent-Noir fit un signe à son équipage, qui débarqua à
son tour sur la baleine et entoura le capitaine Pamphile. Le chef dit
quelques mots à ses hommes, qui transportèrent aussitôt sur l'animal
plusieurs petites caisses, un castor, deux ou trois oiseaux qu'ils
avaient tués à coup de flèche, et tout ce qu'il fallait pour faire du
feu. Alors le Serpent-Noir descendit dans la pirogue, prit une pagaie de
chaque main, et se mit à ramer dans la direction de la terre.

Le capitaine était occupé à regarder avec la plus grande attention
s'éloigner le grand chef, admirant avec quelle rapidité la petite barque
glissait sur l'eau, lorsque trois Hurons s'approchèrent de lui; l'un lui
détacha sa cravate, l'autre lui enleva sa chemise et le troisième le
débarrassa de son pantalon, dans lequel était sa montre; puis deux
autres lui succédèrent, dont l'un tenait un rasoir, et l'autre une
espèce de palette composée de petites coquilles remplies de couleur
jaune, rouge et bleue; ils firent signe au capitaine Pamphile de se
coucher, et, tandis que le reste de l'équipage allumait le feu comme il
aurait pu le faire sur une île véritable, plumait les oiseaux et
dépouillait le castor, ils procédèrent à la toilette de leur nouveau
camarade: l'un lui rasa la tête, à l'exception de la mèche que les
sauvages ont l'habitude de conserver; l'autre lui promena son pinceau
imprégné de différentes couleurs par tout le corps et le peignit à la
dernière mode adoptée par les fashionables de la rivière Outava et du
lac Huron.

Cette première préparation terminée, les deux valets de chambre du
capitaine Pamphile allèrent ramasser, l'un un bouquet de plumes arraché
à la queue du _wipp-poor-will_ que l'on flambait en ce moment, et
l'autre la peau de castor qui commençait à rôtir, et revinrent à leur
victime; ils lui fixèrent le bouquet de plumes à l'unique mèche qui
restait de son ancienne chevelure, et lui attachèrent la peau de castor
autour des reins. Cette opération terminée, un des Hurons présenta un
miroir au capitaine Pamphile: il était hideux!

Pendant ce temps, le Serpent-Noir avait gagné la terre et s'était
acheminé vers une habitation assez considérable que l'on voyait de loin
s'élever blanchissante au bord de la mer; puis bientôt il en était sorti
accompagné d'un homme vêtu à l'européenne, et l'on avait pu juger à ses
gestes que l'enfant du désert montrait à l'homme de la civilisation la
capture qu'il avait faite en pleine mer et amenée pendant la nuit à la
vue des côtes.

Au bout d'un instant, l'habitant du cap Breton monta à son tour dans une
barque avec deux esclaves, rama vers la baleine, en fit le tour afin de
la reconnaître, mais sans cependant y aborder; puis, après avoir
probablement reconnu que le Huron lui avait dit la vérité, il reprit le
chemin du cap, où le chef l'avait attendu assis et immobile.

Un instant après, les esclaves de l'homme blanc portèrent différents
objets que le capitaine Pamphile ne put distinguer, à cause de la
distance, dans la pirogue de l'homme rouge, le chef huron reprit ses
pagaies et se mit à ramer de nouveau vers l'île provisoire où
l'attendaient son équipage et le capitaine Pamphile.

Il y aborda au moment où le castor et les _wipp-poor-will_ étaient cuits
à point, mangea la queue du castor et les ailes des _wipp-poor-will_,
et, selon les conventions arrêtées, donna le reste de son repas à ses
serviteurs au nombre desquels il parut enchanté de retrouver le
capitaine Pamphile.

Alors les Hurons apportèrent le butin fait sur leur prisonnier, afin
qu'il choisît comme chef, parmi les dépouilles opimes, celles qui lui
plairaient le mieux.

Le Serpent-Noir examina avec assez de dédain la cravate, la chemise et
le pantalon du capitaine; en revanche, il donna une attention toute
particulière à la montre, dont il est évident qu'il ne connaissait pas
l'usage; cependant, après l'avoir tournée et retournée en tous sens,
suspendue par la petite chaîne, balancée par la grande, convaincu qu'il
avait affaire à un être animé, il la porta à son oreille, écouta avec
attention le mouvement, la tourna et la retourna encore pour tâcher d'en
découvrir le mécanisme, mit une main sur son coeur, tandis que, de
l'autre, il reportait une seconde fois le chronomètre à son oreille; et,
convaincu que c'était un animal, puisqu'il avait un pouls qui battait à
l'instar du sien, il la coucha avec le plus grand soin auprès d'une
petite tortue large comme une pièce de cinq francs et grosse comme la
moitié d'une noix, qu'il conservait précieusement dans une boîte qu'à la
richesse de son incrustation en coquillages, on devinait facilement
avoir fait partie de son trésor particulier; puis, comme satisfait de la
part qu'il s'était appropriée, il poussa du pied la cravate, la chemise
et le pantalon, les laissant généreusement à la disposition de son
équipage.

Le déjeuner terminé, le Serpent-Noir, les Hurons et le prisonnier
passèrent de la baleine sur la pirogue. Le capitaine Pamphile vit alors
que les objets apportés par les Hurons étaient deux carabines anglaises,
quatre bouteilles d'eau-de-vie et un baril de poudre: le Serpent-Noir,
jugeant au-dessous de sa dignité d'exploiter lui-même la baleine qu'il
avait tuée, l'avait troquée avec un colon contre de l'alcool, des
munitions et des armes.

En ce moment, l'habitant du cap Breton reparut sur le rivage, accompagné
de cinq ou six esclaves, descendit dans un canot plus grand que celui
qu'il avait choisi pour sa première course, et se mit de nouveau en mer.
Au moment où il quittait le rivage, le Serpent-Noir, de son côté, donna
l'ordre de quitter la baleine, afin de n'inspirer aucune crainte à son
nouveau propriétaire. Alors commença l'apprentissage du capitaine
Pamphile. Un Huron, croyant l'embarrasser, lui mit une pagaie entre les
mains; mais, comme il avait passé par tous les grades, depuis celui de
mousse jusqu'à celui de capitaine, il se servit de l'instrument avec
tant de force, de précision et d'adresse, que le Serpent-Noir, pour lui
témoigner toute sa satisfaction, lui donna son coude à baiser.

Le même soir, le chef huron et son équipage s'arrêtèrent sur un grand
rocher qui s'étend à quelque distance d'un plus petit, au milieu du
golfe Saint-Laurent. Les uns s'occupèrent aussitôt à dresser la tente
d'écorce de bouleau que les sauvages de l'Amérique septentrionale
portent presque constamment avec eux lorsqu'ils vont en voyage ou en
chasse; les autres se répandirent autour du roc et se mirent à chercher,
dans les anfractuosités, des huîtres, des moules, des oursins et autres
fruits de mer, dont ils apportèrent une telle quantité, que, le
Grand-Serpent rassasié, il en resta encore pour tout le monde.

Le souper fini, le Grand-Serpent se fit apporter la boîte où il avait
renfermé la montre, afin de voir s'il ne lui était arrivé aucun
accident. Il la prit, comme le matin, avec la plus grande délicatesse;
mais à peine l'eût-il entre les mains, qu'il s'aperçut que son coeur
avait cessé de battre; il la porta à son oreille, et n'entendit aucun
mouvement; alors il essaya de la réchauffer avec son souffle; mais,
voyant que toute tentative était inutile:

--Tiens, dit-il la rendant à son propriétaire avec une expression de
profond dédain, voilà ta bête, elle est morte.

Le capitaine Pamphile, qui tenait beaucoup à sa montre, attendu que
c'était un cadeau de son épouse, ne se le fit pas dire deux fois, et
passa la chaîne à son cou, enchanté de rentrer en possession de son
bréguet, qu'il se garda bien de remonter.

Au jour naissant, ils repartirent, continuant de s'avancer vers
l'occident; le soir, ils débarquèrent dans une petite anse isolée de
l'île Anticoste, et, le lendemain, vers quatre heures de l'après-midi,
après avoir doublé le cap Gasoée, ils s'engagèrent dans le fleuve
Saint-Laurent, qu'ils devaient remonter jusqu'au lac Ontario, d'où le
grand chef comptait gagner le lac Huron, sur les rives duquel était
situé son _wigwam_.




Chapitre XI

_Comment le capitaine Pamphile remonta le fleuve Saint-Laurent pendant
cinq journées, et échappa au Serpent-Noir vers la fin de la sixième._


Le capitaine Pamphile avait, comme nous l'avons vu, pris son parti avec
plus de promptitude et de résignation qu'on aurait dû l'attendre d'un
homme aussi violent et aussi absolu. C'est que, grâce aux différentes
situations dans lesquelles il s'était trouvé pendant le cours d'une vie
des plus orageuses, et dont nous n'avons montré à nos lecteurs que le
côté brillant, il avait pris l'habitude de résolutions promptes et
décisives; or, comme nous l'avons dit, voyant qu'il n'était pas le plus
fort, il avait à l'instant même puisé, dans un vieux fond de philosophie
qu'il tenait toujours en réserve pour les occasions semblables, une
résignation apparente dont le Serpent-Noir, quelque rusé qu'il fût,
avait été la dupe.

Il est vrai d'ajouter que le capitaine Pamphile, amateur comme il
l'était du grand art de la navigation, ne se trouve pas, sans un certain
plaisir à même d'étudier le degré où cet art était arrivé chez les
nations sauvages du haut Canada.

La membrure du canot dans lequel le capitaine Pamphile était embarqué,
lui sixième, était faite d'un bois très fort mais pliant, uni par des
pièces d'écorce de bouleau cousues les unes aux autres, et recouvertes
sur leurs coutures d'une forte couche de goudron. Quant à l'intérieur,
il était doublé de planches de sapin très minces, placées l'une sur
l'autre, comme les tuiles d'un toit.

Notre observateur était trop impartial pour ne pas rendre justice aux
ouvriers qui avaient construit le véhicule, grâce auquel il était
transporté, bien malgré lui, du septentrion au sud; il avait donc, d'un
seul signe, mais d'un signe d'amateur, indiqué qu'il était satisfait de
la légèreté du canot; cette légèreté, en effet, lui donnait deux
avantages immenses: le premier de dépasser, en supposant un nombre de
rameurs égal, en moins de cinq minutes et d'une distance considérable,
le canot anglais le plus fin et le mieux construit; le second, et qui
était tout local, d'être facilement tiré à terre et transporté à l'aise
par deux hommes, quand les rapides dont le fleuve est semé forcent les
navigateurs à suivre la rive, quelquefois pendant l'espace de deux ou
trois lieues. Il est vrai que ces deux avantages sont compensés par un
inconvénient: un seul mouvement faux le fait chavirer à l'instant même.
Mais cet inconvénient cesse d'en être un pour des hommes qui, comme les
Canadiens, vivent autant dans l'eau que sur terre; quant au capitaine
Pamphile, nous avons vu qu'il était de la famille des phoques, des
lamentins et autres amphibies.

Le soir du premier jour de navigation intérieure, la barque s'arrêta
dans une petite anse de la rive droite: l'équipage la tira aussitôt à
terre, et se prépara à passer la nuit sur le sol du Nouveau-Brunswick.

Le Serpent-Noir avait été si content de l'intelligence et de la docilité
de son nouveau serviteur pendant les quarante-huit heures qu'ils avaient
passées ensemble, qu'après lui avoir laissé, comme la veille, une part
très confortable de son souper, il lui donna une peau de buffle à
laquelle il restait encore quelques poils, pour lui servir de matelas.
Quant à la couverture, force fut au capitaine Pamphile de s'en priver.
Or, comme nos lecteurs se rappelleront, s'ils ont bonne mémoire, qu'il
n'avait pour tout vêtement qu'une peau de castor qui lui prenait au bas
des côtes et lui retombait jusqu'à moitié des jambes, ils ne
s'étonneront pas que ce digne négociant, habitué comme il l'était à la
température de la Sénégambie et du Congo, ait passé la nuit presque
entière à changer de place sa peau de castor, afin de réchauffer
successivement les différentes parties de son individu; cependant, comme
toute chose a son bon côté, son insomnie servit à lui prouver qu'il
était, de la part de ses compagnons, l'objet d'une défiance assidue; à
chaque mouvement, si léger qu'il fût, il voyait une tête se soulever et
deux yeux brillant dans l'obscurité comme ceux d'un loup se fixer à
l'instant sur lui. Le capitaine Pamphile comprit qu'il était observé, et
sa prudence en redoubla.

Le lendemain, avant le jour, les navigateurs se mirent en route; ils
étaient encore dans cette partie de l'embouchure du fleuve si large
qu'elle semble un lac se rendant à la mer. Rien ne s'opposait donc à
leur marche, le courant était presque insensible; le vent, favorable au
contraire, avait peu de prise sur la petite embarcation, et de chaque
côté se déroulait aux yeux un paysage sans bornes, perdu dans un horizon
bleu, au milieu duquel les maisons apparaissaient comme des points
blancs; de temps en temps, dans les profondeurs où le regard perdu
cessait de rien distinguer, on apercevait la cime neigeuse de quelques
montagnes appartenant à cette chaîne qui s'étend du cap Gapsi aux
sources de l'Ohio; mais la distance était si grande, qu'il était
impossible de reconnaître si cette fugitive apparition appartenait au
ciel ou à la terre.

La journée se passa au milieu de ces aspects, auxquels le capitaine
Pamphile parut donner une attention continue et accorder une admiration
parfaite; cependant ce double sentiment, si puissant qu'il parût, ne le
détourna pas un instant de ses devoirs comme matelot; de sorte que le
Serpent-Noir, doublement flatté de son bon goût et de son bon service,
lui passa, dans un moment de repos, une pipe toute bourrée, faveur que
le capitaine Pamphile apprécia d'autant mieux, qu'il était privé de ce
plaisir depuis le moment où Double-Bouche avait été rallumer son
brûle-gueule éteint pendant la révolte de la Roxelane. Aussi
s'inclina-t-il aussitôt en disant:

--Le Serpent-Noir est un grand chef!

Politesse à laquelle le Serpent-Noir répondit en disant à son tour:

--Le capitaine Pamphile est un fidèle serviteur.

La conversation en resta là, et chacun se mit à fumer.

Le soir, on aborda dans une île; la cérémonie du souper se passa, comme
d'habitude, à la satisfaction générale. Mais la nuit précédente ne
laissait pas le capitaine Pamphile sans inquiétude sur la manière dont
il pourrait combattre le froid, plus intense encore, on le sait, sur les
îles à fleur d'eau que sur un continent boisé, lorsqu'en déroulant sa
peau de buffle, il y trouva une couverture de laine; décidément, le
Serpent-Noir était un assez bon diable de maître, et, si le capitaine
Pamphile n'avait eu d'autres projets d'avenir, il serait probablement
resté à son service; mais si bien qu'il se trouvât sur une île du fleuve
Saint-Laurent, entre son matelas de peau de buffle et sa couverture de
laine, il avait la faiblesse de préférer son lit à bord de la Roxelane;
cependant, quelque inférieure que fût sa couche momentanée, le capitaine
n'en dormit pas moins tout d'un trait jusqu'au jour.

Vers les onze heures de la troisième journée, on commença d'apercevoir
Québec. Le capitaine avait quelque espoir que le Serpent-Noir
relâcherait dans cette ville; aussi, du moment qu'il l'aperçut, se
mit-il à ramer avec une ardeur qui lui valut un supplément notable de
considération dans l'esprit du grand chef, et qui ne lui permit pas
d'accorder à la cascade de Montmorency toute l'attention qu'elle mérite.
Mais il se trompait dans ses conjectures; la barque passa devant le
port, doubla le cap du Diamant, et s'en alla aborder en face de la
cascade de la Chaudière.

Comme il faisait grand jour encore, le capitaine Pamphile put admirer
alors cette magnifique chute d'eau qui tombe d'une hauteur de cent
cinquante pieds sur une largeur de deux cent soixante, se déployant
comme une nappe de neige sur un tapis de verdure, et, à travers des
rives merveilleusement boisées, au milieu desquelles, de place en place,
des masses de rochers s'élèvent, montrant leurs têtes chauves et
blanches comme des fronts de vieillards. Le souper et la nuit se
passèrent comme d'habitude.

Le lendemain, la barque fut remise à flot au point du jour; malgré sa
philosophie, le capitaine Pamphile commençait à éprouver quelque
inquiétude. Il ne se dissimulait pas qu'à mesure qu'il s'enfonçait dans
l'intérieur des terres, il s'éloignait de Marseille, et que son évasion
devenait plus difficile: il ramait donc avec une nonchalance que le
grand chef ne lui avait pas encore vue, mais qu'il lui pardonnait en
faveur de ses antécédents, lorsque tout à coup ses yeux se fixèrent sur
l'horizon, sa pagaie resta immobile; de sorte que, comme le matelot qui
lui était opposé, continuait de ramer, le canot fit deux tours sur
lui-même.

--Qu'y a-t-il? dit le Serpent-Noir se soulevant du fond de la barque où
il était couché, et ôtant son calumet de sa bouche.

--Il y a, répondit le capitaine Pamphile en étendant la main vers le
sud, ou que je ne me connais plus en navigation, ou que nous allons
avoir un orage un peu drôle.

--Et où mon frère voit-il quelque signe que Dieu ait dit à la tempête:
«Souffle et détruis?»

--Pardieu! répondit le capitaine, dans ce nuage qui nous arrive noir
comme de l'encre.

--Mon frère a des yeux de taupe, reprit le chef; ce qu'il aperçoit n'est
point un nuage.

--Farceur! dit le capitaine Pamphile.

--Le Serpent-Noir a des yeux d'aigle, répondit le chef; que l'homme
blanc attende, et il jugera.

En effet, ce prétendu nuage s'avançait avec une promptitude et une
intensité que le capitaine n'avait jamais remarquée dans aucun nuage
véritable, quel que fût le vent qui le poussât; au bout de trois
secondes, notre digne marin, si confiant dans son expérience, en était
venu à douter de lui-même. Enfin, une minute ne s'était pas écoulée, que
tous ses doutes furent fixés et qu'il reconnut que le Serpent Noir avait
eu raison: ce nuage n'était rien autre chose qu'une bande innombrable de
pigeons qui émigraient vers le nord.

D'abord le capitaine Pamphile fut un instant sans en croire ses yeux:
les oiseaux venaient avec un tel bruit et faisaient une telle masse,
qu'il était impossible de croire que tous les pigeons du monde réunis
pussent former un pareil nuage. Le ciel, qui au nord demeurait encore
d'un bleu azur, était entièrement couvert au sud, et aussi loin que le
regard pouvait s'étendre, d'une espèce de nappe grise dont on ne voyait
pas les extrémités; bientôt cette nappe, s'étant répandue sur le soleil,
en intercepta les rayons à l'instant même; de sorte qu'on eut dit un
crépuscule qui s'avançait au-devant des navigateurs. À l'instant, une
espèce d'avant-garde, composée de quelques milliers de ces animaux,
passa au-dessus de la barque, emportée avec une rapidité magique; puis,
presque aussitôt, le corps d'armée la suivit, et le jour disparut comme
si l'aile de la tempête se fût déployée entre le ciel et la terre.

Le capitaine Pamphile regardait ce phénomène avec un étonnement qui
tenait de la stupeur, tandis que les Indiens, au contraire, habitués à
ce spectacle, qui se renouvelle pour eux tous les cinq ou six ans,
poussaient des cris de joie et préparaient leurs flèches afin de
profiter de la manne ailée que le Seigneur leur envoyait. De son côté,
le Serpent-Noir chargeait son fusil avec une tranquillité et une lenteur
qui prouvaient une conviction profonde dans l'étendue du nuage vivant
qui passait sur sa tête; enfin, il le porta à son épaule, et, sans se
donner la peine de viser, il lâcha le coup; à l'instant même, une espèce
d'ouverture pareille à celle d'un puits laissa passer un rayon de jour
qui disparut aussitôt; une cinquantaine de pigeons, compris dans la
circonférence embrassée par le plomb, tomba comme une pluie dans la
barque et autour de la barque; les Indiens les ramassèrent jusqu'au
dernier, au grand étonnement du capitaine Pamphile, qui ne voyait aucune
raison de se donner tant de mal, tandis qu'avec un ou deux coups de
fusil encore, et sans prendre la peine de s'écarter à droite ou à
gauche, le canot en pouvait recueillir un nombre suffisant à
l'approvisionnement de l'équipage; mais, en se retournant, il vit que le
chef s'était recouché, avait posé son arme à côté de lui et repris son
calumet.

--Le Serpent-Noir a-t-il déjà fini sa chasse? dit le capitaine Pamphile.

--Le Serpent-Noir a tué d'un seul coup tout ce qu'il lui fallait de
pigeons pour son souper et celui de sa suite; un Huron n'est point un
homme blanc pour détruire inutilement les créatures du Grand Esprit.

--Ah! ah! fit le capitaine Pamphile se parlant à lui-même, ceci n'est
pas mal raisonné pour un sauvage; mais je n'aurais pas été fâché de voir
faire encore trois ou quatre trouées dans ce linceul emplumé qui est
étendu sur notre tête, ne fût-ce que pour être sûr que le soleil est
encore à sa place.

--Regarde et tranquillise-toi, répondit le chef en étendant la main vers
le sud.

En effet, à l'horizon méridional, une lumière dorée commençait à se
répandre, tandis qu'au contraire, en se retournant vers le nord, on
apercevait tout le paysage plongé dans l'obscurité; alors la tête de la
colonne devait être au moins parvenue à l'embouchure de la rivière
Saint-Laurent. Elle avait fait en un quart d'heure le chemin que la
barque avait parcouru en quatre jours. Au reste, la nappe grise
continuait de passer comme si les génies du pôle l'eussent tirée à eux,
tandis que le jour, rapide à son tour, ainsi que l'avait été la nuit,
venait à grande course, descendant à flots sur les montagnes, ruisselant
dans les vallées et s'étendant à la surface des prairies. Enfin,
l'arrière-garde volante passa ainsi qu'une vapeur sur le visage du
soleil, qui, ce dernier voile disparu, continua de sourire à la terre.

Si brave que fût le capitaine Pamphile, et quelque peu de danger qu'il y
eût dans les phénomènes qu'il venait de voir s'accomplir, il n'en avait
pas moins été mal à l'aise tout le temps qu'avait duré cette nuit
factice. Ce fut donc avec une joie véritable qu'il salua la lumière,
reprit sa pagaie et se mit à ramer, tandis que les autres serviteurs du
Serpent-Noir plumaient les pigeons qu'il avait abattu avec son fusil et
eux avec leurs flèches.

Le lendemain, la barque passa devant Montréal comme elle avait passé
devant Québec, sans que le Serpent-Noir manifestât le moins du monde
l'intention de s'arrêter dans cette ville; il fit, au contraire, un
signe aux rameurs, et ils s'avancèrent vers la rive droite du fleuve;
elle était habitée par une tribu d'Indiens Cochenonegas, dont le chef,
accroupi et fumant sur la rive, échangea avec le Serpent-Noir quelques
paroles dans une langue que le capitaine ne put comprendre. Un quart
d'heure après, on rencontra les premiers rapides; mais, au lieu
d'essayer de les franchir à l'aide des crochets placés à cet effet au
fond de la barque, le Serpent-Noir ordonna d'aborder, et sauta à terre;
le capitaine Pamphile le suivit. Les bateliers prirent le canot sur
leurs épaules, l'équipage se fit caravane, et, au lieu de remonter
laborieusement le fleuve, suivit tranquillement la rive. Au bout de deux
heures, et les rapides étant franchis, la barque fut remise à flot et
vola de nouveau sur la surface de la rivière.

Elle voguait ainsi depuis trois heures, à peu près, lorsque le capitaine
Pamphile fut tiré de ses réflexions par un cri de joie qu'à l'exception
du chef poussèrent en même temps ses compagnons de voyage. Cette
exclamation était produite par la vue d'un nouveau spectacle presque
aussi curieux que celui de la veille; seulement, cette fois, le miracle,
au lieu de se passer en l'air, s'accomplissait sur l'eau. Une bande
d'écureuils noirs émigrait à son tour de l'est à l'ouest, comme les
pigeons avaient émigré l'avant-veille du sud au nord, et traversait le
Saint-Laurent dans toute sa largeur; sans doute, depuis plusieurs jours,
elle était réunie sur la rive et attendait un vent favorable, car le
courant ayant en cet endroit près de quatre milles de large, si bons
nageurs que soient ces animaux, ils n'auraient pu le franchir sans
l'aide que Dieu venait de leur envoyer: en effet, une charmante brise
soufflait depuis une heure des montagnes de Boston et de Portland, de
sorte que toute la flottille s'était mise à l'eau, étendant sa queue en
guise de voile, et traversait tranquillement le fleuve vent arrière, ne
se servant de ses pattes qu'autant qu'il lui était strictement
nécessaire pour se maintenir dans sa direction.

Comme les sauvages sont encore plus friands de la chair des écureuils
que de celle des pigeons, l'équipage du canot s'apprêta aussitôt à
donner la chasse aux émigrants; le grand chef lui-même ne parut pas
mépriser ce genre de délassement. En conséquence, il prit une sarbacane,
ouvrit une petite boîte d'écorce de bouleau merveilleusement brodée avec
des poils d'élan, et en tira une vingtaine de petites flèches longues de
deux pouces à peine et minces comme des fils de fer, dont l'une des
extrémités était armée d'une pointe et l'autre garnie de duvet de
chardon de manière à remplir la capacité du tube au moyen duquel elle
devait être lancée. Deux Indiens en firent autant, deux autres furent
désignés comme rameurs. Quant au capitaine Pamphile, il eut, avec le
dernier, la charge de ramasser les morts et d'extraire de leurs cadavres
les petits instruments à l'aide desquels les Indiens comptaient les
faire passer de vie à trépas. Au bout de dix minutes, la barque se
trouva à portée et la chasse commença.

Le capitaine Pamphile était stupéfait, il n'avait jamais vu une adresse
pareille. À trente et quarante pas, les Indiens atteignaient l'animal
qu'ils visaient, et presque toujours dans la poitrine, de manière qu'au
bout de dix minutes, le fleuve, dans une circonférence assez étendue, se
trouva couvert de morts et de blessés; lorsqu'il y en eut une
soixantaine, à peu près, couchés sur le champ de bataille, le
Serpent-Noir, fidèle à ses principes, fit signe de cesser le carnage. Il
fut obéi par ses hommes avec une soumission qui eût fait honneur à la
discipline d'une escouade prussienne, et les fuyards qui, cette fois, ne
croyaient pas avoir trop de leurs pattes et de leur queue combinées,
gagnèrent hâtivement la terre sans que les Indiens songeassent à les
poursuivre.

Cependant, si peu de temps qu'eût duré cette chasse, elle avait suffi
pour qu'un orage, que les Indiens n'avaient pas remarqué, s'amassât au
ciel; de sorte que le capitaine Pamphile n'en était encore qu'à moitié
de sa besogne, lorsqu'il fallut l'interrompre pour prendre sa part de la
manoeuvre; elle était on ne peut plus simple, et consistait à ramer, lui
quatrième, vers la terre où le Serpent-Noir espérait aborder avant que
l'ouragan eût éclaté; malheureusement, comme nous l'avons dit, le vent
soufflait de la rive même qu'il fallait atteindre, et les vagues se
soulevaient avec tant de rapidité, qu'au bout d'un instant on eût pu se
croire en pleine mer.

Pour comble d'embarras, la nuit survint et le fleuve ne fut plus éclairé
que par la lueur de la foudre; la petite barque était emportée comme une
coquille de noix, tantôt au sommet d'une vague, et tantôt précipitée
dans les profondeurs du fleuve; de sorte qu'à chaque instant elle était
sur le point de chavirer. Cependant on approchait de la rive, et déjà,
malgré l'obscurité de la nuit, on commençait à l'apercevoir, pareille à
une ligne sombre, lorsque tout à coup le canot, lancé avec la rapidité
d'une flèche, descendit d'une vague sur un rocher, et se brisa comme
s'il eût été de verre.

Chacun alors oublia ses compagnons pour ne s'occuper que de soi et tira
vers la terre. Le Serpent-Noir fut celui qui y aborda le premier;
aussitôt, il frotta l'un contre l'autre deux morceaux de bois sec et
alluma un grand feu, afin que ses compagnons pussent le rejoindre; cette
précaution ne fut pas inutile, et, dix minutes après, guidé par le phare
sauveur, tout l'équipage--à l'exception du capitaine Pamphile--était
réuni autour du grand chef.




Chapitre XII

_Comment le capitaine Pamphile passa deux nuits fort agitées, l'une sur
un arbre, l'autre dans une hutte._


_Première nuit:_

Grâce au soin que nous avons pris de présenter à nos lecteurs le
capitaine Pamphile comme un nageur de premier ordre, nous espérons
qu'ils n'auront pas conçu une trop vive inquiétude en le voyant tomber à
l'eau avec ses compagnons de voyage; en tout cas, nous nous empressons
de les rassurer, en leur disant qu'au bout de dix minutes d'une coupe
acharnée il gagna sain et sauf le rivage.

À peine s'était-il secoué, opération qui ne fut pas longue vu l'exiguïté
du costume auquel il était réduit, qu'il aperçut la flamme que le
Serpent-Noir avait allumée pour rallier ses camarades. Son premier soin
fut de tourner le dos à ce signal et de s'en éloigner au plus vite.

Malgré les soins délicats que le grand chef avait eus de lui pendant les
six journées qu'ils étaient restés ensemble, le capitaine Pamphile avait
constamment nourri l'espoir qu'une occasion se présenterait un jour ou
l'autre de s'en séparer; aussi, de peur que le hasard ne lui en envoyât
pas une seconde il résolut de profiter de la première; et, malgré
l'obscurité et la tempête, il s'enfonça dans les forêts qui s'étendent
des rives du fleuve à la base des montagnes.

Après deux heures de marche à peu près, le capitaine Pamphile, pensant
qu'il avait mis une distance suffisante entre lui et ses ennemis, se
décida à faire une pause et à songer aux moyens de passer la meilleure
nuit possible.

