La démission de la morale

By Émile Faguet

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Title: La démission de la morale

Author: Émile Faguet

Release date: August 1, 2025 [eBook #76607]

Language: French

Original publication: Paris: Société française d'imprimerie et de librairie, 1910

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  ÉMILE FAGUET
  De l’Académie Française

  La Démission
  de la Morale


  PARIS
  SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
  ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie
  15, RUE DE CLUNY, 15

  1910




EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE


DU MÊME AUTEUR:

  Seizième siècle, études littéraires, un fort vol. in-18 jésus,
    16e édition, broché                                             3 50
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    jésus, 31e édition, broché                                      3 50
  Dix huitième siècle, études littéraires, un fort volume in-18
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  Dix-neuvième siècle, études littéraires, un fort volume in-18
    jésus, 35e édition, broché                                      3 50
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    formant chacune un volume in-18 jésus, broché                   3 50
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    in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément)          3 50
  Propos de théâtre. Quatre séries, formant chacune un volume
    in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément)          3 50
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  L’Anticléricalisme. Un vol. in-18 jésus, septième mille, broché   3 50
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  Le Pacifisme, un vol. in-18 jésus, troisième mille, broché        3 50
  Discussions politiques. Un vol. in-18 jésus, broché               3 50
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  Pour qu’on lise Platon. Un volume in-18 jésus, broché             3 50
  Amours d’hommes de lettres. Un volume in-18 jésus, cinquième
    mille, broché                                                   3 50
  Simplification simple de l’orthographe. Une piqûre in-18 jésus    0 60
  Madame de Maintenon Institutrice, extraits de ses lettres,
    avis, entretiens et proverbes sur l’Éducation, avec une
    introduction. Un volume in-12, orné d’un portrait, 3e
    édition, broché                                                 1 50
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  La Fontaine, un vol, in-8º illustré, 11e édition, broché          2  »
  Voltaire, un vol. in-8º illustré, 8e édition, broché              2  »
  Ces trois derniers ouvrages font partie de la _Collection des
  Classiques populaires_, dirigée par M. Émile Faguet.
  Discours de réception à l’Académie française, avec la réponse
    de M. Émile Ollivier, une brochure in-18 jésus                  1 50
  Cours de poésie française. Leçon d’inauguration. Une piqûre       0 50
  La Revue Latine, journal de littérature comparée (a cessé de
    paraître en décembre 1908).
    La collection comprend sept années.
  La première année est épuisée.
  La deuxième année                                                10  »
  La troisième année et les suivantes, chacune                      6  »
    L’année forme un volume in-8º carré de plus de 700 pages, broché.
    (Chaque année se vend séparément.)




La Démission de la Morale




CHAPITRE PREMIER

AVANT KANT


Il y a quelque intérêt à étudier très froidement, et aussi
«objectivement» que possible, l’évolution de la morale, particulièrement
en France, depuis Kant jusqu’aux dernières nouvelles. Cela peut jeter
quelques lumières sur l’état des esprits et par conséquent fournir
contribution à l’histoire générale, ce qui a peut-être une certaine
utilité. Et en tout cas c’est un divertissement qu’on peut estimer
honnête.

                   *       *       *       *       *

La morale est la science, ou l’art, qui peut, ou donner aux hommes des
règles de leur conduite à travers la vie, ou donner aux hommes des
indications sur la conduite qu’ils feront bien de suivre à travers la
vie.

Si on la tient pour une science pouvant donner des règles, si on la
tient pour «normative», la morale, à mon avis, ne peut se fonder que sur
une religion,--que sur une science, ou plusieurs sciences--ou que sur
elle-même.

Si on la tient pour un art, elle peut emprunter à certaines sciences, ou
au _savoir_ en général, quelque chose; elle peut s’appuyer sur le savoir
et en tirer quelque secours; mais elle est surtout un ensemble de
démarches ingénieuses, de la part de l’homme, pour s’accommoder aux
choses et à soi et pour diriger sa vie de manière à être dignement et
noblement satisfait de soi-même.

Pour remonter, un instant, aux anciens, il faut savoir qu’ils ont connu
très bien la morale en tant que science et aussi la morale en tant
qu’art. A prendre les choses dans les grandes lignes et en négligeant
volontairement des détails, importants il est vrai, et qui pourront, je
le sais, faire objection contre moi, on ne se trompera pas beaucoup en
disant que la morale considérée comme science a été inventée par Socrate
et les stoïciens, ses vrais disciples; et que la morale considérée comme
art a été inventée par les épicuriens.

Socrate, à en juger d’après ceux des livres de Platon où Platon semble
plus qu’ailleurs s’inspirer de lui, fonde la morale sur la psychologie.
Il dit: «Connais-toi toi-même, et, selon que tu te connaîtras plus ou
moins bien, tu seras plus ou moins vertueux.» Il fonde tellement la
morale sur la science qu’il confond la moralité avec la science,
volontairement. Faire le bien, c’est le savoir. Savoir le bien, c’est le
faire. Qui sait le bien fait le bien. Celui qui fait le mal n’est qu’un
aveugle qui ne se connaît pas. Théorie que j’ai discutée ailleurs et
peut-être réhabilitée[1], dont je ne retiens à cette heure que ceci, à
savoir que Socrate est éminemment, est en son fond, un moraliste
dogmatique, qui veut donner à la morale la solidité, la fermeté,
l’impérativité aussi d’une science exacte.

  [1] Voir _Pour qu’on lise Platon_.

Les stoïciens tout de même. Les stoïciens rattachent toute leur morale à
la psychologie, à la science de l’homme quand ils donnent comme premier
principe de la morale: «Vivre conformément à la nature». Qu’est-ce à
dire en effet? Qu’il faut vivre conformément à la nature de l’homme
(c’est le sens que le ὁμολογουμένωσ τῇ φύσει a toujours dans Épictète),
donc qu’il faut connaître sa nature. Qu’il faut vivre aussi conformément
_à la nature entière_ (c’est le sens que le ὁμολογουμένωσ a toujours
dans Marc-Aurèle), à l’ordre général de la nature; donc qu’il faut
connaître la nature universelle, l’ordre général du monde.

La morale se rattache donc à la science tout entière et n’en est que
l’aboutissement dans l’homme même, dans la conduite qu’il doit tenir.
_Or_ qu’est-ce que la science de lui-même et du Tout peut apprendre à
l’homme? Qu’il y a une raison universelle, très sage, très _suivie_,
très harmonieuse, très logique, qui _ne se contredit pas_; et aussi
qu’il y a dans l’homme une raison moins ferme, plus ou moins vacillante;
mais qui est ce qui en lui _se contredit le moins_ et la seule chose en
lui qui puisse ne pas se contredire. Donc il faut suivre la raison pour
rester logique, pour être _constant_, pour avoir une vie harmonique en
toutes ses parties parce qu’elle sera dominée par un seul principe.

Et donc il faudra, du côté de soi-même, n’obéir aucunement à ses
passions, qui sont forces illogiques et capricieuses; du côté de
l’extérieur mépriser complètement tout ce qui ne dépend pas de nous,
tous les _fortuits_, qui, si nous en tenions compte, nous feraient
également vivre d’une vie capricieuse et irrégulière.--Pour mépriser
tant de choses et se dérober à l’influence de tant de choses, il faut se
donner une volonté énergique, indomptable et en quelque sorte
implacable. La raison, c’est tout l’homme intellectuel; la volonté,
c’est tout l’homme actif. Raison et volonté, c’est tout l’homme. La
sensibilité doit être supprimée. La volonté sans cesse en acte et
n’obéissant qu’à la raison, c’est toute la morale.

Cette morale, on a vu comme elle se rattache à la science de l’homme et
à la science du monde, à la science totale, et comment elle se fonde sur
elle.

Pour les épicuriens, malgré quelques essais qu’ils ont faits pour donner
un caractère scientifique à leur morale, la morale est bien, en somme,
un art et seulement un art. Elle pourrait être définie: _les moyens
d’être heureux_. L’homme aspire au bonheur. Il a raison. Il serait
étrange qu’on voulût lui persuader qu’il a tort. On n’y réussirait
guère, du reste, tant le désir de bonheur est le fond de notre nature.
Il faut tout simplement le laisser dans cette croyance. Seulement il
faut lui apprendre à ne pas se tromper sur ce qui est le bonheur, de
peur qu’en cherchant le bonheur instinctivement, il ne trouve que
l’infortune. Or où est le bonheur vrai, le bonheur qui ne trompe pas,
qui ne se déguise pas à nos yeux pour s’y révéler ensuite sous forme
d’infortune et de misère? C’est un art, précisément, que de le
découvrir. C’est une science aussi, si l’on veut, et il va de soi qu’il
n’est pas inutile de connaître l’âme humaine pour savoir ce qui doit
remplir ses désirs et par conséquent être un bonheur pour elle; mais
c’est surtout un art. C’est un art qui consiste à observer les
tentatives des hommes vers le bonheur et à noter celles qui réussissent
et celles qui échouent; et dans quelle mesure elles échouent et elles
réussissent; et dans quelles conditions elles ont plus ou moins succès
ou échec.

Le bonheur étant chose relative et subjective, et la morale n’étant que
procédé pour arriver au bonheur, il s’ensuit que la morale est chose
subjective et relative, qu’elle est science particulière pour chacun,
donc non pas science, mais art, ainsi qu’il a été dit tout d’abord.

Du reste, on peut arriver, relativement encore, à une conclusion assez
générale, et c’est à savoir que pour _la plupart des hommes_ le bonheur,
_tout compte fait_, est dans la vertu. La vertu n’est pas le but de
l’homme, la fin où il doit tendre; elle est le moyen le plus sûr pour
lui d’atteindre son but, qui est le bonheur. Elle le donne toujours,
tandis que les autres ne le donnent qu’accidentellement. Elle n’est pas
le but; elle n’est pas, non plus, le seul chemin; mais elle est la
grande route. L’épicurisme ne détruit donc pas la moralité. Il la
subordonne. Il la soumet à la recherche du bonheur. Il dit: «Puisque
vous voulez être heureux, soyez vertueux.» Il n’aurait rien à opposer à
qui dirait: «Je ne tiens pas à être heureux.» Il n’a rien à dire non
plus à celui qui affirme être heureux en dehors de la vertu, si ce
n’est: «Vous vous trompez»; ou: «Vous vous persuadez que vous êtes
heureux, sans l’être»; ou: «Vous ne le serez pas toujours.» Réponses un
peu faibles.

L’épicurisme, comme tout art, peut toujours être contesté. Il est fort
par la première position qu’il prend; il est faible en ses conclusions.
Il est fort en demandant aux hommes: «N’est-il pas vrai que vous voulez
tous être heureux? Vous avez raison»; car ainsi il gagne tout d’abord
leur confiance. Il est faible en leur criant: «Donc soyez vertueux»,
parce que le rapport entre ces deux propositions ne pouvant pas être
établi scientifiquement, ne pouvant jamais l’être que par un art plus ou
moins ingénieux, mais toujours récusable, n’a rien de ferme ni de
solide.

A un autre point de vue, remarquons que ces deux morales antiques,
quelque dogmatiques qu’elles soient toutes les deux et surtout la
première, sont encore persuasives et non impératives, hypothétiques même
(surtout l’une) et non catégoriques. Quoique l’une et l’autre (surtout
la première) aient employé le mot qui veut dire: «_Tu dois_», elles ne
sont ni l’une ni l’autre autorisées pleinement à dire: «_Tu dois_».
Elles ne sont impératives que par un certain abus de mots et un certain
excès d’affirmation. Qui _m’oblige_ (voici pour le stoïcisme) à me
conformer à l’ordre universel ou à mon ordre intérieur, à la raison
cosmique ou à ma raison humaine? Absolument rien. Je puis trouver cela
beau, noble, honorable, convenable, digne de moi; mon orgueil peut être
extrêmement intéressé à l’accepter; mais que j’y sois _obligé_, je ne le
vois pas. Je pourrai dire: «_Decet_»; rien ne me fera dire: «_Debes._»
Le devoir stoïque n’est pas un devoir; c’est un idéal. On m’y attire; on
m’y pousse; on m’en éblouit et on m’en fascine; on ne me le commande
pas; on ne trouve pas quelque chose qui me le commande. Le stoïcisme est
persuasif; il n’est pas, il ne peut pas être impératif.

Il est persuasif infiniment, parce qu’il s’adresse, pour nous persuader,
aux parties de notre âme dont nous sommes le plus fiers et que nous
chérissons le plus; il ne peut pas être impératif.

Il est très visible, du reste, qu’il n’a jamais songé à l’être et qu’il
n’a jamais songé à dire: «Quelqu’un quelque part, ou quelque chose en
vous, vous commande impérieusement de faire ceci. Obéissez.»
Quelques-unes de ses formules se rapprochent de celle-ci; aucune n’y est
adéquate. Ses formules se ramènent toujours à: «Il est beau d’agir de
telle sorte.» C’est une persuasion de tout premier ordre; c’est une
magnifique persuasion; ce n’est pas une obligation démontrée; ce n’est
pas un impératif.

Encore moins l’épicurisme est-il impératif. Il ne commande pas; il
persuade à peine; il renseigne: «Si vous voulez être heureux, faites
ceci.» L’épicurisme est une indication. C’est une indication qui n’est
pas fausse mais à laquelle on ne se sent nullement tenu de se conformer.
L’épicurisme n’a pas de force contraignante. Le stoïcisme non plus,
comme nous l’avons vu; mais on peut dire que le stoïcisme, à défaut de
force contraignante, a une force imposante; l’épicurisme ni ne contraint
ni même n’impose.

Voilà ce qui me faisait dire que les deux grandes morales antiques sont
persuasives et non impératives.

Et aussi elles sont hypothétiques et non catégoriques, ce qui est
presque la même façon de les envisager. L’épicurisme est éminemment un
«impératif hypothétique», comme dit Kant. Il recommande d’être vertueux,
_si_ l’on veut avoir le bonheur. Il conditionne la vertu; il conditionne
le devoir. En disant: «Soyez vertueux pour être heureux», il n’est pas
loin de dire: «Si vous ne trouvez pas le bonheur dans la vertu,
laissez-la.» Il ne dit point pareille chose; mais on peut la lui faire
dire. Il est hypothétique fondamentalement et apparemment, très
apparemment, ce qui est peut-être plus grave.

Le stoïcisme ne l’est point apparemment mais il l’est en son fond, sans
aucun conteste. Il prescrit aux hommes la vertu pour qu’ils se
conforment à leur nature et à la nature; c’est la leur prescrire, _s’il_
est vrai que leur nature et la nature soient orientés vers la vertu,
_s’ils_ reconnaissent dans leur nature une tendance à la vertu et dans
la nature la vertu proclamée. Or voilà bien une hypothèse, une hypothèse
que tous les efforts de l’école tendront à fortifier, à solidifier, à
charger de certitude; mais enfin une hypothèse. Voilà bien un «impératif
hypothétique».

L’épicurisme pourrait même dire qu’il est moins hypothétique que le
stoïcisme, puisque l’hypothétique contenu dans son commandement est à
peine une hypothèse; puisque prescrire aux hommes la vertu s’ils veulent
être heureux, c’est la leur prescrire sans hypothèse, n’étant point
douteux que tous les hommes veulent le bonheur, tandis que
l’hypothétique contenu dans la prescription stoïcienne est hypothétique
très pleinement.

Quoiqu’il en soit du plus ou du moins, les morales stoïcienne et
épicurienne sont persuasives et non impératives; sont hypothétiques et
non catégoriques.

Pourquoi? Parce qu’elles sont humaines, strictement humaines. Elles ne
sont pas,--je crois bien qu’elles le sont un peu, quoi que je die, mais
enfin il est plus juste de dire qu’elles ne le sont pas qu’il ne le
serait de dire qu’elles le sont,--elles ne sont pas des débris, des
restes, des souvenirs inconscients de religions passées. Bien plutôt
elles sont en réaction et en sourde révolte contre les religions de
l’ancienne Grèce. Plus ou moins formellement elles accusent ces
religions d’immoralité et la morale grecque existe, au fond, et se sent
exister, surtout _pour que_ les vieilles religions n’existent plus. Elle
se sent exister et elle veut exister comme remplaçant les anciennes
religions et surtout comme prenant une place que les anciennes religions
n’avaient pas remplie. Elles sont, relativement aux anciennes religions,
d’essence presque absolument différente.

Il est donc très naturel qu’elles n’aient pas le caractère impératif,
dominateur, conquérant, pour ainsi parler, et envahisseur, que les
religions ont d’ordinaire. Elles ne sont pas des morales détachées
d’anciennes religions et qui se souviennent inconsciemment d’avoir été
des religions et qui en ont gardé comme le caractère et comme le pli.
Elles ne sont pas des morales à air et à geste religieux.

Remarquez du reste, pour tout dire, ou plutôt pour tout indiquer
brièvement, que les religions anciennes _elles-mêmes_ n’ont pas
beaucoup, n’ont pas violemment, pour ainsi dire, le caractère impératif.
Elles commandent, c’est incontestable, et elles promettent des
récompenses et elles menacent de châtiments. Elles sont donc, il faut le
reconnaître, des systèmes religieux complets. Complets, oui, mais peu
définis et peu rigoureux; parce qu’ils sont extrêmement, j’allais dire
désespérément complexes. Voyez brièvement tout ce qu’il y a dans les
religions antiques. Il y a des dieux, c’est-à-dire, première complexité,
des êtres qui _étaient_ des forces aveugles, puissantes et redoutables
de la nature et qui sont devenus des hommes, des hommes supérieurs, des
hommes très grands, très forts, très puissants et éternels; mais des
hommes; des dieux, donc, qui participent maintenant des forces
formidables de la nature et des passions changeantes, des caprices de
l’humanité; et qu’on adore confusément comme ils sont confus eux-mêmes;
pour lesquels on a les sentiments les plus divers et les plus mêlés,
admiration, crainte, respect, envie, culte artistique, ironie
quelquefois, autres sentiments encore. Les dieux sont des personnages
auxquels on croit, que l’on sent très présents, très proches,
quelquefois très éloignés, que l’on a bien en très grande considération,
mais qu’au fond on ne sait pas bien comment traiter.

Il y a encore, dans le paganisme, le Destin, qui est une conception
peut-être aussi ancienne que celle des dieux, mais toute différente et
presque contradictoire. Née, sans doute, de l’intuition, plus ou moins
confuse, de l’immutabilité des lois de la nature, la conception du
Destin s’oppose à la conception des dieux. Ils sont capricieux comme des
hommes, il est immuable comme le ciel; ils peuvent être fléchis, il est
inflexible; ils peuvent être priés, il est inutile de le solliciter; ils
peuvent être corrompus par des présents, il est incorruptible. Le Destin
est un dieu sans oreilles, par derrière et par-dessus les dieux
sensibles. Il est profondément immoral en soi, puisque rien ne peut le
changer et que la bonne volonté humaine n’a pas de prise sur lui, et en
même temps on le mêle de moralité, pour ainsi dire, on fait entrer en
lui un élément de moralité, en aimant à se persuader que sa volonté
immuable et éternelle se confond avec la justice; mais encore on n’en
est pas sûr et il est à la fois effrayant et déconcertant, effrayant
surtout.

Et il y a encore la Némésis, qui est contradictoire à la fois au Destin
et aux dieux. Elle est contradictoire au Destin, puisqu’elle est un
sentiment et même une passion, chose qui n’a aucun rapport avec un ordre
éternel; puisqu’elle est une jalousie des êtres supérieurs à l’égard de
l’homme, jalousie qui s’exerce capricieusement et arbitrairement, qui
est toujours suspendue sur la tête des mortels, mais que l’on peut
conjurer, écarter, fléchir par des prières et de bonnes œuvres.--Elle
est contradictoire, quoique un peu moins, aux dieux eux-mêmes; car elle
est un sentiment mauvais et bas qui dégrade les dieux, qui en fait des
êtres inférieurs à l’homme plutôt que supérieurs, qui les présente
surtout sous leur aspect de méchanceté et de rancune.

La Némésis est démocratique; elle est même la démocratie symbolisée.
Elle fait des dieux qui, quoique supérieurs à l’homme, n’aiment pas que
des hommes soient grands, forts ou heureux. Elle fait des dieux qui
auraient des sentiments populaires, sans avoir l’excuse naturelle qu’a
le peuple d’être envieux des puissants.

Elle est aristocratique aussi; elle est cette idée que le petit doit
rester à sa place, ne pas vouloir devenir grand et que s’il veut devenir
grand il trouvera plus grand que lui et plus fort, fût-ce au ciel, pour
le faire rentrer dans la sphère dont il a voulu sortir.

On peut la prendre de ces deux manières; mais, de quelque biais qu’on la
prenne, elle est un sentiment méchant prêté aux dieux et qui les
rapetisse. Elle fait du dieu, soit un tribun hargneux qui exalte les
petits et qui déprime les grands et les châtie; soit un aristocrate
autoritaire qui maintient chacun à son rang avec une férocité sournoise,
procédant par coups brusques et inattendus.

Inutile de dire, comme tout à l’heure pour le Destin, qu’on a, peu à
peu, essayé de faire entrer de la moralité dans la Némésis et que,
puisqu’on pouvait la prendre comme artisan d’égalité, on a affecté de la
tenir pour forme de la justice. Mais de la conception initiale qu’on en
avait eue reste ceci que la Némésis était contradictoire au destin et
contradictoire à l’idée de dieux plus nobles et plus généreux que les
hommes.

Une religion si mêlée pouvait-elle être vraiment impérative, vraiment
normative, vraiment créatrice de règles nettes et précises pour la
conduite des hommes? Évidemment non. Elle peuplait leur esprit d’idéals
confus, d’espérances et de craintes confuses, de devoirs confus et
contradictoires. Donc, quand bien même, ce que j’ai indiqué que l’on
pourrait soutenir, les morales antiques auraient eu quelques racines
dans les religions antiques auxquelles elles succédaient, elles
n’auraient pas pu retenir de celles-ci un caractère impératif que
celles-ci n’avaient jamais eu.

Et s’il est vrai, comme je crois que c’est plus vrai, que les morales
antiques fussent plutôt en réaction contre les religions antiques
qu’elles ne dérivassent d’elles, il y avait peu de chances, cependant,
pour qu’elles inventassent cette chose nouvelle, véritablement inconnue
et un peu étrange, une idée commandant à un homme, comme un maître à un
esclave et l’asservissant. De cette idée, ils ont approché, c’est
incontestable. Ils ont présenté soit la raison, soit l’intérêt bien
entendu, comme quelque chose, sinon qui nous oblige, du moins qui nous
accule, qui nous force à dire: «il est bien vrai qu’il n’y a pas autre
chose à faire»; et ceci est bien une sorte de contrainte. Mais ne nous y
trompons point, c’est encore une contrainte de persuasion; c’est une
contrainte qui donne ses raisons. «La raison, a dit Pascal, nous
commande bien plus impérieusement qu’un maître, car en désobéissant à un
maître on est malheureux et en désobéissant à la raison, on est un sot.»
La contrainte des philosophies morales antiques était précisément
celle-ci. Elles mettaient leur effort à nous contraindre à avouer qu’il
est sot de ne pas être vertueux. Mais ceci est encore de la persuasion;
c’est de la persuasion qui devient si forte qu’elle finit par prendre un
caractère presque impératif; mais précisément elle _finit_ par là,
tandis que c’est par là que la morale impérative commence, et la
différence est si considérable qu’elle est d’essence même.

Oui, en vérité, tout le monde intellectuel grec, tant religieux que
philosophique, n’a connu que la persuasion. Les religions ont été
persuasives, les philosophies ont été persuasives. Les religions ont
effrayé d’abord, confusément; mais, ce semble, à remonter aux plus
anciens textes, sans tirer de leur majesté terrifiante un certain nombre
de commandements précis et formels, et je crois que l’on sait combien il
est difficile de mettre en formules et même de démêler la morale
d’Homère ou d’Hésiode. Puis elles se sont, confusément encore, mêlées de
morale, mais d’une morale qui entrait en elles comme un corps étranger
et qui travaillait plus à les désagréger qu’à les vivifier; et en partie
morales, en partie immorales, en partie esthétiques, et à ce titre
étrangères à la morale sans y être précisément contraires, elles
présentaient aux hommes une morale si mêlée et si indistincte qu’au fond
les meilleurs d’entre eux mettaient leur moralité même à se détacher
d’elles.

Les morales, d’autre part, étaient ou noblement utilitaires et
eudémoniques, ou austères et contraignantes; mais toujours persuasives,
quelles qu’elles fussent, procédant par raisonnements et non par ordres,
recommandant la vertu et non la commandant, n’obligeant pas, ou ne
démontrant pas à l’homme qu’il est obligé, «raisonnant» l’homme, pour
parler le langage populaire, ne le captivant point, ne l’asservissant
point, ne le pliant point sous une loi indiscutable.--Cela revient à
dire que dans tout le monde intellectuel grec c’est la déesse Persuasion
qui est souveraine, et la déesse Persuasion est toujours un souverain
constitutionnel.

                   *       *       *       *       *

Le Christianisme vint. C’est lui qui a créé la morale impérative. Il l’a
créée par ce qu’il apportait avec lui; il l’a créée par ce qu’il
retenait du passé. Il sortait, lui, d’une religion, d’abord contre
laquelle il n’était pas en réaction; car il «n’était pas venu pour
détruire la Loi, mais pour la consommer»; et il sortait d’une religion
qui n’était pas confuse, mêlée et contradictoire; mais qui était
extrêmement précise et nette. Dans la religion biblique point de Destin,
point de Némésis et point de polythéisme (du moins depuis longtemps à
l’époque où le Christianisme parut). Un seul Dieu, qui est personnel,
qui n’est pas lié par une fatalité plus forte que lui, qui est libre et
qui est tout-puissant, qui commande comme un roi arbitraire et absolu;
qui d’autre part n’est pas jaloux des hommes, est très sévère et très
irritable, mais n’est pas jaloux et qui n’a qu’une passion, qui est
qu’on lui obéisse strictement et aveuglement.

D’une religion de cette sorte, une morale impérative peut sortir et doit
sortir, et seulement une morale impérative.

Elle est comme toute faite. La morale, c’est d’obéir à Dieu qui est
infaillible, qui n’a pas besoin d’être justifié et qui ne doit pas être
discuté. La morale sort de la religion et d’une religion nette, précise,
sans contradiction, sans incertitude, sans imagination, sans mythes
poétiques et singuliers. Voilà ce que Jésus retenait de l’ancienne Loi.
Il apportait une morale nouvelle, très nouvelle, comme nous le verrons
plus loin; mais il la rattachait à la religion antique et il la laissait
volontairement assise sur la religion comme sur sa base naturelle,
confondue avec la religion et aussi impérative qu’elle. Il disait: «Vous
aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et
de tout votre esprit. _C’est là le plus grand et le premier
commandement. Et voici le second, qui est semblable à celui-ci_: Vous
aimerez votre prochain comme vous-même.» Il est impossible de rattacher
plus fortement la morale à la religion, de confondre plus intimement la
morale et la religion, en insistant sur ceci que le premier principe de
la morale n’est que le second commandement, et sur ceci que, du reste,
le commandement qui renferme toute la morale n’est qu’une sorte de
répétition du commandement qui renferme toute la religion. Pour Jésus la
morale n’est qu’un aspect de la religion. Il n’y a rien de plus juste
que le nom de Fils de Dieu appliqué à Jésus. Jésus, c’est la morale
elle-même; Jésus Fils de Dieu, cela veut dire que la morale procède de
la religion, en sort, s’appuie sur elle, du reste est consubstantielle
avec elle et en a tous les caractères. Jésus est un aspect de Dieu; la
morale est un aspect de la religion.

La morale ainsi comprise ne peut être que normative, impérative,
absolument impérative, puisque, non seulement elle est _un_ Dieu, mais
elle est Dieu lui-même.

D’autre part, ce que Jésus apportait avec lui, c’était une morale
nouvelle qui, si elle s’incorporait avec Dieu, et précisément parce
qu’elle s’incorporait avec lui, _le changeait_ très sensiblement. A la
loi de terreur Jésus venait substituer la loi d’amour; et cela, sans que
peut-être il s’en doutât, pour les gentils comme pour les juifs. Le Dieu
des juifs était un dieu terrible auquel il fallait obéir et qu’il
fallait craindre. Les dieux des gentils étaient également des dieux
auxquels il fallait obéir et qu’il fallait craindre. Le premier qui ait
dit dans le monde qu’il fallait _aimer_ Dieu, c’est Jésus. L’amour de
Dieu est la grande invention du Christianisme. Cette invention changeait
Dieu et la morale, donnait à Dieu et à la morale un tout nouveau
caractère. Car s’il faut aimer Dieu, prenez garde, il faut que Dieu
devienne bon; ou il faut qu’on se mette en l’esprit qu’il l’a toujours
été. Quelque effort que l’on y pût faire, on n’aimerait pas, on ne
parviendrait pas à aimer un Dieu méchant, ou un Dieu qui ne serait que
terrible, ou même un Dieu qui ne serait que strictement juste. Donc il
faut qu’on se le figure comme bon, comme juste sans doute, comme sévère
peut-être; mais comme bon. En disant qu’il faut aimer Dieu, Jésus, comme
nécessairement, l’a rendu aimable. Au fait, c’est ainsi qu’il se le
représentait et c’est parce qu’il _sentait_ Dieu bon qu’il a voulu qu’on
l’aimât; mais aussi c’est parce qu’il a dit qu’il fallait l’aimer qu’il
l’a fait bon éternellement dans l’imagination des hommes.

Dieu était changé. La morale l’était du même coup. La morale était
jusque-là morale de justice; elle devenait morale d’amour. La morale
consistait jusque-là à respecter le droit d’autrui et à rendre à chacun
le sien. Elle consista désormais à aimer tous les hommes comme des
frères. Et cela était une conséquence très logique. Si Dieu doit être
aimé parce qu’il est bon et si, étant bon, il aime tous les hommes, la
seule manière de le bien aimer est d’aimer tous les hommes comme il les
aime. La substitution de Dieu père à Dieu roi amène la substitution de
l’idée de fraternité à l’idée de justice.

Aussi l’idée de justice est-elle souvent méprisée et raillée dans
l’Évangile, et c’est à l’idée d’amour, de fraternité qu’il tend tout
entier. La seconde grande invention de Jésus est d’avoir passé par delà
l’idée de justice, considérée comme inférieure, pour installer la morale
dans l’amour. De là ces préceptes au delà desquels on n’ira point:
«Faites ce que vous voudriez qu’on vous fît; ne résistez pas au mal
qu’on veut vous faire et qu’on vous fait; aimez votre prochain comme
vous-même; aimez vos ennemis; faites du bien à ceux qui vous haïssent.»
De là cette morale, dont Kant a très bien dit que si toute la religion
sur laquelle elle s’appuie s’écroulait, elle subsisterait encore par
elle-même; de là cette morale que les attaques dirigées contre la
religion sur laquelle elle s’appuie n’atteignent pas et ne peuvent
atteindre; de là cette morale enfin que tout progrès des mœurs, réel ou
supposé, non seulement ne laisse pas en arrière, mais ne fait que
rejoindre, ou plutôt ne rejoint jamais et voit toujours devant lui comme
son but dernier et sa fin suprême.

Cette morale est telle qu’il semble qu’elle pourrait se passer du dogme,
étant plus pure que lui, en quelque sorte, et plus sublime; mais
n’oublions pas qu’elle n’a pas voulu s’en passer et qu’elle s’est en
quelque sorte insérée et encadrée dans le dogme existant. Le dogme
était: Dieu commande et il faut lui obéir, et tel était le fondement de
la morale. Le dogme était: le désobéissant sera puni et l’obéissant sera
récompensé, et telle était la sanction de la morale. Jésus conserve tout
cela, et, _entre_ ce fondement de la morale et cette sanction de la
morale, il introduit une morale plus pure que l’ancienne et qui n’est
plus l’obéissance et qui est l’amour, et qui n’est plus la justice et
qui est la fraternité; mais il maintient et fondement et sanction, et il
dit que le premier commandement est l’attachement de l’homme à Dieu, et
il dit que Lazare sera recueilli dans le sein d’Abraham et que le
mauvais riche sera précipité pour l’éternité dans l’enfer.

Donc une morale sublime avec fondement religieux, avec une sanction
religieuse; de caractère, par conséquent, nettement et formidablement
impératif; voilà la morale de Jésus.--Plus tard, autour de cette morale
demeurée fixe et immobile et qui ne pouvait que demeurer telle
puisqu’elle avait, du premier pas, atteint l’absolu, la religion dont
elle était comme encadrée et entourée, évolua. Elle se créa, au contact
des Grecs, et, du reste, parce qu’à une religion qu’on adopte on demande
l’explication de tout, une métaphysique très obscure et du reste
merveilleuse, qui restait comme le fondement, mais plus mouvant en
quelque sorte et moins assuré qu’auparavant, de la morale, que l’on
assurait toujours qui s’y appuyait.

Elle donna, d’autre part, à la morale des sanctions plus variées, pour
ainsi parler, admettant un moyen terme, lui-même comportant différentes
mesures, entre le paradis et l’enfer, et par conséquent créant une
hiérarchie et une échelle des peines et des récompenses; et c’était là,
en somme, une idée évangélique, Jésus n’ayant pas détruit le Dieu juste
et ayant inventé le Dieu bon, et par conséquent une conciliation étant à
trouver entre la justice de Dieu et sa bonté, et ni l’une ni l’autre ne
pouvant être supprimée, et devant être imaginé un tempérament de l’une
par l’autre.

D’autre part encore, comme il arrive aux conquérants d’être plus ou
moins absorbés, tout au moins altérés par ceux qu’ils conquièrent, le
Christianisme, s’il avait admis en lui beaucoup de métaphysique grecque,
admit en lui beaucoup de paganisme proprement dit. Le polythéisme
revécut, très atténué, mais il revécut dans les anges, du reste
empruntés à la religion hébraïque et dans les saints et saintes,
remplaçant les dieux nationaux, les dieux municipaux et les dieux
locaux; et dans les «Notre-Dame» de tel ou tel pays, qui sont, par un
artifice d’imagination, à la fois une seule personne et une foule de
personnalités très distinctes.--Le «destin» revécut, ici et là, très
contesté, parce que rien n’est moins évangélique que cette conception;
mais il revécut dans l’idée de la prédestination, selon laquelle Dieu
n’est pas lié par plus fort que lui; mais se lie lui-même de toute
éternité.

Je ne vois guère que la Némésis, idée qui est la plus originale et la
plus caractéristique du paganisme, qui ne se retrouve pas dans le
Christianisme, pour cette raison que la grandeur et la toute-puissance
d’un seul Dieu est par trop contradictoire avec cette idée, laquelle met
les dieux aussi près des hommes qu’il est possible de les y mettre sans
en faire des hommes. Et encore je ferai remarquer que la Némésis me
semble bien paraître dans un des plus anciens textes des Évangiles, dans
le _Sermon sur la Montagne_: «Quand vous voudrez prier, dites: Notre
père qui êtes aux cieux... ne nous induisez pas en tentation.» De
quelque manière qu’on ait retourné ce texte et qu’on l’ait adouci, il
reste comme une preuve que dans les idées des premiers chrétiens, Dieu
pouvait tendre des pièges à l’homme, peut-être pour l’éprouver,
peut-être par je ne sais quel esprit de malice. Il y a là quelque chose
de la Némésis, que l’on trouve du reste, plus ou moins distincte, dans
certains passages de la Bible. Ce qu’il faut penser là-dessus, c’est, à
mon sens, que l’idée de la Némésis a été commune à toute l’antiquité,
qu’elle est très forte dans le paganisme, qu’elle est sensible dans
l’hébraïsme, que de l’hébraïsme elle a passé, presque subrepticement,
dans le Christianisme primitif; que le Christianisme y était du reste si
contraire qu’il avait de quoi l’éliminer et qu’il l’a en effet éliminée
assez vite, ne la trouvant du reste plus guère dans le paganisme à
l’époque où il s’est rencontré avec celui-ci.

Quoi qu’il en soit, une morale si élevée qu’on peut la considérer comme
définitive, à fondement religieux, à sanctions religieuses, se
confondant avec la religion, aimant à croire et voulant croire que, la
religion disparaissant, elle disparaîtrait elle-même, nettement
impérative, normative et déclarant l’homme _obligé_: telle est la morale
chrétienne.

Elle est l’ancienne «Loi de Dieu», transformée quant à ses préceptes,
transformée même quant à son esprit, conservant tout son caractère de
commandement absolu.

Quand le Christianisme perdit quelque chose de son influence sur les
hommes, il se passa la même chose que quand le paganisme parut impur ou
grossier aux beaux esprits ou aux grands esprits de la Grèce. Les
penseurs voulurent créer une morale indépendante, plus ou moins
indépendante du Christianisme. Seulement la difficulté était plus
grande. Le paganisme avait une morale très faible et très contestable.
Une morale pure triomphait de la sienne et du même coup triomphait de
lui assez facilement. Le Christianisme avait une morale telle qu’aucune,
jusqu’à la consommation des siècles, à ce qu’il semble, ne pouvait la
dépasser. On ne pouvait donc pas, par l’invention d’une morale
supérieure à la sienne, le décréditer; on ne pouvait que lui emprunter
sa morale en la détachant de lui, au risque, par l’impuissance où l’on
se montrait de trouver en morale mieux que lui, de restaurer son crédit
au lieu de le détruire.

On s’efforça, cependant--par un besoin qu’a souvent l’homme et que je ne
discute pas pour le moment, d’avoir une morale sans avoir une
religion--de constituer la morale indépendamment du dogme, et
c’est-à-dire, car on ne pouvait faire autre chose, de présenter aux
hommes les conclusions de la morale chrétienne, sans le fondement sur
lequel elle avait prétendu s’appuyer.--On s’efforça, par conséquent, de
trouver à la morale un autre fondement (car on croyait encore qu’il lui
en fallait un), que la foi en Dieu, l’obéissance à Dieu, l’amour de
Dieu. Mais la morale, comme je l’ai dit, ne peut se fonder que sur une
religion, sur la science ou sur elle-même. La fonder sur une religion,
c’est ce qu’on ne voulait plus faire; la fonder sur elle-même, c’est à
quoi l’on ne songea pas encore. Restait qu’on la fondât sur la science.

Mais encore, sur la science en général, sur l’ensemble des sciences, ou
sur une science particulière? Sur l’ensemble des sciences, on n’y songea
point; les sciences, du reste, à cette époque, ne présentant pas
l’ensemble majestueux qu’elles présentent aujourd’hui et n’imposant
point. On essaya donc de fonder la morale sur une science particulière,
c’est-à-dire sur la science de l’homme. C’était revenir à l’antiquité et
soit au stoïcisme, soit à l’épicurisme. Ce fut surtout à l’épicurisme
qu’on revint. Toutes les morales utilitaires qui eurent un certain
succès en Angleterre, puis en France, sont à base d’épicurisme. Elles
cherchent à se constituer ainsi: il faut savoir ce qui peut rendre
l’homme heureux; ce qui le rend heureux, c’est une morale très pure
constamment mise en pratique; énumérons les éléments et comme les
conditions de cette morale... En un mot, la morale est la science du
bonheur, fondée sur la connaissance de l’homme.

Je n’ai pas besoin de dire, puisque j’ai parlé plus haut de
l’épicurisme, dont nous n’avons ici qu’une réédition, qu’une morale de
cette sorte peut être très élevée et très saine; mais j’ai à peine
besoin de dire aussi: 1º qu’elle ne peut être que persuasive; 2º qu’elle
ne peut être qu’un art.

Elle ne peut être évidemment que persuasive; car l’homme ne peut se
sentir obligé à être heureux. Cette proposition: «sois heureux; il le
faut, tu le dois», a quelque chose en soi de comique et de ridicule. Il
y a plus. Est-ce un reste, dans nos esprits et dans nos consciences, des
vieilles morales impératives et religieuses, peut-être; mais nous
sentons vaguement que le bonheur n’est pas un devoir, que nous ne sommes
pas obligés à être heureux et que peut-être nous sommes obligés à ne pas
l’être, que la recherche du bonheur a quelque chose d’immoral. Et ceci
n’est pas nécessairement une réminiscence chrétienne. Au fond de la
Némésis, pour y revenir un instant, il y avait cette idée que l’homme ne
doit pas être trop heureux, qu’un homme heureux est quelque chose de
contraire à l’ordre et d’_insolent_ (un peu du sens étymologique et un
peu de l’autre), et en dernière analyse l’idée de la Némésis, c’était
l’inquiétude qu’éprouve un homme à être heureux, c’était le remords du
bonheur, preuve que le bonheur a toujours pour l’homme quelque air de
péché.

Nous ne nous sentons donc jamais obligés au bonheur, et la morale qui
nous donne comme fin le bonheur ne peut être que persuasive. Le dialogue
entre la morale eudémonique et nous est celui-ci: «_Voulez-vous être
heureux?_--Oui, _nous avouons_ que nous voulons l’être.--Si vous voulez
l’être, il faut tenir telle ou telle conduite.» Autrement dit, la morale
eudémonique n’a aucune _autorité_. Elle est une amie bienveillante et
indulgente qui nous prend par notre faible pour nous conduire à la force
d’âme, et qui nous prend par notre goût pour le bonheur pour nous mener
au bien. Nous l’aimons; nous lui sourions, comme elle nous sourit; mais
elle ne nous impose pas du tout. Nous n’éprouvons pas pour elle du
_respect_, et c’est une bonne idée de Kant que ce qui peut nous imposer
des devoirs doit être quelque chose qui nous inspire du respect. La
morale eudémonique n’est rien autre que doucement persuasive.

Et la morale eudémonique, aussi, ne peut être qu’un art et n’a rien de
scientifique, parce que le bonheur est chose tout à fait individuelle.
Je place mon bonheur ici, je le vois ici; un autre le place et le voit
ailleurs; et il n’est pas certain que j’aie tort, ni que l’autre n’ait
pas raison. Le bonheur pour chacun est en raison de sa nature et de ses
aptitudes. Le bonheur est la concordance qui s’est établie ou qu’on a su
établir entre les facultés d’un individu et le champ d’activité où il
pouvait exercer ces facultés. Il y a donc autant de bonheurs différents,
en puissance, que d’individus. Or il n’y a pas de science de
l’individuel. La morale ayant pour fin le bonheur ne peut donc être
qu’un art, qu’un art ingénieux, individuel lui-même, et devra être
définie ainsi: la morale est l’art par lequel, chacun s’étant appliqué à
se connaître et se connaissant bien, se rend heureux par une sage
application de ses facultés propres au monde qui l’entoure.--Voilà qui
est bien; mais, donc, la morale n’est pas une science, elle est un art;
et même un art qui n’a pas de préceptes et de maximes générales; la
morale est un art personnel et incommunicable; la morale est l’art que
chacun devrait se faire à soi-même pour être le moins malheureux
possible.

--Non pas tout à fait, répond la morale eudémonique. Je reste une
science en ce que, précisément, je crois que les principes menant au
bonheur sont très généraux, sont les mêmes pour tous les hommes, doivent
être tirés de l’étude de la nature humaine en sa généralité; en ce que
je crois que chaque homme serait dans l’erreur en cherchant à se rendre
heureux par l’étude, même scrupuleusement et froidement faite, de ses
penchants et aptitudes et ne saurait l’être qu’en se conformant aux
notions sur le bonheur que nous donne l’étude de l’homme, pour ainsi
parler, universel. Et en cela, je suis très nettement scientifique.

--Je le veux bien; mais encore ce qui fait qu’on peut dire qu’il y a un
homme universel, ce qu’il y a de commun entre tous les hommes, c’est, si
l’on veut, le désir du bonheur; mais ce n’est pas du tout une idée, une
imagination sur le moyen d’y arriver. Tel vous dira: «Mon idée du
bonheur, c’est la volonté de puissance», et tel autre vous dira: «Mon
idée du bonheur, c’est la modération dans les désirs»; tel vous dira:
«Mon idée du bonheur, c’est la tranquillité», et tel autre: «Mon idée du
bonheur, c’est l’action.» Et ils vous diront ces choses sans que vous
puissiez légitimement contredire aucun d’entre eux. Il en résulte, à ce
qu’il me semble, que la morale eudémonique n’est pas une morale; qu’elle
est plusieurs morales opposées les unes aux autres, mettons, si vous
voulez, en souvenir de Nietzsche, la morale des maîtres, la morale des
esclaves--et quelques morales intermédiaires.

Donc la morale eudémonique n’a rien d’universel et par conséquent n’est
pas une science. Elle est un art et elle est même plusieurs arts, une
infinité d’arts, l’un à l’usage de celui-ci et l’autre à l’usage de
celui-là. Chaque homme, dans ce système, est l’artisan de lui-même; et,
de la matière qu’il trouve en lui, doit faire une œuvre d’art selon la
matière qu’il a trouvée, selon la connaissance qu’il a de cette matière
et selon les procédés d’art qu’il a inventés. Donc pour le moraliste
eudémoniste point de morale. Il ne doit pas même en esquisser une. Son
traité de morale ne doit pas s’étendre au delà de son principe. Il doit
tenir en une ligne: «Cherchez le bonheur.» Pas un mot de plus.--«Mais
comment?--C’est votre affaire. Ce ne peut être que votre affaire. Je
vous dirai, si vous voulez, comment j’ai trouvé le mien; mais cela ne
peut pas vous renseigner sur le vôtre.» La morale eudémonique n’est ni
un commandement ni une prescription, ni même un guide.

Il en est de même, à plus forte raison, de ce qu’on a appelé la morale
du sentiment, qui ne mérite pas qu’on s’y attarde bien longtemps.
Quelques philosophes, Rousseau surtout et ses disciples, ont eu pour
toute morale ceci: «Cédez à votre sentiment intime; il ne trompe pas.»
Au fond, _c’est vrai_; mais quand on a, successivement, refusé le nom de
sentiment intime à tant de choses qu’il ne reste plus rien qu’un quelque
chose qui n’est peut-être pas un sentiment. Si l’on dit en effet à un
«sentimentaliste»: «Dois-je toujours obéir au sentiment qui me possède
et qui me pousse, pour l’instant?» il répondra certainement: «Il faut
encore voir si ce sentiment est bien votre sentiment intime, profond,
radical; car il existe une foule de sentiments superficiels, momentanés
et _altérés_; il existe des sentiments qui sont des résultats des
circonstances et du monde où vous vivez et de l’atmosphère que vous
respirez et de votre éducation, etc.; ce sont des sentiments
circonstanciels ou des sentiments altérés; c’est au fond même de votre
nature qu’il faut vous adresser et c’est à lui qu’il faut vous
conformer; voilà le sentiment intime.»

Mais à prendre les choses ainsi et à bien examiner, on arrive à
s’apercevoir que le seul sentiment intime qui ne soit suspect ni d’être
circonstanciel, ni d’être adventice, ni d’être altéré, est la voix même
de notre conscience, le quelque chose en nous qui dit: «Tu dois» ou: «Tu
ne dois pas» et qui n’est peut-être pas un sentiment.--Ou la morale
sentimentale entre les sentiments ne choisit pas, et alors elle n’a
aucune règle et n’est qu’une préférence arbitraire pour ce qui en nous
est passionné à l’exclusion de ce qui est froid, et elle nous déchaîne
débridés à travers la vie, et elle n’est que l’immoralisme pur et
simple; ou entre les sentiments elle prétend choisir, et on l’amène
assez facilement à reconnaître que le sentiment ou plutôt l’ensemble des
sentiments qu’elle donne comme bons n’est pas autre chose que le goût du
bien et que simplement elle a donné au devoir le nom de sentiment pour
s’appeler morale sentimentale au lieu de s’appeler morale du devoir.

                   *       *       *       *       *

Tels étaient les essais de morale indépendante qui étaient faits ici et
là, avec plus ou moins de hardiesse et aussi plus ou moins de logique,
lorsque Kant parut.




CHAPITRE II

LA MORALE DE KANT


La première morale indépendante dans le sens vrai, dans le sens précis
et dans le sens le plus étendu du mot, est la morale de Kant. Jusqu’à
lui on avait voulu fonder la morale; il a voulu _ne pas la fonder_, ne
la fonder sur rien et qu’elle fût au contraire le fondement de tout et
que tout se fondât sur elle. Jusqu’à lui on avait voulu _rattacher_ la
morale soit à la science, soit à la religion; il a voulu ne la rattacher
à rien et ne l’asseoir que sur elle-même. Il a voulu qu’elle fût en soi
et qu’elle fût par soi. _L’insubordination du fait moral_ est la
maîtresse pièce de son système. Le fait moral est parce qu’il est et il
n’a à donner aucune raison qui l’explique et qui le fasse accepter. Il
n’a pas, pour ainsi parler, à plaider pour lui. Il s’impose. Il dit: «Je
dois être.» Il ne donne pas de considérants à l’appui de lui. Il dit:
«Je suis parce que je suis».

Tout ce qui prétendrait le justifier l’affaiblirait. Si on le rattache à
une religion, on a à prouver cette religion qui est toujours moins
claire que lui; si on le rattache à une science, on a à établir et à
achever cette science qui n’est jamais guère établie et qui n’est jamais
achevée, tandis que lui est définitif dès qu’il existe. Reste à ne le
rattacher qu’à lui, à ne le fonder que sur lui, ou plutôt à ne pas le
fonder, à le prendre tel qu’il est, à reconnaître qu’il est et à le
vénérer. Le fait moral est un roi absolu qui est indiscutable et qui
doit être indiscuté.

--Mais pourquoi, à lui seul au monde, attribuer ce caractère singulier;
pourquoi discuter tout, prouver tout, rattacher tout à quelque chose et
réduire tout à quelque chose, excepté le fait moral, qui,
vraisemblablement, est un fait comme un autre?

--Mais je n’attribue pas ce caractère au fait moral; je le lui
reconnais, parce qu’il l’a. C’est comme cela qu’il se présente à nous.
Nous pouvons douter de tout, ou, si l’on veut et ce qui est la même
chose, sentir le besoin de prouver tout, excepté le fait moral. Toutes
les autres choses se présentent à nous comme matière de connaissance; le
fait moral se présente à nous comme connaissance; toutes les autres
choses se présentent à nous comme chose à connaître; le fait moral se
présente à nous comme chose connue. Nous disons: «Il y a peut-être un
monde extérieur et il faut nous donner des raisons de croire qu’il
existe ou qu’il n’existe pas; il y a peut-être des lois générales du
monde et il faut les chercher; il y a peut-être un auteur unique ou
plusieurs auteurs des choses qui existent et il faut chercher s’il
existe ou s’ils existent.» Nous ne disons pas: «Il y a peut-être quelque
chose en nous qui nous commande de bien agir.» Nous sentons cette
chose-là directement, immédiatement, comme de plein contact, et nous la
sentons continuellement. Elle seule ne passe pas par quelque chose pour
arriver à nous et n’a pas besoin d’être cherchée pour être trouvée. Nous
avons cette sensation qu’elle est si près de nous et en nous qu’elle est
nous-même. Pourquoi ne pas prendre pour le plus clair des faits celui
qui est en effet le plus clair, pour le plus manifeste celui qui est le
plus manifeste, pour le seul indiscutable, celui que nous avons le plus
de tendance à accepter sans discussion? Pourquoi vouloir expliquer le
fait le plus clair par d’autres plus incertains, prouver par des choses
douteuses la chose qui se présente comme n’ayant pas besoin d’être
prouvée, et arriver par des chemins détournés à cette morale que nous
atteignons du premier coup?

Qui sait même, et c’est mon sentiment, nous dira Kant, si, étant donné
qu’il faut aller, comme on peut, du connu à l’inconnu, ce n’est point du
fait moral qu’il faut partir pour essayer de connaître et de prouver
tout le reste? Qui sait si, loin d’être fondé sur la métaphysique, ce
n’est pas le fait moral qui la fonde? Qui sait si ce n’est pas le fait
moral qui prouve le libre arbitre, qui prouve l’immortalité de l’âme et
qui prouve Dieu? Qui sait si, par un renversement des méthodes, il ne
faut pas, après avoir prouvé que la métaphysique s’écroule sur elle-même
quand elle se fonde sur elle-même, la reconstruire, et peut-être assez
facilement, sur la morale, une fois qu’il a été jugé que la morale est
la chose solide, l’inébranlable et l’_inconcussum_?

Mais revenons, pour ne nous occuper que de la morale elle-même. Le fait
moral est donc le plus clair, le plus incontestable et le plus
directement saisissable de tous ies faits, intérieurs ou extérieurs.
C’est le fait moral qui est l’évidence, qui est cette évidence première,
cette évidence initiale tant cherchée par les philosophes. Ils ont dit:
à travers tant de choses douteuses, quelle est celle, s’il en est une,
dont on ne doit pas, dont on ne peut pas douter? Ils ont répondu: c’est
la vie, le sentiment de l’existence, le sentiment que l’on existe. Ils
ont répondu: c’est la pensée, la certitude où l’on est que l’on pense.
Je réponds, moi: ce qu’il y a de moins douteux, c’est que je me sens
obligé, c’est que quelque chose en moi me dit: tu dois! Pourquoi est-ce
cela qui est le moins douteux? Mais, parce que, quand à cette voix
intérieure je n’obéis pas; quand à cette voix intérieure je désobéis;
alors je souffre, alors j’ai des remords, alors j’ai de l’humiliation,
alors je suis dans un état douloureux. Qu’est-ce à dire? C’est à dire
que je viens de contrarier le fond même de ma nature; c’est à dire que
je viens de me nier, de me heurter et de me combattre moi-même.

Remarquez que ce phénomène ne se produit pas à propos des autres choses
auxquelles j’ai tendance à croire. Je puis douter du monde extérieur
sans avoir remords, humiliation, mépris de moi-même, torture intime;
rien de tout cela. Je puis douter de mon existence et me croire une
illusion et un rêve, sans me faire de reproche et sans que rien en moi
me fasse des reproches. Je puis douter de ma pensée, je veux dire douter
que je pense, et ne pas me sentir humilié et dégradé, et dégradé par ma
faute. Il n’y a pas de remords intellectuel, et ceci est bien à
considérer.

On pourrait dire, je le sais, qu’il y a une espèce de remords
intellectuel ou quelque chose qui y ressemble. Quand nous doutons d’une
chose très évidente aux yeux du bon sens, par exemple quand nous doutons
que nous vivions ou que nous pensions, nous nous reprochons très
sensiblement quelque chose. Nous nous reprochons de nous faire violence,
de fausser en nous les ressorts naturels de notre entendement ou de
demander à ses ressorts un effort qui dépasse les forces que la nature
leur a assignées.--Ceci est très vrai. Mais remarquez deux choses. La
première que le remords intellectuel est d’un caractère si différent du
remords moral qu’on ne peut guère que par un abus de mot lui donner le
même nom. Le remords intellectuel ne tourmente pas et n’humilie pas; il
trouble. Quand nous doutons ou essayons de douter des choses qui sont
d’évidence intellectuelle, nous ne nous sentons pas torturés et honteux;
nous nous sentons égarés. Nous nous sentons en bateau sans gouvernail ou
en ballon sans soupape. Plutôt, nous nous sentons aux approches d’une
espèce de suicide. Nous nous disons: «C’est à mon intelligence elle-même
que je me dérobe et que je dis adieu; si je doute de ceci, je ne puis
plus faire aucun usage de mon entendement; je ne puis, décidément,
douter de ceci encore sans un suicide intellectuel.»

Voilà le caractère du remords intellectuel. Il est une crainte beaucoup
plus qu’un remords; il est un trouble, un effroi et une épouvante.

