Pensées, maximes et fragments

By Arthur Schopenhauer

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Title: Pensées, maximes et fragments

Author: Arthur Schopenhauer

Translator: Jean Bourdeau

Release date: August 1, 2025 [eBook #76605]

Language: French

Original publication: Paris: Germer-Baillière et Cie, 1880

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS ***






  SCHOPENHAUER

  PENSÉES, MAXIMES
  ET FRAGMENTS

  I.--LES DOULEURS DU MONDE ET LE MAL DE LA VIE
  II.--L’AMOUR.--LES FEMMES.--LE MARIAGE
  III.--APHORISMES SUR L’HOMME, LA VIE, LA SOCIÉTÉ, LA POLITIQUE, L’ART,
    LA RELIGION, ETC.

  TRADUIT, ANNOTÉ ET PRÉCÉDÉ D’UNE VIE DE SCHOPENHAUER
  Par J. BOURDEAU


  PARIS
  LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE et Cie
  108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

  1880
  Tous droits réservés.




A la même Librairie.


OUVRAGES DE SCHOPENHAUER

TRADUITS EN FRANÇAIS


  Le Fondement de la morale, 1879, 1 vol. in-18 de la
    _Bibliothèque de philosophie contemporaine_                 2 fr. 50

  Essai sur le libre arbitre, 1877, 1 vol. in-18 de la
    _Bibliothèque de philosophie contemporaine_                 2 fr. 50

  Le Monde comme volonté et comme objet de représentation.
    2 vol. in-8º. (Sous presse.)

                   *       *       *       *       *

  La philosophie de Schopenhauer, par Th. Ribot. 1 vol. in-18
    de la _Bibliothèque de philosophie contemporaine_           2 fr. 50




PRÉFACE

VIE ET OPINIONS D’ARTHUR SCHOPENHAUER[1]

  [1] _Schopenhauer’s Leben von W. Gwinner_. Leipzig. Brockhaus, 1878.


S’il n’y avait chez Schopenhauer que le créateur d’un nouveau système de
philosophie, d’une nouvelle explication de l’inexplicable, on pourrait
certes l’admirer ou le critiquer, mais on ne le lirait guère.
Heureusement pour sa gloire, il s’est tourné parfois vers le grand
public, il lui adresse quelques-uns de ses ouvrages[2] et sollicite les
suffrages des _honnêtes gens_ qui ne se piquent pas de métaphysique. Et
en effet, à côté du métaphysicien, on rencontre dans ses écrits un
moraliste curieux, un humoriste original et un écrivain clair,
accessible à tous, et presque populaire. Les Allemands l’admettent dans
leurs bibliothèques choisies, et l’un d’eux le compare à notre
Montaigne. Un Montaigne, j’y consens, pourvu qu’il soit bien entendu que
c’est un Montaigne allemand. Est-il possible de concevoir un Montaigne
constructeur de système et abstracteur de quintessence, un Montaigne
sardonique, irritable et sombre, étranger aux grâces riantes et aux
joies légères? Montaigne et Schopenhauer n’ont de commun que leur
curiosité universelle des hommes et des choses. L’un et l’autre ils
voient le monde à travers leur esprit, leurs goûts, leur humeur. Aussi,
comme pour la plupart des moralistes, la vie de Schopenhauer est-elle un
commentaire de ses œuvres, souvent un commentaire à rebours: ses actes
démentent ce que sa doctrine a d’excessif et d’outré, et l’auteur relève
en lui ce qu’il y a de faible et de chancelant dans l’homme.

  [2] _Parerga und Paralipomena_.

C’est un vendredi, jour néfaste, que, selon la remarque de M. Gwinner,
Arthur Schopenhauer, le grand pessimiste, naquit à Dantzig le 22 février
1788. D’après la tradition de famille, ses ancêtres étaient Hollandais.
Son père, riche négociant de la ville, avait l’esprit cultivé; il aimait
les voyages et suivait en toutes choses les coutumes anglaises. Sa mère,
fille du conseiller Trosiener, se fit plus tard, grâce à ses romans, un
nom dans la littérature de l’époque. Dès son premier âge le jeune Arthur
escorte ses parents à travers l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, la
France et l’Angleterre; à neuf ans, on l’établit au Havre, où il oublie
au bout de deux années sa langue maternelle, puis on le laisse quelque
temps à Londres. Les séjours à l’étranger, la fréquentation des sociétés
les plus diverses lui procurent ainsi l’expérience précoce et pratique
nécessaire aux marchands, utile aux philosophes.

La mort de son père, survenue en 1804, change le cours de ses études
jusque-là dirigées vers le commerce. Il ne se sent pas né pour vivre
derrière un comptoir; d’ailleurs l’héritage paternel assure son
indépendance et ses loisirs. A peine livré à lui-même, il se voue aux
lettres, à la science, à la philosophie surtout, avec l’entrain juvénile
et passionné que donnent les aptitudes natives. Il médite Kant et
Platon, fréquente les Universités de Gœttingue et de Berlin, étudie la
minéralogie, la botanique, l’histoire des Croisades, la météorologie, la
physiologie, l’ethnologie, la jurisprudence, la chimie, le magnétisme,
l’électricité, l’ornithologie, l’_amphibiologie_, l’ichthyologie[3], la
flûte, les armes et la guitare. Que de _chosologies_ une tête allemande
peut contenir! Schopenhauer s’assimila toutes ces sciences, hormis la
guitare, et dut, après bien des années de stériles efforts, suspendre à
un clou de sa chambre l’instrument rebelle.

  [3] Nous abrégeons la liste officielle de tous les cours qu’il a
    suivis à Gœttingue et à Berlin.

N’allez pas cependant vous le figurer sous les traits de ces jeunes
pédants à longue mine, troués au coude, et qui n’ont vu le monde que du
fond des bibliothèques; ne l’imaginez pas non plus, selon la mode des
universités allemandes, grand avaleur de bière et chercheur de duels. Il
détestait la bière et les duels: nous avons même de lui, dans ses
_aphorismes_, un petit traité contre les duellistes, où il dit joliment
leur fait à tous les matamores passés, présents et futurs. Pas plus que
les combats singuliers il n’aimait les batailles rangées, et, comme
Panurge, il craignait naturellement les coups. En 1813, dans un élan de
patriotisme, il achète à l’un de ses belliqueux camarades un sabre
d’honneur; il paie au lieutenant Helmholtz un uniforme et un Sophocle;
mais, quant à lui, il se tient coi et tranquille, et rumine à loisir sa
thèse sur la _Quadruple racine de la raison suffisante_. A le juger par
l’extérieur, c’était un jeune gentleman fort soigneux de sa mise,
d’agréable tournure et de belles manières, quoique d’une contradiction
fatigante et d’une impertinente franchise. On le rencontre à la comédie
et à l’opéra, dans les cercles aristocratiques, les sociétés lettrées de
Weimar et de Dresde. Il a des entretiens avec Gœthe, il observe les
saltimbanques, assiste par faveur à une exécution capitale, et lit les
hommes autant que les livres.

Il n’est rien moins qu’un ennemi des plaisirs. Tandis qu’il médite et
compose à vingt-neuf ans son grand ouvrage, _le Monde comme volonté et
comme représentation_[4], ce livre fameux qui conclut à l’ascétisme en
vue d’amener la fin du monde par la continence absolue des sexes, il lui
arrive même mésaventure qu’à Descartes; un beau jour il lui naît un
enfant naturel. Et sur ces entrefaites, son livre étant achevé,
Schopenhauer, d’un pas allègre, va se délasser en Italie et se divertir.
A Venise, où il se trouvait en même temps que Byron[5], il mène comme
lui joyeuse vie, et continue ses études sur la physique de l’amour, dont
il devait un jour écrire la métaphysique.

  [4] Cet ouvrage parut en 1819.

  [5] Il se plaisait à répéter cette boutade de Byron: _The more I see
    of men, the less I like them; if I could say so of women too, all
    would be well._

Riche d’expérience et de connaissances, d’observations et d’études, mais
auteur inconnu, car son livre gisait encore chez le libraire sans succès
et sans écho, il a la malencontreuse idée de venir enseigner la
philosophie à l’Université de Berlin. Hégel faisait foule: Schopenhauer
parla devant des banquettes à peu près vides. Il enrage, il s’obstine et
ne trouve à la fin d’inscrits à son cours que trois pelés et un tondu:
un maître de manège, un changeur, un dentiste et un capitaine en
retraite. De là peut-être ses diatribes acerbes contre l’enseignement
officiel des professeurs de philosophie. Hégel ne fut pas seul à
troubler son repos: une vieille fille sa voisine, couturière de
profession, gagna contre lui un procès en indemnité pour coups et
blessures. La lutte homérique du philosophe et de la commère n’occupe
pas moins de vingt-cinq pages in-octavo dans la solide biographie de M.
Gwinner.

En 1831, le choléra le chasse de Berlin, de même qu’il chassait de
Naples Leopardi, le poète de l’_Infelicità_. Singulier rapprochement que
cette terreur presque simultanée du choléra chez ces deux pessimistes!
C’est que, tout en proclamant bien haut en strophes sonores ou en prose
admirable que le monde est une comédie dont le jeu ne vaut pas la
chandelle, et l’homme un piètre acteur en guenilles qui balbutie un
mauvais rôle, ils tiennent à ces chandelles, à cette farce, à ces
guenilles; ils ont horreur, comme vous et moi, plus encore peut-être que
vous et moi, du dénoûment tragique. A la moindre alerte, eux de fuir à
toutes jambes.

Notre «cholérophobe de profession», comme il s’intitulait lui-même,
s’arrête enfin à Francfort[6]: il y a passé en prospère santé ses
vingt-neuf dernières années. Un matin, le 23 septembre 1860, comme il
s’habillait, la mort le saisit brusquement à la gorge et le coucha sur
le parquet. Il avait soixante-douze ans.

  [6] C’est là qu’il a écrit et publié, en 1851, à l’âge de
    soixante-trois ans, ses _Parerga und Paralipomena_, séries d’essais
    destinés au grand public.

Sa vie de célibataire et de rentier est d’une monotonie si automatique,
qu’on la connaît quand on connaît une de ses journées. Se lever vers
huit heures, s’éponger à l’anglaise, préparer son café, s’attabler au
travail et écrire dans toute la fraîcheur des idées matinales, jouer
ensuite un petit air de flûte avant d’endosser son habit, d’ajuster son
jabot et sa cravate blanche; dîner à table d’hôte, sieste, promenade;
lire le _Times_, puis quelques bons vieux auteurs; souper, théâtre,
excellent sommeil. Il est aussi ménager de sa fortune que de l’emploi de
son temps, et double à la longue son capital.

A côté de ce bon sens pratique, de ces habitudes réglées, on peut noter
en lui plus d’un symptôme morbide, et ce coin de folie qui n’est pas
rare chez les esprits supérieurs. _Nullum magnum ingenium sine quadam
mixtura dementiæ_, a dit Sénèque. Peut-être, à l’égard de Schopenhauer,
la nature avait-elle un peu forcé la dose. Il semble tenir de l’hérédité
son humeur violente, ses terreurs sans cause, ses manies sans nombre,
ses défiances et ses ombrages. On en retrouve la trace chez ses
ascendants paternels et maternels. Il est certain que son père s’est tué
dans une attaque de mélancolie noire. Lui-même, dès sa première
jeunesse, est sujet à d’étranges lubies. Reçoit-il une lettre, il
s’effraie, prévoit un malheur; la nuit, au moindre bruit, il s’éveille,
se jette sur ses pistolets. Il prend mille précautions contre les
maladies, les accidents de toute sorte, habite un premier étage pour
mieux échapper en cas d’incendie; il tremble au contact d’un rasoir qui
n’est pas le sien; il serre soigneusement ses tuyaux de pipe, et dans
les hôtels, il a soin d’apporter son verre, de peur que certains lépreux
ne s’en servent. Son or est dissimulé dans des cachettes; ses billets,
fourrés par précaution au milieu des vieilles lettres ou sous des
formules d’apothicaire; pour dérouter la curiosité, ses comptes, ses
notes d’affaires sont rédigés en grec et en latin. Que n’a-t-il emprunté
cette devise à l’un de nos vieux satiriques: _Je ne crains rien, fors le
dangier_?--Il se croyait victime d’une persécution, et voyait une vaste
conspiration du silence autour de son œuvre, ourdie par les professeurs
de philosophie, aimant mieux les supposer malveillants qu’indifférents.
Par une contradiction singulière il redoutait la critique des
professeurs de philosophie sur ses ouvrages: «Que dans peu de temps les
vers rongent mon corps, c’est une pensée que je puis supporter; mais que
les professeurs de philosophie rongent ma philosophie, j’en frissonne
d’avance.»

Autre symptôme non moins grave, c’est la manie raisonnante: il raisonne
sur tout, sur son grand appétit, sur le spiritisme, le clair de lune,
l’amour grec, sur les songes et les présages. Une nuit, la servante rêve
qu’elle essuie des taches d’encre, et ce même matin, par mégarde,
Schopenhauer répand son encrier. Étrange concordance! notre philosophe
en est frappé: _Alles was geschieht, geschieht nothwendig!_ (_Tout ce
qui arrive, arrive nécessairement_), s’écrie-t-il d’un ton solennel;
aussitôt de cette bouteille à l’encre sort tout un système[7]:

    Et le raisonnement en bannit la raison.

  [7] _Parerga_, 3e édit., vol. I, p. 270.

Des traits pareils ne donneraient-ils pas l’envie de confier aux
médecins aliénistes le soin d’écrire l’histoire de la philosophie. On
s’apercevrait alors avec étonnement que ceux qui passent parmi les
hommes pour des devins et des sages se sont montrés par moments et par
accès des fous plus fous que les autres.

Comment expliquer le succès tardif mais réel, le retentissement subit de
la philosophie de Schopenhauer? C’est qu’il est possédé de la folie de
son temps, cette folie que l’on a si justement appelée la maladie du
pessimisme[8], ou encore la maladie du siècle, _der Weltschmerz_, la
douleur du monde, cette folie qui compte tant de victimes, de Werther à
René, de Childe-Harold à Rolla, et d’illustres malades: Byron, Musset,
Henri Heine, rieurs attristés, viveurs blasés, sceptiques nuageux,
révoltés lyriques qui adorent la vie et la maudissent. Schopenhauer est
le théoricien de cette école de poètes. Ce qu’il y a chez lui d’original
et de piquant, c’est que, placé entre deux époques, l’une de scepticisme
aride, l’autre de mysticisme et d’emphase, il les rapproche et en
apparence les concilie. On avait trop ri au dix-huitième siècle, le
siècle de Voltaire au rire sec et strident. Le dix-neuvième commence
avec la lassitude d’un lendemain d’orgie. C’est là ce qui caractérise la
renaissance romantique et néo-chrétienne de la Restauration: le diable
d’hier se fait ermite. «Faites-vous ermite», telle est justement la
conclusion dernière du système de Schopenhauer. Au lieu de laisser
Candide, désabusé par une cruelle expérience et guéri de ses illusions,
cultiver en paix son jardin, il lui met entre les mains la _Vie de
Rancé_ par Chateaubriand et lui conseille de se faire trappiste: il
arrache Mlle Cunégonde à sa pâtisserie et lui propose en exemple la _Vie
de sainte Élisabeth de Hongrie_ par Montalembert[9]. Pour être
surprenante, cette conclusion n’en est pas moins fort logique. Car si le
monde est, comme il l’affirme, une si profonde vallée de larmes, une si
épaisse forêt de crimes, il n’y a qu’une issue, qu’un défilé pour en
sortir dignement, ainsi qu’il convient à un sage; non point par la porte
sanglante du suicide, mais par les voies austères de l’ascétisme
chrétien, ou plutôt de l’ascétisme bouddhique[10], renoncement plus
grandiose encore, puisqu’il mène à l’espoir du néant. Schopenhauer, il
est vrai, s’avouait, quant à lui, incapable d’atteindre par la volonté
jusqu’à ces sublimes pratiques du trappiste ou du fakir: «affaire de
grâce», comme il disait. Il ne fut, en réalité, qu’un bouddhiste de
table d’hôte.

  [8] _Voir_ _le Pessimisme au XIXe siècle_, par E. Caro. Hachette,
    1878.

  [9] Dans les dernières pages de son ouvrage philosophique,
    Schopenhauer recommande en effet ces deux ouvrages sur Rancé et
    sainte Élisabeth à la méditation de ses lecteurs.

  [10] Schopenhauer, interprète éloquent des idées bouddhistes, nous
    offre un remarquable exemple de l’affinité étrange qu’il y a entre
    la spéculation hindoue et la spéculation allemande: «A proprement
    parler, dit M. Taine, dans son essai sur le bouddhisme, les Hindous
    sont les seuls qui, avec les Allemands, aient le génie métaphysique;
    les Grecs, si subtils, sont timides et mesurés à côté d’eux; et l’on
    peut dire, sans exagération, que c’est seulement sur les bords du
    Gange et de la Sprée que l’esprit humain s’est attaqué au fond et à
    la substance des choses. Peu importe l’absurdité des conséquences,
    ils ont posé les questions suprêmes, et personne, hors d’eux, n’a
    même conçu qu’on pût les poser.»

Schopenhauer est bien mieux dans son rôle, dans la sincérité de sa
nature lorsqu’il joue le Méphistophélès. A cette table de l’hôtel
d’Angleterre à Francfort, où sa renommée attirait force pèlerins, au
milieu de la fumée des pipes et du bruit des verres, ceux qui visitaient
ce vieillard à l’œil clair et plein de malice en rapportaient
l’impression d’une entrevue avec Belzébuth en personne[11]. Nul n’est
plus propre que ce vieux cynique à déniaiser un bon jeune homme et à
faner d’un souffle glacé la fleur de son âme et de ses rêves.

  [11] _Voir_, dans la _Revue des Deux-Mondes_ du 15 mars 1870, un
    intéressant article de M. Challemel-Lacour, où il raconte son
    entrevue avec Schopenhauer. «Ses paroles lentes et monotones, qui
    m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de
    mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse
    senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte
    entr’ouverte du néant... Des vertiges inconnus me gagnaient... et il
    me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une mer
    houleuse, sillonnée d’horribles courants.»--Et pourtant M.
    Challemel-Lacour ne saurait passer pour un esprit craintif et
    timoré.

Je suppose qu’un petit philosophe imberbe soit allé le consulter.
«Avez-vous 20,000 livres de rente? lui eût demandé Schopenhauer. Non?
Abandonnez alors la philosophie: on doit vivre _pour_ elle et non _par_
elle.--Seriez-vous à la fois rentier et apprenti philosophe? Il vous
faut une troisième condition, mon jeune ami, un troisième vœu, non pas
précisément le vœu de chasteté (un philosophe doit tout connaître, tout
et le reste), mais le vœu de célibat; une épouse légitime, une famille
influent plus qu’on ne croit sur nos jugements, sur notre liberté
d’esprit. Mais fuyez avant tout les universités. Croyez-moi! On y
enseigne les doctrines que l’État patronne, et les chaires de
philosophie sont devenues des succursales de l’Église. Or, retenez bien
ceci, il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il n’y a une
arithmétique chrétienne. Pensez donc par vous-même, après avoir lu Kant
et Schopenhauer, votre serviteur; vous chasserez ainsi de votre esprit
tous les préjugés que vingt siècles de juiverie et de Moyen-Age y ont
entassés, et vous reconnaîtrez que l’idée de Dieu n’est pas une idée
innée, qu’elle vous vient sans doute du temps où madame votre maman vous
mettait à genoux sur votre lit et, vous croisant les mains, vous faisait
réciter votre prière. Copernic a chassé Dieu du ciel; mais, en réalité,
Dieu est partout, dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la
chaise où repose votre très noble dos. N’allez pas, au moins, devenir
matérialiste comme les garçons coiffeurs ou les élèves en pharmacie;
évitez également d’être un pur esprit, vous ressembleriez trop à ces
têtes d’anges ailées mais sans corps que l’on admire dans les tableaux
de piété. Ne cessez d’étudier les sciences, édifiez votre philosophie
sur les faits,--à ce prix vous serez philosophe[12]. Allez, et que
Bouddha vous ait en sa sainte garde!»

  [12] Cf. surtout _Parerga_, t. I. _Zur Kantischen Philosophie_. _Ueber
    die Universitäts-Philosophie, passim._

A un théologien frais et rose au sortir du séminaire, Schopenhauer eût
dit: «Jeune homme, nous ne pouvons nous entendre. Sans doute j’aime, je
vénère le pessimisme des trappistes, mais je n’ai rien de commun avec la
théologie. Je ne conteste pas vos bienfaits, loin de là. Assurément,
vous et moi nous cherchons à satisfaire cet éternel besoin de l’homme
que vous appelez le besoin religieux et que j’appelle le besoin
métaphysique, mais vous vous adressez à la foule sous le voile de
l’allégorie et du brillant symbole; vous prenez des mines terribles et
solennelles pour en imposer aux enfants dont la raison sommeille encore,
tandis que le véritable philosophe parle au petit nombre des
intelligences viriles le simple et mâle langage de la vérité abstraite
et nue. Mais dites-moi, je vous prie, quelle diantre de nécessité vous
pousse à réclamer les suffrages de la philosophie? N’avez-vous pas tout
pour vous? révélations, textes sacrés, miracles, prophéties, un haut
rang dans l’État, le consentement, le respect général, mille églises,
mille chapelles; n’êtes-vous pas les intermédiaires obligés, dès qu’on
veut acheter ou mendier le ciel? Outre le monopole des consolations, ne
possédez-vous pas le privilège inestimable d’instruire l’enfance, de
façonner les jeunes cerveaux pour la vie entière? Et il vous faut encore
l’approbation des philosophes! Et il vous la faut à tout prix, tellement
que jadis, quand vous étiez les maîtres, et que cette approbation vous
manquait, vous aviez recours à des arguments sans réplique, la torture,
le bûcher, l’_ultima ratio theologorum_. Que de victimes sur l’autel de
votre Dieu, que de sang répandu en son nom! Ah! je ne demande qu’à
laisser les dieux en paix, pourvu toutefois qu’ils me rendent la
pareille. _Ergo, pax vobiscum[13]!_»

  [13] Cf. _Die Welt_, vol. II, liv. I, chap. 17. _Ueber das
    metaphysische Bedürfniss_.

Si un jeune avocat, orateur politique, tout feu et flammes, tout gonflé
de phrases rondes, d’exemples historiques, fût venu devant lui étaler
son système, Schopenhauer eût dit en fronçant le sourcil: «Et après?
n’espérez pas me convaincre. L’histoire, n’est-ce pas au fond toujours
la même chose, qu’il s’agisse de ministres et de diplomates penchés sur
une carte et occupés à se disputer des territoires, ou de paysans dans
une auberge en querelle pour un lambeau de terre ou une partie de dés;
toujours les mêmes passions, les mêmes chimères, qu’il s’agisse de
noisettes ou de royales couronnes? Encore si votre histoire était vraie.
Mais le mensonge la prostitue, elle sert à tous les partis. Il suffit,
pour s’en convaincre, de lire les journaux, débits publics de poison
autorisé. Ce poison, vous le proposez à _la canaille_ comme une panacée,
lui promettant, en haine du christianisme, le bonheur sur cette terre,
odieux optimistes que vous êtes! Vils flatteurs, vous dites au peuple
qu’il est souverain, mais vous savez bien que c’est un souverain
éternellement mineur, dupe d’habiles filous que l’on appelle démagogues.
Vous m’épouvantez quand je vous vois jouer avec les passions populaires;
autant vaudrait manier la dynamite. Je tremble d’entendre les chaînes de
l’ordre légal se briser avec fracas, et le monstre déchaîné rugir.
Ultra-réactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos criailleries, de
votre vacarme, de vos émeutes qui m’assourdissent, m’inquiètent et me
distraient de mes pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc nous
donnera-t-on à nous autres philosophes un philosophe couronné, un roi
libre-penseur, un Frédéric II? En attendant, que le diable vous emporte,
tous tant que vous êtes[14]!»

  [14] Cf. surtout _Parerga_, II, chap. 9.

A un pauvre amoureux qui n’est que soupirs et que larmes... Mais nous ne
voulons point détromper ici les jeunes cœurs épris d’idéal et d’horizons
bleus. Quant aux lecteurs désabusés, nous les renvoyons à la
_Métaphysique de l’amour_ et à l’_Essai sur les femmes_. Loin de tomber
aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, Schopenhauer tombe à bras
raccourcis sur ce malheureux sexe, justement parce qu’il lui doit sa
mère, personne frivole, satisfaite de vivre et fort dépensière[15].
Après une pareille satire, il conviendrait de lire l’apologie de M.
Stuart Mill. Cet anglais utilitaire, qui sous sa rigide armure de froide
logique cachait un cœur chaleureux, a écrit un petit livre tranchant et
chevaleresque sur la _sujétion des femmes_: parce qu’il a eu la fortune
de rencontrer en Mme Mill une âme d’élite, aussitôt, s’il ne tenait qu’à
lui, les femmes deviendraient électeurs, juges, ministres d’État.
Schopenhauer, qui n’a connu, ce semble, que les dames qui ne se font
guère prier, les relègue toutes au fond d’un sérail. Il méprise la
monogamie; théoriquement il est polygame, _tétragame_ même, et ne voit
qu’une objection à épouser quatre femmes, l’objection des quatre
belle-mères.

  [15] Nouvel Hamlet, il lui reprochait encore, à tort ou à raison, son
    infidélité à la mémoire d’un époux.

Enfin, c’est à notre pessimiste qu’il faut adresser le bourgeois gras et
jovial, content de lui et des autres. Mais hélas! l’éloquence d’un
Démosthène ne saurait nous persuader que le monde est mauvais quand nous
le trouvons bon. Comme l’a si bien dit Prevost-Paradol, «nos joies et
nos tristesses sont bien plus réglées par les événements de notre vie et
par le tour de nos caractères, que par la logique de nos croyances[16]».
Schopenhauer en est un remarquable exemple. Misanthrope revêche et
dédaigneux dès sa jeunesse, écrivain obscur et mécontent, quand à la fin
la gloire arrive, son front s’éclaircit, son humeur s’apaise, et il
apprend à sourire. Le bruit et le succès de sa philosophie désenchantée
l’enchantent, il ne s’en cache pas. A soixante ans il s’humanise, lui le
farouche solitaire, au sein d’une petite famille de disciples zélés et
dociles: le jour de sa fête arrivent les bouquets, les sonnets, une
coupe en argent massif et d’autres surprises. Au concert de louanges
point d’oreilles rebelles. Des jeunes gens inconnus envoient des lettres
enthousiastes. Une femme, Mme Élisabeth Ney, accourt tout exprès de
Berlin pour modeler son buste. Trois ou quatre artistes se disputent
l’honneur de faire son portrait. Mieux que tout cela, ses livres ont des
éditions nouvelles. Le _Westminster Review_, la _Revue des Deux Mondes_,
le _Journal des Débats_[17], la _Rivista contemporanea_, etc., tout en
critiquant ses doctrines, les répandent à travers l’Europe. Les hommes
sont ainsi faits, je veux dire les auteurs: qu’on publie seulement leurs
noms dans les gazettes, il ne leur en faut pas davantage; les voilà
réconciliés avec le monde.

  [16] _Les Moralistes français_, p. 288.

  [17] Schopenhauer écrivait en 1856, après avoir lu dans le _Journal
    des Débats_ du 8 octobre l’article de M. Franck sur sa philosophie:
    «Je lui inspire une pieuse épouvante. Je vois qu’ils ont eu vent de
    moi.» (_Memorabilien_, p. 118.) Il disait, non sans impertinence,
    que la critique des journaux et des revues est faite non pas pour
    diriger le jugement du public, mais pour attirer son attention.
    Aussi, que ce jugement soit bon ou mauvais, il importe peu:
    «_Censura perit scriptum manet._»

Au reste, il nous semble difficile d’admettre qu’un écrivain de talent
puisse être un pessimiste pratique et convaincu. Il est bien trop occupé
à nous dire les choses sombres avec éclat, les choses mornes avec
attrait. La vraie misère profondément sentie n’est point si artiste. A
peindre d’une main si habile les douleurs humaines, Schopenhauer a dû
plus d’une fois finir par les oublier, tant il se plaît à revêtir sa
philosophie de grande prose et à l’orner de belles images comme ces
madones laides et noires que la dévotion des fidèles recouvre de riches
étoffes et de rares bijoux.

Que de figures pittoresques et de sentences originales, mais aussi que
de citations, que d’emprunts! La curiosité amusée du lettré a glané à
travers toutes les littératures, depuis l’espagnole jusqu’à l’hindoue;
il s’est assis au banquet des anciens, aux soupers français du
dix-huitième siècle. Habile à ramasser tous les reliefs de ces délicats
festins, il les sert aux Allemands comme un plat de sa façon, accommodé
à une sauce métaphysique d’après le goût national. Les idées que nos
auteurs français, en se jouant, laissent échapper de leurs lèvres, vite
il s’en empare et les répète doctoralement. D’un de leurs mots il fait
un traité. Mais ce mot, il ne le cite pas toujours. M. Ribot[18] a
relevé un passage de Chamfort qui contient en dix lignes toute _la
métaphysique de l’amour_. Quand il traite de l’honneur des femmes, c’est
encore un mot de Chamfort qu’il développe sans le citer: «les femmes
font cause commune; elles sont liées par un _esprit de corps_, par une
espèce de confédération tacite.»--«L’honneur des sexes, dit
Schopenhauer, est un _esprit de corps_ bien entendu.» De même, telle
autre de ses pensées est due à l’inspiration de Pascal[19]. Voici un
rapprochement plus frappant encore. On lit dans les _Parerga_ (II, 271):
«La forme de gouvernement monarchique est la seule naturelle: nous en
trouvons l’exemple chez les animaux mêmes, chez les _abeilles_... _les
grues voyageuses_.» Saint Jérôme, dans une lettre au moine Rustique,
avait dit dans les mêmes termes: «L’on a besoin d’un maître dans quelque
art que ce soit. Les animaux mêmes et les troupeaux ont des chefs qui
les conduisent: les abeilles ont leurs rois, _les grues en ont une à
leur tête_.» On le voit, les grues voyageuses de Schopenhauer viennent
de loin.

