Vie de Rancé

By vicomte de François-René Chateaubriand

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Title: Vie de Rancé

Author: vicomte de François-René Chateaubriand

Release date: August 1, 2025 [eBook #76606]

Language: French

Original publication: Paris: H.-L. Delloye, 1844

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  VIE
  DE RANCÉ,

  PAR
  M. LE Vte DE CHATEAUBRIAND.

  SECONDE ÉDITION,
  REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE


  PARIS
  H.-L. DELLOYE, Éditeur.

  SE VEND:
  A LA LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
  PALAIS-ROYAL, PÉRISTYLE MONTPENSIER, 214.




IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON, A PARIS.




TABLE


  Dédicace                                  VII
  Avertissement de cette seconde édition     IX
  Avertissement de la première édition       XI
  Livre premier                               4
  Livre deuxième                             53
  Livre troisième                           137
  Livre quatrième                           165




DÉDICACE


A la mémoire de l’abbé Séguin, prêtre de Saint-Sulpice, né à Carpentras
le 8 août 1748, mort à Paris, à 95 ans, le 19 avril 1843.

CHATEAUBRIAND.




AVERTISSEMENT

DE CETTE SECONDE ÉDITION


J’ai suivi dans cette édition tous les changements qui m’ont été
indiqués. On ne peut me faire plus de plaisir que de m’avertir quand je
me suis trompé: on a toujours plus de lumière et plus de savoir que moi.




AVERTISSEMENT

DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Je n’ai fait que deux dédicaces dans ma vie: l’une à Napoléon, l’autre à
l’abbé Séguin. J’admire autant le prêtre obscur qui donnait sa
bénédiction aux victimes qui mouraient à l’échafaud, que l’homme qui
gagnait des victoires. Lorsque j’allais voir, il y a plus de vingt ans,
mesdemoiselles d’Acosta (cousines de madame de Châteaubriand, alors au
nombre de quatre, et qui ne sont plus que deux), je rencontrais, rue du
Petit-Bourbon, un prêtre vêtu d’une soutane relevée dans ses poches: une
calotte noire à l’italienne lui couvrait la tête; il s’appuyait sur une
canne, et allait, en marmottant son bréviaire, confesser, dans le
faubourg Saint-Honoré, madame de Montboissier, fille de M. de
Malesherbes. Je le retrouvai plusieurs fois aux environs de
Saint-Sulpice; il avait peine à se défendre d’une troupe de mendiantes
qui portaient dans leurs bras des enfants empruntés. Je ne tardai pas à
connaître plus intimement cette proie des pauvres, et je le visitais
dans sa maison, rue Servandoni, nº 16. J’entrais dans une petite cour
mal pavée; le concierge allemand ne se dérangeait pas pour moi:
l’escalier s’ouvrait à gauche au fond de la cour, les marches en étaient
rompues; je montais au second étage; je frappais; une vieille bonne
vêtue de noir venait m’ouvrir: elle m’introduisait dans une antichambre
sans meubles où il n’y avait qu’un chat jaune qui dormait sur une
chaise. De là je pénétrais dans un cabinet orné d’un grand crucifix de
bois noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé de moi par un
paravent, me reconnaissait à la voix: ne pouvant se lever, il me donnait
sa bénédiction et me demandait des nouvelles de ma femme. Il me
racontait que sa mère lui disait souvent dans le langage figuré de son
pays: «Rappelez-vous que la robe des prêtres ne doit jamais être brodée
d’avarice.» La sienne était brodée de pauvreté. Il avait eu trois
frères, prêtres comme lui, et tous quatre avaient dit la messe ensemble
dans l’église paroissiale de Sainte-Maure. Ils allèrent aussi se
prosterner à Carpentras sur le tombeau de leur mère. L’abbé Séguin
refusa de prêter le serment: poursuivi pendant la révolution, il
traversa un jour en courant le jardin du Luxembourg, et se sauva chez M.
de Jussieu, rue Saint-Dominique-d’Enfer. En quittant le Luxembourg pour
la dernière fois en 1830, je passai de même à travers le jardin
solitaire avec mon ami, M. Hyde de Neuville. De tristes échos se
réveillent dans les cœurs qui ont retenu le bruit des révolutions.

L’abbé Séguin rassemblait, dans les lieux cachés, les chrétiens
persécutés. L’abbé Antoine, son frère, fut arrêté, mis aux Carmes et
massacré le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint à Jean-Marie, il
entonna le _Te Deum_. Il allait déguisé, de faubourg en faubourg,
administrer des secours aux fidèles. Il était souvent accompagné de
femmes pieuses et dévouées; madame Choque passait pour sa fille; elle
faisait le guet et était chargée d’avertir le confesseur. Comme il était
grand et fort, on l’enrôla dans la garde nationale. Dès le lendemain de
cet enrôlement, il fut envoyé avec quatre hommes, visiter une maison,
rue Cassette. Le ciel lui apprit ce qu’il avait à faire: il demande avec
fracas que les appartements lui soient ouverts. Il aperçoit un tableau
placé contre un mur et qui cachait ce qu’il ne voulait pas trouver. Il
en approche, soulève avec sa baïonnette un coin de ce tableau, et
s’aperçoit qu’il bouche une porte. Aussitôt, changeant de ton, il
reproche à ses camarades leur inactivité, leur donne l’ordre d’aller
visiter les chambres en face du cabinet que dérobait le tableau. Pendant
que la religion inspirait ainsi l’héroïsme à des femmes et à des
prêtres, l’héroïsme était sur le champ de bataille avec nos armées:
jamais les Français ne furent si courageux et si infortunés. Dans la
suite l’abbé Séguin, ayant vu quel parti on pouvait tirer de la garde
nationale, était toujours prêt à s’y présenter. Le mensonge était
sublime, mais il n’en offensait pas moins l’abbé Séguin, parce qu’il
était mensonge. Au milieu de ses violents sacrifices, il tombait dans un
silence consterné qui épouvantait ses amis. Il fut délivré de ses
tourments par suite du changement des choses humaines. On passa du crime
à la gloire, de la république à l’empire.

C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit
l’histoire de l’abbé de Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce
travail, et j’y avais une répugnance naturelle. J’étudiai néanmoins, je
lus, et c’est le résultat de ces lectures qui compose aujourd’hui la Vie
de Rancé.

Voilà tout ce que j’avais à dire. Mon premier ouvrage a été fait à
Londres en 1797, mon dernier à Paris en 1844. Entre ces deux dates, il
n’y a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l’espace que Tacite
appelle une longue partie de la vie humaine: «_Quindecim annos, grande
mortalis ævi spatium._» Je ne serai lu de personne, excepté de quelques
arrière-petites-nièces habituées aux contes de leur vieil oncle. Le
temps s’est écoulé; j’ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte; c’est une
dérision que de vivre après cela. Que fais-je dans le monde? Il n’est
pas bon d’y demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas
pour essuyer les larmes qui tombent des yeux. Autrefois je barbouillais
du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée; chimères qui ont
été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits indécis dans
le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin: ces défauts du temps
embellissent le chef-d’œuvre du grand peintre, mais on ne m’excusera
pas: je ne suis pas Poussin, je n’habite point au bord du Tibre, et j’ai
un mauvais soleil.




VIE DE RANCÉ.




LIVRE PREMIER


Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de l’abbaye de la Trappe, frère
du grand Tillemont et presque aussi savant que lui, est reconnu comme le
plus complet historien de Rancé. Il commence ainsi la vie de l’abbé
réformateur:

«L’illustre et pieux abbé du monastère de Notre-Dame de la Trappe, l’un
des plus beaux monuments de l’ordre de Cîteaux, le parfait miroir de la
pénitence, le modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes et
religieuses, le digne fils et le fidèle imitateur du grand saint
Bernard, le révérend père _dom Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé_, de
qui, avec le secours du ciel, nous entreprenons d’écrire l’histoire,
naquit à Paris, le 9 janvier 1626, d’une des plus anciennes et illustres
familles du royaume. Il n’y a personne qui ne sache qu’elle a donné à
l’Église monseigneur Victor Le Bouthillier, évêque de Boulogne, depuis
archevêque de Tours, premier aumônier de M. le duc d’Orléans;
monseigneur Sébastien Le Bouthillier, évêque d’Aire, prélat d’une piété
singulière; et à l’État Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de
Foligny, qui fut d’abord conseiller au parlement de Paris, ensuite
secrétaire d’État, et quelques années après surintendant des finances et
grand-trésorier des ordres du roi. Cette famille, qui tirait son origine
de Bretagne et touchait de parenté aux ducs de cette province, a été
encore plus ennoblie par la sainteté de celui dont nous écrivons la vie.

»Son père se nommait Denis Le Bouthillier, seigneur de Rancé, maître des
requêtes, président en la chambre des comptes et secrétaire de la reine
Marie de Médicis. Il épousa Charlotte Joly, de laquelle il eut huit
enfants: cinq filles, qui se firent religieuses presque toutes, et trois
garçons. Le premier, Denis-François Le Bouthillier, fut chanoine de
Notre-Dame de Paris; le second fut notre digne abbé; le troisième est le
chevalier de Rancé, qui servit Sa Majesté en qualité de capitaine du
port du Marseille et de chef d’escadre.

»Comme notre abbé avait été baptisé en la maison de son père sans les
cérémonies ordinaires de l’Église, elles furent suppléées le 30 mai 1627
en la paroisse de Saint-Côme et Saint-Damien. L’éminentissime cardinal
de Richelieu fut son parrain, et lui donna le nom d’Armand-Jean; il eut
pour marraine Marie de Fourcy, femme du marquis d’Effiat, surintendant
des finances.»

Tel est le début du Père Le Nain. Le désert se réjouit, le réformateur
de la Trappe se montre au monde entre Richelieu, son protecteur et
Bossuet, son ami. Il fallait que le prêtre fût grand pour ne pas
disparaître entre ses acolytes.

Le frère aîné de Rancé, Denis-François, le chanoine de Notre-Dame,
était, dès le berceau, abbé commendataire de la Trappe; la mort de Denis
rendit Armand le chef de sa famille: il hérita de l’abbaye de son frère
par cet abus des bénéfices convertis en espèce de biens patrimoniaux.
Admis dans l’ordre de Malte, quoiqu’il fût devenu l’aîné, ses parents le
laissèrent dans la carrière de l’Église.

Le père de Rancé, frappé des dispositions de son fils, lui donna trois
précepteurs: le premier lui montrait le grec, le second le latin, le
troisième veillait sur ses mœurs; traditions d’éducation qui remontaient
à Montaigne. Les parlementaires étaient alors très-érudits, témoin
Pasquier et le président Cousin. A peine sorti des langes, Armand
expliquait les poètes de la Grèce et de Rome. Un bénéfice étant venu à
vaquer, on mit sur la liste des recommandés le filleul du cardinal de
Richelieu; le clergé murmura, le P. Caussin, jésuite et confesseur du
roi, fit appeler l’abbé en jaquette. Caussin avait un _Homère_ sur sa
table, il le présenta à Rancé: le petit savant expliqua un passage à
livre ouvert. Le jésuite pensa que l’enfant s’aidait du latin placé en
regard du texte, il prit les gants de l’écolier, et en couvrit la glose.
L’écolier continua de traduire le grec. Le P. Caussin s’écria: _Habes
linceos oculos_; il embrassa l’enfant, et ne s’opposa plus aux faveurs
de la cour.

A l’âge de douze ans (1638), Rancé donna son _Anacréon_. Cette précocité
de science est suffisamment démontrée possible par ce que l’on sait de
Saumaise et des enfants célèbres. Rancé, à 68 ans, dans une lettre à
l’abbé Nicaise, s’avoue l’auteur du commentaire.

L’_Anacréon_ grec parut sous la protection du cardinal de Richelieu;
Chardon de La Rochette a fourni la traduction de l’épître dédicatoire.
On la pourrait faire plus précise, non plus exacte. Il est curieux
d’entendre celui qui devait dédaigner le monde parler à celui qui
n’aspirait qu’à en devenir le maître: l’ambition est de toutes les âmes;
elle mène les petites, les grandes la mènent.

L’épître ouvre par ces mots:

  «Au grand Armand-Jean, cardinal de Richelieu, Armand-Jean Le
  Bouthillier, abbé,

  »Salut et longue prospérité. Ayant appris de bonne heure à me pénétrer
  des sentiments de reconnaissance, etc.

  »La langue grecque est aussi la langue des saintes Écritures, etc.

  »J’ai donné à l’étude de cette langue les mêmes soins qu’à celle des
  Romains, etc.

  »Me dévouant tout entier au service de votre Éminence...»

C’est une des immortalités contradictoires de Richelieu d’avoir eu pour
panégyristes Rancé, scoliaste d’_Anacréon_, et Corneille, qui devint à
son tour pénitent: _les Horaces_ sont dédiés au persécuteur du _Cid_.

Les scolies, dans l’_Anacréon_ de Rancé, suivent une à une les odes: les
pièces à la louange du jeune traducteur, imprimées à la tête de
l’ouvrage, ne donnent guère une idée de l’avenir du saint. Dans les
colléges il y avait une sorte d’enfance mythologique, qui passait d’une
génération à l’autre. «Quels vœux formes-tu, chantre de Téos, dit un des
rapsodes de ces pièces, brûles-tu pour Bathille, pour Bacchus, pour
Cythérée? Aimes-tu les danses des jeunes vierges, voici Armand (de
Rancé) qui l’emporte sur Bathille et sur les jeunes vierges; si tu
possèdes Armand, vis heureux.»

Singulière annonciation du saint. Je me souviens qu’un de nos régents
nous expliquait en classe l’églogue d’Alexis: Alexis était un écolier
indocile, qui refusait d’écouter les paroles de son affectueux maître.
Candide pudeur chrétienne!

Rancé subséquemment jeta au feu ce qu’il lui restait du tirage de
l’_Anacréon_, dont on trouve néanmoins des exemplaires à la Bibliothèque
du roi. Un voyageur anonyme, qu’on sait être aujourd’hui l’abbé Nicaise,
dans un voyage fait à la Trappe du vivant de Rancé, raconte une
conversation qu’il eut avec l’abbé. Celui-ci lui dit: «qu’il n’avait
gardé dans sa bibliothèque qu’un exemplaire de l’_Anacréon_, qu’il avait
donné cet exemplaire à M. Pellisson, non pas comme un bon livre, mais
comme un livre fort propre et fort bien relié, que dans les deux
premières années de sa retraite, avant que d’être religieux, il avait
voulu lire les poètes, mais que cela ne faisait que rappeler ses
anciennes idées, et qu’il y a dans cette lecture un poison subtil, caché
sous des fleurs, qui est très-dangereux, et qu’enfin il avait quitté
tout cela[1].»

  [1] _Correspondances de l’abbé Nicaise_, 5 vol. in-4º (Bib. royale).

Il écrivait à l’abbé Nicaise, le 6 avril 1692: «Ce que j’ai fait sur
_Anacréon_ n’est rien de considérable; qu’est-ce que l’on peut penser à
l’âge de douze ans qui mérite qu’on l’approuve! j’aimais les lettres et
je m’y plaisais, voilà tout.»

Protégé de Richelieu et chéri de la reine-mère, Rancé entrait dans la
vie sous les auspices les plus heureux. Marie de Médicis avait pour lui
une tendresse d’aïeule; elle le tenait sur ses genoux, le portait, le
baisait; elle dit un jour au père de Rancé: «Pourquoi ne m’avez-vous pas
encore amené mon fils? je ne prétends pas être si long-temps sans le
voir!» On aurait pris ces caresses pour le comble de la fortune; mais
elles venaient de la veuve de Henri IV et de la mère de la femme de
Charles Ier. Il ne manquait rien à l’opulence de l’écolier: pourvu d’un
canonicat de Notre-Dame de Paris, et abbé de la Trappe, il jouissait du
prieuré de Boulogne près de Chambor, de l’abbaye de Notre-Dame-du-Val,
de Saint-Symphorien de Beauvais; il était prieur de Saint-Clémentin en
Poitou, archidiacre d’Outre-Mayenne dans l’église d’Angers et chanoine
de Tours, faveurs obtenues de Richelieu par le crédit d’_Anacréon_.

Vers cette époque le jeune Bouthillier aurait eu à subir une épreuve:
Richelieu s’était brouillé avec Marie de Médicis. La reine italienne
aurait mieux fait de continuer d’élever le Luxembourg et l’aqueduc
d’Arcueil, de perfectionner son propre portrait gravé en bois par
elle-même. Bouthillier le père, qui demeurait attaché à la fortune de
Marie, voulut contraindre Rancé à cesser d’aller chez son parrain; Rancé
resta fidèle au cardinal, et le vit secrètement jusqu’à sa mort. Telles
sont les traditions conservées dans les biographies, mais la chronologie
les renverse; lorsque Marie de Médicis se réfugiait dans les Pays-Bas,
Rancé n’avait que trois à quatre ans.

Richelieu mourut le 4 décembre 1642, dans la dix-huitième année de son
ministère: le génie est une royauté par l’ère de laquelle il faut
compter. _Le Père Joseph_, _Marion de Lorme_, _la Grande pastorale_,
sont des infirmités ensevelies avant celui auquel elles furent
attachées.

Sous la régence d’Anne d’Autriche et le ministère de Mazarin, Rancé
poursuivit son éducation. Dans ses cours de philosophie et de théologie,
il obtint des succès que la société d’alors voyait avec un vif intérêt:
il dédia sa thèse à la mère de Louis XIV. Un jour, poussé par un
professeur qui appuyait son opinion sur un passage concluant d’Aristote,
il répondit qu’il n’avait jamais lu Aristote qu’en grec, et que, si l’on
voulait lui produire le texte, il tâcherait de l’expliquer. Le
professeur ne savait pas le grec; ce que Rancé avait soupçonné. Alors
l’abbé cita de mémoire l’original, et fit voir la différence qui
existait entre le texte et la version latine.

Rancé eut le bonheur de rencontrer aux études un de ces hommes auprès
desquels il suffit de s’asseoir pour devenir illustre, Bossuet. Rancé
commença par la cour et finit par la retraite, Bossuet commença par la
retraite et finit par la cour; l’un grand par la pénitence, l’autre par
le génie. Dans sa licence, Bossuet n’atteignit qu’à la seconde place;
Rancé obtint la première. On attribua ce succès à sa naissance: Rancé
n’en triompha pas; Bossuet n’en fut point humilié.

Rancé prêcha avec succès dans diverses églises. Sa parole avait du
torrent, comme plus tard celle de Bourdaloue; mais il touchait davantage
et parlait moins vite.

Dans l’année 1648, s’ouvrit la Fronde, tranchée dans laquelle sauta la
France pour escalader la liberté. Cette bacchanale entachée de sang,
brouille les rôles; les femmes devinrent des capitaines; le duc
d’Orléans écrivait des lettres adressées _à mesdames les comtesses
maréchales-de-camp dans l’armée de ma fille contre le Mazarin_.

Broussel, le conseiller, était le grand homme; Condé, un petit
personnage tenu en cage à Vincennes par un prêtre; le coadjuteur
attendait à Saint-Denis le sac de Paris. On égorgeait le voisin, et l’on
se consolait par des vers:

    En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier...

Mazarin et Turenne étaient des amoureux, l’un de la reine, l’autre de
madame de Longueville, tandis que Charles Ier tombait sous la hache de
Cromwell et que la fille de Henri IV mourait de froid au Louvre. Chaque
jour voyait naître des gazettes: _Le Courrier français_ et _le Courrier
extravagant_ étaient écrits en vers burlesques; à peine rencontre-t-on
parmi des choses insipides quelques lignes comme celle-ci:

  «Le jeune Tancrède de Rohan fut le premier qui porta des nouvelles aux
  Champs-Élysées de la cruelle guerre que le cardinal Mazarin avait
  allumée en France. Le nautonier Caron, ayant passé ce jeune guerrier
  dans sa barque, lui montra les champs délicieux où se divertissent les
  princes et les héros; il lui donna une des plus jeunes et plus fières
  Destinées pour l’accompagner jusqu’à la porte de cet admirable
  pourpris, où il fut reçu avec regret à cause de sa jeunesse.»

Plus avant, vous rencontrez le duc _de Jeûne_ avec l’_infante
Abstinence, sa femme_, se saisissant du _fort de Carême_ par l’entremise
du _jour des Cendres_.

C’était là la lecture dont se nourrissait le réformateur de la Trappe.
Il pouvait errer au milieu des sociétés qui commencèrent avant la Fronde
et qui finirent avec elle: en effet, ce fut là qu’il connut madame de
Montbazon. Ces sociétés étaient de diverses sortes; la première et la
plus illustre de toutes était celle de l’hôtel de Rambouillet.
Arrêtons-nous pour y jeter un regard. On comprendra mieux d’où Rancé
était parti quand on saura de quelle extrémité de la terre il était
revenu.

Madame de Rambouillet, fille du marquis de Pisani, et de madame Savelli,
dame romaine, avait, ainsi que plusieurs familles de l’époque de nos
Médicis, du sang italien dans les veines. Elle enseigna à Paris la
disposition des grands hôtels dont la Renaissance avait déjà indiqué les
principes. Quand la reine mère bâtit le Luxembourg, elle envoya ses
architectes étudier l’hôtel de Pisani, devenu l’hôtel de Rambouillet, et
situé dans l’espace qu’occupe aujourd’hui la rue de Chartres, ayant vue
sur le petit palais de Philibert Delorme: la seconde galerie du Louvre
n’a été bâtie que de notre temps. Cet hôtel était le rendez-vous de tout
ce qu’il y avait de plus élégant à la cour et de plus connu parmi les
gens de lettres. Là, sous la protection des femmes, commença le mélange
de la société, et se forma, par la fusion des rangs, cette égalité
intellectuelle, ces mœurs inimitables de notre ancienne patrie. La
politesse de l’esprit se joignit à la politesse des manières; on sut
également bien vivre et bien parler.

Mais le goût et les mœurs ne se jettent pas d’une seule fonte: le passé
traîne ses restes dans le présent; il faut avoir la bonne foi de
reconnaître les défauts que l’on aperçoit dans les époques sociales. En
essayant de curieuses divisions de temps, on s’est efforcé d’accuser
Molière d’exagérations dans ses critiques: pourtant il n’a dit que ce
que racontent les mémoires, de même que les lettres de Guy-Patin,
montrent que dans la peinture des médecins, le grand comique n’a pas
passé la mesure.

Marini, le Napolitain, reçu avec transport à l’hôtel de Rambouillet,
acheva de gâter le goût en nous apportant l’amour des _concetti_. Marie
de Médicis faisait à Marini une pension de deux mille écus, Corneille
lui-même fut entraîné par ce goût d’outre-monts, mais son grand génie
résista: dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui resta que cette
tête chauve qui plane au-dessus de tout.

Il régnait à l’hôtel de Rambouillet, à l’époque de sa plus ancienne
célébrité, un attrait de mauvaise plaisanterie qu’on retrouvait encore
dans ma jeunesse au fond des provinces. Ainsi des vêtements rétrécis,
afin de persuader à celui qui les reprenait qu’il avait enflé pendant la
nuit; ainsi Godeau accoutré en nain de Julie et rompant une lance de
paille contre d’Andilly, qui lui donna un soufflet; voilà où en était
l’hôtel de Rambouillet. Lorsque Corneille y lut _Polyeucte_ on lui
déclara que _Polyeucte_ n’était pas fait pour la scène. Voiture fut
chargé d’aller signifier à Pierre de remettre son chef-d’œuvre dans sa
poche. C’est pourtant cette puissante race normande qui a donné
Shakespeare à l’Angleterre et Corneille à la France.

On n’aimait pas, à l’hôtel de Rambouillet, les bonnets de coton:
Montausier n’eut la permission d’en user qu’en considération de ses
vertus. Les femmes portaient, le jour, une canne comme les châtelaines
du quatorzième siècle; les mouchoirs de poche étaient garnis de
dentelle, et l’on appelait _Lionnes_ les jeunes femmes blondes. Rien de
nouveau sous le soleil.

Dans une fête que donnait madame de Rambouillet, elle conduisit une
nombreuse compagnie vers des rochers plantés de grands arbres.
Mademoiselle de Rambouillet et les demoiselles de sa maison, vêtues en
nymphes, faisaient le plus agréable spectacle. Julie d’Angennes apparut
avec l’arc et le visage de Diane; elle était si charmante qu’elle
vainquit au chant un rossignol et que la tour de Montlhéry haussait le
cou dans les nues pour apercevoir ses beaux yeux[2].

  [2] _Recueil de chansons manuscrites_ (Bib. royale).

Il y avait un cabinet appelé la chambre bleue, à cause de son
ameublement de velours bleu rehaussé d’or et d’argent. On y respirait
des parfums, on y composait des stances à Zyrphée, reine d’Argennes à la
cour d’Arthénice, anagramme du nom de Catherine, faite par Racan pour
Catherine de Rambouillet, dont il était amoureux. Celle-ci écrit à
l’évêque de Vence: «Je vous souhaite à tout moment dans la loge de
Zyrphée; elle est soutenue par des colonnes de marbre transparent, et a
été bâtie au-dessus de la moyenne région de l’air par la reine Zyrphée.
Le ciel y est toujours serein; les nuages n’y offusquent ni la vue ni
l’entendement, et de là tout à mon aise j’ai considéré le trébuchement
de l’ange terrestre.» L’_Astrée_ de d’Urfé, publié entre 1610 et 1620,
florissait à l’hôtel de Rambouillet. C’est par l’_Astrée_ que
s’introduisirent les longs verbiages d’amour, peut-être nécessaires pour
corriger les amours du seizième siècle. D’Urfé, épris de Diane de
Châteaumorand, femme de son frère, dont le mariage fut cassé, épousa
Diane.

Tout ce système d’amour, quintessencié par mademoiselle de Scudéri, et
géographié sur la carte du royaume de Tendre, se vint perdre dans la
Fronde, gourme du siècle de Louis XIV encore au pâturage. Voiture fut
presque le premier bourgeois qui s’introduisit dans la haute société; on
a des lettres de lui à Julie d’Angennes. Naturellement fat, il voulut
baiser le bras de Julie, de laquelle il fut vivement repoussé; le grand
Condé le trouvait insupportable: il n’a pas, quoi qu’on en dise, décrit
Grenade et l’Alhambra. Puis venaient Vaugelas, Ménage, Gombault,
Malherbe, Racan, Balzac, Chapelain, Cottin, Benserade, Saint-Evremond,
Corneille, La Fontaine, Fléchier, Bossuet. Les cardinaux de La Valette
et de Richelieu passèrent à l’hôtel de Rambouillet, qui toutefois
résista à la puissance du maître de Louis XIII. En femmes, on vit
successivement venir la marquise de Sablé, Charlotte de Montmorency et
mademoiselle de Scudéri, moins jeune et moins simple que madame de
Scudéri; enfin, au bout du rôle paraît madame de Sévigné.

Mademoiselle de Scudéri était la grande romancière du temps, et
jouissait d’une réputation fabuleuse. Elle avait gâté et soutenu à la
fois le grand style, accoutumant les esprits à passer de _Clélie_ à
_Andromaque_. Nous n’avons rien à regretter de cette époque. Madame Sand
l’emporte sur les femmes qui commencèrent la gloire de la France: l’art
vivra sous la plume de l’auteur de _Lélia_. L’insulte à la rectitude de
la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai, mais Madame Sand fait
descendre sur l’abîme son talent, comme j’ai vu la rosée tomber sur la
mer Morte. Laissons-la faire provision de gloire pour le temps où il y
aura disette de plaisirs. Les femmes sont séduites et enlevées par leurs
jeunes années; plus tard elles ajoutent à leur lyre la corde grave et
plaintive sur laquelle s’expriment la religion et le malheur. La
vieillesse est une voyageuse de nuit: la terre lui est cachée; elle ne
découvre plus que le ciel.

Montausier, que la différence de religion avait d’abord empêché
d’épouser Julie d’Angennes, rompit par son mariage la première société
de l’hôtel de Rambouillet. La _Guirlande de Julie_, un peu fanée, est
arrivée jusqu’à nous; la _Violette_ y fait entendre encore sa langue
parfumée.

Lorsqu’on a à raconter une série d’événements, et qu’on pousse son récit
jusqu’à la mort des personnages, on parvient à cette gravité des
enseignements, qui résulte des variations de la vie. La marquise de
Rambouillet mourut à l’âge de quatre-vingt-deux ans, en 1665. Il y avait
déjà long-temps qu’elle n’existait plus, à moins de compter des jours
qui ennuient. Elle avait fait son épitaphe:

    Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,
    Tu n’auras qu’à compter les moments de sa vie.

Tel est le secret de ces moments qui passent pour heureux.

Madame de Montausier expira le 13 avril 1671, à l’âge de 64 ans. Nommée
gouvernante des enfants de France lors de la grossesse de Marie-Thérèse
d’Autriche, ensuite dame d’honneur de la reine lorsque la duchesse de
Navailles donna sa démission, elle fut effrayée de l’apparition de M. de
Montespan, ce mari de l’Alcmène de Molière, qu’elle crut voir dans un
passage obscur et qui la menaçait. Julie d’Angennes se reprochait la
flatterie de son silence. Responsable des devoirs que lui imposait le
nom de son mari, elle semblait avoir ouï l’apostrophe de l’orateur aux
cendres de Montausier: «Ce tombeau s’ouvrirait, ses cendres se
ranimeraient pour me dire: Pourquoi viens-tu mentir pour moi, qui ne
mentis jamais pour personne?» Madame de Montausier se retira, languit et
disparut: on entendit à peine se refermer sa tombe.

Hélas! une des plus belles renommées commencées à l’hôtel de Rambouillet
s’ensevelit à Grignan, à la source de son immortalité. Madame de Sévigné
ne s’était pas fait illusion sur sa jeunesse, comme Madame de
Montausier. Elle écrivait à sa fille: «Je vois le temps accourir et
m’apporter en passant l’affreuse vieillesse.» Elle écrivait encore à ses
enfants: «Vous voilà donc à nos pauvres Rochers.» Et c’était là qu’avait
habité long-temps madame de Sévigné elle-même. La lettre datée de
Grignan, du 29 mars 1696, quatre ans avant la mort de Rancé, regarde le
jeune Blanchefort, «_arraché comme une fleur que le vent emporte_».
Cette lettre est une des dernières de l’Épistolaire; plainte du vent qui
passe sur un tombeau. «Je mérite, dit-elle, d’être mise dans la hotte où
vous mettez ceux qui vous aiment, mais je crains que vous n’ayez point
de hottes pour ces derniers.» Ces hottes ne pèsent guère; elles ne
portent que des songes. On se plaît mélancoliquement à voir dans quel
cercle roulaient les idées dernières de madame de Sévigné: on ne dit pas
quelle fut sa parole fatidique. On aimerait à avoir un recueil des
derniers mots prononcés par les personnes célèbres; ils feraient le
vocabulaire de cette région énigmatique des sphinx par qui en Égypte
l’on communique du monde au désert.

A Rome qu’avait habitée madame des Ursins, alliée de madame de
Rambouillet, madame des Ursins ne se pouvait résoudre à retourner
proscrite et vieille: «Occupée du monde, dit Saint-Simon, de ce qu’elle
avait été et de ce qu’elle n’était plus, elle eut le plaisir de voir
madame de Maintenon, oubliée, s’anéantir dans Saint-Cyr.»

Et pourtant M. le duc de Noailles vient de faire de Saint-Cyr une
restauration admirable. En nous parlant du plaisir que devait trouver
madame des Ursins à prolonger ses jours parmi des ruines, Saint-Simon
regardait apparemment comme plaisir la plus dure des afflictions, le
survivre. Heureux l’homme expiré en ouvrant les yeux! il meurt aux bras
de ces femmes du berceau, qui ne sont dans le monde qu’un sourire.

Des débris de cette société se forma une multitude d’autres sociétés qui
conservèrent les défauts de l’hôtel de Rambouillet sans en avoir les
qualités. Rancé rencontra ces sociétés; il n’y put gâter son esprit,
mais il y gâta ses mœurs; il eut plusieurs duels, à l’exemple du
cardinal de Retz, s’il faut en croire quelques écrits dont on doit
néanmoins se défier.

L’hôtel d’Albret et l’hôtel de Richelieu furent les deux grandes
dérivations de cette première source d’où sortirent l’hôtel de
Longueville et l’hôtel de Mme de La Fayette, en attendant les jardins de
La Rochefoucauld que j’ai vus encore entiers dans la petite rue des
Marais. On tenait ruelle; Paris était distribué en quartiers qui
portaient des noms merveilleux; on les peut voir dans le _Dictionnaire
des Précieuses_. Le faubourg Saint-Germain s’appelait la Petite Athènes;
la place Royale, la Place Dorique; le Marais, le quartier des Scholies;
l’île Notre-Dame, la place de Délos. Tous les personnages du
commencement du XVIe siècle avaient changé d’appellation; témoin le
discours de Boileau sur les _héros de roman_. Madame d’Aragonnais était
la princesse _Philoxène_; madame d’Aligre, _Thelamyre_; Sarrasin,
_Polyandre_; Conrard, _Théodamas_; Saint-Aignan, _Artaban_; Godeau, le
_mage de Sidon_.

Loin de là se trouvait une autre société qui prenait le nom du Marais et
dont les personnages se mêlaient parfois à ceux de l’hôtel de
Rambouillet. Là régnait le grand Condé, et passait Molière; on y
rencontrait La Rochefoucauld, Longueville, d’Estrées, La Châtre. Condé
avait quitté les _petits-maîtres_, ses premiers compagnons, et
n’apprenait plus à monter à cheval avec Arnauld d’Andilly. Molière puisa
dans une conversation avec Ninon, qui se trouvait là, la peinture de
l’hypocrite, dont il fit ensuite le Tartufe.

Ninon, puisque l’histoire, qui malheureusement ne sait point rougir,
force à prononcer son nom, paraîtrait cependant n’avoir pas été connue
de Rancé. Elle était impie; de là la faveur dont elle a joui dans le
XVIIIe siècle; philosophe et courtisane, c’était la perfection. On a
fait trop de bruit de la fidélité que mademoiselle de Lenclos mit à
rendre un dépôt: cela prouve qu’elle ne volait pas. Son incrédulité
passait sous la protection de son esprit: il fallait qu’elle en eût
beaucoup pour que mesdames de La Suze, de Castelnau, de La Ferté, de
Sully, de Fiesque, de La Fayette, ne fissent aucune difficulté de la
voir. Madame de Maintenon, n’étant encore que madame Scarron, était liée
avec elle; elle voulut l’appeler à Saint-Cyr. La comtesse Sandwich la
recherchait; la reine Christine, s’efforçant de l’emmener à Rome,
l’appelait l’_illustre_ Ninon; Port-Royal prétendit la convertir. Elle
avait exclu Chapelle de sa société pour son ivrognerie; Chapelle jura
que pendant un mois il ne se coucherait pas sans être ivre et sans avoir
fait une chanson contre Ninon.

Les œuvres de Saint-Évremond renferment huit lettres de mademoiselle de
Lenclos, écrites pour l’exilé qui, n’ayant pu obtenir un tombeau dans sa
patrie, a un mausolée à Westminster. Saint-Évremond apercevait Paris à
l’envers, du fond de Londres; il est vrai qu’il avait auprès de lui le
chevalier de Grammont, et, comme Français, l’_Écossais_ Hamilton, sans
compter les Italiennes Mazarini. Les lettres de Ninon sont fines de
style et de goût:

«Je crois comme vous, dit-elle à Saint-Évremond, que les rides sont les
marques de la sagesse. Je suis ravie que vos vertus extérieures ne vous
attristent point.»

Madame de Sévigné aurait-elle parlé plus agréablement de ses _vertus
extérieures_?

Le siècle de Louis XIV achève de défiler derrière ce transparent tendu
par la main d’une nouvelle habitante de Céa.

On n’a jamais bien su la cause de la disgrâce du correspondant de Ninon
et de l’implacabilité de Louis XIV. La lettre politique citée par
Saint-Simon, malgré la susceptibilité du roi (fort naturelle après les
troubles de sa minorité), ne saurait être la vraie cause de sa disgrâce;
il faut qu’il y ait eu quelque blessure secrète: Saint-Évremond avait
été lié avec Fouquet, et Fouquet touchait aux lettres de madame de La
Vallière.

Les lettres de Saint-Évremond, en réponse à mademoiselle de Lenclos,
sont agréables sans être naturelles. On reconnaissait parmi les
étrangers ces éclats détachés de la planète de la France, et qui
formaient de petites sphères indépendantes de la région dans laquelle
elles tournaient. Il est à peu près certain que Saint-Évremond est
l’auteur de la conversation du père Canaye avec le maréchal
d’Hocquincourt.

L’_Anacréon du Temple_, ainsi appelait-on Chaulieu, parlant de la
vieille mademoiselle de Lenclos, assurait que l’amour s’était retiré
jusque dans ses rides; toute cette jeune société avait plus de
quatre-vingts ans. Voltaire, au sortir du collége, fut présenté à Ninon.
Elle lui laissa deux mille francs pour acquérir des livres, et
apparemment le cercueil que l’Égypte faisait tourner autour de la table
du festin. Ninon, dévorée du temps, n’avait plus que quelques os
entrelacés, comme on en voit dans les cryptes de Rome. Les temps de
Louis XIV ne rendent pas innocent ce qui sera éternellement coupable,
mais ils agrandissent tout; placez-la hors de ces temps, que serait-ce
aujourd’hui que Ninon?

Au moment que paraît Ninon se lève un nouvel astre, madame Scarron. Elle
demeurait avec son mari vers la rue du Mouton. Scarron, étant au Mans,
s’était enduit de miel, et roulé dans un tas de plumes; il avait jouté
dans les rues en façon de coq. Tout cul-de-jatte qu’il était, il épousa
mademoiselle d’Aubigné, belle et pauvre, née dans les prisons de la
conciergerie de Niort, élevée au Château-Trompette où Agrippa d’Aubigné
avait été transféré. Elle revenait d’Amérique; son père Agrippa y avait
passé. L’amiral Coligny avait voulu, dans les Florides, fonder une
colonie.

Selon Segrais, mademoiselle d’Aubigné fut recherchée dans son enfance
par un serpent: Alexandre est au fond de toute l’histoire. Retirée chez
madame de Villette, calviniste, et chez madame de Neuillant, avare,
madame de Maintenon commandait dans la basse-cour. Ce fut par ce
gouvernement que commença son règne. L’auteur du Roman comique produisit
sa femme à l’aide du chevalier de Méré qui appelait la femme de son
joyeux ami, sa _jeune Indienne_. Madame Scarron éleva d’abord les
bâtards de Louis et de madame de Montespan, dans une maison isolée, au
milieu de la plaine de Vaugirard. Ce qui lui fournit l’occasion de voir
Louis, dont elle parvint à devenir la femme. Scarron fut chargé de la
sorte d’une grande destinée: les nègres nourrissent pour leur maître
d’élégantes créatures du désert.

Au centre de la société commençaient les fêtes des Tuileries, bals,
comédies, promenades en calèche. Les différents jardins de Fontainebleau
paraissaient des jardins enchantés, et, comme on disait, les _déserts
des Champs-Élysées_. Louis XIV suivait alors Madame, Henriette
d’Angleterre, qui épousa Monsieur.

Mademoiselle de Montpensier raconte que l’on fut une fois trois jours à
accommoder sa parure; sa robe était chamarrée de diamants avec des
houppes incarnates, blanches et noires: la reine d’Angleterre avait
prêté une partie de ses diamants. Mademoiselle, qui se vantait de sa
belle taille, de sa blancheur et de l’éclat de ses cheveux blonds, était
laide; elle avait les dents noires, ce dont elle s’enorgueillissait
comme d’une preuve de sa descendance. Sous le cardinal de Richelieu,
Mademoiselle avait déjà paru dans le ballet du _Triomphe de la beauté_:
elle représentait la Perfection; mademoiselle de Bourbon, l’Admiration;
mademoiselle de Vendôme, la Victoire.

Les contrastes assaisonnaient ces joies. Mademoiselle pendant la Fronde,
après avoir saisi Orléans pour Monsieur, traversait le Petit-Pont à
Paris; son carrosse s’accroche à la charrette que l’on menait toutes les
nuits pleine de morts; elle ne fit que changer de portière _de crainte
que quelques pieds ou mains ne lui donnassent par le nez_. Durant cette
révolution, on vivait dans la rue comme en 1792. Mademoiselle fit une
visite à Port-Royal; elle projetait d’avoir dans son désert un couvent
de carmélites: confusion scandaleuse de sujets et d’idées que l’on
retrouve à chaque pas dans ces temps où rien n’était encore classé.

Le cardinal de Retz était partout: il fréquentait l’hôtel de Chevreuse.
Enfin, au Marais et dans l’île Saint-Louis, demeuraient Lamoignon et
d’Aguesseau, graves magistrats; on en égalisait le poids dans leur
jeunesse avec un pain, lorsqu’une grosse cavale les portait l’un
vis-à-vis de l’autre dans deux paniers. Jadis Henri III aimait à
surprendre ces compagnies retirées, et s’asseyait au milieu d’elles sur
un bahut.

Sociétés depuis long-temps évanouies, combien d’autres vous ont succédé!
les danses s’établissent sur la poussière des morts, et les tombeaux
poussent sous les pas de la joie. Nous rions et nous chantons sur les
lieux arrosés du sang de nos amis. Où sont aujourd’hui les maux d’hier?
Où seront demain les félicités d’aujourd’hui? Quelle importance
pourrions-nous attacher aux choses de ce monde? L’amitié? Elle disparaît
quand celui qui est aimé tombe dans le malheur, ou quand celui qui aime
devient puissant. L’amour? il est trompé, fugitif ou coupable. La
renommée? vous la partagez avec la médiocrité ou le crime. La fortune?
pourrait-on compter comme un bien cette frivolité? Restent ces jours
dits heureux qui coulent ignorés dans l’obscurité des soins domestiques,
et qui ne laissent à l’homme ni l’envie de perdre ni de recommencer la
vie.

Rancé avait l’entrée des salons que je viens de peindre par ses amis de
la Fronde, personnages dont nous le verrons porter les lettres de
recommandation à Rome. Le cardinal de Retz le logea chez lui près du
Vatican. Champvallon, archevêque de Paris, était son familier.
Champvallon avait l’habileté et l’audace des Sancy; il agréait à Louis
XIV: on croit que le prince le choisit pour la célébration de son
mariage avec madame de Maintenon. Celle-ci expia son ambition en osant
écrire qu’elle s’ennuyait d’un roi qui n’était plus amusable.
Champvallon contraria Bossuet dans l’assemblée du clergé en 1682. Il
mourut à Conflans, qu’il avait acheté et qui est resté à l’archevêché de
Paris.

Rancé était encore le compagnon de Châteauneuf et de Montrésor,
petit-fils de Brantôme. Il chassait avec le duc de Beaufort. Enfin il
tenait à tous ces êtres futiles par les familiers de l’hôtel de
Montbazon, où sa liaison avec la duchesse de Montbazon l’avait
introduit.

Au sortir de la Fronde, l’abbé Le Bouthillier résidait tantôt à Paris,
tantôt à Veretz, terre de son patrimoine et l’une des plus agréables des
environs de Tours. Il embellissait chaque année sa châtellenie; il y
perdait ses jours à la manière de saint Jérôme et de saint Augustin,
comme quand dans les oisivetés de ma jeunesse, je les conduisis sur les
flots du golfe de Naples. Rancé inventait des plaisirs: ses fêtes
étaient brillantes, ses festins somptueux; il rêvait de délices, et il
ne pouvait arriver à ce qu’il cherchait. Un jour, avec trois
gentilshommes de son âge, il résolut d’entreprendre un voyage à
l’imitation des chevaliers de la Table ronde; ils firent une bourse en
commun, et se préparèrent à courir les aventures: le projet s’en alla en
fumée. Il n’y avait pas loin de ces rêves de la jeunesse aux réalités de
la Trappe.

Ainsi que Catherine de Médicis, dont on voit encore la tour des
sortiléges accolée à la rotonde du Marché au blé, Rancé donna dans
l’astrologie. Le fonds de religion qu’il avait reçu de son éducation
chrétienne combattait ses superstitions; les avertissements qu’il
croyait recevoir des astres tournaient au profit de sa conversion
future. De même que les anciens observateurs des révolutions sidérales,
il connaissait les montagnes de la lune avant que les montagnes de la
terre lui fussent connues. Un jour, derrière Notre-Dame, à la pointe de
l’île, il abattait des oiseaux: d’autres chasseurs tirèrent sur lui du
bord opposé de la rivière; il fut frappé; il ne dut la vie qu’à la
chaîne d’acier de sa gibecière: «Que serais-je devenu, dit-il, si Dieu
m’avait appelé dans ce moment?» Réveil surprenant de la conscience[3]!

  [3] _Jugement critique_ de dom Gervaise.

Une autre fois, à Veretz, il entend des chasseurs dans les avenues de
son château: il court, tombe au milieu d’une troupe d’officiers à la
tête desquels était un gentilhomme renommé par ses duels. Rancé s’élance
sur le délinquant et le désarme. «Il faut, disait après le braconnier
noble, que le ciel ait protégé Rancé, car je ne puis comprendre ce qui
m’a empêché de le tuer.» On trouve une autre version de cette aventure:
Rancé à cheval fut couché en joue par des chasseurs; il n’était
accompagné que d’un jockey, qu’on appelait alors un _petit laquais_: il
se jette dans la bande, la fait reculer, et la force à lui demander des
excuses.