Et la seconde chose à remarquer est celle-ci: c’est que le remords
intellectuel torture aussi quelquefois et humilie, il faut le
reconnaître; mais quand il nous inquiète sur la passion qui nous anime à
nier quelque évidence, ou sur les conséquences que cette négation peut
avoir. Nous nous reprochons de douter de telle vérité quand nous nous
disons que c’est peut-être par orgueil, ou par vanité et désir de
briller, ou par goût du sophisme, c’est-à-dire de la mystification,
c’est-à-dire du mensonge, que nous en doutons;--et nous nous le
reprochons encore quand nous nous disons que la vérité dont nous doutons
est peut-être profondément utile à l’humanité et que, rien qu’à en
douter personnellement et intérieurement, nous commençons à faire du mal
et nous nous acheminons à en faire. Mais qui ne voit que dans ces deux
cas le remords intellectuel n’est pas autre chose qu’un remords moral;
que le remords que nous éprouvons est un remords moral se rapportant à
des opérations intellectuelles, mais en tant qu’elles ont des rapports
avec la moralité, en d’autres termes un remords moral pur et simple?

Donc le remords intellectuel ne torture pas et n’humilie pas; et quand
il semble qu’il torture et qu’il humilie, c’est qu’il n’est pas le
remords intellectuel, mais le remords moral; ou, ce qui revient au même,
le remords intellectuel n’est remords que dans la mesure où il se
complique de remords moral. Donc il n’y a qu’une chose qui nous fasse
souffrir: c’est la révolte contre une voix intime qui nous dit: tu dois,
tu es obligé; il n’y a qu’une vérité dont la négation nous fasse
souffrir et nous dégrade à nos propres yeux, c’est la vérité morale.

N’est-ce pas un signe? Et n’est-il pas très rationnel de conclure de là
que _la vérité_, tout au moins la vérité essentielle, que _l’évidence_,
tout au moins l’évidence essentielle et peut-être fondatrice ou au moins
vérificatrice et justificatrice de toutes les autres, est l’évidence
morale?

Acceptons cela. La morale, le fait moral, est ce qui n’a pas besoin
d’être prouvé, ce qui se tient debout en soi et par soi, ce qui est
irréductible à autre chose, ce qui est indépendant et insubordonné;
c’est l’_axiome humain_.

Si l’on a erré jusqu’à ce jour, c’est qu’on a voulu prouver l’axiome et
rattacher à quelque chose ce à quoi, plutôt, tout se rattache, et
subordonner à ceci ou à cela, ce à quoi plutôt, tout se subordonne.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, ce fait moral, il faut, non le prouver, certes, non
l’expliquer même, à proprement parler, mais l’analyser. Le fait moral se
présente ainsi. Quelque chose, en nous, nous dit: tu dois agir et tu
dois agir bien; il y a des choses qu’il faut faire et il y en a qu’il ne
faut pas faire; _il y a des choses_ telles que, si tu les fais, tu sens
que tu es digne de toi, conforme à toi; _il y a des choses_ telles que,
si tu les fais, il vaudrait mieux, et tu le sens, que tu ne fusses pas
né ou que tu fusses mort avant de les faire.

--Mais ces choses que je dois faire, les puis-je faire; et ces choses
que je ne dois point faire, puis-je ne les faire point?

--Oui, sans aucun doute; tu es libre absolument. Tu n’es pas limité dans
ta volonté; tu es limité dans l’exercice de ta volonté et tu ne peux pas
faire ce dont tes forces physiques sont incapables et ce que les
circonstances t’empêchent d’accomplir; mais tu es libre de prendre ta
décision et d’aller dans l’exécution jusque-là où une force plus
puissante que ta force t’arrête. Jean Valjean n’est pas libre d’aller
jusqu’au tribunal où il veut se dénoncer, s’il ne trouve pas de moyens
de transport; mais il est libre absolument de prendre la résolution d’y
aller et de pousser l’exécution de ce dessein aussi loin que les
possibilités matérielles le permettront.

--Est-il si certain que je sois libre?

--Non seulement ce n’est pas douteux; mais tu n’en doutes pas; tu n’en
doutes à aucun moment de ta vie; c’est en te croyant libre et parce que
tu te crois libre que tu fais tout ce que tu fais; et aurais-tu des
remords si tu ne croyais que tu as été libre de ne pas commettre la
mauvaise action que tu as commise? Et ne sens-tu pas que, quand tu
essayes de douter que tu es libre, tu commets déjà une mauvaise action,
en ce sens que tu cherches une excuse aux mauvaises actions que tu
pourras commettre? Ne le sens-tu pas? La négation du libre arbitre a son
remords qu’elle porte avec elle, preuve qu’elle est déjà en soi un acte
mauvais.

Ainsi parle la «conscience», comme on dit et comme on dit très bien; car
ce que nous venons de faire parler n’est pas autre chose que le savoir
instinctif que l’homme a de lui-même. Et elle parle ainsi
_impérativement_. Entendez par ce mot qu’elle ne subordonne à rien et
qu’elle ne conditionne pas son commandement. Elle ne dit pas: «agissez
bien _si_ vous voulez le bonheur»; elle ne dit pas: «agissez bien _si_
vous voulez être en paix avec vous-même»; elle ne dit pas: «agissez bien
_si_ vous voulez obéir à votre nature, laquelle est organisée pour le
bien et se contrarie elle-même, se blesse elle-même quand elle agit
mal.» Non, elle ne donne pas de commandements ayant ce caractère. De
tels commandements sont, si l’on veut, des commandements, sont, si l’on
veut, des impératifs, mais ce sont des impératifs toujours
_hypothétiques_; ils se subordonnent toujours à une condition: «si vous
voulez telle chose, agissez bien». Le commandement de la conscience est
impératif comme l’ordre d’un tyran. Il est parce qu’il est. Il est
despotique. Jamais le vers fameux n’a été plus applicable:

    _Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas._

Et cela est littéralement exact; car ici c’est bien la volonté
contraignante qui se met à la place de la raison qui délibère.

Et qu’on ne s’étonne point, qu’on n’admire point qu’il puisse y avoir
quelque chose en nous qui ne ressortisse pas à la raison, qui ne résulte
point de motifs pesés, comparés, discutés par l’entendement. Il ne
s’agit pas de s’étonner; il s’agit de constater. Est-il vrai, est-ce un
fait que la conscience commande ainsi? Est-il vrai, est-ce un fait qu’en
même temps qu’elle nous commande elle nous interdit de discuter? Est-il
vrai, est-ce un fait qu’elle nous dit, très durement: «Si tu discutes,
tu es déjà coupable?» La loi-devoir enlève à notre appréciation, met
énergiquement en dehors de notre appréciation, de notre délibération, de
notre examen, un certain nombre de choses, et ces choses, ce sont nos
actes. Elle nous permet de penser comme nous voudrons, de croire comme
nous voudrons, d’imaginer comme nous voudrons. Dans ces cas-là nous
n’entendons pas sa voix; quand il s’agit d’agir, sa voix s’élève tout à
coup, soudain, avec une autorité souveraine. N’est-ce pas significatif?
Ne devons-nous pas reconnaître qu’il y a en nous quelque chose qui est
différent de tout le reste, qui nous impose un respect profond, à quoi
nous ne pouvons pas désobéir sans nous sentir désorganisés et qui
commande sans admettre qu’on discute et sans donner de raisons de son
ordre, _ce qui serait se discuter soi-même_?

_L’indiscussion_ absolue c’est le caractère essentiel et substantiel de
la loi morale. L’être moral est celui à qui l’on dit: «Pourquoi fais-tu
cela?» et qui répond: «Je n’en sais rien. Je ne puis pas faire
autrement; quelqu’un me commande.» S’il est en dehors de cette formule,
d’une façon ou d’une autre, il n’est pas moral, il n’est pas vertueux.

--Cependant, s’il fait le bien dans l’espoir de récompenses, non pas
terrestres (car dans ce cas il serait simplement un homme adroit), mais
dans l’espoir de récompenses d’outre-tombe, n’est-il plus moral?

--Certainement il ne l’est plus. Je crois, moi Kant, aux récompenses et
aux châtiments d’outre-tombe, parce que je crois au mérite et au
démérite, à un ordre universel qui veut que justice, en définitive, soit
faite; mais je dis que si l’homme a fait le bien en seule vue de la
récompense, il n’est pas moral le moins du monde. Il n’est qu’un homme
qui fait un marché, et un bon marché. Il n’y a aucune moralité dans cet
acte-là.

--_Donc l’espoir en Dieu est immoral!_

--_L’espoir_ en Dieu n’est pas immoral; mais la parfaite conviction que
Dieu nous récompensera exactement selon nos mérites est immorale. Faire
le bien _pour_ être payé par Dieu, prêter à Dieu _pour_ qu’il nous
rende, est un acte usuraire parfaitement étranger et même contraire à
toute moralité. Il faut faire le bien pour lui-même; _et puis_, il n’est
pas interdit d’espérer que quelqu’un existe qui nous en tiendra compte.
Le mélange même de ces deux sentiments n’est pas d’une moralité pure,
parce qu’on ne voit pas clair dans ce mélange et que l’on n’est pas sûr
que tous les deux sentiments soient réels; et parce qu’il est possible
que l’un des deux soit réel et l’autre seulement une illusion que nous
nous faisons et que nous caressons pour nous rassurer. Il y a quatre
degrés: 1º le marché: je fais le bien parce que je sais que Dieu me le
rendra au centuple; ceci est du paganisme le plus grossier: c’est un
acte purement immoral;--2º le mélange de marché et de conscience: je
fais le bien pour obéir à quelque chose en moi qui me dit de le faire,
et aussi pour _mériter_; ceci est un acte relativement estimable, à la
condition qu’il soit bien certain que ces deux états d’âme existent
concurremment; et cela n’est jamais certain;--3º l’obéissance à la
conscience, avec, _mais à d’autres moments et non pas quand on fait
l’acte_, un espoir, peu sûr du reste, que l’on pourra être récompensé;
ceci est d’une très haute moralité;--4º l’obéissance à la conscience et
la parfaite conviction que l’on ne sera jamais récompensé: ceci est
l’acte moral absolu.

--Donc l’athée qui est vertueux est l’être le plus moral qui puisse
être.

--S’il existe, certainement. Obéir à la conscience par pur et simple
respect de la conscience, c’est l’acte moral pur.

Mais,--autre point de vue de la question--sans aucune espérance de
récompense, faire le bien parce qu’on éprouve de la satisfaction à le
faire et par conséquent _pour_ se procurer ce plaisir ne sera sans doute
pas un acte moral, puisque l’acte moral consiste à faire le bien
uniquement par obéissance à la loi et sans mélange aucun d’intérêt
personnel? «J’ai du plaisir à faire le bien; cela m’inquiète[2].» Le
plaisir que j’ai à faire le bien m’ôte tout mérite, évidemment, et, de
plus, va jusqu’à ôter tout caractère moral à mon acte, si bon qu’il
soit, selon la façon commune de parler. L’homme qui est charitable avec
délices n’a pas plus de moralité dans cet acte que le gourmand qui
savoure un mets favori?

  [2] Résumé d’une épigramme de Schiller que je donne plus loin.

--Certainement, répondra Kant. L’acte moral qui n’est pas complètement
désintéressé n’est pas moral; on peut même dire que l’acte moral qui
n’est pas accompli avec une certaine répugnance, avec une certaine
victoire sur soi-même, n’est pas moral. Il faut savoir, il est vrai, que
l’homme qui éprouve du plaisir à faire du bien, n’a pas toujours eu du
plaisir à en faire, qu’il a dû, pour prendre cette habitude et pour
goûter ce plaisir, qui est artificiel et acquis, triompher très souvent,
très longtemps, de lui-même; que par conséquent si son action de
maintenant n’est pas morale, il est moral, lui, profondément; et même
que si son action de maintenant n’est pas morale en soi, elle l’est par
tous ses antécédents, toutes ses origines et, pour ainsi parler, toutes
ses racines; et voilà pourquoi vous pouvez vénérer sans scrupule l’homme
de bien qui fait le bien par plaisir; mais encore, mais enfin, il est
très vrai que l’acte bon accompli par goût du bien n’est pas moral.
L’homme de bien travaille, sans le savoir, à s’enlever le mérite. Il
s’enlève le mérite à mesure qu’il fait du devoir une habitude et une
habitude agréable. Ses premiers actes bons sont moraux, étant des
victoires et achetées chèrement; les suivants sont moins moraux,
comportant moins d’efforts; et quand ils sont devenus une habitude et
une source de jouissances, ils ne sont plus moraux du tout. Heureux, du
reste, et vénérable, pour la raison que nous avons dite, l’homme qui n’a
plus aucune difficulté, ni aucun mérite à faire le bien. La fin de la
vertu, mais aussi son comble est d’être devenue une manie.

--Soit; mais insistons encore. Un homme n’espère de récompenses pour ses
vertus, ni ici-bas ni ailleurs; d’autre part, il n’éprouve point de
plaisir à faire le bien et il ne le fait qu’avec un effort douloureux.
Et il le fait cependant. Voilà le pur homme de bien, selon vous. Je n’en
suis pas sûr; car, s’il est très vrai qu’il ne fait le bien que par
devoir, il éprouve, tout le monde le sait, un très grand plaisir dans le
devoir accompli et, même en l’accomplissant, dans la lutte qu’il
soutient contre lui-même. Donc ici-même, il y a intervention du plaisir
et par conséquent de mobile intéressé.

En considérant le plaisir du devoir accompli nous dirons que l’acte
vertueux touche sa récompense dès qu’il est fait; que, par conséquent,
seul le premier acte bon a été fait par devoir; mais le second déjà a pu
être fait pour goûter ce plaisir que l’accomplissement du premier avait
révélé.

Et en considérant le plaisir de la lutte contre soi-même nous dirons que
le premier acte bon a été intéressé lui-même, puisqu’on trouvait du
plaisir à le faire dès le premier moment où l’on commençait à
l’accomplir. Où est donc, en dernière analyse, l’acte moral pur?--Je
reconnais, répondra Kant, que depuis le commencement du monde il n’y a
pas eu, peut-être, un seul acte de vertu pure, un seul acte absolument
désintéressé. Mais que faisons-nous ici? Nous décrassons l’acte moral,
successivement, de toutes les scories dont il peut être enveloppé, nous
le démêlons de sa gangue pour montrer en quoi il consiste, pour montrer
ce qu’il est en soi. Dans la pratique, quelque relativement pur qu’il
soit, il sera toujours mêlé. Mais on saura s’il l’est plus ou moins, on
saura à quel degré il l’est; on saura s’il est si mêlé qu’en vérité il
n’existe plus, ou s’il est si légèrement adultéré qu’il est assez près
d’être pur. Pour savoir tout cela, il fallait d’abord savoir ce qu’il
est en soi. Et nous voyons bien maintenant ce qu’il est en soi. Il est
une bataille; il est une lutte que l’homme soutient pour échapper à la
nature. «La vertu n’est pas l’éclosion de la nature; elle est une
conquête sur la nature[3].» C’est en quoi les stoïciens se sont trompés.
L’homme ne vit ni en conformité avec _la_ nature, ni en conformité avec
_sa_ nature quand il est vertueux. Il vit en révolte contre _la_ nature,
qu’il n’est pas besoin de démontrer une fois de plus qui est immorale;
et il vit en révolte contre _sa_ nature qui lui persuaderait, s’il
l’écoutait, de vivre d’une façon naturelle, et c’est-à-dire égoïste. La
morale est contre nature, il faut le dire sans hésiter.

  [3] André Cresson: _la Morale de Kant_.

Évidemment il faut bien que la morale soit elle-même dans la nature
humaine pour que nous la trouvions en nous; évidemment; mais la morale
est un élément de notre être qui contrarie ce que nous avons de commun
avec la nature des autres êtres créés; c’est une force, en nous-mêmes,
de révolte contre nous-mêmes; c’est quelque chose en nous qui nous
invite et nous oblige à nous vaincre et à nous dépasser. Quand
Nietzsche, plus tard, donnera sa fameuse définition de l’homme: «l’homme
est un être qui est né pour se surmonter», il donnera, lui si
contempteur de Kant, une formule essentiellement kantienne. La morale
apporte, reconnaissons-le vaillamment, la guerre et non la paix dans
l’être humain. Sans elle il serait en paix; sans elle il ne se livrerait
pas de combats; sans elle il ne tendrait pas violemment sa volonté vers
des fins presque inaccessibles ou véritablement inaccessibles. La morale
est en vérité une étrangère en nous.

C’est bien pour cela que ni elle n’emprunte la voix de la raison pour
nous parler, mais nous parle avec la sienne; ni, quand elle est pure,
elle ne demande aucun secours à la sensibilité et ne veut d’elle ni
comme introductrice ni comme compagne. Vous voyez: elle est étrangère à
tout notre être; elle est étrangère, en notre être, à tout ce qui n’est
pas elle. «Qui donc es-tu, pourrions-nous lui dire, toi qui n’es ni la
raison qui me persuade patiemment, ni la sensibilité qui me pousse et
qui m’entraîne; ni l’habitude qui m’enchaîne peu à peu et m’asservit
lentement; ni l’imitation qui m’engage à prendre pour modèles les êtres
qui m’entourent; mais, solitaire et dédaigneuse de tout ce qui habite en
moi, une visiteuse qui intervient pour me donner un ordre sévère, sans
explication et qui doit être sans réplique; et qui rentre dans le
silence et dans l’ombre en me laissant d’elle une sorte de terreur
mystérieuse et comme une nécessité inexplicable de lui obéir?»

Elle répondrait: «Il est vrai, je suis l’étrangère; je suis étrangère au
monde entier; je n’apparais et ne me manifeste qu’en toi, et encore en
toi je suis étrangère à tout ce dont tu as connaissance et conscience;
et je te trouble et je t’effraie et je te torture; mais tu sens bien et
tu sentiras toujours que tu as besoin de ce trouble, de cet effroi et de
ce tourment; que tu as besoin de moi; que sans moi tu te mépriserais
profondément; que sans moi aussi tu périrais, toi et ta race, toi et ton
espèce. Tu es un être particulier. Quelqu’un t’a créé tel que tu ne
puisses vivre sans te combattre et sans te vaincre, et il m’a inventée
pour te donner matière à te combattre et à te vaincre et pour qu’à te
combattre et à te vaincre tu vécusses. Or c’est toi-même qui m’as créée
du besoin même que tu avais de moi, de sorte que l’étrangère et la
visiteuse est cependant ce qu’il y a de plus intime et de plus profond
en toi et a jailli, une fois pour l’éternité, de la substance même de
ton être.»

Mais si l’on _constate_ cette antinomie, salutaire du reste, peut-être
nécessaire du reste, entre la morale et toutes nos autres facultés,
peut-on l’_expliquer_ un peu, soupçonner un peu pourquoi elle est? Il
n’est pas impossible. Cette antinomie de la morale et de nos autres
facultés, c’est une forme, c’est une face de l’antinomie de la destinée
de l’homme comme faisant partie d’une espèce. Individuellement l’homme
ne se sent obligé à rien; individuellement l’homme n’a pas de devoirs;
individuellement l’homme n’a pas de conscience. Supposez, ce qui, du
reste, est presque impossible, l’homme isolé, sans patrie, sans cité,
sans famille. Quel devoir voyez-vous qu’il ait? Absolument aucun. Ceux
qui ont parlé des devoirs envers soi-même n’ont pu en parler que parce
qu’ils considéraient l’homme en société, et qu’à cause de cela ils lui
voyaient des devoirs envers soi-même consistant à se conserver et à se
développer pour le service de la société, et qui par conséquent
n’étaient, en vérité, que des devoirs envers la société elle-même. Mais
supprimez cette considération de la société, il reste que l’homme n’a
aucun devoir envers lui-même et par conséquent n’a aucun devoir.
Direz-vous: «Si bien. Il a le devoir de ne pas se détruire et de se
conserver sain et fort.» Vous voulez dire qu’il est de son intérêt de ne
se point détruire et de se conserver sain et fort, et que s’il ne prend
pas ces soins, il est un imbécile. Mais ceci n’est pas un devoir, n’a
aucunement le caractère de devoir. L’homme individuellement n’est
nullement obligé d’être heureux. L’homme, individuellement, cherche
naturellement le bonheur; il le cherche plus ou moins intelligemment;
mais il n’est nullement obligé, il ne se sentira jamais obligé d’être
heureux. L’homme individuellement est donc un être qui simplement
cherche le bonheur, son bonheur. C’est toute sa loi. Ce serait un pur
non-sens que de lui en chercher un autre.

Mais dès que l’homme est en société, immédiatement il a des devoirs et
il a une conscience qui les lui impose. Il ne peut plus et il sait qu’il
ne doit plus chercher le bonheur, mais autre chose. L’impératif
catégorique s’impose. Il n’est plus libre, il ne se sent plus libre
d’agir à son gré. Le «fais ce que veux» disparaît. Il se sent des
obligations envers les autres; il se sent des obligations envers
soi-même, à cause des autres; il se sent même des obligations envers
Dieu, si, ramassant, en quelque sorte, l’humanité tout entière, laquelle
l’oblige, et l’objectivant en un être supérieur qui l’a créée, qui
l’aime et qui veut qu’on l’aime, il se sent obligé aussi envers cet être
qui a comme en ses mains les intérêts de l’humanité.

Donc à l’homme considéré individuellement point de devoirs; à l’homme
considéré comme membre d’une espèce des devoirs multiples.

Et voilà pourquoi l’individualisme est à base d’immoralité, comme le bon
sens le dit tout de suite; mais si le bon sens le pressent, l’analyse le
prouve. Voilà pourquoi tous les individualistes sont immoralistes ou sur
la pente de le devenir. L’individualisme n’est que la révolte plus ou
moins franche de l’homme fatigué de morale et des obligations que la
morale impose. L’individualisme est la doctrine plus ou moins précise de
l’homme qui est las de sacrifier éternellement son moi, son droit au
bonheur, ou son droit à la recherche libre du bonheur, de sacrifier tout
cela soit aux autres, soit à un Dieu lointain qui a des commandements
très rudes, soit à un Dieu intérieur dont on trouve rudes les exigences.
L’individualisme est immoral par cette raison bien simple que la
moralité est précisément l’homme ne se considérant pas comme individu.
Or, comme l’homme est à la fois un individu et un membre d’une espèce,
et comme il a toujours été cela et ne peut pas être autre chose, il y a
toujours une antinomie et par suite une lutte entre ce qu’il est comme
individu et ce qu’il est comme membre d’une espèce.

Comme individu, sa loi est la recherche du bonheur; comme membre d’une
espèce, sa loi est le renoncement au bonheur. Comme individu sa loi est
la persévérance dans l’être; comme membre d’une espèce, sa loi est le
sacrifice, partiel continuellement, total parfois, en certaines
occasions, de son être.

Cette antinomie dure toujours. Il s’ensuit que la morale est bien cette
ennemie éternelle que nous voyions que l’homme porte en lui; ennemie
salutaire, ennemie nécessaire, puisque l’homme, et il le sent, ne peut
vivre que comme membre d’une espèce; mais ennemie cependant, puisque
encore il reste un individu et ne peut pas cesser de l’être et de se
sentir tel. Ceux qui vivent en absolue moralité et qui ne sentent plus
cette antinomie et cette lutte dont nous parlons, ceux-là, s’ils
existent, sont des êtres qui ne sont plus des individus; ils sont
l’espèce même en un homme; ils sont, dirait un Aristophane, des statues
vivantes de l’humanité.

Remarquez que l’on n’en arrive pas là, personne; mais qu’on en approche.
Toutes les associations où l’homme ne respire que pour l’association et
en quelque sorte que par l’association, sont des essais, souvent très
beaux, d’abdication de l’individualité et par conséquent de moralité
pure. Encore est-il que cette association que nous envisageons en ce
moment, se sépare elle-même et se distingue de l’humanité, qu’elle
institue des devoirs qui, pour être des devoirs envers l’humanité, sont
surtout, tout compte fait, des devoirs envers elle, et que par
conséquent elle remplace l’individualisme personnel par une sorte
d’individualisme collectif, que par conséquent elle ne constitue pas
moralité pure. Mais elle en donne très bien l’image. L’homme absolument
moral, le saint, le Dieu-homme (puisqu’il serait la conscience faite
homme) serait celui qui ne ferait absolument rien que par obéissance à
sa conscience, c’est-à-dire qu’en considération de l’humanité, qui
aurait absolument aboli en lui tout individualisme, soit personnel, soit
même collectif, et en qui, pour ainsi parler, l’espèce même vivrait.

Mais, ceci étant l’idéal, chez tous les hommes il y a cette antinomie et
cette lutte dont nous parlons, et c’est ce qui explique l’antinomie de
la morale elle-même avec _tout le reste de notre être_. La morale est en
opposition et en lutte contre tout le reste de notre être, jusqu’à ce
qu’elle l’ait tellement vaincu qu’elle l’ait absorbé ou, pour mieux
dire, qu’elle se soit substituée à lui, ce qui, du reste, n’arrive
jamais. Donc lutter contre soi pour obéir à la morale, c’est la
moralité. N’avoir plus besoin de lutter contre soi, tant on se serait
vaincu, c’est où l’on arriverait si l’on était parvenu à la moralité
absolue, et alors, à force d’avoir été moral, on ne le serait plus du
tout, puisqu’il n’y aurait plus lutte; mais nous n’avons aucune crainte
à concevoir sur cette extinction de la moralité dans son triomphe; dans
l’état normal et nécessaire de l’humanité, la moralité, toujours
relative, c’est la lutte de nous-mêmes contre nous-mêmes pour la morale,
ou en d’autres termes, la lutte de nous-mêmes, espèce, contre
nous-mêmes, individus.

La morale ainsi conçue est impérative et non persuasive; normative et
non conseillère, science, du reste, avant d’être un art. Science de
quoi? science d’elle-même; analyse de ce qu’elle est, de la façon dont
elle se révèle à nous et de la façon dont elle s’impose à nous et nous
commande; et enfin elle ne s’appuie sur rien, ne se subordonne à rien et
ne se rattache à rien; elle n’est fondée ni sur une autre science, ni
sur l’ensemble des sciences, ni sur une religion; elle n’est fondée que
sur elle-même. Platon, ou, si l’on veut, Socrate rattachait, par des
fils ténus et subtils, exactement toutes choses à la morale _comme à
leur dernière fin_; nous, nous rattachons exactement toutes choses à la
morale _comme à leur base_ et aussi comme à leur dernière fin. C’est
_parce que_ la morale existe qu’il faut bien que le libre arbitre
existe; qu’il faut bien que l’âme soit immortelle; qu’il faut bien que
Dieu existe; et aussi c’est _pour que_ la morale soit que Dieu a créé
l’homme; car en Dieu, la moralité étant absolue, la morale n’est pas,
puisque l’acte moral est une lutte et que Dieu n’a pas à lutter; c’est
pour que la morale soit que l’homme est doué du libre arbitre; c’est
pour que la morale soit que le monde existe comme épreuve de l’homme,
comme tentation de l’homme et comme chose que l’homme doit comprendre
qu’il ne doit pas imiter et comme chose dont l’homme doit comprendre
qu’il doit se distinguer. Base de tout et fin de tout, la morale
enveloppe le monde comme d’un cercle et tout en part comme tout y
aboutit.

Cherchez-vous la certitude et ce qui ne se prouve pas et ce qui n’a pas
besoin d’être prouvé et ce qui prouve tout; vous ne trouvez cela que
dans la loi morale; cherchez-vous à quoi tout va et pour quoi et pour la
réalisation de quoi il semble bien que tout existe; vous ne trouvez cela
que dans la loi morale; et si elle est si impérieuse, c’est qu’elle est,
quoique si particulière et isolée en apparence, la voix du monde parlant
à l’homme, la lumière du monde entrant en lui, la loi du monde
l’obligeant.

                   *       *       *       *       *

Et maintenant cette loi morale, qu’est-ce qu’elle nous commande? Nous
nous sentons obligés; mais à quoi nous sentons-nous obligés? Nous nous
sentons obligés, c’est le fait moral en soi, très lumineux, très
sensible, absolument incontestable; mais à quoi nous sentons-nous
obligés? Ne répondez pas sommairement: à faire le bien. C’est répondre à
la question par la question. Faire le bien, cela veut dire faire ce à
quoi l’on se sent obligé; mais encore à quoi précisément nous oblige la
loi morale?

Il y en a qui disent que la loi morale renferme en soi _une matière_
qu’elle nous présente et que nous saisissons par intuition, directement
et immédiatement. Elle nous dit: «Il ne faut pas tuer, voler, être
intempérant, être égoïste, etc...» La loi morale, pour ceux-ci, est une
table de la loi où sont inscrits un certain nombre et un grand nombre de
commandements distincts, tous très directement accessibles, tous
présents, en quelque sorte, en notre âme. Il est bien vrai que c’est
ainsi que sont les choses, ou paraissent être, pour tous tant que nous
sommes, dans la vie ordinaire. Nous nous sommes fait ou on nous fait un
cadre moral, une liste des choses à faire et des choses à ne faire
point, et c’est à cette liste, en vérité, que nous obéissons. Il est
très vrai; mais prenez garde. Si vous prenez les choses ainsi; si vous
considérez la loi morale comme ayant un contenu matériel _et comme
constituée par ce contenu matériel lui-même_, vous risquez de ruiner, ou
d’exposer à être ruinée, la morale elle-même.

Car on vous répondra que cette liste dont nous parlions tout à l’heure
est extrêmement variable, que la variabilité des devoirs est la chose du
monde dont on est historiquement le plus sûr, que telle chose, devoir
pour un peuple, n’est pas devoir pour un autre, que telle chose, devoir
pour un temps, n’est pas devoir pour tel autre temps, que, même, telle
chose, crime pour un peuple, est devoir pour un autre, et que, par
conséquent, si la matière de la morale est la morale même, la matière de
la morale se contredisant, la morale se contredit et donc n’est pas une
loi et donc n’existe pas.

Exemple très net, cité par Guyau, d’un devoir qui est un crime. Les
naturels australiens, considérant que la mort de leurs parents est le
résultat de maléfices jetés sur eux par quelque homme ou femme d’une
tribu hostile, jugent que c’est un devoir envers leurs morts de tuer
quelqu’un de la tribu hostile. Un Australien ayant perdu sa femme
manifesta ses intentions au docteur Landor, qui le menaça de prison s’il
donnait suite à son projet. L’Australien se soumit; mais, rongé de
remords, il dépérissait de jour en jour. Enfin il disparut, puis revint
au bout d’un an en parfaite santé, ayant tué une femme de la tribu
ennemie. Il avait connu le commandement moral, puis le remords, puis la
satisfaction du devoir accompli. La _vendetta_ corse est un impératif
catégorique du même genre. Chaque peuple dresse sa «liste», dresse sa
table de la loi, qui s’impose à toute la race comme un impératif moral;
et cet impératif n’est pas du tout le même de peuple à peuple. Où est la
loi morale dans tout cela et que commande-t-elle universellement?

Ce qui est universel c’est de se sentir obligé; mais il n’y a que cela
qui le soit. L’Australien de tout à l’heure était aussi obligé que je le
suis; il était aussi obligé à tuer que moi à ne tuer point. Oui, se
sentir obligé est universel; mais ce à quoi l’on est obligé est
variable. Donc si la loi morale _est_ son contenu, elle n’est pas une
loi; elle est des coutumes; si la loi morale est son contenu, elle
n’existe pas. Gardez-vous donc de dire que la loi morale doit contenir
et contient sa matière. Si elle n’est pas vide, elle n’est point.

D’autres présentent les choses ainsi: la loi morale ne contient, à
proprement parler, rien; elle n’est pas une liste; mais elle est une
sorte de pierre de touche. Elle ne vous présente pas un certain nombre
d’actes à faire et d’actes à ne pas commettre; mais _à propos de chaque
acte_ dont vous avez l’idée et que vous êtes sur le point d’accomplir,
elle vous dit: «il est bon», ou: «il est mauvais»; elle vous dit: «tu
dois», ou: «tu ne dois pas». C’est exactement, comme on a si souvent
dit, un juge intérieur qui juge avant, pour prévenir, et qui, du reste,
juge aussi après.--Sans doute; et les choses se présentent parfaitement
ainsi dans la pratique journalière; mais les mêmes objections viennent
contre cette théorie et le même danger existe à l’admettre, et au fond
elle est exactement la même que la précédente. A chaque acte à commettre
intervient un jugement prémonitoire de la conscience; oui, mais chacun
de ces actes est comme marqué blanc ou noir d’avance par quelque chose
qui peut n’être pas la conscience, qui peut n’être pas la loi morale. En
présence d’un acte, la conscience dit: «fais-le», ou «ne le fais pas».
Ce n’est pas à dire qu’elle le juge, que ce soit elle qui le décrète
blanc ou noir; elle peut l’avoir reçu blanc ou noir de la tradition ou
de la coutume. En face de ce fait: sa femme à venger, l’Australien
recevait de sa conscience un _oui_ très énergique, que sa conscience
elle-même avait reçu de la coutume. Qu’on dise que la loi morale a sa
liste d’actes permis et d’actes interdits, ou qu’on dise qu’à chaque
acte elle met son visa de permis ou d’interdit, on dit la même chose, à
savoir que la loi morale a un contenu matériel, et comme ce contenu est
variable, on est amené à reconnaître que si la loi morale a un contenu
matériel, elle n’est qu’un greffier de la coutume. Donc, pour que la loi
morale soit morale, il faut qu’elle soit vide de matière, qu’elle soit
toute _formelle_, qu’elle ne soit qu’une idée générale, applicable sans
doute à une infinité de cas pratiques; mais seulement une idée générale.

Or quelle idée générale trouvons-nous, pour ainsi parler, impliquée dans
le fait moral universel, dans le _je dois_, dans le _je suis obligé_?
Pas d’autre au premier regard que le _je dois_, lui-même, que le _je
suis obligé_ lui-même; et dès que, du _je suis obligé_, je veux passer
au _à quoi_, il semble bien que c’est en face d’un fait que je vais me
trouver; or nous avons reconnu la nécessité d’écarter les faits de
l’énoncé de la loi morale pour qu’elle fût morale et ne risquât pas
d’être le contraire.

Cependant faites attention à ceci: du _je dois_ lui-même, de l’essence
même du _je dois_ on peut tirer, ce nous semble, une idée générale,
toute pure, non mêlée de faits, mais qui, peut-être, sera applicable aux
faits. Qu’est-ce que c’est que le _je dois_? C’est un fait de conscience
qui se présente avec le caractère d’une loi. Qu’est-ce qu’une loi? C’est
une maxime universelle. Le _je dois_, dès qu’il est reconnu comme loi,
et il se fait connaître comme tel dès qu’il existe ou dès qu’il parle, a
donc un caractère d’universalité, est donc une maxime universelle. Eh
bien, sans aller plus loin, voilà précisément l’idée générale que nous
cherchons. La morale, par cela seul qu’elle est loi, nous commande
d’agir _universellement_.--Qu’est-ce qu’agir _universellement_? C’est
agir de telle façon que l’on voudrait que la maxime qui nous fait agir
fût une loi universelle. Et voilà justement ce que le _Je dois_ nous
commande par cela seul qu’il est une loi, et voilà ce qu’il nous
commande sans nous commander aucun acte, et voilà cependant une formule
trouvée qui peut s’appliquer à tous les actes du monde et nous éclairer
sur eux tous. La définition de la morale en sa pureté absolue sera donc:
«_agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même
temps qu’elle soit une loi universelle._»

Remarquez que cette formule, d’abord élimine tout égoïsme, cela va sans
dire, et devant chaque acte à faire nous commandera de ne nous traiter
que comme nous voudrions que tous fussent traités, et nous commandera de
traiter les autres comme nous voudrions être traités nous-mêmes, et par
conséquent enveloppe en même temps et la charité et la justice, et le
«ne fais à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te soit fait» et le
«fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît», etc.;--mais remarquez
de plus que cette formule _permet de rectifier la coutume_, qui tout à
l’heure pesait sur la loi morale de telle sorte qu’on se demandait avec
inquiétude si elle n’était pas la morale elle-même. La formule kantienne
est précisément le creuset de la coutume et qui n’en laisse subsister
que ce qu’elle a, par aventure, de vraiment moral.

A l’homme qui aura fait de la vengeance un des articles de son _credo_
moral et chez qui, en vérité, la _vendetta_ sera une partie de la
conscience et la partie la plus sensible de la conscience, il suffirait
de dire: «Voudriez-vous que l’humanité tout entière vécût éternellement
d’après cette règle?» pour que, non pas il fût converti tout de suite;
car soyez sûr que d’abord il répondra: «oui!»; mais pour que la suite
des réflexions et la méditation prolongée de cette seule maxime l’amène,
en un temps donné, à répondre: «non!»

A l’homme qui aura pris pour règle, consciemment ou inconsciemment, la
recherche du bonheur, la chasse au bonheur, comme dit Stendhal, ce qui,
certes, est la «coutume» la plus répandue dans l’humanité, il suffira de
dire: «Voudriez-vous que tous les hommes sans exception s’appliquassent
uniquement et exclusivement à la _recherche du bonheur_?» pour que, tout
au moins, il hésite sur la réponse et se demande si la recherche
exclusive du bonheur personnel pratiquée par tous, si intelligemment
pratiquée qu’elle pût être, ne serait pas la ruine de l’humanité.

Ainsi de suite. La formule kantienne rectifie la coutume et par
conséquent elle constitue une morale qui semble bien, elle, ne rien
recevoir de la coutume, ou du moins ne pas recevoir tout d’elle,
puisqu’elle est au-dessus et puisqu’elle permet de la corriger.

Remarquez encore que la formule kantienne, non seulement rectifie la
coutume, mais en quelque manière rectifie la nature, ce qui veut dire,
comme on pense bien, qu’elle rectifie en nous les sentiments et
tendances que le spectacle de la nature nous pourrait inspirer. Quand
nous trouvons la nature immorale, nous pouvons nous laisser aller à
l’imiter pour raison d’acquiescement à l’ordre universel, ou sous ombre
d’acquiescement à l’ordre universel. La formule kantienne, avec une
modification qui n’est qu’une légère généralisation, nous arrêtera.
Voudriez-vous agir comme agit trop souvent la nature et que sa règle, ou
une de ses règles, et non pas la moindre, fût la règle de l’humanité?
Votre conscience dit «non». En disant, «non», ce qu’elle commande c’est
ceci: «_agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté,
être érigée en loi universelle de la nature_». Cette nouvelle formule
n’est pas autre chose que la première très peu modifiée, et même non
modifiée, mais tournée, pour ainsi parler, du côté de la nature, comme
la première était tournée du côté du genre humain.

Par la formule kantienne, donc, l’homme se donne en quelque sorte des
armes contre lui-même, contre la coutume humaine en ce qu’elle a de
mauvais, et contre la nature en ce qu’elle a de non exemplaire. Comme
cette formule est l’expression d’une morale absolument indépendante, de
même aussi elle a en elle comme une vertu d’indépendance et elle rend
l’homme indépendant de la nature, indépendant de la coutume, s’il se
peut indépendant de soi-même, pour ne le faire dépendre que de la morale
seule.

                   *       *       *       *       *

Telle est, en ses grandes lignes, la morale kantienne. Elle est
certainement la nouveauté la plus extraordinaire en doctrines morales et
même en doctrines religieuses que le monde ait connue. Elle dépasse la
révolution socratique elle-même; car la révolution socratique ramenait
tout à la morale, et en lui subordonnant tout, et en faisant tout
aboutir à elle; mais la révolution kantienne ramène tout à la morale, et
en faisant tout aboutir à elle, et _en faisant tout sortir d’elle_. Elle
est chez Kant cause active et cause finale. C’est elle qui crée toute la
métaphysique; c’est elle qui crée le monde. C’est parce qu’il y a une
morale qu’il faut qu’il y ait un libre arbitre, et qu’il faut que l’âme
humaine soit immortelle, et qu’il faut qu’il y ait un Dieu rémunérateur
et vengeur, et qu’il faut qu’il y ait une nature contre laquelle l’homme
lutte et contre les suggestions de laquelle il se dresse comme être
autonome et indépendant.

Le monde entier, matériel et spirituel, est créé par la morale, en ce
sens qu’il est ce qu’il est parce que la morale existe et qu’il n’est ce
qu’il est que parce que la morale existe avec le caractère que l’on voit
qu’elle a.

Je dis même que c’est une révolution religieuse incomparable à toute
autre, même au Christianisme, puisqu’elle fait un Dieu qui dépend de la
morale; qui existe parce que la morale existe; qui n’existerait pas, qui
n’aurait pas lieu d’exister si la morale n’avait pas besoin de lui.
Dieu, dans Kant, est postulé par la morale comme le libre arbitre; et,
par un renversement de méthodes très intéressant, comme Descartes
prouvait tout parce que Dieu existe et ne peut pas nous tromper, Kant
prouve tout et Dieu lui-même et Dieu surtout, parce que la morale existe
et ne peut pas nous mettre en erreur.

Il est assez clair, par conséquent, que pour Kant, qu’il l’ait vu
distinctement ou non, la morale est une religion et le Devoir un Dieu.
Le Devoir est un Dieu. Il en a tous les caractères: il est infaillible,
il est indiscutable, il commande sans avoir de raison à donner de ses
commandements, il est absolu--_et il a tout créé_. Le Devoir est le
dernier des Dieux et il n’a plus dans l’Infini qu’un double de lui-même
qui le confirme.

On a voulu fonder la morale sur la religion; on a voulu la fonder sur
une science ou sur les sciences; on la fonde maintenant sur elle-même;
mais en la fondant sur elle-même on fait de sa loi une divinité et
d’elle-même une religion.

Inutile de dire que si elle est une religion, c’est qu’elle est, telle
qu’on nous la présente et telle qu’on la sent, un reste des religions
qui ont précédé, un résidu théologique, comme dirait Comte. La morale de
Kant est un Christianisme retourné ou un Christianisme rectifié, selon
la manière dont on considère le Christianisme lui-même. Si l’on
considère le Christianisme comme fondé sur la religion, ainsi que nous
le faisions au commencement de cette étude, le kantisme est un
Christianisme retourné, faisant sortir la religion de la morale, au lieu
de faire sortir la morale de la religion. Si l’on considère le
Christianisme comme étant surtout une morale, comme étant en son fond
une morale, qui seulement, s’est _associé_ à la religion régnant dans le
temps et dans les lieux où lui-même est né, alors le kantisme est un
Christianisme rectifié, ou a voulu être tel, en ce sens que, étant en
son fond une morale, il ne s’associe pas à la religion qu’il rencontre,
mais fait sortir la religion de son propre sein.

En définitive il est un Christianisme philosophique, un monothéisme
philosophique, dernier aboutissement de la Réforme; mais il est une
religion très précisément. Il a une base véritablement mystique. Il
commande d’obéir sans démonstration des raisons d’obéir; il fait donc
appel au seul sentiment mystique de l’obéissance. Il fait de
l’obéissance un dogme. Il dresse un Dieu dans le cœur de l’homme et il
offre tout à ce Dieu qu’il n’ose discuter et qui s’appelle précisément
l’Indiscutable.

Il est plus mystique même, j’oserai dire, que tout mysticisme connu; car
il fait _adorer par simple adoration_, non pas un Dieu concret dans une
certaine mesure, non pas un Dieu qui a une histoire, qui a créé le
monde, qui a parlé aux hommes, qui s’est montré à eux ou à quelques-uns
d’entre eux; mais un Dieu abstrait, un Dieu caché, un Dieu dont on ne
connaît que les oracles, comme dans l’antre de Trophonius; Dieu
redoutable du reste, qui a des ordres absolus et terribles et qui
approuve et félicite; mais aussi qui tourmente, qui torture et qui
ravage et qui nous demande le sacrifice humain, le sacrifice sanglant de
notre propre vie.

Le kantisme est la religion la plus religieuse, la religion la plus
religion qui me soit connue; je veux dire la religion où il n’y a que
l’essence même de la religion, la religion où il n’y a que de la
religion. Il ne pouvait naître qu’après un très long stade de religion
de plus en plus concentrée et aussi de religion de plus en plus
individualisée, de religion que l’individu se fait à lui-même
(luthéranisme) et qui place l’individu en face de lui-même en lui
faisant remarquer--et qu’il en tremble!--qu’il y a en lui un Dieu. Kant
a fondé la _foi morale_.




CHAPITRE III

LE NÉO-KANTISME


Le kantisme, surtout comme religion morale, a eu un succès merveilleux
en Europe et particulièrement en France pendant un siècle. Il flattait
deux sentiments qui ne sont contraires qu’en apparence: le désir d’une
morale indépendante des religions, le besoin d’une religion; ces deux
désirs étaient dans le kantisme, conciliés par l’apparition d’une morale
qui était une religion elle-même.

Les néo-kantistes français, qu’on aurait dû appeler simplement les
kantistes, car ils n’ont vraiment point renouvelé Kant, s’appliquèrent
surtout à deux choses: 1º élargir et attendrir un peu la doctrine
kantienne; 2º lui donner un caractère plus pratique, en lui trouvant un
criterium nouveau, ou plutôt en démêlant plus précisément et en
affirmant plus énergiquement le criterium qu’elle contenait.

Ils ont élargi et attendri un peu la doctrine morale de Kant. Celle-ci
se réduisait et se restreignait strictement à l’affirmation de
l’obligation morale. Les néo-kantiens ont affirmé de tout leur cœur
cette obligation; ils ont eu «la foi morale» et ils ont affirmé le plus
chaudement du monde qu’il fallait l’avoir; mais ils n’ont pas repoussé
les appuis et les apports que pouvaient donner à cette foi les
considérations sentimentales et les considérations esthétiques.

Renouvier fait comme des concessions à la morale sentimentale, disons
mieux, il la prend comme une alliée ou comme une servante précieuse de
la morale du devoir. Elle sera comme Marthe autour de Jésus: «C’est un
fait psychologique véritable que la présence de la sympathie au nombre
des éléments qui portent l’homme à des actes favorables au bonheur
d’autrui... [La sympathie] fournit un mobile du bien commun et vient à
l’appui de la loi morale, de quelque façon qu’on la définisse. Pour nier
cela, il faut, ou mutiler la nature sensible, ou admettre que certains
éléments fondamentaux de cette nature n’interviennent pas ou _devraient_
ne pas intervenir là précisément où la place en est marquée dans l’ordre
mental. _Devraient ne pas intervenir_ dans l’acte vraiment moral, c’est
la thèse de Kant, qui... juge que les passions même les plus nobles, en
se joignant au mobile rationnel, abaisseraient la vertu. _Rien n’était
mieux fait pour nuire à la diffusion des principes de Kant_ que de
demander, si inutilement pour le fond de sa théorie, si vainement
vis-à-vis de l’homme comme il est... que l’action moralement bonne fût
absolument exempte de passion... Dès qu’un acte est fait par raison et
par devoir, si la bienveillance et la sympathie existent aussi, il
_doit_ se faire _aussi_ par bienveillance et sympathie... Et dès qu’un
acte est fait par bienveillance et sympathie, la raison et le devoir
étant présents... il ne doit se faire aussi que si la raison et le
devoir l’autorisent... En ce sens l’action moralement bonne se fait
certainement par devoir et au fond on pourrait aller jusqu’à dire, avec
Kant, qu’elle se fait _uniquement par devoir_, s’il était permis
d’entendre par là que, se faisant _aussi_ par passion, _elle ne se
ferait pourtant pas dans le cas où il y aurait devoir contraire._»

Donc agissez par devoir _ou_ par passion bonne; mais, quand vous agissez
par devoir soyez tranquilles et assurés de ne point errer; quand vous
agissez par passion bonne, assurez-vous bien que le devoir approuve. Le
Devoir sera tantôt agent de votre acte, tantôt contrôleur de votre acte
et toujours il sera _présent_, et il est nécessaire, mais il suffit, que
toujours il soit présent.

C’est ce que j’appelle un élargissement et un adoucissement de la morale
de Kant, qui emprisonne dans le devoir. Dans la prison kantienne
Renouvier ouvre une fenêtre qui au moins laisse entrer les brises tièdes
qui viennent du cœur.

C’est de quoi Renouvier se croit autorisé pour définir le _sens_ moral:
«une combinaison naturelle de la sympathie et du penchant social, qui en
est la suite, avec la raison.»

_Mais_--et c’est ici la pensée la plus neuve que je rencontre dans cette
_Science de la morale_, qui serait du reste un des chefs-d’œuvre de
l’esprit humain si le manque de composition n’en faisait un fourré
exaspérant--_mais_ la sympathie a pour triste contre-partie la
nécessité, pour vivre avec nos semblables, ce que la sympathie commande,
d’être méchants, ce que la sympathie déplore avec désespoir. Il y a une
«solidarité du mal». Elle apparaît dès que l’homme sort de sa caverne et
même, souvent, quand il y reste, dès qu’il est en contact avec les
animaux. En effet, «les animaux, par le fait qu’établit entre eux la loi
naturelle, ne tendent pas seulement à nous faire perdre le respect de la
nature; la fatalité de leur lutte pour la vie, cette loi de la
dévoration mutuelle des vivants, la douleur prodiguée, les fins
multipliées, contraires, en apparence manquées, ne sont pas seulement
pour nous l’exemple du désordre, l’incitation au mal et le scandale de
la raison; mais notre propre conservation matérielle et par suite nos
fins les plus élevées se trouvent en jeu dans la guerre universelle.
Attenter à la vie des animaux, ce n’est que faire ce qu’ils se font et
qu’ils nous font, et c’est souvent une nécessité de défense.»

Cette solidarité du mal, nous la retrouvons dans la société humaine.
Nous sommes très vite convaincus par des exemples indiscutables qu’être
bons, non seulement c’est être dupes, mais c’est créer le mal en
l’encourageant et que par suite nous devons faire le mal en nous
défendant et quelquefois même nous défendre d’avance, pour n’être pas
attaqués au moment de notre plus faible possibilité de défense. Nous
sommes donc méchants parce qu’il y a des méchants et nous devons l’être.

Nous sommes solidaires; et, parce que nous sommes solidaires, nous
devons faire le bien et, parce que nous sommes solidaires, nous devons
faire aussi le mal; et il y a une solidarité inévitable du mal, comme il
y a une solidarité obligatoire du bien, et nous ne pouvons pas agir
selon la formule kantienne: «agir toujours de telle sorte que notre acte
pût être érigé en règle universelle de conduite»; car si nous agissions
ainsi nous serions écrasés, même par une minorité, et par conséquent non
seulement agir ainsi serait un suicide, mais encore ce serait détruire,
en nous détruisant, les agents du bien et supprimer le bien lui-même,
acte de suprême immoralité.

Agissez donc maintenant selon la morale sentimentale et _même_ selon le
criterium de la morale du devoir!

Mais ici la morale du devoir intervient en son fond même, quitte à
modifier son criterium, et nous dit qu’il faut pratiquer la bonté
jusqu’au point où «la nécessité manifeste» de notre existence et de
notre établissement sur la terre et dans la société ne nous force pas
d’y déroger. Le devoir d’être méchant s’impose dans les limites où la
méchanceté n’est que contre-méchanceté indispensable; et le criterium
célèbre se modifie ainsi: «Agis toujours de telle façon que ton acte pût
être érigé en règle universelle de la société telle qu’elle est
organisée autour de toi.» Et il est certain qu’il faudrait que dans la
société où nous sommes placés il n’y eût de mal que contre le mal,
moyennant quoi le mal n’existerait pas du tout.

Les néo-kantiens n’ont pas repoussé non plus les appuis et les apports
que peuvent donner à la foi morale les considérations esthétiques. Ils
ne vont point, comme ont fait certains, jusqu’à penser que l’attrait du
devoir est sa beauté même, que l’impératif est une séduction, que la
morale nous impose par le beau qu’elle contient et que la morale rentre
en définitive dans l’esthétique; mais ils considèrent que le beau
moralise, selon la théorie d’Aristote, qu’il «purge de leurs parties
peccantes» les passions qu’il représente, qu’en un mot il épure la
sensibilité en même temps qu’il l’excite et qu’il la satisfait.

Par exemple, les passions de l’amour, non éprouvées _réellement_ par
nous, mais vues par nous sur le théâtre, éprouvées artistiquement par
nous, ne nous laisseront que la pitié pour ceux qui les éprouvent devant
nos yeux, ne nous laisseront que la sensibilité sympathique, laquelle
peut être et doit être un bon auxiliaire de la loi morale.

Ainsi la sensibilité aide la loi morale; et l’art, en purifiant la
sensibilité, fait la sensibilité plus propre à aider la loi morale, aide
la sensibilité à aider le devoir.

Si parfaitement convaincu que je sois de l’erreur de cette doctrine, il
ne m’était guère permis de ne pas la noter comme une partie importante
de l’enseignement néo-kantien, comme une marque de la tendance de cette
école à adoucir l’austérité de la religion d’où elle dérive.

Plus essentiel à mes yeux et aux siens sans doute est le _tour_--car ce
n’est que cela--que l’école néo-kantienne a donné à la pensée du maître.
Il consiste, comme Guyau l’a très bien démêlé, en trois _affirmations_,
comme il est naturel quand il s’agit d’une foi:

Affirmation du devoir, comme d’une chose qui n’est pas à démontrer, qui
ne peut pas être démontrée et qui ne doit pas être démontrée, ce qui
prétendrait la démontrer ne pouvant que l’affaiblir et elle-même étant
ce qui démontre tout et par conséquent ce qui n’est démontré par rien.
Et ceci est le pur kantisme et nous n’y reviendrons pas.

Affirmation qu’il est moralement meilleur de croire cette chose que de
croire autre chose ou de ne rien croire, et que d’une façon générale, le
vrai est _ce qu’il est bon de croire pour notre développement moral_.

Affirmation que cette foi morale est au-dessus de toute discussion,
puisqu’il y aurait immoralité à discuter ce qui nous sert précisément à
distinguer le vrai du faux, puisque c’est le bon qui est criterium du
vrai et puisque, par conséquent, ce n’est pas l’évidence de vérité qui
va être juge de l’évidence de moralité, alors qu’il est posé en principe
que c’est l’évidence de moralité qui est juge de l’évidence du vrai.

Ces deux dernières affirmations ont fondé ce qu’on a appelé depuis _le
pragmatisme_. Le pragmatisme consiste à assurer énergiquement qu’une
idée est vraie si elle est bonne et qu’on voit si elle bonne par ses
résultats;--qu’une idée vraie, si elle n’est pas bonne, n’a pas le droit
d’être vraie, et pour parler mieux, n’est pas vraie, ne contient qu’une
apparence de vérité.

Car enfin qu’est-ce que le vrai? C’est ce qui est évident. Qu’est-ce qui
est évident pour l’homme, si ce n’est que ce qui lui est funeste doit
être repoussé par lui? Le vrai et le bien se confondent donc absolument
pour l’homme. Le vrai sera ce qu’il vaudra hors de l’humanité; mais le
_vrai humain_ c’est le bien et ce ne peut pas être autre chose.

Remarquez-vous une habitude du parler populaire? Il dit, par exemple:
«L’honnêteté, il n’y a que cela de vrai.» Il dit: «que cela de vrai». Il
confond vérité et excellence morale; ou il confond vérité avec bonheur
individuel et bonheur social et bonheur humain. Il a parfaitement
raison: la vérité humaine c’est ce qui comporte le bonheur de l’homme.

Voyez encore comme nous agissons. Nous agissons avec une pleine
conviction de notre libre arbitre. Est-ce une vérité? Rien n’est plus
douteux. Rationnellement bien des choses démontreraient plutôt que c’est
une erreur. Nous agissons pourtant comme sous la contrainte d’une vérité
indiscutable, puisque _nous nous croirions fous_ si nous ne croyions pas
agir comme nous voulons.

Qu’est-ce à dire? Que le libre arbitre est une _vérité humaine_. Partout
ailleurs que chez nous il peut être une erreur, chez nous il est une
vérité; il est _notre_ vérité. Le philosophe qui n’y croit pas, y croit
dès qu’il délibère. Cela veut dire que comme philosophe il n’y croit
pas; mais que comme homme il y croit absolument. Vérité humaine. Erreur
si l’on veut, mais disons comme Nietzsche: «Quelles sont en dernière
analyse les vérités de l’homme? Ce sont _ses erreurs irréfutables_.»

Nous appellerons vérités humaines les erreurs par lesquelles l’homme vit
et sans lesquelles il ne peut vivre, et à parler sans raffinement, ce
sont bien là des vérités, puisque c’est non seulement ce qu’on ne réfute
pas, mais _ce qui ne trompe pas_, tandis que le reste trompe.