  [18] _Voir_ le petit livre si intéressant et si complet de M. Ribot:
    la _Philosophie de Schopenhauer_ (Germer-Baillière). _V._ p. 70.

  [19] Cf. _Die Welt_, vol. II, p. 261-262, 4e édit.,--et Pascal, éd.
    Havet, vol. II, p. 16-17.

Dès lors, il est aisé de se rendre compte d’un procédé de composition
familier à notre écrivain; lecteur très soigneux, il découpe en petites
notes les idées saillantes qu’il rencontre sur sa route, puis il coud
ces bouts de papier et les relie par un long fil philosophique. Il
suffit de lire, pour s’en convaincre, son _Dialogue sur la religion_, en
partie tiré des auteurs anglais et français du dix-huitième siècle.
Quand il prend la plume, Schopenhauer se drape dans la toge romaine;
Sénèque est son maître de style; il se coiffe en même temps de la
perruque de Voltaire, ou de Hume, ou d’Helvétius, ou de Chamfort, qui
s’ajuste assez mal à sa tête carrée. Mais comme sous ce costume bizarre
et disparate le Germain reparaît vite avec ses boutades, son imagination
démesurée, son ironie âpre, ses gestes violents et ses invectives dignes
des éloges de M. Frauenstædt[20]! Comme l’on voit percer à travers son
style le solitaire méditatif qui n’a jamais pensé que par monologues,
qui ne s’est jamais retrempé aux sources vives et jaillissantes des
discussions et des causeries[21], et qui ne s’attarde que trop
volontiers à se commenter lui-même, car, s’il a des ailes à l’esprit, il
n’en a point aux talons.

  [20] _Voir_ le passage des _Memorabilien_, où ce disciple félicite son
    maître de n’avoir dans la polémique rien de commun avec la
    bienséance française.

  [21] La contradiction, l’objection même l’agaçaient au possible. Lire
    à ce sujet, dans les _Memorabilien_, p. 553, une lettre bien
    curieuse adressée à M. Frauenstædt.

L’ensemble de ses écrits le reflète ainsi avec une netteté merveilleuse;
et si l’on admire, à travers ses contradictions et ses folies, l’essor
de son intelligence, je ne dirai pas son génie, mais ses éclairs de
génie, ses lueurs soudaines et profondes, on ne saurait non plus assez
louer sa parfaite indépendance, son étonnante sincérité. Je trouve en
lui d’autres qualités morales, des sentiments de pitié et des actes de
bienfaisance. Il haïssait les professeurs de Berlin, mais il aimait les
bêtes. Ayant fait la rencontre d’un orang-outang à la foire de
Francfort, il allait chaque jour visiter cet ancêtre présumé des hommes.
Touché de son air triste, il comparaît le regard de cet être arrêté sur
les confins de l’humanité au regard de Moïse devant la Terre promise.
Par testament, il assura une retraite à son chien, comme s’il se fût agi
d’un vieil ami, d’un parent pauvre.

Schopenhauer n’a été ni un saint ni un ascète; les saints et les ascètes
auront le droit de s’en montrer scandalisés. Mais comme il a prêché
l’ascétisme, sa vie pratique ne fait pas en tous points honneur à sa
doctrine.

S’il s’était borné au rôle de moraliste, d’observateur des hommes et de
peintre des mœurs, on ne saurait raisonnablement exiger de lui
l’austérité d’un sage. De même un poète ne doit compte au public que de
ses sensations et de ses rêves, qui tiennent souvent à la couleur du
ciel, au vent qui souffle, au nuage qui passe. Mais quand c’est un
philosophe qui est en scène, un apôtre du renoncement, un prophète de la
sombre mort, peut-être est-il juste que l’on sache quel homme a été le
penseur sévère, peut-être est-il permis de mesurer à ses actes l’ardeur
et l’énergie de sa conviction.

Nous n’oserions donc accuser M. Gwinner, son biographe, d’indiscrétion
ou de sévérité, lorsqu’il se livre sur les habitudes privées de
Schopenhauer à une minutieuse enquête, à laquelle, il est vrai, bien peu
de personnes résisteraient; il a voulu par là non pas affaiblir le goût
du public pour des œuvres de haute valeur, mais mettre un terme au
«_culte malsain_» dont Schopenhauer est l’objet en Allemagne.

Il ne semble pas que ce culte penche vers son déclin, si l’on en juge
par le nombre toujours croissant de livres, de brochures et de
dissertations sur les écrits de notre philosophe. De la Russie jusqu’à
l’Amérique sa voix éveille chaque jour de nouveaux échos: il n’a pas
échappé à la gloire périlleuse et parfois compromettante de posséder des
disciples, cette plaie des grands hommes. Les uns s’efforcent de rendre
ses doctrines populaires, d’autres tirent de ses préceptes un catéchisme
religieux, à l’usage de ceux qui nient les religions établies, d’autres
voient en lui un second Lessing, un éducateur de cette nation allemande
à laquelle il reproche avec tant de verve son pédantisme, sa
grossièreté, sa lourdeur; d’autres le présentent comme le précurseur de
Darwin, comme le métaphysicien de l’évolution, d’autres discutent avec
une gravité imperturbable ses boutades sur les femmes, d’autres enfin
exagèrent son pessimisme jusqu’à l’extravagance, ils ne se contentent
pas d’être pessimistes, ils sont _misérabilistes_. Mais à tous ces
commentateurs, à ces interprètes plus ou moins bien inspirés, ce qui
manque par dessus tout c’est le charme étrange et l’humour du maître.

Et comme si ce n’était pas assez d’avoir des disciples, Schopenhauer,
pour comble d’infortune, est maintenant exposé aux traducteurs.

J. BOURDEAU.




Nous donnons ici la liste des ouvrages où nous avons choisi les pensées
et fragments qui suivent. En face de chaque indication bibliographique
se trouvent les lettres abréviatives qui servent de renvois aux passages
correspondants du texte original.

  _Die Welt als Wille und Vorstellung_ (4e édition. Leipzig, 1873).
    2 vol.                                                            W.

  _Parerga und Paralipomena_ (3e édition. Leipzig, 1874). 2 vol.      P.

  _Aus A. Schopenhauer’s handschriftlichem Nachlass_ (Leipzig,
    1864). 1 vol.                                                     N.

  _A. Schopenhauer. Lichtstrahlen aus seinen Werken_, von J.
    Frauenstædt (3e édition. Leipzig, 1874). 1 vol. (pensées
   détachées, extraites de tous les ouvrages de Schopenhauer)         L.

  _A. Schopenhauer. Von ihm. Ueber ihn_, von Lindner;
   _Memorabilien_, von Frauenstædt (Berlin, 1863). 1 vol.             M.

  _Schopenhauer’s Leben_, von Gwinner (Leipzig, 1878). 1 vol.         G.




PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS




I

DOULEURS DU MONDE

LE MAL DE LA VIE.--RÉSIGNATION.--RENONCEMENT.--ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE.




I

DOULEURS DU MONDE[22].

  [22] P. II, ch. XII, p. 312 et suiv.


Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut dire que notre
existence n’a aucune raison d’être dans le monde. Car il est absurde
d’admettre que la douleur sans fin qui naît de la misère inhérente à la
vie et qui remplit le monde, ne soit qu’un pur accident et non le but
même. Chaque malheur particulier paraît, il est vrai, une exception;
mais le malheur général est la règle.

De même qu’un ruisseau coule sans tourbillons, aussi longtemps qu’il ne
rencontre point d’obstacles, de même dans la nature humaine, comme dans
la nature animale, la vie coule inconsciente et inattentive, quand rien
ne s’oppose à la volonté. Si l’attention est éveillée, c’est que la
volonté a été entravée et qu’il s’est produit quelque choc.--Tout ce qui
se dresse en face de notre volonté, tout ce qui la traverse ou lui
résiste, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de désagréable et de douloureux,
nous le ressentons sur-le-champ, et très nettement. Nous ne remarquons
pas la santé générale de notre corps, mais seulement le point léger où
le soulier nous blesse: nous n’apprécions pas l’ensemble prospère de nos
affaires, et nous n’avons de pensées que pour une minutie insignifiante
qui nous chagrine.--Le bien-être et le bonheur sont donc tout négatifs,
la douleur seule est positive.

Je ne connais rien de plus absurde que la plupart des systèmes
métaphysiques qui expliquent le mal comme quelque chose de négatif; lui
seul au contraire est positif, puisqu’il se fait sentir. Tout bien, tout
bonheur, toute satisfaction sont négatifs, car ils ne font que supprimer
un désir et terminer une peine.

Ajoutez à cela qu’en général nous trouvons les joies au-dessous de notre
attente, tandis que les douleurs la dépassent de beaucoup.

Voulez-vous en un clin d’œil vous éclairer sur ce point, et savoir si le
plaisir l’emporte sur la peine, ou si seulement ils se compensent,
comparez l’impression de l’animal qui en dévore un autre, avec
l’impression de celui qui est dévoré.

                   *       *       *       *       *

La consolation la plus efficace, dans tout malheur, dans toute
souffrance, c’est de tourner les yeux vers ceux qui sont encore plus
malheureux que nous: ce remède est à la portée de chacun. Mais qu’en
résulte-t-il pour l’ensemble?

Semblables aux agneaux qui jouent dans la prairie, pendant que, du
regard, le boucher fait son choix au milieu du troupeau, nous ne savons
pas, dans nos jours heureux, quel désastre le destin nous prépare
précisément à cette heure,--maladie, persécution, ruine, mutilation,
cécité, folie, etc.

Tout ce que nous cherchons à saisir nous résiste; tout a sa volonté
hostile qu’il faut vaincre. Dans la vie des peuples, l’histoire ne nous
montre que guerres et séditions: les années de paix ne semblent que de
courtes pauses, des entr’actes, une fois par hasard. Et de même la vie
de l’homme est un combat perpétuel, non pas seulement contre des maux
abstraits, la misère ou l’ennui; mais contre les autres hommes. Partout
on trouve un adversaire: la vie est une guerre sans trêve, et l’on meurt
les armes à la main.

                   *       *       *       *       *

Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la rapidité du temps
qui nous presse, ne nous laisse pas prendre haleine, et se tient
derrière chacun de nous comme un garde-chiourme avec le fouet.--Il
épargne ceux-là seulement qu’il a livrés à l’ennui.

                   *       *       *       *       *

Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps éclatât, s’il était
soustrait à la pression de l’atmosphère, de même si le poids de la
misère, de la peine, des revers et des vains efforts était enlevé à la
vie de l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré, qu’elle le
briserait en éclats ou tout au moins le pousserait à l’insanité la plus
désordonnée et jusqu’à la folie furieuse.--En tout temps, il faut à
chacun une certaine quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misère,
comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb et marcher droit.

Travail, tourment, peine et misère, tel est sans doute durant la vie
entière le lot de presque tous les hommes. Mais si tous les vœux, à
peine formés, étaient aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie
humaine, à quoi emploierait-on le temps? Placez cette race dans un pays
de cocagne, où tout croîtrait de soi-même, et où les alouettes
voleraient toutes rôties à portée des becs, où chacun trouverait
aussitôt sa bien-aimée et l’obtiendrait sans difficulté,--alors on
verrait les hommes mourir d’ennui, ou se pendre, d’autres se quereller,
s’égorger et s’assassiner et se causer plus de souffrances que la nature
ne leur en impose maintenant.--Ainsi pour une telle race nul autre
théâtre, nulle autre existence ne sauraient convenir.

                   *       *       *       *       *

De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance opposé au
caractère positif de la douleur, il résulte que le bonheur d’une
existence donnée ne doit pas être estimé d’après ses joies et ses
jouissances, mais d’après l’absence de peines, seule chose positive. Dès
lors le sort des autres animaux paraît plus supportable que celui de
l’homme. Examinons de plus près l’un et l’autre.

Sous quelques formes variées que l’homme poursuive le bonheur ou cherche
à éviter le malheur, tout se réduit, en somme, à la jouissance ou à la
souffrance physique. Combien cette base matérielle est étroite: se bien
porter, se nourrir, se protéger contre le froid et les intempéries, et
enfin satisfaire l’instinct des sexes; ou bien, au contraire, être privé
de tout. Par conséquent, la part réelle de l’homme dans le plaisir
physique n’est pas plus grande que celle de l’animal, si ce n’est que
son système nerveux, plus susceptible et plus délicat, agrandit
l’impression de toute jouissance comme aussi de toute douleur. Mais
combien ses émotions surpassent celles de l’animal! A quelle profondeur
et avec quelle violence incomparable son cœur est agité! pour n’obtenir
à la fin que le même résultat: santé, nourriture, abri, etc.

Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s’accroît puissamment
par la seule pensée du passé et de l’avenir, d’où naissent des
sentiments nouveaux, soucis, crainte, espérance; ces sentiments agissent
beaucoup plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance
et la souffrance de l’animal, immédiates et présentes. L’animal, en
effet, n’a pas la réflexion, ce condensateur des joies et des peines;
celles-ci ne peuvent donc s’amonceler, comme il arrive pour l’homme, au
moyen du souvenir et de la prévision: chez l’animal la souffrance
présente a beau recommencer indéfiniment, elle reste toujours comme la
première fois une souffrance du moment présent, et ne peut pas
s’accumuler. De là l’insouciance enviable et l’âme placide des bêtes.
Chez l’homme, au contraire, la réflexion et les facultés qui s’y
rattachent, ajoutent à ces mêmes éléments de jouissance et de douleur
que l’homme a de communs avec la bête, un sentiment exalté de son
bonheur ou de son malheur qui peut conduire à des transports soudains,
souvent même à la mort ou bien encore à un suicide désespéré.
Considérées de plus près, les choses se passent comme il suit: ses
besoins qui, à l’origine, ne sont guère plus difficiles à satisfaire que
ceux de l’animal, il les accroît de parti pris dans le but d’augmenter
la jouissance: d’où le luxe, les friandises, le tabac, l’opium, les
boissons spiritueuses, le faste et le reste. Seul aussi il a une autre
source de jouissance, qui naît également de la réflexion, une source de
jouissance et par conséquent de douleur d’où découleront pour lui des
soucis et des embarras sans mesure et sans fin, c’est l’ambition et le
sentiment de l’honneur et de la honte:--autrement dit, en prose
vulgaire, ce qu’il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera,
sous mille formes souvent bizarres, le but de presque tous ses efforts
qui tendent bien au delà de la jouissance ou de la douleur physiques. Il
a sur l’animal, il est vrai, l’avantage incontesté des plaisirs purement
intellectuels, qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus
niais badinages ou la conversation courante jusqu’aux travaux
intellectuels des plus élevés: mais alors comme contre-poids douloureux
apparaît sur la scène l’ennui, l’ennui que l’animal ignore, du moins à
l’état de nature, car les plus intelligents parmi les animaux
domestiques, en soupçonnent déjà les légères atteintes: chez l’homme,
c’est un véritable fléau; en voulez-vous un exemple? Voyez cette légion
de misérables gens qui n’ont jamais eu d’autre pensée que de remplir
leur bourse et jamais leur tête, et pour qui le bien-être devient alors
un châtiment, parce qu’il les livre aux tortures de l’ennui. On les
voit, pour s’y soustraire, galoper de droite et de gauche, se glisser
ici et là, voyager de côtés et d’autres, s’informer avec angoisse des
lieux de plaisir et de réunion d’une ville dès qu’ils y arrivent comme
le nécessiteux des endroits où il trouvera des secours,--et, en effet,
la pauvreté et l’ennui sont les deux pôles de la vie humaine. Enfin il
reste à rappeler que dans les plaisirs de l’amour, l’homme a des choix
très particuliers et très opiniâtres, qui parfois s’élèvent plus ou
moins jusqu’à l’amour passionné. C’est là encore pour lui une source de
longues peines et de courtes joies...

Pour comble de misère, l’homme sait ce que c’est que la mort; l’animal
ne la fuit que par instinct sans la connaître, et sans la regarder
jamais en face. L’homme a sans cesse devant lui cette perspective. Peu
de bêtes meurent d’une mort naturelle, et la plupart ont juste le temps
de se reproduire, et ensuite elles deviennent la proie d’une autre.
L’homme seul en est arrivé à ce point que, dans son espèce, ce qu’on
appelle la mort naturelle est devenu la règle, malgré quelques
exceptions notables; et pour cette raison, l’avantage reste encore aux
bêtes. Joignez à cela que l’homme atteint aussi rarement que les animaux
les limites naturelles de sa vie, à cause de sa manière de vivre si
contraire à la nature, de ses efforts et de ses passions, et de la
dégénérescence qui en résulte pour la race.

Les animaux ne demandent qu’à vivre et à respirer; la plante est
absolument satisfaite de sa destinée; l’homme a d’autant moins
d’exigences qu’il est plus stupide. Aussi la vie de l’animal
contient-elle moins de souffrances, mais aussi moins de joies que la vie
humaine. La première raison, c’est que l’animal reste libre de soucis,
de préoccupations et de tous les tourments qui les accompagnent, mais il
est vrai que l’espérance lui manque; il ignore cette anticipation par la
pensée d’un avenir joyeux, cette fantasmagorie pleine d’heureuses
promesses que crée l’imagination, cette source la plus abondante de nos
plus grandes joies et de nos plus grands plaisirs; il est destitué
d’espérance: et cela parce que sa conscience est bornée à ce qui tombe
sous ses sens, c’est-à-dire à l’instant présent. L’animal, c’est le
présent incarné: aussi ne connaît-il qu’un degré de crainte et
d’espérance limité aux objets présents et sensibles; l’horizon de
l’homme embrasse toute la vie, et même la dépasse.--Mais, justement pour
ce motif, les bêtes, comparées à nous, nous apparaissent jusqu’à un
certain point vraiment sages, c’est-à-dire dans une jouissance paisible
du présent que rien ne vient troubler; leur âme si manifestement
paisible, fait souvent honte à notre état d’esprit inquiet et obsédé de
pensées et de soucis. Et puis ces joies futures et espérées ne nous sont
pas données gratuitement. En effet, jouir d’avance par l’attente ou
l’espoir d’une satisfaction que l’on se propose, c’est diminuer d’autant
la jouissance, comme si l’on en avait retranché une partie. L’animal
lui, est affranchi de cette jouissance anticipée et de la diminution qui
en résulte, et jouit ainsi du présent et du réel tout entiers et sans
réduction. De même aussi les maux ne pèsent sur lui que de leur poids
réel et vrai, tandis que pour nous, crainte et prévision, ἡ προσδοκία
τῶν κακῶν, en décuplent souvent la charge.

C’est cette faculté particulière qu’ont les animaux de se donner tout
entiers à l’impression du moment qui contribue beaucoup à la joie que
nous causent nos bêtes domestiques; elles sont le présent personnifié,
et nous rendent sensibles en quelque sorte les heures légères et
propices, tandis que nos pensées volent souvent au delà et n’y prennent
garde. Mais cette faculté des bêtes d’être plus réjouies que nous ne le
sommes par le seul fait de vivre dans le présent, l’homme égoïste et
sans cœur en abuse et l’exploite souvent de telle sorte qu’il ne leur
accorde rien autre chose que cette existence aride et dénudée:
n’emprisonne-t-il pas dans un étroit espace l’oiseau fait pour parcourir
un hémisphère, où la pauvre bête crie et finit par souhaiter la mort:
_l’uccello nella gabbia canta non di piacere, ma di rabbia_; et son plus
fidèle ami, le chien si intelligent, il le met à la chaîne! Je n’en vois
jamais un à l’attache sans une intime pitié pour lui et une indignation
profonde contre son maître. Je pense avec satisfaction au fait raconté
par le _Times_ il y a quelques années: un lord qui tenait un grand chien
à l’attache, traversant un jour sa cour, fut tenté de caresser la bête.
Sur quoi celui-ci, d’un coup de dent, lui déchira le bras du haut en
bas, et c’était bien fait! Il voulait dire par là: «Tu n’es pas mon
maître, mais mon démon persécuteur, toi qui fais de ma courte existence
un enfer.» Puisse-t-il en arriver autant à quiconque met les chiens à
l’attache. Tenir les oiseaux dans une cage, c’est aussi torturer les
bêtes. Ces êtres si favorisés de la nature, qui traversent comme une
flèche rapide les champs célestes, les emprisonner dans une cage étroite
pour jouir de leurs cris!

                   *       *       *       *       *

Ainsi c’est un degré supérieur de connaissance qui rend la vie de
l’homme plus riche en douleurs que celle de l’animal; nous pouvons
rapporter ce fait à une loi plus générale, et arriver à une vue
d’ensemble beaucoup plus large.

La connaissance est en soi toujours exempte de douleurs. La douleur
n’atteint que la volonté, et consiste dans l’obstacle, l’empêchement, la
contrariété de la volonté; mais c’est une condition indispensable que
cet obstacle soit accompagné de la connaissance. De même, en effet, que
la lumière n’éclaire l’espace que s’il y a des objets pour la réfléchir;
de même que le son a besoin d’être répercuté, et que si le bruit, en
général, est entendu à distance, c’est parce que les ondes vibratoires
de l’air viennent se briser sur des corps durs, si bien qu’il paraît
étonnamment faible sur les sommets isolés des montagnes, et que le chant
produit peu d’effet à l’air libre: ainsi l’obstacle opposé à la volonté,
pour être ressenti comme une douleur, doit être accompagné de la
connaissance, qui est pourtant, en soi, étrangère à toute douleur.

La douleur physique a pour condition les nerfs et leur relation avec le
cerveau; la lésion d’un membre n’est pas sentie, quand les nerfs qui le
relient au cerveau sont coupés, ou que le cerveau lui-même est paralysé
par le chloroforme. Pour le même motif, dès que la conscience est
éteinte par la mort, nous considérons comme sans douleur tous les
tressaillements qui suivent encore. Quant à la douleur morale, il va de
soi qu’elle a pour condition la connaissance; elle s’accroît avec le
degré de la connaissance, cela se conçoit aisément.--Nous pouvons
exprimer ce rapport par une image: la volonté est comme la corde d’un
instrument; l’obstacle qui la froisse produit la vibration, la
connaissance est le fond sonore, la douleur est le son.

En conséquence, non seulement le monde inorganique, mais la plante même
est étrangère à toute douleur: quels que soient les obstacles auxquels
la volonté puisse être soumise dans l’un et dans l’autre. Au contraire,
tout animal, même l’infusoire, souffre une douleur; parce que la
connaissance, si incomplète qu’elle soit, est le vrai caractère de
l’animal. A mesure qu’elle s’élève sur l’échelle animale, la douleur
croît en proportion. Elle est encore infiniment faible dans les espèces
inférieures: de là vient par exemple que les insectes coupés en deux et
qui ne sont plus reliés que par un intestin mangent encore. Chez les
animaux supérieurs, la douleur n’approche pas de celle de l’homme, par
suite de l’absence des idées et de la pensée. Mais aussi la faculté de
souffrir ne devait atteindre son degré suprême que dans l’être où, en
vertu de la raison et de ses délibérations réfléchies, existe aussi la
possibilité de nier cette volonté. Sans cela, c’eût été une cruauté sans
motif.

                   *       *       *       *       *

Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant la destinée qui va
s’ouvrir devant nous, comme les enfants devant un rideau de théâtre,
dans l’attente joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur
la scène: c’est un bonheur que nous n’en puissions rien savoir d’avance.
Car, aux yeux de celui qui sait ce qui se passera réellement, les
enfants sont d’innocents coupables condamnés non pas à la mort, mais à
la vie, et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu de leur
sentence.--Chacun n’en désire pas moins pour soi un âge avancé,
c’est-à-dire un état que l’on pourrait exprimer ainsi: «Aujourd’hui est
mauvais, et chaque jour sera plus mauvais--jusqu’à ce que le pire
arrive.»

                   *       *       *       *       *

Lorsqu’on se représente, autant qu’il est possible de le faire d’une
façon approximative, la somme de misère, de douleur et de souffrances de
toute sorte que le soleil éclaire dans sa course, on accordera qu’il
vaudrait beaucoup mieux que cet astre n’ait pas plus de pouvoir sur la
terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu’il n’en a dans la
lune, et qu’il serait préférable que la surface de la terre comme celle
de la lune se trouvât encore à l’état de cristal glacé.--

On peut encore considérer notre vie comme un épisode qui trouble
inutilement la béatitude et le repos du néant. Quoi qu’il en soit,
celui-là même pour qui l’existence est à peu près supportable, à mesure
qu’il avance en âge, a une conscience de plus en plus claire qu’elle est
en toutes choses un _disappointment, nay, a cheat_, en d’autres termes
qu’elle a le caractère d’une grande mystification, pour ne pas dire
d’une duperie...--

Quiconque a survécu à deux ou trois générations se trouve dans la même
disposition d’esprit que tel spectateur assis dans une baraque de
saltimbanques à la foire, quand il voit les mêmes farces répétées deux
ou trois fois sans interruption: c’est que les choses n’étaient
calculées que pour une représentation et qu’elles ne font plus aucun
effet, l’illusion et la nouveauté une fois évanouies.--

Il y aurait de quoi perdre la tête, si l’on observe la prodigalité des
dispositions prises, ces étoiles fixes qui brillent innombrables dans
l’espace infini, et n’ont pas autre chose à faire qu’à éclairer des
mondes, théâtres de la misère et des gémissements, des mondes qui, dans
le cas le plus heureux, ne produisent que l’ennui;--du moins à en juger
d’après l’échantillon qui nous est connu.--

Personne n’est vraiment digne d’envie, et combien sont à plaindre.--

La vie est un pensum dont il faut s’acquitter laborieusement: et dans ce
sens, le mot _defunctus_ est une belle expression.--

Imaginez un instant que l’acte de la génération ne soit ni un besoin ni
une volupté, mais une affaire de réflexion pure et de raison: l’espèce
humaine pourrait-elle bien encore subsister? Chacun n’aurait-il pas eu
plutôt assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le poids
de l’existence, ou du moins n’aurait-il pas hésité à le lui imposer de
sang-froid?--

Le monde, mais c’est l’enfer, et les hommes se partagent en âmes
tourmentées et en diables tourmenteurs.--

Il me faudra sans doute entendre dire encore que ma philosophie est sans
consolation;--et cela simplement parce que je dis la vérité, tandis que
les gens veulent entendre dire: le Seigneur Dieu a bien fait tout ce
qu’il a fait. Allez à l’église, et laissez les philosophes en repos. Du
moins, n’exigez pas qu’ils ajustent leurs doctrines à votre catéchisme:
c’est ce que font les gueux, les philosophâtres: chez ceux-là vous
pouvez commander des doctrines selon votre bon plaisir. Troubler
l’optimisme obligé des professeurs de philosophie est aussi facile
qu’agréable.--

Brahma produit le monde par une sorte de péché ou d’égarement, et reste
lui-même dans le monde pour expier ce péché, jusqu’à ce qu’il se soit
racheté.--Très bien!--Dans le bouddhisme, le monde naît par suite d’un
trouble inexplicable, se produisant après un long repos dans cette
clarté du ciel, dans cette béatitude sereine, appelée _Nirvana_ qui sera
reconquise par la pénitence, c’est comme une sorte de fatalité qu’il
faut entendre au fond en un sens moral, bien que cette explication ait
une analogie et une image exactement correspondante dans la nature par
la formation inexplicable du monde primitif, vaste nébuleuse d’où
sortira un soleil. Mais les erreurs morales rendent même le monde
physique graduellement plus mauvais et toujours plus mauvais, jusqu’à ce
qu’il ait pris sa triste forme actuelle.--C’est parfait!--Pour les Grecs
le monde et les dieux étaient l’ouvrage d’une nécessité
insondable.--Cette explication est supportable, en ce sens qu’elle nous
satisfait provisoirement.--Ormuzd vit en guerre avec Ahriman:--on peut
encore admettre cela.--Mais un Dieu comme ce Jéhovah, qui _animi causâ_,
pour son bon plaisir et _de gaîté de cœur_ produit ce monde de misère et
de lamentations, et qui encore s’en félicite et s’applaudit, avec son
πάντα καλά λίαν[23]. Voilà qui est trop fort! Considérons donc à ce
point de vue la religion des Juifs comme la dernière parmi les doctrines
religieuses des peuples civilisés; ce qui concorde parfaitement avec ce
fait qu’elle est aussi la seule qui n’ait absolument aucune trace
d’immortalité.

  [23] _Voir_ la note [28] à la page 63.

Quand même la démonstration de Leibnitz serait vraie; quand même on
admettrait que, parmi les mondes possibles, celui-ci est toujours le
meilleur, cette démonstration ne donnerait encore aucune théodicée. Car
le créateur n’a pas seulement créé le monde, mais aussi la possibilité
elle-même: par conséquent, il aurait dû rendre possible un meilleur
monde.