La position n'était rien moins que confortable; le fugitif se retrouvait
avec sa peau de castor pour vêtement, et il fallait qu'elle lui tînt
lieu, pour le moment de matelas et de couverture; il frissonnait
d'avance à l'idée de la nuit qu'il allait passer, lorsqu'il entendit, de
trois ou quatre côtés différents, des hurlements lointains qui
détournèrent sa pensée de cette première préoccupation pour la reporter
sur une autre perspective bien autrement inquiétante; dans ces
hurlements, le capitaine Pamphile avait reconnu le cri nocturne et
affamé des loups, si communs dans les forêts du Canada, qu'ils
descendent parfois, lorsque la nourriture leur manque, jusque dans les
rues de Portland et de Boston.

Il n'avait pas encore eu le temps de prendre une résolution, lorsque de
nouveaux hurlements retentirent plus rapprochés; il n'y avait pas un
instant à perdre: le capitaine Pamphile, dont l'éducation gymnastique
avait été soigneusement développée, comptait parmi ses talents les plus
distingués celui de monter aux arbres comme un écureuil; il avisa donc
un chêne d'une grosseur tout à fait raisonnable, l'empoigna corps à
corps, comme s'il eût voulu le déraciner, et atteignit les premières
branches au moment où les cris qui lui avaient donné l'éveil
retentissaient pour la troisième fois, à cinquante pas à peine de lui;
le capitaine Pamphile ne s'était pas trompé, une bande de loups
dispersés dans la circonférence d'une lieue à peu près l'avaient éventé,
et revenaient au grand galop vers le centre où ils espéraient trouver à
souper. Ils arrivèrent trop tard: le capitaine Pamphile était perché.

Cependant les loups ne se tinrent pas pour battus; rien n'est entêté
comme un estomac vide; ils se rassemblèrent au pied de l'arbre et
commencèrent à se plaindre si lamentablement, que le capitaine Pamphile,
tout brave qu'il était, ne fut pas, en entendant ce cri triste et
prolongé, à l'abri de toute terreur, quoique, de fait, il fût à l'abri
de tout danger.

La nuit était sombre, mais pas si sombre cependant qu'il n'aperçût dans
l'obscurité, pareils aux flots d'une mer moutonneuse, les dos fauves de
ses ennemis; d'ailleurs, chaque fois que l'un d'eux levait la tête, le
capitaine Pamphile voyait luire dans l'ombre deux charbons ardents, et,
comme le désappointement était général, il y avait des moments où ces
têtes se dressant à la fois, la terre semblait semée d'escarboucles
mouvantes qui, en se croisant, enlaçaient des chiffres étranges et
diaboliques...

Mais bientôt, à force de regarder fixement le même point, ses yeux se
troublèrent; aux formes réelles succédèrent des formes fantastiques; son
intelligence elle-même, tant soit peu brouillée par l'effet d'un trouble
qui lui avait été jusqu'alors à peu près inconnu, cessa de se rendre
compte du danger réel pour rêver des dangers surhumains. Une foule
d'êtres qui n'étaient ni hommes ni animaux, lui apparurent en place des
quadrupèdes bien connus qui s'agitaient au-dessous de lui; il lui sembla
voir surgir des démons aux regards de flamme, qui se tenaient par la
main et dansaient autour de lui la danse satanique; à cheval sur sa
branche comme une sorcière sur son manche à balai, il se voyait le
centre d'un sabbat infernal où il était appelé à jouer son rôle.

Le capitaine sentit instinctivement que le vertige l'attirait en bas, et
que, s'il obéissait à cette attraction, il était perdu; il rassembla
toutes ses forces de corps et d'esprit dans un dernier acte
d'intelligence, se lia fortement au tronc de l'arbre avec la corde qui
maintenait autour de ses reins la peau de castor, et, se cramponnant de
ses deux mains à la branche supérieure, il renversa la tête en arrière
et ferma les yeux.

Alors la folie et le délire triomphèrent complètement; le capitaine
Pamphile sentit d'abord son arbre se mouvoir, se courbant et se relevant
comme les mâts d'un vaisseau pendant la tempête; puis il lui sembla
qu'il faisait, pour arracher ses racines du sol, des efforts pareils à
ceux que tente un homme dont les pieds sont enfoncés dans un marais;
après quelques instants de lutte, le chêne réussit, et, de cette
blessure qu'il avait faite à la terre sortirent des flots de sang que
les loups se mirent à boire; l'arbre profita de leur avidité pour
s'éloigner d'eux et fuir, mais seulement par secousse, et comme un
invalide qui sautille sur une jambe de bois. Bientôt, leur pâture
épuisée, les loups, les démons, les vampires, dont croyait être
débarrassé le brave capitaine, se mirent à sa poursuite; ils étaient
conduits par une vieille femme dont on ne pouvait apercevoir la figure,
et qui tenait un couteau à la main; et tout cela courait d'une course
insensée.

Enfin l'arbre, lassé, haletant, essoufflé, parut manquer de force, et se
coucha comme un homme éperdu; alors, les loups, les démons, toujours
conduits par la vieille femme, s'approchèrent avec leurs yeux brûlants
et leurs langues sanglantes; le capitaine jeta un cri et voulut étendre
les bras, mais aussitôt un sifflement aigu se fit entendre derrière sa
tête, une impression glacée courut par tout son corps: il lui sembla
sentir que de froids anneaux l'étouffaient en l'enlaçant; puis cette
impression diminua graduellement, les fantômes disparurent, les
hurlements s'éteignirent, l'arbre éprouva encore quelques secousses, et
tout rentra dans le silence et l'obscurité.

Peu à peu, grâce au silence, les nerfs du capitaine Pamphile se
calmèrent; son sang, qui bouillonnait, enflammé par le délire, se
refroidit, et ses esprits, plus tranquilles, rentrèrent des domaines
fantastiques où ils s'étaient égarés dans la nature positive et réelle;
il jeta les yeux autour de lui, et se retrouva au milieu de sa forêt
sombre, solitaire et silencieuse. Il se tâta pour voir si c'était bien
lui-même, et finit par reconnaître sa situation telle qu'elle était;
attaché à son arbre, à cheval sur sa branche, il était, non pas aussi
bien que dans son hamac de la Roxelane ou que sur la peau de buffle du
grand chef, mais au moins en sûreté contre les attaques des loups, qui,
au reste, avaient disparu. En reportant les yeux vers le bas du chêne,
le capitaine crut bien encore distinguer une masse informe et mouvante
qui paraissait rouler autour du tronc de l'arbre; mais, comme bientôt
les plaintes qu'il avait cru entendre cessèrent, et comme l'objet sur
lequel il avait les yeux fixés devint immobile, le capitaine Pamphile
crut que c'était un reste du songe infernal qu'il venait de faire, et,
haletant, couvert de sueur, écrasé de fatigue, il finit par s'endormir
d'un sommeil aussi tranquille et aussi profond que le permettait la
situation précaire dans laquelle il se livrait au repos.

Le capitaine Pamphile fut éveillé au commencement du jour par le
caquetage de mille oiseaux de différentes espèces qui voltigeaient
joyeusement sous le dôme touffu de la forêt. Il ouvrit les yeux, et la
première chose qu'il aperçut fut l'immense voûte de verdure qui
s'étendait au-dessus de sa tête, et à travers les intervalles de
laquelle glissaient obliquement les premiers rayons du soleil. Le
capitaine Pamphile n'était pas dévot de sa nature; cependant, comme tous
les marins, il avait ce sentiment de la grandeur et de la puissance de
Dieu que développe la vue éternelle de l'océan au fond de l'âme de ceux
qui labourent incessamment ses immenses solitudes; son premier mouvement
fut donc une action de grâces à celui qui tient le monde dans sa main,
que le monde s'endorme ou s'éveille: puis, après un instant de
contemplation instinctive, il abaissa ses regards du ciel vers la terre,
et, au premier coup d'oeil, toutes les impressions de la nuit lui furent
expliquées.

À vingt pas autour du chêne, la terre était écorchée par les griffes
impatientes des loups, comme si une charrue y eût passé, tandis qu'au
pied de l'arbre, un de ces animaux, brisé et sans forme, sortait aux
deux tiers de la gueule d'un immense boa, dont la queue s'enroulait
autour du tronc de l'arbre, à la hauteur de sept ou huit pieds. Le
capitaine Pamphile s'était trouvé entre deux dangers qui s'étaient
détruits l'un par l'autre: sous ses pieds les loups, sur sa tête un
serpent; ce sifflement qu'il avait entendu, ce froid qu'il avait
ressenti, ces anneaux qui l'avaient étouffé, c'était le sifflement, le
froid et les anneaux du reptile, dont l'aspect avait fait fuir les
animaux carnassiers qui l'assiégeaient; un seul, arrêté par les
étreintes mortelles du monstre, avait été broyé dans ses replis; ce
mouvement de l'arbre qu'avait senti le capitaine, c'étaient les
secousses de son agonie; puis le serpent vainqueur avait commencé
d'engloutir son adversaire, et, selon l'habitude des reptiles
constricteurs, il en digérait une moitié, tandis que l'autre exposée
encore à l'air, attendait son tour d'être engloutie.

Le capitaine Pamphile resta un instant immobile et les regards fixés sur
le spectacle qu'il avait à ses pieds; plusieurs fois, en Amérique et
dans l'Inde, il avait vu des serpents semblables, mais jamais dans des
circonstances aussi propres à l'impressionner: aussi, quoiqu'il sût
parfaitement que, dans la position où il était, le reptile était
incapable de lui faire aucun mal, il avisa au moyen de descendre
autrement qu'en se laissant glisser le long du tronc; en conséquence, il
commença par dénouer la corde qui l'attachait; puis, avançant à reculons
sur la branche, jusqu'à ce qu'il la sentit plier, il se confia à sa
flexibilité, et alors, la courbant sous son poids, il se suspendit par
les deux mains et se trouva si près du sol, qu'il pensa qu'il pouvait
sans inconvénient abandonner son soutien. L'événement seconda ses
espérances: le capitaine lâcha sa branche et se trouva à terre sans
accident.

Il s'éloigna aussitôt, non sans regarder plus d'une fois derrière lui;
il marcha au-devant du soleil. Aucune route n'était tracée dans la
forêt; mais avec l'instinct du chasseur et la science du marin, il n'eut
qu'à jeter un coup d'oeil sur la terre et le ciel pour s'orienter à
l'instant; il s'avança donc sans hésitation, comme s'il eût été familier
avec cette immense solitude; plus il pénétrait dans la forêt, plus elle
prenait un caractère grandiose et sauvage. Peu à peu la voûte feuillée
s'épaissit au point que le soleil cessa d'y pénétrer; les arbres
poussaient rapprochés les uns des autres, droits et élancés comme des
colonnes, et comme des colonnes supportant un toit impénétrable à la
lumière. Le vent lui-même passait sur ce dôme de verdure, mais sans se
glisser dans ce séjour des ombres: on eût dit que, depuis la création,
toute cette partie de la forêt avait sommeillé dans un crépuscule
éternel.

À la lueur blafarde de ce demi-jour, le capitaine Pamphile voyait de
grands oiseaux dont il lui semblait impossible de distinguer l'espèce,
des écureuils ailés sauter légèrement et voler en silence d'une branche
à l'autre; dans ces espèces de limbes, tout paraissait avoir perdu sa
couleur naturelle et primitive pour prendre la teinte cendrée des
papillons nocturnes; un daim, un lièvre et un renard qui se levèrent au
bruit des pas de celui qui troublait leur demeure, tout en gardant des
formes différentes, semblaient avoir revêtu la livrée monotone et
uniforme de la mousse sur laquelle ils couraient sans bruit.

De temps en temps, le capitaine Pamphile s'arrêtait les yeux fixes: des
champignons fauves et gigantesques, appuyés les uns aux autres comme des
boucliers, formaient des groupes si ressemblants par leur couleur et
leur dimension à des lions couchés, que, quoiqu'il sût parfaitement que
ce roi de la création n'habitait pas cette partie de son empire, il
tressaillait au témoignage de ses yeux.

De grandes plantes grimpantes et parasites, à qui la respiration
semblait manquer, se tordaient autour des arbres, montaient avec eux,
s'accrochant aux branches, et passant comme des festons de l'une à
l'autre, jusqu'à ce qu'elles arrivassent à la voûte; là, elles se
glissaient comme des serpents pour aller épanouir au soleil leurs
corolles écarlates et parfumées, tandis que celles qui étaient forcées
de s'ouvrir en chemin fleurissaient pâles, inodores, maladives et comme
jalouses du bonheur de leurs amies, qui s'échauffaient à la clarté du
jour et sous le sourire de Dieu.

Sur les deux heures, le capitaine Pamphile sentit vers la région de
l'estomac des tiraillements qui lui annoncèrent qu'il n'avait pas soupé
la veille, et que l'heure de son déjeuner était passée depuis longtemps.
Il regarda autour de lui: des oiseaux voletaient toujours d'arbre en
arbre, des écureuils ailés sautaient incessamment de branche en branche,
comme s'ils eussent fait la même route que lui; mais il n'avait ni fusil
ni sarbacane pour les atteindre. Il essaya bien de leur jeter quelques
pierres; mais il comprit bientôt que cet exercice ajouterait encore à
son appétit sans amener de résultat propre à le calmer; en conséquence,
il résolut de chercher d'autres ressources et de se rabattre sur les
végétaux. Cette fois, sa quête fut plus heureuse: après quelques
instants d'une recherche attentive, rendue difficile par cette
demi-obscurité, il trouva deux ou trois racines de la famille des
souchets, et quelques-unes de ces plantes appelées vulgairement choux
caraïbes.

C'était à peu près tout ce qu'il fallait pour amuser son estomac; mais
le capitaine Pamphile était homme de précaution: il pensa qu'il n'aurait
pas plus tôt calmé sa faim, qu'il allait avoir soif; alors il chercha un
ruisseau comme il avait cherché des racines. Par malheur, la chose était
plus rare.

Il écouta avec attention: aucun murmure n'arriva jusqu'à lui; il aspira
l'air pour tâcher d'y saisir quelque faible émanation; mais il n'y avait
pas d'air sous cette voûte, toute gigantesque qu'elle était: il n'y
régnait qu'une atmosphère lourde et épaisse, que les animaux et les
plantes condamnés à ramper sur la terre respiraient avec effort, et qui
semblait insuffisante à la vie.

Alors le capitaine Pamphile prit son parti; il ramassa un caillou aigu;
puis, au lieu de continuer une quête inutile, il s'en alla d'arbre en
arbre, examinant chaque tige avec attention; enfin il parut avoir trouvé
ce qu'il cherchait: c'était un magnifique érable, jeune, lisse et
vigoureux. Il le prit alors dans son bras gauche, tandis que, de la main
droite, il lui enfonça le caillou aigu dans l'écorce; quelques gouttes
de ce sang végétal et précieux avec lequel les Canadiens font un sucre
plus beau que celui de la canne s'en échappa aussitôt comme d'une
blessure; le capitaine Pamphile, satisfait de l'expérience, s'assit
tranquillement au pied de sa victime et commença son déjeuner; puis,
lorsqu'il eut fini, il appliqua sa bouche altérée à la plaie dont la
sève sortait alors comme d'une fontaine, et se remit en route plus
frais, plus dispos et plus vigoureux que jamais.

Vers les cinq heures du soir, à peu près, le capitaine Pamphile crut
voir quelques rayons du jour se glisser à travers les ténèbres: sa
marche en reprit une nouvelle ardeur, et il parvint aux limites de cette
forêt pareille à celle de Dante, qui semblait n'appartenir ni à la vie
ni à la mort, mais à une puissance intermédiaire et sans nom. Alors il
lui sembla entrer dans un océan de lumière; il se précipita au milieu de
ses vagues dorées par les rayons du soleil couchant, pareil à un
plongeur qui, retenu longtemps au fond de la mer, accroché à quelque
branche de corail, ou enlacé par quelque polype, se dégage de l'obstacle
mortel, remonte à la surface de l'eau et respire.

Il était arrivé à un de ces vastes steppes jetés comme des lacs de
verdure et de lumière au milieu des immenses forêts du nouveau monde; de
l'autre côté de cette clairière, une nouvelle ligne d'arbres s'étendait
comme une muraille sombre et opaque, tandis qu'au-dessus d'elle on
voyait capricieusement onduler dans les derniers flots du jour le sommet
neigeux des montagnes dont la chaîne tortueuse sépare toute la
presqu'île.

Le capitaine jeta avec satisfaction ses regards autour de lui; car il
voyait qu'il ne s'était pas écarté de sa route.

Enfin ses yeux s'arrêtèrent sur une colonne blanchâtre et tortueuse qui
se détachait sur le fond et montait en flottant vers le ciel: il ne lui
fallut pas une longue inspection pour reconnaître la fumée d'une hutte,
et presque aussitôt, amie ou ennemie, il se détermina à marcher vers
elle, le souvenir de la nuit qu'il venait de passer ayant influé d'une
manière prompte et décisive sur sa détermination.

_Seconde nuit:_

Le capitaine Pamphile trouva un petit sentier qui paraissait conduire de
la forêt à la hutte. Il le prit, quoique ce ne fut pas sans quelque
inquiétude des boquiéros et des serpents cuivrés, si communs dans ces
cantons, qu'il marcha au milieu des herbes hautes et touffues.

À mesure qu'il approchait de la fumée qui lui servait de guide, il
voyait s'élever la hutte, située à la lisière de la plaine et de la
forêt; la nuit vint avant qu'il l'eût jointe, mais sa route n'en fut que
plus facile et mieux tracée.

La porte s'ouvrait du côté du voyageur, et, en face de la porte, au fond
de la hutte, brillait un feu qui semblait un phare allumé tout exprès
pour le guider dans la solitude. De temps en temps, devant la flamme
passait et repassait une figure qui se détachait en noir sur le foyer.

Parvenu à quelque distance, il reconnut que c'était une femme, et en
reprit une nouvelle confiance; enfin, arrivé sur le seuil, il s'arrêta
et demanda s'il y avait place pour lui au foyer qu'il voyait briller de
si loin, et qu'il désirait depuis si longtemps.

Une espèce de grognement, que le capitaine interpréta à sa guise, lui
répondit. En conséquence, il entra sans hésiter, et alla s'asseoir sur
un vieil escabeau qui semblait l'attendre à une distance convenable de
la flamme.

De l'autre côté du foyer, les coudes sur les genoux et la tête dans ses
mains, immobile et sans souffle comme une statue, était accroupi un
jeune Indien rouge de la tribu des Sioux; son grand arc de bois d'érable
était près de lui et à ses pieds gisaient plusieurs oiseaux de l'espèce
des colombes et quelques petits quadrupèdes percés de flèches. Ni
l'arrivée ni l'action de Pamphile ne parurent le tirer de cette apathie
apparente sous laquelle les sauvages cachent la défiance éternelle
qu'ils éprouvent à l'approche de l'homme civilisé; car, au seul bruit de
ses pas, le jeune Sioux avait reconnu le voyageur pour un Européen. Le
capitaine Pamphile, de son côté, le regarda avec l'attention profonde
d'un homme qui sait que, pour une chance de rencontrer un ami, il y en a
dix de trouver un ennemi. Puis, comme cet examen ne lui apprit rien
autre chose que ce qu'il voyait, et que ce qu'il voyait le laissait dans
son incertitude, il se décida à lui adresser la parole.

--Mon frère est-il endormi, demanda-t-il, qu'il ne lève même pas la tête
à l'arrivée d'un ami?

L'Indien tressaillit; et, sans répondre que par l'action même, il
souleva son front et montra du doigt au capitaine un de ses yeux sorti
de son orbite, et pendant à un nerf, tandis que de la cavité qu'il avait
occupée coulait sur le bas de sa figure et sur sa poitrine une rigole de
sang; puis, sans dire une seule parole, sans pousser une seule plainte,
il laissa retomber sa tête dans ses mains.

Une flèche s'était cassée au moment où la corde de son arc était tendue,
et un des fragments du roseau brisé était revenu crever l'oeil de
l'Indien; le capitaine Pamphile comprit tout cela du premier regard et
ne poussa pas plus loin ses questions, respectant la force d'âme de ce
sauvage héros du désert. Alors il se retourna vers la femme.

--Le voyageur est las et a faim; sa mère peut-elle lui donner un repas
et un lit?

--Il y a sous les cendres un gâteau et dans ce coin une peau d'ours, dit
la vieille; mon fils peut manger l'un et se coucher sur l'autre.

--N'avez-vous donc rien autre chose? continua le capitaine Pamphile,
qui, après le dîner frugal qu'il avait fait dans la forêt, n'eût pas été
fâché de trouver un souper plus substantiel.

--Si fait, j'ai autre chose, dit la vieille se rapprochant d'un
mouvement rapide, et fixant ses yeux avides sur la chaîne d'or qui
soutenait, au cou du capitaine Pamphile, la montre que lui avait rendue
le grand chef. J'ai... Mon fils a une bien belle chaîne!... J'ai de la
chair de buffle salé et de bonne venaison. Je serais bien heureuse
d'avoir une chaîne pareille.

--Eh bien, apportez votre buffle salé et votre pâté de daim, répondit le
capitaine Pamphile évitant de répondre au désir de la vieille, ni par
une promesse, ni par un refus; puis, si vous aviez, dans quelque coin,
une bouteille d'eau-de-vie d'érable, elle ne serait pas déplacée, je
crois, en si bonne compagnie.

La vieille s'éloigna, tournant de temps en temps la tête pour regarder
encore le bijou qui lui faisait si visiblement envie; puis enfin,
soulevant une natte de roseaux, elle passa dans une autre partie de la
hutte. À peine eut-elle disparu, que le jeune Sioux releva vivement la
tête.

--Mon frère sait-il où il est? dit-il à voix basse au capitaine.

--Ma foi, non, répondit celui-ci avec insouciance.

--Mon frère a-t-il quelque arme pour se défendre? continua-t-il en
baissant encore la voix.

--Aucune, répondit le capitaine.

--En ce cas, que mon frère prenne ce couteau et ne s'endorme pas.

--Et toi? dit le capitaine Pamphile hésitant à accepter l'arme qu'on lui
offrait.

--Moi, j'ai mon tomahawk. Silence!

À ces mots, le jeune sauvage laissa retomber sa tête dans ses mains et
rentra dans son immobilité, la vieille soulevant la natte: elle
apportait le souper. Le capitaine Pamphile passa le couteau à sa
ceinture, la vieille jeta de nouveau les yeux sur la montre.

--Mon fil, dit-elle, a rencontré un homme blanc sur le sentier de la
guerre; il a tué l'homme blanc et lui a pris cette chaîne, puis il l'a
frottée pour en effacer le sang. Voilà pourquoi elle est si brillante.

--Ma mère se trompe, dit le capitaine Pamphile commençant à soupçonner
le danger inconnu dont l'avait prévenu l'Indien: j'ai remonté la rivière
Outava jusqu'au lac Supérieur, pour chasser le buffle et le castor;
puis, quand j'ai eu beaucoup de peaux, j'ai été à la ville, et j'en ai
échangé la moitié contre de l'eau-de-feu, et l'autre moitié contre cette
montre.

--J'ai deux fils, continua la vieille en posant la viande et
l'eau-de-vie sur la table, qui chassent depuis dix ans le buffle et le
castor, et jamais ils n'ont porté assez de peaux à la ville pour revenir
avec une chaîne pareille. Mon fils a dit qu'il avait faim et soif,
continua-t-elle, mon fils peut boire et manger.

--Mon frère des prairies ne soupe-t-il pas? dit le capitaine Pamphile
s'adressant au jeune Sioux et approchant son escabeau de la table.

--La douleur nourrit, répondit le jeune chasseur sans faire un seul
mouvement; je n'ai ni faim ni soif; j'ai sommeil et je vais dormir; que
le Grand Esprit garde mon frère!

--Combien mon fils a-t-il donné de peaux de castors pour cette montre?
interrompit la vieille revenant à son sujet favori.

--Cinquante, répondit à tout hasard le capitaine Pamphile en attaquant
bravement un filet de buffle.

--J'ai ici dix peaux d'ours et vingt peaux de castor; je les donne à mon
fils rien que pour la chaîne.

--La chaîne tient à la montre, répondit le capitaine, on ne peut pas les
séparer; d'ailleurs, je désire ne me défaire ni de l'une ni de l'autre.

--C'est bien, dit la vieille avec un sourire de sorcière, que mon fils
les garde!... Tout homme vivant est maître de son bien. Il n'y a que les
morts qui n'ont rien à eux.

Le capitaine Pamphile jeta un coup d'oeil rapide sur le jeune Indien;
mais il paraissait profondément endormi; il revint donc à son souper,
auquel il fit à tout hasard le même honneur que s'il se fût trouvé dans
une situation moins précaire; puis, le repas fini, il jeta une brassée
de bois sur le feu et alla se coucher sur la peau de buffle étendue dans
un coin de la hutte, non pas dans l'intention de dormir, mais pour ne
donner aucun soupçon à la vieille, qui était rentrée dans le second
compartiment et avait disparu.

Un instant après que le capitaine Pamphile fut couché, la natte se
souleva doucement, et l'horrible tête de la mégère reparut, fixant tour
à tour ses petits yeux ardents sur chacun des dormeurs; ne leur voyant
faire aucun mouvement, elle entra dans la chambre, alla à la porte de la
hutte qui donnait à l'extérieur, et écouta comme si elle attendait
quelqu'un; mais, aucun bruit n'étant parvenu à son oreille, elle se
retourna, et, comme pour ne pas perdre son temps, elle alla détacher des
parois de la hutte un long couteau de cuisine, et, se mettant à cheval
sur une meule à repasser, elle la fit tourner avec le pied et commença
d'aiguiser soigneusement son arme. Le capitaine Pamphile voyait l'eau
tomber goutte à goutte sur la pierre, et ne perdait pas un de ces
mouvements qu'éclairait la lueur tremblante du foyer; les préparatifs
étaient parlants; le capitaine Pamphile tira son couteau de sa ceinture,
l'ouvrit, en essaya la pointe avec le doigt, passa son pouce sur le
tranchant, et, satisfait de l'examen, il attendit l'événement, immobile
et simulant le sommeil le plus calme et le plus profond.

La vieille continuait toujours son opération infernale; cependant elle
s'interrompit tout à coup et prêta l'oreille. Le bruit qu'elle avait
entendu se renouvela plus rapproché; elle se leva vivement comme si
l'ardeur du meurtre eût rendu à ses membres toute leur souplesse,
replaça le couteau à la muraille et alla de nouveau à la porte; cette
fois, ceux qu'elle attendait arrivaient sans doute, car elle leur fit de
la main un geste silencieux de se presser, et rentra dans la hutte pour
jeter encore un coup d'oeil sur ses hôtes. Pas un d'eux n'avait fait un
mouvement, et ils paraissaient toujours plongés dans le plus profond
sommeil.

Presque aussitôt deux jeunes gens de haute taille et de forte stature
parurent sur le seuil de la hutte: ils portaient sur leurs épaules un
daim qu'ils venaient de tuer. Ils s'arrêtèrent pour regarder
silencieusement et d'un air sinistre les hôtes qu'ils trouvaient dans
leur chaumière, puis l'un d'eux demanda en anglais à sa mère pourquoi
elle avait reçu chez elle ces chiens de sauvages. La vieille lui fit
signe du doigt de se taire: les chasseurs vinrent alors jeter le daim
mort aux pieds du capitaine Pamphile. Ils disparurent derrière la natte;
la vieille les suivit, emportant la bouteille d'eau-de-vie d'érable à
laquelle avait à peine touché son hôte, et la hutte ne se trouva plus
occupée que par les deux dormeurs.

Le capitaine Pamphile resta un instant encore sans mouvement; on
entendait pour tout bruit la respiration calme et égale de l'Indien; ce
sommeil était si parfaitement simulé, que le capitaine Pamphile commença
à croire que, tout en faisant semblant de dormir, il s'était endormi
réellement. Alors, tâchant d'imiter le modèle qu'il avait sous les yeux,
il se retourna, comme agité par un de ces mouvements capricieux
communiqués au corps endormi par le cerveau qui veille, et, de cette
manière, au lieu d'avoir le visage tourné contre le mur, il se trouva en
face de l'Indien.

Il demeura un instant immobile dans cette nouvelle position puis il
entrouvrit ses paupières: il vit alors le jeune Sioux dans la même
position où il l'avait laissé; seulement, sa tête n'était plus supportée
que par sa main gauche; l'autre était retombée pendante auprès de lui et
reposait près de son tomahawk.

En ce moment, on entendit un léger bruit; les doigts de l'Indien se
crispèrent aussitôt autour du manche de sa massue, et le capitaine vit
que, comme lui, il veillait et s'apprêtait à faire face au danger
commun.

Bientôt la natte se souleva et donna passage aux deux jeunes gens, qui
se glissèrent dessous, l'un après l'autre, rampant sans bruit comme des
serpents, derrière eux et après eux apparut la tête de la vieille, dont
le corps resta caché dans l'obscurité de l'autre chambre, et qui,
pensant qu'il était inutile qu'elle prît part à la scène qui allait se
passer, voulait du moins, si besoin était, exciter les assassins de la
voix et du geste.

Les jeunes gens se relevèrent lentement en silence, et sans perdre de
vue l'Indien et le capitaine Pamphile; l'un d'eux tenait à la main une
espèce de serpe recourbée et tranchante en dedans: il voulut s'avancer
immédiatement vers l'Indien, mais son frère lui fit signe d'attendre
qu'il se fût armé à son tour. En effet, il s'approcha de la muraille sur
la pointe du pied et détacha le couteau; alors ils échangèrent un
dernier regard d'intelligence, puis reportèrent les yeux sur leur mère
comme pour l'interroger.

--Ils dorment, dit la vieille à voix basse, allez.

Les deux jeunes gens obéirent, s'approchant chacun de la victime qu'il
avait choisie; l'un leva le bras pour frapper l'Indien, l'autre se
pencha pour poignarder le capitaine Pamphile.