Avant qu’il eût pris sa route en bas, son ambition le poussait à monter.
Tonsuré le 21 décembre 1635, bachelier en théologie en 1647, licencié en
1649, il reçut en 1653 le bonnet de docteur de la faculté de
Navarre; dès 1651 l’archevêque de Tours, dans l’église de
Saint-Jacques-du-Haut-Pas, lui avait conféré à la fois les quatre
mineurs, le sous-diaconat et le diaconat; quelques mois après, le 22
janvier 1651, il fut ordonné prêtre.

L’imposition des mains étant faite, il ne restait plus qu’à passer à une
cérémonie redoutable. J’ai entendu, au pied des Alpes vénitiennes,
carillonner la nuit en l’honneur d’un pauvre lévite qui devait dire sa
première messe le lendemain. Pour Rancé, les ornements et les vêtements
préparés à la lumière du jour, étaient magnifiques; mais soit qu’il fût
saisi des terreurs du ciel, soit qu’il regardât comme des licences
sacriléges celles qu’il avait obtenues, soit qu’il ressentît cette
épouvante qui saisissait un trop jeune coupable quand la Rome païenne
lui délivrait des dispenses d’âge pour mourir, Rancé s’alla cacher aux
Chartreux. Dieu seul le vit à l’autel. Le futur habitant du désert
consacra sur la montagne, à l’orient de Jérusalem, les prémices de sa
solitude.

«Ce que le monde appelle les belles passions, dit un des historiens de
Rancé, occupait son cœur: les plaisirs le cherchaient, et il ne les
fuyait pas. Jamais homme n’eut les mains plus nettes, n’aima mieux à
donner et moins à prendre.»

L’abbé Marsollier, dont je rapporte les paroles, était chargé d’écrire
la vie du réformateur par les ordres du roi et de la reine d’Angleterre.
Les injonctions de ces majestés tombées impriment à l’expression du
serviteur de Dieu ce quelque chose de tempérant et de grave qu’inspire
l’infortune.

Mazarin n’aimait pas les hommes qui sortaient de la Fronde; il aimait
encore moins les protégés de son devancier et s’opposait à l’avancement
de Rancé, Rancé lui-même ne se prêtait pas à cet avancement quand il n’y
trouvait pas sa convenance. Peu de temps après avoir reçu la prêtrise,
il refusa l’évêché de Léon; il n’en trouvait pas le revenu assez
considérable, et la Bretagne était trop loin de la cour. Dom Gervaise
raconte que la chasse était un de ses amusements favoris: «On l’a vu
plus d’une fois, dit-il, après avoir chassé trois ou quatre heures le
matin, venir le même jour en poste de douze ou quinze lieues, soutenir
une thèse en Sorbonne ou prêcher à Paris avec autant de tranquillité
d’esprit que s’il fût sorti de son cabinet.» Champvallon l’ayant
rencontré dans les rues, lui dit: «Où vas-tu, l’abbé? que fais-tu
aujourd’hui?--Ce matin, répondit-il, prêcher comme un ange, et ce soir
chasser comme un diable[4].»

  [4] _Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu M. l’abbé de
    Rancé_ (GERVAISE.)

L’abbé de Marolles, dans ses Mémoires, cite Rancé: «Cet abbé, dit-il, de
qui l’humeur est si douce et l’esprit si éclairé, s’il avait plu au roi
de le nommer coadjuteur de monsieur l’archevêque de Tours, son oncle,
son oncle en eût été ravi, autant pour les avantages de son diocèse que
pour l’honneur de sa famille.» «L’archevêque crut d’abord, continue
Marolles, que ce n’était de ma part que pures civilités; mais comme il
connut que j’y prenais quelque sorte d’intérêt pour les grandes
espérances que je concevais de la capacité de l’abbé de Rancé, il me
remercia.» La mère de l’abbé de Marolles, dont il est ici question,
allait à la messe dans un chariot mené par quatre chevaux blancs pris
sur les Turcs, en Hongrie. Elle portait son fils à une fontaine qui
coulait au travers d’une saulaie.

L’inclination militaire de Rancé le poussait dans les lieux d’escrime.
Quand il parvenait à faire sauter le fleuret d’un prévôt d’armes, rien
n’égalait sa joie.

L’habit de fantaisie de celui qui devait revêtir la bure était un
justaucorps violet d’une étoffe précieuse; il portait une chevelure
longue et frisée, deux émeraudes à ses manchettes, un diamant de prix à
son doigt. A la campagne ou à la chasse, on ne voyait sur lui aucune
marque des autels: «Il avoit, continue Gervaise, l’épée au côté, deux
pistolets à l’arçon de sa selle, un habit couleur de biche, une cravate
de taffetas noir où pendait une broderie d’or. Si, dans les compagnies
plus sérieuses qui le venoient voir, il prenoit un justaucorps de
velours noir avec des boutons d’or, il croyoit beaucoup faire et se
mettre régulièrement. Pour la messe, il la disoit peu.»

Il reste quelques pages de Rancé, intitulées: _Mémoire des dangers que
j’ai courus durant ma vie, et dont je n’ai été préservé que par la bonté
de Dieu_. «A l’âge de quatre ans, dit l’auteur du _Memento_, je fus
attaqué d’une hydropisie de laquelle je ne guéris que contre le
sentiment de tout le monde. A l’âge de quatorze ans, j’eus la
petite-vérole. Une fois, en essayant un cheval dans une cour, l’ayant
poussé plusieurs fois et arrêté devant la porte d’une écurie, le cheval
m’emporta; et, comme l’écurie était retranchée, il passa deux portes: ce
fut une espèce de miracle que cela se pût faire sans me tuer.»

Suit cinq à six autres accidents de chevaux; ils font honneur au courage
et à la présence d’esprit de Rancé. J’ai vu des brouillons de la
jeunesse de Bonaparte; il jalonnait le chemin de la gloire comme Rancé
le chemin du ciel.

Ces dangers auxquels le hasard exposait Rancé frappèrent un esprit
sérieux chez qui les réflexions graves commençaient à naître. En
s’attachant à une femme qui avait déjà franchi la première jeunesse,
Rancé aurait dû s’apercevoir que la voyageuse avait achevé avant lui une
partie de la route.

Le duc de Montbazon présidait un jour un assaut scolastique dans lequel
l’abbé de Rancé était rudement mené. Fatigué des criailleries, le vieux
duc se lève, s’avance au milieu de la salle en faisant jouer sa canne
comme pour séparer des chiens, et dit en latin à Rancé: _Contra
verbosos, verbis ne dimices ultra._ Montbazon, mort en 1644, à l’âge de
quatre-vingt-six ans, était né en 1558, sous Henri II. Il avait vu
passer la Ligue et la Fronde. Était-il dans la voiture de Henri IV
lorsque celui-ci fut assassiné? Le duc de Montbazon, corrompu par ces
temps dépravés qui s’étendirent de François Ier à Louis XIV, faisait
confidence à sa femme de ses infidélités octogénaires. Devenu
honteusement amoureux d’une joueuse de luth, il se prit de querelle avec
la musicienne et la voulut jeter par la fenêtre. La force manqua à sa
vengeance; il retomba sur son lit près du volage fardeau que ne put
soulever ni son bras ni sa conscience.

C’était à cette école de remords et de honte, qu’il endoctrinait sa
femme âgée de seize ans, fille aînée de Claude de Bretagne, comte de
Vertus, et de Catherine Fouquet de La Varennes. Le comte de Vertus avait
fait tuer chez lui Saint-Germain-La-Troche, qu’il croyait corrupteur de
sa femme. La duchesse de Montbazon était en religion lorsqu’elle épousa
son mari. Tandis qu’avec Bassompierre, sorti de la Bastille, le duc de
Montbazon s’entretenait du passé, la duchesse de Montbazon s’occupait du
présent. Elle disait qu’à trente ans on n’était bonne à rien et qu’elle
voulait qu’on la jetât dans la rivière quand elle aurait atteint cet
âge.

Hercule de Rohan, gouverneur de Paris, était veuf lorsqu’il épousa la
fille du comte de Vertus. Il avait plusieurs enfants d’un autre lit,
entre autres la duchesse de Chevreuse: de sorte que madame la duchesse
de Montbazon était belle-mère de la duchesse de Chevreuse, quoique
infiniment plus jeune que sa belle-fille.

Tallemant des Réaux assure que madame de Montbazon était une des plus
belles personnes qu’on pût voir. Le duc de Montbazon et Le Bouthillier
le père étaient liés. Nous venons de voir comment le vieux duc vint au
secours du fils dans un assaut scolastique.

Rancé, caressé dans la maison du duc, fut élevé sous les yeux de la
jeune duchesse; il résulta de ce rapprochement une liaison. Le duc
mourut en 1644; sa femme avait alors trente-deux ans et ne paraissait
pas en avoir plus de vingt. Les relations de madame de Montbazon et de
Rancé continuèrent; elles ne furent troublées qu’en 1657 par un
accident. La duchesse se pensa noyer en traversant un pont qui se rompit
sous elle. Le bruit de sa mort se répandit; on lui fit cette épitaphe:

    Ci gît Olympe, à ce qu’on dit:
    S’il n’est pas vrai, comme on souhaite,
    Son épitaphe est toujours faite:
    On ne sait qui meurt ni qui vit.

Marie de Montbazon devint célèbre. Le duc de Beaufort était son
serviteur. On ne pouvait s’ouvrir à lui d’aucun secret important à cause
de la duchesse, qui n’avait point de discrétion. Elle eut une excuse à
faire à madame de Longueville au sujet de deux billets de madame de
Fouquerolles adressés au comte de Maulevrier, et qui étaient tombés de
la poche de celui-ci. Madame de Montbazon les trouva, prétendit qu’ils
étaient de madame de Longueville et qu’ils regardaient Coligny. Madame
de Montbazon les commenta avec toutes sortes de railleries. Cela fut
rapporté à madame de Longueville, qui devint furieuse. La cour se
divisa. Les _importants_ prirent le parti de madame de Montbazon, et la
reine se rangea du parti de madame de Longueville, sœur du duc
d’Enghien, dernièrement vainqueur à Rocroi. Les _importants_ étaient un
parti composé de _quatre ou cinq mélancoliques, qui avaient l’air de
penser creux_ (Retz). C’était madame de Cornuel qui les avait ainsi
nommés, parce qu’ils terminaient leurs discours par ces mots: «Je m’en
vais pour une affaire d’importance.» Le duc de Beaufort, le héros des
halles, leur donnait une certaine renommée vaille que vaille. «Il avait
tué le duc de Nemours, pleuré des hommes en public et des femmes en
secret», dit Benserade.

Le cardinal Mazarin convertit des tracasseries de femmes en une affaire
d’État. Madame de Longueville exigeait une réparation, et Condé appuyait
sa sœur; madame de Montbazon refusait toute satisfaction, et le duc de
Beaufort la soutenait.

«Durant que j’étais à Vincennes, dit mademoiselle de Scudéri, vint
madame de Montbazon avec M. de Beaufort; il lui faisait voir toutes les
incommodités de ce logement, triomphant lâchement du malheur d’un prince
qu’il n’oserait regarder qu’en tremblant s’il était en liberté.»

Mademoiselle de Scudéri se souvient trop qu’elle a fait un beau quatrain
sur la prison du grand Condé. Le duc de Beaufort osait regarder tout le
monde en face; il avait même insulté Condé, et l’avantage de la branche
bâtarde était resté aux illégitimes sur la branche cadette des
légitimes.

Après maintes allées et venues pour concilier madame de Longueville et
madame de Montbazon, on convint, d’après l’avis d’Anne d’Autriche et de
Mazarin, des excuses que madame de Montbazon aurait à faire à madame de
Longueville. Ces excuses furent écrites dans un billet attaché à
l’éventail de madame de Montbazon. Madame de Montbazon, fort parée,
entra dans la chambre de la princesse; elle lut le petit papier attaché
à son éventail:

«Madame, je viens vous protester que je suis très-innocente de la
méchanceté dont on m’a voulu accuser; il n’y a aucune personne d’honneur
qui puisse dire une calomnie pareille. Si j’avois fait une faute de
cette nature, j’aurois subi les peines que la reine m’auroit imposées;
je ne me serois jamais montrée dans le monde et vous en aurois demandé
pardon. Je vous supplie de croire que je ne manquerai jamais au respect
que je vous dois et à l’opinion que j’ai de la vertu et du mérite de
madame de Longueville.»

La princesse répondit: «Madame, je crois très-volontiers à l’assurance
que vous me donnez de n’avoir nulle part à la méchanceté que l’on a
publiée; je défère trop au commandement que la reine m’en a fait.»

«Madame de Monbazon prononça le billet, dit madame de Motteville, de la
manière du monde la plus fière et la plus haute, faisant une mine qui
semblait dire: «Je me moque de ce que je dis.»

Les deux dames se retrouvèrent dans le jardin de Renard, au bout du
jardin des Tuileries; madame de Longueville déclara qu’elle
n’accepterait point la collation si sa rivale demeurait; madame de
Montbazon refusa de s’en aller. Le lendemain madame de Montbazon reçut
un ordre du roi de se retirer dans une de ses maisons de campagne. Il y
eut un duel entre M. de Guise et M. de Coligny, suite du démêlé.

La hardiesse de madame de Montbazon égalait la facilité de sa vie. Le
cardinal de Retz, qui lâchait indifféremment des apophthegmes de morale
et des maximes de mauvais lieux, écrivait ses Mémoires lorsqu’on croyait
qu’il pleurait ses péchés. Il disait de madame de Montbazon «qu’il
n’avait jamais vu personne qui eût montré dans le vice si peu de respect
pour la vertu.» Quoique grande, les contemporains trouvaient qu’elle
ressemblait à une statue antique, peut-être à celle de Phryné; mais la
Phryné française n’eût pas proposé, ainsi que la Phryné de Thespies, de
faire rebâtir Thèbes à ses frais, pourvu qu’il lui fût permis de mettre
son souvenir en opposition au souvenir d’Alexandre. Madame de Montbazon
préférait l’argent à tout.

D’Hocquincourt, ayant fait révolter Péronne, écrivait à madame de
Montbazon: «Péronne est à la belle des belles.» S’étant caché dans la
chambre de la duchesse, il ne fut pas aussi malheureux que Chastelard,
fils naturel de Bayard, sans peur, non sans reproche: Chastelard fut
décapité pour s’être caché en Écosse sous le lit de Marie Stuart. Il
avait fait une romance sur sa reine aimée:

      Lieux solitaires
      Et monts secrets
    Qui seuls sont secrétaires
    De mes piteux regrets.

Il y aurait de l’injustice à ne pas mettre en regard de ce tableau un
pendant tracé d’une main plus amie: c’est un religieux qui tient le
pinceau:

«Dès que la jeune duchesse de Montbazon parut à la cour, elle effaça par
sa beauté toutes celles qui s’en piquaient. Tant que son mari vécut, sa
sagesse et sa vertu ne furent jamais suspectes; se voyant affranchie du
joug du mariage, elle se donna un peu plus de liberté. L’abbé de Rancé,
alors âgé de dix-neuf à vingt ans, était déjà de l’hôtel de Montbazon.
Il eut le don de plaire à la duchesse, et elle en sut faire une grande
différence avec tous ceux qui fréquentaient sa maison.

»M. de Rancé le père étant mort, son fils l’abbé, devenu le chef de sa
maison à l’âge de vingt-six ans, le prit d’un grand vol; il parut dans
le monde avec plus d’éclat qu’il n’avait jamais fait: un plus gros
train, un plus bel équipage, huit chevaux de carrosse des plus beaux et
des mieux entretenus, une livrée des plus lestes; sa table à proportion.
Ses assiduités auprès de madame de Montbazon augmentèrent; il passait
souvent les nuits au jeu ou avec elle; elle s’en servait pour ses
affaires: une jeune veuve a besoin de ce secours. Cette familiarité fit
bien des jaloux; on en pensa et l’on en dit tout ce qu’on voulut,
peut-être trop.

»Il est vrai que, de tous ceux qui firent leur cour à madame de
Montbazon, l’abbé de Rancé fut celui qui eut le plus de part à son
amitié. Aussi c’était un ami véritable et effectif. Il sut en plusieurs
occasions lui rendre des services très-considérables; la reconnaissance
exigeait de cette dame toutes ces distinctions. Au reste ils gardaient
toujours de grands dehors; ils évitaient même de monter ensemble dans le
même carrosse, et pendant plus de dix ans qu’a duré leur commerce, on ne
les y a jamais vus qu’une fois, encore étaient-ils si bien accompagnés
qu’on ne pouvait s’en formaliser. Ainsi il y a quelque apparence que
l’esprit avait plus de part à cette amitié que la chair.

»La reine Christine de Suède avait envoyé en France, en qualité
d’ambassadeur, le comte de Tot. Il s’était adressé à M. Ménage pour voir
ce qu’il y avait de plus considérable à la cour, et lui demanda enfin si
par son moyen il ne pourrait pas voir madame de Montbazon dont il avait
entendu dire tant de bien. M. Ménage, qui, en qualité de bel esprit,
avait accès auprès de cette dame, fut la trouver, et lui dit que
l’ambassadeur de Suède, ayant vu tout ce qu’il y avait de plus beau à
Paris, croyait n’avoir rien vu s’il n’avait l’honneur de voir la plus
belle personne du monde, qu’il lui demandait la permission de l’amener
chez elle: «Qu’il vienne après-demain, répondit la duchesse, et qu’il se
tienne ferme: je serai sous les armes.»

Tel est le récit de dom Gervaise. Madame de Montbazon ne vint point au
rendez-vous. Déjà atteinte de la maladie qui l’emporta, elle ne parut
sous les armes que devant la mort.

Malgré la dissimulation du peintre, on aperçoit le défaut principal de
madame de Montbazon et le parti qu’elle savait tirer de son ami
_véritable_ et _effectif_.

Heureusement des femmes moins titrées rachetaient par leur
désintéressement la rapacité des privilégiées.

Renée de Rieux, autrement la _belle Châteauneuf_, aimée de Henri III,
fut mariée deux fois: elle épousa d’abord _Antinotti_, qu’elle poignarda
pour cause d’infidélité; ensuite _Altovitti_ de Castellane, qui fut tué
par le grand-prieur de France; _Altovitti_ eut le temps, avant
d’expirer, d’enfoncer un stylet dans le ventre du grand-prieur. Ces
assassinats de l’aristocratie ne furent point punis; ils étaient alors
du droit commun; on ne les châtiait que dans les vilains.

La belle Châteauneuf accoucha en Provence d’une fille, qui fut tenue sur
les fonts de baptême par la ville de Marseille. Puis Renée de Rieux
disparaît. Sa fille, Marcelle de Castellane, fut laissée sur la grève de
Notre-Dame-de-la-Garde comme une alouette de mer. Ce fut là que le duc
de Guise, fils du Balafré, la rencontra. Il n’était pas beau, ainsi que
son grand-père tué à Orléans, ou son père assassiné à Blois; mais il
était hardi; il s’était emparé de Marseille pour Henri IV, et il portait
le nom de Guise.

Marcelle de Castellane lui plut; elle-même se laissa prendre d’amour: sa
pâleur, étendue comme une première couche sous la blancheur de son
teint, lui donnait un caractère de passion. A travers ce double lis
transpiraient à peine les roses de la jeune fille. Elle avait de longs
yeux bleus, héritage de sa mère. Desportes, le Tibulle du temps, avait
célébré les cheveux de Renée dans les Amours de Diane. Desportes
chantait pour Henri III, qui n’avait pas le talent de Charles IX.

    Beaux nœuds crêpés et blonds nonchalamment épars,
    Mon cœur plus que mon bras est par vous enchaîné.

Marcelle dansait avec grâce et chantait à ravir; mais, élevée avec les
flots, elle était indépendante. Elle s’aperçut que le duc de Guise
commençait à se lasser d’elle; au lieu de se plaindre, elle se retira.
L’effort était grand; elle tomba malade, et comme elle était pauvre,
elle fut obligée de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec dédain l’argent
que lui faisait offrir le prince de Lorraine: «Je n’ai que quelques
jours à vivre, dit-elle; le peu que j’ai me suffit. Je ne reçois rien de
personne, encore moins de M. de Guise que d’un autre.» Les jeunes filles
de la Bretagne se laissent noyer sur les grèves après s’être attachées
aux algues d’un rocher.

Les calculs de Marcelle étaient justes; on ne lui trouva rien; elle
avait compté exactement ses heures sur ses oboles; elles s’épuisèrent
ensemble. La ville, sa marraine, la fit enterrer.

Trente ans après, en fouillant le pavé d’une chapelle, on s’aperçut que
Marcelle n’avait point été atteinte du cercueil: la noblesse de ses
sentiments semblait avoir empêché la corruption d’approcher d’elle.

Lorsque le duc de Guise partit pour la cour, Marcelle, qui possédait
deux lyres, composa l’air et les rimes de quelques couplets; ils furent
entendus au bord de cette mer de la Grèce d’où nous viennent tant de
parfums.

    Il s’en va, ce cruel vainqueur,
      Il s’en va plein de gloire;
    Il s’en va, méprisant mon cœur,
      Sa plus noble victoire.

    Et malgré toute sa rigueur
      J’en garde la mémoire.
    Je m’imagine qu’il prendra
      Une nouvelle amante.

Paroles de poésie et de langueur, voix d’un rêve oublié, chagrin d’un
songe.

On pouvait facilement s’imaginer que madame de Montbazon prendrait le
nouvel amant dont le trésor tenterait ses belles et infidèles mains.

Madame de Montbazon fut l’objet de la passion de Rancé jusqu’au jour où
il vit flotter un cilice parmi les nuages de la jeunesse. «Tandis que je
m’entretiens de ces choses criminelles, dit un anachorète, les abeilles
volent le long des ruisseaux pour ramasser le miel si doux à ma langue
qui prononce tant de paroles injustes.»

D’après l’idée qu’on s’est formée généralement de Rancé, on ne verra pas
sans étonnement ce tableau de sa première vie; on ne peut douter de ces
faits, puisqu’ils sont racontés par Le Nain lui-même, prieur de la
Trappe, ami de Rancé; il a resserré ces faits en peu de mots:

«Une jeunesse passée dans les amusements de la cour, dans les vaines
recherches des sciences, même damnables, après s’être engagé dans l’état
ecclésiastique sans autre vocation que son ambition, qui le portait avec
une espèce de fureur et d’aveuglement aux premières dignités de
l’Église; cet homme, tout plongé dans l’amour du monde, est ordonné
prêtre, et celui qui avait oublié le chemin du ciel est reçu docteur de
Sorbonne. Voilà quelle fut la vie de M. Le Bouthillier jusqu’à l’âge de
trente ans, toujours dans les festins, toujours dans les compagnies,
dans le jeu, les divertissements de la promenade ou de la chasse.»

C’est ce qu’en a dit deux cents ans après le cardinal de Bausset.

L’archevêque de Tours, l’ambitieux principal de sa famille, n’ayant pu
obtenir son neveu Rancé pour coadjuteur, le fit nommer, en qualité
d’archidiacre de Tours, député à l’Assemblée du clergé en 1645; en même
temps l’archevêque donna sa démission de premier aumônier du duc
d’Orléans, après avoir obtenu de Gaston que l’abbé Le Bouthillier serait
pourvu de cette charge. L’assemblée du clergé dura deux ans. Rancé ne
s’y montra que la première année; il y resserra les liens qui
l’unissaient au cardinal de Retz, capable à lui seul d’empoisonner les
plus heureuses natures; il parla en faveur de son ami. Mazarin disait:
«Si l’on voulait croire l’abbé de Rancé, il faudrait aller avec la croix
et la bannière au-devant du cardinal de Retz.» Rancé augmenta sa
réputation dans cette assemblée en venant au secours de François de
Harlay, archevêque de Rouen, depuis archevêque de Paris. Le clergé
chargea l’abbé Le Bouthillier de surveiller, avec les évêques de Vence
et de Montpellier, une édition grecque d’Eusèbe, ou, selon d’autres, de
Sozomène et de Socrate. Il fut complimenté sur sa nomination de premier
aumônier du duc d’Orléans; il signa le formulaire, car il ne cessait de
suivre les doctrines de Bossuet en différant de sa conduite. Comme
parlementaire, il était fidèle à la cour. Des disputes s’élevèrent.
Rancé s’opposa à diverses propositions; il montrait une grande entente
des affaires. Il déplut. On l’avertit de se retirer, ses jours ne
paraissant pas en sûreté à ses amis. L’avis était faux, Mazarin ne
faisait assassiner personne. L’abbé Le Bouthillier, après être allé
remercier Gaston à Blois, se retira à Veretz; peu après arriva
l’accident qui changea sa vie.

Il y a un silence qui plaît dans toutes ces affaires aujourd’hui si
complètement ignorées: elles vous reportent dans le passé. Quand vous
remueriez ces souvenirs qui s’en vont en poussière, qu’en
retireriez-vous, sinon une nouvelle preuve du néant de l’homme? Ce sont
des jeux finis que des fantômes retracent dans les cimetières avant la
première heure du jour.




LIVRE DEUXIÈME


Il existe un traité de 230 pages in-12, imprimé à Cologne, chez Pierre
Marteau, 1685; il porte deux titres: _Les véritables motifs de la
conversion de l’abbé de la Trappe, avec quelques réflexions sur sa vie
et sur ses écrits_, ou _les Entretiens de Timocrate et de Philandre sur
un livre qui a pour titre: Les Saints Devoirs de la vie monastique_. Je
parlerai dans un autre endroit de cette seconde partie. Ce que j’en vais
citer actuellement n’est introduit que par incidence. On lit:

«Je vous ai déjà dit que l’abbé de la Trappe étoit un homme galant et
qui avait eu plusieurs commerces tendres. Le dernier qui ait éclaté fut
avec une duchesse fameuse par sa beauté, et qui, après avoir
heureusement évité la mort au passage d’une rivière, la rencontra peu de
mois après. L’abbé, qui allait de temps en temps à la campagne, y étoit
lorsque cette mort imprévue arriva. Ses domestiques, qui n’ignoroient
pas sa passion, prirent soin de lui cacher ce triste événement, qu’il
apprit à son retour.» «En montant tout droit à l’appartement de la
duchesse, où il lui était permis d’entrer à toute heure, au lieu des
douceurs dont il croyait aller jouir, il y vit pour premier objet un
cercueil qu’il jugea être celui de sa maîtresse en remarquant sa tête
toute sanglante qui était par hasard tombée de dessous le drap dont on
l’avait couverte avec beaucoup de négligence, et qu’on avait détachée du
reste du corps afin de gagner la longueur du col, et éviter ainsi de
faire un nouveau cercueil qui fût plus long que celui dont on se
servait[5].»

  [5] Entretiens de Timocrate et de Philandre.

»Il n’y a rien de vrai», dit Saint-Simon, rappelant cette version, «dans
ce qu’on rapporte de madame de Montbazon, mais _seulement les choses qui
ont donné cours à une fiction_. Je l’ai demandé franchement à M. de la
Trappe, non pas grossièrement l’amour, et beaucoup moins le bonheur,
mais le fait, et voici ce que j’ai appris.»

Et qu’a-t-il appris? L’autorité serait décisive, si la réponse était
péremptoire. Au lieu de s’expliquer, Saint-Simon s’occupe du récit des
liaisons de Rancé avec les personnages de la Fronde. Il affirme du
reste, comme dom Gervaise, que Marie de Bretagne fut emportée par la
rougeole, que Rancé était auprès d’elle, qu’il ne la quitta point, et
lui vit recevoir les sacrements. «L’abbé Le Bouthillier, ajoute-t-il,
s’en alla après à sa maison de Veretz, ce qui fut le commencement de sa
séparation du monde.» Cette fin de narration prouve à quel point
Saint-Simon se trompait. Les contemporains admirateurs de Rancé semblent
s’être donné le mot pour se taire sur sa jeunesse: ils ne s’aperçoivent
pas qu’ils diminuent la gloire de leur héros en rendant ses sacrifices
moins méritoires. D’autant plus qu’ils en disent assez pour être
entendus sur ce qu’ils omettent; tantôt annonçant qu’un religieux
s’était enseveli à la Trappe, _pour avoir fait ce qui avait troublé
Rancé_, tantôt que Rancé lui-même ne cessait de pleurer ses fragilités.
«L’abbé de Rancé, livré à toutes les séductions du monde, dit le
cardinal de Bausset, se précipita dans un genre de vie peu conforme à la
sainteté de son état, et qui dégradait en quelque sorte le triomphe
qu’il avait obtenu sur son illustre émule... L’abbé de Rancé expiait
sous la haire et le cilice les erreurs de sa jeunesse.» Maupeou, l’un
des trois historiens contemporains de l’abbé de la Trappe, avait lu le
récit de Larroque; il combat ce récit sans le détruire. La seule chose
nouvelle qu’ils nous apprennent est l’exhortation faite par Rancé à la
mourante: madame de Montbazon envoya un gentilhomme complimenter M. de
Brienne, avec lequel elle était brouillée.

Maupeou avait fait un ouvrage exprès contre Larroque. Rancé, informé de
l’intention du curé de Nonancourt, se hâta de lui écrire: «Votre
ouvrage, monsieur, relèvera la critique, donnera sujet à des répliques,
m’attirera un nombre infini d’ennemis sur les bras: Dieu sait combien
j’ai d’estime et de considération pour vous; cependant je suis pressé de
vous conjurer de supprimer la chose, s’il est possible. J’ai été si
persuadé que rien n’était meilleur que de garder le silence en cette
occasion, que je n’ai point voulu que l’on imprimât ce que j’avais eu
envie de mettre dans la préface de la seconde édition des
_Éclaircissements_, quoiqu’il n’y eût rien de plus modéré. Je n’ai rien
à ajouter à ce billet, mon cher monsieur, sinon que je ne puis vous
avoir une obligation plus sensible que celle d’entrer dans ma
pensée[6].» (17 mars 1686.)

  [6] Maupeou, tom. 1er, pag. 581.

La vivacité avec laquelle Rancé écrit à Maupeou décèle des souvenirs
alarmés. Le P. Bouhours, que l’abbé de La Chambre appelait l’_empeseur
des muses_, réfute aussi les _Véritables motifs de la conversion de
l’abbé de la Trappe_ dans son quatrième dialogue, pages 528 et 529:
c’est toujours de l’humeur sans preuves. Madame de Sévigné disait en
parlant du révérend critique: «_L’esprit lui sort de tous les côtés._»

Marsollier, deuxième écrivain de la vie de Rancé, garde le silence; mais
Le Nain, le troisième, le plus complet, le plus sûr écrivain de cette
vie, a entendu parler de Larroque. Dom Le Nain mourut à l’âge de
soixante-treize ans, sous-prieur de la Trappe. Ami et confident de
Rancé, au livre III, chap. IX, de la Vie du réformateur de la Trappe, il
écrit:

«Outre tous ces libelles, il en parut un autre composé par un huguenot,
sous ce titre: _Les Motifs de la conversion de l’abbé de la Trappe_.
Mais l’auteur des _Homélies familières_ sur les Commandements de Dieu,
tome III, page 378, le réfute admirablement par ces paroles: Je sais
qu’un ministre hérétique a fait ce qu’il a pu pour décrier un saint
abbé; mais je sais bien aussi que toute la France et les pays
circonvoisins ont regardé ce misérable livre comme un libelle
diffamatoire et son auteur comme un imposteur, qui fonde toutes ses
calomnies sur des jugements les plus téméraires qui se puissent
imaginer: comme si, pour détruire les vertus les plus éclatantes et les
plus solides, il n’y avait qu’à dire témérairement qu’elles n’ont point
d’autres sources que l’orgueil de celui qui les pratique.» Le Nain se
débarrasse ainsi de la réponse. Les amplifications de l’auteur des
_Homélies familières_ sont naturelles, mais elles ne détruisent aucune
assertion.

Sur le fait isolé lâché par une plume protestante, il est tombé une
avalanche de malédictions. Colère à part, on peut nier les erreurs
avancées sur la jeunesse de Rancé, mais on ne peut nier des relations
qu’atteste toute l’histoire. On a craint sans doute, en montrant Rancé
pécheur, d’ébranler l’autorité des exemples de sa vertu. Cependant saint
Jérôme et saint Augustin n’ont-ils pas puisé leurs dernières forces dans
leurs premières faiblesses? Un aveu franc aurait délivré Rancé pour
toujours des calomnies. On ne l’accusait pas directement de la faute, il
est vrai, car il eût fallu accuser toute la terre; mais on s’en prenait
à la vie entière d’un homme pour se soulager de ce qu’il taisait. Il
faut le dire, néanmoins le silence de Rancé est effrayant, et il jette
un doute dans les esprits. Un silence si long, si profond, si entier,
est devant vous comme une barrière insurmontable. Quoi! un homme n’a pu
se démentir un seul instant! Quoi! le silence pourrait passer pour une
vérité! Cet empire d’un esprit sur lui-même fait peur: Rancé ne dira
rien, il emportera toute sa vie dans son tombeau.

Ainsi ni ceux qui rejettent l’anecdote de Larroque, ni ceux qui
l’accueillent, n’apportent aucune preuve de leur négation ou de leur
affirmation. Les incrédules n’ont pour eux que l’invraisemblance du
cercueil trop court: il était si facile en effet de l’allonger pour
donner l’espace nécessaire à cette belle tête qui s’était si souvent
inclinée sur le sein de la vie! Mais supposez avec Saint-Simon, comme il
l’insinue, que la décollation ne fut que l’œuvre d’une étude anatomique,
tout s’expliquera.

Tous les poètes ont adopté la version de Larroque, tous les religieux
l’ont repoussée; ils ont eu raison, puisqu’elle blessait la
susceptibilité de leurs vertus, puisqu’ils ne pouvaient pas détruire le
récit de Larroque par un démenti appuyé d’un document irrécusable. Mais
au lecteur indifférent il est permis, à défaut de preuves positives,
d’examiner des preuves négatives. J’ai déjà fait remarquer que
Marsollier se tait sur madame de Montbazon, silence favorable à
l’opinion de Larroque. Ce même chanoine, Marsollier, ajoute cette
réflexion à son silence: «La mort et la disgrâce de plusieurs personnes
avec lesquelles Rancé avait de forts attachements le touchèrent. Un vide
affreux, dit-il, occupait mon cœur toujours inquiet et toujours agité,
jamais content. Je fus touché de _la mort de quelques personnes_ et de
l’insensibilité où je les vis dans ce moment terrible qui devait décider
de leur éternité. Je me résolus de me retirer dans un lieu où je pusse
être inconnu au reste des hommes.»

Dans les corridors de la Trappe, entre diverses inscriptions, on lisait
celle-ci empruntée de saint Augustin: _Retinebam nugæ nugarum et
vanitates vanitatum antiquæ amicæ meæ._ Dans une de ses pensées, Rancé
remarque que: «ceux qui meurent, bien ou mal, meurent souvent plus pour
ceux qu’ils laissent dans le monde que pour eux-mêmes.»

Bossuet, transmettant à Rancé les oraisons funèbres de la reine
d’Angleterre et de madame Henriette, lui mande: «J’ai laissé l’ordre de
vous faire passer deux oraisons funèbres qui, parce qu’elles font voir
le néant du monde, peuvent avoir place parmi les livres d’un solitaire,
et qu’en tous cas il peut regarder comme deux têtes de mort assez
touchantes.» Bossuet connaissait-il ce que l’on racontait de madame de
Montbazon? faisait-il allusion à la tête de cette femme, en envoyant
deux autres têtes s’entretenir avec elle?

La sorte de plaisanterie formidable qu’il se permet ne semble-t-elle pas
avoir des rapports avec la légèreté de la première vie de Rancé et la
sévérité de sa seconde vie?

On prétend qu’on montrait à la Trappe la tête de madame de Montbazon
dans la chambre des successeurs de Rancé; ce que les solitaires de la
Trappe ressuscitée rejettent: les souvenirs conservés autrefois ne
voyaient peut-être pas le front de la victime aussi dépouillé que la
mort l’avait fait. On trouve ce passage dans le récit des courses du
chevalier de Bertin: «Nous voici maintenant à Anet. La petite statue de
Diane de Poitiers en pied n’est point sans doute aussi intéressante que
la tête même de madame de Montbazon apportée à la Trappe par l’abbé de
Rancé et conservée dans la chambre de ses successeurs.»

Enfin, les indications des poètes ne sont pas à négliger. La muse n’a
pas manqué aux traditions de la Trappe: madame de Tencin, née en 1681
(et qui par conséquent avait vécu dix-neuf ans contemporaine de Rancé),
écrivit les _mémoires du comte de Comminges_, à travers lesquels passent
des souvenirs: madame de Montbazon est changée en cette Adélaïde,
solitaire mystérieux qui se fait reconnaître à l’ardeur avec laquelle il
creuse son tombeau. Qui avait donné naissance à ce genre d’idées? Ce
sont là d’autres ressorts que les inventions forcenées et les idées
difformes qui font maintenant des contorsions dans les ténèbres. Le nom
de Comminges est emprunté de celui de l’évêque avec lequel Rancé se
promenait sur les Pyrénées. Il arrive souvent qu’on rappelle des
personnages étrangers pour cacher des rapports directs; un nom qui
tourmente la mémoire s’y glisse sous mille déguisements. On a une
aventure contée par Maupeou, de deux frères épris de la même femme, et
qui, après s’être battus, vécurent plusieurs années à la Trappe sans se
reconnaître; on a une romance de Florian sur Lainval et Arsène; on a une
héroïde de Colardeau qui trace la mort de madame la duchesse de
Montbazon:

    Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté:
    La tête et le cercueil étaient à mon côté.

Rancé avait fait peindre à la Trappe saint Jean Climaque poussant des
gémissements, et sainte Marie égyptienne assistée par saint Sozyme. Il
composa pour ces deux tableaux des inscriptions. Dans l’épigramme de
douze vers latins adressée à la pénitente, on lisait:

    Ecce, columba gemens, sponsi jam sanguine lota.

Il faut ajouter à ces semi-indications le désespoir de Rancé, et ce sera
au lecteur à se former une opinion. Les annales humaines se composent de
beaucoup de fables mêlées à quelques vérités: quiconque est voué à
l’avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la
légende, mirage de l’histoire.

Dès le jour de la mort de madame de Montbazon, Rancé prit la poste et se
retira à Veretz: il croyait trouver dans la solitude des consolations
qu’il ne trouvait dans aucune créature. La retraite ne fit qu’augmenter
sa douleur: une noire mélancolie prit la place de sa gaieté, les nuits
lui étaient insupportables; il passait les jours à courir dans les bois,
le long des rivières, sur les bords des étangs, appelant par son nom
celle qui ne lui pouvait répondre.

Lorsqu’il venait à considérer que cette créature, qui brilla à la cour
avec plus d’éclat qu’aucune femme de son siècle, n’était plus, que ses
enchantements avaient disparu, que c’en était fait pour jamais de cette
personne qui l’avait choisi entre tant d’autres, il s’étonnait que son
âme ne se séparât de son corps.

Comme il avait étudié les sciences occultes, il essaya les moyens en
usage pour faire revenir les morts. L’amour reproduisait à sa mémoire
ornée le sacrifice de Simeth, cherchant à rappeler un infidèle par un
des noms d’un passereau consacré à Vénus; il invoquait la nuit et la
lune. Il eut toutes les angoisses et toutes les palpitations de
l’attente: madame de Montbazon était allée à l’infidélité éternelle;
rien ne se montra dans ces lieux sombres et solitaires que les esprits
se plaisent à fréquenter[7].

  [7] Dom Gervaise: _Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu
    M. l’abbé de Rancé_, pag. 160 et suiv.

Toutefois, si Rancé n’eut pas les visions des poètes de la Grèce, il eut
une vision chrétienne: il se promenait un jour dans l’avenue de Veretz;
il lui sembla voir un grand feu qui avait pris aux bâtiments de la
basse-cour: il y vole; le feu diminue à mesure qu’il en approche; à une
certaine distance, l’embrasement disparaît et se change en un lac de feu
au milieu duquel s’élève à demi-corps une femme dévorée par les flammes.
La frayeur le saisit; il reprend en courant le chemin de la maison; en
arrivant, les forces lui manquent, il se jette sur un lit: il était
tellement hors de lui qu’on ne put dans le premier moment lui arracher
une parole[8].

  [8] Maupeou.

Ces convulsions de l’âme se calmèrent: il n’en resta à Rancé que
l’énergie d’où sortent les vigoureuses résolutions.

Dom Jean-Baptiste de Latour, prieur de la Trappe, avait écrit une vie de
Rancé: il était resté de ce travail quelques copies manuscrites, dont on
a cité des passages, entre autres celui-ci: «Pendant que je suivais
l’égarement de mon cœur (c’est Rancé qui parle), j’avalais non seulement
l’iniquité comme de l’eau, mais tout ce que je lisais et entendais du
péché ne servait qu’à me rendre plus coupable. Enfin le temps
bienheureux arriva où il plut au Père des miséricordes de se tourner
vers moi. Je vis à la naissance du jour le monstre infernal avec lequel
j’avais vécu; la frayeur dont je fus saisi à cette terrible vue fut si
prodigieuse que je ne puis croire que j’en revienne de ma vie.»

Rancé eut recours à la pénitence: la mère Louise, religieuse de la
Visitation de Tours, lui indiqua pour directeur le Père _Séguenot_.

Cette mère Louise était Louise Roger de la Mardelière, appelée la _belle
Louison_. «Louison, dit mademoiselle de Montpensier parlant de son
enfance, était brune, bien faite, agréable de visage et de beaucoup
d’esprit. Je dis à madame de Saint-Georges: «Si Louison n’est pas sage,
je ne la veux point voir, quoique mon papa l’aime.» Madame de
Saint-Georges me répondit qu’elle l’était tout à fait.»

C’était à cette mère Louise que Rancé s’adressa d’abord. Partout, dans
le changement de mœurs qui s’opérait, des pénitentes échappées du monde
avaient dressé des embûches pour s’emparer des repentirs, comme il y
avait des pécheresses qui cherchaient à retenir les déserteurs. A la
Visitation se trouvaient les écueils d’une première existence: la mère
Louise possédait plus de deux cents lettres de Rancé, lettres qui
étaient sans doute la partie de la vie de Rancé sur laquelle il serait
si curieux d’avoir des renseignements. De la direction du P. Séguenot,
Rancé passa sous la conduite du P. de Mouchy, homme instruit et bien né.

Des avertissements sous différentes formes arrivaient de toutes parts à
Rancé. Dans les _Obligations des chrétiens_, il raconte cette agréable
histoire:

«Un jour je joignis un berger qui conduisoit un troupeau dans une grande
campagne, par un temps qui l’avoit obligé à se retirer à l’abri d’un
grand arbre pour se mettre à couvert de la pluie et de l’orage. Il me
dit que ce lui étoit une consolation de conduire ses bêtes simples et
innocentes, et qu’il ne voudroit pas quitter la terre pour aller dans le
ciel, s’il ne croyoit y trouver des campagnes et des troupeaux à
conduire.»

A Veretz, au lieu de se plaire dans l’ancienne maison de ses délices,
Rancé fut choqué de sa magnificence. Les meubles éclataient d’argent et
d’or, les lits étaient superbes. La Mollesse même s’y serait trouvée
trop à l’aise, dit un classique du temps. Les salons étaient ornés de
tableaux de prix, les jardins délicieusement dessinés. C’était trop pour
un homme qui ne voyait plus rien qu’à travers ses larmes. Il mit la
réforme partout. La frugalité remplaça le luxe de sa table; il congédia
la plupart de ses domestiques, renonça à la chasse, et s’abstint du
dessin, art qu’il aimait. On avait des paysages de sa façon et des
cartes de géographie[9].

  [9] Dom Gervaise.

Quelques amis, revenus de même que Rancé à des pensées chrétiennes,
s’associèrent à lui pour commencer ces mortifications dont il devait
donner de si grands exemples; il semblait jouer à la pénitence pour
l’apprendre avant de la pratiquer: on assiste avec intérêt à cette
conquête de l’homme sur l’homme: «Ou l’Évangile me trompe, répétait-il,
ou cette maison est celle d’un réprouvé.»

Rappelé un moment à Paris pour une affaire, il se logea à l’Oratoire.
C’était un travail continuel pour lui d’échapper à ces pensées qu’il
avait nourries si long-temps: un grand solitaire en fut atteint dans des
sépulcres; saint Jérôme portait, pour noyer ses pensées dans ses sueurs,
des fardeaux de sable le long des steppes de la mer Morte. Je les ai
parcourues moi-même, ces steppes, sous le poids de mon esprit. Deux
tentatrices cherchèrent Rancé. Elles lui dirent qu’elles n’étaient point
à comparer à la belle personne qu’il pleurait, mais qu’elles avaient
pour lui des sentiments qui ne le cédaient en vivacité à aucun de ceux
qu’il avait inspirés. Rancé se munit d’un crucifix, et s’enfuit.

On conseilla à Rancé de se consacrer aux missions, aller aux Indes,
errer dans les rochers de l’Himalaya, et il y avait là des analogies
avec la grandeur et la tristesse du génie de Rancé; mais il était appelé
ailleurs.