La misère qui remplit ce monde proteste trop hautement contre
l’hypothèse d’une œuvre parfaite due à un être absolument sage,
absolument bon, et avec cela tout puissant; et d’autre part,
l’imperfection évidente et même la burlesque caricature du plus achevé
des phénomènes de la création, l’homme, sont d’une évidence trop
sensible. Il y a là une dissonance que l’on ne peut résoudre. Au
contraire, douleurs et misères sont autant de preuves à l’appui, quand
nous considérons le monde comme l’ouvrage de notre propre faute, par
conséquent comme une chose qui ne saurait être meilleure. Tandis que,
dans la première hypothèse, la misère du monde devient une accusation
amère contre le créateur et donne matière à des sarcasmes, elle apparaît
dans le second cas, comme une accusation contre notre être et notre
volonté même, bien propre à nous humilier. Car elle nous conduit à cette
pensée profonde que nous sommes venus dans le monde déjà viciés comme
les enfants de pères usés de débauche, et que si notre existence est
tellement misérable, et a pour dénoûment la mort, c’est que nous avons
continuellement cette faute à expier. D’une manière générale rien n’est
plus certain: c’est la lourde faute du monde qui amène les grandes et
innombrables souffrances du monde; et nous entendons cette relation au
sens métaphysique et non physique et empirique. Aussi l’histoire du
péché originel me réconcilie-t-elle avec l’ancien testament, elle est
même à mes yeux la seule vérité métaphysique du livre, bien qu’elle s’y
présente sous le voile de l’allégorie. Car notre existence ne ressemble
à rien tant qu’à la conséquence d’une faute et d’un désir coupable...

Voulez-vous toujours avoir sous la main une boussole sûre, afin de vous
orienter dans la vie et de l’envisager sans cesse dans son vrai jour,
habituez-vous à considérer ce monde comme un lieu de pénitence, comme
une colonie pénitentiaire, _a penal colony_,--un ἐργαστήριον, ainsi déjà
l’avaient nommé les plus anciens philosophes (_Clem. Alex. Strom._ L.
III, c. 3, p. 399) et parmi les pères de l’Église comme Origène
l’exprimait avec une hardiesse louable. (Augustin. _De civit. Dei_, L.
XI, c. 23).--La sagesse de tous les temps, le brahmanisme, le
bouddhisme, Empédocle et Pythagore confirment cette manière de voir;
Cicéron (_Fragmenta de philosophia_, vol. 12, p. 316, éd. Bip.) rapporte
que les anciens sages dans l’initiation aux mystères enseignaient, _nos
ob aliqua scelera suscepta in vita superiore, pœnarum luendarum causa
natos esse_. Vanini exprime cette idée de la façon la plus énergique,
Vanini qu’on a trouvé plus commode de brûler que de réfuter, quand il
dit: _Tot, tantisque homo repletus miseriis, ut si christianæ religioni
non repugnaret, dicere auderem: si daemones dantur, ipsi, in hominum
corpora transmigrantes, sceleris pœnas luunt_ (_De admirandis naturæ
arcanis_, dial. L, p. 353). Mais même dans le pur christianisme bien
compris, notre existence est considérée comme la suite d’une faute,
d’une chute. Si l’on se familiarise avec cette pensée, on n’attendra de
la vie que ce qu’elle peut donner, et loin de considérer comme quelque
chose d’inattendu, de contraire à la règle ses contradictions,
souffrances, tourments, misères grandes ou petites, on les trouvera tout
à fait dans l’ordre, sachant bien qu’ici bas chacun porte la peine de
son existence, et chacun à sa manière.--Parmi les maux d’un
établissement pénitentiaire, le moindre n’est pas la société qu’on y
rencontre. Ce que vaut la société des hommes, ceux-là qui en
mériteraient une meilleure le sauront sans que j’aie besoin de le dire.
Une belle âme, un génie, peuvent parfois y éprouver les sentiments d’un
noble prisonnier d’État qui est aux galères entouré de vulgaires
scélérats; et comme lui ils cherchent à s’isoler. Mais en général cette
idée sur le monde nous rend capables de voir sans surprise, à plus forte
raison sans indignation, ce qu’on appelle les imperfections,
c’est-à-dire la misérable constitution intellectuelle et morale de la
plupart des hommes que leur physionomie même nous révèle...

La conviction que le monde, et par suite l’homme sont tels qu’ils ne
devraient pas exister, est de nature à nous remplir d’indulgence les uns
pour les autres; qu’attendre, en effet, d’une telle espèce d’êtres?--Il
me semble parfois que la manière convenable de s’aborder d’homme à
homme, au lieu d’être Monsieur, Sir, etc., pourrait être: «compagnon de
souffrance, _socî malorum_, compagnon de misères, _my fellow-sufferer_.»
Si bizarre que cela paraisse, l’expression est pourtant fondée, elle
jette sur le prochain la lumière la plus vraie, et rappelle à la
nécessité de la tolérance, de la patience, à l’indulgence, à l’amour du
prochain, dont nul ne pourrait se passer, et dont par conséquent chacun
est redevable.




II

MISÈRES DE LA VIE.


L’Arcadie nous a vus naître, tous tant que nous sommes, comme le dit
Schiller; c’est-à-dire que nous entrons dans le monde, pleins de
prétentions au bonheur et à la jouissance, et que nous nous attachons à
l’espérance insensée de voir ces prétentions réussir. Mais bientôt le
destin paraît, il nous empoigne rudement et il nous apprend que rien ne
nous appartient, mais que tout est à lui, qu’il a un droit incontestable
non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur notre
femme et notre enfant, mais sur nos bras et jambes, sur nos yeux et nos
oreilles, même sur notre nez en plein visage.--(P. I. 434.)

                   *       *       *       *       *

Tandis que la première moitié de la vie n’est qu’une infatigable
aspiration vers le bonheur, la seconde moitié, au contraire, est dominée
par un douloureux sentiment de crainte, car alors on finit par se rendre
compte plus ou moins clairement que tout bonheur n’est que chimère, que
la souffrance seule est réelle. Aussi les esprits sensés visent-ils
moins à de vives jouissances qu’à une absence de peines, à un état en
quelque sorte invulnérable.--Dans mes jeunes années, un coup de sonnette
à ma porte me remplissait aussitôt de joie, car je pensais: «Bon! voilà
quelque chose qui arrive.» Plus tard, mûri par la vie, ce même bruit
éveillait un sentiment voisin de l’effroi; je me disais: «Hélas!
qu’arrive-t-il?»--(L. 228.)

                   *       *       *       *       *

Rien de fixe dans la vie fugitive: ni douleur infinie, ni joie
éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme durable, ni
résolution élevée qui puisse compter pour la vie! Tout se dissout dans
le torrent des années. Les minutes, les innombrables atomes de petites
choses, fragments de chacune de nos actions, sont les vers rongeurs qui
dévastent tout ce qu’il y a de grand et de hardi... On ne prend rien au
sérieux dans la vie humaine; la poussière n’en vaut pas la peine.--(G.
51.)

                   *       *       *       *       *

A considérer la vie sous l’aspect de sa valeur objective, il est au
moins douteux qu’elle soit préférable au néant; et je dirais même que si
l’expérience et la réflexion pouvaient se faire entendre, c’est en
faveur du néant qu’elles élèveraient la voix. Si l’on frappait à la
pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils veulent ressusciter,
ils secoueraient la tête. Telle est aussi l’opinion de Socrate dans
l’apologie de Platon, et même l’aimable et gai Voltaire ne peut
s’empêcher de dire: «On aime la vie; mais le néant ne laisse pas d’avoir
du bon»; et encore: «Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle,
mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie.»--(W. II. 531.)

                   *       *       *       *       *

La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans son ensemble et dans
ses traits les plus saillants, nous présente toujours un spectacle
tragique; mais si on la parcourt dans le détail, elle a le caractère
d’une comédie. Car le train et le tourment du jour, l’incessante
agacerie du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les
disgrâces de chaque heure, sous l’action du hasard qui songe toujours à
nous mystifier, ce sont là autant de scènes de comédie. Mais les
souhaits toujours déçus, les vains efforts, les espérances que le sort
foule impitoyablement aux pieds, les funestes erreurs de la vie entière,
avec les souffrances qui s’accumulent et la mort au dernier acte, voilà
l’éternelle tragédie. Il semble que le destin ait voulu ajouter la
dérision au désespoir de notre existence, quand il a rempli notre vie de
toutes les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions seulement
soutenir la dignité des personnages tragiques. Loin de là, dans le large
détail de la vie, nous jouons inévitablement le piètre rôle de
comiques.--(L. 75.)

                   *       *       *       *       *

Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être ce Dieu: la misère
du monde me déchirerait le cœur.--(N. 441.)

                   *       *       *       *       *

Imagine-t-on un démon créateur, on serait pourtant en droit de lui crier
en lui montrant sa création: «Comment as-tu osé interrompre le repos
sacré du néant, pour faire surgir une telle masse de malheur et de
tourment?»--(N. 441.)

                   *       *       *       *       *

Si l’on mettait devant les yeux de chacun les douleurs et les tourments
épouvantables auxquels sa vie est continuellement exposée, à cet aspect,
il serait saisi d’effroi: et si l’on voulait conduire l’optimiste le
plus endurci à travers les hôpitaux, les lazarets et les chambres de
torture chirurgicales, à travers les prisons, les lieux de supplices,
les écuries d’esclaves, sur les champs de bataille et dans les cours
d’assises, si on lui ouvrait tous les sombres repaires où la misère se
glisse pour fuir les regards d’une curiosité froide, et si enfin on le
laissait regarder dans la tour affamée d’Ugolin,--alors, assurément, lui
aussi finirait par reconnaître de quelle sorte est ce _meilleur des
mondes possibles_[24].

  [24] «Il n’y a que violence dans l’univers; mais nous sommes gâtés par
    la philosophie moderne, qui a dit _tout est bien_, tandis que le mal
    a tout souillé, et que dans un sens très vrai _tout est mal_,
    puisque rien n’est à sa place.»

    J. DE MAISTRE.

Où Dante serait-il allé chercher le modèle et le sujet de son enfer
ailleurs que dans notre monde réel? Et pourtant, c’est bel et bien un
enfer qu’il nous a peint. Au contraire, quand il s’est agi de décrire le
ciel et ses joies, il se trouvait en face d’une difficulté
insurmontable, justement parce que notre monde n’offre rien d’analogue.
Au lieu des joies du Paradis, il fut réduit à nous faire part des
instructions que lui donnèrent là ses ancêtres, sa Béatrix et divers
saints. Par où l’on voit assez clairement quelle sorte de monde est le
nôtre.--(L. 189.)

                   *       *       *       *       *

Ce monde, champ de carnage où des êtres anxieux et tourmentés ne
subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où toute bête de proie
devient le tombeau vivant de mille autres, et n’entretient sa vie qu’au
prix d’une longue suite de martyres, où la capacité de souffrir croît en
proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent dans l’homme son
degré le plus élevé; ce monde, les optimistes ont voulu l’ajuster à leur
système, et nous le démontrer _a priori_ comme le meilleur des mondes
possibles. L’absurdité est criante.--On me dit d’ouvrir les yeux et de
promener mes regards sur la beauté du monde que le soleil éclaire,
d’admirer ses montagnes, ses vallées, ses torrents, ses plantes, ses
animaux, que sais-je encore. Le monde n’est-il donc qu’une lanterne
magique? Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son
rôle, c’est autre chose.--Après l’optimiste vient l’homme des causes
finales; celui-là me vante la sage ordonnance qui défend aux planètes de
se heurter du front dans leur course, qui empêche la terre et la mer de
se confondre en une immense bouillie, et les tient proprement séparées,
qui fait que tout ne reste pas figé dans une glace éternelle, ou consumé
par la chaleur, qui, grâce à l’inclinaison de l’écliptique ne permet pas
au printemps d’être éternel et laisse mûrir les fruits, etc. Mais ce ne
sont là que de simples _conditiones sine quibus non_. Car si un monde
doit exister, si ses planètes doivent durer, ne fût-ce qu’un temps égal
à celui que le rayon d’une étoile fixe éloignée met pour arriver jusqu’à
elles, et si elles ne disparaissent pas comme le fils de Lessing
immédiatement après leur naissance, il fallait que les choses ne fussent
pas charpentées assez maladroitement, pour que l’échafaudage fondamental
menaçât déjà de crouler. Arrivons maintenant aux résultats de cette
œuvre si vantée, considérons les acteurs qui se meuvent sur cette scène
si solidement machinée: nous voyons la douleur apparaître en même temps
que la sensibilité, et grandir à mesure que celle-ci devient
intelligente, nous voyons le désir et la souffrance marcher du même pas,
se développer sans limites, jusqu’à ce qu’enfin la vie humaine n’offre
plus qu’un sujet de tragédies ou de comédies. Maintenant, si l’on est
sincère, on sera peu disposé à entonner l’Alleluia des optimistes.--(L.
189.)

                   *       *       *       *       *

La vie ne se présente nullement comme un cadeau dont nous n’avons qu’à
jouir, mais bien comme un devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à
force de travail; de là, dans les grandes et petites choses, une misère
générale, un labeur sans repos, une concurrence sans trêve, un combat
sans fin, une activité imposée avec une tension extrême de toutes les
forces du corps et de l’esprit. Des millions d’hommes, réunis en
nations, concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi dans
l’intérêt de son propre bien; mais des milliers de victimes tombent pour
le salut commun. Tantôt des préjugés insensés, tantôt une politique
subtile excitent les peuples à la guerre; il faut que la sueur et le
sang de la grande foule coulent en abondance pour mener à bonne fin les
fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes. En temps de paix,
l’industrie et le commerce prospèrent, les inventions font merveille,
les vaisseaux sillonnent les mers et rapportent des friandises de tous
les coins du monde, les vagues engloutissent des milliers d’hommes. Tout
est en mouvement, les uns méditent, les autres agissent, le tumulte est
indescriptible.

Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il? Maintenir pendant un
court espace de temps des êtres éphémères et tourmentés, les maintenir
au cas le plus favorable dans une misère supportable et une absence de
douleur relative que guette aussitôt l’ennui; puis la reproduction de
cette race et le renouvellement de son train habituel.--(L. 68.)

                   *       *       *       *       *

Il est véritablement incroyable combien insignifiante et dénuée
d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et obscure, ressentie
intérieurement, s’écoule la vie de la plupart des hommes. Elle n’est que
tourments, aspirations impuissantes, marche chancelante d’un homme qui
rêve à travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec un
cortège de pensées triviales. Les hommes ressemblent à des horloges qui
ont été montées et qui marchent sans savoir pourquoi; et chaque fois
qu’un homme est engendré et mis au monde, l’horloge de la vie humaine
est de nouveau montée pour répéter encore une fois son vieux refrain usé
d’éternelle boîte à musique, phrase par phrase, mesure pour mesure, avec
des variations à peine sensibles.

Chaque individu, chaque visage humain et chaque vie humaine n’est qu’un
rêve de plus, un rêve éphémère de l’esprit infini de la nature, de la
volonté de vivre persistante et obstinée, ce n’est qu’une image fugitive
de plus qu’elle dessine en se jouant sur sa page infinie de l’espace et
du temps, qu’elle laisse subsister quelques instants d’une brièveté
vertigineuse, et qu’aussitôt elle efface pour faire place à d’autres.
Cependant et c’est là le côté de la vie qui donne à penser et à
réfléchir, il faut que la volonté de vivre, violente et impétueuse, paie
chacune de ces images fugitives, chacune de ces vaines fantaisies au
prix de douleurs profondes et sans nombre, et d’une mort amère longtemps
redoutée et qui vient enfin. Voilà pourquoi l’aspect d’un cadavre nous
rend soudainement sérieux.--(W. I. 379.)

                   *       *       *       *       *

La vie de l’homme oscille, comme un pendule, entre la douleur et
l’ennui[25], tels sont en réalité ses deux derniers éléments. Les hommes
ont dû exprimer cela d’une étrange manière; après avoir fait de l’enfer
le séjour de tous les tourments et de toutes les souffrances, qu’est-il
resté pour le ciel? justement l’ennui.--(L. 72.)

  [25]

        . . . . . Amaro e noia
        La vita, altro mai nulla. . . . . .
                            (A se stesso)
        Nell’ imo petto, grave, salda, immota
        Come colonna adamantina, siede
        Noia immortale.

    _Leopardi_ (Al conte Pepoli.)

    (Note du traducteur.)




III

RÉSIGNATION.--RENONCEMENT.--ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE.


Quand le coin du voile de Maïa[26] (l’illusion de la vie individuelle)
s’est soulevé devant les yeux d’un homme, de telle sorte qu’il ne fait
plus de différence égoïste entre sa personne et les autres hommes, et
qu’il prend autant d’intérêt aux souffrances étrangères qu’aux siennes
propres, et qu’il devient par là secourable jusqu’au dévouement, prêt à
se sacrifier lui-même pour le salut des autres,--cet homme arrivé au
point de se reconnaître lui-même dans tous les êtres, considère comme
siennes les souffrances infinies de tout ce qui vit, et doit ainsi
s’approprier la douleur du monde. Aucune détresse ne lui est étrangère.
Tous les tourments qu’il voit et peut si rarement adoucir, tous les
tourments dont il entend parler, ceux mêmes qu’il lui est possible de
concevoir frappent son esprit comme s’il en était lui-même la victime.

  [26] Maïa--l’illusion.--Schopenhauer entend par là cette connaissance,
    bornée à l’espace et au temps qui empêche l’individu de reconnaître
    sa propre essence dans les individus étrangers. (Note de M.
    Frauenstædt.)

    MAÏA, déesse hindoue, épouse de Brahma, mère des illusions ou
    l’illusion personnifiée.

Insensible aux alternatives de biens et de maux qui se succèdent dans sa
destinée, affranchi de tout égoïsme, il pénètre les voiles de l’illusion
individuelle; tout ce qui vit, tout ce qui souffre est également près de
son cœur. Il conçoit l’ensemble des choses, leur essence, leur éternel
écoulement, les vains efforts, les luttes intérieures et les souffrances
sans fin; il voit, de quelque côté qu’il tourne ses regards, l’homme qui
souffre, l’animal qui souffre, et un monde qui s’évanouit éternellement.
Il s’unit désormais aux douleurs du monde aussi étroitement que
l’égoïste à sa propre personne. Comment pourrait-il, avec une telle
connaissance du monde, affirmer par les désirs incessants sa volonté de
vivre, se rattacher toujours de plus en plus à la vie, et l’étreindre
toujours plus étroitement? L’homme séduit par l’illusion de la vie
individuelle, esclave de l’égoïsme, ne voit des choses que ce qui le
touche personnellement, et y puise des motifs sans cesse renouvelés de
désirer et de vouloir; au contraire, celui qui pénètre l’essence des
choses en soi, qui domine l’ensemble, arrive au repos de tout désir et
de tout vouloir. Désormais la volonté se détourne de la vie; elle
repousse avec effroi les jouissances qui la perpétuent. L’homme arrive
alors à l’état du renoncement volontaire, de la résignation, de la
tranquillité vraie, et de l’absence absolue de volonté.--(L. 177.)

                   *       *       *       *       *

L’esprit intime et le sens de la véritable et pure vie du cloître, et de
l’ascétisme en général, c’est que l’on se sent digne et capable d’une
existence meilleure que la nôtre, et que l’on veut fortifier et
maintenir cette conviction par le mépris de toutes les vaines
jouissances de ce monde. On attend avec calme et assurance la fin de
cette vie, privée de ses appâts trompeurs, pour saluer un jour l’heure
de la mort comme celle de la délivrance.--(L. 178.)

                   *       *       *       *       *

Tandis que le méchant livré par la violence de sa volonté et de ses
désirs à des tourments intérieurs continus et dévorants, est réduit,
quand la source de toutes les jouissances vient à tarir, à étancher la
soif brûlante de ses désirs par le spectacle des malheurs d’autrui;
l’homme, au contraire, qui est pénétré de cette idée du renoncement
absolu, quel que soit son dénuement, quelque privé qu’il soit
extérieurement de toute joie, et de tout bien, goûte cependant une
pleine allégresse et jouit d’un repos vraiment céleste. Pour lui, plus
d’empressement inquiet, plus de joie éclatante, cette joie précédée et
suivie de tant de peines, condition inévitable de l’existence pour
l’homme qui a le goût de la vie: ce qu’il ressent, c’est une paix
inébranlable, un profond repos, une intime sérénité, un état que nous ne
pouvons voir ou imaginer sans y aspirer avec ardeur parce qu’il nous
semble le seul juste, infiniment supérieur à tout autre, un état vers
lequel nous invitent et nous appellent ce qu’il y a de meilleur en nous,
et cette voix intérieure qui nous crie: _sapere aude_. Nous sentons bien
alors que tout désir accompli, tout bonheur arraché à la misère du
monde, sont comme l’aumône qui soutient le mendiant aujourd’hui, pour
que demain il meure encore de faim; la résignation, au contraire est
comme une terre reçue en héritage, qui met pour toujours l’heureux
possesseur à l’abri du souci.--(L. 179.)

                   *       *       *       *       *

Peu d’hommes, par la seule connaissance réfléchie des choses,
parviennent à pénétrer l’illusion du _principium individuationis_, peu
d’hommes remplis d’une parfaite bonté d’âme, de l’universelle charité,
en viennent enfin à reconnaître toutes les douleurs du monde comme les
leurs propres, pour aboutir à la négation de la volonté. Chez celui-là
même qui s’approche le plus de ce degré supérieur, les aises
personnelles, le charme flatteur de l’instant, l’attrait de l’espérance,
les désirs sans cesse renaissants sont un éternel obstacle au
renoncement, une éternelle amorce pour la volonté; de là vient qu’on a
personnifié dans les démons la multitude des séductions qui nous tentent
et nous sollicitent.

Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une immense souffrance,
avant qu’elle n’arrive au renoncement d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru
tous les degrés de l’angoisse croissante, après une suprême résistance,
et qu’il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre subitement en
lui-même, il se connaît, il connaît le monde, son âme alors se
transforme, s’élève au-dessus d’elle-même et de toute souffrance, et
purifié, sanctifié en quelque sorte dans un repos, une félicité
inébranlables, une élévation inaccessible, il renonce à tous les objets
de ses désirs passionnés, et reçoit la mort avec joie. Comme un pâle
éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire la délivrance,
jaillit subitement de la flamme purifiante de la douleur.

Les criminels eux-mêmes peuvent être ainsi épurés par une grande
douleur; ils sont tout autres. Leurs crimes passés n’oppressent plus
leur conscience; pourtant ils sont prêts à les expier par la mort et
voient volontiers s’éteindre avec eux ce phénomène passager de la
volonté, qui leur est maintenant étranger et comme un objet d’horreur.
Dans le touchant épisode de Gretchen, Gœthe nous a donné une
incomparable et éclatante peinture de cette négation de la volonté
causée par une grande infortune et par le désespoir. C’est un modèle
accompli de cette seconde manière d’arriver au renoncement, à la
négation de la volonté, non par la pure connaissance des douleurs de
tout un monde auxquelles on s’identifie volontairement, mais par une
douleur écrasante dont on a soi-même été accablé.--(L. 183.)

                   *       *       *       *       *

Si l’on se représente combien la misère et les souffrances sont la
plupart du temps nécessaires pour notre délivrance, on reconnaîtra que
nous devrions moins envier le bonheur des autres que leur malheur. C’est
pour cette raison que le stoïcisme qui brave le destin est pour l’âme,
il est vrai, une épaisse cuirasse contre les douleurs de la vie et aide
à mieux supporter le présent; mais il est opposé au véritable salut, car
il endurcit le cœur. Et comment le stoïcien pourrait-il être rendu
meilleur par la souffrance, lorsque, sous son écorce de pierre, il y est
insensible?--Jusqu’à un certain degré, ce stoïcisme n’est pas très rare.
C’est souvent une pure affectation, une façon de faire à mauvais jeu
bonne mine: et lorsqu’il est réel, il provient la plupart du temps de
l’insensibilité pure, du manque d’énergie, de vivacité, de sentiment et
d’imagination, nécessaires pour ressentir une grande douleur. Le flegme
et la lourdeur des Allemands sont surtout favorables à cette sorte de
stoïcisme.--(L. 185.)

                   *       *       *       *       *

Quiconque se tue veut la vie, il ne se plaint que des conditions sous
lesquelles elle s’offre à lui. Ce n’est donc pas à la volonté de vivre
qu’il renonce, mais uniquement à la vie, dont il détruit en sa personne
un des phénomènes passagers... C’est justement parce qu’il ne peut
cesser de vouloir qu’il cesse de vivre, et c’est en supprimant en lui le
phénomène de la vie qu’il affirme son désir de vivre. Car c’était
justement la douleur à laquelle il se soustrait qui aurait pu, comme
mortification de la volonté, le conduire au renoncement et à la
délivrance. Il en est de celui qui se tue comme d’un malade qui, n’ayant
pas le courage de laisser achever une opération douloureuse mais
salutaire, préférerait garder sa maladie. La souffrance supportée avec
courage lui permettrait de supprimer la volonté; mais il se soustrait à
la souffrance, en détruisant dans son corps cette manifestation de la
volonté, de telle sorte que celle-ci subsiste sans obstacles.--(L. 186.)

                   *       *       *       *       *

L’optimisme n’est au fond qu’une forme de louanges que la volonté de
vivre, unique et première cause du monde, se décerne sans raison à
elle-même, lorsqu’elle se mire avec complaisance dans son œuvre: ce
n’est pas seulement une doctrine fausse, c’est une doctrine corruptrice.
Car elle nous représente la vie comme un état désirable, et comme but de
la vie le bonheur de l’homme. Dès lors chacun s’imagine qu’il possède
les droits les plus justifiés au bonheur et à la jouissance; si ces
biens, comme cela n’est que trop fréquent, ne lui échoient pas en
partage, il se croit victime d’une injustice, n’a-t-il pas manqué le but
de sa vie?--tandis qu’il est bien plus juste de considérer le travail,
la privation, la misère et la souffrance couronnée par la mort comme le
but de notre vie (ainsi font le brahmanisme, le bouddhisme et aussi le
véritable christianisme) parce que tous ces maux conduisent à la
négation de la volonté de vivre. Dans le Nouveau Testament, le monde est
représenté comme une vallée de larmes, la vie comme un moyen de
purifier l’âme, et un instrument de martyre est le symbole du
christianisme[27].--(L. 190.)

  [27] «De nos jours, dit ailleurs Schopenhauer, le christianisme a
    oublié sa vraie signification, pour dégénérer en un plat optimisme.»
    W. I. 480.

                   *       *       *       *       *

Quiétisme, c’est-à-dire renoncement à tout désir, ascétisme,
c’est-à-dire immolation réfléchie de la volonté égoïste, et mysticisme,
c’est-à-dire conscience de l’identité de son être avec l’ensemble des
choses et le principe de l’univers--trois dispositions de l’âme qui se
tiennent étroitement; quiconque fait profession de l’une, est attiré
vers l’autre en quelque sorte malgré lui.--Rien de plus surprenant que
de voir l’accord de tous ceux qui nous ont prêché ces doctrines, à
travers l’extrême variété des temps, des pays et des religions, et rien
de plus curieux que la sécurité inébranlable comme le roc, la certitude
intérieure, avec lesquelles ils nous présentent le résultat de leur
expérience intime.--(L. 187.)

                   *       *       *       *       *

En vérité ce n’est pas le judaïsme avec son πάντα καλά λίαν[28] mais le
brahmanisme et le bouddhisme qui par l’esprit et la tendance morale se
rapprochent du christianisme. Mais l’esprit et la tendance morale sont
ce qu’il y a d’essentiel dans une religion, et non pas les mythes dans
lesquels elle les enveloppe.

  [28] I. Moïse, 1, 31.

    «Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, _et elles étaient
    très bonnes_.» Schopenhauer est l’ennemi personnel de Jehovah, qui,
    selon la Bible, ayant créé le monde, le triste monde, se vante de
    son œuvre comme d’une belle et bonne chose. Cet optimisme du Dieu
    des Juifs irrite et exaspère notre philosophe pessimiste.

Ce πάντα καλά λίαν de l’Ancien Testament est vraiment étranger au pur
christianisme: car tout le long du Nouveau Testament il est question du
monde comme d’une chose à laquelle on n’appartient pas, que l’on n’aime
pas, d’une chose qui est sous l’empire du diable. Cela s’accorde avec
l’esprit d’ascétisme, de renoncement et de victoire sur le monde, cet
esprit, qui, joint à l’amour du prochain et au pardon des injures,
marque le trait fondamental et l’étroite affinité qui unissent le
christianisme, le brahmanisme et le bouddhisme. C’est dans le
christianisme surtout qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses et
de pénétrer au-delà de l’écorce.--(L. 193.)

Le protestantisme en éliminant l’ascétisme et le célibat qui en est le
point capital, a atteint par là même l’essence du christianisme, et peut
à ce point de vue être considéré comme une apostasie. On l’a bien vu de
nos jours quand le protestantisme a peu à peu dégénéré en un plat
rationalisme, espèce de pélagianisme moderne, qui vient se résumer dans
la doctrine d’un bon père, créant le monde afin qu’on s’y amuse bien (en
quoi il aurait joliment échoué); et ce bon père, sous certaines
conditions, s’engage à procurer aussi plus tard à ses fidèles serviteurs
un monde beaucoup plus beau dont le seul inconvénient est d’avoir une
aussi funeste entrée. Cela peut être assurément une bonne religion pour
des pasteurs protestants confortables, mariés et éclairés: mais ce n’est
pas là du christianisme. Le christianisme est la doctrine qui affirme
que l’homme est profondément coupable par le seul fait de sa naissance,
et il enseigne en même temps que le cœur doit aspirer à la délivrance
qui ne peut être obtenue qu’au prix des sacrifices les plus pénibles par
le renoncement, l’anéantissement de soi-même, par conséquent par une
transformation totale de la nature humaine.--(L. 193.)