Au même instant, les deux assassins reculèrent poussant chacun un cri:
le capitaine avait plongé à l'un son couteau jusqu'au manche dans la
poitrine, et le jeune Indien avait fendu la tête de l'autre avec son
tomahawk. Tous deux restèrent encore debout un instant, oscillant sur
leurs jambes comme s'ils étaient ivres, tandis que les voyageurs, d'un
mouvement instinctif et spontané, s'étaient rapprochés l'un de l'autre;
puis les deux jeunes gens tombèrent, pareils à des arbres déracinés par
une tempête. Alors la vieille poussa une imprécation et le jeune Sioux
un cri de triomphe: puis, prenant la corde de son arc, il s'élança dans
le second compartiment, en ressortit bientôt traînant la vieille par les
cheveux, et, la tirant hors de la hutte, il alla la garrotter à un jeune
bouleau distant de la cabane d'une dizaine de pas. Puis il rentra
bondissant comme un tigre, ramassa le couteau que l'un des assassins
avait laissé tomber, tâta de la pointe s'ils étaient encore vivants;
mais voyant que ni l'un ni l'autre ne remuaient, il fit signe au
capitaine Pamphile de sortir; puis lorsque celui-ci eut obéi
machinalement, le jeune Sioux prit au foyer une branche de sapin tout
enflammée, mit le feu aux quatre coins de la cabane, sortit sa torche à
la main, et commença d'exécuter autour de la hutte une danse étrange
accompagnée d'un chant de victoire.

Quelque habitué que fût le capitaine Pamphile aux scènes violentes, il
ne put s'empêcher de donner à celle-ci son attention tout entière. En
effet, le lieu, l'isolement, le danger qu'il venait de courir, tout
donnait à l'acte de justice qui s'accomplissait un caractère de
vengeance sauvage; il avait bien entendu dire parfois que, des chutes du
Niagara aux rives de l'Atlantique, c'était une vieille législation
établie que de brûler l'habitation des meurtriers; mais il n'avait
jamais assisté à une exécution de ce genre.

Appuyé contre un arbre et immobile comme s'il eût été garrotté lui-même,
il vit d'abord une fumée noire et épaisse sortir par toutes les
ouvertures, puis des langues de flamme traversèrent le toit, pareilles à
des fers de lance rouges; bientôt de tous côtés, des colonnes de feu
surgirent, suivant des ondulations de la brise, tantôt se tordant comme
des serpents, tantôt flottant comme des banderoles.

Pendant ce temps, et pareil au démon de l'incendie, le jeune Indien
tournait, dansant et chantant toujours. Au bout d'un instant, toutes ces
flammes se réunirent et formèrent un immense foyer qui jeta sa lueur à
une demi-lieue à la ronde, s'étendant d'un côté sur l'immense steppe de
verdure, plongeant de l'autre sous le dôme sombre de la forêt; enfin, la
chaleur devint si violente, que la vieille, quoiqu'à dix pas de
l'incendie, poussa des cris de douleur. Tout à coup le toit s'abîma, une
colonne de flammes s'éleva, comme lancée par le cratère d'un volcan,
poussant au ciel des milliers d'étincelles; puis successivement chaque
paroi s'abattit, et, à chaque chute, le foyer diminua de chaleur et de
lumière. L'obscurité reconquit peu à peu le terrain qu'elle avait perdu;
enfin il ne resta bientôt de la hutte maudite qu'un amas de charbons
brûlants amoncelés sur les cadavres des meurtriers.

Alors le sauvage cessa sa danse et ses chants, alluma à sa torche une
seconde branche de sapin, et la présenta au capitaine.

--Maintenant, dit-il, de quel côté va mon frère?

--À Philadelphie, répondit le capitaine.

--Eh bien, que mon frère me suive, et je vais lui servir de guide
jusqu'à ce qu'il ait atteint l'autre côté de la forêt.

À ces mots, le jeune Sioux s'enfonça dans les profondeurs du bois,
laissant la vieille à moitié brûlée près des débris fumants de sa
cabane.

Le capitaine Pamphile jeta un dernier regard sur cette scène de
désolation et suivit son jeune et courageux compagnon de voyage. Au
point du jour, ils arrivèrent à la lisière de la forêt et au pied des
montagnes; là, le Sioux s'arrêta.

--Mon frère est arrivé, dit-il; du haut de ces montagnes, il verra
Philadelphie. Maintenant, que le Grand Esprit garde mon frère!

Le capitaine Pamphile chercha ce qu'il pouvait donner au sauvage pour le
récompenser du dévouement qu'il lui avait montré; et, ne possédant rien
que sa montre, il s'apprêta à la détacher, mais son compagnon l'arrêta.

--Mon frère ne me doit rien, dit-il: après un combat avec les Hurons, le
jeune élan fut fait prisonnier et emmené sur les bords du lac Supérieur.
Il était déjà attaché au poteau: les hommes apprêtaient leurs couteaux à
scalper, et les femmes et les enfants dansaient autour de lui en
chantant la chanson de mort, lorsque des soldats qui étaient nés comme
mon frère de l'autre côté de la rivière salée dispersèrent les Hurons et
délivrèrent le jeune élan. Je leur devais ma vie, j'ai sauvé la tienne.
Lorsque tu rencontreras ces soldats, tu leur diras que nous sommes
quittes.

À ces mots, le jeune sauvage s'enfonça dans la forêt; le capitaine
Pamphile le suivit des yeux tant qu'il pût le voir; puis, lorsqu'il eut
disparu, notre digne marin cassa un jeune ébénier, qui pouvait lui
servir à la fois de canne et de défense, et commença à escalader la
montagne.

Le jeune élan n'avait point menti: arrivé au sommet il aperçut
Philadelphie s'élevant, pareille à une reine entre les eaux vertes de la
Delawarre et les flots bleus de l'océan.




Chapitre XIII

_Comment le capitaine Pamphile fit la rencontre de la mère de Tom sur
les bords de la rivière Delawarre, et de ce qui s'ensuivit._


Quoiqu'il y eût à vue d'oeil deux bonnes journées de chemin de l'endroit
où était parvenu le capitaine Pamphile jusqu'à Philadelphie, il n'en
continua pas moins sa route avec une ardeur merveilleuse, ne s'arrêtant
que pour chercher des oeufs d'oiseau ou des racines; quant à l'eau, il
avait bientôt rencontré les sources de la Delawarre, et la rivière, qui
coulait à plein bord, lui avait enlevé toute inquiétude à cet égard.

Il cheminait donc joyeusement, voyant le repos au bout de tant de
fatigues, admirant le paysage merveilleux qui se déroulait à sa vue, et
dans cette heureuse disposition d'esprit où le voyageur solitaire ne
regrette qu'une chose, celle de n'avoir pas un compagnon à qui
communiquer le trop plein de ses pensées; lorsqu'en arrivant au sommet
d'une petite montagne, il crut apercevoir, à une demi-lieue devant lui
un point noir qui s'avançait à sa rencontre. Il chercha un instant à
reconnaître quelle chose ce pouvait être; mais, la distance étant trop
grande, il se remit en marche, continuant sa route sans s'inquiéter
davantage de l'objet, qu'il perdit bientôt de vue, le terrain sur lequel
il marchait étant très accidenté. Il allait donc devant lui, sifflotant
un air fort en vogue sur la Cannebière et faisant le moulinet avec son
bâton, lorsque le même objet s'offrit de nouveau à ses yeux, rapproché
de quelques centaines de pas; cette fois, le capitaine était, de la part
du nouveau personnage que nous introduisons sur la scène, l'objet du
même examen que celui-ci était occupé à faire; le capitaine Pamphile se
fit une espèce de longue-vue avec sa main, regarda un instant à travers
le tube improvisé et reconnut que c'était un nègre.

Cette rencontre tombait d'autant mieux que le capitaine Pamphile, peu
curieux de passer une troisième nuit pareille aux deux nuits
précédentes, comptait lui demander des renseignements sur la couchée: il
doubla donc le pas, regrettant que les ondulations du terrain le
forçassent de perdre de nouveau de vue celui qui pouvait lui donner de
si précieux renseignements, mais qu'il espérait retrouver sur la cime
d'un petit monticule qui formait à peu près le milieu du chemin à
parcourir. Le capitaine Pamphile ne s'était pas trompé dans ses calculs
stratégiques: au sommet de la montagne, il se trouva face à face avec ce
qu'il cherchait; seulement, la couleur avait trompé le capitaine: ce
n'était pas un nègre. C'était un ours.

Le capitaine Pamphile mesura du premier coup d'oeil l'étendue du danger
qui le menaçait; mais nous n'apprendrons rien de nouveau à nos lecteurs
en leur disant que, en pareil cas, le digne marin était homme de
ressource: il jeta un regard autour de lui pour examiner la topographie
du terrain, et vit qu'il n'y avait pas moyen d'éviter l'animal. À
gauche, le fleuve encaissé dans ses rives profondes, et trop rapide pour
être traversé à la nage, sans que l'on s'exposât à un péril plus grand
peut-être que celui qu'on fuyait; à droite, des rochers à pic,
praticables pour les lézards, mais inaccessibles à tout autre animal;
derrière et devant soi, une route ou plutôt un sentier large comme celui
où Oedipe rencontra Laïus.

De son côté, l'animal avait fait halte à une dizaine de pas du capitaine
Pamphile, paraissant tout examiner lui-même avec une attention très
particulière.

Le capitaine Pamphile, qui avait rencontré dans sa vie une foule de
poltrons déguisés en braves, en augura que l'ours avait peut-être aussi
peur de lui qu'il avait peur de l'ours. Il marcha donc à sa rencontre,
l'ours en fit autant; le capitaine Pamphile commença à croire qu'il
s'était trompé dans ses conjectures, et s'arrêta; l'ours continua de
marcher. La chose devenait claire comme le jour: ce n'était pas l'ours
qui avait peur. Le capitaine Pamphile pivota sur le talon gauche, de
manière à laisser le passage libre à son adversaire, et commença à
battre en retraite. Il n'avait pas reculé de trois pas, qu'il trouva les
rochers à pic; il s'y adossa pour n'être pas surpris par derrière, et
attendit l'événement.

L'attente ne fut pas longue; l'ours, qui était de la plus grosse espèce,
s'avança sur la route jusqu'à l'endroit où l'avait quittée le capitaine
Pamphile; puis, arrivé là, il dessina le même angle qu'avait tracé
l'habile stratégiste auquel il avait affaire, et s'avança droit sur lui.
La situation était critique; le lieu était désert; le capitaine Pamphile
n'avait de secours à attendre de personne; il ne possédait pour toute
arme que son bâton, moyen de défense assez médiocre: l'ours n'était qu'à
deux pas de lui, il leva son bâton... À ce geste, l'ours se dressa sur
ses pattes de derrière et se mit à danser.

C'était un ours apprivoisé, qui avait rompu sa chaîne et s'était sauvé
de New-York, où il avait eu l'honneur de faire ses exercices devant M.
Jackson, président des États-unis.

Le capitaine Pamphile, rassuré par les dispositions chorégraphiques de
son ennemi, s'aperçut alors que celui-ci était muselé, et qu'un bout de
chaîne brisée pendait à son cou: il calcula aussitôt le parti que
pouvait tirer d'une pareille rencontre un homme réduit à la pénurie dans
laquelle il se trouvait; et, comme ni sa naissance ni son éducation ne
lui avaient donné ces fausses idées aristocratiques dont tout autre à sa
place eut été peut-être préoccupé, il pensa que le métier de conducteur
d'ours était fort honorable, relativement à une foule d'autres métiers
qu'il avait vu exercer par quelques-uns de ses compatriotes, en France
et à l'étranger. En conséquence, il prit le bout de la corde du danseur,
lui appliqua un coup de bâton sur le museau pour lui expliquer qu'il
était temps de terminer son menuet, et continua sa route vers
Philadelphie, le conduisant en laisse comme il eût fait d'un chien de
chasse.

Le soir, comme il traversait la prairie, il s'aperçut que son ours
s'arrêtait devant certaines plantes qui lui étaient inconnues; la vie
nomade qu'il avait menée l'avait mis à même de faire de profondes études
sur l'instinct des animaux. Il présuma que ces haltes renouvelées,
quoique sans succès, avaient un motif quelconque; en effet, à la
première démonstration du même genre que fit l'animal, le capitaine
Pamphile s'arrêta et lui donna tout le temps de développer son
attention. Les résultats ne se firent pas attendre: l'ours creusa la
terre; puis, au bout de quelques secondes, il mit à nu un groupe de
tubercules tout à fait appétissants à voir; le capitaine Pamphile y
goûta; ils tenaient à la fois de la truffe et de la patate.

La découverte était précieuse; aussi laissa-t-il toute liberté à son
ours d'en chercher de nouvelles; au bout d'une heure, il y en avait une
moisson suffisante au souper de l'homme et de l'animal. Le repas
terminé, le capitaine Pamphile avisa un arbre isolé, et, après s'être
assuré que son feuillage ne recélait point le plus petit reptile, il
attacha son ours au tronc, et se servit de lui comme une courte échelle
pour atteindre les premières branches. Arrivé là, il s'y établit comme
il avait déjà fait dans la forêt; seulement, sa nuit fut parfaitement
tranquille, les loups ayant été tenus à distance par l'odeur de l'ours.

Le lendemain matin, le capitaine Pamphile se réveilla tout à fait calme
et reposé. Son premier coup d'oeil fut pour son ours: il dormait
tranquillement au pied de l'arbre. Le capitaine Pamphile descendit et le
réveilla; puis tous deux reprirent amicalement le chemin de
Philadelphie, où ils arrivèrent à onze heures du soir.

Le capitaine Pamphile avait marché comme l'ogre du petit Poucet.

Il se mit en quête d'une auberge; mais il ne trouva pas un seul hôtelier
qui voulût loger à pareille heure un ours et un sauvage; il commençait
donc à être plus embarrassé au milieu de la capitale de la Pensylvanie
qu'il ne l'avait été au centre des forêts du fleuve Saint-Laurent,
lorsqu'il vit une taverne chaudement éclairée, et d'où sortait un tel
mélange de bruits de verres, d'éclats de rire et d'imprécations, qu'il
était évident qu'il y avait là quelque équipage qui venait de toucher sa
paye. L'espoir revint aussitôt au capitaine: ou il avait oublié ce que
c'est qu'un marin, ou il y avait là pour lui du vin, de l'argent et un
lit, trois choses de première nécessité dans sa situation; il
s'approchait donc avec confiance, lorsque tout à coup il s'arrêta comme
s'il était cloué à sa place.

Au milieu du tapage, des cris et des jurements, il avait cru reconnaître
un air provençal chanté par un des buveurs: il demeura donc le cou tendu
et l'oreille ouverte, doutant encore, tant la chose lui paraissait
invraisemblable; mais bientôt, à un refrain repris en choeur, il ne lui
resta plus aucune incertitude: il avait là des compatriotes. Il fit
alors et de nouveau quelques pas en avant et s'arrêta encore; mais,
cette fois, sa figure prit une expression d'étonnement qui tenait de la
stupidité: non seulement ces hommes étaient des compatriotes non
seulement cette chanson, c'était une chanson provençale, mais encore
celui qui la chantait, c'était Policar! L'équipage de la Roxelane
mangeait son chargement à Philadelphie.

Le capitaine Pamphile n'hésita pas un instant sur le parti qui lui
restait à prendre; grâce au barbier et au peintre du Serpent-Noir, il
était déguisé de manière à ne pas être reconnu de son meilleur ami; il
ouvrit hardiment la porte de la taverne et entra avec son ours. Un
hourra général accueillit les nouveaux venus.

Un doute restait au capitaine Pamphile: il avait oublié de faire faire
une répétition à son ours, de sorte qu'il ignorait absolument ce dont il
était capable; mais l'intelligent animal se chargea lui-même de son
prospectus. À peine entré dans le cabaret, il commença de trotter en
rond pour faire former le cercle; les matelots montèrent sur les chaises
et sur les bancs; Policar s'assit sur le poêle, et le spectacle
commença.

Tout ce qu'il est possible d'apprendre à un ours, l'ours du capitaine
Pamphile le savait; il dansait le menuet comme Vestris, montait à cheval
sur un manche à balai ni plus ni moins qu'un sorcier, et désignait le
plus ivrogne de la compagnie, à rendre jaloux l'âne savant; aussi, la
séance terminée, il n'y eut qu'un cri tellement unanime, que Policar
déclara que, quelque prix que le maître de l'ours demandât de son élève,
il le lui achetait pour en faire cadeau à l'équipage; cette décision fut
accueillie par un vivat général. L'offre fut donc renouvelée d'une
manière formelle; le capitaine Pamphile demanda dix écus de sa bête.
Policar, qui était en générosité, lui en offrit quinze; moyennant quoi,
il entra immédiatement en possession de l'animal. Quant au capitaine
Pamphile, il sortit au premier exercice de la seconde représentation,
sans que personne fît attention à lui, sans qu'aucun des matelots eût
conçu le moindre soupçon.

Nos lecteurs sont trop intelligents pour n'avoir pas deviné la cause de
la disparition du capitaine Pamphile; cependant, comme quelques-uns
pourraient n'être pas certains du fait, nous donnerons une explication
courte et précise à l'usage des esprits paresseux ou ennemis des
conjectures.

Le capitaine Pamphile n'avait point perdu son temps; une fois entré dans
la taverne, il avait suivi d'un oeil les exercices de son ours, et, de
l'autre, il avait compté les matelots; tous étaient au cabaret depuis le
premier jusqu'au dernier; il était donc évident que pas un n'était à
bord. Double-Bouche seul manquait à la réunion; le capitaine Pamphile en
augura qu'on l'avait laissé sur la Roxelane, de peur qu'il ne prît au
bâtiment l'envie de retourner tout seul à Marseille. En conséquence de
ce raisonnement tout mathématique, le capitaine Pamphile se dirigea vers
la rade, en suivant Water-Street, qui se prolonge parallèlement aux
quais.

Arrivé sur le port, il jeta un coup d'oeil rapide sur tous les bâtiments
au mouillage, et, malgré l'obscurité, il reconnut à cinq cents pas de
lui la Roxelane, qui se balançait gracieusement, bercée par la marée
montante. Au reste, pas une lumière à bord, rien qui indiquât que le
bâtiment fût habité: le capitaine Pamphile avait deviné juste. Sans
perdre un instant, il piqua une tête dans la rivière et se mit à nager
en silence vers le navire.

Le capitaine Pamphile fit deux fois le tour de la Roxelane pour
s'assurer que personne ne veillait à bord; puis, satisfait de son
examen, il se glissa sous le beaupré, gagna l'échelle de corde, et
commença son ascension, s'arrêtant à chaque degré pour écouter s'il
n'entendait aucun bruit. Tout resta muet; le capitaine fit une dernière
enjambée et se trouva sur le pont de son navire; là, il commença de
respirer, il était enfin chez lui.

Le premier besoin du capitaine Pamphile était de changer de costume:
celui qu'il portait était trop rapproché de la nature, et pouvait nier
son identité. Il descendit donc à son ancienne cabine et retrouva tout à
la même place, comme si rien ne s'était passé. Le seul changement opéré,
c'est que Policar y avait fait apporter ses effets, et, en homme
soigneux, avait rangé ceux du capitaine Pamphile dans une malle. Ce
respect du mobilier avait été porté à un tel point, que le capitaine
Pamphile n'eut qu'à tendre la main vers l'endroit où il plaçait
ordinairement son briquet phosphorique, pour le retrouver à la même
place, de sorte que, la neuvième allumette essayée, le capitaine
Pamphile avait de la lumière.

Il procéda aussitôt à sa toilette; c'était beaucoup d'avoir repris
possession de son bâtiment, mais ce n'était pas assez: il lui fallait
encore rentrer dans sa figure; la chose fut plus difficile. Le peintre
du grand chef avait fait les choses en conscience; le capitaine Pamphile
faillit laisser à sa serviette la peau de son visage. Enfin les
ornements étrangers disparurent, et, à force de frotter, notre digne
marin se trouva réduit à ses ornements personnels; il se regarda alors
dans une petite glace, et, si peu amoureux qu'il fût de sa personne, il
éprouva un certain plaisir à se revoir tel qu'il s'était toujours connu.

Cette première transformation accomplie, le reste devint la chose la
plus facile du monde: le capitaine Pamphile ouvrit sa malle, enfila son
pantalon rayé en long, passa son gilet rayé en travers, endossa sa
redingote de bouracan rayée en croix, décrocha son chapeau de paille du
champignon où il était suspendu, roula sa ceinture rouge autour de son
corps, passa ses pistolets garnis en argent dans sa ceinture, éteignit
la lumière, et remonta sur le pont; il le retrouva dans la même solitude
et le même silence. Double-Bouche était toujours invisible, comme s'il
eût possédé l'anneau de Gigès, et qu'il en eût tourné le chaton en
dedans.

Heureusement que le capitaine Pamphile connaissait les habitudes de son
subordonné, et qu'il savait où le trouver lorsqu'il n'était pas où il
devait être. En effet, il s'avança sans hésitation vers l'escalier de la
cuisine, descendit avec précaution les marches criardes, et, à travers
la porte entrouverte, aperçut Double-Bouche occupé des préparatifs de
son souper, et se faisant cuire un morceau de morue fraîche à la maître
d'hôtel.

Il paraît qu'au moment où le capitaine arriva, le poisson était arrivé à
un degré de cuisson convenable; car Double-Bouche acheva de mettre son
couvert, fit passer sa morue de la casserole sur une assiette, posa
l'assiette sur la table, secoua son bidon, s'aperçut qu'il était entamé,
et, craignant de manquer au milieu de son repas, sortit par la porte qui
donnait sur la cambuse, afin d'aller chercher un supplément de liquide;
le souper était tout dressé, le capitaine Pamphile avait faim, il entra
et se mit à table.

Soit que le capitaine, depuis quinze jours, n'eût pas goûté de cuisine
européenne, soit qu'effectivement Double-Bouche possédât un talent
distingué dans un art qu'il exerçait cependant comme amateur, celui qui
profitait du souper, quoiqu'il n'eut pas été fait pour lui, le trouva
excellent et procéda en conséquence. Il était au moment le plus brillant
de son exécution, lorsqu'il entendit un cri; il retourna aussitôt la
tête et aperçut Double-Bouche sur le seuil de la porte, stupéfait, pâle
et immobile: il prenait le capitaine Pamphile pour un fantôme, quoique
ledit capitaine se livrât à une occupation qui appartient exclusivement
aux habitants de ce monde.

--Eh bien, petit drôle, dit le capitaine sans s'interrompre, voyons,
qu'est-ce que tu fais là? ne vois-tu pas bien que j'étrangle de soif?
Allons, vite à boire!

Les genoux de Double-Bouche commencèrent à trembler et ses dents
claquèrent.

--À qui est-ce que je parle? continua le capitaine Pamphile tendant son
verre. Eh bien, un peu, nous décidons-nous?

Double-Bouche s'approcha avec la même répugnance que s'il s'avançait
vers un gibet, et essaya d'obéir; mais, dans sa terreur, il versa le vin
moitié dans le verre, moitié à côté. Le capitaine ne fit pas semblant de
s'apercevoir de cette maladresse, et porta son verre à ses lèvres. Puis,
après avoir goûté au contenu, il fit claquer sa langue.

--Bagasse! dit-il, il paraît que tu connais le bon endroit. Et d'où
avez-vous tiré ce vin, dites-moi un peu, monsieur le sommelier?

--Mais, répondit Double-Bouche arrivé au dernier degré de la terreur,
mais au troisième tonneau à gauche.

--Ah! ah! du bordeaux-laffitte. Tu aimes le bordeaux-laffitte?... Je
demande si tu aimes le bordeaux-laffitte. Réponds un peu, voyons!

--Certainement, répondit Double-Bouche, certainement, capitaine...
Seulement...

--Seulement, il ne supporte pas l'eau, n'est-ce pas? Eh bien, bois-le
pur, mon enfant.

Il prit le bidon des mains de Double-Bouche, versa un second verre de
vin et le lui présenta. Double-Bouche le prit, hésita encore un instant;
puis, adoptant enfin une résolution désespérée:

--À votre santé, capitaine! dit le mousse.

Et il avala la rasade sans perdre de vue celui qui la lui avait versée;
l'effet du tonique fut rapide; Double-Bouche commença à se rassurer.

--Eh bien, dit le capitaine, à qui cette amélioration dans les facultés
physiques et morales de Double-Bouche n'avait point échappé, maintenant
que je sais ton goût pour la morue à la maître d'hôtel et ta préférence
pour le bordeaux-laffitte, parlons un peu de nos petites affaires. Que
s'est-il passé depuis que j'ai quitté le bâtiment?

--Eh bien, capitaine, ils ont nommé Policar à votre place.

--Voyez-vous!

--Puis ils ont décidé de faire voile pour Philadelphie, au lieu de
revenir directement à Marseille, et d'y vendre la moitié de la
cargaison.

--Je m'en doutais.

--De sorte qu'ils l'ont vendue, et, depuis trois jours, ils en mangent
ce qu'ils ne peuvent pas boire, et ils en boivent ce qu'ils ne peuvent
pas manger.

--Oui, oui, répondit le capitaine, je les ai vus à l'oeuvre.

--Voilà tout, capitaine.

--Bagasse! mais il me semble que c'est bien assez. Et quand doivent-ils
partir?

--Demain.

--Demain? oh! oh! il était un peu temps que je revinsse! Écoute, Double
Bouche, mon ami, tu aimes la bonne soupe?

--Oui, capitaine.

--Le bon boeuf?

--Encore.

--La bonne volaille?

--Toujours.

--Et le bon bordeaux-laffitte?

--À mort!

--Eh bien, Double-Bouche mon ami, je te nomme maître coq de la Roxelane,
avec cent écus de fixe par an et un vingtième dans les prises.

--Vraiment? dit Double-Bouche, en vérité Dieu?

--Parole d'honneur.

--C'est dit, j'accepte; que faut-il que je fasse pour cela?

--Il faut te taire.

--Facile.

--Ne dire à personne que je ne suis pas mort.

--Bon!

--Et, dans le cas où ils ne partiraient pas demain, m'apporter où je
serai caché un peu de bonne morue et de cet excellent laffitte.

--À merveille! Et où serez-vous caché, capitaine?

--Dans la sainte-barbe, afin d'être à même de vous faire sauter tous, si
cela ne va pas à ma guise.

--C'est bien, capitaine, on tâchera que vous ne soyez pas trop
mécontent.

--Ainsi, c'est chose dite?

--Oui capitaine.

--Et tu m'apporteras deux fois par jour du bordeaux et de la morue?

--Oui, capitaine.

--Eh donc, bonsoir.

--Bonsoir, capitaine! bonne nuit, capitaine! dormez bien, capitaine!

Ces trois souhaits étaient à peu près inutiles; notre digne marin, tout
robuste qu'il était, tombait de sommeil; aussi, une fois entré dans la
sainte-barbe, et la porte fermée en dedans, à peine se donna-t-il le
temps de se faire une espèce de lit entre deux tonneaux et de rouler un
baril sous sa tête pour lui servir de traversin; après quoi, il tomba
dans un sommeil aussi profond que s'il n'avait pas été obligé de quitter
momentanément son navire par les circonstances que nous avons dites: le
capitaine dormit douze heures tout d'un trait et les poings fermés.

Lorsqu'il se réveilla, il sentit, au mouvement de la Roxelane, qu'elle
s'était remise en marche; pendant son sommeil, le navire avait
effectivement levé l'ancre et descendait vers la mer, ne se doutant pas
du surcroît d'équipage qu'il avait à bord. Au milieu du bruit et de la
confusion qui accompagnent toujours un départ, le capitaine entendit
gratter à la porte de sa cachette: c'était Double-Bouche qui lui
apportait sa ration.

--Eh bien, mon enfant, dit le capitaine, nous voilà donc partis?

--Vous voyez, cela marche.

--Et où allons-nous?

--À Nantes.

--Et où sommes-nous?

--À la hauteur de Reedy-Island.

--Bon! ils sont tous à bord?

--Oui, tous.

--Et ils n'ont recruté personne?

--Si fait, un ours.

--Bon! et quand serons-nous en mer?

--Oh! ce soir; nous avons pour nous la brise et le courant, et, à Bombay
Hook, nous trouverons la marée.

--Bon! et quelle heure est-il?

--Dix heures.

--Je suis parfaitement satisfait de ton intelligence et de ton
exactitude, et j'ajoute cent livres à tes appointements.

--Merci, capitaine.

--Et maintenant file vivement et apporte-moi mon dîner à six heures.

Double-Bouche fit signe qu'il serait exact et sortit enchanté des
manières du capitaine. Dix minutes après, et comme le capitaine venait
de finir son déjeuner, il entendit les cris de Double-Bouche; il
reconnut aussitôt à leur régularité qu'ils étaient occasionnés par des
coups de garcette. Il en compta vingt-cinq, non pas sans une certaine
inquiétude; car il avait le pressentiment qu'il n'était pas étranger à
la correction que recevait son pourvoyeur. Cependant, comme les cris
cessèrent, que rien n'indiqua un événement quelconque à bord, et que la
Roxelane continua de marcher avec la même rapidité, son inquiétude fut
bientôt calmée. Une heure après, il sentit au roulis du navire qu'il
devait être à la hauteur de Bombay-Hook, le mouvement de la marée ayant
succédé à celui du courant. La journée se passa ainsi. Sur les sept
heures du soir, on gratta de nouveau à la porte de la sainte-barbe, le
capitaine Pamphile ouvrit, et Double-Bouche entra pour la seconde fois.

--Ah! ah! mon enfant, dit le capitaine, qu'y a-t-il de nouveau à bord?

--Rien, capitaine.

--Il me semble que je t'ai entendu chanter un air que je connais.

--Ah! ce matin?

--Eh! oui.

--Ils m'ont donné vingt-cinq coups de garcette.

--Et pourquoi cela? Conte-moi la chose.

--Pourquoi? Parce qu'ils m'ont vu entrer dans la sainte-barbe, et qu'ils
m'ont demandé ce que j'y allais faire.