--Ne cherchera-t-on donc pas la vérité en soi?--On la cherchera tant
qu’on voudra si l’on veut se donner le plaisir tout esthétique d’idées
qui se tiennent, qui font corps et dont les unes ne détruisent pas et ne
combattent pas les autres. C’est plaisir d’artiste. Mais quand on voudra
une philosophie pratique (d’où le mot _pragmatisme_), on partira de
notre principe qui est en même temps un criterium: le vrai c’est le
bien, et ce qui indique la vérité d’une idée c’est le bien qu’elle
contient.

Du reste, nous ne savons pas--et vous, savez-vous bien?--ce que c’est
qu’une vérité en soi. Une vérité n’est vérité que quand, d’abord
s’imposant par l’évidence qu’elle porte en elle, de plus elle n’est
contredite victorieusement ou gravement par rien.

Or votre vérité, que vous avez trouvée par l’instrument de votre raison,
de deux choses l’une: _ou_ son évidence rationnelle est d’accord avec
l’évidence morale, et alors est-elle vôtre, ou est-elle nôtre? Elle est
à nous deux, et ni ce n’est son évidence rationnelle qui la constitue à
l’état de vérité, ni ce n’est son évidence morale; c’est toutes les
deux; c’est l’accord même entre ces deux évidences.--_Ou_, évidente
rationnellement, elle est contredite par l’évidence morale, et alors
elle est une vérité contredite; elle est une vérité _contre laquelle il
y a quelque chose de vrai_; et elle n’est plus une vérité.

Nous sommes donc autorisés à chercher le criterium du vrai dans le bien;
tout au moins le criterium du vrai humain, et c’est tout ce qui importe
à des hommes.

--Autrement dit, vous biffez net toute philosophie et, comme l’a dit
l’un des vôtres, le «pragmatisme n’est pas une philosophie, il est une
preuve qu’il ne faut pas philosopher»; ou vous pouvez vous appliquer le
mot de Pascal: «se moquer de la philosophie c’est vraiment philosopher».

--En quoi cela? Nous bâtissons une philosophie autour d’autre chose que
ce autour de quoi les philosophes depuis Platon bâtissaient les leurs,
et voilà tout ce que nous faisons. Ils cherchaient ce qui ne se trompe
pas et ils croyaient que c’est la raison, et autour de ce qu’elle
donnait ils construisaient un système. Nous cherchons ce qui ne se
trompe pas et nous voyons que c’est le sens du bien; et autour de ce
qu’il donne nous bâtissons très rationnellement toute une philosophie:
liberté, immortalité de l’âme, peines et récompenses d’outre-tombe,
Dieu.

Il n’y a là qu’un renversement des valeurs et un renversement des plans.

Renversement des valeurs: notre première valeur c’est le sens moral, et
la seconde c’est la raison venant travailler sur les données du sens
moral.

Renversement des plans: on commençait par des axiomes rationnels, le
_cogito_ par exemple; et l’on aboutissait à la morale; nous commençons
par des axiomes moraux: «il doit y avoir un bien pour l’homme», par
exemple; et nous aboutissons à tout le reste. Nous n’avons que remplacé
une première lumière, jugée par nous tremblante, par une autre première
lumière, jugée par nous sûre, et une méthode jugée par nous décevante
par une autre méthode jugée par nous certaine.

Peut-être même dirions-nous, si on nous poussait, que la supériorité de
notre philosophie sur toutes les autres est que toutes les autres
devraient s’arrêter à la morale et n’y pas entrer. Elles y aboutissent
toutes, nous le savons, et tiennent à y aboutir, la morale les
_séduisant_ et étant «la Circé des philosophes», et aussi la morale
étant estimée par eux Celle qui les juge et dont ils craignent le
jugement et de qui ils veulent prouver que le jugement leur est
favorable.

Ils y aboutissent donc tous, nous le savons; mais nous savons aussi par
quelles terribles contorsions, souvent et détours et retours de régions
lointaines. C’est qu’en vérité rien n’_aboutit_ à la morale, ni la
contemplation de l’histoire humaine où nous voyons l’immoralité
triompher si souvent, ni la contemplation de la nature où il n’y a pas
un atome de moralité, ni la contemplation de Dieu, du Dieu rationnel, du
Dieu cause qui a créé l’humanité immorale, partiellement au moins, et la
nature immorale totalement.

Comment donc veut-on aboutir à la morale en partant de telles choses?

Tout au moins on y aboutit mal. Nous, nous partons de la morale, pour
plus de sûreté, si vous voulez, d’y aboutir. Persuadés que tout est
immoral excepté la morale elle-même, nous nous installons dans la
morale, avant tout, sûrs d’y revenir et décidés à y revenir comme le
soldat qui se replie sur le soutien; puis nous nous aventurons au dehors
et nous cherchons à prouver que l’histoire humaine ne contient pas
beaucoup de moralité, il est vrai, mais qu’elle contient cette leçon
qu’elle eût été incomparablement meilleure si elle eût été guidée par le
sens moral, ce qui est contenir de la moralité en puissance;--que la
nature (ou plutôt, et seule, la biologie) est foncièrement immorale,
mais qu’elle est peut-être un effort sourd vers la moralité, nulle
moralité perceptible n’existant chez les végétaux ni les animaux
inférieurs, des traces de moralité existant chez les animaux supérieurs,
la moralité s’épanouissant enfin, péniblement, mais enfin cherchant à
s’épanouir dans l’homme;--que Dieu enfin, qui a voulu ou permis
l’immoralité de l’Univers, ne peut pas être immoral, puisque la moralité
existe en nous et demande quelque part quelqu’un qui la confirme et
sanctionne comme loi bonne et qui la récompense d’être ou d’avoir été;
puisque la moralité humaine postule et exige la moralité divine.

--Oui... l’humanité oblige Dieu!

--Pourquoi non? Du moins elle exige rationnellement que Dieu soit moral.

Voilà ce que nous faisons comme expéditions aventureuses en dehors de
notre principe.

Et qu’on ne dise point que ce renversement des valeurs n’est qu’un
renversement d’argumentations d’école et par conséquent peu de chose de
plus qu’une tautologie; que si, partis de la morale, nous trouvons de la
morale dans l’histoire, dans la nature et en Dieu, c’est que tout aussi
bien on pourrait trouver une intention morale dans l’histoire, dans la
nature et en Dieu et _aboutir à la morale_ en disant à l’homme: «fais ce
qui est indiqué comme la loi par ton histoire, par l’histoire naturelle
et par l’histoire divine.» Qu’on ne dise pas cela; car, ce sens moral,
jamais je ne l’aurais trouvé nulle part si je ne l’avais trouvé d’abord
en moi; c’est parce qu’il était en moi que je l’ai cherché ailleurs et
que je l’y ai cru trouver; je l’ai projeté du moi au non-moi, loin que
je l’aie attiré du non-moi au moi-même, et le bien peut me dire,
conformément au mot de Pascal: «Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne
m’avais pas d’abord trouvé, trouvé en toi.»

Voilà comment le seul moyen d’aboutir à la morale c’est d’en partir pour
y revenir ensuite. Et voilà la randonnée que nous faisons à travers la
connaissance; voilà notre expédition au dehors de nous.

Mais, cela fait, si nous ne réussissons pas, si nous n’avons pas réussi
dans cette expédition au dehors, voulez-vous que je dise: Cela nous est
égal; et nous nous ramenons à la philosophie de la vérité humaine,
c’est-à-dire à la pure et simple philosophie morale comme nécessaire et
suffisante à l’homme.

Ce qu’il y a d’indécis dans l’analyse que je viens de faire du
pragmatisme est une fidélité; car il est bien figuratif de cette
doctrine, les pragmatistes hésitant toujours entre déclarer que leur
doctrine est exclusive de philosophie et déclarer qu’elle en est une.
C’est une de leurs faiblesses.

Il y en a une autre, un peu plus grave: c’est que leur dogmatisme,
qu’ils croient à l’abri du scepticisme bien autrement, bien plus que le
dogmatisme des rationalistes, n’est pas moins à découvert que celui-ci.
Ils pensent: du vrai on peut toujours douter; du bien on ne peut pas
douter; il s’impose avec une évidence autrement contraignante que celle
du vrai, et c’est pour cela que nous remplaçons l’évidence du vrai par
l’évidence du bien.

Je crois que c’est une erreur. L’évidence du bien consiste en ceci que
quelque chose en nous nous dit de le faire; oui, il faut accorder cela;
mais l’évidence du bien s’arrête précisément là, et sur chaque chose
bonne nous pouvons hésiter et nous demander précisément si elle est
bonne, et sur chaque idée «vraie parce qu’elle est bonne», c’est-à-dire
féconde en résultats bons, nous pouvons hésiter et nous demander si elle
est en effet féconde en résultats bons, si sont bons les résultats dont
elle est grosse.

Quand les pragmatistes nous disent que l’immortalité de l’âme est une
idée vraie parce qu’elle est bonne, bonne parce qu’elle fait bien agir,
je ne dis pas qu’ils se trompent; je dis qu’ils n’en savent rien, qu’ils
prennent sur eux de le dire et qu’il n’est aucunement certain que les
actes bons de l’humanité aient cette cause, aucunement certain qu’ils
n’en aient pas une autre.

Quand ils nous disent que l’idée du libre arbitre est une idée vraie
parce qu’elle est bonne, je ne dis pas qu’ils se trompent; je dis qu’ils
n’en savent rien et que des fatalistes et des prédestinataires ont été
très honnêtes gens, probablement parce qu’il était dans leur fatalité
d’être tels.

Cela, c’est l’hésitation très rationnellement permise sur les idées;
mais sur les actes mêmes, on sait assez qu’on peut hésiter sans cesse et
qu’on hésite et que l’humanité a hésité de tout temps; que tel acte bon
de l’avis général en tel temps est mauvais de l’avis universel en tel
autre, que tel acte bon de l’avis général en tel lieu est mauvais de
l’avis universel en tel autre; que par conséquent ce n’est pas de la
bonté, toujours douteuse, du fait que l’on peut conclure à la
bonté-vérité de l’idée qui le contient ou qui est censée le contenir. En
un mot, nous avons ce malheur que nous ne savons rien du bien excepté
qu’il faut le faire.

Et à cet égard, et c’est à quoi je voulais venir, le vrai et le bien
sont égaux. Nous ne savons rien du bien excepté qu’il faut le faire,
nous ne savons rien du vrai excepté qu’il faut le chercher.

--Différence, me dira-t-on: l’impératif catégorique, le bien, nous crie
qu’il est le devoir; le vrai ne nous crie pas qu’il est le devoir.

--Mais, en vérité, si bien! Il y a un impératif catégorique du vrai.
J’assure, et combien d’autres plus grands que moi ont affirmé, qu’ils
sentent le devoir de dire le vrai et de le chercher ou plutôt de
chercher et de le dire. Tranchons le mot, nous le sentons tous, du plus
grand au plus petit.

Peut-être, comme Nietzsche, bien finement, se l’est demandé et l’a
examiné, cet impératif catégorique du vrai se ramène-t-il encore à
l’impératif catégorique du bien; peut-être sentons-nous qu’il faut
chercher le vrai pour ne pas nous tromper, ce qui serait une mauvaise
_action_ envers nous-mêmes, et pour ne pas tromper les autres, ce qui
serait une mauvaise action envers autrui.

Je le veux bien et je le crois assez; mais qu’à une certaine profondeur
l’impératif du bien et l’impératif du vrai se confondent, cela n’empêche
point qu’ils n’existent tous les deux et qu’ils ne soient aussi
impérieux l’un que l’autre et qu’ils ne se présentent l’un autant que
l’autre avec figure sacrée. Donc égalité ou quasi-égalité.

Donc, si sont égaux ou quasi-égaux le vrai et le bien, et par le
caractère impératif qu’ils ont tous les deux, (c’est leur force), et par
ceci qu’ils sont tous deux formels et non réels et nous disent qu’ils
sont, non ce qu’ils sont (c’est leur faiblesse); de quel droit et pour
quelle raison préférez-vous l’un à l’autre, sacrifiez-vous l’autre à
l’un?

La vérité est probablement qu’il faut les chercher tous les deux, et non
pas s’acharner à faire sortir celui-ci de celui-là ou celui-là de
celui-ci; mais voir, essayer de voir en quoi c’est qu’il les faut l’un à
l’autre accorder.

--Et s’ils ne s’accordent pas? Resterai-je dans l’abstention? Je ne puis
pas; il faut que j’agisse.

--S’ils ne s’accordent pas, agissez, certainement, dans le sens de celui
des deux qui préside évidemment à l’action, dans le sens du bien, de ce
que vous considérez comme le bien, je n’hésite pas à vous le dire; mais
ne croyez pas être dans le vrai, croyez simplement être d’accord avec
votre nature, comme disaient les stoïciens, ce qui du reste est
peut-être ce qu’on a trouvé de mieux pour se conduire.

Je reconnais très bien que pour un lieu donné et un temps donné, cette
méthode d’évidence morale peut donner des résultats très satisfaisants.
Le pragmatisme est sécularisme. J’entends par là ceci: nous sommes
d’accord, au XXe siècle, pour trouver _bons_, pour juger _bons_ un
certain nombre de faits; nous prenons pour philosophie les idées
générales qui, selon notre tournure d’esprit, s’accordent
vraisemblablement avec ces faits. Pour mieux dire, nous enveloppons ces
faits dans un système d’idées générales qui, parce que nous les y
enveloppons, semblent les contenir et les produire. Cela est «commode»,
comme dit M. Poincaré des «vérités» mathématiques; cela est plus que
commode, cela _nous aide_; car nous sommes ainsi faits que nous aimons
l’accord entre nos idées et nos actes et que dans cet accord nous sommes
plus décidés, peut-être plus forts. Ainsi pour un temps, nous aurons une
conduite qui aura au moins ceci pour elle qu’elle sera suivie, cohérente
et ordonnée.

Mais ne prenons pas cette philosophie pour vraie parce qu’elle est
bonne, et c’est-à-dire parce qu’elle s’accorde à des faits jugés bons
pour le moment. N’éliminons pas le vrai, la recherche du vrai pour le
vrai. Il y aurait à cela un très grand inconvénient, c’est que tout
progrès serait enrayé. Quand les faits dictent les idées--et n’est-ce
pas le cas?--quand les faits approuvés dictent les idées à croire, on
tourne indéfiniment dans le même cercle; car on approuve les faits
habituels, on se fait sur eux les idées qui les confirment, on n’en
approuve les faits que davantage et ainsi de suite.

Pour tous les philosophes de l’antiquité l’esclavage était un fait bon.
Une philosophie qui n’aurait jamais cherché que les idées approbatrices
des faits jugés bons et qui n’aurait pris pour criterium de sa vérité et
pour mesure de sa vérité que son aptitude à conduire aux faits jugés
bons--n’est-ce pas le cas du pragmatisme?--aurait indéfiniment consacré
l’esclavage et aurait donné à l’esclavagisme l’autorité émanant d’une
philosophie respectée.

Par parenthèse, cet exemple montre combien il y a de pragmatisme dans
toute philosophie morale, puisque les plus grands sages de l’antiquité
ont été esclavagistes; mais il montre encore mieux le danger d’une
philosophie qui, en se jugeant elle-même d’après les faits où elle
conduit, au fond se soumet aux faits existants qui peuvent être des
préjugés.

Qu’a-t-il fallu pour que l’esclavage disparût? Il a fallu qu’une
philosophie--ou religion--s’élevant au-dessus des faits approuvés et ne
se jugeant pas d’après sa puissance à y pousser les hommes, mais d’après
une vérité supérieure, trouvât ceci: tous les hommes sont frères, ce
qu’aucun fait de l’antiquité ne _donnait_.

Excellente méthode pour ajuster les hommes à la civilisation qui les
entoure--ce qui du reste est bon--le pragmatisme ne la perfectionnerait
pas.

Il était intéressant de montrer comment de l’admirable doctrine
kantienne, par une série de dérivations assez logiques, avait pu sortir
une doctrine très respectable, mais un peu terre à terre et fermée, ou
qui peut assez facilement se fermer du côté du progrès humain.

Suite des dérivations: il y a dans le bien une vérité plus contraignante
que dans le vrai.--C’est le bien qui fonde le vrai.--La vérité d’une
doctrine est dans les conséquences bonnes qu’elle contient.--La plus
vraie sera celle qui rendra compte du plus grand nombre de faits jugés
bons et qui y conduira.--Les faits seront donc juges de la
doctrine.--C’est donc eux qui produiront la doctrine et _il n’y aura
pas_ de doctrine pour en produire.

La morale la plus intransigeante a abouti à une demi-démission de la
morale.




CHAPITRE IV

LA MORALE SANS OBLIGATION NI SANCTION


Et maintenant réaction contre Kant. Elle s’est marquée par beaucoup de
manifestations intellectuelles en Angleterre, en France et en Allemagne,
depuis 1850 environ. La plus forte et la plus intéressante pour le
penseur est celle que l’on trouve dans le livre de Guyau (1785) _La
morale sans obligation ni sanction_, une des plus grandes œuvres
philosophiques que l’humanité ait produites et qui fait date et qui
serait complètement satisfaisante, si l’auteur, ayant le beau défaut
d’être un poète, ne mettait pas _toujours_ une image à côté d’une idée
et un mythe à côté d’un raisonnement, au risque, et l’on dirait avec le
dessein, d’affaiblir ou de compromettre l’une par le voisinage de
l’autre.

Voici, dépouillées de leurs splendeurs, les idées principales de Guyau,
mêlées de celles qu’il me donne.

D’abord, comme relativement moins important, ce qu’il faut penser de la
sanction de la morale, peines et récompenses d’outre-tombe.

La sanction de la morale a pour grave inconvénient qu’elle la détruit.
Si vous comptez être récompensé de votre bonne action, elle n’est plus
bonne; elle n’est plus qu’utile; elle n’est plus qu’une chose qui vous
est utile. Vous faites, et voilà tout, un bon placement. Le poète a dit:
«Qui donne au pauvre prête à Dieu.» Il ne pouvait pas mieux, par la
netteté même et la crudité concise de sa formule, montrer que la bonne
action est le comble même de l’égoïsme. L’idée de mérite est
destructrice du mérite même. Vous n’avez aucun mérite si vous agissez
pour mériter et avec la pleine certitude que vous méritez et que vous
méritez à l’égard d’un être qui paye toujours ses dettes. Il n’y a de
mérite que si le mérite est méconnu. Et il faut qu’il le soit partout,
aussi bien dans le ciel que sur la terre. La suprême immoralité est de
croire que la moralité est profitable. On peut dire du croyant qui en
même temps est satisfait de sa bonne action et sûr qu’un bienfait n’est
jamais perdu:

    Ce mélange de gloire et de bien m’importune.

Cet homme est prêt à dire et il le dit dans son for intérieur: «Quel
intérêt aurais-je à être un juste s’il ne m’en revenait rien?» et donc
il n’a pas l’ombre de désintéressement.

L’idée du mérite et du démérite consiste à faire remonter son égoïsme à
sa source la plus élevée et à lui donner aussi sa fin la plus élevée, et
ce n’est pas autre chose que l’étendre jusqu’à l’infini. Plaisante
morale que celle d’un prêteur qui prête un jour pour être remboursé
éternellement!

                   *       *       *       *       *

On peut répondre que ceci serait très vrai si l’on était absolument sûr
des peines et des récompenses d’outre-tombe. Mais on n’en est jamais
absolument sûr et la distance qu’il y a entre l’absolue certitude du
sacrifice que l’on fait pour le bien et la certitude relative des
récompenses qui nous attendent, c’est ce qui constitue le mérite, c’est
là où il se place et où il a une place encore très large.

--Réplique: mais le croyant, soit qu’il soit chrétien, soit qu’il soit
kantiste, est _absolument sûr_.

--Je l’admets; mais la distance entre l’actuel et le lointain équivaut
parfaitement à la distance entre le certain et l’hypothétique. Ce qui
est actuel, le sacrifice à faire, agit sur la sensibilité avec une force
qui est incomparablement plus grande que la force avec laquelle agit
l’espérance, cette espérance fût-elle certaine. Tout ce qui est futur
est flottant, fût-il certain; tout ce qui est lointain est indécis,
fût-il réel. Et, pour la sensibilité, indécis égale douteux. La distance
qu’il y a, je ne dis plus entre le certain et l’hypothétique, mais entre
l’actuel et le lointain, et au point de vue de la sensibilité, je dis la
même chose, c’est ce qui constitue le mérite, c’est où il se place et où
il a une place encore très large.

Le croyant reste moral, quelque croyant qu’il soit et fait un acte
moral, quelque certain qu’il soit qu’il en aura récompense. Son mérite
diminue seulement à mesure qu’il croit davantage; mais sa croyance, si
forte qu’elle soit, ne peut jamais épuiser la distance qu’il y a entre
l’actuel et le lointain, entre le tangible et l’indécis, et ne peut
jamais même diminuer cette distance que d’une manière insensible.

Ajoutez que dans l’imprécision inévitable, salutaire, du reste, des
pensées métaphysiques dans l’esprit de l’homme simple, de l’homme moyen,
de l’homme qui n’analyse pas, la pensée du mérite et du démérite se
confond avec l’idée même du bien, avec l’idée pure du bien. Elle se
ramène à ceci: le bien est divin; le bien est approuvé de Dieu; le bien
fait corps avec Dieu; le bien est consubstantiel avec Dieu et je suis
avec Dieu en le faisant et c’est ce qu’il ferait à ma place.

Et, dans cette imprécision, cette pensée est absolument morale.

Il en est de ceci comme de l’amour de Dieu, et au fond c’est exactement
la même question. Les uns disent comme François de Sales (confusément)
et comme Fénelon: il faut aimer Dieu pour lui-même, sinon vous ne
l’aimez pas; si vous l’aimez par crainte ou par espérance, c’est vous,
non lui, que vous aimez. Les autres répondent: l’aimer uniquement par
crainte ou espérance, c’est un effet du paganisme; mais l’aimer avec un
mélange d’amour de lui, c’est-à-dire d’amour de la perfection, et
d’espérance et de crainte, c’est l’aimer encore et c’est l’aimer autant
sans doute que la faiblesse humaine peut le permettre et que les forces
humaines peuvent le soutenir; d’autant plus que mon espérance et ma
crainte elles-mêmes sont une forme de ma croyance en Dieu, en sa
justice, en sa bonté, en son excellence, en sa divinité, et que cette
croyance, étant adhésion à lui, est encore amour de lui, est mêlée au
moins d’amour de lui.

Celui qui a donné la formule la plus solide de ces justes tempéraments,
c’est _Fénelon lui-même_ quand il écrit: «Le désintéressement du pur
amour ne peut jamais exclure la volonté d’aimer Dieu sans bornes ni pour
le degré ni pour la durée de l’amour; [mais] il ne peut jamais exclure
la conformité au bon plaisir de Dieu qui veut notre salut et qui veut
que nous le voulions avec lui pour sa gloire.»--En langage
philosophique: Il faut aimer le bien d’une manière désintéressée, sans
bornes ni de degré ni de temps; mais il entre dans l’idée du bien qu’il
soit un mérite; et la volonté du bien, pour ainsi parler, est que nous
ne souffrions pas à cause de lui et que nous soyons heureux tôt ou tard
à cause de lui; et accepter l’idée du bien avec cette considération, ce
n’est pas cesser de l’aimer pour lui-même et c’est l’aimer en tout
lui-même.

--Contre-réplique: En tout cas l’idée de sanction détruit l’impératif
catégorique. L’impératif catégorique c’est: «fais le bien, je le
commande; je ne donne pas de raisons de cet ordre». Or, si à l’impératif
catégorique vous ajoutez, à quelque moment que vous l’ajoutiez: «du
reste, vous serez récompensé d’avoir fait le bien», l’impératif n’est
plus catégorique; il est conditionné; et l’impératif n’est plus
impératif; il est persuasif; il se ramène à dire: «_si_ vous faites le
bien, vous serez récompensés; _donc_ faites le bien;--faites le bien,
_autrement_ vous serez punis; _donc_ faites le bien;--faites le bien,
_moyennant_ quoi vous serez heureux;--_voulez-vous être heureux?_ faites
le bien.» L’impératif n’est plus celui qui ne donne pas de raisons; il
prodigue les raisons et les motifs et les mobiles; il est aussi
persuasif que la morale épicurienne disant: voulez-vous être heureux?
soyez vertueux; il est beaucoup plus persuasif que la morale
épicurienne, qui, comme récompense de la vertu, ne promettait qu’un
bonheur éphémère, tandis que lui promet un bonheur éternel.

--Contre ceci je ne m’élèverai pas; je le tiens pour incontestable.
Toute morale qui parle de sanction est persuasive et n’est impérative
qu’en apparence. Elle aura beau--ce sera son adresse--écarter, éloigner,
tant qu’elle pourra, son impératif de son persuasif, se bien donner de
garde de mettre dans la même page ou dans le même volume le texte où,
hautaine, elle commande, et le texte où, câline, elle vous dit que dans
votre intérêt vous ferez mieux de faire comme ceci, il n’en sera pas
moins qu’elle dit les deux et que, disant le second, elle détruit
radicalement le premier.

Cela, je l’accorde absolument. _Il n’y a pas_ d’impératif catégorique
dans Kant, du moment qu’il admet la sanction de la morale; _il n’y a
pas_ d’impératif catégorique dans Kant, du moment que l’idée des peines
et récompenses _y est_.

De sorte que l’homme qu’on s’attendrait à voir le plus enragé contre
l’idée de sanction ce serait un homme qui serait fanatique de
l’impératif, ce serait un kantiste intransigeant, un kantiste
enthousiaste, un ultra-kantiste, un kantiste plus kantiste que Kant.

Guyau n’était pas du tout cet homme-là; et si, d’une part il repoussait
l’idée de sanction, d’autre part il repoussait l’idée d’impératif,
l’idée d’obligation. L’idée d’obligation, l’idée de devoir, l’idée «tu
dois» lui paraissent un «préjugé». Il recueillait avec complaisance ce
mot, très pénétrant du reste, de Vinet: «le but de l’éducation est de
donner à l’homme _le préjugé du bien_», et, se rebellant, il disait: Eh
bien, non! «il ne doit pas y avoir dans la conduite un seul élément
_dont la pensée ne cherche à se rendre compte_, une obligation _qui ne
s’explique pas_, un devoir _qui ne donne pas ses raisons_». Par question
préalable l’impératif était éliminé. Contre ce miracle psychologique
Guyau commençait par protester, d’entrée en matière protestait, comme
les philosophes contre les miracles proprement dits, interventions du
surnaturel à travers la nature; et son effort fut de dissoudre
l’impératif en l’analysant, de montrer ce qu’il y a dans l’impératif
apparent et de faire voir que ce qu’il y a en lui quand on l’ouvre, ce
sont précisément des raisons.

Il reconnaît d’abord que l’impératif catégorique est vrai
psychologiquement, c’est-à-dire est vrai comme donnée immédiate de la
conscience, tout de même que le libre arbitre. Il est incontestable que
nous entendons une voix intérieure qui nous dit: «tu dois», et qui ne
donne pas ses raisons. «La théorie de l’impératif catégorique est
psychologiquement exacte et profonde comme expression d’un fait de
conscience», comme le libre arbitre est incontestablement exact comme
affirmation énergique et permanente du sens intérieur.

_Seulement_, n’y a-t-il que l’impératif--et le libre arbitre--qui soient
des proclamations du sens intime? Point du tout! J’ai fait remarquer
moi-même plus haut que le vrai a son impératif catégorique très net, que
chercher le vrai et le dire est commandé par le moi au moi. J’ai fait
remarquer, ici ou dans un autre essai, que le Beau a son impératif
encore fort net et que réaliser le beau, tout au moins ne pas faire du
laid par négligence, par désordre, par paresse, sur soi, chez soi, dans
la rue, est commandé par le moi au moi, faire du beau étant commandé à
l’artiste, ne pas faire du laid étant commandé à tout le monde.

Guyau va plus loin, un peu trop loin à mon gré. Selon lui, «les
penchants naturels et la loi et la coutume» ont leurs impératifs
catégoriques. Ils commandent sans donner de raisons. La coutume, comme
le disait Pascal, est respectée et suivie «par cette seule raison
qu’elle est reçue»; l’autorité de la loi est parfois toute ramassée en
soi, sans se rattacher à aucun principe, et la loi est loi et rien
davantage».

C’est aller trop loin, parce que ces impératifs sont des impulsions ou
des contraintes. Les penchants naturels nous poussent et ne nous
commandent pas; ils ont de la force et non de l’autorité et nous sentons
bien la différence.

La loi, la coutume sont des contraintes; nous obéissons à la loi parce
que nous ne pouvons pas faire autrement et à la coutume parce que nous
ne pouvons guère faire autrement, sous peine de mille désagréments à
souffrir parmi nos semblables. Le signe, très net, de la différence
entre ces impulsions et contraintes d’une part et les impératifs d’autre
part, c’est qu’à désobéir aux penchants naturels et aux contraintes nous
éprouvons des regrets et non point des remords: nous n’avons aucun
remords d’avoir désobéi au penchant sexuel; nous n’éprouvons aucun
remords, fussions-nous en prison, d’avoir désobéi à une loi que nous
trouvions injuste, et au contraire; nous n’éprouvons aucun remords,
fussions-nous mis au ban de la société polie, d’être contrevenus à une
coutume que nous jugions stupide[4]. Au contraire, le remords nous point
si nous avons fait une faute morale; encore si nous n’avons pas cherché
la vérité; même si nous n’avons pas réalisé le beau que nous pouvions
créer ou point respecté le beau que nous pouvions respecter (hiérarchie
des impératifs, question qu’il sera intéressant de creuser).

  [4] C’est précisément ce que je viens de faire. La coutume veut que
    l’on dise «j’ai contrevenu»; j’écris «je suis contrevenu»; et je
    n’en éprouve aucun remords, parce que je tiens la coutume pour
    stupide.

Donc Guyau va trop loin; mais on sent qu’il a parfaitement raison de
prétendre que, de ce que l’impératif moral est un fait incontestable,
Kant n’est pas autorisé «à considérer cet impératif comme
transcendantal», c’est-à-dire à le tenir pour une chose au-dessus de
toute discussion et impénétrable à toute analyse.

La vérité, selon moi, est, d’abord, il convient de le reconnaître, que
l’impératif moral est de tous les impératifs vrais ou supposés le plus
net et le plus énergique: «Convenez, me disait un ami, que c’est lui qui
a la plus grosse voix.» Convenons-en, et que cela est certainement à
considérer.

La vérité est ensuite que Kant, timide devant la morale, comme presque
tous les philosophes, a, inconsciemment sans doute, _eu peur_ d’analyser
l’impératif et a voulu le laisser à l’état de mystère, pour que le culte
qu’on aurait pour lui fût mystique, pour que le respect qu’on aurait à
son égard fût une foi.

Il croyait savoir que tout instinct qu’on analyse tend à se détruire, ce
qui veut dire que tout instinct qui devient conscient tend à se ruiner.
On n’aime bien qu’aveuglément; même on n’aime bien qu’en aimant sans
savoir que l’on aime. «S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos
autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur et que nous
ignorons nous-mêmes.»--Ainsi parlait La Rochefoucauld.

M. Gustave Le Bon, qui ne se plaindra pas du rapprochement, a une bonne
formule sur l’éducation; elle consiste, suivant lui, «à faire passer le
conscient dans l’inconscient», à inspirer, par exemple, l’amour du
travail et à y habituer de telle sorte que se jeter au travail et y
rester devienne machinal et n’exige plus aucun effort; à inspirer
l’amour de la patrie et à y habituer de telle sorte qu’on finisse par
l’aimer aveuglément et sans se faire de raisonnement à cet égard;
s’éduquer c’est devenir impulsif; l’éducation achevée, c’est une
impulsivité acquise, etc.

Or, si l’homme a une impulsivité naturelle qui est excellente, celle de
faire le bien (et supposez, si vous voulez, que cette impulsivité dite
naturelle soit une impulsivité acquise par l’hérédité, cela nous sera
égal), il faut bien se garder d’analyser cette impulsion et de la faire
passer de l’inconscient dans le conscient; ce serait une éducation à
rebours. Ce qui était force énorme parce qu’il était inconscient, nous
l’énerverions peu à peu en le rendant conscient, et nous n’aurions
réussi qu’à l’empêcher d’être impulsif.

Kant savait ou sentait cela. _Seulement ce n’est peut-être pas vrai._
C’est vrai et le contraire est vrai aussi. Nous affaiblissons un
sentiment en l’analysant quand il est déjà faible; nous le fortifions en
l’analysant quand il est encore assez fort. L’amoureux qui n’est déjà
plus amoureux se demande pourquoi il est amoureux, passe en revue les
motifs et les trouve peu nombreux, pèse les motifs et les trouve légers.
L’amoureux qui est encore assez amoureux fait de même et trouve les
motifs nombreux et forts, et alors il ajoute à la force du sentiment la
force de l’idée-force.

Une idée-force n’est jamais qu’une idée qui est devenue sentiment ou qui
est née d’un sentiment; mais à cette condition, elle est bien une force
et une force qui pèse de plus en plus, parce qu’il est de sa nature
d’insister sur elle-même, de se _développer_ (sens de la langue de
rhétorique et tous les sens) et de devenir idée fixe, de devenir
_entretien_ continuel de notre esprit.

Le patriote qui est encore patriote, s’il analyse l’idée de patrie,
trouve toutes les raisons d’aimer son pays qui étaient contenues dans
son sentiment, et parce qu’elles deviennent claires elles ne deviennent
pas inconsistantes; elles répondent, seulement, aux objections, aux
attaques; nos idées sont les gardes avancées de nos sentiments;
impuissantes sans eux, quand ils y sont, elles les rendent plus sûrs.

Éternellement les croyants se demanderont si mieux ne vaut pas la foi
toute seule et croire sans raisons, ou si mieux vaut ajouter à la foi
les «raisons de croire». La question n’est pas susceptible d’une réponse
catégorique; car, selon le plus ou moins de foi, les raisons
confirmeront la foi ou détruiront ce qui en reste. De celui qui commence
à analyser sa foi on est toujours dans le doute s’il s’achemine à
l’augmenter ou s’il prend le chemin de la perdre.

Toujours est-il que les plus grands croyants ont passé leur vie entière
à analyser leur croyance et ne se sont pas contentés de crier: «Je
crois, je crois, je crois, je crois éperdument.»

--Mais l’idée seule d’examiner un de ses instincts n’est-elle pas un
signe que déjà il n’est plus en nous à l’état d’instinct? Qui diantre
s’est avisé de se donner à soi-même des raisons de respirer? On ne se
donne des raisons de vivre que quand on songe, au moins un peu, au
suicide.

--N’ai-je pas répondu tout à l’heure par l’exemple des grands croyants
qui analysent leur foi et qui la confirment par leur foi?

--Oh! pas le moins du monde; car ce n’est pas eux que les grands
croyants ont voulu convaincre, mais ceux qui ne croyaient pas. A eux,
leur foi suffisait; pour d’autres ils collectionnaient les raisons de
croire.

--En êtes-vous bien sûrs et qu’ils n’eussent pas autant le désir de se
confirmer dans leur foi que celui d’y attirer les autres? Certainement
l’homme «se raisonne», comme dit si bien le peuple, pour s’assurer dans
un sentiment qu’il croit juste ou pour s’écarter d’un sentiment qu’il
estime faux; et il ne fait en cela que «céder au sentiment», comme dit
Pascal, et par conséquent il faut que le sentiment existe; mais encore,
en cédant au sentiment, il l’excite et il l’avive.

La lecture, cette autre méditation, a exactement les mêmes effets. On
cherche, par une lecture, à se confirmer dans un sentiment que l’on a;
et les idées que l’on trouve dans l’auteur, fussent-elles faibles,
fortifient ce sentiment si on l’a en effet, fussent-elles fortes,
achèvent de le détruire s’il était bien en train de s’en aller.

Faire passer de l’inconscient au conscient est donc dangereux si le mal
était déjà plus qu’à moitié fait, avantageux si le mal n’existait pas ou
était faible. Que l’idée de la foi morale fût née chez Kant de la
conviction que de son temps l’instinct moral était très faible et par
conséquent ne pouvait que perdre à être analysé, cela ne m’étonnerait
point et je dirai même que moralement j’en suis sûr.

                   *       *       *       *       *

Guyau, lui, soit qu’il estime que l’instinct moral est assez fort pour
ne pas courir de risques à être analysé, soit simplement, comme il le
dit, parce qu’il est philosophe et que pour le philosophe il ne doit
rien y avoir dont la pensée ne cherche à se rendre compte et que le
philosophe _ne doit pas avoir de foi_, Guyau veut analyser l’instinct
moral et c’est-à-dire lui demander ses raisons, lui dire: pourquoi? et
ne pas se contenter de la réponse célèbre: «le pourquoi, c’est qu’il n’y
a pas de pourquoi».

Un _credo_, comme Nietzsche le dit souvent, est toujours un _credo quia
absurdum_, puisque, s’il n’était pas cela, il n’y aurait pas besoin de
_credo_. Guyau ne veut pas d’_absurdum_, même implicite, et il fait
l’analyse de ce qu’il croit voir dans l’idée du devoir.

Il y voit avant tout _la vie elle-même_, la vie s’affirmant comme
puissante et féconde. Le devoir c’est le pouvoir. Pouvoir, vouloir et
devoir c’est la même chose sous différents mots, parce que c’est même
chose sous différents aspects. Quelque chose en nous, qui n’est pas
autre chose que notre vie même sentie par nous, nous dit: tu peux, donc
tu veux, donc tu dois.

Tu peux, donc tu veux: car si, pouvant, tu ne veux pas, tu sens que tu
te diminues, que tu te rétrécis, que tu te refoules.

Tu veux, donc tu dois: car si, pouvant et voulant, tu n’agis pas, tu
sens encore une diminution, un rétrécissement, une stérilisation de ton
être; et c’est ce sentiment que dans la langue courante on appelle le
remords préalable ou le remords proprement dit, le remords de ne pas
faire ou le remords de n’avoir pas fait; et la voix du devoir n’est pas
autre chose que le remords qui commence, devant l’acte à faire qu’on ne
fait pas.

Ce qu’on appelle devoir c’est donc puissance, fécondité, expansion qui
veut être, qui vous réjouit si elle est et qui vous gêne si elle n’est
pas.

Le plaisir que vous éprouvez à faire ce qu’on appelle couramment le
devoir, c’est le plaisir de la puissance en acte; la peine que vous
éprouvez quand vous vous dérobez à ce qu’on appelle le devoir, c’est
votre moi diminué, c’est votre vie, que quelque chose que vous sentez
qui dépendait de vous, restreint.

Pouvoir, vouloir et devoir, cela veut dire être porté par sa nature même
à agir; s’opposer à son pouvoir, vouloir et devoir, c’est commencer de
se tuer. Qui dit je vis, dit je peux, je veux, je dois, et je ne
contrarie ma vie sous aucun de ses aspects.

--Fort bien; mais sans aller plus loin, cette analyse, qui du reste est
plutôt une synthèse, doit être incomplète, puisque nous n’y trouvons pas
un atome de ce qu’on appelle couramment le moral. La voix intérieure ne
nous dit pas, ce nous semble: «tu peux, tu veux, agis»; elle nous dit:
«tu peux _du bien_, veux _du bien_, fais _du bien_.» Le devoir tel qu’il
est défini par vous, expansion de la vie, est accompli aussi bien par le
grand bandit que par le saint. Tous les deux peuvent, veulent, agissent,
tous les deux font expansion.

Votre «équivalent du devoir» est simplement la morale courante de
Nietzsche: soyez fort et agissez dans toute l’étendue de votre force. Et
cette formule n’est pas immorale, mais elle est amorale; elle est
indifférente à ce que les hommes appellent le bien et le mal, elle se
réalise indifféremment dans l’écrasement des faibles ou dans le fait de
les aider.

--Première réponse de Guyau: En faisant ce que tout le monde appelle le
mal, je ne m’étends pas, je me refoule, je m’appauvris. Je supprime
«toute la partie sympathique et intellectuelle de mon être». De plus, si
je rencontre une résistance, il y a refoulement très sensible et
douloureux; si je n’en rencontre pas, il y a désorganisation de ma
volonté, déséquilibrement, ataxie (cas des despotes), ce qui revient à
une «impuissance subjective» qui est bien le contraire même du
«pouvoir-vouloir».

--Je réplique: On ne voit pas bien que le grand bandit supprime la
partie intellectuelle de son être; cela n’a pas de sens; il ne supprime
même pas sa partie sympathique; car il peut avoir toutes les sympathies
du monde par ses amis. D’autre part, s’il est refoulé par le monde
extérieur, il ne l’est ni plus ni moins que le saint qui éprouve
toujours, on le sait, tant de difficultés à faire le bien; et enfin la
désorganisation intérieure de celui qui ne rencontre pas de résistance
extérieure n’est que le fait des imbéciles, n’existe pas chez les
intelligents et n’a, en tout cas, aucun rapport avec la morale ni avec
l’immoralité, c’est une simple maladie.

--Seconde réponse de Guyau, beaucoup meilleure: L’homme n’est pas un
être isolé; il est un être social. La _vie_ dont je parle et dont il
faut que tous nous parlions quand nous employons ce mot, c’est la vie
sociale vécue par un et qu’il ne peut pas s’empêcher de vivre. Donc
quand je dis expansion de la vie, j’entends et je ne puis pas ne pas
entendre expansion, hors d’un homme, de la vie sociale qu’il contient en
lui, et ce que j’entends par équivalent de devoir c’est cette impulsion
qui nous porte à agir pour faire de la vie sociale.

Le tempérament humain, remarquez-le, simple tempérament, tend, de
personnel, à devenir collectif et, de solitaire, à devenir solidaire. Le
voleur souvent cité qui trouvait du plaisir à voler gratuitement et qui,
millionnaire, aurait volé, est un phénomène d’atavisme. Nous nous
acheminons tellement à vivre d’une vie qui dans _un_ reflète _tous_, que
nous tendons à réaliser en nous le type de l’homme _normal_, le type de
l’homme qui sera reconnu par tous comme incontestablement un homme, qui
_n’étonnera pas les autres_.

Or ce que je disais tout à l’heure, pour commencer par le plus simple,
de la vie en nous, de la vie sans épithète, entendez-le de la vie
sociale en nous et voyez bien que les exigences et les impulsions de la
vie sociale en nous, ce qu’elle sollicite de notre pouvoir et de notre
vouloir, c’est bien précisément ce que l’impératif de Kant commande:
faire des choses que l’on voudrait qui fussent érigées en loi
universelle de vie. Voilà la loi morale réintégrée.

--Je dis: oui bien; avec cette réserve pourtant que la vie sociale en
nous ne nous conseille guère, ce me semble, que de vivre comme tout le
monde, normalement, comme vous dites très bien, et non pas _mieux_ que
tout le monde, non pas d’une façon supérieure, non pas d’une façon
héroïque. Or une morale doit contenir l’héroïsme en la partie
d’elle-même la plus élevée; l’héroïsme doit y entrer, ressortir à elle,
être indiqué par elle, non seulement comme ce qu’elle admet, mais, tout
compte fait, comme ce à quoi, en définitive, elle tend. Je ne vois pas
encore cela dans vos équivalents de devoir. Il est possible que nous y
venions.

                   *       *       *       *       *

Poursuivant cette analyse de ce que l’instinct profond de la vie nous
conseille et presque nous commande de faire, Guyau remarque que
l’instinct de la vie nous pousse (indépendamment des suggestions de la
vie sociale) à _lutter_ et à _risquer_. L’homme a vécu longtemps dans
une telle nécessité de lutte contre mille ennemis qu’il lui est resté un
besoin de lutter toujours (comme je l’ai fait remarquer bien des fois,
parce qu’il a fallu qu’il inventât pour pouvoir vivre, il lui est resté
le besoin de changer sans cesse, même quand le changement ne comportait
plus nécessairement progrès). Donc l’homme lutte encore, et par exemple
il lutte contre ses passions, instinctivement; partie, il est bien vrai,
parce qu’il sent que ses passions sont aussi des fauves ou reptiles
dangereux; partie, et c’est cela qui est instinctif, parce que
simplement elles sont fortes.

Ceci c’est le _courage_. Il a l’air ici de combattre contre la vie,
puisque les passions aussi sont la vie, mais il est bien, au moins lui
aussi, la vie, puisqu’il est un pouvoir qui se sent devenir vouloir et
qui se donne le nom de devoir; et l’on sait que la sensation de vivre
est intense dans tous les cas où le courage a à se déployer et se
déploie, ne fût-ce que contre nous-mêmes.

Guyau aurait pu citer le joli mot de Doudan: «L’homme ne se sent vivre
que quand il se contrarie.»

Cette idée est si connue que je n’y insisterai pas. Je n’avais qu’à
montrer comment Guyau l’avait _rattachée_ à son système et à son
principe, à l’idée d’expansion de la vie, à l’idée de la vie voulant
s’étendre.

L’instinct de la vie nous pousse, de plus, et ce n’est guère qu’un autre
aspect de la même idée, à _risquer_. Il y a plaisir à risquer. Pascal,
dit Guyau, dans son pari, n’a envisagé que la crainte du risque, il n’a
pas considéré le plaisir de risquer[5]. Il y a plaisir à risquer, tout
le monde le sent à cette sorte d’élargissement qui se fait en nous quand
nous risquons; et aussi, pour ainsi dire, hors de nous (phénomène de
projection du moi sur le non-moi), le monde nous paraissant plus vaste
quand nous risquons quelque chose.

  [5] Si; ailleurs, et très bien: «Travailler pour l’incertain»--«Saint
    Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en
    batailles; il n’a pas vu la règle des partis qui démontre qu’on le
    doit.»--«S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne
    devrait rien faire pour la religion; car elle n’est pas certaine;
    mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur
    mer, les batailles... Quand on travaille pour demain et pour
    l’incertain, on agit avec raison. Car on doit travailler pour
    l’incertain, par la règle des partis, qui est démontrée.»--Il n’a
    pas parlé précisément du _plaisir_ du risque, mais il n’a pas parlé
    uniquement de la _peur_ du risque et il a parlé de la _raison_ de
    risquer, qui est un _plaisir_ intellectuel.

La raison de ce sentiment, qui est presque une sensation, c’est que nous
nous sentons plus grands, nous mettant nous-mêmes aux prises avec plus
de choses. Ce plaisir du risque est une des suggestions de la puissance
de la vie en nous, de la fécondité de la vie en nous, de la surabondance
de la vie et de l’avidité qu’a la vie d’être surabondante.

Par parenthèse--et cette parenthèse est chez Guyau un chapitre qui est
digne de Platon--c’est ce même amour du risque qui est toute la
métaphysique. La métaphysique est toujours une hypothèse hardie où nous
risquons l’erreur et la confusion. Personne plus que le métaphysicien ne
travaille pour l’incertain. Il y travaille cependant de tout son cœur et
il sent que son œuvre est bonne et qu’elle est noble. Erreur peut-être,
mais l’erreur eût été plus grande (erreur morale) à estimer puérile la
recherche de cette erreur. De même que la vie proprement dite conseille
le risque comme une condition d’élargissement de notre être, de même la
vie intellectuelle conseille le risque métaphysique comme condition
d’agrandissement de notre être intellectuel.

Notez que le brave homme qui consacre sa vie à la réalisation d’un idéal
est un métaphysicien pratique aussi vénérable et plus encore que le
métaphysicien proprement dit de tout à l’heure. Au fond, savez-vous ce
qu’il fait? Il travaille pour l’incertain, _afin_ de le faire certain
dans son cœur. Son besoin de certitude le porte, lui homme d’action, à
accumuler les actions conformes à l’idéal, comme son besoin de certitude
porte le philosophe à accumuler les arguments qui le démontrent. C’est
sa manière de le prouver. Il le prouve en le créant. La vie lui dit par
la bouche de Guyau, qui est très éloquente: «Je ne vous demande pas de
croire aveuglément à un idéal, mais de travailler à le réaliser.--Sans y
croire?--Pour y croire! Vous y croirez quand vous aurez travaillé à le
produire.»

Tel saint prouve Dieu sans argument, mieux qu’un argument. Il remplit
d’une réalité qui est lui ce qui n’était qu’une idée. Dieu se construit
avec du divin.

Telle est la théorie de la lutte et du risque dans la doctrine morale de
Guyau. Ici Guyau rejoint Nietzsche qu’il ne connaissait pas, mais qui le
connaissait et qui a pu profiter de lui dans une certaine mesure[6]. Ce
que nous venons de voir est le «vivre dangereusement», qui est le point
capital de la morale nietzschéenne. Vivre dangereusement c’est lutter et
risquer, en vue précisément de la lutte et du risque et pour la beauté
de l’une et de l’autre; et c’est la marque même des âmes nobles.

  [6] Voir Fouillée, _Nietzsche et l’Immoralisme_.

Mais encore on voit bien, à la rigueur, comment la vie intense et
extensive, «la vie féconde» peut conduire jusqu’à l’amour de la lutte et
du risque. Ceci est travailler pour l’incertain, pour le très incertain;
mais ce n’est travailler que pour l’incertain. Comment cet «équivalent
du devoir» que vous avez trouvé peut-il conduire au sacrifice absolu, à
l’acceptation de la mort certaine? Car ici, selon vos données, c’est la
vie se tournant contre la vie; c’est la vie se détruisant pour
s’étendre, c’est la vie poussant la passion de la vie jusqu’au suicide;
c’est une collection d’absurdités.

C’est ici, ce semble, que, pour commander le sacrifice et non pas moins
pour l’expliquer, pour expliquer qu’il ait lieu, il faut bien une foi,
soit la foi religieuse, soit la foi morale, la foi kantienne.

Guyau répond à cela d’abord, loyalement et modestement, qu’il ne s’est
pas engagé à répondre à tout et que ce problème-ci «n’a peut-être pas de
solution rationnelle et scientifique».--Il répond ensuite que ce
sacrifice est encore amour de la vie en ce sens que c’est préférer une
minute de vie intense, supérieure et magnifique à une vie plate, morne
et triste. «Il y a des heures où il est possible de dire à la fois: je
vis, j’ai vécu... On peut concentrer une vie dans un moment d’amour et
de sacrifice.»

Voilà qui est bien; mais la raison qui fait que la vie se sacrifie
ainsi, la raison qui persuade à la vie de se préférer infiniment courte
et infiniment intense à elle-même longue et médiocre, voilà ce qui n’est
pas indiqué clairement.

--Je le dis, c’est «l’amour» de quelque chose.

--Donc, ce n’est pas la vie elle-même, et vous abandonnez votre
principe.

--C’est la vie transformée en vie sociale, transformée en vie
sentimentale, transformée en vie passionnée, transformée en vie
dangereuse et qui s’aime dangereuse; c’est tout cela poussé à un tel
degré que, non pas la mort, mais la vie magnifique en une minute
mortelle est acceptée.

--Oui, en somme c’est l’égoïsme transformé en altruisme absolu. C’est
cette transformation, quelque longue qu’en soit la préparation et
l’évolution (héréditaire, séculaire, millénaire), qui sera toujours très
difficile à comprendre. Dans le système de Guyau, les actes d’héroïsme
restent toujours ce que Schopenhauer, d’un mot admirable, disait qu’ils
sont, «des miracles, c’est-à-dire des choses impossibles et pourtant
réelles.» J’ajoute que dans tous les systèmes, plus ou moins
précisément, ils restent cela; mais dans celui de Guyau ils restent cela
d’une manière en quelque sorte plus paradoxale et plus provocante.

A la considérer en sa généralité, la morale de Guyau a, sans doute, ce
beau mérite d’être un grand effort pour _substituer une réalité_ à
quelque chose qui pourrait bien être une illusion, une illusion
salutaire, une illusion, même, nécessaire pour un temps, mais qui
pourrait se dissiper, auquel cas il ne resterait plus rien pour diriger
l’homme. Qui sait, en effet, si la morale telle que les hommes l’ont
envisagée jusqu’à présent _n’est pas un art_, un art subtil--de qui? on
ne sait: du Dieu intérieur, ou de la nature poursuivant ses fins, ou de
la société poursuivant ses fins aussi--mais un art qui nous séduit, qui
nous trompe en nous charmant, qui nous fascine par sa beauté pour nous
faire faire quelque chose que nous ne ferions pas de nous-mêmes?

N’est-il pas vrai, en effet, que nous sommes trompés de tous les côtés?
L’art nous trompe, la société est artificielle, la nature se joue de
nous, les yeux nous trompent, les oreilles nous trompent...

Ainsi parlait Guyau en 1884. Vers 1868 Richard Wagner, dans un petit
traité de métaphysique qu’il fit lire à Nietzsche et qui sans doute eut
sur celui-ci une grande influence, et que Guyau ne connaissait pas,
disait, rajeunissant Schopenhauer: «La nature trompe ses créatures. Elle
met en elles l’espérance d’un bonheur immuable et toujours différé. Elle
leur donne des instincts qui obligent les plus humbles bêtes aux longs
sacrifices, aux peines volontaires. Elle crée le dévouement de la mère à
l’enfant, de l’individu au troupeau. Elle enveloppe d’illusions tous les
vivants et leur persuade ainsi de lutter et de souffrir. La société doit
être entretenue par des artifices tout semblables...»

La morale, envisagée comme les hommes l’ont envisagée jusqu’à présent,
pourrait donc être un art séduisant et fascinateur, une subtile et
imposante duperie.

Or, si les hommes s’apercevaient un jour de cette tromperie dont ils
sont l’objet, ils pourraient se révolter et secouer l’illusion, comme
Diderot le leur conseillait, comme Nietzsche va le leur conseiller
demain.

Mais si à cette illusion je substitue une réalité, et quelle réalité! la
vie elle-même; si je montre que la morale, c’est la vie elle-même, que
la vie c’est la morale, que c’est la vie qui nous pousse de toutes les
façons, en tant que vie proprement dite, individuelle, en tant que vie
sociale, en tant que vie intellectuelle, en tant que vie métaphysique,
si l’on peut dire ainsi, précisément à cela que l’on a appelé jusqu’à
présent le devoir; si je montre que désobéir à la morale c’est renoncer
sa vie elle-même et commettre une espèce de suicide plus ou moins court,
plus ou moins lent; alors j’ai rattaché l’homme à la morale par des
liens non seulement d’airain, mais de chair et qui sont indestructibles
et qui seront éternels.

Ainsi raisonnait Guyau et cette idée au moins contenait un livre
admirable. Seulement elle était trop vaste pour être très pertinente.
Considérer l’instinct même de la vie comme étant la morale, c’est
étendre tellement la morale qu’elle devient indistincte à force d’être
compréhensive. Que me conseille l’instinct de la vie? _Il me conseille
tout._ Il me conseille d’être exubérant, d’être surabondant, de
m’étendre, de me répandre.

Il me conseille de mettre en liberté et en jeu toutes mes passions; car
en toutes je me sens vivre et très énergiquement.

Il me conseille l’amour, l’ambition, l’avidité, la conquête, le vol, le
meurtre, ceci peut-être surtout; car c’est là qu’il y a le plus de
danger et le plus de risque, et vous me montrez fort bien que c’est
surtout dans le danger et le risque qu’on se sent vivre.

Il me conseille la pitié, la miséricorde, la charité, le dévouement, le
sacrifice; car là aussi je me sens vivre et là aussi il y a danger et
risque.

Il me conseille la prudence, l’abnégation, le retour à soi et en soi, le
«_abstine, sustine_», l’égoïsme médiocre et mesquin, les vertus de
troupeau et de bête battue; car là aussi je me sens vivre, puisque là
sont les moyens de conserver la vie.

Il me conseille la recherche des plaisirs modérés, délicats et gracieux,
sans danger, non sans charme; l’Épicurisme intelligent, l’Eudémonisme
bien compris; car cela aussi c’est vivre, goûter la vie, la savourer, la
prolonger, et «_carpe diem_»; et voilà que _nunc et Aristippi docte
præcepta relabor_.