                   *       *       *       *       *

Il semble que la fin de toute activité vitale soit un merveilleux
allégement pour la force qui l’entretient: c’est là ce qui explique
peut-être cette expression de douce sérénité répandue sur le visage de
la plupart des morts. Il se peut que l’instant de la mort soit semblable
au réveil, après un sommeil lourd et troublé de cauchemars.--(W. II,
536.)

                   *       *       *       *       *

Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant, qu’un autre néant a un
jour engendré. De là naît pour lui l’assurance que la mort peut bien
mettre fin à sa vie, mais non à son existence[29].--(L. 84.)

  [29] Schopenhauer n’entend pas l’immortalité au sens d’une permanence
    de la conscience personnelle après la mort.--Ce qui est immortel,
    c’est la force, la volonté de vivre, qui est au fond de toutes
    choses, l’unique et premier principe. L’individu n’en est que la
    manifestation éphémère dans l’espace et dans le temps.

                   *       *       *       *       *

Mon imagination (surtout si j’entends de la musique) joue souvent avec
cette pensée que la vie de tous les hommes et ma propre vie ne sont que
des songes d’un esprit éternel, bons et mauvais songes, dont chaque mort
est un réveil.--(M. 732.)

                   *       *       *       *       *

Nous avons été éveillés et nous le serons de nouveau; la vie est une
nuit que remplit un long rêve, souvent un cauchemar.--(M. 732.)

                   *       *       *       *       *

Dans la vieillesse les passions et les désirs s’éteignent les uns après
les autres, à mesure que les objets de ces passions deviennent
indifférents; la sensibilité s’émousse, la force de l’imagination
devient toujours plus faible, les images pâlissent, les impressions
n’adhèrent plus, elles passent sans laisser de traces, les jours roulent
toujours plus rapides, les événements perdent leur importance, tout se
décolore. L’homme accablé de jours se promène en chancelant ou se repose
dans un coin, n’étant plus qu’une ombre, un fantôme de son être passé.
La mort vient, que lui reste-t-il encore à détruire? Un jour
l’assoupissement se change en dernier sommeil et ses rêves... ils
inquiétaient déjà Hamlet dans le célèbre monologue. Je crois que dès
maintenant nous rêvons.--(W. II, 536.)

                   *       *       *       *       *

Nous savons que les instants où la contemplation des œuvres d’art nous
délivre des désirs avides, comme si nous surnagions au-dessus de la
lourde atmosphère de la terre, sont en même temps les plus heureux que
nous connaissions. Par là nous pouvons nous figurer quelle félicité doit
ressentir l’homme dont la volonté est apaisée, non pas pour quelques
instants comme dans la jouissance du beau, mais pour toujours et
s’éteint même tout à fait, si bien qu’il ne reste que la dernière
étincelle aux lueurs vacillantes, qui soutient le corps et s’éteindra
avec lui. Lorsque cet homme, après maints rudes combats contre sa propre
nature, a fini par triompher tout à fait, il n’existe qu’à l’état d’être
purement intellectuel, comme un miroir du monde que rien ne trouble.
Désormais rien ne saurait lui causer de l’angoisse, rien ne saurait
l’agiter: car les mille liens du vouloir qui nous tiennent enchaînés au
monde et nous tiraillent en tous sens avec des douleurs continues sous
forme de désir, crainte, envie, colère, ces mille liens il les a brisés.
Il jette un regard en arrière, tranquille et souriant sur les images
illusoires de ce monde qui ont pu un jour agiter et torturer son cœur;
devant elles il est maintenant aussi indifférent que devant les échecs,
après une partie terminée ou devant des masques de carnaval qu’on a
dépouillés au matin et dont les figures ont pu nous agacer et nous
émouvoir dans la nuit du mardi gras. La vie et ses formes flottent
désormais devant ses yeux comme une apparition passagère, comme un léger
songe matinal pour l’homme à moitié éveillé, un songe que la vérité
transperce déjà de ses rayons et qui ne peut plus nous abuser; et ainsi
qu’un rêve la vie s’évanouit aussi à la fin, sans transition
brusque.--(L. 182.)

                   *       *       *       *       *

Si l’on a considéré la perversité humaine et que l’on soit prêt à s’en
indigner, il faut aussitôt jeter ses regards sur la détresse de
l’existence humaine, et réciproquement si la misère vous effraie,
considérez la perversité: alors on trouvera que l’une et l’autre se font
équilibre; et l’on reconnaîtra la justice éternelle, on verra que le
monde lui-même est le jugement du monde[30].--(L. 195.)

  [30] Traduction du vers célèbre de Schiller.

                   *       *       *       *       *

Une pitié sans bornes pour tous les êtres vivants, c’est le gage le plus
ferme et le plus sûr de la conduite morale, et cela n’exige aucune
casuistique. On peut être assuré que celui qui en est rempli ne blessera
personne, n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal à
personne; tout au contraire, il sera indulgent pour chacun, pardonnera à
chacun, sera secourable à tous dans la mesure de ses forces, et toutes
ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des
hommes. Au contraire, qu’on essaye une fois de dire: «Cet homme est
vertueux, mais il ne connaît aucune pitié», ou bien: «C’est un homme
injuste et méchant pourtant il est très compatissant», alors la
contradiction devient sensible.--Tout le monde n’a pas les mêmes goûts;
mais je ne connais pas de plus belle prière, que celle par laquelle se
terminent les vieilles pièces du théâtre hindou (comme autrefois les
pièces anglaises se terminaient par ces mots: «pour le roi»). Voici quel
en est le sens: «Puissent tous les êtres vivants rester libres de
douleurs.»--(L. 166.)




II

L’AMOUR, LES FEMMES ET LE MARIAGE

        «La nature ne songe qu’au maintien de l’espèce; et, pour la
        perpétuer, elle n’a que faire de notre sottise. Qu’étant ivre,
        je m’adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de
        la nature peut être aussi bien rempli que si j’eusse obtenu
        Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me
        sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse même
        peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l’homme qui
        voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long
        avenir? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se
        donnerait une maladie d’une année entière? La nature, en nous
        dérobant à notre raison, assure mieux son empire: et voilà
        pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille
        de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier.»

        CHAMFORT.




I

MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR[31].

  [31] W. II, p. 607.

        O vous sages, à la science haute et profonde, qui avez médité et
        qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature,
        pourquoi tous ces amours, ces baisers; vous, sages sublimes,
        dites-le moi! Mettez à la torture votre esprit subtil et
        dites-moi où, quand et comment, il m’arriva d’aimer, pourquoi il
        m’arriva d’aimer?

        BÜRGER.


On est généralement habitué à voir les poètes occupés à peindre l’amour.
La peinture de l’amour est le sujet principal de toutes les œuvres
dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, dans les
Indes aussi bien qu’en Europe: il est aussi de tous les sujets le plus
fécond pour la poésie lyrique comme pour la poésie épique; sans parler
des innombrables quantités de romans, qui, depuis des siècles, se
produisent chaque année dans tous les pays civilisés d’Europe aussi
réguliers que les fruits des saisons. Tous ces ouvrages ne sont au fond
que des descriptions variées et plus ou moins développées de cette
passion. Les peintures les plus parfaites, Roméo et Juliette, la
nouvelle Héloïse, Werther, ont acquis une gloire immortelle. Dire avec
La Rochefoucauld qu’il en est de l’amour passionné comme des spectres
dont tout le monde parle, mais que personne n’a vus; ou bien contester
avec Lichtenberg, dans son Essai, «sur la puissance de l’amour» la
réalité de cette passion et nier qu’elle soit conforme à la nature;
c’est là une grande erreur. Car il est impossible de concevoir comme un
sentiment étranger ou contraire à la nature humaine, comme une pure
fantaisie en l’air ce que le génie des poètes ne se lasse pas de
peindre, ni l’humanité d’accueillir avec une sympathie inébranlable;
puisque sans vérité, il n’y a point d’art achevé.

    _Rien n’est beau que le vrai; le vrai seul est aimable._

BOILEAU.

D’ailleurs l’expérience générale, bien qu’elle ne se renouvelle pas tous
les jours, prouve qu’une inclination vive et encore gouvernable peut,
sous l’empire de certaines circonstances, grandir et surpasser par sa
violence toutes les autres passions, écarter toutes les considérations,
surmonter tous les obstacles avec une force et une persévérance
incroyables, au point que l’on risque sans hésiter sa vie pour
satisfaire son désir, et même que l’on en fait bon marché si ce désir
est sans espoir. Ce n’est pas seulement dans les romans qu’il y a des
Werther et des Jacopo Ortis: chaque année, l’Europe en pourrait signaler
au moins une demi-douzaine: _Sed ignotis perierunt mortibus illi_; ils
meurent inconnus, et leurs souffrances n’ont d’autre chroniqueur que
l’employé qui enregistre les décès, d’autres annales que les faits
divers des journaux. Les personnes qui lisent les feuilles françaises et
anglaises attesteront l’exactitude de ce que j’avance. Mais plus grand
encore est le nombre de ceux que cette passion conduit à l’hôpital des
fous. Enfin l’on constate chaque année divers cas de double suicide,
lorsque deux amants désespérés tombent victimes des circonstances
extérieures qui les séparent; pour moi, je n’ai jamais compris comment
deux êtres qui s’aiment, et croient trouver dans cet amour la félicité
suprême, ne préfèrent pas rompre violemment avec toutes les conventions
sociales et subir toute espèce de honte, plutôt que d’abandonner la vie
en renonçant à un bonheur au delà duquel ils n’imaginent rien.--Quant
aux degrés inférieurs, aux légères atteintes de cette passion, chacun
les a chaque jour sous les yeux et, pour peu qu’il soit jeune, la
plupart du temps aussi dans le cœur.

Il n’est donc pas permis de douter de la réalité de l’amour ni de son
importance. Au lieu de s’étonner qu’un philosophe cherche à s’emparer
lui aussi de cette question, thème éternel pour tous les poètes, l’on
devrait plutôt être surpris qu’une affaire qui joue dans la vie humaine
un rôle si important ait été, jusqu’à présent, négligée par les
philosophes, et soit là devant nous comme une matière neuve. De tous les
philosophes, c’est encore Platon qui s’est le plus occupé de l’amour,
surtout dans le Banquet et dans le Phèdre. Ce qu’il a dit sur ce sujet
rentre dans le domaine des mythes, fables et jeux d’esprit, et concerne
surtout l’amour grec. Le peu qu’en dit Rousseau dans le _Discours sur
l’inégalité_, est faux et insuffisant; Kant dans la 3e partie du _Traité
sur le sentiment du beau et du sublime_, aborde un tel sujet d’une façon
trop superficielle et parfois inexacte comme quelqu’un qui ne s’y entend
guère. Platner, dans son anthrophologie ne nous offre que des idées
médiocres et plates. La définition de Spinoza mérite d’être citée à
cause de son extrême naïveté: _Amor est titillatio, concomitante idea
causae externae_ (_Eth. IV, prop. 44, dem._) Je n’ai donc ni à me servir
de mes prédécesseurs, ni à les réfuter. Ce n’est pas par les livres,
c’est par l’observation de la vie extérieure que ce sujet s’est imposé à
moi, et a pris place de lui-même dans l’ensemble de mes considérations
sur le monde.--Je n’attends ni approbation ni éloge des amoureux qui
cherchent naturellement à exprimer par les images les plus sublimes et
les plus éthérées l’intensité de leurs sentiments: à ceux-là, mon point
de vue paraîtra trop physique, trop matériel, tout métaphysique et
transcendant qu’il soit au fond. Puissent-ils se rendre compte avant de
me juger que l’objet de leur amour qu’ils exaltent aujourd’hui dans des
madrigaux et des sonnets, aurait à peine obtenu d’eux un regard, s’il
était né dix-huit ans plus tôt.

Car toute inclination tendre, quelques airs éthérés qu’elle affecte, a
toutes ses racines dans l’instinct naturel des sexes; et même elle n’est
pas autre chose que cet instinct spécialisé, déterminé, et même tout à
fait individualisé. Ceci posé, si l’on observe le rôle important que
joue l’amour à tous ses degrés et dans toutes ses nuances non seulement
dans les comédies et dans les romans, mais aussi dans le monde réel, où
il est, avec l’amour de la vie, le plus puissant et le plus actif de
tous les ressorts, si l’on songe qu’il occupe continuellement les forces
de la plus jeune partie de l’humanité, qu’il est le dernier but de
presque tout effort humain, qu’il a une influence perturbatrice sur les
affaires les plus importantes, qu’il interrompt à toute heure les
occupations les plus sérieuses, que parfois il met pour un temps les
plus grands esprits à l’envers, qu’il ne se fait pas scrupule
d’intervenir, pour les troubler, avec ses vétilles, dans les
négociations diplomatiques et les travaux des savants, qu’il s’entend
même à glisser ses billets doux et ses petites mèches de cheveux jusque
dans les portefeuilles des ministres et les manuscrits des philosophes,
ce qui ne l’empêche pas d’être chaque jour le promoteur des plus
mauvaises affaires et des plus embrouillées, qu’il rompt les relations
les plus précieuses, brise les liens les plus solides, qu’il prend pour
victimes tantôt la vie ou la santé, tantôt la richesse, le rang et le
bonheur, qu’il fait de l’honnête homme un homme sans honneur, du fidèle
un traître, qu’il semble être ainsi comme un démon malfaisant qui
s’efforce de tout bouleverser, tout embrouiller, tout détruire;--on est
alors prêt à s’écrier: Pourquoi tant de bruit? pourquoi ces efforts, ces
emportements, ces anxiétés et cette misère? Il ne s’agit pourtant que
d’une chose bien simple, il s’agit seulement que chaque Jeannot trouve
sa Jeannette[32]. Pourquoi une telle bagatelle devrait-elle jouer un
rôle si important et mettre sans cesse le trouble et le désarroi dans la
vie bien réglée des hommes?--Mais, pour le penseur sérieux, l’esprit de
la vérité dévoile peu à peu cette réponse: il ne s’agit point d’une
vétille; loin de là, l’importance de l’affaire est égale au sérieux et à
l’emportement de la poursuite. Le but définitif de toute amoureuse
entreprise, qu’elle tourne au tragique ou au comique, est réellement ce
qu’il y a de plus important dans les divers buts de la vie humaine, et
mérite le sérieux profond avec lequel chacun la poursuit. En effet, ce
qui est en question, ce n’est rien moins que _la combinaison de la
génération prochaine_. Les _dramatis personæ_, les acteurs qui entreront
en scène, quand nous en sortirons, se trouveront ainsi déterminés dans
leur existence et dans leur nature par cette passion si frivole. De même
que l’être, l’_Existentia_ de ces personnes futures a pour condition
absolue l’instinct de l’amour en général; la nature propre de leur
caractère, leur _Essentia_, dépend absolument du choix individuel de
l’amour des sexes et se trouve ainsi à tous égards irrévocablement
fixée. Voilà la clef du problème: elle nous sera mieux connue quand nous
aurons parcouru tous les degrés de l’amour depuis l’inclination la plus
fugitive, jusqu’à la passion la plus violente: nous reconnaîtrons alors
que sa diversité naît du degré de l’individualisation dans le choix.

  [32] Je ne pouvais employer ici le terme propre, libre au lecteur de
    traduire cette phrase dans la langue d’Aristophane. (_Note de
    Schopenhauer._)

Toutes les passions amoureuses de la génération présente ne sont donc
pour l’humanité entière que la sérieuse _meditatio compositionis
generationis futuræ, e quâ iterum pendent innumeræ generationes_. Il ne
s’agit plus, en effet, comme dans les autres passions humaines, d’un
malheur ou d’un avantage individuel, mais de l’existence et de la
constitution spéciale de l’humanité future: la volonté individuelle
atteint, dans ce cas, sa plus haute puissance, se transforme en volonté
de l’espèce.--C’est sur ce grand intérêt que repose le pathétique et le
sublime de l’amour, ses transports, ses douleurs infinies que les poètes
depuis des milliers de siècles ne se lassent point de représenter dans
des exemples sans nombre. Quel autre sujet l’emporterait en intérêt sur
celui qui touche au bien ou au mal de l’espèce? car l’individu est à
l’espèce ce que la surface des corps est aux corps eux-mêmes. C’est ce
qui fait qu’il est si difficile de donner de l’intérêt à un drame sans y
mêler une intrigue d’amour; et pourtant, malgré l’usage journalier qu’on
en fait, le sujet n’est jamais épuisé.

Quand l’instinct des sexes se manifeste dans la conscience individuelle
d’une manière vague et générale, et sans détermination précise, c’est la
volonté de vivre absolue, en dehors de tout phénomène, qui se fait jour.
Lorsque dans un être conscient l’instinct de l’amour se spécialise sur
un individu déterminé, ce n’est au fond que cette même volonté qui
aspire à vivre dans un être nouveau et distinct, exactement déterminé.
Et dans ce cas l’instinct de l’amour tout subjectif fait illusion à la
conscience, et sait très bien se couvrir du masque d’une admiration
objective. Car la nature a besoin de ce stratagème pour atteindre ses
buts. Si désintéressée et idéale que puisse paraître l’admiration pour
une personne aimée, le but final est en réalité la création d’un être
nouveau déterminé dans sa nature: ce qui le prouve, c’est que l’amour ne
se contente pas d’un sentiment réciproque, mais qu’il exige la
possession même, l’essentiel, c’est-à-dire la jouissance physique. La
certitude d’être aimé ne saurait consoler de la privation de celle qu’on
aime; et dans un cas pareil plus d’un amant s’est brûlé la cervelle. Il
arrive au contraire que, ne pouvant être payés de retour, des gens très
épris se contentent de la possession c’est-à-dire de la jouissance
physique. C’est le cas de tous les mariages forcés, des amours vénales
ou de celles obtenues par violence. Qu’un certain enfant soit engendré,
c’est là le but unique, véritable, de tout roman d’amour, bien que les
amoureux ne s’en doutent guère: l’intrigue qui conduit au dénoûment est
chose accessoire.--Les âmes nobles, sentimentales, tendrement éprises,
auront beau protester ici contre l’âpre réalisme de ma doctrine; leurs
protestations n’ont pas de raison d’être. La constitution et le
caractère précis et déterminé de la génération future, n’est-ce pas là
un but infiniment plus élevé, infiniment plus noble que leurs sentiments
impossibles et leurs chimères idéales? Eh quoi! parmi toutes les fins
que se propose la vie humaine, peut-il y en avoir une plus considérable?
Celle-là seule explique les profondes ardeurs de l’amour[33], la gravité
du rôle qu’il joue, l’importance qu’il communique aux plus légers
incidents. Il ne faut pas perdre de vue ce but réel, si l’on veut
s’expliquer tant de manœuvres, de détours, d’efforts, et ces tourments
infinis pour obtenir l’être aimé, lorsque, au premier abord, ils
semblent si disproportionnés. Car c’est la génération à venir dans sa
détermination absolument individuelle, qui se pousse vers l’existence à
travers ces peines et ces efforts.

  [33]

        Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
        Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
        Ces transports, c’est déjà l’humanité future
            Qui s’agite en vos seins.

    Mme ACKERMANN. (_L’amour et la mort._)

Oui c’est elle-même qui déjà s’agite dans le choix circonspect,
déterminé, opiniâtre, cherchant à satisfaire cet instinct qui s’appelle
l’amour; c’est déjà la volonté de vivre de l’individu nouveau, que les
amants peuvent et désirent engendrer; que dis-je? déjà dans
l’entrecroisement de leurs regards chargés de désirs s’allume une vie
nouvelle, un être futur s’annonce, création complète, harmonieuse. Ils
aspirent à une union véritable, à la fusion en un seul être; cet être
qu’ils vont engendrer sera comme le prolongement de leur existence, il
en sera la plénitude; en lui les qualités héréditaires des parents,
fusionnées et réunies, continuent à vivre. Au contraire, une antipathie
réciproque et obstinée entre un homme et une jeune fille est le signe
qu’ils ne pouvaient engendrer qu’un être mal constitué, sans harmonie et
malheureux. Aussi, est-ce avec un sens profond que Calderon représente
la cruelle Sémiramis, qu’il nomme une fille de l’air, comme le fruit
d’un viol, qui fut suivi du meurtre de l’époux.

Cette souveraine force qui attire exclusivement l’un vers l’autre deux
individus de sexe différent, c’est la volonté de vivre manifeste dans
toute l’espèce; elle cherche à se réaliser selon ses fins dans l’enfant
qui doit naître d’eux; il tiendra du père la volonté ou le caractère; de
la mère, l’intelligence, de tous les deux sa constitution physique;
pourtant les traits reproduiront plutôt ceux du père, la taille
rappellera plutôt celle de la mère... S’il est difficile d’expliquer le
caractère tout à fait spécial et exclusivement individuel de chaque
homme, il n’est pas moins difficile de comprendre le sentiment également
particulier et exclusif qui entraîne deux personnes l’une vers l’autre;
au fond, ces deux choses n’en font qu’une. La passion est implicitement,
ce que l’individualité est explicitement. Le premier pas vers
l’existence, le véritable _punctum saliens_ de la vie, c’est en réalité
l’instant où nos parents commencent à s’aimer--_to fancy each other_,
selon une admirable expression anglaise, et comme nous l’avons dit c’est
de la rencontre et de l’attachement de leurs ardents regards que naît le
premier germe de l’être nouveau, germe fragile, prompt à disparaître
comme tous les germes. Cet individu nouveau est en quelque sorte une
nouvelle idée platonicienne: et comme toutes les idées font un effort
violent pour arriver à se manifester dans le monde des phénomènes,
avides de saisir la matière favorable que la loi de causalité leur livre
en partage, de même cette idée particulière d’une individualité humaine
tend avec une violence, une ardeur extrêmes à se réaliser dans un
phénomène. Cette énergie, cette impétuosité, c’est justement la passion
que les deux parents futurs éprouvent l’un pour l’autre. Elle a des
degrés infinis dont les deux extrêmes pourraient être désignés sous le
nom de l’amour vulgaire, Ἀφροδίτη πάνδημος, et de l’amour divin,
οὐρανία:--mais quant à l’essence de l’amour, elle est partout et
toujours la même. Dans ses divers degrés elle est d’autant plus
puissante qu’elle est plus individualisée, en d’autres termes elle est
d’autant plus forte que la personne aimée, par toutes ses qualités et
ses manières d’être, est plus capable, à l’exclusion de toute autre
personne, de répondre au vœu particulier et au besoin déterminé qu’elle
a fait naître chez celui qui l’aime.

L’amour par essence et du premier mouvement est entraîné vers la santé,
la force et la beauté, vers la jeunesse qui en est l’expression, parce
que la volonté désire, avant tout, créer des êtres capables de vivre
avec le caractère intégral de l’espèce humaine; l’amour vulgaire
(Ἀφροδίτη πάνδημος) ne va guère plus loin. Puis viennent d’autres
exigences plus spéciales, et qui grandissent et fortifient la passion.
Il n’y a d’amour puissant que dans la conformité parfaite de deux
êtres... Et comme il n’y a pas deux individus absolument semblables,
chaque homme doit trouver chez une certaine femme les qualités qui
correspondent le mieux à ses qualités propres, toujours au point de vue
des enfants à naître. Plus cette rencontre est rare, plus rare aussi
l’amour vraiment passionné. C’est précisément parce que chacun de nous
porte en puissance ce grand amour que nous comprenons la peinture que
nous en fait le génie des poètes.--Justement parce que cette passion de
l’amour vise exclusivement l’être futur et les qualités qu’il doit
avoir, il peut arriver qu’entre un jeune homme et une jeune fille,
d’ailleurs agréables et bien faits, une sympathie de sentiment, de
caractère et d’esprit fasse naître une amitié étrangère à l’amour; il se
peut même que, sur ce dernier point, il y ait entre eux une certaine
antipathie. La raison en est que l’enfant qui naîtrait d’eux manquerait
de l’harmonie intellectuelle ou physique, qu’en un mot son existence et
sa constitution ne correspondraient pas aux plans que se propose la
volonté de vivre dans l’intérêt de l’espèce. Il peut arriver, au
contraire, qu’en dépit de la dissemblance des sentiments, du caractère
et de l’esprit, en dépit de la répugnance et de l’aversion même qui en
résultent, l’amour naisse pourtant et subsiste, parce qu’il rend aveugle
sur ces incompatibilités. S’il en résulte un mariage, ce mariage sera
nécessairement très malheureux.

Allons maintenant au fond des choses.--L’égoïsme en chaque homme a des
racines si profondes, que les motifs égoïstes sont les seuls sur
lesquels on puisse compter avec assurance pour exciter l’activité d’un
être individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit
antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité
éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu agisse et se sacrifie
pour le maintien et le développement de l’espèce, son intelligence,
toute dirigée vers les aspirations individuelles, a peine à comprendre
la nécessité de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour atteindre
son but, il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque
illusion, en vertu de laquelle il voie son propre bonheur dans ce qui
n’est, en réalité, que le bien de l’espèce; l’individu devient ainsi
l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à
ses seuls désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant ses
yeux et le fait agir. Cette illusion n’est autre que l’instinct. C’est
lui qui, dans la plupart des cas, représente le sens de l’espèce, les
intérêts de l’espèce devant la volonté. Mais ici comme la volonté est
devenue individuelle, elle doit être trompée de telle sorte qu’elle
perçoive par le sens de l’individu les desseins que le sens de l’espèce
a sur elle: ainsi, elle croit travailler au profit de l’individu, tandis
qu’en réalité elle ne travaille que pour l’espèce, dans son sens le plus
spécial. C’est chez l’animal que l’instinct joue le plus grand rôle et
que sa manifestation extérieure peut être le mieux observée; mais quant
aux voies secrètes de l’instinct, comme pour tout ce qui est intérieur,
nous ne pouvons apprendre à les connaître qu’en nous-mêmes. On
s’imagine, il est vrai, que l’instinct a peu d’empire sur l’homme, ou du
moins qu’il ne se manifeste guère que chez le nouveau-né cherchant à
saisir le sein de sa mère. Mais en réalité, il y a un instinct très
déterminé, très manifeste et surtout très compliqué, qui nous guide dans
le choix si fin, si sérieux, si particulier de la personne que l’on aime
et dont on désire la possession. S’il n’y avait de caché sous le plaisir
des sens que la satisfaction d’un impérieux besoin, la beauté ou la
laideur de l’autre individu serait indifférente. La recherche passionnée
de la beauté, le prix qu’on y attache, le choix qu’on y apporte, ne
concernent donc pas l’intérêt personnel de celui qui choisit, bien qu’il
se l’imagine, mais évidemment l’intérêt de l’être futur dans lequel il
importe de maintenir le plus possible intégral et pur le type de
l’espèce. En effet, mille accidents physiques et mille disgrâces morales
peuvent amener une déviation de la figure humaine: pourtant le vrai type
humain, dans toutes ses parties, est toujours rétabli à nouveau, grâce à
ce sens de la beauté qui domine toujours et dirige l’instinct des sexes,
sans quoi l’amour ne serait plus qu’un besoin révoltant.

Ainsi donc il n’est point d’homme qui tout d’abord ne désire ardemment
et ne préfère les plus belles créatures, parce qu’elles réalisent le
type le plus pur de l’espèce; puis il recherchera surtout les qualités
qui lui manquent, ou parfois les imperfections opposées à celles qu’il a
lui-même et les trouvera belles: de là vient, par exemple, que les
grandes femmes plaisent aux petits hommes, et que les blonds aiment les
brunes, etc.--L’enthousiasme vertigineux qui s’empare de l’homme à la
vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, et fait luire à ses
yeux le mirage du bonheur suprême s’il s’unit avec elle, n’est autre
chose que le sens de l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et
brillante et qui par elle aimerait à se perpétuer...