Poussé par ses malheurs, retenu par ses habitudes, Rancé n’avait point
encore renoncé à ses emplois. Le temps de son quartier de service, comme
aumônier du duc d’Orléans, était revenu; il se rendit à Blois. Il avait
déjà hasardé auprès du prince des idées de retraite: l’entrée en
religion de la mère Louise avait mûri dans Gaston ces idées. La
maîtresse convertie priait à la Visitation, à Tours, pour faire une
violence à la miséricorde de Dieu. Il fut convenu que Gaston se
retirerait au château de Chambor avec douze de ses plus fidèles
serviteurs. Rancé fut choisi pour accompagner le prince.

Le Bouthillier possédait, près du parc de Chambor, un prieuré de l’ordre
de Grammont. Ce prieuré était desservi par sept ou huit religieux. On
n’apercevait pas de cet endroit le faîte de l’édifice qui devait éclater
du rire immortel de Molière. «Le roi, dit le chevalier d’Arvieux, ayant
voulu faire un voyage à Chambor pour y prendre le divertissement de la
chasse, voulut donner à sa cour celui d’un ballet; et comme l’idée des
Turcs qu’on venait de voir à Paris était encore toute récente, il crut
qu’il serait bon de les faire paraître sur la scène. Sa Majesté
m’ordonna de me joindre à MM. de Molière et de Lulli pour composer une
pièce de théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose des habillements
et des manières des Turcs. Je me rendis pour cet effet au village
d’Auteuil, où M. de Molière avait une maison fort jolie. Ce fut là que
nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit dans les œuvres
de Molière, sous le titre du _Bourgeois gentilhomme_.»

Cette pièce fut en effet jouée à Chambor devant Louis XIV, pour la
première fois, le 14 octobre 1670.

Quand on arrive à Chambor, on pénètre dans le parc par une de ses portes
abandonnées; elle s’ouvre sur une enceinte décrépite et plantée de
violiers jaunes; elle a sept lieues de tour. Dès l’entrée on aperçoit le
château au fond d’une allée descendante. En avançant sur l’édifice, il
sort de terre dans l’ordre inverse une bâtisse placée sur une hauteur,
laquelle s’abaisse à mesure qu’on en approche. François Ier,
arrière-petit-fils de Valentine de Milan, s’était enseveli dans les bois
de la France, à son retour de Madrid; il disait comme son aïeule: _Tout
ne m’est rien, rien ne m’est plus._ Chambor rappelle les idées qui
occupaient le roi-soldat dans sa prison: femmes, solitudes, remparts.

    Quand le roi sortit de France,
    En malheur il en sortit:
    Il en sortit le dimanche,
    Et le lundi il fut pris.

Chambor n’a qu’un escalier double, afin de descendre et monter sans se
voir: tout y est fait pour les mystères de la guerre et de l’amour.
L’édifice s’épanouit à chaque étage; les degrés s’élèvent accompagnés de
petites cannelures comme des marches dans les tourelles d’une
cathédrale. La fusée, en éclatant, forme des dessins fantastiques qui
semblent avoir retombé sur l’édifice: cheminées carrées ou rondes
enjolivées de fétiches de marbre, semblables aux poupées que j’ai vu
retirer des fouilles à Athènes. De loin l’édifice est une arabesque; il
se présente comme une femme dont le vent aurait soufflé en l’air la
chevelure; de près cette femme s’incorpore dans la maçonnerie et se
change en tours; c’est alors Clorinde appuyée sur des ruines. Le caprice
d’un ciseau volage n’a pas disparu; la légèreté et la finesse des traits
se retrouvent dans le simulacre d’une guerrière expirante. Quand vous
pénétrez en dedans, la fleur de lis et la salamandre se dessinent dans
les plafonds. Si jamais Chambor était détruit, on ne trouverait nulle
part le style premier de la Renaissance, car à Venise il s’est mélangé.

Ce qui rendait à Chambor sa beauté, c’était son abandon: par les
fenêtres j’apercevais un parterre sec, des herbes jaunes, des champs de
blé noir: retracements de la pauvreté et de la fidélité de mon indigente
patrie. Lorsque j’y passai, il y avait un oiseau brun de quelque
grosseur qui volait le long du Cosson, petite rivière inconnue.

L’abbé Le Bouthillier se logea parmi les moines de son prieuré: de
quelque côté qu’on ouvrît une fenêtre, on ne voyait que des bois. Le
château, près duquel n’a pas même pu se former un village, est frappé de
malédiction. Touché par le vainqueur de Marignan prisonnier à Madrid,
par nos soldats dispersés après Waterloo, par les marques de notre
attachement à nos rois avant les journées de Juillet, on aperçoit
partout des traces de gloire et de malheur. Les chiffres de la duchesse
d’Étampes, devancière de la comtesse de Châteaubriand, attirent les
yeux, traces périssables de beautés évanouies. François Ier, qui sentait
l’inanité de ses plaisirs, avait gravé avec la pointe d’un diamant ces
deux vers sur un carreau de vitre:

    Souvent femme varie.
    Mal habil qui s’y fie.

Jeux d’un prince qui avait fait déterrer Laure pour la regarder. Où est
le carreau de vitre? Des Français s’associèrent dans le dessein
d’acquérir pour Henri, non encore banni, un parc abandonné dans un
royaume conquis par ses pères. Courier éleva la voix contre
l’acquisition, et le jeune homme innocent, auquel il avait voulu
arracher Chambor, a survécu.

Cet orphelin vient de m’appeler à Londres; j’ai obéi à la lettre close
du malheur. Henri m’a donné l’hospitalité dans une terre qui fuit sous
ses pas. J’ai revu cette ville témoin de mes rapides grandeurs et de mes
misères interminables, ces places remplies de brouillards et de silence,
d’où émergèrent les fantômes de ma jeunesse. Que de temps déjà écoulé
depuis le jour où je rêvais René dans Kinsington jusqu’à ces dernières
heures! Le vieux banni s’est trouvé chargé de montrer à l’orphelin une
ville que mes yeux peuvent à peine reconnaître.

Réfugié en Angleterre pendant huit années, ensuite ambassadeur à
Londres, lié avec lord Liverpool, avec M. Canning et avec M. Croker, que
de changements n’ai-je pas vus dans ces lieux, depuis Georges IV qui
m’honorait de sa familiarité jusqu’à cette Charlotte que vous verrez
dans mes Mémoires. Que sont devenus mes frères en bannissement? Les uns
sont morts, les autres ont subi diverses destinées: ils ont vu comme moi
disparaître leurs proches et leurs amis. Sur cette terre où l’on ne nous
apercevait pas, nous avions cependant nos fêtes et surtout notre
jeunesse. Des adolescentes, qui commençaient la vie par l’adversité,
apportaient le fruit semainier de leur labeur afin de s’éjouir à
quelques danses de la patrie. Des attachements se formaient; nous
priions dans des chapelles que je viens de revoir et qui n’ont point
changé. Nous faisions entendre nos pleurs le 21 janvier, tout émus que
nous étions d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre
village. Nous allions aussi, le long de la Tamise, voir entrer au port
des vaisseaux chargés des richesses du monde, admirer les maisons de
campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel!
Toutes ces choses étaient de véritables félicités. Reviendrez-vous,
félicités de ma misère? Ah! ressuscitez, compagnons de mon exil,
camarades de la couche de paille, me voici revenu! Rendons-nous encore
dans les petits jardins d’une taverne dédaignée pour boire une tasse de
mauvais thé en parlant de notre pays: mais je n’aperçois personne; je
suis resté seul.

Rancé va quitter Chambor, il faut donc que je quitte aussi cet asile où
je crains de m’être trop oublié. Je vais retrouver la Loire non loin du
parc abandonné; elle ne voit point la désolation de ses bords: les
fleuves ne s’embarrassent point de leurs rives. Ne demandez pas à la
Loire le nom des Guise, dont elle a pourtant roulé les cendres. A cent
cinquante lieues d’ici, je rencontrai, il y a huit mois, en terre
étrangère, près du jeune orphelin, M. le duc de Lévis, qui remonte au
compagnon de Simon de Montfort. Mirepoix était _maréchal de la Foi_,
titre qui semble avoir passé à son dernier neveu. J’ai retrouvé aussi
madame la duchesse de Lévis, du grand nom d’Aubusson; elle aurait pu
écrire l’histoire de Philippine-Hélène, si elle n’avait des malheurs
moins romanesques à pleurer. Je n’étais pas, dans mon dernier voyage à
Londres, reçu dans un grenier de Holborn par un de mes cousins émigrés,
mais par l’héritier des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner
l’hospitalité dans les lieux où je l’avais long-temps attendu. Il se
cachait derrière moi comme le soleil derrière des ruines. Le paravent
déchiré qui me servait d’abri me semblait plus magnifique que les
lambris de Versailles. Henri était mon dernier garde-malade: voilà les
revenants-bons du malheur. Quand l’orphelin entrait, j’essayais de me
lever; je ne pouvais lui prouver autrement ma reconnaissance. A mon âge
on n’a plus que les impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées mes
misères; tout dépouillé qu’il est, il n’est pas sans autorité: chaque
matin, je voyais une Anglaise passer le long de ma fenêtre; elle
s’arrêtait, elle fondait en larmes aussitôt qu’elle avait aperçu le
jeune Bourbon: quel roi sur le trône aurait eu la puissance de faire
couler de pareilles larmes? Tels sont les sujets inconnus que donne
l’adversité.

A peine retourné de Chambor, un courrier dépêché de Blois vint apprendre
à Rancé la maladie du duc d’Orléans. L’abbé se remit en route: Gaston
était en danger, ce prince si peu digne à Castelnaudary de la valeur du
Béarnais, le parleur de la Fronde ne trouva pas un mot sur ses lèvres à
dire à la mort: un spectre se tenait debout au pied de son lit;
Montmorency sans tête lui demandait le talion.

Rancé écrivit à Arnauld d’Andilly la lettre qu’on va lire, et que je
dois encore à la politesse de M. de Montmerqué.


Blois, 8 février 1660.

«Je n’aurois pas été tant de temps sans avoir l’honneur de vous écrire
si la maladie et la mort de Monsieur ne m’en avoient empesché. Je vous
avoue que, l’ayant assisté autant que je l’ai pu dans les derniers
moments de sa vie, je suis tellement touché d’un spectacle si déplorable
que je ne puis m’en remettre. On a ceste consolation qu’il est mort avec
tous les sentiments et toute la résignation qu’un véritable chrestien
doit avoir en la volonté de son Dieu. Il reçut notre Seigneur dès le
commencement de son mal, et eut le soin lui-mesme de le demander une
seconde fois pour viatique avec de grandes démonstrations d’une foy vive
et d’un parfait mespris des choses du monde. Quelle leçon, monsieur,
pour ceux qui n’en sont pas détachés et pour ceux qui sont persuadés de
son néant et qui travaillent pour s’en déprendre! Ce pauvre prince dit
le matin du jour de sa mort ces mesmes mots: _Domus mea domus
desolationis_; et comme on luy voulut dire qu’il n’estoit pas si mal
qu’il pensoit, il répliqua: _Solum mihi superest sepulchrum_; ensuite il
demanda l’extrême-onction, et dit qu’il estoit résolu à la volonté de
Dieu; enfin je suis persuadé qu’il luy a fait miséricorde. Je ne puis
vous mander les circonstances de sa mort; j’écris de Blois, malade d’un
rhume qui me cause une oppression qui m’empesche d’escrire. Je vous
supplie de demander à Dieu et de luy faire demander pour moy qu’il me
fasse la grâce de retirer tout le bien et l’avantage que je dois d’une
rencontre aussi touchante que celle-là l’est. Je reviens à la mort de ce
pauvre prince: la désolation qui parut dans sa maison, qui retentissoit
de plaintes et de gémissements au moment de sa mort, l’esprit humain ne
se sçauroit rien figurer de si pitoyable, je confesse que j’en suis
accablé de douleur.»

Rancé se montra dans cette occasion si touchant, que chacun faisait des
vœux pour l’avoir auprès de soi au moment suprême. On croyait ne pouvoir
bien mourir qu’entre ses mains, comme d’autres y avaient voulu vivre,
Gaston avait à peine rendu le dernier soupir que ses familiers
l’abandonnèrent, Rancé fut laissé presque seul auprès du cadavre. Il ne
suivit pas le corps du prince à Saint-Denis; mais il présenta le faible
cœur de Gaston aux jésuites de Blois: le cœur intrépide de Henri IV
avait été porté aux jésuites de La Flèche. Le Bouthillier courut ensuite
s’ensevelir au Mans, y demeura caché deux mois; il changea même de nom,
comme s’il eût craint d’être reconnu et arrêté aux portes du ciel.

Le projet qu’il méditait depuis long-temps de soumettre sa conduite
future au conseil des évêques d’Aleth et de Comminges lui revenait dans
l’esprit. Il se résolut de l’accomplir. Le 21 juin 1660, il écrivit à la
mère Louise: «Je pars demain à l’insu de tous mes amis.» Il arriva à
Comminges le 27 du même mois, après un tremblement de terre: ce fut de
même que j’arrivai à Grenade en rêvant de chimères, après le
bouleversement de la Véga.

L’évêque de Comminges était absent; Rancé l’attendit. Quand il revint,
l’évêque commença une tournée diocésaine. Rancé l’accompagna.

Ils trouvèrent dans les cavernes environnantes des chrétiens qui avaient
à peine figure humaine. L’évêque soulageait leur misère, les
rassemblait, s’essayait au milieu d’eux parmi les buis des rochers.
L’abbé de Rancé était touché, lorsqu’il songeait que le bon pasteur
avait ainsi cherché les brebis égarées.

Un jour il se promenait seul avec l’évêque, dans un endroit fort
solitaire, d’où l’on découvrait les plus hautes Pyrénées: «L’évêque
remarqua (j’emprunte le récit de Marsollier) que l’abbé parcourait des
yeux les montagnes avec une attention qui le rendait distrait; il y
soupçonna du mystère, ce fut ce qui l’obligea de lui dire qu’il avait la
mine de chercher un endroit où il pût bâtir un ermitage. L’abbé rougit;
mais comme il était sincère, il avoua que c’était en effet sa pensée, et
qu’il croyait qu’il ne pouvait rien faire de mieux.--Si cela est,
repartit l’évêque, vous ne pouvez mieux vous adresser qu’à moi: je
connais ces montagnes, j’y ai passé souvent en faisant mes visites; je
sais des endroits si affreux et si éloignés de tout commerce que,
quelque difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu d’en être
content.--L’abbé, qui croyait que l’évêque parlait sérieusement, le
pressa avec cette vivacité qui lui était naturelle de lui faire voir ces
endroits.--Je m’en garderai bien, reprit l’évêque; ces endroits sont si
tentants que si vous y étiez une fois il n’y aurait plus moyen de vous
en arracher.» Après avoir visité l’évêque de Comminges, Rancé retourna
chez l’évêque d’Aleth. «Sa demeure est affreuse, écrivait Rancé, et
entourée de hautes montagnes au pied desquelles est un torrent qui court
avec beaucoup de bruit et de rapidité.»

Ces _endroits_ de nos anciennes mœurs reposent. On aime à assister aux
conversations de l’abbé de Rancé sur la légitimité des biens qu’on peut
ou qu’on ne peut pas retenir, sur ce qu’il est permis de garder, sur ce
qu’on est obligé de rendre, sur le compte de ses richesses que l’on doit
à Dieu. Ces scrupules de conscience étaient alors les affaires
principales; nous n’allons pas à la cheville du pied de ces gens-là;
l’homme était estimé, quelle que fût sa condition: le pauvre était pesé
avec le riche au poids du sanctuaire. Cette égalité morale lui servait à
supporter les inégalités politiques. Bruno sur les Alpes, Paul dans la
Thébaïde, ne voulurent pas plus sortir de leur retraite que Rancé
n’aurait voulu quitter les Pyrénées; mais ces dernières montagnes
avaient un danger: le soleil en était trop éclatant, et de leur sommet
on découvrait les séjours d’Inès et de Chimène.

Longtemps après le voyage de Rancé, une chevrière âgée de douze ans,
conduisant ses biques dans la paroisse d’Alan, diocèse de Comminges,
tomba en s’écriant: «Jésus!» Une dame vêtue de blanc lui apparut, et lui
dit: «Ne craignez rien.» Et elle la tira du précipice. La petite fille
dit à la sainte Vierge (c’était elle) qu’elle avait perdu son chapelet.
La sainte Vierge lui en donna un en lui recommandant d’ordonner à un
prêtre de faire bâtir une chapelle au lieu où elle était tombée.
L’évêque de Comminges, ancien hôte de Rancé, en écrivit à la Trappe.
Rancé, du fond de son abbaye, conseilla l’érection d’une chapelle dédiée
à Notre-Dame-de-Saint-Bernard, dont les ruines marquent aujourd’hui le
premier pas de Rancé dans la solitude.

L’évêque de Comminges et l’évêque d’Aleth avaient combattu au
commencement les desseins extrêmes de Rancé; ils lui conseillaient cette
médiocrité, caractère de la vertu: «Vous, disaient-ils, vous ne pensez
qu’à vivre pour vous.» L’évêque d’Aleth approuvait que Rancé se défît de
sa fortune; mais il s’opposait à son penchant pour la solitude: «Ce
penchant, répétait-il, ne vient pas toujours de Dieu; il est souvent
inspiré par un dégoût du monde, dégoût dont le motif n’est pas toujours
pur.»

Convaincu en ce qui regardait le danger des biens, l’abbé ne se rendait
pas également sur le point du désert; il cédait à l’égard de l’abandon
de ses bénéfices: il convenait qu’un abbé commendataire n’était pas dans
l’esprit de l’Église; mais il n’entendait parler qu’avec terreur d’une
abbaye régulière. Il s’était souvent écrié: «_Moi, me faire frocard!_»
Il témoignait de ses perplexités en écrivant à ses amis: «Mes embarras
extérieurs sont les moindres embarras de ma vie: je ne puis me défendre
de moi-même.»

Tout est fragile: après avoir vécu quelque peu, on ne sait si l’on a
bien ou mal vécu. L’évêque d’Aleth se maintint d’abord dans les opinions
qui lui avaient mérité l’attachement de Rancé; il se souvenait d’avoir
causé avec le futur solitaire à trois cents pas de la maison de
l’évêque, au bord d’un gave, de même que les vieillards de Platon
s’entretenaient des lois sur la montagne de Crète. Baissez le ton de la
lyre, changez les interlocuteurs, et le souffle du même torrent vous
apportera des paroles qui seront remplies d’autres chimères. L’évêque
d’Aleth persévéra plusieurs années dans les saines doctrines, puis il
dévia un peu du droit chemin avec deux autres évêques. Madame de
Saint-Loup en écrivit à Rancé. Quant au théologal d’Aleth, l’abbé de
Vaucelles, il fut totalement subjugué; il céda au docteur Arnauld et se
retira dans les Pays-Bas. Il fut envoyé obscurément à Rome pour ses
coreligionnaires sous le nom de Valoni. L’infidélité avait perdu sa
grandeur: Arius ne tombait plus du milieu du concile de Nicée,
entraînant avec lui une partie de la chrétienté.

En 1660, Pomponne fut disgracié. Rancé lui écrivit des compliments de
condoléance. Les considérations qu’il lui fournit sont prises de haut.
Arnauld d’Andilly, frère de Pomponne, avait traduit une foule de vies
qui formèrent l’histoire des Pères du désert. Louis XIV visita depuis le
bonhomme dans sa retraite, où j’ai moi-même passé lorsque j’allai voir
madame la duchesse de Duras: elle avait l’intention de me laisser un
petit réduit qu’elle avait acheté sur les collines de la forêt de
Montmorenci. Ces liaisons de la Trappe et de Port-Royal, qui
s’altérèrent dans la suite, causent de l’attendrissement. Louis XIV
aimait son ancien ministre; mais il trouvait que M. de Pomponne n’avait
pas assez de grandeur pour lui.

A Véretz, où il revenait toujours, Rancé vit conjurés contre lui une
famille nombreuse, des amis mécontents, des domestiques désolés. En
voulant se réduire à la pauvreté, il éprouvait les difficultés qu’on
rencontre à s’enrichir. On ne pouvait savoir ce qui le poussait; car,
depuis la mort de madame de Montbazon, jamais le nom de cette femme,
excepté dans son premier désespoir, n’était sorti de sa bouche. On
sentait en lui une passion étouffée, qui jetait sur ses moindres actions
l’intérêt d’un combat inconnu.

Ces souvenirs de la terre étaient une haine de la vie, devenue chez lui
une véritable obsession. Sa désespérance de l’humanité ressemblait au
stoïcisme des anciens, à cela près qu’il passait par le christianisme.
Les platoniciens de l’école d’Alexandrie se tuaient pour parvenir au
ciel; mais que de souffrances pour une pauvre âme, lorsqu’elle se débat
dans cet état! Elle éprouve les divers mouvements du suicide,
incertitude et terreur, avant qu’elle ait pris sa résolution.

«Je vous avoue, dit l’abbé de la Trappe dans ses lettres, que je ne vois
plus un seul homme du monde avec le moindre plaisir. Il y a tantôt six
ans que je ne parle que de dégagement et de retraite, et le premier pas
est encore à faire; cependant le cours de la vie s’achève, et l’on se
réveille à la fin du sommeil, et l’on se trouve sans œuvres. Je désire
tellement d’être oublié qu’on ne pense pas seulement que j’ai été.»

Il vendit sa vaisselle d’argent; il en distribua le montant en aumônes,
se reprochant les retards qu’il avait mis à secourir les nécessiteux. Il
avait deux hôtels à Paris, dont l’un s’appelait l’hôtel de Tours: il les
donna à l’hôtel-Dieu et à l’Hôpital général par acte passé devant les
notaires Lemoine et Thomas. Pour dernier sacrifice il se défit de la
terre de Véretz; mais par un reste de faiblesse il accorda la préférence
aux offres d’un de ses parents: ce parent ne put réaliser la somme, et
le marché fut rétrocédé à l’abbé d’Effiat. Les cent mille écus que Rancé
reçut de la vente, furent à l’instant portés aux administrations des
hôpitaux.

On lit des lettres modernes datées de Véretz: qui a osé écrire de ce
lieu après le gigantesque Pénitent? Dans les bois de Larçay, jadis
propriété de Rancé, dans les parcs de Montbazon, parmi des noms qui
rappelaient une ancienne vie, le 11 avril 1825 on trouva un cadavre. Le
10 d’avril, le jour finissant, une voix fut entendue: «_Je suis un homme
mort!_» Une jeune fille, cachée avec son amant dans de hautes bruyères,
avait été témoin d’un meurtre. D’un autre côté, à demi vêtue, la veuve
de Courier (c’était lui dont on avait retrouvé le cadavre), âgée de
vingt-deux ans, descend la nuit parmi des personnages rustiques comme
une ombre délivrée. Les opinions de Courier à Véretz avaient réduit son
intimité à des rivalités inférieures: chagrins qui n’intéressent
personne, gémissements qui vont se perdre dans l’Océan muet qui s’avance
sur nous. Peut-être quelque grive redit-elle l’acte tragique dans les
bois où Rancé avait promené ses misères. Courier avait écrit dans sa
_Gazette du Village_: «_Les rossignols chantent et l’hirondelle
arrive._» Enfant d’Athènes, il transmettait à ses camarades le chant du
retour de l’hirondelle.

Courier, savant helléniste, esprit tumultueux, pamphlétaire à cheval,
avait eu le malheur à Florence de tacher d’encre un feuillet de Longus:
ensuite l’éditeur d’un passage perdu de _Daphnis et Chloé_ était venu
s’ensevelir dans les lieux qu’avait habités l’éditeur d’Anacréon.

Si les arbres sous lesquels fut tué Courier existent encore, qu’est-il
resté dans ces ombrages, que reste-t-il de nous partout où nous passons?
Paul-Louis Courier aurait-il cru que l’immortalité pouvait porter la
haire et se rencontrer dans les larmes? Le réformateur de la Trappe a
grandi à Véretz; l’auteur du Pamphlet des pamphlets a diminué. La vie
dans sa pesanteur descendit sur un esprit qui s’était dressé pour
morguer le ciel. Chose remarquable! Courier, le philosophe, a fait ses
adieux au monde par les mêmes paroles que Rancé, le chrétien, avait
perdues dans les bois: «Détournez de moi le calice; la ciguë est amère.»

Véretz, au milieu du dix-huitième siècle, était la possession du duc
d’Aiguillon, ministre de Louis XV. Ce ministre de perdition, comme tous
les hommes d’alors, y fit imprimer à cinq ou sept exemplaires le
_Recueil des pièces choisies_, pages obscènes et impies de madame la
princesse de Conti. Le château de Véretz fut démoli pendant la
révolution, piscine de sang où se lavèrent les immoralités qui avaient
souillé la France. A Véretz et à la Trappe, Rancé a laissé ses deux
parts: à Veretz, la légèreté, l’irréligion, les mauvaises mœurs, suivies
d’une destruction complète; à la Trappe la gravité, la sainteté, la
pénitence, qui ont survécu à tout.

Après la vente de Véretz, Rancé se défit de ses bénéfices; il ne se
réserva qu’une retraite malsaine, pour y mourir, la Trappe. Lorsque
Louis XIV prit les rênes de l’État, la France se divisa; les uns
allèrent combattre l’étranger, les autres se retirèrent au désert. Trois
solitudes demeurèrent en présence: la Chartreuse, la Trappe et
Port-Royal. A l’abri derrière ses guerriers et ses anachorètes, la
France respira. Le dix-huitième siècle a voulu effacer Louis XIV, mais
sa main s’est usée à gratter le portrait. Napoléon est venu se placer
sous le dôme des Invalides comme pour assurer la gloire de Louis. On a
eu beau faire des tableaux, les victoires de l’empire à Versailles n’ont
pu effacer les souvenirs des victoires du dix-septième siècle. Napoléon
a seulement ramené enchaînés à Louis XIV les rois que Louis XIV avait
vaincus. Bonaparte a fait son siècle; Louis a été fait par le sien: qui
vivra plus long-temps, de l’ouvrage du temps ou de celui d’un homme?
C’est la voix du génie de toutes les sortes qui parle au tombeau de
Louis; on n’entend au tombeau de Napoléon que la voix de Napoléon.

Avant de nous parler des personnages qu’elle met en scène, la Grèce nous
introduit sur le théâtre de leurs actions: Prométhée enchaîné
s’entretient avec l’Océan; les sept chefs devant Thèbes jurent sur un
bouclier noir; les Perses pleurent à l’apparition de l’ombre de Darius;
Œdipe, roi, paraît à la porte de son palais; Œdipe à Colone s’arrête
près du bois des Euménides; prêt à quitter son exil, Philoctète s’écrie:
«Adieu, doux asile de ma misère!»

Les écrivains de la Vie des Pères du désert, Grecs de naissance, ont été
fidèles à cet ancien usage: ils nous montrent Paul, premier ermite,
caché sous un palmier; Antoine, premier solitaire, s’enfermant dans un
sépulcre; Pacôme, premier instituteur des Cénobites, assis sur une
pierre à Thebennes. Nous n’irons pas si loin avec Rancé; nous resterons
près de Versailles: à trente lieues des escaliers de marbre de
l’Orangerie, qui n’étaient pas encore souillés de sang, nous trouverons
les austérités de la Thébaïde; et cependant le bruit de la cour nous
parviendra comme les murmures des flots du siècle.

Qu’était-ce que la Maison-Dieu lorsque Rancé s’y retira?

La Maison-Dieu s’appelle aujourd’hui la _Trappe_: Trappe, dans le patois
du Perche, signifie degré, vraisemblablement de _trapan_. Notre-Dame de
la Trappe veut donc dire: Notre-Dame des Degrés.

L’abbaye de la Trappe fut fondée en 1122 par Rotrou, second de ce nom,
comte du Perche. Rotrou avait fait vœu, en revenant d’Angleterre, que
s’il échappait au naufrage dont il était menacé, il bâtirait une
chapelle en l’honneur de la sainte Vierge. Le comte, miraculeusement
délivré, pour conserver la mémoire de son aventure, fit donner au toit
de son église votive la forme d’un vaisseau renversé. Rotrou III, fils
du fondateur, acheva les bâtiments de la chapelle, qui s’était changée
en monastère. Rotrou III partit pour la première croisade; il rapporta
de la Palestine des reliques qui furent déposées par son fils dans la
basilique nouvelle, à laquelle il ne manqua rien de l’histoire de ces
temps: vœu, naufrage, pèlerinage.

Louis VII était roi de France, et saint Bernard premier abbé de
Clairvaux, lorsque l’abbaye de la Trappe fut fondée. Serlon IV, abbé de
Savigny, la réunit à l’ordre de Cîteaux en 1144; Saint-Germain-des-Prés
se rebâtissait alors dans Paris; l’abbaye eut pour bienfaiteur Richard
Hurel et ses fils, qui lui donnèrent la terre de Vastine. La Trappe fut
protégée des papes Alexandre III, Clément III, Innocent III, Nicolas
III, Boniface VIII, Jean XXI, Benoît XII. Saint Louis avait pris sous sa
protection Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe, afin, dit la
charte royale, que les religieux soient libres, paisibles, exempts de
tous subsides, _sint liberi, quieti, exempti ab omnibus subsidiis_. Ce
grand nom de Saint Louis se mêle à toutes les origines de la monarchie.
Saint Louis est le fondateur des monuments de l’Europe gothique, à
compter de Notre-Dame de Paris jusqu’à la Sainte-Chapelle.

Par un ancien ménologe et par un relevé des tombes, on suppose dix-sept
abbés depuis le premier abbé de la Trappe, dom Albode, jusqu’au cardinal
Du Bellay, premier abbé commendataire, sous François Ier, en 1526.

Dom Herbert, abbé, s’étant croisé en 1212 avec Renaud de Dampierre et
Simon de Montfort, fut pris par le kalife d’Alep; il demeura trente ans
esclave. Délivré enfin, il fonda l’abbaye des _Clairets_ dans la
dépendance de la Trappe. On s’arrête à l’épitaphe du seizième abbé à
cause de son nom: dom Robert _Rancé_. La _Gallia Christiana_ ne fait pas
mention de quelques-uns de ces derniers détails.

L’abbaye de la Trappe n’était point fortifiée à l’instar d’autres
monastères de qui les abbés, comme Abbon de Paris, menaient vaillamment
les mains: aussi pendant les deux siècles que les Anglais ravagèrent la
France, la Trappe fut pillée plusieurs fois, notamment dans l’année
1410.

D’après les Pouillés, l’abbaye possédait les _Terres-Rouges_, les _bois
de Grimonard_, le _chemin au Chêne-de-Bérouth_, les _Bruyères_, les
_Neuf-Étangs_ et les ruisseaux qui en sortent. Par où passait le chemin
au Chêne-de-Bérouth? D’où venait l’immortalité de ce chêne, immortalité
qui ne dépassait pas son ombre? Les bruyères s’étendant vers cet horizon
sont-elles les mêmes que celles mentionnées aux Pouillés? Je viens de
les traverser; enfant de la Bretagne, les landes me plaisent, leur fleur
d’indigence est la seule qui ne se soit pas fanée à ma boutonnière. Là
s’élevait peut-être le manoir de la châtelaine; elle consuma ses jours
dans les larmes, attendant son mari, qui ne revint point de la Terre
Sainte avec l’abbé Herbert. Qui naissait, qui mourait, qui pleurait ici?
Silence! Des oiseaux au haut du ciel, volent vers d’autres climats.
L’œil cherche dans les débris de la forêt du Perche les campaniles
abattus, il ne reste plus que quelques clochetons de chaume: bien que
des _sings_ annoncent encore la prière du soir, on n’entend plus à
travers le brouillard retentir cette cloche nommée à Aubrac la cloche
des _Perdus_, qui rappelle les errants, _errantes revoca_. Mœurs
d’autrefois, vous ne renaîtrez pas; et si vous renaissiez,
retrouveriez-vous le charme dont vous a parées votre poussière?

Il existe des procès-verbaux connus dans l’ordre des Bénédictins sous le
nom de _cartes de visite_, c’est-à-dire cartes d’inspection: la carte de
visite pour l’année 1685 est signée de dom Dominique, abbé du
Val-Richer. Elle décrit l’état de la Trappe avant la réforme de Rancé:
les portes demeuraient ouvertes le jour et la nuit, et les hommes comme
les femmes entraient librement dans le cloître. Le vestibule de l’entrée
était si noir qu’il ressemblait beaucoup plus à une prison qu’à une
Maison-Dieu. Ici il y avait une échelle attachée contre la muraille;
elle servait à monter aux étages dont les planchers étaient rompus et
pourris; on n’y marchait pas sans péril. En entrant dans le cloître, on
voyait un toit devenu concave qui à la moindre pluie se remplissait
d’eau; les colonnes qui lui servaient d’appui étaient courbées: les
parloirs servaient d’écuries.

Le réfectoire n’en avait plus que le nom. Les moines et les séculiers
s’y assemblaient pour jouer à la boule lorsque la chaleur et le mauvais
temps ne leur permettaient pas de jouer au dehors.

Le dortoir était abandonné, il ne servait de retraite qu’aux oiseaux de
nuit: il était exposé à la grêle, à la pluie, à la neige et au vent;
chacun des frères se logeait comme il voulait et où il pouvait.

L’église n’était pas en meilleur état: pavés rompus, pierres dispersées;
les murailles menaçaient ruine. Le clocher était près de tomber: on ne
pouvait sonner les cloches qu’on ne l’ébranlât tout entier.

Il n’y avait d’autres ruisseaux à la Trappe que ceux que forment les
étangs successifs qui s’élèvent avec le terrain, ni d’autres prairies
que les queues des étangs; l’air n’était supportable qu’à ceux qui
cherchaient à mourir. Des vapeurs s’élevaient de cette vallée et la
couvraient. «Il est malaisé, écrit Rancé à madame de Guise, que je me
tire de mes incommodités à l’âge que j’ai et à l’air que nous habitons;
c’est à la situation toute seule du pays qu’il s’en faut prendre. Il a
plu à Dieu de nous y mettre; il savait bien les maux qui nous en
devaient naître: qu’importe où l’on vive, puisqu’il faut mourir!»

Dom Le Nain raconte que «les esprits impurs faisaient leur séjour dans
le monastère et se nourrissaient des excès qui y régnaient. Ils y
habitaient par troupes, n’y ayant là personne qui les chassât.»

Dom Félibien ajoute la vie à ces descriptions, en y faisant voir la
renaissance du culte chrétien.

«On voit d’abord en entrant ces paroles de Jérémie, écrites sur la porte
du cloître: _Sedebit solitarius et tacebit._

»L’église n’a rien de considérable que la sainteté du lieu: elle est
bâtie d’une manière gothique et fort particulière; elle ne laisse pas
d’avoir quelque chose d’auguste et de divin; le bout du côté du chœur
semble représenter la poupe d’un vaisseau.

»Ce qui est digne de considération est la manière dont ces religieux
font l’office; car vous les voyez d’une voix ferme et d’un ton grave
chanter les louanges de Dieu. Il n’y a rien qui touche le cœur et qui
élève davantage l’esprit que de les entendre à matines. Leur église
n’étant éclairée que d’une seule lampe, qui est devant le grand autel,
l’obscurité, jointe au silence de la nuit, fait que l’âme se remplit de
cette onction sacrée répandue dans tous les Psaumes. Soit qu’ils soient
assis, soit qu’ils soient debout, soit qu’ils s’agenouillent, soit
qu’ils se prosternent, c’est avec une humilité si profonde, qu’on voit
bien qu’ils sont encore plus soumis d’esprit que de corps.»

Sur une inscription de saint Bernard, placée dans les cloîtres de la
Trappe, Ducis composa ces beaux vers:

    Heureuse solitude,
    Seule béatitude,
    Que votre charme est doux!
    De tous les biens du monde,
    Dans ma grotte profonde,
    Je ne veux plus que vous.

    Qu’un vaste empire tombe,
    Qu’est-ce au loin pour ma tombe,
    Qu’un vain bruit qui se perd?
    Et les rois qui s’assemblent,
    Et leurs sceptres qui tremblent,
    Que les joncs du désert?

Quand l’abbé de Rancé introduisait la réforme dans son abbaye, les
moines eux-mêmes n’étaient plus que des ruines de religieux. Réduits au
nombre de sept, ce reste de cénobites était dénaturé par l’abondance ou
par le malheur. Les moines, depuis long-temps, avaient mérité des
reproches: dès le onzième siècle, Adalbéron déclare «qu’un moine est
transformé en soldat.» En Normandie, un supérieur ayant prétendu
admonester ses moines fut flagellé par eux après sa mort. Abailard, qui
tenta en Bretagne d’user de sévérité, se vit exposé au poison: «J’habite
un pays barbare, disait-il, dont la langue m’est inconnue; mes
promenades sont les bords d’une mer agitée, et mes moines ne sont connus
que par leur débauche.» Tout a changé en Bretagne, hors les vagues qui
changent toujours.

Rancé courut de semblables dangers: aussitôt qu’il eut parlé de réforme,
on parla de le poignarder, de l’empoisonner, ou de le jeter dans les
étangs. Un gentilhomme du voisinage, M. de Saint-Louis, accourut à son
secours: M. de Saint-Louis avait passé sa vie à la guerre; le roi
l’estimait, M. de Turenne l’aimait. Selon Saint-Simon, «c’était un vrai
guerrier, sans lettres aucunes, avec peu d’esprit, mais un sens le plus
droit et le plus juste que j’aie vu à personne, un excellent cœur et une
droiture, une franchise et une fidélité admirables[10].» Rancé refusa la
généreuse assistance, disant que les apôtres avaient établi l’Évangile
malgré les puissances de la terre, et qu’après tout le plus grand
bonheur était de mourir pour la justice.

  [10] Saint-Simon, tom. V, p. 131.

L’abbé menaça ses religieux d’informer le roi de leur dérèglement: ce
nom du roi avait pénétré au fond des plus obscures retraites.

Jusque alors nous n’avions senti que le despotisme irrégulier des rois
qui marchaient à regret avec des libertés publiques, ouvrages des
états-généraux, et exécutées par les parlements; mais la France n’avait
point encore obéi à ce grand despotisme qui imposait l’ordre sans
permettre d’en discuter les principes. Sous Louis XIV, la liberté ne fut
plus que le despotisme des lois, au-dessus desquelles s’élevait, comme
régulateur, l’inviolable arbitraire. Cette liberté esclave avait
quelques avantages: ce qu’on perdait en franchises dans l’intérieur, on
le gagnait au dehors en domination: le Français était enchaîné, la
France libre.

Les moines donnèrent à regret leur consentement à la réforme. Un contrat
fut passé; 400 livres de pension furent accordées à chacun des sept
demeurants, avec permission de rester dans l’enceinte de l’abbaye ou de
se retirer ailleurs; le contrat mutuel fut homologué au parlement de
Paris, le 6 février 1663.

Rancé était toujours perplexe sur lui-même. Deux frères de l’Étroite
Observance, appelés de Perseigne, arrivèrent et prirent possession de la
Trappe.

Un accident survenu le 1er novembre 1662 contribua à fixer la résolution
de Rancé. Sa chambre, dans le monastère qu’il avait achevé de réparer,
s’écroula et pensa l’écraser: «Voilà, s’écria-t-il, ce que c’est que la
vie!» Il se retira aussitôt dans un coin de l’église. Il entendit
chanter le psaume: _Qui confidunt in Domino_. Frappé d’une lumière
soudaine, il se dit: «Pourquoi craindrais-je de m’engager dans la
profession monastique?» Les difficultés de son esprit s’évanouirent.

Il partit pour Paris, afin de demander au roi la permission de tenir en
règle l’abbaye de la Trappe. Quelques hommes saints essayèrent de le
détourner de sa résolution; mais il dit à l’abbé de Prières, vicaire
général de l’Étroite Observance: «Je ne vois point d’autre porte à
laquelle je puisse frapper pour retourner à Dieu que celle du cloître;
je n’ai d’autre ressource, après tant de désordre, que de me revêtir
d’un sac et d’un cilice en repassant mes jours dans l’amertume de mon
cœur.»

L’abbé lui répondit: «Je ne sais, monsieur, si vous comprenez bien ce
que vous demandez: _nescis quid petis_. Vous êtes prêtre, docteur de
Sorbonne, d’ailleurs homme de condition; nourri dans la délicatesse et
dans le luxe; vous êtes accoutumé à avoir grand train et à faire bonne
chère; vous êtes en passe d’être évêque au premier jour; votre
tempérament est extrêmement faible, et vous demandez d’être moine, qui
est l’état le plus abject de l’Église, le plus pénitent, le plus caché
et même le plus méprisé. Il vous faudra dorénavant vivre dans les
larmes, dans les travaux, dans la retraite, et n’étudier que Jésus
crucifié. Pensez-y sérieusement.» Alors l’abbé de Rancé répondit: «Il
est vrai, je suis prêtre, mais j’ai vécu jusqu’ici d’une manière indigne
de mon caractère; je suis docteur, mais je ne sais pas l’alphabet du
christianisme; je fais quelque figure dans le monde, mais j’ai été
semblable à ces bornes qui montrent les chemins aux voyageurs et qui ne
se remuent jamais.»

L’abbé de Prières fut vaincu.

Dans quelques lettres qu’a bien voulu me communiquer M. Cousin, Rancé
fait l’histoire des combats qu’il eut à soutenir à cette époque. Les
quatre premières s’étendent de l’an 1661 à l’an 1664; elles sont écrites
à l’évêque d’Aleth.

«Je ne puis comprendre, dit-il, que j’aie la hardiesse d’entreprendre
une profession qui ne veut que des âmes détachées, et que, mes passions
étant aussi vivantes en moi qu’elles sont, j’ose entrer dans un état
d’une véritable mort. Je vous conjure, monseigneur, de demander à Dieu
ma conversion dans une conjoncture qui doit être la décision de mon
éternité, et qu’après avoir violé tant de fois les vœux de mon baptême,
il me donne la grâce de garder ceux que je lui vais faire, qui en sont
comme un renouvellement, avec tant de fidélité que je répare en quelques
manières les égarements de ma vie passée.»

Rancé écrivait à ses amis, le 13 avril 1663: «Je suis persuadé que vous
serez surpris quand vous saurez la résolution que j’ai formée de donner
le reste de ma vie à la pénitence. Si je n’étais retenu par le poids de
mes péchés, plusieurs siècles de la vie que je veux embrasser ne
pourraient satisfaire pour un moment de celle que j’ai passée dans le
monde.»

L’abbé de Prières s’employa principalement auprès de la reine mère afin
d’obtenir du roi pour que Rancé pût tenir son abbaye en règle. Louis XIV
agréa la requête, mais à la condition qu’à la mort de cet abbé régulier,
la Trappe retournerait en commende. Le roi tenait aux traités de sa
race. Le brevet fut expédié le 10 mai 1663, et envoyé à Rome pour être
confirmé par Sa Sainteté. L’évêque de Comminges ayant su que Rancé était
à l’institution à Perseigne pour commencer son noviciat, l’alla trouver,
et lui dit qu’il craignait que, dans son ardeur, il n’allât si loin que
personne ne le pourrait suivre. L’abbé répliqua qu’il se modérerait, et
il trompa l’évêque: conversation entre deux soldats; l’un a appris à
mesurer le péril, l’autre ne l’a jamais calculé.

En 1662 Rancé était allé visiter la Trappe et jeter un coup d’œil sur la
solitude éternelle qu’il devait habiter. Il avait vu les étangs qui se
retirent et s’élèvent en montant dans l’ancienne forêt du Perche et dont
plusieurs sont aujourd’hui supprimés. Il avait vu partout ces grandes
feuilles solitaires qui flottaient sur les eaux comme un plancher, et à
travers lesquelles les oiseaux aquatiques faisaient entendre quelques
cris. Il hésita entre cette profonde retraite et son prieuré de
Boulogne-Chambor, qui lui plaisait, parce qu’il était dans des bois;
mais enfin il se décida pour la Trappe, à cause de certaine affinité
secrète entre les solitudes de la religion et les solitudes du passé. Il
appela auprès de lui l’abbé Barbery.

Rancé dans ces jours-là écrivait à M. l’évêque d’Aleth: «Comme les
choses que je quitte et ma séparation des embarras extérieurs sont les
moindres attachements de ma vie, que je ne puis me défaire de moi-même,
puisque je me trouve partout aussi misérable que je l’ai toujours été,
je vous supplie de demander à Dieu ma conversion.»

L’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon, n’était pas un guide sûr. Dans la
confusion des doctrines du temps, l’ami sur le bras duquel vous vous
souteniez prenait au premier détour une autre route, et vous laissait
là.

Rancé, sentant qu’il était environné de chancelants compagnons, se
décida: il sortit des rangs, rompit la ligne; déserteur d’une armée qui
ne le suivait pas, il alla droit de Paris à Perseigne apprendre la
nouvelle profession qu’il s’était promis d’embrasser. L’abbé de
Perseigne le reçut avec joie, mais avec tremblement. Au bout de cinq
mois de noviciat, il se déclara chez Rancé une maladie dont il parle
dans ses lettres, maladie d’autant plus dangereuse qu’elle avait été
long-temps dissimulée. Les médecins le condamnèrent s’il ne quittait la
vie monastique; l’abbé s’obstina, se fit transporter à la Trappe, et
guérit. Retourné à Perseigne, il écrivit à l’évêque d’Aleth: «Le temps
de mes épreuves est près de finir: mon cœur n’en est pas moins rempli de
misères. Je ne puis comprendre que j’aie la hardiesse de prendre une
profession qui ne veut que des âmes détachées, et que mes passions étant
aussi vivantes en moi qu’elles le sont, j’ose entrer dans un état d’une
véritable mort.»