Tout compte fait, l’instinct de la vie a une morale qui consiste à
conseiller toutes les façons de vivre. Ce n’est pas une morale précise.
C’est une morale qui a du talent et qui trouve la formule d’elle-même où
elle aura tout son talent et pourra le déployer tout entier; ce n’est
pas une morale qui ait la précision qu’on demande à une morale; ce qu’on
demande à une morale étant généralement quelle raison de vivre on doit
choisir entre les innombrables raisons de vivre.

L’effort de Guyau, souvent dissimulé par son génie, apparent
quelquefois, cependant, et sensible, a été précisément de montrer que,
parmi les innombrables raisons de vivre, celle _surtout_ que l’instinct
de la vie conseille, c’est celle qu’a toujours conseillée la morale
traditionnelle; et je le veux bien; mais il ne le prouve pas beaucoup;
et particulièrement il ne prouve point du tout, il ne peut pas prouver,
qu’elle _ne_ conseille _que_ celle-là.

Aussi facile qu’il a été à Guyau de prouver que l’instinct de la vie se
confond avec la morale; aussi facile il serait, plus peut-être, de
montrer que la morale est contre la vie et que, sinon tout ce que la vie
conseille, la morale en dissuade, du moins la plupart des choses que la
vie conseille, la morale supplie de ne pas les faire.

L’éternel cri des femmes dans le théâtre français de 1880-1910: «Je veux
_vivre_!» c’est-à-dire: «Je veux avoir des amants», est certainement une
des aspirations de la vie intense et extensive.

--Elle en a d’autres!

--Je n’en doute point; mais la différence entre celle-ci et les autres
et la raison de préférer les autres à celle-ci, c’est ce qui ne ressort
pas expressément de l’admirable livre de Guyau et ce qui ne pouvait pas
en sortir.

Se rendant compte, comme du reste c’est son dessein, qu’il efface
l’impératif catégorique, la foi morale, de l’esprit de l’homme, et qu’il
le remplace par _toute la vie_ et qu’il met ainsi à la place d’un
_riqidum quid_, quelque chose de souple et de multiforme, Guyau déclare
avec fermeté: «Nous acceptons, pour notre compte, cette disparition, et
au lieu de regretter [de déplorer] la _variabilité morale_ qui en
résulte dans certaines limites [et l’on ne voit pas ces limites], nous
la considérons au contraire comme la caractéristique de la morale
future; celle-ci, sur certains points [et l’on ne voit pas ces points
particuliers, et il semble bien que ce soit sur tous], ne sera pas
seulement _autonomos_, mais _anomos_.»

Il me paraît bien que c’est cela même. Elle sera anarchique. Selon les
natures d’hommes, selon les caractères, elle conseillera ceci, cela et
autre chose, ce qu’on a appelé jusqu’ici le bien, ce qu’on a appelé
jusqu’ici le mal et l’intermédiaire et tous les intermédiaires.
_Anomos_, c’est bien cela. Dans la morale les hommes cherchaient une
loi; la morale _naturiste_ n’enlève à la morale que son caractère de
loi; le gouvernement des hommes reste tout ce qu’il était excepté un
gouvernement. Cette fois la morale, de l’aveu et de l’avis même de
l’auteur, a bien donné sa démission.




CHAPITRE V

LA MORALE DE NIETZSCHE


On sait qu’il est difficile de ramener à un système soit Nietzsche tout
entier, soit une partie importante, quelle qu’elle soit, de la pensée de
Nietzsche, puisqu’il fut le penseur le plus indépendant, même de
lui-même. On sait comment il travaillait, tout au moins à partir de la
trentième année. Exactement comme un journaliste qui aurait du génie. Il
lisait, réfléchissait, se promenait et chaque matin écrivait un article
bref ou long, c’est-à-dire rédigeait la pensée qui l’avait le plus
intéressé la veille. Quand il y en avait de trois cents à six cents,
mais la valeur d’un volume, il ramassait les feuillets, les relisait,
leur donnait un titre général qui, quelquefois, répondait à l’objet le
plus souvent visé dans ces écritures, faisait un court avant-propos pour
justifier approximativement le titre; et publiait. Il a fait ses livres
comme Montaigne a fait le sien.

Il en résulte qu’il s’est souvent contredit et Dieu merci, car s’il
avait tenu à éviter de se contredire, il aurait retranché ou n’aurait
pas rédigé une foule de pensées admirables ou intéressantes; qu’il s’est
souvent promené loin de lui-même; qu’il s’est souvent fui; qu’il s’est
souvent dépassé et que ce qu’il était précisément n’est pas aisé à
savoir, et que ce qu’il a pensé précisément n’est pas facile à saisir.

Toutefois, étant donné qu’on n’est jamais uniquement ce qu’on est
surtout, mais qu’on est surtout ce qu’on est d’ordinaire, et qu’il n’y a
pas de faculté maîtresse, excepté chez les bornés, mais qu’il y a le
plus souvent une faculté prédominante; et qu’il n’y a pas d’idée
souveraine, excepté quand il y a idée fixe, mais qu’il y a le plus
souvent une idée «soutien», une idée port d’attache, à laquelle on se
ramène toujours après les explorations, les reconnaissances et les
algarades; on peut très bien, pour Nietzsche, comme pour Montaigne ou
Renan, chercher, non à déterminer le système, mais à démêler le groupe
des principales pensées habituelles et par conséquent dirigeantes.

Le fond de Nietzsche, comme de Guyau, et voici une première rencontre,
mais avec beaucoup plus de passion que chez Guyau, c’est l’amour de la
vie intense, abondante, féconde, déployée, magnifique et de la beauté
qui réside dans cette magnificence et qui en résulte.

Le premier mot que Nietzsche eût écrit s’il avait eu accoutumé de mettre
un mot avant les autres, eût été sa parodie du texte évangélique: «Je
suis venu pour qu’ils aient la vie, pour qu’ils l’aient plus abondante.»
De là son amour effréné pour la Grèce antique, pour une Grèce antique
qu’il se forge du reste de toutes pièces et qui était Dionysiaque,
c’est-à-dire éperdue du désir de vivre et de manifester la vie
magnifique, ivre d’énergie créatrice et de beauté.

Or, ce qui constitue la vie et ce qui fait de la beauté, ce sont les
instincts puissants: volonté de puissance, de conquête et de domination,
volonté de force physique, volonté de santé, volonté d’allégresse,
volonté de travail, volonté de prodigalité, volonté d’audace contre le
malheur, résistance à la faiblesse, à la sensiblerie, à la pitié, à
l’esprit d’égalité et de justice, à tout ce qui _arrête l’élan_,
amollit, réprime ou déprime.

Or, de tous ces instincts puissants, depuis Socrate, si l’on veut une
date très éloignée, depuis Jésus si l’on en veut une plus rapprochée, la
morale traditionnelle est l’ennemie; elle s’oppose à eux, elle les
arrête, elle les refoule, elle en médit, elle les maudit et elle les
condamne comme des vices, ou comme des tendances criminelles.

Elle a fait un premier renversement des valeurs, condamnant et humiliant
tout ce qui élève, intronisant tout ce qui déprime, «_debellare superbos
et exaltare humiles_».

La morale n’est pas autre chose et donc c’est un crime de lèse-vie, de
lèse-beauté et de lèse-humanité. Elle est essentiellement contre-nature.
L’histoire naturelle et l’histoire humaine la démontrent fausse:
l’histoire naturelle où domine et triomphe la force, l’histoire humaine
où la force triomphe et domine; si bien, comme vous l’avez remarqué, que
les moralistes ne manquent pas, parce qu’ils y sont bien forcés, de dire
que la beauté de la morale est précisément de distinguer et séparer
l’homme de la nature et de changer le cours de l’histoire.

Cela étant donné, «il faut d’abord pendre tous les moralistes», car la
morale rend l’homme préjudiciable à lui-même et elle ment, elle est «la
forme la plus maligne de la volonté de mentir, la Circé de l’humanité»,
elle est, comme fait, ce fait épouvantable «que la contre-nature
elle-même a été vénérée, avec les plus grands honneurs, sous le nom de
morale et qu’elle est restée suspendue, comme une loi, au-dessus de
l’humanité».

Il n’est pas très difficile (et en effet cela est chose faite depuis les
propos des contradicteurs de Socrate dans Platon) de démontrer, pour
ainsi parler, le mécanisme intérieur de cette machine de guerre contre
_la plus grande humanité_, comme diraient les Anglais. Ceux qui ont
_exposé_ la morale l’ont montrée comme ce à quoi toutes les puissances
de l’homme doivent tendre comme à leur dernière fin; ils l’ont montrée
comme juge suprême de la connaissance, des arts, de l’action, politique,
administrative, belliqueuse et autre; et c’est-à-dire qu’ils ont
subordonné, asservi à la morale toutes les puissances de l’homme.

Ceux qui ont _inventé_ la morale, qui est-ce? Ceux qui avaient intérêt à
ce que toutes les puissances de l’homme fussent subordonnées et
asservies à la morale.

Qui est-ce? Le médiocre, que gênent ceux qui sont supérieurs et
exceptionnels; le souffrant, le déshérité, le disgracié que gênent et
irritent ceux qui sont heureux; la bête de troupeau que gênent, irritent
et exaspèrent ceux qui sont indépendants, autonomes, forts et glorieux.

La morale c’est donc la révolte du plébeianisme contre l’aristocratie;
mais contre l’aristocratie naturelle, celle de la force, de
l’intelligence, de la volonté, de l’énergie, de la persévérance, des
talents. C’est la révolte de la plèbe végétative contre la vie
puissante, féconde et riche; c’est la révolte de la plèbe contre
l’humanité qui a été organisée aristocratiquement par la nature et
contre la nature, laquelle a organisé aristocratiquement l’humanité.

Est-ce assez dire, encore une fois, que la morale est contre humanité et
contre nature? Et est-ce assez montrer (si l’on prend moralité dans le
sens de conservation de ce qui est vrai, bon et beau) que «la lutte de
la morale contre les instincts fondamentaux de l’humanité est la plus
grande immoralité qu’il y ait eue jusqu’à présent sur la terre?»

A le prendre ainsi, et c’est le bien prendre, on s’écrierait: «Je prie
la morale qu’elle me fasse quitter la morale», comme maître Eckardt
s’écriait: «Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu.»

Du reste, cette morale immorale a ses séductions; elle a su se donner
des séductions. D’abord elle a su _intimider_ les résistances ou les
critiques; on n’a pas osé discuter cette autorité qui se faisait
elle-même et de sa grâce autorité suprême et même unique; ensuite elle a
su _enthousiasmer_ certains esprits et même un très grand nombre
d’esprits. Elle est devenue la «Circé des philosophes», de telle sorte
qu’ils ont construit leurs systèmes sous sa fascination, les uns pour
aboutir à elle, les autres, comme Kant, en partant d’elle et en
organisant tout selon ce qu’elle demandait, «postulait» et exigeait;
tous ayant au moins, de son côté, une préoccupation incessante et
obsédante.

C’est que, aurait pu dire Nietzsche, et c’est la vraie raison, le vrai,
le beau et le bien que la morale _combat_, elle a su adroitement _les
mettre apparemment en elle_, les faire voir en elle.--Elle a introduit
cette idée ou ce sentiment que le vrai est ce que pensent la plupart des
hommes, et nous avons vu que la plupart des hommes, médiocres,
souffrants, déshérités, disgraciés, bêtes de troupeau, croient à la
morale parce qu’ils l’ont inventée et l’ont inventée parce qu’elle leur
sert.--Elle a introduit cette idée ou ce sentiment que le bien ce n’est
pas la vie abondante et surabondante, mais la vie réglée, disciplinée,
contenue, réprimée, qui n’empiète pas, qui ne conquiert pas, qui ne fait
pas de bruit et qui marche à petits pas tranquilles. «Vertu, c’est se
tenir tranquilles dans le marécage.»

Elle a introduit cette idée ou ce sentiment, et ce fut sa plus grande
adresse, que cela même, qui semble à Nietzsche d’une laideur ineffable,
est d’une très grande _beauté_, que la lutte de l’homme contre ses
«instincts fondamentaux» pour les réprimer et les dompter, demande une
très grande énergie, et que cette énergie est tout ce qu’il y a de plus
beau au monde, que c’est un héroïsme aussi ou plutôt que là seulement
est l’héroïsme; que c’est une sainteté et que cette vaillance a autour
du front une auréole.

Ce sont les stoïciens qui ont inventé cela et les chrétiens qui l’ont
perfectionné; et écoutez le poète par excellence de la morale
traditionnelle, le sublime poète des idées communes; il s’écrie:

    Eh bien, non! _Le sublime est en bas._ Le grand choix
    Est de choisir l’affront. De même que parfois
    La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    _La laideur de l’épreuve en devient la beauté._
    C’est Samson à Gaza, c’est Épictète à Rome.
    L’abjection du sort fait la grandeur de l’homme.
    Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur.
    Ce que l’homme ici-bas peut avoir _de plus pur,
    De plus beau, de plus noble_, en ce monde où l’on pleure,
    C’est chute, abaissement, misère extérieure
    Acceptés pour garder la grandeur du dedans.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    _Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis
    Pour faire le fumier plus haut que le Caucase._

Et du moment que la morale a su attirer à elle, mettre en elle ce qui,
avant elle, si l’on peut ainsi parler, était les grandes raisons de
vivre; du moment qu’elle a pipé l’homme en se donnant toutes les
apparences des nobles buts et des grandes fins de l’humanité, elle avait
partie gagnée.

Elle séduisait l’homme de tous côtés; elle flattait ses penchants à la
modération, à la médiocrité, à la paresse, ses instincts de bête de
troupeau, en donnant à tout cela de favorables noms; elle flattait ses
instincts de vaillance et de grandeur, ses sentiments du vrai, du beau
et du bien en lui persuadant que tous ces instincts d’animal d’élite
étaient en elle et susceptibles d’être satisfaits par l’obéissance qu’on
aurait pour elle; enfin elle tendait la main à l’hypocrisie, si
fréquente chez l’homme, et qui consiste à se donner toutes les
apparences de l’héroïsme quand on est un pleutre.

Sur ce dernier point remarquez ceci. La morale a pour principal office
et pour but principal de réprimer l’homme de vie intense et surabondante
et en même temps de le travestir aux yeux des hommes en le faisant
passer, quelques restes d’héroïsme qui restent en lui, pour un homme de
vie modérée et médiocre. Mais--et voyez comme elle rend des services, de
honteux services, à tout le monde--elle travestit aussi les croquants et
leur donne figure d’honnêtes gens, voire même, comme cela apparaissait
plus haut, de demi-héros et de demi-surhommes: «L’homme nu est
généralement un honteux spectacle, je veux parler de nous autres,
Européens. Supposons que les plus joyeux convives, par le tour de malice
d’un magicien, se voient soudain dévoilés et déshabillés, je crois que,
du coup, non seulement leur bonne humeur disparaîtrait, mais encore
l’appétit le plus féroce en serait découragé. Il paraît que nous autres
Européens nous ne pouvons pas absolument nous passer de cette mascarade
qui s’appelle l’habillement. Mais n’y aurait-il pas les mêmes bonnes
raisons à préconiser le déguisement des hommes moraux, à demander qu’ils
fussent enveloppés de formules morales et de notions de convenance et
que nos actes fussent favorablement cachés sous les idées du devoir, de
la vertu, du civisme, du désintéressement?»

Ce n’est pas la bête de proie qui se maroufle ainsi: «c’est en tant que
bêtes domestiques que nous sommes un spectacle honteux et que nous avons
besoin d’un travestissement moral. L’homme intérieur en Europe n’est pas
assez inquiétant pour pouvoir, à dessein d’être beau, se dévêtir. Tout
au contraire l’Européen se travestit avec la morale, parce qu’il est
devenu un animal infirme, malade, atrophié, estropié, un quasi-avorton.
Ce n’est pas la férocité de la bête de proie qui éprouve le besoin d’un
travestissement moral; mais la bête de troupeau avec sa médiocrité
profonde, et la peur et l’ennui qu’elle se cause à elle-même.»

Donc, dans tous les sens et quel qu’il soit, la morale séduit l’homme et
le séduit pour l’abâtardir et le caresse en le dégradant. «L’homme qui
pense est un animal dépravé», disait Rousseau; non; c’est l’homme moral
qui est un animal dégénéré.

Il y a cinq points saillants dans l’évolution historique de cette
morale. Socrate, qui, en donnant à toutes les choses humaines la morale
comme leur dernière fin, subordonne toutes choses humaines à la morale
et par conséquent les dégrade toutes;--Jésus, qui, en disant: «Aimez
votre prochain comme vous-même; aimez vos ennemis», ne veut qu’une
chose, détruire la volonté de puissance, déviriliser l’homme, supprimer
le héros;--le Stoïcisme, qui fait de l’homme un être qui s’abstient et
qui supporte, donc un être passif, un quasi-mort; lâcheté; car c’est
mourir par peur de la mort, accepter la mort pour ne pas mourir («Tu
t’éloignes toujours plus vite des vivants; bientôt ils vont te rayer de
leur liste!--C’est le seul moyen de participer aux prérogatives des
morts.--Quelles prérogatives?--Ne plus mourir.»);--la Réforme, qui fut
une révolte de la plèbe «en faveur des gens candides, intègres et
superficiels», contre les hommes graves, profonds, contemplatifs, à fond
pessimiste;--la Révolution française avec son Rousseau, cette «tarentule
morale», avec son Kant, disciple de Rousseau, et son «fanatisme moral»,
avec son Robespierre, disciple de Rousseau, et son dessein (discours du
7 juin 1794) «de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la
justice et de la vertu»; la Révolution française qui plaça
définitivement et solennellement le sceptre dans la main de «l’homme bon
_id est_ de la brebis, de l’âne, de l’oie, et de tout ce qui est
incurablement plat et braillard, mûr pour la maison d’idiots des «_idées
modernes_».

Cette séduction de la morale sur l’homme, en tous les sens et quel qu’il
soit, Nietzsche lui-même, peut-être sans s’en douter, ce que du reste je
ne crois point, car il se doutait de tout, en offre un exemple. Il s’est
demandé un jour pourquoi nous cherchons la vérité, la vérité, cette
erreur, je veux dire cette chose qui est une erreur pratique, cette
chose qui le plus souvent, dans la pratique, nous détourne de l’action;
la vérité, «_cette forme la moins efficace de la connaissance_». Il
s’est demandé pourquoi nous cherchions la vérité, et il s’est répondu
que ce pourrait bien être _par moralité_.

Nous cherchons le vrai. Pourquoi? Sans doute pour ne pas nous tromper
nous-même ou pour ne pas tromper les autres. Dans le premier cas,
qu’est-ce bien? C’est la connaissance et la reconnaissance d’un devoir
envers nous-même: il y va de ma dignité de ne pas être dupe, de ne pas
me tromper moi-même; cela est essentiellement sentiment moral.

Dans le second cas, qu’est-ce bien? la connaissance et la reconnaissance
d’un devoir envers les autres: je ne dois pas mentir; quand j’ai trouvé
la vérité, je dois la dire; et c’est _déjà mentir_ que de ne pas
chercher la vérité, _de peur_, quand on l’aura trouvée, d’être obligé de
la publier: il n’y a que des devoirs dans toutes ces idées et rien n’est
plus nettement sentiment moral.

Voyez-vous cela, qui est du reste une merveilleuse page psychologique,
voyez-vous cette réduction, ce _ramènement_ du vrai au bien, de
l’instinct du vrai à l’instinct du bien? Nietzsche a subi,
volontairement sans doute et en se jouant, mais enfin il a subi, si vous
préférez il s’est permis à lui-même de subir un quart d’heure la
séduction de la morale, la fascination de la morale, les prestiges de la
morale. Il s’est dit: «quand je cherche le vrai, moi immoraliste, je
suis un être moral.» La morale lui a persuadé, l’espace d’un matin,
qu’il faisait acte de moralité en cherchant le vrai, ce qu’il faisait
toute sa vie.

Or ce n’est pas démontré. La recherche du vrai ne semble pas dépendre
d’un sentiment moral. La recherche du vrai se _propose_ à l’homme comme
un plaisir et _s’impose_ à lui comme un impératif.

Elle se propose à lui comme un plaisir, et ici je ne me donnerai pas
beaucoup de peine, puisque Nietzsche a dit lui-même que c’est une forme
de la volonté de puissance. «Qu’est-ce qui fait que la connaissance est
liée à du plaisir? D’abord avant tout c’est qu’on y prend conscience de
sa force, pour la même raison pour quoi les exercices gymnastiques, même
sans spectateurs, donnent du plaisir. Secondement, c’est qu’au cours de
la recherche on dépasse d’anciennes conceptions et leurs représentants
et l’on est vainqueur, ou au moins on croit l’être; troisièmement, c’est
que par une connaissance nouvelle, si petite qu’elle soit, nous nous
élevons au-dessus de tous et nous nous sentons les seuls qui sachions la
vérité sur ce point...»

D’autre part, la recherche du vrai s’impose à l’homme comme un impératif
dans le sens atténué, un peu atténué, que je donne à ce mot. Elle lui
dit un: «tu dois», un: «Δεῖ». Elle lui dit: «N’y trouverais-tu pas de
plaisir, et n’y trouverais-tu que de la peine, que des coups, il faut
chercher le vrai et le dire quand tu l’as trouvé.»

La preuve, c’est qu’on trouve le contraire honteux, la preuve c’est
qu’on trouve cynique le propos de Fontenelle: «Si j’avais la main pleine
de vérités, je la tiendrais fermée»; la preuve et celle-ci me semble
assez forte, c’est qu’on éprouve le besoin de mourir pour la vérité,
comme pour le devoir, tout aussi bien que pour le devoir.

Quelle est cette folie de mourir pour ce que l’on croit la vérité?
Nietzsche lui-même l’explique quelque part: «Nous ne nous ferions pas
brûler pour nos opinions, tant nous sommes peu sûrs d’elles; mais
peut-être pour le droit d’avoir nos opinions.» Et c’est à dire que nous
mourrions pour l’erreur, ou du moins pour affirmer le droit que nous
avons de nous tromper. Or ceci c’est l’affirmation de notre droit de
chercher la vérité, cette erreur qu’on nous reproche pouvant être la
vérité et ayant été atteinte quand c’était la vérité que nous
cherchions; et c’est aussi l’affirmation de notre _devoir_ de chercher
la vérité, puisque nous acceptons la mort plutôt que d’avouer que nous
avons eu tort de chercher le vrai. Le sacrifice est le criterium de
l’Impératif.

On voit donc bien que c’est à un impératif qu’ici nous avons affaire. Et
cela est si vrai, et sur ce qui suit Guyau et Nietzsche se
rencontreraient, que Nietzsche, ailleurs, proclame que la recherche de
la vérité, c’est tout simplement le sens de la vie, ce n’est rien de
moins que ce qui fait que la vie a un sens: «J’ai bondi de joie quand
j’ai découvert que la vie est un instrument de la connaissance, est
l’instrument de la connaissance»; et c’est alors qu’il a reconnu que la
vie est intelligible.

Devant cette double affirmation, qui semble bien être une double vérité,
que le vrai est le sens de la vie et que le vrai nous commande la mort,
Guyau serait bien contraint d’avouer, ce qui ne lui déplairait du reste
nullement, que l’appel du vrai est un «équivalent du devoir».

J’ai fait cette longue digression, du reste intéressante en soi,
peut-être, pour montrer que Nietzsche lui-même est très capable de subir
la fascination de la morale jusqu’à lui attribuer, dont elle doit être
tout heureuse, telle chose qui ne lui appartient vraiment pas, qui ne
ressortit pas à elle et qui est contenue dans un autre impératif que le
sien. Reprenons.

La morale en soi n’est donc qu’une méprisable adresse qu’ont inventée
les faibles pour paralyser les forts; c’est la tête de Méduse aux mains
des impuissants contre les bien doués et aux mains des quasi-morts
contre les vivants.

Nietzsche, contre la morale, cette dernière religion, use de la même
tactique que les philosophes du XVIIIe siècle (qu’il méprise tant)
contre la religion. Pour ceux-ci la religion a été inventée par des
puissants qui voulaient asservir les faibles, les rendre plus faibles
encore; pour Nietzsche, la morale a été inventée par les faibles contre
les puissants pour leur enlever leur force en leur ôtant la confiance
dans la légitimité de leur force. «Quand Zeus, dit Homère, fait d’un
homme un esclave, il lui enlève la moitié de son âme.» En faisant les
forts esclaves de la morale, les faibles leur ont enlevé leur âme tout
entière.

                   *       *       *       *       *

Au cours de son évolution, la morale s’est donné comme des organes de
sustentation et d’alimentation; elle a _postulé_ le libre arbitre et
elle a _postulé_ la sanction d’outre-tombe. Ce sont là des inventions
logiques et du reste, étant donnée la situation, des inventions
nécessaires; mais ce ne sont que des inventions ingénieuses. Le libre
arbitre n’existe pas. Il est, comme Spinoza l’a bien vu, l’illusion d’un
être qui se saisit comme cause et qui ne saisit pas comme effet.

Creusons ceci: ceci veut dire l’illusion d’un être qui ne saisit pas
dans ce qui le précède et qui se saisit dans ce qui le suit, qui ne
saisit pas dans ce qu’il était avant le moment actuel et qui se saisit
dans le passage de lui au moment présent à lui au moment d’après. Je me
saisis voulant éteindre la lampe et l’éteignant; non, ou très peu, comme
amené par un certain nombre de faits à vouloir éteindre ma lampe.

Mais pourquoi? Parce que nous sommes nés pour l’action et toujours jetés
en avant, tournés _du côté d’en avant_ et non retournés _du côté d’en
arrière_. Nous vivons en avançant, non en rétrogradant, et c’est ainsi
que l’illusion de la liberté n’est au fond que le sentiment de la vie et
c’est pour cela qu’il est si naturel. Nous nous saisissons, à la vérité,
dans ce qui précède, mais par effort de mémoire et de réflexion, ou
plutôt de mémoire réfléchissante; mais c’est un effort. L’homme qui
croit, sans une hésitation, à tous les moments de sa vie, à son libre
arbitre est un étourdi; mais l’homme qui croirait sans cesse à lui comme
déterminé, serait un être qui ne vivrait que de réflexion et ce serait
proprement un monstre.

Le libre arbitre est tellement bien une illusion que, remarquez bien,
nous n’y croyons pas du tout. Mais, non! nous n’y croyons pas! Nous n’y
croyons que chacun pour nous et pas du tout pour les autres. Nous disons
sans cesse: «un tel, étant donné son caractère, fera cela.» Et il le
fait; et quand il ne le fait pas, nous nous disons que: ou nous ne
connaissions pas tout son caractère, ou nous ne connaissions pas telle
ou telle circonstance qui ont dû peser sur sa détermination. Et c’est
très probable et en tout cas nous ne croyons pas à son libre arbitre. La
prétendue «preuve», tirée par les partisans du libre arbitre de la
croyance même, indéracinable, _indiscussible_, que nous aurions au libre
arbitre, s’évanouit.

Cela se voit bien par nos tractations avec les criminels en jugement.
Pour trouver un coupable innocent l’avocat n’a qu’à connaître sa vie: il
arrivera, par cette connaissance détaillée, à se convaincre absolument
lui-même que l’acte criminel était complètement nécessité par tous ses
antécédents et que toute culpabilité disparaît. Inversement le ministère
public n’a qu’à ne rien connaître de la vie du criminel et, se plaçant
devant le crime isolé, coupé de ses causes, il le trouvera ce qu’il est
exactement considéré ainsi, une monstruosité dont la nature n’offre pas
d’exemple.

Mais, même quand il s’agit des autres, à plus forte raison, ce que nous
avons expliqué, quand il s’agit de soi, il faut pour dissiper l’illusion
du libre arbitre être réfléchi. C’est ce qui faisait dire à
Schopenhauer, si bien: «La connaissance de la sévère nécessité des actes
humains est ce qui distingue les cerveaux philosophiques des autres».

Pour tout cerveau vraiment philosophique «nous sommes en prison», nous
ne pouvons que nous «rêver libres», et c’est ce que nous faisons tout le
temps; nous ne pouvons pas «nous faire libres».--Cela est dur à prendre;
mais il faut le prendre.

Cela est si dur que quelques-uns se retournent; et par une contorsion
étrange, un «geste horrible», et une affreuse «grimace logique», pensent
ainsi: «le mal est partout et personne n’est responsable; donc c’est
_tout_ qui est coupable et responsable; c’est Dieu qui est le pécheur».
Renversement des responsabilités; «Christianisme la tête en bas». Mais
pourquoi penser cela? Ni il n’est vrai que vous soyez responsables, ni
il n’est vrai qu’il faille pour cela que ce soit quelqu’un. Il n’y a pas
de responsabilité; il n’y a que de la nécessité, et la dernière
différence entre les cerveaux philosophiques et les autres c’est que
ceux-là ne veulent pas juger et disent comme le Christ: «Vous ne jugerez
pas!»

Et il n’y a pas plus de «sanction» qu’il n’y a de libre arbitre.
Singulière prétention des hommes, la récompense! «C’est de vous,
vertueux, que je riais aujourd’hui. _Ils veulent encore être payés!_
Vous voulez encore être payés, ô vertueux! Et maintenant vous m’en
voulez de ce que j’enseigne qu’il n’y a ni comptable ni rétributeur. Et
en vérité je n’enseigne pas même que la vertu soit sa propre récompense.
Que votre vertu soit identique à votre moi et non quelque chose
d’étranger, de surajouté, un épiderme ou un vêtement. Vous aimez votre
vertu comme une mère aime son enfant, soit; mais _quand donc a-t-on
entendu dire qu’une mère voulût être payée de son amour?_»

La morale ne _demande_ rien; donc, aussi, ne _postule_ rien. Différence
encore des cerveaux philosophiques et des autres: «l’incrédulité de
ceux-là pour ce qui est de _la signification métaphysique de la
morale_».

Voilà donc la morale détruite de fond en comble et rasée à pied-d’œuvre.
Nietzsche est bien ce qu’il a dit si souvent qu’il était, un pur et
simple immoraliste.

                   *       *       *       *       *

Non! Il n’est pas immoraliste: 1º parce qu’il s’occupe sans cesse à
analyser les différentes morales, marque qu’au moins il y voit autre
chose qu’un effronté mensonge dont il suffirait d’avoir montré qu’il est
mensonge;--2º parce qu’il s’occupe souvent, plus ou moins formellement,
mais il s’y occupe, à établir une hiérarchie des différentes morales
selon leur degré de noblesse, et c’est peut-être ici la clef de
Nietzsche;--3º parce qu’enfin il admet comme pratique et nécessaire
_une_ certaine morale; et en trace _une autre_ que, personnellement, il
admire, qu’il vénère et dont il est enthousiaste.

Il s’occupe sans cesse à analyser les différentes morales; c’est la
partie _critique_ et non plus seulement _discriminatrice_ de son œuvre,
et à cela il a une curiosité infatigable.--Il s’aperçoit que tous les
hommes «croient avoir quelque part à la vertu» et que pour le moins
«tous veulent se connaître en bien et en mal».

Il y a la morale des enfants et par conséquent des temps primitifs de
l’humanité; elle est toute dans l’idée de punition et de récompense. Ils
veulent être payés et ils veulent que ceux qui n’exécutent pas le
commandement ne soient pas payés et payent.

Il y a la morale des paresseux, des nonchalants, des «âmes en bouillie»,
comme dit le président Roosevelt. Ils appellent vertu «l’indolence de
leur vice» trop faible pour agir; «quand leur haine et leur jalousie
s’étirent les membres [ont une velléité d’agir], leur justice se
réveille [pour les arrêter] et se frotte les yeux pleins de sommeil».
C’est la morale des «bêtes de marécage». Au fond c’est la morale
générale, telle que, depuis Socrate, les faibles la prêchent aux forts
et l’attachent aux forts comme un remords. La Rochefoucauld a fait de la
paresse une analyse à ce point de vue, si juste qu’une «bête de
troupeau» trouvera certainement que cette paresse-là est toute une
morale, et excellente.

Il y a une morale qui est coutume, habitude. «Il en est qui sont
semblables à des pendules qu’on remonte: ils font leur tic-tac et ils
veulent qu’on appelle le tic-tac vertu.»--Au fond ceci est la morale
sociale: l’individu reçoit le mouvement de la société qui l’environne,
il est remonté tous les jours par l’exemple, les conversations et les
convenances; «en toutes choses il est de l’avis qu’on lui donne»; et il
est très régulier. C’est une bonne montre.

Il est d’autres hommes pour qui la vertu est une «contrainte prolongée»,
une répression continuelle. «Il en est qui s’avancent lourdement et en
grinçant comme des chariots qui portent des pierres vers la vallée...
ils disent: nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut
mordre; ils parlent beaucoup de dignité et de vertu. C’est leur frein
qu’ils appellent vertu.»--Ceux-ci, je pense ne point me tromper, sont
les stoïciens. _Abstine, sustine._ Dignité humaine, le moins d’action
possible.

Il y a une morale de peur et de tremblement, d’humilité mêlée de
terreur: «Il en est de qui la vertu s’appelle un spasme sous le coup de
fouet... Ils disent: «Tout ce que je ne suis pas est pour moi Dieu et
vertu.»--C’est la morale des religions étroites et de toutes les
religions entendues étroitement. L’être humain y est comme écrasé sous
son indignité et sous la terreur, et sa vertu est la conviction où il
est qu’il lui est impossible d’avoir une vertu.

A l’inverse il y a une morale d’orgueil: «D’autres sont fiers d’une
parcelle de justice; et à cause de cette parcelle ils blasphèment toutes
choses. Quand ils disent: je suis juste, cela sonne toujours comme: je
suis vengé. Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu
et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres.»--Morale des
Pharisiens de tous les temps, dont la vertu se ravive de la
contemplation et du mépris du vice des autres, si bien que sans ce vice
elle ne serait point, qu’elle se nourrit du vice même et qu’elle a
besoin de la criminalité générale et qu’elle _postule_ la perversité
universelle. Un humoriste dirait: «Il faut bien que je sois vicieux;
quel plaisir auraient les vertueux sur la terre, et quelle récompense,
si je ne l’étais pas?»

Il y a une morale, non pas même sociale, mais politique, la morale
sociale s’inspirant au moins du bien ou du correct qu’elle voit autour
d’elle, la morale politique ne voyant dans la morale qu’une mesure
générale de bonne administration et de bon ordre: «Il en est encore qui
croient qu’il est vertueux de dire: «la vertu est nécessaire»; mais au
fond ils ne croient qu’une chose, c’est que la police est
nécessaire.»--Ceci est la morale de Voltaire et des Voltairiens, qui
savent bien qu’il n’y a jamais assez de gendarmes ici-bas et qui
postulent un Dieu vertueux, rémunérateur et vengeur pour compléter la
maréchaussée.

                   *       *       *       *       *

Ailleurs, considérant les morales en face des passions, Nietzsche
caractérise chacune selon sa manière propre de combattre les passions ou
de composer avec elles. Les morales ne sont alors que des «conseils»,
mêlés de «sagacité et de bêtise», donnés à l’individu «par rapport au
degré de péril où l’individu vit avec lui-même».

Et voici la morale stoïcienne, qui «inocule comme un remède» une
«froideur de marbre opposée à l’impétuosité des appétits». Sorte de
suggestion procurant une raideur cataleptique.

Voici la morale spinoziste, qui veut procurer «un état sans rire et sans
larmes», une sorte d’ataraxie «en détruisant les passions par l’analyse
et la vivisection» qu’on en fait. Grande «naïveté», dit Nietzsche, qui
ne laisse pas d’avoir tort partiellement; car c’est du moins _quelque
chose_, pour émousser les passions, que de les manier, pour les
domestiquer que de les regarder en face et, sans tant de métaphores, que
de les analyser pour se donner du sang-froid. Le sang-froid acquis, il y
aurait bataille gagnée. Incliner au sang-froid en donnant le goût de
l’analyse est très adroit. On sait que celui qui s’observe au moment
même où il cède à la passion n’a pas à en redouter les grands désastres.
Le mot populaire: «observez-vous», est d’une psychologie excellente.

Voici la morale aristotélique--à vrai dire je ne reconnais pas très bien
Aristote dans cette morale-là; c’est ma faute sans doute--qui consiste à
«abaisser les passions à un niveau inoffensif où elles pourront être
satisfaites sans inconvénient.»

Voici la morale--bien plus aristotélique celle-ci, ce me semble, mais
peu importe--qui consiste à _jouir des passions_ en les transposant, en
les «spiritualisant», en jouissant, par exemple, de l’amour dans «la
musique», de la pitié et de la crainte dans la tragédie, de l’amour dans
«l’amour de Dieu» ou dans «l’amour des hommes par amour de Dieu».

Voici la morale plus qu’épicurienne, aristippique peut-être, celle de
d’«Hafiz», d’Horace et de «Gœthe» qui veut qu’on jouisse vraiment,
«spirituellement et corporellement des passions»--à l’usage seulement de
ces «vieux originaux», ivres et sages, chez qui les dangers ne sont plus
guère dangereux».

Tout cela du reste ne «vaut pas grand’chose», ne vaut que par le talent
qu’on met à en discourir et n’est guère, avec différents aspects, que
«la morale sous forme de timidité.»

                   *       *       *       *       *

La morale chrétienne est bien autre chose. Sans doute elle est en son
fond, comme la morale socratique, la révolte insidieuse des faibles
contre les forts, le désarmement des forts par les faibles persuadant
aux forts d’être comme les faibles, tant, devenus tels, ils seront
beaux; et comme vous voudrez selon votre humeur, c’est «_eritis sicut
Dii_», ou c’est, mais qui réussirait, le renard ayant la queue coupée.
Ceci est ce qu’il y a de commun à toutes les morales; mais, par un
«affinement du regard psychologique», le Christianisme a bien compris la
vanité des instincts bons que la morale jusqu’à lui, et autour de lui,
attribuait à l’homme. La morale niait la bonté des instincts égoïstes,
empiétants, conquérants, dominateurs; elle proclamait et clamait la
bonté des instincts altruistes, doux, modérés, modestes et charitables.
Le Christianisme a déclaré que, depuis la chute, l’homme est mauvais
_tout entier_, que ses instincts égoïstes sont mauvais, mais que ses
instincts altruistes sont faux; que l’acte désintéressé n’est pas
possible; que par conséquent, en dernière analyse, tout se vaut. «Le
Christianisme a compris l’identité complète des actions humaines et leur
égalité de valeur dans les grandes lignes: elles sont toutes immorales.»

Nietzsche ici voit juste; mais incomplètement; il aurait fallu qu’il
ajoutât: et, à cause de cela, le Christianisme a senti la nécessité de
la grâce; il a senti que l’homme, étant tout mauvais, ne pouvait avoir
de bon que le désir d’être bon, qu’à ce désir répond le secours de Dieu,
qu’avec ce secours l’homme échappe au mal; et que ceci, bien plus que
l’impératif catégorique postulant Dieu, établit entre Dieu et l’homme le
lien étroit, toujours cherché. La signification métaphysique de la
morale pour le chrétien, c’est ceci: incapable de bien et désirant le
bien, je conclus de cela même que quelqu’un, qui m’a donné le désir du
bien, m’aidera à en être capable, et quand j’en suis capable, parce que
c’est un miracle, je sais bien à qui je dois d’en être capable.

                   *       *       *       *       *

Quand il se place en face du sens moral considéré comme morale sociale,
Nietzsche le considère comme un apparent désintéressement, dont la
genèse doit être celle-ci: deux peuplades sont en guerre perpétuelle;
une tierce puissance qui semble n’avoir rien à craindre des deux
premières, en laissant à entendre à chacune de celles-ci qu’elle se
mettra du côté de la première qui romprait la paix, les fait vivre en
paix toutes les deux; les deux peuplades autrefois belliqueuses retirent
de la paix des avantages immenses; elles en sont reconnaissantes à la
tierce puissance et l’admirent de ce qu’elle a fait du bien sans
intérêt; elle avait un très grand intérêt à la chose, mais inapparent,
parce qu’il était éloigné; et c’est cet intérêt inapparent qui est un
désintéressement apparent. Or ce qu’on suppose comme s’étant passé entre
trois peuplades, peut être supposé comme s’étant passé entre trois
parties d’une cité. La morale sociale c’est la pratique d’un égoïsme
élargi et d’un égoïsme à long terme, qui, parce qu’il est élargi et à
long terme, ne paraît pas et s’appelle désintéressement. Je suis bon
citoyen, c’est-à-dire je sacrifie tous les jours quelque chose de mon
intérêt actuel en vue d’un très grand intérêt futur qu’on ne voit pas
parce qu’il est loin; mais que je vois parce que je suis intelligent.

Autre genèse, très analogue à la précédente et qui s’est toujours
confondue avec elle: la morale est d’abord et uniquement le moyen de
conserver la communauté et de la conserver à un certain degré de
cohésion et de force qu’elle a atteint. Pour cela espérance et crainte,
espérance du ciel, crainte de l’enfer; plus tard surélévation du
gouvernement de la cité, superposition, au gouvernement de la cité, d’un
gouvernement céleste, Dieu ou Dieux, qui commande ou qui commandent ceci
et cela.--Plus tard (simple transposition) commandements d’un Dieu
intérieur qui est la conscience («tu dois») avec accord, si l’on y
tient, de ce Dieu intérieur avec le Dieu céleste.--_Peuvent venir_
ensuite, affinements et probablement aussi alanguissements des
conceptions précédentes, une morale de _penchant_ et de _goût_, d’où
l’idée de commandement a disparu; et enfin «parfum du vase vide», dirait
Renan, une morale d’_intelligence_, c’est-à-dire l’état d’un homme qui
«est au dessus» [ou qui est dégagé] «des motifs illusionnaires de la
morale, mais qui s’est rendu compte que longtemps il n’a pas été
possible à l’humanité d’en avoir d’autres»; et qui, par respect de la
portion de l’humanité qui les a encore, fait comme s’il les avait et se
conduit exactement comme s’ils l’inspiraient, ce qui est une manière,
dans la pratique, de leur obéir.

Tout cela, sous des formes si diverses et des aspects si différents,
c’est toujours le désintéressement apparent, l’intérêt de la cité
s’imposant à l’individu et lui montrant plus ou moins brutalement, plus
ou moins délicatement, qu’il est le sien; l’intérêt de la cité senti par
l’individu comme intérêt personnel.

                   *       *       *       *       *

Voilà ce que j’appelais Nietzsche analysant objectivement les
différentes morales. Il est déjà évidemment moins objectif quand il
_hiérarchise_ les morales et c’est ce qu’il fait très souvent; c’est
déjà ce qu’il s’acheminait à faire dans la dernière analyse que nous
avons rapportée de lui; c’est ce que nous allons le voir faire très
nettement.

Tout au bas il y a la morale des animaux. Les animaux ont une morale
très nette et assez complexe. En quoi consiste la morale élémentaire? Se
connaître pour se conduire. Se conduire, qu’est-ce? Ne pas vivre dans le
moment présent; calculer ce que l’acte ou le non-acte d’à présent aura
de conséquences pour tout à l’heure et moments suivants, pour demain et
jours suivants. «Gouverner c’est prévoir», disent les hommes d’État;
_se_ gouverner c’est prévoir, dit le moraliste. Or les animaux se
connaissent pour se conduire et se conduisent avec calcul. «L’animal
observe les effets qu’il exerce sur l’imagination des autres animaux et
apprend ainsi à faire un retour sur lui-même, _à se considérer
objectivement_, à posséder en une certaine mesure la connaissance du
moi.»--Qu’est-ce (par suite) que la morale élémentaire? C’est ne pas se
laisser tromper par soi-même, c’est lutter contre soi-même en vue de la
sécurité, c’est se dominer. L’animal connaît cela: «ne pas se laisser
égarer par soi-même, écouter avec méfiance les incitations de ses
appétits, demeurer méfiant à l’égard de soi, [comme un stoïcien], tirer
la domination de soi du sens de la réalité, ce qui est la sagesse même,
tout cela l’animal l’entend à l’égal de l’homme».

Qu’est-ce que la morale sociale élémentaire et même plus qu’élémentaire?
S’ajuster, s’accommoder au milieu, s’assimiler aux entours. Pourquoi?
Pour ne pas heurter et c’est-à-dire pour ne pas se heurter. L’animal le
fait: «ils apprennent à se dominer et à se déguiser, au point que
certains d’entre eux parviennent à assimiler leur couleur à la couleur
de leur entourage, à simuler la mort, à adopter les formes et les
couleurs d’autres animaux, ou encore l’aspect du sable, des feuilles,
des lichens ou des éponges...» Morale sociale, et poussée très loin.

Et Nietzsche ne parle que des animaux qui ne vivent pas en sociétés
animales. Chez ceux qui vivent en société, on trouve non seulement des
instincts moraux, mais des vertus. Et il ne parle pas des animaux
domestiques qui, non seulement s’adaptent à une société _qui n’est pas
la leur_, mais encore acquièrent, et à l’égard d’une espèce qui n’est
pas la leur, des vertus extraordinaires.

Donc au bas la morale des animaux, esquisse déjà précise de toute une
grande partie de la morale de l’homme.

Plus haut est cette morale humaine, qui consiste--la remarque est très
fine--simplement à se considérer comme supérieur aux animaux. Elle est
vague, elle est flottante; elle est forte cependant et est peut-être
l’origine et le germe de toute morale humaine. «La bête qui est en nous»
a besoin d’être trompée; la morale est un mensonge nécessaire pour que
nous ne soyons pas déchirés par elle. Sans les erreurs qui résident dans
les données de la morale, l’homme serait resté animal [ou plutôt s’il
n’y avait pas d’animaux l’homme serait un animal]. Mais de cette façon
il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est imposé des lois
plus sévères.» En un mot, l’animalité est une condition de la moralité
humaine.

Il est regrettable que Nietzsche n’ait nulle part, à ma connaissance,
déployé toute cette idée qui est d’une importance incomparable.

Sont représentants parmi nous de cette première moralité élémentaire
qu’on pourrait appeler l’extra-bestialité, les hommes violents, cruels,
mais susceptibles d’avoir honte quelquefois de leur violence et de leur
cruauté, ceux dont Nietzsche dit qu’ils sont «des gradins des
civilisations antérieures qui ont subsisté, des arriérés, qui nous
montrent ce que nous fûmes tous» et de quoi nous sommes partis.

Au-dessus de la morale qui n’est qu’extra-bestialité, vient la morale
qui consiste à sacrifier le moment présent au moment futur et prévu et à
se gouverner en conséquence: «Le premier signe que l’animal est devenu
homme est quand ses actes ne se rapportent plus au bien-être momentané,
mais à des choses durables, lorsque par conséquent l’homme recherche
l’utilité [générale], l’appropriation à une fin; c’est la première
éclosion du libre gouvernement de la raison[7].»

  [7] Nietzsche écrit ceci en 1877 (_Humain, trop humain_). Quelques
    années plus tard, en 1880 (_Aurore_), il écrit ce que nous avons
    cité plus haut, que les animaux _eux-mêmes_ ont cette morale; et il
    est bien plus dans le vrai. Mais sa _gradation_ reste d’ailleurs la
    même: il suffit de lire ici: «le premier signe que l’animal tend
    vers l’homme...»

A un degré supérieur nous trouvons la morale qui consiste à agir selon
les séductions de l’honorabilité: «L’homme veut être honoré, et il
honore et c’est-à-dire qu’il conçoit l’utile [d’autrui] comme dépendant
de son opinion sur autrui et [l’utile sien comme dépendant] de l’opinion
d’autrui sur lui.» Dans cette pensée «il se discipline»; il «se soumet à
des sentiments communs», non seulement il s’adapte au milieu, mais il le
considère comme un juge dont il veut être estimé et il se considère
comme juge qui doit être tel que les autres tiennent à être estimés par
lui. Il y a une sorte de mutualité de recherche de l’estime. En cet état
commence ce que les hommes appellent désintéressement, c’est-à-dire
l’acte par lequel l’homme fait remonter son intérêt à une source très
élevée, l’acte par lequel l’homme voit son intérêt _en retour_: je
sacrifie mon plaisir au plaisir qui me reviendra de l’estime que me
montreront les hommes pour avoir sacrifié mon plaisir.

Au-dessus encore il y a, par certitude acquise de l’honnête, suppression
de la considération de l’estime publique. L’homme moral «agit d’après
_sa_ propre mesure des choses»; c’est lui qui «décide ce qui est
honorable et ce qui est utile»; il est une sorte de «législateur»
moral[8]. Au fond il s’est substitué à la cité et il la sent et il la
porte en lui. Ce que la société posait en maxime, c’est lui qui le pose.
Il vit et agit «en individu collectif». Son degré de désintéressement
(n’y ayant pas de désintéressement absolu) est très haut. Lui aussi voit
son intérêt en retour; mais par un court circuit: je sacrifie mon
plaisir au plaisir de sacrifier mon plaisir.

  [8] Nietzsche a-t-il su que ceci est de l’Aristote? «Si un citoyen a
    une telle supériorité de mérite qu’on ne le puisse comparer à
    personne il ne faudra plus le regarder comme faisant partie de la
    cité... On voit bien que les lois ne sont nécessaires que pour les
    hommes égaux par leur naissance et leurs facultés; pour ceux qui
    s’élèvent à ce point au-dessus des autres, il n’y a point de loi;
    ils sont eux-mêmes leur propre loi» (_Politique_, III, 8).

Enfin plus haut encore se placerait une morale _sans intention_, qui ne
se raisonnerait pas et qui n’aurait pas conscience d’elle-même.

Trois stades dans l’évolution de la morale: _Il y a eu_ une morale qui
jugeait les actes par leurs conséquences. Était _bien_ ce qui avait eu
un bon résultat, quelle qu’eût été l’intention de cet acte; effet
rétroactif du succès ou de l’insuccès sur le jugement à porter et porté
sur l’action.

_Il y a_--«renversement de la perspective»--une morale qui juge des
actes, non en eux-mêmes, non par leur effet, mais par leur origine, par
l’intention d’où il paraît qu’ils sont sortis.

_Il y aura_ peut-être une morale qui ne tiendra compte ni de l’effet ni
de l’intention, considérant l’intention comme un signe qui ne signifie
rien.

Qui ne signifie rien, parce qu’il a un trop grand nombre de sens, et
différents, tous susceptibles d’interprétations multiples et douteuses.

Qui ne signifie rien, aussi, peut-être, parce que dans intention il y a
toujours espérance et que ce qui est intentionnel ne peut pas être
désintéressé.

On s’apercevra peut-être que l’acte intentionnel est un acte
essentiellement conscient et que l’acte conscient n’est pas d’une
moralité pure. Tout ce qui est intentionnel, tout ce qui est «prémédité,
tout ce qui dans l’acte est sensible, vu, su, tout ce qui en vient à la
conscience, fait encore partie de la surface, de sa peau, qui, comme
toute peau, cache bien plus de choses qu’elle n’en révèle». On
soupçonnera que «c’est justement ce qu’il y a de non intentionnel», de
naïf, d’ingénu, de spontané dans l’acte «qui lui prête une valeur
décisive», qui lui laisse sa valeur pure. Ce par-delà la morale, cette
morale dépassée et surmontée va peut-être être demain la vraie morale,
celle où s’adonneront «les consciences les plus loyales et les plus
délicates».

Il est très curieux que Nietzsche ici, dans une des plus belles pages
qu’il ait écrites et des plus profondes, rejoint Kant, à moins que je
n’entende rien du tout, ce qui est possible, à ce passage. Car enfin
l’acte moral spontané, naïf, ingénu, non intentionnel, l’acte moral
impulsif, l’impulsivité morale, qu’est-ce autre chose que la morale qui
ne donne pas ses raisons et qui n’en demande pas, qu’est-ce autre chose
que le «Tu dois»? L’acte moral inspiré par le «Tu dois» est conscient,
je le reconnais; mais il n’est conscient qu’à se reconnaître naïf,
ingénu et impulsif. Il n’est conscient qu’à se reconnaître spontané. Il
n’est conscient qu’à se voir jaillir de l’inconscient. Il ne sait pas et
il ne veut pas savoir ses _pourquoi_, ses _de quoi_, ses _comment_ et
ses _en vue de quoi_. Il est parce qu’il est et parce qu’il doit être.
C’est bien l’acte à qui précisément son non intentionnel et son non
délibéré prêtent, donnent sa valeur. C’est bien l’acte surmoral de
Nietzsche. L’impératif en lui-même (sans tenir compte de la sanction que
Kant a dit plus tard qu’il postule) est exactement, ou, l’on en
conviendra, à bien peu près, le surmoral de Nietzsche. Celui-ci en
conviendrait sans doute et que c’est ce qui fait que l’invention éthique
de Kant est à une très grande hauteur et le commencement au moins du
troisième stade. _Il y a eu, il y a, il y aura..._ Kant tout au moins a
inauguré le _Il y aura_.

Toujours est-il que Nietzsche, à le considérer seulement quand il
esquisse, ici ou là, une hiérarchie des morales, semble rêver une morale
_sans obligation_, _sans sanction_ et _sans intention_.

                   *       *       *       *       *

Et enfin Nietzsche, d’une façon malheureusement très incomplète, a tracé
le plan d’une morale à deux étages en quelque sorte, il a indiqué deux
morales, dont il abandonne l’une à ceux qui ne peuvent pas se hausser
jusqu’à l’autre, celle-ci restant évidemment la sienne.

La morale du rez-de-chaussée, c’est précisément cette morale
traditionnelle depuis Socrate, qu’il a criblée de tant d’épigrammes et
qu’il a écrasée de tant de mépris; c’est la morale des «esclaves», la
morale des «bêtes de troupeau», la morale des «tarentules»; c’est la
morale de la modération dans les désirs, de la patience, de la douceur,
de la résignation, de l’acceptation, de la tranquillité, du labeur
régulier et mou; c’est la morale de l’engourdissement de toutes les
passions vives; c’est la morale du «marécage», moins la grenouille qui
se veut faire aussi grosse que le bœuf.

Cette morale pour Nietzsche est nauséabonde; mais, non seulement il
convient qu’elle sied à la majorité des hommes, mais il affirme qu’ils
_doivent_ la pratiquer. L’impératif de la plupart des hommes c’est la
_volonté d’impuissance_. L’impératif de la plupart des hommes c’est un
_stoïcisme passif_. Écoutez le «pédant moraliste» que Nietzsche met en
scène et qui n’est autre, révérence parler, que lui-même. Il vous
enseignera _qu’il est moral qu’il ait plusieurs morales_ et tout au
moins qu’il y en ait deux; que les morales, en quelque nombre qu’elles
soient, doivent s’accommoder de la _hiérarchie_, et c’est-à-dire non pas
de la hiérarchie sociale, mais de la hiérarchie naturelle; que,
puisqu’il y a plusieurs natures humaines, contrairement à l’opinion de
ces philosophes qui ont connu l’_homme_ au singulier, ce qui faisait
rire de Maistre, lequel avait connu des hommes, mais l’homme jamais, il
faut aussi qu’il y ait plusieurs morales, c’est-à-dire plusieurs règles
de conduite appropriées à la pluralité des natures; que, puisque,
malheureusement peut-être, la nature a organisé l’humanité
aristocratiquement, faisant des hommes forts et des hommes faibles et
des intelligents et des imbéciles, il est expédient qu’il y ait une
règle pour les uns, très respectable, et une règle pour les autres,
respectable également:

«En un mot, disait un pédant moraliste, marchand de futilités... il
s’agit toujours de savoir qui est celui-ci et qui est celui-là. Pour
celui, par exemple, qui aurait été destiné et créé en vue du
commandement, l’humble effacement et l’abnégation ne seraient pas des
vertus, mais seraient, à ce qu’il me sembla, le gaspillage d’une vertu.
Toute morale exterminatrice de l’égoïsme qui se croit absolue et
s’applique à tout le monde ne pèche pas seulement contre le bon goût;
elle est une excitation aux péchés d’omission et un dommage à l’égard
des hommes supérieurs, rares et privilégiés. Il faut contraindre les
morales à s’incliner tout d’abord devant la hiérarchie, il faut les
faire réfléchir sur leur impertinence jusqu’à ce qu’elles comprennent
enfin qu’_il est immoral de dire: Ce qui est juste pour l’un l’est aussi
pour l’autre_. Ainsi parlait mon bonhomme de pédant moraliste.
Méritait-il qu’on se moquât de lui lorsqu’ainsi il rappelait les morales
à la moralité?»