Ces considérations jettent une vive lumière sur la nature intime de tout
instinct; comme on le voit ici, son rôle consiste presque toujours à
faire mouvoir l’individu pour le bien de l’espèce. Car, évidemment, la
sollicitude d’un insecte pour trouver une certaine fleur, un certain
fruit, un excrément ou un morceau de chair, ou bien comme l’ichneumon la
larve d’un autre insecte pour déposer ses œufs là et pas ailleurs, et
son indifférence de la peine ou du danger quand il s’agit d’y parvenir,
sont fort analogues à la préférence exclusive de l’homme pour une
certaine femme, celle dont la nature individuelle répond à la sienne: il
la recherche avec un zèle si passionné que, plutôt que de manquer son
but, au mépris de toute raison, il sacrifie souvent le bonheur de sa
vie; il ne recule ni devant un mariage insensé, ni devant des liaisons
ruineuses, ni devant le déshonneur, ni devant des actes criminels,
adultère ou viol, et cela uniquement pour servir les buts de l’espèce
sous la loi souveraine de la nature aux dépens même de l’individu.
Partout en effet l’instinct semble dirigé par une intention
individuelle, tandis qu’il y est tout à fait étranger. Toutes les fois
que l’individu livré à lui-même serait incapable de comprendre les vues
de la nature, ou porté à lui résister, elle fait surgir l’instinct:
voilà pourquoi l’instinct a été donné aux animaux et surtout aux animaux
inférieurs les plus dénués d’intelligence; mais l’homme n’y est guère
soumis que dans le cas spécial qui nous occupe. Ce n’est pas que l’homme
fût incapable de comprendre le but de la nature, mais il ne l’aurait
peut-être pas poursuivi avec tout le zèle nécessaire aux dépens même de
son bonheur particulier. Ainsi dans cet instinct, comme dans tous les
autres, la vérité se revêt d’illusion pour agir sur la volonté. C’est
une illusion de volupté qui fait miroiter devant les yeux de l’homme
l’image décevante d’une félicité souveraine dans les bras de la beauté
que n’égale à ses yeux nulle autre créature humaine; illusion encore,
quand il s’imagine que la possession d’un seul être au monde lui assure
un bonheur sans mesure et sans limites. Il se figure sacrifier à sa
seule jouissance sa peine et ses efforts, tandis qu’en réalité il ne
travaille qu’au maintien du type intégral de l’espèce, à la création
d’un certain individu tout à fait déterminé qui a besoin de cette union
pour se réaliser et arriver à l’existence. C’est tellement là le
caractère de l’instinct d’agir en vue d’une fin dont pourtant il n’a pas
l’idée, que l’homme, poussé par l’illusion qui le possède, a quelquefois
horreur du but auquel il est conduit, qui est la procréation des êtres;
il voudrait même s’y opposer; c’est le cas de presque toutes les amours
en dehors du mariage. Une fois sa passion satisfaite, tout amant éprouve
une étrange déception; il s’étonne de ce que l’objet de tant de désirs
passionnés ne lui procure qu’un plaisir éphémère, suivi d’un rapide
désenchantement. Ce désir est en effet aux autres désirs qui agitent le
cœur de l’homme, ce que l’espèce est à l’individu, ce que l’infini est
au fini. L’espèce seule au contraire profite de la satisfaction de ce
désir, mais l’individu n’en a pas conscience; tous les sacrifices qu’il
s’est imposés, poussé par le génie de l’espèce, ont servi à un but qui
n’est pas le sien. Aussi tout amant, le grand œuvre de la nature une
fois accompli, se trouve mystifié; car l’illusion qui le rendait dupe de
l’espèce s’est évanouie. Platon dit très bien: ἡδονή ἁπάντων
ἀλαζονέστατον. _Voluptas omnium maxime vaniloqua._

Ces considérations jettent des clartés nouvelles sur les instincts et le
sens esthétique des animaux. Eux aussi ils sont esclaves de cette sorte
d’illusion qui fait briller à leurs yeux le mirage trompeur de leur
propre jouissance, tandis qu’ils travaillent si assidûment et avec un
désintéressement si absolu pour l’espèce; ainsi l’oiseau bâtit son nid,
ainsi l’insecte cherche l’endroit propice pour y déposer ses œufs, ou
bien se livre à la chasse d’une proie dont il ne jouira pas lui-même,
qui doit servir de nourriture pour les larves futures et qu’il placera à
côté des œufs; ainsi l’abeille, la guêpe, la fourmi travaillent à leurs
constructions futures et prennent leurs dispositions si compliquées. Ce
qui dirige toutes ces bêtes, c’est évidemment une illusion qui met au
service de l’espèce le masque d’un intérêt égoïste. Telle est la seule
explication vraisemblable du phénomène interne et subjectif qui dirige
les manifestations de l’instinct. Mais à voir les choses par le dehors,
nous remarquons chez les animaux les plus esclaves de l’instinct,
surtout chez les insectes, une prédominance du système ganglionnaire,
c’est-à-dire du système nerveux subjectif sur le système cérébral ou
objectif; d’où il faut conclure que les bêtes sont poussées non pas tant
par une intelligence objective et exacte que par des représentations
subjectives excitant des désirs qui naissent de l’action du système
ganglionnaire sur le cerveau, ce qui prouve bien qu’elles sont sous
l’empire d’une sorte d’illusion: et telle sera la marche physiologique
de tout instinct.--Comme éclaircissement, je mentionne encore un autre
exemple moins caractéristique il est vrai de l’instinct dans l’homme,
c’est l’appétit capricieux des femmes enceintes: il semble naître de ce
que la nourriture de l’embryon exige parfois une modification
particulière ou déterminée du sang qui afflue vers lui: alors la
nourriture la plus favorable se présente aussitôt à l’esprit de la femme
enceinte comme l’objet d’un vif désir; là encore il y a illusion. La
femme aurait donc un instinct de plus que l’homme: le système
ganglionnaire est aussi beaucoup plus développé chez la femme.--La
prédominance excessive du cerveau explique comment l’homme a moins
d’instinct que les bêtes, et comment ses instincts peuvent quelquefois
s’égarer. Ainsi, par exemple, le sens de la beauté qui dirige le choix
dans la recherche de l’amour, s’égare lorsqu’il dégénère en vice contre
nature; de même une certaine mouche (musca vomitoria) au lieu de mettre
ses œufs, conformément à son instinct, dans une chair en décomposition,
les dépose dans la fleur de l’arum dracunculus égarée par l’odeur
cadavérique de cette plante.

L’amour a donc toujours pour fondement un instinct dirigé vers la
reproduction de l’espèce: cette vérité nous paraîtra claire jusqu’à
l’évidence, si nous examinons la question en détail, comme nous allons
le faire.

Tout d’abord il faut considérer que l’homme est par nature porté à
l’inconstance dans l’amour, la femme à la fidélité[34]. L’amour de
l’homme baisse d’une façon sensible, à partir de l’instant où il a
obtenu satisfaction: il semble que toute autre femme ait plus d’attrait
que celle qu’il possède; il aspire au changement. L’amour de la femme au
contraire grandit à partir de cet instant. C’est là une conséquence du
but de la nature qui est dirigé vers le maintien et par suite vers
l’accroissement le plus considérable possible de l’espèce. L’homme en
effet peut aisément engendrer plus de cent enfants en une année, s’il a
autant de femmes à sa disposition; la femme au contraire eût-elle autant
de maris, ne pourrait mettre au monde qu’un enfant par année, en
exceptant les jumeaux. Aussi l’homme est-il toujours en quête d’autres
femmes; tandis que la femme reste fidèlement attachée à un seul homme:
car la nature la pousse instinctivement et sans réflexion à conserver
près d’elle celui qui doit nourrir et protéger la petite famille future.
De là résulte que la fidélité dans le mariage est artificielle pour
l’homme et naturelle à la femme, et par conséquent l’adultère de la
femme à cause de ses conséquences, et parce qu’il est contraire à la
nature, est beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme.

  [34] Schopenhauer, dans son _Traité sur les femmes_, les accuse, au
    contraire, de fausseté, d’infidélité, de trahison, d’ingratitude.

Je veux aller au fond des choses et achever de vous convaincre en vous
prouvant que le goût pour les femmes, si objectif qu’il puisse paraître,
n’est pourtant qu’un instinct masqué, c’est-à-dire le sens de l’espèce
qui s’efforce d’en maintenir le type. Nous devons rechercher de plus
près et examiner plus spécialement les considérations qui nous dirigent
dans la poursuite de ce plaisir, quelque figure singulière que fassent
dans un ouvrage philosophique les détails que nous allons indiquer ici.
Ces considérations se divisent comme il suit: il y a d’abord celles qui
concernent directement le type de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, il y
a celles qui visent les qualités psychiques, et enfin les considérations
purement relatives, la nécessité de corriger et de neutraliser les unes
par les autres les dispositions particulières et anormales des deux
individus. Examinons séparément chacune de ces divisions.

La première considération qui dirige notre inclination et notre choix,
c’est celle de l’âge. En général la femme que nous choisissons se trouve
dans les années comprises entre la fin et le commencement des menstrues;
nous donnons pourtant une préférence décisive à la période qui va de la
18e à la 28e année. Nulle femme en dehors des conditions précédentes ne
nous attire. Une femme âgée, c’est-à-dire une femme incapable d’avoir
des enfants ne nous inspire qu’un sentiment d’aversion. La jeunesse sans
beauté a toujours de l’attrait: la beauté sans jeunesse n’en a
plus.--Évidemment l’intention inconsciente qui nous dirige n’est autre
que la possibilité générale d’avoir des enfants: en conséquence tout
individu perd en attrait pour l’autre sexe, selon qu’il se trouve plus
ou moins éloigné de la période propre à la génération ou à la
conception.--La seconde considération est la santé: les maladies aiguës
ne troublent nos inclinations que d’une manière passagère, les maladies
chroniques, les cachexies, au contraire, effraient ou éloignent, parce
qu’elles se transmettent à l’enfant.--La troisième considération, c’est
le squelette parce qu’il est le fondement du type de l’espèce. Après
l’âge et la maladie, rien ne nous éloigne tant qu’une conformation
défectueuse: même le plus beau visage ne saurait dédommager d’une taille
déviée; il y a plus, un laid visage sur un corps droit sera toujours
préféré. C’est toujours un défaut du squelette qui vous frappe le plus,
par exemple une taille trapue et aplatie, des jambes trop courtes, ou
bien encore une démarche boiteuse quand elle n’est pas la conséquence
d’un accident extérieur. Au contraire un corps remarquablement beau
compense bien des défauts, il nous enchante. L’importance extrême que
nous attribuons tous aux petits pieds se rattache aussi à ces
considérations; ils sont en effet un caractère essentiel de l’espèce,
aucun animal n’ayant le tarse et le métatarse réunis aussi petits que
l’homme, ce qui tient à sa démarche verticale; il est un plantigrade.
Jésus Sirach dit à ce propos (26, 23, d’après la traduction corrigée de
Kraus,) «une femme bien faite et qui a de beaux pieds est comme des
colonnes d’or sur des bases d’argent.» L’importance des dents n’est pas
moindre parce qu’elles servent à la nutrition et qu’elles sont tout
spécialement héréditaires.--La quatrième considération est une certaine
plénitude des chairs, c’est-à-dire la prédominance de la faculté
végétative, de la plasticité; parce que celle-ci promet au fœtus une
nourriture riche: c’est pour cela qu’une grande femme maigre repousse
d’une manière surprenante. Des seins bien arrondis et bien conformés
exercent une remarquable fascination sur les hommes; parce que se
trouvant en rapport direct avec les fonctions de génération de la femme,
ils promettent au nouveau-né une riche nourriture. Au contraire des
femmes grasses au delà de toute mesure excitent notre répugnance; car
cet état morbide est un signe d’atrophie de l’utérus, et par conséquent
une marque de stérilité; ce n’est pas l’intelligence qui sait cela,
c’est l’instinct.--La beauté du visage n’est prise en considération
qu’en dernier lieu. Ici aussi c’est la partie osseuse qui frappe avant
tout: l’on recherche surtout un nez bien fait, tandis qu’un nez court,
retroussé, gâte tout. Une légère inclinaison du nez, en haut ou en bas,
a décidé du sort d’une infinité de jeunes filles, et avec raison: car il
s’agit de maintenir le type de l’espèce. Une petite bouche, formée de
petits os maxillaires, est très essentielle, comme caractère spécifique
de la figure humaine, en opposition à la gueule des bêtes. Un menton
fuyant et pour ainsi dire amputé, est particulièrement repoussant; parce
qu’un menton proéminent _mentum prominulum_ est un trait de caractère de
notre espèce. L’on considère en dernier lieu les beaux yeux et le front,
qui se rattachent aux qualités psychiques; surtout aux qualités
intellectuelles, lesquelles font partie de l’héritage de la mère.

Nous ne pouvons naturellement énumérer aussi exactement les
considérations inconscientes auxquelles s’attache l’inclination des
femmes. Voici ce que l’on peut affirmer d’une manière générale. C’est
l’âge de 30 et 35 ans qu’elles préfèrent à tout autre âge, même à celui
des jeunes gens, qui pourtant représentent la fleur de la beauté
masculine. La cause en est qu’elles sont dirigées non par le goût, mais
par l’instinct qui reconnaît dans ces années l’apogée de la force
génératrice. En général, elles considèrent fort peu la beauté, surtout
celle du visage: comme si elles seules se chargeaient de la transmettre
à l’enfant. C’est surtout la force et le courage de l’homme qui gagnent
leur cœur: car ces qualités promettent une génération de robustes
enfants, et semblent leur assurer dans l’avenir un protecteur courageux.
Tout défaut corporel de l’homme, toute déviation du type, la femme peut
les supprimer pour l’enfant dans la génération, si les parties
correspondantes de sa constitution, défectueuses chez l’homme, sont chez
elle irréprochables, ou encore exagérées en sens inverse. Il faut
excepter seulement les qualités de l’homme particulières à son sexe, et
que la mère par conséquent ne peut donner à l’enfant; par exemple, la
structure masculine du squelette, de larges épaules, des hanches
étroites, des jambes droites, la force des muscles, du courage, de la
barbe, etc. De là vient que les femmes aiment souvent de vilains hommes,
mais jamais des hommes efféminés parce qu’elles ne peuvent neutraliser
un pareil défaut.

Le second ordre de considérations qui importent dans l’amour, concerne
les qualités psychiques. Nous trouverons ici que ce sont les qualités du
cœur ou du caractère dans l’homme qui attirent la femme, car ces
qualités-là l’enfant les reçoit de son père. C’est avant tout une
volonté ferme, la décision et le courage, peut-être aussi la droiture et
la bonté du cœur, qui gagnent la femme. Au contraire, les qualités
intellectuelles n’exercent sur elle aucune action directe et
instinctive, justement parce que le père ne les transmet pas à ses
enfants. La bêtise ne nuit pas près des femmes: une force d’esprit
supérieure, ou même le génie par sa disproportion ont souvent un effet
défavorable. Aussi voit-on souvent un homme laid, bête et grossier
supplanter près des femmes un homme bien fait, spirituel, aimable. On
voit aussi des mariages d’inclination entre des êtres aussi
dissemblables qu’il est possible au point de vue de l’esprit: lui par
exemple brutal, robuste et borné, elle, douce, impressionnable, pensant
finement, instruite, pleine de goût, etc.; ou encore lui, très savant,
plein de génie, elle, une oie:

    Sic visum Veneri; cui placet impares
    Formas atque animos sub juga aënea
        Saevo mittere cum joco.

La raison en est que les considérations qui prédominent ici n’ont rien
d’intellectuel et se rapportent à l’instinct. Dans le mariage ce qu’on a
en vue ce n’est pas un entretien plein d’esprit, c’est la création des
enfants: le mariage est un lien des cœurs et non des têtes. Lorsqu’une
femme affirme qu’elle est éprise de l’esprit d’un homme, c’est une
prétention vaine et ridicule ou bien c’est l’exaltation d’un être
dégénéré.--Les hommes au contraire, dans l’amour instinctif, ne sont pas
déterminés par les qualités du caractère de la femme; c’est pour cela
que tant de Socrates ont trouvé leurs Xantippes, par exemple
Shakespeare, Albert Dürer, Byron, etc. Mais les qualités intellectuelles
ont ici une grande influence, parce qu’elles sont transmises par la
mère: néanmoins leur influence est aisément surpassée par celle de la
beauté corporelle qui agit plus directement sur des points plus
essentiels. Il arrive cependant que des mères, instruites par leur
expérience de cette influence intellectuelle, font apprendre à leur
fille les beaux-arts, les langues, etc. pour les rendre attrayantes à
leurs futurs maris; elles cherchent ainsi à aider l’intelligence par des
moyens artificiels, de même que le cas échéant, elles cherchent à
développer les hanches et la poitrine.--Remarquons bien qu’il n’est ici
question que de l’attrait instinctif et tout immédiat, qui seul donne
naissance à la vraie passion de l’amour. Qu’une femme intelligente et
instruite apprécie l’intelligence et l’esprit chez un homme, qu’un homme
raisonnable et réfléchi éprouve le caractère de sa fiancée et en tienne
compte, cela ne fait rien à l’affaire dont il est ici question: ainsi
procède la raison dans le mariage quand c’est elle qui choisit, mais non
l’amour passionné qui seul nous occupe.

Jusqu’à présent, je n’ai tenu compte que des considérations absolues,
c’est-à-dire de celles qui sont d’un effet général; je passe maintenant
aux considérations relatives, qui sont individuelles, parce que là le
but est de rectifier le type de l’espèce, déjà altéré, de corriger les
écarts du type que la personne même qui choisit porte déjà en elle, et
de revenir ainsi à une pure représentation de ce type. Chacun aime
précisément ce qui lui manque. Le choix individuel qui repose sur ces
considérations toutes relatives est bien plus déterminé, plus décidé et
plus exclusif que le choix qui n’a égard qu’aux considérations absolues;
c’est de ces considérations relatives que naît d’ordinaire l’amour
passionné, tandis que les amours communes et passagères ne sont guidées
que par des considérations absolues. Ce n’est pas toujours la beauté
régulière et accomplie qui enflamme les grandes passions. Pour une
inclination vraiment passionnée il faut une condition que nous ne
pouvons exprimer que par une métaphore empruntée à la chimie. Les deux
personnes doivent se neutraliser l’une l’autre, comme un acide et un
alcali forment un sel neutre. Toute constitution sexuelle est une
constitution incomplète, l’imperfection varie avec les individus. Dans
l’un et l’autre sexe chaque être n’est qu’une partie du tout incomplète
et imparfaite. Mais cette partie peut être plus ou moins considérable,
selon les natures. Aussi chaque individu trouve-t-il son complément
naturel dans un certain individu de l’autre sexe qui représente en
quelque sorte la fraction indispensable au type complet, qui l’achève et
neutralise ses défauts, et produit un type accompli de l’humanité dans
le nouvel individu qui doit naître; car c’est toujours à la constitution
de cet être futur que tout aboutit sans cesse. Les physiologistes savent
que la sexualité chez l’homme et chez la femme a des degrés
innombrables: la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre et
l’hypospadias; de même qu’il y a parmi les femmes de gracieux
androgynes; les deux sexes peuvent atteindre l’hermaphrodisme complet,
et ces individus qui tiennent le juste milieu entre les deux sexes et ne
font partie d’aucun sont incapables de se reproduire.--Pour la
neutralisation de deux individualités l’une par l’autre, il est
nécessaire que le degré déterminé de sexualité chez un certain homme
corresponde exactement au degré de sexualité chez une certaine femme;
afin que ces deux dispositions partielles se compensent justement l’une
l’autre.

C’est ainsi que l’homme le plus viril cherchera la femme la plus femme,
et vice versa. Les amants mesurent d’instinct cette part proportionnelle
nécessaire à chacun d’eux, et ce calcul inconscient se trouve avec les
autres considérations au fond de toute grande passion. Aussi quand les
amoureux parlent sur un ton pathétique de l’harmonie de leurs âmes, il
faut entendre le plus souvent l’harmonie des qualités physiques propres
à chaque sexe, et de nature à donner naissance à un être accompli,
harmonie qui importe bien plus que le concert de leurs âmes, lequel
souvent après la cérémonie se résout en un criant désaccord. A cela se
joignent les considérations relatives plus éloignées qui reposent sur ce
fait que chacun s’efforce de neutraliser par l’autre personne ses
faiblesses, ses imperfections, et tous les écarts du type normal, de
crainte qu’ils ne se perpétuent dans l’enfant futur, ou ne s’exagèrent
et ne deviennent des difformités. Plus un homme est faible au point de
vue de la force musculaire, plus il cherchera des femmes fortes: et la
femme agira de même. Mais comme c’est une loi de la nature que la femme
ait une force musculaire plus faible, il est également dans la nature
que les femmes préfèrent les hommes robustes.--La stature est aussi une
considération importante. Les petits hommes ont un penchant décidé pour
les grandes femmes et réciproquement... L’aversion d’une femme grande
pour des hommes grands est au fond des vues de la nature, afin d’éviter
une race gigantesque, quand la force transmise par la mère serait trop
faible pour assurer une longue durée à cette race exceptionnelle. Si une
grande femme choisit un grand mari, entre autres motifs pour faire
meilleure figure dans le monde, ce sont leurs descendants qui expieront
cette folie... Jusque dans les diverses parties du corps chacun cherche
un correctif à ses défauts, à ses déviations, avec d’autant plus de soin
que la partie est plus importante. Ainsi les gens au nez épaté
contemplent avec un plaisir inexprimable un nez aquilin, un profil de
perroquet; et ainsi du reste. Les hommes aux formes grêles et étirées,
au long squelette, admirent une petite personne tassée et courte à
l’excès.--Il en est de même du tempérament; chacun préfère celui qui est
l’opposé du sien, et sa préférence est toujours proportionnée à
l’énergie de son propre tempérament.--Ce n’est pas qu’une personne
parfaite en quelque point aime les imperfections contraires; mais elle
les supporte plus aisément que d’autres ne les supporteraient, parce que
les enfants trouvent dans ces qualités une garantie contre une
imperfection plus grande. Par exemple, une personne très blanche
n’éprouvera point de répugnance pour un teint olivâtre; mais aux yeux
d’une personne au teint bistré un teint d’une blancheur éclatante semble
divinement beau.--Il est des cas exceptionnels où un homme peut
s’éprendre d’une femme décidément laide: conformément à notre loi de
concordance des sexes, lorsque l’ensemble des défauts et irrégularités
physiques de la femme sont justement l’opposé et par conséquent le
correctif de ceux de l’homme. Alors la passion atteint généralement un
degré extraordinaire...

L’individu obéit en tout ceci, sans qu’il s’en doute, à un ordre
supérieur, celui de l’espèce: de là l’importance qu’il attache à
certaines choses, qui, en tant qu’individu, pourraient et devraient lui
être indifférentes.--Rien n’est singulier comme le sérieux profond,
inconscient, avec lequel deux jeunes gens de sexe différent qui se
voient pour la première fois s’observent l’un l’autre; le regard
inquisiteur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre; l’inspection
minutieuse que tous les traits et toutes les parties de leurs personnes
respectives ont à subir. Cette recherche, cet examen, c’est _la
méditation du génie de l’espèce_ sur l’enfant qu’ils pourraient créer,
et la combinaison de ses éléments constitutifs. Le résultat de cette
méditation déterminera le degré de leur inclination et de leurs désirs
réciproques. Après avoir atteint un certain degré, ce premier mouvement
peut s’arrêter subitement, par la découverte de quelque détail
jusqu’alors inaperçu.--Ainsi le génie de l’espèce médite la génération
future; et le grand œuvre de Cupidon, qui spécule, s’ingénie et agit
sans cesse, est d’en préparer la constitution. En face des grands
intérêts de l’espèce toute entière, présente et future, l’avantage des
individus éphémères compte peu: le dieu est toujours prêt à les
sacrifier sans pitié. Car le génie de l’espèce est relativement aux
individus comme un immortel est aux mortels, et ses intérêts sont à ceux
des hommes comme l’infini est au fini. Sachant donc qu’il administre des
affaires supérieures à toutes celles qui ne concernent qu’un bien ou un
mal individuel, il les mène avec une impassibilité suprême, au milieu du
tumulte de la guerre, dans l’agitation des affaires, à travers les
horreurs d’une peste, il les poursuit même jusque dans la retraite du
cloître.

Nous avons vu plus haut que l’intensité de l’amour s’accroît à mesure
qu’il s’individualise. Nous l’avons prouvé: la constitution physique de
deux individus peut être telle que, pour améliorer le type de l’espèce,
et lui rendre toute sa pureté, l’un de ces individus doit être le
complément de l’autre. Un désir mutuel et exclusif les attire alors; et
par cela seul qu’il est fixé sur un objet unique, et qu’il représente en
même temps une mission spéciale de l’espèce, ce désir prend aussitôt un
caractère noble et élevé. Pour la raison opposée, le pur instinct sexuel
est un instinct vulgaire, parce qu’il n’est pas dirigé vers un individu
unique, mais vers tous, et qu’il ne cherche qu’à conserver l’espèce par
le nombre seulement et sans s’inquiéter de la qualité. Quand l’amour
s’attache à un être unique, il atteint alors une telle intensité, un tel
degré de passion, que s’il ne peut être satisfait, tous les biens du
monde et la vie même perdent leur prix. C’est une passion d’une violence
que rien n’égale, qui ne recule devant aucun sacrifice, et qui peut
conduire à la folie ou au suicide. Les causes inconscientes d’une
passion si excessive doivent différer de celles que nous avons démêlées
plus haut, et sont moins apparentes. Il nous faut admettre qu’il ne
s’agit pas seulement ici d’adaptation physique, mais que, de plus, la
volonté de l’homme et l’intelligence de la femme ont entre elles une
concordance spéciale qui fait que seuls ils peuvent engendrer un certain
être tout à fait déterminé: c’est l’existence de cet être que le génie
de l’espèce a ici en vue, pour des raisons cachées dans l’essence de la
chose en soi, et qui ne nous sont point accessibles. En d’autres termes:
la volonté de vivre désire ici s’objectiver dans un individu exactement
déterminé, lequel ne peut être engendré que par ce père uni à cette
mère. Ce désir métaphysique de la volonté en soi n’a d’abord d’autre
sphère d’action dans la série des êtres, que les cœurs des parents
futurs: saisis de cette impulsion, ils s’imaginent ne désirer que pour
eux-mêmes ce qui n’a qu’un but encore purement métaphysique,
c’est-à-dire en dehors du cercle des choses véritablement existantes.
Ainsi donc, de la source originelle de tous les êtres jaillit cette
aspiration d’un être futur, qui trouve son occasion unique d’arriver à
la vie, et cette aspiration se manifeste dans la réalité des choses par
la passion élevée et exclusive des parents futurs l’un pour l’autre; au
fond, illusion non pareille qui pousse un amoureux à donner tous les
biens de la terre pour s’unir à cette femme,--et pourtant en vérité elle
ne peut rien lui donner de plus qu’une autre. Telle est l’unique fin
poursuivie, ce qui le prouve c’est que cette sublime passion, aussi bien
que les autres, s’éteint dans la jouissance, au grand étonnement des
intéressés.--Elle s’éteint aussi quand la femme se trouvant stérile (ce
qui d’après Huseland peut résulter de 19 vices de constitution
accidentels), le but métaphysique s’évanouit: des millions de germes
disparaissent ainsi chaque jour, dans lesquels pourtant aussi le même
principe métaphysique de la vie aspire vers l’être. A cela point d’autre
consolation, si ce n’est que la volonté de vivre dispose de l’infini
dans l’espace, le temps et la matière, et qu’une occasion inépuisable de
retour lui est ouverte...

Le désir d’amour, ἱμερος, que les poètes de tous les temps s’étudient à
exprimer sous mille formes sans jamais épuiser le sujet, ni même
l’égaler, ce désir qui attache à la possession d’une certaine femme
l’idée d’une félicité infinie, et une douleur inexprimable à la pensée
qu’on ne pourrait l’obtenir,--ce désir et cette douleur de l’amour ne
peuvent pas avoir pour principe les besoins d’un individu éphémère; ce
désir est le soupir du génie de l’espèce qui, pour réaliser ses
intentions, voit ici une occasion unique à saisir ou à perdre, et qui
pousse de profonds gémissements. L’espèce seule a une vie sans fin et
seule elle est capable de satisfactions et de douleurs infinies. Mais
celles-ci se trouvent emprisonnées dans la poitrine étroite d’un mortel:
quoi d’étonnant quand cette poitrine semble vouloir éclater et ne peut
trouver aucune expression pour peindre le pressentiment de volupté ou de
peine infinie qui l’envahit. C’est bien là le sujet de toute poésie
érotique d’un genre élevé, de ces métaphores transcendantes qui planent
bien au-dessus des choses terrestres. C’est là ce qui inspirait
Pétrarque, ce qui agitait les Saint-Preux, les Werther et les Jacopo
Ortis; sans cela, ils seraient incompréhensibles et inexplicables. Ce
prix infini que les amants attachent l’un à l’autre ne peut reposer sur
de rares qualités intellectuelles, sur des qualités objectives ou
réelles; tout simplement parce que les amants ne se connaissent pas
assez exactement l’un l’autre; c’était le cas de Pétrarque. Seul
l’esprit de l’espèce peut voir d’un seul regard quelle valeur les amants
ont pour lui, et comment ils peuvent servir ses buts. Aussi les grandes
passions naissent-elles en général au premier regard.

    Who ever lov’d, that lov’d not at first sight?

Shakespeare, _As you like it_, III, 5[35].

  [35] Aima-t-il jamais, celui qui n’aima pas au premier regard.

... Si la perte de la bien-aimée, soit par le fait d’un rival, soit par
la mort, cause à l’amoureux passionné une douleur qui surpasse toutes
les autres, c’est justement, parce que cette douleur est d’une nature
transcendante, et qu’elle ne l’atteint pas seulement comme individu,
mais qu’elle le frappe dans son _essentia æterna_, dans la vie de
l’espèce dont il était chargé de réaliser la volonté spéciale. De là
vient que la jalousie est si pleine de tourments et si farouche, et que
le renoncement à la bien-aimée est le plus grand de tous les
sacrifices.--Un héros rougirait de laisser échapper des plaintes
vulgaires, mais non des plaintes d’amour; parce qu’alors ce n’est pas
lui, c’est l’espèce qui se lamente. Dans la grande Zénobie de Calderon,
il y a au second acte une scène entre Zénobie et Decius où celui-ci dit:

    Cielos, luego tu me quieres?
    Perdiera cien mil victorias,
    Volviérame, etc.--

    Ciel! tu m’aimes donc?
    Pour cela, je sacrifierais cent mille victoires,
    Je fuirais devant l’ennemi...