Il fit un adieu général au monde. D’une course nouvelle, il s’élança
après le Fils de Dieu, et ne s’arrêta qu’à la croix.

On l’employa utilement pour son ordre pendant son noviciat. La réforme
avait été établie au monastère de Champagne. Les moines résistaient; la
noblesse appuyait les moines: l’esprit frondeur n’était pas encore
éteint: restait à rendre l’arrière-faix de la discorde. Ce moment de
péril interrompit le noviciat de Rancé: on le fit courir au secours de
l’Étroite Observance. Vingt-cinq gentilshommes, conduits par le marquis
de Vassé, sous prétexte d’une partie de chasse, se présentèrent à une
abbaye dans le dessein d’en expulser le parti des réformes. Rancé
arrivait; il leur demanda ce qu’ils voulaient: il fut reconnu par Vassé,
auquel il avait rendu jadis un important service. Vassé courut à lui,
l’embrassa, et consentit à laisser en paix les religieux.

Revenu à Perseigne, le prieur parla d’envoyer en Touraine l’abbé, dont
le noviciat n’était pas encore achevé. Le postulant s’y refusa, disant
que cette tournée l’exposerait à des _périls_. L’historien se sert deux
fois de ce mot sans le comprendre: l’explication est que Véretz, tout
vendu qu’il était, barrait le chemin; les périls qui menaçaient Rancé
étaient des souvenirs. Étonné de la résistance, le prieur manda à l’abbé
de Prières que le nouveau moine lui paraissait un homme attaché à son
sens. L’abbé de Prières voulut parler à Rancé; celui-ci alla le trouver
à quatre lieues de Paris: le grand conspirateur de solitude le charma,
car l’abbé Le Bouthillier avait des bienséances difficiles à distinguer
de la véritable humilité: un éclair de la vie passée de l’homme du
monde, plongeait dans les rudesses de la Foi.

Avant de prononcer ses vœux à Perseigne, Rancé retourna à la Trappe: il
y lut son testament; il donne ce qui lui reste à son monastère. Il
s’accuse d’avoir été, par son insouciance, la cause d’un grand nombre de
malversations; il déclare parler sans exagération et sans excès; il
proteste que sa confession est aussi sincère que s’il était devant le
tribunal de Jésus-Christ; il abandonne à ses frères tous ses meubles; il
leur remet particulièrement ses livres. «Si, par des événements qu’on ne
peut prévoir, dit-il, la réforme cessait d’être à la Trappe, je donne ma
bibliothèque à l’Hôtel-Dieu de Paris pour être vendue au profit des
pauvres et des malades.»

Rancé a l’air d’avoir un pressentiment des malheurs qui fondirent un
siècle et demi plus tard sur son abbaye. Il laissa sa bibliothèque à ses
religieux, lui qui ne voulait pas qu’un moine s’occupât d’études.

Ici on aperçoit madame de Montbazon pour la dernière fois. Astre du
soir, charmant et funeste, qui va pour toujours descendre sous
l’horizon. Aux dires de dom Gervaise, Rancé avait nombre de lettres de
cette femme et deux portraits d’elle: l’un la représentait telle qu’elle
était à son mariage, l’autre telle qu’elle était au moment où elle
devint veuve. Ces secrets d’amour étaient à la garde de la religion. La
mère Louise avait pour surveiller ses dépôts, la faiblesse et la force
nécessaires, l’indulgence d’une femme qui a failli et le courage d’une
femme qui se repent. Le matin même de ses vœux, Rancé écrivit à Tours
pour donner l’ordre de jeter les lettres au feu et pour faire renvoyer
les portraits à M. de Soubise, fils de madame de Montbazon[11]. Rompre
avec les choses réelles, ce n’est rien; mais avec les souvenirs! Le cœur
se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalités dans
l’homme.

  [11] Dom Gervaise, etc.

Une autre lettre écrite à la mère Louise, le 14 juin 1664, porte:
«J’attends avec une humble patience l’heureux moment qui doit m’immoler
pour toujours à la justice de Dieu. Tous mes moments sont employés à me
préparer à cette grande action. Je n’appréhende rien davantage, sinon
que l’odeur de mon sacrifice ne soit pas agréable à Dieu; car il ne
suffit pas de se donner, et vous savez que le feu du ciel ne descendait
point sur le sacrifice de ce malheureux qui offrait à Dieu des victimes
qui ne lui étaient point agréables.»

On n’a jamais fait attention à cette plainte, qui sort du cœur de Rancé
comme de ces boîtes harmonieuses faites dans les montagnes, qui répètent
le même son; cette plainte n’indique point son objet elle se confond
avec les accusations dont le souffrant charge la vie. Résolu de
s’ensevelir à la Trappe, Rancé fit d’abord un voyage à son prieuré de
Boulogne, puis il partit pour la Trappe, résolu de s’ensevelir au milieu
de ces jardins solitaires, comme jadis les souverains à Babylone.

Les expéditions de la cour de Rome pour tenir en règle l’abbaye de la
Trappe arrivèrent. Rancé aurait voulu se régénérer avec dom Bernier,
ancien religieux de la Trappe mal vivant jusqu’alors, et enfin touché de
la grâce; mais dom Bernier ne fut prêt que quatre mois plus tard. Le 26
juin 1664, Rancé fit profession entre les mains de dom Michel de Guiton,
commissaire de l’abbé de Prières, avec deux autres novices, dont l’un,
appelé Antoine, avait été domestique de Rancé. De serviteur qu’il était,
il devint l’égal de son maître dans les aplanissements du ciel. Quatre
jours après, Pierre Félibien prit, au nom de l’abbé de Rancé, possession
de l’abbaye de la Trappe en qualité d’abbé régulier. Rancé reçut la
bénédiction abbatiale des mains de l’évêque irlandais d’Arda, assisté de
l’abbé de Saint-Martin de Séez. L’abbé de la Trappe se rendit dès le
lendemain à son monastère. Et pourtant il écrivait à un de ses amis: «Ma
disposition n’est qu’une pure résignation à la Providence. Priez pour
moi.»

Ce premier séjour de Rancé à la Trappe ne fut pas long. Il faisait
réparer de tous les côtés l’abbaye; mais tandis qu’il donnait des
règlements nouveaux, il fut appelé à Paris à l’assemblée générale des
communautés régularisées. Ce jeune homme, naguère si dépendant de
l’opinion du monde, se rendit au lieu de la réunion dans une charrette
comme un mendiant; affectation dont il ne put débarrasser sa vie.
L’assemblée le nomma pour aller en cour de Rome plaider la cause de la
réforme. Avant son départ, il s’aboucha avec le cardinal de Retz, qui
s’était avancé jusqu’à Commercy. Ensuite Rancé retourna quelques jours à
la Trappe. Il s’occupait comme un humble frère. Il disait: «Sommes-nous
moins pécheurs que les premiers religieux de Cîteaux? Avons-nous moins
besoin de pénitence?» On lui représentait que, plus faibles, on ne
pouvait plus pratiquer les mêmes austérités: «Dites, répondait-il, que
nous avons moins de zèle.» D’un consentement unanime, les religieux se
privèrent de l’usage du vin et de celui du poisson; ils s’interdirent la
viande et les œufs. Il s’introduisit une manière honnête de parler et
d’agir les uns avec les autres; ils respectaient en eux l’homme racheté,
s’ils méprisaient l’homme tombé.

Dans la distribution du travail, une portion d’un terrain inculte était
échue à Rancé: au premier coup de bêche, il rencontra quelque chose de
dur: c’était d’anciennes pièces d’or d’Angleterre. Il y en avait
soixante, chacune valant sept francs: ce présent de la Providence aide
Rancé à faire son voyage. Ayant convoqué ses moines il leur fit ses
adieux: «J’ai à peine le temps, leur dit-il, de vous remettre devant les
yeux cette parole de saint Bernard: _Mon fils, si vous saviez quelles
sont les obligations d’un moine, vous ne mangeriez pas une bouchée de
pain sans l’arroser de vos larmes._» Puis il ajouta: «Je prie Dieu
d’avoir pitié de vous comme de moi. S’il nous sépare dans le temps,
qu’il nous réunisse dans l’éternité.»

Les religieux se prosternèrent pour demander à Dieu la conservation de
leur abbé.

Le nouveau Tobie partit pour Ninive: il n’allait pas épouser la fille de
Raguel; la fille de Raguel n’était plus. Le voyageur qui accompagnait
Rancé n’était pas Raphaël, mais l’Esprit de la pénitence; cet Esprit ne
se mettait pas en route pour réclamer de l’argent, mais la misère.
Lorsqu’on erre à travers les saintes et impérissables Écritures où
manquent la mesure et le temps, on n’est frappé que du bruit de la chute
de quelque chose qui tombe de l’éternité.

Le grand expiateur avait retrouvé à Châlons-sur-Saône l’abbé du
Val-Richer, son compagnon désigné de voyage. A Lyon, il baisa la boîte
qui renfermait le cœur de saint François de Sales. Il traversa les
Alpes, et arriva à Turin: il n’y vit point le saint suaire. A Milan le
tombeau de saint Charles Borromée l’appela: heureux les morts quand ils
sont saints! ils retrouvent leur matin dans le ciel. Sainte Catherine à
Bologne attira la vénération de Rancé: c’étaient là les antiquités qu’il
cherchait: il faisait consister sa repentance à ne rien voir; ses yeux
étaient fermés à ces ruines dont l’abbé de La Mennais nous fait une
peinture admirable:

«De superbes palais, dit-il, se dégradent d’année en année, montrant
encore, à travers leurs élégantes fenêtres ouvertes à la pluie et à tous
les vents, les vestiges d’un faste que rien ne rappelle dans nos
chétives constructions modernes, d’un luxe grandiose et délicat dont les
arts divers avaient à l’envi réalisé les merveilles. La nature qui ne
vieillit jamais s’empare peu à peu de ces somptueuses villas, œuvres
altières de l’homme et fragiles comme lui. Nous avons vu des colombes
nicher sur des corniches d’une salle peinte par Raphaël, le câprier
sauvage enfoncer ses racines entre les marbres déjoints, et le lichen
les recouvrir de ses larges plaques vertes et blanches.»

De Bologne à Florence, Rancé, sur une route triste dans les Apennins,
fut renversé à terre de son cheval par le vent. A Florence le pèlerin ne
s’enquit point de Dante et de Michel-Ange: quand, à mon tour, j’ai
cheminé parmi ces débris, j’étais interdit. Rancé reçut les honneurs de
la duchesse de Toscane. On regrette qu’il ne se soit pas arrêté plus
loin au vallon d’Égérie: il aurait pu mener des Lémures saluer Néère et
Hostia là où tant de femmes avaient passé. Enfin il entra dans la ville
des saints apôtres. O Rome, te voilà donc encore! Est-ce ta dernière
apparition? Malheur à l’âge pour qui la nature a perdu ses félicités!
Des pays enchantés où rien ne vous attend sont arides: quelles aimables
ombres verrais-je dans les temps à venir? Fi! des nuages qui volent sur
une tête blanchie!

Rancé était arrivé le 16 novembre 1664, six semaines après l’abbé de
Cîteaux accouru pour combattre l’Étroite Observance. Il fut appelé à
l’audience du pape le 2 de décembre 1664, à Monte-Cavallo. Il lui dit:
_Beatissime pater, ad Sanctitatis Vestræ pedes humiliter accedimus[12]._
Alexandre VII l’accueillit par ces paroles: _Adventus vester non solum
gratus est nobis, sed expectavimus eum._ «Votre venue ne nous est pas
seulement agréable, mais nous l’attendions.» Sa Sainteté reçut avec
respect des lettres de la Reine-Mère, de Mademoiselle, du prince de
Conti et de madame de Longueville, dont les signatures étaient en
contraste avec les vertus de Rancé. Malheureusement alors les rangs
comptaient plus que les mœurs. Rancé fit entendre ces paroles soumises:
«Très-saint père, sorti des monastères où nos péchés nous ont obligé de
nous retirer, nous venons écouter Votre Sainteté comme l’oracle par
lequel le Seigneur veut nous faire connaître ses volontés.»

  [12] Maupeou, tom. I, page. 58.

Cette soumission ne rassura pas tellement le pape que Rancé ne se crût
obligé de s’expliquer: «Les Pères de la Trappe, dit-il, n’avaient pas
prétendu se soustraire à la juridiction ecclésiastique, pour aller
devant les tribunaux séculiers.» Point délicat par lequel Rancé sut
déterminer ensuite en sa faveur les décisions de Louis XIV. Il fut
résolu que Sa Sainteté commettrait l’examen de l’Étroite Observance au
jugement d’une congrégation de cardinaux. Rancé se retira satisfait, il
écrivit: «Je fus auprès de Sa Sainteté une heure et demie; on ne
pourrait attendre plus de marques de bénignité et de bonté que Sa
Sainteté n’en fit paraître.»

Rancé alla voir le Père Bona, qui, devenu cardinal, lui conserva de
l’amitié. Des commissaires furent nommés par le pape pour étudier
l’affaire. On instruisit Rancé qu’il n’obtiendrait pas ce qu’il
désirait. Au commencement de l’année 1665, Rancé apprit que les
décisions des cardinaux ne lui seraient pas favorables, et que des
lettres venues de France lui faisaient tort: il se présenta au Vatican,
où l’on bénit la ville et le monde.

L’affaire pour laquelle Rancé était venu ne plaisait point. D’un autre
côté, les ordres monastiques de la Commune Observance traitaient les
réformateurs d’hommes singuliers, voisins du schisme; la règle étroite
ne trouva parmi les grandes congrégations de Rome que la voix de
quelques moines inconnus d’une vallée du Perche. En vain Rancé fut
protégé par Anne d’Autriche, la perspicacité italienne voyait que la
mère de Louis XIV se mourait; or, la tombe, toute souveraine qu’elle
est, a peu de crédit. Alors Rancé, voyant sa cause perdue, se remit en
route pour la Trappe. A peine fut-il sorti de Rome que son entreprise
fut surnommée _une furie française, una furia francese_, comme on
appelle notre courage. En arrivant à Lyon il se hâta d’écrire:

«Tous mes proches commencent à être d’un même sentiment sur mon sujet,
et j’ai reçu hier une lettre qui vous surprendrait si vous l’aviez vue.
Mon départ fit pourtant quitter Rome à M. de Cîteaux, qui nous était un
très-grand obstacle, lequel, croyant me devoir suivre en France, sursit
dans l’esprit de nos juges les desseins qu’ils avaient sur notre
affaire.»

L’abbé de Prières, ayant appris l’arrivée de Rancé, lui manda, le 24
février 1665, de retourner en Italie. Prières était une abbaye de
Bernardins fondée en 1250, à trois lieues de La Roche-Bernard, à
l’embouchure de la Villaine, dans ma pauvre patrie. Bien que Rancé fût
persuadé de l’inutilité de ce second voyage, il obéit. Une personne
inconnue voulut faire accepter à Rancé une bourse où il y avait quarante
louis: Rancé n’en prit que quatorze.

L’Apennin revit sur ses sommets ce voyageur qui n’écrivait ni ne faisait
de journal. A Monte-Luco, parmi des bois d’yeuses, Rancé put apercevoir
des ermitages blancs déjà habités de son temps, et où le comte Potoski
s’est depuis caché. Rancé portait avec lui une chère remembrance, mais
c’était la première fois qu’il voyageait: il n’avait pas été dix-sept
ans, comme Camoëns, exilé au bout de la terre, ainsi que le raconte si
bien M. Magnin; il ne pouvait pas dire sur un vaisseau, en présence des
rochers de Bab-el-Mandeb: «Madame, je demande de vos nouvelles aux vents
qui viennent de la contrée que vous habitez, aux oiseaux qui vous ont
vue.» Le souffle de la religion et la voix des anges ne laissaient
arriver jusqu’à Rancé que des souvenirs expiatoires. Le soldat de la
nouvelle légion chrétienne rentra le 2 d’avril 1665 à ce camp vide des
prétoriens, où l’on ne voit plus que des martres et la fumeterre des
chèvres, qui tremble sur les murs. «Rome, dit Montaigne, seule ville
commune et universelle! Pour être des princes de cet état, il ne faut
qu’être de chrétienté. Il n’est lieu ici-bas que le ciel ait embrassé
avec telle influence de faveur et telle constance: sa ruine même est
glorieuse et enflée.»

Rancé monta au Vatican; il parcourut inutilement le grand escalier
désert foulé par tant de pas effacés, d’où descendirent tant de fois les
destinées du monde. Il adressa une supplique aux cardinaux. Un d’entre
eux s’emporta: les réclamations de l’indigence le mettaient en colère.
L’abbé de Rancé répondit: «Ce n’est point la passion, monseigneur, qui
me fait parler; c’est la justice.»

«Ce grand homme, dit Pierre Le Nain, traitait les affaires à la façon
des anges, avec la paix de son cœur et une parfaite soumission aux
ordres du ciel.»

Lorsque Rancé parut à Rome en 1664, et qu’il y revint au mois d’avril
1665, Alexandre VII, Fabio Chigi, occupait la tiare. On recherchait les
traces de l’ambition de dona Olympia sous Innocent X comme on visite les
dégâts d’un siége levé. Il n’est resté des Pamphili que la villa de ce
nom. «Quant à Alexandre VII, dit le cardinal de Retz, il se communiquait
peu; mais ce peu qu’il se communiquait était mesuré et sage, _savio col
silentio_.»

Dans d’autres courses à Rome, le cardinal de Retz trouva qu’il s’était
trompé, et que Chigi n’était pas grand’chose. Après l’élection de Chigi,
Barillon avait dit au coadjuteur: «Je suis résolu de compter les
carrosses pour en rendre ce soir un compte exact à M. de Lionne: il ne
faut pas lui épargner cette joie.» Tels étaient le langage, la politique
et les mœurs que Rancé rencontra au tombeau des saints apôtres. Innocent
X avait condamné les cinq propositions; Alexandre VII changea quelques
mots au _Formulaire_. Ces changements furent agréés par Louis XIV; mais
en même temps, pour réparation d’une insulte faite au duc de Créqui, il
exigea qu’une pyramide fût élevée devant l’ancien corps de garde des
Corses, pyramide qui ne fut abattue que sous Clément IX. Alexandre VII
canonisa saint François de Sales, créa une nouvelle bibliothèque, et
s’occupa lui-même de lettres. On a de lui un volume de poésie intitulé:
_Philomati Musæ juveniles_, seul rapport qu’il eut avec l’éditeur des
œuvres d’Anacréon, si ce n’est le cercueil qu’il fit mettre sous son lit
le jour de son exaltation au pontificat.

Pendant le voyage de Rancé à Lyon, le cardinal de Retz était revenu à
Rome. Il reçut bien son ami le converti, et le força d’accepter chez lui
un logement. Rancé ne tira aucun fruit du passage du coadjuteur à Rome,
si ce n’est quelques audiences inutiles qu’il lui fit obtenir du pape.
Le rôle actif du chef de la Fronde était fini: il y a un terme à tout ce
qui n’est pas de la grande nature humaine.

Le cardinal de Retz était petit, noir, laid, maladroit de ses mains; il
ne savait pas se _boutonner_. La duchesse de Nemours confirme ce
portrait de Tallemant des Réaux: «Le coadjuteur vint, dit-elle, en habit
déguisé, voir le cardinal Mazarin. M. le Prince, qui sut cette visite,
en parla au cardinal, lequel lui tourna fort ridiculement et le
coadjuteur, et son habit de cavalier, et ses plumes blanches et ses
jambes tortues; et il ajouta encore à tout le ridicule qu’il lui donna
que s’il revenait une seconde fois déguisé, il l’en avertirait, afin
qu’il se cachât pour le voir et que cela le ferait rire.»

Les portraits du cardinal de Retz n’offrent pas ces difformités: dans
l’air du visage il a quelque chose de froid et d’arrogant de M. de
Talleyrand, mais de plus intelligent et de plus décidé que l’évêque
d’Autun.

Né à Montmirail au mois d’octobre 1614 d’une famille florentine qui
conseilla la Saint-Barthélemy, le cardinal ne montra pas les vertus que
tâcha de lui inspirer saint Vincent de Paul, son précepteur: l’homme du
bien, en ces temps-là, touchait à l’homme du mal, et il restait dans
celui-ci quelque impression de la main qui l’avait modelé. Retz écrivit
la Conjuration de Fiesque, ce qui fit dire au cardinal de Richelieu:
«Voilà un dangereux esprit.» La pourpre romaine avait cela d’avantageux
qu’elle créait un homme indépendant au milieu des cours. Retz professait
du respect pour quiconque avait été chef de parti, parce qu’il avait
honoré ce nom dans les Vies de Plutarque: l’antiquité a long-temps gâté
la France. Il disait qu’à son âge César avait six fois plus de dettes
que lui: après cela il fallait conquérir le monde, et Retz conquit
Broussel, une douzaine de bourgeois, et fut au moment d’être étranglé
entre deux portes par le duc de Larochefoucauld.

Retz, à son début, aima sa cousine, mademoiselle de Retz: elle montrait,
dit-il, tout ce que la _morbidezza_ a de plus tendre, de plus animé et
de plus touchant.

Suspect à Richelieu, ayant eu l’audace de muguetter ses femmes, le
lovelace tortu et batailleur fut obligé de s’enfuir. Il alla à Venise,
où il pensa se faire assassiner pour la signora Vendradina; il erra dans
la Lombardie, se rendit à Rome, discuta à la Sapience, eut une querelle
avec le prince de Schomberg, et revint en France. Ses mésintelligences
avec le cardinal de Richelieu continuèrent à propos de madame de la
Meilleraie. Il lui passa par la tête de hasarder un assassinat sur le
cardinal; mais il sentit _ce qui pouvait être une peur_. Bassompière,
prisonnier à la Bastille, l’engagea avec des intrigants. La bataille de
la Marfée eut lieu; le comte de Soissons la gagna et fut tué. Cette mort
contribua à fixer le cardinal de Retz dans la profession ecclésiastique.
Une dispute commencée avec un ministre protestant lui acquit quelque
renom. Il se lia avec mademoiselle de Vendôme par l’aventure où il
rivalisa de courage avec M. de Turenne contre des capucins qui se
baignaient à Neuilly: les conditions peu morales de cette liaison sont
rapportées dans les _Mémoires_. Enfin, en vertu des protections de ces
temps, il fut nommé coadjuteur de Paris, dont son oncle, M. de Gondy,
occupait le siége.

Vint la Fronde. Mazarin finit par enfermer le coadjuteur au château de
Vincennes; de là transféré au château de Nantes, il s’en évada: quatre
gentilshommes l’attendaient au bas de la tour, dont il se laissa
dévaler. Caché dans une meule de foin, mené à Beaupréau par M. et madame
de Brissac, il fut transporté à Saint-Sébastien en Espagne, sur une
balandre de la Loire. Il vit à Saragosse un prêtre qui se promenait
seul, parce qu’il avait enterré son dernier paroissien pestiféré. A
Valence, les orangers formaient les palissades des grands chemins, Retz
respirait l’air qu’avait respiré Vannozia. Embarqué pour l’Italie, à
Maïorque le vice-roi le reçut: il entendit des filles pieuses à la
grille d’un couvent: elles chantaient. Après trois jours il traversa le
canal de la Corse, alors inconnu, aujourd’hui fameux. Il arriva à
Porto-Longone; il se rendit à Porto-Ferraïo, qui plus tard reçut
Bonaparte, homme d’un autre monde, changé d’empire, jamais détrôné.
Enfin il prit terre à Piombino, et poursuivit sa route vers Rome.

Un conclave s’ouvrit en 1655 par la mort d’Innocent X. Le cardinal de
Retz s’attacha à l’escadron volant: Chigi fut élu sous le nom
d’Alexandre VII. Retz fit courir le bruit qu’il avait contribué à
l’élection: Joly, son secrétaire, assure qu’il n’en fut rien.

Retz se retira à Besançon, séjourna à Constance, puis à Ulm, et il alla
voir en Angleterre Charles II, dont il avait secouru la mère pendant la
Fronde.

Mazarin mourut le 9 mars 1661. Rentré en France, Retz entreprit deux
ouvrages: l’un, sa généalogie (insipidité du temps: on compte ses aïeux
lorsqu’on ne compte plus); l’autre, une histoire latine des troubles de
la Fronde, de même que Sylla écrivit en grec ses proscriptions. Le
cardinal vint saluer le roi à Fontainebleau. Reçu avec froideur, les
jeunes gens se demandaient comment cet avorton avait jamais pu être
quelque chose: ils n’avaient pas vu Couthon. Alors commença ou plutôt se
renoua la liaison du cardinal et de madame de Sévigné.

Celle-ci, dont on a publié peut-être trop de lettres, ne pouvait se
garantir de la raillerie, même envers les gens qu’elle croyait aimer:
elle appelait le cardinal de Retz le _héros du bréviaire_. Le cardinal
était à Saint-Denis en 1649. Madame de Sévigné annonce, nombre d’années
après, au vieil acrobate mitré, que Molière lui lira, à lui,
_Trissotin_, et que Despréaux lui fera connaître son _Lutrin_. Elle
parle du _bon cardinal_; elle nous apprend qu’il se fait peindre par un
religieux de Saint-Victor, qu’il donnera son image à madame de Grignan,
laquelle ne s’en souciait pas du tout. Madame de Sévigné se promène
comme une bonne avec le malade; elle insiste pour que sa fille accepte
une cassolette de lui, et sa fille la refuse avec dédain. On peut lire
là-dessus une excellente leçon de M. Ampère. Mais à mesure que l’on
approche de la fin du cardinal, l’admiration de madame de Sévigné
baisse, parce que ses espérances diminuent. Légère d’esprit, inimitable
de talent, positive de conduite, calculée dans ses affaires, elle ne
perdait de vue aucun intérêt, et elle avait été dupe des intentions
testamentaires qu’elle supposait au coadjuteur.

Joly, la duchesse de Nemours, La Rochefoucauld, madame de Sévigné, le
président Hénault et cent autres, ont écrit du cardinal Retz: c’est
l’idole des mauvais sujets. Il représentait son temps, dont il était à
la fois l’objet et le réflecteur. De l’esprit comme homme, du talent
comme écrivain (et c’était là sa vraie supériorité) l’ont fait prendre
pour un personnage de génie. Encore faut-il remarquer qu’en qualité
d’écrivain il était court comme dans tout le reste: au bout des trois
quarts du premier volume de ses _Mémoires_, il expire en entrant dans la
raison. Quant à ses actions politiques, il avait derrière lui la
puissance du parlement, une partie de la cour et la faction populaire,
et il ne vainquit rien. Devant lui il n’avait qu’un prêtre étranger,
méprisé, haï, et il ne le renversa pas: le moindre de nos
révolutionnaires eût brisé dans une heure ce qui arrêta Retz toute sa
vie. Le prétendu homme d’État ne fut qu’un homme de trouble. Celui qui
joua le grand rôle était Mazarin; il brava les orages enveloppé dans la
pourpre romaine: obligé de se retirer en face de la haine publique, il
revint par la passion fidèle d’une femme, et nous amenant Louis XIV par
la main.

Le coadjuteur finit ses jours en silence, vieux réveille-matin détraqué.
Réduit à lui-même et privé des événements, il se montra inoffensif: non
qu’il subît une de ces métamorphoses avant-coureurs du dernier départ,
mais parce qu’il avait la faculté de changer de forme comme certains
scarabées vénéneux. Privé du sens moral, cette privation était sa force.
Sous le rapport de l’argent il fut noble; il paya les dettes de sa
royauté de la rue, par la seule raison qu’il s’appelait _M. de Retz_.
Peu lui importait du reste sa personne: ne s’est-il pas exposé lui-même
au coin de la borne? On le pressait de dicter ses aventures, et le
romancier transformé en politique les adresse à une femme sans nom,
chimère de ses corruptions idéalisées: «Madame, quelque répugnance que
je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, néanmoins, comme
vous me l’avez demandée, je vous obéis.»

N’ayant plus où se prendre, il s’était fait le familier de Dieu, comme
en sa jeunesse il avait serré la main des quarteniers de Paris. Il
passait ses jours aux églises; on prêtait l’oreille pour ouïr son cri du
fond de l’abîme, pour pleurer aux Psaumes de la pénitence ou aux versets
du _Miserere_, et l’on écoutait en vain. Les sépulcres, les images du
Christ ne l’enseignaient pas: uniquement épris de sa personne, il ne se
rappelait que le rôle qu’il avait joué, sans s’embarrasser de sa vie
morale. Il inspectait les lambeaux de ce qu’il fut pour se reconnaître;
il éventait ses iniquités, afin de se former une idée semblable de
lui-même; puis il venait écrire les scandales de ses souvenirs. En
l’exhumant de ses _Mémoires_ on a trouvé un mort enterré vivant qui
s’était dévoré dans son cercueil.

Joueur jusqu’à la fin, ne lui vint-il pas dans l’esprit de se retirer à
la Trappe, et d’écrire ses Mémoires sur la table où Rancé écrivait ses
Maximes! Rancé fut obligé d’aller à Commercy pour détourner le cardinal
de son pieux dessein. Bossuet s’était malheureusement écrié: «Le
coadjuteur menace Mazarin de ses tristes et intrépides regards.» Les
grands génies doivent peser leurs paroles; elles restent, et c’est une
beauté irréparable.

Homme de beaucoup d’esprit, mais prélat sans jugement et évêque
sacrilége, Retz contraria l’avenir de Dieu: il ne se douta jamais qu’il
y eût plus de gloire dans un chapelet récité avec foi que dans tous les
hauts et les bas de la destinée. Esprit aux maximes propres à des
brouilleries plutôt qu’à des révolutions, il essaya la Fronde à
Saint-Jean-de-Latran, se croyant toujours dans la _Cour des Miracles_.
Indifférent et mélancolieux, cet Italien francisé se trouva sur le pavé
lorsque Louis XIV eut jeté les baladins à la porte, même en respectant
beaucoup trop en eux leur vie passée et l’habit qu’ils avaient sali.
Place entre la Fronde, qui permettait tout, et le maître de Versailles,
qui ne souffrait rien, le coadjuteur s’écriait: «Est-il quelqu’un pire
que moi?» avec le même orgueil que Rousseau s’écrie: «Est-il quelqu’un
meilleur que moi?» Retz continua ses passepieds jusqu’à sa mort: mais il
faut être Richelieu pour ne pas s’amoindrir en dansant une sarabande,
castagnettes aux doigts, et en pantalon de velours vert.

Ce n’est donc pas à l’hôtel du cardinal de Retz que Rancé aurait pu
apprendre à se plaire dans la capitale du monde chrétien. La société de
Rome ne pouvait lui offrir aucune ressource.

Néanmoins à l’époque de Rancé, Rome n’était pas dépourvue de Français
dignes de lui: en 1664 Poussin avait acheté, de la dot de sa femme, une
maison sur le mont Pincio, auprès d’un casino de Claude Lorrain, en face
de l’ancienne retraite de Raphaël, au bas des jardins de la villa
Borghèse; noms qui suffisent pour jeter l’immortalité sur cette scène.
Le Poussin mourut au mois de novembre 1665 et fut enterré dans
_Saint-Laurent in Lucinia_. Si Rancé eût attendu seulement cinq ou six
mois, il aurait pu assister à des funérailles avec l’abbé Nicaise,
auteur d’un voyage à la Trappe, là où je n’ai eu que l’honneur de placer
un buste. Le réformateur aimait les tableaux, témoin ceux qu’il avait
lui-même esquissés: en voyant le cercueil du Poussin, il aurait été
touché, tandis que se serait augmenté son mépris pour la gloire humaine.
«J’ai rencontré Poussin, dit Bonaventure d’Argonne, dans les débris de
Rome, ou dessinant sur les bords du Tibre.» L’abbé Antoine Arnauld, de
la génération de Port-Royal, affilié depuis à la Trappe, avait aussi
fréquenté l’auteur du tableau du Déluge. Ce tableau rappelle quelque
chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard: admirable
tremblement du temps! souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin
par des chefs-d’œuvre: c’est leur âme qui s’envole.

Enfin la _Léonora_ de Milton pouvait, à la rigueur, exister: Mazarin
l’avait fait venir à ses concerts; peut-être était-elle là, ne rendant
plus aucun bruit; lyre sans cordes. Rancé ne fut pas touché de la
grandeur des campagnes romaines, ces sortes d’idées n’étaient pas encore
nées: toutefois saint François avait chanté la beauté de la création
éclose de la bonté de Dieu. Il y avait bien des images dignes de la
mélancolie dans cette terre de tous les regrets; Rancé eût pu marcher
avec les derniers pas du jour sur le sommet du Soracte; du haut du mont
Marius, il eût aperçu les plages de Civita-Vecchia; à Ostie il eût
rejoint le sable facile à se creuser. Lord Byron avait marqué sa fosse
aux grèves de l’Adriatique. Mais rien ne plaisait à Rancé, dont le cœur
était plus triste que la pensée.

Et cependant, s’il ne s’était trop enseveli dans la préoccupation de ses
fautes, il eût rencontré dans Rome même de quoi contenter sa ferveur.
Partout se présentaient à lui des oratoires dans des parcours abandonnés
semés de fleurs, dans ces asiles dont le Père Lacordaire a fait cette
peinture:

«Au son d’une cloche toutes les portes du cloître s’ouvraient avec une
sorte de douceur et de respect. Des vieillards blanchis et sereins, des
hommes d’une maturité précoce, des adolescents en qui la pénitence et la
jeunesse laissaient une nuance de beauté inconnue du monde, tous les
temps de la vie apparaissaient ensemble sous un même vêtement. La
cellule des cénobites était pauvre, assez grande pour contenir une
couche de paille ou de crin, une table et deux chaises; un crucifix et
quelques images pieuses en étaient tout l’ornement. De ce tombeau qu’il
habitait pendant ses années mortelles, le religieux passait au tombeau
qui précède l’immortalité. Là même il n’était point séparé de ses frères
vivants et morts. On le couchait, enveloppé de ses habits, sous le pavé
du chœur; sa poussière se mêlait à la poussière de ses aïeux, pendant
que les louanges du Seigneur chantées par ses contemporains et ses
descendants du cloître remuaient encore ce qui restait de sensible dans
ses reliques. O maisons aimables et saintes! on a bâti sur la terre
d’augustes palais, on a élevé de sublimes sépultures; on a fait à Dieu
des demeures presque divines; mais l’art et le cœur de l’homme ne sont
jamais allés plus loin que dans la création du monastère.»

Déjoué dans ses négociations comme dans ses sentiments, Rancé s’enferma
dans sa vie. Il soigna un serviteur qui pensa mourir: inflexible pour
lui, il pliait sa vie pour les autres. Il ne buvait que de l’eau, ne
mangeait que du pain; sa dépense par jour ne passait pas six oboles,
prix d’une couple de colombes; mais il s’abstenait de ces doux oiseaux
qui coûtent si peu cher. Ne pouvant faire auprès des hommes les affaires
de Dieu, il tâchait de faire auprès de Dieu les affaires des hommes.

«Il ne voulait voir, dit Maupeou, ni les anciens monastères, ni les
anciens monuments de la magnificence romaine, cirques, théâtres, arcs de
triomphe, trophées, portiques, colonnes, pyramides, statues et palais,
imitant en cela le célèbre Ammonius, qui accompagnant Athanase à Rome
n’y voulut voir que le fameux temple dédié aux apôtres saint Pierre et
saint Paul.» Rancé fréquentait les églises, passant les heures à prier
dans ces habitacles oubliés sur tant de collines célèbres.

La pénitence sortie de Rome errait à l’entour; pauvre _Piferario_ des
Abruzzes, elle faisait entendre le son de sa musette devant une madone.
Rancé s’avançait quelquefois seul devant le labyrinthe des cercueils,
soubassement de la cité vivante. Il n’y a peut-être rien de plus
considérable dans l’histoire des chrétiens que Rancé inconnu priant à la
lumière des étoiles, appuyé contre les aqueducs des Césars à la porte
des catacombes; l’eau se jetait avec bruit par-dessus les murailles de
la ville éternelle, tandis que la mort entrait silencieusement
au-dessous par la tombe.

Rancé avait désiré accomplir les fêtes de Noël dans un couvent de son
ordre; il y renonça lorsqu’il eut appris d’un vieux moine qu’on ne
faisait point à table de lecture pieuse et qu’on jouait aux cartes après
souper. Confiné dans sa maison, il écrivait: «Je passe ici ma vie dans
une langueur et dans une misère que je ne puis vous exprimer. Rome m’est
aussi peu supportable que la cour me l’était autrefois. Je ne vous dirai
rien des curiosités de Rome: je ne les vois point et je ne me sens
touché d’aucun désir de les voir. Mon unique consolation est celle que
je trouve au tombeau des princes des apôtres et des saints martyrs, où
je me retire le plus souvent qu’il est possible.»

Enfin, ayant tout épuisé, Rancé songea à son retour: il emportait
quelques reliques que lui avait données l’évêque de Porphyre, sacriste
d’Alexandre VII. Saint Bernard retourna, jeune encore, à son couvent
avec une dent de saint Césaire: ne vieillissons point en quelque lieu
que ce soit, de peur de voir mourir autour de nous, jusqu’à notre
renommée. Avant de quitter Rome, Rancé obtint du pape la licence de se
retirer à la Grande Chartreuse: ce permis existe; il est resté comme le
bref d’un songe. Rancé n’exécuta pas tout le bien qu’il avait rêvé: en
compensation des bonnes intentions perdues on aperçoit dans les _Olim_
des intentions de fautes qui n’ont jamais été commises. L’esprit du
réformateur errait partout où il n’y avait point d’hommes; il ne
s’arrêtait qu’à l’orée d’un champ, au feu de chaume du pâtre. Descendu
de l’Italie, Rancé visita dans la _Vallée d’Absinthe_ la poussière du
grand abbé de Clairvaux, si toutefois elle renferme cette poussière: il
y voulut demeurer; on le refusa. L’abbé de Prières avait mis Rancé sous
la conduite de l’abbé du Val-Richer, qu’on appelait dans le siècle
Dominique-Georges: les héros d’Homère avaient des noms vulgaires pour
les peuples.

On ne vit donc point Rancé suspendu dans les abîmes de saint Bruno, ou
attaché à la tombe de saint Bernard: c’eût été plus éclatant pour le
poète, moins grand pour le saint. Dieu, qui avait ses conseils, rappela
Rancé à la Trappe, afin d’y établir la Sparte chrétienne.

Rancé obtint une audience de congé du saint Père. Il partit au mois
d’avril, accompagné du jugement du pontife qui condamnait l’étroite
observance. De nos jours, l’auteur de l’_Indifférence en matière de
religion_, repoussé dans ses réformes, a continué de croire qu’elles
s’accompliraient: une voix, est-il persuadé, partira on ne sait d’où;
l’Esprit de sainteté, d’amour, de vérité remplira de nouveau la terre
régénérée.

Voilà ce que pense l’immortel compatriote dont je pleurerais en larmes
amères tout ce qui pourrait nous séparer sur le dernier rivage. Rancé,
qui s’accotait contre Dieu, acheva son œuvre; l’abbé de La Mennais s’est
incliné sur l’homme: réussira-t-il? L’homme est fragile et le génie
pèse. Le roseau, en se brisant, peut percer la main qui l’avait pris
pour appui.




LIVRE TROISIÈME


Ici commence la nouvelle vie de Rancé: nous entrons dans la région du
profond silence. Rancé rompt avec sa jeunesse, il la chasse et ne la
revoit plus. Nous l’avons rencontré dans ses égarements, nous allons le
retrouver dans ses austérités. La pénitence était son arrière-garde; il
se mettait à sa tête, se retournait, et donnait avec elle sur le monde.
Il paraissait dans son extérieur, disent les historiens, une majesté qui
ne prévoit venir que du Dieu de majesté. Ceux à qui leur conscience
reprocha quelque chose ne l’osaient venir rechercher, persuadés qu’il
connaissait divinement ce qu’ils avaient de plus caché. «Qui me donnera,
s’écriait-il, les ailes de la colombe pour fuir la société des hommes!»
Dans mes temps de poésie, j’ai mis moi-même ces paroles de l’Écriture
dans un chant de femme[13]. L’hymne de Rancé se termine par ces mots:
«Les créatures me suivent partout; elles m’importunent, par mes yeux
elles entrent dans mon esprit et portent avec elles l’inquiétude.
Fermons les yeux, ô mon âme! tenons-nous si éloignés de toutes ces
choses que nous ne puissions les voir et en être vus.»

  [13] Cymodocée.

Après ces éjaculations on surprenait le moine les yeux levés vers le
ciel. Il devenait immense; il s’agrandissait de toute la gloire
éternelle. Il y a des tableaux qui représentent saint François aux bords
de la mer, en face de petits anges réunis dans des branchages
dépouillés.

Le 20 mai 1666 revit Rancé dans les obscurs chemins du Perche. Ce
n’étaient là ni les restes de la voie Appia, ni de la voie Claudia:
Rancé ne rapportait aucun souvenir de Rome, où tant de passions se sont
formées, d’où tant d’hommes n’ont point voulu revenir. Les Troyens
restèrent à Albe avec leurs dieux. Rancé n’avait même pas cueilli, pour
la joindre aux fleurs du printemps qui commençaient à renaître à la
Trappe, ces tubéreuses murales qui croissent sur l’enceinte ébréchée de
Rome, où les vents transportent çà et là leurs échafauds mobiles.

Des divisions s’étaient élevées entre le prieur et le sous-prieur, le
prieur avait rempli les cellules de meubles inutiles: le travail des
mains avait été diminué, les pratiques pieuses altérées; le vin et le
poisson reparaissaient sur les tables. Rancé, instruit à Rome de ces
infractions, s’était hâté de mander à la Trappe: «Vous savez que les
actions mortes ne sauraient plaire au Dieu de la vie. Gardez le silence
autant avec vous-mêmes qu’avec les autres; que votre solitude soit
autant dans l’esprit et dans le cœur que dans la retraite extérieure de
vos personnes; que vos corps sortent de vos lits comme de vos tombeaux:
au moment où je vous écris nos jours s’écoulent.» Les souvenirs d’Horace
ne cessaient de vivre dans l’opulente mémoire de Rancé: _Dum loquimur
fugerit invida ætas._

Rancé remit la paix dans son monastère par la séparation de quelques
chefs. Il se rendit ensuite au chapitre général de son ordre, qui se
tint en l’année 1667. Un bref du pape de 1666 devait être reçu. Rancé
avait connu ce bref à Rome. Plusieurs abbés, l’abbé de Cîteaux à leur
tête, l’acceptèrent. Rancé prit la parole, tout jeune qu’il était, et
dit qu’il avait droit d’opiner comme ancien docteur par la date de son
doctorat. Il soutint que le pape Alexandre VII n’avait ni vu ni connu ce
bref. Il demanda acte de sa protestation, qu’appuyèrent les abbés de
Prières, de Faukaumont, de Cadouin et de la Vieuville. L’abbé de Cîteaux
s’émut; Rancé tint ferme, vérifia le procès-verbal, et obligea le
secrétaire à le corriger. L’abbé de Cîteaux, voulant la paix, nomma
Rancé visiteur des provinces de Normandie, de Bretagne et d’Anjou. Rancé
n’accepta pas la charge, mais le bref de Rome passa. Il supprimait le
vicaire général de la réforme de France, et défendait les assemblées
qu’avaient autorisées les arrêts du parlement et du conseil. Rancé à
demi repoussé regagna son monastère.

Si les travaux spirituels avaient été interrompus, les constructions
matérielles n’avaient pas été suspendues à la Trappe. Les moines étaient
eux-mêmes les architectes et les maçons. Des frères convers appendus au
haut du clocher étaient ballottés par les vents et rassurés par leur
foi. Celui qui plaça le coq sur l’édifice vint avant son entreprise se
prosterner aux pieds de Rancé. La religion prit le frère par le bras, et
il monta ferme. Les travailleurs se mettaient à genoux sur leurs cordes
lorsque l’heure des prières venait à tinter. Rancé augmenta le couvent
d’un nombre de cellules; il éleva une mense pour la réception des
étrangers. On aperçoit dans l’avant-cour du couvent les écussons
insultés des armes de France. Rancé fit bâtir deux chapelles, l’une en
l’honneur de saint Jean Climaque, l’autre en l’honneur de sainte Marie
d’Égypte: j’en ai déjà parlé. Il déposa sur l’autel de l’église les
reliques qu’il avait apportées de Rome, et qui s’enrichirent ensuite de
quelques autres. Dans l’église il remplaça, et il eut tort, par un beau
groupe, cette vierge de peu de prix qui, sur la cime des Alpes,
rassérène les lieux battus des tempêtes. Rancé retira le couvent de la
désolation humaine et l’épura par la désolation chrétienne. Ces lieux
que les Anglais avaient fait retentir de leurs pas armés ne répétèrent
que le susurrement de la sandale.

L’abbaye n’avait pas changé de lieu: elle était encore, comme au temps
de la fondation, dans une vallée. Les collines assemblées autour d’elle
la cachaient au reste de la terre. J’ai cru, en la voyant, revoir mes
bois et mes étangs de Combourg le soir aux clartés allenties du soleil.
Le silence régnait: si l’on entendait du bruit ce n’était que le son des
arbres ou les murmures de quelques ruisseaux; murmures faibles ou
renflés selon la lenteur ou la rapidité du vent; on n’était pas bien
certain de n’avoir pas ouï la mer. Je n’ai rencontré qu’à l’Escurial une
pareille absence de vie: les chefs-d’œuvre de Raphaël se regardaient
muets dans les obscures sacristies: à peine entendait-on la voix d’une
femme étrangère qui passait.