Ainsi une morale pour le «_servum pecus_» et une autre pour les animaux
supérieurs de l’humanité.

--Cela ressemble bien au mot de Voltaire, si souvent répété depuis: «Il
faut une religion pour le peuple.»

--Point du tout, s’il vous plaît; car, par son: «Il faut une religion
pour le peuple», Voltaire entend qu’il faut une contrainte métaphysique
pour brider les volontés de puissance du peuple. Au contraire, ou
presque au contraire, Nietzsche veut que le peuple, en obéissant à la
morale qu’il lui assigne, obéisse à sa nature même, se conforme à
l’idéal de ses désirs, et, seulement, ne prétende pas y asservir ceux
qui sont d’une autre nature que lui.

Cette part faite aux petits et aux médiocres, Nietzsche institue pour
les autres une morale qui n’est point du tout celle d’un immoraliste,
quelque sotte affectation qu’il ait toujours mise à se donner ce titre,
qui n’est point du tout le contraire de la morale qu’il assigne aux
petits, qui est _autre chose_, qui est d’un autre degré, d’une autre
nature, et d’une autre destination. C’est la morale des forts, c’est la
morale de ceux qui, à cause de leur force, ont _plus_ de droits, mais
_beaucoup plus_ de devoirs que les faibles et des devoirs proportionnés
à leurs forces.

Cette morale, il est curieux de voir Nietzsche d’abord l’élaborant pour
lui-même exactement comme un Marc-Aurèle. Il y a un _eis eauton_ de
Nietzsche, qu’il est extrêmement intéressant de reconstituer d’après ses
notes et carnets[9], quoiqu’il ne soit aucunement cohérent et encore
moins systématique, mais parce qu’il indique les tendances profondes et
aussi parce qu’il montre que Nietzsche, tout en _posant_ toujours deux
morales, en _voyait_ certainement toujours d’autres, intermédiaires
entre les deux qu’il posait. En 1876 (trente-deux ans) il écrivait pour
lui: «Tu ne dois aimer ni haïr le peuple.--Tu ne dois point t’occuper de
politique.--Tu ne dois être ni riche ni indigent.--Tu dois éviter le
chemin de ceux qui sont illustres et puissants.--Tu dois prendre femme
en dehors de ton peuple.--Tu dois laisser à tes amis le soin d’élever
tes enfants.--Tu dois n’accepter aucune des cérémonies de
l’Église.»--Morale (on plutôt quelques traits de morale parmi une foule
d’autres non consignés ce jour-là) s’appliquant, non aux grands, non aux
petits, plutôt aux petits qu’aux grands, mais surtout à un homme de
moyen état qui serait philosophe. _Abstention_ à l’égard de la
puissance, de la richesse, de l’ambition (morale des petits); libre
pensée (morale de supérieur indépendant et de philosophe), mariage avec
une étrangère (morale de supérieur qui veut assurer par le mélange du
sang la force et la distinction de sa race); enfants élevés par autres
que soi, mais par d’autres dont on est sûr (morale de supérieur, qui, se
défiant de la faiblesse paternelle, veut greffer sa race sur des
intelligences et des volontés étrangères, mais du reste amies).

  [9] Voir surtout la _Vie de Frédéric Nietzsche_, par Daniel Halévy.

En 1880 il écrivait pour lui: «Une indépendance qui n’offusque personne;
un orgueil doux, voilé, qui ne gêne pas les autres, n’enviant pas les
hommes ni leurs bonheurs et s’abstenant de moquerie; un sommeil léger,
une allure libre et paisible, pas d’alcool, pas d’amitiés illustres ni
princières, pas de femmes ni de journaux, pas d’honneurs, pas de
société, si ce n’est avec les esprits supérieurs; à leur défaut le petit
peuple, dont on ne peut se passer non plus que de contempler une
végétation puissante et saine; les mets les plus aisément prêts, autant
que possible les préparer soi-même.»--Morale (ou plutôt quelques traits
de morale) s’appliquant, non aux grands, non aux petits, mais à un homme
supérieur de moyen état social. _Abstention_ à l’égard de la puissance,
de la vanité, de la gourmandise, de la curiosité, de la sensualité, de
la causticité (morale de petits); indépendance, fierté, solitude,
commerce seulement avec l’élite intellectuelle et morale dont on est;
et--d’étude et de contemplation--avec cette autre force, mais physique
et physiologique, le peuple (morale des forts).

Complétez ceci par cette confidence philosophique qu’il a imprimée
(_Vol. de puiss._ II): «Se faire objectif. Indifférence à l’égard de
soi-même, [indifférence à l’égard des conséquences favorables ou fatales
de ses pensées], une profonde indifférence à l’égard de moi-même; je ne
veux pas tirer avantage de mes recherches de la connaissance ni échapper
aux préjudices qu’elles me peuvent causer. Parmi ceux-ci, il y a ce que
l’on pourrait appeler l’altération du caractère; j’envisage froidement
cette perspective; je me tire hors de mon caractère, mais je ne songe
pas à le comprendre ni à le changer... On se ferme les portes de la
connaissance dès que l’on s’intéresse à son cas particulier, ou même au
salut de son âme...» (Morale des forts, le philosophe étant placé parmi
les forts et ayant pour devoir d’obéir à l’Impératif du vrai, et avec
désintéressement, et en sacrifiant au vrai ses intérêts matériels et
même _moraux_.)

Enfin, sans songer plus à lui, même pour s’avertir qu’il se faut
oublier, Nietzsche trace la morale des forts, des supérieurs, des êtres
d’élite.

D’abord (quoi qu’il en ait dit) cette morale, sa morale, la morale, il
affirme qu’elle existe: «Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi, en
admettant que je ne suis pas fou, qu’il faut éviter et combattre
beaucoup d’actions que l’on dit immorales, de même qu’il faut faire et
qu’il faut encourager beaucoup de celles que l’on dit morales; mais je
crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour _d’autres raisons_
qu’on a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de
voir pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de
sentir.»--Donc il a une morale, autre seulement que la traditionnelle.
Voyons-la; nous sommes autorisés à la chercher chez lui. Voyons sa
nouvelle façon de voir et sa nouvelle façon de sentir.

Cette nouvelle morale, bien entendu applicable seulement aux forts, a
trois maximes fondamentales, trois impératifs, si l’on veut: Il faut _se
surmonter_; il faut _devenir ce que nous sommes_; il faut _vivre
dangereusement_.

Il faut se surmonter. On a remarqué partout «qu’on ne risque guère de se
tromper en attribuant les petites actions à la peur, les moyennes à
l’habitude et les grandes à la vanité.» Voilà une indication. Qu’est-ce
que la vanité? Une tendance à surmonter la peur, condition primitive de
l’homme, et l’habitude, sa condition sociale, en les sacrifiant à une
certaine soif de considération. L’homme, dans la vanité, surmonte déjà
son bas étage et sa moyenne. Qu’il poursuive. Il en viendra à surmonter
peur, habitude et vanité aussi, en les sacrifiant à une certaine soif de
considération de soi-même.

En 1885, à Venise, Nietzsche a démêlé l’essence des sentiments
aristocratiques: maîtrise de soi-même, dissimulation des sentiments
intimes, politesse, gaîté, exactitude dans l’obéissance et le
commandement, déférence et exigence du respect, goût des
responsabilités, et des périls.»--Maîtrise de soi, pudeur,
respectabilité, non-familiarité--nous verrons le reste plus tard--voilà
des pratiques qui en leur fond consistent à se résister, à réprimer la
tendance à l’abandon, à ne pas _se livrer_; c’est surmonter le moi
impulsif, le moi confiant, le moi mou, c’est se surmonter, c’est se
dépasser déjà.

Mais, quand nous essayons de nous surpasser ainsi, qui nous retient? Un
certain nombre de passions que nous connaissons bien, amour, ambition,
avidité des biens appréciés par la foule, gourmandise, sensualité,
paresse, goût du confort... Se surmonter c’est dompter tout cela. C’est
ici que la fameuse «lutte contre les passions» reprend ses droits et
reprend place avec un nouveau sens. La morale est, en sa partie
réprimante, qui est nécessaire, une «contrainte prolongée», par
opposition au laisser-aller et par conséquent «une sorte de tyrannie
contre la nature et aussi [partiellement] contre la raison. Mais ceci
n’est pas une objection contre elle, à moins que l’on ne veuille
décréter, de par une autre morale, que toute espèce de tyrannie et de
déraison est interdite.»

Cette contrainte, ce _obéir longtemps_, vous le trouvez partout, en art,
en discipline sociale, pour aboutir à quelque chose qui vaille la peine
de vivre sur la terre. En morale c’est la première _condition_.

La souffrance «volontaire» est la même chose à un degré de plus. C’est
un exercice de la volonté et un exercice du sacrifice, c’est un exercice
de la volonté de se surmonter. Voici Dühring qui, dans sa «Valeur de la
vie», écrit: «L’ascétisme est maladif et la suite d’une erreur.»--«Mais
non, écrit Nietzsche sur son carnet en 1875, l’ascétisme est un instinct
que les plus nobles, les plus forts d’entre les hommes ont senti; c’est
un fait, il faut en tenir compte si on veut apprécier la valeur de la
vie...» C’est le fait de l’homme qui sent le besoin de se dompter
pour...; mais qui peut-être ne sait pour quelle fin, comme quelquefois
les héros de Corneille broient leurs passions pour le plaisir de les
broyer, et alors c’est une erreur; mais cette erreur même est un signe,
a un sens, révèle une tendance dont, seulement, certains, qui l’ont, ne
comprennent pas le but.

«Il y a une bravade de soi-même aux manifestations les plus sublimes de
laquelle appartiennent nombre des formes de l’ascétisme. Certains hommes
ont en effet un besoin si grand d’_exercer leur force_ et leur tendance
à la domination, qu’à défaut d’autres objets ils tombent enfin à
tyranniser certaines parties de leur être propre... Plus d’un penseur
[il songe sans doute à lui] professe des doctrines qui visiblement ne
servent pas à accroître ou améliorer sa réputation; plus d’un évoque
expressément la déconsidération des autres sur lui, tandis qu’il lui
serait aisé de rester par le silence un homme honoré; d’autres
rappellent des opinions antérieures et ne s’effraient pas d’être
convaincus de contradiction; au contraire ils s’y efforcent. Cette
torture de soi-même est proprement un très haut degré de vanité...
L’homme éprouve une véritable volupté à se faire violence par des
exigences excessives et à déifier ensuite ce quelque chose qui commande
tyranniquement dans son âme...»

Sans aller jusqu’à l’ascétisme, ou plutôt en allant jusqu’à lui, mais en
sachant pourquoi, en sachant que c’est pour développer en soi la volonté
de puissance, on devra livrer aux passions une guerre à la fois rude et
habile. Nietzsche, comme aurait fait un philosophe grec, se plaît à
tracer une méthode pour combattre les passions. Il ne «trouve pas
moins»--et je crois qu’il aurait pu en trouver davantage--de six
procédés sensiblement différents pour lutter contre la violence d’un
instinct.

Premièrement «on peut se faire une loi d’un ordre sévère et régulier
dans l’asservissement de ses appétits; on les soumet ainsi à une règle,
on circonscrit leur flux dans des limites stables, pour gagner sur eux
les intervalles pendant lesquels ils vous laissent tranquilles.»

Deuxièmement--ce qui peut venir à la suite de ce qui précède--on peut
comme «dessécher cet instinct en s’abstenant de le satisfaire pendant
des périodes _de plus en plus longues_.»

Troisièmement «on peut s’abandonner avec intention à la satisfaction
d’un instinct sauvage et effréné jusqu’à en avoir le dégoût pour
obtenir, par ce dégoût, domination sur cet instinct», procédé que
Nietzsche a considéré comme pouvant réussir quelquefois puisqu’il l’a
inscrit, mais où il n’a pas grande confiance puisqu’il ajoute: «en
admettant que l’on ne fasse pas comme le cavalier qui, en voulant
éreinter son cheval, se casse le cou, _ce qui est malheureusement la
règle_ en pareilles tentatives.»

Quatrièmement: «associer à l’idée de satisfaction une idée pénible (le
chrétien qui, caressant une femme, songe au ricanement du diable; songer
au mépris des gens dont on aime à être estimé quand on est sur le point
de commettre un vol; songer à ceci qu’en satisfaisant un appétit on lui
_obéit_, chose humiliante: «Je ne veux pas, disait Byron, être l’esclave
d’un appétit quelconque».)

Cinquièmement: «entreprendre une sorte de dislocation de ses puissances
instinctives» en les combattant, soit par le travail (s’imposer une
tâche), soit les unes par les autres, celle qui est lésée par la
triomphante obtenant de vous encouragement et faveur.

Ici il aurait fallu des exemples. J’en connais surtout un: favoriser la
paresse, à qui toutes les passions font tort. La paresse a été donnée à
l’homme comme un auxiliaire contre les passions, lequel, bien dirigé,
les énerve toutes.

Sixièmement: affaiblir et déprimer _toute_ son organisation physique et
psychique, pour affaiblir un ou plusieurs instincts violents, et c’est
l’ascétisme, moyen dangereux, dont il faut être sûr de bien savoir user.

Ne vous dissimulez pas du reste que quand vous combattez un instinct
c’est toujours un autre instinct qui _en vous_ combat celui-là.
Seulement cet instinct peut être un instinct très différent de ce qui
s’appelle instincts dans la langue de toute l’humanité. Ce peut être la
volonté de puissance sous forme de volonté de puissance sur soi-même.
Les hommes qui combattent leurs passions sont des hommes chez qui la
volonté de puissance se plaint des autres instincts et vous sollicite à
les combattre ou plutôt les combat elle-même. Comme je le dis si
souvent, l’art de la morale consiste à faire de la volonté une passion,
s’il est vrai que cela nous soit donné, et de ne conserver de passion
que la passion qui a horreur des passions.--Telle est la loi de se
surmonter et tel est l’art de se surmonter.

_Mais_ il y a sagesse, intelligence, bon goût aussi, comme aime à dire
Nietzsche, qui, sans faire rentrer la morale dans l’esthétique, se plaît
à faire entrer de l’esthétique dans la morale; il y a bon goût,
intelligence et sagesse à ne pas dompter complètement les passions et à
n’être pas tout à fait maître de soi. La maîtrise de soi, prenez garde,
c’est l’emprisonnement de soi par soi-même, et un prisonnier est un être
bien morose, surtout quand il est à la fois prisonnier et geôlier. «Ces
professeurs de morale qui recommandent d’abord et avant tout à l’homme
de se posséder soi-même, le gratifient ainsi d’une maladie bien
singulière, je veux dire une irritabilité constante devant toutes les
impulsions et les penchants naturels et en quelque sorte une espèce de
démangeaison. Quoi qu’il leur advienne du dedans ou du dehors, une
pensée, une attraction, une incitation, toujours cet homme irritable
s’imagine que maintenant son empire sur soi-même peut être en danger...
Il fait sans cesse un geste contre lui-même, l’œil perçant et méfiant,
lui qui s’est institué l’éternel gardien de sa tour. Oui, avec cela il
peut être _grand_. Mais combien il est devenu insupportable pour les
autres, difficile à supporter; et par lui-même, comme il s’est appauvri
et éliminé des plus beaux hasards de l’âme! Car il faut savoir _se
perdre pour un temps_, si l’on veut apprendre quelque chose des êtres
qui ne sont pas nous-mêmes.»--«Je voudrais être ce monsieur qui passe»,
dit Fantasio. L’absolu geôlier de soi-même ne sera jamais ce monsieur
qui passe et n’aura même jamais la moindre communication avec lui.

Que faire donc? «Ne pas extirper les passions, ne pas même les affaiblir
à proprement parler; les _dominer_.» Ce que l’ascète ou le stoïcien doit
chercher en domptant ses passions, ce n’est pas leur affaiblissement,
c’est sa force. Elles ne doivent pas être affaiblies en elles-mêmes,
elles doivent être affaiblies par rapport à lui; ce n’est pas elles qui
doivent être brisées, c’est lui qui doit devenir assez fort pour
_pouvoir_ les briser. Mais précisément parce qu’il le peut, il n’a plus
besoin de le faire, et il ne le fera pas. Au contraire. «Plus est grande
la maîtrise de la volonté, plus on peut accorder de liberté aux
passions. Un grand homme est grand par le jeu qu’il laisse à ses désirs»
et par sa puissance à les arrêter juste où il lui plaît. Un ambitieux ne
doit pas tuer en lui l’ambition; il doit être sûr de pouvoir la tuer, de
telle manière qu’il la laisse agir de tout son élan tant qu’elle lui
paraît bonne ou pour ce qui est des fins poursuivies, ou même comme jeu;
et qu’il l’arrête net, soit comme mauvaise en ses fins, soit comme
fastidieuse. Les puissances du désir doivent être conservées, non
respectées; gardées intactes, mais subalternisées. «Possédez-les,
seigneur, sans qu’elles vous possèdent», et l’exercice du dompteur des
passions doit être seulement l’effort pour qu’elles soient dessous et
lui dessus.

Voilà, ce me semble, ce que Nietzsche entend par sa maxime fameuse, tant
de fois répétée: «l’homme est un être qui est fait pour se surmonter.»

Jusqu’ici il n’est qu’un stoïcien à peu près pur et simple, avec cette
différence assez légère qu’il veut que les passions subsistent, mais
seulement que l’on en soit maître. Or, comme elles subsistent toujours
et que le stoïcien ne songe guère à autre chose qu’à les dominer,
Nietzsche jusqu’ici n’est guère qu’un stoïcien pur et simple.

Mais il ajoute: «Nous voulons devenir ce que nous sommes.--Sais-tu ce
que te dit ta conscience? Elle te dit: deviens celui que tu es.» Ceci
c’est proprement l’Impératif de Nietzsche et il a trouvé, du même coup,
l’impératif de l’individualiste. Il faut se surmonter; mais pourquoi?
Non pas pour se quitter, non pas pour donner sa démission de soi-même,
mais pour être davantage, pour être au maximum ce que l’on est.

Par parenthèse, il est étrange qu’ayant cette idée, Nietzsche ait
quelque part déclaré absurde la maxime: «Connais-toi toi-même», qui est
absolument impliquée dans celle-ci: «Deviens ce que tu es»; car pour se
faire ce qu’on est, il faut d’abord se bien connaître.--Quoi qu’il en
soit, voilà l’Impératif: se développer dans le sens de sa nature, se
faire en réalisation tout ce qu’on est en puissance. Il convient de
remarquer que c’est encore ici du stoïcisme avec une nuance. C’est le
«vivre conformément à sa nature», avec cette correction: non pas
simplement _vivre_ conformément à sa nature; mais _se développer_
conformément à sa nature; mais _s’agrandir_ conformément à sa nature;
vivre sa vie, mais la vivre d’une vie plus abondante.--On a exagéré
quand on a dit du stoïcisme que son idéal était de rapprocher autant que
possible le vivant d’un mort, quand on a dit--Nietzsche lui-même--: ils
se tuent pour avoir cette prérogative des morts qui est de ne plus
mourir. Il faut reconnaître qu’ils veulent qu’on vive; mais enfin ils
veulent _seulement_ qu’on vive, non pas qu’on vive abondamment, non pas
qu’on vive de façon intense. Or c’est précisément cela qui est le
devoir: se connaître, se mesurer, voir de quelle nature on est et
quelles sont les puissances de cette nature et se développer dans ce
sens.

--Mais alors c’est dans le sens de nos passions!

--Certainement, mais bien comprises. Pourquoi ne comprendrait-on pas
bien ses passions? Pourquoi n’aurait-on pas l’intelligence de ses
passions comme on a l’intelligence de ses muscles, de leur destination
et de la mesure dans laquelle on peut les développer? Comprendre ses
passions; et parce qu’on les comprend les diriger; c’est là tout l’homme
qui commence à être supérieur.

Or toutes les passions sont des forces qui sont des faiblesses. Elles
sont des forces, puisqu’elles sont des impulsions vigoureuses qui nous
poussent en avant, au dehors, à une possession, à une conquête. Elles
sont des faiblesses en ce sens qu’elles rompent et font basculer notre
équilibre; en ce sens aussi qu’elles ont toutes une manière lâche de se
satisfaire: l’amour peut se repaître de rêveries énervantes et
amollissantes; l’ambition, de petites victoires de clocher et de conseil
municipal; le jeu (cette passion si belle puisqu’elle est l’amour du
risque), des émotions de baccara ou du bridge; l’orgueil, des
satisfactions ridicules de la vanité, etc. Se développer, s’agrandir
dans le sens de ce qu’on est, c’est, d’après ce qui précède: 1º
_dominer_ ses passions de manière qu’elles ne rompent jamais notre
équilibre: 2º les considérer, les prendre, les saisir en tant que forces
et non en tant que faiblesses et en quelque sorte ne pas les reconnaître
quand elles se présentent à nous sous leur aspect de faiblesse.

Nous nous sommes connus comme ambitieux: il faut nous développer dans ce
sens en nous disant que, parce que nous sommes ambitieux, rien n’est
plus indigne de nous, rien n’est plus contre nous-mêmes qu’une ambition
de sous-préfecture. Nous nous sommes connus comme amoureux; il faut nous
développer dans ce sens en nous disant que, parce que nous sommes
amoureux, rien n’est plus indigne de nous, rien n’est plus contre
nous-mêmes que les frêles amours élégiaques et que nous devons sentir
ces «belles passions» généreuses qui font «l’honnête homme» et qui
inspirent une foule de sentiments nobles et magnanimes. Ainsi de suite.

Vouloir devenir ce que l’on est, formule essentiellement optimiste,
c’est croire la nature humaine très bonne en son fond, ce qui est
possible; et croire qu’en allant au fond de nous-mêmes nous trouverons
quelque chose d’excellent; et croire enfin qu’en développant chacun ce
fond de nous-mêmes nous ne pouvons arriver qu’à un état qui tend au
parfait.

Mais si ce fond de moi était mauvais, comme, aussi, il est possible? Je
ne crois pas mal interpréter Nietzsche en lui faisant répondre: «Encore
vaudrait-il mieux, étant mauvais, devenir ce que vous êtes, c’est-à-dire
devenir plus mauvais.» Le fond--sentimental, non intellectuel--de
Nietzsche, c’est l’horreur de la médiocrité, de l’état moyen, de l’état
neutre, de l’état petit bourgeois, du «marais» ou du «marécage», de
sorte qu’il n’est pas loin de sa pensée, ou plutôt de ses sentiments,
d’estimer que mieux vaut se développer en mauvais, en méchant, en
malfaisant, que ne point se développer du tout. L’humanité est peut-être
faite pour lui de ceux qui deviennent ce qu’ils sont et de ceux qui sont
sans jamais rien devenir. Et parmi ceux qui deviennent ce qu’ils sont il
y a ceux qui se développent en beauté et en grandeur, et il y a ceux qui
se développent en laideur et en atrocité; mais ceux-ci pouvaient se
développer autrement; ils ont bien fait, en tout cas et à tout risque,
de se développer; et il n’y a de méprisables que ceux du milieu, que
ceux qui n’ont pas fait un pas, que les stagnants.

Quoi qu’il en soit, devenir celui qu’on est, c’est-à-dire se connaître,
prendre conscience de soi, prendre direction de soi et se promouvoir
dans le sens de sa nature, voilà la seconde maxime.

                   *       *       *       *       *

Vivre dangereusement est la troisième. Vivre dangereusement est le
grand, le vrai, l’essentiel et définitif signe de noblesse. C’est
d’abord n’avoir pas peur, et la peur est un rétrécissement au lieu d’un
agrandissement de la personnalité: elle est donc exactement le contraire
du «devenir ce que nous sommes»; elle est ensuite une «tristesse, comme
dit Spinoza, née de l’image d’une chose douteuse». Or l’image d’une
chose douteuse, le risque, exalte l’âme généreuse et la rend joyeuse au
lieu de la rendre triste. «Je me rappelle toujours, dit Charlemagne à un
de ses compagnons:

    L’air joyeux qui parut dans ton œil hasardeux,
    Un jour que nous étions en marche, seuls tous deux,
    Et que nous entendions dans les plaines voisines
    Le cliquetis confus des lances sarrasines.

Vivre dangereusement c’est ensuite être noble, parce que c’est s’offrir
à la sélection: c’est la vie dangereuse qui sépare les forts des faibles
en écrasant ceux-ci et en mettant à part ceux-là; c’est donc s’offrir à
la sélection que d’adopter la vie dangereuse; or, s’offrir à la
sélection c’est montrer qu’au moins on est digne d’être choisi. Celui-là
seul tente le sort qui mérite que le sort le favorise. Si je ne suis pas
le plus fort, du moins j’ai été fort en tentant d’être le plus fort; et
le respect du vainqueur pour le vaincu héroïque n’est pas autre chose,
chez le vainqueur, que le sentiment que, quoi qu’il soit arrivé, il se
trouve devant un égal.

Et enfin dans la vie dangereuse il y a cette autre égalité ou
quasi-égalité, que le chagrin d’échouer est un plaisir qui égale à peu
près le plaisir de réussir. Celui qui a dit «qu’au jeu il y a deux
plaisirs, dont le premier est de gagner et le second de perdre», était
un fin psychologue. Nietzsche dit exactement la même chose: «Vraiment
cet homme s’entend à l’improvisation de la vie et étonne même les
observateurs les plus experts; car il semble qu’il ne se méprenne
jamais, quoiqu’il joue toujours aux jeux dangereux... Voici un tout
autre homme: il fait manquer en somme tout ce qu’il entreprend...
Croyez-vous qu’il soit malheureux? Il y a longtemps qu’il a décidé à
part soi de ne pas prendre autrement au sérieux des désirs et des
projets personnels: «Si ceci ne me réussit pas, se dit-il à lui-même,
cela me réussira peut-être et au fond je ne sais pas si je dois avoir
plus de reconnaissance à l’égard de mes insuccès ou à l’égard de mes
réussites. Ce qui fait pour moi la valeur et le résultat de la vie se
trouve ailleurs: ma fierté, ainsi que ma misère, se trouvent ailleurs.
_Je connais davantage la vie parce que j’ai été si souvent sur le point
de la perdre; voilà pourquoi la vie me procure plus de joie qu’à vous
tous._»

Se surmonter, se développer en beauté--dernière beauté, le danger--voilà
toute la morale de Nietzsche. C’est un stoïcisme qui commence par être
le stoïcisme connu, à très peu près, et qui finit par être un stoïcisme
supérieur. Du stoïcisme surtout passif, tel qu’il était chez les
anciens, Nietzsche fait un stoïcisme actif. Le stoïcisme nous exhortait
à nous dompter et à être maîtres de nous-mêmes. Pourquoi? Pour cela.
Nietzsche nous exhorte à nous dominer et à être maîtres de nous-mêmes
pour nous jeter dans l’action énergique, hardie et aventureuse et pour
en goûter les âpres et violentes jouissances. C’est un stoïcisme
héroïque, c’est un stoïcisme dionysiaque. C’est un stoïcisme qui ferait
l’homme si fort, s’il était possible, que l’homme ne dirait pas: «J’ai
dompté mes passions»; mais: «je les ai laissées vivre pour le plaisir de
les dominer toujours et de les faire servir à leurs plus belles fins»;
et que l’homme ne dirait pas au malheur: «Tu n’es pas un mal»; mais: «Tu
es un bien, puisque tu me donnes l’occasion de déployer mon énergie; et
vive le malheur où j’ai tout l’emploi de ma force!»

Et c’est ainsi que se trace d’elle-même dans l’esprit de Nietzsche
l’image du héros ou du «surhomme» ou du candidat à la surhumanité.
Signes de noblesse: maîtrise de soi-même, pudeur relativement à la
révélation de ses sentiments intimes; politesse; ne pas vouloir renoncer
à sa propre responsabilité et ne pas vouloir la partager; compter ses
privilèges et leurs exercices au nombre de ses devoirs (je suis plus
fort qu’un autre; c’est un devoir de plus); _ne jamais songer à
rabaisser ses devoir à être les devoirs de tout le monde_; respect des
vieillards, ce qui est respect de la tradition, goût du péril.

                   *       *       *       *       *

Ces vertus pourraient être pratiquées par un petit nombre d’hommes qui
se sentiraient la force de les pratiquer et qui voudraient devenir de
plus en plus ce qu’ils seraient. Ils les cultiveraient chez leurs
enfants par une éducation qui serait juste à l’inverse de l’éducation
ordinaire. L’éducation ordinaire se donne pour but «d’étouffer
l’exceptionnel en faveur de la règle», de diriger les esprits «loin de
l’exception, du côté de la moyenne». L’éducation des supérieurs, «tenant
à son service un excédent de forces», serait une «serre chaude pour la
culture du luxe, de l’exception, de la nuance, de la tentative, du
danger».

Ils seraient très durs pour eux-mêmes, comme ces «prêtres», ces
«jésuites» même, que Nietzsche n’aime point, mais dont il fait remarquer
que, si indulgente que puisse être leur morale pour les autres, elle est
terrible pour eux-mêmes: «Aucune puissance ne peut se soutenir si elle
n’a pour représentants que des hypocrites; l’Église catholique a beau
posséder encore bien des éléments _séculiers_, sa force réside dans ces
natures de prêtres, encore nombreuses aujourd’hui, qui se font une vie
pénible et de portée profonde et dont l’aspect et le corps miné parlent
de veilles, de jeûnes, de prières ardentes, peut-être même de
flagellations; ce sont ces natures qui ébranlent les hommes et leur
causent une inquiétude: «Eh! quoi? S’il était nécessaire de vivre de la
sorte!» telle est l’affreuse question que leur vue met sur la langue. En
répandant ce doute, ils ne cessent d’établir de nouveaux appuis de leur
puissance. Même les libres penseurs n’osent pas répliquer à un de ces
détachés d’eux-mêmes avec un rude sens de la vérité et lui dire: «Pauvre
dupe, ne cherche pas à duper.» Seule la différence des points de vue les
sépare de lui, nullement une différence morale, de bonté ou de
méchanceté; mais ce que l’on n’aime pas, on a coutume aussi de le
traiter sans justice. C’est ainsi qu’on parle de la malice et de l’art
exécrable des Jésuites, sans considérer quelle violence contre soi-même
s’impose individuellement chaque jésuite et que la pratique de vie
aisée, prêchée par les manuels jésuitiques, doit être considérée comme
s’appliquant, non à eux, mais à la société laïque».

Ces surhommes peuvent être au moins «préparés» par des hommes qui
mettent au-dessus de tout _la vaillance, l’intrépidité_: «Je salue tous
les indices [ne lui demandez pas trop où il les voit] de la venue d’une
époque plus virile et plus grossière, qui mettra de nouveau en honneur
_la bravoure avant tout_... Pour cela il faut, dès maintenant, des
hommes vaillants qui préparent le terrain, hommes qui ne pourront
certainement pas sortir du sable et de l’écume de la civilisation
d’aujourd’hui et de l’éducation des grandes villes; des hommes qui,
silencieux et solitaires et décidés, s’entendent à se contenter de
l’activité invisible qu’ils poursuivent; des hommes qui, avec une
disposition à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu’il
y a à surmonter en elles; des hommes qui aient en propre la sérénité, la
patience, la simplicité et la mépris des grandes vanités, tout aussi
bien que la générosité dans la victoire et l’indulgence à l’égard des
petites vanités de tous les vaincus; des hommes qui aient un jugement
précis et libre sur toutes les victoires et sur la part de hasard qu’il
y a dans toute victoire et dans toute gloire; des hommes qui aient leurs
propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à
commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir
lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l’un comme dans
l’autre cas, comme s’ils suivaient leur propre cause; des hommes _plus
exposés, plus terribles, plus heureux_. Car, croyez-m’en, le secret pour
moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de
la vie, c’est de vivre dangereusement. Envoyez vos vaisseaux dans les
mers inexplorées! Construisez vos villes auprès du Vésuve!...»

Et nous voilà bien au point: Nietzsche a toujours l’idée d’une société
où une élite; un peu dans son intérêt, un peu et beaucoup parce que
telle est la nature des choses, à laquelle il faut bien se conformer,
_laisserait_ aux bêtes de troupeau leur morale, une morale douce,
facile, point mauvaise, mais point vigoureuse, prendrait même quelque
soin d’encourager cette morale; _aurait_ pour elle-même une morale
virile, stoïque, ascétique, héroïque, décuplant l’énergie naturelle.

«Même on peut se demander, si nous, les amis des lumières, dans une
tactique et une organisation _toute semblable_ [celle qu’il rêve], nous
ferions d’aussi bons instruments, aussi admirables, de victoire sur
nous-mêmes, d’infatigabilité, de dévouement» [que les prêtres et les
jésuites cités plus haut].

Les hommes de la haute morale seraient donc très impérieux pour les
autres, quoique beaucoup moins que pour eux, et ils en auraient le
droit, ne se ménageant point eux-mêmes, et on leur en reconnaîtrait le
droit, en voyant bien qu’ils aiment le prochain comme ils s’aiment et
même avec plus de condescendance; ils seraient d’une loyauté absolue et
d’une solidarité absolue entre eux, et grâce à cette cohésion, ils
gouverneraient l’humanité, reconnaissante ou soumise, et c’est un
souvenir, chez un antiplatonicien, de la République de Platon.

                   *       *       *       *       *

Cette morale que Nietzsche n’a pas achevée; car il se cherchait encore
au moment où il a sombré (voir sa _Vie_ par M. Daniel Halévy) et il se
préparait à se contredire une fois de plus; cette morale est bien une
morale. C’est humeur batailleuse et paradoxale et désir de scandaliser
qui ont fait si souvent dire à Nietzsche qu’il était un immoraliste. Il
l’a bien senti quand il a écrit sur son carnet: «J’ai dit que je me
place au delà du bien et du mal. Est-ce à dire que je veuille
m’affranchir de toute catégorie morale? Non pas! Je repousse ceux qui
exaltent la douceur en l’appelant le bien et ceux qui diffament
l’énergie en l’appelant le mal [c’est bien son fond]; mais l’histoire de
la conscience humaine nous découvre une multitude d’autres valeurs
morales, d’autres manières d’être bons, d’autres manières d’être
mauvais.»

Nietzsche est donc bien un moraliste, et qui a voulu l’être, et sa
morale, quoique inachevée, comme il le reconnaît, est bien une morale.
Elle est même très haute, puisque j’ai cru montrer qu’elle est un
stoïcisme dépassé. Mais elle est sombre, désespérante et, si éloigné que
je sois, en morale, d’approuver la manière douce, elle est trop rude
pour le commun et même pour la moyenne honorable des hommes. On voit
trop qu’elle est inspirée constamment par une pensée violemment
aristocratique, et si je crois qu’une morale doit tendre à
l’aristocratisme, je ne crois pas qu’il soit très bon qu’elle _en
vienne_. Il est trop certain que Nietzsche n’espère rien des bêtes de
troupeau et leur laisse leur morale médiocre et tenue par lui pour une
immoralité, au lieu de chercher une morale qui conviendrait aux forts et
aussi aux faibles, aux supérieurs et aussi aux humbles.

Et je n’entends point par là une morale moyenne et à mi-côte et
d’entre-sol, de quoi précisément j’ai horreur, mais une morale assez
embrassante, au contraire, et compréhensive, pour susciter et encourager
toute la force des forts et le peu de force des faibles; et j’entends
non pas qu’on trouve l’entre-deux, mais que l’on comble l’entre-deux.

Il était bien sur la voie, puisque, quand, pour un moment, il n’est plus
féru de son antithèse des deux morales aux antipodes l’une de l’autre,
il en indique sept ou huit qui vont du plus bas au plus haut. Ceci est,
non seulement très pratique, mais fondé en bonne raison, et il y aura
toujours nécessairement une demi-douzaine de morales parmi les hommes;
mais restait à trouver un principe général inspirant plus ou moins, mais
inspirant toutes, ces morales différentes, plus intense chez l’une,
moins chez l’autre, présent dans toutes et qui ferait en somme de toutes
ces morales une seule à différents degrés.

Et cela aurait répondu à ces deux idées contradictoires et très vraies
toutes deux, qu’il y a plusieurs morales et qu’il n’y en a qu’une; qu’on
ne peut exiger de l’un ce qu’on exige de l’autre et qu’on doit exiger du
plus bas un peu de ce qu’on exige du plus haut; et cela aurait respecté
et affirmé, au lieu de la briser ou de la nier, l’unité, relative, mais
réelle, de l’humanité.

Et ce principe commun était-il si difficile à trouver? Je ne crois pas.

Quant aux questions d’école, cette morale est-elle normative ou
hypothétique, impérative ou persuasive? Il est évident qu’elle est
persuasive seulement, puisqu’elle n’est pas une religion et puisqu’elle
ne fait pas du devoir une religion. Elle dit à l’homme: sois tel et tel;
fais ceci et cela; _autrement_ tu seras une bête de troupeau, tu seras
très vil. Par ce seul «autrement»--Nietzsche a raisonné ainsi quelque
part--tout impératif est détruit. Mais, comme la morale de Guyau du
reste, cette morale est bien dans le sens de la vie. Elle prend pour
mobile, elle prend pour levier, non pas, comme Guyau, le goût de vivre
lui-même, mais _une_ des raisons de vivre les plus fortes, la volonté de
puissance sur les autres et sur soi-même; et si la vie n’est pas
seulement volonté de puissance, il faut convenir qu’elle est cela plus
que tout autre chose.

La morale de Nietzsche dit à l’homme: veux-tu être fort? Si tu n’y tiens
pas, je n’ai rien à te dire et il y a pour toi d’autres guides. Si tu
veux l’être, sois tel et tel; fais ceci et cela. Or la volonté de
puissance est partout dans la nature et elle existe chez l’homme à un
degré extraordinaire en raison même de sa faiblesse primitive qui a
exigé de lui un déploiement formidable d’énergie. Nietzsche lui-même a
bien senti cela par lui-même: faible, chétif, toujours malade, il a dit
que sa philosophie lui avait été inspirée par son état et que plus il a
été terrassé, plus l’énergie «surhumaine» lui est apparue et comme le
remède et comme la vérité; et l’optimisme-bravade comme la solution. La
morale de Nietzsche est une sombre leçon d’énergie donnée par un débile
et d’optimisme donnée par un malheureux. Ne fût-elle que cela, elle est
d’abord un beau spectacle et ensuite elle est un cordial, un tonique et
un viatique.

Sa racine profonde et aussi le but où elle tend toujours, à travers tant
de détours et aussi d’erreurs, c’est le sentiment du beau. C’est _parce_
que Nietzsche est un artiste dilettante, dans le sens le plus élevé du
mot, qu’il a admiré avec frénésie la beauté dans tous les arts et dans
tous les aspects de la nature et qu’il a admiré avec fanatisme cette
beauté humaine, la force; c’est parce qu’il est un artiste dilettante
qu’il a détesté tout ce qui fait l’homme laid, tout ce qui le déprime et
le refoule, tout ce qui le rapetisse, la timidité, la crainte, le
scrupule, la modération, l’abstinence, la tempérance et la morale des
petits et des moyens, qui recommande toutes ces vertus des moyens et des
petits. C’est pour cela qu’élevé dans le pessimisme et pessimiste en son
fond par son tempérament et son caractère, il a fait comme un
«rétablissement», de tous ses muscles, pour se jeter à corps perdu dans
un ultra-optimisme, dans un optimisme par delà la confiance et l’espoir,
par delà l’acceptation, en pleine affirmation du bien, même dans le mal,
et du bonheur, même dans le malheur. Pourquoi? Parce que le pessimisme
fait l’homme petit, faible, mince, ramassé et rétréci en lui-même, laid;
et parce que l’attitude dionysiaque en face du monde accepté tout
entier, du bonheur accueilli, du malheur bravé, est très belle, très
imposante, très radieuse, et met l’homme, comme dit son cher Corneille,
«en posture d’un Dieu».

Et c’est parce que Nietzsche est un artiste actif, parce qu’il veut
sculpter l’humanité en beauté, qu’il a dit à l’homme: sois fort, fort de
tout ton courage, de toute ta résistance, de toute ton endurance, de
toute ton audace; sois véritablement _audax Iapeti genus_; dépasse-toi,
surmonte-toi, vis dangereusement, pour arriver au mépris du danger,
c’est-à-dire de toute faiblesse; tire de toi tous les éléments de force
que tu contiens pour devenir tout ce que tu es et pour ainsi dire plus
encore; car, comme a dit La Rochefoucauld: «Nous avons plus de force que
de volonté et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous
imaginons que les choses sont impossibles», et comme il a dit encore:
«Rien n’est impossible; il y a des voies qui conduisent à toutes choses,
et si nous avions assez de volonté nous aurions toujours assez de
moyens»; et comme il a dit encore: _Il s’en faut bien que nous
connaissions toutes nos volontés._» Agis d’après ces maximes et tu seras
beau, ce qui est le souverain bien, tant cherché. C’est ainsi que tu
comprendras toi-même et que tu comprendras le monde; car _le «monde et
l’existence ne peuvent paraître justifiés_», n’ont un sens, ne cessent
d’être incriminables «_qu’en tant que phénomène esthétique_» et dessein
esthétique, volonté de beau.--Ceci est le fond et presque le tout de
Nietzsche. Il y a trois impératifs: du bien, du vrai et du beau.
Nietzsche a senti fortement l’impératif du vrai, profondément celui du
beau; et la conception du bien où il est arrivé a été postulée en son
esprit par l’impératif du vrai et surtout par l’impératif du beau.

Mais, par suite de sotte démangeaison de scandaliser, par suite d’humeur
provocatrice, par suite de lourd antiphilistinisme et c’est-à-dire de
philistinisme à rebours, il a tant affecté l’immoralisme, tant répété,
lui le très grand moraliste et très pur, l’éloge du «crime», du «vice»,
de la «méchanceté», de la «cruauté», comme s’il eût été un vulgaire
Stendhal, qu’il s’est ruiné comme moraliste, qu’il n’aura aucune
autorité parmi les hommes, et que sa haute morale ne sera accessible et
profitable qu’à ceux, évidemment rares, qui sauront la dégager
patiemment de toutes ses scories, qui sont propos querelleurs, boutades,
incartades et paradoxes.




CHAPITRE VI

LA MORALE SCIENCE-DES-MŒURS


D’autres moralistes, parmi lesquels comme précurseurs on peut et l’on
doit compter Hobbes, Saint-Simon et aussi Auguste Comte, en ce sens
qu’il a voulu faire rentrer la morale dans la sociologie, à la tête
desquels on doit mettre M. Lévy-Bruhl, pour son livre, d’un incomparable
talent, intitulé _la Morale et la science des mœurs_, se sont demandé
ceci: la morale ne serait-elle pas, comme la physique, _tout simplement
une science_?

Qu’est-ce qu’une science? C’est: 1º la _connaissance_ d’un certain
nombre de faits; 2º le ramènement de ces faits à un petit nombre de
_lois_ ou à une seule loi. La morale ne serait-elle pas la science des
faits moraux à telle date, dans telle civilisation, et la réduction de
ces faits à un certain nombre de lois générales ou à une seule loi?

Est-ce que, la _morale_, ce ne serait pas _les mœurs_, les mœurs
étudiées avec précision et avec plénitude, et puis ramenées à quelques
formules indiquant leur état général et le sens dans lequel elles se
dirigent?

Ce serait étudier la «_réalité morale_». Remarquez qu’il n’y a que cela
de scientifique, et c’est à dire qu’il n’y a que cela qui soit sûr.
Remarquez que toute formule de morale théorique et normative est une
imagination, une construction idéale, une œuvre, si l’on veut, de la
raison spontanée; et raison spontanée ne veut rien dire que raison
intuitive, donc une révélation dans une extase; et il n’y a rien là de
scientifique, la science ne s’appuyant que sur des faits et ne voulant
et ne devant partir que des faits.

Les «révélateurs» nous diront: «Mais nous aussi nous partons au moins
_d’un fait_; nous partons du fait moral, du «tu dois» que la conscience
dit à chaque homme; et cela est bien un fait.

--Oui; mais un fait qui ne contient rien, un fait qui ne contient pas de
faits, un fait qui ne contient que lui, et que, en tant que fait, nous
ne pouvons enregistrer que comme une impulsion. Nous en tiendrons
compte; mais nous disons qu’il n’est pas scientifique de fonder quoi que
ce soit sur un seul fait, fût-il universel, qui n’est qu’une tendance de
l’âme humaine et qui ne renseigne pas sur la morale, qui ne donne
d’autre renseignement sur la morale que ceci que l’âme humaine tend à ce
qu’il y en ait une.

Remarquez de plus que ce qui vient d’être dit _n’est pas vrai_; que les
morales théoriques, normatives, qui révèlent et qui commandent, au fond
ne font pas autre chose que ce que nous voulons qu’on fasse, ne font pas
autre chose que rationaliser la pratique morale existante, que mettre en
une loi ce qu’elles observent comme _faits moraux_ autour d’elles.

D’où vient, en effet, que ces morales théoriques divergent par leurs
théories et convergent admirablement par les préceptes qu’elles
enseignent, une fois qu’elles en arrivent à ces préceptes? Le fait n’est
pas niable. Épicure et Zénon sont aux antipodes pour ce qui est des
théories; ils s’accordent si bien pour ce qui est des préceptes que
Sénèque emprunte indifféremment ses formules à Épicure et à Zénon.
Leibniz montrait sans difficulté que sa morale, toute rationnelle, était
parfaitement d’accord en ses conclusions avec la morale religieuse. John
Stuart Mill fait remarquer que sa morale, tout utilitaire, finit
parfaitement par se confondre avec le fond même de l’Évangile: «Aime ton
prochain comme toi-même». Et c’est ce qui faisait dire, très
spirituellement, à Schopenhauer: «Il est difficile de fonder la morale,
il est aisé de la prêcher.»

Que conclure de cette coïncidence qui ne peut pas être fortuite? Que les
théoriciens de la morale ont, quoi qu’ils en aient, les yeux fixés sur
la moralité commune et y conforment leurs préceptes; qu’ils ne peuvent
pas «s’écarter de la conscience commune de leur temps»; qu’ils ne
déduisent pas, quoi qu’ils en puissent croire, leur pratique de la
théorie, mais qu’ils déduisent leur théorie de la pratique. Bon gré, mal
gré, la théorie est «assujettie à rationaliser la pratique existante».
Seulement ce qu’ils font là, ils le font inconsciemment, machinalement,
subissant la pression des entours, et avec cette erreur qu’ils croient
tirer de leurs principes leurs préceptes, alors qu’ils accommodent leurs
préceptes, inspirés par la morale courante, aux principes d’où ils sont
partis, ce qui, pour des hommes ingénieux, et du reste en toute bonne
foi, est toujours possible.

Or, ce qu’ils font inconsciemment, faisons-le en nous en rendant compte,
méthodiquement, scientifiquement, réellement. Étudions la réalité
morale, c’est-à-dire les mœurs qui nous entourent, et les classant, les
ramassant, les formulant, ramenons-les à des lois générales.

Ces lois générales seront la morale, la _morale réelle_, de notre temps.
C’est tout ce qu’un esprit scientifique peut faire et doit faire.

Sans doute, la morale a toujours eu pour caractère d’être idéalisatrice,
de _s’éloigner des faits_, et même nous ne la _sentons_ comme quelque
chose à quoi nous sommes forcés de donner un nom qu’en tant qu’elle
s’éloigne des faits et veut énergiquement les dépasser; sans cela elle
s’appellerait la réalité ou la nature. Rien de plus certain; mais la
morale, quand on y regarde de près, ne s’éloigne pas des faits ambiants;
elle _semble s’en éloigner_. En fait cet «idéal» n’est que «la
projection» de la réalité sociale d’à présent, soit dans un passé
lointain, soit dans un avenir lointain aussi. C’est l’âge d’or de
derrière nous ou de devant nous. Mais il n’en reste pas moins que la
plus belle morale théorique est inspirée par les mœurs ambiantes, que,
seulement, elle transfigure. Les «Paradis» sont très instructifs à cet
égard. Ils sont la projection brillante des mœurs mêmes du peuple à qui
appartiennent ceux qui les rêvent. Le paradis de Virgile est un cap
Sunium ou un Tibur, un lieu où des sages conversent éternellement de
choses élevées et belles; le paradis de Dante est une église catholique
où les élus se repaissent de la connaissance de Dieu; le paradis de
Mahomet est un jardin d’Armide et le paradis d’Odin un merveilleux pays
de chasse. Voyez-vous Virgile décrivant un paradis où tous les élus
travailleraient dans la plus stricte égalité et, dans une égalité
pareille, recevraient chacun leur part des fruits recueillis? Non, ce
paradis-là n’aurait pu être peint que par un Jésuite du Paraguay ou ne
pourrait l’être que par M. Jaurès.

La morale la plus théorique n’est donc que le reflet en beau, mais un
reflet très exact, des mœurs qui environnent le théoricien.

Revenons et reprenons: ce que font inconsciemment les morales
théoriques, nous devons le faire méthodiquement et scientifiquement; et
elles-mêmes nous enseignent que nous n’avons pas autre chose à faire.

Ceci est-il--car nous voyons bien qu’on va nous en accuser--détruire la
morale courante, la morale qui nous entoure; les aspirations morales de
nos contemporains?

--Non, puisque c’est s’en inspirer, puisque c’est les consulter
constamment; non seulement les consulter, mais les prendre en mains tout
entières pour opérer sur elle une sorte de clivage méthodique,
scrupuleux, donc le plus respectueux du monde.

--Pardon! Ce n’est pas la _morale_ de vos contemporains que vous clivez;
ce sont leurs mœurs, et cela fait une différence.

--Les mœurs oui; mais la morale aussi; la morale pour nous fait partie
des mœurs; les aspirations morales les plus élevées font essentiellement
partie des mœurs; la foi morale d’un Kant, le monde comme volonté d’un
Schopenhauer, la volonté de puissance d’un Nietzsche, sont des faits
moraux d’une extrême importance et que nous mettons sur nos fiches; la
_métamorale_ fait partie des mœurs comme fait éthique; mais notre métier
de savant n’est que d’étudier _toutes les mœurs_ et de les ramener à
leurs lois générales ou à leur loi générale. Quelles sont les mœurs du
monde civilisé, _y compris_ ses rêveries éthologiques, au XXe siècle,
voilà ce que nous avons à savoir; à quelle pensée générale ou à quel
groupe de pensées générales peuvent-elles raisonnablement se ramener;
voilà ce que nous avons à chercher.

Cette morale science-des-mœurs a soulevé et soulève de nombreuses et
fortes objections. _Prévue_ par Renouvier, elle lui faisait dire, dans
sa _Science de la morale_: «L’inévitable considération de l’état de
moralité des autres pour décider de la possibilité des actes moraux de
chaque homme, supposé moral en principe, est une espèce de solidarité
humaine [rappel de la solidarité du mal que nous avons exposée plus
haut]... C’est pour cette raison que les moralistes les plus rigides
sont réduits à distinguer les devoirs en larges et stricts, parfaits et
imparfaits [d’où toute une casuistique]... Kant lui-même, concession et
faiblesse trop peu remarquées, admet des devoirs larges et ne sait
comment marquer la limite des devoirs stricts... [De là] une sorte de
coexistence de deux morales dans l’esprit de la plupart des hommes de
notre temps [et de tous les temps]. L’une de ces morales s’attache à un
_idéal_ de bonté, de pardon et de sacrifice à réaliser en chaque
personne... et prend la raison et la liberté pour les coefficients
uniques des actes moraux. Mais, à côté de celle-ci, on trouve une autre
morale qui parle de justice matériellement obligatoire, de devoirs
imposés par contrainte... On s’explique cela sans peine, une fois
remarqué, par l’influence d’une passion de l’homme qui _veut à la fois
envisager son idéal dans les faits_, se flatter de l’y retrouver et
_porter dans l’idéal, afin de le rendre mieux applicable, des maximes
des notions nées des faits mêmes où l’idéal se trouve renversé_.»

Réduire la morale à être le résumé, le ramassé et l’extrait des mœurs
contemporaines et environnantes, c’est se faire un idéal des notions
nées des faits mêmes où l’idéal est renversé; c’est, des deux morales,
l’une qui se fait un idéal elle-même et l’autre qui en cherche un dans
les faits qui le renversent, écarter la première et conserver
précieusement la seconde, écarter l’excellente et garder la médiocre.

Car enfin que m’apprendront les mœurs des hommes? Elles sont surtout
mauvaises. A être mauvais.

--Non, elles sont surtout médiocres.

--A être médiocre. On ne se trompera guère, dit Nietzsche, en attribuant
les petites actions à la peur, les moyennes à l’habitude et les grandes
à la vanité. Que m’enseignera le clivage? A vivre moitié selon la peur,
moitié selon la coutume; car les grandes actions, étant rares,
n’entreront pour ainsi dire point comme coefficient de la moyenne.

La morale science-des-mœurs est analogue à ce qu’on a dit de la morale
de La Fontaine: «La Fontaine est moral comme l’expérience.» Or ceci est
une sottise. Est-ce que l’expérience est morale? Elle est surtout
démoralisante.

La morale science-des-mœurs est analogue encore à la religion de
l’humanité de Comte: «Adorez l’humanité», dit Comte.

--Mais elle n’est pas adorable du tout. Elle est surtout méprisable.
Comment voulez-vous que je l’adore?

--Que faites-vous donc?

--J’adore Dieu.

--Mais ne voyez-vous pas que Dieu, c’est l’humanité projetée dans
l’infini, avec une transfiguration plus ou moins adroite?

--Il est possible; mais Dieu, c’est un idéal que je puis adorer, et
comme il me commande d’aimer les hommes, je les aime par ce détour qui,
je l’avoue, m’est nécessaire; Dieu me disant: «Aime les hommes», moi
répondant: «Ah! bien! oui!» Dieu me répliquant: «Je les aime bien, moi!»
et moi n’ayant plus rien à dire.

Oui il y a analogie entre une morale se passant d’idéal et tirant le
devoir de l’étude des hommes qui ne le pratiquent pas, et une religion
se passant de Dieu et commandant d’aimer les hommes qui ne le méritent
point.

Morale résultant de la science des mœurs! Je vis au XVIIe et je lis La
Bruyère. Voilà bien, avec de l’esprit tout autour, la science des mœurs.
Remarquez que La Bruyère peint très souvent les bonnes mœurs et ne se
borne pas à peindre les mauvaises. C’est un tableau complet du temps. Eh
bien! C’est d’après le résumé ou la moyenne de ces mœurs que je vais me
conduire? Je suis damné.

Comme je l’ai fait remarquer, dans ce traité ou dans un autre, la morale
science-des-mœurs a pour maxime fondamentale le critérium de Kant,
altéré, adultéré, tel qu’il serait s’il était mal compris. Kant dit:
«Agis toujours comme si _tu voulais_ que ton action _fût_ érigée en
règle universelle de conduite.» La morale science-des-mœurs dit, ou
semble bien dire: «Agis toujours selon ce qui _est érigé_ en règle
universelle de conduite.» C’est le critérium de Kant, _moins_ l’idéal,
l’idéalisme, l’élan vers le mieux, qui est contenu dans le conditionnel:
«ce que tu voudrais qui fût». Un ancien, d’après Kant, aurait pu
affranchir ses esclaves; d’après la morale science-des-mœurs il n’aurait
pas cru pouvoir le faire. Un patron, d’après Kant, peut admettre ses
ouvriers à la participation aux bénéfices; suivant la morale
science-des-mœurs il ne croira pas pouvoir le faire.