Ici donc l’honneur, qui jusqu’à présent l’emportait sur tout autre
intérêt, a été battu et mis en fuite, aussitôt que l’amour, c’est-à-dire
l’intérêt de l’espèce, entre en scène et cherche à emporter l’avantage
décisif... Devant cet intérêt seul cèdent l’honneur, le devoir et la
fidélité, après qu’ils ont résisté à toute autre tentation, même à la
menace de la mort.--Nous trouvons de même dans la vie privée que sur
aucun point la probité scrupuleuse n’est plus rare: les gens les plus
honnêtes d’ailleurs et les plus droits la mettent ici de côté, et
commettent l’adultère au mépris de tout, quand l’amour passionné,
c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, s’est emparé d’eux. Il semble même
qu’ils croient avoir conscience d’un privilège supérieur tel que les
intérêts individuels n’en sauraient jamais accorder de semblable;
justement parce qu’ils agissent dans l’intérêt de l’espèce. A ce point
de vue la pensée de Chamfort est digne de remarque: «Quand un homme et
une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble
toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari,
des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre de par la nature,
qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les
conventions humaines.» Si des protestations s’élevaient contre cette
théorie, il suffirait de rappeler l’étonnante indulgence avec laquelle
le Sauveur dans l’Évangile traite la femme adultère, quand il présume la
même faute chez tous les assistants.--La plus grande partie du Décaméron
semble être à ce même point de l’espèce sur les droits et les intérêts
des individus qu’il foule aux pieds.--Toutes les différences de rang,
tous les obstacles, toutes les barrières sociales, le génie de l’espèce
les écarte et les anéantit sans efforts. Il dissipe comme une paille
légère toutes les institutions humaines, n’ayant souci que des
générations futures. C’est sous l’empire d’un intérêt d’amour que tout
danger disparaît et même que l’être le plus pusillanime trouve du
courage.

Et dans la comédie et le roman avec quel plaisir, avec quelle sympathie,
ne suivons-nous pas les jeunes gens qui défendent leur amour,
c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, et qui triomphent de l’hostilité des
parents uniquement préoccupés d’intérêts individuels. Car autant
l’espèce l’emporte sur l’individu, autant la passion surpasse en
importance, en élévation et en justice tout ce qui la contrarie. Aussi
le sujet fondamental de presque toutes les comédies, c’est l’entrée en
scène du génie de l’espèce avec ses aspirations et ses projets, menaçant
les intérêts des autres personnages de la pièce et cherchant à ensevelir
leur bonheur. Généralement il réussit et le dénoûment, conforme à la
justice poétique, satisfait le spectateur, parce que ce dernier sent que
les desseins de l’espèce passent bien avant ceux des individus; après le
dénoûment il s’en va tout consolé, laissant les amoureux à leur
victoire, s’associant à l’illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur,
tandis qu’en réalité, ils n’ont fait que le donner en sacrifice au bien
de l’espèce, malgré la prévoyance et l’opposition de leurs parents. Dans
certaines comédies singulières, on a essayé de retourner la chose, et de
mener à bonne fin le bonheur des individus, aux dépens des buts de
l’espèce: mais dans ce cas, le spectateur éprouve la même douleur que le
génie de l’espèce, et l’avantage assuré des individus ne saurait le
consoler. Comme exemple, il me revient à l’esprit quelques petites
pièces très connues: _la Reine de seize ans_, _le Mariage de raison_.
Dans les tragédies où il s’agit d’amour, les amants succombent presque
toujours; ils n’ont pu faire triompher les buts de l’espèce dont ils
n’étaient que l’instrument: ainsi dans Roméo et Juliette, Tancrède, don
Carlos, Wallenstein, la fiancée de Messine et tant d’autres.

Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au tragique: parce que dans
l’un et l’autre cas, il est aux mains du génie de l’espèce, qui le
domine au point de le ravir à lui-même; ses actions sont
disproportionnées à son caractère. De là vient, dans les degrés
supérieurs de la passion, cette couleur si poétique et si sublime dont
ses pensées se revêtent, cette élévation transcendante et surnaturelle,
qui semble lui faire absolument perdre de vue le but tout physique de
son amour. C’est que le génie de l’espèce et ses intérêts supérieurs
l’animent maintenant. Il a reçu la mission de fonder une suite indéfinie
de générations douées d’une certaine constitution et formées de certains
éléments qui ne peuvent se rencontrer que dans un seul père et une seule
mère; cette union et celle-là seulement peut donner l’existence à la
génération déterminée que la volonté de vivre exige expressément. Le
sentiment qu’il agit dans des circonstances d’une importance si
transcendante, transporte l’amant à une telle hauteur au-dessus des
choses terrestres et même au-dessus de lui-même, et revêt ses désirs
matériels d’une apparence tellement immatérielle, que l’amour est un
épisode poétique, même dans la vie de l’homme le plus prosaïque, ce qui
le rend parfois ridicule.--Cette mission que la volonté soucieuse des
intérêts de l’espèce impose à l’amant se présente sous le masque d’une
félicité infinie et anticipée qu’il espère trouver dans la possession de
la femme qu’il aime. Aux degrés suprêmes de la passion cette chimère est
si étincelante que, si on ne peut l’atteindre, la vie même perd tout
charme, et paraît désormais si vide de joies, si fade et si insipide,
que le dégoût qu’on en éprouve surmonte même l’effroi de la mort;
l’infortuné abrège parfois volontairement ses jours. Dans ce cas, la
volonté de l’homme est entrée dans le tourbillon de la volonté de
l’espèce, ou bien cette dernière l’emporte tellement sur la volonté
individuelle, que si l’amant ne peut agir en qualité de représentant de
cette volonté de l’espèce, il dédaigne d’agir au nom de la sienne
propre. L’individu est un vase trop fragile pour contenir l’aspiration
infinie de la volonté de l’espèce concentrée sur un objet déterminé. Dès
lors il n’y a d’autre issue que le suicide, parfois le double suicide
des deux amants; à moins que la nature, pour sauver l’existence, ne
laisse arriver la folie qui couvre de son voile la conscience d’un état
désespéré.--Chaque année plusieurs cas analogues viennent confirmer
cette vérité.

Mais ce n’est pas seulement la passion qui a parfois une issue tragique
et contrariée: l’amour satisfait conduit plus souvent aussi au malheur
qu’au bonheur. Car les exigences de l’amour, en conflit avec le
bien-être personnel de l’amant, sont tellement incompatibles avec les
autres circonstances de sa vie et ses plans d’avenir qu’elles minent
tout l’édifice de ses projets, de ses espérances et de ses rêves.
L’amour n’est pas seulement en contradiction avec les relations
sociales, souvent il l’est aussi avec la nature intime de l’individu,
lorsqu’il se fixe sur des personnes qui, en dehors des rapports sexuels,
seraient haïes de leur amant, méprisées, et même abhorrées. Mais la
volonté de l’espèce a tant de puissance sur l’individu, que l’amant fait
taire ses répugnances et ferme les yeux sur les défauts de celle qui
aime: il passe légèrement sur tout, il méconnaît tout, et s’unit pour
toujours à l’objet de sa passion, tant il est ébloui par cette illusion,
qui s’évanouit dès que la volonté de l’espèce est satisfaite et qui
laisse derrière elle pour toute la vie une compagne détestée. Ainsi
seulement l’on s’explique que des hommes raisonnables et même
distingués, s’unissent à des harpies et épousent des mégères, et ne
comprennent pas comment ils ont pu faire un tel choix. Voilà pourquoi
les anciens représentaient l’amour avec un bandeau. Il peut même arriver
qu’un amoureux reconnaisse clairement les vices intolérables de
tempérament et de caractère chez sa fiancée, qui lui présagent une vie
tourmentée, il se peut qu’il en souffre amèrement, sans qu’il ait le
courage de renoncer à elle:

    I ask not, I care not,
    If guilt’s in thy heart;
    I know that I love thee,
    Whatever thou art.

  Si tu es coupable, peu m’importe, je ne le demande point, je sais que
  je t’aime telle que tu es et cela me suffit.

Car au fond, ce n’est pas son propre intérêt qu’il poursuit, bien qu’il
se l’imagine, mais celui d’un troisième individu, qui doit naître de cet
amour. Ce désintéressement qui est partout le sceau de la grandeur,
donne ici à l’amour passionné cette apparence sublime, et en fait un
digne objet de poésie.--Enfin, il arrive que l’amour se concilie avec la
haine la plus violente pour l’être aimé, aussi Platon l’a-t-il comparé à
l’amour des loups pour les brebis. Ce cas se présente, quand un amoureux
passionné, malgré tous les efforts et toutes les prières, ne peut à
aucun prix se faire écouter.

    I love and hate her.

Shakespeare, _Cymb._, III, 5.

    Je l’aime et je la hais.

--Sa haine contre la personne aimée l’enflamme alors et va si loin qu’il
tue sa maîtresse puis se donne la mort. Il se produit chaque année des
exemples de cette sorte, on les trouve dans les journaux. Que de vérité
dans ces vers de Gœthe:

    Par tout amour méprisé! par les éléments infernaux!
    Je voudrais connaître une imprécation encore plus atroce!

Ce n’est vraiment pas une hyperbole quand un amoureux traite de cruauté
la froideur de sa bien-aimée, ou le plaisir qu’elle trouve à le faire
souffrir. Il est, en effet, sous l’influence d’un penchant qui, analogue
à l’instinct des insectes, l’oblige malgré la raison à suivre absolument
son but, et à négliger tout le reste. Plus d’un Pétrarque a dû traîner
son amour tout le long de sa vie, sans espoir, comme une chaîne, comme
un boulet de fer au pied, et exhaler ses soupirs dans la solitude des
forêts; mais il n’y a eu qu’un Pétrarque doué en même temps du don de
poésie; à lui s’applique le beau vers de Gœthe:

    Et quand l’homme dans sa douleur se tait,
    Un dieu m’a donné d’exprimer combien je souffre.

Le génie de l’espèce est toujours en guerre avec les génies protecteurs
des individus, il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à
détruire sans pitié le bonheur personnel, pour arriver à ses fins; et on
a vu le salut de nations entières dépendre parfois de ses caprices;
Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, p. 3, act. 3, sc. 2
et 3. L’espèce, en effet, en laquelle notre être prend racine, a sur
nous un droit antérieur et plus immédiat que l’individu, ses affaires
passent avant les nôtres. Les anciens ont senti cela, quand ils ont
personnifié le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu hostile, dieu cruel,
malgré son air enfantin, dieu justement décrié, démon capricieux,
despotique, et pourtant maître des dieux et des hommes:

    σὺ δ’ὦ θεῶν τύραννε κἀνθρώπων, Ἔρως!
    Tu, deorum hominumque tyranne, Amor!

Des flèches meurtrières, un bandeau et des ailes sont ses attributs. Les
ailes marquent l’inconstance, suite ordinaire de la déception qui
accompagne le désir satisfait.

Comme en effet la passion reposait sur l’illusion d’une félicité
personnelle, au profit de l’espèce, le tribut une fois payé à l’espèce,
l’illusion décevante doit s’évanouir. Le génie de l’espèce qui avait
pris possession de l’individu, l’abandonne de nouveau à sa liberté.
Délaissé par lui, il retombe dans les bornes étroites de sa pauvreté, et
s’étonne de voir qu’après tant d’efforts sublimes, héroïques et infinis,
il ne lui reste rien de plus qu’une vulgaire satisfaction des sens:
contre toute attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il
s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, règle
générale, Thésée une fois heureux abandonne son Ariane. La passion de
Pétrarque eût-elle été satisfaite, son chant aurait cessé, comme celui
de l’oiseau, dès que les œufs sont posés dans le nid.

Remarquons en passant que ma métaphysique de l’amour déplaira sûrement
aux amoureux qui se sont laissé prendre au piège. S’ils étaient
accessibles à la raison, la vérité fondamentale que j’ai découverte les
rendrait plus que toute autre capables de surmonter leur amour. Mais il
faut bien s’en tenir à la sentence du vieux poète comique: _Quæ res in
se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non
potes._

Les ménages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce et non au
profit de l’individu. Il est vrai, les individus s’imaginent travailler
à leur propre bonheur: mais le but véritable leur est étranger à
eux-mêmes, puisqu’il n’est autre que la procréation d’un être qui n’est
possible que par eux. Obéissant l’un et l’autre à la même impulsion, ils
doivent naturellement chercher à s’accorder ensemble le mieux possible.
Mais très souvent, grâce à cette illusion instinctive qui est l’essence
de l’amour, le couple ainsi formé se trouve sur tout le reste dans le
plus criant désaccord. On le voit bien dès que l’illusion s’est
fatalement évanouie. Alors il arrive que les mariages d’amour sont assez
régulièrement malheureux, parce qu’ils assurent le bonheur de la
génération future, mais aux dépens de la génération présente. _Quien se
casa por amores, ha de vivir con dolores._--Quiconque se marie par
amour, vivra dans les douleurs, dit le proverbe espagnol.--C’est le
contraire qui a lieu dans les mariages de convenance, conclus la plupart
du temps d’après le choix des parents. Les considérations qui agissent
ici, de quelque nature qu’elles puissent être, ont du moins une réalité
et ne peuvent disparaître d’elles-mêmes. Ces considérations sont
capables d’assurer le bonheur des époux, mais aux dépens des enfants qui
doivent naître d’eux, et encore ce bonheur reste problématique. L’homme
qui, en se mariant, se préoccupe plus encore de l’argent que de son
inclination, vit plus dans l’individu que dans l’espèce; ce qui est
absolument opposé à la vérité, à la nature, et mérite un certain mépris.
Une jeune fille qui, malgré les conseils de ses parents, refuse la main
d’un homme riche et encore jeune, et rejette toutes les considérations
de convenances, pour choisir selon son goût instinctif, fait à l’espèce
le sacrifice de son bonheur individuel. Mais justement à cause de cela,
on ne saurait lui refuser une certaine approbation, car elle a préféré
ce qui importe plus que le reste, elle agit dans le sens de la nature
(ou plus exactement de l’espèce), tandis que les parents conseillaient
dans le sens de l’égoïsme individuel.--Il semble donc que dans la
conclusion d’un mariage il faille sacrifier les intérêts de l’espèce ou
ceux de l’individu. La plupart du temps, il en est ainsi, tant il est
rare de voir les convenances et la passion marcher la main dans la main.
La misérable constitution physique, morale ou intellectuelle de la
plupart des hommes provient sans doute en partie de ce que les mariages
sont conclus habituellement non par choix ou inclination pure, mais pour
des considérations extérieures de toute sorte et d’après des
circonstances accidentelles. Lorsque, en même temps que les convenances,
l’inclination est jusqu’à un certain point respectée, c’est comme une
transaction que l’on fait avec le génie de l’espèce. Les mariages
heureux sont, comme on le sait, fort rares; justement parce qu’il est de
l’essence du mariage de n’avoir pas principalement pour but la
génération actuelle, mais la génération future. Cependant ajoutons
encore pour la consolation des natures tendres et aimantes que l’amour
passionné s’associe parfois à un sentiment d’une origine toute
différente, je veux dire l’amitié, fondée sur l’accord des caractères;
mais elle ne se déclare qu’une fois que l’amour s’éteint dans la
jouissance. L’accord des qualités complémentaires, morales,
intellectuelles et physiques, nécessaire au point de vue de la
génération future pour faire naître l’amour, peut aussi, au point de vue
des individus eux-mêmes, par une sorte d’opposition concordante de
tempérament et de caractère, produire l’amitié.

Toute cette métaphysique de l’amour que je viens de traiter ici, se
rattache étroitement à ma métaphysique en général, elle l’éclaire d’un
jour nouveau, et voici comment:

On a vu que, dans l’amour des sexes, la sélection attentive, s’élevant
peu à peu jusqu’à l’amour passionné, repose sur l’intérêt si haut et si
sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et personnelle de
la race à venir. Cette sympathie extrêmement remarquable confirme
justement deux vérités présentées dans les précédents chapitres: d’abord
l’indestructibilité de l’être en soi qui survit pour l’homme, dans ces
générations à venir. Cette sympathie, si vive et si agissante, qui naît
non de la réflexion et de l’intention, mais des aspirations et des
tendances les plus intimes de notre être, ne pourrait exister d’une
manière si indestructible et exercer sur l’homme un si grand empire, si
l’homme était absolument éphémère, et si les générations se succédaient
réellement et absolument distinctes les unes des autres, n’ayant d’autre
lien que la continuité du temps. La seconde vérité, c’est que l’être en
soi réside dans l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour
la constitution spéciale de l’espèce, qui est à l’origine de tout
commerce d’amour, depuis le caprice le plus passager, jusqu’à la passion
la plus sérieuse, est véritablement pour chacun la plus grande affaire,
c’est-à-dire celle dont le succès ou l’insuccès le touche de la façon la
plus sensible; d’où lui vient par excellence le nom d’affaire de cœur.
Aussi, quand cet intérêt a parlé d’une manière décisive, tout autre
intérêt ne concernant que la personne privée lui est subordonné et au
besoin sacrifié. L’homme prouve ainsi que l’espèce lui importe plus que
l’individu, et qu’il vit plus directement dans l’espèce que dans
l’individu.--Pourquoi donc l’amoureux est-il suspendu avec un complet
abandon aux yeux de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à lui faire
tout sacrifice?--Parce que c’est la partie immortelle de son être qui
soupire vers elle; tandis que tout autre de ses désirs ne se rapporte
qu’à son être fugitif et mortel.--Cette aspiration vive, fervente,
dirigée vers une certaine femme, est donc un gage de l’indestructibilité
de l’essence de notre être et de sa continuité dans l’espèce. Considérer
cette continuité comme quelque chose d’insuffisant et d’insignifiant,
c’est une erreur qui naît de ce que, par la continuité de vie de
l’espèce, on n’entend pas autre chose que l’existence future d’êtres
semblables à nous, mais nullement identiques: et cela parce que, partant
d’une connaissance dirigée vers les choses extérieures, l’on ne
considère que la figure extérieure de l’espèce, telle que nous la
concevons par intuition, et non son intime essence. Cette essence
intérieure est justement ce qui est au fond de notre conscience et en
forme le point central, ce qui est même plus immédiat que cette
conscience: et, en tant que chose en soi, affranchie du «_principium
individuationis_» cette essence se trouve absolument identique dans tous
les individus, qu’ils existent au même moment ou qu’ils se succèdent.
C’est là ce que j’appelle, en d’autres termes, la volonté de vivre,
c’est-à-dire cette aspiration pressante à la vie et à la durée. C’est
justement cette force que la mort épargne et laisse intacte, force
immuable qui ne peut conduire à un état meilleur. Pour tout être vivant,
la souffrance et la mort sont non moins certaines que l’existence. On
peut cependant s’affranchir des souffrances et de la mort par la
négation de la volonté de vivre, qui a pour effet de détacher la volonté
de l’individu du rameau de l’espèce, et de supprimer l’existence dans
l’espèce. Ce que devient alors cette volonté, nous n’en avons point
d’idée et nous manquons de toutes données sur ce point. Nous ne pouvons
désigner un tel état que comme ayant la liberté d’être volonté de vivre
ou de ne l’être pas. Dans ce dernier cas, c’est ce que le bouddhisme
appelle Nirvana; c’est précisément le point qui par sa nature même reste
à jamais inaccessible à toute connaissance humaine.--

Si maintenant, nous mettant au point de vue de ces dernières
considérations, nous plongeons nos regards dans le tumulte de la vie,
nous voyons sa misère et ses tourments occuper tous les hommes; nous
voyons les hommes réunir tous leurs efforts pour satisfaire des besoins
sans fin et se préserver de la misère aux mille faces, sans pourtant
oser espérer autre chose que la conservation, pendant un court espace de
temps, de cette même existence individuelle si tourmentée. Et voilà
qu’en pleine mêlée, nous apercevons deux amants dont les regards se
croisent pleins de désirs.--Mais pourquoi tant de mystère, pourquoi ces
allures craintives et dissimulées?--Parce que ces amants sont des
traîtres, qui travaillent en secret à perpétuer toute la misère et les
tourments qui, sans eux, auraient une fin prochaine, cette fin qu’ils
veulent rendre vaine, comme d’autres avant eux l’ont rendue vaine.

                   *       *       *       *       *

Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants, à leur insu, pouvait
parler par leur bouche et exprimer des idées claires, au lieu de se
manifester par des sentiments instinctifs, la haute poésie de ce
dialogue amoureux, qui dans le langage actuel ne parle que par images
romanesques et paraboles idéales d’aspirations infinies, de
pressentiments d’une volupté sans bornes, d’ineffable félicité, de
fidélité éternelle, etc. se traduirait ainsi:

DAPHNIS.--J’aimerais à faire cadeau d’un individu à la génération
future, et je crois que tu pourrais lui donner ce qui me manque.

CHLOÉ.--J’ai la même intention, et je crois que tu pourrais lui donner
ce que je n’ai pas. Voyons un peu!

DAPHNIS.--Je lui donne une haute stature et la force musculaire: tu n’as
ni l’une ni l’autre.

CHLOÉ.--Je lui donne de belles formes et de très petits pieds: tu n’as
ni ceci ni cela.

DAPHNIS.--Je lui donne une fine peau blanche que tu n’as pas.

CHLOÉ.--Je lui donne des cheveux noirs et des yeux noirs: tu es blond.

DAPHNIS.--Je lui donne un nez aquilin.

CHLOÉ.--Je lui donne une petite bouche.

DAPHNIS.--Je lui donne du courage et de la bonté qui ne sauraient venir
de toi.

CHLOÉ.--Je lui donne un beau front, l’esprit et l’intelligence, qui ne
pourraient lui venir de toi.

DAPHNIS.--Taille droite, belles dents, santé solide, voilà ce qu’il
reçoit de nous deux: vraiment, tous les deux ensemble nous pouvons douer
en perfection l’individu futur; aussi je te désire plus que toute autre
femme.

CHLOÉ.--Et moi aussi je te désire.--(M. 391.)

                   *       *       *       *       *

Sterne dit dans _Tristram Shandy_ (T. 6. p. 43): _there is no passion so
serious as lust_.--En effet, la volupté est très sérieuse.
Représentez-vous le couple le plus beau, le plus charmant, comme il
s’attire et se repousse, se désire et se fuit avec grâce dans un beau
jeu d’amour. Vienne l’instant de la volupté, tout badinage, toute gaîté
gracieuse et douce ont subitement disparu. Le couple est devenu sérieux.
Pourquoi? C’est que la volupté est bestiale, et la bestialité ne rit
pas. Les forces de la nature agissent partout sérieusement.--La volupté
des sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre le monde idéal.
L’enthousiasme et la volupté sont graves et ne comportent pas le
badinage.--(N. 406.)

                   *       *       *       *       *

Les caprices qui naissent de l’amour ressemblent aux feux follets: ils
donnent les illusions les plus vives, ils nous conduisent dans le
marécage et s’évanouissent.--(N. 408.)




II

ESSAI SUR LES FEMMES[36].

  [36] P. II. 649.


... Le seul aspect de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux
grands travaux de l’intelligence, ni aux grands travaux matériels. Elle
paie sa dette à la vie non par l’action mais par la souffrance, les
douleurs de l’enfantement, les soins inquiets de l’enfance; elle doit
obéir à l’homme, être une compagne patiente qui le rassérène. Elle n’est
faite ni pour les grands efforts, ni pour les peines ou les plaisirs
excessifs; sa vie peut s’écouler plus silencieuse, plus insignifiante et
plus douce que celle de l’homme, sans qu’elle soit, par nature, ni
meilleure ni pire.

                   *       *       *       *       *

Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à soigner, à élever notre
première enfance, c’est qu’elles restent elles-mêmes puériles, futiles
et bornées; elles demeurent toute leur vie de grands enfants, une sorte
d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. Qu’on observe une jeune fille
folâtrant tout le long du jour avec un enfant, dansant et chantant avec
lui, et qu’on imagine ce qu’un homme, avec la meilleure volonté du
monde, pourrait faire à sa place.

                   *       *       *       *       *

Chez les jeunes filles, la nature semble avoir voulu faire ce qu’en
style dramatique on appelle un coup de théâtre; elle les pare pour
quelques années d’une beauté, d’une grâce, d’une perfection
extraordinaires, aux dépens de tout le reste de leur vie, afin que
pendant ces rapides années d’éclat elles puissent s’emparer fortement de
l’imagination d’un homme et l’entraîner à se charger loyalement d’elles
d’une manière quelconque. Pour réussir dans cette entreprise la pure
réflexion et la raison ne donnaient pas de garantie suffisante. Aussi la
nature a-t-elle armé la femme, comme toute autre créature, des armes et
des instruments nécessaires pour assurer son existence et seulement
pendant le temps indispensable, car la nature en cela agit avec son
économie habituelle: de même que la fourmi femelle, après son union avec
le mâle, perd les ailes qui lui deviendraient inutiles et même
dangereuses pour la période d’incubation, de même aussi la plupart du
temps, après deux ou trois couches, la femme perd sa beauté, sans doute
pour la même raison. De là vient que les jeunes filles regardent
généralement les occupations du ménage ou les devoirs de leur état comme
des choses accessoires et de pures bagatelles, tandis qu’elles
reconnaissent leur véritable vocation dans l’amour, les conquêtes et
tout ce qui en dépend, la toilette, la danse, etc.

                   *       *       *       *       *

Plus une chose est noble et accomplie, plus elle se développe lentement
et tardivement. La raison et l’intelligence de l’homme n’atteignent
guère tout leur développement que vers la vingt-huitième année; chez la
femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive à la dix-huitième
année. Aussi n’a-t-elle qu’une raison de dix-huit ans bien strictement
mesurée. C’est pour cela que les femmes restent toute leur vie de vrais
enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s’attachent au
présent, prenant l’apparence pour la réalité et préférant les niaiseries
aux choses les plus importantes. Ce qui distingue l’homme de l’animal
c’est la raison; confiné dans le présent, il se reporte vers le passé et
songe à l’avenir: de là sa prudence, ses soucis, ses appréhensions
fréquentes. La raison débile de la femme ne participe ni à ces
avantages, ni à ces inconvénients; elle est affligée d’une myopie
intellectuelle qui lui permet, par une sorte d’intuition, de voir d’une
façon pénétrante les choses prochaines; mais son horizon est borné, ce
qui est lointain lui échappe. De là vient que tout ce qui n’est pas
immédiat, le passé et l’avenir, agissent plus faiblement sur la femme
que sur nous: de là aussi ce penchant bien plus fréquent à la
prodigalité, qui parfois touche à la démence. Au fond du cœur les femmes
s’imaginent que les hommes sont faits pour gagner de l’argent et les
femmes pour le dépenser; si elles en sont empêchées pendant la vie de
leur mari, elles se dédommagent après sa mort. Et ce qui contribue à les
confirmer dans cette conviction, c’est que leur mari leur donne l’argent
et les charge d’entretenir la maison.--Tant de côtés défectueux sont
pourtant compensés par un avantage: la femme plus absorbée dans le
moment présent, pour peu qu’il soit supportable en jouit plus que nous;
de là cet enjouement qui lui est propre et la rend capable de distraire
et parfois de consoler l’homme accablé de soucis et de peines.

Dans les circonstances difficiles il ne faut pas dédaigner de faire
appel, comme autrefois les Germains, aux conseils des femmes; car elles
ont une manière de concevoir les choses toute différente de la nôtre.
Elles vont au but par le chemin le plus court, parce que leurs regards
s’attachent, en général, à ce qu’elles ont sous la main. Pour nous, au
contraire, notre regard dépasse sans s’y arrêter les choses qui nous
crèvent les yeux, et cherche bien au delà; nous avons besoin d’être
ramenés à une manière de voir plus simple et plus rapide. Ajoutez à cela
que les femmes ont décidément un esprit plus posé, et ne voient dans les
choses que ce qu’il y a réellement; tandis que, sous le coup de nos
passions excitées, nous grossissons les objets, et nous nous peignons
des chimères.

Les mêmes aptitudes natives expliquent la pitié, l’humanité, la
sympathie que les femmes témoignent aux malheureux, tandis qu’elles sont
inférieures aux hommes en tout ce qui touche à l’équité, à la droiture
et à la scrupuleuse probité. Par suite de la faiblesse de leur raison,
tout ce qui est présent, visible et immédiat, exerce sur elles un empire
contre lequel ne sauraient prévaloir ni les abstractions, ni les maximes
établies, ni les résolutions énergiques, ni aucune considération du
passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent. Elles ont de la
vertu les qualités premières et principales, mais les secondaires et les
accessoires leur font défaut... Aussi l’injustice est-elle le défaut
capital des natures féminines. Cela vient du peu de bon sens et de
réflexion que nous avons signalé, et ce qui aggrave encore ce défaut,
c’est que la nature, en leur refusant la force, leur a donné, pour
protéger leur faiblesse, la ruse en partage; de là leur fourberie
instinctive et leur invincible penchant au mensonge. Le lion a ses dents
et ses griffes; l’éléphant, le sanglier ont leurs défenses, le taureau a
des cornes, la sèche a son encre, qui lui sert à brouiller l’eau autour
d’elle; la nature n’a donné à la femme pour se défendre et se protéger
que la dissimulation; cette faculté supplée à la force que l’homme puise
dans la vigueur de ses membres et dans sa raison. La dissimulation est
innée chez la femme, chez la plus fine, comme chez la plus sotte. Il lui
est aussi naturel d’en user en toute occasion qu’à un animal attaqué de
se défendre aussitôt avec ses armes naturelles: et en agissant ainsi,
elle a jusqu’à un certain point conscience de ses droits: ce qui fait
qu’il est presque impossible de rencontrer une femme absolument
véridique et sincère. Et c’est justement pour cela qu’elle pénètre si
aisément la dissimulation d’autrui et qu’il n’est pas prudent d’en faire
usage avec elle.--De ce défaut fondamental et de ses conséquences
naissent la fausseté, l’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc. Les
femmes aussi se parjurent en justice bien plus fréquemment que les
hommes, et ce serait une question de savoir si on doit les admettre à
prêter serment.--Il arrive de temps en temps que des dames, à qui rien
ne manque, sont surprises dans les magasins en flagrant délit de vol.