--Ils sont bien curieux! Et que leur as-tu répondu, à ces indiscrets?

--Ah! que j'allais voler de la poudre pour faire des fusées.

--Et ils t'ont donné pour cela vingt-cinq coups de garcette?

--Bah! ça n'est rien; il fait du vent, c'est déjà séché.

--Cent livres de plus par an pour les coups de garcette.

--Merci, capitaine.

--Et maintenant, fais-toi une petite friction intérieure et extérieure
avec du rhum, et va te coucher. Je n'ai pas besoin de te dire où est le
rhum?

--Non, capitaine.

--Bonsoir, mon brave.

--Bonne nuit, capitaine.

--À propos, où sommes-nous?

--Nous passons entre le cap May et le cap Heulopin.

--Bon! bon! murmura le capitaine, dans trois heures nous serons en mer.

Et Double-Bouche referma la porte, le laissant dans cette espérance.

Quatre heures s'écoulèrent encore sans apporter de changement dans la
situation respective des différents individus qui formaient l'équipage
de la Roxelane; seulement, les dernières s'écoulèrent plus lentes et
remplies d'anxiété pour le capitaine Pamphile. Il écouta avec une
attention croissante les différents bruits qui lui annonçaient ce qui se
passait autour et au-dessus de lui; il entendit les matelots se coucher
dans leurs hamacs, il vit à travers les fentes de la porte les lumières
s'éteindre; peu à peu le silence s'établit; puis les ronflements
commencèrent, et le capitaine Pamphile, convaincu qu'il pouvait se
hasarder à sortir de sa cachette, entrouvrit la porte de la sainte-barbe
et passa la tête dans l'entrepont: il était tranquille comme un dortoir
de religieuses.

Le capitaine Pamphile monta les six marches qui conduisaient à la
cabine, et s'avança sur la pointe du pied jusqu'à la porte; il la trouva
entrouverte, s'arrêta un instant pour respirer, puis jeta un coup d'oeil
dans l'intérieur. Il n'était éclairé que par quelques rayons obliques de
la lune, qui glissaient par la fenêtre de l'arrière: ils tombaient sur
un homme accroupi à cette fenêtre et regardant si attentivement un objet
qui paraissait absorber toute son attention, qu'il n'entendit pas le
capitaine Pamphile qui ouvrait la porte et la refermait au verrou
derrière lui. Cette préoccupation de celui à qui il avait affaire et
qu'il avait parfaitement reconnu pour Policar, quoiqu'il lui tournât le
dos, parut amener un changement dans les intentions du capitaine; il
repoussa dans sa ceinture son pistolet, qu'il en avait déjà à moitié
tiré, s'approcha lentement et silencieusement de Policar, s'arrêtant à
chaque pas, et retenant son souffle, afin de ne pas le distraire; puis
enfin, lorsqu'il se trouva à portée, instruit de la manoeuvre dont
lui-même avait été victime en pareille circonstance, il saisit Policar
d'une main par le collet de l'habit, de l'autre par le fond de la
culotte, opéra le même mouvement de bascule qu'il avait senti exécuter
sur lui-même, et l'envoya, avant qu'il eût eu temps de faire la moindre
résistance ou de pousser le plus petit cri, examiner de plus près
l'objet qu'il regardait avec une si grande attention.

Alors, voyant que l'événement qui venait de s'accomplir n'avait troublé
en rien le sommeil de l'équipage, et que la Roxelane continuait de filer
ses dix noeuds à l'heure, le capitaine se coucha tranquillement dans son
hamac, dont il sentit d'autant mieux le prix, qu'il en avait été
momentanément dépossédé, et s'y endormit bientôt du sommeil du juste.

Or, ce que Policar regardait avec une si grande attention, c'était un
requin affamé qui suivait le sillage du vaisseau, dans l'espérance qu'il
en tomberait quelque chose.

Le lendemain, au point du jour, le capitaine Pamphile se leva, alluma
son brûle-gueule et monta sur le pont. Le matelot qui était de quart, et
qui se promenait de long en large pour combattre le froid du matin, vit
sortir successivement sa tête, ses épaules, sa poitrine et ses jambes de
l'escalier, et s'arrêta, croyant qu'il rêvait; c'était justement
Georges, dont le capitaine Pamphile avait fait, il y avait une quinzaine
de jours, épousseter les habits avec le manche d'une pique.

Le capitaine passa près de lui sans avoir l'air de remarquer son
étonnement, et alla s'asseoir, selon son habitude, sur le capot du
gaillard d'arrière. Il y était depuis une demi-heure à peu près,
lorsqu'un autre matelot monta pour relever celui qui était de garde;
mais à peine fut-il sorti de l'écoutille, qu'il s'arrêta à son tour en
apercevant le capitaine: on eût dit que le brave marin possédait, comme
Persée, la tête de Méduse.

--Eh bien, dit le capitaine Pamphile après un moment de silence,
qu'est-ce que tu fais donc, Baptiste? Tu ne relèves pas ce brave
Georges, qui est tout gelé de froid, depuis trois grandes heures qu'il
est de quart. Qu'est-ce que c'est que cela? Allons, dépêchons-nous un
peu!

Le matelot obéit machinalement, alla prendre la place de son camarade.

--À la bonne heure! continua le capitaine Pamphile; chacun son tour,
c'est de toute justice. Maintenant, viens ici, Georges, mon ami; prends
ma pipe, qui est éteinte, va me la rallumer, et que tout le monde me la
rapporte!

Georges prit la pipe en tremblant, descendit, en chancelant comme un
homme ivre, l'escalier de l'entrepont, et reparut un instant après, le
brûle-gueule allumé à la main. Il était suivi par tout le reste de
l'équipage, silencieux et stupéfait: les matelots se rangèrent sur le
tillac sans prononcer une seule parole.

Alors le capitaine Pamphile se leva et se promena d'une extrémité à
l'autre du bâtiment, tantôt en long, tantôt en large, comme si rien ne
s'était passé; à chaque aller et retour, les matelots s'écartaient
devant lui comme si son seul contact eût été mortel, et cependant il
n'avait aucune arme; il était seul, tandis que ces hommes étaient
soixante et dix et avaient à leur disposition tout l'arsenal de la
Roxelane.

Au bout d'un quart d'heure de cette inspection, le capitaine s'arrêta à
la rampe du commandant, jeta un regard autour de lui, descendit
l'escalier, rentra dans sa cabine et demanda son déjeuner.

Double-Bouche lui apporta une tranche de morue à la maître d'hôtel et
une bouteille de bordeaux-laffitte. Il était entré en fonctions de
maître coq.

Ce fut le seul changement qui fut fait à bord de la Roxelane pendant la
traversée de Philadelphie au Havre, où elle aborda après trente-sept
jours d'une heureuse navigation, ramenant un homme de moins et un ours
de plus.

Or, comme, par hasard, cet ours était une femelle, et que, par miracle,
cette femelle se trouva pleine au moment où le capitaine Pamphile la
rencontra sur les bords de la Delawarre, elle mit bas en arrivant à
Paris, où son maître l'avait conduite pour en faire hommage à M. Cuvier.

Aussitôt, le capitaine Pamphile songea à tirer parti de cet événement,
et, malgré le peu de défaite de sa marchandise, il finit par vendre un
de ses oursons au propriétaire de l'hôtel de Montmorency, sur le balcon
duquel nos lecteurs ont pu le voir se promener jusqu'au moment où un
Anglais l'acheta et l'emmena à Londres; et l'autre à Alexandre Decamps,
qui le baptisa du nom de Tom, et le confia à Fau, lequel, comme nous
l'avons dit, lui donna une éducation qui eût fini par en faire un ours
supérieur, même à la grande ourse de la mer Glaciale, sans l'événement
malheureux que nous avons raconté, et auquel il succomba à la fleur de
l'âge.

Et voilà comment Tom était passé des bords du fleuve Saint-Laurent sur
les rives de la Seine.




Chapitre XIV

_Comment Jacques Ier, n'ayant pu digérer l'épingle du papillon, fut
atteint d'une perforation de la péritonite._


«Les malheurs vont par troupe», dit un proverbe russe qui mérite de
devenir français tant il est juste: quelques jours à peine s'étaient
écoulés depuis la mort de Tom, que Jacques Ier donna des signes
d'indisposition auxquels il n'y avait point à se tromper, et qui
alarmèrent toute la colonie, à l'exception de Gazelle, qui, retirée dans
sa carapace les trois quarts de la journée, paraissait fort insouciante
à tout ce qui ne la touchait pas personnellement, et qui, d'ailleurs,
nous le savons, n'était pas des plus intimes amies de Jacques.

Les premiers symptômes de la maladie furent une somnolence continue,
accompagnée de lourdeurs de tête; en deux jours, l'appétit disparut
entièrement et fit place à une soif qui devint de plus en plus ardente;
vers le troisième jour, les coliques légères qu'il avait éprouvées
jusque-là prirent une intensité si grande et amenèrent une douleur
tellement permanente, qu'Alexandre Decamps monta en cabriolet et alla
chercher le docteur Thierry. Celui-ci reconnut à l'instant même la
gravité de la maladie, sans cependant pouvoir la caractériser
positivement, flottant qu'il était entre une invagination d'entrailles,
une paralysie d'intestins, ou une inflammation de la péritonite. En tout
cas, il pratiqua une saignée de deux palettes de sang, promit de revenir
le même soir en pratiquer une seconde, et ordonna, dans l'intervalle qui
devait s'écouler entre elles, l'application de trente sangsues sur la
région abdominale; de plus, Jacques devait être mis aux boissons
délayantes et à tout ce que le traitement antiphlogistique peut offrir
de plus énergique. Jacques se prêta à tout avec une complaisance
indiquant qu'il comprenait lui-même la gravité de la maladie.

Le soir, lorsque le docteur revint, il trouva que la maladie, loin de
céder au traitement, avait fait de nouveaux progrès; il y avait
augmentation de soif, inappétence complète, ballonnement du ventre et
rougeur de la langue; le pouls était petit, serré, concentré et
fréquent, et les yeux enfoncés dans leur orbite dénotaient la souffrance
que le pauvre Jacques éprouvait.

Thierry pratiqua une seconde saignée de deux autres palettes, à laquelle
Jacques se prêta avec résignation; car le matin, après pareille
opération, il s'était senti momentanément soulagé. Le docteur ordonna de
continuer les boissons délayantes pendant toute la nuit; on envoya
chercher une garde pour les lui administrer d'heure en heure; bientôt
vint une petite vieille qui avait l'air de la femelle de Jacques, et qui
demanda, en voyant le malade, une augmentation au salaire qu'on lui
donnait ordinairement, sous le vain prétexte qu'elle était habituée à
soigner les hommes et non pas les singes, et que, comme elle dérogeait,
il fallait l'indemniser de sa complaisance: cela s'arrangea comme avec
tout ce qui déroge, en payant le double.

La nuit fut mauvaise: Jacques empêcha la vieille de dormir, et la
vieille battit Jacques; le bruit de la lutte parvint jusqu'à Alexandre,
qui se leva et entra dans la chambre du malade. Jacques, exaspéré de la
conduite déloyale de la vieille à son égard, avait rappelé toutes ses
forces, et, au moment où elle se baissait vers lui pour le frapper, il
lui avait arraché son bonnet et le mettait en morceaux.

Alexandre arrivait à temps pour mettre le holà; la vieille exposa ses
raisons, Jacques mima les siennes; Alexandre comprit que les torts
étaient du côté de la vieille; elle voulut se défendre, mais la
bouteille presque pleine, quoique la nuit fût aux deux tiers écoulée,
emporta sa condamnation.

La vieille fut payée et renvoyée malgré l'heure indue, et Alexandre, à
la grande joie de Jacques, continua auprès du lit la veille commencée
par la sorcière infâme qu'il venait de renvoyer. Alors à l'énergie
qu'avait un instant déployée le malade, succéda une prostration
complète. Jacques retomba comme expirant. Alexandre crut que le moment
fatal était arrivé; mais, en se penchant vers Jacques, il vit que
c'était de l'accablement et non de l'agonie.

Vers les neuf heures du matin, Jacques tressaillit et se souleva sur sa
couche, donnant quelques signes de joie; aussitôt on entendit des pas,
et la sonnette fut agitée; à l'instant, Jacques tenta de se lever, mais
il retomba sans force; aussitôt la porte s'ouvrit et Fau parut. Il avait
été prévenu à l'instant même par le docteur Thierry de la maladie de
Jacques, et il venait faire une visite à son élève.

Ce fut un moment d'émotion pour Jacques, pendant lequel il parut oublier
ses douleurs; mais bientôt la force morale céda aux accidents physiques;
des nausées affreuses se déclarèrent, qui furent, au bout d'une
demi-heure, suivies de vomissements.

Le docteur arriva sur ces entrefaites: il trouva le malade couché sur le
dos, ayant la langue blanchâtre, sèche et couverte d'un enduit muqueux.
La respiration était fréquente et saccadée; la scène entre Jacques et la
vieille avait fait faire des progrès effrayants à la maladie. Thierry
écrivit aussitôt à un de ses confrères, le docteur Blasy, et fit porter
la lettre par un rapin de Decamps. Une consultation était devenue
nécessaire: Thierry ne répondait pas du malade.

Vers midi, le docteur Blasy arriva; Thierry l'introduisit près de
Jacques, lui détailla les accidents, et lui exposa ses ordonnances. Le
docteur Blasy reconnut la sagesse et l'aptitude du traitement; puis,
ayant examiné à son tour le malheureux Jacques, son avis, comme celui de
Thierry, fut qu'il était atteint d'une paralysie d'intestins occasionnée
par la quantité de blanc de plomb et de bleu de Prusse que Jacques avait
dévorée.

Le malade était si faible, que l'on n'osa point pratiquer une nouvelle
saignée, et que les hommes de la science s'en remirent aux ressources de
la nature. La journée se passa ainsi, accidentée à tout moment par des
crises; le soir, Thierry revint et n'eut besoin que de jeter un seul
coup d'oeil sur Jacques pour s'apercevoir que la maladie avait fait
encore de nouveaux progrès. Il secoua tristement la tête, ne prescrivit
rien de nouveau, et dit que, si le malade manifestait quelque caprice,
on pouvait lui donner tout ce qu'il demanderait: même chose arrive pour
les condamnés, la veille du jour où on les mène à la guillotine. Cette
déclaration de Thierry jeta tout le monde dans la consternation.

Le soir, Fau arriva, déclarant que personne autre que lui ne veillerait
Jacques. En conséquence de la décision du docteur, il avait bourré ses
poches de dragées, de pralines et d'amandes fraîches; ne pouvant sauver
Jacques, il voulait au moins adoucir ses derniers moments.

Jacques le reçut avec une suprême expression de joie: lorsqu'il le vit
s'établir à la place où s'était assise la vieille, il comprit le
dévouement de son maître, et l'en remercia par un petit grognement
amical. Fau commença à lui donner un verre de la potion commandée par
Thierry; Jacques, visiblement pour ne pas contrarier Fau, fit des
efforts inouïs pour l'avaler; mais presque aussitôt il la rendit avec
des efforts si violents, que Fau crut qu'il allait lui passer entre les
bras; cependant, au bout de quelques minutes, les contractions de
l'estomac cessèrent, et Jacques, quoique tremblotant encore de tous ses
membres, tant la crise avait été forte, retrouva un instant non pas de
repos, mais d'accablement.

Vers les deux heures du matin, les premiers accidents cérébraux se
manifestèrent; ne sachant que donner à Jacques pour le calmer, on lui
présenta des pralines et des amandes: le malade reconnut aussitôt ces
objets, qui tenaient un rang des plus distingués parmi ses souvenirs
gastronomiques. Huit jours auparavant, il se serait fait fouetter et
pendre pour des pralines et des amandes. Mais la maladie est une dure
correction. Elle avait laissé à Jacques le désir et lui avait enlevé la
possibilité: Jacques choisit tristement les pralines qui contenaient des
amandes et qui avaient le sucre en plus, et, ne pouvant avaler, il les
fourra dans les poches que la nature lui avait octroyées de chaque côté
de la mâchoire: de sorte qu'au bout d'un instant ses joues s'abaissèrent
sur sa poitrine, comme faisaient les favoris de Charlet avant qu'il ne
les eût coupés.

Cependant, quoique Jacques ne pût, à son grand regret, avaler les
pralines, il éprouva un certain plaisir dans l'opération intermédiaire
qu'il venait d'accomplir: humecté par la salive, le sucre qui
enveloppait les amandes fondait doucement, ce qui n'était pas sans
douceur pour le moribond; et, à mesure que le sucre fondait, le volume
des provisions diminuait et laissa bientôt place dans les poches pour
introduire de nouvelles pralines. Jacques étendit la main; Fau comprit
Jacques, lui présenta une pleine poignée de dragées parmi lesquelles le
malade choisit celles qu'il trouvait le plus à sa convenance, et les
poches reprirent une rotondité tout à fait respectable; quant à Fau, il
retrouva quelque espoir à ce désir, car, ayant vu les poches diminuer,
il avait attribué à la mastication le phénomène de la fusion, et en
avait auguré un mieux sensible dans l'état du malade, qui mangeait
maintenant et qui tout à l'heure ne pouvait même pas boire.

Malheureusement, Fau se trompait: vers les sept heures du matin, les
accidents cérébraux devinrent effrayants; c'est ce qu'avait prévu
Thierry; car, lorsqu'il entra, il ne s'informa point comment allait
Jacques, mais demanda si Jacques était mort. Sur la réponse négative, il
parut fort étonné, et entra dans la chambre où étaient déjà réunis Fau,
Jadin, Alexandre et Eugène Decamps: le malade était à l'agonie. Alors,
ne pouvant plus rien pour le sauver, et voyant que dans les deux heures
il aurait cessé d'exister, il envoya le domestique chez Tony Johannot
avec injonction de ramener Jacques II, afin que Jacques Ier mourant
entre les bras d'un individu de son espèce, pût au moins lui communiquer
ses suprêmes volontés et ses derniers désirs.

Le spectacle était déchirant; tout le monde aimait Jacques, qui, à part
les défauts inhérents à son espèce, était ce qu'on appelle entre garçons
un bon vivant: il n'y avait que Gazelle qui, comme pour insulter au
moribond, était passée de l'atelier dans la chambre, traînant une
carotte qu'elle se mit à manger sous une table avec une impassibilité
qui indiquait un excellent estomac, mais un fort mauvais coeur; Jacques
la regarda plusieurs fois de côté avec une expression qui peut-être eut
fait peu d'honneur à un chrétien, mais qui était tout à fait excusable
chez un singe. Sur ces entrefaites, le domestique rentra: il apportait
Jacques II.

Jacques II n'était aucunement prévenu du spectacle qui l'attendait, de
sorte que son premier mouvement fut tout à la crainte. Cette couche
mortuaire sur laquelle était étendu un de ses semblables, ces animaux
d'une autre espèce que la sienne qui entouraient le moribond, et dans
lesquels il reconnut des hommes, c'est-à-dire une race habituée à
persécuter la sienne, tout cela l'impressionna de telle façon, qu'il se
mit à trembler de tous ses membres.

Mais aussitôt Fau alla vers lui, une praline à la main; Jacques II prit
le bonbon, le tourna et le retourna pour voir s'il n'y avait pas de
surprise, le goûta du bout des dents, puis, convaincu par le témoignage
de ses sens qu'on ne lui voulait aucun mal, revint peu à peu de son
effroi.

Alors le domestique le déposa près de la couche de son compatriote, qui,
faisant un dernier effort, se retourna de son côté, la mort empreinte
sur le visage. Jacques II comprit alors ou du moins parut comprendre la
mission qu'il était appelé à remplir; il s'approcha du moribond, que les
poches de ses bajoues pleines d'amandes rendaient méconnaissable; puis
enfin, lui prenant la patte et le plaignant doucement, il parut
l'inviter à lui confier ses dernières pensées. Le malade fit un effort
visible pour rappeler toute son énergie, parvint à se mettre sur son
séant; puis, marmottant dans sa langue maternelle quelques paroles à
l'oreille de son ami, il lui montra Gazelle toujours impassible, avec un
geste pareil à celui que faisait, dans le beau drame d'Alfred de Vigny,
la maréchale d'Ancre montrant à son fils, au moment de mourir, Albert de
Luynes, le meurtrier de son père. Jacques II fit un signe de tête,
indiquant qu'il avait compris, et Jacques Ier retomba sans mouvement.

Dix minutes après, il porta les deux mains à sa tête, regarda encore une
fois ceux qui l'entouraient, comme pour leur adresser un dernier adieu,
se souleva par un effort suprême, jeta un cri et retomba entre les bras
de Jacques II.

Jacques Ier était mort.

Il y eut parmi les assistants un instant de stupeur profonde que parut
d'abord partager Jacques II. Les yeux fixes, il regardait son ami qui
venait de trépasser, immobile comme le cadavre lui-même; puis, lorsque,
après cinq minutes d'examen, il se fut bien assuré qu'il ne restait plus
l'ombre d'existence dans le corps qu'il avait sous les yeux, il porta
les deux mains à la bouche du mort, la lui ouvrit en tirant les
mâchoires en sens inverse, introduisit sa main dans les bajoues, en tira
les amandes des pralines et les fourra immédiatement dans les siennes;
ce que l'on avait pris pour le dévouement d'un ami n'était rien autre
chose que la cupidité d'un héritier!...

Fau arracha le cadavre de Jacques Ier des bras de son indigne exécuteur
testamentaire, et le remit à Thierry et à Jadin, qui le réclamaient, le
premier au nom de la science, le second au nom de l'art: Thierry voulait
ouvrir le corps pour voir de quelle maladie il était mort; Jadin voulait
mouler la tête afin de conserver son masque et d'enrichir la collection
des masques célèbres: la priorité fut accordée à Jadin, afin qu'il
accomplit son opération avant que la mort eût altéré les traits du
visage, puis il fut convenu qu'il remettrait le cadavre à Thierry, qui
procéderait à l'autopsie.

Comme l'opération du moulage donnait une bonne heure à Thierry, il en
profita pour aller chercher Blasy, avec lequel il devait se rendre chez
Fontaine, où le corps allait être transporté, et serait remis à la
disposition des deux docteurs.

Ces dispositions prises, Jadin, Fau, Alexandre et Eugène Decamps
montèrent aussitôt en fiacre pour se rendre chez Fontaine, emportant
Jacques Ier avec eux et laissant Jacques II et Gazelle maîtres absolus
de la maison.

L'opération, faite avec le plus grand soin, réussit à merveille, et
l'empreinte fut prise avec une justesse qui donna au moins la
consolation aux amis de Jacques de garder sa ressemblance.

Ils venaient de remplir cette triste et dernière fonction lorsque les
deux docteurs entrèrent: l'art avait fait son oeuvre, la science
demandait à commencer la sienne. Jadin seul eut le courage de rester à
cette seconde opération; Fau, Alexandre et Eugène Decamps se retirèrent,
ne pouvant prendre sur eux d'assister à ce triste spectacle.

Autopsie faite, on trouva le péritoine fortement enflammé, présentant çà
et là de légères taches blanches, puis épanchement d'un liquide
séroso-sanguinolent; tout cela était l'effet et non la cause. Les deux
docteurs poursuivirent donc leur investigation; enfin, vers le milieu à
peu près de l'intestin grêle, ils découvrirent une légère ulcération
livrant passage à la pointe d'une épingle, dont la tête était restée
cachée dans l'intestin; ils se rappelèrent alors la fatale circonstance
du papillon, et tout leur fut expliqué. La mort était donc inévitable,
et les deux docteurs eurent la consolation de voir que, bien qu'ils
eussent commis une légère erreur sur la cause de la maladie, celle de
Jacques était mortelle, et que toutes les ressources de l'art ne
pouvaient le sauver de l'accident causé par la gourmandise.

Quant à Fau, à Alexandre et à Eugène Decamps, ils remontaient fort
tristes l'escalier du n° 109, lorsque, arrivés au second étage, ils
commencèrent à sentir une odeur de friture singulière; à mesure qu'ils
montaient, l'odeur devenait plus forte, et, parvenus au palier de leur
appartement, ils s'aperçurent que cette exhalaison venait de chez eux:
ils ouvrirent la porte avec empressement, car, n'ayant pas laissé la
cuisinière au logis, ils ne pouvaient se rendre compte de ces
préparatifs culinaires; l'odeur venait de l'atelier.

Ils y entrèrent vivement; on entendait frire quelque chose dans le poêle
et une grande fumée en sortait. Alexandre en ouvrit vivement la porte et
trouva sur la tôle rougie Gazelle retournée sur le dos, et cuisant à
l'étouffée dans sa carapace.

La vengeance de Jacques Ier avait été accomplie par Jacques II.

On lui pardonna en faveur de l'intention, et on le renvoya chez son
maître.




Chapitre XV

_Comment Tony Johannot, n'ayant pas assez de bois pour passer son hiver,
se procura une chatte, et comment, cette chatte étant morte, Jacques II
eut la queue gelée._


Quelque temps après les événements que nous venons de raconter, l'hiver
était survenu, et chacun avait fait, selon sa fortune ou ses prévisions,
des arrangements pour le passer le plus confortablement possible;
cependant, comme Matthieu Laensberg annonçait pour l'année un hiver peu
rigoureux, beaucoup de personnes avaient assez médiocrement garni leur
bûcher, et du nombre de ces personnes était Tony Johannot, soit qu'il
eût confiance dans les prédictions de Matthieu Laensberg, soit par toute
autre raison que nous avons été assez discret pour ne pas approfondir.
Il résultait de cette négligence que, vers le 15 janvier, le spirituel
illustrateur du Roi de Bohême et ses sept châteaux, allant chercher
lui-même une bûche pour mettre dans son poêle, s'aperçut que, s'il
continuait à faire du feu à la fois dans son atelier et dans sa chambre
à coucher, il n'aurait plus de combustible que pour une quinzaine de
jours à peine.

Or, depuis une semaine, on patinait sur le canal, la rivière charriait
comme au temps de Julien l'Apostat, et M. Arago, mal d'accord avec le
chanoine de Saint-Barthélemy, annonçait, du haut de l'observatoire, que
le froid, qui était arrivé à 15 degrés, continuerait de monter ainsi
jusqu'à 23; c'était, à six degrés près, le froid qu'il fit pendant la
retraite de Moscou. Et, comme le passé servait d'exemple à l'avenir,
tout le monde commençait à croire que c'était M. Arago qui avait raison,
et qu'une fois par hasard Matthieu Laensberg avait bien pu se tromper.

Tony sortit du bûcher, très préoccupé de la certitude douloureuse qu'il
venait d'acquérir: c'était à choisir, de geler le jour ou de geler la
nuit. Cependant, après avoir profondément réfléchi, tout en bléreautant
un tableau de l'Amiral de Coligny pendu à Montfaucon, il crut avoir
trouvé un moyen d'arranger la chose: c'était de transporter son lit de
sa chambre dans son atelier. Quant à Jacques II, une peau d'ours pliée
en quatre ferait l'affaire. En effet, le même soir, le double
déménagement fut accomplit; et Tony s'endormit caressé par une douce
chaleur et se félicitant d'avoir reçu du ciel une imagination aussi
fertile en ressources.

Le lendemain, en se réveillant, il chercha un instant où il était, puis,
reconnaissant son atelier, ses yeux, dirigés par la préoccupation
paternelle qu'éprouve l'artiste pour son oeuvre, se tournèrent vers son
chevalet; Jacques II était assis sur le dossier d'une chaise, juste à la
hauteur et à la portée du tableau. Tony crut, au premier coup d'oeil,
que l'intelligent animal, à force de voir la peinture, était décidément
devenu connaisseur, et que, comme il paraissait regarder la toile de
très près, il admirait le fini de l'exécution. Mais bientôt Tony
s'aperçut qu'il était tombé dans une erreur profonde: Jacques II adorait
le blanc de plomb, et, comme le tableau de Coligny était à peu près
terminé, et que Tony avait fait toutes ses lumières avec cet ingrédient,
Jacques passait sa langue partout où il en pouvait trouver.

Tony sauta à bas de son lit, et Jacques à bas de sa chaise; mais il
était trop tard, tous les nus exécutés au moyen de cette couleur avaient
été léchés jusqu'à la toile, de sorte que le cadavre de l'amiral était
déjà avalé; il y avait encore la potence et la corde, mais il n'y avait
plus de pendu. C'était une exécution à refaire.

Tony commença par se mettre dans une atroce colère contre Jacques; puis,
réfléchissant qu'à tout prendre, c'était sa faute, puisqu'il n'aurait eu
qu'à l'attacher, il alla chercher une chaîne et un crampon, scella le
crampon dans le mur, y fixa un bout de la chaîne, et, ayant ainsi tout
préparé pour la nuit suivante il se remit d'ardeur à son Coligny, qui se
retrouva à peu près rependu vers les cinq heures du soir. Alors, pensant
que c'était bien assez de besogne comme cela pour une journée, il alla
faire un tour sur le boulevard, revint dîner à la taverne anglaise, puis
s'en alla au spectacle, où il resta jusqu'à onze heures et demie.

En entrant dans son atelier, qu'il trouva tiède encore de la chaleur de
la journée, Tony vit avec satisfaction que rien n'avait été dérangé en
son absence et que Jacques dormait sur son coussin: il se coucha donc à
son tour dans une quiétude parfaite et s'endormit bientôt du sommeil du
juste.

Vers minuit, il fut réveillé par un bruit de vieilles ferrailles: on eût
dit que tous les revenants d'Anne Radcliffe traînaient leurs chaînes
dans l'atelier; Tony croyait peu aux fantômes, et, pensant qu'on venait
lui voler le reste de son bois, il étendit sa main vers une vieille
hallebarde damasquinée, et ornée d'une houppe qui faisait partie d'un
trophée pendu au mur.

Son erreur fut courte.

Au bout d'un instant, il reconnut la cause de tout ce vacarme et
enjoignit à Jacques de se recoucher. Jacques obéit, et Tony reprit, avec
l'ardeur d'un homme qui a bien travaillé toute la journée, son sommeil
momentanément interrompu. Au bout d'une demi-heure, il fut réveillé par
des plaintes étouffées.