L’étude des mœurs, tendances, inclination des hommes, même non seulement
de notre temps, mais de tous les temps, ne peut, selon l’expression de
M. Delbos, qui me paraît excellente, que «décrire une volonté voulue,
non expliquer une volonté voulante» ni, à plus forte raison, «faire
vouloir». Je puis considérer toutes les actions des hommes, les
connaître toutes, et certes j’en serai plus éclairé; mais, quand il
s’agira de me décider, ce sera par un mouvement intérieur qui, soit
approuvera, soit désapprouvera la moyenne de ces actions, et dans les
deux cas ce n’est pas cette moyenne elle-même qui m’aura décidé.

--A moins que vous n’agissiez selon la coutume!

--Mais non pas même! Quand on agit sans réflexion, on agit par imitation
de la coutume, oui; mais muni de la science des mœurs et ayant réfléchi
sur elle, quand on agit par coutume on n’agit pas par coutume; on agit
par approbation de la coutume; et ceci même est un mouvement intérieur.
Donc, dans tous les cas, ce n’est pas la science des mœurs qui me fera
agir, mais quelque chose de moi qui s’y sera ajouté. Ce quelque chose de
moi, c’est mon idéal, et nous voilà ramenés à la morale théorique.

«La science objective des mœurs ne peut produire, dit encore M. Delbos,
aucune règle définie qui prescrive à la volonté des fins à
choisir--_sinon par addition arbitraire_.» Cette addition arbitraire,
c’est l’inspiration de mon idéal particulier. Je l’ajoute au _donné_ que
j’ai tiré de ma science des hommes; mais, sans cette addition, il n’y
aurait rien du tout de déterminant. Ma volonté s’appuie sur toute la
science éthique que je puis avoir, pour y trouver «le moment» où mon
action est opportune, «la matière» dont mon action sera remplie, la
manière aussi (je puis imiter un homme que j’approuve) dont mon action
sera faite, les «moyens» aussi de mon action; mais «de toute ma science
éthique ma volonté ne saurait tirer sa loi propre».

Singulier renversement des valeurs. Avec la science des mœurs c’est
l’homme libre, ce me semble, qui est immoral. Supposons forme actuelle
de la morale ce que Nietzsche assure avoir été la première forme de la
morale: «La moralité n’est pas autre chose que l’obéissance aux mœurs;
mais les mœurs c’est la façon traditionnelle d’agir... [Donc] l’homme
libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de
lui-même et non d’un usage établi. _Mal_ est équivalent d’intellectuel,
de libre, d’arbitraire, d’imprévu... Si une action est exécutée, non
parce que la tradition le commande, mais pour d’autres raisons et même
pour les raisons mêmes qui ont autrefois établi la coutume, elle est
qualifiée d’immorale et considérée comme telle.»

Notez que, même de nos jours, il en est à peu près ainsi, à cause de
cette _sous-morale_ dont nous parlait si bien Renouvier. Mais enfin les
choses sont telles. En morale science-des-mœurs l’homme original est
immoral, l’homme individuel est immoral; la liberté est une immoralité.
La seule moralité est la moralité animale, et encore la moralité animale
élémentaire: se conformer au milieu. Pour une fourmi ou une abeille, la
moralité telle qu’elle apparaît dans la science des mœurs est--non pas
absolue; car encore un individu fourmi ou un individu abeille a de
l’initiative--mais tout près d’être absolue. Or, malgré tout le respect
que l’on doit à ces animaux prodigieusement doués de l’instinct social,
ne sent-on pas que l’homme tout au moins est constitué autrement et
né... pour beaucoup de choses, mais en particulier pour chercher
individuellement ses motifs d’agir.

Nietzsche semble avoir souvent rencontré sur le chemin de sa pensée la
morale science-des-mœurs ou quelque chose de bien approchant. Il dit un
jour: «_Digne de réflexion_--accepter une croyance simplement parce
qu’il est d’usage de l’accepter, ne serait-ce pas être de mauvaise foi
[envers soi-même], être lâche, être paresseux? Et donc la mauvaise foi,
la lâcheté, la paresse, seraient-elles donc la condition première de la
moralité?»

--Oui, ce semble, si la moralité, c’est connaître les mœurs et y
adhérer. Et ici revient le mot, que je ferai revenir encore, le mot
maître de la morale de Nietzsche: «Ne jamais songer à rabaisser nos
devoirs à être les devoirs de tout le monde.»

Remarquez: même les devoirs. Les devoirs ne sont pas la moyenne des
mœurs; ils en sont le meilleur; ils sont ce que nous avons tiré de la
science des mœurs en y ajoutant («addition arbitraire» de M. Delbos) en
y ajoutant de notre grâce, une _préférence_ à l’égard de telle ou telle
coutume parmi les cent mille; les devoirs sont telle action que nous
avons vu faire, érigée par nous en exemple, en modèle, en type de loi.
Or, même ces actions d’élite, même ces devoirs, quand nous songeons aux
nôtres, nous ne devons pas vouloir qu’ils soient des devoirs suffisants;
nous devons les dépasser, les surmonter, les laisser loin derrière nous
et nous privilégier dans le devoir.

Or ces devoirs supérieurs, ces _surdevoirs_, où en prendrons-nous
l’idée? Dans la science des mœurs, je le veux bien, mais--toujours--en y
ajoutant quelque chose. Quoi? Quelque chose qui, sans doute, ne nous
serait jamais venu à l’idée si nous ne connaissions pas les mœurs, mais
qui nous est inspiré, comme désir, comme aspiration, comme élan vers un
mieux, par un mouvement intérieur.

                   *       *       *       *       *

En tout cas, comme on l’a fait remarquer à M. Lévy-Bruhl, cette morale
tirée de la science des mœurs serait terriblement _conservatrice_. Elle
empêcherait, elle interdirait tout progrès. Si la moralité consiste à
connaître les mœurs de ses contemporains et à s’y conformer, on
n’inventera jamais une manière meilleure d’être moral; on piétinera
toujours; on tournera toujours dans le même cercle.

Mon Dieu, a répondu spirituellement M. Lévy-Bruhl, je ne sais à qui
entendre. Les uns me reprochent de détruire la morale, les autres me
reprochent de la trop conserver!

On peut lui répliquer: mais, précisément! Conserver la morale c’est la
détruire, puisqu’elle est en son essence un désir d’amélioration;
puisqu’elle est une aspiration vers un mieux; puisqu’elle contient
essentiellement non un être, mais un _devenir_. Je suis moral, surtout,
presque exclusivement, en ceci que je veux être _plus moral_. M’assigner
pour tâche seulement de ressembler à tout le monde, c’est me prescrire
d’être ce que je suis et non pas, comme Nietzsche, de devenir celui que
je suis; et non pas, comme la plupart des philosophes, de devenir autre
que je ne suis. On peut donc indifféremment vous reprocher de «démolir»
la morale et de la conserver; car, si ce n’est pas la même chose, ce
sont choses très analogues.

Votre doctrine conduit à une sorte d’obéissance apathique à la coutume,
à l’impossibilité «de procurer _ou même de concevoir_ aucun progrès
social, à moins que l’on ne compte sur la «_vis medicatrix naturæ_», sur
la nature faisant toute seule le progrès et l’amélioration, ce qui n’est
pas chose démontrée, ni très probable. Il ne peut pas ne pas y avoir un
certain fatalisme dans l’homme dominé par la science des mœurs. Il sera
toujours l’homme, assez répandu dans le monde, du reste, qui, quand on
lui dit: «Que faut-il faire?» répond: «Il y en a qui font ainsi,
d’autres de telle sorte.»

--Mais que faut-il faire?

--La plupart font comme ceci.

--Mais encore?

--Il y en a presque autant, du reste, qui font autrement.

--Ah! quel homme!» C’est l’homme de la science des mœurs.

                   *       *       *       *       *

On pense bien, si l’on connaît M. Lévy-Bruhl, qu’il a prévu _toutes_ les
objections que soulevait son système et qu’il y a répondu très
spécieusement. Il a commencé par répondre, même par avance: Remarquez
bien que je laisse intacte _toute la morale_. Cette morale telle que
vous la suivez, soit chrétienne, soit stoïcienne, soit kantienne, soit
sentimentale, elle reste tout entière; je serais du reste bien empêché à
la vouloir détruire; et elle continue à vous inspirer. Seulement, à côté
d’elle, loin d’elle, même, si vous voulez, j’institue une _science des
mœurs_ (et non pas _une morale_) comme il existe une physique pour
étudier la nature. Il n’y a pas substitution d’une chose à une autre, il
y a une chose nouvelle et qui manquait, qui est créée et qui en
elle-même est éminemment intéressante et qui pourra peut-être, un jour,
être utile à la première. La Bruyère ne se substitue pas à Bourdaloue,
ni n’en a la prétention. Il fait de la science des mœurs, pendant que
Bourdaloue fait de la morale.

M. Lévy-Bruhl a dit cela très souvent au cours de son volume; mais ici
il y a chez lui un peu de flottement. S’il dit cela et vingt fois, il
dit aussi: «La science des mœurs ne détruit pas les systèmes de
morale... mais elle les _remplace_»; il dit aussi: «Une science des
mœurs _substituée_ à la morale théorique...»--Et si la science des
mœurs, sans détruire la morale théorique, s’y substitue et la remplace,
je ne vois pas trop comment elle ne la détruit pas; elle ne la détruit
peut-être pas; mais ou elle l’élimine, ou elle l’absorbe, et l’on
conviendra que c’est à peu près détruire. Non, M. Lévy-Bruhl et ses
disciples ont bien dans l’idée que la science des mœurs jouera--au moins
un jour--le rôle que jusqu’ici la morale a joué et ils devraient tout
simplement en convenir. Un procureur de la République à Dijon, concluant
dans une affaire de publications pornographiques, disait, en 1907: «Les
bonnes mœurs sont les mœurs de l’époque où l’on vit.» (Voir _La Gangrène
pornographique_, 1908.) Voilà la morale science-des-mœurs.--Dans une
composition de candidate à un brevet pédagogique on a relevé la ligne
suivante: «La morale est ce qu’enseignent les mœurs générales d’une
époque.» Voilà la morale science-des-mœurs.

M. Lévy-Bruhl a si bien _et_ l’intention de fonder une morale, mettons
si vous voulez une règle des mœurs, sur la science des mœurs, _et_ de
répondre à l’objection qu’avec cette morale il n’y a pas d’amélioration
morale possible, que tout ce que nous venons d’exposer _n’est que la
moitié de son système_ et qu’il y a une seconde partie de sa tâche,
comme on dit, où il n’est pas moins brillant que dans la première et où
nous allons le suivre.

A la science des mœurs il y aura à ajouter, quand le temps en sera venu,
quand la science des mœurs sera assez sûre et assez riche, _un art de la
moralité_, et c’est cet art, fondé sur la science, éclairé par elle, qui
permettra et qui donnera les améliorations, le progrès dont on nous
parle tant et que l’on nous accuse si fort de ne pouvoir ni procurer ni
concevoir.

Cet _art_ qui sera un art _rationnel_, se servant des données de la
science des mœurs, comparera les mœurs entre elles, verra celles qui
sont bonnes et celles qui sont meilleures, «modifiera, par des procédés
rationnels, _la réalité morale donnée_, comme la mécanique et la
médecine interviennent, en vue de ces mêmes intérêts, dans les
phénomènes physiques et biologiques»; suscitera et imposera, au nom de
la science sûre où elle s’appuiera, des améliorations diverses et
constituera ainsi le progrès moral. «Un art rationnel sera substitué à
des pratiques plus ou moins empiriques et illusoires.» Peut-on douter
que si nous avions une connaissance scientifique de notre société,
c’est-à-dire, d’une part des lois qui régissent les rapports entre les
phénomènes, et d’autre part des conditions antérieures dont chacune des
séries de phénomènes est le résultat, si nous en possédions en un mot
les lois statiques et dynamiques; peut-on douter que cette science ne
nous permît de résoudre la plupart des conflits de conscience et d’agir,
de la façon la plus économique à la fois et la plus efficace sur la
réalité sociale où nous serons plongés?... Et grâce à cet art rationnel,
la réalité morale pourra être améliorée entre des limites qu’il est
impossible de fixer d’avance.»

Par cet «art de la moralité» ajouté à la «science des mœurs», M.
Lévy-Bruhl _remplit toute la place_ occupée autrefois par la morale
théorique. Il a inventé d’abord une science morale qui par elle-même ne
donnait rien, qui ne donnait rien qu’elle-même, c’est-à-dire une chose
intéressante, mais sans aucune utilité pratique. Mais dès qu’il y ajoute
l’art de la moralité, voilà que la morale théorique, avec tous les
préceptes qu’elle tirait de ses axiomes, est remplacée, cette fois elle
l’est; et _aussi_ la science sociale se trouve utilisable et utilisée
par les données certaines, par les matériaux sûrs et riches qu’elle
donnera à l’art de la moralité. La morale théorique n’a plus à arguer de
son utilité pour vouloir rester dans la place. Elle est éliminée parce
qu’elle est dûment remplacée; elle est éliminée parce que deux
personnages prennent son office, le remplissent tout entier et le
remplissent mieux. Grâce à cet auxiliaire qui s’appelle l’art de la
moralité, la morale science-des-mœurs a bataille gagnée. Blücher
apparaissant, de vaincu Wellington passe vainqueur.

A cela deux objections, la première de peu d’importance: Vous
reconnaissez vous-même que la science des mœurs est encore à faire et
qu’il se passera beaucoup de temps avant qu’elle soit à moitié faite.
Vous reconnaissez d’autre part que l’art de la moralité ne peut entrer
en fonctions que quand la science des mœurs sera faite, ou à très peu
près. D’ici ce temps éloigné, quelle sera la règle des mœurs ou quelles
seront les règles des mœurs? Nous voilà immobilisés en l’attente d’un
Messie. Heureux seront nos neveux: ils sauront ce qu’ils doivent faire;
malheureux nous sommes, qui savons seulement que d’autres sauront ce
qu’ils doivent faire.

Réponse: Ce serait déjà très beau, peut dire M. Lévy-Bruhl, de savoir
qu’en nous appliquant à la science des mœurs nous travaillons à
permettre à l’art moral de naître, qu’en nous appliquant à la science
des mœurs nous travaillons aux soubassements du «majestueux édifice
moral», comme dit Kant. Ensuite vous avez pour vous conduire la morale
telle qu’elle existe en ce moment et que l’on doit considérer comme une
morale provisoire: «Là où la science ne peut pas encore diriger notre
action et où la nécessité d’agir s’impose, il faut s’arrêter à la
décision qui paraît aujourd’hui la plus raisonnable d’après l’expérience
passée et l’ensemble de ce que nous savons... Nous ne vous disons pas:
«Abstenez-vous tant que la science ne sera pas faite», nous vous disons:
«Le mieux serait, ici comme ailleurs, de posséder la science de la
nature pour intervenir dans les phénomènes à coup sûr, quand il le faut
et dans la mesure où il faut; mais, jusqu’à ce que cet idéal soit
atteint, s’il doit jamais l’être, que chacun agisse selon les règles
provisoires les plus raisonnables possibles.»--Accordé.

Seconde objection: Nous sommes au XXXIIIe siècle. La science morale est
constituée, l’art moral a commencé à fonctionner. La science des mœurs
constate les mœurs, l’art moral les juge, les dirige et les améliore.
Mais _comment_ les juge-t-il pour les diriger et les améliorer? Dans
quel esprit? Avec quel critérium? Sur quel principe? Car la science des
mœurs ne lui fournit ni principe, ni critérium, ni esprit. Elle ne
connaît que des faits et des rapports entre les faits, et elle ne
fournit à l’art de la moralité que des faits et des rapports entre des
faits, absolument rien de plus. _Avec quoi_ l’art moral va-t-il juger
les mœurs pour les diriger et les faire meilleures? Même, comment
saura-t-il ce que c’est que le meilleur? Quel sens ce mot aura-t-il pour
lui? Ce mot n’aura un sens que si l’art moral _a en lui-même_, puisée en
lui-même, une notion du bon, du mauvais, du meilleur, du pire. Mais
alors il _a lui-même_ un esprit, un critérium, un principe! Mais alors
il est une morale théorique, tout simplement! Du moment que vous
instituez un art de la moralité, c’est une morale théorique que vous
instituez. Du moment que vous instituez _quelque chose_ qui estime, qui
juge, qui préfère, qui décide de la valeur des actes, qui couronne les
uns, qui condamne les autres, qui élimine les uns, qui conserve les
autres et qui, par cet ensemble d’opérations, améliore l’état général
des mœurs ou prétend l’améliorer, ce _quelque chose_, quelque nom que
vous lui donniez, et vous avez beau l’appeler art et non dogme, est une
morale théorique comme celle de Zénon ou d’Épicure, ou de Kant.

Et, comme la morale la plus authentiquement du monde morale théorique,
ce quelque chose est forcé d’avoir son principe, son idée générale
d’après laquelle il établit tous ses jugements particuliers, toutes ses
leçons, tous ses préceptes.

--Il ne donnera ni leçons, ni préceptes!

--La belle affaire! Qu’importe? Il ne prescrira pas, mais il proscrira.
Or proscrire c’est prescrire. Il ne dira pas: «il faut faire cela», mais
il décidera que telle coutume est mauvaise; c’est prescrire l’autre,
celle qui remplacera celle-là.

--Il y a pourtant une différence entre un art et un dogme, sans cela il
n’y aurait pas deux mots. Notre art ne commandera pas; il n’intimera pas
des ordres; il n’organisera pas autour de lui une religion ou
quasi-religion, comme font toutes les morales qui réussissent, et même
les autres; il procédera par lentes pressions sur l’opinion publique,
par propagande, par exhortations et conseils...

--Autrement dit ce sera une morale persuasive et non une morale
impérative, je le reconnais parfaitement; effaçons l’assimilation que
j’en faisais à la morale de Kant; maintenons l’assimilation que j’en
faisais à la morale de Zénon ou d’Épicure. Ce sera une morale
persuasive; mais ce sera une morale théorique et elle ne pourra pas ne
pas être une morale théorique. Art tant que l’on voudra; mais est-ce que
les arts n’ont pas et ne sont pas obligés d’avoir leur théorie et leurs
idées générales et leurs principes? Est-ce que la médecine, à laquelle
vous comparez très souvent, et avec raison, votre art de la moralité,
n’a pas ses théories et ses idées générales et ses principes? L’art
moral sera une morale persuasive comme toutes les morales de
l’antiquité, mais ce sera très bien et forcément une morale, toute une
morale, avec son principe qu’elle aura tiré d’elle-même, tout comme le
stoïcisme, sa voisine, la science des mœurs, étant absolument incapable
de lui en fournir aucun.

Je dirai même que, quoique persuasive et ne pouvant pas être plus, cette
morale sera amenée à, du moins, se donner des airs très normatifs, à
cause de ce voisinage de la science des mœurs. La science des mœurs ne
lui fournira point ses principes et ne pourra lui en fournir aucun; mais
elle l’instruira, elle lui donnera des faits et des statistiques et, à
cause de cela, l’art moral se déclarera scientifique, prétendra avoir
reçu de la science son principe, ses idées directrices--le croira, du
reste, très naturellement--et se déclarera scientifique elle-même, se
nommera art-moral-scientifique et se donnera toute l’autorité un peu
insolente que se donne tout ce qui est scientifique ou qui croit l’être.
L’art moral ne sera pas impératif; mais pour rébarbatif, je gagerais
qu’il le sera.

En tout cas, en appelant un art de moralité à la suite--et au
secours--de la science des mœurs, c’est nécessairement une morale
théorique que vous provoquez à naître.

M. Lévy-Bruhl a prévu cette objection, comme il les a prévues toutes, et
y répond très fortement, comme toujours: «Améliorer les mœurs, me
dira-t-on? Quel sens peut avoir ce terme dans une doctrine telle que la
vôtre? Vous jugez donc de la valeur des règles d’action au nom d’un
principe qui leur est extérieur et supérieur? Vous revenez donc au point
de vue de ceux qui, au nom de _la morale_, distinguent de ce qui est ce
qui doit être?--Point du tout... On conçoit très bien que la réalité
donnée puisse être _améliorée_ sans qu’il soit nécessaire d’invoquer un
idéal absolu... Le sociologue peut constater dans la réalité sociale
actuelle telle ou telle «_imperfection_» sans recourir pour cela à aucun
principe indépendant de l’expérience. Il lui suffit de montrer que telle
croyance par exemple ou telle institution sont surannées, hors d’usage
et de véritables _impedimenta_ pour la vie sociale... Prenons, par
exemple, la répression des actes criminels. Il y a cinquante ans, la
théorie la plus répandue voyait dans la peine surtout une réparation du
dommage apporté à l’ordre social. Aujourd’hui les théories utilitaires
prédominent. Mais supposons que les sciences de la réalité sociale aient
fait des progrès suffisants et que nous connaissions d’une façon
positive les conditions physiologiques, psychologiques et sociales des
différentes sortes de délits et crimes: cette connaissance ne
fournira-t-elle pas des moyens rationnels et qui ne seront plus en
discussion, non pas, sans doute, de faire disparaître les crimes, mais
de prendre les mesures, soit répressives, soit préventives, les plus
propres à les réduire à leur minimum?...»

Voilà qui est raisonné, si bien que j’apporterai un autre exemple à
l’appui de ce raisonnement. L’esclavage aurait pu être aboli sans aucune
considération morale. Il aurait suffi qu’un économiste démontrât aux
propriétaires d’esclaves, ou que les propriétaires d’esclaves
comprissent d’eux-mêmes, que le travail libre rapporte plus et coûte
moins que le travail esclave, ce qui est la vérité même et ce qui est
chose où n’entre pas un atome de moralité et ce qui est chose qui, même,
contient une immoralité de premier ordre. Et par parenthèse un historien
me montrerait que c’est précisément sur des considérations de ce genre
qu’en réalité l’esclavage a été aboli, que je n’en serais pas autrement
surpris. L’intelligence d’un mieux matériel, amenée par des statistiques
et par une interprétation sensée des statistiques, suffit donc pour
réaliser une amélioration matérielle, je le reconnais, et une
amélioration matérielle qui peut coïncider et se confondre avec une
amélioration morale, je le reconnais encore.

Mais une amélioration purement morale, celle-ci par exemple: se
sacrifier pour son pays; celle-ci par exemple, moins ambitieuse:
préférer sa dignité à son bénéfice; celle-ci par exemple: dire, avec
risques, ce qu’on croit vrai; celle-ci par exemple: préférer n’avoir pas
une place que la devoir à l’intrigue; je voudrais bien savoir quelles
statistiques très bien faites et très intelligemment interprétées
pourront l’inspirer à l’art de la moralité. Absolument aucune. Les
statistiques intelligemment interprétées inspireront à l’art moral
rationnel des vérités sociologiques et des améliorations sociologiques,
des vérités de bonne police et des améliorations de bonne police; des
vérités morales jamais, des améliorations morales, jamais; ou du moins
elles lui inspireront les vérités morales _déjà pratiquées_; mais des
vérités morales nouvelles, jamais, et par conséquent des améliorations
morales, jamais.

Par exemple elles lui enseigneront très bien qu’il ne faut pas tuer son
père et sa mère; car le nombre des gens qui tuent leur père et leur mère
est sensiblement moins grand que celui des gens qui ne les tuent pas, et
voilà de la statistique qui, intelligemment interprétée, peut amener à
ce précepte: ne tuez ni votre père ni votre mère.

Mais les statistiques de la science des mœurs n’enseigneront jamais à
l’art moral rationnel de recommander de se sacrifier pour la vérité ou
pour l’honneur; car le nombre des gens qui ne se sacrifient point pour
telles choses est un peu supérieur à celui des gens qui se sacrifient
pour elles.

L’erreur de M. Lévy-Bruhl, qu’il a parfaitement aperçue, n’en doutez
pas, est d’avoir confondu les améliorations sociologiques, lesquelles
peuvent être parfaitement réalisées par science et intelligence, par
savoir et comprendre, avec les améliorations morales qui ne peuvent pas
être _dictées_ par les faits, qui ne peuvent être _qu’éclairées_ par les
faits et l’intelligence des faits.

Voilà pourquoi il a raison dans ses exemples qu’il choisit dans l’ordre
des faits sociologiques, et même dans le mien que je choisis dans
l’ordre des faits économiques, et tort cependant dans ses raisonnements.
Il dit: «la réalité donnée peut être améliorée sans qu’il soit
nécessaire d’invoquer un idéal absolu...» Un idéal absolu, non; mais un
idéal, si, et absolument; car la réalité donnée ne porte pas en soi son
amélioration et de rien on ne tire rien. Il faut bien, quand il s’agit,
non de la valeur économique de quelque chose, mais de sa valeur morale,
le comparer, non à lui, qui ne donne rien, mais à _un autre quelque
chose_ qui le dépasse ou que nous trouvons qui le dépasse: idéal, non
pas idéal absolu, mais idéal; pensée qui est pensée à propos des faits,
mais par delà les faits.

«Le sociologue peut constater dans la réalité sociale actuelle telle ou
telle imperfection, sans recourir pour cela à aucun principe indépendant
de l’expérience.»--«Imperfection.» Alors votre sociologue reconnaîtra
une imperfection sans avoir idée du parfait? Comment fera-t-il? Sans
avoir l’idée du meilleur, qui ne lui est pas, sans doute, suggéré par la
chose à améliorer? Comment fera-t-il?--«Aucun principe indépendant de
l’expérience.» Comment prendra-t-il dans l’expérience un principe
destiné à surmonter l’expérience et capable de la surmonter? En vérité,
je ne comprends plus du tout.--«Il lui suffira de montrer que telle
coutume est surannée...» A quoi voit-on qu’une coutume est surannée? En
voilà un critérium! A ce qu’elle est antique? L’habitude de nourrir ses
enfants est tellement antique qu’elle doit être surannée.--Eh! non! A ce
qu’elle est en désaccord avec les autres coutumes, incohérentes avec
elles et par conséquent faisant _impedimentum_. A la bonne heure; mais
entre deux coutumes incohérentes et _impedimenta_ l’une de l’autre,
laquelle est l’_impedimentum_ à supprimer? Il y a de nos jours le
suffrage universel; sens du suffrage universel: les chefs doivent être
choisis par les inférieurs; et il y a l’administration, la magistrature,
l’armée, toutes les hiérarchies; sens des hiérarchies: les chefs sont
nommés par les chefs supérieurs. Ces deux institutions sont
incohérentes, sont _impedimenta_ l’une de l’autre. Lequel des deux
_impedimenta_ est à supprimer?

Non, la réalité sociologique _elle-même_ n’a pas en elle de quoi
indiquer _toutes_ les améliorations dont elle est susceptible; et la
réalité morale n’a rien en elle qui puisse indiquer les améliorations
dont elle est susceptible; et il est nécessaire, si l’on se fait fort
d’améliorer, d’avoir recours à quelque principe, que je ne dis nullement
qui doive être absolu, que je ne dis nullement qui doive être séparé et
coupé de l’expérience, mais qui doit en être «_indépendant_» pour qu’il
la dépasse.

L’art moral rationnel aura son principe à lui, ou il ne sera pas; l’art
moral rationnel sera autonome ou il ne sera pas; l’art moral rationnel
sera rationnel, précisément, ou il ne sera pas. Et s’il a son principe
il lui, s’il est autonome, s’il est rationnel et non uniquement
expérimental, il sera une morale théorique comme toutes celles
auxquelles nous sommes habitués.

M. Lévy-Bruhl a si bien compris cela lui-même, subconsciemment, qu’il
assimile quelque part «la conscience commune» à son «art moral
rationnel», _ce qui équivaut à assimiler son «art moral rationnel» à la
conscience commune_. Il dit: «La conscience commune de chaque époque ne
considère pas la morale pratique comme une réalité donnée, mais comme
une expression de ce qui doit être. Le fait même qu’elle se manifeste
sous la forme de commandements et de devoirs prouve assez qu’elle ne
croit pas simplement _traduire_ la réalité naturelle; mais qu’elle
prétend la modifier. _Par cette prétention elle semble vraiment tenir la
place de l’art moral que nous cherchons._ Et ce n’est pas une pure
illusion; elle en tient en effet quelque peu la place, dans la mesure où
elle exerce sur cette réalité une action qui la modifie.»

Donc votre art moral, c’est reconnu, ne sera pas autre chose que la
conscience commune telle que nous la voyons fonctionner dans son double
rôle de greffier des mœurs et de juge des mœurs, de personnage qui
connaît les mœurs et qui aussi prétend les juger pour les faire plus
belles.

--Certainement, répond M. Lévy-Bruhl; seulement mon art moral sera un
greffier informé et un juge éclairé. La conscience commune actuelle est
un art préscientique et mon art moral sera un art postscientifique.

--J’entends bien; mais croyez-vous que la conscience morale actuelle ne
s’éclaire aucunement, sinon de la science des mœurs qui n’est pas encore
constituée, du moins de la connaissance des mœurs? Elle s’en sert tout
autant qu’elle peut et par conséquent elle est juste, en son temps, ce
que votre art moral sera au sien.--Et d’autre part, croyez-vous qu’à
votre art moral il suffira d’être plus éclairé que n’est la conscience
commune actuelle pour n’avoir besoin que d’être éclairée en effet, par
la réalité? Il sera, proportions gardées, à un degré supérieur de
connaissances, exactement dans la position de la conscience commune d’à
présent par rapport à la science des mœurs d’à présent. La commune
conscience d’à présent _connaît_ et, pour dépasser ce qu’elle connaît,
elle a besoin d’inventer. L’art moral connaîtra davantage; mais pour
dépasser ce qu’il connaîtra il aura besoin d’inventer lui aussi. Votre
assimilation, très fine et très juste, de la conscience commune à l’art
moral, assimilant l’art moral à la conscience commune, ne sert qu’à
éclairer d’une vive lumière ce que sera l’art moral futur. Il sera une
morale théorique, ayant plus ou moins le caractère et la _couleur_
théorique, selon le tour d’esprit de ceux qui le formuleront, mais il
sera une morale théorique se renseignant auprès de la science des mœurs
pour savoir, y ajoutant quelque chose qu’elle inventera, pour juger,
pour préférer, pour améliorer.

C’est qu’il y a une lacune dans la conception très belle et très large
déjà de M. Lévy-Bruhl. C’est que la morale est une science, et un art,
_et un sentiment_. Elle est une science. Elle doit connaître; elle doit
connaître le plus grand nombre possible de faits moraux, et c’est dire
de faits humains. Si elle ne connaissait rien, elle ne serait pas. Je ne
développerais pas ce _truisme_.

Elle doit être un art; elle doit guérir l’humanité; elle doit la faire
plus saine, plus forte, plus grande et plus belle; elle doit la sculpter
dans le sens du beau:

    Et dans l’informe bloc des sombres multitudes
    La pensée en rêvant sculpte des nations.

Mais avec quoi sculptera-t-elle? Qu’est-ce qui dirigera son ciseau, ses
mains? Ce qu’elle sait? Mais ce qu’elle sait, c’est le bloc informe
lui-même; elle ne sait que cela; elle n’a que cela devant elle; comment
le bloc lui mettra-t-il dans la pensée la forme de ce qu’il doit
devenir, la forme de la statue? D’aucune manière. La voilà impuissante.
La morale-science est impuissante; elle n’est que la réalité sue; elle
ne peut rien, qu’être satisfaite de savoir. La morale-art est
impuissante; elle n’est qu’un désir que la réalité soit autre. La
morale-science et la morale-art peuvent rester éternellement l’une en
face de l’autre à se regarder. Pour qu’elles aient prise l’une sur
l’autre, il faut qu’un sentiment intervienne qui mette dans la pensée de
la morale-art ce qu’elle veut faire du bloc, l’idée de l’amélioration
qu’elle veut poursuivre, la forme de la statue.

Je dis pour qu’elles aient prise _l’une sur l’autre_. Car non seulement
la morale-art n’aura aucune prise sur la morale-science si un sentiment
n’intervient pas dans la morale-art; mais, même, dans ce même cas, la
morale-science n’aura aucune prise sur la morale-art. Je veux dire que
la morale-art ne s’intéressera aucunement à la morale-science, à la
réalité morale. Supposez--car cela ne s’est jamais vu--que la morale-art
soit en face de la réalité morale, avec un désir qu’elle soit autre,
mais sans aucun sentiment la poussant à vouloir que la réalité morale
soit autre _de telle façon ou de telle autre_. La morale-art ne
s’occupera pas le moins du monde de la réalité morale; elle la
constatera laide et voilà tout. La morale-art ne s’intéresse à la
réalité morale qu’autant qu’elle est poussée, par tel ou tel sentiment,
à la transformer. Le sculpteur qui n’aurait pas l’idée de faire une
Vénus, à cause de son sentiment du beau, ne s’occuperait jamais de la
terre glaise. Pour mieux dire, sans un sentiment que la réalité ne peut
pas lui donner, qu’elle ne peut qu’_exciter_ en elle, la morale-art
n’existerait pas du tout. Donc sans un certain sentiment, très puissant,
très énergique, très suggestif et très impérieux, s’interposant en
quelque sorte entre la morale-science et la morale-art, la
morale-science ne sert à rien et la morale-art n’existe pas.

Ce sentiment peut être celui-ci ou celui-là. Ce peut être le sentiment
de la dignité humaine comme chez les stoïciens, le sentiment de l’ordre
et de la modération comme chez les académistes, le sentiment du bonheur,
du souverain bonheur, comme chez les épicuriens, le sentiment de la
charité, de l’amour comme chez les chrétiens, le sentiment de _quelque
chose à respecter_ comme chez les kantistes mais il faut qu’il y en ait
un.

Dès lors tout se tient. La science morale sert à quelque chose de plus
qu’à la satisfaction de la curiosité; elle devient utilisable; l’art
moral s’intéresse à la réalité morale et même en est furieusement avide,
car il veut savoir tout ce qu’il a à réparer et l’art moral a une œuvre
à faire, modifier la réalité morale dans le sens du sentiment qui le
possède; la morale est science, art et sentiment, c’est-à-dire tout ce
qu’il faut qu’elle soit pour qu’elle soit.

Mon avis sur l’art moral, c’est qu’il est à faire, presque tout entier,
je le reconnais, n’étant qu’ébauché ou esquissé soit dans la conscience
commune, soit dans les morales théoriques, qui ne sont guère que des
systématisations, à un point de vue ou à un autre, de la conscience
commune elle-même. Mon avis est donc qu’il est à faire, comme M.
Lévy-Bruhl le dit; mais il se fera sur la science des mœurs constituée
_et_ sur un sentiment qui sera venu dans le cœur de l’homme, non pas
_du_ spectacle, mais _au_ spectacle de la réalité morale, _et_ sur une
théorie nette que les penseurs auront tirée de ce sentiment, autrement
dit sur ce sentiment traduit en formules précises.

Superposer l’art moral à une théorie, qui se sera superposée à un
sentiment, lequel travaillera sur les données de la science des mœurs,
voilà la pyramide.

L’art, qui est habileté, adresse, inventions de détail, a besoin d’une
théorie très nette qui le guide; c’est sa ligne; c’est son axe; la
théorie, en choses morales, n’est que la réduction d’un sentiment à son
essentiel précis (_abstine, sustine_); la science n’est que le _donné_
des faits à élaborer, la présentation des matériaux.

Telle est mon opinion sur cette morale science-des-mœurs. Cette morale
est volontairement incomplète. Elle élimine de l’éthique un élément si
essentiel qu’il me paraît en être le cœur; elle élimine de l’éthique ce
qui fait de l’éthique une morale et c’est-à-dire ce qui la fait vivante.

Je lis dans le _Traité d’éducation_ de Schwartz cette remarque très
terre à terre, mais très juste à mon avis: «Pour l’homme peu éclairé,
_ce qui convient_ est la mesure de ce qui est bon. Il distingue le bien
et le mal d’après les mœurs et l’opinion d’autrui; un sentiment confus
lui rend cette habitude sacrée, et quand il l’a une fois contractée, la
vertu consiste pour lui dans la soumission aux règles établies. C’est
lorsqu’il commence à réfléchir lui-même sur la morale qu’il ramène ses
idées de vertu à des principes immuables et qu’il rectifie peu à peu les
décisions de ce sentiment intérieur [le respect des règles établies par
autrui] et il ne laisse pas d’éprouver toujours une certaine répugnance
quand il faut en venir à une action extraordinaire et désapprouvée du
public.»

C’est pour cela que, malgré toutes les précautions prises par M.
Lévy-Bruhl; et ne disons pas précautions, ce qui serait injurieux et une
injure bien injuste; c’est pour cela que malgré le complément, jugé par
lui indispensable, que M. Lévy-Bruhl, par son art de la moralité, donne
à la morale science-des-mœurs, cette morale a semblé à tous, partisans
et adversaires, un simple retour à Hobbes, dont pourtant elle diffère
très fort. Cela tient à ce que l’insuffisance radicale de l’art moral
pour remplacer les morales théoriques a éclaté si évidente que de l’art
moral on n’a point tenu compte et qu’on a réduit la doctrine à n’être
que l’intronisation pure et simple de la science des mœurs pure et
seule. Le livre de M. Lévy-Bruhl est intitulé _la Morale ET la science
des mœurs_; et ce _et_ est bien important; tout le monde a traduit par
la _morale-science-des-mœurs_ ou par morale = science des mœurs. C’est
un contresens; mais le contresens était facile. Il était même plus
facile après avoir lu le livre qu’après avoir lu le titre. Le livre par
l’importance, je ne dis pas exagérée, mais prédominante, qu’il donne à
la science des mœurs et surtout par son impuissance à montrer l’art
moral comme capable de remplacer, même dans un avenir éloigné, les
morales théoriques, menait le lecteur à cette conclusion à accepter ou à
rejeter: il n’y a que la science des mœurs; et par conséquent la morale
réelle c’est la morale tirée de la réalité, connaître les mœurs, en
noter la moyenne et se conformer à cette moyenne.

C’est _aussi peu que possible_ l’opinion de l’auteur; mais son livre mal
compris y mène et il ne pouvait guère être que mal compris.

Et c’est ainsi qu’une doctrine pleine de respect pour la morale telle
qu’elle existe sous ses différentes formes, _et_ pleine d’aspirations à
une morale plus élevée et plus parfaite, a paru généralement une
démission de la morale. Elle n’est qu’une façon de comprendre la morale
qui prête à douter qu’il soit possible de la constituer solide, vivace,
efficace et féconde.




CHAPITRE VII

LA MORALE DE L’HONNEUR


Telles sont, depuis Kant, les principales philosophies morales qui se
sont proposées aux hommes pour leur apprendre en quel sens ils doivent
diriger leur activité ou en quel sens il est bon qu’ils la dirigent.
Elles sont toutes en réaction plus ou moins vive, plus ou moins
respectueuse ou irrespectueuse contre la doctrine de Kant. Toutes elles
ont trouvé cette doctrine ou trop dure ou trop mystique.

Les néo-kantiens, pour commencer par ceux qui sont le moins réacteurs,
ont voulu adoucir la rigidité de l’impératif kantien en faisant entrer
en lui ou en y ajoutant des mobiles de sensibilité.

Les pragmatistes ont fait appel aux faits pour juger de la doctrine et
par conséquent ont réduit la doctrine, l’ont circonscrite, lui ont ôté
sa vertu indéfiniment productrice et féconde.

Les penseurs de l’école de Guyau, en confondant la morale avec _toute la
vie_, l’ont diluée et comme noyée; pour avoir trouvé que Kant l’isolait
trop, ils l’ont étendue et dispersée de manière à la rendre indistincte
et insaisissable, et c’est pour eux probablement que M. Delbos a écrit:
«Il y a _un élément proprement moral_ des actions humaines qui doit être
défini pour lui-même; faute de cette définition rigoureuse, on risque
d’_élargir confusément_ et d’altérer le sens de la moralité, de prendre
pour elle ce qui n’en est que l’accompagnement plus ou moins accidentel,
la suite extérieure, de mal représenter la direction de la volonté dans
laquelle elle consiste.»

Nietzsche a poursuivi impitoyablement dans Kant l’esprit religieux,
l’esprit mystique, l’esprit de commandement pour rien, l’esprit de
prescription absolue et sacrée; et aussi ce qui lui a semblé un
stoïcisme sec, condamnant l’expansion de la vie ardente et fière; digne
pourtant, lui, de comprendre Kant et qui plutôt n’a pas voulu l’entendre
qu’il ne l’a pas entendu; digne de comprendre que «tu dois te surmonter»
est une formule aussi mystique que l’impératif kantien et contient au
fond le même sens qui est celui-ci: il y a un idéal où tu dois te
hausser coûte que coûte.--Et pourquoi?--Parce qu’il y a un idéal.

Les penseurs qui ont conçu ou renouvelé la doctrine de la morale
science-des-mœurs ont été encore plus blessés du mysticisme kantien et,
pour avoir une morale «positive», ont cherché à la tirer des faits
eux-mêmes sans théorie préalable, se réservant d’améliorer les faits et
par conséquent de donner eux aussi une règle de conduite, mais par des
idées tirées elles-mêmes, ce qu’ils croient possible, des faits
eux-mêmes.

J’ai fait la critique aussi vigoureuse que j’ai pu la faire, aussi
impartiale aussi qu’il m’a été donné de la faire, de ces différentes
conceptions. Il me reste à dire brièvement comment j’essaye d’entendre
moi-même la position du problème moral.

Il est incontestable, et exactement tous les philosophes modernes le
reconnaissent, même Nietzsche confusément, que, comme fait, l’impératif,
le Δεῖ, est une vérité. C’est un fait psychologique vrai. En nous
quelque chose nous dit: «Il y a une façon d’agir qui est bonne, et tu
dois agir de cette façon-là.»

Que, pour affaiblir l’autorité singulière de ce commandement intérieur,
on, nous dise qu’il n’est qu’une habitude que nous avons prise, qu’il
résulte de l’éducation qu’on nous a donnée et, avant l’éducation, qu’il
résulte d’une lointaine hérédité, on n’a rien dit; car il faut bien que
ce commandement ait commencé, et à supposer que tous ses ordres actuels
et tous ses ordres depuis vingt mille ans soient les résultats de
l’éducation et de l’hérédité, il faut bien qu’un premier ordre n’ait été
le résultat ni de l’une ni de l’autre et qu’il ait été spontané. Et ce
sera quelque chose comme ce que dit Gœthe quelque part: «le premier acte
est libre; mais le second est déjà conditionné par le premier». Oui,
mais le premier est libre. De même le premier commandement du devoir est
spontané, tous les autres peuvent être la suite du premier transmis par
l’éducation et l’hérédité. Oui, mais le premier était spontané. Or, pour
que toutes les éducations et toutes les hérédités aient accepté la suite
des affaires du premier commandement, il fallait bien que l’humanité
tout entière fût faite pour être sensible à ce commandement et pour lui
obéir; et cela revient à dire que par une disposition naturelle, par
constitution naturelle, elle est toujours sous ce commandement, comme si
ce commandement se faisait entendre pour la première fois.

Que l’éducation, l’hérédité et en un mot l’habitude ajoutent beaucoup,
_labentibus annis_, à la force de ce commandement, c’est à quoi nous ne
contredirons point; mais sous cette forme ajoutée il existe
nécessairement en soi.

Disons donc simplement que le commandement intérieur est un élément
constitutif de l’humanité.

Maintenant quel est précisément, si nous pouvons arriver à quelque
précision en pareil sujet, le caractère de ce commandement? Est-il
catégorique, c’est-à-dire est-il le commandement qui ne donne pas de
raison, aucune raison, de l’ordre qu’il donne; est-il immotivé,
_im-mobile_, et, sinon paradoxal, du moins _métalogique_? Tout à fait,
je ne crois pas. Il se présente bien, à vrai dire, à très peu près, au
moins, avec ce caractère. Quand le devoir nous parle, il semble
_affecter_ de ne pas donner de motifs; il écarte tous les motifs et il
semble mettre son point d’honneur à n’en pas donner. Vous lui dites:

«J’ai toutes sortes de raisons de ne pas faire ce que tu me commandes;
mon intérêt...

--Je sais bien; mais tu dois.

--Mon repos...

--Je sais bien; mais tu dois.

--Ma considération...

--Je sais bien; mais tu dois.

--L’intérêt même de mes concitoyens, de mon pays...

--Je sais bien; mais tu dois.

--Je te donne mes raisons; donne-moi les tiennes.

--Je suis celui qui ne les donne pas; qui peut-être n’en a pas. Tu dois,
coûte que coûte. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas à demander pourquoi.»

C’est bien, véritablement, comme cela qu’il parle. On dirait qu’il ne
veut pas descendre à plaider. Nous plaidons contre lui; il n’admet pas
qu’il puisse plaider contre nous. Plaider contre nous, ce serait nous
faire juge de la valeur de sa plaidoirie. Or c’est lui qui est le juge
et qui veut rester juge; et un juge, même, qui ne veut pas donner de
considérants, les considérants étant encore un plaidoyer, parfaitement
destiné à _démontrer_ qu’on a raison.

On me dira: «Si! Le devoir donne ses raisons, il donne _sa_ raison. Il
nous dit,--n’est-ce pas vrai, n’est-ce pas très net?--il nous dit: «Fais
ceci; _si_ tu ne le fais pas, tu auras des remords, et déjà, parce que
tu hésites, ton remords commence.»

--Très exact; mais ceci n’est pas une _raison_. C’est _le fait même_ du
commandement impératif. Le remords, c’est l’impératif rétroactif. Le
remords, c’est le devoir commandant en arrière et disant non plus: fais
cela; mais: tu aurais dû faire cela; et qui le dit rétroactivement, sans
donner plus de raisons et motifs que quand il le disait _actuellement_.
Et si, actuellement, au moment où vous hésitez à faire quelque chose que
le devoir commande, vous entendez le devoir vous dire: «Tu auras des
remords», ceci n’est qu’un souvenir des remords que vous avez eus
autrefois pour un ordre semblable non exécuté. Par conséquent, en
paraissant vous dire: «Tu auras des remords», le devoir ne vous donne
pas de raison. Il vous enjoint d’agir, simplement, et _c’est vous qui
vous dites_: «Je sais bien ce qui m’attend; _il_ me commandera cela
rétroactivement, comme il me le commande actuellement, et cela me sera
pénible comme un ordre qu’on ne peut pas exécuter.»

Donc dans aucun cas le devoir ne donne de raison.

Il semble bien, en effet, qu’il en soit ainsi; et ceci même que le
devoir, selon toutes les apparences et selon toutes nos sensations
intérieures, nous commande ainsi d’ordinaire, le caractérise très
nettement et lui donne un caractère véritablement à part, de quoi il
faudra que nous nous souvenions toujours avec grand soin dans tout ce
que nous écrirons ci-dessous.

Toutefois il faut faire attention à ceci. Le devoir proprement dit, le
devoir d’action, le «agis de telle ou telle façon» n’est pas le seul
impératif dont nous entendions la voix. Il n’est--peut-être,
encore--enfin il n’est, selon les apparences les plus sensibles, que le
plus fort, que le plus impérieux; mais il est très certain, selon moi,
qu’il y a au moins trois impératifs dont l’homme entend le commandement
et qui ne donnent pas plus de raisons, pas sensiblement plus de raisons
l’un que l’autre; et donc ceux dont nous allons parler pas sensiblement
plus que l’impératif d’action.

Il y a l’impératif du bien; il y a l’impératif du vrai; il y a
l’impératif du beau.

Il y a l’impératif du bien qui est proprement l’impératif d’action et
dont nous venons de parler.

Il y a l’impératif du vrai qui nous commande très rigoureusement de
chercher le vrai et de le dire, coûte que coûte, dût-il nous en arriver
malheur. Cet impératif est très impérieux et, ce me semble, ne donne
guère plus ses raisons que l’impératif d’action. Il nous dit que le vrai
est sacré, comme l’impératif d’action nous dit que le bien est sacré.
D’où vient que l’on trouve cynique le mot de Fontenelle: «Si j’avais la
main pleine de vérités, je la tiendrais soigneusement fermée»? D’où
vient qu’un certain discrédit s’est toujours attaché à l’œuvre du poète
et du romancier? D’où vient que Platon veut exiler les poètes de la
République? D’où vient l’horreur de Kant pour le mensonge? D’où vient
l’animadversion au moins de la société pour le mensonge sans lequel
pourtant--et elle le sait--elle ne pourrait pas vivre? Tout cela vient
d’un commandement, très abstrait: Il faut être vrai; il faut chercher le
vrai; il faut dire le vrai.

--Oh! cependant! Il y a _des raisons_ pour dire le vrai; il y a cette
raison que l’association des hommes, sinon la société mondaine, a besoin
de vérité, d’exactitude, en politique, en administration, en commerce,
en sciences, en sciences appliquées, en statistique, en histoire, en
géographie, en une foule de choses, sans quoi elle serait à chaque
instant en grand danger, en plus de dangers qu’elle n’y est
naturellement et par la seule force des choses.

--Oui, oui; mais la vérité philosophique, à quoi sert-elle? La vérité
qui détruit un préjugé salutaire, la vérité qui détruit une religion
salutaire, à quoi sert-elle? Plutôt elle nuit. Or celui-là même qui sent
qu’elle ne sert de rien et qui sent qu’elle nuit, celui-là même, non pas
Fontenelle, mais un autre et plus d’un autre, a conscience du devoir de
chercher la vérité et de la dire. Renan a passé toute sa vie à détruire,
à regretter ce qu’il détruisait et à se féliciter d’avoir obéi à la
nécessité intellectuelle qui l’avait forcé à détruire ce qu’il
regrettait d’avoir détruit. Il y a là une impulsion invincible. «Et
pourtant elle tourne.» Et pourtant il faut dire la vérité et, puisque la
terre tourne, dire qu’elle tourne.

On a vu que Nietzsche a essayé de ramener l’impératif du vrai à
l’impératif du bien, l’impératif intellectuel à l’impératif moral. Quand
nous nous croyons obligés de dire vérité, ne serait-ce pas, se
demande-t-il, que nous sentons le besoin de ne pas nous tromper, devoir
envers nous-mêmes, et de ne pas tromper les autres, devoir altruiste?
«D’où la science prendrait-elle sa foi absolue [en elle], cette
conviction qui lui sert de base que la vérité est plus importante que
toute autre chose et aussi plus importante que toute autre conviction?
Cette conviction n’a pas pu se former pour raison d’utilité, la vérité
et aussi la non-vérité affirmant toutes deux sans cesse leur utilité.
Donc la foi en la science, cette foi qui est incontestable, ne peut
avoir tiré son origine d’un pareil calcul d’utilité; _au contraire_,
elle s’est formée malgré la démonstration constante de l’inutilité et du
danger qui réside dans la volonté de vérité et dans la vérité à tout
prix. Et, à tout prix, hélas, nous savons trop bien ce que cela veut
dire lorsque nous avons offert et sacrifié sur cet autel une croyance
après l’autre. Par conséquent, volonté de vérité signifie: «Je ne veux
pas tromper ni moi ni autre, _et nous voici sur le terrain de la
morale_.»

Cela est très ingénieux et du reste, quoi que j’en puisse dire
ci-dessous, retiendra toujours quelque chose de vrai; mais cependant je
ne crois pas que nous soyons précisément sur le terrain de la morale. Si
nous étions sur le terrain de la morale, il y aurait simplement un
conflit de devoirs moraux, un conflit entre le devoir de ne pas tromper,
ni soi ni autre, et le devoir d’être utile à ses semblables et de ne pas
leur nuire; et le second de ces devoirs étant incomparablement supérieur
au premier, ce serait au premier, comme auprès d’un malade à qui l’on
ment, que l’on obéirait.

Objectera-t-on que _quelque chose nous dit_ que la vérité, tout compte
fait, en définitive, plus tard, sinon aujourd’hui, est salutaire? Quelle
pure hypothèse! Quelle vanité! C’est Nietzsche encore qui le dit:
«Pourquoi ne veux-tu pas tromper, surtout lorsqu’il pourrait y avoir
apparence, et il y a apparence, que la vie est disposée en vue de
l’apparence, en vue de l’erreur, de la duperie, de la dissimulation, de
l’éblouissement, de l’aveuglement.»--Donc rien, en vérité, ne persuade
au savant, au philosophe, que le vrai soit salutaire; donc, en croyant
qu’il faut chercher le vrai, il n’est pas sur le terrain de la morale,
et l’impulsion qui le précipite à connaître la vérité n’est pas une
impulsion morale.

C’est... Quoi donc? C’est une impulsion. C’est une impulsion _sui
generis_, c’est une impulsion du même genre que celle du bien;
Nietzsche, quoique confusément, arrive à le dire lui-même, c’est une
«croyance métaphysique»; c’est une foi. «Sommes-nous donc, nous aussi,
encore pieux?»

Certes! Vous êtes pieux envers la vérité, vous êtes les croyants de la
vérité; vous en êtes même quelquefois les fanatiques. Il y a tout
simplement un impératif du vrai.

Il a tous les caractères de l’impératif du bien. Il est formel, il est
rigoureux, il est inflexible, il est superbe. Il a horreur de l’intérêt
personnel; il a horreur des plaisirs bas; il a horreur des transactions
et des compromissions; il fait des prêtres laïques, des saints, des
héros, des martyrs. Il est absolument un devoir.

Cependant il est un peu moins impérieux, il faut le reconnaître, que
l’impératif du bien. Qui que l’on soit, ou à bien peu près, on a moins
de remords--et le remords c’est le critérium--pour avoir mis quelque
négligence à chercher la vérité que l’on n’en a pour avoir manqué de
parole ou pour n’avoir pas secouru un malheureux qu’on pouvait secourir.
L’impératif du vrai n’est pas en sous-ordre et il n’obéit à rien; mais
il est en second rang. Il semble n’intimer que des ordres qui, déjà, ont
un peu l’apparence de conseils; il ne dit pas tout à fait: «il faut», il
dit plutôt: «il est beau de...» ou mieux, c’est entre ces deux formules
que se place son commandement; c’est intermédiaire. Il est une impulsion
forte, non une impulsion absolument contraignante. Il donne l’anxiété,
non pas l’angoisse: il fait plier, il n’écrase pas.

D’autre part, il n’est pas universel. Oh! je confesse qu’il l’est
presque! Il n’y a guère d’homme qui ne sente confusément que la vérité
est un devoir, qu’il faut s’instruire, connaître, savoir les choses, et
quand on les sait les dire aux autres; mais c’est confus et c’est faible
comme impulsion chez la plupart des hommes.

En prenant les choses à l’inverse, on comprendra mieux. La délectation
de faire le mal et la délectation d’être dans le faux sont toutes les
deux _mala gaudia mentis_; mais la délectation de faire le mal est assez
rare et, quoi qu’en ait dit Mérimée, il n’est pas vrai qu’il n’y a rien
de si commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire; il y a
infiniment de faibles, il y a, relativement, peu de _méchants_; le
plaisir de faire le mal est trop âpre pour la moyenne de l’humanité.--Le
plaisir d’être dans le faux, de mentir, de dissimuler même sans intérêt
est plus répandu, il est léger, frivole, presque gracieux; il ne
_retourne_ pas l’âme tout entière, il lui donne seulement un faux pli,
qui l’amuse, qui l’amuse sottement, malignement, mais qui ne la
_pervertit_ pas absolument; il n’est pas une contorsion diabolique et
voilà pourquoi plus de gens s’y laissent aller. L’impératif du vrai
n’exerce fortement son action que sur un petit nombre d’hommes, très
élevés, à la vérité, supérieurs, mais, et à cause de cela, minorité.

Il l’exerce sur des hommes qui se sentent élus; qui sentent ou croient
sentir la vocation de la vérité, de la science; qui sentent ou croient
sentir qu’il y va de la vérité s’ils donnent leur démission de
chercheurs.

Aussi l’obéissance à l’impératif du vrai donne-t-elle plus d’orgueil que
l’obéissance à l’impératif du bien, beaucoup plus, encore que les
risques ne soient, en général, que les mêmes. On croit même quelquefois
que c’est justement de cet orgueil que l’impératif du vrai prend sa
source. C’est une erreur de généalogie; car il y a des chercheurs du
vrai qui sont très modestes; mais enfin, assez souvent, l’orgueil est
tellement le fils démesuré de l’impératif du vrai qu’il paraît en être
le père;--mettons qu’ils soient consubstantiels.