Rentré dans son royaume des expiations, Rancé dressa des constitutions
pour ce monde, convenables à ceux qui pleuraient. Dans le discours qui
précède ces constitutions, il dit[14]: «L’abbaye est sise dans un vallon
fort solitaire; quiconque voudra y demeurer n’y doit apporter que son
âme: la chair n’a que faire là-dedans.»

  [14] Constitutions de l’abbaye de la Trappe, Paris, 1671.

On croit lire quelque fragment des _douze tables_, ou la consigne d’un
camp des quarante-deux stations israélites. On remarque ces
prescriptions:

«On se lèvera à deux heures pour matines; on fera l’espace d’entre les
coups de la cloche fort petit, pour ôter lieu à la paresse. On gardera
une grande modestie dans l’église, on fera tous ensemble les
inclinations du corps et les génuflexions. On sera découvert depuis le
commencement de matines jusqu’au premier psaume.»

On ne tournera jamais la tête dans le dortoir et l’on marchera avec
gravité. On n’entrera jamais dans les cellules les uns des autres. On
couchera sur une paillasse piquée, qui ait tout au plus un demi pied
d’épaisseur. Le traversin sera de paille longue; le bois de lit sera
fait d’ais sur des tréteaux. «C’est dans l’obscurité de leurs cellules,
dit M. Charles Nodier dans ses _Méditations du cloître_, que Rancé cacha
ses regrets et que cet esprit ingénieux, qui avait deviné à neuf ans les
beautés d’Anacréon, embrassa à l’âge du plaisir des austérités dont
notre faiblesse s’étonne.»

Au réfectoire on sera extrêmement propre; on y aura toujours la vue
baissée, sans néanmoins se pencher trop sur ce que l’on mange. Puis
viennent sur l’usage du couteau et de la fourchette des recommandations
qui semblent faites pour des enfants: le vieillard devant Dieu est
revenu à l’innocence des jours puérils.

Aussitôt que la cloche sonne pour le travail tous les religieux et
novices se trouveront au parloir. On ira au travail assigné avec grande
retenue et récollection intérieure, le regardant comme la première peine
du péché.

Aux heures des récréations on bannira les nouvelles du temps. Dans les
grandes sorties on pourra aller en silence avec un livre dans un endroit
du bois hors de la hantise des séculiers. On tiendra le chapitre des
coulpes deux fois la semaine: avant de s’accuser on se prosternera tous
ensemble, et, le supérieur disant: _Quid dicite?_ chacun répondra d’un
ton assez bas: _Culpas meas._

A l’infirmerie le malade ne se plaindra jamais: un malade ne doit avoir
devant les yeux que l’image de la mort; il ne doit rien tant appréhender
que de vivre.

A ces constitutions Rancé ajouta des règlements; ils commencent par ce
prolégomène: «Je ne m’acquitterais pas de ce que je dois à Dieu, de ce
que je vous dois, mes frères, ni de ce que je me dois à moi-même, si je
négligeais dans ma conduite quelque chose de ce qui peut vous rendre
dignes de l’éternité.»

Puis arrivent les instructions générales.

«On ne demeurera jamais seul dans aucun lieu dans l’obscurité», dit
Rancé. Et cependant, sans s’en apercevoir, il mettait l’homme seul
devant ses passions.

Les observances en ce qui concerne les étrangers sont touchantes: on
voyait des avertissements écrits en chaque chambre du quartier des
hôtes. S’il est mort quelque parent proche, comme le père, la mère d’un
religieux, l’abbé le recommande au chapitre sans le nommer, de manière
que chacun s’y intéresse comme pour son propre père, et que la douleur
ne cause ni douleur, ni inquiétude, ni distraction à celui des frères
qu’elle regarde. La famille naturelle était tuée et l’on y substituait
une famille de Dieu. On pleurait son père autant de fois que l’on
pleurait le père inconnu d’un compagnon de pénitence.

Il y a des usages pour sonner la cloche selon les heures du jour et les
différentes prières. Il y a des règles pour le chant: dans les psaumes,
allez rondement jusqu’à la _flexe_; le _Magnificat_ doit s’entonner avec
plus de gravité que les psaumes; quoique aucune pause ne soit commandée
dans le cours d’un répons, on en doit faire dans le _Salve Regina_: il
faut qu’il y ait un moment de silence dans tout le chœur.

En 1672, on rétablit à la Trappe l’ancienne manière de jeûner le carême,
de ne faire qu’un seul repas et de ne manger qu’à quatre heures du soir.

Par ces règlements Rancé avait mis à exécution ses deux grands projets:
prière et silence. La prière n’était suspendue que par le travail. On se
levait la nuit pour implorer celui qui ne dort point: Rancé voulait que
l’âme et le corps eussent une égale occupation.

Quand l’abbé s’apercevait que ses religieux souffraient de douleurs qui
ne se décelaient par aucune marque apparente, à ceux-là il s’attachait.
Il n’opérait point à l’aide de miracles; il ne faisait point entendre
les sourds et les aveugles voir; mais il soulageait les maladies de
l’âme et jetait les esprits dans l’étonnement en apaisant les tempêtes
invisibles. Variant ses instructions suivant le caractère de chaque
cénobite, Rancé s’étudiait à suivre en eux l’attrait du ciel. Un mot de
sa bouche leur rendait la paix. Des solitaires qui ne l’avaient jamais
connu trouvèrent dans la suite, à sa sépulture, la guérison de leurs
peines; la bénédiction du ciel continuait sur sa tombe: Dieu garde les
os de ses serviteurs.

L’hospitalité changea de nature; elle devint purement évangélique: on ne
demanda plus aux étrangers qui ils étaient ni d’où ils venaient, ils
entraient inconnus à l’hospice et en sortaient inconnus, il leur
suffisait d’être hommes; l’égalité primitive était remise en honneur. Le
moine jeûnait tandis que l’hôte était pourvu; il n’y avait de commun
entre eux que le silence. Rancé nourrissait par semaine jusqu’à quatre
mille cinq cents nécessiteux. Il était persuadé que ses moines n’avaient
droit aux revenus du couvent qu’en qualité de pauvres. Il assistait des
malades honteux et des curés indigents. Il avait établi des maisons de
travail et des écoles à Mortagne. Les maux auxquels il exposait ses
moines ne lui paraissaient que des souffrances naturelles. Il appelait
ces souffrances la _pénitence de tous les hommes_. La réforme fut si
profonde que le vallon consacré au repentir devint une terre d’oubli.

Il résulta de cette éducation des effets que l’on ne remarque plus que
dans l’histoire des Pères du désert. Un homme s’étant égaré entendit une
cloche sur les huit heures du soir: il marche de ce côté et arrive à la
Trappe. Il était nuit; on lui accorda l’hospitalité avec la charité
ordinaire, mais on ne lui dit pas un mot: c’était l’heure du grand
silence. Cet étranger, comme dans un château enchanté, était servi par
des esprits muets dont on croyait seulement entendre les évolutions
mystérieuses.

Des religieux en se rendant au réfectoire suivaient ceux qui allaient
devant eux sans s’embarrasser où ils allaient; même chose pour le
travail: ils ne voyaient que la trace de ceux qui marchaient les
premiers. Un d’entre eux pendant l’année de son noviciat ne leva pas une
seule fois les regards: il ignorait comment était fait le haut de sa
cellule. Un autre reclus fut trois ou quatre mois sans apercevoir son
frère, quoiqu’il lui tombât cent fois sous les yeux. La duchesse de
Guise étant venue au couvent, un solitaire s’accusa d’avoir été tenté de
regarder l’_évêque_ qui était sous lampe. Rancé savait seul qu’il y eût
une terre[15].

  [15] Le Nain, tom. 1er, liv. VII, p. 600 et suiv.

Ces grands effets ne se bornèrent pas à l’intérieur du couvent; ils
s’étendirent partout. Dans la suite, quand la Trappe fut détruite, on en
vit mille autres renaître, comme des plantes dont la semence a été
soudée au haut des ruines. J’ai cité dans les notes du _Génie du
Christianisme_ les lettres de M. Clausel, qui, de soldat de l’armée de
Condé était venu s’enfermer en Espagne à la Trappe de Sainte-Suzanne. Il
écrivait à son frère: «J’arrivai un jour dans une campagne déserte à une
porte, seul reste d’une grande ville. Il y avait eu sûrement dans cette
ville des partis, et voilà que depuis des siècles leurs cendres
s’élèvent confondues dans un même tourbillon. J’ai vu aussi Murviédo, où
était bâtie Sagonte, et je n’ai plus songé qu’à l’éternité. Qu’est-ce
que cela me fera dans vingt ou trente ans qu’on m’ait dépouillé de ma
fortune? Ah! mon frère, puissions-nous avoir le bonheur d’entrer au
ciel! S’il me reste quelque chose, je désire qu’on fasse bâtir une
chapelle dédiée à Notre-Dame des Sept Douleurs dans l’arrondissement de
la maison paternelle, selon le projet que nous en fîmes sur la route de
Munich. Hâtez-vous de faire élever des croix pour la consolation des
voyageurs avec des siéges et une inscription comme en Bavière: _Vous qui
êtes fatigués, reposez-vous._ J’aurai demain le bonheur de faire mes
vœux: j’y ajouterai une croix comme on en met sur la tombe des morts.»

La chapelle vient d’être bâtie par mon vieil ami, M. de Clausel, dans
les montagnes du Rouergue. Après plus de quarante années, l’amitié a
rempli un vœu. Avant de quitter ce monde ne verrai-je point cette pieuse
sincérité de l’affection fraternelle, moi qui viens d’apprendre la mort
de mon jeune neveu, petit-fils de M. de Malesherbes, et mort jésuite au
pied des Alpes de Savoie, après avoir été brave officier? Je tarde tant
à m’en aller que j’ai envoyé devant moi tous ceux que je devais
précéder.

Quand la Trappe fut détruite, un porteur de la haire de Rancé demanda
asile au canton de Fribourg. Les moines quittèrent leur monastère;
chaque religieux avait dans son sac sa robe et un peu de pain. La
colonie s’arrêta à Saint-Cyr; elle fut accueillie par l’hospitalité
expirante des Lazaristes, et fut bientôt obligée de s’éloigner. Le vœu
de silence et de pauvreté paraissait une conspiration à ceux qui
faisaient de si horribles bruits. A Paris, les chartreux, prêts à se
séparer, reçurent les trappistes: les cloîtres de Saint-Bruno exercèrent
leur dernier acte de Charité. La solitude ambulante continua sa route.
La vue d’une église lointaine sur le passage des frères les ranimait;
ils bénissaient la maison du Seigneur par la récitation des psaumes,
comme on entend parmi les nuages des cygnes sauvages saluer en passant
les savanes des Florides. A la frontière, la charrette qui traînait les
bannis au ciel fut regardée avec compassion par nos soldats. On ne
fouilla point ces mendiants. En entrant sur le sol étranger, les exilés
se donnèrent le baiser de charité dans une forêt, à une lieue de
l’ancienne abbaye de la Val-Sainte ils coupèrent une branche d’arbre, en
firent une croix et reçurent le curé de Cerniat qui venait à leur
rencontre.

A la Val-Sainte, ruine d’un monastère abandonné, ils trouvèrent à peine
de quoi se mettre à l’abri. Dans un temps où les armes, les malheurs et
les crimes faisaient tant de fracas, la renommée des solitaires se
répandit au dehors; les rois fuyaient et n’attiraient personne sur leurs
traces; on accourait de toutes parts pour se ranger au nombre des moines
réfugiés. La Val-Sainte, grossie de néophytes, fut obligée d’envoyer des
colonies au dehors comme une ruche répand autour d’elle ses essaims.
Mais la révolution, qui marchait plus vite que la religion fugitive,
atteignit les trappistes dans leur nouvelle retraite: obligés de quitter
la Val-Sainte, chassés de royaume en royaume, par le torrent qui les
poursuivait, ils arrivèrent jusqu’à Butschirad, où j’ai rencontré un
autre exilé. Enfin, le sol leur manquant, ils passèrent en Amérique.
C’était un grand spectacle que le monde et la solitude fuyant à la fois
devant Bonaparte. Le conquérant, rassuré par ses victoires, sentit la
nécessité des maisons religieuses: «Là, disait-il, se pourront réfugier
ceux à qui le monde ne convient pas ou qui ne conviennent pas au monde.»

Dom Gustin, trappiste fugitif, racheta les ruines de la Trappe avec des
aumônes. Il ne restait plus du monastère que la pharmacie, le moulin et
quelques bâtiments d’exploitation. Dans les environs de Bayeux, les
trappistines, chassées d’abord de la forêt de Sénart, s’établirent sous
la conduite de ma cousine, madame de Chateaubriand. Les enfants de Rancé
ne trouvèrent en rentrant dans la solitude de leur père que des
murailles recouvertes de lierre, et des débris à travers lesquels
serpentaient les ronces. Telle fut dès son début la vigueur de l’arbre
que Rancé avait planté, qu’il continue de vivre; il donnera de l’ombre
aux pauvres quand il n’y aura plus d’ombre de trônes ici-bas. J’ai vu à
la Trappe un ormeau du temps de Rancé: les religieux ont grand soin de
ce vieux Lare qui indique les cendres paternelles mieux que la statue de
Charles II n’indique l’immolation de Charles Ier.

Les moines dont je viens de tracer l’histoire avaient été les enfants de
Rancé. Lorsqu’il arriva à la Trappe, un de ses premiers soins fut de
faire abattre une fuie, cellules de colombes, qui se trouvait placée au
milieu de la cour, soit qu’il voulût abolir jusqu’au souvenir des temps
d’une abstinence moins rigoureuse, soit qu’il craignît ces oiseaux que
la Fable plaçait parmi ses plus beaux ornements et dont les ailes
portaient des messages le long des rivages de l’Orient. Un trappiste se
confessait d’avoir regardé un nid: se reprochait-il d’avoir pensé à un
nid ou à des ailes? M. de Rancé fit détourner un grand chemin qui
passait contre les murs de l’abbaye, le bruit de ce chemin renouvelé
descend encore aujourd’hui au fond de la vallée. Tout chef qu’il était,
Rancé ne s’accorda aucune des préférences de ses devanciers, il se
contentait de la pitance commune; privé comme ses moines de l’usage du
linge, il prêchait et confessait ses frères; ses seules distractions
étaient les paroles qu’il recueillait sur le lit de cendres. Il
fortifiait ses pénitents plutôt qu’il ne les attendrissait. Il n’était
question dans ses discours que de l’échelle de saint Jean Climaque, des
ascétiques de saint Basile et des conférences de Cassien.

Les cinq ou six premières années de la retraite de Rancé se passèrent
obscurément: les ouvriers travaillaient sous terre aux fondements de
l’édifice. Rancé recevait sans distinction tous les religieux qui se
présentaient. Le premier qui parut fut, en 1667, dom Rigobert, moine de
Clairvaux; ensuite dom Jacques et le P. Le Nain. Ces réceptions
commencèrent à faire des ennemis à Rancé. Cela nous paraît bien peu
grave, à nous qui n’attachons de prix qu’aux guenilles de notre vie,
mais alors c’étaient des affaires: Rome survenait, le grand conseil du
roi s’en mêlait. Obligé d’entrer dans ces transactions générales, Rancé
était forcé de survenir dans les accidents domestiques: il administrait
ses premiers solitaires, qui mouraient d’abord presque tous. Dom Placide
était étendu sur sa dernière couche, Rancé lui demanda où il voulait
aller?--«Au-devant des bienheureux», répondit-il.

Dom Bernard fut administré. A peine eut-il reçu le corps de
Notre-Seigneur qu’il eut un pressant besoin de cracher: il se retint, et
mourut étouffé par le pain des anges.

Claude Cordon, docteur de Sorbonne, reçut en arrivant le nom d’Arsène,
nom devenu fameux dans les nouvelles légendes. Arsène, après sa mort,
apparut dans une gloire à dom Paul Ferrand, et lui dit: «Si vous saviez
ce que c’est que de converser avec les saints!» Puis il disparut.

L’abbaye de Dorval se voulut réformer. L’abbé de Dorval convint d’une
entrevue avec Rancé: Rancé partit; il rencontra l’abbé de Dorval à
Châtillon, lieu triste, où les espérances ne se réalisent pas. De là il
se rendit à Commercy, où il revit le cardinal de Retz; il le détourna de
la pensée apparente qu’il avait de se renfermer à la Trappe: «Le saint
homme, dit Le Nain, eut de bonnes raisons pour ne pas le lui
conseiller.» M. Dumont, auteur de l’histoire de la ville de Commercy, a
bien voulu m’envoyer une lettre de Rancé au cardinal de Retz. «Si Votre
Éminence, dit l’abbé de la Trappe, croyait qu’il n’y eût personne dans
le monde dont mon cœur fût plus occupé que d’elle, elle ne me ferait pas
justice.» Voilà où la déférence pour les rangs peut conduire la piété
même. Après sa sortie, Rancé se hâta de se replier et de rappeler du
monde sa patrouille. Revenu à la Trappe, il admit à profession frère
Pacôme: celui-ci n’ouvrit jamais un livre, mais il excellait dans
l’humilité. Chargé du soin des pauvres, il n’entrait dans le lieu où il
mettait le pain qu’après s’être déchaussé, comme Moïse pour entrer dans
la terre promise. Pacôme attira à lui un de ses frères; ils vécurent
sous le même toit sans se donner la moindre marque qu’ils se fussent
jamais connus.

Rancé avait envoyé un religieux à Septfonts: ce religieux se gâta. «Je
me suis mécompté, écrivait Rancé au visiteur, j’en ferai pénitence toute
ma vie.»

La plupart des repentants du seizième siècle et du commencement du
dix-septième avaient été des bandits; ils ne se transformèrent pas,
comme les massacreurs de septembre, en marchands de pommes cuites, et ne
vendaient point de leurs mains souillées de meurtre des fruits aux
petits enfants. Ces meurtriers étaient des déserteurs des armées du
temps, des _Routiers_, des _Condottieri_, des _Ruffiens_. Somme toute,
des capitaines, tels que Montluc et le baron des Adrets, qui faisaient
sauter des prisonniers du haut des remparts, instruisaient leurs fils à
se laver les bras dans le sang, accrochaient leurs prisonniers aux
arbres. Valaient-ils mieux que leurs soldats? Les illustres égorgeurs
qui se retirèrent à Port-Royal et à la Trappe n’étaient-ils pas les
dignes appelés à la retraite vengeresse qui les devait dévorer? Un monde
si plein de crimes se remplit de pénitents comme au temps de la
Thébaïde.

Depuis la réforme jusqu’à la mort de Rancé on compte cent
quatre-vingt-dix-sept religieux et quarante-neuf frères, parmi lesquels
sont plusieurs de qui Rancé a écrit la vie et qui peuvent figurer dans
les romans du ciel. On voit leurs noms dans l’_Histoire de l’abbaye de
la Trappe_, excellent recueil, où tout se trouve rapporté avec une
minutieuse exactitude. Je le recommande d’autant plus que j’y ai
remarqué quelques paroles d’humeur contre moi; cependant, je croyais ne
les avoir pas méritées.

A Port-Royal, même affluence d’hommes du monde; mais à Port-Royal il y
avait des femmes et des savants; Pallue _coulant le temps_, médecin qui
devint celui des solitaires, fit bâtir, nous dit Fontaine, «un petit
logis, appelé le Petit-Pallue à cause de la petitesse _bien juste et
bien ramassée_ de ses appartements.» Vint ensuite Gentien-Thomas suivi
de ses enfants. On vit accourir M. de La Rivière, officier, qui apprit
la langue grecque et la langue hébraïque, et se fit gardien des bois.

A la Trappe arrive Pierre ou François Fore: sous-lieutenant dans un
corps de grenadiers, blessé dans plusieurs rencontres, plongé dans
toutes sortes de vices, poursuivi par dix ou douze décrets de prise de
corps, il était incertain s’il fuirait en Angleterre, en Allemagne, en
Hongrie, ou s’il ne prendrait pas le turban; il entendit parler de la
Trappe. En quelques jours, il franchit deux cents lieues; il arrive à la
fin de l’hiver par des routes défoncées et d’affreuses pluies; il frappe
à la porte: son œil était hagard, son expression hautaine et dure, son
sourcil fier, sa contenance militaire et farouche. Rancé le reçut. Des
ulcères se formèrent dans la poitrine de Fore; il vomit le sang sur la
cendre et il expira.

A Port-Royal on voit un M. de La Pétissière, brave parmi les braves; le
cardinal de Richelieu se reposait sur lui de sa sûreté: c’était un lion
plutôt qu’un homme. _Le feu lui sortait par les yeux, et son seul regard
effrayait ceux qui le regardaient._ Dieu se servit d’un malheur pour
toucher d’une crainte salutaire son âme féroce et incapable de toute
autre peur. Comme il avait eu une querelle avec un parent du cardinal,
il eut plus de huit jours un cheval toujours sellé et prêt à monter pour
aller se battre contre celui dont il croyait avoir été offensé. La
fureur qui le transportait était telle, qu’encore qu’il fût le plus
habile et le plus adroit du royaume, il reçut, après avoir blessé à mort
son ennemi, un coup d’épée dans le bras, entre les deux os; la pointe
demeura enfoncée sans qu’il pût jamais la retirer. Il se sauva en cet
état à travers champs, portant dans son bras le bout de l’épée rompue.
Il alla trouver un maréchal, qui eut besoin pour la retirer de se servir
des grosses tenailles de sa forge.

A la Trappe passe Forbin de Janson, obligé de quitter la France pour
avoir tué son adversaire en duel: il obtint ensuite sa grâce. Il se
trouva à Marsaille, sous Catinat, reçut une blessure, fit vœu de se
faire religieux et reçut l’habit des frères de la Trappe. Il fut envoyé
au monastère de _Buon-Solazzo_ (Bonne-Consolation), et fonda une maison
de trappistes sur les charmantes collines de la Toscane. Joseph Bernier,
moine qui restait de l’ancienne Trappe, passa, à l’arrivée de Rancé,
dans l’étroite observance; il demanda en expirant que son corps fût jeté
à la voirie: cynisme de la religion, où se montre le cas que les
chrétiens faisaient de la matière. Ces rigueurs se rattachent à un ordre
de philosophie que notre esprit n’est pas plus capable de comprendre que
nos mœurs de supporter. Timée, dans Diogène-Laërce, raconte que les
Pythagoriciens mettaient leurs biens en commun, appelaient l’amitié
égalité, ne mangeaient point de viande, étaient cinq ans sans parler, et
rejetaient par humilité les cercueils de cyprès, parce que le sceptre de
Jupiter était fait de ce bois.

Ces pécheurs de la Trappe et de Port-Royal se trouvèrent confondus avec
des non-savants de toutes natures. A Port-Royal était le jeune Lindo,
d’une bonté et d’une ouverture de cœur à l’égard de tout le monde qui ne
se peut concevoir. «Je sentais pour lui, décrit l’ingénu Fontaine, une
tendresse particulière; il était fort simple, et je l’étais aussi.»

De même parut à la Trappe frère Benoît, gentilhomme plein d’esprit, qui
avait passé ses premiers jours à ne point penser. Rancé, qui tirait
parti de l’innocence comme du repentir, a écrit sa vie, de même qu’un
jardinier fait une petite croix sur des paquets de graines pour
étiqueter un parfum.

M. Sainte-Beuve a extrait avec la patience du goût les passages de Port
Royal, que je viens de citer; il ajoute: «C’est le côté par lequel
Port-Royal touche à la Trappe et à M. de Rancé, quand, sous les autres
aspects, il paraît toucher plus près aux bénédictins de Saint-Maur et à
Mabillon; quand, par M. d’Andilly, il reste un peu à portée de la cour
et presque figurant de loin ces riantes et romanesques retraites,
imaginées en idée par mademoiselle de Montpensier, par madame de
Motteville ou même par mademoiselle de Scudéri.»

La Trappe n’était pas riante; ses sites étaient désolés, et l’âpreté de
ses mœurs se répétait dans l’âpreté du paysage. Mais la Trappe resta
orthodoxe, et Port-Royal fut envahi par la liberté de l’esprit humain.
Le terrible Pascal, hanté par son esprit géométrique, doutait sans
cesse: il ne se tira de son malheur qu’en se précipitant dans la foi.
Malgré le silence que la Trappe gardait, il fut question de la détruire,
tant le monde était effrayé d’elle; elle n’échappa à sa ruine que par
l’habileté de Rancé: Port-Royal fut moins heureux.

Parti de Paris dans la nuit du 27 octobre 1709, d’Argenson investit
Port-Royal-des-Champs avec trois cents hommes; c’était trop pour enlever
vingt-deux religieuses âgées et infirmes. Elles furent dispersées en
différents lieux; et l’on refusa quelquefois la sépulture à ces brebis,
esseulées du troupeau de la mère Angélique.

Enfin l’ordre de la démolition du couvent arriva le 25 janvier 1710, dix
ans après la mort de Rancé. Cet ordre _fut exécuté avec fureur_, selon
Duclos. Les cadavres étaient déterrés au bruit de ricaneries obscènes,
tandis que dans l’église les chiens se repaissaient de chair décomposée.
Les pierres tumulaires furent enlevées; on a trouvé à Magny celle
d’Arnauld d’Andilly. La maison de M. de Sainte-Marthe devint une
grange; les bestiaux paissent sur l’emplacement de l’église de
Port-Royal-des-Champs: «La clématite, le lierre et la ronce, dit un
voyageur, croissent sur cette masure, et un marsaule élève sa tige au
milieu de l’endroit où était le chœur. Le silence est à peine interrompu
par le gémissement du ramier solitaire. Ici Sacy venait répéter à Dieu
la prière qu’il avait empruntée de Fulgence; là Nicole invita Arnauld à
déposer la plume; dans cette allée écartée j’aperçois Pascal qui
développe une nouvelle preuve de la divinité du christianisme; plus
loin, avec Tillemont et Lancelot se promènent Racine, La Bruyère,
Despréaux, qui sont venus visiter leurs amis. Échos de ces déserts,
arbres antiques, que n’avez-vous pu conserver les entretiens de ces
hommes célèbres!»

Et quel est le chrétien persuadé, le génie poétique qui s’adresse à ces
illustres disparus, comme jadis à Sparte j’appelai en vain Léonidas?
C’est l’ancien évêque de Blois, approbateur de la mort et quasi juge
dans le procès de Louis XVI.

Louis-le-Grand, vous avez enseigné à votre peuple les exhumations;
accoutumé à vous obéir, il a suivi vos exemples: au moment même où la
tête de Marie-Antoinette tombait sur la place révolutionnaire, on
brisait à Saint-Denis les cercueils: au bord d’un caveau ouvert, Louis
XIV tout noir, que l’on reconnaissait à ses grands traits, attendait sa
dernière destruction; représailles de la justice éternelle! «Eh bien,
peuple royal de fantômes,» je me cite (je ne suis plus que le temps),
«voudriez-vous revivre au prix d’une couronne? Le trône vous tente-t-il
encore? Vous secouez vos têtes, et vous vous recouchez lentement dans
vos cercueils.»

Rancé avait transporté avec lui au désert le passé, et y attira le
présent et l’avenir. Le siècle de Louis XIV ne négligeait aucune
grandeur; il s’associait aux victoires d’un reclus comme aux victoires
d’un capitaine: Rocroi pour ce siècle était partout. Les querelles du
jansénisme, les mysticités du quiétisme occupaient la ville et la cour
depuis Bossuet et Fénelon jusqu’à mesdames de Maintenon et de
Longueville, depuis le cardinal de Noailles jusqu’aux maréchaux amis et
ennemis de Port-Royal, depuis les adversaires du protestantisme
jusqu’aux esprits entêtés de l’hérésie. Par Rancé, le siècle de Louis
XIV entra dans la solitude, et la solitude s’établit au sein du monde.

Dans ces premières années de la retraite de Rancé, on entendit peu
parler du monastère, mais petit à petit sa renommée se répandit. On
s’aperçut qu’il venait des parfums d’une terre inconnue; on se tournait,
pour les respirer, vers les régions de cette Arabie heureuse. Attiré par
les effluences célestes, on en remonta le cours: l’île de Cuba se décèle
par l’odeur des vanilliers sur la côte des Florides. «Nous étions, dit
Leguat, en présence de l’île d’Éden: l’air était rempli d’une odeur
charmante qui venait de l’île et s’exhalait des citronniers et des
orangers[16].»

  [16] Voyage et Aventures de François Leguat, p. 48, tom. Ier.




LIVRE QUATRIÈME


Les calomnies publiées contre le monastère de la Trappe par les
libertins, qui se moquaient des austérités, et par les jaloux, qui
sentaient naître une autre immortalité pour Rancé, commençaient à
s’accroître; on avait sans cesse devant les yeux les premières erreurs
du solitaire, on s’obstinait à ne voir dans sa conversion que des motifs
de vanité. Ses plus grands amis, l’abbé de Prières, visiteur de l’ordre,
était lui-même épouvanté des réformes de la Trappe; il écrivait à
l’abbé: «Vous aurez beaucoup d’admirateurs, mais peu d’imitateurs.»

Maubuisson, abbaye près de Pontoise, avait été bâtie par la reine
Blanche, et l’on y voyait son tombeau: Rancé écrivit à la supérieure
découragée de cette abbaye. Il écrivait à une autre femme, car tous les
souffrants consultaient ce savant médecin qui avait essayé les remèdes
sur lui-même: «Si l’ennui vous attaque, pensez que Jésus-Christ vous
attend; toute votre course et sa durée ne vous paraîtront qu’une vapeur
dans ce point auquel il faudra qu’elle finisse.»

Le 7 septembre 1672 Rancé présenta une requête au roi en faveur de la
réforme; il commence par dire que les anciens solitaires, dont il ne
mérite de porter ni le nom ni l’habit, n’ont point fait difficulté de
sortir du fond de leurs déserts pour le service de Dieu; qu’à leur
exemple il croirait manquer au plus saint de ses devoirs s’il se
taisait; que malheureusement il ne va parler que pour se plaindre, et
que celui qui lui ouvre la bouche, n’a mis sur ses lèvres que des
paroles de douleur. De là passant à son sujet, il parle de l’ordre de
Cîteaux, prêt à retomber dans les périls dont il est échappé, par le
défaut de protection refusée à l’étroite observance établie par Louis
XIII. Pendant que les solitaires ont vécu dans la perfection ils ont été
considérés comme les anges tutélaires des monarchies; ils ont soutenu,
par le pouvoir qu’ils avaient auprès de Dieu, la fortune de l’empire:
une sainte recluse avait connu en esprit ce qui se passait à la journée
de Lépante. «Votre Majesté, ajoute Rancé, ne sera point surprise
qu’étant obligé par le devoir de ma profession de me présenter à tous
les instants au pied des autels du Roi du ciel, j’aborde une fois dans
ma vie le trône du roi de la terre.»

La cour de Rome, qu’avaient en vue les réformes trop austères de la
Trappe, s’opposait aux exagérations de ses serviteurs; Rancé annonçait
son habileté en réveillant la passion du pouvoir dans le cœur de Louis
XIV.

Dans tous les bruits répandus, les uns dénonçaient Rancé pour sa
doctrine, prétendant qu’elle n’était pas pure; les autres le taxaient
d’hypocrisie, les autres lui reprochaient d’introduire dans l’ordre des
voies nouvelles. Le roi, vers la fin d’octobre 1673, lui accorda pour
juger la question les commissaires qu’il avait demandés, l’archevêque de
Paris, le doyen de Notre-Dame, MM. de Caumartin, de Fieubet, de Voisin
et de La Marquerie.

Ses adversaires faisaient en même temps des démarches à Rome contre lui.
«Pour un moine, disait Rancé, il n’y a pas de réputation qui lui soit
due. Il n’est que pour être homme d’opprobre et d’abjection.»

On popularisait ces sentiments hostiles en les répandant dans des vers
qui ne valaient pas ceux de notre grand chansonnier, mais qui marquaient
déjà la trace par où la France devait arriver à une immortalité qui
n’appartient qu’à elle. On trouve cette allure qui nous a amenés des
chanteurs de François Ier à Béranger:

      Je suis revenu de la Trappe,
      Cette maudite trappe à fou;
    Et si jamais le diable m’y attrape,
      Je veux qu’on me casse le cou.
      Ce maudit trou n’est qu’une trappe,
          Ce maudit trou
      N’est qu’une trappe à fou.

Les commissaires nommés par le cabinet s’étant assemblés, Rancé fut
mandé à Paris, en 1675. Ils avaient tout réglé selon les intentions du
serviteur de Dieu; mais un abbé de la commune observance déclara que si
l’on suivait les avis des commissaires, les abbés étrangers ne
viendraient pas au chapitre général de Cîteaux. Le roi s’arrêta: tout se
tenait alors, un mouvement dans le clergé pouvait entraîner un
dérangement dans les affaires. Louis XIV le savait, et rien n’était si
prudent que ce roi absolu élevé aux incartades de la Fronde.

Rancé purgea sa bibliothèque; il répondit à l’évêque de Pamiers et à M.
Deslions qui, dans le dessein de le décourager, lui disaient qu’il était
encore loin des austérités des premiers chrétiens: «Il est vrai que le
pain de tourbe dont vous me parlez était fort en usage parmi les
moines.»

En 1676, il contracta une maladie habituelle, avec laquelle il mourut,
mais qui ne l’empêcha pas de travailler. Après avoir passé trois mois à
l’infirmerie, il revint à la communauté. Ainsi s’écoula sa vie jusqu’en
1689, qu’il fut saisi d’une grosse fièvre. Aussitôt que le mal lui
laissait quelque relâche, il reprenait ses occupations suivies de
rechutes: «La vie d’un pécheur comme moi dure toujours trop», disait-il.

Mademoiselle, grand hurluberlu, qui se trouvait partout avec son
imagination, écrivit à Rancé et lui demanda quelques religieux. Il lui
répondit: «Je suis fort persuadé, mademoiselle, que votre altesse royale
ne doute point que je n’eusse une extrême joie de pouvoir lui nommer un
religieux tel qu’elle le désire, mais j’en ai perdu huit depuis un an,
qui sont allés à Dieu. Il y en a d’autres qui sont près de les suivre;
et quoique nous soyons encore un nombre considérable, nous ne vivons
plus ni les uns ni les autres que dans la vue et le désir de la mort.»

A cette époque mourut un religieux qui n’avait pas plus de vingt-trois
ans, et qui, dans son attirail de décédé, dit à Rancé: «J’ai bien de la
joie de me voir dans l’habit de mon départ.» Il souriait lorsqu’il
allait mourir, comme les anciens barbares. On croyait entendre cet
oiseau sans nom qui console le voyageur dans le vallon de Cachemir.

C’est sur ce fond de la Trappe que venaient se jouer les scènes
extérieures. Les silhouettes du monde se dessinaient autour des ombres,
le long des étangs et dans les futaies. Le contraste était plus frappant
qu’à Port-Royal, car on n’apercevait pas M. d’Andilly marchant une serpe
à la main, le long des espaliers, mais quelque vieux moine courbé
allant, une bêche sur l’épaule, creuser une fosse dans le cimetière.
C’étaient ces scènes de bergeries que l’on voit dans les tableaux des
grands peintres.

Une des premières personnes du monde avec laquelle Rancé eut des
rapports fut mademoiselle d’Alençon, autrement madame de Guise, fille de
Gaston et cousine germaine de Louis XIV. Mademoiselle d’Alençon, bossue,
épousa le dernier duc de Guise, dont elle eut un fils qui mourut vite.
«Le mérite, dit Mademoiselle dans ses Mémoires, qu’avaient autrefois en
France les Lorrains du temps du Balafré et de tous ces illustres
messieurs de Guise, n’avait pas continué dans tout ce qui était resté du
même nom.»

Le duc de Guise, mari de mademoiselle d’Alençon, n’avait qu’un pliant
devant sa femme: il ne mangeait qu’au bout de la table, encore
fallait-il qu’on lui eût permis de s’asseoir.

M. Boistard, capitaine employé à Saint-Cyr, a bien voulu me communiquer
un recueil manuscrit contenant vingt-sept lettres de l’abbé de Rancé à
madame de Guise. La lettre écrite du 3 mars 1692 parle de la mort d’un
solitaire de la Trappe. Ces lettres parlent aussi de Jacques II: «On est
inexorable, dit Rancé, pour ceux qui n’ont pas la fortune de leur côté.»
Rancé affirme, dans la lettre du 7 septembre 1693, «que le propre d’un
chrétien est d’être sans souvenir, sans mémoire et sans ressentiment.»
Quand on a, un siècle plus tard, vu passer 1793, il est difficile d’être
sans souvenir.

Louis XIV avait de l’affection pour madame de Guise, bien qu’il
s’emportât contre elle lorsqu’elle s’enfuit à la Trappe sur le bruit que
le prince d’Orange allait descendre en France. Quand elle allait à
l’abbaye, elle y passait plusieurs jours. Madame de Guise mourut à
Versailles le 17 mars 1696; elle avait vendu à Louis XIV le palais
d’Orléans, aujourd’hui le palais du Luxembourg. Elle fut enterrée non à
Saint-Denis, mais aux Carmélites. L’oraison funèbre de madame de Guise
fut prononcée à Alençon par le P. Dorothée, capucin: c’est toute la
pompe que la religion livrée à elle seule accordait aux grands.

Immédiatement avec madame de Guise, parut à la Trappe le duc de
Saint-Simon. Il faudrait presque révoquer en doute ce qu’il raconte de
la manière dont il parvint à faire croquer par Rigaut le portrait de
Rancé, si Maupeou n’avait rapporté les mêmes détails. Le père de
Saint-Simon tenait son titre de Louis XIII; il avait acheté une terre
voisine de la Trappe; il menait souvent son fils à l’abbaye. Saint-Simon
serait très-croyable dans ce qu’il rapporte s’il pouvait s’occuper
d’autre chose que de lui. A force de vanter son nom, de déprécier celui
des autres, on serait tenté de croire qu’il avait des doutes sur sa
race. Il semble n’abaisser ses voisins que pour se mettre en sûreté.
Louis XIV l’accusait de ne songer qu’à démolir les rangs, qu’à se
constituer le grand-maître des généalogies. Il attaquait le parlement,
et le parlement rappela à Saint-Simon qu’il avait vu commencer sa
noblesse. C’est un caquetage éternel de tabourets dans les Mémoires de
Saint-Simon. Dans ce caquetage viendraient se perdre les qualités
incorrectes du style de l’auteur, mais heureusement il avait un tour à
lui; il écrivait à la diable pour l’immortalité.

Le duc de Penthièvre parut plus tard à la Trappe: Saint-Simon ne se put
guérir de l’âcreté de son humeur dans une solitude où le petit-fils du
comte de Toulouse perfectionna sa vertu: le fiel et le miel se composent
quelquefois sous les mêmes arbres. Pieux et mélancolique, le duc de
Penthièvre fit augmenter, s’il ne bâtit pas entièrement, l’abbatiale où
il aimait se retirer, en prévision du martyre de sa fille. La princesse
de Lamballe, enfant, venait s’amuser à la maison-Dieu; elle fut
massacrée après la dévastation du monastère. Sa vie s’envola comme ce
passereau d’une barque du Rhône, qui, blessé à mort, fait pencher en se
débattant l’esquif trop chargé.

Pellisson fréquentait la Trappe. Il s’était flatté de faire consentir le
roi à certain arrangement. Rancé insistait pour que sa communauté eût le
droit de choisir un prieur. «Je ne doute pas, mandait-il à Pellisson,
que vous ne voyiez mieux que moi tout ce que je ne vous dis pas sur
cette matière, parce que vos connaissances sont plus étendues et vont
beaucoup plus loin que les miennes.»

Pellisson abjura le protestantisme en 1670, à Chartres, entre les mains
de l’évêque de Comminges, et s’attacha ensuite à Bossuet. Pellisson est
célèbre pour avoir élevé une araignée: il demeura ferme dans le procès
de Fouquet, si bien débrouillé par M. Monmerqué. Il écrivit, en défense
de son ancien patron, trois mémoires sur lesquels on pourrait encore
jeter les yeux avec fruit. Louis XIV le ménagea; il s’aperçut que la
conquête lui ferait honneur et ne serait pas difficile; mais, comme
l’ancien commis des finances mourut sans confession, on le soupçonna
toujours. Rancé le défendit toujours: la célébrité adoucissait sa foi.
Rancé avait peut-être vu Pellisson chez le cardinal de Richelieu lors de
la création de l’Académie. Pellisson avait aimé mademoiselle de Scudéry;
il n’était pas beau, elle ne perdit point sa bonne réputation.

Bossuet, camarade de collége de Rancé, visita son condisciple; il se
leva sur la Trappe comme le soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de
Meaux se transporta huit fois à cette aire. Ces différents vols vont
toucher à des faits dont la mémoire est restée. En 1682 Louis XIV
s’établit à Versailles. En 1685 Bossuet composa à la Trappe
l’avertissement du Catéchisme de Meaux. En 1686 l’orateur mit fin à ses
Oraisons funèbres par le chef-d’œuvre qu’il prononça devant le cercueil
du grand Condé. En 1696 s’en alla à Dieu Sobieski, ancien mousquetaire
de Louis-le-Grand. Sobieski entra dans Vienne par la brèche qu’avait
ouverte le canon des Turcs. Les Polonais sauvèrent l’Europe, qui laisse
exterminer aujourd’hui la Pologne. L’histoire n’est pas plus
reconnaissante que les hommes.

La Trappe était le lieu où Bossuet se plaisait le mieux: les hommes
éclatants ont un penchant pour les lieux obscurs. Devenu familier avec
le chemin du Perche, Bossuet écrivait à une religieuse malade: «J’espère
bien vous rendre à mon retour de la Trappe, une plus longue visite»,
paroles qui n’ont d’autre mérite que d’être jetées à la poste en passant
et d’être signées: _Bossuet._

Bossuet trouvait un charme dans la manière dont les compagnons de Rancé
célébraient l’office divin: «Le chant des Psaumes, dit l’abbé Ledieu,
qui venait seul troubler le silence de cette vaste solitude, les longues
pauses de Complies, le son doux, tendre et perçant du _Salve Regina_,
inspiraient au prélat une sorte de mélancolie religieuse.» A la Trappe
il me semblait en effet, pendant ces silences, ouïr passer le monde avec
le souffle du vent. Je me rappelais ces garnisons perdues aux extrémités
du monde et qui font entendre aux échos des airs inconnus, comme pour
attirer la patrie: ces garnisons meurent, et le bruit finit.

Bossuet assistait aux offices du jour et de la nuit. Avant Vêpres,
l’évêque et le réformateur prenaient l’air. On m’a montré près de la
_grotte de Saint-Bernard_ une chaussée embarrassée de broussailles qui
séparait autrefois deux étangs. J’ai osé profaner, avec les pas qui me
servirent à rêver René, la digue où Bossuet et Rancé s’entretenaient des
choses divines. Sur la levée dépouillée, je croyais voir se dessiner les
ombres jumelles du plus grand des orateurs et du premier des nouveaux
solitaires.

Bossuet reçut le viatique le lundi saint de l’année 1704: il y avait
quatre ans que Rancé n’existait plus. Bossuet se plaignait d’être
importuné de sa mémoire, sa garde lui soutenait la tête: «Cela serait
bon, disait-il, si ma tête pouvait se tenir.» Dans un de ces moment,
l’abbé Ledieu lui prononça le mot de gloire; Bossuet reprit: «Cessez ces
discours; demandez pour moi pardon à Dieu.»

Le 12 avril 1704, les pieds et les mains du moribond s’engourdirent. Un
peu avant quatre heures et demie du matin il expira: c’était l’heure où
son ami Rancé priait aux approches du jour. L’aigle qui s’était en
passant reposé un moment dans ce monde reprit son vol vers l’aire
sublime dont il ne devait plus descendre: il n’est resté de ce sublime
génie qu’une pierre.

Rancé eut d’abord la pensée de se démettre de son abbaye; il consulta
Bossuet au mois de décembre 1682. Bossuet lui répondit d’attendre. Dans
cette année le père d’un jeune mousquetaire réfugié à la Trappe se
plaignit de la captation dont on avait usé envers son fils, il ne reçut
de l’abbé que ces mots: «Vous le quitterez bientôt.»

En ce temps-là mourut l’abbé de Prières. J’en ai souvent parlé. Il fit
écrire à Rancé par un prêtre: «L’abbé de Prières m’ordonna dans les
derniers moments de sa vie de vous donner avis de sa mort en vous
témoignant l’estime qu’il a conservée pour vous jusqu’au dernier
soupir.»

Ces honnêtes gens se léguaient leur estime.