Comme Tony demeurait dans une rue écartée, il crut qu'on assassinait
quelqu'un sous ses fenêtres, sauta à bas de son lit, prit une paire de
pistolets et courut ouvrir la croisée. La nuit était calme, la rue
tranquille; pas un bruit ne troublait la solitude du quartier, si ce
n'est le murmure sourd qui veille incessamment, planant au-dessus de
Paris, et qui semble la respiration d'un géant endormi. Alors il referma
sa fenêtre et s'aperçut que les plaintes venaient de la chambre même.

Comme il n'y avait que lui et Jacques dans la chambre et que lui n'avait
d'autre raison de se plaindre que d'être réveillé, il alla à Jacques;
Jacques ne sachant que faire, s'était amusé à tourner au pied de la
table sous laquelle il était couché; mais, au bout de cinq ou six tours,
sa chaîne s'était rétrécie; Jacques n'en avait tenu compte et avait
continué son manège; de sorte qu'il avait fini par se trouver arrêté par
le collet, et, comme il poussait toujours en avant sans penser à
retourner en arrière, il s'étranglait davantage à chaque effort qu'il
faisait pour se dégager. De là les plaintes que Tony avait entendues.

Tony, pour punir Jacques de sa stupidité, l'eût volontiers laissé dans
la situation où il s'était placé; mais, en condamnant Jacques à la
strangulation, il se vouait à l'insomnie: il détourna donc la corde
autant de fois que Jacques l'avait tournée, et Jacques, satisfait de se
trouver les voies respiratoires dégagées, se recoucha humblement et sans
bruit. Tony, de son côté, en fit autant, espérant que rien ne
troublerait son sommeil jusqu'au lendemain matin; Tony se trompait,
Jacques avait été dérangé dans ses habitudes de sommeil et avait empiété
sur sa nuit, de sorte que, maintenant qu'il avait dormi ses huit heures,
c'était le chiffre de Jacques, il ne pouvait plus fermer l'oeil; il en
résulta qu'au bout de vingt minutes, Tony sauta une troisième fois à bas
de son lit; seulement, cette fois, ce ne fut ni une hallebarde, ni un
pistolet qu'il prit, mais une cravache.

Jacques le vit venir, reconnut ses intentions et se blottit sous son
coussin; mais il était trop tard. Tony fut impitoyable et Jacques reçut
une correction consciencieusement mesurée au délit. Cela le calma pour
le reste de la nuit, mais alors ce fut à Tony qu'il fut impossible de se
rendormir; ce que voyant, il se leva bravement, alluma sa lampe, et, ne
pouvant peindre à la lumière, il commença un de ces bois délicieux qui
l'ont fait le roi des illustrations.

On comprend que, malgré le bénéfice pécuniaire que Tony trouvait à son
insomnie, cela ne pouvait durer dans les mêmes conditions; aussi, le
jour venu, pensa-t-il sérieusement à trouver un moyen qui conciliât les
exigences de son sommeil et les intérêts de sa bourse: il était au plus
abstrait de ses méditations, lorsqu'il vit entrer dans son atelier une
jolie chatte de gouttière, nommée Michette, que Jacques aimait parce
qu'elle faisait tout ce qu'il voulait, et qui, de son côté, aimait
Jacques parce que Jacques lui cherchait ses puces.

Tony ne se fut pas plus tôt rappelé cette douce intimité, qu'il pensa à
en tirer parti. La chatte, avec sa fourrure hivernale pouvait
parfaitement remplacer le poêle. En conséquence, il mit la main sur la
chatte, qui, ignorant les dispositions que l'on venait de prendre à son
égard, ne fit aucune tentative pour fuir, l'introduisit dans la niche
grillée de Jacques, y poussa Jacques derrière elle, et rentra dans
l'atelier afin de regarder par le trou de la serrure comment les choses
allaient se passer.

D'abord les deux captifs cherchèrent tous les moyens de sortir de leur
prison, employant ceux qui leur étaient suggérés par leurs différents
caractères: Jacques sauta alternativement contre les trois parois de sa
niche, et revint secouer les barreaux, puis recommença vingt fois le
même manège sans s'apercevoir qu'il était parfaitement inutile; quant à
Michette, elle resta où on l'avait mise, regarda autour d'elle sans
remuer autre chose que la tête, puis, revenant aux barreaux, elle les
caressa doucement avec un côté, ensuite avec l'autre, en faisant le gros
dos et en pliant sa queue en arc; puis, à la troisième fois, elle
essaya, tout en ronronnant, de passer la tête entre chaque barreau;
enfin, lorsque la chose lui fut démontrée impossible, elle fit entendre
deux ou trois petits miaulements plaintifs; mais, voyant qu'ils
demeuraient sans résultat, elle alla faire son nid dans un coin de la
niche, se roula dans le foin, et présenta bientôt l'apparence d'un
manchon d'hermine vu par l'une de ses extrémités.

Quant à Jacques, il demeura un quart d'heure, à peu près, sautant,
cambriolant et grognant; puis, voyant que toutes ses gambades étaient
inutiles, il alla se blottir dans le coin opposé à celui de la chatte:
animé par l'exercice qu'il venait de prendre, il demeura un instant
accroupi et conservant un geste d'indignation, puis bientôt, le froid le
gagnant, il se mit à grelotter de tous ses membres.

Ce fut alors qu'il avisa son amie chaudement roulée dans sa fourrure, et
que son instinct égoïste lui donna le secret du parti qu'il pouvait
tirer de sa cohabitation forcée avec sa nouvelle compagne; en
conséquence, il s'approcha doucement de Michette, se coucha près d'elle,
lui passa un de ses bras sous le corps, introduisit l'autre dans
l'ouverture supérieure du manchon naturel qu'elle formait, roula sa
queue en spirale autour de la queue de sa voisine, qui ramena
complaisamment le tout entre ses jambes, et parut aussitôt parfaitement
rassuré sur son avenir.

Cette persuasion gagna Tony, qui, satisfait de ce qu'il avait vu, retira
son oeil de la serrure, sonna sa ménagère et lui ordonna, outre les
carottes, les noix et les pommes de terre de Jacques une pâtée pour
Michette.

La ménagère suivit à la lettre cette injonction; et tout se serait
honorablement passé pour l'ordinaire de Michette et de Jacques, si ce
dernier, par sa gourmandise, ne fût venu tout bouleverser. Dès le
premier jour, il avait remarqué, dans les deux repas qu'on lui servait
régulièrement, l'un à neuf heures du matin, l'autre à cinq heures du
soir, et qui, grâce à la complaisance de ses voies digestives, durait
toute la journée, l'introduction d'un nouveau mets. Quant à Michette,
elle avait parfaitement reconnu le matin sa pâtée au lait, et le soir sa
pâtée à la viande, de sorte qu'elle s'était mise à manger l'une et
l'autre, quoique parfaitement satisfaite du service, avec cette
délicatesse dédaigneuse que tous les observateurs ont remarquée chez les
chattes de bonne maison.

D'abord, préoccupé de l'aspect des comestibles, Jacques l'avait regardée
faire; puis, comme Michette, en chatte bien élevée, avait laissé de la
pâtée au lait dans son assiette, Jacques était venu derrière elle,
l'avait goûtée, et, la trouvant excellente avait achevé le plat. À
dîner, il avait fait la même expérience et, trouvant la pâtée à la
viande également à son goût, il avait, toujours chaudement accolé à
Michette, passé la nuit à se demander pourquoi on lui donnait, à lui,
commensal de la maison, des carottes, des noix, des pommes de terre et
autres légumes crus, qui lui agaçaient les dents, tandis qu'on offrait à
une étrangère tout ce qu'il y avait de plus velouté et de plus délicat
en pâtée.

Le résultat de cette veille fut que Jacques trouva la conduite de Tony
souverainement injuste et résolut de rétablir les choses dans leur ordre
naturel en mangeant la pâtée, et en laissant à Michette les carottes,
les noix et les pommes de terre.

En conséquence, le lendemain matin, au moment où la femme de charge
venait de servir le double déjeuner de Jacques et de Michette, et où
Michette s'approchait en ronronnant de sa soucoupe, Jacques la prit sous
son bras, la tête tournée du côté opposé à la soucoupe, et la maintint
dans cette position tout le temps qu'il y resta quelque chose à manger;
puis, la pâtée achevée, et Jacques satisfait de son repas, il lâcha
Michette, la laissant libre de déjeuner à son tour avec les légumes;
Michette alla flairer successivement carottes, noix et pommes de terre;
puis, mécontente de l'examen, elle revint, en miaulant avec tristesse,
se coucher près de Jacques, qui, l'estomac confortablement garni,
s'occupa immédiatement d'étendre la douce chaleur qu'il ressentait vers
la région abdominale, à ses pattes et à sa queue, extrémités beaucoup
plus sensibles au froid que tout le reste du corps.

Au dîner, la même manoeuvre se renouvela; seulement, cette fois, Jacques
se félicita davantage encore de son changement de régime, et la pâtée à
la viande lui parut aussi supérieure à la pâtée au lait que la pâtée au
lait l'était elle-même aux carottes, aux noix et aux pommes de terre.
Grâce à cette nourriture plus confortable et à la fourrure de Michette,
Jacques passa une nuit excellente, sans le moins du monde faire
attention aux plaintes de la pauvre Michette, qui, l'estomac vide et
affamé, miaula piteusement depuis le soir jusqu'au matin, tandis que
Jacques ronflait comme un chanoine, et faisait des rêves d'or: cela dura
trois jours ainsi, à la grande satisfaction de Jacques et au détriment
de Michette.

Enfin, le quatrième jour, lorsqu'on apporta le dîner, Michette n'eût
plus même la force de faire sa démonstration accoutumée, et elle resta
couché dans son coin, de sorte que Jacques, plus libre de ses
mouvements, depuis qu'il n'était plus obligé de comprimer ceux de
Michette, dîna mieux qu'il ne l'avait jamais fait; son dîner fini, il
alla, selon son habitude, se coucher près de sa chatte, et, la sentant
plus froide qu'à l'ordinaire, l'enlaça plus étroitement que d'habitude
de ses pattes et de sa queue, grognant maussadement de ce que son
calorifère se refroidissait.

Le lendemain, Michette était morte et Jacques avait la queue gelée.

Ce jour-là, ce fut Tony qui, inquiet du froid croissant de la nuit, alla
visiter en se réveillant ses deux prisonniers, il trouva Jacques victime
de son égoïsme et enchaîné à un cadavre; il prit la morte et le vivant,
à peu près aussi immobiles, aussi froids l'un que l'autre, et les
transporta dans son atelier. Il n'y avait pas de redoublement de chaleur
capable de réchauffer Michette; quant à Jacques, comme il n'était
qu'engourdi, peu à peu le mouvement lui revint dans tout le corps,
excepté vers la région de la queue, qui demeura gelée, et qui, ayant été
gelée pendant qu'elle était roulée en spirale autour de celle de
Michette, conserva la forme d'un tire-bouchon, forme inouïe et inusitée
jusqu'à ce jour dans l'espèce simiane, et qui donna dès lors à Jacques
la tournure la plus fabuleusement chimérique qui se puisse imaginer.

Trois jours après, le dégel arriva; or, le dégel amena un événement que
nous ne pouvons passer sous silence, non pas à cause de son importance
elle-même, mais à cause des suites désastreuses qu'il eut pour la queue
de Jacques, déjà passablement hypothéquée par l'accident que nous venons
de raconter.

Tony avait reçu, pendant la gelée, deux peaux de lion qu'un de ses amis,
qui pour le moment chassait dans l'Atlas, lui avait envoyées d'Alger.
Ces deux peaux de lion, fraîchement écorchées, avaient été saisies par
le froid en arrivant en France, ce qui leur avait fait perdre leur
odeur, et attendaient, déposées dans la chambre de Tony, qui comptait
les faire tanner un jour ou l'autre et en orner son atelier. Or, comme,
le dégel était arrivé, toute chose dégela, excepté la queue de Jacques,
les peaux, en s'amollissant, reprirent cette odeur âcre et fauve qui
annonce de loin aux animaux épouvantés la présence du lion. Il résultat
de cette circonstance que Jacques, qui, vu l'accident qui lui était
arrivé, avait obtenu la permission de demeurer dans l'atelier, éventa,
avec cette subtilité d'odorat particulière à sa race, l'odeur terrible
qui se répandait peu à peu dans l'appartement, et donna des signes
d'inquiétude visible, que Tony prit d'abord pour un malaise occasionné
par le retranchement d'un de ses membres les plus essentiels.

Cette inquiétude durait depuis deux jours; depuis deux jours, Jacques,
éternellement préoccupé d'une même idée, aspirait tous les courants
d'air qui arrivaient jusqu'à lui, sautait des chaises sur les tables et
des tables sur les rayons, mangeait à la hâte et en regardant avec
crainte autour de lui, buvait à grande gorgée et s'étranglait en buvant,
enfin menait une vie des plus agitées, lorsque par hasard je vins faire
une visite à Tony.

Comme j'étais un des bons amis de Jacques, et que je ne me présentais
jamais à l'atelier sans lui apporter quelques friandises, dès que
Jacques m'aperçut, il accourut à moi pour s'assurer que je ne perdais
pas mes bonnes habitudes; or, la première chose qui me frappa, en
offrant à Jacques un cigare de la Havane dont il était fort friand--non
pas pour le fumer à la manière de nos élégants, mais pour le chiquer
tout bonnement, à l'imitation des matelots de la Roxelane--la première
chose, dis-je, qui me frappa, fut cette queue fantastique que je ne lui
avais jamais connue; puis, ensuite, ce tremblement nerveux, cette
agitation fébrile que je n'avais point encore remarquée en lui. Tony me
donna l'explication du premier phénomène, mais il était aussi ignorant
que moi sur le second; il se proposait d'envoyer chercher Thierry pour
le consulter à ce sujet.

Je le quittai en l'affermissant dans cette intention, lorsqu'en
traversant la chambre à coucher je fus frappé de l'odeur sauvagine que
l'on y respirait. J'en demandai la cause à Tony, qui me montra les deux
peaux de lion. Tout me fut expliqué par ce seul geste: il était évident
que c'étaient ces peaux de lion qui tourmentaient Jacques. Tony n'en
voulait rien croire, et, comme il continuait de penser que Jacques était
sérieusement indisposé, je lui proposai de tenter une expérience qui lui
démontrerait jusqu'à l'évidence que, si Jacques était malade, c'était de
peur. Cette expérience était des plus simples et des plus faciles à
exécuter; elle consistait purement et simplement à appeler ses deux
rapins, qui profitaient de notre sortie momentanée pour jouer aux
billes, à leur mettre à chacun un peau de lion sur les épaules, et à les
faire entrer dans l'atelier à quatre pattes et vêtus en Hercules
Néméens.

Déjà, depuis que la porte de la chambre à coucher était ouverte et que
l'odeur des lions pénétrait plus forte et plus directe jusqu'à lui,
l'inquiétude de Jacques avait sensiblement augmenté: il s'était élancé
sur une échelle double, et, monté sur le dernier échelon, tournait la
tête de notre côté, aspirant l'air et poussant de petits cris d'effroi,
indiquant qu'il sentait le péril s'approcher et qu'il devinait de quel
côté il devait venir.

En effet, au bout d'un instant, un des rapins, suffisamment caparaçonné,
se mit à quatre pattes et marcha vers l'atelier, immédiatement suivi de
son camarade; l'agitation de Jacques fut à son comble. Enfin il vit
apparaître à la porte la tête du premier lion, et cette agitation devint
de la terreur; mais une terreur insensée, sans calcul, sans espérance;
cette terreur de l'oiseau qui se débat sous le regard du serpent; cette
terreur qui brise les forces physiques, paralyse les facultés morales;
cette terreur du vertige, qui fait qu'aux yeux effrayés le ciel tourne
et la terre vacille, et que, toutes les forces s'anéantissant à la fois,
on tombe haletant comme dans un songe, sans jeter un seul cri; voilà ce
qu'avait produit le seul aspect des lions.

Ils firent un pas vers Jacques, Jacques tomba de son échelle.

Nous courûmes à lui, il était évanoui; nous le relevâmes: il n'avait
plus de queue! la gelée l'avait rendue fragile comme du verre, de sorte
que, dans sa chute, elle s'était brisée.

Nous ne voulions pas pousser la plaisanterie aussi loin; aussi
renvoyâmes-nous les peaux de lion au grenier, et, cinq minutes après,
les rapins rentrèrent sous leur figure naturelle. Quant à Jacques, au
bout d'un instant, il rouvrit tristement les yeux, poussant de petites
plaintes; et, reconnaissant Tony, il lui jeta les bras autour du cou et
se cacha la tête dans sa poitrine.

Pendant ce temps, je préparais un verre de vin de Bordeaux pour rendre à
Jacques le courage qu'il avait perdu; mais Jacques n'avait le coeur ni à
boire ni à manger: au moindre bruit, il frémissait de tous ses membres,
et cependant, petit à petit, et tout en humant l'air, il s'apercevait
que le danger s'était éloigné.

En ce moment, la porte se rouvrit, et Jacques ne fit qu'un bond des bras
de Tony sur l'échelle double; mais, au lieu des monstres qu'il attendait
par cette porte, Jacques vit paraître sa vieille amie la cuisinière;
cette vue lui rendit un peu de sécurité. Je profitai de ce moment pour
lui mettre sous le nez une soucoupe pleine de vin de Bordeaux. Il la
regarda un instant avec défiance, reporta les yeux sur moi pour
s'assurer que c'était bien un ami qui lui présentait le breuvage
tonique, y trempa languissamment sa langue, la ramena dans sa bouche
comme pour me faire plaisir; mais, s'étant aperçu, avec la finesse de
dégustation qui le caractérisait, que le liquide inconnu avait un arôme
des plus estimables, il y revint de lui-même; à la troisième ou
quatrième lapée, ses yeux se ranimèrent, il fit entendre de petits
grognements de plaisir qui indiquaient son retour vers des sensations
plus joyeuses; enfin, la soucoupe vide, il se redressa sur ses pieds de
derrière, regarda autour de lui pour voir où était la bouteille,
l'aperçut sur une table, s'élança près d'elle avec une légèreté qui
prouvait que ses muscles commençaient à reprendre leur élasticité
première, et, se dressant devant la bouteille qu'il prit comme un joueur
de clarinette prend son instrument, il introduisit sa langue dans le
goulot. Malheureusement, elle se trouva de quelques pouces trop courte
pour lui rendre le service qu'il attendait d'elle; alors Tony eut pitié
de Jacques et lui versa une seconde soucoupe de vin.

Cette fois, Jacques ne se fit pas prier; il y porta au contraire si
vivement les lèvres, qu'il en avala d'abord autant par le nez que par la
bouche, et qu'il fut obligé de s'arrêter pour éternuer. Mais cette
interruption fut rapide comme la pensée. Jacques se remit immédiatement
à l'oeuvre, et, au bout d'un instant, la soucoupe était nette comme si
on l'eût essuyée avec une serviette; Jacques, en échange, commençait à
être singulièrement aviné; toute trace de frayeur avait disparu pour
faire place à un air crâne et vainqueur: il regarda de nouveau la
bouteille, que Tony avait changée de place et qui se trouvait sur un
autre meuble, voulut faire quelques pas debout pour aller à elle; mais,
presque aussitôt, sentant qu'il y avait plus de sécurité pour lui en
doublant ses points d'appui, il se remit à quatre pattes et s'achemina,
avec la fixité de l'ivresse naissante, vers le but qu'il se proposait;
il avait parcouru déjà les deux tiers, à peu près, de l'espace qui
séparait son point de départ de la bouteille, lorsque, sur la route, il
rencontra sa queue.

Ce spectacle le tira momentanément de sa préoccupation. Il s'arrêta
devant elle pour la regarder, agita le bout de fouet qui lui restait;
et, après quelques secondes d'immobilité, il en fit le tour pour
l'examiner plus en détail; l'examen fini, il la ramassa négligemment, la
tourna et retourna entre ses mains comme une chose qui lui inspirait une
assez médiocre curiosité, la flaira une dernière fois, y goûta du bout
des dents, et, la trouvant d'un goût assez insipide, il la laissa tomber
avec un profond dédain, et reprit sa route vers la bouteille.

C'est le plus beau trait d'ivrognerie que j'aie vu faire de ma vie, et
je le livre à l'admiration des amateurs.

Jamais, depuis, Jacques ne reparla de sa queue; mais il ne se passa
point un jour qu'il ne demandât sa bouteille. De sorte qu'aujourd'hui,
ce dernier héros de notre histoire est non seulement affaibli par l'âge,
mais encore abruti par la boisson.




Chapitre XVI

_Comment le capitaine Pamphile proposa un prix de deux mille francs et
la croix de la Légion d'honneur, afin de savoir si le nom de Jeanne
d'Arc s'écrivait par un Q ou par un K._


Pour peu que nos lecteurs n'aient pas perdu, par suite du vif intérêt
qu'ils ont dû prendre à la mort de Jacques Ier, la mémoire des
événements antérieurs à ceux que nous venons de raconter, ils se
rappelleront sans doute qu'en revenant de son onzième voyage dans l'Inde
après avoir fait son chargement de thé, d'épices et d'indigo aux dépens
du capitaine Kao-Kiou-Koan, et avoir acheté un perroquet aux îles
Rodrigue, le respectable marin dont nous décrivons la véridique histoire
avait successivement relâché dans la baie d'Algoa et à l'embouchure de
la rivière orange.

Sur chacune de ces deux côtes, il avait, on se le rappelle encore, fait
marché, d'abord avec un chef cafre nommé Outavaro, et ensuite avec un
chef namaquois nommé Outavari, pour quatre mille défenses d'éléphant.
Or, c'était, comme nous l'avons dit, pour donner le temps à ses deux
estimables commanditaires de se mettre en mesure de faire honneur à leur
engagement, que le capitaine avait tenté cette fameuse spéculation de la
pêche à la morue pendant laquelle il avait été soumis à de si terribles
tribulations, et qui cependant s'était terminée à sa plus grande gloire,
grâce à son courage et à sa présence d'esprit, secondé par le dévouement
de Double-Bouche, qui avait été, à cette occasion, comme on se le
rappelle, élevé au grade éminent de maître coq du brick de commerce la
Roxelane.

Aussi, le premier soin du capitaine Pamphile, après s'être défait
avantageusement de sa morue au Havre et de ses oursons à Paris, avait-il
été de recommencer ses apprêts pour un treizième voyage qui lui
présentait des chances non moins sûres que les douze premiers. En
conséquence, fidèle à ses antécédents dont il avait pu apprécier les
bons résultats, il avait pris la voiture d'Orléans, rue de
Grenelle-Saint-Honoré, était descendu à l'hôtel du Commerce, et, aux
questions habituelles de l'aubergiste, il avait répondu qu'il était un
membre de l'Institut, section des sciences historiques, et qu'il venait
dans le chef-lieu du département du Loiret faire des recherches sur la
véritable orthographe du nom de Jeanne d'Arc, que les uns écrivent par
un Q et les autres par un K, sans compter ceux qui, comme moi,
l'écrivent avec un C.

Dans un moment où tous les esprits graves sont tournés vers les études
historiques, un semblable prétexte devait paraître parfaitement
plausible aux habitants d'Orléans, la discussion était assez importante,
en effet, pour que l'Académie des inscriptions et belles-lettres s'en
occupât sérieusement, et envoyât un de ses membres les plus distingués
pour approfondir cette importante question; en conséquence, le jour même
de son arrivée, l'illustre voyageur fut présenté par son hôte à un
membre du conseil municipal, qui le présenta le lendemain à l'adjoint,
qui le présenta le surlendemain au maire, lequel, avant la fin de la
semaine, le présenta à son tour au préfet; celui-ci, flatté de l'honneur
que recevait en sa personne la ville tout entière, invita le capitaine à
dîner afin d'arriver plus vite et plus sûrement à la solution de ce
grand problème, avec le dernier descendant de Bertrand de Pelonge,
lequel, comme chacun sait, conduisit Jeanne la Pucelle de Domrémy à
Chinon, et de Chinon à Orléans, où, ayant pris femme, sa race s'était
perpétuée jusqu'à nos jours, et brillait de toute sa splendeur en la
personne de M. Ignace Nicolas Pelonge, liquoriste en gros, place du
Martroy, sergent-major de la garde nationale et membre correspondant des
académies de Carcassonne et de Quimper-Corentin; quant à la suppression
du «de» qui, comme Cassius et Brutus, brille par son absence, c'était un
sacrifice que M. de Pelonge père avait fait à la cause du peuple pendant
la fameuse nuit où M. de Montmorency brûla ses lettres de noblesse, et
où M. de la Fayette renonça à son titre de marquis.

Le hasard servait le digne capitaine au delà de ses souhaits: ce qu'il
estimait, comme on peut bien le penser, dans le citoyen Ignace Nicolas
Pelonge, sergent-major de la garde nationale et liquoriste en gros,
c'était, non pas l'illustration qu'il tenait de ses ancêtres, mais celle
qu'il s'était acquise par lui-même: le citoyen Ignace Nicolas Pelonge
étant connu pour faire, non seulement en France, mais encore à
l'étranger, des envois considérables de vinaigres et d'eau-de-vie. Or,
on sait le besoin qu'éprouvait le capitaine Pamphile d'une partie assez
considérable d'alcool, engagé qu'il était, avec Outavari et Outavaro, à
leur en livrer, à l'un quinze cents, et à l'autre deux mille cinq cents
bouteilles en échange d'un nombre égal de défenses d'éléphant; aussi
accepta-t-il avec reconnaissance l'invitation que lui faisait M. le
préfet.

Le dîner fut véritablement académique. Les convives, qui savaient à quel
homme ils avaient affaire, étaient arrivés avec tous les trésors de
l'érudition locale, et chacun possédait une telle masse de preuves
irrécusables en faveur de son opinion, que, lorsque arriva le dessert,
les uns ayant pris parti pour Guillaume le Cruel, et les autres pour
Pierre de Fenin, on allait se jeter les assiettes du gouvernement à la
tête, si le capitaine Pamphile n'avait concilié toutes les opinions, en
invitant leurs représentants à envoyer chacun un mémoire à l'Institut,
promettant de faire distraire deux mille francs du prix Motyon, et une
croix d'honneur de la distribution des 27, 28 et 29 juillet, pour les
accorder à celui dont l'opinion prévaudrait.

Cette offre fut accueillie avec enthousiasme, et le préfet, se levant,
proposa un toast en l'honneur du corps respectable qui faisait à la
ville d'Orléans cette grâce, de lui envoyer un de ses membres les plus
distingués pour puiser aux sources locales un des rayons de cette
lumière dont le soleil parisien éclaire le monde.

Le capitaine Pamphile se leva, les larmes aux yeux, et, d'une voix qui
trahissait son émotion, répondit, au nom du corps dont il faisait
partie, que, si Paris était le soleil de la science, Orléans, grâce aux
renseignements qui venaient de lui être donnés et qu'il s'empresserait
de transmettre à ses illustres collègues, ne pouvait manquer avant peu
d'en être déclaré la lune. Les convives jurèrent en choeur que c'était
là toute leur ambition, et que le jour où cette ambition serait comblée,
le département du Loiret serait le département le plus fier des
quatre-vingt-six départements; sur quoi, le préfet mit la main sur sa
poitrine, dit à ses convives qu'il les portait tous dans son coeur, et
les invita à passer au salon pour prendre le café.

C'était le moment que chacun attendait pour séduire le capitaine
Pamphile; on n'ignorait pas l'influence qu'un membre si distingué, et
qui avait fait preuve, pendant le dîner, d'une si vaste érudition,
devait avoir sur les décisions de ses collègues; d'ailleurs, il avait
adroitement insinué qu'il serait probablement nommé rapporteur de la
commission, et, à ce titre, sa voix était d'un grand poids; aussi, son
voisin de droite, au lieu de le laisser continuer sa route vers la porte
du salon, l'attira-t-il dans le premier angle de la salle à manger, et,
là, il lui demanda comment il avait trouvé le raisin sec. Le capitaine,
qui n'avait rien contre cet estimable fruit, en fit le plus grand éloge;
en raison de quoi, le voisin de droite lui prit la main, la lui serra en
signe d'intelligence et lui demanda son adresse. Le digne savant
répondit que son domicile scientifique était à l'Institut, mais que sa
résidence réelle était au Havre, où il l'avait transportée pour être
plus à même de faire des observations sur le départ et le retour des
marées, et qu'on pouvait lui faire en ce port tous les envois possibles,
à l'adresse du capitaine Pamphile, son frère, commandant le brick de
commerce la Roxelane.

Même chose arriva pour le voisin de gauche, qui guettait le moment où le
rapporteur de la commission serait libre; celui-là était un confiseur
fort estimable, lequel s'informa avec le même intérêt qu'avait fait son
voisin l'épicier, du goût qu'avait le capitaine Pamphile pour les
sucreries et les confitures. Le capitaine répondit qu'il était
généralement reconnu que l'Académie était un corps très friand, et qu'en
preuve de ce qu'il avançait, il voulait bien lui avouer que cette
honorable assemblée, qui se rassemblait tous les jeudis sous le prétexte
ostensible de discuter des questions de science ou de littérature
n'avait d'autre but dans ces réunions à huis clos que de s'assurer, en
mangeant de la conserve de rose et en buvant du sirop de groseille, des
progrès que faisait l'art des Millelot et des Tanrade, que, depuis
quelque temps, au reste, elle s'était aperçue de l'abus de la
centralisation, sous le rapport de la confiserie, et que les pâtes
d'Auvergne et le nougat de Marseille avaient été reconnus dignes des
encouragements académiques; quant à lui, il était heureux d'avoir appris
par expérience que les confitures d'Orléans, dont il n'avait jamais
entendu parler jusqu'à ce jour, ne le cédaient en rien à celles de Bar
et de Châlons: c'était une découverte dont il ne manquerait pas de faire
part à l'Académie dans une de ses plus prochaines séances. Le voisin de
gauche serra la main du capitaine Pamphile et lui demanda son adresse,
et le capitaine Pamphile, lui ayant fait la même réponse qu'au voisin de
droite, se trouva libre enfin d'entrer dans le salon, où le préfet
l'attendait pour prendre le café.