Quant aux satisfactions (orgueil à part) de l’obéissance à l’impératif
du vrai, elles sont aussi vives, mais moins tendres, que celles de
l’obéissance à l’impératif du bien. Le grand inventeur, le grand
découvreur, a, je crois, un plaisir aussi intense que le grand
bienfaiteur ou l’homme qui a sauvé son pays. Tous deux sentent et avec
une parfaite plénitude de conviction qu’ils ont bien fait leur métier
d’homme et qu’à le faire ils ont bien mérité de l’humanité; mais le
bienfaiteur ou le sauveur a, de plus, ce sentiment que des êtres vivent
parce qu’il a vécu, et ce sentiment est celui d’une paternité et,
l’unissant comme par des liens de chair à un certain nombre de ses
semblables, l’inonde d’une joie presque physique qu’il ne me paraît pas
possible que l’inventeur ressente, du moins au même degré.

En résumé, l’impératif du vrai est moins fort et moins universellement
répandu que l’impératif du bien mais il a presque tous les mêmes
caractères et surtout il a celui-ci que, non plus que l’autre, il ne
donne pas ses motifs et n’a pas besoin de les donner.

                   *       *       *       *       *

L’impératif du beau est encore assez fort et assez répandu. Il a deux
formes: impulsion à s’abstenir de faire du laid; impulsion à créer de la
beauté.

Sous forme d’impulsion à s’abstenir de faire du laid, il est aussi
répandu, ce me semble, que l’impératif du vrai, peut-être plus. Presque
tous les hommes et femmes sentent le devoir de ne pas se rendre hideux,
même quand ils se rendent tels; mais en ce cas c’est qu’ils se trompent.
La plupart des hommes et femmes sentent le devoir de ne pas mettre du
désordre, c’est-à-dire de la laideur, autour d’eux, dans leur maison,
dans les rues de leur ville, dans les endroits par où ils passent. Le
désordre n’est signe que de paresse; l’amour du désordre est signe de
folie; il est la projection au dehors du désordre des idées. L’amour du
désordre est une «mauvaise joie de l’âme» qui indique la méchanceté en
général, mais tout particulièrement la méchanceté antisociale, d’où l’on
a induit, non sans raison, que l’amour du beau ne laisse pas d’être une
vertu sociale ou du moins de ressortir à la sociabilité.

Le désir de ne pas faire du laid n’est pas un impératif aussi net, aussi
pur, que l’impératif du vrai. Il y a tant de raisons, de mobiles
sensibles pour ne pas faire de la laideur: désir de plaire à son
entourage, désir d’hygiène, désir de ne pas être mis au poste...
Cependant ce désir semble bien avoir aussi quelque chose de spontané. Le
désordre, la laideur choque les yeux, comme on dit, c’est-à-dire un
besoin intérieur de rectitude et de symétrie, une disposition intérieure
à la symétrie et à la rectitude. L’enfant souvent fait du désordre, par
besoin d’activité et naissante volonté de puissance; mais que souvent
aussi il range méthodiquement, et non sans grâce de correction, ses
jouets, les petits objets à son usage, _ce qui lui appartient_! Il y a
là le besoin de ne pas faire de la laideur et même un peu celui de créer
du beau ou du joli.

Sous sa forme d’impulsion à faire du beau, l’impératif du beau est
beaucoup moins répandu; car je n’y range pas la coquetterie du sauvage
se parant de plumes d’oiseaux ou du commis de nouveautés s’ornant de
savantes cravates; il n’y a guère là que le désir de plaire, et l’on
voit que chez les vieillards peu s’en faut qu’il n’existe plus du tout.
Mais la vraie impulsion artistique, ciseler des figures sur des cornes
d’animaux, tailler des statuettes, etc., existe depuis les temps les
plus reculés chez un certain nombre d’hommes; et il devient la passion
artistique chez un certain nombre d’hommes au temps de civilisation.

Toujours chez un certain nombre d’hommes et non pas très grand. Le
besoin de créer du beau ne travaille jamais qu’une minorité. A
l’impératif du beau sous cette forme la majorité est insensible. Elle
favorise ceux qui y sont sensibles; mais elle ne se sent pas appelée à
faire comme eux.

Remarquez cependant que cette faveur même où elle les tient est une
marque qu’elle sent que l’humanité est appelée à faire de la beauté,
tout entière réellement, non, mais tout entière dans la personne de ceux
qui en sont capables et qu’on _devra_ honorer à cause de cela. «Je ne
fais pas de beau, n’ayant pas de talent... Si! J’en fais, je contribue à
ce que le beau soit réalisé, en honorant, protégeant, encourageant,
couronnant ceux qui le réalisent.» Il y a là un quasi-impératif assez
net.

Les satisfactions d’avoir obéi à l’impératif du beau sont
extraordinaires. Inutile de s’étendre sur les plaisirs de l’artiste et
sur son orgueil, analogues à ceux du savant. Mais ces satisfactions, il
faut le dire comme quand il s’agissait du savant et le dire encore plus,
ne sont pas marques d’un impératif très net et très pur. Le grand
artiste est tellement glorifié, encensé, divinisé, qu’il lui serait bien
difficile de dire s’il est heureux d’avoir réalisé de la beauté ou s’il
l’est de goûter et savourer la gloire. Il est vrai qu’il y a l’artiste
qui n’a pas réussi et qui est heureux devant son œuvre et évidemment de
son œuvre seule. Mais celui-ci compte toujours sur un retour de
l’opinion publique, et quand même, ce qui du reste n’est jamais vrai, il
ne l’espérerait que pour le temps qui suivra sa mort, il goûte la gloire
par prélibation, ce qui ne laisse pas d’être une jouissance réelle.

Les satisfactions qui viennent de l’obéissance à l’impératif du beau
sont donc, moins que celles qui viennent de l’obéissance à l’impératif
du vrai, beaucoup moins que celles qui viennent de l’obéissance à
l’impératif du bien, _preuves_ qu’il y a réellement un impératif. Elles
sont toujours de nature mixte, étant toujours d’origine double.

Cependant la joie de l’enfant à faire très solitairement quelque chose
de beau ou qu’il trouve tel, la joie de l’artiste à se satisfaire
lui-même, indépendamment du succès, à ce point que le succès d’une œuvre
de lui, jugée par lui médiocre, l’irrite; à ce point que même le succès
d’une œuvre de lui, jugée par lui bonne, _l’inquiète_ en jetant quelque
doute dans son esprit sur la valeur vraie de cette œuvre; tout cela
indique d’une façon, selon moi, très suffisante l’existence d’un
impératif.

La différence de l’importance du succès aux yeux de l’artiste et aux
yeux de l’homme d’affaires est très significative en effet. Personne ne
méprise le succès; mais l’homme d’affaires s’en contente et l’artiste ne
s’en contente pas. Pour l’homme d’affaires, si l’affaire a réussi il est
pleinement satisfait; pour l’artiste, si l’œuvre a réussi auprès du
public il n’est pas mécontent; mais il n’est pleinement heureux que si
elle a réussi auprès de lui. Je n’ai pas besoin de dire qu’il y a des
hommes d’affaires aussi qui ne sont pleinement satisfaits que si
l’affaire, outre qu’elle a réussi, leur apparaît comme ayant été menée
savamment et qu’il y a des artistes qui sont pleinement satisfaits quand
ils ont gagné de l’argent; et cela tient à ce qu’il y a des hommes
d’affaires qui sont des artistes et des artistes qui ne sont que des
hommes d’affaires; mais il est évident que le fond de ma remarque
subsiste.

Les satisfactions qui viennent de l’obéissance à la vocation artistique
prouvent donc un peu qu’il y a un impératif du beau.

Les remords qui viennent de la désobéissance à l’impératif du beau ne
sont pas affreux; mais ils ne laissent pas d’être à considérer encore.
L’artiste qui a perdu son temps, qui s’est trop attardé à la brasserie,
qui a trop aimé une femme, qui a sacrifié à l’art industriel, a des
remords assez vifs, quelquefois violents. Et remarquez qu’il n’y entre
pas, ou très peu, le souci du service à rendre qu’il n’a pas rendu, ce
qui ressortirait à l’impératif du bien. Non, la beauté qui est en lui
voulait sortir et à cause de lui, par sa faute, n’est pas sortie. Voilà
surtout, voilà presque uniquement, ce qu’il sent et ce qui l’afflige.
N’est-ce pas là une marque de l’existence d’un impératif? «Je suis né
pour faire le bien, dit le bienfaiteur; le bien veut être par moi.--Je
suis né pour chercher le vrai, dit le savant; le vrai veut éclater par
ceux qui peuvent le démêler, et je suis de ceux-là.--Je suis né pour
faire du beau, dit l’artiste; le beau veut être réalisé par moi et
souffre en moi quand je ne le réalise pas.»

Oui; il y a un impératif du beau, moins impérieux que les deux autres,
mais qu’il me semble difficile de nier.

Hiérarchie des impératifs: le bien, le vrai, le beau, tous trois ayant
comme un noyau, disons mieux, comme une âme «catégorique», absolue,
métalogique, qui commande et qui ne donne pas ses raisons; les deux
derniers, au moins, ayant un mélange de persuasions motivées, une
périphérie de mobiles, une «peau d’intentionnel», comme dit Nietzsche,
et commandant, partie parce qu’ils commandent, partie parce qu’ils ont
des raisons de commander et les donnent.

Or ces trois impératifs, quelquefois sont d’accord, souvent sont en
lutte ou au moins en discordance.

Quelquefois dans un même homme et celui-ci est très grand, et il
s’appelle Platon, Newton, Pascal, Bossuet, Montesquieu, Gœthe,
Lamartine, les désirs de faire du bien, de chercher le vrai, de faire du
beau sont d’accord, égaux ou presque égaux, et toujours présents;
l’activité, ardente ou paisible; plus souvent paisible, car la paix de
l’âme vient de l’équilibre des parties de l’âme; est triple. Ces hommes
ne sont pas heureux, c’est-à-dire n’obéissent pas à leur nature, quand,
dans le même temps, ils ne sont pas utiles à leurs semblables,
chercheurs de vérités et créateurs de valeurs artistiques.

Et ceux-ci font servir leurs trois vocations les unes aux autres. Pour
faire du bien, et convaincus, ce qui est peut-être vrai, que les vérités
sont toujours bienfaisantes, ils cherchent le vrai et ils mettent le
vrai en beauté, dans toute la beauté dont ils puissent le revêtir pour
qu’il fasse le plus d’impression possible sur les âmes. Ils ne sont pas
fâchés d’être sagaces investigateurs de la connaissance, parce qu’ils
espèrent de la connaissance quelque bien pour l’humanité; et ils ne sont
pas fâchés d’avoir du génie littéraire pour que la connaissance passe
plus facilement et plus séductrice d’eux aux autres.

Selon que telle ou telle des trois vocations domine en eux, ils lui
sacrifient davantage, et par exemple celui-ci sera plus chercheur,
celui-ci plus artiste et celui-ci plus apôtre; mais toujours ils auront
présentes à l’esprit leurs trois vocations, et leur désir secret, cela
se voit chez tous, serait qu’elles fussent égales et que leurs actions
diverses fissent faisceau.

On peut mesurer les hommes à cet étiage, au nombre des impératifs qu’ils
ont connus et auxquels ils ont obéi. Un Schopenhauer, un Nietzsche,
admirables et vénérables, sont déjà au second rang, parce qu’ils n’ont
guère songé qu’à être des héros de la connaissance et de merveilleux
artistes, et que le sort de leurs semblables, sans leur être
indifférent, ne les préoccupait pas outre mesure.

Souvent les trois impératifs sont en désaccord, se gênent mutuellement
et se plaignent d’être gênés les uns par les autres. L’impératif du
bien, reconnaissons-le, se défie un peu, d’ordinaire, de l’impératif du
vrai. Une vérité relative et provisoire existe, qu’il juge suffisante
pour le bonheur des hommes. Ceux-là, toujours à la recherche et au
pourchas, qui poursuivent la vérité après l’avoir trouvée, lui
paraissent dangereux pour le repos des esprits et pour la sécurité des
âmes et il les respecte avec quelque appréhension et avec une sourde
hostilité. «Sans doute, les vérités... me disait un très honnête homme;
je suis un bon citoyen, j’ai un peu peur des vérités.» Il ne savait pas
qu’il disait, à sa manière, exactement comme Nietzsche: «La vérité,
cette forme la moins _efficace_ de la connaissance.»

Du côté de l’impératif du beau, l’impératif du bien n’a guère moins de
timidités; il en a peut-être plus. Il sait que l’artiste, dominé par
l’amour du beau, n’a pas de raisons suffisantes pour désirer
passionnément le règne du bien, qu’il y a un beau, c’est-à-dire un
pathétique et un tragique, dans le désordre moral, dont l’artiste fait
son profit; qu’il y a un beau, c’est-à-dire un comique et un burlesque,
dans le désordre moral, dont l’artiste fait son profit également; que
l’artiste, par conséquent, a un intérêt qui n’est pas douteux à ce que
le désordre moral, sinon règne, du moins continue d’être assez fréquent
pour qu’il le trouve aisément et s’étale assez pour qu’il s’en inspire;
que «l’homme curieux de spectacles s’en est fait un de la peinture de
ses erreurs» et que c’est précisément l’artiste qui organise ce
spectacle-là; que l’artiste, même très honnête homme et même moraliste,
comme un La Bruyère, à la fois déteste les folies des hommes et
probablement serait assez fâchés que, disparaissant, elles emportassent
avec elles toute la meilleure matière de son art.

Ainsi l’homme dominé par l’impératif du bien n’est pas très éloigné de
souhaiter vaguement qu’il n’y ait pas de philosophes et qu’il n’y ait
pas d’artistes. Voyez Marc-Aurèle. La préoccupation artistique est aussi
absolument absente de son ouvrage que si l’art ici-bas n’existait pas;
et pour ce qui est de la vérité philosophique, il la juge trouvée,
acquise, définitive, susceptible tout au plus de nouvelles formules,
définitions et ornements utiles; mais il ne songe pas qu’on puisse
encore la chercher, et la conscience pure et étroite de ce sage sur le
trône, rêvé par Platon, montre, par les chrétiens égorgés, qu’en un
autre temps il aurait tendu la ciguë à Socrate.

L’impératif du vrai, pour les raisons que nous venons de voir et qui
nous dispenseront d’être long, se défie réciproquement de l’impératif du
bien. Il sent toujours en celui-ci une sourde résistance et une
résistance de souverain à sujet, de quelqu’un qui a la prétention d’être
maître à quelqu’un qui en se manifestant est un révolté.--Et l’impératif
du vrai de son côté a aussi la prétention d’être un maître et même
d’être tout: le vrai, c’est ce qui est; ce qui n’est pas vrai n’est pas;
donc le bien est dans le vrai ou n’est qu’une apparence trompeuse,
qu’une ombre séductrice, qu’un néant habillé. Au fond, c’est là sa
conviction absolue.

Dans la pratique, dans le cours des choses, ce n’est pas tout à fait
cela. Le vrai reconnaît qu’il peut être dangereux, soit brusquement
révélé et quand sa révélation n’a pas été assez préparée, soit même
peut-être en soi; et c’est pour cela même et parce qu’on affirme surtout
quand on doute--puisque c’est alors que l’on comprend à quel point les
autres peuvent douter--c’est pour cela qu’il tente de persuader au bien
que le vrai finit toujours par tourner au profit du bien, qu’il n’est
pas possible que ce qui est vrai ne soit pas bon au moins en puissance
et par conséquent dans un certain avenir. Par cette attitude le vrai se
subordonne diplomatiquement au bien et lui fait sa cour. C’est son
attitude la plus fréquente.

Enfin quelquefois, assez souvent, le vrai relève la tête et dit quelque
chose comme ceci: «Je n’en sais rien; mais ce m’est égal. Je ne sais pas
si le vrai contient le bien; je ne sais pas si la substance du bien
n’est rien devant moi; je ne sais pas si je puis, ou tout de suite ou
dans la suite de l’évolution humaine, contribuer au bien; je sais que
j’ai mon droit, supérieur ou inférieur à un autre il n’importe, mais mon
droit, intangible, et je sais qu’aucune considération ne doit porter
l’homme à me sacrifier. Le vrai est ce qu’il peut; conséquences bonnes
ou mauvaises de lui ne le regardent pas et l’on s’en arrangera comme on
pourra. Il est; il veut paraître et le devoir de l’homme est de le
trouver et de le manifester.» C’est quand il tient ce langage en coupant
les rapports qui existent ou peuvent exister entre lui et les autres
attractions qui s’exercent sur l’homme, que le vrai se déclare le plus
nettement comme impératif.

L’impératif du beau se défie de l’impératif du bien par les raisons pour
lesquelles nous avons vu que l’impératif du bien se défie de l’impératif
du beau, ce qui nous permet encore d’abréger. Il sent que le bien n’a
guère à compter sur le beau pour faire le bien et il sent que le bien a
parfaitement raison, en général, de penser ainsi. Une chose surtout
refroidit singulièrement le beau à l’égard du bien, c’est la parfaite
impuissance qu’aurait sa bonne volonté à l’endroit du bien, si elle
existait. Quand l’artiste est dirigé par une pensée morale, il est sûr
d’échouer comme artiste. La préoccupation qu’il a de prouver refroidit
son imagination. Celle-ci ne s’échauffe que dans la volonté conforme à
sa nature, à savoir dans la volonté de réaliser du beau. L’œuvre d’art
conçue _dans le dessein_ de mettre une vérité morale en lumière a
toujours quelque chose de tendu et aussi quelque chose de terne. Elle ne
plaît qu’à M. Tolstoï. Elle plaît aussi--à l’autre extrémité--aux très
simples, qui n’ont aucune idée de beauté et qui, dans un livre, ne
cherchent qu’un sujet d’édification. A l’immense majorité des lecteurs,
spectateurs, regardeurs ou auditeurs, elle ne plaît pas. La raison en
est, je crois, qu’elle est hybride et que par conséquent elle manque
d’unité. Elle n’est ni assez complètement œuvre d’art pour que nos
facultés esthétiques s’y appliquent, ni assez entièrement leçon pour que
nos facultés et notre bonne volonté de catéchumènes y adhèrent. De
l’œuvre d’art nous voulons que la vérité morale, s’il y a lieu, se
dégage d’elle-même, sans que l’auteur à cela mette la main; nous voulons
surtout la dégager nous-mêmes, et à cet égard nous sommes comme Louis
XIV un peu trop directement visé par un prédicateur et disant: «J’aime à
prendre ma leçon au pied de la chaire; je n’aime pas qu’on me la fasse.»
L’artiste sait très bien tout cela et dit: «Dévouez-vous donc au bien!
Quand un artiste fait une bonne action, c’est une mauvaise œuvre.»
L’artiste a quelque raison de ne pas se laisser séduire à l’impératif
catégorique du bien.

Du côté de l’impératif du vrai l’artiste est très sensiblement
embarrassé. Il ne doute point que le vrai ne soit sa matière première;
que, s’il est dessinateur, peintre, sculpteur, le _réel_ ne soit le fond
même sur lequel il travaille et d’où il y a péril pour lui à s’écarter;
que, s’il est poète, novelliste, romancier, la vérité des caractères et
des mœurs ne soit de même son «modèle»; mais aussi il sait que tout cela
n’est rien sans goût qui choisit et sans imagination qui repense, refait
et complète. Il sait que le vrai joue d’aussi mauvais tours à l’artiste
que le bien; qu’il le refroidit, lui aussi, l’alourdit et le vulgarise;
qu’à s’en faire l’esclave on perd la moitié de son âme d’artiste; que
l’amour du vrai est la probité de l’art; mais que l’imagination en est
la magnificence; et qu’aussi l’imagination a sa probité, est une
probité; car l’artiste doit au public et se doit à lui-même d’exprimer,
non seulement ce qu’il a vu, mais la manière dont il a vu, la
déformation même, ou malheureuse ou heureuse, que la vérité a subie en
traversant un tempérament.

Sachant tout cela, l’artiste voit dans le vrai son ami et son ennemi
indissolublement unis et mêlés, son ami très dangereux s’il prend tant
d’empire qu’il s’installe, qu’il s’impose, qu’il ne vous quitte pas et
qu’on n’oserait le quitter d’un pas; son ennemi utile, mais gênant, en
ce qu’il vous surveille jalousement et vous arrête dans vos élans et est
toujours prêt à pousser les hauts cris et les pousse sitôt que vous
faites mine de prendre ou de ressaisir votre indépendance.

Et ainsi, perplexe et irrité de sa perplexité, l’artiste répète le
célèbre «vers corrigé»:

    Rien n’est beau que le vrai; mais il n’est pas aimable.

Et même il se demande si le vrai est beau, ce qui n’est pas certain, le
vrai pouvant bien n’être beau que senti par quelqu’un et par conséquent
déjà déformé, et il se dit peut-être:

    Rien n’est _sûr_ que le vrai; le beau commence au faux,

ou, au moins, à ce qui n’est plus vrai qu’à demi.

On conçoit qu’avec un pareil ami les relations ne peuvent être que
mêlées de cordialité et de prudence. «Que le beau soit toujours camarade
du vrai», il est indéniable; mais il l’est aussi que «le divorce entre
eux n’est pas nouveau» et qu’il est toujours imminent.

Tels sont, selon moi, en lignes générales, les rapports des trois
impératifs entre eux. Ils peuvent être très bons; ils peuvent être
tendus. Ils font voir la complexité de l’âme humaine et que ses
meilleurs instincts, si bons qu’ils sont des vocations quasi
universelles, _les vocations de l’homme_; si bons qu’ils commandent, ce
qui veut dire qu’ils sont des formes profondes de la personnalité
elle-même qui veut s’affirmer et de la vie qui veut être; si conformes à
notre nature et tellement notre nature elle-même qu’ils suscitent des
remords quand ils ne sont pas obéis, ce qui signifie qu’en les
contrariant c’est notre nature même que nous refoulons et meurtrissons;
entrent pourtant en contradiction les uns avec les autres, se gênent et
se heurtent, cherchent à s’accorder, y réussissent quelquefois et y
échouent le plus souvent; cherchent à se prêter de la force les uns aux
autres et à emprunter de la force les uns aux autres; n’y réussissent
qu’à demi; sont évidemment appelés à former un concert et ne font
souvent qu’une cacophonie; sont obligés enfin, d’ordinaire, à se
sacrifier les uns aux autres, le plus fort, dans telle complexion
d’homme, réduisant les deux autres à l’abdication, à la langueur ou au
silence;--exception faite pour les âmes d’où il serait difficile de dire
lequel est le plus absent et qui par conséquent se maintiennent dans une
honorable sérénité.

                   *       *       *       *       *

Or après cette digression sur les trois impératifs, sorte de
reconnaissance que l’on verra peut-être qui n’est pas inutile, le plus
impérieux des impératifs et le plus pur, celui qui semble bien, seul, ne
pas donner de raison du tout, être éminemment métalogique, est-il
absolument pur en effet, est-il absolument immotivé, _im-mobile_,
non-intentionnel, ou mêle-t-il lui-même quelque persuasion à son
absolutisme?

Je crois que l’impératif du bien se présente comme absolu, très
nettement, indiscutablement--_et devient persuasif dès qu’on l’analyse_.

Il dit: «Il faut» et c’est tout,--comme du reste les deux autres; c’est
l’impulsion; mais plus énergiquement et comme avec une étreinte plus
rude que les deux autres--et puis quand on l’analyse, quand on l’ouvre,
quand on regarde ce qu’il contient, quand on l’interroge, il donne une
raison.

_Seulement il n’en donne qu’une._

Les deux autres impératifs d’abord commandent, tout comme l’impératif du
bien, puis, quand on les interroge, donnent _plusieurs_ raisons, ou, si
vous préférez, ont plusieurs raisons à donner. Le vrai donne pour ses
motifs l’utilité sociale, le progrès, le plaisir aussi, la jouissance de
la conquête, la jouissance de la supériorité sur les autres, la
satisfaction de la volonté de puissance, etc., enfin beaucoup de
raisons.

L’impératif du beau donne pour mobiles l’utilité sociale, la
glorification de la patrie, le plaisir aussi, la jouissance de la
supériorité sur les autres, la jouissance de la création, de la
paternité intellectuelle, de l’élargissement et de l’épanouissement de
la personnalité, etc., enfin beaucoup de raisons.

De plus, les deux impératifs du vrai et du beau ont une tendance que
nous avons notée--ce n’est qu’une tendance et contrariée, mais c’est une
tendance très nette--_à se réclamer chacun des deux autres pour se
justifier_. L’Impératif du vrai se plaît à dire, quoiqu’il n’en sache
rien, qu’il est probable que la vérité sert toujours au bien, que la
vérité se réalise toujours en un bienfait pour l’humanité. Au fond,
malgré les grands airs d’indépendance qu’il prend quelquefois, malgré
ses bravades, c’est à quoi il tient le plus, ou l’une des choses
auxquelles il tient davantage. Il craint infiniment la condamnation du
pragmatisme, le mot décisionnaire du pragmatisme: Une vérité qui ne fait
pas de bien n’a pas le droit d’être vraie. Aussi le vrai conjure-t-il le
bien de lui faire crédit: «Si la vérité n’est pas bonne aujourd’hui,
soyez certain qu’elle le sera un jour. Il n’est que d’attendre.» En
résumé, le vrai se réclame du bien comme de sa cause finale, les jours
où il n’est pas trop arrogant.

Il se réclame aussi du beau. La vérité est belle; quand elle éclate,
elle frappe les yeux, les esprits, les âmes, d’un éclat soudain qui est
essentiellement esthétique. Il y a une beauté du vrai qui peut dispenser
de la beauté proprement dite. Montesquieu disait que le sens du vrai est
le plus exquis de tous les sens. M. Henri Poincaré a une page admirable
sur la beauté souveraine des vérités mathématiques. La beauté du vrai
est la beauté par excellence, toute pure, toute dégagée des réalités
contingentes. Elle met l’esprit en pleine atmosphère lumineuse. Elle le
délivre de ces demi-affirmations qui sont des demi-erreurs et de ces
imperfections intellectuelles qui, étant des imperfections, sont des
laideurs.

De même l’impératif du beau se réclame de l’impératif du bien et de
l’impératif du vrai. Il se vante d’être «la splendeur du vrai», formule
qu’il a inventée et que, pour l’autoriser, il a attribuée à Platon. Il
se flatte d’être le vrai ramené à ses lignes générales et délivré de
l’accidentel et d’être par conséquent plus vrai que le vrai lui-même; et
d’autre part il se réclame du bien sur cette idée, assez raisonnable,
que, s’il est vrai qu’il n’a d’autre office que de donner des plaisirs,
il donne du moins des plaisirs désintéressés, les plus désintéressés de
tous les plaisirs, et qu’ainsi il apprend aux hommes le
désintéressement, lequel est l’essence même du bien.

Ainsi l’impératif du vrai et l’impératif du beau ne laissent pas, en
quelque sorte, de sentir le besoin d’être soutenus par le concours des
autres vocations humaines et de donner, outre leurs commandements, des
raisons tirées des autres vocations elles-mêmes par lesquelles l’homme
se sent entraîné.

L’impératif du bien, seul, ce me semble, ne se réclame que de lui et
paraît avoir pour devise: «Moi seul et c’est assez.» Il ne se donne pas
comme vrai. Je veux dire ce n’est pas à la vérité qu’il fait appel. Il
ne fait appel qu’à lui-même. Il dit: «Tu dois» et non pas: «Interroge ta
raison, ton sens du vrai, pour savoir si ce n’est pas cela qui est à
faire.» Ses chemins sont plus courts et pour ainsi parler il n’a pas de
chemins: il ne passe pas par quelque chose pour arriver à sa décision.
Il est directement et immédiatement décisionnaire. Il ne se donne pas
comme vrai; il se donne comme obligatoire. Il ne fait pas entendre que
son contraire est l’erreur; il fait entendre que son contraire est la
ruine, la mort de l’âme. Il ne menace pas d’un obscurcissement; il
menace d’un anéantissement, d’une sorte de perdition: «Je ne te dis pas
que tu te trompes; je te dis que tu es perdu.»

Il ne se réclame pas, non plus, de l’idée du beau, ou il ne fait pas
appel, comme à un auxiliaire, à l’idée du beau. Plutôt même il s’en
défierait. Toute l’argumentation de Nietzsche, contre la morale, quand
il est ou se croit immoraliste, revient à cette accusation, à ce grief
qu’elle est laide et enlaidissante, qu’elle persuade à l’homme de
chercher peut-être les actions droites, mais non pas les actions fortes
et partant belles, qu’elle déprime l’homme et peut-être le rectifie,
mais le rétrécit, qu’au moins de tout ce qui porte le caractère du beau,
expansion, audace, magnificence, énergie déployée, elle le détourne. Il
reste de ce réquisitoire du moins ceci que le bien _ne tient pas_ à ce
que l’homme soit un modèle pour artiste et un héros de poème épique;
qu’il n’a pas du côté des ateliers de sculpteurs et des cabinets de
poètes un regard de désir ou d’espérance, qu’il ne pousse pas l’homme à
être un candidat à la beauté. Aucunement. Il ne le pousse qu’à être
satisfait de lui-même, fier de lui-même, peut-être et tout au plus;
orgueilleux de lui-même, jamais. Toute ambition de beauté, même celle
qui paraîtrait la plus naturelle et légitime, lui paraîtrait un
cabotinage. Au fond, l’instinct moral ne _connaît_ ni vérité ni beauté.
Il ne connaît que le bien lui-même. Il ne connaît que la parfaite
concordance entre la conception de l’acte bon et l’acte bon.

Donc l’impératif du bien a cela de bien particulier qu’il n’emprunte
rien, ne songe à emprunter rien aux deux autres impératifs; et ceci de
bien particulier encore, que, tandis que les deux autres impératifs,
quand on les interroge, à leur commandement ajoutent quelques raisons,
lui, à son commandement quand on l’analyse et quand on l’interroge, n’en
n’ajoute qu’une.

                   *       *       *       *       *

Mais laquelle donc?--_Il ajoute la considération de l’honneur._ Il
commande et il s’en tient là, d’ordinaire. C’est en quoi il consiste, ou
c’est son caractère plus proprement distinctif. Mais quand on lui
adresse un pourquoi? ou simplement quand on le considère, quand on
_réfléchit_ sur lui, quand on _se retourne_ vers lui, il ajoute ceci ou
plutôt il se traduit par ceci; mais s’expliquer c’est encore donner une
raison; il ajoute donc ceci: «Fais cela, _ou_ tu seras infâme.» Ceci
c’est le devoir qui a fait parler l’honneur.

Je dis que c’est la seule raison qu’il ajoute, la seule absolument et
qu’il a une répugnance invincible et absolue à aller plus loin. Car
enfin les autres impératifs, encore qu’ils commandent, ne répugnent
point du tout, nous l’avons vu, à s’adjoindre des motifs divers de
persuasion, et multiples. L’impératif du bien les proscrit tous, sauf le
sien, unique, par une fin de non-recevoir qui s’applique à tous. Il dit:
«Si tu as un motif, tu n’as plus de mérite», et voilà bien tous les
motifs proscrits, toutes les intentions éliminées. «Si tu es fier de
faire le bien, tu fais le bien pour en être fier; et ton mérite
disparaît, et ce n’est pas le bien que tu as fait. Si tu prends plaisir
à être honoré pour avoir fait le bien, tu fais le bien pour être honoré
de l’avoir fait; et ton mérite s’écroule, et ce n’est pas le bien que tu
as fait. Si tu fais le bien par sympathie, par sensibilité, tu fais le
bien pour éprouver une émotion; et ton mérite s’évanouit, et ce n’est
pas le bien que tu as fait. Si tu prends plaisir, simplement dans le
fait même de faire le bien, ton mérite est douteux et ce n’est peut-être
pas le bien que tu as fait.»

Du moment que le devoir dit cela, et nous entendons bien qu’il le dit,
non seulement il répugne à toute raison à donner, sauf à la sienne, mais
il les exclut radicalement par une sorte de question préalable. Mais
quand on l’interroge, à mon avis, il donne bien la sienne, l’honneur; il
dit bien: «Ne fais pas cela à ton aise; tu seras infâme.» Il dit bien:

    L’honneur parle; il suffit; ce sont là mes oracles.

Cela, il me paraît incontestable qu’il le dit.

--Mais c’est comme s’il ne disait rien! C’est comme si, simplement, il
s’affirmait. C’est comme si, après s’être affirmé une première fois,
dans le commandement, il s’affirmait une seconde fois. Honneur, devoir,
c’est même chose. Qu’il dise «Le devoir est de...» ou «L’honneur est
à...», c’est même chose. Il se traduit, il s’explique, moins que cela,
il se _nomme_, et il n’ajoute aucune raison, aucun motif à son imperium;
il continue à être métalogique; il n’est que lui-même sous un autre nom.
Revenez tout simplement au kantisme pur et dites que l’impératif moral
n’est point persuasif du tout et qu’il est catégorique, et réintégrez la
foi morale.

--J’ai déjà dit, par provision, que si se traduire n’est pas donner une
raison, s’expliquer est déjà en donner une. Il y a une différence entre
le simple commandement, sec et hautain, et la considération proposée de
l’honneur; il y a une différence entre le devoir lui-même et l’honneur;
et le devoir ne se propose plus tout à fait lui-même quand il présente
l’honneur comme «équivalent du devoir», ainsi qu’aurait dit Guyau.
Précisément il propose un équivalent, non plus lui; et, disons mieux, il
propose _un de ses caractères_ comme une raison d’accepter _lui_; mais
c’est bien une raison qu’il donne. Le devoir est l’hypostase de
l’honneur, soit; mais quand il se présente sous la personne de
l’honneur, par ce seul fait qu’il a changé de personne, il s’est fait
persuasif et c’est bien une raison qu’il donne. «Faites cela pour moi.»
Je ne donne pas de raison. «Faites cela pour moi qui suis votre ami.»
J’en donne une.--«Faites cela pour moi.» Il ne donne pas de raison.
«Faites cela pour moi qui suis l’honneur.» Il en donne une.

Et la preuve c’est que maintenant vous pouvez répondre; vous pouvez
discuter. Quand il disait: «Fais ceci», vous ne pouviez que dire: «Oui»,
ou: «non». Quand il vous parle d’honneur, vous pouvez dire: «Je ne sais
pas si l’honneur est à cela ou à son contraire; car...» Oui, il y a bien
une différence entre le devoir et l’honneur, et quand le devoir se
présente comme étant l’honneur, il donne bien déjà un motif, il vous
suggère bien déjà une intention, il est bien déjà persuasif; il ne fait
pas de la métamorale; il est un moraliste humain; il n’est plus tout à
fait Dieu. C’est cette légère déchéance que je voulais marquer. «Il n’y
a pas de contrat social; il y a un quasi-contrat, terme très juridique»,
disait M. Léon Bourgeois. Il n’y a pas d’impératif catégorique,
dirai-je; il y a, si l’on veut, un impératif «quasi-catégorique», ce
qui, malheureusement, n’est pas un terme juridique, ni usité; mais il
suffit de se faire entendre.

D’autre part, on me dira: «Si le devoir présente comme sa raison, sa
raison unique, mais enfin sa raison, la considération de l’honneur, il
ne présente pas une raison _sui generis_; il fait ce que vous prétendiez
plus haut qu’il ne fait jamais; il emprunte une raison à un autre
impératif, ou plutôt il prend un autre impératif pour sa raison. Ne
voyez-vous pas que _l’honneur_ c’est _le beau_ et que le devoir, en vous
conseillant l’honneur, vous conseille simplement d’être une belle chose
et d’être digne d’admiration ou de faire des actes beaux et dignes qu’on
les admire; et par votre souci de vous distinguer du kantisme vous
faites simplement rentrer la morale dans l’esthétique.»

Je ne crois pas; cela ne me déplairait pas horriblement; mais enfin je
ne crois pas. Il y a une différence sensible entre le beau et l’honneur.
Le beau excite l’admiration, l’honneur excite le respect et Kant ne s’y
est pas trompé quand il a montré le respect comme le sentiment qui
accompagne la réalisation du devoir. L’admiration s’attache à des choses
où est l’honneur, mais par cela seul qu’elle s’attache à des choses
aussi où l’honneur n’est pas, elle n’est pas le criterium de l’honneur
et l’honneur n’est pas le beau.

--Il peut en être _une partie_, et pour prouver que ce n’est pas le beau
que le devoir invoque en recommandant l’honneur, vous devriez démontrer,
non pas que l’admiration s’applique à autres choses qu’à lui, mais qu’à
lui elle ne s’applique pas.

--Mais non; j’ai seulement besoin de montrer que le beau moral est une
chose tellement différente du beau proprement dit qu’il est visible que
dans le beau moral s’ajoute un élément tout nouveau, et cela suffit pour
que la distinction soit très nettement établie. L’admiration qui
s’applique au beau moral est une admiration à laquelle s’ajoute le
respect et une manière de culte, choses qui n’entrent pas du tout dans
l’admiration pour le beau proprement dit; et pour dire, je crois,
beaucoup mieux, ce n’est pas le respect qui s’ajoute à l’admiration dans
le sentiment qu’on a pour le beau moral, c’est l’admiration qui s’ajoute
au respect; et le respect est le fond même.

Ajoutez que l’admiration ne s’ajoute que _quelquefois_ au respect. Il
est des choses d’honneur que l’on respecte et que l’on n’admire pas. Des
choses d’honneur, on n’admire que celles où il y a de l’inattendu, de
l’extraordinaire, un grand effort, un grand sacrifice, de la continuité
aussi et une suite sans fléchissement, qui impose; mais pour toutes les
choses d’honneur et tous les actes d’honneur, quels qu’ils soient, on a
du respect.

L’homme qui obéit au devoir, _ou_ obéit purement et simplement; _ou_,
s’il cède à la voix du devoir en tant que voix de l’honneur, est un
homme qui cherche quelque chose à respecter et qui veut le trouver en
lui.

Il ne faut donc pas faire rentrer la morale dans l’esthétique. Elle
pourrait, non pas s’y perdre, mais s’y altérer, s’y compromettre avec
beaucoup de choses admirables, mais qui, pour admirables qu’elles sont,
ne sont pas elle. Les grands crimes sont admirables. Ce qui fait que
Guyau a tort, c’est que, donnant pour l’instinct moral toute la vie, il
donne malgré lui pour morales des choses qui n’ont aucun caractère de
moralité. Je vais trop loin? Mettons que, donnant pour l’instinct moral
_toute la vie belle_, toute la vie susceptible d’exciter l’admiration,
il donne malgré lui pour morales des choses qui n’ont aucun caractère de
moralité, parce qu’elles ne sont pas dignes de respect.

Le tort de Nietzsche cherchant sa morale, car on sait qu’il la cherche,
est très analogue. Il consiste précisément à juger des choses selon le
criterium de l’admiration, et par conséquent à donner comme règle de vie
l’imitation de choses qui, quoique excitant l’admiration, ne sont pas
moralement belles le moins du monde; et c’est bien obéissant, en même
temps qu’à sa fougue de poète, à une secrète logique, qu’il en arrive de
temps en temps à faire l’éloge de la violence et du crime. Le tort de
Renan quand il a dit, sans y attacher du reste la moindre importance:
«La beauté vaut la vertu», ce qui paraissait à M. Tolstoï «une
effroyable stupidité» et ce qui n’est qu’un paradoxe un peu saugrenu,
c’est d’avoir, un instant, pris l’admiration pour criterium, ce qui tout
de suite l’amenait penser: «Un saint et une belle femme; ils sont beaux
tous deux; ils se valent.»

Il faut donc se garder de croire qu’en proposant l’honneur comme mobile,
le devoir propose de poursuivre une beauté; il propose, ce qui est bien
différent, de chercher quelque chose que l’on puisse respecter et qui
peut-être, de plus, sera admirable, mais qu’il serait immoral de
rechercher pour l’admiration qui pourrait vous en revenir. Remarquez en
effet ce caractère très particulier du respect. C’est un sentiment, on
ne peut guère lui donner d’autre nom, qui semble en dehors de la
sensibilité, sur les limites, si l’on préfère, de la sensibilité; c’est
un sentiment qui n’apporte avec lui ni jouissance ni souffrance; c’est
un sentiment qui laisse sérieux, grave et froid; c’est un sentiment qui
ressemble le plus qu’il soit possible à une idée, sans en être une;
c’est un sentiment qui ne déprime ni n’exalte; car il n’est pas
l’humiliation et, même quand il s’adresse à vous-même, il n’a rien qui
ressemble à l’orgueil; c’est quelque chose comme un sentiment sans
sensibilité.

A cause de cela, ni il n’apporte ni il ne promet à l’âme une jouissance
de sensibilité, et par conséquent il est précisément ce que le devoir
peut accepter comme auxiliaire sans crainte qu’il ne soit un mobile de
sensibilité, un attrait de plaisir. L’honneur accompagné du respect des
autres pour vous et du respect de vous pour vous-même, laisse le devoir
intact comme impératif, quasi intact, aussi intact qu’il est possible,
aussi intact qu’un impératif à qui l’on a demandé ses raisons et qui en
a donné une peut rester pur lui-même, aussi intact qu’une impulsion non
intentionnelle qu’on a réussi à transformer en intention peut rester
encore non intentionnelle.

Le devoir qui donne pour raison l’honneur n’est plus lui-même, il faut
l’accorder; mais, en vérité, il n’est pas encore autre chose.

Or, l’honneur étant considéré comme devenant le principe de la morale,
qu’est-ce bien que l’honneur? L’honneur est un sentiment qui, sans
envisager l’utilité personnelle et même en la méprisant, sans envisager
l’utilité sociale quoique ne la méprisant pas, mais ne s’y arrêtant
point, nous persuade que nous sommes les esclaves de notre dignité, de
notre noblesse, _de ce qui nous distingue d’êtres jugées par nous
inférieurs à nous_; et qui nous assure fermement qu’à cette dignité,
qu’à cette noblesse, _qu’au soin de ne pas déchoir_ nous devons
sacrifier tout, même la vie.

Ce principe de morale ne peut pas se confondre avec ceux que nous avons
plus haut considérés. Il n’est pas l’intérêt _personnel général_,
l’intérêt bien compris d’une vie bien réglée sacrifiant le point à
l’ensemble et le moment présent à la suite des moments futurs; puisque
nous sentons qu’à cette partie que l’honneur nous convie à jouer nous
risquons la suppression de notre être tout entier.

Il n’est pas l’utilité sociale, puisque nous sentons qu’en dehors même
de toute utilité sociale nous devons faire des actes pénibles qui ne
satisferont que nous, qui sans doute pourront avoir, à titre d’exemples,
une utilité sociale, mais lointaine et dans la considération de laquelle
nous n’entrons pas, qui ne pèse pas sur les décisions que l’honneur nous
conseille.

Il n’est pas le stoïcisme précisément, il s’en accommode, il s’y
associe; mais il n’est pas lui; car maintenant la lutte contre les
passions n’est pas notre but, mais un moyen et une condition de notre
obéissance à notre principe et notre but étant placé plus loin,
consistant à être satisfaits de nous, non point négativement par la
_distinction_ faite en nous d’éléments mauvais, mais _positivement_, par
la _puissance_ en nous de réaliser des choses jugées par nous belles et
nobles ou au moins respectables.

Il n’est point le sentiment de la vie belle et féconde, quoique moins
loin de ceci que de ce qui précède; car ce ne sont pas des choses
grandes, larges et magnifiques qu’il conseille précisément, mais des
choses respectables, et il n’exclut pas ou il ne risque pas, et tant
s’en faut, d’exclure les humbles, qui se sentiraient bien un peu exclus
ou mis au second rang par une morale se confondant, ou à peu près, avec
la magnificence de la vie.

Il n’est point le sentiment et la volonté de la vie intense et
ultra-énergique; car il conseillera, certes, de se surmonter, de devenir
ce qu’on est, c’est-à-dire de mettre en valeur ses facultés et de vivre
dangereusement, très dangereusement, pour lui; mais tout cela pour lui
et non pas par volonté de puissance ou pour réaliser de la beauté.

Il n’est pas, enfin, l’impératif catégorique lui-même; il n’est pas sec
et dur, quoiqu’il soit très impérieux; il n’est pas muet pour ainsi dire
et commandant du geste et du sourcil plutôt que de la parole, et il est
au contraire très éloquent; il est clair comme une idée, il est fort
comme une impulsion, il est riche comme un sentiment.

Il est donc très particulier, très spécial, tout à fait _sui generis_.
Il est--ce que ne sont pas, comme nous l’avons vu, quelques autres
principes de moralité--tout à fait étranger aux animaux (quelques
semblants d’émulation à la course chez certaines bêtes étant faits rares
dont on ne saurait tirer grande conclusion et paraissant plutôt
imitation réciproque qu’émulation véritable). Il est proprement humain,
et quand les philosophes disent que la moralité commence à l’homme, je
ne les entends pas et je proteste; mais s’ils veulent dire par là que
l’honneur commence à l’homme, je les comprends et je leur dis oui.

Il n’est point du tout étranger aux hommes du peuple, et bien au
contraire; il est en eux extrêmement net. L’homme du peuple dit, _au
moins_, à ses enfants: «Il ne faut pas faire cela. Est-ce qu’on est des
animaux?» Cela veut dire qu’il se sent obligé par quelque chose qui le
distingue d’êtres jugés par lui inférieurs à lui, par une dignité, par
une noblesse, ici par sa dignité d’homme, par sa noblesse d’homme. Les
animaux ont été inventés pour que le plus humble des hommes eût quelque
chose au-dessous de lui, et au-dessus de quoi il se sentît obligé à se
maintenir, et au niveau de quoi il se sentît obligé ne pas descendre.
L’homme est un suranimal et se sent tenu d’être au moins un suranimal.
Par quoi? Non point par la raison; il sait bien que les animaux en ont
et il faut être philosophe pour douter de cela. Non point par la morale
sociale; car les animaux ont une morale sociale et, souvent, extrêmement
élevée; mais par le sentiment de l’honneur personnel et de l’honneur de
l’espèce.

C’est un sentiment essentiellement aristocratique; _aussi_ existe-t-il
dans le peuple, qui est tout plein de sentiments aristocratiques; c’est
un sentiment aristocratique en ce sens qu’il est inséparable du désir de
se distinguer de quelqu’un estimé inférieur. L’homme du peuple met son
honneur à se distinguer des animaux, d’abord; ensuite de tels et tels,
de sa classe, qui se conduisent bestialement et à qui il dit: «Tu n’as
pas honte», ce qui est le mot même de l’honneur; enfin de tels et tels
autres, placés plus haut que lui dans l’échelle sociale et qu’il prend
plaisir à constater inférieurs à lui, moins utiles, moins probes, moins
vaillants. L’honneur est toujours un sentiment aristocratique.

Une des raisons de l’esclavage antique a été une idée morale, très mal
comprise, je le reconnais. L’homme, même très pauvre, voulait avoir
au-dessous de lui des hommes qui fussent des animaux, pour n’être pas
comme eux, pour se dire que commettre tels ou tels actes était descendre
au niveau des esclaves, pour appeler serviles les idées basses, les
sentiments bas et les actions basses. L’homme ancien voulait qu’il y eût
des esclaves, comme Flaubert voulait qu’il y eût des bourgeois, pour
n’en pas être un, les méprisant, mais en ayant évidemment besoin,
puisqu’il eût été désespéré qu’il n’y en eût plus. Et de fait il
définissait le bourgeois comme l’ancien définissait l’esclave: «tout
être ayant des façons basses de penser et de sentir».--Ce fut une parole
vraiment nouvelle que celle de Sénèque: _Servi sunt, immo homines_: «ce
sont des esclaves; non, ce sont des hommes». Il y avait dans cette
parole ceci: «L’honneur vrai consiste, non pas à ce qu’il y ait des
esclaves pour que nous puissions toujours nous considérer comme
supérieurs à quelqu’un; mais à ce qu’il n’y en ait point, pour que nous
soyons forcés de nous supérioriser nous-mêmes et de ne plus mépriser les
esclaves, mais ceux qui seraient dignes de l’être.»

A ce propos, on a dit que l’honneur est un sentiment moderne que les
anciens n’ont pas connu. C’est une erreur. L’honneur chez les anciens
s’appelait _Aidôs_ et _Pudor_: «Ἀνέρες ἔστε, καὶ ἀιδῶ θέσθ’ ἐνὶ
θυμῷ»--«Soyez hommes et mettez l’honneur dans vos âmes» (Homère). «Ἀιδὼς
σωφροσύνης πλεϊστον μετέχει»--«L’honneur tient beaucoup de la sagesse»
(Thucydide). De soldats vaincus Tite-Live dit: _Accendit animos pudor,
verecundia, indignitas_»--«L’honneur, la honte, le sentiment de leur
indignité, enflamment leurs âmes». Juvénal dit:

    _Summum crede nefas vitam præferre pudori_,

ce qui est la formule même de l’honneur: «Le dernier des crimes est de
préférer à l’honneur la vie.»

Quelquefois, le plus souvent même, et c’est ce qui le purifie, car
l’honneur lui-même a besoin d’être purifié, l’être inférieur dont
l’honneur veut que vous vous distinguiez n’est pas réel, n’est pas connu
de vous, est _supposé_. Le père d’Horace fut un honnête homme, mais
c’était le père d’un satirique. Pour enseigner la morale à son fils il
lui disait: «Regarde un tel; il a dissipé son patrimoine; il est très
méprisé; regarde un tel, il a été surpris en adultère; il a une mauvaise
réputation.» C’était de la médisance morale ou de la morale médisante.
Nous avons en nous un Horace le père, qui souvent ne fait pas intervenir
de noms propres dans sa leçon. Nous nous disons: «Je ne sais pas s’il y
en a qui font ainsi, mais, _moi_, je ne suis pas de ceux-là.» Ici le
sentiment de l’honneur est en quelque sorte idéal. Il sort du domaine du
réel pour entrer dans celui du possible. Il suppose un certain nombre de
possibles parmi lesquels il y en a de méprisables dont il décide qu’à
tout hasard il faut se distinguer et se séparer soigneusement,
énergiquement et coûte que coûte.

Et c’est ainsi que l’honneur, tout en restant toujours un sentiment
aristocratique, ne comporte pas toujours quelqu’un à mépriser, ne
comporte pas toujours le mépris de quelqu’un de réel et par conséquent
pourrait être le sentiment de _tous_ les citoyens, de tout un peuple, le
sentiment commun de tous les membres de l’humanité, sans qu’il en
manquât un: ils mépriseraient les possibles méprisables.

L’honneur ne doit pas être confondu avec l’honorabilité qui, sans être
le contraire, est tout autre chose et qui rentre entièrement, selon moi,
dans la morale sociale. Nietzsche a fait remarquer, avec quelque
confusion, qu’au-dessus du premier progrès, qui consiste à agir, non en
considération du bien-être immédiat et momentané, mais en considération
des choses durables (morale des animaux supérieurs), l’homme a atteint
un degré plus élevé quand il agit selon le principe de l’honorabilité
(je traduis _Ehre_ par _honorabilité_ et non par _honneur_, parce que
c’est bien le sens, comme tout le contexte l’indique). Nietzsche entend
par honorabilité le fait d’être estimé des autres et aussi d’estimer les
autres: «Il honore et il veut être honoré; il conçoit l’utile comme
dépendant de son opinion sur autrui et de l’opinion d’autrui sur
lui-même.» Or ceci n’est pas proprement, ni même, quelquefois, pas du
tout, l’honneur; c’est _les honneurs_, les marques de considération
sociale et de respect social, et cela ressortit à la morale sociale.
C’est exactement dans ce sens que Montaigne emploie le mot _honneur_.
Quand il dit que «l’honneur est le principe des monarchies», il veut
dire, comme c’est prouvé par tous ses textes, que les distinctions
honorifiques accordées par le roi, ratifiées par l’opinion publique,
sont le grand mobile des vertus sociales dans une monarchie
aristocratique. Or ceci n’est pas l’honneur; c’est l’honorable.

--Et par conséquent c’est déjà de l’honneur, si les mots ont un sens.

--Oui, c’est le premier degré, si l’on veut, de l’honneur proprement
dit. C’est déjà de l’honneur, puisque c’est avoir des raisons de se
préférer à d’autres et se satisfaire, en dehors de toute jouissance
matérielle, dans cette préférence. Ce n’est pas l’honneur proprement
dit, puisque les raisons de se préférer ainsi nous viennent des autres,
non de nous-mêmes.

--De nous-mêmes aussi, Nietzsche le dit.

--Je veux bien. Alors trois degrés: 1º à son bien-être matériel préférer
l’estime qui nous vient des autres; 2º à son bien-être matériel préférer
l’estime qui nous vient d’autres, mais de ceux-là seulement que nous
estimons nous-mêmes, de sorte que c’est une estime contrôlée par nous,
ou, pour mieux dire, notre propre estime de nous, réfléchie avec
renforcement par celle de ceux qui sont estimés de nous; 3º à son
bien-être matériel préférer sa propre estime, quand bien même il ne se
trouverait personne pour nous estimer, ce qui devrait, certes, nous
faire réfléchir, mais ce qui ne devrait pas nous arrêter, si, tout
compte fait, nous nous sentions sûrs de l’honneur contenu dans notre
acte.

Dans le premier cas, il y a un peu de sentiment de l’honneur; dans le
second, il y en a beaucoup plus; dans le troisième, il y a honneur pur.

Le véritable honneur consiste à sentir par soi-même que l’on est «une
âme peu commune», comme dit le héros de Corneille, et qu’il est
indifférent, pour que cela soit, que cela soit constaté, que quelqu’un
au monde s’en aperçoive et le marque au tableau. On se sent alors, en
obéissant à sa loi, le législateur.

Aristote avait très bien vu cela, j’entends que l’homme supérieur est sa
loi à lui-même à ce point même qu’il ne peut pas être soumis aux lois:
«Si un citoyen ou plusieurs sont tellement supérieurs qu’on ne puisse
les comparer aux autres, il ne faudra plus les regarder comme faisant
partie de la cité... Les lois ne sont nécessaires que pour les hommes
égaux par leur naissance et par leurs facultés; quant à ceux qui
s’élèvent à ce point au-dessus des autres, il n’y a pas de loi pour eux;
ils sont eux-mêmes leur propre loi; celui qui prétendrait leur imposer
des règles se rendrait ridicule et eux seraient peut-être en droit de
lui dire ce que les lions d’Antisthène répondirent aux lièvres plaidant
la cause de l’égalité entre les animaux...»

Et il arrive ceci qu’au plus haut degré l’on devient le concurrent de
soi-même. On veut se distinguer non seulement des animaux, c’est trop
facile quoique ce soit déjà très appréciable; non seulement des hommes
que l’on voit inférieurs à ce qu’on est, c’est trop facile encore; non
seulement de ces êtres supposés, dont nous parlions, qu’on ne voudrait
pas être; mais encore de soi-même tel qu’on se voit. L’honneur est alors
une estime de ce que l’on serait si l’on était meilleur. L’honneur
consiste à vouloir mériter l’estime de celui qu’on pourrait devenir.
L’être inférieur de qui, maintenant, vous voulez vous distinguer, c’est
vous-même et ce sera toujours vous-même, quelque progrès sur vous-même
que vous puissiez accomplir.

Nous rejoignons ici les formules de Nietzsche, si loin que nous fussions
de lui par notre principe, parce que tout ce qu’il veut pour satisfaire
la volonté de puissance on peut le vouloir, et il est naturel qu’on le
veuille pour satisfaire le sentiment de l’honneur et conquérir--car là
aussi il y a une conquête--l’estime, toujours fuyant devant nous, de
nous-mêmes. Faut-il se surmonter? Évidemment, pour se distinguer de
l’homme qu’on est et mériter l’approbation de l’homme qu’on aspire à
être, et cela indéfiniment.--Faut-il vivre dangereusement? Sans doute,
sinon tout à fait comme l’entend Nietzsche, du moins par ce fait seul
qu’on trouvera toujours des occasions où ce ne sera pas sans risques
qu’on pourra pleinement satisfaire ce qu’un honneur rigoureux appelle le
devoir.--Faut-il devenir celui qu’on est? Assurément, sinon tout à fait
comme Nietzsche le comprend, du moins en ce sens qu’on est un homme
d’honneur et qu’on ne le sera, relativement encore et toujours
relativement, qu’après des efforts persévérants pour le devenir.