                   *       *       *       *       *

Les hommes jeunes, beaux, robustes, sont destinés par la nature à
propager l’espèce humaine, afin que celle-ci ne dégénère pas. Telle est
la ferme volonté que la nature exprime par les passions des femmes.
C’est assurément de toutes les lois la plus ancienne et la plus
puissante. Malheur donc aux intérêts et aux droits qui lui font
obstacle. Ils seront, le moment venu, quoiqu’il arrive, impitoyablement
écrasés. Car la morale secrète, inavouée et même inconsciente, mais
innée des femmes, est celle-ci: «Nous sommes fondées en droit à tromper
ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent, en pourvoyant économiquement à
notre subsistance, confisquer à leur profit les droits de l’espèce.
C’est à nous qu’ont été confiés, c’est sur nous que reposent la
constitution et le salut de l’espèce, la création de la génération
future; c’est à nous d’y travailler en toute conscience.» Mais les
femmes ne s’intéressent nullement à ce principe supérieur _in
abstracto_, elles le comprennent seulement _in concreto_, et n’ont,
quand l’occasion s’en présente, d’autre manière de l’exprimer que leur
manière d’agir; et sur ce sujet leur conscience les laisse bien plus en
repos qu’on ne pourrait le croire, car dans le fond le plus obscur de
leur cœur, elles sentent vaguement qu’en trahissant leurs devoirs envers
l’individu, elles le remplissent d’autant mieux envers l’espèce qui a
des droits infiniment supérieurs.

Comme les femmes sont uniquement créées pour la propagation de l’espèce
et que toute leur vocation se concentre en ce point, elles vivent plus
pour l’espèce que pour les individus, et prennent plus à cœur les
intérêts de l’espèce que les intérêts des individus. C’est ce qui donne
à tout leur être et à leur conduite une certaine légèreté et des vues
opposées à celles de l’homme; telle est l’origine de cette désunion si
fréquente dans le mariage, qu’elle en est devenue presque normale.

                   *       *       *       *       *

Les hommes entre eux sont naturellement indifférents; les femmes sont,
par nature, ennemies. Cela doit tenir à ce que l’_odium figulinum_, la
rivalité qui est restreinte chez les hommes à chaque corps de métier,
embrasse chez les femmes toute l’espèce, car elles n’ont toutes qu’un
même métier, qu’une même affaire. Dans la rue, il suffit qu’elles se
rencontrent pour qu’elles échangent déjà des regards de Guelfes et de
Gibelins. Il saute aux yeux qu’à une première entrevue deux femmes ont
plus de contrainte, de dissimulation et de réserve que n’en auraient
deux hommes en pareil cas. Pour la même raison les compliments entre
femmes semblent plus ridicules qu’entre hommes. Remarquez en outre que
l’homme parle en général avec quelques égards et une certaine humanité à
ses subordonnés même les plus infimes, mais il est insupportable de voir
avec quelle hauteur une femme du monde s’adresse à une femme de classe
inférieure, quand elle n’est pas à son service. Cela peut tenir à ce
qu’entre femmes, les différences de rang sont infiniment plus précaires
que chez les hommes et que ces différences peuvent être modifiées ou
supprimées aisément; le rang qu’un homme occupe dépend de mille
considérations; pour les femmes une seule décide de tout: l’homme à qui
elles ont su plaire. Leur unique fonction les met sur un pied d’égalité
bien plus marqué, aussi cherchent-elles à créer entre elles des
différences de rang.

                   *       *       *       *       *

Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût obscurcie par l’amour pour
qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites,
aux larges hanches et aux jambes courtes; toute sa beauté en effet
réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été
plus juste de l’appeler _l’inesthétique_. Les femmes n’ont ni le
sentiment, ni l’intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou
des arts plastiques; ce n’est chez elles que pure singerie, pur
prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire. Elles
sont incapables de prendre une part désintéressée à quoi que ce soit et
voici pourquoi. L’homme s’efforce en toute chose de dominer directement
soit par l’intelligence, soit par la force; la femme, au contraire, est
toujours et partout réduite à une domination absolument indirecte,
c’est-à-dire qu’elle n’a de pouvoir que par l’homme, et c’est sur lui
seul qu’elle exerce une influence immédiate. En conséquence, la nature
porte les femmes à chercher en toutes choses un moyen de conquérir
l’homme, et l’intérêt qu’elles semblent prendre aux choses extérieures
est toujours une feinte, un détour, c’est-à-dire pure coquetterie et
pure singerie. Rousseau l’a dit: «les femmes en général n’aiment aucun
art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun génie[37].» Ceux qui ne
s’arrêtent pas aux apparences ont pu le remarquer déjà. Il suffit
d’observer par exemple ce qui occupe et attire leur attention dans un
concert, à l’opéra ou à la comédie, de voir le sans façon avec lequel,
aux plus beaux endroits des plus grands chefs-d’œuvre, elles continuent
leur caquetage. S’il est vrai que les Grecs n’aient pas admis les femmes
au spectacle, ils ont eu bien raison; dans leurs théâtres du moins
pouvait-on saisir quelque chose. De notre temps, il serait bon d’ajouter
au _mulier taceat in ecclesia_, un _taceat mulier in theatro_, ou bien
de substituer un précepte à l’autre, et de suspendre ce dernier en gros
caractères sur le rideau de la scène.--Mais que peut-on attendre de
mieux de la part des femmes, si l’on réfléchit que dans le monde entier,
ce sexe n’a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre
complète et originale dans les beaux-arts, ni en quoi que ce soit un
seul ouvrage d’une valeur durable. Cela est saisissant dans la peinture;
elles sont pourtant aussi capables que nous d’en saisir le côté
technique et elles cultivent assidûment cet art, sans pouvoir se faire
gloire d’un seul chef-d’œuvre, parce qu’il leur manque justement cette
objectivité de l’esprit qui est surtout nécessaire dans la peinture;
elles ne peuvent sortir d’elles-mêmes. Aussi les femmes ordinaires ne
sont même pas capables d’en sentir les beautés, car _natura non facit
saltus_. Huarte, dans son ouvrage célèbre «_Examen de ingenios para las
sciencias_», qui date de 300 ans, refuse aux femmes toute capacité
supérieure. Des exceptions isolées et partielles ne changent rien aux
choses; les femmes sont, et resteront, prises dans leur ensemble, les
Philistins les plus accomplis et les plus incurables. Grâce à notre
organisation sociale, absurde au suprême degré, qui leur fait partager
le titre et la situation de l’homme quelqu’élevés qu’ils soient, elles
excitent avec acharnement ses ambitions les moins nobles, et par une
conséquence naturelle de cette absurdité, leur domination, le ton
qu’elles imposent, corrompent la société moderne. On devrait prendre
pour règle cette sentence de Napoléon Ier: «Les femmes n’ont pas de
rang.» Chamfort dit aussi très justement: «Elles sont faites pour
commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre
raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d’épiderme,
et très peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère.» Les femmes
sont le _sexus sequior_, le sexe second à tous égards, fait pour se
tenir à l’écart et au second plan. Certes, il faut épargner leur
faiblesse, mais il est ridicule de leur rendre hommage, et cela même
nous dégrade à leurs yeux. La nature, en séparant l’espèce humaine en
deux catégories, n’a pas fait les parts égales...--C’est bien ce qu’ont
pensé de tout temps les anciens et les peuples de l’Orient; ils se
rendaient mieux compte du rôle qui convient aux femmes, que nous ne le
faisons avec notre galanterie à l’ancienne mode française et notre
stupide vénération, qui est bien l’épanouissement le plus complet de la
sottise germano-chrétienne. Cela n’a servi qu’à les rendre si
arrogantes, si impertinentes: parfois elles me font penser aux singes
sacrés de Bénarès, qui ont si bien conscience de leur dignité
sacro-sainte et de leur inviolabilité, qu’ils se croient tout permis.

  [37] Lettre à d’Alembert, note XX.

La femme en Occident, ce qu’on appelle _la dame_, se trouve dans une
position tout à fait fausse, car la femme, le _sexus sequior_ des
anciens, n’est nullement faite pour inspirer de la vénération et
recevoir des hommages, ni pour porter la tête plus haute que l’homme, ni
pour avoir des droits égaux aux siens. Les conséquences de cette _fausse
position_ ne sont que trop évidentes. Il serait à souhaiter qu’en Europe
on remît à sa place naturelle ce numéro deux de l’espèce humaine et que
l’on supprimât la _dame_, objet des railleries de l’Asie entière, dont
Rome et la Grèce se seraient également moquées. Cette réforme serait au
point de vue politique et social un véritable bienfait. Le principe de
la loi salique est si évident, si indiscutable, qu’il semble inutile à
formuler. Ce qu’on appelle à proprement parler la dame européenne est
une sorte d’être qui ne devrait pas exister. Il ne devrait y avoir au
monde que des femmes d’intérieur, appliquées au ménage, et des jeunes
filles aspirant à le devenir, et que l’on formerait non à l’arrogance,
mais au travail et à la soumission. C’est précisément parce qu’il y a
des dames en Europe que les femmes de la classe inférieure, c’est-à-dire
la grande majorité, sont infiniment plus à plaindre qu’en Orient[38].

  [38] Schopenhauer cite en cet endroit le passage suivant de lord Byron
    (_Letters and journals by Th. Moore_, vol. II, p. 399), dont voici
    la traduction: «Réfléchi à la situation des femmes sous les anciens
    Grecs.--Assez convenable. État présent, un reste de la barbarie
    féodale du moyen âge--artificiel et contre nature. Elles devraient
    s’occuper de leur intérieur; on devrait les bien nourrir et les bien
    vêtir, mais ne les point mêler à la société. Elles devraient aussi
    être instruites de la religion mais ignorer la poésie et la
    politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine. De la
    musique, du dessin, de la danse, et aussi un peu de jardinage et de
    labourage de temps en temps. Je les ai vues, en Épire, travailler à
    l’entretien des routes avec succès. Pourquoi non? ne fanent-elles
    pas, ne sont-elles pas laitières?»

Les lois qui régissent le mariage en Europe supposent la femme égale de
l’homme, et ont ainsi un point de départ faux. Dans notre hémisphère
monogame, se marier, c’est perdre la moitié de ses droits et doubler ses
devoirs. En tout cas, puisque les lois ont accordé aux femmes les mêmes
droits qu’aux hommes, elles auraient bien dû aussi leur conférer une
raison virile. Plus les lois confèrent aux femmes des droits et des
honneurs supérieurs à leur mérite, plus elles rétrécissent le nombre de
celles qui ont réellement part à ces faveurs, et elles enlèvent aux
autres leurs droits naturels, dans la même proportion où elles en ont
donné d’exceptionnels à quelques privilégiées. L’avantage que la
monogamie et les lois qui en résultent accordent à la femme, en la
proclamant l’égale de l’homme, ce qu’elle n’est à aucun point de vue,
produit cette conséquence que les hommes sensés et prudents hésitent
souvent à se laisser entraîner à un si grand sacrifice, à un pacte si
inégal. Chez les peuples polygames chaque femme trouve quelqu’un qui se
charge d’elle, chez nous au contraire le nombre des femmes mariées est
bien restreint et il y a un nombre infini de femmes qui restent sans
protection, vieilles filles végétant tristement, dans les classes
élevées de la société, pauvres créatures soumises à de rudes et pénibles
travaux, dans les rangs inférieurs. Ou bien encore elles deviennent de
misérables prostituées, traînant une vie honteuse et amenées par la
force des choses à former une sorte de classe publique et reconnue, dont
le but spécial est de préserver des dangers de la séduction les
heureuses femmes qui ont trouvé des maris ou qui en peuvent espérer.
Dans la seule ville de Londres, il y a 80,000 filles publiques: vraies
victimes de la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du mariage.
Toutes ces malheureuses sont la compensation inévitable de la dame
européenne, avec son arrogance et ses prétentions. Aussi la polygamie
est-elle un véritable bienfait pour les femmes considérées dans leur
ensemble. De plus, au point de vue rationnel, on ne voit pas pourquoi,
lorsqu’une femme souffre de quelque mal chronique, ou qu’elle n’a pas
d’enfants, ou qu’elle est à la longue devenue trop vieille, son mari
n’en prendrait pas une seconde. Ce qui a fait le succès des Mormons,
c’est justement la suppression de cette monstrueuse monogamie. En
accordant à la femme des droits au-dessus de sa nature, on lui a imposé
également des devoirs au-dessus de sa nature; il en découle pour elle
une source de malheurs. Ces exigences de classe et de fortune sont en
effet d’un si grand poids que l’homme qui se marie commet une imprudence
s’il ne fait pas un mariage brillant; s’il souhaite rencontrer une femme
qui lui plaise parfaitement, il la cherchera en dehors du mariage, et se
contentera d’assurer son sort et celui de ses enfants. S’il peut le
faire d’une façon juste, raisonnable, suffisante et que la femme cède,
sans exiger rigoureusement les droits exagérés que le mariage seul lui
accorde, elle perd alors l’honneur, parce que le mariage est la base de
la société civile, et elle se prépare une triste vie, car il est dans la
nature de l’homme de se préoccuper outre mesure de l’opinion des autres.
Si, au contraire, la femme résiste, elle court risque d’épouser un mari
qui lui déplaise ou de sécher sur place en restant vieille fille; car
elle a peu d’années pour se décider. C’est à ce point de vue de la
monogamie qu’il est bon de lire le profond et savant traité de Thomasius
«_De concubinatu_». On y voit que chez tous les peuples civilisés de
tous les temps, jusqu’à la Réforme, le concubinat a été une institution
admise, jusqu’à un certain point légalement reconnue et nullement
déshonorante. C’est la réforme luthérienne qui l’a fait descendre de son
rang, parce qu’elle y trouvait une justification du mariage des prêtres,
et l’église catholique n’a pu rester en arrière.

Il est inutile de disputer sur la polygamie, puisqu’en fait elle existe
partout et qu’il ne s’agit que de l’organiser. Où trouve-t-on de
véritables monogames? Tous, du moins pendant un temps, et la plupart
presque toujours, nous vivons dans la polygamie. Si tout homme a besoin
de plusieurs femmes, il est tout à fait juste qu’il soit libre, et même
qu’il soit obligé de se charger de plusieurs femmes; celles-ci seront
par là même ramenées à leur vrai rôle, qui est celui d’un être
subordonné, et l’on verra disparaître de ce monde la _dame_, ce
_monstrum_ de la civilisation européenne et de la bêtise
germano-chrétienne, avec ses ridicules prétentions au respect et à
l’honneur; plus de dames, mais aussi plus de ces malheureuses femmes,
qui remplissent maintenant l’Europe!--

                   *       *       *       *       *

... Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir. Et la
preuve en est que celle qui est placée dans cet état d’indépendance
absolue contraire à sa nature s’attache aussitôt à n’importe quel homme
par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un
maître. Est-elle jeune, elle prend un amant; est-elle vieille, un
confesseur.

                   *       *       *       *       *

Le mariage est un piège que la nature nous tend.--(M. 355.)

                   *       *       *       *       *

Parmi les philosophes et les poètes, ceux qui sont mariés deviennent par
cela seul suspects de chercher leur propre avantage, et non l’avantage
de la science et de l’art.--(M. 357.)

                   *       *       *       *       *

L’honneur des femmes, de même que l’honneur des hommes, est un «esprit
de corps»[39] bien entendu. Le premier est de beaucoup le plus important
des deux; parce que dans la vie des femmes les rapports sexuels sont la
grande affaire.--L’honneur pour une jeune fille consiste dans la
confiance qu’inspire son innocence, et pour une femme dans sa fidélité à
son mari. Les femmes attendent des hommes et exigent d’eux tout ce qui
leur est nécessaire et tout ce qu’elles désirent. L’homme au fond
n’exige de la femme qu’une seule chose. Les femmes doivent donc
s’arranger de telle manière que les hommes ne puissent obtenir d’elles
cette chose unique qu’en échange du soin qu’ils s’engagent à prendre
d’elles et des enfants futurs: de cet arrangement dépend le bonheur de
toutes les femmes. Pour l’obtenir, il est indispensable qu’elles se
soutiennent et fassent preuve d’esprit de corps. Aussi marchent-elles
comme une seule femme et en rangs serrés vis-à-vis de l’armée des
hommes, qui, grâce à la prédominance physique et intellectuelle,
possèdent tous les biens terrestres; voilà l’ennemi commun qu’il s’agit
de vaincre et de conquérir, afin d’arriver par cette victoire à posséder
les biens de la terre. La première maxime de l’honneur féminin a donc
été qu’il faut refuser impitoyablement à l’homme tout commerce
illégitime, afin de le contraindre au mariage comme à une sorte de
capitulation; seul moyen de pourvoir toute la gent féminine. Pour
atteindre ce résultat, la maxime précédente doit être rigoureusement
respectée; aussi toutes les femmes avec un véritable esprit de corps
veillent-elles à son exécution. Une jeune fille qui a failli s’est
rendue coupable de trahison envers tout son sexe, car si cette action se
généralisait, l’intérêt commun serait compromis; on la chasse de la
communauté, on la couvre de honte; elle se trouve ainsi avoir perdu son
honneur. Toute femme doit la fuir comme une pestiférée. Un même sort
attend la femme adultère parce qu’elle a manqué à l’un des termes de la
capitulation consentie par le mari. Son exemple serait de nature à
détourner les hommes de signer un pareil traité, et le salut de toutes
les femmes en dépend. Outre cet honneur particulier à son sexe, la femme
adultère perd en outre l’honneur civil, parce que son action est une
tromperie, un manque grossier à la foi jurée. L’on peut dire avec
quelque indulgence «une jeune fille abusée» on ne dit pas «une femme
abusée.» Le séducteur peut bien par le mariage rendre l’honneur à la
première, il ne peut pas le rendre à la seconde, même après le
divorce.--A voir clairement les choses, on reconnaît donc qu’un _esprit
de corps_ utile, indispensable, mais bien calculé et fondé sur
l’intérêt, est le principe de l’honneur des femmes: on ne peut nier son
importance extrême dans la destinée de la femme, mais on ne saurait lui
attribuer une valeur absolue, au delà de la vie et des fins de la vie,
et méritant qu’on lui sacrifie l’existence même...

  [39] «Les femmes font cause commune; elles sont liées par un _esprit
    de corps_, par une espèce de confédération tacite, qui comme les
    ligues secrètes d’un État, prouve peut-être la faiblesse du parti
    qui se croit obligé d’y avoir recours.»

    CHAMFORT.

    Schopenhauer n’a pas cité cette pensée de Chamfort.

Ce qui prouverait d’une manière générale que l’honneur des femmes n’a
pas une origine vraiment conforme à la nature, c’est le nombre des
victimes sanglantes qui lui sont offertes, infanticides, suicides des
mères. Si une jeune fille qui prend un amant, commet une véritable
trahison envers son sexe, n’oublions pas que le pacte féminin avait été
accepté tacitement sans engagement formel de sa part. Et comme dans la
plupart des cas elle est la première victime, sa folie est infiniment
plus grande que sa dépravation.--(P. I. 388.)

                   *       *       *       *       *




III

PENSÉES DIVERSES

SUR L’ART, LA RELIGION, LA POLITIQUE, L’HOMME, LA SOCIÉTÉ, ETC.




I

L’ART, LE STYLE, LA LITTÉRATURE.


Dans la morale, la bonne volonté est tout; mais dans l’art elle n’est
rien.--(L. 104.)

                   *       *       *       *       *

Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand personnage; rester debout
devant elle et attendre patiemment qu’elle daigne vous adresser la
parole.--(M. 243.)

                   *       *       *       *       *

Sur le visage de l’Apollon du Belvédère, je lis la juste indignation
profondément sentie du dieu des Muses contre la perversité pitoyable,
absolue et incurable des Philistins. C’est contre eux qu’il a lancé ses
flèches, pour anéantir l’engeance des ineptes éternels.--(M. 276.)

                   *       *       *       *       *

Si l’antiquité nous a laissé des classiques, c’est-à-dire des esprits
dont les écrits brillent d’une immortelle jeunesse à travers les
siècles, cela vient de ce que chez eux écrire des livres n’était pas une
affaire de commerce.--(P. II. 462.)

                   *       *       *       *       *

Les humanités--expression très juste pour exprimer l’étude des écrivains
de l’antiquité, car c’est par eux que l’écolier commence à redevenir un
homme, en pénétrant dans un monde encore pur de toutes les grimaces du
moyen âge et du romantisme... Ne vous figurez pas que votre sagesse
moderne puisse jamais remplacer cette virile initiation. Vous n’êtes
pas, comme les Grecs et les Romains, des êtres libres par naissance, les
fils indépendants de la nature; vous êtes d’abord les fils, les
héritiers de la grossière folie du moyen âge, de la fourberie honteuse
du clergé et de la chevalerie, moitié force brutale, moitié niaise
vanité. Que l’un et l’autre viennent à disparaître, vous n’en serez pas
pour cela plus assurés sur vos pieds, car, sans l’étude des anciens,
votre littérature est destinée à dégénérer en bavardage vulgaire et en
plate philistinerie.--(L. 34.)

                   *       *       *       *       *

Un roman est d’un ordre d’autant plus noble et élevé qu’il pénètre dans
la vie intérieure et qu’il y a moins d’aventures. Cette vérité se
retrouve comme signe caractéristique à tous les degrés du roman, depuis
Tristram Shandy, jusqu’au roman de chevalerie ou aux histoires de
brigands les plus grossières, les plus fécondes en exploits héroïques et
les plus basses. Tristram Shandy n’a pour ainsi dire pas d’action, et
comme il y en a peu dans la nouvelle Héloïse et dans Wilhelm Meister!
Don Quichotte a une action relativement faible, surtout plaisante et
très insignifiante: et ces quatre romans sont l’idéal du genre...

La tâche du romancier n’est pas de nous raconter de grands événements,
mais de rendre les petites choses intéressantes.--(P. II. 473.)

                   *       *       *       *       *

La fausse route dans laquelle notre musique est engagée est analogue à
celle où se perdait l’architecture romaine sous les derniers Césars,
lorsque la surcharge des ornements cachait la belle simplicité des
proportions essentielles et même les dénaturait: de même la musique nous
offre des effets bruyants, beaucoup d’instruments, beaucoup d’art, mais
combien peu de pensées profondes, claires, pénétrantes et
saisissantes.--(P. II. 464.)

                   *       *       *       *       *

Le style est la physionomie de l’esprit. Et celle-là trompe moins que
celle du corps. Imiter un style étranger, c’est porter un masque. Si
beau que soit le masque, son expression morte devient bientôt insipide
et insupportable, à tel point que le plus laid visage serait préférable
pourvu qu’il soit animé.--(L. 33.)

                   *       *       *       *       *

Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose
française... L’écrivain français enchaîne ses pensées dans l’ordre le
plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi
successivement à son lecteur, qui peut les apprécier à l’aise, et
consacrer à chacune son attention sans partage. L’Allemand, au
contraire, les entrelace dans une période embrouillée et
archi-embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois, au lieu
de les présenter l’une après l’autre.--(P. II. 577.)

                   *       *       *       *       *

Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur: elle éclate
dans leur démarche, dans leur manière d’être et d’agir, leur langue,
leurs récits, leurs discours, leurs écrits, dans leur façon de
comprendre et de penser, mais tout spécialement dans leur style. Elle se
reconnaît au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes,
lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de travailler seule,
patiemment, pendant cinq minutes, pour retenir machinalement les mots
comme une leçon qu’on lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la
période, le sens se dégage, l’intelligence prend son élan et l’énigme
est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et quand ils
peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et un air grave plein
d’affectation, σερνότης, l’auteur alors nage dans la joie: mais que le
ciel donne patience au lecteur.--En outre ils s’étudient tout
spécialement à trouver toujours les expressions les plus indécises et
les plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans le brouillard:
leur but semble être de se ménager à chaque phrase une porte de
derrière, puis de se donner le genre de paraître en dire plus qu’ils
n’en ont pensé; enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets de
nuit; et c’est justement ce qui rend haïssable la manière d’écrire des
Allemands à tous les étrangers, qui n’aiment pas à tâtonner dans
l’obscurité; c’est au contraire chez nous un goût national.--(P. II.
578.)

                   *       *       *       *       *

Les Allemands se distinguent des autres nations par leur négligence dans
le style aussi bien que dans le vêtement, et c’est le caractère national
qui est responsable de ce double désordre. De même qu’une mise
abandonnée trahit le peu d’estime que l’on fait de la société où l’on se
montre, ainsi un mauvais style, négligé, lâché, témoigne un mépris
offensant pour le lecteur, qui se venge à bon droit en ne vous lisant
pas. Ce qu’il y a surtout de réjouissant, c’est de voir les critiques
juger les œuvres d’autrui dans leur style débraillé d’écrivains à gages.
Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal en robe de chambre
et en pantoufles.--(P. II. 576.)

                   *       *       *       *       *

C’est dans notre siècle seulement qu’il y a des écrivains de profession.
Jusqu’alors, il n’y avait que des écrivains de vocation.--(P. II. 582.)

                   *       *       *       *       *

Il en est de la littérature comme de la vie: de quelque côté qu’on se
tourne, aussitôt on rencontre partout l’incorrigible populace, par
légion: elle remplit tout, elle salit tout, comme les mouches en été. De
là ce nombre infini de mauvais livres, cette ivraie qui pullule, se
nourrit aux dépens du bon grain et l’étouffe.--(P. II. 589.)

                   *       *       *       *       *

Xerxès, au dire d’Hérodote, pleurait à la vue de son armée innombrable,
en songeant qu’au bout d’un siècle, de tant de milliers d’hommes nul ne
survivrait; et qui ne verserait des larmes, à la vue des gros catalogues
de librairie, si l’on réfléchissait que, parmi tant de livres, au bout
de dix ans pas un seul ne surnagera.--(P. II. 589.)




II

PENSÉES SUR LA RELIGION.


S’imaginer que les sciences peuvent faire sans cesse de nouveaux progrès
et se répandre de plus en plus, sans que cela empêche la religion de
continuer à vivre et à fleurir, c’est se tromper étrangement. Les
religions sont filles de l’ignorance et ne survivent pas longtemps à
leur mère.--(L. 23.)

                   *       *       *       *       *

Foi et science ne peuvent guère vivre en harmonie dans un même esprit,
non plus que loup et brebis en une même cage: et c’est la science qui
est le loup et menace de croquer la brebis.--(L. 23.)

                   *       *       *       *       *

Les religions sont comme les vers luisants: elles ont besoin de
l’obscurité pour éclairer. Un certain degré d’ignorance générale est la
condition de toutes les religions, c’est le seul élément dans lequel
elles puissent vivre.--(P. II. 369.)

                   *       *       *       *       *

Peut-être le moment si souvent prophétisé est-il proche où la religion
se séparera des États européens, comme une nourrice de l’enfant trop âgé
pour ses soins et prêt à passer aux mains du précepteur.--(P. II. 371.)

                   *       *       *       *       *

Temples et églises, pagodes et mosquées, dans tous les temps, par leur
magnificence et leur grandeur, témoignent du besoin métaphysique de
l’homme, qui, fort et indestructible, suit pas à pas le besoin physique.
On pourrait, il est vrai, si l’on était d’humeur satirique, ajouter que
le premier besoin est un modeste gaillard qui se contente à moins de
frais. Des fables grossières, des contes à dormir debout, il ne lui en
faut souvent pas davantage: qu’on les imprime assez tôt dans l’esprit de
l’homme, et ces fables et ces légendes deviennent des explications
suffisantes de son existence et des soutiens de sa moralité. Considérez
par exemple le Coran: ce livre médiocre a été suffisant pour fonder une
religion qui, répandue par le monde, satisfait le besoin métaphysique de
millions d’hommes depuis 1200 ans, sert de fondement à leur morale, leur
inspire un grand mépris de la mort et l’enthousiasme des guerres
sanglantes et des vastes conquêtes. Nous trouvons dans ce livre la plus
triste et la plus misérable figure du théisme. Peut-être a-t-il beaucoup
perdu par les traductions; mais je n’ai pu y découvrir une seule pensée
ayant quelque valeur. Ce qui prouve que la capacité métaphysique ne va
pas de pair avec le besoin métaphysique.--(L. 18.)

                   *       *       *       *       *

En réalité, toute religion positive est l’usurpatrice du trône qui
appartient à la philosophie. Aussi les philosophes seront-ils toujours
en hostilité avec elle; quand bien même ils devraient la considérer
comme un mal nécessaire, une béquille pour la faiblesse morbide de
l’esprit de la plupart des hommes.--(M. 349.)

                   *       *       *       *       *

La religion catholique est une instruction pour mendier le ciel, qu’il
serait trop incommode de mériter. Les prêtres sont les intermédiaires de
cette mendicité.--(M. 349.)[40]

  [40] «Que ferai-je toute ma vie? se disait Julien au séminaire. Je
    vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur
    sera-t-elle rendue visible? Par la différence de mon extérieur et de
    celui d’un laïque.» Stendhal (_Rouge et noir_).