De toutes les accusations portées contre Rancé aucune ne s’appuyait sur
une apparence de vérité, excepté celle de jansénisme. On a une lettre de
lui, adressée en 1676 à M. de Brancas; elle s’exprime ainsi:

«Je vous dis, en parlant de M. Arnauld et de ces messieurs, que le pape
était content d’eux, et qu’il avait reçu leur signature en la manière
qu’ils l’avaient donnée; vous me répondîtes ce que déjà des personnes de
piété m’avaient donné comme une chose constante qu’ils l’avaient surpris
et que le pape avait fait comme ceux qui mettent la main devant leurs
yeux, et font semblant de ne pas voir. Cependant, monsieur, il m’est
tombé entre les mains, depuis quelques jours, l’arrêt qui a été donné
contre M. l’évêque d’Angers, qui porte expressément que le pape, avec
beaucoup de prudence, a voulu recevoir la signature de quelques
particuliers avec une explication plus étendue pour les mettre à couvert
de leurs scrupules et des peines portées par les constitutions.
Tellement, monsieur, que non seulement il n’a pas fait semblant de ne
pas voir qu’ils aient signé avec explication, mais même il l’a prouvé et
s’en est contenté. Je suis bien heureux, monsieur, de n’avoir jugé
personne. Où en serais-je réduit si j’avais condamné des gens que le
pape reçoit dans le fait même pour lequel je les aurais condamnés? Et à
quelle réparation ne serais-je point tenu si j’avais porté un jugement
contre eux, et que j’eusse donné à d’autres de faire la même chose sur
mon témoignage! car, dans le fond, j’aurais, contre le respect que je
dois au pape et contre ses intentions, condamné ceux qu’il justifie, et
considéré comme personnes qui sont dans l’erreur et dans la
désobéissance celles dont il est satisfait et qu’il reçoit dans son sein
et dans sa communion et par une conduite pleine de charité et de
sagesse. Je vous assure, monsieur, qu’il ne m’arrivera pas de juger, et
que je serai plus religieux que jamais dans les résolutions que j’ai
prises sur ce sujet-là. Je vous parle sans passion et dans un
désintéressement entier de tous les partis (car je n’en ai aucun et je
suis incapable d’en avoir que celui de l’Église); mais dans la créance
que c’est Jésus-Christ qui me met au cœur ce que je vous vas dire.

»Il est impossible que Dieu demande compte ni à vous ni à moi de ce que
nous nous serons abstenus de juger, n’ayant pour cela ni caractère ni
obligation; mais il se peut très-bien faire qu’une conduite opposée
chargerait nos consciences, quelque bonnes que soient nos intentions, si
ceux qui ont autorité ou qui ont obligation de juger se mécomptent pour
y avoir apporté toute l’application, les soins et la diligence
nécessaires. Ils peuvent espérer que Dieu, qui connaît le fond de leurs
cœurs, leur fera miséricorde; mais pour ceux qui s’avancent et qui n’ont
point de mission, si ce malheur leur arrive, ils ne peuvent attendre
qu’une punition rigoureuse; car dès le moment qu’ils se sont ingérés et
ont usurpé un droit qui ne leur appartenait point ils ont mérité que
Dieu les abandonne à leurs propres ténèbres. Je vous assure, monsieur,
soit que je pense que Jésus-Christ nous a déclaré qu’il châtierait d’un
supplice éternel celui qui dirait à son frère une légère injure, ou que
je me regarde comme étant sur le point d’être jugé moi-même, il n’y a
rien dont je sois plus éloigné que de juger les autres.

»Voilà quelle doit être la disposition de tout homme qui ne sera point
prévenu, qui regardera les choses dans leur vérité, sans intérêt et sans
passion; mais le mal est que nous croyons n’en pas avoir, parce que nous
n’en avons point de propre et de particulière. Cependant nous sommes
souvent engagés dans celles des autres sans nous en apercevoir. Pour
moi, je suis persuadé qu’en de telles manières, la voie la plus sure est
de demeurer dans la soumission et dans le silence. C’est le moyen de
m’attirer tous les partis et de ne plaire à personne? mais, pourvu que
je plaise à Dieu et que je me tienne dans son ordre, je ne me mets point
en peine de quelle manière les hommes expliqueront ma conduite.
Véritablement je ne suis plus de ce monde, et je ne suis pas assez
malheureux pour y rentrer après l’avoir quitté par le dessein que
j’aurais de le contenter contre mon devoir et les mouvements de ma
conscience. Vous connaîtrez sans doute, monsieur, qu’il est si
difficile, lorsqu’on parle dans les causes, même les plus justes, de se
tenir dans les règles de la modération et de la charité, que ceux-là
sont heureux que Dieu a mis dans des états où rien ne les oblige ni de
parler ni de se produire; et je vous confesse que je ne me lasse point
d’admirer et de plaindre en même temps l’aveuglement de la plupart des
hommes qui ne font non plus de difficulté de dire: Cet homme est
schismatique, que s’ils disaient: Il a le teint pâle et le visage
mauvais. Quand je vous dis, monsieur, que je ne vous parle que pour vous
seul, ce n’est pas que je ne veuille bien que l’on sache quels sont mes
sentiments et mes pensées sur ce point-là; mais je serais encore plus
aise, comme c’est la vérité, que l’on ne s’imagine pas que je m’occupe
des affaires qui ne me regardent point.

»Je ne saurais m’empêcher de vous dire encore qu’il n’y a rien de moins
vrai que ce que l’on dit que je faisais pénitence d’avoir signé le
_formulaire_, puisque je le signerai toutes les fois que mes supérieurs
le désireront, et que je suis persuadé qu’en cela mon sentiment est le
véritable. Mais je ne nie point que dans le nombre presque infini de
crimes et de maux dont je me sens redevable à la justice divine, celui
d’avoir imputé aux personnes qu’on appelle jansénistes des opinions et
des erreurs dont j’ai reconnu dans la suite qu’ils n’étaient pas
coupables, n’y puisse être compris. Étant dans le monde, avant que je
pensasse sérieusement à mon salut, je me suis expliqué contre eux en
toute rencontre, et me suis donné sur cela une entière liberté, croyant
que je le pouvais faire sur la relation des gens qui avaient de la piété
et de la doctrine. Cependant je me suis mécompté, et ce ne sera point
une excuse pour moi au jugement de Dieu, d’avoir cru et d’avoir parlé
sur le rapport et sur la foi des autres. Cela m’a fait prendre deux
résolutions que j’espère de garder inviolablement avec la grâce de Dieu:
une, de ne croire jamais le mal de personne, quelle que soit la piété de
ceux qui le diront, à moins qu’ils ne me fassent voir une évidence;
l’autre est de ne rien dire jamais à moins qu’avec l’évidence je n’y
sois engagé par une nécessité indispensable; celui qui craint les
jugements de Dieu et qui sait qu’il a mérité d’en être jugé avec
rigueur, est bien malheureux quand il juge ses frères, puisque le plus
grand de tous les moyens pour engager Jésus-Christ à nous juger dans sa
miséricorde, est de nous abstenir de juger.

»Je croirais faire un mal si je soupçonnais leur foi (des jansénistes);
ils sont dans la communion et dans le sein de l’Église, elle les regarde
comme ses enfants; et par conséquent je ne puis et ne dois les regarder
autrement que comme mes frères.

»Vous dites, monsieur, qu’ils sont suspects; mais Dieu me préserve de me
conduire par mes soupçons. Je sais par ma propre expérience, et je
l’éprouve tous les jours, jusqu’où va l’injustice et la violence de ceux
qu’on appelle molinistes. Il n’y a point de calomnies dont ils
n’essayent de ruiner ma réputation, point de bruits injurieux qu’ils ne
répandent contre ma personne; comme ils ne sauraient attaquer mes mœurs,
ils attaquent ma foi et ma croyance, et trouvent dans les règles de leur
morale et dans la fausseté de leurs maximes qu’il leur est permis de
dire contre moi tous les maux que l’envie et la passion leur peut
suggérer. _Circumveniamus justum, quoniam inutilis est nobis et
contrarius est operibus nostris._ Ma conduite n’est pas conforme à la
leur; mes maximes sont exactes, les leurs sont relâchées; les voies dans
lesquelles j’essaye de marcher sont étroites, celles qu’ils suivent sont
larges et spacieuses: voilà mon crime; cela suffit, il faut m’opprimer
et me détruire. _Opprimamus pauperem justum; gravis est nobis etiam ad
vivendum, quoniam dissimilis est aliis vita illius._

»Comment voulez-vous, monsieur, que je leur donnasse quelque créance; et
peuvent-ils passer pour autre chose dans mon esprit que pour des
emportés et des injustes? En quel endroit de l’Écriture et des livres
des saints Pères ces gens, si zélés pour la défense de la vérité,
ont-ils lu qu’ils puissent en conscience imputer le plus grand de tous
les crimes sous des imaginations toutes pures, et décrier par toutes
sortes de voies publiques et secrètes des personnes qui servent Dieu
dans la retraite et dans le silence, qui ne se mêlent ni des
contestations ni des affaires, qui donnent de l’édification à l’Église,
et dont la vie, de l’aveu même de ceux qui ne les aiment pas, est
irrépréhensible? Jugez vous-même, monsieur, qu’est-ce qui se peut
présenter plus naturellement lorsqu’il me revient quelque chose des
soupçons que l’on forme contre les jansénistes, sinon que, puisque les
molinistes ne font nul scrupule de m’imputer des excès dont je ne suis
pas moins exempt que vous-même, quoique je n’aie jamais rien dit à leur
désavantage et qu’ils n’aient aucun sujet de se plaindre de moi, il est
très-possible qu’ils attribuent des erreurs imaginaires à des personnes
qui n’ont pas eu pour eux les mêmes égards ni les mêmes ménagements, et
contre lesquels ils ont depuis si long-temps une guerre toute déclarée?

»Pour vous parler franchement, monsieur, je ne suis rien moins que
moliniste, quoique je sois parfaitement soumis à toutes les puissances
ecclésiastiques. Je ne pense point comme eux pour ce qui regarde la
grâce de Jésus-Christ, la prédestination de ses saints et la morale de
son Évangile, et je suis persuadé que les jansénistes n’ont point de
mauvaise doctrine. Ce serait une grande faiblesse de régler sa conduite
sur les caprices et les imaginations du monde; et les gens de bien qui
ne regardent que Dieu dans toutes les circonstances de leur vie ne se
mettent guère en peine que l’on se scandalise de leur procédé lorsqu’il
n’y a rien qui ne soit dans l’ordre et dans les règles. Le scandale ne
retombe point sur eux, mais sur ceux qui veulent trouver des sujets d’en
prendre des occasions qui ne sont point blâmables.

»Enfin, monsieur, j’ai vu, depuis que j’ai quitté le monde, les
différents partis qui ont agité l’Église. J’ai vu de tous les côtés les
intérêts et les passions qui les ont continués, et par la grâce de Dieu
je n’y ai pris aucune part que celle de m’en affliger, d’en gémir devant
Dieu et de le prier d’inspirer des sentiments de paix et de charité à
ceux qui paraissent en avoir de tout contraires. J’ai vécu entre les uns
et les autres dans un état de suspension, je me suis soumis à l’Église
sans avoir de liaison avec personne, parce que j’ai cru qu’il n’y en
avait point qui ne fût dangereuse et que le meilleur des partis était de
n’en point avoir, mais de s’attacher simplement à Jésus-Christ et à ceux
auxquels il a donné sa puissance et son autorité dans son Église.

»J’ai demeuré dans le repos et dans le silence; et comme je pense
souvent à cette grande vérité, que Dieu jugera sans miséricorde ceux qui
auront jugé leurs frères sans compassion, je me suis abstenu de
m’expliquer et de condamner la conduite et les sentiments de personne,
sachant que je ne le devais pas à moins que d’avoir des évidences et des
certitudes que je n’ai jamais eues et d’y être engagé par de véritables
nécessités. Je n’ai nul dessein de plaire aux hommes; je ne recherche ni
leur approbation ni leur estime, et je sais trop que Dieu ne marque
jamais plus clairement dans ceux qui sont à lui et qu’il ne rejette
point les services qu’ils lui rendent, que quand il permet qu’on les
persécute; et la seule peine que j’aie est de voir que ces gens-là
engagent leurs consciences comme s’ils ne savaient pas que Dieu jugera
les calomniateurs avec autant de rigueur et de sévérité que les
homicides et les adultères.

»Il me reste, monsieur, une autre affaire, qui est d’empêcher qu’on ne
croie que je favorise le parti des molinistes; car je vous avoue que la
morale de la plupart de ceux qui en sont est si corrompue, les maximes
si opposées à la sainteté de l’Évangile et à toutes les règles et
instructions que Jésus-Christ nous a données ou par sa parole ou par le
ministère de ses saints, qu’il n’y a guère de choses que je puisse moins
souffrir que de voir qu’on se servît de mon nom pour autoriser des
sentiments que je condamne de toute la plénitude de mon cœur. Ce qui me
surprend dans ma douleur, c’est que, sur ce chapitre, tout le monde est
muet, et que ceux même qui font profession d’avoir du zèle et de la
piété gardent un profond silence, comme s’il y avait quelque chose de
plus important dans l’Église que de conserver la pureté de la foi dans
la conduite des âmes et dans la direction des mœurs. Pour moi qui n’ai
jamais pris de chaleur contre personne parce que je me suis toujours
préservé de toutes sortes de liaisons, quand je regarde les choses dans
le désintéressement d’un homme qui ne veut avoir que Dieu et sa vérité
devant les yeux, et que j’essaye de discerner ce qui fait qu’on est si
échauffé de certaines matières et que sur les autres on n’a que de
l’indifférence et de la froideur; rien ne se présente plus naturellement
sinon que ce qui donne le mouvement à la plupart des hommes, c’est
l’intérêt que d’un côté il y a à plaire et à gagner, et que de l’autre
il n’y a rien qu’à perdre (j’entends de ceux qui sont théologiens et qui
ne peuvent ignorer le fond et les conséquences des choses); et comme je
n’ai rien à perdre ni à gagner en ce monde, et que j’ai réduit à
l’éternité toute seule mes prétentions et mes espérances, ce sont des
tempéraments et des retenues que je ne puis goûter ni comprendre. En
vérité, si Dieu n’a pitié du monde et s’il n’empêche l’effet de
l’application avec laquelle on travaille à détruire les maximes
véritables pour en substituer d’autres en leur place qui ne le sont pas,
les maux se multiplieront, et l’on verra dans peu une désolation presque
générale.»

Je n’ai point abrégé cette lettre, trop longue pour nous; elle décide
une question si vivante alors, maintenant si morte. Le jansénisme par
son âpreté devait plaire à un solitaire. Tout cela nous paraîtra
accablant aujourd’hui, car l’esprit humain n’a plus la force de se tenir
debout. Rancé, influencé par Bossuet, changea d’opinion; il cessa de
tolérer ce qu’il avait respecté. La permanence n’appartient qu’à Dieu.
_Manet in æternum._

Dans l’année 1678, Rancé fit au maréchal de Bellefonds une déclaration
de ses principes: Bellefonds était ce même maréchal puni à la guerre
pour deux désobéissances heureuses, et auquel Bossuet écrivit une lettre
sur la conversion de madame de La Vallière. La lettre de Rancé est
devenue rare: il s’agissait de repousser les accusations qui s’élevaient
contre les rigueurs de la Trappe:

«S’il n’est pas impossible, dit l’abbé au maréchal, de chanter les
cantiques du Seigneur dans une terre étrangère, il faut croire cependant
qu’il est difficile de garder fidèlement ses voies lorsqu’on est
environné d’affaires et de plaisirs.

»Dieu n’a pas commandé à tous les hommes de quitter le monde; mais il
n’y en a point à qui il n’ait défendu d’aimer le monde.

»Ma profession veut que je me regarde comme un vase brisé qui n’est plus
bon qu’à être foulé aux pieds: et, dans la vérité, si les hommes me
prennent par des endroits par où je ne suis pas tel qu’ils me croient,
il y a en moi des iniquités qui ne sont _connues de personne_ et sur
lesquelles on ne me dit mot; de sorte que je ne puis ne pas croire que
les injustices qui me viennent du monde ne soient des justices secrètes
et véritables de la part de Dieu, et ne pas considérer en cela les
hommes comme des exécuteurs de ses vengeances.

»C’est la disposition dans laquelle je suis, et que je dois conserver,
d’autant plus que les extrémités de ma vie sont proches: aux portes de
l’éternité, il n’y a rien de plus puissant pour faire que Dieu me juge
dans sa clémence que d’être jugé des hommes sans pitié.»

Dans l’année 1679 Bellefonds appela Rancé à Paris. Ces Bellefonds de
Normandie étaient sortis des Bellefonds de Touraine. La marquise du
Châtelet, fille du maréchal, vécut très-pauvre avec son mari à
Vincennes, dont Bellefonds était gouverneur; il mourut dans le château
où l’attendait le duc d’Enghien, qui n’avait point encore paru sur la
terre.

Rancé était mandé par le maréchal pour voir madame de La Vallière; il se
connaissait dans le mal dont elle était attaquée. Cinquante lettres de
madame de La Vallière à Bellefonds sont imprimées à la suite de l’abrégé
de la vie de la maîtresse de Louis XIV. L’auteur de cet abrégé est
l’abbé Lequeux, éditeur de plusieurs opuscules de Bossuet. L’abbé devint
convulsionnaire de Saint-Médard.

«Vivez cachée», dit Bossuet à madame de La Vallière, dans son discours
sur sa profession; «prenez un si noble essor que vous ne trouviez le
repos que dans l’essence éternelle.» «Enfin je quitte le monde», écrit
madame de La Vallière elle-même; «c’est sans regret, mais non sans
peine. Je crois, j’espère et j’aime.» Ce devait être une belle société
que celle à qui ce beau langage était naturel. Dans sa lettre du 7
novembre 1675 au maréchal de Bellefonds, madame de La Vallière dit: «Je
ne puis m’empêcher de vous faire part de la joie que j’ai eue de voir M.
l’abbé de la Trappe: je suis toujours dans la confiance de la paix, et
notre saint abbé m’a fort exhortée à y demeurer. Que vous êtes heureux,
monsieur le maréchal, d’être dans l’état où il veut que vous soyez!»
Bellefonds, aidé de Rancé et de la lassitude de Louis, appuyait la
résolution de la fugitive. Le monde voyait une de ses victimes sous le
froc, Rancé, encourager au cilice une autre victime.

Telle était l’aventure placée sur le chemin de la Maison-Dieu. Tous les
souvenirs venaient du dedans et du dehors s’enfoncer dans ces solitudes;
chaque pénitent menait avec lui ses fautes. Les repentis se promenaient
dans des routes écartées, se rencontraient pour ne se retrouver jamais.
Les âmes qui portaient des souvenirs disparaissaient comme ces vapeurs
que j’ai vues dans mon enfance sur les côtes de la Bretagne;
brouillards, assurait-on, produits par les volcans lointains de la
Sicile. On rencontrait sur toutes les routes de la Trappe des fuyards du
monde; Rancé à ses risques et périls les allait recueillir; il
rapportait dans un pan de sa robe des cendres brûlantes, qu’il semait
sur des friches. Aujourd’hui, on ne voit plus glisser dans les ombres
ces chasses blanches, dont Charles Quint et Catherine de Médicis
croyaient entendre les cors parmi les ruines du château de Lusignan,
tandis qu’une fée envolée faisait son cri.

En descendant des hauteurs boisées où je cherchais les lares de Rancé,
s’offraient des clochers de paille tordus par la fumée; des nuages
abaissés filaient comme une vapeur blanche au plus bas des vallons. En
approchant, ces nuées se métamorphosaient en personnes vêtues de laine
écrue; je distinguais des faucheurs: madame de La Vallière ne se
trouvait point parmi les herbes coupées.

Rancé s’était résolu à ne composer aucun ouvrage qui rappelât son
existence. A soixante ans, accablé d’infirmités, il n’était pas tenté de
retourner aux illusions de sa jeunesse, malgré les encouragements qu’il
trouvait dans les cheveux blancs de son ami Bossuet. Comme il faisait
souvent des conférences à ses frères, il lui restait une quantité de
discours. Il se laissa entraîner à la prière d’un religieux malade qui
le conjurait de rassembler ces discours. Ainsi se trouva formé peu à peu
le traité qu’il intitula: _De la sainteté et des devoirs de la vie
monastique_. On fit dans le couvent plusieurs copies de ce traité; une
de ces copies tomba entre les mains de Bossuet: Bossuet, émerveillé, se
hâta d’écrire à Rancé qu’il exigeait que son ouvrage fût rendu public et
qu’il se chargeait de le faire imprimer. Dom Rigobert et l’abbé de
Châtillon mêlèrent leurs sollicitations à celles du grand évêque. Rancé
avait jeté l’ouvrage au feu, et on en avait retiré des cahiers à demi
brûlés. Par une de ces lâchetés communes aux auteurs, Rancé avait repris
les débris de l’incendie, et les avait retouchés; une des copies
post-flammes était parvenue à Bossuet. «Comment, monseigneur, lui
écrivait l’abbé de la Trappe, vous voulez que je me mette tous les
ordres religieux à dos?--Vous avez beau, répondit Bossuet, vous fâcher,
vous ne serez point le maître de votre manuscrit, et vous y penserez
devant votre Dieu.» Rancé insista: Bossuet lui répondit: «Je répondrai
pour vous, je prendrai votre défense, demeurez en repos.»

En effet, on voit à la tête des _éclaircissements_ sur le livre _Des
devoirs de la vie monastique_, cette approbation de Bossuet: «Après
avoir lu et examiné les _éclaircissements_, nous les avons approuvés
d’autant plus volontiers que nous espérons que tous ceux qui les liront
demeureront convaincus de la sainte et salutaire doctrine du livre _De
la sainteté et des devoirs de la vie monastique_. A Meaux, le 10e jour
de mai 1685.»

Quel est cet ouvrage que l’aigle de Meaux avait couvert de ses ailes? En
vain Rancé ne voulait pas convenir que sa jeunesse lui était demeurée:
il se disait et se croyait vieux, et la vie débordait en lui. Cependant
ce qu’il avait prévu arriva. Une longue querelle survint après deux ou
trois années de la publication du livre. La gravité de ces controverses
n’a rien de semblable aux contestations littéraires d’aujourd’hui; cette
partie des temps passés est curieuse à connaître. Bossuet ne s’était
trompé ni sur le fond, ni sur le style de l’ouvrage. Voici l’analyse _De
la sainteté des devoirs de la vie domestique_, je laisse parler Rancé:

«Les règles des observances religieuses ne doivent pas être considérées
comme des inventions humaines. Saint Luc a dit: Vendez ce que vous avez
et le donnez aux pauvres; après cela venez et me suivez. Si quelqu’un
vient à moi et ne hait point son père et sa mère, et sa femme et ses
enfants, et ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut
être mon disciple.

»Jean-Baptiste a mené dans le désert une vie de détachement, de
pauvreté, de pénitence et de perfection, dont la sainteté a été
transmise aux solitaires, ses successeurs et ses disciples.

»Saint Paul l’anachorète et Saint Antoine cherchèrent les premiers J.-C.
dans les déserts de la basse Thébaïde; saint Pacôme parut dans la haute
Thébaïde, reçut de Dieu la règle par laquelle il devait conduire ses
nombreux disciples. Saint Macaire se retira dans le désert de Sethé,
saint Antoine dans celui de Nitry, saint Sérapion dans les solitudes
d’Arsinoé et de Memphis, saint Hilarion dans la Palestine; sources
abondantes d’une multitude innombrable d’anachorètes et de cénobites qui
remplirent l’Afrique, l’Asie et toutes les parties de l’Occident.

»L’Église, comme une mère trop féconde, commença de s’affaiblir par le
grand nombre de ses enfants. Les persécutions étant cessées, la ferveur
et la foi diminuèrent dans le repos. Cependant Dieu, qui voulait
maintenir son Église, conserva quelques personnes qui se séparèrent de
leurs biens et de leurs familles par une mort volontaire, qui n’était ni
moins réelle, ni moins sainte, ni moins miraculeuse que celle des
premiers martyrs. De là les différents ordres monastiques sous la
direction de saint Bernard et de saint Benoît. Les religieux étaient des
anges, qui protégeaient les États et les Empires par leurs prières; des
voûtes qui soutenaient la voûte de l’Église, des pénitents, qui
apaisaient par des torrents de larmes la colère de Dieu, des étoiles
brillantes, qui remplissent le monde de lumière. Les couvents et les
rochers sont leur demeure; ils se renferment dans les montagnes comme
entre des murs inaccessibles; ils se font des églises de tous les lieux
où ils se rencontrent; ils se reposent sur les collines comme des
colombes; ils se tiennent comme des aigles sur la cime des rochers; leur
mort n’est ni moins heureuse ni moins admirable que leur vie, raconte
saint Ephrem. Ils n’ont aucun soin de se construire des tombeaux; ils
sont crucifiés au monde; plusieurs, étant attachés comme à la pointe des
rochers escarpés, ont remis volontairement leur âme entre les mains de
Dieu. Il y en a qui, se promenant avec leur simplicité ordinaire, sont
morts dans les montagnes qui leur servaient de sépulcre. Quelques-uns,
sachant que le moment de leur délivrance était arrivé, se mettaient de
leurs propres mains dans le tombeau. Il s’en est trouvé qui en chantant
les louanges de Dieu ont expiré dans l’effort de leur voix, la mort
seule ayant terminé leur prière et fermé leur bouche. Ils attendent que
la voix de l’archange les réveille de leur sommeil; alors ils
refleuriront comme des lis d’une blancheur, d’un éclat et d’une beauté
infinis.»

Après cette description admirable pour leur faire aimer la mort, Rancé
ajoute: «Je ne doute pas, mes frères, que vos pensées ne vous portent du
côté du désert; mais il faut modérer votre zèle. Les temps sont passés;
les portes des solitudes sont fermées, la Thébaïde n’est plus ouverte.»

C’était vrai; mais les ordres religieux avaient rebâti dans leurs
couvents la Thébaïde; ils avaient représenté dans leurs cloîtres les
palmiers des sables. Les monastères étaient des pépinières où l’on
élevait les plantes divines, où elles prenaient leur accroissement avant
d’être transplantées. Ainsi, lorsqu’on descendait de la montagne et que
l’on était près d’entrer dans Clairvaux, on reconnaissait Dieu de toutes
parts. On trouvait au milieu du jour un silence pareil à celui du milieu
de la nuit: le seul bruit qu’on y entendait était le son des différents
ouvrages des mains ou celui de la voix des frères lorsqu’ils chantaient
les louanges du Seigneur. La renommée seule de cette grande aphonie
imprimait une telle révérence que les séculiers craignaient de dire une
parole. Une forêt resserrait le monastère. Les viandes dont on se
nourrissait n’avaient d’autre goût que celui que la faim leur donnait.

Rancé passe à l’explication des trois vœux de la vie monastique:
chasteté, pauvreté et obéissance. Il dit que dans la pensée de saint
Augustin une vierge chaste consacrée à Dieu a tout ce qui peut lui
servir d’ornement, sans quoi la virginité lui aurait été honteuse, car
que lui servirait d’avoir l’intégrité du corps si elle n’avait pas celle
de l’âme? Le réformateur insiste sans s’embarrasser dans ses souvenirs.
Quel avantage tirerait un religieux d’avoir abandonné les biens de la
fortune s’il conservait d’autres affections et d’autres attaches? Notre
cœur se trouve où est notre trésor, et nous sommes liés par les objets
que nous aimons; et pourtant, mes frères, dit Rancé, si le religieux ne
se prive des faux plaisirs, il se réserve les véritables ennuis qui les
accompagnent; toute sa course ne sera qu’une continuité de chutes et de
rechutes. Dans un voyage pour aller plus légèrement vers le ciel, il
faut se décharger de tout ce qui peut empêcher de s’avancer dans le
chemin. La pauvreté religieuse sépare le cœur, aussi bien que la
chasteté, de tout ce qu’il y a de visible et d’invisible, s’il n’est
point éternel.

Rancé recommande la charité comme la première des vertus. Un chrétien,
dit saint Paul, n’est fait que pour aimer. Ce qui fait que l’amour de
Dieu est si rare dans les hommes, c’est qu’ils sont emportés par
d’autres amours. «Pour vous, dit le réformateur dans un langage
admirable, pour vous, mes frères, Dieu vous a levé tous ces obstacles,
et vous a préservés de ces sortes de tentations en vous retirant dans la
solitude. Vous êtes à l’égard du monde, comme s’il n’était plus; il est
effacé dans votre mémoire comme vous l’êtes dans la sienne; vous ignorez
tout ce qui s’y passe, ses événements et ses révolutions les plus
importantes ne viennent point jusqu’à vous; vous n’y pensez jamais que
lorsque vous gémissez devant Dieu de ses misères; et les noms mêmes de
ceux qui le gouvernent vous seraient inconnus, si vous ne les appreniez
par les prières que vous adressez à Dieu pour la conservation de leurs
personnes. Enfin, vous avez renoncé, en le quittant, à ses plaisirs, à
ses affaires, à ses fortunes, à ses vanités, et vous avez mis tout d’un
coup dessous vos pieds, ce que ceux qui l’aiment et qui le servent ont
placé dans le fond de leur cœur.»

Tel est ce traité _De la sainteté et des devoirs de la vie monastique_,
on y entend les accents pleins et majestueux de l’orgue. On se promène à
travers une basilique dont les rosaces éclatent des rayons du soleil.
Quel trésor d’imagination dans un traité qui paraissait si peu s’y
prêter! Ici on ne se traîne pas sur ces adorations de femme reproduites
aujourd’hui à tout propos sans les plus aimer. La lumière et l’ombre
avaient bâti les édifices religieux plus que la main des hommes. Le
travail de Rancé apprendra à ceux qui ne le connaissaient pas qu’il y a
dans notre langue un bel ouvrage de plus.

Il se fit d’abord un profond silence, autant d’admiration que
d’étonnement. Il ne fallut pas moins de deux années pour que les
amours-propres et les passions se remissent du choc. Mais enfin on
recouvra ses esprits, et le conflit s’engagea: il commença d’abord en
Hollande, où la littérature française avait son écho; écho protestant,
qui répétait mal le son, et ne le répétait qu’aigre et sec.

_Le véritable Motif de la conversion de l’abbé de la Trappe_, par
Laroque, que j’ai déjà cité, est une réponse aux _Devoirs de la vie
monastique_; il est en forme de dialogue, selon le goût du temps:
Timocrate et Philandre s’entretiennent du livre de Rancé. Timocrate est
un bonhomme, qui, par-ci par-là, a grande envie d’admirer le livre des
Devoirs, mais Philandre le morigène; il prétend, lui, que l’ouvrage du
solitaire de la Trappe ne vaut pas le diable. Sur chaque observation de
Timocrate, Philandre s’écrie: «Ah! je ne savais pas cela. Je serai fort
aise que vous examiniez un peu ce qu’il dit là-dessus, et vous
m’obligerez de me montrer l’endroit.» Les deux interlocuteurs vont
dîner, se donnent rendez-vous pour le lendemain au jardin des Tuileries,
et la conversation continue. Timocrate accuse Rancé de dédaigner
l’Écriture, de vouloir se montrer savant à propos de tout, de citer de
l’Aristophane grec. «Je voudrais savoir, reprend Timocrate, quand il l’a
lu, si c’était dans sa jeunesse et avant d’avoir quitté le monde ou
après. J’ai peine à croire qu’il se ressouvienne si exactement d’une
lecture faite il y a plus de trente ans: ainsi il y a plus d’apparence
que c’est dans la retraite qu’il s’est diverti avec ce comique.» Petite
chicane de mauvaise foi, néanmoins piquante. Le P. Mège combattit
sérieusement le premier l’ouvrage de Rancé dans son _Commentaire sur la
règle de saint Benoît_. Le livre _De la sainteté et des devoirs de la
vie monastique_ était déjà à sa troisième édition, lorsqu’enfin, dans
l’ombre des cloîtres, on entendit un bruit de papier et de poussière:
c’était Mabillon qui s’élevait. Il n’avait pas blanchi sous ses
in-folio, il ne regardait pas autour de lui les parchemins moisis des
premiers jours de la monarchie, pour s’entendre dire qu’il avait perdu
son âme et son temps à l’étude des choses passées. Le compilateur des
_Vetera analecta_ se crut obligé de soutenir la cause des érudits, dont
il était la gloire. Les deux savants champions, descendus dans la lice,
étaient cuirassés de grec et de latin. Quand nous prétendons lutter
contre ces savants, nous montrons ce qui nous manque «dans cette
monarchie DOCTE ET CONQUÉRANTE», dit Bossuet. Le Père Mabillon procède
méthodiquement; il ne laisse rien derrière lui; rechercheur expérimenté,
il fouille partout: il ne fait pas un pas qu’il ne force un siècle à se
lever. Intime confident des chroniques, il dit comme l’abbé Lacordaire:
«Le temps tiendra la plume après moi.»

Il s’adresse aux jeunes religieux bénédictins de la congrégation de
Saint-Maur:

«C’est à vous, mes très-chers frères, leur dit-il, que je me sens obligé
d’offrir cet ouvrage; puisque c’est particulièrement pour vous qu’il a
été entrepris et composé. Je vous prie de bien considérer que je ne
prétends pas faire ici de nos monastères de pures académies de science:
si le grand apôtre faisait gloire de n’en avoir point d’autre que celle
de Jésus Christ crucifié, nous ne devons point aussi avoir d’autre but
dans nos études: il est vrai, et saint Paul l’a dit, que la science sans
la charité enfle, mais il est certain aussi qu’avec le secours de la
grâce rien n’est plus propre à nous conduire à l’humilité, parce que
rien ne nous fait mieux connaître notre néant, notre corruption et nos
misères.»

L’illustre savant s’était mis à l’abri des reproches de Rancé par cette
ingénieuse interprétation de l’étude. Jusque dans la manière dont il
imprime son traité, il semble avoir contracté dans des lettres
majuscules quelque chose du caractère monumental des inscriptions. Il
écarte pour les théologiens scolastiques les questions de la puissance
_obédiencielle_ et de la façon dont le feu matériel agit sur les damnés,
puis il entre en matière: «Ce qui m’avait fait balancer d’abord, dit-il
dans son avant-propos, sur la composition de mon ouvrage, c’est que le
grand serviteur de Dieu qui fait aujourd’hui tant d’honneur à l’état
monastique s’est expliqué d’une manière si noble et si relevée sur ce
sujet, qu’il est malaisé de réussir après lui. L’on pourra cependant
demeurer d’accord avec lui que si tous les solitaires étaient comme les
siens, et si l’on était assuré d’avoir toujours des supérieurs aussi
éclairés que lui, il ne serait pas beaucoup nécessaire que les
solitaires s’appliquassent aux études, puisqu’en ce cas leur supérieur
leur tiendrait lieu de livres. Mais il est difficile, pour ne pas dire
impossible, que toutes les communautés aient cet avantage.»

Après cette sainte courtoisie, Mabillon continue: la raison et le savoir
l’appelaient à triompher. Il affirme que les moines sont obligés de
vaquer à l’étude, que les grands hommes qui ont fleuri parmi les moines
sont une preuve que l’on cultivait les lettres chez eux, que les
bibliothèques des monastères sont une autre preuve des études qui s’y
faisaient. Il parle de l’institution de l’abbaye du Bec et des
Chartreux. Il montre que les monastères de l’Orient s’occupaient aussi
de lettres: témoin saint Basile, saint Chrysostome, saint Jérôme,
Ruffin, Cassien et son compagnon Germain, Marc le solitaire, et saint
Nil. Il rappelle le monastère de Lérins dans l’Occident, l’abbaye du
mont Cassin, le monastère de Saint-Colomban, les écoles attachées aux
cathédrales et aux monastères, les savants qui sortirent de ces écoles,
le fameux Gerbert, Loup de Ferrières, Lanfranc, Anselme; il fait voir
que les moines, occupés à transcrire les ouvrages des anciens, nous les
ont conservés, que les religieux mêmes s’occupaient de les transcrire;
que les conciles et les papes, loin de défendre les études aux moines,
les ont, au contraire, obligés à ces études; il ne faut, pour la
conviction de la France, que l’autorité de Charlemagne et de saint
Louis.

L’érudition toujours sûre déborde dans le _Traité des études
monastiques_. L’auteur descend aux plus petits préceptes: il apprend à
reposer sa voix à propos dans les lectures; il insiste surtout sur la
brièveté, quoique lui-même soit un peu long: un court _Hic jacet
Sugerius abbas_ vaut mieux, dit-il, qu’une verbeuse inscription.
Prononcez en français _incontinent après_, au lieu d’_incontinen après_;
_saintes âmes_, au lieu de _saint âmes_.

«Ceux qui confèrent les manuscrits avec un imprimé, ajoute l’érudit,
doivent, pour la facilité de ceux qui s’en serviront, marquer la page et
le nombre de la ligne de l’imprimé où tombe la correction ou la diverse
leçon; et afin qu’ils ne soient pas obligés de compter à chaque fois les
lignes, ils pourront faire une échelle de carton ou de papier sur
laquelle ils marqueront le nombre des lignes dans la même distance
qu’elles sont dans l’imprimé.»

Merveilleux siècle où Mabillon, oubliant son sujet, se change en un
pauvre pédagogue, où Bossuet, devenant un prêtre habitué de paroisse,
fait le catéchisme aux petits enfants de son diocèse!

Il n’y a aucune éloquence dans le _Traité des études monastiques_ opposé
aux sentiments de Rancé, mais une raison supérieure, une mansuétude
touchante, je ne sais quoi qui gagne le cœur: «Écrivons donc, dit-il en
finissant, et composons tant que nous voudrons, et travaillons pour les
autres. Si nous ne sommes pénétrés de ces sentiments, nous travaillons
en vain, et nous ne rapporterons de notre travail qu’une funeste
condamnation. Tout passe, excepté la charité: _Quotidiè morimur,
quotidiè commutamur, et tamen æternos nos esse credimus._»

Rancé prit feu en se sentant attaqué par Mabillon: sa réponse est aussi
érudite que celle du bénédictin, mais elle est sophistique. Si le
supérieur de la Trappe n’a pas raison, il se soutient par une éloquence
qu’il tire de sa passion pour les souffrances. Il adresse sa réponse à
ses frères trappistes, comme Mabillon avait dédié son ouvrage à ses
jeunes confrères.

«Comme Dieu m’a chargé, mes frères, leur dit-il, de veiller incessamment
à la garde de vos âmes, je me sens obligé de vous dire que depuis peu il
paraît un livre qui attaque une vérité que nous vous avons enseignée
comme une des plus importantes et des plus nécessaires pour maintenir la
régularité dans les cloîtres. Le dessein de l’auteur est de prouver que
l’étude des sciences est nécessaire à l’état monastique; je vous avoue
que ce qui me fait le plus de peine dans l’obligation où je suis de vous
expliquer mes pensées sur ce sujet, afin de vous préserver d’une opinion
qui m’a paru si dangereuse, c’est que j’estime et que je considère celui
qui a composé cet ouvrage, et qu’il s’attire une recommandation
particulière par sa vertu comme par sa doctrine.»

Quelle différence de ce public compétent et choisi à celui auquel nous
nous adressons maintenant!

Rancé reprend une à une les propositions de Mabillon, et les réfute à
son tour par des exemples. Comme il y a nécessairement des parties
faibles dans un grand ouvrage, l’abbé les saisit avec habileté: «On
loue, mes frères, dit-il, on loue Marc, disciple, à ce que l’on dit, de
saint Benoît, de ce qu’il faisait bien des vers! Quelle louange pour un
moine! Je suis assuré que saint Benoît ne lui avait pas légué cette
science par son testament, ni qu’il ne la lui avait pas enseignée par
son exemple. Quelle qualité pour un solitaire d’être poète!

»Loup, abbé de Ferrières, a tort de prier le pape Benoît III de lui
envoyer le livre de l’Orateur de Cicéron, les douze livres de
Quintilien, le Commentaire de Donat sur Térence: n’aurait-il pas mieux
fait de gémir dans le fond de son cloître de ses propres péchés comme de
ceux du monde, et de soutenir ses frères qui dans ce siècle de fer
avaient besoin d’être secourus et d’être consolés!»

Rancé se jette parmi les moines savants pour en rompre l’ordonnance; il
ne s’aperçoit pas qu’il les fait aimer: il rit de Hubald, auteur de cent
trente vers à la louange des _chauves_. Rancé avait raison; mais
qu’est-ce que cela prouve, sinon chez Rancé un reste de la raillerie du
monde?

Mabillon ne se tint pas pour vaincu; il répliqua dans ses _Réflexions_.
Il amoncela de nouvelles preuves en faveur des études monastiques. Ces
ouvrages de Mabillon ne sont point écrits avec emportement; une
attention sage, pleine de modération et de retenue, une piété tendre,
une science humble et modeste, une sainte politesse règnent partout. Il
finit par ces paroles touchantes:

«J’ai tâché de garder toutes les règles de la modération; mais je
n’oserais me flatter qu’il ne me soit rien échappé de contraire et que
je n’aie trahi en cela mes intentions les plus pures et les plus
droites. Que ne pouvez-vous voir mon cœur, mon révérend père (l’abbé de
la Trappe)! car permettez-moi de vous adresser ces paroles à la fin de
cet ouvrage, pour y connaître les dispositions où je suis et pour votre
personne et pour votre maison. Je suis bien éloigné de désapprouver la
conduite que vous y gardez envers vos religieux touchant les études;
mais si vous les croyez assez forts pour s’en passer, n’ôtez pas aux
autres un soutien dont ils ont besoin.

»Que si vous jugiez à propos de répliquer à ces réflexions, je vous prie
de prendre bien ma pensée comme je me suis efforcé de prendre la vôtre;
mais, au nom de Dieu, demeurons-en là dans les termes de notre
contestation. J’espère que Dieu me fera la grâce de n’entrer jamais dans
ces sortes de détails. Quelque chose qu’on puisse me dire et que je
puisse apprendre, je n’en ferai jamais aucun autre usage que de les
sacrifier à la paix et à la charité chrétienne. Écrivez donc, si vous
voulez, contre l’abus que l’on peut faire de l’étude et de la science,
mais épargnez en même temps l’une et l’autre, parce qu’elles sont bonnes
en elles-mêmes et que l’on en peut faire un très-bon usage dans les
communautés religieuses. C’est la charité qui, unissant les travaux des
uns avec l’étude des autres par l’union de leurs cœurs, fait que ceux
qui étudient participent au mérite du travail de leurs frères, et que
ceux qui travaillent profitent des lumières de ceux qui étudient. Je
souhaite de tout mon cœur que ce soit là notre partage aux uns et aux
autres; heureux si ce pouvait être là le fruit de nos disputes, et si,
nos sentiments étant partagés au sujet de la science, ils demeuraient
réunis au moins dans l’esprit de charité. Pardonnez-moi, mon révérend
père, car il faut finir par les paroles du saint docteur; pardonnez-moi
si j’ai parlé avec quelque sorte de liberté, et soyez persuadé que je ne
l’ai fait par aucun dessein de vous blesser: _non ad contumeliam tuam,
sed ad defensionem meam_. Néanmoins, si je me suis trompé en cela même,
je vous prie encore de me le pardonner.»

Ce ne sont pas là de ces modesties ostentatrices qui se glorifient.
Mabillon parle à pleine ouverture de cœur; aucun arrière amour-propre ne
corrompt la sincérité de ses aveux: tels sont les fruits de la religion.
Il y a loin de cette douceur à cette amertume du savoir, telle qu’on la
sent dans les contentions de Milton et de Saumaise et dans les jugements
de Scaliger.

Les actions confirmèrent les paroles; et l’on trouve Mabillon à la
Trappe, suivi et accompagné avec respect par Rancé. Le 4 juin 1693,
Rancé écrit à l’abbé Nicaise: «Le P. Mabillon est venu ici depuis sept à
huit jours seulement. L’entrevue s’est passée comme elle le devait; il
est malaisé de trouver tout ensemble plus d’humilité et plus d’érudition
que dans ce bon père.»

Bossuet, avec son bon sens, avait éclairé le point de la difficulté, en
distinguant l’état de solitaire et l’état de cénobite.

La dispute ne s’éteignit pas là: les moines savants avaient pris les
armes. D. Claude de Vert, sous le nom de frère Colombart, se jeta dans
la mêlée. L’infatigable Rancé répondit toujours. Quatre lettres du P.
Sainte-Marthe parurent, auxquelles Rancé répliqua par une courte lettre
adressée à Santeuil, juge placé avec ses belles poésies latines sur la
frontière des deux Parnasses.

Au surplus, l’éloignement pour les lettres qu’éprouvait Rancé s’est
retrouvé chez plusieurs hommes et même des hommes de son temps; ils
avaient appris à mépriser ce qu’ils avaient d’abord recherché. Boileau
écrivait à Brienne: «C’est très-philosophiquement et non chrétiennement
que les vers me paraissent une folie. C’est vainement que votre berger
en soutane, je veux dire M. de Maucroix, déplore la perte du _Lutrin_.
Si quelque raison me le fait jamais déchirer, ce ne sera pas la
dévotion, mais le peu d’estime que j’en fais, aussi bien que de tous mes
ouvrages. Vous me direz peut-être que je suis aujourd’hui dans un grand
accès d’humilité; point du tout: jamais je ne fus plus orgueilleux; car,
si je fais peu de cas de mes ouvrages, j’en fais encore bien moins de
ceux de nos poètes d’aujourd’hui, dont je ne puis plus lire ni entendre
pas un, fût-il à ma louange.»

Que dirait donc le critique, maintenant qu’il n’y a pas un de nous, long
ou écourté qu’il soit, qui ne se pense assuré d’aller aux astres? Pour
moi, tout épris que je puisse être de ma chétive personne, je sais bien
que je ne dépasserai pas ma vie. On déterre dans des îles de Norvége
quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables. A qui
appartiennent ces cendres? Les vents n’en savent rien.