Quoique le capitaine fût un digne appréciateur de la fève d'Arabie, et
que celle dont il savourait la flamme liquide lui parût venir
directement de Moka, il réserva tous ses éloges pour le petit verre
d'eau-de-vie qui l'accompagnait et qu'il compara au meilleur cognac
qu'il eût jamais dégusté. À cet éloge, le descendant de Bertrand de
Pelonge s'inclina: c'était le fournisseur ordinaire de la préfecture, et
la flèche de la flatterie, décochée par le capitaine Pamphile, était
allée frapper en plein but.

Il s'ensuivit une longue conférence, entre le citoyen Ignace Nicolas
Pelonge et le capitaine Amable Désiré Pamphile, dans laquelle le
liquoriste montra une grande habitude pratique et l'académicien une
profonde connaissance de la théorie. Le résultat de cette conversation,
dans laquelle la question des liquides avait été profondément débattue,
fut que le capitaine Pamphile apprit ce qu'il voulait savoir,
c'est-à-dire que le citoyen Ignace Nicolas Pelonge était sur le point
d'envoyer cinquante pipes de cette même eau-de-vie, contenant cinq cents
bouteilles, à la maison Jackson et Williams, de New-York, avec laquelle
il était en relation d'affaires, et que cet envoi, actuellement en
charge sur le quai de l'Horloge, devait descendre la Loire jusqu'à
Nantes, où il serait placé à bord du trois-mâts le Zéphir, capitaine
Malvilain, en partance pour l'Amérique du Nord: le tout dans le délai de
quinze à vingt jours.

Il n'y avait pas une minute à perdre, si le capitaine Pamphile voulait
arriver en temps opportun. Aussi prit-il, le même soir, congé des
autorités d'Orléans, sous le prétexte que la lucidité des
éclaircissements qu'il avait acquis rendait inutile un plus long séjour
dans la capitale du département du Loiret: il serra donc encore une fois
la main à l'épicier et au confiseur, embrassa le liquoriste, et quitta
la même nuit Orléans, laissant les esprits les plus prévenus contre
l'Académie entièrement revenus sur le compte de cet estimable corps.




Chapitre XVII

_Comment le capitaine Pamphile, ayant abordé sur la côte d'Afrique, au
lieu d'un chargement d'ivoire qu'il venait y chercher, fut forcé de
prendre une partie de bois d'ébène._


Le lendemain de son arrivée au Havre, le capitaine Pamphile reçut un
demi-quintal de raisins secs et six douzaines de pots de confiture,
qu'il ordonna à Double-Bouche de faire amarrer dans son office
particulier; puis il s'occupa des préparatifs d'appareillage qui ne
furent pas longs, attendu que le digne marin naviguait presque toujours
sur son lest, et, comme on l'a déjà vu, ne faisait ordinairement ses
chargements qu'en pleine mer; si bien qu'au bout de huit jours il
doublait la pointe de Cherbourg, et qu'au bout de quinze, il croisait
entre le 47e et le 48e degré latitude, juste en travers de la route que
devait suivre le trois-mâts le Zéphir pour se rendre de Nantes à
New-York. Il résulta de cette savante manoeuvre qu'un beau matin que le
capitaine Pamphile, moitié assoupi, moitié éveillé, rêvait
paresseusement dans son hamac, il fut tiré tout à coup de ce
demi-sommeil par le cri du matelot en vigie qui signalait une voile.

Le capitaine Pamphile descendit de son hamac, sauta sur une longue-vue,
et, sans prendre le temps de passer sa culotte, monta sur le pont de son
bâtiment. Cette apparition tant soit peu mythologique aurait pu paraître
inconvenante, peut-être, à bord d'un navire plus régulier que ne l'était
la Roxelane; mais il faut avouer, à la honte de l'équipage, que pas un
de ses membres ne fit la moindre attention à cette notable infraction
aux règles de la pudeur, tant ils étaient habitués aux bizarreries du
capitaine; quant à celui-ci, il traversa tranquillement le pont, grimpa
sur le bastingage, enjamba quelques enfléchures des haubans, et, avec le
même flegme que s'il eût été couvert d'un vêtement plus régulier, il se
mit à examiner le navire en vue.

Au bout d'un instant, il n'avait plus de doute: c'était bien celui qu'il
attendait; aussi les ordres furent-ils immédiatement donnés pour placer
les caronades sur leurs pivots et la pièce de huit sur son affût; puis,
voyant que ses recommandations allaient être exécutées avec la
promptitude ordinaire, le capitaine Pamphile ordonna au timonier de
tenir toujours la même route, et descendit dans sa cabine, afin de se
présenter devant son confrère le capitaine Malvilain d'une manière plus
décente.

Lorsque le capitaine remonta sur le pont, les deux bâtiments étaient à
peu près à une lieue l'un de l'autre, et l'on pouvait reconnaître dans
le nouvel arrivant l'honnête et grave démarche d'un navire marchand,
qui, chargé, de toutes ses voiles et par une bonne brise, file décemment
ses cinq ou six noeuds à l'heure; il en résultait que même eût-il tenté
de prendre chasse, le Zéphir eut été rejoint au bout de deux heures par
la vive et coquette Roxelane; mais il ne l'essaya même pas, confiant
qu'il était dans la paix jurée par la Sainte-Alliance et dans
l'extinction de la piraterie, dont il avait lu, huit jours encore avant
son départ, la nécrologie dans le Constitutionnel. Il continua donc de
s'avancer sur la foi des traités, et il n'était plus qu'à une
demi-portée de canon du capitaine Pamphile, lorsque ces mots retentirent
à bord de la Roxelane, et, portés par le vent, allèrent frapper les
oreilles étonnées du capitaine du Zéphir:

--Ohé! du trois-mâts! mettez une embarcation à la mer, et envoyez-nous
le capitaine.

Il y eut une pose d'un instant, puis ces mots, partis du bord du
trois-mâts, parvinrent à leur tour jusqu'à la Roxelane:

--Nous sommes le bâtiment de commerce le Zéphir, capitaine Malvilain,
chargé d'eau-de-vie, et faisant route de Nantes à New-York.

--Feu! dit le capitaine Pamphile.

Un sillon de lumière accompagné d'un tourbillon de fumée, et suivi d'une
détonation violente, partit aussitôt de l'avant de la Roxelane, et en
même temps, on aperçut l'azur du ciel par un trou de la voile de misaine
de l'innocent et inoffensif trois-mâts, qui, croyant que le bâtiment qui
tirait sur lui avait mal entendu ou mal compris, répéta de nouveau et
plus distinctement encore que la première fois:

--Nous sommes le bâtiment de commerce le Zéphir, capitaine Malvilain,
chargé d'eau-de-vie, et faisant route de Nantes à New-York.

--Ohé! du trois-mâts! répondit la Roxelane, mettez une embarcation à la
mer, et envoyez-nous le capitaine.

Puis, voyant que le trois-mâts hésitait encore à obéir, et que la pièce
de huit était rechargée:

--Feu! dit une seconde fois le capitaine.

Et l'on vit le boulet égratigner le sommet des vagues et aller se loger
en plein bois, à dix-huit pouces au-dessus de l'eau.

--Au nom du ciel, qui êtes-vous et que demandez-vous donc? cria une voix
rendue encore plus lamentable par l'effet du porte-voix.

--Ohé! du trois-mâts! répondit l'impassible Roxelane, mettez une
embarcation à la mer, et envoyez-nous le capitaine.

Cette fois, que le brick eût bien ou mal compris, qu'il fût réellement
sourd, ou qu'il fît semblant de l'être, il n'y avait pas moyen de ne pas
obéir: un troisième boulet au-dessous de la flottaison, et le Zéphir
était coulé; aussi le malheureux capitaine ne se donna-t-il point le
temps de répondre, mais il fut visible à tout oeil un peu exercé que son
équipage se mettait en devoir de descendre la chaloupe à la mer.

Au bout d'un instant, six matelots se laissèrent glisser les uns après
les autres par un cordage; le capitaine les suivit, s'assit sur
l'arrière, et la chaloupe, se détachant des flancs du trois-mâts, comme
un enfant qui quitte sa mère, fit force de rames pour franchir la
distance qui séparait le Zéphir de la Roxelane, et s'avança vers
tribord; mais un matelot monté sur la muraille fit signe aux rameurs de
passer à bâbord, c'est-à-dire du côté d'honneur. Le capitaine Malvilain
n'avait rien à dire, il était reçu avec les égards dus à son rang.

Au bout de l'échelle, le capitaine Pamphile attendait son confrère; or,
comme notre digne marin était un homme qui savait vivre, il commença par
s'excuser auprès du capitaine Malvilain, sur la manière dont il l'avait
prié de lui rendre visite; puis il lui demanda des nouvelles de sa femme
et de ses enfants, et, une fois rassuré sur leur santé, il invita le
commandant du Zéphir à entrer dans sa cabine, où il avait, disait-il, à
traiter avec lui d'une affaire importante.

Les invitations du capitaine Pamphile étaient toujours faites d'une
manière si irrésistible, qu'il n'y avait pas moyen de les refuser. Le
capitaine Malvilain se rendit donc de bonne grâce aux désirs de son
confrère, qui, après l'avoir fait passer le premier, malgré les
difficultés de politesse qu'il opposa à cet honneur, referma la porte
derrière lui, en ordonnant à Double-Bouche de se distinguer, afin que le
capitaine Malvilain emportât une idée honnête de la chère que l'on
faisait à bord de la Roxelane.

Au bout d'une demi-heure, le capitaine Pamphile entrouvrit la porte, et
remit à Georges, qui était de planton dans la salle à manger, une lettre
adressée par le capitaine Malvilain à son lieutenant: cette lettre
contenait l'ordre de faire passer à bord de la Roxelane douze des
cinquante pipes d'eau-de-vie enregistrées à bord du Zéphir, sous la
raison Ignace Nicolas Pelonge et compagnie. C'était juste deux mille
bouteilles de plus que le capitaine Pamphile n'en avait strictement
besoin; mais, en homme de précaution, le digne marin avait pensé au
déchet qu'une navigation de deux mois pouvait apporter à sa cargaison;
d'ailleurs, il pouvait tout prendre, et, en songeant à part lui à cette
omnipotence dont son hôte usait si sobrement, le capitaine Malvilain
rendit grâce à Notre-Dame de Guerrande de ce qu'il en était quitte à si
bon marché.

Au bout de deux heures, le transport était achevé, et le capitaine
Pamphile, fidèle à son système de civilité, avait eu la politesse de
faire exécuter son emménagement pendant le dîner, de manière à ce que
son collègue ne vît rien de ce qui se passait. On en était aux
confitures et aux raisins secs, lorsque Double-Bouche, qui s'était
surpassé dans l'exécution du repas, vint dire un mot à l'oreille du
capitaine: celui-ci fit de la tête un signe de satisfaction et demanda
le café. On le lui apporta aussitôt, accompagné de deux bouteilles
d'eau-de-vie, que le capitaine reconnut, au premier petit verre, pour
être la même qu'il avait dégustée chez le préfet d'Orléans; cela lui
donna une haute idée de la probité du citoyen Ignace Nicolas Pelonge,
qui faisait ses envois si fidèles aux échantillons.

Le café pris et les douze pipes d'eau-de-vie arrimées, le capitaine
Pamphile n'ayant plus aucun motif de retenir son collègue à bord de la
Roxelane, le reconduisit avec la même politesse qu'il l'avait reçu
jusqu'à l'escalier de bâbord, où l'attendait sa chaloupe, et où il prit
congé de lui, mais non sans le suivre des yeux jusqu'au Zéphir, avec
tout l'intérêt d'une amitié naissante; puis, lorsqu'il le vit remonter
sur son pont et qu'à la manoeuvre il reconnut qu'il allait se remettre
en route, il emboucha de nouveau son porte-voix, mais, cette fois, pour
lui souhaiter bon voyage.

Le Zéphir, comme s'il n'eût attendu que cette permission, étendit alors
toutes ses voiles, et le navire, cédant à l'action du vent, s'éloigna
aussitôt dans la direction de l'ouest, tandis que la Roxelane mettait le
cap vers le midi. Le capitaine Pamphile n'en continua pas moins de faire
des signaux d'amitié, auxquels répondit le commandant Malvilain, et il
n'y eut que la nuit qui, en succédant au jour, interrompit cet échange
de bonnes relations. Le lendemain, au lever du soleil, les deux navires
étaient hors de la vue l'un de l'autre.

Deux mois après l'événement que nous venons de raconter le capitaine
Pamphile mouillait à l'embouchure de la rivière Orange et remontait le
fleuve, accompagné de vingt matelots bien armés, pour faire sa visite à
Outavari.

Le capitaine Pamphile, qui était observateur, remarqua avec étonnement
le changement qui s'était opéré dans le pays depuis qu'il l'avait
quitté. Au lieu de ces belles plaines de riz et de maïs qui trempaient
leurs racines jusque dans la rivière au lieu des troupeaux nombreux qui
venaient, en bêlant et en mugissant, se désaltérer sur ses bords, il n'y
avait plus que des terres en friche et une solitude profonde. Il crut un
instant s'être trompé et avoir pris la rivière des Poissons pour la
rivière Orange; mais, ayant pris hauteur, il vit que son estime était
juste: en effet, au bout de vingt heures de navigation, il arriva en vue
de la capitale des Petits-Namaquois.

La capitale des Petits-Namaquois n'était peuplée que de femmes,
d'enfants et de vieillards, lesquels étaient dans la plus profonde
désolation, car voici ce qui était arrivé:

Aussitôt après le départ du capitaine Pamphile, Outavaro et Outavari
alléchés, l'un par les deux mille cinq cents et l'autre par les quinze
cents bouteilles d'eau-de-vie qu'ils devaient toucher en échange de leur
fourniture d'ivoire, s'étaient mis chacun de son côté en chasse;
malheureusement, les éléphants se tenaient dans une grande forêt qui
séparait les États des Petits-Namaquois de ceux des Cafres, espèce de
terrain neutre qui n'appartenait ni aux uns ni aux autres, et sur lequel
les deux chefs ne se furent pas plus tôt rencontrés, que, voyant qu'ils
venaient pour la même cause et que la spéculation de l'un nuirait
nécessairement à celle de l'autre, les levains de vieille haine, qui ne
s'étaient jamais bien éteints entre le fils de l'orient et le fils de
l'occident se rallumèrent. Chacun était parti pour une chasse; tous, par
conséquent, se trouvaient armés pour un combat, de sorte qu'au lieu de
travailler de concert à réunir les quatre mille défenses, et de partager
à l'amiable leur prix, ainsi que quelques vieillards à tête blanche le
proposaient, ils en vinrent aux mains, et, dès le premier jour, quinze
Cafres et dix-sept Petits-Namaquois restèrent sur le champ de bataille.

Dès lors, il y eut entre les hordes une guerre acharnée et
inextinguible, dans laquelle Outavaro avait été tué et Outavari blessé;
mais les Cafres avaient nommé un nouveau chef, et Outavari s'était
refait; de sorte que, se trouvant sur le même pied qu'auparavant, la
lutte avait recommencé de plus belle, chaque pays s'épuisant de
guerriers pour renforcer son parti; enfin un dernier effort avait été
tenté par les deux peuples pour soutenir chacun son chef: tous les
jeunes gens au-dessus de douze ans, et tous les hommes au-dessous de
soixante, avaient rejoint leur armée respective, et les deux forces
réunies des deux nations, devant sous peu de jours se trouver en face,
une bataille générale allait décider du sort de la guerre.

Voilà pourquoi il n'y avait plus que des femmes, des enfants et des
vieillards dans la capitale des Petits-Namaquois; encore étaient-ils,
comme nous l'avons dit, dans la désolation la plus profonde; quant aux
éléphants, ils se battaient joyeusement les flancs avec leur trompe, et
profitaient de ce que personne ne s'occupait d'eux pour venir jusqu'aux
portes des villages manger le riz et le maïs.

Le capitaine Pamphile vit à l'instant même le parti qu'il pouvait tirer
de sa position; il avait traité avec Outavaro et non avec son
successeur; il était donc délié avec celui-ci de tout engagement, et son
allié naturel était Outavari. Il recommanda à sa troupe de faire une
visite sévère des fusils et des pistolets, afin de s'assurer que le tout
était en bon état; puis, ayant ordonné à chaque homme de se munir de
quatre douzaines de cartouches, il demanda un jeune Namaquois assez
intelligent pour lui servir de guide et mesurer la marche de manière à
ce qu'il arrivât au camp en pleine nuit.

Tout cela fut exécuté avec la plus grande intelligence, et, le
surlendemain, sur les onze heures du soir, le capitaine Pamphile était
introduit sous la tente d'Outavari, au moment où, ayant décidé de livrer
le combat le lendemain, celui-ci tenait conseil avec les premiers et les
plus sages de la nation.

Outavari reconnut le capitaine Pamphile avec cette certitude et cette
rapidité de souvenirs qui distinguent les nations sauvages; aussi, à
peine l'eût-il aperçu, qu'il se leva, vint au-devant de lui, en mettant
une main sur son coeur et l'autre sur sa bouche, pour lui exprimer que
sa pensée et sa parole étaient d'accord dans ce qu'il allait dire; or,
ce qu'il allait dire et ce qu'il lui dit en mauvais hollandais était
qu'ayant manqué à l'engagement pris avec le capitaine Pamphile,
puisqu'il ne pouvait tenir le marché convenu, sa langue qui avait menti
et son coeur qui avait trompé étaient à sa disposition, et qu'il n'avait
qu'à couper l'une et arracher l'autre, pour les donner à manger à ses
chiens, comme on doit faire de la langue et du coeur d'un homme qui ne
tient pas sa parole.

Le capitaine, qui parlait le hollandais comme Guillaume d'orange,
répondit qu'il n'avait que faire du coeur et de la langue d'Outavari,
que ses chiens étaient rassasiés, ayant trouvé la route semée de
cadavres de Cafres, et qu'il venait offrir un marché bien autrement
avantageux à l'un et à l'autre que celui que lui proposait avec tant de
loyauté et de désintéressement son fidèle ami et allié Outavari: c'était
de le seconder dans sa guerre contre les Cafres, à la condition que tous
les prisonniers faits après la bataille lui appartiendraient en toute
propriété, pour, par lui ou ses ayant cause, en faire ce que bon leur
semblerait: le capitaine Pamphile, comme on le voit à son style, avait
été clerc d'avoué avant que d'être corsaire.

La proposition était trop belle pour être refusée; aussi fut-elle reçue
avec acclamation, non seulement par Outavari, mais encore par le conseil
tout entier; le plus vieux et le plus sage des vieillards tira même sa
chique de sa bouche et sa coupe de ses lèvres, pour offrir l'une et
l'autre au chef blanc; mais le chef blanc dit majestueusement que
c'était à lui de régaler le conseil, et il ordonna à Georges d'aller
chercher dans ses bagages deux aunes de carotte de Virginie et quatre
bouteilles d'eau-de-vie d'Orléans, qui furent reçues et dégustées avec
une profonde reconnaissance.

Cette collation achevée, et comme il était une heure du matin, Outavari
envoya chacun se coucher à son poste, et resta seul avec le capitaine
Pamphile, afin d'arrêter avec lui le plan de la bataille du lendemain.

Le capitaine Pamphile, convaincu que le premier devoir d'un général est
de prendre une parfaite connaissance des localités sur lesquelles il
doit opérer, et n'ayant aucun espoir de se procurer une carte du pays,
invita Outavari à le conduire sur le point le plus élevé des environs,
la lune jetant une lumière assez vive pour que l'on pût distinguer les
objets avec autant de lucidité que par un crépuscule d'occident.
Justement, une petite colline s'élevait sur la lisière de la forêt, à
laquelle était appuyée l'aile droite des Petits-Namaquois. Outavari fit
signe au capitaine Pamphile de le suivre en silence, et, marchant le
premier, il le conduisit par des chemins où tantôt ils étaient obligés
de bondir comme des tigres, tantôt forcés de ramper comme des serpents.
Heureusement que le capitaine Pamphile avait passé, dans le courant de
sa vie, par bien d'autres difficultés, tant dans les marais que dans les
forêts vierges de l'Amérique; de sorte qu'il bondit et rampa si bien,
qu'au bout d'une demi-heure de marche, il était arrivé avec son guide au
sommet de la colline.

Là, si habitué que fût le capitaine Pamphile aux grands spectacles de la
nature, il ne put s'empêcher de s'arrêter un instant et de contempler
avec admiration celui qui se déroulait sous ses yeux. La forêt formait
un immense demi-cercle dans lequel était enfermé le reste des deux
peuples: c'était une masse noire qui projetait son ombre sur les deux
camps, et dans laquelle l'oeil eût cherché en vain à pénétrer, tandis
qu'au delà de cette ombre, réunissant un bout du demi-cercle à l'autre,
et formant la corde de l'arc, la rivière orange brillait comme un
ruisseau d'argent liquide, en même temps qu'au fond le paysage se
perdait dans cet horizon sans bornes visibles et au delà duquel s'étend
le pays des Grands-Namaquois.

Toute cette immense étendue, qui conservait, même pendant la nuit, ses
teintes chaudes et tranchées, était éclairée par cette lune brillante
des tropiques, qui seule sait ce qui se passe au milieu des grandes
solitudes du continent africain; de temps en temps, le silence était
troublé par les rugissements des hyènes et des chacals qui suivaient les
deux armées, et au-dessus desquels s'élevait, comme le roulement du
tonnerre, le rauquement lointain de quelque lion. Alors tout se taisait,
comme si l'univers eût reconnu la voix du maître, depuis le chant du
bengali qui racontait ses amours, balancé dans le calice d'une fleur,
jusqu'au sifflement du serpent qui, dressé sur sa queue, appelait sa
femelle en élevant sa tête bleuâtre au-dessus de la bruyère; puis le
lion se taisait à son tour, et tous les bruits divers qui lui avaient
cédé l'espace s'emparaient de nouveau de la solitude et de la nuit.

Le capitaine Pamphile resta un instant, comme nous l'avons dit, sous le
poids de l'impression que devait produire un pareil spectacle; mais,
comme on le sait, le digne marin n'était pas homme à se laisser
longtemps détourner par des influences bucoliques d'une affaire aussi
sérieuse que celle qui l'avait amené là. Sa seconde pensée le reporta
donc de plein saut au milieu de ses intérêts matériels; alors il vit, de
l'autre côté d'un petit ruisseau qui s'échappait de la forêt et allait
se jeter dans l'orange, toute l'armée des Cafres campée et endormie,
sous la garde de quelques hommes qu'à leur immobilité on eût pris pour
des statues: comme les Petits-Namaquois, ils paraissaient être décidés à
livrer la bataille le lendemain, et attendaient de pied ferme leurs
ennemis.

D'un coup d'oeil, le capitaine Pamphile eut mesuré leur position et
calculé les chances d'une surprise; et, comme son plan était
suffisamment arrêté, il fit signe à son compagnon qu'il était temps de
regagner le camp; ce qu'ils firent avec les mêmes précautions qu'ils
l'avaient quitté.

À peine de retour, le capitaine réveilla ses hommes, en prit douze avec
lui, en laissa huit à Outavari, et, accompagné d'une centaine de
Petits-Namaquois, auxquels leur chef ordonna de suivre le capitaine
blanc, il s'enfonça dans la forêt, fit un grand détour circulaire, et
vint s'embusquer, avec sa troupe, sur la lisière de la forêt qui
longeait le camp des Cafres.

Arrivé là, il plaça quelques-uns de ses matelots de distance en
distance, de manière à ce qu'entre deux marins il y eût dix ou douze
Namaquois; puis il fit coucher tout le monde et attendit l'événement.

L'événement ne se fit pas attendre: au point du jour, de grands cris
annoncèrent au capitaine Pamphile et à sa troupe que les deux armées en
venaient aux mains. Bientôt une fusillade activement nourrie se mêla à
ces clameurs; aux même instant, toute l'armée ennemie fit volte-face
dans le plus grand désordre, et essaya de regagner la forêt. C'était ce
qu'attendait le capitaine Pamphile, qui n'eut qu'à se montrer, lui et
ses hommes, pour compléter la défaite.

Les malheureux Cafres, cernés en tête et en queue, enfermés, d'un côté,
par la rivière, et, de l'autre, par la forêt, n'essayèrent même plus de
fuir: ils tombèrent à genoux, croyant que leur dernière heure était
arrivée, et, en effet, pas un seul n'en eût probablement réchappé, à la
manière dont y allaient les Petits-Namaquois, si le capitaine Pamphile
n'avait rappelé à Outavari que ce n'étaient point là leurs conventions.
Le chef interposa son autorité, et, au lieu de frapper de la massue et
du couteau, les vainqueurs se contentèrent de lier les mains et les
pieds aux vaincus; puis, cette opération terminée, on ramassa, non pas
les morts, mais les vivants. On donna du jeu à la corde qui leur
entravait les jambes, et on les fit, de gré ou de force, marcher vers la
capitale des Petits-Namaquois. Quant à ceux qui s'étaient échappés, on
ne s'en inquiéta pas davantage, leur nombre étant trop faible pour
causer désormais la moindre inquiétude.

Comme cette grande et dernière victoire était due à l'intervention du
capitaine Pamphile, il eut tous les honneurs du triomphe. Les femmes
vinrent au-devant de lui avec des guirlandes. Les jeunes filles
effeuillèrent des roses sous ses pas. Les vieillards lui décernèrent le
titre de Lion blanc, et tous ensemble lui donnèrent un grand repas;
puis, ces réjouissances terminées, le capitaine, après avoir remercié
les Petits-Namaquois de leur hospitalité, déclara que le temps qu'il
pouvait accorder aux plaisirs était écoulé, et qu'il fallait maintenant
revenir aux affaires; en conséquence, il pria Outavari de lui faire
délivrer ses prisonniers. Celui-ci reconnut la justesse de cette
prétention, et le conduisit dans le grand hangar où on les avait
entassés, le jour même de leur arrivée, et où on les avait oubliés
depuis ce moment: or, trois jours s'étaient écoulés; les uns étaient
morts de leurs blessures, les autres de faim, quelques-uns de chaud; si
bien qu'il était temps, comme on le voit, que le capitaine Pamphile
pensât à sa marchandise, car elle commençait à s'avarier.

Le capitaine Pamphile parcourut les rangs des prisonniers, accompagné du
docteur, touchant lui-même les malades, examinant les blessures,
assistant au pansement, séparant les mauvais des bons, comme fera l'ange
au jour du jugement dernier; puis, cette visite faite, il passa au
recensement: il restait deux cent trente nègres en excellent état.

Et ceux-là, on pouvait le dire, c'étaient des hommes éprouvés: ils
avaient résisté au combat, à la marche et à la faim. On pouvait les
vendre et les acheter de confiance, il n'y avait plus de déchet à
craindre: aussi le capitaine fut si content de son marché, qu'il fit
cadeau à Outavari d'une pipe d'eau-de-vie et de douze aunes de tabac en
carotte. En échange de cette civilité, le chef des Petits-Namaquois lui
prêta huit grandes barques pour conduire tous ses prisonniers; et,
montant lui-même avec sa famille et les plus grands de son royaume dans
la chaloupe du capitaine, il voulut l'accompagner jusqu'à son bâtiment.

Le capitaine fut reçu par les matelots restés à bord avec une joie qui
donna au chef des Petits-Namaquois une haute idée de l'amour
qu'inspirait le digne marin à ses subordonnés; puis, comme le capitaine
était, avant tout, un homme d'ordre, qu'aucune émotion ne pouvait
distraire de ses devoirs, il laissa le docteur et Double-Bouche faire
les honneurs de la Roxelane à ses hôtes, et descendit avec les
charpentiers dans la cale.

C'est que là se présentait une grave difficulté qui ne demandait rien
moins que l'intelligence du capitaine Pamphile pour être résolue. En
partant du Havre, le capitaine avait compté sur un échange; or, les
objets échangés prenaient tout naturellement la place les uns des
autres. Mais voilà que, par un concours de circonstances inattendues,
non seulement le capitaine Pamphile emportait, mais encore rapportait.
Il s'agissait donc de trouver le moyen de loger en plus, dans un navire
déjà passablement chargé, deux cent trente nègres.

Heureusement que c'était des hommes; si c'eût été des marchandises, la
chose était physiquement impossible; mais c'est une si admirable machine
que la machine humaine, elle est douée d'articulations si flexibles,
elle se tient si facilement sur les pieds ou sur la tête, sur le côté
droit ou sur le côté gauche, sur le ventre ou sur le dos, qu'il faudrait
être bien maladroit pour n'en pas tirer parti; aussi le capitaine
Pamphile eut bientôt trouvé moyen de tout concilier: il fit transporter
ses onze pipes d'eau-de-vie dans la fosse aux lions et dans la soute aux
voiles; car il tenait à ne pas mêler ses marchandises, prétendant avec
raison, ou que les nègres feraient tort à l'eau-de-vie, ou que
l'eau-de-vie ferait tort aux nègres; puis il mesura la longueur de la
cale. Elle avait quatre-vingts pieds: c'était plus qu'il n'en fallait.
Tout homme doit se trouver satisfait lorsqu'il occupe un pied de surface
sur le globe, et, au compte du capitaine Pamphile, chacun aurait encore
une ligne et demie de jeu. Comme on le voit, c'était du luxe, et le
capitaine aurait pu embarquer dix hommes de plus.

Or, le maître charpentier, d'après les ordres du capitaine, procéda de
la manière suivante.

Il établit à tribord et à bâbord une planche de dix pouces de hauteur,
qui formait un angle avec la carène du bâtiment et qui devait servir à
appuyer les pieds; de cette manière et grâce à ce soutien,
soixante-dix-sept nègres pouvaient fort bien tenir adossés de chaque
côté du navire, d'autant plus que, pour les empêcher de rouler les uns
sur les autres, en cas de gros temps, ce qui n'aurait pas manqué
d'arriver, on plaça entre chacun un anneau de fer qui devait servir à
les amarrer. Il est vrai que l'anneau prenait un peu de la place sur
laquelle avait compté le capitaine Pamphile, et qu'au lieu d'avoir une
ligne et demie de trop, chaque homme se trouvait avoir trois lignes de
moins; mais qu'est-ce que trois lignes pour un homme! trois lignes! il
faudrait avoir l'esprit bien mal fait pour chicaner sur trois lignes,
surtout lorsqu'il vous en reste cent quarante-deux.