                   *       *       *       *       *

Non content des soucis, des afflictions et des embarras que lui impose
le monde réel, l’esprit humain se crée encore un monde imaginaire sous
forme de mille superstitions diverses. Celles-ci l’occupent de toutes
façons; il y consacre le meilleur de son temps et de ses forces, dès que
le monde réel lui accorde un repos qu’il n’est pas capable de goûter. On
peut constater ce fait à l’origine, chez les peuples qui, placés sous un
ciel doux et sur un sol clément, ont une existence facile, tels que les
Hindous, puis les Grecs, les Romains, plus tard les Italiens, les
Espagnols, etc.--L’homme se fabrique des démons, des dieux et des saints
à son image; ils exigent à tout moment des sacrifices, des prières, des
ornements, des vœux formés et exécutés, des pèlerinages, des
prosternations, des tableaux et des parures, etc. Fiction et réalité
s’entremêlent à leur service, et la fiction obscurcit la réalité; tout
événement dans la vie est accepté comme une manifestation de leur
puissance. Les entretiens mystiques avec ces divinités remplissent la
moitié des jours, ils soutiennent sans cesse l’espérance; le charme de
l’illusion les rend souvent plus intéressants que la fréquentation des
êtres réels. Quelle expression et quel symptôme de la misère innée de
l’homme, de l’urgent besoin qu’il a de secours et d’assistance,
d’occupation et de passe-temps; et, bien qu’il perde des forces utiles
et des instants précieux en vaines prières et en vains sacrifices au
lieu de s’aider lui-même, quand les dangers imprévus surgissent tout à
coup, il ne cesse pourtant de s’occuper et de se distraire dans cet
entretien fantastique avec un monde d’esprits qu’il rêve; c’est là
l’avantage des superstitions, avantage qu’il ne faut pas dédaigner.--(W.
I. 380.)

                   *       *       *       *       *

Pour dompter les âmes barbares et les détourner de l’injustice et de la
cruauté, ce n’est pas la vérité qui est utile: car ils ne peuvent la
concevoir; c’est donc l’erreur, un conte, une parabole. De là la
nécessité d’enseigner une foi positive.--(M. 349.)

                   *       *       *       *       *

Les religions sont nécessaires au peuple, et sont pour lui un
inestimable bienfait. Même lorsqu’elles veulent s’opposer au progrès de
l’humanité dans la connaissance de la vérité, il faut les écarter avec
tous les égards possibles. Mais demander qu’un grand esprit, un Gœthe,
un Shakespeare, accepte avec conviction _impliciter, bona fide et sensu
proprio_, les dogmes d’une religion quelconque, c’est demander qu’un
géant chausse le soulier _d’un nain_.--(W. II. 185.)

                   *       *       *       *       *

Quand on compare à la pratique des fidèles l’excellente morale que
prêche la religion chrétienne et plus ou moins toute religion et que
l’on se représente ce qu’il adviendrait de cette morale, si le bras
séculier n’empêchait pas les crimes, et ce que nous aurions à craindre,
si pour un seul jour on supprimait toutes les lois, l’on avouera que
l’action de toutes les religions sur la moralité est en réalité très
faible. Assurément la faute en est à la faiblesse de la foi.
Théoriquement et tant qu’on s’en tient aux méditations pieuses, chacun
se croit ferme dans sa foi. Mais l’acte est la dure pierre de touche de
toutes nos convictions: quand on en vient aux actes et qu’il faut
prouver sa foi par de grands renoncements et de durs sacrifices, c’est
alors qu’on en voit apparaître toute la faiblesse. Lorsqu’un homme
médite sérieusement un délit, il fait déjà une brèche à la moralité
pure. La première considération qui l’arrête ensuite, c’est celle de la
justice et de la police. S’il passe outre, espérant s’y soustraire, le
second obstacle qui alors se présente c’est la question d’honneur. Si
l’on franchit ces deux remparts, il y a beaucoup à parier qu’après avoir
triomphé de ces deux résistances puissantes, un dogme religieux
quelconque n’aura pas assez de force pour empêcher d’agir. Car si un
danger prochain, assuré, n’effraie pas, comment se laisserait-on tenir
en bride par un danger éloigné et qui ne repose que sur la foi.--(L.
23.)

                   *       *       *       *       *

La confession fut une heureuse pensée; car vraiment chacun de nous est
un juge moral parfait et compétent, connaissant exactement le bien et le
mal, et même un saint, quand il aime le bien et a horreur du mal. Cela
est vrai de chacun de nous, pourvu que l’enquête porte sur les actions
d’autrui et non sur les nôtres propres, et qu’il s’agisse seulement
d’approuver et de désapprouver, et que les autres soient chargés de
l’exécution. Aussi le premier venu peut-il comme confesseur prendre
absolument la place de Dieu.--(N. 433.)




III

PENSÉES SUR LA POLITIQUE.


L’État n’est que la _muselière_ dont le but est de rendre inoffensif
cette bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect
d’un herbivore.--(M. 302.)

                   *       *       *       *       *

Partout et en tout temps il y a eu beaucoup de mécontentement contre les
gouvernements, les lois et les institutions publiques; cela vient de ce
qu’on est toujours prêt à les rendre responsables de la misère
inséparable de l’existence humaine, car elle a pour origine, selon le
mythe, la malédiction que reçut Adam et avec lui toute sa race. Jamais
pourtant cette tendance injuste n’a été exploitée d’une manière plus
mensongère et plus impudente que par nos démagogues contemporains.
Ceux-ci, en effet, par haine du christianisme, se proclament optimistes:
à leurs yeux, le monde n’a point de but en dehors de lui-même, et, par
sa nature même, il leur semble organisé dans la perfection; un vrai
séjour de la félicité. C’est aux seuls gouvernements qu’ils attribuent
les misères colossales du monde qui crient contre cette théorie; il leur
semble que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel
existerait sur la terre, c’est-à-dire que tous les hommes pourraient
sans peine et sans soucis se gorger, se soûler, se propager et crever:
car c’est là ce qu’ils entendent quand ils parlent du progrès infini de
l’humanité, dont ils font le but de la vie et du monde, et qu’ils ne se
lassent pas d’annoncer en phrases pompeuses et emphatiques.--(P. II.
275.)

                   *       *       *       *       *

Le roi, au lieu du «Nous par la grâce de Dieu» pourrait dire plus
justement: «Nous de deux maux le moindre.» Car sans roi les choses ne
sauraient aller, il est la clef de voûte de l’édifice qui sans lui
s’écroulerait.--(M. 198.)

                   *       *       *       *       *

L’organisation de la société humaine oscille comme un pendule entre deux
extrêmes, deux pôles, deux maux opposés: le despotisme et l’anarchie.
Plus elle s’éloigne de l’un, plus elle se rapproche de l’autre. La
pensée vous vient alors que le juste milieu serait le point convenable:
quelle erreur! Ces deux maux ne sont pas également mauvais et dangereux;
le premier est infiniment moins à craindre: d’abord les coups du
despotisme n’existent qu’à l’état de possibilité, et quand ils se
produisent en actes, ils n’atteignent qu’un homme entre des millions
d’hommes. Quant à l’anarchie, possibilité et réalité sont inséparables:
ses coups atteignent chaque citoyen et cela chaque jour. Aussi toute
constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme que de
l’anarchie: elle doit même contenir une légère possibilité de
despotisme.--(N. 381.)

                   *       *       *       *       *

Rois et domestiques ne sont désignés que par leurs petits noms, voilà
les deux extrêmes de la société.--(N. 383.)

                   *       *       *       *       *

Les républiques sont en général faciles à établir, mais difficiles à
maintenir: pour les monarchies, c’est juste le contraire. (P. II. 273.)

                   *       *       *       *       *

Voulez-vous des plans utopiques: la seule solution du problème politique
et social serait le despotisme des sages et des nobles d’une
aristocratie pure et vraie, obtenue au moyen de la génération par
l’union des hommes aux sentiments les plus généreux avec les femmes les
plus intelligentes et les plus fines. Cette proposition est mon utopie
et ma république de Platon[41].--(P. II. 273).

  [41] M. Renan expose une idée analogue dans ses _Dialogues
    philosophiques_.

                   *       *       *       *       *

La race humaine est une fois pour toutes et par nature vouée à la misère
et à la ruine; quand bien même par le secours de l’État et de l’histoire
on pourrait remédier à l’injustice et à la misère au point que la terre
devienne une sorte de pays de cocagne, les hommes en viendraient à
s’entre-quereller par ennui et tomberaient les uns sur les autres, ou
bien l’excès de la population amènerait la famine et celle-ci les
détruirait.--(M. 302.)

                   *       *       *       *       *

Il est extrêmement rare qu’un homme voie toute son effroyable malice
dans le miroir de ses actions. Ou bien croyez-vous vraiment que
Robespierre, Bonaparte, l’empereur du Maroc, les assassins que vous
voyez sur la roue, soient seuls si mauvais entre tous? Ne voyez-vous pas
que beaucoup en feraient autant, si seulement ils le pouvaient?--(M.
303.)

                   *       *       *       *       *

Bonaparte n’est pas à proprement parler plus méchant que beaucoup
d’hommes, pour ne pas dire que la plupart des hommes. Il n’a que
l’égoïsme tout à fait commun qui consiste à chercher son bien aux dépens
des autres. Ce qui le distingue, c’est uniquement une plus grande force
pour satisfaire cette volonté, une plus grande intelligence, une plus
grande raison, un plus grand courage; et le hasard lui donnait en outre
un champ favorable. Grâce à toutes ces conditions réunies il fit pour
son égoïsme ce que mille autres aimeraient bien à faire, mais ne peuvent
faire. Tout méchant gamin qui, par sa malice, se procure un mince
avantage au détriment de ses camarades, si faible que soit le dommage
qu’il cause, est aussi mauvais que Bonaparte. (M. 301.)

                   *       *       *       *       *

L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le
connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle
civilisation: aussi reculons-nous d’effroi devant les explosions
accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre
légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, c’est alors
qu’on voit ce qu’est l’homme.--(L. 139.)

                   *       *       *       *       *

L’exagération en tout genre est aussi essentielle au journalisme qu’à
l’art dramatique: car il s’agit de tirer de chaque événement le plus
grand parti possible. Aussi tous les journalistes sont alarmistes de
profession: c’est leur manière de se rendre intéressants. Par là ils
ressemblent aux roquets, qui, dès que le moindre mouvement se produit,
aboient aussitôt à tout rompre. Il faut régler là dessus l’attention que
l’on prête à leur trompette d’alarme afin qu’ils ne vous troublent pas
la digestion.--(L. 137.)




IV

PENSÉES SUR L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ.


Les choses se passent dans le monde comme dans les drames de Gozzi où
les mêmes personnes paraissent toujours, avec les mêmes intentions et le
même sort; les motifs et les événements différent assurément dans chaque
pièce, mais l’esprit des événements est le même, les personnages d’une
pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans l’autre, où ils
étaient pourtant acteurs: aussi après toutes les expériences des pièces
précédentes, Pantalone n’est devenu ni plus adroit ni plus généreux, ni
Tartaglia plus honnête, ni Brighella plus courageux, ni Colombine plus
vertueuse.--(W. I. 215.)

                   *       *       *       *       *

Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade. On y rencontre des
chevaliers, des moines, des soldats, des docteurs, des avocats, des
prêtres, des philosophes, et que ne rencontre-t-on pas encore? Mais ils
ne sont pas ce qu’ils représentent: ce sont de simples masques sous
lesquels se cachent la plupart du temps des spéculateurs d’argent
(_moneymakers_.) Tel prend aussi le masque de la justice et du droit
avec le secours d’un avocat, pour mieux frapper son semblable; tel
autre, dans le même but, a choisi le masque du bien public et du
patriotisme; un troisième celui de la religion, de la foi immaculée.
Pour toutes sortes de buts secrets, plus d’un s’est caché sous le masque
de la philosophie, comme aussi de la philanthrophie, etc. Les femmes ont
moins de choix: elles se servent la plupart du temps du masque de la
vertu, de la pudeur, de la simplicité, de la modestie. Il y aussi des
masques généraux, sans caractère spécial, comme les dominos au bal
masqué, et que l’on rencontre partout: ceux-là nous figurent l’honnêteté
rigide, la politesse, la sympathie sincère et l’amitié grimaçante. La
plupart du temps, il n’y a, comme je l’ai dit, que de purs industriels,
commerçants, spéculateurs, sous tous ces masques. A ce point de vue la
seule classe honnête est celle des marchands, car seuls ils se donnent
pour ce qu’ils sont, et se promènent à visage découvert: aussi les
a-t-on mis au bas de l’échelle.--(P. II. 226.)

                   *       *       *       *       *

Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse; le juriste le voit dans
toute sa méchanceté; le théologien, dans toute sa bêtise.--(P. II. 639.)

                   *       *       *       *       *

De même qu’il suffit d’une feuille à un botaniste pour reconnaître toute
la plante, de même qu’un seul os suffisait à Cuvier pour reconstruire
tout l’animal, ainsi une seule action caractéristique de la part d’un
homme peut permettre d’arriver à une connaissance exacte de son
caractère, et par conséquent de le reconstituer en une certaine mesure,
quand bien même il s’agirait d’une chose insignifiante; l’occasion n’en
est que plus favorable: car dans les affaires plus importantes, les
hommes sont sur leur garde, dans les petites choses, au contraire, ils
suivent leur nature sans y songer beaucoup. Si quelqu’un, à propos d’une
vétille, montre par sa conduite absolument égoïste, sans les moindres
égards pour autrui, que le sentiment de justice est étranger à son cœur,
il ne faut pas lui confier un centime, sans prendre les sûretés
suffisantes... D’après le même principe, il faut briser immédiatement
avec ces gens qui s’appellent les bons amis, même pour les moindres
choses, quand ils trahissent un caractère méchant, faux ou vulgaire,
afin de prévenir par là les mauvais tours qu’ils pourraient vous jouer
dans des affaires graves. J’en dirais autant des domestiques: plutôt
seul qu’au milieu de traîtres.--(L. 151.)

                   *       *       *       *       *

Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses paroles ou sur son
visage, cela est inutile, dangereux, imprudent, ridicule, commun. On ne
doit trahir sa colère ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang
froid sont les seuls qui aient du venin.--(P. I. 497.)

                   *       *       *       *       *

Politesse est prudence; impolitesse une stupidité: se faire des ennemis
aussi inutilement et de gaîté de cœur, c’est du délire, comme lorsque
l’on met le feu à sa maison. Car la politesse est comme les jetons, une
monnaie notoirement fausse; être économe de cette monnaie, c’est un
manque d’esprit; en être prodigue au contraire, c’est faire preuve de
bon sens.--(L. 217.)

                   *       *       *       *       *

Notre confiance envers les autres n’a très souvent d’autres causes que
la paresse, l’égoïsme et la vanité: la paresse quand l’ennui de
réfléchir, de veiller, d’agir, nous porte à nous confier à un autre;
l’égoïsme, quand le besoin de parler de nos affaires nous excite à lui
faire des confidences; la vanité quand nous avons quelque chose
d’avantageux à dire sur notre compte. Nous n’exigeons pas moins qu’on
nous fasse honneur de notre confiance.--(P. I. 491.)

                   *       *       *       *       *

Il est prudent de faire sentir de temps en temps aux gens, hommes et
femmes, que l’on peut fort bien se passer d’eux: cela fortifie l’amitié;
et même près de la plupart des hommes, il n’est pas mauvais de glisser
de temps en temps dans la conversation une nuance de dédain à leur
égard; ils font d’autant plus de cas de notre amitié: _chi non istima
vien stimato_, qui n’estime pas est estimé, dit un proverbe italien. Si
quelqu’un a beaucoup de valeur réelle à nos yeux, il faut le lui cacher
comme si c’était un crime. Voilà qui n’est pas précisément réjouissant;
mais il en est ainsi. C’est à peine si les chiens supportent la grande
amitié: bien moins encore les hommes.--(P. I. 480.)

                   *       *       *       *       *

Les amis se disent sincères; ce sont les ennemis qui le sont: aussi
devrait-on prendre leur critique comme une médecine amère, et apprendre
par eux à se mieux connaître.--(P. I. 489).

                   *       *       *       *       *

Il peut arriver que nous regrettions la mort de nos ennemis et de nos
adversaires, même après nombre d’années, presque autant que celle de nos
amis,--c’est quand nous trouvons qu’ils nous manquent pour être témoins
de nos éclatants succès.--(P. II. 621.)

                   *       *       *       *       *

Rien ne trahit plus l’ignorance des hommes que si l’on allègue comme une
preuve des mérites et de la valeur d’un homme qu’il a beaucoup d’amis:
comme si les hommes accordaient leur amitié d’après la valeur et le
mérite! comme s’ils n’étaient pas au contraire semblables aux chiens qui
aiment celui qui les caresse ou leur donne des os, sans plus s’occuper
d’eux au delà!--Celui qui s’entend le mieux à les caresser, fussent-ils
les bêtes les plus vilaines, celui-là a beaucoup d’amis.--(M. 257.)

                   *       *       *       *       *

«Ni aimer, ni haïr», c’est la moitié de la sagesse humaine: «ne rien
dire et ne rien croire» l’autre moitié. Mais avec quel plaisir on tourne
le dos à un monde qui exige une pareille sagesse.--(P. I. 496.)

                   *       *       *       *       *

La différence entre la vanité et l’orgueil, c’est que l’orgueil est une
conviction bien arrêtée de notre supériorité en toutes choses; la vanité
au contraire est le désir d’éveiller chez les autres cette persuasion,
avec une secrète espérance de se laisser à la longue convaincre
soi-même. L’orgueil a donc son origine dans une conviction intérieure et
directe que l’on a de sa haute valeur; au contraire, la vanité cherche
un appui dans l’opinion du dehors pour arriver à l’estime de soi-même.
La vanité rend bavard, l’orgueil rend silencieux. Mais l’homme vain
devrait savoir que la haute opinion des autres, objet de ses efforts,
s’obtient beaucoup plus aisément par un silence continu que par la
parole, quand même on aurait les plus belles choses à dire.--N’est pas
orgueilleux qui veut, tout au plus peut-on simuler l’orgueil, mais comme
tout rôle de convention, ce rôle-là ne pourra être soutenu jusqu’au
bout. Car il n’y a que la conviction ferme, profonde, inébranlable que
l’on a de posséder des qualités supérieures et exceptionnelles, qui
rende réellement orgueilleux. Cette conviction a beau être erronée, ou
bien encore ne reposer que sur des avantages extérieurs et de
convention, cela ne nuit en rien à l’orgueil, si elle est sérieuse et
sincère. Car l’orgueil a ses racines dans notre conviction, et il ne
dépend pas, non plus que toute autre connaissance, de notre bon plaisir.
Son pire ennemi, j’entends son plus grand obstacle, est la vanité qui ne
brigue les applaudissements d’autrui que pour édifier une haute opinion
de soi-même, tandis que l’orgueil fait supposer que ce sentiment est
déjà entièrement affermi en nous.

Bien des gens blâment et critiquent l’orgueil; ceux-là sans doute n’ont
rien en eux-mêmes qui puisse les rendre fiers.--(P. I. 379.)

                   *       *       *       *       *

La nature est ce qu’il y a de plus aristocratique au monde: toute
différence que le rang ou la richesse en Europe, les castes dans l’Inde
établissent entre les hommes, est petite en comparaison de la distance
qu’au point de vue moral et intellectuel la nature a irrévocablement
fixée; et, dans l’aristocratie de la nature comme dans les autres
aristocraties, il y a dix mille plébéiens pour un noble et des millions
pour un prince; la grande foule c’est le tas, _plebs_, _mob_, _rabble_,
_la canaille_.

C’est pourquoi, soit dit en passant, les patriciens et les nobles de la
nature devraient aussi peu que ceux des États se mêler à la populace,
mais vivre d’autant plus séparés et inabordables qu’ils sont plus
élevés.--(N. 382.)

                   *       *       *       *       *

La tolérance que l’on remarque et que l’on loue souvent chez les grands
hommes, n’est toujours que le résultat du plus grand mépris pour les
autres hommes: lorsqu’un grand esprit est tout à fait pénétré de ce
mépris, il cesse de considérer les hommes comme ses semblables, et
d’exiger d’eux ce qu’on exige de ses semblables. Il est alors aussi
tolérant envers eux qu’envers tous les autres animaux, auxquels nous
n’avons pas à reprocher leur déraison et leur bestialité.--(N. 359.)

                   *       *       *       *       *

C’est la malédiction de l’homme de génie que, dans la mesure même où il
semble aux autres grand et admirable, ceux-ci lui paraissent à leur tour
petits et pitoyables. Il lui faut pendant toute sa vie réprimer cette
opinion, comme les autres répriment la leur. Cependant il est condamné à
vivre dans une île déserte, où il ne rencontre personne de semblable à
lui, et qui n’a d’autres habitants que des singes et des perroquets. Et
toujours il est victime de cette illusion, qui lui fait prendre de loin
un singe pour un homme.--(N. 359.)




V

L’HOMME ET L’ANIMAL.


La volonté dans l’homme a exactement le même but que la volonté dans la
bête: se nourrir et se reproduire. Mais que de préparatifs compliqués et
artificiels de la part de l’homme, quels stratagèmes pour arriver aux
mêmes fins, que d’intelligence, de réflexion, de finesse, d’abstraction
l’on applique même dans les affaires journalières de la vie commune. Et
pourtant le but poursuivi et atteint n’est autre que celui de l’animal.
C’est comme si l’on offrait le même vin tantôt dans un vase de terre,
tantôt dans une coupe travaillée avec art: le vin reste le même, de même
que la lame de l’épée reste la même, que la poignée soit en or ou en
cuivre.--(M. 352.)

                   *       *       *       *       *

Autant la bête est plus naïve que l’homme, autant la plante est plus
naïve que la bête. Dans la bête nous voyons la volonté de vivre pour
ainsi dire plus nue que dans l’homme qui cache ses instincts sous son
intelligence, et qui a tant de moyens de dissimulation que sa véritable
nature n’apparaît guère qu’accidentellement et par endroits. Cette
volonté se montre tout à fait nue, mais beaucoup plus faible dans la
plante, comme une pure impulsion aveugle vers l’existence, sans but ni
fin. La plante manifeste tout son être au premier regard, et, avec une
innocence parfaite, expose indifféremment à tous les yeux au point le
plus élevé de sa tige les organes de la génération, qui chez toutes les
bêtes sont placés à l’endroit le plus secret. Cette innocence des
plantes tient à leur défaut de connaissance: ce n’est pas dans le
vouloir, mais dans le vouloir avec connaissance que réside la
faute.--(L. 43.)

                   *       *       *       *       *

Toutes les fois qu’un homme meurt, c’est un monde qui disparaît, le
monde qu’il portait dans sa tête; plus la tête est intelligente, plus ce
monde est distinct, clair, important, et vaste: d’autant plus affreuse
est sa disparition. Avec l’animal c’est une misérable rhapsodie ou une
esquisse d’un monde qui disparaît.--(N. 412.)

                   *       *       *       *       *

L’homme est une médaille qui porte d’un côté cette inscription «moins
que rien», et de l’autre, «tout dans tout».--(N. 411.)

                   *       *       *       *       *

La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de tout être ami naît
de ce sentiment que dans tout individu il y a quelque chose
d’inexprimable, qui n’est qu’à lui, quelque chose d’irréparable. _Omne
individuum ineffabile_. C’est même le cas de la personnalité des bêtes.
On le sentira, si l’on a blessé à mort sans le vouloir une bête que l’on
aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle vous adresse; c’est une douleur
déchirante.--(P. II. 621.)

                   *       *       *       *       *

Le chien, l’unique ami de l’homme, a un privilège sur tous les autres
animaux, un trait qui le caractérise, c’est ce mouvement de queue si
bienveillant, si expressif et si profondément honnête. Quel contraste en
faveur de cette manière de saluer que lui a donnée la nature, quand on
la compare aux courbettes et aux affreuses grimaces que les hommes
échangent en signe de politesse: cette assurance de tendre amitié et de
dévouement de la part du chien est mille fois plus sûre, au moins pour
le présent.--(L. 53.)

Ce qui me rend si agréable la société de mon chien, c’est la
transparence de son être. Mon chien est transparent comme un verre.--(M.
140.) S’il n’y avait pas de chiens, je n’aimerais pas à vivre.--(M.
170.)

                   *       *       *       *       *

La pitié, principe de toute moralité, prend aussi les bêtes sous sa
protection, tandis que dans les autres systèmes de morale européenne, on
a envers elles si peu de responsabilité et d’égards. La prétendue
absence de droits des animaux, le préjugé que notre conduite envers eux
n’a pas d’importance morale, qu’il n’y a pas comme on dit de devoirs
envers les bêtes, c’est là justement une grossièreté révoltante, une
barbarie de l’occident, dont la source est dans le judaïsme...

Il faut leur rappeler, à ces contempteurs des bêtes, à ces occidentaux
judaïsés que, de même qu’ils ont été allaités par leur mère, de même
aussi le chien l’a été par la sienne.

La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la bonté du
caractère, que l’on peut affirmer de confiance que celui qui est cruel
envers les bêtes ne peut être un homme bon.--(L. 169.)

                   *       *       *       *       *

La bonté du cœur consiste dans une pitié profonde universelle pour tout
ce qui a vie; mais tout d’abord pour l’homme, parce qu’à mesure que
l’intelligence s’accroît, la capacité de souffrir augmente dans la même
proportion.--(L. 171.)

                   *       *       *       *       *

Je dois l’avouer sincèrement: la vue de tout animal me réjouit aussitôt
et m’épanouit le cœur; surtout la vue des chiens et puis de tous les
animaux en liberté, des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue
des hommes excite presque toujours en moi une aversion prononcée; car
ils m’offrent à peu d’exceptions près le spectacle des difformités les
plus affreuses et les plus variées: laideur physique, expression morale
de passions basses et d’ambition méprisable, symptômes de folie et de
perversités de toutes sortes et de toutes grandeurs; enfin une
corruption sordide, fruit et résultat d’habitudes dégradantes; aussi je
me détourne d’eux et je fuis vers la nature, heureux d’y rencontrer les
bêtes.--(N. 451.)




VI

CARACTÈRES DES DIFFÉRENTS PEUPLES.


Le trait dominant dans le caractère national des Italiens, c’est une
impudence absolue. Elle consiste en ce que d’une part, l’on ne se
considère comme trop mauvais pour rien, c’est-à-dire qu’on est arrogant
et effronté; d’autre part qu’on ne se considère comme trop bon pour
rien, c’est-à-dire qu’on est vil et bas. Quiconque, au contraire, a de
la pudeur est pour certaines choses trop timide, pour d’autres trop
fier. L’Italien n’est ni l’un ni l’autre, mais d’après les circonstances
tour à tour poltron ou insolent.--(M. 349.)

                   *       *       *       *       *

Le caractère propre de l’Américain du Nord, c’est la vulgarité sous
toutes les formes: morale, intellectuelle, esthétique et sociale; et non
pas seulement dans la vie privée, mais aussi dans la vie publique: elle
n’abandonne pas le Yankee, qu’il s’y prenne comme il voudra. Il peut
dire d’elle ce que Cicéron dit de la science: _nobiscum peregrinatur_,
etc. C’est cette vulgarité qui l’oppose si absolument à l’Anglais[42]:
celui-ci, au contraire, s’efforce toujours d’être noble en toutes
choses; et c’est pour cela que les Yankees lui semblent si ridicules et
si antipathiques. Ils sont à proprement parler les plébéiens du monde
entier. Cela peut tenir en partie à la constitution républicaine de leur
État, en partie à ce qu’ils tirent leur origine d’une colonie
pénitentiaire, ou qu’ils descendent de certaines gens qui avaient des
raisons de fuir l’Europe; le climat peut y être pour quelque chose.--(N.
385.)

  [42] Schopenhauer reprochait aux Anglais leur _infâme bigoterie_ qui,
    disait-il «a dégradé la plus intelligente et peut-être la première
    nation de l’Europe, au point qu’il serait temps d’envoyer en
    Angleterre, contre les Révérends, des missionnaires de la Raison,
    avec les écrits de Strauss dans une main, et la _Critique_ de Kant
    dans l’autre.» (Ribot, Schopenhauer, p. 3.)--Il traite les Révérends
    d’_imposteurs_, d’_hypocrites_ et d’_hommes d’argent_, qui dévorent
    chaque année 3,500,000 livres sterling (87,500,000 francs).
    (Gwinner, p. 24.)

                   *       *       *       *       *

Les autres parties du monde ont des singes; l’Europe a des Français.
Cela se compense.--(N. 386.)

                   *       *       *       *       *

On a reproché aux Allemands d’imiter tantôt les Français, tantôt les
Anglais; mais c’est justement ce qu’ils peuvent faire de plus fin, car,
réduits à leurs propres ressources, ils n’ont rien de sensé à vous
offrir.--(N. 387.)

                   *       *       *       *       *

Lichtenberg compte plus de cent expressions allemandes pour exprimer
l’ivresse; quoi d’étonnant, les Allemands n’ont-ils pas été, depuis les
temps les plus reculés, fameux pour leur ivrognerie. Mais ce qui est
extraordinaire, c’est que dans la langue de la nation allemande,
renommée entre toutes pour son honnêteté, on trouve plus que dans toute
autre langue des expressions pour exprimer la tromperie et la plupart du
temps elles ont un air de triomphe, peut-être parce que l’on considère
la chose comme très difficile.--(N. 386.)

                   *       *       *       *       *

En prévoyance de ma mort, je fais cette confession que je méprise la
nation allemande à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui
appartenir.--(M. 399.)


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                                       Pages
  Préface.--Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer          5

  PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS.

  I.--Douleurs du Monde.

    Douleurs du monde                                     30
    Misères de la vie                                     47
    Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance     56

  II.--L’Amour, les Femmes et le Mariage.

    Métaphysique de l’amour                               71
    Essai sur les femmes                                 118

  III.--Pensées diverses.

    L’art, le style, la littérature                      137
    Pensées sur la religion                              143
    Pensées sur la politique                             149
    L’homme et la société                                153
    L’homme et l’animal                                  160
    Caractères des différents peuples                    164


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from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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1.F.

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works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
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violates the law of the state applicable to this agreement, the
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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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facility: www.gutenberg.org.

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