Mabillon, né le 23 novembre 1632, à Saint-Pierre-Mont, village du
diocèse de Reims, mourut sept ans après Rancé, le 27 décembre 1707. En
apprenant cette mort, Clément XI dit «que Mabillon devait être inhumé
dans le lieu le plus distingué, parce qu’on ne manquerait pas de
demander où il avait été déposé: _Ubi posuistis eum?_»

Les restes du savant, après avoir été conservés au Musée des _monuments
français_, ont été reportés, au mois de février 1819, à l’abbaye de
Saint-Germain-des-Prés. Notre maître à tous, M. Augustin Thierry, a
écrit ces paroles sur le premier monument de notre monarchie:
découvrons-nous avec respect pour entrer dans le caveau funèbre: «Cette
église fut le tombeau des princes mérovingiens; son pavé subsiste; et,
dans l’enceinte de l’édifice, rebâti plusieurs fois, il garde encore la
poussière des fils du conquérant de la Gaule. Si ces récits valent
quelque chose, ils augmenteront le respect de notre âge pour l’antique
abbaye royale, maintenant simple paroisse de Paris; et peut-être
joindront-ils une émotion de plus aux pensées qu’inspire ce lieu de
prières, consacré il y a treize cents ans.»

L’édit de Nantes fut révoqué en 1685 au mois d’août; les cent
cinquante-huit articles avaient été successivement cancellés par des
lois. A ce propos, l’abbé de Rancé écrivait: «C’est un prodige que le
roi a fait contre l’extirpation de l’hérésie. Il fallait pour cela une
puissance et un zèle qui ne fût pas moins grand que le sien. Le temple
de Charenton détruit, et nul exercice de religion dans le royaume, c’est
une espèce de miracle que nous n’eussions pas cru voir de nos jours.»

La renommée de l’abbaye de la Trappe avait franchi les mers; un
missionnaire était arrivé de la Chine tout exprès pour voir le saint
solitaire. Prêt à retourner aux Indes, Rancé lui écrivit; et M. de
Chaumont, ainsi se nommait-il, emporta cette lettre comme une relique
protectrice: «Je ne saurais penser qu’avec étonnement, dit Rancé,
qu’étant près de faire naufrage, la Trappe vous ait été présente, et que
contre toute votre attente vous ayez espéré vous y voir. Le moyen, après
cela, de ne pas vous suivre jusqu’aux extrémités de la terre? Allez
donc, monsieur, où Dieu vous a destiné; ne doutez pas qu’en lui gagnant
des âmes vous ne sauviez la vôtre, et que vous ne soyez du nombre de
ceux qu’il a promis de couvrir de sa protection par l’entremise de ses
anges.»

Le P. Chaumont lui répondit: «Je conserverai votre chère lettre comme le
gage précieux de la part que vous voulez bien me donner et à tous mes
chers confrères dans vos travaux et dans vos prières; elle me sera comme
un pilote assuré et comme ma garde fidèle dans le cours de mon voyage,
et un puissant asile dans toutes les adversités qui me pourront
survenir. J’en laisserai une copie dans le monastère de Siam; quant à
l’original, je ne le quitterai jamais qu’à la mort.»

M. de Chaumont écrivit en 1691 à un religieux de la Trappe: «Passant de
la côte de Coromandel à la Chine, et faisant route par le vieux détroit
de Sineanpou, le 24 août notre navire se trouva à sec sur des rochers
depuis la proue jusqu’au grand mât, quoiqu’il y eût plusieurs brasses
d’eau sous la poupe; il fut tellement renversé que le grand mât touchait
presque à l’eau. Alors tous se crurent perdus, nonobstant leurs efforts.
Pendant ce temps-là, les sages et obligeantes promesses que notre saint
abbé m’avait fait de faire des prières particulières pour moi me
revinrent si vivement dans la pensée, qu’elles me causèrent une
confiance extraordinaire; et dans mes prières j’avais une idée si forte
de ce saint homme qu’il me semblait le voir et sentir qu’il fortifiait
l’espérance que j’avais d’aborder à la Chine. Ce qui me faisait dire à
mon confrère qu’il eût bon courage, et qu’avec le secours de
Notre-Seigneur et les prières du saint abbé de la Trappe nous
arriverions. Tout à coup le navire retourna dans son assiette, à la
faveur de la marée, sans avoir fait aucune perte.»

Le P. Chaumont appartenait à ces grandes missions des jésuites de la
Chine qui pensèrent nous ouvrir la route de Nankin.

Ainsi les mers et les naufrages entrent à la Trappe, comme le siècle de
Louis XIV y était entré, par des bois où l’on entend à peine un son. La
manière dont les hommes de ce temps voyaient le monde ne ressemblait pas
à celle dont nous l’apercevons aujourd’hui. Il ne s’agissait jamais pour
ces hommes d’eux-mêmes: c’était toujours de Dieu dont ils parlaient. Ces
souvenirs que Rancé envoyait aux océans par un missionnaire se
rattachaient à son arrière vie, lorsqu’il avait songé à cacher ses
blessures parmi les pasteurs de l’Himalaya. Tous les rivages sont bons
pour pleurer. Il aurait vu, s’il avait suivi ses premiers desseins, ces
rizières abandonnées quand l’homme qui les sema est passé depuis
long-temps; il aurait suivi des yeux ces Aras blancs qui se reposent sur
les manguiers du tombeau de Tadjmahal; il aurait retrouvé tout ce qu’il
eût aimé dans son jeune âge, la gloire des palmiers, leur feuillage et
leurs fruits: il se serait associé à cet Indien qui appelle ses parents
morts aux bouches du Gange, et dont on entend la nuit les chants
tributaires qu’accompagnent les vagues de la mer Pacifique.

On ne sait si Rancé avait entretenu un commerce de lettres avec
l’abbesse des Clairets, comme il en avait entretenu un avec Louise Roger
de La Mardellière, mère du comte de Charnz par Gaston. Peut-être qu’en
cherchant bien on pourrait retrouver quelques-unes des lettres que Rancé
écrivait dans sa jeunesse à madame de Montbazon, mais je n’ai plus le
temps de m’occuper de ces erreurs. Pour m’enquérir des printemps il
faudrait en avoir. Viendront les jeunes gens qui auront le loisir de
chercher ce que j’indique. Le temps a pris ses mains dans les miennes;
il n’y a plus rien à cueillir dans des jours défleuris.

On trouve dans le _Menagiana_ ce que Ménage pensait de Rancé: «Je ne
lis, dit-il, jamais les ouvrages de M. de la Trappe qu’avec admiration:
c’est l’homme du royaume qui écrit le mieux; son style est noble,
sublime, inimitable; son érudition profonde en matière de régularité,
ses recherches curieuses, son esprit supérieur, sa vie irréprochable, sa
réforme un ouvrage de la main du Très-Haut.»

Une lettre de madame de Maintenon, 29 juin 1698, nous apprend un voyage
de son frère à la Trappe; elle ajoute: «J’envie le bonheur de mon frère
d’avoir vu ce qu’il y a de plus édifiant dans l’Église et d’avoir
entendu celui dont Dieu s’est servi pour établir ce nombre de saints qui
ne paraissent plus tenir à la terre.»

Ainsi tout s’occupait de Rancé depuis le génie jusqu’à la grandeur,
depuis Leibnitz jusqu’à madame de Maintenon.

Le style de Rancé n’est jamais jeune, il a laissé la jeunesse à madame
de Montbazon. Dans les œuvres de Rancé, le souffle du printemps manque
aux fleurs; mais en revanche quelles soirées d’automne! qu’ils sont
beaux ces bruits des derniers jours de l’année!

Rancé a beaucoup écrit; ce qui domine chez lui est une haine passionnée
de la vie; ce qu’il y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce
n’était admirable, c’est la barrière infranchissable qu’il a placée
entre lui et ses lecteurs. Jamais un aveu, jamais il ne parle de ce
qu’il a fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive devant le
public sans daigner lui apprendre ce qu’il est; la créature ne vaut pas
la peine qu’on s’explique devant elle: il renferme en lui-même son
histoire, qui lui retombe sur le cœur. Il enseigne aux hommes une
brutalité de conduite à garder envers les hommes; nulle pitié de leurs
maux. Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour les croix, vous y êtes
attachés, vous n’en descendrez pas; allez à la mort, tâchez seulement
que votre patience vous fasse trouver quelque grâce aux yeux de
l’Éternel. Rien de plus désespérant que cette doctrine, mélange de
stoïcisme et de fatalité, qui n’est attendrie que par quelques accents
de miséricorde qui s’échappent de la religion chrétienne. On sent
comment Rancé vit mourir tant de ses frères sans être ému, comment il
regardait le moindre soulagement offert aux souffrances comme une
insigne faiblesse et presque comme un crime. Un évêque avait écrit à
Rancé sur une abbesse qui avait besoin d’aller aux eaux, l’abbé lui
répond:

«Le mieux que nous puissions faire, quand nous voyons mourir les autres
est de nous persuader qu’ils ont fait un pas qu’il nous faut faire dans
peu, qu’ils ont ouvert une porte qu’ils n’ont point refermée. Les hommes
partent de la main de Dieu, il les confie au monde pour peu de moments;
lorsque ces moments sont expirés, le monde n’a plus droit de les
retenir, il faut qu’il les rende. La mort s’avance, et l’on touche à
l’éternité dans tous les instants de la vie. On vit pour mourir; le
dessein de Dieu, lorsqu’il nous donne la jouissance de la lumière, est
de nous en priver. On ne meurt qu’une fois, on ne répare point par une
seconde vie les égarements de la première: ce que l’on est à l’instant
de la mort, on l’est pour toujours.»

Cette langue du dix-septième siècle mettait à la disposition de
l’écrivain, sans effort et sans recherche, la force, la précision et la
clarté, en laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère de
son génie. On trouve cette description du silence imprimée dans la
vingt-neuvième instruction de Rancé:

«La solitude est peu utile sans le silence, car on ne se sépare des
hommes que pour parler à Dieu, en interrompant tout entretien avec les
créatures.

»Le silence est l’entretien de la Divinité, le langage des anges,
l’éloquence du ciel, l’art de persuader Dieu, l’ornement des solitudes
sacrées, le sommeil des sages qui veillent, la plus solide nourriture de
la providence, le lit des vertus; en un mot, la paix et la grâce se
trouvent dans le séjour d’un silence bien réglé.»

Rancé serait un homme à chasser de l’espèce humaine s’il n’avait partagé
et surpassé les rigueurs qu’il imposait aux autres: mais que dire à un
homme qui répond par quarante ans de désert, qui vous montre ses membres
ulcérés, qui, loin de se plaindre, augmente de résignation à mesure
qu’il augmente de douleur? C’était ainsi qu’il fermait la bouche à ses
adversaires, que Port-Royal et tous ses saints reculaient devant lui,
qu’il faisait fuir ses ennemis en leur montrant la tête de la pénitence.
Il voulait que tous les pécheurs mourussent avec lui; comme les fameux
capitaines, il ne comptait pas les morts, mais la victoire. Je vous ai
parlé de son fameux traité _De la sainteté monastique_: dans toutes ses
pensées, extraites de ses différentes œuvres et recueillies par
Marsollier, on ne retrouve que des redites de la même idée; c’est
toujours dur, mais admirablement exprimé.

A la tête d’un manuscrit de 206 pages à 26 lignes la page, venu
d’Alençon, où ce manuscrit avait été transporté après la destruction de
la Trappe, est écrite, par un moine, la note suivante: «Ce livre est
écrit de la propre main de notre révérend et très-saint père dom
Armand-Jean, notre réformateur de la Trappe, qui, pour notre malheur,
mourut le mois passé, 31 octobre 1700, comme il avait vécu.» Moreri cite
le 26 octobre, la _Gallia christiana_ le 27, une lettre de Bossuet
mentionne le 29, et la note ci-dessus le 31 octobre. Cette note me
semblerait devoir faire autorité, et c’est ce que pense aussi le
bibliothécaire d’Alençon sous la date du 3 août 1819; le Père Le Nain
dit formellement que Rancé expira le 27 du mois d’octobre, à deux heures
après midi, à l’âge de soixante-quinze ans, après en avoir passé
trente-sept dans la solitude. Le manuscrit cité me semble être de la
jeunesse de Rancé, et renferme ses études sur la Trinité, c’est-à-dire
des recherches sur ce qu’en avaient dit Platon, Justin, Clément
d’Alexandrie, sans oublier les hymnes d’Orphée; grandes recherches que
ne faisait point Rancé à la Trappe et qui sont visiblement de sa
jeunesse. L’écriture de l’ouvrage inédit que je cote est d’un jeune
homme; le grec est facile à lire, presque toutes les lettres compliquées
sont remplacées par des lettres simples. Rancé remarque que le Symbole
de Nicée a ajouté au _Credo_ le mot _fils_.

Rancé avait voulu l’obscurité, et c’est un moine, son compagnon, qui ne
signe point, qui se trompe même d’année, ayant mis 1600 pour 1700, qui
nous apprend sa mort, laquelle n’importe aujourd’hui à personne.

Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si on les imprimait jamais
avec ses œuvres, on verrait qu’une seule idée a dominé sa vie;
malheureusement on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait avant sa
conversion et qu’au moment de sa vêture il ordonna de brûler. Ce serait
seulement une étude remarquable par la différence des correspondants
auxquels il s’adressa, mais toujours avec une idée fixe. Les réponses à
ces lettres seraient plus variées encore et toucheraient à tous les
points de la vie. Il s’est formé une solitude dans les épîtres de Rancé
comme la solitude dans laquelle il enferma son cœur.

Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les
vicissitudes des âges: il n’y a peut-être rien de plus attachant que les
longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un
siècle presque entier.

Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et
le dernier billet écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de
l’auteur, au comte de Lally-Tolendal; réfléchissez sur tout ce qui a
passé dans cette période de soixante-trois années. Voyez défiler la
procession des morts: Chaulieu, Cideville, Thiriot, Algarotti,
Genonville, Helvétius; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la
maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine,
la marquise du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui
traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les
Sallé.

Quand vous suivez cette correspondance, vous tournez la page, et le nom
écrit d’un côté ne l’est plus de l’autre; un nouveau Genonville, une
nouvelle du Châtelet paraissent, et vont, à vingt lettres de là,
s’abîmer sans retour: les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux
amours.

L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années, cesse d’être en
rapport, excepté par la gloire, avec les générations qui s’élèvent; il
leur parle encore désert de Ferney, mais il n’a plus que sa voix au
milieu d’elles; qu’il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV:

    Noble sang du plus grand des rois,
    Son amour et notre espérance, etc.,

aux stances à madame Lullin, et non pas madame Du Deffant:

    Eh quoi! vous êtes étonnée
    Qu’au bout de quatre-vingt hivers
    Ma muse, faible et surannée,
    Puisse encor fredonner des vers!
    . . . . . . . . . . . . . . . .
    Quelquefois un peu de verdure
    Rit sous les glaçons de nos champs;
    Elle console la nature,
    Mais elle sèche en peu de temps!

Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes
les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet
d’immortalité, quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV,
tomber Louis XV et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et
le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps.

Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes
qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste; car ce ne
sont plus les _hommes_, c’est l’_homme_ que l’on voit.

D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées; le jour n’y suffit
pas: on écrit au coucher du soleil; on trace quelques mots au clair de
la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir
de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube; à l’aube on épie la
première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire.
Mille serments couvrent le papier, où se reflètent les roses de
l’aurore; mille baisers sont déposés sur les mots qui semblent naître du
premier regard du soleil: pas une idée, une image, une rêverie, un
accident, une inquiétude qui n’ait sa lettre.

Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la
beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une
femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages
de la jeunesse, comme une brise le soir s’endort sur des fleurs: on s’en
aperçoit et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent,
diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de
choses étrangères; quelques-unes ont retardé, mais on en est moins
inquiet; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable; on ne
gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur
train; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts; l’âme y
manque: _je vous aime_ n’est plus là qu’une expression d’habitude, un
protocole obligé, le _j’ai l’honneur d’être_ de toute lettre d’amour.
Peu à peu le style se glace, ou s’irrite, le jour de poste n’est plus
impatiemment attendu; il est redouté; écrire devient une fatigue. On
rougit en pensée des folies que l’on a confiées au papier; on voudrait
pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu?
Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui
finit? N’importe: c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. On est
obligé de reconnaître que les sentiments de l’homme sont exposés à
l’effet d’un travail caché; fièvre du temps qui produit la lassitude,
dissipe l’illusion, mine nos passions et change nos cœurs, comme elle
change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette
infirmité des choses humaines; il arrive quelquefois que dans une âme
forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour
devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu; alors il perd
sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels.

Il ne faut pas séparer des ouvrages de Rancé les instructions de saint
Dorothée traduites du grec pour les instructions des pères de la Trappe.
Saint Dorothée se convertit à la vue d’un tableau, comme Énée retrouva
les souvenirs de Troie dans les palais de Carthage. Ce tableau
représentait les divers tourments des pécheurs aux enfers: une dame
d’une majesté et d’une beauté extraordinaires se montra tout à coup
auprès de Dorothée, lui expliqua le tableau et disparut. On voit comme
les souvenirs de Virgile s’étaient empreints jusque dans les
imaginations de l’Orient, si toutefois l’Orient n’était pas à la source
de ces souvenirs. Les instructions de saint Dorothée sur les jugements,
sur les accusations de soi-même, sur le souvenir des injures, sur les
habitudes, sont écrites dans la traduction de Rancé avec onction et
intérêt. Un jour, selon une de ces histoires, un des frères vint trouver
son abbé dans le désert et lui dit: «Ayez pitié de moi, mon père, parce
que je dérobe et que je mange ensuite ce que j’ai dérobé.--Et pourquoi?
dit saint Dorothée, est-ce que vous avez faim?--Oui, mon père,
répondit-il; ce que l’on donne à la table commune ne me suffit pas.» On
doubla pitance du solitaire, et il dérobait toujours. Ce pauvre frère
savait que le larcin est un péché, il en pleurait, et toutefois il se
laissait entraîner.

D’Andilly n’avait laissé à Rancé que l’histoire de Dorothée à traduire:
c’était un mauvais grec d’Asie du troisième siècle, difficile à
entendre, et dont il n’existait qu’une paraphrase infidèle. J’ai vu
entre Jaffa et Gaza le désert qu’avait habité Dorothée: il n’y avait
point les soixante-dix palmiers et les douze fontaines.

Une suite de souffrances renouvelées obligèrent enfin Rancé de se
démettre de son abbaye. On était si abattu sous la majesté de Louis XIV,
que des solitaires mêmes ne se pouvaient empêcher de faire entendre le
langage de la flatterie usité à Versailles. Ce n’était pas chose si
aisée qu’on se l’imagine que de faire agréer la démission d’un
trappiste; derrière cette démission se reproduisait la question de
l’_abbé commendataire_ ou de l’_abbé régulier_. La sainteté inspirait à
Rancé une adresse particulière sitôt que se renouvelaient des
contestations: le chef de l’ordre de Cîteaux en appelait-il au pape,
Rancé en appelait au roi. Louis XIV évoquait l’affaire à son conseil,
et, sans donner gain de cause à l’une des parties, rétablissait
l’équilibre. La cour se partageait; elle prenait un vif intérêt à ces
démêlés du cloître; un grand saint avait autant de crédit qu’un grand
seigneur; une gravité commune faisait que l’austérité de la religion
communiquait de l’importance aux affaires du monde, et que les affaires
du monde donnaient une vivacité utile aux intérêts de la religion.

Rancé avait consenti à se charger de la conduite spirituelle de l’abbaye
des Clairets, monastère de femmes dépendant de la Trappe. Il était
gouverné par Eugénie-Françoise d’Étampes de Valence, d’une plus illustre
famille que celle de cette duchesse d’Étampes appelée la plus savante
des belles et la plus belle des savantes. On voit dans des lettres du
temps qu’on allait à cette abbaye par Nogent-le-Rotrou.

L’abbesse des Clairets était d’une morgue presque ridicule, même dans
ces temps d’aristocratie. Elle disait de dom Zozime qu’il ne méritait
pas seulement d’être son laquais, parce que ce n’était que le fils d’un
bourgeois de Bellème.

La visite de Rancé aux Clairets est du 16 février 1690; on possède
encore, avec la carte de sa visite, les discours d’ouverture et de
clôture. L’abbesse avait fait sonner la grosse cloche de l’abbaye
aussitôt que Rancé parut dans le voisinage; cloche dont le son se perdit
comme mille autres dans les bois qui n’existent plus; on trouve on ne
sait quel charme dans ces accents qui annonçaient à des échos, muets
depuis long-temps, le passage d’un homme sur la terre. L’abbesse s’était
jetée à genoux devant le père à l’entrée de l’église. La carte de visite
laissée dans le monastère faisait du bruit. Rancé avait dit que la
lecture de l’Ancien Testament ne convenait pas à des religieuses: «Que
voulez-vous, disait-il, que des filles obligées à une chasteté consommée
lisent le Cantique des Cantiques, l’histoire de Suzanne, celle de Juda,
de Thamar, de Judith, d’Ammon, de la violence faite à la femme du lévite
dans Gabaon, le Lévitique, Ruth?»

Lorsque Rancé s’énonçait, les religieux croyaient entendre
très-sensiblement les anges chanter leurs mélodies. Sa parole était
aussi persuasive que son caractère était inflexible. Elle fut pourtant
écoutée presque sans fruit aux Clairets; car il détruisait par sa voix
l’effet qu’il produisait par sa parole: c’est pourquoi l’on trouve une
lettre rude qu’il écrivit à une religieuse de ce monastère. «Je vous
avoue que j’ai été tout à la fois surpris de vous voir dans les
dispositions et les pensées auxquelles je ne me serais point du tout
attendu; car enfin qu’est-ce que Dieu pourrait faire davantage pour vous
assurer contre la crainte de la mort, que de vous appeler dans un état
qui doit vous donner de l’éloignement et du mépris pour la vie?»

Fait pour le monde, l’abbé s’en séparait par la pénitence; mais au
milieu de toutes ces douleurs de femme, il ne s’apercevait pas qu’en
voulant faire retourner l’humanité aux rigueurs de l’Orient, il se
trompait de siècle et de climat. Il n’avait pas de corbeaux pour nourrir
ses anachorètes, de palmiers pour couronner leur tête, de lions pour
creuser la fosse des Thaïs. Sa morale tombait dans ces méprises de notre
poésie qui ne parle que de la cruauté des tigres, dans des forêts où
nous n’apercevons que des chevreuils.

Rancé retourna à la Trappe par un orage; les tonnerres accompagnaient
majestueusement les faibles pas d’un vieillard. Les beaux temps du
christianisme étaient finis: on croit entendre se refermer les portes
d’un temple abandonné.

L’abbesse d’une abbaye de Paris ayant lu l’ouvrage _De la Sainteté et
des devoirs de la vie monastique_, ne voulut plus consentir qu’on
introduisît la musique dans son couvent: elle en écrivit à Rancé; l’abbé
répondit: «La musique ne convient point à une règle aussi sainte et
aussi pure que la vôtre; est-il possible que vos sœurs soient si
aveugles et aient les yeux tellement fermés qu’elles ne s’aperçoivent
pas qu’elles introduiraient un abus dont elles doivent avoir un entier
éloignement!»

Rancé était de l’avis des magistrats de Sparte: ils mirent à l’amende
Terpandre pour avoir ajouté deux cordes à sa lyre. Les nonnes
persistèrent; le monde rit de ces discordes, qui pensèrent renverser une
grande communauté. Le ciel mit fin aux divisions, comme Virgile nous
apprend que l’on apaise le combat des abeilles: un peu de poussière
jetée en l’air fit cesser la mêlée. Il survint aux religieuses qui
voulaient chanter, des rhumes: elles reconnurent que la main de Dieu
s’appesantissait sur elles. Rancé du reste avait raison: la musique
tient le milieu entre la nature matérielle et la nature intellectuelle;
elle peut dépouiller l’amour de son enveloppe terrestre ou donner un
corps à l’ange: selon les dispositions de celui qui écoute, ses accords
sont des pensées ou des caresses. A peine les poètes chrétiens de
l’antiquité ont-ils permis qu’on fît entendre cette mélodie après eux,
lorsqu’ils avaient réuni leur vie aux faisceaux des lyres brisées.

Des médailles et des portraits de l’abbé de Rancé s’étant répandus,
donnèrent naissance à de nouvelles calomnies; on le traita de superbe
qui voulait éterniser sa mémoire. On fit courir des médailles portant
d’un côté ces mots: _Restaurator monachorum_; et de l’autre un moine mal
fait avec cette devise: _Labor improbus._

Le P. Lami, un des commensaux de la Trappe, était demi-philosophe; il
différait de Rancé sur beaucoup de sujets; il passait pour être l’homme
de son ordre qui écrivait le mieux en français: il avait développé avec
clarté les idées de Descartes. Au sujet des _Études monastiques_, il eut
une discussion avec Rancé devant madame de Guise, et Mabillon raconte
que Lami l’emporta sur Rancé[17]. Un ordre de Louis XIV imposa silence
aux partis.

  [17] Premier volume des Œuvres posthumes de Mabillon.

S’il y a des libelles imprimés contre Rancé, il y en a d’autres qui sont
restés manuscrits, en particulier une dissertation sur _les
humiliations_, par l’abbé Leroy; elle se trouve à la bibliothèque de
Sainte-Geneviève. L’abbé de Rancé répondait: «Vous savez combien de fois
on m’a fait mort; on a vu que je ne laissais pas de vivre; on s’avise de
dire que la vie de l’esprit est éteinte en moi; que véritablement j’ai
une âme, mais que je ne raisonne plus.» On le pressait de mitiger la
discipline de la Trappe, il répondait par ces quatre mots des
Macchabées: «_Moriamur in simplicitate nostra._» On l’invitait à écrire
les devoirs du chrétien, comme il avait écrit les devoirs de la vie
monastique; il en traça des pages, puis il s’arrêta, disant: «Il ne me
reste que quelques instants à vivre; le meilleur usage que j’en puisse
faire, c’est de les passer dans le silence.»

Rancé habita trente-quatre ans le désert, ne fut rien, ne voulut rien
être, ne se relâcha pas un moment du châtiment qu’il s’infligeait. Après
cela put-il se débarrasser entièrement de sa nature? Ne se retrouvait-il
pas à chaque instant comme Dieu l’avait fait? Son parti pris contre ses
faiblesses a fait sa grandeur; il avait composé de toutes ses faiblesses
punies un faisceau de vertus. Selon l’historien de Saint-Luc, saint
Bernard bâtit son édifice sur le fondement d’une grande innocence;
Rancé, sur les ruines de son innocence perdue, mais réparée.

Le rhumatisme qui d’abord lui avait saisi la main gauche, se jeta sur la
droite, dans laquelle le chirurgien de madame de Guise travailla. Cette
main devint inutile et contrefaite. Le malade avait une répugnance
extrême de toute nourriture. Affligé d’une toux insupportable, d’une
insomnie continuelle, de maux de dents cruels, d’enflures aux pieds, il
se vit réduit pendant près de six années à passer ses jours à
l’infirmerie dans une chaise, sans presque jamais changer de posture. Un
frère convers le pressant de prendre un peu de nourriture, Rancé dit
avec un sourire: «Voilà mon persécuteur.» Il n’employait ses frères qui
regardaient comme un bonheur de le servir, qu’avec une extrême
discrétion. Il souffrait la soif, n’osant leur demander à boire, de peur
de les fatiguer. Lorsqu’on lui avait donné quelque chose, il en
témoignait aussitôt sa reconnaissance par une inclination de tête en se
découvrant. Il souffrait des douleurs aiguës que l’on n’aurait pas
remarquées si l’on n’eût aperçu quelque changement sur son visage. Il
avait fait mettre vis-à-vis de sa chaise dans l’infirmerie ces paroles
du prophète: «Seigneur, oubliez mes ignorances et les péchés de ma
jeunesse.» Ce fut pendant cette perpétuelle agonie qu’il composa son
livre intitulé: _Réflexions sur les quatre évangélistes_.

Rancé ne rencontra pas toujours des Mabillon, il eut des adversaires
plus ignorants, par conséquent plus sûrs d’eux-mêmes. On lui apporta un
matin une satire contre sa personne; il la lut, loua ce qu’il y trouva
de bien, et dit: «Voilà une excellente préparation pour la messe.» Il
allait à l’autel.

Dans le remuement des choses diverses dont il avait été si long-temps le
témoin, il avait toujours conservé sa paix. Pendant ses voyages, il se
détournait le plus qu’il pouvait des grands chemins. Il suivait des
sentiers au milieu des blés, tenant les yeux attachés sur le soleil prêt
à se coucher parmi les moissons. Si par hasard il rencontrait quelque
banne, il demandait la permission d’y monter. «Ce serait plutôt à moi,
disait-il, de conduire cette charrette qu’à ce paysan, parce que,
quoiqu’il soit pauvre, c’est un homme de bien. Moi, je suis toujours le
plus malheureux de tous les pécheurs.» Il avertit ses frères des maux
dont la maison était menacée. A l’anniversaire de sa profession d’abbé,
des moines assemblés en chapitre firent à genoux cette protestation:
«Nous protestons de garder notre sainte règle dans toute son étendue.»
Rancé commença: il renonça de nouveau au monde pour ne s’occuper que des
années éternelles.

Les solitaires écrivirent en même temps au pape:

«Il y a plusieurs années, très-saint père, que nous jouissons d’un grand
et précieux trésor dans la personne de notre père abbé; mais il va nous
être enlevé si votre sainteté ne se hâte de nous secourir. Il va à la
mort avec joie; il ne veut rien prendre de ce qui pourrait réparer ses
forces; il chante avec l’apôtre: Si la maison de terre que nous habitons
vient à se dissoudre, Dieu nous donnera dans le ciel une demeure qui
durera éternellement. Qu’il nous survive, qu’il nous ferme les yeux!» Le
cardinal Cibo répondit au nom du pape que sa sainteté ordonnait que
l’abbé de la Trappe eût à suspendre des austérités qui compromettaient
sa vie.

Le 2 de novembre de l’année 1694, Rancé mandait à l’abbé Nicaise: «Voilà
M. Arnauld mort après avoir poussé sa carrière aussi loin qu’il l’a pu.
Il a fallu qu’elle se soit terminée; voilà bien des questions finies.
L’érudition de M. Arnauld et son autorité étaient d’un grand poids pour
le parti heureux qui n’en a point d’autre que celui de Jésus-Christ;
qui, mettant à part tout ce qui pourrait l’en séparer ou l’en distraire,
même pour un moment, s’y attache avec tant de fermeté que rien ne soit
capable de l’en déprendre.» Ce passage de la lettre de Rancé, si
différent de ce qu’il avait écrit à M. de Brancas sur Arnauld, étant
connu, ressuscita toutes les ardeurs. Rancé lui-même fut surpris du
fracas que causaient ces quatre lignes. Au milieu de cette agitation, il
écrivit de nouveau, le 27 janvier 1695, à l’abbé Nicaise: «J’ai reçu
depuis deux jours une lettre de plus de vingt pages de votre bon ami le
Père Quesnel: elle est toute remplie d’une dureté et d’une vivacité
incompréhensibles; il prétend me prouver que j’ai flétri le nom de M.
Arnauld, que je lui ai donné un coup de poignard après sa mort, que j’ai
fait, autant qu’il était en mon pouvoir, une plaie mortelle à sa
mémoire, et une infinité d’autres choses plus violentes les unes que les
autres. Je n’ai jamais entendu parler d’une imagination aussi
extraordinaire. Quand j’aurais écrit un volume contre la vie, la
conduite et les sentiments de M. Arnauld, que je me fusse servi pour
cela des expressions les plus injurieuses, il ne me traiterait pas d’une
autre manière; il me demande des rétractations et des déclarations
publiques, comme si j’avais de mon plein pouvoir rejeté hors de l’Église
M. Arnauld après sa mort; il ajoute que toute la France attend une
réparation de ma part, et si j’avais mis le feu à Port-Royal ou que je
l’eusse renversé de fond en comble, il ne m’en dirait pas davantage.»

Rancé avait raison, il n’avait pas mis le feu à Port-Royal; quant à la
convenance de ses prévisions, c’était une convenance que se donnent
facilement les hommes accoutumés à se servir de la plume. Pour ce qui
est du grand Arnauld dont on ne lit plus les ouvrages, les dernières
années de sa vie avaient affaibli le sérieux qui lui servait de
bouclier. Caché à l’hôtel de Longueville, déguisé sous un habit gris,
l’épée au côté, affublé d’une grande perruque, le vieux janséniste était
nourri dans une chambre haute par l’aventurière de la Fronde. Il
commettait mille imprudences. Madame de Longueville disait qu’elle
aurait mieux aimé confier ses secrets à un libertin. Il ne voulait point
de paix; il avait, disait-il, pour se reposer l’éternité tout entière.
Lorsqu’on jouit d’une imposante renommée, il faut éviter les
travestissements peu dignes.

Au surplus les vertus de Rancé ôtaient la force à tous ses ennemis. Le
P. Quesnel même, désavouant la lettre haute qu’il avait écrite à l’abbé
de la Trappe, disait: «Ce n’est pas seulement parce qu’il y a plus de
trente ans que je fais profession de l’honorer, mais plus encore parce
qu’on doit du respect à l’esprit de Dieu qui règne dans ses serviteurs,
de ne les pas contrister, de ne pas nuire à ces hommes en diminuant la
réputation des ouvriers qu’il a daigné employer; je puis bien ne pas
convenir de leur sentiment ni approuver toutes leurs démarches, mais je
ne me dois jamais dispenser de les traiter avec respect.»

Les tracasseries continuaient contre Rancé auprès et au loin, et il
disait: _Ego sum vermis et non homo._ On voit des couplets contre lui
dans le _Recueil de chansons_[18].

  [18] Recueil de chansons, vol. VII, pag. 77, en 1692, vers sur
    Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, abbé régulier de Notre-Dame de
    la Maison-Dieu de la Trappe de l’Étroite Observance de Cîteaux.

Un témoin, ami de Rancé, le P. Le Nain, nous décrit ainsi ses travaux et
les inquiétudes de son monastère:

«Qui l’aurait pu croire, dit-il, si on ne l’avait vu de ses yeux! cet
homme, qui semblait ne vivre que de souffrances et de peines, comme s’il
eût eu un corps de diamant et tout à fait insensible, ou plutôt s’il eût
été un pur esprit, était toujours dans l’action du matin jusqu’au soir;
il écrit, il dicte des lettres, il compose ses ouvrages, il étudie; il
écoute ses religieux, répond à toutes leurs difficultés; il conduit
quatre-vingts personnes qui composent sa communauté, tant novices que
profès; il ordonne tout ce qui les regarde, soit pour leur intérieur,
soit pour leurs besoins extérieurs. Tantôt il va à l’infirmerie, de
l’infirmerie aux hôtes, des hôtes au cloître, et du cloître vers ses
frères; tantôt il visite les cellules pour voir si chacun s’occupe,
tantôt il descend au chœur pour examiner avec quelle piété on y célèbre
les divins offices, et tantôt il retourne à sa chambre, où quelque frère
l’attend; mais souvent il y retourne tellement fatigué qu’il ne peut
plus se soutenir sur ses pieds, et à peine y est-il un moment qu’une
visite d’hôte l’oblige d’en sortir; il ne discontinue pas même ses
occupations dans le temps destiné au repos. On le voit, entre les
Matines et Prime, faire un tour dans le monastère, ou aller à la cour
des frères convers, ou parcourir le dortoir pour voir si chacun est
couché; car il disait que ce n’était pas une moindre faute contre la
règle de ne se pas retirer pour se reposer sitôt que la retraite est
sonnée, que de ne se pas lever aussitôt qu’on entend la cloche du
réveil.»

A ces fatigues du corps Rancé joignait celles de l’esprit, ressentant
dans son âme toutes les peines et toutes les tentations de ses enfants,
leurs faiblesses et leurs misères; et, comme un autre saint Paul, se
faisant tout à tous, il les portait dans ses entrailles; il était triste
avec ceux qui l’étaient, malade avec les malades, se chargeant par le
pur effet de sa charité, de tous leurs maux corporels et spirituels.

Ses amis lui représentaient qu’il prenait trop de peine pour un
monastère qui ne subsisterait pas; il répondait: «La Trappe aura la
durée qu’elle doit avoir selon les déterminations éternelles. Si l’on
s’était conduit dans les âges supérieurs par cette considération qu’il
n’y a rien qui ne change, on se serait tenu dans l’inaction, le champ de
Jésus-Christ serait un désert stérile privé de tous ces grands ouvrages
qui en font l’ornement et la beauté. Dieu se moque de la diligence des
hommes qui prennent tant de peine pour conserver leur vie à la veille de
leur mort.»

Le serviteur de Dieu fut exposé aux épreuves dont les histoires de ces
temps nous parlent; histoires qu’on retrouve dans tous les monastères et
que Rancé avait souvent rappelées dans les Vies particulières de
quelques-uns de ses religieux. Un jeune possédé avait déclaré que des
légions de démons assiégeaient la Trappe. On croyait qu’il n’y avait
point de solitude vide; on habitait au milieu d’un monde d’esprits; mais
ces esprits avaient leur domicile dans les cloîtres: le merveilleux
achevait d’agrandir la poésie. Rancé oyait des bruits aigres et
perçants; ses moines lui racontaient qu’ils éprouvaient, la nuit, les
secousses d’une force étrangère. On entendait dans les dortoirs des
tintamarres affreux, comme des personnes qui se battaient; on frappait
aux portes des cellules, ou bien il semblait qu’un homme marchât seul à
grands pas; une main de fer passait et repassait sur le chevet des lits.

Faut-il attribuer ces effets aux tempêtes de la nuit dans les
désolations de la Trappe, ou aux illusions de l’astrologie que dom Le
Nain reprochait à Rancé? Étaient-ce des gestes de cette femme que le
Père de la Trappe avait vue à Véretz au milieu des flammes, ou enfin
était-ce le ressac des flots du temps contre le rivage de l’éternité?
Rancé se préparait à exorciser la maison; mais vers la fin de l’année
1683 les bruits cessèrent.

Les soucis intérieurs de la communauté n’empêchaient nullement Rancé de
s’occuper de ce qui se passait au dehors; il prit une grande part à la
mort de la princesse palatine, arrivée au mois de juillet 1684. Anne de
Gonzague de Clèves avait plusieurs fois consulté Rancé sur des
difficultés de conscience; son nom rappelait un charmant ouvrage de
madame de La Fayette, et c’est sur Anne de Gonzague que Bossuet a
composé une de ses plus belles Oraisons funèbres. Après s’être plongée
dans les idées du siècle, idées qui s’éloignaient du temps où elle
vivait, la princesse palatine avait commencé par les idées cartésiennes;
de là elle avait passé à ne plus rien croire, et ayant achevé le tour du
cadran, elle avait remonté elle-même vers la religion comme plusieurs
esprits-forts ou libertins de cette époque. Dans son séjour en France
elle avait vu la Fronde, qui, selon Bossuet, était un travail de la
France prêt à enfanter le règne miraculeux de Louis.

«Et qu’avaient-ils vu, s’écrie le grand orateur, rappelant la
philosophie de la princesse palatine, qu’avaient-ils vu ces rares génies
plus que les autres? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien, ils n’ont
pas même de quoi établir le néant auquel ils aspirent après cette vie.»

Bossuet conte ce que la princesse palatine raconta elle-même au saint
abbé. «Une nuit, dit-elle, que je croyais marcher seule dans une forêt,
je rencontrai un aveugle dans une petite loge; je lui demandai s’il
était aveugle de naissance, ou s’il l’était devenu par accident. Il me
répondit qu’il était né aveugle. Vous ne savez donc pas, lui dis-je, ce
que c’est que la lumière, qui est si belle et si agréable? Non, me
répondit-il, cependant je ne laisse pas de croire que c’est quelque
chose de très-beau. Alors il me semblait que cet aveugle changea tout à
coup de voix, et me parlant avec autorité, me dit: Cela doit vous
apprendre qu’il y a des choses excellentes, quoiqu’on ne les puisse
comprendre.»

Bossuet, dans son Oraison funèbre, parle de son ami Rancé: «Un saint
abbé dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi
d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite que celle de notre
princesse, lui ordonna de l’écrire pour l’édification de l’Église; elle
commence ce récit en confessant son erreur: Vous, Seigneur, dont la
bonté infinie n’a rien donné aux hommes de plus efficace pour effacer
leurs péchés que la grâce de les reconnaître, recevez l’humble
confession de votre servante.»

Anne de Gonzague était une de ces mortelles dont la beauté avait rodé
dans les bois de la Trappe. Elle se mêla, dit madame de Motteville, à
presque tout ce qui se fit alors, elle soutint le cardinal de Mazarin,
qui n’en fut pas fort reconnaissant. On a une lettre d’elle, insérée
parmi les lettres de Bussy-Rabutin. Malheureusement on n’a pas les
autres lettres qu’elle écrivit à la maréchale de Guébriant, ni le traité
sur l’_Art de juger la vérité des sentiments_. Les dames philosophes de
ce temps, qui déclinèrent peu à peu vers le matérialisme, commencèrent
par être cartésiennes et s’en allaient à Dieu, les pensées inclinées
vers la raison, au lieu de les lui remettre comme des fleurs. Anne de
Gonzague n’était pas insensible à l’argent; elle avait reçu des sommes
assez considérables pour faire réussir des mariages qui n’eurent pas
lieu. Elle ne rendit point ces sommes, ou présenta des comptes qui les
absorbaient.

Après sa mort, la princesse palatine fut enterrée au Val-de-Grâce, à
côté de Bénédicte, sa sœur. Elle avait fait de ses propres mains un
grand tableau de saint Bernard pour le fond d’un autel consacré à la
Trappe. Quand on exhuma les morts, les déterreurs insultèrent ces
dépouilles, comme on jette au vent des feuilles de roses séchées.

Rancé, au milieu de toutes ces tribulations, n’avait d’autre refuge que
la patience chrétienne. On écrivit contre lui, on prêcha même contre
lui; on attaqua sa doctrine et sa conduite; on s’efforça de le faire
passer pour un hérétique ou pour un fanatique; on publia qu’il tenait
dans son monastère des assemblées contre la religion et contre l’État.
La Trappe fut au moment d’être détruite comme Port-Royal: Rancé, au
milieu de toutes ses afflictions d’esprit, fut livré à des infirmités
qui ne lui permettaient aucun repos; il fut maltraité de ceux-là même
auxquels il avait fait le plus de bien. Quand on le pressait de manger,
il disait aux frères convers: «Vous serez cause que je mourrai dans
l’impénitence finale.» Apercevant un de ses religieux qui souvent lui
avait fait la même prière, il dit en souriant: «Voilà mon persécuteur.»
Arrivé à ce comble de douleur qu’il avait tant désiré pour ressembler à
Jésus-Christ son maître, on lui proposait de le guérir par le secours
des médecins: «Je suis, répondit-il, entre les mains de Dieu; c’est lui
qui donne la vie, c’est lui qui l’ôte: il saura bien me guérir si sa
volonté est que je vive. Mais pourquoi bon me guérir? A quoi suis-je
bon? Que faisais-je en ce monde, qu’offenser Dieu?» Quand il y avait
quelque relâche à ses souffrances et qu’on le félicitait, il disait: «De
quoi me félicitez-vous? De ce que je suis retenu en prison, de ce que,
mes liens étant près de se rompre, on m’a chargé de nouveaux fers?»

Rancé brûla une quantité de lettres remplies de témoignages
d’admiration; il en conserva d’autres en marge desquelles étaient écrits
de sa main ces deux mots: _Lettres à garder._ C’étaient des lettres
diffamatoires contre lui. Était-ce humilité ou orgueil? Le Père de Monty
était venu le voir, et le força d’appeler un médecin. «Il faut s’écrier
comme Job, disait-il: Que celui qui a commencé achève de me réduire en
poussière.» On le conjurait de quitter pour quelque temps l’air de sa
retraite. «J’ai dit en entrant ici, répondait-il: _Hæc requies mea._»

A ceux qui lui objectaient le peu de certitude de la durée de la Trappe,
il répondait: «Elle durera ce qu’elle doit durer. Si, dans les âges
supérieurs, on s’était conduit par cette considération qu’il n’y a rien
qui ne soit sujet à la décadence, où en serait aujourd’hui le champ de
Jésus-Christ?»

Au mois d’octobre 1695, Rancé envoya sa démission au roi: on remarqua
ces mots touchants dans sa lettre: «Sire, comme je me sens pressé
d’exécuter le dessein que Dieu m’inspire depuis long-temps de passer ma
vie dans une retraite austère, et de me préparer à la mort; que ma
santé, qui diminue tous les jours, me met dans l’impuissance de donner
toute l’application que je dois à la conduite de mes frères, m’avertit
que mes derniers moments ne peuvent être éloignés, j’ai cru que le
premier pas que je devais faire était de quitter la charge de cette
abbaye, que je tiens de votre bonté royale, en vous envoyant, comme je
fais, la démission pure et simple.»