C’est dans cette morale de l’honneur, et je veux dire chez ceux qui ont
leur morale sous cette forme, que le devoir devient une passion. On sait
assez que dans la morale sociale le devoir devient quelquefois et même
assez souvent une passion. (_Dévouement_ à ses semblables: le soldat qui
meurt pour sa patrie, le capitaine de vaisseau qui meurt pour sauver ses
passagers, le mécanicien «qui meurt après avoir renversé la vapeur»,
etc.) Mais le devoir devient une passion surtout chez ceux, peut-être
uniquement chez ceux, qui ont la morale de l’honneur. L’art de l’être
moral ou, sans art, le mouvement même de sa nature, consiste à faire une
passion de la lutte même contre les passions, de sorte qu’il ne reste
plus chez l’homme qu’une passion forte, celle qui combat et dompte
toutes les autres. Voilà l’art de l’être moral, et c’est le mérite des
stoïciens d’avoir bien connu cet art-là.

Mais l’art ne suffirait pas, évidemment, à produire cet effet. Il faut
qu’une idée devenue idée fixe et cette idée fixe devenue idée-force,
mène ce combat contre les passions humaines. Mais encore comment une
idée fixe devient-elle idée force? En se pénétrant, en s’imprégnant de
passion. Ici de quelle passion l’idée fixe se pénètre-t-elle? De la
passion de l’honneur.

«Je ferai cela, _parce que c’est mon idée_.

--Oui; mais alors c’est une simple gageure.

--Non, parce que je mets mon honneur à faire cela.

--Votre honneur?

--Oui... enfin, tout le monde n’en ferait pas autant et je le fais.»

C’est cela; il faut que le désir de se distinguer, que l’idée de
perfection, et en langage humain cela veut dire l’idée d’élite, nous
soutienne dans cette lutte. Elle nous a _inspiré_ l’idée de cette lutte,
et dans cette lutte elle nous encourage et nous _appuie_. Alors
«l’honneur nous enflamme». Il est une passion et une passion ardente,
invincible. La passion contre-passions a détruit ou refoulé toutes les
passions et reste la passion maîtresse. L’_idée_ seule y aurait-elle
réussi? Évidemment non. Il a fallu que le devoir, ennemi des passions,
devînt, sous forme d’honneur, passion lui-même.

Et, dès lors, ne vous étonnez plus que le devoir pousse un homme à
affronter les plus grands dangers et même à accepter la mort certaine;
il y pousse exactement comme la première venue des passions, comme
l’amour, la jalousie, l’ivrognerie ou le libertinage. Le devoir est
devenu une passion enivrante et même une passion mortelle. Et ce n’est
qu’ainsi qu’il est puissant. Le devoir n’est vraiment le devoir, le
devoir n’est pleinement le devoir que quand il est la passion du devoir.

Et il s’est produit, ce me semble, ce phénomène psychologique assez
curieux. Le devoir était une impulsion impérative. On ne l’a pas accepté
comme impulsion. On lui a demandé ses raisons. Il n’en a donné qu’une
seule, mais il en a donné une, l’honneur; il est devenu persuasif. Mais
l’honneur devenu passion est redevenu impulsif et impératif, et c’est
lui maintenant qui ne donne plus ses raisons. C’est un détour, c’est une
randonnée.

Et donc il n’y a rien de plus naturel que ceci que Kant ait jugé le
devoir impératif.

--Comme si une idée pouvait être impérative! dit Schopenhauer.

--Mais c’est que Kant voit cette idée alors qu’elle s’est pénétrée d’un
sentiment et alors que ce sentiment est devenu une passion, laquelle,
comme toutes les passions, est devenue impérieuse.

Cette passion contre-passions est souvent d’une extrême violence. En
tant que passion, elle a besoin à son tour d’être réprimée. Elle devient
le point d’honneur, c’est-à-dire le défaut de l’homme qui se pique
d’honneur là où il n’est ni nécessaire ni utile, soit par habitude, soit
par jactance, soit par obéissance à un préjugé qui est né de l’honneur
mal compris ou compris étroitement. Car il y a de «faux jours
d’honneur», et il ne faut pas dire, comme Sertorius: «Je ne sais si
l’honneur a jamais un faux jour.» Le point d’honneur peut devenir cette
démangeaison de grandeur d’âme dont certains héros de Corneille sont
atteints, ou cette obstination à montrer de la volonté sans objet, de la
volonté pour l’exercice même de la volonté, travers que certains héros
de Corneille montrent aussi. C’est que, du moment qu’une idée devient
une passion, quelque «passion noble», comme dit Vauvenargues, qu’elle
puisse être, elle devient elle-même une excitation nerveuse qui altère
la santé de l’âme et contre laquelle la santé de l’âme doit réagir; la
santé de l’âme, c’est-à-dire ce que nous appelons bon sens, sens du
réel, discernement, mesure, raison.

Mais où sera le criterium? Il sera l’utilité ou l’inutilité de cette
exaltation de l’honneur _pour nous_, considérés comme pouvant être
utiles, inutiles ou funestes à nos semblables. Si cette exaltation de
l’honneur 1º n’est utile en rien, ou pourrait être funeste aux autres
_actuellement_; 2º comme exercice de notre volonté, dépasse
vraisemblablement la mesure où notre volonté pourra _jamais_ être utile
aux autres et même atteint un point où elle pourrait leur être
nuisible;--alors il y a _chose pour rien_ ou chose pour un mal, et c’est
en deçà que nous devons nous tenir.--De même que l’ascétisme exagéré,
qu’il soit pratique indienne, pratique stoïcienne ou pratique
chrétienne, est une vanité quand il pousse jusqu’à ce degré où
l’endurance qu’il nous donne cesse de pouvoir être utile à qui que ce
soit, de même le point d’honneur est une enfance quand l’intrépidité ou
la magnanimité qu’il nous donne sont disproportionnées avec les services
que nous pouvons rendre et quand les actes mêmes qu’il nous inspire ne
servent à rien qu’à nous montrer forts. La limite est flottante, mais
elle n’est pas insaisissable aux yeux de la raison.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur a ceci de particulier qu’elle _semble_ bien être
antinomique, être en contradiction logique avec toutes les morales
connues.

La morale de l’honneur _contrarie_ la morale utilitaire individuelle,
celle qui nous est commune avec les animaux; car enfin si je dois me
conduire conformément à ce qui me distingue des autres, c’est avant
tout, non seulement mon intérêt immédiat, mais mon intérêt général que
je dois mépriser. Me conduire de telle manière qu’il doive en résulter
pour moi un bien et un bien prolongé et permanent, c’est agir
conformément, non à l’égoïsme spontané, mais à l’égoïsme réfléchi, qui
est plutôt un égoïsme redoublé qu’il n’est le contraire de l’égoïsme;
c’est agir non seulement comme un animal, mais comme un végétal qui,
encore qu’il ne soit pas capable de réflexion, agit comme s’il
réfléchissait, en fendant péniblement la terre _pour_ arriver au complet
développement de son être et à sa plénitude, dans les caresses de l’air
et sous la bienfaisante influence du soleil. L’honneur, l’aspiration à
me satisfaire moi-même par la supériorité sur les autres, me commande de
mépriser cette aspiration commune à tous les êtres, la persévérance dans
l’être. Il y a plus d’honneur, d’honneur élémentaire, si l’on veut, à
suivre son instinct immédiat et instantané, qu’à calculer, d’une manière
mercantile, ce qui, ménagé, économisé et bien placé en ce moment, me
rapportera dans un temps donné de bons et agréables bénéfices. La morale
de l’honneur me commande de mépriser la morale bassement utilitaire de
la fourmi ou de l’abeille. Quel honneur voyez-vous à prévoir l’hiver et
le moment de l’indigence? C’est l’imprévoyance de la cigale, qui
ressemble, tout au moins, à de l’honneur. Elle est le sacrifice du moi
prévu ou qu’on pourrait prévoir, à l’expansion de l’être et à la
prodigalité joyeuse de l’être. L’étourderie est de l’honneur, en ce
qu’elle est l’opposé de l’égoïsme cauteleux, craintif et avare. Ce qu’il
y a de bon dans l’étourdi, c’est qu’il ne pense pas à lui-même.

--Comment donc! Il ne pense qu’à lui!

--Peut-être; mais le rangé y songe deux fois, trois fois, dix fois, ce
qui fait que relativement à celui-ci, l’étourdi n’y songe point. Il est
bien plus noble. La morale de l’honneur est contraire à une morale qui,
en son fond et de quelque nom qu’on l’appelle, est une sollicitude
raffinée, ingénieuse, réfléchie et profondément calculatrice à l’égard
de soi-même.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur _paraît_ de même très opposée à ce qu’on appelle
la morale sociale. La morale sociale est le fait de se conformer aux
mœurs ambiantes et le fait de se consacrer au bonheur des autres. Or la
morale de l’honneur d’abord me commande surtout de ne pas me conformer
aux mœurs ambiantes, ensuite de ne pas me consacrer au bonheur des
autres.

De ne pas me conformer aux mœurs ambiantes; car l’honneur me commande
précisément de m’en distinguer, d’être quelqu’un de supérieur, de tendre
indéfiniment à l’ἄριστον τι. La méthode, qui serait sans doute un peu
grossière, mais la méthode qui se présenterait d’abord aux yeux et dont
il resterait toujours quelque chose dans une méthode plus méditée, la
méthode de la morale de l’honneur consisterait en ceci: connaître les
mœurs des hommes pour savoir ce qu’on ne doit pas imiter:

    Tous les hommes me sont à tel point odieux
    Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux;

ou, tout au moins, tous les hommes sont tellement dignes... d’indulgence
que celui qui précisément a pour morale de ne pas être indulgent envers
soi-même, doit commencer par se conformer, non à leurs mœurs, mais à
quelque chose, sinon de contraire, du moins de très différent. Aux yeux
de la morale de l’honneur, les mœurs des hommes ne sont pas, sans doute,
le modèle dont il faut suivre le contraire; mais ils sont le modèle à ne
pas suivre.

Et le second article de la morale sociale est qu’il faut se consacrer au
bonheur de ses semblables. Cela a très bon air. Mais, s’il vous plaît,
qu’est-ce que c’est que le bonheur de mes semblables? C’est ce qu’ils
désignent comme tel, pour que je m’y consacre. Or ce qu’ils comprennent
comme étant leur bonheur est une misère incomparable pour quelqu’un qui
a la morale de l’honneur pour guide. C’est leur prospérité matérielle,
c’est le succès de leurs affaires, c’est l’avancement de leurs enfants,
toutes choses qui, à un homme qui suit la morale de l’honneur, sont
complètement indifférentes. Si je me consacrais au bonheur de mes
semblables tel qu’ils l’entendent, je passerais la plus grande partie de
ma vie à recommander les fils de mes semblables à leurs examinateurs
pour qu’ils fussent reçus sans le mériter. La morale de l’honneur fait
difficulté à me le permettre.

Remarquez ceci: _ou_ mes semblables sont assujettis à leurs intérêts
matériels, et la morale sociale m’ordonne de m’asservir, non à mes
intérêts matériels, il est vrai, mais aux leurs; cependant, malgré cette
différence, c’est encore m’appliquer à _des_ intérêts matériels, ce qui
est contraire à la morale de l’honneur;--_ou_ ils sont comme moi les
servants de la morale de l’honneur, et dès lors ils n’ont aucun besoin
que je me consacre à leurs intérêts. Donc, à tous les égards, la morale
de l’honneur paraît parfaitement en contradiction avec la morale
sociale.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur ne _paraît_ pas moins en contradiction avec la
morale sentimentale. La morale sentimentale, qui, du reste, n’est que la
morale sociale un peu ennoblie de _Gemuth_, comme Matthieu Arnold disait
que la religion est la morale adoucie de sentiment, consiste à suivre le
mouvement de sympathie qui nous pousse vers nos semblables et à tenir
compte de la sympathie que nos semblables nous montrent jusqu’à la
prendre pour juge de notre moralité. C’est quelque chose comme le
«aimez-vous les uns les autres», avec cette addition: «et estimez-vous
bon si vous êtes aimé». Cette morale, qui est excellente en ce qu’elle
commande, mais qui risque de se tromper en son criterium, car on peut
être aimé en dehors du bien, n’est probablement pas proche parente de la
morale de l’honneur. Celle-ci ne vous recommande point d’être aimé et de
vous faire aimer, car ce serait un motif très sensiblement taché
d’intérêt, très sensiblement égoïste; et surtout elle ne vous dit point
que la sympathie des autres soit la pierre de touche au témoignage de
quoi vous devez vous croire bon et louable.

L’honneur est plus haut que cela et plus hautain. Il vous dira que bien
souvent, que le plus souvent peut-être, de quoi les hommes vous savent
gré, c’est de vous montrer favorables, non pas sans doute à leurs vices,
mais du moins à leurs faiblesses; que la sympathie universelle est
acquise à l’être inoffensif et conciliant, non à l’être véritablement
bienfaisant; qu’au contraire la plupart des grands bienfaiteurs de
l’humanité ont été plus tard bénis par elle, mais, pour commencer,
lapidés par elle, écartelés et crucifiés; et il ajoutera que c’est
précisément pour cela qu’il faut suivre la voie de l’honneur comme plus
difficile, plus dangereuse et plus belle. «Le sort qui de l’honneur nous
ouvre la carrière» n’est pas un sort agréable et ne jette point sur nos
pas les fleurs doux-odorantes de la sympathie. Il n’y a rien de commun
entre la morale de l’honneur et la morale sentimentale. «Morale
sentimentale, disait Nietzsche, morale de brebis.» La morale, et Dieu
merci, n’est pas une idylle.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur ne _paraît_ pas non plus bien d’accord avec la
morale stoïcienne, et peu s’en faut qu’elle ne la méprise un peu.
Certes, le stoïcisme _a son honneur_. Son honneur consiste à lutter
contre les passions et à les étrangler; et à se sentir, dans cette
lutte, supérieur, d’abord à elles, et ensuite à ceux qu’elles dominent.
Mais le stoïcisme se borne là; et, à bien considérer qu’il se borne là,
il se confond avec la morale utilitaire, ou au moins il rejoint cette
morale utilitaire, commune à nous et aux animaux, par laquelle nous nous
mettons simplement en garde, en bons calculateurs, contre ce qui
pourrait nous jouer de mauvais tours.

Au fait, il n’y a rien de plus intéressé et il n’y a rien de moins
hasardeux que la morale stoïcienne. Elle consiste à ne rien mettre au
jeu, pour ne rien perdre. Il n’y a aucun déshonneur à cela, mais il n’y
a aucun honneur non plus. La vie est une lutte, dit l’expérience. Il y a
un moyen de ne pas se battre, dit le stoïcisme, c’est de ne se battre
que contre soi-même. La vie est un danger, dit l’expérience. Il y a un
moyen de ne courir aucun danger, dit le stoïcisme, c’est de ne pas se
mettre en route, c’est de ne pas s’embarquer et de se retenir des deux
mains, de toutes ses forces, au rivage.

Il est vrai, mais nous n’aurons la sensation de nous distinguer que dans
l’action dangereuse, tentatrice, pleine de risques et pleine de pièges;
la lutte contre nos passions sans que nous les présentions aux
tentations n’est que la lutte contre nos désirs et nos rêves; en quoi
l’honneur est médiocre; mais ce qui est vraiment capable de nous donner
la récompense de l’honneur satisfait et de l’exciter encore à vouloir
être satisfait davantage, c’est la lutte contre nos passions à travers
tout ce qui est de nature à les tenter, à les séduire, à les caresser, à
les exciter, à les aviver et à les assouvir.

La morale stoïcienne est une morale de timidité _en même temps que_ de
courage; c’est une morale de courage au service de la timidité; c’est
une morale de patience énergique, et ce que nous demandons c’est une
morale d’énergie patiente; c’est une morale qui consiste à se soumettre
et à se démettre; ce que nous demandons c’est une morale qui consiste à
s’affermir pour s’affirmer; c’est une morale d’où l’honneur se tire sain
et sauf; nous demandons une morale d’où l’on puisse tirer de l’honneur;
Horace dit:

    _Et mihi res non me rebus subjungere conor._

Le stoïcisme dit plutôt:

    _Non mihi res, sed me rebus subjungere disco._

Et c’est ce qu’Horace a dit, ce jour-là du moins, que nous répétons. Le
stoïcisme est honorable plutôt qu’il n’honore.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur n’est point d’accord non plus, ce semble, avec la
morale-science-des-mœurs qui, après tout, n’est que la morale sociale
un peu rectifiée. Un progrès constant réalisé par le bon
sens sur les mœurs bien étudiées et bien connues, voilà la
morale-science-des-mœurs-et-art-des-mœurs. Cela est louable; mais ce
progrès ne peut que suivre les mœurs pas à pas et leur obéir en leur
faisant quelques discrètes observations. Il nous semble voir un
Sganarelle qui, seulement, aurait quelque influence sur Don Juan, ou un
Don Quichotte qui irait où Sancho voudrait aller, mais qui lui verserait
de temps en temps, à dose supportable, un peu d’idéal. Qu’il n’y ait
morale qui puisse faire beaucoup plus sur la masse des hommes, nous
l’accordons; mais nous en voulons une cependant qui, tout en faisant
cela sur la masse des hommes, suscite des héros, ou plutôt--car les
héros n’ont pas besoin d’être suscités et ne se suscitent point--donne
aux héros leur formule, de quoi ils ne laissent pas d’avoir besoin ou
d’avoir cure pour s’entretenir.

La morale-science-et-art-des-mœurs ne déprime pas l’instinct moral, mais
elle le stimule vraiment peu et se contente plus facilement qu’il ne se
contente. Elle est trop modeste. Elle n’est pas tout à fait
démocratique; mais elle n’est pas du tout aristocratique; elle ne dit
pas que la vérité morale soit dans le suffrage universel, mais elle la
met dans le suffrage universel légèrement retouché par des sages très
respectueux du suffrage universel. Nous ne sommes pas dans le marécage,
comme dirait Nietzsche; mais nous ne sommes pas sur l’Atlas, non pas
même sur la colline Callichore.

                   *       *       *       *       *

La colline Callichore, c’est peut-être la morale-expansion-de-la-vie, la
morale de Guyau; c’est bien le développement en beauté qu’elle
recommande et qu’elle souhaite; mais nous demandons: en quelle beauté?
parce qu’il y a des beautés de différents degrés et qu’il est peut-être
dangereux que l’homme, parce qu’il se sentira en beauté, en pleine vie
belle, croie être dans la morale. La morale-expansion-de-la-vie est trop
facile, ou du moins, ce qui offre le même danger, elle semble l’être.
N’est-elle point en son fond la morale de Montaigne, ou n’a-t-elle pas
au moins avec la morale de ce stoïcien des jardins d’Épicure un assez
étroit parentage? Certes, il ne faut pas camper la sagesse sur un mont
escarpé et sourcilleux; mais il ne faut pas non plus trop assurer aux
hommes qu’on aille droit à elle par des routes unies, fleuries,
gazonnies et doux-fleurantes.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur, quoique plus rapprochée des idées ou plutôt de
l’état d’âme de Nietzsche que de toute autre chose, n’est point d’accord
non plus avec Nietzsche. D’une part, si elle accepte et prend pour elle
ses formules les plus éclatantes et les plus habituelles (se surmonter,
vivre dangereusement, devenir celui qu’on est), elle repousse ou elle
écarte son principe même: agir par volonté de puissance. Ce n’est pas
par volonté de puissance qu’agit l’homme d’honneur, c’est par volonté de
respect de soi; et quand Nietzsche s’amuse à dire que la propreté est la
première des vertus et que la psychologie est une dérivation du goût de
propreté et que le progrès humain n’est pas autre chose que le progrès
de la propreté, c’est, plus ou moins confusément, de la morale de
l’honneur qu’il a l’idée, et _ce n’est plus de la sienne_.

D’autre part, les deux morales de Nietzsche, quoique dérivant d’une idée
très juste, sont éliminées par la morale de l’honneur, _qui n’en a pas
besoin_, la morale de l’honneur s’appliquant aussi bien au plus humble
des animaux de troupeau qu’au plus glorieux des animaux d’élite. La
morale de l’honneur enseigne au plus humble qu’il a son honneur et des
devoirs qui en découlent; elle reconnaît seulement que ces devoirs
augmentent en nombre et en grandeur et en rigueur à mesure que l’homme
est placé plus haut dans l’échelle sociale, dans l’échelle
intellectuelle et dans l’échelle des forces; que par conséquent il y a
plusieurs morales différemment dures, différemment lourdes et aussi
prescrivant des devoirs en vérité très différents; mais aussi que toutes
ces morales ont un principe commun et une maxime commune: se respecter,
se faire respectable à ses propres yeux; et que par conséquent ces
différentes morales, au point de vue de leur principe, n’en font qu’une,
ce qui rétablit l’unité, quoique variété, du genre humain.

                   *       *       *       *       *

Et enfin la morale de l’honneur, sur quoi nous nous sommes assez étendu
dans la partie discussive de cet essai pour n’y revenir que pour
mémoire, se sépare de la morale kantienne en ce qu’elle abandonne
l’impératif catégorique pour un impératif qui sans aucun doute est
persuasif et conditionnel. Elle croit et ici elle approuve Schopenhauer
donnant assaut à Kant, que jamais, sauf en religion, en état mystique,
l’homme n’obéit à un pur commandement, à un commandement _im-mobile_, à
un commandement métalogique, mais toujours à un commandement qui
raisonne, à un commandement qui se justifie, et elle croit que la raison
que donne l’impératif quand on l’interroge est un sentiment et que ce
sentiment est le sentiment de l’honneur;--ou elle croit, ce qui me
paraît revenir au même, que l’impératif _se présente_ sous forme
d’impératif à celui qui croit et sous forme persuasive d’honneur à celui
qui veut qu’on raisonne; sous forme d’impératif à celui qui est en état
mystique et sous forme persuasive d’honneur à celui qui est en état
rationnel.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur paraît donc bien en contradiction avec toutes les
morales connues; et de fait il y a entre elle et toutes ces morales des
différences qui sont très nettes; mais aussi j’affirme qu’elle rejoint
toutes ces morales et qu’elle va même jusqu’à les absorber par la raison
qu’elle les contient. Toutes les morales, après avoir disparu, par
hypothèse, reparaissent quand on les considère au point de vue de
l’honneur, et elles reparaissent, à mon avis, plus pleines, plus
consistantes et plus vivantes.

La morale élémentaire, commune aux hommes et aux animaux supérieurs:
sacrifier l’intérêt immédiat à l’intérêt, personnel encore, mais général
et s’étendant sur toute une vie, est contenue déjà dans la morale de
l’honneur, ou contient un principe d’honneur, mais en tout cas ressortit
à la morale de l’honneur. Que ce soit par sentiment ou par notion de
l’utile que l’animal ou l’homme sacrifie ainsi son intérêt immédiat, ce
n’est pas douteux; mais il y a déjà chez l’homme un sentiment d’honneur
à faire ainsi. La preuve, bien frappante selon moi, c’est que ce
sacrifice, ceux d’entre les hommes qui sont inférieurs aux animaux _ne
le font pas_ et se livrent à la jouissance immédiate malgré la
sollicitation de leur intérêt personnel général. Ceux-là donc, très
nombreux, bien entendu, qui font ce sacrifice sont guidés partie par le
sentiment de leur intérêt, partie par le sentiment de l’honneur, par
cette pensée: il n’est pas digne de moi--et que serais-je? pire qu’un
animal--de me tuer pour satisfaire mon goût pour le manger, le boire ou
le stupre. C’est de l’honneur, de la dignité, une dignité élémentaire,
mais c’est bien un commencement, en deçà duquel quelques-uns restent. Et
c’est précisément en remontant d’ici, à travers toutes les morales, à la
morale la plus élevée, que nous saisirons bien et les différents devoirs
qu’imposent les différentes morales et ceci que toutes, de plus en plus,
se rattachent à l’honneur comme à leur principe, _ou_, et cela m’est
égal, _sont plus elles-mêmes_ quand elles s’y rattachent.

                   *       *       *       *       *

La morale sociale, commune à l’homme et à quelques-uns des animaux
supérieurs, est ennoblie et renforcée par la morale de l’honneur, de
telle sorte qu’on se demande presque ce qu’est la morale sociale quand
elle n’est pas la morale de l’honneur elle-même et si, quand elle ne
l’est point, elle n’est pas immorale. J’ai touché plus haut ce point.
Mais s’il est parfaitement vrai qu’il est immoral d’être sociable, parce
que les mœurs des hommes sont plutôt mauvaises qu’elles ne sont bonnes,
il n’est pas moins vrai, et il l’est davantage, qu’il faut fréquenter
les hommes pour ne pas leur montrer une hostilité qui est contraire à la
charité, à la bonté, à la bienveillance et qui évidemment dessèche le
cœur. Or comment à la fois fréquenter les hommes, c’est-à-dire, en
somme, prendre leurs mœurs, et rester pur? Il n’y a qu’un moyen, c’est
de les fréquenter en leur donnant de bons exemples et _pour_ leur donner
de bons exemples. Et il n’y a rien qui à la fois soit plus conforme à
l’honneur et qui le confirme et le fortifie davantage. La nécessité même
de fréquenter les hommes vous rengage donc dans l’honneur, ou plutôt de
cette double nécessité de fréquenter les hommes et de ne pas prendre
leurs mœurs résulte cette nécessité aussi d’être plus ferme dans
l’honneur qu’on ne le serait restant solitaire.

Et aussi la morale sociale nous commande d’aider nos pareils, de nous
consacrer à eux. Et c’est une chose qui serait épouvantable si elle
était ce qu’elle est, telle qu’elle est et toute seule, puisqu’elle
consisterait à aider nos semblables dans toutes les infamies, ou au
moins malpropretés, où ils ont besoin d’être aidés et demandent à
l’être. Mais dès que, dans cette morale sociale, vous faites entrer
comme un grain de morale de l’honneur, tout aussitôt elle change
complètement. Vous vous mettez, et largement, au service de vos
semblables dans les limites de ce que l’honneur vous permet et vous
conseille. Dès lors vos semblables, forcés de ne vous demander que ce
qui est honorable, sont obligés à pratiquer l’honneur eux-mêmes et
dirigent leur activité du côté des régions où ils savent que vous pouvez
et voulez les aider; de sorte que, non seulement vous n’êtes associés à
vos semblables que pour le bien, mais qu’encore, à cause du concours
qu’ils espèrent de vous, vous êtes excitateurs de vos semblables dans le
sens du bien.

Et de tout cela il faut conclure que la morale sociale est
abominablement immorale quand elle est la morale sociale, et qu’elle ne
devient morale que quand elle est sociabilité où intervient le sentiment
de l’honneur. Et comme, en dernière analyse, ce dont la société a le
plus besoin, non pour pouvoir vivre, mais pour pouvoir vivre longtemps,
non chaque jour, mais pour tous les jours, c’est un certain degré
d’honnêteté, le véritable homme insocial, antisocial, c’est l’homme trop
sociable et qui ne songe qu’à plaire à la société; le véritable homme
social, c’est l’antisociable, c’est l’insociable, à condition qu’il se
mêle cependant un peu à ses semblables pour leur donner l’exemple de
l’honneur et pour les aider, ce qu’ils remarqueront et ce qui les fera
réfléchir, strictement dans les limites de l’honneur pur.

Comme dans la morale élémentaire, la moralité consiste à préférer son
bien personnel général à sa jouissance immédiate, de même, dans la
moralité sociale, la morale consiste à préférer le bien social général
et permanent au bien-être social immédiat; et cette distinction c’est
l’homme d’honneur qui la fait, et cette préférence c’est l’homme
d’honneur qui l’enseigne. Il en résulte que la morale sociale sera
subordonnée à la morale de l’honneur ou qu’elle ne sera pas. Donc il en
résulte que quand elle existe, ou elle est étroitement enveloppée de la
morale de l’honneur, ou elle est la morale de l’honneur elle-même.

                   *       *       *       *       *

La fade morale sentimentale semble bien, comme nous l’avons assez
marqué, n’avoir aucun rapport avec l’âpre et virile morale de l’honneur.
Cependant, non seulement on peut concilier celle-ci avec celle-là; mais
encore on peut dire que celle-là n’a agréé à quelques philosophes que
vue à travers celle-ci et que, si ce milieu avait disparu, la morale
sentimentale serait apparue dans une nudité honteuse qui eût fait
reculer ses partisans les plus passionnés.

Faire de la sympathie que nous montrent nos semblables le criterium du
bien, le criterium de notre moralité, le criterium de ceci que nous
sommes dans la bonne voie, ce serait un pur cas d’aliénation mentale, si
nous ne nous persuadions qu’en nous aimant c’est le sentiment de
l’honneur que suivent ceux qui nous aiment. Être aimé ne prouve rien,
non pas même qu’on soit aimable, encore moins qu’on soit digne d’être
aimé, encore bien moins qu’on soit digne d’être aimé pour ses vertus. Il
ne prouve absolument rien du tout. L’amour souffle où il veut. Et cette
comparaison de l’amour avec un souffle venu des régions du hasard est si
juste que les Romains appelaient la popularité _aura popularis_. Or
l’amour de nos semblables pour nous c’est la popularité. Et la
popularité est la fille même du hasard. Elle naît exactement, non pas
même d’un je ne sais quoi, ce qui est encore quelque chose, quelque
chose qu’on n’a pas encore défini, mais elle naît littéralement d’on ne
sait quoi et d’on ne saura jamais quoi. Elle est un des scandales de la
raison. Avec elle on n’a pas même la règle de la négative et l’on ne
peut pas dire, ce qui serait une certitude, que son existence est signe
qu’elle est imméritée. Elle est méritée quelquefois, elle est imméritée
souvent. Elle porte avec elle-même son incertitude touchant ses mérites.
Elle est ce qui n’est signe de rien.

Et il en faut dire autant de la popularité restreinte, de ce que
j’appellerai, si l’on veut, la popularité domestique. Un homme--rien de
plus fréquent--est adoré de sa femme, de ses enfants, de sa belle-mère
(j’ai vu cela), de quelques amis. C’est le dernier des bohèmes, des
fous, des égoïstes et des apaches. Rien n’irrite davantage l’honnête
homme dévoué aux siens et dont toutes les vertus sont méconnues et, qui
plus est, attribuées à son voisin, le bohème et l’apache. Il en est
ainsi, s’il y a une providence, précisément _pour que_ l’honnête homme
ne tienne pas compte de la sympathie de ses semblables et pour qu’il ne
donne pas dans la morale sentimentale.

Tant y a que la morale sentimentale porte en elle un terrible germe
d’erreur.

_Mais_, si l’on fait intervenir dans la morale sentimentale le sentiment
de l’honneur et du respect, comme font évidemment tous ceux qui ont tenu
compte de cette morale, alors elle se transforme immédiatement. Si l’on
suppose que l’on ne sera aimé qu’en proportion de sa vertu et de son
honneur, qu’en proportion de ce qui _devrait_ en effet vous faire aimer,
alors il n’y a rien de plus raisonnable que la morale sentimentale. La
morale sentimentale est fondée par des moralistes naïfs sur la sympathie
humaine, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être; non
telle qu’elle est, mais telle qu’elle serait si elle avait honte de ce
qu’elle est. Et comme, malgré tout, il arrive que la sympathie humaine
ne se trompe pas et va en effet là où elle devrait aller toujours;
comme, surtout, elle se trompe sur l’application de ses sentiments et
souvent aime bien par amour de la vertu et de l’honneur, mais des gens
qui en sont absolument dépourvus et à qui elle les attribue, le
moraliste a été un peu autorisé, pourvu qu’il fût un peu myope, à dire:
soyez sûrs que la sympathie humaine tend toujours à la vertu et à
l’honneur (ce qui est à peu près vrai), et si vous vous sentez l’objet
de la sympathie, concluez (c’est ici qu’est l’erreur) que vous êtes
vertueux, et donc recherchez la sympathie de vos semblables.

C’est ainsi que la morale de l’honneur rejoint la morale de la
sympathie, à la condition que la sympathie soit bien placée. On peut
dire que tout le théâtre de Corneille est fondé sur la morale de la
sympathie, car ce que les héros et héroïnes recherchent, c’est bien
d’être aimés; seulement ils ont le culte de l’honneur et sont persuadés,
et avec raison, que ceux qu’ils aiment l’ont aussi et qu’ils ne seront
aimés qu’en raison de leur culte pour l’honneur, qu’ils ne seront aimés
qu’_en l’honneur_ comme d’autres ne sont aimés qu’en Dieu. Dans ces
conditions, morale d’honneur et morale de sympathie se confondent. La
morale de l’honneur _est_ la morale de sympathie elle-même, à supposer
que les sympathies sont morales et à ne vouloir que de celles qui le
sont.

La morale de l’honneur peut encore bien s’accorder avec le stoïcisme.
Elle le complète. Elle en accepte complètement le principe: lutte contre
toi-même; car il est bien évident que la première _distinction_ que nous
devions et aussi que nous puissions chercher, c’est celle qui consiste à
ne point s’aimer et à n’être point désarmé contre soi-même par le
sentiment de ses mérites. De plus, nous avons vu que la morale de
l’honneur, dans ce désir qu’elle inspire à l’homme de se distinguer
d’êtres inférieurs à lui, ou d’êtres supposés inférieurs à lui, ne
laisse pas de lui indiquer un être particulièrement dont il doit se
distinguer, à savoir lui-même, qu’il doit dépasser, à savoir lui-même,
qu’il doit surmonter, à savoir lui-même et, jusqu’à ce point, la morale
de l’honneur, non seulement donne la main au stoïcisme, mais elle est le
stoïcisme.--Passé ce point, elle le complète _et lui donne son sens_.
Car enfin pourquoi lutter contre ses passions et se surmonter soi-même?

--Pour cela même, pour dompter ses passions.

--Mais, c’est un sport!

--C’est un beau sport.

--C’est donc de la beauté que vous voulez faire? Il y a d’autres
manières, peut-être moins sombres et moins tristes de faire de la
beauté.

--Pour dompter les passions qui sont laides.

--C’est donc de la beauté que vous voulez faire. Il y a d’autres
manières, et moins sombres, et moins tristes, de faire de la beauté, et
peut-être même avec ces passions que vous méprisez.

--Pour ne pas être dévoré par les passions, ce qui rend malheureux.

--C’est donc le bonheur que vous recherchez? Vous êtes des épicuriens.

Ils ont pourtant raison; seulement ils ne songent pas à introduire dans
la loi du devoir le vrai sentiment qui la vivifie. Ils connaissent très
bien ce sentiment, mais ils ne le reconnaissent pas; je veux dire qu’ils
l’éprouvent, mais qu’ils ne le démêlent point. C’est bien par honneur
que vous agissez; c’est bien pour vous distinguer d’autres êtres jugés
par vous inférieurs à vous et de vous-même jugé par vous inférieur à ce
que vous pourriez devenir; de telle sorte que, de victoire en victoire,
d’homme surmonté en homme surmonté, se réalise ce sage parfait qui est
un Dieu; c’est bien pour cela que vous agissez, certainement; mais vous
ne l’avez pas suffisamment démêlé et, manque de cela, votre morale
paraît quelque chose comme un jeu sublime.

Elle se comprend elle-même dès qu’elle sait qu’elle est le _nisus_
éternel de l’humanité voulant toujours laisser quelque chose derrière
elle.

Et remarquez que le reproche, qu’on fait avec quelque apparence de
raison à votre morale, à savoir d’être trop individualiste et de ne
guère pousser l’homme au dévouement envers ses semblables, disparaît
aussitôt quand c’est d’honneur que l’on parle et non plus seulement de
vertu stoïque. L’homme d’honneur comprend, il me semble, de soi-même, de
par le sentiment qui le remplit, qu’il ne se distinguera et qu’il ne
méritera son propre respect, que quand, non content d’étrangler ses
passions dans sa cave et de s’abstenir et de supporter et de s’isoler,
il agira sur les autres dans le sens de l’amélioration morale. Vous le
faites, certes, par votre prédication; mais il est évidemment honorable
de le faire par l’action, par l’élaboration des législations meilleures,
par la répression et la correction et le relèvement des peuples qui
entraveraient le progrès de la civilisation morale, etc.

Et... vous le faites par la prédication! Pourquoi le faites-vous? Je ne
sais pas trop. La prédication suppose qu’on veut une humanité tout
entière pénétrée des préceptes qu’on lui présente. Voudriez-vous que
toute l’humanité s’abstînt et supportât, c’est-à-dire fût composée
d’individus isolés les uns des autres, et c’est-à-dire ne fût plus
l’humanité? Votre morale, si excellente, conduit à faire un genre humain
d’ascètes anachorètes. Aussi ne visez-vous point l’humanité en prêchant.
Vous visez le petit nombre de ceux qui sont capables de vivre comme
vous, mais qui n’y ont pas encore songé, laissant volontairement de côté
la majorité du genre humain. Je rêve mieux pour vous et je dis qu’il y a
au fond de vos principes mêmes un principe de vie qui pourrait être
proposé à l’humanité tout entière: guerre aux passions, non pour se
faire invincibles, mais pour vaincre le mal sous toutes ses formes. Quel
mal? Le mal de déchoir.

Ainsi la morale de l’honneur replacée dans le stoïcisme, et je dis
replacée parce qu’elle y est chez elle, fait un stoïcisme élargi,
agrandi, plus actif et plus vivant.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur peut rectifier et compléter de même la
morale-science-et-art-des-mœurs. Il est dans votre nature, car vous êtes
surtout un savant, un studieux, de considérer la «réalité morale», les
mœurs des hommes, principalement pour les étudier, car vous êtes un
savant, un studieux, mais aussi pour en tirer une leçon à l’usage des
hommes et même au vôtre. Fort bien. Or vous n’en tirerez aucune leçon,
du moins j’ai cru le démontrer, si vous ne les rapportez pas, comme à
une pierre de touche, comme à un instrument de contrôle, comme à un
instrument de jugement, à un idéal de mœurs que vous vous serez formé.
Bon gré mal gré, vous ferez intervenir cet idéal dans tout projet, si
modeste soit-il, «d’amélioration» de vos semblables ou de vous-même, que
vous aurez fait. Or, cet idéal, quel sera-t-il? Un des idéals,
assurément, que les diverses morales que nous avons examinées ont
inventés et proposés aux hommes. Or j’ai cru montrer qu’ils ont tous
quelque chose d’insuffisant; nous voilà ramenés à l’idéal honneur comme
étant celui qu’inconsciemment peut-être vous consulterez à chaque
amélioration de détail, que vous, très modeste et ne voulant procéder
que par progrès insensibles, vous proposerez.

Mais je dis que, particulièrement vous, c’est à l’idéal honneur que vous
vous adresserez instinctivement, et peut-être sans le savoir, dès que
vous ferez de «l’art moral». Car vous, peut-être avec raison, vous
n’êtes pas un sentimental, et vous n’êtes pas un eudémoniste et ne
croyez guère au bonheur; et vous n’êtes pas un poète et vous n’êtes
guère partisan de la vie expansive ou de la vie intense et violente;
vous êtes un sage très modéré dans ses ambitions pour l’humanité et un
peu sceptique sur les puissances de l’humanité. Soyez sûr qu’à quoi vous
songerez, qu’à quoi vous songez plus ou moins consciemment toutes les
fois que vous envisagez une amélioration possible, c’est à ceci: plus
d’_humanité_ entre les hommes, moins de violences, moins de
meurtrissures, moins de cruautés. Comme vous êtes surtout _instruit_ des
mœurs des hommes, vous êtes ennemi de ce que vous voyez bien qui leur
fait faire le plus de sottises, à savoir de leurs passions basses et
leurs passions hautes, et c’est assurément à un certain milieu et
entre-deux que vous voudriez les arrêter, avec un progrès lent dans ce
sens. Or c’est à l’instinct de l’honneur que, dans ce dessein, vous
faites appel. Toutes vos améliorations se ramèneront à ceci: soyez
corrects, soyez dignes, n’admettez pas des institutions qui sentent la
vengeance, c’est-à-dire l’animalité, qui sentent l’ambition désordonnée,
c’est-à-dire la sauvagerie, qui sentent la torpeur et l’inertie,
c’est-à-dire la végétalité et même la végétalité inférieure. Tout cela
c’est de l’honneur d’homme et de l’honneur que peuvent comprendre les
hommes de toutes classes et de tout rang, ce qui est précisément ce
qu’il vous faut.

Et voyez comme aussitôt que ce principe est, je ne dirai pas introduit
auprès de vous, car vous l’avez, mais mieux connu, mieux saisi, votre
préoccupation principale prend tout son sens. Certes, on n’a jamais
assez connu les mœurs des hommes pour adapter et ajuster à chacune de
leurs tendances, dans la mesure juste, comme correctif, le principe de
l’honneur: «Il est digne de vous, qui êtes ambitieux, de l’être d’une
façon qui vous distingue de l’ambitieux vulgaire; il est digne de vous,
qui êtes colérique, de ne l’être que contre ce qui est bas et vil, pour
vous distinguer de ceux qui le sont d’une façon puérile et infantile;
etc.» La science des mœurs devient alors le diagnostic, qui n’est jamais
assez informé, et l’art moral devient une médication employant une
panacée, mot qui fera sourire, mais une panacée a formes multiples et
toujours appropriée au tempérament du malade. L’art des mœurs est l’art
d’introduire dans les mœurs autant de sentiment de l’honneur qu’elles en
pourront comporter dans telle situation donnée, ce qui comporte les
connaître à fond et avoir mesuré toutes leurs faiblesses et toutes leurs
forces.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur s’accommode encore de la morale de Guyau, de la
morale expansion de la vie, et elle la complète heureusement. La morale
c’est la vie en beauté. Je le veux bien; mais à quoi reconnaîtrons-nous
la beauté? Quel sera le criterium de la beauté? C’est ce que Guyau n’a
jamais dit, et c’est pour cela que sa morale reste flottante, parce que
_ce qui semble beau_ est partout et par conséquent tout est moral. Mais
si nous arrivons à savoir ce qui est humainement beau et si nous
démêlons que ce qui est humainement beau c’est tout ce qui nous élève
au-dessus de quelque chose jugé par nous indigent; comme le sens de la
beauté et le sens de la vie et le sens de la vie belle se fait lumineux
et presque précis! Et comme alors, oui, je puis dire: être moral c’est
vivre; vivre véritablement étant augmenter en moi la valeur de la vie.
Car maintenant, j’ai en mains une _valeur_, ce que je n’avais pas tout à
l’heure. Il a suffi de cela, mais c’était tout, pour que le système,
sans changer en soi, eût toute sa vertu. Il me dirigeait vraiment de
tous les côtés; il me dirige maintenant de tous les côtés encore, mais
avec une boussole très exacte qui me fait éviter les écueils de chaque
région et dans chaque région me fait voguer par une mer sûre vers des
terres fécondes.

                   *       *       *       *       *

Puisque Nietzsche, comme M. Fouillée a raison de le dire, a un point de
départ qui n’est pas très différent de celui de Guyau, si tant est qu’il
ne soit pas le même, de la morale de l’honneur appliquée au
nietzschéisme, nous dirons à peu près la même chose. La morale de Guyau
devient la morale de l’honneur dès que par la beauté de la vie on entend
l’honneur, et la morale de Nietzsche est la morale de l’honneur
elle-même si, ce qui n’est pas certain, mais ce qui est probable, par
héroïsme il a entendu la joie de l’honneur qui se satisfait. Si nous
rencontrions toujours les formules favorites de Nietzsche quand nous
exposions la doctrine de l’honneur comme principe de la morale, c’est
que tout ce qui est signe de force est signe de force morale, et tout ce
qui est exercice de force est exercice de force morale, à une certaine
condition, et qu’il ne reste plus à savoir que pour quelle cause et dans
quel dessein la force se met en action, pour savoir si elle est morale
ou si elle ne l’est pas; et le seul tort de Nietzsche, considérable il
est vrai, est d’avoir cru que la force est morale en soi, ou, puisqu’il
récuse le mot moral, d’avoir cru que la force est, en soi, la bonne
règle de notre développement.

Il a dit, en bon Allemand négateur du droit: «Vous dites que c’est la
bonne cause qui justifie la guerre? Je vous dis que c’est la bonne
guerre qui sanctifie toute cause.» Voilà ce qui nous sépare; mais s’il
avait compris une fois pleinement ce qu’à chaque instant il est tout
près de comprendre, que la force se trompe sur elle-même comme la
faiblesse, et qu’il faut à la force un criterium de son bon ou mauvais
emploi, toutes ses directions générales le menaient à préconiser et à
introniser la force noble, et c’est-à-dire celle qui se méprise
elle-même quand elle n’est pas conforme à l’honneur. Et c’est ce qu’il
dit lui-même le jour où à sa formule: «L’homme est quelque chose qui
doit se surmonter», laquelle toute seule n’est encore rien, il ajoute:
«Que votre amour de la vie soit l’amour de vos plus hautes espérances et
que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie»,
équation entre l’amour de la vie élevée et l’amour de ce qu’on espère de
la vie, c’est-à-dire un progrès sur soi-même.

Tous les «signes de noblesse» de Nietzsche sont des signes du désir chez
l’homme de se distinguer de ceux qui sont contents d’eux-mêmes, et aussi
de soi-même trop facilement content de soi. Et comme son stoïcisme est
un stoïcisme d’action, que ce stoïcisme d’action soit dominé et dirigé
par ce sentiment que l’homme doit se dominer et dominer les autres pour
l’honneur de l’humanité, toute sa philosophie devient celle du courage
au service du bien.

Elle devient celle de Montaigne en un jour de stoïcisme chrétien: «O la
vile chose et abjecte que l’homme s’il ne s’élève au-dessus de
l’humanité!--Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement
absurde; car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée
plus grande que le bras et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos
jambes, cela est impossible et monstrueux, ni que l’homme se monte
au-dessus de soi et de l’humanité; car il ne peut voir que de ses yeux
et saisir que de ses prises. Il s’élèvera si Dieu lui prête
extraordinairement la main; il s’élèvera, abondamment et renonçant à ses
propres moyens et se laissant hausser et soulever par des moyens
purement célestes. C’est à notre foi chrétienne, non à la vertu stoïque
de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose.»--Il est vrai,
dirai-je; mais, même sans avoir recours à la foi, en langage
philosophique, cela veut dire: l’homme doit se surmonter et ne peut pas
se surmonter; c’est donc d’accomplir sur lui un miracle qu’on lui
demande quand on lui dit: «Surmonte-toi», et il est étrange qu’un
incrédule comme Nietzsche l’y convie; mais ce miracle, si l’homme y
croit, il commence à être accompli; s’il s’y applique avec une énergie
qui sera en raison de l’intensité de sa foi, il sera à demi accompli; et
c’est-à-dire que, sans se surmonter, l’homme aura atteint ses limites,
surmontant tout ce qu’il _paraissait_ être et tout ce que lui-même
croyait qu’il était. Or cet acte de foi, point de départ de toutes ces
nobles démarches et de cette métamorphose quasi divine, c’est un acte de
foi en l’honneur, en l’honneur, reste peut-être et peut-être signe de
notre céleste origine.

                   *       *       *       *       *

Et enfin que la morale de l’honneur soit la morale même de Kant avec une
sorte d’addition qui ne fait que la modifier, qui ne fait que la ramener
à être persuasive comme toutes les morales non religieuses, qui ne fait
que la laïciser, si l’on me permet ce badinage, c’est ce que tout cet
essai aura déjà suffisamment mis en lumière. La morale de Kant commande,
la morale de l’honneur persuade impérativement par la bouche d’un
personnage qui commande par un conseil, mais qui très rapidement revient
lui-même à commander sans phrases. La morale de l’honneur explique la
morale de Kant, ou plutôt fait qu’elle s’explique; elle fait parler la
grande muette; elle desserre les lèvres scellées de l’Impératif.

Du reste, elle lui laisse tout son caractère. Il est vrai encore que
toute action inspirée par des mobiles intéressés n’est pas morale et que
ne _s’achemine_ à être morale qu’une action inspirée par des mobiles
intéressés et par un «commencement d’amour de Dieu», c’est-à-dire du
bien pour lui-même. Il est vrai encore que l’échelle des valeurs des
actions est établie par cette considération que plus une action s’écarte
de l’intérêt de l’agent et se rapproche d’une idée pure, plus elle est
morale. Mais il n’est plus vrai qu’elle doit se rapprocher d’un pur rien
ou d’un quelque chose qui ne dit rien. Elle doit se rapprocher de l’idée
à la fois la plus élevée et la plus capable de s’élever sans cesse et la
plus universelle et la plus capable d’être universelle.

Il est vrai encore qu’une action inspirée par la seule sensibilité n’est
pas morale; mais il n’est plus vrai que «le sentiment même de la pitié
et de la compassion tendre est _à charge_ à l’homme bien intentionné
quand il intervient avant l’examen de cette question: où est le devoir?
et qu’il est le principe de la détermination qu’on prend, parce qu’il
vient troubler l’action de ses sereines maximes; et qu’aussi lui faut-il
souhaiter d’y échapper pour n’être plus soumis qu’a cette législatrice,
la Raison». Non, cela n’est pas vrai; et Schiller a raison en son
épigramme: «Je sers volontiers mes amis, mais, hélas je le fais avec
plaisir; j’ai un remords.--Eh bien, efforce-toi de le faire avec
répugnance, et ce sera le devoir.» Ce qui est vrai, c’est que l’_accord_
entre la sensibilité et la raison est le signe du vrai et qu’il faut
souhaiter, non pas d’échapper à la sensibilité, mais qu’elle se
rencontre avec la raison. Or cet accord ne peut être indiqué par un
commandement sec, froid et silencieux, mais par une instigation
chaleureuse et éloquente qui tienne déjà un peu de la sensibilité. C’est
celle de l’honneur. L’honneur est le médiateur entre la sensibilité et
la raison; il est l’interprète de la raison auprès de la sensibilité.

Au fond, Kant établit bien la morale sur l’honneur quand il observe que
le sentiment qui _reçoit_, pour ainsi parler, la loi morale dans le cœur
de l’homme, c’est le respect. Le respect, c’est ce que la sensibilité
_a_ pour le commandement moral. Or respecte-t-on un commandement pur et
simple? Non; on lui obéit quand on ne peut pas faire autrement. Ce qu’on
respecte, depuis la simple déférence jusqu’à la vénération et jusqu’au
culte, c’est la raison du commandement ou le caractère de celui qui
commande. Ce qu’on respecte dans le commandement moral, c’est l’honneur
qu’il nous donne pour sa raison ou le personnage de l’honneur sous
lequel il nous apparaît. C’est cela qu’on peut respecter et que l’on
respecte. En trouvant, et très bien, le lien entre la loi morale et la
sensibilité, le levier entre la loi morale et la sensibilité, Kant a
trouvé ce à quoi, vraiment et réellement, _in actu_, nous obéissons
quand nous sommes moraux. Quand nous sommes moraux nous nous respectons,
quand nous nous respectons nous sommes moraux; quand nous avons trouvé
ce qui en nous est non aimable--pour nous c’est nous tout entier--mais
respectable, et quand c’est à cela que nous nous attachons, nous sommes
moraux. Et donc Kant, je ne dirai peut-être pas a fondé la morale sur
l’honneur, mais il l’a _vue_ fondée sur lui.

Son criterium même est plein de cette idée; car agir de telle manière
que nous puissions vouloir que la maxime d’après laquelle nous agissons
soit une loi universelle, prenez garde, il y a de la sensibilité
là-dedans; il y a un commencement de sensibilité; c’est vouloir avoir
l’honneur d’être le législateur du genre humain; je dis trop? oui; eh
bien, c’est vouloir avoir l’honneur de pouvoir se considérer comme
législateur du genre humain; c’est dire: «J’agis bien; si tout le monde
faisait ainsi...»; et ce n’est pas forcément de l’orgueil; ce n’est pas
nécessairement de la fierté; mais c’est un sentiment d’honneur très vif,
c’est le sentiment de s’être distingué de beaucoup d’autres jugés
inférieurs à nous. Kant est tout plein de l’idée d’honneur. La morale de
l’honneur ne fait que prendre Kant par un certain biais et le rendre
plus accessible. Elle ne fait que mettre un pont entre son escarpement
et nous.

                   *       *       *       *       *

La morale de l’honneur, j’ai cru le prouver, s’adresse à tous, à tous
elle fait appel et tous peuvent la recevoir. Mais à tous elle propose de
se distinguer, de s’élever au-dessus de quelqu’un, fût-il supposé, de se
faire préférables. Elle est tout entière, grâce peut-être à une
interprétation particulière, mais enfin elle est tout entière dans le
fier mot de Nietzsche que j’ai déjà cité, mais que je veux comme saluer
en finissant: «Gardons-nous de rabaisser nos privilèges à être les
privilèges de tout le monde»; car il s’agit d’être privilégiés, d’être
plus haut, d’être les élus. Or nos privilèges, ce sont nos devoirs.
Nietzsche le dit encore: «Compter nos privilèges et leurs exercices au
nombre de nos devoirs.» Nos privilèges, c’est d’être en quelque chose
plus forts, en quelque chose plus intelligents, en quelque chose plus
vertueux que d’autres. Or autant de privilèges, autant de devoirs; et
plus nous avons de privilèges, plus nous avons d’obligations, et c’est
ce que l’honneur commande. Nous devons nous considérer, tous tant que
nous sommes, puisque chacun de nous a son petit côté de supériorité,
_nous devons nous considérer comme des privilégiés du devoir_.

Remarquez que, comme il arrive souvent, la formule de Nietzsche peut se
retourner et rester vraie. Nous ne devons pas rabaisser nos privilèges à
être les privilèges de tout le monde. Nous devons aussi rabaisser nos
privilèges à être les privilèges de tout le monde; c’est-à-dire vouloir
que tout le monde pratique nos vertus et faire tous nos efforts pour
qu’ils les pratiquent; et c’est en effet ce que les plus saints d’entre
nous veulent de tout leur cœur. Mais pourquoi vouloir cette égalité?
Pour en sortir. Pourquoi vouloir que nos privilèges soient rendus
communs? Pour en chercher d’autres. Pourquoi vouloir que les devoirs
pratiqués par nous soient pratiqués par tout le monde? Pour nous créer
d’autres devoirs, plus grands, plus lourds, plus impérieux et plus
nobles, ou les mêmes poussés plus loin. Et ainsi de suite et toujours,
et voilà la formule de Nietzsche réintégrée: nous aurons toujours des
devoirs dont nous serons toujours jaloux comme de privilèges.

Et l’humanité, d’échelons en échelons, se surmontera toujours, les plus
élevés tendant la main à ceux qui seront restés plus bas, ayant un
double désir, une double volonté, qui n’a rien de contradictoire, d’être
toujours rejoints, et d’être toujours supérieurs.

Ainsi le veut l’Honneur, qui est le Devoir à l’état dynamique, qui fut
le roi des combats sanglants, qui peut devenir le roi des combats
pacifiques, le roi des rivalités salutaires, le roi des émulations
sacrées, à la conquête, toujours à faire, jamais faite, toujours
essayée, toujours commencée, toujours espérée, de la souveraine vertu,
qui est le souverain bien.

                   *       *       *       *       *

J’aurais peut-être dû--et aussi bien c’est peut-être ce que je devrais
toujours faire--ne pas écrire ce volume; et me contenter de transcrire
cette ligne d’Alfred de Vigny: «L’honneur, c’est la poésie du devoir.»




TABLE DES MATIÈRES


    I. Avant Kant                                 1
   II. La morale de Kant                         38
  III. Le néo-kantisme                           80
   IV. La morale sans obligation ni sanction    104
    V. La morale de Nietzsche                   139
   VI. La morale science-des-mœurs              215
  VII. La morale de l’honneur                   257


Poitiers.--Société française d’imprimerie.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DÉMISSION DE LA MORALE ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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