Même opération avait été établie pour le fond: les nègres, ainsi
disposés sur deux rangs, laissaient vide un espace de douze pieds. Le
capitaine Pamphile fit, au milieu de cet espace, pratiquer une espèce de
lit de camp de la même largeur que les adossoirs; mais, comme il ne
devait y avoir que soixante-seize nègres pour le remplir, chaque homme
gagnait une demi-ligne trois douzièmes: aussi le maître charpentier
appela-t-il très judicieusement le banc du milieu le banc des pachas.

Comme ce banc avait six pieds de longueur, il laissait de chaque côté un
intervalle de trois pieds pour le service et la promenade. C'était,
comme on le voit, plus qu'il n'en fallait; d'ailleurs, le capitaine ne
dissimulait pas qu'en passant deux fois sous les tropiques, le bois
d'ébène ne pouvait pas manquer de jouer un peu, ce qui, malheureusement,
ferait de la place pour les plus difficiles; mais toute spéculation a
ses chances, et un négociant qui est doué de quelque prévoyance doit
toujours compter sur le déchet.

Ces mesures une fois prises, leur exécution regardait le maître
charpentier; aussi, le capitaine Pamphile ayant accompli son devoir en
philanthrope, remonta-t-il sur le pont pour voir comment on y faisait
les honneurs à ses hôtes.

Il trouva Outavari, sa famille et les grands de son royaume à même d'un
magnifique festin présidé par le docteur. Le capitaine prit sa place au
haut bout de la table, certain qu'il était de pouvoir entièrement se
reposer sur l'adresse de son fondé de pouvoirs; en effet, à peine le
repas était-il fini et avait-on reporté dans leur pirogue le chef des
Petits-Namaquois, son auguste famille et les grands de son royaume, que
le maître charpentier vint dire au capitaine Pamphile que tout était
fini à fond de cale, et qu'il pouvait y descendre pour visiter
l'arrimage; ce que fit aussitôt le digne capitaine.

On ne l'avait pas trompé: tout était merveilleusement en ordre, et
chaque nègre, fixé à la membrure de manière à croire qu'il faisait
partie du bâtiment, semblait une momie qui n'attendait plus que l'heure
d'être mise dans son coffre; on avait même sur ceux du fond gagné
quelques pouces, de manière qu'on pouvait circuler autour de l'espèce de
gril gigantesque sur lequel ils étaient étendus, si bien que le
capitaine Pamphile eut un instant l'idée d'ajouter à sa collection le
chef des Petits-Namaquois, son auguste famille et les grands de son
royaume. Heureusement pour Outavari qu'à peine avait-il été reporté dans
la pirogue royale, que ses sujets, qui n'avaient pas dans le Lion blanc
la même confiance que leur roi, avaient profité de la liberté qui leur
était laissée pour ramer de toutes leurs forces; de sorte que, lorsque
le capitaine Pamphile remonta sur le pont avec la mauvaise pensée qui
lui était venue dans la cale, la pirogue disparaissait à un angle de la
rivière orange.

À cette vue, le capitaine Pamphile poussa un soupir: c'était quinze à
vingt mille francs qu'il perdait là par sa faute.




Chapitre XVIII

_Comment le capitaine Pamphile, s'étant défait avantageusement de sa
cargaison de bois d'ébène à la Martinique, et de son alcool aux grandes
Antilles, retrouva son ancien ami le Serpent-Noir cacique des Mosquitos,
et acheta son caciquat pour une demi-pipe d'eau-de-vie._


Après deux mois et demi d'une heureuse traversée pendant laquelle, grâce
aux soins paternels que le capitaine prit de son chargement, il ne
perdit que trente-deux nègres, la Roxelane entra dans le port de la
Martinique.

C'était un excellent moment pour se défaire de sa cargaison; grâce aux
mesures philanthropiques prises d'un commun accord par les gouvernements
civilisés, la traite, exposée aujourd'hui à des dangers ridicules,
laisse manquer les colonies.

La marchandise du capitaine Pamphile était donc en grande hausse
lorsqu'il aborda à Saint-Pierre-Martinique: aussi n'y en eut-il que pour
les plus riches. Il faut avouer aussi que tout ce qu'apportait le
capitaine était de véritables échantillons de choix. Tous ces hommes
pris sur un champ de bataille étaient les plus braves et les plus
robustes de leur nation; puis ils n'avaient pas la face stupide et
l'apathie animale des nègres du Congo; leurs relations avec le Cap les
avait presque civilisés; ce n'étaient que des demi sauvages.

Aussi le capitaine les vendit-il mille piastres l'un dans l'autre, ce
qui lui fit un total de neuf cent quatre-vingt-dix mille francs; or, en
sa qualité de capitaine, comme il avait moitié part, il encaissa à lui
seul, tous frais prélevés, quatre cent vingt-deux mille francs; ce qui,
comme on le voit, était un assez joli denier.

Puis une circonstance inattendue donna encore moyen au capitaine
Pamphile de tirer avantageusement parti d'une autre portion de son
chargement. Au lieu de cinquante pipes d'eau-de-vie qu'elle attendait de
la maison Ignace Nicolas Pelonge, d'Orléans, la maison Jackson et
compagnie, de New-York, n'en ayant reçu que trente-huit, elle avait été,
malgré sa fidélité ordinaire à remplir ses engagements, forcée de
manquer de parole à quelques-unes de ses pratiques. Or, le capitaine
Pamphile apprit, à Saint-Pierre, que les grandes Antilles manquaient
entièrement d'alcool, et, comme il lui restait, si l'on se souvient,
onze pipes trois quarts de cette liqueur dont il n'avait pas trouvé
l'emploi, il résolut de faire voile pour la Jamaïque.

On n'avait pas trompé le capitaine Pamphile; les Jamaïquois tiraient
effroyablement la langue à l'endroit de l'eau-de-vie, dont ils
manquaient depuis trois mois; aussi le digne capitaine fut-il reçu comme
une véritable providence. Or, comme on ne marchande pas avec la
providence, le capitaine vendit ses pipes sur le pied de vingt francs la
bouteille; ce qui ajouta à son premier dividende de quatre cent
vingt-deux mille francs une nouvelle part de cinquante mille livres,
laquelle additionnée au-dessous de la première, donna un total de quatre
cent soixante et douze mille francs; aussi le capitaine Pamphile, qui,
jusque-là, n'avait jamais désiré que _l'aurea mediocritas_ d'Horace,
résolut-il de mettre immédiatement à la voile pour Marseille, où, en
réunissant tous les fonds qu'il avait épars sur les différentes parties
du globe, il pouvait réaliser une petite fortune de soixante et quinze à
quatre-vingt mille livres de rente.

L'homme propose et Dieu dispose. À peine le capitaine Pamphile était-il
sorti de la baie de Kinston, qu'un coup de vent le poussa vers la côte
des Mosquitos, située au fond du golfe du Mexique, entre la baie de
Honduras et la rivière Saint-Jean.

Or, comme la Roxelane avait subi quelques avaries et qu'elle avait
besoin d'un mât de perroquet et d'un boute-hors de clinfoc, le capitaine
résolut de descendre à terre, quoique les naturels du pays fussent
accourus en foule sur le rivage, et que quelques-uns, armés de fusils,
parussent disposés à faire résistance: aussi, ayant fait appareiller la
chaloupe, et ordonné qu'on y transportât à tout hasard une petite
caronade de douze qui avait son pivot sur l'avant, il y descendit avec
vingt hommes, et, sans s'inquiéter des démonstrations hostiles des
indigènes, il rama vigoureusement vers la côte, résolu à se procurer un
mât de perroquet et un boute-hors de clinfoc, à quelque prix que ce fût.

Le capitaine avait calculé juste en comptant sur cette démonstration
franche et précise de sa volonté; car, à mesure qu'il avançait vers le
rivage, les naturels, qui pouvaient parfaitement distinguer à l'oeil nu
les dispositions guerrières du capitaine, reculaient dans l'intérieur
des terres, au fond desquelles on apercevait quelques chétives cabanes,
dont la plus haute était surmontée d'un drapeau trop éloigné pour qu'on
pût en reconnaître les armes. Il en résulta qu'au moment où le capitaine
aborda, les deux troupes, toujours séparées par le même espace, se
trouvaient à mille pas, à peu près, l'une de l'autre, distance à
laquelle il était difficile de se parler autrement que par signes; c'est
ce que fit, au reste, immédiatement le capitaine Pamphile, qui, à peine
débarqué, planta en terre un bâton au bout duquel flottait une serviette
blanche; ce qui, dans tous les pays du monde, veut dire qu'on se
présente avec des dispositions amies.

Ce signal fut sans doute compris des Mosquitos; car, à peine
l'eurent-ils aperçu, que celui qui paraissait leur chef, et qui, en
cette qualité, était revêtu d'un vieil habit d'uniforme, qu'il portait
sans chemise et sans pantalon, probablement à cause de la chaleur,
déposa à terre son fusil, son tomahawk et son poignard, et, élevant les
deux mains en l'air pour indiquer qu'il était sans armes, s'avança vers
le rivage. Cette démonstration apparut à l'instant même au capitaine
dans toute sa clarté; car, ne voulant pas rester en arrière, il déposa
de son côté son fusil, son sabre et ses pistolets sur le rivage, éleva
les mains en l'air à son tour, et s'avança vers le sauvage avec la même
confiance que celui-ci montrait.

Arrivé à cinquante pas du chef des mosquitos le capitaine Pamphile
s'arrêta pour le regarder avec une plus grande attention; il lui
semblait que cette figure ne lui était pas inconnue, et que ce n'était
pas la première fois qu'il avait l'honneur de la contempler. De son
côté, le sauvage semblait faire des réflexions à peu près pareilles, et
le capitaine paraissait éveiller aussi dans sa mémoire quelques
souvenirs confus et incertains; enfin, comme ils ne pouvaient se
regarder éternellement, ils se remirent en route; puis, arrivés à dix
pas l'un de l'autre, ils s'arrêtèrent de nouveau en poussant chacun une
exclamation de surprise.

--Heng! dit gravement le Mosquitos.

--Sacredié! s'écria en riant le capitaine.

--Le Serpent-Noir est un grand chef! continua le Huron.

--Pamphile est un grand capitaine! reprit le marin.

--Que vient chercher le capitaine Pamphile sur les terres du
Serpent-Noir?

--Deux misérables baguettes de saule, l'une pour faire un mât de
perroquet et l'autre pour faire un boute-hors de clinfoc.

--Et que donnera en échange le capitaine Pamphile au Serpent-Noir?

--Une bouteille d'eau-de-feu.

--Le capitaine Pamphile est le bien venu, dit le Huron après un moment
de silence en tendant la main en signe d'adhésion.

Le capitaine prit la main du chef et la lui serra de manière à la lui
broyer en signe que c'était un marché fait. Le Serpent-Noir supporta la
torture en véritable Indien, le calme dans les yeux et le sourire sur
les lèvres; ce que voyant les marins d'un côté et les Mosquitos de
l'autre, ils poussèrent trois grandes exclamations en signe de joie.

--Et quand le capitaine Pamphile donnera-t-il l'eau-de-feu? demanda le
Huron en dégageant ses doigts.

--À l'instant même, répondit le marin.

--Pamphile est un grand capitaine, dit le Huron en s'inclinant.

--Le Serpent-Noir est un grand chef, répondit le marin en lui rendant
son salut.

Puis tous deux, se tournant le dos avec la même gravité, retournèrent
d'un pas égal chacun vers sa troupe, afin de lui rendre compte de ce qui
s'était passé.

Une heure après, le Serpent-Noir tenait la bouteille d'eau-de-feu. Le
même soir, le capitaine Pamphile avait avisé deux palmiers qui faisaient
justement son affaire.

Cependant, comme le maître charpentier demandait huit jours pour mettre
son mâtereau et son boute-hors en état, le capitaine, jugeant que la
bonne intelligence pouvait être interrompue pendant cet intervalle entre
son équipage et les indigènes, fit tirer sur le rivage une ligne que ne
pouvaient sous aucun prétexte dépasser les matelots. Le Serpent-Noir, de
son côté, fixa aussi certaines limites que ses gens reçurent l'ordre de
ne point franchir, puis, au milieu de l'espace qui séparait les deux
camps, on dressa une tente qui devait servir de salon de conférence aux
deux chefs, lorsque leurs affaires respectives exigeraient qu'ils
s'abouchassent.

Le lendemain, le Serpent-Noir s'achemina vers la tente, le calumet à la
main. Le capitaine Pamphile, voyant les dispositions pacifiques du chef
des Mosquitos, s'avança de son côté, le brûle-gueule à la bouche.

Le Serpent-Noir avait avalé sa bouteille d'eau-de-feu, et il en désirait
une autre. Le capitaine Pamphile, sans être autrement curieux, n'était
point fâché d'apprendre comment il retrouvait à l'isthme de Panama, et
chef des Mosquitos, un homme qu'il avait quitté sur le fleuve
Saint-Laurent, et chef des Hurons.

Or, comme tous deux étaient disposés à faire quelques concessions pour
obtenir ce qu'ils désiraient, ils s'abordèrent ainsi que deux amis
enchantés de se revoir; puis, comme preuve de fraternité complète, le
Serpent-Noir prit le brûle-gueule du capitaine Pamphile, le capitaine
Pamphile le calumet du Serpent-Noir, et tous deux se poussèrent
gravement des bouffées de fumée au visage; puis, après un instant de
silence:

--Le tabac de mon frère le visage pâle est bien fort, dit le
Serpent-Noir.

--Ce qui veut dire que mon frère la peau rouge désire se rafraîchir la
bouche avec de l'eau-de-feu, répondit le capitaine Pamphile.

--L'eau-de-feu est le lait des Hurons, reprit le chef avec une dignité
méprisante qui prouvait qu'il sentait, de ce côté-là, toute sa
supériorité sur les Européens.

--Que mon frère boive donc, dit le capitaine Pamphile en tirant une
gourde de sa poche, et, quand le biberon sera vide, on le remplira.

Le Serpent-Noir prit la gourde, la porta à sa bouche, et, de la première
gorgée, en but à peu près le tiers.

Le capitaine la prit ensuite, la secoua pour en calculer à peu près le
déficit, et, la portant à ses lèvres, il lui donna une accolade qui ne
le cédait en rien à celle de son convive. Celui-ci voulut la reprendre à
son tour.

--Un instant, dit le capitaine en plaçant entre ses jambes la gourde
vide aux deux tiers; causons un peu de ce qui s'est passé depuis que
nous nous sommes vus.

--Que désire savoir mon frère? demanda le chef.

--Ton frère désire savoir, reprit le capitaine Pamphile, si tu es venu
ici par mer ou par terre.

--Par mer, répondit laconiquement le Huron.

--Et qui t'y a conduit?

--Le chef des habits rouges.

--Que le Serpent-Noir délie sa langue et raconte son histoire à son
frère le visage pâle, reprit le capitaine Pamphile en présentant de
nouveau la gourde au Huron, qui la vida d'un trait.

--Mon frère écoute-t-il? demanda le chef, dont les yeux commençaient à
s'animer.

--Il écoute, répondit le capitaine employant pour la réponse le même
laconisme qui avait dicté la demande.

--Quand mon frère m'eut quitté au milieu de la tempête, dit le chef, le
Serpent-Noir continua de remonter le fleuve aux grandes eaux, non plus
dans sa barque, qui était brisée, mais en suivant à pied les rives. Il
marcha ainsi cinq jours encore, et il se trouva sur les bords du lac
Ontario; puis, le traversant à York, il eut bientôt gagné le lac Huron,
où était son wigwam; mais, en son absence, de grands événements étaient
arrivés.

«Les Anglais, à force de repousser devant eux les peaux rouges, étaient
parvenus peu à peu jusqu'aux bords du lac Supérieur: le Serpent-Noir
trouva son village habité par des visages pâles et sa place prise par
des étrangers au foyer de ses ancêtres.

«Alors il se retira dans les montagnes où l'Otalawa prend sa source, et
appela ses jeunes guerriers: ils déterrèrent le tomahawk et accoururent
autour de lui, aussi nombreux que l'étaient les élans et les daims avant
que les visages pâles eussent paru aux sources de la Delawarre et du
Susquehennah. Alors les visages pâles eurent peur, et ils envoyèrent au
nom du gouverneur une ambassade au Serpent-Noir. On lui offrait six
fusils, deux barils de poudre et cinquante bouteilles d'eau-de-feu, s'il
voulait vendre le toit de ses pères et le champ de ses aïeux; et en
échange de ce toit et de ces champs, on lui donnait la terre des
Mosquitos, qui venait d'être cédée par la république de Guatimala aux
visages pâles. Le Serpent-Noir résista longtemps, quelque tentantes que
fussent ces offres; mais il eut le malheur de goûter à l'eau-de-feu, et
dès lors tout fut perdu: il consentit au traité et l'échange fut fait.
Le Serpent-Noir jeta une pierre derrière son dos, en disant:

«--Que le Manitou me jette loin de lui comme je fais de cette pierre, si
jamais je remets le pied dans les forêts, dans les prairies ou sur les
montagnes qui s'étendent du lac Érié à la mer d'Hudson, et du lac
Ontario au lac Supérieur.

«Aussitôt on le conduisit à Philadelphie, on le fit monter sur un
vaisseau et on le transporta à Mosquitos; alors le Serpent-Noir et les
jeunes guerriers qui l'avaient accompagné bâtirent les huttes que mon
frère peut voir d'ici. Lorsqu'elles furent achevées, le chef des visages
pâles planta sur la plus grande le drapeau de l'Angleterre, et remonta
sur son vaisseau, en laissant au Serpent-Noir un papier écrit dans une
langue inconnue.»

À ces mots, le Serpent-Noir tira en soupirant un parchemin de sa
poitrine et le déroula devant les yeux du capitaine Pamphile: c'était
l'acte de cession qui lui était fait de tous les terrains situés entre
la baie de Honduras et le lac de Nicaragua, sous la protection de
l'Angleterre, et avec le titre de cacique des Mosquitos.

Le gouvernement britannique se réservait la faculté de faire bâtir un ou
plusieurs forts, en tels endroits qu'il lui plairait de choisir, sur les
terres du caciquat.

L'Angleterre est la nation de prévoyance par excellence: présumant qu'un
jour ou l'autre on percerait l'isthme de Panama, soit à Chiapa, soit à
Carthago, elle avait rêvé d'avance entre l'océan Atlantique et l'océan
Boréal un Gibraltar américain.

En lisant cet acte, il vint au capitaine Pamphile une singulière idée;
il avait spéculé sur tout, thé, indigo, café, morue, singes, ours,
eau-de-vie et Cafres; il lui restait à acheter un royaume.

Seulement, celui-là lui coûta plus cher qu'il ne s'y était attendu
d'abord, non pas à cause de la mer poissonneuse qui en baignait les
côtes, non point à cause des hauts cocotiers qui en ombrageaient le
rivage, non point encore à cause des vastes forêts qui couvraient la
chaîne de montagnes qui coupe l'isthme en deux et sépare les Guatimalais
des Mosquitos: non, tout cela était assez indifférent au Serpent-Noir;
mais, en revanche, il tenait énormément au cachet rouge qui décorait le
bas de son parchemin. Malheureusement, il n'y avait pas d'acte sans
cachet, car ce cachet était celui de la chancellerie de Londres.

Le cachet coûta au capitaine cent cinquante bouteilles d'eau-de-feu;
mais il eut le parchemin par-dessus le marché.




Chapitre XIX

_Comment le cacique des Mosquitos donna une constitution à son peuple,
pour se faciliter un emprunt de douze millions._


Quatre mois environ après les événements que nous venons de raconter, un
joli brick, portant un pavillon tiercé en fasce de sinople, d'argent et
d'azur, abaissé au-dessous du pavillon royal d'Angleterre, qui se
déployait fièrement au-dessus de lui en signe de suzeraineté, saluait de
vingt coups de canon la forteresse de Portsmouth, qui lui rendait sa
politesse par un nombre de coups égal!

C'était le Soliman, navire fin voilier, détaché de la nombreuse marine
militaire du cacique des Mosquitos, et qui amenait à Londres et à
Édimbourg les consuls de Son Altesse, lesquels venaient, munis de l'acte
de cession fait par le gouvernement anglais à leur maître, se faire
reconnaître de Sa Majesté Guillaume IV.

La curiosité avait été grande dès qu'on avait signalé dans la rade de
Portsmouth un pavillon inconnu; mais cette curiosité augmenta encore
lorsque l'on sut quels importants personnages il annonçait. Chacun se
précipita aussitôt sur le port pour voir descendre les deux illustres
envoyés du nouveau souverain que la Grande-Bretagne venait de ranger au
nombre de ses vassaux. Il semblait aux Anglais, si avides de choses
nouvelles, que les deux consuls devaient avoir quelque chose d'étrange,
et qui sentit l'état sauvage dont allait les tirer le bienfaisant
patronage de l'Angleterre. Mais, sur ce point, les prévisions des
curieux furent complètement trompées: la chaloupe mit à terre deux
hommes, dont l'un, déjà âgé de cinquante à cinquante-cinq ans, court,
replet et haut en couleur, était le consul d'Angleterre; l'autre, âgé de
vingt-deux à vingt-trois ans, grand et sec, était le consul d'Édimbourg;
tous deux étaient revêtus d'un uniforme de fantaisie qui tenait le
milieu entre le costume militaire et l'habit civil. Au reste, leur teint
bruni par le soleil, leur accent méridional fortement accentué,
indiquaient du premier coup, à l'oeil et à l'oreille, des enfants de
l'équateur.

Les nouveaux débarqués s'informèrent de la demeure du commandant de
place, auquel ils firent leur visite, qui dura une heure, à peu près;
puis ils retournèrent à bord du Soliman, toujours accompagnés de la même
affluence. Le même soir, le bâtiment remit à la voile, et, huit jours
après, on apprit par le Times, le Standard et le Sun leur heureuse
arrivée à Londres, où ils avaient produit, disaient ces journaux, une
grande sensation. Cela ne surprit point le gouverneur de Portsmouth, qui
avait été étonné, disait-il à qui voulait l'entendre, de l'instruction
variée des deux envoyés du cacique des Mosquitos, qui tous deux
parlaient un français fort passable, et dont l'un, le consul
d'Angleterre, possédait d'excellentes idées commerciales et même une
légère teinte de médecine, tandis que l'autre, le consul d'Édimbourg,
brillait surtout par un esprit très vif et une connaissance approfondie
de la science culinaire des différents peuples du monde, que, tout jeune
qu'il était, ses parents lui avaient fait parcourir, dans la prévision,
sans doute, des hautes charges auxquelles la Providence l'avait appelé.

Les deux consuls mosquitos avaient eu le même succès auprès des
autorités de Londres qu'auprès du gouverneur de Portsmouth. Les
ministres auxquels ils s'étaient présentés avaient remarqué en eux, il
est vrai, une ignorance complète des usages du monde; mais cette absence
de fashion, qu'on ne pouvait consciencieusement pas exiger d'hommes nés
sous le 10e degré de latitude, était bien rachetée par les connaissances
diverses qu'ils possédaient, et qui sont quelques fois parfaitement
étrangères aux agents des nations les plus civilisées.

Par exemple, le lord chancelier étant revenu, un soir, très enroué d'une
séance de la chambre basse, où il avait été obligé de discuter contre
O'Connell un nouveau projet d'impôts sur l'Irlande, le consul de
Londres, qui se trouvait là par hasard à son retour, demanda à milady un
jaune d'oeuf, un citron, un petit verre de rhum et quelques clous de
girofle, prépara de ses propres mains une boisson agréable au goût et
fort en usage, dit-il, à Comayagua pour ces sortes d'indispositions,
boisson qu'ayant avalé de confiance le lord chancelier, il se trouva
radicalement guéri le lendemain. Cette aventure fit, du reste, tant de
bruit dans le monde diplomatique, que, depuis ce temps, on n'appelle
plus le consul de Londres que le docteur.

Une autre chose, non moins extraordinaire, arriva à M. le consul
d'Édimbourg, sir Édouard Twomouth. Un jour que l'on causait chez le
ministre de l'instruction publique des différents mets des différentes
nations, sir Édouard Twomouth déploya une si vaste connaissance de la
matière, depuis la carrick à l'indienne, fort en usage à Calcutta,
jusqu'au pâté de bosse de bison, si généralement apprécié à
Philadelphie, qu'il en fit venir l'eau à la bouche à toute l'honorable
assemblée; ce que voyant le consul, il offrit avec une obligeance sans
égale à M. le ministre de l'instruction publique de diriger un de ces
prochains dîners dans lequel on ne servirait aux convives que des plats
parfaitement inconnus en Europe. Le ministre de l'instruction publique,
confus de tant de bonté, refusa longtemps d'accepter une pareille offre;
mais sir Édouard Twomouth insista de telle façon et avec une si grande
franchise, que Son Excellence finit par céder et invita tous ses
collègues à cette solennité culinaire. En effet, au jour dit, le consul
d'Édimbourg, qui avait donné la surveille à ses ordres pour les achats,
arriva dès le matin, et, sans morgue, sans fierté, descendant à la
cuisine, il se mit en chemise, au milieu des cuisiniers et des
marmitons, qu'il dirigea comme s'il n'avait pas fait autre chose de
toute sa vie. Puis, une demi-heure avant le dîner, il détacha la
serviette qu'il avait nouée autour de ses reins, reprit son habit de
consul, et, avec la simplicité du mérite réel, il entra au salon avec la
même tranquillité que s'il descendait de son équipage.

C'est ce dîner, lequel fit révolution dans le cabinet anglais, qui fut
comparé au festin de Balthasar par le Constitutionnel, dans un article
foudroyant intitulé Perfide Albion.

Aussi, sir Édouard Twomouth souleva-t-il les plus vifs regrets dans le
club gastronomique de Piccadilly, lorsque, impérieusement appelé par son
devoir, il fut forcé de quitter Londres pour Édimbourg. Le docteur resta
donc seul à Londres. Au bout de quelque temps, il notifia au corps
diplomatique l'arrivée prochaine de son auguste maître, Son Altesse don
Gusman y Pamphilos, ce qui produisit une grande sensation dans le monde
aristocratique.

En effet, un matin, on signala un bâtiment étranger qui remontait la
Tamise, portant à sa corne le pavillon mosquitos, et, à son mât
d'artimon, l'étendard de la Grande-Bretagne; c'était le brick le
Mosquitos, du même port et de la même force que le Soliman, mais tout
éclatant de dorures, et, le même jour, il mouilla dans les Docks. Il
amenait à Londres Son Altesse le cacique en personne.

Si l'affluence avait été déjà considérable au débarquement des consuls,
on comprend ce qu'elle dut être au débarquement du maître. Londres tout
entier était dans ses rues, et ce fut à grand-peine si le corps
diplomatique parvint à se faire place, tant la foule était pressée, pour
venir recevoir le nouveau souverain.

C'était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, chez lequel on
reconnut à l'instant même le véritable type mexicain, avec ses yeux
vifs, son teint hâlé, ses favoris noirs, son nez aquilin et ses dents de
chacal. Il était vêtu d'un habit de général mosquitos, et portait pour
tout ornement la plaque de son ordre; il parlait passablement l'anglais,
mais avec un accent provençal très prononcé. Cela tenait à ce que le
français était la première langue qu'il eût apprise, et qu'il l'avait
apprise d'un maître marseillais; au reste, il répondit aux compliments
avec aisance, parla à chaque ministre et à chaque chargé d'affaires dans
sa langue: Son Altesse le cacique étant polyglotte au premier degré.

Le lendemain, Son Altesse fut reçue par Sa Majesté Guillaume IV.

Huit jours après, les murs de Londres se tapissèrent de lithographies
représentant les différents uniformes de l'armée de terre et de mer du
cacique des Mosquitos; puis de paysages représentant la baie de Carthago
et le cap Garcias à Dios, à l'endroit où la rivière d'or se jette à la
mer.

Enfin parut une vue exacte de la place publique de la ville capitale,
avec le palais du cacique au fond, le théâtre sur un côté et la bourse
sur l'autre.

Tous les soldats étaient gras et bien portants, et l'on expliquait ce
phénomène par une note placée au bas des gravures et qui indiquait la
paye que recevait chaque militaire; c'était trois francs par jour pour
les simples soldats, cinq francs pour les caporaux, huit francs pour les
sergents, quinze francs pour les sous-officiers, vingt-cinq francs pour
les lieutenants et cinquante francs pour les capitaines. Quant à la
cavalerie, elle touchait double paye, parce qu'elle était obligée de
nourrir ses chevaux; cette magnificence, qu'on eût traitée de
prodigalité à Londres et à Paris, était toute simple à Mosquitos, l'or
roulant dans les fleuves et germant littéralement sous terre; de sorte
qu'on n'avait qu'à se baisser et à le prendre.

Quant aux paysages, c'étaient bien les plus riches points de vue qui se
pussent voir: l'ancienne Sicile qui nourrissait Rome et l'Italie du
superflu de ses douze millions d'habitants n'était qu'un désert auprès
des plaines de Panamakas, de Caribania et de Tinto; c'étaient des champs
de maïs, de riz, de cannes à sucre et de café, au milieu desquels les
chemins étaient à peine tracés pour la circulation des exploitants;
toutes ces terres rapportaient naturellement, et sans que l'homme s'en
occupât le moins du monde. Cependant les naturels les labouraient, parce
qu'il arrivait souvent qu'avec le soc de leur charrue, ils découvraient
des lingots d'or de deux ou trois livres, et des diamants de trente à
trente-cinq carats.