Louis XIV reçut cette démission des mains de M. de Paris; il dit à
l’archevêque: «Renvoyez à la Trappe le frère porteur de la lettre; que
M. l’abbé examine la chose devant Dieu, et qu’il me dise sincèrement ce
qu’il croit être le mieux.» L’archevêque de Paris manda à Rancé: «Je
vous félicite de tout mon cœur de tous les engagements qui ont
accompagné la grâce que le roi vous a faite dans cette dernière
rencontre; j’y ai pris toute la part imaginable comme le plus passionné
et le plus fidèle de vos serviteurs.» Le roi nomma pour remplacer Rancé
dom Zozime, prieur de ladite abbaye et ami de Rancé. Les bulles étant
arrivées de Rome, le 19 septembre de l’année 1696, le nouvel abbé fut
installé le 28 du même mois. L’ancien abbé, pouvant à peine se soutenir,
se prosterna aux pieds du nouvel abbé, et lui dit: «Mon Père, je viens
vous promettre l’obéissance que je vous dois en qualité de mon
supérieur, et vous prier de me traiter comme le dernier de vos
religieux.» L’abbé Zozime tomba à genoux et lui répondit: «Et moi, mon
Père, je vous renouvelle l’obéissance que je vous ai vouée dès mon
entrée dans cette sainte maison.» Majestueuse abnégation, et qui donnait
une proportion inconnue à la nature humaine. Ce n’était point deux
hommes à genoux l’un devant l’autre, c’étaient deux saints appartenant à
ces visions que l’on entrevoit dans les enfoncements du ciel.

Rancé, devenu simple religieux, continua d’édifier par ses exemples le
monastère qu’il avait rendu saint par ses ordres. A Rancé abattu et par
conséquent plus puissant, Bossuet continua de s’adresser pour le
soulagement spirituel de ses amis: «Je vous recommande, lui écrivait-il,
trois de mes principaux amis, et qui m’étaient le plus étroitement unis
depuis plusieurs années, que Dieu m’a ôtés dans quinze jours par des
accidents divers. Le plus surprenant est celui qui a emporté l’abbé de
Saint-Luc, qu’un cheval a jeté par terre si rudement qu’il en est mort
une heure après, à trente-quatre ans.»

Dom Zozime disparut vite. «Un carme déchaussé s’était jeté à la Trappe
depuis plusieurs années; il s’appelait dom Gervaise: ses talents, sa
piété séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage de M. de Meaux
acheva de le déterminer. Le nouvel abbé, continue Saint-Simon, ne tarda
pas à se faire mieux connaître après qu’il eut eu ses bulles; il se crut
un personnage, chercha à se faire un nom, à paraître et à n’être pas
inférieur au grand homme auquel il devait sa place et à qui il
succédait. Au lieu de le consulter, il en devint jaloux, chercha à lui
ôter la confiance des religieux, et, n’en pouvant venir à bout, à l’en
tenir séparé. Il arriva que dom Gervaise tomba dans une faute: l’abbé de
la Trappe, épouvanté, le fit chercher partout, et craignit qu’il ne fût
allé se jeter dans les étangs. On le trouva caché sous les voûtes de
l’église et baigné de larmes: il offrit sa démission. M. de la Trappe,
qui jusqu’alors ne l’avait point voulu accepter, l’accepta. Bientôt dom
Gervaise voulut retirer sa démission; il alla parler à Fontainebleau au
P. Lachaise, se prévalant d’un certificat que lui avait donné l’ancien
abbé et disant que l’esprit de M. de la Trappe était tout à fait
affaibli, qu’il avait auprès de lui un secrétaire extrêmement
janséniste. Le P. Lachaise eut peur, il changea d’opinion sur l’ancien
solitaire.»

Saint-Simon vit M. de Chartres; M. de Chartres en écrivit à madame de
Maintenon. Frère Chauvier, envoyé à la Trappe, assura qu’il avait trouvé
tout entier l’esprit de l’ancien abbé. La démission de dom Gervaise fut
maintenue; pendant ce temps-là dom Gervaise écrivait en chiffres à une
religieuse qu’il avait aimée. «C’était un tissu de tout ce qui peut
s’imaginer d’ordures et les plus grossières,» dit Saint-Simon.

Voilà de ces passages qui détruisent l’autorité de la vérité dans les
Mémoires de Saint-Simon. Imaginer qu’un religieux de la Trappe ose
écrire de pareilles choses à une religieuse même en chiffres, est une
telle absurdité qu’on ne saurait le croire. S’il y a quelque chose de
vrai dans toutes ces ribauderies, il serait plus simple d’imaginer que
le déchiffreur a voulu s’amuser et amuser ses maîtres. Tous les autres
écrivains du temps parlent de dom Gervaise comme d’un homme
d’imagination, qui mérita peut-être la sévérité de Louis XIV, mais aucun
ne raconte de lui ce qu’en dit Saint-Simon. L’amitié a ses excès et dans
ce temps la parole ne ménageait ni ses pensées ni ses expressions.

Le roi, avançant à travers ces démêlés, nomma à l’abbaye de la Trappe
dom Jacques de Lacour, après avoir envoyé le P. de Lachaise prendre des
informations auprès de Rancé. Louis XIV descendait à ces détails de la
société d’alors, comme Bonaparte entra dans les menues choses de la
société d’aujourd’hui; mais il y avait cela de grand dans la société
passée, qu’elle s’appuyait à l’autel.

Le quiétisme était né dans l’année 1694, et il continua dans sa force
jusqu’à l’année 1697. «Ce monde, dit Bossuet, semblait vouloir enfanter
quelque étrange nouveauté: il faut aimer, disait ce monde, comme s’il
était sans rédemption et sans Christ.»

Le nom de madame Guyon se trouvait mêlé à la controverse. Née à
Montargis, elle avait pu voir en naissant le tombeau de Jean l’aveugle,
tué à la bataille de Crécy. Restée veuve à l’âge de vingt-deux ans, elle
parut à Paris en 1680. Ce fut pendant ces voyages en province qu’elle se
tourna vers les idées mystiques, et qu’elle composa _Le Moyen court_.
Arrivée à Paris, l’archevêque l’enferma dans le couvent de la Visitation
au faubourg Saint-Antoine. Madame de Maintenon, qui se mêlait alors de
questions religieuses, avait vu Madame Guyon, et la fit rendre à la
liberté: celle-ci rencontra à Saint-Cyr Fénelon, et il dériva au
quiétisme, renouvellement de l’hérésie des gnostiques. Madame Guyon a
laissé des cantiques spirituels et un écrit intitulé _Des Torrents_: ils
l’emportèrent. Bientôt s’ouvrirent à Issy sur le quiétisme des
conférences entre Bossuet et Fénelon; l’abbé de Rancé fut nommé juge,
mais il n’y vint point. Placée à Vaugirard dans une maison sous la
direction de M. de Lachétardie, curé de Saint-Sulpice, Madame Guyon
donna une déclaration signée par Fénelon et par M. Tronson, à la fin de
janvier 1697. Les _Maximes des Saints_ parurent la même année.

Bossuet, à propos des _Maximes_, disait: «Qui lui conteste (à Fénelon)
de l’esprit? Il en a jusqu’à faire peur.» Les _Maximes des Saints_
furent condamnées à Rome, et Fénelon, avec plus d’habileté que
d’humilité, désavoua en chaire son ouvrage. Leibniz, parlant du livre de
M. de Cambrai, attribue à l’abbé de la Trappe une lettre très-solide
dans laquelle il attaquait les faux mystiques. «Ils s’imaginent, disait
Leibniz, qu’une fois uni à Dieu par un acte de foi pure et de pur amour,
on y demeure uni tant qu’on ne révoque pas formellement cette union.»
J’ai remarqué dans ces lettres de Rancé, écrites à l’abbé Nicaise à
propos de ces derniers débats religieux, ce trait sur Cromwell: «Nous
voyons un homme vivant jouer le personnage de la mort, et d’une faux
invisible renverser un trône.»

Le quiétisme fit plus de ravages en Italie qu’en France. On disait que
Rancé pouvait seul répondre au livre des _Maximes des Saints_. L’abbé de
la Trappe en écrivit à Bossuet, qui fit courir sa lettre pour s’appuyer
d’une si grande autorité: «Le livre de M. de Cambrai, mandait Rancé en
1697, m’est tombé entre les mains; je n’ai pu comprendre qu’un homme de
sa sorte fût capable de se laisser aller à des imaginations si
contraires à ce que l’Évangile nous enseigne.» «Il n’y a rien,
écrivait-il en même temps à l’abbé Nicaise, qui me fasse plus d’horreur
que les extravagances et les dogmes impies que l’on attribue aux
quiétistes. Dieu veuille que l’on en arrête le cours, que le mal qu’ils
ont commencé de faire dans les lieux où ils se sont introduits ne passe
pas plus loin!»

Le 3 octobre 1688, Rancé disait: «Les hommes ne se lasseront-ils jamais
de parler de moi? Ce serait une chose bien douce d’être tellement dans
l’oubli que l’on ne vécût plus que dans la mémoire de ses amis», cris de
tendresse qui rarement échappent à l’âme fermée de Rancé.

«On sait ce que vous avez écrit contre le monstrueux système du
quiétisme, dit Rancé dans une lettre à Bossuet; car tout ce que vous
écrivez, monseigneur, sont des décisions. Si les chimères de ces
fanatiques avaient lieu, il faudrait fermer les livres des divines
Écritures, comme si elles ne nous étaient d’aucune utilité.» Ces lettres
de Rancé furent mal reçues; Fénelon avait de nombreux partisans. «Ce
prélat, dit Saint-Simon, était un grand homme, maigre, bien fait, pâle,
avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un
torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y
ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une
fois. Elle rassemblait tout, et les contrastes ne s’y combattaient
point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la
gaieté; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand
seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était
la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il
fallait effort pour cesser de le regarder.»

Un homme qui exerçait un empire aussi puissant sur la société devait
avoir des fanatiques. Il a fallu que la révolution vînt nous éclairer,
pour que nous comprissions cette expression de chimérique, que Louis XIV
appliquait à Fénelon.

Le duc de Nevers, Mancini, petit Italien devenu grand seigneur français
par la vertu des richesses du duc de Mazarin, accusa Rancé, à propos de
la querelle du quiétisme, de vouloir faire du bruit par vanité.

Au reste, il y avait quelque excuse dans ces emportements du duc de
Nevers: comment aurait-il pu s’empêcher de croire aux regrets de Rancé?
Il avait vu Mazarin dans sa robe de chambre de camelot fourrée de
petit-gris, un bonnet de nuit sur la tête, traîner ses pantoufles dans
sa galerie, regarder en passant ses tableaux et dire: «Il faut quitter
tout cela.»

Le quiétisme semblait dériver du molinisme. Rancé s’en était aperçu. Il
connaissait, disait-il, une ville tout entière où s’étaient passées des
choses effroyables introduites par un saint du caractère de Molinos.

La condamnation du saint-siége contre les _Maximes des Saints_ fut
publiée par des huissiers en 1699 en latin et en français; elle prohibe
ces _Maximes_: «Dans l’état de la sainte indifférence, l’âme n’a plus de
désirs volontaires et délibérés dans son intérêt; dans l’état de la
sainte indifférence, on ne veut rien pour soi, on veut tout pour Dieu.
La partie inférieure de Jésus-Christ sur la croix ne communiquait pas à
la supérieure son trouble involontaire. Les saints mystiques ont exclu
de l’état des âmes transformées les pratiques de la vertu.» Ainsi
passent les siècles dans cette condamnation d’un évêque; elle est signée
du cardinal Albano et publiée à la tête du champ de Flore.

La société que Rancé avait quittée lui en voulait de sa pénitence. Une
princesse malicieuse appliquait à l’abbé ces paroles de l’Évangile: _Vae
nutrientibus!_ Malheur à ceux qui ont des enfants à nourrir! par
allusion aux moines de la Trappe.

Saint-Simon, qui n’aimait pas Fénelon et qui se disait chaud partisan de
Rancé, eut une querelle avec Charost. Charost disait que M. de la Trappe
était le patriarche de Saint-Simon, devant qui tout autre n’était rien.
Saint-Simon répondit que M. de Cambrai avait été repris de justice, et
qu’il y avait long-temps qu’il avait été condamné à Rome. «A ce mot, dit
Saint-Simon, voilà Charost qui chancelle, qui veut répondre et qui
balbutie; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête et la langue
de la bouche; madame de Nogaret s’écrie; madame de Chastenet saute à sa
cravate qu’elle lui défait et le col de sa chemise: madame de
Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette, tâche de l’asseoir et de
lui en faire avaler. J’y gagnai que Charost ne se commit plus à quoi que
ce soit sur M. de la Trappe.»

Le monde accourait à la Trappe, la cour pour voir le vieil homme
converti, pour en rire ou pour l’admirer, les savants pour causer avec
le savant; les prêtres pour s’instruire aux leçons de la pénitence.
Jean-Baptiste Thiers fut du nombre des pèlerins; il se moquait de tout,
même lorsqu’il était sérieux. L’abstinence des Trappistes et leur vie
muette ne lui convenaient guère; mais il y trouvait du nouveau, et la
nouveauté l’alléchait: il écrivit l’_Apologie de l’abbé de la Trappe_.
Rancé s’y opposait assez, quoiqu’il fût bien aise d’avoir un défenseur
de l’esprit et du savoir de Thiers. Cette apologie fut supprimée par
l’autorité. Rancé écrivait à l’abbé Nicaise, en 1694: «Il est arrivé une
aventure au pauvre M. Thiers; je lui avais écrit avec beaucoup
d’instance pour le prier de supprimer ma défense. Le pauvre homme, qui
est plein d’amitié et de zèle pour tout ce qui me regarde, ne put se
laisser persuader à ce que je lui demandais. On a découvert que son
livre s’imprimait à Lyon; et on a enlevé tous les exemplaires par ordre
de M. le chancelier. Vous jugez bien de la peine qu’en a eue l’auteur.
Il ne se peut pas que je ne la ressente vivement, y étant obligé par
justice et à titre de reconnaissance.»

Le _pauvre homme_ riait.

Dans l’_Apologie de l’abbé de la Trappe_, Thiers tombe sur le Père
Sainte-Marthe; il se gaudissait de lui comme ayant dit que madame de
Maintenon lui faisait l’honneur de le regarder comme son parent.
L’apologie est écrite avec vivacité. L’apologiste cite des vers
ridicules contre Rancé, écrits, dit-il, par le premier des poètes
bénédictins. Thiers, se justifiant lui-même, assure qu’on serait moins
acharné contre lui s’il ne s’était élevé contre les archidiacres, dans
son livre de l’_Étole_, dans son traité de la _Dépouille des Curés_ et
dans son _Factum_ contre le chapitre de Chartres. Il finit son apologie,
trop longue puisqu’elle est composée de 511 pages, pour la défense de
Rancé, par ces mots: «En voilà assez, mon révérend père Sainte-Marthe,
pour vous faire rentrer en vous-même, et vous retirer de la bonne
opinion que vous avez de votre petite personne.»

Thiers était curé de Champron. Dans une foule de pamphlets français et
latins contre le chapitre de Chartres, Thiers avait attaqué le grand
archidiacre de ce chapitre. Robert prétendait qu’un curé ne pouvait
porter l’étole devant lui; Thiers écrivit la _Sauce Robert_ et la _Sauce
Robert justifiée_. Le chapitre de Chartres obtint un décret
d’arrestation contre le curé. Thiers donna à boire aux archers; et ayant
secrètement fait ferrer son cheval à glace, il leur échappa en passant
sur un étang gelé: il se réfugia dans le diocèse du Mans. L’évêque, de
Tressan, nomma Thiers curé de Vibraye; et c’est là que le curé fugitif
et renouvelé écrivit l’_Histoire des Perruques_. Thiers se montra aussi
savant, aussi joyeux que le curé de Meudon, _abstracteur de la vie
inimitable du grand Gargantua_. Son choix eût été bientôt fait, si on
eût proposé à Thiers d’être Rabelais ou roi de France. C’étaient là les
petites pièces qui se jouaient à la suite du grand drame de la Trappe.

Une demoiselle Rose était venue à la Trappe. Thiers avait été chargé
d’examiner cette demoiselle; il lui demanda «si elle était mariée», elle
répondit «qu’elle ne s’en souvenait pas».

«C’était une vieille Gasconne, dit Saint-Simon, ou plutôt du Languedoc,
qui avait le parler à l’excès, carrée, entre deux tailles, fort maigre,
le visage jaune, extrêmement laid, des yeux très-vifs, une physionomie
ardente, mais qu’elle savait adoucir; vive, éloquente, savante, avec un
air prophétique qui imposait. Elle dormait peu et sur la dure, ne
mangeait presque rien, assez mal vêtue, pauvre et qui ne se laissait
voir qu’avec mystère. Cette créature a toujours été une énigme; car il
est vrai qu’elle était désintéressée, qu’elle a fait de grandes et
surprenantes conversions, qui ont tenu.»

Six semaines durant, M. de la Trappe se défendit de voir Mlle Rose. Elle
partit comme elle était venue.

La Bruyère fait ainsi le portrait d’un autre homme qui fréquentait la
Trappe:

«Concevez, dit La Bruyère, un homme facile et doux, complaisant,
traitable, et tout d’un coup violent, colère, fougueux, capricieux:
imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule, badin, volage, un enfant
en cheveux gris; mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt de se
livrer à un génie qui agit en lui, j’ose dire sans qu’il y prenne part
et comme à son insu, quelle verve! quelle élévation! quelles images!
quelle latinité! Parlez-vous d’une même personne? me direz-vous. Oui, du
même, de Théodas et de lui seul. Il crie, il s’agite, il se roule à
terre, il se relève, il tonne, il éclate; et du milieu de cette tempête
il sort une lumière qui brille et qui réjouit; disons-le sans figure, il
parle comme un fou et pense comme un homme sage, il dit ridiculement des
choses vraies, et follement des choses sensées et raisonnables; on est
surpris de voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie,
parmi les grimaces et les contorsions. Qu’ajouterai-je davantage? Il dit
et il fait mieux qu’il ne sait: ce sont en lui comme deux âmes qui ne se
connaissent point, qui ne dépendent point l’une de l’autre, qui ont
chacune leur tour ou leurs fonctions toutes séparées. Il manquerait un
trait à cette peinture si surprenante, si j’oubliais de dire qu’il est
tout à la fois avide et insatiable de louanges, près de se jeter aux
yeux de ses critiques, et dans le fond assez docile.»

Santeuil, dont La Bruyère trace ainsi le portrait, allait à la Trappe et
s’asseyait au chœur parmi les moines comme un petit sapajou. «J’ai vu,
dit Rancé à l’abbé Nicaise, les hymnes de M. de Santeuil pour le jour de
Saint-Bernard; elles valent beaucoup mieux que les anciennes. Il y en a
pourtant de ces anciennes qui, pour n’être pas si polies, ne laissent
pas d’imprimer du respect et de la révérence.

Santeuil, allant à Dijon avec le prince de Condé, fut attaqué du mal
dont il mourut. «Je loue Dieu de la patience qu’il a donnée à M. de
Santeuil dans un mal aussi douloureux que celui dont il a été attaqué.
Tout ce qui part de sa plume a un caractère qui frappe et qui plaît tout
ensemble; je ne doute point qu’il ne se fasse remarquer dans ses
derniers vers, qui peuvent être considérés comme une production de sa
douleur.» Ce moine de Saint-Victor mourut à Dijon le 5 août 1697, à deux
heures après minuit. Au même moment Ménage, qui ne le croyait pas si
malade, s’amusait à faire des vers sur sa mort pour les lui montrer et
le faire rire. Ayant fait un voyage à Cîteaux, Santeuil y cherchait la
Mollesse du _Lutrin_: «Elle y logeait autrefois, lui dit un moine,
aujourd’hui c’est la folie.»

Il ne manquait plus qu’un roi à la Trappe: il y vint; il avait porté
trois couronnes. Jacques II, chassé de son trône, avait débarqué sur les
côtes de France, menant son fils naturel: personne ne fut frappé de
cette confusion de mœurs; Louis XIV donnait l’exemple. Les enfants
illégitimes étaient alors fort considérés, excepté du prince d’Orange;
on lui voulait faire épouser mademoiselle de Conti (mademoiselle de
Blois), fille de madame de La Vallière, il répondit: «Les princes
d’Orange ne sont pas accoutumés à épouser des bâtardes.»

En voyant Jacques II, on ne songea qu’à la générosité du roi sur le
trône, et au malheur du roi détrôné. De retour de son expédition
d’Irlande, Jacques se vint consoler à la Trappe. Le canon qui l’avait
chassé à la Boyne le repoussa parmi les morts. Il y arriva le 21
novembre 1690. Les lieux communs sur le néant des grandeurs ne
manquèrent pas aux banalités de l’éloquence: il y eut pourtant cela de
vrai à l’adresse de Jacques, que sa piété était sincère. Rancé le
conduisit à l’église. Le prince assista à ces complies si religieusement
et si tristement chantées. Il partagea le repas commun et demanda à
l’abbé ce qui se passait dans la solitude. Le lendemain il communia,
puis il parcourut entre deux étangs une chaussée où se promenait Bossuet
avec Rancé. Jacques était un de ces oiseaux de mer que la tempête avait
jetés dans l’intérieur des terres. Il alla avec plusieurs gentilshommes
de son ancienne cour visiter un solitaire jadis soldat de Louis XIV et
qui s’était retiré dans les bois de la Trappe. «A quelle heure
entendez-vous la messe? dit le roi.--A trois heures et demie du matin,
répondit l’ermite.--Comment pouvez-vous faire, dit lord Dumbarton, dans
les temps de pluie et de neige où l’on ne peut distinguer les
sentiers?--Je rougirais, répondit le soldat, de compter pour quelque
chose des peines légères qui se rencontrent dans le service que je tâche
de rendre à mon Dieu, après que j’ai méprisé celles qui se pouvaient
rencontrer dans le service que je rendais à mon roi.--Vous avez bien
raison, dit Jacques, on ne peut assez s’étonner qu’on fasse tant pour un
roi de la terre et presque rien pour le roi du ciel.--Mais, répondit
lord Dumbarton, ne vous ennuie-t-il point dans cette solitude?--Je pense
à l’éternité.--Votre état, ajouta le roi, prenant la parole, est plus
heureux que celui des grands: vous mourrez de la mort des justes.» Puis
il regarda le solitaire comme s’il eût envié son bonheur. Ensuite le
saluant, il lui dit: «Adieu, monsieur; priez pour moi, pour la reine et
pour mon fils.» Le gentilhomme lui fit une profonde révérence, et le roi
regagna l’abbaye en passant par des prés bas et humides. Ce sont là de
belles histoires: Dieu, un roi détrôné, un soldat devenu ermite.

Jacques II assista à une grand’messe du jour à la Maison-Dieu. Il se
leva à l’Évangile, tira son épée, et la tint élevée pendant tout le
temps qu’on chantait l’Évangile. C’était un droit qu’avait accordé la
cour de Rome à la cour de Londres, lorsque les rois d’Angleterre
reçurent du saint-siége le titre de défenseurs de l’Église catholique.
Henri VIII, qui a détruit l’Église catholique en Angleterre, avait
obtenu ce titre quand il eut composé son ouvrage contre Luther. Que de
ruines! Jacques II, se disant roi à la Trappe, reprenait dans un désert
des droits que ne reconnaissait plus l’Angleterre! Mais nous, avons-nous
remporté ces victoires dont nos misérables générations lisent les noms,
comme des vérités qui les regardent, gravés aux parois de l’Arc de
Triomphe? Les générations se disent héritières des grandeurs qui les ont
précédées; les barbares méprisaient souverainement ces Romains qui
prétendaient descendre des légions de l’empire, parce qu’ils
traversaient les voies romaines que ces légions avaient construites et
foulées.

La reine de la Grande-Bretagne vint à son tour visiter la solitude.
L’aumônier de S. M. écrivit le 2 juin 1692, à Rancé: «Vous avez
entièrement gagné le cœur de la reine par les saintes impressions que
Dieu a faites, par votre ministère, sur le cœur du roi son époux; car
elle m’a fait l’honneur de me dire plus d’une fois qu’elle ne pouvait
assez louer Dieu des grâces qu’il avait reçues à la Trappe. Il n’en
fallait pas moins pour le soutenir dans les grandes et presque
continuelles disgrâces qu’il a essuyées depuis si long-temps, et qui
semblaient augmenter à un point de mettre toute sa vertu à l’épreuve.»

Le roi d’Angleterre revint une seconde fois à la Trappe avec le maréchal
de Bellefonds, introducteur aux ruines; il avait vu du rivage le combat
de La Hogue. La Trappe méprisait le monde et contemplait des chutes
d’empire qui justifiaient son mépris. On venait chercher dans cet abri
des raisons d’aimer le désert.

«Le roi d’Angleterre, dit Rancé, soutint la perte de trois royaumes avec
une constance comparable à tout ce que nous lisons de plus grand dans
les histoires. Il parle de ses ennemis sans chaleur; il garde une
douceur dans toute sa conduite, qui ferait croire qu’il est dans le
monde sans peine et sans affliction. La reine n’a point de sentiments
qui ne soient conformes à ceux du roi son époux. Elle ne voit ce qu’on
appelle les biens de ce monde que comme des lueurs qui ne font que
passer et qui trompent ceux qui s’y arrêtent.»

Jacques II était un pauvre souverain; mais Rancé prenait son point de
vue du ciel: qu’un homme soit rédimé au prix des plus grands malheurs,
son rachat vaut mieux que tous ces malheurs; qu’une révolution renverse
un État ou en change la face, vous croyez qu’il s’agit des destinées du
monde? Pas du tout: c’est un particulier, et peut-être le particulier le
plus obscur, que Dieu a voulu sauver: tel est le prix d’une âme
chrétienne. Si des États sont bouleversés, c’est, dit l’apôtre, afin que
les élus éprouvés parviennent à la gloire. Tout est pour les
prédestinés, tout est subordonné à leur consommation; et quand leur
nombre sera rempli, on verra de nouveaux cieux et une nouvelle terre.

Telle est la fatalité chrétienne: la fatalité antique vient de l’objet
extérieur, la fatalité chrétienne vient de l’homme; je veux dire que le
chrétien crée la nécessité par sa vertu; il ne détruit pas le mal; il en
est le maître;

On conservait à la Trappe les portraits de Sa Majesté britannique; il
était là conservé dans son écrin d’oubli. Dans sa jeunesse, Charles X
vint apprendre à la Trappe la pénitence de Jacques II. La Trappe
elle-même s’ensevelit sous ses ruines, puis elle a été déblayée; mais
que sert, après un demi-siècle, de relever un vaisseau naufragé, quand
ceux qui l’avaient chargé de leur fortune et de leurs espérances ne sont
plus? Pendant ces jours de submersion, que d’autres grandeurs ont
disparu! On ne s’arrête plus pour écouter les échos des vieux malheurs.

Après le roi d’Angleterre, Monsieur, frère du roi, vint visiter la
Trappe. Dans l’enthousiasme de ce qu’il avait vu, il dit à Louis XIV
«que la vie qu’on menait dans cette solitude n’édifiait pas seulement la
France, mais toute l’Europe, et qu’il était avantageux à l’État de la
maintenir.» Monsieur était tout le contraire de la sublimité ascétique.
Il était fou du bruit des cloches; il empoisonna peut-être sa première
femme, Henriette d’Angleterre. Sa seconde femme fut Charlotte-Élisabeth,
fille de Charles-Louis, électeur de Bavière. Celle-ci, aussi laide que
Henriette avait été agréable, était grossière: elle avait beaucoup
d’esprit en allemand; elle est connue par le cynisme avec lequel elle
parle d’elle-même et du grand roi son beau-frère. Elle écrivait: «Dans
tout l’univers entier on ne peut, je crois, trouver de plus laides mains
que les miennes; mes yeux sont petits, j’ai le nez court et gros, les
lèvres longues et plates, de grandes joues pendantes, une figure longue;
je suis très-petite de stature; ma taille et ma jambe sont grosses.»
S’étant arrangée de cette façon, on peut juger qu’elle était à l’aise
pour parler de son prochain; une imagination romanesque était renfermée
dans ce qu’elle appelle _ce vilain petit laideron_.

Le cardinal de Bouillon suivit Monsieur. «Sa naissance, dit Pellisson,
ses mœurs, son esprit le rendaient digne d’être cardinal, et le roi
cherchait à récompenser et à honorer par cette faveur les services du
comte de Turenne dans la personne de son neveu.» «Ce n’est pas l’opinion
de Saint-Simon, qui maltraite fort le cardinal de Bouillon: «ses regards
louches venaient se rejoindre et s’arrêter au bout de son nez. Dépouillé
du cordon bleu par le roi, il le portait sous ses habits. Exilé à Clauk,
il passa chez les ennemis; de là il retourna à Rome; il y mourut
délaissé, après avoir obtenu que les cardinaux conserveraient leur
calotte sur la tête en parlant au pape.» Quand il passa à la Trappe,
Rancé écrivait à l’abbé Nicaise: «M. le cardinal de Bouillon est depuis
trois jours ici, il a vu de près tout ce qui s’y passe, il n’a rien vu
qu’il n’ait approuvé et qui ne l’ait touché. Il s’en retourne demain.»

Le cardinal de Bouillon s’écriait en répondant à M. de Saint-Louis, qui
lui tenait de bons propos à la Trappe: «Point de mort, point de mort, M.
de Saint-Louis, je ne veux point mourir.» Le cardinal de Bouillon avait
un frère, lequel disait de Louis XIV: «Ce n’est qu’un vieux gentilhomme
de campagne dans son château: il n’a plus qu’une dent, et il la garde
contre moi.» Ce chevalier fit établir, sous la régence, un bal à
l’Opéra. Le régent s’y montrait ivre, et le chevalier reçut pour ce
service six milles livres de pension. On élargissait dans la bourse du
peuple la déchirure par où devait passer la France.

Dans une lettre qui ne parvint à la Trappe qu’après la mort de Rancé,
lord Perth mandait à l’abbé que Jacques avait dit avant d’expirer: «Je
n’ai rien quitté; j’étais un grand pécheur: la prospérité m’aurait gâté
le cœur, j’aurais vécu dans le désordre.» Jacques, plus heureux que
Marie Stuart, nous a laissé sa dépouille: Marie, voyant s’éloigner les
côtes de Normandie, s’écriait: «Adieu, France, adieu; je ne te reverrai
plus!» Le bourreau, en tranchant la tête à la reine d’Écosse, lui
enfonça d’un coup de hache sa coiffure dans la tête, comme un effroyable
reproche à sa frivolité.

Boivin est un dernier des hommes du siècle avec qui Rancé eut affaire.
Il écrivait le 18 octobre 1696 à l’abbé Nicaise: «Je ne sais comment
vous avez pu avoir l’arrêt du parlement de Rouen contre le sieur Boivin;
mais si vous connaissiez jusqu’où vont sa violence et son emportement,
vous auriez peine à croire qu’un homme d’étude comme lui pût tomber dans
de si grands excès.» Le procès que Boivin eut avec la Trappe était pour
une redevance de vingt-quatre sous; il dura douze ans, et coûta douze
mille livres. «Je l’ai gagné pendant douze ans, écrivit Boivin, et je ne
l’ai perdu qu’un seul jour.»

Au reste Rancé, tout vieux et tout malade qu’il était, ne déclinait
jamais le combat, mais aussitôt qu’il avait repoussé un coup, il
plongeait dans la pénitence: on n’entendait plus qu’une voix au fond des
flots, comme ces sons de l’harmonica, produits de l’eau et du cristal,
qui font mal.

Tel fut Rancé. Cette vie ne satisfait pas, il y manque le printemps:
l’aubépine a été brisée lorsque ses bouquets commençaient à paraître.
Rancé s’était proposé de courir le monde pour chercher des aventures.
Qu’eût-il trouvé? Les félicités qu’il se forgeait à Véretz? Non: ces
félicités étaient dans son âme. Supposez que prenant l’existence pour
une ironie du ciel et que devançant les idées de son époque, il eût
rejeté cette existence, son sang eût à peine humecté quelques brins de
bruyère. Si, s’embarrassant peu de l’avenir, il eût préféré des plaisirs
à l’éternité: autre mécompte; demain il n’aurait plus aimé.

Les hommes qui ont vieilli dans le désordre pensent que quand l’heure
sera venue, ils pourront facilement renvoyer de jeunes grâces à leur
destinée, comme on renvoie des esclaves. C’est une erreur; on ne se
dégage pas à volonté des songes; on se débat douloureusement contre un
chaos où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent dans une
confusion effroyable. Vieux voyageur alors, assis sur la borne du
chemin, Rancé eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, attendant
l’aurore qui ne lui eût apporté que l’ennui du cœur et la difformité des
jours. Aujourd’hui il n’y a plus rien de possible, car les chimères
d’une existence active sont aussi démontrées que les chimères d’une
existence désoccupée. Si le ciel eût mis au bras de Rancé les fantômes
de sa jeunesse, il se fût tôt fatigué de marcher avec des Larves. Pour
un homme comme lui il n’y avait que le froc; le froc reçoit les
confidences et les garde; l’orgueil des années défend ensuite de trahir
le secret, et la tombe le continue. Pour peu qu’on ait vécu, on a vu
passer bien des morts emportant leurs illusions. Heureux celui dont la
vie est _tombée en fleurs_! élégances de l’expression d’un poète qui est
femme.

Ce que l’on serait souvent tenté de prendre dans Rancé pour les allures
et les pensées d’un tout jeune homme, n’était que le sentiment d’un
vieillard décrépit qui ne marchait plus et dont la tête était enfoncée
dans un froc, comme une de ces momies de moines que renfermaient les
caveaux de quelques anciens monastères. Les os de Rancé s’étaient
cariés; il ne possédait plus que deux grands yeux où avait circulé la
passion et où se montrait encore l’intelligence. Réduit à garder
l’infirmerie, ses derniers moments approchaient; il n’y avait personne
pour porter la main sur le cœur de ce christ. Lorsque Jésus pria son
Père d’éloigner de lui le calice, qui tenait son doigt sur le pouls du
Fils de l’Homme, pour savoir si des larmes sanglantes venaient de la
faiblesse humaine ou de l’épanouissement d’un cœur qui se fendait de
charité?

Les religieux se pressaient à sa porte; il dicta une lettre dont le père
abbé Jacques de La Cour leur fit lecture: «Dieu, disait-il, connaît seul
mes forces et la joie que j’aurais de vous voir; cependant, quoique ce
sentiment soit de mon cœur plus que jamais, je suis contraint de vous
dire que, dans l’état où je me trouve, il m’est impossible de satisfaire
à cette joie autant que je le voudrais. Priez pour moi, mes frères;
demandez à Dieu que si je vous suis encore bon à quelque chose, il me
rende à la santé, sinon qu’il me retire de ce monde.»

On envoya chercher l’évêque de Séez, l’ami et le confesseur de Rancé.
Rancé témoigna beaucoup de joie en l’apercevant; il saisit la main du
prélat, la porta à son front pour commencer le signe de la croix; il fit
ensuite une confession générale. Il supplia l’évêque de Séez d’obtenir
la protection royale en faveur de la discipline monastique de l’abbaye,
ajoutant que, dans toutes les autres choses, il souhaitait que la Trappe
fût complétement oubliée.

Cette famille de la religion autour de Rancé avait la tendresse de la
famille naturelle et quelque chose de plus; l’enfant qu’elle allait
perdre était l’enfant qu’elle allait retrouver: elle ignorait ce
désespoir qui finit par s’éteindre devant l’irréparabilité de la perte.
La foi empêche l’amitié de mourir; chacun en pleurant aspire au bonheur
du chrétien appelé; on voit éclater autour du juste une pieuse jalousie,
laquelle a l’ardeur de l’envie, sans en avoir le tourment.

Rancé, apercevant un religieux qui pleurait, lui tendit la main, et lui
dit: «Je ne vous quitte pas, je vous précède.» Le Tasse avait adressé
les mêmes mots aux frères qui l’environnaient à Saint-Onuphre. Rancé
demanda d’être enterré dans la terre la plus abandonnée et la plus
déserte: sur un champ de bataille où l’on n’entend plus de bruit, on
voit sortir du sol les pieds de quelques soldats.

Job mourut dans le petit réduit qu’il s’était fait, comme le palmier
dont les branches sont chargées de rosée. Rancé entretint le prélat de
l’empressement que ses frères avaient mis à le soulager: «Voilà, dit-il,
comme Dieu a pris plaisir à me favoriser dans tous les temps de ma vie,
et je n’ai été qu’un ingrat.» Le P. abbé Jacques de La Cour entrait dans
ce moment; Rancé lui dit: «Ne m’oubliez pas dans vos prières, je ne vous
oublierai pas devant Dieu.» Il chargea Jacques de La Cour de faire ses
excuses au roi d’Angleterre: il avait commencé une lettre pour ce
monarque exilé qu’il n’avait pas pu achever. La nuit suivante fut
mauvaise; Rancé la passa assis: il avait mis les sandales d’un religieux
mort avant lui; il allait achever le voyage qu’un autre n’avait pu
finir.

L’évêque de Séez lui ayant demandé s’il avait toujours eu pour ses
religieux la même charité: «Oui, monseigneur, répondit le saint homme.
Depuis quelques années, par la grâce de Dieu, je ne suis plus qu’un
simple religieux comme les autres; ils sont tous mes frères et ne sont
plus mes enfants. S’il m’était permis de regretter la perte de ma voix,
ma douleur serait de ne pouvoir leur faire entendre combien je les aime;
je les conserve au fond de mon cœur et j’espère les y porter devant
Dieu.» Sur les huit heures du soir Rancé se découvrit, il pria un frère
de le mettre à genoux pour recevoir la bénédiction de son évêque, il fit
une confession générale. L’évêque de Séez, dans son récit qui est
conservé, dit qu’il avait connu dans cette occasion plus qu’en aucune
autre que ce grand homme avait reçu de Dieu un esprit élevé, vif,
pénétrant, une âme simple et d’une candeur admirable.

Plus Rancé s’était avancé vers le terme, plus il était devenu serein;
son âme répandait sa clarté sur son visage: l’aube s’échappait de la
nuit. On présenta le crucifix au mourant; il s’écria: «O éternité! quel
bonheur!» et il embrassa le signe du salut avec la plus vive tendresse;
il baisa la tête de mort qui était au pied de la croix. En remettant
cette croix à un moine, il remarqua que celui-ci ne l’imitait pas, il
dit: «Pourquoi ne baisez-vous pas la tête de mort? c’est par elle que
finit notre exil et notre misère.» Rancé se souvenait-il de la relique
que la tradition disait être placée auprès de lui? Dans les âges les
plus fervents, les chrétiens pratiquaient encore quelques rites du culte
des faux dieux.

Le lit de cendres était préparé; Rancé le regarda tranquille avec une
sorte d’amour, puis il s’aida lui-même à se coucher sur le lit
d’honneur; l’évêque de Séez dit: «Monsieur, ne demandez-vous pas pardon
à Dieu?--Monsieur, répondit l’abbé, je supplie Dieu très-humblement du
fond de mon cœur de me remettre mes péchés et de me recevoir au nombre
de ceux qu’il a destinés à chanter éternellement ses louanges.» Les
forces venant à lui manquer, il s’arrêta. L’évêque dit: «Monsieur, me
reconnaissez-vous?--Monsieur, répliqua l’abbé, je vous connais
parfaitement; je ne vous oublierai pas.»

L’évêque de Séez s’étant enquis si l’on avait donné quelque chose au
mourant pour le soutenir, l’abbé de Rancé fit lui-même la réponse. «Rien
n’a manqué à l’attention de leur charité.»

Il s’établit par les paroles de l’Écriture un dernier dialogue entre
l’agonisant et l’évêque.

L’ÉVÊQUE.--Le Seigneur est ma lumière et mon salut.

L’ABBÉ.--Je mettrai en lui toute ma confiance.

L’ÉVÊQUE.--Seigneur, c’est vous qui êtes mon protecteur et mon
libérateur.

L’ABBÉ.--Ne tardez pas, mon Dieu, hâtez-vous de venir.

Ce furent les dernières paroles de Rancé. Il regarda l’évêque, leva les
yeux au ciel et rendit l’esprit. Il fut enterré dans le cimetière commun
des religieux.

Ainsi se consomma le sacrifice: le repentir vous isole de la société et
n’est pas estimé à son prix. Toutefois l’homme qui se repent est
immense; mais qui voudrait aujourd’hui être immense sans être vu? Rancé
arriva de sa hutte d’argile à la maison de Dieu, maison magnifique.

Rancé fut porté à l’église et placé sous la lampe. Son visage, qui avait
paru décharné, parut vermeil et beau. Il demeura dans l’église depuis le
27 octobre jusqu’au 29. Les moines se tenaient debout ou fondaient en
larmes: c’était à qui ferait toucher au corps des linges et des
chapelets. Trente religieux chantaient les psaumes: des messes se
célébraient successivement dans l’église. Lorsqu’on le mit dans la
fosse, le chœur récitait ce verset du psaume CXXXI: «C’est là que
j’habiterai parce que je l’ai choisi.» On l’inhuma dans le cimetière. Le
pasteur fut placé au milieu de ses brebis. Des témoignages authentiques
furent rendus à Rancé qui pourraient servir aujourd’hui à sa
canonisation. Il apparut après sa mort à diverses personnes dans une
grande gloire. Les rois témoignèrent de leur douleur, soit qu’ils
fussent tombés, soit qu’ils occupassent encore le trône. Jacques
écrivait: «J’irai dans votre sainte solitude pour l’amour de moi-même,
pour m’encourager dans l’état où je suis et où Dieu me tient.»

«C’était une voix de tonnerre, dit le P. Le Nain, qui retentissait de
tous côtés pour inspirer aux hommes le mépris du monde, le néant de ses
grandeurs, la solidité des biens de la vie future.» Des conversions
éclatantes s’opérèrent. Un religieux avait entendu dans son sommeil une
sainte hostie qui criait: «Tremblez, tremblez, tremblez!» et il fut si
saisi de terreur, qu’on fut long-temps à le faire revenir. Des
épileptiques furent guéris en s’appliquant des linges qui avaient servi
à la main malade du réformateur. Les certificats ont été conservés, et
Rome n’aurait pas besoin d’une longue procédure pour le placer au rang
des saints. Son cœur était dans le repos, et l’Esprit divin avait rempli
son âme de splendeur.

Saint-Simon dit en s’interrompant: «Ces mémoires sont trop profanes pour
rapporter rien ici d’une vie aussi sublimement sainte. Je m’arrête tout
court: tout ce que je pourrais ajouter serait ici trop déplacé.»

Né le 9 janvier 1626, seize ans après la mort d’Henri IV, mort en 1700,
quinze ans avant la mort de Louis XIV, Rancé avait été soixante-quatorze
ans sur la terre, dont il avait vécu trente-sept dans la solitude, pour
expier les trente-sept qu’il avait passés dans le monde.

Lorsqu’il disparut, une foule d’hommes fameux avaient déjà pris les
devants, Pascal, Corneille, Molière, Racine, La Fontaine, Turenne et
Condé: le vainqueur de Rocroi avait reçu de Bossuet sa dernière
couronne. Bossuet, dont je vous ai déjà dit la mort, penchait vers sa
ruine, qu’il avait annoncée avec une simplicité si magnifique. Ce siècle
est devenu immobile comme tous les grands siècles; il s’est fait le
contemporain des âges qui l’ont suivi. On ne voit pas tomber quelques
pierres de l’édifice sans un sentiment de douleur. Quand Louis XIV
descend le dernier au cercueil, on est atteint d’un inconsolable regret.
Parmi les débris du passé se remuaient les premiers nés de l’avenir:
quelques renommées commençaient à poindre sous la protection d’un roi
décrépit encore debout. Voltaire naissait; cette désastreuse mémoire
avait pris naissance dans un temps qui ne devait point passer: la clarté
sinistre s’était allumée au rayon d’un jour immortel.

L’ouvrage de Rancé subsiste. Rancé s’est éloigné de sa solitude comme
Lycurgue de la vallée de Lacédémone, en faisant promettre à ses
disciples qu’ils garderaient ses lois jusqu’à son retour. Rancé est
parti pour le ciel; il n’est point revenu sur la terre; ses lois sont
religieusement observées par son petit peuple. Les Trappistes ont vu
s’écouler autour d’eux les autres ordres; ils ont vu passer la
Révolution et ses crimes, Bonaparte et sa gloire, et ils ont survécu;
tant il y avait de force dans cette législation surhumaine! Les nouveaux
cénobites de la Trappe sont parfaitement conformes à ceux qui habitaient
ce désert en onze cent: ils ont l’air d’une colonie du moyen âge
oubliée; on croirait qu’ils jouent une scène d’autrefois, si en
s’approchant d’eux on ne s’apercevait que ces acteurs sont des acteurs
réels, que l’ordre de Dieu a transportés du XIe siècle jusqu’au nôtre.
La cryptie de Sparte était la poursuite et la mort des esclaves; la
cryptie de la Trappe est la poursuite et la mort des passions. Ce
phénomène est au milieu de nous, et nous ne le remarquons pas. Les
institutions de Rancé ne nous paraissent qu’un objet de curiosité que
nous allons voir en passant.


FIN.




Notes du transcripteur


Les pages 257 à 272 étant manquantes dans l’original, le texte allant de
«tué à la bataille de Crécy» jusqu’à «une nouvelle terre» a été tiré de
l’édition de Didier et Weissenbruch, Paris et Bruxelles, 1924.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VIE DE RANCÉ ***


    

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