Enfin, autant qu'on pouvait en juger par les trois magnifiques palais
qui s'élevaient sur la place principale des Mosquitos, la ville était
bâtie dans un style mélangé, qui participait à la fois de l'antique
simplicité grecque, de la capricieuse ornementation du moyen âge et de
la noble impuissance moderne; ainsi le palais du cacique était fait sur
le modèle du Parthénon, le théâtre avait une façade dans le goût de
celle du dôme de Milan, et la bourse ressemblant à l'église Notre-Dame
de Lorette. Quant à la population, elle était vêtue d'habits
magnifiques, tout resplendissants d'or et de pierreries. Des négresses
suivaient les femmes avec des parasols de plumes de toucan et de
colibri; les laquais faisaient l'aumône avec des pièces d'or, et il y
avait dans un coin du tableau un pauvre qui nourrissait son chien avec
des saucisses.

Quinze jours après l'arrivée du cacique à Londres, il n'était bruit,
depuis Dublin jusqu'à Édimbourg, que de l'Eldorado mosquitos; le peuple
s'arrêtait devant ces magnifiques prospectus en telle affluence, que la
baguette du constable devint insuffisante pour dissiper les
attroupements: ce que voyant le cacique, il alla trouver le lord maire,
en le priant de défendre l'exposition d'aucune gravure ou gouache
représentant quoi que ce soit de son royaume. Le lord maire, qui,
jusqu'à présent, ne l'avait pas fait dans la seule crainte de désobliger
Son Altesse don Gusman y Pamphilos, ordonna, le jour même, la saisie des
objets désignés chez tous les marchands de gravures; mais, s'ils étaient
loin de la vue, ils n'étaient pas hors de la mémoire, et, le lendemain
de cette exécution sans exemple dans un pays aussi libre que l'est la
Grande-Bretagne, plus de cinquante personnes se présentèrent chez le
consul, déclarant qu'elles étaient prêtes à émigrer, si les
renseignements qu'elles venaient chercher étaient en harmonie avec ce
qu'elles attendaient.

Le consul leur répondit qu'il y avait aussi loin de l'idée qu'elles
avaient pu prendre de cette bienheureuse terre, à ce qu'elle était en
effet, qu'il y a loin de la nuit au jour et de la tempête au beau temps;
que la lithographie était, comme chacun sait, un moyen très impuissant
de traduire la nature, puisqu'elle n'avait qu'un ton gris et terne pour
rendre non seulement toutes les couleurs, mais encore les milliers de
nuances qui font le charme et l'harmonie de la création; que, par
exemple, les oiseaux qui voltigeaient dans les paysages et qui avaient
sur ceux de l'Europe l'avantage inappréciable de se nourrir d'insectes
malfaisants, et de ne pas sentir le grain, semblaient tous sous les
crayons du lithographe des moineaux francs ou des alouettes, tandis
qu'ils brillaient en réalité de couleurs si fraîches et si vives, qu'ils
semblaient des rubis animés et des topazes vivantes; que, d'ailleurs,
s'ils voulaient se donner la peine de passer dans son cabinet, il leur
montrerait ces mêmes oiseaux, qu'ils reconnaîtraient, non pas à leur
plumage, mais à la forme de leur bec et à la longueur de leur queue, et
qu'en les comparant à l'ignoble ressemblance que le peintre avait cru
atteindre, ils pourraient juger de tout le reste sur un seul
échantillon.

Les braves gens entrèrent dans le cabinet, et, comme le docteur, grand
amateur d'histoire naturelle, avait, dans ses différentes courses, réuni
une collection précieuse de toutes les fleurs volantes qu'on appelle des
colibris, des oiseaux-mouches et des bengalis, ils en sortirent
parfaitement convaincus.

Le lendemain, un bottier se présenta chez le consul et demanda si, à
Mosquitos, les industries étaient libres. Le consul répondit que le
gouvernement y était si paternel, que l'on n'y payait même pas de
patente; ce qui établissait une concurrence qui tournait à la fois au
profit des industriels et des consommateurs, attendu que tous les
peuples environnants venaient s'approvisionner dans la capitale du
caciquat, où ils trouvaient chaque chose tellement au-dessous du cours
de leur paye, que rien que par cette différence ils étaient défrayés et
au delà des dépenses de leur voyage; que les seuls privilèges qui
dussent exister, car ils n'existaient pas encore, et c'était ce qu'il
avait vu en Angleterre qui en avait donné l'idée au cacique, était la
fourniture spéciale de sa personne sérénissime et de sa maison. Le
bottier demanda aussitôt s'il y avait à Mosquitos un bottier de la
couronne. Le consul répondit que beaucoup de demandes avaient été
faites, mais qu'aucune n'avait encore été distinguée; que d'ailleurs, le
cacique comptait soumissionner les charges, ce qui épargnerait toujours
un grand embarras, attendu que cette mesure déjouait toutes les brigues
et tuait la vénalité, ce vice fondamental des gouvernements européens.
Le bottier demanda à quel taux était cotée la charge de bottier de la
couronne. Le docteur consulta ses registres et répondit que la charge de
bottier de la couronne était cotée à deux cent cinquante livres
sterling. Le bottier bondit de joie: c'était pour rien! puis, tirant de
sa poche cinq billets de banque qu'il présenta au consul, il le pria dès
ce moment de le considérer comme seul et unique soumissionnaire, ce qui
était d'autant plus juste qu'il y avait rempli la condition demandée,
c'est-à-dire le paiement comptant et intégral de la soumission. Le
consul trouva la demande si éminemment raisonnable, qu'il n'y répondit
qu'en remplissant un brevet qu'il remit séance tenante au pétitionnaire,
signé de sa main et revêtu du sceau de Son Altesse. Le bottier sortit du
consulat sûr de sa fortune et enchanté d'avoir fait pour l'assurer un si
mince sacrifice.

Dès lors il y eut queue au bureau du consulat; au bottier succéda un
tailleur, au tailleur un pharmacien; au bout de huit jours, chaque
branche de l'industrie, du commerce ou de l'art eut son représentant
breveté. Puis ensuite vinrent les achats de grades et de titres; le
cacique fit des colonels et créa des barons, vendit des titres de
noblesse personnelle et de la noblesse héréditaire. Un monsieur, qui
avait déjà l'Éperon d'or et l'ordre d'Hohenlohe, lui fit même des
propositions pour acheter l'Étoile de l'équateur, qu'il avait fondée
pour récompenser le mérite civil et le courage militaire; mais le
cacique répondit que, sur ce point seulement, il s'écarterait de
l'exemple donné par les gouvernements européens, et qu'il faudrait
gagner sa croix pour l'obtenir. Malgré ce refus, qui lui fit, au reste,
le plus grand honneur dans l'esprit des radicaux anglais, le cacique
encaissa dans son mois une recette de soixante mille livres sterling.

Vers ce temps, et après un dîner à la cour, le cacique se hasarda à
parler d'un emprunt de quatre millions. Le banquier de la couronne, qui
était un juif prêtant de l'argent à tous les souverains, sourit de pitié
à cette demande et répondit au cacique qu'il ne trouverait pas à
emprunter moins de douze millions, toute affaire commerciale au-dessous
de ce chiffre étant abandonnée aux carotteurs et aux courtiers marrons.
Le cacique répondit que ce n'était pas cela qui empêcherait la chose de
se faire, et que, quant à lui, il prendrait aussi bien douze millions
que quatre. Le banquier lui dit alors de passer dans son bureau, et
qu'il y trouverait son commis qui était chargé des emprunts au-dessous
de cinquante millions; qu'il aurait reçu des ordres, et qu'il pourrait
traiter avec ce jeune homme; que, quant à lui, il ne s'occupait que des
spéculations qui dépassaient un milliard.

Le lendemain, le cacique passa au bureau du banquier; tout avait été
préparé comme celui-ci l'avait dit. L'emprunt se faisait à six pour
cent; M. Samuel émettait d'abord tous les fonds; puis il se chargeait
ensuite de trouver des soumissionnaires. Cependant c'était à une
condition sine qua non. Le cacique frémit et demanda quelle était cette
condition. Le commis répondit que cette condition était de donner une
constitution à son peuple.

Le cacique resta étourdi de la demande, non pas qu'il rechignât le moins
du monde sur la constitution; il connaissait la valeur de ces sortes
d'écrits et en aurait donné douze pour mille écus, à plus forte raison
une pour douze millions; mais il ne savait pas que M. Samuel entreprît
la liberté des peuples en partie double: il lui avait même entendu
professer dans son patois, moitié allemand, moitié français, une
profession de foi politique qui était si peu en harmonie avec la demande
qu'il lui faisait faire à cette heure, qu'il ne put s'empêcher d'en
manifester son étonnement au troisième commis.

Celui-ci répondit au cacique que Son Altesse ne s'était point trompée à
l'endroit des opinions de son patron; mais que, dans les gouvernements
absolus, c'était le prince qui répondait des dettes de l'État, tandis
que, dans les gouvernements constitutionnels, c'était l'État qui
répondait des dettes du prince, et que, quelque fonds que fit M. Samuel
sur la parole des rois, il avait encore plus de confiance dans les
engagements des peuples.

Le cacique, qui était un homme de jugement, fut forcé d'avouer que ce
que lui disait ce troisième commis ne manquait pas de raison, et que M.
Samuel, qu'il avait pris pour un turcaret, était, au contraire, un homme
fort sensé: il promit, en conséquence, de rapporter le lendemain une
constitution aussi libérale que celles qui avaient cours en Europe, et
dont le principal article serait conçu en ces termes:

                    _De la dette publique_

«Les dettes qui, jusqu'au jour de la prochaine convocation du parlement,
ont été contractées par Son Altesse le cacique, sont déclarées dettes de
l'État, et garanties par tous les revenus et toutes les propriétés de
l'État.

Une loi sera présentée à la prochaine cession du parlement, pour
déterminer la portion des revenus publics qui sera affectée au service
des intérêts et au rachat successif du capital de la dette actuelle.»

C'était la rédaction même de M. Samuel.

Le cacique n'y changea point une virgule, et, le lendemain, il rapporta
la constitution entière, telle qu'on peut la voir aux pièces
justificatives: elle était signée de sa main et scellée de son sceau. Le
troisième commis la jugea convenable et la porta à M. Samuel. M. Samuel
mit au bas: Bon à tirer, déchira un feuillet de son agenda, écrivit
au-dessous: «Bon pour douze millions payables fin courant», et signa
Samuel.

Huit jours après, la constitution de la nation mosquitos avait paru dans
tous les journaux anglais, et était reproduite par tous les journaux
européens; ce fut à cette occasion que le Constitutionnel fit cet
article remarquable qui est encore dans tous les souvenirs, intitulé
Noble Angleterre.

On comprend qu'une pareille largesse de la part d'un prince à qui on ne
la demandait pas, redoubla la confiance qu'on avait en lui et tripla le
nombre des émigrants. Le nombre s'éleva à seize mille six cent
trente-neuf, et le consul signait le seize mille six cent
trente-neuvième passeport, lorsque, remettant le susdit papier au seize
mille six cent trente-neuvième émigrant, le consul lui demanda quel
argent lui et ses compagnons emportaient. L'émigrant répondit qu'ils
emportaient des billets de banque et des guinées. À ceci le consul
répondit qu'il croyait devoir prévenir l'émigrant que les bank-notes
perdaient à la banque mosquitos six pour cent, et l'or deux schellings
par guinée, et cette perte était une chose qui se devait comprendre, à
cause de l'éloignement des deux pays et de la rareté des relations, tout
le commerce se faisant en général à Cuba, Haïti, la Jamaïque, l'Amérique
du Nord et l'Amérique du Sud.

L'émigrant, qui était un homme de sens, comprit parfaitement cette
raison; mais, désolé du déficit que devait produire dans sa petite
fortune le change qu'il serait obligé de subir une fois arrivé au lieu
de sa destination, il demanda à Son Excellence le consul si, par faveur
spéciale, il ne pourrait pas lui donner de l'argent ou de l'or mosquitos
en échange de ses guinées et de ses bank-note. Le consul répondit qu'il
gardait son or et son argent, parce qu'étant purs de tout alliage, ils
gagnaient sur l'argent et sur l'or anglais, mais qu'il pouvait lui
donner, moyennant une simple commission d'un demi pour cent, des billets
de la banque du cacique, qui, une fois arrivé à Mosquitos, lui seraient
échangés sans retenue contre de l'or et de l'argent du pays. L'émigrant
demanda à embrasser les pieds du consul; mais celui-ci lui répondait
avec une dignité vraiment républicaine que tous les hommes étaient
égaux, et lui donna sa main à baiser.

Dès ce jour, le change commença. Il dura une semaine. Au bout d'une
semaine, le change avait produit quatre-vingt mille livres sterling,
sans compter l'escompte.

Vers le même temps, sir Édouard Twomouth, consul à Édimbourg, prévint
son collègue de Londres qu'il avait encaissé, par des moyens à peu près
analogues à ceux qui avaient été mis en usage dans la capitale des trois
royaumes, une somme de cinquante mille livres sterling. Le docteur
trouva d'abord que c'était bien peu; mais il réfléchit que l'Écosse
était un pays pauvre qui ne pouvait pas rendre comme l'Angleterre.

De son côté, Son Altesse le cacique don Gusman y Pamphilos, toucha, fin
courant, les douze millions du banquier Samuel.




Conclusion

Les émigrants partirent sur huit bâtiments frétés à frais communs, et,
après trois mois de navigation, arrivèrent en vue de la côte que vous
savez, et jetèrent l'ancre dans la baie de Carthago.

Ils y trouvèrent, pour toute ville, les cabanes que nous avons décrites,
et, pour toute population, les gens du Serpent-Noir, qui les
conduisirent à leur chef, lequel leur demanda s'ils lui apportaient de
l'eau-de-feu.

Une partie de ces malheureux, n'ayant plus aucune ressource en
Angleterre, prirent le parti de rester à Mosquitos; les autres
résolurent de revenir en Angleterre. En route, la moitié de cette moitié
mourut de faim et de misère.

Le quart qui revint à Londres n'eut pas plus tôt mis pied à terre, qu'il
courut au palais du cacique et à l'hôtel du consul. Le cacique et le
consul avaient disparu depuis huit jours, et l'on ignorait complètement
ce qu'ils étaient devenus.

Quant à nous, nous croyons que le cacique est incognito à Paris, et nous
avons des raisons de penser qu'il n'est pas étranger à une grande partie
des entreprises industrielles qui s'y font depuis quelque temps.

Si nous en apprenons quelque nouvelle plus positive, nous nous
empresserons d'en faire part à nos lecteurs.

Au moment où nous mettons sous presse, nous lisons dans la Gazette
médicale:

«Jusqu'à présent, on n'avait constaté le fait de combustion instantanée
que sur les hommes; un cas pareil vient, pour la première fois, d'être
signalé par le docteur Thierry sur un animal appartenant à l'espèce
simiane. Depuis cinq ou six ans, cet individu, par suite de la perte
douloureuse qu'il avait faite de l'un de ses amis, avait pris l'habitude
de se livrer à une intempérance journalière à l'endroit du vin et des
liqueurs fortes; le jour même de l'accident, il avait bu trois petits
verres de rhum et s'était retiré, selon son habitude, dans un coin de
l'appartement, lorsque, tout à coup, on entendit de son côté un
pétillement pareil à celui que produisent les étincelles qui s'échappent
d'un foyer. La ménagère, qui faisait sa chambre, se retourna vivement du
côté d'où venait le bruit, et vit l'animal enveloppé d'une flamme
bleuâtre pareille à celle de l'esprit-de-vin, sans que cependant il fît
le moindre mouvement pour échapper à l'incendie. La stupéfaction dans
laquelle la plongea ce spectacle lui ôta la force d'aller à son secours,
et ce ne fut que lorsque le feu fut éteint qu'elle osa s'approcher de
l'endroit où il avait apparu; mais alors il était trop tard, l'animal
était complètement mort.

«Le singe sur lequel s'est accompli cet étrange phénomène appartenait à
notre célèbre peintre, M. Tony Johannot.»




Pièces justificatives

Constitution de la nation des Mosquitos dans l'Amérique centrale:

Don Gusman y Pamphilos, par la grâce de Dieu, cacique des Mosquitos,
etc.

Le peuple héroïque de cette contrée, ayant dans tous les temps conservé
son indépendance par son courage et ses sacrifices, en jouissait
paisiblement à l'époque où toutes les autres parties de l'Amérique
gémissaient encore sous le joug du gouvernement espagnol. À la grande et
mémorable époque de l'émancipation du nouvel hémisphère, les peuples de
cette vaste région n'avaient été soumis par aucun peuple européen;
l'Espagne n'avait exercé sur eux aucune autorité réelle, et avait été
forcée de se borner à de chimériques prétentions contre lesquelles la
bravoure et la constance des indigènes n'avaient cessé de protester. La
nation des Mosquitos avait conservé intacte cette liberté primitive
qu'elle tenait de son Créateur.

Dans la vue de consolider son existence, pour défendre sa liberté, le
premier de tous les biens d'un peuple, et pour guider ses progrès vers
le bonheur de l'état social, cette contrée a bien voulu nous choisir
pour la gouverner déjà, dans cette immortelle lutte de la liberté
américaine, nous avions montré aux peuples de ce continent que nous
n'étions pas indigne de contribuer à l'affranchissement de cette noble
moitié de l'espèce humaine.

Pénétré des devoirs que la Providence nous imposait en nous appelant,
par le choix d'un peuple libre, au gouvernement de cette belle contrée,
nous avions cru devoir différer, jusqu'à ce jour, la création des
institutions qui doivent hâter son bonheur; nous jugions nécessaire de
bien connaître auparavant les besoins de la nation à laquelle ces
institutions devaient s'appliquer.

Cette époque est enfin venue. Nous sommes heureux de pouvoir nous
acquitter de ce devoir, dans un temps où la victoire vient de consacrer
à jamais les destinées de ce continent, et de terminer, après quinze
années, une lutte où nous avons, parmi les premiers, arboré l'étendard
de l'indépendance et scellé de notre sang les droits imprescriptibles
des peuples américains. À ces causes, nous avons décrété et ordonné,
décrétons et ordonnons ce qui suit:

Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux:

_Article premier:_

Toutes les portions de ce pays, quelles que soient actuellement leurs
dénominations, ne composeront à l'avenir qu'un seul État qui restera à
jamais indivisible, sous la dénomination de l'État de Poyais.

Les titres divers sous lesquels nous avons jusqu'à ce jour exercé notre
autorité seront, à l'avenir, confondus et réunis dans celui de cacique
de Poyais.

_Art. 2:_

Tous les habitants actuels de ce pays, et tous ceux qui, à l'avenir,
recevront des lettres de naturalisation, ne feront qu'une seule nation,
sous le nom de Poyaisiens, sans distinction d'origine, de naissance et
de couleur.

_Art. 3:_

Tous les Poyaisiens sont égaux en devoirs et en droits.

_Art. 4:_

L'État de Poyais se divisera en douze provinces, savoir:

                    L'île de Boatan,
                    L'île de Guanaja,
                    Province de Caribania,
                    Province de Romanie,
                    Province de Tinto,
                    Province de Carthago,
                    Province de Neustrie,
                    Province de Panamakar,
                    Province de Towkas,
                    Province de Cacheras,
                    Province de Wolwas,
                    Province de Ramas.

Chaque province se divise en districts, chaque district en paroisses;
les limites de chaque province sont réglées par la loi.

Dans chaque province, il y a un intendant nommé par le cacique.

L'intendant s'occupera de l'administration particulière de la province;
il sera assisté par un conseil de notables, choisi et organisé par une
loi.

Dans chaque district, il y a un sous-intendant, et dans chaque paroisse
un maire.

La nomination des sous-intendants et des maires, et leurs attributions,
seront réglées par une loi.

_Du cacique:_

Le cacique est le commandant en chef de toutes les forces de terre et de
mer.

Il est chargé de les lever, armer, organiser, suivant ce qui sera
disposé par la loi.

Il nomme à tous les emplois civils et militaires que la constitution n'a
pas réservés à la nomination du peuple.

Il est administrateur général de tous les revenus de l'État, en se
conformant aux lois, sur la nature, l'assiette, le recouvrement et la
comptabilité.

Il est chargé spécialement du maintien de l'ordre intérieur, fait les
traités de paix, déclare la guerre. Toutefois, les traités sont soumis à
l'approbation du sénat.

Il envoie et reçoit les ambassadeurs et toute sorte d'agents
diplomatiques.

Il a seul le droit de proposer les lois au parlement et de les approuver
ou de les rejeter, après la sanction du parlement.

Les lois ne sont exécutoires qu'après sa sanction et sa promulgation.

Il peut faire des règlements pour l'exécution des lois.

Sont déclarés domaines du cacique toutes les terres qui n'appartiennent
pas à des particuliers.

Leur revenu et le produit de leur vente sont affectés à l'entretien de
Son Altesse le cacique, de sa famille et de sa maison civile et
militaire.

Le cacique pourra, en conséquence, disposer desdits domaines, à tel
titre qu'il avisera.

À son avènement, le cacique prête serment à la constitution, entre les
mains du parlement.

Le cacique a le droit de grâce.

La personne du cacique est inviolable; ses ministres sont seuls
responsables.

En cas de mauvaise santé, ou dans le cas d'absence, pour quelque raison
grave, le cacique pourra choisir un ou plusieurs commissaires qui
gouverneront en son nom.

Notre fils aîné, issu de notre mariage avec dona Josepha-Antonia-Andrea
de Xérès de Aristequicta y Lobera, né à Carracas, dans la république de
Colombie, est déclaré héritier présomptif de la dignité de cacique des
Mosquitos.

Dans une des prochaines cessions du parlement, il sera pourvu par une
loi au cas de la minorité du cacique.

_Du parlement:_

Le parlement exerce le pouvoir législatif, concurremment avec le
cacique.

Aucun emprunt ne pourra être fait à l'avenir, aucun impôt direct ni
indirect ne peut être levé, sans avoir été décrété par le parlement.

À l'ouverture de chaque session, les membres des deux chambres du
parlement prêtent serment de fidélité au cacique et à la constitution.

Le parlement détermine la valeur, le poids, le type et le titre des
monnaies; fixe les poids et les mesures.

Chaque chambre du parlement fait un règlement pour l'ordre de ses
travaux, et a la police de ses séances.

Chacune des deux chambres du parlement peut supplier le cacique de
présenter un projet de loi sur tel ou tel objet déterminé.

Le parlement se compose de deux chambres: le sénat et la chambre des
représentants.

_Du sénat:_

Le sénat se compose de cinquante sénateurs.

Quatre ans après la promulgation de la présente constitution, ce nombre
pourra être augmenté par une loi.

Les cinquante sénateurs qui vont composer le sénat seront nommés par le
cacique, pour la première fois seulement.

Les sénateurs sont nommés à vie.

À l'avenir, lorsqu'il viendra à vaquer quelque place dans le sein du
sénat, le sénat nommera à la place vacante, parmi les trois candidats
qui lui seront présentés par le cacique.

Pour être sénateur, il faudra être âgé de trente et un ans au moins,
avoir résidé au moins trois ans dans le pays, et posséder une propriété
foncière de trois mille acres d'étendue.

Le sénat est présidé par le chancelier.

L'évêque ou les évêques de Poyais seront de droit membres du sénat.

Les séances du sénat sont publiques.

_Chambre des représentants:_

La chambre des représentants se composera de soixante députés cinq par
province, jusqu'à ce qu'une loi ultérieure en ait augmenté le nombre.

Pour être représentant du peuple de Poyais, il faut avoir vingt-cinq
ans, et posséder une propriété foncière de mille acres d'étendue.

La chambre des représentants vérifie les pouvoirs de ses membres.

Chaque province nommera cinq députés, pour former la première session de
la chambre.

Dans la prochaine session du parlement, il sera pourvu par une loi à la
répartition dudit nombre de soixante députés, entre les diverses
provinces, suivant la force de leur population.

De plus, dans la même prochaine session, le parlement pourra attribuer
le droit d'avoir une représentation spéciale à celles des villes de
notre État qu'il croira, à raison de leur importance, devoir élever à la
dignité de cité.

Pour l'élection des députés des districts, tous les habitants, nés ou
naturalisés citoyens de cet État, qui payeront une contribution directe
quelconque, et qui, étant âgés de vingt et un ans, ne seront ni
domestiques, ni esclaves, ni interdits, ni faillis, ni repris de
justice, se réuniront au chef-lieu du district, au jour qui sera indiqué
par nos lettres patentes, et nommeront les députés parmi les personnes
ayant les qualités nécessaires à cet effet.

Les députés sont nommés pour quatre ans, et la chambre se renouvelle en
entier.

Le cacique nomme le président de la chambre des députés, sur une liste
de trois candidats, qui lui est présentée par cette chambre.

Les assemblées électorales sont présidées par un de leurs membres,
choisi dans leur sein par le cacique.

Les lois sur les douanes et les autres impôts directs ou indirects ne
peuvent être proposées que dans le sein de la chambre des représentants,
et ce n'est qu'à son approbation qu'elles peuvent être portées au sénat.

Le cacique détermine, par une ordonnance, l'ouverture et la clôture de
la session du parlement, qui doit être convoqué au moins une fois par
an.

Le cacique peut dissoudre la chambre des représentants, à la charge par
lui d'en convoquer une nouvelle dans les trois mois.

La chambre des représentants a le droit d'accuser les ministres devant
le sénat, pour cause de concussion ou de trahison, malversation,
mauvaise conduite ou usurpation de pouvoirs.

Les séances de la chambre des représentants sont publiques.

_De la religion:_

La religion catholique, apostolique et romaine est la religion de
l'État.

Ses ministres sont dotés, et le territoire où ils doivent exercer leur
ministère est déterminé par la loi.

Toutes les religions sont protégées par l'État.

La différence de croyance ne peut servir de motif ni de prétexte
d'admission ou d'exclusion d'aucune charge ou emploi public.

Les personnes professant une religion autre que la religion catholique,
qui voudront élever un temple à leur usage, seront tenues d'en faire la
déclaration à l'autorité civile, en assignant en même temps un fonds
pour entretenir le ministre qui devra être attaché au service de ce
temple.

_De la dette publique:_

Les dettes qui, jusqu'au jour de la prochaine convocation du parlement,
ont été contractées par Son Altesse le cacique, sont déclarées dettes de
l'État et garanties par tous les revenus et toutes les propriétés de
l'État.

Une loi sera présentée à la prochaine session du parlement, pour
déterminer la portion des revenus publics qui sera affectée au service
des intérêts et au rachat successif du capital de la dette actuelle.

_Pouvoir judiciaire:_

Les juges sont nommés par le cacique, sur la présentation de trois
candidats par sénat.

Il y aura six juges de l'État, lesquels parcourront successivement les
provinces, pour y tenir des assises où s'administrera la justice civile
et criminelle.

Une loi ultérieure organisera l'application du jury en matière
criminelle.

Il sera établi, dans chaque district, un juge de paix chargé de
concilier les procès, et, à défaut de conciliation, de mettre les procès
en mesure d'être jugés par le juge de l'État, dans la tenue des assises.

Les appels de jugements rendus par les assises de chaque province seront
jugés par le sénat.

Les recours en cassation contre les arrêts de la cour suprême seront
portés devant le parlement.

Aucun habitant ne peut être arrêté qu'en vertu d'un ordre d'un juge,
portant implicitement la mention du motif, lequel ne pourra être qu'une
accusation d'un crime ou délit qualifié par la loi.

Aucun geôlier ne pourra, sous peine d'être poursuivi pour détention
arbitraire, recevoir ou détenir un prisonnier sans mandat d'arrestation,
dans la forme ci-dessus.

Il sera procédé, le plus prochainement possible, à la rédaction d'un
code de lois civiles et d'un code de lois criminelles, uniformes pour le
pays.

La présente constitution sera soumise à l'acceptation du parlement, qui
est convoqué à cet effet le 1er septembre prochain.

Fait à Londres, le 20 mars de l'an de grâce 1837, et de notre règne le
premier.

_Signé: Don Gusman y Pamphilos._

_Lettre de M. Alphonse Karr:_

«Mon cher Alexandre,

Permettez-moi de vous adresser une réclamation.

Il y a en France trente-deux millions d'habitants; si chacun occupe
l'attention publique pendant un temps égal, c'est-à-dire si la gloire
leur est équitablement partagée, ils auront chacun une minute et un
tiers de minute en toute leur vie, que je suppose de quatre-vingts ans,
à être l'objet de cette précieuse attention.

C'est ce qui fait que l'on s'accroche de son mieux à tout ce qui fait du
bruit et que l'on veut être quelque chose dans ce qui paraît, que bien
des gens portent un peu envie au criminel que l'on guillotine, et n'ont
de consolation qu'en disant: _Je l'ai beaucoup connu_ ou _J'ai passé
dans la rue le lendemain de l'assassinat_.

Je ne connais rien de plus amusant que ces livres si pleins d'humour et
de malicieuse naïveté que vous publiez quelquefois quand vous ne faites
pas de beaux drames ou de spirituelles comédies.

En voilà un qui va absorber l'attention universelle pendant quinze
jours, ici où on fait une révolution en trois jours; c'est donc, au
compte que je faisais tout à l'heure, à peu près treize mille personnes
dont on ne parlera jamais.

J'ai le droit d'être dans votre livre, et j'en use: Jacques II m'a
appartenu avant d'être à Tony Johannot. Notre bon et spirituel Tony
pourrait vous dire comment un jour, il me montra un singe et comment ce
singe me sauta au cou, me prit par la tête et m'embrassa sur les deux
joues de la façon la plus attendrissante.

Jacques II avait vécu un an avec moi quand je le perdis; je craignais à
chaque instant de le rencontrer sur les boulevards, habillé en
troubadour d'opéra-comique, devenu savant et se livrant au métier
ignominieux de bateleur. Je fus bien heureux de le retrouver chez Tony,
qui a beaucoup trop d'esprit pour en vouloir donner aux bêtes.

Donc, mon cher Alexandre, je vous prie et au besoin vous somme, comme
disent les journaux, d'insérer la présente réclamation dans vos pièces
justificatives.

Tout à vous.

                    Alphonse Karr.»






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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***